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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Abrégé de l'Histoire Universelle depuis Charlemagne jusques à Charlequint (Tome Premier) + +Author: Voltaire + +Release Date: June 9, 2006 [EBook #18543] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreading Team of Europe. This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + + ABRÉGÉ + + DE + + L'HISTOIRE UNIVERSELLE + + DEPUIS CHARLEMAGNE JUSQUES À CHARLEQUINT. + + par + + Mr. de VOLTAIRE + + + + + TOME PREMIER. + + + + + À LA HAYE, + Chez JEAN NEAULME, + MDCCLIII. + + + + +AVERTISSEMENT DU LIBRAIRE. + + +J'ai lieu de croire que Mr. de Voltaire ne sera pas fâché de voir que son +Manuscrit, qu'il a intitulé _Abrégé de l'Histoire Universelle depuis +Charlemagne jusqu'à Charles-Quint_, et qu'il dit être entre les mains +de trente Particuliers, soit tombé entre les miennes. Il sait qu'il m'en +avait flatté dès l'année 1742, à l'occasion de son Siècle de Louis XIV, +auquel je ne renonçai en 1750, que parce qu'il me dit alors à Postdam, +où j'étais, qu'il l'imprimait lui-même à ses propres dépens. Ainsi il ne +s'agit ici que de dire comment cet Abrégé m'est tombé entre les mains, le +voici. + +À mon retour de Paris, en Juin de cette année 1753, je m'arrêtai à +Bruxelles, où j'eus l'honneur de voir une Personne de mérite, qui en +étant le possesseur me le fit voir, et m'en fit aussi tout l'éloge +imaginable, de même que l'histoire du Manuscrit, et de tout ce qui s'était +passé à l'occasion d'un _Avertissement_ qui se trouve inséré dans le +_second Volume du mois de Juin 1752 du Mercure de France_, et répété dans +l'_Épilogueur du 31 Juillet de la même année_, avec la Réponse que l'on y +a faite, et qui se trouve dans le même _Épilogueur du 7 Août suivant_: +toutes choses inutiles à relever ici, mais qui m'ont ensuite déterminé à +acheter des mains de ce Galant-Homme le Manuscrit après avoir été offert +à l'Auteur, bien persuadé d'ailleurs qu'il était effectivement de Mr. de +Voltaire; son génie, son style, et surtout son orthographe s'y trouvant +partout. J'ai changé cette dernière, parce qu'il est notoire que le Public +a toutes les peines du monde à s'y accoutumer; et c'est ce que l'Auteur +est prié de vouloir bien excuser.[1] + +Je dois encore faire remarquer que par la dernière période de ce Livre, +il paraît qu'elle fait la clôture de cet Abrégé, qui finit à _Charles VII +Roi de France_, au lieu que l'Auteur la promet par son Titre jusqu'à +l'_Empereur Charles-Quint_. Ainsi il est à présumer que ce qui devrait +suivre, est cette partie différente d'Histoire qui concerne _les Arts_, +qu'il serait à souhaiter que Mr. de Voltaire retrouvât, ou, pour mieux +dire, qu'il voulût bien refaire, et la pousser jusqu'au _Siècle de +Louis XIV_, afin de remplir son plan, et de nous donner ainsi une suite +d'Histoire qui ferait grand plaisir au Public et aux Libraires. + +[Note 1: Dans la présente édition du project Gutenberg nous avons, à +quelques exceptions près, rétabli l'orthographe actuelle, suivant ainsi +les conseils de l'École Nationale des Chartes pour l'édition des textes du +XVIIIe siècle. (http://www.enc.sorbonne.fr/)] + + + + +TABLE DES ARTICLES CONTENUS DANS LE TOME PREMIER. + + +--Introduction. + +--De la Chine. + +--Des Indes, de la Perse, de l'Arabie, et du Mahométisme. + +--État de l'Italie et de l'Église Chrétienne. + +--Origine de la Puissance des Papes. + +--État de l'Église en Orient avant Charlemagne. + +--Renouvellement de l'Empire en Occident. + +--Des Usages du temps de Charlemagne. + +--De la Religion. + +--Suite des Usages du temps de Charlemagne, de la Justice, des Lois et + Coutumes singulières. + +--Louis le Débonnaire. + +--État de l'Europe après la mort de Louis le Débonnaire. + +--Des Normands vers le IVe Siècle. + +--De l'Angleterre vers le IVe Siècle. + +--De l'Espagne et des Musulmans aux VIIIe et IXe Siècles. + +--De l'Empire de Constantinople aux VIIIe et IXe Siècles. + +--De l'Italie, des Papes, et des autres affaires de l'Église aux VIIIe + et IXe Siècles. + +--État de l'Empire de l'Occident, de l'Italie, et de la Papauté sur la + fin du IXe Siècle, dans le cours du Xe et dans la moitié du XIe jusqu'à + Henri III. + +--De la Papauté au Xe Siècle. + +--Suite de l'Empire d'Othon et de l'État de l'Italie. + +--De la France vers le temps de Hugues Capet. + +--État de la France aux Xe et XIe Siècles. + +--Conquête de la Sicile par les Normands. + +--Conquête de l'Angleterre par Guillaume Duc de Normandie. + +--De l'état où était l'Europe aux Xe et XIe Siècles. + +--De l'Espagne et des Mahométans de ce Royaume, jusqu'au commencement + du XIIe Siècle. + +--De la Religion et de la Superstition de ces temps-là . + + + + +INTRODUCTION. + + +Plusieurs esprits infatigables ayant débrouillé autant qu'on le peut, le +chaos de l'Antiquité, et quelques Génies éloquents ayant écrit l'Histoire +Universelle jusqu'à Charlemagne, j'ai regretté qu'ils n'aient pas fourni +une carrière plus longue. J'ai voulu pour m'instruire de ce qu'ils ne +disent pas, mettre sous mes yeux un précis de l'Histoire, laquelle nous +intéresse, à mesure qu'elle devient plus moderne.[2] + +[Note 2: Les lettres majuscules utilisées dans l'édition de Jean Neaulme +pour les substantifs tels que Antiquité, Génie, Histoire, etc. sont +conservées dans la présente édition du project Gutenberg.] + +Ma principale idée est de connaître autant que je pourrai, les mÅ“urs +des Peuples, et d'étudier l'Esprit humain. Je regarderai l'ordre des +Successions des Rois et la Chronologie comme mes guides, mais non comme +le but de mon travail. Ce travail serait bien ingrat, si je me bornais à +vouloir apprendre seulement en quelle année un Prince indigne d'être connu, +succéda à un Prince barbare. + +Il semble en lisant les Histoires, que la Terre n'ait été faite que pour +quelques Souverains, et pour ceux qui ont servi leurs passions; tout le +reste est négligé. Les Historiens, semblables en cela aux Rois, sacrifient +le Genre-Humain à un seul homme. N'y a-t-il donc eu sur la Terre que +des Princes; et faut-il que presque tous les Inventeurs des Arts soient +inconnus, tandis qu'on a des suites chronologiques de tant d'hommes qui +n'ont fait aucun bien ou qui ont fait beaucoup de mal? Autant il faut +connaître les grandes actions des Souverains qui ont changé la face de la +Terre, et surtout de ceux qui ont rendu leurs Peuples meilleurs et plus +heureux; autant on doit ignorer le vulgaire des Rois, qui ne servirait +qu'à charger la mémoire. + +Je me propose de diviser mon étude par Siècles; mais je sens qu'en ne +présentant à mon esprit que ce qui se fait précisément dans le Siècle +que j'aurai sous les yeux, je serai obligé de trop partager mon attention +et de séparer en trop de parties les idées suivies que je veux me +faire, d'abandonner la recherche d'une Nation, ou d'un Art, ou d'une +Révolution, que pour ne la reprendre que longtemps après. Je remonterai +donc quelquefois à la source éloignée d'un Art, d'une Coutume importante, +d'une Loi, d'une Révolution. J'anticiperai quelquefois, mais le moins que +je pourrai, et en évitant, autant que ma faiblesse me le permettra, la +confusion et la dispersion des idées. Je tâcherai de présenter à mon +esprit une peinture fidèle de ce qui mérite d'être connu dans l'Univers. + +Avant de considérer l'état où était l'Europe vers le temps de Charlemagne, +et les débris de l'Empire Romain, j'examine d'abord s'il n'y a rien qui +soit digne de mon attention dans le reste de notre Hémisphère. Ce reste +est douze fois plus étendu que la Domination Romaine, et m'apprend d'abord +que ces monuments des Empereurs de Rome, chargés des titres de Maîtres et +de Restaurateurs de l'Univers, sont des témoignages immortels de vanité et +d'ignorance, non moins que de grandeur. + +Frappés de l'éclat de cet Empire, de ses accroissements et de sa chute, +nous avons dans la plupart de nos Histoires Universelles traité les autres +hommes comme s'ils n'existaient pas. La Province de la Judée, la Grèce, +les Romains se sont emparés de toute notre attention; et quand le célèbre +Bossuet dit un mot des Mahométans, il n'en parle que comme d'un déluge de +Barbares. Cependant beaucoup de ces Nations possédaient des Arts utiles, +que nous tenons d'elles: leurs Pays nous fournissaient des commodités et +des choses précieuses, que la Nature nous a refusées, et vêtus de leurs +étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs +inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie, +nous nous sommes fait avec trop d'injustice une loi de les ignorer. + + + + + ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE UNIVERSELLE. + + + + +DE LA CHINE. + + +En portant ma vue aux extrémités de l'Orient, je considère en premier +lieu l'Empire de la Chine, qui dès lors était plus vaste que celui de +Charlemagne, surtout en joignant la Corée et le Tonkin[3], Provinces alors +tributaires des Chinois, environ 29 degrés de longitude et 24 en latitude, +forment son étendue. Le corps de cet État subsiste avec splendeur depuis +plus de 4000 ans, sans que les lois, les mÅ“urs, le langage, la manière +même de s'habiller aient souffert d'altération sensible. + +Son Histoire incontestable et la seule qui soit fondée sur des +observations célestes, remonte par la Chronologie la plus sûre, jusqu'à +une Éclipse calculée 2155 ans avant notre Ère vulgaire, et vérifiée par +les Mathématiciens missionnaires, qui envoyés dans les derniers siècles +chez cette Nation inconnue, l'ont admirée et l'ont instruite. Le Père +Gaubil a examiné une suite de 36 Éclipses de Soleil, rapportées dans +les Livres de Confucius, et il n'en a trouvé que deux douteuses et deux +fausses. + +Il est vrai qu'Alexandre avait envoyé de Babylone en Grèce les +observations des Chaldéens, qui remontaient à 400 années plus haut que les +Chinois, et c'est sans contredit le plus beau monument de l'Antiquité: +mais ces Éphémérides de Babylone n'étaient point liées à l'Histoire des +faits: les Chinois au contraire ont joint l'Histoire du Ciel à celle de la +Terre, et ont ainsi justifié l'une par l'autre. + +Deux cent trente ans au-delà du jour de l'Éclipse (calculée 2155 ans +avant notre Ère vulgaire) leur Chronologie atteint sans interruption et +par les témoignages les plus authentiques, jusqu'à l'Empereur Hiao, +habile Mathématicien pour son temps, qui travailla lui-même à réformer +l'Astronomie, et qui dans un règne d'environ 80 ans, chercha à rendre les +hommes éclairés et heureux. Son nom est encore en vénération en la Chine, +comme l'est en Europe celui des Titus, des Trajans, et des Antonins. + +Avant ce Grand-homme, on trouve encore six Rois ses prédécesseurs; mais +la durée de leur règne est incertaine. Je crois qu'on ne peut mieux faire +dans ce silence de la Chronologie, que de recourir à la règle de Newton, +qui ayant composé une année commune des années qu'ont régné les Rois de +différents Pays, réduit chaque règne à 22 ans ou environ. Suivant ce +calcul, d'autant plus raisonnable qu'il est plus modéré, ces six Rois +auront régné à peu près 130 ans, ce qui est bien plus conforme à l'ordre +de la nature, que les 250 ans qu'on donne, par exemple, aux sept Rois de +Rome; et que tant d'autres calculs démentis par l'expérience de tous les +temps. + +Le premier de ces Rois, nommé Fohi, régnait donc 25 siècles au moins +avant l'Ère vulgaire, au temps que les Babyloniens avaient déjà une +suite d'observations astronomiques: et dès lors la Chine obéissait à +un Souverain. Ses 15 Royaumes réunis sous un seul homme, prouvent que +longtemps auparavant cet État était très peuplé, policé, partagé en +beaucoup de Souverainetés; car jamais un grand État ne s'est formé que de +plusieurs petits; c'est l'ouvrage du temps, de la politique et du courage. + +La Chine était au temps de Charlemagne comme longtemps auparavant, +et surtout aujourd'hui, plus peuplée encore que vaste. Le dernier +dénombrement dont nous avons connaissance, fait seulement dans les 15 +Provinces qui composent la Chine proprement dite, monte jusqu'à près de +60 millions d'hommes capables d'aller à la guerre; en ne comptant ni les +soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus de 60 ans, ni la jeunesse +au-dessous de 20 ans, ni les Mandarins, ni la multitude des Lettrés, ni +les Bonzes, encore moins les Femmes qui sont partout en pareil nombre que +les hommes à un 13 ou 14 près, selon les observations de ceux qui ont +calculé avec le plus d'exactitude ce qui concerne le Genre-humain. À ce +compte il paraît impossible qu'il y ait moins de 130 millions d'habitants +à la Chine: notre Europe n'en a pas probablement beaucoup davantage, à +compter (en exagérant) 20 millions en France, 25 en Allemagne, et le reste +à proportion. + +On ne doit donc pas être surpris, si les Villes Chinoises sont immenses; +si Pékin,[3] la nouvelle Capitale de l'Empire, a près de six de nos grandes +lieues de circonférence, et renferme environ quatre millions de Citoyens: +si Nankin,[3] l'ancienne Métropole, en avait autrefois davantage: si une +simple Bourgade nommée Quientzeng, où l'on fabrique la Porcelaine, +contient environ un million d'habitants. + +[Note 3: «Tonquin, Pequin et Nanquin»: dans le texte ci-dessous la lettre +«k» sera de même substituée aux deux lettres «qu» de l'édition originale +de Jean Neaulme.] + +Les Forces de cet État consistent selon les relations des hommes les plus +intelligents qui aient jamais voyagé, dans une Milice d'environ 800000 +soldats bien entretenus; cinq cent soixante et dix mille chevaux sont +nourris ou dans les écuries ou dans les pâturages de l'Empereur, pour +monter les gens de guerre, pour les voyages de la Cour, et pour les +courriers publics. Plusieurs Missionnaires, que l'Empereur Cang-hi dans +ces derniers temps approcha de sa personne par amour pour les Sciences, +rapportent qu'ils l'ont suivi dans ces chasses magnifiques vers la grande +Tartarie, où 100000 cavaliers et 60000 hommes de pied marchaient en ordre +de bataille. + +Les Villes Chinoises n'ont jamais eu d'autres fortifications que +celles que le bon-sens a inspiré à toutes les Nations, avant l'usage +de l'Artillerie. Un fossé, un rempart, une forte muraille et des tours, +depuis même que les Chinois se servent de canons, ils n'ont point suivi le +modèle de nos Places de guerre; mais au-lieu qu'ailleurs on fortifie des +Places, les Chinois ont fortifié leur Empire. La grande muraille qui +séparait et défendait la Chine des Tartares, bâtie cent trente-sept ans +avant notre Ère, subsiste encore dans un contour de 500 lieues, s'élève +sur des montagnes, descend dans des précipices, ayant presque partout 20 +de nos pieds de largeur sur plus de 30 de hauteur. Monument supérieur aux +Pyramides d'Égypte par son utilité, comme par son immensité. + +Ce rempart n'a pu empêcher les Tartares de profiter dans la suite des +temps des divisions de la Chine, et de la subjuguer; mais la constitution +de l'État n'en a été ni affaiblie ni changée. Le Pays des Conquérants est +devenu une partie de l'État conquis, et les Tartares Mandchous, maîtres +aujourd'hui de la Chine, n'ont fait autre chose que se soumettre les armes +à la main aux Lois du Pays dont ils ont envahi le Trône. + +Le revenu ordinaire de l'Empereur se monte, selon les supputations +les plus vraisemblables, à deux cents millions d'onces d'argent. Il est +à remarquer que l'once d'argent ne vaut pas cent de nos sous valeur +intrinsèque, comme le dit l'Histoire de la Chine; car il n'y a point de +valeur intrinsèque numéraire; mais à prendre le marc de notre argent à +50 de nos livres de compte, cette somme revient à 1250 millions de notre +monnaie en 1740. Je dis en ce temps; car cette valeur arbitraire n'a que +trop changé parmi nous, et changera peut-être encore: c'est à quoi ne +prennent pas assez garde les Écrivains plus instruits des livres que +des affaires, qui évaluent souvent l'argent étranger d'une manière fort +fautive. + +Ils ont eu des Monnaies d'or et d'argent frappées avec le coin, longtemps +avant que les Dariques fussent frappés en Perse. L'Empereur Cang-hi avait +rassemblé une suite de 3000 de ces monnaies, parmi lesquelles il y en +avait beaucoup des Indes; autre preuve de l'ancienneté des Arts dans +l'Asie; mais depuis longtemps l'or n'est plus une mesure commune à la +Chine, il y est marchandise comme en Hollande, l'argent n'y est plus +monnaie: le poids et le titre en font le prix; on n'y frappe plus que du +cuivre, qui seul dans ce Pays a une valeur arbitraire. Le Gouvernement +dans des temps difficiles a passé en papier, comme on a fait depuis dans +plus d'un État de l'Europe; mais jamais la Chine n'a eu l'usage des +Banques publiques, qui augmentent les richesses d'une Nation, en +multipliant son crédit. + +Ce Pays favorisé de la Nature possède presque tous les fruits de notre +Europe, et beaucoup d'autres qui nous manquent. Le Blé, le Riz, la Vigne, +les Légumes, les Arbres de toutes espèces y couvrent la terre; mais les +Peuples n'ont jamais fait de Vin, satisfaits d'une liqueur assez forte +qu'ils savent tirer du riz. + +L'Insecte précieux qui produit la Soie, est originaire de la Chine; c'est +de-là qu'il passa en Perse assez tard avec l'Art de faire des étoffes, du +duvet qui les couvre; et ces étoffes étaient si rares du temps même de +Justinien, que la Soie se vendait en Europe au poids de l'or. + +Le Papier fin et d'un blanc éclatant était fabriqué chez les Chinois de +temps immémorial, on en faisait avec les filets de bois de Bambou bouilli. +On ne connaît pas la première époque de la Porcelaine et de ce beau Vernis +qu'on commence à imiter et à égaler en Europe. + +Ils savent depuis 2000 ans fabriquer le Verre, mais moins beau et moins +transparent que le nôtre. + +L'Imprimerie y fut inventée par eux du temps de Jules César. On sait +que cette Imprimerie est une gravure sur des planches de bois, telle +que Gutenberg la pratiqua le premier à Mayence au XIVe Siècle. L'Art de +graver les caractères sur le bois, est plus perfectionné à la Chine; notre +méthode d'employer les caractères mobiles et de fonte, beaucoup supérieure +à la leur, n'a point encore été adoptée par eux, tant ils sont attachés à +leurs anciens usages. + +Ils avaient un peu de Musique, mais si informe et si grossière, qu'ils +ignoraient les semi-tons. + +L'usage des Cloches est chez eux de la plus haute antiquité. Ils ont +cultivé la Chimie, et sans devenir jamais bons Physiciens, ils ont inventé +la poudre; mais ils ne s'en servaient que dans des Fêtes, dans l'Art des +Feux d'artifice, où ils ont surpassé les autres Nations. Ce furent les +Portugais qui dans ces derniers Siècles leur ont enseigné l'usage de +l'Artillerie, et ce sont les Jésuites qui leur ont appris à fondre le +Canon. Si les Chinois ne s'appliquent pas à inventer ces instruments +destructeurs, il ne faut pas en louer leur vertu, puisqu'ils n'en ont pas +moins fait la guerre. + +Jamais leur Géométrie n'alla au-delà des simples éléments. Ils poussèrent +plus loin l'Astronomie, en tant qu'elle est la science des yeux et le +fruit de la patience. Ils observèrent le Ciel assidûment, remarquèrent +tous les phénomènes, et les transmirent à la postérité. Ils divisèrent, +comme nous, le cours du Soleil en 365 parties. Ils connurent, mais +confusément, la précision des Équinoxes et des Solstices. Ce qui mérite +peut-être le plus d'attention, c'est que de temps immémorial ils partagent +le mois en semaines de sept jours. + +On montre encore les instruments dont se servit un de leurs fameux +Astronomes mille ans avant notre Ère, dans une Ville qui n'est que du +troisième ordre. + +Nankin, l'ancienne Capitale, conserve un Globe de bronze, que trois +hommes ne peuvent embrasser, porté sur un cube de cuivre qui s'ouvre, et +dans lequel on fait entrer un homme pour tourner ce Globe, sur lequel sont +tracés les méridiens et les parallèles. + +Pékin a un Observatoire rempli d'Astrolabes et de Sphères armillaires; +instruments à -la-vérité inférieurs aux nôtres pour l'exactitude, mais +témoignages célèbres de la supériorité des Chinois sur les autres Peuples +d'Asie. + +La Boussole qu'ils connaissaient, ne servait pas à son véritable usage de +guider la route des Vaisseaux. Ils ne naviguaient que près des côtes; +possesseurs d'une terre qui fournit tout, ils n'avaient pas besoin d'aller, +comme nous, au bout du Monde. La Boussole, ainsi que la Poudre à tirer, +était pour eux une simple curiosité, et ils n'en étaient pas plus à +plaindre. + +Il est étrange que leur Astronomie et leurs autres Sciences soient en même +temps si anciennes chez eux et si bornées: ce qui est moins étonnant, +c'est la crédulité avec laquelle ces Peuples ont toujours joint leurs +erreurs de l'Astrologie judiciaire aux vraies Connaissances célestes. + +Cette superstition a été celle de tous les hommes, et il n'y a pas +longtemps que nous en sommes guéris, tant l'erreur semble faite pour le +Genre humain. + +Si on cherche pourquoi tant d'Arts et de Sciences cultivées sans +interruption depuis si longtemps à la Chine, ont cependant fait si peu de +progrès, il y en a peut-être deux raisons; l'une est le respect prodigieux +que ces Peuples ont pour ce qui leur a été transmis par leurs Pères, et +qui rend parfait à leurs yeux tout ce qui est ancien, l'autre est la +nature de leur Langue, premier principe de toutes les connaissances. + +L'Art de faire connaître ses idées par l'écriture, qui devrait n'être +qu'une méthode très-simple, est chez eux ce qu'ils ont de plus difficile. +Chaque mot a des caractères différents: un Savant à la Chine est celui +qui connaît le plus de ces caractères, quelques-uns sont arrivés à la +vieillesse avant de savoir bien écrire. + +Ce qu'ils ont le plus connu, le plus cultivé, le plus perfectionné, +c'est la Morale et les Lois. Le respect des enfants pour les Pères est le +fondement du Gouvernement Chinois. L'autorité paternelle n'y est jamais +affaiblie. Un fils ne peut plaider contre son Père qu'avec le consentement +de tous les parents, des amis, et des Magistrats. Les Mandarins lettrés +y sont regardés comme les Pères des Villes et des Provinces, et le Roi +comme le Père de l'Empire. Cette idée enracinée dans les cÅ“urs, forme une +famille de cet État immense. + +Tous les vices y existent comme ailleurs, mais plus réprimés par le frein +des Lois. + +Les cérémonies continuelles qui y gênent la société, et dont l'amitié +seule se défait dans l'intérieur des maisons, ont établi dans toutes les +Nations une retenue et une honnêteté qui donne à la fois aux mÅ“urs de +la gravité et de la douceur. Ces qualités s'étendent jusqu'au dernier du +peuple. Des Missionnaires racontent que souvent dans des Marchés publics, +au milieu de ces embarras et de ces confusions qui excitent dans nos +Contrées des clameurs si barbares et des emportements si fréquents et +si odieux, ils ont vu les Paysans se mettre à genoux les uns devant +les autres selon la coutume du Pays, se demander pardon de l'embarras +dont chacun s'accusait, s'aider l'un l'autre, et débarrasser tout avec +tranquillité. + +Dans les autres Pays les Lois punissent les Crimes; à la Chine elles font +plus, elles récompensent la Vertu. Le bruit d'une action généreuse et rare +se répand-il dans une Province, le Mandarin est obligé d'en avertir +l'Empereur, et l'Empereur envoie une marque d'honneur à celui qui l'a si +bien mérité. Cette Morale, cette obéissance aux Lois, jointe à l'adoration +d'un Être suprême, forment la Religion de la Chine, celle des Empereurs et +des Lettrés. L'Empereur est de temps immémorial le premier Pontife, c'est +lui qui sacrifie au _Tien_, au Souverain du Ciel et de la Terre. Il doit +être le premier Philosophe, le premier Prédicateur de l'Empire; ses Édits +sont presque toujours des instructions qui animent à la vertu. + +Congfutsée que nous appelons _Confucius_, qui vivait il y a 2300 ans, +un peu avant Pythagore, rétablit cette Religion, laquelle consiste à être +juste. Il l'enseigna et la pratiqua dans la grandeur, dans l'abaissement, +tantôt premier Ministre du Roi tributaire de l'Empereur, tantôt exilé, +fugitif et pauvre. Il eut de son vivant 5000 disciples, et après sa +mort ses disciples furent les Empereurs, les _Colao_, c'est-à -dire les +Mandarins, les Lettrés, et tout ce qui n'est pas peuple. + +Sa famille subsiste encore, et dans un Pays où il n'y a d'autre Noblesse +que celle des services actuels, elle est distinguée des autres familles en +mémoire de son Fondateur: pour lui, il a tous les honneurs, non pas les +honneurs divins qu'on ne doit à aucun homme, mais ceux que mérite un homme, +qui a donné de la Divinité les idées les plus saines que puisse former +l'esprit humain sans Révélation. + +Quelque temps avant lui, Lao-Kum avait introduit une Secte, qui croit aux +Esprits malins, aux Enchantements, aux Prestiges. Une Secte semblable +à celle d'Épicure fut reçue et combattue à la Chine 500 ans avant +JÉSUS-CHRIST: mais dans le premier Siècle de notre Ère, ce Pays fut inondé +de la superstition des Bonzes. Ils apportèrent des Indes l'idole de _Fo_ +ou de _Foé_, adoré sous différents noms par les Japonais et les Tartares, +prétendu Dieu descendu sur la Terre, à qui on rend le culte le plus +ridicule, et par conséquent le plus fait pour le Vulgaire. Cette Religion +née dans les Indes près de mille ans avant JÉSUS-CHRIST, a infecté +l'Asie orientale; c'est ce Dieu que prêchent les _Bonzes_ à la Chine, +les _Talapoins_ à Siam, les _Lamas_ en Tartarie. C'est en son nom qu'ils +promettent une vie éternelle, et que des milliers de Bonzes consacrent +leurs jours à des exercices de pénitence, qui effrayent la nature. +Quelques-uns passent leur vie nus et enchaînés; d'autres portent un carcan +de fer, qui plie leurs corps en deux et tient leur front toujours baissé +à terre. Leur fanatisme se subdivise à l'infini. Ils passent pour chasser +des Démons, pour opérer des miracles; ils vendent aux peuples la rémission +des péchés. Cette Secte séduit quelquefois des Mandarins, et par une +fatalité qui montre que la même superstition est de tous les Pays, +quelques Mandarins se sont fait tondre en Bonzes par piété. + +Ce sont eux qui dans la Tartarie ont à leur tête le _Dailama_, Idole +vivante qu'on adore, et c'est là peut-être le triomphe de la Superstition +humaine. + +Ce _Dailama_, successeur et vicaire du Dieu _Fo_, passe pour immortel. +Les Prêtres nourrissent toujours un jeune _Lama_ désigné successeur secret +du Souverain Pontife, qui prend sa place dès que celui-ci, qu'on croit +immortel, est mort. Les Princes Tartares ne lui parlent qu'à genoux. Il +décide souverainement tous les points de Foi sur lesquels les Lamas sont +divisés. Enfin il s'est depuis quelque temps fait Souverain du Tibet à +l'occident de la Chine. L'Empereur reçoit ses Ambassadeurs, et lui en +envoie avec des présents considérables. + +Ces Sectes sont tolérées à la Chine pour l'usage du Vulgaire, comme des +aliments grossiers faits pour le nourrir; tandis que les Magistrats et +les Lettrés séparés en tout du peuple, se nourrissent d'une substance plus +pure. Confucius gémissait pourtant de cette foule d'erreurs: _Pourquoi_, +dit-il dans un de ses Livres, _y a-t-il plus de crimes chez la populace +ignorante que parmi les Lettrés? C'est que le peuple est gouverné par les +Bonzes_. + +Beaucoup de Lettrés sont à -la-vérité tombés dans le Matérialisme, mais +leur Morale n'en a point été altérée. Ils pensent que la vertu est si +nécessaire aux hommes, et si aimable par elle-même, qu'on n'a pas même +besoin de la connaissance d'un Dieu pour la suivre. + +On prétend que vers le VIIIe Siècle, du temps de Charlemagne, la Religion +Chrétienne était connue à la Chine. On assure que nos Missionnaires ont +trouvé dans la Province de Kinski une inscription en caractères Syriaques +et Chinois. Ce monument qu'on voit tout au long dans Kirker, atteste qu'un +Évêque nommé Olopuen, partit de Judée l'an de Notre Seigneur 636 pour +annoncer l'Évangile; qu'aussitôt qu'il fut arrivé au faubourg de la Ville +Impériale, l'Empereur envoya un Colao au devant de lui, et lui fit bâtir +une Église Chrétienne, etc. La date de l'inscription est de l'année 782. + +Ce monument est peut-être une de ces fraudes pieuses, qu'on s'est toujours +trop aisément permises. Ce nom d'_Olopuen_, qui est Espagnol, rend déjà +le monument bien suspect. Cet empressement d'un Empereur de la Chine à +envoyer à cet Olopuen un Grand de sa Cour, est plus suspect encore dans +un Pays où il était défendu sous peine de mort aux Étrangers de passer +les frontières. La date de l'inscription ne porte-t-elle pas encore +le caractère du mensonge? Les Prêtres et les Évêques de Jérusalem ne +comptaient point leurs années au VIIe Siècle, comme on les compte dans +ce monument. L'Ère Vulgaire de Denys le Petit n'est point reçue chez les +Nations Orientales, et on ne commença même à s'en servir en Occident +que vers le temps de Charlemagne. De plus, comment cet Olopuen aurait-il +pu, en arrivant, se faire entendre dans une Langue qu'on peut à peine +apprendre en dix années; et comment un Empereur eut-il fait tout d'un coup +bâtir une Église Chrétienne en faveur d'un Étranger qui aurait bégayé par +interprète une Religion si nouvelle? + +Il est donc probable qu'au temps de Charlemagne, la Religion Chrétienne +était absolument inconnue à la Chine. + +Je me réserve à jeter les yeux sur Siam, sur le Japon, et sur tout ce qui +est situé vers l'Orient et le Midi, lorsque je serai parvenu au temps où +l'industrie des Européens s'est ouvert un chemin facile à ces extrémités +de notre Hémisphère. + + + + +DES INDES, DE LA PERSE, DE L'ARABIE ET DU MAHOMÉTISME. + + +En me ramenant vers l'Europe, je trouve d'abord l'Inde ou l'Indoustan, +Contrée un peu moins vaste que la Chine, et plus connue par les denrées +précieuses que l'industrie des Négociants en a tiré dans tous les temps, +que par des relations exactes. + +Une chaîne de montagnes peu interrompues, semble en avoir fixé les limites +entre la Chine, la Tartarie et la Perse. Le reste est entouré de mers. +Cependant l'Inde en-deçà du Gange fut longtemps soumise aux Persans, et +voilà pourquoi Alexandre, vengeur de la Grèce et vainqueur de Darius, +poussa ses conquêtes jusqu'aux Indes tributaires de son ennemi. Depuis +Alexandre les Indiens avaient vécu dans la liberté et dans la mollesse +qu'inspirent la valeur du climat et la richesse de la terre. + +Les Grecs y voyageaient avant Alexandre pour y chercher la Science. C'est +là que le célèbre Pilpay écrivit, il y a 2300 années, ces _Fables Morales_, +traduites dans presque toutes les Langues du Monde. Le Jeu des Échecs y +fut inventé. Les Chiffres dont nous nous servons, et que les Arabes nous +ont apporté vers le temps de Charlemagne, nous viennent de l'Inde. +Peut-être les anciennes Médailles, dont les Curieux Chinois font tant de +cas, sont une preuve que les Arts furent cultivés aux Indes avant d'être +connus des Chinois. + +On y a de temps immémorial divisé la route annuelle du Soleil en douze +parties. L'année des Bracmanes et des plus anciens Gymnosophistes commença +toujours, quand le Soleil entrait dans la Constellation qu'ils nomment +_Moscham_, et qui est pour nous le Bélier. Leurs Semaines furent toujours +de sept jours: division que les Grecs ne connurent jamais. Leurs Jours +portent les noms des sept Planètes. Le Jour du Soleil est appelé chez +eux _Mitradinam_, reste à savoir si ce mot _Mitra_, qui chez les Perses +signifie aussi le Soleil, est originairement un terme de la Langue des +Mages, ou de celle des Sages de l'Inde. Il est bien difficile de dire, +laquelle des deux Nations enseigna l'autre; mais s'il s'agissait de +décider entre les Indes et l'Égypte, je croirais les Sciences bien plus +anciennes dans les Indes. Ma conjecture est fondée sur ce que le terrain +des Indes est bien plus aisément habitable que le terrain voisin du Nil, +dont les débordements dûrent longtemps rebuter les premiers Colons, avant +qu'ils eussent dompté ce fleuve en creusant des canaux. Le sol des Indes +est d'ailleurs d'une fertilité bien plus variée, et qui a dû exciter +davantage la curiosité et l'industrie humaine: mais il ne paraît pas que +la Science du Gouvernement et de la Morale y ait été perfectionnée autant +que chez les Chinois. + +La Superstition y a dès longtemps étouffé les Sciences qu'on y venait +apprendre dans les temps reculés. Les Bonzes et les Bramins,[4] successeurs +des Bracmanes[4], y soutiennent la doctrine de la Métempsycose. Ils y +répandent d'ailleurs l'abrutissement avec l'erreur: ils engagent, quand +ils peuvent, les femmes à se brûler sur le corps de leurs maris morts. Les +vastes Côtes de Coromandel sont en proie à ces coutumes affreuses, que le +Gouvernement Mahométan n'a pu encore détruire. + +[Note 4: Orthographe originale de l'édition de Jean Neaulme (1753).] + +Ces Bramins, qui entretiennent dans le peuple la plus stupide idolâtrie, +ont pourtant entre leurs mains un des plus anciens Livres du Monde, écrit +par leurs premiers Sages, dans lequel on ne reconnaît qu'un seul Être +suprême. Ils conservent précieusement ce témoignage qui les condamne. Ils +prêchent des erreurs qui leur sont utiles, et cachent une vérité qui ne +serait que respectable. + +Dans ce même Indoustan sur les Côtes de Malabar et de Coromandel, on est +surpris de trouver des Chrétiens établis depuis environ 1200 ans. Ils se +nomment les Chrétiens de St. Thomas. Un Marchand Chrétien de Syrie nommé +_Mar Thomas_ (_Mar_ signifie _Monsieur_) y établit sa religion avec son +commerce. Il y laissa une nombreuse famille, des Facteurs, des Ouvriers, +qui s'étant un peu multipliés, ont depuis douze Siècles conservé la +Religion de _Mar Thomas_, qu'on n'a pas manqué de prendre ensuite pour +St. Thomas l'Apôtre. + +Ces Chrétiens ne connaissaient ni la Suprématie de Rome, ni la +Transubstantiation, ni plusieurs Sacrements, ni le Purgatoire, ni le Culte +des Images. Nous verrons en son temps comment de nouveaux Missionnaires +leur ont appris ce qu'ils ignoraient. + +En remontant vers la Perse, on y trouve un peu avant le temps qui me +sert d'époque, la plus grande et la plus prompte révolution que nous +connaissions sur la Terre. + +Une nouvelle Domination, une Religion et des MÅ“urs jusqu'alors inconnues, +avaient changé la face de ces Contrées; et ce changement s'étendait déjà +fort avant en Asie, en Afrique et en Europe. + +Pour me faire une idée du Mahométisme qui a donné une nouvelle forme à +tant d'Empires, je me rappellerai d'abord les parties du Monde qui lui +furent les premières soumises. + +La Perse avait étendu sa domination avant Alexandre, de l'Égypte à la +Bactriane au-delà du Pays où est aujourd'hui Samarcande, et de la Thrace +jusqu'au Fleuve de l'Inde. + +Divisée et resserrée sous les Séleucides, elle avait repris des +accroissements sous Arsaces le Parthien 250 ans avant JÉSUS-CHRIST. Les +Arsacides n'eurent ni la Syrie, ni les Contrées qui bordent le Pont-Euxin; +mais ils disputèrent avec les Romains de l'Empire de l'Orient, et leur +opposèrent toujours des barrières insurmontables. + +Du temps d'Alexandre Sévère, vers l'an 226, Artaxare enleva ce Royaume et +rétablit l'Empire des Perses, dont l'étendue ne différait guères alors de +ce qu'elle est de nos jours. + +Au milieu de toutes ces révolutions, l'ancienne Religion des Mages +s'était toujours soutenue en Perse, et ni les Dieux des Grecs, ni d'autres +Divinités n'avaient prévalu. + +Noushirvan ou Cosroés le Grand, sur la fin du VIe Siècle, avait étendu +son empire dans une partie de l'Arabie pétrée et de celle qu'on nommait +heureuse. Il en avait chassé des Abyssins Chrétiens, qui l'avaient +envahie. Il proscrivit autant qu'il le put le Christianisme de ses propres +États, forcé à cette sévérité par le crime d'un fils de sa femme, qui +s'étant fait Chrétien, se révolta contre lui. + +La dernière année du règne de ce fameux Roi, naquit Mahomet à la Mecque +dans l'Arabie pétrée en 570. Son Pays défendait alors sa liberté contre +les Perses et contre ces Princes de Constantinople, qui retenaient +toujours le nom d'Empereurs Romains. + +Les enfants du Grand Noushirvan, indignes d'un tel Père, désolaient la +Perse par des guerres civiles et par des parricides. Les successeurs du +sage Justinien avilissaient le nom de l'Empire. Maurice venait d'être +détrôné par les armes de Phocas, et par les intrigues du Patriarche +Ciriaque et de quelques Évêques, que Phocas punit ensuite de l'avoir +servi. Le sang de Maurice et de ses cinq fils avait coulé sous la main +du bourreau; et le Pape Grégoire le Grand, ennemi des Patriarches de +Constantinople, tâchait d'attirer le Tyran Phocas dans son parti, en lui +prodiguant des louanges, et en condamnant la mémoire de Maurice, qu'il +avait loué pendant sa vie. + +L'Empire de Rome en Occident était anéanti, un déluge de Barbares, Goths, +Hérules, Huns, Vandales inondaient l'Europe, quand Mahomet jetait dans les +Déserts de l'Arabie les fondements de la Religion et de la Puissance +Musulmane. + +On sait que Mahomet était le cadet d'une famille pauvre, qu'il fut +longtemps au service d'une femme de la Mecque, nommée Caditscha, laquelle +exerçait le négoce; qu'il l'épousa, et qu'il vécut obscur jusqu'à l'âge +de quarante ans. Il ne déploya qu'à cet âge les talents qui le rendaient +supérieur à ses compatriotes. Il avait une éloquence vive et forte, +dépouillée d'art et de méthode, telle qu'il la fallait à des Arabes; un +air d'autorité et d'insinuation, animé par des yeux perçants et par une +physionomie heureuse; l'intrépidité d'Alexandre, sa libéralité, et la +sobriété dont Alexandre aurait eu besoin pour être un grand-homme en tout. + +L'amour, qu'un tempérament ardent lui rendait nécessaire, et qui lui +donna tant de femmes et de concubines, n'affaiblit ni son courage, ni +son application, ni sa santé. C'est ainsi qu'en parlent les Arabes +contemporains, et ce portrait est justifié par ses actions. + +Après avoir bien connu le caractère de ses concitoyens, leur ignorance, +leur crédulité et leur disposition à l'enthousiasme, il vit qu'il +pouvait s'ériger en Prophète. Il feignit des révélations, il parla, il +se fit croire d'abord dans sa maison, ce qui était probablement le plus +difficile. En trois ans il eut quarante-deux disciples persuadés; Omar, +son persécuteur, devint son Apôtre; au bout de cinq ans il en eut 114. + +Il enseignait aux Arabes adorateurs des Étoiles, qu'il ne fallait adorer +que le Dieu qui les a faites: que les Livres des Juifs et des Chrétiens +s'étant corrompus et falsifiés, on devait les avoir en horreur: qu'on +était obligé sous peine de châtiment éternel de prier cinq fois par jour; +de donner l'aumône; et surtout, en ne reconnaissant qu'un seul Dieu, de +croire en Mahomet son dernier Prophète; enfin de hasarder sa vie pour sa +foi. + +Il défendit l'usage du Vin, parce que l'abus en est trop dangereux. Il +conserva la Circoncision pratiquée par les Arabes, ainsi que par les +anciens Égyptiens, instituée probablement pour prévenir ces abus de la +première puberté, qui énervent souvent la jeunesse. Il permit aux hommes +la pluralité des femmes, usage immémorial de tout l'Orient. Il n'altéra +en rien la Morale, qui a toujours été la même dans le fond chez tous les +hommes, et qu'aucun Législateur n'a jamais corrompue. + +Il proposait pour récompense une Vie éternelle, où l'Âme serait enivrée +de tous les plaisirs spirituels, et où le Corps ressuscité avec ses sens +goûterait par ces sens même toutes les voluptés qui lui sont propres. + +Sa Religion s'appela l'_Islamisme_,[5] qui signifie _résignation +à la volonté de Dieu_. Le Livre qui la contient, s'appela _Coran_, +c'est-à -dire le _Livre_, ou l'_Écriture_, ou _la Lecture par excellence_. + +[Note 5: Écrit «Ismamisme» dans l'édition originale de Jean Neaulme +(1753).] + +Tous les Interprètes de ce Livre conviennent que sa morale est contenue +dans ces paroles: _Recherchez qui vous chasse; donnez à qui vous offense; +pardonnez à qui vous offense; faites du bien à tous; ne contestez point +avec les Ignorants_. + +Parmi les déclamations incohérentes, dont ce Livre est rempli selon le +goût Oriental, on ne laisse pas de trouver des morceaux qui peuvent +paraître sublimes. Mahomet, par exemple, en parlant de la cessation du +Déluge, s'exprime ainsi. _Dieu dit, Terre engloutis tes eaux, Ciel puise +les ondes que tu a versées: le Ciel et la Terre obéirent_. + +Sa définition de Dieu est d'un genre plus véritablement sublime. +On lui demandait quel était cet _Alla_ qu'il annonçait: _C'est celui_, +répondit-il, _qui tient l'être de soi-même, et de qui les autres le +tiennent; qui n'engendre point, et qui n'est point engendré; et à qui +rien n'est semblable dans toute l'étendue des Êtres_. + +Il est vrai que les contradictions, les absurdités, les anachronismes sont +répandues en foule dans ce Livre. On y voit surtout une ignorance profonde +de la Physique la plus simple et la plus connue. C'est-là la pierre de +touche des Livres que les fausses Religions prétendent écrits par la +Divinité; car Dieu n'est ni absurde ni ignorant; mais le Vulgaire qui ne +voit point ces fautes, les adore, et les Docteurs emploient un déluge de +paroles pour les pallier. + +Quelques personnes ont cru sur un passage équivoque de l'Alcoran, que +Mahomet ne savait ni lire ni écrire; ce qui ajouterait encore aux prodiges +de ses succès: mais il n'est pas vraisemblable qu'un homme qui avait été +négociant si longtemps, ne sût pas ce qui est si nécessaire au négoce: +encore moins est-il probable, qu'un homme si instruit des Histoires et des +Fables de son Pays, ignorât ce que savaient tous les enfants de sa Patrie. +D'ailleurs les Auteurs Arabes rapportent qu'en mourant, Mahomet demanda +une plume et de l'encre. + +Persécuté à la Mecque, sa fuite qu'on nomme _Égire_, devint l'époque de sa +gloire et de la fondation de son Empire. De fugitif il devint conquérant; +réfugié à Médine, il y persuada le peuple et l'asservit: il battit d'abord +avec 113 hommes les Mecquois, qui étaient venus fondre sur lui au nombre +de mille. Cette victoire, qui fut un miracle aux yeux de ses Sectateurs, +les persuada que Dieu combattait pour eux, comme eux pour lui. Dès la +première victoire, ils espérèrent la conquête du Monde. Mahomet prit la +Mecque, vit ses persécuteurs à ses pieds, conquit en neuf ans par la +parole et par les armes toute l'Arabie, Pays aussi grand que la Perse, +et que les Perses ni les Romains n'avaient pu conquérir. + +Dès ses premiers succès il avait écrit au Roi de Perse Cosroès Second, à +l'Empereur Héraclius, au Prince des Coptes Gouverneur d'Égypte, au Roi des +Abyssins, à un Roi nommé Mandar, qui régnait dans une Province près du +Golfe Persique. + +Il osa leur proposer d'embrasser sa Religion; et ce qui est étrange, c'est +que de ces Princes il y en eut deux qui se firent Mahométans. Ce furent +le Roi d'Abyssinie et ce Mandar. Cosroès déchira la Lettre de Mahomet avec +indignation. Héraclius répondit par des présents. Le Prince des Coptes lui +envoya une Fille qui passait pour un chef-d'Å“uvre de la Nature, et qu'on +appelait _La belle Marie_. + +Mahomet au bout de neuf ans se croyant assez fort pour étendre sa conquête +et sa religion dans l'Empire Grec et Persan, commença par attaquer la +Syrie soumise alors à Héraclius, et lui prit quelques Villes. Cet Empereur +entêté de disputes métaphysiques de Religion, et qui avait pris le +parti des Monothélites, essuya en peu de temps deux propositions bien +singulières; l'une de la part de Cosroès Second, qui l'avait longtemps +vaincu, et l'autre de la part de Mahomet. Cosroès voulait qu'Héraclius +embrassât la Religion des Mages, et Mahomet qu'il se fît Musulman. + +Enfin Mahomet maître de l'Arabie, et redoutable à tous ses voisins, +attaqué d'une maladie mortelle à Médine à l'âge de 63 ans, voulut que ses +derniers moments parussent ceux d'un Héros et d'un Juste: _Que celui à qui +j'ai fait violence et injustice paraisse_, s'écria-t-il, _et je suis prêt +de lui faire réparation_. Un homme se leva, qui lui redemanda quelque +argent; Mahomet le lui fit donner, et expira peu de temps après, regardé +comme un grand-homme par ceux mêmes qui savaient qu'il était un imposteur, +et révéré comme un Prophète par tout le reste. + +Sa dernière volonté ne fut point exécutée. Il avait nommé Aly son gendre +et Fatime sa fille pour les héritiers de son Empire. Mais l'ambition +qui l'emporte sur le fanatisme même, engagea les Chefs de son Armée à +déclarer Calife, c'est-à -dire Vicaire du Prophète, le vieux Abubéker son +beau-père, dans l'espérance qu'ils pourraient bientôt eux-mêmes partager +la succession. Aly resta dans l'Arabie, attendant le temps de se signaler. + +Abubéker rassembla d'abord en un corps les feuilles éparses de l'Alcoran. +On lut en présence de tous les Chefs les chapitres de ce Livre, et on +établit son authenticité invariable. + +Bientôt Abubéker mena ses Musulmans en Palestine, et y défit le frère +d'Héraclius. Il mourut peu après avec la réputation du plus généreux de +tous les hommes, n'ayant jamais pris pour lui qu'environ quarante sous de +notre monnaie par jour de tout le butin qu'on partageait, et ayant fait +voir combien le mépris des petits intérêts peut s'accorder avec l'ambition +que les grands intérêts inspirent. + +Omar élu après lui fut un des plus rapides Conquérants qui aient désolé la +Terre. Il prend d'abord Damas, célèbre par la fertilité de son territoire, +par les ouvrages d'acier les meilleurs de l'Univers, par ces étoffes de +Soie qui portent encore son nom. Il chasse de la Syrie et de la Phénicie +les Grecs qu'on appelait Romains. Il reçoit à composition après un long +siège, la Ville de Jérusalem toujours occupée par des étrangers, qui se +succédèrent les uns aux autres, depuis que David l'eut enlevée à ses +anciens citoyens. + +Dans le même temps les Lieutenants d'Omar s'avançaient en Perse. Le +dernier des Rois Persans, que nous appelons Hormisdas IV, livre bataille +aux Arabes à quelques lieues de Madain, devenue la Capitale de cet Empire. +Il perd la bataille et la vie. Les Perses passent sous la domination +d'Omar, plus facilement qu'ils n'avaient subi le joug d'Alexandre. + +Alors tomba cette ancienne Religion des Mages, que le Vainqueur de Darius +avait respectée; car il ne toucha jamais au culte des Peuples vaincus. + +Les Mages fondés par Zoroastre et réformés ensuite par un autre Zoroastre +du temps de Darius, fils d'Hydaspes, adorateurs d'un seul Dieu, ennemis +de tout simulacre, révéraient dans le Feu qui donne la vie à la Nature, +l'emblême de la Divinité. Ils reconnaissaient de tout temps un mauvais +Principe, à qui Dieu permettait de faire le mal, ils le nommaient _Satan_, +et c'est parmi eux que Mannés avait puisé sa Doctrine des deux Principes. +Ils regardaient leur Religion comme la plus ancienne et la plus pure. +La connaissance qu'ils avaient des Mathématiques, de l'Astronomie et de +l'Histoire, augmentait leur mépris pour leurs vainqueurs alors ignorants. +Ils ne purent abandonner une Religion consacrée par tant de siècles pour +une Secte ennemie qui venait de naître. + +Ils se retirèrent aux extrémités de la Perse et de l'Inde. C'est là qu'ils +vivent aujourd'hui sous le nom de _Gavres_ ou de _Guèbres_, ne se mariant +qu'entre eux, entretenant le Feu sacré, fidèles à ce qu'ils connaissent +de leur ancien culte, mais ignorants, méprisés et, à leur pauvreté près, +semblables aux Juifs si longtemps dispersés sans s'allier aux autres +Nations, et plus encore aux Banians, qui ne sont établis et dispersés que +dans l'Inde. + +Tandis qu'un Lieutenant d'Omar subjugue la Perse, un autre enlève l'Égypte +entière aux Romains et une grande partie de la Lybie. C'est dans cette +conquête qu'est brûlée la fameuse Bibliothèque d'Alexandrie, monument des +connaissances et des erreurs des hommes, commencée par Ptolémée[6] +Philadelphe, et augmentée par tant de Rois. Alors les Sarrasins ne +voulaient de Science que l'Alcoran. + +[Note 6: Écrit «Ptolomée» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +Après Omar tué par un Esclave Perse, Aly ce gendre de Mahomet que les +Persans révèrent aujourd'hui, et dont ils suivent les principes en +opposition à ceux d'Omar, obtint enfin le Califat, et transféra le Siège +des Califes dans la Ville de Médine, où Mahomet est enseveli dans la Ville +de Couffa sur les bords de l'Euphrate: à peine en reste-t-il aujourd'hui +des ruines. C'est le sort de Babylone, de Séleucie, et de toutes les +anciennes Villes de la Chaldée, qui n'étaient bâties que de briques. + +Après le règne de seize Califes de la Maison des Ommiades, régnèrent les +Califes Abassides. C'est Abougrafar Almanzor, second Calife Abasside, qui +fixa le Siège de ce grand Empire à Bagdad[7] au-delà de l'Euphrate dans +la Chaldée. Les Turcs disent qu'il en jeta les fondements. Les Persans +assurent qu'elle était très-ancienne, et qu'il ne fit que la réparer. +C'est cette Ville qu'on appelle quelquefois Babylone, et qui a été le +sujet de tant de guerres entre la Perse et la Turquie. + +[Note 7: Écrit «Bagdat» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +La domination des Califes dura 655 ans, despotiques dans la Religion, +comme dans le Gouvernement. Ils n'étaient point adorés, ainsi que le grand +Lama; mais ils avaient une autorité plus réelle, et dans les temps même de +leur décadence, ils furent respectés des Princes qui les persécutaient. +Tous ces Sultans Turcs, Arabes, Tartares, reçurent l'investiture des +Califes, avec bien moins de contestation, que plusieurs Princes Chrétiens +n'en ont reçu des Papes. On ne baisait point les pieds du Calife, mais on +se prosternait sur le seuil de son Palais. + +Si jamais Puissance a menacé toute la Terre, c'est celle de ces Califes, +car ils avaient le droit du Trône et de l'Autel, du Glaive et de +l'Enthousiasme. Leurs ordres étaient autant d'oracles, et leurs soldats +autant de fanatiques. + +Dès l'an 671 ils assiégèrent Constantinople, qui devait un jour devenir +Mahométane; les divisions presque inévitables parmi tant de Chefs féroces, +n'arrêtèrent pas leurs conquêtes. Ils ressemblèrent en ce point aux +anciens Romains, qui parmi leurs guerres civiles avaient subjugué l'Asie +mineure. + +On les voit en 711 passer d'Égypte en Espagne, soumise aisément tour à +tour, par les Carthaginois, par les Romains, par les Goths et Vandales, +et enfin par ces Arabes qu'on nomme Maures. Ils y établissent d'abord le +Royaume de Cordoue. Le Sultan d'Égypte secoue à -la-vérité le joug du grand +Calife de Bagdag, et Abdérame, Gouverneur de l'Espagne conquise, ne +reconnaît plus le Sultan d'Égypte; cependant tout plie encore sous les +Armes Musulmanes. + +Cet Abdérame, petit-fils du Calife Hétham, prend les Royaumes de Castille, +de Navarre, de Portugal, d'Aragon, il établit les siens en Languedoc, il +s'empare de la Guyenne et du Poitou; et sans Charles Martel, qui lui ôta +la victoire et la vie, la France était une Province Mahométane. + +À mesure que les Mahométans devinrent puissants, ils se polirent. Ces +Califes toujours reconnus pour Souverains de la Religion, et en apparence +de l'Empire, par ceux qui ne reçoivent plus leurs ordres de si loin, +tranquilles dans leur nouvelle Babylone, y font enfin renaître les +Arts. Aaron Rachild contemporain de Charlemagne, plus respecté que ses +prédécesseurs, et qui sut se faire obéir jusqu'en Espagne et aux Indes, +ranima les Sciences, fit fleurir les Arts agréables et utiles, attira les +Gens-de-Lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses vastes États +la Politique à la Barbarie. Sous lui les Arabes qui adoptaient déjà les +Chiffres Indiens, nous les apportèrent. Nous ne connûmes en Allemagne et +en France le cours des Astres, que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le +mot seul d'_Almanach_ en est encore un témoignage. + +L'Almageste de Ptolémée fut alors traduit du Grec en Arabe par l'astronome +Benhonain. Ce Calife Almanon fit mesurer géométriquement un degré du +Méridien pour déterminer la grandeur de la Terre. Opération qui n'a +été faite en France que plus de 900 ans après, sous Louis XIV. Ce même +Astronome Benhonain poussa les observations assez loin, reconnut ou +que Ptolémée avait fixé la plus grande déclinaison du Soleil trop au +septentrion, ou que l'obliquité de l'Écliptique avait changé. Il vit même +que le période de trente-six mille ans qu'on avait assigné au mouvement +prétendu des Étoiles fixes d'Occident en Orient, devait être beaucoup +racourcie. + +La Chimie et la Médecine étaient cultivées par les Arabes. La Chimie +perfectionnée par nous, ne nous fut connue que par eux. Nous leur devons +de nouveaux remèdes, qu'on nomme les _minoritifs_, plus doux et plus +salutaires que ceux qui étaient auparavant en usage dans l'École +d'Hippocrate et de Galien. Enfin dès le second Siècle de Mahomet, il +fallut que les Chrétiens d'Occident s'instruisissent chez les Musulmans. + + + + +ÉTAT DE L'ITALIE ET DE L'ÉGLISE CHRÉTIENNE. + + +Plus l'Empire de Mahomet fleurissait, plus Constantinople et Rome +étaient avilies, Rome ne s'était jamais relevée du coup fatal que lui +porta Constantin en transférant le Siège de l'Empire. La gloire, l'amour +de la Patrie n'animèrent plus les Romains. Il n'y eut plus de fortune à +espérer pour les habitants de l'ancienne Capitale; le courage s'énerva, +les Arts tombèrent; on ne connut plus dans le séjour des Scipions et des +Césars que des contestations entre les Juges Séculiers et l'Évêque. Prise +et reprise, saccagée tant de fois par les Barbares, elle obéissait encore +aux Empereurs. Depuis Justinien un Vice-Roi sous le nom d'Exarque, +la gouvernait, mais ne daignait plus la regarder comme la Capitale de +l'Italie. Il demeurait à Ravenne, et delà il envoyait ses ordres aux +Romains. L'évêque dans ces temps de Barbarie augmentait de jour en jour +son autorité par l'avilissement même de la Ville. Les richesses de son +église se multipliaient. Le Préfet de Rome ne pouvait pas s'opposer +sans-cesse aux prétentions de l'Évêque, toujours appuyées de la sainteté +du Ministère. En vain l'Église de Ravenne contestait mille droits à +celle de Rome. On reconnaissait l'Église de Rome dans tout l'Occident +Chrétien comme la Mère commune. On la consultait, on lui demandait des +Millionnaires, et dans la servitude de la Ville l'Évêque dominait au +dehors. + +Le reste de l'Italie citérieure obéissait aux Rois Lombards, qui régnaient +dans Pavie, ils se frayaient toujours le chemin à la conquête de Rome, +et le Peuple Romain aurait voulu n'être fourni ni aux Lombards, ni aux +Empereurs Grecs. Les Papes conçurent dans ce VIIIe Siècle le dessein de +se rendre eux-mêmes maîtres de Rome; ils virent avec prudence, que ce qui +dans d'autres temps n'eût été qu'une révolte et une sédition impuissante, +pouvait devenir une révolution excusable par la nécessité, et illustre par +le succès. + + + + +ORIGINE DE LA PUISSANCE DES PAPES. + + +Le Pape Grégoire III fut le premier qui imagina de se servir du bras des +Français pour ôter l'Italie aux Empereurs et aux Lombards. Son Successeur +Zacharie reconnut Pépin usurpateur du Royaume de France pour Roi légitime. +On a prétendu que Pépin, qui n'était que premier Ministre, fit demander +d'abord au Pape, quel était le vrai Roi, ou de celui qui n'en avait que le +droit et le nom, ou de celui qui en avait l'autorité et le mérite? Et que +le Pape décida que le Ministre devait être Roi. Il n'a jamais été prouvé +qu'on ait joué cette Comédie; mais ce qui est vrai, c'est que le Pape +Étienne III appela Pépin à son secours, qu'il feignit une Lettre de St. +Pierre, adressée du Ciel à Pépin et à ses fils, qu'il vint en France, +qu'il donna dans St. Denis l'Onction Royale à Pépin, premier Roi sacré +en Europe. Non seulement ce premier usurpateur reçut l'Onction Sacrée +du Pape, après l'avoir reçue de St. Boniface, qu'on appelait l'_Apôtre +d'Allemagne_, mais Étienne III défendit sous peine d'excommunication aux +Français de se donner jamais des Rois d'une autre race. Tandis que cet +Évêque chassé de sa patrie et suppliant dans une terre étrangère, avait le +courage de donner des Lois, sa politique prenait une autorité qui assurait +celle de Pépin, et ce Prince pour mieux jouir de ce qui ne lui était pas +dû, laissait au Pape des droits qui ne lui appartenaient pas. + +Hugues Capet fit voir depuis ce que valait une telle défense et une +telle excommunication. Les fruits de cette union avec Pépin furent +l'anéantissement du pouvoir des Empereurs dans Rome, la révolution de +l'Occident, et la puissance de l'Église Romaine. + +Les Lombards venaient de s'emparer de l'Exarcat de Ravenne. Pépin après +les avoir vaincus et leur avoir ôté le reste du domaine des Empereurs, +fit présent au Pape d'une partie des biens qu'il avait conquis. Il donna +Ravenne, Boulogne, Incola, Fuenza, Forli, Ferrare, Rimini, Pezaro, Ancone, +Urbin; Rome n'y fut pas comprise, et l'Évêque n'osa pas s'emparer de la +Capitale de son Souverain. Le peuple alors ne l'eût pas souffert, tant le +nom de Rome et ses débris imprimaient encore de respect à ses citoyens. + +Cet Évêque fut le premier Prêtre Chrétien qui devint Seigneur temporel, et +qu'on pût mettre au rang des Princes; aucun ne le fut jamais en Orient. +Sous les yeux du Maître les sujets restent sujets; mais loin du Souverain +et dans le temps de trouble, il fallait bien que de nouvelles Puissances +s'établissent dans un Pays abandonné; mais il ne faut pas croire que les +Papes jouirent paisiblement de cette donation; non seulement les Terres +furent bientôt reprises par les Lombards, mais lorsqu'ensuite Charlemagne +eut confirmé cette Donation, et ajouté encore tant de nouveaux domaines au +Patrimoine de St. Pierre, les Seigneurs de ces Patrimoines, ou ceux qui +les envahirent, ne regardèrent pas la Donation de Charlemagne comme un +droit incontestable. L'autorité spirituelle des Papes, déjà grande dans +l'Occident qui tenait d'eux la Religion Chrétienne, ne dominait point +ainsi en Orient. Les Papes ne convoquèrent point les six premiers Conciles +Å’cuméniques, et dès le VIe Siècle on voit que Jean le Jeûneur, Patriarche +de Constantinople, reconnu pour Saint chez les Grecs, prenait le titre +d'Évêque universel; titre qui semblait permis au Pasteur de la Ville +Impériale. On voit au VIIIe Siècle ce Patriarche se nommer Pape dans +un Acte public. Au IIe Concile de Nicée on appelait ce Patriarche +_Très-Saint Père_. Le Pape était toujours nommé le premier, excepté dans +quelques Actes passés entre lui et le Patriarche à Constantinople; mais +cette primauté purement spirituelle n'avait rien de la Souveraineté; le +Pape était le premier des Évêques, et n'était le maître d'aucun Évêque. + + + + +ÉTAT DE L'ÉGLISE EN ORIENT AVANT CHARLEMAGNE. + + +En Orient les Chefs de la Religion ne pouvant se faire une domination +temporelle, y excitèrent d'autres troubles par ces querelles interminables, +fruit de l'esprit sophistique des Grecs et de leurs Disciples. + +Depuis que Constantin eut donné une liberté entière aux Chrétiens auxquels +on ne pouvait plus l'ôter, et dont le parti l'avait mis sur le Trône, +cette liberté était devenue une source intarissable de querelles; car le +Fondateur de la Religion n'ayant rien écrit, et les hommes voulant tout +savoir, chaque mystère fit naître des opinions, et chaque opinion coûta du +sang. + +Fallut-il décider si le Fils était consubstantiel au Père? le Monde +Chrétien fut partagé, et la moitié persécuta l'autre. Voulut-on savoir si +la Mère de Jésus-Christ était la Mère de Dieu, ou de Jésus? si le Christ +avait deux natures et deux volontés dans une même personne, ou deux +personnes et une volonté, ou une volonté et une personne? Toutes ces +disputes nées dans Constantinople, dans Antioche, dans Alexandrie, +excitèrent des séditions. Un parti anathématisait l'autre, la faction +dominante condamnait à l'exil, à la prison, à la mort, et aux peines +éternelles après la mort l'autre faction qui se vengeait à son tour par +les mêmes armes. + +De pareils troubles n'avaient point été connus dans le Paganisme, la +raison en est que les Païens dans leurs erreurs grossières, n'avaient point +de dogmes, et que les Prêtres des Idoles, encore moins les Séculiers, ne +s'assemblèrent jamais juridiquement pour disputer. + +Dans le VIIIe Siècle on agita dans les Églises d'Orient s'il fallait +rendre un culte aux Images. La Loi de Moïse les avait expressément +défendues, cette Loi n'avait jamais été révoquée, et les premiers +Chrétiens pendant plus de 200 ans n'en avaient jamais souffert dans leurs +assemblées. + +Peu à peu la coutume s'introduisit partout d'avoir chez soi des Crucifix. +Ensuite on eut les portraits vrais ou faux des Martyrs ou des Confesseurs. +Il n'y avait point encore d'Autels érigés pour les Saints, point de Messes +célébrées en leur nom seulement à la vue d'un Crucifix et de l'image d'un +homme de bien. Le cÅ“ur qui surtout dans ces climats a besoin d'objets +sensibles, s'excitait à la vertu. + +Cet usage s'introduisit dans les Églises. Quelques Évêques ne l'adoptèrent +pas. On voit qu'en 393 St. Épiphane arracha d'une Église de Syrie une +Image devant laquelle on priait. Il déclara que la Religion Chrétienne ne +permettait pas ce culte, et la sévérité ne causa point de Schisme. + +Enfin cette pratique pieuse dégénéra en abus, comme toutes les choses +humaines. Le Peuple toujours grossier ne distingua point Dieu et les +Images. Bientôt on en vint jusqu'à leur attribuer des vertus et des +miracles. Chaque Image guérissait une maladie. On les mêla même aux +Sortilèges, qui ont presque toujours séduit la crédulité du Vulgaire. +Je dis non seulement le vulgaire du Peuple, mais celui des Princes et +des Savants. + +En 727 l'Empereur Léon l'Isaurien voulut, à la persuasion de quelques +Évêques, déraciner l'abus; mais par un abus encore plus grand, il +fit effacer toutes les peintures. Il abattit les statues et les +représentations de JÉSUS-CHRIST et des Saints, en ôtant ainsi tout d'un +coup aux Peuples les objets de leur culte; il les révolta, on désobéit, +il persécuta, il devint Tyran, parce qu'il avait été imprudent. + +Son Fils Constantin Copronime fit passer en Loi Civile et Ecclésiastique +l'abolition des Images. Il tint à Constantinople un Concile de 338 Évêques; +ils proscrivirent d'une commune voix ce culte reçu dans plusieurs Églises, +et surtout à Rome. + +Cet Empereur eût voulu abolir aussi aisément les Moines, qu'il avait +en horreur, et qu'il n'appelait que les abominables; mais il ne put y +réussir: ces Moines déjà fort riches défendirent plus habilement leurs +biens, que les Images de leurs Saints. + +Le Pape Grégoire III et ses successeurs, ennemis secrets des Empereurs, +et opposés ouvertement à leur doctrine, ne lancèrent pourtant point +ces sortes d'excommunications, depuis si fréquemment et si légèrement +employées. Mais soit que ce vieux respect pour les successeurs des Césars +contînt encore les Métropolitains de Rome, soit plutôt qu'ils vissent +combien ces excommunications, ces interdits et dispenses du serment de +fidélité seraient méprisés dans Constantinople, où l'Église Patriarcale +s'égalait au moins à celle de Rome, les Papes se contentèrent d'un Concile +en 732, où l'on décida que tout ennemi des Images serait excommunié, +sans rien de plus, et sans parler de l'Empereur. Il paraît que les Papes +songèrent plutôt à négocier qu'à disputer, et qu'en agissant aux dehors en +Évêques fermes, mais modérés, ils se conduisirent en vrais politiques, et +préparèrent la révolution d'Occident. + + + + +RENOUVELLEMENT DE L'EMPIRE EN OCCIDENT. + + +Le Royaume de Pépin s'étendait du Rhin aux Pyrénées et aux Alpes; +Charlemagne son fils aîné recueillit cette succession toute entière car +un de ses frères était mort après le partage, et l'autre s'était fait +Moine auparavant au Monastère de St. Sylvestre. Une espèce de piété qui +se mêlait à la barbarie de ces temps, enferma plus d'un Prince dans le +Cloître; ainsi Rachis Roi des Lombards, Carloman frère de Pépin, un Duc +d'Aquitaine, avaient pris l'habit de Bénédictin. Il n'y avait presque +alors que cet Ordre dans l'Occident. Les Couvents étaient riches, +puissants, respectés. C'étaient des asiles honorables pour ceux qui +cherchaient une vie paisible. Bientôt après ces asiles furent les prisons +des Princes détrônés. + +Pépin n'avait pas à beaucoup près le domaine direct de tous ces États: +l'Aquitaine, la Bavière, la Provence, la Bretagne Pays nouvellement +conquis, rendaient hommage et payaient tribut. + +Deux Voisins pouvaient être redoutables à ce vaste État, les Germains +Septentrionaux et les Sarrasins. L'Angleterre, conquise par les +Anglo-Saxons partagée en sept dominations, toujours en guerre avec +l'Albanie qu'on nomme Écosse, et avec les Danois, était sans politique +et sans puissance. L'Italie faible et déchirée n'attendait qu'un nouveau +Maître qui voulût s'en emparer. + +Les Germains Septentrionaux étaient alors appelés Saxons. On connaissait +sous ce nom tous ces Peuples qui habitaient les bords du Weser et ceux de +l'Elbe, de Hambourg à la Moravie, et de Mayence à la Mer Baltique. Ils +étaient Païens, ainsi que tout le Septentrion. Leurs MÅ“urs et leurs Lois +étaient les mêmes que du temps des Romains. Chaque Canton se gouvernait en +République, mais ils élisaient un Chef pour la Guerre. Leurs Lois étaient +simples comme leurs mÅ“urs: leur Religion grossière: ils sacrifiaient dans +les grands dangers, des hommes à la Divinité, ainsi que tant d'autres +Nations; car c'est le caractère des Barbares, de croire la Divinité +malfaisante, les hommes font Dieu à leur image. Les Français, quoique +déjà Chrétiens, eurent sous Théodebert cette superstition horrible, ils +immolèrent des victimes humaines en Italie au rapport de Procope, et les +Juifs avaient commis quelquefois ces sacrilèges par piété. D'ailleurs ces +Peuples cultivaient la justice, ils mettaient leur gloire et leur bonheur +dans la liberté. Ce sont eux qui sous le nom de Cattes, de Chéruskes et de +Bructéres avaient vaincu Varus, et que Germanicus avait ensuite défait. + +Une partie de ces Peuples vers le Ve Siècle appelée par les Bretons +insulaires contre les habitants de l'Écosse, subjugua la Bretagne qui +touche à l'Écosse, et lui donna le nom d'Angleterre. Ils y avaient déjà +passé au IIIe Siècle; car au temps de Constantin les côtes de cette ÃŽle +étaient appelées les Côtes Saxoniques. + +Charlemagne, le plus ambitieux, le plus politique et le plus grand +guerrier de son Siècle, fit la guerre aux Saxons trente années avant de +les assujettir pleinement. Leur Pays n'avait point encore ce qui tente +aujourd'hui la cupidité des Conquérants. Les riches Mines de Goflar, +dont on a tiré tant d'argent, n'étaient point découvertes, elles ne le +furent que sous Henri l'Oiseleur. Point de richesses accumulées par une +longue industrie, nulle Ville digne de l'ambition d'un Usurpateur. Il ne +s'agissait que d'avoir pour esclaves des millions d'hommes qui cultivaient +la terre sous un climat triste, qui nourrissaient leurs troupeaux, et qui +ne voulaient point de Maîtres. + +Ils étaient mal armés; car je vois dans les Capitulaires de Charlemagne +une défense rigoureuse de vendre des cuirasses aux Saxons. Cette +différence des armes, jointe à la discipline, avait rendu les Romains +vainqueurs de tant de Peuples, elle fit triompher enfin Charlemagne. + +Le Général de la plupart de ces Peuples était ce fameux Vitiking, dont on +fait aujourd'hui descendre les principales Maisons de l'Empire; Homme tel +qu'Arminius, mais qui eut enfin plus de faiblesse. Charles prend d'abord +la fameuse Bourgade d'Eresbourg; car ce lieu ne méritait ni le nom de +Ville, ni celui de Forteresse. Il fait égorger les habitants. Il y pille +et rase ensuite le principal Temple du Pays, élevé autrefois au Dieu +_Tanfana_, Principe universel, et dédié alors au Dieu Irminsul; Temple +révéré en Saxe comme celui de Sion chez les Juifs. On y massacra les +Prêtres sur les débris de l'Idole renversée. On pénétra jusqu'au Weser +avec l'armée victorieuse. Tous ces Cantons se soumirent. Charlemagne +voulut les lier à son joug par le Christianisme, tandis qu'il court +à l'autre bout de ses États à d'autres conquêtes, il leur laisse des +Missionnaires pour les persuader, et des soldats pour les forcer. Presque +tous ceux qui habitaient vers le Weser, se trouvèrent en un an Chrétiens +et esclaves. + +Vitiking retiré chez les Danois qui tremblaient déjà pour leur liberté +et pour leurs Dieux, revient au bout de quelques années. Il ranime ses +compatriotes, il les rassemble. Il trouve dans Brème, Capitale du Pays +qui porte ce nom, un Évêque, une Église, et ses Saxons désespérés, qu'on +traîne à des autels nouveaux. Il chasse l'Évêque, qui a le temps de fuir +et de s'embarquer. Il détruit le Christianisme, qu'on n'avait embrassé +que par la force. Il vient jusqu'auprès du Rhin suivi d'une multitude de +Germains. Il bat les Lieutenants de Charlemagne. + +Ce Prince accourt. Il défait à son tour Vitiking, mais il traite de +révolte cet effort courageux de liberté. Il demande aux Saxons tremblants +qu'on lui livre leur Général, et sur la nouvelle qu'ils l'ont laissé +retourner en Danemark, il fait massacrer 4500 prisonniers au bord de la +petite Rivière d'Aire. Si ces prisonniers avaient été des sujets rebelles, +un tel châtiment aurait été une sévérité horrible; mais traiter ainsi +des hommes qui combattaient pour leur liberté et pour leurs lois, c'est +l'action d'un Brigand, que d'illustres succès et des qualités brillantes +ont d'ailleurs fait Grand-homme. + +Il fallut encore trois victoires avant d'accabler ces Peuples sous le +joug. Enfin le sang cimenta le Christianisme et la Servitude. Vitiking +lui-même lassé de ses malheurs fut obligé de recevoir le baptême, et de +vivre désormais tributaire de son Vainqueur. Le Roi pour mieux s'assurer +du Pays, transporta des Colonies Saxonnes jusqu'en Italie, et établit des +Colonies de Francs dans les terres des vaincus, mais il joignit à cette +politique sage la cruauté de faire poignarder par des espions les Saxons +qui voulaient retourner à leur culte. Souvent les Conquérants ne sont +cruels que dans la guerre. La paix amène des mÅ“urs et des lois plus +douces. Charlemagne au contraire fit des lois qui tenaient de l'inhumanité +de ses conquêtes. + +Ayant vu comment ce Conquérant traita les Allemands idolâtres, voyons +comment il se conduisit avec les Mahométans d'Espagne. Il arrivait déjà +parmi eux ce qu'on vit bientôt après, en Allemagne, en France et en +Italie. Les Gouverneurs se rendaient indépendants. Les Émirs de Barcelone +et ceux de Saragosse s'étaient mis sous la protection de Pépin. L'Émir de +Saragosse en 778 vient jusqu'à Paderborne prier Charlemagne de le soutenir +contre son Souverain. Le Prince Français prit le parti de ce Musulman, +mais il se donna bien garde de le faire Chrétien. D'autres intérêts, +d'autres soins. Il s'allie avec des Sarrasins contre des Sarrasins; mais +après quelques avantages sur les frontières d'Espagne, son arrière-garde +est défaite à Roncevaux, vers les montagnes des Pyrénées par les Chrétiens +mêmes de ces montagnes, mêlés aux Musulmans. C'est là que périt Roland son +neveu. Ce malheur est l'origine de ces fables qu'un Moine écrivit au IIe +Siècle, sous le nom de l'Archevêque Turpin, et qu'ensuite l'imagination de +l'Arioste a embellies. On ne sait point en quel temps Charles essuya cette +disgrâce, et on ne voit point qu'il ait tiré vengeance de sa défaite. +Content d'assurer ses frontières contre des ennemis trop aguerris, il +n'embrasse que ce qu'il peut retenir, et règle son ambition sur les +conjonctures qui la favorisent. + +C'est à Rome et à l'Empire d'Occident que cette ambition aspirait. +La puissance des Rois de Lombardie était le seul obstacle; l'Église de +Rome et toutes les Églises sur lesquelles elle influait, les Moines déjà +puissants, les Peuples déjà gouvernés par eux, tout appelait Charlemagne +à l'Empire de Rome. Le Pape Adrien né Romain, homme d'un génie adroit et +ferme, aplanit la route. D'abord il l'engage à répudier la fille du Roi +Lombard Didier, et Charlemagne la répudie après un an de mariage, sans +en donner d'autre raison, sinon qu'elle ne lui plaisait pas. Didier qui +voit cette union fatale du Roi et du Pape contre lui, prend un parti, +courageux. Il veut surprendre Rome et s'assurer de la personne du Pape, +mais l'Évêque habile fait tourner la guerre en négociation. Charles envoie +des Ambassadeurs pour gagner du temps. Enfin il passe les Alpes, une +partie des troupes de Didier l'abandonne. Ce Roi malheureux s'enferme dans +Pavie sa Capitale, Charlemagne l'y assiège au milieu de l'hiver. La Ville +réduite à l'extrémité se rend après un siège de six mois. Didier pour +toute condition obtient la vie. Ainsi finit ce Royaume des Lombards qui +avaient détruit en Italie la puissance Romaine, et qui avaient substitué +leurs lois à celles des Empereurs. Didier le dernier de ces Rois fut +conduit en France dans le Monastère de Corbie, où il vécut et mourut +captif et Moine, tandis que son fils allait inutilement demander des +secours dans Constantinople à ce fantôme d'Empire Romain détruit en +Occident par ses ancêtres. Il faut remarquer que Didier ne fut pas le +seul Souverain que Charlemagne enferma, il traita ainsi un Duc de Bavière +et ses enfants. + +Charlemagne n'osait pas encore se faire Souverain de Rome. Il ne prit que +le titre de Roi d'Italie, tel que le portaient les Lombards. Il se fit +couronner comme eux dans Pavie d'une couronne de fer qu'on garde encore +dans la petite Ville de Monza. La justice s'administrait toujours à +Rome au nom de l'Empereur Grec. Les Papes même recevaient de lui la +confirmation de leur élection. Charlemagne prenait seulement ainsi que +Pépin le titre de _Patrice_, que Théodoric et Attila avaient aussi daigné +prendre; ainsi ce nom d'Empereur, qui dans son origine ne désignait qu'un +Général d'armée, signifiait encore le Maître de l'Orient et de l'Occident. +Tout vain qu'il était, on le respectait, on craignait de l'usurper, on +n'affectait que celui de _Patrice_, qui autrefois voulait dire Sénateur +Romain. + +Les Papes déjà très puissants dans l'Église, très-grands Seigneurs à Rome +et Princes temporels dans un petit Pays, n'avaient dans Rome même qu'une +autorité précaire et chancelante. Le Préfet, le Peuple, le Sénat, dont +l'ombre subsistait, s'élevaient souvent contre eux. Les inimitiés des +familles qui prétendaient au Pontificat, remplissaient Rome de confusion. + +Les deux neveux d'Adrien conspirèrent contre Léon III son successeur, +élu Pape selon l'usage par le Peuple et le Clergé Romain. Ils l'accusent +de beaucoup de crimes, ils animent les Romains contre lui: on traîne en +prison, on accable de coups à Rome celui qui était si respecté partout +ailleurs. Il s'évade, il vient se jeter aux genoux du Patrice Charlemagne +à Paderborne. Ce Prince qui agissait déjà en maître absolu, le renvoya +avec une escorte et des Commissaires pour le juger. Ils avaient ordre +de le trouver innocent. Enfin Charlemagne, maître de l'Italie comme de +l'Allemagne et de la France, juge du Pape, arbitre de l'Europe vient à +Rome en 801. Il se fait reconnaître et couronner Empereur d'Occident, +titre qui était éteint depuis près de 500 années. + +Alors régnait en Orient cette Impératrice Irène, fameuse par son courage +et par ses crimes, qui avait fait mourir son fils unique, après lui avoir +arraché les yeux. Elle eût voulu prendre Charlemagne; mais trop faible +pour lui faire la guerre, elle voulut l'épouser et réunir ainsi les deux +Empires. Tandis qu'on ménageait ce mariage, une révolution chassa Irène +d'un trône qui lui avait tant coûté. Charles n'eut donc que l'Empire +d'Occident. Il ne posséda presque rien dans les Espagnes; car il ne faut +pas compter pour domaine le vain hommage de quelques Sarrasins. Il n'avait +rien sur les côtes d'Afrique, tout le reste était sous sa domination. + +S'il eût fait de Rome sa Capitale, si ses Successeurs y eussent fixé +leur principal séjour, et surtout si l'usage de partager ses États à ses +enfants n'eût point prévalu chez les Barbares, il est vraisemblable qu'on +eût vu renaître l'Empire Romain. Tout concourut depuis à démembrer ce +vaste corps, que la valeur et la fortune de Charlemagne avait formé, mais +rien n'y contribua plus que ses descendants. + +Il n'avait point de Capitale, seulement Aix-la-Chapelle était le séjour +qui lui plaisait le plus. Ce fut-là qu'il donna des audiences avec +le faste le plus imposant aux Ambassadeurs des Califes et à ceux de +Constantinople. D'ailleurs il était toujours en guerre ou en voyage, ainsi +que vécut Charlequint longtemps après lui. Il partagea ses États et même +de son vivant, comme tous les Rois de ce temps-là . + +Mais enfin quand de ses fils qu'il avait désignés pour régner, il n'y +resta plus que ce Louis si connu sous le nom de _Débonnaire_, auquel il +avait déjà donné le Royaume d'Aquitaine, il l'associa à l'Empire dans +Aix-la-chapelle et lui commanda de prendre lui-même sur l'autel la +Couronne Impériale, pour faire voir au monde que cette Couronne n'était +due qu'à la valeur du Père et au mérite du fils, et comme s'il eût +pressenti qu'un jour les Ministres de l'autel voudraient disposer de ce +diadème. + +Il avait raison de déclarer son fils Empereur de son vivant; car cette +Dignité acquise par la fortune de Charlemagne, n'était point assurée au +fils par le droit d'héritage; mais en laissant l'Empire à Louis, et en +donnant l'Italie à Bernard fils de son fils Pépin, ne déchirait-il pas +lui-même cet Empire qu'il voulait conserver à sa postérité? N'était-ce pas +armer nécessairement ses successeurs les uns contre les autres? Était-il à +présumer que le neveu Roi d'Italie obéirait à son oncle Empereur, ou que +l'Empereur voudrait bien n'être pas le Maître en Italie? + +Il paraît que dans les dispositions de sa famille, il n'agit ni en Roi +ni en Père; Partager les États, est-il d'un sage Conquérant? Et puisqu'il +les partageait, laisser trois autres enfants sans aucun héritage, à la +discrétion de Louis, était-il d'un Père juste? + +Il est vrai qu'on a cru que ces trois enfants ainsi abandonnés, nommés +Drogon, Thierri et Hugues, étaient bâtards; mais on l'a cru sans preuve. +D'ailleurs les enfants des concubines héritaient alors. Le grand Charles +Martel était bâtard, et n'avait point été déshérité. + +Quoi qu'il en soit, Charlemagne mourut en 813, avec la réputation d'un +Empereur aussi heureux qu'Auguste, aussi guerrier qu'Adrien, mais non tel +que les Trajans et les Antonins, auxquels nul Souverain n'a été comparable. + +Il y avait alors en Orient un Prince qui l'égalait en gloire comme en +puissance; c'était le célèbre Calife Aaron Rachild, qui le surpassa +beaucoup en justice, en science, en humanité. + +J'ose presque ajouter à ces deux hommes illustres le Pape Adrien, qui dans +un rang moins élevé, dans une fortune presque privée, et avec des vertus +moins héroïques, montra une prudence à laquelle ses successeurs ont dû +leur agrandissement. + +La curiosité des hommes qui pénètre dans la vie privée des Princes, a +voulu savoir jusqu'au détail de la vie de Charlemagne et au secret de ses +plaisirs. On a écrit qu'il avait poussé l'amour des femmes jusqu'à jouir +de ses propres filles. On en a dit autant d'Auguste: mais qu'importe au +Genre-humain le détail de ces faiblesses, qui n'ont influé en rien sur les +affaires publiques! + +J'envisage son règne par un endroit plus digne de l'attention d'un +citoyen. Les Pays qui composent aujourd'hui la France et l'Allemagne +jusqu'au Rhin, furent tranquilles pendant près de cinquante ans, et +l'Italie pendant treize, depuis l'avènement à l'Empire. Point de +révolution en France, point de calamité pendant ce demi-Siècle, qui par +là est unique. Un bonheur si long ne suffit pas pourtant pour rendre aux +hommes la Politesse et les Arts. La rouille de la Barbarie était trop +forte, et les Âges suivants l'épaissirent encore. + + + + +DES USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE + + +Je m'arrête à cette célèbre époque pour considérer les Usages, les Lois, +la Religion, les MÅ“urs, l'Esprit qui régnaient alors. + +J'examine d'abord l'Art de la guerre, par lequel Charlemagne établit cette +puissance que perdirent ses enfants. + +Je trouve peu de nouveaux règlements, mais une grande fermeté à faire +exécuter les anciens. Voici à peu près les lois en usage, que sa valeur +fit servir à tant de succès, et que sa prudence perfectionna. + +Des Ducs amovibles gouvernaient les Provinces, et levaient les troupes à +peu près comme aujourd'hui les Beglierbeis des Turcs. Ces Ducs avaient été +institués en Italie par Dioclétien. Les Comtes dont l'origine me paraît +du temps de Théodose, commandaient sous les Ducs, et assemblaient les +troupes, chacun dans son Canton. Les Métairies, les Bourgs, les Villages +fournissaient un nombre de soldats proportionné à leurs forces. Douze +Métairies donnaient un cavalier armé d'un casque et d'une cuirasse, les +autres soldats n'en portaient point, mais tous avaient le bouclier carré +long, la hache d'armes, le javelot et l'épée. Ceux qui se servaient de +flèches, étaient obligés d'en avoir au moins douze dans leur carquois. +Leur habit me paraît ressembler à celui des troupes Prussiennes +d'aujourd'hui. La Province qui fournissait la milice, lui distribuait du +blé et les provisions nécessaires pour six mois, le Roi en fournissait +pour le reste de la campagne. On faisait la revue au premier de Mars ou +au premier de Mai. C'est d'ordinaire dans ces temps qu'on tenait les +Parlements. Dans les sièges de Ville on employait le bélier, la baliste, +la tortue, et la plupart des machines des Romains. Les Seigneurs nommés +Barons, leudes richeomes, composaient avec leurs suivants le peu de +cavalerie qu'on voyait alors dans les armées. Les Musulmans d'Afrique +et d'Espagne avaient plus de cavaliers. + +Charles avait des forces navales aux embouchures de toutes les grandes +Rivières de son Empire; avant lui on ne les connaissait pas chez les +Barbares, après lui on les ignora longtemps. Par ce moyen et par la police +guerrière il arrêta ces inondations des peuples du Nord, il les contint +dans leurs climats glacés, mais sous ses faibles descendants ils se +répandirent dans l'Europe. + +Les affaires générales se réglaient dans des assemblées, qui +représentaient la Nation. Sous lui ses Parlements n'avaient d'autre volonté +que celle d'un Maître qui savait commander et persuader. + +Il fit fleurir le Commerce, parce qu'il était le Maître des Mers; +ainsi les Marchands des Côtes de Toscane, et ceux de Marseille allaient +trafiquer à Constantinople chez les Chrétiens et au Port d'Alexandrie chez +les Musulmans, qui les recevaient, et dont ils tiraient les richesses de +l'Asie. + +Venise et Gênes, si puissantes depuis par le Négoce, n'attiraient pas +encore à elles les richesses des Nations; mais Venise commençait à +s'enrichir et à s'agrandir. Rome, Ravenne, Milan, Lyon, Arles, Tours, +avaient beaucoup de Manufactures d'Étoffes de laine. On damasquinait le +Fer à l'exemple de l'Asie. On fabriquait le Verre, mais les Étoffes de +Soie n'étaient tissées dans aucune Ville de l'Empire d'Occident. + +Les Vénitiens commençaient à les tirer de Constantinople, mais ce ne fut +que près de quatre cents ans après Charlemagne que les Princes Normands +établirent à Palerme une Manufacture de Soie. Le Linge était peu commun. +Saint Boniface dans une Lettre à un Évêque d'Allemagne, lui mande qu'il +lui envoie du drap à longs poils pour se laver les pieds. Probablement ce +manque de linge était la cause de toutes ces maladies de la peau, connues +sous le nom de _lèpre_, si générales alors; car les Hôpitaux nommés +_Léproseries_ étaient déjà très nombreux. + +La Monnaie avait à peu près la même valeur que celle de l'Empire Romain +depuis Constantin. Le Sou d'or était le _solidum romanum_. Ce sou d'or +équivalait à quarante deniers d'argent. Ces deniers tantôt plus forts, +tantôt plus faibles, pesaient l'un portant l'autre trente grains. + +Le sou d'or vaudrait aujourd'hui 1740 environ quinze francs, le denier +d'argent trente sous de compte. + +Il faut toujours en lisant les Histoires, se ressouvenir qu'outre ces +monnaies réelles d'or et d'argent, on se servait dans le calcul d'une +autre dénomination. On s'exprimait souvent en monnaie de compte, monnaie +fictive, qui n'était comme aujourd'hui qu'une manière de compter. + +Les Asiatiques et les Grecs comptaient par Mines et par Talens; les +Romains par grands Sesterces, sans qu'il y eût aucune monnaie qui valût un +grand sesterce ou un talent. + +La Livre numéraire du temps de Charlemagne, était réputée le poids d'une +livre d'argent de douze onces. Cette livre se divisait numériquement comme +aujourd'hui en vingt parties. Il y avait à -la-vérité des sous d'argent +semblables à nos écus, dont chacun pesait la 20. ou 22. ou 24. partie +d'une livre de douze onces, et ce sou se divisait comme le nôtre en douze +deniers. Mais Charlemagne ayant ordonné que le sou d'argent serait +précisément la 20. partie de douze onces, on s'accoutuma à regarder dans +les comptes numéraires 20 sous pour une livre. + +Pendant deux Siècles les Monnaies restèrent sur le pied où Charlemagne +les avait mis; mais petit à petit les Rois dans leurs besoins tantôt +chargèrent les sous d'alliage, tantôt en diminuèrent le poids; de sorte +que par un changement qui est presque la honte des Gouvernements de +l'Europe, ce sou qui était autrefois ce qu'est à peu près un écu d'argent, +n'est plus qu'une légère pièce de cuivre avec un 11e d'argent tout au +plus; et la livre qui était le signe représentatif de douze onces d'argent, +n'est plus en France que le signe représentatif de 20 de nos sous +de cuivre. Le Denier qui était la 124. partie d'une livre d'argent, +n'est plus que le tiers de cette vile monnaie qu'on appelle un liard: +supposé donc qu'une Ville de France dût à une autre 120 livres de +rente, c'est-à -dire 1440 onces d'argent du temps de Charlemagne, elle +s'acquitterait aujourd'hui de sa dette en payant ce que nous appelons un +écu de six francs. + +La Livre de compte des Anglais, celle des Hollandais, ont moins varié. +Une Livre sterling d'Angleterre vaut environ 22 francs de France, et une +Livre de compte Hollandaise vaut environ 12 francs de France; ainsi les +Hollandais se sont écartés moins que les Français de la Loi primitive, et +les Anglais encore moins. + +Toutes les fois donc que l'Histoire nous parle de Monnaie sous le nom de +livres, nous n'avons qu'à examiner ce que valait la livre au temps et dans +le Pays dont on parle, et la comparer à la valeur de la nôtre. Nous devons +avoir la même attention en lisant l'Histoire Grecque et Romaine. C'est par +exemple un très-grand embarras pour le Lecteur, d'être obligé de réformer +à chaque page les comptes qui se trouvent dans l'Histoire ancienne d'un +célèbre Professeur de l'Université de Paris, et dans tant d'autres +Auteurs. Quand ils veulent exprimer en Monnaie de France les talens, les +mines, les sesterces, ils se servent toujours de l'évaluation que quelques +Savants ont fait avant la mort du grand Colbert. Mais le Marc de 8 onces, +qui valait sous ce Ministre 26 francs et dix sous, vaut depuis longtemps +49 francs, ce qui fait une différence de près de la moitié. Ces fautes +donnent une idée des forces des anciens Gouvernements, de leur Commerce, +de la paye de leurs Soldats, extrêmement contraire à la vérité. + +Il paraît qu'il y avait alors autant d'argent à peu près en France, +en Italie et vers le Rhin, qu'il y en a aujourd'hui. On n'en peut juger +que par le prix des denrées, et je le trouve presque le même; 24 livres +de pain blanc valaient un denier d'argent par les Capitulaires de +Charlemagne. Ce denier était la 40. partie d'un sou d'or, qui valait +environ 15 francs de notre Monnaie; ainsi la livre de pain revenait à près +de cinq liards, ce qui ne s'éloigne pas du prix ordinaire dans les bonnes +années. + +Dans les Pays Septentrionaux l'argent était beaucoup plus rare, le prix +d'un bÅ“uf fut fixé par exemple à un sou d'or. Nous verrons dans la suite +comment le commerce et les richesses se sont étendues de proche en proche. +En voilà déjà trop pour un abrégé. + + + + +DE LA RELIGION. + + +La querelle des Images est ce qui s'offre de plus singulier en matière +de Religion. Je vois d'abord que l'Impératrice Irène, Tutrice de son +malheureux fils Constantin Porphyrogénète, pour se frayer le chemin à +l'Empire, flatte le Peuple et les Moines, à qui le Culte des Images +proscrit par tant d'Empereurs depuis Léon l'Isaurien plaisait encore. Elle +y était elle-même attachée, parce que son mari les avait eu en horreur. On +avait persuadé à Irène que pour gouverner son mari, il fallait mettre sur +le chevet de son lit les Images de certaines Saintes. La plus ridicule +crédulité entre dans les esprits politiques. L'Empereur son mari en avait +puni les auteurs. Irène après la mort de son mari donne un libre cours à +son goût et à son ambition. Voilà ce qui assemble en 786 le second Concile +de Nicée, septième Concile Å’cuménique, commencé d'abord à Constantinople. +Elle fait élire pour Patriarche un Laïc Secrétaire d'État, nommé Taraise. +Il y avait eu autrefois quelques exemples de Séculiers élevés ainsi à +l'Évêché, sans passer par les autres grades; mais alors cette coutume ne +subsistait plus. + +Ce Patriarche ouvrit le Concile. La conduite du Pape Adrien est +très-remarquable. Il n'anathématise pas ce Secrétaire d'État qui se fait +Patriarche. Il proteste seulement avec modestie dans ses Lettres à Irène +contre le titre de Patriarche Universel, mais il insiste qu'on lui rende +les patrimoines de la Sicile. Il redemande hautement ce peu de bien, +tandis qu'il arrachait ainsi que ses prédécesseurs le domaine utile de +tant de belles Terres données par Pépin et par Charlemagne. Cependant le +Concile Å’cuménique de Nicée, auquel président les Légats du Pape et ce +Ministre Patriarche, rétablit le Culte des Images. + +C'est une chose avouée de tous les sages Critiques, que les Pères de ce +Concile, qui étaient au nombre de 350, y rapportèrent beaucoup de Pièces +évidemment fausses; beaucoup de Miracles, dont le récit n'aurait que +scandalisé dans d'autres temps; beaucoup de Livres apocryphes. Mais ces +Pièces fausses ne firent point de tort aux vraies, sur lesquelles on +décida. + +Mais quand il fallut faire recevoir ce Concile par Charlemagne et par les +Églises de France, quel fut l'embarras du Pape? Charles s'était déclaré +hautement contre les Images. Il venait de faire écrire les Livres qu'on +nomme _Carolins_, dans lesquels ce culte est anathématisé. Il assemblait +en 794 un Concile à Francfort, composé de 300 Évêques ou Abbés tant +d'Italie que de France, qui rejetait d'un consentement unanime le service +et l'adoration des Images. Ce mot équivoque d'adoration était la source de +tous ces différends, car si les hommes définissaient les mots dont ils +se servent, il y aurait moins de dispute, et plus d'un Royaume a été +bouleversé pour un mal-entendu. + +Tandis que le Pape Adrien envoyait en France les Actes du second Concile +de Nicée, il reçoit les Livres Carolins opposés à ce Concile, et +on le presse au nom de Charles de déclarer hérétique l'Empereur de +Constantinople et sa mère. On voit assez par cette conduite de Charles, +qu'il voulait se faire un nouveau droit de l'hérésie prétendue de +l'Empereur, pour lui enlever Rome sous couleur de justice. + +Le Pape partagé entre le Concile de Nicée qu'il adoptait et Charlemagne +qu'il ménageait, prit, me semble, un tempérament politique qui devrait +servir d'exemple dans toutes ces malheureuses disputes qui ont toujours +divisé les Chrétiens. Il explique les Livres Carolins d'une manière +favorable au Concile de Nicée, et par là réfute le Roi sans lui déplaire; +il permet qu'on ne rende point de culte aux Images; ce qui était très +raisonnable chez les Germains à peine sortis de l'Idolâtrie, et chez +les Français grossiers qui avaient peu de Sculpteurs et de Peintres. +Il exhorte en même temps à ne point briser ces mêmes Images. Ainsi il +satisfait tout le monde, et laisse au temps à confirmer ou à abolir un +culte encore douteux. Attentif à ménager les hommes et à faire servir la +Religion à ses intérêts, il écrit à Charlemagne. «Je ne peux déclarer +Irène et son fils hérétiques après le Concile de Nicée, mais je les +déclarerai tels s'ils ne me rendent les biens de Sicile». + +On voit la même prudence de ce Pape dans une dispute encore plus délicate, +et qui seule eût suffi en d'autres temps pour allumer des guerres civiles. +On avait voulu savoir si le St. Esprit procède du Père et du Fils, ou +du Père seulement? Toute l'Église Grecque avait toujours cru qu'il ne +procédait que du Père. Tout l'Empire de Charlemagne croyait la procession +du Père et du Fils. Ces mots du Symbole _qui ex patre filioque procedit_, +étaient sacrés pour les Français, mais ces mêmes mots n'avaient jamais +été adoptés à Rome. On presse de la part de Charlemagne le Pape de le +déclarer. Le Pape répond qu'il est de l'avis du Roi, mais ne change rien +au Symbole de Rome: Il apaise la dispute en ne décidant rien, en laissant +à chacun ses usages. Il traite en un mot les affaires spirituelles en +Prince, et trop de Princes les ont traité en Évêques. + +Dès lors la politique profonde des Papes établissait peu à peu leur +puissance. Ce même Adrien fait paraître adroitement au jour un recueil des +faux Actes connus aujourd'hui sous le nom de _fausses Décretales_. Il ne +se hasarde pas à les donner lui même. C'est un Espagnol nommé Isidore qui +les digère. Ce sont les Évêques Allemands, dont la bonne foi fut trompée, +qui les répandent et les font valoir. Dans ces fausses Décretales on +suppose d'anciens Canons, qui ordonnent qu'on ne tiendra jamais un seul +Concile Provincial sans la permission du Pape; et que toutes les Causes +Ecclésiastiques ressortiront à lui. On y fait parler les successeurs +immédiats des Apôtres. On leur suppose des écrits. Il est vrai que tout +étant de ce mauvais style du VIIe Siècle, tout étant plein de fautes +contre l'Histoire et la Géographie, l'artifice était grossier; mais +c'était des hommes grossiers qu'on trompait. Ces fausses Décretales ont +abusé les hommes pendant huit Siècles; et enfin quand l'erreur a été +reconnue, les usages par elle établis, ont subsisté dans une partie de +l'Église: l'antiquité leur a tenu lieu de vérité. + +Dès ces temps les Évêques d'Occident étaient des Seigneurs temporels, +et possédaient plusieurs Terres en fief, mais aucun n'était Souverain +indépendant. Les Rois de France nommaient aux Évêchés; plus hardis en cela +et plus politiques que les Empereurs des Grecs, et les Rois de Lombardie, +qui se contentaient d'interposer leur autorité dans les élections. + +Les premières Églises Chrétiennes s'étaient gouvernées en Républiques sur +le modèle des Synagogues. Ceux qui présidaient à ces assemblées, avaient +pris insensiblement le titre d'Évêque, d'un mot Grec, dont les Grecs +appelaient les Gouverneurs de leurs Colonies. Les Anciens de ces +assemblées se nommaient Prêtres, qui signifie en Grec _Vieillard_. + +Charlemagne dans sa vieillesse accorda aux Évêques un droit dont son +propre fils devint la victime. Ils firent accroire à ce Prince que dans +le Code rédigé sous Thédose une loi portait que si de deux Séculiers en +procès, l'un prenait un Évêque pour juge, l'autre était obligé de se +soumettre à ce jugement sans en pouvoir appeler. Cette loi qui jamais +n'avait été exécutée, passe chez tous les Critiques pour supposée. Elle a +excité une guerre civile sourde entre les Tribunaux de la Justice et les +Ministres du Sanctuaire, mais comme en ce temps-là tout ce qui n'était +pas Clergé était en Occident d'une ignorance profonde, il faut s'étonner +qu'on n'ait pas donné encore plus d'empire à ceux qui seuls étant un peu +instruits, semblaient seuls mériter de juger les hommes. + +Ainsi que les Évêques disputaient l'autorité aux Séculiers, les Moines +commençaient à la disputer aux Évêques, qui pourtant étaient leurs maîtres +par les Canons. Ces Moines étaient déjà trop riches pour obéir. Cette +célèbre Formule de Marculfe était déjà bien souvent mise en usage, _moi, +pour le repos de mon âme, et pour n'être pas placé après ma mort parmi +les boucs, je donne à tel Monastère, etc_. Elle avait enrichi ceux qui +s'étaient consacrés à la pauvreté. Des Abbés Bénédictins longtemps +avant Charlemagne étaient assez puissants pour se révolter. Un Abbé de +Fontenelle avait osé se mettre à la tête d'un parti contre Charles Martel, +et assembler des troupes. Le Héros fit trancher la tête au Religieux; +exécution juste, qui ne contribue pas peu à toutes ces révélations que +tant de Moines eurent depuis de la damnation de Charles Martel. + +Avant ce temps on voit un Abbé de St. Rémy de Reims[8] et l'Évêque de +cette Ville susciter une guerre civile contre Childebert au VIe Siècle: +crime qui n'appartient qu'aux hommes puissants. + +[Note 8: «Rheims» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +Les Évêques et les Abbés avaient beaucoup d'esclaves. On reproche à l'Abbé +Alewin d'en avoir eu jusqu'à vingt mille. Ce nombre n'est pas incroyable. +Alewin avait trois Abbayes, dont les terres pouvaient être habitées au +moins par vingt mille hommes. Ces esclaves connus sous le nom de _serfs_, +ne pouvaient se marier ni changer de demeure sans la permission de l'Abbé. +Ils étaient obligés de marcher 50 lieues avec leurs charrettes, quand il +l'ordonnait. Ils travaillaient pour lui trois jours de la semaine, et il +partageait tous les fruits de la terre. + +«En France et en Allemagne plus d'un Évêque allait au combat avec ses +serfs. Charlemagne dans une Lettre à une de ses femmes, nommée Frastade, +lui parle d'un Évêque qui a vaillamment combattu auprès de lui, dans une +bataille contre les Avares, Peuples descendus des Scytes, qui habitaient +vers le Pays qu'on nomme à présent l'Autriche. Je vois de son temps 14 +Monastères qui doivent fournir des Soldats; pour peu qu'un Abbé fût +guerrier, rien ne l'empêchait de les conduire lui-même. Il est vrai +qu'en 603 un Parlement se plaignit à Charlemagne du trop grand nombre de +Prêtres qu'on avait tué à la guerre. Il fut défendu alors aux Ministres de +l'Autel d'aller aux combats. Il n'était pas permis de se dire Clerc sans +l'être, de porter la tonsure sans appartenir à un Évêque. De tels Clercs +s'appelaient _acéphales_. On les punissait comme vagabonds. On ignorait +cet état aujourd'hui si commun, qui n'est ni Séculier ni Ecclésiastique. +Le titre d'Abbé, qui signifie Père, n'appartenait qu'aux Chefs des +Monastères. + +Les Abbés avaient dès lors le Bâton Pastoral que portaient les Évêques, +et qui avait été autrefois la marque de la Dignité Pontificale dans Rome +Païenne. Telle était la puissance de ces Abbés sur les Moines, qu'ils +condamnaient quelquefois aux peines afflictives les plus cruelles. Ils +furent les premiers qui prirent le barbare usage des Empereurs Grecs, +de faire brûler les yeux; et il fallut qu'un Concile leur défendît cet +attentat, qu'ils commençaient à regarder comme un droit. + +La Messe était différente de ce qu'elle est aujourd'hui, et plus encore de +ce qu'elle était dans les premiers temps. + +La Confession Auriculaire commençait à s'introduire. Les Évêques exigèrent +d'abord que les Chanoines se confessassent à eux. Les Abbés fournirent +leurs Moines à ce joug, et les Séculiers peu à peu le portèrent. La +Confession publique ne fut jamais en usage dans l'Occident; car lorsque +les Barbares embrassèrent le Christianisme, les abus et les scandales +qu'elle entraînait après elle, l'avaient abolie en Orient, sous le +Patriarche Nectaire, à la fin du IVe Siècle; mais souvent les Pécheurs +publics faisaient des pénitences publiques dans les Églises d'Occident, +surtout en Espagne, où l'invasion des Sarrasins redoublait la ferveur des +Chrétiens humiliés. + +La Religion Chrétienne ne s'était point encore étendue au Nord plus loin +que les conquêtes de Charlemagne. La Scandinavie, le Danemark, qu'on +appelait le _Pays des Normands_, étaient plongés dans une idolâtrie +grossière. Ils adoraient Odin, et ils se figuraient qu'après leur mort le +bonheur de l'homme consistait à boire dans la salle d'Odin de la bière +dans le crâne de ses ennemis. On a encore de leurs anciennes chansons +traduites, qui expriment cette idée. C'était beaucoup pour eux que de +croire une autre Vie. La Pologne n'était ni moins barbare, ni moins +idolâtre. Les Moscovites, plus sauvages que le reste de la grande Tartarie, +en savaient à peine assez pour être Païens; mais tous ces Peuples +vivaient en paix dans leur ignorance: heureux d'être inconnus à +Charlemagne, qui vendait si cher la connaissance du Christianisme! + +Les Anglais commençaient à recevoir la Religion Chrétienne. Elle y avait +été apportée un peu auparavant par Constance Chlore, protecteur secret de +cette Religion alors persécutée. Elle n'y domina point, l'Idolâtrie eut +le dessus encore longtemps. Quelques Missionnaires des Gaules cultivèrent +grossièrement un petit nombre de ces Insulaires. Le fameux Pélage, trop +zélé défenseur de la Nature Humaine, était né en Angleterre; mais il n'y +fut point élevé, et il faut le compter parmi les Romains. + +L'Irlande qu'on appelait _Écosse_ et l'Écosse connue alors sous le nom +d'_Albanie_, ou du _Pays des Pictes_, avait reçu aussi quelques semences +du Christianisme, étouffées toujours par l'idolâtrie, qui dominait. Le +Moine Colombon né en Irlande, était du VIe Siècle; mais il paraît par sa +retraite en France, et par les Monastères qu'il fonda en Bourgogne, qu'il +y avait peu à faire et beaucoup à craindre pour ceux qui cherchaient en +Irlande et en Angleterre de ces établissements riches et tranquilles, +qu'on trouvait ailleurs à l'abri de la Religion. + +Après une extinction presque totale du Christianisme dans l'Angleterre, +l'Écosse et l'Irlande, la tendresse conjugale l'y fit renaître. Etherbert, +un des Rois Barbares Anglo-Saxons de l'Eptarchie d'Angleterre, qui avait +son petit Royaume dans la Province de Kent, où est Cantorbery, voulut +s'allier avec un Roi de France. Il épousa la fille de Chérébert Roi de +Paris. Cette Princesse Chrétienne, qui passa la mer avec un Évêque de +Soissons, disposa son mari à recevoir le baptême, comme Clotilde avait +soumis Clovis. Le Pape Grégoire le Grand envoya Augustin avec d'autres +Moines Romains en 598. Ils firent peu de conversions; car il faut au-moins +entendre la langue du Pays, pour en changer la Religion; mais favorisés +par la Reine ils bâtirent un Monastère. + +Ce fut proprement la Reine qui convertit le petit Royaume de Cantorbery. +Ses sujets Barbares, qui n'avaient point d'opinions, suivirent aisément +l'exemple de leurs Souverains. Cet Augustin n'eut pas de peine à se faire +déclarer Primat par Grégoire le Grand. Il eût voulu même l'être des Gaules; +mais Grégoire lui écrivit qu'il ne pouvait lui donner de juridiction que +sur l'Angleterre. Il fut donc premier Archevêque de Cantorbery, premier +Primat de l'Angleterre. Il donna à l'un de ses Moines le titre d'Évêque +de Londres, à l'autre celui de Rochester. On ne peut mieux comparer ces +Évêchés, qu'à ceux d'Antioche et de Babylone, qu'on appelle Évêques in +_partibus infidelium_. Mais avec le temps, la Hiérarchie d'Angleterre +se forma. Les Monastères surtout étaient très-riches au VIIIe et au IXe +Siècle. Ils mettaient au catalogue des Saints tous les grands Seigneurs +qui leur avaient donné des terres, d'où vient que l'on trouve parmi +leurs Saints de ce temps-là , sept Rois, sept Reines, huit Princes, seize +Princesses. Leurs Chroniques disent que dix Rois et onze Reines finirent +leurs jours dans des Cloîtres; mais il est croyable que ces dix Rois et +ces onze Reines se firent seulement revêtir à leur mort d'habits religieux, +et peut-être porter à leurs dernières maladies dans des Couvents, mais +non pas qu'en effet ils aient en santé renoncé aux affaires publiques, +pour vivre en Cénobites. + + + + +SUITE DES USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE, + +DE LA JUSTICE, DES LOIS ET COUTUMES SINGULIÈRES. + + +La Justice se rendait ordinairement par les Comtes nommés par le Roi. +Ils avaient leurs districts assignés. Ils devaient être instruits des +Lois, qui n'étaient ni si difficiles ni si nombreuses, que les nôtres. +La procédure était simple, chacun plaidait sa cause en France et en +Allemagne. Rome seule et ce qui en dépendait, avait encore retenu beaucoup +de Lois et de formalités de l'Empire Romain. Les Lois Lombardes avaient +lieu dans le reste de l'Italie citérieure. + +Chaque Comte avait sous lui un Lieutenant, nommé _Viguier_, sept +Assesseurs, _Scabini_, et un Greffier, _Notarius_. Les Comtes publiaient +dans leur juridiction l'ordre des marches pour la guerre, enrôlaient les +soldats sous des Centeniers, les menaient aux rendez-vous, et laissaient +alors leurs Lieutenants faire les fonctions de Juge. + +Les Rois envoyaient des Commissaires avec Lettres expresses, _missi +Dominici_, qui examinaient la conduite des Comtes. Ni ces Commissaires, ni +ces Comtes ne condamnaient presque jamais à la mort, ni à aucun supplice; +car si on en excepte la Saxe, où Charlemagne fit des Lois de sang, presque +les délits se rachetaient dans le reste de son Empire. Le seul crime de +rébellion était puni de mort, et les Rois s'en réservaient le jugement. La +Loi Salique, celle des Lombards, celle de Ripuaires, avaient évalué à prix +d'argent la plupart des autres attentats. + +Leur Jurisprudence qui paraît humaine, était en effet plus cruelle que +la nôtre. Elle laissait la liberté de mal faire à quiconque pouvait la +payer. La plus douce loi est celle qui mettant le frein le plus terrible +à l'iniquité, prévient ainsi le plus de crimes. + +Par les anciennes _Lois Ripuaires_ rédigées sous Théodoric, et depuis sous +le Roi des Francs Dagobert, il en coûtait cent sous pour avoir coupé une +oreille à un homme, et si la surdité ne suivait pas, on était quitte pour +cinquante sous. + +Le troisième Chapitre de la _Loi Ripuaire_ permettait au meurtrier d'un +Évêque de racheter son crime avec autant d'or qu'en pouvait peser une +tunique de plomb, de la hauteur du coupable, et d'une épaisseur déterminée. + +La _Loi Salique_ remise en vigueur sous Charlemagne, fixe le prix de la +vie d'un Évêque à neuf cents sous d'or. + +On donnait la question, mais seulement aux esclaves; et celui qui avait +fait mourir dans les tourments de la question l'esclave innocent d'un +autre Maître, était obligé de lui en donner deux pour toute satisfaction. + +Charlemagne qui corrigea les _Lois Saliques_ et _Lombardes_, ne fit que +hausser le prix des crimes. Ils étaient tous spécifiés. On distinguait ce +que valait un coup qui avait ôté seulement un os de la tête, d'avec un +coup qui laissait voir la cervelle. + +Je trouve qu'une Sorcière convaincue d'avoir mangé de la chair humaine, +était condamnée à deux cents sous: et cet article est un témoignage bien +humiliant pour la Nature Humaine. + +Il en coûtait sept cents sous pour le meurtre d'une Femme grosse, deux +cents pour celui d'une Fille non encore adulte. + +Tous les outrages à la pudicité avaient aussi leurs prix fixes. Le rapt +d'une Femme non mariée ne valait que deux cents sous. Si on avait violé +une Fille sur le grand-chemin on ne payait que quarante sous, et on +la rendait à son Maître. De ces lois barbares la plus sévère était +précisément celle qui devait être la plus douce. Charlemagne lui-même au +VIe Livre de ses _Capitulaires_, dit que d'épouser sa Comère est un crime +digne de mort, et qui ne peut se racheter qu'en passant toute sa vie en +pèlerinage. + +Parmi ces _Lois Saliques_, il s'en trouve une qui marque bien expressément +dans quel mépris étaient tombés les Romains chez les Peuples barbares. +Le Franc qui avait tué un Citoyen Romain, ne payait que mille cinquante +deniers, et le Romain payait pour le sang d'un Franc deux mille cinq cents +deniers. + +Dans les Causes criminelles indécises, on se purgeait par serment. Il +fallait non seulement que la partie accusée jurât, mais elle était obligée +de produire un certain nombre de témoins qui juraient avec elle. Quand les +deux parties opposaient serment à serment, on permettait quelquefois le +combat, mais ce combat n'était point ce qu'on appela depuis _combat à +outrance_. + +Ces combats étaient appelés, comme on sait, _le jugement de Dieu_; +c'est aussi le nom qu'on donnait à une des plus déplorables folies de ce +Gouvernement barbare. Les accusés étaient fournis à l'épreuve de l'eau +froide, de l'eau bouillante, ou du fer ardent. Le célèbre Étienne Baluze +a rassemblé toutes les anciennes cérémonies de ces épreuves. Elles +commençaient par la Messe, on y communiait l'accusé. On bénissait l'eau +froide, on l'exorcisait. Ensuite l'accusé était jeté, garrotté, dans +l'eau. S'il tombait au fond, il était réputé innocent. S'il surnageait, il +était jugé coupable. Mr. de Fleury dans son _Histoire Ecclésiastique_ dit +que c'était une manière sûre de ne trouver personne criminel. J'ose croire +que c'était une manière de faire périr beaucoup d'innocents. Il y a bien +des gens qui ont la poitrine assez large et les poumons assez légers, pour +ne point enfoncer, lorsqu'une grosse corde qui les lie avec plusieurs +tours, fait avec leur corps un volume moins pesant qu'une pareille +quantité d'eau. Cette malheureuse coutume, proscrite depuis dans les +grandes Villes, s'est conservée jusqu'à nos jours dans beaucoup de +Provinces. On y a très-souvent assujetti même par sentence de Juge, ceux +qu'on faisait passer pour Sorciers: car rien ne dure si longtemps que la +Superstition, et il en a coûté la vie à plus d'un malheureux. + +Le jugement de Dieu par l'eau chaude s'exécutait en faisant plonger le +bras nu de l'accusé dans une cuve d'eau bouillante. Il fallait prendre +au fond de la cuve un anneau béni. Le Juge en présence des Prêtres et du +Peuple enfermait dans un sac le bras du patient, scellait le sac de son +cachet, et si trois jours après il ne paraissait sur le bras aucune marque +de brûlure, l'innocence était reconnue. + +Tous les Historiens rapportent l'exemple de la Reine Teutberge, bru de +l'Empereur Lothaire petit-fils de Charlemagne, accusée d'avoir commis un +inceste avec son frère Moine et Sous-diacre. Elle nomma un champion qui se +soumit pour elle à l'épreuve de l'eau bouillante, en présence d'une Cour +nombreuse. Il prit l'anneau béni sans se brûler. Plusieurs hommes crédules, +fondés sur de telles histoires, pensent qu'il y a des secrets qui peuvent +rendre la peau insensible à l'action de l'eau bouillante; mais il n'y en a +aucun; et tout ce qu'on peut dire sur cette aventure, et sur toutes celles +qui lui ressemblent, c'est qu'elles ne sont pas vraies, ou que les Juges +fermaient les yeux sur les artifices dont on se servait, pour faire croire +qu'on plongeait la main dans l'eau chaude, car on pouvait aisément faire +une cuve à double fond, l'air échauffé pouvait par des tuyaux soulever +l'eau à peine tiède et la faire paraître bouillante. Il y a bien des +manières de tromper, mais aucune d'être invulnérable. + +La troisième épreuve était celle d'une barre de fer ardent, qu'il fallait +porter dans la main l'espace de neuf pas. Il était plus difficile de +tromper dans cette épreuve que dans les autres, aussi je ne vois personne +qui s'y soit soumis dans ces Siècles grossiers. + +À l'égard des Lois Civiles, voici ce qui me paraît de plus remarquable. Un +homme qui n'avait point d'enfants, pouvait en adopter. Les époux pouvaient +se répudier en Justice, et après le divorce il leur était permis de passer +à d'autres noces. Nous avons dans Marculfe le détail de ces lois. + +Mais ce qui paraîtra peut-être plus étonnant, et ce qui n'en est pas moins +vrai, c'est qu'au Livre II de ces Formules de Marculfe, on trouve que +rien n'était plus permis ni plus commun que de déroger à cette fameuse +_Loi Salique_, par laquelle les Filles n'héritaient pas. On amenait sa +fille devant le Comte ou le Commissaire, et on disait «ma chère fille, un +usage ancien et impie ôte parmi nous toute portion paternelle aux filles, +mais ayant considéré cette impiété, j'ai vu que, comme vous m'avez été +donnés tous de Dieu également, je dois vous aimer de même; ainsi, ma chère +fille, je veux que vous héritiez par portion égale avec vos frères dans +toutes mes Terres, etc.» + +On ne connaissait point chez les Francs qui vivaient suivant la _Loi +Salique et Ripuaire_, cette distinction de Nobles et de Roturiers, de +Nobles de nom et d'armes, et de Nobles _ab avo_ ou gens vivant noblement. +Il n'y avait que deux ordres de Citoyens, les Libres et les Serfs, à peu +près comme aujourd'hui dans les Empires Mahométans et à la Chine. + + + + +LOUIS LE DÉBONNAIRE. + + +L'Histoire des grands évènements de ce Monde n'est guère que l'Histoire +des crimes. Je ne vois point de Siècle que l'ambition des Séculiers et des +Ecclésiastiques n'ait rempli d'horreurs. + +À peine Charlemagne est-il au tombeau, qu'une guerre civile désole sa +Famille et l'Empire. + +Les Archevêques de Milan et de Crémone allumèrent les premiers feux. +Leur prétexte est que Bernard, Roi d'Italie, est le Chef de la Maison +Carolingienne[9], le fils de l'aîné de Charlemagne. On voit assez la +véritable raison dans cette fureur de remuer et dans cette frénésie +d'ambition, qui s'autorise toujours des lois même faites pour la réprimer. +Un Évêque d'Orléans entre dans leurs intrigues, l'oncle et le neveu lèvent +des armées. On est prêt d'en venir aux mains à Châlons sur Saône, mais +le parti de l'Empereur gagne par argent et par promesses la moitié de +l'armée d'Italie. On négocie, c'est-à -dire on veut tromper. Le Roi est +assez imprudent pour venir dans le camp de son oncle. Louis qu'on a nommé +_le Débonnaire_, parce qu'il était faible, et qui fut cruel par faiblesse, +fait crever les yeux à son neveu, qui lui demandait grâce à genoux. Le +malheureux Roi meurt dans les tourments du corps et de l'esprit, trois +jours après cette exécution cruelle. Alors Louis fait tondre et enfermer +dans un Monastère ses trois frères, dans la crainte qu'un jour le sang de +Charlemagne, trop respecté en eux, ne suscitât des guerres. Ce ne fut pas +tout. L'empereur fait arrêter tous les partisans de Bernard, que ce Roi +avait nommés sous l'espoir de sa grâce. Ils éprouvent le même supplice que +le Roi. Les Ecclésiastiques sont exceptés de la sentence. On les épargne, +eux qui étaient les auteurs de la guerre. La déposition ou l'exil sont +leur seul châtiment. Louis ménageait l'Église, et l'Église fit bientôt +sentir qu'il faut être ferme pour être respecté. + +[Note 9: «Carlovingienne» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +Dès l'an 817 Louis avait suivi le mauvais exemple de son père, en donnant +des Royaumes à ses enfants; et n'ayant ni le courage d'esprit de son père, +ni l'autorité que ce courage donne, il s'exposait à l'ingratitude. Oncle +barbare et frère trop dur, il fut un père trop facile. + +Ayant associé à l'Empire son fils aîné, Lothaire, donné l'Aquitaine au +second nommé Pépin, la Bavière à Louis son troisième fils, il lui restait +un jeune enfant d'une nouvelle femme. C'est ce Charles le Chauve, qui fut +depuis Empereur. Il voulut après le partage, ne pas laisser sans État cet +enfant d'une femme qu'il aimait. + +Une des sources du malheur de Louis le Débonnaire, et de tant de désastres +plus grands qui depuis ont affligé l'Europe, fut cet abus qui commençait à +naître, d'accorder de la puissance dans le monde à ceux qui ont renoncé au +monde. + +Cette scène mémorable commença par un Moine nommé Vala: c'était un de +ces hommes qui prennent la dureté pour la vertu, et l'opiniâtreté pour +la confiance; qui fiers d'une dévotion mal entendue se croient en droit +d'éclater avec scandale contre des abus moins grands que celui qui leur +laisse cette liberté; et qui factieux par zèle pensent remplir leur devoir +en faisant le mal avec un air de Christianisme. + +Dans un Parlement tenu en 823 à Aix-la-chapelle, Parlement où étaient +entrés les Abbés, parce qu'ils étaient Seigneurs de grandes Terres, ce +Vala reproche publiquement à l'Empereur tous les désordres de l'État: +«c'est vous, lui dit-il, qui en êtes coupable». Il parle ensuite en +particulier à chaque membre du Parlement avec plus de sédition. Il ose +accuser l'Impératrice Judith d'adultère. Il veut prévenir et empêcher les +dons que l'Empereur veut faire à ce fils, qu'il a eu de l'Impératrice. Il +déshonore et trouble la Famille Royale, et par conséquent l'État, sous +prétexte du bien de l'État même. + +Enfin l'Empereur irrité renvoie Vala dans son Monastère, dont il n'eût +jamais dû sortir. Il se résout pour satisfaire sa femme, à donner à son +fils une petite partie de l'Allemagne vers le Rhin, le Pays des Suisses et +la Franche-Comté. + +Si dans l'Europe les Lois avaient été fondées sur la puissance paternelle; +si les esprits eussent été pénétrés de la nécessité du respect filial +comme du premier de tous les devoirs, ainsi que je l'ai remarqué de la +Chine; les trois enfants de l'Empereur, qui avaient reçu de lui des +couronnes, ne se seraient point révolté contre leur père, qui donnait un +héritage à un enfant du second lit. + +D'abord ils se plaignirent: aussitôt le Moine de Corbie se joint à l'Abbé +de Saint Denis, plus factieux encore, et qui ayant les Abbayes de Saint +Médard, de Soissons et de Saint-Germain-des-Prés[10], pouvait lever des +troupes, et en leva ensuite. Les Évêques de Vienne, de Lyon, d'Amiens, +unis à ces Moines, poussent les Princes à la guerre civile, en déclarant +rebelles à Dieu, à l'Église, ceux qui ne seront pas de leur parti. En vain +Louis le Débonnaire, au lieu d'assembler des armées, convoque quatre +Conciles, dans lesquels on fait de bonnes et d'inutiles lois. Ses trois +fils prennent les armes. C'est, je crois, la première fois qu'on a vu +trois enfants soulevés ensemble contre leur père. L'Empereur arme à la +fin. On voit deux camps remplis d'Évêques, d'Abbés et de Moines. Mais du +côté des Princes est le Pape Grégoire IV dont le nom donne un grand poids +à leur parti. C'était déjà l'intérêt des Papes d'abaisser les Empereurs. +Déjà un Étienne, prédécesseur de Grégoire, s'était installé dans la Chaire +Pontificale sans l'agrément de Louis le Débonnaire. Brouiller le père avec +les enfants, semblait le moyen de s'agrandir sur leurs ruines. Le Pape +Grégoire vient donc en France, et menace l'Empereur de l'excommunier. +Cette cérémonie d'excommunication n'emportait pas encore l'idée qu'on +voulut lui attacher depuis. On n'osait pas prétendre qu'un excommunié dût +être privé de ses biens par la seule excommunication. Mais on croyait +rendre un homme exécrable, et rompre par ce glaive tous les liens qui +peuvent attacher les hommes à lui. + +[Note 10: «Saint Germain des-prez» dans l'édition originale de Jean +Neaulme (1753).] + +Les Évêques du parti de l'Empereur se servirent de leur droit, et font +dire courageusement à l'Évêque, SI EXCOMMUNICATURUS VENIET, EXCOMMUNICATUS +ABIBIT, _S'il vient pour excommunier, il retournera excommunié lui-même_. +Ils lui écrivent avec fermeté, en le traitant à -la-vérité de Pape, mais en +même temps de Frère. Grégoire plus fier encore leur mande «le terme de +Frère sent trop l'égalité, tenez-vous en à celui de Pape, reconnaissez ma +supériorité, sachez que l'autorité de ma chaire est au-dessus de celle du +trône de Louis». Enfin il élude dans cette Lettre le serment qu'il a fait +à l'Empereur son Maître. + +Au milieu de cette guerre on négocie. La supériorité devait donc être du +côté du Pape. Il était Prêtre et Italien, Louis était faible. Le Pontife +le va trouver dans son camp. Il y a le même avantage que Louis avait +autrefois sur Bernard. Il séduit ses troupes. À peine le Pape est-il sorti +du camp, que la nuit même la moitié des Troupes Impériales passe du côté +de Lothaire son fils. Cette désertion arriva près de Bâle, et la Plaine où +le Pape avait négocié, s'appelle encore le _Champ du mensonge_. Alors le +Monarque malheureux se rend prisonnier à ses fils rebelles, avec sa femme +Judith, objet de leur haine. Il leur livre son fils Charles âgé de dix ans, +prétexte innocent de la guerre. Dans des temps plus barbares, comme sous +Clovis et ses enfants, ou dans des Pays tel que Constantinople, je ne +serais point surpris qu'on eût fait périr Judith et son fils, et même +l'Empereur. Les Vainqueurs se contentèrent de faire raser l'Impératrice, +de la mettre en prison en Lombardie, de renfermer le jeune Charles dans le +Couvent de Prum, au milieu de la Forêt des Ardennes, et de détrôner leur +père. Il me semble, qu'en lisant le désastre de ce père trop bon, on +ressent au moins une satisfaction secrète, quand on voit que ses fils ne +furent guère moins ingrats envers cet Abbé Vala, le premier auteur de ces +troubles, et envers le Pape qui les avait si bien soutenus. On voit avec +plaisir le Pape retourner à Rome, méprisé des Vainqueurs, et Vala se +renfermer dans un Monastère en Italie. + +Lothaire d'autant plus coupable qu'il était associé à l'Empire, traîne +son père prisonnier à Compiègne. Il y avait alors un abus funeste, +introduit dans l'Église, qui défendait de porter les armes et d'exercer +les fonctions civiles pendant le temps de la pénitence publique. +Ces pénitences étaient rares, et ne tombaient guère que sur quelques +malheureux de la lie du peuple. On résolut de faire subir à l'Empereur ce +supplice infamant, sous le voile d'une humiliation Chrétienne et +volontaire, et de lui imposer une pénitence perpétuelle, qui le +dégraderait pour toujours. + +Louis est intimidé. Il a la lâcheté de condescendre à cette proposition +qu'on a la hardiesse de lui faire. Un Archevêque de Reims, nommé Elbon, +tiré de la condition servile, malgré les lois élevé à cette dignité +par Louis même, dépose ainsi son Souverain et son bienfaiteur. On fait +comparaître le Souverain entouré de trente Évêques, de Chanoines, de +Moines, dans l'Église de Notre Dame de Soissons. Lothaire son fils présent +y jouit de l'humiliation de son père. On fait étendre un cilice devant +l'autel. L'Archevêque ordonne à l'Empereur d'ôter son baudrier, son épée, +son habit, et de se prosterner sur ce cilice. Louis le visage contre terre, +demande lui-même la pénitence publique, qu'il ne méritait que trop en s'y +soumettant. L'Archevêque le force de lire à haute voix un papier, dans +lequel il s'accuse de sacrilège et d'homicide. Le malheureux lit posément +la liste de ses crimes, parmi lesquels il est spécifié qu'il avait fait +marcher ses troupes en Carême, et indiqué un Parlement un Jeudi Saint. +On dresse un procès verbal de toute cette action: monument encore +subsistant d'insolence et de bassesse. Dans ce procès verbal on ne daigne +pas seulement nommer Louis du nom d'Empereur: il y est appelé DOMINUS +LUDOVICUS, _noble homme, vénérable homme_. + +Louis fut enfermé un an dans une cellule du Couvent de Saint Médard de +Soissons, vêtu du sac de pénitent, sans domestiques, sans consolation, +mort pour le reste du monde. S'il n'avait eu qu'un fils, il était perdu +pour toujours; mais ses trois enfants disputant ses dépouilles, leur +désunion rendit au père sa liberté et sa couronne. + +En 834, transféré à Saint Denis, deux de ses fils, Louis et Pépin, vinrent +le rétablir, et remettre entre ses bras sa femme et son fils Charles. + +En 835, l'Assemblée de Soissons est anathématisée par une autre à +Thionville; mais il n'en coûta à l'Archevêque de Reims que la perte de +son Siège, encore fut-il jugé déposé dans la Sacristie. L'Empereur l'avait +été en public aux pieds de l'Autel. Quelques Évêques furent déposés aussi. +L'Empereur ne put ou n'osa les punir davantage. + +Bientôt après un de ces mêmes enfants qui l'avaient rétabli, Louis de +Bavière, se révolta encore. Le malheureux père mourut de chagrin dans une +tente auprès de Mayence, en disant, _Je pardonne à Louis, mais qu'il sache +qu'il m'a donné la mort_. (20 Juin 840) + +Il confirma solennellement par son testament la donation de Pépin et de +Charlemagne à l'Église de Rome. Il y ajouta la Corse, la Sardaigne et la +Sicile. Dons inutiles autant que pieux: les Mahométans, comme je le dirai, +envahissaient déjà ces Provinces. + +Les présents de l'Istrie, de Bénévent, du Territoire de Venise, faits +par Charlemagne, n'ont pas eu plus d'effet. Ils étaient occupés par des +Seigneurs particuliers, qui s'en disputaient la propriété. C'était en +effet donner aux Papes des Terres à conquérir. + + + + +ÉTAT DE L'EUROPE APRÈS LA MORT DE LOUIS LE DÉBONNAIRE. + + +Bientôt après la mort du fils de Charlemagne son Empire éprouva ce qui +était arrivé à celui d'Alexandre, et que nous verrons bientôt être la +destinée de celui des Califes. Fondé avec précipitation, il s'écroula de +même, les guerres intestines le divisèrent. + +Il n'est pas surprenant que des Princes qui avaient détrôné leur père, +se soient voulu exterminer l'un l'autre. C'était à qui dépouillerait son +frère. Lothaire, Empereur, voulait tout. Charles le Chauve Roi de France +et Louis Roi de Bavière s'unissent contre lui. + +En 841, un fils de Pépin, ce Roi d'Aquitaine fils du Débonnaire, et devenu +Roi après la mort de son père, se joint à Lothaire. Ils désolent l'Empire, +ils l'épuisent de soldats. + +Enfin deux Rois contre deux Rois, dont trois sont frères, et dont l'autre +est leur neveu, se livrent une bataille à Fontenay dans l'Auxerrois, dont +l'horreur est digne de guerres civiles. (842) + +Plusieurs Auteurs assurent qu'il y périt cent mille hommes. Il est vrai +que ces Auteurs ne sont pas contemporains, et que du moins il est permis +de douter que tant de sang ait été répandu. L'Empereur Lothaire fut +vaincu. Il donna alors au monde l'exemple d'une politique toute contraire +à celle de Charlemagne. + +Le Vainqueur des Saxons les avait assujettis au Christianisme comme à un +frein nécessaire. Quelques révoltes et de fréquents retours à leur culte +avaient marqué leur horreur pour une Religion qu'ils regardaient comme +leur châtiment. Lothaire pour se les attacher, leur donne une liberté +entière de conscience. La moitié du Pays redevint idolâtre, mais fidèle +à son Roi. Cette conduite et celle de Charlemagne son grand-père, firent +voir aux hommes combien diversement les Princes plient la Religion à leurs +intérêts. + +Les disgrâces de Lothaire en fournirent un autre exemple: ses deux frères, +Charles le Chauve et Louis de Bavière, assemblèrent un Concile d'Évêques +et d'Abbés à Aix-la-chapelle. (842) + +Ces Prélats d'un commun accord déclarèrent Lothaire déchu de son droit à +la couronne, et ses sujets déliés du serment de fidélité: _promettez-vous +de mieux gouverner que lui?_ disent-ils aux deux frères Charles et Louis: +_nous le promettons_, répondirent les deux Rois: _et nous_, dit l'Évêque +qui présidait, _nous vous permettons par l'autorité divine, et nous vous +commandons de régner à sa place_. + +En voyant les Évêques ainsi donner les couronnes, on se tromperait, si +on croyait qu'ils fussent alors tels que des Électeurs de l'Empire. Ils +étaient puissants à -la-vérité, mais aucun n'était Souverain. L'autorité de +leur caractère et le respect des peuples étaient des instruments dont les +Rois se servaient à leur gré. Il y avait dans ces Ecclésiastiques bien +plus de faiblesse que de grandeur à décider ainsi du droit des Rois +suivant les ordres du plus fort. + +On ne doit pas être surpris, que quelques années après un Archevêque de +Sens avec vingt autres Évêques ait osé dans des conjonctures pareilles +déposer Charles le Chauve, Roi de France. (859) + +Cet attentat fut commis pour plaire à Louis de Bavière. Ces Monarques, +aussi méchants Rois que frères dénaturés, ne pouvant se faire périr l'un +l'autre, se faisaient anathématiser tour à tour; mais ce qui surprend, +c'est ce que ce même Charles le Chauve exprime dans un Écrit qu'il daigna +publier contre l'Archevêque de Sens: _au moins cet Archevêque ne devait +pas me déposer avant que j'eusse comparu devant les Évêques qui m'avaient +sacré Roi: il fallait qu'auparavant j'eusse subi leur jugement, ayant +toujours été prêt à me soumettre à leurs corrections paternelles et à leur +châtiment_. La race de Charlemagne réduite à parler ainsi, marchait +visiblement à sa ruine. + +Je reviens à Lothaire, qui avait toujours un grand parti en Germanie, et +qui était maître paisible en Italie. Il passe les Alpes, fait couronner +son fils Louis, qui vient juger dans Rome le Pape Sergius II. (844) + +Le Pontife comparaît, répond juridiquement aux accusations d'un Évêque +de Metz, se justifie, et prête ensuite serment de fidélité à ce même +Lothaire déposé par ses Évêques. Lothaire même fit cette célèbre et +inutile Ordonnance, que pour éviter les séditions trop fréquentes, +le Pape _ne sera plus élu par le Peuple_, et que l'on avertira l'Empereur +de la vacance du Saint Siège. + +Leur sentence ne fut qu'un scandale de plus ajouté aux désolations de +l'Europe. Les Provinces depuis les Alpes au Rhin ne savaient plus à qui +elles devaient obéir. Les Villes changeaient chaque jour de tyrans, +les Campagnes étaient ravagées tour à tour par différents partis. On +n'entendait parler que de combats, et dans ces combats il y avait toujours +des Moines, des Abbés, des Évêques qui périssaient les armes à la main. +Hugues, un des fils de Charlemagne, forcé jadis à être Moine, et depuis +Abbé de Saint Quentin, fut tué devant Toulouse avec l'Abbé de Ferriére, +deux Évêques y furent faits prisonniers. + +Cet incendie s'arrêta un moment, pour recommencer avec fureur. Les trois +frères Lothaire, Charles et Louis firent de nouveaux partages, qui ne +furent que de nouveaux sujets de division et de guerre. + +L'Empereur Lothaire, après avoir bouleversé l'Europe sans sujet et sans +gloire, se sentant affaibli, vint se faire Moine dans l'Abbaye de Pram. +Il ne vécut dans le froc que six jours, et mourut imbécile après avoir +vécu en tyran. + +À la mort de ce troisième Empereur d'Occident il s'éleva de nouveaux +Royaumes en Europe, comme des monceaux de terre après les secousses d'un +grand tremblement. + +Un autre Lothaire, fils de cet Empereur, donna son nom de _Lotharinge_ à +une assez grande étendue de Pays nommé depuis par contraction _Lorraine_, +entre le Rhin, l'Escaut, la Meuse et la Mer. Le Brabant fut appelé +_la basse Lorraine_, le reste fut connu sous le nom de _la haute_. +Aujourd'hui de cette haute Lorraine il ne reste qu'une petite Province de +ce nom, engloutie depuis peu dans le Royaume de France. + +Un second fils de l'Empereur Lothaire, nommé Charles, eut la Savoie, le +Dauphiné, une partie du Lyonnais, de la Provence et du Languedoc. Cet État +composa le Royaume d'Arles du nom de la Capitale, Ville autrefois opulente +et embellie par les Romains; mais alors petite et pauvre, ainsi que toutes +les Villes en-deçà des Alpes. + +Un Barbare, qu'on nomme _Salomon_, se fit bientôt après Roi de la Bretagne, +dont une partie était encore Païenne; mais tous ces Royaumes tombèrent +aussi promptement qu'ils furent élevés. + +Le fantôme d'Empire Romain subsistait. Louis, second fils de Lothaire, +qui avait eu en partage une partie de l'Italie, fut proclamé Empereur +par Sergius II en 855. Il fut le seul de tous ces Empereurs qui fixa son +séjour à Rome; mais il ne possédait pas la neuvième partie de l'Empire de +Charlemagne, et n'avait en Italie qu'une autorité contestée par les Papes +et par les Ducs de Bénévent, qui possédaient alors un État considérable. + +Après sa mort arrivée en 875, si la Loi Salique avait été en vigueur dans +la Maison de Charlemagne, c'était à l'aîné de la Maison qu'appartenait +l'Empire. Louis de Bavière, aîné de Charlemagne, devait succéder à son +neveu mort sans enfants; mais des troupes et de l'argent firent les droits +de Charles le Chauve. Il ferma les passages des Alpes à son frère, et se +hâta d'aller à Rome avec quelques troupes. Reginus, les Annales de Metz et +de Fulden assurent qu'il acheta l'Empire du Pape Jean VIII. Le Pape non +seulement se fit payer, mais profitant de la conjoncture il donna l'Empire +en Souverain, et Charles le reçut en Vassal, protestant qu'il le tenait du +Pape, ainsi qu'il avait protesté auparavant en France en 859, qu'il devait +subir le jugement des Évêques, laissant toujours avilir sa dignité pour en +jouir. + +Sous lui l'Empire Romain était donc composé de la France et de l'Italie. +On dit qu'il mourut empoisonné de son Médecin, un Juif nommé Sédécias; +mais personne n'a jamais dit par quelle raison ce Médecin commit ce crime. +Que pouvait-il gagner en empoisonnant son Maître? Auprès de qui eût-il +trouvé une plus belle fortune? Aucun Auteur ne parle du supplice de ce +Médecin. Il faut donc douter de l'empoisonnement, et faire réflexion +seulement, que l'Europe Chrétienne était si ignorante, que les Rois +étaient obligés de chercher pour leurs Médecins des Juifs et des Arabes. + +On voulait toujours saisir cette ombre d'Empire Romain, et Louis le Bègue +Roi de France, fils de Charles le Chauve, le disputait aux autres +descendants de Charlemagne. C'était toujours au Pape qu'on le demandait. +Un Duc de Spoléte, un Marquis de Toscane, investis de ces États par +Charles le Chauve, se saisirent du Pape Jean VIII et pillèrent une partie +de Rome, pour forcer, disaient-ils, à donner l'Empire au Roi de Bavière, +Carloman l'aîné de la race de Charlemagne. Non seulement le Pape Jean +VIII était ainsi persécuté dans Rome par des Italiens, mais venait +en 877 de payer vingt-cinq mille livres pesant d'argent aux Mahométans +possesseurs de la Sicile et du Carillan. C'était l'argent dont Charles le +Chauve avait acheté l'Empire. Il passa bientôt des mains du Pape en celles +des Sarrasins, et le Pape même signa un Traité authentique de leur en +payer autant tous les ans. + +Cependant ce Pontife tributaire des Musulmans et prisonnier dans Rome, +s'échappe, s'embarque, passe en France. Il vient sacrer Empereur Louis le +Bègue dans la Ville de Troyes, à l'exemple de Léon III, d'Adrien et +d'Étienne III persécuté chez eux, et donnant ailleurs des couronnes. + +Sous Charles le Gros, Empereur et Roi de France, la désolation de l'Europe +redoubla. Plus le sang de Charlemagne s'éloignait de sa source, et plus +il dégénérait. Charles le Gros fut déclaré incapable de régner par une +assemblée de Seigneurs Français et Allemands, qui le déposèrent auprès de +Mayence dans une Diète convoquée par lui-même. Ce ne sont point ici des +Évêques, qui en servant la passion d'un Prince, semblent disposer d'une +couronne; ce furent les principaux qui crurent avoir le droit de nommer +celui qui devait les gouverner, et combattre à leur tête. On dit que le +cerveau de Charles le Gros était affaibli. Il le fut toujours sans-doute, +puisqu'il se mit au point d'être détrôné sans résistance, de perdre à +la fois l'Allemagne, la France et l'Italie, et de n'avoir enfin pour +subsistance que la charité de l'Archevêque de Mayence, qui daigna le +nourrir. Il paraît bien qu'alors l'ordre de la succession était compté +pour rien, puisqu'Arnould, bâtard de Carloman, fils de Louis le Bègue, fut +déclaré Empereur, et qu'Eudes ou Odon Comte de Paris fut Roi de France. +Il n'y avait alors ni droit de naissance, ni droit d'élection reconnu. +L'Europe était un chaos dans lequel le plus fort s'élevait sur les ruines +du plus faible, pour être ensuite précipité par d'autres. + + + + +DES NORMANDS VERS LE IVe SIÈCLE. + + +Il est difficile de dire quel Pays de l'Europe était alors plus mal +gouverné et plus malheureux. Tout étant divisé, tout était faible. Cette +confusion ouvrit un passage aux Peuples de la Scandinavie et aux habitants +des bords de la Mer Baltique. Ces Sauvages trop nombreux n'ayant à +cultiver que des terres ingrates, manquant de Manufactures et privés +d'Arts, ne cherchaient qu'à se répandre loin de leur patrie. Le brigandage +et la piraterie leur était nécessaire, comme le carnage aux bêtes féroces. +En Allemagne on les appelait _Normands, Hommes du Nord_, sans distinction, +comme nous disons encore en général les _Corsaires de Barbarie_. Dès le +IVe Siècle ils se mêlèrent aux flots des autres Barbares, qui portèrent +la désolation jusqu'à Rome et en Afrique. On a vu que resserrés sous +Charlemagne, ils craignirent l'esclavage. Dès le temps de Louis le +Débonnaire ils recommencèrent leurs courses. Les forêts dont ces Pays +étaient hérissés, leur fournissaient assez de bois pour construire leurs +barques à deux voiles à rames. Environ cent hommes tenaient dans ces +bâtiments, avec leurs provisions de bière, de biscuit de mer, de fromage, +et de viande salée. Ils côtoyaient les côtes, descendaient où ils ne +trouvaient point de résistance, et retournaient chez eux avec leur butin, +qu'ils partageaient ensuite selon les lois du brigandage, ainsi qu'il se +pratique à Tunis. Dès l'an 843 ils entrèrent en France par l'embouchure +de la Rivière de la Seine, et mirent la Ville de Rouen au pillage. Une +autre flotte entra par la Loire, et dévasta tout jusqu'en Touraine. Ils +emmenaient en esclavage les hommes, ils partageaient entre eux les femmes +et les filles, prenant jusqu'aux enfants pour les élever dans leur métier +de pirates. Les bestiaux, les meubles, tout était emporté. Ils vendaient +quelquefois sur une côte ce qu'ils avaient pillé sur une autre. Leurs +premiers gains excitèrent la cupidité de leurs compatriotes indigents. Les +habitants des côtes Germaniques et Gauloises se joignirent à eux, ainsi +que tant de renégats de Provence et de Sicile ont servi sur les vaisseaux +d'Alger. + +En 844 ils couvrirent la mer de vaisseaux. On les vit descendre presqu'à +la fois en Angleterre, en France et en Espagne. Il faut que le Gouvernement +des Français et des Anglais fût moins bon que celui des Mahométans, qui +régnaient en Espagne; car il n'y eut nulle mesure prise par les Français +ni par les Anglais, pour empêcher ces irruptions; mais en Espagne les +Arabes gardèrent leurs côtes, et repoussèrent enfin les Pirates. + +En 845 les Normands pillèrent Hambourg, et pénétrèrent avant dans +l'Allemagne. Ce n'était plus alors un ramassis[11] de Corsaires sans ordre, +c'était une flotte de six cents bateaux, qui portait une armée formidable. +Un Roi de Danemark, nommé Eric, était à leur tête. Il gagna deux batailles +avant de se rembarquer. Ce Roi des Pirates après être retourné chez +lui avec les dépouilles Allemandes, envoie en France un des Chefs des +Corsaires, à qui les Histoires donnent le nom de Régner. Il remonte la +Seine à cent vingt voiles. Il n'y a point d'apparence que ces cent vingt +voiles portaient dix mille hommes. Cependant avec un nombre probablement +inférieur, il pille Rouen une seconde fois, et vient jusqu'à Paris. Dans +de pareilles invasions, quand la faiblesse du Gouvernement n'a pourvu à +rien, la terreur du peuple augmente le péril, et le plus grand nombre fuit +devant le plus petit. Les Parisiens qui se défendirent dans d'autres temps +avec tant de courage, abandonnèrent alors leur Ville, et les Normands n'y +trouvèrent que des maisons de bois qu'ils brûlèrent. Le malheureux Roi, +Charles le Chauve, retranché à Saint Denis avec peu de troupes, au lieu +de s'opposer à ces Barbares, acheta de quatorze mille marcs d'argent la +retraite qu'ils daignèrent faire. On est indigné quand on lit dans nos +Auteurs que plusieurs de ces Barbares furent punis de mort subite pour +avoir pillé l'Église de Saint-Germain-des-Prés. Ni les Peuples, ni leurs +Saints ne se défendirent, mais les vaincus se donnent toujours la honteuse +consolation de supposer des miracles opérés contre leurs vainqueurs. + +[Note 11: Écrit «ramas» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +Charles le Chauve, en achetant ainsi la paix, ne faisait que donner à +ces Pirates de nouveaux moyens de faire la guerre, et s'ôter celui de la +soutenir. Les Normands se servirent de cet argent pour aller assiéger +Bordeaux, qu'ils pillèrent. Pour comble d'humiliation et d'horreur, +un descendant de Charlemagne, Pépin Roi d'Aquitaine, n'ayant pu leur +résister, s'unit avec eux, et alors la France vers l'an 858 fut +entièrement ravagée. Les Normands fortifiés de tout ce qui se joignait +à eux, désolèrent longtemps l'Allemagne, la Flandres, l'Angleterre. Nous +avons vu depuis peu des armées de cent mille hommes pouvoir à peine +prendre deux Villes après des victoires signalées; tant l'Art de fortifier +les places et de préparer des ressources a été perfectionné; mais alors +des Barbares combattant d'autres Barbares désunis, ne trouvaient après +le premier succès, presque rien qui arrêtât leurs courses. Vaincus +quelquefois, ils reparaissaient avec de nouvelles forces. + +Godefroi, Roi de Danemark, à qui Charles le Gros céda enfin une partie +de la Hollande en 882, pénètre de la Hollande en Flandres, ses Normands +passent de la Somme à l'Oise sans résistance, prennent et brûlent Pontoise, +et arrivent par eau et par terre devant Paris, en 885. + +Les Parisiens qui s'attendaient alors à l'irruption des Barbares, +n'abandonnèrent point la Ville, comme autrefois. Le Comte de Paris, Ode +ou Eudes, que sa valeur éleva depuis sur le trône de France, mit dans la +Ville un ordre qui anima les courages, et qui leur tint lieu de tours et +de remparts. Sigefroi, Chef des Normands, pressa le siège avec une fureur +opiniâtre, mais non destituée d'arts. Les Normands se servirent du bélier +pour battre les murs. Ils firent brèche, et donnèrent trois assauts. Les +Parisiens les soutinrent avec un courage inébranlable. Ils avaient à leur +tête non seulement le Comte Eudes, mais encore leur Évêque Goflin, qui +chaque jour après avoir donné la bénédiction à son peuple, se mettait sur +la brèche, le casque en tête, un carquois sur le dos, et une hache à sa +ceinture, et ayant planté la croix sur le rempart, combattait à sa vue. Il +paraît que cet Évêque avait dans la Ville autant d'autorité pour le moins +que le Comte Eudes, puisque ce fut à lui que Sigefroy s'était d'abord +adressé, pour entrer par sa permission dans Paris. Ce Prélat mourut de ses +fatigues au milieu du siège, laissant une mémoire respectable et chère; +car s'il arma des mains que la Religion réservait seulement au ministère +de l'Autel, il les arma pour cet autel même et pour des citoyens dans +la cause la plus juste, et pour la défense la plus nécessaire, qui est +toujours au-dessus des lois. Ses confrères ne s'étaient armés que dans des +Guerres Civiles et contre des Chrétiens. Peut-être, si l'apothéose est due +à quelques hommes, eût-il mieux valu mettre dans le Ciel ce Prélat qui +combattit et mourut pour son Pays, que tant d'hommes obscurs, dont la +vertu, s'ils en ont eu, a été pour le moins inutile au Monde. + +Les Normands tinrent la Ville assiégée une année et demie, les Parisiens +éprouvèrent toutes les horreurs qu'entraînent dans un long siège la famine +et la contagion, qui en sont les suites, et ne furent point ébranlés. Au +bout de ce temps l'Empereur Charles le Gros, Roi de France, parut enfin à +leurs secours sur le Mont de Mars, qu'on appelle aujourd'hui Montmartre, +mais il n'osa pas attaquer les Normands, il ne vint que pour acheter +encore une trêve honteuse. Ces Barbares quittèrent Paris pour aller +assiéger Sens et piller la Bourgogne, tandis que Charles alla dans Mayence +assembler ce Parlement qui lui ôta un trône dont il était si indigne. + +Les Normands continuèrent leurs dévastations, mais quoiqu'ennemis du Nom +Chrétien il ne leur vint jamais en pensée de forcer personne à renoncer au +Christianisme. Ils étaient à peu près tels que les Francs, les Goths, les +Alains, les Huns, les Hérules, qui en cherchant au IVe Siècle de nouvelles +Terres, loin d'imposer une Religion aux Romains, s'accommodèrent aisément +de la leur: ainsi les Turcs en pillant l'Empire des Califes, se sont +fournis à la Religion Mahométane. + +Enfin Rolon ou Raoul, le plus illustre de ces Brigands du Nord, après +avoir été chassé du Danemark, ayant rassemblé en Scandinavie tous ceux +qui voulurent s'attacher à sa fortune, tenta de nouvelles aventures, et +fonda l'espérance de sa grandeur sur la faiblesse de l'Europe. Il aborda +l'Angleterre, où ses compatriotes étaient déjà établis; mais après deux +victoires inutiles il retourna du côté de la France, que d'autres Normands +savaient ruiner, mais qu'ils ne savaient pas asservir. + +Rolon fut le seul de ces Barbares qui cessa d'en mériter le nom, en +cherchant un établissement fixe. Maître de Rouen sans peine, au lieu de +la détruire, il en fit relever les murailles et les tours. Rouen devint +sa place d'armes, de-là il volait tantôt en Angleterre, tantôt en France, +faisant la guerre avec politique, comme avec fureur. La France était +expirante sous le règne de Charles le Simple, Roi de nom, et dont la +Monarchie était encore plus démembrée par les Ducs, par les Comtes et par +les Barons ses sujets, que par les Normands. Charles n'avait donné que +de l'or aux Barbares, Charles le Simple offrit à Rolon sa fille et des +provinces. + +Raoul demanda d'abord la Normandie, et on fut trop heureux de la lui +céder. Il demanda ensuite la Bretagne, on disputa, mais il fallut la céder +encore avec des clauses que le plus fort explique toujours à son avantage. +Ainsi la Bretagne qui était tout à l'heure un Royaume, devint un Fief de +la Neustrie; et la Neustrie qu'on s'accoutuma bientôt à nommer Normandie +du nom de ses usurpateurs, fut un État séparé, dont les Ducs rendaient un +vain hommage à la couronne de France. + +L'Archevêque de Rouen sut persuader à Rolon de se faire Chrétien. Ce +Prince embrassa volontiers une Religion qui affermissait sa puissance. + +Les véritables Conquérants sont ceux qui savent faire des lois. Leur +puissance est stable, les autres sont des torrents qui passent. Rolon +paisible fut le seul Législateur de son temps dans le Continent Chrétien. +On sait avec quelle inflexibilité il rendit la justice. Il abolit le vol +chez ses Danois, qui n'avaient jusques-là vécu que de rapine. Longtemps +après lui son nom seul prononcé, était un ordre aux Officiers de Justice +d'accourir pour réprimer la violence, et de-là est venu cet usage de la +clameur de _Haro_, si connue en Normandie. Le sang des Danois et des +Francs mêlés ensemble produisit ensuite dans ce Pays ces Héros qu'on verra +conquérir l'Angleterre et la Sicile. + + + + +DE L'ANGLETERRE VERS LE IVe SIÈCLE. + + +L'Angleterre après avoir été divisée en sept petits Royaumes, s'était +presque réunie sous le Roi Egbert, lorsque ces mêmes Pirates vinrent la +ravager aussi bien que la France. On prétend qu'en 852 ils remontèrent la +Tamise avec trois cents Voiles. Les Anglais ne se défendirent guère mieux +que les Francs. Ils payèrent, comme eux, leurs vainqueurs. Un Roi nommé +Ethelbert suivit le malheureux exemple de Charles le Chauve. Il donna de +l'argent; la même faute eut la même punition. Les Pirates se servirent +de cet argent pour mieux subjuguer le Pays. Ils conquirent la moitié de +l'Angleterre. Il fallait que les Anglais, nés courageux et défendus par +leur situation, eussent dans leur Gouvernement des vices bien essentiels, +puisqu'ils furent toujours assujettis par des Peuples qui ne devaient pas +aborder impunément chez eux. Ce qu'on raconte des horribles dévastations +qui désolèrent cette ÃŽle, surpasse encore ce qu'on vient de voir en +France. Il y a des temps où la Terre entière n'est qu'un théâtre de +carnage, et ces temps sont trop fréquents. + +Il me semble que le Lecteur respire enfin un peu, lorsque dans ces +horreurs il voit s'élever quelque grand-homme qui tire sa patrie de la +servitude, et qui le gouverne en bon Roi. + +Je ne sais s'il y a jamais eu sur la Terre un homme plus digne des +respects de la postérité qu'Alfred le Grand, qui rendit ses services à sa +patrie. + +En 872 il succédait à son frère Ethelred I qui ne lui laissa qu'un droit +contesté sur l'Angleterre, partagée plus que jamais en Souverainetés, dont +plusieurs étaient possédées par les Danois. De nouveaux Pirates venaient +encore, presque chaque année, disputer aux premiers usurpateurs le peu de +dépouilles qui pouvaient rester. + +Alfred n'ayant pour lui qu'une Province de l'Ouest, fut vaincu d'abord +en bataille rangée par ces Barbares, et abandonné de tout le monde il ne +se retira point à Rome dans le Collège Anglais, comme Butred son oncle, +devenu Roi d'une petite Province et chassé par les Danois; mais seul et +sans secours, il voulut périr ou venger sa patrie. Il se cacha six mois +chez un Berger dans une chaumière environnée de marais. Le seul Comte de +Devon qui défendait encore un faible château, savait son secret. Enfin +ce Comte ayant rassemblé des troupes et gagné quelque avantage, Alfred +couvert de haillons d'un Berger, osa se rendre dans le camp des Danois, en +jouant de la harpe: voyant ainsi par ses yeux la situation du camp et ses +défauts, instruit d'une fête que les Barbares devaient célébrer, il court +au Comte de Devon qui avait des milices prêtes, il revient aux Danois avec +une petite troupe mais déterminée, il les surprend et gagne une victoire +complète. La discorde divisait alors les Danois. Alfred sut négocier comme +combattre; et ce qui est étrange, les Anglais et les Danois le reconnurent +unanimement pour Roi. Il n'y avait plus à réduire que Londres, il la +prit, la fortifia, l'embellit, équipa des flottes, contint les Danois +d'Angleterre, s'opposa aux descentes des autres, et s'appliqua ensuite +pendant douze années d'une possession paisible, à policer sa patrie. Ses +lois furent douces, mais sévèrement exécutées. C'est lui qui fonda les +Jurés, qui partagea l'Angleterre en Shires ou Comtés, et qui le premier +encouragea ses sujets à commercer. Il prêta des vaisseaux et de l'argent +à des hommes entreprenants et sages, qui allèrent jusqu'à Alexandrie, +et de-là passant l'Isthme de Suez, trafiquèrent dans la Mer de Perse. Il +institua des Milices, il établit divers Conseils, mit partout la règle et +la paix qui en est la suite. + +Il me semble qu'il n'y a point de véritablement grand-homme, sans avoir un +bon esprit. Alfred fonda l'Académie d'Oxford. Il fit venir des livres de +Rome. L'Angleterre toute barbare n'en avait presque point. Il se plaignait +qu'il n'y eût pas alors un Prêtre Anglais qui sût le Latin. Pour lui, il +le savait. Il était même assez bon Géomètre pour ce temps-là . Il possédait +l'Histoire. On dit même qu'il faisait des vers en Anglo-Saxon. Les moments +qu'il ne donnait pas aux soins de l'État, il les donnait à l'étude. +Une sage économie le mit en état d'être libéral. On voit qu'il rebâtit +plusieurs Églises, mais aucun Monastère. Il pensait sans-doute que dans +un État désolé, qu'il fallait repeupler, il eût mal servi sa patrie, en +favorisant trop ces familles immenses sans père et sans enfants, qui se +perpétuent aux dépens de la Nation: aussi ne fut-il pas au nombre des +Saints; mais l'Histoire, qui d'ailleurs ne lui reproche ni défaut ni +faiblesse, le met au premier rang des Héros utiles au Genre-humain, qui +sans ces hommes extraordinaires eût toujours été semblable aux bêtes +farouches. + + + + +DE L'ESPAGNE ET DES MUSULMANS AUX VIIIe ET IXe SIÈCLES. + + +Je vois dans l'Espagne des malheurs et des révolutions d'un autre genre, +qui méritent une attention particulière. Il faut remonter en peu de mots à +la source, et se souvenir que les Goths usurpateurs de ce Royaume, devenus +Chrétiens et toujours barbares, furent chassés au VIIIe Siècle par les +Musulmans d'Afrique. Je crois que l'imbécillité du Roi Vamba qu'on enferma +dans un Cloître, fut l'origine de la décadence de ce Royaume. C'est à sa +faiblesse qu'on doit les fureurs de ses successeurs. Vitiza, Prince plus +insensé encore que Vamba, puisqu'il était cruel, fit désarmer ses sujets +qu'il craignait, mais par-là il se priva de leur secours. + +Rodrigue dont il avait assassiné le père, l'assassina à son tour, et fut +encore plus méchant que lui. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause +de la supériorité des Musulmans en Espagne. Je ne sais s'il est bien vrai +que Rodrigue eût violé Florinde, nommée la _Cava_ ou la _Méchante_, fille +malheureusement célèbre du Comte Julien, et si ce fut pour venger son +honneur que ce Comte appela les Maures. Peut-être l'aventure de la Cava +est copiée en partie sur celle de Lucrèce, et ni l'une ni l'autre ne +paraît appuyée sur des monuments bien authentiques. Il paraît que pour +appeler les Africains on n'avait pas besoin du prétexte d'un viol, qui +est d'ordinaire aussi difficile à prouver qu'à faire. Déjà sous le Roi +Vamba, le Comte Hervig, depuis Roi, avait fait venir une armée de Maures. +Opas Archevêque de Séville, qui fut le principal instrument de la grande +révolution, avait des intérêts plus chers à soutenir que ceux de la pudeur +d'une fille. Cet Évêque, fils de l'usurpateur Vitiza détrôné et assassiné +par l'usurpateur Rodrigue, fut celui dont l'ambition fit venir les Maures +pour la seconde fois. Le Comte Julien, gendre de Vitiza, trouvait dans +cette seule alliance assez de raisons pour se soulever contre le tyran. +Un autre Évêque nommé Torizo, entra dans la conspiration d'Opas et du +Comte. Y a-t-il apparence que deux Évêques se fussent ligués ainsi avec +les ennemis du Nom Chrétien, s'il ne s'était agi que d'une fille? + +Quoi qu'il en soit, les Mahométans étaient maîtres comme ils le sont +encore, de toute cette partie de l'Afrique qui avait appartenu aux Romains, +ils venaient d'y fonder la Ville de Maroc près du Mont Atlas. Le Calife +Valid Almanzor, maître de cette belle partie de la Terre, résidait à Damas +en Syrie. Son Vice-roi Muzza, qui gouvernait l'Afrique, fit par un de ses +Lieutenants la conquête de toute l'Espagne. Il y envoya d'abord son +Général Tarif, qui gagna en 714 cette célèbre bataille où Rodrigue perdit +la vie. On prétend que les Sarrasins ne tinrent pas leurs promesses à +Julien, dont ils se défiaient sans-doute. L'Archevêque Opas fut plus +satisfait d'eux. Il prêta serment de fidélité aux Mahométans, et conserva +sous eux beaucoup d'autorité sur les Églises Chrétiennes, que les +vainqueurs toléraient. + +Pour le Roi Rodrigue, il fut si peu regretté que sa veuve Egilone épousa +publiquement le jeune Abdalis, fils du Sultan Muzza, dont les armes +avaient fait périr son mari, et réduit en servitude son Pays et sa +Religion. + +L'Espagne avait été soumise en quatorze mois à l'Empire des Califes, à la +réserve des cavernes et des rochers de l'Asturie. Pélage Teudomer, parent +du dernier Roi Rodrigue, caché dans ces retraites, y conserva sa liberté. +Je ne sais comment on a pu donner le nom de Roi à ce Prince, qui en était +en effet digne, mais dont toute la Royauté se borna à n'être point captif. +Les Historiens Espagnols et ceux qui les ont suivis, lui font remporter de +grandes victoires, imaginent des miracles en sa faveur, lui établissent +une Cour, lui donnent son fils Favilla et son gendre Alphonse pour +successeurs tranquilles dans ce prétendu Royaume. Mais comment dans ce +temps-là même les Mahométans, qui sous Abdérame vers l'an 734 subjuguèrent +la moitié de la France, auraient-ils laissé subsister derrière les +Pyrénées ce Royaume des Asturies? C'était beaucoup pour les Chrétiens +de pouvoir se réfugier dans ces montagnes et d'y vivre de leurs courses, +en payant tribut aux Mahométans. Ce ne fut que vers l'an 759 que les +Chrétiens commencèrent à tenir tête à leurs vainqueurs affaiblis par les +victoires de Charles Martel et par leurs divisions; mais eux-mêmes plus +divisés entre eux que les Mahométans, retombèrent bientôt sous le joug. + +En 783, Maurégat, à qui il a plû aux Historiens de donner le titre de Roi, +eut la permission de gouverner les Asturies et quelques Terres voisines, +en rendant hommage et en payant tribut. Il se soumit surtout de fournir +cent belles filles tous les ans pour le sérail d'Abdérame. + +On donne pour successeur à ce Maurégat un Diacre nommé Vérémon, Chef de +ces Montagnards réfugiés, faisant le même hommage et payant le même nombre +de filles qu'il était obligé de payer souvent. Est-ce-là un Royaume, et +sont-ce-là des Rois? + +Après la mort de cet Abdérame, les Émirs des Provinces d'Espagne voulurent +être indépendants. On a vu dans l'article de Charlemagne, qu'un d'eux, +nommé Ibna Larabi, eut l'imprudence d'appeler ce conquérant à son +secours. S'il y avait eu alors un véritable Royaume Chrétien en Espagne, +Charles n'eût-il pas protégé ce Royaume par ses armes, plutôt que de se +joindre à des Mahométans? Il prit cet Émir sous sa protection, et se fit +rendre hommage des Terres qui sont entre l'Ebre et les Pyrénées, que les +Musulmans gardèrent. On voit en 794 le Maure Abutar rendre hommage à Louis +le Débonnaire, qui gouvernait l'Aquitaine sous son père avec le titre de +Roi. + +Quelque temps après, les divisions augmentèrent chez les Maures d'Espagne. +Le Conseil de Louis le Débonnaire en profita, ses troupes assiégèrent +deux ans Barcelone, et Louis y entra en triomphe en 796. Voilà l'époque +de la décadence des Maures. Ces vainqueurs n'étaient plus soutenus par +les Africains et par les Califes dont ils avaient secoué le joug. Les +successeurs d'Abdérame ayant établi le siège de leur Royaume à Cordoue, +étaient mal obéis des Gouverneurs des autres Provinces. + +Alfonse de la race de Pélage commença dans ces conjonctures heureuses à +rendre considérables les Chrétiens Espagnols retirés dans les Asturies. +Il refusa le tribut ordinaire à des Maîtres contre lesquels il pouvait +combattre; et après quelques victoires il se vit maître paisible des +Asturies et de Léon au commencement du IXe Siècle. + +C'est par lui qu'il faut commencer de retrouver en Espagne des Rois +Chrétiens. Cet Alfonse était artificieux et cruel. On l'appelle le Chaste, +parce qu'il fut le premier qui refusa les cent filles aux Maures. On ne +songe pas qu'il ne soutint point la guerre pour avoir refusé ce tribut, +mais que voulant se soustraire à la domination des Maures et ne plus être +tributaire, il fallait bien qu'il refusât les cent filles ainsi que le +reste. + +Les succès d'Alfonse qui, malgré beaucoup de traverses, enhardit les +Chrétiens de Navarre à se donner un Roi. Les Aragonais levèrent l'étendard +sous un Comte: ainsi sur la fin de Louis le Débonnaire, ni les Maures, ni +les Français n'eurent plus rien dans ces Contrées stériles, mais le reste +de l'Espagne obéissait aux Rois Musulmans. Ce fut alors que les Normands +ravagèrent les côtes de l'Espagne, mais étant repoussés, ils retournèrent +piller la France et l'Angleterre. + +On ne doit point être surpris que les Espagnols des Asturies, de Léon, +d'Aragon, aient été alors des barbares. La guerre qui avait succédé à +la servitude, ne les avait pas polis. Ils étaient dans une si profonde +ignorance, qu'Alfonse Roi de Léon et des Asturies, surnommé le Grand, +fut obligé de donner à son fils des Précepteurs Mahométans. + +Je ne cesse d'être étonné, quand je vois quels titres les Historiens +prodiguent aux Rois. Cet Alfonse qu'ils appellent le Grand, fit crever +les yeux à ses quatre frères; sa vie n'est qu'un tissu de cruautés et de +perfidies. Ce Roi finit par faire révolter contre lui ses Sujets, et fut +obligé de céder son petit Royaume à son fils vers l'an 910. + +Cependant les Mahométans qui perdaient cette partie de l'Espagne qui +confine à la France, s'étendaient partout ailleurs. Si j'envisage leur +Religion, je la vois embrassée par toutes les Indes, et par les côtes +orientales de l'Afrique où ils trafiquaient. Si je regarde leurs conquêtes, + d'abord le Calife Aaron Rachild impose un tribut de soixante et dix mille +écus d'or par an à l'Impératrice Irène. L'Empereur Nicéphore ayant ensuite +refusé de payer le tribut, Aaron prend l'ÃŽle de Chypre et vient ravager la +Grèce. Almamon son petit-fils, Prince d'ailleurs si recommandable par son +amour pour les Sciences et par son savoir, s'empare par ses Lieutenants de +l'ÃŽle de Crète en 825. Les Musulmans y firent bâtir la Ville de Candie. + +En 826 les mêmes Africains qui avaient subjugué l'Espagne et fait des +incursions dans cette ÃŽle fertile, encouragés par un Sicilien nommé +Euphémiris, qui ayant, à l'exemple de son Empereur Michel, épousé une +Religieuse, et poursuivi par les lois que l'Empereur s'était rendu +favorables, fit à peu près en Sicile ce que le Comte Julien avait fait +en Espagne. + +Ni les Empereurs Grecs, ni ceux d'Occident ne purent alors chasser de +Sicile les Musulmans, tant l'Orient et l'Occident étaient mal gouvernés. +Ces Conquérants allaient se rendre maîtres de l'Italie, s'ils avaient été +unis; mais leurs fautes sauvèrent Rome, comme celle des Carthaginois la +sauvèrent autrefois. Ils partent de Sicile en 846 avec une flotte +nombreuse. Ils entrent par l'embouchure du Tibre, et ne trouvant qu'un +Pays, presque désert, ils vont assiéger Rome. Ils prirent les dehors, et +ayant pillé la riche Église de Saint Pierre hors des murs, ils levèrent le +siège pour aller combattre une armée de Français, qui venait secourir Rome +sous un Général de l'Empereur Lothaire. L'armée Française fut battue, mais +la Ville rafraîchie fut manquée; et cette expédition qui devait être une +conquête, ne devint par leur mésintelligence qu'une incursion de Barbares. +Ils revinrent bientôt après avec une armée formidable, qui semblait devoir +détruire l'Italie et faire une Bourgade Mahométane de la Capitale du +Christianisme. Le Pape Léon IV prenant dans ce danger une autorité que +les Généraux de l'Empereur Lothaire semblaient abandonner, se montra digne +en défendant Rome, d'y commander en Souverain. Il avait employé les +richesses de l'Église à réparer les murailles, à élever des tours, à +tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens, engagea +les habitants de Naples et de Gayette à venir défendre les côtes et le +port d'Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d'eux des +otages, sachant bien que ceux qui sont assez puissants pour nous secourir, +le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes et reçut +les Sarrasins à leur descente, non pas en équipage de guerrier, ainsi +qu'en avait usé Goflin Évêque de Paris dans une occasion encore plus +pressante, mais comme un Pontife qui exhortait un Peuple Chrétien, et +comme un Roi qui veillait à la sûreté de ses Sujets. Il était né Romain. +Le courage des premiers âges de la République revivait en lui dans un +temps de lâcheté et de corruption, tel qu'un des beaux monuments de +l'ancienne Rome qu'on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle. +Son courage et ses soins furent secondés. + +En 849, on reçut les Sarrasins courageusement à leur descente, et la +tempête ayant dissipé la moitié de leurs vaisseaux, une partie de ces +conquérants échappés au naufrage fut mise à la chaîne. Le Pape rendit sa +victoire utile, en faisant travailler aux fortifications de Rome et à ses +embellissements les mêmes mains qui devaient les détruire. Les Mahométans +restèrent cependant maîtres du Garillan entre Capoue et Gayette, mais +plutôt comme une Colonie de Corsaires indépendants, que comme des +Conquérants disciplinés. + +Je vois donc au IXe Siècle les Musulmans redoutables à la fois à Rome et +à Constantinople, maîtres de la Perse, de la Syrie, de l'Arabie, et de +toutes les Côtes d'Afrique jusqu'au Mont Atlas, et des trois quarts de +l'Espagne. Mais ces Conquérants ne forment pas une Nation, comme les +Romains étendus presqu'autant qu'eux, n'avaient fait qu'un seul Peuple. + +Sous le fameux Calife Almamon vers l'an 815, un peu après la mort de +Charlemagne, l'Égypte devint indépendante, et le Grand-Caire fut la +résidence d'un Soudan. Le Prince de la Mauritanie Tangitane, sous le titre +de Misamolin, était maître absolu de l'Empire de Maroc. La Nubie et la +Lybie obéissaient à un autre Soudan. Les Abdérames qui avaient fondé le +Royaume de Cordoue, ne purent empêcher d'autres Mahométans de fonder celui +de Tolède. Toutes ces nouvelles Dynasties révéraient dans le Calife le +successeur de leur Prophète. Ainsi que les Chrétiens allaient en foule en +pèlerinage à Rome, les Mahométans de toutes les parties du Monde allaient +à la Mecque, gouvernée par un Shérif que nommait le Calife; et c'était +principalement par ce pèlerinage que le Calife maître de la Mecque était +vénérable à tous les Princes de sa croyance. Mais ces Princes distinguant +la Religion de leurs intérêts, dépouillaient le Calife en lui rendant +hommage. + + + + +DE L'EMPIRE DE CONSTANTINOPLE, AUX VIIIe et IXe SIÈCLES. + + +Tandis que l'Empire de Charlemagne se démembrait, que les inondations +des Sarrasins et des Normands désolaient l'Occident, l'Empire de +Constantinople subsistait comme un grand arbre, vigoureux encore. Mais +déjà vieux, dépouillé de quelques racines, et assailli de tous côtés par +la tempête, cet Empire n'avait plus rien en Afrique, la Syrie et une +partie de l'Asie Mineure lui étaient enlevées. Il défendait contre les +Musulmans ses frontières vers l'orient de la Mer Noire, et tantôt vaincu, +tantôt vainqueur, il aurait pu au moins se fortifier contre eux par cet +usage continuel de la guerre. Mais du côté du Danube et vers le bord +occidental de la Mer Noire, d'autres ennemis le ravageaient. Une Nation +de Scythes, nommée les Abares ou Avares, les Bulgares, autres Scythes, +dont la Bulgarie tient son nom, désolaient tous ces beaux climats de la +Roumanie[12], où Adrien et Trajan avaient construit de si belles Villes, +et ces grands-chemins desquels il ne subsiste plus que quelques chaussées. + +[Note 12: «Romanie» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +Les Abares surtout répandus dans la Hongrie et dans l'Autriche se jetaient +tantôt sur l'Empire d'Orient, tantôt sur celui de Charlemagne. Ainsi des +frontières de la Perse à celles de la France, la Terre était en proie à +des incursions presque continuelles. + +Si les frontières de l'Empire Grec étaient toujours resserrées et toujours +désolées, la Capitale était le théâtre des révolutions et des crimes. Un +mélange de l'artifice des Grecs et de la férocité des Thraces, formait le +caractère qui régnait à la Cour. En effet quel spectacle nous représente +Constantinople? Maurice et ses cinq enfants massacrés: Phocas assassiné +pour prix de ses meurtres et de ses incestes: Constantin empoisonné par +l'Impératrice Martine, à qui on arrache la langue tandis qu'on coupe +le nez à Héracléonas son fils: Constans assommé dans un bain par ses +domestiques: Constantin Pogonate qui fait crever les yeux à ses deux +frères: Justinien II son fils prêt à faire à Constantinople ce que +Théodose fit à Thessalonique, surpris, mutilé et enchaîné par Léonce au +moment qu'il allait faire égorger les principaux Citoyens: Léonce bientôt +traité lui-même comme il avait traité Justinien II, ce Justinien rétabli, +faisant couler sous ses yeux dans la Place publique le sang de ses ennemis, +et périssant enfin sous la main d'un bourreau: Philippe Bardanés détrôné +et condamné à perdre les yeux: Léon l'Isaurien et Constantin Copronyme +morts à -la-vérité dans leur lit, mais après un règne sanguinaire, aussi +malheureux pour le Prince que pour les Sujets. L'Impératrice Irène, +la première femme qui monta sur le trône des Césars, et la première qui +fit périr son fils pour régner: Nicéphore son successeur, détesté de +ses Sujets, pris par les Bulgares, décollé, servant de pâture aux +bêtes, tandis que son crâne sert de coupe à son vainqueur. Enfin Michel +Curopalate contemporain de Charlemagne, confiné dans un Cloître, +et mourant ainsi moins cruellement, mais plus honteusement que ses +prédécesseurs. C'est ainsi que l'Empire est gouverné pendant 200 ans. +Quelle histoire de brigands obscurs punis en Place publique pour leurs +crimes, est plus horrible et plus dégoûtante? Cependant il faut voir +au IXe Siècle Léon l'Arménien, brave guerrier, mais ennemi des Images, +assassiné à la Messe dans le temps qu'il chantait une Antienne: ses +assassins s'aplaudissant d'avoir tué un hérétique, vont tirer de prison un +Officier, nommé Michel le Bègue, condamné à la mort par le Sénat, et qui +au lieu d'être exécuté, reçut la Pourpre Impériale. Ce fut lui qui étant +amoureux d'une Religieuse, se fit prier par le Sénat de l'épouser, sans +qu'aucun Évêque osât être d'un sentiment contraire. Ce fait est d'autant +plus digne d'attention, que presqu'en même temps on voit Euphemius en +Sicile, poursuivi criminellement pour un semblable mariage; et quelque +temps après, on avait condamné à Constantinople le mariage très-légitime +de l'Empereur Léon. + +Les affaires de l'Église sont si mêlées avec celles de l'État, que je peux +rarement les séparer, comme je voudrais. + +Cette ancienne querelle des Images troublait toujours l'Empire. La Cour +était tantôt favorable, tantôt contraire à leur culte, selon qu'elle +voyait pencher l'esprit du plus grand nombre. Michel le Bègue commença +par les consacrer, et finit par les abattre. + +Son successeur Théophile, qui régna environ douze ans depuis 829 jusqu'à +842, se déclara contre ce culte. On a écrit qu'il ne croyait point la +Résurrection, qu'il niait l'existence des Démons, et qu'il n'admettait +pas Jésus-Christ pour Dieu. Il se peut faire qu'un Empereur pensât ainsi; +mais faut-il croire, je ne dis pas sur les Princes seulement, mais sur +les particuliers, des ennemis qui sans prouver aucun fait, décrient la +religion et les mÅ“urs des hommes qui n'ont pas pensé comme eux? + +Ce Théophile fils de Michel le Bègue fut presque le seul Empereur qui +eut succédé paisiblement à son père depuis deux Siècles. Sous lui les +adorateurs des Images furent plus persécutés que jamais. On connaît +aisément par ces longues persécutions, que tous les citoyens étaient +divisés. + +Il est remarquable, que deux femmes aient rétabli les Images. L'une est +l'Impératrice Irène veuve de Léon IV et l'autre l'Impératrice Théodora +veuve de Théophile. + +Théodora, maîtresse de l'Empire d'Orient sous le jeune Michel son fils, +persécuta à son tour les ennemis des Images. Elle porta son zèle ou sa +politique plus loin. Il y avait encore dans l'Asie Mineure un grand nombre +de Manichéens qui vivaient paisibles, parce que la fureur d'enthousiasme, +qui n'est guère que dans les sectes naissantes, était passée. Ils étaient +riches par le commerce. Soit qu'on en voulût à leurs opinions ou à leurs +biens, on fit contre eux des Édits sévères, qui furent exécutés avec +cruauté. La persécution leur rendit leur premier fanatisme. On en fit +périr des milliers dans les supplices. Le reste désespéré se révolta. Il +en passa plus de 40000 chez les Musulmans, et ces Manichéens auparavant +si tranquilles, devinrent des ennemis irréconciliables, qui joints aux +Sarrasins ravagèrent l'Asie Mineure jusqu'aux portes de la Ville Impériale, +dépeuplée par une peste horrible en 842, et devenue un objet de pitié. + +La peste proprement dite, est une maladie particulière aux Peuples de +l'Afrique, comme la petite-vérole. C'est de ces Pays qu'elle vient +toujours par des Vaisseaux marchands. Elle inonderait l'Europe sans +les sages précautions qu'on prend dans nos Ports, et probablement +l'inattention du Gouvernement laissa entrer la contagion dans la Ville +Impériale. + +Cette même inattention exposa l'Empire à un autre fléau. Les Russes +s'embarquèrent vers le Port qu'on nomme aujourd'hui Azoph sur la Mer Noire, +et vinrent ravager tous les rivages du Pont Euxin. Les Arabes d'un autre +côté poussèrent encore leurs conquêtes par-delà l'Arménie et dans l'Asie +Mineure. Enfin Michel le Jeune, après un règne cruel et infortuné, fut +assassiné par Basile, qu'il avait tiré de la plus basse condition pour +l'associer à l'Empire. + +L'administration de Basile ne fut guère plus heureuse. C'est sous son +règne qu'est l'époque du grand Schisme, qui divisa l'Église Grecque de la +Latine. + +Les malheurs de l'Empire ne furent pas beaucoup réparés sous Léon, qu'on +appela le Philosophe; non qu'il fût un Antonin, un Marc-Aurèle, un Julien, +un Aaron Rachild, un Alfred, mais parce qu'il était savant. Il passe pour +avoir le premier ouvert un chemin aux Turcs, qui si longtemps après ont +pris Constantinople. + +Les Turcs qui combattirent depuis les Sarrasins et qui mêlés à eux, +furent leur soutien et les destructeurs de l'Empire Grec, avaient-ils +déjà envoyé des Colonies dans ces contrées voisines du Danube? On n'a +guère d'histoires véritables de ces émigrations des Barbares. + +Il n'y a que trop d'apparence que les hommes ont ainsi vécu longtemps. +À peine un Pays était un peu cultivé, qu'il était envahi par une Nation +affamée, chassée à son tour par une autre. Les Gaulois n'étaient-ils pas +descendus en Italie, n'avaient-ils pas été jusque dans l'Asie Mineure? +Vingt Peuples de la Grande Tartarie n'ont-ils pas cherché de nouvelles +Terres? + +Malgré tant de désastres, Constantinople fut encore longtemps la Ville +Chrétienne la plus opulente, la plus peuplée, la plus recommandable par +les Arts. Sa situation seule par laquelle elle domine sur deux Mers, la +rendait nécessairement commerçante. La peste de 842, toute destructive +qu'elle avait été, ne fut qu'un fléau passager. Les Villes de commerce et +où la Cour réside, se repeuplent toujours par l'affluence des voisins. Les +Arts mécaniques et les beaux Arts même ne périssent point dans une vaste +Capitale qui est le séjour des riches. + +Toutes ces révolutions subites du Palais, les crimes de tant d'Empereurs +égorgés les uns par les autres, sont des orages qui ne tombent guère sur +des hommes cachés, qui cultivent en paix des professions qu'on n'envie +point. + +Les richesses n'étaient point épuisées: on dit qu'en 857 Théodora mère de +Michel, en se démettant malgré elle de la Régence, et traitée à peu près +par son fils comme Marie de Médicis le fut de nos jours par Louis XIII +fit voir à l'Empereur, qu'il y avait dans le trésor cent neuf mille livres +pesant d'Or et trois cents mille livres d'Argent. + +Un Gouvernement sage pouvait donc encore maintenir l'Empire dans sa +puissance. Il était resserré, mais non démembré, changeant d'Empereurs, +mais toujours uni sous celui qui se revêtait de la pourpre. Enfin plus +riche, plus plein de ressources, plus puissant que celui d'Allemagne. +Cependant il n'est plus, et l'Empire d'Allemagne subsiste encore. + + + + +DE L'ITALIE, DES PAPES, ET DES AUTRES AFFAIRES DE L'ÉGLISE +AUX VIIIe et IXe SIÈCLES. + + +On a vu avec quelle prudence les Papes se conduisirent sous Pépin et sous +Charlemagne, comme ils assoupirent habilement les querelles de Religion, +et comme chacun d'eux établit sourdement les fondements de la grandeur +Pontificale. + +Leur pouvoir était déjà trop grand, puisque Grégoire IV rebâtit le Port +d'Ostie et que Léon IV fortifia Rome à ses dépens. Mais tous les Papes ne +pouvaient être de grands-hommes, et toutes les conjonctures ne pouvaient +leur être favorables. Chaque vacance de siège causait presque autant de +troubles que l'élection d'un Roi en Pologne. Le Pape élu avait à ménager +à la fois le Sénat Romain, le Peuple et l'Empereur. La Noblesse Romaine +avait grande part au Gouvernement, elle élisait alors deux Consuls tous +les ans. Elle créait un Préfet, qui était une espèce de Tribun du Peuple. +Il y avait un Tribunal de douze Sénateurs, et c'était ces Sénateurs qui +nommaient les principaux Officiers du Duché de Rome. Ce Gouvernement +municipal avait tantôt plus, tantôt moins d'autorité. Les Papes avaient +à Rome plutôt un grand crédit qu'une puissance législative. + +S'ils n'étaient pas Souverains de Rome, ils ne perdaient aucune occasion +d'agir en Souverains de l'Église d'Occident. + +Nicolas I écrivait ainsi à Hincmar, Archevêque de Reims en 863: «Nous +avons appris par le rapport de plusieurs personnes fidèles, que vous avez +déposé notre cher frère Rothade absent; c'est pourquoi nous vous mandons +de venir incessamment à Rome avec ses accusateurs et le Prêtre qui a été +le sujet de sa déposition. Si dans un mois après la réception de cette +Lettre vous ne rétablissez pas Rothade, je vous défends de célébrer la +Messe, etc.» + +On résistait toujours à ces entreprises des Papes, mais pour peu que de +tant d'Évêques un seul vînt à fléchir, sa soumission était regardée à Rome +comme un devoir: il fallait donc nécessairement que l'Église de Rome, +supérieure d'ailleurs aux autres, fût presque leur Souveraine à force de +vouloir l'être. + +Gontier Archevêque de Cologne, déposé par le même Nicolas I pour avoir +été d'un avis contraire au Pape dans un Concile tenu à Metz en 864, +écrivit à toutes les Églises, «Quoique le Seigneur Nicolas qu'on nomme +Pape, et qui se compte Pape et Empereur, nous ait excommuniés, nous avons +résisté à sa folie». Ensuite dans son écrit s'adressant au Pape même, +«Nous ne recevons point, dit-il, votre maudite sentence, nous la méprisons, +nous vous rejetons vous-même de notre Communion, nous contentant de celle +des Évêques nos frères que vous méprisez», etc. + +Un frère de l'Archevêque de Cologne porta lui-même cette protestation +à Rome, et la mit sur le tombeau de Saint Pierre, l'épée à la main. +Mais bientôt après l'état politique des affaires ayant changé, ce même +Archevêque changea aussi. Il vint au Mont Cassin se jeter aux genoux du +Pape Adrien successeur de Nicolas. «Je déclare, dit-il, devant Dieu et +devant ses Saints, à vous Monseigneur Adrien, Souverain Pontife, aux +Évêques qui vous sont soumis, et à toute l'Assemblée, que je supporte +humblement la sentence de déposition donnée canoniquement contre moi +par le Pape Nicolas», etc. On sent combien un exemple de cette espèce +affermissait les prétentions de l'Église Romaine, et les conjonctures +rendaient ces exemples fréquents. + +Le même Nicolas I excommunia la femme de Lothaire Roi de Lorraine, fils +de l'Empereur Lothaire. Il n'était pas bien décidé si elle était épouse +légitime; mais il était moins décidé encore, si le Métropolitain de Rome +devait se mêler du lit d'un Souverain; ce n'était pas-là que se bornaient +leurs prétentions. + +En 876, Le Pape Jean VIII dans une sentence qu'il prononça +contre Formose Évêque de Porto, qui fut depuis Pape, dit positivement +qu'il a élu et ordonné Empereur son cher fils Charles le Chauve. + +Je passe beaucoup d'entreprises de cette nature, qui rempliraient des +volumes. Il suffit de voir quel était l'esprit de Rome. + +La plus grande affaire que l'Église eut alors, et qui en est encore une +très-importante aujourd'hui, fut l'origine de la séparation totale des +Grecs et des Latins. La Chaire Patriarcale de Constantinople étant, ainsi +que le Trône, l'objet de l'ambition, était sujette aux mêmes révolutions. +L'Empereur mécontent du Patriarche Ignace, l'obligea à signer lui-même +sa déposition, et mit à sa place Photius, Eunuque du Palais, homme d'une +grande qualité, d'un vaste génie, et d'une science universelle. Il était +Grand-Écuyer et Ministre d'État. Les Évêques pour l'ordonner Patriarche, +le firent passer en six jours par tous les degrés. Le premier jour on +le fit Moine, parce que les Moines étaient alors regardés comme faisant +partie de la Hiérarchie. Le second jour il fut Lecteur, le troisième +Sous-Diacre, puis Diacre, Prêtre, et enfin Patriarche le jour de Noël +en 858. + +Le Pape Nicolas prit le parti d'Ignace, et excommunia Photius. Il lui +reprochait surtout d'avoir passé de l'État Laïc à celui d'Évêque avec +tant de rapidité; mais Photius répondait avec raison, que Saint Ambroise, +Gouverneur de Milan et à peine Chrétien, avait joint la dignité d'Évêque +à celle de Gouverneur plus rapidement encore. Photius excommunia donc le +Pape à son tour, et le déclara déposé. Il prit le titre de Patriarche +Å’cuménique, et accusa hautement d'hérésie les Évêques d'Occident de la +communion du Pape. Le plus grand reproche qu'il leur faisait, roulait sur +la procession du Père et du Fils. Les autres sujets d'anathème étaient que +les Latins se servaient de pain non levé pour l'Eucharistie, mangeaient +des Å“ufs en Carême, et que leurs Prêtres se faisaient raser la barbe. +Étranges raisons pour brouiller l'Occident avec l'Orient. + +L'Empereur Basile, assassin de Michel son bienfaiteur et des protecteurs +de Photius, déposa ce Patriarche dans le temps qu'il jouissait de sa +victoire. Rome profita de cette conjoncture pour faire assembler, en 869, +à Constantinople, le huitième Concile Å’cuménique, composé de trois cents +Évêques. Il est à remarquer que les Légats qui présidaient ne savaient +pas un mot de Grec, et que parmi les autres Évêques très peu savaient le +Latin. Photius y fut universellement condamné comme intrus, et soumis à +la pénitence publique. On signa pour les cinq Patriarches avant de signer +pour le Pape. Mais en tout cela les questions qui partageaient l'Orient et +l'Occident, ne furent point agitées, on ne voulait que déposer Photius. + +Quelques temps après, le vrai Patriarche, Ignace, étant mort, Photius eut +l'adresse de se faire rétablir par l'Empereur Basile. Le Pape Jean VIII +le reçut à sa communion, le reconnut, lui écrivit, et malgré ce huitième +Concile Å’cuménique, qui avait anathématisé ce Patriarche, le Pape envoya +ses Légats à un autre Concile, en 879, à Constantinople, dans lequel +Photius fut reconnu innocent par quatre cents Évêques, dont trois cents +l'avaient auparavant condamné. Les Légats de ce même siège de Rome, +qui l'avaient anathématisé, servirent eux-mêmes à casser le huitième +Concile Å’cuménique. On a beaucoup blâmé cette condescendance du Pape Jean +VIII mais on n'a pas assez songé que ce Pontife avait alors besoin de +l'Empereur Basile. Un Roi de Bulgarie, nommé Bogoris, gagné par l'habileté +de sa femme qui était Chrétienne, s'était converti à l'exemple de Clovis +et du Roi Egbert. Il s'agissait de savoir de quel Patriarcat cette +nouvelle Province Chrétienne dépendrait. Constantinople et Rome se +la disputaient. La décision dépendait de l'Empereur Basile. Voilà en +partie le sujet des complaisances qu'eut l'Évêque de Rome pour celui de +Constantinople. + +Il ne faut pas oublier que dans ce Concile, ainsi que dans le précédent, +il y eut des _Cardinaux_. On nommait ainsi des Prêtres et des Diacres qui +servaient de Conseils aux Métropolitains. Il y en avait à Rome comme dans +d'autres Églises. Ils étaient déjà distingués, mais ils signaient après +les Évêques et les Abbés. + +Le Pape donna par ses Lettres et par ses Légats le titre de _Votre +sainteté_ au Patriarche Photius. Les autres Patriarches sont aussi +appelés _Papes_ dans ce Concile. C'est un nom Grec, commun à tous les +Prêtres, et qui peu à peu est devenu le terme distinctif du Métropolitain +de Rome. + +On eut encore l'adresse de ne point parler dans ce Concile des points +qui divisaient les Églises d'Orient et d'Occident. Le Pape écrivit au +Patriarche, qu'il était convenable de suspendre la grande querelle sur le +_qui ex Patre Filioque procedit_; et que l'usage immémorial étant à Rome +de chanter dans le Symbole _qui ex Patre procedit_, il fallait s'en tenir +à cet usage, sans blâmer ceux qui ajoutaient _ex Filio_. + +Il paraît que Jean VIII se conduisait avec prudence; car ses successeurs +s'étant brouillés avec l'Empire Grec, et ayant alors adopté le huitième +Concile Å’cuménique de 869, et rejeté l'autre, qui absolvait Photius, +la paix établie par Jean VIII fut alors rompue. Photius éclata contre +l'Église Romaine, la traita d'hérétique au sujet de cet article du +_Filioque procedit_, des Å“ufs en Carême, de l'Eucharistie faite avec du +pain sans levain, et de plusieurs autres usages. Mais le grand point de la +division était la Primatie. Photius et ses successeurs voulaient être les +premiers Évêques du Christianisme, et ne pouvaient souffrir que l'Évêque +de Rome, d'une Ville qu'ils regardaient alors comme barbare, séparée +de l'Empire par sa rébellion, et en proie à qui voudrait s'en emparer, +disputât la préférence à l'Évêque de la Ville Impériale. Le temps a décidé +la supériorité de Rome et l'humiliation de Constantinople. + +Photius qui eut dans sa vie plus de revers que de gloire, fut déposé par +des intrigues de Cour, et mourut malheureux, mais ses successeurs attachés +à ses prétentions, les soutinrent avec vigueur. + +Le Dogme ne troubla point encore l'Église d'Occident; à peine a-t-on +conservé la mémoire d'une petite dispute excitée en 814 par un nommé Jean +Godescale sur la Prédestination et sur la Grâce; et je ne ferai nulle +mention d'une folie épidémique, qui saisit le peuple de Dijon en 844, à +l'occasion d'une Sainte Bénigne qui donnait, disait-on, des convulsions à +ceux qui priaient sur son tombeau; je ne parlerais pas, dis-je, de cette +superstition populaire, si elle ne s'était renouvellée de nos jours avec +fureur dans des circonstances toutes pareilles. Les mêmes folies semblent +destinées à reparaître de temps en temps sur la scène du Monde: mais aussi +le bon-sens est le même dans tous les temps, et on n'a rien dit de si sage +sur les miracles modernes de Saint Médard de Paris, que ce que dit en 844 +un Évêque de Lyon sur ceux de Dijon. «Voilà un étrange Saint, qui estropie +ceux qui ont recours à lui: il me semble que les miracles devraient être +faits pour guérir les maladies, et non pour en donner». + +Ces minuties ne troublaient point la paix en Occident, et les querelles +Théologiques n'étaient point ce à quoi Rome s'attachait; on travaillait à +augmenter la puissance temporelle. Elles firent plus de bruit en Orient, +parce que les Ecclésiastiques y étaient sans puissance temporelle. Il y a +encore une autre cause de la paix en Occident, c'est la grande ignorance +des Ecclésiastiques. + + + + +ÉTAT DE L'EMPIRE DE L'OCCIDENT, DE L'ITALIE, ET DE LA PAPAUTÉ +SUR LA FIN DU IXe SIÈCLE, DANS LE COURS DU Xe ET DANS LA MOITIÉ +DU XIe JUSQU'À HENRI III. + + +Après la déposition de Charles le Gros, l'Empire d'Occident ne subsista +plus que de nom. Arnould, Arnolfe ou Arnold, bâtard de Carloman et d'une +fille nommée Carantine, se rendit maître de l'Allemagne; mais l'Italie +était partagée entre deux Seigneurs, tous deux du sang de Charlemagne par +les femmes; l'un était un Duc de Spoléte, nommé Gui; l'autre Bérenger Duc +de Frioul. Tous deux investis de ces Duchés par Charles le Chauve, tous +prétendants à l'Empire aussi bien qu'au Royaume de France. Arnould en +qualité d'Empereur, regardait aussi la France comme lui appartenant de +droit, tandis que la France détachée de l'Empire était partagée entre +Charles le Simple qui la perdait et le Roi Eudes grand-oncle de Hugues +Capet, qui l'usurpait. + +Un Bozon, Roi d'Arles, disputait encore l'Empire. Le Pape Formose, Évêque +peu accrédité de la malheureuse Rome, ne pouvait que donner l'Onction +Sacrée au plus fort. Il couronna en 892 ce Gui de Spoléte. L'année d'après +il couronna Bérenger vainqueur, et deux autres années après il fut forcé +de couronner cet Arnoud qui vint assiéger Rome et la prit d'assaut. Le +serment équivoque, que reçut Arnoud des Romains, prouve que déjà les Papes +prétendaient à la souveraineté de Rome. Tel était ce serment: «Je jure +par les Saints Mystères que sauf mon honneur, ma loi et ma fidélité à +Monseigneur Formose Pape, je serai fidèle à l'Empereur Arnoud». + +Les Papes étaient alors en quelque sorte semblables aux Califes de Bagdad, +qui révérés dans tous les États Musulmans comme les Chefs de la Religion, +n'avaient plus guère d'autre droit que celui de donner les investitures +des Royaumes à ceux qui les demandaient les armes à la main; mais il y +avait entre ces Califes et ces Papes cette différence, que les Califes +étaient tombés, et que les Papes s'étaient élevés. + +Il n'y avait réellement plus d'Empire, ni de droit ni de fait. Les Romains +qui s'étaient donnés à Charlemagne par acclamation, ne voulaient plus +reconnaître des bâtards, des étrangers, à peine maîtres d'une partie de +la Germanie. + +Le Peuple Romain dans son abaissement, dans son mélange avec tant +d'étrangers, conservait encore comme aujourd'hui cette fierté secrète que +donne la grandeur passée. Il trouvait insupportable que des Bructères, des +Cattes, des Marcomans, se disent les successeurs des Césars, et que les +rives du Main et la forêt Hercynie fussent le centre de l'Empire de Titus +et de Trajan. + +On frémissait à Rome d'indignation, et on riait en même temps de pitié, +lorsqu'on apprenait qu'après la mort d'Arnoud, son fils Hiludovic, que +nous appelons Louis, avait été créé Empereur des Romains à l'âge de +trois ou quatre ans dans un Village barbare, nommé Fourkem, par quelques +Seigneurs et Évêques Germains. C'était en effet un étrange Empire Romain +que ce Gouvernement qui n'avait alors ni les Pays entre le Rhin et la +Meuse, ni la France, ni la Bourgogne, ni l'Espagne, ni rien enfin dans +l'Italie, et pas même une Maison dans Rome qu'on pût dire appartenir à +l'Empereur. + +Du temps de ce Louis, dernier Empereur du sang de Charlemagne par +bâtardise, mort en 912, l'Empire Romain resserré en Allemagne, fut ce +qu'était la France, une Contrée dévastée par les guerres civiles et +étrangères, sous un Prince élu en tumulte et mal obéi. + +Tout est révolution dans les Gouvernements: c'en est une frappante que de +voir ces Saxons, sauvages traités par Charlemagne comme les Ilotes par les +Lacédémoniens, donner ou prendre au bout de 112 ans cette même dignité, +qui n'était plus dans la maison de leur vainqueur. Othon[13], Duc de Saxe, +après la mort de Louis, met par son crédit la couronne d'Allemagne sur +la tête de Conrad Duc de Franconie; et après la mort de Conrad, le fils +du Duc Othon de Saxe, Henri l'Oiseleur est élu. Tous ceux qui s'étaient +fait Princes héréditaires en Germanie, joints aux Évêques, faisaient ces +élections. + +[Note 13: Dans l'édition de Jean Neaulme ce nom se trouve sous deux +orthographes, Otton ou Othon, nous avons retenu cette dernière.] + +Dans la décadence de la famille de Charlemagne, la plupart des Gouverneurs +des Provinces s'étaient rendus absolus. Mais ce qui d'abord était +usurpation, devint bientôt un droit héréditaire. + +Les Évêques de plusieurs grands sièges, déjà puissants par leur dignité, +n'avaient plus qu'un pas à faire pour être Princes, et ce pas fut bientôt +fait. De-là vient la puissance séculière des Évêques de Mayence, de +Cologne, de Trêves, de Wurtzbourg, et de tant d'autres en Allemagne et +en France. Les Archevêques de Reims, de Lyon, de Beauvais, de Langres, +de Laon, s'attribuèrent les droits régaliens. Cette puissance des +Ecclésiastiques ne dura pas en France, mais en Allemagne elle est affermie +pour longtemps. Enfin les Moines eux-mêmes devinrent Princes, les Abbés de +Fulde, de Saint Gal, de Kempten, de Corbie, etc. Ils étaient de petits +Rois dans les Pays où 80 ans auparavant ils défrichaient avec leurs mains +quelques terres que des propriétaires charitables leur avaient données. +Tous ces Seigneurs, Ducs, Comtes, Marquis, Évêques, Abbés, rendaient +hommage au Souverain. On a longtemps cherché l'origine de ce Gouvernement +Féodal. Il est à croire qu'elle n'en a point d'autre que l'ancienne +coutume de toutes les Nations, d'imposer un hommage et un tribut au plus +faible. On sait qu'ensuite les Empereurs Romains donnèrent des Terres à +perpétuité à de certaines conditions. On en trouve des exemples dans les +vies d'Alexandre Sévère et de Probus. Les Lombards furent les premiers qui +érigèrent des Duchés relevant en fief de leur Royaume. Spoléte et Bénévent +furent sous les Rois Lombards des Duchés héréditaires. + +Avant Charlemagne, Tassillon possédait le Duché de Bavière à condition +d'un hommage, et ce Duché eût appartenu à ses descendants, si Charlemagne +ayant vaincu ce Prince, n'eût dépouillé le père et les enfants. + +Point de Villes libres alors en Allemagne, ainsi point de commerce, point +de grandes richesses. Les Villes n'avaient pas même de murailles. Cet État +qui pouvait être si puissant, était devenu si faible par le nombre et la +division de ses Maîtres, que l'Empereur Conrad fut obligé de promettre +un tribut annuel aux Hongrois, Huns ou Pannoniens, si bien contenus par +Charlemagne, et si humiliés par les Empereurs de la Maison d'Autriche. +Mais alors ils semblaient être ce qu'ils avaient été sous Attila. Ils +ravageaient l'Allemagne, les Frontières de la France. Ils descendaient en +Italie par le Tyrol, après avoir pillé la Bavière, et revenaient ensuite +avec les dépouilles de tant de Nations. + +C'est au règne d'Henri l'Oiseleur que se débrouilla un peu le chaos de +l'Allemagne. Ses limites étaient alors le Fleuve de l'Oder, la Bohême, la +Moravie, la Hongrie, les rivages du Rhin, de l'Escaut, de la Moselle, de +la Meuse, et vers le Septentrion la Poméranie et le Holstein étaient ses +barrières. + +Il faut que Henri l'Oiseleur fût un des Rois des plus dignes de régner. +Sous lui les Seigneurs de l'Allemagne si divisés sont réunis. Le premier +fruit de cette réunion est l'affranchissement du tribut qu'on payait aux +Hongrois, et une grande victoire remportée sur cette Nation terrible (936). +Il fit entourer de murailles la plupart des Villes d'Allemagne. Il +institua des Milices. On lui attribua même l'invention de quelques Jeux +militaires, qui donnaient quelques idées des Tournois. Enfin l'Allemagne +respirait, mais il ne paraît pas qu'elle prétendît être l'Empire Romain. +L'Archevêque de Mayence avait sacré Henri l'Oiseleur. Aucun Légat du Pape, +aucun Envoyé des Romains n'y avait assisté. L'Allemagne sembla pendant +tout ce règne oublier l'Italie. + +Il n'en fut pas ainsi sous Othon le Grand, que les Princes Allemands, +les Évêques et les Abbés élurent unanimement après la mort d'Henri son +père. L'héritier reconnu d'un Prince puissant, qui a fondé ou rétabli +un État, est toujours plus puissant que son père, s'il ne manque pas de +courage; car il entre dans une carrière déjà ouverte, il commence où son +prédécesseur a fini. Ainsi Alexandre avait été plus loin que Philippe son +père, Charlemagne plus loin que Pépin, et Othon le Grand passa beaucoup +Henri l'Oiseleur. + +Les Italiens toujours factieux et faibles ne pouvaient ni obéir à +leurs compatriotes, ni être libres, ni se défendre à la fois contre les +Sarrasins et les Hongrois, dont les incursions infestaient encore leur +Pays. + + + + +DE LA PAPAUTÉ AU DIXIÈME SIÈCLE AVANT QU'OTHON LE GRAND +SE RENDIT MAÃŽTRE DE ROME. + + +Le Pape Formose, fils du Prêtre Léon, étant Évêque de Porto, avait été à +la tête d'une faction contre Jean VIII et deux fois excommunié par ce +Pape; mais ces excommunications qui furent bientôt après si terribles aux +Têtes couronnées, le furent si peu pour Formose qu'il se fit élire Pape +en 890. + +Étienne VI aussi fils de Prêtre, successeur de Formose, homme qui +joignait l'esprit du fanatisme à celui de la faction, ayant toute sa vie +haï Formose, fit déterrer son corps qui était embaumé, et l'ayant revêtu +des habits pontificaux, le fit comparaître dans un Concile assemblé pour +juger sa mémoire. On donna au mort un Avocat, on lui fit son procès en +forme, le cadavre fut déclaré coupable d'avoir changé d'Évêché, et d'avoir +quitté celui de Porto pour celui de Rome; et pour réparation de ce crime, +on lui trancha la tête par la main du bourreau, on lui coupa trois doigts, +et on le jeta dans le Tibre. + +Le Pape Étienne VI se rendit si odieux par cette farce aussi horrible que +folle, que les amis de Formose ayant soulevé les citoyens, les chargèrent +de fers, et l'étranglèrent en prison. + +La faction ennemie de cet Étienne fit repêcher le corps de Formose, et le +fit enterrer pontificalement une seconde fois. + +Cette querelle échauffait les esprits. Sergius III qui remplissait Rome +de ses brigues pour se faire Pape, fut exilé par son rival Jean IX ami +de Formose; mais reconnu Pape après la mort de Jean IX il fit jeter une +seconde fois Formose dans le Tibre. Dans ces troubles Théodora mère de +Marozie qu'elle maria depuis au Marquis de Toscane, et d'une autre +Théodora, toutes trois, célèbres par leurs galanteries, avait à Rome +la principale autorité. Sergius n'avait été élu que par les intrigues +de Théodora la mère. Il eut étant Pape un fils de Marozie qu'il éleva +publiquement dans son Palais. Il ne paraît pas qu'il fût haï des Romains, +qui naturellement voluptueux suivaient ses exemples plus qu'ils ne les +blâmaient. + +Après sa mort les deux sÅ“urs Marozie et Théodora procurèrent la Chaire de +Rome à un de leurs favoris, nommé Landon, mais ce Landon étant mort, la +jeune Théodora fit élire Pape son Amant Jean X Évêque de Bologne, puis +de Ravenne, et enfin de Rome. On ne lui reprocha point comme à Formose, +d'avoir changé d'Évêché. Ces Papes condamnés par la postérité comme +Évêques peu religieux, n'étaient point d'indignes Princes. Il s'en faut +beaucoup. Ce Jean X que l'amour fit Pape, était un homme de génie et de +courage; il fit ce que tous les Papes ses prédécesseurs n'avaient pu faire; +il chassa les Sarrasins de cette partie de l'Italie nommée le _Garillan_. + +Pour réussir dans cette expédition, il eut l'adresse d'obtenir des troupes +de l'Empereur de Constantinople, quoique cet Empereur eût à se plaindre +autant des Romains rebelles que des Sarrasins. Il fit armer le Comte de +Capoue. Il obtint des milices de Toscane, et marcha lui-même à la tête +de cette armée, menant avec lui un jeune fils de Marozie et du Marquis +Adelbert: ayant chassé les Mahométans du voisinage de Rome, il voulait +aussi délivrer l'Italie des Allemands et des autres étrangers. + +L'Italie était envahie presqu'à la fois par les Bérengers, par un Roi de +Bourgogne, par un Roi d'Arles. Il les empêcha tous de dominer dans Rome. +Mais au bout de quelques années Guido, frère utérin de Hugo Roi d'Arles, +Tyran de l'Italie, ayant épousé Marozie toute puissante à Rome, cette même +Marozie conspira contre le Pape si longtemps Amant de sa sÅ“ur. Il fut +surpris, mis aux fers, et étouffé entre deux matelas. + +Marozie, maîtresse de Rome, fit élire Pape un nommé Léon, qu'elle fit +mourir en prison au bout de quelques mois. Ensuite ayant donné le siège +de Rome à un homme obscur, qui ne vécut que deux ans, elle mit enfin sur +la Chaire Pontificale Jean XI son propre fils, qu'elle avait eu de son +adultère avec Sergius III. + +Jean XI n'avait que 24 ans quand sa mère le fit Pape; elle ne lui conféra +cette dignité qu'à condition qu'il s'en tiendrait uniquement aux fonctions +d'Évêque, et qu'il ne serait que le Chapelain de sa mère. + +On prétend que Marozie empoisonna alors son mari Guido, Marquis de +Toscane. Ce qui est vrai, c'est qu'elle épousa le frère de son mari Hugo +Roi de Lombardie, et le mit en possession de Rome, se flattant d'être avec +lui Impératrice; mais un fils du premier lit de Marozie se mit alors à la +tête des Romains contre sa mère, chassa Hugues de Rome, renferma Marozie +et le Pape son fils dans le Château Saint Ange. On prétend que Jean XI y +mourut empoisonné. + +Un Étienne VII Allemand de naissance, élu en 939, fut par cette naissance +seule si odieux aux Romains, que dans une sédition le peuple lui balafra +le visage au point qu'il ne put jamais depuis paraître en public. + +Quelque temps après un petit-fils de Marozie, nommé Octavien, fut élu Pape +à l'âge de 18 ans par le crédit de sa famille. Il prit le nom de Jean XII +en mémoire de Jean XI son oncle. C'est le premier Pape qui ait changé son +nom à son avènement au Pontificat. Il n'était point dans les Ordres quand +sa famille le fit Pontife. C'était un jeune-homme qui vivait en Prince, +aimant les armes et les plaisirs. On s'étonne que sous tant de Papes +si scandaleux et si peu puissants, l'Église Romaine ne perdit ni ses +prérogatives, ni ses prétentions; mais alors presque toutes les autres +Églises étaient ainsi gouvernées. Le Clergé d'Italie pouvait mépriser les +Papes, mais il respectait la Papauté, d'autant plus qu'ils y aspiraient; +enfin dans l'opinion des hommes la place était sacrée, quand la personne +était exécrable. + +Pendant que Rome et l'Église étaient ainsi déchirées, Bérenger qu'on +appelle _le Jeune_, disputait l'Italie à Hugues d'Arles. Les Italiens, +comme le dit Luitprand contemporain, voulaient toujours avoir deux Maîtres +pour n'en avoir réellement aucun: fausse et malheureuse politique, qui +les faisait changer de tyrans et de malheurs. Tel était l'État déplorable +de ce beau Pays, lorsqu'Othon le Grand y fut appelé par les plaintes de +presque toutes les Villes, et même par ce jeune Pape Jean XII réduit à +faire venir les Allemands qu'il ne pouvait souffrir. + + + + +SUITE DE L'EMPIRE D'OTHON ET DE L'ÉTAT DE L'ITALIE + + +Othon entra en Italie, et il s'y conduisit comme Charlemagne. Il vainquit +Bérenger, qui en affectait la Souveraineté. Il se fit sacrer et couronner +Empereur des Romains par les mains du Pape, prit le nom de César et +d'Auguste, et obligea le Pape à lui faire serment de fidélité sur le +tombeau dans lequel on dit que repose le corps de St. Pierre. On dressa un +instrument authentique de cet Acte. Le Clergé et la Noblesse Romaine se +soumettent à ne jamais élire de Pape qu'en présence des Commissaires de +l'Empereur. Dans cet Acte Othon confirme les donations de Pépin, de +Charlemagne, de Louis le Débonnaire, «sauf en tout notre puissance, dit-il, +et celle de notre fils et de nos descendants». Cet Instrument écrit en +lettres d'or, souscrit par sept Évêques d'Allemagne, cinq Comtes, deux +Abbés et plusieurs Prélats Italiens, est gardé encore au Château Saint +Ange; la date est du 13 Février 962. + +On dit, et Mézéray le dit après d'autres, que Lothaire Roi de France et +Hugues Capet depuis Roi, assistèrent à ce couronnement. Les Rois de France +étaient en effet alors si faibles, qu'ils pouvaient servir d'ornement au +Sacre d'un Empereur; mais le nom de Lothaire et de Hugues Capet ne se +trouve pas dans les signatures de cet Acte. + +Le Pape s'étant ainsi donné un Maître, quand il ne voulait qu'un +Protecteur, lui fut bientôt infidèle. Il se ligua contre l'Empereur avec +Bérenger même, réfugié chez des Mahométans qui venaient de se cantonner +sur les côtes de Provence. Il fit venir le fils de Bérenger à Rome, tandis +qu'Othon était à Pavie. Il envoya chez les Hongrois pour les solliciter à +rentrer en Allemagne, mais il n'était pas assez puissant pour soutenir +cette action hardie, mais l'Empereur l'était assez pour le punir. + +Othon revint donc de Pavie à Rome, et s'étant assuré de la Ville, il tint +un Concile, dans lequel il fit juridiquement le procès au Pape. Au lieu de +le juger militairement, on assembla les Seigneurs Allemands et Romains, +40 Évêques, 17 Cardinaux dans l'Église de Saint Pierre, et là en présence +de tout le peuple on accusa le Saint Père d'avoir joui de plusieurs femmes, +et surtout d'une nommée Étiennette, qui était morte en couche. Les autres +chefs d'accusation étaient d'avoir fait Évêque de Tody un enfant de dix +ans, d'avoir vendu les Ordinations et les Bénéfices, d'avoir fait crever +les yeux à son parrain, d'avoir châtré un Cardinal, et ensuite de l'avoir +fait mourir; enfin de ne pas croire en JÉSUS-CHRIST, et d'avoir invoqué le +Diable: deux choses qui semblent se contredire. On mêlait donc, comme il +arrive presque toujours, de fausses accusations à de véritables; mais on +ne parla point du tout de la seule raison pour laquelle le Concile était +assemblé. L'Empereur craignait sans doute de réveiller cette révolte et +cette conspiration dans laquelle les accusateurs même du Pape avaient +trempé. Ce jeune Pontife qui avait alors vingt-sept ans, parut déposé pour +ses incestes et ses scandales, et le fut en effet pour avoir voulu ainsi +que tous les Romains, détruire la puissance Allemande dans Rome. + +Othon ne put se rendre maître de sa personne, ou s'il le put, il fit une +faute en le laissant libre. À peine avait-il fait élire le Pape Léon VIII +qui, si l'on en croit le discours d'Arnoud Évêque d'Orléans, n'était ni +Ecclésiastique, ni même Chrétien. À peine en avait-il reçu l'hommage, et +avait-il quitté Rome, dont probablement il ne devait pas s'écarter, que +Jean XII eut le courage de faire soulever les Romains, et opposant alors +Concile à Concile, on déposa Léon VIII. On ordonna que jamais l'inférieur +ne pourrait ôter le rang à son supérieur. + +Le Pape par cette décision n'entendait pas seulement, que jamais les +Évêques et les Cardinaux ne pourraient déposer le Pape, mais on désignait +aussi l'Empereur, que les Évêques de Rome regardaient toujours comme un +séculier, qui devait à l'Église l'hommage et les serments qu'il exigeait +d'elle. Le Cardinal nommé Jean, qui avait écrit et lu les accusations +contre le Pape, eut la main droite coupée. On arracha la langue, on coupa +le nez et deux doigts à celui qui avait servi de Greffier au Concile de +déposition. + +Au reste dans tous ces Conciles où présidaient la faction et la vengeance, +on citait toujours l'Évangile et les Pères, on implorait les lumières du +Saint Esprit, on parlait en son nom, on faisait même des règlements utiles; +et qui lirait ces Actes sans connaître l'Histoire, croirait lire les +Actes des Saints. + +Tout cela se faisait presque sous les yeux de l'Empereur; et qui sait +jusqu'où le courage et le ressentiment du jeune Pontife, le soulèvement +des Romains en sa faveur, la haine des autres Villes d'Italie contre les +Allemands, eussent pu porter cette révolution? Mais le Pape Jean XII fut +assassiné trois mois après, entre les bras d'une femme mariée par les +mains du mari qui vengeait sa honte. (964) + +Il avait tellement animé les Romains, qu'ils osèrent, même après sa mort, +soutenir un siège, et ne se rendirent qu'à l'extrémité. Othon deux fois +vainqueur de Rome, fut le maître de l'Italie comme de l'Allemagne. + +Le Pape Léon créé par lui, le Sénat, les principaux du Peuple, le Clergé +de Rome solennellement assemblés dans Saint Jean de Latran, confirmèrent +à l'Empereur le droit de se choisir un Successeur au Royaume d'Italie, +d'établir le Pape et de donner l'investiture aux Évêques. Après tant de +Traités et de serments formés par la crainte, il fallait des Empereurs qui +demeurassent à Rome pour les faire observer. + +À peine l'Empereur Othon était retourné en Allemagne, que les Romains +voulurent être libres. Ils mirent en prison leur nouveau Pape, créature +de l'Empereur. Le Préfet de Rome, les Tribuns, le Sénat, voulurent faire +revivre les anciennes lois; mais ce qui dans un temps est une entreprise +de héros, devient dans d'autres une révolte de séditieux. Othon revole en +Italie, fait pendre une partie du Sénat, et le Préfet de Rome qui avait +voulu être un Brutus, fut fouetté dans les carrefours, promené nu sur un +âne, et jeté dans un cachot, où il mourut de faim. + +Tel fut à peu près l'état de Rome sous Othon le Grand, Othon II et +Othon III. Les Allemands tenaient les Romains subjugués, et les Romains +brisaient leurs fers dès qu'ils le pouvaient. + +Un Consul nommé Crescentius, fils du Pape Jean X et de la fameuse Marozie, +prenant avec ce titre de Consul la haine de la Royauté, arma Rome contre +Othon II. Il fit mourir en prison Benoît VI créature de l'Empereur; et +l'autorité d'Othon quoiqu'éloigné, ayant dans ces troubles donné la Chaire +Romaine au Chancelier de l'Empire en Italie, qui fut Pape sous le nom de +Jean XIV ce malheureux Pape fut une nouvelle victime que le Parti Romain +immola. Le Pape Boniface VIII créature du Consul Crescentius déjà souillé +du sang de Benoît VI fit encore périr Jean XIV. Les temps de Caligula, de +Néron, de Vitellius, ne produisirent ni des infortunes plus déplorables, +ni de plus grandes barbaries; mais les horreurs de ces Papes sont obscures +comme eux. Ces tragédies sanglantes se jouaient sur le théâtre de Rome, +mais petit et ruiné; et celles des Césars avaient pour théâtre le Monde +connu. + +Crescentius maintint quelque temps l'ombre sur la République Romaine. +Il chassa du siège Pontifical Grégoire IV neveu de l'Empereur Othon III. +Mais enfin Rome fut encore assiégée et prise. Crescentius attiré hors du +Château Saint Ange sur l'espérance d'un accommodement et sur la foi des +serments de l'Empereur, eut la tête tranchée. Son corps fut pendu par les +pieds, et le nouveau Pape élu par les Romains, sous le nom de Jean XV +eut les yeux crevés et le nez coupé. On le jetta en cet état du haut du +Château Saint Ange dans la Place. + +Les Romains renouvellèrent alors à Othon III les serments faits à +Othon Ier et à Charlemagne. + +Après les trois Othon, ce combat de la domination Allemande, et de +la liberté Italique, resta longtemps dans les mêmes termes. Sous les +Empereurs Henri II de Bavière, Conrad II le Salique, dès qu'un Empereur +était occupé en Allemagne, il s'élevait un parti en Italie. Henri II y +vint comme les Othons dissiper des factions, confirmer aux Papes les +donations des Empereurs, et recevoir les mêmes hommages. Cependant la +Papauté était à l'encan, ainsi que presque tous les autres Évêchés. + +Benoît VIII Jean XIX l'achetèrent publiquement l'un après l'autre: ils +étaient frères de la maison des Marquis de Toscane, toujours puissante à +Rome depuis le temps de Marozie. + +En 1034, après leur mort, pour perpétuer le Pontificat dans leur maison +on acheta encore les suffrages pour un enfant de douze ans. C'était +Benoît IX qui eut l'Évêché de Rome de la même manière, qu'on voit encore +aujourd'hui tant de familles acheter, mais en secret, des Bénéfices pour +des enfants. + +Ce désordre n'eut point de bornes. On vit sous le Pontificat de ce Benoît +IX deux autres Papes élus à prix d'argent, et trois Papes dans Rome +s'excommunier réciproquement; mais par un accord heureux qui étouffa une +guerre civile, ces trois Papes s'accordèrent à partager les revenus de +l'Église, et à vivre en paix, chacun avec sa Maîtresse. + +Ce Triumvirat pacifique et singulier ne dura qu'autant qu'ils eurent de +l'argent; et enfin, quand ils n'en eurent plus, chacun vendit sa part de +la Papauté au Diacre Gratien, homme de qualité, fort riche. Mais comme +le jeune Benoît IX avait été élu longtemps avant les deux autres, on lui +laissa par un accord solennel la jouissance du tribut que l'Angleterre +payait alors à Rome, qu'on appelait le _Denier de Saint Pierre_, à quoi +un Roi Danois d'Angleterre, nommé Etelvolft, Edelvolf ou Ethelulfe s'était +soumis en 852. + +En 1046, ce Gratien qui prit le nom de Grégoire VI et qui passe pour +s'être conduit très-sagement, jouissait paisiblement du Pontificat, +lorsque l'Empereur Henri III fils de Conrad II le Salique, vint à Rome. + +Jamais Empereur n'y exerça plus d'autorité. Il déposa Grégoire VI que les +Romains aimaient, et nomma Pape Suidger son Chancelier Évêque de Bamberg +sans qu'on osât murmurer. + +En 1048, après la mort de cet Allemand qui parmi les Papes est appelé +Clément II, l'Empereur qui était en Allemagne, y créa Pape un Bavarois +nommé Popon: c'est Damaze II qui avec le Brevet de l'Empereur alla se +faire reconnaître à Rome. Il le fut malgré ce Benoît IX qui voulait +encore rentrer dans la Chaire Pontificale après l'avoir vendue. + +Ce Bavarois étant mort vingt-trois jours après son intronisation, +l'Empereur donna la Papauté à son cousin Brunon de la Maison de Lorraine, +qu'il transféra de l'Évêché de Toul à celui de Rome avec une autorité +absolue. + + + + +DE LA FRANCE VERS LE TEMPS DE HUGUES CAPET. + + +Pendant que l'Allemagne commençait à prendre ainsi une nouvelle forme +d'administration, et que Rome et l'Italie n'en avaient aucune, la France +devenait comme l'Allemagne un Gouvernement entièrement féodal. + +Ce Royaume s'étendait des environs de l'Escaut et de la Meuse jusqu'à la +Mer Britannique et des Pyrénées au Rhône. C'était alors ses bornes; car +quoique tant d'Historiens prétendent que ce grand Fief de la France allait +par-delà les Pyrénées jusqu'à l'Ebre, il ne paraît point du tout que les +Espagnols de ces Provinces entre l'Ebre et les Pyrénées fussent soumis au +faible Gouvernement de France en combattant contre les Mahométans. + +La France, dans laquelle ni la Provence ni le Dauphiné n'étaient compris, +était un assez grand Royaume, mais il s'en fallait beaucoup que le Roi +de France fût un grand Souverain. Louis, le dernier des descendants de +Charlemagne, n'avait plus pour tout domaine que les Villes de Laon, de +Soissons, et quelques Terres qu'on lui contestait. L'hommage rendu par la +Normandie, ne servait qu'à faire un Roi vassal qui aurait pu soudoyer son +Maître. Chaque Province avait ou ses Comtes ou ses Ducs héréditaires, +celui qui n'avait pu se saisir que de deux ou trois Bourgades, rendait +hommage aux usurpateurs d'une Province; et qui n'avait qu'un Château, +relevait de celui qui avait usurpé une Ville. + +Le temps et la nécessité établirent que les Seigneurs des grands Fiefs +marcheraient avec des troupes au secours du Roi. Tel Seigneur devait 40 +jours de service, tel autre 25; les arrières-vassaux marchaient aux ordres +de leurs Seigneurs immédiats. Mais si tous ces Seigneurs particuliers +servaient l'État quelques jours, ils se faisaient la guerre entre eux +presque toute l'année. En vain les Conciles, qui dans ces temps de crimes +ordonnèrent souvent des choses justes, avaient réglé qu'on ne se battrait +point depuis le jeudi jusqu'au point du jour du lundi, et dans les temps +de Pâques et dans d'autres solennités, ces règlements n'étant point +appuyés d'une justice coercitive, étaient sans vigueur. Chaque Château +était la Capitale d'un petit État de Brigands, chaque Monastère était en +armes: leurs Avocats qu'on appelait Avoyers, institués dans les premiers +temps pour présenter leurs requêtes au Prince et ménager leurs affaires, +étaient les Généraux de leurs troupes: les Moissons étaient ou brûlées, ou +coupées avant le temps, ou défendues, l'épée à la main: les Villes presque +réduites en solitude, et les Campagnes dépeuplées par de longues famines. + +Il semble que ce Royaume sans Chef, sans police, sans ordre, dût être la +proie de l'Étranger; mais une anarchie presque semblable dans tous les +Royaumes, fit sa sûreté; et quand sous les Othons l'Allemagne fut plus à +craindre, les guerres intestines l'occupèrent. + +C'est de ces temps barbares que nous tenons l'usage de rendre hommage pour +une Maison et pour un Bourg au Seigneur d'un autre Village. Un Praticien, +un Marchand qui se trouve possesseur d'un ancien Fief, reçoit foi et +hommage d'un autre Fermier ou d'un Pair du Royaume qui aura acheté un +arrière-fief dans sa censive. Les lois de Fiefs ne subsistent plus, mais +ces vieilles coutumes de mouvances, d'hommages, de redevances subsistent +encore: dans la plupart des Tribunaux on admet cette maxime, _nulle Terre +sans Seigneur_, comme si ce n'était pas assez d'appartenir à la Patrie. + +Quand la France, l'Italie et l'Allemagne furent ainsi partagées sous un +nombre innombrable de petits Tyrans, les armées dont la principale force +avait été l'Infanterie sous Charlemagne, ainsi que sous les Romains, ne +furent plus que de la Cavalerie. On ne connut plus que les Gens d'armes; +les Gens de pied n'avaient pas ce nom, parce qu'en comparaison des hommes +de cheval ils n'étaient point armés. + +Les moindres possesseurs de Chatellenies ne se mettaient en campagne +qu'avec le plus de chevaux qu'ils pouvaient, et le faste consistait alors +à mener avec soi des Écuyers qu'on appela _vaslets_ du mot _vassalet_, +petit vassal. L'honneur étant donc mis à ne combattre qu'à cheval, on prit +l'habitude de porter une armure complète de fer, qui eût accablé un homme +à pied de son poids. Les brassards, les cuissards furent une partie de +l'habillement. On prétend que Charlemagne en avait eu, mais ce fut vers +l'an mille que l'usage en fut commun. + +Quiconque était riche devint presqu'invulnérable à la guerre, et c'était +alors qu'on se servit plus que jamais de massues pour assommer ces +Chevaliers que les pointes ne pouvaient percer. Le plus grand commerce +alors fut en cuirasses, en boucliers, en casques ornés de plumes. + +Les Paysans qu'on traînait à la guerre, seuls exposés et méprisés, +servaient de pionniers plutôt que de combattants. Les chevaux plus estimés +qu'eux, furent bardés de fer, leur tête fut armée de champfrain. + +On ne connut guère alors de lois que celles que les plus puissants +firent pour le service des Fiefs. Tous les autres objets de la justice +distributive furent abandonnés au caprice des Maîtres-d'hôtel, Prévôts, +Baillis, nommés par les possesseurs des Terres. + +Les Sénats de ces Villes qui sous Charlemagne et sous les Romains avaient +joui du gouvernement municipal, furent abolis presque partout. Le mot de +_Senior_, _Seigneur_, affecté longtemps à ces principaux du Sénat des +Villes, ne fut plus donné qu'aux possesseurs des Fiefs. + +Le terme de Pair commençait alors à s'introduire dans la Langue +Gallo-Tudesque, qu'on parlait en France. Il venait du mot Latin _par_, +qui signifie _égal_ ou _confrère_. On ne s'en était servi que dans ce sens +sous la première et la seconde Race des Rois de France. Les enfants de +Louis le Débonnaire s'appellèrent _pares_ dans une de leurs entrevues +l'an 851; et longtemps auparavant Dagobert donne le nom de _pairs_ à des +Moines. Godegrand, Évêque de Metz du temps de Charlemagne, appelle _Pairs_ +des Évêques et des Abbés, ainsi que le marque le savant Du Cange. + +Les Vassaux d'un même Seigneur s'accoutumèrent donc à s'appeler _Pairs_. + +Alfred le Grand avait établi en Angleterre les Jurés, c'était des Pairs +dans chaque profession. Un homme dans une cause criminelle choisissait +douze hommes de sa profession pour être juges. Quelques Vassaux en France +en usèrent ainsi, mais le nombre des Pairs n'était pas pour cela déterminé +à douze. Il y en avait dans chaque Fief autant que de Barons qui +relevaient du même Seigneur, et qui étaient Pairs entre eux, mais non +Pairs de leur Seigneur féodal. + +Les Princes qui rendaient un hommage immédiat à la Couronne, tels que les +Ducs de Guyenne, de Normandie, de Bourgogne, les Comtes de Flandres, de +Toulouse, étaient donc en effet des Pairs de France. + +Hugues Capet n'était pas le moins puissant. Il possédait depuis longtemps +le Duché de France, qui s'étendait jusqu'en Touraine. Il était Comte de +Paris. De vastes domaines en Picardie et en Champagne lui donnaient encore +une grande autorité dans ces Provinces. Son frère avait ce qui compose +aujourd'hui le Duché de Bourgogne. Son grand-père Robert le Fort, et son +grand-oncle Eudes ou Odon, avaient tous deux porté la couronne du temps de +Charles le Simple. Hugues son père, surnommé l'Abbé à cause des Abbayes +de St. Denis, de St. Martin de Tours, de St. Germain des Prez, et de tant +d'autres qu'il possédait, avait ébranlé et gouverné la France. Ainsi l'on +peut dire, que depuis l'année 810, où le Roi Eudes commença son règne, sa +Maison a gouverné sans interruption; et que si on excepte Hugues l'Abbé +qui ne voulut pas prendre la Couronne Royale, elle forme une suite de +Souverains de plus de 850 ans, filiation unique parmi les Rois. + +On sait comment Hugues Capet, Duc de France, Comte de Paris, enleva la +couronne au Duc Charles oncle du dernier Roi Louis V. Si les suffrages +eussent été libres, le sang de Charlemagne respecté, et le droit de +succession aussi sacré qu'aujourd'hui, Charles aurait été Roi de France. +Ce ne fut point un Parlement de la Nation qui le priva du droit de ses +ancêtres; ce fut ce qui fait et défait les Rois, la force aidée de la +prudence. + +Tandis que Louis, ce dernier Roi du Sang Carolingien, était prêt à finir à +l'âge de 23 ans sa vie obscure par une maladie de langueur, Hugues Capet +assemblait déjà ses forces; et loin de recourir à l'autorité d'un +Parlement, il sut dissiper avec des troupes un Parlement qui se tenait +à Compiègne pour assurer la succession à Charles. La lettre de Gerbert, +depuis Archevêque de Reims et Pape sous le nom de Sylvestre II déterrée +par Duchesne, en est un témoignage authentique. + +Charles Duc de Brabant et de Hainaut, États qui composaient la basse +Lorraine, succomba sous un rival plus puissant et plus heureux que lui; +trahi par l'Évêque de Laon, surpris et livré à Hugues Capet, il mourut +captif dans la tour d'Orléans; et deux enfants mâles qui ne purent le +venger, mais dont l'un eut cette basse Lorraine, furent les derniers +Princes de la postérité masculine de Charlemagne. Hugues Capet devenu Roi +de ses Pairs, n'en eut pas un plus grand domaine. + + + + +ÉTAT DE LA FRANCE AUX Xe et XIe SIÈCLES. + + +La France démembrée languit dans des malheurs obscurs depuis Charles le +Gros jusqu'à Philippe Ier arrière-petit-fils de Hugues Capet, près de 250 +années. Nous verrons si les Croisades qui signalèrent le règne de Philippe +Ier à la fin de l'XIe Siècle, rendirent la France plus florissante. Mais +dans l'espace de temps dont je parle, tout ne fut que confusion, tyrannie, +barbarie et pauvreté. Chaque Seigneur un peu considérable faisait battre +monnaie, mais c'était à qui l'altèrerait. Les belles Manufactures étaient +en Grèce et en Italie. Les Français ne pouvaient les imiter dans des +Villes sans privilège, et dans un Pays sans union. + +De tous les évènements de ce temps, le plus digne de l'attention d'un +Citoyen est l'excommunication du Roi Robert. Il avait épousé Berthe sa +cousine au quatrième degré; mariage en soi légitime, et de plus nécessaire +au bien de l'État. Nous avons vu de nos jours des particuliers épouser +leurs nièces, et acheter au prix ordinaire les dispenses à Rome, comme +si Rome avait des droits sur des mariages qui se font à Paris. Le Roi +de France n'éprouva pas autant d'indulgence. L'Église Romaine dans +l'avilissement et les scandales où elle était plongée, osa imposer au Roi +une pénitence de sept ans, lui ordonna de quitter sa femme, l'excommunia +en cas de refus. Le Pape interdit tous les Évêques qui avaient assisté +à ce mariage, et leur ordonna de venir à Rome lui demander pardon. Tant +d'audace paraît incroyable, mais l'ignorante superstition de ces temps +peut l'avoir souffert, et la politique peut l'avoir causée. Grégoire V +qui fulmina cette excommunication, était Allemand, et gouverné par +Gerbert ci-devant Archevêque de Reims, ennemi de la Maison de France. +L'Empereur Othon III peu ami de Robert, assista lui-même au Concile où +l'excommunication fut prononcée; tout cela fait croire que la Raison +d'État eut autant de part à cet attentat, que le fanatisme. + +Les Historiens disent que cette excommunication fit en France tant d'effet, +que tous les Courtisans du Roi et ses propres Domestiques l'abandonnèrent, +et qu'il ne lui resta que deux Serviteurs qui jetaient au feu le reste +de ses repas, ayant horreur de ce qu'avait touché un excommunié. Quelque +dégradée que fût alors la Raison humaine, il n'y a pas d'apparence que +l'absurdité pût aller si loin. Le premier Auteur qui a écrit cet excès +de l'abrutissement de la Cour de France, est le Cardinal Pierre Damien, +qui n'écrivit que 64 ans après. Il rapporte qu'en punition de cet +inceste prétendu, la Reine accoucha d'un monstre; mais il n'y eut rien de +monstrueux dans toute cette affaire, que l'audace du Pape, et la faiblesse +du Roi qui se sépara de sa femme. + +Les excommunications, les interdits sont des foudres qui n'embrasent un +État que quand ils trouvent des matières combustibles. Il n'y en avait +point alors, mais peut-être Robert craignit-il qu'il ne s'en formât. + +La condescendance du Roi Robert enhardit tellement les Papes, que son +petit-fils Philippe Ier fut excommunié comme lui. D'abord le fameux +Grégoire VII le menaça de le déposer en 1075, s'il ne se justifiait de +l'accusation de simonie devant ses Nonces. Un autre Pape l'excommunia en +effet, Philippe s'était dégoûté de sa femme, et était amoureux de Bertrade +épouse du Comte d'Anjou. Il se servit du ministère des Lois pour casser +son mariage sous prétexte de parenté, et Bertrade sa Maîtresse fit casser +le sien avec le Comte d'Anjou sous le même prétexte. + +Le Roi et sa Maîtresse furent ensuite mariés solennellement par les mains +d'un Évêque de Bayeux. Ils étaient condamnables, mais ils avaient au moins +rendu ce respect aux lois, que de se servir d'elles pour couvrir leurs +fautes. Quoi qu'il en soit, un Pape avait excommunié Robert pour avoir +épousé sa parente, et un autre Pape excommunia Philippe pour avoir quitté +sa parente. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'Urbain II qui +prononça cette sentence, la prononça dans les propres États du Roi, à +Clermont en Auvergne, où il venait chercher un asile, et dans ce même +Concile où nous verrons qu'il prêcha la Croisade. + +Cependant il ne paraît point que Philippe excommunié ait été en horreur à +ses Sujets; c'est une raison de plus pour douter de cet abandon général, +où l'on dit que le Roi Robert avait été réduit. + +Ce qu'il y eut d'assez remarquable, c'est le mariage du Roi Henri père +de Philippe avec une Princesse Moscovite. Les Moscovites ou Russes +commençaient à être Chrétiens, mais ils n'avaient aucun commerce avec +le reste de l'Europe. Ils habitaient au-delà de la Pologne, à peine +Chrétienne elle-même, et sans aucune correspondance avec la France. +Cependant le Roi Henri envoya jusqu'en Russie demander la fille du +Souverain, à qui les autres Européens donnaient le titre de Duc, aussi +bien qu'au Chef de la Pologne. Les Russes le nommaient dans leur langage +_Tzar_, dont on a fait depuis le mot de _Czar_. On prétend que Henri +se détermina à ce mariage, dans la crainte d'essuyer des querelles +Ecclésiastiques. De toutes les superstitions de ces temps-là , ce n'était +pas la moins nuisible au bien des États, que celle de ne pouvoir épouser +sa parente au septième degré. Presque tous les Souverains de l'Europe +étaient parents de Henri. Quoi qu'il en soit, Anne fille de Jaraflau Czar +de Moscovie fut Reine de France, et il est à remarquer qu'après la mort de +son mari, elle n'eut point la Régence et n'y prétendit point. + +Les Lois changent selon les temps. Ce fut le Comte de Flandres, un des +Vassaux du Royaume, qui en fut Régent. La Reine veuve se remaria à un +Comte de Crépi. Tout cela serait singulier aujourd'hui, et ne le fut point +alors. + +Ni Henri, ni Philippe Ier ne firent rien de mémorable, mais de leur temps +leurs Vassaux et Arrières-vassaux conquirent des Royaumes. + + + + +CONQUÊTE DE LA SICILE PAR LES NORMANDS. + + +Le goût des pèlerinages et aventures régnait alors. Quelques Normands +ayant été en Palestine vers l'an 983, passèrent à leur retour sur la Mer +de Naples dans la Principauté de Salerne. Les Seigneurs de ce petit État +l'avaient usurpé sur les Empereurs de Constantinople. Gaimar, Prince +de Salerne, était assiégé dans sa Capitale par les Mahométans. Les +Aventuriers Normands lui offrirent leurs services, et l'aidèrent à faire +lever le siège. De retour chez eux, comblés des présents du Prince, ils +engagèrent d'autres Aventuriers à chercher leur fortune à son service. Peu +à peu les Normands reprirent l'habitude de leurs pères de passer les mers. +Un d'eux, nommé Raoul, alla l'an 1016 avec une troupe choisie offrir au +Pape Benoît VIII ses services contre les Mahométans. Le Pape le pria de +le secourir plutôt contre l'Empereur d'Orient, qui dépouillé de tout en +Occident soutenait encore quelques droits contre l'Église dans la Calabre +et dans la Pouille. Les Normands auxquels il était très-indifférent de se +battre contre des Musulmans, ou contre des Chrétiens, servirent très-bien +le Pape contre leur ancien Souverain. Bientôt après Tancréde de Hauteville, +du territoire de Coutance en Normandie, alla dans la Pouille avec +plusieurs de ses enfants, vendant toujours leurs services à qui les payait +le mieux. Ils passèrent des petites armées du Duc de Capoue à celles du +Duc de Salerne; ils servirent contre les Sarrasins, s'armèrent ensuite +contre les Grecs, et enfin contre les Papes, ayant pour ennemi tous ceux +qu'ils pouvaient dépouiller. + +Le Pape Léon IX se servit contre eux d'excommunications. Guillaume +Fierabra fils de Tancréde, et ses frères Humfroy, Robert et Richard, Chefs +de ces Normands, après avoir vaincu la petite armée du Pape, l'assiégèrent +dans un Château près de Bénévent, le prirent prisonnier, le gardèrent plus +d'une année, et ne le relâchèrent que quand il fut attaqué d'une maladie, +dont il alla mourir à Rome. + +Il fallut bientôt que la Cour de Rome pliât sous ces nouveaux usurpateurs. +Elle leur céda une partie des patrimoines que les Empereurs d'Occident lui +avaient donné sans en être les maîtres. + +Le Pape Nicolas II alla lui-même dans la Pouille trouver ces Normands, +toujours excommuniés et toujours donnant la loi. Il céda à Richard la +Principauté de Capoue, à Robert Guichard la Pouille, la Calabre et la +Sicile entière, que Robert Guichard commençait à conquérir sur les +Sarrasins. Robert se soumit de son côté envers le Pape à la redevance +perpétuelle de douze deniers monnaie de Pavie pour chaque paire de bÅ“ufs +dans tous les Pays qu'on lui cédait, et lui fit hommage de ce que ses +frères et lui avaient conquis sur les Chrétiens et sur les Mahométans. +Enfin en 1101 Roger, petit-fils de Tancréde et frère de ce Boemond si +célèbre dans les Croisades, acheva de conquérir sur les Mahométans toute +la Sicile, dont les Papes sont demeurés toujours Seigneurs Suzerains. + + + + +CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR GUILLAUME DUC DE NORMANDIE + + +Tandis que de simples Citoyens de Normandie fondaient si loin des Royaumes, +leurs Ducs en acquéraient un plus beau, sur lequel les Papes osèrent +prétendre le même droit que sur la Sicile. La Nation Britannique était, +malgré sa fierté, destinée à se voir toujours gouvernée par des étrangers. +Après la mort d'Alfred arrivée en 900, l'Angleterre retomba dans la +confusion et la barbarie. Les anciens Anglo-Saxons ses premiers vainqueurs, +et les Danois ses usurpateurs nouveaux, s'en disputaient toujours la +possession, et de nouveaux Pirates Danois venaient encore souvent partager +les dépouilles. Ces Pirates continuaient d'être si terribles et les +Anglais si faibles, que vers l'année 1000 on ne put se racheter d'eux +qu'en payant quarante-huit mille livres sterling. On imposa pour lever +cette somme, une taxe qui dura depuis assez longtemps en Angleterre, ainsi +que la plupart des autres taxes qu'on continue toujours de lever après le +besoin. Ce tribut humiliant fut appelé Argent Danois, _Danngeld_. + +Canut Roi de Danemark qu'on a nommé le Grand, et qui n'a fait que de +grandes cruautés, remit sous sa domination en 1017 le Danemark et +l'Angleterre. Les naturels Anglais furent traités alors comme des +esclaves. Les Auteurs de ce temps avouent que quand un Anglais rencontrait +un Danois, il fallait qu'il s'arrêtât jusqu'à ce que le Danois eût passé. + +La race de Canut ayant manqué en 1041, les États du Royaume reprenant +leur liberté, déférèrent la couronne à Édouard, un descendant des anciens +Anglo-Saxons, qu'on appelle le Saint et le Confesseur. Une des grandes +fautes ou un des grands malheurs de ce Roi, fut de n'avoir point d'enfants +de sa femme Édithe, fille du plus puissant Seigneur du Royaume. Il +haïssait sa femme ainsi que sa propre mère pour des raisons d'État, et +les fit éloigner l'une et l'autre. La stérilité de son mariage servit à sa +canonisation. On prétendit qu'il avait fait vÅ“u de chasteté: vÅ“u téméraire +dans un mari, et absurde dans un Roi qui avait besoin d'héritiers. Ce vÅ“u, +s'il fut réel, prépara de nouveaux fers à l'Angleterre. + +Les mÅ“urs et les usages de ce temps-là ne ressemblent en rien aux nôtres. +Guillaume VIII Duc de Normandie, qui conquit l'Angleterre, loin d'avoir +aucun droit sur ce Royaume, n'en avait pas même sur la Normandie, si la +naissance donnait les droits. Son père le Duc Robert qui ne s'était jamais +marié, l'avait eu de la fille d'un Péletier de Falaise, que l'Histoire +appelle _Harlot_, terme qui signifiait et signifie encore aujourd'hui en +Anglais _concubine_ ou femme publique. Ce bâtard reconnu du vivant de son +père pour héritier légitime, se maintint par son habileté et par sa valeur +contre tous ceux qui lui disputaient son Duché. Il régnait paisiblement +en Normandie, et la Bretagne lui rendait hommage. Lorsqu'Édouard le +Confesseur étant mort, il prétendit au Royaume d'Angleterre, le droit +de succession ne paraissait alors établi dans aucun État de l'Europe. La +couronne d'Allemagne était élective, l'Espagne était partagée entre les +Chrétiens et les Musulmans. La Lombardie changeait chaque jour de Maître. +La Race Carolingienne détrônée en France, faisait voir ce que peut la +force contre le droit du sang. Édouard le Confesseur n'avait point joui +du trône à titre d'héritage. Harald successeur d'Édouard n'était point +de sa race, mais il avait le plus incontestable de tous les droits, les +suffrages de toute la Nation. Guillaume le Bâtard n'avait pour lui ni le +droit d'élection, ni celui d'héritage, ni même aucun parti en Angleterre. +Il prétendit que dans un voyage qu'il fit autrefois dans cette ÃŽle, le Roi +Édouard avait fait en sa faveur un testament que personne ne vit jamais. +Il disait encore qu'autrefois il avait délivré de prison Harold, et qu'il +lui avait cédé ses droits sur l'Angleterre. Il appuya ses faibles raisons +d'une forte armée. + +Les Barons de Normandie assemblés en forme d'États, refusèrent de l'argent +à leur Duc pour cette expédition, parce que s'il ne réussissait pas, la +Normandie en resterait appauvrie, et qu'un heureux succès la rendrait +Province d'Angleterre; mais plusieurs Normands hasardèrent leur fortune +avec leur Duc. Un seul Seigneur nommé Fiz Othbern équipa quarante +vaisseaux à ses dépens. Le Comte de Flandres, beau-père du Duc Guillaume, +le secourut de quelque argent. Le Pape même entra dans ses intérêts. Il +excommunia tous ceux qui s'opposeraient aux desseins de Guillaume. Enfin +il partit de Saint Valery avec une flotte nombreuse. On ne sait combien il +avait de vaisseaux, ni de soldats. Il aborda sur les côtes de Sussex, et +bientôt après se donna dans cette Province la fameuse bataille de Hastings +(14 Octobre 1066), qui décida seule du sort de l'Angleterre. Les Anglais +ayant leur Roi Harold à leur tête, et les Normands conduits par leur Duc, +combattirent pendant douze heures. La gendarmerie qui commençait à faire +ailleurs la force des armées, ne paraît pas avoir été employée dans cette +bataille. Les Chefs y combattirent à pied, Harold et deux de ses frères +y furent tués. Le vainqueur s'approcha de Londres, portant devant lui +une bannière bénite, que le Pape lui avait envoyée. Cette bannière fut +l'étendard auquel tous les Évêques se rallièrent en sa faveur. Ils vinrent +aux portes avec le Magistrat de Londres lui offrir la couronne qu'on ne +pouvait refuser au vainqueur. + +Guillaume sut gouverner comme il sut conquérir. Plusieurs révoltes +étouffées, des irruptions des Danois rendues inutiles, des lois +rigoureuses durement exécutées signalèrent son règne. Anciens Bretons, +Danois, Anglo-Saxons, tous furent confondus dans le même esclavage. Les +Normands qui avaient eu part à sa victoire, partagèrent par ses bienfaits, +les terres des vaincus. De-là toutes ces Familles Normandes, dont les +descendants ou du-moins les noms subsistent encore en Angleterre. Il fit +faire un dénombrement exact de tous les biens des Sujets, de quelque +nature qu'ils fussent. On prétend qu'il en profita pour se faire en +Angleterre un revenu de quatre cents mille livres sterling; ce qui ferait +aujourd'hui environ cinq millions sterling, et plus de cent millions de +France. Il est évident qu'en cela les Historiens se sont trompés. L'État +d'Angleterre d'aujourd'hui, qui comprend l'Écosse et l'Irlande, n'a pas +un si gros revenu, si vous en déduisez ce qu'on paye pour les anciennes +dettes du Gouvernement. Ce qui est sûr, c'est que Guillaume abolit toutes +les Lois du Pays pour y introduire celles de Normandie. Il ordonna qu'on +plaidât en Normand, et depuis lui tous les Actes furent expédiés en cette +langue jusqu'à Édouard III. Il voulut que la langue des vainqueurs fût +la seule du Pays. Des Écoles de la Langue Normande furent établies dans +toutes les Villes et les Bourgades. Cette langue était le Français mêlé +d'un peu de Danois: idiome barbare, qui n'avait aucun avantage sur celui +qu'on parlait en Angleterre. On prétend qu'il traitait non seulement la +Nation vaincue avec dureté, mais qu'il affectait encore des caprices +tyranniques. On en donne pour exemple la _Loi du couvre-feu_, par laquelle +il fallait au son de la cloche éteindre le feu dans chaque maison à huit +heures du soir. Mais cette loi bien loin d'être tyrannique, n'est qu'une +ancienne police Ecclésiastique, établie presque dans tous les anciens +Cloîtres du Pays du Nord. Les maisons étaient bâties de bois, et la +crainte du feu était un objet des plus importants de la Police générale. + +On lui reproche encore d'avoir détruit tous les Villages qui se trouvaient +dans un circuit de quinze lieues, pour en faire une Forêt, dans laquelle +il pût goûter le plaisir de la chasse. Une telle action est trop insensée +pour être vraisemblable. Les Historiens ne font pas attention qu'il faut +au moins vingt années pour qu'un nouveau plan d'arbres devienne une Forêt +propre à la chasse. On lui fait semer cette Forêt en 1080, il avait alors +63 ans. Quelle apparence y a-t-il qu'un homme raisonnable ait à cet âge +détruit des Villages pour semer quinze lieues en bois dans l'espérance d'y +chasser un jour? + +Le Conquérant de l'Angleterre fut la terreur du Roi de France Philippe Ier +qui voulut abaisser trop tard un Vassal si puissant, se jeta sur le Maine, +qui dépendait alors de la Normandie. Guillaume repassa la mer, reprit le +Maine, et contraignit le Roi de France à demander la paix. + +Les prétentions de la Cour de Rome n'éclatèrent jamais plus singulièrement +qu'avec ce Prince. Le Pape Grégoire VII prit le temps qu'il faisait la +guerre à la France pour demander qu'il lui rendît hommage du Royaume +d'Angleterre. Cet hommage était fondé sur cet ancien Denier de Saint +Pierre, qu'une partie de l'Angleterre payait à l'Église de Rome. Il +revenait à environ trois livres de notre monnaie par chaque maison, +aumône trop forte que les Papes regardaient comme un tribut. Guillaume le +Conquérant fit dire au Pape, qu'il pourrait bien continuer l'aumône, mais +au lieu de faire hommage il fit défense en Angleterre de ne reconnaître +d'autre Pape que celui qu'il approuverait. La proposition de Grégoire VII +devint par-là ridicule à force d'être audacieuse. C'est ce même Grégoire +VII qui bouleversait l'Europe pour élever le Sacerdoce au-dessus de +l'Empire; mais avant de parler de cette querelle mémorable et des +Croisades qui prirent naissance dans ces temps, il faut voir en peu de +mots en quel état étaient les autres Pays de l'Europe. + + + + +DE L'ÉTAT OÙ ÉTAIT L'EUROPE AUX Xe ET XIe SIÈCLES + + +La Russie avait embrassé le Christianisme à la fin du VIIIe Siècle. Les +femmes étaient destinées à convertir les Royaumes. Une sÅ“ur des Empereurs +Basile et Constantin, mariée au père de ce Czar Jaraslau, dont j'ai parlé, +obtint de son mari qu'il se ferait baptiser. Les Russes esclaves de leur +Maître l'imitèrent, mais ils ne prirent du Rite Grec que les superstitions. + +Environ dans ce temps-là une femme attira encore la Pologne au +Christianisme. Miceslas Duc de Pologne fut converti par sa femme sÅ“ur du +Duc de Bohême. J'ai déjà remarqué que les Bulgares avaient reçu la foi de +la même manière. Giselle sÅ“ur de l'Empereur Henri fit encore Chrétien son +mari Roi de Hongrie dans la première année du XIe Siècle; ainsi il est +très-vrai que la moitié de l'Europe doit aux femmes son Christianisme. + +La Suède chez qui elle avait été prêchée dès le IXe Siècle, était +redevenue idolâtre. La Bohême et tout ce qui est au Nord de l'Elbe, +renonça au Christianisme en 1013. Toutes les Côtes de la Mer Baltique vers +l'Orient étaient Païennes. Les Hongrois en 1047 retournèrent au Paganisme. +Mais toutes ces Nations étaient beaucoup plus loin encore d'être polies, +que d'être Chrétiennes. + +La Suède, probablement depuis longtemps épuisée d'habitants par ces +anciennes émigrations dont l'Europe fut inondée, paraît dans le VIIIe, +IXe, Xe et XIe Siècles comme ensevelie dans sa barbarie, sans guerre et +sans commerce avec ses voisins; elle n'a part à aucun grand événement, et +n'en fut probablement que plus heureuse. + +La Pologne beaucoup plus barbare que Chrétienne conserva jusqu'au XIIIe +Siècle toutes les coutumes des anciens Sarmates, de tuer leurs enfants qui +naissaient imparfaits, et les vieillards invalides. Qu'on juge par-là du +reste du Nord. + +L'Empire de Constantinople n'était ni plus resserré ni plus agrandi que +nous l'avons vu au IXe Siècle. À l'Occident il se défendait contre les +Bulgares, à l'Orient et au Nord contre les Turcs et les Arabes. + +On a vu en général ce qu'était l'Italie: des Seigneurs particuliers +partageaient tout le Pays depuis Rome jusqu'à la Mer de la Calabre; et +les Normands en avaient la plus grande partie. Florence, Milan, Pavie, se +gouvernaient par leurs Magistrats sous des Comtes ou sous des Ducs nommés +par les Empereurs. Bologne était plus libre. + +La Maison de Maurienne dont descendent les Ducs de Savoie, Rois de +Sardaigne, commençait à s'établir. Elle possédait comme Fief de l'Empire +la Comté héréditaire de Savoie et de Maurienne, depuis que Humbert +aux blanches mains, tige de cette Maison, avait eu en 888 ce petit +démembrement du Royaume de Bourgogne. + +Les Suisses et les Grisons détachés aussi de ce même Royaume, obéissaient +aux Baillis que les Empereurs nommaient. + +Deux Villes maritimes d'Italie commençaient à s'élever non par ces +invasions subites qui ont fait les droits de presque tous les Princes +qui ont passé en revue, mais par une industrie sage qui dégénéra aussi +bientôt en esprit de conquête. Ces deux Villes étaient Gênes et Venise. +Gênes célèbre du temps des Romains, regardait Charlemagne comme son +restaurateur. Cet Empereur l'avait rebâtie quelque temps après que les +Goths l'avaient détruite. Gouvernée par des Comtes sous Charlemagne et ses +premiers descendants, elle fut saccagée au Xe Siècle par les Mahométans, +et presque tous ses citoyens furent emmenés en servitude. Mais comme +c'était un Port commerçant, elle fut bientôt repeuplée. Le Négoce qui +l'avait fait fleurir, servit à la rétablir. Elle devint alors une +République. Elle prit l'ÃŽle de Corse sur les Arabes, qui s'en étaient +emparés. C'est ici qu'il faut se souvenir que Louis le Débonnaire avait +donné la Corse aux Papes. Ils exigèrent un tribut des Génois pour cette +ÃŽle. Les Génois payèrent ce tribut au commencement de l'XIe Siècle, mais +bientôt après ils s'en affranchirent sous le Pontificat de Lucius II. +Enfin leur ambition croissant avec leurs richesses, de Marchands ils +voulurent devenir Conquérants. + +La Ville de Venise bien moins ancienne que Gênes affectait le frivole +honneur d'une plus ancienne liberté, et jouissait de la gloire solide +d'une puissance bien supérieure. Ce ne fut d'abord qu'une retraite de +pêcheurs et de quelques fugitifs, qui s'y réfugièrent au commencement du +Ve Siècle, quand les Goths ravageaient l'Italie. Il n'y avait pour toute +Ville que des cabanes sur le Rialto. Le nom de Venise n'était point encore +connu. Ce Rialto bien loin d'être libre, fut pendant trente années une +simple Bourgade appartenant à la Ville de Padoue, qui le gouvernait par +des Consuls. La vicissitude des choses a mis depuis Padoue sous le joug de +Venise. + +Il n'y a aucune preuve que sous les Rois Lombards Venise ait eu une +liberté reconnue. Il est plus vraisemblable que ses habitants furent +oubliés dans leurs marais. + +Le Rialto et les petites ÃŽles voisines ne commencèrent qu'en 709 à se +gouverner par leurs Magistrats. Ils furent alors indépendants de Padoue, +et se regardèrent comme une République. + +C'est en 709 qu'ils eurent leur premier Doge, qui ne fut qu'un Tribun du +Peuple élu par des Bourgeois. Plusieurs familles qui donnèrent leur voix à +ce premier Doge, subsistent encore. Elles sont les plus anciens Nobles de +l'Europe, sans en excepter aucune Maison; et prouvent que la Noblesse peut +s'acquérir autrement qu'en possédant un Château, ou en payant des Patentes +à un Souverain. + +Héraclée fut le premier siège de cette République jusqu'à la mort de son +troisième Doge. Ce ne fut que vers la fin du IXe Siècle que ces Insulaires +retirés plus avant dans leurs lagunes, donnèrent à cet assemblage de +petites ÃŽles qui formèrent une Ville, le nom de Venise, du nom de cette +côte, qu'on appelait _terrae Venetorum_. Les habitants de ces marais ne +pouvaient subsister que par leur commerce. La nécessité fut l'origine de +leur puissance. Il n'est pas assurément bien décidé que cette République +fût alors indépendante. On voit que Bérenger reconnu quelque temps +Empereur en Italie, accorda l'an 950 au Doge le privilège de battre +monnaie. Ces Doges même étaient obligés d'envoyer aux Empereurs en +redevance un manteau de drap d'or tous les ans, et Othon III leur remit +en 998 cette espèce de petit tribut. Mais ces légères marques de vassalité +n'étaient rien à la véritable puissance de Venise; car tandis que les +Vénitiens payaient un manteau d'étoffe d'or aux Empereurs, ils acquirent +par leur argent et par leurs armes toute la Province d'Istrie, et presque +toutes les côtes de Dalmatie, Spalatro, Raguse, Narenta. Leur Doge prenait +vers le milieu du Xe Siècle le titre de _Duc de Dalmatie_; mais ces +conquêtes enrichissaient moins Venise que le Commerce, dans lequel elle +surpassait encore les Génois; car tandis que les Barons d'Allemagne et de +France bâtissaient des donjons et opprimaient les peuples, Venise attirait +leur argent, en leur fournissant toutes les denrées de l'Orient. Les Mers +étaient déjà couvertes de leurs vaisseaux, et elle s'enrichissait de +l'ignorance et de la barbarie des Nations Septentrionales de l'Europe. + + + + +DE L'ESPAGNE ET DES MAHOMÉTANS DE CE ROYAUME, +JUSQU'AU COMMENCEMENT DU XIIe SIÈCLE. + + +L'Espagne était toujours partagée entre les Mahométans et les Chrétiens, +mais les Chrétiens n'en avaient pas la quatrième partie, et ce coin de +terre était la Contrée la plus stérile. L'Asturie dont les Princes +prenaient le titre de _Roi de Leon_, une partie de la vieille Castille +gouvernée par des Comtes, Barcelone et la moitié de la Catalogne aussi +sous un Comte, la Navarre qui avait un Roi, une partie de l'Aragon +unis quelque temps à la Navarre, voilà ce qui composait les États des +Chrétiens. Les Arabes possédaient le Portugal, la Murcie, l'Andalousie, +Valence, Grenade, Tortose, et s'étendaient au milieu des terres par-delà +les montagnes de la Castille et de Saragosse. Le séjour des Rois +Mahométans était toujours à Cordoue. Ils y avaient bâti cette grande +Mosquée, dont la voûte est soutenue de 365 Colonnes de marbre précieux, +et qui porte encore parmi les Chrétiens le nom de la _Mosqueta_, Mosquée, +quoiqu'elle soit devenue Cathédrale. + +Les Arts y fleurissaient, les plaisirs recherchés, la magnificence, la +galanterie régnaient à la Cour des Rois Maures. Les Tournois, les Combats +à la barrière sont peut-être de l'invention de ces Arabes. Ils avaient des +Spectacles, des Théâtres, qui tout grossiers qu'ils étaient, montraient +du-moins que les autres Peuples étaient moins polis que ces Mahométans. +Cordoue était le seul Pays de l'Occident où la Géométrie, l'Astronomie, +la Chimie, la Médecine fussent cultivées. Sanche le Gros, Roi de Leon, fut +obligé de s'aller mettre à Cordoue en 956 entre les mains de ce fameux +Médecin Arabe, qui invité par le Roi voulut que le Roi vînt à lui. + +Cordoue est un Pays de délices arrosé par le Guadalquivir, où des forêts +de citronniers, d'orangers, de grenadiers parfument l'air, et où tout +invite à la mollesse. + +Le luxe et le plaisir corrompirent enfin les Rois Musulmans. Leur +domination fut au Xe Siècle, comme celle de presque tous les Princes +Chrétiens, partagée en petits États. Tolède, Murcie, Valence, Huelca même, +eurent leurs Rois. C'était le temps d'accabler cette puissance divisée, +mais les Chrétiens d'Espagne étaient plus divisés encore. Ils se faisaient +une guerre continuelle, se réunissaient pour se trahir, et s'alliaient +souvent avec les Musulmans. Alphonse V Roi de Leon, donna même l'année +1000 sa sÅ“ur Thérèse en mariage au Sultan Abdala Roi de Tolède. + +Les jalousies produisent plus de crimes entre les petits Princes qu'entre +les grands Souverains. La guerre seule peut décider du sort des vastes +États; mais les surprises, les perfidies, les assassinats, les +empoisonnements sont plus communs entre des rivaux voisins, qui ayant +beaucoup d'ambition et peu de ressources, mettent en Å“uvre tout ce qui +peut suppléer à la force. C'est ainsi qu'un Sancho Garcias Comte de +Castille empoisonna sa mère à la fin du Xe Siècle, et que son fils Don +Garcie fut poignardé par trois Seigneurs du Pays dans le temps qu'il +allait se marier. + +Enfin en 1035 Ferdinand, fils de Sanche Roi de Navarre et d'Aragon, réunit +sous sa puissance la vieille Castille, dont la famille avait hérité par +le meurtre de ce Don Garcie, et le Royaume de Leon dont il dépouilla son +beau-frère, qu'il tua dans une bataille (1036). + +Alors la Castille devint un Royaume, et Leon en fut une Province. Ce +Ferdinand, non content d'avoir ôté la couronne de Leon et la vie à +son beau-frère, enleva aussi la Navarre à son propre frère, qu'il fit +assassiner dans une bataille qu'il lui livra. C'est ce Ferdinand à qui les +Espagnols ont prodigué le nom de _grand_, apparemment pour déshonorer ce +titre trop prodigué aux usurpateurs. + +Son père Don Sanche, surnommé aussi le Grand pour avoir succédé aux +Comtes de Castille, et pour avoir marié un de ses fils à la Princesse des +Asturies, s'était fait proclamer Empereur, et Don Ferdinand voulut aussi +prendre ce titre. Il est sûr qu'il n'y a, ni ne peut y avoir de titre +affecté aux Souverains, que ceux qu'ils veulent prendre, et que l'usage +leur donne. Le nom d'Empereur signifiait partout l'héritier des Césars et +le maître de l'Empire Romain, ou du-moins celui qui prétendait l'être. Il +n'y a pas d'apparence que cette appellation pût être le titre distinctif +d'un Prince mal affermi, qui gouvernait la quatrième partie de l'Espagne. + +L'Empereur Henri III et non Henri II comme le disent tant d'Auteurs, +mortifia la fierté Espagnole, en demandant à Ferdinand l'hommage de ses +petits États comme d'un Fief de l'Empire. Il est difficile de dire quelle +était la plus mauvaise prétention, celle de l'Empereur Allemand, ou +celle de l'Espagnol. Ces idées vaines n'eurent aucun effet, et l'État +de Ferdinand resta un petit Royaume libre. + +C'est sous le règne de ce Ferdinand que vivait Rodrigue surnommé le Cid, +qui en effet épousa depuis Chimène, dont il avait tué le père. Tous ceux +qui ne connaissent cette histoire que par la tragédie si célèbre dans le +Siècle passé, croient que le Roi Don Ferdinand possédait l'Andalousie. + +Les fameux exploits du Cid furent d'abord d'aider Don Sanche fils aîné de +Ferdinand à dépouiller ses frères et ses sÅ“urs de l'héritage que leur +avait laissé leur père. Mais Don Sanche ayant été assassiné dans une de +ces expéditions injustes, ses frères rentrèrent dans leurs États. (1073) + +Ce fut alors qu'il y eut près de vingt Rois en Espagne soit Chrétiens soit +Musulmans, et outre ces vingt Rois un nombre considérable de Seigneurs +indépendants, qui venaient à cheval, armés de toutes pièces, et suivis de +quelques Écuyers offrir leurs services aux Princes ou aux Princesses qui +étaient en guerre. Cette coutume, déjà répandue en Europe, ne fut nulle +part plus accréditée qu'en Espagne. Les Princes à qui ces Chevaliers +s'engageaient, leur ceignaient le baudrier, et leur faisaient présent +d'une épée, dont ils leur donnaient un coup léger sur l'épaule. Les +Chevaliers Chrétiens ajoutèrent d'autres cérémonies à l'accolade. Ils +faisaient la veille des armes devant un autel de la Vierge. Les Musulmans +se contentaient de se faire ceindre un cimeterre. Ce fut-là l'origine des +Chevaliers errants, et de tant de combats particuliers. Le plus célèbre +fut celui qui se fit après la mort du Roi Don Sanche, assassiné en +assiégeant sa sÅ“ur Ouraca dans la Ville de Zamore. Trois Chevaliers +soutinrent l'innocence de l'Infante contre Don Diègue de Lare qui +l'accusait. Ils combattirent l'un après l'autre en champ clos, en présence +des Juges nommés de part et d'autre. Don Diègue renversa et tua deux des +Chevaliers de l'Infante, et le cheval du troisième ayant les rênes coupées +et emportant son Maître hors des barrières, le combat fut jugé indécis. + +Parmi tant de Chevaliers le Cid fut celui qui se distingua le plus contre +les Musulmans. Plusieurs Chevaliers se rangèrent sous sa bannière, et +tous ensemble avec leurs Écuyers et leurs Gendarmes composaient une +armée couverte de fer, montée sur les plus beaux chevaux du Pays. Le Cid +vainquit plus d'un petit Roi Maure, et s'étant ensuite fortifié dans la +Ville d'Alcosar, il s'y forma une Souveraineté. + +Enfin il persuada à son Maître Alfonse VI Roi de la vieille Castille +d'assiéger la Ville de Tolède, et lui offrit tous ses Chevaliers pour +cette entreprise. Le bruit de ce siège et la réputation du Cid, appelèrent +de l'Italie et de la France beaucoup de Chevaliers et de Princes. Raimond +Comte de Toulouse, et deux Princes du sang de France de la branche de +Bourgogne, vinrent à ce siège. Le Roi Mahométan nommé Hiaja, était fils +d'un des plus généreux Princes dont l'Histoire ait conservé le nom. +Almamon son père avait donné dans Tolède un asile à ce même Roi Alfonse +que son frère Sanche persécutait alors. Ils avaient vécu longtemps +ensemble dans une amitié peu commune, et Almamon loin de le retenir, quand +après la mort de Sanche il devint Roi et par conséquent à craindre, lui +avait fait part de ses trésors. On dit même qu'ils s'étaient séparés en +pleurant. Plus d'un Chevalier Mahométan sortirent des murs pour reprocher +au Roi Alfonse son ingratitude envers son bienfaiteur, et il y eut plus +d'un combat singulier sous les murs de Tolède. + +Le siège dura une année. Enfin Tolède capitula, mais à condition que l'on +traiterait les Musulmans comme ils en avaient usé avec les Chrétiens; +qu'on leur laisserait leur Religion et leurs Lois. Promesse qu'on tint +d'abord, et que le temps fit violer. Toute la Castille neuve se rendit +ensuite au Cid, qui en prit possession au nom d'Alfonse; et Madrid, +petite Place qui devait un Jour être la Capitale de l'Espagne, fut pour +la première fois au pouvoir des Chrétiens. + +Plusieurs familles vinrent de France s'établir dans Tolède. On leur donna +des privilèges qu'on appelle même encore en Espagne _fransches_. Le Roi +Alfonse fit aussitôt une assemblée d'Évêques, laquelle sans le concours du +peuple autrefois nécessaire, élut pour Évêque de Tolède un Prêtre nommé +Bernard, à qui le Pape Grégoire VII conféra la Primatie d'Espagne à +la prière du Roi. La conquête fut presque toute pour l'Église, mais le +premier soin du Primat fut d'en abuser, en violant les conditions que +le Roi avait jurées aux Maures. La grande Mosquée devait rester aux +Mahométans. L'Archevêque pendant l'absence du Roi, en fit une Église, et +excita contre lui une sédition. Alfonse revint à Tolède, irrité contre +l'indiscrétion du Prélat. Il allait même le punir, et il fallut que les +Mahométans à qui le Roi eut la sagesse de rendre la Mosquée, demandassent +la grâce de l'Archevêque. + +Alfonse augmenta encore par un mariage les États qu'il gagnait par l'épée +du Cid. Soit politique, soit goût, il épousa Zaïd fille de Benabat nouveau +Roi Maure d'Andalousie, et reçut en dot plusieurs Villes. + +On lui reproche d'avoir conjointement avec son beau-père appelé en Espagne +d'autres Mahométans d'Afrique. Il est difficile de croire qu'il ait fait +une si étrange faute contre la politique, mais tous les Rois se conduisent +quelquefois contre la vraisemblance. Quoi qu'il en soit, une armée de +Maures vient fondre d'Afrique, en Espagne, et augmenter la confusion où +tout était alors. Le Miramolin qui régnait à Maroc, et dont la race y +règne encore, envoie son Général Abénana au secours du Roi d'Andalousie. +Ce Général trahit non seulement ce Roi même à qui il était envoyé, mais +encore le Miramolin au nom duquel il venait. Enfin le Miramolin irrité +vient lui-même combattre son Général perfide, qui faisait la guerre aux +autres Mahométans, tandis que les Chrétiens étaient aussi divisés entre +eux. + +L'Espagne était déchirée par tant de Nations Mahométanes et Chrétiennes, +lorsque le Cid Don Rodrigue à la tête de sa Chevalerie subjugua le Royaume +de Valence. Il y avait en Espagne peu de Rois plus puissants que lui, +mais il n'en prit pas le nom, soit qu'il préférât le titre de Cid, soit +que l'esprit de Chevalerie le rendît fidèle au Roi Alfonse son Maître. +Cependant il gouverna Valence avec l'autorité d'un Souverain, recevant des +Ambassadeurs, et respecté de toutes les Nations. Après sa mort, arrivée +l'an 1096, les Rois de Castille et d'Aragon continuèrent toujours leurs +guerres contre les Maures. L'Espagne ne fut jamais plus sanglante et plus +désolée. Triste effet de l'ancienne conspiration de l'Archevêque Opas et +du Comte Julien, qui faisait au bout de 400 ans et fit encore longtemps +après les malheurs de l'Espagne. + + + + +DE LA RELIGION ET DE LA SUPERSTITION DE CES TEMPS-LÀ. + + +Les hérésies semblent être le fruit d'un peu de science et de loisir. +On a vu que l'état où était l'Église au Xe Siècle, ne permettait guère +le loisir ni l'étude. Tout le monde était armé, et on ne se disputait +que des richesses. Cependant en France, du temps du Roi Robert, il y eut +quelques Prêtres, et entre autres un nommé Étienne, Confesseur de la Reine +Constance, accusés d'hérésie. On les appela Manichéens, pour leur donner +un nom plus odieux; car ils n'enseignaient rien des dogmes de Manès. +C'était probablement des enthousiastes, qui tendaient à une perfection +outrée, pour dominer sur les esprits. C'est le caractère de tous les Chefs +de Sectes. On leur imputa des crimes horribles et des sentiments dénaturés, +dont on charge toujours ceux dont on ne connaît pas les dogmes. + +En 1028, ils furent juridiquement accusés de réciter les Litanies à +l'honneur des Diables, d'éteindre ensuite les lumières, de se mêler +indifféremment, et de brûler le premier des enfants qui naissaient de ces +incestes, pour en avaler les cendres. Ce sont à peu près les reproches +qu'on faisait aux premiers Chrétiens. Je crois que cette calomnie des +Païens contre eux, était fondée sur ce que les Chrétiens faisaient +quelquefois la Cène, en mangeant d'un pain fait en forme de petits enfants +pour représenter JÉSUS-CHRIST, comme il se pratique encore dans quelques +Églises Grecques. Ce qu'on peut recueillir de certain concernant les +opinions des Hérétiques dont je parle, c'est qu'ils enseignaient que Dieu +n'était point en effet venu sur la Terre, n'était ni mort ni ressuscité, +et que du pain et du vin ne pouvaient devenir son corps et son sang. +Le Roi Robert et sa femme Constance se transportèrent à Orléans, où +se tenaient quelques assemblées de ceux qu'on appelait Manichéens. +Les Évêques firent brûler treize de ces malheureux. Le Roi, la Reine, +assistèrent à ce spectacle indigne de leur majesté. Jamais avant cette +exécution on n'avait en France livré au supplice aucun de ceux qui +dogmatisent sur ce qu'ils n'entendent point. Il est vrai que Priscillien +au IVe Siècle avait été condamné à la mort dans Trêves avec sept de ses +disciples. Mais la Ville de Trêves qui était alors dans les Gaules, n'est +plus annexée à la France depuis la décadence de la famille de Charlemagne. +Ce qu'il faut observer, c'est que Saint Martin de Tours ne voulut point +communiquer avec les Évêques qui avaient demandé le sang de Priscillien. +Il disait hautement qu'il était horrible de condamner des hommes à la mort, +parce qu'ils se trompent. Il ne se trouva point de Saint Martin du temps +du Roi Robert. + +Il s'élevait alors quelques légers nuages sur l'Eucharistie, mais ils ne +formaient point encore d'orages. Je ne sais comment ce sujet de querelle +avait échappé à l'imagination ardente des Chrétiens Grecs. Il fut +probablement négligé, parce qu'il ne laissait nulle prise à cette +métaphysique cultivée par les Docteurs depuis qu'ils eurent adopté les +idées de Platon. Ils avaient trouvé de quoi exercer cette philosophie +dans l'explication de la Trinité, dans la consubstantialité du Verbe, dans +l'union des deux Natures et des deux Volontés, enfin dans l'abîme de la +Prédestination. La question, Si du pain et du vin sont changés en la +seconde personne de la Trinité, et par conséquent en Dieu? Si on mange +et on boit cette seconde personne par la foi seulement? cette question, +dis-je, était d'un autre genre, qui ne paraissait pas soumis à la +philosophie de ces temps. Aussi on se contenta de faire la Cène le soir +dans les premiers âges du Christianisme, et de communier à la Messe sous +les deux espèces au temps dont je parle, sans avoir une idée fixe et +déterminée sur ce mystère. Il paraît que dans beaucoup d'Églises, et +surtout en Angleterre, on croyait qu'on ne mangeait et qu'on ne buvait +JÉSUS-CHRIST que spirituellement. On trouve dans la Bibliothèque +Bodléienne une Homélie du Xe Siècle, dans laquelle sont ces propres +mots, «C'est véritablement par la consécration le corps et le sang de +JÉSUS-CHRIST, non corporellement, mais spirituellement. Le corps dans +lequel JÉSUS-CHRIST souffrit et le corps Eucharistique sont entièrement +différents. Le premier était composé de chair et d'os animés par une âme +raisonnable; mais ce que nous nommons Eucharistie n'a ni sang, ni os, ni +âme. Nous devons donc l'entendre dans un sens spirituel.» + +Jean Scot, surnommé Eugène parce qu'il était d'Irlande, avait longtemps +auparavant sous le règne de Charles le Chauve, et même, à ce qu'il dit par +ordre de cet Empereur, soutenu la même opinion. + +Du temps de Jean Scot, Ratram Moine de Corbie et d'autres avaient écrit +sur ce mystère d'une manière à laisser au moins douter s'ils croyaient +ce qu'on appela depuis la _Présence réelle_. Car Ratram dans son écrit +adressé à l'Empereur Charles le Chauve, dit en termes exprès «C'est +le corps de JÉSUS-CHRIST qui est vu, reçu, et mangé non par les sens +corporels, mais par les yeux de l'esprit fidèle». + +On avait écrit contre eux, et le sentiment le plus commun était sans-doute +qu'on mangeait le véritable corps de JÉSUS-CHRIST, puisqu'on disputait +pour savoir, si on le digérait et si on le rendait avec les excréments. + +Enfin Bérenger, Archidiacre de Tours, enseigna vers 1050 par écrit et dans +la chaire, que le corps véritable de Jésus-Christ n'est point et ne peut +être dans du pain et dans du vin. Cette proposition révolta d'autant plus +alors, que Bérenger ayant une très-grande réputation avait d'autant plus +d'ennemis. Celui qui se distingua le plus contre lui, fut Lanfranc de race +Lombarde, né à Pavie, qui était venu chercher une fortune en France. Il +balançait la réputation de Bérenger. Voici comme il s'y prenait pour le +confondre dans son Traité _de corpore Domini_. + +«On peut dire avec vérité que le Corps de Notre Seigneur dans +l'Eucharistie est le même qui est sorti de la Vierge, et que ce n'est pas +le même. C'est le même quant à l'essence et aux propriétés de la véritable +nature, et ce n'est pas le même quant aux espèces du pain et du vin; de +sorte qu'il est le même quant à la substance, et qu'il n'est pas le même +quant à la forme.» + +Ce sentiment de Lanfranc parut être celui de toute l'Église. Bérenger fut +condamné au Concile de Paris en 1050, condamné encore à Rome en 1079, et +obligé de prononcer sa rétractation; mais cette rétractation forcée ne fit +que graver plus avant ces sentiments dans son cÅ“ur. Il mourut dans son +opinion, qui ne fit alors ni schisme ni guerre civile. Le temporel seul +était le grand objet qui occupait l'ambition des hommes. L'autre source +qui devait faire verser tant de sang, n'était pas encore ouverte. + +On croit bien que l'ignorance de ces temps affermissait les superstitions +populaires. J'en rapporterai quelques exemples, qui ont longtemps exercé +la crédulité humaine. On prétend que l'Empereur Othon III fit périr sa +femme Marie d'Aragon pour cause d'adultère. Il est très possible qu'un +Prince cruel et dévot, tel qu'on peint Othon III envoie au supplice +sa femme moins débauchée que lui. Mais vingt Auteurs ont écrit, et +Maimbourg a répété après eux, et d'autres ont répété après Maimbourg, +que l'Impératrice ayant fait des avances à un jeune Comte Italien, qui +les refusa par vertu, elle accusa ce Comte auprès de l'Empereur de l'avoir +voulu séduire, et que le Comte fut puni de mort. La veuve du Comte, +dit-on, vint la tête de son mari à la main demander justice et prouver son +innocence. Cette veuve demanda d'être admise à l'épreuve du fer ardent. +Elle tint tant qu'on voulut une barre de fer toute rouge dans ses mains +sans se brûler; et ce prodige servant de preuve juridique, l'Impératrice +fut condamnée à être brûlée vive. + +Maimbourg aurait dû faire réflexion que cette fable est rapportée par des +Auteurs qui ont écrit très-longtemps après le règne d'Othon III qu'on ne +nomme pas seulement les noms de ce Comte Italien, et de cette veuve qui +maniait si impunément des barres de fer rouge. Enfin quand même des +Auteurs contemporains auraient authentiquement rendu compte d'un tel +événement, ils ne mériteraient pas plus de croyance que les Sorciers qui +déposent en justice qu'ils ont assisté au Sabbat. + +L'aventure de la barre de fer doit faire révoquer en doute le supplice +de l'Impératrice Marie d'Aragon rapporté dans tant de Dictionnaires, +d'Histoires, où dans chaque page le mensonge est joint à la vérité. + +Le second événement est du même genre. On prétend que Henri II successeur +d'Othon III éprouva la fidélité de sa femme Cunegunde, en la faisant +marcher pieds nus sur neuf socs de charrue rougis au feu. Cette histoire +rapportée dans tant de Martyrologes, mérite la même réponse que celle de +la femme d'Othon. + +Didier Abbé du Mont Cassin et plusieurs autres Écrivains rapportent un +fait à peu près semblable. En 1063 des Moines de Florence, mécontents de +leur Évêque, allèrent crier à la Ville et à la Campagne «Notre Évêque est +un simoniaque et un scélérat». Et ils eurent, dit-on, la hardiesse de +promettre qu'ils prouveraient cette accusation par l'épreuve du feu. On +prit donc jour pour cette cérémonie, et ce fut le mercredi de la première +semaine du Carême. Deux bûchers furent dressés, chacun de dix pieds de +long sur cinq de large, séparés par un sentier d'un pied et demi de +largeur, rempli de bois sec. Les deux bûchers ayant été allumés et cet +espace réduit en charbons, un Moine Minime, nommé Aldobrandin, passe à +travers sur ce sentier à pas graves et mesurés, et revient même prendre au +milieu des flammes son manipule qu'il avait laissé tomber. Voilà ce que +plusieurs Historiens disent, qu'on ne peut nier qu'en renversant tous les +fondements de l'Histoire; mais il est sûr qu'on ne peut le croire sans +renverser tous les fondements de la Raison. + +Il se peut faire sans-doute qu'un homme passe très-rapidement entre deux +bûchers et même sur des charbons, sans être tout-à -fait brûlé; mais y +passer et y repasser d'un pas grave pour reprendre son manipule, c'est +une de ces aventures de la _Légende Dorée_, dont il n'est plus permis de +parler à des hommes raisonnables. + +La dernière épreuve que je rapporterai, est celle dont on se servit +pour décider en Espagne après la prise de Tolède, si on devait réciter +l'Office Romain, ou celui qu'on appelait Mozarabique. On convint d'abord +unanimement de terminer la querelle par le duel. Deux champions armés de +toutes pièces combattirent dans toutes les règles de la Chevalerie. Don +Ruis de Montania, Chevalier du Missel Mozarabique, fit perdre les arçons à +son adversaire, et le renversa mourant. Mais la Reine qui avait beaucoup +d'inclination pour le Missel Romain, voulut qu'on tentât l'épreuve du feu. +Toutes les Lois de la Chevalerie s'y opposaient. Cependant on jeta au +feu les deux Missels, qui probablement furent brûlés; et le Roi pour ne +mécontenter personne, fit en sorte que quelques Églises prieraient Dieu +selon le Rituel Romain, et que d'autres garderaient le Mozarabique. Dans +la plupart des choses que je viens de rapporter, on croirait lire une +relation des Hottentots ou de Nègres; et il faut l'avouer, nous leur +ressemblons encore en quelque chose. + +Fin du premier Tome. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Abrégé de l'Histoire Universel +e depuis Charlemagne jusques à , by Voltaire + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE *** + +***** This file should be named 18543-0.txt or 18543-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/5/4/18543/ + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreading Team of Europe. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Abrégé de l'Histoire Universelle depuis Charlemagne jusques à Charlequint (Tome Premier) + +Author: Voltaire + +Release Date: June 9, 2006 [EBook #18543] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreading Team of Europe. This file was produced from +images generously made available by the Bibliothèque +nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr. + + + + + + + + ABRÉGÉ + + DE + + L'HISTOIRE UNIVERSELLE + + DEPUIS CHARLEMAGNE JUSQUES À CHARLEQUINT. + + par + + Mr. de VOLTAIRE + + + + + TOME PREMIER. + + + + + À LA HAYE, + Chez JEAN NEAULME, + MDCCLIII. + + + + +AVERTISSEMENT DU LIBRAIRE. + + +J'ai lieu de croire que Mr. de Voltaire ne sera pas fâché de voir que son +Manuscrit, qu'il a intitulé _Abrégé de l'Histoire Universelle depuis +Charlemagne jusqu'à Charles-Quint_, et qu'il dit être entre les mains +de trente Particuliers, soit tombé entre les miennes. Il sait qu'il m'en +avait flatté dès l'année 1742, à l'occasion de son Siècle de Louis XIV, +auquel je ne renonçai en 1750, que parce qu'il me dit alors à Postdam, +où j'étais, qu'il l'imprimait lui-même à ses propres dépens. Ainsi il ne +s'agit ici que de dire comment cet Abrégé m'est tombé entre les mains, le +voici. + +À mon retour de Paris, en Juin de cette année 1753, je m'arrêtai à +Bruxelles, où j'eus l'honneur de voir une Personne de mérite, qui en +étant le possesseur me le fit voir, et m'en fit aussi tout l'éloge +imaginable, de même que l'histoire du Manuscrit, et de tout ce qui s'était +passé à l'occasion d'un _Avertissement_ qui se trouve inséré dans le +_second Volume du mois de Juin 1752 du Mercure de France_, et répété dans +l'_Épilogueur du 31 Juillet de la même année_, avec la Réponse que l'on y +a faite, et qui se trouve dans le même _Épilogueur du 7 Août suivant_: +toutes choses inutiles à relever ici, mais qui m'ont ensuite déterminé à +acheter des mains de ce Galant-Homme le Manuscrit après avoir été offert +à l'Auteur, bien persuadé d'ailleurs qu'il était effectivement de Mr. de +Voltaire; son génie, son style, et surtout son orthographe s'y trouvant +partout. J'ai changé cette dernière, parce qu'il est notoire que le Public +a toutes les peines du monde à s'y accoutumer; et c'est ce que l'Auteur +est prié de vouloir bien excuser.[1] + +Je dois encore faire remarquer que par la dernière période de ce Livre, +il paraît qu'elle fait la clôture de cet Abrégé, qui finit à _Charles VII +Roi de France_, au lieu que l'Auteur la promet par son Titre jusqu'à +l'_Empereur Charles-Quint_. Ainsi il est à présumer que ce qui devrait +suivre, est cette partie différente d'Histoire qui concerne _les Arts_, +qu'il serait à souhaiter que Mr. de Voltaire retrouvât, ou, pour mieux +dire, qu'il voulût bien refaire, et la pousser jusqu'au _Siècle de +Louis XIV_, afin de remplir son plan, et de nous donner ainsi une suite +d'Histoire qui ferait grand plaisir au Public et aux Libraires. + +[Note 1: Dans la présente édition du project Gutenberg nous avons, à +quelques exceptions près, rétabli l'orthographe actuelle, suivant ainsi +les conseils de l'École Nationale des Chartes pour l'édition des textes du +XVIIIe siècle. (http://www.enc.sorbonne.fr/)] + + + + +TABLE DES ARTICLES CONTENUS DANS LE TOME PREMIER. + + +--Introduction. + +--De la Chine. + +--Des Indes, de la Perse, de l'Arabie, et du Mahométisme. + +--État de l'Italie et de l'Église Chrétienne. + +--Origine de la Puissance des Papes. + +--État de l'Église en Orient avant Charlemagne. + +--Renouvellement de l'Empire en Occident. + +--Des Usages du temps de Charlemagne. + +--De la Religion. + +--Suite des Usages du temps de Charlemagne, de la Justice, des Lois et + Coutumes singulières. + +--Louis le Débonnaire. + +--État de l'Europe après la mort de Louis le Débonnaire. + +--Des Normands vers le IVe Siècle. + +--De l'Angleterre vers le IVe Siècle. + +--De l'Espagne et des Musulmans aux VIIIe et IXe Siècles. + +--De l'Empire de Constantinople aux VIIIe et IXe Siècles. + +--De l'Italie, des Papes, et des autres affaires de l'Église aux VIIIe + et IXe Siècles. + +--État de l'Empire de l'Occident, de l'Italie, et de la Papauté sur la + fin du IXe Siècle, dans le cours du Xe et dans la moitié du XIe jusqu'à + Henri III. + +--De la Papauté au Xe Siècle. + +--Suite de l'Empire d'Othon et de l'État de l'Italie. + +--De la France vers le temps de Hugues Capet. + +--État de la France aux Xe et XIe Siècles. + +--Conquête de la Sicile par les Normands. + +--Conquête de l'Angleterre par Guillaume Duc de Normandie. + +--De l'état où était l'Europe aux Xe et XIe Siècles. + +--De l'Espagne et des Mahométans de ce Royaume, jusqu'au commencement + du XIIe Siècle. + +--De la Religion et de la Superstition de ces temps-là. + + + + +INTRODUCTION. + + +Plusieurs esprits infatigables ayant débrouillé autant qu'on le peut, le +chaos de l'Antiquité, et quelques Génies éloquents ayant écrit l'Histoire +Universelle jusqu'à Charlemagne, j'ai regretté qu'ils n'aient pas fourni +une carrière plus longue. J'ai voulu pour m'instruire de ce qu'ils ne +disent pas, mettre sous mes yeux un précis de l'Histoire, laquelle nous +intéresse, à mesure qu'elle devient plus moderne.[2] + +[Note 2: Les lettres majuscules utilisées dans l'édition de Jean Neaulme +pour les substantifs tels que Antiquité, Génie, Histoire, etc. sont +conservées dans la présente édition du project Gutenberg.] + +Ma principale idée est de connaître autant que je pourrai, les moeurs +des Peuples, et d'étudier l'Esprit humain. Je regarderai l'ordre des +Successions des Rois et la Chronologie comme mes guides, mais non comme +le but de mon travail. Ce travail serait bien ingrat, si je me bornais à +vouloir apprendre seulement en quelle année un Prince indigne d'être connu, +succéda à un Prince barbare. + +Il semble en lisant les Histoires, que la Terre n'ait été faite que pour +quelques Souverains, et pour ceux qui ont servi leurs passions; tout le +reste est négligé. Les Historiens, semblables en cela aux Rois, sacrifient +le Genre-Humain à un seul homme. N'y a-t-il donc eu sur la Terre que +des Princes; et faut-il que presque tous les Inventeurs des Arts soient +inconnus, tandis qu'on a des suites chronologiques de tant d'hommes qui +n'ont fait aucun bien ou qui ont fait beaucoup de mal? Autant il faut +connaître les grandes actions des Souverains qui ont changé la face de la +Terre, et surtout de ceux qui ont rendu leurs Peuples meilleurs et plus +heureux; autant on doit ignorer le vulgaire des Rois, qui ne servirait +qu'à charger la mémoire. + +Je me propose de diviser mon étude par Siècles; mais je sens qu'en ne +présentant à mon esprit que ce qui se fait précisément dans le Siècle +que j'aurai sous les yeux, je serai obligé de trop partager mon attention +et de séparer en trop de parties les idées suivies que je veux me +faire, d'abandonner la recherche d'une Nation, ou d'un Art, ou d'une +Révolution, que pour ne la reprendre que longtemps après. Je remonterai +donc quelquefois à la source éloignée d'un Art, d'une Coutume importante, +d'une Loi, d'une Révolution. J'anticiperai quelquefois, mais le moins que +je pourrai, et en évitant, autant que ma faiblesse me le permettra, la +confusion et la dispersion des idées. Je tâcherai de présenter à mon +esprit une peinture fidèle de ce qui mérite d'être connu dans l'Univers. + +Avant de considérer l'état où était l'Europe vers le temps de Charlemagne, +et les débris de l'Empire Romain, j'examine d'abord s'il n'y a rien qui +soit digne de mon attention dans le reste de notre Hémisphère. Ce reste +est douze fois plus étendu que la Domination Romaine, et m'apprend d'abord +que ces monuments des Empereurs de Rome, chargés des titres de Maîtres et +de Restaurateurs de l'Univers, sont des témoignages immortels de vanité et +d'ignorance, non moins que de grandeur. + +Frappés de l'éclat de cet Empire, de ses accroissements et de sa chute, +nous avons dans la plupart de nos Histoires Universelles traité les autres +hommes comme s'ils n'existaient pas. La Province de la Judée, la Grèce, +les Romains se sont emparés de toute notre attention; et quand le célèbre +Bossuet dit un mot des Mahométans, il n'en parle que comme d'un déluge de +Barbares. Cependant beaucoup de ces Nations possédaient des Arts utiles, +que nous tenons d'elles: leurs Pays nous fournissaient des commodités et +des choses précieuses, que la Nature nous a refusées, et vêtus de leurs +étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs +inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie, +nous nous sommes fait avec trop d'injustice une loi de les ignorer. + + + + + ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE UNIVERSELLE. + + + + +DE LA CHINE. + + +En portant ma vue aux extrémités de l'Orient, je considère en premier +lieu l'Empire de la Chine, qui dès lors était plus vaste que celui de +Charlemagne, surtout en joignant la Corée et le Tonkin[3], Provinces alors +tributaires des Chinois, environ 29 degrés de longitude et 24 en latitude, +forment son étendue. Le corps de cet État subsiste avec splendeur depuis +plus de 4000 ans, sans que les lois, les moeurs, le langage, la manière +même de s'habiller aient souffert d'altération sensible. + +Son Histoire incontestable et la seule qui soit fondée sur des +observations célestes, remonte par la Chronologie la plus sûre, jusqu'à +une Éclipse calculée 2155 ans avant notre Ère vulgaire, et vérifiée par +les Mathématiciens missionnaires, qui envoyés dans les derniers siècles +chez cette Nation inconnue, l'ont admirée et l'ont instruite. Le Père +Gaubil a examiné une suite de 36 Éclipses de Soleil, rapportées dans +les Livres de Confucius, et il n'en a trouvé que deux douteuses et deux +fausses. + +Il est vrai qu'Alexandre avait envoyé de Babylone en Grèce les +observations des Chaldéens, qui remontaient à 400 années plus haut que les +Chinois, et c'est sans contredit le plus beau monument de l'Antiquité: +mais ces Éphémérides de Babylone n'étaient point liées à l'Histoire des +faits: les Chinois au contraire ont joint l'Histoire du Ciel à celle de la +Terre, et ont ainsi justifié l'une par l'autre. + +Deux cent trente ans au-delà du jour de l'Éclipse (calculée 2155 ans +avant notre Ère vulgaire) leur Chronologie atteint sans interruption et +par les témoignages les plus authentiques, jusqu'à l'Empereur Hiao, +habile Mathématicien pour son temps, qui travailla lui-même à réformer +l'Astronomie, et qui dans un règne d'environ 80 ans, chercha à rendre les +hommes éclairés et heureux. Son nom est encore en vénération en la Chine, +comme l'est en Europe celui des Titus, des Trajans, et des Antonins. + +Avant ce Grand-homme, on trouve encore six Rois ses prédécesseurs; mais +la durée de leur règne est incertaine. Je crois qu'on ne peut mieux faire +dans ce silence de la Chronologie, que de recourir à la règle de Newton, +qui ayant composé une année commune des années qu'ont régné les Rois de +différents Pays, réduit chaque règne à 22 ans ou environ. Suivant ce +calcul, d'autant plus raisonnable qu'il est plus modéré, ces six Rois +auront régné à peu près 130 ans, ce qui est bien plus conforme à l'ordre +de la nature, que les 250 ans qu'on donne, par exemple, aux sept Rois de +Rome; et que tant d'autres calculs démentis par l'expérience de tous les +temps. + +Le premier de ces Rois, nommé Fohi, régnait donc 25 siècles au moins +avant l'Ère vulgaire, au temps que les Babyloniens avaient déjà une +suite d'observations astronomiques: et dès lors la Chine obéissait à +un Souverain. Ses 15 Royaumes réunis sous un seul homme, prouvent que +longtemps auparavant cet État était très peuplé, policé, partagé en +beaucoup de Souverainetés; car jamais un grand État ne s'est formé que de +plusieurs petits; c'est l'ouvrage du temps, de la politique et du courage. + +La Chine était au temps de Charlemagne comme longtemps auparavant, +et surtout aujourd'hui, plus peuplée encore que vaste. Le dernier +dénombrement dont nous avons connaissance, fait seulement dans les 15 +Provinces qui composent la Chine proprement dite, monte jusqu'à près de +60 millions d'hommes capables d'aller à la guerre; en ne comptant ni les +soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus de 60 ans, ni la jeunesse +au-dessous de 20 ans, ni les Mandarins, ni la multitude des Lettrés, ni +les Bonzes, encore moins les Femmes qui sont partout en pareil nombre que +les hommes à un 13 ou 14 près, selon les observations de ceux qui ont +calculé avec le plus d'exactitude ce qui concerne le Genre-humain. À ce +compte il paraît impossible qu'il y ait moins de 130 millions d'habitants +à la Chine: notre Europe n'en a pas probablement beaucoup davantage, à +compter (en exagérant) 20 millions en France, 25 en Allemagne, et le reste +à proportion. + +On ne doit donc pas être surpris, si les Villes Chinoises sont immenses; +si Pékin,[3] la nouvelle Capitale de l'Empire, a près de six de nos grandes +lieues de circonférence, et renferme environ quatre millions de Citoyens: +si Nankin,[3] l'ancienne Métropole, en avait autrefois davantage: si une +simple Bourgade nommée Quientzeng, où l'on fabrique la Porcelaine, +contient environ un million d'habitants. + +[Note 3: «Tonquin, Pequin et Nanquin»: dans le texte ci-dessous la lettre +«k» sera de même substituée aux deux lettres «qu» de l'édition originale +de Jean Neaulme.] + +Les Forces de cet État consistent selon les relations des hommes les plus +intelligents qui aient jamais voyagé, dans une Milice d'environ 800000 +soldats bien entretenus; cinq cent soixante et dix mille chevaux sont +nourris ou dans les écuries ou dans les pâturages de l'Empereur, pour +monter les gens de guerre, pour les voyages de la Cour, et pour les +courriers publics. Plusieurs Missionnaires, que l'Empereur Cang-hi dans +ces derniers temps approcha de sa personne par amour pour les Sciences, +rapportent qu'ils l'ont suivi dans ces chasses magnifiques vers la grande +Tartarie, où 100000 cavaliers et 60000 hommes de pied marchaient en ordre +de bataille. + +Les Villes Chinoises n'ont jamais eu d'autres fortifications que +celles que le bon-sens a inspiré à toutes les Nations, avant l'usage +de l'Artillerie. Un fossé, un rempart, une forte muraille et des tours, +depuis même que les Chinois se servent de canons, ils n'ont point suivi le +modèle de nos Places de guerre; mais au-lieu qu'ailleurs on fortifie des +Places, les Chinois ont fortifié leur Empire. La grande muraille qui +séparait et défendait la Chine des Tartares, bâtie cent trente-sept ans +avant notre Ère, subsiste encore dans un contour de 500 lieues, s'élève +sur des montagnes, descend dans des précipices, ayant presque partout 20 +de nos pieds de largeur sur plus de 30 de hauteur. Monument supérieur aux +Pyramides d'Égypte par son utilité, comme par son immensité. + +Ce rempart n'a pu empêcher les Tartares de profiter dans la suite des +temps des divisions de la Chine, et de la subjuguer; mais la constitution +de l'État n'en a été ni affaiblie ni changée. Le Pays des Conquérants est +devenu une partie de l'État conquis, et les Tartares Mandchous, maîtres +aujourd'hui de la Chine, n'ont fait autre chose que se soumettre les armes +à la main aux Lois du Pays dont ils ont envahi le Trône. + +Le revenu ordinaire de l'Empereur se monte, selon les supputations +les plus vraisemblables, à deux cents millions d'onces d'argent. Il est +à remarquer que l'once d'argent ne vaut pas cent de nos sous valeur +intrinsèque, comme le dit l'Histoire de la Chine; car il n'y a point de +valeur intrinsèque numéraire; mais à prendre le marc de notre argent à +50 de nos livres de compte, cette somme revient à 1250 millions de notre +monnaie en 1740. Je dis en ce temps; car cette valeur arbitraire n'a que +trop changé parmi nous, et changera peut-être encore: c'est à quoi ne +prennent pas assez garde les Écrivains plus instruits des livres que +des affaires, qui évaluent souvent l'argent étranger d'une manière fort +fautive. + +Ils ont eu des Monnaies d'or et d'argent frappées avec le coin, longtemps +avant que les Dariques fussent frappés en Perse. L'Empereur Cang-hi avait +rassemblé une suite de 3000 de ces monnaies, parmi lesquelles il y en +avait beaucoup des Indes; autre preuve de l'ancienneté des Arts dans +l'Asie; mais depuis longtemps l'or n'est plus une mesure commune à la +Chine, il y est marchandise comme en Hollande, l'argent n'y est plus +monnaie: le poids et le titre en font le prix; on n'y frappe plus que du +cuivre, qui seul dans ce Pays a une valeur arbitraire. Le Gouvernement +dans des temps difficiles a passé en papier, comme on a fait depuis dans +plus d'un État de l'Europe; mais jamais la Chine n'a eu l'usage des +Banques publiques, qui augmentent les richesses d'une Nation, en +multipliant son crédit. + +Ce Pays favorisé de la Nature possède presque tous les fruits de notre +Europe, et beaucoup d'autres qui nous manquent. Le Blé, le Riz, la Vigne, +les Légumes, les Arbres de toutes espèces y couvrent la terre; mais les +Peuples n'ont jamais fait de Vin, satisfaits d'une liqueur assez forte +qu'ils savent tirer du riz. + +L'Insecte précieux qui produit la Soie, est originaire de la Chine; c'est +de-là qu'il passa en Perse assez tard avec l'Art de faire des étoffes, du +duvet qui les couvre; et ces étoffes étaient si rares du temps même de +Justinien, que la Soie se vendait en Europe au poids de l'or. + +Le Papier fin et d'un blanc éclatant était fabriqué chez les Chinois de +temps immémorial, on en faisait avec les filets de bois de Bambou bouilli. +On ne connaît pas la première époque de la Porcelaine et de ce beau Vernis +qu'on commence à imiter et à égaler en Europe. + +Ils savent depuis 2000 ans fabriquer le Verre, mais moins beau et moins +transparent que le nôtre. + +L'Imprimerie y fut inventée par eux du temps de Jules César. On sait +que cette Imprimerie est une gravure sur des planches de bois, telle +que Gutenberg la pratiqua le premier à Mayence au XIVe Siècle. L'Art de +graver les caractères sur le bois, est plus perfectionné à la Chine; notre +méthode d'employer les caractères mobiles et de fonte, beaucoup supérieure +à la leur, n'a point encore été adoptée par eux, tant ils sont attachés à +leurs anciens usages. + +Ils avaient un peu de Musique, mais si informe et si grossière, qu'ils +ignoraient les semi-tons. + +L'usage des Cloches est chez eux de la plus haute antiquité. Ils ont +cultivé la Chimie, et sans devenir jamais bons Physiciens, ils ont inventé +la poudre; mais ils ne s'en servaient que dans des Fêtes, dans l'Art des +Feux d'artifice, où ils ont surpassé les autres Nations. Ce furent les +Portugais qui dans ces derniers Siècles leur ont enseigné l'usage de +l'Artillerie, et ce sont les Jésuites qui leur ont appris à fondre le +Canon. Si les Chinois ne s'appliquent pas à inventer ces instruments +destructeurs, il ne faut pas en louer leur vertu, puisqu'ils n'en ont pas +moins fait la guerre. + +Jamais leur Géométrie n'alla au-delà des simples éléments. Ils poussèrent +plus loin l'Astronomie, en tant qu'elle est la science des yeux et le +fruit de la patience. Ils observèrent le Ciel assidûment, remarquèrent +tous les phénomènes, et les transmirent à la postérité. Ils divisèrent, +comme nous, le cours du Soleil en 365 parties. Ils connurent, mais +confusément, la précision des Équinoxes et des Solstices. Ce qui mérite +peut-être le plus d'attention, c'est que de temps immémorial ils partagent +le mois en semaines de sept jours. + +On montre encore les instruments dont se servit un de leurs fameux +Astronomes mille ans avant notre Ère, dans une Ville qui n'est que du +troisième ordre. + +Nankin, l'ancienne Capitale, conserve un Globe de bronze, que trois +hommes ne peuvent embrasser, porté sur un cube de cuivre qui s'ouvre, et +dans lequel on fait entrer un homme pour tourner ce Globe, sur lequel sont +tracés les méridiens et les parallèles. + +Pékin a un Observatoire rempli d'Astrolabes et de Sphères armillaires; +instruments à-la-vérité inférieurs aux nôtres pour l'exactitude, mais +témoignages célèbres de la supériorité des Chinois sur les autres Peuples +d'Asie. + +La Boussole qu'ils connaissaient, ne servait pas à son véritable usage de +guider la route des Vaisseaux. Ils ne naviguaient que près des côtes; +possesseurs d'une terre qui fournit tout, ils n'avaient pas besoin d'aller, +comme nous, au bout du Monde. La Boussole, ainsi que la Poudre à tirer, +était pour eux une simple curiosité, et ils n'en étaient pas plus à +plaindre. + +Il est étrange que leur Astronomie et leurs autres Sciences soient en même +temps si anciennes chez eux et si bornées: ce qui est moins étonnant, +c'est la crédulité avec laquelle ces Peuples ont toujours joint leurs +erreurs de l'Astrologie judiciaire aux vraies Connaissances célestes. + +Cette superstition a été celle de tous les hommes, et il n'y a pas +longtemps que nous en sommes guéris, tant l'erreur semble faite pour le +Genre humain. + +Si on cherche pourquoi tant d'Arts et de Sciences cultivées sans +interruption depuis si longtemps à la Chine, ont cependant fait si peu de +progrès, il y en a peut-être deux raisons; l'une est le respect prodigieux +que ces Peuples ont pour ce qui leur a été transmis par leurs Pères, et +qui rend parfait à leurs yeux tout ce qui est ancien, l'autre est la +nature de leur Langue, premier principe de toutes les connaissances. + +L'Art de faire connaître ses idées par l'écriture, qui devrait n'être +qu'une méthode très-simple, est chez eux ce qu'ils ont de plus difficile. +Chaque mot a des caractères différents: un Savant à la Chine est celui +qui connaît le plus de ces caractères, quelques-uns sont arrivés à la +vieillesse avant de savoir bien écrire. + +Ce qu'ils ont le plus connu, le plus cultivé, le plus perfectionné, +c'est la Morale et les Lois. Le respect des enfants pour les Pères est le +fondement du Gouvernement Chinois. L'autorité paternelle n'y est jamais +affaiblie. Un fils ne peut plaider contre son Père qu'avec le consentement +de tous les parents, des amis, et des Magistrats. Les Mandarins lettrés +y sont regardés comme les Pères des Villes et des Provinces, et le Roi +comme le Père de l'Empire. Cette idée enracinée dans les coeurs, forme une +famille de cet État immense. + +Tous les vices y existent comme ailleurs, mais plus réprimés par le frein +des Lois. + +Les cérémonies continuelles qui y gênent la société, et dont l'amitié +seule se défait dans l'intérieur des maisons, ont établi dans toutes les +Nations une retenue et une honnêteté qui donne à la fois aux moeurs de +la gravité et de la douceur. Ces qualités s'étendent jusqu'au dernier du +peuple. Des Missionnaires racontent que souvent dans des Marchés publics, +au milieu de ces embarras et de ces confusions qui excitent dans nos +Contrées des clameurs si barbares et des emportements si fréquents et +si odieux, ils ont vu les Paysans se mettre à genoux les uns devant +les autres selon la coutume du Pays, se demander pardon de l'embarras +dont chacun s'accusait, s'aider l'un l'autre, et débarrasser tout avec +tranquillité. + +Dans les autres Pays les Lois punissent les Crimes; à la Chine elles font +plus, elles récompensent la Vertu. Le bruit d'une action généreuse et rare +se répand-il dans une Province, le Mandarin est obligé d'en avertir +l'Empereur, et l'Empereur envoie une marque d'honneur à celui qui l'a si +bien mérité. Cette Morale, cette obéissance aux Lois, jointe à l'adoration +d'un Être suprême, forment la Religion de la Chine, celle des Empereurs et +des Lettrés. L'Empereur est de temps immémorial le premier Pontife, c'est +lui qui sacrifie au _Tien_, au Souverain du Ciel et de la Terre. Il doit +être le premier Philosophe, le premier Prédicateur de l'Empire; ses Édits +sont presque toujours des instructions qui animent à la vertu. + +Congfutsée que nous appelons _Confucius_, qui vivait il y a 2300 ans, +un peu avant Pythagore, rétablit cette Religion, laquelle consiste à être +juste. Il l'enseigna et la pratiqua dans la grandeur, dans l'abaissement, +tantôt premier Ministre du Roi tributaire de l'Empereur, tantôt exilé, +fugitif et pauvre. Il eut de son vivant 5000 disciples, et après sa +mort ses disciples furent les Empereurs, les _Colao_, c'est-à-dire les +Mandarins, les Lettrés, et tout ce qui n'est pas peuple. + +Sa famille subsiste encore, et dans un Pays où il n'y a d'autre Noblesse +que celle des services actuels, elle est distinguée des autres familles en +mémoire de son Fondateur: pour lui, il a tous les honneurs, non pas les +honneurs divins qu'on ne doit à aucun homme, mais ceux que mérite un homme, +qui a donné de la Divinité les idées les plus saines que puisse former +l'esprit humain sans Révélation. + +Quelque temps avant lui, Lao-Kum avait introduit une Secte, qui croit aux +Esprits malins, aux Enchantements, aux Prestiges. Une Secte semblable +à celle d'Épicure fut reçue et combattue à la Chine 500 ans avant +JÉSUS-CHRIST: mais dans le premier Siècle de notre Ère, ce Pays fut inondé +de la superstition des Bonzes. Ils apportèrent des Indes l'idole de _Fo_ +ou de _Foé_, adoré sous différents noms par les Japonais et les Tartares, +prétendu Dieu descendu sur la Terre, à qui on rend le culte le plus +ridicule, et par conséquent le plus fait pour le Vulgaire. Cette Religion +née dans les Indes près de mille ans avant JÉSUS-CHRIST, a infecté +l'Asie orientale; c'est ce Dieu que prêchent les _Bonzes_ à la Chine, +les _Talapoins_ à Siam, les _Lamas_ en Tartarie. C'est en son nom qu'ils +promettent une vie éternelle, et que des milliers de Bonzes consacrent +leurs jours à des exercices de pénitence, qui effrayent la nature. +Quelques-uns passent leur vie nus et enchaînés; d'autres portent un carcan +de fer, qui plie leurs corps en deux et tient leur front toujours baissé +à terre. Leur fanatisme se subdivise à l'infini. Ils passent pour chasser +des Démons, pour opérer des miracles; ils vendent aux peuples la rémission +des péchés. Cette Secte séduit quelquefois des Mandarins, et par une +fatalité qui montre que la même superstition est de tous les Pays, +quelques Mandarins se sont fait tondre en Bonzes par piété. + +Ce sont eux qui dans la Tartarie ont à leur tête le _Dailama_, Idole +vivante qu'on adore, et c'est là peut-être le triomphe de la Superstition +humaine. + +Ce _Dailama_, successeur et vicaire du Dieu _Fo_, passe pour immortel. +Les Prêtres nourrissent toujours un jeune _Lama_ désigné successeur secret +du Souverain Pontife, qui prend sa place dès que celui-ci, qu'on croit +immortel, est mort. Les Princes Tartares ne lui parlent qu'à genoux. Il +décide souverainement tous les points de Foi sur lesquels les Lamas sont +divisés. Enfin il s'est depuis quelque temps fait Souverain du Tibet à +l'occident de la Chine. L'Empereur reçoit ses Ambassadeurs, et lui en +envoie avec des présents considérables. + +Ces Sectes sont tolérées à la Chine pour l'usage du Vulgaire, comme des +aliments grossiers faits pour le nourrir; tandis que les Magistrats et +les Lettrés séparés en tout du peuple, se nourrissent d'une substance plus +pure. Confucius gémissait pourtant de cette foule d'erreurs: _Pourquoi_, +dit-il dans un de ses Livres, _y a-t-il plus de crimes chez la populace +ignorante que parmi les Lettrés? C'est que le peuple est gouverné par les +Bonzes_. + +Beaucoup de Lettrés sont à-la-vérité tombés dans le Matérialisme, mais +leur Morale n'en a point été altérée. Ils pensent que la vertu est si +nécessaire aux hommes, et si aimable par elle-même, qu'on n'a pas même +besoin de la connaissance d'un Dieu pour la suivre. + +On prétend que vers le VIIIe Siècle, du temps de Charlemagne, la Religion +Chrétienne était connue à la Chine. On assure que nos Missionnaires ont +trouvé dans la Province de Kinski une inscription en caractères Syriaques +et Chinois. Ce monument qu'on voit tout au long dans Kirker, atteste qu'un +Évêque nommé Olopuen, partit de Judée l'an de Notre Seigneur 636 pour +annoncer l'Évangile; qu'aussitôt qu'il fut arrivé au faubourg de la Ville +Impériale, l'Empereur envoya un Colao au devant de lui, et lui fit bâtir +une Église Chrétienne, etc. La date de l'inscription est de l'année 782. + +Ce monument est peut-être une de ces fraudes pieuses, qu'on s'est toujours +trop aisément permises. Ce nom d'_Olopuen_, qui est Espagnol, rend déjà +le monument bien suspect. Cet empressement d'un Empereur de la Chine à +envoyer à cet Olopuen un Grand de sa Cour, est plus suspect encore dans +un Pays où il était défendu sous peine de mort aux Étrangers de passer +les frontières. La date de l'inscription ne porte-t-elle pas encore +le caractère du mensonge? Les Prêtres et les Évêques de Jérusalem ne +comptaient point leurs années au VIIe Siècle, comme on les compte dans +ce monument. L'Ère Vulgaire de Denys le Petit n'est point reçue chez les +Nations Orientales, et on ne commença même à s'en servir en Occident +que vers le temps de Charlemagne. De plus, comment cet Olopuen aurait-il +pu, en arrivant, se faire entendre dans une Langue qu'on peut à peine +apprendre en dix années; et comment un Empereur eut-il fait tout d'un coup +bâtir une Église Chrétienne en faveur d'un Étranger qui aurait bégayé par +interprète une Religion si nouvelle? + +Il est donc probable qu'au temps de Charlemagne, la Religion Chrétienne +était absolument inconnue à la Chine. + +Je me réserve à jeter les yeux sur Siam, sur le Japon, et sur tout ce qui +est situé vers l'Orient et le Midi, lorsque je serai parvenu au temps où +l'industrie des Européens s'est ouvert un chemin facile à ces extrémités +de notre Hémisphère. + + + + +DES INDES, DE LA PERSE, DE L'ARABIE ET DU MAHOMÉTISME. + + +En me ramenant vers l'Europe, je trouve d'abord l'Inde ou l'Indoustan, +Contrée un peu moins vaste que la Chine, et plus connue par les denrées +précieuses que l'industrie des Négociants en a tiré dans tous les temps, +que par des relations exactes. + +Une chaîne de montagnes peu interrompues, semble en avoir fixé les limites +entre la Chine, la Tartarie et la Perse. Le reste est entouré de mers. +Cependant l'Inde en-deçà du Gange fut longtemps soumise aux Persans, et +voilà pourquoi Alexandre, vengeur de la Grèce et vainqueur de Darius, +poussa ses conquêtes jusqu'aux Indes tributaires de son ennemi. Depuis +Alexandre les Indiens avaient vécu dans la liberté et dans la mollesse +qu'inspirent la valeur du climat et la richesse de la terre. + +Les Grecs y voyageaient avant Alexandre pour y chercher la Science. C'est +là que le célèbre Pilpay écrivit, il y a 2300 années, ces _Fables Morales_, +traduites dans presque toutes les Langues du Monde. Le Jeu des Échecs y +fut inventé. Les Chiffres dont nous nous servons, et que les Arabes nous +ont apporté vers le temps de Charlemagne, nous viennent de l'Inde. +Peut-être les anciennes Médailles, dont les Curieux Chinois font tant de +cas, sont une preuve que les Arts furent cultivés aux Indes avant d'être +connus des Chinois. + +On y a de temps immémorial divisé la route annuelle du Soleil en douze +parties. L'année des Bracmanes et des plus anciens Gymnosophistes commença +toujours, quand le Soleil entrait dans la Constellation qu'ils nomment +_Moscham_, et qui est pour nous le Bélier. Leurs Semaines furent toujours +de sept jours: division que les Grecs ne connurent jamais. Leurs Jours +portent les noms des sept Planètes. Le Jour du Soleil est appelé chez +eux _Mitradinam_, reste à savoir si ce mot _Mitra_, qui chez les Perses +signifie aussi le Soleil, est originairement un terme de la Langue des +Mages, ou de celle des Sages de l'Inde. Il est bien difficile de dire, +laquelle des deux Nations enseigna l'autre; mais s'il s'agissait de +décider entre les Indes et l'Égypte, je croirais les Sciences bien plus +anciennes dans les Indes. Ma conjecture est fondée sur ce que le terrain +des Indes est bien plus aisément habitable que le terrain voisin du Nil, +dont les débordements dûrent longtemps rebuter les premiers Colons, avant +qu'ils eussent dompté ce fleuve en creusant des canaux. Le sol des Indes +est d'ailleurs d'une fertilité bien plus variée, et qui a dû exciter +davantage la curiosité et l'industrie humaine: mais il ne paraît pas que +la Science du Gouvernement et de la Morale y ait été perfectionnée autant +que chez les Chinois. + +La Superstition y a dès longtemps étouffé les Sciences qu'on y venait +apprendre dans les temps reculés. Les Bonzes et les Bramins,[4] successeurs +des Bracmanes[4], y soutiennent la doctrine de la Métempsycose. Ils y +répandent d'ailleurs l'abrutissement avec l'erreur: ils engagent, quand +ils peuvent, les femmes à se brûler sur le corps de leurs maris morts. Les +vastes Côtes de Coromandel sont en proie à ces coutumes affreuses, que le +Gouvernement Mahométan n'a pu encore détruire. + +[Note 4: Orthographe originale de l'édition de Jean Neaulme (1753).] + +Ces Bramins, qui entretiennent dans le peuple la plus stupide idolâtrie, +ont pourtant entre leurs mains un des plus anciens Livres du Monde, écrit +par leurs premiers Sages, dans lequel on ne reconnaît qu'un seul Être +suprême. Ils conservent précieusement ce témoignage qui les condamne. Ils +prêchent des erreurs qui leur sont utiles, et cachent une vérité qui ne +serait que respectable. + +Dans ce même Indoustan sur les Côtes de Malabar et de Coromandel, on est +surpris de trouver des Chrétiens établis depuis environ 1200 ans. Ils se +nomment les Chrétiens de St. Thomas. Un Marchand Chrétien de Syrie nommé +_Mar Thomas_ (_Mar_ signifie _Monsieur_) y établit sa religion avec son +commerce. Il y laissa une nombreuse famille, des Facteurs, des Ouvriers, +qui s'étant un peu multipliés, ont depuis douze Siècles conservé la +Religion de _Mar Thomas_, qu'on n'a pas manqué de prendre ensuite pour +St. Thomas l'Apôtre. + +Ces Chrétiens ne connaissaient ni la Suprématie de Rome, ni la +Transubstantiation, ni plusieurs Sacrements, ni le Purgatoire, ni le Culte +des Images. Nous verrons en son temps comment de nouveaux Missionnaires +leur ont appris ce qu'ils ignoraient. + +En remontant vers la Perse, on y trouve un peu avant le temps qui me +sert d'époque, la plus grande et la plus prompte révolution que nous +connaissions sur la Terre. + +Une nouvelle Domination, une Religion et des Moeurs jusqu'alors inconnues, +avaient changé la face de ces Contrées; et ce changement s'étendait déjà +fort avant en Asie, en Afrique et en Europe. + +Pour me faire une idée du Mahométisme qui a donné une nouvelle forme à +tant d'Empires, je me rappellerai d'abord les parties du Monde qui lui +furent les premières soumises. + +La Perse avait étendu sa domination avant Alexandre, de l'Égypte à la +Bactriane au-delà du Pays où est aujourd'hui Samarcande, et de la Thrace +jusqu'au Fleuve de l'Inde. + +Divisée et resserrée sous les Séleucides, elle avait repris des +accroissements sous Arsaces le Parthien 250 ans avant JÉSUS-CHRIST. Les +Arsacides n'eurent ni la Syrie, ni les Contrées qui bordent le Pont-Euxin; +mais ils disputèrent avec les Romains de l'Empire de l'Orient, et leur +opposèrent toujours des barrières insurmontables. + +Du temps d'Alexandre Sévère, vers l'an 226, Artaxare enleva ce Royaume et +rétablit l'Empire des Perses, dont l'étendue ne différait guères alors de +ce qu'elle est de nos jours. + +Au milieu de toutes ces révolutions, l'ancienne Religion des Mages +s'était toujours soutenue en Perse, et ni les Dieux des Grecs, ni d'autres +Divinités n'avaient prévalu. + +Noushirvan ou Cosroés le Grand, sur la fin du VIe Siècle, avait étendu +son empire dans une partie de l'Arabie pétrée et de celle qu'on nommait +heureuse. Il en avait chassé des Abyssins Chrétiens, qui l'avaient +envahie. Il proscrivit autant qu'il le put le Christianisme de ses propres +États, forcé à cette sévérité par le crime d'un fils de sa femme, qui +s'étant fait Chrétien, se révolta contre lui. + +La dernière année du règne de ce fameux Roi, naquit Mahomet à la Mecque +dans l'Arabie pétrée en 570. Son Pays défendait alors sa liberté contre +les Perses et contre ces Princes de Constantinople, qui retenaient +toujours le nom d'Empereurs Romains. + +Les enfants du Grand Noushirvan, indignes d'un tel Père, désolaient la +Perse par des guerres civiles et par des parricides. Les successeurs du +sage Justinien avilissaient le nom de l'Empire. Maurice venait d'être +détrôné par les armes de Phocas, et par les intrigues du Patriarche +Ciriaque et de quelques Évêques, que Phocas punit ensuite de l'avoir +servi. Le sang de Maurice et de ses cinq fils avait coulé sous la main +du bourreau; et le Pape Grégoire le Grand, ennemi des Patriarches de +Constantinople, tâchait d'attirer le Tyran Phocas dans son parti, en lui +prodiguant des louanges, et en condamnant la mémoire de Maurice, qu'il +avait loué pendant sa vie. + +L'Empire de Rome en Occident était anéanti, un déluge de Barbares, Goths, +Hérules, Huns, Vandales inondaient l'Europe, quand Mahomet jetait dans les +Déserts de l'Arabie les fondements de la Religion et de la Puissance +Musulmane. + +On sait que Mahomet était le cadet d'une famille pauvre, qu'il fut +longtemps au service d'une femme de la Mecque, nommée Caditscha, laquelle +exerçait le négoce; qu'il l'épousa, et qu'il vécut obscur jusqu'à l'âge +de quarante ans. Il ne déploya qu'à cet âge les talents qui le rendaient +supérieur à ses compatriotes. Il avait une éloquence vive et forte, +dépouillée d'art et de méthode, telle qu'il la fallait à des Arabes; un +air d'autorité et d'insinuation, animé par des yeux perçants et par une +physionomie heureuse; l'intrépidité d'Alexandre, sa libéralité, et la +sobriété dont Alexandre aurait eu besoin pour être un grand-homme en tout. + +L'amour, qu'un tempérament ardent lui rendait nécessaire, et qui lui +donna tant de femmes et de concubines, n'affaiblit ni son courage, ni +son application, ni sa santé. C'est ainsi qu'en parlent les Arabes +contemporains, et ce portrait est justifié par ses actions. + +Après avoir bien connu le caractère de ses concitoyens, leur ignorance, +leur crédulité et leur disposition à l'enthousiasme, il vit qu'il +pouvait s'ériger en Prophète. Il feignit des révélations, il parla, il +se fit croire d'abord dans sa maison, ce qui était probablement le plus +difficile. En trois ans il eut quarante-deux disciples persuadés; Omar, +son persécuteur, devint son Apôtre; au bout de cinq ans il en eut 114. + +Il enseignait aux Arabes adorateurs des Étoiles, qu'il ne fallait adorer +que le Dieu qui les a faites: que les Livres des Juifs et des Chrétiens +s'étant corrompus et falsifiés, on devait les avoir en horreur: qu'on +était obligé sous peine de châtiment éternel de prier cinq fois par jour; +de donner l'aumône; et surtout, en ne reconnaissant qu'un seul Dieu, de +croire en Mahomet son dernier Prophète; enfin de hasarder sa vie pour sa +foi. + +Il défendit l'usage du Vin, parce que l'abus en est trop dangereux. Il +conserva la Circoncision pratiquée par les Arabes, ainsi que par les +anciens Égyptiens, instituée probablement pour prévenir ces abus de la +première puberté, qui énervent souvent la jeunesse. Il permit aux hommes +la pluralité des femmes, usage immémorial de tout l'Orient. Il n'altéra +en rien la Morale, qui a toujours été la même dans le fond chez tous les +hommes, et qu'aucun Législateur n'a jamais corrompue. + +Il proposait pour récompense une Vie éternelle, où l'Âme serait enivrée +de tous les plaisirs spirituels, et où le Corps ressuscité avec ses sens +goûterait par ces sens même toutes les voluptés qui lui sont propres. + +Sa Religion s'appela l'_Islamisme_,[5] qui signifie _résignation +à la volonté de Dieu_. Le Livre qui la contient, s'appela _Coran_, +c'est-à-dire le _Livre_, ou l'_Écriture_, ou _la Lecture par excellence_. + +[Note 5: Écrit «Ismamisme» dans l'édition originale de Jean Neaulme +(1753).] + +Tous les Interprètes de ce Livre conviennent que sa morale est contenue +dans ces paroles: _Recherchez qui vous chasse; donnez à qui vous offense; +pardonnez à qui vous offense; faites du bien à tous; ne contestez point +avec les Ignorants_. + +Parmi les déclamations incohérentes, dont ce Livre est rempli selon le +goût Oriental, on ne laisse pas de trouver des morceaux qui peuvent +paraître sublimes. Mahomet, par exemple, en parlant de la cessation du +Déluge, s'exprime ainsi. _Dieu dit, Terre engloutis tes eaux, Ciel puise +les ondes que tu a versées: le Ciel et la Terre obéirent_. + +Sa définition de Dieu est d'un genre plus véritablement sublime. +On lui demandait quel était cet _Alla_ qu'il annonçait: _C'est celui_, +répondit-il, _qui tient l'être de soi-même, et de qui les autres le +tiennent; qui n'engendre point, et qui n'est point engendré; et à qui +rien n'est semblable dans toute l'étendue des Êtres_. + +Il est vrai que les contradictions, les absurdités, les anachronismes sont +répandues en foule dans ce Livre. On y voit surtout une ignorance profonde +de la Physique la plus simple et la plus connue. C'est-là la pierre de +touche des Livres que les fausses Religions prétendent écrits par la +Divinité; car Dieu n'est ni absurde ni ignorant; mais le Vulgaire qui ne +voit point ces fautes, les adore, et les Docteurs emploient un déluge de +paroles pour les pallier. + +Quelques personnes ont cru sur un passage équivoque de l'Alcoran, que +Mahomet ne savait ni lire ni écrire; ce qui ajouterait encore aux prodiges +de ses succès: mais il n'est pas vraisemblable qu'un homme qui avait été +négociant si longtemps, ne sût pas ce qui est si nécessaire au négoce: +encore moins est-il probable, qu'un homme si instruit des Histoires et des +Fables de son Pays, ignorât ce que savaient tous les enfants de sa Patrie. +D'ailleurs les Auteurs Arabes rapportent qu'en mourant, Mahomet demanda +une plume et de l'encre. + +Persécuté à la Mecque, sa fuite qu'on nomme _Égire_, devint l'époque de sa +gloire et de la fondation de son Empire. De fugitif il devint conquérant; +réfugié à Médine, il y persuada le peuple et l'asservit: il battit d'abord +avec 113 hommes les Mecquois, qui étaient venus fondre sur lui au nombre +de mille. Cette victoire, qui fut un miracle aux yeux de ses Sectateurs, +les persuada que Dieu combattait pour eux, comme eux pour lui. Dès la +première victoire, ils espérèrent la conquête du Monde. Mahomet prit la +Mecque, vit ses persécuteurs à ses pieds, conquit en neuf ans par la +parole et par les armes toute l'Arabie, Pays aussi grand que la Perse, +et que les Perses ni les Romains n'avaient pu conquérir. + +Dès ses premiers succès il avait écrit au Roi de Perse Cosroès Second, à +l'Empereur Héraclius, au Prince des Coptes Gouverneur d'Égypte, au Roi des +Abyssins, à un Roi nommé Mandar, qui régnait dans une Province près du +Golfe Persique. + +Il osa leur proposer d'embrasser sa Religion; et ce qui est étrange, c'est +que de ces Princes il y en eut deux qui se firent Mahométans. Ce furent +le Roi d'Abyssinie et ce Mandar. Cosroès déchira la Lettre de Mahomet avec +indignation. Héraclius répondit par des présents. Le Prince des Coptes lui +envoya une Fille qui passait pour un chef-d'oeuvre de la Nature, et qu'on +appelait _La belle Marie_. + +Mahomet au bout de neuf ans se croyant assez fort pour étendre sa conquête +et sa religion dans l'Empire Grec et Persan, commença par attaquer la +Syrie soumise alors à Héraclius, et lui prit quelques Villes. Cet Empereur +entêté de disputes métaphysiques de Religion, et qui avait pris le +parti des Monothélites, essuya en peu de temps deux propositions bien +singulières; l'une de la part de Cosroès Second, qui l'avait longtemps +vaincu, et l'autre de la part de Mahomet. Cosroès voulait qu'Héraclius +embrassât la Religion des Mages, et Mahomet qu'il se fît Musulman. + +Enfin Mahomet maître de l'Arabie, et redoutable à tous ses voisins, +attaqué d'une maladie mortelle à Médine à l'âge de 63 ans, voulut que ses +derniers moments parussent ceux d'un Héros et d'un Juste: _Que celui à qui +j'ai fait violence et injustice paraisse_, s'écria-t-il, _et je suis prêt +de lui faire réparation_. Un homme se leva, qui lui redemanda quelque +argent; Mahomet le lui fit donner, et expira peu de temps après, regardé +comme un grand-homme par ceux mêmes qui savaient qu'il était un imposteur, +et révéré comme un Prophète par tout le reste. + +Sa dernière volonté ne fut point exécutée. Il avait nommé Aly son gendre +et Fatime sa fille pour les héritiers de son Empire. Mais l'ambition +qui l'emporte sur le fanatisme même, engagea les Chefs de son Armée à +déclarer Calife, c'est-à-dire Vicaire du Prophète, le vieux Abubéker son +beau-père, dans l'espérance qu'ils pourraient bientôt eux-mêmes partager +la succession. Aly resta dans l'Arabie, attendant le temps de se signaler. + +Abubéker rassembla d'abord en un corps les feuilles éparses de l'Alcoran. +On lut en présence de tous les Chefs les chapitres de ce Livre, et on +établit son authenticité invariable. + +Bientôt Abubéker mena ses Musulmans en Palestine, et y défit le frère +d'Héraclius. Il mourut peu après avec la réputation du plus généreux de +tous les hommes, n'ayant jamais pris pour lui qu'environ quarante sous de +notre monnaie par jour de tout le butin qu'on partageait, et ayant fait +voir combien le mépris des petits intérêts peut s'accorder avec l'ambition +que les grands intérêts inspirent. + +Omar élu après lui fut un des plus rapides Conquérants qui aient désolé la +Terre. Il prend d'abord Damas, célèbre par la fertilité de son territoire, +par les ouvrages d'acier les meilleurs de l'Univers, par ces étoffes de +Soie qui portent encore son nom. Il chasse de la Syrie et de la Phénicie +les Grecs qu'on appelait Romains. Il reçoit à composition après un long +siège, la Ville de Jérusalem toujours occupée par des étrangers, qui se +succédèrent les uns aux autres, depuis que David l'eut enlevée à ses +anciens citoyens. + +Dans le même temps les Lieutenants d'Omar s'avançaient en Perse. Le +dernier des Rois Persans, que nous appelons Hormisdas IV, livre bataille +aux Arabes à quelques lieues de Madain, devenue la Capitale de cet Empire. +Il perd la bataille et la vie. Les Perses passent sous la domination +d'Omar, plus facilement qu'ils n'avaient subi le joug d'Alexandre. + +Alors tomba cette ancienne Religion des Mages, que le Vainqueur de Darius +avait respectée; car il ne toucha jamais au culte des Peuples vaincus. + +Les Mages fondés par Zoroastre et réformés ensuite par un autre Zoroastre +du temps de Darius, fils d'Hydaspes, adorateurs d'un seul Dieu, ennemis +de tout simulacre, révéraient dans le Feu qui donne la vie à la Nature, +l'emblême de la Divinité. Ils reconnaissaient de tout temps un mauvais +Principe, à qui Dieu permettait de faire le mal, ils le nommaient _Satan_, +et c'est parmi eux que Mannés avait puisé sa Doctrine des deux Principes. +Ils regardaient leur Religion comme la plus ancienne et la plus pure. +La connaissance qu'ils avaient des Mathématiques, de l'Astronomie et de +l'Histoire, augmentait leur mépris pour leurs vainqueurs alors ignorants. +Ils ne purent abandonner une Religion consacrée par tant de siècles pour +une Secte ennemie qui venait de naître. + +Ils se retirèrent aux extrémités de la Perse et de l'Inde. C'est là qu'ils +vivent aujourd'hui sous le nom de _Gavres_ ou de _Guèbres_, ne se mariant +qu'entre eux, entretenant le Feu sacré, fidèles à ce qu'ils connaissent +de leur ancien culte, mais ignorants, méprisés et, à leur pauvreté près, +semblables aux Juifs si longtemps dispersés sans s'allier aux autres +Nations, et plus encore aux Banians, qui ne sont établis et dispersés que +dans l'Inde. + +Tandis qu'un Lieutenant d'Omar subjugue la Perse, un autre enlève l'Égypte +entière aux Romains et une grande partie de la Lybie. C'est dans cette +conquête qu'est brûlée la fameuse Bibliothèque d'Alexandrie, monument des +connaissances et des erreurs des hommes, commencée par Ptolémée[6] +Philadelphe, et augmentée par tant de Rois. Alors les Sarrasins ne +voulaient de Science que l'Alcoran. + +[Note 6: Écrit «Ptolomée» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +Après Omar tué par un Esclave Perse, Aly ce gendre de Mahomet que les +Persans révèrent aujourd'hui, et dont ils suivent les principes en +opposition à ceux d'Omar, obtint enfin le Califat, et transféra le Siège +des Califes dans la Ville de Médine, où Mahomet est enseveli dans la Ville +de Couffa sur les bords de l'Euphrate: à peine en reste-t-il aujourd'hui +des ruines. C'est le sort de Babylone, de Séleucie, et de toutes les +anciennes Villes de la Chaldée, qui n'étaient bâties que de briques. + +Après le règne de seize Califes de la Maison des Ommiades, régnèrent les +Califes Abassides. C'est Abougrafar Almanzor, second Calife Abasside, qui +fixa le Siège de ce grand Empire à Bagdad[7] au-delà de l'Euphrate dans +la Chaldée. Les Turcs disent qu'il en jeta les fondements. Les Persans +assurent qu'elle était très-ancienne, et qu'il ne fit que la réparer. +C'est cette Ville qu'on appelle quelquefois Babylone, et qui a été le +sujet de tant de guerres entre la Perse et la Turquie. + +[Note 7: Écrit «Bagdat» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +La domination des Califes dura 655 ans, despotiques dans la Religion, +comme dans le Gouvernement. Ils n'étaient point adorés, ainsi que le grand +Lama; mais ils avaient une autorité plus réelle, et dans les temps même de +leur décadence, ils furent respectés des Princes qui les persécutaient. +Tous ces Sultans Turcs, Arabes, Tartares, reçurent l'investiture des +Califes, avec bien moins de contestation, que plusieurs Princes Chrétiens +n'en ont reçu des Papes. On ne baisait point les pieds du Calife, mais on +se prosternait sur le seuil de son Palais. + +Si jamais Puissance a menacé toute la Terre, c'est celle de ces Califes, +car ils avaient le droit du Trône et de l'Autel, du Glaive et de +l'Enthousiasme. Leurs ordres étaient autant d'oracles, et leurs soldats +autant de fanatiques. + +Dès l'an 671 ils assiégèrent Constantinople, qui devait un jour devenir +Mahométane; les divisions presque inévitables parmi tant de Chefs féroces, +n'arrêtèrent pas leurs conquêtes. Ils ressemblèrent en ce point aux +anciens Romains, qui parmi leurs guerres civiles avaient subjugué l'Asie +mineure. + +On les voit en 711 passer d'Égypte en Espagne, soumise aisément tour à +tour, par les Carthaginois, par les Romains, par les Goths et Vandales, +et enfin par ces Arabes qu'on nomme Maures. Ils y établissent d'abord le +Royaume de Cordoue. Le Sultan d'Égypte secoue à-la-vérité le joug du grand +Calife de Bagdag, et Abdérame, Gouverneur de l'Espagne conquise, ne +reconnaît plus le Sultan d'Égypte; cependant tout plie encore sous les +Armes Musulmanes. + +Cet Abdérame, petit-fils du Calife Hétham, prend les Royaumes de Castille, +de Navarre, de Portugal, d'Aragon, il établit les siens en Languedoc, il +s'empare de la Guyenne et du Poitou; et sans Charles Martel, qui lui ôta +la victoire et la vie, la France était une Province Mahométane. + +À mesure que les Mahométans devinrent puissants, ils se polirent. Ces +Califes toujours reconnus pour Souverains de la Religion, et en apparence +de l'Empire, par ceux qui ne reçoivent plus leurs ordres de si loin, +tranquilles dans leur nouvelle Babylone, y font enfin renaître les +Arts. Aaron Rachild contemporain de Charlemagne, plus respecté que ses +prédécesseurs, et qui sut se faire obéir jusqu'en Espagne et aux Indes, +ranima les Sciences, fit fleurir les Arts agréables et utiles, attira les +Gens-de-Lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses vastes États +la Politique à la Barbarie. Sous lui les Arabes qui adoptaient déjà les +Chiffres Indiens, nous les apportèrent. Nous ne connûmes en Allemagne et +en France le cours des Astres, que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le +mot seul d'_Almanach_ en est encore un témoignage. + +L'Almageste de Ptolémée fut alors traduit du Grec en Arabe par l'astronome +Benhonain. Ce Calife Almanon fit mesurer géométriquement un degré du +Méridien pour déterminer la grandeur de la Terre. Opération qui n'a +été faite en France que plus de 900 ans après, sous Louis XIV. Ce même +Astronome Benhonain poussa les observations assez loin, reconnut ou +que Ptolémée avait fixé la plus grande déclinaison du Soleil trop au +septentrion, ou que l'obliquité de l'Écliptique avait changé. Il vit même +que le période de trente-six mille ans qu'on avait assigné au mouvement +prétendu des Étoiles fixes d'Occident en Orient, devait être beaucoup +racourcie. + +La Chimie et la Médecine étaient cultivées par les Arabes. La Chimie +perfectionnée par nous, ne nous fut connue que par eux. Nous leur devons +de nouveaux remèdes, qu'on nomme les _minoritifs_, plus doux et plus +salutaires que ceux qui étaient auparavant en usage dans l'École +d'Hippocrate et de Galien. Enfin dès le second Siècle de Mahomet, il +fallut que les Chrétiens d'Occident s'instruisissent chez les Musulmans. + + + + +ÉTAT DE L'ITALIE ET DE L'ÉGLISE CHRÉTIENNE. + + +Plus l'Empire de Mahomet fleurissait, plus Constantinople et Rome +étaient avilies, Rome ne s'était jamais relevée du coup fatal que lui +porta Constantin en transférant le Siège de l'Empire. La gloire, l'amour +de la Patrie n'animèrent plus les Romains. Il n'y eut plus de fortune à +espérer pour les habitants de l'ancienne Capitale; le courage s'énerva, +les Arts tombèrent; on ne connut plus dans le séjour des Scipions et des +Césars que des contestations entre les Juges Séculiers et l'Évêque. Prise +et reprise, saccagée tant de fois par les Barbares, elle obéissait encore +aux Empereurs. Depuis Justinien un Vice-Roi sous le nom d'Exarque, +la gouvernait, mais ne daignait plus la regarder comme la Capitale de +l'Italie. Il demeurait à Ravenne, et delà il envoyait ses ordres aux +Romains. L'évêque dans ces temps de Barbarie augmentait de jour en jour +son autorité par l'avilissement même de la Ville. Les richesses de son +église se multipliaient. Le Préfet de Rome ne pouvait pas s'opposer +sans-cesse aux prétentions de l'Évêque, toujours appuyées de la sainteté +du Ministère. En vain l'Église de Ravenne contestait mille droits à +celle de Rome. On reconnaissait l'Église de Rome dans tout l'Occident +Chrétien comme la Mère commune. On la consultait, on lui demandait des +Millionnaires, et dans la servitude de la Ville l'Évêque dominait au +dehors. + +Le reste de l'Italie citérieure obéissait aux Rois Lombards, qui régnaient +dans Pavie, ils se frayaient toujours le chemin à la conquête de Rome, +et le Peuple Romain aurait voulu n'être fourni ni aux Lombards, ni aux +Empereurs Grecs. Les Papes conçurent dans ce VIIIe Siècle le dessein de +se rendre eux-mêmes maîtres de Rome; ils virent avec prudence, que ce qui +dans d'autres temps n'eût été qu'une révolte et une sédition impuissante, +pouvait devenir une révolution excusable par la nécessité, et illustre par +le succès. + + + + +ORIGINE DE LA PUISSANCE DES PAPES. + + +Le Pape Grégoire III fut le premier qui imagina de se servir du bras des +Français pour ôter l'Italie aux Empereurs et aux Lombards. Son Successeur +Zacharie reconnut Pépin usurpateur du Royaume de France pour Roi légitime. +On a prétendu que Pépin, qui n'était que premier Ministre, fit demander +d'abord au Pape, quel était le vrai Roi, ou de celui qui n'en avait que le +droit et le nom, ou de celui qui en avait l'autorité et le mérite? Et que +le Pape décida que le Ministre devait être Roi. Il n'a jamais été prouvé +qu'on ait joué cette Comédie; mais ce qui est vrai, c'est que le Pape +Étienne III appela Pépin à son secours, qu'il feignit une Lettre de St. +Pierre, adressée du Ciel à Pépin et à ses fils, qu'il vint en France, +qu'il donna dans St. Denis l'Onction Royale à Pépin, premier Roi sacré +en Europe. Non seulement ce premier usurpateur reçut l'Onction Sacrée +du Pape, après l'avoir reçue de St. Boniface, qu'on appelait l'_Apôtre +d'Allemagne_, mais Étienne III défendit sous peine d'excommunication aux +Français de se donner jamais des Rois d'une autre race. Tandis que cet +Évêque chassé de sa patrie et suppliant dans une terre étrangère, avait le +courage de donner des Lois, sa politique prenait une autorité qui assurait +celle de Pépin, et ce Prince pour mieux jouir de ce qui ne lui était pas +dû, laissait au Pape des droits qui ne lui appartenaient pas. + +Hugues Capet fit voir depuis ce que valait une telle défense et une +telle excommunication. Les fruits de cette union avec Pépin furent +l'anéantissement du pouvoir des Empereurs dans Rome, la révolution de +l'Occident, et la puissance de l'Église Romaine. + +Les Lombards venaient de s'emparer de l'Exarcat de Ravenne. Pépin après +les avoir vaincus et leur avoir ôté le reste du domaine des Empereurs, +fit présent au Pape d'une partie des biens qu'il avait conquis. Il donna +Ravenne, Boulogne, Incola, Fuenza, Forli, Ferrare, Rimini, Pezaro, Ancone, +Urbin; Rome n'y fut pas comprise, et l'Évêque n'osa pas s'emparer de la +Capitale de son Souverain. Le peuple alors ne l'eût pas souffert, tant le +nom de Rome et ses débris imprimaient encore de respect à ses citoyens. + +Cet Évêque fut le premier Prêtre Chrétien qui devint Seigneur temporel, et +qu'on pût mettre au rang des Princes; aucun ne le fut jamais en Orient. +Sous les yeux du Maître les sujets restent sujets; mais loin du Souverain +et dans le temps de trouble, il fallait bien que de nouvelles Puissances +s'établissent dans un Pays abandonné; mais il ne faut pas croire que les +Papes jouirent paisiblement de cette donation; non seulement les Terres +furent bientôt reprises par les Lombards, mais lorsqu'ensuite Charlemagne +eut confirmé cette Donation, et ajouté encore tant de nouveaux domaines au +Patrimoine de St. Pierre, les Seigneurs de ces Patrimoines, ou ceux qui +les envahirent, ne regardèrent pas la Donation de Charlemagne comme un +droit incontestable. L'autorité spirituelle des Papes, déjà grande dans +l'Occident qui tenait d'eux la Religion Chrétienne, ne dominait point +ainsi en Orient. Les Papes ne convoquèrent point les six premiers Conciles +OEcuméniques, et dès le VIe Siècle on voit que Jean le Jeûneur, Patriarche +de Constantinople, reconnu pour Saint chez les Grecs, prenait le titre +d'Évêque universel; titre qui semblait permis au Pasteur de la Ville +Impériale. On voit au VIIIe Siècle ce Patriarche se nommer Pape dans +un Acte public. Au IIe Concile de Nicée on appelait ce Patriarche +_Très-Saint Père_. Le Pape était toujours nommé le premier, excepté dans +quelques Actes passés entre lui et le Patriarche à Constantinople; mais +cette primauté purement spirituelle n'avait rien de la Souveraineté; le +Pape était le premier des Évêques, et n'était le maître d'aucun Évêque. + + + + +ÉTAT DE L'ÉGLISE EN ORIENT AVANT CHARLEMAGNE. + + +En Orient les Chefs de la Religion ne pouvant se faire une domination +temporelle, y excitèrent d'autres troubles par ces querelles interminables, +fruit de l'esprit sophistique des Grecs et de leurs Disciples. + +Depuis que Constantin eut donné une liberté entière aux Chrétiens auxquels +on ne pouvait plus l'ôter, et dont le parti l'avait mis sur le Trône, +cette liberté était devenue une source intarissable de querelles; car le +Fondateur de la Religion n'ayant rien écrit, et les hommes voulant tout +savoir, chaque mystère fit naître des opinions, et chaque opinion coûta du +sang. + +Fallut-il décider si le Fils était consubstantiel au Père? le Monde +Chrétien fut partagé, et la moitié persécuta l'autre. Voulut-on savoir si +la Mère de Jésus-Christ était la Mère de Dieu, ou de Jésus? si le Christ +avait deux natures et deux volontés dans une même personne, ou deux +personnes et une volonté, ou une volonté et une personne? Toutes ces +disputes nées dans Constantinople, dans Antioche, dans Alexandrie, +excitèrent des séditions. Un parti anathématisait l'autre, la faction +dominante condamnait à l'exil, à la prison, à la mort, et aux peines +éternelles après la mort l'autre faction qui se vengeait à son tour par +les mêmes armes. + +De pareils troubles n'avaient point été connus dans le Paganisme, la +raison en est que les Païens dans leurs erreurs grossières, n'avaient point +de dogmes, et que les Prêtres des Idoles, encore moins les Séculiers, ne +s'assemblèrent jamais juridiquement pour disputer. + +Dans le VIIIe Siècle on agita dans les Églises d'Orient s'il fallait +rendre un culte aux Images. La Loi de Moïse les avait expressément +défendues, cette Loi n'avait jamais été révoquée, et les premiers +Chrétiens pendant plus de 200 ans n'en avaient jamais souffert dans leurs +assemblées. + +Peu à peu la coutume s'introduisit partout d'avoir chez soi des Crucifix. +Ensuite on eut les portraits vrais ou faux des Martyrs ou des Confesseurs. +Il n'y avait point encore d'Autels érigés pour les Saints, point de Messes +célébrées en leur nom seulement à la vue d'un Crucifix et de l'image d'un +homme de bien. Le coeur qui surtout dans ces climats a besoin d'objets +sensibles, s'excitait à la vertu. + +Cet usage s'introduisit dans les Églises. Quelques Évêques ne l'adoptèrent +pas. On voit qu'en 393 St. Épiphane arracha d'une Église de Syrie une +Image devant laquelle on priait. Il déclara que la Religion Chrétienne ne +permettait pas ce culte, et la sévérité ne causa point de Schisme. + +Enfin cette pratique pieuse dégénéra en abus, comme toutes les choses +humaines. Le Peuple toujours grossier ne distingua point Dieu et les +Images. Bientôt on en vint jusqu'à leur attribuer des vertus et des +miracles. Chaque Image guérissait une maladie. On les mêla même aux +Sortilèges, qui ont presque toujours séduit la crédulité du Vulgaire. +Je dis non seulement le vulgaire du Peuple, mais celui des Princes et +des Savants. + +En 727 l'Empereur Léon l'Isaurien voulut, à la persuasion de quelques +Évêques, déraciner l'abus; mais par un abus encore plus grand, il +fit effacer toutes les peintures. Il abattit les statues et les +représentations de JÉSUS-CHRIST et des Saints, en ôtant ainsi tout d'un +coup aux Peuples les objets de leur culte; il les révolta, on désobéit, +il persécuta, il devint Tyran, parce qu'il avait été imprudent. + +Son Fils Constantin Copronime fit passer en Loi Civile et Ecclésiastique +l'abolition des Images. Il tint à Constantinople un Concile de 338 Évêques; +ils proscrivirent d'une commune voix ce culte reçu dans plusieurs Églises, +et surtout à Rome. + +Cet Empereur eût voulu abolir aussi aisément les Moines, qu'il avait +en horreur, et qu'il n'appelait que les abominables; mais il ne put y +réussir: ces Moines déjà fort riches défendirent plus habilement leurs +biens, que les Images de leurs Saints. + +Le Pape Grégoire III et ses successeurs, ennemis secrets des Empereurs, +et opposés ouvertement à leur doctrine, ne lancèrent pourtant point +ces sortes d'excommunications, depuis si fréquemment et si légèrement +employées. Mais soit que ce vieux respect pour les successeurs des Césars +contînt encore les Métropolitains de Rome, soit plutôt qu'ils vissent +combien ces excommunications, ces interdits et dispenses du serment de +fidélité seraient méprisés dans Constantinople, où l'Église Patriarcale +s'égalait au moins à celle de Rome, les Papes se contentèrent d'un Concile +en 732, où l'on décida que tout ennemi des Images serait excommunié, +sans rien de plus, et sans parler de l'Empereur. Il paraît que les Papes +songèrent plutôt à négocier qu'à disputer, et qu'en agissant aux dehors en +Évêques fermes, mais modérés, ils se conduisirent en vrais politiques, et +préparèrent la révolution d'Occident. + + + + +RENOUVELLEMENT DE L'EMPIRE EN OCCIDENT. + + +Le Royaume de Pépin s'étendait du Rhin aux Pyrénées et aux Alpes; +Charlemagne son fils aîné recueillit cette succession toute entière car +un de ses frères était mort après le partage, et l'autre s'était fait +Moine auparavant au Monastère de St. Sylvestre. Une espèce de piété qui +se mêlait à la barbarie de ces temps, enferma plus d'un Prince dans le +Cloître; ainsi Rachis Roi des Lombards, Carloman frère de Pépin, un Duc +d'Aquitaine, avaient pris l'habit de Bénédictin. Il n'y avait presque +alors que cet Ordre dans l'Occident. Les Couvents étaient riches, +puissants, respectés. C'étaient des asiles honorables pour ceux qui +cherchaient une vie paisible. Bientôt après ces asiles furent les prisons +des Princes détrônés. + +Pépin n'avait pas à beaucoup près le domaine direct de tous ces États: +l'Aquitaine, la Bavière, la Provence, la Bretagne Pays nouvellement +conquis, rendaient hommage et payaient tribut. + +Deux Voisins pouvaient être redoutables à ce vaste État, les Germains +Septentrionaux et les Sarrasins. L'Angleterre, conquise par les +Anglo-Saxons partagée en sept dominations, toujours en guerre avec +l'Albanie qu'on nomme Écosse, et avec les Danois, était sans politique +et sans puissance. L'Italie faible et déchirée n'attendait qu'un nouveau +Maître qui voulût s'en emparer. + +Les Germains Septentrionaux étaient alors appelés Saxons. On connaissait +sous ce nom tous ces Peuples qui habitaient les bords du Weser et ceux de +l'Elbe, de Hambourg à la Moravie, et de Mayence à la Mer Baltique. Ils +étaient Païens, ainsi que tout le Septentrion. Leurs Moeurs et leurs Lois +étaient les mêmes que du temps des Romains. Chaque Canton se gouvernait en +République, mais ils élisaient un Chef pour la Guerre. Leurs Lois étaient +simples comme leurs moeurs: leur Religion grossière: ils sacrifiaient dans +les grands dangers, des hommes à la Divinité, ainsi que tant d'autres +Nations; car c'est le caractère des Barbares, de croire la Divinité +malfaisante, les hommes font Dieu à leur image. Les Français, quoique +déjà Chrétiens, eurent sous Théodebert cette superstition horrible, ils +immolèrent des victimes humaines en Italie au rapport de Procope, et les +Juifs avaient commis quelquefois ces sacrilèges par piété. D'ailleurs ces +Peuples cultivaient la justice, ils mettaient leur gloire et leur bonheur +dans la liberté. Ce sont eux qui sous le nom de Cattes, de Chéruskes et de +Bructéres avaient vaincu Varus, et que Germanicus avait ensuite défait. + +Une partie de ces Peuples vers le Ve Siècle appelée par les Bretons +insulaires contre les habitants de l'Écosse, subjugua la Bretagne qui +touche à l'Écosse, et lui donna le nom d'Angleterre. Ils y avaient déjà +passé au IIIe Siècle; car au temps de Constantin les côtes de cette Île +étaient appelées les Côtes Saxoniques. + +Charlemagne, le plus ambitieux, le plus politique et le plus grand +guerrier de son Siècle, fit la guerre aux Saxons trente années avant de +les assujettir pleinement. Leur Pays n'avait point encore ce qui tente +aujourd'hui la cupidité des Conquérants. Les riches Mines de Goflar, +dont on a tiré tant d'argent, n'étaient point découvertes, elles ne le +furent que sous Henri l'Oiseleur. Point de richesses accumulées par une +longue industrie, nulle Ville digne de l'ambition d'un Usurpateur. Il ne +s'agissait que d'avoir pour esclaves des millions d'hommes qui cultivaient +la terre sous un climat triste, qui nourrissaient leurs troupeaux, et qui +ne voulaient point de Maîtres. + +Ils étaient mal armés; car je vois dans les Capitulaires de Charlemagne +une défense rigoureuse de vendre des cuirasses aux Saxons. Cette +différence des armes, jointe à la discipline, avait rendu les Romains +vainqueurs de tant de Peuples, elle fit triompher enfin Charlemagne. + +Le Général de la plupart de ces Peuples était ce fameux Vitiking, dont on +fait aujourd'hui descendre les principales Maisons de l'Empire; Homme tel +qu'Arminius, mais qui eut enfin plus de faiblesse. Charles prend d'abord +la fameuse Bourgade d'Eresbourg; car ce lieu ne méritait ni le nom de +Ville, ni celui de Forteresse. Il fait égorger les habitants. Il y pille +et rase ensuite le principal Temple du Pays, élevé autrefois au Dieu +_Tanfana_, Principe universel, et dédié alors au Dieu Irminsul; Temple +révéré en Saxe comme celui de Sion chez les Juifs. On y massacra les +Prêtres sur les débris de l'Idole renversée. On pénétra jusqu'au Weser +avec l'armée victorieuse. Tous ces Cantons se soumirent. Charlemagne +voulut les lier à son joug par le Christianisme, tandis qu'il court +à l'autre bout de ses États à d'autres conquêtes, il leur laisse des +Missionnaires pour les persuader, et des soldats pour les forcer. Presque +tous ceux qui habitaient vers le Weser, se trouvèrent en un an Chrétiens +et esclaves. + +Vitiking retiré chez les Danois qui tremblaient déjà pour leur liberté +et pour leurs Dieux, revient au bout de quelques années. Il ranime ses +compatriotes, il les rassemble. Il trouve dans Brème, Capitale du Pays +qui porte ce nom, un Évêque, une Église, et ses Saxons désespérés, qu'on +traîne à des autels nouveaux. Il chasse l'Évêque, qui a le temps de fuir +et de s'embarquer. Il détruit le Christianisme, qu'on n'avait embrassé +que par la force. Il vient jusqu'auprès du Rhin suivi d'une multitude de +Germains. Il bat les Lieutenants de Charlemagne. + +Ce Prince accourt. Il défait à son tour Vitiking, mais il traite de +révolte cet effort courageux de liberté. Il demande aux Saxons tremblants +qu'on lui livre leur Général, et sur la nouvelle qu'ils l'ont laissé +retourner en Danemark, il fait massacrer 4500 prisonniers au bord de la +petite Rivière d'Aire. Si ces prisonniers avaient été des sujets rebelles, +un tel châtiment aurait été une sévérité horrible; mais traiter ainsi +des hommes qui combattaient pour leur liberté et pour leurs lois, c'est +l'action d'un Brigand, que d'illustres succès et des qualités brillantes +ont d'ailleurs fait Grand-homme. + +Il fallut encore trois victoires avant d'accabler ces Peuples sous le +joug. Enfin le sang cimenta le Christianisme et la Servitude. Vitiking +lui-même lassé de ses malheurs fut obligé de recevoir le baptême, et de +vivre désormais tributaire de son Vainqueur. Le Roi pour mieux s'assurer +du Pays, transporta des Colonies Saxonnes jusqu'en Italie, et établit des +Colonies de Francs dans les terres des vaincus, mais il joignit à cette +politique sage la cruauté de faire poignarder par des espions les Saxons +qui voulaient retourner à leur culte. Souvent les Conquérants ne sont +cruels que dans la guerre. La paix amène des moeurs et des lois plus +douces. Charlemagne au contraire fit des lois qui tenaient de l'inhumanité +de ses conquêtes. + +Ayant vu comment ce Conquérant traita les Allemands idolâtres, voyons +comment il se conduisit avec les Mahométans d'Espagne. Il arrivait déjà +parmi eux ce qu'on vit bientôt après, en Allemagne, en France et en +Italie. Les Gouverneurs se rendaient indépendants. Les Émirs de Barcelone +et ceux de Saragosse s'étaient mis sous la protection de Pépin. L'Émir de +Saragosse en 778 vient jusqu'à Paderborne prier Charlemagne de le soutenir +contre son Souverain. Le Prince Français prit le parti de ce Musulman, +mais il se donna bien garde de le faire Chrétien. D'autres intérêts, +d'autres soins. Il s'allie avec des Sarrasins contre des Sarrasins; mais +après quelques avantages sur les frontières d'Espagne, son arrière-garde +est défaite à Roncevaux, vers les montagnes des Pyrénées par les Chrétiens +mêmes de ces montagnes, mêlés aux Musulmans. C'est là que périt Roland son +neveu. Ce malheur est l'origine de ces fables qu'un Moine écrivit au IIe +Siècle, sous le nom de l'Archevêque Turpin, et qu'ensuite l'imagination de +l'Arioste a embellies. On ne sait point en quel temps Charles essuya cette +disgrâce, et on ne voit point qu'il ait tiré vengeance de sa défaite. +Content d'assurer ses frontières contre des ennemis trop aguerris, il +n'embrasse que ce qu'il peut retenir, et règle son ambition sur les +conjonctures qui la favorisent. + +C'est à Rome et à l'Empire d'Occident que cette ambition aspirait. +La puissance des Rois de Lombardie était le seul obstacle; l'Église de +Rome et toutes les Églises sur lesquelles elle influait, les Moines déjà +puissants, les Peuples déjà gouvernés par eux, tout appelait Charlemagne +à l'Empire de Rome. Le Pape Adrien né Romain, homme d'un génie adroit et +ferme, aplanit la route. D'abord il l'engage à répudier la fille du Roi +Lombard Didier, et Charlemagne la répudie après un an de mariage, sans +en donner d'autre raison, sinon qu'elle ne lui plaisait pas. Didier qui +voit cette union fatale du Roi et du Pape contre lui, prend un parti, +courageux. Il veut surprendre Rome et s'assurer de la personne du Pape, +mais l'Évêque habile fait tourner la guerre en négociation. Charles envoie +des Ambassadeurs pour gagner du temps. Enfin il passe les Alpes, une +partie des troupes de Didier l'abandonne. Ce Roi malheureux s'enferme dans +Pavie sa Capitale, Charlemagne l'y assiège au milieu de l'hiver. La Ville +réduite à l'extrémité se rend après un siège de six mois. Didier pour +toute condition obtient la vie. Ainsi finit ce Royaume des Lombards qui +avaient détruit en Italie la puissance Romaine, et qui avaient substitué +leurs lois à celles des Empereurs. Didier le dernier de ces Rois fut +conduit en France dans le Monastère de Corbie, où il vécut et mourut +captif et Moine, tandis que son fils allait inutilement demander des +secours dans Constantinople à ce fantôme d'Empire Romain détruit en +Occident par ses ancêtres. Il faut remarquer que Didier ne fut pas le +seul Souverain que Charlemagne enferma, il traita ainsi un Duc de Bavière +et ses enfants. + +Charlemagne n'osait pas encore se faire Souverain de Rome. Il ne prit que +le titre de Roi d'Italie, tel que le portaient les Lombards. Il se fit +couronner comme eux dans Pavie d'une couronne de fer qu'on garde encore +dans la petite Ville de Monza. La justice s'administrait toujours à +Rome au nom de l'Empereur Grec. Les Papes même recevaient de lui la +confirmation de leur élection. Charlemagne prenait seulement ainsi que +Pépin le titre de _Patrice_, que Théodoric et Attila avaient aussi daigné +prendre; ainsi ce nom d'Empereur, qui dans son origine ne désignait qu'un +Général d'armée, signifiait encore le Maître de l'Orient et de l'Occident. +Tout vain qu'il était, on le respectait, on craignait de l'usurper, on +n'affectait que celui de _Patrice_, qui autrefois voulait dire Sénateur +Romain. + +Les Papes déjà très puissants dans l'Église, très-grands Seigneurs à Rome +et Princes temporels dans un petit Pays, n'avaient dans Rome même qu'une +autorité précaire et chancelante. Le Préfet, le Peuple, le Sénat, dont +l'ombre subsistait, s'élevaient souvent contre eux. Les inimitiés des +familles qui prétendaient au Pontificat, remplissaient Rome de confusion. + +Les deux neveux d'Adrien conspirèrent contre Léon III son successeur, +élu Pape selon l'usage par le Peuple et le Clergé Romain. Ils l'accusent +de beaucoup de crimes, ils animent les Romains contre lui: on traîne en +prison, on accable de coups à Rome celui qui était si respecté partout +ailleurs. Il s'évade, il vient se jeter aux genoux du Patrice Charlemagne +à Paderborne. Ce Prince qui agissait déjà en maître absolu, le renvoya +avec une escorte et des Commissaires pour le juger. Ils avaient ordre +de le trouver innocent. Enfin Charlemagne, maître de l'Italie comme de +l'Allemagne et de la France, juge du Pape, arbitre de l'Europe vient à +Rome en 801. Il se fait reconnaître et couronner Empereur d'Occident, +titre qui était éteint depuis près de 500 années. + +Alors régnait en Orient cette Impératrice Irène, fameuse par son courage +et par ses crimes, qui avait fait mourir son fils unique, après lui avoir +arraché les yeux. Elle eût voulu prendre Charlemagne; mais trop faible +pour lui faire la guerre, elle voulut l'épouser et réunir ainsi les deux +Empires. Tandis qu'on ménageait ce mariage, une révolution chassa Irène +d'un trône qui lui avait tant coûté. Charles n'eut donc que l'Empire +d'Occident. Il ne posséda presque rien dans les Espagnes; car il ne faut +pas compter pour domaine le vain hommage de quelques Sarrasins. Il n'avait +rien sur les côtes d'Afrique, tout le reste était sous sa domination. + +S'il eût fait de Rome sa Capitale, si ses Successeurs y eussent fixé +leur principal séjour, et surtout si l'usage de partager ses États à ses +enfants n'eût point prévalu chez les Barbares, il est vraisemblable qu'on +eût vu renaître l'Empire Romain. Tout concourut depuis à démembrer ce +vaste corps, que la valeur et la fortune de Charlemagne avait formé, mais +rien n'y contribua plus que ses descendants. + +Il n'avait point de Capitale, seulement Aix-la-Chapelle était le séjour +qui lui plaisait le plus. Ce fut-là qu'il donna des audiences avec +le faste le plus imposant aux Ambassadeurs des Califes et à ceux de +Constantinople. D'ailleurs il était toujours en guerre ou en voyage, ainsi +que vécut Charlequint longtemps après lui. Il partagea ses États et même +de son vivant, comme tous les Rois de ce temps-là. + +Mais enfin quand de ses fils qu'il avait désignés pour régner, il n'y +resta plus que ce Louis si connu sous le nom de _Débonnaire_, auquel il +avait déjà donné le Royaume d'Aquitaine, il l'associa à l'Empire dans +Aix-la-chapelle et lui commanda de prendre lui-même sur l'autel la +Couronne Impériale, pour faire voir au monde que cette Couronne n'était +due qu'à la valeur du Père et au mérite du fils, et comme s'il eût +pressenti qu'un jour les Ministres de l'autel voudraient disposer de ce +diadème. + +Il avait raison de déclarer son fils Empereur de son vivant; car cette +Dignité acquise par la fortune de Charlemagne, n'était point assurée au +fils par le droit d'héritage; mais en laissant l'Empire à Louis, et en +donnant l'Italie à Bernard fils de son fils Pépin, ne déchirait-il pas +lui-même cet Empire qu'il voulait conserver à sa postérité? N'était-ce pas +armer nécessairement ses successeurs les uns contre les autres? Était-il à +présumer que le neveu Roi d'Italie obéirait à son oncle Empereur, ou que +l'Empereur voudrait bien n'être pas le Maître en Italie? + +Il paraît que dans les dispositions de sa famille, il n'agit ni en Roi +ni en Père; Partager les États, est-il d'un sage Conquérant? Et puisqu'il +les partageait, laisser trois autres enfants sans aucun héritage, à la +discrétion de Louis, était-il d'un Père juste? + +Il est vrai qu'on a cru que ces trois enfants ainsi abandonnés, nommés +Drogon, Thierri et Hugues, étaient bâtards; mais on l'a cru sans preuve. +D'ailleurs les enfants des concubines héritaient alors. Le grand Charles +Martel était bâtard, et n'avait point été déshérité. + +Quoi qu'il en soit, Charlemagne mourut en 813, avec la réputation d'un +Empereur aussi heureux qu'Auguste, aussi guerrier qu'Adrien, mais non tel +que les Trajans et les Antonins, auxquels nul Souverain n'a été comparable. + +Il y avait alors en Orient un Prince qui l'égalait en gloire comme en +puissance; c'était le célèbre Calife Aaron Rachild, qui le surpassa +beaucoup en justice, en science, en humanité. + +J'ose presque ajouter à ces deux hommes illustres le Pape Adrien, qui dans +un rang moins élevé, dans une fortune presque privée, et avec des vertus +moins héroïques, montra une prudence à laquelle ses successeurs ont dû +leur agrandissement. + +La curiosité des hommes qui pénètre dans la vie privée des Princes, a +voulu savoir jusqu'au détail de la vie de Charlemagne et au secret de ses +plaisirs. On a écrit qu'il avait poussé l'amour des femmes jusqu'à jouir +de ses propres filles. On en a dit autant d'Auguste: mais qu'importe au +Genre-humain le détail de ces faiblesses, qui n'ont influé en rien sur les +affaires publiques! + +J'envisage son règne par un endroit plus digne de l'attention d'un +citoyen. Les Pays qui composent aujourd'hui la France et l'Allemagne +jusqu'au Rhin, furent tranquilles pendant près de cinquante ans, et +l'Italie pendant treize, depuis l'avènement à l'Empire. Point de +révolution en France, point de calamité pendant ce demi-Siècle, qui par +là est unique. Un bonheur si long ne suffit pas pourtant pour rendre aux +hommes la Politesse et les Arts. La rouille de la Barbarie était trop +forte, et les Âges suivants l'épaissirent encore. + + + + +DES USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE + + +Je m'arrête à cette célèbre époque pour considérer les Usages, les Lois, +la Religion, les Moeurs, l'Esprit qui régnaient alors. + +J'examine d'abord l'Art de la guerre, par lequel Charlemagne établit cette +puissance que perdirent ses enfants. + +Je trouve peu de nouveaux règlements, mais une grande fermeté à faire +exécuter les anciens. Voici à peu près les lois en usage, que sa valeur +fit servir à tant de succès, et que sa prudence perfectionna. + +Des Ducs amovibles gouvernaient les Provinces, et levaient les troupes à +peu près comme aujourd'hui les Beglierbeis des Turcs. Ces Ducs avaient été +institués en Italie par Dioclétien. Les Comtes dont l'origine me paraît +du temps de Théodose, commandaient sous les Ducs, et assemblaient les +troupes, chacun dans son Canton. Les Métairies, les Bourgs, les Villages +fournissaient un nombre de soldats proportionné à leurs forces. Douze +Métairies donnaient un cavalier armé d'un casque et d'une cuirasse, les +autres soldats n'en portaient point, mais tous avaient le bouclier carré +long, la hache d'armes, le javelot et l'épée. Ceux qui se servaient de +flèches, étaient obligés d'en avoir au moins douze dans leur carquois. +Leur habit me paraît ressembler à celui des troupes Prussiennes +d'aujourd'hui. La Province qui fournissait la milice, lui distribuait du +blé et les provisions nécessaires pour six mois, le Roi en fournissait +pour le reste de la campagne. On faisait la revue au premier de Mars ou +au premier de Mai. C'est d'ordinaire dans ces temps qu'on tenait les +Parlements. Dans les sièges de Ville on employait le bélier, la baliste, +la tortue, et la plupart des machines des Romains. Les Seigneurs nommés +Barons, leudes richeomes, composaient avec leurs suivants le peu de +cavalerie qu'on voyait alors dans les armées. Les Musulmans d'Afrique +et d'Espagne avaient plus de cavaliers. + +Charles avait des forces navales aux embouchures de toutes les grandes +Rivières de son Empire; avant lui on ne les connaissait pas chez les +Barbares, après lui on les ignora longtemps. Par ce moyen et par la police +guerrière il arrêta ces inondations des peuples du Nord, il les contint +dans leurs climats glacés, mais sous ses faibles descendants ils se +répandirent dans l'Europe. + +Les affaires générales se réglaient dans des assemblées, qui +représentaient la Nation. Sous lui ses Parlements n'avaient d'autre volonté +que celle d'un Maître qui savait commander et persuader. + +Il fit fleurir le Commerce, parce qu'il était le Maître des Mers; +ainsi les Marchands des Côtes de Toscane, et ceux de Marseille allaient +trafiquer à Constantinople chez les Chrétiens et au Port d'Alexandrie chez +les Musulmans, qui les recevaient, et dont ils tiraient les richesses de +l'Asie. + +Venise et Gênes, si puissantes depuis par le Négoce, n'attiraient pas +encore à elles les richesses des Nations; mais Venise commençait à +s'enrichir et à s'agrandir. Rome, Ravenne, Milan, Lyon, Arles, Tours, +avaient beaucoup de Manufactures d'Étoffes de laine. On damasquinait le +Fer à l'exemple de l'Asie. On fabriquait le Verre, mais les Étoffes de +Soie n'étaient tissées dans aucune Ville de l'Empire d'Occident. + +Les Vénitiens commençaient à les tirer de Constantinople, mais ce ne fut +que près de quatre cents ans après Charlemagne que les Princes Normands +établirent à Palerme une Manufacture de Soie. Le Linge était peu commun. +Saint Boniface dans une Lettre à un Évêque d'Allemagne, lui mande qu'il +lui envoie du drap à longs poils pour se laver les pieds. Probablement ce +manque de linge était la cause de toutes ces maladies de la peau, connues +sous le nom de _lèpre_, si générales alors; car les Hôpitaux nommés +_Léproseries_ étaient déjà très nombreux. + +La Monnaie avait à peu près la même valeur que celle de l'Empire Romain +depuis Constantin. Le Sou d'or était le _solidum romanum_. Ce sou d'or +équivalait à quarante deniers d'argent. Ces deniers tantôt plus forts, +tantôt plus faibles, pesaient l'un portant l'autre trente grains. + +Le sou d'or vaudrait aujourd'hui 1740 environ quinze francs, le denier +d'argent trente sous de compte. + +Il faut toujours en lisant les Histoires, se ressouvenir qu'outre ces +monnaies réelles d'or et d'argent, on se servait dans le calcul d'une +autre dénomination. On s'exprimait souvent en monnaie de compte, monnaie +fictive, qui n'était comme aujourd'hui qu'une manière de compter. + +Les Asiatiques et les Grecs comptaient par Mines et par Talens; les +Romains par grands Sesterces, sans qu'il y eût aucune monnaie qui valût un +grand sesterce ou un talent. + +La Livre numéraire du temps de Charlemagne, était réputée le poids d'une +livre d'argent de douze onces. Cette livre se divisait numériquement comme +aujourd'hui en vingt parties. Il y avait à-la-vérité des sous d'argent +semblables à nos écus, dont chacun pesait la 20. ou 22. ou 24. partie +d'une livre de douze onces, et ce sou se divisait comme le nôtre en douze +deniers. Mais Charlemagne ayant ordonné que le sou d'argent serait +précisément la 20. partie de douze onces, on s'accoutuma à regarder dans +les comptes numéraires 20 sous pour une livre. + +Pendant deux Siècles les Monnaies restèrent sur le pied où Charlemagne +les avait mis; mais petit à petit les Rois dans leurs besoins tantôt +chargèrent les sous d'alliage, tantôt en diminuèrent le poids; de sorte +que par un changement qui est presque la honte des Gouvernements de +l'Europe, ce sou qui était autrefois ce qu'est à peu près un écu d'argent, +n'est plus qu'une légère pièce de cuivre avec un 11e d'argent tout au +plus; et la livre qui était le signe représentatif de douze onces d'argent, +n'est plus en France que le signe représentatif de 20 de nos sous +de cuivre. Le Denier qui était la 124. partie d'une livre d'argent, +n'est plus que le tiers de cette vile monnaie qu'on appelle un liard: +supposé donc qu'une Ville de France dût à une autre 120 livres de +rente, c'est-à-dire 1440 onces d'argent du temps de Charlemagne, elle +s'acquitterait aujourd'hui de sa dette en payant ce que nous appelons un +écu de six francs. + +La Livre de compte des Anglais, celle des Hollandais, ont moins varié. +Une Livre sterling d'Angleterre vaut environ 22 francs de France, et une +Livre de compte Hollandaise vaut environ 12 francs de France; ainsi les +Hollandais se sont écartés moins que les Français de la Loi primitive, et +les Anglais encore moins. + +Toutes les fois donc que l'Histoire nous parle de Monnaie sous le nom de +livres, nous n'avons qu'à examiner ce que valait la livre au temps et dans +le Pays dont on parle, et la comparer à la valeur de la nôtre. Nous devons +avoir la même attention en lisant l'Histoire Grecque et Romaine. C'est par +exemple un très-grand embarras pour le Lecteur, d'être obligé de réformer +à chaque page les comptes qui se trouvent dans l'Histoire ancienne d'un +célèbre Professeur de l'Université de Paris, et dans tant d'autres +Auteurs. Quand ils veulent exprimer en Monnaie de France les talens, les +mines, les sesterces, ils se servent toujours de l'évaluation que quelques +Savants ont fait avant la mort du grand Colbert. Mais le Marc de 8 onces, +qui valait sous ce Ministre 26 francs et dix sous, vaut depuis longtemps +49 francs, ce qui fait une différence de près de la moitié. Ces fautes +donnent une idée des forces des anciens Gouvernements, de leur Commerce, +de la paye de leurs Soldats, extrêmement contraire à la vérité. + +Il paraît qu'il y avait alors autant d'argent à peu près en France, +en Italie et vers le Rhin, qu'il y en a aujourd'hui. On n'en peut juger +que par le prix des denrées, et je le trouve presque le même; 24 livres +de pain blanc valaient un denier d'argent par les Capitulaires de +Charlemagne. Ce denier était la 40. partie d'un sou d'or, qui valait +environ 15 francs de notre Monnaie; ainsi la livre de pain revenait à près +de cinq liards, ce qui ne s'éloigne pas du prix ordinaire dans les bonnes +années. + +Dans les Pays Septentrionaux l'argent était beaucoup plus rare, le prix +d'un boeuf fut fixé par exemple à un sou d'or. Nous verrons dans la suite +comment le commerce et les richesses se sont étendues de proche en proche. +En voilà déjà trop pour un abrégé. + + + + +DE LA RELIGION. + + +La querelle des Images est ce qui s'offre de plus singulier en matière +de Religion. Je vois d'abord que l'Impératrice Irène, Tutrice de son +malheureux fils Constantin Porphyrogénète, pour se frayer le chemin à +l'Empire, flatte le Peuple et les Moines, à qui le Culte des Images +proscrit par tant d'Empereurs depuis Léon l'Isaurien plaisait encore. Elle +y était elle-même attachée, parce que son mari les avait eu en horreur. On +avait persuadé à Irène que pour gouverner son mari, il fallait mettre sur +le chevet de son lit les Images de certaines Saintes. La plus ridicule +crédulité entre dans les esprits politiques. L'Empereur son mari en avait +puni les auteurs. Irène après la mort de son mari donne un libre cours à +son goût et à son ambition. Voilà ce qui assemble en 786 le second Concile +de Nicée, septième Concile OEcuménique, commencé d'abord à Constantinople. +Elle fait élire pour Patriarche un Laïc Secrétaire d'État, nommé Taraise. +Il y avait eu autrefois quelques exemples de Séculiers élevés ainsi à +l'Évêché, sans passer par les autres grades; mais alors cette coutume ne +subsistait plus. + +Ce Patriarche ouvrit le Concile. La conduite du Pape Adrien est +très-remarquable. Il n'anathématise pas ce Secrétaire d'État qui se fait +Patriarche. Il proteste seulement avec modestie dans ses Lettres à Irène +contre le titre de Patriarche Universel, mais il insiste qu'on lui rende +les patrimoines de la Sicile. Il redemande hautement ce peu de bien, +tandis qu'il arrachait ainsi que ses prédécesseurs le domaine utile de +tant de belles Terres données par Pépin et par Charlemagne. Cependant le +Concile OEcuménique de Nicée, auquel président les Légats du Pape et ce +Ministre Patriarche, rétablit le Culte des Images. + +C'est une chose avouée de tous les sages Critiques, que les Pères de ce +Concile, qui étaient au nombre de 350, y rapportèrent beaucoup de Pièces +évidemment fausses; beaucoup de Miracles, dont le récit n'aurait que +scandalisé dans d'autres temps; beaucoup de Livres apocryphes. Mais ces +Pièces fausses ne firent point de tort aux vraies, sur lesquelles on +décida. + +Mais quand il fallut faire recevoir ce Concile par Charlemagne et par les +Églises de France, quel fut l'embarras du Pape? Charles s'était déclaré +hautement contre les Images. Il venait de faire écrire les Livres qu'on +nomme _Carolins_, dans lesquels ce culte est anathématisé. Il assemblait +en 794 un Concile à Francfort, composé de 300 Évêques ou Abbés tant +d'Italie que de France, qui rejetait d'un consentement unanime le service +et l'adoration des Images. Ce mot équivoque d'adoration était la source de +tous ces différends, car si les hommes définissaient les mots dont ils +se servent, il y aurait moins de dispute, et plus d'un Royaume a été +bouleversé pour un mal-entendu. + +Tandis que le Pape Adrien envoyait en France les Actes du second Concile +de Nicée, il reçoit les Livres Carolins opposés à ce Concile, et +on le presse au nom de Charles de déclarer hérétique l'Empereur de +Constantinople et sa mère. On voit assez par cette conduite de Charles, +qu'il voulait se faire un nouveau droit de l'hérésie prétendue de +l'Empereur, pour lui enlever Rome sous couleur de justice. + +Le Pape partagé entre le Concile de Nicée qu'il adoptait et Charlemagne +qu'il ménageait, prit, me semble, un tempérament politique qui devrait +servir d'exemple dans toutes ces malheureuses disputes qui ont toujours +divisé les Chrétiens. Il explique les Livres Carolins d'une manière +favorable au Concile de Nicée, et par là réfute le Roi sans lui déplaire; +il permet qu'on ne rende point de culte aux Images; ce qui était très +raisonnable chez les Germains à peine sortis de l'Idolâtrie, et chez +les Français grossiers qui avaient peu de Sculpteurs et de Peintres. +Il exhorte en même temps à ne point briser ces mêmes Images. Ainsi il +satisfait tout le monde, et laisse au temps à confirmer ou à abolir un +culte encore douteux. Attentif à ménager les hommes et à faire servir la +Religion à ses intérêts, il écrit à Charlemagne. «Je ne peux déclarer +Irène et son fils hérétiques après le Concile de Nicée, mais je les +déclarerai tels s'ils ne me rendent les biens de Sicile». + +On voit la même prudence de ce Pape dans une dispute encore plus délicate, +et qui seule eût suffi en d'autres temps pour allumer des guerres civiles. +On avait voulu savoir si le St. Esprit procède du Père et du Fils, ou +du Père seulement? Toute l'Église Grecque avait toujours cru qu'il ne +procédait que du Père. Tout l'Empire de Charlemagne croyait la procession +du Père et du Fils. Ces mots du Symbole _qui ex patre filioque procedit_, +étaient sacrés pour les Français, mais ces mêmes mots n'avaient jamais +été adoptés à Rome. On presse de la part de Charlemagne le Pape de le +déclarer. Le Pape répond qu'il est de l'avis du Roi, mais ne change rien +au Symbole de Rome: Il apaise la dispute en ne décidant rien, en laissant +à chacun ses usages. Il traite en un mot les affaires spirituelles en +Prince, et trop de Princes les ont traité en Évêques. + +Dès lors la politique profonde des Papes établissait peu à peu leur +puissance. Ce même Adrien fait paraître adroitement au jour un recueil des +faux Actes connus aujourd'hui sous le nom de _fausses Décretales_. Il ne +se hasarde pas à les donner lui même. C'est un Espagnol nommé Isidore qui +les digère. Ce sont les Évêques Allemands, dont la bonne foi fut trompée, +qui les répandent et les font valoir. Dans ces fausses Décretales on +suppose d'anciens Canons, qui ordonnent qu'on ne tiendra jamais un seul +Concile Provincial sans la permission du Pape; et que toutes les Causes +Ecclésiastiques ressortiront à lui. On y fait parler les successeurs +immédiats des Apôtres. On leur suppose des écrits. Il est vrai que tout +étant de ce mauvais style du VIIe Siècle, tout étant plein de fautes +contre l'Histoire et la Géographie, l'artifice était grossier; mais +c'était des hommes grossiers qu'on trompait. Ces fausses Décretales ont +abusé les hommes pendant huit Siècles; et enfin quand l'erreur a été +reconnue, les usages par elle établis, ont subsisté dans une partie de +l'Église: l'antiquité leur a tenu lieu de vérité. + +Dès ces temps les Évêques d'Occident étaient des Seigneurs temporels, +et possédaient plusieurs Terres en fief, mais aucun n'était Souverain +indépendant. Les Rois de France nommaient aux Évêchés; plus hardis en cela +et plus politiques que les Empereurs des Grecs, et les Rois de Lombardie, +qui se contentaient d'interposer leur autorité dans les élections. + +Les premières Églises Chrétiennes s'étaient gouvernées en Républiques sur +le modèle des Synagogues. Ceux qui présidaient à ces assemblées, avaient +pris insensiblement le titre d'Évêque, d'un mot Grec, dont les Grecs +appelaient les Gouverneurs de leurs Colonies. Les Anciens de ces +assemblées se nommaient Prêtres, qui signifie en Grec _Vieillard_. + +Charlemagne dans sa vieillesse accorda aux Évêques un droit dont son +propre fils devint la victime. Ils firent accroire à ce Prince que dans +le Code rédigé sous Thédose une loi portait que si de deux Séculiers en +procès, l'un prenait un Évêque pour juge, l'autre était obligé de se +soumettre à ce jugement sans en pouvoir appeler. Cette loi qui jamais +n'avait été exécutée, passe chez tous les Critiques pour supposée. Elle a +excité une guerre civile sourde entre les Tribunaux de la Justice et les +Ministres du Sanctuaire, mais comme en ce temps-là tout ce qui n'était +pas Clergé était en Occident d'une ignorance profonde, il faut s'étonner +qu'on n'ait pas donné encore plus d'empire à ceux qui seuls étant un peu +instruits, semblaient seuls mériter de juger les hommes. + +Ainsi que les Évêques disputaient l'autorité aux Séculiers, les Moines +commençaient à la disputer aux Évêques, qui pourtant étaient leurs maîtres +par les Canons. Ces Moines étaient déjà trop riches pour obéir. Cette +célèbre Formule de Marculfe était déjà bien souvent mise en usage, _moi, +pour le repos de mon âme, et pour n'être pas placé après ma mort parmi +les boucs, je donne à tel Monastère, etc_. Elle avait enrichi ceux qui +s'étaient consacrés à la pauvreté. Des Abbés Bénédictins longtemps +avant Charlemagne étaient assez puissants pour se révolter. Un Abbé de +Fontenelle avait osé se mettre à la tête d'un parti contre Charles Martel, +et assembler des troupes. Le Héros fit trancher la tête au Religieux; +exécution juste, qui ne contribue pas peu à toutes ces révélations que +tant de Moines eurent depuis de la damnation de Charles Martel. + +Avant ce temps on voit un Abbé de St. Rémy de Reims[8] et l'Évêque de +cette Ville susciter une guerre civile contre Childebert au VIe Siècle: +crime qui n'appartient qu'aux hommes puissants. + +[Note 8: «Rheims» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +Les Évêques et les Abbés avaient beaucoup d'esclaves. On reproche à l'Abbé +Alewin d'en avoir eu jusqu'à vingt mille. Ce nombre n'est pas incroyable. +Alewin avait trois Abbayes, dont les terres pouvaient être habitées au +moins par vingt mille hommes. Ces esclaves connus sous le nom de _serfs_, +ne pouvaient se marier ni changer de demeure sans la permission de l'Abbé. +Ils étaient obligés de marcher 50 lieues avec leurs charrettes, quand il +l'ordonnait. Ils travaillaient pour lui trois jours de la semaine, et il +partageait tous les fruits de la terre. + +«En France et en Allemagne plus d'un Évêque allait au combat avec ses +serfs. Charlemagne dans une Lettre à une de ses femmes, nommée Frastade, +lui parle d'un Évêque qui a vaillamment combattu auprès de lui, dans une +bataille contre les Avares, Peuples descendus des Scytes, qui habitaient +vers le Pays qu'on nomme à présent l'Autriche. Je vois de son temps 14 +Monastères qui doivent fournir des Soldats; pour peu qu'un Abbé fût +guerrier, rien ne l'empêchait de les conduire lui-même. Il est vrai +qu'en 603 un Parlement se plaignit à Charlemagne du trop grand nombre de +Prêtres qu'on avait tué à la guerre. Il fut défendu alors aux Ministres de +l'Autel d'aller aux combats. Il n'était pas permis de se dire Clerc sans +l'être, de porter la tonsure sans appartenir à un Évêque. De tels Clercs +s'appelaient _acéphales_. On les punissait comme vagabonds. On ignorait +cet état aujourd'hui si commun, qui n'est ni Séculier ni Ecclésiastique. +Le titre d'Abbé, qui signifie Père, n'appartenait qu'aux Chefs des +Monastères. + +Les Abbés avaient dès lors le Bâton Pastoral que portaient les Évêques, +et qui avait été autrefois la marque de la Dignité Pontificale dans Rome +Païenne. Telle était la puissance de ces Abbés sur les Moines, qu'ils +condamnaient quelquefois aux peines afflictives les plus cruelles. Ils +furent les premiers qui prirent le barbare usage des Empereurs Grecs, +de faire brûler les yeux; et il fallut qu'un Concile leur défendît cet +attentat, qu'ils commençaient à regarder comme un droit. + +La Messe était différente de ce qu'elle est aujourd'hui, et plus encore de +ce qu'elle était dans les premiers temps. + +La Confession Auriculaire commençait à s'introduire. Les Évêques exigèrent +d'abord que les Chanoines se confessassent à eux. Les Abbés fournirent +leurs Moines à ce joug, et les Séculiers peu à peu le portèrent. La +Confession publique ne fut jamais en usage dans l'Occident; car lorsque +les Barbares embrassèrent le Christianisme, les abus et les scandales +qu'elle entraînait après elle, l'avaient abolie en Orient, sous le +Patriarche Nectaire, à la fin du IVe Siècle; mais souvent les Pécheurs +publics faisaient des pénitences publiques dans les Églises d'Occident, +surtout en Espagne, où l'invasion des Sarrasins redoublait la ferveur des +Chrétiens humiliés. + +La Religion Chrétienne ne s'était point encore étendue au Nord plus loin +que les conquêtes de Charlemagne. La Scandinavie, le Danemark, qu'on +appelait le _Pays des Normands_, étaient plongés dans une idolâtrie +grossière. Ils adoraient Odin, et ils se figuraient qu'après leur mort le +bonheur de l'homme consistait à boire dans la salle d'Odin de la bière +dans le crâne de ses ennemis. On a encore de leurs anciennes chansons +traduites, qui expriment cette idée. C'était beaucoup pour eux que de +croire une autre Vie. La Pologne n'était ni moins barbare, ni moins +idolâtre. Les Moscovites, plus sauvages que le reste de la grande Tartarie, +en savaient à peine assez pour être Païens; mais tous ces Peuples +vivaient en paix dans leur ignorance: heureux d'être inconnus à +Charlemagne, qui vendait si cher la connaissance du Christianisme! + +Les Anglais commençaient à recevoir la Religion Chrétienne. Elle y avait +été apportée un peu auparavant par Constance Chlore, protecteur secret de +cette Religion alors persécutée. Elle n'y domina point, l'Idolâtrie eut +le dessus encore longtemps. Quelques Missionnaires des Gaules cultivèrent +grossièrement un petit nombre de ces Insulaires. Le fameux Pélage, trop +zélé défenseur de la Nature Humaine, était né en Angleterre; mais il n'y +fut point élevé, et il faut le compter parmi les Romains. + +L'Irlande qu'on appelait _Écosse_ et l'Écosse connue alors sous le nom +d'_Albanie_, ou du _Pays des Pictes_, avait reçu aussi quelques semences +du Christianisme, étouffées toujours par l'idolâtrie, qui dominait. Le +Moine Colombon né en Irlande, était du VIe Siècle; mais il paraît par sa +retraite en France, et par les Monastères qu'il fonda en Bourgogne, qu'il +y avait peu à faire et beaucoup à craindre pour ceux qui cherchaient en +Irlande et en Angleterre de ces établissements riches et tranquilles, +qu'on trouvait ailleurs à l'abri de la Religion. + +Après une extinction presque totale du Christianisme dans l'Angleterre, +l'Écosse et l'Irlande, la tendresse conjugale l'y fit renaître. Etherbert, +un des Rois Barbares Anglo-Saxons de l'Eptarchie d'Angleterre, qui avait +son petit Royaume dans la Province de Kent, où est Cantorbery, voulut +s'allier avec un Roi de France. Il épousa la fille de Chérébert Roi de +Paris. Cette Princesse Chrétienne, qui passa la mer avec un Évêque de +Soissons, disposa son mari à recevoir le baptême, comme Clotilde avait +soumis Clovis. Le Pape Grégoire le Grand envoya Augustin avec d'autres +Moines Romains en 598. Ils firent peu de conversions; car il faut au-moins +entendre la langue du Pays, pour en changer la Religion; mais favorisés +par la Reine ils bâtirent un Monastère. + +Ce fut proprement la Reine qui convertit le petit Royaume de Cantorbery. +Ses sujets Barbares, qui n'avaient point d'opinions, suivirent aisément +l'exemple de leurs Souverains. Cet Augustin n'eut pas de peine à se faire +déclarer Primat par Grégoire le Grand. Il eût voulu même l'être des Gaules; +mais Grégoire lui écrivit qu'il ne pouvait lui donner de juridiction que +sur l'Angleterre. Il fut donc premier Archevêque de Cantorbery, premier +Primat de l'Angleterre. Il donna à l'un de ses Moines le titre d'Évêque +de Londres, à l'autre celui de Rochester. On ne peut mieux comparer ces +Évêchés, qu'à ceux d'Antioche et de Babylone, qu'on appelle Évêques in +_partibus infidelium_. Mais avec le temps, la Hiérarchie d'Angleterre +se forma. Les Monastères surtout étaient très-riches au VIIIe et au IXe +Siècle. Ils mettaient au catalogue des Saints tous les grands Seigneurs +qui leur avaient donné des terres, d'où vient que l'on trouve parmi +leurs Saints de ce temps-là, sept Rois, sept Reines, huit Princes, seize +Princesses. Leurs Chroniques disent que dix Rois et onze Reines finirent +leurs jours dans des Cloîtres; mais il est croyable que ces dix Rois et +ces onze Reines se firent seulement revêtir à leur mort d'habits religieux, +et peut-être porter à leurs dernières maladies dans des Couvents, mais +non pas qu'en effet ils aient en santé renoncé aux affaires publiques, +pour vivre en Cénobites. + + + + +SUITE DES USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE, + +DE LA JUSTICE, DES LOIS ET COUTUMES SINGULIÈRES. + + +La Justice se rendait ordinairement par les Comtes nommés par le Roi. +Ils avaient leurs districts assignés. Ils devaient être instruits des +Lois, qui n'étaient ni si difficiles ni si nombreuses, que les nôtres. +La procédure était simple, chacun plaidait sa cause en France et en +Allemagne. Rome seule et ce qui en dépendait, avait encore retenu beaucoup +de Lois et de formalités de l'Empire Romain. Les Lois Lombardes avaient +lieu dans le reste de l'Italie citérieure. + +Chaque Comte avait sous lui un Lieutenant, nommé _Viguier_, sept +Assesseurs, _Scabini_, et un Greffier, _Notarius_. Les Comtes publiaient +dans leur juridiction l'ordre des marches pour la guerre, enrôlaient les +soldats sous des Centeniers, les menaient aux rendez-vous, et laissaient +alors leurs Lieutenants faire les fonctions de Juge. + +Les Rois envoyaient des Commissaires avec Lettres expresses, _missi +Dominici_, qui examinaient la conduite des Comtes. Ni ces Commissaires, ni +ces Comtes ne condamnaient presque jamais à la mort, ni à aucun supplice; +car si on en excepte la Saxe, où Charlemagne fit des Lois de sang, presque +les délits se rachetaient dans le reste de son Empire. Le seul crime de +rébellion était puni de mort, et les Rois s'en réservaient le jugement. La +Loi Salique, celle des Lombards, celle de Ripuaires, avaient évalué à prix +d'argent la plupart des autres attentats. + +Leur Jurisprudence qui paraît humaine, était en effet plus cruelle que +la nôtre. Elle laissait la liberté de mal faire à quiconque pouvait la +payer. La plus douce loi est celle qui mettant le frein le plus terrible +à l'iniquité, prévient ainsi le plus de crimes. + +Par les anciennes _Lois Ripuaires_ rédigées sous Théodoric, et depuis sous +le Roi des Francs Dagobert, il en coûtait cent sous pour avoir coupé une +oreille à un homme, et si la surdité ne suivait pas, on était quitte pour +cinquante sous. + +Le troisième Chapitre de la _Loi Ripuaire_ permettait au meurtrier d'un +Évêque de racheter son crime avec autant d'or qu'en pouvait peser une +tunique de plomb, de la hauteur du coupable, et d'une épaisseur déterminée. + +La _Loi Salique_ remise en vigueur sous Charlemagne, fixe le prix de la +vie d'un Évêque à neuf cents sous d'or. + +On donnait la question, mais seulement aux esclaves; et celui qui avait +fait mourir dans les tourments de la question l'esclave innocent d'un +autre Maître, était obligé de lui en donner deux pour toute satisfaction. + +Charlemagne qui corrigea les _Lois Saliques_ et _Lombardes_, ne fit que +hausser le prix des crimes. Ils étaient tous spécifiés. On distinguait ce +que valait un coup qui avait ôté seulement un os de la tête, d'avec un +coup qui laissait voir la cervelle. + +Je trouve qu'une Sorcière convaincue d'avoir mangé de la chair humaine, +était condamnée à deux cents sous: et cet article est un témoignage bien +humiliant pour la Nature Humaine. + +Il en coûtait sept cents sous pour le meurtre d'une Femme grosse, deux +cents pour celui d'une Fille non encore adulte. + +Tous les outrages à la pudicité avaient aussi leurs prix fixes. Le rapt +d'une Femme non mariée ne valait que deux cents sous. Si on avait violé +une Fille sur le grand-chemin on ne payait que quarante sous, et on +la rendait à son Maître. De ces lois barbares la plus sévère était +précisément celle qui devait être la plus douce. Charlemagne lui-même au +VIe Livre de ses _Capitulaires_, dit que d'épouser sa Comère est un crime +digne de mort, et qui ne peut se racheter qu'en passant toute sa vie en +pèlerinage. + +Parmi ces _Lois Saliques_, il s'en trouve une qui marque bien expressément +dans quel mépris étaient tombés les Romains chez les Peuples barbares. +Le Franc qui avait tué un Citoyen Romain, ne payait que mille cinquante +deniers, et le Romain payait pour le sang d'un Franc deux mille cinq cents +deniers. + +Dans les Causes criminelles indécises, on se purgeait par serment. Il +fallait non seulement que la partie accusée jurât, mais elle était obligée +de produire un certain nombre de témoins qui juraient avec elle. Quand les +deux parties opposaient serment à serment, on permettait quelquefois le +combat, mais ce combat n'était point ce qu'on appela depuis _combat à +outrance_. + +Ces combats étaient appelés, comme on sait, _le jugement de Dieu_; +c'est aussi le nom qu'on donnait à une des plus déplorables folies de ce +Gouvernement barbare. Les accusés étaient fournis à l'épreuve de l'eau +froide, de l'eau bouillante, ou du fer ardent. Le célèbre Étienne Baluze +a rassemblé toutes les anciennes cérémonies de ces épreuves. Elles +commençaient par la Messe, on y communiait l'accusé. On bénissait l'eau +froide, on l'exorcisait. Ensuite l'accusé était jeté, garrotté, dans +l'eau. S'il tombait au fond, il était réputé innocent. S'il surnageait, il +était jugé coupable. Mr. de Fleury dans son _Histoire Ecclésiastique_ dit +que c'était une manière sûre de ne trouver personne criminel. J'ose croire +que c'était une manière de faire périr beaucoup d'innocents. Il y a bien +des gens qui ont la poitrine assez large et les poumons assez légers, pour +ne point enfoncer, lorsqu'une grosse corde qui les lie avec plusieurs +tours, fait avec leur corps un volume moins pesant qu'une pareille +quantité d'eau. Cette malheureuse coutume, proscrite depuis dans les +grandes Villes, s'est conservée jusqu'à nos jours dans beaucoup de +Provinces. On y a très-souvent assujetti même par sentence de Juge, ceux +qu'on faisait passer pour Sorciers: car rien ne dure si longtemps que la +Superstition, et il en a coûté la vie à plus d'un malheureux. + +Le jugement de Dieu par l'eau chaude s'exécutait en faisant plonger le +bras nu de l'accusé dans une cuve d'eau bouillante. Il fallait prendre +au fond de la cuve un anneau béni. Le Juge en présence des Prêtres et du +Peuple enfermait dans un sac le bras du patient, scellait le sac de son +cachet, et si trois jours après il ne paraissait sur le bras aucune marque +de brûlure, l'innocence était reconnue. + +Tous les Historiens rapportent l'exemple de la Reine Teutberge, bru de +l'Empereur Lothaire petit-fils de Charlemagne, accusée d'avoir commis un +inceste avec son frère Moine et Sous-diacre. Elle nomma un champion qui se +soumit pour elle à l'épreuve de l'eau bouillante, en présence d'une Cour +nombreuse. Il prit l'anneau béni sans se brûler. Plusieurs hommes crédules, +fondés sur de telles histoires, pensent qu'il y a des secrets qui peuvent +rendre la peau insensible à l'action de l'eau bouillante; mais il n'y en a +aucun; et tout ce qu'on peut dire sur cette aventure, et sur toutes celles +qui lui ressemblent, c'est qu'elles ne sont pas vraies, ou que les Juges +fermaient les yeux sur les artifices dont on se servait, pour faire croire +qu'on plongeait la main dans l'eau chaude, car on pouvait aisément faire +une cuve à double fond, l'air échauffé pouvait par des tuyaux soulever +l'eau à peine tiède et la faire paraître bouillante. Il y a bien des +manières de tromper, mais aucune d'être invulnérable. + +La troisième épreuve était celle d'une barre de fer ardent, qu'il fallait +porter dans la main l'espace de neuf pas. Il était plus difficile de +tromper dans cette épreuve que dans les autres, aussi je ne vois personne +qui s'y soit soumis dans ces Siècles grossiers. + +À l'égard des Lois Civiles, voici ce qui me paraît de plus remarquable. Un +homme qui n'avait point d'enfants, pouvait en adopter. Les époux pouvaient +se répudier en Justice, et après le divorce il leur était permis de passer +à d'autres noces. Nous avons dans Marculfe le détail de ces lois. + +Mais ce qui paraîtra peut-être plus étonnant, et ce qui n'en est pas moins +vrai, c'est qu'au Livre II de ces Formules de Marculfe, on trouve que +rien n'était plus permis ni plus commun que de déroger à cette fameuse +_Loi Salique_, par laquelle les Filles n'héritaient pas. On amenait sa +fille devant le Comte ou le Commissaire, et on disait «ma chère fille, un +usage ancien et impie ôte parmi nous toute portion paternelle aux filles, +mais ayant considéré cette impiété, j'ai vu que, comme vous m'avez été +donnés tous de Dieu également, je dois vous aimer de même; ainsi, ma chère +fille, je veux que vous héritiez par portion égale avec vos frères dans +toutes mes Terres, etc.» + +On ne connaissait point chez les Francs qui vivaient suivant la _Loi +Salique et Ripuaire_, cette distinction de Nobles et de Roturiers, de +Nobles de nom et d'armes, et de Nobles _ab avo_ ou gens vivant noblement. +Il n'y avait que deux ordres de Citoyens, les Libres et les Serfs, à peu +près comme aujourd'hui dans les Empires Mahométans et à la Chine. + + + + +LOUIS LE DÉBONNAIRE. + + +L'Histoire des grands évènements de ce Monde n'est guère que l'Histoire +des crimes. Je ne vois point de Siècle que l'ambition des Séculiers et des +Ecclésiastiques n'ait rempli d'horreurs. + +À peine Charlemagne est-il au tombeau, qu'une guerre civile désole sa +Famille et l'Empire. + +Les Archevêques de Milan et de Crémone allumèrent les premiers feux. +Leur prétexte est que Bernard, Roi d'Italie, est le Chef de la Maison +Carolingienne[9], le fils de l'aîné de Charlemagne. On voit assez la +véritable raison dans cette fureur de remuer et dans cette frénésie +d'ambition, qui s'autorise toujours des lois même faites pour la réprimer. +Un Évêque d'Orléans entre dans leurs intrigues, l'oncle et le neveu lèvent +des armées. On est prêt d'en venir aux mains à Châlons sur Saône, mais +le parti de l'Empereur gagne par argent et par promesses la moitié de +l'armée d'Italie. On négocie, c'est-à-dire on veut tromper. Le Roi est +assez imprudent pour venir dans le camp de son oncle. Louis qu'on a nommé +_le Débonnaire_, parce qu'il était faible, et qui fut cruel par faiblesse, +fait crever les yeux à son neveu, qui lui demandait grâce à genoux. Le +malheureux Roi meurt dans les tourments du corps et de l'esprit, trois +jours après cette exécution cruelle. Alors Louis fait tondre et enfermer +dans un Monastère ses trois frères, dans la crainte qu'un jour le sang de +Charlemagne, trop respecté en eux, ne suscitât des guerres. Ce ne fut pas +tout. L'empereur fait arrêter tous les partisans de Bernard, que ce Roi +avait nommés sous l'espoir de sa grâce. Ils éprouvent le même supplice que +le Roi. Les Ecclésiastiques sont exceptés de la sentence. On les épargne, +eux qui étaient les auteurs de la guerre. La déposition ou l'exil sont +leur seul châtiment. Louis ménageait l'Église, et l'Église fit bientôt +sentir qu'il faut être ferme pour être respecté. + +[Note 9: «Carlovingienne» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +Dès l'an 817 Louis avait suivi le mauvais exemple de son père, en donnant +des Royaumes à ses enfants; et n'ayant ni le courage d'esprit de son père, +ni l'autorité que ce courage donne, il s'exposait à l'ingratitude. Oncle +barbare et frère trop dur, il fut un père trop facile. + +Ayant associé à l'Empire son fils aîné, Lothaire, donné l'Aquitaine au +second nommé Pépin, la Bavière à Louis son troisième fils, il lui restait +un jeune enfant d'une nouvelle femme. C'est ce Charles le Chauve, qui fut +depuis Empereur. Il voulut après le partage, ne pas laisser sans État cet +enfant d'une femme qu'il aimait. + +Une des sources du malheur de Louis le Débonnaire, et de tant de désastres +plus grands qui depuis ont affligé l'Europe, fut cet abus qui commençait à +naître, d'accorder de la puissance dans le monde à ceux qui ont renoncé au +monde. + +Cette scène mémorable commença par un Moine nommé Vala: c'était un de +ces hommes qui prennent la dureté pour la vertu, et l'opiniâtreté pour +la confiance; qui fiers d'une dévotion mal entendue se croient en droit +d'éclater avec scandale contre des abus moins grands que celui qui leur +laisse cette liberté; et qui factieux par zèle pensent remplir leur devoir +en faisant le mal avec un air de Christianisme. + +Dans un Parlement tenu en 823 à Aix-la-chapelle, Parlement où étaient +entrés les Abbés, parce qu'ils étaient Seigneurs de grandes Terres, ce +Vala reproche publiquement à l'Empereur tous les désordres de l'État: +«c'est vous, lui dit-il, qui en êtes coupable». Il parle ensuite en +particulier à chaque membre du Parlement avec plus de sédition. Il ose +accuser l'Impératrice Judith d'adultère. Il veut prévenir et empêcher les +dons que l'Empereur veut faire à ce fils, qu'il a eu de l'Impératrice. Il +déshonore et trouble la Famille Royale, et par conséquent l'État, sous +prétexte du bien de l'État même. + +Enfin l'Empereur irrité renvoie Vala dans son Monastère, dont il n'eût +jamais dû sortir. Il se résout pour satisfaire sa femme, à donner à son +fils une petite partie de l'Allemagne vers le Rhin, le Pays des Suisses et +la Franche-Comté. + +Si dans l'Europe les Lois avaient été fondées sur la puissance paternelle; +si les esprits eussent été pénétrés de la nécessité du respect filial +comme du premier de tous les devoirs, ainsi que je l'ai remarqué de la +Chine; les trois enfants de l'Empereur, qui avaient reçu de lui des +couronnes, ne se seraient point révolté contre leur père, qui donnait un +héritage à un enfant du second lit. + +D'abord ils se plaignirent: aussitôt le Moine de Corbie se joint à l'Abbé +de Saint Denis, plus factieux encore, et qui ayant les Abbayes de Saint +Médard, de Soissons et de Saint-Germain-des-Prés[10], pouvait lever des +troupes, et en leva ensuite. Les Évêques de Vienne, de Lyon, d'Amiens, +unis à ces Moines, poussent les Princes à la guerre civile, en déclarant +rebelles à Dieu, à l'Église, ceux qui ne seront pas de leur parti. En vain +Louis le Débonnaire, au lieu d'assembler des armées, convoque quatre +Conciles, dans lesquels on fait de bonnes et d'inutiles lois. Ses trois +fils prennent les armes. C'est, je crois, la première fois qu'on a vu +trois enfants soulevés ensemble contre leur père. L'Empereur arme à la +fin. On voit deux camps remplis d'Évêques, d'Abbés et de Moines. Mais du +côté des Princes est le Pape Grégoire IV dont le nom donne un grand poids +à leur parti. C'était déjà l'intérêt des Papes d'abaisser les Empereurs. +Déjà un Étienne, prédécesseur de Grégoire, s'était installé dans la Chaire +Pontificale sans l'agrément de Louis le Débonnaire. Brouiller le père avec +les enfants, semblait le moyen de s'agrandir sur leurs ruines. Le Pape +Grégoire vient donc en France, et menace l'Empereur de l'excommunier. +Cette cérémonie d'excommunication n'emportait pas encore l'idée qu'on +voulut lui attacher depuis. On n'osait pas prétendre qu'un excommunié dût +être privé de ses biens par la seule excommunication. Mais on croyait +rendre un homme exécrable, et rompre par ce glaive tous les liens qui +peuvent attacher les hommes à lui. + +[Note 10: «Saint Germain des-prez» dans l'édition originale de Jean +Neaulme (1753).] + +Les Évêques du parti de l'Empereur se servirent de leur droit, et font +dire courageusement à l'Évêque, SI EXCOMMUNICATURUS VENIET, EXCOMMUNICATUS +ABIBIT, _S'il vient pour excommunier, il retournera excommunié lui-même_. +Ils lui écrivent avec fermeté, en le traitant à-la-vérité de Pape, mais en +même temps de Frère. Grégoire plus fier encore leur mande «le terme de +Frère sent trop l'égalité, tenez-vous en à celui de Pape, reconnaissez ma +supériorité, sachez que l'autorité de ma chaire est au-dessus de celle du +trône de Louis». Enfin il élude dans cette Lettre le serment qu'il a fait +à l'Empereur son Maître. + +Au milieu de cette guerre on négocie. La supériorité devait donc être du +côté du Pape. Il était Prêtre et Italien, Louis était faible. Le Pontife +le va trouver dans son camp. Il y a le même avantage que Louis avait +autrefois sur Bernard. Il séduit ses troupes. À peine le Pape est-il sorti +du camp, que la nuit même la moitié des Troupes Impériales passe du côté +de Lothaire son fils. Cette désertion arriva près de Bâle, et la Plaine où +le Pape avait négocié, s'appelle encore le _Champ du mensonge_. Alors le +Monarque malheureux se rend prisonnier à ses fils rebelles, avec sa femme +Judith, objet de leur haine. Il leur livre son fils Charles âgé de dix ans, +prétexte innocent de la guerre. Dans des temps plus barbares, comme sous +Clovis et ses enfants, ou dans des Pays tel que Constantinople, je ne +serais point surpris qu'on eût fait périr Judith et son fils, et même +l'Empereur. Les Vainqueurs se contentèrent de faire raser l'Impératrice, +de la mettre en prison en Lombardie, de renfermer le jeune Charles dans le +Couvent de Prum, au milieu de la Forêt des Ardennes, et de détrôner leur +père. Il me semble, qu'en lisant le désastre de ce père trop bon, on +ressent au moins une satisfaction secrète, quand on voit que ses fils ne +furent guère moins ingrats envers cet Abbé Vala, le premier auteur de ces +troubles, et envers le Pape qui les avait si bien soutenus. On voit avec +plaisir le Pape retourner à Rome, méprisé des Vainqueurs, et Vala se +renfermer dans un Monastère en Italie. + +Lothaire d'autant plus coupable qu'il était associé à l'Empire, traîne +son père prisonnier à Compiègne. Il y avait alors un abus funeste, +introduit dans l'Église, qui défendait de porter les armes et d'exercer +les fonctions civiles pendant le temps de la pénitence publique. +Ces pénitences étaient rares, et ne tombaient guère que sur quelques +malheureux de la lie du peuple. On résolut de faire subir à l'Empereur ce +supplice infamant, sous le voile d'une humiliation Chrétienne et +volontaire, et de lui imposer une pénitence perpétuelle, qui le +dégraderait pour toujours. + +Louis est intimidé. Il a la lâcheté de condescendre à cette proposition +qu'on a la hardiesse de lui faire. Un Archevêque de Reims, nommé Elbon, +tiré de la condition servile, malgré les lois élevé à cette dignité +par Louis même, dépose ainsi son Souverain et son bienfaiteur. On fait +comparaître le Souverain entouré de trente Évêques, de Chanoines, de +Moines, dans l'Église de Notre Dame de Soissons. Lothaire son fils présent +y jouit de l'humiliation de son père. On fait étendre un cilice devant +l'autel. L'Archevêque ordonne à l'Empereur d'ôter son baudrier, son épée, +son habit, et de se prosterner sur ce cilice. Louis le visage contre terre, +demande lui-même la pénitence publique, qu'il ne méritait que trop en s'y +soumettant. L'Archevêque le force de lire à haute voix un papier, dans +lequel il s'accuse de sacrilège et d'homicide. Le malheureux lit posément +la liste de ses crimes, parmi lesquels il est spécifié qu'il avait fait +marcher ses troupes en Carême, et indiqué un Parlement un Jeudi Saint. +On dresse un procès verbal de toute cette action: monument encore +subsistant d'insolence et de bassesse. Dans ce procès verbal on ne daigne +pas seulement nommer Louis du nom d'Empereur: il y est appelé DOMINUS +LUDOVICUS, _noble homme, vénérable homme_. + +Louis fut enfermé un an dans une cellule du Couvent de Saint Médard de +Soissons, vêtu du sac de pénitent, sans domestiques, sans consolation, +mort pour le reste du monde. S'il n'avait eu qu'un fils, il était perdu +pour toujours; mais ses trois enfants disputant ses dépouilles, leur +désunion rendit au père sa liberté et sa couronne. + +En 834, transféré à Saint Denis, deux de ses fils, Louis et Pépin, vinrent +le rétablir, et remettre entre ses bras sa femme et son fils Charles. + +En 835, l'Assemblée de Soissons est anathématisée par une autre à +Thionville; mais il n'en coûta à l'Archevêque de Reims que la perte de +son Siège, encore fut-il jugé déposé dans la Sacristie. L'Empereur l'avait +été en public aux pieds de l'Autel. Quelques Évêques furent déposés aussi. +L'Empereur ne put ou n'osa les punir davantage. + +Bientôt après un de ces mêmes enfants qui l'avaient rétabli, Louis de +Bavière, se révolta encore. Le malheureux père mourut de chagrin dans une +tente auprès de Mayence, en disant, _Je pardonne à Louis, mais qu'il sache +qu'il m'a donné la mort_. (20 Juin 840) + +Il confirma solennellement par son testament la donation de Pépin et de +Charlemagne à l'Église de Rome. Il y ajouta la Corse, la Sardaigne et la +Sicile. Dons inutiles autant que pieux: les Mahométans, comme je le dirai, +envahissaient déjà ces Provinces. + +Les présents de l'Istrie, de Bénévent, du Territoire de Venise, faits +par Charlemagne, n'ont pas eu plus d'effet. Ils étaient occupés par des +Seigneurs particuliers, qui s'en disputaient la propriété. C'était en +effet donner aux Papes des Terres à conquérir. + + + + +ÉTAT DE L'EUROPE APRÈS LA MORT DE LOUIS LE DÉBONNAIRE. + + +Bientôt après la mort du fils de Charlemagne son Empire éprouva ce qui +était arrivé à celui d'Alexandre, et que nous verrons bientôt être la +destinée de celui des Califes. Fondé avec précipitation, il s'écroula de +même, les guerres intestines le divisèrent. + +Il n'est pas surprenant que des Princes qui avaient détrôné leur père, +se soient voulu exterminer l'un l'autre. C'était à qui dépouillerait son +frère. Lothaire, Empereur, voulait tout. Charles le Chauve Roi de France +et Louis Roi de Bavière s'unissent contre lui. + +En 841, un fils de Pépin, ce Roi d'Aquitaine fils du Débonnaire, et devenu +Roi après la mort de son père, se joint à Lothaire. Ils désolent l'Empire, +ils l'épuisent de soldats. + +Enfin deux Rois contre deux Rois, dont trois sont frères, et dont l'autre +est leur neveu, se livrent une bataille à Fontenay dans l'Auxerrois, dont +l'horreur est digne de guerres civiles. (842) + +Plusieurs Auteurs assurent qu'il y périt cent mille hommes. Il est vrai +que ces Auteurs ne sont pas contemporains, et que du moins il est permis +de douter que tant de sang ait été répandu. L'Empereur Lothaire fut +vaincu. Il donna alors au monde l'exemple d'une politique toute contraire +à celle de Charlemagne. + +Le Vainqueur des Saxons les avait assujettis au Christianisme comme à un +frein nécessaire. Quelques révoltes et de fréquents retours à leur culte +avaient marqué leur horreur pour une Religion qu'ils regardaient comme +leur châtiment. Lothaire pour se les attacher, leur donne une liberté +entière de conscience. La moitié du Pays redevint idolâtre, mais fidèle +à son Roi. Cette conduite et celle de Charlemagne son grand-père, firent +voir aux hommes combien diversement les Princes plient la Religion à leurs +intérêts. + +Les disgrâces de Lothaire en fournirent un autre exemple: ses deux frères, +Charles le Chauve et Louis de Bavière, assemblèrent un Concile d'Évêques +et d'Abbés à Aix-la-chapelle. (842) + +Ces Prélats d'un commun accord déclarèrent Lothaire déchu de son droit à +la couronne, et ses sujets déliés du serment de fidélité: _promettez-vous +de mieux gouverner que lui?_ disent-ils aux deux frères Charles et Louis: +_nous le promettons_, répondirent les deux Rois: _et nous_, dit l'Évêque +qui présidait, _nous vous permettons par l'autorité divine, et nous vous +commandons de régner à sa place_. + +En voyant les Évêques ainsi donner les couronnes, on se tromperait, si +on croyait qu'ils fussent alors tels que des Électeurs de l'Empire. Ils +étaient puissants à-la-vérité, mais aucun n'était Souverain. L'autorité de +leur caractère et le respect des peuples étaient des instruments dont les +Rois se servaient à leur gré. Il y avait dans ces Ecclésiastiques bien +plus de faiblesse que de grandeur à décider ainsi du droit des Rois +suivant les ordres du plus fort. + +On ne doit pas être surpris, que quelques années après un Archevêque de +Sens avec vingt autres Évêques ait osé dans des conjonctures pareilles +déposer Charles le Chauve, Roi de France. (859) + +Cet attentat fut commis pour plaire à Louis de Bavière. Ces Monarques, +aussi méchants Rois que frères dénaturés, ne pouvant se faire périr l'un +l'autre, se faisaient anathématiser tour à tour; mais ce qui surprend, +c'est ce que ce même Charles le Chauve exprime dans un Écrit qu'il daigna +publier contre l'Archevêque de Sens: _au moins cet Archevêque ne devait +pas me déposer avant que j'eusse comparu devant les Évêques qui m'avaient +sacré Roi: il fallait qu'auparavant j'eusse subi leur jugement, ayant +toujours été prêt à me soumettre à leurs corrections paternelles et à leur +châtiment_. La race de Charlemagne réduite à parler ainsi, marchait +visiblement à sa ruine. + +Je reviens à Lothaire, qui avait toujours un grand parti en Germanie, et +qui était maître paisible en Italie. Il passe les Alpes, fait couronner +son fils Louis, qui vient juger dans Rome le Pape Sergius II. (844) + +Le Pontife comparaît, répond juridiquement aux accusations d'un Évêque +de Metz, se justifie, et prête ensuite serment de fidélité à ce même +Lothaire déposé par ses Évêques. Lothaire même fit cette célèbre et +inutile Ordonnance, que pour éviter les séditions trop fréquentes, +le Pape _ne sera plus élu par le Peuple_, et que l'on avertira l'Empereur +de la vacance du Saint Siège. + +Leur sentence ne fut qu'un scandale de plus ajouté aux désolations de +l'Europe. Les Provinces depuis les Alpes au Rhin ne savaient plus à qui +elles devaient obéir. Les Villes changeaient chaque jour de tyrans, +les Campagnes étaient ravagées tour à tour par différents partis. On +n'entendait parler que de combats, et dans ces combats il y avait toujours +des Moines, des Abbés, des Évêques qui périssaient les armes à la main. +Hugues, un des fils de Charlemagne, forcé jadis à être Moine, et depuis +Abbé de Saint Quentin, fut tué devant Toulouse avec l'Abbé de Ferriére, +deux Évêques y furent faits prisonniers. + +Cet incendie s'arrêta un moment, pour recommencer avec fureur. Les trois +frères Lothaire, Charles et Louis firent de nouveaux partages, qui ne +furent que de nouveaux sujets de division et de guerre. + +L'Empereur Lothaire, après avoir bouleversé l'Europe sans sujet et sans +gloire, se sentant affaibli, vint se faire Moine dans l'Abbaye de Pram. +Il ne vécut dans le froc que six jours, et mourut imbécile après avoir +vécu en tyran. + +À la mort de ce troisième Empereur d'Occident il s'éleva de nouveaux +Royaumes en Europe, comme des monceaux de terre après les secousses d'un +grand tremblement. + +Un autre Lothaire, fils de cet Empereur, donna son nom de _Lotharinge_ à +une assez grande étendue de Pays nommé depuis par contraction _Lorraine_, +entre le Rhin, l'Escaut, la Meuse et la Mer. Le Brabant fut appelé +_la basse Lorraine_, le reste fut connu sous le nom de _la haute_. +Aujourd'hui de cette haute Lorraine il ne reste qu'une petite Province de +ce nom, engloutie depuis peu dans le Royaume de France. + +Un second fils de l'Empereur Lothaire, nommé Charles, eut la Savoie, le +Dauphiné, une partie du Lyonnais, de la Provence et du Languedoc. Cet État +composa le Royaume d'Arles du nom de la Capitale, Ville autrefois opulente +et embellie par les Romains; mais alors petite et pauvre, ainsi que toutes +les Villes en-deçà des Alpes. + +Un Barbare, qu'on nomme _Salomon_, se fit bientôt après Roi de la Bretagne, +dont une partie était encore Païenne; mais tous ces Royaumes tombèrent +aussi promptement qu'ils furent élevés. + +Le fantôme d'Empire Romain subsistait. Louis, second fils de Lothaire, +qui avait eu en partage une partie de l'Italie, fut proclamé Empereur +par Sergius II en 855. Il fut le seul de tous ces Empereurs qui fixa son +séjour à Rome; mais il ne possédait pas la neuvième partie de l'Empire de +Charlemagne, et n'avait en Italie qu'une autorité contestée par les Papes +et par les Ducs de Bénévent, qui possédaient alors un État considérable. + +Après sa mort arrivée en 875, si la Loi Salique avait été en vigueur dans +la Maison de Charlemagne, c'était à l'aîné de la Maison qu'appartenait +l'Empire. Louis de Bavière, aîné de Charlemagne, devait succéder à son +neveu mort sans enfants; mais des troupes et de l'argent firent les droits +de Charles le Chauve. Il ferma les passages des Alpes à son frère, et se +hâta d'aller à Rome avec quelques troupes. Reginus, les Annales de Metz et +de Fulden assurent qu'il acheta l'Empire du Pape Jean VIII. Le Pape non +seulement se fit payer, mais profitant de la conjoncture il donna l'Empire +en Souverain, et Charles le reçut en Vassal, protestant qu'il le tenait du +Pape, ainsi qu'il avait protesté auparavant en France en 859, qu'il devait +subir le jugement des Évêques, laissant toujours avilir sa dignité pour en +jouir. + +Sous lui l'Empire Romain était donc composé de la France et de l'Italie. +On dit qu'il mourut empoisonné de son Médecin, un Juif nommé Sédécias; +mais personne n'a jamais dit par quelle raison ce Médecin commit ce crime. +Que pouvait-il gagner en empoisonnant son Maître? Auprès de qui eût-il +trouvé une plus belle fortune? Aucun Auteur ne parle du supplice de ce +Médecin. Il faut donc douter de l'empoisonnement, et faire réflexion +seulement, que l'Europe Chrétienne était si ignorante, que les Rois +étaient obligés de chercher pour leurs Médecins des Juifs et des Arabes. + +On voulait toujours saisir cette ombre d'Empire Romain, et Louis le Bègue +Roi de France, fils de Charles le Chauve, le disputait aux autres +descendants de Charlemagne. C'était toujours au Pape qu'on le demandait. +Un Duc de Spoléte, un Marquis de Toscane, investis de ces États par +Charles le Chauve, se saisirent du Pape Jean VIII et pillèrent une partie +de Rome, pour forcer, disaient-ils, à donner l'Empire au Roi de Bavière, +Carloman l'aîné de la race de Charlemagne. Non seulement le Pape Jean +VIII était ainsi persécuté dans Rome par des Italiens, mais venait +en 877 de payer vingt-cinq mille livres pesant d'argent aux Mahométans +possesseurs de la Sicile et du Carillan. C'était l'argent dont Charles le +Chauve avait acheté l'Empire. Il passa bientôt des mains du Pape en celles +des Sarrasins, et le Pape même signa un Traité authentique de leur en +payer autant tous les ans. + +Cependant ce Pontife tributaire des Musulmans et prisonnier dans Rome, +s'échappe, s'embarque, passe en France. Il vient sacrer Empereur Louis le +Bègue dans la Ville de Troyes, à l'exemple de Léon III, d'Adrien et +d'Étienne III persécuté chez eux, et donnant ailleurs des couronnes. + +Sous Charles le Gros, Empereur et Roi de France, la désolation de l'Europe +redoubla. Plus le sang de Charlemagne s'éloignait de sa source, et plus +il dégénérait. Charles le Gros fut déclaré incapable de régner par une +assemblée de Seigneurs Français et Allemands, qui le déposèrent auprès de +Mayence dans une Diète convoquée par lui-même. Ce ne sont point ici des +Évêques, qui en servant la passion d'un Prince, semblent disposer d'une +couronne; ce furent les principaux qui crurent avoir le droit de nommer +celui qui devait les gouverner, et combattre à leur tête. On dit que le +cerveau de Charles le Gros était affaibli. Il le fut toujours sans-doute, +puisqu'il se mit au point d'être détrôné sans résistance, de perdre à +la fois l'Allemagne, la France et l'Italie, et de n'avoir enfin pour +subsistance que la charité de l'Archevêque de Mayence, qui daigna le +nourrir. Il paraît bien qu'alors l'ordre de la succession était compté +pour rien, puisqu'Arnould, bâtard de Carloman, fils de Louis le Bègue, fut +déclaré Empereur, et qu'Eudes ou Odon Comte de Paris fut Roi de France. +Il n'y avait alors ni droit de naissance, ni droit d'élection reconnu. +L'Europe était un chaos dans lequel le plus fort s'élevait sur les ruines +du plus faible, pour être ensuite précipité par d'autres. + + + + +DES NORMANDS VERS LE IVe SIÈCLE. + + +Il est difficile de dire quel Pays de l'Europe était alors plus mal +gouverné et plus malheureux. Tout étant divisé, tout était faible. Cette +confusion ouvrit un passage aux Peuples de la Scandinavie et aux habitants +des bords de la Mer Baltique. Ces Sauvages trop nombreux n'ayant à +cultiver que des terres ingrates, manquant de Manufactures et privés +d'Arts, ne cherchaient qu'à se répandre loin de leur patrie. Le brigandage +et la piraterie leur était nécessaire, comme le carnage aux bêtes féroces. +En Allemagne on les appelait _Normands, Hommes du Nord_, sans distinction, +comme nous disons encore en général les _Corsaires de Barbarie_. Dès le +IVe Siècle ils se mêlèrent aux flots des autres Barbares, qui portèrent +la désolation jusqu'à Rome et en Afrique. On a vu que resserrés sous +Charlemagne, ils craignirent l'esclavage. Dès le temps de Louis le +Débonnaire ils recommencèrent leurs courses. Les forêts dont ces Pays +étaient hérissés, leur fournissaient assez de bois pour construire leurs +barques à deux voiles à rames. Environ cent hommes tenaient dans ces +bâtiments, avec leurs provisions de bière, de biscuit de mer, de fromage, +et de viande salée. Ils côtoyaient les côtes, descendaient où ils ne +trouvaient point de résistance, et retournaient chez eux avec leur butin, +qu'ils partageaient ensuite selon les lois du brigandage, ainsi qu'il se +pratique à Tunis. Dès l'an 843 ils entrèrent en France par l'embouchure +de la Rivière de la Seine, et mirent la Ville de Rouen au pillage. Une +autre flotte entra par la Loire, et dévasta tout jusqu'en Touraine. Ils +emmenaient en esclavage les hommes, ils partageaient entre eux les femmes +et les filles, prenant jusqu'aux enfants pour les élever dans leur métier +de pirates. Les bestiaux, les meubles, tout était emporté. Ils vendaient +quelquefois sur une côte ce qu'ils avaient pillé sur une autre. Leurs +premiers gains excitèrent la cupidité de leurs compatriotes indigents. Les +habitants des côtes Germaniques et Gauloises se joignirent à eux, ainsi +que tant de renégats de Provence et de Sicile ont servi sur les vaisseaux +d'Alger. + +En 844 ils couvrirent la mer de vaisseaux. On les vit descendre presqu'à +la fois en Angleterre, en France et en Espagne. Il faut que le Gouvernement +des Français et des Anglais fût moins bon que celui des Mahométans, qui +régnaient en Espagne; car il n'y eut nulle mesure prise par les Français +ni par les Anglais, pour empêcher ces irruptions; mais en Espagne les +Arabes gardèrent leurs côtes, et repoussèrent enfin les Pirates. + +En 845 les Normands pillèrent Hambourg, et pénétrèrent avant dans +l'Allemagne. Ce n'était plus alors un ramassis[11] de Corsaires sans ordre, +c'était une flotte de six cents bateaux, qui portait une armée formidable. +Un Roi de Danemark, nommé Eric, était à leur tête. Il gagna deux batailles +avant de se rembarquer. Ce Roi des Pirates après être retourné chez +lui avec les dépouilles Allemandes, envoie en France un des Chefs des +Corsaires, à qui les Histoires donnent le nom de Régner. Il remonte la +Seine à cent vingt voiles. Il n'y a point d'apparence que ces cent vingt +voiles portaient dix mille hommes. Cependant avec un nombre probablement +inférieur, il pille Rouen une seconde fois, et vient jusqu'à Paris. Dans +de pareilles invasions, quand la faiblesse du Gouvernement n'a pourvu à +rien, la terreur du peuple augmente le péril, et le plus grand nombre fuit +devant le plus petit. Les Parisiens qui se défendirent dans d'autres temps +avec tant de courage, abandonnèrent alors leur Ville, et les Normands n'y +trouvèrent que des maisons de bois qu'ils brûlèrent. Le malheureux Roi, +Charles le Chauve, retranché à Saint Denis avec peu de troupes, au lieu +de s'opposer à ces Barbares, acheta de quatorze mille marcs d'argent la +retraite qu'ils daignèrent faire. On est indigné quand on lit dans nos +Auteurs que plusieurs de ces Barbares furent punis de mort subite pour +avoir pillé l'Église de Saint-Germain-des-Prés. Ni les Peuples, ni leurs +Saints ne se défendirent, mais les vaincus se donnent toujours la honteuse +consolation de supposer des miracles opérés contre leurs vainqueurs. + +[Note 11: Écrit «ramas» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +Charles le Chauve, en achetant ainsi la paix, ne faisait que donner à +ces Pirates de nouveaux moyens de faire la guerre, et s'ôter celui de la +soutenir. Les Normands se servirent de cet argent pour aller assiéger +Bordeaux, qu'ils pillèrent. Pour comble d'humiliation et d'horreur, +un descendant de Charlemagne, Pépin Roi d'Aquitaine, n'ayant pu leur +résister, s'unit avec eux, et alors la France vers l'an 858 fut +entièrement ravagée. Les Normands fortifiés de tout ce qui se joignait +à eux, désolèrent longtemps l'Allemagne, la Flandres, l'Angleterre. Nous +avons vu depuis peu des armées de cent mille hommes pouvoir à peine +prendre deux Villes après des victoires signalées; tant l'Art de fortifier +les places et de préparer des ressources a été perfectionné; mais alors +des Barbares combattant d'autres Barbares désunis, ne trouvaient après +le premier succès, presque rien qui arrêtât leurs courses. Vaincus +quelquefois, ils reparaissaient avec de nouvelles forces. + +Godefroi, Roi de Danemark, à qui Charles le Gros céda enfin une partie +de la Hollande en 882, pénètre de la Hollande en Flandres, ses Normands +passent de la Somme à l'Oise sans résistance, prennent et brûlent Pontoise, +et arrivent par eau et par terre devant Paris, en 885. + +Les Parisiens qui s'attendaient alors à l'irruption des Barbares, +n'abandonnèrent point la Ville, comme autrefois. Le Comte de Paris, Ode +ou Eudes, que sa valeur éleva depuis sur le trône de France, mit dans la +Ville un ordre qui anima les courages, et qui leur tint lieu de tours et +de remparts. Sigefroi, Chef des Normands, pressa le siège avec une fureur +opiniâtre, mais non destituée d'arts. Les Normands se servirent du bélier +pour battre les murs. Ils firent brèche, et donnèrent trois assauts. Les +Parisiens les soutinrent avec un courage inébranlable. Ils avaient à leur +tête non seulement le Comte Eudes, mais encore leur Évêque Goflin, qui +chaque jour après avoir donné la bénédiction à son peuple, se mettait sur +la brèche, le casque en tête, un carquois sur le dos, et une hache à sa +ceinture, et ayant planté la croix sur le rempart, combattait à sa vue. Il +paraît que cet Évêque avait dans la Ville autant d'autorité pour le moins +que le Comte Eudes, puisque ce fut à lui que Sigefroy s'était d'abord +adressé, pour entrer par sa permission dans Paris. Ce Prélat mourut de ses +fatigues au milieu du siège, laissant une mémoire respectable et chère; +car s'il arma des mains que la Religion réservait seulement au ministère +de l'Autel, il les arma pour cet autel même et pour des citoyens dans +la cause la plus juste, et pour la défense la plus nécessaire, qui est +toujours au-dessus des lois. Ses confrères ne s'étaient armés que dans des +Guerres Civiles et contre des Chrétiens. Peut-être, si l'apothéose est due +à quelques hommes, eût-il mieux valu mettre dans le Ciel ce Prélat qui +combattit et mourut pour son Pays, que tant d'hommes obscurs, dont la +vertu, s'ils en ont eu, a été pour le moins inutile au Monde. + +Les Normands tinrent la Ville assiégée une année et demie, les Parisiens +éprouvèrent toutes les horreurs qu'entraînent dans un long siège la famine +et la contagion, qui en sont les suites, et ne furent point ébranlés. Au +bout de ce temps l'Empereur Charles le Gros, Roi de France, parut enfin à +leurs secours sur le Mont de Mars, qu'on appelle aujourd'hui Montmartre, +mais il n'osa pas attaquer les Normands, il ne vint que pour acheter +encore une trêve honteuse. Ces Barbares quittèrent Paris pour aller +assiéger Sens et piller la Bourgogne, tandis que Charles alla dans Mayence +assembler ce Parlement qui lui ôta un trône dont il était si indigne. + +Les Normands continuèrent leurs dévastations, mais quoiqu'ennemis du Nom +Chrétien il ne leur vint jamais en pensée de forcer personne à renoncer au +Christianisme. Ils étaient à peu près tels que les Francs, les Goths, les +Alains, les Huns, les Hérules, qui en cherchant au IVe Siècle de nouvelles +Terres, loin d'imposer une Religion aux Romains, s'accommodèrent aisément +de la leur: ainsi les Turcs en pillant l'Empire des Califes, se sont +fournis à la Religion Mahométane. + +Enfin Rolon ou Raoul, le plus illustre de ces Brigands du Nord, après +avoir été chassé du Danemark, ayant rassemblé en Scandinavie tous ceux +qui voulurent s'attacher à sa fortune, tenta de nouvelles aventures, et +fonda l'espérance de sa grandeur sur la faiblesse de l'Europe. Il aborda +l'Angleterre, où ses compatriotes étaient déjà établis; mais après deux +victoires inutiles il retourna du côté de la France, que d'autres Normands +savaient ruiner, mais qu'ils ne savaient pas asservir. + +Rolon fut le seul de ces Barbares qui cessa d'en mériter le nom, en +cherchant un établissement fixe. Maître de Rouen sans peine, au lieu de +la détruire, il en fit relever les murailles et les tours. Rouen devint +sa place d'armes, de-là il volait tantôt en Angleterre, tantôt en France, +faisant la guerre avec politique, comme avec fureur. La France était +expirante sous le règne de Charles le Simple, Roi de nom, et dont la +Monarchie était encore plus démembrée par les Ducs, par les Comtes et par +les Barons ses sujets, que par les Normands. Charles n'avait donné que +de l'or aux Barbares, Charles le Simple offrit à Rolon sa fille et des +provinces. + +Raoul demanda d'abord la Normandie, et on fut trop heureux de la lui +céder. Il demanda ensuite la Bretagne, on disputa, mais il fallut la céder +encore avec des clauses que le plus fort explique toujours à son avantage. +Ainsi la Bretagne qui était tout à l'heure un Royaume, devint un Fief de +la Neustrie; et la Neustrie qu'on s'accoutuma bientôt à nommer Normandie +du nom de ses usurpateurs, fut un État séparé, dont les Ducs rendaient un +vain hommage à la couronne de France. + +L'Archevêque de Rouen sut persuader à Rolon de se faire Chrétien. Ce +Prince embrassa volontiers une Religion qui affermissait sa puissance. + +Les véritables Conquérants sont ceux qui savent faire des lois. Leur +puissance est stable, les autres sont des torrents qui passent. Rolon +paisible fut le seul Législateur de son temps dans le Continent Chrétien. +On sait avec quelle inflexibilité il rendit la justice. Il abolit le vol +chez ses Danois, qui n'avaient jusques-là vécu que de rapine. Longtemps +après lui son nom seul prononcé, était un ordre aux Officiers de Justice +d'accourir pour réprimer la violence, et de-là est venu cet usage de la +clameur de _Haro_, si connue en Normandie. Le sang des Danois et des +Francs mêlés ensemble produisit ensuite dans ce Pays ces Héros qu'on verra +conquérir l'Angleterre et la Sicile. + + + + +DE L'ANGLETERRE VERS LE IVe SIÈCLE. + + +L'Angleterre après avoir été divisée en sept petits Royaumes, s'était +presque réunie sous le Roi Egbert, lorsque ces mêmes Pirates vinrent la +ravager aussi bien que la France. On prétend qu'en 852 ils remontèrent la +Tamise avec trois cents Voiles. Les Anglais ne se défendirent guère mieux +que les Francs. Ils payèrent, comme eux, leurs vainqueurs. Un Roi nommé +Ethelbert suivit le malheureux exemple de Charles le Chauve. Il donna de +l'argent; la même faute eut la même punition. Les Pirates se servirent +de cet argent pour mieux subjuguer le Pays. Ils conquirent la moitié de +l'Angleterre. Il fallait que les Anglais, nés courageux et défendus par +leur situation, eussent dans leur Gouvernement des vices bien essentiels, +puisqu'ils furent toujours assujettis par des Peuples qui ne devaient pas +aborder impunément chez eux. Ce qu'on raconte des horribles dévastations +qui désolèrent cette Île, surpasse encore ce qu'on vient de voir en +France. Il y a des temps où la Terre entière n'est qu'un théâtre de +carnage, et ces temps sont trop fréquents. + +Il me semble que le Lecteur respire enfin un peu, lorsque dans ces +horreurs il voit s'élever quelque grand-homme qui tire sa patrie de la +servitude, et qui le gouverne en bon Roi. + +Je ne sais s'il y a jamais eu sur la Terre un homme plus digne des +respects de la postérité qu'Alfred le Grand, qui rendit ses services à sa +patrie. + +En 872 il succédait à son frère Ethelred I qui ne lui laissa qu'un droit +contesté sur l'Angleterre, partagée plus que jamais en Souverainetés, dont +plusieurs étaient possédées par les Danois. De nouveaux Pirates venaient +encore, presque chaque année, disputer aux premiers usurpateurs le peu de +dépouilles qui pouvaient rester. + +Alfred n'ayant pour lui qu'une Province de l'Ouest, fut vaincu d'abord +en bataille rangée par ces Barbares, et abandonné de tout le monde il ne +se retira point à Rome dans le Collège Anglais, comme Butred son oncle, +devenu Roi d'une petite Province et chassé par les Danois; mais seul et +sans secours, il voulut périr ou venger sa patrie. Il se cacha six mois +chez un Berger dans une chaumière environnée de marais. Le seul Comte de +Devon qui défendait encore un faible château, savait son secret. Enfin +ce Comte ayant rassemblé des troupes et gagné quelque avantage, Alfred +couvert de haillons d'un Berger, osa se rendre dans le camp des Danois, en +jouant de la harpe: voyant ainsi par ses yeux la situation du camp et ses +défauts, instruit d'une fête que les Barbares devaient célébrer, il court +au Comte de Devon qui avait des milices prêtes, il revient aux Danois avec +une petite troupe mais déterminée, il les surprend et gagne une victoire +complète. La discorde divisait alors les Danois. Alfred sut négocier comme +combattre; et ce qui est étrange, les Anglais et les Danois le reconnurent +unanimement pour Roi. Il n'y avait plus à réduire que Londres, il la +prit, la fortifia, l'embellit, équipa des flottes, contint les Danois +d'Angleterre, s'opposa aux descentes des autres, et s'appliqua ensuite +pendant douze années d'une possession paisible, à policer sa patrie. Ses +lois furent douces, mais sévèrement exécutées. C'est lui qui fonda les +Jurés, qui partagea l'Angleterre en Shires ou Comtés, et qui le premier +encouragea ses sujets à commercer. Il prêta des vaisseaux et de l'argent +à des hommes entreprenants et sages, qui allèrent jusqu'à Alexandrie, +et de-là passant l'Isthme de Suez, trafiquèrent dans la Mer de Perse. Il +institua des Milices, il établit divers Conseils, mit partout la règle et +la paix qui en est la suite. + +Il me semble qu'il n'y a point de véritablement grand-homme, sans avoir un +bon esprit. Alfred fonda l'Académie d'Oxford. Il fit venir des livres de +Rome. L'Angleterre toute barbare n'en avait presque point. Il se plaignait +qu'il n'y eût pas alors un Prêtre Anglais qui sût le Latin. Pour lui, il +le savait. Il était même assez bon Géomètre pour ce temps-là. Il possédait +l'Histoire. On dit même qu'il faisait des vers en Anglo-Saxon. Les moments +qu'il ne donnait pas aux soins de l'État, il les donnait à l'étude. +Une sage économie le mit en état d'être libéral. On voit qu'il rebâtit +plusieurs Églises, mais aucun Monastère. Il pensait sans-doute que dans +un État désolé, qu'il fallait repeupler, il eût mal servi sa patrie, en +favorisant trop ces familles immenses sans père et sans enfants, qui se +perpétuent aux dépens de la Nation: aussi ne fut-il pas au nombre des +Saints; mais l'Histoire, qui d'ailleurs ne lui reproche ni défaut ni +faiblesse, le met au premier rang des Héros utiles au Genre-humain, qui +sans ces hommes extraordinaires eût toujours été semblable aux bêtes +farouches. + + + + +DE L'ESPAGNE ET DES MUSULMANS AUX VIIIe ET IXe SIÈCLES. + + +Je vois dans l'Espagne des malheurs et des révolutions d'un autre genre, +qui méritent une attention particulière. Il faut remonter en peu de mots à +la source, et se souvenir que les Goths usurpateurs de ce Royaume, devenus +Chrétiens et toujours barbares, furent chassés au VIIIe Siècle par les +Musulmans d'Afrique. Je crois que l'imbécillité du Roi Vamba qu'on enferma +dans un Cloître, fut l'origine de la décadence de ce Royaume. C'est à sa +faiblesse qu'on doit les fureurs de ses successeurs. Vitiza, Prince plus +insensé encore que Vamba, puisqu'il était cruel, fit désarmer ses sujets +qu'il craignait, mais par-là il se priva de leur secours. + +Rodrigue dont il avait assassiné le père, l'assassina à son tour, et fut +encore plus méchant que lui. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause +de la supériorité des Musulmans en Espagne. Je ne sais s'il est bien vrai +que Rodrigue eût violé Florinde, nommée la _Cava_ ou la _Méchante_, fille +malheureusement célèbre du Comte Julien, et si ce fut pour venger son +honneur que ce Comte appela les Maures. Peut-être l'aventure de la Cava +est copiée en partie sur celle de Lucrèce, et ni l'une ni l'autre ne +paraît appuyée sur des monuments bien authentiques. Il paraît que pour +appeler les Africains on n'avait pas besoin du prétexte d'un viol, qui +est d'ordinaire aussi difficile à prouver qu'à faire. Déjà sous le Roi +Vamba, le Comte Hervig, depuis Roi, avait fait venir une armée de Maures. +Opas Archevêque de Séville, qui fut le principal instrument de la grande +révolution, avait des intérêts plus chers à soutenir que ceux de la pudeur +d'une fille. Cet Évêque, fils de l'usurpateur Vitiza détrôné et assassiné +par l'usurpateur Rodrigue, fut celui dont l'ambition fit venir les Maures +pour la seconde fois. Le Comte Julien, gendre de Vitiza, trouvait dans +cette seule alliance assez de raisons pour se soulever contre le tyran. +Un autre Évêque nommé Torizo, entra dans la conspiration d'Opas et du +Comte. Y a-t-il apparence que deux Évêques se fussent ligués ainsi avec +les ennemis du Nom Chrétien, s'il ne s'était agi que d'une fille? + +Quoi qu'il en soit, les Mahométans étaient maîtres comme ils le sont +encore, de toute cette partie de l'Afrique qui avait appartenu aux Romains, +ils venaient d'y fonder la Ville de Maroc près du Mont Atlas. Le Calife +Valid Almanzor, maître de cette belle partie de la Terre, résidait à Damas +en Syrie. Son Vice-roi Muzza, qui gouvernait l'Afrique, fit par un de ses +Lieutenants la conquête de toute l'Espagne. Il y envoya d'abord son +Général Tarif, qui gagna en 714 cette célèbre bataille où Rodrigue perdit +la vie. On prétend que les Sarrasins ne tinrent pas leurs promesses à +Julien, dont ils se défiaient sans-doute. L'Archevêque Opas fut plus +satisfait d'eux. Il prêta serment de fidélité aux Mahométans, et conserva +sous eux beaucoup d'autorité sur les Églises Chrétiennes, que les +vainqueurs toléraient. + +Pour le Roi Rodrigue, il fut si peu regretté que sa veuve Egilone épousa +publiquement le jeune Abdalis, fils du Sultan Muzza, dont les armes +avaient fait périr son mari, et réduit en servitude son Pays et sa +Religion. + +L'Espagne avait été soumise en quatorze mois à l'Empire des Califes, à la +réserve des cavernes et des rochers de l'Asturie. Pélage Teudomer, parent +du dernier Roi Rodrigue, caché dans ces retraites, y conserva sa liberté. +Je ne sais comment on a pu donner le nom de Roi à ce Prince, qui en était +en effet digne, mais dont toute la Royauté se borna à n'être point captif. +Les Historiens Espagnols et ceux qui les ont suivis, lui font remporter de +grandes victoires, imaginent des miracles en sa faveur, lui établissent +une Cour, lui donnent son fils Favilla et son gendre Alphonse pour +successeurs tranquilles dans ce prétendu Royaume. Mais comment dans ce +temps-là même les Mahométans, qui sous Abdérame vers l'an 734 subjuguèrent +la moitié de la France, auraient-ils laissé subsister derrière les +Pyrénées ce Royaume des Asturies? C'était beaucoup pour les Chrétiens +de pouvoir se réfugier dans ces montagnes et d'y vivre de leurs courses, +en payant tribut aux Mahométans. Ce ne fut que vers l'an 759 que les +Chrétiens commencèrent à tenir tête à leurs vainqueurs affaiblis par les +victoires de Charles Martel et par leurs divisions; mais eux-mêmes plus +divisés entre eux que les Mahométans, retombèrent bientôt sous le joug. + +En 783, Maurégat, à qui il a plû aux Historiens de donner le titre de Roi, +eut la permission de gouverner les Asturies et quelques Terres voisines, +en rendant hommage et en payant tribut. Il se soumit surtout de fournir +cent belles filles tous les ans pour le sérail d'Abdérame. + +On donne pour successeur à ce Maurégat un Diacre nommé Vérémon, Chef de +ces Montagnards réfugiés, faisant le même hommage et payant le même nombre +de filles qu'il était obligé de payer souvent. Est-ce-là un Royaume, et +sont-ce-là des Rois? + +Après la mort de cet Abdérame, les Émirs des Provinces d'Espagne voulurent +être indépendants. On a vu dans l'article de Charlemagne, qu'un d'eux, +nommé Ibna Larabi, eut l'imprudence d'appeler ce conquérant à son +secours. S'il y avait eu alors un véritable Royaume Chrétien en Espagne, +Charles n'eût-il pas protégé ce Royaume par ses armes, plutôt que de se +joindre à des Mahométans? Il prit cet Émir sous sa protection, et se fit +rendre hommage des Terres qui sont entre l'Ebre et les Pyrénées, que les +Musulmans gardèrent. On voit en 794 le Maure Abutar rendre hommage à Louis +le Débonnaire, qui gouvernait l'Aquitaine sous son père avec le titre de +Roi. + +Quelque temps après, les divisions augmentèrent chez les Maures d'Espagne. +Le Conseil de Louis le Débonnaire en profita, ses troupes assiégèrent +deux ans Barcelone, et Louis y entra en triomphe en 796. Voilà l'époque +de la décadence des Maures. Ces vainqueurs n'étaient plus soutenus par +les Africains et par les Califes dont ils avaient secoué le joug. Les +successeurs d'Abdérame ayant établi le siège de leur Royaume à Cordoue, +étaient mal obéis des Gouverneurs des autres Provinces. + +Alfonse de la race de Pélage commença dans ces conjonctures heureuses à +rendre considérables les Chrétiens Espagnols retirés dans les Asturies. +Il refusa le tribut ordinaire à des Maîtres contre lesquels il pouvait +combattre; et après quelques victoires il se vit maître paisible des +Asturies et de Léon au commencement du IXe Siècle. + +C'est par lui qu'il faut commencer de retrouver en Espagne des Rois +Chrétiens. Cet Alfonse était artificieux et cruel. On l'appelle le Chaste, +parce qu'il fut le premier qui refusa les cent filles aux Maures. On ne +songe pas qu'il ne soutint point la guerre pour avoir refusé ce tribut, +mais que voulant se soustraire à la domination des Maures et ne plus être +tributaire, il fallait bien qu'il refusât les cent filles ainsi que le +reste. + +Les succès d'Alfonse qui, malgré beaucoup de traverses, enhardit les +Chrétiens de Navarre à se donner un Roi. Les Aragonais levèrent l'étendard +sous un Comte: ainsi sur la fin de Louis le Débonnaire, ni les Maures, ni +les Français n'eurent plus rien dans ces Contrées stériles, mais le reste +de l'Espagne obéissait aux Rois Musulmans. Ce fut alors que les Normands +ravagèrent les côtes de l'Espagne, mais étant repoussés, ils retournèrent +piller la France et l'Angleterre. + +On ne doit point être surpris que les Espagnols des Asturies, de Léon, +d'Aragon, aient été alors des barbares. La guerre qui avait succédé à +la servitude, ne les avait pas polis. Ils étaient dans une si profonde +ignorance, qu'Alfonse Roi de Léon et des Asturies, surnommé le Grand, +fut obligé de donner à son fils des Précepteurs Mahométans. + +Je ne cesse d'être étonné, quand je vois quels titres les Historiens +prodiguent aux Rois. Cet Alfonse qu'ils appellent le Grand, fit crever +les yeux à ses quatre frères; sa vie n'est qu'un tissu de cruautés et de +perfidies. Ce Roi finit par faire révolter contre lui ses Sujets, et fut +obligé de céder son petit Royaume à son fils vers l'an 910. + +Cependant les Mahométans qui perdaient cette partie de l'Espagne qui +confine à la France, s'étendaient partout ailleurs. Si j'envisage leur +Religion, je la vois embrassée par toutes les Indes, et par les côtes +orientales de l'Afrique où ils trafiquaient. Si je regarde leurs conquêtes, + d'abord le Calife Aaron Rachild impose un tribut de soixante et dix mille +écus d'or par an à l'Impératrice Irène. L'Empereur Nicéphore ayant ensuite +refusé de payer le tribut, Aaron prend l'Île de Chypre et vient ravager la +Grèce. Almamon son petit-fils, Prince d'ailleurs si recommandable par son +amour pour les Sciences et par son savoir, s'empare par ses Lieutenants de +l'Île de Crète en 825. Les Musulmans y firent bâtir la Ville de Candie. + +En 826 les mêmes Africains qui avaient subjugué l'Espagne et fait des +incursions dans cette Île fertile, encouragés par un Sicilien nommé +Euphémiris, qui ayant, à l'exemple de son Empereur Michel, épousé une +Religieuse, et poursuivi par les lois que l'Empereur s'était rendu +favorables, fit à peu près en Sicile ce que le Comte Julien avait fait +en Espagne. + +Ni les Empereurs Grecs, ni ceux d'Occident ne purent alors chasser de +Sicile les Musulmans, tant l'Orient et l'Occident étaient mal gouvernés. +Ces Conquérants allaient se rendre maîtres de l'Italie, s'ils avaient été +unis; mais leurs fautes sauvèrent Rome, comme celle des Carthaginois la +sauvèrent autrefois. Ils partent de Sicile en 846 avec une flotte +nombreuse. Ils entrent par l'embouchure du Tibre, et ne trouvant qu'un +Pays, presque désert, ils vont assiéger Rome. Ils prirent les dehors, et +ayant pillé la riche Église de Saint Pierre hors des murs, ils levèrent le +siège pour aller combattre une armée de Français, qui venait secourir Rome +sous un Général de l'Empereur Lothaire. L'armée Française fut battue, mais +la Ville rafraîchie fut manquée; et cette expédition qui devait être une +conquête, ne devint par leur mésintelligence qu'une incursion de Barbares. +Ils revinrent bientôt après avec une armée formidable, qui semblait devoir +détruire l'Italie et faire une Bourgade Mahométane de la Capitale du +Christianisme. Le Pape Léon IV prenant dans ce danger une autorité que +les Généraux de l'Empereur Lothaire semblaient abandonner, se montra digne +en défendant Rome, d'y commander en Souverain. Il avait employé les +richesses de l'Église à réparer les murailles, à élever des tours, à +tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens, engagea +les habitants de Naples et de Gayette à venir défendre les côtes et le +port d'Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d'eux des +otages, sachant bien que ceux qui sont assez puissants pour nous secourir, +le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes et reçut +les Sarrasins à leur descente, non pas en équipage de guerrier, ainsi +qu'en avait usé Goflin Évêque de Paris dans une occasion encore plus +pressante, mais comme un Pontife qui exhortait un Peuple Chrétien, et +comme un Roi qui veillait à la sûreté de ses Sujets. Il était né Romain. +Le courage des premiers âges de la République revivait en lui dans un +temps de lâcheté et de corruption, tel qu'un des beaux monuments de +l'ancienne Rome qu'on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle. +Son courage et ses soins furent secondés. + +En 849, on reçut les Sarrasins courageusement à leur descente, et la +tempête ayant dissipé la moitié de leurs vaisseaux, une partie de ces +conquérants échappés au naufrage fut mise à la chaîne. Le Pape rendit sa +victoire utile, en faisant travailler aux fortifications de Rome et à ses +embellissements les mêmes mains qui devaient les détruire. Les Mahométans +restèrent cependant maîtres du Garillan entre Capoue et Gayette, mais +plutôt comme une Colonie de Corsaires indépendants, que comme des +Conquérants disciplinés. + +Je vois donc au IXe Siècle les Musulmans redoutables à la fois à Rome et +à Constantinople, maîtres de la Perse, de la Syrie, de l'Arabie, et de +toutes les Côtes d'Afrique jusqu'au Mont Atlas, et des trois quarts de +l'Espagne. Mais ces Conquérants ne forment pas une Nation, comme les +Romains étendus presqu'autant qu'eux, n'avaient fait qu'un seul Peuple. + +Sous le fameux Calife Almamon vers l'an 815, un peu après la mort de +Charlemagne, l'Égypte devint indépendante, et le Grand-Caire fut la +résidence d'un Soudan. Le Prince de la Mauritanie Tangitane, sous le titre +de Misamolin, était maître absolu de l'Empire de Maroc. La Nubie et la +Lybie obéissaient à un autre Soudan. Les Abdérames qui avaient fondé le +Royaume de Cordoue, ne purent empêcher d'autres Mahométans de fonder celui +de Tolède. Toutes ces nouvelles Dynasties révéraient dans le Calife le +successeur de leur Prophète. Ainsi que les Chrétiens allaient en foule en +pèlerinage à Rome, les Mahométans de toutes les parties du Monde allaient +à la Mecque, gouvernée par un Shérif que nommait le Calife; et c'était +principalement par ce pèlerinage que le Calife maître de la Mecque était +vénérable à tous les Princes de sa croyance. Mais ces Princes distinguant +la Religion de leurs intérêts, dépouillaient le Calife en lui rendant +hommage. + + + + +DE L'EMPIRE DE CONSTANTINOPLE, AUX VIIIe et IXe SIÈCLES. + + +Tandis que l'Empire de Charlemagne se démembrait, que les inondations +des Sarrasins et des Normands désolaient l'Occident, l'Empire de +Constantinople subsistait comme un grand arbre, vigoureux encore. Mais +déjà vieux, dépouillé de quelques racines, et assailli de tous côtés par +la tempête, cet Empire n'avait plus rien en Afrique, la Syrie et une +partie de l'Asie Mineure lui étaient enlevées. Il défendait contre les +Musulmans ses frontières vers l'orient de la Mer Noire, et tantôt vaincu, +tantôt vainqueur, il aurait pu au moins se fortifier contre eux par cet +usage continuel de la guerre. Mais du côté du Danube et vers le bord +occidental de la Mer Noire, d'autres ennemis le ravageaient. Une Nation +de Scythes, nommée les Abares ou Avares, les Bulgares, autres Scythes, +dont la Bulgarie tient son nom, désolaient tous ces beaux climats de la +Roumanie[12], où Adrien et Trajan avaient construit de si belles Villes, +et ces grands-chemins desquels il ne subsiste plus que quelques chaussées. + +[Note 12: «Romanie» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).] + +Les Abares surtout répandus dans la Hongrie et dans l'Autriche se jetaient +tantôt sur l'Empire d'Orient, tantôt sur celui de Charlemagne. Ainsi des +frontières de la Perse à celles de la France, la Terre était en proie à +des incursions presque continuelles. + +Si les frontières de l'Empire Grec étaient toujours resserrées et toujours +désolées, la Capitale était le théâtre des révolutions et des crimes. Un +mélange de l'artifice des Grecs et de la férocité des Thraces, formait le +caractère qui régnait à la Cour. En effet quel spectacle nous représente +Constantinople? Maurice et ses cinq enfants massacrés: Phocas assassiné +pour prix de ses meurtres et de ses incestes: Constantin empoisonné par +l'Impératrice Martine, à qui on arrache la langue tandis qu'on coupe +le nez à Héracléonas son fils: Constans assommé dans un bain par ses +domestiques: Constantin Pogonate qui fait crever les yeux à ses deux +frères: Justinien II son fils prêt à faire à Constantinople ce que +Théodose fit à Thessalonique, surpris, mutilé et enchaîné par Léonce au +moment qu'il allait faire égorger les principaux Citoyens: Léonce bientôt +traité lui-même comme il avait traité Justinien II, ce Justinien rétabli, +faisant couler sous ses yeux dans la Place publique le sang de ses ennemis, +et périssant enfin sous la main d'un bourreau: Philippe Bardanés détrôné +et condamné à perdre les yeux: Léon l'Isaurien et Constantin Copronyme +morts à-la-vérité dans leur lit, mais après un règne sanguinaire, aussi +malheureux pour le Prince que pour les Sujets. L'Impératrice Irène, +la première femme qui monta sur le trône des Césars, et la première qui +fit périr son fils pour régner: Nicéphore son successeur, détesté de +ses Sujets, pris par les Bulgares, décollé, servant de pâture aux +bêtes, tandis que son crâne sert de coupe à son vainqueur. Enfin Michel +Curopalate contemporain de Charlemagne, confiné dans un Cloître, +et mourant ainsi moins cruellement, mais plus honteusement que ses +prédécesseurs. C'est ainsi que l'Empire est gouverné pendant 200 ans. +Quelle histoire de brigands obscurs punis en Place publique pour leurs +crimes, est plus horrible et plus dégoûtante? Cependant il faut voir +au IXe Siècle Léon l'Arménien, brave guerrier, mais ennemi des Images, +assassiné à la Messe dans le temps qu'il chantait une Antienne: ses +assassins s'aplaudissant d'avoir tué un hérétique, vont tirer de prison un +Officier, nommé Michel le Bègue, condamné à la mort par le Sénat, et qui +au lieu d'être exécuté, reçut la Pourpre Impériale. Ce fut lui qui étant +amoureux d'une Religieuse, se fit prier par le Sénat de l'épouser, sans +qu'aucun Évêque osât être d'un sentiment contraire. Ce fait est d'autant +plus digne d'attention, que presqu'en même temps on voit Euphemius en +Sicile, poursuivi criminellement pour un semblable mariage; et quelque +temps après, on avait condamné à Constantinople le mariage très-légitime +de l'Empereur Léon. + +Les affaires de l'Église sont si mêlées avec celles de l'État, que je peux +rarement les séparer, comme je voudrais. + +Cette ancienne querelle des Images troublait toujours l'Empire. La Cour +était tantôt favorable, tantôt contraire à leur culte, selon qu'elle +voyait pencher l'esprit du plus grand nombre. Michel le Bègue commença +par les consacrer, et finit par les abattre. + +Son successeur Théophile, qui régna environ douze ans depuis 829 jusqu'à +842, se déclara contre ce culte. On a écrit qu'il ne croyait point la +Résurrection, qu'il niait l'existence des Démons, et qu'il n'admettait +pas Jésus-Christ pour Dieu. Il se peut faire qu'un Empereur pensât ainsi; +mais faut-il croire, je ne dis pas sur les Princes seulement, mais sur +les particuliers, des ennemis qui sans prouver aucun fait, décrient la +religion et les moeurs des hommes qui n'ont pas pensé comme eux? + +Ce Théophile fils de Michel le Bègue fut presque le seul Empereur qui +eut succédé paisiblement à son père depuis deux Siècles. Sous lui les +adorateurs des Images furent plus persécutés que jamais. On connaît +aisément par ces longues persécutions, que tous les citoyens étaient +divisés. + +Il est remarquable, que deux femmes aient rétabli les Images. L'une est +l'Impératrice Irène veuve de Léon IV et l'autre l'Impératrice Théodora +veuve de Théophile. + +Théodora, maîtresse de l'Empire d'Orient sous le jeune Michel son fils, +persécuta à son tour les ennemis des Images. Elle porta son zèle ou sa +politique plus loin. Il y avait encore dans l'Asie Mineure un grand nombre +de Manichéens qui vivaient paisibles, parce que la fureur d'enthousiasme, +qui n'est guère que dans les sectes naissantes, était passée. Ils étaient +riches par le commerce. Soit qu'on en voulût à leurs opinions ou à leurs +biens, on fit contre eux des Édits sévères, qui furent exécutés avec +cruauté. La persécution leur rendit leur premier fanatisme. On en fit +périr des milliers dans les supplices. Le reste désespéré se révolta. Il +en passa plus de 40000 chez les Musulmans, et ces Manichéens auparavant +si tranquilles, devinrent des ennemis irréconciliables, qui joints aux +Sarrasins ravagèrent l'Asie Mineure jusqu'aux portes de la Ville Impériale, +dépeuplée par une peste horrible en 842, et devenue un objet de pitié. + +La peste proprement dite, est une maladie particulière aux Peuples de +l'Afrique, comme la petite-vérole. C'est de ces Pays qu'elle vient +toujours par des Vaisseaux marchands. Elle inonderait l'Europe sans +les sages précautions qu'on prend dans nos Ports, et probablement +l'inattention du Gouvernement laissa entrer la contagion dans la Ville +Impériale. + +Cette même inattention exposa l'Empire à un autre fléau. Les Russes +s'embarquèrent vers le Port qu'on nomme aujourd'hui Azoph sur la Mer Noire, +et vinrent ravager tous les rivages du Pont Euxin. Les Arabes d'un autre +côté poussèrent encore leurs conquêtes par-delà l'Arménie et dans l'Asie +Mineure. Enfin Michel le Jeune, après un règne cruel et infortuné, fut +assassiné par Basile, qu'il avait tiré de la plus basse condition pour +l'associer à l'Empire. + +L'administration de Basile ne fut guère plus heureuse. C'est sous son +règne qu'est l'époque du grand Schisme, qui divisa l'Église Grecque de la +Latine. + +Les malheurs de l'Empire ne furent pas beaucoup réparés sous Léon, qu'on +appela le Philosophe; non qu'il fût un Antonin, un Marc-Aurèle, un Julien, +un Aaron Rachild, un Alfred, mais parce qu'il était savant. Il passe pour +avoir le premier ouvert un chemin aux Turcs, qui si longtemps après ont +pris Constantinople. + +Les Turcs qui combattirent depuis les Sarrasins et qui mêlés à eux, +furent leur soutien et les destructeurs de l'Empire Grec, avaient-ils +déjà envoyé des Colonies dans ces contrées voisines du Danube? On n'a +guère d'histoires véritables de ces émigrations des Barbares. + +Il n'y a que trop d'apparence que les hommes ont ainsi vécu longtemps. +À peine un Pays était un peu cultivé, qu'il était envahi par une Nation +affamée, chassée à son tour par une autre. Les Gaulois n'étaient-ils pas +descendus en Italie, n'avaient-ils pas été jusque dans l'Asie Mineure? +Vingt Peuples de la Grande Tartarie n'ont-ils pas cherché de nouvelles +Terres? + +Malgré tant de désastres, Constantinople fut encore longtemps la Ville +Chrétienne la plus opulente, la plus peuplée, la plus recommandable par +les Arts. Sa situation seule par laquelle elle domine sur deux Mers, la +rendait nécessairement commerçante. La peste de 842, toute destructive +qu'elle avait été, ne fut qu'un fléau passager. Les Villes de commerce et +où la Cour réside, se repeuplent toujours par l'affluence des voisins. Les +Arts mécaniques et les beaux Arts même ne périssent point dans une vaste +Capitale qui est le séjour des riches. + +Toutes ces révolutions subites du Palais, les crimes de tant d'Empereurs +égorgés les uns par les autres, sont des orages qui ne tombent guère sur +des hommes cachés, qui cultivent en paix des professions qu'on n'envie +point. + +Les richesses n'étaient point épuisées: on dit qu'en 857 Théodora mère de +Michel, en se démettant malgré elle de la Régence, et traitée à peu près +par son fils comme Marie de Médicis le fut de nos jours par Louis XIII +fit voir à l'Empereur, qu'il y avait dans le trésor cent neuf mille livres +pesant d'Or et trois cents mille livres d'Argent. + +Un Gouvernement sage pouvait donc encore maintenir l'Empire dans sa +puissance. Il était resserré, mais non démembré, changeant d'Empereurs, +mais toujours uni sous celui qui se revêtait de la pourpre. Enfin plus +riche, plus plein de ressources, plus puissant que celui d'Allemagne. +Cependant il n'est plus, et l'Empire d'Allemagne subsiste encore. + + + + +DE L'ITALIE, DES PAPES, ET DES AUTRES AFFAIRES DE L'ÉGLISE +AUX VIIIe et IXe SIÈCLES. + + +On a vu avec quelle prudence les Papes se conduisirent sous Pépin et sous +Charlemagne, comme ils assoupirent habilement les querelles de Religion, +et comme chacun d'eux établit sourdement les fondements de la grandeur +Pontificale. + +Leur pouvoir était déjà trop grand, puisque Grégoire IV rebâtit le Port +d'Ostie et que Léon IV fortifia Rome à ses dépens. Mais tous les Papes ne +pouvaient être de grands-hommes, et toutes les conjonctures ne pouvaient +leur être favorables. Chaque vacance de siège causait presque autant de +troubles que l'élection d'un Roi en Pologne. Le Pape élu avait à ménager +à la fois le Sénat Romain, le Peuple et l'Empereur. La Noblesse Romaine +avait grande part au Gouvernement, elle élisait alors deux Consuls tous +les ans. Elle créait un Préfet, qui était une espèce de Tribun du Peuple. +Il y avait un Tribunal de douze Sénateurs, et c'était ces Sénateurs qui +nommaient les principaux Officiers du Duché de Rome. Ce Gouvernement +municipal avait tantôt plus, tantôt moins d'autorité. Les Papes avaient +à Rome plutôt un grand crédit qu'une puissance législative. + +S'ils n'étaient pas Souverains de Rome, ils ne perdaient aucune occasion +d'agir en Souverains de l'Église d'Occident. + +Nicolas I écrivait ainsi à Hincmar, Archevêque de Reims en 863: «Nous +avons appris par le rapport de plusieurs personnes fidèles, que vous avez +déposé notre cher frère Rothade absent; c'est pourquoi nous vous mandons +de venir incessamment à Rome avec ses accusateurs et le Prêtre qui a été +le sujet de sa déposition. Si dans un mois après la réception de cette +Lettre vous ne rétablissez pas Rothade, je vous défends de célébrer la +Messe, etc.» + +On résistait toujours à ces entreprises des Papes, mais pour peu que de +tant d'Évêques un seul vînt à fléchir, sa soumission était regardée à Rome +comme un devoir: il fallait donc nécessairement que l'Église de Rome, +supérieure d'ailleurs aux autres, fût presque leur Souveraine à force de +vouloir l'être. + +Gontier Archevêque de Cologne, déposé par le même Nicolas I pour avoir +été d'un avis contraire au Pape dans un Concile tenu à Metz en 864, +écrivit à toutes les Églises, «Quoique le Seigneur Nicolas qu'on nomme +Pape, et qui se compte Pape et Empereur, nous ait excommuniés, nous avons +résisté à sa folie». Ensuite dans son écrit s'adressant au Pape même, +«Nous ne recevons point, dit-il, votre maudite sentence, nous la méprisons, +nous vous rejetons vous-même de notre Communion, nous contentant de celle +des Évêques nos frères que vous méprisez», etc. + +Un frère de l'Archevêque de Cologne porta lui-même cette protestation +à Rome, et la mit sur le tombeau de Saint Pierre, l'épée à la main. +Mais bientôt après l'état politique des affaires ayant changé, ce même +Archevêque changea aussi. Il vint au Mont Cassin se jeter aux genoux du +Pape Adrien successeur de Nicolas. «Je déclare, dit-il, devant Dieu et +devant ses Saints, à vous Monseigneur Adrien, Souverain Pontife, aux +Évêques qui vous sont soumis, et à toute l'Assemblée, que je supporte +humblement la sentence de déposition donnée canoniquement contre moi +par le Pape Nicolas», etc. On sent combien un exemple de cette espèce +affermissait les prétentions de l'Église Romaine, et les conjonctures +rendaient ces exemples fréquents. + +Le même Nicolas I excommunia la femme de Lothaire Roi de Lorraine, fils +de l'Empereur Lothaire. Il n'était pas bien décidé si elle était épouse +légitime; mais il était moins décidé encore, si le Métropolitain de Rome +devait se mêler du lit d'un Souverain; ce n'était pas-là que se bornaient +leurs prétentions. + +En 876, Le Pape Jean VIII dans une sentence qu'il prononça +contre Formose Évêque de Porto, qui fut depuis Pape, dit positivement +qu'il a élu et ordonné Empereur son cher fils Charles le Chauve. + +Je passe beaucoup d'entreprises de cette nature, qui rempliraient des +volumes. Il suffit de voir quel était l'esprit de Rome. + +La plus grande affaire que l'Église eut alors, et qui en est encore une +très-importante aujourd'hui, fut l'origine de la séparation totale des +Grecs et des Latins. La Chaire Patriarcale de Constantinople étant, ainsi +que le Trône, l'objet de l'ambition, était sujette aux mêmes révolutions. +L'Empereur mécontent du Patriarche Ignace, l'obligea à signer lui-même +sa déposition, et mit à sa place Photius, Eunuque du Palais, homme d'une +grande qualité, d'un vaste génie, et d'une science universelle. Il était +Grand-Écuyer et Ministre d'État. Les Évêques pour l'ordonner Patriarche, +le firent passer en six jours par tous les degrés. Le premier jour on +le fit Moine, parce que les Moines étaient alors regardés comme faisant +partie de la Hiérarchie. Le second jour il fut Lecteur, le troisième +Sous-Diacre, puis Diacre, Prêtre, et enfin Patriarche le jour de Noël +en 858. + +Le Pape Nicolas prit le parti d'Ignace, et excommunia Photius. Il lui +reprochait surtout d'avoir passé de l'État Laïc à celui d'Évêque avec +tant de rapidité; mais Photius répondait avec raison, que Saint Ambroise, +Gouverneur de Milan et à peine Chrétien, avait joint la dignité d'Évêque +à celle de Gouverneur plus rapidement encore. Photius excommunia donc le +Pape à son tour, et le déclara déposé. Il prit le titre de Patriarche +OEcuménique, et accusa hautement d'hérésie les Évêques d'Occident de la +communion du Pape. Le plus grand reproche qu'il leur faisait, roulait sur +la procession du Père et du Fils. Les autres sujets d'anathème étaient que +les Latins se servaient de pain non levé pour l'Eucharistie, mangeaient +des oeufs en Carême, et que leurs Prêtres se faisaient raser la barbe. +Étranges raisons pour brouiller l'Occident avec l'Orient. + +L'Empereur Basile, assassin de Michel son bienfaiteur et des protecteurs +de Photius, déposa ce Patriarche dans le temps qu'il jouissait de sa +victoire. Rome profita de cette conjoncture pour faire assembler, en 869, +à Constantinople, le huitième Concile OEcuménique, composé de trois cents +Évêques. Il est à remarquer que les Légats qui présidaient ne savaient +pas un mot de Grec, et que parmi les autres Évêques très peu savaient le +Latin. Photius y fut universellement condamné comme intrus, et soumis à +la pénitence publique. On signa pour les cinq Patriarches avant de signer +pour le Pape. Mais en tout cela les questions qui partageaient l'Orient et +l'Occident, ne furent point agitées, on ne voulait que déposer Photius. + +Quelques temps après, le vrai Patriarche, Ignace, étant mort, Photius eut +l'adresse de se faire rétablir par l'Empereur Basile. Le Pape Jean VIII +le reçut à sa communion, le reconnut, lui écrivit, et malgré ce huitième +Concile OEcuménique, qui avait anathématisé ce Patriarche, le Pape envoya +ses Légats à un autre Concile, en 879, à Constantinople, dans lequel +Photius fut reconnu innocent par quatre cents Évêques, dont trois cents +l'avaient auparavant condamné. Les Légats de ce même siège de Rome, +qui l'avaient anathématisé, servirent eux-mêmes à casser le huitième +Concile OEcuménique. On a beaucoup blâmé cette condescendance du Pape Jean +VIII mais on n'a pas assez songé que ce Pontife avait alors besoin de +l'Empereur Basile. Un Roi de Bulgarie, nommé Bogoris, gagné par l'habileté +de sa femme qui était Chrétienne, s'était converti à l'exemple de Clovis +et du Roi Egbert. Il s'agissait de savoir de quel Patriarcat cette +nouvelle Province Chrétienne dépendrait. Constantinople et Rome se +la disputaient. La décision dépendait de l'Empereur Basile. Voilà en +partie le sujet des complaisances qu'eut l'Évêque de Rome pour celui de +Constantinople. + +Il ne faut pas oublier que dans ce Concile, ainsi que dans le précédent, +il y eut des _Cardinaux_. On nommait ainsi des Prêtres et des Diacres qui +servaient de Conseils aux Métropolitains. Il y en avait à Rome comme dans +d'autres Églises. Ils étaient déjà distingués, mais ils signaient après +les Évêques et les Abbés. + +Le Pape donna par ses Lettres et par ses Légats le titre de _Votre +sainteté_ au Patriarche Photius. Les autres Patriarches sont aussi +appelés _Papes_ dans ce Concile. C'est un nom Grec, commun à tous les +Prêtres, et qui peu à peu est devenu le terme distinctif du Métropolitain +de Rome. + +On eut encore l'adresse de ne point parler dans ce Concile des points +qui divisaient les Églises d'Orient et d'Occident. Le Pape écrivit au +Patriarche, qu'il était convenable de suspendre la grande querelle sur le +_qui ex Patre Filioque procedit_; et que l'usage immémorial étant à Rome +de chanter dans le Symbole _qui ex Patre procedit_, il fallait s'en tenir +à cet usage, sans blâmer ceux qui ajoutaient _ex Filio_. + +Il paraît que Jean VIII se conduisait avec prudence; car ses successeurs +s'étant brouillés avec l'Empire Grec, et ayant alors adopté le huitième +Concile OEcuménique de 869, et rejeté l'autre, qui absolvait Photius, +la paix établie par Jean VIII fut alors rompue. Photius éclata contre +l'Église Romaine, la traita d'hérétique au sujet de cet article du +_Filioque procedit_, des oeufs en Carême, de l'Eucharistie faite avec du +pain sans levain, et de plusieurs autres usages. Mais le grand point de la +division était la Primatie. Photius et ses successeurs voulaient être les +premiers Évêques du Christianisme, et ne pouvaient souffrir que l'Évêque +de Rome, d'une Ville qu'ils regardaient alors comme barbare, séparée +de l'Empire par sa rébellion, et en proie à qui voudrait s'en emparer, +disputât la préférence à l'Évêque de la Ville Impériale. Le temps a décidé +la supériorité de Rome et l'humiliation de Constantinople. + +Photius qui eut dans sa vie plus de revers que de gloire, fut déposé par +des intrigues de Cour, et mourut malheureux, mais ses successeurs attachés +à ses prétentions, les soutinrent avec vigueur. + +Le Dogme ne troubla point encore l'Église d'Occident; à peine a-t-on +conservé la mémoire d'une petite dispute excitée en 814 par un nommé Jean +Godescale sur la Prédestination et sur la Grâce; et je ne ferai nulle +mention d'une folie épidémique, qui saisit le peuple de Dijon en 844, à +l'occasion d'une Sainte Bénigne qui donnait, disait-on, des convulsions à +ceux qui priaient sur son tombeau; je ne parlerais pas, dis-je, de cette +superstition populaire, si elle ne s'était renouvellée de nos jours avec +fureur dans des circonstances toutes pareilles. Les mêmes folies semblent +destinées à reparaître de temps en temps sur la scène du Monde: mais aussi +le bon-sens est le même dans tous les temps, et on n'a rien dit de si sage +sur les miracles modernes de Saint Médard de Paris, que ce que dit en 844 +un Évêque de Lyon sur ceux de Dijon. «Voilà un étrange Saint, qui estropie +ceux qui ont recours à lui: il me semble que les miracles devraient être +faits pour guérir les maladies, et non pour en donner». + +Ces minuties ne troublaient point la paix en Occident, et les querelles +Théologiques n'étaient point ce à quoi Rome s'attachait; on travaillait à +augmenter la puissance temporelle. Elles firent plus de bruit en Orient, +parce que les Ecclésiastiques y étaient sans puissance temporelle. Il y a +encore une autre cause de la paix en Occident, c'est la grande ignorance +des Ecclésiastiques. + + + + +ÉTAT DE L'EMPIRE DE L'OCCIDENT, DE L'ITALIE, ET DE LA PAPAUTÉ +SUR LA FIN DU IXe SIÈCLE, DANS LE COURS DU Xe ET DANS LA MOITIÉ +DU XIe JUSQU'À HENRI III. + + +Après la déposition de Charles le Gros, l'Empire d'Occident ne subsista +plus que de nom. Arnould, Arnolfe ou Arnold, bâtard de Carloman et d'une +fille nommée Carantine, se rendit maître de l'Allemagne; mais l'Italie +était partagée entre deux Seigneurs, tous deux du sang de Charlemagne par +les femmes; l'un était un Duc de Spoléte, nommé Gui; l'autre Bérenger Duc +de Frioul. Tous deux investis de ces Duchés par Charles le Chauve, tous +prétendants à l'Empire aussi bien qu'au Royaume de France. Arnould en +qualité d'Empereur, regardait aussi la France comme lui appartenant de +droit, tandis que la France détachée de l'Empire était partagée entre +Charles le Simple qui la perdait et le Roi Eudes grand-oncle de Hugues +Capet, qui l'usurpait. + +Un Bozon, Roi d'Arles, disputait encore l'Empire. Le Pape Formose, Évêque +peu accrédité de la malheureuse Rome, ne pouvait que donner l'Onction +Sacrée au plus fort. Il couronna en 892 ce Gui de Spoléte. L'année d'après +il couronna Bérenger vainqueur, et deux autres années après il fut forcé +de couronner cet Arnoud qui vint assiéger Rome et la prit d'assaut. Le +serment équivoque, que reçut Arnoud des Romains, prouve que déjà les Papes +prétendaient à la souveraineté de Rome. Tel était ce serment: «Je jure +par les Saints Mystères que sauf mon honneur, ma loi et ma fidélité à +Monseigneur Formose Pape, je serai fidèle à l'Empereur Arnoud». + +Les Papes étaient alors en quelque sorte semblables aux Califes de Bagdad, +qui révérés dans tous les États Musulmans comme les Chefs de la Religion, +n'avaient plus guère d'autre droit que celui de donner les investitures +des Royaumes à ceux qui les demandaient les armes à la main; mais il y +avait entre ces Califes et ces Papes cette différence, que les Califes +étaient tombés, et que les Papes s'étaient élevés. + +Il n'y avait réellement plus d'Empire, ni de droit ni de fait. Les Romains +qui s'étaient donnés à Charlemagne par acclamation, ne voulaient plus +reconnaître des bâtards, des étrangers, à peine maîtres d'une partie de +la Germanie. + +Le Peuple Romain dans son abaissement, dans son mélange avec tant +d'étrangers, conservait encore comme aujourd'hui cette fierté secrète que +donne la grandeur passée. Il trouvait insupportable que des Bructères, des +Cattes, des Marcomans, se disent les successeurs des Césars, et que les +rives du Main et la forêt Hercynie fussent le centre de l'Empire de Titus +et de Trajan. + +On frémissait à Rome d'indignation, et on riait en même temps de pitié, +lorsqu'on apprenait qu'après la mort d'Arnoud, son fils Hiludovic, que +nous appelons Louis, avait été créé Empereur des Romains à l'âge de +trois ou quatre ans dans un Village barbare, nommé Fourkem, par quelques +Seigneurs et Évêques Germains. C'était en effet un étrange Empire Romain +que ce Gouvernement qui n'avait alors ni les Pays entre le Rhin et la +Meuse, ni la France, ni la Bourgogne, ni l'Espagne, ni rien enfin dans +l'Italie, et pas même une Maison dans Rome qu'on pût dire appartenir à +l'Empereur. + +Du temps de ce Louis, dernier Empereur du sang de Charlemagne par +bâtardise, mort en 912, l'Empire Romain resserré en Allemagne, fut ce +qu'était la France, une Contrée dévastée par les guerres civiles et +étrangères, sous un Prince élu en tumulte et mal obéi. + +Tout est révolution dans les Gouvernements: c'en est une frappante que de +voir ces Saxons, sauvages traités par Charlemagne comme les Ilotes par les +Lacédémoniens, donner ou prendre au bout de 112 ans cette même dignité, +qui n'était plus dans la maison de leur vainqueur. Othon[13], Duc de Saxe, +après la mort de Louis, met par son crédit la couronne d'Allemagne sur +la tête de Conrad Duc de Franconie; et après la mort de Conrad, le fils +du Duc Othon de Saxe, Henri l'Oiseleur est élu. Tous ceux qui s'étaient +fait Princes héréditaires en Germanie, joints aux Évêques, faisaient ces +élections. + +[Note 13: Dans l'édition de Jean Neaulme ce nom se trouve sous deux +orthographes, Otton ou Othon, nous avons retenu cette dernière.] + +Dans la décadence de la famille de Charlemagne, la plupart des Gouverneurs +des Provinces s'étaient rendus absolus. Mais ce qui d'abord était +usurpation, devint bientôt un droit héréditaire. + +Les Évêques de plusieurs grands sièges, déjà puissants par leur dignité, +n'avaient plus qu'un pas à faire pour être Princes, et ce pas fut bientôt +fait. De-là vient la puissance séculière des Évêques de Mayence, de +Cologne, de Trêves, de Wurtzbourg, et de tant d'autres en Allemagne et +en France. Les Archevêques de Reims, de Lyon, de Beauvais, de Langres, +de Laon, s'attribuèrent les droits régaliens. Cette puissance des +Ecclésiastiques ne dura pas en France, mais en Allemagne elle est affermie +pour longtemps. Enfin les Moines eux-mêmes devinrent Princes, les Abbés de +Fulde, de Saint Gal, de Kempten, de Corbie, etc. Ils étaient de petits +Rois dans les Pays où 80 ans auparavant ils défrichaient avec leurs mains +quelques terres que des propriétaires charitables leur avaient données. +Tous ces Seigneurs, Ducs, Comtes, Marquis, Évêques, Abbés, rendaient +hommage au Souverain. On a longtemps cherché l'origine de ce Gouvernement +Féodal. Il est à croire qu'elle n'en a point d'autre que l'ancienne +coutume de toutes les Nations, d'imposer un hommage et un tribut au plus +faible. On sait qu'ensuite les Empereurs Romains donnèrent des Terres à +perpétuité à de certaines conditions. On en trouve des exemples dans les +vies d'Alexandre Sévère et de Probus. Les Lombards furent les premiers qui +érigèrent des Duchés relevant en fief de leur Royaume. Spoléte et Bénévent +furent sous les Rois Lombards des Duchés héréditaires. + +Avant Charlemagne, Tassillon possédait le Duché de Bavière à condition +d'un hommage, et ce Duché eût appartenu à ses descendants, si Charlemagne +ayant vaincu ce Prince, n'eût dépouillé le père et les enfants. + +Point de Villes libres alors en Allemagne, ainsi point de commerce, point +de grandes richesses. Les Villes n'avaient pas même de murailles. Cet État +qui pouvait être si puissant, était devenu si faible par le nombre et la +division de ses Maîtres, que l'Empereur Conrad fut obligé de promettre +un tribut annuel aux Hongrois, Huns ou Pannoniens, si bien contenus par +Charlemagne, et si humiliés par les Empereurs de la Maison d'Autriche. +Mais alors ils semblaient être ce qu'ils avaient été sous Attila. Ils +ravageaient l'Allemagne, les Frontières de la France. Ils descendaient en +Italie par le Tyrol, après avoir pillé la Bavière, et revenaient ensuite +avec les dépouilles de tant de Nations. + +C'est au règne d'Henri l'Oiseleur que se débrouilla un peu le chaos de +l'Allemagne. Ses limites étaient alors le Fleuve de l'Oder, la Bohême, la +Moravie, la Hongrie, les rivages du Rhin, de l'Escaut, de la Moselle, de +la Meuse, et vers le Septentrion la Poméranie et le Holstein étaient ses +barrières. + +Il faut que Henri l'Oiseleur fût un des Rois des plus dignes de régner. +Sous lui les Seigneurs de l'Allemagne si divisés sont réunis. Le premier +fruit de cette réunion est l'affranchissement du tribut qu'on payait aux +Hongrois, et une grande victoire remportée sur cette Nation terrible (936). +Il fit entourer de murailles la plupart des Villes d'Allemagne. Il +institua des Milices. On lui attribua même l'invention de quelques Jeux +militaires, qui donnaient quelques idées des Tournois. Enfin l'Allemagne +respirait, mais il ne paraît pas qu'elle prétendît être l'Empire Romain. +L'Archevêque de Mayence avait sacré Henri l'Oiseleur. Aucun Légat du Pape, +aucun Envoyé des Romains n'y avait assisté. L'Allemagne sembla pendant +tout ce règne oublier l'Italie. + +Il n'en fut pas ainsi sous Othon le Grand, que les Princes Allemands, +les Évêques et les Abbés élurent unanimement après la mort d'Henri son +père. L'héritier reconnu d'un Prince puissant, qui a fondé ou rétabli +un État, est toujours plus puissant que son père, s'il ne manque pas de +courage; car il entre dans une carrière déjà ouverte, il commence où son +prédécesseur a fini. Ainsi Alexandre avait été plus loin que Philippe son +père, Charlemagne plus loin que Pépin, et Othon le Grand passa beaucoup +Henri l'Oiseleur. + +Les Italiens toujours factieux et faibles ne pouvaient ni obéir à +leurs compatriotes, ni être libres, ni se défendre à la fois contre les +Sarrasins et les Hongrois, dont les incursions infestaient encore leur +Pays. + + + + +DE LA PAPAUTÉ AU DIXIÈME SIÈCLE AVANT QU'OTHON LE GRAND +SE RENDIT MAÎTRE DE ROME. + + +Le Pape Formose, fils du Prêtre Léon, étant Évêque de Porto, avait été à +la tête d'une faction contre Jean VIII et deux fois excommunié par ce +Pape; mais ces excommunications qui furent bientôt après si terribles aux +Têtes couronnées, le furent si peu pour Formose qu'il se fit élire Pape +en 890. + +Étienne VI aussi fils de Prêtre, successeur de Formose, homme qui +joignait l'esprit du fanatisme à celui de la faction, ayant toute sa vie +haï Formose, fit déterrer son corps qui était embaumé, et l'ayant revêtu +des habits pontificaux, le fit comparaître dans un Concile assemblé pour +juger sa mémoire. On donna au mort un Avocat, on lui fit son procès en +forme, le cadavre fut déclaré coupable d'avoir changé d'Évêché, et d'avoir +quitté celui de Porto pour celui de Rome; et pour réparation de ce crime, +on lui trancha la tête par la main du bourreau, on lui coupa trois doigts, +et on le jeta dans le Tibre. + +Le Pape Étienne VI se rendit si odieux par cette farce aussi horrible que +folle, que les amis de Formose ayant soulevé les citoyens, les chargèrent +de fers, et l'étranglèrent en prison. + +La faction ennemie de cet Étienne fit repêcher le corps de Formose, et le +fit enterrer pontificalement une seconde fois. + +Cette querelle échauffait les esprits. Sergius III qui remplissait Rome +de ses brigues pour se faire Pape, fut exilé par son rival Jean IX ami +de Formose; mais reconnu Pape après la mort de Jean IX il fit jeter une +seconde fois Formose dans le Tibre. Dans ces troubles Théodora mère de +Marozie qu'elle maria depuis au Marquis de Toscane, et d'une autre +Théodora, toutes trois, célèbres par leurs galanteries, avait à Rome +la principale autorité. Sergius n'avait été élu que par les intrigues +de Théodora la mère. Il eut étant Pape un fils de Marozie qu'il éleva +publiquement dans son Palais. Il ne paraît pas qu'il fût haï des Romains, +qui naturellement voluptueux suivaient ses exemples plus qu'ils ne les +blâmaient. + +Après sa mort les deux soeurs Marozie et Théodora procurèrent la Chaire de +Rome à un de leurs favoris, nommé Landon, mais ce Landon étant mort, la +jeune Théodora fit élire Pape son Amant Jean X Évêque de Bologne, puis +de Ravenne, et enfin de Rome. On ne lui reprocha point comme à Formose, +d'avoir changé d'Évêché. Ces Papes condamnés par la postérité comme +Évêques peu religieux, n'étaient point d'indignes Princes. Il s'en faut +beaucoup. Ce Jean X que l'amour fit Pape, était un homme de génie et de +courage; il fit ce que tous les Papes ses prédécesseurs n'avaient pu faire; +il chassa les Sarrasins de cette partie de l'Italie nommée le _Garillan_. + +Pour réussir dans cette expédition, il eut l'adresse d'obtenir des troupes +de l'Empereur de Constantinople, quoique cet Empereur eût à se plaindre +autant des Romains rebelles que des Sarrasins. Il fit armer le Comte de +Capoue. Il obtint des milices de Toscane, et marcha lui-même à la tête +de cette armée, menant avec lui un jeune fils de Marozie et du Marquis +Adelbert: ayant chassé les Mahométans du voisinage de Rome, il voulait +aussi délivrer l'Italie des Allemands et des autres étrangers. + +L'Italie était envahie presqu'à la fois par les Bérengers, par un Roi de +Bourgogne, par un Roi d'Arles. Il les empêcha tous de dominer dans Rome. +Mais au bout de quelques années Guido, frère utérin de Hugo Roi d'Arles, +Tyran de l'Italie, ayant épousé Marozie toute puissante à Rome, cette même +Marozie conspira contre le Pape si longtemps Amant de sa soeur. Il fut +surpris, mis aux fers, et étouffé entre deux matelas. + +Marozie, maîtresse de Rome, fit élire Pape un nommé Léon, qu'elle fit +mourir en prison au bout de quelques mois. Ensuite ayant donné le siège +de Rome à un homme obscur, qui ne vécut que deux ans, elle mit enfin sur +la Chaire Pontificale Jean XI son propre fils, qu'elle avait eu de son +adultère avec Sergius III. + +Jean XI n'avait que 24 ans quand sa mère le fit Pape; elle ne lui conféra +cette dignité qu'à condition qu'il s'en tiendrait uniquement aux fonctions +d'Évêque, et qu'il ne serait que le Chapelain de sa mère. + +On prétend que Marozie empoisonna alors son mari Guido, Marquis de +Toscane. Ce qui est vrai, c'est qu'elle épousa le frère de son mari Hugo +Roi de Lombardie, et le mit en possession de Rome, se flattant d'être avec +lui Impératrice; mais un fils du premier lit de Marozie se mit alors à la +tête des Romains contre sa mère, chassa Hugues de Rome, renferma Marozie +et le Pape son fils dans le Château Saint Ange. On prétend que Jean XI y +mourut empoisonné. + +Un Étienne VII Allemand de naissance, élu en 939, fut par cette naissance +seule si odieux aux Romains, que dans une sédition le peuple lui balafra +le visage au point qu'il ne put jamais depuis paraître en public. + +Quelque temps après un petit-fils de Marozie, nommé Octavien, fut élu Pape +à l'âge de 18 ans par le crédit de sa famille. Il prit le nom de Jean XII +en mémoire de Jean XI son oncle. C'est le premier Pape qui ait changé son +nom à son avènement au Pontificat. Il n'était point dans les Ordres quand +sa famille le fit Pontife. C'était un jeune-homme qui vivait en Prince, +aimant les armes et les plaisirs. On s'étonne que sous tant de Papes +si scandaleux et si peu puissants, l'Église Romaine ne perdit ni ses +prérogatives, ni ses prétentions; mais alors presque toutes les autres +Églises étaient ainsi gouvernées. Le Clergé d'Italie pouvait mépriser les +Papes, mais il respectait la Papauté, d'autant plus qu'ils y aspiraient; +enfin dans l'opinion des hommes la place était sacrée, quand la personne +était exécrable. + +Pendant que Rome et l'Église étaient ainsi déchirées, Bérenger qu'on +appelle _le Jeune_, disputait l'Italie à Hugues d'Arles. Les Italiens, +comme le dit Luitprand contemporain, voulaient toujours avoir deux Maîtres +pour n'en avoir réellement aucun: fausse et malheureuse politique, qui +les faisait changer de tyrans et de malheurs. Tel était l'État déplorable +de ce beau Pays, lorsqu'Othon le Grand y fut appelé par les plaintes de +presque toutes les Villes, et même par ce jeune Pape Jean XII réduit à +faire venir les Allemands qu'il ne pouvait souffrir. + + + + +SUITE DE L'EMPIRE D'OTHON ET DE L'ÉTAT DE L'ITALIE + + +Othon entra en Italie, et il s'y conduisit comme Charlemagne. Il vainquit +Bérenger, qui en affectait la Souveraineté. Il se fit sacrer et couronner +Empereur des Romains par les mains du Pape, prit le nom de César et +d'Auguste, et obligea le Pape à lui faire serment de fidélité sur le +tombeau dans lequel on dit que repose le corps de St. Pierre. On dressa un +instrument authentique de cet Acte. Le Clergé et la Noblesse Romaine se +soumettent à ne jamais élire de Pape qu'en présence des Commissaires de +l'Empereur. Dans cet Acte Othon confirme les donations de Pépin, de +Charlemagne, de Louis le Débonnaire, «sauf en tout notre puissance, dit-il, +et celle de notre fils et de nos descendants». Cet Instrument écrit en +lettres d'or, souscrit par sept Évêques d'Allemagne, cinq Comtes, deux +Abbés et plusieurs Prélats Italiens, est gardé encore au Château Saint +Ange; la date est du 13 Février 962. + +On dit, et Mézéray le dit après d'autres, que Lothaire Roi de France et +Hugues Capet depuis Roi, assistèrent à ce couronnement. Les Rois de France +étaient en effet alors si faibles, qu'ils pouvaient servir d'ornement au +Sacre d'un Empereur; mais le nom de Lothaire et de Hugues Capet ne se +trouve pas dans les signatures de cet Acte. + +Le Pape s'étant ainsi donné un Maître, quand il ne voulait qu'un +Protecteur, lui fut bientôt infidèle. Il se ligua contre l'Empereur avec +Bérenger même, réfugié chez des Mahométans qui venaient de se cantonner +sur les côtes de Provence. Il fit venir le fils de Bérenger à Rome, tandis +qu'Othon était à Pavie. Il envoya chez les Hongrois pour les solliciter à +rentrer en Allemagne, mais il n'était pas assez puissant pour soutenir +cette action hardie, mais l'Empereur l'était assez pour le punir. + +Othon revint donc de Pavie à Rome, et s'étant assuré de la Ville, il tint +un Concile, dans lequel il fit juridiquement le procès au Pape. Au lieu de +le juger militairement, on assembla les Seigneurs Allemands et Romains, +40 Évêques, 17 Cardinaux dans l'Église de Saint Pierre, et là en présence +de tout le peuple on accusa le Saint Père d'avoir joui de plusieurs femmes, +et surtout d'une nommée Étiennette, qui était morte en couche. Les autres +chefs d'accusation étaient d'avoir fait Évêque de Tody un enfant de dix +ans, d'avoir vendu les Ordinations et les Bénéfices, d'avoir fait crever +les yeux à son parrain, d'avoir châtré un Cardinal, et ensuite de l'avoir +fait mourir; enfin de ne pas croire en JÉSUS-CHRIST, et d'avoir invoqué le +Diable: deux choses qui semblent se contredire. On mêlait donc, comme il +arrive presque toujours, de fausses accusations à de véritables; mais on +ne parla point du tout de la seule raison pour laquelle le Concile était +assemblé. L'Empereur craignait sans doute de réveiller cette révolte et +cette conspiration dans laquelle les accusateurs même du Pape avaient +trempé. Ce jeune Pontife qui avait alors vingt-sept ans, parut déposé pour +ses incestes et ses scandales, et le fut en effet pour avoir voulu ainsi +que tous les Romains, détruire la puissance Allemande dans Rome. + +Othon ne put se rendre maître de sa personne, ou s'il le put, il fit une +faute en le laissant libre. À peine avait-il fait élire le Pape Léon VIII +qui, si l'on en croit le discours d'Arnoud Évêque d'Orléans, n'était ni +Ecclésiastique, ni même Chrétien. À peine en avait-il reçu l'hommage, et +avait-il quitté Rome, dont probablement il ne devait pas s'écarter, que +Jean XII eut le courage de faire soulever les Romains, et opposant alors +Concile à Concile, on déposa Léon VIII. On ordonna que jamais l'inférieur +ne pourrait ôter le rang à son supérieur. + +Le Pape par cette décision n'entendait pas seulement, que jamais les +Évêques et les Cardinaux ne pourraient déposer le Pape, mais on désignait +aussi l'Empereur, que les Évêques de Rome regardaient toujours comme un +séculier, qui devait à l'Église l'hommage et les serments qu'il exigeait +d'elle. Le Cardinal nommé Jean, qui avait écrit et lu les accusations +contre le Pape, eut la main droite coupée. On arracha la langue, on coupa +le nez et deux doigts à celui qui avait servi de Greffier au Concile de +déposition. + +Au reste dans tous ces Conciles où présidaient la faction et la vengeance, +on citait toujours l'Évangile et les Pères, on implorait les lumières du +Saint Esprit, on parlait en son nom, on faisait même des règlements utiles; +et qui lirait ces Actes sans connaître l'Histoire, croirait lire les +Actes des Saints. + +Tout cela se faisait presque sous les yeux de l'Empereur; et qui sait +jusqu'où le courage et le ressentiment du jeune Pontife, le soulèvement +des Romains en sa faveur, la haine des autres Villes d'Italie contre les +Allemands, eussent pu porter cette révolution? Mais le Pape Jean XII fut +assassiné trois mois après, entre les bras d'une femme mariée par les +mains du mari qui vengeait sa honte. (964) + +Il avait tellement animé les Romains, qu'ils osèrent, même après sa mort, +soutenir un siège, et ne se rendirent qu'à l'extrémité. Othon deux fois +vainqueur de Rome, fut le maître de l'Italie comme de l'Allemagne. + +Le Pape Léon créé par lui, le Sénat, les principaux du Peuple, le Clergé +de Rome solennellement assemblés dans Saint Jean de Latran, confirmèrent +à l'Empereur le droit de se choisir un Successeur au Royaume d'Italie, +d'établir le Pape et de donner l'investiture aux Évêques. Après tant de +Traités et de serments formés par la crainte, il fallait des Empereurs qui +demeurassent à Rome pour les faire observer. + +À peine l'Empereur Othon était retourné en Allemagne, que les Romains +voulurent être libres. Ils mirent en prison leur nouveau Pape, créature +de l'Empereur. Le Préfet de Rome, les Tribuns, le Sénat, voulurent faire +revivre les anciennes lois; mais ce qui dans un temps est une entreprise +de héros, devient dans d'autres une révolte de séditieux. Othon revole en +Italie, fait pendre une partie du Sénat, et le Préfet de Rome qui avait +voulu être un Brutus, fut fouetté dans les carrefours, promené nu sur un +âne, et jeté dans un cachot, où il mourut de faim. + +Tel fut à peu près l'état de Rome sous Othon le Grand, Othon II et +Othon III. Les Allemands tenaient les Romains subjugués, et les Romains +brisaient leurs fers dès qu'ils le pouvaient. + +Un Consul nommé Crescentius, fils du Pape Jean X et de la fameuse Marozie, +prenant avec ce titre de Consul la haine de la Royauté, arma Rome contre +Othon II. Il fit mourir en prison Benoît VI créature de l'Empereur; et +l'autorité d'Othon quoiqu'éloigné, ayant dans ces troubles donné la Chaire +Romaine au Chancelier de l'Empire en Italie, qui fut Pape sous le nom de +Jean XIV ce malheureux Pape fut une nouvelle victime que le Parti Romain +immola. Le Pape Boniface VIII créature du Consul Crescentius déjà souillé +du sang de Benoît VI fit encore périr Jean XIV. Les temps de Caligula, de +Néron, de Vitellius, ne produisirent ni des infortunes plus déplorables, +ni de plus grandes barbaries; mais les horreurs de ces Papes sont obscures +comme eux. Ces tragédies sanglantes se jouaient sur le théâtre de Rome, +mais petit et ruiné; et celles des Césars avaient pour théâtre le Monde +connu. + +Crescentius maintint quelque temps l'ombre sur la République Romaine. +Il chassa du siège Pontifical Grégoire IV neveu de l'Empereur Othon III. +Mais enfin Rome fut encore assiégée et prise. Crescentius attiré hors du +Château Saint Ange sur l'espérance d'un accommodement et sur la foi des +serments de l'Empereur, eut la tête tranchée. Son corps fut pendu par les +pieds, et le nouveau Pape élu par les Romains, sous le nom de Jean XV +eut les yeux crevés et le nez coupé. On le jetta en cet état du haut du +Château Saint Ange dans la Place. + +Les Romains renouvellèrent alors à Othon III les serments faits à +Othon Ier et à Charlemagne. + +Après les trois Othon, ce combat de la domination Allemande, et de +la liberté Italique, resta longtemps dans les mêmes termes. Sous les +Empereurs Henri II de Bavière, Conrad II le Salique, dès qu'un Empereur +était occupé en Allemagne, il s'élevait un parti en Italie. Henri II y +vint comme les Othons dissiper des factions, confirmer aux Papes les +donations des Empereurs, et recevoir les mêmes hommages. Cependant la +Papauté était à l'encan, ainsi que presque tous les autres Évêchés. + +Benoît VIII Jean XIX l'achetèrent publiquement l'un après l'autre: ils +étaient frères de la maison des Marquis de Toscane, toujours puissante à +Rome depuis le temps de Marozie. + +En 1034, après leur mort, pour perpétuer le Pontificat dans leur maison +on acheta encore les suffrages pour un enfant de douze ans. C'était +Benoît IX qui eut l'Évêché de Rome de la même manière, qu'on voit encore +aujourd'hui tant de familles acheter, mais en secret, des Bénéfices pour +des enfants. + +Ce désordre n'eut point de bornes. On vit sous le Pontificat de ce Benoît +IX deux autres Papes élus à prix d'argent, et trois Papes dans Rome +s'excommunier réciproquement; mais par un accord heureux qui étouffa une +guerre civile, ces trois Papes s'accordèrent à partager les revenus de +l'Église, et à vivre en paix, chacun avec sa Maîtresse. + +Ce Triumvirat pacifique et singulier ne dura qu'autant qu'ils eurent de +l'argent; et enfin, quand ils n'en eurent plus, chacun vendit sa part de +la Papauté au Diacre Gratien, homme de qualité, fort riche. Mais comme +le jeune Benoît IX avait été élu longtemps avant les deux autres, on lui +laissa par un accord solennel la jouissance du tribut que l'Angleterre +payait alors à Rome, qu'on appelait le _Denier de Saint Pierre_, à quoi +un Roi Danois d'Angleterre, nommé Etelvolft, Edelvolf ou Ethelulfe s'était +soumis en 852. + +En 1046, ce Gratien qui prit le nom de Grégoire VI et qui passe pour +s'être conduit très-sagement, jouissait paisiblement du Pontificat, +lorsque l'Empereur Henri III fils de Conrad II le Salique, vint à Rome. + +Jamais Empereur n'y exerça plus d'autorité. Il déposa Grégoire VI que les +Romains aimaient, et nomma Pape Suidger son Chancelier Évêque de Bamberg +sans qu'on osât murmurer. + +En 1048, après la mort de cet Allemand qui parmi les Papes est appelé +Clément II, l'Empereur qui était en Allemagne, y créa Pape un Bavarois +nommé Popon: c'est Damaze II qui avec le Brevet de l'Empereur alla se +faire reconnaître à Rome. Il le fut malgré ce Benoît IX qui voulait +encore rentrer dans la Chaire Pontificale après l'avoir vendue. + +Ce Bavarois étant mort vingt-trois jours après son intronisation, +l'Empereur donna la Papauté à son cousin Brunon de la Maison de Lorraine, +qu'il transféra de l'Évêché de Toul à celui de Rome avec une autorité +absolue. + + + + +DE LA FRANCE VERS LE TEMPS DE HUGUES CAPET. + + +Pendant que l'Allemagne commençait à prendre ainsi une nouvelle forme +d'administration, et que Rome et l'Italie n'en avaient aucune, la France +devenait comme l'Allemagne un Gouvernement entièrement féodal. + +Ce Royaume s'étendait des environs de l'Escaut et de la Meuse jusqu'à la +Mer Britannique et des Pyrénées au Rhône. C'était alors ses bornes; car +quoique tant d'Historiens prétendent que ce grand Fief de la France allait +par-delà les Pyrénées jusqu'à l'Ebre, il ne paraît point du tout que les +Espagnols de ces Provinces entre l'Ebre et les Pyrénées fussent soumis au +faible Gouvernement de France en combattant contre les Mahométans. + +La France, dans laquelle ni la Provence ni le Dauphiné n'étaient compris, +était un assez grand Royaume, mais il s'en fallait beaucoup que le Roi +de France fût un grand Souverain. Louis, le dernier des descendants de +Charlemagne, n'avait plus pour tout domaine que les Villes de Laon, de +Soissons, et quelques Terres qu'on lui contestait. L'hommage rendu par la +Normandie, ne servait qu'à faire un Roi vassal qui aurait pu soudoyer son +Maître. Chaque Province avait ou ses Comtes ou ses Ducs héréditaires, +celui qui n'avait pu se saisir que de deux ou trois Bourgades, rendait +hommage aux usurpateurs d'une Province; et qui n'avait qu'un Château, +relevait de celui qui avait usurpé une Ville. + +Le temps et la nécessité établirent que les Seigneurs des grands Fiefs +marcheraient avec des troupes au secours du Roi. Tel Seigneur devait 40 +jours de service, tel autre 25; les arrières-vassaux marchaient aux ordres +de leurs Seigneurs immédiats. Mais si tous ces Seigneurs particuliers +servaient l'État quelques jours, ils se faisaient la guerre entre eux +presque toute l'année. En vain les Conciles, qui dans ces temps de crimes +ordonnèrent souvent des choses justes, avaient réglé qu'on ne se battrait +point depuis le jeudi jusqu'au point du jour du lundi, et dans les temps +de Pâques et dans d'autres solennités, ces règlements n'étant point +appuyés d'une justice coercitive, étaient sans vigueur. Chaque Château +était la Capitale d'un petit État de Brigands, chaque Monastère était en +armes: leurs Avocats qu'on appelait Avoyers, institués dans les premiers +temps pour présenter leurs requêtes au Prince et ménager leurs affaires, +étaient les Généraux de leurs troupes: les Moissons étaient ou brûlées, ou +coupées avant le temps, ou défendues, l'épée à la main: les Villes presque +réduites en solitude, et les Campagnes dépeuplées par de longues famines. + +Il semble que ce Royaume sans Chef, sans police, sans ordre, dût être la +proie de l'Étranger; mais une anarchie presque semblable dans tous les +Royaumes, fit sa sûreté; et quand sous les Othons l'Allemagne fut plus à +craindre, les guerres intestines l'occupèrent. + +C'est de ces temps barbares que nous tenons l'usage de rendre hommage pour +une Maison et pour un Bourg au Seigneur d'un autre Village. Un Praticien, +un Marchand qui se trouve possesseur d'un ancien Fief, reçoit foi et +hommage d'un autre Fermier ou d'un Pair du Royaume qui aura acheté un +arrière-fief dans sa censive. Les lois de Fiefs ne subsistent plus, mais +ces vieilles coutumes de mouvances, d'hommages, de redevances subsistent +encore: dans la plupart des Tribunaux on admet cette maxime, _nulle Terre +sans Seigneur_, comme si ce n'était pas assez d'appartenir à la Patrie. + +Quand la France, l'Italie et l'Allemagne furent ainsi partagées sous un +nombre innombrable de petits Tyrans, les armées dont la principale force +avait été l'Infanterie sous Charlemagne, ainsi que sous les Romains, ne +furent plus que de la Cavalerie. On ne connut plus que les Gens d'armes; +les Gens de pied n'avaient pas ce nom, parce qu'en comparaison des hommes +de cheval ils n'étaient point armés. + +Les moindres possesseurs de Chatellenies ne se mettaient en campagne +qu'avec le plus de chevaux qu'ils pouvaient, et le faste consistait alors +à mener avec soi des Écuyers qu'on appela _vaslets_ du mot _vassalet_, +petit vassal. L'honneur étant donc mis à ne combattre qu'à cheval, on prit +l'habitude de porter une armure complète de fer, qui eût accablé un homme +à pied de son poids. Les brassards, les cuissards furent une partie de +l'habillement. On prétend que Charlemagne en avait eu, mais ce fut vers +l'an mille que l'usage en fut commun. + +Quiconque était riche devint presqu'invulnérable à la guerre, et c'était +alors qu'on se servit plus que jamais de massues pour assommer ces +Chevaliers que les pointes ne pouvaient percer. Le plus grand commerce +alors fut en cuirasses, en boucliers, en casques ornés de plumes. + +Les Paysans qu'on traînait à la guerre, seuls exposés et méprisés, +servaient de pionniers plutôt que de combattants. Les chevaux plus estimés +qu'eux, furent bardés de fer, leur tête fut armée de champfrain. + +On ne connut guère alors de lois que celles que les plus puissants +firent pour le service des Fiefs. Tous les autres objets de la justice +distributive furent abandonnés au caprice des Maîtres-d'hôtel, Prévôts, +Baillis, nommés par les possesseurs des Terres. + +Les Sénats de ces Villes qui sous Charlemagne et sous les Romains avaient +joui du gouvernement municipal, furent abolis presque partout. Le mot de +_Senior_, _Seigneur_, affecté longtemps à ces principaux du Sénat des +Villes, ne fut plus donné qu'aux possesseurs des Fiefs. + +Le terme de Pair commençait alors à s'introduire dans la Langue +Gallo-Tudesque, qu'on parlait en France. Il venait du mot Latin _par_, +qui signifie _égal_ ou _confrère_. On ne s'en était servi que dans ce sens +sous la première et la seconde Race des Rois de France. Les enfants de +Louis le Débonnaire s'appellèrent _pares_ dans une de leurs entrevues +l'an 851; et longtemps auparavant Dagobert donne le nom de _pairs_ à des +Moines. Godegrand, Évêque de Metz du temps de Charlemagne, appelle _Pairs_ +des Évêques et des Abbés, ainsi que le marque le savant Du Cange. + +Les Vassaux d'un même Seigneur s'accoutumèrent donc à s'appeler _Pairs_. + +Alfred le Grand avait établi en Angleterre les Jurés, c'était des Pairs +dans chaque profession. Un homme dans une cause criminelle choisissait +douze hommes de sa profession pour être juges. Quelques Vassaux en France +en usèrent ainsi, mais le nombre des Pairs n'était pas pour cela déterminé +à douze. Il y en avait dans chaque Fief autant que de Barons qui +relevaient du même Seigneur, et qui étaient Pairs entre eux, mais non +Pairs de leur Seigneur féodal. + +Les Princes qui rendaient un hommage immédiat à la Couronne, tels que les +Ducs de Guyenne, de Normandie, de Bourgogne, les Comtes de Flandres, de +Toulouse, étaient donc en effet des Pairs de France. + +Hugues Capet n'était pas le moins puissant. Il possédait depuis longtemps +le Duché de France, qui s'étendait jusqu'en Touraine. Il était Comte de +Paris. De vastes domaines en Picardie et en Champagne lui donnaient encore +une grande autorité dans ces Provinces. Son frère avait ce qui compose +aujourd'hui le Duché de Bourgogne. Son grand-père Robert le Fort, et son +grand-oncle Eudes ou Odon, avaient tous deux porté la couronne du temps de +Charles le Simple. Hugues son père, surnommé l'Abbé à cause des Abbayes +de St. Denis, de St. Martin de Tours, de St. Germain des Prez, et de tant +d'autres qu'il possédait, avait ébranlé et gouverné la France. Ainsi l'on +peut dire, que depuis l'année 810, où le Roi Eudes commença son règne, sa +Maison a gouverné sans interruption; et que si on excepte Hugues l'Abbé +qui ne voulut pas prendre la Couronne Royale, elle forme une suite de +Souverains de plus de 850 ans, filiation unique parmi les Rois. + +On sait comment Hugues Capet, Duc de France, Comte de Paris, enleva la +couronne au Duc Charles oncle du dernier Roi Louis V. Si les suffrages +eussent été libres, le sang de Charlemagne respecté, et le droit de +succession aussi sacré qu'aujourd'hui, Charles aurait été Roi de France. +Ce ne fut point un Parlement de la Nation qui le priva du droit de ses +ancêtres; ce fut ce qui fait et défait les Rois, la force aidée de la +prudence. + +Tandis que Louis, ce dernier Roi du Sang Carolingien, était prêt à finir à +l'âge de 23 ans sa vie obscure par une maladie de langueur, Hugues Capet +assemblait déjà ses forces; et loin de recourir à l'autorité d'un +Parlement, il sut dissiper avec des troupes un Parlement qui se tenait +à Compiègne pour assurer la succession à Charles. La lettre de Gerbert, +depuis Archevêque de Reims et Pape sous le nom de Sylvestre II déterrée +par Duchesne, en est un témoignage authentique. + +Charles Duc de Brabant et de Hainaut, États qui composaient la basse +Lorraine, succomba sous un rival plus puissant et plus heureux que lui; +trahi par l'Évêque de Laon, surpris et livré à Hugues Capet, il mourut +captif dans la tour d'Orléans; et deux enfants mâles qui ne purent le +venger, mais dont l'un eut cette basse Lorraine, furent les derniers +Princes de la postérité masculine de Charlemagne. Hugues Capet devenu Roi +de ses Pairs, n'en eut pas un plus grand domaine. + + + + +ÉTAT DE LA FRANCE AUX Xe et XIe SIÈCLES. + + +La France démembrée languit dans des malheurs obscurs depuis Charles le +Gros jusqu'à Philippe Ier arrière-petit-fils de Hugues Capet, près de 250 +années. Nous verrons si les Croisades qui signalèrent le règne de Philippe +Ier à la fin de l'XIe Siècle, rendirent la France plus florissante. Mais +dans l'espace de temps dont je parle, tout ne fut que confusion, tyrannie, +barbarie et pauvreté. Chaque Seigneur un peu considérable faisait battre +monnaie, mais c'était à qui l'altèrerait. Les belles Manufactures étaient +en Grèce et en Italie. Les Français ne pouvaient les imiter dans des +Villes sans privilège, et dans un Pays sans union. + +De tous les évènements de ce temps, le plus digne de l'attention d'un +Citoyen est l'excommunication du Roi Robert. Il avait épousé Berthe sa +cousine au quatrième degré; mariage en soi légitime, et de plus nécessaire +au bien de l'État. Nous avons vu de nos jours des particuliers épouser +leurs nièces, et acheter au prix ordinaire les dispenses à Rome, comme +si Rome avait des droits sur des mariages qui se font à Paris. Le Roi +de France n'éprouva pas autant d'indulgence. L'Église Romaine dans +l'avilissement et les scandales où elle était plongée, osa imposer au Roi +une pénitence de sept ans, lui ordonna de quitter sa femme, l'excommunia +en cas de refus. Le Pape interdit tous les Évêques qui avaient assisté +à ce mariage, et leur ordonna de venir à Rome lui demander pardon. Tant +d'audace paraît incroyable, mais l'ignorante superstition de ces temps +peut l'avoir souffert, et la politique peut l'avoir causée. Grégoire V +qui fulmina cette excommunication, était Allemand, et gouverné par +Gerbert ci-devant Archevêque de Reims, ennemi de la Maison de France. +L'Empereur Othon III peu ami de Robert, assista lui-même au Concile où +l'excommunication fut prononcée; tout cela fait croire que la Raison +d'État eut autant de part à cet attentat, que le fanatisme. + +Les Historiens disent que cette excommunication fit en France tant d'effet, +que tous les Courtisans du Roi et ses propres Domestiques l'abandonnèrent, +et qu'il ne lui resta que deux Serviteurs qui jetaient au feu le reste +de ses repas, ayant horreur de ce qu'avait touché un excommunié. Quelque +dégradée que fût alors la Raison humaine, il n'y a pas d'apparence que +l'absurdité pût aller si loin. Le premier Auteur qui a écrit cet excès +de l'abrutissement de la Cour de France, est le Cardinal Pierre Damien, +qui n'écrivit que 64 ans après. Il rapporte qu'en punition de cet +inceste prétendu, la Reine accoucha d'un monstre; mais il n'y eut rien de +monstrueux dans toute cette affaire, que l'audace du Pape, et la faiblesse +du Roi qui se sépara de sa femme. + +Les excommunications, les interdits sont des foudres qui n'embrasent un +État que quand ils trouvent des matières combustibles. Il n'y en avait +point alors, mais peut-être Robert craignit-il qu'il ne s'en formât. + +La condescendance du Roi Robert enhardit tellement les Papes, que son +petit-fils Philippe Ier fut excommunié comme lui. D'abord le fameux +Grégoire VII le menaça de le déposer en 1075, s'il ne se justifiait de +l'accusation de simonie devant ses Nonces. Un autre Pape l'excommunia en +effet, Philippe s'était dégoûté de sa femme, et était amoureux de Bertrade +épouse du Comte d'Anjou. Il se servit du ministère des Lois pour casser +son mariage sous prétexte de parenté, et Bertrade sa Maîtresse fit casser +le sien avec le Comte d'Anjou sous le même prétexte. + +Le Roi et sa Maîtresse furent ensuite mariés solennellement par les mains +d'un Évêque de Bayeux. Ils étaient condamnables, mais ils avaient au moins +rendu ce respect aux lois, que de se servir d'elles pour couvrir leurs +fautes. Quoi qu'il en soit, un Pape avait excommunié Robert pour avoir +épousé sa parente, et un autre Pape excommunia Philippe pour avoir quitté +sa parente. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'Urbain II qui +prononça cette sentence, la prononça dans les propres États du Roi, à +Clermont en Auvergne, où il venait chercher un asile, et dans ce même +Concile où nous verrons qu'il prêcha la Croisade. + +Cependant il ne paraît point que Philippe excommunié ait été en horreur à +ses Sujets; c'est une raison de plus pour douter de cet abandon général, +où l'on dit que le Roi Robert avait été réduit. + +Ce qu'il y eut d'assez remarquable, c'est le mariage du Roi Henri père +de Philippe avec une Princesse Moscovite. Les Moscovites ou Russes +commençaient à être Chrétiens, mais ils n'avaient aucun commerce avec +le reste de l'Europe. Ils habitaient au-delà de la Pologne, à peine +Chrétienne elle-même, et sans aucune correspondance avec la France. +Cependant le Roi Henri envoya jusqu'en Russie demander la fille du +Souverain, à qui les autres Européens donnaient le titre de Duc, aussi +bien qu'au Chef de la Pologne. Les Russes le nommaient dans leur langage +_Tzar_, dont on a fait depuis le mot de _Czar_. On prétend que Henri +se détermina à ce mariage, dans la crainte d'essuyer des querelles +Ecclésiastiques. De toutes les superstitions de ces temps-là, ce n'était +pas la moins nuisible au bien des États, que celle de ne pouvoir épouser +sa parente au septième degré. Presque tous les Souverains de l'Europe +étaient parents de Henri. Quoi qu'il en soit, Anne fille de Jaraflau Czar +de Moscovie fut Reine de France, et il est à remarquer qu'après la mort de +son mari, elle n'eut point la Régence et n'y prétendit point. + +Les Lois changent selon les temps. Ce fut le Comte de Flandres, un des +Vassaux du Royaume, qui en fut Régent. La Reine veuve se remaria à un +Comte de Crépi. Tout cela serait singulier aujourd'hui, et ne le fut point +alors. + +Ni Henri, ni Philippe Ier ne firent rien de mémorable, mais de leur temps +leurs Vassaux et Arrières-vassaux conquirent des Royaumes. + + + + +CONQUÊTE DE LA SICILE PAR LES NORMANDS. + + +Le goût des pèlerinages et aventures régnait alors. Quelques Normands +ayant été en Palestine vers l'an 983, passèrent à leur retour sur la Mer +de Naples dans la Principauté de Salerne. Les Seigneurs de ce petit État +l'avaient usurpé sur les Empereurs de Constantinople. Gaimar, Prince +de Salerne, était assiégé dans sa Capitale par les Mahométans. Les +Aventuriers Normands lui offrirent leurs services, et l'aidèrent à faire +lever le siège. De retour chez eux, comblés des présents du Prince, ils +engagèrent d'autres Aventuriers à chercher leur fortune à son service. Peu +à peu les Normands reprirent l'habitude de leurs pères de passer les mers. +Un d'eux, nommé Raoul, alla l'an 1016 avec une troupe choisie offrir au +Pape Benoît VIII ses services contre les Mahométans. Le Pape le pria de +le secourir plutôt contre l'Empereur d'Orient, qui dépouillé de tout en +Occident soutenait encore quelques droits contre l'Église dans la Calabre +et dans la Pouille. Les Normands auxquels il était très-indifférent de se +battre contre des Musulmans, ou contre des Chrétiens, servirent très-bien +le Pape contre leur ancien Souverain. Bientôt après Tancréde de Hauteville, +du territoire de Coutance en Normandie, alla dans la Pouille avec +plusieurs de ses enfants, vendant toujours leurs services à qui les payait +le mieux. Ils passèrent des petites armées du Duc de Capoue à celles du +Duc de Salerne; ils servirent contre les Sarrasins, s'armèrent ensuite +contre les Grecs, et enfin contre les Papes, ayant pour ennemi tous ceux +qu'ils pouvaient dépouiller. + +Le Pape Léon IX se servit contre eux d'excommunications. Guillaume +Fierabra fils de Tancréde, et ses frères Humfroy, Robert et Richard, Chefs +de ces Normands, après avoir vaincu la petite armée du Pape, l'assiégèrent +dans un Château près de Bénévent, le prirent prisonnier, le gardèrent plus +d'une année, et ne le relâchèrent que quand il fut attaqué d'une maladie, +dont il alla mourir à Rome. + +Il fallut bientôt que la Cour de Rome pliât sous ces nouveaux usurpateurs. +Elle leur céda une partie des patrimoines que les Empereurs d'Occident lui +avaient donné sans en être les maîtres. + +Le Pape Nicolas II alla lui-même dans la Pouille trouver ces Normands, +toujours excommuniés et toujours donnant la loi. Il céda à Richard la +Principauté de Capoue, à Robert Guichard la Pouille, la Calabre et la +Sicile entière, que Robert Guichard commençait à conquérir sur les +Sarrasins. Robert se soumit de son côté envers le Pape à la redevance +perpétuelle de douze deniers monnaie de Pavie pour chaque paire de boeufs +dans tous les Pays qu'on lui cédait, et lui fit hommage de ce que ses +frères et lui avaient conquis sur les Chrétiens et sur les Mahométans. +Enfin en 1101 Roger, petit-fils de Tancréde et frère de ce Boemond si +célèbre dans les Croisades, acheva de conquérir sur les Mahométans toute +la Sicile, dont les Papes sont demeurés toujours Seigneurs Suzerains. + + + + +CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR GUILLAUME DUC DE NORMANDIE + + +Tandis que de simples Citoyens de Normandie fondaient si loin des Royaumes, +leurs Ducs en acquéraient un plus beau, sur lequel les Papes osèrent +prétendre le même droit que sur la Sicile. La Nation Britannique était, +malgré sa fierté, destinée à se voir toujours gouvernée par des étrangers. +Après la mort d'Alfred arrivée en 900, l'Angleterre retomba dans la +confusion et la barbarie. Les anciens Anglo-Saxons ses premiers vainqueurs, +et les Danois ses usurpateurs nouveaux, s'en disputaient toujours la +possession, et de nouveaux Pirates Danois venaient encore souvent partager +les dépouilles. Ces Pirates continuaient d'être si terribles et les +Anglais si faibles, que vers l'année 1000 on ne put se racheter d'eux +qu'en payant quarante-huit mille livres sterling. On imposa pour lever +cette somme, une taxe qui dura depuis assez longtemps en Angleterre, ainsi +que la plupart des autres taxes qu'on continue toujours de lever après le +besoin. Ce tribut humiliant fut appelé Argent Danois, _Danngeld_. + +Canut Roi de Danemark qu'on a nommé le Grand, et qui n'a fait que de +grandes cruautés, remit sous sa domination en 1017 le Danemark et +l'Angleterre. Les naturels Anglais furent traités alors comme des +esclaves. Les Auteurs de ce temps avouent que quand un Anglais rencontrait +un Danois, il fallait qu'il s'arrêtât jusqu'à ce que le Danois eût passé. + +La race de Canut ayant manqué en 1041, les États du Royaume reprenant +leur liberté, déférèrent la couronne à Édouard, un descendant des anciens +Anglo-Saxons, qu'on appelle le Saint et le Confesseur. Une des grandes +fautes ou un des grands malheurs de ce Roi, fut de n'avoir point d'enfants +de sa femme Édithe, fille du plus puissant Seigneur du Royaume. Il +haïssait sa femme ainsi que sa propre mère pour des raisons d'État, et +les fit éloigner l'une et l'autre. La stérilité de son mariage servit à sa +canonisation. On prétendit qu'il avait fait voeu de chasteté: voeu téméraire +dans un mari, et absurde dans un Roi qui avait besoin d'héritiers. Ce voeu, +s'il fut réel, prépara de nouveaux fers à l'Angleterre. + +Les moeurs et les usages de ce temps-là ne ressemblent en rien aux nôtres. +Guillaume VIII Duc de Normandie, qui conquit l'Angleterre, loin d'avoir +aucun droit sur ce Royaume, n'en avait pas même sur la Normandie, si la +naissance donnait les droits. Son père le Duc Robert qui ne s'était jamais +marié, l'avait eu de la fille d'un Péletier de Falaise, que l'Histoire +appelle _Harlot_, terme qui signifiait et signifie encore aujourd'hui en +Anglais _concubine_ ou femme publique. Ce bâtard reconnu du vivant de son +père pour héritier légitime, se maintint par son habileté et par sa valeur +contre tous ceux qui lui disputaient son Duché. Il régnait paisiblement +en Normandie, et la Bretagne lui rendait hommage. Lorsqu'Édouard le +Confesseur étant mort, il prétendit au Royaume d'Angleterre, le droit +de succession ne paraissait alors établi dans aucun État de l'Europe. La +couronne d'Allemagne était élective, l'Espagne était partagée entre les +Chrétiens et les Musulmans. La Lombardie changeait chaque jour de Maître. +La Race Carolingienne détrônée en France, faisait voir ce que peut la +force contre le droit du sang. Édouard le Confesseur n'avait point joui +du trône à titre d'héritage. Harald successeur d'Édouard n'était point +de sa race, mais il avait le plus incontestable de tous les droits, les +suffrages de toute la Nation. Guillaume le Bâtard n'avait pour lui ni le +droit d'élection, ni celui d'héritage, ni même aucun parti en Angleterre. +Il prétendit que dans un voyage qu'il fit autrefois dans cette Île, le Roi +Édouard avait fait en sa faveur un testament que personne ne vit jamais. +Il disait encore qu'autrefois il avait délivré de prison Harold, et qu'il +lui avait cédé ses droits sur l'Angleterre. Il appuya ses faibles raisons +d'une forte armée. + +Les Barons de Normandie assemblés en forme d'États, refusèrent de l'argent +à leur Duc pour cette expédition, parce que s'il ne réussissait pas, la +Normandie en resterait appauvrie, et qu'un heureux succès la rendrait +Province d'Angleterre; mais plusieurs Normands hasardèrent leur fortune +avec leur Duc. Un seul Seigneur nommé Fiz Othbern équipa quarante +vaisseaux à ses dépens. Le Comte de Flandres, beau-père du Duc Guillaume, +le secourut de quelque argent. Le Pape même entra dans ses intérêts. Il +excommunia tous ceux qui s'opposeraient aux desseins de Guillaume. Enfin +il partit de Saint Valery avec une flotte nombreuse. On ne sait combien il +avait de vaisseaux, ni de soldats. Il aborda sur les côtes de Sussex, et +bientôt après se donna dans cette Province la fameuse bataille de Hastings +(14 Octobre 1066), qui décida seule du sort de l'Angleterre. Les Anglais +ayant leur Roi Harold à leur tête, et les Normands conduits par leur Duc, +combattirent pendant douze heures. La gendarmerie qui commençait à faire +ailleurs la force des armées, ne paraît pas avoir été employée dans cette +bataille. Les Chefs y combattirent à pied, Harold et deux de ses frères +y furent tués. Le vainqueur s'approcha de Londres, portant devant lui +une bannière bénite, que le Pape lui avait envoyée. Cette bannière fut +l'étendard auquel tous les Évêques se rallièrent en sa faveur. Ils vinrent +aux portes avec le Magistrat de Londres lui offrir la couronne qu'on ne +pouvait refuser au vainqueur. + +Guillaume sut gouverner comme il sut conquérir. Plusieurs révoltes +étouffées, des irruptions des Danois rendues inutiles, des lois +rigoureuses durement exécutées signalèrent son règne. Anciens Bretons, +Danois, Anglo-Saxons, tous furent confondus dans le même esclavage. Les +Normands qui avaient eu part à sa victoire, partagèrent par ses bienfaits, +les terres des vaincus. De-là toutes ces Familles Normandes, dont les +descendants ou du-moins les noms subsistent encore en Angleterre. Il fit +faire un dénombrement exact de tous les biens des Sujets, de quelque +nature qu'ils fussent. On prétend qu'il en profita pour se faire en +Angleterre un revenu de quatre cents mille livres sterling; ce qui ferait +aujourd'hui environ cinq millions sterling, et plus de cent millions de +France. Il est évident qu'en cela les Historiens se sont trompés. L'État +d'Angleterre d'aujourd'hui, qui comprend l'Écosse et l'Irlande, n'a pas +un si gros revenu, si vous en déduisez ce qu'on paye pour les anciennes +dettes du Gouvernement. Ce qui est sûr, c'est que Guillaume abolit toutes +les Lois du Pays pour y introduire celles de Normandie. Il ordonna qu'on +plaidât en Normand, et depuis lui tous les Actes furent expédiés en cette +langue jusqu'à Édouard III. Il voulut que la langue des vainqueurs fût +la seule du Pays. Des Écoles de la Langue Normande furent établies dans +toutes les Villes et les Bourgades. Cette langue était le Français mêlé +d'un peu de Danois: idiome barbare, qui n'avait aucun avantage sur celui +qu'on parlait en Angleterre. On prétend qu'il traitait non seulement la +Nation vaincue avec dureté, mais qu'il affectait encore des caprices +tyranniques. On en donne pour exemple la _Loi du couvre-feu_, par laquelle +il fallait au son de la cloche éteindre le feu dans chaque maison à huit +heures du soir. Mais cette loi bien loin d'être tyrannique, n'est qu'une +ancienne police Ecclésiastique, établie presque dans tous les anciens +Cloîtres du Pays du Nord. Les maisons étaient bâties de bois, et la +crainte du feu était un objet des plus importants de la Police générale. + +On lui reproche encore d'avoir détruit tous les Villages qui se trouvaient +dans un circuit de quinze lieues, pour en faire une Forêt, dans laquelle +il pût goûter le plaisir de la chasse. Une telle action est trop insensée +pour être vraisemblable. Les Historiens ne font pas attention qu'il faut +au moins vingt années pour qu'un nouveau plan d'arbres devienne une Forêt +propre à la chasse. On lui fait semer cette Forêt en 1080, il avait alors +63 ans. Quelle apparence y a-t-il qu'un homme raisonnable ait à cet âge +détruit des Villages pour semer quinze lieues en bois dans l'espérance d'y +chasser un jour? + +Le Conquérant de l'Angleterre fut la terreur du Roi de France Philippe Ier +qui voulut abaisser trop tard un Vassal si puissant, se jeta sur le Maine, +qui dépendait alors de la Normandie. Guillaume repassa la mer, reprit le +Maine, et contraignit le Roi de France à demander la paix. + +Les prétentions de la Cour de Rome n'éclatèrent jamais plus singulièrement +qu'avec ce Prince. Le Pape Grégoire VII prit le temps qu'il faisait la +guerre à la France pour demander qu'il lui rendît hommage du Royaume +d'Angleterre. Cet hommage était fondé sur cet ancien Denier de Saint +Pierre, qu'une partie de l'Angleterre payait à l'Église de Rome. Il +revenait à environ trois livres de notre monnaie par chaque maison, +aumône trop forte que les Papes regardaient comme un tribut. Guillaume le +Conquérant fit dire au Pape, qu'il pourrait bien continuer l'aumône, mais +au lieu de faire hommage il fit défense en Angleterre de ne reconnaître +d'autre Pape que celui qu'il approuverait. La proposition de Grégoire VII +devint par-là ridicule à force d'être audacieuse. C'est ce même Grégoire +VII qui bouleversait l'Europe pour élever le Sacerdoce au-dessus de +l'Empire; mais avant de parler de cette querelle mémorable et des +Croisades qui prirent naissance dans ces temps, il faut voir en peu de +mots en quel état étaient les autres Pays de l'Europe. + + + + +DE L'ÉTAT OÙ ÉTAIT L'EUROPE AUX Xe ET XIe SIÈCLES + + +La Russie avait embrassé le Christianisme à la fin du VIIIe Siècle. Les +femmes étaient destinées à convertir les Royaumes. Une soeur des Empereurs +Basile et Constantin, mariée au père de ce Czar Jaraslau, dont j'ai parlé, +obtint de son mari qu'il se ferait baptiser. Les Russes esclaves de leur +Maître l'imitèrent, mais ils ne prirent du Rite Grec que les superstitions. + +Environ dans ce temps-là une femme attira encore la Pologne au +Christianisme. Miceslas Duc de Pologne fut converti par sa femme soeur du +Duc de Bohême. J'ai déjà remarqué que les Bulgares avaient reçu la foi de +la même manière. Giselle soeur de l'Empereur Henri fit encore Chrétien son +mari Roi de Hongrie dans la première année du XIe Siècle; ainsi il est +très-vrai que la moitié de l'Europe doit aux femmes son Christianisme. + +La Suède chez qui elle avait été prêchée dès le IXe Siècle, était +redevenue idolâtre. La Bohême et tout ce qui est au Nord de l'Elbe, +renonça au Christianisme en 1013. Toutes les Côtes de la Mer Baltique vers +l'Orient étaient Païennes. Les Hongrois en 1047 retournèrent au Paganisme. +Mais toutes ces Nations étaient beaucoup plus loin encore d'être polies, +que d'être Chrétiennes. + +La Suède, probablement depuis longtemps épuisée d'habitants par ces +anciennes émigrations dont l'Europe fut inondée, paraît dans le VIIIe, +IXe, Xe et XIe Siècles comme ensevelie dans sa barbarie, sans guerre et +sans commerce avec ses voisins; elle n'a part à aucun grand événement, et +n'en fut probablement que plus heureuse. + +La Pologne beaucoup plus barbare que Chrétienne conserva jusqu'au XIIIe +Siècle toutes les coutumes des anciens Sarmates, de tuer leurs enfants qui +naissaient imparfaits, et les vieillards invalides. Qu'on juge par-là du +reste du Nord. + +L'Empire de Constantinople n'était ni plus resserré ni plus agrandi que +nous l'avons vu au IXe Siècle. À l'Occident il se défendait contre les +Bulgares, à l'Orient et au Nord contre les Turcs et les Arabes. + +On a vu en général ce qu'était l'Italie: des Seigneurs particuliers +partageaient tout le Pays depuis Rome jusqu'à la Mer de la Calabre; et +les Normands en avaient la plus grande partie. Florence, Milan, Pavie, se +gouvernaient par leurs Magistrats sous des Comtes ou sous des Ducs nommés +par les Empereurs. Bologne était plus libre. + +La Maison de Maurienne dont descendent les Ducs de Savoie, Rois de +Sardaigne, commençait à s'établir. Elle possédait comme Fief de l'Empire +la Comté héréditaire de Savoie et de Maurienne, depuis que Humbert +aux blanches mains, tige de cette Maison, avait eu en 888 ce petit +démembrement du Royaume de Bourgogne. + +Les Suisses et les Grisons détachés aussi de ce même Royaume, obéissaient +aux Baillis que les Empereurs nommaient. + +Deux Villes maritimes d'Italie commençaient à s'élever non par ces +invasions subites qui ont fait les droits de presque tous les Princes +qui ont passé en revue, mais par une industrie sage qui dégénéra aussi +bientôt en esprit de conquête. Ces deux Villes étaient Gênes et Venise. +Gênes célèbre du temps des Romains, regardait Charlemagne comme son +restaurateur. Cet Empereur l'avait rebâtie quelque temps après que les +Goths l'avaient détruite. Gouvernée par des Comtes sous Charlemagne et ses +premiers descendants, elle fut saccagée au Xe Siècle par les Mahométans, +et presque tous ses citoyens furent emmenés en servitude. Mais comme +c'était un Port commerçant, elle fut bientôt repeuplée. Le Négoce qui +l'avait fait fleurir, servit à la rétablir. Elle devint alors une +République. Elle prit l'Île de Corse sur les Arabes, qui s'en étaient +emparés. C'est ici qu'il faut se souvenir que Louis le Débonnaire avait +donné la Corse aux Papes. Ils exigèrent un tribut des Génois pour cette +Île. Les Génois payèrent ce tribut au commencement de l'XIe Siècle, mais +bientôt après ils s'en affranchirent sous le Pontificat de Lucius II. +Enfin leur ambition croissant avec leurs richesses, de Marchands ils +voulurent devenir Conquérants. + +La Ville de Venise bien moins ancienne que Gênes affectait le frivole +honneur d'une plus ancienne liberté, et jouissait de la gloire solide +d'une puissance bien supérieure. Ce ne fut d'abord qu'une retraite de +pêcheurs et de quelques fugitifs, qui s'y réfugièrent au commencement du +Ve Siècle, quand les Goths ravageaient l'Italie. Il n'y avait pour toute +Ville que des cabanes sur le Rialto. Le nom de Venise n'était point encore +connu. Ce Rialto bien loin d'être libre, fut pendant trente années une +simple Bourgade appartenant à la Ville de Padoue, qui le gouvernait par +des Consuls. La vicissitude des choses a mis depuis Padoue sous le joug de +Venise. + +Il n'y a aucune preuve que sous les Rois Lombards Venise ait eu une +liberté reconnue. Il est plus vraisemblable que ses habitants furent +oubliés dans leurs marais. + +Le Rialto et les petites Îles voisines ne commencèrent qu'en 709 à se +gouverner par leurs Magistrats. Ils furent alors indépendants de Padoue, +et se regardèrent comme une République. + +C'est en 709 qu'ils eurent leur premier Doge, qui ne fut qu'un Tribun du +Peuple élu par des Bourgeois. Plusieurs familles qui donnèrent leur voix à +ce premier Doge, subsistent encore. Elles sont les plus anciens Nobles de +l'Europe, sans en excepter aucune Maison; et prouvent que la Noblesse peut +s'acquérir autrement qu'en possédant un Château, ou en payant des Patentes +à un Souverain. + +Héraclée fut le premier siège de cette République jusqu'à la mort de son +troisième Doge. Ce ne fut que vers la fin du IXe Siècle que ces Insulaires +retirés plus avant dans leurs lagunes, donnèrent à cet assemblage de +petites Îles qui formèrent une Ville, le nom de Venise, du nom de cette +côte, qu'on appelait _terrae Venetorum_. Les habitants de ces marais ne +pouvaient subsister que par leur commerce. La nécessité fut l'origine de +leur puissance. Il n'est pas assurément bien décidé que cette République +fût alors indépendante. On voit que Bérenger reconnu quelque temps +Empereur en Italie, accorda l'an 950 au Doge le privilège de battre +monnaie. Ces Doges même étaient obligés d'envoyer aux Empereurs en +redevance un manteau de drap d'or tous les ans, et Othon III leur remit +en 998 cette espèce de petit tribut. Mais ces légères marques de vassalité +n'étaient rien à la véritable puissance de Venise; car tandis que les +Vénitiens payaient un manteau d'étoffe d'or aux Empereurs, ils acquirent +par leur argent et par leurs armes toute la Province d'Istrie, et presque +toutes les côtes de Dalmatie, Spalatro, Raguse, Narenta. Leur Doge prenait +vers le milieu du Xe Siècle le titre de _Duc de Dalmatie_; mais ces +conquêtes enrichissaient moins Venise que le Commerce, dans lequel elle +surpassait encore les Génois; car tandis que les Barons d'Allemagne et de +France bâtissaient des donjons et opprimaient les peuples, Venise attirait +leur argent, en leur fournissant toutes les denrées de l'Orient. Les Mers +étaient déjà couvertes de leurs vaisseaux, et elle s'enrichissait de +l'ignorance et de la barbarie des Nations Septentrionales de l'Europe. + + + + +DE L'ESPAGNE ET DES MAHOMÉTANS DE CE ROYAUME, +JUSQU'AU COMMENCEMENT DU XIIe SIÈCLE. + + +L'Espagne était toujours partagée entre les Mahométans et les Chrétiens, +mais les Chrétiens n'en avaient pas la quatrième partie, et ce coin de +terre était la Contrée la plus stérile. L'Asturie dont les Princes +prenaient le titre de _Roi de Leon_, une partie de la vieille Castille +gouvernée par des Comtes, Barcelone et la moitié de la Catalogne aussi +sous un Comte, la Navarre qui avait un Roi, une partie de l'Aragon +unis quelque temps à la Navarre, voilà ce qui composait les États des +Chrétiens. Les Arabes possédaient le Portugal, la Murcie, l'Andalousie, +Valence, Grenade, Tortose, et s'étendaient au milieu des terres par-delà +les montagnes de la Castille et de Saragosse. Le séjour des Rois +Mahométans était toujours à Cordoue. Ils y avaient bâti cette grande +Mosquée, dont la voûte est soutenue de 365 Colonnes de marbre précieux, +et qui porte encore parmi les Chrétiens le nom de la _Mosqueta_, Mosquée, +quoiqu'elle soit devenue Cathédrale. + +Les Arts y fleurissaient, les plaisirs recherchés, la magnificence, la +galanterie régnaient à la Cour des Rois Maures. Les Tournois, les Combats +à la barrière sont peut-être de l'invention de ces Arabes. Ils avaient des +Spectacles, des Théâtres, qui tout grossiers qu'ils étaient, montraient +du-moins que les autres Peuples étaient moins polis que ces Mahométans. +Cordoue était le seul Pays de l'Occident où la Géométrie, l'Astronomie, +la Chimie, la Médecine fussent cultivées. Sanche le Gros, Roi de Leon, fut +obligé de s'aller mettre à Cordoue en 956 entre les mains de ce fameux +Médecin Arabe, qui invité par le Roi voulut que le Roi vînt à lui. + +Cordoue est un Pays de délices arrosé par le Guadalquivir, où des forêts +de citronniers, d'orangers, de grenadiers parfument l'air, et où tout +invite à la mollesse. + +Le luxe et le plaisir corrompirent enfin les Rois Musulmans. Leur +domination fut au Xe Siècle, comme celle de presque tous les Princes +Chrétiens, partagée en petits États. Tolède, Murcie, Valence, Huelca même, +eurent leurs Rois. C'était le temps d'accabler cette puissance divisée, +mais les Chrétiens d'Espagne étaient plus divisés encore. Ils se faisaient +une guerre continuelle, se réunissaient pour se trahir, et s'alliaient +souvent avec les Musulmans. Alphonse V Roi de Leon, donna même l'année +1000 sa soeur Thérèse en mariage au Sultan Abdala Roi de Tolède. + +Les jalousies produisent plus de crimes entre les petits Princes qu'entre +les grands Souverains. La guerre seule peut décider du sort des vastes +États; mais les surprises, les perfidies, les assassinats, les +empoisonnements sont plus communs entre des rivaux voisins, qui ayant +beaucoup d'ambition et peu de ressources, mettent en oeuvre tout ce qui +peut suppléer à la force. C'est ainsi qu'un Sancho Garcias Comte de +Castille empoisonna sa mère à la fin du Xe Siècle, et que son fils Don +Garcie fut poignardé par trois Seigneurs du Pays dans le temps qu'il +allait se marier. + +Enfin en 1035 Ferdinand, fils de Sanche Roi de Navarre et d'Aragon, réunit +sous sa puissance la vieille Castille, dont la famille avait hérité par +le meurtre de ce Don Garcie, et le Royaume de Leon dont il dépouilla son +beau-frère, qu'il tua dans une bataille (1036). + +Alors la Castille devint un Royaume, et Leon en fut une Province. Ce +Ferdinand, non content d'avoir ôté la couronne de Leon et la vie à +son beau-frère, enleva aussi la Navarre à son propre frère, qu'il fit +assassiner dans une bataille qu'il lui livra. C'est ce Ferdinand à qui les +Espagnols ont prodigué le nom de _grand_, apparemment pour déshonorer ce +titre trop prodigué aux usurpateurs. + +Son père Don Sanche, surnommé aussi le Grand pour avoir succédé aux +Comtes de Castille, et pour avoir marié un de ses fils à la Princesse des +Asturies, s'était fait proclamer Empereur, et Don Ferdinand voulut aussi +prendre ce titre. Il est sûr qu'il n'y a, ni ne peut y avoir de titre +affecté aux Souverains, que ceux qu'ils veulent prendre, et que l'usage +leur donne. Le nom d'Empereur signifiait partout l'héritier des Césars et +le maître de l'Empire Romain, ou du-moins celui qui prétendait l'être. Il +n'y a pas d'apparence que cette appellation pût être le titre distinctif +d'un Prince mal affermi, qui gouvernait la quatrième partie de l'Espagne. + +L'Empereur Henri III et non Henri II comme le disent tant d'Auteurs, +mortifia la fierté Espagnole, en demandant à Ferdinand l'hommage de ses +petits États comme d'un Fief de l'Empire. Il est difficile de dire quelle +était la plus mauvaise prétention, celle de l'Empereur Allemand, ou +celle de l'Espagnol. Ces idées vaines n'eurent aucun effet, et l'État +de Ferdinand resta un petit Royaume libre. + +C'est sous le règne de ce Ferdinand que vivait Rodrigue surnommé le Cid, +qui en effet épousa depuis Chimène, dont il avait tué le père. Tous ceux +qui ne connaissent cette histoire que par la tragédie si célèbre dans le +Siècle passé, croient que le Roi Don Ferdinand possédait l'Andalousie. + +Les fameux exploits du Cid furent d'abord d'aider Don Sanche fils aîné de +Ferdinand à dépouiller ses frères et ses soeurs de l'héritage que leur +avait laissé leur père. Mais Don Sanche ayant été assassiné dans une de +ces expéditions injustes, ses frères rentrèrent dans leurs États. (1073) + +Ce fut alors qu'il y eut près de vingt Rois en Espagne soit Chrétiens soit +Musulmans, et outre ces vingt Rois un nombre considérable de Seigneurs +indépendants, qui venaient à cheval, armés de toutes pièces, et suivis de +quelques Écuyers offrir leurs services aux Princes ou aux Princesses qui +étaient en guerre. Cette coutume, déjà répandue en Europe, ne fut nulle +part plus accréditée qu'en Espagne. Les Princes à qui ces Chevaliers +s'engageaient, leur ceignaient le baudrier, et leur faisaient présent +d'une épée, dont ils leur donnaient un coup léger sur l'épaule. Les +Chevaliers Chrétiens ajoutèrent d'autres cérémonies à l'accolade. Ils +faisaient la veille des armes devant un autel de la Vierge. Les Musulmans +se contentaient de se faire ceindre un cimeterre. Ce fut-là l'origine des +Chevaliers errants, et de tant de combats particuliers. Le plus célèbre +fut celui qui se fit après la mort du Roi Don Sanche, assassiné en +assiégeant sa soeur Ouraca dans la Ville de Zamore. Trois Chevaliers +soutinrent l'innocence de l'Infante contre Don Diègue de Lare qui +l'accusait. Ils combattirent l'un après l'autre en champ clos, en présence +des Juges nommés de part et d'autre. Don Diègue renversa et tua deux des +Chevaliers de l'Infante, et le cheval du troisième ayant les rênes coupées +et emportant son Maître hors des barrières, le combat fut jugé indécis. + +Parmi tant de Chevaliers le Cid fut celui qui se distingua le plus contre +les Musulmans. Plusieurs Chevaliers se rangèrent sous sa bannière, et +tous ensemble avec leurs Écuyers et leurs Gendarmes composaient une +armée couverte de fer, montée sur les plus beaux chevaux du Pays. Le Cid +vainquit plus d'un petit Roi Maure, et s'étant ensuite fortifié dans la +Ville d'Alcosar, il s'y forma une Souveraineté. + +Enfin il persuada à son Maître Alfonse VI Roi de la vieille Castille +d'assiéger la Ville de Tolède, et lui offrit tous ses Chevaliers pour +cette entreprise. Le bruit de ce siège et la réputation du Cid, appelèrent +de l'Italie et de la France beaucoup de Chevaliers et de Princes. Raimond +Comte de Toulouse, et deux Princes du sang de France de la branche de +Bourgogne, vinrent à ce siège. Le Roi Mahométan nommé Hiaja, était fils +d'un des plus généreux Princes dont l'Histoire ait conservé le nom. +Almamon son père avait donné dans Tolède un asile à ce même Roi Alfonse +que son frère Sanche persécutait alors. Ils avaient vécu longtemps +ensemble dans une amitié peu commune, et Almamon loin de le retenir, quand +après la mort de Sanche il devint Roi et par conséquent à craindre, lui +avait fait part de ses trésors. On dit même qu'ils s'étaient séparés en +pleurant. Plus d'un Chevalier Mahométan sortirent des murs pour reprocher +au Roi Alfonse son ingratitude envers son bienfaiteur, et il y eut plus +d'un combat singulier sous les murs de Tolède. + +Le siège dura une année. Enfin Tolède capitula, mais à condition que l'on +traiterait les Musulmans comme ils en avaient usé avec les Chrétiens; +qu'on leur laisserait leur Religion et leurs Lois. Promesse qu'on tint +d'abord, et que le temps fit violer. Toute la Castille neuve se rendit +ensuite au Cid, qui en prit possession au nom d'Alfonse; et Madrid, +petite Place qui devait un Jour être la Capitale de l'Espagne, fut pour +la première fois au pouvoir des Chrétiens. + +Plusieurs familles vinrent de France s'établir dans Tolède. On leur donna +des privilèges qu'on appelle même encore en Espagne _fransches_. Le Roi +Alfonse fit aussitôt une assemblée d'Évêques, laquelle sans le concours du +peuple autrefois nécessaire, élut pour Évêque de Tolède un Prêtre nommé +Bernard, à qui le Pape Grégoire VII conféra la Primatie d'Espagne à +la prière du Roi. La conquête fut presque toute pour l'Église, mais le +premier soin du Primat fut d'en abuser, en violant les conditions que +le Roi avait jurées aux Maures. La grande Mosquée devait rester aux +Mahométans. L'Archevêque pendant l'absence du Roi, en fit une Église, et +excita contre lui une sédition. Alfonse revint à Tolède, irrité contre +l'indiscrétion du Prélat. Il allait même le punir, et il fallut que les +Mahométans à qui le Roi eut la sagesse de rendre la Mosquée, demandassent +la grâce de l'Archevêque. + +Alfonse augmenta encore par un mariage les États qu'il gagnait par l'épée +du Cid. Soit politique, soit goût, il épousa Zaïd fille de Benabat nouveau +Roi Maure d'Andalousie, et reçut en dot plusieurs Villes. + +On lui reproche d'avoir conjointement avec son beau-père appelé en Espagne +d'autres Mahométans d'Afrique. Il est difficile de croire qu'il ait fait +une si étrange faute contre la politique, mais tous les Rois se conduisent +quelquefois contre la vraisemblance. Quoi qu'il en soit, une armée de +Maures vient fondre d'Afrique, en Espagne, et augmenter la confusion où +tout était alors. Le Miramolin qui régnait à Maroc, et dont la race y +règne encore, envoie son Général Abénana au secours du Roi d'Andalousie. +Ce Général trahit non seulement ce Roi même à qui il était envoyé, mais +encore le Miramolin au nom duquel il venait. Enfin le Miramolin irrité +vient lui-même combattre son Général perfide, qui faisait la guerre aux +autres Mahométans, tandis que les Chrétiens étaient aussi divisés entre +eux. + +L'Espagne était déchirée par tant de Nations Mahométanes et Chrétiennes, +lorsque le Cid Don Rodrigue à la tête de sa Chevalerie subjugua le Royaume +de Valence. Il y avait en Espagne peu de Rois plus puissants que lui, +mais il n'en prit pas le nom, soit qu'il préférât le titre de Cid, soit +que l'esprit de Chevalerie le rendît fidèle au Roi Alfonse son Maître. +Cependant il gouverna Valence avec l'autorité d'un Souverain, recevant des +Ambassadeurs, et respecté de toutes les Nations. Après sa mort, arrivée +l'an 1096, les Rois de Castille et d'Aragon continuèrent toujours leurs +guerres contre les Maures. L'Espagne ne fut jamais plus sanglante et plus +désolée. Triste effet de l'ancienne conspiration de l'Archevêque Opas et +du Comte Julien, qui faisait au bout de 400 ans et fit encore longtemps +après les malheurs de l'Espagne. + + + + +DE LA RELIGION ET DE LA SUPERSTITION DE CES TEMPS-LÀ. + + +Les hérésies semblent être le fruit d'un peu de science et de loisir. +On a vu que l'état où était l'Église au Xe Siècle, ne permettait guère +le loisir ni l'étude. Tout le monde était armé, et on ne se disputait +que des richesses. Cependant en France, du temps du Roi Robert, il y eut +quelques Prêtres, et entre autres un nommé Étienne, Confesseur de la Reine +Constance, accusés d'hérésie. On les appela Manichéens, pour leur donner +un nom plus odieux; car ils n'enseignaient rien des dogmes de Manès. +C'était probablement des enthousiastes, qui tendaient à une perfection +outrée, pour dominer sur les esprits. C'est le caractère de tous les Chefs +de Sectes. On leur imputa des crimes horribles et des sentiments dénaturés, +dont on charge toujours ceux dont on ne connaît pas les dogmes. + +En 1028, ils furent juridiquement accusés de réciter les Litanies à +l'honneur des Diables, d'éteindre ensuite les lumières, de se mêler +indifféremment, et de brûler le premier des enfants qui naissaient de ces +incestes, pour en avaler les cendres. Ce sont à peu près les reproches +qu'on faisait aux premiers Chrétiens. Je crois que cette calomnie des +Païens contre eux, était fondée sur ce que les Chrétiens faisaient +quelquefois la Cène, en mangeant d'un pain fait en forme de petits enfants +pour représenter JÉSUS-CHRIST, comme il se pratique encore dans quelques +Églises Grecques. Ce qu'on peut recueillir de certain concernant les +opinions des Hérétiques dont je parle, c'est qu'ils enseignaient que Dieu +n'était point en effet venu sur la Terre, n'était ni mort ni ressuscité, +et que du pain et du vin ne pouvaient devenir son corps et son sang. +Le Roi Robert et sa femme Constance se transportèrent à Orléans, où +se tenaient quelques assemblées de ceux qu'on appelait Manichéens. +Les Évêques firent brûler treize de ces malheureux. Le Roi, la Reine, +assistèrent à ce spectacle indigne de leur majesté. Jamais avant cette +exécution on n'avait en France livré au supplice aucun de ceux qui +dogmatisent sur ce qu'ils n'entendent point. Il est vrai que Priscillien +au IVe Siècle avait été condamné à la mort dans Trêves avec sept de ses +disciples. Mais la Ville de Trêves qui était alors dans les Gaules, n'est +plus annexée à la France depuis la décadence de la famille de Charlemagne. +Ce qu'il faut observer, c'est que Saint Martin de Tours ne voulut point +communiquer avec les Évêques qui avaient demandé le sang de Priscillien. +Il disait hautement qu'il était horrible de condamner des hommes à la mort, +parce qu'ils se trompent. Il ne se trouva point de Saint Martin du temps +du Roi Robert. + +Il s'élevait alors quelques légers nuages sur l'Eucharistie, mais ils ne +formaient point encore d'orages. Je ne sais comment ce sujet de querelle +avait échappé à l'imagination ardente des Chrétiens Grecs. Il fut +probablement négligé, parce qu'il ne laissait nulle prise à cette +métaphysique cultivée par les Docteurs depuis qu'ils eurent adopté les +idées de Platon. Ils avaient trouvé de quoi exercer cette philosophie +dans l'explication de la Trinité, dans la consubstantialité du Verbe, dans +l'union des deux Natures et des deux Volontés, enfin dans l'abîme de la +Prédestination. La question, Si du pain et du vin sont changés en la +seconde personne de la Trinité, et par conséquent en Dieu? Si on mange +et on boit cette seconde personne par la foi seulement? cette question, +dis-je, était d'un autre genre, qui ne paraissait pas soumis à la +philosophie de ces temps. Aussi on se contenta de faire la Cène le soir +dans les premiers âges du Christianisme, et de communier à la Messe sous +les deux espèces au temps dont je parle, sans avoir une idée fixe et +déterminée sur ce mystère. Il paraît que dans beaucoup d'Églises, et +surtout en Angleterre, on croyait qu'on ne mangeait et qu'on ne buvait +JÉSUS-CHRIST que spirituellement. On trouve dans la Bibliothèque +Bodléienne une Homélie du Xe Siècle, dans laquelle sont ces propres +mots, «C'est véritablement par la consécration le corps et le sang de +JÉSUS-CHRIST, non corporellement, mais spirituellement. Le corps dans +lequel JÉSUS-CHRIST souffrit et le corps Eucharistique sont entièrement +différents. Le premier était composé de chair et d'os animés par une âme +raisonnable; mais ce que nous nommons Eucharistie n'a ni sang, ni os, ni +âme. Nous devons donc l'entendre dans un sens spirituel.» + +Jean Scot, surnommé Eugène parce qu'il était d'Irlande, avait longtemps +auparavant sous le règne de Charles le Chauve, et même, à ce qu'il dit par +ordre de cet Empereur, soutenu la même opinion. + +Du temps de Jean Scot, Ratram Moine de Corbie et d'autres avaient écrit +sur ce mystère d'une manière à laisser au moins douter s'ils croyaient +ce qu'on appela depuis la _Présence réelle_. Car Ratram dans son écrit +adressé à l'Empereur Charles le Chauve, dit en termes exprès «C'est +le corps de JÉSUS-CHRIST qui est vu, reçu, et mangé non par les sens +corporels, mais par les yeux de l'esprit fidèle». + +On avait écrit contre eux, et le sentiment le plus commun était sans-doute +qu'on mangeait le véritable corps de JÉSUS-CHRIST, puisqu'on disputait +pour savoir, si on le digérait et si on le rendait avec les excréments. + +Enfin Bérenger, Archidiacre de Tours, enseigna vers 1050 par écrit et dans +la chaire, que le corps véritable de Jésus-Christ n'est point et ne peut +être dans du pain et dans du vin. Cette proposition révolta d'autant plus +alors, que Bérenger ayant une très-grande réputation avait d'autant plus +d'ennemis. Celui qui se distingua le plus contre lui, fut Lanfranc de race +Lombarde, né à Pavie, qui était venu chercher une fortune en France. Il +balançait la réputation de Bérenger. Voici comme il s'y prenait pour le +confondre dans son Traité _de corpore Domini_. + +«On peut dire avec vérité que le Corps de Notre Seigneur dans +l'Eucharistie est le même qui est sorti de la Vierge, et que ce n'est pas +le même. C'est le même quant à l'essence et aux propriétés de la véritable +nature, et ce n'est pas le même quant aux espèces du pain et du vin; de +sorte qu'il est le même quant à la substance, et qu'il n'est pas le même +quant à la forme.» + +Ce sentiment de Lanfranc parut être celui de toute l'Église. Bérenger fut +condamné au Concile de Paris en 1050, condamné encore à Rome en 1079, et +obligé de prononcer sa rétractation; mais cette rétractation forcée ne fit +que graver plus avant ces sentiments dans son coeur. Il mourut dans son +opinion, qui ne fit alors ni schisme ni guerre civile. Le temporel seul +était le grand objet qui occupait l'ambition des hommes. L'autre source +qui devait faire verser tant de sang, n'était pas encore ouverte. + +On croit bien que l'ignorance de ces temps affermissait les superstitions +populaires. J'en rapporterai quelques exemples, qui ont longtemps exercé +la crédulité humaine. On prétend que l'Empereur Othon III fit périr sa +femme Marie d'Aragon pour cause d'adultère. Il est très possible qu'un +Prince cruel et dévot, tel qu'on peint Othon III envoie au supplice +sa femme moins débauchée que lui. Mais vingt Auteurs ont écrit, et +Maimbourg a répété après eux, et d'autres ont répété après Maimbourg, +que l'Impératrice ayant fait des avances à un jeune Comte Italien, qui +les refusa par vertu, elle accusa ce Comte auprès de l'Empereur de l'avoir +voulu séduire, et que le Comte fut puni de mort. La veuve du Comte, +dit-on, vint la tête de son mari à la main demander justice et prouver son +innocence. Cette veuve demanda d'être admise à l'épreuve du fer ardent. +Elle tint tant qu'on voulut une barre de fer toute rouge dans ses mains +sans se brûler; et ce prodige servant de preuve juridique, l'Impératrice +fut condamnée à être brûlée vive. + +Maimbourg aurait dû faire réflexion que cette fable est rapportée par des +Auteurs qui ont écrit très-longtemps après le règne d'Othon III qu'on ne +nomme pas seulement les noms de ce Comte Italien, et de cette veuve qui +maniait si impunément des barres de fer rouge. Enfin quand même des +Auteurs contemporains auraient authentiquement rendu compte d'un tel +événement, ils ne mériteraient pas plus de croyance que les Sorciers qui +déposent en justice qu'ils ont assisté au Sabbat. + +L'aventure de la barre de fer doit faire révoquer en doute le supplice +de l'Impératrice Marie d'Aragon rapporté dans tant de Dictionnaires, +d'Histoires, où dans chaque page le mensonge est joint à la vérité. + +Le second événement est du même genre. On prétend que Henri II successeur +d'Othon III éprouva la fidélité de sa femme Cunegunde, en la faisant +marcher pieds nus sur neuf socs de charrue rougis au feu. Cette histoire +rapportée dans tant de Martyrologes, mérite la même réponse que celle de +la femme d'Othon. + +Didier Abbé du Mont Cassin et plusieurs autres Écrivains rapportent un +fait à peu près semblable. En 1063 des Moines de Florence, mécontents de +leur Évêque, allèrent crier à la Ville et à la Campagne «Notre Évêque est +un simoniaque et un scélérat». Et ils eurent, dit-on, la hardiesse de +promettre qu'ils prouveraient cette accusation par l'épreuve du feu. On +prit donc jour pour cette cérémonie, et ce fut le mercredi de la première +semaine du Carême. Deux bûchers furent dressés, chacun de dix pieds de +long sur cinq de large, séparés par un sentier d'un pied et demi de +largeur, rempli de bois sec. Les deux bûchers ayant été allumés et cet +espace réduit en charbons, un Moine Minime, nommé Aldobrandin, passe à +travers sur ce sentier à pas graves et mesurés, et revient même prendre au +milieu des flammes son manipule qu'il avait laissé tomber. Voilà ce que +plusieurs Historiens disent, qu'on ne peut nier qu'en renversant tous les +fondements de l'Histoire; mais il est sûr qu'on ne peut le croire sans +renverser tous les fondements de la Raison. + +Il se peut faire sans-doute qu'un homme passe très-rapidement entre deux +bûchers et même sur des charbons, sans être tout-à-fait brûlé; mais y +passer et y repasser d'un pas grave pour reprendre son manipule, c'est +une de ces aventures de la _Légende Dorée_, dont il n'est plus permis de +parler à des hommes raisonnables. + +La dernière épreuve que je rapporterai, est celle dont on se servit +pour décider en Espagne après la prise de Tolède, si on devait réciter +l'Office Romain, ou celui qu'on appelait Mozarabique. On convint d'abord +unanimement de terminer la querelle par le duel. Deux champions armés de +toutes pièces combattirent dans toutes les règles de la Chevalerie. Don +Ruis de Montania, Chevalier du Missel Mozarabique, fit perdre les arçons à +son adversaire, et le renversa mourant. Mais la Reine qui avait beaucoup +d'inclination pour le Missel Romain, voulut qu'on tentât l'épreuve du feu. +Toutes les Lois de la Chevalerie s'y opposaient. Cependant on jeta au +feu les deux Missels, qui probablement furent brûlés; et le Roi pour ne +mécontenter personne, fit en sorte que quelques Églises prieraient Dieu +selon le Rituel Romain, et que d'autres garderaient le Mozarabique. Dans +la plupart des choses que je viens de rapporter, on croirait lire une +relation des Hottentots ou de Nègres; et il faut l'avouer, nous leur +ressemblons encore en quelque chose. + +Fin du premier Tome. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Abrégé de l'Histoire Universel +e depuis Charlemagne jusques à , by Voltaire + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE *** + +***** This file should be named 18543-8.txt or 18543-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/5/4/18543/ + +Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed +Proofreading Team of Europe. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/18543-8.zip b/18543-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..93c975d --- /dev/null +++ b/18543-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. 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