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+The Project Gutenberg EBook of Abrégé de l'Histoire Universelle depuis
+Charlemagne jusques à Charlequint (Tome , by Voltaire
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Abrégé de l'Histoire Universelle depuis Charlemagne jusques à Charlequint (Tome Premier)
+
+Author: Voltaire
+
+Release Date: June 9, 2006 [EBook #18543]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: UTF-8
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed
+Proofreading Team of Europe. This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+ ABRÉGÉ
+
+ DE
+
+ L'HISTOIRE UNIVERSELLE
+
+ DEPUIS CHARLEMAGNE JUSQUES À CHARLEQUINT.
+
+ par
+
+ Mr. de VOLTAIRE
+
+
+
+
+ TOME PREMIER.
+
+
+
+
+ À LA HAYE,
+ Chez JEAN NEAULME,
+ MDCCLIII.
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT DU LIBRAIRE.
+
+
+J'ai lieu de croire que Mr. de Voltaire ne sera pas fâché de voir que son
+Manuscrit, qu'il a intitulé _Abrégé de l'Histoire Universelle depuis
+Charlemagne jusqu'à Charles-Quint_, et qu'il dit être entre les mains
+de trente Particuliers, soit tombé entre les miennes. Il sait qu'il m'en
+avait flatté dès l'année 1742, à l'occasion de son Siècle de Louis XIV,
+auquel je ne renonçai en 1750, que parce qu'il me dit alors à Postdam,
+où j'étais, qu'il l'imprimait lui-même à ses propres dépens. Ainsi il ne
+s'agit ici que de dire comment cet Abrégé m'est tombé entre les mains, le
+voici.
+
+À mon retour de Paris, en Juin de cette année 1753, je m'arrêtai à
+Bruxelles, où j'eus l'honneur de voir une Personne de mérite, qui en
+étant le possesseur me le fit voir, et m'en fit aussi tout l'éloge
+imaginable, de même que l'histoire du Manuscrit, et de tout ce qui s'était
+passé à l'occasion d'un _Avertissement_ qui se trouve inséré dans le
+_second Volume du mois de Juin 1752 du Mercure de France_, et répété dans
+l'_Épilogueur du 31 Juillet de la même année_, avec la Réponse que l'on y
+a faite, et qui se trouve dans le même _Épilogueur du 7 Août suivant_:
+toutes choses inutiles à relever ici, mais qui m'ont ensuite déterminé à
+acheter des mains de ce Galant-Homme le Manuscrit après avoir été offert
+à l'Auteur, bien persuadé d'ailleurs qu'il était effectivement de Mr. de
+Voltaire; son génie, son style, et surtout son orthographe s'y trouvant
+partout. J'ai changé cette dernière, parce qu'il est notoire que le Public
+a toutes les peines du monde à s'y accoutumer; et c'est ce que l'Auteur
+est prié de vouloir bien excuser.[1]
+
+Je dois encore faire remarquer que par la dernière période de ce Livre,
+il paraît qu'elle fait la clôture de cet Abrégé, qui finit à _Charles VII
+Roi de France_, au lieu que l'Auteur la promet par son Titre jusqu'à
+l'_Empereur Charles-Quint_. Ainsi il est à présumer que ce qui devrait
+suivre, est cette partie différente d'Histoire qui concerne _les Arts_,
+qu'il serait à souhaiter que Mr. de Voltaire retrouvât, ou, pour mieux
+dire, qu'il voulût bien refaire, et la pousser jusqu'au _Siècle de
+Louis XIV_, afin de remplir son plan, et de nous donner ainsi une suite
+d'Histoire qui ferait grand plaisir au Public et aux Libraires.
+
+[Note 1: Dans la présente édition du project Gutenberg nous avons, à
+quelques exceptions près, rétabli l'orthographe actuelle, suivant ainsi
+les conseils de l'École Nationale des Chartes pour l'édition des textes du
+XVIIIe siècle. (http://www.enc.sorbonne.fr/)]
+
+
+
+
+TABLE DES ARTICLES CONTENUS DANS LE TOME PREMIER.
+
+
+--Introduction.
+
+--De la Chine.
+
+--Des Indes, de la Perse, de l'Arabie, et du Mahométisme.
+
+--État de l'Italie et de l'Église Chrétienne.
+
+--Origine de la Puissance des Papes.
+
+--État de l'Église en Orient avant Charlemagne.
+
+--Renouvellement de l'Empire en Occident.
+
+--Des Usages du temps de Charlemagne.
+
+--De la Religion.
+
+--Suite des Usages du temps de Charlemagne, de la Justice, des Lois et
+ Coutumes singulières.
+
+--Louis le Débonnaire.
+
+--État de l'Europe après la mort de Louis le Débonnaire.
+
+--Des Normands vers le IVe Siècle.
+
+--De l'Angleterre vers le IVe Siècle.
+
+--De l'Espagne et des Musulmans aux VIIIe et IXe Siècles.
+
+--De l'Empire de Constantinople aux VIIIe et IXe Siècles.
+
+--De l'Italie, des Papes, et des autres affaires de l'Église aux VIIIe
+ et IXe Siècles.
+
+--État de l'Empire de l'Occident, de l'Italie, et de la Papauté sur la
+ fin du IXe Siècle, dans le cours du Xe et dans la moitié du XIe jusqu'à
+ Henri III.
+
+--De la Papauté au Xe Siècle.
+
+--Suite de l'Empire d'Othon et de l'État de l'Italie.
+
+--De la France vers le temps de Hugues Capet.
+
+--État de la France aux Xe et XIe Siècles.
+
+--Conquête de la Sicile par les Normands.
+
+--Conquête de l'Angleterre par Guillaume Duc de Normandie.
+
+--De l'état où était l'Europe aux Xe et XIe Siècles.
+
+--De l'Espagne et des Mahométans de ce Royaume, jusqu'au commencement
+ du XIIe Siècle.
+
+--De la Religion et de la Superstition de ces temps-là.
+
+
+
+
+INTRODUCTION.
+
+
+Plusieurs esprits infatigables ayant débrouillé autant qu'on le peut, le
+chaos de l'Antiquité, et quelques Génies éloquents ayant écrit l'Histoire
+Universelle jusqu'à Charlemagne, j'ai regretté qu'ils n'aient pas fourni
+une carrière plus longue. J'ai voulu pour m'instruire de ce qu'ils ne
+disent pas, mettre sous mes yeux un précis de l'Histoire, laquelle nous
+intéresse, à mesure qu'elle devient plus moderne.[2]
+
+[Note 2: Les lettres majuscules utilisées dans l'édition de Jean Neaulme
+pour les substantifs tels que Antiquité, Génie, Histoire, etc. sont
+conservées dans la présente édition du project Gutenberg.]
+
+Ma principale idée est de connaître autant que je pourrai, les mœurs
+des Peuples, et d'étudier l'Esprit humain. Je regarderai l'ordre des
+Successions des Rois et la Chronologie comme mes guides, mais non comme
+le but de mon travail. Ce travail serait bien ingrat, si je me bornais à
+vouloir apprendre seulement en quelle année un Prince indigne d'être connu,
+succéda à un Prince barbare.
+
+Il semble en lisant les Histoires, que la Terre n'ait été faite que pour
+quelques Souverains, et pour ceux qui ont servi leurs passions; tout le
+reste est négligé. Les Historiens, semblables en cela aux Rois, sacrifient
+le Genre-Humain à un seul homme. N'y a-t-il donc eu sur la Terre que
+des Princes; et faut-il que presque tous les Inventeurs des Arts soient
+inconnus, tandis qu'on a des suites chronologiques de tant d'hommes qui
+n'ont fait aucun bien ou qui ont fait beaucoup de mal? Autant il faut
+connaître les grandes actions des Souverains qui ont changé la face de la
+Terre, et surtout de ceux qui ont rendu leurs Peuples meilleurs et plus
+heureux; autant on doit ignorer le vulgaire des Rois, qui ne servirait
+qu'à charger la mémoire.
+
+Je me propose de diviser mon étude par Siècles; mais je sens qu'en ne
+présentant à mon esprit que ce qui se fait précisément dans le Siècle
+que j'aurai sous les yeux, je serai obligé de trop partager mon attention
+et de séparer en trop de parties les idées suivies que je veux me
+faire, d'abandonner la recherche d'une Nation, ou d'un Art, ou d'une
+Révolution, que pour ne la reprendre que longtemps après. Je remonterai
+donc quelquefois à la source éloignée d'un Art, d'une Coutume importante,
+d'une Loi, d'une Révolution. J'anticiperai quelquefois, mais le moins que
+je pourrai, et en évitant, autant que ma faiblesse me le permettra, la
+confusion et la dispersion des idées. Je tâcherai de présenter à mon
+esprit une peinture fidèle de ce qui mérite d'être connu dans l'Univers.
+
+Avant de considérer l'état où était l'Europe vers le temps de Charlemagne,
+et les débris de l'Empire Romain, j'examine d'abord s'il n'y a rien qui
+soit digne de mon attention dans le reste de notre Hémisphère. Ce reste
+est douze fois plus étendu que la Domination Romaine, et m'apprend d'abord
+que ces monuments des Empereurs de Rome, chargés des titres de Maîtres et
+de Restaurateurs de l'Univers, sont des témoignages immortels de vanité et
+d'ignorance, non moins que de grandeur.
+
+Frappés de l'éclat de cet Empire, de ses accroissements et de sa chute,
+nous avons dans la plupart de nos Histoires Universelles traité les autres
+hommes comme s'ils n'existaient pas. La Province de la Judée, la Grèce,
+les Romains se sont emparés de toute notre attention; et quand le célèbre
+Bossuet dit un mot des Mahométans, il n'en parle que comme d'un déluge de
+Barbares. Cependant beaucoup de ces Nations possédaient des Arts utiles,
+que nous tenons d'elles: leurs Pays nous fournissaient des commodités et
+des choses précieuses, que la Nature nous a refusées, et vêtus de leurs
+étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs
+inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie,
+nous nous sommes fait avec trop d'injustice une loi de les ignorer.
+
+
+
+
+ ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE UNIVERSELLE.
+
+
+
+
+DE LA CHINE.
+
+
+En portant ma vue aux extrémités de l'Orient, je considère en premier
+lieu l'Empire de la Chine, qui dès lors était plus vaste que celui de
+Charlemagne, surtout en joignant la Corée et le Tonkin[3], Provinces alors
+tributaires des Chinois, environ 29 degrés de longitude et 24 en latitude,
+forment son étendue. Le corps de cet État subsiste avec splendeur depuis
+plus de 4000 ans, sans que les lois, les mœurs, le langage, la manière
+même de s'habiller aient souffert d'altération sensible.
+
+Son Histoire incontestable et la seule qui soit fondée sur des
+observations célestes, remonte par la Chronologie la plus sûre, jusqu'à
+une Éclipse calculée 2155 ans avant notre Ère vulgaire, et vérifiée par
+les Mathématiciens missionnaires, qui envoyés dans les derniers siècles
+chez cette Nation inconnue, l'ont admirée et l'ont instruite. Le Père
+Gaubil a examiné une suite de 36 Éclipses de Soleil, rapportées dans
+les Livres de Confucius, et il n'en a trouvé que deux douteuses et deux
+fausses.
+
+Il est vrai qu'Alexandre avait envoyé de Babylone en Grèce les
+observations des Chaldéens, qui remontaient à 400 années plus haut que les
+Chinois, et c'est sans contredit le plus beau monument de l'Antiquité:
+mais ces Éphémérides de Babylone n'étaient point liées à l'Histoire des
+faits: les Chinois au contraire ont joint l'Histoire du Ciel à celle de la
+Terre, et ont ainsi justifié l'une par l'autre.
+
+Deux cent trente ans au-delà du jour de l'Éclipse (calculée 2155 ans
+avant notre Ère vulgaire) leur Chronologie atteint sans interruption et
+par les témoignages les plus authentiques, jusqu'à l'Empereur Hiao,
+habile Mathématicien pour son temps, qui travailla lui-même à réformer
+l'Astronomie, et qui dans un règne d'environ 80 ans, chercha à rendre les
+hommes éclairés et heureux. Son nom est encore en vénération en la Chine,
+comme l'est en Europe celui des Titus, des Trajans, et des Antonins.
+
+Avant ce Grand-homme, on trouve encore six Rois ses prédécesseurs; mais
+la durée de leur règne est incertaine. Je crois qu'on ne peut mieux faire
+dans ce silence de la Chronologie, que de recourir à la règle de Newton,
+qui ayant composé une année commune des années qu'ont régné les Rois de
+différents Pays, réduit chaque règne à 22 ans ou environ. Suivant ce
+calcul, d'autant plus raisonnable qu'il est plus modéré, ces six Rois
+auront régné à peu près 130 ans, ce qui est bien plus conforme à l'ordre
+de la nature, que les 250 ans qu'on donne, par exemple, aux sept Rois de
+Rome; et que tant d'autres calculs démentis par l'expérience de tous les
+temps.
+
+Le premier de ces Rois, nommé Fohi, régnait donc 25 siècles au moins
+avant l'Ère vulgaire, au temps que les Babyloniens avaient déjà une
+suite d'observations astronomiques: et dès lors la Chine obéissait à
+un Souverain. Ses 15 Royaumes réunis sous un seul homme, prouvent que
+longtemps auparavant cet État était très peuplé, policé, partagé en
+beaucoup de Souverainetés; car jamais un grand État ne s'est formé que de
+plusieurs petits; c'est l'ouvrage du temps, de la politique et du courage.
+
+La Chine était au temps de Charlemagne comme longtemps auparavant,
+et surtout aujourd'hui, plus peuplée encore que vaste. Le dernier
+dénombrement dont nous avons connaissance, fait seulement dans les 15
+Provinces qui composent la Chine proprement dite, monte jusqu'à près de
+60 millions d'hommes capables d'aller à la guerre; en ne comptant ni les
+soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus de 60 ans, ni la jeunesse
+au-dessous de 20 ans, ni les Mandarins, ni la multitude des Lettrés, ni
+les Bonzes, encore moins les Femmes qui sont partout en pareil nombre que
+les hommes à un 13 ou 14 près, selon les observations de ceux qui ont
+calculé avec le plus d'exactitude ce qui concerne le Genre-humain. À ce
+compte il paraît impossible qu'il y ait moins de 130 millions d'habitants
+à la Chine: notre Europe n'en a pas probablement beaucoup davantage, à
+compter (en exagérant) 20 millions en France, 25 en Allemagne, et le reste
+à proportion.
+
+On ne doit donc pas être surpris, si les Villes Chinoises sont immenses;
+si Pékin,[3] la nouvelle Capitale de l'Empire, a près de six de nos grandes
+lieues de circonférence, et renferme environ quatre millions de Citoyens:
+si Nankin,[3] l'ancienne Métropole, en avait autrefois davantage: si une
+simple Bourgade nommée Quientzeng, où l'on fabrique la Porcelaine,
+contient environ un million d'habitants.
+
+[Note 3: «Tonquin, Pequin et Nanquin»: dans le texte ci-dessous la lettre
+«k» sera de même substituée aux deux lettres «qu» de l'édition originale
+de Jean Neaulme.]
+
+Les Forces de cet État consistent selon les relations des hommes les plus
+intelligents qui aient jamais voyagé, dans une Milice d'environ 800000
+soldats bien entretenus; cinq cent soixante et dix mille chevaux sont
+nourris ou dans les écuries ou dans les pâturages de l'Empereur, pour
+monter les gens de guerre, pour les voyages de la Cour, et pour les
+courriers publics. Plusieurs Missionnaires, que l'Empereur Cang-hi dans
+ces derniers temps approcha de sa personne par amour pour les Sciences,
+rapportent qu'ils l'ont suivi dans ces chasses magnifiques vers la grande
+Tartarie, où 100000 cavaliers et 60000 hommes de pied marchaient en ordre
+de bataille.
+
+Les Villes Chinoises n'ont jamais eu d'autres fortifications que
+celles que le bon-sens a inspiré à toutes les Nations, avant l'usage
+de l'Artillerie. Un fossé, un rempart, une forte muraille et des tours,
+depuis même que les Chinois se servent de canons, ils n'ont point suivi le
+modèle de nos Places de guerre; mais au-lieu qu'ailleurs on fortifie des
+Places, les Chinois ont fortifié leur Empire. La grande muraille qui
+séparait et défendait la Chine des Tartares, bâtie cent trente-sept ans
+avant notre Ère, subsiste encore dans un contour de 500 lieues, s'élève
+sur des montagnes, descend dans des précipices, ayant presque partout 20
+de nos pieds de largeur sur plus de 30 de hauteur. Monument supérieur aux
+Pyramides d'Égypte par son utilité, comme par son immensité.
+
+Ce rempart n'a pu empêcher les Tartares de profiter dans la suite des
+temps des divisions de la Chine, et de la subjuguer; mais la constitution
+de l'État n'en a été ni affaiblie ni changée. Le Pays des Conquérants est
+devenu une partie de l'État conquis, et les Tartares Mandchous, maîtres
+aujourd'hui de la Chine, n'ont fait autre chose que se soumettre les armes
+à la main aux Lois du Pays dont ils ont envahi le Trône.
+
+Le revenu ordinaire de l'Empereur se monte, selon les supputations
+les plus vraisemblables, à deux cents millions d'onces d'argent. Il est
+à remarquer que l'once d'argent ne vaut pas cent de nos sous valeur
+intrinsèque, comme le dit l'Histoire de la Chine; car il n'y a point de
+valeur intrinsèque numéraire; mais à prendre le marc de notre argent à
+50 de nos livres de compte, cette somme revient à 1250 millions de notre
+monnaie en 1740. Je dis en ce temps; car cette valeur arbitraire n'a que
+trop changé parmi nous, et changera peut-être encore: c'est à quoi ne
+prennent pas assez garde les Écrivains plus instruits des livres que
+des affaires, qui évaluent souvent l'argent étranger d'une manière fort
+fautive.
+
+Ils ont eu des Monnaies d'or et d'argent frappées avec le coin, longtemps
+avant que les Dariques fussent frappés en Perse. L'Empereur Cang-hi avait
+rassemblé une suite de 3000 de ces monnaies, parmi lesquelles il y en
+avait beaucoup des Indes; autre preuve de l'ancienneté des Arts dans
+l'Asie; mais depuis longtemps l'or n'est plus une mesure commune à la
+Chine, il y est marchandise comme en Hollande, l'argent n'y est plus
+monnaie: le poids et le titre en font le prix; on n'y frappe plus que du
+cuivre, qui seul dans ce Pays a une valeur arbitraire. Le Gouvernement
+dans des temps difficiles a passé en papier, comme on a fait depuis dans
+plus d'un État de l'Europe; mais jamais la Chine n'a eu l'usage des
+Banques publiques, qui augmentent les richesses d'une Nation, en
+multipliant son crédit.
+
+Ce Pays favorisé de la Nature possède presque tous les fruits de notre
+Europe, et beaucoup d'autres qui nous manquent. Le Blé, le Riz, la Vigne,
+les Légumes, les Arbres de toutes espèces y couvrent la terre; mais les
+Peuples n'ont jamais fait de Vin, satisfaits d'une liqueur assez forte
+qu'ils savent tirer du riz.
+
+L'Insecte précieux qui produit la Soie, est originaire de la Chine; c'est
+de-là qu'il passa en Perse assez tard avec l'Art de faire des étoffes, du
+duvet qui les couvre; et ces étoffes étaient si rares du temps même de
+Justinien, que la Soie se vendait en Europe au poids de l'or.
+
+Le Papier fin et d'un blanc éclatant était fabriqué chez les Chinois de
+temps immémorial, on en faisait avec les filets de bois de Bambou bouilli.
+On ne connaît pas la première époque de la Porcelaine et de ce beau Vernis
+qu'on commence à imiter et à égaler en Europe.
+
+Ils savent depuis 2000 ans fabriquer le Verre, mais moins beau et moins
+transparent que le nôtre.
+
+L'Imprimerie y fut inventée par eux du temps de Jules César. On sait
+que cette Imprimerie est une gravure sur des planches de bois, telle
+que Gutenberg la pratiqua le premier à Mayence au XIVe Siècle. L'Art de
+graver les caractères sur le bois, est plus perfectionné à la Chine; notre
+méthode d'employer les caractères mobiles et de fonte, beaucoup supérieure
+à la leur, n'a point encore été adoptée par eux, tant ils sont attachés à
+leurs anciens usages.
+
+Ils avaient un peu de Musique, mais si informe et si grossière, qu'ils
+ignoraient les semi-tons.
+
+L'usage des Cloches est chez eux de la plus haute antiquité. Ils ont
+cultivé la Chimie, et sans devenir jamais bons Physiciens, ils ont inventé
+la poudre; mais ils ne s'en servaient que dans des Fêtes, dans l'Art des
+Feux d'artifice, où ils ont surpassé les autres Nations. Ce furent les
+Portugais qui dans ces derniers Siècles leur ont enseigné l'usage de
+l'Artillerie, et ce sont les Jésuites qui leur ont appris à fondre le
+Canon. Si les Chinois ne s'appliquent pas à inventer ces instruments
+destructeurs, il ne faut pas en louer leur vertu, puisqu'ils n'en ont pas
+moins fait la guerre.
+
+Jamais leur Géométrie n'alla au-delà des simples éléments. Ils poussèrent
+plus loin l'Astronomie, en tant qu'elle est la science des yeux et le
+fruit de la patience. Ils observèrent le Ciel assidûment, remarquèrent
+tous les phénomènes, et les transmirent à la postérité. Ils divisèrent,
+comme nous, le cours du Soleil en 365 parties. Ils connurent, mais
+confusément, la précision des Équinoxes et des Solstices. Ce qui mérite
+peut-être le plus d'attention, c'est que de temps immémorial ils partagent
+le mois en semaines de sept jours.
+
+On montre encore les instruments dont se servit un de leurs fameux
+Astronomes mille ans avant notre Ère, dans une Ville qui n'est que du
+troisième ordre.
+
+Nankin, l'ancienne Capitale, conserve un Globe de bronze, que trois
+hommes ne peuvent embrasser, porté sur un cube de cuivre qui s'ouvre, et
+dans lequel on fait entrer un homme pour tourner ce Globe, sur lequel sont
+tracés les méridiens et les parallèles.
+
+Pékin a un Observatoire rempli d'Astrolabes et de Sphères armillaires;
+instruments à-la-vérité inférieurs aux nôtres pour l'exactitude, mais
+témoignages célèbres de la supériorité des Chinois sur les autres Peuples
+d'Asie.
+
+La Boussole qu'ils connaissaient, ne servait pas à son véritable usage de
+guider la route des Vaisseaux. Ils ne naviguaient que près des côtes;
+possesseurs d'une terre qui fournit tout, ils n'avaient pas besoin d'aller,
+comme nous, au bout du Monde. La Boussole, ainsi que la Poudre à tirer,
+était pour eux une simple curiosité, et ils n'en étaient pas plus à
+plaindre.
+
+Il est étrange que leur Astronomie et leurs autres Sciences soient en même
+temps si anciennes chez eux et si bornées: ce qui est moins étonnant,
+c'est la crédulité avec laquelle ces Peuples ont toujours joint leurs
+erreurs de l'Astrologie judiciaire aux vraies Connaissances célestes.
+
+Cette superstition a été celle de tous les hommes, et il n'y a pas
+longtemps que nous en sommes guéris, tant l'erreur semble faite pour le
+Genre humain.
+
+Si on cherche pourquoi tant d'Arts et de Sciences cultivées sans
+interruption depuis si longtemps à la Chine, ont cependant fait si peu de
+progrès, il y en a peut-être deux raisons; l'une est le respect prodigieux
+que ces Peuples ont pour ce qui leur a été transmis par leurs Pères, et
+qui rend parfait à leurs yeux tout ce qui est ancien, l'autre est la
+nature de leur Langue, premier principe de toutes les connaissances.
+
+L'Art de faire connaître ses idées par l'écriture, qui devrait n'être
+qu'une méthode très-simple, est chez eux ce qu'ils ont de plus difficile.
+Chaque mot a des caractères différents: un Savant à la Chine est celui
+qui connaît le plus de ces caractères, quelques-uns sont arrivés à la
+vieillesse avant de savoir bien écrire.
+
+Ce qu'ils ont le plus connu, le plus cultivé, le plus perfectionné,
+c'est la Morale et les Lois. Le respect des enfants pour les Pères est le
+fondement du Gouvernement Chinois. L'autorité paternelle n'y est jamais
+affaiblie. Un fils ne peut plaider contre son Père qu'avec le consentement
+de tous les parents, des amis, et des Magistrats. Les Mandarins lettrés
+y sont regardés comme les Pères des Villes et des Provinces, et le Roi
+comme le Père de l'Empire. Cette idée enracinée dans les cœurs, forme une
+famille de cet État immense.
+
+Tous les vices y existent comme ailleurs, mais plus réprimés par le frein
+des Lois.
+
+Les cérémonies continuelles qui y gênent la société, et dont l'amitié
+seule se défait dans l'intérieur des maisons, ont établi dans toutes les
+Nations une retenue et une honnêteté qui donne à la fois aux mœurs de
+la gravité et de la douceur. Ces qualités s'étendent jusqu'au dernier du
+peuple. Des Missionnaires racontent que souvent dans des Marchés publics,
+au milieu de ces embarras et de ces confusions qui excitent dans nos
+Contrées des clameurs si barbares et des emportements si fréquents et
+si odieux, ils ont vu les Paysans se mettre à genoux les uns devant
+les autres selon la coutume du Pays, se demander pardon de l'embarras
+dont chacun s'accusait, s'aider l'un l'autre, et débarrasser tout avec
+tranquillité.
+
+Dans les autres Pays les Lois punissent les Crimes; à la Chine elles font
+plus, elles récompensent la Vertu. Le bruit d'une action généreuse et rare
+se répand-il dans une Province, le Mandarin est obligé d'en avertir
+l'Empereur, et l'Empereur envoie une marque d'honneur à celui qui l'a si
+bien mérité. Cette Morale, cette obéissance aux Lois, jointe à l'adoration
+d'un Être suprême, forment la Religion de la Chine, celle des Empereurs et
+des Lettrés. L'Empereur est de temps immémorial le premier Pontife, c'est
+lui qui sacrifie au _Tien_, au Souverain du Ciel et de la Terre. Il doit
+être le premier Philosophe, le premier Prédicateur de l'Empire; ses Édits
+sont presque toujours des instructions qui animent à la vertu.
+
+Congfutsée que nous appelons _Confucius_, qui vivait il y a 2300 ans,
+un peu avant Pythagore, rétablit cette Religion, laquelle consiste à être
+juste. Il l'enseigna et la pratiqua dans la grandeur, dans l'abaissement,
+tantôt premier Ministre du Roi tributaire de l'Empereur, tantôt exilé,
+fugitif et pauvre. Il eut de son vivant 5000 disciples, et après sa
+mort ses disciples furent les Empereurs, les _Colao_, c'est-à-dire les
+Mandarins, les Lettrés, et tout ce qui n'est pas peuple.
+
+Sa famille subsiste encore, et dans un Pays où il n'y a d'autre Noblesse
+que celle des services actuels, elle est distinguée des autres familles en
+mémoire de son Fondateur: pour lui, il a tous les honneurs, non pas les
+honneurs divins qu'on ne doit à aucun homme, mais ceux que mérite un homme,
+qui a donné de la Divinité les idées les plus saines que puisse former
+l'esprit humain sans Révélation.
+
+Quelque temps avant lui, Lao-Kum avait introduit une Secte, qui croit aux
+Esprits malins, aux Enchantements, aux Prestiges. Une Secte semblable
+à celle d'Épicure fut reçue et combattue à la Chine 500 ans avant
+JÉSUS-CHRIST: mais dans le premier Siècle de notre Ère, ce Pays fut inondé
+de la superstition des Bonzes. Ils apportèrent des Indes l'idole de _Fo_
+ou de _Foé_, adoré sous différents noms par les Japonais et les Tartares,
+prétendu Dieu descendu sur la Terre, à qui on rend le culte le plus
+ridicule, et par conséquent le plus fait pour le Vulgaire. Cette Religion
+née dans les Indes près de mille ans avant JÉSUS-CHRIST, a infecté
+l'Asie orientale; c'est ce Dieu que prêchent les _Bonzes_ à la Chine,
+les _Talapoins_ à Siam, les _Lamas_ en Tartarie. C'est en son nom qu'ils
+promettent une vie éternelle, et que des milliers de Bonzes consacrent
+leurs jours à des exercices de pénitence, qui effrayent la nature.
+Quelques-uns passent leur vie nus et enchaînés; d'autres portent un carcan
+de fer, qui plie leurs corps en deux et tient leur front toujours baissé
+à terre. Leur fanatisme se subdivise à l'infini. Ils passent pour chasser
+des Démons, pour opérer des miracles; ils vendent aux peuples la rémission
+des péchés. Cette Secte séduit quelquefois des Mandarins, et par une
+fatalité qui montre que la même superstition est de tous les Pays,
+quelques Mandarins se sont fait tondre en Bonzes par piété.
+
+Ce sont eux qui dans la Tartarie ont à leur tête le _Dailama_, Idole
+vivante qu'on adore, et c'est là peut-être le triomphe de la Superstition
+humaine.
+
+Ce _Dailama_, successeur et vicaire du Dieu _Fo_, passe pour immortel.
+Les Prêtres nourrissent toujours un jeune _Lama_ désigné successeur secret
+du Souverain Pontife, qui prend sa place dès que celui-ci, qu'on croit
+immortel, est mort. Les Princes Tartares ne lui parlent qu'à genoux. Il
+décide souverainement tous les points de Foi sur lesquels les Lamas sont
+divisés. Enfin il s'est depuis quelque temps fait Souverain du Tibet à
+l'occident de la Chine. L'Empereur reçoit ses Ambassadeurs, et lui en
+envoie avec des présents considérables.
+
+Ces Sectes sont tolérées à la Chine pour l'usage du Vulgaire, comme des
+aliments grossiers faits pour le nourrir; tandis que les Magistrats et
+les Lettrés séparés en tout du peuple, se nourrissent d'une substance plus
+pure. Confucius gémissait pourtant de cette foule d'erreurs: _Pourquoi_,
+dit-il dans un de ses Livres, _y a-t-il plus de crimes chez la populace
+ignorante que parmi les Lettrés? C'est que le peuple est gouverné par les
+Bonzes_.
+
+Beaucoup de Lettrés sont à-la-vérité tombés dans le Matérialisme, mais
+leur Morale n'en a point été altérée. Ils pensent que la vertu est si
+nécessaire aux hommes, et si aimable par elle-même, qu'on n'a pas même
+besoin de la connaissance d'un Dieu pour la suivre.
+
+On prétend que vers le VIIIe Siècle, du temps de Charlemagne, la Religion
+Chrétienne était connue à la Chine. On assure que nos Missionnaires ont
+trouvé dans la Province de Kinski une inscription en caractères Syriaques
+et Chinois. Ce monument qu'on voit tout au long dans Kirker, atteste qu'un
+Évêque nommé Olopuen, partit de Judée l'an de Notre Seigneur 636 pour
+annoncer l'Évangile; qu'aussitôt qu'il fut arrivé au faubourg de la Ville
+Impériale, l'Empereur envoya un Colao au devant de lui, et lui fit bâtir
+une Église Chrétienne, etc. La date de l'inscription est de l'année 782.
+
+Ce monument est peut-être une de ces fraudes pieuses, qu'on s'est toujours
+trop aisément permises. Ce nom d'_Olopuen_, qui est Espagnol, rend déjà
+le monument bien suspect. Cet empressement d'un Empereur de la Chine à
+envoyer à cet Olopuen un Grand de sa Cour, est plus suspect encore dans
+un Pays où il était défendu sous peine de mort aux Étrangers de passer
+les frontières. La date de l'inscription ne porte-t-elle pas encore
+le caractère du mensonge? Les Prêtres et les Évêques de Jérusalem ne
+comptaient point leurs années au VIIe Siècle, comme on les compte dans
+ce monument. L'Ère Vulgaire de Denys le Petit n'est point reçue chez les
+Nations Orientales, et on ne commença même à s'en servir en Occident
+que vers le temps de Charlemagne. De plus, comment cet Olopuen aurait-il
+pu, en arrivant, se faire entendre dans une Langue qu'on peut à peine
+apprendre en dix années; et comment un Empereur eut-il fait tout d'un coup
+bâtir une Église Chrétienne en faveur d'un Étranger qui aurait bégayé par
+interprète une Religion si nouvelle?
+
+Il est donc probable qu'au temps de Charlemagne, la Religion Chrétienne
+était absolument inconnue à la Chine.
+
+Je me réserve à jeter les yeux sur Siam, sur le Japon, et sur tout ce qui
+est situé vers l'Orient et le Midi, lorsque je serai parvenu au temps où
+l'industrie des Européens s'est ouvert un chemin facile à ces extrémités
+de notre Hémisphère.
+
+
+
+
+DES INDES, DE LA PERSE, DE L'ARABIE ET DU MAHOMÉTISME.
+
+
+En me ramenant vers l'Europe, je trouve d'abord l'Inde ou l'Indoustan,
+Contrée un peu moins vaste que la Chine, et plus connue par les denrées
+précieuses que l'industrie des Négociants en a tiré dans tous les temps,
+que par des relations exactes.
+
+Une chaîne de montagnes peu interrompues, semble en avoir fixé les limites
+entre la Chine, la Tartarie et la Perse. Le reste est entouré de mers.
+Cependant l'Inde en-deçà du Gange fut longtemps soumise aux Persans, et
+voilà pourquoi Alexandre, vengeur de la Grèce et vainqueur de Darius,
+poussa ses conquêtes jusqu'aux Indes tributaires de son ennemi. Depuis
+Alexandre les Indiens avaient vécu dans la liberté et dans la mollesse
+qu'inspirent la valeur du climat et la richesse de la terre.
+
+Les Grecs y voyageaient avant Alexandre pour y chercher la Science. C'est
+là que le célèbre Pilpay écrivit, il y a 2300 années, ces _Fables Morales_,
+traduites dans presque toutes les Langues du Monde. Le Jeu des Échecs y
+fut inventé. Les Chiffres dont nous nous servons, et que les Arabes nous
+ont apporté vers le temps de Charlemagne, nous viennent de l'Inde.
+Peut-être les anciennes Médailles, dont les Curieux Chinois font tant de
+cas, sont une preuve que les Arts furent cultivés aux Indes avant d'être
+connus des Chinois.
+
+On y a de temps immémorial divisé la route annuelle du Soleil en douze
+parties. L'année des Bracmanes et des plus anciens Gymnosophistes commença
+toujours, quand le Soleil entrait dans la Constellation qu'ils nomment
+_Moscham_, et qui est pour nous le Bélier. Leurs Semaines furent toujours
+de sept jours: division que les Grecs ne connurent jamais. Leurs Jours
+portent les noms des sept Planètes. Le Jour du Soleil est appelé chez
+eux _Mitradinam_, reste à savoir si ce mot _Mitra_, qui chez les Perses
+signifie aussi le Soleil, est originairement un terme de la Langue des
+Mages, ou de celle des Sages de l'Inde. Il est bien difficile de dire,
+laquelle des deux Nations enseigna l'autre; mais s'il s'agissait de
+décider entre les Indes et l'Égypte, je croirais les Sciences bien plus
+anciennes dans les Indes. Ma conjecture est fondée sur ce que le terrain
+des Indes est bien plus aisément habitable que le terrain voisin du Nil,
+dont les débordements dûrent longtemps rebuter les premiers Colons, avant
+qu'ils eussent dompté ce fleuve en creusant des canaux. Le sol des Indes
+est d'ailleurs d'une fertilité bien plus variée, et qui a dû exciter
+davantage la curiosité et l'industrie humaine: mais il ne paraît pas que
+la Science du Gouvernement et de la Morale y ait été perfectionnée autant
+que chez les Chinois.
+
+La Superstition y a dès longtemps étouffé les Sciences qu'on y venait
+apprendre dans les temps reculés. Les Bonzes et les Bramins,[4] successeurs
+des Bracmanes[4], y soutiennent la doctrine de la Métempsycose. Ils y
+répandent d'ailleurs l'abrutissement avec l'erreur: ils engagent, quand
+ils peuvent, les femmes à se brûler sur le corps de leurs maris morts. Les
+vastes Côtes de Coromandel sont en proie à ces coutumes affreuses, que le
+Gouvernement Mahométan n'a pu encore détruire.
+
+[Note 4: Orthographe originale de l'édition de Jean Neaulme (1753).]
+
+Ces Bramins, qui entretiennent dans le peuple la plus stupide idolâtrie,
+ont pourtant entre leurs mains un des plus anciens Livres du Monde, écrit
+par leurs premiers Sages, dans lequel on ne reconnaît qu'un seul Être
+suprême. Ils conservent précieusement ce témoignage qui les condamne. Ils
+prêchent des erreurs qui leur sont utiles, et cachent une vérité qui ne
+serait que respectable.
+
+Dans ce même Indoustan sur les Côtes de Malabar et de Coromandel, on est
+surpris de trouver des Chrétiens établis depuis environ 1200 ans. Ils se
+nomment les Chrétiens de St. Thomas. Un Marchand Chrétien de Syrie nommé
+_Mar Thomas_ (_Mar_ signifie _Monsieur_) y établit sa religion avec son
+commerce. Il y laissa une nombreuse famille, des Facteurs, des Ouvriers,
+qui s'étant un peu multipliés, ont depuis douze Siècles conservé la
+Religion de _Mar Thomas_, qu'on n'a pas manqué de prendre ensuite pour
+St. Thomas l'Apôtre.
+
+Ces Chrétiens ne connaissaient ni la Suprématie de Rome, ni la
+Transubstantiation, ni plusieurs Sacrements, ni le Purgatoire, ni le Culte
+des Images. Nous verrons en son temps comment de nouveaux Missionnaires
+leur ont appris ce qu'ils ignoraient.
+
+En remontant vers la Perse, on y trouve un peu avant le temps qui me
+sert d'époque, la plus grande et la plus prompte révolution que nous
+connaissions sur la Terre.
+
+Une nouvelle Domination, une Religion et des Mœurs jusqu'alors inconnues,
+avaient changé la face de ces Contrées; et ce changement s'étendait déjà
+fort avant en Asie, en Afrique et en Europe.
+
+Pour me faire une idée du Mahométisme qui a donné une nouvelle forme à
+tant d'Empires, je me rappellerai d'abord les parties du Monde qui lui
+furent les premières soumises.
+
+La Perse avait étendu sa domination avant Alexandre, de l'Égypte à la
+Bactriane au-delà du Pays où est aujourd'hui Samarcande, et de la Thrace
+jusqu'au Fleuve de l'Inde.
+
+Divisée et resserrée sous les Séleucides, elle avait repris des
+accroissements sous Arsaces le Parthien 250 ans avant JÉSUS-CHRIST. Les
+Arsacides n'eurent ni la Syrie, ni les Contrées qui bordent le Pont-Euxin;
+mais ils disputèrent avec les Romains de l'Empire de l'Orient, et leur
+opposèrent toujours des barrières insurmontables.
+
+Du temps d'Alexandre Sévère, vers l'an 226, Artaxare enleva ce Royaume et
+rétablit l'Empire des Perses, dont l'étendue ne différait guères alors de
+ce qu'elle est de nos jours.
+
+Au milieu de toutes ces révolutions, l'ancienne Religion des Mages
+s'était toujours soutenue en Perse, et ni les Dieux des Grecs, ni d'autres
+Divinités n'avaient prévalu.
+
+Noushirvan ou Cosroés le Grand, sur la fin du VIe Siècle, avait étendu
+son empire dans une partie de l'Arabie pétrée et de celle qu'on nommait
+heureuse. Il en avait chassé des Abyssins Chrétiens, qui l'avaient
+envahie. Il proscrivit autant qu'il le put le Christianisme de ses propres
+États, forcé à cette sévérité par le crime d'un fils de sa femme, qui
+s'étant fait Chrétien, se révolta contre lui.
+
+La dernière année du règne de ce fameux Roi, naquit Mahomet à la Mecque
+dans l'Arabie pétrée en 570. Son Pays défendait alors sa liberté contre
+les Perses et contre ces Princes de Constantinople, qui retenaient
+toujours le nom d'Empereurs Romains.
+
+Les enfants du Grand Noushirvan, indignes d'un tel Père, désolaient la
+Perse par des guerres civiles et par des parricides. Les successeurs du
+sage Justinien avilissaient le nom de l'Empire. Maurice venait d'être
+détrôné par les armes de Phocas, et par les intrigues du Patriarche
+Ciriaque et de quelques Évêques, que Phocas punit ensuite de l'avoir
+servi. Le sang de Maurice et de ses cinq fils avait coulé sous la main
+du bourreau; et le Pape Grégoire le Grand, ennemi des Patriarches de
+Constantinople, tâchait d'attirer le Tyran Phocas dans son parti, en lui
+prodiguant des louanges, et en condamnant la mémoire de Maurice, qu'il
+avait loué pendant sa vie.
+
+L'Empire de Rome en Occident était anéanti, un déluge de Barbares, Goths,
+Hérules, Huns, Vandales inondaient l'Europe, quand Mahomet jetait dans les
+Déserts de l'Arabie les fondements de la Religion et de la Puissance
+Musulmane.
+
+On sait que Mahomet était le cadet d'une famille pauvre, qu'il fut
+longtemps au service d'une femme de la Mecque, nommée Caditscha, laquelle
+exerçait le négoce; qu'il l'épousa, et qu'il vécut obscur jusqu'à l'âge
+de quarante ans. Il ne déploya qu'à cet âge les talents qui le rendaient
+supérieur à ses compatriotes. Il avait une éloquence vive et forte,
+dépouillée d'art et de méthode, telle qu'il la fallait à des Arabes; un
+air d'autorité et d'insinuation, animé par des yeux perçants et par une
+physionomie heureuse; l'intrépidité d'Alexandre, sa libéralité, et la
+sobriété dont Alexandre aurait eu besoin pour être un grand-homme en tout.
+
+L'amour, qu'un tempérament ardent lui rendait nécessaire, et qui lui
+donna tant de femmes et de concubines, n'affaiblit ni son courage, ni
+son application, ni sa santé. C'est ainsi qu'en parlent les Arabes
+contemporains, et ce portrait est justifié par ses actions.
+
+Après avoir bien connu le caractère de ses concitoyens, leur ignorance,
+leur crédulité et leur disposition à l'enthousiasme, il vit qu'il
+pouvait s'ériger en Prophète. Il feignit des révélations, il parla, il
+se fit croire d'abord dans sa maison, ce qui était probablement le plus
+difficile. En trois ans il eut quarante-deux disciples persuadés; Omar,
+son persécuteur, devint son Apôtre; au bout de cinq ans il en eut 114.
+
+Il enseignait aux Arabes adorateurs des Étoiles, qu'il ne fallait adorer
+que le Dieu qui les a faites: que les Livres des Juifs et des Chrétiens
+s'étant corrompus et falsifiés, on devait les avoir en horreur: qu'on
+était obligé sous peine de châtiment éternel de prier cinq fois par jour;
+de donner l'aumône; et surtout, en ne reconnaissant qu'un seul Dieu, de
+croire en Mahomet son dernier Prophète; enfin de hasarder sa vie pour sa
+foi.
+
+Il défendit l'usage du Vin, parce que l'abus en est trop dangereux. Il
+conserva la Circoncision pratiquée par les Arabes, ainsi que par les
+anciens Égyptiens, instituée probablement pour prévenir ces abus de la
+première puberté, qui énervent souvent la jeunesse. Il permit aux hommes
+la pluralité des femmes, usage immémorial de tout l'Orient. Il n'altéra
+en rien la Morale, qui a toujours été la même dans le fond chez tous les
+hommes, et qu'aucun Législateur n'a jamais corrompue.
+
+Il proposait pour récompense une Vie éternelle, où l'Âme serait enivrée
+de tous les plaisirs spirituels, et où le Corps ressuscité avec ses sens
+goûterait par ces sens même toutes les voluptés qui lui sont propres.
+
+Sa Religion s'appela l'_Islamisme_,[5] qui signifie _résignation
+à la volonté de Dieu_. Le Livre qui la contient, s'appela _Coran_,
+c'est-à-dire le _Livre_, ou l'_Écriture_, ou _la Lecture par excellence_.
+
+[Note 5: Écrit «Ismamisme» dans l'édition originale de Jean Neaulme
+(1753).]
+
+Tous les Interprètes de ce Livre conviennent que sa morale est contenue
+dans ces paroles: _Recherchez qui vous chasse; donnez à qui vous offense;
+pardonnez à qui vous offense; faites du bien à tous; ne contestez point
+avec les Ignorants_.
+
+Parmi les déclamations incohérentes, dont ce Livre est rempli selon le
+goût Oriental, on ne laisse pas de trouver des morceaux qui peuvent
+paraître sublimes. Mahomet, par exemple, en parlant de la cessation du
+Déluge, s'exprime ainsi. _Dieu dit, Terre engloutis tes eaux, Ciel puise
+les ondes que tu a versées: le Ciel et la Terre obéirent_.
+
+Sa définition de Dieu est d'un genre plus véritablement sublime.
+On lui demandait quel était cet _Alla_ qu'il annonçait: _C'est celui_,
+répondit-il, _qui tient l'être de soi-même, et de qui les autres le
+tiennent; qui n'engendre point, et qui n'est point engendré; et à qui
+rien n'est semblable dans toute l'étendue des Êtres_.
+
+Il est vrai que les contradictions, les absurdités, les anachronismes sont
+répandues en foule dans ce Livre. On y voit surtout une ignorance profonde
+de la Physique la plus simple et la plus connue. C'est-là la pierre de
+touche des Livres que les fausses Religions prétendent écrits par la
+Divinité; car Dieu n'est ni absurde ni ignorant; mais le Vulgaire qui ne
+voit point ces fautes, les adore, et les Docteurs emploient un déluge de
+paroles pour les pallier.
+
+Quelques personnes ont cru sur un passage équivoque de l'Alcoran, que
+Mahomet ne savait ni lire ni écrire; ce qui ajouterait encore aux prodiges
+de ses succès: mais il n'est pas vraisemblable qu'un homme qui avait été
+négociant si longtemps, ne sût pas ce qui est si nécessaire au négoce:
+encore moins est-il probable, qu'un homme si instruit des Histoires et des
+Fables de son Pays, ignorât ce que savaient tous les enfants de sa Patrie.
+D'ailleurs les Auteurs Arabes rapportent qu'en mourant, Mahomet demanda
+une plume et de l'encre.
+
+Persécuté à la Mecque, sa fuite qu'on nomme _Égire_, devint l'époque de sa
+gloire et de la fondation de son Empire. De fugitif il devint conquérant;
+réfugié à Médine, il y persuada le peuple et l'asservit: il battit d'abord
+avec 113 hommes les Mecquois, qui étaient venus fondre sur lui au nombre
+de mille. Cette victoire, qui fut un miracle aux yeux de ses Sectateurs,
+les persuada que Dieu combattait pour eux, comme eux pour lui. Dès la
+première victoire, ils espérèrent la conquête du Monde. Mahomet prit la
+Mecque, vit ses persécuteurs à ses pieds, conquit en neuf ans par la
+parole et par les armes toute l'Arabie, Pays aussi grand que la Perse,
+et que les Perses ni les Romains n'avaient pu conquérir.
+
+Dès ses premiers succès il avait écrit au Roi de Perse Cosroès Second, à
+l'Empereur Héraclius, au Prince des Coptes Gouverneur d'Égypte, au Roi des
+Abyssins, à un Roi nommé Mandar, qui régnait dans une Province près du
+Golfe Persique.
+
+Il osa leur proposer d'embrasser sa Religion; et ce qui est étrange, c'est
+que de ces Princes il y en eut deux qui se firent Mahométans. Ce furent
+le Roi d'Abyssinie et ce Mandar. Cosroès déchira la Lettre de Mahomet avec
+indignation. Héraclius répondit par des présents. Le Prince des Coptes lui
+envoya une Fille qui passait pour un chef-d'œuvre de la Nature, et qu'on
+appelait _La belle Marie_.
+
+Mahomet au bout de neuf ans se croyant assez fort pour étendre sa conquête
+et sa religion dans l'Empire Grec et Persan, commença par attaquer la
+Syrie soumise alors à Héraclius, et lui prit quelques Villes. Cet Empereur
+entêté de disputes métaphysiques de Religion, et qui avait pris le
+parti des Monothélites, essuya en peu de temps deux propositions bien
+singulières; l'une de la part de Cosroès Second, qui l'avait longtemps
+vaincu, et l'autre de la part de Mahomet. Cosroès voulait qu'Héraclius
+embrassât la Religion des Mages, et Mahomet qu'il se fît Musulman.
+
+Enfin Mahomet maître de l'Arabie, et redoutable à tous ses voisins,
+attaqué d'une maladie mortelle à Médine à l'âge de 63 ans, voulut que ses
+derniers moments parussent ceux d'un Héros et d'un Juste: _Que celui à qui
+j'ai fait violence et injustice paraisse_, s'écria-t-il, _et je suis prêt
+de lui faire réparation_. Un homme se leva, qui lui redemanda quelque
+argent; Mahomet le lui fit donner, et expira peu de temps après, regardé
+comme un grand-homme par ceux mêmes qui savaient qu'il était un imposteur,
+et révéré comme un Prophète par tout le reste.
+
+Sa dernière volonté ne fut point exécutée. Il avait nommé Aly son gendre
+et Fatime sa fille pour les héritiers de son Empire. Mais l'ambition
+qui l'emporte sur le fanatisme même, engagea les Chefs de son Armée à
+déclarer Calife, c'est-à-dire Vicaire du Prophète, le vieux Abubéker son
+beau-père, dans l'espérance qu'ils pourraient bientôt eux-mêmes partager
+la succession. Aly resta dans l'Arabie, attendant le temps de se signaler.
+
+Abubéker rassembla d'abord en un corps les feuilles éparses de l'Alcoran.
+On lut en présence de tous les Chefs les chapitres de ce Livre, et on
+établit son authenticité invariable.
+
+Bientôt Abubéker mena ses Musulmans en Palestine, et y défit le frère
+d'Héraclius. Il mourut peu après avec la réputation du plus généreux de
+tous les hommes, n'ayant jamais pris pour lui qu'environ quarante sous de
+notre monnaie par jour de tout le butin qu'on partageait, et ayant fait
+voir combien le mépris des petits intérêts peut s'accorder avec l'ambition
+que les grands intérêts inspirent.
+
+Omar élu après lui fut un des plus rapides Conquérants qui aient désolé la
+Terre. Il prend d'abord Damas, célèbre par la fertilité de son territoire,
+par les ouvrages d'acier les meilleurs de l'Univers, par ces étoffes de
+Soie qui portent encore son nom. Il chasse de la Syrie et de la Phénicie
+les Grecs qu'on appelait Romains. Il reçoit à composition après un long
+siège, la Ville de Jérusalem toujours occupée par des étrangers, qui se
+succédèrent les uns aux autres, depuis que David l'eut enlevée à ses
+anciens citoyens.
+
+Dans le même temps les Lieutenants d'Omar s'avançaient en Perse. Le
+dernier des Rois Persans, que nous appelons Hormisdas IV, livre bataille
+aux Arabes à quelques lieues de Madain, devenue la Capitale de cet Empire.
+Il perd la bataille et la vie. Les Perses passent sous la domination
+d'Omar, plus facilement qu'ils n'avaient subi le joug d'Alexandre.
+
+Alors tomba cette ancienne Religion des Mages, que le Vainqueur de Darius
+avait respectée; car il ne toucha jamais au culte des Peuples vaincus.
+
+Les Mages fondés par Zoroastre et réformés ensuite par un autre Zoroastre
+du temps de Darius, fils d'Hydaspes, adorateurs d'un seul Dieu, ennemis
+de tout simulacre, révéraient dans le Feu qui donne la vie à la Nature,
+l'emblême de la Divinité. Ils reconnaissaient de tout temps un mauvais
+Principe, à qui Dieu permettait de faire le mal, ils le nommaient _Satan_,
+et c'est parmi eux que Mannés avait puisé sa Doctrine des deux Principes.
+Ils regardaient leur Religion comme la plus ancienne et la plus pure.
+La connaissance qu'ils avaient des Mathématiques, de l'Astronomie et de
+l'Histoire, augmentait leur mépris pour leurs vainqueurs alors ignorants.
+Ils ne purent abandonner une Religion consacrée par tant de siècles pour
+une Secte ennemie qui venait de naître.
+
+Ils se retirèrent aux extrémités de la Perse et de l'Inde. C'est là qu'ils
+vivent aujourd'hui sous le nom de _Gavres_ ou de _Guèbres_, ne se mariant
+qu'entre eux, entretenant le Feu sacré, fidèles à ce qu'ils connaissent
+de leur ancien culte, mais ignorants, méprisés et, à leur pauvreté près,
+semblables aux Juifs si longtemps dispersés sans s'allier aux autres
+Nations, et plus encore aux Banians, qui ne sont établis et dispersés que
+dans l'Inde.
+
+Tandis qu'un Lieutenant d'Omar subjugue la Perse, un autre enlève l'Égypte
+entière aux Romains et une grande partie de la Lybie. C'est dans cette
+conquête qu'est brûlée la fameuse Bibliothèque d'Alexandrie, monument des
+connaissances et des erreurs des hommes, commencée par Ptolémée[6]
+Philadelphe, et augmentée par tant de Rois. Alors les Sarrasins ne
+voulaient de Science que l'Alcoran.
+
+[Note 6: Écrit «Ptolomée» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+Après Omar tué par un Esclave Perse, Aly ce gendre de Mahomet que les
+Persans révèrent aujourd'hui, et dont ils suivent les principes en
+opposition à ceux d'Omar, obtint enfin le Califat, et transféra le Siège
+des Califes dans la Ville de Médine, où Mahomet est enseveli dans la Ville
+de Couffa sur les bords de l'Euphrate: à peine en reste-t-il aujourd'hui
+des ruines. C'est le sort de Babylone, de Séleucie, et de toutes les
+anciennes Villes de la Chaldée, qui n'étaient bâties que de briques.
+
+Après le règne de seize Califes de la Maison des Ommiades, régnèrent les
+Califes Abassides. C'est Abougrafar Almanzor, second Calife Abasside, qui
+fixa le Siège de ce grand Empire à Bagdad[7] au-delà de l'Euphrate dans
+la Chaldée. Les Turcs disent qu'il en jeta les fondements. Les Persans
+assurent qu'elle était très-ancienne, et qu'il ne fit que la réparer.
+C'est cette Ville qu'on appelle quelquefois Babylone, et qui a été le
+sujet de tant de guerres entre la Perse et la Turquie.
+
+[Note 7: Écrit «Bagdat» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+La domination des Califes dura 655 ans, despotiques dans la Religion,
+comme dans le Gouvernement. Ils n'étaient point adorés, ainsi que le grand
+Lama; mais ils avaient une autorité plus réelle, et dans les temps même de
+leur décadence, ils furent respectés des Princes qui les persécutaient.
+Tous ces Sultans Turcs, Arabes, Tartares, reçurent l'investiture des
+Califes, avec bien moins de contestation, que plusieurs Princes Chrétiens
+n'en ont reçu des Papes. On ne baisait point les pieds du Calife, mais on
+se prosternait sur le seuil de son Palais.
+
+Si jamais Puissance a menacé toute la Terre, c'est celle de ces Califes,
+car ils avaient le droit du Trône et de l'Autel, du Glaive et de
+l'Enthousiasme. Leurs ordres étaient autant d'oracles, et leurs soldats
+autant de fanatiques.
+
+Dès l'an 671 ils assiégèrent Constantinople, qui devait un jour devenir
+Mahométane; les divisions presque inévitables parmi tant de Chefs féroces,
+n'arrêtèrent pas leurs conquêtes. Ils ressemblèrent en ce point aux
+anciens Romains, qui parmi leurs guerres civiles avaient subjugué l'Asie
+mineure.
+
+On les voit en 711 passer d'Égypte en Espagne, soumise aisément tour à
+tour, par les Carthaginois, par les Romains, par les Goths et Vandales,
+et enfin par ces Arabes qu'on nomme Maures. Ils y établissent d'abord le
+Royaume de Cordoue. Le Sultan d'Égypte secoue à-la-vérité le joug du grand
+Calife de Bagdag, et Abdérame, Gouverneur de l'Espagne conquise, ne
+reconnaît plus le Sultan d'Égypte; cependant tout plie encore sous les
+Armes Musulmanes.
+
+Cet Abdérame, petit-fils du Calife Hétham, prend les Royaumes de Castille,
+de Navarre, de Portugal, d'Aragon, il établit les siens en Languedoc, il
+s'empare de la Guyenne et du Poitou; et sans Charles Martel, qui lui ôta
+la victoire et la vie, la France était une Province Mahométane.
+
+À mesure que les Mahométans devinrent puissants, ils se polirent. Ces
+Califes toujours reconnus pour Souverains de la Religion, et en apparence
+de l'Empire, par ceux qui ne reçoivent plus leurs ordres de si loin,
+tranquilles dans leur nouvelle Babylone, y font enfin renaître les
+Arts. Aaron Rachild contemporain de Charlemagne, plus respecté que ses
+prédécesseurs, et qui sut se faire obéir jusqu'en Espagne et aux Indes,
+ranima les Sciences, fit fleurir les Arts agréables et utiles, attira les
+Gens-de-Lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses vastes États
+la Politique à la Barbarie. Sous lui les Arabes qui adoptaient déjà les
+Chiffres Indiens, nous les apportèrent. Nous ne connûmes en Allemagne et
+en France le cours des Astres, que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le
+mot seul d'_Almanach_ en est encore un témoignage.
+
+L'Almageste de Ptolémée fut alors traduit du Grec en Arabe par l'astronome
+Benhonain. Ce Calife Almanon fit mesurer géométriquement un degré du
+Méridien pour déterminer la grandeur de la Terre. Opération qui n'a
+été faite en France que plus de 900 ans après, sous Louis XIV. Ce même
+Astronome Benhonain poussa les observations assez loin, reconnut ou
+que Ptolémée avait fixé la plus grande déclinaison du Soleil trop au
+septentrion, ou que l'obliquité de l'Écliptique avait changé. Il vit même
+que le période de trente-six mille ans qu'on avait assigné au mouvement
+prétendu des Étoiles fixes d'Occident en Orient, devait être beaucoup
+racourcie.
+
+La Chimie et la Médecine étaient cultivées par les Arabes. La Chimie
+perfectionnée par nous, ne nous fut connue que par eux. Nous leur devons
+de nouveaux remèdes, qu'on nomme les _minoritifs_, plus doux et plus
+salutaires que ceux qui étaient auparavant en usage dans l'École
+d'Hippocrate et de Galien. Enfin dès le second Siècle de Mahomet, il
+fallut que les Chrétiens d'Occident s'instruisissent chez les Musulmans.
+
+
+
+
+ÉTAT DE L'ITALIE ET DE L'ÉGLISE CHRÉTIENNE.
+
+
+Plus l'Empire de Mahomet fleurissait, plus Constantinople et Rome
+étaient avilies, Rome ne s'était jamais relevée du coup fatal que lui
+porta Constantin en transférant le Siège de l'Empire. La gloire, l'amour
+de la Patrie n'animèrent plus les Romains. Il n'y eut plus de fortune à
+espérer pour les habitants de l'ancienne Capitale; le courage s'énerva,
+les Arts tombèrent; on ne connut plus dans le séjour des Scipions et des
+Césars que des contestations entre les Juges Séculiers et l'Évêque. Prise
+et reprise, saccagée tant de fois par les Barbares, elle obéissait encore
+aux Empereurs. Depuis Justinien un Vice-Roi sous le nom d'Exarque,
+la gouvernait, mais ne daignait plus la regarder comme la Capitale de
+l'Italie. Il demeurait à Ravenne, et delà il envoyait ses ordres aux
+Romains. L'évêque dans ces temps de Barbarie augmentait de jour en jour
+son autorité par l'avilissement même de la Ville. Les richesses de son
+église se multipliaient. Le Préfet de Rome ne pouvait pas s'opposer
+sans-cesse aux prétentions de l'Évêque, toujours appuyées de la sainteté
+du Ministère. En vain l'Église de Ravenne contestait mille droits à
+celle de Rome. On reconnaissait l'Église de Rome dans tout l'Occident
+Chrétien comme la Mère commune. On la consultait, on lui demandait des
+Millionnaires, et dans la servitude de la Ville l'Évêque dominait au
+dehors.
+
+Le reste de l'Italie citérieure obéissait aux Rois Lombards, qui régnaient
+dans Pavie, ils se frayaient toujours le chemin à la conquête de Rome,
+et le Peuple Romain aurait voulu n'être fourni ni aux Lombards, ni aux
+Empereurs Grecs. Les Papes conçurent dans ce VIIIe Siècle le dessein de
+se rendre eux-mêmes maîtres de Rome; ils virent avec prudence, que ce qui
+dans d'autres temps n'eût été qu'une révolte et une sédition impuissante,
+pouvait devenir une révolution excusable par la nécessité, et illustre par
+le succès.
+
+
+
+
+ORIGINE DE LA PUISSANCE DES PAPES.
+
+
+Le Pape Grégoire III fut le premier qui imagina de se servir du bras des
+Français pour ôter l'Italie aux Empereurs et aux Lombards. Son Successeur
+Zacharie reconnut Pépin usurpateur du Royaume de France pour Roi légitime.
+On a prétendu que Pépin, qui n'était que premier Ministre, fit demander
+d'abord au Pape, quel était le vrai Roi, ou de celui qui n'en avait que le
+droit et le nom, ou de celui qui en avait l'autorité et le mérite? Et que
+le Pape décida que le Ministre devait être Roi. Il n'a jamais été prouvé
+qu'on ait joué cette Comédie; mais ce qui est vrai, c'est que le Pape
+Étienne III appela Pépin à son secours, qu'il feignit une Lettre de St.
+Pierre, adressée du Ciel à Pépin et à ses fils, qu'il vint en France,
+qu'il donna dans St. Denis l'Onction Royale à Pépin, premier Roi sacré
+en Europe. Non seulement ce premier usurpateur reçut l'Onction Sacrée
+du Pape, après l'avoir reçue de St. Boniface, qu'on appelait l'_Apôtre
+d'Allemagne_, mais Étienne III défendit sous peine d'excommunication aux
+Français de se donner jamais des Rois d'une autre race. Tandis que cet
+Évêque chassé de sa patrie et suppliant dans une terre étrangère, avait le
+courage de donner des Lois, sa politique prenait une autorité qui assurait
+celle de Pépin, et ce Prince pour mieux jouir de ce qui ne lui était pas
+dû, laissait au Pape des droits qui ne lui appartenaient pas.
+
+Hugues Capet fit voir depuis ce que valait une telle défense et une
+telle excommunication. Les fruits de cette union avec Pépin furent
+l'anéantissement du pouvoir des Empereurs dans Rome, la révolution de
+l'Occident, et la puissance de l'Église Romaine.
+
+Les Lombards venaient de s'emparer de l'Exarcat de Ravenne. Pépin après
+les avoir vaincus et leur avoir ôté le reste du domaine des Empereurs,
+fit présent au Pape d'une partie des biens qu'il avait conquis. Il donna
+Ravenne, Boulogne, Incola, Fuenza, Forli, Ferrare, Rimini, Pezaro, Ancone,
+Urbin; Rome n'y fut pas comprise, et l'Évêque n'osa pas s'emparer de la
+Capitale de son Souverain. Le peuple alors ne l'eût pas souffert, tant le
+nom de Rome et ses débris imprimaient encore de respect à ses citoyens.
+
+Cet Évêque fut le premier Prêtre Chrétien qui devint Seigneur temporel, et
+qu'on pût mettre au rang des Princes; aucun ne le fut jamais en Orient.
+Sous les yeux du Maître les sujets restent sujets; mais loin du Souverain
+et dans le temps de trouble, il fallait bien que de nouvelles Puissances
+s'établissent dans un Pays abandonné; mais il ne faut pas croire que les
+Papes jouirent paisiblement de cette donation; non seulement les Terres
+furent bientôt reprises par les Lombards, mais lorsqu'ensuite Charlemagne
+eut confirmé cette Donation, et ajouté encore tant de nouveaux domaines au
+Patrimoine de St. Pierre, les Seigneurs de ces Patrimoines, ou ceux qui
+les envahirent, ne regardèrent pas la Donation de Charlemagne comme un
+droit incontestable. L'autorité spirituelle des Papes, déjà grande dans
+l'Occident qui tenait d'eux la Religion Chrétienne, ne dominait point
+ainsi en Orient. Les Papes ne convoquèrent point les six premiers Conciles
+Œcuméniques, et dès le VIe Siècle on voit que Jean le Jeûneur, Patriarche
+de Constantinople, reconnu pour Saint chez les Grecs, prenait le titre
+d'Évêque universel; titre qui semblait permis au Pasteur de la Ville
+Impériale. On voit au VIIIe Siècle ce Patriarche se nommer Pape dans
+un Acte public. Au IIe Concile de Nicée on appelait ce Patriarche
+_Très-Saint Père_. Le Pape était toujours nommé le premier, excepté dans
+quelques Actes passés entre lui et le Patriarche à Constantinople; mais
+cette primauté purement spirituelle n'avait rien de la Souveraineté; le
+Pape était le premier des Évêques, et n'était le maître d'aucun Évêque.
+
+
+
+
+ÉTAT DE L'ÉGLISE EN ORIENT AVANT CHARLEMAGNE.
+
+
+En Orient les Chefs de la Religion ne pouvant se faire une domination
+temporelle, y excitèrent d'autres troubles par ces querelles interminables,
+fruit de l'esprit sophistique des Grecs et de leurs Disciples.
+
+Depuis que Constantin eut donné une liberté entière aux Chrétiens auxquels
+on ne pouvait plus l'ôter, et dont le parti l'avait mis sur le Trône,
+cette liberté était devenue une source intarissable de querelles; car le
+Fondateur de la Religion n'ayant rien écrit, et les hommes voulant tout
+savoir, chaque mystère fit naître des opinions, et chaque opinion coûta du
+sang.
+
+Fallut-il décider si le Fils était consubstantiel au Père? le Monde
+Chrétien fut partagé, et la moitié persécuta l'autre. Voulut-on savoir si
+la Mère de Jésus-Christ était la Mère de Dieu, ou de Jésus? si le Christ
+avait deux natures et deux volontés dans une même personne, ou deux
+personnes et une volonté, ou une volonté et une personne? Toutes ces
+disputes nées dans Constantinople, dans Antioche, dans Alexandrie,
+excitèrent des séditions. Un parti anathématisait l'autre, la faction
+dominante condamnait à l'exil, à la prison, à la mort, et aux peines
+éternelles après la mort l'autre faction qui se vengeait à son tour par
+les mêmes armes.
+
+De pareils troubles n'avaient point été connus dans le Paganisme, la
+raison en est que les Païens dans leurs erreurs grossières, n'avaient point
+de dogmes, et que les Prêtres des Idoles, encore moins les Séculiers, ne
+s'assemblèrent jamais juridiquement pour disputer.
+
+Dans le VIIIe Siècle on agita dans les Églises d'Orient s'il fallait
+rendre un culte aux Images. La Loi de Moïse les avait expressément
+défendues, cette Loi n'avait jamais été révoquée, et les premiers
+Chrétiens pendant plus de 200 ans n'en avaient jamais souffert dans leurs
+assemblées.
+
+Peu à peu la coutume s'introduisit partout d'avoir chez soi des Crucifix.
+Ensuite on eut les portraits vrais ou faux des Martyrs ou des Confesseurs.
+Il n'y avait point encore d'Autels érigés pour les Saints, point de Messes
+célébrées en leur nom seulement à la vue d'un Crucifix et de l'image d'un
+homme de bien. Le cœur qui surtout dans ces climats a besoin d'objets
+sensibles, s'excitait à la vertu.
+
+Cet usage s'introduisit dans les Églises. Quelques Évêques ne l'adoptèrent
+pas. On voit qu'en 393 St. Épiphane arracha d'une Église de Syrie une
+Image devant laquelle on priait. Il déclara que la Religion Chrétienne ne
+permettait pas ce culte, et la sévérité ne causa point de Schisme.
+
+Enfin cette pratique pieuse dégénéra en abus, comme toutes les choses
+humaines. Le Peuple toujours grossier ne distingua point Dieu et les
+Images. Bientôt on en vint jusqu'à leur attribuer des vertus et des
+miracles. Chaque Image guérissait une maladie. On les mêla même aux
+Sortilèges, qui ont presque toujours séduit la crédulité du Vulgaire.
+Je dis non seulement le vulgaire du Peuple, mais celui des Princes et
+des Savants.
+
+En 727 l'Empereur Léon l'Isaurien voulut, à la persuasion de quelques
+Évêques, déraciner l'abus; mais par un abus encore plus grand, il
+fit effacer toutes les peintures. Il abattit les statues et les
+représentations de JÉSUS-CHRIST et des Saints, en ôtant ainsi tout d'un
+coup aux Peuples les objets de leur culte; il les révolta, on désobéit,
+il persécuta, il devint Tyran, parce qu'il avait été imprudent.
+
+Son Fils Constantin Copronime fit passer en Loi Civile et Ecclésiastique
+l'abolition des Images. Il tint à Constantinople un Concile de 338 Évêques;
+ils proscrivirent d'une commune voix ce culte reçu dans plusieurs Églises,
+et surtout à Rome.
+
+Cet Empereur eût voulu abolir aussi aisément les Moines, qu'il avait
+en horreur, et qu'il n'appelait que les abominables; mais il ne put y
+réussir: ces Moines déjà fort riches défendirent plus habilement leurs
+biens, que les Images de leurs Saints.
+
+Le Pape Grégoire III et ses successeurs, ennemis secrets des Empereurs,
+et opposés ouvertement à leur doctrine, ne lancèrent pourtant point
+ces sortes d'excommunications, depuis si fréquemment et si légèrement
+employées. Mais soit que ce vieux respect pour les successeurs des Césars
+contînt encore les Métropolitains de Rome, soit plutôt qu'ils vissent
+combien ces excommunications, ces interdits et dispenses du serment de
+fidélité seraient méprisés dans Constantinople, où l'Église Patriarcale
+s'égalait au moins à celle de Rome, les Papes se contentèrent d'un Concile
+en 732, où l'on décida que tout ennemi des Images serait excommunié,
+sans rien de plus, et sans parler de l'Empereur. Il paraît que les Papes
+songèrent plutôt à négocier qu'à disputer, et qu'en agissant aux dehors en
+Évêques fermes, mais modérés, ils se conduisirent en vrais politiques, et
+préparèrent la révolution d'Occident.
+
+
+
+
+RENOUVELLEMENT DE L'EMPIRE EN OCCIDENT.
+
+
+Le Royaume de Pépin s'étendait du Rhin aux Pyrénées et aux Alpes;
+Charlemagne son fils aîné recueillit cette succession toute entière car
+un de ses frères était mort après le partage, et l'autre s'était fait
+Moine auparavant au Monastère de St. Sylvestre. Une espèce de piété qui
+se mêlait à la barbarie de ces temps, enferma plus d'un Prince dans le
+Cloître; ainsi Rachis Roi des Lombards, Carloman frère de Pépin, un Duc
+d'Aquitaine, avaient pris l'habit de Bénédictin. Il n'y avait presque
+alors que cet Ordre dans l'Occident. Les Couvents étaient riches,
+puissants, respectés. C'étaient des asiles honorables pour ceux qui
+cherchaient une vie paisible. Bientôt après ces asiles furent les prisons
+des Princes détrônés.
+
+Pépin n'avait pas à beaucoup près le domaine direct de tous ces États:
+l'Aquitaine, la Bavière, la Provence, la Bretagne Pays nouvellement
+conquis, rendaient hommage et payaient tribut.
+
+Deux Voisins pouvaient être redoutables à ce vaste État, les Germains
+Septentrionaux et les Sarrasins. L'Angleterre, conquise par les
+Anglo-Saxons partagée en sept dominations, toujours en guerre avec
+l'Albanie qu'on nomme Écosse, et avec les Danois, était sans politique
+et sans puissance. L'Italie faible et déchirée n'attendait qu'un nouveau
+Maître qui voulût s'en emparer.
+
+Les Germains Septentrionaux étaient alors appelés Saxons. On connaissait
+sous ce nom tous ces Peuples qui habitaient les bords du Weser et ceux de
+l'Elbe, de Hambourg à la Moravie, et de Mayence à la Mer Baltique. Ils
+étaient Païens, ainsi que tout le Septentrion. Leurs Mœurs et leurs Lois
+étaient les mêmes que du temps des Romains. Chaque Canton se gouvernait en
+République, mais ils élisaient un Chef pour la Guerre. Leurs Lois étaient
+simples comme leurs mœurs: leur Religion grossière: ils sacrifiaient dans
+les grands dangers, des hommes à la Divinité, ainsi que tant d'autres
+Nations; car c'est le caractère des Barbares, de croire la Divinité
+malfaisante, les hommes font Dieu à leur image. Les Français, quoique
+déjà Chrétiens, eurent sous Théodebert cette superstition horrible, ils
+immolèrent des victimes humaines en Italie au rapport de Procope, et les
+Juifs avaient commis quelquefois ces sacrilèges par piété. D'ailleurs ces
+Peuples cultivaient la justice, ils mettaient leur gloire et leur bonheur
+dans la liberté. Ce sont eux qui sous le nom de Cattes, de Chéruskes et de
+Bructéres avaient vaincu Varus, et que Germanicus avait ensuite défait.
+
+Une partie de ces Peuples vers le Ve Siècle appelée par les Bretons
+insulaires contre les habitants de l'Écosse, subjugua la Bretagne qui
+touche à l'Écosse, et lui donna le nom d'Angleterre. Ils y avaient déjà
+passé au IIIe Siècle; car au temps de Constantin les côtes de cette Île
+étaient appelées les Côtes Saxoniques.
+
+Charlemagne, le plus ambitieux, le plus politique et le plus grand
+guerrier de son Siècle, fit la guerre aux Saxons trente années avant de
+les assujettir pleinement. Leur Pays n'avait point encore ce qui tente
+aujourd'hui la cupidité des Conquérants. Les riches Mines de Goflar,
+dont on a tiré tant d'argent, n'étaient point découvertes, elles ne le
+furent que sous Henri l'Oiseleur. Point de richesses accumulées par une
+longue industrie, nulle Ville digne de l'ambition d'un Usurpateur. Il ne
+s'agissait que d'avoir pour esclaves des millions d'hommes qui cultivaient
+la terre sous un climat triste, qui nourrissaient leurs troupeaux, et qui
+ne voulaient point de Maîtres.
+
+Ils étaient mal armés; car je vois dans les Capitulaires de Charlemagne
+une défense rigoureuse de vendre des cuirasses aux Saxons. Cette
+différence des armes, jointe à la discipline, avait rendu les Romains
+vainqueurs de tant de Peuples, elle fit triompher enfin Charlemagne.
+
+Le Général de la plupart de ces Peuples était ce fameux Vitiking, dont on
+fait aujourd'hui descendre les principales Maisons de l'Empire; Homme tel
+qu'Arminius, mais qui eut enfin plus de faiblesse. Charles prend d'abord
+la fameuse Bourgade d'Eresbourg; car ce lieu ne méritait ni le nom de
+Ville, ni celui de Forteresse. Il fait égorger les habitants. Il y pille
+et rase ensuite le principal Temple du Pays, élevé autrefois au Dieu
+_Tanfana_, Principe universel, et dédié alors au Dieu Irminsul; Temple
+révéré en Saxe comme celui de Sion chez les Juifs. On y massacra les
+Prêtres sur les débris de l'Idole renversée. On pénétra jusqu'au Weser
+avec l'armée victorieuse. Tous ces Cantons se soumirent. Charlemagne
+voulut les lier à son joug par le Christianisme, tandis qu'il court
+à l'autre bout de ses États à d'autres conquêtes, il leur laisse des
+Missionnaires pour les persuader, et des soldats pour les forcer. Presque
+tous ceux qui habitaient vers le Weser, se trouvèrent en un an Chrétiens
+et esclaves.
+
+Vitiking retiré chez les Danois qui tremblaient déjà pour leur liberté
+et pour leurs Dieux, revient au bout de quelques années. Il ranime ses
+compatriotes, il les rassemble. Il trouve dans Brème, Capitale du Pays
+qui porte ce nom, un Évêque, une Église, et ses Saxons désespérés, qu'on
+traîne à des autels nouveaux. Il chasse l'Évêque, qui a le temps de fuir
+et de s'embarquer. Il détruit le Christianisme, qu'on n'avait embrassé
+que par la force. Il vient jusqu'auprès du Rhin suivi d'une multitude de
+Germains. Il bat les Lieutenants de Charlemagne.
+
+Ce Prince accourt. Il défait à son tour Vitiking, mais il traite de
+révolte cet effort courageux de liberté. Il demande aux Saxons tremblants
+qu'on lui livre leur Général, et sur la nouvelle qu'ils l'ont laissé
+retourner en Danemark, il fait massacrer 4500 prisonniers au bord de la
+petite Rivière d'Aire. Si ces prisonniers avaient été des sujets rebelles,
+un tel châtiment aurait été une sévérité horrible; mais traiter ainsi
+des hommes qui combattaient pour leur liberté et pour leurs lois, c'est
+l'action d'un Brigand, que d'illustres succès et des qualités brillantes
+ont d'ailleurs fait Grand-homme.
+
+Il fallut encore trois victoires avant d'accabler ces Peuples sous le
+joug. Enfin le sang cimenta le Christianisme et la Servitude. Vitiking
+lui-même lassé de ses malheurs fut obligé de recevoir le baptême, et de
+vivre désormais tributaire de son Vainqueur. Le Roi pour mieux s'assurer
+du Pays, transporta des Colonies Saxonnes jusqu'en Italie, et établit des
+Colonies de Francs dans les terres des vaincus, mais il joignit à cette
+politique sage la cruauté de faire poignarder par des espions les Saxons
+qui voulaient retourner à leur culte. Souvent les Conquérants ne sont
+cruels que dans la guerre. La paix amène des mœurs et des lois plus
+douces. Charlemagne au contraire fit des lois qui tenaient de l'inhumanité
+de ses conquêtes.
+
+Ayant vu comment ce Conquérant traita les Allemands idolâtres, voyons
+comment il se conduisit avec les Mahométans d'Espagne. Il arrivait déjà
+parmi eux ce qu'on vit bientôt après, en Allemagne, en France et en
+Italie. Les Gouverneurs se rendaient indépendants. Les Émirs de Barcelone
+et ceux de Saragosse s'étaient mis sous la protection de Pépin. L'Émir de
+Saragosse en 778 vient jusqu'à Paderborne prier Charlemagne de le soutenir
+contre son Souverain. Le Prince Français prit le parti de ce Musulman,
+mais il se donna bien garde de le faire Chrétien. D'autres intérêts,
+d'autres soins. Il s'allie avec des Sarrasins contre des Sarrasins; mais
+après quelques avantages sur les frontières d'Espagne, son arrière-garde
+est défaite à Roncevaux, vers les montagnes des Pyrénées par les Chrétiens
+mêmes de ces montagnes, mêlés aux Musulmans. C'est là que périt Roland son
+neveu. Ce malheur est l'origine de ces fables qu'un Moine écrivit au IIe
+Siècle, sous le nom de l'Archevêque Turpin, et qu'ensuite l'imagination de
+l'Arioste a embellies. On ne sait point en quel temps Charles essuya cette
+disgrâce, et on ne voit point qu'il ait tiré vengeance de sa défaite.
+Content d'assurer ses frontières contre des ennemis trop aguerris, il
+n'embrasse que ce qu'il peut retenir, et règle son ambition sur les
+conjonctures qui la favorisent.
+
+C'est à Rome et à l'Empire d'Occident que cette ambition aspirait.
+La puissance des Rois de Lombardie était le seul obstacle; l'Église de
+Rome et toutes les Églises sur lesquelles elle influait, les Moines déjà
+puissants, les Peuples déjà gouvernés par eux, tout appelait Charlemagne
+à l'Empire de Rome. Le Pape Adrien né Romain, homme d'un génie adroit et
+ferme, aplanit la route. D'abord il l'engage à répudier la fille du Roi
+Lombard Didier, et Charlemagne la répudie après un an de mariage, sans
+en donner d'autre raison, sinon qu'elle ne lui plaisait pas. Didier qui
+voit cette union fatale du Roi et du Pape contre lui, prend un parti,
+courageux. Il veut surprendre Rome et s'assurer de la personne du Pape,
+mais l'Évêque habile fait tourner la guerre en négociation. Charles envoie
+des Ambassadeurs pour gagner du temps. Enfin il passe les Alpes, une
+partie des troupes de Didier l'abandonne. Ce Roi malheureux s'enferme dans
+Pavie sa Capitale, Charlemagne l'y assiège au milieu de l'hiver. La Ville
+réduite à l'extrémité se rend après un siège de six mois. Didier pour
+toute condition obtient la vie. Ainsi finit ce Royaume des Lombards qui
+avaient détruit en Italie la puissance Romaine, et qui avaient substitué
+leurs lois à celles des Empereurs. Didier le dernier de ces Rois fut
+conduit en France dans le Monastère de Corbie, où il vécut et mourut
+captif et Moine, tandis que son fils allait inutilement demander des
+secours dans Constantinople à ce fantôme d'Empire Romain détruit en
+Occident par ses ancêtres. Il faut remarquer que Didier ne fut pas le
+seul Souverain que Charlemagne enferma, il traita ainsi un Duc de Bavière
+et ses enfants.
+
+Charlemagne n'osait pas encore se faire Souverain de Rome. Il ne prit que
+le titre de Roi d'Italie, tel que le portaient les Lombards. Il se fit
+couronner comme eux dans Pavie d'une couronne de fer qu'on garde encore
+dans la petite Ville de Monza. La justice s'administrait toujours à
+Rome au nom de l'Empereur Grec. Les Papes même recevaient de lui la
+confirmation de leur élection. Charlemagne prenait seulement ainsi que
+Pépin le titre de _Patrice_, que Théodoric et Attila avaient aussi daigné
+prendre; ainsi ce nom d'Empereur, qui dans son origine ne désignait qu'un
+Général d'armée, signifiait encore le Maître de l'Orient et de l'Occident.
+Tout vain qu'il était, on le respectait, on craignait de l'usurper, on
+n'affectait que celui de _Patrice_, qui autrefois voulait dire Sénateur
+Romain.
+
+Les Papes déjà très puissants dans l'Église, très-grands Seigneurs à Rome
+et Princes temporels dans un petit Pays, n'avaient dans Rome même qu'une
+autorité précaire et chancelante. Le Préfet, le Peuple, le Sénat, dont
+l'ombre subsistait, s'élevaient souvent contre eux. Les inimitiés des
+familles qui prétendaient au Pontificat, remplissaient Rome de confusion.
+
+Les deux neveux d'Adrien conspirèrent contre Léon III son successeur,
+élu Pape selon l'usage par le Peuple et le Clergé Romain. Ils l'accusent
+de beaucoup de crimes, ils animent les Romains contre lui: on traîne en
+prison, on accable de coups à Rome celui qui était si respecté partout
+ailleurs. Il s'évade, il vient se jeter aux genoux du Patrice Charlemagne
+à Paderborne. Ce Prince qui agissait déjà en maître absolu, le renvoya
+avec une escorte et des Commissaires pour le juger. Ils avaient ordre
+de le trouver innocent. Enfin Charlemagne, maître de l'Italie comme de
+l'Allemagne et de la France, juge du Pape, arbitre de l'Europe vient à
+Rome en 801. Il se fait reconnaître et couronner Empereur d'Occident,
+titre qui était éteint depuis près de 500 années.
+
+Alors régnait en Orient cette Impératrice Irène, fameuse par son courage
+et par ses crimes, qui avait fait mourir son fils unique, après lui avoir
+arraché les yeux. Elle eût voulu prendre Charlemagne; mais trop faible
+pour lui faire la guerre, elle voulut l'épouser et réunir ainsi les deux
+Empires. Tandis qu'on ménageait ce mariage, une révolution chassa Irène
+d'un trône qui lui avait tant coûté. Charles n'eut donc que l'Empire
+d'Occident. Il ne posséda presque rien dans les Espagnes; car il ne faut
+pas compter pour domaine le vain hommage de quelques Sarrasins. Il n'avait
+rien sur les côtes d'Afrique, tout le reste était sous sa domination.
+
+S'il eût fait de Rome sa Capitale, si ses Successeurs y eussent fixé
+leur principal séjour, et surtout si l'usage de partager ses États à ses
+enfants n'eût point prévalu chez les Barbares, il est vraisemblable qu'on
+eût vu renaître l'Empire Romain. Tout concourut depuis à démembrer ce
+vaste corps, que la valeur et la fortune de Charlemagne avait formé, mais
+rien n'y contribua plus que ses descendants.
+
+Il n'avait point de Capitale, seulement Aix-la-Chapelle était le séjour
+qui lui plaisait le plus. Ce fut-là qu'il donna des audiences avec
+le faste le plus imposant aux Ambassadeurs des Califes et à ceux de
+Constantinople. D'ailleurs il était toujours en guerre ou en voyage, ainsi
+que vécut Charlequint longtemps après lui. Il partagea ses États et même
+de son vivant, comme tous les Rois de ce temps-là.
+
+Mais enfin quand de ses fils qu'il avait désignés pour régner, il n'y
+resta plus que ce Louis si connu sous le nom de _Débonnaire_, auquel il
+avait déjà donné le Royaume d'Aquitaine, il l'associa à l'Empire dans
+Aix-la-chapelle et lui commanda de prendre lui-même sur l'autel la
+Couronne Impériale, pour faire voir au monde que cette Couronne n'était
+due qu'à la valeur du Père et au mérite du fils, et comme s'il eût
+pressenti qu'un jour les Ministres de l'autel voudraient disposer de ce
+diadème.
+
+Il avait raison de déclarer son fils Empereur de son vivant; car cette
+Dignité acquise par la fortune de Charlemagne, n'était point assurée au
+fils par le droit d'héritage; mais en laissant l'Empire à Louis, et en
+donnant l'Italie à Bernard fils de son fils Pépin, ne déchirait-il pas
+lui-même cet Empire qu'il voulait conserver à sa postérité? N'était-ce pas
+armer nécessairement ses successeurs les uns contre les autres? Était-il à
+présumer que le neveu Roi d'Italie obéirait à son oncle Empereur, ou que
+l'Empereur voudrait bien n'être pas le Maître en Italie?
+
+Il paraît que dans les dispositions de sa famille, il n'agit ni en Roi
+ni en Père; Partager les États, est-il d'un sage Conquérant? Et puisqu'il
+les partageait, laisser trois autres enfants sans aucun héritage, à la
+discrétion de Louis, était-il d'un Père juste?
+
+Il est vrai qu'on a cru que ces trois enfants ainsi abandonnés, nommés
+Drogon, Thierri et Hugues, étaient bâtards; mais on l'a cru sans preuve.
+D'ailleurs les enfants des concubines héritaient alors. Le grand Charles
+Martel était bâtard, et n'avait point été déshérité.
+
+Quoi qu'il en soit, Charlemagne mourut en 813, avec la réputation d'un
+Empereur aussi heureux qu'Auguste, aussi guerrier qu'Adrien, mais non tel
+que les Trajans et les Antonins, auxquels nul Souverain n'a été comparable.
+
+Il y avait alors en Orient un Prince qui l'égalait en gloire comme en
+puissance; c'était le célèbre Calife Aaron Rachild, qui le surpassa
+beaucoup en justice, en science, en humanité.
+
+J'ose presque ajouter à ces deux hommes illustres le Pape Adrien, qui dans
+un rang moins élevé, dans une fortune presque privée, et avec des vertus
+moins héroïques, montra une prudence à laquelle ses successeurs ont dû
+leur agrandissement.
+
+La curiosité des hommes qui pénètre dans la vie privée des Princes, a
+voulu savoir jusqu'au détail de la vie de Charlemagne et au secret de ses
+plaisirs. On a écrit qu'il avait poussé l'amour des femmes jusqu'à jouir
+de ses propres filles. On en a dit autant d'Auguste: mais qu'importe au
+Genre-humain le détail de ces faiblesses, qui n'ont influé en rien sur les
+affaires publiques!
+
+J'envisage son règne par un endroit plus digne de l'attention d'un
+citoyen. Les Pays qui composent aujourd'hui la France et l'Allemagne
+jusqu'au Rhin, furent tranquilles pendant près de cinquante ans, et
+l'Italie pendant treize, depuis l'avènement à l'Empire. Point de
+révolution en France, point de calamité pendant ce demi-Siècle, qui par
+là est unique. Un bonheur si long ne suffit pas pourtant pour rendre aux
+hommes la Politesse et les Arts. La rouille de la Barbarie était trop
+forte, et les Âges suivants l'épaissirent encore.
+
+
+
+
+DES USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE
+
+
+Je m'arrête à cette célèbre époque pour considérer les Usages, les Lois,
+la Religion, les Mœurs, l'Esprit qui régnaient alors.
+
+J'examine d'abord l'Art de la guerre, par lequel Charlemagne établit cette
+puissance que perdirent ses enfants.
+
+Je trouve peu de nouveaux règlements, mais une grande fermeté à faire
+exécuter les anciens. Voici à peu près les lois en usage, que sa valeur
+fit servir à tant de succès, et que sa prudence perfectionna.
+
+Des Ducs amovibles gouvernaient les Provinces, et levaient les troupes à
+peu près comme aujourd'hui les Beglierbeis des Turcs. Ces Ducs avaient été
+institués en Italie par Dioclétien. Les Comtes dont l'origine me paraît
+du temps de Théodose, commandaient sous les Ducs, et assemblaient les
+troupes, chacun dans son Canton. Les Métairies, les Bourgs, les Villages
+fournissaient un nombre de soldats proportionné à leurs forces. Douze
+Métairies donnaient un cavalier armé d'un casque et d'une cuirasse, les
+autres soldats n'en portaient point, mais tous avaient le bouclier carré
+long, la hache d'armes, le javelot et l'épée. Ceux qui se servaient de
+flèches, étaient obligés d'en avoir au moins douze dans leur carquois.
+Leur habit me paraît ressembler à celui des troupes Prussiennes
+d'aujourd'hui. La Province qui fournissait la milice, lui distribuait du
+blé et les provisions nécessaires pour six mois, le Roi en fournissait
+pour le reste de la campagne. On faisait la revue au premier de Mars ou
+au premier de Mai. C'est d'ordinaire dans ces temps qu'on tenait les
+Parlements. Dans les sièges de Ville on employait le bélier, la baliste,
+la tortue, et la plupart des machines des Romains. Les Seigneurs nommés
+Barons, leudes richeomes, composaient avec leurs suivants le peu de
+cavalerie qu'on voyait alors dans les armées. Les Musulmans d'Afrique
+et d'Espagne avaient plus de cavaliers.
+
+Charles avait des forces navales aux embouchures de toutes les grandes
+Rivières de son Empire; avant lui on ne les connaissait pas chez les
+Barbares, après lui on les ignora longtemps. Par ce moyen et par la police
+guerrière il arrêta ces inondations des peuples du Nord, il les contint
+dans leurs climats glacés, mais sous ses faibles descendants ils se
+répandirent dans l'Europe.
+
+Les affaires générales se réglaient dans des assemblées, qui
+représentaient la Nation. Sous lui ses Parlements n'avaient d'autre volonté
+que celle d'un Maître qui savait commander et persuader.
+
+Il fit fleurir le Commerce, parce qu'il était le Maître des Mers;
+ainsi les Marchands des Côtes de Toscane, et ceux de Marseille allaient
+trafiquer à Constantinople chez les Chrétiens et au Port d'Alexandrie chez
+les Musulmans, qui les recevaient, et dont ils tiraient les richesses de
+l'Asie.
+
+Venise et Gênes, si puissantes depuis par le Négoce, n'attiraient pas
+encore à elles les richesses des Nations; mais Venise commençait à
+s'enrichir et à s'agrandir. Rome, Ravenne, Milan, Lyon, Arles, Tours,
+avaient beaucoup de Manufactures d'Étoffes de laine. On damasquinait le
+Fer à l'exemple de l'Asie. On fabriquait le Verre, mais les Étoffes de
+Soie n'étaient tissées dans aucune Ville de l'Empire d'Occident.
+
+Les Vénitiens commençaient à les tirer de Constantinople, mais ce ne fut
+que près de quatre cents ans après Charlemagne que les Princes Normands
+établirent à Palerme une Manufacture de Soie. Le Linge était peu commun.
+Saint Boniface dans une Lettre à un Évêque d'Allemagne, lui mande qu'il
+lui envoie du drap à longs poils pour se laver les pieds. Probablement ce
+manque de linge était la cause de toutes ces maladies de la peau, connues
+sous le nom de _lèpre_, si générales alors; car les Hôpitaux nommés
+_Léproseries_ étaient déjà très nombreux.
+
+La Monnaie avait à peu près la même valeur que celle de l'Empire Romain
+depuis Constantin. Le Sou d'or était le _solidum romanum_. Ce sou d'or
+équivalait à quarante deniers d'argent. Ces deniers tantôt plus forts,
+tantôt plus faibles, pesaient l'un portant l'autre trente grains.
+
+Le sou d'or vaudrait aujourd'hui 1740 environ quinze francs, le denier
+d'argent trente sous de compte.
+
+Il faut toujours en lisant les Histoires, se ressouvenir qu'outre ces
+monnaies réelles d'or et d'argent, on se servait dans le calcul d'une
+autre dénomination. On s'exprimait souvent en monnaie de compte, monnaie
+fictive, qui n'était comme aujourd'hui qu'une manière de compter.
+
+Les Asiatiques et les Grecs comptaient par Mines et par Talens; les
+Romains par grands Sesterces, sans qu'il y eût aucune monnaie qui valût un
+grand sesterce ou un talent.
+
+La Livre numéraire du temps de Charlemagne, était réputée le poids d'une
+livre d'argent de douze onces. Cette livre se divisait numériquement comme
+aujourd'hui en vingt parties. Il y avait à-la-vérité des sous d'argent
+semblables à nos écus, dont chacun pesait la 20. ou 22. ou 24. partie
+d'une livre de douze onces, et ce sou se divisait comme le nôtre en douze
+deniers. Mais Charlemagne ayant ordonné que le sou d'argent serait
+précisément la 20. partie de douze onces, on s'accoutuma à regarder dans
+les comptes numéraires 20 sous pour une livre.
+
+Pendant deux Siècles les Monnaies restèrent sur le pied où Charlemagne
+les avait mis; mais petit à petit les Rois dans leurs besoins tantôt
+chargèrent les sous d'alliage, tantôt en diminuèrent le poids; de sorte
+que par un changement qui est presque la honte des Gouvernements de
+l'Europe, ce sou qui était autrefois ce qu'est à peu près un écu d'argent,
+n'est plus qu'une légère pièce de cuivre avec un 11e d'argent tout au
+plus; et la livre qui était le signe représentatif de douze onces d'argent,
+n'est plus en France que le signe représentatif de 20 de nos sous
+de cuivre. Le Denier qui était la 124. partie d'une livre d'argent,
+n'est plus que le tiers de cette vile monnaie qu'on appelle un liard:
+supposé donc qu'une Ville de France dût à une autre 120 livres de
+rente, c'est-à-dire 1440 onces d'argent du temps de Charlemagne, elle
+s'acquitterait aujourd'hui de sa dette en payant ce que nous appelons un
+écu de six francs.
+
+La Livre de compte des Anglais, celle des Hollandais, ont moins varié.
+Une Livre sterling d'Angleterre vaut environ 22 francs de France, et une
+Livre de compte Hollandaise vaut environ 12 francs de France; ainsi les
+Hollandais se sont écartés moins que les Français de la Loi primitive, et
+les Anglais encore moins.
+
+Toutes les fois donc que l'Histoire nous parle de Monnaie sous le nom de
+livres, nous n'avons qu'à examiner ce que valait la livre au temps et dans
+le Pays dont on parle, et la comparer à la valeur de la nôtre. Nous devons
+avoir la même attention en lisant l'Histoire Grecque et Romaine. C'est par
+exemple un très-grand embarras pour le Lecteur, d'être obligé de réformer
+à chaque page les comptes qui se trouvent dans l'Histoire ancienne d'un
+célèbre Professeur de l'Université de Paris, et dans tant d'autres
+Auteurs. Quand ils veulent exprimer en Monnaie de France les talens, les
+mines, les sesterces, ils se servent toujours de l'évaluation que quelques
+Savants ont fait avant la mort du grand Colbert. Mais le Marc de 8 onces,
+qui valait sous ce Ministre 26 francs et dix sous, vaut depuis longtemps
+49 francs, ce qui fait une différence de près de la moitié. Ces fautes
+donnent une idée des forces des anciens Gouvernements, de leur Commerce,
+de la paye de leurs Soldats, extrêmement contraire à la vérité.
+
+Il paraît qu'il y avait alors autant d'argent à peu près en France,
+en Italie et vers le Rhin, qu'il y en a aujourd'hui. On n'en peut juger
+que par le prix des denrées, et je le trouve presque le même; 24 livres
+de pain blanc valaient un denier d'argent par les Capitulaires de
+Charlemagne. Ce denier était la 40. partie d'un sou d'or, qui valait
+environ 15 francs de notre Monnaie; ainsi la livre de pain revenait à près
+de cinq liards, ce qui ne s'éloigne pas du prix ordinaire dans les bonnes
+années.
+
+Dans les Pays Septentrionaux l'argent était beaucoup plus rare, le prix
+d'un bœuf fut fixé par exemple à un sou d'or. Nous verrons dans la suite
+comment le commerce et les richesses se sont étendues de proche en proche.
+En voilà déjà trop pour un abrégé.
+
+
+
+
+DE LA RELIGION.
+
+
+La querelle des Images est ce qui s'offre de plus singulier en matière
+de Religion. Je vois d'abord que l'Impératrice Irène, Tutrice de son
+malheureux fils Constantin Porphyrogénète, pour se frayer le chemin à
+l'Empire, flatte le Peuple et les Moines, à qui le Culte des Images
+proscrit par tant d'Empereurs depuis Léon l'Isaurien plaisait encore. Elle
+y était elle-même attachée, parce que son mari les avait eu en horreur. On
+avait persuadé à Irène que pour gouverner son mari, il fallait mettre sur
+le chevet de son lit les Images de certaines Saintes. La plus ridicule
+crédulité entre dans les esprits politiques. L'Empereur son mari en avait
+puni les auteurs. Irène après la mort de son mari donne un libre cours à
+son goût et à son ambition. Voilà ce qui assemble en 786 le second Concile
+de Nicée, septième Concile Œcuménique, commencé d'abord à Constantinople.
+Elle fait élire pour Patriarche un Laïc Secrétaire d'État, nommé Taraise.
+Il y avait eu autrefois quelques exemples de Séculiers élevés ainsi à
+l'Évêché, sans passer par les autres grades; mais alors cette coutume ne
+subsistait plus.
+
+Ce Patriarche ouvrit le Concile. La conduite du Pape Adrien est
+très-remarquable. Il n'anathématise pas ce Secrétaire d'État qui se fait
+Patriarche. Il proteste seulement avec modestie dans ses Lettres à Irène
+contre le titre de Patriarche Universel, mais il insiste qu'on lui rende
+les patrimoines de la Sicile. Il redemande hautement ce peu de bien,
+tandis qu'il arrachait ainsi que ses prédécesseurs le domaine utile de
+tant de belles Terres données par Pépin et par Charlemagne. Cependant le
+Concile Œcuménique de Nicée, auquel président les Légats du Pape et ce
+Ministre Patriarche, rétablit le Culte des Images.
+
+C'est une chose avouée de tous les sages Critiques, que les Pères de ce
+Concile, qui étaient au nombre de 350, y rapportèrent beaucoup de Pièces
+évidemment fausses; beaucoup de Miracles, dont le récit n'aurait que
+scandalisé dans d'autres temps; beaucoup de Livres apocryphes. Mais ces
+Pièces fausses ne firent point de tort aux vraies, sur lesquelles on
+décida.
+
+Mais quand il fallut faire recevoir ce Concile par Charlemagne et par les
+Églises de France, quel fut l'embarras du Pape? Charles s'était déclaré
+hautement contre les Images. Il venait de faire écrire les Livres qu'on
+nomme _Carolins_, dans lesquels ce culte est anathématisé. Il assemblait
+en 794 un Concile à Francfort, composé de 300 Évêques ou Abbés tant
+d'Italie que de France, qui rejetait d'un consentement unanime le service
+et l'adoration des Images. Ce mot équivoque d'adoration était la source de
+tous ces différends, car si les hommes définissaient les mots dont ils
+se servent, il y aurait moins de dispute, et plus d'un Royaume a été
+bouleversé pour un mal-entendu.
+
+Tandis que le Pape Adrien envoyait en France les Actes du second Concile
+de Nicée, il reçoit les Livres Carolins opposés à ce Concile, et
+on le presse au nom de Charles de déclarer hérétique l'Empereur de
+Constantinople et sa mère. On voit assez par cette conduite de Charles,
+qu'il voulait se faire un nouveau droit de l'hérésie prétendue de
+l'Empereur, pour lui enlever Rome sous couleur de justice.
+
+Le Pape partagé entre le Concile de Nicée qu'il adoptait et Charlemagne
+qu'il ménageait, prit, me semble, un tempérament politique qui devrait
+servir d'exemple dans toutes ces malheureuses disputes qui ont toujours
+divisé les Chrétiens. Il explique les Livres Carolins d'une manière
+favorable au Concile de Nicée, et par là réfute le Roi sans lui déplaire;
+il permet qu'on ne rende point de culte aux Images; ce qui était très
+raisonnable chez les Germains à peine sortis de l'Idolâtrie, et chez
+les Français grossiers qui avaient peu de Sculpteurs et de Peintres.
+Il exhorte en même temps à ne point briser ces mêmes Images. Ainsi il
+satisfait tout le monde, et laisse au temps à confirmer ou à abolir un
+culte encore douteux. Attentif à ménager les hommes et à faire servir la
+Religion à ses intérêts, il écrit à Charlemagne. «Je ne peux déclarer
+Irène et son fils hérétiques après le Concile de Nicée, mais je les
+déclarerai tels s'ils ne me rendent les biens de Sicile».
+
+On voit la même prudence de ce Pape dans une dispute encore plus délicate,
+et qui seule eût suffi en d'autres temps pour allumer des guerres civiles.
+On avait voulu savoir si le St. Esprit procède du Père et du Fils, ou
+du Père seulement? Toute l'Église Grecque avait toujours cru qu'il ne
+procédait que du Père. Tout l'Empire de Charlemagne croyait la procession
+du Père et du Fils. Ces mots du Symbole _qui ex patre filioque procedit_,
+étaient sacrés pour les Français, mais ces mêmes mots n'avaient jamais
+été adoptés à Rome. On presse de la part de Charlemagne le Pape de le
+déclarer. Le Pape répond qu'il est de l'avis du Roi, mais ne change rien
+au Symbole de Rome: Il apaise la dispute en ne décidant rien, en laissant
+à chacun ses usages. Il traite en un mot les affaires spirituelles en
+Prince, et trop de Princes les ont traité en Évêques.
+
+Dès lors la politique profonde des Papes établissait peu à peu leur
+puissance. Ce même Adrien fait paraître adroitement au jour un recueil des
+faux Actes connus aujourd'hui sous le nom de _fausses Décretales_. Il ne
+se hasarde pas à les donner lui même. C'est un Espagnol nommé Isidore qui
+les digère. Ce sont les Évêques Allemands, dont la bonne foi fut trompée,
+qui les répandent et les font valoir. Dans ces fausses Décretales on
+suppose d'anciens Canons, qui ordonnent qu'on ne tiendra jamais un seul
+Concile Provincial sans la permission du Pape; et que toutes les Causes
+Ecclésiastiques ressortiront à lui. On y fait parler les successeurs
+immédiats des Apôtres. On leur suppose des écrits. Il est vrai que tout
+étant de ce mauvais style du VIIe Siècle, tout étant plein de fautes
+contre l'Histoire et la Géographie, l'artifice était grossier; mais
+c'était des hommes grossiers qu'on trompait. Ces fausses Décretales ont
+abusé les hommes pendant huit Siècles; et enfin quand l'erreur a été
+reconnue, les usages par elle établis, ont subsisté dans une partie de
+l'Église: l'antiquité leur a tenu lieu de vérité.
+
+Dès ces temps les Évêques d'Occident étaient des Seigneurs temporels,
+et possédaient plusieurs Terres en fief, mais aucun n'était Souverain
+indépendant. Les Rois de France nommaient aux Évêchés; plus hardis en cela
+et plus politiques que les Empereurs des Grecs, et les Rois de Lombardie,
+qui se contentaient d'interposer leur autorité dans les élections.
+
+Les premières Églises Chrétiennes s'étaient gouvernées en Républiques sur
+le modèle des Synagogues. Ceux qui présidaient à ces assemblées, avaient
+pris insensiblement le titre d'Évêque, d'un mot Grec, dont les Grecs
+appelaient les Gouverneurs de leurs Colonies. Les Anciens de ces
+assemblées se nommaient Prêtres, qui signifie en Grec _Vieillard_.
+
+Charlemagne dans sa vieillesse accorda aux Évêques un droit dont son
+propre fils devint la victime. Ils firent accroire à ce Prince que dans
+le Code rédigé sous Thédose une loi portait que si de deux Séculiers en
+procès, l'un prenait un Évêque pour juge, l'autre était obligé de se
+soumettre à ce jugement sans en pouvoir appeler. Cette loi qui jamais
+n'avait été exécutée, passe chez tous les Critiques pour supposée. Elle a
+excité une guerre civile sourde entre les Tribunaux de la Justice et les
+Ministres du Sanctuaire, mais comme en ce temps-là tout ce qui n'était
+pas Clergé était en Occident d'une ignorance profonde, il faut s'étonner
+qu'on n'ait pas donné encore plus d'empire à ceux qui seuls étant un peu
+instruits, semblaient seuls mériter de juger les hommes.
+
+Ainsi que les Évêques disputaient l'autorité aux Séculiers, les Moines
+commençaient à la disputer aux Évêques, qui pourtant étaient leurs maîtres
+par les Canons. Ces Moines étaient déjà trop riches pour obéir. Cette
+célèbre Formule de Marculfe était déjà bien souvent mise en usage, _moi,
+pour le repos de mon âme, et pour n'être pas placé après ma mort parmi
+les boucs, je donne à tel Monastère, etc_. Elle avait enrichi ceux qui
+s'étaient consacrés à la pauvreté. Des Abbés Bénédictins longtemps
+avant Charlemagne étaient assez puissants pour se révolter. Un Abbé de
+Fontenelle avait osé se mettre à la tête d'un parti contre Charles Martel,
+et assembler des troupes. Le Héros fit trancher la tête au Religieux;
+exécution juste, qui ne contribue pas peu à toutes ces révélations que
+tant de Moines eurent depuis de la damnation de Charles Martel.
+
+Avant ce temps on voit un Abbé de St. Rémy de Reims[8] et l'Évêque de
+cette Ville susciter une guerre civile contre Childebert au VIe Siècle:
+crime qui n'appartient qu'aux hommes puissants.
+
+[Note 8: «Rheims» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+Les Évêques et les Abbés avaient beaucoup d'esclaves. On reproche à l'Abbé
+Alewin d'en avoir eu jusqu'à vingt mille. Ce nombre n'est pas incroyable.
+Alewin avait trois Abbayes, dont les terres pouvaient être habitées au
+moins par vingt mille hommes. Ces esclaves connus sous le nom de _serfs_,
+ne pouvaient se marier ni changer de demeure sans la permission de l'Abbé.
+Ils étaient obligés de marcher 50 lieues avec leurs charrettes, quand il
+l'ordonnait. Ils travaillaient pour lui trois jours de la semaine, et il
+partageait tous les fruits de la terre.
+
+«En France et en Allemagne plus d'un Évêque allait au combat avec ses
+serfs. Charlemagne dans une Lettre à une de ses femmes, nommée Frastade,
+lui parle d'un Évêque qui a vaillamment combattu auprès de lui, dans une
+bataille contre les Avares, Peuples descendus des Scytes, qui habitaient
+vers le Pays qu'on nomme à présent l'Autriche. Je vois de son temps 14
+Monastères qui doivent fournir des Soldats; pour peu qu'un Abbé fût
+guerrier, rien ne l'empêchait de les conduire lui-même. Il est vrai
+qu'en 603 un Parlement se plaignit à Charlemagne du trop grand nombre de
+Prêtres qu'on avait tué à la guerre. Il fut défendu alors aux Ministres de
+l'Autel d'aller aux combats. Il n'était pas permis de se dire Clerc sans
+l'être, de porter la tonsure sans appartenir à un Évêque. De tels Clercs
+s'appelaient _acéphales_. On les punissait comme vagabonds. On ignorait
+cet état aujourd'hui si commun, qui n'est ni Séculier ni Ecclésiastique.
+Le titre d'Abbé, qui signifie Père, n'appartenait qu'aux Chefs des
+Monastères.
+
+Les Abbés avaient dès lors le Bâton Pastoral que portaient les Évêques,
+et qui avait été autrefois la marque de la Dignité Pontificale dans Rome
+Païenne. Telle était la puissance de ces Abbés sur les Moines, qu'ils
+condamnaient quelquefois aux peines afflictives les plus cruelles. Ils
+furent les premiers qui prirent le barbare usage des Empereurs Grecs,
+de faire brûler les yeux; et il fallut qu'un Concile leur défendît cet
+attentat, qu'ils commençaient à regarder comme un droit.
+
+La Messe était différente de ce qu'elle est aujourd'hui, et plus encore de
+ce qu'elle était dans les premiers temps.
+
+La Confession Auriculaire commençait à s'introduire. Les Évêques exigèrent
+d'abord que les Chanoines se confessassent à eux. Les Abbés fournirent
+leurs Moines à ce joug, et les Séculiers peu à peu le portèrent. La
+Confession publique ne fut jamais en usage dans l'Occident; car lorsque
+les Barbares embrassèrent le Christianisme, les abus et les scandales
+qu'elle entraînait après elle, l'avaient abolie en Orient, sous le
+Patriarche Nectaire, à la fin du IVe Siècle; mais souvent les Pécheurs
+publics faisaient des pénitences publiques dans les Églises d'Occident,
+surtout en Espagne, où l'invasion des Sarrasins redoublait la ferveur des
+Chrétiens humiliés.
+
+La Religion Chrétienne ne s'était point encore étendue au Nord plus loin
+que les conquêtes de Charlemagne. La Scandinavie, le Danemark, qu'on
+appelait le _Pays des Normands_, étaient plongés dans une idolâtrie
+grossière. Ils adoraient Odin, et ils se figuraient qu'après leur mort le
+bonheur de l'homme consistait à boire dans la salle d'Odin de la bière
+dans le crâne de ses ennemis. On a encore de leurs anciennes chansons
+traduites, qui expriment cette idée. C'était beaucoup pour eux que de
+croire une autre Vie. La Pologne n'était ni moins barbare, ni moins
+idolâtre. Les Moscovites, plus sauvages que le reste de la grande Tartarie,
+en savaient à peine assez pour être Païens; mais tous ces Peuples
+vivaient en paix dans leur ignorance: heureux d'être inconnus à
+Charlemagne, qui vendait si cher la connaissance du Christianisme!
+
+Les Anglais commençaient à recevoir la Religion Chrétienne. Elle y avait
+été apportée un peu auparavant par Constance Chlore, protecteur secret de
+cette Religion alors persécutée. Elle n'y domina point, l'Idolâtrie eut
+le dessus encore longtemps. Quelques Missionnaires des Gaules cultivèrent
+grossièrement un petit nombre de ces Insulaires. Le fameux Pélage, trop
+zélé défenseur de la Nature Humaine, était né en Angleterre; mais il n'y
+fut point élevé, et il faut le compter parmi les Romains.
+
+L'Irlande qu'on appelait _Écosse_ et l'Écosse connue alors sous le nom
+d'_Albanie_, ou du _Pays des Pictes_, avait reçu aussi quelques semences
+du Christianisme, étouffées toujours par l'idolâtrie, qui dominait. Le
+Moine Colombon né en Irlande, était du VIe Siècle; mais il paraît par sa
+retraite en France, et par les Monastères qu'il fonda en Bourgogne, qu'il
+y avait peu à faire et beaucoup à craindre pour ceux qui cherchaient en
+Irlande et en Angleterre de ces établissements riches et tranquilles,
+qu'on trouvait ailleurs à l'abri de la Religion.
+
+Après une extinction presque totale du Christianisme dans l'Angleterre,
+l'Écosse et l'Irlande, la tendresse conjugale l'y fit renaître. Etherbert,
+un des Rois Barbares Anglo-Saxons de l'Eptarchie d'Angleterre, qui avait
+son petit Royaume dans la Province de Kent, où est Cantorbery, voulut
+s'allier avec un Roi de France. Il épousa la fille de Chérébert Roi de
+Paris. Cette Princesse Chrétienne, qui passa la mer avec un Évêque de
+Soissons, disposa son mari à recevoir le baptême, comme Clotilde avait
+soumis Clovis. Le Pape Grégoire le Grand envoya Augustin avec d'autres
+Moines Romains en 598. Ils firent peu de conversions; car il faut au-moins
+entendre la langue du Pays, pour en changer la Religion; mais favorisés
+par la Reine ils bâtirent un Monastère.
+
+Ce fut proprement la Reine qui convertit le petit Royaume de Cantorbery.
+Ses sujets Barbares, qui n'avaient point d'opinions, suivirent aisément
+l'exemple de leurs Souverains. Cet Augustin n'eut pas de peine à se faire
+déclarer Primat par Grégoire le Grand. Il eût voulu même l'être des Gaules;
+mais Grégoire lui écrivit qu'il ne pouvait lui donner de juridiction que
+sur l'Angleterre. Il fut donc premier Archevêque de Cantorbery, premier
+Primat de l'Angleterre. Il donna à l'un de ses Moines le titre d'Évêque
+de Londres, à l'autre celui de Rochester. On ne peut mieux comparer ces
+Évêchés, qu'à ceux d'Antioche et de Babylone, qu'on appelle Évêques in
+_partibus infidelium_. Mais avec le temps, la Hiérarchie d'Angleterre
+se forma. Les Monastères surtout étaient très-riches au VIIIe et au IXe
+Siècle. Ils mettaient au catalogue des Saints tous les grands Seigneurs
+qui leur avaient donné des terres, d'où vient que l'on trouve parmi
+leurs Saints de ce temps-là, sept Rois, sept Reines, huit Princes, seize
+Princesses. Leurs Chroniques disent que dix Rois et onze Reines finirent
+leurs jours dans des Cloîtres; mais il est croyable que ces dix Rois et
+ces onze Reines se firent seulement revêtir à leur mort d'habits religieux,
+et peut-être porter à leurs dernières maladies dans des Couvents, mais
+non pas qu'en effet ils aient en santé renoncé aux affaires publiques,
+pour vivre en Cénobites.
+
+
+
+
+SUITE DES USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE,
+
+DE LA JUSTICE, DES LOIS ET COUTUMES SINGULIÈRES.
+
+
+La Justice se rendait ordinairement par les Comtes nommés par le Roi.
+Ils avaient leurs districts assignés. Ils devaient être instruits des
+Lois, qui n'étaient ni si difficiles ni si nombreuses, que les nôtres.
+La procédure était simple, chacun plaidait sa cause en France et en
+Allemagne. Rome seule et ce qui en dépendait, avait encore retenu beaucoup
+de Lois et de formalités de l'Empire Romain. Les Lois Lombardes avaient
+lieu dans le reste de l'Italie citérieure.
+
+Chaque Comte avait sous lui un Lieutenant, nommé _Viguier_, sept
+Assesseurs, _Scabini_, et un Greffier, _Notarius_. Les Comtes publiaient
+dans leur juridiction l'ordre des marches pour la guerre, enrôlaient les
+soldats sous des Centeniers, les menaient aux rendez-vous, et laissaient
+alors leurs Lieutenants faire les fonctions de Juge.
+
+Les Rois envoyaient des Commissaires avec Lettres expresses, _missi
+Dominici_, qui examinaient la conduite des Comtes. Ni ces Commissaires, ni
+ces Comtes ne condamnaient presque jamais à la mort, ni à aucun supplice;
+car si on en excepte la Saxe, où Charlemagne fit des Lois de sang, presque
+les délits se rachetaient dans le reste de son Empire. Le seul crime de
+rébellion était puni de mort, et les Rois s'en réservaient le jugement. La
+Loi Salique, celle des Lombards, celle de Ripuaires, avaient évalué à prix
+d'argent la plupart des autres attentats.
+
+Leur Jurisprudence qui paraît humaine, était en effet plus cruelle que
+la nôtre. Elle laissait la liberté de mal faire à quiconque pouvait la
+payer. La plus douce loi est celle qui mettant le frein le plus terrible
+à l'iniquité, prévient ainsi le plus de crimes.
+
+Par les anciennes _Lois Ripuaires_ rédigées sous Théodoric, et depuis sous
+le Roi des Francs Dagobert, il en coûtait cent sous pour avoir coupé une
+oreille à un homme, et si la surdité ne suivait pas, on était quitte pour
+cinquante sous.
+
+Le troisième Chapitre de la _Loi Ripuaire_ permettait au meurtrier d'un
+Évêque de racheter son crime avec autant d'or qu'en pouvait peser une
+tunique de plomb, de la hauteur du coupable, et d'une épaisseur déterminée.
+
+La _Loi Salique_ remise en vigueur sous Charlemagne, fixe le prix de la
+vie d'un Évêque à neuf cents sous d'or.
+
+On donnait la question, mais seulement aux esclaves; et celui qui avait
+fait mourir dans les tourments de la question l'esclave innocent d'un
+autre Maître, était obligé de lui en donner deux pour toute satisfaction.
+
+Charlemagne qui corrigea les _Lois Saliques_ et _Lombardes_, ne fit que
+hausser le prix des crimes. Ils étaient tous spécifiés. On distinguait ce
+que valait un coup qui avait ôté seulement un os de la tête, d'avec un
+coup qui laissait voir la cervelle.
+
+Je trouve qu'une Sorcière convaincue d'avoir mangé de la chair humaine,
+était condamnée à deux cents sous: et cet article est un témoignage bien
+humiliant pour la Nature Humaine.
+
+Il en coûtait sept cents sous pour le meurtre d'une Femme grosse, deux
+cents pour celui d'une Fille non encore adulte.
+
+Tous les outrages à la pudicité avaient aussi leurs prix fixes. Le rapt
+d'une Femme non mariée ne valait que deux cents sous. Si on avait violé
+une Fille sur le grand-chemin on ne payait que quarante sous, et on
+la rendait à son Maître. De ces lois barbares la plus sévère était
+précisément celle qui devait être la plus douce. Charlemagne lui-même au
+VIe Livre de ses _Capitulaires_, dit que d'épouser sa Comère est un crime
+digne de mort, et qui ne peut se racheter qu'en passant toute sa vie en
+pèlerinage.
+
+Parmi ces _Lois Saliques_, il s'en trouve une qui marque bien expressément
+dans quel mépris étaient tombés les Romains chez les Peuples barbares.
+Le Franc qui avait tué un Citoyen Romain, ne payait que mille cinquante
+deniers, et le Romain payait pour le sang d'un Franc deux mille cinq cents
+deniers.
+
+Dans les Causes criminelles indécises, on se purgeait par serment. Il
+fallait non seulement que la partie accusée jurât, mais elle était obligée
+de produire un certain nombre de témoins qui juraient avec elle. Quand les
+deux parties opposaient serment à serment, on permettait quelquefois le
+combat, mais ce combat n'était point ce qu'on appela depuis _combat à
+outrance_.
+
+Ces combats étaient appelés, comme on sait, _le jugement de Dieu_;
+c'est aussi le nom qu'on donnait à une des plus déplorables folies de ce
+Gouvernement barbare. Les accusés étaient fournis à l'épreuve de l'eau
+froide, de l'eau bouillante, ou du fer ardent. Le célèbre Étienne Baluze
+a rassemblé toutes les anciennes cérémonies de ces épreuves. Elles
+commençaient par la Messe, on y communiait l'accusé. On bénissait l'eau
+froide, on l'exorcisait. Ensuite l'accusé était jeté, garrotté, dans
+l'eau. S'il tombait au fond, il était réputé innocent. S'il surnageait, il
+était jugé coupable. Mr. de Fleury dans son _Histoire Ecclésiastique_ dit
+que c'était une manière sûre de ne trouver personne criminel. J'ose croire
+que c'était une manière de faire périr beaucoup d'innocents. Il y a bien
+des gens qui ont la poitrine assez large et les poumons assez légers, pour
+ne point enfoncer, lorsqu'une grosse corde qui les lie avec plusieurs
+tours, fait avec leur corps un volume moins pesant qu'une pareille
+quantité d'eau. Cette malheureuse coutume, proscrite depuis dans les
+grandes Villes, s'est conservée jusqu'à nos jours dans beaucoup de
+Provinces. On y a très-souvent assujetti même par sentence de Juge, ceux
+qu'on faisait passer pour Sorciers: car rien ne dure si longtemps que la
+Superstition, et il en a coûté la vie à plus d'un malheureux.
+
+Le jugement de Dieu par l'eau chaude s'exécutait en faisant plonger le
+bras nu de l'accusé dans une cuve d'eau bouillante. Il fallait prendre
+au fond de la cuve un anneau béni. Le Juge en présence des Prêtres et du
+Peuple enfermait dans un sac le bras du patient, scellait le sac de son
+cachet, et si trois jours après il ne paraissait sur le bras aucune marque
+de brûlure, l'innocence était reconnue.
+
+Tous les Historiens rapportent l'exemple de la Reine Teutberge, bru de
+l'Empereur Lothaire petit-fils de Charlemagne, accusée d'avoir commis un
+inceste avec son frère Moine et Sous-diacre. Elle nomma un champion qui se
+soumit pour elle à l'épreuve de l'eau bouillante, en présence d'une Cour
+nombreuse. Il prit l'anneau béni sans se brûler. Plusieurs hommes crédules,
+fondés sur de telles histoires, pensent qu'il y a des secrets qui peuvent
+rendre la peau insensible à l'action de l'eau bouillante; mais il n'y en a
+aucun; et tout ce qu'on peut dire sur cette aventure, et sur toutes celles
+qui lui ressemblent, c'est qu'elles ne sont pas vraies, ou que les Juges
+fermaient les yeux sur les artifices dont on se servait, pour faire croire
+qu'on plongeait la main dans l'eau chaude, car on pouvait aisément faire
+une cuve à double fond, l'air échauffé pouvait par des tuyaux soulever
+l'eau à peine tiède et la faire paraître bouillante. Il y a bien des
+manières de tromper, mais aucune d'être invulnérable.
+
+La troisième épreuve était celle d'une barre de fer ardent, qu'il fallait
+porter dans la main l'espace de neuf pas. Il était plus difficile de
+tromper dans cette épreuve que dans les autres, aussi je ne vois personne
+qui s'y soit soumis dans ces Siècles grossiers.
+
+À l'égard des Lois Civiles, voici ce qui me paraît de plus remarquable. Un
+homme qui n'avait point d'enfants, pouvait en adopter. Les époux pouvaient
+se répudier en Justice, et après le divorce il leur était permis de passer
+à d'autres noces. Nous avons dans Marculfe le détail de ces lois.
+
+Mais ce qui paraîtra peut-être plus étonnant, et ce qui n'en est pas moins
+vrai, c'est qu'au Livre II de ces Formules de Marculfe, on trouve que
+rien n'était plus permis ni plus commun que de déroger à cette fameuse
+_Loi Salique_, par laquelle les Filles n'héritaient pas. On amenait sa
+fille devant le Comte ou le Commissaire, et on disait «ma chère fille, un
+usage ancien et impie ôte parmi nous toute portion paternelle aux filles,
+mais ayant considéré cette impiété, j'ai vu que, comme vous m'avez été
+donnés tous de Dieu également, je dois vous aimer de même; ainsi, ma chère
+fille, je veux que vous héritiez par portion égale avec vos frères dans
+toutes mes Terres, etc.»
+
+On ne connaissait point chez les Francs qui vivaient suivant la _Loi
+Salique et Ripuaire_, cette distinction de Nobles et de Roturiers, de
+Nobles de nom et d'armes, et de Nobles _ab avo_ ou gens vivant noblement.
+Il n'y avait que deux ordres de Citoyens, les Libres et les Serfs, à peu
+près comme aujourd'hui dans les Empires Mahométans et à la Chine.
+
+
+
+
+LOUIS LE DÉBONNAIRE.
+
+
+L'Histoire des grands évènements de ce Monde n'est guère que l'Histoire
+des crimes. Je ne vois point de Siècle que l'ambition des Séculiers et des
+Ecclésiastiques n'ait rempli d'horreurs.
+
+À peine Charlemagne est-il au tombeau, qu'une guerre civile désole sa
+Famille et l'Empire.
+
+Les Archevêques de Milan et de Crémone allumèrent les premiers feux.
+Leur prétexte est que Bernard, Roi d'Italie, est le Chef de la Maison
+Carolingienne[9], le fils de l'aîné de Charlemagne. On voit assez la
+véritable raison dans cette fureur de remuer et dans cette frénésie
+d'ambition, qui s'autorise toujours des lois même faites pour la réprimer.
+Un Évêque d'Orléans entre dans leurs intrigues, l'oncle et le neveu lèvent
+des armées. On est prêt d'en venir aux mains à Châlons sur Saône, mais
+le parti de l'Empereur gagne par argent et par promesses la moitié de
+l'armée d'Italie. On négocie, c'est-à-dire on veut tromper. Le Roi est
+assez imprudent pour venir dans le camp de son oncle. Louis qu'on a nommé
+_le Débonnaire_, parce qu'il était faible, et qui fut cruel par faiblesse,
+fait crever les yeux à son neveu, qui lui demandait grâce à genoux. Le
+malheureux Roi meurt dans les tourments du corps et de l'esprit, trois
+jours après cette exécution cruelle. Alors Louis fait tondre et enfermer
+dans un Monastère ses trois frères, dans la crainte qu'un jour le sang de
+Charlemagne, trop respecté en eux, ne suscitât des guerres. Ce ne fut pas
+tout. L'empereur fait arrêter tous les partisans de Bernard, que ce Roi
+avait nommés sous l'espoir de sa grâce. Ils éprouvent le même supplice que
+le Roi. Les Ecclésiastiques sont exceptés de la sentence. On les épargne,
+eux qui étaient les auteurs de la guerre. La déposition ou l'exil sont
+leur seul châtiment. Louis ménageait l'Église, et l'Église fit bientôt
+sentir qu'il faut être ferme pour être respecté.
+
+[Note 9: «Carlovingienne» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+Dès l'an 817 Louis avait suivi le mauvais exemple de son père, en donnant
+des Royaumes à ses enfants; et n'ayant ni le courage d'esprit de son père,
+ni l'autorité que ce courage donne, il s'exposait à l'ingratitude. Oncle
+barbare et frère trop dur, il fut un père trop facile.
+
+Ayant associé à l'Empire son fils aîné, Lothaire, donné l'Aquitaine au
+second nommé Pépin, la Bavière à Louis son troisième fils, il lui restait
+un jeune enfant d'une nouvelle femme. C'est ce Charles le Chauve, qui fut
+depuis Empereur. Il voulut après le partage, ne pas laisser sans État cet
+enfant d'une femme qu'il aimait.
+
+Une des sources du malheur de Louis le Débonnaire, et de tant de désastres
+plus grands qui depuis ont affligé l'Europe, fut cet abus qui commençait à
+naître, d'accorder de la puissance dans le monde à ceux qui ont renoncé au
+monde.
+
+Cette scène mémorable commença par un Moine nommé Vala: c'était un de
+ces hommes qui prennent la dureté pour la vertu, et l'opiniâtreté pour
+la confiance; qui fiers d'une dévotion mal entendue se croient en droit
+d'éclater avec scandale contre des abus moins grands que celui qui leur
+laisse cette liberté; et qui factieux par zèle pensent remplir leur devoir
+en faisant le mal avec un air de Christianisme.
+
+Dans un Parlement tenu en 823 à Aix-la-chapelle, Parlement où étaient
+entrés les Abbés, parce qu'ils étaient Seigneurs de grandes Terres, ce
+Vala reproche publiquement à l'Empereur tous les désordres de l'État:
+«c'est vous, lui dit-il, qui en êtes coupable». Il parle ensuite en
+particulier à chaque membre du Parlement avec plus de sédition. Il ose
+accuser l'Impératrice Judith d'adultère. Il veut prévenir et empêcher les
+dons que l'Empereur veut faire à ce fils, qu'il a eu de l'Impératrice. Il
+déshonore et trouble la Famille Royale, et par conséquent l'État, sous
+prétexte du bien de l'État même.
+
+Enfin l'Empereur irrité renvoie Vala dans son Monastère, dont il n'eût
+jamais dû sortir. Il se résout pour satisfaire sa femme, à donner à son
+fils une petite partie de l'Allemagne vers le Rhin, le Pays des Suisses et
+la Franche-Comté.
+
+Si dans l'Europe les Lois avaient été fondées sur la puissance paternelle;
+si les esprits eussent été pénétrés de la nécessité du respect filial
+comme du premier de tous les devoirs, ainsi que je l'ai remarqué de la
+Chine; les trois enfants de l'Empereur, qui avaient reçu de lui des
+couronnes, ne se seraient point révolté contre leur père, qui donnait un
+héritage à un enfant du second lit.
+
+D'abord ils se plaignirent: aussitôt le Moine de Corbie se joint à l'Abbé
+de Saint Denis, plus factieux encore, et qui ayant les Abbayes de Saint
+Médard, de Soissons et de Saint-Germain-des-Prés[10], pouvait lever des
+troupes, et en leva ensuite. Les Évêques de Vienne, de Lyon, d'Amiens,
+unis à ces Moines, poussent les Princes à la guerre civile, en déclarant
+rebelles à Dieu, à l'Église, ceux qui ne seront pas de leur parti. En vain
+Louis le Débonnaire, au lieu d'assembler des armées, convoque quatre
+Conciles, dans lesquels on fait de bonnes et d'inutiles lois. Ses trois
+fils prennent les armes. C'est, je crois, la première fois qu'on a vu
+trois enfants soulevés ensemble contre leur père. L'Empereur arme à la
+fin. On voit deux camps remplis d'Évêques, d'Abbés et de Moines. Mais du
+côté des Princes est le Pape Grégoire IV dont le nom donne un grand poids
+à leur parti. C'était déjà l'intérêt des Papes d'abaisser les Empereurs.
+Déjà un Étienne, prédécesseur de Grégoire, s'était installé dans la Chaire
+Pontificale sans l'agrément de Louis le Débonnaire. Brouiller le père avec
+les enfants, semblait le moyen de s'agrandir sur leurs ruines. Le Pape
+Grégoire vient donc en France, et menace l'Empereur de l'excommunier.
+Cette cérémonie d'excommunication n'emportait pas encore l'idée qu'on
+voulut lui attacher depuis. On n'osait pas prétendre qu'un excommunié dût
+être privé de ses biens par la seule excommunication. Mais on croyait
+rendre un homme exécrable, et rompre par ce glaive tous les liens qui
+peuvent attacher les hommes à lui.
+
+[Note 10: «Saint Germain des-prez» dans l'édition originale de Jean
+Neaulme (1753).]
+
+Les Évêques du parti de l'Empereur se servirent de leur droit, et font
+dire courageusement à l'Évêque, SI EXCOMMUNICATURUS VENIET, EXCOMMUNICATUS
+ABIBIT, _S'il vient pour excommunier, il retournera excommunié lui-même_.
+Ils lui écrivent avec fermeté, en le traitant à-la-vérité de Pape, mais en
+même temps de Frère. Grégoire plus fier encore leur mande «le terme de
+Frère sent trop l'égalité, tenez-vous en à celui de Pape, reconnaissez ma
+supériorité, sachez que l'autorité de ma chaire est au-dessus de celle du
+trône de Louis». Enfin il élude dans cette Lettre le serment qu'il a fait
+à l'Empereur son Maître.
+
+Au milieu de cette guerre on négocie. La supériorité devait donc être du
+côté du Pape. Il était Prêtre et Italien, Louis était faible. Le Pontife
+le va trouver dans son camp. Il y a le même avantage que Louis avait
+autrefois sur Bernard. Il séduit ses troupes. À peine le Pape est-il sorti
+du camp, que la nuit même la moitié des Troupes Impériales passe du côté
+de Lothaire son fils. Cette désertion arriva près de Bâle, et la Plaine où
+le Pape avait négocié, s'appelle encore le _Champ du mensonge_. Alors le
+Monarque malheureux se rend prisonnier à ses fils rebelles, avec sa femme
+Judith, objet de leur haine. Il leur livre son fils Charles âgé de dix ans,
+prétexte innocent de la guerre. Dans des temps plus barbares, comme sous
+Clovis et ses enfants, ou dans des Pays tel que Constantinople, je ne
+serais point surpris qu'on eût fait périr Judith et son fils, et même
+l'Empereur. Les Vainqueurs se contentèrent de faire raser l'Impératrice,
+de la mettre en prison en Lombardie, de renfermer le jeune Charles dans le
+Couvent de Prum, au milieu de la Forêt des Ardennes, et de détrôner leur
+père. Il me semble, qu'en lisant le désastre de ce père trop bon, on
+ressent au moins une satisfaction secrète, quand on voit que ses fils ne
+furent guère moins ingrats envers cet Abbé Vala, le premier auteur de ces
+troubles, et envers le Pape qui les avait si bien soutenus. On voit avec
+plaisir le Pape retourner à Rome, méprisé des Vainqueurs, et Vala se
+renfermer dans un Monastère en Italie.
+
+Lothaire d'autant plus coupable qu'il était associé à l'Empire, traîne
+son père prisonnier à Compiègne. Il y avait alors un abus funeste,
+introduit dans l'Église, qui défendait de porter les armes et d'exercer
+les fonctions civiles pendant le temps de la pénitence publique.
+Ces pénitences étaient rares, et ne tombaient guère que sur quelques
+malheureux de la lie du peuple. On résolut de faire subir à l'Empereur ce
+supplice infamant, sous le voile d'une humiliation Chrétienne et
+volontaire, et de lui imposer une pénitence perpétuelle, qui le
+dégraderait pour toujours.
+
+Louis est intimidé. Il a la lâcheté de condescendre à cette proposition
+qu'on a la hardiesse de lui faire. Un Archevêque de Reims, nommé Elbon,
+tiré de la condition servile, malgré les lois élevé à cette dignité
+par Louis même, dépose ainsi son Souverain et son bienfaiteur. On fait
+comparaître le Souverain entouré de trente Évêques, de Chanoines, de
+Moines, dans l'Église de Notre Dame de Soissons. Lothaire son fils présent
+y jouit de l'humiliation de son père. On fait étendre un cilice devant
+l'autel. L'Archevêque ordonne à l'Empereur d'ôter son baudrier, son épée,
+son habit, et de se prosterner sur ce cilice. Louis le visage contre terre,
+demande lui-même la pénitence publique, qu'il ne méritait que trop en s'y
+soumettant. L'Archevêque le force de lire à haute voix un papier, dans
+lequel il s'accuse de sacrilège et d'homicide. Le malheureux lit posément
+la liste de ses crimes, parmi lesquels il est spécifié qu'il avait fait
+marcher ses troupes en Carême, et indiqué un Parlement un Jeudi Saint.
+On dresse un procès verbal de toute cette action: monument encore
+subsistant d'insolence et de bassesse. Dans ce procès verbal on ne daigne
+pas seulement nommer Louis du nom d'Empereur: il y est appelé DOMINUS
+LUDOVICUS, _noble homme, vénérable homme_.
+
+Louis fut enfermé un an dans une cellule du Couvent de Saint Médard de
+Soissons, vêtu du sac de pénitent, sans domestiques, sans consolation,
+mort pour le reste du monde. S'il n'avait eu qu'un fils, il était perdu
+pour toujours; mais ses trois enfants disputant ses dépouilles, leur
+désunion rendit au père sa liberté et sa couronne.
+
+En 834, transféré à Saint Denis, deux de ses fils, Louis et Pépin, vinrent
+le rétablir, et remettre entre ses bras sa femme et son fils Charles.
+
+En 835, l'Assemblée de Soissons est anathématisée par une autre à
+Thionville; mais il n'en coûta à l'Archevêque de Reims que la perte de
+son Siège, encore fut-il jugé déposé dans la Sacristie. L'Empereur l'avait
+été en public aux pieds de l'Autel. Quelques Évêques furent déposés aussi.
+L'Empereur ne put ou n'osa les punir davantage.
+
+Bientôt après un de ces mêmes enfants qui l'avaient rétabli, Louis de
+Bavière, se révolta encore. Le malheureux père mourut de chagrin dans une
+tente auprès de Mayence, en disant, _Je pardonne à Louis, mais qu'il sache
+qu'il m'a donné la mort_. (20 Juin 840)
+
+Il confirma solennellement par son testament la donation de Pépin et de
+Charlemagne à l'Église de Rome. Il y ajouta la Corse, la Sardaigne et la
+Sicile. Dons inutiles autant que pieux: les Mahométans, comme je le dirai,
+envahissaient déjà ces Provinces.
+
+Les présents de l'Istrie, de Bénévent, du Territoire de Venise, faits
+par Charlemagne, n'ont pas eu plus d'effet. Ils étaient occupés par des
+Seigneurs particuliers, qui s'en disputaient la propriété. C'était en
+effet donner aux Papes des Terres à conquérir.
+
+
+
+
+ÉTAT DE L'EUROPE APRÈS LA MORT DE LOUIS LE DÉBONNAIRE.
+
+
+Bientôt après la mort du fils de Charlemagne son Empire éprouva ce qui
+était arrivé à celui d'Alexandre, et que nous verrons bientôt être la
+destinée de celui des Califes. Fondé avec précipitation, il s'écroula de
+même, les guerres intestines le divisèrent.
+
+Il n'est pas surprenant que des Princes qui avaient détrôné leur père,
+se soient voulu exterminer l'un l'autre. C'était à qui dépouillerait son
+frère. Lothaire, Empereur, voulait tout. Charles le Chauve Roi de France
+et Louis Roi de Bavière s'unissent contre lui.
+
+En 841, un fils de Pépin, ce Roi d'Aquitaine fils du Débonnaire, et devenu
+Roi après la mort de son père, se joint à Lothaire. Ils désolent l'Empire,
+ils l'épuisent de soldats.
+
+Enfin deux Rois contre deux Rois, dont trois sont frères, et dont l'autre
+est leur neveu, se livrent une bataille à Fontenay dans l'Auxerrois, dont
+l'horreur est digne de guerres civiles. (842)
+
+Plusieurs Auteurs assurent qu'il y périt cent mille hommes. Il est vrai
+que ces Auteurs ne sont pas contemporains, et que du moins il est permis
+de douter que tant de sang ait été répandu. L'Empereur Lothaire fut
+vaincu. Il donna alors au monde l'exemple d'une politique toute contraire
+à celle de Charlemagne.
+
+Le Vainqueur des Saxons les avait assujettis au Christianisme comme à un
+frein nécessaire. Quelques révoltes et de fréquents retours à leur culte
+avaient marqué leur horreur pour une Religion qu'ils regardaient comme
+leur châtiment. Lothaire pour se les attacher, leur donne une liberté
+entière de conscience. La moitié du Pays redevint idolâtre, mais fidèle
+à son Roi. Cette conduite et celle de Charlemagne son grand-père, firent
+voir aux hommes combien diversement les Princes plient la Religion à leurs
+intérêts.
+
+Les disgrâces de Lothaire en fournirent un autre exemple: ses deux frères,
+Charles le Chauve et Louis de Bavière, assemblèrent un Concile d'Évêques
+et d'Abbés à Aix-la-chapelle. (842)
+
+Ces Prélats d'un commun accord déclarèrent Lothaire déchu de son droit à
+la couronne, et ses sujets déliés du serment de fidélité: _promettez-vous
+de mieux gouverner que lui?_ disent-ils aux deux frères Charles et Louis:
+_nous le promettons_, répondirent les deux Rois: _et nous_, dit l'Évêque
+qui présidait, _nous vous permettons par l'autorité divine, et nous vous
+commandons de régner à sa place_.
+
+En voyant les Évêques ainsi donner les couronnes, on se tromperait, si
+on croyait qu'ils fussent alors tels que des Électeurs de l'Empire. Ils
+étaient puissants à-la-vérité, mais aucun n'était Souverain. L'autorité de
+leur caractère et le respect des peuples étaient des instruments dont les
+Rois se servaient à leur gré. Il y avait dans ces Ecclésiastiques bien
+plus de faiblesse que de grandeur à décider ainsi du droit des Rois
+suivant les ordres du plus fort.
+
+On ne doit pas être surpris, que quelques années après un Archevêque de
+Sens avec vingt autres Évêques ait osé dans des conjonctures pareilles
+déposer Charles le Chauve, Roi de France. (859)
+
+Cet attentat fut commis pour plaire à Louis de Bavière. Ces Monarques,
+aussi méchants Rois que frères dénaturés, ne pouvant se faire périr l'un
+l'autre, se faisaient anathématiser tour à tour; mais ce qui surprend,
+c'est ce que ce même Charles le Chauve exprime dans un Écrit qu'il daigna
+publier contre l'Archevêque de Sens: _au moins cet Archevêque ne devait
+pas me déposer avant que j'eusse comparu devant les Évêques qui m'avaient
+sacré Roi: il fallait qu'auparavant j'eusse subi leur jugement, ayant
+toujours été prêt à me soumettre à leurs corrections paternelles et à leur
+châtiment_. La race de Charlemagne réduite à parler ainsi, marchait
+visiblement à sa ruine.
+
+Je reviens à Lothaire, qui avait toujours un grand parti en Germanie, et
+qui était maître paisible en Italie. Il passe les Alpes, fait couronner
+son fils Louis, qui vient juger dans Rome le Pape Sergius II. (844)
+
+Le Pontife comparaît, répond juridiquement aux accusations d'un Évêque
+de Metz, se justifie, et prête ensuite serment de fidélité à ce même
+Lothaire déposé par ses Évêques. Lothaire même fit cette célèbre et
+inutile Ordonnance, que pour éviter les séditions trop fréquentes,
+le Pape _ne sera plus élu par le Peuple_, et que l'on avertira l'Empereur
+de la vacance du Saint Siège.
+
+Leur sentence ne fut qu'un scandale de plus ajouté aux désolations de
+l'Europe. Les Provinces depuis les Alpes au Rhin ne savaient plus à qui
+elles devaient obéir. Les Villes changeaient chaque jour de tyrans,
+les Campagnes étaient ravagées tour à tour par différents partis. On
+n'entendait parler que de combats, et dans ces combats il y avait toujours
+des Moines, des Abbés, des Évêques qui périssaient les armes à la main.
+Hugues, un des fils de Charlemagne, forcé jadis à être Moine, et depuis
+Abbé de Saint Quentin, fut tué devant Toulouse avec l'Abbé de Ferriére,
+deux Évêques y furent faits prisonniers.
+
+Cet incendie s'arrêta un moment, pour recommencer avec fureur. Les trois
+frères Lothaire, Charles et Louis firent de nouveaux partages, qui ne
+furent que de nouveaux sujets de division et de guerre.
+
+L'Empereur Lothaire, après avoir bouleversé l'Europe sans sujet et sans
+gloire, se sentant affaibli, vint se faire Moine dans l'Abbaye de Pram.
+Il ne vécut dans le froc que six jours, et mourut imbécile après avoir
+vécu en tyran.
+
+À la mort de ce troisième Empereur d'Occident il s'éleva de nouveaux
+Royaumes en Europe, comme des monceaux de terre après les secousses d'un
+grand tremblement.
+
+Un autre Lothaire, fils de cet Empereur, donna son nom de _Lotharinge_ à
+une assez grande étendue de Pays nommé depuis par contraction _Lorraine_,
+entre le Rhin, l'Escaut, la Meuse et la Mer. Le Brabant fut appelé
+_la basse Lorraine_, le reste fut connu sous le nom de _la haute_.
+Aujourd'hui de cette haute Lorraine il ne reste qu'une petite Province de
+ce nom, engloutie depuis peu dans le Royaume de France.
+
+Un second fils de l'Empereur Lothaire, nommé Charles, eut la Savoie, le
+Dauphiné, une partie du Lyonnais, de la Provence et du Languedoc. Cet État
+composa le Royaume d'Arles du nom de la Capitale, Ville autrefois opulente
+et embellie par les Romains; mais alors petite et pauvre, ainsi que toutes
+les Villes en-deçà des Alpes.
+
+Un Barbare, qu'on nomme _Salomon_, se fit bientôt après Roi de la Bretagne,
+dont une partie était encore Païenne; mais tous ces Royaumes tombèrent
+aussi promptement qu'ils furent élevés.
+
+Le fantôme d'Empire Romain subsistait. Louis, second fils de Lothaire,
+qui avait eu en partage une partie de l'Italie, fut proclamé Empereur
+par Sergius II en 855. Il fut le seul de tous ces Empereurs qui fixa son
+séjour à Rome; mais il ne possédait pas la neuvième partie de l'Empire de
+Charlemagne, et n'avait en Italie qu'une autorité contestée par les Papes
+et par les Ducs de Bénévent, qui possédaient alors un État considérable.
+
+Après sa mort arrivée en 875, si la Loi Salique avait été en vigueur dans
+la Maison de Charlemagne, c'était à l'aîné de la Maison qu'appartenait
+l'Empire. Louis de Bavière, aîné de Charlemagne, devait succéder à son
+neveu mort sans enfants; mais des troupes et de l'argent firent les droits
+de Charles le Chauve. Il ferma les passages des Alpes à son frère, et se
+hâta d'aller à Rome avec quelques troupes. Reginus, les Annales de Metz et
+de Fulden assurent qu'il acheta l'Empire du Pape Jean VIII. Le Pape non
+seulement se fit payer, mais profitant de la conjoncture il donna l'Empire
+en Souverain, et Charles le reçut en Vassal, protestant qu'il le tenait du
+Pape, ainsi qu'il avait protesté auparavant en France en 859, qu'il devait
+subir le jugement des Évêques, laissant toujours avilir sa dignité pour en
+jouir.
+
+Sous lui l'Empire Romain était donc composé de la France et de l'Italie.
+On dit qu'il mourut empoisonné de son Médecin, un Juif nommé Sédécias;
+mais personne n'a jamais dit par quelle raison ce Médecin commit ce crime.
+Que pouvait-il gagner en empoisonnant son Maître? Auprès de qui eût-il
+trouvé une plus belle fortune? Aucun Auteur ne parle du supplice de ce
+Médecin. Il faut donc douter de l'empoisonnement, et faire réflexion
+seulement, que l'Europe Chrétienne était si ignorante, que les Rois
+étaient obligés de chercher pour leurs Médecins des Juifs et des Arabes.
+
+On voulait toujours saisir cette ombre d'Empire Romain, et Louis le Bègue
+Roi de France, fils de Charles le Chauve, le disputait aux autres
+descendants de Charlemagne. C'était toujours au Pape qu'on le demandait.
+Un Duc de Spoléte, un Marquis de Toscane, investis de ces États par
+Charles le Chauve, se saisirent du Pape Jean VIII et pillèrent une partie
+de Rome, pour forcer, disaient-ils, à donner l'Empire au Roi de Bavière,
+Carloman l'aîné de la race de Charlemagne. Non seulement le Pape Jean
+VIII était ainsi persécuté dans Rome par des Italiens, mais venait
+en 877 de payer vingt-cinq mille livres pesant d'argent aux Mahométans
+possesseurs de la Sicile et du Carillan. C'était l'argent dont Charles le
+Chauve avait acheté l'Empire. Il passa bientôt des mains du Pape en celles
+des Sarrasins, et le Pape même signa un Traité authentique de leur en
+payer autant tous les ans.
+
+Cependant ce Pontife tributaire des Musulmans et prisonnier dans Rome,
+s'échappe, s'embarque, passe en France. Il vient sacrer Empereur Louis le
+Bègue dans la Ville de Troyes, à l'exemple de Léon III, d'Adrien et
+d'Étienne III persécuté chez eux, et donnant ailleurs des couronnes.
+
+Sous Charles le Gros, Empereur et Roi de France, la désolation de l'Europe
+redoubla. Plus le sang de Charlemagne s'éloignait de sa source, et plus
+il dégénérait. Charles le Gros fut déclaré incapable de régner par une
+assemblée de Seigneurs Français et Allemands, qui le déposèrent auprès de
+Mayence dans une Diète convoquée par lui-même. Ce ne sont point ici des
+Évêques, qui en servant la passion d'un Prince, semblent disposer d'une
+couronne; ce furent les principaux qui crurent avoir le droit de nommer
+celui qui devait les gouverner, et combattre à leur tête. On dit que le
+cerveau de Charles le Gros était affaibli. Il le fut toujours sans-doute,
+puisqu'il se mit au point d'être détrôné sans résistance, de perdre à
+la fois l'Allemagne, la France et l'Italie, et de n'avoir enfin pour
+subsistance que la charité de l'Archevêque de Mayence, qui daigna le
+nourrir. Il paraît bien qu'alors l'ordre de la succession était compté
+pour rien, puisqu'Arnould, bâtard de Carloman, fils de Louis le Bègue, fut
+déclaré Empereur, et qu'Eudes ou Odon Comte de Paris fut Roi de France.
+Il n'y avait alors ni droit de naissance, ni droit d'élection reconnu.
+L'Europe était un chaos dans lequel le plus fort s'élevait sur les ruines
+du plus faible, pour être ensuite précipité par d'autres.
+
+
+
+
+DES NORMANDS VERS LE IVe SIÈCLE.
+
+
+Il est difficile de dire quel Pays de l'Europe était alors plus mal
+gouverné et plus malheureux. Tout étant divisé, tout était faible. Cette
+confusion ouvrit un passage aux Peuples de la Scandinavie et aux habitants
+des bords de la Mer Baltique. Ces Sauvages trop nombreux n'ayant à
+cultiver que des terres ingrates, manquant de Manufactures et privés
+d'Arts, ne cherchaient qu'à se répandre loin de leur patrie. Le brigandage
+et la piraterie leur était nécessaire, comme le carnage aux bêtes féroces.
+En Allemagne on les appelait _Normands, Hommes du Nord_, sans distinction,
+comme nous disons encore en général les _Corsaires de Barbarie_. Dès le
+IVe Siècle ils se mêlèrent aux flots des autres Barbares, qui portèrent
+la désolation jusqu'à Rome et en Afrique. On a vu que resserrés sous
+Charlemagne, ils craignirent l'esclavage. Dès le temps de Louis le
+Débonnaire ils recommencèrent leurs courses. Les forêts dont ces Pays
+étaient hérissés, leur fournissaient assez de bois pour construire leurs
+barques à deux voiles à rames. Environ cent hommes tenaient dans ces
+bâtiments, avec leurs provisions de bière, de biscuit de mer, de fromage,
+et de viande salée. Ils côtoyaient les côtes, descendaient où ils ne
+trouvaient point de résistance, et retournaient chez eux avec leur butin,
+qu'ils partageaient ensuite selon les lois du brigandage, ainsi qu'il se
+pratique à Tunis. Dès l'an 843 ils entrèrent en France par l'embouchure
+de la Rivière de la Seine, et mirent la Ville de Rouen au pillage. Une
+autre flotte entra par la Loire, et dévasta tout jusqu'en Touraine. Ils
+emmenaient en esclavage les hommes, ils partageaient entre eux les femmes
+et les filles, prenant jusqu'aux enfants pour les élever dans leur métier
+de pirates. Les bestiaux, les meubles, tout était emporté. Ils vendaient
+quelquefois sur une côte ce qu'ils avaient pillé sur une autre. Leurs
+premiers gains excitèrent la cupidité de leurs compatriotes indigents. Les
+habitants des côtes Germaniques et Gauloises se joignirent à eux, ainsi
+que tant de renégats de Provence et de Sicile ont servi sur les vaisseaux
+d'Alger.
+
+En 844 ils couvrirent la mer de vaisseaux. On les vit descendre presqu'à
+la fois en Angleterre, en France et en Espagne. Il faut que le Gouvernement
+des Français et des Anglais fût moins bon que celui des Mahométans, qui
+régnaient en Espagne; car il n'y eut nulle mesure prise par les Français
+ni par les Anglais, pour empêcher ces irruptions; mais en Espagne les
+Arabes gardèrent leurs côtes, et repoussèrent enfin les Pirates.
+
+En 845 les Normands pillèrent Hambourg, et pénétrèrent avant dans
+l'Allemagne. Ce n'était plus alors un ramassis[11] de Corsaires sans ordre,
+c'était une flotte de six cents bateaux, qui portait une armée formidable.
+Un Roi de Danemark, nommé Eric, était à leur tête. Il gagna deux batailles
+avant de se rembarquer. Ce Roi des Pirates après être retourné chez
+lui avec les dépouilles Allemandes, envoie en France un des Chefs des
+Corsaires, à qui les Histoires donnent le nom de Régner. Il remonte la
+Seine à cent vingt voiles. Il n'y a point d'apparence que ces cent vingt
+voiles portaient dix mille hommes. Cependant avec un nombre probablement
+inférieur, il pille Rouen une seconde fois, et vient jusqu'à Paris. Dans
+de pareilles invasions, quand la faiblesse du Gouvernement n'a pourvu à
+rien, la terreur du peuple augmente le péril, et le plus grand nombre fuit
+devant le plus petit. Les Parisiens qui se défendirent dans d'autres temps
+avec tant de courage, abandonnèrent alors leur Ville, et les Normands n'y
+trouvèrent que des maisons de bois qu'ils brûlèrent. Le malheureux Roi,
+Charles le Chauve, retranché à Saint Denis avec peu de troupes, au lieu
+de s'opposer à ces Barbares, acheta de quatorze mille marcs d'argent la
+retraite qu'ils daignèrent faire. On est indigné quand on lit dans nos
+Auteurs que plusieurs de ces Barbares furent punis de mort subite pour
+avoir pillé l'Église de Saint-Germain-des-Prés. Ni les Peuples, ni leurs
+Saints ne se défendirent, mais les vaincus se donnent toujours la honteuse
+consolation de supposer des miracles opérés contre leurs vainqueurs.
+
+[Note 11: Écrit «ramas» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+Charles le Chauve, en achetant ainsi la paix, ne faisait que donner à
+ces Pirates de nouveaux moyens de faire la guerre, et s'ôter celui de la
+soutenir. Les Normands se servirent de cet argent pour aller assiéger
+Bordeaux, qu'ils pillèrent. Pour comble d'humiliation et d'horreur,
+un descendant de Charlemagne, Pépin Roi d'Aquitaine, n'ayant pu leur
+résister, s'unit avec eux, et alors la France vers l'an 858 fut
+entièrement ravagée. Les Normands fortifiés de tout ce qui se joignait
+à eux, désolèrent longtemps l'Allemagne, la Flandres, l'Angleterre. Nous
+avons vu depuis peu des armées de cent mille hommes pouvoir à peine
+prendre deux Villes après des victoires signalées; tant l'Art de fortifier
+les places et de préparer des ressources a été perfectionné; mais alors
+des Barbares combattant d'autres Barbares désunis, ne trouvaient après
+le premier succès, presque rien qui arrêtât leurs courses. Vaincus
+quelquefois, ils reparaissaient avec de nouvelles forces.
+
+Godefroi, Roi de Danemark, à qui Charles le Gros céda enfin une partie
+de la Hollande en 882, pénètre de la Hollande en Flandres, ses Normands
+passent de la Somme à l'Oise sans résistance, prennent et brûlent Pontoise,
+et arrivent par eau et par terre devant Paris, en 885.
+
+Les Parisiens qui s'attendaient alors à l'irruption des Barbares,
+n'abandonnèrent point la Ville, comme autrefois. Le Comte de Paris, Ode
+ou Eudes, que sa valeur éleva depuis sur le trône de France, mit dans la
+Ville un ordre qui anima les courages, et qui leur tint lieu de tours et
+de remparts. Sigefroi, Chef des Normands, pressa le siège avec une fureur
+opiniâtre, mais non destituée d'arts. Les Normands se servirent du bélier
+pour battre les murs. Ils firent brèche, et donnèrent trois assauts. Les
+Parisiens les soutinrent avec un courage inébranlable. Ils avaient à leur
+tête non seulement le Comte Eudes, mais encore leur Évêque Goflin, qui
+chaque jour après avoir donné la bénédiction à son peuple, se mettait sur
+la brèche, le casque en tête, un carquois sur le dos, et une hache à sa
+ceinture, et ayant planté la croix sur le rempart, combattait à sa vue. Il
+paraît que cet Évêque avait dans la Ville autant d'autorité pour le moins
+que le Comte Eudes, puisque ce fut à lui que Sigefroy s'était d'abord
+adressé, pour entrer par sa permission dans Paris. Ce Prélat mourut de ses
+fatigues au milieu du siège, laissant une mémoire respectable et chère;
+car s'il arma des mains que la Religion réservait seulement au ministère
+de l'Autel, il les arma pour cet autel même et pour des citoyens dans
+la cause la plus juste, et pour la défense la plus nécessaire, qui est
+toujours au-dessus des lois. Ses confrères ne s'étaient armés que dans des
+Guerres Civiles et contre des Chrétiens. Peut-être, si l'apothéose est due
+à quelques hommes, eût-il mieux valu mettre dans le Ciel ce Prélat qui
+combattit et mourut pour son Pays, que tant d'hommes obscurs, dont la
+vertu, s'ils en ont eu, a été pour le moins inutile au Monde.
+
+Les Normands tinrent la Ville assiégée une année et demie, les Parisiens
+éprouvèrent toutes les horreurs qu'entraînent dans un long siège la famine
+et la contagion, qui en sont les suites, et ne furent point ébranlés. Au
+bout de ce temps l'Empereur Charles le Gros, Roi de France, parut enfin à
+leurs secours sur le Mont de Mars, qu'on appelle aujourd'hui Montmartre,
+mais il n'osa pas attaquer les Normands, il ne vint que pour acheter
+encore une trêve honteuse. Ces Barbares quittèrent Paris pour aller
+assiéger Sens et piller la Bourgogne, tandis que Charles alla dans Mayence
+assembler ce Parlement qui lui ôta un trône dont il était si indigne.
+
+Les Normands continuèrent leurs dévastations, mais quoiqu'ennemis du Nom
+Chrétien il ne leur vint jamais en pensée de forcer personne à renoncer au
+Christianisme. Ils étaient à peu près tels que les Francs, les Goths, les
+Alains, les Huns, les Hérules, qui en cherchant au IVe Siècle de nouvelles
+Terres, loin d'imposer une Religion aux Romains, s'accommodèrent aisément
+de la leur: ainsi les Turcs en pillant l'Empire des Califes, se sont
+fournis à la Religion Mahométane.
+
+Enfin Rolon ou Raoul, le plus illustre de ces Brigands du Nord, après
+avoir été chassé du Danemark, ayant rassemblé en Scandinavie tous ceux
+qui voulurent s'attacher à sa fortune, tenta de nouvelles aventures, et
+fonda l'espérance de sa grandeur sur la faiblesse de l'Europe. Il aborda
+l'Angleterre, où ses compatriotes étaient déjà établis; mais après deux
+victoires inutiles il retourna du côté de la France, que d'autres Normands
+savaient ruiner, mais qu'ils ne savaient pas asservir.
+
+Rolon fut le seul de ces Barbares qui cessa d'en mériter le nom, en
+cherchant un établissement fixe. Maître de Rouen sans peine, au lieu de
+la détruire, il en fit relever les murailles et les tours. Rouen devint
+sa place d'armes, de-là il volait tantôt en Angleterre, tantôt en France,
+faisant la guerre avec politique, comme avec fureur. La France était
+expirante sous le règne de Charles le Simple, Roi de nom, et dont la
+Monarchie était encore plus démembrée par les Ducs, par les Comtes et par
+les Barons ses sujets, que par les Normands. Charles n'avait donné que
+de l'or aux Barbares, Charles le Simple offrit à Rolon sa fille et des
+provinces.
+
+Raoul demanda d'abord la Normandie, et on fut trop heureux de la lui
+céder. Il demanda ensuite la Bretagne, on disputa, mais il fallut la céder
+encore avec des clauses que le plus fort explique toujours à son avantage.
+Ainsi la Bretagne qui était tout à l'heure un Royaume, devint un Fief de
+la Neustrie; et la Neustrie qu'on s'accoutuma bientôt à nommer Normandie
+du nom de ses usurpateurs, fut un État séparé, dont les Ducs rendaient un
+vain hommage à la couronne de France.
+
+L'Archevêque de Rouen sut persuader à Rolon de se faire Chrétien. Ce
+Prince embrassa volontiers une Religion qui affermissait sa puissance.
+
+Les véritables Conquérants sont ceux qui savent faire des lois. Leur
+puissance est stable, les autres sont des torrents qui passent. Rolon
+paisible fut le seul Législateur de son temps dans le Continent Chrétien.
+On sait avec quelle inflexibilité il rendit la justice. Il abolit le vol
+chez ses Danois, qui n'avaient jusques-là vécu que de rapine. Longtemps
+après lui son nom seul prononcé, était un ordre aux Officiers de Justice
+d'accourir pour réprimer la violence, et de-là est venu cet usage de la
+clameur de _Haro_, si connue en Normandie. Le sang des Danois et des
+Francs mêlés ensemble produisit ensuite dans ce Pays ces Héros qu'on verra
+conquérir l'Angleterre et la Sicile.
+
+
+
+
+DE L'ANGLETERRE VERS LE IVe SIÈCLE.
+
+
+L'Angleterre après avoir été divisée en sept petits Royaumes, s'était
+presque réunie sous le Roi Egbert, lorsque ces mêmes Pirates vinrent la
+ravager aussi bien que la France. On prétend qu'en 852 ils remontèrent la
+Tamise avec trois cents Voiles. Les Anglais ne se défendirent guère mieux
+que les Francs. Ils payèrent, comme eux, leurs vainqueurs. Un Roi nommé
+Ethelbert suivit le malheureux exemple de Charles le Chauve. Il donna de
+l'argent; la même faute eut la même punition. Les Pirates se servirent
+de cet argent pour mieux subjuguer le Pays. Ils conquirent la moitié de
+l'Angleterre. Il fallait que les Anglais, nés courageux et défendus par
+leur situation, eussent dans leur Gouvernement des vices bien essentiels,
+puisqu'ils furent toujours assujettis par des Peuples qui ne devaient pas
+aborder impunément chez eux. Ce qu'on raconte des horribles dévastations
+qui désolèrent cette Île, surpasse encore ce qu'on vient de voir en
+France. Il y a des temps où la Terre entière n'est qu'un théâtre de
+carnage, et ces temps sont trop fréquents.
+
+Il me semble que le Lecteur respire enfin un peu, lorsque dans ces
+horreurs il voit s'élever quelque grand-homme qui tire sa patrie de la
+servitude, et qui le gouverne en bon Roi.
+
+Je ne sais s'il y a jamais eu sur la Terre un homme plus digne des
+respects de la postérité qu'Alfred le Grand, qui rendit ses services à sa
+patrie.
+
+En 872 il succédait à son frère Ethelred I qui ne lui laissa qu'un droit
+contesté sur l'Angleterre, partagée plus que jamais en Souverainetés, dont
+plusieurs étaient possédées par les Danois. De nouveaux Pirates venaient
+encore, presque chaque année, disputer aux premiers usurpateurs le peu de
+dépouilles qui pouvaient rester.
+
+Alfred n'ayant pour lui qu'une Province de l'Ouest, fut vaincu d'abord
+en bataille rangée par ces Barbares, et abandonné de tout le monde il ne
+se retira point à Rome dans le Collège Anglais, comme Butred son oncle,
+devenu Roi d'une petite Province et chassé par les Danois; mais seul et
+sans secours, il voulut périr ou venger sa patrie. Il se cacha six mois
+chez un Berger dans une chaumière environnée de marais. Le seul Comte de
+Devon qui défendait encore un faible château, savait son secret. Enfin
+ce Comte ayant rassemblé des troupes et gagné quelque avantage, Alfred
+couvert de haillons d'un Berger, osa se rendre dans le camp des Danois, en
+jouant de la harpe: voyant ainsi par ses yeux la situation du camp et ses
+défauts, instruit d'une fête que les Barbares devaient célébrer, il court
+au Comte de Devon qui avait des milices prêtes, il revient aux Danois avec
+une petite troupe mais déterminée, il les surprend et gagne une victoire
+complète. La discorde divisait alors les Danois. Alfred sut négocier comme
+combattre; et ce qui est étrange, les Anglais et les Danois le reconnurent
+unanimement pour Roi. Il n'y avait plus à réduire que Londres, il la
+prit, la fortifia, l'embellit, équipa des flottes, contint les Danois
+d'Angleterre, s'opposa aux descentes des autres, et s'appliqua ensuite
+pendant douze années d'une possession paisible, à policer sa patrie. Ses
+lois furent douces, mais sévèrement exécutées. C'est lui qui fonda les
+Jurés, qui partagea l'Angleterre en Shires ou Comtés, et qui le premier
+encouragea ses sujets à commercer. Il prêta des vaisseaux et de l'argent
+à des hommes entreprenants et sages, qui allèrent jusqu'à Alexandrie,
+et de-là passant l'Isthme de Suez, trafiquèrent dans la Mer de Perse. Il
+institua des Milices, il établit divers Conseils, mit partout la règle et
+la paix qui en est la suite.
+
+Il me semble qu'il n'y a point de véritablement grand-homme, sans avoir un
+bon esprit. Alfred fonda l'Académie d'Oxford. Il fit venir des livres de
+Rome. L'Angleterre toute barbare n'en avait presque point. Il se plaignait
+qu'il n'y eût pas alors un Prêtre Anglais qui sût le Latin. Pour lui, il
+le savait. Il était même assez bon Géomètre pour ce temps-là. Il possédait
+l'Histoire. On dit même qu'il faisait des vers en Anglo-Saxon. Les moments
+qu'il ne donnait pas aux soins de l'État, il les donnait à l'étude.
+Une sage économie le mit en état d'être libéral. On voit qu'il rebâtit
+plusieurs Églises, mais aucun Monastère. Il pensait sans-doute que dans
+un État désolé, qu'il fallait repeupler, il eût mal servi sa patrie, en
+favorisant trop ces familles immenses sans père et sans enfants, qui se
+perpétuent aux dépens de la Nation: aussi ne fut-il pas au nombre des
+Saints; mais l'Histoire, qui d'ailleurs ne lui reproche ni défaut ni
+faiblesse, le met au premier rang des Héros utiles au Genre-humain, qui
+sans ces hommes extraordinaires eût toujours été semblable aux bêtes
+farouches.
+
+
+
+
+DE L'ESPAGNE ET DES MUSULMANS AUX VIIIe ET IXe SIÈCLES.
+
+
+Je vois dans l'Espagne des malheurs et des révolutions d'un autre genre,
+qui méritent une attention particulière. Il faut remonter en peu de mots à
+la source, et se souvenir que les Goths usurpateurs de ce Royaume, devenus
+Chrétiens et toujours barbares, furent chassés au VIIIe Siècle par les
+Musulmans d'Afrique. Je crois que l'imbécillité du Roi Vamba qu'on enferma
+dans un Cloître, fut l'origine de la décadence de ce Royaume. C'est à sa
+faiblesse qu'on doit les fureurs de ses successeurs. Vitiza, Prince plus
+insensé encore que Vamba, puisqu'il était cruel, fit désarmer ses sujets
+qu'il craignait, mais par-là il se priva de leur secours.
+
+Rodrigue dont il avait assassiné le père, l'assassina à son tour, et fut
+encore plus méchant que lui. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause
+de la supériorité des Musulmans en Espagne. Je ne sais s'il est bien vrai
+que Rodrigue eût violé Florinde, nommée la _Cava_ ou la _Méchante_, fille
+malheureusement célèbre du Comte Julien, et si ce fut pour venger son
+honneur que ce Comte appela les Maures. Peut-être l'aventure de la Cava
+est copiée en partie sur celle de Lucrèce, et ni l'une ni l'autre ne
+paraît appuyée sur des monuments bien authentiques. Il paraît que pour
+appeler les Africains on n'avait pas besoin du prétexte d'un viol, qui
+est d'ordinaire aussi difficile à prouver qu'à faire. Déjà sous le Roi
+Vamba, le Comte Hervig, depuis Roi, avait fait venir une armée de Maures.
+Opas Archevêque de Séville, qui fut le principal instrument de la grande
+révolution, avait des intérêts plus chers à soutenir que ceux de la pudeur
+d'une fille. Cet Évêque, fils de l'usurpateur Vitiza détrôné et assassiné
+par l'usurpateur Rodrigue, fut celui dont l'ambition fit venir les Maures
+pour la seconde fois. Le Comte Julien, gendre de Vitiza, trouvait dans
+cette seule alliance assez de raisons pour se soulever contre le tyran.
+Un autre Évêque nommé Torizo, entra dans la conspiration d'Opas et du
+Comte. Y a-t-il apparence que deux Évêques se fussent ligués ainsi avec
+les ennemis du Nom Chrétien, s'il ne s'était agi que d'une fille?
+
+Quoi qu'il en soit, les Mahométans étaient maîtres comme ils le sont
+encore, de toute cette partie de l'Afrique qui avait appartenu aux Romains,
+ils venaient d'y fonder la Ville de Maroc près du Mont Atlas. Le Calife
+Valid Almanzor, maître de cette belle partie de la Terre, résidait à Damas
+en Syrie. Son Vice-roi Muzza, qui gouvernait l'Afrique, fit par un de ses
+Lieutenants la conquête de toute l'Espagne. Il y envoya d'abord son
+Général Tarif, qui gagna en 714 cette célèbre bataille où Rodrigue perdit
+la vie. On prétend que les Sarrasins ne tinrent pas leurs promesses à
+Julien, dont ils se défiaient sans-doute. L'Archevêque Opas fut plus
+satisfait d'eux. Il prêta serment de fidélité aux Mahométans, et conserva
+sous eux beaucoup d'autorité sur les Églises Chrétiennes, que les
+vainqueurs toléraient.
+
+Pour le Roi Rodrigue, il fut si peu regretté que sa veuve Egilone épousa
+publiquement le jeune Abdalis, fils du Sultan Muzza, dont les armes
+avaient fait périr son mari, et réduit en servitude son Pays et sa
+Religion.
+
+L'Espagne avait été soumise en quatorze mois à l'Empire des Califes, à la
+réserve des cavernes et des rochers de l'Asturie. Pélage Teudomer, parent
+du dernier Roi Rodrigue, caché dans ces retraites, y conserva sa liberté.
+Je ne sais comment on a pu donner le nom de Roi à ce Prince, qui en était
+en effet digne, mais dont toute la Royauté se borna à n'être point captif.
+Les Historiens Espagnols et ceux qui les ont suivis, lui font remporter de
+grandes victoires, imaginent des miracles en sa faveur, lui établissent
+une Cour, lui donnent son fils Favilla et son gendre Alphonse pour
+successeurs tranquilles dans ce prétendu Royaume. Mais comment dans ce
+temps-là même les Mahométans, qui sous Abdérame vers l'an 734 subjuguèrent
+la moitié de la France, auraient-ils laissé subsister derrière les
+Pyrénées ce Royaume des Asturies? C'était beaucoup pour les Chrétiens
+de pouvoir se réfugier dans ces montagnes et d'y vivre de leurs courses,
+en payant tribut aux Mahométans. Ce ne fut que vers l'an 759 que les
+Chrétiens commencèrent à tenir tête à leurs vainqueurs affaiblis par les
+victoires de Charles Martel et par leurs divisions; mais eux-mêmes plus
+divisés entre eux que les Mahométans, retombèrent bientôt sous le joug.
+
+En 783, Maurégat, à qui il a plû aux Historiens de donner le titre de Roi,
+eut la permission de gouverner les Asturies et quelques Terres voisines,
+en rendant hommage et en payant tribut. Il se soumit surtout de fournir
+cent belles filles tous les ans pour le sérail d'Abdérame.
+
+On donne pour successeur à ce Maurégat un Diacre nommé Vérémon, Chef de
+ces Montagnards réfugiés, faisant le même hommage et payant le même nombre
+de filles qu'il était obligé de payer souvent. Est-ce-là un Royaume, et
+sont-ce-là des Rois?
+
+Après la mort de cet Abdérame, les Émirs des Provinces d'Espagne voulurent
+être indépendants. On a vu dans l'article de Charlemagne, qu'un d'eux,
+nommé Ibna Larabi, eut l'imprudence d'appeler ce conquérant à son
+secours. S'il y avait eu alors un véritable Royaume Chrétien en Espagne,
+Charles n'eût-il pas protégé ce Royaume par ses armes, plutôt que de se
+joindre à des Mahométans? Il prit cet Émir sous sa protection, et se fit
+rendre hommage des Terres qui sont entre l'Ebre et les Pyrénées, que les
+Musulmans gardèrent. On voit en 794 le Maure Abutar rendre hommage à Louis
+le Débonnaire, qui gouvernait l'Aquitaine sous son père avec le titre de
+Roi.
+
+Quelque temps après, les divisions augmentèrent chez les Maures d'Espagne.
+Le Conseil de Louis le Débonnaire en profita, ses troupes assiégèrent
+deux ans Barcelone, et Louis y entra en triomphe en 796. Voilà l'époque
+de la décadence des Maures. Ces vainqueurs n'étaient plus soutenus par
+les Africains et par les Califes dont ils avaient secoué le joug. Les
+successeurs d'Abdérame ayant établi le siège de leur Royaume à Cordoue,
+étaient mal obéis des Gouverneurs des autres Provinces.
+
+Alfonse de la race de Pélage commença dans ces conjonctures heureuses à
+rendre considérables les Chrétiens Espagnols retirés dans les Asturies.
+Il refusa le tribut ordinaire à des Maîtres contre lesquels il pouvait
+combattre; et après quelques victoires il se vit maître paisible des
+Asturies et de Léon au commencement du IXe Siècle.
+
+C'est par lui qu'il faut commencer de retrouver en Espagne des Rois
+Chrétiens. Cet Alfonse était artificieux et cruel. On l'appelle le Chaste,
+parce qu'il fut le premier qui refusa les cent filles aux Maures. On ne
+songe pas qu'il ne soutint point la guerre pour avoir refusé ce tribut,
+mais que voulant se soustraire à la domination des Maures et ne plus être
+tributaire, il fallait bien qu'il refusât les cent filles ainsi que le
+reste.
+
+Les succès d'Alfonse qui, malgré beaucoup de traverses, enhardit les
+Chrétiens de Navarre à se donner un Roi. Les Aragonais levèrent l'étendard
+sous un Comte: ainsi sur la fin de Louis le Débonnaire, ni les Maures, ni
+les Français n'eurent plus rien dans ces Contrées stériles, mais le reste
+de l'Espagne obéissait aux Rois Musulmans. Ce fut alors que les Normands
+ravagèrent les côtes de l'Espagne, mais étant repoussés, ils retournèrent
+piller la France et l'Angleterre.
+
+On ne doit point être surpris que les Espagnols des Asturies, de Léon,
+d'Aragon, aient été alors des barbares. La guerre qui avait succédé à
+la servitude, ne les avait pas polis. Ils étaient dans une si profonde
+ignorance, qu'Alfonse Roi de Léon et des Asturies, surnommé le Grand,
+fut obligé de donner à son fils des Précepteurs Mahométans.
+
+Je ne cesse d'être étonné, quand je vois quels titres les Historiens
+prodiguent aux Rois. Cet Alfonse qu'ils appellent le Grand, fit crever
+les yeux à ses quatre frères; sa vie n'est qu'un tissu de cruautés et de
+perfidies. Ce Roi finit par faire révolter contre lui ses Sujets, et fut
+obligé de céder son petit Royaume à son fils vers l'an 910.
+
+Cependant les Mahométans qui perdaient cette partie de l'Espagne qui
+confine à la France, s'étendaient partout ailleurs. Si j'envisage leur
+Religion, je la vois embrassée par toutes les Indes, et par les côtes
+orientales de l'Afrique où ils trafiquaient. Si je regarde leurs conquêtes,
+ d'abord le Calife Aaron Rachild impose un tribut de soixante et dix mille
+écus d'or par an à l'Impératrice Irène. L'Empereur Nicéphore ayant ensuite
+refusé de payer le tribut, Aaron prend l'Île de Chypre et vient ravager la
+Grèce. Almamon son petit-fils, Prince d'ailleurs si recommandable par son
+amour pour les Sciences et par son savoir, s'empare par ses Lieutenants de
+l'Île de Crète en 825. Les Musulmans y firent bâtir la Ville de Candie.
+
+En 826 les mêmes Africains qui avaient subjugué l'Espagne et fait des
+incursions dans cette Île fertile, encouragés par un Sicilien nommé
+Euphémiris, qui ayant, à l'exemple de son Empereur Michel, épousé une
+Religieuse, et poursuivi par les lois que l'Empereur s'était rendu
+favorables, fit à peu près en Sicile ce que le Comte Julien avait fait
+en Espagne.
+
+Ni les Empereurs Grecs, ni ceux d'Occident ne purent alors chasser de
+Sicile les Musulmans, tant l'Orient et l'Occident étaient mal gouvernés.
+Ces Conquérants allaient se rendre maîtres de l'Italie, s'ils avaient été
+unis; mais leurs fautes sauvèrent Rome, comme celle des Carthaginois la
+sauvèrent autrefois. Ils partent de Sicile en 846 avec une flotte
+nombreuse. Ils entrent par l'embouchure du Tibre, et ne trouvant qu'un
+Pays, presque désert, ils vont assiéger Rome. Ils prirent les dehors, et
+ayant pillé la riche Église de Saint Pierre hors des murs, ils levèrent le
+siège pour aller combattre une armée de Français, qui venait secourir Rome
+sous un Général de l'Empereur Lothaire. L'armée Française fut battue, mais
+la Ville rafraîchie fut manquée; et cette expédition qui devait être une
+conquête, ne devint par leur mésintelligence qu'une incursion de Barbares.
+Ils revinrent bientôt après avec une armée formidable, qui semblait devoir
+détruire l'Italie et faire une Bourgade Mahométane de la Capitale du
+Christianisme. Le Pape Léon IV prenant dans ce danger une autorité que
+les Généraux de l'Empereur Lothaire semblaient abandonner, se montra digne
+en défendant Rome, d'y commander en Souverain. Il avait employé les
+richesses de l'Église à réparer les murailles, à élever des tours, à
+tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens, engagea
+les habitants de Naples et de Gayette à venir défendre les côtes et le
+port d'Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d'eux des
+otages, sachant bien que ceux qui sont assez puissants pour nous secourir,
+le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes et reçut
+les Sarrasins à leur descente, non pas en équipage de guerrier, ainsi
+qu'en avait usé Goflin Évêque de Paris dans une occasion encore plus
+pressante, mais comme un Pontife qui exhortait un Peuple Chrétien, et
+comme un Roi qui veillait à la sûreté de ses Sujets. Il était né Romain.
+Le courage des premiers âges de la République revivait en lui dans un
+temps de lâcheté et de corruption, tel qu'un des beaux monuments de
+l'ancienne Rome qu'on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle.
+Son courage et ses soins furent secondés.
+
+En 849, on reçut les Sarrasins courageusement à leur descente, et la
+tempête ayant dissipé la moitié de leurs vaisseaux, une partie de ces
+conquérants échappés au naufrage fut mise à la chaîne. Le Pape rendit sa
+victoire utile, en faisant travailler aux fortifications de Rome et à ses
+embellissements les mêmes mains qui devaient les détruire. Les Mahométans
+restèrent cependant maîtres du Garillan entre Capoue et Gayette, mais
+plutôt comme une Colonie de Corsaires indépendants, que comme des
+Conquérants disciplinés.
+
+Je vois donc au IXe Siècle les Musulmans redoutables à la fois à Rome et
+à Constantinople, maîtres de la Perse, de la Syrie, de l'Arabie, et de
+toutes les Côtes d'Afrique jusqu'au Mont Atlas, et des trois quarts de
+l'Espagne. Mais ces Conquérants ne forment pas une Nation, comme les
+Romains étendus presqu'autant qu'eux, n'avaient fait qu'un seul Peuple.
+
+Sous le fameux Calife Almamon vers l'an 815, un peu après la mort de
+Charlemagne, l'Égypte devint indépendante, et le Grand-Caire fut la
+résidence d'un Soudan. Le Prince de la Mauritanie Tangitane, sous le titre
+de Misamolin, était maître absolu de l'Empire de Maroc. La Nubie et la
+Lybie obéissaient à un autre Soudan. Les Abdérames qui avaient fondé le
+Royaume de Cordoue, ne purent empêcher d'autres Mahométans de fonder celui
+de Tolède. Toutes ces nouvelles Dynasties révéraient dans le Calife le
+successeur de leur Prophète. Ainsi que les Chrétiens allaient en foule en
+pèlerinage à Rome, les Mahométans de toutes les parties du Monde allaient
+à la Mecque, gouvernée par un Shérif que nommait le Calife; et c'était
+principalement par ce pèlerinage que le Calife maître de la Mecque était
+vénérable à tous les Princes de sa croyance. Mais ces Princes distinguant
+la Religion de leurs intérêts, dépouillaient le Calife en lui rendant
+hommage.
+
+
+
+
+DE L'EMPIRE DE CONSTANTINOPLE, AUX VIIIe et IXe SIÈCLES.
+
+
+Tandis que l'Empire de Charlemagne se démembrait, que les inondations
+des Sarrasins et des Normands désolaient l'Occident, l'Empire de
+Constantinople subsistait comme un grand arbre, vigoureux encore. Mais
+déjà vieux, dépouillé de quelques racines, et assailli de tous côtés par
+la tempête, cet Empire n'avait plus rien en Afrique, la Syrie et une
+partie de l'Asie Mineure lui étaient enlevées. Il défendait contre les
+Musulmans ses frontières vers l'orient de la Mer Noire, et tantôt vaincu,
+tantôt vainqueur, il aurait pu au moins se fortifier contre eux par cet
+usage continuel de la guerre. Mais du côté du Danube et vers le bord
+occidental de la Mer Noire, d'autres ennemis le ravageaient. Une Nation
+de Scythes, nommée les Abares ou Avares, les Bulgares, autres Scythes,
+dont la Bulgarie tient son nom, désolaient tous ces beaux climats de la
+Roumanie[12], où Adrien et Trajan avaient construit de si belles Villes,
+et ces grands-chemins desquels il ne subsiste plus que quelques chaussées.
+
+[Note 12: «Romanie» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+Les Abares surtout répandus dans la Hongrie et dans l'Autriche se jetaient
+tantôt sur l'Empire d'Orient, tantôt sur celui de Charlemagne. Ainsi des
+frontières de la Perse à celles de la France, la Terre était en proie à
+des incursions presque continuelles.
+
+Si les frontières de l'Empire Grec étaient toujours resserrées et toujours
+désolées, la Capitale était le théâtre des révolutions et des crimes. Un
+mélange de l'artifice des Grecs et de la férocité des Thraces, formait le
+caractère qui régnait à la Cour. En effet quel spectacle nous représente
+Constantinople? Maurice et ses cinq enfants massacrés: Phocas assassiné
+pour prix de ses meurtres et de ses incestes: Constantin empoisonné par
+l'Impératrice Martine, à qui on arrache la langue tandis qu'on coupe
+le nez à Héracléonas son fils: Constans assommé dans un bain par ses
+domestiques: Constantin Pogonate qui fait crever les yeux à ses deux
+frères: Justinien II son fils prêt à faire à Constantinople ce que
+Théodose fit à Thessalonique, surpris, mutilé et enchaîné par Léonce au
+moment qu'il allait faire égorger les principaux Citoyens: Léonce bientôt
+traité lui-même comme il avait traité Justinien II, ce Justinien rétabli,
+faisant couler sous ses yeux dans la Place publique le sang de ses ennemis,
+et périssant enfin sous la main d'un bourreau: Philippe Bardanés détrôné
+et condamné à perdre les yeux: Léon l'Isaurien et Constantin Copronyme
+morts à-la-vérité dans leur lit, mais après un règne sanguinaire, aussi
+malheureux pour le Prince que pour les Sujets. L'Impératrice Irène,
+la première femme qui monta sur le trône des Césars, et la première qui
+fit périr son fils pour régner: Nicéphore son successeur, détesté de
+ses Sujets, pris par les Bulgares, décollé, servant de pâture aux
+bêtes, tandis que son crâne sert de coupe à son vainqueur. Enfin Michel
+Curopalate contemporain de Charlemagne, confiné dans un Cloître,
+et mourant ainsi moins cruellement, mais plus honteusement que ses
+prédécesseurs. C'est ainsi que l'Empire est gouverné pendant 200 ans.
+Quelle histoire de brigands obscurs punis en Place publique pour leurs
+crimes, est plus horrible et plus dégoûtante? Cependant il faut voir
+au IXe Siècle Léon l'Arménien, brave guerrier, mais ennemi des Images,
+assassiné à la Messe dans le temps qu'il chantait une Antienne: ses
+assassins s'aplaudissant d'avoir tué un hérétique, vont tirer de prison un
+Officier, nommé Michel le Bègue, condamné à la mort par le Sénat, et qui
+au lieu d'être exécuté, reçut la Pourpre Impériale. Ce fut lui qui étant
+amoureux d'une Religieuse, se fit prier par le Sénat de l'épouser, sans
+qu'aucun Évêque osât être d'un sentiment contraire. Ce fait est d'autant
+plus digne d'attention, que presqu'en même temps on voit Euphemius en
+Sicile, poursuivi criminellement pour un semblable mariage; et quelque
+temps après, on avait condamné à Constantinople le mariage très-légitime
+de l'Empereur Léon.
+
+Les affaires de l'Église sont si mêlées avec celles de l'État, que je peux
+rarement les séparer, comme je voudrais.
+
+Cette ancienne querelle des Images troublait toujours l'Empire. La Cour
+était tantôt favorable, tantôt contraire à leur culte, selon qu'elle
+voyait pencher l'esprit du plus grand nombre. Michel le Bègue commença
+par les consacrer, et finit par les abattre.
+
+Son successeur Théophile, qui régna environ douze ans depuis 829 jusqu'à
+842, se déclara contre ce culte. On a écrit qu'il ne croyait point la
+Résurrection, qu'il niait l'existence des Démons, et qu'il n'admettait
+pas Jésus-Christ pour Dieu. Il se peut faire qu'un Empereur pensât ainsi;
+mais faut-il croire, je ne dis pas sur les Princes seulement, mais sur
+les particuliers, des ennemis qui sans prouver aucun fait, décrient la
+religion et les mœurs des hommes qui n'ont pas pensé comme eux?
+
+Ce Théophile fils de Michel le Bègue fut presque le seul Empereur qui
+eut succédé paisiblement à son père depuis deux Siècles. Sous lui les
+adorateurs des Images furent plus persécutés que jamais. On connaît
+aisément par ces longues persécutions, que tous les citoyens étaient
+divisés.
+
+Il est remarquable, que deux femmes aient rétabli les Images. L'une est
+l'Impératrice Irène veuve de Léon IV et l'autre l'Impératrice Théodora
+veuve de Théophile.
+
+Théodora, maîtresse de l'Empire d'Orient sous le jeune Michel son fils,
+persécuta à son tour les ennemis des Images. Elle porta son zèle ou sa
+politique plus loin. Il y avait encore dans l'Asie Mineure un grand nombre
+de Manichéens qui vivaient paisibles, parce que la fureur d'enthousiasme,
+qui n'est guère que dans les sectes naissantes, était passée. Ils étaient
+riches par le commerce. Soit qu'on en voulût à leurs opinions ou à leurs
+biens, on fit contre eux des Édits sévères, qui furent exécutés avec
+cruauté. La persécution leur rendit leur premier fanatisme. On en fit
+périr des milliers dans les supplices. Le reste désespéré se révolta. Il
+en passa plus de 40000 chez les Musulmans, et ces Manichéens auparavant
+si tranquilles, devinrent des ennemis irréconciliables, qui joints aux
+Sarrasins ravagèrent l'Asie Mineure jusqu'aux portes de la Ville Impériale,
+dépeuplée par une peste horrible en 842, et devenue un objet de pitié.
+
+La peste proprement dite, est une maladie particulière aux Peuples de
+l'Afrique, comme la petite-vérole. C'est de ces Pays qu'elle vient
+toujours par des Vaisseaux marchands. Elle inonderait l'Europe sans
+les sages précautions qu'on prend dans nos Ports, et probablement
+l'inattention du Gouvernement laissa entrer la contagion dans la Ville
+Impériale.
+
+Cette même inattention exposa l'Empire à un autre fléau. Les Russes
+s'embarquèrent vers le Port qu'on nomme aujourd'hui Azoph sur la Mer Noire,
+et vinrent ravager tous les rivages du Pont Euxin. Les Arabes d'un autre
+côté poussèrent encore leurs conquêtes par-delà l'Arménie et dans l'Asie
+Mineure. Enfin Michel le Jeune, après un règne cruel et infortuné, fut
+assassiné par Basile, qu'il avait tiré de la plus basse condition pour
+l'associer à l'Empire.
+
+L'administration de Basile ne fut guère plus heureuse. C'est sous son
+règne qu'est l'époque du grand Schisme, qui divisa l'Église Grecque de la
+Latine.
+
+Les malheurs de l'Empire ne furent pas beaucoup réparés sous Léon, qu'on
+appela le Philosophe; non qu'il fût un Antonin, un Marc-Aurèle, un Julien,
+un Aaron Rachild, un Alfred, mais parce qu'il était savant. Il passe pour
+avoir le premier ouvert un chemin aux Turcs, qui si longtemps après ont
+pris Constantinople.
+
+Les Turcs qui combattirent depuis les Sarrasins et qui mêlés à eux,
+furent leur soutien et les destructeurs de l'Empire Grec, avaient-ils
+déjà envoyé des Colonies dans ces contrées voisines du Danube? On n'a
+guère d'histoires véritables de ces émigrations des Barbares.
+
+Il n'y a que trop d'apparence que les hommes ont ainsi vécu longtemps.
+À peine un Pays était un peu cultivé, qu'il était envahi par une Nation
+affamée, chassée à son tour par une autre. Les Gaulois n'étaient-ils pas
+descendus en Italie, n'avaient-ils pas été jusque dans l'Asie Mineure?
+Vingt Peuples de la Grande Tartarie n'ont-ils pas cherché de nouvelles
+Terres?
+
+Malgré tant de désastres, Constantinople fut encore longtemps la Ville
+Chrétienne la plus opulente, la plus peuplée, la plus recommandable par
+les Arts. Sa situation seule par laquelle elle domine sur deux Mers, la
+rendait nécessairement commerçante. La peste de 842, toute destructive
+qu'elle avait été, ne fut qu'un fléau passager. Les Villes de commerce et
+où la Cour réside, se repeuplent toujours par l'affluence des voisins. Les
+Arts mécaniques et les beaux Arts même ne périssent point dans une vaste
+Capitale qui est le séjour des riches.
+
+Toutes ces révolutions subites du Palais, les crimes de tant d'Empereurs
+égorgés les uns par les autres, sont des orages qui ne tombent guère sur
+des hommes cachés, qui cultivent en paix des professions qu'on n'envie
+point.
+
+Les richesses n'étaient point épuisées: on dit qu'en 857 Théodora mère de
+Michel, en se démettant malgré elle de la Régence, et traitée à peu près
+par son fils comme Marie de Médicis le fut de nos jours par Louis XIII
+fit voir à l'Empereur, qu'il y avait dans le trésor cent neuf mille livres
+pesant d'Or et trois cents mille livres d'Argent.
+
+Un Gouvernement sage pouvait donc encore maintenir l'Empire dans sa
+puissance. Il était resserré, mais non démembré, changeant d'Empereurs,
+mais toujours uni sous celui qui se revêtait de la pourpre. Enfin plus
+riche, plus plein de ressources, plus puissant que celui d'Allemagne.
+Cependant il n'est plus, et l'Empire d'Allemagne subsiste encore.
+
+
+
+
+DE L'ITALIE, DES PAPES, ET DES AUTRES AFFAIRES DE L'ÉGLISE
+AUX VIIIe et IXe SIÈCLES.
+
+
+On a vu avec quelle prudence les Papes se conduisirent sous Pépin et sous
+Charlemagne, comme ils assoupirent habilement les querelles de Religion,
+et comme chacun d'eux établit sourdement les fondements de la grandeur
+Pontificale.
+
+Leur pouvoir était déjà trop grand, puisque Grégoire IV rebâtit le Port
+d'Ostie et que Léon IV fortifia Rome à ses dépens. Mais tous les Papes ne
+pouvaient être de grands-hommes, et toutes les conjonctures ne pouvaient
+leur être favorables. Chaque vacance de siège causait presque autant de
+troubles que l'élection d'un Roi en Pologne. Le Pape élu avait à ménager
+à la fois le Sénat Romain, le Peuple et l'Empereur. La Noblesse Romaine
+avait grande part au Gouvernement, elle élisait alors deux Consuls tous
+les ans. Elle créait un Préfet, qui était une espèce de Tribun du Peuple.
+Il y avait un Tribunal de douze Sénateurs, et c'était ces Sénateurs qui
+nommaient les principaux Officiers du Duché de Rome. Ce Gouvernement
+municipal avait tantôt plus, tantôt moins d'autorité. Les Papes avaient
+à Rome plutôt un grand crédit qu'une puissance législative.
+
+S'ils n'étaient pas Souverains de Rome, ils ne perdaient aucune occasion
+d'agir en Souverains de l'Église d'Occident.
+
+Nicolas I écrivait ainsi à Hincmar, Archevêque de Reims en 863: «Nous
+avons appris par le rapport de plusieurs personnes fidèles, que vous avez
+déposé notre cher frère Rothade absent; c'est pourquoi nous vous mandons
+de venir incessamment à Rome avec ses accusateurs et le Prêtre qui a été
+le sujet de sa déposition. Si dans un mois après la réception de cette
+Lettre vous ne rétablissez pas Rothade, je vous défends de célébrer la
+Messe, etc.»
+
+On résistait toujours à ces entreprises des Papes, mais pour peu que de
+tant d'Évêques un seul vînt à fléchir, sa soumission était regardée à Rome
+comme un devoir: il fallait donc nécessairement que l'Église de Rome,
+supérieure d'ailleurs aux autres, fût presque leur Souveraine à force de
+vouloir l'être.
+
+Gontier Archevêque de Cologne, déposé par le même Nicolas I pour avoir
+été d'un avis contraire au Pape dans un Concile tenu à Metz en 864,
+écrivit à toutes les Églises, «Quoique le Seigneur Nicolas qu'on nomme
+Pape, et qui se compte Pape et Empereur, nous ait excommuniés, nous avons
+résisté à sa folie». Ensuite dans son écrit s'adressant au Pape même,
+«Nous ne recevons point, dit-il, votre maudite sentence, nous la méprisons,
+nous vous rejetons vous-même de notre Communion, nous contentant de celle
+des Évêques nos frères que vous méprisez», etc.
+
+Un frère de l'Archevêque de Cologne porta lui-même cette protestation
+à Rome, et la mit sur le tombeau de Saint Pierre, l'épée à la main.
+Mais bientôt après l'état politique des affaires ayant changé, ce même
+Archevêque changea aussi. Il vint au Mont Cassin se jeter aux genoux du
+Pape Adrien successeur de Nicolas. «Je déclare, dit-il, devant Dieu et
+devant ses Saints, à vous Monseigneur Adrien, Souverain Pontife, aux
+Évêques qui vous sont soumis, et à toute l'Assemblée, que je supporte
+humblement la sentence de déposition donnée canoniquement contre moi
+par le Pape Nicolas», etc. On sent combien un exemple de cette espèce
+affermissait les prétentions de l'Église Romaine, et les conjonctures
+rendaient ces exemples fréquents.
+
+Le même Nicolas I excommunia la femme de Lothaire Roi de Lorraine, fils
+de l'Empereur Lothaire. Il n'était pas bien décidé si elle était épouse
+légitime; mais il était moins décidé encore, si le Métropolitain de Rome
+devait se mêler du lit d'un Souverain; ce n'était pas-là que se bornaient
+leurs prétentions.
+
+En 876, Le Pape Jean VIII dans une sentence qu'il prononça
+contre Formose Évêque de Porto, qui fut depuis Pape, dit positivement
+qu'il a élu et ordonné Empereur son cher fils Charles le Chauve.
+
+Je passe beaucoup d'entreprises de cette nature, qui rempliraient des
+volumes. Il suffit de voir quel était l'esprit de Rome.
+
+La plus grande affaire que l'Église eut alors, et qui en est encore une
+très-importante aujourd'hui, fut l'origine de la séparation totale des
+Grecs et des Latins. La Chaire Patriarcale de Constantinople étant, ainsi
+que le Trône, l'objet de l'ambition, était sujette aux mêmes révolutions.
+L'Empereur mécontent du Patriarche Ignace, l'obligea à signer lui-même
+sa déposition, et mit à sa place Photius, Eunuque du Palais, homme d'une
+grande qualité, d'un vaste génie, et d'une science universelle. Il était
+Grand-Écuyer et Ministre d'État. Les Évêques pour l'ordonner Patriarche,
+le firent passer en six jours par tous les degrés. Le premier jour on
+le fit Moine, parce que les Moines étaient alors regardés comme faisant
+partie de la Hiérarchie. Le second jour il fut Lecteur, le troisième
+Sous-Diacre, puis Diacre, Prêtre, et enfin Patriarche le jour de Noël
+en 858.
+
+Le Pape Nicolas prit le parti d'Ignace, et excommunia Photius. Il lui
+reprochait surtout d'avoir passé de l'État Laïc à celui d'Évêque avec
+tant de rapidité; mais Photius répondait avec raison, que Saint Ambroise,
+Gouverneur de Milan et à peine Chrétien, avait joint la dignité d'Évêque
+à celle de Gouverneur plus rapidement encore. Photius excommunia donc le
+Pape à son tour, et le déclara déposé. Il prit le titre de Patriarche
+Œcuménique, et accusa hautement d'hérésie les Évêques d'Occident de la
+communion du Pape. Le plus grand reproche qu'il leur faisait, roulait sur
+la procession du Père et du Fils. Les autres sujets d'anathème étaient que
+les Latins se servaient de pain non levé pour l'Eucharistie, mangeaient
+des œufs en Carême, et que leurs Prêtres se faisaient raser la barbe.
+Étranges raisons pour brouiller l'Occident avec l'Orient.
+
+L'Empereur Basile, assassin de Michel son bienfaiteur et des protecteurs
+de Photius, déposa ce Patriarche dans le temps qu'il jouissait de sa
+victoire. Rome profita de cette conjoncture pour faire assembler, en 869,
+à Constantinople, le huitième Concile Œcuménique, composé de trois cents
+Évêques. Il est à remarquer que les Légats qui présidaient ne savaient
+pas un mot de Grec, et que parmi les autres Évêques très peu savaient le
+Latin. Photius y fut universellement condamné comme intrus, et soumis à
+la pénitence publique. On signa pour les cinq Patriarches avant de signer
+pour le Pape. Mais en tout cela les questions qui partageaient l'Orient et
+l'Occident, ne furent point agitées, on ne voulait que déposer Photius.
+
+Quelques temps après, le vrai Patriarche, Ignace, étant mort, Photius eut
+l'adresse de se faire rétablir par l'Empereur Basile. Le Pape Jean VIII
+le reçut à sa communion, le reconnut, lui écrivit, et malgré ce huitième
+Concile Œcuménique, qui avait anathématisé ce Patriarche, le Pape envoya
+ses Légats à un autre Concile, en 879, à Constantinople, dans lequel
+Photius fut reconnu innocent par quatre cents Évêques, dont trois cents
+l'avaient auparavant condamné. Les Légats de ce même siège de Rome,
+qui l'avaient anathématisé, servirent eux-mêmes à casser le huitième
+Concile Œcuménique. On a beaucoup blâmé cette condescendance du Pape Jean
+VIII mais on n'a pas assez songé que ce Pontife avait alors besoin de
+l'Empereur Basile. Un Roi de Bulgarie, nommé Bogoris, gagné par l'habileté
+de sa femme qui était Chrétienne, s'était converti à l'exemple de Clovis
+et du Roi Egbert. Il s'agissait de savoir de quel Patriarcat cette
+nouvelle Province Chrétienne dépendrait. Constantinople et Rome se
+la disputaient. La décision dépendait de l'Empereur Basile. Voilà en
+partie le sujet des complaisances qu'eut l'Évêque de Rome pour celui de
+Constantinople.
+
+Il ne faut pas oublier que dans ce Concile, ainsi que dans le précédent,
+il y eut des _Cardinaux_. On nommait ainsi des Prêtres et des Diacres qui
+servaient de Conseils aux Métropolitains. Il y en avait à Rome comme dans
+d'autres Églises. Ils étaient déjà distingués, mais ils signaient après
+les Évêques et les Abbés.
+
+Le Pape donna par ses Lettres et par ses Légats le titre de _Votre
+sainteté_ au Patriarche Photius. Les autres Patriarches sont aussi
+appelés _Papes_ dans ce Concile. C'est un nom Grec, commun à tous les
+Prêtres, et qui peu à peu est devenu le terme distinctif du Métropolitain
+de Rome.
+
+On eut encore l'adresse de ne point parler dans ce Concile des points
+qui divisaient les Églises d'Orient et d'Occident. Le Pape écrivit au
+Patriarche, qu'il était convenable de suspendre la grande querelle sur le
+_qui ex Patre Filioque procedit_; et que l'usage immémorial étant à Rome
+de chanter dans le Symbole _qui ex Patre procedit_, il fallait s'en tenir
+à cet usage, sans blâmer ceux qui ajoutaient _ex Filio_.
+
+Il paraît que Jean VIII se conduisait avec prudence; car ses successeurs
+s'étant brouillés avec l'Empire Grec, et ayant alors adopté le huitième
+Concile Œcuménique de 869, et rejeté l'autre, qui absolvait Photius,
+la paix établie par Jean VIII fut alors rompue. Photius éclata contre
+l'Église Romaine, la traita d'hérétique au sujet de cet article du
+_Filioque procedit_, des œufs en Carême, de l'Eucharistie faite avec du
+pain sans levain, et de plusieurs autres usages. Mais le grand point de la
+division était la Primatie. Photius et ses successeurs voulaient être les
+premiers Évêques du Christianisme, et ne pouvaient souffrir que l'Évêque
+de Rome, d'une Ville qu'ils regardaient alors comme barbare, séparée
+de l'Empire par sa rébellion, et en proie à qui voudrait s'en emparer,
+disputât la préférence à l'Évêque de la Ville Impériale. Le temps a décidé
+la supériorité de Rome et l'humiliation de Constantinople.
+
+Photius qui eut dans sa vie plus de revers que de gloire, fut déposé par
+des intrigues de Cour, et mourut malheureux, mais ses successeurs attachés
+à ses prétentions, les soutinrent avec vigueur.
+
+Le Dogme ne troubla point encore l'Église d'Occident; à peine a-t-on
+conservé la mémoire d'une petite dispute excitée en 814 par un nommé Jean
+Godescale sur la Prédestination et sur la Grâce; et je ne ferai nulle
+mention d'une folie épidémique, qui saisit le peuple de Dijon en 844, à
+l'occasion d'une Sainte Bénigne qui donnait, disait-on, des convulsions à
+ceux qui priaient sur son tombeau; je ne parlerais pas, dis-je, de cette
+superstition populaire, si elle ne s'était renouvellée de nos jours avec
+fureur dans des circonstances toutes pareilles. Les mêmes folies semblent
+destinées à reparaître de temps en temps sur la scène du Monde: mais aussi
+le bon-sens est le même dans tous les temps, et on n'a rien dit de si sage
+sur les miracles modernes de Saint Médard de Paris, que ce que dit en 844
+un Évêque de Lyon sur ceux de Dijon. «Voilà un étrange Saint, qui estropie
+ceux qui ont recours à lui: il me semble que les miracles devraient être
+faits pour guérir les maladies, et non pour en donner».
+
+Ces minuties ne troublaient point la paix en Occident, et les querelles
+Théologiques n'étaient point ce à quoi Rome s'attachait; on travaillait à
+augmenter la puissance temporelle. Elles firent plus de bruit en Orient,
+parce que les Ecclésiastiques y étaient sans puissance temporelle. Il y a
+encore une autre cause de la paix en Occident, c'est la grande ignorance
+des Ecclésiastiques.
+
+
+
+
+ÉTAT DE L'EMPIRE DE L'OCCIDENT, DE L'ITALIE, ET DE LA PAPAUTÉ
+SUR LA FIN DU IXe SIÈCLE, DANS LE COURS DU Xe ET DANS LA MOITIÉ
+DU XIe JUSQU'À HENRI III.
+
+
+Après la déposition de Charles le Gros, l'Empire d'Occident ne subsista
+plus que de nom. Arnould, Arnolfe ou Arnold, bâtard de Carloman et d'une
+fille nommée Carantine, se rendit maître de l'Allemagne; mais l'Italie
+était partagée entre deux Seigneurs, tous deux du sang de Charlemagne par
+les femmes; l'un était un Duc de Spoléte, nommé Gui; l'autre Bérenger Duc
+de Frioul. Tous deux investis de ces Duchés par Charles le Chauve, tous
+prétendants à l'Empire aussi bien qu'au Royaume de France. Arnould en
+qualité d'Empereur, regardait aussi la France comme lui appartenant de
+droit, tandis que la France détachée de l'Empire était partagée entre
+Charles le Simple qui la perdait et le Roi Eudes grand-oncle de Hugues
+Capet, qui l'usurpait.
+
+Un Bozon, Roi d'Arles, disputait encore l'Empire. Le Pape Formose, Évêque
+peu accrédité de la malheureuse Rome, ne pouvait que donner l'Onction
+Sacrée au plus fort. Il couronna en 892 ce Gui de Spoléte. L'année d'après
+il couronna Bérenger vainqueur, et deux autres années après il fut forcé
+de couronner cet Arnoud qui vint assiéger Rome et la prit d'assaut. Le
+serment équivoque, que reçut Arnoud des Romains, prouve que déjà les Papes
+prétendaient à la souveraineté de Rome. Tel était ce serment: «Je jure
+par les Saints Mystères que sauf mon honneur, ma loi et ma fidélité à
+Monseigneur Formose Pape, je serai fidèle à l'Empereur Arnoud».
+
+Les Papes étaient alors en quelque sorte semblables aux Califes de Bagdad,
+qui révérés dans tous les États Musulmans comme les Chefs de la Religion,
+n'avaient plus guère d'autre droit que celui de donner les investitures
+des Royaumes à ceux qui les demandaient les armes à la main; mais il y
+avait entre ces Califes et ces Papes cette différence, que les Califes
+étaient tombés, et que les Papes s'étaient élevés.
+
+Il n'y avait réellement plus d'Empire, ni de droit ni de fait. Les Romains
+qui s'étaient donnés à Charlemagne par acclamation, ne voulaient plus
+reconnaître des bâtards, des étrangers, à peine maîtres d'une partie de
+la Germanie.
+
+Le Peuple Romain dans son abaissement, dans son mélange avec tant
+d'étrangers, conservait encore comme aujourd'hui cette fierté secrète que
+donne la grandeur passée. Il trouvait insupportable que des Bructères, des
+Cattes, des Marcomans, se disent les successeurs des Césars, et que les
+rives du Main et la forêt Hercynie fussent le centre de l'Empire de Titus
+et de Trajan.
+
+On frémissait à Rome d'indignation, et on riait en même temps de pitié,
+lorsqu'on apprenait qu'après la mort d'Arnoud, son fils Hiludovic, que
+nous appelons Louis, avait été créé Empereur des Romains à l'âge de
+trois ou quatre ans dans un Village barbare, nommé Fourkem, par quelques
+Seigneurs et Évêques Germains. C'était en effet un étrange Empire Romain
+que ce Gouvernement qui n'avait alors ni les Pays entre le Rhin et la
+Meuse, ni la France, ni la Bourgogne, ni l'Espagne, ni rien enfin dans
+l'Italie, et pas même une Maison dans Rome qu'on pût dire appartenir à
+l'Empereur.
+
+Du temps de ce Louis, dernier Empereur du sang de Charlemagne par
+bâtardise, mort en 912, l'Empire Romain resserré en Allemagne, fut ce
+qu'était la France, une Contrée dévastée par les guerres civiles et
+étrangères, sous un Prince élu en tumulte et mal obéi.
+
+Tout est révolution dans les Gouvernements: c'en est une frappante que de
+voir ces Saxons, sauvages traités par Charlemagne comme les Ilotes par les
+Lacédémoniens, donner ou prendre au bout de 112 ans cette même dignité,
+qui n'était plus dans la maison de leur vainqueur. Othon[13], Duc de Saxe,
+après la mort de Louis, met par son crédit la couronne d'Allemagne sur
+la tête de Conrad Duc de Franconie; et après la mort de Conrad, le fils
+du Duc Othon de Saxe, Henri l'Oiseleur est élu. Tous ceux qui s'étaient
+fait Princes héréditaires en Germanie, joints aux Évêques, faisaient ces
+élections.
+
+[Note 13: Dans l'édition de Jean Neaulme ce nom se trouve sous deux
+orthographes, Otton ou Othon, nous avons retenu cette dernière.]
+
+Dans la décadence de la famille de Charlemagne, la plupart des Gouverneurs
+des Provinces s'étaient rendus absolus. Mais ce qui d'abord était
+usurpation, devint bientôt un droit héréditaire.
+
+Les Évêques de plusieurs grands sièges, déjà puissants par leur dignité,
+n'avaient plus qu'un pas à faire pour être Princes, et ce pas fut bientôt
+fait. De-là vient la puissance séculière des Évêques de Mayence, de
+Cologne, de Trêves, de Wurtzbourg, et de tant d'autres en Allemagne et
+en France. Les Archevêques de Reims, de Lyon, de Beauvais, de Langres,
+de Laon, s'attribuèrent les droits régaliens. Cette puissance des
+Ecclésiastiques ne dura pas en France, mais en Allemagne elle est affermie
+pour longtemps. Enfin les Moines eux-mêmes devinrent Princes, les Abbés de
+Fulde, de Saint Gal, de Kempten, de Corbie, etc. Ils étaient de petits
+Rois dans les Pays où 80 ans auparavant ils défrichaient avec leurs mains
+quelques terres que des propriétaires charitables leur avaient données.
+Tous ces Seigneurs, Ducs, Comtes, Marquis, Évêques, Abbés, rendaient
+hommage au Souverain. On a longtemps cherché l'origine de ce Gouvernement
+Féodal. Il est à croire qu'elle n'en a point d'autre que l'ancienne
+coutume de toutes les Nations, d'imposer un hommage et un tribut au plus
+faible. On sait qu'ensuite les Empereurs Romains donnèrent des Terres à
+perpétuité à de certaines conditions. On en trouve des exemples dans les
+vies d'Alexandre Sévère et de Probus. Les Lombards furent les premiers qui
+érigèrent des Duchés relevant en fief de leur Royaume. Spoléte et Bénévent
+furent sous les Rois Lombards des Duchés héréditaires.
+
+Avant Charlemagne, Tassillon possédait le Duché de Bavière à condition
+d'un hommage, et ce Duché eût appartenu à ses descendants, si Charlemagne
+ayant vaincu ce Prince, n'eût dépouillé le père et les enfants.
+
+Point de Villes libres alors en Allemagne, ainsi point de commerce, point
+de grandes richesses. Les Villes n'avaient pas même de murailles. Cet État
+qui pouvait être si puissant, était devenu si faible par le nombre et la
+division de ses Maîtres, que l'Empereur Conrad fut obligé de promettre
+un tribut annuel aux Hongrois, Huns ou Pannoniens, si bien contenus par
+Charlemagne, et si humiliés par les Empereurs de la Maison d'Autriche.
+Mais alors ils semblaient être ce qu'ils avaient été sous Attila. Ils
+ravageaient l'Allemagne, les Frontières de la France. Ils descendaient en
+Italie par le Tyrol, après avoir pillé la Bavière, et revenaient ensuite
+avec les dépouilles de tant de Nations.
+
+C'est au règne d'Henri l'Oiseleur que se débrouilla un peu le chaos de
+l'Allemagne. Ses limites étaient alors le Fleuve de l'Oder, la Bohême, la
+Moravie, la Hongrie, les rivages du Rhin, de l'Escaut, de la Moselle, de
+la Meuse, et vers le Septentrion la Poméranie et le Holstein étaient ses
+barrières.
+
+Il faut que Henri l'Oiseleur fût un des Rois des plus dignes de régner.
+Sous lui les Seigneurs de l'Allemagne si divisés sont réunis. Le premier
+fruit de cette réunion est l'affranchissement du tribut qu'on payait aux
+Hongrois, et une grande victoire remportée sur cette Nation terrible (936).
+Il fit entourer de murailles la plupart des Villes d'Allemagne. Il
+institua des Milices. On lui attribua même l'invention de quelques Jeux
+militaires, qui donnaient quelques idées des Tournois. Enfin l'Allemagne
+respirait, mais il ne paraît pas qu'elle prétendît être l'Empire Romain.
+L'Archevêque de Mayence avait sacré Henri l'Oiseleur. Aucun Légat du Pape,
+aucun Envoyé des Romains n'y avait assisté. L'Allemagne sembla pendant
+tout ce règne oublier l'Italie.
+
+Il n'en fut pas ainsi sous Othon le Grand, que les Princes Allemands,
+les Évêques et les Abbés élurent unanimement après la mort d'Henri son
+père. L'héritier reconnu d'un Prince puissant, qui a fondé ou rétabli
+un État, est toujours plus puissant que son père, s'il ne manque pas de
+courage; car il entre dans une carrière déjà ouverte, il commence où son
+prédécesseur a fini. Ainsi Alexandre avait été plus loin que Philippe son
+père, Charlemagne plus loin que Pépin, et Othon le Grand passa beaucoup
+Henri l'Oiseleur.
+
+Les Italiens toujours factieux et faibles ne pouvaient ni obéir à
+leurs compatriotes, ni être libres, ni se défendre à la fois contre les
+Sarrasins et les Hongrois, dont les incursions infestaient encore leur
+Pays.
+
+
+
+
+DE LA PAPAUTÉ AU DIXIÈME SIÈCLE AVANT QU'OTHON LE GRAND
+SE RENDIT MAÃŽTRE DE ROME.
+
+
+Le Pape Formose, fils du Prêtre Léon, étant Évêque de Porto, avait été à
+la tête d'une faction contre Jean VIII et deux fois excommunié par ce
+Pape; mais ces excommunications qui furent bientôt après si terribles aux
+Têtes couronnées, le furent si peu pour Formose qu'il se fit élire Pape
+en 890.
+
+Étienne VI aussi fils de Prêtre, successeur de Formose, homme qui
+joignait l'esprit du fanatisme à celui de la faction, ayant toute sa vie
+haï Formose, fit déterrer son corps qui était embaumé, et l'ayant revêtu
+des habits pontificaux, le fit comparaître dans un Concile assemblé pour
+juger sa mémoire. On donna au mort un Avocat, on lui fit son procès en
+forme, le cadavre fut déclaré coupable d'avoir changé d'Évêché, et d'avoir
+quitté celui de Porto pour celui de Rome; et pour réparation de ce crime,
+on lui trancha la tête par la main du bourreau, on lui coupa trois doigts,
+et on le jeta dans le Tibre.
+
+Le Pape Étienne VI se rendit si odieux par cette farce aussi horrible que
+folle, que les amis de Formose ayant soulevé les citoyens, les chargèrent
+de fers, et l'étranglèrent en prison.
+
+La faction ennemie de cet Étienne fit repêcher le corps de Formose, et le
+fit enterrer pontificalement une seconde fois.
+
+Cette querelle échauffait les esprits. Sergius III qui remplissait Rome
+de ses brigues pour se faire Pape, fut exilé par son rival Jean IX ami
+de Formose; mais reconnu Pape après la mort de Jean IX il fit jeter une
+seconde fois Formose dans le Tibre. Dans ces troubles Théodora mère de
+Marozie qu'elle maria depuis au Marquis de Toscane, et d'une autre
+Théodora, toutes trois, célèbres par leurs galanteries, avait à Rome
+la principale autorité. Sergius n'avait été élu que par les intrigues
+de Théodora la mère. Il eut étant Pape un fils de Marozie qu'il éleva
+publiquement dans son Palais. Il ne paraît pas qu'il fût haï des Romains,
+qui naturellement voluptueux suivaient ses exemples plus qu'ils ne les
+blâmaient.
+
+Après sa mort les deux sœurs Marozie et Théodora procurèrent la Chaire de
+Rome à un de leurs favoris, nommé Landon, mais ce Landon étant mort, la
+jeune Théodora fit élire Pape son Amant Jean X Évêque de Bologne, puis
+de Ravenne, et enfin de Rome. On ne lui reprocha point comme à Formose,
+d'avoir changé d'Évêché. Ces Papes condamnés par la postérité comme
+Évêques peu religieux, n'étaient point d'indignes Princes. Il s'en faut
+beaucoup. Ce Jean X que l'amour fit Pape, était un homme de génie et de
+courage; il fit ce que tous les Papes ses prédécesseurs n'avaient pu faire;
+il chassa les Sarrasins de cette partie de l'Italie nommée le _Garillan_.
+
+Pour réussir dans cette expédition, il eut l'adresse d'obtenir des troupes
+de l'Empereur de Constantinople, quoique cet Empereur eût à se plaindre
+autant des Romains rebelles que des Sarrasins. Il fit armer le Comte de
+Capoue. Il obtint des milices de Toscane, et marcha lui-même à la tête
+de cette armée, menant avec lui un jeune fils de Marozie et du Marquis
+Adelbert: ayant chassé les Mahométans du voisinage de Rome, il voulait
+aussi délivrer l'Italie des Allemands et des autres étrangers.
+
+L'Italie était envahie presqu'à la fois par les Bérengers, par un Roi de
+Bourgogne, par un Roi d'Arles. Il les empêcha tous de dominer dans Rome.
+Mais au bout de quelques années Guido, frère utérin de Hugo Roi d'Arles,
+Tyran de l'Italie, ayant épousé Marozie toute puissante à Rome, cette même
+Marozie conspira contre le Pape si longtemps Amant de sa sœur. Il fut
+surpris, mis aux fers, et étouffé entre deux matelas.
+
+Marozie, maîtresse de Rome, fit élire Pape un nommé Léon, qu'elle fit
+mourir en prison au bout de quelques mois. Ensuite ayant donné le siège
+de Rome à un homme obscur, qui ne vécut que deux ans, elle mit enfin sur
+la Chaire Pontificale Jean XI son propre fils, qu'elle avait eu de son
+adultère avec Sergius III.
+
+Jean XI n'avait que 24 ans quand sa mère le fit Pape; elle ne lui conféra
+cette dignité qu'à condition qu'il s'en tiendrait uniquement aux fonctions
+d'Évêque, et qu'il ne serait que le Chapelain de sa mère.
+
+On prétend que Marozie empoisonna alors son mari Guido, Marquis de
+Toscane. Ce qui est vrai, c'est qu'elle épousa le frère de son mari Hugo
+Roi de Lombardie, et le mit en possession de Rome, se flattant d'être avec
+lui Impératrice; mais un fils du premier lit de Marozie se mit alors à la
+tête des Romains contre sa mère, chassa Hugues de Rome, renferma Marozie
+et le Pape son fils dans le Château Saint Ange. On prétend que Jean XI y
+mourut empoisonné.
+
+Un Étienne VII Allemand de naissance, élu en 939, fut par cette naissance
+seule si odieux aux Romains, que dans une sédition le peuple lui balafra
+le visage au point qu'il ne put jamais depuis paraître en public.
+
+Quelque temps après un petit-fils de Marozie, nommé Octavien, fut élu Pape
+à l'âge de 18 ans par le crédit de sa famille. Il prit le nom de Jean XII
+en mémoire de Jean XI son oncle. C'est le premier Pape qui ait changé son
+nom à son avènement au Pontificat. Il n'était point dans les Ordres quand
+sa famille le fit Pontife. C'était un jeune-homme qui vivait en Prince,
+aimant les armes et les plaisirs. On s'étonne que sous tant de Papes
+si scandaleux et si peu puissants, l'Église Romaine ne perdit ni ses
+prérogatives, ni ses prétentions; mais alors presque toutes les autres
+Églises étaient ainsi gouvernées. Le Clergé d'Italie pouvait mépriser les
+Papes, mais il respectait la Papauté, d'autant plus qu'ils y aspiraient;
+enfin dans l'opinion des hommes la place était sacrée, quand la personne
+était exécrable.
+
+Pendant que Rome et l'Église étaient ainsi déchirées, Bérenger qu'on
+appelle _le Jeune_, disputait l'Italie à Hugues d'Arles. Les Italiens,
+comme le dit Luitprand contemporain, voulaient toujours avoir deux Maîtres
+pour n'en avoir réellement aucun: fausse et malheureuse politique, qui
+les faisait changer de tyrans et de malheurs. Tel était l'État déplorable
+de ce beau Pays, lorsqu'Othon le Grand y fut appelé par les plaintes de
+presque toutes les Villes, et même par ce jeune Pape Jean XII réduit à
+faire venir les Allemands qu'il ne pouvait souffrir.
+
+
+
+
+SUITE DE L'EMPIRE D'OTHON ET DE L'ÉTAT DE L'ITALIE
+
+
+Othon entra en Italie, et il s'y conduisit comme Charlemagne. Il vainquit
+Bérenger, qui en affectait la Souveraineté. Il se fit sacrer et couronner
+Empereur des Romains par les mains du Pape, prit le nom de César et
+d'Auguste, et obligea le Pape à lui faire serment de fidélité sur le
+tombeau dans lequel on dit que repose le corps de St. Pierre. On dressa un
+instrument authentique de cet Acte. Le Clergé et la Noblesse Romaine se
+soumettent à ne jamais élire de Pape qu'en présence des Commissaires de
+l'Empereur. Dans cet Acte Othon confirme les donations de Pépin, de
+Charlemagne, de Louis le Débonnaire, «sauf en tout notre puissance, dit-il,
+et celle de notre fils et de nos descendants». Cet Instrument écrit en
+lettres d'or, souscrit par sept Évêques d'Allemagne, cinq Comtes, deux
+Abbés et plusieurs Prélats Italiens, est gardé encore au Château Saint
+Ange; la date est du 13 Février 962.
+
+On dit, et Mézéray le dit après d'autres, que Lothaire Roi de France et
+Hugues Capet depuis Roi, assistèrent à ce couronnement. Les Rois de France
+étaient en effet alors si faibles, qu'ils pouvaient servir d'ornement au
+Sacre d'un Empereur; mais le nom de Lothaire et de Hugues Capet ne se
+trouve pas dans les signatures de cet Acte.
+
+Le Pape s'étant ainsi donné un Maître, quand il ne voulait qu'un
+Protecteur, lui fut bientôt infidèle. Il se ligua contre l'Empereur avec
+Bérenger même, réfugié chez des Mahométans qui venaient de se cantonner
+sur les côtes de Provence. Il fit venir le fils de Bérenger à Rome, tandis
+qu'Othon était à Pavie. Il envoya chez les Hongrois pour les solliciter à
+rentrer en Allemagne, mais il n'était pas assez puissant pour soutenir
+cette action hardie, mais l'Empereur l'était assez pour le punir.
+
+Othon revint donc de Pavie à Rome, et s'étant assuré de la Ville, il tint
+un Concile, dans lequel il fit juridiquement le procès au Pape. Au lieu de
+le juger militairement, on assembla les Seigneurs Allemands et Romains,
+40 Évêques, 17 Cardinaux dans l'Église de Saint Pierre, et là en présence
+de tout le peuple on accusa le Saint Père d'avoir joui de plusieurs femmes,
+et surtout d'une nommée Étiennette, qui était morte en couche. Les autres
+chefs d'accusation étaient d'avoir fait Évêque de Tody un enfant de dix
+ans, d'avoir vendu les Ordinations et les Bénéfices, d'avoir fait crever
+les yeux à son parrain, d'avoir châtré un Cardinal, et ensuite de l'avoir
+fait mourir; enfin de ne pas croire en JÉSUS-CHRIST, et d'avoir invoqué le
+Diable: deux choses qui semblent se contredire. On mêlait donc, comme il
+arrive presque toujours, de fausses accusations à de véritables; mais on
+ne parla point du tout de la seule raison pour laquelle le Concile était
+assemblé. L'Empereur craignait sans doute de réveiller cette révolte et
+cette conspiration dans laquelle les accusateurs même du Pape avaient
+trempé. Ce jeune Pontife qui avait alors vingt-sept ans, parut déposé pour
+ses incestes et ses scandales, et le fut en effet pour avoir voulu ainsi
+que tous les Romains, détruire la puissance Allemande dans Rome.
+
+Othon ne put se rendre maître de sa personne, ou s'il le put, il fit une
+faute en le laissant libre. À peine avait-il fait élire le Pape Léon VIII
+qui, si l'on en croit le discours d'Arnoud Évêque d'Orléans, n'était ni
+Ecclésiastique, ni même Chrétien. À peine en avait-il reçu l'hommage, et
+avait-il quitté Rome, dont probablement il ne devait pas s'écarter, que
+Jean XII eut le courage de faire soulever les Romains, et opposant alors
+Concile à Concile, on déposa Léon VIII. On ordonna que jamais l'inférieur
+ne pourrait ôter le rang à son supérieur.
+
+Le Pape par cette décision n'entendait pas seulement, que jamais les
+Évêques et les Cardinaux ne pourraient déposer le Pape, mais on désignait
+aussi l'Empereur, que les Évêques de Rome regardaient toujours comme un
+séculier, qui devait à l'Église l'hommage et les serments qu'il exigeait
+d'elle. Le Cardinal nommé Jean, qui avait écrit et lu les accusations
+contre le Pape, eut la main droite coupée. On arracha la langue, on coupa
+le nez et deux doigts à celui qui avait servi de Greffier au Concile de
+déposition.
+
+Au reste dans tous ces Conciles où présidaient la faction et la vengeance,
+on citait toujours l'Évangile et les Pères, on implorait les lumières du
+Saint Esprit, on parlait en son nom, on faisait même des règlements utiles;
+et qui lirait ces Actes sans connaître l'Histoire, croirait lire les
+Actes des Saints.
+
+Tout cela se faisait presque sous les yeux de l'Empereur; et qui sait
+jusqu'où le courage et le ressentiment du jeune Pontife, le soulèvement
+des Romains en sa faveur, la haine des autres Villes d'Italie contre les
+Allemands, eussent pu porter cette révolution? Mais le Pape Jean XII fut
+assassiné trois mois après, entre les bras d'une femme mariée par les
+mains du mari qui vengeait sa honte. (964)
+
+Il avait tellement animé les Romains, qu'ils osèrent, même après sa mort,
+soutenir un siège, et ne se rendirent qu'à l'extrémité. Othon deux fois
+vainqueur de Rome, fut le maître de l'Italie comme de l'Allemagne.
+
+Le Pape Léon créé par lui, le Sénat, les principaux du Peuple, le Clergé
+de Rome solennellement assemblés dans Saint Jean de Latran, confirmèrent
+à l'Empereur le droit de se choisir un Successeur au Royaume d'Italie,
+d'établir le Pape et de donner l'investiture aux Évêques. Après tant de
+Traités et de serments formés par la crainte, il fallait des Empereurs qui
+demeurassent à Rome pour les faire observer.
+
+À peine l'Empereur Othon était retourné en Allemagne, que les Romains
+voulurent être libres. Ils mirent en prison leur nouveau Pape, créature
+de l'Empereur. Le Préfet de Rome, les Tribuns, le Sénat, voulurent faire
+revivre les anciennes lois; mais ce qui dans un temps est une entreprise
+de héros, devient dans d'autres une révolte de séditieux. Othon revole en
+Italie, fait pendre une partie du Sénat, et le Préfet de Rome qui avait
+voulu être un Brutus, fut fouetté dans les carrefours, promené nu sur un
+âne, et jeté dans un cachot, où il mourut de faim.
+
+Tel fut à peu près l'état de Rome sous Othon le Grand, Othon II et
+Othon III. Les Allemands tenaient les Romains subjugués, et les Romains
+brisaient leurs fers dès qu'ils le pouvaient.
+
+Un Consul nommé Crescentius, fils du Pape Jean X et de la fameuse Marozie,
+prenant avec ce titre de Consul la haine de la Royauté, arma Rome contre
+Othon II. Il fit mourir en prison Benoît VI créature de l'Empereur; et
+l'autorité d'Othon quoiqu'éloigné, ayant dans ces troubles donné la Chaire
+Romaine au Chancelier de l'Empire en Italie, qui fut Pape sous le nom de
+Jean XIV ce malheureux Pape fut une nouvelle victime que le Parti Romain
+immola. Le Pape Boniface VIII créature du Consul Crescentius déjà souillé
+du sang de Benoît VI fit encore périr Jean XIV. Les temps de Caligula, de
+Néron, de Vitellius, ne produisirent ni des infortunes plus déplorables,
+ni de plus grandes barbaries; mais les horreurs de ces Papes sont obscures
+comme eux. Ces tragédies sanglantes se jouaient sur le théâtre de Rome,
+mais petit et ruiné; et celles des Césars avaient pour théâtre le Monde
+connu.
+
+Crescentius maintint quelque temps l'ombre sur la République Romaine.
+Il chassa du siège Pontifical Grégoire IV neveu de l'Empereur Othon III.
+Mais enfin Rome fut encore assiégée et prise. Crescentius attiré hors du
+Château Saint Ange sur l'espérance d'un accommodement et sur la foi des
+serments de l'Empereur, eut la tête tranchée. Son corps fut pendu par les
+pieds, et le nouveau Pape élu par les Romains, sous le nom de Jean XV
+eut les yeux crevés et le nez coupé. On le jetta en cet état du haut du
+Château Saint Ange dans la Place.
+
+Les Romains renouvellèrent alors à Othon III les serments faits à
+Othon Ier et à Charlemagne.
+
+Après les trois Othon, ce combat de la domination Allemande, et de
+la liberté Italique, resta longtemps dans les mêmes termes. Sous les
+Empereurs Henri II de Bavière, Conrad II le Salique, dès qu'un Empereur
+était occupé en Allemagne, il s'élevait un parti en Italie. Henri II y
+vint comme les Othons dissiper des factions, confirmer aux Papes les
+donations des Empereurs, et recevoir les mêmes hommages. Cependant la
+Papauté était à l'encan, ainsi que presque tous les autres Évêchés.
+
+Benoît VIII Jean XIX l'achetèrent publiquement l'un après l'autre: ils
+étaient frères de la maison des Marquis de Toscane, toujours puissante à
+Rome depuis le temps de Marozie.
+
+En 1034, après leur mort, pour perpétuer le Pontificat dans leur maison
+on acheta encore les suffrages pour un enfant de douze ans. C'était
+Benoît IX qui eut l'Évêché de Rome de la même manière, qu'on voit encore
+aujourd'hui tant de familles acheter, mais en secret, des Bénéfices pour
+des enfants.
+
+Ce désordre n'eut point de bornes. On vit sous le Pontificat de ce Benoît
+IX deux autres Papes élus à prix d'argent, et trois Papes dans Rome
+s'excommunier réciproquement; mais par un accord heureux qui étouffa une
+guerre civile, ces trois Papes s'accordèrent à partager les revenus de
+l'Église, et à vivre en paix, chacun avec sa Maîtresse.
+
+Ce Triumvirat pacifique et singulier ne dura qu'autant qu'ils eurent de
+l'argent; et enfin, quand ils n'en eurent plus, chacun vendit sa part de
+la Papauté au Diacre Gratien, homme de qualité, fort riche. Mais comme
+le jeune Benoît IX avait été élu longtemps avant les deux autres, on lui
+laissa par un accord solennel la jouissance du tribut que l'Angleterre
+payait alors à Rome, qu'on appelait le _Denier de Saint Pierre_, à quoi
+un Roi Danois d'Angleterre, nommé Etelvolft, Edelvolf ou Ethelulfe s'était
+soumis en 852.
+
+En 1046, ce Gratien qui prit le nom de Grégoire VI et qui passe pour
+s'être conduit très-sagement, jouissait paisiblement du Pontificat,
+lorsque l'Empereur Henri III fils de Conrad II le Salique, vint à Rome.
+
+Jamais Empereur n'y exerça plus d'autorité. Il déposa Grégoire VI que les
+Romains aimaient, et nomma Pape Suidger son Chancelier Évêque de Bamberg
+sans qu'on osât murmurer.
+
+En 1048, après la mort de cet Allemand qui parmi les Papes est appelé
+Clément II, l'Empereur qui était en Allemagne, y créa Pape un Bavarois
+nommé Popon: c'est Damaze II qui avec le Brevet de l'Empereur alla se
+faire reconnaître à Rome. Il le fut malgré ce Benoît IX qui voulait
+encore rentrer dans la Chaire Pontificale après l'avoir vendue.
+
+Ce Bavarois étant mort vingt-trois jours après son intronisation,
+l'Empereur donna la Papauté à son cousin Brunon de la Maison de Lorraine,
+qu'il transféra de l'Évêché de Toul à celui de Rome avec une autorité
+absolue.
+
+
+
+
+DE LA FRANCE VERS LE TEMPS DE HUGUES CAPET.
+
+
+Pendant que l'Allemagne commençait à prendre ainsi une nouvelle forme
+d'administration, et que Rome et l'Italie n'en avaient aucune, la France
+devenait comme l'Allemagne un Gouvernement entièrement féodal.
+
+Ce Royaume s'étendait des environs de l'Escaut et de la Meuse jusqu'à la
+Mer Britannique et des Pyrénées au Rhône. C'était alors ses bornes; car
+quoique tant d'Historiens prétendent que ce grand Fief de la France allait
+par-delà les Pyrénées jusqu'à l'Ebre, il ne paraît point du tout que les
+Espagnols de ces Provinces entre l'Ebre et les Pyrénées fussent soumis au
+faible Gouvernement de France en combattant contre les Mahométans.
+
+La France, dans laquelle ni la Provence ni le Dauphiné n'étaient compris,
+était un assez grand Royaume, mais il s'en fallait beaucoup que le Roi
+de France fût un grand Souverain. Louis, le dernier des descendants de
+Charlemagne, n'avait plus pour tout domaine que les Villes de Laon, de
+Soissons, et quelques Terres qu'on lui contestait. L'hommage rendu par la
+Normandie, ne servait qu'à faire un Roi vassal qui aurait pu soudoyer son
+Maître. Chaque Province avait ou ses Comtes ou ses Ducs héréditaires,
+celui qui n'avait pu se saisir que de deux ou trois Bourgades, rendait
+hommage aux usurpateurs d'une Province; et qui n'avait qu'un Château,
+relevait de celui qui avait usurpé une Ville.
+
+Le temps et la nécessité établirent que les Seigneurs des grands Fiefs
+marcheraient avec des troupes au secours du Roi. Tel Seigneur devait 40
+jours de service, tel autre 25; les arrières-vassaux marchaient aux ordres
+de leurs Seigneurs immédiats. Mais si tous ces Seigneurs particuliers
+servaient l'État quelques jours, ils se faisaient la guerre entre eux
+presque toute l'année. En vain les Conciles, qui dans ces temps de crimes
+ordonnèrent souvent des choses justes, avaient réglé qu'on ne se battrait
+point depuis le jeudi jusqu'au point du jour du lundi, et dans les temps
+de Pâques et dans d'autres solennités, ces règlements n'étant point
+appuyés d'une justice coercitive, étaient sans vigueur. Chaque Château
+était la Capitale d'un petit État de Brigands, chaque Monastère était en
+armes: leurs Avocats qu'on appelait Avoyers, institués dans les premiers
+temps pour présenter leurs requêtes au Prince et ménager leurs affaires,
+étaient les Généraux de leurs troupes: les Moissons étaient ou brûlées, ou
+coupées avant le temps, ou défendues, l'épée à la main: les Villes presque
+réduites en solitude, et les Campagnes dépeuplées par de longues famines.
+
+Il semble que ce Royaume sans Chef, sans police, sans ordre, dût être la
+proie de l'Étranger; mais une anarchie presque semblable dans tous les
+Royaumes, fit sa sûreté; et quand sous les Othons l'Allemagne fut plus à
+craindre, les guerres intestines l'occupèrent.
+
+C'est de ces temps barbares que nous tenons l'usage de rendre hommage pour
+une Maison et pour un Bourg au Seigneur d'un autre Village. Un Praticien,
+un Marchand qui se trouve possesseur d'un ancien Fief, reçoit foi et
+hommage d'un autre Fermier ou d'un Pair du Royaume qui aura acheté un
+arrière-fief dans sa censive. Les lois de Fiefs ne subsistent plus, mais
+ces vieilles coutumes de mouvances, d'hommages, de redevances subsistent
+encore: dans la plupart des Tribunaux on admet cette maxime, _nulle Terre
+sans Seigneur_, comme si ce n'était pas assez d'appartenir à la Patrie.
+
+Quand la France, l'Italie et l'Allemagne furent ainsi partagées sous un
+nombre innombrable de petits Tyrans, les armées dont la principale force
+avait été l'Infanterie sous Charlemagne, ainsi que sous les Romains, ne
+furent plus que de la Cavalerie. On ne connut plus que les Gens d'armes;
+les Gens de pied n'avaient pas ce nom, parce qu'en comparaison des hommes
+de cheval ils n'étaient point armés.
+
+Les moindres possesseurs de Chatellenies ne se mettaient en campagne
+qu'avec le plus de chevaux qu'ils pouvaient, et le faste consistait alors
+à mener avec soi des Écuyers qu'on appela _vaslets_ du mot _vassalet_,
+petit vassal. L'honneur étant donc mis à ne combattre qu'à cheval, on prit
+l'habitude de porter une armure complète de fer, qui eût accablé un homme
+à pied de son poids. Les brassards, les cuissards furent une partie de
+l'habillement. On prétend que Charlemagne en avait eu, mais ce fut vers
+l'an mille que l'usage en fut commun.
+
+Quiconque était riche devint presqu'invulnérable à la guerre, et c'était
+alors qu'on se servit plus que jamais de massues pour assommer ces
+Chevaliers que les pointes ne pouvaient percer. Le plus grand commerce
+alors fut en cuirasses, en boucliers, en casques ornés de plumes.
+
+Les Paysans qu'on traînait à la guerre, seuls exposés et méprisés,
+servaient de pionniers plutôt que de combattants. Les chevaux plus estimés
+qu'eux, furent bardés de fer, leur tête fut armée de champfrain.
+
+On ne connut guère alors de lois que celles que les plus puissants
+firent pour le service des Fiefs. Tous les autres objets de la justice
+distributive furent abandonnés au caprice des Maîtres-d'hôtel, Prévôts,
+Baillis, nommés par les possesseurs des Terres.
+
+Les Sénats de ces Villes qui sous Charlemagne et sous les Romains avaient
+joui du gouvernement municipal, furent abolis presque partout. Le mot de
+_Senior_, _Seigneur_, affecté longtemps à ces principaux du Sénat des
+Villes, ne fut plus donné qu'aux possesseurs des Fiefs.
+
+Le terme de Pair commençait alors à s'introduire dans la Langue
+Gallo-Tudesque, qu'on parlait en France. Il venait du mot Latin _par_,
+qui signifie _égal_ ou _confrère_. On ne s'en était servi que dans ce sens
+sous la première et la seconde Race des Rois de France. Les enfants de
+Louis le Débonnaire s'appellèrent _pares_ dans une de leurs entrevues
+l'an 851; et longtemps auparavant Dagobert donne le nom de _pairs_ à des
+Moines. Godegrand, Évêque de Metz du temps de Charlemagne, appelle _Pairs_
+des Évêques et des Abbés, ainsi que le marque le savant Du Cange.
+
+Les Vassaux d'un même Seigneur s'accoutumèrent donc à s'appeler _Pairs_.
+
+Alfred le Grand avait établi en Angleterre les Jurés, c'était des Pairs
+dans chaque profession. Un homme dans une cause criminelle choisissait
+douze hommes de sa profession pour être juges. Quelques Vassaux en France
+en usèrent ainsi, mais le nombre des Pairs n'était pas pour cela déterminé
+à douze. Il y en avait dans chaque Fief autant que de Barons qui
+relevaient du même Seigneur, et qui étaient Pairs entre eux, mais non
+Pairs de leur Seigneur féodal.
+
+Les Princes qui rendaient un hommage immédiat à la Couronne, tels que les
+Ducs de Guyenne, de Normandie, de Bourgogne, les Comtes de Flandres, de
+Toulouse, étaient donc en effet des Pairs de France.
+
+Hugues Capet n'était pas le moins puissant. Il possédait depuis longtemps
+le Duché de France, qui s'étendait jusqu'en Touraine. Il était Comte de
+Paris. De vastes domaines en Picardie et en Champagne lui donnaient encore
+une grande autorité dans ces Provinces. Son frère avait ce qui compose
+aujourd'hui le Duché de Bourgogne. Son grand-père Robert le Fort, et son
+grand-oncle Eudes ou Odon, avaient tous deux porté la couronne du temps de
+Charles le Simple. Hugues son père, surnommé l'Abbé à cause des Abbayes
+de St. Denis, de St. Martin de Tours, de St. Germain des Prez, et de tant
+d'autres qu'il possédait, avait ébranlé et gouverné la France. Ainsi l'on
+peut dire, que depuis l'année 810, où le Roi Eudes commença son règne, sa
+Maison a gouverné sans interruption; et que si on excepte Hugues l'Abbé
+qui ne voulut pas prendre la Couronne Royale, elle forme une suite de
+Souverains de plus de 850 ans, filiation unique parmi les Rois.
+
+On sait comment Hugues Capet, Duc de France, Comte de Paris, enleva la
+couronne au Duc Charles oncle du dernier Roi Louis V. Si les suffrages
+eussent été libres, le sang de Charlemagne respecté, et le droit de
+succession aussi sacré qu'aujourd'hui, Charles aurait été Roi de France.
+Ce ne fut point un Parlement de la Nation qui le priva du droit de ses
+ancêtres; ce fut ce qui fait et défait les Rois, la force aidée de la
+prudence.
+
+Tandis que Louis, ce dernier Roi du Sang Carolingien, était prêt à finir à
+l'âge de 23 ans sa vie obscure par une maladie de langueur, Hugues Capet
+assemblait déjà ses forces; et loin de recourir à l'autorité d'un
+Parlement, il sut dissiper avec des troupes un Parlement qui se tenait
+à Compiègne pour assurer la succession à Charles. La lettre de Gerbert,
+depuis Archevêque de Reims et Pape sous le nom de Sylvestre II déterrée
+par Duchesne, en est un témoignage authentique.
+
+Charles Duc de Brabant et de Hainaut, États qui composaient la basse
+Lorraine, succomba sous un rival plus puissant et plus heureux que lui;
+trahi par l'Évêque de Laon, surpris et livré à Hugues Capet, il mourut
+captif dans la tour d'Orléans; et deux enfants mâles qui ne purent le
+venger, mais dont l'un eut cette basse Lorraine, furent les derniers
+Princes de la postérité masculine de Charlemagne. Hugues Capet devenu Roi
+de ses Pairs, n'en eut pas un plus grand domaine.
+
+
+
+
+ÉTAT DE LA FRANCE AUX Xe et XIe SIÈCLES.
+
+
+La France démembrée languit dans des malheurs obscurs depuis Charles le
+Gros jusqu'à Philippe Ier arrière-petit-fils de Hugues Capet, près de 250
+années. Nous verrons si les Croisades qui signalèrent le règne de Philippe
+Ier à la fin de l'XIe Siècle, rendirent la France plus florissante. Mais
+dans l'espace de temps dont je parle, tout ne fut que confusion, tyrannie,
+barbarie et pauvreté. Chaque Seigneur un peu considérable faisait battre
+monnaie, mais c'était à qui l'altèrerait. Les belles Manufactures étaient
+en Grèce et en Italie. Les Français ne pouvaient les imiter dans des
+Villes sans privilège, et dans un Pays sans union.
+
+De tous les évènements de ce temps, le plus digne de l'attention d'un
+Citoyen est l'excommunication du Roi Robert. Il avait épousé Berthe sa
+cousine au quatrième degré; mariage en soi légitime, et de plus nécessaire
+au bien de l'État. Nous avons vu de nos jours des particuliers épouser
+leurs nièces, et acheter au prix ordinaire les dispenses à Rome, comme
+si Rome avait des droits sur des mariages qui se font à Paris. Le Roi
+de France n'éprouva pas autant d'indulgence. L'Église Romaine dans
+l'avilissement et les scandales où elle était plongée, osa imposer au Roi
+une pénitence de sept ans, lui ordonna de quitter sa femme, l'excommunia
+en cas de refus. Le Pape interdit tous les Évêques qui avaient assisté
+à ce mariage, et leur ordonna de venir à Rome lui demander pardon. Tant
+d'audace paraît incroyable, mais l'ignorante superstition de ces temps
+peut l'avoir souffert, et la politique peut l'avoir causée. Grégoire V
+qui fulmina cette excommunication, était Allemand, et gouverné par
+Gerbert ci-devant Archevêque de Reims, ennemi de la Maison de France.
+L'Empereur Othon III peu ami de Robert, assista lui-même au Concile où
+l'excommunication fut prononcée; tout cela fait croire que la Raison
+d'État eut autant de part à cet attentat, que le fanatisme.
+
+Les Historiens disent que cette excommunication fit en France tant d'effet,
+que tous les Courtisans du Roi et ses propres Domestiques l'abandonnèrent,
+et qu'il ne lui resta que deux Serviteurs qui jetaient au feu le reste
+de ses repas, ayant horreur de ce qu'avait touché un excommunié. Quelque
+dégradée que fût alors la Raison humaine, il n'y a pas d'apparence que
+l'absurdité pût aller si loin. Le premier Auteur qui a écrit cet excès
+de l'abrutissement de la Cour de France, est le Cardinal Pierre Damien,
+qui n'écrivit que 64 ans après. Il rapporte qu'en punition de cet
+inceste prétendu, la Reine accoucha d'un monstre; mais il n'y eut rien de
+monstrueux dans toute cette affaire, que l'audace du Pape, et la faiblesse
+du Roi qui se sépara de sa femme.
+
+Les excommunications, les interdits sont des foudres qui n'embrasent un
+État que quand ils trouvent des matières combustibles. Il n'y en avait
+point alors, mais peut-être Robert craignit-il qu'il ne s'en formât.
+
+La condescendance du Roi Robert enhardit tellement les Papes, que son
+petit-fils Philippe Ier fut excommunié comme lui. D'abord le fameux
+Grégoire VII le menaça de le déposer en 1075, s'il ne se justifiait de
+l'accusation de simonie devant ses Nonces. Un autre Pape l'excommunia en
+effet, Philippe s'était dégoûté de sa femme, et était amoureux de Bertrade
+épouse du Comte d'Anjou. Il se servit du ministère des Lois pour casser
+son mariage sous prétexte de parenté, et Bertrade sa Maîtresse fit casser
+le sien avec le Comte d'Anjou sous le même prétexte.
+
+Le Roi et sa Maîtresse furent ensuite mariés solennellement par les mains
+d'un Évêque de Bayeux. Ils étaient condamnables, mais ils avaient au moins
+rendu ce respect aux lois, que de se servir d'elles pour couvrir leurs
+fautes. Quoi qu'il en soit, un Pape avait excommunié Robert pour avoir
+épousé sa parente, et un autre Pape excommunia Philippe pour avoir quitté
+sa parente. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'Urbain II qui
+prononça cette sentence, la prononça dans les propres États du Roi, à
+Clermont en Auvergne, où il venait chercher un asile, et dans ce même
+Concile où nous verrons qu'il prêcha la Croisade.
+
+Cependant il ne paraît point que Philippe excommunié ait été en horreur à
+ses Sujets; c'est une raison de plus pour douter de cet abandon général,
+où l'on dit que le Roi Robert avait été réduit.
+
+Ce qu'il y eut d'assez remarquable, c'est le mariage du Roi Henri père
+de Philippe avec une Princesse Moscovite. Les Moscovites ou Russes
+commençaient à être Chrétiens, mais ils n'avaient aucun commerce avec
+le reste de l'Europe. Ils habitaient au-delà de la Pologne, à peine
+Chrétienne elle-même, et sans aucune correspondance avec la France.
+Cependant le Roi Henri envoya jusqu'en Russie demander la fille du
+Souverain, à qui les autres Européens donnaient le titre de Duc, aussi
+bien qu'au Chef de la Pologne. Les Russes le nommaient dans leur langage
+_Tzar_, dont on a fait depuis le mot de _Czar_. On prétend que Henri
+se détermina à ce mariage, dans la crainte d'essuyer des querelles
+Ecclésiastiques. De toutes les superstitions de ces temps-là, ce n'était
+pas la moins nuisible au bien des États, que celle de ne pouvoir épouser
+sa parente au septième degré. Presque tous les Souverains de l'Europe
+étaient parents de Henri. Quoi qu'il en soit, Anne fille de Jaraflau Czar
+de Moscovie fut Reine de France, et il est à remarquer qu'après la mort de
+son mari, elle n'eut point la Régence et n'y prétendit point.
+
+Les Lois changent selon les temps. Ce fut le Comte de Flandres, un des
+Vassaux du Royaume, qui en fut Régent. La Reine veuve se remaria à un
+Comte de Crépi. Tout cela serait singulier aujourd'hui, et ne le fut point
+alors.
+
+Ni Henri, ni Philippe Ier ne firent rien de mémorable, mais de leur temps
+leurs Vassaux et Arrières-vassaux conquirent des Royaumes.
+
+
+
+
+CONQUÊTE DE LA SICILE PAR LES NORMANDS.
+
+
+Le goût des pèlerinages et aventures régnait alors. Quelques Normands
+ayant été en Palestine vers l'an 983, passèrent à leur retour sur la Mer
+de Naples dans la Principauté de Salerne. Les Seigneurs de ce petit État
+l'avaient usurpé sur les Empereurs de Constantinople. Gaimar, Prince
+de Salerne, était assiégé dans sa Capitale par les Mahométans. Les
+Aventuriers Normands lui offrirent leurs services, et l'aidèrent à faire
+lever le siège. De retour chez eux, comblés des présents du Prince, ils
+engagèrent d'autres Aventuriers à chercher leur fortune à son service. Peu
+à peu les Normands reprirent l'habitude de leurs pères de passer les mers.
+Un d'eux, nommé Raoul, alla l'an 1016 avec une troupe choisie offrir au
+Pape Benoît VIII ses services contre les Mahométans. Le Pape le pria de
+le secourir plutôt contre l'Empereur d'Orient, qui dépouillé de tout en
+Occident soutenait encore quelques droits contre l'Église dans la Calabre
+et dans la Pouille. Les Normands auxquels il était très-indifférent de se
+battre contre des Musulmans, ou contre des Chrétiens, servirent très-bien
+le Pape contre leur ancien Souverain. Bientôt après Tancréde de Hauteville,
+du territoire de Coutance en Normandie, alla dans la Pouille avec
+plusieurs de ses enfants, vendant toujours leurs services à qui les payait
+le mieux. Ils passèrent des petites armées du Duc de Capoue à celles du
+Duc de Salerne; ils servirent contre les Sarrasins, s'armèrent ensuite
+contre les Grecs, et enfin contre les Papes, ayant pour ennemi tous ceux
+qu'ils pouvaient dépouiller.
+
+Le Pape Léon IX se servit contre eux d'excommunications. Guillaume
+Fierabra fils de Tancréde, et ses frères Humfroy, Robert et Richard, Chefs
+de ces Normands, après avoir vaincu la petite armée du Pape, l'assiégèrent
+dans un Château près de Bénévent, le prirent prisonnier, le gardèrent plus
+d'une année, et ne le relâchèrent que quand il fut attaqué d'une maladie,
+dont il alla mourir à Rome.
+
+Il fallut bientôt que la Cour de Rome pliât sous ces nouveaux usurpateurs.
+Elle leur céda une partie des patrimoines que les Empereurs d'Occident lui
+avaient donné sans en être les maîtres.
+
+Le Pape Nicolas II alla lui-même dans la Pouille trouver ces Normands,
+toujours excommuniés et toujours donnant la loi. Il céda à Richard la
+Principauté de Capoue, à Robert Guichard la Pouille, la Calabre et la
+Sicile entière, que Robert Guichard commençait à conquérir sur les
+Sarrasins. Robert se soumit de son côté envers le Pape à la redevance
+perpétuelle de douze deniers monnaie de Pavie pour chaque paire de bœufs
+dans tous les Pays qu'on lui cédait, et lui fit hommage de ce que ses
+frères et lui avaient conquis sur les Chrétiens et sur les Mahométans.
+Enfin en 1101 Roger, petit-fils de Tancréde et frère de ce Boemond si
+célèbre dans les Croisades, acheva de conquérir sur les Mahométans toute
+la Sicile, dont les Papes sont demeurés toujours Seigneurs Suzerains.
+
+
+
+
+CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR GUILLAUME DUC DE NORMANDIE
+
+
+Tandis que de simples Citoyens de Normandie fondaient si loin des Royaumes,
+leurs Ducs en acquéraient un plus beau, sur lequel les Papes osèrent
+prétendre le même droit que sur la Sicile. La Nation Britannique était,
+malgré sa fierté, destinée à se voir toujours gouvernée par des étrangers.
+Après la mort d'Alfred arrivée en 900, l'Angleterre retomba dans la
+confusion et la barbarie. Les anciens Anglo-Saxons ses premiers vainqueurs,
+et les Danois ses usurpateurs nouveaux, s'en disputaient toujours la
+possession, et de nouveaux Pirates Danois venaient encore souvent partager
+les dépouilles. Ces Pirates continuaient d'être si terribles et les
+Anglais si faibles, que vers l'année 1000 on ne put se racheter d'eux
+qu'en payant quarante-huit mille livres sterling. On imposa pour lever
+cette somme, une taxe qui dura depuis assez longtemps en Angleterre, ainsi
+que la plupart des autres taxes qu'on continue toujours de lever après le
+besoin. Ce tribut humiliant fut appelé Argent Danois, _Danngeld_.
+
+Canut Roi de Danemark qu'on a nommé le Grand, et qui n'a fait que de
+grandes cruautés, remit sous sa domination en 1017 le Danemark et
+l'Angleterre. Les naturels Anglais furent traités alors comme des
+esclaves. Les Auteurs de ce temps avouent que quand un Anglais rencontrait
+un Danois, il fallait qu'il s'arrêtât jusqu'à ce que le Danois eût passé.
+
+La race de Canut ayant manqué en 1041, les États du Royaume reprenant
+leur liberté, déférèrent la couronne à Édouard, un descendant des anciens
+Anglo-Saxons, qu'on appelle le Saint et le Confesseur. Une des grandes
+fautes ou un des grands malheurs de ce Roi, fut de n'avoir point d'enfants
+de sa femme Édithe, fille du plus puissant Seigneur du Royaume. Il
+haïssait sa femme ainsi que sa propre mère pour des raisons d'État, et
+les fit éloigner l'une et l'autre. La stérilité de son mariage servit à sa
+canonisation. On prétendit qu'il avait fait vœu de chasteté: vœu téméraire
+dans un mari, et absurde dans un Roi qui avait besoin d'héritiers. Ce vœu,
+s'il fut réel, prépara de nouveaux fers à l'Angleterre.
+
+Les mœurs et les usages de ce temps-là ne ressemblent en rien aux nôtres.
+Guillaume VIII Duc de Normandie, qui conquit l'Angleterre, loin d'avoir
+aucun droit sur ce Royaume, n'en avait pas même sur la Normandie, si la
+naissance donnait les droits. Son père le Duc Robert qui ne s'était jamais
+marié, l'avait eu de la fille d'un Péletier de Falaise, que l'Histoire
+appelle _Harlot_, terme qui signifiait et signifie encore aujourd'hui en
+Anglais _concubine_ ou femme publique. Ce bâtard reconnu du vivant de son
+père pour héritier légitime, se maintint par son habileté et par sa valeur
+contre tous ceux qui lui disputaient son Duché. Il régnait paisiblement
+en Normandie, et la Bretagne lui rendait hommage. Lorsqu'Édouard le
+Confesseur étant mort, il prétendit au Royaume d'Angleterre, le droit
+de succession ne paraissait alors établi dans aucun État de l'Europe. La
+couronne d'Allemagne était élective, l'Espagne était partagée entre les
+Chrétiens et les Musulmans. La Lombardie changeait chaque jour de Maître.
+La Race Carolingienne détrônée en France, faisait voir ce que peut la
+force contre le droit du sang. Édouard le Confesseur n'avait point joui
+du trône à titre d'héritage. Harald successeur d'Édouard n'était point
+de sa race, mais il avait le plus incontestable de tous les droits, les
+suffrages de toute la Nation. Guillaume le Bâtard n'avait pour lui ni le
+droit d'élection, ni celui d'héritage, ni même aucun parti en Angleterre.
+Il prétendit que dans un voyage qu'il fit autrefois dans cette Île, le Roi
+Édouard avait fait en sa faveur un testament que personne ne vit jamais.
+Il disait encore qu'autrefois il avait délivré de prison Harold, et qu'il
+lui avait cédé ses droits sur l'Angleterre. Il appuya ses faibles raisons
+d'une forte armée.
+
+Les Barons de Normandie assemblés en forme d'États, refusèrent de l'argent
+à leur Duc pour cette expédition, parce que s'il ne réussissait pas, la
+Normandie en resterait appauvrie, et qu'un heureux succès la rendrait
+Province d'Angleterre; mais plusieurs Normands hasardèrent leur fortune
+avec leur Duc. Un seul Seigneur nommé Fiz Othbern équipa quarante
+vaisseaux à ses dépens. Le Comte de Flandres, beau-père du Duc Guillaume,
+le secourut de quelque argent. Le Pape même entra dans ses intérêts. Il
+excommunia tous ceux qui s'opposeraient aux desseins de Guillaume. Enfin
+il partit de Saint Valery avec une flotte nombreuse. On ne sait combien il
+avait de vaisseaux, ni de soldats. Il aborda sur les côtes de Sussex, et
+bientôt après se donna dans cette Province la fameuse bataille de Hastings
+(14 Octobre 1066), qui décida seule du sort de l'Angleterre. Les Anglais
+ayant leur Roi Harold à leur tête, et les Normands conduits par leur Duc,
+combattirent pendant douze heures. La gendarmerie qui commençait à faire
+ailleurs la force des armées, ne paraît pas avoir été employée dans cette
+bataille. Les Chefs y combattirent à pied, Harold et deux de ses frères
+y furent tués. Le vainqueur s'approcha de Londres, portant devant lui
+une bannière bénite, que le Pape lui avait envoyée. Cette bannière fut
+l'étendard auquel tous les Évêques se rallièrent en sa faveur. Ils vinrent
+aux portes avec le Magistrat de Londres lui offrir la couronne qu'on ne
+pouvait refuser au vainqueur.
+
+Guillaume sut gouverner comme il sut conquérir. Plusieurs révoltes
+étouffées, des irruptions des Danois rendues inutiles, des lois
+rigoureuses durement exécutées signalèrent son règne. Anciens Bretons,
+Danois, Anglo-Saxons, tous furent confondus dans le même esclavage. Les
+Normands qui avaient eu part à sa victoire, partagèrent par ses bienfaits,
+les terres des vaincus. De-là toutes ces Familles Normandes, dont les
+descendants ou du-moins les noms subsistent encore en Angleterre. Il fit
+faire un dénombrement exact de tous les biens des Sujets, de quelque
+nature qu'ils fussent. On prétend qu'il en profita pour se faire en
+Angleterre un revenu de quatre cents mille livres sterling; ce qui ferait
+aujourd'hui environ cinq millions sterling, et plus de cent millions de
+France. Il est évident qu'en cela les Historiens se sont trompés. L'État
+d'Angleterre d'aujourd'hui, qui comprend l'Écosse et l'Irlande, n'a pas
+un si gros revenu, si vous en déduisez ce qu'on paye pour les anciennes
+dettes du Gouvernement. Ce qui est sûr, c'est que Guillaume abolit toutes
+les Lois du Pays pour y introduire celles de Normandie. Il ordonna qu'on
+plaidât en Normand, et depuis lui tous les Actes furent expédiés en cette
+langue jusqu'à Édouard III. Il voulut que la langue des vainqueurs fût
+la seule du Pays. Des Écoles de la Langue Normande furent établies dans
+toutes les Villes et les Bourgades. Cette langue était le Français mêlé
+d'un peu de Danois: idiome barbare, qui n'avait aucun avantage sur celui
+qu'on parlait en Angleterre. On prétend qu'il traitait non seulement la
+Nation vaincue avec dureté, mais qu'il affectait encore des caprices
+tyranniques. On en donne pour exemple la _Loi du couvre-feu_, par laquelle
+il fallait au son de la cloche éteindre le feu dans chaque maison à huit
+heures du soir. Mais cette loi bien loin d'être tyrannique, n'est qu'une
+ancienne police Ecclésiastique, établie presque dans tous les anciens
+Cloîtres du Pays du Nord. Les maisons étaient bâties de bois, et la
+crainte du feu était un objet des plus importants de la Police générale.
+
+On lui reproche encore d'avoir détruit tous les Villages qui se trouvaient
+dans un circuit de quinze lieues, pour en faire une Forêt, dans laquelle
+il pût goûter le plaisir de la chasse. Une telle action est trop insensée
+pour être vraisemblable. Les Historiens ne font pas attention qu'il faut
+au moins vingt années pour qu'un nouveau plan d'arbres devienne une Forêt
+propre à la chasse. On lui fait semer cette Forêt en 1080, il avait alors
+63 ans. Quelle apparence y a-t-il qu'un homme raisonnable ait à cet âge
+détruit des Villages pour semer quinze lieues en bois dans l'espérance d'y
+chasser un jour?
+
+Le Conquérant de l'Angleterre fut la terreur du Roi de France Philippe Ier
+qui voulut abaisser trop tard un Vassal si puissant, se jeta sur le Maine,
+qui dépendait alors de la Normandie. Guillaume repassa la mer, reprit le
+Maine, et contraignit le Roi de France à demander la paix.
+
+Les prétentions de la Cour de Rome n'éclatèrent jamais plus singulièrement
+qu'avec ce Prince. Le Pape Grégoire VII prit le temps qu'il faisait la
+guerre à la France pour demander qu'il lui rendît hommage du Royaume
+d'Angleterre. Cet hommage était fondé sur cet ancien Denier de Saint
+Pierre, qu'une partie de l'Angleterre payait à l'Église de Rome. Il
+revenait à environ trois livres de notre monnaie par chaque maison,
+aumône trop forte que les Papes regardaient comme un tribut. Guillaume le
+Conquérant fit dire au Pape, qu'il pourrait bien continuer l'aumône, mais
+au lieu de faire hommage il fit défense en Angleterre de ne reconnaître
+d'autre Pape que celui qu'il approuverait. La proposition de Grégoire VII
+devint par-là ridicule à force d'être audacieuse. C'est ce même Grégoire
+VII qui bouleversait l'Europe pour élever le Sacerdoce au-dessus de
+l'Empire; mais avant de parler de cette querelle mémorable et des
+Croisades qui prirent naissance dans ces temps, il faut voir en peu de
+mots en quel état étaient les autres Pays de l'Europe.
+
+
+
+
+DE L'ÉTAT OÙ ÉTAIT L'EUROPE AUX Xe ET XIe SIÈCLES
+
+
+La Russie avait embrassé le Christianisme à la fin du VIIIe Siècle. Les
+femmes étaient destinées à convertir les Royaumes. Une sœur des Empereurs
+Basile et Constantin, mariée au père de ce Czar Jaraslau, dont j'ai parlé,
+obtint de son mari qu'il se ferait baptiser. Les Russes esclaves de leur
+Maître l'imitèrent, mais ils ne prirent du Rite Grec que les superstitions.
+
+Environ dans ce temps-là une femme attira encore la Pologne au
+Christianisme. Miceslas Duc de Pologne fut converti par sa femme sœur du
+Duc de Bohême. J'ai déjà remarqué que les Bulgares avaient reçu la foi de
+la même manière. Giselle sœur de l'Empereur Henri fit encore Chrétien son
+mari Roi de Hongrie dans la première année du XIe Siècle; ainsi il est
+très-vrai que la moitié de l'Europe doit aux femmes son Christianisme.
+
+La Suède chez qui elle avait été prêchée dès le IXe Siècle, était
+redevenue idolâtre. La Bohême et tout ce qui est au Nord de l'Elbe,
+renonça au Christianisme en 1013. Toutes les Côtes de la Mer Baltique vers
+l'Orient étaient Païennes. Les Hongrois en 1047 retournèrent au Paganisme.
+Mais toutes ces Nations étaient beaucoup plus loin encore d'être polies,
+que d'être Chrétiennes.
+
+La Suède, probablement depuis longtemps épuisée d'habitants par ces
+anciennes émigrations dont l'Europe fut inondée, paraît dans le VIIIe,
+IXe, Xe et XIe Siècles comme ensevelie dans sa barbarie, sans guerre et
+sans commerce avec ses voisins; elle n'a part à aucun grand événement, et
+n'en fut probablement que plus heureuse.
+
+La Pologne beaucoup plus barbare que Chrétienne conserva jusqu'au XIIIe
+Siècle toutes les coutumes des anciens Sarmates, de tuer leurs enfants qui
+naissaient imparfaits, et les vieillards invalides. Qu'on juge par-là du
+reste du Nord.
+
+L'Empire de Constantinople n'était ni plus resserré ni plus agrandi que
+nous l'avons vu au IXe Siècle. À l'Occident il se défendait contre les
+Bulgares, à l'Orient et au Nord contre les Turcs et les Arabes.
+
+On a vu en général ce qu'était l'Italie: des Seigneurs particuliers
+partageaient tout le Pays depuis Rome jusqu'à la Mer de la Calabre; et
+les Normands en avaient la plus grande partie. Florence, Milan, Pavie, se
+gouvernaient par leurs Magistrats sous des Comtes ou sous des Ducs nommés
+par les Empereurs. Bologne était plus libre.
+
+La Maison de Maurienne dont descendent les Ducs de Savoie, Rois de
+Sardaigne, commençait à s'établir. Elle possédait comme Fief de l'Empire
+la Comté héréditaire de Savoie et de Maurienne, depuis que Humbert
+aux blanches mains, tige de cette Maison, avait eu en 888 ce petit
+démembrement du Royaume de Bourgogne.
+
+Les Suisses et les Grisons détachés aussi de ce même Royaume, obéissaient
+aux Baillis que les Empereurs nommaient.
+
+Deux Villes maritimes d'Italie commençaient à s'élever non par ces
+invasions subites qui ont fait les droits de presque tous les Princes
+qui ont passé en revue, mais par une industrie sage qui dégénéra aussi
+bientôt en esprit de conquête. Ces deux Villes étaient Gênes et Venise.
+Gênes célèbre du temps des Romains, regardait Charlemagne comme son
+restaurateur. Cet Empereur l'avait rebâtie quelque temps après que les
+Goths l'avaient détruite. Gouvernée par des Comtes sous Charlemagne et ses
+premiers descendants, elle fut saccagée au Xe Siècle par les Mahométans,
+et presque tous ses citoyens furent emmenés en servitude. Mais comme
+c'était un Port commerçant, elle fut bientôt repeuplée. Le Négoce qui
+l'avait fait fleurir, servit à la rétablir. Elle devint alors une
+République. Elle prit l'Île de Corse sur les Arabes, qui s'en étaient
+emparés. C'est ici qu'il faut se souvenir que Louis le Débonnaire avait
+donné la Corse aux Papes. Ils exigèrent un tribut des Génois pour cette
+Île. Les Génois payèrent ce tribut au commencement de l'XIe Siècle, mais
+bientôt après ils s'en affranchirent sous le Pontificat de Lucius II.
+Enfin leur ambition croissant avec leurs richesses, de Marchands ils
+voulurent devenir Conquérants.
+
+La Ville de Venise bien moins ancienne que Gênes affectait le frivole
+honneur d'une plus ancienne liberté, et jouissait de la gloire solide
+d'une puissance bien supérieure. Ce ne fut d'abord qu'une retraite de
+pêcheurs et de quelques fugitifs, qui s'y réfugièrent au commencement du
+Ve Siècle, quand les Goths ravageaient l'Italie. Il n'y avait pour toute
+Ville que des cabanes sur le Rialto. Le nom de Venise n'était point encore
+connu. Ce Rialto bien loin d'être libre, fut pendant trente années une
+simple Bourgade appartenant à la Ville de Padoue, qui le gouvernait par
+des Consuls. La vicissitude des choses a mis depuis Padoue sous le joug de
+Venise.
+
+Il n'y a aucune preuve que sous les Rois Lombards Venise ait eu une
+liberté reconnue. Il est plus vraisemblable que ses habitants furent
+oubliés dans leurs marais.
+
+Le Rialto et les petites Îles voisines ne commencèrent qu'en 709 à se
+gouverner par leurs Magistrats. Ils furent alors indépendants de Padoue,
+et se regardèrent comme une République.
+
+C'est en 709 qu'ils eurent leur premier Doge, qui ne fut qu'un Tribun du
+Peuple élu par des Bourgeois. Plusieurs familles qui donnèrent leur voix à
+ce premier Doge, subsistent encore. Elles sont les plus anciens Nobles de
+l'Europe, sans en excepter aucune Maison; et prouvent que la Noblesse peut
+s'acquérir autrement qu'en possédant un Château, ou en payant des Patentes
+à un Souverain.
+
+Héraclée fut le premier siège de cette République jusqu'à la mort de son
+troisième Doge. Ce ne fut que vers la fin du IXe Siècle que ces Insulaires
+retirés plus avant dans leurs lagunes, donnèrent à cet assemblage de
+petites Îles qui formèrent une Ville, le nom de Venise, du nom de cette
+côte, qu'on appelait _terrae Venetorum_. Les habitants de ces marais ne
+pouvaient subsister que par leur commerce. La nécessité fut l'origine de
+leur puissance. Il n'est pas assurément bien décidé que cette République
+fût alors indépendante. On voit que Bérenger reconnu quelque temps
+Empereur en Italie, accorda l'an 950 au Doge le privilège de battre
+monnaie. Ces Doges même étaient obligés d'envoyer aux Empereurs en
+redevance un manteau de drap d'or tous les ans, et Othon III leur remit
+en 998 cette espèce de petit tribut. Mais ces légères marques de vassalité
+n'étaient rien à la véritable puissance de Venise; car tandis que les
+Vénitiens payaient un manteau d'étoffe d'or aux Empereurs, ils acquirent
+par leur argent et par leurs armes toute la Province d'Istrie, et presque
+toutes les côtes de Dalmatie, Spalatro, Raguse, Narenta. Leur Doge prenait
+vers le milieu du Xe Siècle le titre de _Duc de Dalmatie_; mais ces
+conquêtes enrichissaient moins Venise que le Commerce, dans lequel elle
+surpassait encore les Génois; car tandis que les Barons d'Allemagne et de
+France bâtissaient des donjons et opprimaient les peuples, Venise attirait
+leur argent, en leur fournissant toutes les denrées de l'Orient. Les Mers
+étaient déjà couvertes de leurs vaisseaux, et elle s'enrichissait de
+l'ignorance et de la barbarie des Nations Septentrionales de l'Europe.
+
+
+
+
+DE L'ESPAGNE ET DES MAHOMÉTANS DE CE ROYAUME,
+JUSQU'AU COMMENCEMENT DU XIIe SIÈCLE.
+
+
+L'Espagne était toujours partagée entre les Mahométans et les Chrétiens,
+mais les Chrétiens n'en avaient pas la quatrième partie, et ce coin de
+terre était la Contrée la plus stérile. L'Asturie dont les Princes
+prenaient le titre de _Roi de Leon_, une partie de la vieille Castille
+gouvernée par des Comtes, Barcelone et la moitié de la Catalogne aussi
+sous un Comte, la Navarre qui avait un Roi, une partie de l'Aragon
+unis quelque temps à la Navarre, voilà ce qui composait les États des
+Chrétiens. Les Arabes possédaient le Portugal, la Murcie, l'Andalousie,
+Valence, Grenade, Tortose, et s'étendaient au milieu des terres par-delà
+les montagnes de la Castille et de Saragosse. Le séjour des Rois
+Mahométans était toujours à Cordoue. Ils y avaient bâti cette grande
+Mosquée, dont la voûte est soutenue de 365 Colonnes de marbre précieux,
+et qui porte encore parmi les Chrétiens le nom de la _Mosqueta_, Mosquée,
+quoiqu'elle soit devenue Cathédrale.
+
+Les Arts y fleurissaient, les plaisirs recherchés, la magnificence, la
+galanterie régnaient à la Cour des Rois Maures. Les Tournois, les Combats
+à la barrière sont peut-être de l'invention de ces Arabes. Ils avaient des
+Spectacles, des Théâtres, qui tout grossiers qu'ils étaient, montraient
+du-moins que les autres Peuples étaient moins polis que ces Mahométans.
+Cordoue était le seul Pays de l'Occident où la Géométrie, l'Astronomie,
+la Chimie, la Médecine fussent cultivées. Sanche le Gros, Roi de Leon, fut
+obligé de s'aller mettre à Cordoue en 956 entre les mains de ce fameux
+Médecin Arabe, qui invité par le Roi voulut que le Roi vînt à lui.
+
+Cordoue est un Pays de délices arrosé par le Guadalquivir, où des forêts
+de citronniers, d'orangers, de grenadiers parfument l'air, et où tout
+invite à la mollesse.
+
+Le luxe et le plaisir corrompirent enfin les Rois Musulmans. Leur
+domination fut au Xe Siècle, comme celle de presque tous les Princes
+Chrétiens, partagée en petits États. Tolède, Murcie, Valence, Huelca même,
+eurent leurs Rois. C'était le temps d'accabler cette puissance divisée,
+mais les Chrétiens d'Espagne étaient plus divisés encore. Ils se faisaient
+une guerre continuelle, se réunissaient pour se trahir, et s'alliaient
+souvent avec les Musulmans. Alphonse V Roi de Leon, donna même l'année
+1000 sa sœur Thérèse en mariage au Sultan Abdala Roi de Tolède.
+
+Les jalousies produisent plus de crimes entre les petits Princes qu'entre
+les grands Souverains. La guerre seule peut décider du sort des vastes
+États; mais les surprises, les perfidies, les assassinats, les
+empoisonnements sont plus communs entre des rivaux voisins, qui ayant
+beaucoup d'ambition et peu de ressources, mettent en œuvre tout ce qui
+peut suppléer à la force. C'est ainsi qu'un Sancho Garcias Comte de
+Castille empoisonna sa mère à la fin du Xe Siècle, et que son fils Don
+Garcie fut poignardé par trois Seigneurs du Pays dans le temps qu'il
+allait se marier.
+
+Enfin en 1035 Ferdinand, fils de Sanche Roi de Navarre et d'Aragon, réunit
+sous sa puissance la vieille Castille, dont la famille avait hérité par
+le meurtre de ce Don Garcie, et le Royaume de Leon dont il dépouilla son
+beau-frère, qu'il tua dans une bataille (1036).
+
+Alors la Castille devint un Royaume, et Leon en fut une Province. Ce
+Ferdinand, non content d'avoir ôté la couronne de Leon et la vie à
+son beau-frère, enleva aussi la Navarre à son propre frère, qu'il fit
+assassiner dans une bataille qu'il lui livra. C'est ce Ferdinand à qui les
+Espagnols ont prodigué le nom de _grand_, apparemment pour déshonorer ce
+titre trop prodigué aux usurpateurs.
+
+Son père Don Sanche, surnommé aussi le Grand pour avoir succédé aux
+Comtes de Castille, et pour avoir marié un de ses fils à la Princesse des
+Asturies, s'était fait proclamer Empereur, et Don Ferdinand voulut aussi
+prendre ce titre. Il est sûr qu'il n'y a, ni ne peut y avoir de titre
+affecté aux Souverains, que ceux qu'ils veulent prendre, et que l'usage
+leur donne. Le nom d'Empereur signifiait partout l'héritier des Césars et
+le maître de l'Empire Romain, ou du-moins celui qui prétendait l'être. Il
+n'y a pas d'apparence que cette appellation pût être le titre distinctif
+d'un Prince mal affermi, qui gouvernait la quatrième partie de l'Espagne.
+
+L'Empereur Henri III et non Henri II comme le disent tant d'Auteurs,
+mortifia la fierté Espagnole, en demandant à Ferdinand l'hommage de ses
+petits États comme d'un Fief de l'Empire. Il est difficile de dire quelle
+était la plus mauvaise prétention, celle de l'Empereur Allemand, ou
+celle de l'Espagnol. Ces idées vaines n'eurent aucun effet, et l'État
+de Ferdinand resta un petit Royaume libre.
+
+C'est sous le règne de ce Ferdinand que vivait Rodrigue surnommé le Cid,
+qui en effet épousa depuis Chimène, dont il avait tué le père. Tous ceux
+qui ne connaissent cette histoire que par la tragédie si célèbre dans le
+Siècle passé, croient que le Roi Don Ferdinand possédait l'Andalousie.
+
+Les fameux exploits du Cid furent d'abord d'aider Don Sanche fils aîné de
+Ferdinand à dépouiller ses frères et ses sœurs de l'héritage que leur
+avait laissé leur père. Mais Don Sanche ayant été assassiné dans une de
+ces expéditions injustes, ses frères rentrèrent dans leurs États. (1073)
+
+Ce fut alors qu'il y eut près de vingt Rois en Espagne soit Chrétiens soit
+Musulmans, et outre ces vingt Rois un nombre considérable de Seigneurs
+indépendants, qui venaient à cheval, armés de toutes pièces, et suivis de
+quelques Écuyers offrir leurs services aux Princes ou aux Princesses qui
+étaient en guerre. Cette coutume, déjà répandue en Europe, ne fut nulle
+part plus accréditée qu'en Espagne. Les Princes à qui ces Chevaliers
+s'engageaient, leur ceignaient le baudrier, et leur faisaient présent
+d'une épée, dont ils leur donnaient un coup léger sur l'épaule. Les
+Chevaliers Chrétiens ajoutèrent d'autres cérémonies à l'accolade. Ils
+faisaient la veille des armes devant un autel de la Vierge. Les Musulmans
+se contentaient de se faire ceindre un cimeterre. Ce fut-là l'origine des
+Chevaliers errants, et de tant de combats particuliers. Le plus célèbre
+fut celui qui se fit après la mort du Roi Don Sanche, assassiné en
+assiégeant sa sœur Ouraca dans la Ville de Zamore. Trois Chevaliers
+soutinrent l'innocence de l'Infante contre Don Diègue de Lare qui
+l'accusait. Ils combattirent l'un après l'autre en champ clos, en présence
+des Juges nommés de part et d'autre. Don Diègue renversa et tua deux des
+Chevaliers de l'Infante, et le cheval du troisième ayant les rênes coupées
+et emportant son Maître hors des barrières, le combat fut jugé indécis.
+
+Parmi tant de Chevaliers le Cid fut celui qui se distingua le plus contre
+les Musulmans. Plusieurs Chevaliers se rangèrent sous sa bannière, et
+tous ensemble avec leurs Écuyers et leurs Gendarmes composaient une
+armée couverte de fer, montée sur les plus beaux chevaux du Pays. Le Cid
+vainquit plus d'un petit Roi Maure, et s'étant ensuite fortifié dans la
+Ville d'Alcosar, il s'y forma une Souveraineté.
+
+Enfin il persuada à son Maître Alfonse VI Roi de la vieille Castille
+d'assiéger la Ville de Tolède, et lui offrit tous ses Chevaliers pour
+cette entreprise. Le bruit de ce siège et la réputation du Cid, appelèrent
+de l'Italie et de la France beaucoup de Chevaliers et de Princes. Raimond
+Comte de Toulouse, et deux Princes du sang de France de la branche de
+Bourgogne, vinrent à ce siège. Le Roi Mahométan nommé Hiaja, était fils
+d'un des plus généreux Princes dont l'Histoire ait conservé le nom.
+Almamon son père avait donné dans Tolède un asile à ce même Roi Alfonse
+que son frère Sanche persécutait alors. Ils avaient vécu longtemps
+ensemble dans une amitié peu commune, et Almamon loin de le retenir, quand
+après la mort de Sanche il devint Roi et par conséquent à craindre, lui
+avait fait part de ses trésors. On dit même qu'ils s'étaient séparés en
+pleurant. Plus d'un Chevalier Mahométan sortirent des murs pour reprocher
+au Roi Alfonse son ingratitude envers son bienfaiteur, et il y eut plus
+d'un combat singulier sous les murs de Tolède.
+
+Le siège dura une année. Enfin Tolède capitula, mais à condition que l'on
+traiterait les Musulmans comme ils en avaient usé avec les Chrétiens;
+qu'on leur laisserait leur Religion et leurs Lois. Promesse qu'on tint
+d'abord, et que le temps fit violer. Toute la Castille neuve se rendit
+ensuite au Cid, qui en prit possession au nom d'Alfonse; et Madrid,
+petite Place qui devait un Jour être la Capitale de l'Espagne, fut pour
+la première fois au pouvoir des Chrétiens.
+
+Plusieurs familles vinrent de France s'établir dans Tolède. On leur donna
+des privilèges qu'on appelle même encore en Espagne _fransches_. Le Roi
+Alfonse fit aussitôt une assemblée d'Évêques, laquelle sans le concours du
+peuple autrefois nécessaire, élut pour Évêque de Tolède un Prêtre nommé
+Bernard, à qui le Pape Grégoire VII conféra la Primatie d'Espagne à
+la prière du Roi. La conquête fut presque toute pour l'Église, mais le
+premier soin du Primat fut d'en abuser, en violant les conditions que
+le Roi avait jurées aux Maures. La grande Mosquée devait rester aux
+Mahométans. L'Archevêque pendant l'absence du Roi, en fit une Église, et
+excita contre lui une sédition. Alfonse revint à Tolède, irrité contre
+l'indiscrétion du Prélat. Il allait même le punir, et il fallut que les
+Mahométans à qui le Roi eut la sagesse de rendre la Mosquée, demandassent
+la grâce de l'Archevêque.
+
+Alfonse augmenta encore par un mariage les États qu'il gagnait par l'épée
+du Cid. Soit politique, soit goût, il épousa Zaïd fille de Benabat nouveau
+Roi Maure d'Andalousie, et reçut en dot plusieurs Villes.
+
+On lui reproche d'avoir conjointement avec son beau-père appelé en Espagne
+d'autres Mahométans d'Afrique. Il est difficile de croire qu'il ait fait
+une si étrange faute contre la politique, mais tous les Rois se conduisent
+quelquefois contre la vraisemblance. Quoi qu'il en soit, une armée de
+Maures vient fondre d'Afrique, en Espagne, et augmenter la confusion où
+tout était alors. Le Miramolin qui régnait à Maroc, et dont la race y
+règne encore, envoie son Général Abénana au secours du Roi d'Andalousie.
+Ce Général trahit non seulement ce Roi même à qui il était envoyé, mais
+encore le Miramolin au nom duquel il venait. Enfin le Miramolin irrité
+vient lui-même combattre son Général perfide, qui faisait la guerre aux
+autres Mahométans, tandis que les Chrétiens étaient aussi divisés entre
+eux.
+
+L'Espagne était déchirée par tant de Nations Mahométanes et Chrétiennes,
+lorsque le Cid Don Rodrigue à la tête de sa Chevalerie subjugua le Royaume
+de Valence. Il y avait en Espagne peu de Rois plus puissants que lui,
+mais il n'en prit pas le nom, soit qu'il préférât le titre de Cid, soit
+que l'esprit de Chevalerie le rendît fidèle au Roi Alfonse son Maître.
+Cependant il gouverna Valence avec l'autorité d'un Souverain, recevant des
+Ambassadeurs, et respecté de toutes les Nations. Après sa mort, arrivée
+l'an 1096, les Rois de Castille et d'Aragon continuèrent toujours leurs
+guerres contre les Maures. L'Espagne ne fut jamais plus sanglante et plus
+désolée. Triste effet de l'ancienne conspiration de l'Archevêque Opas et
+du Comte Julien, qui faisait au bout de 400 ans et fit encore longtemps
+après les malheurs de l'Espagne.
+
+
+
+
+DE LA RELIGION ET DE LA SUPERSTITION DE CES TEMPS-LÀ.
+
+
+Les hérésies semblent être le fruit d'un peu de science et de loisir.
+On a vu que l'état où était l'Église au Xe Siècle, ne permettait guère
+le loisir ni l'étude. Tout le monde était armé, et on ne se disputait
+que des richesses. Cependant en France, du temps du Roi Robert, il y eut
+quelques Prêtres, et entre autres un nommé Étienne, Confesseur de la Reine
+Constance, accusés d'hérésie. On les appela Manichéens, pour leur donner
+un nom plus odieux; car ils n'enseignaient rien des dogmes de Manès.
+C'était probablement des enthousiastes, qui tendaient à une perfection
+outrée, pour dominer sur les esprits. C'est le caractère de tous les Chefs
+de Sectes. On leur imputa des crimes horribles et des sentiments dénaturés,
+dont on charge toujours ceux dont on ne connaît pas les dogmes.
+
+En 1028, ils furent juridiquement accusés de réciter les Litanies à
+l'honneur des Diables, d'éteindre ensuite les lumières, de se mêler
+indifféremment, et de brûler le premier des enfants qui naissaient de ces
+incestes, pour en avaler les cendres. Ce sont à peu près les reproches
+qu'on faisait aux premiers Chrétiens. Je crois que cette calomnie des
+Païens contre eux, était fondée sur ce que les Chrétiens faisaient
+quelquefois la Cène, en mangeant d'un pain fait en forme de petits enfants
+pour représenter JÉSUS-CHRIST, comme il se pratique encore dans quelques
+Églises Grecques. Ce qu'on peut recueillir de certain concernant les
+opinions des Hérétiques dont je parle, c'est qu'ils enseignaient que Dieu
+n'était point en effet venu sur la Terre, n'était ni mort ni ressuscité,
+et que du pain et du vin ne pouvaient devenir son corps et son sang.
+Le Roi Robert et sa femme Constance se transportèrent à Orléans, où
+se tenaient quelques assemblées de ceux qu'on appelait Manichéens.
+Les Évêques firent brûler treize de ces malheureux. Le Roi, la Reine,
+assistèrent à ce spectacle indigne de leur majesté. Jamais avant cette
+exécution on n'avait en France livré au supplice aucun de ceux qui
+dogmatisent sur ce qu'ils n'entendent point. Il est vrai que Priscillien
+au IVe Siècle avait été condamné à la mort dans Trêves avec sept de ses
+disciples. Mais la Ville de Trêves qui était alors dans les Gaules, n'est
+plus annexée à la France depuis la décadence de la famille de Charlemagne.
+Ce qu'il faut observer, c'est que Saint Martin de Tours ne voulut point
+communiquer avec les Évêques qui avaient demandé le sang de Priscillien.
+Il disait hautement qu'il était horrible de condamner des hommes à la mort,
+parce qu'ils se trompent. Il ne se trouva point de Saint Martin du temps
+du Roi Robert.
+
+Il s'élevait alors quelques légers nuages sur l'Eucharistie, mais ils ne
+formaient point encore d'orages. Je ne sais comment ce sujet de querelle
+avait échappé à l'imagination ardente des Chrétiens Grecs. Il fut
+probablement négligé, parce qu'il ne laissait nulle prise à cette
+métaphysique cultivée par les Docteurs depuis qu'ils eurent adopté les
+idées de Platon. Ils avaient trouvé de quoi exercer cette philosophie
+dans l'explication de la Trinité, dans la consubstantialité du Verbe, dans
+l'union des deux Natures et des deux Volontés, enfin dans l'abîme de la
+Prédestination. La question, Si du pain et du vin sont changés en la
+seconde personne de la Trinité, et par conséquent en Dieu? Si on mange
+et on boit cette seconde personne par la foi seulement? cette question,
+dis-je, était d'un autre genre, qui ne paraissait pas soumis à la
+philosophie de ces temps. Aussi on se contenta de faire la Cène le soir
+dans les premiers âges du Christianisme, et de communier à la Messe sous
+les deux espèces au temps dont je parle, sans avoir une idée fixe et
+déterminée sur ce mystère. Il paraît que dans beaucoup d'Églises, et
+surtout en Angleterre, on croyait qu'on ne mangeait et qu'on ne buvait
+JÉSUS-CHRIST que spirituellement. On trouve dans la Bibliothèque
+Bodléienne une Homélie du Xe Siècle, dans laquelle sont ces propres
+mots, «C'est véritablement par la consécration le corps et le sang de
+JÉSUS-CHRIST, non corporellement, mais spirituellement. Le corps dans
+lequel JÉSUS-CHRIST souffrit et le corps Eucharistique sont entièrement
+différents. Le premier était composé de chair et d'os animés par une âme
+raisonnable; mais ce que nous nommons Eucharistie n'a ni sang, ni os, ni
+âme. Nous devons donc l'entendre dans un sens spirituel.»
+
+Jean Scot, surnommé Eugène parce qu'il était d'Irlande, avait longtemps
+auparavant sous le règne de Charles le Chauve, et même, à ce qu'il dit par
+ordre de cet Empereur, soutenu la même opinion.
+
+Du temps de Jean Scot, Ratram Moine de Corbie et d'autres avaient écrit
+sur ce mystère d'une manière à laisser au moins douter s'ils croyaient
+ce qu'on appela depuis la _Présence réelle_. Car Ratram dans son écrit
+adressé à l'Empereur Charles le Chauve, dit en termes exprès «C'est
+le corps de JÉSUS-CHRIST qui est vu, reçu, et mangé non par les sens
+corporels, mais par les yeux de l'esprit fidèle».
+
+On avait écrit contre eux, et le sentiment le plus commun était sans-doute
+qu'on mangeait le véritable corps de JÉSUS-CHRIST, puisqu'on disputait
+pour savoir, si on le digérait et si on le rendait avec les excréments.
+
+Enfin Bérenger, Archidiacre de Tours, enseigna vers 1050 par écrit et dans
+la chaire, que le corps véritable de Jésus-Christ n'est point et ne peut
+être dans du pain et dans du vin. Cette proposition révolta d'autant plus
+alors, que Bérenger ayant une très-grande réputation avait d'autant plus
+d'ennemis. Celui qui se distingua le plus contre lui, fut Lanfranc de race
+Lombarde, né à Pavie, qui était venu chercher une fortune en France. Il
+balançait la réputation de Bérenger. Voici comme il s'y prenait pour le
+confondre dans son Traité _de corpore Domini_.
+
+«On peut dire avec vérité que le Corps de Notre Seigneur dans
+l'Eucharistie est le même qui est sorti de la Vierge, et que ce n'est pas
+le même. C'est le même quant à l'essence et aux propriétés de la véritable
+nature, et ce n'est pas le même quant aux espèces du pain et du vin; de
+sorte qu'il est le même quant à la substance, et qu'il n'est pas le même
+quant à la forme.»
+
+Ce sentiment de Lanfranc parut être celui de toute l'Église. Bérenger fut
+condamné au Concile de Paris en 1050, condamné encore à Rome en 1079, et
+obligé de prononcer sa rétractation; mais cette rétractation forcée ne fit
+que graver plus avant ces sentiments dans son cœur. Il mourut dans son
+opinion, qui ne fit alors ni schisme ni guerre civile. Le temporel seul
+était le grand objet qui occupait l'ambition des hommes. L'autre source
+qui devait faire verser tant de sang, n'était pas encore ouverte.
+
+On croit bien que l'ignorance de ces temps affermissait les superstitions
+populaires. J'en rapporterai quelques exemples, qui ont longtemps exercé
+la crédulité humaine. On prétend que l'Empereur Othon III fit périr sa
+femme Marie d'Aragon pour cause d'adultère. Il est très possible qu'un
+Prince cruel et dévot, tel qu'on peint Othon III envoie au supplice
+sa femme moins débauchée que lui. Mais vingt Auteurs ont écrit, et
+Maimbourg a répété après eux, et d'autres ont répété après Maimbourg,
+que l'Impératrice ayant fait des avances à un jeune Comte Italien, qui
+les refusa par vertu, elle accusa ce Comte auprès de l'Empereur de l'avoir
+voulu séduire, et que le Comte fut puni de mort. La veuve du Comte,
+dit-on, vint la tête de son mari à la main demander justice et prouver son
+innocence. Cette veuve demanda d'être admise à l'épreuve du fer ardent.
+Elle tint tant qu'on voulut une barre de fer toute rouge dans ses mains
+sans se brûler; et ce prodige servant de preuve juridique, l'Impératrice
+fut condamnée à être brûlée vive.
+
+Maimbourg aurait dû faire réflexion que cette fable est rapportée par des
+Auteurs qui ont écrit très-longtemps après le règne d'Othon III qu'on ne
+nomme pas seulement les noms de ce Comte Italien, et de cette veuve qui
+maniait si impunément des barres de fer rouge. Enfin quand même des
+Auteurs contemporains auraient authentiquement rendu compte d'un tel
+événement, ils ne mériteraient pas plus de croyance que les Sorciers qui
+déposent en justice qu'ils ont assisté au Sabbat.
+
+L'aventure de la barre de fer doit faire révoquer en doute le supplice
+de l'Impératrice Marie d'Aragon rapporté dans tant de Dictionnaires,
+d'Histoires, où dans chaque page le mensonge est joint à la vérité.
+
+Le second événement est du même genre. On prétend que Henri II successeur
+d'Othon III éprouva la fidélité de sa femme Cunegunde, en la faisant
+marcher pieds nus sur neuf socs de charrue rougis au feu. Cette histoire
+rapportée dans tant de Martyrologes, mérite la même réponse que celle de
+la femme d'Othon.
+
+Didier Abbé du Mont Cassin et plusieurs autres Écrivains rapportent un
+fait à peu près semblable. En 1063 des Moines de Florence, mécontents de
+leur Évêque, allèrent crier à la Ville et à la Campagne «Notre Évêque est
+un simoniaque et un scélérat». Et ils eurent, dit-on, la hardiesse de
+promettre qu'ils prouveraient cette accusation par l'épreuve du feu. On
+prit donc jour pour cette cérémonie, et ce fut le mercredi de la première
+semaine du Carême. Deux bûchers furent dressés, chacun de dix pieds de
+long sur cinq de large, séparés par un sentier d'un pied et demi de
+largeur, rempli de bois sec. Les deux bûchers ayant été allumés et cet
+espace réduit en charbons, un Moine Minime, nommé Aldobrandin, passe à
+travers sur ce sentier à pas graves et mesurés, et revient même prendre au
+milieu des flammes son manipule qu'il avait laissé tomber. Voilà ce que
+plusieurs Historiens disent, qu'on ne peut nier qu'en renversant tous les
+fondements de l'Histoire; mais il est sûr qu'on ne peut le croire sans
+renverser tous les fondements de la Raison.
+
+Il se peut faire sans-doute qu'un homme passe très-rapidement entre deux
+bûchers et même sur des charbons, sans être tout-à-fait brûlé; mais y
+passer et y repasser d'un pas grave pour reprendre son manipule, c'est
+une de ces aventures de la _Légende Dorée_, dont il n'est plus permis de
+parler à des hommes raisonnables.
+
+La dernière épreuve que je rapporterai, est celle dont on se servit
+pour décider en Espagne après la prise de Tolède, si on devait réciter
+l'Office Romain, ou celui qu'on appelait Mozarabique. On convint d'abord
+unanimement de terminer la querelle par le duel. Deux champions armés de
+toutes pièces combattirent dans toutes les règles de la Chevalerie. Don
+Ruis de Montania, Chevalier du Missel Mozarabique, fit perdre les arçons à
+son adversaire, et le renversa mourant. Mais la Reine qui avait beaucoup
+d'inclination pour le Missel Romain, voulut qu'on tentât l'épreuve du feu.
+Toutes les Lois de la Chevalerie s'y opposaient. Cependant on jeta au
+feu les deux Missels, qui probablement furent brûlés; et le Roi pour ne
+mécontenter personne, fit en sorte que quelques Églises prieraient Dieu
+selon le Rituel Romain, et que d'autres garderaient le Mozarabique. Dans
+la plupart des choses que je viens de rapporter, on croirait lire une
+relation des Hottentots ou de Nègres; et il faut l'avouer, nous leur
+ressemblons encore en quelque chose.
+
+Fin du premier Tome.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Abrégé de l'Histoire Universel
+e depuis Charlemagne jusques à , by Voltaire
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE ***
+
+***** This file should be named 18543-0.txt or 18543-0.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/1/8/5/4/18543/
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+Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed
+Proofreading Team of Europe. This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
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+will be renamed.
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+Creating the works from public domain print editions means that no
+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
+permission and without paying copyright royalties. Special rules,
+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
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+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
+practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
+subject to the trademark license, especially commercial
+redistribution.
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
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+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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--- /dev/null
+++ b/18543-8.txt
@@ -0,0 +1,5018 @@
+The Project Gutenberg EBook of Abrégé de l'Histoire Universelle depuis
+Charlemagne jusques à Charlequint (Tome , by Voltaire
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Abrégé de l'Histoire Universelle depuis Charlemagne jusques à Charlequint (Tome Premier)
+
+Author: Voltaire
+
+Release Date: June 9, 2006 [EBook #18543]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin and the Online Distributed
+Proofreading Team of Europe. This file was produced from
+images generously made available by the Bibliothèque
+nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr.
+
+
+
+
+
+
+
+ ABRÉGÉ
+
+ DE
+
+ L'HISTOIRE UNIVERSELLE
+
+ DEPUIS CHARLEMAGNE JUSQUES À CHARLEQUINT.
+
+ par
+
+ Mr. de VOLTAIRE
+
+
+
+
+ TOME PREMIER.
+
+
+
+
+ À LA HAYE,
+ Chez JEAN NEAULME,
+ MDCCLIII.
+
+
+
+
+AVERTISSEMENT DU LIBRAIRE.
+
+
+J'ai lieu de croire que Mr. de Voltaire ne sera pas fâché de voir que son
+Manuscrit, qu'il a intitulé _Abrégé de l'Histoire Universelle depuis
+Charlemagne jusqu'à Charles-Quint_, et qu'il dit être entre les mains
+de trente Particuliers, soit tombé entre les miennes. Il sait qu'il m'en
+avait flatté dès l'année 1742, à l'occasion de son Siècle de Louis XIV,
+auquel je ne renonçai en 1750, que parce qu'il me dit alors à Postdam,
+où j'étais, qu'il l'imprimait lui-même à ses propres dépens. Ainsi il ne
+s'agit ici que de dire comment cet Abrégé m'est tombé entre les mains, le
+voici.
+
+À mon retour de Paris, en Juin de cette année 1753, je m'arrêtai à
+Bruxelles, où j'eus l'honneur de voir une Personne de mérite, qui en
+étant le possesseur me le fit voir, et m'en fit aussi tout l'éloge
+imaginable, de même que l'histoire du Manuscrit, et de tout ce qui s'était
+passé à l'occasion d'un _Avertissement_ qui se trouve inséré dans le
+_second Volume du mois de Juin 1752 du Mercure de France_, et répété dans
+l'_Épilogueur du 31 Juillet de la même année_, avec la Réponse que l'on y
+a faite, et qui se trouve dans le même _Épilogueur du 7 Août suivant_:
+toutes choses inutiles à relever ici, mais qui m'ont ensuite déterminé à
+acheter des mains de ce Galant-Homme le Manuscrit après avoir été offert
+à l'Auteur, bien persuadé d'ailleurs qu'il était effectivement de Mr. de
+Voltaire; son génie, son style, et surtout son orthographe s'y trouvant
+partout. J'ai changé cette dernière, parce qu'il est notoire que le Public
+a toutes les peines du monde à s'y accoutumer; et c'est ce que l'Auteur
+est prié de vouloir bien excuser.[1]
+
+Je dois encore faire remarquer que par la dernière période de ce Livre,
+il paraît qu'elle fait la clôture de cet Abrégé, qui finit à _Charles VII
+Roi de France_, au lieu que l'Auteur la promet par son Titre jusqu'à
+l'_Empereur Charles-Quint_. Ainsi il est à présumer que ce qui devrait
+suivre, est cette partie différente d'Histoire qui concerne _les Arts_,
+qu'il serait à souhaiter que Mr. de Voltaire retrouvât, ou, pour mieux
+dire, qu'il voulût bien refaire, et la pousser jusqu'au _Siècle de
+Louis XIV_, afin de remplir son plan, et de nous donner ainsi une suite
+d'Histoire qui ferait grand plaisir au Public et aux Libraires.
+
+[Note 1: Dans la présente édition du project Gutenberg nous avons, à
+quelques exceptions près, rétabli l'orthographe actuelle, suivant ainsi
+les conseils de l'École Nationale des Chartes pour l'édition des textes du
+XVIIIe siècle. (http://www.enc.sorbonne.fr/)]
+
+
+
+
+TABLE DES ARTICLES CONTENUS DANS LE TOME PREMIER.
+
+
+--Introduction.
+
+--De la Chine.
+
+--Des Indes, de la Perse, de l'Arabie, et du Mahométisme.
+
+--État de l'Italie et de l'Église Chrétienne.
+
+--Origine de la Puissance des Papes.
+
+--État de l'Église en Orient avant Charlemagne.
+
+--Renouvellement de l'Empire en Occident.
+
+--Des Usages du temps de Charlemagne.
+
+--De la Religion.
+
+--Suite des Usages du temps de Charlemagne, de la Justice, des Lois et
+ Coutumes singulières.
+
+--Louis le Débonnaire.
+
+--État de l'Europe après la mort de Louis le Débonnaire.
+
+--Des Normands vers le IVe Siècle.
+
+--De l'Angleterre vers le IVe Siècle.
+
+--De l'Espagne et des Musulmans aux VIIIe et IXe Siècles.
+
+--De l'Empire de Constantinople aux VIIIe et IXe Siècles.
+
+--De l'Italie, des Papes, et des autres affaires de l'Église aux VIIIe
+ et IXe Siècles.
+
+--État de l'Empire de l'Occident, de l'Italie, et de la Papauté sur la
+ fin du IXe Siècle, dans le cours du Xe et dans la moitié du XIe jusqu'à
+ Henri III.
+
+--De la Papauté au Xe Siècle.
+
+--Suite de l'Empire d'Othon et de l'État de l'Italie.
+
+--De la France vers le temps de Hugues Capet.
+
+--État de la France aux Xe et XIe Siècles.
+
+--Conquête de la Sicile par les Normands.
+
+--Conquête de l'Angleterre par Guillaume Duc de Normandie.
+
+--De l'état où était l'Europe aux Xe et XIe Siècles.
+
+--De l'Espagne et des Mahométans de ce Royaume, jusqu'au commencement
+ du XIIe Siècle.
+
+--De la Religion et de la Superstition de ces temps-là.
+
+
+
+
+INTRODUCTION.
+
+
+Plusieurs esprits infatigables ayant débrouillé autant qu'on le peut, le
+chaos de l'Antiquité, et quelques Génies éloquents ayant écrit l'Histoire
+Universelle jusqu'à Charlemagne, j'ai regretté qu'ils n'aient pas fourni
+une carrière plus longue. J'ai voulu pour m'instruire de ce qu'ils ne
+disent pas, mettre sous mes yeux un précis de l'Histoire, laquelle nous
+intéresse, à mesure qu'elle devient plus moderne.[2]
+
+[Note 2: Les lettres majuscules utilisées dans l'édition de Jean Neaulme
+pour les substantifs tels que Antiquité, Génie, Histoire, etc. sont
+conservées dans la présente édition du project Gutenberg.]
+
+Ma principale idée est de connaître autant que je pourrai, les moeurs
+des Peuples, et d'étudier l'Esprit humain. Je regarderai l'ordre des
+Successions des Rois et la Chronologie comme mes guides, mais non comme
+le but de mon travail. Ce travail serait bien ingrat, si je me bornais à
+vouloir apprendre seulement en quelle année un Prince indigne d'être connu,
+succéda à un Prince barbare.
+
+Il semble en lisant les Histoires, que la Terre n'ait été faite que pour
+quelques Souverains, et pour ceux qui ont servi leurs passions; tout le
+reste est négligé. Les Historiens, semblables en cela aux Rois, sacrifient
+le Genre-Humain à un seul homme. N'y a-t-il donc eu sur la Terre que
+des Princes; et faut-il que presque tous les Inventeurs des Arts soient
+inconnus, tandis qu'on a des suites chronologiques de tant d'hommes qui
+n'ont fait aucun bien ou qui ont fait beaucoup de mal? Autant il faut
+connaître les grandes actions des Souverains qui ont changé la face de la
+Terre, et surtout de ceux qui ont rendu leurs Peuples meilleurs et plus
+heureux; autant on doit ignorer le vulgaire des Rois, qui ne servirait
+qu'à charger la mémoire.
+
+Je me propose de diviser mon étude par Siècles; mais je sens qu'en ne
+présentant à mon esprit que ce qui se fait précisément dans le Siècle
+que j'aurai sous les yeux, je serai obligé de trop partager mon attention
+et de séparer en trop de parties les idées suivies que je veux me
+faire, d'abandonner la recherche d'une Nation, ou d'un Art, ou d'une
+Révolution, que pour ne la reprendre que longtemps après. Je remonterai
+donc quelquefois à la source éloignée d'un Art, d'une Coutume importante,
+d'une Loi, d'une Révolution. J'anticiperai quelquefois, mais le moins que
+je pourrai, et en évitant, autant que ma faiblesse me le permettra, la
+confusion et la dispersion des idées. Je tâcherai de présenter à mon
+esprit une peinture fidèle de ce qui mérite d'être connu dans l'Univers.
+
+Avant de considérer l'état où était l'Europe vers le temps de Charlemagne,
+et les débris de l'Empire Romain, j'examine d'abord s'il n'y a rien qui
+soit digne de mon attention dans le reste de notre Hémisphère. Ce reste
+est douze fois plus étendu que la Domination Romaine, et m'apprend d'abord
+que ces monuments des Empereurs de Rome, chargés des titres de Maîtres et
+de Restaurateurs de l'Univers, sont des témoignages immortels de vanité et
+d'ignorance, non moins que de grandeur.
+
+Frappés de l'éclat de cet Empire, de ses accroissements et de sa chute,
+nous avons dans la plupart de nos Histoires Universelles traité les autres
+hommes comme s'ils n'existaient pas. La Province de la Judée, la Grèce,
+les Romains se sont emparés de toute notre attention; et quand le célèbre
+Bossuet dit un mot des Mahométans, il n'en parle que comme d'un déluge de
+Barbares. Cependant beaucoup de ces Nations possédaient des Arts utiles,
+que nous tenons d'elles: leurs Pays nous fournissaient des commodités et
+des choses précieuses, que la Nature nous a refusées, et vêtus de leurs
+étoffes, nourris des productions de leurs terres, instruits par leurs
+inventions, amusés même par les jeux qui sont le fruit de leur industrie,
+nous nous sommes fait avec trop d'injustice une loi de les ignorer.
+
+
+
+
+ ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE UNIVERSELLE.
+
+
+
+
+DE LA CHINE.
+
+
+En portant ma vue aux extrémités de l'Orient, je considère en premier
+lieu l'Empire de la Chine, qui dès lors était plus vaste que celui de
+Charlemagne, surtout en joignant la Corée et le Tonkin[3], Provinces alors
+tributaires des Chinois, environ 29 degrés de longitude et 24 en latitude,
+forment son étendue. Le corps de cet État subsiste avec splendeur depuis
+plus de 4000 ans, sans que les lois, les moeurs, le langage, la manière
+même de s'habiller aient souffert d'altération sensible.
+
+Son Histoire incontestable et la seule qui soit fondée sur des
+observations célestes, remonte par la Chronologie la plus sûre, jusqu'à
+une Éclipse calculée 2155 ans avant notre Ère vulgaire, et vérifiée par
+les Mathématiciens missionnaires, qui envoyés dans les derniers siècles
+chez cette Nation inconnue, l'ont admirée et l'ont instruite. Le Père
+Gaubil a examiné une suite de 36 Éclipses de Soleil, rapportées dans
+les Livres de Confucius, et il n'en a trouvé que deux douteuses et deux
+fausses.
+
+Il est vrai qu'Alexandre avait envoyé de Babylone en Grèce les
+observations des Chaldéens, qui remontaient à 400 années plus haut que les
+Chinois, et c'est sans contredit le plus beau monument de l'Antiquité:
+mais ces Éphémérides de Babylone n'étaient point liées à l'Histoire des
+faits: les Chinois au contraire ont joint l'Histoire du Ciel à celle de la
+Terre, et ont ainsi justifié l'une par l'autre.
+
+Deux cent trente ans au-delà du jour de l'Éclipse (calculée 2155 ans
+avant notre Ère vulgaire) leur Chronologie atteint sans interruption et
+par les témoignages les plus authentiques, jusqu'à l'Empereur Hiao,
+habile Mathématicien pour son temps, qui travailla lui-même à réformer
+l'Astronomie, et qui dans un règne d'environ 80 ans, chercha à rendre les
+hommes éclairés et heureux. Son nom est encore en vénération en la Chine,
+comme l'est en Europe celui des Titus, des Trajans, et des Antonins.
+
+Avant ce Grand-homme, on trouve encore six Rois ses prédécesseurs; mais
+la durée de leur règne est incertaine. Je crois qu'on ne peut mieux faire
+dans ce silence de la Chronologie, que de recourir à la règle de Newton,
+qui ayant composé une année commune des années qu'ont régné les Rois de
+différents Pays, réduit chaque règne à 22 ans ou environ. Suivant ce
+calcul, d'autant plus raisonnable qu'il est plus modéré, ces six Rois
+auront régné à peu près 130 ans, ce qui est bien plus conforme à l'ordre
+de la nature, que les 250 ans qu'on donne, par exemple, aux sept Rois de
+Rome; et que tant d'autres calculs démentis par l'expérience de tous les
+temps.
+
+Le premier de ces Rois, nommé Fohi, régnait donc 25 siècles au moins
+avant l'Ère vulgaire, au temps que les Babyloniens avaient déjà une
+suite d'observations astronomiques: et dès lors la Chine obéissait à
+un Souverain. Ses 15 Royaumes réunis sous un seul homme, prouvent que
+longtemps auparavant cet État était très peuplé, policé, partagé en
+beaucoup de Souverainetés; car jamais un grand État ne s'est formé que de
+plusieurs petits; c'est l'ouvrage du temps, de la politique et du courage.
+
+La Chine était au temps de Charlemagne comme longtemps auparavant,
+et surtout aujourd'hui, plus peuplée encore que vaste. Le dernier
+dénombrement dont nous avons connaissance, fait seulement dans les 15
+Provinces qui composent la Chine proprement dite, monte jusqu'à près de
+60 millions d'hommes capables d'aller à la guerre; en ne comptant ni les
+soldats vétérans, ni les vieillards au-dessus de 60 ans, ni la jeunesse
+au-dessous de 20 ans, ni les Mandarins, ni la multitude des Lettrés, ni
+les Bonzes, encore moins les Femmes qui sont partout en pareil nombre que
+les hommes à un 13 ou 14 près, selon les observations de ceux qui ont
+calculé avec le plus d'exactitude ce qui concerne le Genre-humain. À ce
+compte il paraît impossible qu'il y ait moins de 130 millions d'habitants
+à la Chine: notre Europe n'en a pas probablement beaucoup davantage, à
+compter (en exagérant) 20 millions en France, 25 en Allemagne, et le reste
+à proportion.
+
+On ne doit donc pas être surpris, si les Villes Chinoises sont immenses;
+si Pékin,[3] la nouvelle Capitale de l'Empire, a près de six de nos grandes
+lieues de circonférence, et renferme environ quatre millions de Citoyens:
+si Nankin,[3] l'ancienne Métropole, en avait autrefois davantage: si une
+simple Bourgade nommée Quientzeng, où l'on fabrique la Porcelaine,
+contient environ un million d'habitants.
+
+[Note 3: «Tonquin, Pequin et Nanquin»: dans le texte ci-dessous la lettre
+«k» sera de même substituée aux deux lettres «qu» de l'édition originale
+de Jean Neaulme.]
+
+Les Forces de cet État consistent selon les relations des hommes les plus
+intelligents qui aient jamais voyagé, dans une Milice d'environ 800000
+soldats bien entretenus; cinq cent soixante et dix mille chevaux sont
+nourris ou dans les écuries ou dans les pâturages de l'Empereur, pour
+monter les gens de guerre, pour les voyages de la Cour, et pour les
+courriers publics. Plusieurs Missionnaires, que l'Empereur Cang-hi dans
+ces derniers temps approcha de sa personne par amour pour les Sciences,
+rapportent qu'ils l'ont suivi dans ces chasses magnifiques vers la grande
+Tartarie, où 100000 cavaliers et 60000 hommes de pied marchaient en ordre
+de bataille.
+
+Les Villes Chinoises n'ont jamais eu d'autres fortifications que
+celles que le bon-sens a inspiré à toutes les Nations, avant l'usage
+de l'Artillerie. Un fossé, un rempart, une forte muraille et des tours,
+depuis même que les Chinois se servent de canons, ils n'ont point suivi le
+modèle de nos Places de guerre; mais au-lieu qu'ailleurs on fortifie des
+Places, les Chinois ont fortifié leur Empire. La grande muraille qui
+séparait et défendait la Chine des Tartares, bâtie cent trente-sept ans
+avant notre Ère, subsiste encore dans un contour de 500 lieues, s'élève
+sur des montagnes, descend dans des précipices, ayant presque partout 20
+de nos pieds de largeur sur plus de 30 de hauteur. Monument supérieur aux
+Pyramides d'Égypte par son utilité, comme par son immensité.
+
+Ce rempart n'a pu empêcher les Tartares de profiter dans la suite des
+temps des divisions de la Chine, et de la subjuguer; mais la constitution
+de l'État n'en a été ni affaiblie ni changée. Le Pays des Conquérants est
+devenu une partie de l'État conquis, et les Tartares Mandchous, maîtres
+aujourd'hui de la Chine, n'ont fait autre chose que se soumettre les armes
+à la main aux Lois du Pays dont ils ont envahi le Trône.
+
+Le revenu ordinaire de l'Empereur se monte, selon les supputations
+les plus vraisemblables, à deux cents millions d'onces d'argent. Il est
+à remarquer que l'once d'argent ne vaut pas cent de nos sous valeur
+intrinsèque, comme le dit l'Histoire de la Chine; car il n'y a point de
+valeur intrinsèque numéraire; mais à prendre le marc de notre argent à
+50 de nos livres de compte, cette somme revient à 1250 millions de notre
+monnaie en 1740. Je dis en ce temps; car cette valeur arbitraire n'a que
+trop changé parmi nous, et changera peut-être encore: c'est à quoi ne
+prennent pas assez garde les Écrivains plus instruits des livres que
+des affaires, qui évaluent souvent l'argent étranger d'une manière fort
+fautive.
+
+Ils ont eu des Monnaies d'or et d'argent frappées avec le coin, longtemps
+avant que les Dariques fussent frappés en Perse. L'Empereur Cang-hi avait
+rassemblé une suite de 3000 de ces monnaies, parmi lesquelles il y en
+avait beaucoup des Indes; autre preuve de l'ancienneté des Arts dans
+l'Asie; mais depuis longtemps l'or n'est plus une mesure commune à la
+Chine, il y est marchandise comme en Hollande, l'argent n'y est plus
+monnaie: le poids et le titre en font le prix; on n'y frappe plus que du
+cuivre, qui seul dans ce Pays a une valeur arbitraire. Le Gouvernement
+dans des temps difficiles a passé en papier, comme on a fait depuis dans
+plus d'un État de l'Europe; mais jamais la Chine n'a eu l'usage des
+Banques publiques, qui augmentent les richesses d'une Nation, en
+multipliant son crédit.
+
+Ce Pays favorisé de la Nature possède presque tous les fruits de notre
+Europe, et beaucoup d'autres qui nous manquent. Le Blé, le Riz, la Vigne,
+les Légumes, les Arbres de toutes espèces y couvrent la terre; mais les
+Peuples n'ont jamais fait de Vin, satisfaits d'une liqueur assez forte
+qu'ils savent tirer du riz.
+
+L'Insecte précieux qui produit la Soie, est originaire de la Chine; c'est
+de-là qu'il passa en Perse assez tard avec l'Art de faire des étoffes, du
+duvet qui les couvre; et ces étoffes étaient si rares du temps même de
+Justinien, que la Soie se vendait en Europe au poids de l'or.
+
+Le Papier fin et d'un blanc éclatant était fabriqué chez les Chinois de
+temps immémorial, on en faisait avec les filets de bois de Bambou bouilli.
+On ne connaît pas la première époque de la Porcelaine et de ce beau Vernis
+qu'on commence à imiter et à égaler en Europe.
+
+Ils savent depuis 2000 ans fabriquer le Verre, mais moins beau et moins
+transparent que le nôtre.
+
+L'Imprimerie y fut inventée par eux du temps de Jules César. On sait
+que cette Imprimerie est une gravure sur des planches de bois, telle
+que Gutenberg la pratiqua le premier à Mayence au XIVe Siècle. L'Art de
+graver les caractères sur le bois, est plus perfectionné à la Chine; notre
+méthode d'employer les caractères mobiles et de fonte, beaucoup supérieure
+à la leur, n'a point encore été adoptée par eux, tant ils sont attachés à
+leurs anciens usages.
+
+Ils avaient un peu de Musique, mais si informe et si grossière, qu'ils
+ignoraient les semi-tons.
+
+L'usage des Cloches est chez eux de la plus haute antiquité. Ils ont
+cultivé la Chimie, et sans devenir jamais bons Physiciens, ils ont inventé
+la poudre; mais ils ne s'en servaient que dans des Fêtes, dans l'Art des
+Feux d'artifice, où ils ont surpassé les autres Nations. Ce furent les
+Portugais qui dans ces derniers Siècles leur ont enseigné l'usage de
+l'Artillerie, et ce sont les Jésuites qui leur ont appris à fondre le
+Canon. Si les Chinois ne s'appliquent pas à inventer ces instruments
+destructeurs, il ne faut pas en louer leur vertu, puisqu'ils n'en ont pas
+moins fait la guerre.
+
+Jamais leur Géométrie n'alla au-delà des simples éléments. Ils poussèrent
+plus loin l'Astronomie, en tant qu'elle est la science des yeux et le
+fruit de la patience. Ils observèrent le Ciel assidûment, remarquèrent
+tous les phénomènes, et les transmirent à la postérité. Ils divisèrent,
+comme nous, le cours du Soleil en 365 parties. Ils connurent, mais
+confusément, la précision des Équinoxes et des Solstices. Ce qui mérite
+peut-être le plus d'attention, c'est que de temps immémorial ils partagent
+le mois en semaines de sept jours.
+
+On montre encore les instruments dont se servit un de leurs fameux
+Astronomes mille ans avant notre Ère, dans une Ville qui n'est que du
+troisième ordre.
+
+Nankin, l'ancienne Capitale, conserve un Globe de bronze, que trois
+hommes ne peuvent embrasser, porté sur un cube de cuivre qui s'ouvre, et
+dans lequel on fait entrer un homme pour tourner ce Globe, sur lequel sont
+tracés les méridiens et les parallèles.
+
+Pékin a un Observatoire rempli d'Astrolabes et de Sphères armillaires;
+instruments à-la-vérité inférieurs aux nôtres pour l'exactitude, mais
+témoignages célèbres de la supériorité des Chinois sur les autres Peuples
+d'Asie.
+
+La Boussole qu'ils connaissaient, ne servait pas à son véritable usage de
+guider la route des Vaisseaux. Ils ne naviguaient que près des côtes;
+possesseurs d'une terre qui fournit tout, ils n'avaient pas besoin d'aller,
+comme nous, au bout du Monde. La Boussole, ainsi que la Poudre à tirer,
+était pour eux une simple curiosité, et ils n'en étaient pas plus à
+plaindre.
+
+Il est étrange que leur Astronomie et leurs autres Sciences soient en même
+temps si anciennes chez eux et si bornées: ce qui est moins étonnant,
+c'est la crédulité avec laquelle ces Peuples ont toujours joint leurs
+erreurs de l'Astrologie judiciaire aux vraies Connaissances célestes.
+
+Cette superstition a été celle de tous les hommes, et il n'y a pas
+longtemps que nous en sommes guéris, tant l'erreur semble faite pour le
+Genre humain.
+
+Si on cherche pourquoi tant d'Arts et de Sciences cultivées sans
+interruption depuis si longtemps à la Chine, ont cependant fait si peu de
+progrès, il y en a peut-être deux raisons; l'une est le respect prodigieux
+que ces Peuples ont pour ce qui leur a été transmis par leurs Pères, et
+qui rend parfait à leurs yeux tout ce qui est ancien, l'autre est la
+nature de leur Langue, premier principe de toutes les connaissances.
+
+L'Art de faire connaître ses idées par l'écriture, qui devrait n'être
+qu'une méthode très-simple, est chez eux ce qu'ils ont de plus difficile.
+Chaque mot a des caractères différents: un Savant à la Chine est celui
+qui connaît le plus de ces caractères, quelques-uns sont arrivés à la
+vieillesse avant de savoir bien écrire.
+
+Ce qu'ils ont le plus connu, le plus cultivé, le plus perfectionné,
+c'est la Morale et les Lois. Le respect des enfants pour les Pères est le
+fondement du Gouvernement Chinois. L'autorité paternelle n'y est jamais
+affaiblie. Un fils ne peut plaider contre son Père qu'avec le consentement
+de tous les parents, des amis, et des Magistrats. Les Mandarins lettrés
+y sont regardés comme les Pères des Villes et des Provinces, et le Roi
+comme le Père de l'Empire. Cette idée enracinée dans les coeurs, forme une
+famille de cet État immense.
+
+Tous les vices y existent comme ailleurs, mais plus réprimés par le frein
+des Lois.
+
+Les cérémonies continuelles qui y gênent la société, et dont l'amitié
+seule se défait dans l'intérieur des maisons, ont établi dans toutes les
+Nations une retenue et une honnêteté qui donne à la fois aux moeurs de
+la gravité et de la douceur. Ces qualités s'étendent jusqu'au dernier du
+peuple. Des Missionnaires racontent que souvent dans des Marchés publics,
+au milieu de ces embarras et de ces confusions qui excitent dans nos
+Contrées des clameurs si barbares et des emportements si fréquents et
+si odieux, ils ont vu les Paysans se mettre à genoux les uns devant
+les autres selon la coutume du Pays, se demander pardon de l'embarras
+dont chacun s'accusait, s'aider l'un l'autre, et débarrasser tout avec
+tranquillité.
+
+Dans les autres Pays les Lois punissent les Crimes; à la Chine elles font
+plus, elles récompensent la Vertu. Le bruit d'une action généreuse et rare
+se répand-il dans une Province, le Mandarin est obligé d'en avertir
+l'Empereur, et l'Empereur envoie une marque d'honneur à celui qui l'a si
+bien mérité. Cette Morale, cette obéissance aux Lois, jointe à l'adoration
+d'un Être suprême, forment la Religion de la Chine, celle des Empereurs et
+des Lettrés. L'Empereur est de temps immémorial le premier Pontife, c'est
+lui qui sacrifie au _Tien_, au Souverain du Ciel et de la Terre. Il doit
+être le premier Philosophe, le premier Prédicateur de l'Empire; ses Édits
+sont presque toujours des instructions qui animent à la vertu.
+
+Congfutsée que nous appelons _Confucius_, qui vivait il y a 2300 ans,
+un peu avant Pythagore, rétablit cette Religion, laquelle consiste à être
+juste. Il l'enseigna et la pratiqua dans la grandeur, dans l'abaissement,
+tantôt premier Ministre du Roi tributaire de l'Empereur, tantôt exilé,
+fugitif et pauvre. Il eut de son vivant 5000 disciples, et après sa
+mort ses disciples furent les Empereurs, les _Colao_, c'est-à-dire les
+Mandarins, les Lettrés, et tout ce qui n'est pas peuple.
+
+Sa famille subsiste encore, et dans un Pays où il n'y a d'autre Noblesse
+que celle des services actuels, elle est distinguée des autres familles en
+mémoire de son Fondateur: pour lui, il a tous les honneurs, non pas les
+honneurs divins qu'on ne doit à aucun homme, mais ceux que mérite un homme,
+qui a donné de la Divinité les idées les plus saines que puisse former
+l'esprit humain sans Révélation.
+
+Quelque temps avant lui, Lao-Kum avait introduit une Secte, qui croit aux
+Esprits malins, aux Enchantements, aux Prestiges. Une Secte semblable
+à celle d'Épicure fut reçue et combattue à la Chine 500 ans avant
+JÉSUS-CHRIST: mais dans le premier Siècle de notre Ère, ce Pays fut inondé
+de la superstition des Bonzes. Ils apportèrent des Indes l'idole de _Fo_
+ou de _Foé_, adoré sous différents noms par les Japonais et les Tartares,
+prétendu Dieu descendu sur la Terre, à qui on rend le culte le plus
+ridicule, et par conséquent le plus fait pour le Vulgaire. Cette Religion
+née dans les Indes près de mille ans avant JÉSUS-CHRIST, a infecté
+l'Asie orientale; c'est ce Dieu que prêchent les _Bonzes_ à la Chine,
+les _Talapoins_ à Siam, les _Lamas_ en Tartarie. C'est en son nom qu'ils
+promettent une vie éternelle, et que des milliers de Bonzes consacrent
+leurs jours à des exercices de pénitence, qui effrayent la nature.
+Quelques-uns passent leur vie nus et enchaînés; d'autres portent un carcan
+de fer, qui plie leurs corps en deux et tient leur front toujours baissé
+à terre. Leur fanatisme se subdivise à l'infini. Ils passent pour chasser
+des Démons, pour opérer des miracles; ils vendent aux peuples la rémission
+des péchés. Cette Secte séduit quelquefois des Mandarins, et par une
+fatalité qui montre que la même superstition est de tous les Pays,
+quelques Mandarins se sont fait tondre en Bonzes par piété.
+
+Ce sont eux qui dans la Tartarie ont à leur tête le _Dailama_, Idole
+vivante qu'on adore, et c'est là peut-être le triomphe de la Superstition
+humaine.
+
+Ce _Dailama_, successeur et vicaire du Dieu _Fo_, passe pour immortel.
+Les Prêtres nourrissent toujours un jeune _Lama_ désigné successeur secret
+du Souverain Pontife, qui prend sa place dès que celui-ci, qu'on croit
+immortel, est mort. Les Princes Tartares ne lui parlent qu'à genoux. Il
+décide souverainement tous les points de Foi sur lesquels les Lamas sont
+divisés. Enfin il s'est depuis quelque temps fait Souverain du Tibet à
+l'occident de la Chine. L'Empereur reçoit ses Ambassadeurs, et lui en
+envoie avec des présents considérables.
+
+Ces Sectes sont tolérées à la Chine pour l'usage du Vulgaire, comme des
+aliments grossiers faits pour le nourrir; tandis que les Magistrats et
+les Lettrés séparés en tout du peuple, se nourrissent d'une substance plus
+pure. Confucius gémissait pourtant de cette foule d'erreurs: _Pourquoi_,
+dit-il dans un de ses Livres, _y a-t-il plus de crimes chez la populace
+ignorante que parmi les Lettrés? C'est que le peuple est gouverné par les
+Bonzes_.
+
+Beaucoup de Lettrés sont à-la-vérité tombés dans le Matérialisme, mais
+leur Morale n'en a point été altérée. Ils pensent que la vertu est si
+nécessaire aux hommes, et si aimable par elle-même, qu'on n'a pas même
+besoin de la connaissance d'un Dieu pour la suivre.
+
+On prétend que vers le VIIIe Siècle, du temps de Charlemagne, la Religion
+Chrétienne était connue à la Chine. On assure que nos Missionnaires ont
+trouvé dans la Province de Kinski une inscription en caractères Syriaques
+et Chinois. Ce monument qu'on voit tout au long dans Kirker, atteste qu'un
+Évêque nommé Olopuen, partit de Judée l'an de Notre Seigneur 636 pour
+annoncer l'Évangile; qu'aussitôt qu'il fut arrivé au faubourg de la Ville
+Impériale, l'Empereur envoya un Colao au devant de lui, et lui fit bâtir
+une Église Chrétienne, etc. La date de l'inscription est de l'année 782.
+
+Ce monument est peut-être une de ces fraudes pieuses, qu'on s'est toujours
+trop aisément permises. Ce nom d'_Olopuen_, qui est Espagnol, rend déjà
+le monument bien suspect. Cet empressement d'un Empereur de la Chine à
+envoyer à cet Olopuen un Grand de sa Cour, est plus suspect encore dans
+un Pays où il était défendu sous peine de mort aux Étrangers de passer
+les frontières. La date de l'inscription ne porte-t-elle pas encore
+le caractère du mensonge? Les Prêtres et les Évêques de Jérusalem ne
+comptaient point leurs années au VIIe Siècle, comme on les compte dans
+ce monument. L'Ère Vulgaire de Denys le Petit n'est point reçue chez les
+Nations Orientales, et on ne commença même à s'en servir en Occident
+que vers le temps de Charlemagne. De plus, comment cet Olopuen aurait-il
+pu, en arrivant, se faire entendre dans une Langue qu'on peut à peine
+apprendre en dix années; et comment un Empereur eut-il fait tout d'un coup
+bâtir une Église Chrétienne en faveur d'un Étranger qui aurait bégayé par
+interprète une Religion si nouvelle?
+
+Il est donc probable qu'au temps de Charlemagne, la Religion Chrétienne
+était absolument inconnue à la Chine.
+
+Je me réserve à jeter les yeux sur Siam, sur le Japon, et sur tout ce qui
+est situé vers l'Orient et le Midi, lorsque je serai parvenu au temps où
+l'industrie des Européens s'est ouvert un chemin facile à ces extrémités
+de notre Hémisphère.
+
+
+
+
+DES INDES, DE LA PERSE, DE L'ARABIE ET DU MAHOMÉTISME.
+
+
+En me ramenant vers l'Europe, je trouve d'abord l'Inde ou l'Indoustan,
+Contrée un peu moins vaste que la Chine, et plus connue par les denrées
+précieuses que l'industrie des Négociants en a tiré dans tous les temps,
+que par des relations exactes.
+
+Une chaîne de montagnes peu interrompues, semble en avoir fixé les limites
+entre la Chine, la Tartarie et la Perse. Le reste est entouré de mers.
+Cependant l'Inde en-deçà du Gange fut longtemps soumise aux Persans, et
+voilà pourquoi Alexandre, vengeur de la Grèce et vainqueur de Darius,
+poussa ses conquêtes jusqu'aux Indes tributaires de son ennemi. Depuis
+Alexandre les Indiens avaient vécu dans la liberté et dans la mollesse
+qu'inspirent la valeur du climat et la richesse de la terre.
+
+Les Grecs y voyageaient avant Alexandre pour y chercher la Science. C'est
+là que le célèbre Pilpay écrivit, il y a 2300 années, ces _Fables Morales_,
+traduites dans presque toutes les Langues du Monde. Le Jeu des Échecs y
+fut inventé. Les Chiffres dont nous nous servons, et que les Arabes nous
+ont apporté vers le temps de Charlemagne, nous viennent de l'Inde.
+Peut-être les anciennes Médailles, dont les Curieux Chinois font tant de
+cas, sont une preuve que les Arts furent cultivés aux Indes avant d'être
+connus des Chinois.
+
+On y a de temps immémorial divisé la route annuelle du Soleil en douze
+parties. L'année des Bracmanes et des plus anciens Gymnosophistes commença
+toujours, quand le Soleil entrait dans la Constellation qu'ils nomment
+_Moscham_, et qui est pour nous le Bélier. Leurs Semaines furent toujours
+de sept jours: division que les Grecs ne connurent jamais. Leurs Jours
+portent les noms des sept Planètes. Le Jour du Soleil est appelé chez
+eux _Mitradinam_, reste à savoir si ce mot _Mitra_, qui chez les Perses
+signifie aussi le Soleil, est originairement un terme de la Langue des
+Mages, ou de celle des Sages de l'Inde. Il est bien difficile de dire,
+laquelle des deux Nations enseigna l'autre; mais s'il s'agissait de
+décider entre les Indes et l'Égypte, je croirais les Sciences bien plus
+anciennes dans les Indes. Ma conjecture est fondée sur ce que le terrain
+des Indes est bien plus aisément habitable que le terrain voisin du Nil,
+dont les débordements dûrent longtemps rebuter les premiers Colons, avant
+qu'ils eussent dompté ce fleuve en creusant des canaux. Le sol des Indes
+est d'ailleurs d'une fertilité bien plus variée, et qui a dû exciter
+davantage la curiosité et l'industrie humaine: mais il ne paraît pas que
+la Science du Gouvernement et de la Morale y ait été perfectionnée autant
+que chez les Chinois.
+
+La Superstition y a dès longtemps étouffé les Sciences qu'on y venait
+apprendre dans les temps reculés. Les Bonzes et les Bramins,[4] successeurs
+des Bracmanes[4], y soutiennent la doctrine de la Métempsycose. Ils y
+répandent d'ailleurs l'abrutissement avec l'erreur: ils engagent, quand
+ils peuvent, les femmes à se brûler sur le corps de leurs maris morts. Les
+vastes Côtes de Coromandel sont en proie à ces coutumes affreuses, que le
+Gouvernement Mahométan n'a pu encore détruire.
+
+[Note 4: Orthographe originale de l'édition de Jean Neaulme (1753).]
+
+Ces Bramins, qui entretiennent dans le peuple la plus stupide idolâtrie,
+ont pourtant entre leurs mains un des plus anciens Livres du Monde, écrit
+par leurs premiers Sages, dans lequel on ne reconnaît qu'un seul Être
+suprême. Ils conservent précieusement ce témoignage qui les condamne. Ils
+prêchent des erreurs qui leur sont utiles, et cachent une vérité qui ne
+serait que respectable.
+
+Dans ce même Indoustan sur les Côtes de Malabar et de Coromandel, on est
+surpris de trouver des Chrétiens établis depuis environ 1200 ans. Ils se
+nomment les Chrétiens de St. Thomas. Un Marchand Chrétien de Syrie nommé
+_Mar Thomas_ (_Mar_ signifie _Monsieur_) y établit sa religion avec son
+commerce. Il y laissa une nombreuse famille, des Facteurs, des Ouvriers,
+qui s'étant un peu multipliés, ont depuis douze Siècles conservé la
+Religion de _Mar Thomas_, qu'on n'a pas manqué de prendre ensuite pour
+St. Thomas l'Apôtre.
+
+Ces Chrétiens ne connaissaient ni la Suprématie de Rome, ni la
+Transubstantiation, ni plusieurs Sacrements, ni le Purgatoire, ni le Culte
+des Images. Nous verrons en son temps comment de nouveaux Missionnaires
+leur ont appris ce qu'ils ignoraient.
+
+En remontant vers la Perse, on y trouve un peu avant le temps qui me
+sert d'époque, la plus grande et la plus prompte révolution que nous
+connaissions sur la Terre.
+
+Une nouvelle Domination, une Religion et des Moeurs jusqu'alors inconnues,
+avaient changé la face de ces Contrées; et ce changement s'étendait déjà
+fort avant en Asie, en Afrique et en Europe.
+
+Pour me faire une idée du Mahométisme qui a donné une nouvelle forme à
+tant d'Empires, je me rappellerai d'abord les parties du Monde qui lui
+furent les premières soumises.
+
+La Perse avait étendu sa domination avant Alexandre, de l'Égypte à la
+Bactriane au-delà du Pays où est aujourd'hui Samarcande, et de la Thrace
+jusqu'au Fleuve de l'Inde.
+
+Divisée et resserrée sous les Séleucides, elle avait repris des
+accroissements sous Arsaces le Parthien 250 ans avant JÉSUS-CHRIST. Les
+Arsacides n'eurent ni la Syrie, ni les Contrées qui bordent le Pont-Euxin;
+mais ils disputèrent avec les Romains de l'Empire de l'Orient, et leur
+opposèrent toujours des barrières insurmontables.
+
+Du temps d'Alexandre Sévère, vers l'an 226, Artaxare enleva ce Royaume et
+rétablit l'Empire des Perses, dont l'étendue ne différait guères alors de
+ce qu'elle est de nos jours.
+
+Au milieu de toutes ces révolutions, l'ancienne Religion des Mages
+s'était toujours soutenue en Perse, et ni les Dieux des Grecs, ni d'autres
+Divinités n'avaient prévalu.
+
+Noushirvan ou Cosroés le Grand, sur la fin du VIe Siècle, avait étendu
+son empire dans une partie de l'Arabie pétrée et de celle qu'on nommait
+heureuse. Il en avait chassé des Abyssins Chrétiens, qui l'avaient
+envahie. Il proscrivit autant qu'il le put le Christianisme de ses propres
+États, forcé à cette sévérité par le crime d'un fils de sa femme, qui
+s'étant fait Chrétien, se révolta contre lui.
+
+La dernière année du règne de ce fameux Roi, naquit Mahomet à la Mecque
+dans l'Arabie pétrée en 570. Son Pays défendait alors sa liberté contre
+les Perses et contre ces Princes de Constantinople, qui retenaient
+toujours le nom d'Empereurs Romains.
+
+Les enfants du Grand Noushirvan, indignes d'un tel Père, désolaient la
+Perse par des guerres civiles et par des parricides. Les successeurs du
+sage Justinien avilissaient le nom de l'Empire. Maurice venait d'être
+détrôné par les armes de Phocas, et par les intrigues du Patriarche
+Ciriaque et de quelques Évêques, que Phocas punit ensuite de l'avoir
+servi. Le sang de Maurice et de ses cinq fils avait coulé sous la main
+du bourreau; et le Pape Grégoire le Grand, ennemi des Patriarches de
+Constantinople, tâchait d'attirer le Tyran Phocas dans son parti, en lui
+prodiguant des louanges, et en condamnant la mémoire de Maurice, qu'il
+avait loué pendant sa vie.
+
+L'Empire de Rome en Occident était anéanti, un déluge de Barbares, Goths,
+Hérules, Huns, Vandales inondaient l'Europe, quand Mahomet jetait dans les
+Déserts de l'Arabie les fondements de la Religion et de la Puissance
+Musulmane.
+
+On sait que Mahomet était le cadet d'une famille pauvre, qu'il fut
+longtemps au service d'une femme de la Mecque, nommée Caditscha, laquelle
+exerçait le négoce; qu'il l'épousa, et qu'il vécut obscur jusqu'à l'âge
+de quarante ans. Il ne déploya qu'à cet âge les talents qui le rendaient
+supérieur à ses compatriotes. Il avait une éloquence vive et forte,
+dépouillée d'art et de méthode, telle qu'il la fallait à des Arabes; un
+air d'autorité et d'insinuation, animé par des yeux perçants et par une
+physionomie heureuse; l'intrépidité d'Alexandre, sa libéralité, et la
+sobriété dont Alexandre aurait eu besoin pour être un grand-homme en tout.
+
+L'amour, qu'un tempérament ardent lui rendait nécessaire, et qui lui
+donna tant de femmes et de concubines, n'affaiblit ni son courage, ni
+son application, ni sa santé. C'est ainsi qu'en parlent les Arabes
+contemporains, et ce portrait est justifié par ses actions.
+
+Après avoir bien connu le caractère de ses concitoyens, leur ignorance,
+leur crédulité et leur disposition à l'enthousiasme, il vit qu'il
+pouvait s'ériger en Prophète. Il feignit des révélations, il parla, il
+se fit croire d'abord dans sa maison, ce qui était probablement le plus
+difficile. En trois ans il eut quarante-deux disciples persuadés; Omar,
+son persécuteur, devint son Apôtre; au bout de cinq ans il en eut 114.
+
+Il enseignait aux Arabes adorateurs des Étoiles, qu'il ne fallait adorer
+que le Dieu qui les a faites: que les Livres des Juifs et des Chrétiens
+s'étant corrompus et falsifiés, on devait les avoir en horreur: qu'on
+était obligé sous peine de châtiment éternel de prier cinq fois par jour;
+de donner l'aumône; et surtout, en ne reconnaissant qu'un seul Dieu, de
+croire en Mahomet son dernier Prophète; enfin de hasarder sa vie pour sa
+foi.
+
+Il défendit l'usage du Vin, parce que l'abus en est trop dangereux. Il
+conserva la Circoncision pratiquée par les Arabes, ainsi que par les
+anciens Égyptiens, instituée probablement pour prévenir ces abus de la
+première puberté, qui énervent souvent la jeunesse. Il permit aux hommes
+la pluralité des femmes, usage immémorial de tout l'Orient. Il n'altéra
+en rien la Morale, qui a toujours été la même dans le fond chez tous les
+hommes, et qu'aucun Législateur n'a jamais corrompue.
+
+Il proposait pour récompense une Vie éternelle, où l'Âme serait enivrée
+de tous les plaisirs spirituels, et où le Corps ressuscité avec ses sens
+goûterait par ces sens même toutes les voluptés qui lui sont propres.
+
+Sa Religion s'appela l'_Islamisme_,[5] qui signifie _résignation
+à la volonté de Dieu_. Le Livre qui la contient, s'appela _Coran_,
+c'est-à-dire le _Livre_, ou l'_Écriture_, ou _la Lecture par excellence_.
+
+[Note 5: Écrit «Ismamisme» dans l'édition originale de Jean Neaulme
+(1753).]
+
+Tous les Interprètes de ce Livre conviennent que sa morale est contenue
+dans ces paroles: _Recherchez qui vous chasse; donnez à qui vous offense;
+pardonnez à qui vous offense; faites du bien à tous; ne contestez point
+avec les Ignorants_.
+
+Parmi les déclamations incohérentes, dont ce Livre est rempli selon le
+goût Oriental, on ne laisse pas de trouver des morceaux qui peuvent
+paraître sublimes. Mahomet, par exemple, en parlant de la cessation du
+Déluge, s'exprime ainsi. _Dieu dit, Terre engloutis tes eaux, Ciel puise
+les ondes que tu a versées: le Ciel et la Terre obéirent_.
+
+Sa définition de Dieu est d'un genre plus véritablement sublime.
+On lui demandait quel était cet _Alla_ qu'il annonçait: _C'est celui_,
+répondit-il, _qui tient l'être de soi-même, et de qui les autres le
+tiennent; qui n'engendre point, et qui n'est point engendré; et à qui
+rien n'est semblable dans toute l'étendue des Êtres_.
+
+Il est vrai que les contradictions, les absurdités, les anachronismes sont
+répandues en foule dans ce Livre. On y voit surtout une ignorance profonde
+de la Physique la plus simple et la plus connue. C'est-là la pierre de
+touche des Livres que les fausses Religions prétendent écrits par la
+Divinité; car Dieu n'est ni absurde ni ignorant; mais le Vulgaire qui ne
+voit point ces fautes, les adore, et les Docteurs emploient un déluge de
+paroles pour les pallier.
+
+Quelques personnes ont cru sur un passage équivoque de l'Alcoran, que
+Mahomet ne savait ni lire ni écrire; ce qui ajouterait encore aux prodiges
+de ses succès: mais il n'est pas vraisemblable qu'un homme qui avait été
+négociant si longtemps, ne sût pas ce qui est si nécessaire au négoce:
+encore moins est-il probable, qu'un homme si instruit des Histoires et des
+Fables de son Pays, ignorât ce que savaient tous les enfants de sa Patrie.
+D'ailleurs les Auteurs Arabes rapportent qu'en mourant, Mahomet demanda
+une plume et de l'encre.
+
+Persécuté à la Mecque, sa fuite qu'on nomme _Égire_, devint l'époque de sa
+gloire et de la fondation de son Empire. De fugitif il devint conquérant;
+réfugié à Médine, il y persuada le peuple et l'asservit: il battit d'abord
+avec 113 hommes les Mecquois, qui étaient venus fondre sur lui au nombre
+de mille. Cette victoire, qui fut un miracle aux yeux de ses Sectateurs,
+les persuada que Dieu combattait pour eux, comme eux pour lui. Dès la
+première victoire, ils espérèrent la conquête du Monde. Mahomet prit la
+Mecque, vit ses persécuteurs à ses pieds, conquit en neuf ans par la
+parole et par les armes toute l'Arabie, Pays aussi grand que la Perse,
+et que les Perses ni les Romains n'avaient pu conquérir.
+
+Dès ses premiers succès il avait écrit au Roi de Perse Cosroès Second, à
+l'Empereur Héraclius, au Prince des Coptes Gouverneur d'Égypte, au Roi des
+Abyssins, à un Roi nommé Mandar, qui régnait dans une Province près du
+Golfe Persique.
+
+Il osa leur proposer d'embrasser sa Religion; et ce qui est étrange, c'est
+que de ces Princes il y en eut deux qui se firent Mahométans. Ce furent
+le Roi d'Abyssinie et ce Mandar. Cosroès déchira la Lettre de Mahomet avec
+indignation. Héraclius répondit par des présents. Le Prince des Coptes lui
+envoya une Fille qui passait pour un chef-d'oeuvre de la Nature, et qu'on
+appelait _La belle Marie_.
+
+Mahomet au bout de neuf ans se croyant assez fort pour étendre sa conquête
+et sa religion dans l'Empire Grec et Persan, commença par attaquer la
+Syrie soumise alors à Héraclius, et lui prit quelques Villes. Cet Empereur
+entêté de disputes métaphysiques de Religion, et qui avait pris le
+parti des Monothélites, essuya en peu de temps deux propositions bien
+singulières; l'une de la part de Cosroès Second, qui l'avait longtemps
+vaincu, et l'autre de la part de Mahomet. Cosroès voulait qu'Héraclius
+embrassât la Religion des Mages, et Mahomet qu'il se fît Musulman.
+
+Enfin Mahomet maître de l'Arabie, et redoutable à tous ses voisins,
+attaqué d'une maladie mortelle à Médine à l'âge de 63 ans, voulut que ses
+derniers moments parussent ceux d'un Héros et d'un Juste: _Que celui à qui
+j'ai fait violence et injustice paraisse_, s'écria-t-il, _et je suis prêt
+de lui faire réparation_. Un homme se leva, qui lui redemanda quelque
+argent; Mahomet le lui fit donner, et expira peu de temps après, regardé
+comme un grand-homme par ceux mêmes qui savaient qu'il était un imposteur,
+et révéré comme un Prophète par tout le reste.
+
+Sa dernière volonté ne fut point exécutée. Il avait nommé Aly son gendre
+et Fatime sa fille pour les héritiers de son Empire. Mais l'ambition
+qui l'emporte sur le fanatisme même, engagea les Chefs de son Armée à
+déclarer Calife, c'est-à-dire Vicaire du Prophète, le vieux Abubéker son
+beau-père, dans l'espérance qu'ils pourraient bientôt eux-mêmes partager
+la succession. Aly resta dans l'Arabie, attendant le temps de se signaler.
+
+Abubéker rassembla d'abord en un corps les feuilles éparses de l'Alcoran.
+On lut en présence de tous les Chefs les chapitres de ce Livre, et on
+établit son authenticité invariable.
+
+Bientôt Abubéker mena ses Musulmans en Palestine, et y défit le frère
+d'Héraclius. Il mourut peu après avec la réputation du plus généreux de
+tous les hommes, n'ayant jamais pris pour lui qu'environ quarante sous de
+notre monnaie par jour de tout le butin qu'on partageait, et ayant fait
+voir combien le mépris des petits intérêts peut s'accorder avec l'ambition
+que les grands intérêts inspirent.
+
+Omar élu après lui fut un des plus rapides Conquérants qui aient désolé la
+Terre. Il prend d'abord Damas, célèbre par la fertilité de son territoire,
+par les ouvrages d'acier les meilleurs de l'Univers, par ces étoffes de
+Soie qui portent encore son nom. Il chasse de la Syrie et de la Phénicie
+les Grecs qu'on appelait Romains. Il reçoit à composition après un long
+siège, la Ville de Jérusalem toujours occupée par des étrangers, qui se
+succédèrent les uns aux autres, depuis que David l'eut enlevée à ses
+anciens citoyens.
+
+Dans le même temps les Lieutenants d'Omar s'avançaient en Perse. Le
+dernier des Rois Persans, que nous appelons Hormisdas IV, livre bataille
+aux Arabes à quelques lieues de Madain, devenue la Capitale de cet Empire.
+Il perd la bataille et la vie. Les Perses passent sous la domination
+d'Omar, plus facilement qu'ils n'avaient subi le joug d'Alexandre.
+
+Alors tomba cette ancienne Religion des Mages, que le Vainqueur de Darius
+avait respectée; car il ne toucha jamais au culte des Peuples vaincus.
+
+Les Mages fondés par Zoroastre et réformés ensuite par un autre Zoroastre
+du temps de Darius, fils d'Hydaspes, adorateurs d'un seul Dieu, ennemis
+de tout simulacre, révéraient dans le Feu qui donne la vie à la Nature,
+l'emblême de la Divinité. Ils reconnaissaient de tout temps un mauvais
+Principe, à qui Dieu permettait de faire le mal, ils le nommaient _Satan_,
+et c'est parmi eux que Mannés avait puisé sa Doctrine des deux Principes.
+Ils regardaient leur Religion comme la plus ancienne et la plus pure.
+La connaissance qu'ils avaient des Mathématiques, de l'Astronomie et de
+l'Histoire, augmentait leur mépris pour leurs vainqueurs alors ignorants.
+Ils ne purent abandonner une Religion consacrée par tant de siècles pour
+une Secte ennemie qui venait de naître.
+
+Ils se retirèrent aux extrémités de la Perse et de l'Inde. C'est là qu'ils
+vivent aujourd'hui sous le nom de _Gavres_ ou de _Guèbres_, ne se mariant
+qu'entre eux, entretenant le Feu sacré, fidèles à ce qu'ils connaissent
+de leur ancien culte, mais ignorants, méprisés et, à leur pauvreté près,
+semblables aux Juifs si longtemps dispersés sans s'allier aux autres
+Nations, et plus encore aux Banians, qui ne sont établis et dispersés que
+dans l'Inde.
+
+Tandis qu'un Lieutenant d'Omar subjugue la Perse, un autre enlève l'Égypte
+entière aux Romains et une grande partie de la Lybie. C'est dans cette
+conquête qu'est brûlée la fameuse Bibliothèque d'Alexandrie, monument des
+connaissances et des erreurs des hommes, commencée par Ptolémée[6]
+Philadelphe, et augmentée par tant de Rois. Alors les Sarrasins ne
+voulaient de Science que l'Alcoran.
+
+[Note 6: Écrit «Ptolomée» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+Après Omar tué par un Esclave Perse, Aly ce gendre de Mahomet que les
+Persans révèrent aujourd'hui, et dont ils suivent les principes en
+opposition à ceux d'Omar, obtint enfin le Califat, et transféra le Siège
+des Califes dans la Ville de Médine, où Mahomet est enseveli dans la Ville
+de Couffa sur les bords de l'Euphrate: à peine en reste-t-il aujourd'hui
+des ruines. C'est le sort de Babylone, de Séleucie, et de toutes les
+anciennes Villes de la Chaldée, qui n'étaient bâties que de briques.
+
+Après le règne de seize Califes de la Maison des Ommiades, régnèrent les
+Califes Abassides. C'est Abougrafar Almanzor, second Calife Abasside, qui
+fixa le Siège de ce grand Empire à Bagdad[7] au-delà de l'Euphrate dans
+la Chaldée. Les Turcs disent qu'il en jeta les fondements. Les Persans
+assurent qu'elle était très-ancienne, et qu'il ne fit que la réparer.
+C'est cette Ville qu'on appelle quelquefois Babylone, et qui a été le
+sujet de tant de guerres entre la Perse et la Turquie.
+
+[Note 7: Écrit «Bagdat» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+La domination des Califes dura 655 ans, despotiques dans la Religion,
+comme dans le Gouvernement. Ils n'étaient point adorés, ainsi que le grand
+Lama; mais ils avaient une autorité plus réelle, et dans les temps même de
+leur décadence, ils furent respectés des Princes qui les persécutaient.
+Tous ces Sultans Turcs, Arabes, Tartares, reçurent l'investiture des
+Califes, avec bien moins de contestation, que plusieurs Princes Chrétiens
+n'en ont reçu des Papes. On ne baisait point les pieds du Calife, mais on
+se prosternait sur le seuil de son Palais.
+
+Si jamais Puissance a menacé toute la Terre, c'est celle de ces Califes,
+car ils avaient le droit du Trône et de l'Autel, du Glaive et de
+l'Enthousiasme. Leurs ordres étaient autant d'oracles, et leurs soldats
+autant de fanatiques.
+
+Dès l'an 671 ils assiégèrent Constantinople, qui devait un jour devenir
+Mahométane; les divisions presque inévitables parmi tant de Chefs féroces,
+n'arrêtèrent pas leurs conquêtes. Ils ressemblèrent en ce point aux
+anciens Romains, qui parmi leurs guerres civiles avaient subjugué l'Asie
+mineure.
+
+On les voit en 711 passer d'Égypte en Espagne, soumise aisément tour à
+tour, par les Carthaginois, par les Romains, par les Goths et Vandales,
+et enfin par ces Arabes qu'on nomme Maures. Ils y établissent d'abord le
+Royaume de Cordoue. Le Sultan d'Égypte secoue à-la-vérité le joug du grand
+Calife de Bagdag, et Abdérame, Gouverneur de l'Espagne conquise, ne
+reconnaît plus le Sultan d'Égypte; cependant tout plie encore sous les
+Armes Musulmanes.
+
+Cet Abdérame, petit-fils du Calife Hétham, prend les Royaumes de Castille,
+de Navarre, de Portugal, d'Aragon, il établit les siens en Languedoc, il
+s'empare de la Guyenne et du Poitou; et sans Charles Martel, qui lui ôta
+la victoire et la vie, la France était une Province Mahométane.
+
+À mesure que les Mahométans devinrent puissants, ils se polirent. Ces
+Califes toujours reconnus pour Souverains de la Religion, et en apparence
+de l'Empire, par ceux qui ne reçoivent plus leurs ordres de si loin,
+tranquilles dans leur nouvelle Babylone, y font enfin renaître les
+Arts. Aaron Rachild contemporain de Charlemagne, plus respecté que ses
+prédécesseurs, et qui sut se faire obéir jusqu'en Espagne et aux Indes,
+ranima les Sciences, fit fleurir les Arts agréables et utiles, attira les
+Gens-de-Lettres, composa des vers, et fit succéder dans ses vastes États
+la Politique à la Barbarie. Sous lui les Arabes qui adoptaient déjà les
+Chiffres Indiens, nous les apportèrent. Nous ne connûmes en Allemagne et
+en France le cours des Astres, que par le moyen de ces mêmes Arabes. Le
+mot seul d'_Almanach_ en est encore un témoignage.
+
+L'Almageste de Ptolémée fut alors traduit du Grec en Arabe par l'astronome
+Benhonain. Ce Calife Almanon fit mesurer géométriquement un degré du
+Méridien pour déterminer la grandeur de la Terre. Opération qui n'a
+été faite en France que plus de 900 ans après, sous Louis XIV. Ce même
+Astronome Benhonain poussa les observations assez loin, reconnut ou
+que Ptolémée avait fixé la plus grande déclinaison du Soleil trop au
+septentrion, ou que l'obliquité de l'Écliptique avait changé. Il vit même
+que le période de trente-six mille ans qu'on avait assigné au mouvement
+prétendu des Étoiles fixes d'Occident en Orient, devait être beaucoup
+racourcie.
+
+La Chimie et la Médecine étaient cultivées par les Arabes. La Chimie
+perfectionnée par nous, ne nous fut connue que par eux. Nous leur devons
+de nouveaux remèdes, qu'on nomme les _minoritifs_, plus doux et plus
+salutaires que ceux qui étaient auparavant en usage dans l'École
+d'Hippocrate et de Galien. Enfin dès le second Siècle de Mahomet, il
+fallut que les Chrétiens d'Occident s'instruisissent chez les Musulmans.
+
+
+
+
+ÉTAT DE L'ITALIE ET DE L'ÉGLISE CHRÉTIENNE.
+
+
+Plus l'Empire de Mahomet fleurissait, plus Constantinople et Rome
+étaient avilies, Rome ne s'était jamais relevée du coup fatal que lui
+porta Constantin en transférant le Siège de l'Empire. La gloire, l'amour
+de la Patrie n'animèrent plus les Romains. Il n'y eut plus de fortune à
+espérer pour les habitants de l'ancienne Capitale; le courage s'énerva,
+les Arts tombèrent; on ne connut plus dans le séjour des Scipions et des
+Césars que des contestations entre les Juges Séculiers et l'Évêque. Prise
+et reprise, saccagée tant de fois par les Barbares, elle obéissait encore
+aux Empereurs. Depuis Justinien un Vice-Roi sous le nom d'Exarque,
+la gouvernait, mais ne daignait plus la regarder comme la Capitale de
+l'Italie. Il demeurait à Ravenne, et delà il envoyait ses ordres aux
+Romains. L'évêque dans ces temps de Barbarie augmentait de jour en jour
+son autorité par l'avilissement même de la Ville. Les richesses de son
+église se multipliaient. Le Préfet de Rome ne pouvait pas s'opposer
+sans-cesse aux prétentions de l'Évêque, toujours appuyées de la sainteté
+du Ministère. En vain l'Église de Ravenne contestait mille droits à
+celle de Rome. On reconnaissait l'Église de Rome dans tout l'Occident
+Chrétien comme la Mère commune. On la consultait, on lui demandait des
+Millionnaires, et dans la servitude de la Ville l'Évêque dominait au
+dehors.
+
+Le reste de l'Italie citérieure obéissait aux Rois Lombards, qui régnaient
+dans Pavie, ils se frayaient toujours le chemin à la conquête de Rome,
+et le Peuple Romain aurait voulu n'être fourni ni aux Lombards, ni aux
+Empereurs Grecs. Les Papes conçurent dans ce VIIIe Siècle le dessein de
+se rendre eux-mêmes maîtres de Rome; ils virent avec prudence, que ce qui
+dans d'autres temps n'eût été qu'une révolte et une sédition impuissante,
+pouvait devenir une révolution excusable par la nécessité, et illustre par
+le succès.
+
+
+
+
+ORIGINE DE LA PUISSANCE DES PAPES.
+
+
+Le Pape Grégoire III fut le premier qui imagina de se servir du bras des
+Français pour ôter l'Italie aux Empereurs et aux Lombards. Son Successeur
+Zacharie reconnut Pépin usurpateur du Royaume de France pour Roi légitime.
+On a prétendu que Pépin, qui n'était que premier Ministre, fit demander
+d'abord au Pape, quel était le vrai Roi, ou de celui qui n'en avait que le
+droit et le nom, ou de celui qui en avait l'autorité et le mérite? Et que
+le Pape décida que le Ministre devait être Roi. Il n'a jamais été prouvé
+qu'on ait joué cette Comédie; mais ce qui est vrai, c'est que le Pape
+Étienne III appela Pépin à son secours, qu'il feignit une Lettre de St.
+Pierre, adressée du Ciel à Pépin et à ses fils, qu'il vint en France,
+qu'il donna dans St. Denis l'Onction Royale à Pépin, premier Roi sacré
+en Europe. Non seulement ce premier usurpateur reçut l'Onction Sacrée
+du Pape, après l'avoir reçue de St. Boniface, qu'on appelait l'_Apôtre
+d'Allemagne_, mais Étienne III défendit sous peine d'excommunication aux
+Français de se donner jamais des Rois d'une autre race. Tandis que cet
+Évêque chassé de sa patrie et suppliant dans une terre étrangère, avait le
+courage de donner des Lois, sa politique prenait une autorité qui assurait
+celle de Pépin, et ce Prince pour mieux jouir de ce qui ne lui était pas
+dû, laissait au Pape des droits qui ne lui appartenaient pas.
+
+Hugues Capet fit voir depuis ce que valait une telle défense et une
+telle excommunication. Les fruits de cette union avec Pépin furent
+l'anéantissement du pouvoir des Empereurs dans Rome, la révolution de
+l'Occident, et la puissance de l'Église Romaine.
+
+Les Lombards venaient de s'emparer de l'Exarcat de Ravenne. Pépin après
+les avoir vaincus et leur avoir ôté le reste du domaine des Empereurs,
+fit présent au Pape d'une partie des biens qu'il avait conquis. Il donna
+Ravenne, Boulogne, Incola, Fuenza, Forli, Ferrare, Rimini, Pezaro, Ancone,
+Urbin; Rome n'y fut pas comprise, et l'Évêque n'osa pas s'emparer de la
+Capitale de son Souverain. Le peuple alors ne l'eût pas souffert, tant le
+nom de Rome et ses débris imprimaient encore de respect à ses citoyens.
+
+Cet Évêque fut le premier Prêtre Chrétien qui devint Seigneur temporel, et
+qu'on pût mettre au rang des Princes; aucun ne le fut jamais en Orient.
+Sous les yeux du Maître les sujets restent sujets; mais loin du Souverain
+et dans le temps de trouble, il fallait bien que de nouvelles Puissances
+s'établissent dans un Pays abandonné; mais il ne faut pas croire que les
+Papes jouirent paisiblement de cette donation; non seulement les Terres
+furent bientôt reprises par les Lombards, mais lorsqu'ensuite Charlemagne
+eut confirmé cette Donation, et ajouté encore tant de nouveaux domaines au
+Patrimoine de St. Pierre, les Seigneurs de ces Patrimoines, ou ceux qui
+les envahirent, ne regardèrent pas la Donation de Charlemagne comme un
+droit incontestable. L'autorité spirituelle des Papes, déjà grande dans
+l'Occident qui tenait d'eux la Religion Chrétienne, ne dominait point
+ainsi en Orient. Les Papes ne convoquèrent point les six premiers Conciles
+OEcuméniques, et dès le VIe Siècle on voit que Jean le Jeûneur, Patriarche
+de Constantinople, reconnu pour Saint chez les Grecs, prenait le titre
+d'Évêque universel; titre qui semblait permis au Pasteur de la Ville
+Impériale. On voit au VIIIe Siècle ce Patriarche se nommer Pape dans
+un Acte public. Au IIe Concile de Nicée on appelait ce Patriarche
+_Très-Saint Père_. Le Pape était toujours nommé le premier, excepté dans
+quelques Actes passés entre lui et le Patriarche à Constantinople; mais
+cette primauté purement spirituelle n'avait rien de la Souveraineté; le
+Pape était le premier des Évêques, et n'était le maître d'aucun Évêque.
+
+
+
+
+ÉTAT DE L'ÉGLISE EN ORIENT AVANT CHARLEMAGNE.
+
+
+En Orient les Chefs de la Religion ne pouvant se faire une domination
+temporelle, y excitèrent d'autres troubles par ces querelles interminables,
+fruit de l'esprit sophistique des Grecs et de leurs Disciples.
+
+Depuis que Constantin eut donné une liberté entière aux Chrétiens auxquels
+on ne pouvait plus l'ôter, et dont le parti l'avait mis sur le Trône,
+cette liberté était devenue une source intarissable de querelles; car le
+Fondateur de la Religion n'ayant rien écrit, et les hommes voulant tout
+savoir, chaque mystère fit naître des opinions, et chaque opinion coûta du
+sang.
+
+Fallut-il décider si le Fils était consubstantiel au Père? le Monde
+Chrétien fut partagé, et la moitié persécuta l'autre. Voulut-on savoir si
+la Mère de Jésus-Christ était la Mère de Dieu, ou de Jésus? si le Christ
+avait deux natures et deux volontés dans une même personne, ou deux
+personnes et une volonté, ou une volonté et une personne? Toutes ces
+disputes nées dans Constantinople, dans Antioche, dans Alexandrie,
+excitèrent des séditions. Un parti anathématisait l'autre, la faction
+dominante condamnait à l'exil, à la prison, à la mort, et aux peines
+éternelles après la mort l'autre faction qui se vengeait à son tour par
+les mêmes armes.
+
+De pareils troubles n'avaient point été connus dans le Paganisme, la
+raison en est que les Païens dans leurs erreurs grossières, n'avaient point
+de dogmes, et que les Prêtres des Idoles, encore moins les Séculiers, ne
+s'assemblèrent jamais juridiquement pour disputer.
+
+Dans le VIIIe Siècle on agita dans les Églises d'Orient s'il fallait
+rendre un culte aux Images. La Loi de Moïse les avait expressément
+défendues, cette Loi n'avait jamais été révoquée, et les premiers
+Chrétiens pendant plus de 200 ans n'en avaient jamais souffert dans leurs
+assemblées.
+
+Peu à peu la coutume s'introduisit partout d'avoir chez soi des Crucifix.
+Ensuite on eut les portraits vrais ou faux des Martyrs ou des Confesseurs.
+Il n'y avait point encore d'Autels érigés pour les Saints, point de Messes
+célébrées en leur nom seulement à la vue d'un Crucifix et de l'image d'un
+homme de bien. Le coeur qui surtout dans ces climats a besoin d'objets
+sensibles, s'excitait à la vertu.
+
+Cet usage s'introduisit dans les Églises. Quelques Évêques ne l'adoptèrent
+pas. On voit qu'en 393 St. Épiphane arracha d'une Église de Syrie une
+Image devant laquelle on priait. Il déclara que la Religion Chrétienne ne
+permettait pas ce culte, et la sévérité ne causa point de Schisme.
+
+Enfin cette pratique pieuse dégénéra en abus, comme toutes les choses
+humaines. Le Peuple toujours grossier ne distingua point Dieu et les
+Images. Bientôt on en vint jusqu'à leur attribuer des vertus et des
+miracles. Chaque Image guérissait une maladie. On les mêla même aux
+Sortilèges, qui ont presque toujours séduit la crédulité du Vulgaire.
+Je dis non seulement le vulgaire du Peuple, mais celui des Princes et
+des Savants.
+
+En 727 l'Empereur Léon l'Isaurien voulut, à la persuasion de quelques
+Évêques, déraciner l'abus; mais par un abus encore plus grand, il
+fit effacer toutes les peintures. Il abattit les statues et les
+représentations de JÉSUS-CHRIST et des Saints, en ôtant ainsi tout d'un
+coup aux Peuples les objets de leur culte; il les révolta, on désobéit,
+il persécuta, il devint Tyran, parce qu'il avait été imprudent.
+
+Son Fils Constantin Copronime fit passer en Loi Civile et Ecclésiastique
+l'abolition des Images. Il tint à Constantinople un Concile de 338 Évêques;
+ils proscrivirent d'une commune voix ce culte reçu dans plusieurs Églises,
+et surtout à Rome.
+
+Cet Empereur eût voulu abolir aussi aisément les Moines, qu'il avait
+en horreur, et qu'il n'appelait que les abominables; mais il ne put y
+réussir: ces Moines déjà fort riches défendirent plus habilement leurs
+biens, que les Images de leurs Saints.
+
+Le Pape Grégoire III et ses successeurs, ennemis secrets des Empereurs,
+et opposés ouvertement à leur doctrine, ne lancèrent pourtant point
+ces sortes d'excommunications, depuis si fréquemment et si légèrement
+employées. Mais soit que ce vieux respect pour les successeurs des Césars
+contînt encore les Métropolitains de Rome, soit plutôt qu'ils vissent
+combien ces excommunications, ces interdits et dispenses du serment de
+fidélité seraient méprisés dans Constantinople, où l'Église Patriarcale
+s'égalait au moins à celle de Rome, les Papes se contentèrent d'un Concile
+en 732, où l'on décida que tout ennemi des Images serait excommunié,
+sans rien de plus, et sans parler de l'Empereur. Il paraît que les Papes
+songèrent plutôt à négocier qu'à disputer, et qu'en agissant aux dehors en
+Évêques fermes, mais modérés, ils se conduisirent en vrais politiques, et
+préparèrent la révolution d'Occident.
+
+
+
+
+RENOUVELLEMENT DE L'EMPIRE EN OCCIDENT.
+
+
+Le Royaume de Pépin s'étendait du Rhin aux Pyrénées et aux Alpes;
+Charlemagne son fils aîné recueillit cette succession toute entière car
+un de ses frères était mort après le partage, et l'autre s'était fait
+Moine auparavant au Monastère de St. Sylvestre. Une espèce de piété qui
+se mêlait à la barbarie de ces temps, enferma plus d'un Prince dans le
+Cloître; ainsi Rachis Roi des Lombards, Carloman frère de Pépin, un Duc
+d'Aquitaine, avaient pris l'habit de Bénédictin. Il n'y avait presque
+alors que cet Ordre dans l'Occident. Les Couvents étaient riches,
+puissants, respectés. C'étaient des asiles honorables pour ceux qui
+cherchaient une vie paisible. Bientôt après ces asiles furent les prisons
+des Princes détrônés.
+
+Pépin n'avait pas à beaucoup près le domaine direct de tous ces États:
+l'Aquitaine, la Bavière, la Provence, la Bretagne Pays nouvellement
+conquis, rendaient hommage et payaient tribut.
+
+Deux Voisins pouvaient être redoutables à ce vaste État, les Germains
+Septentrionaux et les Sarrasins. L'Angleterre, conquise par les
+Anglo-Saxons partagée en sept dominations, toujours en guerre avec
+l'Albanie qu'on nomme Écosse, et avec les Danois, était sans politique
+et sans puissance. L'Italie faible et déchirée n'attendait qu'un nouveau
+Maître qui voulût s'en emparer.
+
+Les Germains Septentrionaux étaient alors appelés Saxons. On connaissait
+sous ce nom tous ces Peuples qui habitaient les bords du Weser et ceux de
+l'Elbe, de Hambourg à la Moravie, et de Mayence à la Mer Baltique. Ils
+étaient Païens, ainsi que tout le Septentrion. Leurs Moeurs et leurs Lois
+étaient les mêmes que du temps des Romains. Chaque Canton se gouvernait en
+République, mais ils élisaient un Chef pour la Guerre. Leurs Lois étaient
+simples comme leurs moeurs: leur Religion grossière: ils sacrifiaient dans
+les grands dangers, des hommes à la Divinité, ainsi que tant d'autres
+Nations; car c'est le caractère des Barbares, de croire la Divinité
+malfaisante, les hommes font Dieu à leur image. Les Français, quoique
+déjà Chrétiens, eurent sous Théodebert cette superstition horrible, ils
+immolèrent des victimes humaines en Italie au rapport de Procope, et les
+Juifs avaient commis quelquefois ces sacrilèges par piété. D'ailleurs ces
+Peuples cultivaient la justice, ils mettaient leur gloire et leur bonheur
+dans la liberté. Ce sont eux qui sous le nom de Cattes, de Chéruskes et de
+Bructéres avaient vaincu Varus, et que Germanicus avait ensuite défait.
+
+Une partie de ces Peuples vers le Ve Siècle appelée par les Bretons
+insulaires contre les habitants de l'Écosse, subjugua la Bretagne qui
+touche à l'Écosse, et lui donna le nom d'Angleterre. Ils y avaient déjà
+passé au IIIe Siècle; car au temps de Constantin les côtes de cette Île
+étaient appelées les Côtes Saxoniques.
+
+Charlemagne, le plus ambitieux, le plus politique et le plus grand
+guerrier de son Siècle, fit la guerre aux Saxons trente années avant de
+les assujettir pleinement. Leur Pays n'avait point encore ce qui tente
+aujourd'hui la cupidité des Conquérants. Les riches Mines de Goflar,
+dont on a tiré tant d'argent, n'étaient point découvertes, elles ne le
+furent que sous Henri l'Oiseleur. Point de richesses accumulées par une
+longue industrie, nulle Ville digne de l'ambition d'un Usurpateur. Il ne
+s'agissait que d'avoir pour esclaves des millions d'hommes qui cultivaient
+la terre sous un climat triste, qui nourrissaient leurs troupeaux, et qui
+ne voulaient point de Maîtres.
+
+Ils étaient mal armés; car je vois dans les Capitulaires de Charlemagne
+une défense rigoureuse de vendre des cuirasses aux Saxons. Cette
+différence des armes, jointe à la discipline, avait rendu les Romains
+vainqueurs de tant de Peuples, elle fit triompher enfin Charlemagne.
+
+Le Général de la plupart de ces Peuples était ce fameux Vitiking, dont on
+fait aujourd'hui descendre les principales Maisons de l'Empire; Homme tel
+qu'Arminius, mais qui eut enfin plus de faiblesse. Charles prend d'abord
+la fameuse Bourgade d'Eresbourg; car ce lieu ne méritait ni le nom de
+Ville, ni celui de Forteresse. Il fait égorger les habitants. Il y pille
+et rase ensuite le principal Temple du Pays, élevé autrefois au Dieu
+_Tanfana_, Principe universel, et dédié alors au Dieu Irminsul; Temple
+révéré en Saxe comme celui de Sion chez les Juifs. On y massacra les
+Prêtres sur les débris de l'Idole renversée. On pénétra jusqu'au Weser
+avec l'armée victorieuse. Tous ces Cantons se soumirent. Charlemagne
+voulut les lier à son joug par le Christianisme, tandis qu'il court
+à l'autre bout de ses États à d'autres conquêtes, il leur laisse des
+Missionnaires pour les persuader, et des soldats pour les forcer. Presque
+tous ceux qui habitaient vers le Weser, se trouvèrent en un an Chrétiens
+et esclaves.
+
+Vitiking retiré chez les Danois qui tremblaient déjà pour leur liberté
+et pour leurs Dieux, revient au bout de quelques années. Il ranime ses
+compatriotes, il les rassemble. Il trouve dans Brème, Capitale du Pays
+qui porte ce nom, un Évêque, une Église, et ses Saxons désespérés, qu'on
+traîne à des autels nouveaux. Il chasse l'Évêque, qui a le temps de fuir
+et de s'embarquer. Il détruit le Christianisme, qu'on n'avait embrassé
+que par la force. Il vient jusqu'auprès du Rhin suivi d'une multitude de
+Germains. Il bat les Lieutenants de Charlemagne.
+
+Ce Prince accourt. Il défait à son tour Vitiking, mais il traite de
+révolte cet effort courageux de liberté. Il demande aux Saxons tremblants
+qu'on lui livre leur Général, et sur la nouvelle qu'ils l'ont laissé
+retourner en Danemark, il fait massacrer 4500 prisonniers au bord de la
+petite Rivière d'Aire. Si ces prisonniers avaient été des sujets rebelles,
+un tel châtiment aurait été une sévérité horrible; mais traiter ainsi
+des hommes qui combattaient pour leur liberté et pour leurs lois, c'est
+l'action d'un Brigand, que d'illustres succès et des qualités brillantes
+ont d'ailleurs fait Grand-homme.
+
+Il fallut encore trois victoires avant d'accabler ces Peuples sous le
+joug. Enfin le sang cimenta le Christianisme et la Servitude. Vitiking
+lui-même lassé de ses malheurs fut obligé de recevoir le baptême, et de
+vivre désormais tributaire de son Vainqueur. Le Roi pour mieux s'assurer
+du Pays, transporta des Colonies Saxonnes jusqu'en Italie, et établit des
+Colonies de Francs dans les terres des vaincus, mais il joignit à cette
+politique sage la cruauté de faire poignarder par des espions les Saxons
+qui voulaient retourner à leur culte. Souvent les Conquérants ne sont
+cruels que dans la guerre. La paix amène des moeurs et des lois plus
+douces. Charlemagne au contraire fit des lois qui tenaient de l'inhumanité
+de ses conquêtes.
+
+Ayant vu comment ce Conquérant traita les Allemands idolâtres, voyons
+comment il se conduisit avec les Mahométans d'Espagne. Il arrivait déjà
+parmi eux ce qu'on vit bientôt après, en Allemagne, en France et en
+Italie. Les Gouverneurs se rendaient indépendants. Les Émirs de Barcelone
+et ceux de Saragosse s'étaient mis sous la protection de Pépin. L'Émir de
+Saragosse en 778 vient jusqu'à Paderborne prier Charlemagne de le soutenir
+contre son Souverain. Le Prince Français prit le parti de ce Musulman,
+mais il se donna bien garde de le faire Chrétien. D'autres intérêts,
+d'autres soins. Il s'allie avec des Sarrasins contre des Sarrasins; mais
+après quelques avantages sur les frontières d'Espagne, son arrière-garde
+est défaite à Roncevaux, vers les montagnes des Pyrénées par les Chrétiens
+mêmes de ces montagnes, mêlés aux Musulmans. C'est là que périt Roland son
+neveu. Ce malheur est l'origine de ces fables qu'un Moine écrivit au IIe
+Siècle, sous le nom de l'Archevêque Turpin, et qu'ensuite l'imagination de
+l'Arioste a embellies. On ne sait point en quel temps Charles essuya cette
+disgrâce, et on ne voit point qu'il ait tiré vengeance de sa défaite.
+Content d'assurer ses frontières contre des ennemis trop aguerris, il
+n'embrasse que ce qu'il peut retenir, et règle son ambition sur les
+conjonctures qui la favorisent.
+
+C'est à Rome et à l'Empire d'Occident que cette ambition aspirait.
+La puissance des Rois de Lombardie était le seul obstacle; l'Église de
+Rome et toutes les Églises sur lesquelles elle influait, les Moines déjà
+puissants, les Peuples déjà gouvernés par eux, tout appelait Charlemagne
+à l'Empire de Rome. Le Pape Adrien né Romain, homme d'un génie adroit et
+ferme, aplanit la route. D'abord il l'engage à répudier la fille du Roi
+Lombard Didier, et Charlemagne la répudie après un an de mariage, sans
+en donner d'autre raison, sinon qu'elle ne lui plaisait pas. Didier qui
+voit cette union fatale du Roi et du Pape contre lui, prend un parti,
+courageux. Il veut surprendre Rome et s'assurer de la personne du Pape,
+mais l'Évêque habile fait tourner la guerre en négociation. Charles envoie
+des Ambassadeurs pour gagner du temps. Enfin il passe les Alpes, une
+partie des troupes de Didier l'abandonne. Ce Roi malheureux s'enferme dans
+Pavie sa Capitale, Charlemagne l'y assiège au milieu de l'hiver. La Ville
+réduite à l'extrémité se rend après un siège de six mois. Didier pour
+toute condition obtient la vie. Ainsi finit ce Royaume des Lombards qui
+avaient détruit en Italie la puissance Romaine, et qui avaient substitué
+leurs lois à celles des Empereurs. Didier le dernier de ces Rois fut
+conduit en France dans le Monastère de Corbie, où il vécut et mourut
+captif et Moine, tandis que son fils allait inutilement demander des
+secours dans Constantinople à ce fantôme d'Empire Romain détruit en
+Occident par ses ancêtres. Il faut remarquer que Didier ne fut pas le
+seul Souverain que Charlemagne enferma, il traita ainsi un Duc de Bavière
+et ses enfants.
+
+Charlemagne n'osait pas encore se faire Souverain de Rome. Il ne prit que
+le titre de Roi d'Italie, tel que le portaient les Lombards. Il se fit
+couronner comme eux dans Pavie d'une couronne de fer qu'on garde encore
+dans la petite Ville de Monza. La justice s'administrait toujours à
+Rome au nom de l'Empereur Grec. Les Papes même recevaient de lui la
+confirmation de leur élection. Charlemagne prenait seulement ainsi que
+Pépin le titre de _Patrice_, que Théodoric et Attila avaient aussi daigné
+prendre; ainsi ce nom d'Empereur, qui dans son origine ne désignait qu'un
+Général d'armée, signifiait encore le Maître de l'Orient et de l'Occident.
+Tout vain qu'il était, on le respectait, on craignait de l'usurper, on
+n'affectait que celui de _Patrice_, qui autrefois voulait dire Sénateur
+Romain.
+
+Les Papes déjà très puissants dans l'Église, très-grands Seigneurs à Rome
+et Princes temporels dans un petit Pays, n'avaient dans Rome même qu'une
+autorité précaire et chancelante. Le Préfet, le Peuple, le Sénat, dont
+l'ombre subsistait, s'élevaient souvent contre eux. Les inimitiés des
+familles qui prétendaient au Pontificat, remplissaient Rome de confusion.
+
+Les deux neveux d'Adrien conspirèrent contre Léon III son successeur,
+élu Pape selon l'usage par le Peuple et le Clergé Romain. Ils l'accusent
+de beaucoup de crimes, ils animent les Romains contre lui: on traîne en
+prison, on accable de coups à Rome celui qui était si respecté partout
+ailleurs. Il s'évade, il vient se jeter aux genoux du Patrice Charlemagne
+à Paderborne. Ce Prince qui agissait déjà en maître absolu, le renvoya
+avec une escorte et des Commissaires pour le juger. Ils avaient ordre
+de le trouver innocent. Enfin Charlemagne, maître de l'Italie comme de
+l'Allemagne et de la France, juge du Pape, arbitre de l'Europe vient à
+Rome en 801. Il se fait reconnaître et couronner Empereur d'Occident,
+titre qui était éteint depuis près de 500 années.
+
+Alors régnait en Orient cette Impératrice Irène, fameuse par son courage
+et par ses crimes, qui avait fait mourir son fils unique, après lui avoir
+arraché les yeux. Elle eût voulu prendre Charlemagne; mais trop faible
+pour lui faire la guerre, elle voulut l'épouser et réunir ainsi les deux
+Empires. Tandis qu'on ménageait ce mariage, une révolution chassa Irène
+d'un trône qui lui avait tant coûté. Charles n'eut donc que l'Empire
+d'Occident. Il ne posséda presque rien dans les Espagnes; car il ne faut
+pas compter pour domaine le vain hommage de quelques Sarrasins. Il n'avait
+rien sur les côtes d'Afrique, tout le reste était sous sa domination.
+
+S'il eût fait de Rome sa Capitale, si ses Successeurs y eussent fixé
+leur principal séjour, et surtout si l'usage de partager ses États à ses
+enfants n'eût point prévalu chez les Barbares, il est vraisemblable qu'on
+eût vu renaître l'Empire Romain. Tout concourut depuis à démembrer ce
+vaste corps, que la valeur et la fortune de Charlemagne avait formé, mais
+rien n'y contribua plus que ses descendants.
+
+Il n'avait point de Capitale, seulement Aix-la-Chapelle était le séjour
+qui lui plaisait le plus. Ce fut-là qu'il donna des audiences avec
+le faste le plus imposant aux Ambassadeurs des Califes et à ceux de
+Constantinople. D'ailleurs il était toujours en guerre ou en voyage, ainsi
+que vécut Charlequint longtemps après lui. Il partagea ses États et même
+de son vivant, comme tous les Rois de ce temps-là.
+
+Mais enfin quand de ses fils qu'il avait désignés pour régner, il n'y
+resta plus que ce Louis si connu sous le nom de _Débonnaire_, auquel il
+avait déjà donné le Royaume d'Aquitaine, il l'associa à l'Empire dans
+Aix-la-chapelle et lui commanda de prendre lui-même sur l'autel la
+Couronne Impériale, pour faire voir au monde que cette Couronne n'était
+due qu'à la valeur du Père et au mérite du fils, et comme s'il eût
+pressenti qu'un jour les Ministres de l'autel voudraient disposer de ce
+diadème.
+
+Il avait raison de déclarer son fils Empereur de son vivant; car cette
+Dignité acquise par la fortune de Charlemagne, n'était point assurée au
+fils par le droit d'héritage; mais en laissant l'Empire à Louis, et en
+donnant l'Italie à Bernard fils de son fils Pépin, ne déchirait-il pas
+lui-même cet Empire qu'il voulait conserver à sa postérité? N'était-ce pas
+armer nécessairement ses successeurs les uns contre les autres? Était-il à
+présumer que le neveu Roi d'Italie obéirait à son oncle Empereur, ou que
+l'Empereur voudrait bien n'être pas le Maître en Italie?
+
+Il paraît que dans les dispositions de sa famille, il n'agit ni en Roi
+ni en Père; Partager les États, est-il d'un sage Conquérant? Et puisqu'il
+les partageait, laisser trois autres enfants sans aucun héritage, à la
+discrétion de Louis, était-il d'un Père juste?
+
+Il est vrai qu'on a cru que ces trois enfants ainsi abandonnés, nommés
+Drogon, Thierri et Hugues, étaient bâtards; mais on l'a cru sans preuve.
+D'ailleurs les enfants des concubines héritaient alors. Le grand Charles
+Martel était bâtard, et n'avait point été déshérité.
+
+Quoi qu'il en soit, Charlemagne mourut en 813, avec la réputation d'un
+Empereur aussi heureux qu'Auguste, aussi guerrier qu'Adrien, mais non tel
+que les Trajans et les Antonins, auxquels nul Souverain n'a été comparable.
+
+Il y avait alors en Orient un Prince qui l'égalait en gloire comme en
+puissance; c'était le célèbre Calife Aaron Rachild, qui le surpassa
+beaucoup en justice, en science, en humanité.
+
+J'ose presque ajouter à ces deux hommes illustres le Pape Adrien, qui dans
+un rang moins élevé, dans une fortune presque privée, et avec des vertus
+moins héroïques, montra une prudence à laquelle ses successeurs ont dû
+leur agrandissement.
+
+La curiosité des hommes qui pénètre dans la vie privée des Princes, a
+voulu savoir jusqu'au détail de la vie de Charlemagne et au secret de ses
+plaisirs. On a écrit qu'il avait poussé l'amour des femmes jusqu'à jouir
+de ses propres filles. On en a dit autant d'Auguste: mais qu'importe au
+Genre-humain le détail de ces faiblesses, qui n'ont influé en rien sur les
+affaires publiques!
+
+J'envisage son règne par un endroit plus digne de l'attention d'un
+citoyen. Les Pays qui composent aujourd'hui la France et l'Allemagne
+jusqu'au Rhin, furent tranquilles pendant près de cinquante ans, et
+l'Italie pendant treize, depuis l'avènement à l'Empire. Point de
+révolution en France, point de calamité pendant ce demi-Siècle, qui par
+là est unique. Un bonheur si long ne suffit pas pourtant pour rendre aux
+hommes la Politesse et les Arts. La rouille de la Barbarie était trop
+forte, et les Âges suivants l'épaissirent encore.
+
+
+
+
+DES USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE
+
+
+Je m'arrête à cette célèbre époque pour considérer les Usages, les Lois,
+la Religion, les Moeurs, l'Esprit qui régnaient alors.
+
+J'examine d'abord l'Art de la guerre, par lequel Charlemagne établit cette
+puissance que perdirent ses enfants.
+
+Je trouve peu de nouveaux règlements, mais une grande fermeté à faire
+exécuter les anciens. Voici à peu près les lois en usage, que sa valeur
+fit servir à tant de succès, et que sa prudence perfectionna.
+
+Des Ducs amovibles gouvernaient les Provinces, et levaient les troupes à
+peu près comme aujourd'hui les Beglierbeis des Turcs. Ces Ducs avaient été
+institués en Italie par Dioclétien. Les Comtes dont l'origine me paraît
+du temps de Théodose, commandaient sous les Ducs, et assemblaient les
+troupes, chacun dans son Canton. Les Métairies, les Bourgs, les Villages
+fournissaient un nombre de soldats proportionné à leurs forces. Douze
+Métairies donnaient un cavalier armé d'un casque et d'une cuirasse, les
+autres soldats n'en portaient point, mais tous avaient le bouclier carré
+long, la hache d'armes, le javelot et l'épée. Ceux qui se servaient de
+flèches, étaient obligés d'en avoir au moins douze dans leur carquois.
+Leur habit me paraît ressembler à celui des troupes Prussiennes
+d'aujourd'hui. La Province qui fournissait la milice, lui distribuait du
+blé et les provisions nécessaires pour six mois, le Roi en fournissait
+pour le reste de la campagne. On faisait la revue au premier de Mars ou
+au premier de Mai. C'est d'ordinaire dans ces temps qu'on tenait les
+Parlements. Dans les sièges de Ville on employait le bélier, la baliste,
+la tortue, et la plupart des machines des Romains. Les Seigneurs nommés
+Barons, leudes richeomes, composaient avec leurs suivants le peu de
+cavalerie qu'on voyait alors dans les armées. Les Musulmans d'Afrique
+et d'Espagne avaient plus de cavaliers.
+
+Charles avait des forces navales aux embouchures de toutes les grandes
+Rivières de son Empire; avant lui on ne les connaissait pas chez les
+Barbares, après lui on les ignora longtemps. Par ce moyen et par la police
+guerrière il arrêta ces inondations des peuples du Nord, il les contint
+dans leurs climats glacés, mais sous ses faibles descendants ils se
+répandirent dans l'Europe.
+
+Les affaires générales se réglaient dans des assemblées, qui
+représentaient la Nation. Sous lui ses Parlements n'avaient d'autre volonté
+que celle d'un Maître qui savait commander et persuader.
+
+Il fit fleurir le Commerce, parce qu'il était le Maître des Mers;
+ainsi les Marchands des Côtes de Toscane, et ceux de Marseille allaient
+trafiquer à Constantinople chez les Chrétiens et au Port d'Alexandrie chez
+les Musulmans, qui les recevaient, et dont ils tiraient les richesses de
+l'Asie.
+
+Venise et Gênes, si puissantes depuis par le Négoce, n'attiraient pas
+encore à elles les richesses des Nations; mais Venise commençait à
+s'enrichir et à s'agrandir. Rome, Ravenne, Milan, Lyon, Arles, Tours,
+avaient beaucoup de Manufactures d'Étoffes de laine. On damasquinait le
+Fer à l'exemple de l'Asie. On fabriquait le Verre, mais les Étoffes de
+Soie n'étaient tissées dans aucune Ville de l'Empire d'Occident.
+
+Les Vénitiens commençaient à les tirer de Constantinople, mais ce ne fut
+que près de quatre cents ans après Charlemagne que les Princes Normands
+établirent à Palerme une Manufacture de Soie. Le Linge était peu commun.
+Saint Boniface dans une Lettre à un Évêque d'Allemagne, lui mande qu'il
+lui envoie du drap à longs poils pour se laver les pieds. Probablement ce
+manque de linge était la cause de toutes ces maladies de la peau, connues
+sous le nom de _lèpre_, si générales alors; car les Hôpitaux nommés
+_Léproseries_ étaient déjà très nombreux.
+
+La Monnaie avait à peu près la même valeur que celle de l'Empire Romain
+depuis Constantin. Le Sou d'or était le _solidum romanum_. Ce sou d'or
+équivalait à quarante deniers d'argent. Ces deniers tantôt plus forts,
+tantôt plus faibles, pesaient l'un portant l'autre trente grains.
+
+Le sou d'or vaudrait aujourd'hui 1740 environ quinze francs, le denier
+d'argent trente sous de compte.
+
+Il faut toujours en lisant les Histoires, se ressouvenir qu'outre ces
+monnaies réelles d'or et d'argent, on se servait dans le calcul d'une
+autre dénomination. On s'exprimait souvent en monnaie de compte, monnaie
+fictive, qui n'était comme aujourd'hui qu'une manière de compter.
+
+Les Asiatiques et les Grecs comptaient par Mines et par Talens; les
+Romains par grands Sesterces, sans qu'il y eût aucune monnaie qui valût un
+grand sesterce ou un talent.
+
+La Livre numéraire du temps de Charlemagne, était réputée le poids d'une
+livre d'argent de douze onces. Cette livre se divisait numériquement comme
+aujourd'hui en vingt parties. Il y avait à-la-vérité des sous d'argent
+semblables à nos écus, dont chacun pesait la 20. ou 22. ou 24. partie
+d'une livre de douze onces, et ce sou se divisait comme le nôtre en douze
+deniers. Mais Charlemagne ayant ordonné que le sou d'argent serait
+précisément la 20. partie de douze onces, on s'accoutuma à regarder dans
+les comptes numéraires 20 sous pour une livre.
+
+Pendant deux Siècles les Monnaies restèrent sur le pied où Charlemagne
+les avait mis; mais petit à petit les Rois dans leurs besoins tantôt
+chargèrent les sous d'alliage, tantôt en diminuèrent le poids; de sorte
+que par un changement qui est presque la honte des Gouvernements de
+l'Europe, ce sou qui était autrefois ce qu'est à peu près un écu d'argent,
+n'est plus qu'une légère pièce de cuivre avec un 11e d'argent tout au
+plus; et la livre qui était le signe représentatif de douze onces d'argent,
+n'est plus en France que le signe représentatif de 20 de nos sous
+de cuivre. Le Denier qui était la 124. partie d'une livre d'argent,
+n'est plus que le tiers de cette vile monnaie qu'on appelle un liard:
+supposé donc qu'une Ville de France dût à une autre 120 livres de
+rente, c'est-à-dire 1440 onces d'argent du temps de Charlemagne, elle
+s'acquitterait aujourd'hui de sa dette en payant ce que nous appelons un
+écu de six francs.
+
+La Livre de compte des Anglais, celle des Hollandais, ont moins varié.
+Une Livre sterling d'Angleterre vaut environ 22 francs de France, et une
+Livre de compte Hollandaise vaut environ 12 francs de France; ainsi les
+Hollandais se sont écartés moins que les Français de la Loi primitive, et
+les Anglais encore moins.
+
+Toutes les fois donc que l'Histoire nous parle de Monnaie sous le nom de
+livres, nous n'avons qu'à examiner ce que valait la livre au temps et dans
+le Pays dont on parle, et la comparer à la valeur de la nôtre. Nous devons
+avoir la même attention en lisant l'Histoire Grecque et Romaine. C'est par
+exemple un très-grand embarras pour le Lecteur, d'être obligé de réformer
+à chaque page les comptes qui se trouvent dans l'Histoire ancienne d'un
+célèbre Professeur de l'Université de Paris, et dans tant d'autres
+Auteurs. Quand ils veulent exprimer en Monnaie de France les talens, les
+mines, les sesterces, ils se servent toujours de l'évaluation que quelques
+Savants ont fait avant la mort du grand Colbert. Mais le Marc de 8 onces,
+qui valait sous ce Ministre 26 francs et dix sous, vaut depuis longtemps
+49 francs, ce qui fait une différence de près de la moitié. Ces fautes
+donnent une idée des forces des anciens Gouvernements, de leur Commerce,
+de la paye de leurs Soldats, extrêmement contraire à la vérité.
+
+Il paraît qu'il y avait alors autant d'argent à peu près en France,
+en Italie et vers le Rhin, qu'il y en a aujourd'hui. On n'en peut juger
+que par le prix des denrées, et je le trouve presque le même; 24 livres
+de pain blanc valaient un denier d'argent par les Capitulaires de
+Charlemagne. Ce denier était la 40. partie d'un sou d'or, qui valait
+environ 15 francs de notre Monnaie; ainsi la livre de pain revenait à près
+de cinq liards, ce qui ne s'éloigne pas du prix ordinaire dans les bonnes
+années.
+
+Dans les Pays Septentrionaux l'argent était beaucoup plus rare, le prix
+d'un boeuf fut fixé par exemple à un sou d'or. Nous verrons dans la suite
+comment le commerce et les richesses se sont étendues de proche en proche.
+En voilà déjà trop pour un abrégé.
+
+
+
+
+DE LA RELIGION.
+
+
+La querelle des Images est ce qui s'offre de plus singulier en matière
+de Religion. Je vois d'abord que l'Impératrice Irène, Tutrice de son
+malheureux fils Constantin Porphyrogénète, pour se frayer le chemin à
+l'Empire, flatte le Peuple et les Moines, à qui le Culte des Images
+proscrit par tant d'Empereurs depuis Léon l'Isaurien plaisait encore. Elle
+y était elle-même attachée, parce que son mari les avait eu en horreur. On
+avait persuadé à Irène que pour gouverner son mari, il fallait mettre sur
+le chevet de son lit les Images de certaines Saintes. La plus ridicule
+crédulité entre dans les esprits politiques. L'Empereur son mari en avait
+puni les auteurs. Irène après la mort de son mari donne un libre cours à
+son goût et à son ambition. Voilà ce qui assemble en 786 le second Concile
+de Nicée, septième Concile OEcuménique, commencé d'abord à Constantinople.
+Elle fait élire pour Patriarche un Laïc Secrétaire d'État, nommé Taraise.
+Il y avait eu autrefois quelques exemples de Séculiers élevés ainsi à
+l'Évêché, sans passer par les autres grades; mais alors cette coutume ne
+subsistait plus.
+
+Ce Patriarche ouvrit le Concile. La conduite du Pape Adrien est
+très-remarquable. Il n'anathématise pas ce Secrétaire d'État qui se fait
+Patriarche. Il proteste seulement avec modestie dans ses Lettres à Irène
+contre le titre de Patriarche Universel, mais il insiste qu'on lui rende
+les patrimoines de la Sicile. Il redemande hautement ce peu de bien,
+tandis qu'il arrachait ainsi que ses prédécesseurs le domaine utile de
+tant de belles Terres données par Pépin et par Charlemagne. Cependant le
+Concile OEcuménique de Nicée, auquel président les Légats du Pape et ce
+Ministre Patriarche, rétablit le Culte des Images.
+
+C'est une chose avouée de tous les sages Critiques, que les Pères de ce
+Concile, qui étaient au nombre de 350, y rapportèrent beaucoup de Pièces
+évidemment fausses; beaucoup de Miracles, dont le récit n'aurait que
+scandalisé dans d'autres temps; beaucoup de Livres apocryphes. Mais ces
+Pièces fausses ne firent point de tort aux vraies, sur lesquelles on
+décida.
+
+Mais quand il fallut faire recevoir ce Concile par Charlemagne et par les
+Églises de France, quel fut l'embarras du Pape? Charles s'était déclaré
+hautement contre les Images. Il venait de faire écrire les Livres qu'on
+nomme _Carolins_, dans lesquels ce culte est anathématisé. Il assemblait
+en 794 un Concile à Francfort, composé de 300 Évêques ou Abbés tant
+d'Italie que de France, qui rejetait d'un consentement unanime le service
+et l'adoration des Images. Ce mot équivoque d'adoration était la source de
+tous ces différends, car si les hommes définissaient les mots dont ils
+se servent, il y aurait moins de dispute, et plus d'un Royaume a été
+bouleversé pour un mal-entendu.
+
+Tandis que le Pape Adrien envoyait en France les Actes du second Concile
+de Nicée, il reçoit les Livres Carolins opposés à ce Concile, et
+on le presse au nom de Charles de déclarer hérétique l'Empereur de
+Constantinople et sa mère. On voit assez par cette conduite de Charles,
+qu'il voulait se faire un nouveau droit de l'hérésie prétendue de
+l'Empereur, pour lui enlever Rome sous couleur de justice.
+
+Le Pape partagé entre le Concile de Nicée qu'il adoptait et Charlemagne
+qu'il ménageait, prit, me semble, un tempérament politique qui devrait
+servir d'exemple dans toutes ces malheureuses disputes qui ont toujours
+divisé les Chrétiens. Il explique les Livres Carolins d'une manière
+favorable au Concile de Nicée, et par là réfute le Roi sans lui déplaire;
+il permet qu'on ne rende point de culte aux Images; ce qui était très
+raisonnable chez les Germains à peine sortis de l'Idolâtrie, et chez
+les Français grossiers qui avaient peu de Sculpteurs et de Peintres.
+Il exhorte en même temps à ne point briser ces mêmes Images. Ainsi il
+satisfait tout le monde, et laisse au temps à confirmer ou à abolir un
+culte encore douteux. Attentif à ménager les hommes et à faire servir la
+Religion à ses intérêts, il écrit à Charlemagne. «Je ne peux déclarer
+Irène et son fils hérétiques après le Concile de Nicée, mais je les
+déclarerai tels s'ils ne me rendent les biens de Sicile».
+
+On voit la même prudence de ce Pape dans une dispute encore plus délicate,
+et qui seule eût suffi en d'autres temps pour allumer des guerres civiles.
+On avait voulu savoir si le St. Esprit procède du Père et du Fils, ou
+du Père seulement? Toute l'Église Grecque avait toujours cru qu'il ne
+procédait que du Père. Tout l'Empire de Charlemagne croyait la procession
+du Père et du Fils. Ces mots du Symbole _qui ex patre filioque procedit_,
+étaient sacrés pour les Français, mais ces mêmes mots n'avaient jamais
+été adoptés à Rome. On presse de la part de Charlemagne le Pape de le
+déclarer. Le Pape répond qu'il est de l'avis du Roi, mais ne change rien
+au Symbole de Rome: Il apaise la dispute en ne décidant rien, en laissant
+à chacun ses usages. Il traite en un mot les affaires spirituelles en
+Prince, et trop de Princes les ont traité en Évêques.
+
+Dès lors la politique profonde des Papes établissait peu à peu leur
+puissance. Ce même Adrien fait paraître adroitement au jour un recueil des
+faux Actes connus aujourd'hui sous le nom de _fausses Décretales_. Il ne
+se hasarde pas à les donner lui même. C'est un Espagnol nommé Isidore qui
+les digère. Ce sont les Évêques Allemands, dont la bonne foi fut trompée,
+qui les répandent et les font valoir. Dans ces fausses Décretales on
+suppose d'anciens Canons, qui ordonnent qu'on ne tiendra jamais un seul
+Concile Provincial sans la permission du Pape; et que toutes les Causes
+Ecclésiastiques ressortiront à lui. On y fait parler les successeurs
+immédiats des Apôtres. On leur suppose des écrits. Il est vrai que tout
+étant de ce mauvais style du VIIe Siècle, tout étant plein de fautes
+contre l'Histoire et la Géographie, l'artifice était grossier; mais
+c'était des hommes grossiers qu'on trompait. Ces fausses Décretales ont
+abusé les hommes pendant huit Siècles; et enfin quand l'erreur a été
+reconnue, les usages par elle établis, ont subsisté dans une partie de
+l'Église: l'antiquité leur a tenu lieu de vérité.
+
+Dès ces temps les Évêques d'Occident étaient des Seigneurs temporels,
+et possédaient plusieurs Terres en fief, mais aucun n'était Souverain
+indépendant. Les Rois de France nommaient aux Évêchés; plus hardis en cela
+et plus politiques que les Empereurs des Grecs, et les Rois de Lombardie,
+qui se contentaient d'interposer leur autorité dans les élections.
+
+Les premières Églises Chrétiennes s'étaient gouvernées en Républiques sur
+le modèle des Synagogues. Ceux qui présidaient à ces assemblées, avaient
+pris insensiblement le titre d'Évêque, d'un mot Grec, dont les Grecs
+appelaient les Gouverneurs de leurs Colonies. Les Anciens de ces
+assemblées se nommaient Prêtres, qui signifie en Grec _Vieillard_.
+
+Charlemagne dans sa vieillesse accorda aux Évêques un droit dont son
+propre fils devint la victime. Ils firent accroire à ce Prince que dans
+le Code rédigé sous Thédose une loi portait que si de deux Séculiers en
+procès, l'un prenait un Évêque pour juge, l'autre était obligé de se
+soumettre à ce jugement sans en pouvoir appeler. Cette loi qui jamais
+n'avait été exécutée, passe chez tous les Critiques pour supposée. Elle a
+excité une guerre civile sourde entre les Tribunaux de la Justice et les
+Ministres du Sanctuaire, mais comme en ce temps-là tout ce qui n'était
+pas Clergé était en Occident d'une ignorance profonde, il faut s'étonner
+qu'on n'ait pas donné encore plus d'empire à ceux qui seuls étant un peu
+instruits, semblaient seuls mériter de juger les hommes.
+
+Ainsi que les Évêques disputaient l'autorité aux Séculiers, les Moines
+commençaient à la disputer aux Évêques, qui pourtant étaient leurs maîtres
+par les Canons. Ces Moines étaient déjà trop riches pour obéir. Cette
+célèbre Formule de Marculfe était déjà bien souvent mise en usage, _moi,
+pour le repos de mon âme, et pour n'être pas placé après ma mort parmi
+les boucs, je donne à tel Monastère, etc_. Elle avait enrichi ceux qui
+s'étaient consacrés à la pauvreté. Des Abbés Bénédictins longtemps
+avant Charlemagne étaient assez puissants pour se révolter. Un Abbé de
+Fontenelle avait osé se mettre à la tête d'un parti contre Charles Martel,
+et assembler des troupes. Le Héros fit trancher la tête au Religieux;
+exécution juste, qui ne contribue pas peu à toutes ces révélations que
+tant de Moines eurent depuis de la damnation de Charles Martel.
+
+Avant ce temps on voit un Abbé de St. Rémy de Reims[8] et l'Évêque de
+cette Ville susciter une guerre civile contre Childebert au VIe Siècle:
+crime qui n'appartient qu'aux hommes puissants.
+
+[Note 8: «Rheims» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+Les Évêques et les Abbés avaient beaucoup d'esclaves. On reproche à l'Abbé
+Alewin d'en avoir eu jusqu'à vingt mille. Ce nombre n'est pas incroyable.
+Alewin avait trois Abbayes, dont les terres pouvaient être habitées au
+moins par vingt mille hommes. Ces esclaves connus sous le nom de _serfs_,
+ne pouvaient se marier ni changer de demeure sans la permission de l'Abbé.
+Ils étaient obligés de marcher 50 lieues avec leurs charrettes, quand il
+l'ordonnait. Ils travaillaient pour lui trois jours de la semaine, et il
+partageait tous les fruits de la terre.
+
+«En France et en Allemagne plus d'un Évêque allait au combat avec ses
+serfs. Charlemagne dans une Lettre à une de ses femmes, nommée Frastade,
+lui parle d'un Évêque qui a vaillamment combattu auprès de lui, dans une
+bataille contre les Avares, Peuples descendus des Scytes, qui habitaient
+vers le Pays qu'on nomme à présent l'Autriche. Je vois de son temps 14
+Monastères qui doivent fournir des Soldats; pour peu qu'un Abbé fût
+guerrier, rien ne l'empêchait de les conduire lui-même. Il est vrai
+qu'en 603 un Parlement se plaignit à Charlemagne du trop grand nombre de
+Prêtres qu'on avait tué à la guerre. Il fut défendu alors aux Ministres de
+l'Autel d'aller aux combats. Il n'était pas permis de se dire Clerc sans
+l'être, de porter la tonsure sans appartenir à un Évêque. De tels Clercs
+s'appelaient _acéphales_. On les punissait comme vagabonds. On ignorait
+cet état aujourd'hui si commun, qui n'est ni Séculier ni Ecclésiastique.
+Le titre d'Abbé, qui signifie Père, n'appartenait qu'aux Chefs des
+Monastères.
+
+Les Abbés avaient dès lors le Bâton Pastoral que portaient les Évêques,
+et qui avait été autrefois la marque de la Dignité Pontificale dans Rome
+Païenne. Telle était la puissance de ces Abbés sur les Moines, qu'ils
+condamnaient quelquefois aux peines afflictives les plus cruelles. Ils
+furent les premiers qui prirent le barbare usage des Empereurs Grecs,
+de faire brûler les yeux; et il fallut qu'un Concile leur défendît cet
+attentat, qu'ils commençaient à regarder comme un droit.
+
+La Messe était différente de ce qu'elle est aujourd'hui, et plus encore de
+ce qu'elle était dans les premiers temps.
+
+La Confession Auriculaire commençait à s'introduire. Les Évêques exigèrent
+d'abord que les Chanoines se confessassent à eux. Les Abbés fournirent
+leurs Moines à ce joug, et les Séculiers peu à peu le portèrent. La
+Confession publique ne fut jamais en usage dans l'Occident; car lorsque
+les Barbares embrassèrent le Christianisme, les abus et les scandales
+qu'elle entraînait après elle, l'avaient abolie en Orient, sous le
+Patriarche Nectaire, à la fin du IVe Siècle; mais souvent les Pécheurs
+publics faisaient des pénitences publiques dans les Églises d'Occident,
+surtout en Espagne, où l'invasion des Sarrasins redoublait la ferveur des
+Chrétiens humiliés.
+
+La Religion Chrétienne ne s'était point encore étendue au Nord plus loin
+que les conquêtes de Charlemagne. La Scandinavie, le Danemark, qu'on
+appelait le _Pays des Normands_, étaient plongés dans une idolâtrie
+grossière. Ils adoraient Odin, et ils se figuraient qu'après leur mort le
+bonheur de l'homme consistait à boire dans la salle d'Odin de la bière
+dans le crâne de ses ennemis. On a encore de leurs anciennes chansons
+traduites, qui expriment cette idée. C'était beaucoup pour eux que de
+croire une autre Vie. La Pologne n'était ni moins barbare, ni moins
+idolâtre. Les Moscovites, plus sauvages que le reste de la grande Tartarie,
+en savaient à peine assez pour être Païens; mais tous ces Peuples
+vivaient en paix dans leur ignorance: heureux d'être inconnus à
+Charlemagne, qui vendait si cher la connaissance du Christianisme!
+
+Les Anglais commençaient à recevoir la Religion Chrétienne. Elle y avait
+été apportée un peu auparavant par Constance Chlore, protecteur secret de
+cette Religion alors persécutée. Elle n'y domina point, l'Idolâtrie eut
+le dessus encore longtemps. Quelques Missionnaires des Gaules cultivèrent
+grossièrement un petit nombre de ces Insulaires. Le fameux Pélage, trop
+zélé défenseur de la Nature Humaine, était né en Angleterre; mais il n'y
+fut point élevé, et il faut le compter parmi les Romains.
+
+L'Irlande qu'on appelait _Écosse_ et l'Écosse connue alors sous le nom
+d'_Albanie_, ou du _Pays des Pictes_, avait reçu aussi quelques semences
+du Christianisme, étouffées toujours par l'idolâtrie, qui dominait. Le
+Moine Colombon né en Irlande, était du VIe Siècle; mais il paraît par sa
+retraite en France, et par les Monastères qu'il fonda en Bourgogne, qu'il
+y avait peu à faire et beaucoup à craindre pour ceux qui cherchaient en
+Irlande et en Angleterre de ces établissements riches et tranquilles,
+qu'on trouvait ailleurs à l'abri de la Religion.
+
+Après une extinction presque totale du Christianisme dans l'Angleterre,
+l'Écosse et l'Irlande, la tendresse conjugale l'y fit renaître. Etherbert,
+un des Rois Barbares Anglo-Saxons de l'Eptarchie d'Angleterre, qui avait
+son petit Royaume dans la Province de Kent, où est Cantorbery, voulut
+s'allier avec un Roi de France. Il épousa la fille de Chérébert Roi de
+Paris. Cette Princesse Chrétienne, qui passa la mer avec un Évêque de
+Soissons, disposa son mari à recevoir le baptême, comme Clotilde avait
+soumis Clovis. Le Pape Grégoire le Grand envoya Augustin avec d'autres
+Moines Romains en 598. Ils firent peu de conversions; car il faut au-moins
+entendre la langue du Pays, pour en changer la Religion; mais favorisés
+par la Reine ils bâtirent un Monastère.
+
+Ce fut proprement la Reine qui convertit le petit Royaume de Cantorbery.
+Ses sujets Barbares, qui n'avaient point d'opinions, suivirent aisément
+l'exemple de leurs Souverains. Cet Augustin n'eut pas de peine à se faire
+déclarer Primat par Grégoire le Grand. Il eût voulu même l'être des Gaules;
+mais Grégoire lui écrivit qu'il ne pouvait lui donner de juridiction que
+sur l'Angleterre. Il fut donc premier Archevêque de Cantorbery, premier
+Primat de l'Angleterre. Il donna à l'un de ses Moines le titre d'Évêque
+de Londres, à l'autre celui de Rochester. On ne peut mieux comparer ces
+Évêchés, qu'à ceux d'Antioche et de Babylone, qu'on appelle Évêques in
+_partibus infidelium_. Mais avec le temps, la Hiérarchie d'Angleterre
+se forma. Les Monastères surtout étaient très-riches au VIIIe et au IXe
+Siècle. Ils mettaient au catalogue des Saints tous les grands Seigneurs
+qui leur avaient donné des terres, d'où vient que l'on trouve parmi
+leurs Saints de ce temps-là, sept Rois, sept Reines, huit Princes, seize
+Princesses. Leurs Chroniques disent que dix Rois et onze Reines finirent
+leurs jours dans des Cloîtres; mais il est croyable que ces dix Rois et
+ces onze Reines se firent seulement revêtir à leur mort d'habits religieux,
+et peut-être porter à leurs dernières maladies dans des Couvents, mais
+non pas qu'en effet ils aient en santé renoncé aux affaires publiques,
+pour vivre en Cénobites.
+
+
+
+
+SUITE DES USAGES DU TEMPS DE CHARLEMAGNE,
+
+DE LA JUSTICE, DES LOIS ET COUTUMES SINGULIÈRES.
+
+
+La Justice se rendait ordinairement par les Comtes nommés par le Roi.
+Ils avaient leurs districts assignés. Ils devaient être instruits des
+Lois, qui n'étaient ni si difficiles ni si nombreuses, que les nôtres.
+La procédure était simple, chacun plaidait sa cause en France et en
+Allemagne. Rome seule et ce qui en dépendait, avait encore retenu beaucoup
+de Lois et de formalités de l'Empire Romain. Les Lois Lombardes avaient
+lieu dans le reste de l'Italie citérieure.
+
+Chaque Comte avait sous lui un Lieutenant, nommé _Viguier_, sept
+Assesseurs, _Scabini_, et un Greffier, _Notarius_. Les Comtes publiaient
+dans leur juridiction l'ordre des marches pour la guerre, enrôlaient les
+soldats sous des Centeniers, les menaient aux rendez-vous, et laissaient
+alors leurs Lieutenants faire les fonctions de Juge.
+
+Les Rois envoyaient des Commissaires avec Lettres expresses, _missi
+Dominici_, qui examinaient la conduite des Comtes. Ni ces Commissaires, ni
+ces Comtes ne condamnaient presque jamais à la mort, ni à aucun supplice;
+car si on en excepte la Saxe, où Charlemagne fit des Lois de sang, presque
+les délits se rachetaient dans le reste de son Empire. Le seul crime de
+rébellion était puni de mort, et les Rois s'en réservaient le jugement. La
+Loi Salique, celle des Lombards, celle de Ripuaires, avaient évalué à prix
+d'argent la plupart des autres attentats.
+
+Leur Jurisprudence qui paraît humaine, était en effet plus cruelle que
+la nôtre. Elle laissait la liberté de mal faire à quiconque pouvait la
+payer. La plus douce loi est celle qui mettant le frein le plus terrible
+à l'iniquité, prévient ainsi le plus de crimes.
+
+Par les anciennes _Lois Ripuaires_ rédigées sous Théodoric, et depuis sous
+le Roi des Francs Dagobert, il en coûtait cent sous pour avoir coupé une
+oreille à un homme, et si la surdité ne suivait pas, on était quitte pour
+cinquante sous.
+
+Le troisième Chapitre de la _Loi Ripuaire_ permettait au meurtrier d'un
+Évêque de racheter son crime avec autant d'or qu'en pouvait peser une
+tunique de plomb, de la hauteur du coupable, et d'une épaisseur déterminée.
+
+La _Loi Salique_ remise en vigueur sous Charlemagne, fixe le prix de la
+vie d'un Évêque à neuf cents sous d'or.
+
+On donnait la question, mais seulement aux esclaves; et celui qui avait
+fait mourir dans les tourments de la question l'esclave innocent d'un
+autre Maître, était obligé de lui en donner deux pour toute satisfaction.
+
+Charlemagne qui corrigea les _Lois Saliques_ et _Lombardes_, ne fit que
+hausser le prix des crimes. Ils étaient tous spécifiés. On distinguait ce
+que valait un coup qui avait ôté seulement un os de la tête, d'avec un
+coup qui laissait voir la cervelle.
+
+Je trouve qu'une Sorcière convaincue d'avoir mangé de la chair humaine,
+était condamnée à deux cents sous: et cet article est un témoignage bien
+humiliant pour la Nature Humaine.
+
+Il en coûtait sept cents sous pour le meurtre d'une Femme grosse, deux
+cents pour celui d'une Fille non encore adulte.
+
+Tous les outrages à la pudicité avaient aussi leurs prix fixes. Le rapt
+d'une Femme non mariée ne valait que deux cents sous. Si on avait violé
+une Fille sur le grand-chemin on ne payait que quarante sous, et on
+la rendait à son Maître. De ces lois barbares la plus sévère était
+précisément celle qui devait être la plus douce. Charlemagne lui-même au
+VIe Livre de ses _Capitulaires_, dit que d'épouser sa Comère est un crime
+digne de mort, et qui ne peut se racheter qu'en passant toute sa vie en
+pèlerinage.
+
+Parmi ces _Lois Saliques_, il s'en trouve une qui marque bien expressément
+dans quel mépris étaient tombés les Romains chez les Peuples barbares.
+Le Franc qui avait tué un Citoyen Romain, ne payait que mille cinquante
+deniers, et le Romain payait pour le sang d'un Franc deux mille cinq cents
+deniers.
+
+Dans les Causes criminelles indécises, on se purgeait par serment. Il
+fallait non seulement que la partie accusée jurât, mais elle était obligée
+de produire un certain nombre de témoins qui juraient avec elle. Quand les
+deux parties opposaient serment à serment, on permettait quelquefois le
+combat, mais ce combat n'était point ce qu'on appela depuis _combat à
+outrance_.
+
+Ces combats étaient appelés, comme on sait, _le jugement de Dieu_;
+c'est aussi le nom qu'on donnait à une des plus déplorables folies de ce
+Gouvernement barbare. Les accusés étaient fournis à l'épreuve de l'eau
+froide, de l'eau bouillante, ou du fer ardent. Le célèbre Étienne Baluze
+a rassemblé toutes les anciennes cérémonies de ces épreuves. Elles
+commençaient par la Messe, on y communiait l'accusé. On bénissait l'eau
+froide, on l'exorcisait. Ensuite l'accusé était jeté, garrotté, dans
+l'eau. S'il tombait au fond, il était réputé innocent. S'il surnageait, il
+était jugé coupable. Mr. de Fleury dans son _Histoire Ecclésiastique_ dit
+que c'était une manière sûre de ne trouver personne criminel. J'ose croire
+que c'était une manière de faire périr beaucoup d'innocents. Il y a bien
+des gens qui ont la poitrine assez large et les poumons assez légers, pour
+ne point enfoncer, lorsqu'une grosse corde qui les lie avec plusieurs
+tours, fait avec leur corps un volume moins pesant qu'une pareille
+quantité d'eau. Cette malheureuse coutume, proscrite depuis dans les
+grandes Villes, s'est conservée jusqu'à nos jours dans beaucoup de
+Provinces. On y a très-souvent assujetti même par sentence de Juge, ceux
+qu'on faisait passer pour Sorciers: car rien ne dure si longtemps que la
+Superstition, et il en a coûté la vie à plus d'un malheureux.
+
+Le jugement de Dieu par l'eau chaude s'exécutait en faisant plonger le
+bras nu de l'accusé dans une cuve d'eau bouillante. Il fallait prendre
+au fond de la cuve un anneau béni. Le Juge en présence des Prêtres et du
+Peuple enfermait dans un sac le bras du patient, scellait le sac de son
+cachet, et si trois jours après il ne paraissait sur le bras aucune marque
+de brûlure, l'innocence était reconnue.
+
+Tous les Historiens rapportent l'exemple de la Reine Teutberge, bru de
+l'Empereur Lothaire petit-fils de Charlemagne, accusée d'avoir commis un
+inceste avec son frère Moine et Sous-diacre. Elle nomma un champion qui se
+soumit pour elle à l'épreuve de l'eau bouillante, en présence d'une Cour
+nombreuse. Il prit l'anneau béni sans se brûler. Plusieurs hommes crédules,
+fondés sur de telles histoires, pensent qu'il y a des secrets qui peuvent
+rendre la peau insensible à l'action de l'eau bouillante; mais il n'y en a
+aucun; et tout ce qu'on peut dire sur cette aventure, et sur toutes celles
+qui lui ressemblent, c'est qu'elles ne sont pas vraies, ou que les Juges
+fermaient les yeux sur les artifices dont on se servait, pour faire croire
+qu'on plongeait la main dans l'eau chaude, car on pouvait aisément faire
+une cuve à double fond, l'air échauffé pouvait par des tuyaux soulever
+l'eau à peine tiède et la faire paraître bouillante. Il y a bien des
+manières de tromper, mais aucune d'être invulnérable.
+
+La troisième épreuve était celle d'une barre de fer ardent, qu'il fallait
+porter dans la main l'espace de neuf pas. Il était plus difficile de
+tromper dans cette épreuve que dans les autres, aussi je ne vois personne
+qui s'y soit soumis dans ces Siècles grossiers.
+
+À l'égard des Lois Civiles, voici ce qui me paraît de plus remarquable. Un
+homme qui n'avait point d'enfants, pouvait en adopter. Les époux pouvaient
+se répudier en Justice, et après le divorce il leur était permis de passer
+à d'autres noces. Nous avons dans Marculfe le détail de ces lois.
+
+Mais ce qui paraîtra peut-être plus étonnant, et ce qui n'en est pas moins
+vrai, c'est qu'au Livre II de ces Formules de Marculfe, on trouve que
+rien n'était plus permis ni plus commun que de déroger à cette fameuse
+_Loi Salique_, par laquelle les Filles n'héritaient pas. On amenait sa
+fille devant le Comte ou le Commissaire, et on disait «ma chère fille, un
+usage ancien et impie ôte parmi nous toute portion paternelle aux filles,
+mais ayant considéré cette impiété, j'ai vu que, comme vous m'avez été
+donnés tous de Dieu également, je dois vous aimer de même; ainsi, ma chère
+fille, je veux que vous héritiez par portion égale avec vos frères dans
+toutes mes Terres, etc.»
+
+On ne connaissait point chez les Francs qui vivaient suivant la _Loi
+Salique et Ripuaire_, cette distinction de Nobles et de Roturiers, de
+Nobles de nom et d'armes, et de Nobles _ab avo_ ou gens vivant noblement.
+Il n'y avait que deux ordres de Citoyens, les Libres et les Serfs, à peu
+près comme aujourd'hui dans les Empires Mahométans et à la Chine.
+
+
+
+
+LOUIS LE DÉBONNAIRE.
+
+
+L'Histoire des grands évènements de ce Monde n'est guère que l'Histoire
+des crimes. Je ne vois point de Siècle que l'ambition des Séculiers et des
+Ecclésiastiques n'ait rempli d'horreurs.
+
+À peine Charlemagne est-il au tombeau, qu'une guerre civile désole sa
+Famille et l'Empire.
+
+Les Archevêques de Milan et de Crémone allumèrent les premiers feux.
+Leur prétexte est que Bernard, Roi d'Italie, est le Chef de la Maison
+Carolingienne[9], le fils de l'aîné de Charlemagne. On voit assez la
+véritable raison dans cette fureur de remuer et dans cette frénésie
+d'ambition, qui s'autorise toujours des lois même faites pour la réprimer.
+Un Évêque d'Orléans entre dans leurs intrigues, l'oncle et le neveu lèvent
+des armées. On est prêt d'en venir aux mains à Châlons sur Saône, mais
+le parti de l'Empereur gagne par argent et par promesses la moitié de
+l'armée d'Italie. On négocie, c'est-à-dire on veut tromper. Le Roi est
+assez imprudent pour venir dans le camp de son oncle. Louis qu'on a nommé
+_le Débonnaire_, parce qu'il était faible, et qui fut cruel par faiblesse,
+fait crever les yeux à son neveu, qui lui demandait grâce à genoux. Le
+malheureux Roi meurt dans les tourments du corps et de l'esprit, trois
+jours après cette exécution cruelle. Alors Louis fait tondre et enfermer
+dans un Monastère ses trois frères, dans la crainte qu'un jour le sang de
+Charlemagne, trop respecté en eux, ne suscitât des guerres. Ce ne fut pas
+tout. L'empereur fait arrêter tous les partisans de Bernard, que ce Roi
+avait nommés sous l'espoir de sa grâce. Ils éprouvent le même supplice que
+le Roi. Les Ecclésiastiques sont exceptés de la sentence. On les épargne,
+eux qui étaient les auteurs de la guerre. La déposition ou l'exil sont
+leur seul châtiment. Louis ménageait l'Église, et l'Église fit bientôt
+sentir qu'il faut être ferme pour être respecté.
+
+[Note 9: «Carlovingienne» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+Dès l'an 817 Louis avait suivi le mauvais exemple de son père, en donnant
+des Royaumes à ses enfants; et n'ayant ni le courage d'esprit de son père,
+ni l'autorité que ce courage donne, il s'exposait à l'ingratitude. Oncle
+barbare et frère trop dur, il fut un père trop facile.
+
+Ayant associé à l'Empire son fils aîné, Lothaire, donné l'Aquitaine au
+second nommé Pépin, la Bavière à Louis son troisième fils, il lui restait
+un jeune enfant d'une nouvelle femme. C'est ce Charles le Chauve, qui fut
+depuis Empereur. Il voulut après le partage, ne pas laisser sans État cet
+enfant d'une femme qu'il aimait.
+
+Une des sources du malheur de Louis le Débonnaire, et de tant de désastres
+plus grands qui depuis ont affligé l'Europe, fut cet abus qui commençait à
+naître, d'accorder de la puissance dans le monde à ceux qui ont renoncé au
+monde.
+
+Cette scène mémorable commença par un Moine nommé Vala: c'était un de
+ces hommes qui prennent la dureté pour la vertu, et l'opiniâtreté pour
+la confiance; qui fiers d'une dévotion mal entendue se croient en droit
+d'éclater avec scandale contre des abus moins grands que celui qui leur
+laisse cette liberté; et qui factieux par zèle pensent remplir leur devoir
+en faisant le mal avec un air de Christianisme.
+
+Dans un Parlement tenu en 823 à Aix-la-chapelle, Parlement où étaient
+entrés les Abbés, parce qu'ils étaient Seigneurs de grandes Terres, ce
+Vala reproche publiquement à l'Empereur tous les désordres de l'État:
+«c'est vous, lui dit-il, qui en êtes coupable». Il parle ensuite en
+particulier à chaque membre du Parlement avec plus de sédition. Il ose
+accuser l'Impératrice Judith d'adultère. Il veut prévenir et empêcher les
+dons que l'Empereur veut faire à ce fils, qu'il a eu de l'Impératrice. Il
+déshonore et trouble la Famille Royale, et par conséquent l'État, sous
+prétexte du bien de l'État même.
+
+Enfin l'Empereur irrité renvoie Vala dans son Monastère, dont il n'eût
+jamais dû sortir. Il se résout pour satisfaire sa femme, à donner à son
+fils une petite partie de l'Allemagne vers le Rhin, le Pays des Suisses et
+la Franche-Comté.
+
+Si dans l'Europe les Lois avaient été fondées sur la puissance paternelle;
+si les esprits eussent été pénétrés de la nécessité du respect filial
+comme du premier de tous les devoirs, ainsi que je l'ai remarqué de la
+Chine; les trois enfants de l'Empereur, qui avaient reçu de lui des
+couronnes, ne se seraient point révolté contre leur père, qui donnait un
+héritage à un enfant du second lit.
+
+D'abord ils se plaignirent: aussitôt le Moine de Corbie se joint à l'Abbé
+de Saint Denis, plus factieux encore, et qui ayant les Abbayes de Saint
+Médard, de Soissons et de Saint-Germain-des-Prés[10], pouvait lever des
+troupes, et en leva ensuite. Les Évêques de Vienne, de Lyon, d'Amiens,
+unis à ces Moines, poussent les Princes à la guerre civile, en déclarant
+rebelles à Dieu, à l'Église, ceux qui ne seront pas de leur parti. En vain
+Louis le Débonnaire, au lieu d'assembler des armées, convoque quatre
+Conciles, dans lesquels on fait de bonnes et d'inutiles lois. Ses trois
+fils prennent les armes. C'est, je crois, la première fois qu'on a vu
+trois enfants soulevés ensemble contre leur père. L'Empereur arme à la
+fin. On voit deux camps remplis d'Évêques, d'Abbés et de Moines. Mais du
+côté des Princes est le Pape Grégoire IV dont le nom donne un grand poids
+à leur parti. C'était déjà l'intérêt des Papes d'abaisser les Empereurs.
+Déjà un Étienne, prédécesseur de Grégoire, s'était installé dans la Chaire
+Pontificale sans l'agrément de Louis le Débonnaire. Brouiller le père avec
+les enfants, semblait le moyen de s'agrandir sur leurs ruines. Le Pape
+Grégoire vient donc en France, et menace l'Empereur de l'excommunier.
+Cette cérémonie d'excommunication n'emportait pas encore l'idée qu'on
+voulut lui attacher depuis. On n'osait pas prétendre qu'un excommunié dût
+être privé de ses biens par la seule excommunication. Mais on croyait
+rendre un homme exécrable, et rompre par ce glaive tous les liens qui
+peuvent attacher les hommes à lui.
+
+[Note 10: «Saint Germain des-prez» dans l'édition originale de Jean
+Neaulme (1753).]
+
+Les Évêques du parti de l'Empereur se servirent de leur droit, et font
+dire courageusement à l'Évêque, SI EXCOMMUNICATURUS VENIET, EXCOMMUNICATUS
+ABIBIT, _S'il vient pour excommunier, il retournera excommunié lui-même_.
+Ils lui écrivent avec fermeté, en le traitant à-la-vérité de Pape, mais en
+même temps de Frère. Grégoire plus fier encore leur mande «le terme de
+Frère sent trop l'égalité, tenez-vous en à celui de Pape, reconnaissez ma
+supériorité, sachez que l'autorité de ma chaire est au-dessus de celle du
+trône de Louis». Enfin il élude dans cette Lettre le serment qu'il a fait
+à l'Empereur son Maître.
+
+Au milieu de cette guerre on négocie. La supériorité devait donc être du
+côté du Pape. Il était Prêtre et Italien, Louis était faible. Le Pontife
+le va trouver dans son camp. Il y a le même avantage que Louis avait
+autrefois sur Bernard. Il séduit ses troupes. À peine le Pape est-il sorti
+du camp, que la nuit même la moitié des Troupes Impériales passe du côté
+de Lothaire son fils. Cette désertion arriva près de Bâle, et la Plaine où
+le Pape avait négocié, s'appelle encore le _Champ du mensonge_. Alors le
+Monarque malheureux se rend prisonnier à ses fils rebelles, avec sa femme
+Judith, objet de leur haine. Il leur livre son fils Charles âgé de dix ans,
+prétexte innocent de la guerre. Dans des temps plus barbares, comme sous
+Clovis et ses enfants, ou dans des Pays tel que Constantinople, je ne
+serais point surpris qu'on eût fait périr Judith et son fils, et même
+l'Empereur. Les Vainqueurs se contentèrent de faire raser l'Impératrice,
+de la mettre en prison en Lombardie, de renfermer le jeune Charles dans le
+Couvent de Prum, au milieu de la Forêt des Ardennes, et de détrôner leur
+père. Il me semble, qu'en lisant le désastre de ce père trop bon, on
+ressent au moins une satisfaction secrète, quand on voit que ses fils ne
+furent guère moins ingrats envers cet Abbé Vala, le premier auteur de ces
+troubles, et envers le Pape qui les avait si bien soutenus. On voit avec
+plaisir le Pape retourner à Rome, méprisé des Vainqueurs, et Vala se
+renfermer dans un Monastère en Italie.
+
+Lothaire d'autant plus coupable qu'il était associé à l'Empire, traîne
+son père prisonnier à Compiègne. Il y avait alors un abus funeste,
+introduit dans l'Église, qui défendait de porter les armes et d'exercer
+les fonctions civiles pendant le temps de la pénitence publique.
+Ces pénitences étaient rares, et ne tombaient guère que sur quelques
+malheureux de la lie du peuple. On résolut de faire subir à l'Empereur ce
+supplice infamant, sous le voile d'une humiliation Chrétienne et
+volontaire, et de lui imposer une pénitence perpétuelle, qui le
+dégraderait pour toujours.
+
+Louis est intimidé. Il a la lâcheté de condescendre à cette proposition
+qu'on a la hardiesse de lui faire. Un Archevêque de Reims, nommé Elbon,
+tiré de la condition servile, malgré les lois élevé à cette dignité
+par Louis même, dépose ainsi son Souverain et son bienfaiteur. On fait
+comparaître le Souverain entouré de trente Évêques, de Chanoines, de
+Moines, dans l'Église de Notre Dame de Soissons. Lothaire son fils présent
+y jouit de l'humiliation de son père. On fait étendre un cilice devant
+l'autel. L'Archevêque ordonne à l'Empereur d'ôter son baudrier, son épée,
+son habit, et de se prosterner sur ce cilice. Louis le visage contre terre,
+demande lui-même la pénitence publique, qu'il ne méritait que trop en s'y
+soumettant. L'Archevêque le force de lire à haute voix un papier, dans
+lequel il s'accuse de sacrilège et d'homicide. Le malheureux lit posément
+la liste de ses crimes, parmi lesquels il est spécifié qu'il avait fait
+marcher ses troupes en Carême, et indiqué un Parlement un Jeudi Saint.
+On dresse un procès verbal de toute cette action: monument encore
+subsistant d'insolence et de bassesse. Dans ce procès verbal on ne daigne
+pas seulement nommer Louis du nom d'Empereur: il y est appelé DOMINUS
+LUDOVICUS, _noble homme, vénérable homme_.
+
+Louis fut enfermé un an dans une cellule du Couvent de Saint Médard de
+Soissons, vêtu du sac de pénitent, sans domestiques, sans consolation,
+mort pour le reste du monde. S'il n'avait eu qu'un fils, il était perdu
+pour toujours; mais ses trois enfants disputant ses dépouilles, leur
+désunion rendit au père sa liberté et sa couronne.
+
+En 834, transféré à Saint Denis, deux de ses fils, Louis et Pépin, vinrent
+le rétablir, et remettre entre ses bras sa femme et son fils Charles.
+
+En 835, l'Assemblée de Soissons est anathématisée par une autre à
+Thionville; mais il n'en coûta à l'Archevêque de Reims que la perte de
+son Siège, encore fut-il jugé déposé dans la Sacristie. L'Empereur l'avait
+été en public aux pieds de l'Autel. Quelques Évêques furent déposés aussi.
+L'Empereur ne put ou n'osa les punir davantage.
+
+Bientôt après un de ces mêmes enfants qui l'avaient rétabli, Louis de
+Bavière, se révolta encore. Le malheureux père mourut de chagrin dans une
+tente auprès de Mayence, en disant, _Je pardonne à Louis, mais qu'il sache
+qu'il m'a donné la mort_. (20 Juin 840)
+
+Il confirma solennellement par son testament la donation de Pépin et de
+Charlemagne à l'Église de Rome. Il y ajouta la Corse, la Sardaigne et la
+Sicile. Dons inutiles autant que pieux: les Mahométans, comme je le dirai,
+envahissaient déjà ces Provinces.
+
+Les présents de l'Istrie, de Bénévent, du Territoire de Venise, faits
+par Charlemagne, n'ont pas eu plus d'effet. Ils étaient occupés par des
+Seigneurs particuliers, qui s'en disputaient la propriété. C'était en
+effet donner aux Papes des Terres à conquérir.
+
+
+
+
+ÉTAT DE L'EUROPE APRÈS LA MORT DE LOUIS LE DÉBONNAIRE.
+
+
+Bientôt après la mort du fils de Charlemagne son Empire éprouva ce qui
+était arrivé à celui d'Alexandre, et que nous verrons bientôt être la
+destinée de celui des Califes. Fondé avec précipitation, il s'écroula de
+même, les guerres intestines le divisèrent.
+
+Il n'est pas surprenant que des Princes qui avaient détrôné leur père,
+se soient voulu exterminer l'un l'autre. C'était à qui dépouillerait son
+frère. Lothaire, Empereur, voulait tout. Charles le Chauve Roi de France
+et Louis Roi de Bavière s'unissent contre lui.
+
+En 841, un fils de Pépin, ce Roi d'Aquitaine fils du Débonnaire, et devenu
+Roi après la mort de son père, se joint à Lothaire. Ils désolent l'Empire,
+ils l'épuisent de soldats.
+
+Enfin deux Rois contre deux Rois, dont trois sont frères, et dont l'autre
+est leur neveu, se livrent une bataille à Fontenay dans l'Auxerrois, dont
+l'horreur est digne de guerres civiles. (842)
+
+Plusieurs Auteurs assurent qu'il y périt cent mille hommes. Il est vrai
+que ces Auteurs ne sont pas contemporains, et que du moins il est permis
+de douter que tant de sang ait été répandu. L'Empereur Lothaire fut
+vaincu. Il donna alors au monde l'exemple d'une politique toute contraire
+à celle de Charlemagne.
+
+Le Vainqueur des Saxons les avait assujettis au Christianisme comme à un
+frein nécessaire. Quelques révoltes et de fréquents retours à leur culte
+avaient marqué leur horreur pour une Religion qu'ils regardaient comme
+leur châtiment. Lothaire pour se les attacher, leur donne une liberté
+entière de conscience. La moitié du Pays redevint idolâtre, mais fidèle
+à son Roi. Cette conduite et celle de Charlemagne son grand-père, firent
+voir aux hommes combien diversement les Princes plient la Religion à leurs
+intérêts.
+
+Les disgrâces de Lothaire en fournirent un autre exemple: ses deux frères,
+Charles le Chauve et Louis de Bavière, assemblèrent un Concile d'Évêques
+et d'Abbés à Aix-la-chapelle. (842)
+
+Ces Prélats d'un commun accord déclarèrent Lothaire déchu de son droit à
+la couronne, et ses sujets déliés du serment de fidélité: _promettez-vous
+de mieux gouverner que lui?_ disent-ils aux deux frères Charles et Louis:
+_nous le promettons_, répondirent les deux Rois: _et nous_, dit l'Évêque
+qui présidait, _nous vous permettons par l'autorité divine, et nous vous
+commandons de régner à sa place_.
+
+En voyant les Évêques ainsi donner les couronnes, on se tromperait, si
+on croyait qu'ils fussent alors tels que des Électeurs de l'Empire. Ils
+étaient puissants à-la-vérité, mais aucun n'était Souverain. L'autorité de
+leur caractère et le respect des peuples étaient des instruments dont les
+Rois se servaient à leur gré. Il y avait dans ces Ecclésiastiques bien
+plus de faiblesse que de grandeur à décider ainsi du droit des Rois
+suivant les ordres du plus fort.
+
+On ne doit pas être surpris, que quelques années après un Archevêque de
+Sens avec vingt autres Évêques ait osé dans des conjonctures pareilles
+déposer Charles le Chauve, Roi de France. (859)
+
+Cet attentat fut commis pour plaire à Louis de Bavière. Ces Monarques,
+aussi méchants Rois que frères dénaturés, ne pouvant se faire périr l'un
+l'autre, se faisaient anathématiser tour à tour; mais ce qui surprend,
+c'est ce que ce même Charles le Chauve exprime dans un Écrit qu'il daigna
+publier contre l'Archevêque de Sens: _au moins cet Archevêque ne devait
+pas me déposer avant que j'eusse comparu devant les Évêques qui m'avaient
+sacré Roi: il fallait qu'auparavant j'eusse subi leur jugement, ayant
+toujours été prêt à me soumettre à leurs corrections paternelles et à leur
+châtiment_. La race de Charlemagne réduite à parler ainsi, marchait
+visiblement à sa ruine.
+
+Je reviens à Lothaire, qui avait toujours un grand parti en Germanie, et
+qui était maître paisible en Italie. Il passe les Alpes, fait couronner
+son fils Louis, qui vient juger dans Rome le Pape Sergius II. (844)
+
+Le Pontife comparaît, répond juridiquement aux accusations d'un Évêque
+de Metz, se justifie, et prête ensuite serment de fidélité à ce même
+Lothaire déposé par ses Évêques. Lothaire même fit cette célèbre et
+inutile Ordonnance, que pour éviter les séditions trop fréquentes,
+le Pape _ne sera plus élu par le Peuple_, et que l'on avertira l'Empereur
+de la vacance du Saint Siège.
+
+Leur sentence ne fut qu'un scandale de plus ajouté aux désolations de
+l'Europe. Les Provinces depuis les Alpes au Rhin ne savaient plus à qui
+elles devaient obéir. Les Villes changeaient chaque jour de tyrans,
+les Campagnes étaient ravagées tour à tour par différents partis. On
+n'entendait parler que de combats, et dans ces combats il y avait toujours
+des Moines, des Abbés, des Évêques qui périssaient les armes à la main.
+Hugues, un des fils de Charlemagne, forcé jadis à être Moine, et depuis
+Abbé de Saint Quentin, fut tué devant Toulouse avec l'Abbé de Ferriére,
+deux Évêques y furent faits prisonniers.
+
+Cet incendie s'arrêta un moment, pour recommencer avec fureur. Les trois
+frères Lothaire, Charles et Louis firent de nouveaux partages, qui ne
+furent que de nouveaux sujets de division et de guerre.
+
+L'Empereur Lothaire, après avoir bouleversé l'Europe sans sujet et sans
+gloire, se sentant affaibli, vint se faire Moine dans l'Abbaye de Pram.
+Il ne vécut dans le froc que six jours, et mourut imbécile après avoir
+vécu en tyran.
+
+À la mort de ce troisième Empereur d'Occident il s'éleva de nouveaux
+Royaumes en Europe, comme des monceaux de terre après les secousses d'un
+grand tremblement.
+
+Un autre Lothaire, fils de cet Empereur, donna son nom de _Lotharinge_ à
+une assez grande étendue de Pays nommé depuis par contraction _Lorraine_,
+entre le Rhin, l'Escaut, la Meuse et la Mer. Le Brabant fut appelé
+_la basse Lorraine_, le reste fut connu sous le nom de _la haute_.
+Aujourd'hui de cette haute Lorraine il ne reste qu'une petite Province de
+ce nom, engloutie depuis peu dans le Royaume de France.
+
+Un second fils de l'Empereur Lothaire, nommé Charles, eut la Savoie, le
+Dauphiné, une partie du Lyonnais, de la Provence et du Languedoc. Cet État
+composa le Royaume d'Arles du nom de la Capitale, Ville autrefois opulente
+et embellie par les Romains; mais alors petite et pauvre, ainsi que toutes
+les Villes en-deçà des Alpes.
+
+Un Barbare, qu'on nomme _Salomon_, se fit bientôt après Roi de la Bretagne,
+dont une partie était encore Païenne; mais tous ces Royaumes tombèrent
+aussi promptement qu'ils furent élevés.
+
+Le fantôme d'Empire Romain subsistait. Louis, second fils de Lothaire,
+qui avait eu en partage une partie de l'Italie, fut proclamé Empereur
+par Sergius II en 855. Il fut le seul de tous ces Empereurs qui fixa son
+séjour à Rome; mais il ne possédait pas la neuvième partie de l'Empire de
+Charlemagne, et n'avait en Italie qu'une autorité contestée par les Papes
+et par les Ducs de Bénévent, qui possédaient alors un État considérable.
+
+Après sa mort arrivée en 875, si la Loi Salique avait été en vigueur dans
+la Maison de Charlemagne, c'était à l'aîné de la Maison qu'appartenait
+l'Empire. Louis de Bavière, aîné de Charlemagne, devait succéder à son
+neveu mort sans enfants; mais des troupes et de l'argent firent les droits
+de Charles le Chauve. Il ferma les passages des Alpes à son frère, et se
+hâta d'aller à Rome avec quelques troupes. Reginus, les Annales de Metz et
+de Fulden assurent qu'il acheta l'Empire du Pape Jean VIII. Le Pape non
+seulement se fit payer, mais profitant de la conjoncture il donna l'Empire
+en Souverain, et Charles le reçut en Vassal, protestant qu'il le tenait du
+Pape, ainsi qu'il avait protesté auparavant en France en 859, qu'il devait
+subir le jugement des Évêques, laissant toujours avilir sa dignité pour en
+jouir.
+
+Sous lui l'Empire Romain était donc composé de la France et de l'Italie.
+On dit qu'il mourut empoisonné de son Médecin, un Juif nommé Sédécias;
+mais personne n'a jamais dit par quelle raison ce Médecin commit ce crime.
+Que pouvait-il gagner en empoisonnant son Maître? Auprès de qui eût-il
+trouvé une plus belle fortune? Aucun Auteur ne parle du supplice de ce
+Médecin. Il faut donc douter de l'empoisonnement, et faire réflexion
+seulement, que l'Europe Chrétienne était si ignorante, que les Rois
+étaient obligés de chercher pour leurs Médecins des Juifs et des Arabes.
+
+On voulait toujours saisir cette ombre d'Empire Romain, et Louis le Bègue
+Roi de France, fils de Charles le Chauve, le disputait aux autres
+descendants de Charlemagne. C'était toujours au Pape qu'on le demandait.
+Un Duc de Spoléte, un Marquis de Toscane, investis de ces États par
+Charles le Chauve, se saisirent du Pape Jean VIII et pillèrent une partie
+de Rome, pour forcer, disaient-ils, à donner l'Empire au Roi de Bavière,
+Carloman l'aîné de la race de Charlemagne. Non seulement le Pape Jean
+VIII était ainsi persécuté dans Rome par des Italiens, mais venait
+en 877 de payer vingt-cinq mille livres pesant d'argent aux Mahométans
+possesseurs de la Sicile et du Carillan. C'était l'argent dont Charles le
+Chauve avait acheté l'Empire. Il passa bientôt des mains du Pape en celles
+des Sarrasins, et le Pape même signa un Traité authentique de leur en
+payer autant tous les ans.
+
+Cependant ce Pontife tributaire des Musulmans et prisonnier dans Rome,
+s'échappe, s'embarque, passe en France. Il vient sacrer Empereur Louis le
+Bègue dans la Ville de Troyes, à l'exemple de Léon III, d'Adrien et
+d'Étienne III persécuté chez eux, et donnant ailleurs des couronnes.
+
+Sous Charles le Gros, Empereur et Roi de France, la désolation de l'Europe
+redoubla. Plus le sang de Charlemagne s'éloignait de sa source, et plus
+il dégénérait. Charles le Gros fut déclaré incapable de régner par une
+assemblée de Seigneurs Français et Allemands, qui le déposèrent auprès de
+Mayence dans une Diète convoquée par lui-même. Ce ne sont point ici des
+Évêques, qui en servant la passion d'un Prince, semblent disposer d'une
+couronne; ce furent les principaux qui crurent avoir le droit de nommer
+celui qui devait les gouverner, et combattre à leur tête. On dit que le
+cerveau de Charles le Gros était affaibli. Il le fut toujours sans-doute,
+puisqu'il se mit au point d'être détrôné sans résistance, de perdre à
+la fois l'Allemagne, la France et l'Italie, et de n'avoir enfin pour
+subsistance que la charité de l'Archevêque de Mayence, qui daigna le
+nourrir. Il paraît bien qu'alors l'ordre de la succession était compté
+pour rien, puisqu'Arnould, bâtard de Carloman, fils de Louis le Bègue, fut
+déclaré Empereur, et qu'Eudes ou Odon Comte de Paris fut Roi de France.
+Il n'y avait alors ni droit de naissance, ni droit d'élection reconnu.
+L'Europe était un chaos dans lequel le plus fort s'élevait sur les ruines
+du plus faible, pour être ensuite précipité par d'autres.
+
+
+
+
+DES NORMANDS VERS LE IVe SIÈCLE.
+
+
+Il est difficile de dire quel Pays de l'Europe était alors plus mal
+gouverné et plus malheureux. Tout étant divisé, tout était faible. Cette
+confusion ouvrit un passage aux Peuples de la Scandinavie et aux habitants
+des bords de la Mer Baltique. Ces Sauvages trop nombreux n'ayant à
+cultiver que des terres ingrates, manquant de Manufactures et privés
+d'Arts, ne cherchaient qu'à se répandre loin de leur patrie. Le brigandage
+et la piraterie leur était nécessaire, comme le carnage aux bêtes féroces.
+En Allemagne on les appelait _Normands, Hommes du Nord_, sans distinction,
+comme nous disons encore en général les _Corsaires de Barbarie_. Dès le
+IVe Siècle ils se mêlèrent aux flots des autres Barbares, qui portèrent
+la désolation jusqu'à Rome et en Afrique. On a vu que resserrés sous
+Charlemagne, ils craignirent l'esclavage. Dès le temps de Louis le
+Débonnaire ils recommencèrent leurs courses. Les forêts dont ces Pays
+étaient hérissés, leur fournissaient assez de bois pour construire leurs
+barques à deux voiles à rames. Environ cent hommes tenaient dans ces
+bâtiments, avec leurs provisions de bière, de biscuit de mer, de fromage,
+et de viande salée. Ils côtoyaient les côtes, descendaient où ils ne
+trouvaient point de résistance, et retournaient chez eux avec leur butin,
+qu'ils partageaient ensuite selon les lois du brigandage, ainsi qu'il se
+pratique à Tunis. Dès l'an 843 ils entrèrent en France par l'embouchure
+de la Rivière de la Seine, et mirent la Ville de Rouen au pillage. Une
+autre flotte entra par la Loire, et dévasta tout jusqu'en Touraine. Ils
+emmenaient en esclavage les hommes, ils partageaient entre eux les femmes
+et les filles, prenant jusqu'aux enfants pour les élever dans leur métier
+de pirates. Les bestiaux, les meubles, tout était emporté. Ils vendaient
+quelquefois sur une côte ce qu'ils avaient pillé sur une autre. Leurs
+premiers gains excitèrent la cupidité de leurs compatriotes indigents. Les
+habitants des côtes Germaniques et Gauloises se joignirent à eux, ainsi
+que tant de renégats de Provence et de Sicile ont servi sur les vaisseaux
+d'Alger.
+
+En 844 ils couvrirent la mer de vaisseaux. On les vit descendre presqu'à
+la fois en Angleterre, en France et en Espagne. Il faut que le Gouvernement
+des Français et des Anglais fût moins bon que celui des Mahométans, qui
+régnaient en Espagne; car il n'y eut nulle mesure prise par les Français
+ni par les Anglais, pour empêcher ces irruptions; mais en Espagne les
+Arabes gardèrent leurs côtes, et repoussèrent enfin les Pirates.
+
+En 845 les Normands pillèrent Hambourg, et pénétrèrent avant dans
+l'Allemagne. Ce n'était plus alors un ramassis[11] de Corsaires sans ordre,
+c'était une flotte de six cents bateaux, qui portait une armée formidable.
+Un Roi de Danemark, nommé Eric, était à leur tête. Il gagna deux batailles
+avant de se rembarquer. Ce Roi des Pirates après être retourné chez
+lui avec les dépouilles Allemandes, envoie en France un des Chefs des
+Corsaires, à qui les Histoires donnent le nom de Régner. Il remonte la
+Seine à cent vingt voiles. Il n'y a point d'apparence que ces cent vingt
+voiles portaient dix mille hommes. Cependant avec un nombre probablement
+inférieur, il pille Rouen une seconde fois, et vient jusqu'à Paris. Dans
+de pareilles invasions, quand la faiblesse du Gouvernement n'a pourvu à
+rien, la terreur du peuple augmente le péril, et le plus grand nombre fuit
+devant le plus petit. Les Parisiens qui se défendirent dans d'autres temps
+avec tant de courage, abandonnèrent alors leur Ville, et les Normands n'y
+trouvèrent que des maisons de bois qu'ils brûlèrent. Le malheureux Roi,
+Charles le Chauve, retranché à Saint Denis avec peu de troupes, au lieu
+de s'opposer à ces Barbares, acheta de quatorze mille marcs d'argent la
+retraite qu'ils daignèrent faire. On est indigné quand on lit dans nos
+Auteurs que plusieurs de ces Barbares furent punis de mort subite pour
+avoir pillé l'Église de Saint-Germain-des-Prés. Ni les Peuples, ni leurs
+Saints ne se défendirent, mais les vaincus se donnent toujours la honteuse
+consolation de supposer des miracles opérés contre leurs vainqueurs.
+
+[Note 11: Écrit «ramas» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+Charles le Chauve, en achetant ainsi la paix, ne faisait que donner à
+ces Pirates de nouveaux moyens de faire la guerre, et s'ôter celui de la
+soutenir. Les Normands se servirent de cet argent pour aller assiéger
+Bordeaux, qu'ils pillèrent. Pour comble d'humiliation et d'horreur,
+un descendant de Charlemagne, Pépin Roi d'Aquitaine, n'ayant pu leur
+résister, s'unit avec eux, et alors la France vers l'an 858 fut
+entièrement ravagée. Les Normands fortifiés de tout ce qui se joignait
+à eux, désolèrent longtemps l'Allemagne, la Flandres, l'Angleterre. Nous
+avons vu depuis peu des armées de cent mille hommes pouvoir à peine
+prendre deux Villes après des victoires signalées; tant l'Art de fortifier
+les places et de préparer des ressources a été perfectionné; mais alors
+des Barbares combattant d'autres Barbares désunis, ne trouvaient après
+le premier succès, presque rien qui arrêtât leurs courses. Vaincus
+quelquefois, ils reparaissaient avec de nouvelles forces.
+
+Godefroi, Roi de Danemark, à qui Charles le Gros céda enfin une partie
+de la Hollande en 882, pénètre de la Hollande en Flandres, ses Normands
+passent de la Somme à l'Oise sans résistance, prennent et brûlent Pontoise,
+et arrivent par eau et par terre devant Paris, en 885.
+
+Les Parisiens qui s'attendaient alors à l'irruption des Barbares,
+n'abandonnèrent point la Ville, comme autrefois. Le Comte de Paris, Ode
+ou Eudes, que sa valeur éleva depuis sur le trône de France, mit dans la
+Ville un ordre qui anima les courages, et qui leur tint lieu de tours et
+de remparts. Sigefroi, Chef des Normands, pressa le siège avec une fureur
+opiniâtre, mais non destituée d'arts. Les Normands se servirent du bélier
+pour battre les murs. Ils firent brèche, et donnèrent trois assauts. Les
+Parisiens les soutinrent avec un courage inébranlable. Ils avaient à leur
+tête non seulement le Comte Eudes, mais encore leur Évêque Goflin, qui
+chaque jour après avoir donné la bénédiction à son peuple, se mettait sur
+la brèche, le casque en tête, un carquois sur le dos, et une hache à sa
+ceinture, et ayant planté la croix sur le rempart, combattait à sa vue. Il
+paraît que cet Évêque avait dans la Ville autant d'autorité pour le moins
+que le Comte Eudes, puisque ce fut à lui que Sigefroy s'était d'abord
+adressé, pour entrer par sa permission dans Paris. Ce Prélat mourut de ses
+fatigues au milieu du siège, laissant une mémoire respectable et chère;
+car s'il arma des mains que la Religion réservait seulement au ministère
+de l'Autel, il les arma pour cet autel même et pour des citoyens dans
+la cause la plus juste, et pour la défense la plus nécessaire, qui est
+toujours au-dessus des lois. Ses confrères ne s'étaient armés que dans des
+Guerres Civiles et contre des Chrétiens. Peut-être, si l'apothéose est due
+à quelques hommes, eût-il mieux valu mettre dans le Ciel ce Prélat qui
+combattit et mourut pour son Pays, que tant d'hommes obscurs, dont la
+vertu, s'ils en ont eu, a été pour le moins inutile au Monde.
+
+Les Normands tinrent la Ville assiégée une année et demie, les Parisiens
+éprouvèrent toutes les horreurs qu'entraînent dans un long siège la famine
+et la contagion, qui en sont les suites, et ne furent point ébranlés. Au
+bout de ce temps l'Empereur Charles le Gros, Roi de France, parut enfin à
+leurs secours sur le Mont de Mars, qu'on appelle aujourd'hui Montmartre,
+mais il n'osa pas attaquer les Normands, il ne vint que pour acheter
+encore une trêve honteuse. Ces Barbares quittèrent Paris pour aller
+assiéger Sens et piller la Bourgogne, tandis que Charles alla dans Mayence
+assembler ce Parlement qui lui ôta un trône dont il était si indigne.
+
+Les Normands continuèrent leurs dévastations, mais quoiqu'ennemis du Nom
+Chrétien il ne leur vint jamais en pensée de forcer personne à renoncer au
+Christianisme. Ils étaient à peu près tels que les Francs, les Goths, les
+Alains, les Huns, les Hérules, qui en cherchant au IVe Siècle de nouvelles
+Terres, loin d'imposer une Religion aux Romains, s'accommodèrent aisément
+de la leur: ainsi les Turcs en pillant l'Empire des Califes, se sont
+fournis à la Religion Mahométane.
+
+Enfin Rolon ou Raoul, le plus illustre de ces Brigands du Nord, après
+avoir été chassé du Danemark, ayant rassemblé en Scandinavie tous ceux
+qui voulurent s'attacher à sa fortune, tenta de nouvelles aventures, et
+fonda l'espérance de sa grandeur sur la faiblesse de l'Europe. Il aborda
+l'Angleterre, où ses compatriotes étaient déjà établis; mais après deux
+victoires inutiles il retourna du côté de la France, que d'autres Normands
+savaient ruiner, mais qu'ils ne savaient pas asservir.
+
+Rolon fut le seul de ces Barbares qui cessa d'en mériter le nom, en
+cherchant un établissement fixe. Maître de Rouen sans peine, au lieu de
+la détruire, il en fit relever les murailles et les tours. Rouen devint
+sa place d'armes, de-là il volait tantôt en Angleterre, tantôt en France,
+faisant la guerre avec politique, comme avec fureur. La France était
+expirante sous le règne de Charles le Simple, Roi de nom, et dont la
+Monarchie était encore plus démembrée par les Ducs, par les Comtes et par
+les Barons ses sujets, que par les Normands. Charles n'avait donné que
+de l'or aux Barbares, Charles le Simple offrit à Rolon sa fille et des
+provinces.
+
+Raoul demanda d'abord la Normandie, et on fut trop heureux de la lui
+céder. Il demanda ensuite la Bretagne, on disputa, mais il fallut la céder
+encore avec des clauses que le plus fort explique toujours à son avantage.
+Ainsi la Bretagne qui était tout à l'heure un Royaume, devint un Fief de
+la Neustrie; et la Neustrie qu'on s'accoutuma bientôt à nommer Normandie
+du nom de ses usurpateurs, fut un État séparé, dont les Ducs rendaient un
+vain hommage à la couronne de France.
+
+L'Archevêque de Rouen sut persuader à Rolon de se faire Chrétien. Ce
+Prince embrassa volontiers une Religion qui affermissait sa puissance.
+
+Les véritables Conquérants sont ceux qui savent faire des lois. Leur
+puissance est stable, les autres sont des torrents qui passent. Rolon
+paisible fut le seul Législateur de son temps dans le Continent Chrétien.
+On sait avec quelle inflexibilité il rendit la justice. Il abolit le vol
+chez ses Danois, qui n'avaient jusques-là vécu que de rapine. Longtemps
+après lui son nom seul prononcé, était un ordre aux Officiers de Justice
+d'accourir pour réprimer la violence, et de-là est venu cet usage de la
+clameur de _Haro_, si connue en Normandie. Le sang des Danois et des
+Francs mêlés ensemble produisit ensuite dans ce Pays ces Héros qu'on verra
+conquérir l'Angleterre et la Sicile.
+
+
+
+
+DE L'ANGLETERRE VERS LE IVe SIÈCLE.
+
+
+L'Angleterre après avoir été divisée en sept petits Royaumes, s'était
+presque réunie sous le Roi Egbert, lorsque ces mêmes Pirates vinrent la
+ravager aussi bien que la France. On prétend qu'en 852 ils remontèrent la
+Tamise avec trois cents Voiles. Les Anglais ne se défendirent guère mieux
+que les Francs. Ils payèrent, comme eux, leurs vainqueurs. Un Roi nommé
+Ethelbert suivit le malheureux exemple de Charles le Chauve. Il donna de
+l'argent; la même faute eut la même punition. Les Pirates se servirent
+de cet argent pour mieux subjuguer le Pays. Ils conquirent la moitié de
+l'Angleterre. Il fallait que les Anglais, nés courageux et défendus par
+leur situation, eussent dans leur Gouvernement des vices bien essentiels,
+puisqu'ils furent toujours assujettis par des Peuples qui ne devaient pas
+aborder impunément chez eux. Ce qu'on raconte des horribles dévastations
+qui désolèrent cette Île, surpasse encore ce qu'on vient de voir en
+France. Il y a des temps où la Terre entière n'est qu'un théâtre de
+carnage, et ces temps sont trop fréquents.
+
+Il me semble que le Lecteur respire enfin un peu, lorsque dans ces
+horreurs il voit s'élever quelque grand-homme qui tire sa patrie de la
+servitude, et qui le gouverne en bon Roi.
+
+Je ne sais s'il y a jamais eu sur la Terre un homme plus digne des
+respects de la postérité qu'Alfred le Grand, qui rendit ses services à sa
+patrie.
+
+En 872 il succédait à son frère Ethelred I qui ne lui laissa qu'un droit
+contesté sur l'Angleterre, partagée plus que jamais en Souverainetés, dont
+plusieurs étaient possédées par les Danois. De nouveaux Pirates venaient
+encore, presque chaque année, disputer aux premiers usurpateurs le peu de
+dépouilles qui pouvaient rester.
+
+Alfred n'ayant pour lui qu'une Province de l'Ouest, fut vaincu d'abord
+en bataille rangée par ces Barbares, et abandonné de tout le monde il ne
+se retira point à Rome dans le Collège Anglais, comme Butred son oncle,
+devenu Roi d'une petite Province et chassé par les Danois; mais seul et
+sans secours, il voulut périr ou venger sa patrie. Il se cacha six mois
+chez un Berger dans une chaumière environnée de marais. Le seul Comte de
+Devon qui défendait encore un faible château, savait son secret. Enfin
+ce Comte ayant rassemblé des troupes et gagné quelque avantage, Alfred
+couvert de haillons d'un Berger, osa se rendre dans le camp des Danois, en
+jouant de la harpe: voyant ainsi par ses yeux la situation du camp et ses
+défauts, instruit d'une fête que les Barbares devaient célébrer, il court
+au Comte de Devon qui avait des milices prêtes, il revient aux Danois avec
+une petite troupe mais déterminée, il les surprend et gagne une victoire
+complète. La discorde divisait alors les Danois. Alfred sut négocier comme
+combattre; et ce qui est étrange, les Anglais et les Danois le reconnurent
+unanimement pour Roi. Il n'y avait plus à réduire que Londres, il la
+prit, la fortifia, l'embellit, équipa des flottes, contint les Danois
+d'Angleterre, s'opposa aux descentes des autres, et s'appliqua ensuite
+pendant douze années d'une possession paisible, à policer sa patrie. Ses
+lois furent douces, mais sévèrement exécutées. C'est lui qui fonda les
+Jurés, qui partagea l'Angleterre en Shires ou Comtés, et qui le premier
+encouragea ses sujets à commercer. Il prêta des vaisseaux et de l'argent
+à des hommes entreprenants et sages, qui allèrent jusqu'à Alexandrie,
+et de-là passant l'Isthme de Suez, trafiquèrent dans la Mer de Perse. Il
+institua des Milices, il établit divers Conseils, mit partout la règle et
+la paix qui en est la suite.
+
+Il me semble qu'il n'y a point de véritablement grand-homme, sans avoir un
+bon esprit. Alfred fonda l'Académie d'Oxford. Il fit venir des livres de
+Rome. L'Angleterre toute barbare n'en avait presque point. Il se plaignait
+qu'il n'y eût pas alors un Prêtre Anglais qui sût le Latin. Pour lui, il
+le savait. Il était même assez bon Géomètre pour ce temps-là. Il possédait
+l'Histoire. On dit même qu'il faisait des vers en Anglo-Saxon. Les moments
+qu'il ne donnait pas aux soins de l'État, il les donnait à l'étude.
+Une sage économie le mit en état d'être libéral. On voit qu'il rebâtit
+plusieurs Églises, mais aucun Monastère. Il pensait sans-doute que dans
+un État désolé, qu'il fallait repeupler, il eût mal servi sa patrie, en
+favorisant trop ces familles immenses sans père et sans enfants, qui se
+perpétuent aux dépens de la Nation: aussi ne fut-il pas au nombre des
+Saints; mais l'Histoire, qui d'ailleurs ne lui reproche ni défaut ni
+faiblesse, le met au premier rang des Héros utiles au Genre-humain, qui
+sans ces hommes extraordinaires eût toujours été semblable aux bêtes
+farouches.
+
+
+
+
+DE L'ESPAGNE ET DES MUSULMANS AUX VIIIe ET IXe SIÈCLES.
+
+
+Je vois dans l'Espagne des malheurs et des révolutions d'un autre genre,
+qui méritent une attention particulière. Il faut remonter en peu de mots à
+la source, et se souvenir que les Goths usurpateurs de ce Royaume, devenus
+Chrétiens et toujours barbares, furent chassés au VIIIe Siècle par les
+Musulmans d'Afrique. Je crois que l'imbécillité du Roi Vamba qu'on enferma
+dans un Cloître, fut l'origine de la décadence de ce Royaume. C'est à sa
+faiblesse qu'on doit les fureurs de ses successeurs. Vitiza, Prince plus
+insensé encore que Vamba, puisqu'il était cruel, fit désarmer ses sujets
+qu'il craignait, mais par-là il se priva de leur secours.
+
+Rodrigue dont il avait assassiné le père, l'assassina à son tour, et fut
+encore plus méchant que lui. Il ne faut pas chercher ailleurs la cause
+de la supériorité des Musulmans en Espagne. Je ne sais s'il est bien vrai
+que Rodrigue eût violé Florinde, nommée la _Cava_ ou la _Méchante_, fille
+malheureusement célèbre du Comte Julien, et si ce fut pour venger son
+honneur que ce Comte appela les Maures. Peut-être l'aventure de la Cava
+est copiée en partie sur celle de Lucrèce, et ni l'une ni l'autre ne
+paraît appuyée sur des monuments bien authentiques. Il paraît que pour
+appeler les Africains on n'avait pas besoin du prétexte d'un viol, qui
+est d'ordinaire aussi difficile à prouver qu'à faire. Déjà sous le Roi
+Vamba, le Comte Hervig, depuis Roi, avait fait venir une armée de Maures.
+Opas Archevêque de Séville, qui fut le principal instrument de la grande
+révolution, avait des intérêts plus chers à soutenir que ceux de la pudeur
+d'une fille. Cet Évêque, fils de l'usurpateur Vitiza détrôné et assassiné
+par l'usurpateur Rodrigue, fut celui dont l'ambition fit venir les Maures
+pour la seconde fois. Le Comte Julien, gendre de Vitiza, trouvait dans
+cette seule alliance assez de raisons pour se soulever contre le tyran.
+Un autre Évêque nommé Torizo, entra dans la conspiration d'Opas et du
+Comte. Y a-t-il apparence que deux Évêques se fussent ligués ainsi avec
+les ennemis du Nom Chrétien, s'il ne s'était agi que d'une fille?
+
+Quoi qu'il en soit, les Mahométans étaient maîtres comme ils le sont
+encore, de toute cette partie de l'Afrique qui avait appartenu aux Romains,
+ils venaient d'y fonder la Ville de Maroc près du Mont Atlas. Le Calife
+Valid Almanzor, maître de cette belle partie de la Terre, résidait à Damas
+en Syrie. Son Vice-roi Muzza, qui gouvernait l'Afrique, fit par un de ses
+Lieutenants la conquête de toute l'Espagne. Il y envoya d'abord son
+Général Tarif, qui gagna en 714 cette célèbre bataille où Rodrigue perdit
+la vie. On prétend que les Sarrasins ne tinrent pas leurs promesses à
+Julien, dont ils se défiaient sans-doute. L'Archevêque Opas fut plus
+satisfait d'eux. Il prêta serment de fidélité aux Mahométans, et conserva
+sous eux beaucoup d'autorité sur les Églises Chrétiennes, que les
+vainqueurs toléraient.
+
+Pour le Roi Rodrigue, il fut si peu regretté que sa veuve Egilone épousa
+publiquement le jeune Abdalis, fils du Sultan Muzza, dont les armes
+avaient fait périr son mari, et réduit en servitude son Pays et sa
+Religion.
+
+L'Espagne avait été soumise en quatorze mois à l'Empire des Califes, à la
+réserve des cavernes et des rochers de l'Asturie. Pélage Teudomer, parent
+du dernier Roi Rodrigue, caché dans ces retraites, y conserva sa liberté.
+Je ne sais comment on a pu donner le nom de Roi à ce Prince, qui en était
+en effet digne, mais dont toute la Royauté se borna à n'être point captif.
+Les Historiens Espagnols et ceux qui les ont suivis, lui font remporter de
+grandes victoires, imaginent des miracles en sa faveur, lui établissent
+une Cour, lui donnent son fils Favilla et son gendre Alphonse pour
+successeurs tranquilles dans ce prétendu Royaume. Mais comment dans ce
+temps-là même les Mahométans, qui sous Abdérame vers l'an 734 subjuguèrent
+la moitié de la France, auraient-ils laissé subsister derrière les
+Pyrénées ce Royaume des Asturies? C'était beaucoup pour les Chrétiens
+de pouvoir se réfugier dans ces montagnes et d'y vivre de leurs courses,
+en payant tribut aux Mahométans. Ce ne fut que vers l'an 759 que les
+Chrétiens commencèrent à tenir tête à leurs vainqueurs affaiblis par les
+victoires de Charles Martel et par leurs divisions; mais eux-mêmes plus
+divisés entre eux que les Mahométans, retombèrent bientôt sous le joug.
+
+En 783, Maurégat, à qui il a plû aux Historiens de donner le titre de Roi,
+eut la permission de gouverner les Asturies et quelques Terres voisines,
+en rendant hommage et en payant tribut. Il se soumit surtout de fournir
+cent belles filles tous les ans pour le sérail d'Abdérame.
+
+On donne pour successeur à ce Maurégat un Diacre nommé Vérémon, Chef de
+ces Montagnards réfugiés, faisant le même hommage et payant le même nombre
+de filles qu'il était obligé de payer souvent. Est-ce-là un Royaume, et
+sont-ce-là des Rois?
+
+Après la mort de cet Abdérame, les Émirs des Provinces d'Espagne voulurent
+être indépendants. On a vu dans l'article de Charlemagne, qu'un d'eux,
+nommé Ibna Larabi, eut l'imprudence d'appeler ce conquérant à son
+secours. S'il y avait eu alors un véritable Royaume Chrétien en Espagne,
+Charles n'eût-il pas protégé ce Royaume par ses armes, plutôt que de se
+joindre à des Mahométans? Il prit cet Émir sous sa protection, et se fit
+rendre hommage des Terres qui sont entre l'Ebre et les Pyrénées, que les
+Musulmans gardèrent. On voit en 794 le Maure Abutar rendre hommage à Louis
+le Débonnaire, qui gouvernait l'Aquitaine sous son père avec le titre de
+Roi.
+
+Quelque temps après, les divisions augmentèrent chez les Maures d'Espagne.
+Le Conseil de Louis le Débonnaire en profita, ses troupes assiégèrent
+deux ans Barcelone, et Louis y entra en triomphe en 796. Voilà l'époque
+de la décadence des Maures. Ces vainqueurs n'étaient plus soutenus par
+les Africains et par les Califes dont ils avaient secoué le joug. Les
+successeurs d'Abdérame ayant établi le siège de leur Royaume à Cordoue,
+étaient mal obéis des Gouverneurs des autres Provinces.
+
+Alfonse de la race de Pélage commença dans ces conjonctures heureuses à
+rendre considérables les Chrétiens Espagnols retirés dans les Asturies.
+Il refusa le tribut ordinaire à des Maîtres contre lesquels il pouvait
+combattre; et après quelques victoires il se vit maître paisible des
+Asturies et de Léon au commencement du IXe Siècle.
+
+C'est par lui qu'il faut commencer de retrouver en Espagne des Rois
+Chrétiens. Cet Alfonse était artificieux et cruel. On l'appelle le Chaste,
+parce qu'il fut le premier qui refusa les cent filles aux Maures. On ne
+songe pas qu'il ne soutint point la guerre pour avoir refusé ce tribut,
+mais que voulant se soustraire à la domination des Maures et ne plus être
+tributaire, il fallait bien qu'il refusât les cent filles ainsi que le
+reste.
+
+Les succès d'Alfonse qui, malgré beaucoup de traverses, enhardit les
+Chrétiens de Navarre à se donner un Roi. Les Aragonais levèrent l'étendard
+sous un Comte: ainsi sur la fin de Louis le Débonnaire, ni les Maures, ni
+les Français n'eurent plus rien dans ces Contrées stériles, mais le reste
+de l'Espagne obéissait aux Rois Musulmans. Ce fut alors que les Normands
+ravagèrent les côtes de l'Espagne, mais étant repoussés, ils retournèrent
+piller la France et l'Angleterre.
+
+On ne doit point être surpris que les Espagnols des Asturies, de Léon,
+d'Aragon, aient été alors des barbares. La guerre qui avait succédé à
+la servitude, ne les avait pas polis. Ils étaient dans une si profonde
+ignorance, qu'Alfonse Roi de Léon et des Asturies, surnommé le Grand,
+fut obligé de donner à son fils des Précepteurs Mahométans.
+
+Je ne cesse d'être étonné, quand je vois quels titres les Historiens
+prodiguent aux Rois. Cet Alfonse qu'ils appellent le Grand, fit crever
+les yeux à ses quatre frères; sa vie n'est qu'un tissu de cruautés et de
+perfidies. Ce Roi finit par faire révolter contre lui ses Sujets, et fut
+obligé de céder son petit Royaume à son fils vers l'an 910.
+
+Cependant les Mahométans qui perdaient cette partie de l'Espagne qui
+confine à la France, s'étendaient partout ailleurs. Si j'envisage leur
+Religion, je la vois embrassée par toutes les Indes, et par les côtes
+orientales de l'Afrique où ils trafiquaient. Si je regarde leurs conquêtes,
+ d'abord le Calife Aaron Rachild impose un tribut de soixante et dix mille
+écus d'or par an à l'Impératrice Irène. L'Empereur Nicéphore ayant ensuite
+refusé de payer le tribut, Aaron prend l'Île de Chypre et vient ravager la
+Grèce. Almamon son petit-fils, Prince d'ailleurs si recommandable par son
+amour pour les Sciences et par son savoir, s'empare par ses Lieutenants de
+l'Île de Crète en 825. Les Musulmans y firent bâtir la Ville de Candie.
+
+En 826 les mêmes Africains qui avaient subjugué l'Espagne et fait des
+incursions dans cette Île fertile, encouragés par un Sicilien nommé
+Euphémiris, qui ayant, à l'exemple de son Empereur Michel, épousé une
+Religieuse, et poursuivi par les lois que l'Empereur s'était rendu
+favorables, fit à peu près en Sicile ce que le Comte Julien avait fait
+en Espagne.
+
+Ni les Empereurs Grecs, ni ceux d'Occident ne purent alors chasser de
+Sicile les Musulmans, tant l'Orient et l'Occident étaient mal gouvernés.
+Ces Conquérants allaient se rendre maîtres de l'Italie, s'ils avaient été
+unis; mais leurs fautes sauvèrent Rome, comme celle des Carthaginois la
+sauvèrent autrefois. Ils partent de Sicile en 846 avec une flotte
+nombreuse. Ils entrent par l'embouchure du Tibre, et ne trouvant qu'un
+Pays, presque désert, ils vont assiéger Rome. Ils prirent les dehors, et
+ayant pillé la riche Église de Saint Pierre hors des murs, ils levèrent le
+siège pour aller combattre une armée de Français, qui venait secourir Rome
+sous un Général de l'Empereur Lothaire. L'armée Française fut battue, mais
+la Ville rafraîchie fut manquée; et cette expédition qui devait être une
+conquête, ne devint par leur mésintelligence qu'une incursion de Barbares.
+Ils revinrent bientôt après avec une armée formidable, qui semblait devoir
+détruire l'Italie et faire une Bourgade Mahométane de la Capitale du
+Christianisme. Le Pape Léon IV prenant dans ce danger une autorité que
+les Généraux de l'Empereur Lothaire semblaient abandonner, se montra digne
+en défendant Rome, d'y commander en Souverain. Il avait employé les
+richesses de l'Église à réparer les murailles, à élever des tours, à
+tendre des chaînes sur le Tibre. Il arma les milices à ses dépens, engagea
+les habitants de Naples et de Gayette à venir défendre les côtes et le
+port d'Ostie, sans manquer à la sage précaution de prendre d'eux des
+otages, sachant bien que ceux qui sont assez puissants pour nous secourir,
+le sont assez pour nous nuire. Il visita lui-même tous les postes et reçut
+les Sarrasins à leur descente, non pas en équipage de guerrier, ainsi
+qu'en avait usé Goflin Évêque de Paris dans une occasion encore plus
+pressante, mais comme un Pontife qui exhortait un Peuple Chrétien, et
+comme un Roi qui veillait à la sûreté de ses Sujets. Il était né Romain.
+Le courage des premiers âges de la République revivait en lui dans un
+temps de lâcheté et de corruption, tel qu'un des beaux monuments de
+l'ancienne Rome qu'on trouve quelquefois dans les ruines de la nouvelle.
+Son courage et ses soins furent secondés.
+
+En 849, on reçut les Sarrasins courageusement à leur descente, et la
+tempête ayant dissipé la moitié de leurs vaisseaux, une partie de ces
+conquérants échappés au naufrage fut mise à la chaîne. Le Pape rendit sa
+victoire utile, en faisant travailler aux fortifications de Rome et à ses
+embellissements les mêmes mains qui devaient les détruire. Les Mahométans
+restèrent cependant maîtres du Garillan entre Capoue et Gayette, mais
+plutôt comme une Colonie de Corsaires indépendants, que comme des
+Conquérants disciplinés.
+
+Je vois donc au IXe Siècle les Musulmans redoutables à la fois à Rome et
+à Constantinople, maîtres de la Perse, de la Syrie, de l'Arabie, et de
+toutes les Côtes d'Afrique jusqu'au Mont Atlas, et des trois quarts de
+l'Espagne. Mais ces Conquérants ne forment pas une Nation, comme les
+Romains étendus presqu'autant qu'eux, n'avaient fait qu'un seul Peuple.
+
+Sous le fameux Calife Almamon vers l'an 815, un peu après la mort de
+Charlemagne, l'Égypte devint indépendante, et le Grand-Caire fut la
+résidence d'un Soudan. Le Prince de la Mauritanie Tangitane, sous le titre
+de Misamolin, était maître absolu de l'Empire de Maroc. La Nubie et la
+Lybie obéissaient à un autre Soudan. Les Abdérames qui avaient fondé le
+Royaume de Cordoue, ne purent empêcher d'autres Mahométans de fonder celui
+de Tolède. Toutes ces nouvelles Dynasties révéraient dans le Calife le
+successeur de leur Prophète. Ainsi que les Chrétiens allaient en foule en
+pèlerinage à Rome, les Mahométans de toutes les parties du Monde allaient
+à la Mecque, gouvernée par un Shérif que nommait le Calife; et c'était
+principalement par ce pèlerinage que le Calife maître de la Mecque était
+vénérable à tous les Princes de sa croyance. Mais ces Princes distinguant
+la Religion de leurs intérêts, dépouillaient le Calife en lui rendant
+hommage.
+
+
+
+
+DE L'EMPIRE DE CONSTANTINOPLE, AUX VIIIe et IXe SIÈCLES.
+
+
+Tandis que l'Empire de Charlemagne se démembrait, que les inondations
+des Sarrasins et des Normands désolaient l'Occident, l'Empire de
+Constantinople subsistait comme un grand arbre, vigoureux encore. Mais
+déjà vieux, dépouillé de quelques racines, et assailli de tous côtés par
+la tempête, cet Empire n'avait plus rien en Afrique, la Syrie et une
+partie de l'Asie Mineure lui étaient enlevées. Il défendait contre les
+Musulmans ses frontières vers l'orient de la Mer Noire, et tantôt vaincu,
+tantôt vainqueur, il aurait pu au moins se fortifier contre eux par cet
+usage continuel de la guerre. Mais du côté du Danube et vers le bord
+occidental de la Mer Noire, d'autres ennemis le ravageaient. Une Nation
+de Scythes, nommée les Abares ou Avares, les Bulgares, autres Scythes,
+dont la Bulgarie tient son nom, désolaient tous ces beaux climats de la
+Roumanie[12], où Adrien et Trajan avaient construit de si belles Villes,
+et ces grands-chemins desquels il ne subsiste plus que quelques chaussées.
+
+[Note 12: «Romanie» dans l'édition originale de Jean Neaulme (1753).]
+
+Les Abares surtout répandus dans la Hongrie et dans l'Autriche se jetaient
+tantôt sur l'Empire d'Orient, tantôt sur celui de Charlemagne. Ainsi des
+frontières de la Perse à celles de la France, la Terre était en proie à
+des incursions presque continuelles.
+
+Si les frontières de l'Empire Grec étaient toujours resserrées et toujours
+désolées, la Capitale était le théâtre des révolutions et des crimes. Un
+mélange de l'artifice des Grecs et de la férocité des Thraces, formait le
+caractère qui régnait à la Cour. En effet quel spectacle nous représente
+Constantinople? Maurice et ses cinq enfants massacrés: Phocas assassiné
+pour prix de ses meurtres et de ses incestes: Constantin empoisonné par
+l'Impératrice Martine, à qui on arrache la langue tandis qu'on coupe
+le nez à Héracléonas son fils: Constans assommé dans un bain par ses
+domestiques: Constantin Pogonate qui fait crever les yeux à ses deux
+frères: Justinien II son fils prêt à faire à Constantinople ce que
+Théodose fit à Thessalonique, surpris, mutilé et enchaîné par Léonce au
+moment qu'il allait faire égorger les principaux Citoyens: Léonce bientôt
+traité lui-même comme il avait traité Justinien II, ce Justinien rétabli,
+faisant couler sous ses yeux dans la Place publique le sang de ses ennemis,
+et périssant enfin sous la main d'un bourreau: Philippe Bardanés détrôné
+et condamné à perdre les yeux: Léon l'Isaurien et Constantin Copronyme
+morts à-la-vérité dans leur lit, mais après un règne sanguinaire, aussi
+malheureux pour le Prince que pour les Sujets. L'Impératrice Irène,
+la première femme qui monta sur le trône des Césars, et la première qui
+fit périr son fils pour régner: Nicéphore son successeur, détesté de
+ses Sujets, pris par les Bulgares, décollé, servant de pâture aux
+bêtes, tandis que son crâne sert de coupe à son vainqueur. Enfin Michel
+Curopalate contemporain de Charlemagne, confiné dans un Cloître,
+et mourant ainsi moins cruellement, mais plus honteusement que ses
+prédécesseurs. C'est ainsi que l'Empire est gouverné pendant 200 ans.
+Quelle histoire de brigands obscurs punis en Place publique pour leurs
+crimes, est plus horrible et plus dégoûtante? Cependant il faut voir
+au IXe Siècle Léon l'Arménien, brave guerrier, mais ennemi des Images,
+assassiné à la Messe dans le temps qu'il chantait une Antienne: ses
+assassins s'aplaudissant d'avoir tué un hérétique, vont tirer de prison un
+Officier, nommé Michel le Bègue, condamné à la mort par le Sénat, et qui
+au lieu d'être exécuté, reçut la Pourpre Impériale. Ce fut lui qui étant
+amoureux d'une Religieuse, se fit prier par le Sénat de l'épouser, sans
+qu'aucun Évêque osât être d'un sentiment contraire. Ce fait est d'autant
+plus digne d'attention, que presqu'en même temps on voit Euphemius en
+Sicile, poursuivi criminellement pour un semblable mariage; et quelque
+temps après, on avait condamné à Constantinople le mariage très-légitime
+de l'Empereur Léon.
+
+Les affaires de l'Église sont si mêlées avec celles de l'État, que je peux
+rarement les séparer, comme je voudrais.
+
+Cette ancienne querelle des Images troublait toujours l'Empire. La Cour
+était tantôt favorable, tantôt contraire à leur culte, selon qu'elle
+voyait pencher l'esprit du plus grand nombre. Michel le Bègue commença
+par les consacrer, et finit par les abattre.
+
+Son successeur Théophile, qui régna environ douze ans depuis 829 jusqu'à
+842, se déclara contre ce culte. On a écrit qu'il ne croyait point la
+Résurrection, qu'il niait l'existence des Démons, et qu'il n'admettait
+pas Jésus-Christ pour Dieu. Il se peut faire qu'un Empereur pensât ainsi;
+mais faut-il croire, je ne dis pas sur les Princes seulement, mais sur
+les particuliers, des ennemis qui sans prouver aucun fait, décrient la
+religion et les moeurs des hommes qui n'ont pas pensé comme eux?
+
+Ce Théophile fils de Michel le Bègue fut presque le seul Empereur qui
+eut succédé paisiblement à son père depuis deux Siècles. Sous lui les
+adorateurs des Images furent plus persécutés que jamais. On connaît
+aisément par ces longues persécutions, que tous les citoyens étaient
+divisés.
+
+Il est remarquable, que deux femmes aient rétabli les Images. L'une est
+l'Impératrice Irène veuve de Léon IV et l'autre l'Impératrice Théodora
+veuve de Théophile.
+
+Théodora, maîtresse de l'Empire d'Orient sous le jeune Michel son fils,
+persécuta à son tour les ennemis des Images. Elle porta son zèle ou sa
+politique plus loin. Il y avait encore dans l'Asie Mineure un grand nombre
+de Manichéens qui vivaient paisibles, parce que la fureur d'enthousiasme,
+qui n'est guère que dans les sectes naissantes, était passée. Ils étaient
+riches par le commerce. Soit qu'on en voulût à leurs opinions ou à leurs
+biens, on fit contre eux des Édits sévères, qui furent exécutés avec
+cruauté. La persécution leur rendit leur premier fanatisme. On en fit
+périr des milliers dans les supplices. Le reste désespéré se révolta. Il
+en passa plus de 40000 chez les Musulmans, et ces Manichéens auparavant
+si tranquilles, devinrent des ennemis irréconciliables, qui joints aux
+Sarrasins ravagèrent l'Asie Mineure jusqu'aux portes de la Ville Impériale,
+dépeuplée par une peste horrible en 842, et devenue un objet de pitié.
+
+La peste proprement dite, est une maladie particulière aux Peuples de
+l'Afrique, comme la petite-vérole. C'est de ces Pays qu'elle vient
+toujours par des Vaisseaux marchands. Elle inonderait l'Europe sans
+les sages précautions qu'on prend dans nos Ports, et probablement
+l'inattention du Gouvernement laissa entrer la contagion dans la Ville
+Impériale.
+
+Cette même inattention exposa l'Empire à un autre fléau. Les Russes
+s'embarquèrent vers le Port qu'on nomme aujourd'hui Azoph sur la Mer Noire,
+et vinrent ravager tous les rivages du Pont Euxin. Les Arabes d'un autre
+côté poussèrent encore leurs conquêtes par-delà l'Arménie et dans l'Asie
+Mineure. Enfin Michel le Jeune, après un règne cruel et infortuné, fut
+assassiné par Basile, qu'il avait tiré de la plus basse condition pour
+l'associer à l'Empire.
+
+L'administration de Basile ne fut guère plus heureuse. C'est sous son
+règne qu'est l'époque du grand Schisme, qui divisa l'Église Grecque de la
+Latine.
+
+Les malheurs de l'Empire ne furent pas beaucoup réparés sous Léon, qu'on
+appela le Philosophe; non qu'il fût un Antonin, un Marc-Aurèle, un Julien,
+un Aaron Rachild, un Alfred, mais parce qu'il était savant. Il passe pour
+avoir le premier ouvert un chemin aux Turcs, qui si longtemps après ont
+pris Constantinople.
+
+Les Turcs qui combattirent depuis les Sarrasins et qui mêlés à eux,
+furent leur soutien et les destructeurs de l'Empire Grec, avaient-ils
+déjà envoyé des Colonies dans ces contrées voisines du Danube? On n'a
+guère d'histoires véritables de ces émigrations des Barbares.
+
+Il n'y a que trop d'apparence que les hommes ont ainsi vécu longtemps.
+À peine un Pays était un peu cultivé, qu'il était envahi par une Nation
+affamée, chassée à son tour par une autre. Les Gaulois n'étaient-ils pas
+descendus en Italie, n'avaient-ils pas été jusque dans l'Asie Mineure?
+Vingt Peuples de la Grande Tartarie n'ont-ils pas cherché de nouvelles
+Terres?
+
+Malgré tant de désastres, Constantinople fut encore longtemps la Ville
+Chrétienne la plus opulente, la plus peuplée, la plus recommandable par
+les Arts. Sa situation seule par laquelle elle domine sur deux Mers, la
+rendait nécessairement commerçante. La peste de 842, toute destructive
+qu'elle avait été, ne fut qu'un fléau passager. Les Villes de commerce et
+où la Cour réside, se repeuplent toujours par l'affluence des voisins. Les
+Arts mécaniques et les beaux Arts même ne périssent point dans une vaste
+Capitale qui est le séjour des riches.
+
+Toutes ces révolutions subites du Palais, les crimes de tant d'Empereurs
+égorgés les uns par les autres, sont des orages qui ne tombent guère sur
+des hommes cachés, qui cultivent en paix des professions qu'on n'envie
+point.
+
+Les richesses n'étaient point épuisées: on dit qu'en 857 Théodora mère de
+Michel, en se démettant malgré elle de la Régence, et traitée à peu près
+par son fils comme Marie de Médicis le fut de nos jours par Louis XIII
+fit voir à l'Empereur, qu'il y avait dans le trésor cent neuf mille livres
+pesant d'Or et trois cents mille livres d'Argent.
+
+Un Gouvernement sage pouvait donc encore maintenir l'Empire dans sa
+puissance. Il était resserré, mais non démembré, changeant d'Empereurs,
+mais toujours uni sous celui qui se revêtait de la pourpre. Enfin plus
+riche, plus plein de ressources, plus puissant que celui d'Allemagne.
+Cependant il n'est plus, et l'Empire d'Allemagne subsiste encore.
+
+
+
+
+DE L'ITALIE, DES PAPES, ET DES AUTRES AFFAIRES DE L'ÉGLISE
+AUX VIIIe et IXe SIÈCLES.
+
+
+On a vu avec quelle prudence les Papes se conduisirent sous Pépin et sous
+Charlemagne, comme ils assoupirent habilement les querelles de Religion,
+et comme chacun d'eux établit sourdement les fondements de la grandeur
+Pontificale.
+
+Leur pouvoir était déjà trop grand, puisque Grégoire IV rebâtit le Port
+d'Ostie et que Léon IV fortifia Rome à ses dépens. Mais tous les Papes ne
+pouvaient être de grands-hommes, et toutes les conjonctures ne pouvaient
+leur être favorables. Chaque vacance de siège causait presque autant de
+troubles que l'élection d'un Roi en Pologne. Le Pape élu avait à ménager
+à la fois le Sénat Romain, le Peuple et l'Empereur. La Noblesse Romaine
+avait grande part au Gouvernement, elle élisait alors deux Consuls tous
+les ans. Elle créait un Préfet, qui était une espèce de Tribun du Peuple.
+Il y avait un Tribunal de douze Sénateurs, et c'était ces Sénateurs qui
+nommaient les principaux Officiers du Duché de Rome. Ce Gouvernement
+municipal avait tantôt plus, tantôt moins d'autorité. Les Papes avaient
+à Rome plutôt un grand crédit qu'une puissance législative.
+
+S'ils n'étaient pas Souverains de Rome, ils ne perdaient aucune occasion
+d'agir en Souverains de l'Église d'Occident.
+
+Nicolas I écrivait ainsi à Hincmar, Archevêque de Reims en 863: «Nous
+avons appris par le rapport de plusieurs personnes fidèles, que vous avez
+déposé notre cher frère Rothade absent; c'est pourquoi nous vous mandons
+de venir incessamment à Rome avec ses accusateurs et le Prêtre qui a été
+le sujet de sa déposition. Si dans un mois après la réception de cette
+Lettre vous ne rétablissez pas Rothade, je vous défends de célébrer la
+Messe, etc.»
+
+On résistait toujours à ces entreprises des Papes, mais pour peu que de
+tant d'Évêques un seul vînt à fléchir, sa soumission était regardée à Rome
+comme un devoir: il fallait donc nécessairement que l'Église de Rome,
+supérieure d'ailleurs aux autres, fût presque leur Souveraine à force de
+vouloir l'être.
+
+Gontier Archevêque de Cologne, déposé par le même Nicolas I pour avoir
+été d'un avis contraire au Pape dans un Concile tenu à Metz en 864,
+écrivit à toutes les Églises, «Quoique le Seigneur Nicolas qu'on nomme
+Pape, et qui se compte Pape et Empereur, nous ait excommuniés, nous avons
+résisté à sa folie». Ensuite dans son écrit s'adressant au Pape même,
+«Nous ne recevons point, dit-il, votre maudite sentence, nous la méprisons,
+nous vous rejetons vous-même de notre Communion, nous contentant de celle
+des Évêques nos frères que vous méprisez», etc.
+
+Un frère de l'Archevêque de Cologne porta lui-même cette protestation
+à Rome, et la mit sur le tombeau de Saint Pierre, l'épée à la main.
+Mais bientôt après l'état politique des affaires ayant changé, ce même
+Archevêque changea aussi. Il vint au Mont Cassin se jeter aux genoux du
+Pape Adrien successeur de Nicolas. «Je déclare, dit-il, devant Dieu et
+devant ses Saints, à vous Monseigneur Adrien, Souverain Pontife, aux
+Évêques qui vous sont soumis, et à toute l'Assemblée, que je supporte
+humblement la sentence de déposition donnée canoniquement contre moi
+par le Pape Nicolas», etc. On sent combien un exemple de cette espèce
+affermissait les prétentions de l'Église Romaine, et les conjonctures
+rendaient ces exemples fréquents.
+
+Le même Nicolas I excommunia la femme de Lothaire Roi de Lorraine, fils
+de l'Empereur Lothaire. Il n'était pas bien décidé si elle était épouse
+légitime; mais il était moins décidé encore, si le Métropolitain de Rome
+devait se mêler du lit d'un Souverain; ce n'était pas-là que se bornaient
+leurs prétentions.
+
+En 876, Le Pape Jean VIII dans une sentence qu'il prononça
+contre Formose Évêque de Porto, qui fut depuis Pape, dit positivement
+qu'il a élu et ordonné Empereur son cher fils Charles le Chauve.
+
+Je passe beaucoup d'entreprises de cette nature, qui rempliraient des
+volumes. Il suffit de voir quel était l'esprit de Rome.
+
+La plus grande affaire que l'Église eut alors, et qui en est encore une
+très-importante aujourd'hui, fut l'origine de la séparation totale des
+Grecs et des Latins. La Chaire Patriarcale de Constantinople étant, ainsi
+que le Trône, l'objet de l'ambition, était sujette aux mêmes révolutions.
+L'Empereur mécontent du Patriarche Ignace, l'obligea à signer lui-même
+sa déposition, et mit à sa place Photius, Eunuque du Palais, homme d'une
+grande qualité, d'un vaste génie, et d'une science universelle. Il était
+Grand-Écuyer et Ministre d'État. Les Évêques pour l'ordonner Patriarche,
+le firent passer en six jours par tous les degrés. Le premier jour on
+le fit Moine, parce que les Moines étaient alors regardés comme faisant
+partie de la Hiérarchie. Le second jour il fut Lecteur, le troisième
+Sous-Diacre, puis Diacre, Prêtre, et enfin Patriarche le jour de Noël
+en 858.
+
+Le Pape Nicolas prit le parti d'Ignace, et excommunia Photius. Il lui
+reprochait surtout d'avoir passé de l'État Laïc à celui d'Évêque avec
+tant de rapidité; mais Photius répondait avec raison, que Saint Ambroise,
+Gouverneur de Milan et à peine Chrétien, avait joint la dignité d'Évêque
+à celle de Gouverneur plus rapidement encore. Photius excommunia donc le
+Pape à son tour, et le déclara déposé. Il prit le titre de Patriarche
+OEcuménique, et accusa hautement d'hérésie les Évêques d'Occident de la
+communion du Pape. Le plus grand reproche qu'il leur faisait, roulait sur
+la procession du Père et du Fils. Les autres sujets d'anathème étaient que
+les Latins se servaient de pain non levé pour l'Eucharistie, mangeaient
+des oeufs en Carême, et que leurs Prêtres se faisaient raser la barbe.
+Étranges raisons pour brouiller l'Occident avec l'Orient.
+
+L'Empereur Basile, assassin de Michel son bienfaiteur et des protecteurs
+de Photius, déposa ce Patriarche dans le temps qu'il jouissait de sa
+victoire. Rome profita de cette conjoncture pour faire assembler, en 869,
+à Constantinople, le huitième Concile OEcuménique, composé de trois cents
+Évêques. Il est à remarquer que les Légats qui présidaient ne savaient
+pas un mot de Grec, et que parmi les autres Évêques très peu savaient le
+Latin. Photius y fut universellement condamné comme intrus, et soumis à
+la pénitence publique. On signa pour les cinq Patriarches avant de signer
+pour le Pape. Mais en tout cela les questions qui partageaient l'Orient et
+l'Occident, ne furent point agitées, on ne voulait que déposer Photius.
+
+Quelques temps après, le vrai Patriarche, Ignace, étant mort, Photius eut
+l'adresse de se faire rétablir par l'Empereur Basile. Le Pape Jean VIII
+le reçut à sa communion, le reconnut, lui écrivit, et malgré ce huitième
+Concile OEcuménique, qui avait anathématisé ce Patriarche, le Pape envoya
+ses Légats à un autre Concile, en 879, à Constantinople, dans lequel
+Photius fut reconnu innocent par quatre cents Évêques, dont trois cents
+l'avaient auparavant condamné. Les Légats de ce même siège de Rome,
+qui l'avaient anathématisé, servirent eux-mêmes à casser le huitième
+Concile OEcuménique. On a beaucoup blâmé cette condescendance du Pape Jean
+VIII mais on n'a pas assez songé que ce Pontife avait alors besoin de
+l'Empereur Basile. Un Roi de Bulgarie, nommé Bogoris, gagné par l'habileté
+de sa femme qui était Chrétienne, s'était converti à l'exemple de Clovis
+et du Roi Egbert. Il s'agissait de savoir de quel Patriarcat cette
+nouvelle Province Chrétienne dépendrait. Constantinople et Rome se
+la disputaient. La décision dépendait de l'Empereur Basile. Voilà en
+partie le sujet des complaisances qu'eut l'Évêque de Rome pour celui de
+Constantinople.
+
+Il ne faut pas oublier que dans ce Concile, ainsi que dans le précédent,
+il y eut des _Cardinaux_. On nommait ainsi des Prêtres et des Diacres qui
+servaient de Conseils aux Métropolitains. Il y en avait à Rome comme dans
+d'autres Églises. Ils étaient déjà distingués, mais ils signaient après
+les Évêques et les Abbés.
+
+Le Pape donna par ses Lettres et par ses Légats le titre de _Votre
+sainteté_ au Patriarche Photius. Les autres Patriarches sont aussi
+appelés _Papes_ dans ce Concile. C'est un nom Grec, commun à tous les
+Prêtres, et qui peu à peu est devenu le terme distinctif du Métropolitain
+de Rome.
+
+On eut encore l'adresse de ne point parler dans ce Concile des points
+qui divisaient les Églises d'Orient et d'Occident. Le Pape écrivit au
+Patriarche, qu'il était convenable de suspendre la grande querelle sur le
+_qui ex Patre Filioque procedit_; et que l'usage immémorial étant à Rome
+de chanter dans le Symbole _qui ex Patre procedit_, il fallait s'en tenir
+à cet usage, sans blâmer ceux qui ajoutaient _ex Filio_.
+
+Il paraît que Jean VIII se conduisait avec prudence; car ses successeurs
+s'étant brouillés avec l'Empire Grec, et ayant alors adopté le huitième
+Concile OEcuménique de 869, et rejeté l'autre, qui absolvait Photius,
+la paix établie par Jean VIII fut alors rompue. Photius éclata contre
+l'Église Romaine, la traita d'hérétique au sujet de cet article du
+_Filioque procedit_, des oeufs en Carême, de l'Eucharistie faite avec du
+pain sans levain, et de plusieurs autres usages. Mais le grand point de la
+division était la Primatie. Photius et ses successeurs voulaient être les
+premiers Évêques du Christianisme, et ne pouvaient souffrir que l'Évêque
+de Rome, d'une Ville qu'ils regardaient alors comme barbare, séparée
+de l'Empire par sa rébellion, et en proie à qui voudrait s'en emparer,
+disputât la préférence à l'Évêque de la Ville Impériale. Le temps a décidé
+la supériorité de Rome et l'humiliation de Constantinople.
+
+Photius qui eut dans sa vie plus de revers que de gloire, fut déposé par
+des intrigues de Cour, et mourut malheureux, mais ses successeurs attachés
+à ses prétentions, les soutinrent avec vigueur.
+
+Le Dogme ne troubla point encore l'Église d'Occident; à peine a-t-on
+conservé la mémoire d'une petite dispute excitée en 814 par un nommé Jean
+Godescale sur la Prédestination et sur la Grâce; et je ne ferai nulle
+mention d'une folie épidémique, qui saisit le peuple de Dijon en 844, à
+l'occasion d'une Sainte Bénigne qui donnait, disait-on, des convulsions à
+ceux qui priaient sur son tombeau; je ne parlerais pas, dis-je, de cette
+superstition populaire, si elle ne s'était renouvellée de nos jours avec
+fureur dans des circonstances toutes pareilles. Les mêmes folies semblent
+destinées à reparaître de temps en temps sur la scène du Monde: mais aussi
+le bon-sens est le même dans tous les temps, et on n'a rien dit de si sage
+sur les miracles modernes de Saint Médard de Paris, que ce que dit en 844
+un Évêque de Lyon sur ceux de Dijon. «Voilà un étrange Saint, qui estropie
+ceux qui ont recours à lui: il me semble que les miracles devraient être
+faits pour guérir les maladies, et non pour en donner».
+
+Ces minuties ne troublaient point la paix en Occident, et les querelles
+Théologiques n'étaient point ce à quoi Rome s'attachait; on travaillait à
+augmenter la puissance temporelle. Elles firent plus de bruit en Orient,
+parce que les Ecclésiastiques y étaient sans puissance temporelle. Il y a
+encore une autre cause de la paix en Occident, c'est la grande ignorance
+des Ecclésiastiques.
+
+
+
+
+ÉTAT DE L'EMPIRE DE L'OCCIDENT, DE L'ITALIE, ET DE LA PAPAUTÉ
+SUR LA FIN DU IXe SIÈCLE, DANS LE COURS DU Xe ET DANS LA MOITIÉ
+DU XIe JUSQU'À HENRI III.
+
+
+Après la déposition de Charles le Gros, l'Empire d'Occident ne subsista
+plus que de nom. Arnould, Arnolfe ou Arnold, bâtard de Carloman et d'une
+fille nommée Carantine, se rendit maître de l'Allemagne; mais l'Italie
+était partagée entre deux Seigneurs, tous deux du sang de Charlemagne par
+les femmes; l'un était un Duc de Spoléte, nommé Gui; l'autre Bérenger Duc
+de Frioul. Tous deux investis de ces Duchés par Charles le Chauve, tous
+prétendants à l'Empire aussi bien qu'au Royaume de France. Arnould en
+qualité d'Empereur, regardait aussi la France comme lui appartenant de
+droit, tandis que la France détachée de l'Empire était partagée entre
+Charles le Simple qui la perdait et le Roi Eudes grand-oncle de Hugues
+Capet, qui l'usurpait.
+
+Un Bozon, Roi d'Arles, disputait encore l'Empire. Le Pape Formose, Évêque
+peu accrédité de la malheureuse Rome, ne pouvait que donner l'Onction
+Sacrée au plus fort. Il couronna en 892 ce Gui de Spoléte. L'année d'après
+il couronna Bérenger vainqueur, et deux autres années après il fut forcé
+de couronner cet Arnoud qui vint assiéger Rome et la prit d'assaut. Le
+serment équivoque, que reçut Arnoud des Romains, prouve que déjà les Papes
+prétendaient à la souveraineté de Rome. Tel était ce serment: «Je jure
+par les Saints Mystères que sauf mon honneur, ma loi et ma fidélité à
+Monseigneur Formose Pape, je serai fidèle à l'Empereur Arnoud».
+
+Les Papes étaient alors en quelque sorte semblables aux Califes de Bagdad,
+qui révérés dans tous les États Musulmans comme les Chefs de la Religion,
+n'avaient plus guère d'autre droit que celui de donner les investitures
+des Royaumes à ceux qui les demandaient les armes à la main; mais il y
+avait entre ces Califes et ces Papes cette différence, que les Califes
+étaient tombés, et que les Papes s'étaient élevés.
+
+Il n'y avait réellement plus d'Empire, ni de droit ni de fait. Les Romains
+qui s'étaient donnés à Charlemagne par acclamation, ne voulaient plus
+reconnaître des bâtards, des étrangers, à peine maîtres d'une partie de
+la Germanie.
+
+Le Peuple Romain dans son abaissement, dans son mélange avec tant
+d'étrangers, conservait encore comme aujourd'hui cette fierté secrète que
+donne la grandeur passée. Il trouvait insupportable que des Bructères, des
+Cattes, des Marcomans, se disent les successeurs des Césars, et que les
+rives du Main et la forêt Hercynie fussent le centre de l'Empire de Titus
+et de Trajan.
+
+On frémissait à Rome d'indignation, et on riait en même temps de pitié,
+lorsqu'on apprenait qu'après la mort d'Arnoud, son fils Hiludovic, que
+nous appelons Louis, avait été créé Empereur des Romains à l'âge de
+trois ou quatre ans dans un Village barbare, nommé Fourkem, par quelques
+Seigneurs et Évêques Germains. C'était en effet un étrange Empire Romain
+que ce Gouvernement qui n'avait alors ni les Pays entre le Rhin et la
+Meuse, ni la France, ni la Bourgogne, ni l'Espagne, ni rien enfin dans
+l'Italie, et pas même une Maison dans Rome qu'on pût dire appartenir à
+l'Empereur.
+
+Du temps de ce Louis, dernier Empereur du sang de Charlemagne par
+bâtardise, mort en 912, l'Empire Romain resserré en Allemagne, fut ce
+qu'était la France, une Contrée dévastée par les guerres civiles et
+étrangères, sous un Prince élu en tumulte et mal obéi.
+
+Tout est révolution dans les Gouvernements: c'en est une frappante que de
+voir ces Saxons, sauvages traités par Charlemagne comme les Ilotes par les
+Lacédémoniens, donner ou prendre au bout de 112 ans cette même dignité,
+qui n'était plus dans la maison de leur vainqueur. Othon[13], Duc de Saxe,
+après la mort de Louis, met par son crédit la couronne d'Allemagne sur
+la tête de Conrad Duc de Franconie; et après la mort de Conrad, le fils
+du Duc Othon de Saxe, Henri l'Oiseleur est élu. Tous ceux qui s'étaient
+fait Princes héréditaires en Germanie, joints aux Évêques, faisaient ces
+élections.
+
+[Note 13: Dans l'édition de Jean Neaulme ce nom se trouve sous deux
+orthographes, Otton ou Othon, nous avons retenu cette dernière.]
+
+Dans la décadence de la famille de Charlemagne, la plupart des Gouverneurs
+des Provinces s'étaient rendus absolus. Mais ce qui d'abord était
+usurpation, devint bientôt un droit héréditaire.
+
+Les Évêques de plusieurs grands sièges, déjà puissants par leur dignité,
+n'avaient plus qu'un pas à faire pour être Princes, et ce pas fut bientôt
+fait. De-là vient la puissance séculière des Évêques de Mayence, de
+Cologne, de Trêves, de Wurtzbourg, et de tant d'autres en Allemagne et
+en France. Les Archevêques de Reims, de Lyon, de Beauvais, de Langres,
+de Laon, s'attribuèrent les droits régaliens. Cette puissance des
+Ecclésiastiques ne dura pas en France, mais en Allemagne elle est affermie
+pour longtemps. Enfin les Moines eux-mêmes devinrent Princes, les Abbés de
+Fulde, de Saint Gal, de Kempten, de Corbie, etc. Ils étaient de petits
+Rois dans les Pays où 80 ans auparavant ils défrichaient avec leurs mains
+quelques terres que des propriétaires charitables leur avaient données.
+Tous ces Seigneurs, Ducs, Comtes, Marquis, Évêques, Abbés, rendaient
+hommage au Souverain. On a longtemps cherché l'origine de ce Gouvernement
+Féodal. Il est à croire qu'elle n'en a point d'autre que l'ancienne
+coutume de toutes les Nations, d'imposer un hommage et un tribut au plus
+faible. On sait qu'ensuite les Empereurs Romains donnèrent des Terres à
+perpétuité à de certaines conditions. On en trouve des exemples dans les
+vies d'Alexandre Sévère et de Probus. Les Lombards furent les premiers qui
+érigèrent des Duchés relevant en fief de leur Royaume. Spoléte et Bénévent
+furent sous les Rois Lombards des Duchés héréditaires.
+
+Avant Charlemagne, Tassillon possédait le Duché de Bavière à condition
+d'un hommage, et ce Duché eût appartenu à ses descendants, si Charlemagne
+ayant vaincu ce Prince, n'eût dépouillé le père et les enfants.
+
+Point de Villes libres alors en Allemagne, ainsi point de commerce, point
+de grandes richesses. Les Villes n'avaient pas même de murailles. Cet État
+qui pouvait être si puissant, était devenu si faible par le nombre et la
+division de ses Maîtres, que l'Empereur Conrad fut obligé de promettre
+un tribut annuel aux Hongrois, Huns ou Pannoniens, si bien contenus par
+Charlemagne, et si humiliés par les Empereurs de la Maison d'Autriche.
+Mais alors ils semblaient être ce qu'ils avaient été sous Attila. Ils
+ravageaient l'Allemagne, les Frontières de la France. Ils descendaient en
+Italie par le Tyrol, après avoir pillé la Bavière, et revenaient ensuite
+avec les dépouilles de tant de Nations.
+
+C'est au règne d'Henri l'Oiseleur que se débrouilla un peu le chaos de
+l'Allemagne. Ses limites étaient alors le Fleuve de l'Oder, la Bohême, la
+Moravie, la Hongrie, les rivages du Rhin, de l'Escaut, de la Moselle, de
+la Meuse, et vers le Septentrion la Poméranie et le Holstein étaient ses
+barrières.
+
+Il faut que Henri l'Oiseleur fût un des Rois des plus dignes de régner.
+Sous lui les Seigneurs de l'Allemagne si divisés sont réunis. Le premier
+fruit de cette réunion est l'affranchissement du tribut qu'on payait aux
+Hongrois, et une grande victoire remportée sur cette Nation terrible (936).
+Il fit entourer de murailles la plupart des Villes d'Allemagne. Il
+institua des Milices. On lui attribua même l'invention de quelques Jeux
+militaires, qui donnaient quelques idées des Tournois. Enfin l'Allemagne
+respirait, mais il ne paraît pas qu'elle prétendît être l'Empire Romain.
+L'Archevêque de Mayence avait sacré Henri l'Oiseleur. Aucun Légat du Pape,
+aucun Envoyé des Romains n'y avait assisté. L'Allemagne sembla pendant
+tout ce règne oublier l'Italie.
+
+Il n'en fut pas ainsi sous Othon le Grand, que les Princes Allemands,
+les Évêques et les Abbés élurent unanimement après la mort d'Henri son
+père. L'héritier reconnu d'un Prince puissant, qui a fondé ou rétabli
+un État, est toujours plus puissant que son père, s'il ne manque pas de
+courage; car il entre dans une carrière déjà ouverte, il commence où son
+prédécesseur a fini. Ainsi Alexandre avait été plus loin que Philippe son
+père, Charlemagne plus loin que Pépin, et Othon le Grand passa beaucoup
+Henri l'Oiseleur.
+
+Les Italiens toujours factieux et faibles ne pouvaient ni obéir à
+leurs compatriotes, ni être libres, ni se défendre à la fois contre les
+Sarrasins et les Hongrois, dont les incursions infestaient encore leur
+Pays.
+
+
+
+
+DE LA PAPAUTÉ AU DIXIÈME SIÈCLE AVANT QU'OTHON LE GRAND
+SE RENDIT MAÎTRE DE ROME.
+
+
+Le Pape Formose, fils du Prêtre Léon, étant Évêque de Porto, avait été à
+la tête d'une faction contre Jean VIII et deux fois excommunié par ce
+Pape; mais ces excommunications qui furent bientôt après si terribles aux
+Têtes couronnées, le furent si peu pour Formose qu'il se fit élire Pape
+en 890.
+
+Étienne VI aussi fils de Prêtre, successeur de Formose, homme qui
+joignait l'esprit du fanatisme à celui de la faction, ayant toute sa vie
+haï Formose, fit déterrer son corps qui était embaumé, et l'ayant revêtu
+des habits pontificaux, le fit comparaître dans un Concile assemblé pour
+juger sa mémoire. On donna au mort un Avocat, on lui fit son procès en
+forme, le cadavre fut déclaré coupable d'avoir changé d'Évêché, et d'avoir
+quitté celui de Porto pour celui de Rome; et pour réparation de ce crime,
+on lui trancha la tête par la main du bourreau, on lui coupa trois doigts,
+et on le jeta dans le Tibre.
+
+Le Pape Étienne VI se rendit si odieux par cette farce aussi horrible que
+folle, que les amis de Formose ayant soulevé les citoyens, les chargèrent
+de fers, et l'étranglèrent en prison.
+
+La faction ennemie de cet Étienne fit repêcher le corps de Formose, et le
+fit enterrer pontificalement une seconde fois.
+
+Cette querelle échauffait les esprits. Sergius III qui remplissait Rome
+de ses brigues pour se faire Pape, fut exilé par son rival Jean IX ami
+de Formose; mais reconnu Pape après la mort de Jean IX il fit jeter une
+seconde fois Formose dans le Tibre. Dans ces troubles Théodora mère de
+Marozie qu'elle maria depuis au Marquis de Toscane, et d'une autre
+Théodora, toutes trois, célèbres par leurs galanteries, avait à Rome
+la principale autorité. Sergius n'avait été élu que par les intrigues
+de Théodora la mère. Il eut étant Pape un fils de Marozie qu'il éleva
+publiquement dans son Palais. Il ne paraît pas qu'il fût haï des Romains,
+qui naturellement voluptueux suivaient ses exemples plus qu'ils ne les
+blâmaient.
+
+Après sa mort les deux soeurs Marozie et Théodora procurèrent la Chaire de
+Rome à un de leurs favoris, nommé Landon, mais ce Landon étant mort, la
+jeune Théodora fit élire Pape son Amant Jean X Évêque de Bologne, puis
+de Ravenne, et enfin de Rome. On ne lui reprocha point comme à Formose,
+d'avoir changé d'Évêché. Ces Papes condamnés par la postérité comme
+Évêques peu religieux, n'étaient point d'indignes Princes. Il s'en faut
+beaucoup. Ce Jean X que l'amour fit Pape, était un homme de génie et de
+courage; il fit ce que tous les Papes ses prédécesseurs n'avaient pu faire;
+il chassa les Sarrasins de cette partie de l'Italie nommée le _Garillan_.
+
+Pour réussir dans cette expédition, il eut l'adresse d'obtenir des troupes
+de l'Empereur de Constantinople, quoique cet Empereur eût à se plaindre
+autant des Romains rebelles que des Sarrasins. Il fit armer le Comte de
+Capoue. Il obtint des milices de Toscane, et marcha lui-même à la tête
+de cette armée, menant avec lui un jeune fils de Marozie et du Marquis
+Adelbert: ayant chassé les Mahométans du voisinage de Rome, il voulait
+aussi délivrer l'Italie des Allemands et des autres étrangers.
+
+L'Italie était envahie presqu'à la fois par les Bérengers, par un Roi de
+Bourgogne, par un Roi d'Arles. Il les empêcha tous de dominer dans Rome.
+Mais au bout de quelques années Guido, frère utérin de Hugo Roi d'Arles,
+Tyran de l'Italie, ayant épousé Marozie toute puissante à Rome, cette même
+Marozie conspira contre le Pape si longtemps Amant de sa soeur. Il fut
+surpris, mis aux fers, et étouffé entre deux matelas.
+
+Marozie, maîtresse de Rome, fit élire Pape un nommé Léon, qu'elle fit
+mourir en prison au bout de quelques mois. Ensuite ayant donné le siège
+de Rome à un homme obscur, qui ne vécut que deux ans, elle mit enfin sur
+la Chaire Pontificale Jean XI son propre fils, qu'elle avait eu de son
+adultère avec Sergius III.
+
+Jean XI n'avait que 24 ans quand sa mère le fit Pape; elle ne lui conféra
+cette dignité qu'à condition qu'il s'en tiendrait uniquement aux fonctions
+d'Évêque, et qu'il ne serait que le Chapelain de sa mère.
+
+On prétend que Marozie empoisonna alors son mari Guido, Marquis de
+Toscane. Ce qui est vrai, c'est qu'elle épousa le frère de son mari Hugo
+Roi de Lombardie, et le mit en possession de Rome, se flattant d'être avec
+lui Impératrice; mais un fils du premier lit de Marozie se mit alors à la
+tête des Romains contre sa mère, chassa Hugues de Rome, renferma Marozie
+et le Pape son fils dans le Château Saint Ange. On prétend que Jean XI y
+mourut empoisonné.
+
+Un Étienne VII Allemand de naissance, élu en 939, fut par cette naissance
+seule si odieux aux Romains, que dans une sédition le peuple lui balafra
+le visage au point qu'il ne put jamais depuis paraître en public.
+
+Quelque temps après un petit-fils de Marozie, nommé Octavien, fut élu Pape
+à l'âge de 18 ans par le crédit de sa famille. Il prit le nom de Jean XII
+en mémoire de Jean XI son oncle. C'est le premier Pape qui ait changé son
+nom à son avènement au Pontificat. Il n'était point dans les Ordres quand
+sa famille le fit Pontife. C'était un jeune-homme qui vivait en Prince,
+aimant les armes et les plaisirs. On s'étonne que sous tant de Papes
+si scandaleux et si peu puissants, l'Église Romaine ne perdit ni ses
+prérogatives, ni ses prétentions; mais alors presque toutes les autres
+Églises étaient ainsi gouvernées. Le Clergé d'Italie pouvait mépriser les
+Papes, mais il respectait la Papauté, d'autant plus qu'ils y aspiraient;
+enfin dans l'opinion des hommes la place était sacrée, quand la personne
+était exécrable.
+
+Pendant que Rome et l'Église étaient ainsi déchirées, Bérenger qu'on
+appelle _le Jeune_, disputait l'Italie à Hugues d'Arles. Les Italiens,
+comme le dit Luitprand contemporain, voulaient toujours avoir deux Maîtres
+pour n'en avoir réellement aucun: fausse et malheureuse politique, qui
+les faisait changer de tyrans et de malheurs. Tel était l'État déplorable
+de ce beau Pays, lorsqu'Othon le Grand y fut appelé par les plaintes de
+presque toutes les Villes, et même par ce jeune Pape Jean XII réduit à
+faire venir les Allemands qu'il ne pouvait souffrir.
+
+
+
+
+SUITE DE L'EMPIRE D'OTHON ET DE L'ÉTAT DE L'ITALIE
+
+
+Othon entra en Italie, et il s'y conduisit comme Charlemagne. Il vainquit
+Bérenger, qui en affectait la Souveraineté. Il se fit sacrer et couronner
+Empereur des Romains par les mains du Pape, prit le nom de César et
+d'Auguste, et obligea le Pape à lui faire serment de fidélité sur le
+tombeau dans lequel on dit que repose le corps de St. Pierre. On dressa un
+instrument authentique de cet Acte. Le Clergé et la Noblesse Romaine se
+soumettent à ne jamais élire de Pape qu'en présence des Commissaires de
+l'Empereur. Dans cet Acte Othon confirme les donations de Pépin, de
+Charlemagne, de Louis le Débonnaire, «sauf en tout notre puissance, dit-il,
+et celle de notre fils et de nos descendants». Cet Instrument écrit en
+lettres d'or, souscrit par sept Évêques d'Allemagne, cinq Comtes, deux
+Abbés et plusieurs Prélats Italiens, est gardé encore au Château Saint
+Ange; la date est du 13 Février 962.
+
+On dit, et Mézéray le dit après d'autres, que Lothaire Roi de France et
+Hugues Capet depuis Roi, assistèrent à ce couronnement. Les Rois de France
+étaient en effet alors si faibles, qu'ils pouvaient servir d'ornement au
+Sacre d'un Empereur; mais le nom de Lothaire et de Hugues Capet ne se
+trouve pas dans les signatures de cet Acte.
+
+Le Pape s'étant ainsi donné un Maître, quand il ne voulait qu'un
+Protecteur, lui fut bientôt infidèle. Il se ligua contre l'Empereur avec
+Bérenger même, réfugié chez des Mahométans qui venaient de se cantonner
+sur les côtes de Provence. Il fit venir le fils de Bérenger à Rome, tandis
+qu'Othon était à Pavie. Il envoya chez les Hongrois pour les solliciter à
+rentrer en Allemagne, mais il n'était pas assez puissant pour soutenir
+cette action hardie, mais l'Empereur l'était assez pour le punir.
+
+Othon revint donc de Pavie à Rome, et s'étant assuré de la Ville, il tint
+un Concile, dans lequel il fit juridiquement le procès au Pape. Au lieu de
+le juger militairement, on assembla les Seigneurs Allemands et Romains,
+40 Évêques, 17 Cardinaux dans l'Église de Saint Pierre, et là en présence
+de tout le peuple on accusa le Saint Père d'avoir joui de plusieurs femmes,
+et surtout d'une nommée Étiennette, qui était morte en couche. Les autres
+chefs d'accusation étaient d'avoir fait Évêque de Tody un enfant de dix
+ans, d'avoir vendu les Ordinations et les Bénéfices, d'avoir fait crever
+les yeux à son parrain, d'avoir châtré un Cardinal, et ensuite de l'avoir
+fait mourir; enfin de ne pas croire en JÉSUS-CHRIST, et d'avoir invoqué le
+Diable: deux choses qui semblent se contredire. On mêlait donc, comme il
+arrive presque toujours, de fausses accusations à de véritables; mais on
+ne parla point du tout de la seule raison pour laquelle le Concile était
+assemblé. L'Empereur craignait sans doute de réveiller cette révolte et
+cette conspiration dans laquelle les accusateurs même du Pape avaient
+trempé. Ce jeune Pontife qui avait alors vingt-sept ans, parut déposé pour
+ses incestes et ses scandales, et le fut en effet pour avoir voulu ainsi
+que tous les Romains, détruire la puissance Allemande dans Rome.
+
+Othon ne put se rendre maître de sa personne, ou s'il le put, il fit une
+faute en le laissant libre. À peine avait-il fait élire le Pape Léon VIII
+qui, si l'on en croit le discours d'Arnoud Évêque d'Orléans, n'était ni
+Ecclésiastique, ni même Chrétien. À peine en avait-il reçu l'hommage, et
+avait-il quitté Rome, dont probablement il ne devait pas s'écarter, que
+Jean XII eut le courage de faire soulever les Romains, et opposant alors
+Concile à Concile, on déposa Léon VIII. On ordonna que jamais l'inférieur
+ne pourrait ôter le rang à son supérieur.
+
+Le Pape par cette décision n'entendait pas seulement, que jamais les
+Évêques et les Cardinaux ne pourraient déposer le Pape, mais on désignait
+aussi l'Empereur, que les Évêques de Rome regardaient toujours comme un
+séculier, qui devait à l'Église l'hommage et les serments qu'il exigeait
+d'elle. Le Cardinal nommé Jean, qui avait écrit et lu les accusations
+contre le Pape, eut la main droite coupée. On arracha la langue, on coupa
+le nez et deux doigts à celui qui avait servi de Greffier au Concile de
+déposition.
+
+Au reste dans tous ces Conciles où présidaient la faction et la vengeance,
+on citait toujours l'Évangile et les Pères, on implorait les lumières du
+Saint Esprit, on parlait en son nom, on faisait même des règlements utiles;
+et qui lirait ces Actes sans connaître l'Histoire, croirait lire les
+Actes des Saints.
+
+Tout cela se faisait presque sous les yeux de l'Empereur; et qui sait
+jusqu'où le courage et le ressentiment du jeune Pontife, le soulèvement
+des Romains en sa faveur, la haine des autres Villes d'Italie contre les
+Allemands, eussent pu porter cette révolution? Mais le Pape Jean XII fut
+assassiné trois mois après, entre les bras d'une femme mariée par les
+mains du mari qui vengeait sa honte. (964)
+
+Il avait tellement animé les Romains, qu'ils osèrent, même après sa mort,
+soutenir un siège, et ne se rendirent qu'à l'extrémité. Othon deux fois
+vainqueur de Rome, fut le maître de l'Italie comme de l'Allemagne.
+
+Le Pape Léon créé par lui, le Sénat, les principaux du Peuple, le Clergé
+de Rome solennellement assemblés dans Saint Jean de Latran, confirmèrent
+à l'Empereur le droit de se choisir un Successeur au Royaume d'Italie,
+d'établir le Pape et de donner l'investiture aux Évêques. Après tant de
+Traités et de serments formés par la crainte, il fallait des Empereurs qui
+demeurassent à Rome pour les faire observer.
+
+À peine l'Empereur Othon était retourné en Allemagne, que les Romains
+voulurent être libres. Ils mirent en prison leur nouveau Pape, créature
+de l'Empereur. Le Préfet de Rome, les Tribuns, le Sénat, voulurent faire
+revivre les anciennes lois; mais ce qui dans un temps est une entreprise
+de héros, devient dans d'autres une révolte de séditieux. Othon revole en
+Italie, fait pendre une partie du Sénat, et le Préfet de Rome qui avait
+voulu être un Brutus, fut fouetté dans les carrefours, promené nu sur un
+âne, et jeté dans un cachot, où il mourut de faim.
+
+Tel fut à peu près l'état de Rome sous Othon le Grand, Othon II et
+Othon III. Les Allemands tenaient les Romains subjugués, et les Romains
+brisaient leurs fers dès qu'ils le pouvaient.
+
+Un Consul nommé Crescentius, fils du Pape Jean X et de la fameuse Marozie,
+prenant avec ce titre de Consul la haine de la Royauté, arma Rome contre
+Othon II. Il fit mourir en prison Benoît VI créature de l'Empereur; et
+l'autorité d'Othon quoiqu'éloigné, ayant dans ces troubles donné la Chaire
+Romaine au Chancelier de l'Empire en Italie, qui fut Pape sous le nom de
+Jean XIV ce malheureux Pape fut une nouvelle victime que le Parti Romain
+immola. Le Pape Boniface VIII créature du Consul Crescentius déjà souillé
+du sang de Benoît VI fit encore périr Jean XIV. Les temps de Caligula, de
+Néron, de Vitellius, ne produisirent ni des infortunes plus déplorables,
+ni de plus grandes barbaries; mais les horreurs de ces Papes sont obscures
+comme eux. Ces tragédies sanglantes se jouaient sur le théâtre de Rome,
+mais petit et ruiné; et celles des Césars avaient pour théâtre le Monde
+connu.
+
+Crescentius maintint quelque temps l'ombre sur la République Romaine.
+Il chassa du siège Pontifical Grégoire IV neveu de l'Empereur Othon III.
+Mais enfin Rome fut encore assiégée et prise. Crescentius attiré hors du
+Château Saint Ange sur l'espérance d'un accommodement et sur la foi des
+serments de l'Empereur, eut la tête tranchée. Son corps fut pendu par les
+pieds, et le nouveau Pape élu par les Romains, sous le nom de Jean XV
+eut les yeux crevés et le nez coupé. On le jetta en cet état du haut du
+Château Saint Ange dans la Place.
+
+Les Romains renouvellèrent alors à Othon III les serments faits à
+Othon Ier et à Charlemagne.
+
+Après les trois Othon, ce combat de la domination Allemande, et de
+la liberté Italique, resta longtemps dans les mêmes termes. Sous les
+Empereurs Henri II de Bavière, Conrad II le Salique, dès qu'un Empereur
+était occupé en Allemagne, il s'élevait un parti en Italie. Henri II y
+vint comme les Othons dissiper des factions, confirmer aux Papes les
+donations des Empereurs, et recevoir les mêmes hommages. Cependant la
+Papauté était à l'encan, ainsi que presque tous les autres Évêchés.
+
+Benoît VIII Jean XIX l'achetèrent publiquement l'un après l'autre: ils
+étaient frères de la maison des Marquis de Toscane, toujours puissante à
+Rome depuis le temps de Marozie.
+
+En 1034, après leur mort, pour perpétuer le Pontificat dans leur maison
+on acheta encore les suffrages pour un enfant de douze ans. C'était
+Benoît IX qui eut l'Évêché de Rome de la même manière, qu'on voit encore
+aujourd'hui tant de familles acheter, mais en secret, des Bénéfices pour
+des enfants.
+
+Ce désordre n'eut point de bornes. On vit sous le Pontificat de ce Benoît
+IX deux autres Papes élus à prix d'argent, et trois Papes dans Rome
+s'excommunier réciproquement; mais par un accord heureux qui étouffa une
+guerre civile, ces trois Papes s'accordèrent à partager les revenus de
+l'Église, et à vivre en paix, chacun avec sa Maîtresse.
+
+Ce Triumvirat pacifique et singulier ne dura qu'autant qu'ils eurent de
+l'argent; et enfin, quand ils n'en eurent plus, chacun vendit sa part de
+la Papauté au Diacre Gratien, homme de qualité, fort riche. Mais comme
+le jeune Benoît IX avait été élu longtemps avant les deux autres, on lui
+laissa par un accord solennel la jouissance du tribut que l'Angleterre
+payait alors à Rome, qu'on appelait le _Denier de Saint Pierre_, à quoi
+un Roi Danois d'Angleterre, nommé Etelvolft, Edelvolf ou Ethelulfe s'était
+soumis en 852.
+
+En 1046, ce Gratien qui prit le nom de Grégoire VI et qui passe pour
+s'être conduit très-sagement, jouissait paisiblement du Pontificat,
+lorsque l'Empereur Henri III fils de Conrad II le Salique, vint à Rome.
+
+Jamais Empereur n'y exerça plus d'autorité. Il déposa Grégoire VI que les
+Romains aimaient, et nomma Pape Suidger son Chancelier Évêque de Bamberg
+sans qu'on osât murmurer.
+
+En 1048, après la mort de cet Allemand qui parmi les Papes est appelé
+Clément II, l'Empereur qui était en Allemagne, y créa Pape un Bavarois
+nommé Popon: c'est Damaze II qui avec le Brevet de l'Empereur alla se
+faire reconnaître à Rome. Il le fut malgré ce Benoît IX qui voulait
+encore rentrer dans la Chaire Pontificale après l'avoir vendue.
+
+Ce Bavarois étant mort vingt-trois jours après son intronisation,
+l'Empereur donna la Papauté à son cousin Brunon de la Maison de Lorraine,
+qu'il transféra de l'Évêché de Toul à celui de Rome avec une autorité
+absolue.
+
+
+
+
+DE LA FRANCE VERS LE TEMPS DE HUGUES CAPET.
+
+
+Pendant que l'Allemagne commençait à prendre ainsi une nouvelle forme
+d'administration, et que Rome et l'Italie n'en avaient aucune, la France
+devenait comme l'Allemagne un Gouvernement entièrement féodal.
+
+Ce Royaume s'étendait des environs de l'Escaut et de la Meuse jusqu'à la
+Mer Britannique et des Pyrénées au Rhône. C'était alors ses bornes; car
+quoique tant d'Historiens prétendent que ce grand Fief de la France allait
+par-delà les Pyrénées jusqu'à l'Ebre, il ne paraît point du tout que les
+Espagnols de ces Provinces entre l'Ebre et les Pyrénées fussent soumis au
+faible Gouvernement de France en combattant contre les Mahométans.
+
+La France, dans laquelle ni la Provence ni le Dauphiné n'étaient compris,
+était un assez grand Royaume, mais il s'en fallait beaucoup que le Roi
+de France fût un grand Souverain. Louis, le dernier des descendants de
+Charlemagne, n'avait plus pour tout domaine que les Villes de Laon, de
+Soissons, et quelques Terres qu'on lui contestait. L'hommage rendu par la
+Normandie, ne servait qu'à faire un Roi vassal qui aurait pu soudoyer son
+Maître. Chaque Province avait ou ses Comtes ou ses Ducs héréditaires,
+celui qui n'avait pu se saisir que de deux ou trois Bourgades, rendait
+hommage aux usurpateurs d'une Province; et qui n'avait qu'un Château,
+relevait de celui qui avait usurpé une Ville.
+
+Le temps et la nécessité établirent que les Seigneurs des grands Fiefs
+marcheraient avec des troupes au secours du Roi. Tel Seigneur devait 40
+jours de service, tel autre 25; les arrières-vassaux marchaient aux ordres
+de leurs Seigneurs immédiats. Mais si tous ces Seigneurs particuliers
+servaient l'État quelques jours, ils se faisaient la guerre entre eux
+presque toute l'année. En vain les Conciles, qui dans ces temps de crimes
+ordonnèrent souvent des choses justes, avaient réglé qu'on ne se battrait
+point depuis le jeudi jusqu'au point du jour du lundi, et dans les temps
+de Pâques et dans d'autres solennités, ces règlements n'étant point
+appuyés d'une justice coercitive, étaient sans vigueur. Chaque Château
+était la Capitale d'un petit État de Brigands, chaque Monastère était en
+armes: leurs Avocats qu'on appelait Avoyers, institués dans les premiers
+temps pour présenter leurs requêtes au Prince et ménager leurs affaires,
+étaient les Généraux de leurs troupes: les Moissons étaient ou brûlées, ou
+coupées avant le temps, ou défendues, l'épée à la main: les Villes presque
+réduites en solitude, et les Campagnes dépeuplées par de longues famines.
+
+Il semble que ce Royaume sans Chef, sans police, sans ordre, dût être la
+proie de l'Étranger; mais une anarchie presque semblable dans tous les
+Royaumes, fit sa sûreté; et quand sous les Othons l'Allemagne fut plus à
+craindre, les guerres intestines l'occupèrent.
+
+C'est de ces temps barbares que nous tenons l'usage de rendre hommage pour
+une Maison et pour un Bourg au Seigneur d'un autre Village. Un Praticien,
+un Marchand qui se trouve possesseur d'un ancien Fief, reçoit foi et
+hommage d'un autre Fermier ou d'un Pair du Royaume qui aura acheté un
+arrière-fief dans sa censive. Les lois de Fiefs ne subsistent plus, mais
+ces vieilles coutumes de mouvances, d'hommages, de redevances subsistent
+encore: dans la plupart des Tribunaux on admet cette maxime, _nulle Terre
+sans Seigneur_, comme si ce n'était pas assez d'appartenir à la Patrie.
+
+Quand la France, l'Italie et l'Allemagne furent ainsi partagées sous un
+nombre innombrable de petits Tyrans, les armées dont la principale force
+avait été l'Infanterie sous Charlemagne, ainsi que sous les Romains, ne
+furent plus que de la Cavalerie. On ne connut plus que les Gens d'armes;
+les Gens de pied n'avaient pas ce nom, parce qu'en comparaison des hommes
+de cheval ils n'étaient point armés.
+
+Les moindres possesseurs de Chatellenies ne se mettaient en campagne
+qu'avec le plus de chevaux qu'ils pouvaient, et le faste consistait alors
+à mener avec soi des Écuyers qu'on appela _vaslets_ du mot _vassalet_,
+petit vassal. L'honneur étant donc mis à ne combattre qu'à cheval, on prit
+l'habitude de porter une armure complète de fer, qui eût accablé un homme
+à pied de son poids. Les brassards, les cuissards furent une partie de
+l'habillement. On prétend que Charlemagne en avait eu, mais ce fut vers
+l'an mille que l'usage en fut commun.
+
+Quiconque était riche devint presqu'invulnérable à la guerre, et c'était
+alors qu'on se servit plus que jamais de massues pour assommer ces
+Chevaliers que les pointes ne pouvaient percer. Le plus grand commerce
+alors fut en cuirasses, en boucliers, en casques ornés de plumes.
+
+Les Paysans qu'on traînait à la guerre, seuls exposés et méprisés,
+servaient de pionniers plutôt que de combattants. Les chevaux plus estimés
+qu'eux, furent bardés de fer, leur tête fut armée de champfrain.
+
+On ne connut guère alors de lois que celles que les plus puissants
+firent pour le service des Fiefs. Tous les autres objets de la justice
+distributive furent abandonnés au caprice des Maîtres-d'hôtel, Prévôts,
+Baillis, nommés par les possesseurs des Terres.
+
+Les Sénats de ces Villes qui sous Charlemagne et sous les Romains avaient
+joui du gouvernement municipal, furent abolis presque partout. Le mot de
+_Senior_, _Seigneur_, affecté longtemps à ces principaux du Sénat des
+Villes, ne fut plus donné qu'aux possesseurs des Fiefs.
+
+Le terme de Pair commençait alors à s'introduire dans la Langue
+Gallo-Tudesque, qu'on parlait en France. Il venait du mot Latin _par_,
+qui signifie _égal_ ou _confrère_. On ne s'en était servi que dans ce sens
+sous la première et la seconde Race des Rois de France. Les enfants de
+Louis le Débonnaire s'appellèrent _pares_ dans une de leurs entrevues
+l'an 851; et longtemps auparavant Dagobert donne le nom de _pairs_ à des
+Moines. Godegrand, Évêque de Metz du temps de Charlemagne, appelle _Pairs_
+des Évêques et des Abbés, ainsi que le marque le savant Du Cange.
+
+Les Vassaux d'un même Seigneur s'accoutumèrent donc à s'appeler _Pairs_.
+
+Alfred le Grand avait établi en Angleterre les Jurés, c'était des Pairs
+dans chaque profession. Un homme dans une cause criminelle choisissait
+douze hommes de sa profession pour être juges. Quelques Vassaux en France
+en usèrent ainsi, mais le nombre des Pairs n'était pas pour cela déterminé
+à douze. Il y en avait dans chaque Fief autant que de Barons qui
+relevaient du même Seigneur, et qui étaient Pairs entre eux, mais non
+Pairs de leur Seigneur féodal.
+
+Les Princes qui rendaient un hommage immédiat à la Couronne, tels que les
+Ducs de Guyenne, de Normandie, de Bourgogne, les Comtes de Flandres, de
+Toulouse, étaient donc en effet des Pairs de France.
+
+Hugues Capet n'était pas le moins puissant. Il possédait depuis longtemps
+le Duché de France, qui s'étendait jusqu'en Touraine. Il était Comte de
+Paris. De vastes domaines en Picardie et en Champagne lui donnaient encore
+une grande autorité dans ces Provinces. Son frère avait ce qui compose
+aujourd'hui le Duché de Bourgogne. Son grand-père Robert le Fort, et son
+grand-oncle Eudes ou Odon, avaient tous deux porté la couronne du temps de
+Charles le Simple. Hugues son père, surnommé l'Abbé à cause des Abbayes
+de St. Denis, de St. Martin de Tours, de St. Germain des Prez, et de tant
+d'autres qu'il possédait, avait ébranlé et gouverné la France. Ainsi l'on
+peut dire, que depuis l'année 810, où le Roi Eudes commença son règne, sa
+Maison a gouverné sans interruption; et que si on excepte Hugues l'Abbé
+qui ne voulut pas prendre la Couronne Royale, elle forme une suite de
+Souverains de plus de 850 ans, filiation unique parmi les Rois.
+
+On sait comment Hugues Capet, Duc de France, Comte de Paris, enleva la
+couronne au Duc Charles oncle du dernier Roi Louis V. Si les suffrages
+eussent été libres, le sang de Charlemagne respecté, et le droit de
+succession aussi sacré qu'aujourd'hui, Charles aurait été Roi de France.
+Ce ne fut point un Parlement de la Nation qui le priva du droit de ses
+ancêtres; ce fut ce qui fait et défait les Rois, la force aidée de la
+prudence.
+
+Tandis que Louis, ce dernier Roi du Sang Carolingien, était prêt à finir à
+l'âge de 23 ans sa vie obscure par une maladie de langueur, Hugues Capet
+assemblait déjà ses forces; et loin de recourir à l'autorité d'un
+Parlement, il sut dissiper avec des troupes un Parlement qui se tenait
+à Compiègne pour assurer la succession à Charles. La lettre de Gerbert,
+depuis Archevêque de Reims et Pape sous le nom de Sylvestre II déterrée
+par Duchesne, en est un témoignage authentique.
+
+Charles Duc de Brabant et de Hainaut, États qui composaient la basse
+Lorraine, succomba sous un rival plus puissant et plus heureux que lui;
+trahi par l'Évêque de Laon, surpris et livré à Hugues Capet, il mourut
+captif dans la tour d'Orléans; et deux enfants mâles qui ne purent le
+venger, mais dont l'un eut cette basse Lorraine, furent les derniers
+Princes de la postérité masculine de Charlemagne. Hugues Capet devenu Roi
+de ses Pairs, n'en eut pas un plus grand domaine.
+
+
+
+
+ÉTAT DE LA FRANCE AUX Xe et XIe SIÈCLES.
+
+
+La France démembrée languit dans des malheurs obscurs depuis Charles le
+Gros jusqu'à Philippe Ier arrière-petit-fils de Hugues Capet, près de 250
+années. Nous verrons si les Croisades qui signalèrent le règne de Philippe
+Ier à la fin de l'XIe Siècle, rendirent la France plus florissante. Mais
+dans l'espace de temps dont je parle, tout ne fut que confusion, tyrannie,
+barbarie et pauvreté. Chaque Seigneur un peu considérable faisait battre
+monnaie, mais c'était à qui l'altèrerait. Les belles Manufactures étaient
+en Grèce et en Italie. Les Français ne pouvaient les imiter dans des
+Villes sans privilège, et dans un Pays sans union.
+
+De tous les évènements de ce temps, le plus digne de l'attention d'un
+Citoyen est l'excommunication du Roi Robert. Il avait épousé Berthe sa
+cousine au quatrième degré; mariage en soi légitime, et de plus nécessaire
+au bien de l'État. Nous avons vu de nos jours des particuliers épouser
+leurs nièces, et acheter au prix ordinaire les dispenses à Rome, comme
+si Rome avait des droits sur des mariages qui se font à Paris. Le Roi
+de France n'éprouva pas autant d'indulgence. L'Église Romaine dans
+l'avilissement et les scandales où elle était plongée, osa imposer au Roi
+une pénitence de sept ans, lui ordonna de quitter sa femme, l'excommunia
+en cas de refus. Le Pape interdit tous les Évêques qui avaient assisté
+à ce mariage, et leur ordonna de venir à Rome lui demander pardon. Tant
+d'audace paraît incroyable, mais l'ignorante superstition de ces temps
+peut l'avoir souffert, et la politique peut l'avoir causée. Grégoire V
+qui fulmina cette excommunication, était Allemand, et gouverné par
+Gerbert ci-devant Archevêque de Reims, ennemi de la Maison de France.
+L'Empereur Othon III peu ami de Robert, assista lui-même au Concile où
+l'excommunication fut prononcée; tout cela fait croire que la Raison
+d'État eut autant de part à cet attentat, que le fanatisme.
+
+Les Historiens disent que cette excommunication fit en France tant d'effet,
+que tous les Courtisans du Roi et ses propres Domestiques l'abandonnèrent,
+et qu'il ne lui resta que deux Serviteurs qui jetaient au feu le reste
+de ses repas, ayant horreur de ce qu'avait touché un excommunié. Quelque
+dégradée que fût alors la Raison humaine, il n'y a pas d'apparence que
+l'absurdité pût aller si loin. Le premier Auteur qui a écrit cet excès
+de l'abrutissement de la Cour de France, est le Cardinal Pierre Damien,
+qui n'écrivit que 64 ans après. Il rapporte qu'en punition de cet
+inceste prétendu, la Reine accoucha d'un monstre; mais il n'y eut rien de
+monstrueux dans toute cette affaire, que l'audace du Pape, et la faiblesse
+du Roi qui se sépara de sa femme.
+
+Les excommunications, les interdits sont des foudres qui n'embrasent un
+État que quand ils trouvent des matières combustibles. Il n'y en avait
+point alors, mais peut-être Robert craignit-il qu'il ne s'en formât.
+
+La condescendance du Roi Robert enhardit tellement les Papes, que son
+petit-fils Philippe Ier fut excommunié comme lui. D'abord le fameux
+Grégoire VII le menaça de le déposer en 1075, s'il ne se justifiait de
+l'accusation de simonie devant ses Nonces. Un autre Pape l'excommunia en
+effet, Philippe s'était dégoûté de sa femme, et était amoureux de Bertrade
+épouse du Comte d'Anjou. Il se servit du ministère des Lois pour casser
+son mariage sous prétexte de parenté, et Bertrade sa Maîtresse fit casser
+le sien avec le Comte d'Anjou sous le même prétexte.
+
+Le Roi et sa Maîtresse furent ensuite mariés solennellement par les mains
+d'un Évêque de Bayeux. Ils étaient condamnables, mais ils avaient au moins
+rendu ce respect aux lois, que de se servir d'elles pour couvrir leurs
+fautes. Quoi qu'il en soit, un Pape avait excommunié Robert pour avoir
+épousé sa parente, et un autre Pape excommunia Philippe pour avoir quitté
+sa parente. Ce qu'il y a de plus singulier, c'est qu'Urbain II qui
+prononça cette sentence, la prononça dans les propres États du Roi, à
+Clermont en Auvergne, où il venait chercher un asile, et dans ce même
+Concile où nous verrons qu'il prêcha la Croisade.
+
+Cependant il ne paraît point que Philippe excommunié ait été en horreur à
+ses Sujets; c'est une raison de plus pour douter de cet abandon général,
+où l'on dit que le Roi Robert avait été réduit.
+
+Ce qu'il y eut d'assez remarquable, c'est le mariage du Roi Henri père
+de Philippe avec une Princesse Moscovite. Les Moscovites ou Russes
+commençaient à être Chrétiens, mais ils n'avaient aucun commerce avec
+le reste de l'Europe. Ils habitaient au-delà de la Pologne, à peine
+Chrétienne elle-même, et sans aucune correspondance avec la France.
+Cependant le Roi Henri envoya jusqu'en Russie demander la fille du
+Souverain, à qui les autres Européens donnaient le titre de Duc, aussi
+bien qu'au Chef de la Pologne. Les Russes le nommaient dans leur langage
+_Tzar_, dont on a fait depuis le mot de _Czar_. On prétend que Henri
+se détermina à ce mariage, dans la crainte d'essuyer des querelles
+Ecclésiastiques. De toutes les superstitions de ces temps-là, ce n'était
+pas la moins nuisible au bien des États, que celle de ne pouvoir épouser
+sa parente au septième degré. Presque tous les Souverains de l'Europe
+étaient parents de Henri. Quoi qu'il en soit, Anne fille de Jaraflau Czar
+de Moscovie fut Reine de France, et il est à remarquer qu'après la mort de
+son mari, elle n'eut point la Régence et n'y prétendit point.
+
+Les Lois changent selon les temps. Ce fut le Comte de Flandres, un des
+Vassaux du Royaume, qui en fut Régent. La Reine veuve se remaria à un
+Comte de Crépi. Tout cela serait singulier aujourd'hui, et ne le fut point
+alors.
+
+Ni Henri, ni Philippe Ier ne firent rien de mémorable, mais de leur temps
+leurs Vassaux et Arrières-vassaux conquirent des Royaumes.
+
+
+
+
+CONQUÊTE DE LA SICILE PAR LES NORMANDS.
+
+
+Le goût des pèlerinages et aventures régnait alors. Quelques Normands
+ayant été en Palestine vers l'an 983, passèrent à leur retour sur la Mer
+de Naples dans la Principauté de Salerne. Les Seigneurs de ce petit État
+l'avaient usurpé sur les Empereurs de Constantinople. Gaimar, Prince
+de Salerne, était assiégé dans sa Capitale par les Mahométans. Les
+Aventuriers Normands lui offrirent leurs services, et l'aidèrent à faire
+lever le siège. De retour chez eux, comblés des présents du Prince, ils
+engagèrent d'autres Aventuriers à chercher leur fortune à son service. Peu
+à peu les Normands reprirent l'habitude de leurs pères de passer les mers.
+Un d'eux, nommé Raoul, alla l'an 1016 avec une troupe choisie offrir au
+Pape Benoît VIII ses services contre les Mahométans. Le Pape le pria de
+le secourir plutôt contre l'Empereur d'Orient, qui dépouillé de tout en
+Occident soutenait encore quelques droits contre l'Église dans la Calabre
+et dans la Pouille. Les Normands auxquels il était très-indifférent de se
+battre contre des Musulmans, ou contre des Chrétiens, servirent très-bien
+le Pape contre leur ancien Souverain. Bientôt après Tancréde de Hauteville,
+du territoire de Coutance en Normandie, alla dans la Pouille avec
+plusieurs de ses enfants, vendant toujours leurs services à qui les payait
+le mieux. Ils passèrent des petites armées du Duc de Capoue à celles du
+Duc de Salerne; ils servirent contre les Sarrasins, s'armèrent ensuite
+contre les Grecs, et enfin contre les Papes, ayant pour ennemi tous ceux
+qu'ils pouvaient dépouiller.
+
+Le Pape Léon IX se servit contre eux d'excommunications. Guillaume
+Fierabra fils de Tancréde, et ses frères Humfroy, Robert et Richard, Chefs
+de ces Normands, après avoir vaincu la petite armée du Pape, l'assiégèrent
+dans un Château près de Bénévent, le prirent prisonnier, le gardèrent plus
+d'une année, et ne le relâchèrent que quand il fut attaqué d'une maladie,
+dont il alla mourir à Rome.
+
+Il fallut bientôt que la Cour de Rome pliât sous ces nouveaux usurpateurs.
+Elle leur céda une partie des patrimoines que les Empereurs d'Occident lui
+avaient donné sans en être les maîtres.
+
+Le Pape Nicolas II alla lui-même dans la Pouille trouver ces Normands,
+toujours excommuniés et toujours donnant la loi. Il céda à Richard la
+Principauté de Capoue, à Robert Guichard la Pouille, la Calabre et la
+Sicile entière, que Robert Guichard commençait à conquérir sur les
+Sarrasins. Robert se soumit de son côté envers le Pape à la redevance
+perpétuelle de douze deniers monnaie de Pavie pour chaque paire de boeufs
+dans tous les Pays qu'on lui cédait, et lui fit hommage de ce que ses
+frères et lui avaient conquis sur les Chrétiens et sur les Mahométans.
+Enfin en 1101 Roger, petit-fils de Tancréde et frère de ce Boemond si
+célèbre dans les Croisades, acheva de conquérir sur les Mahométans toute
+la Sicile, dont les Papes sont demeurés toujours Seigneurs Suzerains.
+
+
+
+
+CONQUÊTE DE L'ANGLETERRE PAR GUILLAUME DUC DE NORMANDIE
+
+
+Tandis que de simples Citoyens de Normandie fondaient si loin des Royaumes,
+leurs Ducs en acquéraient un plus beau, sur lequel les Papes osèrent
+prétendre le même droit que sur la Sicile. La Nation Britannique était,
+malgré sa fierté, destinée à se voir toujours gouvernée par des étrangers.
+Après la mort d'Alfred arrivée en 900, l'Angleterre retomba dans la
+confusion et la barbarie. Les anciens Anglo-Saxons ses premiers vainqueurs,
+et les Danois ses usurpateurs nouveaux, s'en disputaient toujours la
+possession, et de nouveaux Pirates Danois venaient encore souvent partager
+les dépouilles. Ces Pirates continuaient d'être si terribles et les
+Anglais si faibles, que vers l'année 1000 on ne put se racheter d'eux
+qu'en payant quarante-huit mille livres sterling. On imposa pour lever
+cette somme, une taxe qui dura depuis assez longtemps en Angleterre, ainsi
+que la plupart des autres taxes qu'on continue toujours de lever après le
+besoin. Ce tribut humiliant fut appelé Argent Danois, _Danngeld_.
+
+Canut Roi de Danemark qu'on a nommé le Grand, et qui n'a fait que de
+grandes cruautés, remit sous sa domination en 1017 le Danemark et
+l'Angleterre. Les naturels Anglais furent traités alors comme des
+esclaves. Les Auteurs de ce temps avouent que quand un Anglais rencontrait
+un Danois, il fallait qu'il s'arrêtât jusqu'à ce que le Danois eût passé.
+
+La race de Canut ayant manqué en 1041, les États du Royaume reprenant
+leur liberté, déférèrent la couronne à Édouard, un descendant des anciens
+Anglo-Saxons, qu'on appelle le Saint et le Confesseur. Une des grandes
+fautes ou un des grands malheurs de ce Roi, fut de n'avoir point d'enfants
+de sa femme Édithe, fille du plus puissant Seigneur du Royaume. Il
+haïssait sa femme ainsi que sa propre mère pour des raisons d'État, et
+les fit éloigner l'une et l'autre. La stérilité de son mariage servit à sa
+canonisation. On prétendit qu'il avait fait voeu de chasteté: voeu téméraire
+dans un mari, et absurde dans un Roi qui avait besoin d'héritiers. Ce voeu,
+s'il fut réel, prépara de nouveaux fers à l'Angleterre.
+
+Les moeurs et les usages de ce temps-là ne ressemblent en rien aux nôtres.
+Guillaume VIII Duc de Normandie, qui conquit l'Angleterre, loin d'avoir
+aucun droit sur ce Royaume, n'en avait pas même sur la Normandie, si la
+naissance donnait les droits. Son père le Duc Robert qui ne s'était jamais
+marié, l'avait eu de la fille d'un Péletier de Falaise, que l'Histoire
+appelle _Harlot_, terme qui signifiait et signifie encore aujourd'hui en
+Anglais _concubine_ ou femme publique. Ce bâtard reconnu du vivant de son
+père pour héritier légitime, se maintint par son habileté et par sa valeur
+contre tous ceux qui lui disputaient son Duché. Il régnait paisiblement
+en Normandie, et la Bretagne lui rendait hommage. Lorsqu'Édouard le
+Confesseur étant mort, il prétendit au Royaume d'Angleterre, le droit
+de succession ne paraissait alors établi dans aucun État de l'Europe. La
+couronne d'Allemagne était élective, l'Espagne était partagée entre les
+Chrétiens et les Musulmans. La Lombardie changeait chaque jour de Maître.
+La Race Carolingienne détrônée en France, faisait voir ce que peut la
+force contre le droit du sang. Édouard le Confesseur n'avait point joui
+du trône à titre d'héritage. Harald successeur d'Édouard n'était point
+de sa race, mais il avait le plus incontestable de tous les droits, les
+suffrages de toute la Nation. Guillaume le Bâtard n'avait pour lui ni le
+droit d'élection, ni celui d'héritage, ni même aucun parti en Angleterre.
+Il prétendit que dans un voyage qu'il fit autrefois dans cette Île, le Roi
+Édouard avait fait en sa faveur un testament que personne ne vit jamais.
+Il disait encore qu'autrefois il avait délivré de prison Harold, et qu'il
+lui avait cédé ses droits sur l'Angleterre. Il appuya ses faibles raisons
+d'une forte armée.
+
+Les Barons de Normandie assemblés en forme d'États, refusèrent de l'argent
+à leur Duc pour cette expédition, parce que s'il ne réussissait pas, la
+Normandie en resterait appauvrie, et qu'un heureux succès la rendrait
+Province d'Angleterre; mais plusieurs Normands hasardèrent leur fortune
+avec leur Duc. Un seul Seigneur nommé Fiz Othbern équipa quarante
+vaisseaux à ses dépens. Le Comte de Flandres, beau-père du Duc Guillaume,
+le secourut de quelque argent. Le Pape même entra dans ses intérêts. Il
+excommunia tous ceux qui s'opposeraient aux desseins de Guillaume. Enfin
+il partit de Saint Valery avec une flotte nombreuse. On ne sait combien il
+avait de vaisseaux, ni de soldats. Il aborda sur les côtes de Sussex, et
+bientôt après se donna dans cette Province la fameuse bataille de Hastings
+(14 Octobre 1066), qui décida seule du sort de l'Angleterre. Les Anglais
+ayant leur Roi Harold à leur tête, et les Normands conduits par leur Duc,
+combattirent pendant douze heures. La gendarmerie qui commençait à faire
+ailleurs la force des armées, ne paraît pas avoir été employée dans cette
+bataille. Les Chefs y combattirent à pied, Harold et deux de ses frères
+y furent tués. Le vainqueur s'approcha de Londres, portant devant lui
+une bannière bénite, que le Pape lui avait envoyée. Cette bannière fut
+l'étendard auquel tous les Évêques se rallièrent en sa faveur. Ils vinrent
+aux portes avec le Magistrat de Londres lui offrir la couronne qu'on ne
+pouvait refuser au vainqueur.
+
+Guillaume sut gouverner comme il sut conquérir. Plusieurs révoltes
+étouffées, des irruptions des Danois rendues inutiles, des lois
+rigoureuses durement exécutées signalèrent son règne. Anciens Bretons,
+Danois, Anglo-Saxons, tous furent confondus dans le même esclavage. Les
+Normands qui avaient eu part à sa victoire, partagèrent par ses bienfaits,
+les terres des vaincus. De-là toutes ces Familles Normandes, dont les
+descendants ou du-moins les noms subsistent encore en Angleterre. Il fit
+faire un dénombrement exact de tous les biens des Sujets, de quelque
+nature qu'ils fussent. On prétend qu'il en profita pour se faire en
+Angleterre un revenu de quatre cents mille livres sterling; ce qui ferait
+aujourd'hui environ cinq millions sterling, et plus de cent millions de
+France. Il est évident qu'en cela les Historiens se sont trompés. L'État
+d'Angleterre d'aujourd'hui, qui comprend l'Écosse et l'Irlande, n'a pas
+un si gros revenu, si vous en déduisez ce qu'on paye pour les anciennes
+dettes du Gouvernement. Ce qui est sûr, c'est que Guillaume abolit toutes
+les Lois du Pays pour y introduire celles de Normandie. Il ordonna qu'on
+plaidât en Normand, et depuis lui tous les Actes furent expédiés en cette
+langue jusqu'à Édouard III. Il voulut que la langue des vainqueurs fût
+la seule du Pays. Des Écoles de la Langue Normande furent établies dans
+toutes les Villes et les Bourgades. Cette langue était le Français mêlé
+d'un peu de Danois: idiome barbare, qui n'avait aucun avantage sur celui
+qu'on parlait en Angleterre. On prétend qu'il traitait non seulement la
+Nation vaincue avec dureté, mais qu'il affectait encore des caprices
+tyranniques. On en donne pour exemple la _Loi du couvre-feu_, par laquelle
+il fallait au son de la cloche éteindre le feu dans chaque maison à huit
+heures du soir. Mais cette loi bien loin d'être tyrannique, n'est qu'une
+ancienne police Ecclésiastique, établie presque dans tous les anciens
+Cloîtres du Pays du Nord. Les maisons étaient bâties de bois, et la
+crainte du feu était un objet des plus importants de la Police générale.
+
+On lui reproche encore d'avoir détruit tous les Villages qui se trouvaient
+dans un circuit de quinze lieues, pour en faire une Forêt, dans laquelle
+il pût goûter le plaisir de la chasse. Une telle action est trop insensée
+pour être vraisemblable. Les Historiens ne font pas attention qu'il faut
+au moins vingt années pour qu'un nouveau plan d'arbres devienne une Forêt
+propre à la chasse. On lui fait semer cette Forêt en 1080, il avait alors
+63 ans. Quelle apparence y a-t-il qu'un homme raisonnable ait à cet âge
+détruit des Villages pour semer quinze lieues en bois dans l'espérance d'y
+chasser un jour?
+
+Le Conquérant de l'Angleterre fut la terreur du Roi de France Philippe Ier
+qui voulut abaisser trop tard un Vassal si puissant, se jeta sur le Maine,
+qui dépendait alors de la Normandie. Guillaume repassa la mer, reprit le
+Maine, et contraignit le Roi de France à demander la paix.
+
+Les prétentions de la Cour de Rome n'éclatèrent jamais plus singulièrement
+qu'avec ce Prince. Le Pape Grégoire VII prit le temps qu'il faisait la
+guerre à la France pour demander qu'il lui rendît hommage du Royaume
+d'Angleterre. Cet hommage était fondé sur cet ancien Denier de Saint
+Pierre, qu'une partie de l'Angleterre payait à l'Église de Rome. Il
+revenait à environ trois livres de notre monnaie par chaque maison,
+aumône trop forte que les Papes regardaient comme un tribut. Guillaume le
+Conquérant fit dire au Pape, qu'il pourrait bien continuer l'aumône, mais
+au lieu de faire hommage il fit défense en Angleterre de ne reconnaître
+d'autre Pape que celui qu'il approuverait. La proposition de Grégoire VII
+devint par-là ridicule à force d'être audacieuse. C'est ce même Grégoire
+VII qui bouleversait l'Europe pour élever le Sacerdoce au-dessus de
+l'Empire; mais avant de parler de cette querelle mémorable et des
+Croisades qui prirent naissance dans ces temps, il faut voir en peu de
+mots en quel état étaient les autres Pays de l'Europe.
+
+
+
+
+DE L'ÉTAT OÙ ÉTAIT L'EUROPE AUX Xe ET XIe SIÈCLES
+
+
+La Russie avait embrassé le Christianisme à la fin du VIIIe Siècle. Les
+femmes étaient destinées à convertir les Royaumes. Une soeur des Empereurs
+Basile et Constantin, mariée au père de ce Czar Jaraslau, dont j'ai parlé,
+obtint de son mari qu'il se ferait baptiser. Les Russes esclaves de leur
+Maître l'imitèrent, mais ils ne prirent du Rite Grec que les superstitions.
+
+Environ dans ce temps-là une femme attira encore la Pologne au
+Christianisme. Miceslas Duc de Pologne fut converti par sa femme soeur du
+Duc de Bohême. J'ai déjà remarqué que les Bulgares avaient reçu la foi de
+la même manière. Giselle soeur de l'Empereur Henri fit encore Chrétien son
+mari Roi de Hongrie dans la première année du XIe Siècle; ainsi il est
+très-vrai que la moitié de l'Europe doit aux femmes son Christianisme.
+
+La Suède chez qui elle avait été prêchée dès le IXe Siècle, était
+redevenue idolâtre. La Bohême et tout ce qui est au Nord de l'Elbe,
+renonça au Christianisme en 1013. Toutes les Côtes de la Mer Baltique vers
+l'Orient étaient Païennes. Les Hongrois en 1047 retournèrent au Paganisme.
+Mais toutes ces Nations étaient beaucoup plus loin encore d'être polies,
+que d'être Chrétiennes.
+
+La Suède, probablement depuis longtemps épuisée d'habitants par ces
+anciennes émigrations dont l'Europe fut inondée, paraît dans le VIIIe,
+IXe, Xe et XIe Siècles comme ensevelie dans sa barbarie, sans guerre et
+sans commerce avec ses voisins; elle n'a part à aucun grand événement, et
+n'en fut probablement que plus heureuse.
+
+La Pologne beaucoup plus barbare que Chrétienne conserva jusqu'au XIIIe
+Siècle toutes les coutumes des anciens Sarmates, de tuer leurs enfants qui
+naissaient imparfaits, et les vieillards invalides. Qu'on juge par-là du
+reste du Nord.
+
+L'Empire de Constantinople n'était ni plus resserré ni plus agrandi que
+nous l'avons vu au IXe Siècle. À l'Occident il se défendait contre les
+Bulgares, à l'Orient et au Nord contre les Turcs et les Arabes.
+
+On a vu en général ce qu'était l'Italie: des Seigneurs particuliers
+partageaient tout le Pays depuis Rome jusqu'à la Mer de la Calabre; et
+les Normands en avaient la plus grande partie. Florence, Milan, Pavie, se
+gouvernaient par leurs Magistrats sous des Comtes ou sous des Ducs nommés
+par les Empereurs. Bologne était plus libre.
+
+La Maison de Maurienne dont descendent les Ducs de Savoie, Rois de
+Sardaigne, commençait à s'établir. Elle possédait comme Fief de l'Empire
+la Comté héréditaire de Savoie et de Maurienne, depuis que Humbert
+aux blanches mains, tige de cette Maison, avait eu en 888 ce petit
+démembrement du Royaume de Bourgogne.
+
+Les Suisses et les Grisons détachés aussi de ce même Royaume, obéissaient
+aux Baillis que les Empereurs nommaient.
+
+Deux Villes maritimes d'Italie commençaient à s'élever non par ces
+invasions subites qui ont fait les droits de presque tous les Princes
+qui ont passé en revue, mais par une industrie sage qui dégénéra aussi
+bientôt en esprit de conquête. Ces deux Villes étaient Gênes et Venise.
+Gênes célèbre du temps des Romains, regardait Charlemagne comme son
+restaurateur. Cet Empereur l'avait rebâtie quelque temps après que les
+Goths l'avaient détruite. Gouvernée par des Comtes sous Charlemagne et ses
+premiers descendants, elle fut saccagée au Xe Siècle par les Mahométans,
+et presque tous ses citoyens furent emmenés en servitude. Mais comme
+c'était un Port commerçant, elle fut bientôt repeuplée. Le Négoce qui
+l'avait fait fleurir, servit à la rétablir. Elle devint alors une
+République. Elle prit l'Île de Corse sur les Arabes, qui s'en étaient
+emparés. C'est ici qu'il faut se souvenir que Louis le Débonnaire avait
+donné la Corse aux Papes. Ils exigèrent un tribut des Génois pour cette
+Île. Les Génois payèrent ce tribut au commencement de l'XIe Siècle, mais
+bientôt après ils s'en affranchirent sous le Pontificat de Lucius II.
+Enfin leur ambition croissant avec leurs richesses, de Marchands ils
+voulurent devenir Conquérants.
+
+La Ville de Venise bien moins ancienne que Gênes affectait le frivole
+honneur d'une plus ancienne liberté, et jouissait de la gloire solide
+d'une puissance bien supérieure. Ce ne fut d'abord qu'une retraite de
+pêcheurs et de quelques fugitifs, qui s'y réfugièrent au commencement du
+Ve Siècle, quand les Goths ravageaient l'Italie. Il n'y avait pour toute
+Ville que des cabanes sur le Rialto. Le nom de Venise n'était point encore
+connu. Ce Rialto bien loin d'être libre, fut pendant trente années une
+simple Bourgade appartenant à la Ville de Padoue, qui le gouvernait par
+des Consuls. La vicissitude des choses a mis depuis Padoue sous le joug de
+Venise.
+
+Il n'y a aucune preuve que sous les Rois Lombards Venise ait eu une
+liberté reconnue. Il est plus vraisemblable que ses habitants furent
+oubliés dans leurs marais.
+
+Le Rialto et les petites Îles voisines ne commencèrent qu'en 709 à se
+gouverner par leurs Magistrats. Ils furent alors indépendants de Padoue,
+et se regardèrent comme une République.
+
+C'est en 709 qu'ils eurent leur premier Doge, qui ne fut qu'un Tribun du
+Peuple élu par des Bourgeois. Plusieurs familles qui donnèrent leur voix à
+ce premier Doge, subsistent encore. Elles sont les plus anciens Nobles de
+l'Europe, sans en excepter aucune Maison; et prouvent que la Noblesse peut
+s'acquérir autrement qu'en possédant un Château, ou en payant des Patentes
+à un Souverain.
+
+Héraclée fut le premier siège de cette République jusqu'à la mort de son
+troisième Doge. Ce ne fut que vers la fin du IXe Siècle que ces Insulaires
+retirés plus avant dans leurs lagunes, donnèrent à cet assemblage de
+petites Îles qui formèrent une Ville, le nom de Venise, du nom de cette
+côte, qu'on appelait _terrae Venetorum_. Les habitants de ces marais ne
+pouvaient subsister que par leur commerce. La nécessité fut l'origine de
+leur puissance. Il n'est pas assurément bien décidé que cette République
+fût alors indépendante. On voit que Bérenger reconnu quelque temps
+Empereur en Italie, accorda l'an 950 au Doge le privilège de battre
+monnaie. Ces Doges même étaient obligés d'envoyer aux Empereurs en
+redevance un manteau de drap d'or tous les ans, et Othon III leur remit
+en 998 cette espèce de petit tribut. Mais ces légères marques de vassalité
+n'étaient rien à la véritable puissance de Venise; car tandis que les
+Vénitiens payaient un manteau d'étoffe d'or aux Empereurs, ils acquirent
+par leur argent et par leurs armes toute la Province d'Istrie, et presque
+toutes les côtes de Dalmatie, Spalatro, Raguse, Narenta. Leur Doge prenait
+vers le milieu du Xe Siècle le titre de _Duc de Dalmatie_; mais ces
+conquêtes enrichissaient moins Venise que le Commerce, dans lequel elle
+surpassait encore les Génois; car tandis que les Barons d'Allemagne et de
+France bâtissaient des donjons et opprimaient les peuples, Venise attirait
+leur argent, en leur fournissant toutes les denrées de l'Orient. Les Mers
+étaient déjà couvertes de leurs vaisseaux, et elle s'enrichissait de
+l'ignorance et de la barbarie des Nations Septentrionales de l'Europe.
+
+
+
+
+DE L'ESPAGNE ET DES MAHOMÉTANS DE CE ROYAUME,
+JUSQU'AU COMMENCEMENT DU XIIe SIÈCLE.
+
+
+L'Espagne était toujours partagée entre les Mahométans et les Chrétiens,
+mais les Chrétiens n'en avaient pas la quatrième partie, et ce coin de
+terre était la Contrée la plus stérile. L'Asturie dont les Princes
+prenaient le titre de _Roi de Leon_, une partie de la vieille Castille
+gouvernée par des Comtes, Barcelone et la moitié de la Catalogne aussi
+sous un Comte, la Navarre qui avait un Roi, une partie de l'Aragon
+unis quelque temps à la Navarre, voilà ce qui composait les États des
+Chrétiens. Les Arabes possédaient le Portugal, la Murcie, l'Andalousie,
+Valence, Grenade, Tortose, et s'étendaient au milieu des terres par-delà
+les montagnes de la Castille et de Saragosse. Le séjour des Rois
+Mahométans était toujours à Cordoue. Ils y avaient bâti cette grande
+Mosquée, dont la voûte est soutenue de 365 Colonnes de marbre précieux,
+et qui porte encore parmi les Chrétiens le nom de la _Mosqueta_, Mosquée,
+quoiqu'elle soit devenue Cathédrale.
+
+Les Arts y fleurissaient, les plaisirs recherchés, la magnificence, la
+galanterie régnaient à la Cour des Rois Maures. Les Tournois, les Combats
+à la barrière sont peut-être de l'invention de ces Arabes. Ils avaient des
+Spectacles, des Théâtres, qui tout grossiers qu'ils étaient, montraient
+du-moins que les autres Peuples étaient moins polis que ces Mahométans.
+Cordoue était le seul Pays de l'Occident où la Géométrie, l'Astronomie,
+la Chimie, la Médecine fussent cultivées. Sanche le Gros, Roi de Leon, fut
+obligé de s'aller mettre à Cordoue en 956 entre les mains de ce fameux
+Médecin Arabe, qui invité par le Roi voulut que le Roi vînt à lui.
+
+Cordoue est un Pays de délices arrosé par le Guadalquivir, où des forêts
+de citronniers, d'orangers, de grenadiers parfument l'air, et où tout
+invite à la mollesse.
+
+Le luxe et le plaisir corrompirent enfin les Rois Musulmans. Leur
+domination fut au Xe Siècle, comme celle de presque tous les Princes
+Chrétiens, partagée en petits États. Tolède, Murcie, Valence, Huelca même,
+eurent leurs Rois. C'était le temps d'accabler cette puissance divisée,
+mais les Chrétiens d'Espagne étaient plus divisés encore. Ils se faisaient
+une guerre continuelle, se réunissaient pour se trahir, et s'alliaient
+souvent avec les Musulmans. Alphonse V Roi de Leon, donna même l'année
+1000 sa soeur Thérèse en mariage au Sultan Abdala Roi de Tolède.
+
+Les jalousies produisent plus de crimes entre les petits Princes qu'entre
+les grands Souverains. La guerre seule peut décider du sort des vastes
+États; mais les surprises, les perfidies, les assassinats, les
+empoisonnements sont plus communs entre des rivaux voisins, qui ayant
+beaucoup d'ambition et peu de ressources, mettent en oeuvre tout ce qui
+peut suppléer à la force. C'est ainsi qu'un Sancho Garcias Comte de
+Castille empoisonna sa mère à la fin du Xe Siècle, et que son fils Don
+Garcie fut poignardé par trois Seigneurs du Pays dans le temps qu'il
+allait se marier.
+
+Enfin en 1035 Ferdinand, fils de Sanche Roi de Navarre et d'Aragon, réunit
+sous sa puissance la vieille Castille, dont la famille avait hérité par
+le meurtre de ce Don Garcie, et le Royaume de Leon dont il dépouilla son
+beau-frère, qu'il tua dans une bataille (1036).
+
+Alors la Castille devint un Royaume, et Leon en fut une Province. Ce
+Ferdinand, non content d'avoir ôté la couronne de Leon et la vie à
+son beau-frère, enleva aussi la Navarre à son propre frère, qu'il fit
+assassiner dans une bataille qu'il lui livra. C'est ce Ferdinand à qui les
+Espagnols ont prodigué le nom de _grand_, apparemment pour déshonorer ce
+titre trop prodigué aux usurpateurs.
+
+Son père Don Sanche, surnommé aussi le Grand pour avoir succédé aux
+Comtes de Castille, et pour avoir marié un de ses fils à la Princesse des
+Asturies, s'était fait proclamer Empereur, et Don Ferdinand voulut aussi
+prendre ce titre. Il est sûr qu'il n'y a, ni ne peut y avoir de titre
+affecté aux Souverains, que ceux qu'ils veulent prendre, et que l'usage
+leur donne. Le nom d'Empereur signifiait partout l'héritier des Césars et
+le maître de l'Empire Romain, ou du-moins celui qui prétendait l'être. Il
+n'y a pas d'apparence que cette appellation pût être le titre distinctif
+d'un Prince mal affermi, qui gouvernait la quatrième partie de l'Espagne.
+
+L'Empereur Henri III et non Henri II comme le disent tant d'Auteurs,
+mortifia la fierté Espagnole, en demandant à Ferdinand l'hommage de ses
+petits États comme d'un Fief de l'Empire. Il est difficile de dire quelle
+était la plus mauvaise prétention, celle de l'Empereur Allemand, ou
+celle de l'Espagnol. Ces idées vaines n'eurent aucun effet, et l'État
+de Ferdinand resta un petit Royaume libre.
+
+C'est sous le règne de ce Ferdinand que vivait Rodrigue surnommé le Cid,
+qui en effet épousa depuis Chimène, dont il avait tué le père. Tous ceux
+qui ne connaissent cette histoire que par la tragédie si célèbre dans le
+Siècle passé, croient que le Roi Don Ferdinand possédait l'Andalousie.
+
+Les fameux exploits du Cid furent d'abord d'aider Don Sanche fils aîné de
+Ferdinand à dépouiller ses frères et ses soeurs de l'héritage que leur
+avait laissé leur père. Mais Don Sanche ayant été assassiné dans une de
+ces expéditions injustes, ses frères rentrèrent dans leurs États. (1073)
+
+Ce fut alors qu'il y eut près de vingt Rois en Espagne soit Chrétiens soit
+Musulmans, et outre ces vingt Rois un nombre considérable de Seigneurs
+indépendants, qui venaient à cheval, armés de toutes pièces, et suivis de
+quelques Écuyers offrir leurs services aux Princes ou aux Princesses qui
+étaient en guerre. Cette coutume, déjà répandue en Europe, ne fut nulle
+part plus accréditée qu'en Espagne. Les Princes à qui ces Chevaliers
+s'engageaient, leur ceignaient le baudrier, et leur faisaient présent
+d'une épée, dont ils leur donnaient un coup léger sur l'épaule. Les
+Chevaliers Chrétiens ajoutèrent d'autres cérémonies à l'accolade. Ils
+faisaient la veille des armes devant un autel de la Vierge. Les Musulmans
+se contentaient de se faire ceindre un cimeterre. Ce fut-là l'origine des
+Chevaliers errants, et de tant de combats particuliers. Le plus célèbre
+fut celui qui se fit après la mort du Roi Don Sanche, assassiné en
+assiégeant sa soeur Ouraca dans la Ville de Zamore. Trois Chevaliers
+soutinrent l'innocence de l'Infante contre Don Diègue de Lare qui
+l'accusait. Ils combattirent l'un après l'autre en champ clos, en présence
+des Juges nommés de part et d'autre. Don Diègue renversa et tua deux des
+Chevaliers de l'Infante, et le cheval du troisième ayant les rênes coupées
+et emportant son Maître hors des barrières, le combat fut jugé indécis.
+
+Parmi tant de Chevaliers le Cid fut celui qui se distingua le plus contre
+les Musulmans. Plusieurs Chevaliers se rangèrent sous sa bannière, et
+tous ensemble avec leurs Écuyers et leurs Gendarmes composaient une
+armée couverte de fer, montée sur les plus beaux chevaux du Pays. Le Cid
+vainquit plus d'un petit Roi Maure, et s'étant ensuite fortifié dans la
+Ville d'Alcosar, il s'y forma une Souveraineté.
+
+Enfin il persuada à son Maître Alfonse VI Roi de la vieille Castille
+d'assiéger la Ville de Tolède, et lui offrit tous ses Chevaliers pour
+cette entreprise. Le bruit de ce siège et la réputation du Cid, appelèrent
+de l'Italie et de la France beaucoup de Chevaliers et de Princes. Raimond
+Comte de Toulouse, et deux Princes du sang de France de la branche de
+Bourgogne, vinrent à ce siège. Le Roi Mahométan nommé Hiaja, était fils
+d'un des plus généreux Princes dont l'Histoire ait conservé le nom.
+Almamon son père avait donné dans Tolède un asile à ce même Roi Alfonse
+que son frère Sanche persécutait alors. Ils avaient vécu longtemps
+ensemble dans une amitié peu commune, et Almamon loin de le retenir, quand
+après la mort de Sanche il devint Roi et par conséquent à craindre, lui
+avait fait part de ses trésors. On dit même qu'ils s'étaient séparés en
+pleurant. Plus d'un Chevalier Mahométan sortirent des murs pour reprocher
+au Roi Alfonse son ingratitude envers son bienfaiteur, et il y eut plus
+d'un combat singulier sous les murs de Tolède.
+
+Le siège dura une année. Enfin Tolède capitula, mais à condition que l'on
+traiterait les Musulmans comme ils en avaient usé avec les Chrétiens;
+qu'on leur laisserait leur Religion et leurs Lois. Promesse qu'on tint
+d'abord, et que le temps fit violer. Toute la Castille neuve se rendit
+ensuite au Cid, qui en prit possession au nom d'Alfonse; et Madrid,
+petite Place qui devait un Jour être la Capitale de l'Espagne, fut pour
+la première fois au pouvoir des Chrétiens.
+
+Plusieurs familles vinrent de France s'établir dans Tolède. On leur donna
+des privilèges qu'on appelle même encore en Espagne _fransches_. Le Roi
+Alfonse fit aussitôt une assemblée d'Évêques, laquelle sans le concours du
+peuple autrefois nécessaire, élut pour Évêque de Tolède un Prêtre nommé
+Bernard, à qui le Pape Grégoire VII conféra la Primatie d'Espagne à
+la prière du Roi. La conquête fut presque toute pour l'Église, mais le
+premier soin du Primat fut d'en abuser, en violant les conditions que
+le Roi avait jurées aux Maures. La grande Mosquée devait rester aux
+Mahométans. L'Archevêque pendant l'absence du Roi, en fit une Église, et
+excita contre lui une sédition. Alfonse revint à Tolède, irrité contre
+l'indiscrétion du Prélat. Il allait même le punir, et il fallut que les
+Mahométans à qui le Roi eut la sagesse de rendre la Mosquée, demandassent
+la grâce de l'Archevêque.
+
+Alfonse augmenta encore par un mariage les États qu'il gagnait par l'épée
+du Cid. Soit politique, soit goût, il épousa Zaïd fille de Benabat nouveau
+Roi Maure d'Andalousie, et reçut en dot plusieurs Villes.
+
+On lui reproche d'avoir conjointement avec son beau-père appelé en Espagne
+d'autres Mahométans d'Afrique. Il est difficile de croire qu'il ait fait
+une si étrange faute contre la politique, mais tous les Rois se conduisent
+quelquefois contre la vraisemblance. Quoi qu'il en soit, une armée de
+Maures vient fondre d'Afrique, en Espagne, et augmenter la confusion où
+tout était alors. Le Miramolin qui régnait à Maroc, et dont la race y
+règne encore, envoie son Général Abénana au secours du Roi d'Andalousie.
+Ce Général trahit non seulement ce Roi même à qui il était envoyé, mais
+encore le Miramolin au nom duquel il venait. Enfin le Miramolin irrité
+vient lui-même combattre son Général perfide, qui faisait la guerre aux
+autres Mahométans, tandis que les Chrétiens étaient aussi divisés entre
+eux.
+
+L'Espagne était déchirée par tant de Nations Mahométanes et Chrétiennes,
+lorsque le Cid Don Rodrigue à la tête de sa Chevalerie subjugua le Royaume
+de Valence. Il y avait en Espagne peu de Rois plus puissants que lui,
+mais il n'en prit pas le nom, soit qu'il préférât le titre de Cid, soit
+que l'esprit de Chevalerie le rendît fidèle au Roi Alfonse son Maître.
+Cependant il gouverna Valence avec l'autorité d'un Souverain, recevant des
+Ambassadeurs, et respecté de toutes les Nations. Après sa mort, arrivée
+l'an 1096, les Rois de Castille et d'Aragon continuèrent toujours leurs
+guerres contre les Maures. L'Espagne ne fut jamais plus sanglante et plus
+désolée. Triste effet de l'ancienne conspiration de l'Archevêque Opas et
+du Comte Julien, qui faisait au bout de 400 ans et fit encore longtemps
+après les malheurs de l'Espagne.
+
+
+
+
+DE LA RELIGION ET DE LA SUPERSTITION DE CES TEMPS-LÀ.
+
+
+Les hérésies semblent être le fruit d'un peu de science et de loisir.
+On a vu que l'état où était l'Église au Xe Siècle, ne permettait guère
+le loisir ni l'étude. Tout le monde était armé, et on ne se disputait
+que des richesses. Cependant en France, du temps du Roi Robert, il y eut
+quelques Prêtres, et entre autres un nommé Étienne, Confesseur de la Reine
+Constance, accusés d'hérésie. On les appela Manichéens, pour leur donner
+un nom plus odieux; car ils n'enseignaient rien des dogmes de Manès.
+C'était probablement des enthousiastes, qui tendaient à une perfection
+outrée, pour dominer sur les esprits. C'est le caractère de tous les Chefs
+de Sectes. On leur imputa des crimes horribles et des sentiments dénaturés,
+dont on charge toujours ceux dont on ne connaît pas les dogmes.
+
+En 1028, ils furent juridiquement accusés de réciter les Litanies à
+l'honneur des Diables, d'éteindre ensuite les lumières, de se mêler
+indifféremment, et de brûler le premier des enfants qui naissaient de ces
+incestes, pour en avaler les cendres. Ce sont à peu près les reproches
+qu'on faisait aux premiers Chrétiens. Je crois que cette calomnie des
+Païens contre eux, était fondée sur ce que les Chrétiens faisaient
+quelquefois la Cène, en mangeant d'un pain fait en forme de petits enfants
+pour représenter JÉSUS-CHRIST, comme il se pratique encore dans quelques
+Églises Grecques. Ce qu'on peut recueillir de certain concernant les
+opinions des Hérétiques dont je parle, c'est qu'ils enseignaient que Dieu
+n'était point en effet venu sur la Terre, n'était ni mort ni ressuscité,
+et que du pain et du vin ne pouvaient devenir son corps et son sang.
+Le Roi Robert et sa femme Constance se transportèrent à Orléans, où
+se tenaient quelques assemblées de ceux qu'on appelait Manichéens.
+Les Évêques firent brûler treize de ces malheureux. Le Roi, la Reine,
+assistèrent à ce spectacle indigne de leur majesté. Jamais avant cette
+exécution on n'avait en France livré au supplice aucun de ceux qui
+dogmatisent sur ce qu'ils n'entendent point. Il est vrai que Priscillien
+au IVe Siècle avait été condamné à la mort dans Trêves avec sept de ses
+disciples. Mais la Ville de Trêves qui était alors dans les Gaules, n'est
+plus annexée à la France depuis la décadence de la famille de Charlemagne.
+Ce qu'il faut observer, c'est que Saint Martin de Tours ne voulut point
+communiquer avec les Évêques qui avaient demandé le sang de Priscillien.
+Il disait hautement qu'il était horrible de condamner des hommes à la mort,
+parce qu'ils se trompent. Il ne se trouva point de Saint Martin du temps
+du Roi Robert.
+
+Il s'élevait alors quelques légers nuages sur l'Eucharistie, mais ils ne
+formaient point encore d'orages. Je ne sais comment ce sujet de querelle
+avait échappé à l'imagination ardente des Chrétiens Grecs. Il fut
+probablement négligé, parce qu'il ne laissait nulle prise à cette
+métaphysique cultivée par les Docteurs depuis qu'ils eurent adopté les
+idées de Platon. Ils avaient trouvé de quoi exercer cette philosophie
+dans l'explication de la Trinité, dans la consubstantialité du Verbe, dans
+l'union des deux Natures et des deux Volontés, enfin dans l'abîme de la
+Prédestination. La question, Si du pain et du vin sont changés en la
+seconde personne de la Trinité, et par conséquent en Dieu? Si on mange
+et on boit cette seconde personne par la foi seulement? cette question,
+dis-je, était d'un autre genre, qui ne paraissait pas soumis à la
+philosophie de ces temps. Aussi on se contenta de faire la Cène le soir
+dans les premiers âges du Christianisme, et de communier à la Messe sous
+les deux espèces au temps dont je parle, sans avoir une idée fixe et
+déterminée sur ce mystère. Il paraît que dans beaucoup d'Églises, et
+surtout en Angleterre, on croyait qu'on ne mangeait et qu'on ne buvait
+JÉSUS-CHRIST que spirituellement. On trouve dans la Bibliothèque
+Bodléienne une Homélie du Xe Siècle, dans laquelle sont ces propres
+mots, «C'est véritablement par la consécration le corps et le sang de
+JÉSUS-CHRIST, non corporellement, mais spirituellement. Le corps dans
+lequel JÉSUS-CHRIST souffrit et le corps Eucharistique sont entièrement
+différents. Le premier était composé de chair et d'os animés par une âme
+raisonnable; mais ce que nous nommons Eucharistie n'a ni sang, ni os, ni
+âme. Nous devons donc l'entendre dans un sens spirituel.»
+
+Jean Scot, surnommé Eugène parce qu'il était d'Irlande, avait longtemps
+auparavant sous le règne de Charles le Chauve, et même, à ce qu'il dit par
+ordre de cet Empereur, soutenu la même opinion.
+
+Du temps de Jean Scot, Ratram Moine de Corbie et d'autres avaient écrit
+sur ce mystère d'une manière à laisser au moins douter s'ils croyaient
+ce qu'on appela depuis la _Présence réelle_. Car Ratram dans son écrit
+adressé à l'Empereur Charles le Chauve, dit en termes exprès «C'est
+le corps de JÉSUS-CHRIST qui est vu, reçu, et mangé non par les sens
+corporels, mais par les yeux de l'esprit fidèle».
+
+On avait écrit contre eux, et le sentiment le plus commun était sans-doute
+qu'on mangeait le véritable corps de JÉSUS-CHRIST, puisqu'on disputait
+pour savoir, si on le digérait et si on le rendait avec les excréments.
+
+Enfin Bérenger, Archidiacre de Tours, enseigna vers 1050 par écrit et dans
+la chaire, que le corps véritable de Jésus-Christ n'est point et ne peut
+être dans du pain et dans du vin. Cette proposition révolta d'autant plus
+alors, que Bérenger ayant une très-grande réputation avait d'autant plus
+d'ennemis. Celui qui se distingua le plus contre lui, fut Lanfranc de race
+Lombarde, né à Pavie, qui était venu chercher une fortune en France. Il
+balançait la réputation de Bérenger. Voici comme il s'y prenait pour le
+confondre dans son Traité _de corpore Domini_.
+
+«On peut dire avec vérité que le Corps de Notre Seigneur dans
+l'Eucharistie est le même qui est sorti de la Vierge, et que ce n'est pas
+le même. C'est le même quant à l'essence et aux propriétés de la véritable
+nature, et ce n'est pas le même quant aux espèces du pain et du vin; de
+sorte qu'il est le même quant à la substance, et qu'il n'est pas le même
+quant à la forme.»
+
+Ce sentiment de Lanfranc parut être celui de toute l'Église. Bérenger fut
+condamné au Concile de Paris en 1050, condamné encore à Rome en 1079, et
+obligé de prononcer sa rétractation; mais cette rétractation forcée ne fit
+que graver plus avant ces sentiments dans son coeur. Il mourut dans son
+opinion, qui ne fit alors ni schisme ni guerre civile. Le temporel seul
+était le grand objet qui occupait l'ambition des hommes. L'autre source
+qui devait faire verser tant de sang, n'était pas encore ouverte.
+
+On croit bien que l'ignorance de ces temps affermissait les superstitions
+populaires. J'en rapporterai quelques exemples, qui ont longtemps exercé
+la crédulité humaine. On prétend que l'Empereur Othon III fit périr sa
+femme Marie d'Aragon pour cause d'adultère. Il est très possible qu'un
+Prince cruel et dévot, tel qu'on peint Othon III envoie au supplice
+sa femme moins débauchée que lui. Mais vingt Auteurs ont écrit, et
+Maimbourg a répété après eux, et d'autres ont répété après Maimbourg,
+que l'Impératrice ayant fait des avances à un jeune Comte Italien, qui
+les refusa par vertu, elle accusa ce Comte auprès de l'Empereur de l'avoir
+voulu séduire, et que le Comte fut puni de mort. La veuve du Comte,
+dit-on, vint la tête de son mari à la main demander justice et prouver son
+innocence. Cette veuve demanda d'être admise à l'épreuve du fer ardent.
+Elle tint tant qu'on voulut une barre de fer toute rouge dans ses mains
+sans se brûler; et ce prodige servant de preuve juridique, l'Impératrice
+fut condamnée à être brûlée vive.
+
+Maimbourg aurait dû faire réflexion que cette fable est rapportée par des
+Auteurs qui ont écrit très-longtemps après le règne d'Othon III qu'on ne
+nomme pas seulement les noms de ce Comte Italien, et de cette veuve qui
+maniait si impunément des barres de fer rouge. Enfin quand même des
+Auteurs contemporains auraient authentiquement rendu compte d'un tel
+événement, ils ne mériteraient pas plus de croyance que les Sorciers qui
+déposent en justice qu'ils ont assisté au Sabbat.
+
+L'aventure de la barre de fer doit faire révoquer en doute le supplice
+de l'Impératrice Marie d'Aragon rapporté dans tant de Dictionnaires,
+d'Histoires, où dans chaque page le mensonge est joint à la vérité.
+
+Le second événement est du même genre. On prétend que Henri II successeur
+d'Othon III éprouva la fidélité de sa femme Cunegunde, en la faisant
+marcher pieds nus sur neuf socs de charrue rougis au feu. Cette histoire
+rapportée dans tant de Martyrologes, mérite la même réponse que celle de
+la femme d'Othon.
+
+Didier Abbé du Mont Cassin et plusieurs autres Écrivains rapportent un
+fait à peu près semblable. En 1063 des Moines de Florence, mécontents de
+leur Évêque, allèrent crier à la Ville et à la Campagne «Notre Évêque est
+un simoniaque et un scélérat». Et ils eurent, dit-on, la hardiesse de
+promettre qu'ils prouveraient cette accusation par l'épreuve du feu. On
+prit donc jour pour cette cérémonie, et ce fut le mercredi de la première
+semaine du Carême. Deux bûchers furent dressés, chacun de dix pieds de
+long sur cinq de large, séparés par un sentier d'un pied et demi de
+largeur, rempli de bois sec. Les deux bûchers ayant été allumés et cet
+espace réduit en charbons, un Moine Minime, nommé Aldobrandin, passe à
+travers sur ce sentier à pas graves et mesurés, et revient même prendre au
+milieu des flammes son manipule qu'il avait laissé tomber. Voilà ce que
+plusieurs Historiens disent, qu'on ne peut nier qu'en renversant tous les
+fondements de l'Histoire; mais il est sûr qu'on ne peut le croire sans
+renverser tous les fondements de la Raison.
+
+Il se peut faire sans-doute qu'un homme passe très-rapidement entre deux
+bûchers et même sur des charbons, sans être tout-à-fait brûlé; mais y
+passer et y repasser d'un pas grave pour reprendre son manipule, c'est
+une de ces aventures de la _Légende Dorée_, dont il n'est plus permis de
+parler à des hommes raisonnables.
+
+La dernière épreuve que je rapporterai, est celle dont on se servit
+pour décider en Espagne après la prise de Tolède, si on devait réciter
+l'Office Romain, ou celui qu'on appelait Mozarabique. On convint d'abord
+unanimement de terminer la querelle par le duel. Deux champions armés de
+toutes pièces combattirent dans toutes les règles de la Chevalerie. Don
+Ruis de Montania, Chevalier du Missel Mozarabique, fit perdre les arçons à
+son adversaire, et le renversa mourant. Mais la Reine qui avait beaucoup
+d'inclination pour le Missel Romain, voulut qu'on tentât l'épreuve du feu.
+Toutes les Lois de la Chevalerie s'y opposaient. Cependant on jeta au
+feu les deux Missels, qui probablement furent brûlés; et le Roi pour ne
+mécontenter personne, fit en sorte que quelques Églises prieraient Dieu
+selon le Rituel Romain, et que d'autres garderaient le Mozarabique. Dans
+la plupart des choses que je viens de rapporter, on croirait lire une
+relation des Hottentots ou de Nègres; et il faut l'avouer, nous leur
+ressemblons encore en quelque chose.
+
+Fin du premier Tome.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Abrégé de l'Histoire Universel
+e depuis Charlemagne jusques à , by Voltaire
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE ***
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+terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
+entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
+
+1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
+used on or associated in any way with an electronic work by people who
+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
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+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
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+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
+posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
+and distributed to anyone in the United States without paying any fees
+or charges. If you are redistributing or providing access to a work
+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
+Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
+1.E.9.
+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
+with the permission of the copyright holder, your use and distribution
+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
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+License terms from this work, or any files containing a part of this
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+
+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
+electronic work, or any part of this electronic work, without
+prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
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+Gutenberg-tm License.
+
+1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
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+License as specified in paragraph 1.E.1.
+
+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
+
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+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
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+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
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+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
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+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
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+ and discontinue all use of and all access to other copies of
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+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
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+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
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+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
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+corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
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+is also defective, you may demand a refund in writing without further
+opportunities to fix the problem.
+
+1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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