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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 04:53:47 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le saucisson à pattes I + Fil-à-beurre + +Author: Eugène Chavette + +Release Date: June 19, 2006 [EBook #18623] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES I *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + + + + + EUGÈNE CHAVETTE + + LE + Saucisson à Pattes + + + I + + FIL-À-BEURRE + + + + PARIS + + C. MARPON ET E. FLAMMARION + ÉDITEURS + 26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON. + + + + + LE SAUCISSON + À PATTES + + + I + + + + + EN VENTE CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS + + + OUVRAGES D'EUGÈNE CHAVETTE + +LES PETITES COMÉDIES DU VICE, 1 vol. illustré par Benassit + (_vingt-deux mille exemplaires_) 5 fr. + +LES PETITS DRAMES DE LA VERTU, 1 vol. illustré par Kauffmann + (_dix-huit mille exemplaires_) 5 fr. + +LES BÊTISES VRAIES, pour faire suite aux _Petites Comédies du + vice_ et aux _Petits Drames de la vertu_, 1 vol. illustré + par Kauffmann (14e mille) 5 fr. + +RÉVEILLEZ SOPHIE (6e mille), 2 vol. in-18 6 fr. + +LA BELLE ALLIETTE (3e mille), 1 vol. in-18 3 fr. + + SOUS PRESSE: + +LILIE, TUTUE, BÉBETTE 1 vol. + +SEUL CONTRE TROIS BELLES-MÈRES 2 vol. + + + F. Aureau.--Imprimerie de Lagny. + + + + + LE + SAUCISSON + À PATTES + + PAR + + EUGÈNE CHAVETTE + + + + I + + FIL-À-BEURRE + + + + PARIS + + C. MARPON ET E. FLAMMARION, ÉDITEURS + RUE RACINE, 26, PRÈS L'ODÉON + + + Tous droits réservés. + + + + + LE SAUCISSON + À PATTES + + + PREMIÈRE PARTIE + + FIL-À-BEURRE + + + + + I + + +Jamais la ville de Chartres n'avait vu une affluence de monde pareille à +celle que renfermaient ses murs le 12 vendémiaire de l'an IX (4 octobre +1800). + +Dans toutes les rues qui convergeaient vers la place publique, centre de +la ville, se pressait une foule compacte, hâtive et bruyamment gaie. + +Et si l'on s'étouffait ainsi en plein milieu de Chartres, c'était bien +autre chose encore dans les faubourgs. Les entrées de la cité étaient +pour ainsi dire barricadées, tant étaient nombreux les véhicules de +toutes sortes qui avaient amené la masse de gens accourus, non seulement +de la Beauce et du Gâtinais, mais encore du fin fond des départements +voisins. Les premiers arrivés avaient bien trouvé à loger leurs voitures +et chevaux dans les auberges; mais, comme chaque maison de Chartres +eût-elle été une hôtellerie, le nombre en eût été encore insuffisant, il +en était résulté que les auberges une fois archi-pleines, les autres +arrivants avaient dû faire stationner leurs voitures, tout attelées, +dans les rues, et la file, s'allongeant toujours, avait dépassé les +portes de la ville pour aller obstruer les diverses routes d'un fouillis +de charrettes, tombereaux, ânes, chevaux et boeufs; car, pour les huit +dixièmes, tous ces envahisseurs de Chartres étaient gens de campagne. + +C'était au milieu de cet encombrement, qui leur fermait le chemin, +qu'avaient résolu de passer, quand même, trois cavaliers retardataires. +Ces cavaliers, dont un précédait les autres, étaient vêtus en +cultivateurs aisés; mais, à leur raideur sous ce costume, à leur +prestance à cheval, à leurs visages à longues moustaches et surtout à +certains détails du harnachement de leurs montures, un observateur eût +facilement deviné que ces hommes étaient plutôt gens de guerre que de +paix. Il y avait dans la voix de celui qui marchait en tête, quand il +criait: «Place! place!» un accent qui trahissait l'habitude du +commandement. + +Aussi, à cette sommation de livrer passage, quand le plus récalcitrant +s'était retourné et avait vu la mine quelque peu rébarbative des +cavaliers, il comprenait aussitôt qu'à vouloir résister il serait le +dindon de la farce et il s'empressait de dégager la voie. + +Ce fut ainsi qu'à travers voitures et bêtes, qui lui barraient la route, +le trio finit par pénétrer dans la ville. + +Lorsqu'il a été dit que toutes les auberges de Chartres étaient bondées +d'hommes et de bêtes, on aurait dû en excepter une dont l'enseigne en +tôle, se balançant sur sa tringle, portait ces mots: + + + AU BON-REPOS + DOUBLET + _Aubergiste, loge à pied et à cheval._ + + +Soit à pied, soit à cheval, nul client n'avait franchi le seuil de cette +maison qui, pourtant, tenait ses portes béantes ouvertes au public. Il +semblait que l'établissement du _Bon-Repos_, fût un lieu maudit, que +même les plus désireux de trouver un gîte fuyaient avec terreur. + +Pendant qu'à travers la vitre des fenêtres du rez-de-chaussée on pouvait +constater qu'aucun consommateur n'était assis devant une des vingt +tables de la grande salle de cette auberge, tous les autres lieux +publics, sans exception, regorgeaient de monde, qui buvant un coup, qui +mangeant un morceau sur le pouce, tous en gens pressés, se sachant +n'avoir que bien juste le temps de satisfaire faim ou soif, s'ils ne +voulaient pas, par un retard, manquer le but qui les avait attirés en +ville. Puis ils repartaient pour laisser la place à d'autres qui, tout +aussi hâtifs, ne faisaient pas longue pause et décampaient bientôt à +leur tour. + +Rien n'était donc plus étrangement curieux que cette auberge du +_Bon-Repos_ qui, quand le dernier des cabarets recevait les clients plus +drus que mouches, restait vide et dédaigné. Chacun de ces milliers +d'arrivants en ville, à son passage devant la maison, levait les yeux +vers l'enseigne, échangeait quelques mots avec son voisin et filait sans +se laisser tenter par la bonne apparence de l'hôtellerie, qui promettait +vin frais et agréable pitance. + +Cependant les trois cavaliers s'étaient avancés en ville et, déjà, +avaient dépassé plusieurs auberges. Soit que, du premier coup d'oeil, il +eût compris qu'en ces endroits il n'y avait pas place pour lui et les +siens, soit qu'il eût décidé du logis où il quitterait l'étrier, celui +qui semblait être le chef avait poursuivi sa route. + +Quand il arriva devant le _Bon-Repos_, il se retourna en selle vers ses +compagnons, et, d'une voix rieuse: + +--Pardieu! dit-il, voici un coin où nous ne risquons pas d'être +étouffés. + +Et il donna aux autres l'exemple de mettre pied à terre. + +Tout aussitôt que les passants avaient vu les trois hommes se disposer à +descendre de selle, il s'était formé autour d'eux un groupe de curieux à +la face étonnée. + +--Est-ce que tu vas entrer là, citoyen? demanda un questionneur avec un +accent qui paraissait signaler un danger. + +--Dame! fit gaîment le chef, il me semble que les portes sont assez +grandes ouvertes pour que je me passe cette fantaisie. + +--Mais tu ne sais donc pas quelle est cette maison? insista le +questionneur. + +--Une auberge comme l'annonce son enseigne. + +--Oui, mais n'as-tu pas lu le nom écrit sur cette enseigne? appuya le +curieux. + +Le cavalier leva les yeux vers la plaque de tôle, lut le nom inscrit, +puis abaissant sur celui qui l'interrogeait un regard qui demandait de +plus amples explications: + +--Doublet, dit-il. Eh bien, après? + +À cette demande, qui attestait une profonde ignorance, il y eut un +murmure de surprise dans le groupe qui s'était massé plus nombreux. + +--Il ne connaît pas Doublet! Il n'a jamais entendu parler de ce gueux! +bandit! chenapan! gredin! brigand! se disait-on en entassant les plus +mauvais qualificatifs sur le nommé Doublet. + +--Ah çà! citoyen, tu n'es donc pas du pays? demanda un autre curieux. + +--Non. + +--Alors, tu ne sais rien du motif qui fait accourir aujourd'hui tant de +monde à Chartres? + +--Rien de rien. J'ai pensé que ce devait être le jour de l'un des deux +grands marchés de l'année. + +--Ah! il est joli le marché d'aujourd'hui! fit le curieux en éclatant +d'un gros rire, auquel tout le groupe fit chorus. + +--Si ce n'est pour un marché, ce doit être alors pour une fête qu'on +accourt en ville, car vous me paraissez être tous de joyeuse humeur, +reprit le cavalier. + +--Oh! oui, une fête, une vraie fête pour le pays chartrain qui est enfin +délivré, dit une voix. + +--Grâce au brave Vasseur, ajouta une autre voix. + +Et immédiatement tout le groupe hurla: + +--Vive Vasseur! vive Vasseur! + +Ces cris de reconnaissance une fois calmés, le curieux qui, le premier, +avait pris la parole, se mit en devoir d'expliquer au cavalier pourquoi +il ne fallait pas entrer au _Bon-Repos_ et quel genre de fête le pays +chartrain devait à ce brave Vasseur. Il ouvrait la bouche pour débuter +dans son récit, quand, tout à coup, une horloge du voisinage tinta deux +coups qui, presque aussitôt, furent suivis d'un lointain roulement de +tambours. + +Celui qui allait conter tressauta à ce bruit. + +--C'est l'heure, s'écria-t-il; pourvu que je puisse être bien placé. Du +premier au dernier, je veux tout voir. + +Et, sans plus se soucier du cavalier, il prit ses jambes à son cou. +Derrière lui, tout le groupe s'élança sur ses traces. Et de droite, de +gauche, sortant des maisons, dévalant des faubourgs, débouchant des rues +latérales, une foule énorme passa à fond de train, se dirigeant vers le +centre de la ville où devait se passer la fête en question. + +Était-ce une fête? + +Si oui, il faut reconnaître que le principal acteur de cette fête était +un bien sinistre personnage... car c'était le bourreau de Chartres qui, +sur la place de la ville, avait à guillotiner _vingt-trois_ personnes, +dont trois femmes. + +Dès que le vide se fut fait autour des trois cavaliers qui se +préparaient à entrer au _Bon-Repos_, celui qui semblait commander passa +la bride de sa monture à un de ses hommes en disant: + +--Je vais aller les voir faire le saut. Reposez-vous et mangez en +m'attendant... Mais nos chevaux avant tout. Double ration d'avoine, car +ils auront bientôt une longue course à fournir. + +--Bien, mon lieutenant. + +--Chut! chut! fit vivement le chef. + +Puis, en riant, il ajouta: + +--Si c'est comme cela, Lambert, que tu observes la consigne quand nous +serons arrivés où je vous mène, alors, gare à nos trois peaux! + +--Oui, citoyen Rameau, se reprit en appuyant celui qui venait d'être +nommé Lambert. + +--Bien. Rameau, c'est cela. Qu'il demeure donc entendu que je suis le +citoyen Rameau, gros commerçant en grains, qui voyage avec ses deux +garçons... Donc, jamais d'autre nom que Rameau. Tu as bien compris; toi +aussi, Fichet? + +--Oui, mon lieutenant, lâcha l'autre qui, pourtant, avait écouté de ses +deux oreilles la recommandation faite à son camarade. + +Le visage du chef se fit sévère et, d'un ton sec: + +--Celui qui me donnera encore du lieutenant ne restera pas avec moi. +Ainsi donc, mes braves, si vous aimez les voyages et les distractions, +surveillez bien votre langue... + +Il paraît que Lambert et Fichet aimaient fort les voyages et les +distractions, car, ensemble et d'une voix empressée, ils répondirent: + +--Oui, citoyen Rameau. + +--Là-dessus, je vous quitte. Dans une heure, je serai de retour, annonça +le prétendu Rameau qui, laissant ses hommes entrer au _Bon-Repos_, prit +la direction de la grande place où, on le sait, allait avoir lieu la +sanglante exécution de vingt-trois condamnés. + +Il devait connaître parfaitement la ville, car, au lieu de prendre les +larges voies qu'avait suivies la foule, il enfila une série de ruelles +qui, au bout de dix minutes, le conduisirent devant une petite porte à +guichet, percée au bas d'un bâtiment sombre, à fenêtres garnies de +barreaux épais, qui n'était autre que le derrière de la prison d'où les +condamnés devaient partir pour l'échafaud. + +Au vigoureux coup de poing que donna notre homme sur la porte massive, +le guichet s'ouvrit et un visage apparut à l'étroite ouverture pour +reconnaître celui qui demandait à entrer. + +--Ah! c'est vous, lieutenant, dit aussitôt le guichetier, qui s'empressa +de faire tourner la porte sur ses gonds. + +--Sont-ils partis? demanda en entrant celui pour lequel la porte de la +prison, à première vue, s'ouvrait si facilement. + +--Non, pas encore... à cause d'un petit retard au sujet de la Grande +Victoire qui, il n'y a pas une heure, a eu la fantaisie, pour échapper +au couperet, de se déclarer enceinte. Alors, il a fallu faire venir +médecins et sages-femmes qui, après visite, ont signé à la farceuse un +bon pour la guillotine... On va donc se mettre en route et il n'est que +temps, car le public s'impatiente. Entendez-vous d'ici? + +En effet, de l'autre côté de la prison, où commençait la masse populaire +faisant la haie jusqu'à l'échafaud, retentissaient de bruyants cris +d'impatience. + +Le guichetier continua: + +--Ils vont partir du petit préau dans lequel ils attendent tout ficelés. +Les trois femmes marcheront en tête et, les premières, elles feront la +culbute, car le bourreau sait que l'on doit la politesse aux dames. + +Et le geôlier se mit à rire de sa plaisanterie du plus fin fond de sa +joie. Pour lui, comme pour la foule, il semblait que cette exécution fût +le divertissement d'une journée de liesse. + +Il faut avoir lu les journaux de l'époque pour comprendre qu'il n'y a +pas d'exagération à dire que cette terrible exécution, qui allait faire +tomber vingt-trois têtes, était une sorte de fête pour les populations, +celles de la campagne surtout, de la Beauce et du Gâtinais. C'était le +cri de délivrance poussé par deux départements qu'une terreur immense +avait si longtemps tenus paralysés. Ils étaient enfin à tout jamais +affranchis de ces bandes de _Chauffeurs_ qui, plus de dix années durant, +avaient pillé impunément ces pays terrifiés par leur audace et leur +cruauté. + +Bravant les magistrats, que la crainte d'une vengeance faisait reculer, +ne redoutant rien des campagnards abrutis par l'épouvante, sachant que +le gouvernement avait d'autre souci que de lancer ses troupes à leurs +trousses, en un mot, sûrs de l'impunité, des ramassis d'exécrables +scélérats s'étaient formés pour le viol, le pillage, l'assassinat et la +torture des victimes, dont ils chauffaient les pieds pour leur faire +avouer la cachette où elles avaient enfoui leurs écus. De tous ces +groupes, le plus nombreux et surtout le plus cruel, avait été connu sous +le nom de _Bande d'Orgères_. Douée d'une puissante organisation, cette +bande avait pour chef un gars de vingt-neuf ans, véritable colosse, +surnommé le _Beau François_. + +Nombreuse, ayant ses statuts qui punissaient inexorablement de mort la +trahison, comptant partout d'innombrables affiliés pour indiquer les +coups et en vendre le produit, possédant ses refuges ignorés au milieu +des forêts qui couvraient un tiers du pays, la bande d'Orgères, conduite +par le Beau François, avait exploité et terrifié la plaine jusqu'au jour +où un homme, un seul homme, avait entrepris sa destruction. + +Cet homme était un simple brigadier de gendarmerie du nom de Vasseur. + +Seul, nous le répétons, pendant de longs mois, il s'était acharné à +cette tâche où il avait tout à la fois contre lui ceux qu'il avait juré +de détruire et ceux qu'il voulait protéger, car la peur empêchait ces +derniers de parler. Longtemps, sous divers travestissements, il avait +battu la plaine, étudiant les innombrables vagabonds ou marchands +ambulants qui, à des rendez-vous indiqués par le Beau François, se +transformaient, la nuit, en Chauffeurs. + +Tous ses renseignements pris et son terrain bien étudié, Vasseur alors +aidé de sa brigade, avait fait sa première arrestation et, pour son +début, il avait eu la main heureuse, car il avait mis la main sur un +révélateur dont les aveux lui firent, un à un, cueillir une vingtaine de +coupables qui, pris au trébuchet, parlèrent, eux aussi, à qui mieux +mieux. + +Alors la terreur prit fin et la réaction s'opéra. Les autorités +d'Orléans et de Chartres mirent à la disposition de Vasseur toutes les +brigades de gendarmerie et un renfort de hussards. Dès ce moment, ce fut +une chasse à courre, tant bien menée par l'infatigable brigadier, +traquant les bandits dans leurs repaires. Il en bonda si dru les prisons +de Chartres, qu'une épidémie s'y déclarant, faucha un bon tiers de ces +gredins. + +Les crimes de la bande étaient tellement nombreux que l'instruction du +procès dura dix-huit mois. Quatre-vingt-six accusés avaient été épargnés +par l'épidémie. C'est sur ce nombre que le jugement en avait désigné +vingt-trois pour la guillotine. + +En récompense de son énergique conduite, Vasseur avait été promu +lieutenant de gendarmerie. + +Nous croyons inutile d'ajouter que c'était lui qui, travesti en paysan +aisé et se faisant appeler, par ses deux hommes, du nom de Rameau, +venait de se présenter à la prison au moment où les condamnés allaient +marcher à l'échafaud. + +Le guichetier compléta ses renseignements: + +--Voulez-vous encore les voir, lieutenant? demanda-t-il. Alors, allez +vous poster sous le porche du grand guichet. Vous pourrez les regarder à +l'aise, car on les y fera arrêter une dernière fois, pendant que le +bourreau signera son reçu au greffe. + +Sans mot dire, Vasseur s'éloigna pour gagner l'endroit indiqué. Il était +à peine en place que, d'une porte basse, au fond de la cour, déboucha le +sinistre convoi. Comme l'avait annoncé le geôlier, les trois femmes +marchaient en tête. + +Si bien déguisé que fût le soldat, une des femmes, grande et belle +fille, le reconnut au passage. + +--Te voilà donc, _cogne_ (gendarme) de malheur! cria-t-elle. + +Puis, en montrant ses deux compagnes, elle ajouta avec un ricanement +cynique: + +--Tu as pincé les poules, mais tu as laissé s'envoler le coq, imbécile! + +À l'apostrophe gouailleuse soufflée par une monstrueuse forfanterie à la +Grande Victoire, celle-là même qui, tout à l'heure, avait tenté de se +soustraire à la mort en se prétendant enceinte, les deux autres femmes, +qui marchaient à ses côtés, tout aussi fanfaronnes que leur complice, +lâchèrent un rire moqueur et se mirent à crier: + +--Cocorico! cocorico! + +--Oui, appuya la Victoire, mauvais chien de _cogne_ (gendarme), tu as +laissé s'envoler le coq. + +Par «le coq», les mégères, on l'a deviné, désignaient le BEAU FRANÇOIS, +ce chef de la _bande d'Orgères_, qu'on aurait vainement cherché dans le +groupe des vingt-trois condamnés qui allaient s'étendre sur la bascule +de la guillotine. + +Le sarcasme devait avoir réveillé quelque colère sourde dans le coeur de +l'ex-brigadier, devenu lieutenant, car, aux paroles de la Grande +Victoire, il avait pâli et une lueur de colère avait éclairé son regard. +Néanmoins, il ne répliqua pas, pris de ce respect que la pitié inspire +envers ceux qui vont mourir. + +Mais si Vasseur n'avait pas répondu, la fureur n'en avait pas moins +grondé en son coeur, et cette pensée lui était montée au cerveau: + +--Je le repincerai, ce Beau François, et je jure bien que, cette +fois-là, le coq ne s'envolera plus. + +Et il avait grandement raison d'être furieux, le brave Vasseur, car il +avait déjà empoigné le fameux chef de la bande d'Orgères... +Malheureusement d'autres l'avaient laissé s'échapper. + +Le Beau François avait été englobé dans un coup de filet avec six de ses +hommes et conduit dans une des prisons de Chartres. Grâce à sa ruse de +prendre un faux nom, on était resté dans l'ignorance de l'importance de +cette capture. + +Pendant les dix-huit mois qu'avait duré l'instruction, alors que +l'épidémie, par suite de l'entassement des prisonniers, avait fauché +plus d'un tiers de ces bandits, le chef des Chauffeurs avait su se faire +admettre à l'infirmerie. Une belle nuit, il s'était évadé par un trou +creusé par lui dans la muraille, trou si étroit que, pour pouvoir se +glisser par cette ouverture, il avait été obligé de retirer sa veste +qu'il avait dû abandonner. + +Depuis cette évasion, si actives qu'avaient été les poursuites, on +n'avait pu retrouver le Beau François, qu'on supposait avoir quitté le +pays. + +Sitôt leur chef parti, les prisonniers, par nargue, s'étaient empressés +de faire connaître aux autorités quel était l'homme qu'elles avaient eu +sous la main et qui avait pris le large. + +De tous, Vasseur était celui que ce déboire avait le plus péniblement +froissé. Son amour-propre s'était fait un point d'honneur de ne pas +laisser le gredin jouir longtemps de l'impunité. + +On comprendra donc maintenant quel flot de fiel avait remué en lui la +plaisanterie des trois femmes qui ouvraient la marche des condamnés, et +combien était menaçante pour le Beau François cette promesse que s'était +faite le soldat en entendant le «cocorico» du trio femelle: + +--Je le repincerai, ce Beau François et je jure bien que, cette fois-là, +le coq ne s'envolera plus! + +Cependant il avait quitté son poste d'observation sous le grand guichet +et, à pas lents, il avait remonté le long de la colonne immobile des +condamnés, examinant chaque visage et demeurant impassible aux injures +et aux malédictions dont tous accueillaient au passage celui qui, par +son activité incessante et son opiniâtre énergie, les avait amenés sur +le chemin de l'échafaud. + +Tout à fait le dernier de la file se tenait un homme sombre et résolu, +qui devait être celui que Vasseur cherchait, car, dès qu'il l'eut +aperçu, il marcha vers lui et, d'un ton sec: + +--Doublet, approche! commanda-t-il. + +Quand le condamné eut fait à sa rencontre quatre ou cinq pas qui le +séparèrent de ses compagnons, le soldat lui souffla vivement: + +--J'ai en poche l'ordre de surseoir à ton exécution et, tu le sais, +l'échafaud une fois abattu, on ne le relèvera pas pour toi. Je puis donc +te promettre la vie sauve. + +L'homme ne broncha pas à cette offre de salut. + +--Veux-tu parler? appuya Vasseur. + +--C'est que je ne suis pas grand causeur de ma nature, dit le condamné +d'un ton traînant. + +Avec un petit sourire ironique, il ajouta: + +--Ensuite, faut vous dire, citoyen, tous les sujets de conversation ne +me plaisent pas. + +--Tu es sauvé si tu veux répondre à deux questions. + +--Posez-les d'abord, on verra après. + +--Où, dans ton auberge, est située ta cachette? + +La face de Doublet, à cette question, se fit niaise et étonnée. + +--Ah! bah! lâcha-t-il, paraît donc qu'il y a une cachette au _Bon +Repos_? Vous m'en donnez la première nouvelle. + +Vasseur comprit que le condamné ne parlerait pas. Toutefois, il insista +en disant: + +--Note bien, Doublet, que si je t'ai posé cette question, c'est tout +dans ton intérêt, pour te fournir une chance de te sauver; car il est un +moyen bien simple pour moi, si tu ne parles pas, de découvrir ta +cachette. + +--Quel moyen? fit l'aubergiste narquois. + +--Celui de démolir pierre par pierre ton auberge jusqu'aux fondations. + +--Ce sera un malheur pour mon héritier, dit bien tranquillement Doublet. + +De tous les _francs_ (affiliés) de la bande d'Orgères, l'aubergiste +Doublet avait été le premier. Chez lui se recélaient les plus grosses +prises des Chauffeurs, qu'il allait vendre à Paris. Il était en quelque +sorte le banquier des bandits. Grâce à la notoriété de son auberge, il +était si bien coté à Chartres qu'il s'était glissé dans le conseil +municipal. Par ses fonctions, il était à même, pour les cas pressants, +de fournir à ses complices des papiers de circulation qui leur étaient +nécessaires. Gagnant gros avec les Chauffeurs, l'hôtelier du _Bon-Repos_ +aurait dû s'en tenir là. Malheureusement, il avait voulu mettre la main +à la pâte, et il avait été reconnu dans l'attaque de la ferme de +Millouard. + +Rusé, calme, gouailleur, Doublet était un gars, au moral, solidement +trempé. L'échafaud qui l'attendait à cent mètres plus loin ne lui +retirait rien de son sang-froid. La preuve en fut qu'il renoua de +lui-même son entretien avec Vasseur. + +--Vous voulez qu'il y ait une cachette dans ma maison? reprit-il. + +--Oui, une cachette où peut se cacher un homme, insista le lieutenant. + +--Dix hommes même, si ça vous fait plaisir. Moi, j'ai bon caractère et +je n'aime pas contrarier le monde... Va donc pour la cachette!... Mais +puisque vous avez le moyen de la découvrir en renversant la bicoque, +voilà donc bien réglée la première des deux questions que vous deviez +m'adresser. À présent, passons à la seconde. Pourvu que vous n'inventiez +pas encore des choses qui n'existent point, je serai peut-être plus +heureux à vous répondre. + +Bien qu'il fût persuadé que, sur le second point, il allait encore +échouer, Vasseur reprit: + +--Quand le Beau François s'est évadé de l'infirmerie, le trou par lequel +il a passé était si étroit, que force lui a été de laisser sa veste... +Ce vêtement m'a été apporté et j'en ai visité les poches. + +--Et vous avez trouvé sa pipe? fit niaisement le condamné. + +--Entre la doublure et l'étoffe du collet, j'ai découvert un petit +papier sur lequel, inscrits au crayon, se trouvaient une dizaine de mots +inintelligibles pour moi... Peut-être n'en serait-il pas de même pour +toi, si je te répétais ces mots. + +--Vous savez, on ne peut répondre de rien à l'avance. Pour affirmer si +c'est un chat ou une chatte faut d'abord voir l'animal... Montrez donc +votre animal, non, je veux dire votre papier, débita Doublet. + +--Oh! dit le lieutenant, c'est inutile. Tu connais ce billet, car il est +écrit de ta main. + +Doublet devait être de ceux dont, proverbialement, on dit qu'ils +nieraient la tête sur le billot, car telle était précisément sa +situation, et, quand un aveu pouvait sauver sa tête, il finassa encore. + +--Ah! vraiment! fit-il, le billet est de mon écriture, dites-vous? Elle +est bien mauvaise mon écriture, et elle ressemble à celle de vingt +autres qui savent à peine griffonner. + +--J'ai comparé ce billet avec le livre que tu tenais pour les comptes de +ton auberge, répliqua le lieutenant. + +Doublet fit la moue de l'homme qui cède. + +--Après tout, dit-il, je l'ai peut-être écrit, votre papier. Si tant +seulement vous m'en disiez le contenu, ça me rappellerait peut-être bien +si c'est de moi qu'il vient. + +--Alors écoute. + +Et lentement, Vasseur récita de mémoire. + +«_Coupe et Tranche.--Jéhu 24.--S. F. le vieil.--La saute.--Doublet. Le +Marcassin.--Sans sabots on s'enrhume.--Sept et quatre font neuf.--La +faîne est tombée._» + +L'oreille tendue, le regard attentif, l'aubergiste avait écouté; mais à +mesure que Vasseur avait parlé, sa physionomie était devenue penaude. + +--Et si je vous explique ce grimoire-là, j'ai la vie sauve? demanda-t-il +quand le lieutenant eut fini. + +--À l'instant même; on te ramènera en prison, promit Vasseur croyant +qu'il allait parler. + +Mais Doublet secoua tristement la tête et geignit d'une voix pleurarde: + +--Faut avouer que je n'ai pas de chance! Dire que quand je ne demande +pas mieux que de vous être agréable, vous me lâchez un tas de balivernes +auxquelles je ne comprends rien... Ah! vrai! je n'ai pas de bonheur! + +Le lieutenant ne se laissa pas prendre à ces jérémiades et, d'un ton sec +qui mettait le marché en main: + +--Oui ou non, veux-tu avouer? + +--Je le voudrais, citoyen lieutenant. Sur mon honneur! je le voudrais: +mais c'est impossible, puisque je ne comprends rien à vos +calembredaines. + +À ce moment, il s'opéra un mouvement dans le groupe des condamnés et de +l'escorte dont les soldats resserrèrent leurs rangs autour des +Chauffeurs. Le bourreau venait de sortir du greffe où il avait signé le +reçu des vingt-trois têtes qu'on lui donnait à couper. On allait partir +pour l'échafaud et le guichetier-chef ouvrait la lourde porte qui +séparait les condamnés de la foule dont on entendait les cris +d'impatience. + +Vasseur insista donc vivement: + +--Tu vois, Doublet, il n'est que temps pour toi de sauver ta vie en +parlant. + +--Désolé de vous refuser, citoyen lieutenant, mais je ne vois goutte à +votre satané baragouin, répondit l'aubergiste d'un ton goguenard. + +Et, de lui-même, il alla rejoindre ses compagnons. + +Vasseur crut que trente pas déjà faits sur la route de l'échafaud +auraient peut-être raison de l'obstination de Doublet, et il courut à la +route pour attendre encore l'aubergiste au passage. + +La porte n'avait pas encore fini de rouler sur ses gonds quand il +arriva; il fut aperçu par la Grande Victoire. + +--Tiens! fit-elle de sa voix trivialement railleuse, voici encore le +_cogne_ qui cherche toujours son coq? + +--Cocorico! cocorico! + +Comme la porte s'était enfin ouverte devant elles, la foule vit alors +s'avancer, ouvrant la marche, les trois femmes qui, prises d'une +épouvantable gaieté nerveuse, marchaient à la mort en criant: + +--Cocorico! cocorico! + +Vasseur regarda passer devant lui la foule des Chauffeurs. Quand arriva +le tour de l'aubergiste, il lui cria: + +--Doublet, il est encore temps. + +Mais l'hôte du _Bon-Repos_ secoua la tête et, avec un sourire railleur, +répliqua: + +--Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien bouillant, +ça vous fera descendre la curiosité du cerveau. + +L'aubergiste venait de franchir le seuil de la prison, lorsque Vasseur +lui envoya cette riposte: + +--Merci du conseil. Alors j'irai demander ce bain de pieds à Gervaise. + +Puis il tourna le dos, remontant la voûte vers la cour de la prison. + +Aux paroles du lieutenant, Doublet avait tressauté d'une violente +secousse convulsive et il s'était retourné. Livide, la face convulsée, +les yeux hagards, il avait crié quelques mots à celui qui s'éloignait. + +Était-ce une injure? + +Était-ce un consentement à avouer que venait de lui arracher la dernière +phrase du lieutenant? + +Toujours fut-il que les cris de la foule empêchèrent sa voix d'arriver +jusqu'à Vasseur déjà loin. + +Et, poussé par les soldats, Doublet reprit la route de l'échafaud. + + + + + II + + +On doit comprendre maintenant pourquoi, ce jour de l'exécution, +l'auberge du _Bon-Repos_, alors que tous les autres cabarets de Chartres +regorgeaient de monde, était restée déserte. Chacun avait fui ce lieu +que les débats du procès de la Bande d'Orgères avaient signalé comme +ayant été longtemps un repaire de bandits. L'établissement payait donc +pour sa mauvaise réputation. + +Quand la justice, suivant une coutume de l'époque, avait mis sous le +séquestre l'auberge dont la vente répondrait des frais du procès des +Chauffeurs, aucun membre de la famille Doublet, même au titre de parent +le plus éloigné, ne s'était présenté pour protester contre la +confiscation et réclamer ses droits à l'héritage. On se rappelait que, +jadis, sans qu'on sût d'où il venait, Doublet était arrivé à Chartres. +Il avait loué la maison en question et y avait fondé son auberge du +_Bon-Repos_, qui avait progressé jusqu'au jour où il avait été avéré que +la prospérité de l'hôtelier, qui passait pour posséder bon nombre de +sacs d'écus, s'alimentait aux sources coupables. + +Quand le pot aux roses avait été découvert, la curiosité publique, qui +avait transformé Doublet en richard, avait éprouvé une étrange +déception. L'aubergiste menait, en apparence, la vie la plus régulière. +Il n'était ni joueur ni buveur. On ne lui connaissait aucune relation +qui charmât les ennuis de son célibat, car il avait toujours refusé de +se marier. De plus, au dehors de son auberge, on n'avait pu prouver +qu'il se fût livré à une spéculation aléatoire; bref, dans la vie de +Doublet, l'enquête la plus minutieuse n'avait pu trouver quelque fissure +par laquelle se serait écoulé son argent. + +Et, pourtant, la justice, quand elle avait visité le _Bon-Repos_, +n'avait relevé nulles traces de ces écus qu'on disait si nombreux. + +On avait bouleversé la maison, sondé les murs, creusé les caves, en +quête d'une cachette où devaient dormir les économies de l'aubergiste. +La recherche était demeurée stérile. + +Les fureteurs de la police n'avaient pas voulu avoir le dernier mot. En +se souvenant que Doublet, tout au moins une fois par mois, s'absentait +pendant trois ou quatre jours, ils en avaient conclu que le bonhomme +devait avoir placé son argent à Paris ou à Orléans. + +À cette supposition, un malin avait répliqué: + +--Pourquoi si loin? Qui nous dit que le gredin n'avait pas, en quelque +coin ignoré du pays, cette cachette que nous avons vainement cherchée +dans l'auberge? Quand il partait dans sa carriole en annonçant son +départ pour Paris, le matois devait aller tout droit là où il +enfouissait son trésor. + +Et ledit malin ajouta: + +--Tenez, j'ai une idée. Attelons le vieux cheval de Doublet à sa +carriole, dans laquelle deux ou trois de nous monteront. Qu'on sorte de +la ville par la porte coutumière à Doublet, et, alors, qu'on laisse la +bride au cou du cheval... je parie que la bête nous conduira tout droit +où tant de fois elle a eu l'habitude d'aller. + +La proposition avait été acclamée et tout de suite on avait désigné le +trio qui, le lendemain, tenterait l'expédition. + +Seulement, ce lendemain, quand les trois élus étaient entrés dans +l'écurie, ils avaient trouvé le cheval étendu mort sur sa litière. + +On l'avait empoisonné pendant la nuit. + +Lorsque les chercheurs du trésor de Doublet vinrent annoncer +l'empoisonnement du cheval à Vasseur qui, la veille, avait assisté à la +conférence où avait été émise l'idée d'utiliser l'instinct de l'animal +en le laissant aller lui-même à l'endroit du pays qu'avait choisi +l'aubergiste pour y cacher son argent, le lieutenant les tança +vertement. + +--C'est bien fait, leur dit-il. Un de vous, à coup sûr, aura bavardé de +la chose depuis hier. La bande doit avoir encore en ville des affiliés +qui ont échappé à ma chasse. Votre bavardage aura été entendu et on +s'est hâté, cette nuit, de tuer le cheval. + +Pourtant, après avoir congédié les autres, Vasseur avait retenu celui +qui, la veille, avait trouvé le stratagème du cheval. Cet homme était un +garçon d'une trentaine d'années, à la figure intelligente, mais long de +cou, long de taille, long de jambes et de bras; bref, un de ces êtres +dont on dit «qu'ils n'en finissent pas». De plus, il était aussi maigre +qu'un clou. + +--Tu m'as l'air d'un finaud, toi! lui dit le lieutenant. + +Un pareil éloge de la part de Vasseur, dont toute la contrée proclamait +alors le courage et l'énergie, valait son pesant d'or. Le maigre diable, +à ce compliment, se redressa plus raide qu'une perche. + +--Que fais-tu? poursuivit le lieutenant. + +--Je cherche à ne pas mourir de faim en acceptant tout ce qui se +présente à faire. Tantôt rétameur, tantôt postillon, aujourd'hui +moissonneur, demain roulier... À la fin de l'année, j'ai à peu près +mangé. + +Tout cela était débité sur un ton d'insouciante bonne humeur. + +--Et tu t'appelles? dit Vasseur. + +--Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre... à cause de ma maigreur. + +Le lieutenant regarda son homme dans les yeux. Il y lut franchise, +loyauté et courage. Alors, lentement, il demanda: + +--Barnabé, je vais, avant peu, entreprendre une tâche pénible et +périlleuse, pour laquelle, en plus de mes soldats, j'ai besoin d'un +homme adroit et brave. Veux-tu être cet homme? + +Et se reprenant: + +--Ah! fit Vasseur, je dois, avant tout, t'avertir que là où je te +mènerai, tu auras dix-neuf chances sur vingt d'y laisser tes os. + +Le visage de Barnabé Gobin, à cet avis menaçant, prit une expression de +fermeté tenace. + +--J'accepte la conséquence, dit-il. + +Puis, avec une hésitation: + +--Est-ce pour tout de suite? demanda-t-il. + +--Non, fit le soldat. Te préciser le moment, je ne saurais, mais je puis +t'annoncer quand il arrivera. J'aurai besoin de toi le soir du jour où +seront exécutés ceux de la bande d'Orgères que le tribunal condamnera à +mort. + +À ce moment, le procès des Chauffeurs n'avait entendu que 212 témoins. +Il en restait 317 à comparoir. C'était donc un bien long délai que +Fil-à-Beurre avait devant lui. + +--Oh! oh! dit-il gaiement, j'ai alors grandement le temps de faire mes +adieux à quelqu'un. + +--Nous sommes donc amoureux? demanda Vasseur en souriant à la pensée +qu'une femme aimât à tel point la maigreur qu'elle eût donné son coeur à +Fil-à-Beurre. + +Barnabé secoua la tête et d'une voix grave: + +--Amoureux? non pas, lieutenant, dit-il, mais dévoué... dévoué comme le +chien qui s'attache à celui qui, un jour qu'il crevait de faim, lui a +donné la pâtée... dévoué comme tout coeur reconnaissant doit se montrer +pour l'être bon, innocent et faible qui l'a secouru. + +Puis, comme s'il n'en voulait pas dire plus, Barnabé coupa net sur ce +point pour demander: + +--Et le jour de l'exécution, où me faudra-t-il venir vous retrouver? + +--Ici même, à l'auberge du _Bon-Repos_, où tu trouveras un cheval pour +me suivre, dit Vasseur. + +Au mot de cheval, la figure de Barnabé se fit inquiète. Le garçon se +gratta la tête en homme qui rechigne devant une obligation pénible. + +--Heu! heu! lâcha-t-il, la selle n'est pas mon fort... Est-ce que vous +tenez beaucoup à ce que je monte à cheval? + +--Dans ton intérêt, pour t'éviter la fatigue, car la route sera longue. + +--Si la route est longue, ce sera une raison pour ne pas surmener vos +montures, n'est-ce pas? mon lieutenant... Mettons qu'elles aillent à un +trot modéré; c'est déjà bien gentil... + +--Va pour le trot modéré, concéda Vasseur. Où veux-tu en venir? + +--Alors, regardez-moi m'en aller, et vous vous direz que je n'ai pas +besoin d'enfourcher un cheval quand il ne s'agit que d'un trot modéré. + +Là-dessus, Fil-à-Beurre ouvrit le compas de ses jambes, démesurément +longues, et partit d'un tel pas que le lieutenant, étonné d'une pareille +vitesse, murmura: + +--Peste! un joli marcheur. + +Voilà ce qui s'était passé à l'auberge du _Bon-Repos_ peu après +l'arrestation de son propriétaire Doublet. Renonçant à y trouver une +cachette aux écus, l'autorité avait fermé la maison en attendant un +acquéreur dont l'argent servirait à couvrir les frais de justice. + +Circonstance étonnante! L'établissement n'était pas resté fermé plus de +huit jours. Un individu venu de Paris à Chartres, pour la simple +curiosité, disait-il, d'assister au procès des Chauffeurs, avait vu +l'auberge et, alléché par le bas prix auquel on avait dû forcément coter +l'établissement discrédité, avait acheté le _Bon-Repos_ avec l'espoir de +relever la maison et d'y établir plus tard ses fils, deux solides +gaillards qui n'avaient pas tardé à venir de Paris le rejoindre à +Chartres. + +Le père Jupart, auquel ses papiers bien en règle donnaient +cinquante-cinq ans, était un luron vigoureux qui paraissait presque +aussi jeune que ses fils, dont l'aîné avait la trentaine. + +Par malheur, Jupart avait été déçu dans son espoir de relever l'auberge. +Il avait compté sans la réprobation publique qui avait continué à voir +en ce lieu un repaire de bandits. Il en était donc résulté, comme on le +sait, que, le jour de l'exécution, le _Bon-Repos_, qui aurait pu +héberger quarante chevaux et rafraîchir dans sa grande salle deux cents +buveurs, n'avait vu franchir son seuil que par ces deux cavaliers, du +nom de Lambert et Fichet, venus à la suite du lieutenant Vasseur et qui +n'étaient autres que deux gendarmes, déguisés comme leur chef. + +C'est à ces deux gendarmes que nous allons revenir après que Vasseur, +qui se rendait à l'exécution, les eut quittés en leur recommandant bien +de donner double provende aux chevaux qui, le soir, auraient une longue +course à fournir. + +Le gendarme Lambert, tirant à la fois derrière lui par la bride son +cheval et celui du lieutenant, fut le premier qui pénétra dans la vaste +cour de l'auberge où, sur la droite, s'étendait l'écurie, long bâtiment +à loger un demi-escadron. + +Nul être humain n'apparut au fracas du fer des chevaux cliquetant sur le +pavé de la cour. + +--Que c'est comme le palais de la Belle-au-Bois-Dormant, lâcha Lambert, +qui avait de la littérature, en constatant cette solitude profonde. + +Mais l'autre gendarme, Fichet, à défaut de littérature, avait une +oreille des plus fines et un nez exercé au suprême. + +Il tendit donc l'oreille, dressa le nez et riposta: + +--Qu'il y a ici, nonobstant, des gens qui bâfrent, car j'entends un +bruit d'assiettes et je sens un fumet de fricot. + +Comme, des deux, il était l'homme d'initiative, il passa aussi la bride +de son cheval à Lambert, en disant: + +--Bouge pas, vieux. Je vais piquer droit au ragoût. + +Et, le nez en avant, narines béantes, il se dirigea vers une petite +porte des communs placée dans un angle de la cour. Quand il l'eut +poussée, il vit au milieu d'une étroite salle destinée au personnel de +la maison, trois hommes attablés. + +C'étaient le nouvel aubergiste Jupart et ses deux fils. + +Il était raisonnable de supposer que le successeur de Doublet, en voyant +sa maison déserte pendant que ses concurrents abondaient de +consommateurs, devait être occupé à s'arracher les cheveux et à maudire +le jour où il avait eu la fatale idée d'acheter la maison maudite. + +Il n'en était rien! absolument rien! + +Assis, avec ses garçons, devant une table surchargée de mets à rassasier +vingt hommes, Jupart qui, quand Fichet ouvrit la porte, venait de vider +son verre d'un seul trait, était en train de dire d'une voix qui sonnait +la plus parfaite satisfaction: + +--Mille cartouches! pourvu, les camarades, que cette vie dure +longtemps!!! + +Au bruit des bottes du gendarme qui faisait son entrée dans la salle, il +se retourna, et, à la vue de l'arrivant, il s'écria: + +--Tiens! c'est le flandrin de Fichet! + +Fichet avait, de lui-même, une idée trop flatteuse pour tolérer qu'on +plaisantât sur son individu. À cette épithète de «flandrin» qui lui +était octroyée, il se roidit, l'oeil rond, la moustache hérissée, les +coudes en dehors, et, d'une voix hargneuse, lâcha cette réplique: + +--Que si vous vous fichez de moi, je vous prouverai bien le contraire! + +Mais phrase, ton et pose n'alarmèrent nullement l'aubergiste Jupart qui, +tout rieur, lui montra les plats qui couvraient la table en disant: + +--Puisque tu fais tant que d'ouvrir le bec, que ce soit au moins pour +manger. Allons prends une chaise et fais comme nous, graine de melon. + +Graine de melon! Cette fois, vingt pots de moutarde montèrent au nez de +Fichet. Gendarme et aubergiste n'allaient pas être cousins, quand une +sorte de coup de théâtre fit tomber à plat la colère de Fichet. +L'hôtelier, toujours en riant, venait de porter la main à son abondante +chevelure et, d'un tour de poignet, soulevant cette toison frisée qui +n'était autre qu'une perruque, il offrait au regard de Fichet une tête +aux cheveux grisonnants, coupés à l'ordonnance. + +--Le brigadier Bondu! s'écria Fichet surpris. + +--Oui, et regarde aussi ceux-là, dit l'aubergiste en désignant ses deux +fils. + +Le mot de «flandrin» dont il avait été salué à son entrée, avait fait +que Fichet n'avait eu d'yeux que pour celui qui le baptisait aussi +désagréablement. Sur l'invitation qui lui était faite, il tourna son +regard sur les deux autres convives. + +--Cachois et Potain! s'exclama-t-il en reconnaissant deux camarades. + +Et, avant que Fichet, ahuri, pût demander une explication, Lambert, son +compagnon, qui venait de mettre les chevaux à l'écurie, entra dans la +salle. + +À la vue de l'arrivant, l'aubergiste, ou, pour mieux dire, le brigadier +Bondu, partit d'un éclat de rire et s'écria: + +--Dire que, depuis six mois que le _Bon-Repos_ s'est transformé en +souricière, les deux premiers qui nous arrivent sont deux gendarmes! + +Le brigadier avançait la vérité. + +Dans l'espérance de mettre la main sur quelques-uns des Chauffeurs qui +étaient parvenus à se soustraire par la fuite aux griffes de la justice, +les autorités de Chartres, sur le conseil du lieutenant Vasseur, avaient +fait de l'auberge une souricière par une fausse vente au soi-disant +Jupart. + +Or, comme pas un chat n'avait mis le pied dans l'établissement, Bondu et +ses hommes, n'ayant à relever aucun visage suspect, seraient morts +d'ennui si, dans la cave bien garnie, et l'amoncellement des provisions +fait par Doublet, ils n'avaient trouvé le moyen de tuer le temps à +table... et, dame! ils le tuaient consciencieusement. + +--Non, depuis qu'on a empoigné Doublet, pas un gredin de ses complices +n'a montré son nez ici, appuya Bondu en terminant le récit de sa mission +à Fichet et à Lambert qui avaient écouté tout en jouant de la fourchette +et du verre. + +--Heu! heu! moi, je n'en jurerais pas! lâcha Lambert entre deux +bouchées. + +--Tu crois que quelques chenapans sont entrés ici sans que nous ne les +ayons aperçus à temps? Qu'est-ce qui te fait dire cela, gros malin? +demanda le brigadier d'un ton froissé. + +--Il en est entré au moins un, insista Lambert. + +Et après avoir vidé son verre, il ajouta: + +--Quand ce ne serait que celui qui, pendant la nuit, est venu +empoisonner le cheval de Doublet, dont on devait se servir le lendemain +pour découvrir l'endroit où l'aubergiste transportait ses écus, comme +l'avait proposé un grand desséché qui se trouvait là. + +--Ça, c'est vrai, avoua le brigadier. + +Puis, en homme loyal, il reprit: + +--Il faut même avouer que celui qui a fait le coup était un rude finaud +qui, mes hommes et moi, nous a joués par-dessous jambe. Aussi, le +lendemain, le lieutenant Vasseur, qui était furieux, nous a-t-il +rudement lavé la tête. J'étais dans mon tort, je n'ai pas desserré les +dents. + +Et, en branlant la tête, le brigadier ajouta: + +--N'empêche que si le lieutenant n'avait pas été tant à la tempête, +j'aurais pu--il est vrai que c'eût été de la moutarde après dîner--lui +faire part de deux détails que j'avais relevés. + +--Quels détails? demanda Lambert curieux. + +--Quand je dis deux détails, il y a gros à parier que je n'en aurais +avoué qu'un seul, le second... car le premier m'avait inspiré un si +étrange soupçon, que le lieutenant m'aurait traité d'idiot si je le lui +en avais fait part. + +--Pas possible! C'était donc bien extraordinaire? + +--J'ai eu et j'ai encore la conviction que celui qui a tué le cheval +devait être un gendarme. + +À cet aveu que jusqu'à ce jour Bondu avait gardé au fin fond de +lui-même, ses quatre auditeurs éclatèrent ensemble d'un rire moqueur. + +--Ma foi! oui, brigadier, vous avez fort bien fait de n'en souffler mot +au lieutenant. Comme vous l'avez dit, il vous eût cru le cerveau pas mal +fêlé, ricana Lambert. + +Malgré cette plaisanterie, que les autres avaient approuvée d'un nouveau +rire, le brigadier continua d'un ton convaincu: + +--Oui, j'en donnerais ma main à couper, l'homme devait être un gendarme. +Cette nuit-là, nous avions nos chevaux à l'écurie. Ma monture et celle +de Potain sont des bêtes rétives et farouches. Si celui qui a pénétré +dans l'écurie n'avait pas été connu de ces animaux, ils n'auraient pas +manqué, surpris par cette visite nocturne, de faire un vacarme des cinq +cents diables qui nous eût réveillés, eussions-nous dormi comme des +pots. Or, si les chevaux n'ont pas bronché, c'est qu'ils connaissaient +l'individu... c'est que le particulier a dû les calmer par une caresse +les deux fois. + +--Comment ça, les deux fois? releva Lambert étonné. + +--Oui, quand il a fait sortir de l'écurie la rosse de Doublet et qu'il +l'y a ramenée. + +--Qu'est-ce que vous nous contez là, brigadier. Où allez-vous chercher +votre sortie et votre rentrée du cheval de Doublet? L'homme s'est +simplement glissé dans l'écurie et il a empoisonné l'animal... C'est +simple comme bonjour à deviner. Pourquoi, diable! avoir de pareilles +imaginations? appuya Lambert. + +Mais le brigadier demeura tenace en son dire. + +--Je suis certain de ce que j'avance, insista-t-il. + +--Oh! oh! certain... au moins vous aurait-il fallu une preuve? avança un +autre écouteur. + +--Mais justement, je l'ai, cette preuve... Elle est dans le second +détail dont je vous ai parlé. + +--Que si vous faisiez la plaisance de la dire, nous aurions la +délectance de l'écouter, proposa Fichet, que le vin de Doublet poussait +à choisir ses termes. + +--Quand, le lendemain, le lieutenant Vasseur ordonna de débarrasser +l'écurie du cheval mort, ce fut moi qui me chargeai de ce soin. Alors, +je remarquai que les flancs de la bête avaient été labourés à coups +d'éperon... les blessures étaient fraîches. + +Il y eut dans l'auditoire, surpris par cette révélation, un moment de +silence qui fut rompu par cette demande de Fichet, toujours en veine de +belle élocution: + +--D'où vous conclusionnez, brigadier? + +--Que l'inconnu, avant de tuer le cheval, avait dû l'utiliser pour se +rendre vers un endroit si éloigné qu'il lui a fallu, afin d'être de +retour avant la fin de la nuit, surmener sa monture avec l'éperon. + +--Quel pouvait être cet endroit? dit Lambert. + +--Je m'en doute, avança le conteur. + +--Si vous nous l'insufliez pour notre allégeance? demanda Fichet. + +--À coup sûr, notre homme devait être là quand le grand desséché a +proposé son moyen de retrouver les écus de Doublet en se servant de son +cheval... Alors, l'inconnu a eu l'idée d'exploiter le moyen pour son +compte; puis, après son expédition achevée, il a coupé l'herbe sous le +pied des autres en tuant le cheval. + +Tout cela était logique au possible. Aussi l'auditoire peu à peu +s'était-il laissé convaincre. Un point restait encore à éclaircir. + +--Et vous croyez que cet inconnu devait être un gendarme? demanda +Lambert. + +--Par la tranquillité qu'ont gardée, quand il est entré dans l'écurie, +mon cheval et celui de Potain, deux bêtes, je le répète, qui +s'effarouchent à tout casser, il est évident que notre personnage leur +était familier... Donc, c'était un gendarme, conclua le brigadier. + +--Mais, fit Lambert, il est alors facile à découvrir! Vous n'avez qu'à +vous rappeler quels étaient ceux des nôtres qui se trouvaient là quand +celui que vous appelez le grand efflanqué a proposé son idée. + +--Oui, fit le brigadier en homme dérouté, c'est là précisément où je +perds la carte... Au moment en question, en fait de gendarmes, il n'y +avait avec moi que le lieutenant Vasseur. + +Le brigadier achevait sa phrase quand une voix brève, qui sonnait le +commandement, prononça cet ordre: + +--Fichet, selle mon cheval! + +C'était le lieutenant Vasseur qui venait d'entrer dans la salle. + + + + + III + + +Vasseur avait trente ans. C'était un grand et fort beau garçon, bien +taillé en force, au visage mâle. Au moment de notre récit, dans tout le +pays qu'il avait délivré des Chauffeurs, il excitait un engouement de +reconnaissance que bien des coeurs de femme auraient été heureux de lui +traduire en un sentiment plus doux. + +Pourtant, le beau lieutenant, qui aurait pu se poser si facilement en +Lovelace, semblait être de glace, car aucune conquête amoureuse n'était +inscrite à son actif. Les plus empressées à lui faire connaître leurs +bonnes intentions en avaient été pour leurs avances et leurs regards en +coulisse. + +--Il est amoureux de la lune, avait-on fini par se dire, pour +s'expliquer cette indifférence. Faute du possible, on concluait à +l'impossible. + +Il est vrai que ceux qui vivaient auprès de lui auraient pu s'étonner de +certaines absences que, de temps à autre et depuis six mois, ils lui +voyaient faire. S'ils ne pointaient pas trop leur curiosité sur ces +disparitions, qui ne dépassaient jamais sept ou huit heures, c'est +qu'ils se disaient que le lieutenant, acharné à la poursuite des +derniers vauriens échappés à sa poigne, s'était lancé sur la piste de +quelque nouveau gibier à offrir à la justice, chasse à l'homme pour +laquelle il tenait à avoir, d'abord et tout seul, relevé la trace. + +Néanmoins, en même temps que ces absences, il avait été impossible de ne +pas constater qu'un changement s'était opéré dans le caractère de +Vasseur. En dehors du service, où il était d'une rigidité extrême, on +l'avait toujours connu garçon de joyeuse humeur. + +Subitement, il était devenu triste. + +On avait, à l'origine, attribué cette tristesse au retard mis à le +récompenser de ses services vraiment exceptionnels. Mais l'épaulette de +lieutenant lui était arrivée et son front ne s'était pas déridé. Alors, +à défaut d'une liaison malheureuse, ou d'une déception d'ambition, ou +d'une maladie, ou d'une cause quelconque connue, qui aurait pu +l'attrister, ses familiers, et surtout ses soldats, ne sachant à quoi +attribuer cette mélancolie sombre, avaient fini par faire chorus avec +ceux qui répétaient: + +--Il est amoureux de la lune. + +Jamais, peut-être, Vasseur n'avait montré mine plus abattue que celle +qu'il avait quand, au retour de l'exécution, il arriva au _Bon-Repos_ +pour commander à Fichet de lui seller son cheval. + +--Bigre! il broie du noir, pensa le brigadier Bondu. + +--L'exécution des Chauffeurs ne l'a pas précisément poussé à la gaieté, +se dit Lambert. + +Cependant, Vasseur avait parcouru la salle d'un regard rapide qui +semblait chercher quelqu'un; puis, s'adressant à Bondu: + +--Brigadier, commanda-t-il, j'attends un homme qui ne va pas tarder à +venir... un grand maigre, qui répond aux noms de Barnabé ou de +Fil-à-Beurre... La consigne n'est pas pour lui. + +Le malheureux Fil-à-Beurre ne payait pas de mine. Or, comme la consigne +donnée au brigadier que tout individu à figure suspecte, qui pénétrerait +dans l'auberge, fût immédiatement ficelé et descendu dans une cave pour +y attendre l'interrogatoire du lieutenant, il était bon que ladite +consigne fût levée pour Barnabé. + +Comme il allait sortir pour aller au-devant de son cheval, que lui +amenait Fichet, le lieutenant, après une courte réflexion, se tourna +vers Lambert: + +--À notre départ de ce soir, j'aurai besoin d'un cheval frais, tu iras +chez moi chercher Bayard. Que je le trouve m'attendant ici, +commanda-t-il. + +--Oui, mon lieutenant, dit Lambert. + +Et, en lui-même, le soldat fit cette réflexion: + +--C'est donc bien loin et d'un train d'enfer qu'il va aller, pour avoir +ainsi peur qu'à son retour Rolland soit incapable d'entreprendre notre +voyage... une rude bête pourtant! + +En effet, Rolland, le cheval qu'allait monter le lieutenant, était un +animal remarquable par sa force et son ardeur. Pour épuiser un pareil +coursier, il aurait fallu exiger de lui presque l'impossible. + +--Dans trois heures, répéta le lieutenant, lorsqu'il fut en selle. + +Et il sortit de l'auberge à la plus paisible allure de Rolland, suivi +des yeux par Lambert, qui se disait: + +--J'ai dans l'idée que tout à l'heure son cheval n'ira plus de ce +train-là. + +Le lieutenant traversa Chartres au pas de sa monture. Quand, la porte de +la ville franchie, il se vit en rase campagne, c'est-à-dire loin des +curieux, il assembla ses rênes en murmurant d'une voix émue: + +--Voilà quinze grands jours que je ne l'ai vue! + +Et, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il le lança +ventre à terre. + +Trois heures après, comme il l'avait annoncé, le lieutenant était de +retour au _Bon-Repos_. + +Couvert d'écume, essoufflé, frémissant de fatigue, Rolland était presque +fourbu. Ses flancs, qui haletaient douloureusement, étaient labourés de +coups d'éperon. + +--Là! qu'est-ce que je disais? gronda Lambert en reconduisant le cheval +à l'écurie. + +Au moment où il passait devant le brigadier Bondu, celui-ci, à la vue +des flancs ensanglantés de la bête, eut un petit tressaut de surprise et +se dit: + +--Voilà, précisément, comment était arrangé le cheval de Doublet que +nous avons trouvé empoisonné dans l'écurie. + +Mais si Rolland était en mauvais état, on ne pouvait soutenir que le +lieutenant, d'où qu'il arrivât, en rapportait la joie. Il était parti +triste; il reparaissait désespéré. La plus profonde angoisse se lisait +sur son visage abattu et douloureusement contracté. Cet homme, il n'y +avait pas à en douter, venait d'éprouver une de ces souffrances +terribles qui brisent le coeur. + +Devant ses soldats, au prix d'un immense effort moral, il retrouva son +calme. + +À peine avait-il mis pied à terre que, près de lui, se fit entendre une +voix qui disait: + +--Me voici, mon lieutenant. Exact au rendez-vous. + +C'était Fil-à-Beurre qui, après les six mois écoulés depuis sa dernière +entrevue avec Vasseur, arrivait encore un peu plus maigre... un vrai +squelette. + +--Alors, tu consens toujours à venir avec moi, mon garçon? demanda le +lieutenant. + +Fil-à-Beurre poussa un gros soupir et, d'un ton navré: + +--J'ai tant besoin de distractions, lâcha-t-il. + +Soupir et voix firent que Vasseur le regarda plus attentivement au +visage. + +--Oh! oh! dit-il, quel chagrin t'est-il survenu, Barnabé? tu es pâle +comme un mort et il me semble que la fièvre te secoue! + +Fil-à-Beurre parut chercher sa réponse. + +--La fièvre, non, dit-il enfin, mais l'émotion. Vous m'aviez ordonné de +venir vous trouver après l'exécution des Chauffeurs. Alors, pour tuer le +temps et afin d'être bien fixé sur le moment voulu, la fichue idée m'est +venue d'aller là-bas, sur la place publique... et, dame! vingt-trois à +la file! quand on n'est pas habitué à ce genre de spectacle, ça n'est +pas sans vous secouer. + +C'était là une raison trop plausible pour que Vasseur ne l'acceptât pas. +Il entama donc un autre sujet en demandant: + +--Tu persistes toujours à refuser le cheval que je t'offre? + +--Je suis si maigre, lieutenant! Avec mes os, qui me percent la peau, +j'aurais peur d'être cloué en selle par le coccyx. + +--Mais tu finiras par tomber de fatigue. + +--En ce cas, je prierai un de vos hommes de prendre mes souliers en +croupe... ça me soulagera. + +--Allons, puisque tu le veux! consentit le lieutenant qui s'était pris +de sympathie pour cet être disgracieux qu'il devinait habile, courageux +et foncièrement honnête. + +Alors, se retournant vers Lambert et Fichet, qui se tenaient à quelques +pas avec les chevaux en main: + +--En selle! commanda-t-il. + +Monté sur Bayard, son cheval frais, le lieutenant, suivi de ses deux +hommes et précédé par Fil-à-Beurre jouant de ses longues jambes, quitta +le _Bon-Repos_ à la nuit tombante. + +Une heure après, en pleine obscurité, sur la route, Fichet fit entendre +ces mots: + +--Pardon, lieutenant... + +--Hein! fit sévèrement Vasseur, as-tu oublié que, depuis notre départ, +je ne suis plus que le citoyen Rameau, gros commerçant en grains, +voyageant avec ses garçons fariniers? + +Et, après cette leçon, il ajouta: + +--À présent, lâche ce que tu avais à dire. + +--Que, sans sortir de l'obédience, pourrait-on avoir la souplesse de +demander ous'que nous allerions? demanda Fichet. + +--Tiens-tu bien à le savoir? + +--J'en aurais l'intendance. + +Sans doute que le lieutenant était au courant du langage de Fichet, car, +sans relever le mot, il répondit d'une voix qui vibrait de haine: + +--Eh bien, mon brave, nous allons chercher la tête du Beau François. + +Savoir qu'on allait chercher la tête du Beau François, c'était déjà +bien; mais la curiosité de Fichet n'était qu'à demi satisfaite, car il +reprit: + +--Et, subséquemment à la conséquence, pouveriez-vous m'octroyer la +licence que je saverais ous qu'il est le Beau François? + +--Oh! oh! fit le lieutenant, tu m'en demandes trop, vieux Fichet. Autant +que je puis croire, notre homme doit se trouver en Sarthe, en Mayenne ou +en Maine-et-Loire, c'est-à-dire du Mans à La Flèche ou de Laval à Angers +et Saumur. Tu vois que nous avons devant nous un bon bout de promenade. + +--Une promenade plantée de coups de fusil! grommela Lambert après avoir +entendu cet itinéraire qui leur donnait à traverser tout le pays que +venait de désoler la terrible guerre des chouans. + +Fichet, on l'a vu, n'était pas une de ces intelligences auxquelles on +confie la destinée des empires; mais c'était un intrépide soldat, allant +droit au danger sans barguigner, sabreur de première force, grand +amateur de plaies et de bosses. + +À la réflexion de son camarade, il débita gravement: + +--Que les coups de fusil, c'est la santé des gendarmes. + +--Mazette! alors nous allons nous porter comme des charmes dans le +satané pays où nous conduit le chef... s'il est vrai que les coups de +fusil soient la santé du gendarme, riposta moqueusement Lambert. + +En effet, pendant six années consécutives, les pays cités par Vasseur +avaient été le théâtre de cette lutte sanglante qu'on a appelée: «Une +guerre de géants», guerre sans pitié ni merci des chouans et des +Vendéens contre les troupes de la République, et qui, depuis quelques +mois seulement, avaient pris fin sous les derniers coups du général +Brune. + +Mais, derrière les vrais chouans pacifiés, qui étaient rentrés dans +leurs foyers, le pays était resté la proie de bandes armées, nombreux +ramassis de vauriens qui, se donnant toujours pour chouans, pillaient +les campagnes, arrêtaient les diligences, incendiaient les villages. + +Des renseignements guidaient-ils Vasseur? Était-ce plutôt qu'un +pressentiment lui disait que le Beau François, après sa bande détruite, +avait dû aller continuer ses exploits chez les faux chouans? Toujours +est-il que le soldat intrépide avait résolu d'aller chercher son bandit +au milieu même des hordes formidables qui le protégeaient. + +Précédant de quelques pas le cheval du lieutenant, Fil-à-Beurre avait +entendu Vasseur détaillant à Fichet la marche à suivre. Aussitôt, se +portant de côté, il s'était laissé dépasser par le cheval et quand il +fut au côté du cavalier, il demanda, en observant la consigne: + +--Ainsi, citoyen Rameau, nous irons jusqu'à Saumur? + +--Oui, Barnabé; et, le fallût-il pour retrouver mon coquin, nous +redescendrons la rive gauche de la Loire jusqu'à Champtoceaux. + +--Ah! fit Barnabé avec une intonation joyeuse qui surprit Vasseur. + +Puis, après une courte hésitation, et d'une voix qu'il s'efforçait +vainement de rendre indifférente, il reprit: + +--Alors nous passerons par Saint-Florent-le-Vieil? + +La main du lieutenant s'abattit aussitôt sur l'épaule du squelette +ambulant, qu'elle serra entre ces doigts crispés et, en même temps, +Vasseur articula ces paroles pleines de soupçon. + +--Malpeste! sais-tu, Barnabé, que tu m'as l'air de connaître ce pays-là? + +--Sur mon honneur! je vous jure que je n'y ai jamais mis les pieds, +affirma Fil-à-Beurre, d'un ton de la sincérité duquel il n'y avait pas à +douter. + +--Alors, comment se fait-il que tu connaisses, entre Saumur et +Champtoceaux, ce village que tu appelles Saint-Florent-le-V... + +Au lieu d'achever le mot, Vasseur s'arrêta une seconde, puis, +brusquement, en homme surpris par un souvenir: + +--J'y suis! s'écria-t-il. + +Il venait de se rappeler le billet trouvé dans la doublure de la veste +que le Beau-François avait abandonnée en sa fuite, ce billet de +l'écriture de Doublet et que ce dernier, quand il pouvait sauver sa +tête, avait refusé de lui expliquer. + +Parmi les notes énigmatiques, ne se trouvait-il pas cette mention: _S. +F. le Vieil_? L'abréviation ne désignerait-elle pas le village de +Saint-Florent-le-Vieil? + +Et, persuadé qu'il avait deviné juste, Vasseur, sans penser qu'il +réfléchissait tout haut, se demanda: + +--Quelle anguille sous roche nous attend dans ce village? + +Ensuite, comme si la suite pouvait l'éclairer, il se répéta de mémoire +les mots suivants de l'écrit: + +--S. F. le Vieil.--La saute.--Doublet.--Le Marcassin.--Sans sabots on... + +Nous l'avons dit, Vasseur, sans s'en douter, réfléchissait à mi-voix. +Fil-à-Beurre, qui marchait à sa botte, n'en avait pas perdu un mot. + +--Oh! oh! lâcha-t-il soudainement. + +Cet éclat de voix interrompit les réflexions du lieutenant. + +--Qu'as-tu, garçon? demanda-t-il. + +--Vous venez de prononcer Marcassin... Je ne sais pas si c'est le mien, +mais, moi aussi, je connais un Marcassin... Au fond, je ne le connais +que pour l'avoir vu et entendu une fois, sans que, lui, il ait seulement +aperçu le bout de mon nez; car je me tenais tapi, bien immobile dans ma +cache... Ah! oui, Marcassin! en voilà un qui est bien nommé! Tout en +poil gris et rude, cet homme; trapu, râblé, l'air féroce, des mains +énormes et velues! Un terrible athlète, je vous en réponds... Il doit +rudement en découdre. + +Vasseur avait laissé parler le squelette. + +--Où donc as-tu rencontré ce Marcassin? demanda-t-il quand Barnabé se +tut. + +Sans doute que Fil-à-Beurre s'était imprudemment laissé allé à ses +souvenirs, car, à la question, il eut l'hésitation de celui qui +s'aperçoit trop tard de sa faute. Il fit cette réponse vague: + +--Dans les environs d'Orléans. + +--Précise l'endroit, appuya Vasseur. + +Fil-à-Beurre garda le silence. + +--J'attends, dit le lieutenant d'une voix qui se montait. + +Le squelette prit tout à coup son parti et d'un ton plein de repentir: + +--Tenez, dit-il, j'aime mieux vous avouer que j'ai à me faire un +reproche à votre égard. + +--Lequel, Barnabé? demanda Vasseur, désarmé par l'accent ému du jeune +homme. + +--J'aurais dû vous avouer un gros secret qui m'étouffe depuis tantôt... +vous savez, quand je suis revenu de l'exécution? + +--Lorsque tu étais si bouleversé d'avoir vu tomber vingt-trois têtes? + +Fil-à-Beurre haussa les épaules. + +--Oh! après tout, c'étaient de si cruels coquins, qui avaient tant +commis d'atrocités, que je les ai vus mourir sans grande pitié... + +Le squelette s'interrompit pour pousser un gros soupir, puis, tout +frémissant, il ajouta: + +--Sauf un pourtant! + +--Quel était ce condamné? + +--Je vous conterai cela à la couchée. + +--Mais, mon garçon, tu dois comprendre que je ne me soucie pas d'être vu +en plein jour sur la grand'route. Jusqu'à la bonne moitié du voyage, mon +intention est de chevaucher la nuit et, durant le jour, de rester coi en +quelque gîte sûr. Si donc, comme tu le dis, ton secret t'étouffe, tu vas +le garder sur la conscience jusqu'au point du jour, moment de notre +couchée... Mieux vaudrait te soulager tout de suite. + +Et Vasseur, d'une voix rieuse, insista en disant: + +--Allons! lâche ton secret. + +--Mais, fit Barnabé, c'est que ce secret n'est pas le mien. D'autres +oreilles que les vôtres ne peuvent l'écouter. + +--Tu dis cela pour Lambert et Fichet? + +--Précisément. + +La curiosité talonnait trop le lieutenant pour qu'il ne lui sacrifiât +pas ses hommes. Il se retourna en selle et commanda: + +--Fichet, à cent pas en avant, pour éclairer la route. Toi, Lambert, +même distance en arrière pour t'assurer si nous ne sommes pas suivis. + +Et quand ils furent seuls: + +--Là! fit Vasseur, à présent tu peux parler. + +--Le jour où vous m'avez engagé pour vous suivre, vous rappelez-vous +qu'après vous avoir demandé à quelle date il faudrait partir, je me suis +réjoui en apprenant que j'avais tout le temps devant moi pour faire mes +adieux? + +--Oui, et il me souvient que, comme je te plaisantais en supposant que +ces adieux s'adresseraient à tes amours, tu m'as parlé d'un être bon, +doux, auquel tu avais voué le dévouement... du chien pour celui qui lui +a donné la pâtée, alors qu'il crevait de faim... Ce sont là tes +expressions. + +Il y eut un accent indicible de reconnaissance dans la voix de +Fil-à-Beurre quand il répondit: + +--Oui, c'est ainsi que je suis dévoué à ma bonne Gervaise. + +À ce nom, une convulsion violente fit frissonner le lieutenant des pieds +à la tête. Et tant était grande son émotion qu'il lui fallut se retenir +au pommeau de la selle pour ne pas tomber de cheval lorsqu'il entendit +le squelette ajouter: + +--Gervaise qui, il y a deux jours encore habitait le village de Mégin. + +Dans l'ombre de la nuit, Fil-à-Beurre n'avait pu s'apercevoir de la +pâleur livide du lieutenant ni de la violente émotion produite par le +nom de Gervaise. + +Sans se douter de rien, il commença son récit: + +--Comme je vous l'ai dit, j'ai toujours demandé mon pain de chaque jour +un peu à tous les métiers. Cette fois-là, j'avais eu la main heureuse. +Ma maigreur avait été exploitée dans une baraque de saltimbanques. De +foire en foire, on m'avait exhibé à l'admiration des populations en me +donnant pour un malheureux marin, resté seul sur un radeau en pleine +mer, pendant quarante-six jours, sans autre nourriture que ses larmes. +Par malheur, arriva l'hiver qui interrompit les fêtes foraines. Plus de +recettes. Le patron aurait bien voulu me garder jusqu'au retour du +printemps. Mais pour me garder, il eût fallu me nourrir. Alors j'aurais +engraissé... et j'aurais perdu de ma valeur. + +--Va crever de faim jusqu'au printemps, me dit-il; tu auras ainsi +conservé ton prix et je te reprendrai. + +Et il me congédia après m'avoir réglé mon compte. Des plus maigres! +Trois écus! Il y ajouta une bonne grosse veste de ratine qui lui était +devenue trop courte et qui arriva, pour moi, comme marée en carême, vu +qu'elle était chaude et, ce jour-là, il faisait grand froid. + +Il était environ dix heures du soir; car c'était après avoir eu la +prévenance de me garnir d'un solide souper que le patron m'avait +congédié. J'aurais pu coucher là, mais je me souvins que, le lendemain, +c'était grand marché à Chartres. Peut-être y trouverais-je à m'employer. +Quinze lieues me séparaient de la ville, mais c'était un jeu pour mes +longues jambes et la nuit, dont les étoiles scintillaient de froid, +était des plus claires. + +Je marchais bon pas, tout chaudement heureux sous ma veste de ratine... +Et trois écus en poche!... Le premier consul n'était pas mon cousin! + +Je venais de dépasser un village dont, à mon passage, l'horloge avait +tinté minuit et j'allais longer une meule de foin quand, soudainement, +je vis se dresser devant moi un colosse qui, par cette température +glaciale, était en manches de chemise. + +--Donne-moi ta veste, m'ordonna-t-il. + +--Moi, dans de pareilles occasions, je ne suis pas causeur et, grâce à +mes jambes, j'ai bien mis vite une distance entre moi et l'autre que je +laisse attendant toujours une réponse. Quant à résister, j'en aurais eu +l'envie qu'elle me serait aussitôt passée, rien qu'à la vue de la solide +carrure de mon emprunteur de veste. + +Sans doute qu'il devina mon projet de lui brûler la politesse en +détalant, car, sans autre phrase, il m'asséna sur la tête un coup d'un +gourdin énorme, qui me renversa sans connaissance. + +Fil-à-Beurre fut interrompu dans son récit par le lieutenant, qui +demanda vivement: + +--Tu ne saurais reconnaître cet homme? + +--Oh! que si! que si! Je n'ai vu mon gaillard qu'une demi-minute, mais +ça m'a suffi pour le reluquer... Que jamais je le rencontre et je jure +bien qu'il me rendra compte du coup de gourdin qu'il m'a administré, de +ma veste qu'il m'a volée ainsi que mes pauvres trois écus qui étaient +dans ma poche... Que je le trouve face à face, si je ne lui bondis pas +sur le casaquin, c'est que, ce jour-là, j'aurai un ventre qui traînera +par terre. + +Malgré tous ses efforts pour la contraindre, une impatiente curiosité se +trahissait dans la voix de Vasseur, quand il demanda: + +--Mais, Barnabé, je ne vois pas encore apparaître dans ton récit cette +personne que tu appelles Gervaise? + +--Attendez donc, attendez donc... Quand je revins à moi, j'étais étendu +sur des bottes de paille et j'avais la tête entourée de bandes de linge +qui m'aveuglaient. À ce moment, une douce petite voix disait: + +--Mais, ma bonne Annette, nous ne pouvons pourtant pas mettre dehors ce +pauvre garçon. + +--Bah! bah! répondit l'organe grognon de celle qui venait d'être nommée +Annette, quand ils ne tuent point, les coups à la tête ne sont pas +dangereux. Après qu'il aura dormi jusqu'à ce soir, notre grand diable, +avec une bonne soupe dans le ventre, s'en ira trottant comme un cerf. + +--Non, il faut le garder quelques jours. Il a besoin de se remettre. +Regarde donc comme il est délabré, insista la voix jeune et douce. + +À ces derniers mots, Annette répliqua en riant: + +--Oh! oh! si, pour le renvoyer, vous attendez qu'il se soit remplumé, il +sera encore ici au jugement dernier. + +--Rien que deux jours. + +--Oui, mais si votre père arrivait? Vous savez combien de fois il m'a +sévèrement recommandé de ne jamais laisser pénétrer personne dans la +maison. + +--Papa est parti il y a huit jours, et il s'écoule un mois entre chacune +de ses visites. + +Après son excuse donnée, la petite voix revint à l'assaut en disant: + +--C'est convenu, n'est-ce pas; nous garderons deux jours notre blessé? + +--Gervaise! Gervaise! vous me faites commettre une imprudence, prononça +Annette d'un ton qui cédait. + +Il y eut un petit cri joyeux de Gervaise triomphante; puis, vivement, +elle reprit: + +--Renouvelle-lui son pansement. Moi, je descends pour surveiller la +soupe qui lui rendra ses forces. + +Et je l'entendis qui s'éloignait. + +Alors je crus bon de donner signe de vie. Comme Annette avait fini de me +retirer la bande de toile, je poussai un soupir et j'ouvris les yeux. + +--Ah! ah! fit-elle, voilà donc que vous revenez à vous, mon beau +merle?... Pardieu, je puis me vanter d'avoir fait ce matin une jolie +trouvaille. + +C'était une brave et digne femme, cette Annette, malgré son air bourru. +Elle m'apprit qu'au point du du jour, en allant chercher son beurre et +son lait à une ferme un peu distante du village, elle m'avait trouvé +étendu raide, dépouillé, à demi gelé, la tête ensanglantée. Par bonheur, +le froid, en saisissant ma plaie, avait empêché la perte de sang. +Aussitôt, elle était venue pour donner la nouvelle à Gervaise, et les +deux femmes, dans leur premier élan de pitié, m'avaient, en réunissant +leurs efforts, emporté dans la maison qui les abritait. + +Après avoir achevé de me panser, elle reprit: + +--Moi, j'étais d'avis de vous renvoyer tout de suite; mais on a obtenu +de ma faiblesse que vous resteriez ici deux jours à vous reposer et à +vous rabibocher un peu le torse. Vous allez commencer par m'avaler une +soupe. Attendez, je reviens. + +Trois minutes après, elle reparut avec une énorme écuelle de soupe +fumante. + +--On ne perd pas son temps à vous nourrir! dit-elle en riant, après +avoir constaté la voracité avec laquelle j'avais engouffré la soupe. + +Puis, comme je la remerciais, elle reprit: + +--Le meilleur moyen, mon garçon, de me prouver votre reconnaissance, +c'est de rester bien tranquillement enfermé dans ce commun à fourrages, +sans vous montrer, sans sortir. + +Ensuite, avec une intonation qui pesait sur les mots pour bien appeler +mon attention, elle articula lentement: + +--Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que ça ne se présentera +pas; mais si, par hasard, quelqu'un arrivait dans la maison, ne bougez +pas plus qu'une souche, car vous feriez avoir bien de la peine à deux +pauvres femmes qui ont eu pitié de vous. + +Là-dessus, elle partit après avoir ajouté: + +--Faites un bon somme, ça vous tuera le temps jusqu'à l'heure de vous +regarnir la panse. + +J'avais l'estomac plein. J'étais mollement étendu dans un creux de +bottes de paille qui me tenaient chaud; j'obéis au conseil d'Annette en +m'endormant profondément. + +Quand je me réveillai, la nuit était venue et l'obscurité régnait dans +mon réduit. + +Seulement, au milieu de l'ombre, se détachait devant moi une raie +lumineuse dont je m'expliquai bien vite la cause. La chambre voisine +était éclairée et, par une lézarde de la cloison en pisé, filtrait la +lueur que je voyais. La curiosité me poussa à connaître cette Gervaise +dont j'avais seulement entendu la voix. Bien doucement, je m'approchai +de la fente et j'y appliquai un oeil. + +Ah! la belle et ravissante jeune fille que j'aperçus! Un ange à adorer à +genoux! + +Elle était en train de filer devant une vaste cheminée où, pendue à la +crémaillère, chantait une marmite dont, en ce moment, Annette remuait le +contenu avec une cuillère en bois. + +--Ça embaume! disait la vieille servante. Je crois, Gervaise, que votre +protégé s'en lèchera les babines jusqu'aux oreilles! Ah! si vous l'aviez +vu, ce matin, absorber sa soupe! Ce n'est pas un homme, c'est un puits! + +Tout à coup, le roulement d'une voiture se fit entendre au loin. À ce +bruit, les deux femmes se relevèrent effarées. + +--C'est votre père!... Pourvu qu'il ne découvre pas cette grande asperge +de malheur! bégaya Annette avec terreur. + +Sans être grand clerc, je devinai que la grande asperge c'était moi. + +Le roulement de la voiture, qui s'était rapidement rapproché, cessa +devant la porte. + +Sans doute que les deux femmes, afin d'éviter une surprise, avaient la +consigne de n'ouvrir à aucun bruit du dehors, car elles restèrent +immobiles, attendant que celui qui arrivait eût ouvert, du dehors, avec +une clef dont il était porteur. + +Alors entra un homme dont la figure, à la vue de Gervaise, s'éclaira de +la plus pure joie. La jeune fille se jeta dans ses bras et, pendant deux +grosses minutes, il l'embrassa avec de petits frémissements de +bonheur... Ah! il aimait rudement sa fille, ce bonhomme-là! + +Quand Fil-à-Beurre avait prononcé ses derniers mots, sa voix s'était si +douloureusement altérée, que Vasseur lui demanda aussitôt: + +--Qu'as-tu donc, Barnabé? + +--C'est que je compare toujours cette scène, toute pleine de tendresse, +avec celle où, pour la seconde fois, j'ai revu cet homme. + +--Ah! tu l'as revu? + +--Oui, aujourd'hui même, quand je suis allé à l'exécution. + +--Tu l'as rencontré dans la foule? + +--Non! fit le squelette d'un ton navré. + +--Où donc alors? + +--Je l'ai revu sur l'échafaud, se débattant sous la main du bourreau, +alors que, le dernier de tous, il allait être exécuté. + +Vasseur eut sans doute besoin de veiller sur son intonation, car il prit +un temps avant de lâcher un «Ah! vraiment!» dont l'accent de surprise, +malgré son effort, sonna des plus faux. + +Fil-à-Beurre avait continué: + +--Oui. Quand tous les autres étaient morts avec une intrépidité +farouche, lui résista, criant, pleurant, prononçant des paroles +désespérées, une sorte d'appel qui demandait la vie. + +Et, après une hésitation: + +--Je crois même, reprit le squelette, qu'il prononçait votre nom. + +--Mon nom? répéta le lieutenant qui, comme précédemment, simulait +l'étonnement. + +--Oui, il parlait de sa vie sauve promise par vous s'il avouait... C'est +là, du moins, ce que j'ai cru comprendre, car sa voix était en partie +couverte par les cris de la foule qui, furieuse de sa lâcheté, hurlait: +Mort à Doublet! + +--C'était donc l'aubergiste de Chartres? + +--Lui-même. + +Pendant cinq minutes, les deux hommes cheminèrent en silence. Était-ce +que chacun d'eux avait besoin de se remettre de son émotion? S'il en +était ainsi du lieutenant, son compagnon n'aurait pu s'en douter, car +Vasseur reprit d'une voix sèche et railleuse: + +--Alors ta Gervaise était donc la fille d'un des principaux +Chauffeurs?... Qui sait même si elle ne faisait pas partie de la bande? + +--Oh! lieutenant, ne dites pas cela, s'écria Fil-à-Beurre avec un +sanglot douloureux. + +--Qui me prouvera le contraire? + +--Écoutez la fin de mon récit, je vous en prie. + +--Soit! je le veux bien, dit Vasseur trop vivement pour qu'un autre, +plus observateur ou moins ému que le squelette, n'eût pas deviné que ce +n'était point par unique complaisance que le lieutenant allait prêter +l'oreille. + +Fil-à-Beurre poursuivit: + +--Le père s'arrêta d'embrasser sa fille en entendant dire par Annette, +qui s'apprêtait à sortir: + +--Je vais mettre le cheval à l'écurie, n'est-ce pas, notre maître? + +--Non, non, fit-il vivement, je ne coucherai pas au logis ce soir. Je +passais à deux lieues d'ici. Je n'ai pu résister au désir de venir +embrasser Gervaise. Le temps de manger un morceau et je repars. Veille +plutôt sur la marmite, ma brave Annette. + +--Et moi, je vais mettre le couvert, dit Gervaise. + +Tout en s'occupant de cette tâche, la jeune fille causait avec son père, +qui se chauffait, assis devant la cheminée. Par la crevasse de la +muraille, ses paroles m'arrivaient bien distinctes. + +--Quand donc, disait-elle, aurai-je un père qui ne sera plus toujours +par monts et par vaux? + +--Ah! dame! fillette, c'est mon commerce qui veut cela. Les chevaux que +je vends à la République, pour ses armées, ne sont pas tous parqués dans +une lieue carrée. Il me faut aller les acheter à droite, à gauche, à +l'autre bout de la France, au diable. + +Puis en se frottant les mains: + +--Mais, sois tranquille, mignonne, aux grandes fatigues les gros +profits. Avant peu, mon sac sera assez rond pour que je me repose. Alors +nous irons nous établir dans un autre pays. + +--Pourquoi ne resterions-nous pas dans celui-ci? + +--Heu! heu! lâcha le père, qui me sembla un peu troublé par la question. +D'abord, il y a plus beau pays que le Beauce; et puis, ailleurs, nous +n'aurons rien à craindre de ces bandes de gredins qui pillent la +contrée. Quand je suis en route je ne vis pas, tant j'ai peur que les +misérables ne s'attaquent à cette maison. + +Alors s'adressant à Annette: + +--Aussi, ma vieille, défense absolue d'ouvrir à tout vagabond qui +viendrait te demander l'hospitalité d'une nuit. C'est la manière dont +les espions des misérables procèdent pour étudier les lieux avant de les +piller. + +--Oh! n'ayez pas peur, notre maître. Aucun d'eux n'est entré et +n'entrera ici, répliqua la servante. + +Et, pour détourner la conversation de ce sujet, elle s'empressa de +décrocher la marmite en s'écriant: + +--Là! c'est prêt. Vite à table. + +Le père quitta le devant de l'âtre en disant: + +--Bon! Pendant que tu empliras les assiettes, je vais aller chercher une +botte de foin pour mon cheval. + +--Restez donc. J'irai tout à l'heure, proposa Annette, prise de peur à +la pensée que, si je dormais, il allait me découvrir. + +--Non, non, dit-il, fais les portions. Je serai revenu avant que tu aies +fini. + +Je l'entendis qui arrivait par le couloir séparant la maison en deux. + +En une seconde je fus enseveli sous dix bottes promptement rejetées sur +moi. Je me tins plus immobile qu'un mort, retenant ma respiration. + +Annette avait eu tort de s'alarmer, car le danger... si danger il y +avait... était des plus minimes, puisque le père venait sans avoir pris +de lumière. + +Bientôt il entra. En pleine obscurité, il n'avait qu'à étendre la main +pour prendre une botte à tâtons, puis à s'en aller. + +Au lieu de cela, il demeura immobile dans un coin, où je me rappelais +avoir vu, dans la journée, un tonneau d'avoine. En même temps qu'il +poussait un «hem!» étouffé, qui trahissait un effort de sa part, je crus +ouïr un roulement sourd. Ensuite résonna, bien faiblement pourtant, +comme un bruit de monnaie; puis un autre «hem!» et un nouveau roulement, +auquel succéda un frôlement de souliers sur le sol, comme si le père +s'occupait à faire disparaître une trace. Après quoi, il prit la botte +de fourrage la plus proche et s'en alla. + +Tout cela n'avait pas duré la dixième partie du temps que j'ai mis à +vous le conter. + +Sitôt qu'il avait été parti, j'avais replacé l'oeil à la lézarde de la +cloison. Je le vis reparaître et se mettre à table en disant: + +--Ma botte est dans la voiture. C'est un en-cas. Il m'arrive souvent +d'être obligé de m'arrêter, la nuit, dans de si pauvres endroits que mon +cheval se voit devant un râtelier vide. + +Pour moi, la botte de fourrage n'était qu'un prétexte dont il s'était +servi afin de venir se livrer à la mystérieuse occupation que j'avais +entendue. + +Une demi-heure plus tard, il partit après avoir soupé. + +Quand Annette m'apporta ma part du repas, elle me trouva étendu tout de +mon long. + +--Est-ce que vous avez toujours dormi? me demanda-t-elle. + +--C'est le bruit de vos pas qui vient de m'éveiller. + +Je vis ses lèvres se remuer. À coup sûr, elle se réjouissait du danger +évité, heureuse chance qu'elle devait attribuer à ce que le maître +n'avait pas pris de lumière. + +Je dormis toute la nuit, mais la curiosité me fit ouvrir l'oeil au point +du jour. + +--Qu'est-il venu faire? me demandais-je, debout devant le tonneau +d'avoine, examinant sur le sol des traces, imparfaitement effacées, qui +prouvaient qu'on l'avait déplacé. + +À mon tour, je changeai le tonneau de place. + +À l'endroit qu'il recouvrait m'apparut, enfoui dans la terre, l'orifice +d'un de ces énormes pots de grès dont il est fait usage pour conserver +les salaisons. + +Et ce monstrueux pot était à peu près plein de beaux louis d'or. + +Le père de Gervaise avait grandement raison quand il avait dit à sa +fille que son sac commençait à s'arrondir, car il y avait dans ce pot +une bien grosse somme. Elle était fort simple, sa cachette, et même si +facile à trouver, qu'elle était introuvable. On aurait bouleversé la +maison sans avoir l'idée de changer de place ce tonneau d'avoine. + +Je le replaçai sur le pot d'or et tout fut dit. + +Deux jours après, mon crâne était guéri et je me sentais valide. +Gervaise me congédia avec une bonne grosse miche de pain et une gentille +pièce de quinze sols. + +Quand j'arrivai à Chartres, où je n'avais pas mis le pied depuis six +mois, les habitants, tout joyeux, n'y parlaient que de vous, mon +lieutenant. Vous veniez de vous attaquer aux Chauffeurs dont une bonne +partie était sous les verrous. Le reste allait suivre. Enfin, le pays +était à la veille d'être délivré des brigands dont la frayeur générale +avait assuré trop longtemps l'impunité. + +Aussitôt l'envie me vint d'aller bien vite porter ces bonnes nouvelles à +Gervaise et Annette, que la crainte tenait, pour ainsi dire, +prisonnières en leur maisonnette. Je repris donc à la hâte la route du +village de Mégin. + +Que vous dirai-je? Un minime emploi que je trouvai dans une ferme de +Mégin me permit de rester dans le voisinage des deux femmes, auxquelles +je rendais tous les petits services en mon pouvoir. Ah! les bonnes +heures que j'ai passées près de Gervaise, qui, le soir, avait entrepris +de m'apprendre à lire! + +Deux mois s'écoulèrent ainsi. Alors, Gervaise devint inquiète. Les plus +longues absences de son père n'avaient jamais duré plus de quatre +semaines. Pas de nouvelles! Qu'était-il devenu? + +Une quinzaine se passa encore, et Gervaise ne vécut plus que dans +l'angoisse. + +Quand le père était parti, il tenait la direction d'Orléans. Il +s'agissait de retrouver sa piste. Je partis donc pour Orléans où je +m'inquiétai dans toutes les auberges du citoyen Grangé, le gros +maquignon, voyageant dans sa carriole attelée d'un cheval blanc. + +À ma grande surprise, partout, dans Orléans où, suivant Gervaise, son +père avait dû aller maintes et maintes fois, le maquignon Grangé était +inconnu. + +Après Orléans, je visitai Chateldun, dont le père avait souvent aussi +parlé à sa fille. Même résultat. Jamais un hôtelier n'avait reçu de +citoyen Grangé. + +Je continuai ma tournée par Chartres où je repris ma recherche d'auberge +en auberge. Ce fut ainsi que je me présentai au _Bon-Repos_, le jour où +vous vous y trouviez. L'aubergiste Doublet était arrêté depuis six +semaines et, pour la vingtième fois, on fouillait sa maison à la +recherche de la cachette où ce gueux, qui était le principal recéleur et +le banquier de la bande d'Orgères, pouvait avoir renfermé ses écus. À ce +moment, les chercheurs, en se rappelant que Doublet, chaque mois, +faisait une absence de quelques jours, étaient d'avis que l'aubergiste +devait aller à Paris porter son argent. L'idée me vint que ce pouvait +être moins loin et que, peut-être, était-ce dans les environs de +Chartres. Ce fut pourquoi je donnai le conseil de s'en rapporter à +l'instinct du cheval en le laissant marcher bride sur cou... Le +lendemain, l'animal était mort!... C'était aussi un cheval blanc, comme +celui du maquignon Grangé... Hélas! pouvais-je me douter que Doublet et +Grangé n'étaient qu'un même individu? + +C'est alors que vous m'avez proposé d'être de l'expédition qui vient de +nous mettre en route. Je ne devais pas être toujours à la charge des +deux femmes. J'acceptai donc d'autant plus volontiers que ce jour de +l'exécution, que vous me fixiez pour le départ, était, vu les lenteurs +du procès, à une longue date. J'avais l'espoir qu'à cette époque le père +de Gervaise serait de retour. + +Je retournai donc près de la jeune fille... + +Cette nouvelle partie du récit de Fil-à-Beurre avait été écoutée par +Vasseur sans mot dire. À ce moment, il interrompit en disant d'une voix +moqueuse: + +--Tu as beau t'en défendre, Barnabé, tu étais et tu es amoureux de +Gervaise. + +Et dans ces mots, sous la moquerie du lieutenant, perçait une sorte +d'aigreur. + +Mais Fil-à-Beurre secoua la tête: + +--Non, non, fit-il gravement, n'en croyez rien. Je vous l'ai dit et je +vous le jure, rien que le dévouement du chien!... Est-ce que je ne me +rends pas compte de mon individu ridicule?... Non, non, les belles +filles comme Gervaise ne sont pas pour des grotesques de ma sorte... Et +puis, s'il faut tout vous dire... + +Au lieu d'achever sa phrase, Fil-à-Beurre s'arrêta tout net. + +--Et puis? répéta vivement Vasseur en le voyant hésiter. + +--Et puis, reprit Barnabé lentement, je crois bien que Gervaise a un +amoureux. + +Il y eut presque une explosion de joie dans la façon dont le lieutenant +s'écria: + +--Ah! tu crois qu'elle aime quelqu'un!!! + +--Non, non, permettez, je ne dis pas cela. Je n'affirme pas que Gervaise +aime quelqu'un. Je dis qu'elle est aimée par quelqu'un... ce qui n'est +pas exactement la même chose. + +--Et tu le connais? appuya Vasseur, dont l'accent, de joyeux, était +brusquement devenu inquiet. + +--Non, mais je pourrais dire comment il vient rendre visite à la jeune +fille. + +--Bah! et comment cela? + +--À cheval. + +Et, en riant, Fil-à-Beurre ajouta: + +--Je vous garantis même que cet amoureux a le coeur fièrement pincé. + +--Qui te le fait croire? + +--L'ardente impatience qu'il met à accourir au village de Mégin. +Plusieurs fois, j'ai découvert derrière la maison, où il l'attache, les +piétinements de son cheval et, toujours, sur le sol foulé, j'ai aperçu +des gouttelettes de sang. J'en ai conclu que la monture était surmenée à +grands coups d'éperon. + +--Et c'est à ces traces d'un cheval derrière la maison que tu t'es mis +en tête que Gervaise avait un amoureux? ricana Vasseur. + +--Oh! oh! fit le squelette, il n'y a pas que cela! + +--Quoi donc encore? + +--À mesure que le temps s'écoulait, sans que son père revînt, Gervaise +aurait dû être de plus en plus inquiète, n'est-ce pas? Eh bien, pas du +tout! À l'angoisse du premier mois avait succédé chez la jeune fille une +sorte de calme. Elle parlait souvent encore de son père, mais sans cette +terrible appréhension du début. + +--D'où tu as conclu? + +--Que le cavalier devait avoir rassuré la jeune fille, qu'il lui avait +donné un motif de cette absence prolongée, qu'il lui avait fait +entrevoir un prochain retour et même qu'il s'était fait fort de lui +ramener bientôt son père. + +Pris d'un frisson au souvenir de ce père qu'il avait vu dans la journée +se débattant sur l'échafaud, Fil-à-Beurre ajouta: + +--Lui ramener son père! À coup sûr, cet amoureux devait se leurrer +d'espérance et ignorer la vérité sinistre... Car nul homme ne pouvait +arracher le père au bourreau. + +Muet, pâle, frissonnant aussi sur sa selle, le lieutenant se souvenait +de la scène où, sur le chemin de l'échafaud, il avait offert la vie à +Doublet contre des révélations. Ce rôle de l'homme arrachant sa proie au +bourreau, il avait inutilement tenté de le jouer. + +Pendant quelques minutes, un silence se fit entre les deux hommes, +absorbés en leurs tristes pensées. + +Puis, d'un ton de pitié, le squelette soupira: + +--Pauvre garçon! + +--Est-ce que tu plains Doublet? demanda Vasseur. + +--Oh! ce n'est pas à lui que je pense. + +--À qui donc? + +--À l'amoureux. + +D'une voix attendrie, Fil-à-Beurre continua lentement: + +--Oui, pauvre garçon! car il a dû éprouver un rude crève-coeur. + +--En apprenant qu'il aimait la fille d'un coquin? avança le lieutenant +d'un ton trop brutal pour être sincère. + +--Non, fit le squelette avec enthousiasme. Gervaise est de ces femmes +inspirant un amour qui résiste à tout... Le désespoir dont je parle a un +tout autre motif. + +--Dis-le. + +--Je songe à l'horrible douleur qu'il a ressentie, le malheureux, si, +hier ou aujourd'hui, il est allé pour voir Gervaise, en trouvant la +maison déserte. + +Le squelette fit encore quelques pas, puis prononça lentement: + +--Je voudrais bien le connaître. + +--Pourquoi? + +--Pour lui apprendre où il pourrait retrouver Gervaise. + +Un cri d'une immense joie s'échappa de la poitrine de Vasseur qui, tout +pantelant de bonheur, s'écria: + +--Tu sais où est Gervaise!!! + +Et, se penchant sur sa selle, il saisit la tête de Barnabé, qu'il se mit +à embrasser frénétiquement. + +Fil-à-Beurre n'était pas encore revenu de la surprise causée par +l'embrassade et les paroles de Vasseur, quand celui-ci se redressa +vivement sur sa selle. + +--Chut! chut! fit-il, on vient à nous. + +En effet, devant eux, sur la route, s'entendait le trot d'un cheval qui +s'approchait. + +À cette époque où, dans bon nombre de départements, le peu de sûreté des +communications exposait les voyageurs à se faire assassiner ou, tout au +moins, à se faire détrousser, chacun pourvoyait à sa sûreté en se +munissant d'armes. + +Il n'y avait donc rien d'extraordinaire à ce que, tout déguisés en +campagnards qu'ils étaient, Vasseur et ses hommes fussent armés. Chacun +avait une carabine accrochée à l'arçon de sa selle dont les fontes +étaient garnies de pistolets. Ce luxe d'armes à feu avait, au départ, +fait faire la grimace à Fichet qui, grand sabreur devant l'Éternel, +aurait vingt fois mieux aimé sentir sa lame lui pendre au côté. Bon +tireur pourtant, il n'en méprisait pas moins la poudre et les balles. + +--Que les armes à feu, disait-il, c'est de la superfluité incombante, +qu'elle peut rater son homme. Tandis que le sabre, votre émule qu'il a +beau dire non, il faut qu'il l'accepte dans le corps. + +Donc, au bruit du cheval, le lieutenant avait mis le pistolet au poing. +Pendant l'attente de celui qui arrivait dans l'ombre, une pensée lui +vint. + +--À propos, j'y songe! Tu n'es pas armé, mon brave Barnabé. Sais-tu +jouer des armes à feu? demanda-t-il. + +--Couci, couça? À soixante pas, si je vise mon homme à l'oeil, j'attrape +le sourcil, avoua Barnabé. + +--Bigre! Alors tu es modeste avec ton couci, couça! dit gaiement +Vasseur. + +Puis, tout aussitôt il cria: + +--Qui vive! + +Le bruit du cheval cessa brusquement et, dans l'obscurité, une voix +annonça: + +--Fichet, pour votre délectance. + +--Bon! fit le lieutenant, que le langage de son soldat trouvait toujours +impassible. Approche, mon brave, et dis-nous ce qui te fait revenir. + +--Que le jour il ne va pas tarder à nous éclaircir. Alors que nous +devrons nous hospitaliser en nous tenant motus jusqu'à la nuit +subséquente; j'ai entrepercé, à mille pas de céans, une auberge qu'elle +ferait notre commodité, annonça Fichet. + +Ce qu'il fallait à Vasseur, c'était quelque refuge modeste, par cela peu +fréquenté, où il pût faire sa pause du jour sans trop de regards +curieux. + +--Ton auberge est-elle vaste? appuya-t-il. + +--Un trou qu'il crèverait avec plus de quatre voyageurs... Juste de quoi +que nous y logerions. + +--Alors, s'il a déjà du monde, l'aubergiste va nous refuser sa porte, +faute de place. + +--Je n'en ai pas la suspicion. + +--Parce que? + +--Vu l'occurrence que la cassine elle a la certitude d'être vide. Tout à +l'heure, quand je la remarquais lointainement, j'en ai vu se retirer +deux hommes à cheval et une voiture couverte qu'ils s'en allaient. + +--Voici des voyageurs bien pressés d'arriver à leur destination pour +partir ainsi avant le jour, pensa Vasseur. + +--Que nous serons là en salubrité, insista Fichet qui, à coup sûr, +voulait dire que l'auberge en question leur offrirait toute sécurité. + +Cet arrêt dans la marche avait permis à Lambert, qui chevauchait en +arrière-garde, de rejoindre le groupe. + +--Eh bien, vieux, tu n'as pas remarqué que nous soyons suivis? demanda +Vasseur à l'arrivant. + +Lambert haussa les épaules en homme indécis et, avec une moue, répondit: + +--Je ne saurais dire ni oui ni non. + +--Explique-toi. + +--C'est-à-dire que, depuis une heure, sans voir personne sur la route, +je n'ai cessé d'entendre un bruit sur ma droite, comme si quelqu'un me +suivait derrière les taillis qui bordent les revers de la chaussée. + +Sans mot dire, Fil-à-Beurre avait écouté l'un et l'autre rapport des +soldats. À la dernière phrase de Lambert, il souffla vite au lieutenant: + +--Ne m'attendez pas. Je vous rejoindrai à l'auberge. + +Aussitôt, pliant sa longue taille jusqu'à ce que ses mains touchassent +terre, il disparut avec l'agilité d'un chat, dans le fourré qu'avait +désigné Lambert. + +--Voilà un talent que je ne lui connaissais pas encore, pensa le +lieutenant, émerveillé par cette véritable course à quatre pattes. + +Puis il regarda le ciel dont les étoiles, en devenant moins +scintillantes, annonçaient la prochaine arrivée du jour. + +--Allons! Fichet, conduis-nous à ton auberge, dit-il. + +En mettant pied à terre devant l'auberge, véritable cassine, comme +l'avait annoncé Fichet, Vasseur dut frapper longtemps à la porte. Enfin, +au premier étage, par l'entre-bâillement d'un volet, se fit entendre +l'organe rêche d'une femme qui débita: + +--Est-il possible de faire quitter le lit au pauvre monde d'aussi bonne +heure! + +Le principal pour le lieutenant était, d'abord, de se faire ouvrir. Il +parlementa en avançant un mensonge. + +--Histoire d'avaler un morceau sur le pouce et nous repartons, ma bonne +citoyenne. + +--Bien vrai? fit la femme. + +--Juste le temps de dépenser deux écus, promit le lieutenant avec +l'espoir que la cupidité de l'hôtesse triompherait de son mauvais +vouloir. + +La ruse était bonne. On entendit un pas lourd descendre l'escalier et, +bientôt, la porte fut ouverte par une horrible harpie, tenant une +chandelle à la main. Elle accueillit les arrivants par un long +bâillement, et grogna: + +--Que le diable vous emporte, je dormais si bien! + +Le premier regard de Vasseur fut pour le costume de cette femme. + +--Si elle était vraiment au lit, elle n'a pas eu le temps de s'habiller +aussi complètement... Donc elle ment, pensa-t-il. + +Puis, des vêtements, son regard se reporta au visage de la harpie et, en +pensant à ce quart d'heure qu'elle leur accordait, il se dit encore: + +--Loin de s'éveiller, cette créature tombe de sommeil, et elle a hâte +d'aller dormir... À quoi a-t-elle employé sa nuit? + +Pendant que les hommes attachaient les chevaux aux anneaux scellés dans +la façade de l'auberge, le lieutenant avait pénétré dans la +salle-cuisine, en demandant: + +--Qu'avez-vous à nous servir, la mère? + +--Pas grand'chose. Du pain et un reste de fromage. + +--Peste! Il paraît que les voyageurs qui ont passé avant nous ont vidé +le garde-manger! + +--Les voyageurs! répéta la vieille en geignant, voilà plus de quinze +jours que je n'ai vu entrer ici un voyageur. + +Cette réponse rimait mal avec le rapport de Fichet qui, un quart d'heure +auparavant, avait vu deux cavaliers et une voiture sortir de la maison. + +--Ah! il va mal, le commerce, allez, citoyen, continua la sorcière. Pas +de voyageurs. Aussi a-t-on grassement le temps de dormir, comme je le +faisais depuis hier soir. + +--Le fait est que nous avons eu de la peine à vous faire ouvrir, +répliqua Vasseur, laissant la vieille s'enferrer dans son mensonge. + +--Ouais! fit-elle aigrement; avec ça qu'on ne regarde pas à deux fois +avant d'ouvrir en pleine nuit quand on est une pauvre femme seule à la +maison. + +--Vous habitez seule votre auberge? + +--Oui. Pas un homme pour me défendre. + +Vasseur tendit le doigt vers le manteau de la cheminée, en disant: + +--Alors à qui donc appartient ce fusil que je vois accroché là-bas? + +La vieille eut un petit mordillement des lèvres, puis, sa voix se +faisant doucereuse: + +--Mais, dit-elle, c'est le fusil de mon mari, citoyen. + +Ce disant, la mégère, dont le visage se fit méfiant, toisa Vasseur des +pieds à la tête d'un regard rapide, qui semblait se demander si ce +costume de campagnard était bien le vêtement habituel de ce voyageur +tant questionneur. + +Cependant, le lieutenant avait continué: + +--À la propreté et au luisant de l'arme, il est facile de reconnaître +qu'elle reçoit les soins journaliers de votre mari. + +Puis, brusquement: + +--Mais, alors, reprit-il, puisque vous avez un mari, vous n'habitez pas +seule ici; pourquoi n'est-il pas descendu nous ouvrir? Vous laisser +sortir du lit à sa place, ce n'est vraiment pas galant de sa part... + +--Si je vous ai dit que j'étais seule, c'est parce que, depuis deux +jours, mon homme est parti au Mans pour vendre notre dernière vache... +L'auberge va si mal! répondit la vieille sans se démonter. + +À ce moment entra Lambert qui, sans plus de mémoire qu'un sansonnet, +demanda: + +--Est-ce que nous allons laisser les chevaux dehors, mon lieutenant? + +Si promptement qu'elle l'eût maîtrisée, Vasseur surprit l'expression de +crainte que le mot «lieutenant» avait fait passer sur le visage de la +femme. + +Après la bévue imprudente commise par Lambert, dont la mine penaude +implorait son pardon, le lieutenant comprit que mieux valait laisser +aller les choses. Aussi, feignant de n'avoir pas entendu le mot +malencontreux qui avait donné l'éveil à la vieille, il répondit: + +--Sans doute qu'il faut laisser les chevaux dehors. Pour un quart +d'heure que nous avons à rester ici, ne veux-tu pas les mettre à +l'écurie? + +Mais un changement s'était subitement opéré dans l'humeur de la femme. +D'acariâtre qu'elle était, elle était devenue tout miel. + +--Pour un quart d'heure? répéta-t-elle en souriant. Pourquoi, citoyen, +resteriez-vous si peu de temps? Mon auberge en vaut bien une autre. + +--Dame! ma brave femme, fit Vasseur, nous voulons vous laisser reprendre +votre somme que nous avons interrompu. + +--Bah! bah! lâcha-t-elle gaiement, qu'aurait-il encore duré, mon somme +repris? Tout au plus une heure, car voici le jour qui se lève. Pour être +sortie du lit un peu plus tôt, je n'en mourrai pas. J'en serai quitte +pour me rattraper la nuit prochaine. Restez donc, citoyens. Les clients +ne sont pas assez nombreux pour qu'on les renvoie. + +Cet empressement était suspect à Vasseur qui, pour mieux laisser +s'embourber l'hôtelière, eut l'air d'hésiter à prolonger son séjour. + +--Non, non, reprit-elle promptement, les voyageurs sont trop rares pour +que ceux qu'on tient on les laisse aller... Je ne veux pas que vous +partiez avant ce soir. + +Elle venait d'elle-même au piège que lui tendait le lieutenant qui, +semblant prêt à céder, prononça: + +--Le fait est que nos chevaux ont besoin de repos. À rester ici jusqu'à +ce soir, ils retrouveront des forces pour nous conduire au Mans. + +--Ah! vous suivez la route du Mans? dit précipitamment la harpie dont +l'oeil, au nom du Mans, s'était rempli d'une expression d'inquiétude. + +Et, avec empressement, elle s'approcha de Lambert en s'écriant: + +--Allons, c'est convenu, vous restez jusqu'à ce soir... Venez avec moi, +mon bel homme, je vais vous montrer l'écurie. + +Derrière eux, qui sortaient par une porte ouvrant sur la cour, entra +Fichet arrivant du côté de la route. + +--Viens ici, toi, et réponds sans phrase, commanda Vasseur. + +--Tout à votre servitude, lâcha respectueusement le soldat. + +--Tu es bien certain, n'est-ce pas, quand, de loin, tu surveillais cette +auberge, d'en avoir vu sortir deux cavaliers et une voiture de paysan? + +--J'en ai l'infaillibilité. + +--Bien! fit Vasseur qui, sur ce, congédia son homme en ajoutant: Va +aider Lambert à mettre nos chevaux à l'écurie. + +Il n'y avait pas à en douter. Au mot de «lieutenant», la mégère les +avait éventés et, aussitôt, elle avait changé ses batteries. Au lieu de +les congédier au plus vite, elle cherchait à les retenir, surtout depuis +qu'elle savait qu'ils se rendaient au Mans. + +Pourquoi? + +C'était sans doute pour qu'ils ne pussent rejoindre ces cavaliers et +cette voiture partis avant le jour de l'auberge où, un quart d'heure +plus tard, la vieille jurait n'avoir vu aucun voyageur depuis quinze +jours. + +Il n'en fallait pas plus pour activer le zèle du lieutenant. Sa méfiance +éveillée l'aurait fait partir sur-le-champ, si les chevaux n'avaient eu +besoin de repos. + +--Même, en leur laissant deux ou trois heures d'avance, il me sera +facile de rattraper ces cavaliers, retardés par la marche plus lente de +la voiture qu'ils escortent, se dit-il. + +Alors, un souvenir lui revint: + +--Et puis, pensa-t-il encore, ne me faut-il pas attendre le retour de +Fil-à-Beurre qui doit me rejoindre ici? + +Au milieu de ses réflexions, quelque chose avait tiré l'oeil du +lieutenant. C'était ce fusil, tout étincelant de propreté, qu'il voyait +accroché au-dessus du manteau de la cheminée. + +--Examinons-le un peu, se dit-il en marchant à l'arme, qu'il décrocha. + +Un très court examen lui suffit pour se rendre compte de la valeur du +fusil. + +--Arme hors de service, qui éclaterait en pleine figure de celui qui +tenterait de s'en servir. Si bien nettoyé qu'il soit, ce fusil n'a pas +dû faire feu depuis des années, se dit-il. + +Et il le replaça sur les crochets en ajoutant: + +--Le mari de cette sorcière n'est pas braconnier, sans quoi il aurait +meilleur arme que celle-ci. + +Mais Vasseur était homme qui avait le soupçon facile. À la précédente +réflexion en succéda promptement une autre, moins à l'éloge du mari +absent. + +--Eh! eh! Est-ce que, par hasard, ce fusil, ainsi bien exposé aux +regards, ne serait là que pour la frime. + +Car le lieutenant était au courant de bien des ruses. Il avait fait ses +débuts militaires dans ce même pays des chouans pour lequel il était en +route. Il se souvenait des nombreuses fois où les soldats républicains, +en pénétrant chez les paysans chouans pour y découvrir des armes, +n'avaient jamais mis la main que sur des fusils pareils à celui de +l'aubergiste, armes en si mauvais état, à tel point inoffensives, qu'ils +les laissaient à leurs propriétaires. Et pourtant, à la nuit venue, +lorsque le paysan, de si tranquille apparence pendant le jour, avait été +s'embusquer derrière les haies des sentiers, les soldats républicains +tombaient sous les balles de fusils qui tonnaient sec et portaient +juste... Donc, chaque chouan, en plus du fusil hors de service qu'il +offrait aux perquisitions, en possédait un second, bien caché en un coin +jusqu'à l'heure où il servait à descendre un ennemi. + +Ces souvenirs firent que Vasseur, devant le fusil qui lui était devenu +suspect, se demanda encore: + +--N'est-il pas là pour la frime? + +Ensuite, sa pensée se reportant, de l'arme à celui qui en était le +propriétaire, il se posa cette autre question: + +--Cet aubergiste, comme me l'a dit sa femme, est-il bien allé au Mans +vendre sa dernière vache? + +Cependant, Lambert et Fichet avaient fini de mettre les chevaux à +l'écurie. Ils rentrèrent accompagnés de la vieille qui portait une +moitié d'oie grasse sur un plat. + +Souriante, empressée, elle ne rappelait en rien la goule hargneuse +qu'elle s'était montrée une heure auparavant. + +--Là! fit-elle gaiement, à table, citoyens. + +Et elle s'activa à dresser le couvert, allant du buffet à la table, tout +en bavardant. + +--Votre appétit satisfait, vous irez faire un bon somme. Après avoir +voyagé de nuit, vous devez avoir besoin de sommeil. Quand vous vous +réveillerez, votre souper vous attendra. Alors, bien lestés, vous vous +remettrez en route... car il est bien convenu, n'est-ce pas, que vous +restez ici jusqu'à ce soir?... + +Décidément, elle tenait à garder ses voyageurs pendant toute la journée. +Était-ce pour laisser le temps de prendre l'avance à ceux que Fichet +avait vus sortir de l'auberge? + +Devant cette table servie, où Lambert et Fichet fonctionnaient à pleines +mâchoires, le lieutenant eut le souvenir de l'absent: + +--Que diable peut faire Barnabé? se demanda-t-il, fort inquiet de ne pas +voir revenir Fil-à-Beurre. + +Le jour s'était fait plein. C'était une matinée d'automne claire, égayée +par le soleil levant, mais refroidie par une de ces brises qui amènent +les premières gelées blanches, et qui font clore les portes et fenêtres. + +Néanmoins, peu soucieuse du bien-être de ses hôtes, la vieille avait +laissé grande ouverte la porte donnant sur la route. À coup sûr, ce +n'était pas qu'elle eût trop chaud, car, plusieurs fois, elle était +allée sur le seuil de la salle où elle s'était vigoureusement frotté les +mains en disant, pour expliquer son geste: + +--Ça pique, ce matin. + +Ce qui fit que Vasseur, dont la défiance était en éveil, ne tarda pas à +se demander: + +--Ne donne-t-elle pas un signal à quelqu'un, posté aux environs, pour le +prévenir de notre présence ici et l'empêcher d'entrer? + +Et comme la vieille rentrait pour la troisième fois en répétant son: «Ça +pique, ce matin», il lui montra la porte en disant: + +--Raison de plus, la mère, pour ne pas laisser cette porte ouverte. + +À cette invitation de fermer, la femme eut un mouvement d'hésitation. +Puis, elle marcha avec empressement vers le seuil de la salle. + +--C'est pourtant vrai, fit-elle d'un ton rieur. + +Elle étendait la main vers la porte pour la fermer quand, devant elle, à +l'entrée de la salle, se dressa un grand corps en même temps qu'une voix +humble marmottait: + +--Faites-moi la charité d'un morceau de pain sec, ma bonne dame. Le ciel +vous le rendra avec du miel dessus. + +C'était Fil-à-Beurre qui se présentait. + + + + + IV + + +Si quelqu'un pouvait, à bon droit, se poser en meurt-de-faim, c'était +Fil-à-Beurre, dont la maigreur aurait attendri même la statue d'un +avare. + +L'échine courbée, l'oeil suppliant, la main tendue, mais sans paraître +apercevoir les trois hommes attablés, il fit les quelques pas qui le +séparaient de la vieille en répétant: + +--Faites-moi la charité d'un morceau de pain, ma bonne dame. + +Au lieu de répondre, la mégère le laissa s'avancer, le regardant bien +dans les yeux, semblant guetter de la part du mendiant un geste, un clin +d'oeil, un mot. Elle paraissait voir en celui qui se présentait un +messager secret dont elle attendait un signal de reconnaissance. + +Devant ce silence, Fil-à-Beurre crut devoir corser son appel, et il +ajouta: + +--Je n'ai pas mangé depuis deux jours que je suis en route, par le froid +et pieds nus. + +Ce disant, il montrait ses pieds sans chaussures. + +Tout en déjeunant et sans paraître porter la moindre attention à la +scène, le lieutenant n'en avait pas perdu un mot. + +--Qu'est-ce que Barnabé peut bien avoir fait des énormes souliers qu'il +avait encore aux pieds quand il nous a quittés? se demandait-il avec +étonnement. + +Mais cet étonnement tourna à la surprise immense lorsqu'il entendit +Fil-à-Beurre, après un affreux accès de toux, débiter tristement: + +--Sans sabots, on s'enrhume. + +Une sorte de commotion électrique secoua le lieutenant à ces mots. La +courte phrase que venait de prononcer le squelette n'était-elle pas une +de celles écrites sur ce billet, trouvé dans la veste du Beau François, +que Doublet, au pied de l'échafaud, avait refusé d'expliquer? + +Vasseur se rappelait si bien le contenu de ce billet que sa mémoire +fournit aussitôt, instinctivement, l'autre courte phrase, tout aussi +énigmatique, qui faisait suite à la première. + +--Sept et quatre font neuf, se souvint-il. + +Cependant l'hôtelière, après les derniers mots de Barnabé, ne s'était +pas encore décidée à l'aumône. Elle secoua la tête d'un air de doute en +disant de sa voix moqueuse: + +--Tu! Tu! vous m'en contez, garçon! Votre «pas mangé depuis deux jours», +ça n'est pas plus vrai que sept et quatre font neuf. + +--Tiens! tiens! pensa Vasseur en entendant la queue de phrase. + +Et tout en vidant son verre de l'air le plus indifférent, il tendit +l'oreille à la vieille femme qui, rechignant à faire la charité, ajouta +sèchement: + +--Vous ne me ferez pas croire que depuis deux jours, vous n'avez rien +trouvé à vous mettre sous la dent. + +À cette observation Fil-à-Beurre répliqua humblement: + +--La faîne est tombée... sans quoi j'en aurais mangé. + +La confiance de Vasseur en Barnabé était solide, sans quoi elle aurait +été fortement ébranlée par ce «La Faîne est tombée», que le squelette +venait de prononcer. + +--Encore une phrase du billet. Comment Fil-à-Beurre peut-il en connaître +ainsi toute la teneur à la file? se demanda le lieutenant. + +Ensuite pendant qu'il était en train de se poser ces questions, il se +répéta celle-ci: + +--Qu'a-t-il pu faire de ses souliers? + +L'hôtelière parut enfin s'être laissée, sinon convaincre, tout au moins +attendrir. + +Elle se dirigea vers la huche, en disant: + +--Pour un morceau de pain, je n'en mourrai pas. Mieux vaut encore être +dupe d'un menteur que de repousser un vrai nécessiteux. + +En s'apprêtant à couper une tranche de la miche, elle s'adressa à +Vasseur: + +--Pas vrai, citoyen? fit-elle. + +Le lieutenant feignit alors de porter véritablement son attention sur le +mendiant. Après un regard qui se promena tout le long du maigre +individu, il répondit: + +--Le fait est, la mère, à juger par l'embonpoint de ce drôle, que votre +morceau de pain sera le bienvenu. + +--Oh! oui, allez, citoyen, j'ai l'estomac qui me colle au dos! geignit +douloureusement Fil-à-Beurre. + +L'accent de l'affamé avait enfin touché la vieille. + +--À tant faire, dit-elle en riant, ne faisons pas les choses à demi. Va +te reposer sur la paille dans l'écurie, mon garçon, je t'y porterai pain +et fromage. + +--Autant que sa fête soit complète, dit Vasseur. + +Et montrant le plat où restait la carcasse de l'oie: + +--Tiens, mon drôle, emporte cela aussi. Il y a encore à ronger les os. + +Avec l'avidité d'un dévorant, Fil-à-Beurre se lança vers le plat offert. +Les deux mains tendues, il se courba pour le saisir et comme, dans ce +mouvement, sa bouche se trouvait à la hauteur de l'oreille du +lieutenant, il prononça vite et bas ces trois mots: + +--Garde à vous! + +Après quoi, pressant sur sa poitrine le plat et dévorant déjà des yeux +la carcasse de l'oie, il suivit l'hôtelière qui, depuis les mots de +passe échangés, avait hâte d'interroger son homme. + +--Je vais te montrer un bon coin dans l'écurie, où tu dormiras comme un +loir; suis-moi, disait-elle en précédant le squelette. + +Sur le seuil de la porte, Fil-à-Beurre se retourna vivement et adressa +au lieutenant un regard qui sembla répéter les mots: Garde à vous! + +--Paraît que nous allerions avoir de la délectance! murmura Fichet qui +avait entendu l'alerte donnée par Fil-à-Beurre à son chef. + +Après le plaisir de bien parler, Fichet n'en connaissait pas de plus vif +que celui d'administrer des horions. + +En descendant de cheval les trois hommes s'étaient passé à la ceinture +leurs pistolets retirés des fontes. + +--Pistolets au poing et attendons, commanda le lieutenant, qui comptait +voir bientôt revenir Barnabé pour compléter ses renseignements. + +Par prudence, il alla pousser les verrous de la porte qui donnait accès +par la route. + +Une dizaine de minutes s'écoulèrent. + +Alors Vasseur, qui tendait l'oreille, crut entendre sur la route une +sorte de susurrement de voix. Une troupe nombreuse de gens, qui avaient +dû s'approcher pieds nus de l'auberge, tenait conciliabule au dehors. + +Puis, doucement, on frappa à la porte, et, tout aussitôt, une voix +prudente souffla: + +--Ouvre-nous, la Buchard: les _cognes_ doivent dormir. Nous allons t'en +débarrasser. + +Comme la porte ne s'ouvrait pas, celui qui avait parlé, supposant que la +Buchard pouvait soupçonner une ruse, ajouta cette phrase destinée à +éteindre toute sa méfiance: + +--Sans sabots, on s'enrhume. + +À ce moment une autre voix modula, bien bas, un «psitt» qui fit +retourner Vasseur. C'était le squelette qui, sur l'autre porte, menant à +la cour, leur faisait signe de venir le rejoindre en silence. + +Et quand ils furent près de lui, il leur souffla: + +--J'ai sellé les chevaux. Détalons par la sortie de la cour avant qu'ils +n'aient cerné la maison. + +Le lieutenant pensa à la mégère qu'ils allaient laisser derrière eux. + +--Qu'as-tu fais de la vieille? demanda-t-il en suivant Barnabé dans la +cour où les chevaux attendaient. + +--Je l'ai bâillonnée et bien ficelée. Puis j'ai cherché un endroit où la +ranger... Alors j'ai choisi le puits. + +--Bigre! lâcha Vasseur en montant à cheval. + +--Oh! ne craignez pas. Elle n'a dû se rien casser en tombant. Le puits a +ses douze pieds d'eau. + +Ensuite, quand il eut vu Fichet et Lambert aussi en selle: + +--Je vais ouvrir la porte de la cour, ajouta-t-il. Si les chenapans ont +cerné la maison, passez sur le ventre de ceux qui vont nous atteindre. + +--Mais toi, tu es à pied! objecta Vasseur qui, en même temps, s'aperçut +que Barnabé, depuis un quart d'heure, s'était complété de deux +accessoires. Non seulement il avait ses souliers aux pieds, mais encore +il tenait à la main un superbe fusil. + +--Moi, répondit le squelette; au passage de votre cheval, je lui +sauterai sur la croupe. + +Alors, quand il eut vu les cavaliers en ligne, prêts à charger, il +ouvrit brusquement la grande porte. + +Une quinzaine d'hommes, qui s'apprêtaient à faire l'escalade de ce côté +de la maison, ne purent, surpris par cette sortie, s'opposer à leur +charge. + +Mais avant que les fuyards eussent franchi trente toises, une fusillade +salua leur retraite. + +--Quelqu'un est-il blessé? demanda Vasseur. + +Le lieutenant ne put entendre la réponse, car, au même instant, +Fil-à-Beurre, qu'il avait en croupe, s'écria derrière lui: + +--Tiens, c'est le Buchard mâle, le mari de la dame au puits! Attends un +peu, mon doux ami. + +Et, derrière Vasseur, retentit le coup de fusil tiré par Fil-à-Beurre +qui, tout aussitôt, poussa un juron de mécontentement. + +--Tu l'as manqué? demanda le lieutenant sans se retourner. + +--J'ai fait preuve de ma maladresse habituelle. Je lui visais l'oeil, +j'ai attrapé le sourcil! répondit Fil-à-Beurre. + +On courut à toutes brides pendant deux heures. Après quoi, Barnabé +demanda à descendre de croupe. + +--La distance entre nous et nos gredins est, maintenant, assez grande +pour modérer notre allure. Laissez-moi donc aller à pied, proposa-t-il. + +--Pas le moins du monde, dit vivement Vasseur, et puisque nous sommes si +bien pour faire la causette, conte-moi donc un peu comment tu es arrivé +si à propos pour nous tirer du guêpier; où tu as appris les phrases de +reconnaissance que tu as échangées avec la hideuse hôtelière; pourquoi +tu n'avais pas tes souliers et, enfin, par quel moyen tu t'es procuré ce +fusil que tu as en main... Conte-moi tout cela dans le dos, mon brave +Barnabé. + +--Oh! bien simplement, allez! dit doucement le squelette. + +--Je n'en doute pas, mais conte toujours. + +--J'ai étranglé un homme. + +--Mazette! tu vas bien, toi. Tu noies une femme, tu étrangles un homme, +tu en fusilles un autre... Mes compliments, mon garçon... Et à quel +propos as-tu étranglé cet homme?... + +--Mais pour avoir son fusil. + +--Diable! tu n'y vas pas de main morte à emprunter un fusil. + +--Oh! oh! vous savez? c'est l'occasion qui fait le larron... L'homme au +fusil m'a fourni l'occasion; alors je suis devenu larron... C'est lui +qui m'a tenté... Voulez-vous en juger? + +--Je ne demande que cela. + +--Quand Lambert est venu nous annoncer qu'un espion devait nous suivre, +derrière les taillis du bas côté de la route, vous vous souvenez que je +me suis élancé dans les fourrés? + +--Oui, et à quatre pattes encore... Tu me fais même penser à te +féliciter sur ce talent. + +--Il date du temps où j'étais chimpanzé chez mon patron le saltimbanque. + +--Le même qui t'exhibait comme un marin resté quarante-six jours en mer, +sur un radeau, sans autre nourriture que ses larmes? + +--Comme vous le dites. Mais le patron aimait à varier son affiche. +Alors, de deux jours l'un, je m'introduisais dans la peau d'un immense +singe, mort d'éthisie, et je représentais le grand chimpanzé du roi de +Suède qui l'avait vendu dans un moment de gêne. + +--Bon! fit Vasseur avec un sourire. À présent, revenons aux fourrés de +la route où tu t'étais glissé à quatre pattes. + +--Lambert avait raison. Nous étions suivis. Quand je pénétrai dans le +taillis, un homme passa en courant devant moi, tapi sous le feuillage... +Mais il n'alla pas loin, car, à trois pas de là, un homme se leva +brusquement de terre et lui barra le passage en disant à mi-voix: «Sans +sabots, on s'enrhume.» Le coureur répliqua: «Sept et quatre font neuf» +et, sur ce, l'autre reprit: «La faîne est tombée». Ces mots de passe +échangés, ils se mirent à causer... J'étais si près d'eux, sous mes +feuilles, que je ne perdais pas un mot de leur dialogue qui était +intéressant au possible... pour vous, surtout, car il n'était question +que de vous. + +--Ah! bah! fit le lieutenant sans s'émouvoir. + +--Il paraît, depuis que vous avez si malmené la bande d'Orgères, que +ceux des chenapans échappés à votre poigne ont gardé contre vous une +dent de belle longueur... Tant que vous êtes resté dans Chartres, on +vous épiait en attendant le jour où, sorti de la ville, vous vous feriez +pincer au large. Comment a-t-on su, hier soir, que vous alliez vous +rendre au Mans, je l'ignore, mais ce que la conversation de ces deux +hommes m'a appris, c'est que, tout le long de la route, vous étiez, de +distance en distance, épié par des vedettes qui, une à une, prenant le +pas de course, allait prévenir la suivante de votre approche. + +--Mais, objecta Vasseur, au lieu de faire courir tant de monde, il était +bien plus simple de me descendre sur la route d'un coup de fusil. + +--Ah! voilà! c'est qu'on n'avait pas prévu les deux hommes qui vous +accompagnent. À vous tuer sur la route, on a craint de manquer Fichet ou +Lambert qui, alors, détalerait et irait jeter l'alarme à Chartres. Alors +le régiment de hussards qui y tient garnison aurait sauté en selle et se +serait mis en chasse et la bande se serait trouvée prise entre deux +feux; car elle aurait trouvé devant elle la garnison du Mans que, de +Chartres, on aurait avertie avec cette grande machine à longs bras qui +vient d'être inventée par les citoyens Chappe frères. + +--Oui, le télégraphe, dit Vasseur, donnant le nom, alors à peu près +inconnu, que portait la machine à signaux qui, en effet, datait de +quelques années. + +Puis, revenant à son sujet par une nouvelle objection: + +--Mais en admettant que Lambert ou Fichet eût échappé à la fusillade qui +m'aurait abattu, il serait allé tomber plus loin sous la balle d'une de +ses nombreuses vedettes restées derrière nous. + +--Nenni, nenni, lâcha Fil-à-Beurre, derrière nous se faisait la boule de +neige, attendu que chaque vedette, dépassée par nous, se repliait sur la +suivante. Il se formait ainsi un noyau d'hommes qui, avançant toujours, +aurait fini par nous surprendre à l'auberge où, tôt ou tard, il aurait +fallu laisser reposer vos montures fatiguées. Alors, à trente ou +quarante coquins qu'ils auraient été, rien ne leur serait devenu plus +facile que de vous égorger ainsi que vos deux soldats. + +--Plan bien imaginé! approuva le lieutenant. + +--Si bien imaginé même qu'ils avaient prévu que vous deviez +infailliblement descendre à l'auberge des Buchard, sise à moitié de la +route de Chartres au Mans, et dont la position isolée favoriserait votre +désir de voyager en vous cachant. + +--Ils avaient deviné juste. + +--Heureusement pour nous! + +--Pourquoi ton heureusement? + +--Parce qu'ils étaient si certains de ne pas vous laisser dépasser la +baraque des Buchard, que leur surveillance s'arrêtait à l'auberge... De +sorte que maintenant, nous avons le chemin libre devant nous... C'est +donc une avance à garder sur les gueux que nous avons aux trousses... +Nous sommes à cheval, ils vont à pied, médiocre danger. + +--À nos trousses? répéta le lieutenant, erreur de ta part, Barnabé. Par +cela même que nous sommes à cheval, ils ne persisteront pas à nous +poursuivre. + +--Voilà qui vous trompe. Nous les aurons sur nos talons jusqu'au Mans et +même plus loin. + +Fil-à-Beurre avait si bien pesé sur la phrase que le lieutenant, étonné, +s'écria: + +--Qu'en sais-tu? + +--On s'instruit toujours à écouter, et les deux hommes que j'écoutais, +immobile dans le fourré, en ont dégoisé long... surtout celui qui m'a +prêté son fusil. + +--Oh! oh! prêté, répéta moqueusement Vasseur. Est-ce que tu ne m'as pas +dit l'avoir un peu étranglé? + +--Je l'ai même étranglé tout à fait. C'est ce qui l'a décidé à me prêter +son fusil. + +--C'est donc par ton prêteur de fusil que tu as appris que nous allons +avoir la bande derrière nous? + +--Oui, attendu que nos brigands avaient projeté de faire d'une pierre +deux coups... D'abord de vous tuer. + +--Et ensuite? + +--L'ensuite, c'est qu'ils émigrent, les pauvres et intéressants +persécutés! La Beauce et le Gâtinais leur sont devenus trop malsains. +Alors ils vont chercher fortune dans le Bas-Maine et la Vendée où le +chef qu'ils suivent leur a promis qu'ils trouveraient largement à frire. + +--Ils suivent un chef, dis-tu? + +--Qui, mais de loin, par exemple. + +Et, tout à coup, Fil-à-Beurre se mit à rire. + +--D'où vient ta gaieté? demanda le lieutenant. + +--C'est que nous aussi nous avons l'air d'être de la bande, car, +pareillement, nous suivons le chef. + +Puis, reprenant le ton sérieux, Barnabé ajouta: + +--Ce chef est un des deux cavaliers, escortant une voiture, qui sont +sortis, avant le jour, de l'auberge des Buchard. + +Le squelette fit une pause. Ensuite, lentement, il prononça: + +--Et, ce chef, vous le connaissez. + +--Comment s'appelle-t-il? + +--Le Beau-François. + +--Tonnerre! jura Vasseur en tressautant si fort sur sa selle qu'il +faillit jeter à bas du cheval Fil-à-Beurre qui s'appuyait sur ses +épaules. + +Mais il retrouva aussitôt sang-froid et gaieté, car il reprit en riant: + +--Toi aussi, Barnabé, tu connais le Beau-François. + +--Moi! fit le squelette gouailleusement, pour connaître le +Beau-François, il me faudrait l'avoir vu au moins une fois. + +--Tu l'as vu une fois... Tu lui as même prêté quelque chose... Prêté, il +est vrai, de la même manière que l'autre, aujourd'hui t'a prêté son +fusil. + +--Qu'ai-je pu lui prêter? dit le squelette abasourdi. + +--Ta veste, mon garçon. Ce colosse qui, par une nuit d'hiver, t'a +dépouillé après t'avoir étourdi d'un coup de gourdin, n'était autre que +le Beau-François qui venait de s'évader de la prison de Chartres par un +trou si étroit que, pour y passer, il avait dû abandonner sa veste... La +tienne et les trois écus que contenait une de ses poches lui sont +arrivés à bon point. + +Ce fut au tour de Barnabé de sursauter de surprise. + +--Nom d'un gigot! s'écria-t-il. + +Mais dans ce grotesque juron, il y avait un accent de haine qui +n'annonçait rien de bon pour son emprunteur. + +--Ainsi donc, reprit Vasseur, tu prétends, ami Barnabé, que le +Beau-François est un des deux cavaliers qui nous précèdent en escortant +une voiture? + +--C'est ce que j'ai entendu dire à mes deux causeurs. + +--Quel est l'autre cavalier? Que contient cette voiture? + +--Ça, je n'en sais rien. Le meilleur moyen serait d'y aller voir. +Cavaliers et voiture sortaient de l'auberge des Buchard comme nous +arrivions. Accordons-leur l'avance du temps que nous sommes restés dans +le coupe-gorge, soit une bonne heure. Cette avance, ils l'ont en grande +partie perdue, car, retardés par la voiture, ils n'ont pu aller de ce +train que nous menons depuis notre départ de l'auberge... M'est donc +avis qu'en forçant encore un peu nos chevaux, nous ne tarderons pas à +tomber sur le dos de ces gens-là. + +Pour toute réponse, Vasseur donna de l'éperon à son cheval et s'écria: + +--En avant! + +Pendant dix minutes, on courut ventre à terre. + +Tout à coup, la voix furieuse de Lambert grinça ces mots: + +--Mille millions de milliasses de cornes du diable! + +Vasseur savait que c'était le juron de son soldat dans les circonstances +graves. Il arrêta donc sa monture et se retourna en demandant: + +--Qu'y a-t-il donc, Lambert? + +--Il y a que mon cheval refuse le service, annonça le soldat. + +--Que le mien, il répugne aussi à fendre l'atmosphère, ajouta Fichet. + +Bayard, la bête du lieutenant, était un cheval hors de pair; mais il +n'en était pas même des montures des deux gendarmes. Après avoir voyagé +toute la nuit, au lieu de la longue journée qu'on s'était proposé de +leur accorder, ces chevaux n'étaient restés qu'une heure à l'écurie de +l'auberge des Buchard. Et après une si courte pause, on venait encore de +leur faire franchir huit lieues. + +Ils étaient exténués. + +Sous peine de les mettre hors d'état de continuer le voyage, il fallait +faire halte. + +À ce déboire, Vasseur fut pris de rage. + +--Le Beau-François va nous échapper!!! gronda-t-il. + +--À l'impossible nul n'est tenu! débita Fil-à-Beurre qui, après avoir +sauté à terre, piétinait sur place pour dégourdir ses longues jambes +raidies par l'inaction sur la croupe de Bayard. + +Cela dit, il montra un petit bois qui se voyait à quelque distance de la +route. + +--Là-bas, conseilla-t-il, nous pouvons, cachés et tranquilles, attendre +trois ou quatre heures. + +--Attendre! répéta le lieutenant, oublies-tu donc, Barnabé, ces trente +ou quarante bandits qui, comme tu l'as annoncé, nous arrivent sur les +talons? + +--Oui, mais je fais une réflexion. La Buchard, au fond du puits et son +digne époux, avec la balle que je lui ai logée en tête, ne sont plus là +pour défendre les caves de l'auberge où, à cette heure, les gredins +doivent s'être installés. Tant qu'ils trouveront à boire... et il y a +largement à boire, je vous l'affirme, ils ne penseront pas à se remettre +en route. Donc nous pouvons nous reposer sans crainte. + +--Soit! accorda le lieutenant. + +On gagna le bois où, dans une petite clairière, les chevaux furent +dessellés. À peine libres, les bêtes harassées se couchèrent sur le sol. + +--Si nous faisions comme les chevaux? proposa Barnabé au lieutenant. + +Lambert et Fichet n'avaient pas attendu le conseil. Étendus sur le sol, +la tête appuyée, en guise d'oreiller, sur leur selle, les deux soldats, +fatigués par la précédente nuit passée à cheval, battaient déjà de la +paupière. + +Dans les dernières phrases de Fil-à-Beurre, il en était une qui avait +frappé Vasseur. Aussi, quand il fut couché près de Barnabé, qui étalait +sur le maigre gazon son immense carcasse, s'empressa-t-il de demander: + +--Comment as-tu pu savoir que, dans la cave des Buchard, il y a +largement à boire pour les bandits? + +--En retirant mes souliers, dit laconiquement l'échalas. + +Comme le lieutenant le regardait avec des yeux qui demandaient +l'explication de cette réponse étrange, il ajouta: + +--Autant que je débute par le commencement. + +Et, sur ce, il poursuivit: + +--Quand les deux hommes, que j'écoutais dans mon taillis, eurent causé +de leurs petites affaires sur le Beau-François et l'égorgement qu'on +vous préparait, celui qui avait arrêté l'autre au passage, et qui était +ce cher Buchard en personne, dit à son compagnon: «Pendant que je vais à +la rencontre des camarades qui arrivent, toi, cours à mon auberge. Tu +connais les phrases convenues pour te faire reconnaître de ma femme. +Comme moi, elle s'attendait à voir arriver tout seul le Vasseur maudit. +Elle est capable, en les voyant se présenter trois, de les prendre pour +de simples voyageurs et de les renvoyer au plus vite, afin de +débarrasser la place pour la venue de notre ennemi. Dis-lui bien que +c'est Vasseur avec deux autres _cognes_, qui la sauteront par-dessus le +marché. Recommande-lui de les retenir jusqu'à ce que je revienne avec +les compagnons. + +--L'avis à la Buchard était inutile, interrompit Vasseur, car elle nous +avait déjà éventés... par la faute de Lambert, qui eut la bêtise, devant +elle, de m'appeler lieutenant. + +--Après ces recommandations, reprit le squelette, mon Buchard partit à +la rencontre des chenapans. Il n'était pas à cent pas et on l'entendait +encore, franchissant les halliers, que l'autre tirait une langue d'une +aune. Il était si près de moi que je n'avais eu qu'à étendre les bras +pour le cueillir par le cou, ce qui est encore le meilleur moyen +d'empêcher quelqu'un de crier... Il n'eut pas même un couic! Deux ou +trois piétinements et ce fut tout. Je puis même reconnaître qu'il y a +mis de la complaisance. + +--C'est alors qu'il t'a prêté son fusil, ricana Vasseur. + +--Oui, avec sa poire à poudre et son sac à balles. Alors, je pensai à +aller vous prévenir. À dix pas de la bicoque, une peur me prit. Ne se +pouvait-il pas, en plus des coquins qui allaient venir, que d'autres +sacripants fussent cachés dans l'auberge, attendant le moment favorable +pour vous tomber sur le dos? Je contournai donc la masure et j'escaladai +le mur de la cour. Dans la cave, je déposai mon fusil et retirai mes +chaussures. Ensuite, pieds nus, sans plus de bruit qu'une souris, je +visitai la cassine de fond en comble... Voilà comment, lorsque vous me +vîtes apparaître sans souliers, je savais que l'auberge était vide de +gueux et la cave pleine de tonneaux. + +Si gaiement qu'il fût conté, le récit de Fil-à-Beurre n'en contenait pas +moins un immense service. + +--Je te dois la vie, mon brave Barnabé, dit le lieutenant tout ému. + +--Tu! tu! fit gaiement l'échalas, à quoi bon en parler?... Vous me +rendrez ça au premier jour. Nous sommes en compte, voilà tout. + +Tant dur à la fatigue que fût le lieutenant, il tombait de sommeil. + +--Si nous dormions, proposa-t-il avec un bâillement. + +--Dormons, dit Fil-à-Beurre d'une voix qui exprimait la déconvenue d'un +homme dont la curiosité comptait sur une conversation prolongée pour +amener sur le tapis un sujet qui lui tient au coeur. + +La preuve en fut que le squelette avant de s'endormir à côté de Vasseur, +murmura: + +--Il ne m'a pas encore appris comment il a connu Gervaise. + +Et sa dernière pensée fut toute au souvenir de l'embrassade et de +l'exclamation joyeuse du lieutenant lorsqu'il lui avait dit savoir où se +retrouverait Gervaise disparue. + +Quand Fil-à-Beurre s'éveilla, Vasseur dormait toujours. À vingt pas de +là, Lambert était étendu, ronflant à pleins poumons. + +Fichet, debout, bouche béante, les deux mains sur ses hanches, pointait +son regard en l'air. + +--Est-ce que vous vous faites cuire le nez au soleil, citoyen Fichet? +demanda Barnabé qui s'était approché du gendarme. + +--Que je pensais individuellement à vous, répondit le soldat. + +--Et à propos de quoi? + +--Quant à la femme que vous averiez intercalée ce matin dans un puits. + +--Oh! oh! j'étais un peu pressé; alors je l'ai posée au premier endroit +venu. + +--Nonobstant qu'une femme qu'on abrite dans un puits c'est des +agissements avec le beau sexe que la galanterie elle vitupère!... Moi, +que je m'aurais satisfait en lui caressant avec fermeté les omoplates. + +--Omoplates! répéta Fil-à-Beurre en le regardant tout ébahi. Comment, +vous, citoyen Fichet, dont chacun vante le langage épuré, vous employez +si mal ce mot! + +--Oui! omoplates!... Que c'est français, j'en ai l'imaginative, insista +le gendarme d'un ton froissé. + +--_Hommo_plates, oui, quand on parle d'un homme... mais quand il s'agit +d'une femme, c'est _femmo_plates. + +Fichet était un garçon sérieux qui aimait à s'instruire. + +--Je n'en avais nulle doutance! confessa-t-il loyalement. + +La voix de Vasseur, qui venait de s'éveiller et donnait l'ordre de +seller les chevaux, mit fin à cette leçon de bon français octroyée à +Fichet par Fil-à-Beurre. + +La sieste avait duré près de cinq heures. Les chevaux reposés pouvaient, +à présent, fournir une longue course. + +--Reprends-tu ta place en croupe, Barnabé? demanda le lieutenant après +avoir enfourché Bayard. + +--Non, j'aime mieux marcher. + +--Mais, à pied, tu ne pourras nous suivre, car nous allons presser nos +bêtes. + +--Activer les chevaux, à quoi bon? + +--Oublies-tu donc qu'il s'agit de rejoindre le Beau-François, ton +emprunteur de veste, appuya en riant Vasseur, qui croyait, par cette +allusion, raviver la haine de son compagnon. + +Mais Fil-à-Beurre secoua la tête. + +--Heu! heu! fit-il. Rejoindre le Beau-François, j'en doute. S'il a +toujours marché pendant notre repos, il doit, à cette heure, être entré +au Mans. + +--Pour en sortir immédiatement, car le séjour des villes est malsain à +ce drôle, dont le signalement a été envoyé dans tous les grands +centres... J'ai même l'idée qu'au lieu d'entrer en ville le +Beau-François a dû la contourner, avança le lieutenant. + +--La contourner? c'est selon, fit Barnabé. + +--Selon quoi? + +--Selon ce que contient la voiture qu'il accompagne. Selon aussi ce +qu'est l'autre cavalier... Peut-être, d'ici au Mans, trouverons-nous +dans une des auberges de la route quelque indice qui nous renseignera +sur ce qu'est devenu le Beau-François. + +Tout en parlant, Fil-à-Beurre était en train de recharger son fusil, et +il s'acquittait de ce soin avec une attention extrême, choisissant sa +balle dans le sac, examinant le grain de sa poudre. Quand il eut fini, +il mit son fusil en joue pour en étudier le point de mire; puis, +satisfait, il prononça: + +--Bonne arme! bonne charge! Avec ce joujou-ci, je connais quelqu'un qui +fera belle besogne. + +Sur ce, il se passa le fusil en bandoulière et, en regardant Vasseur: + +--Là, fit-il, à présent je pars. + +--Comment, tu pars?... mais, avec nous, j'imagine. + +--Non, non, je vous quitte ou, pour mieux dire, je pars en avant. +Puisque nous n'avons plus la chance de rejoindre le Beau-François avant +le Mans, le mieux est de ménager les chevaux. Pendant que vous irez à la +doucette, moi, en avant, j'éclairerai la route, étudiant chaque auberge +de rencontre, en quête de la piste du vilain gibier que nous chassons. + +--Alors je ne te rejoindrai qu'au Mans, dit Vasseur, approuvant l'idée +du squelette. + +--Au Mans ou sur la route, je ne sais... Mais là où vous me retrouverez +vous attendant, c'est qu'il y aura du neuf. + +Là-dessus, Barnabé développa le compas des longs fuseaux qui lui +servaient de jambes et partit d'un pas allongé qui lui eut bientôt fait +prendre l'avance sur les cavaliers chevauchant à paisible allure. + +Depuis son arrivée à la masure des Buchard, qui avait failli se +transformer, pour lui, en un coupe-gorge, les événements s'étaient +succédé si rapidement que la pensée du lieutenant avait été toute à la +situation présente. En apercevant de loin Fil-à-Beurre, qui allait +disparaître dans un pli de la route, un souvenir lui revint au coeur: + +--Barnabé ne m'a pas encore appris où je retrouverai Gervaise, +murmura-t-il. + +Car Vasseur, que son indifférence pour les avances des belles +Chartraines qui auraient volontiers conjugué avec lui le verbe «aimer» +avait fait surnommer l'Amant de la Lune, était amoureux fou de Gervaise. + +Comment avait-il connu la jeune fille? + +Le brigadier Bondu, en racontant, on s'en souvient, à ses camarades, +l'épisode du cheval de Doublet, trouvé mort sur sa litière, avait eu +grandement raison quand il avait avancé que celui qui avait fait le coup +devait être un gendarme; car, autrement, les autres chevaux, qui étaient +chevaux de gendarmes et bêtes ombrageuses, auraient fait un vacarme du +diable s'ils n'avaient connu celui qui, nuitamment, s'était glissé dans +l'écurie. + +Vasseur était présent lorsque, sur l'avis de Fil-à-Beurre, il avait été +projeté que, le lendemain, on utiliserait l'instinct du cheval de +Doublet pour savoir où l'aubergiste se rendait deux ou trois jours par +mois. + +--Bonne idée, s'était-il dit, mais il ne faut pas la laisser exécuter +par des maladroits qui ne sauraient en tirer suffisamment parti. + +Et, sitôt la nuit venue, il avait fait sortir le cheval de l'écurie et +l'avait enfourché. + +Où la bête de Doublet allait-elle le conduire? Était-ce au trésor de la +bande, dont l'aubergiste était le recéleur, ou à quelque repaire +abritant encore des Chauffeurs échappés à ses recherches? Dans l'un ou +l'autre cas, la découverte lui servirait à nuire aux misérables dont il +avait juré la perte. Le trésor fournirait une indemnité aux victimes. La +capture de ceux dont il aurait surpris le refuge donnerait de la besogne +au bourreau. + +--Qui sait, se disait-il, si je ne vais pas tomber sur la cache où, +depuis cinq semaines qu'il s'est évadé, se clapit le Beau-François, que +Doublet, avant son arrestation, avait si grand intérêt à ne pas laisser +reprendre? + +Le cheval, abandonné à lui-même, l'avait conduit loin de Chartres, +devant une maisonnette, un peu à l'écart du village de Mégin. Il était +dix heures du soir. La lumière, qui filtrait à travers les volets +disjoints, attestait que les habitants de cette demeure n'étaient pas +encore couchés. + +Après avoir attaché à distance le cheval, que ceux qu'il comptait +surprendre auraient pu reconnaître, le lieutenant était venu frapper à +la porte, se donnant pour un voyageur égaré, voulant gagner Chartres, +tombant de fatigue et de faim. + +Annette n'eût pas ouvert, mais Gervaise, que cet appel à sa pitié +rendait éloquente, avait obtenu de sa servante, pour le voyageur, +hospitalité d'une heure et souper. + +Quand Vasseur se remit en route, la vue de cet intérieur paisible, la +conversation de Gervaise et quelques bavardages d'Annette lui avaient +fait tout comprendre. + +Dans le coeur gangrené de Doublet, un coin était resté sain où vivait, +immense et pur, l'amour paternel. Le scélérat que, à coup sûr, le désir +d'assurer l'avenir de son enfant avait poussé au crime, tenait Gervaise +éloignée de lui, dans la plus complète ignorance de sa vie véritable. +Augé, car tel était son vrai nom, venait mensuellement passer quelques +jours près de sa fille, alléguant son état de maquignon qui, toute +l'année, le tenait par monts et par vaux. Puis, sous le faux nom de +Doublet, il retournait à Chartres, où, brave aubergiste en apparence, +profond scélérat en réalité, il demandait aux plus exécrables forfaits +cet or dont il voulait enrichir sa fille. + +S'il n'avait été arrêté, Doublet, qui se voyait assez d'or, allait +quitter le pays chartrain et entraîner son enfant en un autre et +lointain coin de la France où, se disant ex-marchand de chevaux enrichi, +il aurait vécu pour sa fille, sans avoir rien à craindre des complices +qu'il avait abandonnés. + +--Cette pauvre et douce créature ignore absolument de quel coquin elle +est l'enfant, s'était dit Vasseur, au bout d'une heure passée près de +Gervaise. + +Et il était parti sans se sentir le courage de rien souffler qui pût +troubler la vie paisible de la jeune fille, laissant aux événements qui +allaient se produire la pénible tâche d'apprendre à Gervaise quel +horrible et sinistre misérable était son père. + +Elle était bien charmante, la jeune fille, charmante surtout de grâce, +d'innocence et de bonté. + +Tout en labourant de l'éperon, au retour, son cheval pour l'avoir ramené +à temps à l'écurie, Vasseur eut beau songer à ce que prédisait l'avenir, +il ne put se défendre de penser à Gervaise, à son gracieux visage, à son +doux regard si plein de bonté. Bref, dans ce coeur de soldat, qui ne +s'était encore ému pour aucune femme, se glissa, à la suite de la pitié +pour la jeune fille, un sentiment beaucoup plus doux. + +Vasseur était parti gendarme. + +Il revint amoureux. + +Tant et si bien amoureux que, après avoir rattaché au râtelier le cheval +de Doublet, il se sentit pris d'épouvante. + +Dans quelques heures, l'animal, comme il l'avait fait pour lui, allait +en conduire d'autres à la maisonnette de Gervaise. Pour ceux-là, elle ne +pouvait être qu'une complice de Doublet, indigne d'aucuns ménagements. +Vasseur prévit l'effroyable coup de foudre prêt à fondre sur l'enfant +qu'il revoyait heureuse et souriante. + +--Mieux vaut qu'elle ignore à jamais la vérité. Je dois empêcher que ces +gens la lui apprennent. + +Et il vida dans le seau de l'animal tout un paquet de poison trouvé sur +un Chauffeur qu'il avait arrêté la veille. + +Dès ce moment, il n'avait plus mérité son surnom d'Amant de la Lune, car +il adorait Gervaise. + +Vasseur avait d'abord voulu lutter contre sa passion pour la fille d'un +homme que l'échafaud réclamait; mais, bientôt, il n'avait pu résister au +violent désir de revoir Gervaise. + +Doux et timide comme les vrais amoureux, il avait su désarmer la +sévérité du cerbère qui s'appelait Annette. Son prétexte pour entrer +dans la place était, du reste, des meilleurs. Se donnant pour un +commerçant de Chateldun que ses affaires appelaient souvent à Orléans, +il venait, à tous ses passages à Mégin, s'informer si des nouvelles de +ce père disparu étaient enfin parvenues à la jeune fille que, lors de sa +première visite, il avait trouvée si alarmée par cette absence +prolongée. + +Sur ce thème, il avait beau jeu à entretenir Gervaise, trouvant des +excuses pour expliquer le silence du père, inventant des motifs qui +devaient retenir au loin le maquignon Augé, affirmant qu'après avoir été +entraîné au diable par ses achats de chevaux, on le verrait bientôt +reparaître avec la sacoche garnie. N'avait-il pas promis que ce voyage +serait le dernier et qu'à son retour il resterait près de sa fille? À +tant faire, puisque c'était sa dernière excursion, il avait tenu à ce +qu'elle fût lucrative. De là son retard. + +Et en affirmant ainsi que le père rentrerait à la maisonnette, Vasseur +était de bonne foi. Dans le commencement il avait cru Doublet des moins +coupables ou, pour mieux dire, son amour pour Gervaise lui avait, sinon +blanchi l'aubergiste à ses yeux, tout au moins fait trouver digne +d'indulgence. + +Par malheur, à mesure que le procès s'était déroulé, les charges sur +Doublet s'étaient accumulées si monstrueuses, que Vasseur avait dû +s'avouer que la peine de mort attendait infailliblement l'aubergiste. + +Alors il avait songé à lui sauver la vie. Le faire descendre de +l'échafaud, c'était, en somme l'envoyer au bagne... Mais, du bagne, on +s'évade... Et, plus tard, bien loin, à l'étranger, la fille retrouverait +son père. + +C'était dans ce but que Vasseur avait obtenu l'ordre de surseoir à +l'exécution de Doublet, si ce dernier consentait à racheter sa vie par +des révélations. On le sait, au pied de l'échafaud, l'aubergiste avait +refusé de parler et avait répondu, à celui qui voulait le sauver, la +cynique plaisanterie: + +--Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien bouillant, +ça vous fera descendre la curiosité du cerveau, avait ricané le +condamné. + +C'en était fait de l'espérance de Vasseur. + +Pris alors d'une de ces rages du désespoir qui ne font plus peser +l'importance des phrases, il avait répliqué: + +--Merci du conseil, j'irai demander ce bain de pieds à Gervaise. + +Et il était parti sans se rappeler que, sous le scélérat endurci, il y +avait le père, adorant sa fille d'un immense amour. En voyant son secret +connu, il était capable de tout pour que son enfant n'apprît pas la +sinistre vérité qui, peut-être, la ferait le maudire. Alors Doublet +avait voulu parler, mais il était trop tard: les cris de la foule +avaient couvert son appel au lieutenant et le bourreau avait saisi sa +proie. + +Anéanti, brisé de douleur, Vasseur était revenu à l'auberge du +_Bon-Repos_ d'où il allait partir pour son expédition à la poursuite du +Beau-François. + +Il n'avait pu soustraire Doublet à cette mort ignominieuse, et, plus +tard, la fille, si elle apprenait la vérité, se sentirait prise +d'horreur pour celui qui avait livré son père aux juges. + +--Je veux la revoir encore une fois, s'était dit le pauvre amoureux. + +Reculant son départ de trois heures, Vasseur, on l'a vu, était parti +pour le village de Mégin. + +Le jour tombait quand il atteignit la maisonnette. Un horrible +pressentiment lui broya le coeur à la vue de cette demeure dont les +portes et volets étaient hermétiquement clos. + +Le logis était désert. + +Qu'était devenue Gervaise? Quelle cause avait amené sa disparition? +Avait-elle appris la vérité sinistre? + +Elle n'était plus là, cette gracieuse jeune fille près de laquelle il +avait passé de si charmantes heures. Il revoyait son délicieux et +candide sourire et ses doux yeux, quand il la berçait de l'espérance que +son père reparaîtrait bientôt. + +Alors il comprit que ce sentiment, qu'il avait cru n'être qu'un vif +intérêt porté à une jeune fille menacée d'un malheur épouvantable, était +bel et bien un de ces amours profonds qui suffisent à remplir la vie +d'un homme. + +Et comme, pour la dixième fois, après avoir fait le tour de la maison, +il revenait devant cette porte fermée, un paysan, qui passait en +regagnant le village, lui demanda: + +--Est-ce à Gervaise Augé que tu en as, citoyen? + +Vasseur n'osa répondre affirmativement. + +--Je venais pour voir ma parente Annette, dit-il. + +--Annette a suivi sa jeune maîtresse. + +--Ah! elles sont parties? + +--Oui, hier matin. + +--Pour où? prononça l'amoureux avec une voix tremblante. + +--Là-dessus, je ne saurais te renseigner, citoyen. Ce que je sais, c'est +que Gervaise allait rejoindre son père. + +--Rejoindre son père! répéta Vasseur avec un frémissement. + +--Oui, il paraît que le citoyen Augé, qui avait empli son sac, s'est +établi à l'autre bout de la France. Alors, comme il ne veut plus revenir +en ces pays-ci, il a envoyé chercher sa fille. + +Le lieutenant avait écouté, tout secoué par la terreur. Quel autre, +connaissant le secret de Doublet, avait fait disparaître sa fille? Dans +quel but? Gervaise n'avait-elle pas été entraînée dans quelque piège +exécrable par un de ces complices de Doublet échappés à la justice? + +Alors, avec un frisson d'épouvante, il pensa au Beau-François, ce +Lovelace de filles publiques. + +--Ah! reprit-il, le maquignon Augé a envoyé chercher sa fille!... Je +devine par qui... Son dresseur de chevaux, n'est-ce pas? Un grand bel +homme blond? + +--Oh! non! pour ça, non! répliqua le paysan en riant; celui-là est bel +homme comme je suis muet, et s'il a jamais dressé des animaux, ce ne +doit être que des ours. + +Vasseur avait respiré en apprenant qu'il ne s'agissait pas du +Beau-François; mais les renseignements donnés avaient éveillé sa +curiosité. + +Cependant, le renseigneur avait continué en gouaillant: + +--Oui, des ours... auxquels il ressemble, du reste, par l'aspect et la +force. Un poilu de première force! Pas grand, mais avec des épaules +larges de ça... et des bras comme ma cuisse... En voilà un par qui je ne +voudrais pas, s'il était en colère, être ceinturé! Il m'aplatirait sur +sa poitrine comme une galette... Ah! et le caractère, donc! Aimable +comme un coup de trique et pas beaucoup plus bavard qu'un poisson. Trois +ou quatre grognements qui veulent dire oui ou non et il est à bout de +conversation. + +Sur ce portrait donné par lui, le paysan fut pris d'un rire qu'il +termina en disant: + +--Pas de chance, la petite Gervaise. + +--Pas de chance en quoi? reprit le lieutenant étonné. + +--Dame! il lui tombe du ciel un oncle inconnu et il lui arrive d'un +pareil calibre, ce n'est vraiment pas avoir de chance... Oui, un oncle, +par sa mère, dont elle n'avait jamais entendu parler... + +--Et la citoyenne Gervaise l'a suivi sans hésitation? + +--Il paraît qu'il était porteur d'une lettre du père, qui commandait à +sa fille de le suivre... à ce que nous a dit Annette, quand elle est +venue faire ses adieux à ma femme... Elle était même bien intriguée de +savoir où l'ours allait les mener, la pauvre vieille; car il n'en +soufflait mot. + +C'était sur ces renseignements qui, loin de le rassurer, lui avaient +inspiré une inquiétude profonde, que le lieutenant était revenu au +_Bon-Repos_, d'où, immédiatement, il était parti pour son expédition en +compagnie de ses deux soldats et de Fil-à-Beurre. + +Et, à cette heure que, suivi de Fichet et Lambert, il chevauchait sur la +route, après avoir été quitté par Fil-à-Beurre, parti en avant pour +éclairer le chemin, le lieutenant, tête baissée, se rappelait le passé +en murmurant avec joie: + +--Barnabé m'a dit qu'il sait où se trouve Gervaise. + +Ce pensant, il avait relevé la tête. + +À distance, sur la route, se dressait une maison devant laquelle il +aperçut Fil-à-Beurre qui, en le quittant, lui avait dit: + +--Là où vous me trouverez vous attendant sur la route, il y aura du +neuf. + +Donc, il y avait du neuf. + +--Un temps de galop! commanda-t-il à ses hommes, impatient de connaître +ce neuf. + +Quand les cavaliers atteignirent la maison, Fil-à-Beurre, qui les avait +attendus sans bouger de place, alla tout droit à Fichet et lui demanda +sérieusement: + +--Vous qui savez tant de choses, citoyen Fichet, sauriez-vous, par +bonheur, accoucher une dame? + +Le gendarme, d'abord interloqué par cette question, regarda Barnabé en +dogue; mais tant de bonhomie se lisait sur la mine anguleuse de +l'échalas, qu'il répondit de la meilleure foi du monde: + +--La fatalité elle veut que l'accouchement il n'est pas dans ma +constitution. + + + + + V + + +Le lieutenant avait eu grand'peine à retenir son rire en entendant +Barnabé adresser une demande aussi étrange à son soldat. + +--Pourquoi cette question? souffla-t-il à Fil-à-Beurre, qui s'était +rapproché. + +Ce dernier n'eut pas le temps de répondre, car, soudainement, sortit de +la maison un petit homme rond comme un muid et à jambes et bras +tellement courts qu'il avait l'air d'un saucisson à pattes, qui se jeta +sur la poitrine de Barnabé en glapissant d'une voix joyeuse: + +--Un fils! c'est un fils. + +Et le Saucisson-à-Pattes se redressa plus fier qu'un coq sur ses ergots +pour ajouter: + +--Un fils... au bout de six mois de mariage... Hein! quelle femme j'ai +là! + +--Et dire que si une forte émotion n'avait pas fait à votre épouse +devancer le terme habituel, vous auriez eu peut-être deux fils, avança +Barnabé imperturbable. + +--Je le crois, dit gravement le mari. + +Puis, en branlant la tête: + +--Le fait est que ma Léocadie a éprouvé là une forte émotion... Prou! +Prou! j'en frémis encore quand j'y pense! + +Ensuite, tout prévenant, il alla au-devant des gendarmes descendus de +cheval, en leur débitant: + +--Suivez-moi, citoyens, je vais vous conduire à l'écurie. + +Les soldats, sur les pas du Saucisson-à-Pattes, disparaissaient en +emmenant les montures, quand Vasseur demanda curieusement à l'échalas: + +--Le Mans n'est tout au plus qu'à une lieue. Plutôt que de nous laisser +gagner la ville, pour que tu nous aies fait mettre pied à terre ici, tu +as donc découvert ce que tu appelles du neuf? + +--Tout ce qu'il y a de plus neuf, lâcha Barnabé. + +--De quel genre?... Car je ne pense pas que ledit neuf consiste en cet +accouchement pour lequel tu requérais l'aide de Fichet? continua Vasseur +en riant. + +--Eh! eh! vous brûlez, dit Barnabé. + +--Quoi! fit le lieutenant étonné, c'est au sujet de cet accouchement à +six mois? + +--Tu, tu, tu... à six mois... mettons-en neuf et nous serons dans le +vrai. Car l'imbécile que vous venez de voir a épousé la maîtresse d'un +autre. Il a eu à la fois la poule et l'oeuf. + +Regardant Vasseur en homme qui sait qu'il va porter un coup, +Fil-à-Beurre continua en traînant la voix: + +--Et connaissez-vous l'homme qui a été l'amant de la femme de ce +grotesque? + +--Non. Dis! + +--C'est le Beau-François. + +Vasseur regarda tout ébahi le squelette et finit par demander: + +--Comment sais-tu cela? + +Mais, subitement, sans attendre la réponse, il passa d'une question à +une autre en s'écriant: + +--Que fais-tu donc là, Barnabé? + +--Vous le voyez, je charge mon fusil. + +--Pourtant, tantôt, quand tu m'as quitté, tu venais déjà de le charger. +Tu as donc fait feu, depuis que nous nous sommes vus? + +--Oh! un tout petit coup de fusil de rien du tout... Histoire de rire. + +--Et avec qui as-tu ri? + +La réponse fut empêchée par le retour du Saucisson-à-Pattes, qui +s'avança en disant à voix basse: + +--Ma Léocadie dort... Après une telle secousse, elle a besoin de repos, +la chère âme... Je l'ai laissée sous la garde de la bonne dame et de ma +servante... + +Il poussa un soupir de satisfaction, qu'il fit suivre de ses mots: + +--N'empêche qu'elle s'est trouvée là bien à propos, la bonne dame, pour +tirer ma Léocadie de peine. + +Après quoi, s'adressant directement à Fil-à-Beurre: + +--Vous savez, ajouta-t-il, qu'elle ne se doute de rien? + +Vasseur avait écouté sans mot dire, regardant Barnabé, dont l'oeil +semblait lui conseiller de laisser parler le Saucisson-à-Pattes, comme +si les paroles de ce personnage saugrenu devaient tout lui expliquer. + +Le lieutenant allait perdre patience quand un nom lui fit soudainement +dresser l'oreille aux divagations du pantin, qui venait de reprendre: + +--Non, elle ne se doute de rien, la bonne dame Annette. Elle croit la +jeune fille toujours endormie dans sa chambre. + +--Annette! la jeune fille! répéta vivement Vasseur dont, sans qu'il pût +se dire pourquoi, le coeur était serré. + +Sa voix avait attiré l'attention du gros homme qui, de Barnabé, revint à +lui. + +--C'est vrai! fit-il, vous ne savez rien. Je vais alors vous expliquer +la chose. Sachez donc que la bataille venait d'avoir lieu quand Léocadie +a été prise des premières douleurs... + +Le bonhomme avait le récit quelque peu haché, car, au lieu de suivre le +courant de sa narration, il s'interrompit pour venir serrer la main de +Fil-à-Beurre en s'écriant: + +--Ah! à propos, je ne vous ai pas remercié. + +--Expliquez d'abord votre «à propos», dit Barnabé qui, à son tour, +semblait ne pas comprendre. + +--À propos des douleurs de Léocadie. + +--Bon!... et remercié pourquoi? + +--Pour votre coup de fusil. L'explosion lui a causé une peur qui, dans +sa situation, lui est venue bien en aide... Vous savez l'effet d'une +peur subite? + +--Oui, ça fait passer le hoquet. + +--Et les enfants aussi, paraît-il; car, au bruit de votre coup de fusil, +Léocadie a poussé un énorme cri douloureux... et, une seconde après, +j'étais père!!! + +Après cette interprétation de l'effet d'un coup de fusil, le +Saucisson-à-Pattes se remit à secouer la main de Fil-à-Beurre en +répétant: + +--Merci! cent fois merci! + +Sur quoi, repris à nouveau et plus fort par l'orgueil de la paternité, +il releva fièrement la tête et accentua d'un ton vainqueur: + +--Je déteste me vanter, mais être père au bout de six mois de mariage... +Hein! c'est être assez adoré par sa femme! + +Vasseur piétinait d'impatience. Il arrêta net ce nouveau genre de +lyrisme conjugal en disant d'un ton sec: + +--Si vous reveniez à votre récit, citoyen? Vous étiez en train de parler +d'une dame Annette... + +Mais il était écrit dans le livre du destin que la curiosité du +lieutenant ne serait pas encore satisfaite, car apparut une grosse fille +de basse-cour effarée, larmoyant, qui hurla: + +--Le petit! Qui qu'a pris le petit? J'ai perdu le petit! + +Et elle courut au Saucisson-à-Pattes, qu'elle secoua en beuglant: + +--C'est-y vous qui m'avez fait la farce de me cacher le petit? + +Un immense frissonnement, qui donnait à sa masse l'apparence d'une +montagne de gélatine secouée, ébranla l'époux de Léocadie. Telle était +l'émotion qui lui serrait la gorge, qu'on eût dit qu'il soufflait dans +un mirliton cette exclamation désespérée: + +--Tu as perdu mon fils, misérable! + +«Misérable!» était trop. La fille, qui avait bec et ongles, se redressa +sous l'injure, et d'un ton gouailleur: + +--Votre fils! oh! votre fils!... Voyez-vous cet amateur de besogne +faite! lâcha-t-elle. + +Le Saucisson-à-Pattes n'en crut pas ses oreilles. + +--Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il à Barnabé. + +--Qu'elle donnerait son âme pour retrouver votre fils, répondit +sérieusement Fil-à-Beurre. + +--Alors j'avais mal entendu, avoua le grotesque. + +La servante avait vite rentré sa colère imprudente. Elle reprit son ton +pleurard pour continuer. + +--C'était l'heure de nettoyer la sue aux cochons... J'avais emporté le +petit... Alors je l'ai posé je ne sais plus où... + +--Pourvu que ça ne soit pas dans l'auge aux cochons, avança +Fil-à-Beurre. + +Et, d'une voix lugubre: + +--Je les ai vus, vos porcs, continua-t-il; des bêtes maigres, qui m'ont +paru habituées à rester sur leur faim... Il y a eu grande imprudence à +les tenter... + +--Mon fils mangé par les cochons! bégaya douloureusement l'époux de +Léocadie. + +Si Barnabé avait lâché son atroce plaisanterie, c'était que, de loin, il +avait vu arriver Fichet. + +Le brave gendarme s'approchait, tenant entre ses mains son chapeau, +coiffe en l'air, qu'il portait avec autant de précautions que s'il eût +eu à promener un plat trop plein de sauce. + +Et quand il fut près du lieutenant, il lui montra son chapeau en disant, +d'une voix qui n'entendait pas raillerie: + +--Que je serais cupide de connaître le pierrot qu'il a eu l'hilarité +d'infuser un singe dans mon chapeau. + +Ce singe n'était autre que l'enfant perdu! le citoyen Saucisson-à-Pattes +fils. + +Dans son délire de joie, le père plongea la tête dans la coiffe de +chapeau pour embrasser son fils, mouvement que Fichet mit sans doute sur +le compte de la voracité, car il ajouta: + +--Que je vous préviens qu'il n'est pas cuit. + +Pour l'intelligence de ce qui va suivre, nous abandonnerons +momentanément nos personnages, afin de donner quelques explications +utiles. + +En l'année 1800, époque de notre récit, les voyages étaient longs, +pénibles et trop souvent dangereux. Les moyens de locomotion étaient la +diligence, le bateau et le cheval. De tous, le moins fatigant était le +bateau qui, par rivières, fleuves et canaux, finissait par vous amener à +destination, mais au prix d'une énorme perte de temps, car la distance +de la moyenne franchie en vingt-quatre heures n'excédait pas sept +lieues,--espace que la vapeur met aujourd'hui quarante minutes à +parcourir.--Encore le voyage en bateau était-il soumis aux caprices du +froid ou de la chaleur, qui desséchait les cours d'eau ou les obstruait +de glace. + +La diligence, sous le rapport de la vitesse, était préférable; mais +c'était le mode le plus coûteux et surtout le plus dangereux. Malgré +l'ordre et la tranquillité un peu revenus, les routes étaient encore si +peu sûres, en certains départements, que les diligences ne se mettaient +en voyage que protégées par une escorte de cinq soldats qu'on installait +sur le haut de la voiture. De là le nom de «patrouille ambulante» donnée +à ces cinq soldats qui, dans toutes les attaques de voitures publiques, +tombaient frappés par les cinq premières balles. + +Il y avait aussi le roulage qui transportait les marchandises. Pour leur +sécurité, les rouliers s'attendaient au départ ou à des rendez-vous, +afin de marcher en compagnie. Eux et leurs chiens, animaux de rude +défense, faisaient un noyau assez redoutable auquel se joignaient les +pauvres diables que leur bourse plate contraignait à voyager à pied. Un +convoi de roulage se montait quelquefois à trente ou quarante individus, +tous armés. Ce nombre respectable écartait les assaillants qui alors se +contentaient de suivre à la piste. Tout allait bien tant que la troupe +se tenait serrée; mais à mesure qu'elle avançait sur la route, elle +finissait par s'égrener en des destinations diverses et alors, de tous +ces tronçons du convoi rompu, il était rare qu'un seul parvînt à +destination. Aux portes mêmes de Paris où, naturellement, affluaient les +bons coups à faire, les bandes à main armée infestaient la grande +banlieue. + +Restait donc le voyage à cheval, qui n'était pas possible à tout le +monde, aux femmes surtout. Outre que chacun n'était pas écuyer, le +voyage à cheval astreignait le voyageur à la préoccupation constante de +veiller au meilleur état de sa monture. De là cette nécessité pour lui +de faire halte à l'auberge devant laquelle la nuit le surprenait, pour y +laisser manger et reposer sa bête. + +Or, de toutes ces auberges, qui l'attendaient sur la route, il en était +dont le voyageur ignorait la réputation sinistre. L'homme pénétrait de +confiance... et il n'en sortait plus.--Plus tard et bien lentement, la +justice a fini par entrer dans ces repaires de crimes dont le plus +célèbre fut celui que le procès fit connaître par son épouvantable +surnom de l'_Auberge-aux-Tueurs_. + +À l'époque de ce récit, nous le répétons, ces lieux maudits jouissaient +encore de la plus complète impunité, principalement dans les parties de +la France qui n'étaient pas encore remises tout à fait des récentes et +horribles secousses de la guerre civile. + +Le ministère de la police, que dirigeait Fouché, avait entrepris la +destruction de ces assassins de grand'route, pillards des campagnes et +détrousseurs de diligences; mais c'était là une tâche ardue et difficile +à laquelle, pour procéder à bon escient, il fallait du temps et, +surtout, un espionnage habile et occulte qui, avant d'agir, étudiât bien +les localités. + +Aussi les autorités des pays ainsi infestés par les bandes de malandrins +se gardaient-elles bien de dire que le ministère de la police avait +expédié une dizaine de ses limiers les plus fins qui, semblables à des +furets en chasse, s'étaient éparpillés dans toutes les contrées à +surveiller. + +Cela dit, nous reviendrons à l'auberge de _la Biche-Blanche_, tenue par +le citoyen Doulan, que sa conformation physique avait fait surnommer, à +dix lieues à la ronde, le Saucisson-à-Pattes. + +Située à une petite lieue du Mans, l'auberge de la _Biche-Blanche_, par +sa position, était en pleine prospérité. En plus de la population +ouvrière qui, chaque décade, venait s'y régaler d'un certain petit vin +blanc remarquable, la _Biche-Blanche_ était le lieu de rendez-vous des +rouliers et des conducteurs d'eau, car, à vingt pas de ses +constructions, coulait la Sarthe. + +Tous les rouliers sortis du Mans ou venus de plus loin, allaient +s'attendre à la _Biche-Blanche_ et y festoyaient jusqu'à ce qu'ils se +fussent réunis en assez grand nombre pour former un convoi capable +d'affronter les dangers de la route. + +D'un autre côté, les bateliers qui, par la Sarthe et la Mayenne, +gagnaient la Loire, en conduisant jusqu'à Nantes les envois des pays +traversés, se seraient fait scrupule de passer devant l'établissement du +Saucisson-à-Pattes sans savourer son vin blanc, et comme ce liquide en +valait la peine, ils le savouraient à longue haleine. + +Et puis, tous, y faisaient aussi des pintes de bon sang à se gausser du +Saucisson-à-Pattes dont la stupidité profonde était une source +intarissable de rire. On se complaisait surtout à lui faire raconter +l'histoire de son mariage, que l'imbécile narrait ainsi: + +--J'étais allé au Mans pour y faire mes provisions d'andouilles. Dans la +rue, j'ai rencontré Léocadie qui pleurait. Aussitôt, à sa vue, ça m'a +fait pouf dans le coeur et, en même temps, le ciel, qui était couvert, +s'est immédiatement éclairci... Alors je me suis dit: «Tout t'annonce +que cette femme-là fera ton bonheur...» J'ai aussitôt oublié mes +andouillettes et je suis allé à elle. + +Malgré moi, une sorte de mélodie persuasive m'était venue sur les lèvres +quand je lui débitai: «Je lis dans vos yeux que ce qui manque à votre +âme c'est une âme jumelle qui lui déverse ses trésors de tendresse. Je +vous apporte cette âme; prenez-la et allons devant l'officier municipal +de la section la plus proche, qui nous passera les liens de l'hymen.» +Alors elle a promené tout le long de ma personne un regard de +reconnaissance, puis un sourire a séché ses larmes. + +--Mais pourquoi pleurait-elle? ne manquait jamais de s'informer un des +écouteurs du récit. + +--Quand je le lui ai demandé, elle m'a répondu: «C'était de joie. Un +pressentiment venait de m'annoncer que j'allais rencontrer l'homme de +mes rêves. Alors les larmes de bonheur m'ont jailli si abondantes que, +pour les cacher aux passants, j'ai été obligée de me tourner vers un +mur.» Et, de fait, quand je l'ai abordée, elle faisait semblant de lire +une affiche, collée sur la muraille, qui annonçait qu'à Chartres on +venait de pincer une partie de la bande d'Orgères avec son chef, le +Beau-François... mais vous comprenez qu'elle n'en lisait pas un seul +mot, la chère créature. À son pressentiment, qui lui annonçait l'homme +de ses rêves, joignez mon pouf dans le coeur à sa vue et le ciel qui +s'était éclairci, n'était-ce pas assez pour nous prouver que nous étions +nés l'un pour l'autre? Dix minutes après, l'officier municipal, au nom +de l'amour et de la République, nous avait enlacés dans les doux liens +du mariage. + +Parmi les auditeurs de l'idiot, il s'en trouvait toujours un qui, +sceptique à l'endroit de la sagesse de l'épousée qu'on voyait trop se +presser en sa grossesse, ce qui donnait à supposer que l'aubergiste +n'avait été qu'un enfonceur de portes ouvertes, demandait sans rire: + +--Est-ce que vous ne lui aviez pas trouvé la taille un peu épaisse, à +votre chère créature? + +Là-dessus, le Saucisson-à-Pattes se redressait, et, avec une voix grave +qui prêchait: + +--Dans notre ex-religion, l'Écriture ne disait-elle pas: «Choisis-toi +une compagne aux mamelles puissantes et aux reins solides?» Je me suis +donc conformé aux ex-textes saints. + +Sur cette réponse, le grotesque ne manquait pas d'ajouter: + +--C'est ainsi que j'ai ramené du Mans ma Léocadie, l'ange qui a +transformé mon existence en un torrent de félicité conjugale. + +--Elle vous aime à ce point? gouaillait encore le sceptique. + +À ce doute, l'époux de Léocadie souriait en vainqueur, et, baissant la +voix, répliquait sur le ton de la confidence: + +--Elle m'adore à ce point que, vingt fois déjà, elle m'a dit: «Mon amour +pour toi est si ardent qu'il me semble que sa chaleur mûrit le fruit de +mes entrailles. Je ne serais pas surprise si je te rendais père avant +terme...» Hein! est-ce être aimé cela? + +Alors un farceur demandait: + +--Et vos andouilles que vous étiez aller chercher au Mans? + +--J'avoue les avoir oubliées. + +--Oh! m'est avis que vous en avez ramené au moins une... et une fameuse +encore! lâchait le farceur au nez de l'époux de Léocadie, lourde +plaisanterie qui faisait éclater de rire tout l'auditoire. + +La bêtise profonde du Saucisson-à-Pattes était donc connue au grand loin +et, au lieu de nuire à la _Biche-Blanche_, elle contribuait à sa +prospérité, puisqu'elle offrait aux consommateurs le double avantage de +lamper un excellent picton en se pâmant de rire aux conversations +ineptes du cocasse aubergiste. + +Que la femme du comique hôtelier eût déjà vu le loup avant d'aller au +bois avec son époux, là n'était pas la question. La vérité était que +c'était une commère active, forte en gueule, très travailleuse. Une fois +introduite au logis, elle mena rondement rouliers et bateliers, ses +clients, qui, avant elle, en prenaient trop à l'aise sous le rapport du +crédit. L'argent entra en caisse et ce n'était que justice, car on n'eût +pas trouvé à la ronde plus doux lits, meilleur fricot et aussi bon vin. + +Mais de ces écus qui affluaient, l'époux n'en voyait pas lourd, car sa +femme avait accaparé la clef de la caisse. Le Saucisson-à-Pattes, qui +s'y entendait à ravir, continuait, comme par le passé, à faire tous les +achats utiles pour la maison. Quant au payement, les vendeurs devaient +passer à la caisse de la femme qui, il faut le dire, payait rubis sur +l'ongle et sans conteste. + +Grande et belle femme, un peu plantureuse, la citoyenne Léocadie, qui +avait, pour ainsi dire, happé un mari au vol, avait passé, depuis six +mois qu'elle était mariée, par deux phases distinctes d'humeur. + +Elle s'était mariée la larme à l'oeil, ainsi que l'apprenait le récit de +son époux lorsqu'il disait l'avoir rencontrée ruisselante de larmes, le +nez collé sur une affiche. Dès le lendemain de son union, soit qu'elle +eût trouvé une âme à son âme, soit qu'elle fût heureuse de se voir aussi +subitement à la tête d'un établissement florissant, son humeur avait été +joyeuse et même des plus aimables pour son mari, qu'elle ne pouvait +guère regarder sans rire, mais auquel, à satiété, elle prodiguait les +épithètes flatteuses d'ange, de chérubin, de chéri et même celle de «mon +beau vainqueur», qui faisait se rengorger l'époux avec de petits +ronronnements de fatuité. + +Pendant cette phase d'heureux caractère, le Saucisson-à-Pattes avait +tenté... un peu tard, il faut en convenir... de connaître le passé de +celle qu'il avait cueillie sous l'influence d'un pouf au coeur. + +À ces tentatives d'interrogatoire, Léocadie exhibait son plus aimable +sourire et demandait: + +--Comment, mon bel ange, as-tu trouvé le melon que tu as mangé ce matin? + +--Délicieux. Je l'ai savouré avec un plaisir extrême. + +--Et sais-tu de quel potager il venait? + +--J'avoue que je ne m'en suis pas inquiété. + +--Ce qui ne t'a pas empêché de le trouver délicieux, n'est-ce pas, mon +doux chérubin? + +--Puisque je te dis l'avoir savouré. + +--Eh bien, mon beau vainqueur, traite ta Léocadie comme le melon de ce +matin. Savoure-la sans t'inquiéter de quel potager elle t'est venue. + +Elle s'en tenait à cette comparaison, ce qui, en somme, ne pouvait point +passer pour une confidence. + +Et, chose plus extraordinaire, le Saucisson-à-Pattes s'en contentait. Sa +sottise avait trouvé l'explication de la réserve de sa femme sur son +passé. + +Quand il racontait la scène à ses clients, car le bavard imbécile ne +savait rien cacher à qui voulait lui tirer les vers du nez, il ne +manquait pas d'ajouter en se pavanant: + +--Je sais le motif qui fait taire ma belle Léocadie sur ce sujet +délicat. + +--Quel motif? + +--Son immense amour pour moi. + +--Vraiment! s'écriait l'auditoire en retenant son rire. + +--Oui. À n'en pas douter, Léocadie doit être,--ses manières distinguées +la trahissent assez,--une ci-devant princesse que la révolution a privé +de son titre. Son adoration pour moi veut, pour ne pas m'humilier, me +laisser ignorer qu'elle m'a sacrifié ses illustres aïeux... Elle avait +droit à habiter plus tard des palais dorés, mais, après m'avoir vu, elle +a préféré l'humble toit de la _Biche-Blanche_. + +Que pouvait-on répondre à une aussi épaisse bêtise? On s'en allait +colportant partout, en riant, la cocasserie de l'épouse, ci-devant +princesse, trahie par ses manières distinguées... manières qui +rappelaient fort les harengères du marché du Mans. + +Telle avait été la première phase de l'humeur de la citoyenne Léocadie, +humeur enjouée, sans soucis, qui avait duré deux mois. + +À cette époque où les journaux, fort rares dans les villes, étaient +chose à peu près inconnue dans les campagnes, les nouvelles étaient +colportées par les voyageurs; ce qui, tout naturellement, faisait que, +dans les auberges, on était des premiers informés. Il arriva un jour que +des rouliers qui avaient passé à Chartres racontèrent qu'il n'était +bruit, en cette ville, que de l'évasion du Beau-François, le chef de la +bande d'Orgères. + +Et un de ces rouliers ajouta: + +--De sorte que ceux auxquels il peut en vouloir et qui croyaient que le +couperet de la guillotine les tiendrait quittes envers lui, vont avoir +encore à compter avec ce scélérat qui, dit-on, a la dent longue. + +Ce fut à dater de cette nouvelle que l'humeur charmante de Léocadie se +transforma. Elle devint inquiète, nerveuse, acariâtre. Sa parole se fit +aigre comme verjus pour son seigneur et maître qui lui répétait à +l'heure: + +--Mais qu'as-tu? Épanche-toi en mon sein. + +Et, là-dessus, il développait son énorme rotondité qui, vraiment, +offrait large place pour s'épancher. + +Comme sa moitié haussait les épaules au lieu de se livrer aux +épanchements, il ajoutait: + +--Dis-moi, sylphe adoré, en quoi je puis t'être utile. + +Alors Léocadie promenait du haut en bas de la masse de viande qui +représentait son époux un regard méprisant qu'elle ramenait sur la face +niaise du poussah et, après quelques secondes d'examen, elle répondait +sèchement: + +--En vérité, un joli polichinelle pour m'être utile... Un dindon ferait +mieux mon affaire... Tu es trop cruche, mon boulot. + +Cruche et dindon froissaient le mari, mais il n'avait pas le temps de +protester, car sa femme lui coupait net la parole en articulant: + +--Allons! ferme ton bec... Tu es incapable de tout! + +--Oh! non, non, pas incapable de tout, lâchait l'époux en attachant un +regard triomphateur sur le ventre de Léocadie développé par la +grossesse. + +Mais elle appuyait en répétant: + +--Incapable de tout, vantard! + +Cette insistance de sa femme glissait, comme eau sur marbre, sur la +fatuité du Saucisson-à-Pattes qui, suivant sa manie d'aller se confier à +tous venants, lorsqu'il racontait la scène à ses clients, trouvait cette +explication de l'humeur atrabilaire de sa moitié: + +--C'est le petit qui se remue et donne des coups de pied dans le ventre +de ma Léocadie. + +Plusieurs fois, pourtant, sous le coup d'une obsession trop forte, la +femme fut sur le point d'avouer l'angoisse qui la torturait; mais +toujours la vue du visage niais de son homme arrêta l'aveu sur ses +lèvres. + +--Non, décidément, tu es trop cruche! finissait-elle par dire. + +Mais tous ces aveux rentrés devaient étouffer Léocadie, car, la nuit, +dans l'inconscience du sommeil, elle se soulageait par des paroles sans +suite, hachées d'une voix qui frémissait d'épouvante. Alors le +Saucisson-à-Pattes, que son embonpoint condamnait au lit séparé, était +réveillé par ces cauchemars de sa femme et, quittant sa couche, venait, +pieds nus, se pencher sur celle de Léocadie, pour tâcher de découvrir la +vérité dans ces divagations d'un sommeil agité par une pensée +incessante. + +Le peu qu'il comprit, mêlé au souvenir de ce qui avait été conté, un +jour, sur l'évasion du Beau-François, fit donc qu'il se mit à souffler à +ses buveurs: + +--Vous savez, motus devant ma Léocadie, si vous connaissez du neuf de ce +qui se passe à Chartres. Une femme en état de grossesse se frappe +facilement. Avec toutes vos histoires de Chauffeurs et de guillotine, +vous finiriez par être cause que mon épouse mettrait au monde un enfant +sans tête. + +On était tellement habitué à plaisanter le crétin qu'on lui répliquait: + +--Bast! venir au monde sans tête... pourvu qu'on vive, cela ne manque +pas d'agrément. On est exempté des maux de dents et de la migraine. + +--Oui, mais cela offrirait un grave inconvénient, ajoutait un autre +loustic. + +--Quel inconvénient? + +--Faute de tête, il serait impossible au papa de constater si son fils +lui ressemble. + +--Il y aurait toujours un moyen d'établir une ressemblance, avançait un +troisième farceur. + +--Comment? + +--En guillotinant le papa. + +--Vous entendez? C'est une idée qu'on vous donne! criait-on en choeur au +Saucisson-à-Pattes. + +Néanmoins, la consigne fut observée. Léocadie, tout en feignant de ne +pas écouter, eut beau tendre l'oreille, pas un mot ne fut plus dit sur +ce qui se passait à Chartres. + +Il y avait deux mois que ce silence durait quand, certain matin, un +voyageur, grand bel homme d'une trentaine d'années, se présenta à la +_Biche-Blanche_. + +Beau, mais d'une beauté commune, l'arrivant était un solide gaillard à +l'oeil plein d'audace et d'énergie brutale. La fortune ne devait pas +avoir visité ses poches, car sa mise était en piteux état. Une culotte +de grosse toile, des guêtres en cuir éraillé et crevassé, et dont bien +des boucles étaient remplacées par des ficelles, des souliers usés au +possible, une mauvaise veste en ratine et un chapeau à larges bords +formaient son costume, couvert d'une épaisse poussière qui attestait une +longue marche à pied. + +C'était de grand matin, après le départ d'un convoi de rouliers qui +s'étaient mis en route à la fraîche. La vaste salle de l'auberge était +vide de buveurs. Il ne s'y trouvait que l'époux de Léocadie qui, dans un +coin, s'occupait à récurer ses pots et gobelets d'étain. + +Il se retourna au bruit de l'énorme gourdin que le voyageur venait de +jeter, avec son chapeau, sur une table. + +--Un pot de vin, citoyen, et un morceau à manger, demanda le client +d'une voix rude. + +Bien qu'il se crût le plus bel être de la création, le +Saucisson-à-Pattes était appréciateur du mérite des autres. + +--Oh! oh! voici un rude gars! pensa-t-il à son premier coup d'oeil sur +l'arrivant. + +Il s'empressa de sortir du buffet un énorme morceau de jambon et un +croûton de pain qu'il posa devant le consommateur. + +--Je vais tirer le vin à la cave, annonça-t-il; tu l'auras plus frais, +citoyen. + +Et il s'éloigna en se répétant: + +--Un rude gars! + +La cave s'ouvrait, par une trappe, à l'autre extrémité de la salle. Pour +y arriver, l'hôtelier avait à passer devant la porte ouverte de la +cuisine, où, en ce moment, se tenait sa femme écrivant ses comptes. + +--Je descends à la cave, veille à la salle s'il arrivait du monde, +recommanda l'époux. + +--Sois sans crainte, répondit la voix de Léocadie. + +Puis, en insistant: + +--N'oublie pas que tu dois aller ce matin au Mans pour les provisions du +dîner de baptême du bateau neuf la _Juliette_ que son équipage fait ici +tantôt. + +--Dans une demi-heure, je serai en route, promit l'époux qui fit deux +pas vers la trappe de la cave. + +Mais sa femme le rappela: + +--Dis-donc, fit-elle, pendant que tu seras au Mans, lis bien toutes les +affiches pour me rapporter des nouvelles. + +--Oh! quelles nouvelles peuvent t'importer? + +--Mais quand ce ne serait que de savoir s'ils sont arrivés à remettre la +main sur le Beau-François. + +--Tu t'intéresses donc à ce gueux-là? + +--Comme on s'intéresse à un gredin dont on voudrait que justice fût +faite, répliqua Léocadie d'un ton rieur. + +Ce dialogue entre l'aubergiste et sa femme, invisible au voyageur, +s'était tenu sur le seuil de la cuisine, à voix couverte, mais, +pourtant, assez haute pour que l'étranger pût entendre. + +Au premier son de la voix de Léocadie, il avait vivement dressé la tête; +puis un sourire cruel avait paru sur ses lèvres, au voeu exprimé par +l'hôtelière, à propos du Beau-François. + +--Allons! je tâcherai de rapporter des nouvelles de ce chenapan, promit +l'époux qui, cette fois, alla soulever la trappe de la cave. + +Il était à peine disparu dans les profondeurs de l'escalier que le +voyageur fit entendre un petit sifflement très doux et modulé de façon +particulière. + +À ce signal, on vit apparaître, dépassant la porte de la cuisine, la +tête de Léocadie, dont le visage livide était contracté par l'épouvante. + +Elle se tenait immobile sur le seuil de la porte, frémissante, attachant +sur le siffleur ses yeux agrandis par la terreur. + +Le voyageur tendit le doigt vers le pied de sa table et, d'une voix +basse, mais accentuée du ton d'un commandement brutal et des plus +impérieux, il prononça, comme s'il s'adressait à un chien: + +--Ici, la Saute! + +Semblable à l'oiseau fasciné par le serpent, Léocadie, pantelante de +peur, s'avança lentement vers l'homme qui ordonnait de la sorte et qui, +quand elle fut arrivée à la table, la regarda avec un mauvais sourire, +en disant d'une voix railleuse: + +--Je te remercie, la Saute, du bon souhait que tu viens d'exprimer tout +à l'heure à mon égard. + +Avec effort, car sa terrible émotion lui serrait la gorge, elle parvint +à bégayer: + +--N'en crois rien, François, je disais cela pour mon mari, mais... + +--Tu as donc épousé l'énorme magot que je viens de voir? interrompit le +Beau-François. + +--J'étais seule... Tu venais d'être pris... + +--Et tu me voyais déjà raccourci, ricana le bandit. Tu n'es pas longue à +lâcher les amis dans la peine, toi? + +Sans doute que celle qui portait l'étrange sobriquet de la Saute, savait +par expérience, que l'ironie était une des formes qui cachaient les +colères sourdes du Beau-François, car sa voix se fit suppliante pour +répondre: + +--Ne dis pas que je t'avais oublié, non, non, ne dis pas cela! Je te +jure que je ne t'ai jamais oublié. + +À cette réponse, le Beau-François montra du doigt le ventre de la femme +enceinte et, toujours en gouaillant: + +--Parbleu! lâcha-t-il, je t'avais laissé un souvenir. + +La Saute, si terrifiée qu'elle fût, connaissait assez à fond son +ex-amant pour savoir en jouer. Aussi sa voix fut-elle plus raffermie +quand elle ajouta: + +--Je t'ai si peu oublié que, dès que j'ai appris ton évasion, j'ai +commencé à mettre de côté pour toi tout le bénéfice de l'auberge... Et +il y a déjà une grosse somme va!... + +L'effet de cette agréable révélation sur l'ancien amant fut coupé par la +voix du Saucisson-à-Pattes qui revenait gagner l'escalier de la cave. +Sur l'air du «Menuet d'Exaudet», le mari chantait cette chanson, déjà +vieille de douze années à Paris, mais qui, au fond de la province, +pouvait encore passer presque pour une nouveauté: + + Guillotin, + Médecin + Politique, + Imagine un beau matin, + Que pendre est inhumain + Et peu patriotique. + + Aussitôt + Il lui faut + Un supplice + Qui, sans corde ni poteau, + Supprime du bourreau, + L'office. + +La voix du chanteur, en se rapprochant, indiquait qu'il venait +d'atteindre le pied de l'escalier. + +--Détale. Tu reviendras quand tu auras éloigné d'ici ton marsouin, +commanda vivement le Beau-François. + +--Ce ne sera pas long, promit la Saute. + +Et elle rentra dans la cuisine pendant que son mari remontait en +achevant sa chanson: + + Et sa main + Fait soudain + La machine + Qui gentiment occira + Et que l'on nommera + Guillotine. + +Avec le dernier mot, reparut l'aubergiste portant un pot plein, qu'il +posa sur la table du Beau-François, en disant: + +--J'ai été un peu longtemps, citoyen, mais je tenais à te tirer cela du +meilleur tonneau. + +Et pendant que son client, qui avait grand'soif, buvait à même le pot, +il le contempla en se répétant encore: + +--Un rude gars tout de même! + +À ce moment, du fond de la cuisine, s'éleva la voix de Léocadie, qui +disait: + +--Tu sais, cher ange, que tu dois aller au Mans pour les provisions? + +--Et pour te rapporter des nouvelles du Beau-François, ajouta le bel +ange. + +Ce rappel n'était plus du goût de Léocadie. Sa voix résonna cassante et +impérieuse. + +--Pars donc, pie bavarde! disait-elle. + +--Le temps d'atteler et je serai en route, répondit humblement le bel +ange devenu pie. + +Dix minutes après, le Saucisson-à-Pattes, qui s'était hissé péniblement +dans sa carriole, s'en allait au Mans. + +Léocadie était revenue à la table de son ancien amant. + +--Écoute bien, ma fille, commença le Beau-François. + +Mais avant qu'il pût continuer, une voiture basse et couverte, en usage +au pays vendéen, qui venait en sens inverse de la carriole emportant +l'aubergiste, s'arrêta devant la _Biche-Blanche_. + +De cette voiture descendit un homme qui, après avoir pénétré dans la +salle, demanda: + +--Une potée de blanc, citoyenne. + +À son tour, Léocadie dut descendre à la cave. + +Pendant cette absence, le nouveau venu, sans même regarder François, car +son regard était tourné vers la route, prononça à mi-voix, comme s'il +réfléchissait: + +--Sans sabots, on s'enrhume. + +--Sept et quatre font neuf, riposta l'autre. + +--La faîne est tombée, ajouta l'homme de la voiture qui, alors, se +tournant vers le grand gars demanda: + +--Donc, tu es le Beau-François? + +Si l'ancien chef de la bande d'Orgères était un magnifique athlète aux +formes superbes, il n'en était pas de même du nouveau venu. Et, +pourtant, dans une lutte entre ces deux hommes, il n'aurait pas trop +fallu gager pour le premier. L'autre devait posséder la vigueur +formidable de l'ours dont, pour ainsi dire, il avait la structure et +l'aspect. + +De petite taille, il se rattrapait de sa hauteur en largeur; car ses +épaules étaient si démesurément larges qu'il en paraissait, en quelque +sorte, carré sur sa base. À ses énormes bras, dont les biceps +s'accusaient monstrueux sous les manches de sa veste, étaient emmanchées +des mains gigantesques et velues. + +Son visage, au front bas, que recouvrait une épaisse crinière, +disparaissait sous une barbe inculte et touffue, qui ne laissait voir +que deux yeux gris, au regard aigu et à l'expression féroce. + +En voyant le Beau-François, on pouvait douter de sa cruauté. Rien qu'à +première vue, l'autre se devinait implacable. + +Quand, de sa voix rauque et lente, qui ressemblait à un grognement, il +eut demandé: + +--Donc, tu es le Beau-François? + +Ce dernier, s'empressa de dire: + +--Et toi, le Marcassin? + +--Oui, fit l'homme, et j'ai reçu ta lettre. + +Alors, s'asseyant devant le chef des Chauffeurs d'Orgères, il s'accouda +sur la table et demanda: + +--La vérité sur Doublet? + +--Les _parrains_ (dénonciateurs) et _marraines_ ont trop bavardé sur son +compte; il aura le cou fauché. + +--Quand? + +--Il paraît que tous les pourvois sont rejetés; ce sera donc dans deux +ou trois jours. + +Une lueur de rage froide éclaira l'oeil du Marcassin, qui poursuivit: + +--Pourquoi Doublet ne s'est-il pas évadé avec toi? + +--Parce qu'il était trop gros. Comme moi, il s'était fait admettre à +l'infirmerie. Au dernier moment, il n'a pu passer par le trou qui a +facilité ma fuite... trou tellement étroit que, pour m'y glisser, j'ai +dû abandonner ma veste. + +Cela dit, François sourit et ajouta: + +--Heureusement que j'ai de la mémoire. + +Le Marcassin le regarda sans comprendre. + +--Ce qui veut dire, reprit le Chauffeur, qu'il ne m'en a pas cuit pour +avoir laissé ma veste. Alors que nous nous promettions de fuir ensemble, +Doublet me parlait des bons coups que nous trouverions encore à faire en +pays des chouans et des Vendéens, où nous irions organiser une nouvelle +bande et il me parlait de toi qui nous donnerais un coup de main. + +--Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là! Doublet aurait dû le +savoir, débita Marcassin. + +Sans s'arrêter à cet avis décourageant, le Beau-François continua: + +--Seulement, Doublet était un homme prudent. Il prévit le cas où les +événements nous sépareraient... ce qui est arrivé puisqu'il n'a pu fuir. +Alors, par écrit, en quelques mots, il me donna tous les renseignements +utiles pour me faire reconnaître par toi... Au besoin, son écriture, que +tu connais, me servirait de témoignage... Or, ce billet était caché dans +le collet de la veste que j'ai dû laisser là-bas... C'est ce qui me fait +me réjouir d'avoir de la mémoire; car, sans elle, je n'aurais pu rien me +rappeler, et, par conséquent, ne savoir où aller te trouver pour +exécuter la mission que j'avais à accomplir de vive voix. + +Et, en répétant de mémoire, le Beau-François débita à voix posée: + +«Si la mauvaise chance nous sépare, m'a dit Doublet, tu iras en Loire, +au village de Saint-Florent-le-Vieil, trouver Marcassin et tu lui diras +qu'il sait ce qu'il sait et que je le prie d'exécuter ce que je lui ai +demandé pour le cas où je viendrais à mourir.» + +Là-dessus, le Beau-François éclata d'un gros rire, en s'écriant: + +--Voici la commission faite, et du diable si j'en comprends un traître +mot. + +Était-ce pour provoquer une explication? En ce cas, le Chauffeur manqua +son but, car le Marcassin demanda: + +--Puisque ta commission devait se faire de vive voix, pourquoi m'as-tu +écrit au lieu de venir me trouver? + +--Eh! eh! ricana François, parce que, après mon évasion, il faisait trop +malsain pour moi sur les grandes routes, où mon signalement était donné. +Mieux valait attendre que la surveillance s'endormît, et je suis resté +six mois bien en sûreté, dans la cachette de l'auberge des Buchard... +Quand j'ai pensé que je pouvais mettre le nez dehors, je t'ai écrit pour +te donner rendez-vous à la _Biche-Blanche_, où je m'acquitterais de la +commission de Doublet. + +En dialoguant ainsi, tous deux ne se rendaient pas compte que Léocadie +aurait dû être remontée de la cave. Sans chanter comme son mari et plus +légère que lui, elle était revenue, mais elle s'était arrêtée sur +l'escalier. Le pot de vin à la main et sa tête ne dépassant pas la +trappe, elle écoutait, prête à sortir à la moindre alerte. + +--Quel est cet animal attablé maintenant avec François que, tout à +l'heure, à son arrivée, il semblait ne pas connaître? se demandait-elle. + +Et, du Marcassin, sa pensée se reportant, haineuse, sur son ex-amant, +elle murmura: + +--Oh! toi, si mon homme n'était pas un tel crétin, comme je te ferais +payer toutes les suées que tu m'as données! + +À ce moment, le Marcassin fit claquer sa langue sur son palais et +grogna: + +--Tonnerre! j'ai soif! + +En une seconde, Léocadie fut sortie de la trappe et, son pot de vin à la +main, s'avança souriante. + +Le Beau-François, nous le répétons, absorbé qu'il avait été par sa +conversation avec Marcassin, ne s'était pas aperçu de l'absence trop +longue de la femme; mais, à sa vue, une idée de méfiance s'éveilla en +lui. + +--Encore un autre pot pour moi, la Saute, commanda-t-il. + +--Tout de suite, dit-elle. + +Et avec un joyeux empressement, elle regagna la trappe. + +Elle venait à peine de disparaître sur l'escalier que François, +bondissant vers la trappe, la refermait sur elle et, après avoir poussé +le verrou, criait à la prisonnière: + +--Fais-moi le plaisir, ma fille, d'attendre au frais que je t'appelle. + +--Oh! François, la mauvaise farce! cria la voix rieuse de la Saute, qui +semblait avoir pris la chose au plaisant. + +Mais, avec une colère blanche, entre ses dents serrées, elle siffla tout +bas ce mot: + +--Imbécile! + +Car la cave avait une seconde entrée ouvrant sur un cellier, par lequel +on introduisait les futailles. + +--Là! nous pouvons, à présent, causer à l'aise, dit en riant le +Beau-François quand il fut revenu s'asseoir. + +Le Marcassin était devenu songeur. Il balançait de droite et de gauche, +à la façon de l'ours, son énorme tête. Enfin, il prit son pot de vin, le +vida lentement, toujours pensif, puis, quand il l'eut reposé sur la +table, il demanda de sa voix rauque: + +--Tu connais le _cogne_ Vasseur, qui a fait avoir de la peine à Doublet? + +--Je l'ai vu comme je te vois. + +À cette réponse, Marcassin poussa un sourd rugissement de joie; ses deux +poings monstrueux se crispèrent et il articula avec un accent de +férocité indicible: + +--Je lui règlerai son compte. + +--Bast! bast! là où nous devons aller, nous ne le retrouverons plus. Au +pays des chouans, le champ nous sera libre, à moi et aux compagnons qui +vont me suivre... car, du fond de ma cachette chez Buchard, j'ai reformé +une bande avec ceux des miens qui ont échappé à ce Vasseur maudit... +Là-bas, nous opérerons à l'aise. + +À cet avenir heureux que se promettait le Beau-François, le Marcassin +haussa les épaules et répéta encore: + +--Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là. + +Mais le Beau-François n'avait pas le découragement facile. + +--N'ayant plus Vasseur aux trousses, on saura encore y trouver à frire, +dit-il en riant. + +Le Chauffeur chantait si bien d'avance victoire, il voyait tant en beau +ces nouvelles contrées qu'il allait exploiter, que le Marcassin, qui +avait pourtant le rire solidement attaché, fit entendre une sorte de +gargouillarde railleuse. Puis, tout sèchement: + +--Nigaud! lâcha-t-il. + +--Parce que? fit François prenant la mouche. + +--Parce que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez. + +--Et qu'y a-t-il donc plus loin que le bout de mon nez? + +--Il y a mieux que Vasseur et ses gendarmes. + +--Quoi donc? + +--Il y a le ministre de la police Fouché et ses agents... Des gendarmes, +ça se reconnaît... mais des espions, il faut plus malin que toi pour les +deviner. + +Nier au Beau-François sa supériorité, c'était le piquer au vif. + +--Un malin comme toi peut-être? gouailla-t-il d'un ton qui trahissait +une colère naissante. + +--Oh! moi, fit tranquillement le Marcassin, je n'y mets pas tant de +prétention... Un individu vient regarder d'un peu trop près dans ma +marmite; je ne me demande point si c'est un mouchard ou non... je lui +plante mon couteau dans le dos. + +Cependant Léocadie, autrement la Saute, que le Beau-François croyait +avoir claquemurée dans la cave dont il ignorait les aîtres, en était +sortie par l'issue du cellier et, du côté de la cour, elle était +rentrée, ses chaussures à la main, dans la cuisine. + +Immobile, l'oreille tendue, prête à s'enfuir au premier mouvement des +causeurs, elle écoutait, près de la porte de la cuisine sur la salle, +restée ouverte. + +En entendant le Marcassin parler de son couteau planté dans le dos de +ceux qui avaient allongé vers lui un nez trop curieux, le Beau-François, +comme s'il se fût agi d'une bonne farce, avait éclaté d'un lourd rire +grossier. Quand sa gaieté se fut apaisée, il prononça moqueusement: + +--Ça en revient à ce que je disais. + +--Qu'est-ce que tu disais? + +--Qu'il n'y a pas à s'inquiéter de ces mouchards que nous a expédiés le +ministre de la police. Tout finauds qu'on les vante, ils sont trop +bêtes... Témoin ceux qui sont venus te tendre stupidement le dos. + +Le Marcassin ne possédait pas l'assurance de son compagnon, car il +secoua la tête en disant: + +--Ceux-là étaient des trop pressés qui ont voulu faire du zèle... +Restent les autres. + +--L'exemple a effrayé les autres. + +--Non. Dis plutôt qu'il les a rendus prudents; voilà tout. Dans les cinq +départements où le ministre de la police a semé sa mauvaise graine, les +espions, crois-moi... je le sens... nous préparent lentement un coup de +filet. Où sont-ils? Quel métier apparent exercent-ils? Quelle peau +ont-ils prise? Je l'ignore. Ce roulier que tu rencontres en est +peut-être un. Ce berger, ce valet de ferme, ce mendiant, que tu vois en +plaine, peuvent être des mouches... Tiens! qui sait si le maître de +l'auberge où nous sommes n'est pas de ces gens-là? + +À cette supposition que le Saucisson-à-Pattes était un des habiles +policiers, le Beau-François se tordit d'un fou rire qui le fit bégayer: + +--Lui! On voit bien que tu n'as pas vu ce monstrueux animal dont la +bêtise est devenue proverbiale. + +La Saute, aux écoutes, dut se confesser cette vérité sur son mari. + +--Le fait est qu'il est par trop idiot, mon homme, pensa-t-elle. Puis, +cela reconnu, elle ajouta comme corollaire à sa pensée que, s'il eût été +moins idiot, il ne l'eût pas épousée, qu'elle ne le mènerait pas par le +bout du nez, qu'elle n'aurait pas, seule, la clef de la caisse, etc., +etc. + +Cependant, François avait poursuivi: + +--Non seulement nous n'avons rien à craindre de cet imbécile, mais son +auberge est à nous, car il a épousé la Saute, une ancienne de ma bande, +qui a tout intérêt à me ménager. Son passé est si chargé qu'elle sait +qu'à la moindre trahison à mon égard, je lui ferais couper le cou en ma +compagnie. + +En entendant ces paroles, Léocadie se passa instinctivement une main +autour du cou. + +--C'est vrai! s'avoua-t-elle, secouée par un frissonnement de peur. + +Tout à sa pensée sur les émissaires de la police, le Marcassin reprit de +sa voix caverneuse: + +--Ils sont invisibles, ces mouchards de malheur! mais ils agissent. La +décade dernière, il est parti de Nantes une diligence qui portait, en +groups d'argent, la recette de cette ville, qu'on dirigeait sur Paris +par Châteaubriant et Laval. Nos gars, prévenus de l'aubaine, ont été +l'attendre dans les environs de Cossé. + +--Et ils ont récolté les écus du gouvernement? interrompit le +Beau-François. + +Marcassin haussa les épaules et en émiettant ses mots: + +--Ils ont récolté des balles de plomb qui en ont laissé une dizaine sur +la route, dit-il. + +Alors, frappant de son énorme poing sur la table, il gronda +furieusement: + +--Tous les voyageurs étaient des gendarmes déguisés! À six lieues de +l'embuscade, ils avaient fait descendre les vrais voyageurs pour prendre +leurs places... Qui donc avait pu les prévenir de l'endroit précis de +l'attaque, si ce n'est un de ces damnés policiers inconnus qui nous +glissent entre les doigts? + +Et le faux chouan répéta son antienne: + +--Mauvais depuis la guerre finie, ces pays-là! + +Après quoi, branlant la tête, et d'un ton plus lugubre encore: + +--Ça finira mal! ça finira mal! annonça-t-il. + +Ensuite, sa férocité s'éveillant à cette perspective d'avenir, il grogna +avec une sorte de satisfaction cruelle: + +--Oui, mais jusque-là, je connais un marcassin qui aura décousu pas mal +de gendarmes, mouchards et autres trouble-fêtes! + +Alors il se leva brusquement de table. + +--Adieu! dit-il d'un ton bref. + +--Déjà! fit le Beau-François, abasourdi par cette séparation brusque et +inattendue. + +--Je suis venu à ton rendez-vous pour entendre la commission que Doublet +t'avait donnée pour moi. À présent que je la connais, je vais +l'exécuter. + +--Mais, objecta François, je comptais sur toi pour me guider en basse +Loire. + +--Impossible! il me faut remonter vers Chartres. Affaire de trois jours, +après quoi je reviendrai sur mes pas... Viens avec moi. + +--À Chartres! répéta vivement le Chauffeur. Oh! que nenni! la nuque me +démange trop dans cet endroit-là. + +--Alors, attends mon retour, je te reprendrai au passage. Reste ici. +Dans trois jours, tu me verras arriver. + +Le Beau-François parut d'abord se décider à demeurer à la +_Biche-Blanche_. Puis, après réflexion: + +--Non, dit-il, j'aime mieux attendre dans ma cachette de l'auberge de +Buchard... J'ai à lui donner encore des ordres pour le reste de ma +bande, qui doit venir me rejoindre en Loire. + +À son tour, il se leva. + +--C'est dit, fit-il, je vais retourner avec toi à l'auberge de Buchard +où tu me déposeras jusqu'à ton retour. + +--Convenu! dit le Marcassin. + +Un peu avant ces dernières paroles, Léocadie avait vivement quitté son +poste. + +--Je n'ai que juste le temps de regagner la cave, se dit-elle. + +Après avoir consenti, le Marcassin était devenu songeur. + +--À quoi penses-tu? demanda François en le voyant fixé sur place. + +--À un avis que j'ai à te donner, garçon, débita lentement le Marcassin +en regardant le Chauffeur de ses yeux durs. Tu as beau être grand, bien +fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand je te reprendrai au +retour, chez Buchard, de t'occuper de ce que je ramènerai dans ma +voiture. + +--Es-tu bête de me menacer, railla le Beau-François avec un sourire de +bravade. + +--Je ne menace pas, je conseille, répliqua le faux chouan. + +Puis, de son pas lourd, il gagna la sortie sur la route en disant: + +--En route! + +--Laisse-moi au moins le temps de faire mes adieux, riposta le +Chauffeur. + +Il alla soulever la trappe de la cave. Tout au bas de l'escalier, assise +sur la dernière marche, se tenait Léocadie qui, sitôt la trappe ouverte, +geignit de sa voix pleureuse: + +--Ah! que c'est vilain, François, de me laisser mourir de peur dans ce +trou noir. + +--Viens ici, la Saute! commanda l'ex-amant de sa voix brève. + +Et quand elle fut remontée dans la salle: + +--Tu m'as dit, reprit-il, que tu pensais si bien à moi qu'en apprenant +mon évasion, tu avais commencé à mettre de l'argent de côté pour me +venir en aide, si je m'adressais à toi. + +--Je l'ai dit et je le répète, affirma la Saute avec un sourire sur les +lèvres qui, s'il n'était pas sincère, n'en était pas moins charmant. + +--Eh bien! ma fille, voici l'heure de joindre le geste aux paroles. Va +me chercher cet argent. + +Elle devait avoir un passé sinistre, cette chère Léocadie, passé qui, +comme l'avait dit le Chauffeur, lui donnait tous droits à la guillotine +s'il lui plaisait à lui, en parlant, qu'elle eût le cou coupé en sa +compagnie. Elle avait donc pleinement raison de filer doux avec celui +qui pouvait lui procurer un passe-temps aussi désagréable. De là vint +l'empressement joyeux qu'elle mit à s'écrier: + +--Je cours le prendre. + +Et elle gravit rapidement l'escalier qui conduisait au premier étage. + +À ce moment, au dehors, se fit entendre la voix du Marcassin qui disait: + +--Arrive donc! Voici, là-bas, sur la route, une voiture qui se dirige de +ce côté. Mieux vaut ne pas l'attendre. + +En même temps reparaissait la Saute qui, pâle, tremblante, effarée, +redescendit en bégayant: + +--Rien! plus rien! mon argent a disparu! + +Croyant à une ruse, le Beau-François fut pris de rage bleue. + +--Ton argent, ou je t'étrangle! grinça-t-il s'avançant vers elle les +deux mains tendues. + +Mais, à mi-chemin, il fut ceinturé par le Marcassin qui, avec sa force +extraordinaire, l'entraîna en répétant: + +--Viens! viens donc! L'autre voiture approche. Il est inutile qu'on nous +voie partir ensemble. + +--Au revoir, la Saute! cria la voix menaçante de François, monté en +voiture. + +Comme le chariot recouvert du faux chouan disparaissait au loin, l'autre +voiture s'arrêtait devant la _Biche-Blanche_. + +C'était le Saucisson-à-Pattes qui revenait du marché du Mans. + +Entre le départ d'une voiture et l'arrivée de l'autre, quelques minutes +s'étaient écoulées qui avaient permis à Léocadie de se remettre de la +double émotion causée par la disparition de son argent et les menaces du +Beau-François. + +--Est-ce lui qui m'a volé mon magot? se demanda-t-elle en regardant son +époux qui, avec des Hein! et des Ouf! descendait péniblement sa massive +personne de la carriole. + +Quand, enfin, il sentit le sol ferme sous ses pieds, le +Saucisson-à-Pattes, avec un sourire niais, geignit d'un ton désolé: + +--Ah! mon doux ange, si tu savais comme je tombe de soif! J'ai la langue +en bois depuis deux heures. + +--Tu n'as donc pas bu au Mans? + +À cette question, le gros homme ouvrit des yeux étonnés. + +--Bu? répéta-t-il, et avec quoi?... puisque tu ne me laisses jamais un +sol... Pas même pour payer les fournisseurs. + +Ensuite, faisant sa bouche en coeur, il lâcha de sa voix mignarde: + +--Oui, pas un sol. Grosse jalouse!!!... qui crains que j'offre quelques +fleurs aux dames. + +Paroles, ton, visage, sourire, tout trahissait une si profonde +stupidité, que Léocadie murmura: + +--Non, ce n'est pas ce coco-là qui m'a chipé mes économies... La preuve +en plus est qu'il n'a pas même eu de quoi se payer à boire en ville. + +Cependant, le mari s'était tourné vers sa carriole, fermée de rideaux en +cuir, et avait crié. + +--Eh! la Victoire, est-ce que tu dors là dedans?... Allons, descends, ma +fille. + +Et il revint à sa femme en disant: + +--Je te ramène une nouvelle servante en remplacement de Perpétue, qui +nous a quittés si brusquement hier. + +Comme sa femme examinait la servante à sa descente de voiture, le +Saucisson-à-Pattes se rengorgea d'un air fat avec un sourire railleur. + +--Tenez! tenez! fit-il, voyez un peu de quelle façon elle la reluque +avec ses yeux inquiets. Ne crains rien. Je l'ai choisie laide au +possible, vilaine jalouse! + +--Dame! quand on a un bel homme, on tient à le garder pour soi! modula +gentiment Léocadie avec un regard languissamment amoureux. + +--Ah! à propos de Perpétue! fit tout à coup le mari. Je sais pourquoi +elle a quitté notre service sans crier gare... Il y avait de l'amour +sous jeu... Je l'ai aperçue au Mans, comme elle traversait la place. +Elle était mise! oh! mais mise!... Faut croire qu'elle a eu affaire à un +amant généreux. + +--C'est cette gueuse qui m'a volée, pensa aussitôt Léocadie. + +Laissant la nouvelle servante retirer les provisions de la voiture, le +Saucisson-à-Pattes était entré dans l'auberge. + +--Ouf! dit-il, je vais lamper avec plaisir un joli pot de vin! Ma langue +se fend de sécheresse. + +Ce disant, il avait parcouru du regard la grande salle. + +--Il n'est donc plus là, le beau gars auquel j'ai servi à boire avant +mon départ? demanda-t-il à sa femme, entrée derrière lui. J'aurais +volontiers trinqué avec ce superbe garçon. + +Et, faisant la roue, l'énorme idiot ajouta d'un ton convaincu: + +--Qui se ressemble s'assemble! + +Léocadie, à cette absurdité, eut un sourire que le mari interpréta à sa +façon: + +--Oh! fit-il, je sais pourquoi tu ris... et je suis complètement de ton +avis... À choisir entre le beau gars et moi, je me préférerais de +beaucoup. + +--Va donc mettre tes fourneaux en train, tu te gratteras plus tard, +ordonna moqueusement Léocadie, en songeant au dîner commandé par les +bateliers qui allaient baptiser leur bateau neuf. + +Deux heures plus tard la _Biche-Blanche_ résonnait des cris et des +chants des cinq hommes de l'équipage du bateau, qu'on voyait de l'autre +façade de l'auberge, amarré au bord de la Sarthe. Construit en amont de +la rivière, ce bateau allait, par la Sarthe et la Mayenne, faire son +premier voyage en Loire, jusqu'à Nantes. + +Les cinq bateliers étaient gens consciencieux qui voulaient, quittes à y +mettre le temps nécessaire, que leur bateau fût sérieusement baptisé. +Ils y employèrent deux jours, pendant lesquels se forma en même temps, à +la _Biche-Blanche_, un convoi de rouliers qui gagnaient Saint-Malo, par +Laval et Fougères. Ce fut une ripaille monstre qui tint le +Saucisson-à-Pattes presque perpétuellement devant ses casseroles. + +À ces intrépides fricoteurs arrivèrent, le second jour, se mêler deux +rouliers qui, eux, descendaient de Chartres. + +--Il va y avoir, aujourd'hui, à Chartres, vingt-trois personnes qui +passeront un fichu quart d'heure, annonça un de ces deux derniers +arrivés. + +Alors, il conta qu'à son passage par la ville, on parlait, pour le +jeudi, à midi, de l'exécution des vingt-trois condamnés de la bande +d'Orgères. + +Sur ce, chacun dit son mot, tant et si haut, que le Saucisson-à-Pattes, +qui entendait au fond de sa cuisine, abandonna ses fourneaux pour venir +souffler à l'oreille de chacun, d'une voix effrayée, sa fameuse +recommandation: + +--Mais taisez-vous donc, devant ma femme! Si elle allait me donner un +enfant sans tête!!! + +Comme, inévitablement, il devait se trouver là un farceur qui, déjà, +avait fait poser le grotesque crétin, il ne manquait pas de demander: + +--Tu n'as donc pas été à Cormières, citoyen? + +--Non... quoi faire? + +--En pèlerinage... Il y a une pierre où vont s'asseoir tous les papas, +après avoir donné leur offrande au capucin. + +--Et quand on s'est assis? + +--On obtient des fils, non seulement exemptés des moindres difformités, +mais si solidement bâtis que, pendant toute leur existence, ils pissent +à plus de six pieds devant eux! + +Car ce pèlerinage, aujourd'hui oublié, existait encore en 1800, époque +de notre récit. Pendant plus d'un demi-siècle, les pères crédules +allèrent s'asseoir sur la pierre pour assurer à leurs rejetons la santé +qui devait s'affirmer par une telle puissance de jet. + +Pendant qu'il est question de ce pèlerinage, autant dire tout de suite +ce qui le discrédita. Une belle nuit, un plaisant sceptique alla, non +pas s'asseoir, mais s'accroupir sur la pierre. Bien que le genre de +dépôt qu'il y laissa passe pour porter bonheur, aucun évêque n'ayant +voulu venir, en grande pompe, purifier, par ses prières au Très-Haut, la +pierre profanée, elle passa pour avoir perdu toute sa vertu +(_historique_). + +On comprend que sur la bêtise profonde de l'aubergiste de la +_Biche-Blanche_, le pèlerinage de Cormières devait faire une impression +sérieuse. + +--Tu en es certain? demanda-t-il au conseilleur. + +--J'ai connu Gorget, dont le père avait été, jadis, s'asseoir. Non +seulement il avait sa tête, mais encore, à soixante ans passés, il +arrosait ses fleurs à plus de huit pieds de distance. + +--Huit?... Tu disais d'abord six, citoyen. + +--Oui, mais le père de Gorget était resté assis plus d'une heure. + +--Moi, je resterai assis toute une nuit... Je tiens trop à ce que mon +fils ait une tête. + +--Et le reste? + +--Oh! le reste! dit dédaigneusement le Saucisson-à-Pattes avec une moue +témoignant qu'il faisait bon marché de l'autre particularité. + +--Alors, citoyen, si tu n'as pas la foi complète, il est inutile d'aller +à Cormières, débita sévèrement le conseilleur. + +--Va donc pour le reste! s'écria l'aubergiste avec empressement. + +Le lendemain, sur les midi, l'auberge était vide de tous buveurs. Le +convoi de rouliers était parti à l'aube. Les bateliers étaient remontés +à bord et devaient démarrer dans quelques heures. + +Alors le Saucisson-à-Pattes s'approcha de la Saute, que la menace +d'adieu du Beau-François rendait rêveuse. + +--Sais-tu, poule chérie, ce que tu devrais faire, si tu étais gentille +pour ton adoré mignon d'époux? + +--Quoi? + +--Me permettre d'aller à Cormières. + +--Pour? + +Le gros homme prit un air mystérieux. + +--Je te le dirai plus tard, dit-il. + +Accorder la permission, c'était, en somme pour Léocadie, être +débarrassée de son abruti pendant deux ou trois jours. + +--Va donc à Cormières, accorda-t-elle. Pourquoi ne partirais-tu pas par +le bateau qui va descendre la Sarthe? On te débarquerait pas loin de ce +village. + +--Tiens! c'est une idée! + +Et, aussitôt, pour prévenir le patron du bateau qu'il monterait à bord +au départ, le Saucisson-à-Pattes se dirigea vers la rivière en murmurant +avec un frisson de joie: + +--Il aura une tête!!! Et il arrosera une fleur à huit pieds de distance! + + + + + VI + + +Oui, elle était rêveuse, cette bonne Léocadie, autrement dite la Saute! +Et elle avait grave motif de rêver, car elle croyait encore entendre +retentir la voix furieuse et menaçante du Beau-François, il y avait +trois jours, quand il était parti. Un petit frisson lui courait dans le +dos au souvenir de son ex-amant, qu'elle revoyait s'avançant vers elle +pour l'étrangler. Sans l'autre, le Marcassin, qui avait entraîné le +furibond, elle allait y passer! + +--Il n'a pas voulu croire que j'ai été volée de mon argent, se +disait-elle. + +Et pourtant, c'était la vérité. Douze cents beaux écus, qu'elle avait +cachés en un creux ménagé dans une des pannes de la charpente de toiture +du grenier, lui avaient été dérobés. + +Par qui?--Avec son mari et elle, le personnel de la maison consistait en +une servante et un valet d'écurie. + +Pas un instant, Léocadie n'avait pu soupçonner son mari, trop stupide +d'abord et, ensuite, beaucoup trop gêné et alourdi par son énorme +embonpoint pour avoir pu, avec sa légèreté d'hippopotame, se risquer sur +la mince échelle qui conduisait au grenier. + +Le valet d'écurie, qu'elle avait trouvé déjà en place à l'auberge, quand +elle y était venue après son mariage, et qui répondait au nom de +Pancrace, était un homme d'une quarantaine d'années, solide et souple, +mais une sorte d'abruti qui, en dehors des chevaux qu'il aimait, n'avait +d'autre goût que celui de la pêche. Chargé d'alimenter la +_Biche-Blanche_ de poissons, Pancrace, monté sur le bateau de l'auberge +et son filet en main, passait sur la Sarthe le temps que lui laissait +les chevaux des voyageurs. Pas buveur, d'une taciturnité remarquable, +d'une patience extraordinaire, Pancrace était la bête noire du +Saucisson-à-Pattes qui, par cela même que le valet ne lui répondait pas, +était heureux de faire acte d'autorité avec cet être aussi inoffensif +que muet. + +Donc Pancrace n'était pas le voleur. Restait encore à accuser la +servante ou, pour mieux dire, l'ancienne servante, la Perpétue, celle +que, après son départ de la maison, le Saucisson-à-Pattes avait +rencontrée si bien nippée dans les rues du Mans. + +--C'est cette fripouille qui a fait le coup. Ce qu'elle avait sur le dos +a été acheté avec mes écus volés, pensait Léocadie. + +En plus que la servante partie était jeune, gentille et gracieuse, +qualités qui avaient rendu la maîtresse hargneuse à son égard pendant +qu'elle avait servi à la _Biche-Blanche_, elle était devenue, depuis +trois jours que le vol avait été découvert, l'objet de la rancune +haineuse de la Saute. + +--Son vol a failli me faire tuer par François quand il a vu qu'il +fallait se brosser le ventre de mes écus... Oh! que je la rencontre +jamais, la Tarpiaude; elle me paiera la peur que, grâce à elle, m'a +donnée cette brute furieuse, grinçait-elle avec une rage sourde qui +concernait à la fois Perpétue et le Beau-François. + +Et, de fait, cette peur de Léocadie durait encore. Le mouvement et le +train qui s'étaient faits pendant les trois jours que l'auberge avait +été pleine ne l'avaient pas, par moments, empêché de frémir à la pensée +que le Beau-François avait promis de revenir bientôt. + +Telles étaient donc les méditations sombres de la Saute, restée dans la +grande salle, pendant que son mari était allé demander au patron du +bateau _la Juliette_ de le prendre à son bord pour lui faire descendre +la Sarthe jusqu'aux environs du fameux pèlerinage de Cormières. + +Un bruit sur la route tira Léocadie de sa rêverie noire et la fit courir +sur le seuil de la porte pour recevoir les voyageurs qu'elle supposait +lui arriver. + +--Oh! le Beau-François! murmura-t-elle en reculant épouvantée. + +Elle venait de voir, s'avançant vers l'auberge, cette même voiture +vendéenne dans laquelle, trois jours auparavant, était parti son +ex-amant. + +Cette fois, au lieu de l'ouverture qu'elle laissait sur le devant, la +bâche, soigneusement tendue sur ses cerceaux, fermait la voiture de tous +les côtés. + +Le bidet d'attelage, solide bête qui pourtant ne payait pas de mine, +marchait entre deux cavaliers qui, sur son pas, réglaient celui de leurs +montures. + +Ces deux cavaliers étaient le Marcassin et le Beau-François. + +Ils arrivaient, sans se douter qu'à leur sortie au point du jour, de la +maison des Buchard, ils avaient été signalés par Fichet au lieutenant +Vasseur. + +Fidèle à sa parole, le Marcassin était venu reprendre François à +l'auberge des Buchard, où le chef-Chauffeur avait attendu son retour de +cette expédition secrète que le faux chouan avait à pousser plus loin +que Chartres. + +Vers la fin de la nuit, le Marcassin était arrivé chez les Buchard, +donnant l'ordre qu'on éveillât le Chauffeur. Le temps bien juste de +faire manger l'avoine à son bidet, et Marcassin voulait se remettre en +route. + +Pendant qu'on rentrait, sans dételer la bête, la voiture dans la cour +pour qu'elle échappât aux yeux de tout curieux que le hasard ferait +passer à cette heure nocturne sur la route, le Beau-François avait eu le +temps d'être sur pied. + +Seulement, lui qui s'attendait à voyager en voiture, avait été surpris +quand le Marcassin, en lui montrant deux chevaux attachés derrière la +voiture hermétiquement couverte de sa bâche, lui avait dit: + +--Nous allons à cheval, compagnon. + +Et, sitôt les deux hommes en selle, on avait repris le voyage. La route +s'était poursuivie lentement, presque sans parler, car la conversation +s'était bornée à un échange de courtes phrases. + +--Où arrêtons-nous? avait demandé le Beau-François. + +--Là où je suis venu te trouver il y a trois jours... à la +_Biche-Blanche_. + +Ce lieu faisait l'affaire du Beau-François; mais, dans le but de sonder +les projets du faux chouan, il avait objecté avec surprise: + +--Pourquoi ne pas pousser jusqu'au Mans qui n'est qu'à une petite lieue +de la _Biche-Blanche_? + +--Parce que, au Mans, où ton signalement doit t'avoir précédé, je ne me +soucie pas d'être trouvé en ta compagnie, avait répondu sèchement le +Marcassin. + +Si terrible que fût le faux chouan, le Beau-François, outre qu'il était +un véritable hercule, était trop brave pour reculer devant une lutte. +S'il refoulait la colère que faisait naître en lui le ton de supériorité +que prenait le Marcassin à son égard, c'était qu'il savait combien ce +sauvage compagnon devait lui être utile dans les nouveaux pays qu'il +allait exploiter. + +Et puis, un autre motif le rendait muet. Depuis le départ de la maison +des Buchard, sa curiosité lui avait fait vingt fois déjà se demander ce +que contenait la voiture si bien fermée. Que pouvait le Marcassin être +allé chercher plus loin que Chartres? + +En sa mémoire revenait la recommandation faite par le faux chouan +lorsqu'il lui avait dit: «J'ai un avis à te donner, garçon. Tu as beau +être bien grand, bien fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand +je te prendrai au retour chez les Buchard, de t'occuper de ce que je +ramènerai dans ma voiture.» + +Le Beau-François dédaignait la menace voilée sous ces paroles, mais à +quoi bon contenter sa curiosité de vive force, quand, avec un peu de +patience, il devait tout naturellement, et sans le moindre danger, +bientôt la satisfaire. + +--Il faudra bien que je le sache quand nous arriverons à la +_Biche-Blanche_, finit-il par se dire. + +Léocadie avait donc tort de s'épouvanter du retour du Beau-François, +lorsque, du seuil de son auberge, elle voyait s'avancer voitures et +cavaliers. Momentanément du moins, elle n'avait rien à craindre des +rancunes de son ancien amant, car le beau gars avait autre martel en +tête. + +La preuve en fut que l'ex-Chauffeur, quand il eut mis pied à terre et +donné la bride de son cheval à Pancrace, le valet d'écurie, accouru pour +prendre les montures, marcha droit à Léocadie. En le voyant arriver, +elle recula de quelques pas dans la grande salle pour que Pancrace ne +pût entendre ce que François allait lui dire. + +--Eh bien, la Saute, as-tu retrouvé ton argent? demanda-t-il en souriant +et d'une voix qui n'avait aucune intonation hostile. + +Avant que la Saute fût revenue de la surprise causée par ce changement +d'humeur, le Beau-François reprit du même ton bon enfant: + +--Allons, ma fille, n'aie plus peur. Je te tiens quitte de ces écus, +mais à la condition que voici... + +Il allait continuer quand, soudain, il se retourna au contact d'une main +qui se posait lourdement sur son épaule. C'était celle du Marcassin qui, +tout tranquille, débita de sa voix rauque: + +--Veux-tu me faire un vrai plaisir, mon brave garçon? + +Puis, immédiatement, avant toute réponse, il s'adressa à la Saute: + +--D'abord, toi, la belle, va ouvrir la trappe de la cave, commanda-t-il. + +Et quand Léocadie eut obéi, le Marcassin, en montrant l'ouverture +béante, dit à François: + +--Pendant dix minutes, va donc chercher dans la cave si j'y suis. + +C'était net, clair, précis. Le Marcassin avait besoin de se débarrasser +de la présence du Beau-François pour pouvoir faire sortir de la voiture +son mystérieux contenu. Avec un adversaire tel que l'était le chef +redoutable de l'ancienne bande d'Orgères, un autre y eût regardé à deux +fois avant de lâcher son audacieuse injonction aux gens d'aller voir +dans la cave s'il y était. Lui, le faux chouan, s'y prenait carrément, +sans la plus mince hésitation, presque en bonhomme persuadé qu'on sera +tout heureux de lui obéir. + +À cette sorte d'ordre, le Beau-François s'était dressé de toute la +hauteur de sa taille gigantesque, la raillerie aux lèvres, toisant d'un +regard de mépris cet imprudent qui lui allait tout au plus au menton. + +--Au nom de quoi parles-tu ainsi, compère? demanda-t-il en gouaillant. + +--Au nom d'une de tes pattes que tu pourrais bien te faire casser, si tu +ne te décides pas à descendre dans la cave de bonne volonté, répondit +simplement le Marcassin, sans que sa voix montât d'un ton. + +--Vas-en chercher encore deux comme toi, lâcha le colosse en éclatant de +rire. + +Mais ce rire ne s'était pas éteint que le Beau-François se sentait +enserré comme dans un cercle de fer qui lui plaquait les bras au corps, +et soulevé de terre en même temps que, d'une voix bien calme, le +Marcassin lui disait: + +--Gare à tes pattes en tombant, mon garçon. + +Et, emportant son fardeau au-dessus de la trappe ouverte, le faux chouan +laissa tomber François dans le trou béant. + +Après avoir rabaissé et verrouillé la trappe, il se retourna vers la +Saute abasourdie par cette preuve de vigueur extraordinaire: + +--Ta cave n'a pas d'autre sortie? demanda-t-il. + +Répondre que oui, c'était, pour Léocadie, donner à soupçonner au +Marcassin que, trois jours auparavant, lorsqu'elle avait été enfermée +aussi dans la cave, elle s'en était échappée pour venir écouter. + +--Non, dit-elle sans hésiter. + +Le Marcassin n'était pas de ceux qui s'épuisent en mièvreries de langage +avec le beau sexe. Il parlait peu, mais il savait se faire comprendre +des dames. La Saute n'eut pas besoin de le faire répéter quand il lui +eut dit: + +--Je te préviens, la gueuse, que je te tordrai le cou si tu ouvres la +trappe à François sans ma permission. + +Sur cette recommandation, il partit, se dirigeant vers la voiture de son +pas lourd et calme, suivi par le regard, presque reconnaissant, de +Léocadie qui murmurait: + +--Il a du bon, cet ours-là... surtout s'il a la main assez heureuse pour +tuer son homme du coup. + +Cette supposition était d'autant plus admissible que le grand gars, +après sa chute dans la cave, n'avait poussé ni cri ni gémissement. + +Le Beau-François avait eu une excellente raison pour n'avoir ni crié ni +gémi, car il avait été étourdi sur le coup. Mais, bientôt, il avait +repris connaissance et, au souvenir de l'affront reçu, sa première +pensée avait été de se venger de celui dont la force le faisait son +maître. + +--C'est du bien de sa grand'mère, ça lui reviendra! avait-il grondé +furieusement. + +Alors, il avait voulu sortir de la cave, en soulevant la trappe, dont la +résistance lui avait appris que les verrous étaient poussés. + +--Si le Marcassin allait filer pendant que je suis enfermé! se dit-il, +pris d'un redoublement de rage, en songeant que son ennemi pouvait lui +échapper. + +À nouveau, il tenta de soulever la trappe. + +Comme il s'épuisait en efforts inutiles, un faible bruit se fit entendre +dans l'obscurité de la cave. + +--Quelqu'un était-il descendu ici avant moi? se demanda-t-il en prêtant +l'oreille. + +Une voix prudente prononça bien bas: + +--C'est moi, la Saute. Je viens te délivrer... Donne-moi la main, +laisse-toi guider. + +C'était, en effet, Léocadie. En forte ménageuse de la chèvre et du chou, +la digne créature s'était dit que, par cela même qu'un dogue a été rossé +par un puissant molosse, il n'en est que plus ardent à mordre les autres +chiens moins vigoureux que lui. Donc, elle avait à craindre que, tôt ou +tard, le Beau-François la rendît responsable d'une défaite dont elle +avait eu le tort d'être témoin. En vertu de ce raisonnement, qui ne +manquait pas de justesse, elle avait pénétré dans la cave par la porte +du cellier et, dans l'ombre, elle était arrivée au pied de l'escalier en +haut duquel son ancien amant tentait de soulever la trappe. + +Elle savait le colosse difficile à contenter. Il était homme à ne pas +lui tenir compte de l'avoir délivré, en arguant qu'elle l'avait fait +bien tard. Aussi s'empressa-t-elle de prévenir cette ingratitude en +ajoutant: + +--Il m'a été impossible de venir plus tôt. L'ours me surveillait tout en +s'occupant de sa voiture. + +--Oh! oh! fit joyeusement le Beau-François, qui descendit à la hâte +l'escalier pour venir prendre la main de la Saute, qu'il serra fortement +dans la sienne comme s'il craignait de laisser s'enfuir celle qui allait +enfin satisfaire sa curiosité. + +--Tu l'as vu s'occuper de sa voiture? répéta-t-il. + +--Je l'ai vu, tant et si bien, que je sais ce qu'elle contenait, cette +voiture soigneusement bâchée, appuya Léocadie en riant. + +--Quoi donc? + +--D'abord une vieille femme, à tournure de servante. + +--Que faisait-elle là dedans? Du diable si je me serais douté que +c'était une vieille femme que le Marcassin cachait si soigneusement. + +--Attends donc la suite; la duègne n'était pas seule. Après elle, est +venue une jeune fille. + +--Jolie? demanda vivement François. + +--Jolie, gracieuse, charmante. + +Et, en traînant ses mots, la Saute, qui savait faire vibrer une des +cordes sensibles du beau gars, débita un peu railleusement: + +--Oh! oui, jolie! un de ces morceaux de roi qui ne sont pas pour ton +bec. + +La piqûre fut sensible à l'amour-propre du Beau-François qui se posait +en bourreau des coeurs. + +--Pas pour mon bec, pas pour mon bec, répéta-t-il avec un rire de +fatuité. Pourtant, si je le voulais bien. + +--Alors je te conseille de ne pas vouloir, débita Léocadie avec +intention. + +--Parce que? fit François sèchement. + +--D'abord parce qu'il y a gros à parier que la fille ne voudrait pas de +toi... et ensuite... + +Elle mit une petite pause avant d'achever sa phrase, puis avec +hésitation: + +--Et, ensuite... tu devines bien pourquoi? + +--Non. Dis. + +--Parce que la jeune fille est sous la protection de l'ours et, tu le +sais, il en cuit d'avoir affaire à cet animal féroce. + +Le «tu le sais» n'avait l'air de rien, mais il heurta douloureusement la +vanité du Chauffeur qui gronda: + +--Sois tranquille. Je me vengerai de lui avant peu. + +Il faut rendre justice à la Saute. Elle savait jouer à ravir du +Beau-François. En descendant dans la cave, elle s'était dit: + +--Puisque la guillotine ne m'a pas débarrassée de cette grande brute, il +faut le mettre sérieusement aux prises avec le Marcassin qui m'en +délivrera. + +On le voit, elle agissait en conséquence. + +Sans doute qu'en pensant à sa vengeance, le Beau-François avait trouvé +le moyen de la rendre plus complète, car il reprit: + +--Tu dis que le Marcassin paraît tenir à cette jeune fille? + +--Comme à la prunelle de ses yeux; il la choie au possible. Pour elle, +l'ours se fait mouton. + +--Bien! bien! lâcha le Chauffeur en riant. + +Jugeant que le Beau-François n'était pas encore assez monté, la Saute +pesa sur la chantrelle en s'écriant d'une voix effrayée: + +--François! François! je devine ton projet à l'égard de cette jeune +fille. Je t'en supplie, renonces-y. Songe au Marcassin qui te tuerait. + +--Ah çà! ma fille, tu oublies donc que je suis le Beau-François? débita +le Chauffeur d'une voix vibrant de tout l'orgueil de sa réputation +sinistre. + +Certes, il était bien amorcé. La Saute pouvait le lâcher contre le +Marcassin. Néanmoins, elle pensa que deux motifs vaudraient mieux qu'un +pour le mettre aux prises avec l'ennemi. + +Aussi, d'un ton qui prêchait la prudence: + +--Je sais bien que tu es brave, dit-elle. N'empêche que moi, à ta place, +il est une chose que je préférerais de beaucoup à la jeune fille. + +--Quoi donc? + +--Ce que le Marcassin a retiré de la voiture après que les femmes en ont +été descendues. + +--Qu'était-ce? fit le colosse étonné. + +--Un énorme pot en grès... un de ces pots où se conservent les +salaisons. + +À ce «pot de salaisons», que la Saute lui proposait comme compensation, +le Beau-François partit d'un franc éclat de rire et riposta: + +--Non. Grand merci! je n'aime pas la viande salée. + +Ensuite, reparlant de la jeune fille: + +--Je lui préfère la chair fraîche. + +--Heu! heu! il y a pot et pot, avança gouailleusement la Saute. + +--Ce qui veut dire? + +--Que le pot du Marcassin, à défaut de salaison, contient quelque chose +qui est du goût de pas mal de monde. + +--Quoi donc? + +--De l'or. Quand le sauvage le portait, le pied lui a buté sur le seuil +de la maison; alors j'ai entendu certain bruissement qui a trahi le +contenu. + +--Oh! oh! lâcha François, devenu subitement moins dédaigneux. + +--Et il doit y avoir une jolie somme si le pot est plein, car il est +d'une belle taille, insista Léocadie. + +Le Chauffeur aimait l'or. Depuis son évasion, le besoin de se cacher +l'avait amené à une profonde détresse. Tous ses appétits se réveillèrent +ardents à la pensée de cet or, qui lui permettrait de leur donner +satisfaction. + +--Où le Marcassin a-t-il déposé son fardeau? demanda-t-il. + +--Il l'a laissé dans la chambre où s'est enfermée la jeune fille pour y +reposer quelques heures, chambre qui communique avec celle de la vieille +femme qui l'accompagne. + +Sans l'obscurité de la cave, la Saute aurait pu voir le sourire de +François qui murmura: + +--Or et jeune fille, double moyen de me venger du Marcassin. + +Si faiblement qu'elles eussent été dites, ces paroles avaient été +entendues par Léocadie qui, elle, sans commettre l'imprudence de +réfléchir à mi-voix, eut cette joyeuse pensée: + +--Double moyen de te faire casser les reins, grand butor!... Ouf! je +vais donc en être délivrée!!! + +Tout aussitôt, le Chauffeur reprit: + +--Lui? Qu'est-il devenu? + +--Qui? le Marcassin? + +--Oui. A-t-il aussi pris une chambre? + +--Je n'en sais rien. J'ai laissé à ma servante le soin de s'occuper de +lui, car j'étais pressée de venir te délivrer... Vrai! j'ignore ce que +l'ours est devenu. + +Elle achevait de parler, quand, au-dessus de leurs têtes, sur la trappe, +on entendit un bruit sourd, semblant résulter d'une forte secousse. + +Puis le silence se fit. + +--Qu'est-ce? demanda Léocadie baissant la voix. + +--Conduis-moi plus loin dans la cave, je te le dirai, lui souffla le +Beau-François à l'oreille. + +En le guidant à travers la cave obscure, la Saute sentit la main du +Chauffeur, qu'elle tenait dans la sienne, secouée par un tressaillement +qui devait agiter tout le corps. + +--Qu'as-tu? demanda-t-elle, quand elle l'eut amené dans un second +caveau. + +--Laisse-moi, ma fille, rire à mon aise, répondit la voix joyeuse du +grand gars. + +--Rire de quoi? + +--De ce bruit que nous venons d'entendre sur la trappe et dont j'ai +deviné la cause. + +À mots hachés, car il étouffait à contenir son rire, le Chauffeur +parvint à dire: + +--C'est notre imbécile de Marcassin qui, pour me garder prisonnier dans +cette cave, dont il ignore l'autre issue, vient de se coucher sur la +trappe. + +Et d'une voix qui, soudainement, avait repris le ton du commandement, il +ajouta: + +--Conduis-moi vite dehors, la Saute, le temps presse. + +Sans doute que les dix pas qu'ils venaient de faire avaient donné à +François le temps de combiner son plan, car, lorsque Léocadie l'eut +introduit dans le cellier sur lequel débouchait la cave, il demanda: + +--Où est l'écurie? + +--Là, en sortant, à gauche dans la cour. + +--Je n'y trouverai personne? Nul valet d'écurie, n'est-ce pas? + +À cette question, le regard de Léocadie, passant par l'étroite fenêtre +du cellier, alla chercher sur la Sarthe, qui coulait à vingt pas, de ce +côté de l'auberge. + +--Non, répondit-elle, car je vois là-bas Pancrace, sur son bateau, +jetant ses filets. + +Et, en même temps, ses yeux remontant le cours de la rivière, aperçurent +_la Juliette_ s'apprêtant au départ. Sur le pont se voyait le +Saucisson-à-Pattes causant avec le maître marinier auquel, sans doute, +il demandait son passage jusqu'au pèlerinage de Cormières. Suivant son +habitude, il est probable que l'énorme grotesque devait lâcher +quelques-unes de ses stupidités, car, derrière lui, deux bateliers, qui +écoutaient son dialogue avec le patron, se tenaient les côtes de rire. + +Ainsi tourné dans cette direction, le regard de la Saute fut attiré plus +en amont de la rivière par un individu qui arrivait en suivant le +rivage. + +C'était un long personnage, tellement maigre qu'à cette distance il se +dessinait comme une perche sur l'horizon. + +--Quel est cet efflanqué? se demanda-t-elle en examinant l'arrivant dont +les jambes démesurées arpentaient le chemin avec la vitesse d'un cheval +au petit trot. + +Une seconde avait suffi à la Saute pour que son rapide coup d'oeil eût +successivement aperçu Pancrace, le Saucisson-à-Pattes et celui qu'elle +traitait d'efflanqué. Il n'y eut donc pas d'intervalle entre sa réponse +sur le valet d'écurie et cette nouvelle question du Beau-François. + +--Où sont les chambres des deux femmes? + +--En haut. Les deux portes en face de l'escalier. + +--Celle de la jeune fille? + +--À gauche. + +--Ces deux chambres, malgré leur entrée séparée, communiquent entre +elles, m'as-tu dit? + +--Oui, par une porte que la vieille, quand la jeune femme fut entrée +dans sa chambre, a refermée devant moi en disant: «Tâchez de reposer un +peu, ma bonne Gervaise.» + +--Et la voiture qui nous a amenés, le Marcassin et moi? continua +François qui, tout en interrogeant, échafaudait son plan de vengeance, +car, le regard dans le vide, il ne s'apercevait pas que la Saute lui +tournait le dos. + +--Votre voiture est sous le porche, avec son bidet toujours dans les +brancards. Tout en laissant Pancrace conduire vos chevaux à l'écurie, le +Marcassin s'est opposé à ce que le bidet fût dételé: il s'est contenté +de lui mettre sa musette d'avoine. + +En répondant ainsi, Léocadie, les yeux toujours tournés vers la fenêtre, +était distraite par la vue du grand échalas ambulant qui se rapprochait +de plus en plus. + +--Tiens! il a un fusil en bandoulière, se dit-elle en relevant ce détail +que la distance raccourcie lui permettait maintenant de constater. + +L'homme maigre s'était brusquement arrêté et, se faisant de la main une +visière sur les yeux, car il recevait le soleil en pleine figure, il +s'était mis à examiner les lieux qu'il allait atteindre. Au mouvement de +sa tête, il était facile de deviner que son attention allait du bateau +_la Juliette_ à l'auberge de la _Biche-Blanche_. + +Puis, sans doute pour se rendre compte du chemin parcouru, il exécuta un +demi-tour sur place et se mit à regarder au loin. + +La Saute eût peut-être observé encore longtemps cet individu décharné, +si, tout à coup, un craquement sec, qui se fit entendre derrière elle, +ne l'eût fait brusquement se retourner. + +Le bruit était causé par la détente d'un long couteau que le +Beau-François venait d'ouvrir après l'avoir tiré de sa poche. Ce +couteau, la Saute le connaissait. Deux fois elle avait vu le Chauffeur, +impitoyable, en frapper ses victimes. + +La lueur de la lame qui brillait dans la demi-obscurité du cellier la +fit frissonner. Allait-il la tuer pour qu'elle ne mît pas obstacle à ses +projets? + +Elle se trompait. Le Beau-François, lui mettant la main sur l'épaule, +accentua d'une voix qui sonnait la menace: + +--Écoute-moi bien, la Saute: si tu tiens à ta peau, tu vas rester ici +sans t'occuper de ce qui se passera là-haut dans un instant. Ne sois ni +pour ni contre moi dans ce que je vais tenter; c'est tout ce je demande. +À cette condition, je te jure que si je ne suis pas tué par le +Marcassin, je ne troublerai plus jamais ta vie. + +Et le colosse, sortant du cellier, disparut dans la direction des +écuries. + +L'épouvante de la mort avait été terrible pour la Saute, qu'un violent +tressaillement avait secouée dans tout son être. Au frisson de peur +succéda un élancement aigu qui lui traversa les flancs. Sous l'effet de +l'émotion effroyable qu'elle avait éprouvée, la crise d'une maternité +prochaine venait de se déclarer. + +Affolée par les douleurs lancinantes qui lui déchiraient les entrailles, +elle oublia la défense faite par François de quitter le cellier, et, +sortant, elle voulut gagner sa chambre. S'accrochant à tout ce qui +pouvait soutenir sa marche, étouffant ses cris, elle parvint, au prix de +tortures inouïes, à monter l'escalier. + +Arrivée devant sa chambre, qui s'ouvrait en face de celles des deux +femmes, la force lui manqua, et, pantelante de souffrance, elle +s'affaissa sur le sol près d'une des deux portes. + +--Madame! madame! gémit-elle désespérément en frappant à cette porte. + + + + + VII + + +Ce voyageur, dont l'extrême maigreur avait tant étonné Léocadie, alors +que, par l'étroite fenêtre du cellier, elle l'avait regardé arrivant +vers la _Biche-Blanche_, n'était autre, on a dû le deviner, que notre +ancienne connaissance, Barnabé Fil-à-Beurre, marchant en éclaireur +devant le lieutenant Vasseur et ses deux hommes, qui le suivaient à une +petite demi-heure de distance. + +À deux cents toises de l'auberge, comme l'avait remarqué la Saute, le +squelette s'était arrêté, la main en visière sur les yeux, pour étudier +l'aspect extérieur de l'auberge. + +--Bonne mine, cette hôtellerie! se disait-il. À coup sûr, le lieutenant +ne voudra pas s'y arrêter, car le Mans n'est qu'à une petite lieue et +mieux vaut y filer tout droit; mais rien n'empêche, pour donner le temps +aux autres de me rejoindre, que je m'y rafraîchisse un peu le gosier. + +Dans cette intention, il avait voulu se remettre en marche, mais il +avait été retenu sur place par la vue du bateau _la Juliette_, qu'il +s'était mis à examiner en se disant: + +--Sans nos chevaux, ce serait encore là le moyen le moins périlleux pour +nous de voyager... Mais, bast! allez donc parler de cela au lieutenant, +qui aime les aventures à coups de fusil... + +Et, en souriant, l'échalas avait achevé: + +--Ainsi que moi, du reste. + +Ensuite, comme son regard passait en revue l'équipage du bateau qui se +trouvait sur le pont, il s'écria avec une sincère admiration: + +--Oh! oh! voici un citoyen qui jouit d'une bien magnifique santé! Il +aurait de la graisse à me revendre! À lui tout seul il vaut un +chargement pour le bateau. + +Inutile de dire que ces paroles de Fil-à-Beurre étaient motivées par la +vue du Saucisson-à-Pattes qui, à ce moment précis, quittant le bord, +venait de s'engager sur la planche en pente qui formait passerelle du +rivage au bateau. + +--On croirait voir un éléphant qui danse sur la corde! pensa le +squelette en éclatant de rire au spectacle qui s'offrait à lui. + +En effet, la planche, sous le poids extraordinaire qu'elle avait à +supporter, avait fléchi. Il était évident qu'elle allait craquer au plus +petit mouvement du mastodonte qui, les bras étendus en balancier, +n'osait plus avancer ni reculer, et poussait des hurlements désespérés +qui accusaient son peu de goût pour le bain qu'il courait risque de +prendre dans la Sarthe. + +À ces cris, un homme qui pêchait en aval de la rivière s'était empressé +de pousser son bateau au rivage et d'accourir au secours du gros homme. +En lui tendant une perche de filet en guise de rampe, il parvint à +l'amener sur le plancher des vaches. + +Alors, délivré et libérateur avaient marché vers l'auberge pendant que +les mariniers qui, au lieu de porter secours, avaient assisté en riant à +la scène, rentraient sous le pont du bateau où venait de les appeler une +cloche qui, tintant sur le pont près d'un tuyau d'où sortait de la +fumée, devait être secouée par le cuisinier de la _Juliette_, convoquant +son monde à dîner. + +À mi-chemin de l'auberge et de la rivière, le gros homme avait été +abordé par une servante accourue à toutes jambes de la maison. Elle +n'avait prononcé qu'une courte phrase et aussitôt Fil-à-Beurre avait vu +l'énorme bonhomme gesticuler joyeusement et marcher en toute hâte vers +la _Biche-Blanche_. + +--On vient de lui annoncer un heureux événement, pensa Barnabé. + +Quittant son poste d'observation, il se remit en marche. Seulement, au +lieu de suivre le bord de l'eau, il fit un crochet afin de regagner la +grand'route pour s'assurer s'il ne verrait pas poindre au loin le +lieutenant et ses deux hommes. + +--J'ai tout le temps d'avaler une potée de vin, se dit l'échalas après +avoir constaté qu'aussi loin que le regard pouvait s'étendre, la route +était déserte. + +Et il se retourna vers l'auberge dans laquelle il allait pénétrer par la +façade donnant sur la route. + +Soudainement, il vit sortir du porche de la _Biche-Blanche_ une voiture +basse et bâchée, attelée d'un vigoureux bidet qui partit ventre à terre +dans sa direction. Telle était la rapidité de sa course que c'était à +croire l'animal affolé par quelque terrible souffrance. Il passa, +hennissant de douleur, devant Fil-à-Beurre, qui n'eut que le temps de se +jeter sur le bas-côté de la route, pour n'être pas renversé par les +roues de la voiture, léger véhicule que le cheval, dont les forces +étaient décuplées par la furie, entraînait avec une si vertigineuse +vitesse, qu'il fut impossible à l'échalas de voir si elle contenait +quelqu'un. + +--Arrêtez-le! arrêtez-le! cria une voix furieuse au moment où la voiture +passait devant lui. + +Fil-à-Beurre tourna la tête. + +Un homme, qui venait de s'élancer de l'auberge, accourait de son côté à +la poursuite de la voiture. + +--Voici une laide figure que je connais! pensa le squelette en regardant +le coureur venir à lui. + +Puis, un souvenir l'éclairant: + +--C'est le Marcassin, se dit-il. + +Et, immédiatement, pris de désespoir, il se demanda: + +--Gervaise est-elle dans cette voiture? + +Bien qu'il fût trop tard, le Marcassin arrivait, fou de rage, criant +toujours: + +--Arrêtez-le! arrêtez-le! + +--N'importe comment? demanda Fil-à-Beurre au faux chouan qui allait +l'atteindre. + +--N'importe comment! répondit le Marcassin. + +Prompt comme l'éclair, l'échalas eut son fusil en main. + +La voiture était déjà à plus de quatre-vingts pas, protégeant de son +arrière-train le corps du cheval dont on n'apercevait plus que les +jambes. + +Fil-à-Beurre ajusta et fit feu. + +La voiture s'arrêta subitement. + +La balle avait cassé une jambe du cheval. + +--Eh! eh! je n'ai pas été trop maladroit, se dit Fil-à-Beurre en +s'élançant sur les talons du Marcassin, qui avait repris sa course en +hurlant d'une voix qui, à présent, frémissait d'une joie féroce: + +--Je vais t'étrangler, mon Beau-François! + +Sur les jambes du chouan, les longues perches du squelette devaient +avoir raison. Fil-à-Beurre arriva premier à la voiture dont son regard +rapide sonda l'intérieur. + +--Vide! s'écria-t-il. + +La voiture, en effet, ne contenait personne. + +--Vide! répéta le Marcassin qui arrivait à son tour. Je me suis laissé +prendre à une ruse du Beau-François. + +--Et voici qui devait vous faire courir longtemps après votre cheval. + +Ce disant, Fil-à-Beurre montrait, sur la croupe de l'animal, étendu et +frémissant à terre, une mèche allumée qui, attachée sous la croupière, +achevait de se consumer. Aiguillonné par la brûlure, le cheval aurait, +sans la balle de Fil-à-Beurre, entraîné à fond de train le Marcassin +dans une direction opposée à celle suivie par son ennemi. + +Sitôt après avoir vu la voiture vide, le faux chouan avait repris, +toujours courant, le chemin de l'auberge. Il espérait arriver encore à +temps pour rejoindre le Beau-François. + +Fil-à-Beurre s'élança derrière lui. + +Le Marcassin entra dans l'auberge, gravit l'escalier, pénétra dans les +chambres désertes. Sa fureur terrible était devenue concentrée. + +--Plus de femmes! prononça-t-il de sa voix rauque et brève. + +Puis, après un regard dans un angle d'une des chambres: + +--Et plus d'or! ajouta-t-il. + +Cela dit, il quitta les chambres et redescendit dans la grande salle, +toujours suivi par Fil-à-Beurre, qui se répétait avec une angoisse +indicible: + +--Gervaise au pouvoir du Beau-François! + +Arrivé au seuil de l'auberge, le faux chouan se retourna vers l'échalas. + +--Ton nom! demanda-t-il. + +--Fil-à-Beurre. + +--Jamais le Marcassin n'oublie un service qu'on lui a rendu, dit-il en +faisant allusion au coup de fusil qui avait arrêté le cheval en sa +course. + +Ensuite, son regard se promena menaçant dans la grande salle, semblant +chercher quelqu'un. + +--Quant à la complice de François, ajouta-t-il, la femme de l'auberge, +qui m'a trompé en me disant que la cave n'avait pas d'autre issue, elle +ne perdra pas pour attendre. Le Marcassin n'oublie ni les services ni +les tromperies. Je n'ai pas le temps de faire justice de la gueuse, mais +je reviendrai pour lui scier le cou. + +Et, sur ce, le Marcassin partit au pas de course. + +Le squelette l'aurait bien suivi. Mais le lieutenant Vasseur allait +arriver avec ses deux hommes. + +--Le Beau-François n'a pas fui par eau, se dit-il en voyant par une +fenêtre, ouvrant sur la Sarthe, le bateau la _Juliette_ toujours sur ses +amarres, et plus bas la barque du pêcheur encore attachée au rivage. + +À ce moment, derrière lui, se fit entendre une voix plaintive qui +geignait: + +--L'inquiétude me torture si fort les entrailles qu'il me semble que +c'est moi qui vais accoucher! + + * * * * * + +Pour que Fil-à-Beurre eût reconnu le Marcassin lorsqu'il venait à lui +courant après la voiture, où s'était-il déjà rencontré avec lui? Comment +pouvait-il deviner que Gervaise devait être une des deux femmes +disparues dont, tout à l'heure, avec le Marcassin, il avait visité les +chambres désertes? Nous remettrons à plus tard d'expliquer ces deux +points. + +Il s'était si brusquement mêlé au rapide et dramatique incident qui +s'était produit et le Marcassin l'avait quitté si vite qu'il en était +encore ahuri. Besoin était pour lui de retrouver son sang-froid et +d'étudier les faits. En son esprit troublé se dressait, seule et +sinistre, cette pensée que Gervaise était tombée au pouvoir du +Beau-François, qui l'avait enlevée au Marcassin. Pour arriver à la +découverte de ce qui avait dû se passer, le brave garçon cherchait à +rassembler ses souvenirs. + +--Quand le lieutenant, ses hommes et moi nous nous sommes mis à la +poursuite de cette voiture, que la fatigue de nos chevaux nous a +empêchés d'atteindre, elle était escortée de deux cavaliers; nous +savions déjà que l'un était le Beau-François. À présent, moi, je sais +que l'autre était le Marcassin. + +Cela posé, la réflexion amena Barnabé à s'adresser cette question: + +--Mais que sont devenues leurs montures? + +Marcassin était parti à pied à la poursuite de son ennemi. Pourquoi pas +à cheval? Était-ce donc que le Beau-François avait emmené les deux bêtes +qui, en même temps qu'elles étaient nécessaires à l'enlèvement de +Gervaise, mettaient le Marcassin dans l'impossibilité de le rattraper. + +--Oui, le Beau-François a emmené les chevaux, finit par conclure +Fil-à-Beurre. + +Et c'était quand il venait d'élucider ce point, que, tout à coup, avait +retenti derrière lui cette voix geigneuse qui débitait: + +--L'inquiétude me torture tellement les entrailles que je crois que +c'est moi qui vais accoucher. + +À ces mots, Barnabé fit volte-face et reconnut le volumineux bonhomme +que, vingt minutes auparavant, il avait aperçu, de loin, descendant de +_la Juliette_. + +Ayant appris par la servante, à sa sortie du bateau, que sa femme était +en mal d'enfant, le Saucisson-à-Pattes, après avoir donné à son valet +d'écurie Pancrace l'ordre de courir au Mans chercher un médecin, avait +voulu pénétrer dans la chambre où sa femme allait le rendre père. + +Mais la porte lui avait été si obstinément fermée sur le nez, que le +pauvre diable en était réduit à promener par la maison ses angoisses +conjugales. + +Suivant sa manie déplorable de se confier à tous venants, le grotesque, +sans se demander d'où lui tombait ce confident, dès que Fil-à-Beurre se +fut retourné à sa voix, le regarda d'un air désolé et piailla d'un ton +lamentable: + +--Trop tard pour aller m'asseoir sur la pierre!!! Il faut que le +pèlerinage précède la naissance!!! Léocadie s'est trop pressée!!! Elle +aurait attendu quatre jours de plus que je n'en aurais pas été moins +flatté d'être père au bout de cinq mois de mariage. + +--Quel est cet oison gras? se demanda Barnabé, ignorant qu'il fût en +présence du propriétaire de l'auberge de la _Biche-Blanche_. + +Avant qu'il pût placer une parole, l'hôtelier éclata en sanglots: + +--Oui! beugla-t-il, sans le pèlerinage, mon fils va naître sans tête! +Avec toutes les histoires de mes clients sur la bande d'Orgères et son +Beau-François, ma femme s'est si bien frappée l'imagination que, tout à +l'heure, quand j'étais derrière la porte qu'on a refusé de m'ouvrir +j'entendais Léocadie qui, au milieu de ses douleurs, répétait ces +mots... + +En l'entendant parler de ses clients, Barnabé avait deviné que son homme +était l'aubergiste. + +--Bon! pensa-t-il, par lui je vais me renseigner. + +Mais comme, par ce que disait le Saucisson-à-Pattes, sa curiosité venait +d'être éveillée, il prêta l'oreille pour savoir ce que la femme en +couches répétait au milieu de ses douleurs. + +--Eh bien, que disait donc la citoyenne, ton épouse? insista-t-il en +voyant l'aubergiste s'arrêter. + +Si celui-ci ne continuait pas, c'est que la parole lui était coupée par +l'apparition de Pancrace, son garçon d'écurie. + +--Tu n'es donc pas parti au Mans avec la carriole pour en ramener le +médecin? demanda-t-il, étonné. + +--Impossible, patron, déclara Pancrace. + +--Parce que? + +--Parce que, pour la carriole, il faut un cheval. + +--Et mon vieux Blanc-Blanc? + +--Tu peux venir le voir à l'écurie, ton Blanc-Blanc, citoyen patron... +On l'a cruellement arrangé! Il a le jarret tranché. + +Avant que son maître pût s'exclamer, Pancrace continua: + +--Et il a été fait de même aux deux chevaux des voyageurs de tantôt. Les +trois pauvres bêtes estropiées sont étendues sur leur litière que ça +fait peine à voir. + +--Les voyageurs, les chevaux, répéta le Saucisson-à-Pattes stupéfait, +car, parti pour retenir son passage sur _la Juliette_ avant l'arrivée de +Marcassin, il était incapable de comprendre. + +Mais une pensée triompha de son ahurissement et lui fit tout oublier: + +--Sans médecin, que va devenir ma Léocadie? hurla-t-il. + +--Oh! fit Pancrace, tu peux être tranquille pour la citoyenne patronne. +Elle a trouvé à propos l'aide d'une des voyageuses. + +--Chevaux, voyageurs, voyageuses! ânonna l'aubergiste hébété par sa +surprise redoublée. + +Il était écrit que l'aubergiste, avant toute explication, passerait +d'une émotion à une autre. + +À ce moment, en haut de l'escalier, parut la servante qui lui cria: + +--Tu peux monter, citoyen patron. C'est fini! Un enfant superbe! + +Le Saucisson-à-Pattes sembla prendre son courage à deux mains, et, d'une +voix brisée par l'émotion, il demanda: + +--Il a une tête??? + +--Viens voir, dit la fille en disparaissant, pressée qu'elle était de +retourner près de l'accouchée. + +Mais le coup avait porté. À cette réponse, qui ne précisait rien, +l'aubergiste avait pris une mine désespérée; il hocha lentement la tête +en disant d'un ton mourant: + +--Du moment qu'elle n'a pas répondu franchement, c'est qu'elle n'a pas +osé m'avouer l'horrible vérité qu'elle veut me laisser constater par +moi-même... Pas de joues à caresser de mes lèvres de père!... + +Cinq minutes avaient suffi à Fil-à-Beurre pour juger son homme. Aussi +fut-ce avec un sérieux profond qu'il lui fit entrevoir une consolation. + +--Même sans tête, ton enfant aura toujours deux autres joues à offrir à +tes baisers de père. + +--Tu me verses du baume dans l'âme! prononça le pauvre père qui, après +un regard de reconnaissance à Barnabé, se mit à monter l'escalier +conduisant chez sa femme, pendant que Pancrace sortait par la porte +ouvrant sur la cour. + +Dès qu'il fut seul, Fil-à-Beurre se mit à songer au rapport du garçon +d'écurie. + +À n'en pas douter, c'était le Beau-François qui, d'un coup de couteau, +avait estropié les trois chevaux de l'écurie. + +Pourquoi? + +La seule réponse était qu'il avait voulu retirer au Marcassin le moyen +de l'atteindre en sa fuite. Mais alors se présentait un autre pourquoi +mystérieux. À quel propos, quand il y avait pour lui danger énorme à ne +pas s'éloigner au plus vite, le Chauffeur avait-il dédaigné d'employer +les chevaux qui l'auraient emporté au loin, lui et la jeune fille qu'il +enlevait? + +Car, pour Fil-à-Beurre, qui ignorait l'existence du pot plein d'or, la +jeune fille était le seul empêchement qui dût embarrasser la fuite du +bandit. + +Et, dans ces conditions, il avait mieux aimé partir à pied. Il avait +refusé le seul moyen de mettre l'espace entre lui et l'implacable ennemi +qu'il allait avoir aux trousses. + +Par eau, il n'avait pas eu la possibilité de s'éloigner. _La Juliette_ +était encore là et la barque de Pancrace n'avait pas disparu. + +Donc le Chauffeur était bel et bien parti à pied. + +Malgré la logique qui l'affirmait, Barnabé se répétait que ce n'était +pas possible. Que la jeune fille l'eût suivi ou qu'il l'emportât +évanouie, le Beau-François ne pouvait, de gaieté de coeur, s'être exposé +à se laisser aussi facilement rejoindre par le Marcassin. + +Enfin un soupçon vint à l'esprit de Barnabé. + +--À moins, se dit-il, que le Beau-François, au lieu de fuir, soit resté +près d'ici, caché en quelque coin, laissant le Marcassin toujours courir +en avant. + +Alors, en se rappelant qu'il avait annoncé à Vasseur qu'il l'attendrait +sur le point de la route où, avant le Mans, il y aurait du neuf, le +squelette alla se poster sur le seuil de la _Biche-Blanche_. + +Dix minutes après, comme on l'a vu, arrivaient Vasseur et ses deux +hommes. Il n'était pas à la gaieté, à propos de Gervaise, ce bon +Fil-à-Beurre. Néanmoins, à la vue de Fichet, gourmé et plus sérieux +qu'un âne, il ne put résister à l'idée de lui demander: + +--Vous qui savez tant de choses, ne sauriez-vous pas accoucher une dame? + + * * * * * + +Après avoir mis pied à terre devant la _Biche-Blanche_, on doit se +souvenir que Vasseur avait été tout d'abord abasourdi et par +l'apparition du Saucisson-à-Pattes hurlant au monde entier qu'il avait +un fils, et par la scène burlesque où ledit fils, perdu par la servante +qui l'avait posé elle ne savait où, pour nettoyer son étable, avait été +supposé dévoré par les cochons et, finalement, retrouvé dans le chapeau +de Fichet, qui l'avait rapporté en le prenant pour un singe. + +Sur quoi, l'aubergiste s'était emparé de son rejeton, qu'il avait +couvert de ses baisers, en vociférant d'une voix qui éclatait d'une joie +délirante: + +--Il a une tête! il a une tête! + +Ce qu'il aurait répété peut-être bien longtemps, si Fil-à-Beurre ne +l'avait arrêté en demandant: + +--Dis donc, citoyen aubergiste, est-ce que, tant que ton fils aura une +tête, tu laisseras tes voyageurs sans boire ni manger? + +Moins de dix minutes après, le lieutenant était attablé avec +Fil-à-Beurre; tandis qu'à l'autre bout de la salle, Lambert et Fichet, +auxquels s'était joint l'aubergiste, fonctionnaient à pleines mâchoires. + +Sitôt sa première faim apaisée, le lieutenant s'était hâté de répéter +une question que les événements avaient laissée sans réponse: + +--Maintenant, ami Barnabé, peux-tu me dire pourquoi, toi qui venais de +charger ton fusil quand, tantôt, tu m'as quitté pour partir en +éclaireur, je t'ai retrouvé, tout à l'heure, le rechargeant à nouveau... +À quel propos et sur qui as-tu donc tiré pendant notre séparation? + +Fil-à-Beurre sentait qu'il y avait imprudence à répondre au lieutenant +avant de l'avoir préparé à son récit. + +Il fit donc d'une pierre deux coups en répliquant: + +--Mon coup de fusil se lie à un incident de la nuit dernière, auquel il +me faudrait remonter. + +--Alors, remonte. + +--C'est bien votre avis? + +--Certainement. + +--Eh bien, puisque je remonte, voulez-vous m'apprendre pourquoi certain +lieutenant de votre connaissance m'a embrassé avec des transports de +joie quand, après lui avoir conté comment j'avais connu certaine +demoiselle Gervaise, j'ai ajouté que je savais où retrouver cette jeune +fille qui, subitement, avait disparu de sa maison, au village de Mégin? + +Ce disant, l'échalas regardait Vasseur avec un sourire si franc et si +dévoué, que le lieutenant ne put résister à cet appel à sa confiance: + +--J'adore Gervaise! avoua-t-il. + +Et, avec ce besoin, commun à tous les amoureux, de parler de l'objet +aimé, Vasseur conta tout. Comment il avait découvert Gervaise à l'aide +du cheval de Doublet qu'il avait empoisonné ensuite pour qu'aucun autre +ne pût faire cesser l'ignorance de la jeune fille sur son père. Par +quelle ruse il s'était fait admettre dans la maison. Les efforts qu'il +avait tentés pour soustraire Doublet à l'échafaud. Enfin, quel avait été +son désespoir lorsque, venu pour voir une dernière fois Gervaise avant +de se mettre en route à la chasse du Beau-François, il avait trouvé la +maison inhabitée. + +--Par un paysan qui passait, j'ai appris que Gervaise avait suivi un +oncle qui était venu la chercher avec une lettre de son père... «Un +oncle qui avait l'air d'un ours, aimable comme un coup de trique!» m'a +dit le paysan qui me renseignait, acheva Vasseur. + +--Oh! ça, oui, fit Barnabé. + +--Tu as donc vu cet oncle, toi? + +--Écoutez à votre tour. Moi aussi, deux jours avant vous, j'étais allé à +Mégin. L'exécution des Chauffeurs d'Orgères, que vous m'aviez indiquée +pour le moment où j'aurais à vous suivre, était fixée au surlendemain. +Je voulus donc aller faire mes adieux à celle qui avait été si bonne +pour moi. Suivant mon habitude, je pénétrai par le jardin, à travers un +trou de la haie. Le moyen m'avait été indiqué par Annette qui tremblait +toujours qu'en arrivant par la route, je ne me trouvasse nez à nez avec +le père, le prétendu maquignon Augé, subitement revenu de voyage. + +Fil-à-Beurre s'arrêta pour boire, ce qui fit une pause pendant laquelle +on entendit, à l'autre bout de la salle, la voix du Saucisson-à-Pattes +qui, faisant ses confidences aux soldats de Vasseur, achevait cette +phrase: + +--... Par l'effet de la pierre du pèlerinage, on peut arroser des fleurs +à six pieds de distance. + +À quoi Fichet répondit dédaigneusement en retroussant sa moustache: + +--Que mon père, il ne s'est jamais frictionné les fesses sur une pierre, +ce qui n'empêche que moi, si le coeur il t'en dit, citoyen, je +t'emplirai une bouteille à huit pieds, que tu en seras courbaturé de la +précision de mon adresse de coup d'oeil quant au goulot. + +--En vérité, tu fais cela? + +Parmi ses qualités Fichet avait celle d'être un carottier fini, qui ne +ratait jamais une aubaine. Aussi répondit-il: + +--Que j'en suis susceptible, identiquement que je te le dis, lorsque +j'ai bu... à ma huitième bouteille quand le vin est une saloperie et à +ma douzième alors que le vin il me congratule le gosier. + +Et Fichet ajouta: + +--Ton vin, il me congratule le gosier. + +Compliment qui, si l'aubergiste était curieux de le voir prouver son +dire, renvoyait l'épreuve après la douzième bouteille. + +Cependant, de son côté, Fil-à-Beurre avait repris son récit: + +--Je passais par le commun à fourrages dont je vous ai parlé, quand, de +l'autre côté de la cloison, une voix qui m'arriva par la crevasse me +fixa sur place.--Le père était-il donc enfin revenu?--Bien doucement je +m'approchai de la lézarde et je regardai. Je vis un homme laid, velu, +carré sur sa base, une sorte d'ours qui était entrain de dire à +Gervaise: + +«Là-bas, à Saint-Florent-le-Vieil, où je vous conduis, votre père +viendra vous rejoindre et se fixer après une dernière tournée. Pour vous +engager à me suivre, il vous a adressé cette lettre que je vous ai +donnée à lire. Comme il vous l'écrit, je suis votre oncle par votre +mère. Il faut me suivre, mon enfant.» + +Vasseur interrompit Barnabé. + +--Doublet avait prévu son sort, dit-il. Cette lettre était écrite +d'avance pour entraîner son enfant au loin dans le cas où il serait pris +avant d'avoir pu filer. + +--Comme vous le dites, mon lieutenant, continua Fil-à-Beurre. Pour moi, +qui ne devais savoir la vérité que le surlendemain, en reconnaissant +Doublet sur l'échafaud, cette lettre ne signifiait pas autre chose que +le maquignon Augé, ne voulant pas revenir en Beauce, avait chargé son +beau-frère de venir chercher Gervaise. + +Il avait une voix bien rauque, ce vilain homme. Il me sembla pourtant +qu'elle s'adoucissait quand il ajouta: + +--N'ayez pas trop peur de moi, mon enfant. Je ne suis pas le Marcassin +pour tout le monde. + +C'est ainsi que j'appris qu'il se nommait le Marcassin. + +Puis il reprit: + +--Préparez donc votre départ. + +--Mais, objecta Gervaise, et ma bonne Annette? + +--Annette nous accompagnera jusqu'au Mans. Elle est de cette ville: nous +l'y laisserons à notre passage. + +J'eus le tort de croire que le départ n'était pas si proche. Chaque +matin, Gervaise avait l'habitude de venir soigner les fleurs de son +jardin. Je m'éloignai donc en me promettant de revenir le lendemain +faire mes adieux à la jeune fille à son heure de jardinage. Hélas! quand +je me présentai, il était trop tard. Gervaise était partie au point du +jour. Mais dans ma mémoire, deux noms étaient restés. Le nom du village +de Saint-Florent-le-Vieil et le nom ou plutôt le sobriquet de Marcassin. + +--Le reconnaîtrais-tu, cet oncle? demanda Vasseur. + +--Oui, d'autant mieux que je l'ai revu une seconde fois. + +--Quand donc? + +--Aujourd'hui même, dans cette auberge. + +Fil-à-Beurre hésita un peu avant de continuer; mais il était de ceux qui +pensent qu'à entasser les mauvaises nouvelles, on ne porte, en somme, +qu'un coup. Il continua donc d'une voix grave: + +--C'est à propos du Marcassin que je me suis servi tantôt de mon fusil. + +--Tu l'as tué? fit vivement Vasseur. + +--Non, il s'agissait de sauver Gervaise. + +Le lieutenant avait pâli à ces mots. Sa voix tremblait quand il demanda: + +--Elle courait donc un danger? + +--Elle y est tombée, prononça Barnabé. + +Et, brutalement peut-être, mais avec la conviction qu'il valait mieux +tout dire à un homme de la trempe du lieutenant, il continua: + +--Gervaise est aux mains du Beau-François depuis une heure! + +À ce moment, à l'autre table, le Saucisson-à-Pattes était en train de +dire d'une langue un peu épaissie par le vin: + +--Ma Léocadie était un bourreau de vertu. Elle m'a vu et, aussitôt, elle +a compris qu'elle était devant son vainqueur. L'amour l'a jetée à mes +pieds sans défiance. Aussi ai-je eu pitié d'elle. Je lui ai accordé ma +main. + +Sous l'émotion de colère froide qui lui était montée au cerveau à la +terrible nouvelle que Gervaise était au pouvoir du Beau-François, le +lieutenant amoureux fut injuste envers Fil-à-Beurre. Il se leva +brusquement de table en disant: + +--Comment! imbécile! voici une heure que tu me fais perdre à +t'écouter... heure que j'aurais employée à la poursuite du bandit! + +L'échalas secoua la tête et, bien tranquillement, répondit: + +--Le poursuivre? à quoi bon? Nous ferions trop l'affaire du +Beau-François qui, à mon avis, loin d'avoir gagné le large, doit être +aux environs, tapi en quelque cachette d'où il guette notre départ pour +pouvoir prendre ensuite la route sur laquelle il saura n'être pas +poursuivi. + +Alors, à l'appui de son dire, Fil-à-Beurre conta les faits auxquels il +avait assisté, c'est-à-dire la mèche allumée sous la croupière du bidet +de la voiture bâchée, pour que l'animal, affolé par la souffrance, +entraînât le Marcassin à sa poursuite dans une direction opposée à celle +que le Chauffeur comptait prendre pour détaler. + +En écoutant le récit des trois chevaux estropiés dans l'écurie par le +Beau-François, le lieutenant s'étonna: + +--Pourquoi, au contraire, ne s'en est-il pas servi pour s'enfuir? +demanda-t-il. + +--Là est le mystère, fit Fil-à-Beurre. Que Gervaise ne fût pas évanouie, +notre gredin aurait été forcé de la lier sur une des montures ou, en cas +d'évanouissement, de l'emporter en travers de sa selle. Il n'aurait pu +aller bien loin ainsi, mais il aurait gagné du terrain. Pour que le +Beau-François ait négligé ce premier moyen de prendre du champ, il faut +qu'une raison s'y soit opposée... Là est le mystère, je vous le dis +encore. + +--En coupant le jarret des chevaux, il aura voulu les empêcher de servir +à ceux qui se lanceraient à ses trousses, avança Vasseur. + +--Euh! euh! j'en doute, fit le squelette. + +Et il répéta en insistant: + +--Là est le mystère... Il y a, j'en suis certain, une cause, inconnue de +nous, qui a dû guider cette conduite étrange du Beau-François. + +--Cause qui, sans doute, était aussi inconnue au Marcassin, puisque +n'ayant pas, comme toi, le soupçon que le Chauffeur ne s'était pas +éloigné, il s'est mis en chasse du sacripant. + +--Euh! euh! répéta Fil-à-Beurre. + +--Tu ne le crois pas? + +--Le Marcassin m'a eu tout l'air d'un finaud, qui n'en est pas à compter +les malices de son sac. Qui sait si, au lieu d'être au diable, comme +nous le croyons, il n'est pas à l'affût dans le voisinage. + +Et Fil-à-Beurre, qui avait l'habitude de tenir à ses idées, devint +pensif et murmura à mi-voix: + +--Quel motif a pu arrêter la fuite du Beau-François? + +Soudainement, il se frappa le front en homme qui se souvient. + +--Oh! oh! lâcha-t-il en souriant. + +--Quoi donc? fit le lieutenant. + +--Un fait me revient en mémoire. Quand j'ai suivi le Marcassin lorsqu'il +a visité les chambres désertes des deux femmes, il a commencé par dire: +«Disparues!» puis il a regardé dans un coin d'une de ces chambres, et il +a ajouté: «l'or aussi!» + +Tout satisfait, Fil-à-Beurre lâcha, en se frottant les mains: + +--Tiens! tiens! «L'or aussi.» Est-ce que, par hasard, c'est cela qui a +mis un fil à la patte du Beau-François et l'a empêché partir à cheval? + +Puis, avec étonnement: + +--«L'or aussi!» redit-il lentement; il fallait donc qu'il y en eût un +bien gros tas! + +De tout ce qui venait d'être dit, il surgissait pour l'amoureux +lieutenant une inquiétude immense. + +--Qu'est devenue, à cette heure, ma pauvre Gervaise? soupira-t-il. + +Une crainte, qui lui traversa l'esprit, le fit frémir. + +--Le Beau-François va-t-il l'entraîner vers la bande de +Coupe-et-Tranche, ajouta-t-il. + +À ce mot étrange, Fil-à-Beurre avait ouvert de grands yeux. Sa +physionomie demandait une explication. + +Vasseur, qui le comprit, tira d'une de ses poches un petit papier +graisseux, qu'il se mit à déplier, en disant: + +--Voici le billet, écrit par Doublet, que j'ai trouvé dans le collet de +la veste abandonnée par le Beau-François la nuit de son évasion. Le père +de Gervaise s'est bêtement fait couper le cou en refusant de m'expliquer +le sens de cette lettre dont, aujourd'hui, grâce à toi pour la plus +grande partie, j'ai la complète explication. Au pied de l'échafaud, +quand j'en ai parlé à Doublet, il n'y avait encore dans ce grimoire que +deux renseignements que je comprenais. Tiens, écoute: + +Et le lieutenant se mit à lire: + +«_Coupe-et-Tranche.--Jéhu 24.--S.-F.-le-Vieil.--La Saute.--Le +Marcassin.--Sans sabots, on s'enrhume.--Sept et quatre font neuf.--La +faîne est tombée._ + +--C'était là un memento fait par Doublet pour servir au Beau-François +après son évasion, reprit le lieutenant après sa lecture. + +--Oui, dit Barnabé. Et ce doit être par le Chauffeur qui, j'en jurerais +bien, n'a dû rien comprendre à la commission, que Doublet a fait +prévenir le Marcassin de venir chercher sa fille. + +--Pour moi, ce billet, reprit Vasseur, était le pot à l'encre, sauf deux +points. D'abord ce nom de Coupe-et-Tranche, que je savais être le +sobriquet du chef de la plus redoutable bande de faux chouans qui, à +cette heure, ravage la Mayenne, la Sarthe et le Bas-Maine. À coup sûr, +Doublet envoyait le Beau-François comme une recrue à Coupe-et-Tranche. + +Fil-à-Beurre n'était pas curieux à demi; il s'empressa de demander: + +--Quel est l'autre renseignement que vous aviez aussi compris? + +--C'est _Jéhu 24_, qui est un mot d'ordre. + +--Un mot d'ordre des Chauffeurs? + +--Nullement... et ma surprise a été grande en constatant qu'il était +connu des Chauffeurs... Pour me l'expliquer, il a fallu me rappeler que +Doublet, alors qu'on ne se méfiait pas de lui, était au mieux avec les +autorités de Chartres qui, bien souvent, venaient, en cachette, faire +les parties fines en son auberge. + +--Mais alors, de qui ce _Jéhu 24_ est-il le mot d'ordre? insista +Barnabé. + +--C'est le mot de passe au moyen duquel se font reconnaître entre eux ou +des autorités les policiers que le ministre Fouché a envoyés dans nos +départements pour y préparer le coup de filet qui nous débarrassera de +toutes les bandes. + +--Des malins, paraît-il, ces policiers-là? + +--Le dessus du panier. Parmi eux, dit-on, il y en a un qui les enfonce +tous. + +Vasseur fut interrompu par le Saucisson-à-Pattes, qui criait à Fichet: + +--Dix, onze, douze, citoyen! tu en es à ta douzième fiole, c'est le +moment de me prouver ton adresse dans un goulot de bouteille à huit +pieds de distance... comme tu l'as prétendu. + +À quoi Fichet, qui en était arrivé à ses fins, c'est-à-dire à boire à +gogo, se redressa plus raide qu'un crin, en disant d'une voix qui ne +badinait pas: + +--Prétendu!!! Que tu me ferais la pétulance de dubiter de ma parole! +Prends la chose, imposteur, que je ne tolériserais pas une insultation +de cette vigueur. + +Il avait une mine si menaçante, que le Saucisson-à-Pattes effrayé +s'empressa de dire: + +--Je te crois sur parole, citoyen; je te crois si bien que je me fais un +devoir d'avouer que je suis encore émerveillé de ton adresse à viser un +goulot. + +Si l'aubergiste n'amplifia pas ses excuses, c'est qu'il en fut empêché +par l'arrivée des bateliers de la _Juliette_, qui allait enfin démarrer. + +Avant de partir, ils venaient vider un dernier pot de vin, à l'heureuse +réussite de leur voyage. + +En pensant à Gervaise, le lieutenant ne tenait plus en place. Malgré +tout ce que lui avait dit Barnabé, il voulait se mettre en chasse du +Beau-François. + +--En route! commanda-t-il à ses hommes. + +Si bête qu'il fût, le Saucisson-à-Pattes était aubergiste avant tout, +c'est-à-dire qu'il s'attachait à ses clients et ne lâchait pas +facilement une aubaine. Sa voix se fit aussitôt bien humble en +s'écriant: + +--Comment! en route? Est-ce que vous allez tous partir quand voici la +nuit qui arrive... au moment même où il est d'habitude de se reposer en +un bon lit? + +--En route! répéta Vasseur sans s'arrêter à ces observations. + +--Non, non, vous ne me ferez pas l'injure de mépriser les lits moelleux +de la _Biche-Blanche_, geignit douloureusement l'énorme hôtelier en +s'avançant, les mains jointes, vers le lieutenant. + +Et quand il fut près, bien près de Vasseur, il lui souffla vite: + +--JÉHU, 24! + +À ces mots de reconnaissance, qui lui signalaient un des fameux agents +expédiés par le ministre de la police, pas un trait du visage de Vasseur +ne trahit l'immense étonnement qui venait de s'emparer de lui. + +L'homme était là devant lui avec son apparence de polichinelle ridicule, +avec ses gestes stupides. Mais au milieu de cette figure niaise, les +yeux avaient tout à coup brillé, intelligents et résolus. + +--Restez! lui souffla encore l'agent. + +Et, tout aussitôt, retrouvant son allure burlesque et sa voix de +crécelle, il se remit à piailler: + +--Je défie qu'au Mans, où tu vas aller, citoyen, tu trouves meilleurs +lits ni aussi bon vin... Pas vrai! vous autres, les bateliers? + +--Ça, c'est vrai. Ton vin se laisse boire, confessa le patron de _la +Juliette_ qui trinquait avec ses hommes. + +Fichet, par reconnaissance pour les bouteilles bues gratis, crut devoir +plaider la cause de l'aubergiste. + +--Que son vin il est en comparation avec les femmes. On se complaît à le +caresser, déclara-t-il. + +--Va donc pour une nuit passée à l'auberge de la _Biche-Blanche_, +accorda Vasseur ayant l'air de céder. + +Les quelques mots soufflés par l'aubergiste au lieutenant n'avaient pas +été surpris par Fil-à-Beurre. Il crut que c'était à son conseil de ne +pas s'éloigner que Vasseur se rendait. + +--À la bonne heure! il entend raison! se dit-il. + +Puis, mentalement, il ajouta: + +--J'ai dans l'idée que notre nuit à la _Biche-Blanche_ ne sera pas des +plus tranquilles. + +Cependant les bateliers avaient fini de boire. + +--Nous partons. On n'attend plus que toi, citoyen aubergiste, annonça le +patron de _la Juliette_ en s'adressant au Saucisson-à-Pattes. + +Ce dernier le regarda d'un air bêtement surpris: + +--Pourquoi n'attends-tu plus que moi? demanda-t-il. + +--Mais pour monter à bord. As-tu donc oublié que nous devons, à notre +passage, te déposer au pèlerinage de Cormières? + +L'énorme bonhomme tressauta en s'écriant: + +--Tiens! j'ai donc omis de vous annoncer que je ne pars plus... Il est +trop tard, puisque ma femme est accouchée et, de plus, ce serait +inutile, attendu que mon fils a une tête... + +Et, de sa voix épouvantée, s'adressant à Fichet: + +--Car j'ai eu peur un instant, le croirais-tu, citoyen? d'avoir un fils +sans tête. + +--Que cela, nonobstant, aurait été encore plus mieux que d'avoir une +tête sans fils... Rien qu'une tête!!! objecta Fichet, dont la maxime +était qu'en ce bas monde, il faut savoir se contenter du mauvais, par +crainte de trouver plus mauvais encore. + +En apprenant que l'aubergiste n'était plus du voyage, le patron avait +échangé avec ses hommes un rapide coup d'oeil que surprit Fil-à-Beurre. + +--Alors c'était bien la peine, tantôt, de nous demander à visiter +l'entrepont de la _Juliette_ pour savoir où tu dormiras cette nuit, +gouailla le patron. + +Sous l'accent moqueur du chef batelier perçait une légère pointe de +mécontentement qui frappa Barnabé. + +--Eh! eh! pensa-t-il, on dirait que ce changement de résolution le +taquine un brin. + +--Si une potée de mon meilleur vin peut t'indemniser de ce dérangement, +je serai heureux de te l'offrir, pour toi et tes hommes, proposa +humblement l'hôtelier. + +--Allons, va chercher ton meilleur, gros phoque! accorda le patron qui +sembla n'avoir plus de rancune. + +Le jour avait baissé de plus en plus. L'obscurité arrivait dans la +salle. L'aubergiste prit sur l'étagère d'un buffet deux chandelles qu'il +alluma. Il en laissa une sur la table des bateliers et, oubliant +d'éclairer la table où se tenait Vasseur près de qui Barnabé était venu +reprendre sa place, il emporta l'autre chandelle. Après avoir soulevé la +trappe, il descendit dans la cave. + +Depuis qu'il avait entendu le _Jéhu 24_, Vasseur n'avait cessé +d'observer l'aubergiste. En le voyant si niais, si lourd, si saugrenu, +il en était à se demander si ses oreilles ne l'avaient pas trompé. + +Dans la pénombre où le laissait l'absence de lumière, il sentit la main +de Barnabé se poser sur son bras. + +--Écoutez donc, lui souffla ce dernier. + +Puis, tout après: + +--Et regardez les bateliers, ajouta-t-il. + +En effet, du côté de la Sarthe, se faisait entendre un sifflement doux, +mais prolongé qui, après une note longue, se coupait d'une plus brève +entre deux pauses. Ce sifflement devait être un signal à l'adresse des +bateliers, car, après un nouveau coup d'oeil échangé entre eux, le +patron cria d'une voix impatiente: + +--Viendras-tu, lambin? + +--Voici! dit le Saucisson-à-Pattes sortant par la trappe, porteur d'un +énorme pot qu'il vint déposer sur la table de l'équipage avec sa +chandelle. + +Ainsi éclairés par les deux lumières, les bateliers apparaissaient bien +distincts aux regards attentifs du lieutenant et de Barnabé. + +--Là! fit le Saucisson-à-Pattes en posant le pot, goûtez-moi cela et +vous pourrez vous vanter d'avoir lampé du premier numéro... Hein! quel +arome? + +L'aubergiste ne mentait pas. Le vin avait un tel arome qu'il alla +chatouiller les papilles nasales de Fichet qui, à côté de Lambert, se +tenait à deux pas observant la scène. + +Il tendit ses narines béantes et avides au doux parfum, en disant à +mi-voix à son camarade: + +--Pour lors, alors, que ce vin serait donc d'une délectance plus +conséquente, que celui dont nous nous averions imbibé l'individu. + +--Si le coeur t'en dit, approche ton verre, l'ami, proposa le patron, +qui avait entendu. + +Fichet ne se le fit pas dire deux fois. Il se retourna vers la table où +il avait dîné et prit son verre qu'il avança aussitôt en modulant de sa +voix aimable: + +--Que c'est pour te complaire. + +Au moment où l'offre avait été faite, l'aubergiste avait ébauché un +geste brusque, qu'il avait arrêté tout à coup, parce que le regard du +patron s'était tourné vers lui. + +Pour Vasseur, qui observait, il était évident que ce geste interrompu +devait être un signal à Fichet de ne pas boire. + +Le dicton qu'il y a loin de la coupe aux lèvres devait être d'une triste +vérité pour le soldat. Son verre était déjà sous son nez et ses lèvres +allaient se poser sur le bord, quand la voix sèche et impérieuse de +Vasseur lui cria: + +--Fichet, viens. + +Il était franc buveur, le bon Fichet, mais il était aussi soldat modèle. +Au commandement dont l'intonation, du reste, ne lui donnait pas le temps +d'ingurgiter, il posa son verre sur la table et vint tout droit à son +chef. + +--À votre bon voyage! souhaita l'aubergiste aux bateliers qui semblaient +vouloir attendre le retour de Fichet, pour trinquer avec lui. + +Peut-être auraient-ils patienté si, à ce moment, n'avait recommencé le +sifflement qu'avait remarqué Fil-à-Beurre. Toutes les mains saisirent +vivement leurs verres. + +--À ton prochain fils... et avec deux têtes, riposta le patron +moqueusement. + +Alors, tout l'équipage but pendant que, sur le rivage de la Sarthe, le +sifflet renouvelait son appel. + +--À bord! commanda le patron qui partit précipitamment, suivi de ses +hommes. + +Le Saucisson-à-Pattes, sitôt le dernier batelier disparu, avait pris le +verre de Fichet et, sans mot dire, il en avait jeté le contenu sur le +parquet. + +Un grognement de désespoir sortit du gosier du soldat: + +--Que, pour un rien, je lui casserais strictement les _femmoplates_, +murmura-t-il, indigné de voir un si bon vin perdu. + +Fichet, on le voit, avait de la mémoire... Seulement, il s'embrouillait +dans le féminin et le masculin. + +Cependant, l'aubergiste avait gagné le seuil de la porte et, de là, il +regardait le départ de _la Juliette_. Un peu de jour apparaissait encore +à l'horizon en une étroite bande claire sur laquelle _la Juliette_ se +détachait en noir. Semblables à des ombres, les cinq hommes se voyaient +sur le port occupés à détacher les amarres. + +Le sifflement avait cessé. + +Pendant ce silence, Barnabé qui, avec Vasseur, s'était approché d'une +fenêtre pour assister au départ du bateau, souffla au lieutenant: + +--C'est drôle! il ne me semble plus du tout être un crétin, ce gros +hippopotame... Oh! mais, plus du tout, du tout. + +--Attends un peu, dit Vasseur, qui voulait lui laisser le plaisir de la +surprise. + +Cependant, _la Juliette_, délivrée de ses liens, s'était ébranlée sous +l'effort de deux hommes s'aidant d'une gaffe pour lui faire gagner le +courant. + +À ce moment, du bord s'éleva la voix du patron qui, en apercevant +l'aubergiste debout sur le seuil de sa maison, lui criait: + +--Adieu! boule d'idiot! + +Comme s'il recevait un compliment, le Saucisson-à-Pattes agita +joyeusement son mouchoir en guise de réponse au partant. Mais, en même +temps, sa voix, qui n'avait plus rien de la crécelle, gronda sourde et +menaçante: + +--Non, pas adieu, mais au très prochain revoir, chenapans de malheur! + +Alors, rentrant dans la salle, il marcha droit à Vasseur et lui dit: + +--Venez, lieutenant. + + + + + VIII + + +Vasseur était des mieux costumés. Rien dans son travestissement +n'indiquait autre chose que ce qu'il prétendait représenter, +c'est-à-dire un campagnard aisé. À se dire commerçant en grains, il +pouvait être cru sur l'apparence. + +En s'entendant donner son titre de lieutenant, il y eut sur son visage +un étonnement dont l'aubergiste devina la cause, car il dit en riant: + +--Oh! je vous connais pour vous avoir déjà vu à Chartres sous +l'uniforme... J'avais besoin de me mettre en mémoire les traits de celui +dont, un jour ou l'autre je pourrais avoir à réclamer l'aide... Et, +voyez-vous, quand j'ai dévisagé quelqu'un, il est impossible que +j'oublie sa figure. + +--Et ceux-là? dit Vasseur en montrant Fichet et Lambert, aussi +travestis. + +--Oh! ceux-là! Qui connaît le chien de tête, devine la meute... Deux +gendarmes qui, par cela même qu'ils vous accompagnent, doivent être deux +loyaux et braves soldats... Ils se seraient déguisés en anges que je les +aurais reconnus. + +Et, sans que rien trahît qu'il plaisantât: + +--Pourtant, reprit-il, peut-être aurais-je hésité pour Fichet, qu'à son +langage choisi j'aurais pu prendre pour un maître d'école. + +--Et moi? fit Barnabé en s'avançant. + +--Toi, mon garçon, tu n'es pas déguisé. Les loques qui te couvrent sont +même tes habits de fête... Seulement, l'intelligence et l'honnêteté que +je lis sur ton visage ne t'ont pas encore enrichi... Bast! tout arrive à +qui sait attendre. + +Tout cela avait été dit d'un ton leste, dégagé, rieur, qui était loin de +rappeler l'accent traînard, aigu et niais du Saucisson-à-Pattes. Son +allure avait aussi changé. Au lieu du lourd poussah, l'homme, malgré son +embonpoint excessif, était devenu agile et remuant. Il en témoignait, du +reste, par la vivacité avec laquelle, tout en parlant, il s'occupait à +fermer les lourds volets qui, en plus d'épais barreaux de fer, fermaient +intérieurement la grande salle de la _Biche-Blanche_. + +Sa clôture terminée il répéta: + +--Venez. + +--Où nous conduis-tu? demanda Vasseur. + +--Pincer le Beau-François. + +--Tu le connais donc? s'écria Barnabé surpris. + +--Deux fois, il est venu dans mon auberge. Aujourd'hui et il y a trois +jours. + +Un souvenir revint à Fil-à-Beurre. + +--Mais, dit-il, pour aujourd'hui, comment le sais-tu? Pendant l'heure +que le brigand est resté ici, toi, tu étais à bord de _la Juliette_. + +--Oui, mais j'ai mon élève. + +Et le Saucisson-à-Pattes marcha vers la porte en ajoutant: + +--Mon élève que je vais vous présenter. + +Au moment d'ouvrir, il s'arrêta en disant: + +--Pas de lumière qui nous trahisse. Il faut qu'on nous croie bel et bien +endormis. + +Il vint à la table où brûlaient les deux chandelles, en souffla une et +porta l'autre sous le manteau de la cheminée. Certain alors qu'aucune +lumière ne s'apercevrait du dehors quand il ouvrirait la porte, il y +retourna, en fit tourner le battant et prononça: + +--Pancrace! + +Aussitôt le valet d'écurie pénétra dans la salle et repoussa la porte. + +Si promptement que la porte eût été ouverte et refermée, cela avait +suffi pour que le lieutenant et Fil-à-Beurre pussent entendre, sur le +bord de la Sarthe, se répéter le sifflement, mais cette fois plus +strident et surtout plus précipité, ce qui dénotait l'impatience du +siffleur. + +--Où est le Beau-François? demanda l'aubergiste à brûle-pourpoint au +valet. + +Celui-ci comprit qu'il était autorisé à parler devant les étrangers, en +présence de qui l'interrogeait son maître. Il répondit sans hésiter: + +--Toujours dans la Saunerie. + +Après une pause qui laissa encore entendre le sifflement s'accentuant de +plus en plus impatient, Pancrace continua: + +--Tenez, écoutez comme il s'égosille après l'équipage de _la Juliette_. + +En prononçant ce nom, le valet éclata de rire. + +--Ah! si vous les voyiez, les gens du bateau! reprit-il. Les brigands +s'en vont à la dérive sans pouvoir parvenir à se rapprocher du rivage. + +Puis, avec un éclat de rire: + +--Sapristi! patron, s'écria-t-il, vous leur avez versé une bien jolie +drogue dans leur dernière rasade. + +Ces paroles éclairèrent Fichet sur le vin qu'il avait été sur le point +de boire et que l'aubergiste avait jeté sur le parquet. + +--Que j'ai la compréhension actuelle de l'inconvenance d'avoir transfusé +mon verre, avoua-t-il d'un ton reconnaissant. + +Cependant, pour mieux édifier Vasseur, l'aubergiste avait continué +l'interrogatoire de Pancrace: + +--Tu es bien certain que l'individu que nous entendons siffler dans la +Saunerie est le Beau-François? + +--Pour ça, oui... C'est moi qui ai reçu les chevaux lorsqu'il est arrivé +avec l'autre, le poilu, pendant que vous étiez sur _la Juliette_. Je les +ai reconnus pour les deux particuliers qui étaient déjà venus, il y a +trois jours, et dont vous m'avez dit que le géant était le +Beau-François. + +Pancrace, après cette réponse se remit à rire en disant: + +--L'entendez-vous? Hein! l'entendez-vous? En donne-t-il du galoubet, +l'enragé! + +En effet, le sifflement du Beau-François avait repris de plus belle. +Cela eut pour effet de réveiller l'ardeur du lieutenant qui s'écria: + +--Mais, à trop attendre, nous allons laisser fuir ce misérable; il +gagnera _la Juliette_ à la nage. + +--Oh! fit tranquillement l'aubergiste, je l'en défie bien; il se +noierait, car il aurait trop lourd à porter. + +Sans demander l'explication de cette dernière phrase, Vasseur reprit: + +--Alors il gagnera _la Juliette_ à l'aide de cette barque que j'ai vue +attachée au bord de l'eau. + +--J'en ai retiré les avirons tout à l'heure, déclara Pancrace. + +--Patience, citoyen Vasseur, patience! fit l'aubergiste d'un ton calme. +Soyez bien persuadé que le gueux ne peut nous échapper. + +Et, à titre de justification du retard, il ajouta cette phrase +énigmatique: + +--Il ne faut pas en vouloir aux gens de vouloir faire d'une pierre trois +coups! + +--Trois coups, répéta Fil-à-Beurre étonné. + +Mais, au lieu de continuer, l'aubergiste revint à Pancrace pour lui +adresser une question qui arrivait bien étrangement: + +--Dis donc, fit-il, ma nouvelle servante, la Victoire, elle liche, +n'est-ce pas? + +--C'est son péché mignon. + +--Et la pauvrette ne dédaignerait pas une rôtie au vin chaud, bien +sucré, qu'on lui planterait sous le nez. + +--J'en suis certain. + +--Alors, il faut être indulgent pour le goût de cette fille. Tout à +l'heure, en disant que c'est pour donner des forces à ma femme, tu +monteras une rôtie là-haut, que tu mettras bien à portée de Victoire. + +--Une rôtie au vin... c'est un peu raide pour une accouchée qui a +peut-être la fièvre, objecta Pancrace. + +--C'est aussi ce que se dira Victoire, et comme elle ne voudra pas nuire +à sa maîtresse, elle se décernera la boisson. + +--Il y a gros à parier. + +L'aubergiste porta la main à sa poche dont il tira quelque chose qu'il +glissa dans celle du valet, en disant: + +--Pour qu'elle trouve meilleur goût à sa régalade, tu lui mettras cela +dans son vin. + +--Bon! fit Pancrace en riant, comme aux gens du bateau... ce sera drôle! + +--Ensuite... + +Au lieu de terminer sa phrase, l'aubergiste se pencha à l'oreille du +valet et, à voix basse, lui souffla une longue phrase qu'il termina par +cette question: + +--C'est bien compris? + +--Tout ce qu'il y a de mieux compris. + +--Alors, va, mon bon Pancrace. + +Et pendant que le valet entrait dans la cuisine, probablement pour +préparer la rôtie au vin, l'aubergiste alla rouvrir la porte donnant sur +la rivière en disant: + +--Venez examiner, lieutenant. + +La nuit, sans être trop claire, permettait de voir les objets à +distance. Un peu plus loin, sur la Sarthe, apparaissait la masse sombre +de _la Juliette_ qui, depuis qu'elle avait démarré, aurait dû être déjà +bien loin. + +--Pourquoi est-elle encore là? et surtout pourquoi est-elle allée +s'arrêter à l'autre rive, au lieu de revenir à celle-ci? demanda +Vasseur. + +--Parce que le bateau, descendant à la dérive, a été poussé par le +courant de la rivière, qui porte sur la rive gauche. + +--À la dérive? répéta le lieutenant; mais alors que fait donc +l'équipage? + +--Il dort à poings fermés, grâce au narcotique contenu dans le vin que +je lui ai offert pour son coup du départ. Voilà donc comment, ainsi que +vous le voyez, toute la largeur de la Sarthe sépare le bateau de notre +siffleur enragé. + +Pendant qu'ils étaient seuls, le lieutenant voulut satisfaire sa +curiosité. + +--Tu t'es fait connaître à moi avec le nom de passe, dit-il, mais +j'ignore ton vrai nom. + +--Meuzelin! + +--Bigre!!! lâcha Vasseur avec l'accent de la plus sincère admiration +pour le porteur de ce nom. + +Parmi ceux qui étaient au fait des agissements du ministère de la +police, et le lieutenant, par ses fonctions, était de ceux-là, on citait +Meuzelin comme le plus habile et le plus audacieux des policiers de +l'époque. Rien donc de plus justifié que l'exclamation de surprise +louangeuse échappée à Vasseur, en apprenant qu'il se trouvait en +présence de cette célébrité de la police. + +Le compliment que contenait le juron du lieutenant fut compris par +Meuzelin qui, faisant bon marché de l'éloge, répliqua gaiement: + +--Peut-on se méfier du bonhomme ridicule que je représente... du +Saucisson-à-Pattes, comme on m'appelle, dont la bêtise est citée à vingt +lieues à la ronde? Je n'ai pas grand mérite, croyez-moi, à rouler tous +ces naïfs de province. + +Ensuite, redevenant sérieux: + +--Voici le moment d'agir, dit-il; lieutenant, faites venir vos hommes. + +--Armés? demanda Vasseur. + +--Jusqu'aux dents, car je crois que nous aurons à batailler. + +--Batailler, répéta dédaigneusement le lieutenant. Si vigoureux que soit +le géant que nous allons prendre, nous sommes quatre hommes contre +lui... et même cinq, en te comptant, Meuzelin. + +--Oui, mais il ne faut pas me compter. + +--Parce que? + +--Parce que, débita l'aubergiste en tapant sur son ventre monstrueux, +mon rôle se borne à être le gros morceau de lard qui doit attirer le rat +hors de son trou... Vous verrez cela tout à l'heure. Quant à batailler, +comme je vous l'annonce, et dont vous doutez, soyez-en certain... et non +pas contre un seul homme, mais contre vingt ou trente garnements qui +nous tomberont sur les reins... + +--Qui te le laisse croire? + +--La visite d'une heure que j'ai faite aujourd'hui sur _la Juliette_, +sous prétexte d'y retenir mon passage pour Cormières, m'a donnée sujet +d'ouvrir l'oeil. + +Et, sans plus d'explications, l'aubergiste répéta: + +--Faites venir vos hommes. + +Sitôt Barnabé et les deux soldats arrivés, l'aubergiste ferma +soigneusement sa porte, dont il plaça la clef sous la dalle cassée d'un +banc qui avait jadis existé à côté de l'entrée. + +--En cas de retraite, le premier arrivé trouvera la clef en cet endroit, +annonça-t-il. + +--Pour un seul vaurien à prendre, Meuzelin, tu vois l'avenir bien en +noir, dit Vasseur, persistant dans son idée qu'on n'aurait affaire qu'au +Beau-François. + +--Je souhaite de me tromper, dit l'aubergiste d'un ton grave en prenant +la tête du groupe qui, sur ses pas, contourna l'auberge pour gagner la +route dont les taillis qui la bordaient faisaient un chemin moins +découvert que le rivage de la rivière. + +On parvint à un bouquet d'arbres situé à cent toises tout au plus de la +_Biche-Blanche_. + +--Voici où vous allez prendre l'affût, annonça le policier en pénétrant +sous le couvert. + +Quarante pas plus loin, sous les arbres, se voyait la Sarthe, et de +l'autre côté de la rivière, apparaissait la _Juliette_, en face de +laquelle allait se dresser l'embuscade. + +À peine arrêté sous bois, Vasseur demanda: + +--Où donc est la Saunerie? + +--Là, sur la lisière du bois, cette bicoque, dit l'aubergiste en +montrant une petite masure tombant en ruines. + +--Cernons-la, proposa le lieutenant impatient de tenir le Beau-François. + +Mais à son oreille la voix de Fil-à-Beurre murmura: + +--Et Gervaise, qu'il doit tenir enfermée avec lui? N'est-il pas à +craindre que le misérable, en se voyant pris, ne tue la jeune fille? + +--Alors que faire? dit Vasseur pris d'épouvante. + +--Me laisser agir, souffla l'aubergiste, qui avait entendu. Ne vous +ai-je pas dit que je serai le morceau de lard qui doit attirer le rat +hors de son trou? + +Et se couchant à terre, il ajouta: + +--Imitez-moi et attendons. + +--Attendons quoi? demanda Fil-à-Beurre curieux, en s'étendant à côté du +policier. + +--Le lever de la lune qui éclairera bien en plein le morceau de lard, +répondit l'aubergiste. + +Tout avait été dit à voix basse. Après que les cinq hommes se furent +couchés, le silence se fit. + +Un quart d'heure se passa. + +Tout à coup, Meuzelin dressa vivement la tête et sembla écouter. Son +mouvement avait été simultanément imité par Fil-à-Beurre, qui lui +souffla: + +--Avez-vous entendu? + +--Oui. + +--Un bruit de branches brisées! n'est-ce pas? De ce côté, près de la +Saunerie, vers ce gros arbre dont une énorme branche s'étend au-dessus +de la masure, appuya Barnabé. + +--Grosse branche où, jadis, fut pendu le grand-père de Pancrace, auquel +appartenait la Saunerie. Le pauvre diable s'était fait pincer. Dame +Justice l'a accroché au-dessus de sa propriété pour effrayer les +fraudeurs de la gabelle, dit l'aubergiste. + +Pour l'intelligence de ce qui va suivre, quelques explications au sujet +de la Saunerie sont nécessaires sur ce qu'on appelait la gabelle et les +faux-sauniers. + +Ce nom de gabelle fut d'abord commun à plusieurs taxes. Plus tard, il +fut uniquement appliqué à la _taxe du sel_, dont le monopole constituait +un des plus gros revenus de la monarchie. «Autrefois, dit Boullet, qui +nous fournit ces renseignements, le roi avait seul le droit de fabriquer +et de vendre le sel, ainsi que d'en fixer le prix. On était, en outre, +obligé d'acheter au roi une quantité déterminée de sel, avec défense de +revendre ce qu'on avait de trop; de là l'impopularité qui, tant qu'elle +dura, s'était attachée à cette taxe inique et vexatoire. + +Et il tenait ferme à son monopole, ce bon roi de France, tant et si bien +qu'il faisait pendre tout pauvre diable qui se laissait pincer en +contrebande de sel. C'était le procédé dont usait la monarchie pour +attaquer son monde en concurrence déloyale. + +Voilà pourquoi le grand-père de Pancrace, faux-saunier qui était jadis +tombé entre les mains des gens du roi, avait été accroché à la maîtresse +branche de l'arbre qui abritait la maisonnette où il cachait son sel de +contrebande. + +En 1800, époque du présent récit, il y avait dix ans déjà que le +monstrueux impôt avait été aboli. + +Tout en parlant de la mort du grand-père de Pancrace, le policier +n'avait pas quitté des yeux la branche qui avait jadis servi de potence +à l'infortuné faux-saunier. Que voyait-il? + +À ce moment, Barnabé lui souffla encore: + +--Nouveau bruit de branche cassée. Décidément quelqu'un rôde autour de +nous sous ce couvert... + +--Chut alors! fit l'aubergiste; raison de plus pour vous taire. On +pourrait entendre. + +Donnant l'exemple du mutisme et de l'immobilité, il se recoucha à plat +sur le sol. Mais, dans cette position, son regard ne quittait pas la +branche. + +--Je m'en doutais! pensa-t-il, en faisant allusion sans doute à ce que +guettaient ses yeux. + +Une demi-heure s'écoula encore. + +Alors les berges de la rivière s'éclairèrent d'une lueur douce qui +dessina les contours de la _Juliette_ dont le pont apparut désert. + +C'était la lune qui se levait. + +Bien doucement, l'aubergiste se glissa près de Vasseur. + +--Voici la lune; je pars, lui souffla-t-il. Voulez-vous accepter de moi +une consigne? + +--Parle. + +--Le principal quand j'aurai fait sortir le Beau-François de sa tanière, +sera de lui fermer la retraite pour l'empêcher d'y rentrer. Aussitôt que +vous me verrez apparaître là-bas, à l'angle de l'auberge, commencez à +vous approcher bien doucement de la Saunerie. + +Et, en appuyant, il répéta: + +--Bien doucement, vous m'entendez... car il est tout près d'ici d'autres +oreilles au guet. + +--Quelles oreilles? demanda le lieutenant étonné. + +Meuzelin parut n'avoir pas entendu la question et continua: + +--Ne faites feu qu'à la dernière extrémité, car je flaire aux environs +une meute que l'explosion nous attirerait. À bientôt. + +Cela dit, le Saucisson-à-Pattes, avec une agilité qu'on n'aurait pu +attendre de son obésité, se glissa dans les taillis et disparut. + +--Que je présuppose que nous allerions avoir de l'amusement récréatif et +surabondant, murmura Fichet à son voisin Lambert. + +Ensuite, avec un soupir de regret: + +--Quelle infortune que je n'aurais pas mon sabre! + +Vasseur approuvait pleinement la manoeuvre indiquée par l'aubergiste. +Une fois qu'il serait sorti de sa tannière, il fallait que le +Beau-François n'y pût rentrer, en trouvant derrière lui la retraite +coupée. + +Quant à ce danger terrible dont le menaçait l'agent, danger que pouvait +attirer un coup de feu, le lieutenant n'y croyait pas beaucoup. Quel +danger pouvait exister autre que celui encouru en empoignant le +Chauffeur? Si vigoureux que fût le bandit, et fût-il même armé, eux, +n'étaient-ils pas quatre hommes pour venir à bout du colosse et le +prendre vivant, car Vasseur le voulait vivant? Son amour-propre exigeait +que le Chauffeur montât, en pleine place de Chartres, sur la guillotine +qui avait exécuté ses complices. + +Les yeux tournés vers l'auberge de la _Biche-Blanche_, dont on +apercevait au loin la façade bien éclairée par la lune, le lieutenant +guettait l'apparition du Saucisson-à-Pattes, qui devait donner le signal +d'entourer la Saunerie... + +--Crois-tu, en dehors de la capture de François, à ce danger dont parle +le policier? demanda-t-il à Fil-à-Beurre qui se tenait près de lui. + +--J'y crois si bien et j'ai tant pris au sérieux la recommandation de +Meuzelin de ne faire feu qu'à la dernière extrémité que, pour ne pas +céder à la tentation, j'ai remis mon fusil désarmé en bandoulière. + +--Mais quel est, selon toi, ce danger? + +--J'ai la doutance qu'en ce moment, dans quelque coin des environs, +peut-être à vingt ou trente pas de nous, il doit y avoir deux ou trois +douzaines de vauriens en train de rudement endêver. + +--Ils ont hâte de nous attaquer? + +--Non, pas du tout... et probablement même qu'ils ignorent notre +présence sous bois. + +--Alors, pourquoi enragent-ils? + +--À cause de l'immobilité de _la Juliette_ qui a été s'arrêter de +l'autre côté de la Sarthe quand, au contraire, elle devrait être sur +notre rive pour les embarquer... Ils ne comprennent rien au silence de +l'équipage que n'a pas fait bouger le sifflet de leur chef le +Beau-François. + +Vasseur, à ces mots, haussa les épaules d'incrédulité. + +--Où diable vas-tu t'imaginer cette bande qui marche avec le +Beau-François? ricana-t-il. + +--Qui marche avec lui... non... mais qui l'a rejoint, appuya Barnabé +pour faire comprendre la différence. + +Et, à l'appui de son dire, il continua: + +--Avez-vous donc oublié les trente ou quarante mécréants, ce reste de la +bande d'Orgères échappé à votre poigne, que nous avons eu à nos trousses +à la sortie de Chartres? Ces aimables drôles, pour qui le séjour en +Beauce est devenu périlleux, n'émigrent-ils pas, vous le savez, pour +aller, à la suite de leur ancien chef, chercher fortune en provinces +chouannes et vendéennes, que le Beau-François n'a pas dû manquer de leur +représenter comme le vrai pays de cocagne des pillards! + +--Soit! accorda Vasseur; mais ces coquins, nous les avons laissés +derrière nous, arrivant à l'auberge des Buchard. L'homme et la femme, +tués par toi, laissaient au pillage des arrivants la cave de leur +cabaret qui, m'as-tu annoncé, était bien garnie... L'ivresse, à ton +dire, devait les retenir. + +--Oui, les retenir, mais pas à tout jamais. Or, en route, nous avons +d'abord perdu six heures à laisser reposer nos chevaux fatigués et +ensuite six autres heures se sont écoulées depuis notre arrivée à la +_Biche-Blanche_... Total, douze heures, pendant lesquelles on a le temps +de boire pas mal de vin et de le cuver... Nous avons donc perdu notre +avance. + +Au fond, ce que Barnabé avançait là était fort possible. Le lieutenant +fut un peu ébranlé en son incrédulité. + +Fil-à-Beurre reprit: + +--Et puis nos gueusards se sont-ils soûlés? Qui sait si le +Beau-François, en partant le matin de chez les Buchard, avec le +Marcassin et la voiture où était Gervaise, n'avait pas laissé un ordre +pour ses hommes, à leur arrivée, de le rejoindre sans retard à la +_Biche-Blanche_, où les attendait un bateau qui les embarquerait? + +--Tu pourrais bien avoir raison, avoua le lieutenant à demi convaincu. + +Pour arriver à donner une conviction pleine à Vasseur, l'échalas +poursuivit: + +--Tout a été bien convenu d'avance, croyez-le. La bande, en arrivant +ici, devait se tenir cachée en attendant un signal du Beau-François qui +lui annoncerait que l'embarquement pouvait se faire sans danger. Or, ce +danger, le Beau-François le flaire à cette heure. S'il ne donne pas le +signal à ses gens qui attendent en leur cachette et s'il ne sort pas +lui-même de son trou, c'est qu'il est alarmé par l'immobilité de _la +Juliette_ et le silence de l'équipage. En voyant le bateau, qu'un coude +du courant colle là-bas en cet endroit où la rive se creuse, notre chef +chauffeur ne peut se douter que si l'embarcation n'est pas manoeuvrée, +c'est parce que les bateliers sont endormis par la drogue de Meuzelin. +Dans cette persistance à ne pas répondre à son sifflet, il a fini par +croire que _la Juliette_ l'avertissait qu'il y a mauvaise anguille sous +roche pour lui. + +Sur ce, l'échalas se mit à rire en ajoutant: + +--Notre sacripant doit fièrement pester de ne savoir pas nager. + +--Crois-tu qu'il ne le sache pas. + +--Dame! c'est évident. Est-ce qu'il n'y aurait pas belle lurette qu'il +aurait dû traverser la Sarthe à la nage pour se rendre à bord de _la +Juliette_? Il reste dans sa taupinière, faute d'un moyen quelconque +d'arriver au bateau. + +--Et ma pauvre Gervaise est enfermée avec lui! soupira tristement +Vasseur. + +Fil-à-Beurre ne lui laissa pas le temps de s'assombrir. + +--Elle sera bientôt avec nous, reprit-il, Meuzelin ne nous a-t-il pas +promis d'attirer François hors de son trou? + +--Quelle est son idée? + +--Je l'ignore. Mais sitôt François sorti, nous nous emparerons de la +porte et il ne remettra plus le pied dans la Saunerie. + +Cet espoir de retrouver Gervaise irrita l'impatience de Vasseur, qui +murmura: + +--Meuzelin tarde bien à agir. + +Comme son regard remontait vers l'angle de l'auberge où l'agent devait +apparaître, il rencontra la barque qui servait à Pancrace pour ses +pêches sur la Sarthe. + +--François aurait pu se servir de cette barque pour traverser l'eau, +avança-t-il. + +--Oui, fit Barnabé, mais vous oubliez que Pancrace a eu la précaution +d'en retirer les rames. + +Puis, revenant à son idée: + +--Décidément, notre Beau-François ne sait pas nager, ajouta-t-il +gaiement. + +À la pensée de Gervaise, qu'il allait bientôt revoir, Vasseur s'énervait +dans l'attente. + +--Meuzelin ne paraît pas! Pourquoi n'attaquerions-nous pas le +Beau-François immédiatement? proposa-t-il. + +--Non, non, dit vivement le squelette alarmé, songez au péril que peut +courir Gervaise entre les mains du bandit exaspéré. + +Et, en insistant d'un ton de prière pour vaincre la résistance du +lieutenant, qui s'obstinait en une attaque subite, il continua: + +--Fions-nous au policier que vous m'avez annoncé comme le malin des +malins. Son plan doit être bon. Du reste n'avons-nous pas promis de +suivre sa consigne de point en point? + +--Soit! attendons, concéda enfin Vasseur, faisant céder son amour à la +voix de la raison. + +Pendant qu'il obtenait gain de cause, Fil-à-Beurre après un coup d'oeil +sur Fichet et Lambert, voulut avoir son procès entièrement gagné. + +--Et songeons que cette consigne de Meuzelin nous recommande, pour ne +point attirer sur nous la bande des Chauffeurs qui attend aux environs, +de ne faire feu qu'à la dernière extrémité. Au premier coup de pistolet, +les gueusards accourraient sur notre dos. + +Cette phrase préparatoire de Fil-à-Beurre n'avait d'autre but pour lui +que d'amener un conseil. + +--Aussi feriez-vous bien, lieutenant, de commander à vos hommes de +remettre à leurs ceintures les pistolets qu'ils ont à la main... Un +doigt, appuyé par inadvertance sur la gâchette, peut amener le coup de +feu que nous avons à éviter. + +--Quittez vos armes, commanda Vasseur à ses hommes. + +En replaçant ses pistolets à sa ceinture, Fichet gronda: + +--Que si tant seulement j'aurais Bec-Fin! + +--Qui appelles-tu Bec-Fin, citoyen Fichet? demanda Barnabé. + +--Que c'est mon sabre. Un gendarme qu'a son sabre, il vaut plus mieux, +je t'en fiche l'incertitude, que six gendarmes qu'à tant seulement que +des joujoux à poudre, accentua le sabreur avec le dédain qu'il avait +pour les armes à feu. + +Un petit cri étouffé par le lieutenant joyeux fit retourner +Fil-à-Beurre. + +Là-bas, à l'angle de l'auberge, venait enfin d'apparaître le policier. +Bien éclairé par la lune, il arrivait, suivant le rivage dans la +direction de la Saunerie, de son pas lourd et avec son allure grotesque +du Saucisson-à-Pattes. Le policier était redevenu l'aubergiste ridicule +qui faisait tant rire. + +Il allait jouer le rôle, annoncé par lui, du morceau de lard devant +faire sortir le rat de son trou. + +--Que porte-t-il donc sur son épaule? demanda Vasseur empêché par la +distance de reconnaître l'objet. + +La vue plus perçante de Fil-à-Beurre lui permit de découvrir quel était +le fardeau de l'aubergiste. + +--Eh! eh! fit-il en riant, il paraît que Meuzelin est de mon avis. + +--Quel avis? + +--Que le Beau-François ne sait pas nager. Alors il lui apporte de quoi +se tirer d'affaire... Ça va être drôle! À coup sûr le rat doit sortir... +Pourvu, pourtant, qu'il n'en cuise pas à l'ami Meuzelin! acheva +Fil-à-Beurre d'une voix alarmée. + +Enfin la distance diminuée laissa le lieutenant se rendre compte de ce +que l'aubergiste tenait sur son épaule. + +--Des avirons! dit-il. + +--Oui, des avirons, reprit Barnabé, et son plan, que je devine, est des +meilleurs. Il arrive vers la barque de Pancrace en homme qui se propose +de jeter le filet au clair de la lune. Le Beau-François qui, comme nous, +doit l'avoir vu, va se dire que les avirons lui permettront d'utiliser +la barque pour se rendre à la _Juliette_, et nous allons le voir sortir +de sa cachette. + +Mais la voix de l'échalas, d'abord joyeuse, tourna au grave pour +ajouter: + +--Seulement, j'en suis toujours pour ce que j'ai dit. J'ai peur qu'il en +cuise à Meuzelin. + +Le moment était venu de se diriger vers la Saunerie pour être tout prêt +à fermer la retraite au Chauffeur si, une fois sorti, il voulait revenir +sur ses pas et rentrer en son repaire. + +À pas assourdis, en évitant tout bruit, les quatre hommes s'approchèrent +de la bicoque et vinrent se coller sur un des côtés de la Saunerie. + +Seul, l'Échalas, dépassait de la tête l'angle de la façade, observant, +pour les autres, ce qui allait se passer. + +--Sort-il? demanda bien bas Vasseur, placé derrière Barnabé. + +--Pas encore, souffla Fil-à-Beurre. + +Il avait à peine répondu qu'il leva vivement la tête. + +Au-dessus d'eux s'étendait cette grosse branche de l'arbre qui, jadis, +avait servi de potence au faux saunier, le grand-père de Pancrace. Après +avoir, en grande partie, recouvert le toit de la Saunerie, cette branche +faisait brusquement saillie au-dessus de la porte du bâtiment qu'elle +protégeait de son épais feuillage, impénétrable à l'oeil. + +--C'est drôle, pensa Barnabé, il me semble avoir encore entendu là-haut +un craquement. + +Mais le moment était à chose plus pressée. Il reprit son poste +d'observation. + +--Et bien? demanda le lieutenant. + +--Ça mord! ça mord! lui murmura Fil-à-Beurre. + +Le Beau-François, en effet, avait aperçu l'aubergiste arrivant à la +barque avec ses rames. Il venait d'entre-bâiller la porte, juste de quoi +passer la tête pour observer le Saucisson-à-Pattes. + +Les quatre compagnons étaient aussi immobiles que des statues. Le plus +petit bruit, en donnant l'éveil au Beau-François, le prévenait du +voisinage de ses ennemis. Alors il rentrait en la cache où il tenait +Gervaise, et la jeune fille avait tout à redouter du premier transport +de rage qui s'emparerait du colosse en se voyant découvert. + +Cependant l'Échalas soufflait toujours à Vasseur, dont la tête lui +touchait l'épaule: + +--Ça mord au mieux. Le maître rat se laisse attirer de plus en plus. + +C'était la vérité. Le Beau-François s'était avancé d'un pas. Son plan +était bien facile à deviner: il allait bondir vers l'aubergiste aussitôt +que celui-ci atteindrait la barque. Alors, il l'assommerait sur place et +possesseur des avirons qui lui permettraient d'utiliser l'embarcation, +il traverserait la Sarthe pour se rendre à la _Juliette_ et connaître la +cause de son immobilité. + +Comme l'araignée, après avoir paru au bord de son trou, guette la mouche +qui va se prendre en sa toile, le Beau-François, sur le seuil de la +Saunerie, laissait sa victime arriver. + +Il crut enfin le moment favorable. + +Pourtant, avant de s'élancer, il interrogea du regard les alentours de +l'abri qu'il allait quitter. + +Fil-à-Beurre n'eut pas le temps de retirer sa tête qui dépassait +l'angle. + +À un petit claquement qui se fit entendre, il avança le nez à nouveau. + +Le Beau-François venait de fermer la porte et, ayant pris son élan, il +courait sur l'aubergiste, se montrant de dos à Barnabé. + +--En chasse, le rat décampe! annonça le squelette. + +Aussitôt, les quatre compagnons, quittant leur poste, bondirent sur ses +traces. Le plus urgent pour eux était d'arriver à temps pour sauver le +Saucisson-à-Pattes des mains du géant. Une fois le scélérat pris et +garrotté, ils reviendraient alors vers Gervaise. + +Assourdi par sa course, le Chauffeur ne pouvait entendre les ennemis qui +lui arrivaient sur les talons. + +Ceux-ci le virent, tout courant, tirer de sa poche et ouvrir un long +couteau. Il allait frapper l'aubergiste que, probablement, il jetterait +ensuite à l'eau. + +--J'avais bien raison de dire qu'il en cuirait à Meuzelin! pensa +Fil-à-Beurre tout alarmé, en cherchant à gagner l'avance qu'avait le +Beau-François. + +Loin de se tenir sur ses gardes, l'aubergiste semblait ne pas même se +douter du danger. Après avoir mis les avirons dans la barque, il était +resté sur le rivage, occupé à rassembler les plis de son épervier étalé +à terre, tournant le dos au Chauffeur qui approchait. + +Le Beau-François finit par l'atteindre et leva sa main armée du couteau. + +--Garde à vous! cria Vasseur, oubliant toute prudence à la vue de l'arme +qui menaçait le policier. + +Il était trop tard. + +Le bras du Chauffeur s'abattit. + +--Imbécile! ricana soudain l'aubergiste au lieu de tomber sous le coup. + +La lame, loin de s'enfoncer dans le dos de l'agent, venait de voler en +éclats, ne laissant plus que son manche au poing du géant. + +Mais le cri d'alarme, jeté par Vasseur, avait fait se retourner le +Chauffeur. Il avisa, encore à dix pas, ceux qui allaient fondre sur lui. + +Il se vit pris. + +Alors, poussant du pied la barque pour lui faire quitter le rivage, il +s'y élança. Mais son intention n'était pas de s'en servir. Il avait +aperçu les armes de ses adversaires et, ignorant qu'ils ne voulaient pas +en faire usage, il eut peur qu'une décharge l'atteignît en sa fuite. En +conséquence, il se dressa à l'avant du bateau et plongea dans la Sarthe. + +Le bateau, déchargé de son poids, s'en alla à la dérive. + +La vue du plongeon de François avait abasourdi Barnabé. + +--Tiens! il sait nager, s'écria-t-il. + +Tout à coup, il tressauta de colère. Malgré la consigne, un coup de feu +avait retenti. + +Il venait d'être tiré par Fichet qui, mauvais coureur et n'ayant pu +suivre les autres, se trouvait encore à dix toises du groupe. + +Seulement, fixé sur place, il regardait du côté de la Saunerie. + +--Pourquoi as-tu tiré malgré la consigne? gronda Vasseur quand il l'eut +rejoint. + +--Que la consigne, il me figure, elle avoir été de ne pas tirer sur le +Beau-François, objecta le soldat tout placide. + +--Eh bien, alors? fit le lieutenant surpris. + +--Et bien que j'ai visé un autre particulier. + +Ensuite, tout en remettant à sa ceinture un pistolet déchargé, le soldat +poursuivit: + +--Que la nature dans sa compatissance quant à moi, elle a oublié de me +gratifier des jambes d'un cerf. Courir, il n'est pas dans mes agréments. +Pour lors, il m'est incombé, tout à l'heure, que je m'ai en allé les +quatre fers en l'air. Comme je me recueillais de par terre en mon +altitude, que t'est-ce que j'ai observé? + +--Oui. Qu'as-tu vu en te relevant de ta chute? fit Vasseur sèchement. + +Fichet montra du doigt la Saunerie en continuant: + +--J'ai observé un homme qu'il dégringolait de la grosse branche qu'elle +se superpose dessus la porte de la maison. Alors, dans la crédulité +qu'il venait à la secouration de François, j'ai tiré sur lui. + +--Et tu l'as atteint? + +--Que son chapeau, il a sauté de sa tête. Mais je dubite que je l'aurai +touché dans la gravité, car il est pénétré dans la Saunerie, et, tout +succinctement, il s'en est excédé en emportant une femme dans ses bras. + +--Gervaise! s'écria Vasseur avec un accent d'angoisse indicible. + +Et, oubliant tout, affolé par le désespoir, il se précipita vers la +Saunerie, sourd à la voix de Meuzelin, qui lui criait d'une voix +alarmée: + +--À l'auberge! vite à l'auberge, le coup de feu a tout gâté. Gagnons la +_Biche-Blanche_. + +Fil-à-Beurre par amitié, les deux soldats par devoir s'étaient élancés +sur les traces du lieutenant. + +--Le policier nous donne pourtant un bon conseil, mais, bast! Gervaise +avant tout! pensa Barnabé tout en courant derrière Vasseur. + +Resté seul sur la berge, le policier promena son regard sur la Sarthe +pour apercevoir la tête du Beau-François venant reprendre haleine après +son plongeon. Il ne vit que la barque, déjà éloignée, qui, contenant ses +avirons, s'en allait à la dérive. + +--Tout à l'heure, il ne fera pas bon ici, pensa-t-il. + +Puis, mettant ses mains en entonnoir sur sa bouche, il envoya, à pleins +poumons, un dernier cri d'appel à ceux qui venaient de disparaître dans +la Saunerie. + +Après avoir un peu attendu, comme il ne les voyait pas reparaître, il +secoua la tête en disant: + +--Chacun pour soi! + +Sur ce conseil de prudence qu'il se donnait, il reprit le chemin de +l'auberge. + +Après y être entré et en avoir soigneusement verrouillé la porte, il se +prit à rire. + +--N'empêche, dit-il, que j'ai bien fait de me cuirasser le dos. Sans +cela, le Beau-François me trouait comme une vieille savate. + +Malgré le silence qui régnait au dehors, la fine oreille de Meuzelin dut +surprendre quelque faible bruit lointain et inquiétant, car il murmura: + +--Voici mes gredins qui entrent en chasse... Satané coup de feu! Comment +secourir ces braves gens? + + + + + IX + + +C'était bien improprement que la masure de l'ancien pendu s'appelait la +Saunerie. Elle ne contenait ni puits, ni fontaines, ni bassins, en un +mot, rien de ce que comporte le travail du sel. Du vivant du +faux-saunier, elle n'avait été que le dépôt du sel qu'il amenait par +bateau de la basse Loire et qu'il vendait ensuite, en contrebande, dans +tout le pays. + +Encore ce dépôt, qu'il fallait dissimuler sous peine de mort, ne +s'entassait-il qu'en des caves bien sèches, sur lesquelles s'élevait la +maison qui, jadis, avait été celle du passeur d'un bac, établi en cet +endroit de la Sarthe, que s'était fait allouer le grand-père de +Pancrace. La gabelle restait insoucieuse de cette maisonnette du +passeur, pauvre diable au service du contrebandier, sans se douter +qu'une entrée habilement cachée descendait à ces caves où s'amassait le +sel dont le prix de vente lui filait sous le nez. + +Plus tard, le contrebandier pendu et le bac supprimé, la maison, dont le +souvenir de l'exécution détournait tout locataire, était tombée en +ruines. L'escalier des caves s'était peu à peu effondré, puis s'était +comblé avec les débris d'une partie de la bicoque qui s'était écroulée. +En somme, la construction ne consistait plus qu'en les quatre murailles +qui entouraient celle des deux chambres, restée debout, qu'avait +possédées l'habitation. + +C'était en ce refuge, que protégeait encore une partie de toiture, que +s'était caché le Beau-François, après y avoir amené Gervaise. + +Donc, quand Vasseur, que suivaient Barnabé et les deux soldats, tous +sourds au cri d'alarme de Meuzelin, se fut précipité dans la ruine, il +ne fut pas long à constater l'horrible vérité. + +--Disparue! s'écria-t-il douloureusement à la vue de la chambre déserte. + +Ainsi, pendant qu'ils poursuivaient le Beau-François, en comptant +revenir à Gervaise après la capture du Chauffeur, quelqu'un s'était +introduit dans la Saunerie et en avait enlevé la jeune fille. + +--Et tu dis avoir aperçu cet homme? demanda Vasseur s'adressant à +Fichet. + +--Oui. Qu'il s'est déchu de cet arbre qu'il dépasse le toit, affirma le +soldat, en montrant la grosse branche qui surplombait l'entrée de la +maison. + +--Et, une fois sauté à terre, après avoir essuyé ton coup de feu, il est +entré ici d'où il est ressorti aussitôt en emportant une femme? continua +Vasseur d'une voix brisée. + +--Que c'est comme j'ai l'honneur de vous écouter, déclara Fichet. + +Il n'y avait pas à douter pour l'amoureux. La jeune fille était encore +perdue pour lui! + +Cette révélation de la lugubre vérité fut suivie d'un moment de silence, +pendant lequel résonna, au loin, la voix de Meuzelin, qui leur criait +encore: + +--À l'auberge! vite à l'auberge!... Le coup de feu a gâté tout! + +Mais Vasseur, le coeur brisé, ne pouvait entendre cet appel, tout +frémissant qu'il était du sort de Gervaise. Une seule pensée s'imposait +à lui: retrouver la jeune fille. + +--Il faut rejoindre le ravisseur! s'écria-t-il. + +Et, avant qu'on pût le retenir, il s'élança hors de la Saunerie. + +Il n'avait encore fait que deux pas quand un coup de feu éclata et une +balle, lui rasant le visage vint s'enfoncer dans le mur de la masure. + +D'un bond, Barnabé rejoignit le lieutenant et, sans lui laisser le temps +de résister, il l'emporta, pour ainsi dire, dans la Saunerie. Si prompte +qu'avait été cette retraite, elle avait été saluée de deux coups de +carabine, qui, heureusement encore, manquèrent leur but. + +Devant le danger, qui se révélait menaçant à Vasseur, l'amoureux +redevint subitement soldat. + +--Barricadons la porte et défendons-nous, commanda-t-il. + +--Euh! euh! marmotta Barnabé, il y aura de l'ouvrage; nous avons à faire +aux gars du Beau-François, que le coup de pistolet de Fichet nous a +amenés sur le casaquin. + +En un clin d'oeil, les quatre compagnons eurent entassé, derrière la +porte, tous les obstacles, en pierres et en solives, que leur +fournissaient les ruines éparses dans leur refuge. + +Pendant ce travail, apparaissaient, sortant du bois et des taillis qui +entouraient la Saunerie, une trentaine de mécréants à mine patibulaire. +N'ayant pu surprendre leurs ennemis, ils se décidaient à une attaque +ouverte, attaque d'autant plus acharnée que, lors de sa sortie, ils +avaient reconnu Vasseur. Pour ces survivants de la bande d'Orgères, le +lieutenant était une proie convoitée par leur haine féroce. Aussi +hurlaient-ils, avec une joie sauvage: + +--C'est le Vasseur, avec ses deux _cognes_! Nous les tenons! À mort! à +mort! + +Et ils se rapprochaient de la Saunerie. + +Aux cris de mort qui menaçaient ses compagnons, Fil-à-Beurre se sentit +jaloux et il grogna: + +--Vasseur et ses _cognes_ à mort!... Il paraît que je ne suis pas de la +fête, moi; alors je vais me faire inviter. + +Sans se garer, montrant bien son visage à l'ennemi, il vint à une des +deux étroites fenêtres ajuster un assaillant: + +--Un de moins pour la guillotine! cria-t-il quand l'homme qu'il avait +visé tomba foudroyé par une balle en plein front. + +C'était un beau début; et, pourtant, il ne contenta pas le pauvre +Barnabé, qui pesta tout chagrin: + +--Toujours maladroit! Pas de précision! Je vise l'oeil et j'attrape le +front!... Je ne serai jamais qu'une mazette! + +Mais un succès le consola de son déboire. En tirant à la fenêtre, il +s'était montré aux Chauffeurs. La mort du camarade redoubla leur rage. + +--Tu nous le paieras, la grande perche! + +--Mort au maigriot! + +--Il est si sec qu'il nous servira de bois quand nous chaufferons les +pieds de Vasseur et de ses cognes! + +À toutes ces menaces, Barnabé, qui rechargeait son fusil, secouait la +tête en souriant et disait, joyeux: + +--Ah! à la bonne heure, ils sont gentils. Ils m'invitent à la fête. + +Et comme il tenait à les remercier de la politesse, il mit en joue son +fusil rechargé et fit feu. + +Cette fois, il demeura stupéfait du résultat. + +--Ah! fit-il étonné, c'est bien un pur hasard. Juste dans l'oeil! + +En même temps que le squelette, Vasseur et ses hommes, par l'autre +fenêtre, avaient fait feu. Le lieutenant bon tireur, troua une poitrine. +Lambert brisa une jambe. + +Quant au pauvre Fichet, sa balle fut perdue. + +--Oh! mille bourriques! que, tant seulement, si j'aurais Bec-Fin, +jura-t-il! sans penser qu'à être ainsi enfermé entre quatre murs, son +sabre ne lui eût été d'aucune utilité. + +À cette défense, les assaillants ripostèrent par une décharge générale. +Sitôt après avoir fait feu, les assiégés s'étaient retirés des fenêtres. +Les balles des Chauffeurs s'incrustèrent dans la façade de la Saunerie. +Une seule entra par l'ouverture qu'avait occupée Fil-à-Beurre. + +Mais trois hommes tués et un blessé avait un peu calmé l'ardeur première +des Chauffeurs. Ils battirent en retraite pour aller se cacher derrière +les taillis qui, sauf du côté de la Sarthe, entouraient la masure. +L'assaut menaçait de se convertir en blocus. + +--Ils ont trouvé notre soupe trop chaude, avança Fil-à-Beurre, tout en +bourrant son arme. + +--Nous n'en avons pas fini avec eux, dit Vasseur en riant. Ils nous +préparent quelque tour de leur façon. + +Cependant Fichet avait pris Lambert dans un coin et, désolé de n'avoir +pas Bec-Fin ni la possibilité d'en jouer, il lui disait: + +--Que, vois-tu, un âne qui serait devant un grain de millet, il ne +serait pas plus dans la mortification vexatoire que moi quant à ce qui +décerne les armes à feu. + +Pendant cinq minutes, il y eut répit de la part des Chauffeurs. + +--Est-ce qu'ils nous oublient, les ingrats! murmura Barnabé en caressant +son fusil. J'ai pourtant été poli avec eux. + +Comme une réponse à son accusation d'ingratitude, il s'éleva, du côté de +la rivière, une voix railleuse et mordante qui disait: + +--Ah çà, les riffaudeurs, est-ce que vous vous cherchez les puces au +lieu d'en finir avec ces gens-là? Allons, ouste! À la besogne, +fainéants? + +--Oh! oh! fit Barnabé, en voilà un qui le prend de bien haut avec nos +drôles. + +Et curieux de voir celui qui malmenait si cavalièrement le monde, il +avança doucement la tête à la fenêtre. + +Si Fil-à-Beurre ne connaissait pas la voix, il n'en était pas de même +pour la figure de celui qui avait parlé, car il eut à peine regardé +qu'il tressauta de joie en disant à Vasseur: + +--Devinez qui? Le Beau-François en personne! + +Et il arma son fusil en ajoutant: + +--Justement, il est là bien en vue, à portée... Au sortir d'un bain +froid, comme celui qu'il vient de prendre, on a de l'appétit et on n'est +pas fâché de se mettre quelque chose dans le corps... Je vais lui offrir +un pruneau. + +Vasseur n'eut que le temps de relever le fusil de l'échalas. + +--Non, non, dit-il, je veux avoir ce misérable vivant. L'échafaud le +réclame. + +Au même moment, le Beau-François disait à ses hommes: + +--Je vous donne dix minutes pour vous emparer de cette cahute. Les deux +cognes et la perche, je vous les abandonne; mais le lieutenant, +gardez-le-moi vivant. + +--Tiens! tiens! fit Barnabé en regardant Vasseur, il paraît qu'il y a de +la sympathie entre vous. + +Puis, croyant que la recommandation du Beau-François aurait fait Vasseur +changer d'avis, il remit le colosse en joue et demanda: + +--Faut-il que je le descende? + +--Je te le défends! accentua le lieutenant d'un ton sec. + +Il achevait quand, au dehors, la voix impérieuse du Beau-François donna +cet ordre étrange: + +--Quatre gars par rang, mouchoir en main, qu'on m'enlève cette taule _à +la bombe_. + +--Ah çà! ils possèdent donc de l'artillerie? Bigre! ils ont un ménage +bien monté, ces gaillards! lâcha Fil-à-Beurre avec étonnement. + +--Non. Attends et tu sauras ce qu'ils appellent _la bombe_, annonça +Vasseur. + +Ce qu'on nommait ainsi, dans l'argot des Chauffeurs, quand il s'agissait +d'enfoncer une porte, n'était autre que le vieux moyen du bélier. + +Huit, dix ou douze Chauffeurs, suivant le poids à soulever, se +rangeaient sur deux rangs se faisant face. Chacun se joignait à son +vis-à-vis par un mouchoir, une cravate ou une ceinture, tenue au poing. +Sur cette sorte de lien se balançait un tronc d'arbre ou une poutre, +quelquefois une longue échelle, bref, ce que le hasard avait fourni de +lourd à leur entreprise. On avançait alors un des bouts, pointé sur +l'obstacle à démolir. À l'autre extrémité se tenaient deux compagnons +chargés de donner le ballant à cette espèce de catapulte. + +Or, une lourde solive, tombée des ruines de la masure, et qu'une cause +inconnue avait transportée un peu loin de la bicoque, s'était offerte +aux yeux du Beau-François pour lui donner l'idée et le moyen d'attaquer +la porte _à la bombe_. + +--Eh! mais, c'est assez ingénieux! approuva Fil-à-Beurre qui, bien en +recul de la fenêtre, les voyait, par cette ouverture, faire leurs +préparatifs. + +Là-dessus, il épaula son arme en demandant à Vasseur: + +--Faut-il en envoyer un dans le paradis des Chauffeurs? + +--Non, attends, commanda le lieutenant, il ne faut user de nos munitions +qu'à bon escient. + +Lambert n'était pas bien adroit. Fichet montrait une maladresse +désespérante. Vasseur et Barnabé pouvaient seuls répondre de leur coup. +Ce fut ce qui dicta l'ordre du lieutenant à ses soldats: + +--Dès que nous aurons fait feu, vous nous passerez vos carabines et vous +rechargerez nos armes. + +--Voici le jeu qui commence, annonça Fil-à-Beurre toujours en +observation. + +En effet, huit hommes, unis deux à deux par le mouchoir, s'avançaient +vers la Saunerie, supportant la solive dont une extrémité était braquée +vers la porte. + +Vasseur vint rejoindre Barnabé. + +--Nous allons abattre les deux premiers, dit-il. + +--Les deux de tête? demanda l'échalas. + +--Non. Les deux premiers du même rang. Puis, avec les carabines de mes +hommes, nous descendrons les deux suivants, toujours du même rang. C'est +compris? termina Vasseur en épaulant. + +--Parbleu! fit Barnabé qui mit en joue. + +Les Chauffeurs arrivaient lentement avec leur fardeau, quatre d'un côté, +quatre de l'autre, mais avec une hésitation visible. _La bombe_ était un +excellent moyen d'enfoncer une porte, mais toujours ils l'avaient +employé contre des habitants que la terreur paralysait. Cette fois, ils +s'adressaient à des adversaires sérieux qui avaient du sang sous les +ongles. Cela changeait la thèse; ils le comprenaient si bien que, n'eût +été qu'ils se sentaient surveillés par le Beau-François, ils auraient +volontiers lâché cette corvée périlleuse. + +--Feu! commanda Vasseur. + +Les deux coups partirent. + +--Feu! redit le lieutenant, quand Barnabé et lui eurent immédiatement +pris les carabines des soldats. + +Pas une balle n'avait été perdue. + +Tués ou grièvement blessés, quatre porteurs venaient de s'affaisser du +même côté de la poutre qui, prenant son dévers, roula sur leurs corps. + +--Vlan! le jeu est fini! lâcha joyeusement Fil-à-Beurre qui, sans +prudence, mit la tête à la fenêtre, pour mieux voir les survivants de la +_bombe_ qui fuyaient à toutes jambes sans demander leur reste. + +Sa tête, ainsi visible, servit de but au Beau-François, qui lui envoya +son coup de fusil. Le colosse était un excellent tireur, mais le sort de +ses hommes lui avait donné une rage bleue qui, paraît-il, lui secouait +les nerfs, car la balle destinée à Fil-à-Beurre, alla se perdre dans le +refuge. Vouloir atteindre Barnabé, si maigre, c'était du reste un peu +viser le coupant d'une lame de rasoir. + +--Pas trop mal! dit-il quand le plomb, en passant, eut sifflé à son +oreille. + +Mais, immédiatement tout surpris: + +--Quelle est cette musique? se demanda-t-il. + +En quel endroit que se fût logée la balle, elle avait, en frappant, +produit un son étrange. + +Comme, pour se rendre compte du bruit qui avait résonné, le squelette +s'était mis à chercher dans les décombres qui jonchaient le sol, il +poussa un cri d'étonnement qui attira le lieutenant à son côté. + +--Qu'as-tu donc, Barnabé? demanda-t-il. + +--C'est le plaisir de retrouver une ancienne connaissance, dit +l'échalas. + +En même temps, il montrait du doigt à Vasseur un énorme pot de grès qui, +à demi fracassé par la balle, laissait échapper de son flanc, +entr'ouvert, un flot de louis d'or. + +--Voici la tirelire où, de son vivant, Doublet enfermait ses écus. C'est +le pot de salaisons dont je vous ai parlé, que le père de Gervaise +tenait caché, dans la maison de Mégin, sous un tonneau d'avoine et où, +certain soir, je l'ai entendu verser des louis. + +--Trésor que le Marcassin, averti par Doublet, avait mission d'enlever +en même temps qu'il emmenait Gervaise du village de Mégin, avança +Vasseur. + +--Ce qui a fait coup double à François quand, aujourd'hui, il a pris au +Marcassin sa nièce et son or, continua Barnabé. + +Et il se mit à branler la tête en ajoutant: + +--Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis, nous ne +sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle. + +Croyant avoir raison de l'obstination de Vasseur, il le regarda en +demandant: + +--Laissez-moi donc lui offrir une balle? + +--Non! appuya sèchement Vasseur; je veux que cet homme ait la tête +tranchée. + +C'était bel et bien de dire qu'on tenait à ce que le chef des Chauffeurs +eût la tête tranchée; mais il fallait se trouver, au moins, dans une +situation qui permît de voir, plus tard, cette espérance se réaliser. +Pour le moment, la circonstance n'y prêtait guère. + +En quittant la Saunerie pour aller s'emparer de la barque du +Saucisson-à-Pattes, le Beau-François y avait laissé jeune fille et +trésor qu'il comptait venir reprendre dès qu'il serait maître de +l'embarcation. L'enlèvement de Gervaise, opéré pendant que le géant, +après son plongeon, était encore sous l'eau, s'était si brusquement +exécuté, que lorsqu'il était revenu sur l'eau pour reprendre son +haleine, il avait vu Vasseur et les siens se précipiter vers la +Saunerie. Comme, immédiatement, la masure avait été cernée par sa bande, +le Beau-François était en droit de croire que la jeune fille était +encore enfermée avec les quatre compagnons. + +Que la jeune fille fût tuée par une balle perdue qui pénétrerait dans la +cahute, le Chauffeur ne s'en alarmait pas outre mesure. La mort de +Gervaise était, en somme, un moyen d'être vengé du Marcassin par lequel, +lui, tant fier de sa force, avait été si facilement terrassé et jeté +dans la trappe de cave comme un paquet de linge sale. + +Mais il tenait à son or! + +Il voulait le recouvrer. + +Aussi Fil-à-Beurre avait-il eu parfaitement raison de dire: + +--Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis, nous ne +sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle. + +Il revint à la fenêtre pour voir ce qu'il était advenu des assaillants. + +--Place nette! s'écria-t-il. Où sont-ils passés, ces forcenés-là? + +--Ils s'avont évaporés comme des _ondes_! annonça Fichet qui, à l'autre +fenêtre, faisait le guet. + +En effet, nul Chauffeur n'était visible. Sans les cadavres étendus sur +le sol, c'eût été à croire que rien ne s'était passé. Mais cette +solitude et ce silence n'en étaient que plus redoutables. L'ennemi ne +pouvait avoir renoncé à la lutte. Il devait, en cet instant, préparer +quelque nouveau mode d'attaque. + +--Ils nous préparent une vilaine manigance, avança Barnabé. + +--Attendons, dit le lieutenant. + +Pendant que, chacun à une fenêtre, Lambert et Fichet veillaient au +grain, Vasseur et l'échalas s'assirent sur un tas de décombres. + +La situation n'était pas gaie. Tenter une sortie, c'était vouloir se +faire écharper sous le nombre. Des munitions, les quatre hommes en +possédaient à eux tous, de quoi abattre un à un tous les gars du +Beau-François, s'ils voulaient consentir à servir de cible; mais la +disparition desdits gars prouvait que ce genre de distraction n'était +pas de leur goût. + +Quant à croire qu'ils étaient partis, il ne fallait pas s'arrêter à +cette pensée. L'or du Beau-François était là pour défendre d'admettre +cette supposition. + +Restaient encore deux longues heures à s'écouler avant que le jour +arrivé amenât sur la route des voyageurs qui pussent les secourir et, +encore, ces voyageurs ne seraient ni assez nombreux ni assez hardis pour +s'attaquer à toute une bande. + +--J'ai confiance en Meuzelin, prononça Vasseur. Il ne doit pas être +resté sans chercher un moyen de nous secourir. + +--Oui, mais arrivera-t-il avant le tour que ces vauriens nous mijotent? +répliqua Barnabé. Quel peut bien être ce tour? + +--Je l'ignore. Il doit tendre à nous faire sortir de notre refuge, +avança le lieutenant. + +Et il répéta: + +--Attendons. + +Or, à attendre, la pensée travaille. Il arriva donc que l'esprit de +Vasseur, oubliant la situation présente, se mit à caresser un doux +souvenir, ce qui le conduisit bientôt à pousser un gros soupir en +murmurant: + +--Qu'est devenue Gervaise? + +--J'ai dans l'idée qu'elle est maintenant en des mains amies qui la +protégeront, dit gravement Barnabé. + +Tandis que le lieutenant attachait sur lui des yeux où venait de luire +l'espérance, il continua: + +--Oui, j'ai la certitude qu'elle a été reprise par son oncle, le +Marcassin. Il n'est pas précisément un imbécile, cet ours énorme. En +fait de finesses et de ruses, je suis convaincu qu'il en remontrerait +largement au Beau-François. Il n'a pas dû courir longtemps après le +ravisseur de sa nièce. Le géant avait trop peu d'avance sur lui pour +avoir compté lui échapper par la fuite. Donc le Marcassin est revenu sur +ses pas et, à la vue de la Saunerie, il a éventé la mèche. Son ennemi +devait être là! + +--Mais, objecta Vasseur, pourquoi n'est-il pas venu attaquer le +Beau-François dans son repaire? + +--Pour la même raison qui nous a fait attendre pour secourir Gervaise +que le scélérat eût quitté son trou. Comme nous, l'oncle a eu peur que +le colosse, avant de lutter, se vengeât sur sa prisonnière et, comme +nous encore, il a voulu surprendre son gredin en dehors de sa cachette; +il a alors grimpé sur l'arbre qui accote la Saunerie, et tapi dans le +feuillage de l'énorme branche qui surplombe la porte, il est resté à +l'affût, à l'exemple du tigre qui guette, pour s'élancer sur sa proie, +qu'elle passe au-dessous de lui. + +--Et pourtant il est resté immobile quand le Beau-François est sorti de +la masure, dit le lieutenant. + +--Sans compter qu'il a bien fait, puisque nous nous chargions de sa +besogne. Est-ce que vous croyez que du haut de sa branche il ne nous +avait pas aperçus surveillant la Saunerie? N'a-t-il pas deviné, à la vue +de Meuzelin, arrivant avec ses avirons, le moyen inventé pour attirer le +Beau-François? Quand nous nous sommes élancés aux trousses du Chauffeur, +il a profité de l'occasion qui lui laissait le champ libre. Se croyant +suffisamment vengé de François qui allait tomber, croyait-il, en nos +mains, le Marcassin s'est laissé choir de son arbre et il a emporté sa +nièce. + +--Gervaise aux mains de cette brute! prononça le lieutenant avec une +crainte mêlée de dégoût. + +--Brute, oui, mais une brute qui doit avoir de l'affection pour la jeune +fille, prononça lentement Barnabé. + +Et, après une pause: + +--Voulez-vous une preuve de ce que j'avance? demanda-t-il. + +--Dis. + +Fil-à-Beurre étendit la main vers le tas d'or tombé du pot brisé par la +balle. + +--Ce trésor appartenait au Marcassin, dit-il, et il a dédaigné de +l'emporter pour pouvoir plus promptement sauver sa nièce. + +L'entretien fut interrompu par cette phrase que grondait Fichet, +toujours au guet: + +--Qué fichaise ils fichent donc, ces fichus-là! Que mon entendement il +me les révèle qu'ils sont à fouillasser dans les taillis sans tant +seulement qu'on observe le bout de leur nez. + +--Peut-être cueillent-ils des violettes? avança Fil-à-Beurre. + +Soudainement, il se fit immobile, attentif, l'oreille aux écoutes, en +homme surpris par un bruit. + +Il marcha à Vasseur qui, resté assis à la même place, semblait, de son +côté, prêter une profonde attention à un bruissement suspect. + +--Lieutenant, entendez-vous? souffla le squelette. + +--Oui, depuis un instant. + +--Que nous préparent-ils? continua Barnabé en tendant encore l'oreille +pour tâcher de deviner. + +Vasseur aussi demeura attentif. + +--J'y suis! fit brusquement l'échalas; ils sont en train d'amasser sur +le toit un tas de matières combustibles auxquelles ils mettront le feu. +Ils se servent du gros arbre pour arriver au-dessus de la maison. +Bientôt le toit de vieilles planches vermoulues flambera comme un papier +brûlé et un brasier nous tombera sur la tête. + +Le lieutenant avait écouté Barnabé, la face étonnée, les yeux grands +ouverts. + +--Ah çà! fit-il, c'est donc là-haut que tu entends? + +--Oui... et vous? demanda l'échalas, surpris à son tour de la question. + +Vasseur montra à ses pieds. + +--Moi, c'est là! dit-il. + +À cette réponse, Barnabé se pencha vers la terre qui, sous les +décombres, formait l'aire de la chambre. + +Des coups sourds s'entendaient sous la profondeur du sol et témoignaient +d'un travail souterrain pour arriver jusqu'à eux. + +--Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à l'heure +bien de la réjouissance, murmura Fil-à-Beurre. + +Il avait deviné juste pour le toit. En s'aidant de l'arbre, les +Chauffeurs avaient entassé sur l'abri de la masure tout ce que les +environs leur avaient fourni de bois mort et d'herbes desséchées. + +Puis ils mirent le feu à l'amas. + +Comme l'avait prévu Barnabé, le toit fit une courte flambée, et, en +s'effondrant, entraîna avec lui la masse enflammée. + +Mais, aussitôt, une effroyable explosion retentit. La masure fut secouée +jusqu'aux fondations et ses murailles, après avoir vacillé sur leur +base, s'écroulèrent en s'abattant sur les quatre compagnons. + + + + + X + + +Quand la guerre civile avait détruit et incendié tant de châteaux dans +les pays soulevés, c'était miracle qu'elle eût épargné le charmant +domaine de la Brivière, situé à deux portées de fusil de la rive gauche +de la Loire, non loin de Beaupréau, entre le village de Chalonne et +celui de Saint-Florent-le-Vieil. + +Le château avait bien été pillé, mais les constructions étaient restées +debout et intactes; de sorte que ç'avait été affaire de meubles, envoyés +d'Angers et de Nantes, pour la personne qui était venue habiter le +castel, au bout de longues années d'abandon écoulées depuis le départ de +son dernier maître. + +C'est quinze jours après les événements de la Saunerie, précédemment +racontés, que se passait, à la Brivière, la scène suivante entre deux +jeunes femmes, l'une blonde, âgée d'environ dix-huit ans; l'autre brune, +qui devait compter vingt-trois ans; mais toutes deux d'une beauté +incontestable, quoique d'un genre tout différent. + +La brune, renversée sur un fauteuil, position qui faisait saillir, sous +un riche peignoir de mousseline des Indes, toutes les richesses de son +buste, dominait la blonde qui, simplement vêtue de laine, était assise +devant elle sur un tabouret bas. + +Avec un sourire aimable et d'une voix douce qui sollicitait une +confidence, la brune demandait: + +--Voyons, mignonne, sois franche: tu as un amoureux? + +--Non, madame, dit ingénument la jeune fille. + +La dame, à cette réponse, leva un doigt et, d'un ton rieur qui semblait +douter: + +--Gervaise! Gervaise! fit-elle. Ton nez remue... preuve que tu n'es pas +franche. + +La jeune fille secoua négativement la tête. + +--Comment? ma bellotte, vrai de vrai?... pas un petit amoureux... un +amoureux timide qui, en rougissant, t'ait jamais dit combien tu es +gentille? insista la dame. + +Et, prenant le menton de Gervaise dont elle tourna vers elle le gracieux +visage: + +--Cherche bien dans tes souvenirs, appuya-t-elle. + +Il dut y avoir sur les traits ou dans les yeux de Gervaise quelque +indice qui la trahit, car la belle brune s'écria joyeusement: + +--Oh! la vilaine! qui ne veut pas franchement avouer qu'elle aime... + +Alors Gervaise se hasarda à demander: + +--Vous, madame, aimez-vous ou avez-vous aimé? + +Un nuage rapide passa sur le front de la brune. + +Elle sembla hésiter; puis, sans préciser si elle parlait du présent ou +du passé, elle répondit: + +--Oui, Gervaise. + +Ces deux mots, elle les avait accentués d'un ton bref, et un éclair +avait lui dans ses yeux... Était-ce colère sourde; était-ce souffrance +secrète? Il eût été impossible de deviner lequel de ces deux sentiments +avait réveillé la question de la jeune fille. + +--Eh bien, reprit Gervaise, apprenez-moi à quoi on reconnaît qu'on aime, +et je vous dirai si j'aime. + +--Quand il n'est pas là, on pense à lui. + +Gervaise rougit et d'une voix timide: + +--Il en est ainsi pour moi! avoua-t-elle. + +--Il vient à peine de vous quitter qu'on voudrait le voir revenir, +continua la brune. + +--Toujours ainsi! répéta la jeune fille. + +La dame embrassa Gervaise dont, ensuite, elle prit la ravissante tête +entre ses mains et, en la regardant dans les yeux, elle lui demanda de +sa voix redevenue affectueuse: + +--Veux-tu savoir la vérité? + +--Oui, madame. + +--D'après le peu que tu m'as dit, ma pauvrette, ton coeur est pris. + +Alors, à brûle-pourpoint: + +--Que fait-il? demanda-t-elle. + +--Il est commerçant, je crois. + +--Il se nomme? + +--Je l'ignore. + +--Il habite? + +--Je ne sais où. + +Cette fois, la dame eut un franc rire. + +--Tu crois, tu ignores, tu ne sais, dit-elle en raillant. Eh! eh! ma +belle, voilà un bien heureux homme, puisqu'en restant aussi mystérieux, +il est arrivé à se faire aimer... Ah çà, où et comment l'as-tu connu? + +--À Mégin. Une première fois, le hasard l'avait amené en notre maison... +Ensuite, il est revenu, jusqu'au jour où je ne l'ai plus revu. + +Et Gervaise poussa un gros soupir. + +--Plus revu? répéta la brune; il t'avait donc oubliée? + +--Non, c'est moi qui ai brusquement quitté le village. + +--Sans avoir pu le prévenir? + +--Hélas! fit tristement la jeune fille. + +La confidence fut interrompue par un petit coup frappé du dehors à la +porte. C'était un grand diable de laquais, gauche, maladroit, qui, après +avoir lourdement esquissé un salut, demanda: + +--Madame veut-elle recevoir deux envoyés de la commune de Beaupréau? + +--Qu'ils entrent. + +Avant que les visiteurs fussent introduits, la dame alla ouvrir un petit +meuble d'où elle tira un papier. + +Les deux hommes apparurent. + +--Citoyenne, dit le plus petit, mon devoir me commande de te demander de +m'exhiber la permission qui autorise ton retour en France et prouve ta +radiation de la liste des émigrés. + +Sans mot dire, la dame tendit l'acte. + +La lecture du papier ne suffit pas au petit homme qui, avec la gravité +d'un roquet, se redressa en disant: + +--Ainsi donc, tu es la citoyenne veuve Méralec, née Brivière? + +Un pli s'était creusé au front de la dame en entendant cette sorte +d'interrogatoire. + +--Ce document ne le prouve-t-il pas? répliqua-t-elle d'un ton sec en +reprenant le papier des mains du questionneur. + +Il allait parler à nouveau quand celui qui l'accompagnait le repoussa +sur le second plan en disant: + +--En voilà assez, Croutot. + +Alors, avançant d'un pas, il étendit la main à deux pieds au-dessus du +parquet et avec un sourire niais qui dilatait sa large face, il débita +respectueusement: + +--Dire que je vous ai vue pas plus haute que ça, madame la comtesse. + +Et, après une petite pause: + +--Pipart... Avez-vous oublié Pipart? demanda-t-il. + +La comtesse sembla chercher le souvenir lointain qu'on évoquait, puis +elle s'écria: + +--Pipart, avez-vous toujours votre bel appétit d'autrefois? + +Le Pipart, à cette question sur son appétit, lâcha un bruyant rire qui +lui fit ouvrir une bouche énorme meublée de dents larges, solides, +formidables, et répondit: + +--Toujours! madame la comtesse, toujours!... Je puis même, sans me +vanter, dire qu'il a doublé. + +--Oh! oh! alors qu'est-ce donc? fit la comtesse avec une sorte +d'admiration railleuse, tout en retournant au petit meuble d'où elle +avait tiré le papier qu'elle venait de présenter. + +Pour s'y rendre, elle passa devant Gervaise. Elle souffla quelques mots +à l'oreille de la jeune fille qui, tout aussitôt, quitta la chambre en +disant: + +--Je vais le prévenir. + +Cette interruption déplut au pygmée, ce faible roquet répondant au nom +de Croutot. La moindre contrariété rend les petits chiens hargneux. +Croutot prouva son point de ressemblance, en reprenant d'un ton sec et +bref, qui ressemblait à un jappement: + +--Pourquoi, citoyenne, n'avoir pas obéi aux prescriptions du décret sur +la rentrée des émigrés, qui ordonne à tout arrivant de se présenter +devant les officiers municipaux de la section de sa commune? + +--Parce que j'ai espéré que les dits municipaux seraient assez galants +pour venir me trouver... Et vous voyez que mon espoir n'a pas été trompé +à propos de votre galanterie, répliqua la comtesse d'un ton aimable. + +À cet éloge, Pipart s'inclina en débitant: + +--Trop honoré, madame la comtesse. + +Mais Croutot ne lâchait pas, lui, du «madame la comtesse». Après une +moue de mépris pour son collègue Pipart, il reprit, toujours rébarbatif: + +--Tu sais, citoyenne Méralec, que cette comparution devant les officiers +municipaux comporte un interrogatoire en vue de constater ton identité +et de te permettre de rentrer dans ceux de tes biens qui n'ont pas été +vendus par la nation. + +--Interrogez et je répondrai, dit madame de Méralec. + +Le nabot se redressa, tout orgueilleux de son autorité qu'on +reconnaissait. + +--Citoyenne, prononça-t-il, plus grave qu'un dindon, tu te dis fille du +ci-devant marquis de Brivière? + +Madame de Méralec fouilla encore dans son meuble, dont elle tira deux +actes qu'elle tendit à Croutot en répondant: + +--Voici mon acte de naissance, délivré jadis par la paroisse de +Chalonne, et l'extrait mortuaire de mon père, mort à l'étranger en 1797. + +Croutot prit les papiers et les parcourut des yeux en silence; puis il +les remit à la comtesse, qui les présenta au collègue municipal en +demandant: + +--Voulez-vous en prendre aussi connaissance, Pipart? + +Celui-ci appela sur ses lèvres son plus séduisant sourire et repoussa +les actes en disant: + +--D'abord, madame la comtesse, je vous reconnais trop bien. Vous êtes le +portrait frappant de votre père... et puis, après la lecture que vient +de faire de ces papiers mon collègue Croutot, j'aurais l'air de +contrôler derrière lui. Je ne lui fais pas cette injure. + +Tout radieux de l'importance que lui donnait Pipart, l'avorton reprit: + +--Et tu es veuve, citoyenne? + +--Veuve du comte de Méralec, qui m'a épousée en Autriche trois mois +avant la mort de mon père, et qui s'est fait tuer l'an dernier à la +défense du pont de Constance. + +Croutot, à ces détails, fit une moue dédaigneuse. + +--En combattant pour les Russes contre la France! mâcha-t-il d'une voix +sévère. + +Madame de Méralec avait tiré de son meuble deux autres papiers qu'elle +apporta en disant: + +--Voici mon acte de mariage et un acte de notoriété attestant la fin de +M. de Méralec. Si je ne produis pas l'acte de décès, c'est que le corps +de mon mari n'a pu se retrouver pour la constatation légale. L'acte de +notoriété m'a été délivré sur le témoignage de cinq personnes combattant +sur le pont à côté de mon mari, qui l'ont vu, frappé mortellement, +tomber dans l'eau. Vous voyez leurs signatures au bas de l'acte. + +--Très bien! fit Croutot en redonnant les papiers à la comtesse après +une lecture attentive. + +Pendant que madame de Méralec allait reporter ces actes à côté des +autres dans le petit meuble, Pipart, à son tour, prit la parole. + +--On nous a dit, madame, que la diligence qui, il y a huit jours, vous +amenait ici, a été attaquée entre Angers et Ingrandes, par des hommes de +la bande Coupe-et-Tranche? + +--Hélas! oui, fit la comtesse en frissonnant d'épouvante à ce souvenir. + +--La patrouille ambulante n'a-t-elle pas rempli son devoir? demanda +Croutot en faisant allusion aux cinq soldats qui, juchés sur la bâche de +la voiture, escortaient chaque diligence. + +--Les brigands les ont tués de leurs cinq premières balles. + +--Pauvres diables! murmura Pipart. + +--Mais, appuya Croutot, moins sensible que son collègue, l'attaque ne +compte pas que ces cinq victimes. + +--Malheureusement, non! dit madame de Méralec, émue et pâle. Il se +trouvait dans le coupé de la diligence, que je partageais avec elle, une +jeune femme. Les brigands l'ont arrachée, sans mot dire, de la voiture, +et, sur le revers de la route, ils l'ont fusillée à bout portant. + +--Fusillée! répéta Pipart; elle a donc tenté de se défendre? + +--Elle n'a rien dit, rien fait. Les bandits sont venus tout droit à la +portière en gens renseignés d'avance. Il n'y a pas eu, de leur part, la +moindre hésitation entre elle et moi... et la chose s'est passée comme +je viens de vous la conter... Sitôt l'infortunée morte, les brigands qui +maintenaient les chevaux ou couchaient les postillons en joue, ont +laissé la diligence continuer sa route. + +--Ce serait donc uniquement pour assassiner cette femme que la diligence +a été attaquée? avança Pipart. + +--C'est à supposer, dit la comtesse. + +--Pourquoi? reprit Pipart. Pour le savoir, il faudrait d'abord apprendre +quelle était cette femme. Une enquête serait probablement arrivée à le +découvrir. + +Décidément, Croutot ne posait pas à l'homme sensible, car, à ces mots, +il haussa les épaules en disant d'un ton railleur: + +--Une enquête! comment l'auriez-vous faite votre enquête? En cherchant +quelqu'un qui, à la vue du cadavre, aurait pu révéler quelle était cette +inconnue... C'était là, n'est-ce pas, le résultat probable de l'enquête? + +--Sans doute, affirma Pipart. + +--Alors, sache donc, citoyen, que, quand le corps de la femme a été +relevé sur la route par des gens d'Ingrandes, il était décapité... +Coupe-et-Tranche devait avoir un intérêt majeur à ce que la victime ne +fût pas reconnue, puisqu'il a fait disparaître la tête. + +Puis, s'adressant à madame de Méralec, à laquelle il affectait de ne pas +donner son titre et de parler suivant la formule usuelle: + +--Mais toi, citoyenne, tu pourrais seule donner quelques renseignements +précieux. Ne viens-tu pas de dire que cette femme voyageait avec toi +dans le coupé? + +Si pénible qu'il lui fût de parler du drame dont le souvenir la faisait +encore frémir de tous ses membres, madame de Méralec répondit: + +--C'est la vérité. Mais je ne saurais rien révéler qui puisse être +utile. Elle était montée en voiture à la Flèche, en pleine nuit. Après +quelques mots échangés sur l'heure à laquelle la diligence la déposerait +le lendemain à Nantes, elle allégua une grande fatigue qui lui donnait +un grand besoin de sommeil. Elle s'accota dans son coin et s'endormit. +Le bruit de la fusillade, qui tuait les soldats de la patrouille +ambulante la tira brusquement de son sommeil... Avant même qu'elle eût +complètement recouvré ses esprits, elle était arrachée de la voiture et +assassinée. + +Et la comtesse, avec un frisson d'épouvante, balbutia: + +--Il m'a semblé qu'un sinistre présage s'annonçait pour moi dans ce +meurtre accompli le jour même où j'allais rentrer dans mon domaine de +Brivière. + +Ces derniers mots rappelèrent au petit Croutot un point de sa mission. + +--À ce propos, tu as oublié, veuve Méralec, de satisfaire à une des +formalités imposées par le décret qui règle la restitution de leurs +biens aux émigrés. + +--Laquelle? + +--Tu avais d'abord à faire reconnaître ton identité par trois témoins +attestant t'avoir connue jadis ou se portant garant que des droits +d'héritage t'ont rendue légitime propriétaire des biens réclamés. + +La veuve se tourna vers Pipart. + +--Sur trois témoins, j'en ai déjà un. N'est-ce pas, vieil ami? +demanda-t-elle. + +--Oh! fit avec empressement Pipart, mon témoignage vous est tout acquis. + +Et, en étendant encore la main, il répéta: + +--Ne vous ai-je pas connue quand vous n'étiez pas plus haute que ça! + +--Bien! appuya Croutot; restent deux témoignages à produire. + +--Le deuxième sera un vieux serviteur de ma famille, qui exploite une +des métairies du domaine. Il ne va pas tarder à venir, car je l'ai fait +demander, fit la comtesse. + +--Reste le dernier témoin à trouver, insista Croutot, à cheval sur la +loi. + +Tout en répondant, madame de Méralec était revenue à son petit meuble +et, avant de le fermer, elle procédait à un dernier rangement des actes +qu'elle avait produits. + +En même temps qu'elle s'occupait de ce soin, en tournant le dos aux deux +officiers municipaux, elle lisait un papier, couvert de notes, qui se +trouvait au fond du tiroir. + +Elle se leva et ferma le meuble en disant: + +--Ce troisième témoin qui me manque, pourquoi, citoyen Croutot, ne +serait-ce pas vous? + +--Mais je ne te connais pas, veuve Méralec, fit le roquet qui se +redressa tout insolent. + +--Oh! oh! en êtes-vous bien certain? fit railleusement la veuve en +s'avançant vers lui. + +Elle allait l'atteindre quand la porte s'ouvrit. + +C'était le vieux métayer attendu, dont il venait d'être parlé, qui +faisait son entrée. + +Et ce métayer n'était autre que le Marcassin. + +En pénétrant dans le boudoir de la comtesse, le métayer, d'un rapide +regard de son oeil gris et dur, avait dévisagé les deux officiers +municipaux. Nulle impression ne se pouvait lire sur sa face poilue qui +trahit l'impression produite par cet examen, mais un presque +imperceptible haussement de ses larges épaules aurait pu s'interpréter +comme un signe de dédain pour ces deux importuns, qui venaient faire +acte d'autorité au château. + +--Madame la comtesse m'a fait demander par Gervaise? dit-il de sa voix +rauque et lente. + +--Oui, mon brave Cardeuc, fit la veuve. + +Un sourire lui vint aux lèvres et elle ajouta: + +--Rappelle-moi donc l'étrange sobriquet que, m'as-tu dit, tu portes +maintenant. + +--Le Marcassin. + +--Le fait est qu'il a le poil de cet animal, ricana l'avorton Croutot +qui, à côté du métayer, ressemblait à un rat maigre près d'un boeuf. + +Le Marcassin, sans doute par respect pour sa maîtresse, ne souffla mot à +la plaisanterie du nabot; mais son regard alla, une seconde, se poser, +fixe et aigu, sur la chétive personne du railleur. + +Cependant madame de Méralec avait continué en s'adressant à son métayer: + +--Ces messieurs me sont envoyés, Cardeuc, par la municipalité de +Beaupréau, dont ils font partie, pour m'enjoindre de me conformer à +toutes les formalités imposées par le décret qui autorise le retour des +émigrés. Une de ces prescriptions m'ordonne de faire reconnaître mon +identité par trois témoins. + +Pipart crut devoir rentrer en scène. Il baissa encore la main à deux +pieds du parquet et répéta sa phrase: + +--Je vous ai connue pas plus haute que ça. Donc je suis prêt à être un +des trois témoins. + +--Convenu, Pipart, dit gracieusement la comtesse. + +Et pour prouver que si lui la reconnaissait, elle, de son côté, avait +gardé son souvenir, la veuve demanda en riant: + +--Mangez-vous toujours un gigot de huit livres à vous tout seul comme +jadis, mon cher Pipart? + +À cette question, les yeux de l'ogre brillèrent de sensualité +gastronomique, ses lèvres frémirent et, après un claquement de ses +mâchoires, comme si elles broyaient os et viande, il répondit: + +--Aujourd'hui, j'en mange deux! + +La comtesse se tourna vers le Marcassin: + +--Voici mon premier témoin trouvé, fit-elle; veux-tu être le deuxième, +Cardeuc? + +--Oui. Depuis deux cents ans, les Cardeuc ont, de père en fils, exploité +la métairie de Saint-Florent-le-Vieil qui dépend du château de Brivière. +Moi, voici vingt années que je l'exploite en vertu d'un contrat, que je +puis montrer, qui m'avait été passé par votre père, Raoul-Yvon-Louis +Jarniel, marquis de Brivière. Je vous ai vue naître et, malgré treize +années écoulées depuis votre départ, alors que vous aviez dix ans, je +vous reconnais pour Jeanne-Clotilde, la fille du marquis, mon dernier +maître, dont vous êtes le portrait frappant. + +Le Marcassin, cela débité de sa voix caverneuse, se tourna vers Croutot +en disant: + +--Je suis prêt à le signer. + +--Faut-il donc que ces témoignages soient donnés par écrit? demanda la +veuve en s'adressant à Pipart. + +--Oui, madame, affirma le mangeur de gigots. + +--Alors, je vais vous fournir plume et papier, dit la comtesse en allant +rouvrir le petit meuble où elle avait enfermé ses actes. + +Un rire moqueur se fit entendre. Il venait de Croutot qui, en secouant +la tête, demanda à la veuve: + +--Est-ce que tu ne te presses pas un peu trop, citoyenne? + +--En quoi faisant? + +--En préparant ton papier. + +--Pourquoi? + +--Parce que, pour dresser le certificat, il me semble qu'il te manque +quelque chose. + +--Quoi donc? + +--Parbleu! ce troisième témoin exigé par le décret. + +--Mais non, il ne me manque pas, ce troisième témoin: il est ici. + +Par dérision, le nabot promena autour de la chambre ses yeux étonnés, en +débitant d'un ton goguenard: + +--Je ne le vois pas. Se cache-t-il donc sous les meubles? + +--Oubliez-vous, fit la comtesse, que je vous ai déjà dit que ce +troisième témoin c'était vous. + +--Oui, appuya sèchement le nain, mais je t'ai répondu, citoyenne, que je +ne te connaissais ni d'Ève ni d'Adam. + +--C'est bien singulier alors, car moi je me souviens de vous. +Voulez-vous permettre, citoyen, que je vous rafraîchisse la mémoire? +proposa madame de Méralec. + +Croutot pouffa d'un nouveau rire moqueur, se campa sur une jambe, fit un +effet de torse et, tout confiant en lui-même, lança d'un ton insolent: + +--J'attends! + +La veuve marcha vers l'avorton et quand elle fut devant lui, les yeux +dans les yeux, elle lui demanda tout bas: + +--Donnez-moi donc des nouvelles de Julie? + +--De Julie? répéta Croutot dont la voix parut tout à coup s'étrangler +quelque peu. Il y a tant de Julie! Si au moins tu me la signalais par +une singularité quelconque. + +--Y tenez-vous beaucoup? demanda la veuve. + +--Sans doute, affirma Croutot dont cependant l'assurance paraissait +chanceler. + +--Eh bien, dit la comtesse, puisqu'il faut une particularité, cette +Julie, qui aimait tant à aller sur l'eau. + +Ce renseignement était bien simple, et, pourtant, son effet fut +foudroyant sur l'officier municipal. Son rire railleur s'éteignit +brusquement sur ses lèvres devenues blanches et frémissantes. Sa face se +convulsa d'épouvante, et, les yeux agrandis, il demeura bouche béante +devant madame de Méralec qui lui souriait le plus gracieusement du +monde. + +--N'est-ce pas que vous vous souvenez si bien de moi, à présent, que +vous serez heureux d'être mon troisième témoin? lui souffla alors la +Comtesse. + +D'un prompt coup d'oeil, Croutot chercha le Marcassin et Pipart. Il les +vit causant ensemble, éloignés dans un coin où, par discrétion, ils +s'étaient retirés. Rien ne laissait à supposer qu'ils eussent entendu un +mot. + +Le nabot était de la nature des chats qui, même de la plus haute chute, +retombent toujours sur leurs pattes. Il venait d'éprouver une bien +violente et fort désagréable émotion, mais il n'en parut rien dans +l'accent à la fois étonné et joyeux avec lequel il s'écria: + +--Que ne le disiez-vous tout de suite? madame la comtesse. Certes oui, à +présent, je me rappelle tous ces détails de votre enfance. Aussi +serai-je tout honoré d'être votre troisième témoin. + +À ces paroles, lancées à haute voix, le Marcassin et Pipart, cessant +leur conversation, s'étaient retournés pour venir à la table sur +laquelle la comtesse leur montrait papier, plume et encre, en disant: + +--Vous êtes les trois témoins exigés par le décret. Veuillez donc me +dresser votre acte de reconnaissance. + +Séance tenante, Croutot écrivant, ils rédigèrent le certificat qui, +attestant que Jeanne-Clotilde, veuve du comte de Méralec, était bien +fille de défunt Raoul-Ivon-Louis Jarniel, marquis de Brivière et lui +reconnaissait le droit d'entrer en jouissance de ceux des biens +paternels que les événements politiques avaient laissés libres. + + + + + XI + + +La belle et jeune Clotilde de Brivière, comtesse de Méralec, était une +des premières rentrées en France de l'émigration. Aussi, dans le pays, +avait-il été beaucoup parlé d'elle avant même qu'elle fût revenue dans +le château de ses pères. + +Huit jours avant qu'elle fît son apparition, son retour avait été +annoncé partout par son fidèle métayer Cardeuc, dit le Marcassin. Il +avait été dans tous les environs, en tous coins, en toutes chaumières, +colportant la lettre qu'il avait reçue de la comtesse lui annonçant sa +prochaine arrivée, avec tous les détails et renseignements sur le +voyage, à petites journées qui, du fond de l'Allemagne, la ramènerait au +manoir de Brivière. + +Il fallait voir avec quelle joie le métayer exprimait son bonheur de +revoir bientôt la dernière de cette illustre race des Brivière que, +depuis deux cents ans, de père en fils, la famille des Cardeuc avait +servie. + +Et, quand un acquéreur de quelque lopin de terre ayant appartenu au +domaine de Brivière, plaidant sa cause en ayant l'air de s'intéresser à +celle du Marcassin, lui disait: + +--Mais, Cardeuc, tu as acheté ta métairie quand, après la confiscation, +elle a été vendue comme bien national. Est-ce qu'il te faudra la rendre? + +Alors le Marcassin regardait le questionneur de son oeil sombre et +répondait d'une voix qui sonnait menaçante: + +--J'ai acheté ma métairie pour la conserver à la fille de mes maîtres et +je compte qu'il en sera de même de tous ceux qui ont acquis des biens du +domaine. + +--La peste soit du vieux fanatique! grognaient--mais loin du métayer +bien entendu--ceux qui, par cela même qu'ils étaient acquéreurs, étaient +moins que tièdes de dévouement pour l'ancienne famille seigneuriale. + +Hargneux et tremblants, ils maudissaient la satanée bambine qui aurait +bien dû mourir en émigration. Puis ils se disaient qu'après treize +années écoulées, celle qui était partie bambine de dix ans allait +revenir femme faite. + +Car en 1787, alors que la monarchie semblait devoir durer encore bien +longtemps, le marquis de Brivière avait flairé l'avenir et, pendant que +d'autres s'endormaient en une sécurité trompeuse, il avait pris ses +précautions. Sous prétexte d'envoyer son enfant accaparer les bonnes +grâces et, partant, la succession d'une tante, vieille fille riche qui +vivait à l'étranger, il l'avait fait passer en Allemagne. Puis, peu à +peu, sans bruit, et un à un, il avait, en disant vouloir réunir en +argent une fortune qui revenait à sa fille, vendu tous les immenses +biens provenant de la succession de sa femme. Puis il avait hypothéqué +ses biens propres, en se créant une réputation de joueur malheureux. + +--Toute la fortune des Brivière s'en va par les cartes, se disait-on en +plaignant le marquis. + +De la sorte, il advint, quand l'orage révolutionnaire emporta trône et +roi, qu'il y avait déjà deux ans que le marquis, ayant rejoint sa fille +en Allemagne, vivait à râtelier plein, n'ayant abandonné de ses biens +que ce qu'il n'avait pu emporter, c'est-à-dire son château et quelques +terres qu'au dernier moment il lui avait été impossible d'hypothéquer. +Au bout de dix années de cette existence fortunée, alors que Clotilde +atteignit ses vingt ans, l'heureux marquis avait encore eu la chance de +dénicher pour gendre un homme qui se trouvait dans les mêmes conditions +que lui, c'est-à-dire ayant sauvé la presque totalité d'une fort grande +fortune. + +Trois mois après que Clotilde, était devenue comtesse de Méralec, le +marquis était mort ne pouvant se douter que son gendre, au lieu de +savourer son oisiveté dorée, irait bêtement, deux années plus tard, +engagé dans l'armée de Condé et combattant pour les Russes, se faire +hacher à la défense du pont de Constance, contre les soldats de Masséna +poursuivant l'ennemi qu'il venait de vaincre à Zurich. + +De son mariage et de son veuvage, madame de Méralec avait fait part au +métayer dans la lettre où elle lui annonçait son retour prochain, +lettre, on le sait, que le Marcassin avait promenée dans tout le pays; +lettre enfin qui, pour s'expliquer sur celui auquel, après tant d'années +d'absence, elle était adressée, contenait cette phrase: + +«C'est à toi que j'écris, mon dévoué Cardeuc, car de tous ceux qui ont +traversé mon enfance, tu es le seul dont le souvenir me soit resté.» + +Ce qui faisait, derrière Marcassin qui leur avait lu la lettre, dire aux +mauvais plaisants: + +--Le fait est qu'avec sa mine d'ours mal léché, il a dû lui causer, +quand elle était bambine, des peurs bleues qui ont contribué à le graver +dans sa mémoire. + +Bien des gens qui avaient redouté l'arrivée de la châtelaine de Brivière +finirent par la souhaiter ardemment, car la première lettre au métayer +fut suivie d'une seconde que le Marcassin se remit à aller lire aussi à +la ronde. + +Tel jour, à telle heure, par la diligence de Paris à Nantes, Madame de +Méralec précisait son arrivée dans cette seconde lettre, qui se +terminait par une recommandation de la comtesse à son métayer, de calmer +les alarmes des acquéreurs d'une partie de ses biens, attendu que, +revenant riche des deux fortunes de son père et de son époux, elle était +décidée à n'inquiéter personne. + +Ce fut à qui chanterait les louanges de la généreuse femme rentrant dans +ses foyers. On organisa une députation chargée de traverser la Loire, +pour aller à l'autre rive, sur la route d'Angers à Ingrande, l'attendre +au passage de la diligence. + +Dans cette joie générale, la note sinistre fut donnée par le Marcassin. + +--Pourvu que la diligence ne soit pas attaquée par les gars de +Coupe-et-Tranche! s'écria-t-il. + +Car, sur ce côté du fleuve, le pays était sous la profonde terreur des +bandits qui pillaient, incendiaient et assassinaient avec l'impunité que +leur assuraient la lâche inertie des habitants et le peu de troupes dont +disposaient les autorités. + +Aussi la députation de Brivière fut-elle saisie d'une immense stupeur +d'effroi, quand, de loin, au petit jour, elle vit arriver la diligence +ramenant, étendus sur sa bâche, les corps des soldats de la patrouille +ambulante tués par les détrousseurs. Personne n'osa élever la voix quand +le postillon arrêta ses chevaux devant ce groupe qui lui barrait la +route. + +Ce lugubre silence fut brusquement rompu par un cri de joie indicible +que poussa le Marcassin en s'élançant vers une portière à laquelle +venait d'apparaître une tête de jeune femme brune, dont la pâleur +n'empêchait pas d'admirer la beauté exquise. + +--Ma bonne maîtresse! bégayait le métayer, tout haletant d'un +contentement fou, lorsqu'il ouvrit d'une main fébrile la portière à la +voyageuse. + +--Cardeuc! mon dévoué Cardeuc! fit la comtesse quand elle eut mis pied à +terre, doublement émue par le drame sanglant de l'attaque et le bonheur +de revoir son fidèle serviteur. + +Pendant cette reconnaissance, on retirait les malles de la voyageuse de +dessous les cadavres des soldats, et chacun, par le postillon, apprenait +les détails de la voiture assaillie et de l'assassinat de la malheureuse +femme, dont il avait fallu abandonner le corps sur la route. + +--Sinistre présage pour moi! répéta maintes fois la comtesse attristée +en suivant les siens vers l'embarcation qui allait la transporter de +l'autre côté de la Loire. + +Elle était si belle, si gracieuse, si attrayante de formes, que ceux +chez qui l'émotion pénible était de courte durée oublièrent l'aventure +sanglante de la voiture, pour se donner tout à l'admiration pour la +comtesse, marchant devant eux appuyée au bras de Cardeuc, heureux d'un +pareil honneur. + +Sans l'événement tragique de la diligence, la rentrée de madame de +Méralec sous le toit de ses aïeux eût été une véritable fête. + +Pendant huit jours, la veuve s'occupa de remeubler le château en +s'adressant à Nantes et à Angers. Ce fut par les gens qui apportèrent +des meubles de cette dernière ville qu'on apprit l'épilogue horrible de +l'affaire de la diligence. On avait relevé sur la route le cadavre de la +femme assassinée, mais privé de sa tête, que les bandits avaient fait +disparaître. + +En même temps que ces ouvriers d'Angers contaient au château de Brivière +l'épouvantable précaution prise par les brigands pour que la femme ne +fût pas reconnue, ils apportaient aussi une autre nouvelle. Le bruit +courait que des troupes allaient arriver en nombre à Rennes, Laval, +Angers, Ancenis et Nantes. De tous ces points, en convergeant à un +centre commun, s'engagerait, simultanément, une action énergique qui +débarrasserait la province des bandes qui la ravageaient. On citait même +le nom du général Labor, récemment arrivé à Nantes, qui devait commander +en chef l'expédition. + +--Nous serons donc enfin délivrés de Coupe-et-Tranche et de ses +exécrables compagnons, s'écria avec joie le Marcassin quand, en présence +de madame de Méralec, on annonça cet événement prochain. + +Au bout de la semaine, la comtesse était à peu près installée. Son +personnel de domestiques laissait fort à désirer sous le rapport de +l'expérience du service et de la tenue correcte; mais comme la veuve +avait déclaré qu'elle voulait faire vivre les gens du pays, force avait +été au Marcassin, chargé du recrutement, de choisir parmi les moins +engourdis de la localité. + +À la fin, le fidèle métayer avait hasardé cette proposition: + +--Tout récemment, j'ai recueilli chez moi ma nièce Gervaise. Madame la +comtesse veut-elle l'accepter pour femme de chambre? + +--Dites pour dame de compagnie, Cardeuc, avait répondu la veuve. + +Et, le lendemain, Gervaise avait fait son entrée au château de Brivière. + +C'était le jour même des débuts de Gervaise auprès de la comtesse, que +celle-ci avait reçu les deux officiers municipaux, Pipart et Croutot, +qui l'avaient définitivement mise en règle avec toutes les exigences du +décret sur la rentrée des émigrés. + +Elle était belle et riche, la veuve revenue. Cela devait inévitablement +attirer à elle tous ceux qui méditeraient de lui faire, à leur profit, +convoler à de secondes noces. De son côté, Clotilde avait vingt-trois +ans, âge qui n'est pas précisément celui où on se complaît en une +solitude profonde. + +De plus, le pays sortait d'une phase lugubre. Pendant de longues années +de guerre civile, on avait été privé de plaisirs et de distractions +aimables. + +En conséquence, quand on sut que la Brivière était habitée par une +châtelaine de première beauté, avenante et gaie, chez laquelle on +trouvait bon accueil et bonne table, ce fut, dans la société de choix, +en plus des coureurs de dot, à qui se ferait admettre chez la veuve. +Tant et si bien qu'à la fin du premier mois, le manoir était le +rendez-vous de toutes les autorités des environs et de tous ceux qui +savaient se présenter. + +Au milieu de ce tohu-bohu, Gervaise n'était pas oubliée par la comtesse, +pour laquelle elle s'éprenait d'une affection sincère. Elle avait ses +heures auprès de madame de Méralec, car toutes les matinées la +réunissaient à la veuve. Alors c'était de longues et affectueuses +causeries, où la comtesse se plaisait à faire raconter tout son passé à +la jeune fille. + +--Mais, au moins, sais-tu quand reviendra ton père? lui demandait-elle. + +--Je l'ignore. Mon oncle, quand je l'interroge, me dit qu'il doit être +en Italie, suivant l'armée française, qu'il ravitaille de chevaux et de +fourrages, et il m'affirme que nous devons nous attendre à le voir venir +nous surprendre au premier jour. + +Et lorsque, pour la dixième fois, Gervaise lui contait son aventure de +la _Biche-Blanche_: + +--Et tu dis que cet homme était un colosse de force? Il a dû alors +t'emporter comme une plume, ma pauvre chérie, disait la veuve. + +--En arrivant à l'auberge de la _Biche-Blanche_ j'étais brisée par les +cahots d'une voiture suspendue dans laquelle je voyageais depuis deux +jours. Mon oncle m'accorda trois heures pour me reposer dans une +chambre. Je m'étais endormie tout habillée sur mon lit, quand je fus +réveillée en sursaut. On m'avait entourée dans ma couverture et on +m'emportait. + +--Alors tu as crié? + +--Non. La peur m'avait fait perdre connaissance. Mon évanouissement fut +long car il était minuit quand je revins à moi. Le clair de lune me +permit de me rendre compte de l'endroit où j'étais. C'était une salle +délabrée, à demi pleine de décombres. Un homme dont la haute taille se +découpait en silhouette, se tenait devant une fenêtre, guettant je ne +sais quoi avec une attention extrême. À un mouvement que je fis en +retrouvant ma connaissance, il se tourna vers moi en disant d'une voix +menaçante: «Entre le magot et toi, ce n'est pas toi qui auras la +préférence, la fille. Ainsi, ne bouge pas, ne crie point, si tu ne veux +pas que je t'étrangle.» Puis il se remit à guetter. + +--De quel magot parlait-il? + +--Je n'en sais rien. Bientôt j'entendis le géant pousser une sourde +exclamation de joie qu'il fit suivre de ces mots murmurés: «Tiens, +l'imbécile qui m'apporte des avirons!» Et alors, s'adressant encore à +moi, il me dit: «Si tu tiens à la vie, ne tente pas de t'enfuir pendant +l'absence de deux minutes que je vais faire.» Il ouvrit doucement la +porte de notre refuge et avança la tête au dehors. Puis il fit un pas, +ensuite deux, semblant hésiter. Enfin, il s'élança et disparut. +Aussitôt, derrière lui, j'entendis les pas précipités de plusieurs +personnes courant sur sa trace. Au bruit des pas qui s'éloignaient +succéda un coup sourd comme celui de la chute d'un corps lourd sur le +sol. La porte se rouvrit brusquement pour donner passage à un homme dont +je reconnus la voix, quand il me dit dans la demi-obscurité de la salle: + +--N'aie pas peur, ma nièce! + +C'était mon oncle, qui m'emporta dans ses bras en courant. Il me déposa +dans un taillis au bord de la Sarthe en disant: + +--Ils vont faire ma besogne en tuant ce grand idiot. Nous avons le temps +de respirer. + +Au bout de cinq minutes, mon oncle, qui regardait en amont de la +rivière, s'écria joyeusement: + +--Oh! oh! voici, venant à nous, un moyen commode de voyager sans laisser +traces. + +En effet, une barque munie de ses avirons, sans personne pour la +diriger, dérivait au courant de la Sarthe, qui nous l'amenait. Mon oncle +se mit à l'eau pour aller à la nage l'arrêter au passage. Quand il l'eut +attirée à la rive et qu'il m'eut fait monter, il l'attacha par sa chaîne +à une souche du rivage. + +--Attends-moi, je vais payer une dette, me dit-il. + +Et il prit sa course dans la direction de l'auberge de la +_Biche-Blanche_. + +À ce point du récit de Gervaise, la comtesse interrompit en faisant +entendre un rire argentin. + +--Drôle de moment pour aller payer une dette, dit-elle. + +À quoi Gervaise, avec un petit frémissement dans la voix, répondit en +hésitant: + +--J'ignore quelle dette mon oncle avait à payer, mais quand il revint +ses mains étaient rouges et il les lava dans la rivière. + +Tandis que je regardais épouvantée après avoir reconnu que ce rouge +était du sang, il me rassura en me disant: + +--Ne va pas t'imaginer les grands diables, mon enfant, et c'est +simplement une méchante chienne que j'ai tuée. + +Puis, en me voyant hésiter à le croire, il tendit vers moi sa main +gauche que le sang rougissait à nouveau. + +--Vois plutôt: elle m'a mordue, me dit-il. + +Après avoir entouré sa main de son mouchoir, il entra dans la barque et +prit les rames. Au moment même où nous débordions, des coups de feu +retentissaient en amont de la Sarthe, à l'endroit où s'élevait cette +bâtisse dans laquelle le géant m'avait tenue enfermée. + +C'était ainsi que, peu à peu, madame de Méralec s'était initiée au passé +de Gervaise. Mais, dans ce passé de la jeune fille, il était un point +sur lequel la comtesse aimait à revenir. C'était le chapitre de +l'amoureux que la gentille blonde aimait, de son côté, sans savoir son +nom. + +--Voyons, mignonne, il est impossible que tu ne saches pas même son +petit nom, insistait la comtesse. + +--Je n'ai jamais osé le lui demander. + +--Et comment est-il, ce mystérieux jeune homme? + +--Grand, blond, des yeux qui brillent d'énergie, de belles moustaches. + +--Élégant, de belle allure! appuyait la veuve. + +À cette question, Gervaise répondait par une petite moue. + +--Ah! une tournure de lourdaud, à la taille épaisse? reprenait la +comtesse. + +--Non, non, disait vivement Gervaise, défendant son amoureux. Au +contraire, il est de taille svelte. + +--Alors, explique-moi ta moue, chérie. + +--Il a un petit défaut. + +--Ce n'est pas d'être bossu, j'imagine? s'écriait la veuve avec une +terreur feinte. + +--Je le trouve un peu raide, un peu gourmé dans ses habits. Il a un je +ne sais quoi qui le fait paraître emprunté, détaillait Gervaise. + +--Comme un militaire en bourgeois, avançait la veuve. + +Mais cette comparaison n'était pas à la portée de la jeune fille qui, +dans sa solitude de Mégin, si elle avait vu passer des soldats, ne les +avait aperçus jamais que sous l'uniforme. + +Aussi, comme elle hésitait à répondre, madame de Méralec lui demanda: + +--Veux-tu t'instruire à ce sujet? + +--Oui, madame. + +--Eh bien, ma bellote, pas plus tard que ce soir, je reçois à dîner des +militaires... un général et sa suite... Il est probable que quelques-uns +se présenteront sous l'habit bourgeois. Tu seras à même de juger s'ils +n'ont pas le même défaut que tu reproches à ton amoureux. + +Madame de Méralec disait vrai. Le soir même, elle attendait le général +Labor qui, affirmait le bruit public, devait bientôt diriger en chef le +mouvement de troupes qui allait, d'un seul coup, anéantir les bandes. + +De Nantes, où il aurait été trop loin, le général Labor était venu, avec +toute sa suite, s'établir à Ingrande, point central de l'opération. Dès +le second jour, la réputation de beauté de la comtesse et les éloges de +sa fastueuse et aimable hospitalité étaient venus à ses oreilles. + +Le général Labor aimait les jolies femmes et la table. Les occasions lui +étaient rares de contenter ces deux goûts. Il s'était empressé de +demander la permission de présenter ses hommages à la comtesse qui avait +répondu par une invitation à dîner. + +Le soir donc, le général Labor et ses officiers vinrent s'asseoir à la +table où madame de Méralec le recevait pour ainsi dire dans l'intimité, +car rien que trois invités civils, dont l'ogre Pipart, partageaient ce +repas. + +Le Marcassin avait obtenu de sa maîtresse la permission de se mêler aux +gens de service, pour pouvoir admirer tout à son aise le brave soldat +qui allait enfin délivrer le pays du redoutable Coupe-et-Tranche et de +sa bande. + +La veuve était trop jolie pour n'avoir pas le droit d'être indiscrète. +Elle en abusa vers le milieu du repas. + +--Eh bien, général, demanda-t-elle avec son plus aimable sourire, quand +entrez-vous en campagne? + +Labor en était à son dixième verre d'un vin généreux qui lui chauffait +le cerveau. Le regard de la comtesse lui fit chaud au coeur. Sous +l'influence de cette double chaleur, il oublia d'être prudent. + +--J'entrerais demain en campagne, si je le pouvais, répondit-il. + +--Vos troupes ne sont-elles pas encore arrivées? + +--Pardonnez-moi, comtesse, toutes mes forces sont au grand complet, et, +pour agir, elles guettent mon signal. + +--Pourquoi ne le donnez-vous pas? + +--Parce que des ordres me prescrivent d'attendre que j'aie été rejoint +par un individu dont les renseignements doivent m'être indispensables... +J'ai envoyé chercher cet homme à l'endroit où il m'avait été dit que je +le trouverais... Il avait disparu!... Et, depuis, il m'a été impossible +de mettre la main dessus. + +Et le général Labor, s'oubliant un peu, lâcha cette phrase: + +--Que mille millions de diables patafiolent ce satané Meuzelin!!! + +Pour tous les convives, ce nom de Meuzelin était parfaitement inconnu. +On se regarda à la ronde, s'interrogeant du regard sur le personnage +cité. Il s'ensuivit un silence pendant lequel on entendit le fracas des +mâchoires de Pipart qui broyait des os pour prendre patience; car, +l'attention prêtée par chacun, mangeurs et servants, aux paroles du +général, avait un peu arrêté le dîner. + +Le digne officier municipal ne s'était pas vanté en parlant de son +appétit. Il mangeait à l'heure, au jour, à la semaine, au mois, tant +qu'on aurait voulu, s'il fût venu à quelqu'un la fantaisie de faire les +frais de sa voracité. Il était attaqué de cette maladie, alors à peu +près inconnue à la science, qui l'appelait «_le foie chaud_» et qui, +aujourd'hui, un peu moins inexpliquée, mais toujours inguérissable, se +nomme «_la boulimie_» ou, plus communément: «_diabète de faim_». Quelle +qu'en soit la cause, la Boulimie est un mal terrible, heureusement fort +rare. C'est une faim que rien ne peut satisfaire. Plus le malade mange, +plus il a faim, pourrait-on dire, car elle s'accroît en raison des +aliments qu'on lui donne plus nombreux. Aussi, quand la maladie se +prolonge, le malheureux arrive à dévorer des quantités qui suffiraient à +vingt appétits ordinaires. Et toujours la faim est là, inassouvie, +impérieuse, poussant le malade, dans les derniers temps, à ne plus +regarder à la nature des aliments et à se jeter sur tout ce qui peut lui +servir de pâture... voire une charogne en putréfaction! + +Pipart n'en était pas encore là, mais il mangeait déjà de bien +formidable façon. Ancien tanneur, il possédait une petite fortune, qui +eût été insuffisante pour satisfaire son estomac, s'il n'eût trouvé le +moyen de le contenter, en majeure partie, à la table des autres. C'était +un pique-assiette, mais non un pique-assiette ordinaire qui déjeune chez +l'un et dîne chez l'autre. Oh! que non pas! Il avait étudié les heures +différentes où ses nombreux amphitryons se mettaient à table. À peine le +bec torché chez l'un, il courait s'attabler chez l'autre. Par ce +procédé, Pipart arrivait, à la fin de sa journée, à avoir fait quatre +déjeuners, trois goûters, deux dîners et deux soupers. Restait la nuit; +mais il avait sa fortune qui lui servait à s'offrir des collations entre +chaque somme. + +Pour manger gratis, Pipart était capable de toutes les complaisances, de +toutes les bassesses et des plus monstrueux mensonges. Quand il avait +affirmé avoir connu madame de Méralec «haute comme ça», était-il +sincère? Peut-être oui. Peut-être aussi avait-il flairé de fins dîners à +venir chez la charmante femme. Elle avait besoin d'un témoin. Il avait +pour ainsi dire offert sa signature en échange de bons fricots futurs. + +Quoi qu'il en fût, Pipart était donc un des rares civils admis au dîner +offert par la comtesse au général Labor et à ses officiers. + +Quand le général avait lâché son «Mille millions de diables!» à propos +de ce Meuzelin disparu au moment où il l'attendait pour entamer sa +campagne, un petit silence d'étonnement, on le sait, avait suivi ce +juron par trop militaire. Il fut rompu par Pipart qui, entre deux +bouchées, demanda: + +--Ce Meuzelin, c'est un de vos collègues, n'est-ce pas, général? + +Labor avait la tête près du bonnet et, dans cette tête, étaient montées +les chaudes fumées d'un vin copieusement bu. C'était plus qu'il n'en +fallait pour irriter le général en entendant faire de Meuzelin un de ses +collègues. + +Il allait donc rabrouer d'importance le maladroit questionneur, quand +son regard furibond, qui allait chercher Pipart, rencontra les deux yeux +de la comtesse qui, curieusement, demanda: + +--Oui, au fait, général, quel est ce Meuzelin qui vous fait faute pour +votre expédition? + +Le vers de tragédie: + + Sur nos pareils, Néarque, un bel oeil est bien fort, + +pouvait s'appliquer à Labor, qui avait le coeur des plus tendres. Sa +bile s'apaisa devant le regard de la gracieuse Clotilde et il se hâta de +répondre, mais avec un accent de dédain: + +--Meuzelin est un de ceux dont on se sert, mais qu'on se garde bien +d'avouer. + +Chacun avait entendu avec intérêt et surprise la déclaration de Labor. +Nul, de toute l'assistance, n'était plus attentif aux paroles du général +que Marcassin qui, plein d'une admiration anticipée pour le chef qui +allait bientôt purger la contrée de Coupe-et-Tranche et de ses +malfaiteurs, écoutait, bouche béante, dans le coin de la salle, où il +était mêlé aux gens de service, chaque phrase du futur libérateur du +pays. + +--Alors, votre Meuzelin est tout simplement un espion, un agent de +police? appuya madame de Méralec. + +--Vous l'avez dit, comtesse. + +--Pouah! fit la jolie femme avec un accent de commisération; je vous +plains, mon cher général, d'avoir à vous commettre avec de pareilles +espèces. + +--C'est de toute nécessité. Cet agent, qui dirige une douzaine de +policiers subalternes qu'il a distribués de droite et de gauche, a +étudié le pays à fond depuis deux ans. À n'en pas douter, il a découvert +bien des mécréants qui se croient inconnus. Sur ses indications, je suis +à peu près certain d'agir à coup sûr... du moins c'est ce que m'affirme +la dernière dépêche du ministre de la police. + +--Et quel genre d'homme est-ce, ce phénix de la police? Petit? grand? +bancal? crochu? débita railleusement madame de Méralec. + +--Là-dessus, je ne saurais vous renseigner, comtesse, car je ne l'ai +jamais vu. Mais ce que je sais, c'est qu'il passe pour être le finaud +des finauds. + +Et le général, après cet éloge, ajouta d'un ton convaincu: + +--J'aurais bien voulu l'avoir sous la main, il y a un mois. + +--Mais, fit la veuve, il y a un mois, vos troupes n'étaient pas encore +arrivées, vous ne pouviez agir et, partant, vous n'aviez pas besoin de +cet homme. + +--Oh! ce n'est pas pour cela. + +--Pourquoi donc? + +--Je suis persuadé que Meuzelin aurait fini par deviner le mystère de la +femme assassinée dont les bandits ont fait disparaître la tête. + +--Ah! oui, ma pauvre compagne de voyage! fit la veuve dont la voix +s'attrista à ce souvenir tragique. + +--Car, enfin, poursuivit le général, il doit exister un motif pour que +les misérables aient pris cette précaution qu'ils avaient négligée +jusqu'à ce moment. + +Il fut interrompu par l'apparition du rôti, un magnifique cuissot de +chevreuil, qu'un domestique plaçait devant son nez, sur la table. + +--Eh! eh! agréable fumet, fit-il en ouvrant béantes à l'arôme ses +narines de gourmand. + +Car Labor, à ses prédilections pour les belles femmes et le bon vin, +joignait aussi la qualité d'être un fin mangeur. + +Derrière le valet, qui avait servi le chevreuil en arrivait un autre +porteur d'un plat sur lequel s'étalait un monstrueux gigot, qu'il vint +poser devant Pipart, dont les yeux s'allumèrent, avides et joyeux, à +l'aspect de cette montagne de viande. + +--Mon cher Pipart, c'est votre plat, bien à vous et rien qu'à vous... +pour vous tout seul, annonça la veuve, en riant, à son convive. + +--Je vais tâcher de me montrer digne des bontés de madame la comtesse, +répondit l'ogre d'une voix reconnaissante. + +Alors, attirant le plat devant lui en guise d'assiette, comme si ce +gigot de dix livres n'eût été qu'une simple mauviette, il se mit à +dévorer. + +Soudain, dans la cour du château, sur laquelle s'éclairait la salle à +manger, le pavé cliqueta sous les fers d'un cheval arrivant au galop. + +À ce bruit, le général s'adressa à madame de Méralec: + +--Au moment de venir ici, dit-il, j'attendais une réponse à une demande +que j'ai adressée par le télégraphe à Chartres. J'ai commandé, si elle +arrivait, que cette réponse me fût apportée ici... Me permettez-vous, +madame, d'aller au-devant de mon messager? + +Pour toute réponse, la comtesse se tourna vers un domestique: + +--Amenez ce courrier au général, commanda-t-elle. + +Une minute après, l'envoyé entra. C'était un gendarme. Il fit le salut +militaire et tendit une lettre en annonçant: + +--Venue par dernière heure de jour. + +Labor prit la dépêche, l'ouvrit vivement, y jeta les yeux et, avec une +crispation nerveuse, froissa le papier, qu'il mit dans sa poche. + +Puis, se tournant vers le gendarme: + +--Tu diras, de ma part, à ton colonel qu'il ne compte pas sur l'homme +dont il m'avait parlé... Remonte à cheval. + +Le gendarme s'éloignait quand la comtesse appela le Marcassin. + +--Cardeuc, dit-elle, avant son départ, conduis ce brave soldat à +l'office et aie bien soin de lui. + +Et, d'un regard, elle sollicita l'assentiment du général, qui s'inclina +en signe d'acquiescement. + +Après le dîner, quand on fut dans le salon, la comtesse, plus gracieuse +que jamais, s'approcha du général: + +--Cette dépêche a paru vous contrarier, dit-elle. + +Ce disant, elle se tenait devant Labor, le visage si près du sien que le +parfum de sa chevelure montait aux narines du vieux brave. + +--C'est vrai, fit-il en aspirant à plein nez. Je n'ai vraiment pas de +chance. + +Madame de Méralec posa sur le bras du général sa main exquise de forme. + +--Pas de chance! en quoi donc, mon cher général? demanda-t-elle d'une +voix qui tinta mélodieusement aux oreilles de Labor, dont les yeux +s'attachaient ardents sur la main qui s'appuyait sur lui. + +L'ouïe! l'odorat! la vue! Labor, sur cinq sens, en avait trois si +agréablement charmés qu'il répondit sans trop réfléchir: + +--À défaut de Meuzelin, j'avais demandé qu'on m'envoyât de Chartres un +homme qu'on m'avait beaucoup vanté... Il paraît, m'annonce la dépêche, +que, lui aussi, il a disparu. + +--C'était aussi un agent de police? + +--Oh! non!... c'est un brave lieutenant de gendarmerie, nommé Vasseur. + +Si le général n'eût été absorbé dans la contemplation de la main de la +comtesse, il aurait été grandement étonné en voyant la pâleur qui, +subitement, avait envahi le visage de la jolie femme. + +Quand le général, mettant fin à son extase devant la main de la veuve, +releva les yeux, la comtesse n'avait pu encore complètement maîtriser le +trouble qu'avait causé le nom de Vasseur. + +À la vue de ce visage altéré, la fatuité monstrueuse du militaire le +poussa aussitôt à une énorme bourde qui nécessite quelques explications. + +Labor était, comme on dit, fils de ses oeuvres. Ancien garçon boucher +que le recrutement avait, jadis, ramassé en un jour d'ivresse, il était +sergent lorsque la révolution avait éclaté. C'était un risque-tout, +aimant la poudre, brave jusqu'à la témérité. Les guerres de la +République lui avaient tant fourni l'occasion de prouver son audace +qu'il avait promptement fait son chemin. + +Mais, sous l'uniforme de général, l'homme était resté ce qu'il était au +début, c'est-à-dire une nature brutale, grossière, aux appétits +bassement sensuels, aux instincts vulgaires. Lourd, grand, bel homme aux +chairs fraîches, se croyant un Adonis, quand il n'était qu'un superbe +portefaix, Labor se mirait dans ses plumes. De trop faciles succès de +garnison lui avaient donné une pyramidale suffisance. Ce Don Juan +d'amours faciles en était arrivé à s'imaginer qu'à son aspect pas une +femme ne pouvait rester insensible. + +Donc, à la vue du trouble de la veuve et en remarquant qu'elle l'avait +peu à peu entraîné à l'écart de ses invités, la vanité stupide de Labor +s'attribua cette émotion et lui fit souffler avec un sourire vainqueur: + +--Prenez garde, comtesse, on nous observe. + +Phrase, ton, sourire, tout était si grossièrement fat que la comtesse en +demeura interdite, se demandant si le soudard n'avait pas trop bu. + +Loin de rien comprendre, Labor se fit encore gloire de cet embarras. Il +le mit sur le compte du trouble de la femme qui se voit devinée. +Toujours gonflé de lui-même, il murmura ce second avis: + +--De grâce, madame, commandez à votre visage. + +Puis, en mignardisant, ce qui lui donnait un peu l'air d'un boeuf qui +jouerait au volant, il ajouta d'un ton cavalièrement aimable: + +--Vous serez cause, belle dame, que, peut-être, cette nuit, je vais être +lâche. + +Et il se hâta d'ajouter avec un air dolent: + +--Oui, cette nuit, je tremblerai devant le danger, en pensant que je +puis être à jamais privé du bonheur de vous revoir. + +Soit que madame de Méralec ne voulût pas paraître avoir compris +l'inconvenance du lovelace de bas lieu, en se réservant de ne plus le +recevoir, soit qu'elle eût remis à plus tard la leçon que méritait son +impudente fatuité, elle saisit avec empressement l'occasion qui +s'offrait d'amener la conversation sur une autre pente. + +--Vous devez donc, cette nuit, affronter un danger, général? +demanda-t-elle. + +--Oh! oh, fit Labor se reprenant, je dis un danger sans en être bien +certain, car les chenapans, dont je vais entreprendre la destruction, ne +doivent avoir de courage que pour attaquer de pauvres diables sans +défense... Néanmoins, je veux, comme on dit, tâter le fer de mon +adversaire. Aussi me suis-je mis d'une expédition qui sera faite cette +nuit... idée de me trouver en face des gredins en question, que je +compte attirer dans un traquenard préparé depuis huit jours. + +--Un traquenard? répéta la comtesse d'un ton curieux qui semblait +demander des détails. + +Labor comprit, et, tout souriant du prochain succès de sa ruse, il +continua: + +--Sachez donc que, depuis huit jours, j'ai fait propager le bruit que la +recette de Nantes, arrivée à Ingrande où elle se grossit de celle de +cette ville, devait partir cette nuit pour Angers. À coup sûr, les +bandits vont aller s'embusquer au passage pour happer ce butin, qui +dépasse quatre cent mille francs... Pour eux, malheureusement, le jeu ne +vaudra pas la chandelle, car j'escorterai les voitures avec des forces +échelonnées à distance, qui se concentreront au premier coup de feu... +Les bandits, au lieu d'écus, ne récolteront que des coups de fusil. + +--Qui sait? fit la comtesse avec une moue de doute. + +--Vous croyez que le fameux Coupe-et-Tranche n'osera pas s'aventurer en +cette circonstance? + +Madame de Méralec se mit à rire. + +--Si je ne craignais de vous offenser, général, je vous dirais que... +commença-t-elle. + +--Que quoi? fit Labor. + +--Que votre plan laisse à désirer... J'ai bien peur que vos écus +n'arrivent jamais à Paris. + +--Parce que? + +--Vous n'escorterez le convoi que d'Ingrande à Angers, n'est-ce pas? + +--Oui, jusqu'à l'arrivée à Angers. + +--Alors, qui vous dit que les détrousseurs qui, eux aussi, ne doivent +pas être sans avoir leurs espions, n'iront pas attendre le convoi à sa +sortie d'Angers, là où ils ne courront plus risque de cette récolte de +coups de fusil que vous leur promettez? + +Labor se mit à rire. + +--Vous n'avez donc pas compris? demanda-t-il. + +--Est-ce qu'il y a un dessous de cartes? + +--Naturellement, oui, belle dame. + +Madame de Méralec affecta une mine craintive qui la rendait vraiment +charmante, et débita d'un ton faussement timide: + +--Est-ce qu'il faudrait avoir peur d'être refusée, si on était tentée de +demander quel est ce dessous de cartes? + +Labor saisit cette occasion de revenir à ses moutons. Il fit ses yeux +blancs, montra son plus aimable sourire et modula d'une voix +languissante: + +--Peut-on vous refuser quelque chose, trop séduisante curieuse? Un désir +de vous n'est-il pas un ordre pour moi? + +La veuve, à son tour, lui renvoya la phrase. + +--Prenez garde, général, on vous observe. + +Le soudard, au lieu de comprendre la raillerie, eut une nouvelle crise +de fatuité lourde et idiote. Il crut avoir ville conquise et le visage +tout illuminé de gloriole vaniteuse, il allait encore lâcher quelque +monstrueuse sottise, quand la veuve lui envoya sa seconde phrase: + +--De grâce, général; commandez aussi à votre visage! + +Ensuite, souriante, elle demanda: + +--Et ce dessous de cartes? + +--Oh! il est bien simple. Dans les voitures que j'escorterai jusqu'à +Angers, il n'y aura pas un sol. + +--Alors les fameux quatre cent mille francs n'existent donc pas? + +--Si, bel et bien. Seulement, pendant que Coupe-et-Tranche ira les +attendre sur la route d'Ingrande à Angers, ils fileront en tapinois +d'Ingrande à Laval. + +--Sans escorte? + +--À quoi bon, puisque mon déploiement de forces autour de mes voitures +vides aura attiré Coupe-et-Tranche sur une piste où, je vous l'ai dit, +il n'aura, s'il m'attaque, que des balles à recevoir? + +La comtesse secoua la tête d'un air mécontent. + +--Sans escorte, insista-t-elle; c'est bien imprudent de votre part, +général. + +--Mais, je vous le répète, ma charmante, puisque, d'Ingrande à Laval, ma +ruse aura rendu la route libre. + +--Oui, mais votre ruse, qui vous assure que Coupe-et-Tranche ne la +connaît pas? + +--Oh! oh! fit Labor avec un sourire malin, de cela, je le défie bien... +et pour une excellente raison. + +--Quelle raison? + +--Que personne n'a pu en bavarder. + +Tandis que la veuve secouait encore la tête en signe qu'elle ne croyait +pas à une discrétion aussi complète, le général ajouta en pesant sur ses +mots: + +--Attendu que, ce secret, vous êtes seule à le connaître, car ce n'est +qu'au dernier moment du départ que je donnerai mes ordres. + +La veuve leva vers Labor un regard qui le remerciait de sa confiance et +elle allait y ajouter sans doute quelques paroles, quand, tout à coup, +ses yeux dévièrent en même temps qu'elle demanda: + +--Est-ce que tu as à me parler, Cardeuc? + +À cette question, le général se retourna. + +Derrière lui se tenait le fidèle métayer qui répondit: + +--Je venais prendre congé de madame la comtesse avant de retourner à ma +métairie. Madame n'a rien à m'ordonner? + +--Que de bien dormir cette nuit, mon brave Marcassin, dit gaiement la +comtesse. + +--Oh! je réponds que je m'en acquitterai à souhait, promit le serviteur +qui semblait tomber de fatigue. + +Après ces mots, se tournant vers Labor, il lui envoya ce compliment: + +--On peut dormir tranquille, à présent qu'on sait son sommeil protégé +par le citoyen général. + +Après un double salut à Labor et à sa maîtresse, il partit de son pas +lourd et traînant. + +Une heure plus tard, la comtesse recevait les adieux de ses invités. En +prenant congé du général, elle le regarda tout anxieuse: + +--Jusqu'à demain, dit-elle; je vais être bien inquiète à votre sujet, +général. Je compte sur un mot, à votre retour, qui me rassurera. + +--Permettez-vous, au lieu d'écrire, que je vienne vous montrer en +personne que je ne suis pas mort? proposa Labor. + +--Alors, à demain! dit vivement la veuve. Et, vous savez, pas +d'imprudence de courage cette nuit; conservez-vous à vos amis. + +Le général se courba sur la blanche et mignonne main qu'on lui donnait à +baiser. + +--Elle est folle de moi, pensa-t-il en y appuyant ses lèvres. + +Quand madame de Méralec entra dans sa chambre à coucher, elle y trouva +Gervaise qui l'attendait. + +--Eh bien, ma bellote, tu as vu, ce soir, des militaires en bourgeois. +As-tu reconnu en eux cette tenue un peu raide qui t'a frappée chez ton +amoureux? demanda-t-elle. + +--Exactement la même. + +--Alors, mon enfant, tu aimes un soldat. + +Congédiée avec un baiser, Gervaise après l'avoir aidée à se mettre au +lit, quitta la comtesse qui annonçait avoir grande envie de dormir. + +Mais le sommeil ne vint pas, car, plus de deux heures après, Madame de +Méralec veillait encore, les yeux fixés dans le vide, pendant que ses +lèvres murmuraient avec un frémissement: + +--Vasseur! Vasseur! + +Puis, tout à coup, la voix haletante, la face contractée: + +--S'il en aimait une autre! grondait-elle avec un accent de jalousie +féroce. + + + + + XII + + +Le lendemain, sur les deux heures de l'après-midi, moment où chaque +jour, le Marcassin venait prendre les ordres de la comtesse, le fidèle +métayer se trouvait dans l'espèce de petit salon boudoir, qui précédait +la chambre à coucher de la belle Clotilde. + +Il se tenait debout près de Gervaise qui, assise près d'une fenêtre, +s'occupait d'un travail à l'aiguille. + +--Ainsi, petite nièce, madame de Méralec n'est pas visible? +demandait-il. + +--Non, mon oncle. La comtesse, quand je suis entrée aujourd'hui, de bon +matin, dans sa chambre, m'a annoncé qu'elle avait passé une nuit +blanche. Le sommeil a dû lui venir dans la matinée, car elle n'a fait +aucun appel... Je me fais donc un devoir de ne pas troubler son repos, à +moins d'un motif urgent. + +En écoutant la jeune fille, son oncle avait levé les yeux vers la +fenêtre qui lui faisait face. + +--Alors, fillette, reprit-il, je crois qu'il te va falloir réveiller ta +maîtresse, car ce «motif urgent» dont tu parles m'a tout l'air d'arriver +là-bas à cheval. + +Ce disant, Cardeuc montrait du doigt la campagne qu'on voyait, par la +fenêtre, s'étendre à perte de vue, coupée par une route poudreuse qui, +faisant le coude, au loin, derrière un fort bouquet d'arbres, conduisait +du bord de la Loire au château de la Brivière. + +De derrière le bouquet d'arbres avait débouché un cavalier dont la +monture arrivait ventre à terre. + +--Mais, c'est le général! fit Gervaise. + +--Et, tu vois, il est pressé d'arriver. Ce serait donc cruel de le faire +attendre. Va prévenir ta maîtresse, mon enfant; elle ne pourra t'en +vouloir. + +Gervaise entra chez la comtesse, laissant son oncle devant la fenêtre, +les yeux toujours attachés sur l'arrivant. Dès qu'il fut seul, le +Marcassin fit entendre ce petit hoquet bas et précipité qui, chez lui, +remplaçait le rire fou, et son oeil brilla joyeux. + +--Eh! eh! Tu as eu le nez cassé, ivrogne bavard! murmura-t-il. + +Tandis que le général ralentissait l'allure de son cheval en approchant +du château, pour dissimuler son empressement à revoir la charmante +veuve, le Marcassin frotta ses énormes mains velues en ricanant: + +--Viens au pas, viens au galop, tu n'en es pas moins pincé, gros pigeon +amoureux. + +Il achevait quand madame de Méralec entra. Gervaise l'avait trouvée +habillée et près de quitter sa chambre. + +Le métayer lui montra Labor qui mettait pied à terre dans la cour du +château. + +--Encore un qui voudrait faire cesser votre veuvage, dit-il avec sa +familiarité de vieux serviteur. + +--Oh! crois-tu? fit Clotilde en souriant. + +Il la regarda dans les yeux. Peut-être aurait-il lâché quelque grosse +plaisanterie bien salée de campagnard qui a son franc parler, mais la +présence de Gervaise le retint. Il se contenta de dire: + +--C'est en lui promettant du sucre qu'on voit un chien faire le beau! + +Là-dessus, il se tourna vers Gervaise: + +--Si tu veux, fillette, nous allons descendre pour recevoir le général? +proposa-t-il. + +Bientôt Labor faisait son entrée dans le boudoir où la comtesse était +restée seule. Sa nuit blanche avait laissé des traces de fatigue sur le +visage de la veuve. Du premier coup d'oeil, le général constata cette +altération et il s'en attribua la cause. + +--Elle a passé sa nuit entière à penser à moi, se dit-il. + +Mais si la figure de la comtesse était quelque peu languissante, ce +n'était rien à côté du visage de Labor. Bien qu'il affectât gracieuse +mine et heureux sourire, il ne portait vraiment pas beau! Ses yeux +teintés de jaune attestaient que sa bile avait été violemment secouée. +Un tic nerveux qui agitait légèrement ses lèvres et ses gestes saccadés +prouvaient une humeur rageuse que, devant la veuve, il s'efforçait de +maîtriser. Il était clair comme le jour que le caractère du général +était à la tempête violente. + +Il eût été maladroit, de la part de madame de Méralec, de ne pas s'en +apercevoir. Ce fut donc d'un ton affectueusement désolé qu'elle s'écria: + +--Savez-vous, général, que votre vue me donne des remords. + +--En quoi, comtesse? + +--À la lassitude que je vois sur vos traits, j'en suis à maudire ma +curiosité qui, au lieu de vous accorder un repos nécessaire après un +nuit de fatigue et de combat, a su vous arracher la promesse que vous +viendriez au plus vite, aujourd'hui, me faire le récit du succès de +votre expédition nocturne. + +Le mot de succès fut le feu aux poudres. Oubliant de se poser plus +longtemps en vraie fleur des pois, il tressauta tout furieux en +s'écriant: + +--Ah! mille tonnerres! Il est joli, mon succès! J'en crève de rage dans +ma peau. + +Et il se mit à se promener dans le boudoir comme une bête fauve en cage, +serrant les poings, faisant sonner ses talons en grondant: + +--Que la peste soit de cet ivrogne! + +Il fut arrêté en sa promenade de forcené par la petite main de Clotilde +qui se posa sur son bras. Bien doucement et son regard doux et ému fixé +dans les yeux du furibond, elle le ramena vers son siège, et quand il se +fut rassis, elle demanda d'une voix pleine d'un tendre intérêt: + +--Ne puis-je être votre confidente, général? Voyons, qu'est-il donc +arrivé? + +L'aveu partit comme une fusée, tant Labor avait besoin de se soulager en +contant son déboire amer. + +--Il est arrivé, parbleu! que cet infâme pendard de Coupe-et-Tranche a +volé les quatre cent mille francs du gouvernement! + +Ce fut à grand'peine que son immense surprise permit à la comtesse de +bégayer: + +--Mais, pourtant, votre ruse de faire filer l'argent sur Laval pendant +que vous feigniez de l'escorter sur Angers? + +--Ah! oui, parlons-en, de ma ruse, grogna furieusement Labor. Il paraît +que les gredins la connaissaient; car, pendant que je ne trouvais +personne sur la route d'Angers, ils mettaient la main sur le magot. + +Madame de Méralec leva son doigt rose, et, d'une voix sévère: + +--Général! général! fit-elle, vous aurez eu l'indiscrétion de confier +encore à un autre que moi cette ruse que vous ne deviez dévoiler qu'au +dernier moment du départ. + +--Non, non, comtesse; j'ai fait comme je vous l'avais dit, affirma +Labor. Excepté à vous, je n'en avais ouvert la bouche à personne. C'est +à n'y rien comprendre. + +Sur ces derniers mots, Labor, pris d'un nouvel élan de fureur, s'écria: + +--Oui, c'est à n'y rien comprendre... pas plus qu'à ce billet que j'ai +trouvé hier, attendant mon retour au logis. + +Peu à peu Labor s'était calmé. Avec son sang-froid revenu, il pouvait à +présent, être tout à son sujet. + +--Devinez de qui était ce billet? s'écria-t-il. + +--Dites, fit la comtesse. + +Le général ménagea son effet en faisant une pause; puis, d'une voix qui +appuyait sur le nom: + +--De Meuzelin, déclara-t-il, de ce policier dont je vous ai parlé hier +en vous disant que je ne savais où le retrouver. + +--Il est donc venu vous rejoindre? + +--Nullement. Il s'est contenté de m'écrire ce billet qui, si je l'avais +lu à temps, aurait empêché Coupe-et-Tranche de faire son coup... Car +j'aurais compris cette partie de la lettre qui concerne les quatre cent +mille francs. + +--Il y a donc une partie du billet qui vous est restée incompréhensible? + +Le général hésita un peu. Enfin, il porta la main à sa poche en disant: + +--J'ai sur moi cet écrit de Meuzelin. Nous allons le lire ensemble... +Peut-être m'aiderez-vous à deviner l'énigme. + +Tout en cherchant le billet de Meuzelin dans sa poche, le général +continua d'un ton de dédain: + +--Oui, ce policier aurait cent fois mieux fait de mettre les points sur +les _i_ au lieu de m'écrire ses calembredaines vraiment +incompréhensibles... Ah! voici l'écrit de notre homme. + +Ce disant, il montrait un papier qu'il se mit à déplier en ajoutant: + +--Permettez-moi de vous en faire la lecture. + +Et il lut aussitôt en ânonnant un peu: + +«_Général Labor, faites, cette nuit, tout le contraire de ce que vous +avez décidé..._» + +Labor s'arrêta à cette phrase et, s'adressant à madame de Méralec: + +--Cela, ça se comprend, dit-il. Mais écoutez la suite, comtesse. Voici +qui devient inintelligible. + +Il reprit la lecture en traînant sur les mots avec le ton moqueur de +quelqu'un qui répète les bêtises d'un autre: + +«_Méfiez-vous en vous rappelant l'histoire d'Hercule aux pieds +d'Omphale._» + +Sur ce dernier mot, il regarda la veuve en demandant: + +--Hein! comprenez-vous quelque chose à ce que chante le drôle? + +--Continuez, fit Clotilde. + +--C'est tout, absolument tout... puis signé «Meuzelin». Voyez plutôt. + +Et Labor tendit le papier à la comtesse qui, après l'avoir parcouru des +yeux, le jeta négligemment sur un guéridon placé près d'elle. + +--Hein! répéta le général. À quel propos va-t-il chercher Hercule et +Omphale?... Qu'est-ce que ces citoyens-là, je vous le demande? + +Le brave Labor n'avait poussé ses classes que jusqu'à la lecture et un +peu d'écriture. Il en donnait la preuve la plus incontestable. + +--Vous ne connaissez pas la mythologie? demanda Clotilde avec un effort +pour ne pas rire qui lui serrait les lèvres. + +La mythologie! Pour le général, ce devait être une femme, quelque +gourgandine de garnison. À cette question et en voyant la moue que +donnait à la veuve son rire retenu, il crut à la jalousie de la comtesse +s'enquérant de son passé amoureux. En conséquence, il se leva d'une +seule pièce et, la main gauche sur son coeur, l'autre tendue en avant, +il débita d'un ton grave: + +--Je vous jure, comtesse, que jamais cette créature n'a régné sur mon +âme! + +Puis, tout naïvement: + +--Si nous revenions au billet de Meuzelin? proposa-t-il. + +Après la balourdise que venait de commettre le soudard, Clotilde ne +pouvait plus aborder l'explication franche. Elle prit un biais pour +éclairer l'ignorance de Labor. + +--Sachez-donc que La Mythologie, une épicière de Bordeaux, avait une +fille appelée Omphale, aimée d'un colonel célèbre du nom d'Hercule. +Cette Omphale, abusant de la confiance de son amant, sut si bien s'y +prendre qu'elle lui arracha la liste de tous ceux des officiers de son +régiment qui avaient de vilaines dents. + +Labor avait écouté, l'oreille tendue, la bouche ouverte, l'oeil rond, +ces renseignements sur Omphale. + +--Oh! la tarpiaude! s'écria-t-il indigné. + +Après quoi, au bout d'une courte réflexion, il reprit avec étonnement: + +--Mais je ne vois pas trop quel rapprochement Meuzelin peut faire entre +moi et ce colonel Hercule. + +--En citant l'aventure d'Omphale, le policier a voulu vous rappeler tout +le danger qui existe à confier certains secrets à une femme. + +Cette fois, Labor ouvrit des yeux démesurément écarquillés. + +--Une femme, fit-il. À quelle femme pourrais-je aller me confier aussi +bêtement? + +--Dame! cherchez parmi vos nombreuses amies, articula Clotilde en riant. + +Le général crut encore à la femme aimante dont la jalousie jetait le +plomb de sonde dans sa vie privée. + +À nouveau, il remit sa main gauche sur son coeur et avança encore la +main en jurant: + +--Je vous donne ma parole que, depuis quinze grands jours, je n'ai parlé +à aucune femme... sauf à vous. + +--Alors il faut croire que c'est moi dont parle Meuzelin. + +En éclatant de son rire frais et perlé, la veuve continua: + +--Selon cet agent, je suis l'Omphale qui a causé votre insuccès de cette +nuit en prévenant Coupe-et-Tranche qui guettait les quatre cent mille +francs... Méfiez-vous de moi, général, méfiez-vous de moi! + +Bien que ce fût dit en riant, Labor protesta. + +--Jamais je ne vous ferai une telle injure, comtesse! déclara-t-il. + +--Et vous aurez grand tort, car Meuzelin persistera dans son idée que je +vous trahis. + +Le général se redressa sévère et indigné: + +--Ce Meuzelin est un imbécile! déclara-t-il tout sec. + +--Oubliez-vous qu'il vous est recommandé par le ministre de la police, +qui, pour ainsi dire, vous l'impose à titre de conseiller? + +C'était blesser Labor au plus vif de son amour-propre. Il sourit de +mépris en répliquant: + +--Je saurai me passer de ses conseils. Puisque ce croquant, au lieu de +m'écrire, ne fait pas acte de présence, j'agirai de moi-même. Dès ce +soir, les troupes sortiront de leurs cantonnements. + +Tout en parlant, il s'était avancé vers le guéridon où Clotilde avait +posé la lettre de Meuzelin et étendait le bras pour la reprendre. + +La comtesse posa vivement sa main sur celle de Labor. + +--Non, non, dit-elle, ne prenez pas cet écrit; il me semble qu'il vous +porterait malheur! La façon tragique dont il vous est parvenu est d'un +trop mauvais présage. + +Et, secouée par un frisson d'épouvante: + +--Songez-y donc, continua-t-elle, ce billet n'a-t-il pas été trouvé sur +le cadavre de ce malheureux gendarme Patigneul?... Oui, il vous serait +funeste. Croyez-en l'instinct de mon coeur. + +Mais le mot à peine lâché, elle rougit, et, bien vite, elle se reprit en +disant: + +--Croyez-en la voix... de ma raison. + +Déjà troublé par le contact de la peau douce et tiède de la main de +Clotilde, qui effleurait la sienne, l'ardent soudard, au mot de coeur, +avait redressé son torse. La tête rejetée en arrière, l'air triomphant, +il allait lâcher son cocorico de coq vainqueur, quand la veuve lui coupa +la parole en disant d'une voix suppliante: + +--N'abusez pas, mon ami! + +Au lieu de reprendre la lettre, il s'éloigna du guéridon en se disant: + +--La belle, décidément, m'adore à ce point qu'elle n'est plus maîtresse +de cacher sa passion. + +Cependant la veuve avait commandé à son embarras. D'un ton qui implorait +encore, elle reprit: + +--Parlons d'autre chose. + +Au hasard, sans réfléchir, car, dans son trouble, le sujet de diversion +qu'elle proposait était lugubre, elle ajouta: + +--Parlons de l'assassinat de Patigneul. + +--Mais, fit le général, Patigneul n'a pas été assassiné. Sa mort résulte +d'un accident. Comme je vous l'ai dit, l'ivrogne avait tant bu à votre +office qu'il ne pouvait plus se tenir à cheval. Il a vidé l'étrier à +deux cents pas au plus de mon cantonnement. Quand une patrouille a +ramassé le corps, un énorme trou à la tempe et un gros caillou +ensanglanté retiré de dessous sa tête expliquaient suffisamment que sa +mort provenait d'une chute de cheval. + +--Et c'est avec l'idée qu'en trouvant le corps on trouverait aussi son +billet que Meuzelin a glissé son écrit dans la poche de Patigneul, +avança la veuve. + +--Oh! ce n'est pas supposable. Il est plutôt à croire que Patigneul, +avant sa chute, avait dû rencontrer le policier qui l'avait chargé de me +remettre son billet. + +--S'il se sait attendu par vous, pourquoi Meuzelin, au lieu d'écrire, ne +vient-il pas? objecta madame de Méralec. + +Le général haussa les épaules en homme qui n'en peut mais. + +--Puisqu'il est dans le pays, vous devriez donner l'ordre de le +chercher, insista Clotilde. + +--À cela, il existe une difficulté. + +--Laquelle? + +--En donnant l'ordre, il me faudrait aussi fournir le signalement du +policier... et je n'ai jamais vu cet homme. Je l'aurais là, sous les +yeux, qu'il me serait impossible de dire que c'est lui... Patigneul +aurait pu me renseigner... il est mort trop vite. + +Un souvenir revint à madame de Méralec sur le trépas du gendarme. + +--N'a-t-il pas, m'avez-vous dit, prononcé deux mots en expirant? +demanda-t-elle. + +--Oui, il a murmuré: «Beau-François.» Voilà tout. + +--Eh bien, fit Clotilde d'un ton interrogateur, cela ne se +rattacherait-il pas à l'introuvable Meuzelin? + +Avant que le général pût répondre, un coup fut frappé à la porte. + +C'était le Marcassin qui se présentait. + +--Général, annonça-t-il tout troublé, on envoie d'Ingrande vous prévenir +que, dans la matinée, une bande a pillé une ferme entre Loirière et la +Cornouaille. Le fermier, son fils et une servante ont été chauffés. La +servante a seule survécu à ses tortures. + +--La bande de Coupe-et-Tranche? demanda Labor, rouge de colère et à demi +étranglé par le juron qu'il avait été contraint de ravaler devant la +comtesse. + +--Non, une autre bande, paraît-il, répondit le Marcassin. + +Puis en montrant la cour: + +--Du reste, général, ajouta-t-il, si vous désirez des renseignements, +c'est chose facile à avoir, car, du cantonnement, on vous a expédié +l'homme même qui est venu apporter la nouvelle à Ingrande. Il est dans +la cour qui attend. + +--Fais-le monter, commanda la veuve à un regard de Labor qui sollicitait +la permission de laisser venir l'homme en question. + +Au bout d'une minute, le messager, amené par le Marcassin, fit son +entrée. + +C'était un pauvre diable plus long qu'un jour sans pain, plus maigre que +le carême en personne. + +--Ton nom? demanda le général. + +--Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon embonpoint, +déclara tranquillement l'interrogé. + + + + + XIII + + +C'était bien, en effet, le brave et bon Fil-à-Beurre. Par quel miracle +avait-il échappé à la catastrophe qui avait anéanti la Saunerie? +Qu'étaient devenus ses compagnons? Pour le savoir, il faut retourner au +moment où, traqués par le Beau-François et ses Chauffeurs dans la +masure, ils s'attendaient à être attaqués de deux côtés à la fois. + +En même temps que Barnabé découvrait la ruse des assaillants qui +entassaient des combustibles sur le faîtage de la bicoque pour leur +faire tomber sur la tête la toiture en feu, Vasseur avait surpris, sous +ses pieds, un bruit de coups sourds qui, en ébranlant le sol, indiquait +un travail de sape souterrain pour arriver jusqu'à eux. + +--Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à l'heure +bien de la réjouissance, avait dit l'échalas au lieutenant. + +Mais, tout à coup, une idée subite était venue à Vasseur. D'un signe, il +avait appelé à lui Lambert et Fichet et, à eux et à Barnabé, il avait +dit vite à voix basse en leur montrant le sol à l'endroit où s'entendait +le bruit: + +--Vite, vite, déblayons la place de ces décombres. À coup sûr, le salut +nous arrive par ici. Pourquoi ceux qui travaillent là-dessous, s'ils +sont des Chauffeurs, tiendraient-ils à arriver jusqu'ici quand ils +savent que, tout à l'heure ce toit va nous anéantir sous l'incendie? + +Alors, donnant l'exemple, Vasseur s'était mis à la besogne après avoir +ajouté: + +--Ce doit être Meuzelin. + +L'instant n'était pas aux si et aux mais, ni à discuter la supposition +du lieutenant; il fallait agir, et promptement, car l'ennemi en était à +apporter là-haut ses dernières brassées d'herbe sèche et de bois mort. + +En deux minutes, les quatre compagnons eurent rejetés dans un coin de la +salle les décombres entassés à l'endroit désigné. Le bruit de leur +travail était couvert par celui des Chauffeurs qui, certains de la +réussite, ne se gênaient plus, maintenant, dans leurs préparatifs +d'incendie. + +--Enfumons ces lapins en leur terrier puisqu'il n'en veulent pas sortir! +criait le Beau-François à ses bandits. + +À quoi Barnabé, tout en travaillant au déblai avec ardeur, secouait la +tête en murmurant: + +--Oui, oui, mon bel homme, des lapins tant que tu voudras, mais si ces +lapins-là ne sont pas rôtis, il t'en pendra lourd au bout du nez. + +--Vois! vois! lui souffla alors Vasseur. + +En effet, à une profondeur de près de trois pieds de gravois enlevés, +apparaissait une trappe qu'un effort, fait en dessous, cherchait à +ébranler dans sa feuillure gonflée par l'humidité. Ce dernier obstacle +empêchait de soulever la trappe sur laquelle ne pesait plus le poids des +décombres. + +Et, sous le bois, on entendit la voix assourdie de Meuzelin qui disait: + +--Allons, Pancrace, encore un dernier effort et nous les sauvons. + +Il y eut en dessous deux vigoureux «hein!» de gens qui s'efforcent à une +besogne et la trappe, sortant alors brusquement de son encadrement +gonflé, laissa apparaître les têtes du Saucisson-à-Pattes et de son +valet d'écurie. + +--Détalons! il n'y a pas de temps à perdre, commanda l'aubergiste. + +Il avait raison, car en même temps s'entendait au dehors la voix du +Beau-François donnant à ses chenapans l'ordre de mettre le feu aux +broussailles. + +Lambert et Fichet passèrent les premiers par la trappe qui ouvrait sur +un escalier en ruines. Vint ensuite le tour de Barnabé. Il avançait le +pied vers la première marche quand il s'arrêta: + +--Tiens, une idée! fit-il. Autant faire la farce complète à ce grand +bélître de François. + +Et s'adressant à Vasseur qui, sans savoir son intention, voulait le +presser de descendre: + +--Nous en avons bien encore pour six ou sept minutes avant +l'effondrement de la toiture, dit-il. Venez m'aider, lieutenant, à jouer +la farce. + +Tout en parlant, il marchait vers l'endroit où se trouvait le grand pot +qui, dans ses flancs, bien qu'entamés par la balle, renfermait encore la +majeure partie du trésor volé par François au Marcassin. + +--Emportez la tirelire, lieutenant, dit-il pendant que, dans mon +chapeau, je vais recueillir tous ces jaunets que le trou de la balle à +laissés s'éparpiller. + +Sourd aux remontrances de Vasseur, qui voulait l'arracher à sa tâche, +car on entendait les premiers pétillements de l'incendie, l'échalas se +mit à sa cueillette. + +Son affaire faite, quand il se retourna, il vit l'aubergiste qui, le +corps à demi sorti de la trappe faisait rouler dans la salle un petit +tonnelet dont une douve disjointe laissait échapper une traînée noire. + +C'était un baril de poudre. + +--Une surprise que je ménage à nos aimables coquins, annonça-t-il au +squelette. + +Puis il disparut par l'ouverture en disant: + +--Venez. Nous n'avons pas le temps d'enfiler des perles. + +Derrière lui, Barnabé s'élança sur l'escalier et laissa retomber la +trappe. Au bas des marches se tenait Pancrace, une lanterne à la main. + +--Éclaire-nous la route. File d'un bon pas. Nous te suivons, commanda +l'aubergiste à son valet. + +À la lueur incertaine de la lanterne, Vasseur put néanmoins reconnaître +qu'on suivait un long couloir étayé de madriers et de solives comme un +boyau de mine. + +--Où débouche ce passage? demanda-t-il au Saucisson-à-Pattes, qui +marchait devant lui. + +--Dans une des caves de la _Biche-Blanche_. Il a été creusé par le +grand-père de Pancrace, l'ancien faux-saunier pendu. Il mit trois ans à +achever ce travail souterrain qu'il lui fallait exécuter sans éveiller +la méfiance de la gabelle. La nuit, il allait jeter la terre enlevée +dans la Sarthe. Le sel de contrebande qu'on introduisait dans la maison +du passeur, aujourd'hui appelée la Saunerie, venait s'enmagasiner dans +les caves de l'auberge. La gabelle eût vu du sel entrer chez le passeur +qu'elle n'aurait pu le retrouver en fouillant chez lui. + +Après ce renseignement qui expliquait comment il était arrivé au secours +des assassins, Meuzelin continua: + +--Quand Pancrace et moi, nous nous escrimions à cogner sous vos pieds, +nous avions peur ou de n'être pas entendus par vous ou que vous ne +comprissiez point qu'il vous fallait dégager la trappe de la lourde +épaisseur des décombres qui nous empêchait de la soulever. + +--J'avais mis mon dernier espoir en vous, Meuzelin. Cela m'a rendu +inventif, répondit le lieutenant. + +On fit encore quelques pas, puis Pancrace, qui marchait en tête avec sa +lanterne, la posa sur le sol en disant: + +--Nous voici dans les caves de la _Biche-Blanche_! + +Ils venaient d'y arriver par une basse et étroite porte qui, d'habitude, +était soigneusement dissimulée derrière des tonneaux gerbés. + +--Que j'ai la consolation de croire que nous sont plus mieux ici que +dans la posture oùsque nous étrions tout à l'heure, avoua naïvement +Fichet avec un soupir de satisfaction. + +Il achevait quand une effroyable explosion se fit entendre. + +--Qu'est-ce cela? fit le lieutenant étonné. + +--C'est ma surprise au Beau-François. En ce moment, le chenapan vous +croit, tous les quatre, aplatis par les ruines de la Saunerie, qui vient +de sauter, avança le Saucisson-à-Pattes. + +Tout en parlant, il avait monté les marches de l'escalier qui, de la +cave, conduisait à la grande salle de l'auberge. Quand ceux qu'il venait +de sauver y furent entrés derrière lui, il reprit: + +--À coup sûr, notre stupide colosse va perdre son temps à fouiller les +ruines pour y retrouver vos cadavres. + +--Oh! nos cadavres? dites plutôt ses jaunets, ricana Fil-à-Beurre en +faisant bruire les pièces d'or entassées dans le fond de son chapeau. + +--Qu'il cherche cadavres ou jaunets, nous allons profiter de sa +distraction pour filer à toute vitesse, reprit Meuzelin. + +--Vous aussi? demanda Vasseur. + +--Moi tout le premier, affirma Meuzelin. Maintenant que j'ai levé le +masque, il ne fait plus bon pour moi en ces lieux, que je vais quitter à +tout jamais. + +--À tout jamais! répéta Vasseur; vous allez donc abandonner votre +auberge? + +--Mais je n'ai jamais été aubergiste, dit le policier en riant. + +Et montrant du doigt Pancrace: + +--Voici, continua-t-il, le vrai propriétaire de la _Biche-Blanche_. Dans +la diligence qui m'a amené ici, j'ai rencontré ce brave garçon qui +revenait de Paris où il apprenait le commerce. Il était rappelé à la +_Biche-Blanche_ par la terrible nouvelle que son père, attaqué chez lui, +et torturé par les Chauffeurs, était mort de ses souffrances en laissant +la _Biche-Blanche_ sans maître. Pendant la route, nous causâmes. +Pancrace était tout ardent de vengeance contre les Chauffeurs. Je +m'ouvris à lui sur ma mission de débarrasser le pays de ces mécréants. +En haine de ceux qui avaient tué son père, Pancrace, qui revenait homme +au pays d'où il était parti gamin, ce qui ne lui laissait pas à craindre +d'être reconnu, consentit à me céder son rôle. + +Ceci débité, Meuzelin demanda gaiement: + +--Dites-moi, à présent, si c'est l'auberge qui m'empêche de partir. + +--Non, fit l'échalas, mais vous êtes marié. + +Meuzelin se frappa le front en éclatant de rire. + +--Tiens! j'oubliais que j'ai une femme! s'écria-t-il. + +Puis il se gratta l'oreille, cligna de l'oeil et ajouta d'une voix bien +tranquille: + +--Seulement, je crois bien qu'à cette heure, je suis devenu veuf. + +Ton et phrase de l'aubergiste, annonçant qu'il croyait bien être veuf, +étaient déjà assez étranges pour étonner ceux qui l'entendaient. Ils +furent surpris à plus forte dose quand Meuzelin, après avoir été +examiner la porte sur la route, dont la serrure, à demi arrachée de ses +vis, témoignait qu'elle avait été forcée par une vigoureuse poussée du +dehors, ajouta non moins gaiement: + +--Bien décidément, je suis veuf. + +Comme confirmation de ses paroles, un cri de terreur retentit à l'étage +supérieur et, au haut de l'escalier, apparut la servante, la face +épouvantée et livide, pantelante de tous ses membres. En trébuchant à +chaque marche, elle descendit l'escalier, vint droit à l'aubergiste et, +d'une voix étranglée, bégaya avec peine: + +--Ma maîtresse est morte!... On lui a coupé la gorge. + +Et, dans sa crainte d'être accusée du meurtre, la fille continua en +paroles hachées par le frémissement qui la secouait des pieds à la tête: + +--Je n'ai pas quitté le pied de son lit... seulement, je me suis +endormie après avoir bu une rôtie au vin sucré que Pancrace avait +apportée pour madame... J'avais pensé que ce breuvage, dans l'état de +fièvre où elle était, pouvait être nuisible à ma maîtresse. + +Il eût semblé que le mari, à cette nouvelle, aurait dû se montrer +profondément ému. Pas du tout. L'aubergiste avait tranquillement écouté +la servante. Lorsqu'elle eût fini de parler, il lui montra la porte en +disant: + +--Je veux bien croire, ma fille, que tu n'es ni coupable ni complice du +crime. Mais les gens de justice, que je vais faire venir, ne seront pas +si crédules. Si j'ai un bon conseil à te donner, c'est celui d'avoir à +décamper d'ici avant qu'ils arrivent. + +Affolée par la peur d'être rendue responsable du meurtre, la servante ne +se le fit pas dire deux fois. Elle s'élança vers la porte et disparut. + +Barnabé, le lieutenant et ses hommes avaient été présents quand +l'aubergiste, avant le départ pour la Saunerie, avait donné à Pancrace +l'ordre de monter à sa femme cette rôtie au vin, en exprimant l'espoir +que le breuvage, auquel devait être mêlé un narcotique, serait bu par la +servante. Donc les quatre hommes devaient arriver à cette conviction, +que si le mari avait endormi la fille, c'était pour commettre impunément +son crime. + +Pour eux, Meuzelin était le meurtrier. + +Lorsqu'il revint au groupe, après avoir poussé les verrous de la porte +par laquelle avait fui la servante, le policier lut sur le visage des +quatre hommes la pensée qui les tenait. + +Il secoua la tête en disant d'une voix grave et le doigt tendu vers la +porte: + +--Je n'ai participé à la mort de cette femme, je vous le jure, qu'en +laissant pénétrer la vengeance par cette porte dont, exprès, je n'avais +pas poussé les verrous ni fermé la serrure au double tour. Croyez-moi, +la morte était une misérable créature que l'échafaud réclamait. Quand je +l'ai amenée ici, grosse des oeuvres du Beau-François, je connaissais +tous les crimes de la vie passée de cette femme, qui avait été d'une +bande de Chauffeurs à l'autre, octroyant ses faveurs aux chefs dont, pas +une fois, elle n'a voulu réprimer les cruautés. + +Une question arrivait naturellement aux lèvres de ceux devant qui se +justifiait le policier. Ce fut Vasseur qui la prononça. + +--Alors, Meuzelin, demanda-t-il, pourquoi l'as-tu épousée puisque tu la +connaissais? + +--Justement, parce que je la connaissais, appuya l'agent. Aujourd'hui +que le divorce sépare en dix minutes des gens mariés de la veille, j'ai +tenté l'épreuve... et puis, à défaut du divorce, n'avais-je pas la +guillotine qui, demain, si je l'avais voulu, m'aurait fait veuf. + +La voix du policier prit un accent de gaieté sinistre pour continuer: + +--Pouvait-elle se méfier du grotesque époux, de l'imbécile +Saucisson-à-Pattes? Jamais n'aurait pu lui venir le soupçon que si je +l'avais amenée sous mon toit, c'était pour surprendre, un à un, les +secrets de tous les crimes auxquels elle avait pris part. Combien de +nuits ai-je passées, guettant, penché sur sa couche, les mots échappés à +son sommeil secoué par de terribles cauchemars! + +Le policier montra encore la porte et poursuivit: + +--Quand, hier soir, j'ai préparé cette entrée au châtiment qui allait +venir, j'ai hésité un moment, et ma main s'est tendue vers les verrous +que je n'avais qu'à fermer pour lui sauver la vie. Mais toute ma pitié +s'est éteinte au souvenir que la maudite n'avait jamais eu pitié des +autres... même des siens... même de sa pauvre soeur Julie, pauvre fille +qu'elle a sacrifiée de complicité avec un scélérat du nom de Croutot... +que je trouverai, lui, un jour ou l'autre. + +Et d'un accent ému, le policier prononça lentement: + +--Une bien triste histoire que celle de Julie! Au premier moment, je +vous la conterai. + +Cela dit, Meuzelin se secoua brusquement comme pour se débarrasser de +son émotion et s'écria: + +--La Saute est morte, n'en parlons plus. Comme on dit: Morte la bête, +morte le venin! + +Ensuite reprenant sa voix gaie: + +--Le plus pressé pour le quart d'heure, dit-il, est de nous éloigner du +voisinage du Beau-François. + +Il éclata de rire en ajoutant: + +--Nous éloigner... mais pas pour longtemps, car je compte bien le +retrouver avant peu. + +Tout en parlant, le policier avait ouvert le volet d'une fenêtre donnant +du côté de la Sarthe, dans la direction de la place où avait existé la +Saunerie. + +--Tiens, fit-il, le maladroit nous laisse la route libre. + +Les quatre compagnons vinrent le rejoindre à la fenêtre pour se rendre +compte de l'exclamation. + +--Comme pour la servante, expliqua Meuzelin, mon narcotique a cessé +d'agir sur les bateliers de la _Juliette_. Peut-être, même, est-ce +l'explosion de la Saunerie qui les a réveillés. Alors ils ont amené le +bateau à l'autre rive et le Beau-François, renonçant à ses recherches +dans les ruines, a jugé prudent d'embarquer ses sacripants. + +En effet, la _Juliette_, se laissant aller au courant de la Sarthe, +s'éloignait lentement. Sur son arrière se voyait, au jour naissant, la +haute stature du Beau-François qui faisait descendre ses hommes sous le +pont pour qu'on n'eût pas soupçon d'un chargement aussi suspect. + +--À bientôt, grande bête! gronda entre ses dents le policier à l'adresse +du Beau-François. + +Plus n'était donc besoin de quitter à la hâte la _Biche-Blanche_. Malgré +sa corpulence, Meuzelin était marcheur. Mais il ne pouvait lutter contre +les longues perches de Fil-à-Beurre. + +Pancrace, pour remplacer le bidet du Marcassin estropié par la balle de +Barnabé, fut au Mans en acheter un autre qu'on attela à la voiture qui +avait servi au chouan à amener Gervaise jusqu'à l'auberge. + +Le soir, on se mit en route, Vasseur et ses soldats, remontés en selle, +Meuzelin dans la voiture. Quant à Fil-à-Beurre, il avait annoncé vouloir +faire la route moitié à pied, au montoir du cheval de Vasseur, moitié en +voiture, à côté du policier. + +--Où allons-nous? demanda le lieutenant au départ. + +--C'est le Beau-François votre gibier, n'est-ce pas? interrogea +Meuzelin. Alors nous ferons route jusqu'au bout, car, là, où je vous +mène, il y a gros à parier que nous entendrons parler de votre animal. + +--Quel est le but de ton voyage? + +--Je vais à Ingrande où j'ai reçu l'ordre de rejoindre le général Labor, +qui, aussitôt les troupes arrivées, doit entreprendre une battue du pays +ravagé par les bandes. + +--En route donc! dit Vasseur. + +Pendant ce début du voyage, Barnabé marcha à côté du lieutenant. + +--Saint-Florent-le-Vieil, où, m'as-tu dit, Gervaise est conduite par son +oncle, est-il loin d'Ingrande? demanda Vasseur à l'échalas. + +--Juste en face, sur l'autre rive de la Loire, affirma Fil-à-Beurre. +Quand nous arriverons, Gervaise sera installée chez son oncle depuis +quelques jours, car le Marcassin, qui a déjà sur nous une avance de +dix-huit heures, va voyager d'un autre train que celui dont nous menace +la mauvaise rosse de la voiture de Meuzelin. + +De fait, ce cheval était un animal qui eût fait ses quatorze lieues en +quinze jours. Dix fois, Vasseur voulut marcher de l'avant et quitter +Meuzelin. Mais, toujours, celui-ci le retint en disant: + +--Croyez-moi, lieutenant, à vouloir aller trop vite, vous manquerez le +but. Je vous promets le Beau-François... mais à mon heure. + +En disant cela, le policier semblait être si certain de son fait que +Vasseur calmait son impatience. + +Si lentement qu'on marche, on finit toujours par arriver. Ce fut ainsi +que le matin du sixième jour, après avoir passé la nuit à Angers, car +Meuzelin s'était toujours, le chemin durant, opposé au voyage nocturne, +on atteignit le village de Monciel, six lieues avant Ingrande. + +Tout le village était sens dessus dessous. + +Dans la nuit, la bande du terrible Coupe-et-Tranche avait attaqué la +diligence. En plus du meurtre des soldats de la patrouille ambulante, +les bandits avaient assassiné une femme dont les habitants de Monciel +avaient ramassé le cadavre sur la route et qu'ils avaient rapporté au +village. + +Chose horrible! ce cadavre n'avait plus de tête! + +Les autorités avaient fait étendre la victime sur une table dans la +salle de l'auberge jusqu'à l'arrivée de la justice, qu'on avait demandée +à la fois d'Angers et d'Ingrande. + +En attendant, les villageois, curieux et effrayés, faisaient foule +autour du cadavre, se demandant quelle pouvait avoir été cette femme. + +--Si nous allions voir? proposa Meuzelin à ses compagnons. + +À cette époque, les magistrats, touchés par la panique générale, +n'étaient pas des plus chauds à aller instrumenter aux champs. Tant +qu'ils avaient à instruire dans les villes, où ils se sentaient en +sûreté, cela marchait de soi; mais il n'était plus de même quand il +était question de franchir les murs. L'idée de se montrer aux +campagnards, c'est-à-dire d'appeler sur eux la vengeance des malfaiteurs +qui, un jour ou l'autre, les guetteraient à leur première sortie de la +ville, les faisait reculer. Pour les maintenir en cette salutaire et +prudente réserve à aller instruire les crimes aux champs, ils avaient à +se citer le sort de quelques-uns de leurs collègues qui, après avoir +donné cette rare preuve d'audace, un jour qu'ils avaient été faire une +simple promenade hors la ville, avaient été ramassés au pied d'une haie, +tués par la balle d'un de ces campagnards, tant bonnaces et naïfs en +plein jour, mais qui se transformaient en bandits nocturnes. + +Donc, pour leur montrer le cadavre de la femme sans tête, les habitants +du village de Monciel avaient envoyé prévenir les magistrats d'Ingrande +et d'Angers, mais ils s'attendaient bien à ne pas les voir venir. + +Leur surprise fut énorme à la vue de Meuzelin, du lieutenant, de +l'échalas et de Fichet, qui se présentaient après avoir laissé Lambert à +l'entrée du village, à la garde des chevaux et de la voiture. + +--On nous prend pour des gens de justice, souffla Meuzelin à Vasseur. + +--Est-ce que nous allons jouer leur rôle? demanda le lieutenant. + +--Pourquoi pas? Vous le savez, on s'instruit toujours en voyageant, dit +le policier souriant. + +Chez Meuzelin, son métier absorbait si bien l'homme qu'il ne pouvait +laisser passer cette occasion d'exercer son flair et sa sagacité. + +Aussitôt qu'il eut pénétré dans la salle de l'auberge où la foule +entourait la table sur laquelle était étendu le corps, l'agent ordonna +de sa voix la plus impérieuse: + +--Tout le monde dehors, sauf les gens de la maison. + +Pendant que les villageois sortaient, l'aubergiste s'approcha de lui et +demanda: + +--Est-ce que vous ne gardez pas Fourchu, mon magistrat? + +--Qu'est-ce que Fourchu? + +--C'est le postillon qui a conduit la diligence pendant le relais +d'Angers à Monciel. + +--Alors que Fourchu reste. + +La foule sortie, les quatre compagnons demeurèrent avec l'aubergiste, +son valet et le postillon Fourchu, un garçon trapu, à la mine décidée, +qui portait le bras gauche en écharpe, car il avait reçu une balle à +l'attaque de la diligence. + +--Que pour vous complaire, une femme sans tête elle est en comparaison +avec une arête sans poisson, déclara Fichet à Barnabé, après avoir +examiné le cadavre décapité. + +Muet, froid, recueilli, Meuzelin tourna lentement autour du corps. Un +moment son regard s'arrêta sur le cou tranché, dont les chairs hachées +accusaient que la décapitation avait été faite à plusieurs reprises par +une main inexpérimentée. + +--Ni un boucher, ni un équarrisseur, ni un homme d'un métier qui dépèce +la viande n'a coupé cette tête, murmura-t-il. + +Puis il examina la main du cadavre, main blanche, douce, aux ongles +soignés, main d'une oisive ou d'une femme dont le métier ne comportait +pas un travail manuel. + +Malgré le sang qui les maculait, il était facile de reconnaître que les +vêtements, fort simples pourtant et d'une coupe un peu en retard sur la +mode, étaient d'étoffe de prix. Les bas étaient en soie et les +chaussures, fines, de cuir souple, nullement déformées accusaient que la +morte ne devait pas être grande marcheuse à pied. + +--Mettez le corps à nu, commanda Meuzelin à l'aubergiste et à son valet. + +Dépouillé de ses vêtements, le cadavre apparut beau de formes, aux +chairs jeunes, à la gorge ferme, au ventre ne révélant pas que la morte +eût été mère. Excepté les horribles blessures résultant des quatre coups +de fusil qui avaient tué cette femme, le corps ne montrait aucune +cicatrice ni signe qui dût servir à constater plus tard l'identité de la +victime. + +--Elle devait avoir de vingt à vingt-cinq ans, déclara Meuzelin, après +un dernier regard jeté sur le cadavre. + +Le lieutenant, Barnabé et Fichet assistaient, sans souffler mot, à +l'examen du policier. Au dehors, devant l'auberge, s'entendait le +murmure de la foule échangeant ses commentaires en attendant le moment +où elle pourrait rentrer dans la salle. + +Sur l'ordre de Meuzelin, l'aubergiste et le domestique cachèrent la +nudité du corps en jetant dessus les vêtements dont il avait été +dépouillé. + +Alors Meuzelin se retourna vers le postillon Fourchu. + +--C'est toi qui conduisais au moment de l'attaque, entre Angers et ce +village? demanda-t-il. + +--À preuve que j'y ai attrapé un vilain noyau, dit Fourchu en montrant +son bras blessé... Voilà comment c'est arrivé: Ils étaient bien une +trentaine; ils avaient barré la route avec deux grosses cordes tendues +d'un côté à l'autre. Un de mes chevaux s'est abattu; alors ils ont fait +feu sur la patrouille. C'est une des balles qui lui étaient destinées +qui m'a percé le bras... La chute du cheval avait arrêté la voiture. +Quatre gredins sont venus me mettre le pistolet sur le corps pendant +qu'un cinquième me fouillait pour me prendre ma feuille de route... + +--Sur laquelle étaient inscrits les noms de tes voyageurs? + +--Oui, avec leur point de départ indiqué. Ils en avaient sans doute +besoin pour savoir si je voiturais celle qu'ils voulaient tuer... Ah! ça +n'a pas été long, allez! Cinq ou six sont allés droit au coupé; ils en +ont arraché une des voyageuses et, avant qu'elle pût dire un mot, pan! +pan! et ç'a été fini. Enfin, ils ont détaché leurs cordes et ont relevé +mon cheval, puis ils m'ont ordonné de filer sans demander mon reste. + +--Ils ne t'ont pas rendu ta feuille de route. + +--Non, et j'avoue que je n'ai pas pensé à la réclamer. + +--Sais-tu où la victime avait pris la voiture? + +--À Angers. + +--Tu en es certain? + +--Quand j'étais à Angers à attendre pour prendre mon service, j'ai vu +arriver la voiture amenée par Chatriot. Il n'y avait alors qu'une femme +dans le coupé. Pendant que les palefreniers attelaient, j'ai été prendre +un verre avec Chatriot. Quand je suis revenu pour monter en selle, j'ai +vu alors deux femmes dans le coupé. + +--Sans pouvoir affirmer laquelle des deux était la première? + +--Ma foi, non, car il faisait noir dans le coupé. + +--Et des Chauffeurs qui ont attaqué la diligence, as-tu pu en +reconnaître un? + +Fourchu se mit à rire à cette question: + +--Oh! oh! fit-il, allez donc reconnaître des gredins qui se sont +barbouillés le visage de suie ou qui ont la tête enveloppée d'un morceau +de crêpe noir. + +Meuzelin revint à la femme morte. + +--De sorte que tu ne saurais dire quelle était la femme tuée? + +--Non, mais c'est facile à savoir. En lui coupant la tête, les brigands +n'ont pas été bien malins. Il n'y a qu'à aller à Angers, au bureau de la +diligence, s'informer de la femme montée en voiture cette nuit à quatre +heures du soir. + +--Oui, objecta Meuzelin, mais rien ne dit que la victime n'était pas +l'autre femme, celle qui occupait le coupé avant Angers. + +--On n'a qu'à interroger celle des deux qui vit. + +--Tu sais donc qui elle est? + +--J'ai assez entendu prononcer son nom par ceux qui, cette nuit, à une +lieue de l'endroit de l'attaque, l'attendaient au passage pour lui faire +escorte à sa descente de voiture... Il paraît que c'est une comtesse de +Méralec, qui revenait d'émigration. Elle rentrait à son château de +Brivière. Ses gens ont pris les bagages et lui ont fait passer la Loire. +Si quelqu'un peut vous donner des renseignements, ce doit être cette +comtesse, car elle ne doit pas avoir été sans causer avec l'inconnue +pendant la demi-heure qu'elles sont restées en compagnie dans le coupé, +entre le départ d'Angers et l'attaque. + +--Bon! fit Meuzelin en casant tous ses renseignements dans sa mémoire. + +Puis il jeta un dernier regard sur le cadavre dont la nudité était +voilée sous ses vêtements amoncelés pêle-mêle, et se tournant vers +l'hôtelier: + +--Faites rentrer le monde, commanda-t-il. + +--Pas avant que nous ne soyons partis, lui dit Vasseur. + +--Non, non, nous restons encore, répondit vivement le policier. + +--Qu'espères-tu donc découvrir parmi ces villageois qui, en somme, ne +sont que des curieux? + +--Qui sait! fit Meuzelin. + +Poussés par une curiosité sauvage, les villageois rentrèrent en se +bousculant. Bientôt ils entourèrent la table se repaissant du lugubre +spectacle, guettant d'un regard en dessous ceux qu'ils prenaient pour +des magistrats, et dont ils attendaient quelques paroles qui leur +apprissent le résultat de l'enquête, ou échangeant à voix basse leurs +réflexions. + +Meuzelin s'était glissé derrière ses compagnons. La face paterne, la +bouche niaisement entr'ouverte il regardait la scène d'un oeil +indifférent et immobile en apparence, mais qui embrassait toute +l'assistance. + +--Oh! oh! l'entendit murmurer le lieutenant, qui se tenait devant lui. + +--As-tu donc déjà découvert les assassins? demanda tout bas, en se +retournant, Vasseur, avec un peu de moquerie. + +--Non. Mais j'ai déniché un vilain merle. + +Et, avec assurance, il prononça: + +--Je viens de découvrir celui qui a décapité le cadavre. + +Puis, lentement, d'une voix basse qui prêchait la prudence, il +poursuivit: + +--N'ayez l'air de rien. Gardez-vous que vos visages ou vos regards +donnent l'éveil à mon coquin. Celui qui a coupé la tête doit être cet +homme barbu, noir de crasse, à tablier de cuir, qui est à droite de la +cheminée. + +Après cette indication, il ajouta: + +--À présent, nous pouvons quitter la salle. + +Derrière Meuzelin, qui se dirigeait vers la porte, Vasseur et les autres +suivirent. Ce fut seulement à cent pas de l'auberge, loin des oreilles +indiscrètes, que le lieutenant demanda: + +--Tu plaisantais, n'est-ce pas? en avançant que c'est l'homme au tablier +de cuir qui a tranché la tête de la victime? + +--J'en jurerais! affirma sérieusement le policier. + +--Pourtant, dit Fil-à-Beurre, rien ne distinguait cet homme de ses +voisins. + +--Oh! que si! appuya le policier en souriant. + +--Et à quoi as-tu puisé cette certitude? reprit le lieutenant, qui, +malgré les éloges qui lui avaient été faits de la sagacité de l'agent, +refusait de se laisser convaincre. + +--À quoi? répéta Meuzelin, à un détail bien simple, qui a pu vous +échapper, mais qui devait me frapper. + +--Apprends-nous-le. + +Le policier regarda le lieutenant et lui posa cette question: + +--Quel jour sommes-nous? + +--Le cinquième jour de la décade. + +À cette époque, le calendrier républicain, on le sait, avait supprimé +les semaines pour diviser chaque mois en trois périodes de dix jours +(décade), dont le dernier, portant le nom de _décadi_, représentait +l'ancien dimanche, le jour du repos. + +--Donc le dernier _décadi_ était il y a cinq jours, c'est-à-dire que +voici cinq jours que cet homme s'est remis au travail, insista Meuzelin. + +--Sans doute. + +--Et vous reconnaissez mon individu pour être d'un état à forger: +maréchal, forgeron ou serrurier? + +--La fumée et la poussière de forge qui lui salissent le visage ainsi +que son tablier le prouvent évidemment, avança Fil-à-Beurre. + +--Très bien! fit le policier. Maintenant, passons à une autre question. + +Sans rire, il demanda au lieutenant: + +--Tous les combien pensez-vous que cet homme change de chemise? + +--Toutes et quantes fois qu'il en met une autre, lâcha Fichet, prenant +voix au chapitre. + +Mais, si profondément vraie que fut cette réponse, elle ne satisfit pas +Meuzelin qui redemanda au lieutenant: + +--Répondez, tous les combien? + +--Dame! cet homme doit être comme tous les ouvriers qui attendent le +décadi, jour de repos, pour se faire beaux et propres. + +--Parfait! approuva l'agent. + +Et, après une petite pause: + +--Alors, reprit-il, si cet homme n'était pas, hier, d'une noce, d'un +baptême ou d'une fête quelconque, c'est lui qui a coupé la tête de la +morte. + +--Parce que? demanda Vasseur un peu abasourdi par cette déclaration. + +--Parce que aujourd'hui, c'est-à-dire cinq jours après le décadi, cet +homme porte une chemise blanche. Donc il a été forcé de faire +disparaître son linge maculé de sang, à moins qu'il n'ait eu hier, je le +répète, une occasion de se faire beau. + +En secouant la tête, Meuzelin ajouta avec un sourire plein d'assurance: + +--Encore, en avançant cette supposition d'une fête, je suis intimement +persuadé qu'elle est fausse, attendu qu'il se fût débarbouillé. Or, s'il +a du linge blanc et les mains à peu près propres, il a conservé sur son +visage la crasse d'un travail de cinq jours. + +Et pendant que ses compagnons restaient émerveillés devant lui, le +policier répéta d'un ton convaincu: + +--Oui, il a été forcé de faire disparaître sa chemise tachée de sang. + +Le doute avait cessé chez Vasseur qui s'écria: + +--Alors pourquoi avoir laissé ce misérable libre? + +--Oh! soyez bien tranquille, dit Meuzelin en souriant, il ne le restera +pas longtemps. L'arrêter séance tenante eût été maladroit. Nous donnions +l'éveil à ses complices s'il en avait dans la salle. Mieux vaut qu'il +vienne tout seul se placer sous nos mains. + +Comme le lieutenant et Barnabé restaient ébahis sans comprendre sa +dernière phrase, il continua: + +--Il y a chez les dix-neuf vingtièmes des criminels un mouvement +involontaire qui les pousse à se trahir. Qu'un homme commette un meurtre +et qu'il puisse s'échapper sans avoir été vu; malgré lui il quittera sa +cachette pour venir dix fois rôder sur le lieu de son crime, incité par +la peur qui lui crée un besoin irrésistible de savoir ce qu'on dit, qui +on accuse, s'il est soupçonné. Au lieu de passer muet, il lui faudra +parler, s'informer, questionner jusqu'au moment où il lâchera une parole +imprudente... Notre homme au tablier sera de même. Il nous a pris pour +gens de justice, et, par cela même que nous n'avons rien dit, il sera +invinciblement poussé par la nécessité de se rassurer lui-même en nous +questionnant. + +Tout en parlant, Meuzelin faisait face à ses compagnons, rangés devant +lui, tournant le dos à l'auberge. Son regard passa par-dessus l'épaule +de Vasseur. + +--Ne vous retournez pas! dit-il vivement. + +Sa recommandation faite, il reprit en riant: + +--Hein! que vous disais-je? Voici notre homme qui vient de sortir de +l'auberge; il a abandonné les autres. La peur le met à nos trousses et +il va nous suivre jusqu'au premier coin où il pourra nous interroger +sans témoins. Je vous en supplie, ne vous retournez pas. Continuons +notre chemin en allant rejoindre Lambert qui garde vos chevaux et ma +voiture. Le coquin va se mettre à notre piste comme un chien qui flaire +une saucisse. + +Donnant l'exemple Meuzelin se mit en marche, suivi par ses compagnons, +qui s'étaient gardés de se retourner. Dès qu'on eut rejoint Lambert à +l'entrée du village, le policier se mit à tourner autour des chevaux, +leur soulevant les pieds pour examiner les fers. + +Cependant, il avait glissé un regard en dessous. + +--Le gredin a fait comme je l'ai dit. Il nous a emboîté le pas. Il est +là-bas qui nous guette. Nous jouerons de chance si c'est un maréchal, +car voici un cheval dont le fer s'est cassé. + +Alors se relevant avec les gestes désespérés d'un homme qu'un accident +empêche de se remettre en route, il feignit d'apercevoir l'homme au +tablier de cuir. + +--Eh! citoyen! cria-t-il en lui faisant signe de venir. + +L'homme s'avança lentement, avec hésitation, semblant appeler à lui son +courage. + +--Qu'y a-t-il pour ton service, citoyen? demanda-t-il quand il fut +arrivé. + +--Le village possède-t-il un maréchal? + +L'homme montra son tablier de cuir en disant: + +--Oui. C'est moi. + +--Ta forge est-elle loin? + +--La voici, dit le maréchal en indiquant du doigt la seconde maison du +village. + +--Alors, mon garçon, tu vas mettre un fer à ce cheval, et fais vite, car +nous avons hâte de partir. + +Le maréchal marcha vers sa forge suivi par les voyageurs amenant après +eux chevaux et voiture. + +--Fais vite, fais vite, nous sommes pressés, répétait Meuzelin au +maréchal qui forgeait son fer en tendant l'oreille. + +D'un clin d'oeil, Meuzelin commanda aux siens de ne souffler mot. Ce +silence irrita le besoin qu'éprouvait le maréchal de parler. Aussi, en +enfonçant son premier clou, il dit au policier qui lui tenait le pied du +cheval: + +--Tu as trouvé le village bien alarmé par ce drame sanglant, citoyen +magistrat. + +--Que veux-tu, citoyen, les jours se suivent et ne se ressemblent pas. +Aujourd'hui on est dans la consternation; hier on sautait aux +crins-crins d'une noce. + +--Personne ne s'est marié hier à Monciel, déclara le maréchal en +rabattant son second clou. + +--Ou on fêtait joyeusement un nouveau-né, dit insoucieusement le +policier. + +--Le dernier nouveau-né date de trois semaines. + +--Enfin, quoi? je veux dire que si aujourd'hui Monciel est en alarme, il +était peut-être hier dans la joie. Le corps n'est pas de fer, que +diable! On ne peut pas toujours travailler. Il faut bien se reposer un +brin en se donnant du bon temps. Tel qui travaille aujourd'hui, hier la +passait douce. + +--Pas moi alors; car, hier, je n'ai pas quitté ma forge. J'ai ferré onze +chevaux, dit le maréchal en remettant tenailles et marteau dans la poche +de son tablier. + +Puis, en examinant de l'oeil les pieds des autres chevaux, il demanda: + +--Tu n'as plus besoin de moi, citoyen? + +--Si, mon garçon, fit Meuzelin. + +C'était débité d'un ton si bon enfant que le maréchal s'empressa de +dire: + +--À quoi puis-je t'être utile? + +--À me donner un renseignement, articula le policier en lui faisant la +risette. + +--Parle, citoyen magistrat. + +--Au fond, c'est de peu d'importance. + +--N'importe. + +--C'est plutôt une affaire de curiosité. + +--Crois que s'il est en mon pouvoir de la satisfaire, je serai tout +heureux de te procurer cette satisfaction. + +--Oh! tu dis cela! + +--Prenez-moi au mot. + +--Avant que je t'interroge, veux-tu d'abord me faire une toute petite +promesse? + +--Laquelle? + +--Celle d'être bien franc. + +--Je vous le jure, dit le maréchal amadoué par tant de bonhomie. + +Meuzelin lui posa la main sur l'épaule, et toujours souriant, il demanda +de sa voix la plus aimable: + +--Alors, mon garçon, puisque tu es si bien disposé, dis-moi donc où tu +as caché la tête de la femme que tu as coupée cette nuit? + +Le maréchal, à ces mots, eut un effroyable tressaillement de tout le +corps. Pâle comme la mort, les cheveux dressés sur la tête, les yeux +pleins d'une folie d'épouvante, il agita convulsivement les lèvres sans +pouvoir parvenir à prononcer les mots que le saisissement arrêtait dans +sa gorge. + +Puis l'instinct de la conservation lui vint. Sans se dire que fuir +c'était se trahir, il se ramassa sur ses jarrets comme la bête fauve qui +va bondir, poussa une sorte de rugissement et s'élança. Mais le cercle +des compagnons s'était resserré. Il fut, pour ainsi dire au vol, saisi à +chaque poignet par Lambert et Fichet. + +Au contact de ces deux mains qui paralysaient sa résistance, l'homme se +devina perdu. À la surexcitation nerveuse succéda la réaction d'une +complète prostration qui, anéantissant ses forces, le fit vaciller sur +ses jambes. Il se fût affaissé s'il n'eût été soutenu par Fichet qui, +croyant à une comédie, le remit sur pied en disant: + +--Le quart d'heure il n'est pas à songeasser de nous faire l'imitation +de la jeune vierge qu'elle accouche. + +Après avoir laissé l'homme s'anéantir sous son effroi, Meuzelin répéta +d'une voix sèche: + +--Dis-moi où tu as caché cette tête de femme que tu as tranchée la nuit +dernière? + +Encore incapable de parler, le maréchal secoua négativement la tête. + +Le policier lui mit le doigt sur le plastron de chemise et poursuivit en +pesant sur les mots: + +--... Cette tête dont le sang avait rejailli sur toi, ce qui t'a obligé +de changer de chemise. + +Cette phrase galvanisa le maréchal qui parvint à bégayer. + +--Je ne sais ce que tu veux dire. + +L'agent avança la main et promena circulairement l'ongle de son pouce +sur la nuque du prisonnier en disant: + +--Si tu ne parles pas, le couperet de la guillotine te passera là avant +un mois. + +Un frissonnement nouveau secoua l'artisan, mais il n'en répéta pas +moins: + +--Je ne sais ce que tu veux dire. + +--Alors, nous allons opérer une perquisition chez toi. + +Et Meuzelin, s'adressant à ses compagnons: + +--Faisons entrer voiture et chevaux dans la cour et fermons la maison. +Personne ne viendra nous déranger, commanda-t-il. + +Il fut obéi au plus vite par le lieutenant et Fil-à-Beurre, lequel, tout +en verrouillant la porte charretière, murmura: + +--Pas de chance tout de même, le maréchal! Pour une pauvre petite fois +qu'il fait un _extra_ de linge, on le lui reproche. + +Pendant la fermeture, le prisonnier que l'épreuve avait exténué, fit un +pas pour aller s'asseoir sur l'enclume de sa forge. + +--Une bonne conscience qu'elle n'a jamais besoin de s'asseoir, lâcha +Fichet en le ramenant sur place. + +Se sentant surveillé, l'homme se tint immobile, muet, le regard vague et +fixe, comme s'il craignait de l'arrêter sur un point de l'atelier. + +En attendant le retour de Vasseur et de l'échalas, Meuzelin fit ce +qu'avait voulu faire le maréchal. Il vint s'asseoir sur la massive +enclume que supportait un énorme billot de bois. + +À ce moment, l'oeil effrayé de l'artisan se tourna involontairement vers +la base du billot. Ce regard n'eut que la durée de l'éclair, mais il fut +surpris par le policier. + +Vasseur et Barnabé reparurent. + +--Est-ce fait? demanda l'agent. + +--Nous sommes tout à fait chez nous, annonça le squelette. + +Pour adresser sa question aux arrivants, Meuzelin avait tourné la tête +vers eux. Il la ramena si brusquement du côté du prisonnier que celui-ci +n'eut pas le temps de changer la direction de son regard qui, une +seconde fois, était venu s'attacher au pied du billot de l'enclume. + +--Oh! oh! pensa le policier, est-ce que par hasard je suis assis sur la +roche sous laquelle il y a anguille? + +--Chut! chut! souffla Barnabé dont la fine oreille avait surpris un +bruit de pas dans la rue. + +Les pas s'arrêtèrent devant la maison. Puis on frappa bien doucement à +la petite porte de la forge. + +Du poignet de son prisonnier, la main de Fichet se porta vivement à son +gosier. + +--Si tu insuffles un mot, dit-il tout bas, en accompagnant sa +recommandation d'un serrement de doigts qui le dispensait de compléter +sa phrase... + +Bien qu'on ne lui ouvrît pas, celui qui frappait devait savoir que le +maréchal avait quelque motif de se tenir clos en son logis; car loin de +s'en étonner, il fit entendre d'une voix prudente: + +--C'est nous, Chauvelot et Bourdois. + +Et après une petite pause: + +--Je viens comme c'était convenu. Ne crains pas qu'on nous voie entrer. +Ils sont encore tous autour de la femme de cette nuit... Ouvre. + +À ces paroles qui, jusque-là peu compromettantes, pouvaient le perdre en +se prolongeant, le maréchal était devenu livide et tout pantelant +d'angoisse. + +On frappa encore. + +Puis une autre voix prononça: + +--Inutile de cogner, va! il a décampé. + +--Pas possible! N'avait-il pas été dit que ce serait moi qui, en prenant +un cheval à Angers, irait vendre la chose aux _francs_ (récéleurs) de +Laval ou de Mayenne? + +--Oui, mais il y est allé lui-même, idée de nous faire sauter notre +part! Allons, nous sommes volés. Faut nous résigner, grogna la seconde +voix. + +Les deux causeurs s'éloignèrent. + +Malgré lui, un petit soupir de satisfaction échappa au maréchal. Ce +qu'ils avaient dit n'était pas des plus catholiques, mais, en somme, il +n'accusait rien de si grave qu'il fût impossible de l'expliquer. Donc, à +peu près rassuré, il attendit Meuzelin qu'il voyait s'avancer pour lui +répéter sa question. + +Seulement, lui aussi, l'agent, avait entendu le dialogue et sa +prodigieuse sagacité y avait puisé une inspiration soudaine. Il venait +bien, à la vérité, pour renouveler sa question, mais il y ajouta +quelques mots dont l'effet fut foudroyant sur le misérable quand il +l'entendit lui dire: + +--Où as-tu mis les boucles d'oreilles que tu as retirées des oreilles de +la tête que tu as coupée cette nuit? + +Et, en montrant l'enclume, Meuzelin ajouta: + +--Sous le billot de ton enclume, n'est-ce pas? + +Le maréchal eut un soubresaut convulsif: puis, après un sourd rauquement +de rage désespérée, il tomba évanoui. + +Quand il reprit ses sens, il était solidement garrotté, et Fichet était +en train de lui verser un broc d'eau dans le cou en disant à son +camarade Lambert: + +--Rien n'est plus mieux officiant pour l'évaporation de la connaissance +que l'eau sur la colonne vénérable. + +En revenant à lui, le premier regard du maréchal se tourna vers +l'enclume. Elle avait été déplacée. Une épaisse dalle, qui servait +d'assise au billot, apparaissait montrant, au milieu de sa surface un +petit trou carré qui servait de cachette. + +Après le billot, les yeux alarmés de l'artisan cherchèrent Meuzelin. Il +lui était masqué par Vasseur et Barnabé qui, devant lui, étaient occupés +à examiner un objet que leur montrait le policier en disant: + +--Au bas mot, elles valent trois mille livres. + +Ils se retournèrent à la voix de Fichet leur faisant part que le +prisonnier avait repris ses sens. + +--Il s'est cicatrisé de son délabrement, annonça-t-il. + +Alors Meuzelin vint au maréchal, tenant dans le creux de la main une +paire de boucles d'oreilles qu'il mit sous les yeux de son homme en +demandant: + +--Veux-tu maintenant avouer où tu as caché la tête que tu as dépouillée +de ces bijoux? + +Le gueux sembla hésiter. + +L'agent appuya sur la chanterelle en articulant: + +--À moins que tu ne tiennes à être guillotiné avant un mois. + +--Si je parle, aurai-je la vie sauve? prononça le maréchal d'une voix +brève. + +--Heu! heu! fit Meuzelin. Elle vaudra cher à racheter ta vie... Il +faudra que tu en contes bien long. + +Tout frémissant de la peur que son marché ne fût pas accepté, le +prisonnier dut trouver bien longue la minute pendant laquelle l'agent le +tint sur le gril en ayant l'air de se consulter. + +--Tu diras bien tout et tout? insista-t-il. + +--Oui, tout et tout. Car dès que j'aurai commencé, le mieux sera pour +moi de défiler mon chapelet jusqu'au bout, attendu que si je ne vous +faisais pas pincer toute la bande et le chef, je serais un homme mort... +Ils me tueraient. + +--Et ton chef est le Beau-François? demanda Meuzelin à tout hasard. + +Le prisonnier eut un sourire de mépris. + +--Ah! oui, fit-il, ce grand bellâtre qui, depuis deux jours, est venu +travailler dans le pays avec une trentaine d'hommes? Oh! il n'en a pas +pour longtemps. Coupe-et-Tranche lui apprendra, avant peu, à ne pas +venir rogner la portion des autres. + +Alors, revenant à ce qui l'intéressait bien plus: + +--Si je parle, aurai-je la vie sauve? répéta-t-il. + +--Allons! c'est marché conclu! dit enfin le policier. + +Soit pour prouver son empressement soit qu'il craignît que Meuzelin se +rétractât, le prisonnier se hâta de dire: + +--La tête est enterrée au pied du pommier de ma cour. Je l'ai mise là, +ce matin, un peu avant le jour, mais mon intention était, la nuit +prochaine, de la brûler au feu de ma forge. + +L'agent fit signe à Lambert et Fichet de lui délier les bras et, quand +il le vit libre: + +--Viens la déterrer devant nous, commanda-t-il. + + + + + XIV + + +Comme l'avait dit le maréchal, au milieu de sa cour s'élevait un vieux +pommier dont la tête énorme et feuillue ombrageait un banc de pierre +placé à son pied. + +Fichet avait pris, dans la forge, une bêche que Meuzelin fit donner au +prisonnier en lui disant: + +--Mets-toi à l'oeuvre en te gardant bien de toute atteinte qui pourrait +défigurer le visage. + +Le maréchal se posa devant une place où nul n'aurait pu soupçonner le +dépôt sinistre, tant l'endroit avait été soigneusement nivelé. Après +s'être servi de la bêche pour enlever la croûte du sol durci par son +piétinement de la nuit, il s'agenouilla et, avec ses mains, se remit à +retirer la terre devenue friable. + +--Voilà! dit-il bientôt en montrant une masse de cheveux noirs qui +venait d'apparaître au fond du trou. + +Alors, saisissant la chevelure qu'il tira sans grand effort, il amena au +jour la tête, qu'il posa à bout de bras sur le banc de pierre. + +L'assassinat ne datant encore que de quelques heures, la décomposition +n'avait pas eu le temps d'accomplir son oeuvre sur le visage, à qui la +rigidité de la mort avait conservé son expression dernière... et cette +expression était hautaine et calme, ne trahissant en rien la terreur +qu'aurait dû inspirer à la victime, au moment suprême, la fin tragique +qui la menaçait. Si brusque qu'avait été le dénouement, cette femme +avait pu, pourtant, voir venir la mort et elle lui avait bravement fait +face. + +--Une jeune et jolie femme, souffla Vasseur en examinant le visage. + +--Et aussi une maîtresse femme, ajouta le policier, dont l'attention +avait été attirée par la physionomie altière de la face. + +Curieux de détails, il demanda au maréchal: + +--Tu étais là quand elle a été assassinée? + +Celui-ci parut avoir la franchise récalcitrante; ce qui fit que +Meuzelin, d'un ton qui sentait la menace, lui rafraîchit la mémoire: + +--N'oublie pas que ta vie vaut cher, dit-il. Si tu veux la racheter, je +t'ai prévenu qu'il ne faudrait pas ménager ta langue. + +Il était bien aventuré le cou du maréchal, à présent que la tête était +déterrée. Il y alla donc, comme on dit, bon jeu bon argent. + +--J'assistais si bien à l'assassinat, avoua-t-il, que je suis un de ceux +qui avaient été nommés par Coupe-et-Tranche pour la fusiller. + +--Coupe-et-Tranche conduisait donc l'attaque? + +--Non, mais il l'avait préparée de longue date, et, d'avance, il avait +désigné à son lieutenant les rôles que chacun aurait à jouer. + +Meuzelin revint à la morte et demanda: + +--En se voyant perdue, la voyageuse n'a pas crié, demandé grâce, +prononcé quelques mots? + +--Si elle a parlé. + +--Un appel à pitié? + +--Du tout. Elle n'a prononcé qu'une courte phrase qui était +incompréhensible pour nous. + +--Laquelle? + +--Au moment où nous la couchions en joue, elle a dit comme ça: «C'était +bien la peine de revenir!» + +--Ah! fit le policier tout décontenancé, car il avait espéré que cette +phrase, inintelligible pour les autres, s'éclaircirait pour lui. + +Un souvenir lui passa subitement en tête. + +--Mais, fit-il vivement, il se trouvait une autre voyageuse dans le +coupé--une comtesse de Méralec, m'a-t-on dit. Qu'a-t-elle fait, +qu'a-t-elle dit pendant cette scène de meurtre? + +--Elle a fait la diablesse et a hurlé: Grâce! dans son coupé dont elle +ne pouvait sortir, attendu que, de chaque côté, on lui tenait la +portière. Puis, finalement, je crois bien qu'elle s'est évanouie. + +--Elle est jolie, cette comtesse? demanda Vasseur. + +Le maréchal haussa les épaules. + +--Ça, je n'en sais rien. Cette nuit, il faisait noir comme dans un four. +Je n'ai pu la voir. + +Une objection vint à l'esprit du lieutenant: + +--Mais, dit-il, puisqu'il faisait tant obscur, comment a-t-on pu +reconnaître la femme qui devait être votre victime? + +Le maréchal recommença son haussement d'épaules. + +--Tu m'en demandes trop, citoyen. La seule chose que je puisse dire, +c'est qu'on me l'a amenée au bout de mon fusil et que j'ai fait feu. + +--Et c'est toi qui lui a tranché la tête? + +--Dame! les autres ne savaient comment s'y prendre et il fallait +exécuter l'ordre de Coupe-et-Tranche. Alors je me suis servi de la +hachette de Chauvelot, un des deux qui sont venus tout à l'heure frapper +à ma porte. + +--Les autres t'ont regardé faire? continua Vasseur. + +--Ils se sont contentés de dire: Part à trois! au sujet des boucles +d'oreilles. + +Si Meuzelin avait laissé le lieutenant continuer l'interrogatoire, +c'était qu'il était occupé, avec Fil-à-Beurre, à enfermer la tête de la +victime dans un panier couvert. + +Après avoir repoussé le couvercle du panier sur le lugubre contenu, il +se retourna en disant: + +--Fichet et Lambert, reficelez-moi cet aimable garçon, et en route. + +--Vous m'emmenez? fit le maréchal tellement atterré qu'il se laissa lier +sans résistance. + +Meuzelin se mit à rire. + +--Croyais-tu que nous allions te donner la clef des champs? Au fond, +c'est dans ton intérêt. Ne nous as-tu pas conté que Coupe-et-Tranche te +ferait tuer au plus petit soupçon de trahison? Eh bien, nous allons te +mettre à l'abri de cette mort violente en te cachant dans la prison +d'Angers. + +Puis comme, en parlant, il s'était assuré que les deux soldats l'avaient +solidement garrotté, il commanda de le porter dans la voiture. + +Il fallait rebrousser chemin. C'était dur pour Vasseur qui n'était plus +qu'à quelques lieues de Gervaise; mais il se résigna en pensant que +c'était affaire de quatre ou cinq heures, juste le temps de conduire le +bandit sous les verrous. + +--Demain, vous la verrez, lui promit Meuzelin à qui, pendant le voyage +qu'il venait d'accomplir en compagnie, il avait fait confidence de son +amour. + +Le lieutenant et ses hommes remontèrent en selle, et, après que Barnabé +eut soigneusement refermé la porte de la maréchalerie, on se mit en +route. Vasseur marchait en tête, escorté par Fil-à-Beurre jouant de ses +longues jambes. De droite et de gauche, Fichet et Lambert escortaient la +voiture que conduisait Meuzelin assis sur la banquette de devant. Au +fond du véhicule, le prisonnier était étendu sur la paille, à côté du +panier contenant la tête. + +On n'était pas à plus de cent toises du village de Monciel, que le +maréchal, tremblant d'angoisse, éprouva le besoin de remonter son moral +qui voyait l'avenir en noir. + +--Vous m'avez promis que j'aurais la vie sauve, dit-il au policier dont +le silence l'inquiétait. + +--Oui, j'ai promis... à condition que tu dirais la vérité. + +--Aussi l'ai-je dite entière. + +--Heu! heu! en es-tu bien sûr? lâcha l'agent d'un ton de doute. + +En branlant la tête d'un air indifférent, il continua à mots traînés: + +--Après tout, c'est ton affaire! Du moment que peu t'importe d'avoir le +cou coupé, je comprends que tu ne vides pas le fond de ton sac. + +Il y eut une crise de désespoir chez le maréchal. Après en avoir tant +dit, cela ne comptait pas! Aussi sa voix frémissait-elle de peur quand +il s'écria: + +--Mais vous le connaissez, le fond de mon sac! + +--Alors ton sac possède un double fond où sont enfermés quelques aveux +que tu ne juges pas utile d'en faire sortir. + +Cela dit, l'agent prit un ton tout bonhomme, tout amical pour +poursuivre: + +--C'eût été, pourtant, bien agréable pour toi, pendant qu'on aurait +guillotiné tes camarades, de te trouver libre comme l'air, ayant même en +poche une somme d'argent assez rondelette pour te permettre d'aller +t'établir au loin... Vois-tu d'ici la vie heureuse que tu aurais menée? + +--Vrai! vrai! répéta convulsivement le prisonnier se raccrochant à +l'espérance. + +--Absolument comme je te l'affirme, articula l'agent. + +Ensuite, brusquement, il demanda: + +--Sais-tu comment on m'appelle? + +--Non. + +--Je me nomme Meuzelin. + +À défaut de sa personne, le nom du policier célèbre devait être connu +dans les bandes, pour lesquelles il sonnait comme la menace d'une +catastrophe suspendue sur elles, car il y eut un effarement complet chez +le prisonnier quand il s'écria: + +--Meuzelin! Alors je suis perdu! + +--Mais non, imbécile! Parle et je te jure que tout ce que je viens de te +promettre sera tenu. + +Il y eut un silence, puis le maréchal demanda d'un ton décidé: + +--Que voulez-vous savoir? + +--Conte-moi, bien en détail, quelle était la femme assassinée. Dans quel +but on l'a tuée. Pourquoi on avait intérêt à faire disparaître sa tête. + +Et Meuzelin, se renversant sur la lanière en cuir qui servait de dossier +à sa banquette, tendit l'oreille aux aveux de son compagnon de voiture. + +Au bout de deux heures, quand Vasseur et Barnabé qui, tout en causant, +avaient un peu forcé leur marche, ne furent plus qu'à quelques portées +de fusil du faubourg d'Angers, ils s'arrêtèrent pour attendre la +charrette que l'allure lente du cheval poussif, qui la traînait, avait +laissée fort en arrière. Elle apparaissait au loin, toujours escortée +par Fichet et Lambert. + +Bien qu'on ne fût pas en service, le lieutenant n'en maugréa pas moins à +la vue de ses soldats chevauchant de chaque côté de la voiture. + +--À eux deux, ils n'ont pas même la cervelle d'une linotte. Ils +devraient savoir que leur poste est derrière le véhicule. Ce qui leur +permet de surveiller à la fois les côtés et le fond. Postés comme ils le +sont, rien n'empêche le prisonnier de s'évader par l'arrière de la +charrette. + +--Oh! oh! fit Fil-à-Beurre; je crois, lieutenant que vous comptez sans +notre ami Meuzelin. Il doit ouvrir un oeil vigilant sur le misérable +qui, de plus, est mieux ficelé qu'une andouille. + +Barnabé achevait quand Vasseur partit d'un franc rire. + +--Tu tombes mal à dire que Meuzelin doit ouvrir un oeil! Il m'a plutôt +l'air de fermer les deux yeux. + +En effet, la distance raccourcie permettait de voir l'agent qui, +renversé sur le dossier de son siège, dormait comme un bienheureux. Sa +tête ballottait de droite et de gauche à chaque cahot de la charrette +que son cheval conduisait, la bride sur le cou, en pleines ornières de +la route. + +--Il faut que son sommeil soit diantrement dur pour résister à un +bercement pareil. Si, comme tu le disais, le prisonnier n'était garrotté +solidement, il l'aurait bel, avec mes deux soldats sur les côtés et +Meuzelin dormant, à prendre la poudre d'escampette, dit Vasseur. + +Alors, revenant sur leurs pas, le lieutenant et l'échalas furent +au-devant de la voiture. + +À la voix du lieutenant qui l'appelait, Meuzelin ouvrit les yeux, se +secoua et se leva de son siège en disant: + +--Il paraît que j'ai fait mon petit ronron. Je vais marcher un peu, ça +me réveillera tout à fait. + +Et il mit pied à terre. + +En dégageant le devant de la voiture, l'agent avait permis à Vasseur, du +haut de son cheval, de plonger ses regards sous la toile qui bâchait la +charrette. + +--Sacrebleu! jura-t-il. Votre prisonnier n'est plus là! annonça le +lieutenant. + +L'agent se hissa sur le marchepied, avança la tête sous la bâche et, de +sa voix toujours paisible, répondit: + +--C'est ma foi vrai! + +En même temps, Fil-à-Beurre avait escaladé l'autre marchepied, et, +avançant son long bras dans la voiture, il en retirait un paquet de +cordes en disant: + +--Il était donc bien mal attaché? + +Cette supposition blessa l'amour-propre de Fichet, qui avait garrotté le +maréchal au départ. + +--Que je vous fiche mon billet qu'une mère elle n'aurait pas mieux +harnaché qui qui lui aurait mangé sa fille, articula-t-il d'un ton +froissé. + +Cependant Fil-à-Beurre avait examiné les cordes. + +--Elles ont été coupées, annonça-t-il. + +La découverte fut un baume pour l'orgueil ulcéré de Fichet qui, +s'apaisant, débita: + +--Aussi les bras me tombaient des mains de ce que comment qu'il aurait +pu se désencombrer des noeuds que je lui avais contractés. + +Meuzelin, descendu du marchepied de la voiture, s'était rapproché de +Vasseur, qui l'observait en silence, s'étonnant qu'un tel finaud se fût +laissé jouer. + +Les deux hommes se regardèrent dans les yeux. Alors le lieutenant +comprit aussitôt et demanda tout bas: + +--C'est toi qui l'as fait fuir? + +--Oui, dit le policier. + +--Pourquoi? + +D'un coup d'oeil, l'agent s'assura qu'il ne pouvait être entendu des +autres, et vivement souffla: + +--Il s'agissait de sauver Gervaise. + +--Elle court donc un danger? demanda Vasseur en pâlissant. + +Mais au lieu de répondre, l'agent se tourna vers les autres en s'écriant +de la voix d'un homme impatienté de les voir s'appesantir sur sa faute: + +--Quand nous resterons là à nous ébahir! Eh bien, quoi? Notre scélérat +était pincé. Il a usé du droit de tout prisonnier, il a pris la fuite. +Nous n'allons pas coucher ici, j'imagine. Allons, en route pour Angers. + +Le lieutenant, tout rêveur, restait immobile en selle, semblant se +consulter. Meuzelin, qui s'apprêtait à monter en voiture, l'aperçut +ainsi méditant; il marcha vivement à lui: + +--Lieutenant, dit-il, vous pensez à me quitter. + +--Oui, je veux aller à Saint-Florent-le-Vieil, où je sais qu'habite +Gervaise. + +--Quoi faire? + +--Défendre Gervaise contre ce danger qui, dis-tu, la menace. + +--Oui, mais ce danger, il vous faudrait d'abord le connaître. Vous ne +pouvez l'apprendre que par moi et il m'est impossible de vous en +souffler mot. + +La voix de Meuzelin se fit grave, quand il reprit: + +--Écoutez-moi bien, lieutenant. Je vous jure qu'à vouloir agir seul, non +seulement vous courrez danger de mort, mais, infailliblement, vous +causerez celle de la jeune fille qui sera sacrifiée sans pitié comme l'a +été la malheureuse femme de cette nuit. + +Vasseur le regarda surpris. + +--La mort de cette femme se rattache-t-elle à quelque mystère qui +concerne Gervaise? demanda-t-il. + +--Oui, la pauvre enfant se trouve englobée, à son insu, dans une affaire +sinistre, de si complète façon, qu'il lui serait impossible de prouver +son innocence si moi... moi seul, vous m'entendez... je ne viens à son +aide. + +Et d'un accent qui, pour ainsi dire, priait: + +--Voyons, poursuivit l'agent, laissez-vous convaincre, lieutenant, bien +qu'il me soit impossible de vous en dire plus, car l'oeuvre à laquelle +je me suis voué me ferme la bouche. Ayez confiance en moi. Je vous +rendrai Gervaise. + +--Quand? demanda Vasseur ébranlé. + +--Cela dépend d'événements qui vont se produire. Mettons un mois. + +--Un mois d'attente! un long mois pendant lequel l'impatience me +torturera dans l'inaction! + +--L'inaction! répéta Meuzelin avec un sourire. Oh! que non pas! Je +compte, ce mois durant, vous donner assez d'occupation pour que vous ne +trouviez pas le temps long. + +--Alors tu m'associes à tes projets? + +--Parbleu! et je vous y mettrai jusqu'au cou. + +Et, ensuite, du coin de l'oeil, désignant Fil-à-Beurre qui, en les +voyant causer à voix basse, se tenait à l'écart: + +--Ainsi que l'ami Barnabé si le coeur lui en dit, ajouta le policier. + +--Et le coeur lui en dira, sois-en certain. Pour Gervaise, il sera +capable de tout, affirma le lieutenant. + +--Eh! eh! ricana le policier, je lui fournirai, s'il en est ainsi, une +bien belle occasion, en cas d'insuccès, de se faire scier entre deux +planches... c'est un passe-temps que se donnent les faux chouans +lorsqu'ils ont fait un prisonnier d'importance. + +--Oh! oh! fit moqueusement Vasseur, je ne m'imagine pas Fil-à-Beurre +devenu un prisonnier d'importance. + +Le policier secoua la tête et demanda: + +--Croyez-vous que moi, s'ils me tenaient, les bandits me scieraient +entre deux planches? + +--Oui, toi qu'ils ne connaissent pas, mais dont ils se répètent le nom +avec effroi, s'ils te tenaient après avoir appris ton identité, ta place +serait entre les deux planches. + +--Eh bien, c'est justement cette place-là que j'ai l'intention d'offrir +à ce bon Fil-à-Beurre, dit tout gentiment le policier. + +Mais se reprenant aussitôt: + +--En cas d'insuccès bien entendu, je le répète, appuya-t-il. + +Puis, comme il lisait dans les yeux de Vasseur une sorte d'étonnement de +mépris en l'entendant annoncer son projet de se soustraire au danger en +y exposant un autre, l'agent se hâta d'ajouter: + +--Soyez tranquille, lieutenant, il y aura du nanan pour tout le monde. +Moi, à ce moment-là, je serai entré dans la peau d'un autre... peau qui, +si elle ne me couvre pas bien, me mènera à cuire à petit feu doux dans +un four... encore un divertissement des bandits. + +--Et moi, quelle sera ma part de nanan, suivant le rôle que tu me +destines? + +--Ou les deux planches, ou le four, ou la pendaison par les pieds... +Songez donc que vous êtes Vasseur, le destructeur de leurs amis +d'Orgères! Les citoyens bandits vous serviront en conséquence. + +Vasseur se mit à rire. + +--Là, fit le policier, à présent que vous connaissez le revers de la +médaille, voulez-vous que nous nous associons pour sauver Gervaise? + +Promettre à l'amoureux le salut de la jeune fille, c'était lui dicter sa +réponse. + +--Je te suivrai où tu me conduiras, déclara-t-il. + +--Alors, retournons à Angers, dit Meuzelin en se dirigeant vers la +voiture. + +Mais, à son troisième pas, il s'arrêta pour revenir au lieutenant. + +--À propos, demanda-t-il, Barnabé sait-il écrire? + +--Mieux qu'un notaire, affirma Vasseur. + +Sur cette réponse, Meuzelin gagna la voiture, et quand il y fut monté, +il cria: + +--En route! + +En vingt minutes, on atteignit Angers. + +C'était précisément dans le faubourg par lequel ils faisaient leur +entrée que se trouvait la maison de poste où relayait la diligence. +Comme en beaucoup d'endroits, cette maison de poste était la boîte aux +cancans, potins et racontars sur tout ce qui se passait dans la ville ou +à dix lieues à la ronde. + +À l'arrivée de Meuzelin et des siens, une dizaine de bavards, auxquels +était mêlé le maître de poste, péroraient sur le tragique événement de +la nuit précédente. + +--Descendons là, proposa le policier. + +À cette époque, où le peu de sûreté des routes forçait les voyageurs à +se réunir pour leur défense commune, il n'y avait rien d'étonnant dans +cette descente à l'auberge de la petite troupe de cinq individus. + +Le maître de poste était des premiers cités parmi les aubergistes les +plus empressés à tenir en règle leur livre d'inscription des voyageurs. +Son premier soin fut de conduire les arrivants à la salle qui servait de +bureau au service de la diligence, pour prendre, sur son registre, leurs +noms, prénoms et qualité. Cette pièce était encombrée de paniers, +caisses ou malles que les diligences avaient apportées à leur dernier +passage ou devaient enlever à leur prochain départ. + +Aubergiste et voyageurs avaient été suivis par le groupe des curieux, +tous impatients que la formalité fût remplie pour pouvoir questionner à +l'aise ces nouveaux venus, qui arrivaient par la route d'Ingrande et +qui, ayant passé sur le lieu du crime, devaient abonder en détails sur +l'attaque de la diligence. + +Donc, le maître de poste-aubergiste, ayant pris un des deux gros +registres placés sur son bureau, procéda à l'interrogatoire des frais +débarqués, dont il inscrivit en même temps les déclarations. + +Ce fut d'abord le citoyen Rameau, gros marchand en grain de Chartres, +voyageant pour achats avec ses trois garçons fariniers. + +Et, à l'appui de son dire, Vasseur produisit les papiers bien en règle +que la commune de Chartres, instruite de son expédition secrète à la +poursuite du Beau-François, s'était empressée de lui délivrer. + +Les deux soldats et Barnabé se trouvant couverts par la déclaration du +lieutenant, il ne restait plus qu'à inscrire Meuzelin. + +--Eh! là-bas, citoyen, c'est à ton tour, lui cria l'aubergiste en le +voyant occupé à lire les adresses que portaient les caisses et malles +déposées dans le bureau. + +Le policier vint à l'appel et déclara se nommer Baptiste Beulard, +marchand de cotonnades, venu dans le pays pour faire ses achats. + +Et, pour prouver son identité, Meuzelin montra un passeport des mieux en +règle, délivré à Paris. + +En écrivant son dernier mot, le maître de poste lâcha cette phrase: + +--Cette fois encore, le commissaire de police en sera pour ses frais de +curiosité. + +--Est-ce qu'il guette quelqu'un au passage? demanda Meuzelin qui avait +dressé l'oreille. + +--Oui, deux hommes qu'on cherche partout. + +--Des malfaiteurs? + +--Oh! non pas! C'est un agent de police et un lieutenant de gendarmerie +qui ont disparu. On les cherche partout pour les envoyer au général +Labor, qui les réclame pour l'aider en sa prochaine expédition. + +--Peut-être que, pour le moment, ces deux hommes ont mieux à faire, +avança le policier en lançant un coup d'oeil à Vasseur. + +L'inscription achevée, le champ était donné aux curieux. Le plus pressé +se hâta de demander: + +--Vous venez d'Ingrande? Vous avez dû passer à l'endroit de l'attaque? +Que dit-on sur le crime de cette nuit? Sur la femme sans tête? A-t-on +découvert quelle est cette femme? + +--Mais, fit Meuzelin étonné, il me semble que l'endroit où l'on peut +avoir la chance d'être renseigné sur la victime, c'est ici? + +--À Angers? fit le choeur des curieux. + +--Non, non, ici même, on a relayé la diligence, appuya Meuzelin. + +En regardant le maître de poste dans les yeux, il continua: + +--Car on affirme que c'est ici que cette femme a monté en voiture. + +Si tranquillement que, pour tout le monde, le maître de poste eût +soutenu le regard de l'agent, il dut y avoir, dans ses yeux, quelque +indice qui intrigua Meuzelin, car il reprit en insistant: + +--Oui, c'est de ce bureau qu'est partie l'inconnue. + +--C'est bien facile à vérifier, dit l'aubergiste en étendant la main sur +le second des registres placés devant lui. + +Il se mit à feuilleter en poursuivant: + +--S'il en est ainsi, le départ de la voyageuse doit être inscrit. + +Quand il eut trouvé la page, il posa le doigt à la place voulue en +ajoutant: + +--Nulle femme n'est montée dans la diligence qui a relayé cette nuit. + +Meuzelin ne se tint pas pour battu. + +--Pourtant, dit-il, le postillon Fourchu, qui a conduit le relai +d'Angers au village de Monciel, a déposé qu'à l'arrivée à votre maison +de poste, le coupé ne contenait qu'une femme, et qu'elles s'y trouvaient +deux au départ. + +--Le postillon Fourchu se sera trompé, articula sèchement le maître de +poste, que l'insistance de l'agent semblait impatienter. + +Mais se ravisant: + +--Du reste, reprit-il, que Fourchu présente sa feuille de route. S'il en +est comme il le prétend, la voyageuse a dû y être inscrite par moi à sa +montée en voiture. + +--Malheureusement, cette feuille lui a été enlevée par les bandits. + +Le maître de poste haussa les épaules en disant: + +--C'était le seul moyen de contrôle. + +--Oh! le seul, non pas! dit vivement le policier. Il en est encore un +autre. + +--Quel autre moyen? + +--Rien n'est plus facile que de constater l'endroit où la victime a pris +la voiture. On n'a qu'à interroger l'autre voyageuse du coupé, venant de +Paris, qui, elle, est arrivée saine et sauve à bon port. C'est une +comtesse de Méralec, habitant le château de Brivière, m'a dit Fourchu. + +L'aubergiste se frappa le front en homme tout joyeux de se voir tiré +d'embarras. + +--Parbleu! s'écria-t-il, vous avez raison! + +Alors, désignant du doigt un coin de la salle où étaient entassées une +dizaine de malles et de caisses, il reprit: + +--J'ai justement là une occasion d'entrer en rapport avec cette +comtesse. À son départ de Paris, elle avait tant de bagages qu'il a +fallu en laisser une partie, qu'on devait lui expédier deux heures après +par la diligence de Poitiers. En passant ici, cette voiture a déposé +toutes les malles en me chargeant de les faire bifurquer sur Ingrande +par la première occasion. + +Et le maître de poste, s'adressant aux curieux, termina en disant: + +--Avant peu, les amis, nous aurons des renseignements précis, car c'est +moi-même qui irai porter ces bagages à la comtesse de Méralec, et, par +la même occasion, je l'interrogerai sur la femme inconnue. + +Satisfaits par cette promesse, les curieux se retirèrent accompagnés par +le maître de poste qui, bavard par excellence, leur fit la conduite +jusqu'à la rue où, plus de deux minutes, il resta jouant toujours de la +langue. + +Cependant, les compagnons étaient restés seuls dans la salle. + +--Barnabé, as-tu jamais volé? demanda Meuzelin à Fil-à-Beurre. + +Avant que l'échalas pût ajouter un mot au brusque haut-le-corps que lui +avait causé la question, l'agent continua: + +--Il y a commencement à tout, mon garçon. Débute donc par voler, à ton +choix, une de ces caisses, que tu iras cacher sous la paille de ma +voiture. + +Fil-à-Beurre allait monter sur ses grands chevaux. Le policier arrêta +net son éclat d'indignation en ajoutant: + +--Je te le demande au nom de Gervaise. + +--Oh! alors! fit Barnabé. + +Et, sans hésiter, il marcha vers les caisses, en prit une de moyenne +grandeur et, sortant par la cour, il se dirigea vers le hangar sous +lequel la voiture était remisée. + +Le policier l'avait suivi des yeux. + +--Maintenant, se dit-il, je crois être en mesure de parer aux âneries +que va commettre l'idiot qu'on appelle le général Labor. + +Et, en souriant: + +--Tout de même, pensa-t-il, le traquenard que lui tend Coupe-et-Tranche +est bien imaginé... Tout me prouve que, cette fois, le maréchal m'a bien +avoué la vérité. + + + + + XV + + +Quelles révélations Meuzelin avait-il tirées du maréchal pour qu'il eût +ainsi laissé fuir le scélérat en récompense de ses aveux? Quand il se +savait attendu par le général Labor, au lieu de se rendre à son devoir, +pourquoi, non seulement y manquait-il, mais encore retenait-il Vasseur +qui, lui aussi, était réclamé par Labor? Avec ses quatre compagnons, le +policier comptait-il arriver à meilleure fin que le général avec toutes +ses troupes? Enfin, était-il sincère quand, pour mieux vaincre la +résistance du lieutenant, il avait affirmé qu'il s'agissait du salut de +Gervaise? + +Pour obtenir une réponse à toutes ces questions, nous laisserons +s'écouler les trois semaines pendant lesquelles le général Labor avait +fait rechercher partout le lieutenant et le policier disparus, et nous +en reviendrons en ce moment où Fil-à-Beurre venait d'être amené, par le +Marcassin, en présence du général Labor, dans le boudoir de la comtesse +de Méralec. + +Disons d'abord comment il se faisait que Barnabé était arrivé à être +introduit dans le château de la Brivière par le Marcassin. + +La métairie exploitée par Cardeuc, autrement dit le Marcassin, +était située entre le château de Brivière et le village de +Saint-Florent-le-Vieil. D'une contenance d'environ soixante arpents, +elle s'étendait jusqu'à la Loire, dont était elle séparée par la route +de halage. + +Il était deux heures et, après le dîner des hommes de la métairie qui +venait de se terminer, chacun s'était éloigné, laissant seul le +Marcassin. Encore assis au haut bout de la table, sa place habituelle +durant les repas, il réfléchissait profondément: + +--Tout va bien et tout ira mieux encore tant que nous n'aurons affaire +qu'à l'âne bâté qui s'appelle le général Labor, murmurait-il avec ces +petits rauquements brefs qui, chez lui, équivalaient aux saccades d'un +rire. + +Il fut tiré de ses réflexions par l'entrée d'un garçon de la ferme, qui +annonça: + +--Il vient d'arriver un homme qui te demande. + +--Quel genre d'homme? demanda le métayer, dont l'oeil s'emplit de +méfiance. + +--Un grand escogriffe, un peu moins gras que le coupant d'une faux. Il +prétend que tu le connais. + +--Il n'a pas dit son nom? + +--Je ne le lui ai pas demandé. Ce qui fait croire que tu dois le +connaître, c'est qu'il te ramène la voiture dans laquelle tu es parti à +ton dernier voyage et que tu as laissée en route. + +--Va chercher cet homme, commanda Marcassin. Comme le valet allait +s'éloigner, son maître le rappela: + +--À propos, dit-il, tous nos gens de la plaine sont-ils rentrés? + +--Pas un seul. + +--Pourquoi? gronda le métayer brusquement. + +--Le petit gars de Loirière, qu'ils ont expédié et qui est parvenu à +passer, m'a expliqué la chose. Il paraît que le retour leur est coupé +par des postes de douze ou quinze soldats, échelonnés de façon à pouvoir +se secourir, qui surveillent la plaine. Il faut donc que nos hommes +attendent la nuit pour s'éparpiller. Alors, un à un, ils franchiront la +ligne. + +--Oui, mais le fourgon? + +--Il leur faudra l'abandonner dans le bois de Segré, après l'avoir vidé +de son contenu, qu'on enterrera en attendant l'heure propice pour aller +le chercher. + +Ce moyen ne semblait pas être du goût du Marcassin, qui reprit: + +--Il faut faire déguerpir ces troupes. + +--Pas à main armée, j'imagine. + +--Non, mais en les lançant sur une fausse piste. Il réfléchit un peu, +puis, en ricanant: + +--Une belle occasion de faire d'une pierre deux coups, s'écria-t-il. Où +est la bande du Beau-François? + +En prononçant ce nom, le Marcassin fut pris de rage et serra ses énormes +poings: + +--Sans ces maudites troupes du gouvernement, qui nous empêchent de +régler nos affaires entre nous, comme j'en aurais eu vite fini avec le +Beau-François et les siens! articula-t-il avec fureur... + +Ensuite, revenant à son idée: + +--Il faudrait lui lâcher les soldats sur le dos. Où se tient-il à cette +heure, le bélître? + +--À la ferme de Poncet, entre Loirière et la Cornouaille. Il a obtenu +l'hospitalité de Poncet par la terreur. Le fermier croit avoir affaire à +Coupe-et-Tranche! + +--Tonnerre! rugit le métayer. + +Soudain, il s'apaisa en disant: + +--Il faut d'abord s'occuper de l'homme qui est là. Cours me le chercher. + +Une minute après, la maigre silhouette de Fil-à-Beurre s'encadra dans la +baie de la porte ouverte. + +--C'est moi. Est-ce que tu ne me reconnais pas, citoyen? demanda-t-il +avec son plus innocent sourire. + +Barnabé était de ces gens qu'il suffit d'avoir vu une seule fois pour ne +les oublier jamais. + +--Tu es l'homme qui, il y a environ un mois, pas loin du Mans, à +l'auberge de la _Biche-Blanche_, m'a rendu le service d'abattre d'un +coup de fusil le cheval emporté d'une charrette après laquelle je +courais... Tu vois que j'ai de la mémoire? dit le métayer. + +--Oh! oh! de la mémoire, ça te plaît à dire, lâcha Barnabé en faisant +une moue de doute. + +--Tu dis cela parce que je suis parti si vite que j'ai oublié ma +charrette sur la route, répliqua le Marcassin. + +--Aussi je te la ramène. Ton nom de Cardeuc et celui de ton village +étant inscrits dessus, je n'ai eu qu'à demander ma route... et me voici. + +Le métayer ne brillait pas par la confiance. Il n'était pas précisément +un gobe-mouche. + +--Et tu as mis un mois à venir, mon gars? ricana-t-il. Mazette! tu n'es +pas vif. Une tortue n'aurait mis qu'une semaine. + +Fil-à-Beurre, au lieu de relever la gouaillerie, répliqua d'un ton des +plus sérieux: + +--Et encore ai-je failli être plus longtemps. + +--Parce que? + +--Parce que, pendant trois semaines, je n'ai pu quitter le refuge que +j'avais trouvé chez un paysan à douze lieues d'ici. Il paraît qu'un +Beau-François tenait la campagne avec sa bande... Je ne me souciais pas +d'être volé. + +--Bast? fit Cardeuc, pour une vieille charrette et une mauvaise +bourrique que tu as pu y atteler. + +--Une bourrique qui vaut encore ses soixante-cinq livres, appuya +Fil-à-Beurre. + +--On te les remboursera, mon garçon. + +--Non, ce sera à déduire, dit simplement Barnabé. + +--Déduire sur quoi? fit le Marcassin surpris. + +--Vrai! tu ne sais pas pourquoi? + +--Nullement. + +Fil-à-Beurre éclata de rire, puis il s'écria railleusement: + +--Tu vois bien que tu n'as pas la mémoire dont tu te vantes. + +Et après une petite pause pour donner à Cardeuc le temps de se souvenir, +il reprit: + +--Tu ne te rappelles donc pas avoir oublié autre chose à l'auberge de la +_Biche-Blanche_? + +--Non. Quoi donc? + +--Certain pot à salaisons dont le contenu n'est pas du lard. + +Le Marcassin avait fait son deuil du trésor que lui avait volé le +Beau-François. Son étonnement fut énorme à la nouvelle que lui donnait +Barnabé. + +--Et tu me le rapportes! s'écria-t-il sincèrement ébahi de cet acte de +probité. + +--Oui. J'ai supposé qu'il était à toi lorsque, en le trouvant, je me +suis rappelé un détail. Quand je te suivais au moment où tu visitais la +chambre de je ne sais qui, tu t'es écrié: Disparue! puis, après avoir +regardé dans un coin de la chambre, tu as ajouté: Et l'or aussi! D'où il +est résulté que quand j'ai déniché le trésor, je me suis dit qu'il +devait être à toi. + +Et, opiniâtre à vouloir rendre ses comptes, Barnabé reprit: + +--Tu vois bien que les soixante-cinq livres du prix du cheval sont à +déduire, puisque je les ai prises sur le tas. + +Après quoi, se campant devant le Marcassin, il demanda tout triomphant: + +--À présent, dis-moi si j'ai eu raison de rester tapi pendant trois +semaines par peur du Beau-François, qui aurait remis la main sur le +magot. + +Ensuite, avec un accent de rancune: + +--Ah! s'écria-t-il, m'a-t-il flanqué des venettes, ce sacripant-là!... +Si jamais je puis les lui rendre! + +Une idée soudaine vint au métayer. + +--Libre à toi, mon gars, dit-il. + +--Vrai de vrai? + +--Je puis te mettre à même de faire passer un mauvais quart d'heure à +ton homme. + +--Sans courir de danger? Car, vois-tu, la bravoure, ce n'est pas mon +fort. + +--D'autres attraperont les coups pour toi. + +--À ce prix-là, je m'expose, déclara Barnabé. Voyons, que dois-je faire? + +--Tu vas d'abord me suivre au château de Brivière. Nous causerons chemin +faisant. + +Si Cardeuc, à ce moment, ne s'était retourné pour prendre son chapeau, +il aurait surpris l'éclair de joie qui venait d'illuminer le regard de +Fil-à-Beurre. + +Le Marcassin était un particulier dont la confiance était difficile à +obtenir; mais pouvait-il la refuser à un être assez idiot pour lui +rapporter un pot plein d'or qu'il aurait pu garder, car, dans les idées +du métayer, un aussi honnête homme ne pouvait être qu'un franc imbécile. + +Il commença, avec l'aide de Barnabé, par faire entrer la voiture dans la +cour. Puis il conduisit le cheval à l'écurie, emporta le pot plein d'or +dans une chambre, dont il ferma la porte, et, après en avoir mis la clef +dans sa poche, il dit en se mettant en marche: + +--À présent, mon garçon, je vais te conduire au château de Brivière où, +si tu fais bien ce que je te commanderai, on taillera pour toi de jolies +croupières au Beau-François. + +--Ah! c'est que, vois-tu, citoyen, ma rancune contre ce géant ne date +pas d'hier. Elle remonte à certaine nuit où le coquin, qui venait de +s'évader des prisons de Chartres, m'a volé ma veste, après m'avoir +assommé près du village de Mégin. + +--Tu connais donc le village de Mégin, toi? dit brusquement Cardeuc, +dont le regard soupçonneux s'attacha sur Fil-à-Beurre. + +Mais il y allait tout naïvement, ce bon Barnabé, dont la mine niaise +indiquait un bavard confiant qui ne demande qu'à conter ses petites +affaires. + +--Si je connais le village de Mégin! s'écria-t-il. Je serais bien ingrat +d'avoir oublié son nom, car, si je ne suis pas mort de l'assommade du +Beau-François, c'est parce que j'ai été recueilli et soigné dans la +maison d'un habitant de Mégin. Quand je dis un habitant, c'est une +erreur, car il n'habitait guère le village, ce maquignon, nommé Augé, +qui était toujours par les chemins pour son commerce. + +Au nom d'Augé, le métayer n'avait pas bronché, mais son regard avait, +encore une fois, examiné en dessous la figure de l'échalas. + +--Mais, objecta-t-il, si ce maquignon n'était jamais à son domicile, +comment as tu été recueilli et soigné par lui? + +--Oh! non, pas par lui... mais par sa fille, appelée Gervaise, et une +vieille bonne qui habitaient la maison. + +Et, avec un enthousiasme de reconnaissance, Fil-à-Beurre s'écria: + +--Si tu connaissais Gervaise! si tu savais comme elle est bonne! Demain, +elle me demanderait ma vie que mon dévouement n'hésiterait pas une +minute. + +Bien qu'il parût fort indifférent à l'explosion de la gratitude de +l'échalas, Cardeuc en lui-même, l'entendit avec satisfaction. + +--Bon à savoir! pensa-t-il. Par Gervaise, je ferai de ce Jeannot ce +qu'il me plaira. + +Cependant Barnabé avait continué tout tristement: + +--Je l'ai belle à parler de mon dévouement et à l'offrir, à présent que +je ne sais plus où est Gervaise, car elle a brusquement disparu de ce +village de Mégin, où, j'avais reçu d'elle ces bons soins qui m'ont rendu +la santé. + +--Bast! bast! fit le Marcassin, tu la retrouveras peut-être. Il n'y a +que les montagnes qui ne se rencontrent pas. + +Quand le Marcassin avait emporté sa nièce de la Saunerie, il avait vu le +Beau-François poursuivi par quatre hommes qui s'étaient lancés sur sa +trace, et il avait cru que le Chauffeur, tombé aux mains de ses ennemis, +était infailliblement perdu. Il n'avait donc pas dû en être ainsi, +puisque le Beau-François, à cette heure, battait la plaine entre Laval +et Angers. Un point restait obscur pour le Marcassin. Il chercha à +l'éclaircir en ramenant la conversation sur le trésor de Doublet, qu'il +avait été contraint d'abandonner pour pouvoir fuir plus prestement +lorsqu'il avait emporté sa nièce de la Saunerie. + +--Dis donc, fit-il, où as-tu trouvé mon magot que tu m'as rapporté? + +--Bien par hasard, citoyen, va! À l'auberge de la _Biche-Blanche_, après +que j'ai eu mangé un peu de pain et de fromage, ma bourse s'est trouvée +à sec. Quand il s'est agi de me loger gratis pour la nuit, l'aubergiste +m'a flanqué impitoyablement à la porte. J'allais coucher à la belle +étoile lorsque non loin de l'auberge j'ai avisé une masure en ruines. +C'était un refuge pour passer une nuit. À peine entré, mon pied heurta +un obstacle qui fit entendre un bruit métallique... Je me baissai au +clair de la lune, je reconnus le pot plein d'or. Alors je pensai à toi, +que j'avais entendu parler de ton or disparu. Aussitôt je me suis dit +que celui qui te l'avait dérobé allait venir le reprendre dans la ruine +où il l'avait déposé. Sans perdre de temps, j'ai décampé avec le trésor, +que je suis allé enterrer dans un petit bois voisin, après en avoir +préalablement retiré quelques pièces. Avec cet argent, j'ai fait la +lieue qui me séparait du Mans où, en pleine nuit, à l'auberge, j'ai +acheté d'un roulier une rosse qu'il parlait de faire abattre. + +Un peu avant le jour, je ramenais ma bête à la voiture abandonnée sur la +route. Ton nom et ton village étaient inscrits sur un des côtés de la +charrette. J'y ai caché sous la paille ton pot déterré, et en route pour +venir te le rapporter. + +--On n'est pas plus bête! pensa le Marcassin en pensant à cette +restitution qui, sans qu'il y prît garde, le rendait crédule à tout ce +que venait de lui débiter l'échalas, d'un ton qui n'entendait pas la +moindre malice. + +Tout au projet qu'il ruminait, il marchait en se disant: + +--Honnête, bavard et stupide, voilà un garçon qui va joliment me servir +pour amener le général à débarrasser la plaine des postes de soldats qui +cernent les miens afin de les lancer sur le dos du Beau-François. + +Alors, arrêtant sa marche, il dit à Fil-à-Beurre. + +--Faut-il au moins, mon garçon, t'apprendre ce que nous allons faire au +château de Brivière. + +--Que m'importe! Tu m'as promis qu'on taillerait des croupières au +Beau-François contre qui j'ai une longue dent. Ça me suffit. + +--Oui, mais pour arriver à ce résultat, tu as un rôle à jouer. T'en +sens-tu capable? As-tu de la mémoire? + +--Apprends-moi ce que j'aurai à dire et je ne manquerai pas d'un seul +mot. + +--Bon! dit Cardeuc. Sache donc que ton cher ami François et ses coquins +sont bien tranquillement établis dans une ferme dont le propriétaire les +cache par terreur. Il faut faire en sorte que les troupes qui battent la +plaine surprennent la bande... Comprends-tu? + +--Oui, mais quel sera mon rôle? + +--Tu seras un paysan, accouru à Ingrande, et que, de là, on a envoyé à +Brivière pour annoncer au général Labor, qui se trouve au château, que +les Chauffeurs viennent d'attaquer la ferme située entre Loirière et la +Cornouaille... + +--C'est donc dans cette ferme que se cache le Beau-François? + +--Précisément. Tu ajouteras que le fermier, son fils et une servante ont +été chauffés et que la servante seule a survécu à la torture... N'oublie +rien de ces détails qui rendront le général furieux. + +--Alors il expédiera ses troupes? + +--Qui pinceront le Beau-François, et, tout aussitôt, le fusilleront +contre le mur de la ferme. + +--Ainsi soit-il! lâcha Barnabé avec une voix haineuse. Quelle bon +débarras! + +--Oh! oui, bon débarras! Grâce à toi, le pays sera enfin délivré des +bandits qui le dévastent. + +--Délivré? Pas tout à fait, dit Barnabé qui hocha la tête. + +--Pourquoi ton «Pas tout à fait?» demanda le métayer en le regardant +avec la surprise d'un homme qui ne comprend pas. + +--En venant ici, sur la route, j'ai entendu parler d'un certain +Coupe-et-Tranche, avança l'échalas. + +Cardeuc éclata de rire à cette réponse. + +--Tu crois donc à Coupe-et-Tranche? s'écria-t-il. Sache donc, dadais +crédule, que Coupe-et-Tranche n'existe pas; il a été inventé par le +Beau-François pour avoir le champ libre pendant qu'on s'acharne à la +poursuite d'un être imaginaire. + +--Tiens! tiens! mais ce n'est pas déjà si bête, lâcha Barnabé au moment +où ils entraient dans la cour du château. + +Cardeuc conduisit le squelette au pied d'un escalier et le quitta en lui +faisant cette recommandation: + +--Pendant que je vais t'annoncer, repasse bien ta leçon. + +--Sois tranquille! promit Fil-à-Beurre. + +Etait-ce bien sa leçon qu'il repassait quand, les yeux fixés sur le +métayer qui s'éloignait, il murmura avec un sourire: + +--Empaumé, le Marcassin! + +Puis, en faisant une moue mécontente: + +--Ç'a été tout de même dur de lui rendre tant de beaux louis d'or, +maugréa-t-il. + +Sur ce, il poussa un énorme soupir de résignation en ajoutant: + +--Enfin, c'était la consigne. + +Ensuite il parut s'absorber en une réflexion qui lui fit murmurer: + +--Comment diable m'y prendre pour que le général Labor lise mon +écriture? + +Tout cela devait concerner une mission bien périlleuse, car l'échalas se +secoua pour se débarrasser d'un petit frisson, et il grommela entre ses +dents: + +--Joue serré, mon brave Barnabé, car ta maigre carcasse, à laquelle tu +tiens, est en jeu à cette heure. + +La main du métayer qui se posait sur son épaule le rappela à lui. + +--Suis-moi. Le général t'attend dans le boudoir de madame la comtesse de +Méralec, annonça Cardeuc. + +Et, une minute après, le squelette se trouvait en présence de la belle +veuve et du général Labor auquel, sur la demande de son nom, il +répondait: + +--Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon embonpoint. + + + + + XVI + + +Derrière Fil-à-Beurre, était entré le Marcassin, qui avait été se placer +dans un coin du boudoir, semblant attendre pour reconduire celui qu'il +avait amené. + +La nouvelle, d'abord annoncée par le métayer, avait d'autant plus mis le +général en fureur, qu'il ne pouvait la satisfaire par une série de +jurons, que la présence de la comtesse lui étranglait dans la gorge. + +--Dis-tu bien la vérité? demanda-t-il avec une humeur de dogue quand, +mot pour mot, Barnabé eut répété la leçon que le métayer lui avait +faite. + +--Tellement la vérité que si, en ce moment, vous cerniez la ferme, vous +trouveriez les sacripants en train de fêter le vin du malheureux +fermier. + +La comtesse avait écouté le récit de Fil-à-Beurre avec les signes de la +plus profonde commisération. Au conseil que donnait Barnabé, elle +s'écria vivement: + +--Oui, oui, général, envoyez immédiatement des troupes qui surprendront +ces misérables. + +Mais Labor haussa les épaules en disant: + +--À quoi bon? Le temps que mettraient mes soldats à se rendre à la +Cornouaille permettrait aux bandits de déguerpir. + +--N'avez-vous pas de cavalerie? insista la veuve. + +--Oui, mais en ce moment, elle bat l'estrade sur la route de Laval, +surveillant, espacée dans la plaine, le retour des brigands qui, cette +nuit, ont enlevé les écus du gouvernement. Tout individu suspect qui +sera arrêté doit être immédiatement passé par les armes. + +--La capture assurée des vingt-cinq ou trente scélérats que vous +cerneriez dans la ferme de la Cornouaille ne vaut-elle pas la chasse au +gibier fort problématique qu'exécute en ce moment votre cavalerie? +articula madame de Méralec, du ton d'une jolie femme froissée d'éprouver +un refus. + +Labor fut ébranlé en sa résistance. + +--Songez-y donc, comtesse, le plus urgent n'est-il pas de reconquérir le +bien de l'État? allégua-t-il. + +Cette fois la veuve eut un mouvement d'impatience nerveuse. + +--Et qui vous dit que les gens que vous allez laisser s'échapper à +Cornouaille ne sont pas les mêmes qui ont exécuté le vol de la nuit +dernière? prononça-t-elle, d'une voix brève et mécontente. + +--Croyez-vous? fit Labor hésitant. + +Madame de Méralec se leva d'un bond, marcha au général, le prit par le +bras et, le conduisant à la table, sur laquelle, à côté du billet de +Meuzelin, que la veuve y avait jeté, se trouvaient du papier et des +plumes, elle lui dit de son organe le plus séduisant: + +--Mettez-vous là, général et, au lieu de perdre le temps à des si et des +mais, écrivez un ordre que portera l'ordonnance qui vous a accompagné +ici. + +Labor alanguit son oeil en coulisse, exhiba son sourire le plus aimable, +fit sa bouche en coeur et se plaça sur le siège devant la table en +modulant: + +--On avait bien raison de dire sous l'ancien régime: «Ce que femme veut, +Dieu le veut.» + +--Surtout quand ce que veut la femme est pour la meilleure gloire d'un +ami, répliqua la comtesse dont le regard se fit affectueux. + +--Je suis donc votre ami? souffla Labor à l'oreille de la jolie femme +qui, en ce moment, penchée vers la table, approchait devant lui, le +papier et la plume. + +À cette demande, madame de Méralec ne répondit pas, mais le hasard fit +que sa chevelure vînt sur les lèvres du général. + +Puis, se redressant, la veuve se tint debout près de Labor, son doigt +mignon tendu vers le papier en disant: + +--Écrivez, mon cher général. + +Le mot de «cher» émoustilla le soldat. D'une main hâtive, il prit la +plume, la trempa dans l'encre et la pointa sur le papier. Mais avant la +première lettre du premier mot, il s'arrêta soudain: + +--Eh bien? fit la veuve étonnée. + +Ce qui immobilisait la main de Labor était bien naturel. Le général +était un intrépide soldat que sa valeur, à cette époque où l'on montait +vite en grade, avait signalé à un avancement mérité; mais, on le sait, +son instruction était des plus bornées. Il savait lire. Quant à écrire, +l'ancien garçon boucher s'en tirait de façon burlesque. De grosses +lettres bossues, bancales, crochues, arrivaient à tracer des mots dont +l'orthographe faisait dresser d'horreur les cheveux de qui était appelé +à les lire. Aussi, Labor, chaque fois qu'il avait à écrire, s'en +tirait-il en empruntant la main d'un de ses aides de camp. + +Là, sous les yeux de la comtesse dont il avait entrepris la conquête, le +soldat, si épaisse que fût sa vanité, eut conscience qu'il allait être +ridicule et sa main était restée inerte. + +--Eh bien? répéta la veuve. + +--C'est que, cette nuit, je me suis un peu foulé le poignet. J'avais +oublié ce mal qui, tout au plus me permettrait de signer mon nom, dit-il +pour excuse. + +Puis, sur un ton de prière: + +--Si vous écriviez pour moi, comtesse? + +--Oh! y pensez-vous, général! Une écriture de femme à vos soldats! +s'écria la veuve. + +En montrant le billet de Meuzelin qui était sur la table, elle continua +railleusement: + +--Ce serait donner raison à ceux qui, déjà, vous comparent à Hercule aux +pieds d'Omphale. + +Devant ce refus, le général promena autour du boudoir un regard +désespéré qui finit par s'arrêter sur le Marcassin, muet et immobile +dans son coin. + +--Sais-tu écrire, toi? demanda-t-il. + +--Mon général, je ne sais que tracer ma croix au bas d'un acte, avoua le +métayer. + +--C'est la vérité, fit la comtesse. + +Labor joua la comédie de se serrer le poignet en grommelant: + +--Maudite foulure! + +Puis, en s'adressant à Fil-à-Beurre. + +--Et toi, sécot? + +--Dame! général, je sais écrire sans savoir écrire, répondit Barnabé en +garçon prudent qui ne veut pas se compromettre. + +--Oui ou non, bélître! + +--C'est-à-dire, général, que je sais bien écrire à mon oncle, qui est +marchand de lapins empaillés; mais quant à ce qui est d'écrire à des +militaires, je ne peux pas dire, vu que je leur ai jamais écrit. + +Labor n'était pas fâché de déverser sa mauvaise humeur sur quelqu'un. Il +alla au squelette qu'il se mit à secouer en disant d'un ton furieux: + +--Est-ce que tu te fiches de moi avec tes stupidités? Sache qu'un +général et un imbécile, ça fait deux. + +--Deux généraux? demanda Fil-à-Beurre avec une naïveté qui voulait se +renseigner. + +D'une violente poussée, Labor l'amena devant la table et, lui montrant +le papier: + +--Mets-toi là et écris ce que je vais te dicter, ordonna-t-il avec un +accent qui sonnait la menace. + +En se hâtant d'appuyer sa main sur l'épaule de l'échalas, qui tentait de +se relever de sa chaise, il gronda furibond: + +--Ou je te fais fusiller. + +--Oh? du moment que vous m'en priez, dit Fil-à-Beurre devenu souple. + +Et, sous la dictée du général, il écrivit l'ordre. + +--Bien! fit Labor; à présent, décampe de la chaise que je signe. + +Tout en regardant la comtesse, qui avait été se rasseoir un peu plus +loin de la table, il ajouta: + +--Que je signe... si mon poignet me le permet. + +--Allez bien doucement, conseilla madame de Méralec. + +Feignant de tenir la plume péniblement, Labor se pencha vers la table +pour signer. + +Soudain, il se redressa, la figure empreinte d'une énorme surprise, et, +sans mot dire, il promena son regard ébaubi du papier à la comtesse et à +Barnabé. + +--Qu'avez-vous donc, général? demanda la veuve à la vue de cette +pantomime. + +Labor n'était pas, pour le quart d'heure, à la galanterie. Au lieu de +répondre à la comtesse, il marcha droit à Barnabé et se campa devant lui +les bras croisés... + +--Sais-tu que tu t'es fait bien attendre! articula-t-il d'un ton sévère: + +Tandis que Barnabé le regardait bouche béante, la mine stupéfaite, en +homme qui tombe des nues, il poursuivit d'une voix qui s'irritait: + +--Assez de comédie! Ne joue pas plus longtemps la bête. Pourquoi ne +m'avoir pas dit tout de suite qui tu es? + +--Mais je vous l'ai dit, général. «Barnabé Gobin, surnommé +Fil-à-Beurre.» Ne vous en souvient-il plus? ajouta l'échalas. + +--Attends! fit Labor. + +Il retourna à la table, prit l'ordre écrit par le squelette, ainsi que +la lettre qui se trouvait à côté, et, un papier déplié dans chaque main, +il vint les mettre sous le nez de Fil-à-Beurre en demandant: + +--Oserais-tu nier que ces deux écrits soient de la même écriture? + +--Oh! c'est à s'y méprendre, avoua Barnabé en proie à la plus profonde +surprise. C'est vraiment à croire que les deux billets sont de moi... Je +ne... + +Labor lui coupa la parole d'un geste de main, et, le front rembruni, +l'oeil irrité: + +--Assez, maître Meuzelin! dit-il. + +--Gobin, général, Barnabé Gobin... et non pas Meuzelin, appuya tout +naïvement l'échalas. + +Au nom de Meuzelin, madame de Méralec s'était levée, surprise, les yeux +sur Barnabé. + +--Quoi! fit-elle, c'est là ce Meuzelin dont vous m'avez parlé, général? +en me disant que vous ne le connaissiez pas de vue. + +--Oui, Meuzelin, le célèbre policier, affirma Labor. + +Mais Barnabé, ses grands bras en l'air, s'agitait en protestant de +toutes ses forces et en croyant à un fort détraquement du cerveau du +général. + +--Voilà que je suis policier, à présent! Qu'est-ce qui lui prend? Où +va-t-il chercher ces inventions-là? + +Tout en gesticulant, il s'était rapproché du coin où se tenait le +Marcassin, qu'il prit en témoignage: + +--Hein! beugla-t-il, tu l'entends, citoyen? Parle. Est-ce que je suis un +nommé Meuzelin? + +--Dis donc que oui, imbécile! lui souffla vivement le métayer. + +Pour le coup, Barnabé en demeura stupéfait. Sa face exprimait si bien +l'hébétement de l'homme qui ne comprend rien à ce qu'on exige de lui, +que Cardeuc, pour s'en débarrasser, le fit pivoter sur ses talons et le +repoussa du côté du général. Mais, en lui faisant exécuter ce mouvement, +il lui souffla encore: + +--Dis oui. Je me charge de tout. + +Au même moment, le général, qui avait échangé quelques mots à voix basse +avec la comtesse, se retourna en prononçant: + +--Meuzelin. + +--Mon général? lâcha Fil-à-Beurre. + +Labor éclata d'un énorme rire. + +--Hein! fit-il en raillant, dis-moi donc, à présent, que tu n'es pas +Meuzelin. Tu viens de te trahir en répondant à ton nom. + +--Dame! mon général, ça paraît tant vous faire plaisir que je m'appelle +Meuzelin, débita Barnabé d'une voix niaise. + +Et, en même temps, il adressait au Marcassin un regard qui, bien +clairement, lui disait que c'était pour obéir à son conseil qu'il +s'embarquait sur cette galère. + +--Ah! d'abord, parons au plus pressé, dit le général en se souvenant de +l'ordre à envoyer. + +Il vint se remettre devant la table et, bien lentement, comme si son +poignet le faisait vraiment souffrir d'une foulure, il apposa sa +signature au bas de l'ordre. + +Il en résulta un petit silence pendant lequel la comtesse, après avoir +examiné le visage en franc benêt de Fil-à-Beurre, qui se tenait tout +effarouché au milieu du boudoir, tourna vers son métayer des yeux +interrogateurs qui lui demandaient s'il était bien possible que ce +jocrisse, qu'il avait amené, fût le policier célèbre dont on vantait +l'audace et l'habileté. Mais cette sorte de question muette échappa à +Cardeuc, tout attentif à surveiller Barnabé en caressant les rudes crins +qui lui servaient de barbe. + +Sa signature donnée, Labor se leva, son papier à la main, en disant: + +--Il faut que cet ordre soit porté sur l'heure. + +Barnabé tendit une main empressée. + +--Donnez, mon général, je m'en charge, s'écria-t-il. + +--Oh! que nenni! mon maître, ricana Labor. J'ai eu trop de mal à te +trouver pour te laisser ainsi t'envoler. + +Ensuite, s'adressant à la veuve, il lui demanda la permission de porter +lui-même l'ordre à son cavalier d'ordonnance, auquel il avait quelques +instructions particulières à donner. Sur l'autorisation accordée par +madame de Méralec, il gagna la sortie du boudoir en disant: + +--Suis-moi, Meuzelin. + +De l'air d'un homme résigné à subir un rôle qu'on lui impose, +Fil-à-Beurre emboîta le pas à Labor. + +La porte s'était à peine refermée sur eux que la veuve demandait +vivement à son métayer: + +--Ce n'est pas Meuzelin? + +--Vous avez pourtant, madame la comtesse, vu le général le reconnaître, +dit Cardeuc. + +--Oui, mais toi? + +Avant que le Marcassin pût répondre, la porte se rouvrit. C'était +Gervaise qui arrivait, la figure animée, l'oeil plein de joie. Elle +avait à la bouche des paroles que la présence de son oncle, qu'elle ne +s'attendait pas à trouver dans le boudoir, arrêta brusquement sur ses +lèvres. + +Immédiatement, la veuve devina une confidence à recevoir de la jeune +fille. Elle n'eut pas besoin de congédier Cardeuc, car, profitant de +l'arrivée de sa nièce, il gagna à son tour la porte en disant de sa voix +gouailleuse: + +--Je vais voir ce que le général fait de son Meuzelin. + +--Mais tu ne m'as pas encore répondu au sujet de cet homme, insista la +veuve. + +Le dévoué serviteur avait son parler franc avec la comtesse. Arrivé au +seuil du boudoir, il se retourna pour dire: + +--Le général a tenu obstinément à trouver une fêve dans son gâteau. +C'est son affaire. + +Et il sortit. + +Gervaise n'avait pas entendu un mot de ce qui venait d'être dit. La joie +qui lui faisait doucement battre le coeur l'avait rendue distraite aux +deux phrases échangées. + +La jolie veuve ne la laissa pas languir. + +--Allons, mignonne, dit-elle affectueusement, fais-moi la confidence qui +a l'air de t'étouffer. + +Gervaise, il faut le croire, étouffait vraiment, car tout aussitôt, en +rougissant, elle prononça d'une voix heureuse: + +--Je l'ai revu, madame la comtesse. + +--Revu qui? appuya la veuve en feignant, pour s'amuser, de ne pas +comprendre. + +--Vous savez bien... la personne qui... que... commença Gervaise, qui +s'arrêta sans oser continuer. + +En voyant madame de Méralec ne pas venir au secours de son embarras, +elle prit son courage à deux mains et balbutia: + +--Mon amoureux! + +--Ah! oui, ton amoureux que tu croyais perdu... Eh bien, que te +disais-je? Que jamais un amoureux ne se perd. Un jour ou l'autre, on le +voit reparaître, dit la comtesse en souriant. Où et quand as-tu revu le +tien? + +--Tout à l'heure, dans le parc, en longeant le petit mur qui conduit à +la faisanderie. + +--Il avait donc franchi la clôture? + +--Oh! non. Je suivais l'allée quand, tout à coup, j'ai entendu prononcer +mon nom au-dessus de moi. Alors j'ai levé les yeux et j'ai aperçu sa +tête qui dépassait le mur. + +La comtesse eut un sourire moqueur. + +--Ah! çà, dit-elle, ton amoureux est donc un géant? Si peu élevé que +soit le mur en cet endroit, il faut être d'une jolie taille pour le +dépasser de la tête. + +--Il était à cheval et avait fait avancer sa bête le long de la +muraille. + +--Bon! ça s'explique. Eh bien, ma gentille, tu dois être à présent +renseignée sur ton amoureux, car j'aime à croire que tu lui as demandé +son nom et sa profession? + +--Non, fit Gervaise. + +--Non? Alors qu'avez-vous donc dit pendant l'entrevue? + +--Rien, avoua la jeune fille. + +--Comment, rien? La joie vous avait-elle paralysé la langue? railla +madame de Méralec. + +--Nous n'avons pas eu le temps de rien dire. + +--Pourquoi? + +--Parce qu'il avait à peine prononcé mon nom que, de l'autre côté du +mur, s'est élevée la voix d'une personne qui, elle, était à pied. + +--Que disait ce trouble-fête? Il criait? + +--Nullement. Sa voix était affectueuse et gaie... et même ce qu'il a dit +m'a fait plaisir, confessa Gervaise. + +--Ah bah! fit la veuve. Peut-on savoir, ma bellote, en quoi les paroles +de ce survenant t'ont fait plaisir? + +--En ce qu'elle m'ont donné l'espérance de revoir bientôt mon amoureux +tout à mon aise, répondit bien naïvement la jeune fille. + +--Où donc dois-tu le revoir, mon enfant? demanda la veuve un peu +étonnée. + +--Ici même, au château! + +--Chez moi? fit la comtesse dont la surprise se doubla. D'où te vient +cette croyance?... + +--Je vous le répète, de ce qu'a dit la voix. + +--Et qu'a-t-elle dit? + +--Mon amoureux avait à peine prononcé mon nom que voilà, tout à coup, la +voix du survenant qui s'écrie: «Ah! je vous y prends, cher ami, à +enfreindre une consigne qui, pourtant, ne vous demandait que deux jours +de patience. Ne vous ai-je pas promis que, dans deux jours, nous serons +installés au château?... + +--Installés au château, répéta la veuve dont le front s'assombrit. Tu es +bien certaine d'avoir entendu cela? + +--Si certaine que je m'aperçois que j'ai oublié deux mots de la phrase +qui m'ont même bien intriguée. + +--Quels deux mots? + +--La voix a dit: Nous serons installés en maîtres dans le château. + +Madame de Méralec se redressa, inquiète et pensive, sur son siège, et +répéta: + +--En maîtres? + +Au bout d'une minute de silence, le sourire reparut sur ses lèvres. + +--Et puis, Gervaise? demanda-t-elle. + +--C'est tout. + +--De sorte, ma chère fille, que tu n'es pas plus renseignée +qu'auparavant sur ton amoureux? + +Gervaise secoua la tête de façon joyeuse et prononça: + +--Oh! que si! Je sais quelle est sa profession. + +--Puisqu'il ne t'a rien dit. + +--Oui, mais l'autre a dit pour lui. + +Et, tout heureuse de sa découverte, la jeune fille continua d'une voix +gaie: + +--Quand ils sont partis, il faut croire que mon amoureux s'en allait à +contre-coeur, car l'autre lui a dit pour le consoler: «Encore un peu de +patience, mon cher lieutenant.» Donc mon amoureux est militaire. + +Elle finissait quand le fracas des lourdes bottes de cavalier du général +retentit à la porte du boudoir. Seulement, Labor, avant d'entrer, se +soulageait d'une colère furieuse par d'énergiques jurons. Par malheur, +son exaspération ne lui faisait pas bien étouffer ses éclats de voix, +car on l'entendait rugir: + +--Mille millions de tripes du diable! sacré tonnerre de charogne en +putréfaction! + +Puis il entra se croyant calmé. + +--Qu'avez-vous donc, général? À vos yeux et à votre teint enflammés, on +croirait presque que vous êtes un peu contrarié, demanda affectueusement +la veuve. + +--J'ai que ce pendard efflanqué, ce maudit desséché de Meuzelin, vient +de me glisser entre les doigts, tonna le général. Il m'avait d'abord +suivi d'assez bonne grâce; mais pendant que je remettais l'ordre et +donnais des instructions à mon ordonnance, le drôle a détalé... et, +dame! il a de longues jambes de cerf maigre qui vous retirent l'envie de +le poursuivre. + +Et le général, bien naïvement, ajouta en s'écriant, furieux: + +--Quand je pense que le ministre de la police l'a attaché à ma +personne!!! Ah! il s'y attache bien, l'animal? + +Il allait ouvrir l'écluse à ses jurons, quand la châtelaine l'arrêta par +un tout sec: + +--Général! + +En même temps, elle lui indiqua du regard Gervaise qui, depuis la +brusque apparition de Labor, se tenait, muette et immobile, près du +siège de sa maîtresse, ne sachant plus comment s'en aller. + +Cependant la comtesse disait à Gervaise: + +--Ma gentille, tu vas descendre à la cuisine pour avertir que le général +reste à dîner et qu'on avise en conséquence. + +Et, s'adressant à Labor: + +--N'est-ce pas, général? + +--Mais, comtesse, vraiment, je crains d'abuser... commença le soldat. + +--Ta! ta! ta! fit gracieusement la comtesse qui congédia Gervaise en +ajoutant: Va, ma belle! + +Puis, quand la porte se fut refermée sur la jeune fille, madame de +Méralec continua: + +--Une fois pour toute, cher ami, qu'il soit bien convenu que les +cérémonies seront bannies entre nous. Je veux que, chez moi, vous vous +regardiez comme chez vous. + +À ces derniers mots, Labor fit ses yeux désolés, posa la main sur son +coeur, aspira tout le vent possible dans sa poitrine et poussa un: +Hélas! de force à faire tourner un moulin et à attendrir un rocher. + +Ensuite, faisant ses yeux blancs, la main en pigeon vole, la bouche en +cul-de-poule, il débita d'une voix qui flûtait: + +--Pourquoi cette recommandation de me regarder ici comme chez moi, +n'est-elle pas, pour moi, une douce réalité? + +Tout aussitôt, en voyant les traits de la veuve tourner au sévère à +cette déclaration par trop incongrue, il s'empressa d'y joindre le +corollaire: + +--Comme époux légitime, bien entendu. + +De sévère, le visage de madame de Méralec se fit attendri. Elle secoua +tristement sa tête charmante, et, à son tour, elle soupira: + +--Hélas! + +--Vous refusez! fit le général avec l'accent d'une stupéfaction sincère; +car il ne pouvait admettre que femme fût au monde qui refusât de +s'appeler madame Labor. + +Son ébahissement s'atténua quand il entendit madame de Méralec qui, à +peu de chose près, lui répétait sa phrase: + +--Pourquoi ce désir de votre part ne peut-il être pour moi une douce +réalité! + +--Mais, insista Labor, n'êtes-vous pas veuve, c'est-à-dire libre? + +--Oui, fit la comtesse, mais une veuve qui ne peut se remarier. Ne +connaissez-vous donc pas ma position, général? J'ai là, dans ce meuble, +un acte de notoriété, signé par quatre témoins qui déclarent que, sous +leurs yeux mon mari, le comte de Méralec, a été mortellement frappé à la +défense du pont de Constance... mais ce n'est qu'un acte de notoriété. +Le cadavre de mon époux, tombé à l'eau, ne s'est pas retrouvé. Donc mon +veuvage n'a pu être établi par un acte de décès qui atteste, en toutes +formalités, le décès du comte. Que demain je veuille me remarier, on +sera en droit, faute de cet acte légal que je ne saurais produire, de me +demander s'il ne se peut pas que le comte de Méralec soit encore de ce +monde. Et quand je montrerai mon acte de notoriété, on m'objectera que +plus d'un mari a profité de ce qu'on le disait mort pour ne pas rentrer +sous le toit conjugal. + +Tout en écoutant, le général faisait mine fort penaude à cette +confidence, qui démolissait tous ses plans. Le soldat avait ses défauts, +mais il possédait aussi ses qualités. Il n'était pas cupide d'argent. La +veuve jouissait d'une fortune immense et il l'aurait acceptée avec la +main de la comtesse; mais, en somme, sa nature brutale ne convoitait que +la jolie femme. Aussi madame de Méralec n'avait pas encore achevé son +aveu que la fatuité monstrueuse du général, qui lui persuadait que la +veuve était folle de son individu, lui avait déjà offert une +consolation. + +--Après tout, pensa-t-il, elle sera une fort belle maîtresse qui me +posera devant les autres femmes. + +Madame de Méralec, gracieuse, souriante, s'était approchée de lui, et +d'une voix caressante: + +--Cela dit, général, reprit-elle, je n'en conserve pas moins l'espérance +que vous voudrez bien accepter mon dîner de ce soir. + +Ce mot de «dîner» fut comme le coup de trompe appelant la meute à la +curée, car, après un léger coup frappé à la porte, il fit apparaître un +cadet de haut appétit. + +C'était Pitard, le vorace convive qui, entre deux plats, caressait un +gigot de dix livres, sans que ce supplément lui fît perdre une bouchée +de tous les mets du menu offert aux invités. De ce qu'il avait dîné la +veille chez la comtesse, Pitard se regardait comme convié à perpétuité, +et il arrivait le bec enfariné, les narines encore frémissantes des +parfums de la cuisine où il avait été faire un tour avant de se +présenter. + +--Je venais déposer mes hommages aux pieds de madame la comtesse, +annonça-t-il. + +--Et vous avez bien choisi l'heure pour les déposer, car, dans vingt +minutes, nous allons nous mettre à table. J'espère, Pitard que vous ne +me ferez pas l'affront de refuser mon modeste dîner, débita la veuve +avec un sérieux imperturbable. + +Le pique-assiettte s'inclina profondément. + +--Ce sera pour obéir à madame la comtesse, déclara-t-il d'un ton +mielleux. + +--Alors, asseyez-vous là, mon excellent Pitard, et attendons, en +compagnie, l'annonce de mon maître-d'hôtel, invita la veuve en lui +montrant un siège. + +Au lieu de s'asseoir, Pitard hésita et finit par dire: + +--C'est que je ne suis pas venu seul. + +--Serais-je assez heureuse pour que vous ayez eu la bonne idée de +m'amener un autre convive? + +--C'est mon collègue à la commune; vous savez bien, madame, le citoyen +Croutot. + +--Ah! oui, ce troisième témoin qui s'est fait un peu prier pour signer, +il y a un mois, mon constat d'identité, se rappela la comtesse. + +Elle parut se consulter, puis elle reprit: + +--Eh bien, Pitard, aller chercher le citoyen Croutot. + +Le citoyen Croutot devait attendre dans la pièce voisine, car, tout +aussitôt, il apparut derrière Pitard qui rentrait. Le petit homme, +depuis le jour où il s'était, pour la première fois, trouvé en présence +de madame de Méralec, semblait, comme on dit, avoir mis de l'eau dans +son vin. Il avait quitté son air de roquet hargneux et lui qui, à la +dernière entrevue, avait tant affecté, à l'égard de la veuve, d'user du +tutoiement républicain, s'inclina des plus respectueux en disant d'une +voix humble: + +--Je prie madame la comtesse d'agréer mes devoirs. + +L'avorton, on le voit, tant raidichon et si important d'habitude, +changeait du tout au tout avec ceux qui lui demandaient, à l'oreille, +des nouvelles de «la pauvre Julie qui aimait tant à aller sur l'eau». Ce +secret, paraît-il, le rendait plus souple qu'un gant. Autant, son oeil, +autrefois, était impudent et railleur, autant, à l'heure présente, il se +montrait sombre et inquiet. Il était évident que Croutot devait vivre +sous le coup d'une préoccupation constante, dont la cause s'était +produite depuis peu et qui, sans doute, lui avait fait suivre Pitard +chez madame de Méralec. + +--Vous êtes des nôtres à dîner, citoyen Croutot? demanda la veuve. + +--Impossible, madame la comtesse, je suis attendu chez moi, dit le nain +qui semblait avoir hâte de partir. + +Lisant alors sur le visage de madame de Méralec qu'elle se demandait, +après son refus, pourquoi il s'était présenté au château, il s'empressa +d'ajouter: + +--Je venais ici m'acquitter d'une commission de la part de mon frère, +que madame la comtesse a vu, il y a bientôt près d'un mois. + +La comtesse paraissait chercher en ses souvenirs. Croutot vint à son +aide en disant: + +--À propos de caisses et de malles qu'il est venu vous apporter à la +Brivière. + +--Oui, je me rappelle cela, fit la veuve. Ces caisses étaient arrivées +derrière moi par les messageries suivantes, et elles avaient été +déposées au bureau d'Angers, avec charge pour le maître de poste de les +diriger sur le château. Le maître de poste a tenu à exécuter lui-même la +corvée. + +--C'est mon frère. + +--Ah! il est le maître de poste d'Angers. Eh bien, de quelle commission +vous a-t-il chargé pour moi? demanda la comtesse avec une sorte +d'hésitation. + +--De m'informer si vous avez bien reçu le nombre exact de caisses que +vous attendiez. + +--Oui, fit la veuve avec un peu d'embarras. + +--En êtes-vous bien certaine, madame? appuya Croutot. + +La comtesse eut un sourire. + +--Certaine, dit-elle, pas tout à fait. En partant d'Allemagne, je me +suis fait suivre d'une vraie montagne de bagages. La plupart de ces +caisses sont encore empilées ici sans avoir été ouvertes par moi. Ce +n'est qu'à la suite d'une visite sérieuse que je pourrais vous répondre. + +Après cette explication, que Croutot avait écoutée en secouant lentement +la tête, madame de Méralec demanda avec une pointe d'inquiétude dans la +voix: + +--Mais à quel propos cette question? + +--Vos bagages étaient rangés dans un coin du bureau de poste. Mon frère +les a fait charger sur une voiture sans plus s'occuper d'autre chose, et +il vous a amené ici et livré quinze caisses. De retour à Angers, mon +frère alors a songé à une chose à laquelle il aurait dû penser tout +d'abord, c'est-à-dire à consulter son livre d'inscription. + +--Et il a vu que j'avais une caisse en trop... que son vrai +propriétaire, probablement, lui réclame à cor et à cri, avança la +comtesse en riant. + +--Au contraire, articula lentement Croutot. + +Le sourire de la veuve disparut aussitôt. + +--J'ai une caisse en moins? fit-elle vivement. + +--Oui, madame, car vous avez reçu quinze caisses et le registre en +accuse seize... Donc, il en manque une... Si mon frère a tant tardé à +vous avertir, c'est qu'il espérait que cette caisse, adressée par erreur +à un autre, lui serait retournée. C'est en ne voyant rien revenir qu'il +m'a écrit pour me charger de la commission de m'informer près de vous si +l'erreur n'aurait pas été commise ici en comptant les bagages apportés. +Mon frère cesserait d'être inquiet du moment que vous reconnaîtriez que +rien ne vous manque. + +Une caisse de plus ou une caisse de moins, qu'importait au général dont +l'estomac faisait rage? Était-ce bien au moment où le dîner venait +d'être annoncé qu'il fallait s'occuper de pareilles questions? À la +pensée que le potage refroidissait, le général lâcha deux: Hum! hum! +destinés à rappeler la comtesse à choses plus sérieuses. Pour lui faire +écho, Pitard fit grincer, l'une contre l'autre, ses robustes mâchoires, +avec un fracas plein d'éloquence. + +Cet appel de ses invités fut compris par la veuve, qui termina avec +Croutot en disant: + +--Ce n'est que demain, quand j'aurai tout examiné en détail, que je +pourrai vous faire une réponse certaine. + +Et, se remettant à rire: + +--En somme, fit-elle, votre frère a grand tort de se mettre martel en +tête... Pour une caisse en moins de chiffons et de falbalas, je ne +mourrai pas! + +Croutot la regarda dans les yeux. Il avait aux lèvres une phrase que la +présence du général l'empêcha de prononcer. Après une courte hésitation, +le petit homme s'inclina devant la veuve en disant d'une voix qu'on +aurait pu croire prêchant la prudence: + +--Mon devoir, madame la comtesse, était de vous avertir. + +Sur ce, après un autre salut au général, dont les yeux furibonds lui +reprochaient le dîner en retard, Croutot partit. + +--Enfin, se dit avec satisfaction Labor quand il se vit attablé devant +son assiettée de potage à la purée de gibier. + +Mais le soldat gourmand avait compté sans l'obsession d'une idée tenace +qui s'était logée en sa cervelle. Dès la première cuillerée, il resta, +l'oeil fixé, la cuillère immobile, se demandant toujours: + +--Pourquoi cet animal de Meuzelin s'est-il enfui? + +Il avait beau faire, l'obsession le tenait tant et si bien que les +meilleurs plats passaient devant lui sans qu'il en profitât autrement +que par quelques rares bouchées sans saveur. + +Si quelqu'un pouvait le rappeler au sentiment de la situation présente, +c'était à coup sûr la maîtresse de la maison dont il fêtait si mal la +cuisine. Mais la comtesse, aidée par le silence du général, s'était, +elle aussi, laissée tomber en une méditation profonde. De sa +conversation avec Gervaise un détail lui était revenu en mémoire, et +opiniâtre à vouloir lui trouver une réponse, elle ne cessait de se poser +cette question: + +--Que voulait donc dire l'ami de l'amoureux de Gervaise, quand il lui +affirmait que, bientôt, ils seraient installés en maîtres au château? + +Et ses lèvres frémissantes redisaient: + +--En maîtres! en maîtres! + +De sorte que l'excellent Pitard, à qui la distraction des deux convives +laissait le champ libre, s'en donnait à pleines mâchoires, vidant les +plats, torchant les assiettes que les domestiques enlevaient pleines de +devant le général et la veuve pour les lui apporter, opérant en silence +de peur que le moindre bruit, en tirant les songeurs de leur rêverie, ne +les amenât, en mangeant, à lui faire tort de leurs parts. Tout +doucettement, sans gloriole ni fausse modestie, l'ogre arriva à se loger +dans la panse le dîner préparé pour trois couverts. + +Comme, alors qu'il avalait sa dernière bouchée, la pendule sonna l'heure +où, chez un paysan du village, on allait s'attabler devant une +plantureuse soupe aux choux, il s'échappa à la sourdine après un dernier +regard jeté sur la nappe pour bien s'assurer s'il ne laissait rien qu'il +pût se mettre sous la dent. + +Il disparaissait quand Labor revint à lui. En même temps que sa présence +d'esprit, il retrouva son appétit féroce. À la vue de la table nette, +l'affamé, sans se rendre compte du temps écoulé, s'écria tout bourru: + +--Vos gens, comtesse, sont bien lambins à nous servir... Est-ce qu'il y +a le feu aux cuisines? + +Cette voix sonore tira la comtesse de sa torpeur. + +Avant qu'elle pût répondre, éclata, tout à coup, le fracas d'une +sonnerie militaire et, dans la cour, retentit le vacarme de chevaux +nombreux faisant claquer leurs fers sur le pavé. + +--Qu'est-ce que ce tintamarre? fit le général en se levant de sa chaise +pour aller à la fenêtre. + +Mais il rencontra sur son passage un individu qui venait d'entrer. + +--Tonnerre! hurla Labor en reconnaissant son homme. C'est donc enfin +toi, Meuzelin de malheur! + +Sans s'effaroucher le moindrement de sa colère, Meuzelin, ou plutôt +Fil-à-Beurre, annonça: + +--Général, voici vos hussards qui arrivent de leur expédition. + +--Qui a commandé à ces animaux-là de venir me rejoindre au château? +beugla Labor exaspéré. + +--Moi, dit tranquillement Barnabé. + + + + + FIN DU PREMIER VOLUME + + + + F. Aureau.--Imprimerie de Lagny. + + + + + + +End of Project Gutenberg's Le saucisson à pattes I, by Eugène Chavette + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES I *** + +***** This file should be named 18623-8.txt or 18623-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/6/2/18623/ + +Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + +*** END: FULL LICENSE *** + diff --git a/18623-8.zip b/18623-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..0ab8cac --- /dev/null +++ b/18623-8.zip diff --git a/18623-h.zip b/18623-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..123665b --- /dev/null +++ b/18623-h.zip diff --git a/18623-h/18623-h.htm b/18623-h/18623-h.htm new file mode 100644 index 0000000..c60e237 --- /dev/null +++ b/18623-h/18623-h.htm @@ -0,0 +1,14586 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>The Project Gutenberg ebook of Le saucisson à pattes, by Eugène Chavette</title> + <meta name="author" content="Eugène Chavette"> + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} + +.t1 {padding-left: 2em; text-indent: -2em} +.t2 {vertical-align: bottom; text-align: right;} + +hr {width: 50%; text-align: center} +hr.full {width: 100%} +hr.short {width: 10%; text-align: center} + +.c {text-align: center} +.sc {font-variant: small-caps;} +.sm {font-size: smaller; } + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + +--> +</style> + +</head> + +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Le saucisson à pattes I, by Eugène Chavette + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Le saucisson à pattes I + Fil-à-beurre + +Author: Eugène Chavette + +Release Date: June 19, 2006 [EBook #18623] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES I *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + + + + + +<h2>EUGÈNE CHAVETTE</h2> + +<h1><span class="sm"><span class="sm">LE</span></span><br> Saucisson à +Pattes</h1> + + +<h4>I</h4> + +<h4>FIL-À-BEURRE</h4> + + + +<p class="c">PARIS</p> + +<p class="c">C. MARPON ET E. FLAMMARION<br> +ÉDITEURS<br> +26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON.</p> + + + + +<h2>LE SAUCISSON<br><span class="sm">À PATTES</span></h2> + + +<h4>I</h4> + +<br><br><br> + + + +<h4>EN VENTE CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS</h4> + + +<h5>OUVRAGES D'EUGÈNE CHAVETTE</h5> + +<table><tr><td class="t1"><span class="sm">LES PETITES COMÉDIES DU +VICE</span>, 1 vol. illustré par Benassit (<i>vingt-deux mille +exemplaires</i>)</td><td class="t2">5 fr.</td> </tr><tr> <td +class="t1"><span class="sm">LES PETITS DRAMES DE LA VERTU</span>, 1 vol. +illustré par Kauffmann (<i>dix-huit mille exemplaires</i>)</td><td +class="t2">5 fr.</td> </tr><tr> <td class="t1"><span class="sm">LES +BÊTISES VRAIES</span>, pour faire suite aux <i>Petites Comédies du +vice</i> et aux <i>Petits Drames de la vertu</i>, 1 vol. illustré par +Kauffmann (14<sup>e</sup> mille)</td><td class="t2">5 fr.</td> </tr><tr> +<td class="t1"><span class="sm">RÉVEILLEZ SOPHIE</span> (6<sup>e</sup> +mille), 2 vol. in-18</td><td class="t2">6 fr.</td> </tr><tr> <td +class="t1"><span class="sm">LA BELLE ALLIETTE</span> (3<sup>e</sup> +mille), 1 vol. in-18</td><td class="t2">3 fr.</td> </tr> +<tr><td colspan="2" class="c"><br>SOUS PRESSE:<br></td></tr> +<tr> <td class="t1"><span class="sm">LILIE, TUTUE, +BÉBETTE</span></td><td class="t2">1 vol.</td> </tr><tr> <td +class="t1"><span class="sm">SEUL CONTRE TROIS +BELLES-MÈRES</span></td><td class="t2">2 vol.</td> </tr></table> + + +<p class="c"><span class="sm">F. Aureau.—Imprimerie de Lagny.</span></p> + + +<br><br><br> + +<h1><span class="sm"><span class="sm">LE</span></span><br>SAUCISSON<br> +<span class="sm">À PATTES</span></h1> + +<p class="c">PAR</p> + +<h2>EUGÈNE CHAVETTE</h2> + + + +<h4>I</h4> + +<h4>FIL-À-BEURRE</h4> + + + +<p class="c">PARIS</p> + +<p class="c">C. MARPON ET E. FLAMMARION, ÉDITEURS<br> +<span class="sm">RUE RACINE, 26, PRÈS L'ODÉON</span></p> + +<br> + +<p class="c"><span class="sm">Tous droits réservés.</span></p> + +<br><br><br> + + + +<h1>LE SAUCISSON<br> <span class="sm">À PATTES</span></h1> + + +<h3>PREMIÈRE PARTIE</h3> + +<h3>FIL-À-BEURRE</h3> + + +<br> +<p class="c"> +<a name="tdm"> </a> +<a href="#cI">I</a> | +<a href="#cII">II</a> | +<a href="#cIII">III</a> | +<a href="#cIV">IV</a> | +<a href="#cV">V</a> | +<a href="#cVI">VI</a> | +<a href="#cVII">VII</a> | +<a href="#cVIII">VIII</a> | +<a href="#cIX">IX</a> | +<a href="#cX">X</a> | +<a href="#cXI">XI</a> | +<a href="#cXII">XII</a> | +<a href="#cXIII">XIII</a> | +<a href="#cXIV">XIV</a> | +<a href="#cXV">XV</a> | +<a href="#cXVI">XVI</a> +</p> + +<br><br><br> + + +<h2><a name="cI"> </a><a href="#tdm">I</a></h2> + + +<p>Jamais la ville de Chartres n'avait vu une affluence de monde +pareille à celle que renfermaient ses murs le 12 vendémiaire de l'an IX +(4 octobre 1800).</p> + +<p>Dans toutes les rues qui convergeaient vers la place publique, centre +de la ville, se pressait une foule compacte, hâtive et bruyamment gaie. +</p> + +<p>Et si l'on s'étouffait ainsi en plein milieu de Chartres, c'était +bien autre chose encore dans les faubourgs. Les entrées de la cité +étaient pour ainsi dire barricadées, tant étaient nombreux les véhicules +de toutes sortes qui avaient amené la masse de gens accourus, non +seulement de la Beauce et du Gâtinais, mais encore du fin fond des +départements voisins. Les premiers arrivés avaient bien trouvé à loger +leurs voitures et chevaux dans les auberges; mais, comme chaque maison +de Chartres eût-elle été une hôtellerie, le nombre en eût été encore +insuffisant, il en était résulté que les auberges une fois +archi-pleines, les autres arrivants avaient dû faire stationner leurs +voitures, tout attelées, dans les rues, et la file, s'allongeant +toujours, avait dépassé les portes de la ville pour aller obstruer les +diverses routes d'un fouillis de charrettes, tombereaux, ânes, chevaux +et bœufs; car, pour les huit dixièmes, tous ces envahisseurs de +Chartres étaient gens de campagne.</p> + +<p>C'était au milieu de cet encombrement, qui leur fermait le chemin, +qu'avaient résolu de passer, quand même, trois cavaliers retardataires. +Ces cavaliers, dont un précédait les autres, étaient vêtus en +cultivateurs aisés; mais, à leur raideur sous ce costume, à leur +prestance à cheval, à leurs visages à longues moustaches et surtout à +certains détails du harnachement de leurs montures, un observateur eût +facilement deviné que ces hommes étaient plutôt gens de guerre que de +paix. Il y avait dans la voix de celui qui marchait en tête, quand il +criait: «Place! place!» un accent qui trahissait l'habitude du +commandement.</p> + +<p>Aussi, à cette sommation de livrer passage, quand le plus +récalcitrant s'était retourné et avait vu la mine quelque peu +rébarbative des cavaliers, il comprenait aussitôt qu'à vouloir résister +il serait le dindon de la farce et il s'empressait de dégager la voie. +</p> + +<p>Ce fut ainsi qu'à travers voitures et bêtes, qui lui barraient la +route, le trio finit par pénétrer dans la ville.</p> + +<p>Lorsqu'il a été dit que toutes les auberges de Chartres étaient +bondées d'hommes et de bêtes, on aurait dû en excepter une dont +l'enseigne en tôle, se balançant sur sa tringle, portait ces mots:</p> + + +<p class="c"><span class="sm">AU BON-REPOS</span><br> DOUBLET<br> <i>Aubergiste, +loge à pied et à cheval.</i></p> + + +<p>Soit à pied, soit à cheval, nul client n'avait franchi le seuil de +cette maison qui, pourtant, tenait ses portes béantes ouvertes au +public. Il semblait que l'établissement du <i>Bon-Repos</i>, fût un lieu +maudit, que même les plus désireux de trouver un gîte fuyaient avec +terreur.</p> + +<p>Pendant qu'à travers la vitre des fenêtres du rez-de-chaussée on +pouvait constater qu'aucun consommateur n'était assis devant une des +vingt tables de la grande salle de cette auberge, tous les autres lieux +publics, sans exception, regorgeaient de monde, qui buvant un coup, qui +mangeant un morceau sur le pouce, tous en gens pressés, se sachant +n'avoir que bien juste le temps de satisfaire faim ou soif, s'ils ne +voulaient pas, par un retard, manquer le but qui les avait attirés en +ville. Puis ils repartaient pour laisser la place à d'autres qui, tout +aussi hâtifs, ne faisaient pas longue pause et décampaient bientôt à +leur tour.</p> + +<p>Rien n'était donc plus étrangement curieux que cette auberge du +<i>Bon-Repos</i> qui, quand le dernier des cabarets recevait les clients +plus drus que mouches, restait vide et dédaigné. Chacun de ces milliers +d'arrivants en ville, à son passage devant la maison, levait les yeux +vers l'enseigne, échangeait quelques mots avec son voisin et filait sans +se laisser tenter par la bonne apparence de l'hôtellerie, qui promettait +vin frais et agréable pitance.</p> + +<p>Cependant les trois cavaliers s'étaient avancés en ville et, déjà, +avaient dépassé plusieurs auberges. Soit que, du premier coup +d'œil, il eût compris qu'en ces endroits il n'y avait pas place +pour lui et les siens, soit qu'il eût décidé du logis où il quitterait +l'étrier, celui qui semblait être le chef avait poursuivi sa route.</p> + +<p>Quand il arriva devant le <i>Bon-Repos</i>, il se retourna en selle +vers ses compagnons, et, d'une voix rieuse:</p> + +<p>—Pardieu! dit-il, voici un coin où nous ne risquons pas d'être +étouffés.</p> + +<p>Et il donna aux autres l'exemple de mettre pied à terre.</p> + +<p>Tout aussitôt que les passants avaient vu les trois hommes se +disposer à descendre de selle, il s'était formé autour d'eux un groupe +de curieux à la face étonnée.</p> + +<p>—Est-ce que tu vas entrer là, citoyen? demanda un questionneur +avec un accent qui paraissait signaler un danger.</p> + +<p>—Dame! fit gaîment le chef, il me semble que les portes sont +assez grandes ouvertes pour que je me passe cette fantaisie.</p> + +<p>—Mais tu ne sais donc pas quelle est cette maison? insista le +questionneur.</p> + +<p>—Une auberge comme l'annonce son enseigne.</p> + +<p>—Oui, mais n'as-tu pas lu le nom écrit sur cette enseigne? +appuya le curieux.</p> + +<p>Le cavalier leva les yeux vers la plaque de tôle, lut le nom inscrit, +puis abaissant sur celui qui l'interrogeait un regard qui demandait de +plus amples explications:</p> + +<p>—Doublet, dit-il. Eh bien, après?</p> + +<p>À cette demande, qui attestait une profonde ignorance, il y eut un +murmure de surprise dans le groupe qui s'était massé plus nombreux.</p> + +<p>—Il ne connaît pas Doublet! Il n'a jamais entendu parler de ce +gueux! bandit! chenapan! gredin! brigand! se disait-on en entassant les +plus mauvais qualificatifs sur le nommé Doublet.</p> + +<p>—Ah çà! citoyen, tu n'es donc pas du pays? demanda un autre +curieux.</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Alors, tu ne sais rien du motif qui fait accourir aujourd'hui +tant de monde à Chartres?</p> + +<p>—Rien de rien. J'ai pensé que ce devait être le jour de l'un +des deux grands marchés de l'année.</p> + +<p>—Ah! il est joli le marché d'aujourd'hui! fit le curieux en +éclatant d'un gros rire, auquel tout le groupe fit chorus.</p> + +<p>—Si ce n'est pour un marché, ce doit être alors pour une fête +qu'on accourt en ville, car vous me paraissez être tous de joyeuse +humeur, reprit le cavalier.</p> + +<p>—Oh! oui, une fête, une vraie fête pour le pays chartrain qui +est enfin délivré, dit une voix.</p> + +<p>—Grâce au brave Vasseur, ajouta une autre voix.</p> + +<p>Et immédiatement tout le groupe hurla:</p> + +<p>—Vive Vasseur! vive Vasseur!</p> + +<p>Ces cris de reconnaissance une fois calmés, le curieux qui, le +premier, avait pris la parole, se mit en devoir d'expliquer au cavalier +pourquoi il ne fallait pas entrer au <i>Bon-Repos</i> et quel genre de +fête le pays chartrain devait à ce brave Vasseur. Il ouvrait la bouche +pour débuter dans son récit, quand, tout à coup, une horloge du +voisinage tinta deux coups qui, presque aussitôt, furent suivis d'un +lointain roulement de tambours.</p> + +<p>Celui qui allait conter tressauta à ce bruit.</p> + +<p>—C'est l'heure, s'écria-t-il; pourvu que je puisse être bien +placé. Du premier au dernier, je veux tout voir.</p> + +<p>Et, sans plus se soucier du cavalier, il prit ses jambes à son cou. +Derrière lui, tout le groupe s'élança sur ses traces. Et de droite, de +gauche, sortant des maisons, dévalant des faubourgs, débouchant des rues +latérales, une foule énorme passa à fond de train, se dirigeant vers le +centre de la ville où devait se passer la fête en question.</p> + +<p>Était-ce une fête?</p> + +<p>Si oui, il faut reconnaître que le principal acteur de cette fête +était un bien sinistre personnage... car c'était le bourreau de Chartres +qui, sur la place de la ville, avait à guillotiner <i>vingt-trois</i> +personnes, dont trois femmes.</p> + +<p>Dès que le vide se fut fait autour des trois cavaliers qui se +préparaient à entrer au <i>Bon-Repos</i>, celui qui semblait commander +passa la bride de sa monture à un de ses hommes en disant:</p> + +<p>—Je vais aller les voir faire le saut. Reposez-vous et mangez +en m'attendant... Mais nos chevaux avant tout. Double ration d'avoine, +car ils auront bientôt une longue course à fournir.</p> + +<p>—Bien, mon lieutenant.</p> + +<p>—Chut! chut! fit vivement le chef.</p> + +<p>Puis, en riant, il ajouta:</p> + +<p>—Si c'est comme cela, Lambert, que tu observes la consigne +quand nous serons arrivés où je vous mène, alors, gare à nos trois +peaux!</p> + +<p>—Oui, citoyen Rameau, se reprit en appuyant celui qui venait +d'être nommé Lambert.</p> + +<p>—Bien. Rameau, c'est cela. Qu'il demeure donc entendu que je +suis le citoyen Rameau, gros commerçant en grains, qui voyage avec ses +deux garçons... Donc, jamais d'autre nom que Rameau. Tu as bien compris; +toi aussi, Fichet?</p> + +<p>—Oui, mon lieutenant, lâcha l'autre qui, pourtant, avait écouté +de ses deux oreilles la recommandation faite à son camarade.</p> + +<p>Le visage du chef se fit sévère et, d'un ton sec:</p> + +<p>—Celui qui me donnera encore du lieutenant ne restera pas avec +moi. Ainsi donc, mes braves, si vous aimez les voyages et les +distractions, surveillez bien votre langue...</p> + +<p>Il paraît que Lambert et Fichet aimaient fort les voyages et les +distractions, car, ensemble et d'une voix empressée, ils répondirent: +</p> + +<p>—Oui, citoyen Rameau.</p> + +<p>—Là-dessus, je vous quitte. Dans une heure, je serai de retour, +annonça le prétendu Rameau qui, laissant ses hommes entrer au +<i>Bon-Repos</i>, prit la direction de la grande place où, on le sait, +allait avoir lieu la sanglante exécution de vingt-trois condamnés.</p> + +<p>Il devait connaître parfaitement la ville, car, au lieu de prendre +les larges voies qu'avait suivies la foule, il enfila une série de +ruelles qui, au bout de dix minutes, le conduisirent devant une petite +porte à guichet, percée au bas d'un bâtiment sombre, à fenêtres garnies +de barreaux épais, qui n'était autre que le derrière de la prison d'où +les condamnés devaient partir pour l'échafaud.</p> + +<p>Au vigoureux coup de poing que donna notre homme sur la porte +massive, le guichet s'ouvrit et un visage apparut à l'étroite ouverture +pour reconnaître celui qui demandait à entrer.</p> + +<p>—Ah! c'est vous, lieutenant, dit aussitôt le guichetier, qui +s'empressa de faire tourner la porte sur ses gonds.</p> + +<p>—Sont-ils partis? demanda en entrant celui pour lequel la porte +de la prison, à première vue, s'ouvrait si facilement.</p> + +<p>—Non, pas encore... à cause d'un petit retard au sujet de la +Grande Victoire qui, il n'y a pas une heure, a eu la fantaisie, pour +échapper au couperet, de se déclarer enceinte. Alors, il a fallu faire +venir médecins et sages-femmes qui, après visite, ont signé à la +farceuse un bon pour la guillotine... On va donc se mettre en route et +il n'est que temps, car le public s'impatiente. Entendez-vous d'ici? +</p> + +<p>En effet, de l'autre côté de la prison, où commençait la masse +populaire faisant la haie jusqu'à l'échafaud, retentissaient de bruyants +cris d'impatience.</p> + +<p>Le guichetier continua:</p> + +<p>—Ils vont partir du petit préau dans lequel ils attendent tout +ficelés. Les trois femmes marcheront en tête et, les premières, elles +feront la culbute, car le bourreau sait que l'on doit la politesse aux +dames.</p> + +<p>Et le geôlier se mit à rire de sa plaisanterie du plus fin fond de sa +joie. Pour lui, comme pour la foule, il semblait que cette exécution fût +le divertissement d'une journée de liesse.</p> + +<p>Il faut avoir lu les journaux de l'époque pour comprendre qu'il n'y a +pas d'exagération à dire que cette terrible exécution, qui allait faire +tomber vingt-trois têtes, était une sorte de fête pour les populations, +celles de la campagne surtout, de la Beauce et du Gâtinais. C'était le +cri de délivrance poussé par deux départements qu'une terreur immense +avait si longtemps tenus paralysés. Ils étaient enfin à tout jamais +affranchis de ces bandes de <i>Chauffeurs</i> qui, plus de dix années +durant, avaient pillé impunément ces pays terrifiés par leur audace et +leur cruauté.</p> + +<p>Bravant les magistrats, que la crainte d'une vengeance faisait +reculer, ne redoutant rien des campagnards abrutis par l'épouvante, +sachant que le gouvernement avait d'autre souci que de lancer ses +troupes à leurs trousses, en un mot, sûrs de l'impunité, des ramassis +d'exécrables scélérats s'étaient formés pour le viol, le pillage, +l'assassinat et la torture des victimes, dont ils chauffaient les pieds +pour leur faire avouer la cachette où elles avaient enfoui leurs écus. +De tous ces groupes, le plus nombreux et surtout le plus cruel, avait +été connu sous le nom de <i>Bande d'Orgères</i>. Douée d'une puissante +organisation, cette bande avait pour chef un gars de vingt-neuf ans, +véritable colosse, surnommé le <i>Beau François</i>.</p> + +<p>Nombreuse, ayant ses statuts qui punissaient inexorablement de mort +la trahison, comptant partout d'innombrables affiliés pour indiquer les +coups et en vendre le produit, possédant ses refuges ignorés au milieu +des forêts qui couvraient un tiers du pays, la bande d'Orgères, conduite +par le Beau François, avait exploité et terrifié la plaine jusqu'au jour +où un homme, un seul homme, avait entrepris sa destruction.</p> + +<p>Cet homme était un simple brigadier de gendarmerie du nom de Vasseur. +</p> + +<p>Seul, nous le répétons, pendant de longs mois, il s'était acharné à +cette tâche où il avait tout à la fois contre lui ceux qu'il avait juré +de détruire et ceux qu'il voulait protéger, car la peur empêchait ces +derniers de parler. Longtemps, sous divers travestissements, il avait +battu la plaine, étudiant les innombrables vagabonds ou marchands +ambulants qui, à des rendez-vous indiqués par le Beau François, se +transformaient, la nuit, en Chauffeurs.</p> + +<p>Tous ses renseignements pris et son terrain bien étudié, Vasseur +alors aidé de sa brigade, avait fait sa première arrestation et, pour +son début, il avait eu la main heureuse, car il avait mis la main sur un +révélateur dont les aveux lui firent, un à un, cueillir une vingtaine de +coupables qui, pris au trébuchet, parlèrent, eux aussi, à qui mieux +mieux.</p> + +<p>Alors la terreur prit fin et la réaction s'opéra. Les autorités +d'Orléans et de Chartres mirent à la disposition de Vasseur toutes les +brigades de gendarmerie et un renfort de hussards. Dès ce moment, ce fut +une chasse à courre, tant bien menée par l'infatigable brigadier, +traquant les bandits dans leurs repaires. Il en bonda si dru les prisons +de Chartres, qu'une épidémie s'y déclarant, faucha un bon tiers de ces +gredins.</p> + +<p>Les crimes de la bande étaient tellement nombreux que l'instruction +du procès dura dix-huit mois. Quatre-vingt-six accusés avaient été +épargnés par l'épidémie. C'est sur ce nombre que le jugement en avait +désigné vingt-trois pour la guillotine.</p> + +<p>En récompense de son énergique conduite, Vasseur avait été promu +lieutenant de gendarmerie.</p> + +<p>Nous croyons inutile d'ajouter que c'était lui qui, travesti en +paysan aisé et se faisant appeler, par ses deux hommes, du nom de +Rameau, venait de se présenter à la prison au moment où les condamnés +allaient marcher à l'échafaud.</p> + +<p>Le guichetier compléta ses renseignements:</p> + +<p>—Voulez-vous encore les voir, lieutenant? demanda-t-il. Alors, +allez vous poster sous le porche du grand guichet. Vous pourrez les +regarder à l'aise, car on les y fera arrêter une dernière fois, pendant +que le bourreau signera son reçu au greffe.</p> + +<p>Sans mot dire, Vasseur s'éloigna pour gagner l'endroit indiqué. Il +était à peine en place que, d'une porte basse, au fond de la cour, +déboucha le sinistre convoi. Comme l'avait annoncé le geôlier, les trois +femmes marchaient en tête.</p> + +<p>Si bien déguisé que fût le soldat, une des femmes, grande et belle +fille, le reconnut au passage.</p> + +<p>—Te voilà donc, <i>cogne</i> (gendarme) de malheur! +cria-t-elle.</p> + +<p>Puis, en montrant ses deux compagnes, elle ajouta avec un ricanement +cynique:</p> + +<p>—Tu as pincé les poules, mais tu as laissé s'envoler le coq, +imbécile!</p> + +<p>À l'apostrophe gouailleuse soufflée par une monstrueuse forfanterie à +la Grande Victoire, celle-là même qui, tout à l'heure, avait tenté de se +soustraire à la mort en se prétendant enceinte, les deux autres femmes, +qui marchaient à ses côtés, tout aussi fanfaronnes que leur complice, +lâchèrent un rire moqueur et se mirent à crier:</p> + +<p>—Cocorico! cocorico!</p> + +<p>—Oui, appuya la Victoire, mauvais chien de <i>cogne</i> +(gendarme), tu as laissé s'envoler le coq.</p> + +<p>Par «le coq», les mégères, on l'a deviné, désignaient le <span +class="sc">Beau François</span>, ce chef de la <i>bande d'Orgères</i>, +qu'on aurait vainement cherché dans le groupe des vingt-trois condamnés +qui allaient s'étendre sur la bascule de la guillotine.</p> + +<p>Le sarcasme devait avoir réveillé quelque colère sourde dans le +cœur de l'ex-brigadier, devenu lieutenant, car, aux paroles de la +Grande Victoire, il avait pâli et une lueur de colère avait éclairé son +regard. Néanmoins, il ne répliqua pas, pris de ce respect que la pitié +inspire envers ceux qui vont mourir.</p> + +<p>Mais si Vasseur n'avait pas répondu, la fureur n'en avait pas moins +grondé en son cœur, et cette pensée lui était montée au cerveau: +</p> + +<p>—Je le repincerai, ce Beau François, et je jure bien que, cette +fois-là, le coq ne s'envolera plus.</p> + +<p>Et il avait grandement raison d'être furieux, le brave Vasseur, car +il avait déjà empoigné le fameux chef de la bande d'Orgères... +Malheureusement d'autres l'avaient laissé s'échapper.</p> + +<p>Le Beau François avait été englobé dans un coup de filet avec six de +ses hommes et conduit dans une des prisons de Chartres. Grâce à sa ruse +de prendre un faux nom, on était resté dans l'ignorance de l'importance +de cette capture.</p> + +<p>Pendant les dix-huit mois qu'avait duré l'instruction, alors que +l'épidémie, par suite de l'entassement des prisonniers, avait fauché +plus d'un tiers de ces bandits, le chef des Chauffeurs avait su se faire +admettre à l'infirmerie. Une belle nuit, il s'était évadé par un trou +creusé par lui dans la muraille, trou si étroit que, pour pouvoir se +glisser par cette ouverture, il avait été obligé de retirer sa veste +qu'il avait dû abandonner.</p> + +<p>Depuis cette évasion, si actives qu'avaient été les poursuites, on +n'avait pu retrouver le Beau François, qu'on supposait avoir quitté le +pays.</p> + +<p>Sitôt leur chef parti, les prisonniers, par nargue, s'étaient +empressés de faire connaître aux autorités quel était l'homme qu'elles +avaient eu sous la main et qui avait pris le large.</p> + +<p>De tous, Vasseur était celui que ce déboire avait le plus péniblement +froissé. Son amour-propre s'était fait un point d'honneur de ne pas +laisser le gredin jouir longtemps de l'impunité.</p> + +<p>On comprendra donc maintenant quel flot de fiel avait remué en lui la +plaisanterie des trois femmes qui ouvraient la marche des condamnés, et +combien était menaçante pour le Beau François cette promesse que s'était +faite le soldat en entendant le «cocorico» du trio femelle:</p> + +<p>—Je le repincerai, ce Beau François et je jure bien que, cette +fois-là, le coq ne s'envolera plus!</p> + +<p>Cependant il avait quitté son poste d'observation sous le grand +guichet et, à pas lents, il avait remonté le long de la colonne immobile +des condamnés, examinant chaque visage et demeurant impassible aux +injures et aux malédictions dont tous accueillaient au passage celui +qui, par son activité incessante et son opiniâtre énergie, les avait +amenés sur le chemin de l'échafaud.</p> + +<p>Tout à fait le dernier de la file se tenait un homme sombre et +résolu, qui devait être celui que Vasseur cherchait, car, dès qu'il +l'eut aperçu, il marcha vers lui et, d'un ton sec:</p> + +<p>—Doublet, approche! commanda-t-il.</p> + +<p>Quand le condamné eut fait à sa rencontre quatre ou cinq pas qui le +séparèrent de ses compagnons, le soldat lui souffla vivement:</p> + +<p>—J'ai en poche l'ordre de surseoir à ton exécution et, tu le +sais, l'échafaud une fois abattu, on ne le relèvera pas pour toi. Je +puis donc te promettre la vie sauve.</p> + +<p>L'homme ne broncha pas à cette offre de salut.</p> + +<p>—Veux-tu parler? appuya Vasseur.</p> + +<p>—C'est que je ne suis pas grand causeur de ma nature, dit le +condamné d'un ton traînant.</p> + +<p>Avec un petit sourire ironique, il ajouta:</p> + +<p>—Ensuite, faut vous dire, citoyen, tous les sujets de +conversation ne me plaisent pas.</p> + +<p>—Tu es sauvé si tu veux répondre à deux questions.</p> + +<p>—Posez-les d'abord, on verra après.</p> + +<p>—Où, dans ton auberge, est située ta cachette?</p> + +<p>La face de Doublet, à cette question, se fit niaise et étonnée.</p> + +<p>—Ah! bah! lâcha-t-il, paraît donc qu'il y a une cachette au +<i>Bon Repos</i>? Vous m'en donnez la première nouvelle.</p> + +<p>Vasseur comprit que le condamné ne parlerait pas. Toutefois, il +insista en disant:</p> + +<p>—Note bien, Doublet, que si je t'ai posé cette question, c'est +tout dans ton intérêt, pour te fournir une chance de te sauver; car il +est un moyen bien simple pour moi, si tu ne parles pas, de découvrir ta +cachette.</p> + +<p>—Quel moyen? fit l'aubergiste narquois.</p> + +<p>—Celui de démolir pierre par pierre ton auberge jusqu'aux +fondations.</p> + +<p>—Ce sera un malheur pour mon héritier, dit bien tranquillement +Doublet.</p> + +<p>De tous les <i>francs</i> (affiliés) de la bande d'Orgères, +l'aubergiste Doublet avait été le premier. Chez lui se recélaient les +plus grosses prises des Chauffeurs, qu'il allait vendre à Paris. Il +était en quelque sorte le banquier des bandits. Grâce à la notoriété de +son auberge, il était si bien coté à Chartres qu'il s'était glissé dans +le conseil municipal. Par ses fonctions, il était à même, pour les cas +pressants, de fournir à ses complices des papiers de circulation qui +leur étaient nécessaires. Gagnant gros avec les Chauffeurs, l'hôtelier +du <i>Bon-Repos</i> aurait dû s'en tenir là. Malheureusement, il avait +voulu mettre la main à la pâte, et il avait été reconnu dans l'attaque +de la ferme de Millouard.</p> + +<p>Rusé, calme, gouailleur, Doublet était un gars, au moral, solidement +trempé. L'échafaud qui l'attendait à cent mètres plus loin ne lui +retirait rien de son sang-froid. La preuve en fut qu'il renoua de +lui-même son entretien avec Vasseur.</p> + +<p>—Vous voulez qu'il y ait une cachette dans ma maison? +reprit-il.</p> + +<p>—Oui, une cachette où peut se cacher un homme, insista le +lieutenant.</p> + +<p>—Dix hommes même, si ça vous fait plaisir. Moi, j'ai bon +caractère et je n'aime pas contrarier le monde... Va donc pour la +cachette!... Mais puisque vous avez le moyen de la découvrir en +renversant la bicoque, voilà donc bien réglée la première des deux +questions que vous deviez m'adresser. À présent, passons à la seconde. +Pourvu que vous n'inventiez pas encore des choses qui n'existent point, +je serai peut-être plus heureux à vous répondre.</p> + +<p>Bien qu'il fût persuadé que, sur le second point, il allait encore +échouer, Vasseur reprit:</p> + +<p>—Quand le Beau François s'est évadé de l'infirmerie, le trou +par lequel il a passé était si étroit, que force lui a été de laisser sa +veste... Ce vêtement m'a été apporté et j'en ai visité les poches.</p> + +<p>—Et vous avez trouvé sa pipe? fit niaisement le condamné.</p> + +<p>—Entre la doublure et l'étoffe du collet, j'ai découvert un +petit papier sur lequel, inscrits au crayon, se trouvaient une dizaine +de mots inintelligibles pour moi... Peut-être n'en serait-il pas de même +pour toi, si je te répétais ces mots.</p> + +<p>—Vous savez, on ne peut répondre de rien à l'avance. Pour +affirmer si c'est un chat ou une chatte faut d'abord voir l'animal... +Montrez donc votre animal, non, je veux dire votre papier, débita +Doublet.</p> + +<p>—Oh! dit le lieutenant, c'est inutile. Tu connais ce billet, +car il est écrit de ta main.</p> + +<p>Doublet devait être de ceux dont, proverbialement, on dit qu'ils +nieraient la tête sur le billot, car telle était précisément sa +situation, et, quand un aveu pouvait sauver sa tête, il finassa encore. +</p> + +<p>—Ah! vraiment! fit-il, le billet est de mon écriture, +dites-vous? Elle est bien mauvaise mon écriture, et elle ressemble à +celle de vingt autres qui savent à peine griffonner.</p> + +<p>—J'ai comparé ce billet avec le livre que tu tenais pour les +comptes de ton auberge, répliqua le lieutenant.</p> + +<p>Doublet fit la moue de l'homme qui cède.</p> + +<p>—Après tout, dit-il, je l'ai peut-être écrit, votre papier. Si +tant seulement vous m'en disiez le contenu, ça me rappellerait peut-être +bien si c'est de moi qu'il vient.</p> + +<p>—Alors écoute.</p> + +<p>Et lentement, Vasseur récita de mémoire.</p> + +<p>«<i>Coupe et Tranche.—Jéhu 24.—S. F. le vieil.—La +saute.—Doublet. Le Marcassin.—Sans sabots on +s'enrhume.—Sept et quatre font neuf.—La faîne est +tombée.</i>»</p> + +<p>L'oreille tendue, le regard attentif, l'aubergiste avait écouté; mais +à mesure que Vasseur avait parlé, sa physionomie était devenue penaude. +</p> + +<p>—Et si je vous explique ce grimoire-là, j'ai la vie sauve? +demanda-t-il quand le lieutenant eut fini.</p> + +<p>—À l'instant même; on te ramènera en prison, promit Vasseur +croyant qu'il allait parler.</p> + +<p>Mais Doublet secoua tristement la tête et geignit d'une voix +pleurarde:</p> + +<p>—Faut avouer que je n'ai pas de chance! Dire que quand je ne +demande pas mieux que de vous être agréable, vous me lâchez un tas de +balivernes auxquelles je ne comprends rien... Ah! vrai! je n'ai pas de +bonheur!</p> + +<p>Le lieutenant ne se laissa pas prendre à ces jérémiades et, d'un ton +sec qui mettait le marché en main:</p> + +<p>—Oui ou non, veux-tu avouer?</p> + +<p>—Je le voudrais, citoyen lieutenant. Sur mon honneur! je le +voudrais: mais c'est impossible, puisque je ne comprends rien à vos +calembredaines.</p> + +<p>À ce moment, il s'opéra un mouvement dans le groupe des condamnés et +de l'escorte dont les soldats resserrèrent leurs rangs autour des +Chauffeurs. Le bourreau venait de sortir du greffe où il avait signé le +reçu des vingt-trois têtes qu'on lui donnait à couper. On allait partir +pour l'échafaud et le guichetier-chef ouvrait la lourde porte qui +séparait les condamnés de la foule dont on entendait les cris +d'impatience.</p> + +<p>Vasseur insista donc vivement:</p> + +<p>—Tu vois, Doublet, il n'est que temps pour toi de sauver ta vie +en parlant.</p> + +<p>—Désolé de vous refuser, citoyen lieutenant, mais je ne vois +goutte à votre satané baragouin, répondit l'aubergiste d'un ton +goguenard.</p> + +<p>Et, de lui-même, il alla rejoindre ses compagnons.</p> + +<p>Vasseur crut que trente pas déjà faits sur la route de l'échafaud +auraient peut-être raison de l'obstination de Doublet, et il courut à la +route pour attendre encore l'aubergiste au passage.</p> + +<p>La porte n'avait pas encore fini de rouler sur ses gonds quand il +arriva; il fut aperçu par la Grande Victoire.</p> + +<p>—Tiens! fit-elle de sa voix trivialement railleuse, voici +encore le <i>cogne</i> qui cherche toujours son coq?</p> + +<p>—Cocorico! cocorico!</p> + +<p>Comme la porte s'était enfin ouverte devant elles, la foule vit alors +s'avancer, ouvrant la marche, les trois femmes qui, prises d'une +épouvantable gaieté nerveuse, marchaient à la mort en criant:</p> + +<p>—Cocorico! cocorico!</p> + +<p>Vasseur regarda passer devant lui la foule des Chauffeurs. Quand +arriva le tour de l'aubergiste, il lui cria:</p> + +<p>—Doublet, il est encore temps.</p> + +<p>Mais l'hôte du <i>Bon-Repos</i> secoua la tête et, avec un sourire +railleur, répliqua:</p> + +<p>—Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien +bouillant, ça vous fera descendre la curiosité du cerveau.</p> + +<p>L'aubergiste venait de franchir le seuil de la prison, lorsque +Vasseur lui envoya cette riposte:</p> + +<p>—Merci du conseil. Alors j'irai demander ce bain de pieds à +Gervaise.</p> + +<p>Puis il tourna le dos, remontant la voûte vers la cour de la prison. +</p> + +<p>Aux paroles du lieutenant, Doublet avait tressauté d'une violente +secousse convulsive et il s'était retourné. Livide, la face convulsée, +les yeux hagards, il avait crié quelques mots à celui qui s'éloignait. +</p> + +<p>Était-ce une injure?</p> + +<p>Était-ce un consentement à avouer que venait de lui arracher la +dernière phrase du lieutenant?</p> + +<p>Toujours fut-il que les cris de la foule empêchèrent sa voix +d'arriver jusqu'à Vasseur déjà loin.</p> + +<p>Et, poussé par les soldats, Doublet reprit la route de l'échafaud. +</p> + + + + +<h2><a name="cII"> </a><a href="#tdm">II</a></h2> + + +<p>On doit comprendre maintenant pourquoi, ce jour de l'exécution, +l'auberge du <i>Bon-Repos</i>, alors que tous les autres cabarets de +Chartres regorgeaient de monde, était restée déserte. Chacun avait fui +ce lieu que les débats du procès de la Bande d'Orgères avaient signalé +comme ayant été longtemps un repaire de bandits. L'établissement payait +donc pour sa mauvaise réputation.</p> + +<p>Quand la justice, suivant une coutume de l'époque, avait mis sous le +séquestre l'auberge dont la vente répondrait des frais du procès des +Chauffeurs, aucun membre de la famille Doublet, même au titre de parent +le plus éloigné, ne s'était présenté pour protester contre la +confiscation et réclamer ses droits à l'héritage. On se rappelait que, +jadis, sans qu'on sût d'où il venait, Doublet était arrivé à Chartres. +Il avait loué la maison en question et y avait fondé son auberge du +<i>Bon-Repos</i>, qui avait progressé jusqu'au jour où il avait été +avéré que la prospérité de l'hôtelier, qui passait pour posséder bon +nombre de sacs d'écus, s'alimentait aux sources coupables.</p> + +<p>Quand le pot aux roses avait été découvert, la curiosité publique, +qui avait transformé Doublet en richard, avait éprouvé une étrange +déception. L'aubergiste menait, en apparence, la vie la plus régulière. +Il n'était ni joueur ni buveur. On ne lui connaissait aucune relation +qui charmât les ennuis de son célibat, car il avait toujours refusé de +se marier. De plus, au dehors de son auberge, on n'avait pu prouver +qu'il se fût livré à une spéculation aléatoire; bref, dans la vie de +Doublet, l'enquête la plus minutieuse n'avait pu trouver quelque fissure +par laquelle se serait écoulé son argent.</p> + +<p>Et, pourtant, la justice, quand elle avait visité le +<i>Bon-Repos</i>, n'avait relevé nulles traces de ces écus qu'on disait +si nombreux.</p> + +<p>On avait bouleversé la maison, sondé les murs, creusé les caves, en +quête d'une cachette où devaient dormir les économies de l'aubergiste. +La recherche était demeurée stérile.</p> + +<p>Les fureteurs de la police n'avaient pas voulu avoir le dernier mot. +En se souvenant que Doublet, tout au moins une fois par mois, +s'absentait pendant trois ou quatre jours, ils en avaient conclu que le +bonhomme devait avoir placé son argent à Paris ou à Orléans.</p> + +<p>À cette supposition, un malin avait répliqué:</p> + +<p>—Pourquoi si loin? Qui nous dit que le gredin n'avait pas, en +quelque coin ignoré du pays, cette cachette que nous avons vainement +cherchée dans l'auberge? Quand il partait dans sa carriole en annonçant +son départ pour Paris, le matois devait aller tout droit là où il +enfouissait son trésor.</p> + +<p>Et ledit malin ajouta:</p> + +<p>—Tenez, j'ai une idée. Attelons le vieux cheval de Doublet à sa +carriole, dans laquelle deux ou trois de nous monteront. Qu'on sorte de +la ville par la porte coutumière à Doublet, et, alors, qu'on laisse la +bride au cou du cheval... je parie que la bête nous conduira tout droit +où tant de fois elle a eu l'habitude d'aller.</p> + +<p>La proposition avait été acclamée et tout de suite on avait désigné +le trio qui, le lendemain, tenterait l'expédition.</p> + +<p>Seulement, ce lendemain, quand les trois élus étaient entrés dans +l'écurie, ils avaient trouvé le cheval étendu mort sur sa litière.</p> + +<p>On l'avait empoisonné pendant la nuit.</p> + +<p>Lorsque les chercheurs du trésor de Doublet vinrent annoncer +l'empoisonnement du cheval à Vasseur qui, la veille, avait assisté à la +conférence où avait été émise l'idée d'utiliser l'instinct de l'animal +en le laissant aller lui-même à l'endroit du pays qu'avait choisi +l'aubergiste pour y cacher son argent, le lieutenant les tança +vertement.</p> + +<p>—C'est bien fait, leur dit-il. Un de vous, à coup sûr, aura +bavardé de la chose depuis hier. La bande doit avoir encore en ville des +affiliés qui ont échappé à ma chasse. Votre bavardage aura été entendu +et on s'est hâté, cette nuit, de tuer le cheval.</p> + +<p>Pourtant, après avoir congédié les autres, Vasseur avait retenu celui +qui, la veille, avait trouvé le stratagème du cheval. Cet homme était un +garçon d'une trentaine d'années, à la figure intelligente, mais long de +cou, long de taille, long de jambes et de bras; bref, un de ces êtres +dont on dit «qu'ils n'en finissent pas». De plus, il était aussi maigre +qu'un clou.</p> + +<p>—Tu m'as l'air d'un finaud, toi! lui dit le lieutenant.</p> + +<p>Un pareil éloge de la part de Vasseur, dont toute la contrée +proclamait alors le courage et l'énergie, valait son pesant d'or. Le +maigre diable, à ce compliment, se redressa plus raide qu'une perche. +</p> + +<p>—Que fais-tu? poursuivit le lieutenant.</p> + +<p>—Je cherche à ne pas mourir de faim en acceptant tout ce qui se +présente à faire. Tantôt rétameur, tantôt postillon, aujourd'hui +moissonneur, demain roulier... À la fin de l'année, j'ai à peu près +mangé.</p> + +<p>Tout cela était débité sur un ton d'insouciante bonne humeur.</p> + +<p>—Et tu t'appelles? dit Vasseur.</p> + +<p>—Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre... à cause de ma +maigreur.</p> + +<p>Le lieutenant regarda son homme dans les yeux. Il y lut franchise, +loyauté et courage. Alors, lentement, il demanda:</p> + +<p>—Barnabé, je vais, avant peu, entreprendre une tâche pénible et +périlleuse, pour laquelle, en plus de mes soldats, j'ai besoin d'un +homme adroit et brave. Veux-tu être cet homme?</p> + +<p>Et se reprenant:</p> + +<p>—Ah! fit Vasseur, je dois, avant tout, t'avertir que là où je +te mènerai, tu auras dix-neuf chances sur vingt d'y laisser tes os.</p> + +<p>Le visage de Barnabé Gobin, à cet avis menaçant, prit une expression +de fermeté tenace.</p> + +<p>—J'accepte la conséquence, dit-il.</p> + +<p>Puis, avec une hésitation:</p> + +<p>—Est-ce pour tout de suite? demanda-t-il.</p> + +<p>—Non, fit le soldat. Te préciser le moment, je ne saurais, mais +je puis t'annoncer quand il arrivera. J'aurai besoin de toi le soir du +jour où seront exécutés ceux de la bande d'Orgères que le tribunal +condamnera à mort.</p> + +<p>À ce moment, le procès des Chauffeurs n'avait entendu que 212 +témoins. Il en restait 317 à comparoir. C'était donc un bien long délai +que Fil-à-Beurre avait devant lui.</p> + +<p>—Oh! oh! dit-il gaiement, j'ai alors grandement le temps de +faire mes adieux à quelqu'un.</p> + +<p>—Nous sommes donc amoureux? demanda Vasseur en souriant à la +pensée qu'une femme aimât à tel point la maigreur qu'elle eût donné son +cœur à Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Barnabé secoua la tête et d'une voix grave:</p> + +<p>—Amoureux? non pas, lieutenant, dit-il, mais dévoué... dévoué +comme le chien qui s'attache à celui qui, un jour qu'il crevait de faim, +lui a donné la pâtée... dévoué comme tout cœur reconnaissant doit +se montrer pour l'être bon, innocent et faible qui l'a secouru.</p> + +<p>Puis, comme s'il n'en voulait pas dire plus, Barnabé coupa net sur ce +point pour demander:</p> + +<p>—Et le jour de l'exécution, où me faudra-t-il venir vous +retrouver?</p> + +<p>—Ici même, à l'auberge du <i>Bon-Repos</i>, où tu trouveras un +cheval pour me suivre, dit Vasseur.</p> + +<p>Au mot de cheval, la figure de Barnabé se fit inquiète. Le garçon se +gratta la tête en homme qui rechigne devant une obligation pénible.</p> + +<p>—Heu! heu! lâcha-t-il, la selle n'est pas mon fort... Est-ce +que vous tenez beaucoup à ce que je monte à cheval?</p> + +<p>—Dans ton intérêt, pour t'éviter la fatigue, car la route sera +longue.</p> + +<p>—Si la route est longue, ce sera une raison pour ne pas +surmener vos montures, n'est-ce pas? mon lieutenant... Mettons qu'elles +aillent à un trot modéré; c'est déjà bien gentil...</p> + +<p>—Va pour le trot modéré, concéda Vasseur. Où veux-tu en venir? +</p> + +<p>—Alors, regardez-moi m'en aller, et vous vous direz que je n'ai +pas besoin d'enfourcher un cheval quand il ne s'agit que d'un trot +modéré.</p> + +<p>Là-dessus, Fil-à-Beurre ouvrit le compas de ses jambes, démesurément +longues, et partit d'un tel pas que le lieutenant, étonné d'une pareille +vitesse, murmura:</p> + +<p>—Peste! un joli marcheur.</p> + +<p>Voilà ce qui s'était passé à l'auberge du <i>Bon-Repos</i> peu après +l'arrestation de son propriétaire Doublet. Renonçant à y trouver une +cachette aux écus, l'autorité avait fermé la maison en attendant un +acquéreur dont l'argent servirait à couvrir les frais de justice.</p> + +<p>Circonstance étonnante! L'établissement n'était pas resté fermé plus +de huit jours. Un individu venu de Paris à Chartres, pour la simple +curiosité, disait-il, d'assister au procès des Chauffeurs, avait vu +l'auberge et, alléché par le bas prix auquel on avait dû forcément coter +l'établissement discrédité, avait acheté le <i>Bon-Repos</i> avec +l'espoir de relever la maison et d'y établir plus tard ses fils, deux +solides gaillards qui n'avaient pas tardé à venir de Paris le rejoindre +à Chartres.</p> + +<p>Le père Jupart, auquel ses papiers bien en règle donnaient +cinquante-cinq ans, était un luron vigoureux qui paraissait presque +aussi jeune que ses fils, dont l'aîné avait la trentaine.</p> + +<p>Par malheur, Jupart avait été déçu dans son espoir de relever +l'auberge. Il avait compté sans la réprobation publique qui avait +continué à voir en ce lieu un repaire de bandits. Il en était donc +résulté, comme on le sait, que, le jour de l'exécution, le +<i>Bon-Repos</i>, qui aurait pu héberger quarante chevaux et rafraîchir +dans sa grande salle deux cents buveurs, n'avait vu franchir son seuil +que par ces deux cavaliers, du nom de Lambert et Fichet, venus à la +suite du lieutenant Vasseur et qui n'étaient autres que deux gendarmes, +déguisés comme leur chef.</p> + +<p>C'est à ces deux gendarmes que nous allons revenir après que Vasseur, +qui se rendait à l'exécution, les eut quittés en leur recommandant bien +de donner double provende aux chevaux qui, le soir, auraient une longue +course à fournir.</p> + +<p>Le gendarme Lambert, tirant à la fois derrière lui par la bride son +cheval et celui du lieutenant, fut le premier qui pénétra dans la vaste +cour de l'auberge où, sur la droite, s'étendait l'écurie, long bâtiment +à loger un demi-escadron.</p> + +<p>Nul être humain n'apparut au fracas du fer des chevaux cliquetant sur +le pavé de la cour.</p> + +<p>—Que c'est comme le palais de la Belle-au-Bois-Dormant, lâcha +Lambert, qui avait de la littérature, en constatant cette solitude +profonde.</p> + +<p>Mais l'autre gendarme, Fichet, à défaut de littérature, avait une +oreille des plus fines et un nez exercé au suprême.</p> + +<p>Il tendit donc l'oreille, dressa le nez et riposta:</p> + +<p>—Qu'il y a ici, nonobstant, des gens qui bâfrent, car j'entends +un bruit d'assiettes et je sens un fumet de fricot.</p> + +<p>Comme, des deux, il était l'homme d'initiative, il passa aussi la +bride de son cheval à Lambert, en disant:</p> + +<p>—Bouge pas, vieux. Je vais piquer droit au ragoût.</p> + +<p>Et, le nez en avant, narines béantes, il se dirigea vers une petite +porte des communs placée dans un angle de la cour. Quand il l'eut +poussée, il vit au milieu d'une étroite salle destinée au personnel de +la maison, trois hommes attablés.</p> + +<p>C'étaient le nouvel aubergiste Jupart et ses deux fils.</p> + +<p>Il était raisonnable de supposer que le successeur de Doublet, en +voyant sa maison déserte pendant que ses concurrents abondaient de +consommateurs, devait être occupé à s'arracher les cheveux et à maudire +le jour où il avait eu la fatale idée d'acheter la maison maudite.</p> + +<p>Il n'en était rien! absolument rien!</p> + +<p>Assis, avec ses garçons, devant une table surchargée de mets à +rassasier vingt hommes, Jupart qui, quand Fichet ouvrit la porte, venait +de vider son verre d'un seul trait, était en train de dire d'une voix +qui sonnait la plus parfaite satisfaction:</p> + +<p>—Mille cartouches! pourvu, les camarades, que cette vie dure +longtemps!!!</p> + +<p>Au bruit des bottes du gendarme qui faisait son entrée dans la salle, +il se retourna, et, à la vue de l'arrivant, il s'écria:</p> + +<p>—Tiens! c'est le flandrin de Fichet!</p> + +<p>Fichet avait, de lui-même, une idée trop flatteuse pour tolérer qu'on +plaisantât sur son individu. À cette épithète de «flandrin» qui lui +était octroyée, il se roidit, l'œil rond, la moustache hérissée, +les coudes en dehors, et, d'une voix hargneuse, lâcha cette réplique: +</p> + +<p>—Que si vous vous fichez de moi, je vous prouverai bien le +contraire!</p> + +<p>Mais phrase, ton et pose n'alarmèrent nullement l'aubergiste Jupart +qui, tout rieur, lui montra les plats qui couvraient la table en disant: +</p> + +<p>—Puisque tu fais tant que d'ouvrir le bec, que ce soit au moins +pour manger. Allons prends une chaise et fais comme nous, graine de +melon.</p> + +<p>Graine de melon! Cette fois, vingt pots de moutarde montèrent au nez +de Fichet. Gendarme et aubergiste n'allaient pas être cousins, quand une +sorte de coup de théâtre fit tomber à plat la colère de Fichet. +L'hôtelier, toujours en riant, venait de porter la main à son abondante +chevelure et, d'un tour de poignet, soulevant cette toison frisée qui +n'était autre qu'une perruque, il offrait au regard de Fichet une tête +aux cheveux grisonnants, coupés à l'ordonnance.</p> + +<p>—Le brigadier Bondu! s'écria Fichet surpris.</p> + +<p>—Oui, et regarde aussi ceux-là, dit l'aubergiste en désignant +ses deux fils.</p> + +<p>Le mot de «flandrin» dont il avait été salué à son entrée, avait fait +que Fichet n'avait eu d'yeux que pour celui qui le baptisait aussi +désagréablement. Sur l'invitation qui lui était faite, il tourna son +regard sur les deux autres convives.</p> + +<p>—Cachois et Potain! s'exclama-t-il en reconnaissant deux +camarades.</p> + +<p>Et, avant que Fichet, ahuri, pût demander une explication, Lambert, +son compagnon, qui venait de mettre les chevaux à l'écurie, entra dans +la salle.</p> + +<p>À la vue de l'arrivant, l'aubergiste, ou, pour mieux dire, le +brigadier Bondu, partit d'un éclat de rire et s'écria:</p> + +<p>—Dire que, depuis six mois que le <i>Bon-Repos</i> s'est +transformé en souricière, les deux premiers qui nous arrivent sont deux +gendarmes!</p> + +<p>Le brigadier avançait la vérité.</p> + +<p>Dans l'espérance de mettre la main sur quelques-uns des Chauffeurs +qui étaient parvenus à se soustraire par la fuite aux griffes de la +justice, les autorités de Chartres, sur le conseil du lieutenant +Vasseur, avaient fait de l'auberge une souricière par une fausse vente +au soi-disant Jupart.</p> + +<p>Or, comme pas un chat n'avait mis le pied dans l'établissement, Bondu +et ses hommes, n'ayant à relever aucun visage suspect, seraient morts +d'ennui si, dans la cave bien garnie, et l'amoncellement des provisions +fait par Doublet, ils n'avaient trouvé le moyen de tuer le temps à +table... et, dame! ils le tuaient consciencieusement.</p> + +<p>—Non, depuis qu'on a empoigné Doublet, pas un gredin de ses +complices n'a montré son nez ici, appuya Bondu en terminant le récit de +sa mission à Fichet et à Lambert qui avaient écouté tout en jouant de la +fourchette et du verre.</p> + +<p>—Heu! heu! moi, je n'en jurerais pas! lâcha Lambert entre deux +bouchées.</p> + +<p>—Tu crois que quelques chenapans sont entrés ici sans que nous +ne les ayons aperçus à temps? Qu'est-ce qui te fait dire cela, gros +malin? demanda le brigadier d'un ton froissé.</p> + +<p>—Il en est entré au moins un, insista Lambert.</p> + +<p>Et après avoir vidé son verre, il ajouta:</p> + +<p>—Quand ce ne serait que celui qui, pendant la nuit, est venu +empoisonner le cheval de Doublet, dont on devait se servir le lendemain +pour découvrir l'endroit où l'aubergiste transportait ses écus, comme +l'avait proposé un grand desséché qui se trouvait là.</p> + +<p>—Ça, c'est vrai, avoua le brigadier.</p> + +<p>Puis, en homme loyal, il reprit:</p> + +<p>—Il faut même avouer que celui qui a fait le coup était un rude +finaud qui, mes hommes et moi, nous a joués par-dessous jambe. Aussi, le +lendemain, le lieutenant Vasseur, qui était furieux, nous a-t-il +rudement lavé la tête. J'étais dans mon tort, je n'ai pas desserré les +dents.</p> + +<p>Et, en branlant la tête, le brigadier ajouta:</p> + +<p>—N'empêche que si le lieutenant n'avait pas été tant à la +tempête, j'aurais pu—il est vrai que c'eût été de la moutarde +après dîner—lui faire part de deux détails que j'avais relevés. +</p> + +<p>—Quels détails? demanda Lambert curieux.</p> + +<p>—Quand je dis deux détails, il y a gros à parier que je n'en +aurais avoué qu'un seul, le second... car le premier m'avait inspiré un +si étrange soupçon, que le lieutenant m'aurait traité d'idiot si je le +lui en avais fait part.</p> + +<p>—Pas possible! C'était donc bien extraordinaire?</p> + +<p>—J'ai eu et j'ai encore la conviction que celui qui a tué le +cheval devait être un gendarme.</p> + +<p>À cet aveu que jusqu'à ce jour Bondu avait gardé au fin fond de +lui-même, ses quatre auditeurs éclatèrent ensemble d'un rire moqueur. +</p> + +<p>—Ma foi! oui, brigadier, vous avez fort bien fait de n'en +souffler mot au lieutenant. Comme vous l'avez dit, il vous eût cru le +cerveau pas mal fêlé, ricana Lambert.</p> + +<p>Malgré cette plaisanterie, que les autres avaient approuvée d'un +nouveau rire, le brigadier continua d'un ton convaincu:</p> + +<p>—Oui, j'en donnerais ma main à couper, l'homme devait être un +gendarme. Cette nuit-là, nous avions nos chevaux à l'écurie. Ma monture +et celle de Potain sont des bêtes rétives et farouches. Si celui qui a +pénétré dans l'écurie n'avait pas été connu de ces animaux, ils +n'auraient pas manqué, surpris par cette visite nocturne, de faire un +vacarme des cinq cents diables qui nous eût réveillés, eussions-nous +dormi comme des pots. Or, si les chevaux n'ont pas bronché, c'est qu'ils +connaissaient l'individu... c'est que le particulier a dû les calmer par +une caresse les deux fois.</p> + +<p>—Comment ça, les deux fois? releva Lambert étonné.</p> + +<p>—Oui, quand il a fait sortir de l'écurie la rosse de Doublet et +qu'il l'y a ramenée.</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous nous contez là, brigadier. Où allez-vous +chercher votre sortie et votre rentrée du cheval de Doublet? L'homme +s'est simplement glissé dans l'écurie et il a empoisonné l'animal... +C'est simple comme bonjour à deviner. Pourquoi, diable! avoir de +pareilles imaginations? appuya Lambert.</p> + +<p>Mais le brigadier demeura tenace en son dire.</p> + +<p>—Je suis certain de ce que j'avance, insista-t-il.</p> + +<p>—Oh! oh! certain... au moins vous aurait-il fallu une preuve? +avança un autre écouteur.</p> + +<p>—Mais justement, je l'ai, cette preuve... Elle est dans le +second détail dont je vous ai parlé.</p> + +<p>—Que si vous faisiez la plaisance de la dire, nous aurions la +délectance de l'écouter, proposa Fichet, que le vin de Doublet poussait +à choisir ses termes.</p> + +<p>—Quand, le lendemain, le lieutenant Vasseur ordonna de +débarrasser l'écurie du cheval mort, ce fut moi qui me chargeai de ce +soin. Alors, je remarquai que les flancs de la bête avaient été labourés +à coups d'éperon... les blessures étaient fraîches.</p> + +<p>Il y eut dans l'auditoire, surpris par cette révélation, un moment de +silence qui fut rompu par cette demande de Fichet, toujours en veine de +belle élocution:</p> + +<p>—D'où vous conclusionnez, brigadier?</p> + +<p>—Que l'inconnu, avant de tuer le cheval, avait dû l'utiliser +pour se rendre vers un endroit si éloigné qu'il lui a fallu, afin d'être +de retour avant la fin de la nuit, surmener sa monture avec l'éperon. +</p> + +<p>—Quel pouvait être cet endroit? dit Lambert.</p> + +<p>—Je m'en doute, avança le conteur.</p> + +<p>—Si vous nous l'insufliez pour notre allégeance? demanda +Fichet.</p> + +<p>—À coup sûr, notre homme devait être là quand le grand desséché +a proposé son moyen de retrouver les écus de Doublet en se servant de +son cheval... Alors, l'inconnu a eu l'idée d'exploiter le moyen pour son +compte; puis, après son expédition achevée, il a coupé l'herbe sous le +pied des autres en tuant le cheval.</p> + +<p>Tout cela était logique au possible. Aussi l'auditoire peu à peu +s'était-il laissé convaincre. Un point restait encore à éclaircir.</p> + +<p>—Et vous croyez que cet inconnu devait être un gendarme? +demanda Lambert.</p> + +<p>—Par la tranquillité qu'ont gardée, quand il est entré dans +l'écurie, mon cheval et celui de Potain, deux bêtes, je le répète, qui +s'effarouchent à tout casser, il est évident que notre personnage leur +était familier... Donc, c'était un gendarme, conclua le brigadier.</p> + +<p>—Mais, fit Lambert, il est alors facile à découvrir! Vous +n'avez qu'à vous rappeler quels étaient ceux des nôtres qui se +trouvaient là quand celui que vous appelez le grand efflanqué a proposé +son idée.</p> + +<p>—Oui, fit le brigadier en homme dérouté, c'est là précisément +où je perds la carte... Au moment en question, en fait de gendarmes, il +n'y avait avec moi que le lieutenant Vasseur.</p> + +<p>Le brigadier achevait sa phrase quand une voix brève, qui sonnait le +commandement, prononça cet ordre:</p> + +<p>—Fichet, selle mon cheval!</p> + +<p>C'était le lieutenant Vasseur qui venait d'entrer dans la salle.</p> + + + + +<h2><a name="cIII"> </a><a href="#tdm">III</a></h2> + + +<p>Vasseur avait trente ans. C'était un grand et fort beau garçon, bien +taillé en force, au visage mâle. Au moment de notre récit, dans tout le +pays qu'il avait délivré des Chauffeurs, il excitait un engouement de +reconnaissance que bien des cœurs de femme auraient été heureux de +lui traduire en un sentiment plus doux.</p> + +<p>Pourtant, le beau lieutenant, qui aurait pu se poser si facilement en +Lovelace, semblait être de glace, car aucune conquête amoureuse n'était +inscrite à son actif. Les plus empressées à lui faire connaître leurs +bonnes intentions en avaient été pour leurs avances et leurs regards en +coulisse.</p> + +<p>—Il est amoureux de la lune, avait-on fini par se dire, pour +s'expliquer cette indifférence. Faute du possible, on concluait à +l'impossible.</p> + +<p>Il est vrai que ceux qui vivaient auprès de lui auraient pu s'étonner +de certaines absences que, de temps à autre et depuis six mois, ils lui +voyaient faire. S'ils ne pointaient pas trop leur curiosité sur ces +disparitions, qui ne dépassaient jamais sept ou huit heures, c'est +qu'ils se disaient que le lieutenant, acharné à la poursuite des +derniers vauriens échappés à sa poigne, s'était lancé sur la piste de +quelque nouveau gibier à offrir à la justice, chasse à l'homme pour +laquelle il tenait à avoir, d'abord et tout seul, relevé la trace.</p> + +<p>Néanmoins, en même temps que ces absences, il avait été impossible de +ne pas constater qu'un changement s'était opéré dans le caractère de +Vasseur. En dehors du service, où il était d'une rigidité extrême, on +l'avait toujours connu garçon de joyeuse humeur.</p> + +<p>Subitement, il était devenu triste.</p> + +<p>On avait, à l'origine, attribué cette tristesse au retard mis à le +récompenser de ses services vraiment exceptionnels. Mais l'épaulette de +lieutenant lui était arrivée et son front ne s'était pas déridé. Alors, +à défaut d'une liaison malheureuse, ou d'une déception d'ambition, ou +d'une maladie, ou d'une cause quelconque connue, qui aurait pu +l'attrister, ses familiers, et surtout ses soldats, ne sachant à quoi +attribuer cette mélancolie sombre, avaient fini par faire chorus avec +ceux qui répétaient:</p> + +<p>—Il est amoureux de la lune.</p> + +<p>Jamais, peut-être, Vasseur n'avait montré mine plus abattue que celle +qu'il avait quand, au retour de l'exécution, il arriva au +<i>Bon-Repos</i> pour commander à Fichet de lui seller son cheval.</p> + +<p>—Bigre! il broie du noir, pensa le brigadier Bondu.</p> + +<p>—L'exécution des Chauffeurs ne l'a pas précisément poussé à la +gaieté, se dit Lambert.</p> + +<p>Cependant, Vasseur avait parcouru la salle d'un regard rapide qui +semblait chercher quelqu'un; puis, s'adressant à Bondu:</p> + +<p>—Brigadier, commanda-t-il, j'attends un homme qui ne va pas +tarder à venir... un grand maigre, qui répond aux noms de Barnabé ou de +Fil-à-Beurre... La consigne n'est pas pour lui.</p> + +<p>Le malheureux Fil-à-Beurre ne payait pas de mine. Or, comme la +consigne donnée au brigadier que tout individu à figure suspecte, qui +pénétrerait dans l'auberge, fût immédiatement ficelé et descendu dans +une cave pour y attendre l'interrogatoire du lieutenant, il était bon +que ladite consigne fût levée pour Barnabé.</p> + +<p>Comme il allait sortir pour aller au-devant de son cheval, que lui +amenait Fichet, le lieutenant, après une courte réflexion, se tourna +vers Lambert:</p> + +<p>—À notre départ de ce soir, j'aurai besoin d'un cheval frais, +tu iras chez moi chercher Bayard. Que je le trouve m'attendant ici, +commanda-t-il.</p> + +<p>—Oui, mon lieutenant, dit Lambert.</p> + +<p>Et, en lui-même, le soldat fit cette réflexion:</p> + +<p>—C'est donc bien loin et d'un train d'enfer qu'il va aller, +pour avoir ainsi peur qu'à son retour Rolland soit incapable +d'entreprendre notre voyage... une rude bête pourtant!</p> + +<p>En effet, Rolland, le cheval qu'allait monter le lieutenant, était un +animal remarquable par sa force et son ardeur. Pour épuiser un pareil +coursier, il aurait fallu exiger de lui presque l'impossible.</p> + +<p>—Dans trois heures, répéta le lieutenant, lorsqu'il fut en +selle.</p> + +<p>Et il sortit de l'auberge à la plus paisible allure de Rolland, suivi +des yeux par Lambert, qui se disait:</p> + +<p>—J'ai dans l'idée que tout à l'heure son cheval n'ira plus de +ce train-là.</p> + +<p>Le lieutenant traversa Chartres au pas de sa monture. Quand, la porte +de la ville franchie, il se vit en rase campagne, c'est-à-dire loin des +curieux, il assembla ses rênes en murmurant d'une voix émue:</p> + +<p>—Voilà quinze grands jours que je ne l'ai vue!</p> + +<p>Et, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il le lança +ventre à terre.</p> + +<p>Trois heures après, comme il l'avait annoncé, le lieutenant était de +retour au <i>Bon-Repos</i>.</p> + +<p>Couvert d'écume, essoufflé, frémissant de fatigue, Rolland était +presque fourbu. Ses flancs, qui haletaient douloureusement, étaient +labourés de coups d'éperon.</p> + +<p>—Là! qu'est-ce que je disais? gronda Lambert en reconduisant le +cheval à l'écurie.</p> + +<p>Au moment où il passait devant le brigadier Bondu, celui-ci, à la vue +des flancs ensanglantés de la bête, eut un petit tressaut de surprise et +se dit:</p> + +<p>—Voilà, précisément, comment était arrangé le cheval de Doublet +que nous avons trouvé empoisonné dans l'écurie.</p> + +<p>Mais si Rolland était en mauvais état, on ne pouvait soutenir que le +lieutenant, d'où qu'il arrivât, en rapportait la joie. Il était parti +triste; il reparaissait désespéré. La plus profonde angoisse se lisait +sur son visage abattu et douloureusement contracté. Cet homme, il n'y +avait pas à en douter, venait d'éprouver une de ces souffrances +terribles qui brisent le cœur.</p> + +<p>Devant ses soldats, au prix d'un immense effort moral, il retrouva +son calme.</p> + +<p>À peine avait-il mis pied à terre que, près de lui, se fit entendre +une voix qui disait:</p> + +<p>—Me voici, mon lieutenant. Exact au rendez-vous.</p> + +<p>C'était Fil-à-Beurre qui, après les six mois écoulés depuis sa +dernière entrevue avec Vasseur, arrivait encore un peu plus maigre... un +vrai squelette.</p> + +<p>—Alors, tu consens toujours à venir avec moi, mon garçon? +demanda le lieutenant.</p> + +<p>Fil-à-Beurre poussa un gros soupir et, d'un ton navré:</p> + +<p>—J'ai tant besoin de distractions, lâcha-t-il.</p> + +<p>Soupir et voix firent que Vasseur le regarda plus attentivement au +visage.</p> + +<p>—Oh! oh! dit-il, quel chagrin t'est-il survenu, Barnabé? tu es +pâle comme un mort et il me semble que la fièvre te secoue!</p> + +<p>Fil-à-Beurre parut chercher sa réponse.</p> + +<p>—La fièvre, non, dit-il enfin, mais l'émotion. Vous m'aviez +ordonné de venir vous trouver après l'exécution des Chauffeurs. Alors, +pour tuer le temps et afin d'être bien fixé sur le moment voulu, la +fichue idée m'est venue d'aller là-bas, sur la place publique... et, +dame! vingt-trois à la file! quand on n'est pas habitué à ce genre de +spectacle, ça n'est pas sans vous secouer.</p> + +<p>C'était là une raison trop plausible pour que Vasseur ne l'acceptât +pas. Il entama donc un autre sujet en demandant:</p> + +<p>—Tu persistes toujours à refuser le cheval que je t'offre?</p> + +<p>—Je suis si maigre, lieutenant! Avec mes os, qui me percent la +peau, j'aurais peur d'être cloué en selle par le coccyx.</p> + +<p>—Mais tu finiras par tomber de fatigue.</p> + +<p>—En ce cas, je prierai un de vos hommes de prendre mes souliers +en croupe... ça me soulagera.</p> + +<p>—Allons, puisque tu le veux! consentit le lieutenant qui +s'était pris de sympathie pour cet être disgracieux qu'il devinait +habile, courageux et foncièrement honnête.</p> + +<p>Alors, se retournant vers Lambert et Fichet, qui se tenaient à +quelques pas avec les chevaux en main:</p> + +<p>—En selle! commanda-t-il.</p> + +<p>Monté sur Bayard, son cheval frais, le lieutenant, suivi de ses deux +hommes et précédé par Fil-à-Beurre jouant de ses longues jambes, quitta +le <i>Bon-Repos</i> à la nuit tombante.</p> + +<p>Une heure après, en pleine obscurité, sur la route, Fichet fit +entendre ces mots:</p> + +<p>—Pardon, lieutenant...</p> + +<p>—Hein! fit sévèrement Vasseur, as-tu oublié que, depuis notre +départ, je ne suis plus que le citoyen Rameau, gros commerçant en +grains, voyageant avec ses garçons fariniers?</p> + +<p>Et, après cette leçon, il ajouta:</p> + +<p>—À présent, lâche ce que tu avais à dire.</p> + +<p>—Que, sans sortir de l'obédience, pourrait-on avoir la +souplesse de demander ous'que nous allerions? demanda Fichet.</p> + +<p>—Tiens-tu bien à le savoir?</p> + +<p>—J'en aurais l'intendance.</p> + +<p>Sans doute que le lieutenant était au courant du langage de Fichet, +car, sans relever le mot, il répondit d'une voix qui vibrait de haine: +</p> + +<p>—Eh bien, mon brave, nous allons chercher la tête du Beau +François.</p> + +<p>Savoir qu'on allait chercher la tête du Beau François, c'était déjà +bien; mais la curiosité de Fichet n'était qu'à demi satisfaite, car il +reprit:</p> + +<p>—Et, subséquemment à la conséquence, pouveriez-vous m'octroyer +la licence que je saverais ous qu'il est le Beau François?</p> + +<p>—Oh! oh! fit le lieutenant, tu m'en demandes trop, vieux +Fichet. Autant que je puis croire, notre homme doit se trouver en +Sarthe, en Mayenne ou en Maine-et-Loire, c'est-à-dire du Mans à La +Flèche ou de Laval à Angers et Saumur. Tu vois que nous avons devant +nous un bon bout de promenade.</p> + +<p>—Une promenade plantée de coups de fusil! grommela Lambert +après avoir entendu cet itinéraire qui leur donnait à traverser tout le +pays que venait de désoler la terrible guerre des chouans.</p> + +<p>Fichet, on l'a vu, n'était pas une de ces intelligences auxquelles on +confie la destinée des empires; mais c'était un intrépide soldat, allant +droit au danger sans barguigner, sabreur de première force, grand +amateur de plaies et de bosses.</p> + +<p>À la réflexion de son camarade, il débita gravement:</p> + +<p>—Que les coups de fusil, c'est la santé des gendarmes.</p> + +<p>—Mazette! alors nous allons nous porter comme des charmes dans +le satané pays où nous conduit le chef... s'il est vrai que les coups de +fusil soient la santé du gendarme, riposta moqueusement Lambert.</p> + +<p>En effet, pendant six années consécutives, les pays cités par Vasseur +avaient été le théâtre de cette lutte sanglante qu'on a appelée: «Une +guerre de géants», guerre sans pitié ni merci des chouans et des +Vendéens contre les troupes de la République, et qui, depuis quelques +mois seulement, avaient pris fin sous les derniers coups du général +Brune.</p> + +<p>Mais, derrière les vrais chouans pacifiés, qui étaient rentrés dans +leurs foyers, le pays était resté la proie de bandes armées, nombreux +ramassis de vauriens qui, se donnant toujours pour chouans, pillaient +les campagnes, arrêtaient les diligences, incendiaient les villages. +</p> + +<p>Des renseignements guidaient-ils Vasseur? Était-ce plutôt qu'un +pressentiment lui disait que le Beau François, après sa bande détruite, +avait dû aller continuer ses exploits chez les faux chouans? Toujours +est-il que le soldat intrépide avait résolu d'aller chercher son bandit +au milieu même des hordes formidables qui le protégeaient.</p> + +<p>Précédant de quelques pas le cheval du lieutenant, Fil-à-Beurre avait +entendu Vasseur détaillant à Fichet la marche à suivre. Aussitôt, se +portant de côté, il s'était laissé dépasser par le cheval et quand il +fut au côté du cavalier, il demanda, en observant la consigne:</p> + +<p>—Ainsi, citoyen Rameau, nous irons jusqu'à Saumur?</p> + +<p>—Oui, Barnabé; et, le fallût-il pour retrouver mon coquin, nous +redescendrons la rive gauche de la Loire jusqu'à Champtoceaux.</p> + +<p>—Ah! fit Barnabé avec une intonation joyeuse qui surprit +Vasseur.</p> + +<p>Puis, après une courte hésitation, et d'une voix qu'il s'efforçait +vainement de rendre indifférente, il reprit:</p> + +<p>—Alors nous passerons par Saint-Florent-le-Vieil?</p> + +<p>La main du lieutenant s'abattit aussitôt sur l'épaule du squelette +ambulant, qu'elle serra entre ces doigts crispés et, en même temps, +Vasseur articula ces paroles pleines de soupçon.</p> + +<p>—Malpeste! sais-tu, Barnabé, que tu m'as l'air de connaître ce +pays-là?</p> + +<p>—Sur mon honneur! je vous jure que je n'y ai jamais mis les +pieds, affirma Fil-à-Beurre, d'un ton de la sincérité duquel il n'y +avait pas à douter.</p> + +<p>—Alors, comment se fait-il que tu connaisses, entre Saumur et +Champtoceaux, ce village que tu appelles Saint-Florent-le-V...</p> + +<p>Au lieu d'achever le mot, Vasseur s'arrêta une seconde, puis, +brusquement, en homme surpris par un souvenir:</p> + +<p>—J'y suis! s'écria-t-il.</p> + +<p>Il venait de se rappeler le billet trouvé dans la doublure de la +veste que le Beau-François avait abandonnée en sa fuite, ce billet de +l'écriture de Doublet et que ce dernier, quand il pouvait sauver sa +tête, avait refusé de lui expliquer.</p> + +<p>Parmi les notes énigmatiques, ne se trouvait-il pas cette mention: +<i>S. F. le Vieil</i>? L'abréviation ne désignerait-elle pas le village +de Saint-Florent-le-Vieil?</p> + +<p>Et, persuadé qu'il avait deviné juste, Vasseur, sans penser qu'il +réfléchissait tout haut, se demanda:</p> + +<p>—Quelle anguille sous roche nous attend dans ce village?</p> + +<p>Ensuite, comme si la suite pouvait l'éclairer, il se répéta de +mémoire les mots suivants de l'écrit:</p> + +<p>—S. F. le Vieil.—La saute.—Doublet.—Le +Marcassin.—Sans sabots on...</p> + +<p>Nous l'avons dit, Vasseur, sans s'en douter, réfléchissait à mi-voix. +Fil-à-Beurre, qui marchait à sa botte, n'en avait pas perdu un mot.</p> + +<p>—Oh! oh! lâcha-t-il soudainement.</p> + +<p>Cet éclat de voix interrompit les réflexions du lieutenant.</p> + +<p>—Qu'as-tu, garçon? demanda-t-il.</p> + +<p>—Vous venez de prononcer Marcassin... Je ne sais pas si c'est +le mien, mais, moi aussi, je connais un Marcassin... Au fond, je ne le +connais que pour l'avoir vu et entendu une fois, sans que, lui, il ait +seulement aperçu le bout de mon nez; car je me tenais tapi, bien +immobile dans ma cache... Ah! oui, Marcassin! en voilà un qui est bien +nommé! Tout en poil gris et rude, cet homme; trapu, râblé, l'air féroce, +des mains énormes et velues! Un terrible athlète, je vous en réponds... +Il doit rudement en découdre.</p> + +<p>Vasseur avait laissé parler le squelette.</p> + +<p>—Où donc as-tu rencontré ce Marcassin? demanda-t-il quand +Barnabé se tut.</p> + +<p>Sans doute que Fil-à-Beurre s'était imprudemment laissé allé à ses +souvenirs, car, à la question, il eut l'hésitation de celui qui +s'aperçoit trop tard de sa faute. Il fit cette réponse vague:</p> + +<p>—Dans les environs d'Orléans.</p> + +<p>—Précise l'endroit, appuya Vasseur.</p> + +<p>Fil-à-Beurre garda le silence.</p> + +<p>—J'attends, dit le lieutenant d'une voix qui se montait.</p> + +<p>Le squelette prit tout à coup son parti et d'un ton plein de +repentir:</p> + +<p>—Tenez, dit-il, j'aime mieux vous avouer que j'ai à me faire un +reproche à votre égard.</p> + +<p>—Lequel, Barnabé? demanda Vasseur, désarmé par l'accent ému du +jeune homme.</p> + +<p>—J'aurais dû vous avouer un gros secret qui m'étouffe depuis +tantôt... vous savez, quand je suis revenu de l'exécution?</p> + +<p>—Lorsque tu étais si bouleversé d'avoir vu tomber vingt-trois +têtes?</p> + +<p>Fil-à-Beurre haussa les épaules.</p> + +<p>—Oh! après tout, c'étaient de si cruels coquins, qui avaient +tant commis d'atrocités, que je les ai vus mourir sans grande pitié... +</p> + +<p>Le squelette s'interrompit pour pousser un gros soupir, puis, tout +frémissant, il ajouta:</p> + +<p>—Sauf un pourtant!</p> + +<p>—Quel était ce condamné?</p> + +<p>—Je vous conterai cela à la couchée.</p> + +<p>—Mais, mon garçon, tu dois comprendre que je ne me soucie pas +d'être vu en plein jour sur la grand'route. Jusqu'à la bonne moitié du +voyage, mon intention est de chevaucher la nuit et, durant le jour, de +rester coi en quelque gîte sûr. Si donc, comme tu le dis, ton secret +t'étouffe, tu vas le garder sur la conscience jusqu'au point du jour, +moment de notre couchée... Mieux vaudrait te soulager tout de suite. +</p> + +<p>Et Vasseur, d'une voix rieuse, insista en disant:</p> + +<p>—Allons! lâche ton secret.</p> + +<p>—Mais, fit Barnabé, c'est que ce secret n'est pas le mien. +D'autres oreilles que les vôtres ne peuvent l'écouter.</p> + +<p>—Tu dis cela pour Lambert et Fichet?</p> + +<p>—Précisément.</p> + +<p>La curiosité talonnait trop le lieutenant pour qu'il ne lui sacrifiât +pas ses hommes. Il se retourna en selle et commanda:</p> + +<p>—Fichet, à cent pas en avant, pour éclairer la route. Toi, +Lambert, même distance en arrière pour t'assurer si nous ne sommes pas +suivis.</p> + +<p>Et quand ils furent seuls:</p> + +<p>—Là! fit Vasseur, à présent tu peux parler.</p> + +<p>—Le jour où vous m'avez engagé pour vous suivre, vous +rappelez-vous qu'après vous avoir demandé à quelle date il faudrait +partir, je me suis réjoui en apprenant que j'avais tout le temps devant +moi pour faire mes adieux?</p> + +<p>—Oui, et il me souvient que, comme je te plaisantais en +supposant que ces adieux s'adresseraient à tes amours, tu m'as parlé +d'un être bon, doux, auquel tu avais voué le dévouement... du chien pour +celui qui lui a donné la pâtée, alors qu'il crevait de faim... Ce sont +là tes expressions.</p> + +<p>Il y eut un accent indicible de reconnaissance dans la voix de +Fil-à-Beurre quand il répondit:</p> + +<p>—Oui, c'est ainsi que je suis dévoué à ma bonne Gervaise.</p> + +<p>À ce nom, une convulsion violente fit frissonner le lieutenant des +pieds à la tête. Et tant était grande son émotion qu'il lui fallut se +retenir au pommeau de la selle pour ne pas tomber de cheval lorsqu'il +entendit le squelette ajouter:</p> + +<p>—Gervaise qui, il y a deux jours encore habitait le village de +Mégin.</p> + +<p>Dans l'ombre de la nuit, Fil-à-Beurre n'avait pu s'apercevoir de la +pâleur livide du lieutenant ni de la violente émotion produite par le +nom de Gervaise.</p> + +<p>Sans se douter de rien, il commença son récit:</p> + +<p>—Comme je vous l'ai dit, j'ai toujours demandé mon pain de +chaque jour un peu à tous les métiers. Cette fois-là, j'avais eu la main +heureuse. Ma maigreur avait été exploitée dans une baraque de +saltimbanques. De foire en foire, on m'avait exhibé à l'admiration des +populations en me donnant pour un malheureux marin, resté seul sur un +radeau en pleine mer, pendant quarante-six jours, sans autre nourriture +que ses larmes. Par malheur, arriva l'hiver qui interrompit les fêtes +foraines. Plus de recettes. Le patron aurait bien voulu me garder +jusqu'au retour du printemps. Mais pour me garder, il eût fallu me +nourrir. Alors j'aurais engraissé... et j'aurais perdu de ma valeur. +</p> + +<p>—Va crever de faim jusqu'au printemps, me dit-il; tu auras +ainsi conservé ton prix et je te reprendrai.</p> + +<p>Et il me congédia après m'avoir réglé mon compte. Des plus maigres! +Trois écus! Il y ajouta une bonne grosse veste de ratine qui lui était +devenue trop courte et qui arriva, pour moi, comme marée en carême, vu +qu'elle était chaude et, ce jour-là, il faisait grand froid.</p> + +<p>Il était environ dix heures du soir; car c'était après avoir eu la +prévenance de me garnir d'un solide souper que le patron m'avait +congédié. J'aurais pu coucher là, mais je me souvins que, le lendemain, +c'était grand marché à Chartres. Peut-être y trouverais-je à m'employer. +Quinze lieues me séparaient de la ville, mais c'était un jeu pour mes +longues jambes et la nuit, dont les étoiles scintillaient de froid, +était des plus claires.</p> + +<p>Je marchais bon pas, tout chaudement heureux sous ma veste de +ratine... Et trois écus en poche!... Le premier consul n'était pas mon +cousin!</p> + +<p>Je venais de dépasser un village dont, à mon passage, l'horloge avait +tinté minuit et j'allais longer une meule de foin quand, soudainement, +je vis se dresser devant moi un colosse qui, par cette température +glaciale, était en manches de chemise.</p> + +<p>—Donne-moi ta veste, m'ordonna-t-il.</p> + +<p>—Moi, dans de pareilles occasions, je ne suis pas causeur et, +grâce à mes jambes, j'ai bien mis vite une distance entre moi et l'autre +que je laisse attendant toujours une réponse. Quant à résister, j'en +aurais eu l'envie qu'elle me serait aussitôt passée, rien qu'à la vue de +la solide carrure de mon emprunteur de veste.</p> + +<p>Sans doute qu'il devina mon projet de lui brûler la politesse en +détalant, car, sans autre phrase, il m'asséna sur la tête un coup d'un +gourdin énorme, qui me renversa sans connaissance.</p> + +<p>Fil-à-Beurre fut interrompu dans son récit par le lieutenant, qui +demanda vivement:</p> + +<p>—Tu ne saurais reconnaître cet homme?</p> + +<p>—Oh! que si! que si! Je n'ai vu mon gaillard qu'une +demi-minute, mais ça m'a suffi pour le reluquer... Que jamais je le +rencontre et je jure bien qu'il me rendra compte du coup de gourdin +qu'il m'a administré, de ma veste qu'il m'a volée ainsi que mes pauvres +trois écus qui étaient dans ma poche... Que je le trouve face à face, si +je ne lui bondis pas sur le casaquin, c'est que, ce jour-là, j'aurai un +ventre qui traînera par terre.</p> + +<p>Malgré tous ses efforts pour la contraindre, une impatiente curiosité +se trahissait dans la voix de Vasseur, quand il demanda:</p> + +<p>—Mais, Barnabé, je ne vois pas encore apparaître dans ton récit +cette personne que tu appelles Gervaise?</p> + +<p>—Attendez donc, attendez donc... Quand je revins à moi, j'étais +étendu sur des bottes de paille et j'avais la tête entourée de bandes de +linge qui m'aveuglaient. À ce moment, une douce petite voix disait:</p> + +<p>—Mais, ma bonne Annette, nous ne pouvons pourtant pas mettre +dehors ce pauvre garçon.</p> + +<p>—Bah! bah! répondit l'organe grognon de celle qui venait d'être +nommée Annette, quand ils ne tuent point, les coups à la tête ne sont +pas dangereux. Après qu'il aura dormi jusqu'à ce soir, notre grand +diable, avec une bonne soupe dans le ventre, s'en ira trottant comme un +cerf.</p> + +<p>—Non, il faut le garder quelques jours. Il a besoin de se +remettre. Regarde donc comme il est délabré, insista la voix jeune et +douce.</p> + +<p>À ces derniers mots, Annette répliqua en riant:</p> + +<p>—Oh! oh! si, pour le renvoyer, vous attendez qu'il se soit +remplumé, il sera encore ici au jugement dernier.</p> + +<p>—Rien que deux jours.</p> + +<p>—Oui, mais si votre père arrivait? Vous savez combien de fois +il m'a sévèrement recommandé de ne jamais laisser pénétrer personne dans +la maison.</p> + +<p>—Papa est parti il y a huit jours, et il s'écoule un mois entre +chacune de ses visites.</p> + +<p>Après son excuse donnée, la petite voix revint à l'assaut en disant: +</p> + +<p>—C'est convenu, n'est-ce pas; nous garderons deux jours notre +blessé?</p> + +<p>—Gervaise! Gervaise! vous me faites commettre une imprudence, +prononça Annette d'un ton qui cédait.</p> + +<p>Il y eut un petit cri joyeux de Gervaise triomphante; puis, vivement, +elle reprit:</p> + +<p>—Renouvelle-lui son pansement. Moi, je descends pour surveiller +la soupe qui lui rendra ses forces.</p> + +<p>Et je l'entendis qui s'éloignait.</p> + +<p>Alors je crus bon de donner signe de vie. Comme Annette avait fini de +me retirer la bande de toile, je poussai un soupir et j'ouvris les yeux. +</p> + +<p>—Ah! ah! fit-elle, voilà donc que vous revenez à vous, mon beau +merle?... Pardieu, je puis me vanter d'avoir fait ce matin une jolie +trouvaille.</p> + +<p>C'était une brave et digne femme, cette Annette, malgré son air +bourru. Elle m'apprit qu'au point du du jour, en allant chercher son +beurre et son lait à une ferme un peu distante du village, elle m'avait +trouvé étendu raide, dépouillé, à demi gelé, la tête ensanglantée. Par +bonheur, le froid, en saisissant ma plaie, avait empêché la perte de +sang. Aussitôt, elle était venue pour donner la nouvelle à Gervaise, et +les deux femmes, dans leur premier élan de pitié, m'avaient, en +réunissant leurs efforts, emporté dans la maison qui les abritait.</p> + +<p>Après avoir achevé de me panser, elle reprit:</p> + +<p>—Moi, j'étais d'avis de vous renvoyer tout de suite; mais on a +obtenu de ma faiblesse que vous resteriez ici deux jours à vous reposer +et à vous rabibocher un peu le torse. Vous allez commencer par m'avaler +une soupe. Attendez, je reviens.</p> + +<p>Trois minutes après, elle reparut avec une énorme écuelle de soupe +fumante.</p> + +<p>—On ne perd pas son temps à vous nourrir! dit-elle en riant, +après avoir constaté la voracité avec laquelle j'avais engouffré la +soupe.</p> + +<p>Puis, comme je la remerciais, elle reprit:</p> + +<p>—Le meilleur moyen, mon garçon, de me prouver votre +reconnaissance, c'est de rester bien tranquillement enfermé dans ce +commun à fourrages, sans vous montrer, sans sortir.</p> + +<p>Ensuite, avec une intonation qui pesait sur les mots pour bien +appeler mon attention, elle articula lentement:</p> + +<p>—Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que ça ne se +présentera pas; mais si, par hasard, quelqu'un arrivait dans la maison, +ne bougez pas plus qu'une souche, car vous feriez avoir bien de la peine +à deux pauvres femmes qui ont eu pitié de vous.</p> + +<p>Là-dessus, elle partit après avoir ajouté:</p> + +<p>—Faites un bon somme, ça vous tuera le temps jusqu'à l'heure de +vous regarnir la panse.</p> + +<p>J'avais l'estomac plein. J'étais mollement étendu dans un creux de +bottes de paille qui me tenaient chaud; j'obéis au conseil d'Annette en +m'endormant profondément.</p> + +<p>Quand je me réveillai, la nuit était venue et l'obscurité régnait +dans mon réduit.</p> + +<p>Seulement, au milieu de l'ombre, se détachait devant moi une raie +lumineuse dont je m'expliquai bien vite la cause. La chambre voisine +était éclairée et, par une lézarde de la cloison en pisé, filtrait la +lueur que je voyais. La curiosité me poussa à connaître cette Gervaise +dont j'avais seulement entendu la voix. Bien doucement, je m'approchai +de la fente et j'y appliquai un œil.</p> + +<p>Ah! la belle et ravissante jeune fille que j'aperçus! Un ange à +adorer à genoux!</p> + +<p>Elle était en train de filer devant une vaste cheminée où, pendue à +la crémaillère, chantait une marmite dont, en ce moment, Annette remuait +le contenu avec une cuillère en bois.</p> + +<p>—Ça embaume! disait la vieille servante. Je crois, Gervaise, +que votre protégé s'en lèchera les babines jusqu'aux oreilles! Ah! si +vous l'aviez vu, ce matin, absorber sa soupe! Ce n'est pas un homme, +c'est un puits!</p> + +<p>Tout à coup, le roulement d'une voiture se fit entendre au loin. À ce +bruit, les deux femmes se relevèrent effarées.</p> + +<p>—C'est votre père!... Pourvu qu'il ne découvre pas cette grande +asperge de malheur! bégaya Annette avec terreur.</p> + +<p>Sans être grand clerc, je devinai que la grande asperge c'était moi. +</p> + +<p>Le roulement de la voiture, qui s'était rapidement rapproché, cessa +devant la porte.</p> + +<p>Sans doute que les deux femmes, afin d'éviter une surprise, avaient +la consigne de n'ouvrir à aucun bruit du dehors, car elles restèrent +immobiles, attendant que celui qui arrivait eût ouvert, du dehors, avec +une clef dont il était porteur.</p> + +<p>Alors entra un homme dont la figure, à la vue de Gervaise, s'éclaira +de la plus pure joie. La jeune fille se jeta dans ses bras et, pendant +deux grosses minutes, il l'embrassa avec de petits frémissements de +bonheur... Ah! il aimait rudement sa fille, ce bonhomme-là!</p> + +<p>Quand Fil-à-Beurre avait prononcé ses derniers mots, sa voix s'était +si douloureusement altérée, que Vasseur lui demanda aussitôt:</p> + +<p>—Qu'as-tu donc, Barnabé?</p> + +<p>—C'est que je compare toujours cette scène, toute pleine de +tendresse, avec celle où, pour la seconde fois, j'ai revu cet homme. +</p> + +<p>—Ah! tu l'as revu?</p> + +<p>—Oui, aujourd'hui même, quand je suis allé à l'exécution.</p> + +<p>—Tu l'as rencontré dans la foule?</p> + +<p>—Non! fit le squelette d'un ton navré.</p> + +<p>—Où donc alors?</p> + +<p>—Je l'ai revu sur l'échafaud, se débattant sous la main du +bourreau, alors que, le dernier de tous, il allait être exécuté.</p> + +<p>Vasseur eut sans doute besoin de veiller sur son intonation, car il +prit un temps avant de lâcher un «Ah! vraiment!» dont l'accent de +surprise, malgré son effort, sonna des plus faux.</p> + +<p>Fil-à-Beurre avait continué:</p> + +<p>—Oui. Quand tous les autres étaient morts avec une intrépidité +farouche, lui résista, criant, pleurant, prononçant des paroles +désespérées, une sorte d'appel qui demandait la vie.</p> + +<p>Et, après une hésitation:</p> + +<p>—Je crois même, reprit le squelette, qu'il prononçait votre +nom.</p> + +<p>—Mon nom? répéta le lieutenant qui, comme précédemment, +simulait l'étonnement.</p> + +<p>—Oui, il parlait de sa vie sauve promise par vous s'il +avouait... C'est là, du moins, ce que j'ai cru comprendre, car sa voix +était en partie couverte par les cris de la foule qui, furieuse de sa +lâcheté, hurlait: Mort à Doublet!</p> + +<p>—C'était donc l'aubergiste de Chartres?</p> + +<p>—Lui-même.</p> + +<p>Pendant cinq minutes, les deux hommes cheminèrent en silence. +Était-ce que chacun d'eux avait besoin de se remettre de son émotion? +S'il en était ainsi du lieutenant, son compagnon n'aurait pu s'en +douter, car Vasseur reprit d'une voix sèche et railleuse:</p> + +<p>—Alors ta Gervaise était donc la fille d'un des principaux +Chauffeurs?... Qui sait même si elle ne faisait pas partie de la bande? +</p> + +<p>—Oh! lieutenant, ne dites pas cela, s'écria Fil-à-Beurre avec +un sanglot douloureux.</p> + +<p>—Qui me prouvera le contraire?</p> + +<p>—Écoutez la fin de mon récit, je vous en prie.</p> + +<p>—Soit! je le veux bien, dit Vasseur trop vivement pour qu'un +autre, plus observateur ou moins ému que le squelette, n'eût pas deviné +que ce n'était point par unique complaisance que le lieutenant allait +prêter l'oreille.</p> + +<p>Fil-à-Beurre poursuivit:</p> + +<p>—Le père s'arrêta d'embrasser sa fille en entendant dire par +Annette, qui s'apprêtait à sortir:</p> + +<p>—Je vais mettre le cheval à l'écurie, n'est-ce pas, notre +maître?</p> + +<p>—Non, non, fit-il vivement, je ne coucherai pas au logis ce +soir. Je passais à deux lieues d'ici. Je n'ai pu résister au désir de +venir embrasser Gervaise. Le temps de manger un morceau et je repars. +Veille plutôt sur la marmite, ma brave Annette.</p> + +<p>—Et moi, je vais mettre le couvert, dit Gervaise.</p> + +<p>Tout en s'occupant de cette tâche, la jeune fille causait avec son +père, qui se chauffait, assis devant la cheminée. Par la crevasse de la +muraille, ses paroles m'arrivaient bien distinctes.</p> + +<p>—Quand donc, disait-elle, aurai-je un père qui ne sera plus +toujours par monts et par vaux?</p> + +<p>—Ah! dame! fillette, c'est mon commerce qui veut cela. Les +chevaux que je vends à la République, pour ses armées, ne sont pas tous +parqués dans une lieue carrée. Il me faut aller les acheter à droite, à +gauche, à l'autre bout de la France, au diable.</p> + +<p>Puis en se frottant les mains:</p> + +<p>—Mais, sois tranquille, mignonne, aux grandes fatigues les gros +profits. Avant peu, mon sac sera assez rond pour que je me repose. Alors +nous irons nous établir dans un autre pays.</p> + +<p>—Pourquoi ne resterions-nous pas dans celui-ci?</p> + +<p>—Heu! heu! lâcha le père, qui me sembla un peu troublé par la +question. D'abord, il y a plus beau pays que le Beauce; et puis, +ailleurs, nous n'aurons rien à craindre de ces bandes de gredins qui +pillent la contrée. Quand je suis en route je ne vis pas, tant j'ai peur +que les misérables ne s'attaquent à cette maison.</p> + +<p>Alors s'adressant à Annette:</p> + +<p>—Aussi, ma vieille, défense absolue d'ouvrir à tout vagabond +qui viendrait te demander l'hospitalité d'une nuit. C'est la manière +dont les espions des misérables procèdent pour étudier les lieux avant +de les piller.</p> + +<p>—Oh! n'ayez pas peur, notre maître. Aucun d'eux n'est entré et +n'entrera ici, répliqua la servante.</p> + +<p>Et, pour détourner la conversation de ce sujet, elle s'empressa de +décrocher la marmite en s'écriant:</p> + +<p>—Là! c'est prêt. Vite à table.</p> + +<p>Le père quitta le devant de l'âtre en disant:</p> + +<p>—Bon! Pendant que tu empliras les assiettes, je vais aller +chercher une botte de foin pour mon cheval.</p> + +<p>—Restez donc. J'irai tout à l'heure, proposa Annette, prise de +peur à la pensée que, si je dormais, il allait me découvrir.</p> + +<p>—Non, non, dit-il, fais les portions. Je serai revenu avant que +tu aies fini.</p> + +<p>Je l'entendis qui arrivait par le couloir séparant la maison en deux. +</p> + +<p>En une seconde je fus enseveli sous dix bottes promptement rejetées +sur moi. Je me tins plus immobile qu'un mort, retenant ma respiration. +</p> + +<p>Annette avait eu tort de s'alarmer, car le danger... si danger il y +avait... était des plus minimes, puisque le père venait sans avoir pris +de lumière.</p> + +<p>Bientôt il entra. En pleine obscurité, il n'avait qu'à étendre la +main pour prendre une botte à tâtons, puis à s'en aller.</p> + +<p>Au lieu de cela, il demeura immobile dans un coin, où je me rappelais +avoir vu, dans la journée, un tonneau d'avoine. En même temps qu'il +poussait un «hem!» étouffé, qui trahissait un effort de sa part, je crus +ouïr un roulement sourd. Ensuite résonna, bien faiblement pourtant, +comme un bruit de monnaie; puis un autre «hem!» et un nouveau roulement, +auquel succéda un frôlement de souliers sur le sol, comme si le père +s'occupait à faire disparaître une trace. Après quoi, il prit la botte +de fourrage la plus proche et s'en alla.</p> + +<p>Tout cela n'avait pas duré la dixième partie du temps que j'ai mis à +vous le conter.</p> + +<p>Sitôt qu'il avait été parti, j'avais replacé l'œil à la lézarde +de la cloison. Je le vis reparaître et se mettre à table en disant:</p> + +<p>—Ma botte est dans la voiture. C'est un en-cas. Il m'arrive +souvent d'être obligé de m'arrêter, la nuit, dans de si pauvres endroits +que mon cheval se voit devant un râtelier vide.</p> + +<p>Pour moi, la botte de fourrage n'était qu'un prétexte dont il s'était +servi afin de venir se livrer à la mystérieuse occupation que j'avais +entendue.</p> + +<p>Une demi-heure plus tard, il partit après avoir soupé.</p> + +<p>Quand Annette m'apporta ma part du repas, elle me trouva étendu tout +de mon long.</p> + +<p>—Est-ce que vous avez toujours dormi? me demanda-t-elle.</p> + +<p>—C'est le bruit de vos pas qui vient de m'éveiller.</p> + +<p>Je vis ses lèvres se remuer. À coup sûr, elle se réjouissait du +danger évité, heureuse chance qu'elle devait attribuer à ce que le +maître n'avait pas pris de lumière.</p> + +<p>Je dormis toute la nuit, mais la curiosité me fit ouvrir l'œil +au point du jour.</p> + +<p>—Qu'est-il venu faire? me demandais-je, debout devant le +tonneau d'avoine, examinant sur le sol des traces, imparfaitement +effacées, qui prouvaient qu'on l'avait déplacé.</p> + +<p>À mon tour, je changeai le tonneau de place.</p> + +<p>À l'endroit qu'il recouvrait m'apparut, enfoui dans la terre, +l'orifice d'un de ces énormes pots de grès dont il est fait usage pour +conserver les salaisons.</p> + +<p>Et ce monstrueux pot était à peu près plein de beaux louis d'or.</p> + +<p>Le père de Gervaise avait grandement raison quand il avait dit à sa +fille que son sac commençait à s'arrondir, car il y avait dans ce pot +une bien grosse somme. Elle était fort simple, sa cachette, et même si +facile à trouver, qu'elle était introuvable. On aurait bouleversé la +maison sans avoir l'idée de changer de place ce tonneau d'avoine.</p> + +<p>Je le replaçai sur le pot d'or et tout fut dit.</p> + +<p>Deux jours après, mon crâne était guéri et je me sentais valide. +Gervaise me congédia avec une bonne grosse miche de pain et une gentille +pièce de quinze sols.</p> + +<p>Quand j'arrivai à Chartres, où je n'avais pas mis le pied depuis six +mois, les habitants, tout joyeux, n'y parlaient que de vous, mon +lieutenant. Vous veniez de vous attaquer aux Chauffeurs dont une bonne +partie était sous les verrous. Le reste allait suivre. Enfin, le pays +était à la veille d'être délivré des brigands dont la frayeur générale +avait assuré trop longtemps l'impunité.</p> + +<p>Aussitôt l'envie me vint d'aller bien vite porter ces bonnes +nouvelles à Gervaise et Annette, que la crainte tenait, pour ainsi dire, +prisonnières en leur maisonnette. Je repris donc à la hâte la route du +village de Mégin.</p> + +<p>Que vous dirai-je? Un minime emploi que je trouvai dans une ferme de +Mégin me permit de rester dans le voisinage des deux femmes, auxquelles +je rendais tous les petits services en mon pouvoir. Ah! les bonnes +heures que j'ai passées près de Gervaise, qui, le soir, avait entrepris +de m'apprendre à lire!</p> + +<p>Deux mois s'écoulèrent ainsi. Alors, Gervaise devint inquiète. Les +plus longues absences de son père n'avaient jamais duré plus de quatre +semaines. Pas de nouvelles! Qu'était-il devenu?</p> + +<p>Une quinzaine se passa encore, et Gervaise ne vécut plus que dans +l'angoisse.</p> + +<p>Quand le père était parti, il tenait la direction d'Orléans. Il +s'agissait de retrouver sa piste. Je partis donc pour Orléans où je +m'inquiétai dans toutes les auberges du citoyen Grangé, le gros +maquignon, voyageant dans sa carriole attelée d'un cheval blanc.</p> + +<p>À ma grande surprise, partout, dans Orléans où, suivant Gervaise, son +père avait dû aller maintes et maintes fois, le maquignon Grangé était +inconnu.</p> + +<p>Après Orléans, je visitai Chateldun, dont le père avait souvent aussi +parlé à sa fille. Même résultat. Jamais un hôtelier n'avait reçu de +citoyen Grangé.</p> + +<p>Je continuai ma tournée par Chartres où je repris ma recherche +d'auberge en auberge. Ce fut ainsi que je me présentai au +<i>Bon-Repos</i>, le jour où vous vous y trouviez. L'aubergiste Doublet +était arrêté depuis six semaines et, pour la vingtième fois, on +fouillait sa maison à la recherche de la cachette où ce gueux, qui était +le principal recéleur et le banquier de la bande d'Orgères, pouvait +avoir renfermé ses écus. À ce moment, les chercheurs, en se rappelant +que Doublet, chaque mois, faisait une absence de quelques jours, étaient +d'avis que l'aubergiste devait aller à Paris porter son argent. L'idée +me vint que ce pouvait être moins loin et que, peut-être, était-ce dans +les environs de Chartres. Ce fut pourquoi je donnai le conseil de s'en +rapporter à l'instinct du cheval en le laissant marcher bride sur cou... +Le lendemain, l'animal était mort!... C'était aussi un cheval blanc, +comme celui du maquignon Grangé... Hélas! pouvais-je me douter que +Doublet et Grangé n'étaient qu'un même individu?</p> + +<p>C'est alors que vous m'avez proposé d'être de l'expédition qui vient +de nous mettre en route. Je ne devais pas être toujours à la charge des +deux femmes. J'acceptai donc d'autant plus volontiers que ce jour de +l'exécution, que vous me fixiez pour le départ, était, vu les lenteurs +du procès, à une longue date. J'avais l'espoir qu'à cette époque le père +de Gervaise serait de retour.</p> + +<p>Je retournai donc près de la jeune fille...</p> + +<p>Cette nouvelle partie du récit de Fil-à-Beurre avait été écoutée par +Vasseur sans mot dire. À ce moment, il interrompit en disant d'une voix +moqueuse:</p> + +<p>—Tu as beau t'en défendre, Barnabé, tu étais et tu es amoureux +de Gervaise.</p> + +<p>Et dans ces mots, sous la moquerie du lieutenant, perçait une sorte +d'aigreur.</p> + +<p>Mais Fil-à-Beurre secoua la tête:</p> + +<p>—Non, non, fit-il gravement, n'en croyez rien. Je vous l'ai dit +et je vous le jure, rien que le dévouement du chien!... Est-ce que je ne +me rends pas compte de mon individu ridicule?... Non, non, les belles +filles comme Gervaise ne sont pas pour des grotesques de ma sorte... Et +puis, s'il faut tout vous dire...</p> + +<p>Au lieu d'achever sa phrase, Fil-à-Beurre s'arrêta tout net.</p> + +<p>—Et puis? répéta vivement Vasseur en le voyant hésiter.</p> + +<p>—Et puis, reprit Barnabé lentement, je crois bien que Gervaise +a un amoureux.</p> + +<p>Il y eut presque une explosion de joie dans la façon dont le +lieutenant s'écria:</p> + +<p>—Ah! tu crois qu'elle aime quelqu'un!!!</p> + +<p>—Non, non, permettez, je ne dis pas cela. Je n'affirme pas que +Gervaise aime quelqu'un. Je dis qu'elle est aimée par quelqu'un... ce +qui n'est pas exactement la même chose.</p> + +<p>—Et tu le connais? appuya Vasseur, dont l'accent, de joyeux, +était brusquement devenu inquiet.</p> + +<p>—Non, mais je pourrais dire comment il vient rendre visite à la +jeune fille.</p> + +<p>—Bah! et comment cela?</p> + +<p>—À cheval.</p> + +<p>Et, en riant, Fil-à-Beurre ajouta:</p> + +<p>—Je vous garantis même que cet amoureux a le cœur +fièrement pincé.</p> + +<p>—Qui te le fait croire?</p> + +<p>—L'ardente impatience qu'il met à accourir au village de Mégin. +Plusieurs fois, j'ai découvert derrière la maison, où il l'attache, les +piétinements de son cheval et, toujours, sur le sol foulé, j'ai aperçu +des gouttelettes de sang. J'en ai conclu que la monture était surmenée à +grands coups d'éperon.</p> + +<p>—Et c'est à ces traces d'un cheval derrière la maison que tu +t'es mis en tête que Gervaise avait un amoureux? ricana Vasseur.</p> + +<p>—Oh! oh! fit le squelette, il n'y a pas que cela!</p> + +<p>—Quoi donc encore?</p> + +<p>—À mesure que le temps s'écoulait, sans que son père revînt, +Gervaise aurait dû être de plus en plus inquiète, n'est-ce pas? Eh bien, +pas du tout! À l'angoisse du premier mois avait succédé chez la jeune +fille une sorte de calme. Elle parlait souvent encore de son père, mais +sans cette terrible appréhension du début.</p> + +<p>—D'où tu as conclu?</p> + +<p>—Que le cavalier devait avoir rassuré la jeune fille, qu'il lui +avait donné un motif de cette absence prolongée, qu'il lui avait fait +entrevoir un prochain retour et même qu'il s'était fait fort de lui +ramener bientôt son père.</p> + +<p>Pris d'un frisson au souvenir de ce père qu'il avait vu dans la +journée se débattant sur l'échafaud, Fil-à-Beurre ajouta:</p> + +<p>—Lui ramener son père! À coup sûr, cet amoureux devait se +leurrer d'espérance et ignorer la vérité sinistre... Car nul homme ne +pouvait arracher le père au bourreau.</p> + +<p>Muet, pâle, frissonnant aussi sur sa selle, le lieutenant se +souvenait de la scène où, sur le chemin de l'échafaud, il avait offert +la vie à Doublet contre des révélations. Ce rôle de l'homme arrachant sa +proie au bourreau, il avait inutilement tenté de le jouer.</p> + +<p>Pendant quelques minutes, un silence se fit entre les deux hommes, +absorbés en leurs tristes pensées.</p> + +<p>Puis, d'un ton de pitié, le squelette soupira:</p> + +<p>—Pauvre garçon!</p> + +<p>—Est-ce que tu plains Doublet? demanda Vasseur.</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas à lui que je pense.</p> + +<p>—À qui donc?</p> + +<p>—À l'amoureux.</p> + +<p>D'une voix attendrie, Fil-à-Beurre continua lentement:</p> + +<p>—Oui, pauvre garçon! car il a dû éprouver un rude +crève-cœur.</p> + +<p>—En apprenant qu'il aimait la fille d'un coquin? avança le +lieutenant d'un ton trop brutal pour être sincère.</p> + +<p>—Non, fit le squelette avec enthousiasme. Gervaise est de ces +femmes inspirant un amour qui résiste à tout... Le désespoir dont je +parle a un tout autre motif.</p> + +<p>—Dis-le.</p> + +<p>—Je songe à l'horrible douleur qu'il a ressentie, le +malheureux, si, hier ou aujourd'hui, il est allé pour voir Gervaise, en +trouvant la maison déserte.</p> + +<p>Le squelette fit encore quelques pas, puis prononça lentement:</p> + +<p>—Je voudrais bien le connaître.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Pour lui apprendre où il pourrait retrouver Gervaise.</p> + +<p>Un cri d'une immense joie s'échappa de la poitrine de Vasseur qui, +tout pantelant de bonheur, s'écria:</p> + +<p>—Tu sais où est Gervaise!!!</p> + +<p>Et, se penchant sur sa selle, il saisit la tête de Barnabé, qu'il se +mit à embrasser frénétiquement.</p> + +<p>Fil-à-Beurre n'était pas encore revenu de la surprise causée par +l'embrassade et les paroles de Vasseur, quand celui-ci se redressa +vivement sur sa selle.</p> + +<p>—Chut! chut! fit-il, on vient à nous.</p> + +<p>En effet, devant eux, sur la route, s'entendait le trot d'un cheval +qui s'approchait.</p> + +<p>À cette époque où, dans bon nombre de départements, le peu de sûreté +des communications exposait les voyageurs à se faire assassiner ou, tout +au moins, à se faire détrousser, chacun pourvoyait à sa sûreté en se +munissant d'armes.</p> + +<p>Il n'y avait donc rien d'extraordinaire à ce que, tout déguisés en +campagnards qu'ils étaient, Vasseur et ses hommes fussent armés. Chacun +avait une carabine accrochée à l'arçon de sa selle dont les fontes +étaient garnies de pistolets. Ce luxe d'armes à feu avait, au départ, +fait faire la grimace à Fichet qui, grand sabreur devant l'Éternel, +aurait vingt fois mieux aimé sentir sa lame lui pendre au côté. Bon +tireur pourtant, il n'en méprisait pas moins la poudre et les balles. +</p> + +<p>—Que les armes à feu, disait-il, c'est de la superfluité +incombante, qu'elle peut rater son homme. Tandis que le sabre, votre +émule qu'il a beau dire non, il faut qu'il l'accepte dans le corps.</p> + +<p>Donc, au bruit du cheval, le lieutenant avait mis le pistolet au +poing. Pendant l'attente de celui qui arrivait dans l'ombre, une pensée +lui vint.</p> + +<p>—À propos, j'y songe! Tu n'es pas armé, mon brave Barnabé. +Sais-tu jouer des armes à feu? demanda-t-il.</p> + +<p>—Couci, couça? À soixante pas, si je vise mon homme à +l'œil, j'attrape le sourcil, avoua Barnabé.</p> + +<p>—Bigre! Alors tu es modeste avec ton couci, couça! dit gaiement +Vasseur.</p> + +<p>Puis, tout aussitôt il cria:</p> + +<p>—Qui vive!</p> + +<p>Le bruit du cheval cessa brusquement et, dans l'obscurité, une voix +annonça:</p> + +<p>—Fichet, pour votre délectance.</p> + +<p>—Bon! fit le lieutenant, que le langage de son soldat trouvait +toujours impassible. Approche, mon brave, et dis-nous ce qui te fait +revenir.</p> + +<p>—Que le jour il ne va pas tarder à nous éclaircir. Alors que +nous devrons nous hospitaliser en nous tenant motus jusqu'à la nuit +subséquente; j'ai entrepercé, à mille pas de céans, une auberge qu'elle +ferait notre commodité, annonça Fichet.</p> + +<p>Ce qu'il fallait à Vasseur, c'était quelque refuge modeste, par cela +peu fréquenté, où il pût faire sa pause du jour sans trop de regards +curieux.</p> + +<p>—Ton auberge est-elle vaste? appuya-t-il.</p> + +<p>—Un trou qu'il crèverait avec plus de quatre voyageurs... Juste +de quoi que nous y logerions.</p> + +<p>—Alors, s'il a déjà du monde, l'aubergiste va nous refuser sa +porte, faute de place.</p> + +<p>—Je n'en ai pas la suspicion.</p> + +<p>—Parce que?</p> + +<p>—Vu l'occurrence que la cassine elle a la certitude d'être +vide. Tout à l'heure, quand je la remarquais lointainement, j'en ai vu +se retirer deux hommes à cheval et une voiture couverte qu'ils s'en +allaient.</p> + +<p>—Voici des voyageurs bien pressés d'arriver à leur destination +pour partir ainsi avant le jour, pensa Vasseur.</p> + +<p>—Que nous serons là en salubrité, insista Fichet qui, à coup +sûr, voulait dire que l'auberge en question leur offrirait toute +sécurité.</p> + +<p>Cet arrêt dans la marche avait permis à Lambert, qui chevauchait en +arrière-garde, de rejoindre le groupe.</p> + +<p>—Eh bien, vieux, tu n'as pas remarqué que nous soyons suivis? +demanda Vasseur à l'arrivant.</p> + +<p>Lambert haussa les épaules en homme indécis et, avec une moue, +répondit:</p> + +<p>—Je ne saurais dire ni oui ni non.</p> + +<p>—Explique-toi.</p> + +<p>—C'est-à-dire que, depuis une heure, sans voir personne sur la +route, je n'ai cessé d'entendre un bruit sur ma droite, comme si +quelqu'un me suivait derrière les taillis qui bordent les revers de la +chaussée.</p> + +<p>Sans mot dire, Fil-à-Beurre avait écouté l'un et l'autre rapport des +soldats. À la dernière phrase de Lambert, il souffla vite au lieutenant: +</p> + +<p>—Ne m'attendez pas. Je vous rejoindrai à l'auberge.</p> + +<p>Aussitôt, pliant sa longue taille jusqu'à ce que ses mains +touchassent terre, il disparut avec l'agilité d'un chat, dans le fourré +qu'avait désigné Lambert.</p> + +<p>—Voilà un talent que je ne lui connaissais pas encore, pensa le +lieutenant, émerveillé par cette véritable course à quatre pattes.</p> + +<p>Puis il regarda le ciel dont les étoiles, en devenant moins +scintillantes, annonçaient la prochaine arrivée du jour.</p> + +<p>—Allons! Fichet, conduis-nous à ton auberge, dit-il.</p> + +<p>En mettant pied à terre devant l'auberge, véritable cassine, comme +l'avait annoncé Fichet, Vasseur dut frapper longtemps à la porte. Enfin, +au premier étage, par l'entre-bâillement d'un volet, se fit entendre +l'organe rêche d'une femme qui débita:</p> + +<p>—Est-il possible de faire quitter le lit au pauvre monde +d'aussi bonne heure!</p> + +<p>Le principal pour le lieutenant était, d'abord, de se faire ouvrir. +Il parlementa en avançant un mensonge.</p> + +<p>—Histoire d'avaler un morceau sur le pouce et nous repartons, +ma bonne citoyenne.</p> + +<p>—Bien vrai? fit la femme.</p> + +<p>—Juste le temps de dépenser deux écus, promit le lieutenant +avec l'espoir que la cupidité de l'hôtesse triompherait de son mauvais +vouloir.</p> + +<p>La ruse était bonne. On entendit un pas lourd descendre l'escalier +et, bientôt, la porte fut ouverte par une horrible harpie, tenant une +chandelle à la main. Elle accueillit les arrivants par un long +bâillement, et grogna:</p> + +<p>—Que le diable vous emporte, je dormais si bien!</p> + +<p>Le premier regard de Vasseur fut pour le costume de cette femme.</p> + +<p>—Si elle était vraiment au lit, elle n'a pas eu le temps de +s'habiller aussi complètement... Donc elle ment, pensa-t-il.</p> + +<p>Puis, des vêtements, son regard se reporta au visage de la harpie et, +en pensant à ce quart d'heure qu'elle leur accordait, il se dit encore: +</p> + +<p>—Loin de s'éveiller, cette créature tombe de sommeil, et elle a +hâte d'aller dormir... À quoi a-t-elle employé sa nuit?</p> + +<p>Pendant que les hommes attachaient les chevaux aux anneaux scellés +dans la façade de l'auberge, le lieutenant avait pénétré dans la +salle-cuisine, en demandant:</p> + +<p>—Qu'avez-vous à nous servir, la mère?</p> + +<p>—Pas grand'chose. Du pain et un reste de fromage.</p> + +<p>—Peste! Il paraît que les voyageurs qui ont passé avant nous +ont vidé le garde-manger!</p> + +<p>—Les voyageurs! répéta la vieille en geignant, voilà plus de +quinze jours que je n'ai vu entrer ici un voyageur.</p> + +<p>Cette réponse rimait mal avec le rapport de Fichet qui, un quart +d'heure auparavant, avait vu deux cavaliers et une voiture sortir de la +maison.</p> + +<p>—Ah! il va mal, le commerce, allez, citoyen, continua la +sorcière. Pas de voyageurs. Aussi a-t-on grassement le temps de dormir, +comme je le faisais depuis hier soir.</p> + +<p>—Le fait est que nous avons eu de la peine à vous faire ouvrir, +répliqua Vasseur, laissant la vieille s'enferrer dans son mensonge.</p> + +<p>—Ouais! fit-elle aigrement; avec ça qu'on ne regarde pas à deux +fois avant d'ouvrir en pleine nuit quand on est une pauvre femme seule à +la maison.</p> + +<p>—Vous habitez seule votre auberge?</p> + +<p>—Oui. Pas un homme pour me défendre.</p> + +<p>Vasseur tendit le doigt vers le manteau de la cheminée, en disant: +</p> + +<p>—Alors à qui donc appartient ce fusil que je vois accroché +là-bas?</p> + +<p>La vieille eut un petit mordillement des lèvres, puis, sa voix se +faisant doucereuse:</p> + +<p>—Mais, dit-elle, c'est le fusil de mon mari, citoyen.</p> + +<p>Ce disant, la mégère, dont le visage se fit méfiant, toisa Vasseur +des pieds à la tête d'un regard rapide, qui semblait se demander si ce +costume de campagnard était bien le vêtement habituel de ce voyageur +tant questionneur.</p> + +<p>Cependant, le lieutenant avait continué:</p> + +<p>—À la propreté et au luisant de l'arme, il est facile de +reconnaître qu'elle reçoit les soins journaliers de votre mari.</p> + +<p>Puis, brusquement:</p> + +<p>—Mais, alors, reprit-il, puisque vous avez un mari, vous +n'habitez pas seule ici; pourquoi n'est-il pas descendu nous ouvrir? +Vous laisser sortir du lit à sa place, ce n'est vraiment pas galant de +sa part...</p> + +<p>—Si je vous ai dit que j'étais seule, c'est parce que, depuis +deux jours, mon homme est parti au Mans pour vendre notre dernière +vache... L'auberge va si mal! répondit la vieille sans se démonter.</p> + +<p>À ce moment entra Lambert qui, sans plus de mémoire qu'un sansonnet, +demanda:</p> + +<p>—Est-ce que nous allons laisser les chevaux dehors, mon +lieutenant?</p> + +<p>Si promptement qu'elle l'eût maîtrisée, Vasseur surprit l'expression +de crainte que le mot «lieutenant» avait fait passer sur le visage de la +femme.</p> + +<p>Après la bévue imprudente commise par Lambert, dont la mine penaude +implorait son pardon, le lieutenant comprit que mieux valait laisser +aller les choses. Aussi, feignant de n'avoir pas entendu le mot +malencontreux qui avait donné l'éveil à la vieille, il répondit:</p> + +<p>—Sans doute qu'il faut laisser les chevaux dehors. Pour un +quart d'heure que nous avons à rester ici, ne veux-tu pas les mettre à +l'écurie?</p> + +<p>Mais un changement s'était subitement opéré dans l'humeur de la +femme. D'acariâtre qu'elle était, elle était devenue tout miel.</p> + +<p>—Pour un quart d'heure? répéta-t-elle en souriant. Pourquoi, +citoyen, resteriez-vous si peu de temps? Mon auberge en vaut bien une +autre.</p> + +<p>—Dame! ma brave femme, fit Vasseur, nous voulons vous laisser +reprendre votre somme que nous avons interrompu.</p> + +<p>—Bah! bah! lâcha-t-elle gaiement, qu'aurait-il encore duré, mon +somme repris? Tout au plus une heure, car voici le jour qui se lève. +Pour être sortie du lit un peu plus tôt, je n'en mourrai pas. J'en serai +quitte pour me rattraper la nuit prochaine. Restez donc, citoyens. Les +clients ne sont pas assez nombreux pour qu'on les renvoie.</p> + +<p>Cet empressement était suspect à Vasseur qui, pour mieux laisser +s'embourber l'hôtelière, eut l'air d'hésiter à prolonger son séjour. +</p> + +<p>—Non, non, reprit-elle promptement, les voyageurs sont trop +rares pour que ceux qu'on tient on les laisse aller... Je ne veux pas +que vous partiez avant ce soir.</p> + +<p>Elle venait d'elle-même au piège que lui tendait le lieutenant qui, +semblant prêt à céder, prononça:</p> + +<p>—Le fait est que nos chevaux ont besoin de repos. À rester ici +jusqu'à ce soir, ils retrouveront des forces pour nous conduire au Mans. +</p> + +<p>—Ah! vous suivez la route du Mans? dit précipitamment la harpie +dont l'œil, au nom du Mans, s'était rempli d'une expression +d'inquiétude.</p> + +<p>Et, avec empressement, elle s'approcha de Lambert en s'écriant:</p> + +<p>—Allons, c'est convenu, vous restez jusqu'à ce soir... Venez +avec moi, mon bel homme, je vais vous montrer l'écurie.</p> + +<p>Derrière eux, qui sortaient par une porte ouvrant sur la cour, entra +Fichet arrivant du côté de la route.</p> + +<p>—Viens ici, toi, et réponds sans phrase, commanda Vasseur.</p> + +<p>—Tout à votre servitude, lâcha respectueusement le soldat.</p> + +<p>—Tu es bien certain, n'est-ce pas, quand, de loin, tu +surveillais cette auberge, d'en avoir vu sortir deux cavaliers et une +voiture de paysan?</p> + +<p>—J'en ai l'infaillibilité.</p> + +<p>—Bien! fit Vasseur qui, sur ce, congédia son homme en ajoutant: +Va aider Lambert à mettre nos chevaux à l'écurie.</p> + +<p>Il n'y avait pas à en douter. Au mot de «lieutenant», la mégère les +avait éventés et, aussitôt, elle avait changé ses batteries. Au lieu de +les congédier au plus vite, elle cherchait à les retenir, surtout depuis +qu'elle savait qu'ils se rendaient au Mans.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p>C'était sans doute pour qu'ils ne pussent rejoindre ces cavaliers et +cette voiture partis avant le jour de l'auberge où, un quart d'heure +plus tard, la vieille jurait n'avoir vu aucun voyageur depuis quinze +jours.</p> + +<p>Il n'en fallait pas plus pour activer le zèle du lieutenant. Sa +méfiance éveillée l'aurait fait partir sur-le-champ, si les chevaux +n'avaient eu besoin de repos.</p> + +<p>—Même, en leur laissant deux ou trois heures d'avance, il me +sera facile de rattraper ces cavaliers, retardés par la marche plus +lente de la voiture qu'ils escortent, se dit-il.</p> + +<p>Alors, un souvenir lui revint:</p> + +<p>—Et puis, pensa-t-il encore, ne me faut-il pas attendre le +retour de Fil-à-Beurre qui doit me rejoindre ici?</p> + +<p>Au milieu de ses réflexions, quelque chose avait tiré l'œil du +lieutenant. C'était ce fusil, tout étincelant de propreté, qu'il voyait +accroché au-dessus du manteau de la cheminée.</p> + +<p>—Examinons-le un peu, se dit-il en marchant à l'arme, qu'il +décrocha.</p> + +<p>Un très court examen lui suffit pour se rendre compte de la valeur du +fusil.</p> + +<p>—Arme hors de service, qui éclaterait en pleine figure de celui +qui tenterait de s'en servir. Si bien nettoyé qu'il soit, ce fusil n'a +pas dû faire feu depuis des années, se dit-il.</p> + +<p>Et il le replaça sur les crochets en ajoutant:</p> + +<p>—Le mari de cette sorcière n'est pas braconnier, sans quoi il +aurait meilleur arme que celle-ci.</p> + +<p>Mais Vasseur était homme qui avait le soupçon facile. À la précédente +réflexion en succéda promptement une autre, moins à l'éloge du mari +absent.</p> + +<p>—Eh! eh! Est-ce que, par hasard, ce fusil, ainsi bien exposé +aux regards, ne serait là que pour la frime.</p> + +<p>Car le lieutenant était au courant de bien des ruses. Il avait fait +ses débuts militaires dans ce même pays des chouans pour lequel il était +en route. Il se souvenait des nombreuses fois où les soldats +républicains, en pénétrant chez les paysans chouans pour y découvrir des +armes, n'avaient jamais mis la main que sur des fusils pareils à celui +de l'aubergiste, armes en si mauvais état, à tel point inoffensives, +qu'ils les laissaient à leurs propriétaires. Et pourtant, à la nuit +venue, lorsque le paysan, de si tranquille apparence pendant le jour, +avait été s'embusquer derrière les haies des sentiers, les soldats +républicains tombaient sous les balles de fusils qui tonnaient sec et +portaient juste... Donc, chaque chouan, en plus du fusil hors de service +qu'il offrait aux perquisitions, en possédait un second, bien caché en +un coin jusqu'à l'heure où il servait à descendre un ennemi.</p> + +<p>Ces souvenirs firent que Vasseur, devant le fusil qui lui était +devenu suspect, se demanda encore:</p> + +<p>—N'est-il pas là pour la frime?</p> + +<p>Ensuite, sa pensée se reportant, de l'arme à celui qui en était le +propriétaire, il se posa cette autre question:</p> + +<p>—Cet aubergiste, comme me l'a dit sa femme, est-il bien allé au +Mans vendre sa dernière vache?</p> + +<p>Cependant, Lambert et Fichet avaient fini de mettre les chevaux à +l'écurie. Ils rentrèrent accompagnés de la vieille qui portait une +moitié d'oie grasse sur un plat.</p> + +<p>Souriante, empressée, elle ne rappelait en rien la goule hargneuse +qu'elle s'était montrée une heure auparavant.</p> + +<p>—Là! fit-elle gaiement, à table, citoyens.</p> + +<p>Et elle s'activa à dresser le couvert, allant du buffet à la table, +tout en bavardant.</p> + +<p>—Votre appétit satisfait, vous irez faire un bon somme. Après +avoir voyagé de nuit, vous devez avoir besoin de sommeil. Quand vous +vous réveillerez, votre souper vous attendra. Alors, bien lestés, vous +vous remettrez en route... car il est bien convenu, n'est-ce pas, que +vous restez ici jusqu'à ce soir?...</p> + +<p>Décidément, elle tenait à garder ses voyageurs pendant toute la +journée. Était-ce pour laisser le temps de prendre l'avance à ceux que +Fichet avait vus sortir de l'auberge?</p> + +<p>Devant cette table servie, où Lambert et Fichet fonctionnaient à +pleines mâchoires, le lieutenant eut le souvenir de l'absent:</p> + +<p>—Que diable peut faire Barnabé? se demanda-t-il, fort inquiet +de ne pas voir revenir Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Le jour s'était fait plein. C'était une matinée d'automne claire, +égayée par le soleil levant, mais refroidie par une de ces brises qui +amènent les premières gelées blanches, et qui font clore les portes et +fenêtres.</p> + +<p>Néanmoins, peu soucieuse du bien-être de ses hôtes, la vieille avait +laissé grande ouverte la porte donnant sur la route. À coup sûr, ce +n'était pas qu'elle eût trop chaud, car, plusieurs fois, elle était +allée sur le seuil de la salle où elle s'était vigoureusement frotté les +mains en disant, pour expliquer son geste:</p> + +<p>—Ça pique, ce matin.</p> + +<p>Ce qui fit que Vasseur, dont la défiance était en éveil, ne tarda pas +à se demander:</p> + +<p>—Ne donne-t-elle pas un signal à quelqu'un, posté aux environs, +pour le prévenir de notre présence ici et l'empêcher d'entrer?</p> + +<p>Et comme la vieille rentrait pour la troisième fois en répétant son: +«Ça pique, ce matin», il lui montra la porte en disant:</p> + +<p>—Raison de plus, la mère, pour ne pas laisser cette porte +ouverte.</p> + +<p>À cette invitation de fermer, la femme eut un mouvement d'hésitation. +Puis, elle marcha avec empressement vers le seuil de la salle.</p> + +<p>—C'est pourtant vrai, fit-elle d'un ton rieur.</p> + +<p>Elle étendait la main vers la porte pour la fermer quand, devant +elle, à l'entrée de la salle, se dressa un grand corps en même temps +qu'une voix humble marmottait:</p> + +<p>—Faites-moi la charité d'un morceau de pain sec, ma bonne dame. +Le ciel vous le rendra avec du miel dessus.</p> + +<p>C'était Fil-à-Beurre qui se présentait.</p> + + + + +<h2><a name="cIV"> </a><a href="#tdm">IV</a></h2> + + +<p>Si quelqu'un pouvait, à bon droit, se poser en meurt-de-faim, c'était +Fil-à-Beurre, dont la maigreur aurait attendri même la statue d'un +avare.</p> + +<p>L'échine courbée, l'œil suppliant, la main tendue, mais sans +paraître apercevoir les trois hommes attablés, il fit les quelques pas +qui le séparaient de la vieille en répétant:</p> + +<p>—Faites-moi la charité d'un morceau de pain, ma bonne dame. +</p> + +<p>Au lieu de répondre, la mégère le laissa s'avancer, le regardant bien +dans les yeux, semblant guetter de la part du mendiant un geste, un clin +d'œil, un mot. Elle paraissait voir en celui qui se présentait un +messager secret dont elle attendait un signal de reconnaissance.</p> + +<p>Devant ce silence, Fil-à-Beurre crut devoir corser son appel, et il +ajouta:</p> + +<p>—Je n'ai pas mangé depuis deux jours que je suis en route, par +le froid et pieds nus.</p> + +<p>Ce disant, il montrait ses pieds sans chaussures.</p> + +<p>Tout en déjeunant et sans paraître porter la moindre attention à la +scène, le lieutenant n'en avait pas perdu un mot.</p> + +<p>—Qu'est-ce que Barnabé peut bien avoir fait des énormes +souliers qu'il avait encore aux pieds quand il nous a quittés? se +demandait-il avec étonnement.</p> + +<p>Mais cet étonnement tourna à la surprise immense lorsqu'il entendit +Fil-à-Beurre, après un affreux accès de toux, débiter tristement:</p> + +<p>—Sans sabots, on s'enrhume.</p> + +<p>Une sorte de commotion électrique secoua le lieutenant à ces mots. La +courte phrase que venait de prononcer le squelette n'était-elle pas une +de celles écrites sur ce billet, trouvé dans la veste du Beau François, +que Doublet, au pied de l'échafaud, avait refusé d'expliquer?</p> + +<p>Vasseur se rappelait si bien le contenu de ce billet que sa mémoire +fournit aussitôt, instinctivement, l'autre courte phrase, tout aussi +énigmatique, qui faisait suite à la première.</p> + +<p>—Sept et quatre font neuf, se souvint-il.</p> + +<p>Cependant l'hôtelière, après les derniers mots de Barnabé, ne s'était +pas encore décidée à l'aumône. Elle secoua la tête d'un air de doute en +disant de sa voix moqueuse:</p> + +<p>—Tu! Tu! vous m'en contez, garçon! Votre «pas mangé depuis deux +jours», ça n'est pas plus vrai que sept et quatre font neuf.</p> + +<p>—Tiens! tiens! pensa Vasseur en entendant la queue de phrase. +</p> + +<p>Et tout en vidant son verre de l'air le plus indifférent, il tendit +l'oreille à la vieille femme qui, rechignant à faire la charité, ajouta +sèchement:</p> + +<p>—Vous ne me ferez pas croire que depuis deux jours, vous n'avez +rien trouvé à vous mettre sous la dent.</p> + +<p>À cette observation Fil-à-Beurre répliqua humblement:</p> + +<p>—La faîne est tombée... sans quoi j'en aurais mangé.</p> + +<p>La confiance de Vasseur en Barnabé était solide, sans quoi elle +aurait été fortement ébranlée par ce «La Faîne est tombée», que le +squelette venait de prononcer.</p> + +<p>—Encore une phrase du billet. Comment Fil-à-Beurre peut-il en +connaître ainsi toute la teneur à la file? se demanda le lieutenant. +</p> + +<p>Ensuite pendant qu'il était en train de se poser ces questions, il se +répéta celle-ci:</p> + +<p>—Qu'a-t-il pu faire de ses souliers?</p> + +<p>L'hôtelière parut enfin s'être laissée, sinon convaincre, tout au +moins attendrir.</p> + +<p>Elle se dirigea vers la huche, en disant:</p> + +<p>—Pour un morceau de pain, je n'en mourrai pas. Mieux vaut +encore être dupe d'un menteur que de repousser un vrai nécessiteux.</p> + +<p>En s'apprêtant à couper une tranche de la miche, elle s'adressa à +Vasseur:</p> + +<p>—Pas vrai, citoyen? fit-elle.</p> + +<p>Le lieutenant feignit alors de porter véritablement son attention sur +le mendiant. Après un regard qui se promena tout le long du maigre +individu, il répondit:</p> + +<p>—Le fait est, la mère, à juger par l'embonpoint de ce drôle, +que votre morceau de pain sera le bienvenu.</p> + +<p>—Oh! oui, allez, citoyen, j'ai l'estomac qui me colle au dos! +geignit douloureusement Fil-à-Beurre.</p> + +<p>L'accent de l'affamé avait enfin touché la vieille.</p> + +<p>—À tant faire, dit-elle en riant, ne faisons pas les choses à +demi. Va te reposer sur la paille dans l'écurie, mon garçon, je t'y +porterai pain et fromage.</p> + +<p>—Autant que sa fête soit complète, dit Vasseur.</p> + +<p>Et montrant le plat où restait la carcasse de l'oie:</p> + +<p>—Tiens, mon drôle, emporte cela aussi. Il y a encore à ronger +les os.</p> + +<p>Avec l'avidité d'un dévorant, Fil-à-Beurre se lança vers le plat +offert. Les deux mains tendues, il se courba pour le saisir et comme, +dans ce mouvement, sa bouche se trouvait à la hauteur de l'oreille du +lieutenant, il prononça vite et bas ces trois mots:</p> + +<p>—Garde à vous!</p> + +<p>Après quoi, pressant sur sa poitrine le plat et dévorant déjà des +yeux la carcasse de l'oie, il suivit l'hôtelière qui, depuis les mots de +passe échangés, avait hâte d'interroger son homme.</p> + +<p>—Je vais te montrer un bon coin dans l'écurie, où tu dormiras +comme un loir; suis-moi, disait-elle en précédant le squelette.</p> + +<p>Sur le seuil de la porte, Fil-à-Beurre se retourna vivement et +adressa au lieutenant un regard qui sembla répéter les mots: Garde à +vous!</p> + +<p>—Paraît que nous allerions avoir de la délectance! murmura +Fichet qui avait entendu l'alerte donnée par Fil-à-Beurre à son chef. +</p> + +<p>Après le plaisir de bien parler, Fichet n'en connaissait pas de plus +vif que celui d'administrer des horions.</p> + +<p>En descendant de cheval les trois hommes s'étaient passé à la +ceinture leurs pistolets retirés des fontes.</p> + +<p>—Pistolets au poing et attendons, commanda le lieutenant, qui +comptait voir bientôt revenir Barnabé pour compléter ses renseignements. +</p> + +<p>Par prudence, il alla pousser les verrous de la porte qui donnait +accès par la route.</p> + +<p>Une dizaine de minutes s'écoulèrent.</p> + +<p>Alors Vasseur, qui tendait l'oreille, crut entendre sur la route une +sorte de susurrement de voix. Une troupe nombreuse de gens, qui avaient +dû s'approcher pieds nus de l'auberge, tenait conciliabule au dehors. +</p> + +<p>Puis, doucement, on frappa à la porte, et, tout aussitôt, une voix +prudente souffla:</p> + +<p>—Ouvre-nous, la Buchard: les <i>cognes</i> doivent dormir. Nous +allons t'en débarrasser.</p> + +<p>Comme la porte ne s'ouvrait pas, celui qui avait parlé, supposant que +la Buchard pouvait soupçonner une ruse, ajouta cette phrase destinée à +éteindre toute sa méfiance:</p> + +<p>—Sans sabots, on s'enrhume.</p> + +<p>À ce moment une autre voix modula, bien bas, un «psitt» qui fit +retourner Vasseur. C'était le squelette qui, sur l'autre porte, menant à +la cour, leur faisait signe de venir le rejoindre en silence.</p> + +<p>Et quand ils furent près de lui, il leur souffla:</p> + +<p>—J'ai sellé les chevaux. Détalons par la sortie de la cour +avant qu'ils n'aient cerné la maison.</p> + +<p>Le lieutenant pensa à la mégère qu'ils allaient laisser derrière eux. +</p> + +<p>—Qu'as-tu fais de la vieille? demanda-t-il en suivant Barnabé +dans la cour où les chevaux attendaient.</p> + +<p>—Je l'ai bâillonnée et bien ficelée. Puis j'ai cherché un +endroit où la ranger... Alors j'ai choisi le puits.</p> + +<p>—Bigre! lâcha Vasseur en montant à cheval.</p> + +<p>—Oh! ne craignez pas. Elle n'a dû se rien casser en tombant. Le +puits a ses douze pieds d'eau.</p> + +<p>Ensuite, quand il eut vu Fichet et Lambert aussi en selle:</p> + +<p>—Je vais ouvrir la porte de la cour, ajouta-t-il. Si les +chenapans ont cerné la maison, passez sur le ventre de ceux qui vont +nous atteindre.</p> + +<p>—Mais toi, tu es à pied! objecta Vasseur qui, en même temps, +s'aperçut que Barnabé, depuis un quart d'heure, s'était complété de deux +accessoires. Non seulement il avait ses souliers aux pieds, mais encore +il tenait à la main un superbe fusil.</p> + +<p>—Moi, répondit le squelette; au passage de votre cheval, je lui +sauterai sur la croupe.</p> + +<p>Alors, quand il eut vu les cavaliers en ligne, prêts à charger, il +ouvrit brusquement la grande porte.</p> + +<p>Une quinzaine d'hommes, qui s'apprêtaient à faire l'escalade de ce +côté de la maison, ne purent, surpris par cette sortie, s'opposer à leur +charge.</p> + +<p>Mais avant que les fuyards eussent franchi trente toises, une +fusillade salua leur retraite.</p> + +<p>—Quelqu'un est-il blessé? demanda Vasseur.</p> + +<p>Le lieutenant ne put entendre la réponse, car, au même instant, +Fil-à-Beurre, qu'il avait en croupe, s'écria derrière lui:</p> + +<p>—Tiens, c'est le Buchard mâle, le mari de la dame au puits! +Attends un peu, mon doux ami.</p> + +<p>Et, derrière Vasseur, retentit le coup de fusil tiré par Fil-à-Beurre +qui, tout aussitôt, poussa un juron de mécontentement.</p> + +<p>—Tu l'as manqué? demanda le lieutenant sans se retourner.</p> + +<p>—J'ai fait preuve de ma maladresse habituelle. Je lui visais +l'œil, j'ai attrapé le sourcil! répondit Fil-à-Beurre.</p> + +<p>On courut à toutes brides pendant deux heures. Après quoi, Barnabé +demanda à descendre de croupe.</p> + +<p>—La distance entre nous et nos gredins est, maintenant, assez +grande pour modérer notre allure. Laissez-moi donc aller à pied, +proposa-t-il.</p> + +<p>—Pas le moins du monde, dit vivement Vasseur, et puisque nous +sommes si bien pour faire la causette, conte-moi donc un peu comment tu +es arrivé si à propos pour nous tirer du guêpier; où tu as appris les +phrases de reconnaissance que tu as échangées avec la hideuse hôtelière; +pourquoi tu n'avais pas tes souliers et, enfin, par quel moyen tu t'es +procuré ce fusil que tu as en main... Conte-moi tout cela dans le dos, +mon brave Barnabé.</p> + +<p>—Oh! bien simplement, allez! dit doucement le squelette.</p> + +<p>—Je n'en doute pas, mais conte toujours.</p> + +<p>—J'ai étranglé un homme.</p> + +<p>—Mazette! tu vas bien, toi. Tu noies une femme, tu étrangles un +homme, tu en fusilles un autre... Mes compliments, mon garçon... Et à +quel propos as-tu étranglé cet homme?...</p> + +<p>—Mais pour avoir son fusil.</p> + +<p>—Diable! tu n'y vas pas de main morte à emprunter un fusil. +</p> + +<p>—Oh! oh! vous savez? c'est l'occasion qui fait le larron... +L'homme au fusil m'a fourni l'occasion; alors je suis devenu larron... +C'est lui qui m'a tenté... Voulez-vous en juger?</p> + +<p>—Je ne demande que cela.</p> + +<p>—Quand Lambert est venu nous annoncer qu'un espion devait nous +suivre, derrière les taillis du bas côté de la route, vous vous souvenez +que je me suis élancé dans les fourrés?</p> + +<p>—Oui, et à quatre pattes encore... Tu me fais même penser à te +féliciter sur ce talent.</p> + +<p>—Il date du temps où j'étais chimpanzé chez mon patron le +saltimbanque.</p> + +<p>—Le même qui t'exhibait comme un marin resté quarante-six jours +en mer, sur un radeau, sans autre nourriture que ses larmes?</p> + +<p>—Comme vous le dites. Mais le patron aimait à varier son +affiche. Alors, de deux jours l'un, je m'introduisais dans la peau d'un +immense singe, mort d'éthisie, et je représentais le grand chimpanzé du +roi de Suède qui l'avait vendu dans un moment de gêne.</p> + +<p>—Bon! fit Vasseur avec un sourire. À présent, revenons aux +fourrés de la route où tu t'étais glissé à quatre pattes.</p> + +<p>—Lambert avait raison. Nous étions suivis. Quand je pénétrai +dans le taillis, un homme passa en courant devant moi, tapi sous le +feuillage... Mais il n'alla pas loin, car, à trois pas de là, un homme +se leva brusquement de terre et lui barra le passage en disant à +mi-voix: «Sans sabots, on s'enrhume.» Le coureur répliqua: «Sept et +quatre font neuf» et, sur ce, l'autre reprit: «La faîne est tombée». Ces +mots de passe échangés, ils se mirent à causer... J'étais si près d'eux, +sous mes feuilles, que je ne perdais pas un mot de leur dialogue qui +était intéressant au possible... pour vous, surtout, car il n'était +question que de vous.</p> + +<p>—Ah! bah! fit le lieutenant sans s'émouvoir.</p> + +<p>—Il paraît, depuis que vous avez si malmené la bande d'Orgères, +que ceux des chenapans échappés à votre poigne ont gardé contre vous une +dent de belle longueur... Tant que vous êtes resté dans Chartres, on +vous épiait en attendant le jour où, sorti de la ville, vous vous feriez +pincer au large. Comment a-t-on su, hier soir, que vous alliez vous +rendre au Mans, je l'ignore, mais ce que la conversation de ces deux +hommes m'a appris, c'est que, tout le long de la route, vous étiez, de +distance en distance, épié par des vedettes qui, une à une, prenant le +pas de course, allait prévenir la suivante de votre approche.</p> + +<p>—Mais, objecta Vasseur, au lieu de faire courir tant de monde, +il était bien plus simple de me descendre sur la route d'un coup de +fusil.</p> + +<p>—Ah! voilà! c'est qu'on n'avait pas prévu les deux hommes qui +vous accompagnent. À vous tuer sur la route, on a craint de manquer +Fichet ou Lambert qui, alors, détalerait et irait jeter l'alarme à +Chartres. Alors le régiment de hussards qui y tient garnison aurait +sauté en selle et se serait mis en chasse et la bande se serait trouvée +prise entre deux feux; car elle aurait trouvé devant elle la garnison du +Mans que, de Chartres, on aurait avertie avec cette grande machine à +longs bras qui vient d'être inventée par les citoyens Chappe frères. +</p> + +<p>—Oui, le télégraphe, dit Vasseur, donnant le nom, alors à peu +près inconnu, que portait la machine à signaux qui, en effet, datait de +quelques années.</p> + +<p>Puis, revenant à son sujet par une nouvelle objection:</p> + +<p>—Mais en admettant que Lambert ou Fichet eût échappé à la +fusillade qui m'aurait abattu, il serait allé tomber plus loin sous la +balle d'une de ses nombreuses vedettes restées derrière nous.</p> + +<p>—Nenni, nenni, lâcha Fil-à-Beurre, derrière nous se faisait la +boule de neige, attendu que chaque vedette, dépassée par nous, se +repliait sur la suivante. Il se formait ainsi un noyau d'hommes qui, +avançant toujours, aurait fini par nous surprendre à l'auberge où, tôt +ou tard, il aurait fallu laisser reposer vos montures fatiguées. Alors, +à trente ou quarante coquins qu'ils auraient été, rien ne leur serait +devenu plus facile que de vous égorger ainsi que vos deux soldats.</p> + +<p>—Plan bien imaginé! approuva le lieutenant.</p> + +<p>—Si bien imaginé même qu'ils avaient prévu que vous deviez +infailliblement descendre à l'auberge des Buchard, sise à moitié de la +route de Chartres au Mans, et dont la position isolée favoriserait votre +désir de voyager en vous cachant.</p> + +<p>—Ils avaient deviné juste.</p> + +<p>—Heureusement pour nous!</p> + +<p>—Pourquoi ton heureusement?</p> + +<p>—Parce qu'ils étaient si certains de ne pas vous laisser +dépasser la baraque des Buchard, que leur surveillance s'arrêtait à +l'auberge... De sorte que maintenant, nous avons le chemin libre devant +nous... C'est donc une avance à garder sur les gueux que nous avons aux +trousses... Nous sommes à cheval, ils vont à pied, médiocre danger.</p> + +<p>—À nos trousses? répéta le lieutenant, erreur de ta part, +Barnabé. Par cela même que nous sommes à cheval, ils ne persisteront pas +à nous poursuivre.</p> + +<p>—Voilà qui vous trompe. Nous les aurons sur nos talons jusqu'au +Mans et même plus loin.</p> + +<p>Fil-à-Beurre avait si bien pesé sur la phrase que le lieutenant, +étonné, s'écria:</p> + +<p>—Qu'en sais-tu?</p> + +<p>—On s'instruit toujours à écouter, et les deux hommes que +j'écoutais, immobile dans le fourré, en ont dégoisé long... surtout +celui qui m'a prêté son fusil.</p> + +<p>—Oh! oh! prêté, répéta moqueusement Vasseur. Est-ce que tu ne +m'as pas dit l'avoir un peu étranglé?</p> + +<p>—Je l'ai même étranglé tout à fait. C'est ce qui l'a décidé à +me prêter son fusil.</p> + +<p>—C'est donc par ton prêteur de fusil que tu as appris que nous +allons avoir la bande derrière nous?</p> + +<p>—Oui, attendu que nos brigands avaient projeté de faire d'une +pierre deux coups... D'abord de vous tuer.</p> + +<p>—Et ensuite?</p> + +<p>—L'ensuite, c'est qu'ils émigrent, les pauvres et intéressants +persécutés! La Beauce et le Gâtinais leur sont devenus trop malsains. +Alors ils vont chercher fortune dans le Bas-Maine et la Vendée où le +chef qu'ils suivent leur a promis qu'ils trouveraient largement à frire. +</p> + +<p>—Ils suivent un chef, dis-tu?</p> + +<p>—Qui, mais de loin, par exemple.</p> + +<p>Et, tout à coup, Fil-à-Beurre se mit à rire.</p> + +<p>—D'où vient ta gaieté? demanda le lieutenant.</p> + +<p>—C'est que nous aussi nous avons l'air d'être de la bande, car, +pareillement, nous suivons le chef.</p> + +<p>Puis, reprenant le ton sérieux, Barnabé ajouta:</p> + +<p>—Ce chef est un des deux cavaliers, escortant une voiture, qui +sont sortis, avant le jour, de l'auberge des Buchard.</p> + +<p>Le squelette fit une pause. Ensuite, lentement, il prononça:</p> + +<p>—Et, ce chef, vous le connaissez.</p> + +<p>—Comment s'appelle-t-il?</p> + +<p>—Le Beau-François.</p> + +<p>—Tonnerre! jura Vasseur en tressautant si fort sur sa selle +qu'il faillit jeter à bas du cheval Fil-à-Beurre qui s'appuyait sur ses +épaules.</p> + +<p>Mais il retrouva aussitôt sang-froid et gaieté, car il reprit en +riant:</p> + +<p>—Toi aussi, Barnabé, tu connais le Beau-François.</p> + +<p>—Moi! fit le squelette gouailleusement, pour connaître le +Beau-François, il me faudrait l'avoir vu au moins une fois.</p> + +<p>—Tu l'as vu une fois... Tu lui as même prêté quelque chose... +Prêté, il est vrai, de la même manière que l'autre, aujourd'hui t'a +prêté son fusil.</p> + +<p>—Qu'ai-je pu lui prêter? dit le squelette abasourdi.</p> + +<p>—Ta veste, mon garçon. Ce colosse qui, par une nuit d'hiver, +t'a dépouillé après t'avoir étourdi d'un coup de gourdin, n'était autre +que le Beau-François qui venait de s'évader de la prison de Chartres par +un trou si étroit que, pour y passer, il avait dû abandonner sa veste... +La tienne et les trois écus que contenait une de ses poches lui sont +arrivés à bon point.</p> + +<p>Ce fut au tour de Barnabé de sursauter de surprise.</p> + +<p>—Nom d'un gigot! s'écria-t-il.</p> + +<p>Mais dans ce grotesque juron, il y avait un accent de haine qui +n'annonçait rien de bon pour son emprunteur.</p> + +<p>—Ainsi donc, reprit Vasseur, tu prétends, ami Barnabé, que le +Beau-François est un des deux cavaliers qui nous précèdent en escortant +une voiture?</p> + +<p>—C'est ce que j'ai entendu dire à mes deux causeurs.</p> + +<p>—Quel est l'autre cavalier? Que contient cette voiture?</p> + +<p>—Ça, je n'en sais rien. Le meilleur moyen serait d'y aller +voir. Cavaliers et voiture sortaient de l'auberge des Buchard comme nous +arrivions. Accordons-leur l'avance du temps que nous sommes restés dans +le coupe-gorge, soit une bonne heure. Cette avance, ils l'ont en grande +partie perdue, car, retardés par la voiture, ils n'ont pu aller de ce +train que nous menons depuis notre départ de l'auberge... M'est donc +avis qu'en forçant encore un peu nos chevaux, nous ne tarderons pas à +tomber sur le dos de ces gens-là.</p> + +<p>Pour toute réponse, Vasseur donna de l'éperon à son cheval et +s'écria:</p> + +<p>—En avant!</p> + +<p>Pendant dix minutes, on courut ventre à terre.</p> + +<p>Tout à coup, la voix furieuse de Lambert grinça ces mots:</p> + +<p>—Mille millions de milliasses de cornes du diable!</p> + +<p>Vasseur savait que c'était le juron de son soldat dans les +circonstances graves. Il arrêta donc sa monture et se retourna en +demandant:</p> + +<p>—Qu'y a-t-il donc, Lambert?</p> + +<p>—Il y a que mon cheval refuse le service, annonça le soldat. +</p> + +<p>—Que le mien, il répugne aussi à fendre l'atmosphère, ajouta +Fichet.</p> + +<p>Bayard, la bête du lieutenant, était un cheval hors de pair; mais il +n'en était pas même des montures des deux gendarmes. Après avoir voyagé +toute la nuit, au lieu de la longue journée qu'on s'était proposé de +leur accorder, ces chevaux n'étaient restés qu'une heure à l'écurie de +l'auberge des Buchard. Et après une si courte pause, on venait encore de +leur faire franchir huit lieues.</p> + +<p>Ils étaient exténués.</p> + +<p>Sous peine de les mettre hors d'état de continuer le voyage, il +fallait faire halte.</p> + +<p>À ce déboire, Vasseur fut pris de rage.</p> + +<p>—Le Beau-François va nous échapper!!! gronda-t-il.</p> + +<p>—À l'impossible nul n'est tenu! débita Fil-à-Beurre qui, après +avoir sauté à terre, piétinait sur place pour dégourdir ses longues +jambes raidies par l'inaction sur la croupe de Bayard.</p> + +<p>Cela dit, il montra un petit bois qui se voyait à quelque distance de +la route.</p> + +<p>—Là-bas, conseilla-t-il, nous pouvons, cachés et tranquilles, +attendre trois ou quatre heures.</p> + +<p>—Attendre! répéta le lieutenant, oublies-tu donc, Barnabé, ces +trente ou quarante bandits qui, comme tu l'as annoncé, nous arrivent sur +les talons?</p> + +<p>—Oui, mais je fais une réflexion. La Buchard, au fond du puits +et son digne époux, avec la balle que je lui ai logée en tête, ne sont +plus là pour défendre les caves de l'auberge où, à cette heure, les +gredins doivent s'être installés. Tant qu'ils trouveront à boire... et +il y a largement à boire, je vous l'affirme, ils ne penseront pas à se +remettre en route. Donc nous pouvons nous reposer sans crainte.</p> + +<p>—Soit! accorda le lieutenant.</p> + +<p>On gagna le bois où, dans une petite clairière, les chevaux furent +dessellés. À peine libres, les bêtes harassées se couchèrent sur le sol. +</p> + +<p>—Si nous faisions comme les chevaux? proposa Barnabé au +lieutenant.</p> + +<p>Lambert et Fichet n'avaient pas attendu le conseil. Étendus sur le +sol, la tête appuyée, en guise d'oreiller, sur leur selle, les deux +soldats, fatigués par la précédente nuit passée à cheval, battaient déjà +de la paupière.</p> + +<p>Dans les dernières phrases de Fil-à-Beurre, il en était une qui avait +frappé Vasseur. Aussi, quand il fut couché près de Barnabé, qui étalait +sur le maigre gazon son immense carcasse, s'empressa-t-il de demander: +</p> + +<p>—Comment as-tu pu savoir que, dans la cave des Buchard, il y a +largement à boire pour les bandits?</p> + +<p>—En retirant mes souliers, dit laconiquement l'échalas.</p> + +<p>Comme le lieutenant le regardait avec des yeux qui demandaient +l'explication de cette réponse étrange, il ajouta:</p> + +<p>—Autant que je débute par le commencement.</p> + +<p>Et, sur ce, il poursuivit:</p> + +<p>—Quand les deux hommes, que j'écoutais dans mon taillis, eurent +causé de leurs petites affaires sur le Beau-François et l'égorgement +qu'on vous préparait, celui qui avait arrêté l'autre au passage, et qui +était ce cher Buchard en personne, dit à son compagnon: «Pendant que je +vais à la rencontre des camarades qui arrivent, toi, cours à mon +auberge. Tu connais les phrases convenues pour te faire reconnaître de +ma femme. Comme moi, elle s'attendait à voir arriver tout seul le +Vasseur maudit. Elle est capable, en les voyant se présenter trois, de +les prendre pour de simples voyageurs et de les renvoyer au plus vite, +afin de débarrasser la place pour la venue de notre ennemi. Dis-lui bien +que c'est Vasseur avec deux autres <i>cognes</i>, qui la sauteront +par-dessus le marché. Recommande-lui de les retenir jusqu'à ce que je +revienne avec les compagnons.</p> + +<p>—L'avis à la Buchard était inutile, interrompit Vasseur, car +elle nous avait déjà éventés... par la faute de Lambert, qui eut la +bêtise, devant elle, de m'appeler lieutenant.</p> + +<p>—Après ces recommandations, reprit le squelette, mon Buchard +partit à la rencontre des chenapans. Il n'était pas à cent pas et on +l'entendait encore, franchissant les halliers, que l'autre tirait une +langue d'une aune. Il était si près de moi que je n'avais eu qu'à +étendre les bras pour le cueillir par le cou, ce qui est encore le +meilleur moyen d'empêcher quelqu'un de crier... Il n'eut pas même un +couic! Deux ou trois piétinements et ce fut tout. Je puis même +reconnaître qu'il y a mis de la complaisance.</p> + +<p>—C'est alors qu'il t'a prêté son fusil, ricana Vasseur.</p> + +<p>—Oui, avec sa poire à poudre et son sac à balles. Alors, je +pensai à aller vous prévenir. À dix pas de la bicoque, une peur me prit. +Ne se pouvait-il pas, en plus des coquins qui allaient venir, que +d'autres sacripants fussent cachés dans l'auberge, attendant le moment +favorable pour vous tomber sur le dos? Je contournai donc la masure et +j'escaladai le mur de la cour. Dans la cave, je déposai mon fusil et +retirai mes chaussures. Ensuite, pieds nus, sans plus de bruit qu'une +souris, je visitai la cassine de fond en comble... Voilà comment, +lorsque vous me vîtes apparaître sans souliers, je savais que l'auberge +était vide de gueux et la cave pleine de tonneaux.</p> + +<p>Si gaiement qu'il fût conté, le récit de Fil-à-Beurre n'en contenait +pas moins un immense service.</p> + +<p>—Je te dois la vie, mon brave Barnabé, dit le lieutenant tout +ému.</p> + +<p>—Tu! tu! fit gaiement l'échalas, à quoi bon en parler?... Vous +me rendrez ça au premier jour. Nous sommes en compte, voilà tout.</p> + +<p>Tant dur à la fatigue que fût le lieutenant, il tombait de sommeil. +</p> + +<p>—Si nous dormions, proposa-t-il avec un bâillement.</p> + +<p>—Dormons, dit Fil-à-Beurre d'une voix qui exprimait la +déconvenue d'un homme dont la curiosité comptait sur une conversation +prolongée pour amener sur le tapis un sujet qui lui tient au cœur. +</p> + +<p>La preuve en fut que le squelette avant de s'endormir à côté de +Vasseur, murmura:</p> + +<p>—Il ne m'a pas encore appris comment il a connu Gervaise.</p> + +<p>Et sa dernière pensée fut toute au souvenir de l'embrassade et de +l'exclamation joyeuse du lieutenant lorsqu'il lui avait dit savoir où se +retrouverait Gervaise disparue.</p> + +<p>Quand Fil-à-Beurre s'éveilla, Vasseur dormait toujours. À vingt pas +de là, Lambert était étendu, ronflant à pleins poumons.</p> + +<p>Fichet, debout, bouche béante, les deux mains sur ses hanches, +pointait son regard en l'air.</p> + +<p>—Est-ce que vous vous faites cuire le nez au soleil, citoyen +Fichet? demanda Barnabé qui s'était approché du gendarme.</p> + +<p>—Que je pensais individuellement à vous, répondit le soldat. +</p> + +<p>—Et à propos de quoi?</p> + +<p>—Quant à la femme que vous averiez intercalée ce matin dans un +puits.</p> + +<p>—Oh! oh! j'étais un peu pressé; alors je l'ai posée au premier +endroit venu.</p> + +<p>—Nonobstant qu'une femme qu'on abrite dans un puits c'est des +agissements avec le beau sexe que la galanterie elle vitupère!... Moi, +que je m'aurais satisfait en lui caressant avec fermeté les omoplates. +</p> + +<p>—Omoplates! répéta Fil-à-Beurre en le regardant tout ébahi. +Comment, vous, citoyen Fichet, dont chacun vante le langage épuré, vous +employez si mal ce mot!</p> + +<p>—Oui! omoplates!... Que c'est français, j'en ai l'imaginative, +insista le gendarme d'un ton froissé.</p> + +<p>—<i>Hommo</i>plates, oui, quand on parle d'un homme... mais +quand il s'agit d'une femme, c'est <i>femmo</i>plates.</p> + +<p>Fichet était un garçon sérieux qui aimait à s'instruire.</p> + +<p>—Je n'en avais nulle doutance! confessa-t-il loyalement.</p> + +<p>La voix de Vasseur, qui venait de s'éveiller et donnait l'ordre de +seller les chevaux, mit fin à cette leçon de bon français octroyée à +Fichet par Fil-à-Beurre.</p> + +<p>La sieste avait duré près de cinq heures. Les chevaux reposés +pouvaient, à présent, fournir une longue course.</p> + +<p>—Reprends-tu ta place en croupe, Barnabé? demanda le lieutenant +après avoir enfourché Bayard.</p> + +<p>—Non, j'aime mieux marcher.</p> + +<p>—Mais, à pied, tu ne pourras nous suivre, car nous allons +presser nos bêtes.</p> + +<p>—Activer les chevaux, à quoi bon?</p> + +<p>—Oublies-tu donc qu'il s'agit de rejoindre le Beau-François, +ton emprunteur de veste, appuya en riant Vasseur, qui croyait, par cette +allusion, raviver la haine de son compagnon.</p> + +<p>Mais Fil-à-Beurre secoua la tête.</p> + +<p>—Heu! heu! fit-il. Rejoindre le Beau-François, j'en doute. S'il +a toujours marché pendant notre repos, il doit, à cette heure, être +entré au Mans.</p> + +<p>—Pour en sortir immédiatement, car le séjour des villes est +malsain à ce drôle, dont le signalement a été envoyé dans tous les +grands centres... J'ai même l'idée qu'au lieu d'entrer en ville le +Beau-François a dû la contourner, avança le lieutenant.</p> + +<p>—La contourner? c'est selon, fit Barnabé.</p> + +<p>—Selon quoi?</p> + +<p>—Selon ce que contient la voiture qu'il accompagne. Selon aussi +ce qu'est l'autre cavalier... Peut-être, d'ici au Mans, trouverons-nous +dans une des auberges de la route quelque indice qui nous renseignera +sur ce qu'est devenu le Beau-François.</p> + +<p>Tout en parlant, Fil-à-Beurre était en train de recharger son fusil, +et il s'acquittait de ce soin avec une attention extrême, choisissant sa +balle dans le sac, examinant le grain de sa poudre. Quand il eut fini, +il mit son fusil en joue pour en étudier le point de mire; puis, +satisfait, il prononça:</p> + +<p>—Bonne arme! bonne charge! Avec ce joujou-ci, je connais +quelqu'un qui fera belle besogne.</p> + +<p>Sur ce, il se passa le fusil en bandoulière et, en regardant Vasseur: +</p> + +<p>—Là, fit-il, à présent je pars.</p> + +<p>—Comment, tu pars?... mais, avec nous, j'imagine.</p> + +<p>—Non, non, je vous quitte ou, pour mieux dire, je pars en +avant. Puisque nous n'avons plus la chance de rejoindre le Beau-François +avant le Mans, le mieux est de ménager les chevaux. Pendant que vous +irez à la doucette, moi, en avant, j'éclairerai la route, étudiant +chaque auberge de rencontre, en quête de la piste du vilain gibier que +nous chassons.</p> + +<p>—Alors je ne te rejoindrai qu'au Mans, dit Vasseur, approuvant +l'idée du squelette.</p> + +<p>—Au Mans ou sur la route, je ne sais... Mais là où vous me +retrouverez vous attendant, c'est qu'il y aura du neuf.</p> + +<p>Là-dessus, Barnabé développa le compas des longs fuseaux qui lui +servaient de jambes et partit d'un pas allongé qui lui eut bientôt fait +prendre l'avance sur les cavaliers chevauchant à paisible allure.</p> + +<p>Depuis son arrivée à la masure des Buchard, qui avait failli se +transformer, pour lui, en un coupe-gorge, les événements s'étaient +succédé si rapidement que la pensée du lieutenant avait été toute à la +situation présente. En apercevant de loin Fil-à-Beurre, qui allait +disparaître dans un pli de la route, un souvenir lui revint au +cœur:</p> + +<p>—Barnabé ne m'a pas encore appris où je retrouverai Gervaise, +murmura-t-il.</p> + +<p>Car Vasseur, que son indifférence pour les avances des belles +Chartraines qui auraient volontiers conjugué avec lui le verbe «aimer» +avait fait surnommer l'Amant de la Lune, était amoureux fou de Gervaise. +</p> + +<p>Comment avait-il connu la jeune fille?</p> + +<p>Le brigadier Bondu, en racontant, on s'en souvient, à ses camarades, +l'épisode du cheval de Doublet, trouvé mort sur sa litière, avait eu +grandement raison quand il avait avancé que celui qui avait fait le coup +devait être un gendarme; car, autrement, les autres chevaux, qui étaient +chevaux de gendarmes et bêtes ombrageuses, auraient fait un vacarme du +diable s'ils n'avaient connu celui qui, nuitamment, s'était glissé dans +l'écurie.</p> + +<p>Vasseur était présent lorsque, sur l'avis de Fil-à-Beurre, il avait +été projeté que, le lendemain, on utiliserait l'instinct du cheval de +Doublet pour savoir où l'aubergiste se rendait deux ou trois jours par +mois.</p> + +<p>—Bonne idée, s'était-il dit, mais il ne faut pas la laisser +exécuter par des maladroits qui ne sauraient en tirer suffisamment +parti.</p> + +<p>Et, sitôt la nuit venue, il avait fait sortir le cheval de l'écurie +et l'avait enfourché.</p> + +<p>Où la bête de Doublet allait-elle le conduire? Était-ce au trésor de +la bande, dont l'aubergiste était le recéleur, ou à quelque repaire +abritant encore des Chauffeurs échappés à ses recherches? Dans l'un ou +l'autre cas, la découverte lui servirait à nuire aux misérables dont il +avait juré la perte. Le trésor fournirait une indemnité aux victimes. La +capture de ceux dont il aurait surpris le refuge donnerait de la besogne +au bourreau.</p> + +<p>—Qui sait, se disait-il, si je ne vais pas tomber sur la cache +où, depuis cinq semaines qu'il s'est évadé, se clapit le Beau-François, +que Doublet, avant son arrestation, avait si grand intérêt à ne pas +laisser reprendre?</p> + +<p>Le cheval, abandonné à lui-même, l'avait conduit loin de Chartres, +devant une maisonnette, un peu à l'écart du village de Mégin. Il était +dix heures du soir. La lumière, qui filtrait à travers les volets +disjoints, attestait que les habitants de cette demeure n'étaient pas +encore couchés.</p> + +<p>Après avoir attaché à distance le cheval, que ceux qu'il comptait +surprendre auraient pu reconnaître, le lieutenant était venu frapper à +la porte, se donnant pour un voyageur égaré, voulant gagner Chartres, +tombant de fatigue et de faim.</p> + +<p>Annette n'eût pas ouvert, mais Gervaise, que cet appel à sa pitié +rendait éloquente, avait obtenu de sa servante, pour le voyageur, +hospitalité d'une heure et souper.</p> + +<p>Quand Vasseur se remit en route, la vue de cet intérieur paisible, la +conversation de Gervaise et quelques bavardages d'Annette lui avaient +fait tout comprendre.</p> + +<p>Dans le cœur gangrené de Doublet, un coin était resté sain où +vivait, immense et pur, l'amour paternel. Le scélérat que, à coup sûr, +le désir d'assurer l'avenir de son enfant avait poussé au crime, tenait +Gervaise éloignée de lui, dans la plus complète ignorance de sa vie +véritable. Augé, car tel était son vrai nom, venait mensuellement passer +quelques jours près de sa fille, alléguant son état de maquignon qui, +toute l'année, le tenait par monts et par vaux. Puis, sous le faux nom +de Doublet, il retournait à Chartres, où, brave aubergiste en apparence, +profond scélérat en réalité, il demandait aux plus exécrables forfaits +cet or dont il voulait enrichir sa fille.</p> + +<p>S'il n'avait été arrêté, Doublet, qui se voyait assez d'or, allait +quitter le pays chartrain et entraîner son enfant en un autre et +lointain coin de la France où, se disant ex-marchand de chevaux enrichi, +il aurait vécu pour sa fille, sans avoir rien à craindre des complices +qu'il avait abandonnés.</p> + +<p>—Cette pauvre et douce créature ignore absolument de quel +coquin elle est l'enfant, s'était dit Vasseur, au bout d'une heure +passée près de Gervaise.</p> + +<p>Et il était parti sans se sentir le courage de rien souffler qui pût +troubler la vie paisible de la jeune fille, laissant aux événements qui +allaient se produire la pénible tâche d'apprendre à Gervaise quel +horrible et sinistre misérable était son père.</p> + +<p>Elle était bien charmante, la jeune fille, charmante surtout de +grâce, d'innocence et de bonté.</p> + +<p>Tout en labourant de l'éperon, au retour, son cheval pour l'avoir +ramené à temps à l'écurie, Vasseur eut beau songer à ce que prédisait +l'avenir, il ne put se défendre de penser à Gervaise, à son gracieux +visage, à son doux regard si plein de bonté. Bref, dans ce cœur de +soldat, qui ne s'était encore ému pour aucune femme, se glissa, à la +suite de la pitié pour la jeune fille, un sentiment beaucoup plus doux. +</p> + +<p>Vasseur était parti gendarme.</p> + +<p>Il revint amoureux.</p> + +<p>Tant et si bien amoureux que, après avoir rattaché au râtelier le +cheval de Doublet, il se sentit pris d'épouvante.</p> + +<p>Dans quelques heures, l'animal, comme il l'avait fait pour lui, +allait en conduire d'autres à la maisonnette de Gervaise. Pour ceux-là, +elle ne pouvait être qu'une complice de Doublet, indigne d'aucuns +ménagements. Vasseur prévit l'effroyable coup de foudre prêt à fondre +sur l'enfant qu'il revoyait heureuse et souriante.</p> + +<p>—Mieux vaut qu'elle ignore à jamais la vérité. Je dois empêcher +que ces gens la lui apprennent.</p> + +<p>Et il vida dans le seau de l'animal tout un paquet de poison trouvé +sur un Chauffeur qu'il avait arrêté la veille.</p> + +<p>Dès ce moment, il n'avait plus mérité son surnom d'Amant de la Lune, +car il adorait Gervaise.</p> + +<p>Vasseur avait d'abord voulu lutter contre sa passion pour la fille +d'un homme que l'échafaud réclamait; mais, bientôt, il n'avait pu +résister au violent désir de revoir Gervaise.</p> + +<p>Doux et timide comme les vrais amoureux, il avait su désarmer la +sévérité du cerbère qui s'appelait Annette. Son prétexte pour entrer +dans la place était, du reste, des meilleurs. Se donnant pour un +commerçant de Chateldun que ses affaires appelaient souvent à Orléans, +il venait, à tous ses passages à Mégin, s'informer si des nouvelles de +ce père disparu étaient enfin parvenues à la jeune fille que, lors de sa +première visite, il avait trouvée si alarmée par cette absence +prolongée.</p> + +<p>Sur ce thème, il avait beau jeu à entretenir Gervaise, trouvant des +excuses pour expliquer le silence du père, inventant des motifs qui +devaient retenir au loin le maquignon Augé, affirmant qu'après avoir été +entraîné au diable par ses achats de chevaux, on le verrait bientôt +reparaître avec la sacoche garnie. N'avait-il pas promis que ce voyage +serait le dernier et qu'à son retour il resterait près de sa fille? À +tant faire, puisque c'était sa dernière excursion, il avait tenu à ce +qu'elle fût lucrative. De là son retard.</p> + +<p>Et en affirmant ainsi que le père rentrerait à la maisonnette, +Vasseur était de bonne foi. Dans le commencement il avait cru Doublet +des moins coupables ou, pour mieux dire, son amour pour Gervaise lui +avait, sinon blanchi l'aubergiste à ses yeux, tout au moins fait trouver +digne d'indulgence.</p> + +<p>Par malheur, à mesure que le procès s'était déroulé, les charges sur +Doublet s'étaient accumulées si monstrueuses, que Vasseur avait dû +s'avouer que la peine de mort attendait infailliblement l'aubergiste. +</p> + +<p>Alors il avait songé à lui sauver la vie. Le faire descendre de +l'échafaud, c'était, en somme l'envoyer au bagne... Mais, du bagne, on +s'évade... Et, plus tard, bien loin, à l'étranger, la fille retrouverait +son père.</p> + +<p>C'était dans ce but que Vasseur avait obtenu l'ordre de surseoir à +l'exécution de Doublet, si ce dernier consentait à racheter sa vie par +des révélations. On le sait, au pied de l'échafaud, l'aubergiste avait +refusé de parler et avait répondu, à celui qui voulait le sauver, la +cynique plaisanterie:</p> + +<p>—Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien +bouillant, ça vous fera descendre la curiosité du cerveau, avait ricané +le condamné.</p> + +<p>C'en était fait de l'espérance de Vasseur.</p> + +<p>Pris alors d'une de ces rages du désespoir qui ne font plus peser +l'importance des phrases, il avait répliqué:</p> + +<p>—Merci du conseil, j'irai demander ce bain de pieds à Gervaise. +</p> + +<p>Et il était parti sans se rappeler que, sous le scélérat endurci, il +y avait le père, adorant sa fille d'un immense amour. En voyant son +secret connu, il était capable de tout pour que son enfant n'apprît pas +la sinistre vérité qui, peut-être, la ferait le maudire. Alors Doublet +avait voulu parler, mais il était trop tard: les cris de la foule +avaient couvert son appel au lieutenant et le bourreau avait saisi sa +proie.</p> + +<p>Anéanti, brisé de douleur, Vasseur était revenu à l'auberge du +<i>Bon-Repos</i> d'où il allait partir pour son expédition à la +poursuite du Beau-François.</p> + +<p>Il n'avait pu soustraire Doublet à cette mort ignominieuse, et, plus +tard, la fille, si elle apprenait la vérité, se sentirait prise +d'horreur pour celui qui avait livré son père aux juges.</p> + +<p>—Je veux la revoir encore une fois, s'était dit le pauvre +amoureux.</p> + +<p>Reculant son départ de trois heures, Vasseur, on l'a vu, était parti +pour le village de Mégin.</p> + +<p>Le jour tombait quand il atteignit la maisonnette. Un horrible +pressentiment lui broya le cœur à la vue de cette demeure dont les +portes et volets étaient hermétiquement clos.</p> + +<p>Le logis était désert.</p> + +<p>Qu'était devenue Gervaise? Quelle cause avait amené sa disparition? +Avait-elle appris la vérité sinistre?</p> + +<p>Elle n'était plus là, cette gracieuse jeune fille près de laquelle il +avait passé de si charmantes heures. Il revoyait son délicieux et +candide sourire et ses doux yeux, quand il la berçait de l'espérance que +son père reparaîtrait bientôt.</p> + +<p>Alors il comprit que ce sentiment, qu'il avait cru n'être qu'un vif +intérêt porté à une jeune fille menacée d'un malheur épouvantable, était +bel et bien un de ces amours profonds qui suffisent à remplir la vie +d'un homme.</p> + +<p>Et comme, pour la dixième fois, après avoir fait le tour de la +maison, il revenait devant cette porte fermée, un paysan, qui passait en +regagnant le village, lui demanda:</p> + +<p>—Est-ce à Gervaise Augé que tu en as, citoyen?</p> + +<p>Vasseur n'osa répondre affirmativement.</p> + +<p>—Je venais pour voir ma parente Annette, dit-il.</p> + +<p>—Annette a suivi sa jeune maîtresse.</p> + +<p>—Ah! elles sont parties?</p> + +<p>—Oui, hier matin.</p> + +<p>—Pour où? prononça l'amoureux avec une voix tremblante.</p> + +<p>—Là-dessus, je ne saurais te renseigner, citoyen. Ce que je +sais, c'est que Gervaise allait rejoindre son père.</p> + +<p>—Rejoindre son père! répéta Vasseur avec un frémissement.</p> + +<p>—Oui, il paraît que le citoyen Augé, qui avait empli son sac, +s'est établi à l'autre bout de la France. Alors, comme il ne veut plus +revenir en ces pays-ci, il a envoyé chercher sa fille.</p> + +<p>Le lieutenant avait écouté, tout secoué par la terreur. Quel autre, +connaissant le secret de Doublet, avait fait disparaître sa fille? Dans +quel but? Gervaise n'avait-elle pas été entraînée dans quelque piège +exécrable par un de ces complices de Doublet échappés à la justice?</p> + +<p>Alors, avec un frisson d'épouvante, il pensa au Beau-François, ce +Lovelace de filles publiques.</p> + +<p>—Ah! reprit-il, le maquignon Augé a envoyé chercher sa +fille!... Je devine par qui... Son dresseur de chevaux, n'est-ce pas? Un +grand bel homme blond?</p> + +<p>—Oh! non! pour ça, non! répliqua le paysan en riant; celui-là +est bel homme comme je suis muet, et s'il a jamais dressé des animaux, +ce ne doit être que des ours.</p> + +<p>Vasseur avait respiré en apprenant qu'il ne s'agissait pas du +Beau-François; mais les renseignements donnés avaient éveillé sa +curiosité.</p> + +<p>Cependant, le renseigneur avait continué en gouaillant:</p> + +<p>—Oui, des ours... auxquels il ressemble, du reste, par l'aspect +et la force. Un poilu de première force! Pas grand, mais avec des +épaules larges de ça... et des bras comme ma cuisse... En voilà un par +qui je ne voudrais pas, s'il était en colère, être ceinturé! Il +m'aplatirait sur sa poitrine comme une galette... Ah! et le caractère, +donc! Aimable comme un coup de trique et pas beaucoup plus bavard qu'un +poisson. Trois ou quatre grognements qui veulent dire oui ou non et il +est à bout de conversation.</p> + +<p>Sur ce portrait donné par lui, le paysan fut pris d'un rire qu'il +termina en disant:</p> + +<p>—Pas de chance, la petite Gervaise.</p> + +<p>—Pas de chance en quoi? reprit le lieutenant étonné.</p> + +<p>—Dame! il lui tombe du ciel un oncle inconnu et il lui arrive +d'un pareil calibre, ce n'est vraiment pas avoir de chance... Oui, un +oncle, par sa mère, dont elle n'avait jamais entendu parler...</p> + +<p>—Et la citoyenne Gervaise l'a suivi sans hésitation?</p> + +<p>—Il paraît qu'il était porteur d'une lettre du père, qui +commandait à sa fille de le suivre... à ce que nous a dit Annette, quand +elle est venue faire ses adieux à ma femme... Elle était même bien +intriguée de savoir où l'ours allait les mener, la pauvre vieille; car +il n'en soufflait mot.</p> + +<p>C'était sur ces renseignements qui, loin de le rassurer, lui avaient +inspiré une inquiétude profonde, que le lieutenant était revenu au +<i>Bon-Repos</i>, d'où, immédiatement, il était parti pour son +expédition en compagnie de ses deux soldats et de Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Et, à cette heure que, suivi de Fichet et Lambert, il chevauchait sur +la route, après avoir été quitté par Fil-à-Beurre, parti en avant pour +éclairer le chemin, le lieutenant, tête baissée, se rappelait le passé +en murmurant avec joie:</p> + +<p>—Barnabé m'a dit qu'il sait où se trouve Gervaise.</p> + +<p>Ce pensant, il avait relevé la tête.</p> + +<p>À distance, sur la route, se dressait une maison devant laquelle il +aperçut Fil-à-Beurre qui, en le quittant, lui avait dit:</p> + +<p>—Là où vous me trouverez vous attendant sur la route, il y aura +du neuf.</p> + +<p>Donc, il y avait du neuf.</p> + +<p>—Un temps de galop! commanda-t-il à ses hommes, impatient de +connaître ce neuf.</p> + +<p>Quand les cavaliers atteignirent la maison, Fil-à-Beurre, qui les +avait attendus sans bouger de place, alla tout droit à Fichet et lui +demanda sérieusement:</p> + +<p>—Vous qui savez tant de choses, citoyen Fichet, sauriez-vous, +par bonheur, accoucher une dame?</p> + +<p>Le gendarme, d'abord interloqué par cette question, regarda Barnabé +en dogue; mais tant de bonhomie se lisait sur la mine anguleuse de +l'échalas, qu'il répondit de la meilleure foi du monde:</p> + +<p>—La fatalité elle veut que l'accouchement il n'est pas dans ma +constitution.</p> + + + + +<h2><a name="cV"> </a><a href="#tdm">V</a></h2> + + +<p>Le lieutenant avait eu grand'peine à retenir son rire en entendant +Barnabé adresser une demande aussi étrange à son soldat.</p> + +<p>—Pourquoi cette question? souffla-t-il à Fil-à-Beurre, qui +s'était rapproché.</p> + +<p>Ce dernier n'eut pas le temps de répondre, car, soudainement, sortit +de la maison un petit homme rond comme un muid et à jambes et bras +tellement courts qu'il avait l'air d'un saucisson à pattes, qui se jeta +sur la poitrine de Barnabé en glapissant d'une voix joyeuse:</p> + +<p>—Un fils! c'est un fils.</p> + +<p>Et le Saucisson-à-Pattes se redressa plus fier qu'un coq sur ses +ergots pour ajouter:</p> + +<p>—Un fils... au bout de six mois de mariage... Hein! quelle +femme j'ai là!</p> + +<p>—Et dire que si une forte émotion n'avait pas fait à votre +épouse devancer le terme habituel, vous auriez eu peut-être deux fils, +avança Barnabé imperturbable.</p> + +<p>—Je le crois, dit gravement le mari.</p> + +<p>Puis, en branlant la tête:</p> + +<p>—Le fait est que ma Léocadie a éprouvé là une forte émotion... +Prou! Prou! j'en frémis encore quand j'y pense!</p> + +<p>Ensuite, tout prévenant, il alla au-devant des gendarmes descendus de +cheval, en leur débitant:</p> + +<p>—Suivez-moi, citoyens, je vais vous conduire à l'écurie.</p> + +<p>Les soldats, sur les pas du Saucisson-à-Pattes, disparaissaient en +emmenant les montures, quand Vasseur demanda curieusement à l'échalas: +</p> + +<p>—Le Mans n'est tout au plus qu'à une lieue. Plutôt que de nous +laisser gagner la ville, pour que tu nous aies fait mettre pied à terre +ici, tu as donc découvert ce que tu appelles du neuf?</p> + +<p>—Tout ce qu'il y a de plus neuf, lâcha Barnabé.</p> + +<p>—De quel genre?... Car je ne pense pas que ledit neuf consiste +en cet accouchement pour lequel tu requérais l'aide de Fichet? continua +Vasseur en riant.</p> + +<p>—Eh! eh! vous brûlez, dit Barnabé.</p> + +<p>—Quoi! fit le lieutenant étonné, c'est au sujet de cet +accouchement à six mois?</p> + +<p>—Tu, tu, tu... à six mois... mettons-en neuf et nous serons +dans le vrai. Car l'imbécile que vous venez de voir a épousé la +maîtresse d'un autre. Il a eu à la fois la poule et l'œuf.</p> + +<p>Regardant Vasseur en homme qui sait qu'il va porter un coup, +Fil-à-Beurre continua en traînant la voix:</p> + +<p>—Et connaissez-vous l'homme qui a été l'amant de la femme de ce +grotesque?</p> + +<p>—Non. Dis!</p> + +<p>—C'est le Beau-François.</p> + +<p>Vasseur regarda tout ébahi le squelette et finit par demander:</p> + +<p>—Comment sais-tu cela?</p> + +<p>Mais, subitement, sans attendre la réponse, il passa d'une question à +une autre en s'écriant:</p> + +<p>—Que fais-tu donc là, Barnabé?</p> + +<p>—Vous le voyez, je charge mon fusil.</p> + +<p>—Pourtant, tantôt, quand tu m'as quitté, tu venais déjà de le +charger. Tu as donc fait feu, depuis que nous nous sommes vus?</p> + +<p>—Oh! un tout petit coup de fusil de rien du tout... Histoire de +rire.</p> + +<p>—Et avec qui as-tu ri?</p> + +<p>La réponse fut empêchée par le retour du Saucisson-à-Pattes, qui +s'avança en disant à voix basse:</p> + +<p>—Ma Léocadie dort... Après une telle secousse, elle a besoin de +repos, la chère âme... Je l'ai laissée sous la garde de la bonne dame et +de ma servante...</p> + +<p>Il poussa un soupir de satisfaction, qu'il fit suivre de ses mots: +</p> + +<p>—N'empêche qu'elle s'est trouvée là bien à propos, la bonne +dame, pour tirer ma Léocadie de peine.</p> + +<p>Après quoi, s'adressant directement à Fil-à-Beurre:</p> + +<p>—Vous savez, ajouta-t-il, qu'elle ne se doute de rien?</p> + +<p>Vasseur avait écouté sans mot dire, regardant Barnabé, dont +l'œil semblait lui conseiller de laisser parler le +Saucisson-à-Pattes, comme si les paroles de ce personnage saugrenu +devaient tout lui expliquer.</p> + +<p>Le lieutenant allait perdre patience quand un nom lui fit +soudainement dresser l'oreille aux divagations du pantin, qui venait de +reprendre:</p> + +<p>—Non, elle ne se doute de rien, la bonne dame Annette. Elle +croit la jeune fille toujours endormie dans sa chambre.</p> + +<p>—Annette! la jeune fille! répéta vivement Vasseur dont, sans +qu'il pût se dire pourquoi, le cœur était serré.</p> + +<p>Sa voix avait attiré l'attention du gros homme qui, de Barnabé, +revint à lui.</p> + +<p>—C'est vrai! fit-il, vous ne savez rien. Je vais alors vous +expliquer la chose. Sachez donc que la bataille venait d'avoir lieu +quand Léocadie a été prise des premières douleurs...</p> + +<p>Le bonhomme avait le récit quelque peu haché, car, au lieu de suivre +le courant de sa narration, il s'interrompit pour venir serrer la main +de Fil-à-Beurre en s'écriant:</p> + +<p>—Ah! à propos, je ne vous ai pas remercié.</p> + +<p>—Expliquez d'abord votre «à propos», dit Barnabé qui, à son +tour, semblait ne pas comprendre.</p> + +<p>—À propos des douleurs de Léocadie.</p> + +<p>—Bon!... et remercié pourquoi?</p> + +<p>—Pour votre coup de fusil. L'explosion lui a causé une peur +qui, dans sa situation, lui est venue bien en aide... Vous savez l'effet +d'une peur subite?</p> + +<p>—Oui, ça fait passer le hoquet.</p> + +<p>—Et les enfants aussi, paraît-il; car, au bruit de votre coup +de fusil, Léocadie a poussé un énorme cri douloureux... et, une seconde +après, j'étais père!!!</p> + +<p>Après cette interprétation de l'effet d'un coup de fusil, le +Saucisson-à-Pattes se remit à secouer la main de Fil-à-Beurre en +répétant:</p> + +<p>—Merci! cent fois merci!</p> + +<p>Sur quoi, repris à nouveau et plus fort par l'orgueil de la +paternité, il releva fièrement la tête et accentua d'un ton vainqueur: +</p> + +<p>—Je déteste me vanter, mais être père au bout de six mois de +mariage... Hein! c'est être assez adoré par sa femme!</p> + +<p>Vasseur piétinait d'impatience. Il arrêta net ce nouveau genre de +lyrisme conjugal en disant d'un ton sec:</p> + +<p>—Si vous reveniez à votre récit, citoyen? Vous étiez en train +de parler d'une dame Annette...</p> + +<p>Mais il était écrit dans le livre du destin que la curiosité du +lieutenant ne serait pas encore satisfaite, car apparut une grosse fille +de basse-cour effarée, larmoyant, qui hurla:</p> + +<p>—Le petit! Qui qu'a pris le petit? J'ai perdu le petit!</p> + +<p>Et elle courut au Saucisson-à-Pattes, qu'elle secoua en beuglant: +</p> + +<p>—C'est-y vous qui m'avez fait la farce de me cacher le petit? +</p> + +<p>Un immense frissonnement, qui donnait à sa masse l'apparence d'une +montagne de gélatine secouée, ébranla l'époux de Léocadie. Telle était +l'émotion qui lui serrait la gorge, qu'on eût dit qu'il soufflait dans +un mirliton cette exclamation désespérée:</p> + +<p>—Tu as perdu mon fils, misérable!</p> + +<p>«Misérable!» était trop. La fille, qui avait bec et ongles, se +redressa sous l'injure, et d'un ton gouailleur:</p> + +<p>—Votre fils! oh! votre fils!... Voyez-vous cet amateur de +besogne faite! lâcha-t-elle.</p> + +<p>Le Saucisson-à-Pattes n'en crut pas ses oreilles.</p> + +<p>—Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il à Barnabé.</p> + +<p>—Qu'elle donnerait son âme pour retrouver votre fils, répondit +sérieusement Fil-à-Beurre.</p> + +<p>—Alors j'avais mal entendu, avoua le grotesque.</p> + +<p>La servante avait vite rentré sa colère imprudente. Elle reprit son +ton pleurard pour continuer.</p> + +<p>—C'était l'heure de nettoyer la sue aux cochons... J'avais +emporté le petit... Alors je l'ai posé je ne sais plus où...</p> + +<p>—Pourvu que ça ne soit pas dans l'auge aux cochons, avança +Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Et, d'une voix lugubre:</p> + +<p>—Je les ai vus, vos porcs, continua-t-il; des bêtes maigres, +qui m'ont paru habituées à rester sur leur faim... Il y a eu grande +imprudence à les tenter...</p> + +<p>—Mon fils mangé par les cochons! bégaya douloureusement l'époux +de Léocadie.</p> + +<p>Si Barnabé avait lâché son atroce plaisanterie, c'était que, de loin, +il avait vu arriver Fichet.</p> + +<p>Le brave gendarme s'approchait, tenant entre ses mains son chapeau, +coiffe en l'air, qu'il portait avec autant de précautions que s'il eût +eu à promener un plat trop plein de sauce.</p> + +<p>Et quand il fut près du lieutenant, il lui montra son chapeau en +disant, d'une voix qui n'entendait pas raillerie:</p> + +<p>—Que je serais cupide de connaître le pierrot qu'il a eu +l'hilarité d'infuser un singe dans mon chapeau.</p> + +<p>Ce singe n'était autre que l'enfant perdu! le citoyen +Saucisson-à-Pattes fils.</p> + +<p>Dans son délire de joie, le père plongea la tête dans la coiffe de +chapeau pour embrasser son fils, mouvement que Fichet mit sans doute sur +le compte de la voracité, car il ajouta:</p> + +<p>—Que je vous préviens qu'il n'est pas cuit.</p> + +<p>Pour l'intelligence de ce qui va suivre, nous abandonnerons +momentanément nos personnages, afin de donner quelques explications +utiles.</p> + +<p>En l'année 1800, époque de notre récit, les voyages étaient longs, +pénibles et trop souvent dangereux. Les moyens de locomotion étaient la +diligence, le bateau et le cheval. De tous, le moins fatigant était le +bateau qui, par rivières, fleuves et canaux, finissait par vous amener à +destination, mais au prix d'une énorme perte de temps, car la distance +de la moyenne franchie en vingt-quatre heures n'excédait pas sept +lieues,—espace que la vapeur met aujourd'hui quarante minutes à +parcourir.—Encore le voyage en bateau était-il soumis aux caprices +du froid ou de la chaleur, qui desséchait les cours d'eau ou les +obstruait de glace.</p> + +<p>La diligence, sous le rapport de la vitesse, était préférable; mais +c'était le mode le plus coûteux et surtout le plus dangereux. Malgré +l'ordre et la tranquillité un peu revenus, les routes étaient encore si +peu sûres, en certains départements, que les diligences ne se mettaient +en voyage que protégées par une escorte de cinq soldats qu'on installait +sur le haut de la voiture. De là le nom de «patrouille ambulante» donnée +à ces cinq soldats qui, dans toutes les attaques de voitures publiques, +tombaient frappés par les cinq premières balles.</p> + +<p>Il y avait aussi le roulage qui transportait les marchandises. Pour +leur sécurité, les rouliers s'attendaient au départ ou à des +rendez-vous, afin de marcher en compagnie. Eux et leurs chiens, animaux +de rude défense, faisaient un noyau assez redoutable auquel se +joignaient les pauvres diables que leur bourse plate contraignait à +voyager à pied. Un convoi de roulage se montait quelquefois à trente ou +quarante individus, tous armés. Ce nombre respectable écartait les +assaillants qui alors se contentaient de suivre à la piste. Tout allait +bien tant que la troupe se tenait serrée; mais à mesure qu'elle avançait +sur la route, elle finissait par s'égrener en des destinations diverses +et alors, de tous ces tronçons du convoi rompu, il était rare qu'un seul +parvînt à destination. Aux portes mêmes de Paris où, naturellement, +affluaient les bons coups à faire, les bandes à main armée infestaient +la grande banlieue.</p> + +<p>Restait donc le voyage à cheval, qui n'était pas possible à tout le +monde, aux femmes surtout. Outre que chacun n'était pas écuyer, le +voyage à cheval astreignait le voyageur à la préoccupation constante de +veiller au meilleur état de sa monture. De là cette nécessité pour lui +de faire halte à l'auberge devant laquelle la nuit le surprenait, pour y +laisser manger et reposer sa bête.</p> + +<p>Or, de toutes ces auberges, qui l'attendaient sur la route, il en +était dont le voyageur ignorait la réputation sinistre. L'homme +pénétrait de confiance... et il n'en sortait plus.—Plus tard et +bien lentement, la justice a fini par entrer dans ces repaires de crimes +dont le plus célèbre fut celui que le procès fit connaître par son +épouvantable surnom de l'<i>Auberge-aux-Tueurs</i>.</p> + +<p>À l'époque de ce récit, nous le répétons, ces lieux maudits +jouissaient encore de la plus complète impunité, principalement dans les +parties de la France qui n'étaient pas encore remises tout à fait des +récentes et horribles secousses de la guerre civile.</p> + +<p>Le ministère de la police, que dirigeait Fouché, avait entrepris la +destruction de ces assassins de grand'route, pillards des campagnes et +détrousseurs de diligences; mais c'était là une tâche ardue et difficile +à laquelle, pour procéder à bon escient, il fallait du temps et, +surtout, un espionnage habile et occulte qui, avant d'agir, étudiât bien +les localités.</p> + +<p>Aussi les autorités des pays ainsi infestés par les bandes de +malandrins se gardaient-elles bien de dire que le ministère de la police +avait expédié une dizaine de ses limiers les plus fins qui, semblables à +des furets en chasse, s'étaient éparpillés dans toutes les contrées à +surveiller.</p> + +<p>Cela dit, nous reviendrons à l'auberge de <i>la Biche-Blanche</i>, +tenue par le citoyen Doulan, que sa conformation physique avait fait +surnommer, à dix lieues à la ronde, le Saucisson-à-Pattes.</p> + +<p>Située à une petite lieue du Mans, l'auberge de la +<i>Biche-Blanche</i>, par sa position, était en pleine prospérité. En +plus de la population ouvrière qui, chaque décade, venait s'y régaler +d'un certain petit vin blanc remarquable, la <i>Biche-Blanche</i> était +le lieu de rendez-vous des rouliers et des conducteurs d'eau, car, à +vingt pas de ses constructions, coulait la Sarthe.</p> + +<p>Tous les rouliers sortis du Mans ou venus de plus loin, allaient +s'attendre à la <i>Biche-Blanche</i> et y festoyaient jusqu'à ce qu'ils +se fussent réunis en assez grand nombre pour former un convoi capable +d'affronter les dangers de la route.</p> + +<p>D'un autre côté, les bateliers qui, par la Sarthe et la Mayenne, +gagnaient la Loire, en conduisant jusqu'à Nantes les envois des pays +traversés, se seraient fait scrupule de passer devant l'établissement du +Saucisson-à-Pattes sans savourer son vin blanc, et comme ce liquide en +valait la peine, ils le savouraient à longue haleine.</p> + +<p>Et puis, tous, y faisaient aussi des pintes de bon sang à se gausser +du Saucisson-à-Pattes dont la stupidité profonde était une source +intarissable de rire. On se complaisait surtout à lui faire raconter +l'histoire de son mariage, que l'imbécile narrait ainsi:</p> + +<p>—J'étais allé au Mans pour y faire mes provisions d'andouilles. +Dans la rue, j'ai rencontré Léocadie qui pleurait. Aussitôt, à sa vue, +ça m'a fait pouf dans le cœur et, en même temps, le ciel, qui +était couvert, s'est immédiatement éclairci... Alors je me suis dit: +«Tout t'annonce que cette femme-là fera ton bonheur...» J'ai aussitôt +oublié mes andouillettes et je suis allé à elle.</p> + +<p>Malgré moi, une sorte de mélodie persuasive m'était venue sur les +lèvres quand je lui débitai: «Je lis dans vos yeux que ce qui manque à +votre âme c'est une âme jumelle qui lui déverse ses trésors de +tendresse. Je vous apporte cette âme; prenez-la et allons devant +l'officier municipal de la section la plus proche, qui nous passera les +liens de l'hymen.» Alors elle a promené tout le long de ma personne un +regard de reconnaissance, puis un sourire a séché ses larmes.</p> + +<p>—Mais pourquoi pleurait-elle? ne manquait jamais de s'informer +un des écouteurs du récit.</p> + +<p>—Quand je le lui ai demandé, elle m'a répondu: «C'était de +joie. Un pressentiment venait de m'annoncer que j'allais rencontrer +l'homme de mes rêves. Alors les larmes de bonheur m'ont jailli si +abondantes que, pour les cacher aux passants, j'ai été obligée de me +tourner vers un mur.» Et, de fait, quand je l'ai abordée, elle faisait +semblant de lire une affiche, collée sur la muraille, qui annonçait qu'à +Chartres on venait de pincer une partie de la bande d'Orgères avec son +chef, le Beau-François... mais vous comprenez qu'elle n'en lisait pas un +seul mot, la chère créature. À son pressentiment, qui lui annonçait +l'homme de ses rêves, joignez mon pouf dans le cœur à sa vue et le +ciel qui s'était éclairci, n'était-ce pas assez pour nous prouver que +nous étions nés l'un pour l'autre? Dix minutes après, l'officier +municipal, au nom de l'amour et de la République, nous avait enlacés +dans les doux liens du mariage.</p> + +<p>Parmi les auditeurs de l'idiot, il s'en trouvait toujours un qui, +sceptique à l'endroit de la sagesse de l'épousée qu'on voyait trop se +presser en sa grossesse, ce qui donnait à supposer que l'aubergiste +n'avait été qu'un enfonceur de portes ouvertes, demandait sans rire: +</p> + +<p>—Est-ce que vous ne lui aviez pas trouvé la taille un peu +épaisse, à votre chère créature?</p> + +<p>Là-dessus, le Saucisson-à-Pattes se redressait, et, avec une voix +grave qui prêchait:</p> + +<p>—Dans notre ex-religion, l'Écriture ne disait-elle pas: +«Choisis-toi une compagne aux mamelles puissantes et aux reins solides?» +Je me suis donc conformé aux ex-textes saints.</p> + +<p>Sur cette réponse, le grotesque ne manquait pas d'ajouter:</p> + +<p>—C'est ainsi que j'ai ramené du Mans ma Léocadie, l'ange qui a +transformé mon existence en un torrent de félicité conjugale.</p> + +<p>—Elle vous aime à ce point? gouaillait encore le sceptique. +</p> + +<p>À ce doute, l'époux de Léocadie souriait en vainqueur, et, baissant +la voix, répliquait sur le ton de la confidence:</p> + +<p>—Elle m'adore à ce point que, vingt fois déjà, elle m'a dit: +«Mon amour pour toi est si ardent qu'il me semble que sa chaleur mûrit +le fruit de mes entrailles. Je ne serais pas surprise si je te rendais +père avant terme...» Hein! est-ce être aimé cela?</p> + +<p>Alors un farceur demandait:</p> + +<p>—Et vos andouilles que vous étiez aller chercher au Mans?</p> + +<p>—J'avoue les avoir oubliées.</p> + +<p>—Oh! m'est avis que vous en avez ramené au moins une... et une +fameuse encore! lâchait le farceur au nez de l'époux de Léocadie, lourde +plaisanterie qui faisait éclater de rire tout l'auditoire.</p> + +<p>La bêtise profonde du Saucisson-à-Pattes était donc connue au grand +loin et, au lieu de nuire à la <i>Biche-Blanche</i>, elle contribuait à +sa prospérité, puisqu'elle offrait aux consommateurs le double avantage +de lamper un excellent picton en se pâmant de rire aux conversations +ineptes du cocasse aubergiste.</p> + +<p>Que la femme du comique hôtelier eût déjà vu le loup avant d'aller au +bois avec son époux, là n'était pas la question. La vérité était que +c'était une commère active, forte en gueule, très travailleuse. Une fois +introduite au logis, elle mena rondement rouliers et bateliers, ses +clients, qui, avant elle, en prenaient trop à l'aise sous le rapport du +crédit. L'argent entra en caisse et ce n'était que justice, car on n'eût +pas trouvé à la ronde plus doux lits, meilleur fricot et aussi bon vin. +</p> + +<p>Mais de ces écus qui affluaient, l'époux n'en voyait pas lourd, car +sa femme avait accaparé la clef de la caisse. Le Saucisson-à-Pattes, qui +s'y entendait à ravir, continuait, comme par le passé, à faire tous les +achats utiles pour la maison. Quant au payement, les vendeurs devaient +passer à la caisse de la femme qui, il faut le dire, payait rubis sur +l'ongle et sans conteste.</p> + +<p>Grande et belle femme, un peu plantureuse, la citoyenne Léocadie, qui +avait, pour ainsi dire, happé un mari au vol, avait passé, depuis six +mois qu'elle était mariée, par deux phases distinctes d'humeur.</p> + +<p>Elle s'était mariée la larme à l'œil, ainsi que l'apprenait le +récit de son époux lorsqu'il disait l'avoir rencontrée ruisselante de +larmes, le nez collé sur une affiche. Dès le lendemain de son union, +soit qu'elle eût trouvé une âme à son âme, soit qu'elle fût heureuse de +se voir aussi subitement à la tête d'un établissement florissant, son +humeur avait été joyeuse et même des plus aimables pour son mari, +qu'elle ne pouvait guère regarder sans rire, mais auquel, à satiété, +elle prodiguait les épithètes flatteuses d'ange, de chérubin, de chéri +et même celle de «mon beau vainqueur», qui faisait se rengorger l'époux +avec de petits ronronnements de fatuité.</p> + +<p>Pendant cette phase d'heureux caractère, le Saucisson-à-Pattes avait +tenté... un peu tard, il faut en convenir... de connaître le passé de +celle qu'il avait cueillie sous l'influence d'un pouf au cœur. +</p> + +<p>À ces tentatives d'interrogatoire, Léocadie exhibait son plus aimable +sourire et demandait:</p> + +<p>—Comment, mon bel ange, as-tu trouvé le melon que tu as mangé +ce matin?</p> + +<p>—Délicieux. Je l'ai savouré avec un plaisir extrême.</p> + +<p>—Et sais-tu de quel potager il venait?</p> + +<p>—J'avoue que je ne m'en suis pas inquiété.</p> + +<p>—Ce qui ne t'a pas empêché de le trouver délicieux, n'est-ce +pas, mon doux chérubin?</p> + +<p>—Puisque je te dis l'avoir savouré.</p> + +<p>—Eh bien, mon beau vainqueur, traite ta Léocadie comme le melon +de ce matin. Savoure-la sans t'inquiéter de quel potager elle t'est +venue.</p> + +<p>Elle s'en tenait à cette comparaison, ce qui, en somme, ne pouvait +point passer pour une confidence.</p> + +<p>Et, chose plus extraordinaire, le Saucisson-à-Pattes s'en contentait. +Sa sottise avait trouvé l'explication de la réserve de sa femme sur son +passé.</p> + +<p>Quand il racontait la scène à ses clients, car le bavard imbécile ne +savait rien cacher à qui voulait lui tirer les vers du nez, il ne +manquait pas d'ajouter en se pavanant:</p> + +<p>—Je sais le motif qui fait taire ma belle Léocadie sur ce sujet +délicat.</p> + +<p>—Quel motif?</p> + +<p>—Son immense amour pour moi.</p> + +<p>—Vraiment! s'écriait l'auditoire en retenant son rire.</p> + +<p>—Oui. À n'en pas douter, Léocadie doit être,—ses manières +distinguées la trahissent assez,—une ci-devant princesse que la +révolution a privé de son titre. Son adoration pour moi veut, pour ne +pas m'humilier, me laisser ignorer qu'elle m'a sacrifié ses illustres +aïeux... Elle avait droit à habiter plus tard des palais dorés, mais, +après m'avoir vu, elle a préféré l'humble toit de la +<i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>Que pouvait-on répondre à une aussi épaisse bêtise? On s'en allait +colportant partout, en riant, la cocasserie de l'épouse, ci-devant +princesse, trahie par ses manières distinguées... manières qui +rappelaient fort les harengères du marché du Mans.</p> + +<p>Telle avait été la première phase de l'humeur de la citoyenne +Léocadie, humeur enjouée, sans soucis, qui avait duré deux mois.</p> + +<p>À cette époque où les journaux, fort rares dans les villes, étaient +chose à peu près inconnue dans les campagnes, les nouvelles étaient +colportées par les voyageurs; ce qui, tout naturellement, faisait que, +dans les auberges, on était des premiers informés. Il arriva un jour que +des rouliers qui avaient passé à Chartres racontèrent qu'il n'était +bruit, en cette ville, que de l'évasion du Beau-François, le chef de la +bande d'Orgères.</p> + +<p>Et un de ces rouliers ajouta:</p> + +<p>—De sorte que ceux auxquels il peut en vouloir et qui croyaient +que le couperet de la guillotine les tiendrait quittes envers lui, vont +avoir encore à compter avec ce scélérat qui, dit-on, a la dent longue. +</p> + +<p>Ce fut à dater de cette nouvelle que l'humeur charmante de Léocadie +se transforma. Elle devint inquiète, nerveuse, acariâtre. Sa parole se +fit aigre comme verjus pour son seigneur et maître qui lui répétait à +l'heure:</p> + +<p>—Mais qu'as-tu? Épanche-toi en mon sein.</p> + +<p>Et, là-dessus, il développait son énorme rotondité qui, vraiment, +offrait large place pour s'épancher.</p> + +<p>Comme sa moitié haussait les épaules au lieu de se livrer aux +épanchements, il ajoutait:</p> + +<p>—Dis-moi, sylphe adoré, en quoi je puis t'être utile.</p> + +<p>Alors Léocadie promenait du haut en bas de la masse de viande qui +représentait son époux un regard méprisant qu'elle ramenait sur la face +niaise du poussah et, après quelques secondes d'examen, elle répondait +sèchement:</p> + +<p>—En vérité, un joli polichinelle pour m'être utile... Un dindon +ferait mieux mon affaire... Tu es trop cruche, mon boulot.</p> + +<p>Cruche et dindon froissaient le mari, mais il n'avait pas le temps de +protester, car sa femme lui coupait net la parole en articulant:</p> + +<p>—Allons! ferme ton bec... Tu es incapable de tout!</p> + +<p>—Oh! non, non, pas incapable de tout, lâchait l'époux en +attachant un regard triomphateur sur le ventre de Léocadie développé par +la grossesse.</p> + +<p>Mais elle appuyait en répétant:</p> + +<p>—Incapable de tout, vantard!</p> + +<p>Cette insistance de sa femme glissait, comme eau sur marbre, sur la +fatuité du Saucisson-à-Pattes qui, suivant sa manie d'aller se confier à +tous venants, lorsqu'il racontait la scène à ses clients, trouvait cette +explication de l'humeur atrabilaire de sa moitié:</p> + +<p>—C'est le petit qui se remue et donne des coups de pied dans le +ventre de ma Léocadie.</p> + +<p>Plusieurs fois, pourtant, sous le coup d'une obsession trop forte, la +femme fut sur le point d'avouer l'angoisse qui la torturait; mais +toujours la vue du visage niais de son homme arrêta l'aveu sur ses +lèvres.</p> + +<p>—Non, décidément, tu es trop cruche! finissait-elle par dire. +</p> + +<p>Mais tous ces aveux rentrés devaient étouffer Léocadie, car, la nuit, +dans l'inconscience du sommeil, elle se soulageait par des paroles sans +suite, hachées d'une voix qui frémissait d'épouvante. Alors le +Saucisson-à-Pattes, que son embonpoint condamnait au lit séparé, était +réveillé par ces cauchemars de sa femme et, quittant sa couche, venait, +pieds nus, se pencher sur celle de Léocadie, pour tâcher de découvrir la +vérité dans ces divagations d'un sommeil agité par une pensée +incessante.</p> + +<p>Le peu qu'il comprit, mêlé au souvenir de ce qui avait été conté, un +jour, sur l'évasion du Beau-François, fit donc qu'il se mit à souffler à +ses buveurs:</p> + +<p>—Vous savez, motus devant ma Léocadie, si vous connaissez du +neuf de ce qui se passe à Chartres. Une femme en état de grossesse se +frappe facilement. Avec toutes vos histoires de Chauffeurs et de +guillotine, vous finiriez par être cause que mon épouse mettrait au +monde un enfant sans tête.</p> + +<p>On était tellement habitué à plaisanter le crétin qu'on lui +répliquait:</p> + +<p>—Bast! venir au monde sans tête... pourvu qu'on vive, cela ne +manque pas d'agrément. On est exempté des maux de dents et de la +migraine.</p> + +<p>—Oui, mais cela offrirait un grave inconvénient, ajoutait un +autre loustic.</p> + +<p>—Quel inconvénient?</p> + +<p>—Faute de tête, il serait impossible au papa de constater si +son fils lui ressemble.</p> + +<p>—Il y aurait toujours un moyen d'établir une ressemblance, +avançait un troisième farceur.</p> + +<p>—Comment?</p> + +<p>—En guillotinant le papa.</p> + +<p>—Vous entendez? C'est une idée qu'on vous donne! criait-on en +chœur au Saucisson-à-Pattes.</p> + +<p>Néanmoins, la consigne fut observée. Léocadie, tout en feignant de ne +pas écouter, eut beau tendre l'oreille, pas un mot ne fut plus dit sur +ce qui se passait à Chartres.</p> + +<p>Il y avait deux mois que ce silence durait quand, certain matin, un +voyageur, grand bel homme d'une trentaine d'années, se présenta à la +<i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>Beau, mais d'une beauté commune, l'arrivant était un solide gaillard +à l'œil plein d'audace et d'énergie brutale. La fortune ne devait +pas avoir visité ses poches, car sa mise était en piteux état. Une +culotte de grosse toile, des guêtres en cuir éraillé et crevassé, et +dont bien des boucles étaient remplacées par des ficelles, des souliers +usés au possible, une mauvaise veste en ratine et un chapeau à larges +bords formaient son costume, couvert d'une épaisse poussière qui +attestait une longue marche à pied.</p> + +<p>C'était de grand matin, après le départ d'un convoi de rouliers qui +s'étaient mis en route à la fraîche. La vaste salle de l'auberge était +vide de buveurs. Il ne s'y trouvait que l'époux de Léocadie qui, dans un +coin, s'occupait à récurer ses pots et gobelets d'étain.</p> + +<p>Il se retourna au bruit de l'énorme gourdin que le voyageur venait de +jeter, avec son chapeau, sur une table.</p> + +<p>—Un pot de vin, citoyen, et un morceau à manger, demanda le +client d'une voix rude.</p> + +<p>Bien qu'il se crût le plus bel être de la création, le +Saucisson-à-Pattes était appréciateur du mérite des autres.</p> + +<p>—Oh! oh! voici un rude gars! pensa-t-il à son premier coup +d'œil sur l'arrivant.</p> + +<p>Il s'empressa de sortir du buffet un énorme morceau de jambon et un +croûton de pain qu'il posa devant le consommateur.</p> + +<p>—Je vais tirer le vin à la cave, annonça-t-il; tu l'auras plus +frais, citoyen.</p> + +<p>Et il s'éloigna en se répétant:</p> + +<p>—Un rude gars!</p> + +<p>La cave s'ouvrait, par une trappe, à l'autre extrémité de la salle. +Pour y arriver, l'hôtelier avait à passer devant la porte ouverte de la +cuisine, où, en ce moment, se tenait sa femme écrivant ses comptes.</p> + +<p>—Je descends à la cave, veille à la salle s'il arrivait du +monde, recommanda l'époux.</p> + +<p>—Sois sans crainte, répondit la voix de Léocadie.</p> + +<p>Puis, en insistant:</p> + +<p>—N'oublie pas que tu dois aller ce matin au Mans pour les +provisions du dîner de baptême du bateau neuf la <i>Juliette</i> que son +équipage fait ici tantôt.</p> + +<p>—Dans une demi-heure, je serai en route, promit l'époux qui fit +deux pas vers la trappe de la cave.</p> + +<p>Mais sa femme le rappela:</p> + +<p>—Dis-donc, fit-elle, pendant que tu seras au Mans, lis bien +toutes les affiches pour me rapporter des nouvelles.</p> + +<p>—Oh! quelles nouvelles peuvent t'importer?</p> + +<p>—Mais quand ce ne serait que de savoir s'ils sont arrivés à +remettre la main sur le Beau-François.</p> + +<p>—Tu t'intéresses donc à ce gueux-là?</p> + +<p>—Comme on s'intéresse à un gredin dont on voudrait que justice +fût faite, répliqua Léocadie d'un ton rieur.</p> + +<p>Ce dialogue entre l'aubergiste et sa femme, invisible au voyageur, +s'était tenu sur le seuil de la cuisine, à voix couverte, mais, +pourtant, assez haute pour que l'étranger pût entendre.</p> + +<p>Au premier son de la voix de Léocadie, il avait vivement dressé la +tête; puis un sourire cruel avait paru sur ses lèvres, au vœu +exprimé par l'hôtelière, à propos du Beau-François.</p> + +<p>—Allons! je tâcherai de rapporter des nouvelles de ce chenapan, +promit l'époux qui, cette fois, alla soulever la trappe de la cave.</p> + +<p>Il était à peine disparu dans les profondeurs de l'escalier que le +voyageur fit entendre un petit sifflement très doux et modulé de façon +particulière.</p> + +<p>À ce signal, on vit apparaître, dépassant la porte de la cuisine, la +tête de Léocadie, dont le visage livide était contracté par l'épouvante. +</p> + +<p>Elle se tenait immobile sur le seuil de la porte, frémissante, +attachant sur le siffleur ses yeux agrandis par la terreur.</p> + +<p>Le voyageur tendit le doigt vers le pied de sa table et, d'une voix +basse, mais accentuée du ton d'un commandement brutal et des plus +impérieux, il prononça, comme s'il s'adressait à un chien:</p> + +<p>—Ici, la Saute!</p> + +<p>Semblable à l'oiseau fasciné par le serpent, Léocadie, pantelante de +peur, s'avança lentement vers l'homme qui ordonnait de la sorte et qui, +quand elle fut arrivée à la table, la regarda avec un mauvais sourire, +en disant d'une voix railleuse:</p> + +<p>—Je te remercie, la Saute, du bon souhait que tu viens +d'exprimer tout à l'heure à mon égard.</p> + +<p>Avec effort, car sa terrible émotion lui serrait la gorge, elle +parvint à bégayer:</p> + +<p>—N'en crois rien, François, je disais cela pour mon mari, +mais...</p> + +<p>—Tu as donc épousé l'énorme magot que je viens de voir? +interrompit le Beau-François.</p> + +<p>—J'étais seule... Tu venais d'être pris...</p> + +<p>—Et tu me voyais déjà raccourci, ricana le bandit. Tu n'es pas +longue à lâcher les amis dans la peine, toi?</p> + +<p>Sans doute que celle qui portait l'étrange sobriquet de la Saute, +savait par expérience, que l'ironie était une des formes qui cachaient +les colères sourdes du Beau-François, car sa voix se fit suppliante pour +répondre:</p> + +<p>—Ne dis pas que je t'avais oublié, non, non, ne dis pas cela! +Je te jure que je ne t'ai jamais oublié.</p> + +<p>À cette réponse, le Beau-François montra du doigt le ventre de la +femme enceinte et, toujours en gouaillant:</p> + +<p>—Parbleu! lâcha-t-il, je t'avais laissé un souvenir.</p> + +<p>La Saute, si terrifiée qu'elle fût, connaissait assez à fond son +ex-amant pour savoir en jouer. Aussi sa voix fut-elle plus raffermie +quand elle ajouta:</p> + +<p>—Je t'ai si peu oublié que, dès que j'ai appris ton évasion, +j'ai commencé à mettre de côté pour toi tout le bénéfice de l'auberge... +Et il y a déjà une grosse somme va!...</p> + +<p>L'effet de cette agréable révélation sur l'ancien amant fut coupé par +la voix du Saucisson-à-Pattes qui revenait gagner l'escalier de la cave. +Sur l'air du «Menuet d'Exaudet», le mari chantait cette chanson, déjà +vieille de douze années à Paris, mais qui, au fond de la province, +pouvait encore passer presque pour une nouveauté:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i4">Guillotin,</p> +<p class="i4">Médecin</p> +<p class="i4">Politique,</p> +<p>Imagine un beau matin,</p> +<p>Que pendre est inhumain</p> +<p>Et peu patriotique.</p> +</div><div class="stanza"> +<p class="i4">Aussitôt</p> +<p class="i4">Il lui faut</p> +<p class="i4">Un supplice</p> +<p>Qui, sans corde ni poteau,</p> +<p>Supprime du bourreau,</p> +<p class="i4">L'office.</p> +</div></div> + +<p>La voix du chanteur, en se rapprochant, indiquait qu'il venait +d'atteindre le pied de l'escalier.</p> + +<p>—Détale. Tu reviendras quand tu auras éloigné d'ici ton +marsouin, commanda vivement le Beau-François.</p> + +<p>—Ce ne sera pas long, promit la Saute.</p> + +<p>Et elle rentra dans la cuisine pendant que son mari remontait en +achevant sa chanson:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i4">Et sa main</p> +<p class="i4">Fait soudain</p> +<p class="i4">La machine</p> +<p>Qui gentiment occira</p> +<p>Et que l'on nommera</p> +<p class="i4">Guillotine.</p> +</div></div> + +<p>Avec le dernier mot, reparut l'aubergiste portant un pot plein, qu'il +posa sur la table du Beau-François, en disant:</p> + +<p>—J'ai été un peu longtemps, citoyen, mais je tenais à te tirer +cela du meilleur tonneau.</p> + +<p>Et pendant que son client, qui avait grand'soif, buvait à même le +pot, il le contempla en se répétant encore:</p> + +<p>—Un rude gars tout de même!</p> + +<p>À ce moment, du fond de la cuisine, s'éleva la voix de Léocadie, qui +disait:</p> + +<p>—Tu sais, cher ange, que tu dois aller au Mans pour les +provisions?</p> + +<p>—Et pour te rapporter des nouvelles du Beau-François, ajouta le +bel ange.</p> + +<p>Ce rappel n'était plus du goût de Léocadie. Sa voix résonna cassante +et impérieuse.</p> + +<p>—Pars donc, pie bavarde! disait-elle.</p> + +<p>—Le temps d'atteler et je serai en route, répondit humblement +le bel ange devenu pie.</p> + +<p>Dix minutes après, le Saucisson-à-Pattes, qui s'était hissé +péniblement dans sa carriole, s'en allait au Mans.</p> + +<p>Léocadie était revenue à la table de son ancien amant.</p> + +<p>—Écoute bien, ma fille, commença le Beau-François.</p> + +<p>Mais avant qu'il pût continuer, une voiture basse et couverte, en +usage au pays vendéen, qui venait en sens inverse de la carriole +emportant l'aubergiste, s'arrêta devant la <i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>De cette voiture descendit un homme qui, après avoir pénétré dans la +salle, demanda:</p> + +<p>—Une potée de blanc, citoyenne.</p> + +<p>À son tour, Léocadie dut descendre à la cave.</p> + +<p>Pendant cette absence, le nouveau venu, sans même regarder François, +car son regard était tourné vers la route, prononça à mi-voix, comme +s'il réfléchissait:</p> + +<p>—Sans sabots, on s'enrhume.</p> + +<p>—Sept et quatre font neuf, riposta l'autre.</p> + +<p>—La faîne est tombée, ajouta l'homme de la voiture qui, alors, +se tournant vers le grand gars demanda:</p> + +<p>—Donc, tu es le Beau-François?</p> + +<p>Si l'ancien chef de la bande d'Orgères était un magnifique athlète +aux formes superbes, il n'en était pas de même du nouveau venu. Et, +pourtant, dans une lutte entre ces deux hommes, il n'aurait pas trop +fallu gager pour le premier. L'autre devait posséder la vigueur +formidable de l'ours dont, pour ainsi dire, il avait la structure et +l'aspect.</p> + +<p>De petite taille, il se rattrapait de sa hauteur en largeur; car ses +épaules étaient si démesurément larges qu'il en paraissait, en quelque +sorte, carré sur sa base. À ses énormes bras, dont les biceps +s'accusaient monstrueux sous les manches de sa veste, étaient emmanchées +des mains gigantesques et velues.</p> + +<p>Son visage, au front bas, que recouvrait une épaisse crinière, +disparaissait sous une barbe inculte et touffue, qui ne laissait voir +que deux yeux gris, au regard aigu et à l'expression féroce.</p> + +<p>En voyant le Beau-François, on pouvait douter de sa cruauté. Rien +qu'à première vue, l'autre se devinait implacable.</p> + +<p>Quand, de sa voix rauque et lente, qui ressemblait à un grognement, +il eut demandé:</p> + +<p>—Donc, tu es le Beau-François?</p> + +<p>Ce dernier, s'empressa de dire:</p> + +<p>—Et toi, le Marcassin?</p> + +<p>—Oui, fit l'homme, et j'ai reçu ta lettre.</p> + +<p>Alors, s'asseyant devant le chef des Chauffeurs d'Orgères, il +s'accouda sur la table et demanda:</p> + +<p>—La vérité sur Doublet?</p> + +<p>—Les <i>parrains</i> (dénonciateurs) et <i>marraines</i> ont +trop bavardé sur son compte; il aura le cou fauché.</p> + +<p>—Quand?</p> + +<p>—Il paraît que tous les pourvois sont rejetés; ce sera donc +dans deux ou trois jours.</p> + +<p>Une lueur de rage froide éclaira l'œil du Marcassin, qui +poursuivit:</p> + +<p>—Pourquoi Doublet ne s'est-il pas évadé avec toi?</p> + +<p>—Parce qu'il était trop gros. Comme moi, il s'était fait +admettre à l'infirmerie. Au dernier moment, il n'a pu passer par le trou +qui a facilité ma fuite... trou tellement étroit que, pour m'y glisser, +j'ai dû abandonner ma veste.</p> + +<p>Cela dit, François sourit et ajouta:</p> + +<p>—Heureusement que j'ai de la mémoire.</p> + +<p>Le Marcassin le regarda sans comprendre.</p> + +<p>—Ce qui veut dire, reprit le Chauffeur, qu'il ne m'en a pas +cuit pour avoir laissé ma veste. Alors que nous nous promettions de fuir +ensemble, Doublet me parlait des bons coups que nous trouverions encore +à faire en pays des chouans et des Vendéens, où nous irions organiser +une nouvelle bande et il me parlait de toi qui nous donnerais un coup de +main.</p> + +<p>—Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là! Doublet +aurait dû le savoir, débita Marcassin.</p> + +<p>Sans s'arrêter à cet avis décourageant, le Beau-François continua: +</p> + +<p>—Seulement, Doublet était un homme prudent. Il prévit le cas où +les événements nous sépareraient... ce qui est arrivé puisqu'il n'a pu +fuir. Alors, par écrit, en quelques mots, il me donna tous les +renseignements utiles pour me faire reconnaître par toi... Au besoin, +son écriture, que tu connais, me servirait de témoignage... Or, ce +billet était caché dans le collet de la veste que j'ai dû laisser +là-bas... C'est ce qui me fait me réjouir d'avoir de la mémoire; car, +sans elle, je n'aurais pu rien me rappeler, et, par conséquent, ne +savoir où aller te trouver pour exécuter la mission que j'avais à +accomplir de vive voix.</p> + +<p>Et, en répétant de mémoire, le Beau-François débita à voix posée: +</p> + +<p>«Si la mauvaise chance nous sépare, m'a dit Doublet, tu iras en +Loire, au village de Saint-Florent-le-Vieil, trouver Marcassin et tu lui +diras qu'il sait ce qu'il sait et que je le prie d'exécuter ce que je +lui ai demandé pour le cas où je viendrais à mourir.»</p> + +<p>Là-dessus, le Beau-François éclata d'un gros rire, en s'écriant:</p> + +<p>—Voici la commission faite, et du diable si j'en comprends un +traître mot.</p> + +<p>Était-ce pour provoquer une explication? En ce cas, le Chauffeur +manqua son but, car le Marcassin demanda:</p> + +<p>—Puisque ta commission devait se faire de vive voix, pourquoi +m'as-tu écrit au lieu de venir me trouver?</p> + +<p>—Eh! eh! ricana François, parce que, après mon évasion, il +faisait trop malsain pour moi sur les grandes routes, où mon signalement +était donné. Mieux valait attendre que la surveillance s'endormît, et je +suis resté six mois bien en sûreté, dans la cachette de l'auberge des +Buchard... Quand j'ai pensé que je pouvais mettre le nez dehors, je t'ai +écrit pour te donner rendez-vous à la <i>Biche-Blanche</i>, où je +m'acquitterais de la commission de Doublet.</p> + +<p>En dialoguant ainsi, tous deux ne se rendaient pas compte que +Léocadie aurait dû être remontée de la cave. Sans chanter comme son mari +et plus légère que lui, elle était revenue, mais elle s'était arrêtée +sur l'escalier. Le pot de vin à la main et sa tête ne dépassant pas la +trappe, elle écoutait, prête à sortir à la moindre alerte.</p> + +<p>—Quel est cet animal attablé maintenant avec François que, tout +à l'heure, à son arrivée, il semblait ne pas connaître? se +demandait-elle.</p> + +<p>Et, du Marcassin, sa pensée se reportant, haineuse, sur son ex-amant, +elle murmura:</p> + +<p>—Oh! toi, si mon homme n'était pas un tel crétin, comme je te +ferais payer toutes les suées que tu m'as données!</p> + +<p>À ce moment, le Marcassin fit claquer sa langue sur son palais et +grogna:</p> + +<p>—Tonnerre! j'ai soif!</p> + +<p>En une seconde, Léocadie fut sortie de la trappe et, son pot de vin à +la main, s'avança souriante.</p> + +<p>Le Beau-François, nous le répétons, absorbé qu'il avait été par sa +conversation avec Marcassin, ne s'était pas aperçu de l'absence trop +longue de la femme; mais, à sa vue, une idée de méfiance s'éveilla en +lui.</p> + +<p>—Encore un autre pot pour moi, la Saute, commanda-t-il.</p> + +<p>—Tout de suite, dit-elle.</p> + +<p>Et avec un joyeux empressement, elle regagna la trappe.</p> + +<p>Elle venait à peine de disparaître sur l'escalier que François, +bondissant vers la trappe, la refermait sur elle et, après avoir poussé +le verrou, criait à la prisonnière:</p> + +<p>—Fais-moi le plaisir, ma fille, d'attendre au frais que je +t'appelle.</p> + +<p>—Oh! François, la mauvaise farce! cria la voix rieuse de la +Saute, qui semblait avoir pris la chose au plaisant.</p> + +<p>Mais, avec une colère blanche, entre ses dents serrées, elle siffla +tout bas ce mot:</p> + +<p>—Imbécile!</p> + +<p>Car la cave avait une seconde entrée ouvrant sur un cellier, par +lequel on introduisait les futailles.</p> + +<p>—Là! nous pouvons, à présent, causer à l'aise, dit en riant le +Beau-François quand il fut revenu s'asseoir.</p> + +<p>Le Marcassin était devenu songeur. Il balançait de droite et de +gauche, à la façon de l'ours, son énorme tête. Enfin, il prit son pot de +vin, le vida lentement, toujours pensif, puis, quand il l'eut reposé sur +la table, il demanda de sa voix rauque:</p> + +<p>—Tu connais le <i>cogne</i> Vasseur, qui a fait avoir de la +peine à Doublet?</p> + +<p>—Je l'ai vu comme je te vois.</p> + +<p>À cette réponse, Marcassin poussa un sourd rugissement de joie; ses +deux poings monstrueux se crispèrent et il articula avec un accent de +férocité indicible:</p> + +<p>—Je lui règlerai son compte.</p> + +<p>—Bast! bast! là où nous devons aller, nous ne le retrouverons +plus. Au pays des chouans, le champ nous sera libre, à moi et aux +compagnons qui vont me suivre... car, du fond de ma cachette chez +Buchard, j'ai reformé une bande avec ceux des miens qui ont échappé à ce +Vasseur maudit... Là-bas, nous opérerons à l'aise.</p> + +<p>À cet avenir heureux que se promettait le Beau-François, le Marcassin +haussa les épaules et répéta encore:</p> + +<p>—Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là.</p> + +<p>Mais le Beau-François n'avait pas le découragement facile.</p> + +<p>—N'ayant plus Vasseur aux trousses, on saura encore y trouver à +frire, dit-il en riant.</p> + +<p>Le Chauffeur chantait si bien d'avance victoire, il voyait tant en +beau ces nouvelles contrées qu'il allait exploiter, que le Marcassin, +qui avait pourtant le rire solidement attaché, fit entendre une sorte de +gargouillarde railleuse. Puis, tout sèchement:</p> + +<p>—Nigaud! lâcha-t-il.</p> + +<p>—Parce que? fit François prenant la mouche.</p> + +<p>—Parce que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez. +</p> + +<p>—Et qu'y a-t-il donc plus loin que le bout de mon nez?</p> + +<p>—Il y a mieux que Vasseur et ses gendarmes.</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—Il y a le ministre de la police Fouché et ses agents... Des +gendarmes, ça se reconnaît... mais des espions, il faut plus malin que +toi pour les deviner.</p> + +<p>Nier au Beau-François sa supériorité, c'était le piquer au vif.</p> + +<p>—Un malin comme toi peut-être? gouailla-t-il d'un ton qui +trahissait une colère naissante.</p> + +<p>—Oh! moi, fit tranquillement le Marcassin, je n'y mets pas tant +de prétention... Un individu vient regarder d'un peu trop près dans ma +marmite; je ne me demande point si c'est un mouchard ou non... je lui +plante mon couteau dans le dos.</p> + +<p>Cependant Léocadie, autrement la Saute, que le Beau-François croyait +avoir claquemurée dans la cave dont il ignorait les aîtres, en était +sortie par l'issue du cellier et, du côté de la cour, elle était +rentrée, ses chaussures à la main, dans la cuisine.</p> + +<p>Immobile, l'oreille tendue, prête à s'enfuir au premier mouvement des +causeurs, elle écoutait, près de la porte de la cuisine sur la salle, +restée ouverte.</p> + +<p>En entendant le Marcassin parler de son couteau planté dans le dos de +ceux qui avaient allongé vers lui un nez trop curieux, le Beau-François, +comme s'il se fût agi d'une bonne farce, avait éclaté d'un lourd rire +grossier. Quand sa gaieté se fut apaisée, il prononça moqueusement:</p> + +<p>—Ça en revient à ce que je disais.</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu disais?</p> + +<p>—Qu'il n'y a pas à s'inquiéter de ces mouchards que nous a +expédiés le ministre de la police. Tout finauds qu'on les vante, ils +sont trop bêtes... Témoin ceux qui sont venus te tendre stupidement le +dos.</p> + +<p>Le Marcassin ne possédait pas l'assurance de son compagnon, car il +secoua la tête en disant:</p> + +<p>—Ceux-là étaient des trop pressés qui ont voulu faire du +zèle... Restent les autres.</p> + +<p>—L'exemple a effrayé les autres.</p> + +<p>—Non. Dis plutôt qu'il les a rendus prudents; voilà tout. Dans +les cinq départements où le ministre de la police a semé sa mauvaise +graine, les espions, crois-moi... je le sens... nous préparent lentement +un coup de filet. Où sont-ils? Quel métier apparent exercent-ils? Quelle +peau ont-ils prise? Je l'ignore. Ce roulier que tu rencontres en est +peut-être un. Ce berger, ce valet de ferme, ce mendiant, que tu vois en +plaine, peuvent être des mouches... Tiens! qui sait si le maître de +l'auberge où nous sommes n'est pas de ces gens-là?</p> + +<p>À cette supposition que le Saucisson-à-Pattes était un des habiles +policiers, le Beau-François se tordit d'un fou rire qui le fit bégayer: +</p> + +<p>—Lui! On voit bien que tu n'as pas vu ce monstrueux animal dont +la bêtise est devenue proverbiale.</p> + +<p>La Saute, aux écoutes, dut se confesser cette vérité sur son mari. +</p> + +<p>—Le fait est qu'il est par trop idiot, mon homme, pensa-t-elle. +Puis, cela reconnu, elle ajouta comme corollaire à sa pensée que, s'il +eût été moins idiot, il ne l'eût pas épousée, qu'elle ne le mènerait pas +par le bout du nez, qu'elle n'aurait pas, seule, la clef de la caisse, +etc., etc.</p> + +<p>Cependant, François avait poursuivi:</p> + +<p>—Non seulement nous n'avons rien à craindre de cet imbécile, +mais son auberge est à nous, car il a épousé la Saute, une ancienne de +ma bande, qui a tout intérêt à me ménager. Son passé est si chargé +qu'elle sait qu'à la moindre trahison à mon égard, je lui ferais couper +le cou en ma compagnie.</p> + +<p>En entendant ces paroles, Léocadie se passa instinctivement une main +autour du cou.</p> + +<p>—C'est vrai! s'avoua-t-elle, secouée par un frissonnement de +peur.</p> + +<p>Tout à sa pensée sur les émissaires de la police, le Marcassin reprit +de sa voix caverneuse:</p> + +<p>—Ils sont invisibles, ces mouchards de malheur! mais ils +agissent. La décade dernière, il est parti de Nantes une diligence qui +portait, en groups d'argent, la recette de cette ville, qu'on dirigeait +sur Paris par Châteaubriant et Laval. Nos gars, prévenus de l'aubaine, +ont été l'attendre dans les environs de Cossé.</p> + +<p>—Et ils ont récolté les écus du gouvernement? interrompit le +Beau-François.</p> + +<p>Marcassin haussa les épaules et en émiettant ses mots:</p> + +<p>—Ils ont récolté des balles de plomb qui en ont laissé une +dizaine sur la route, dit-il.</p> + +<p>Alors, frappant de son énorme poing sur la table, il gronda +furieusement:</p> + +<p>—Tous les voyageurs étaient des gendarmes déguisés! À six +lieues de l'embuscade, ils avaient fait descendre les vrais voyageurs +pour prendre leurs places... Qui donc avait pu les prévenir de l'endroit +précis de l'attaque, si ce n'est un de ces damnés policiers inconnus qui +nous glissent entre les doigts?</p> + +<p>Et le faux chouan répéta son antienne:</p> + +<p>—Mauvais depuis la guerre finie, ces pays-là!</p> + +<p>Après quoi, branlant la tête, et d'un ton plus lugubre encore:</p> + +<p>—Ça finira mal! ça finira mal! annonça-t-il.</p> + +<p>Ensuite, sa férocité s'éveillant à cette perspective d'avenir, il +grogna avec une sorte de satisfaction cruelle:</p> + +<p>—Oui, mais jusque-là, je connais un marcassin qui aura décousu +pas mal de gendarmes, mouchards et autres trouble-fêtes!</p> + +<p>Alors il se leva brusquement de table.</p> + +<p>—Adieu! dit-il d'un ton bref.</p> + +<p>—Déjà! fit le Beau-François, abasourdi par cette séparation +brusque et inattendue.</p> + +<p>—Je suis venu à ton rendez-vous pour entendre la commission que +Doublet t'avait donnée pour moi. À présent que je la connais, je vais +l'exécuter.</p> + +<p>—Mais, objecta François, je comptais sur toi pour me guider en +basse Loire.</p> + +<p>—Impossible! il me faut remonter vers Chartres. Affaire de +trois jours, après quoi je reviendrai sur mes pas... Viens avec moi. +</p> + +<p>—À Chartres! répéta vivement le Chauffeur. Oh! que nenni! la +nuque me démange trop dans cet endroit-là.</p> + +<p>—Alors, attends mon retour, je te reprendrai au passage. Reste +ici. Dans trois jours, tu me verras arriver.</p> + +<p>Le Beau-François parut d'abord se décider à demeurer à la +<i>Biche-Blanche</i>. Puis, après réflexion:</p> + +<p>—Non, dit-il, j'aime mieux attendre dans ma cachette de +l'auberge de Buchard... J'ai à lui donner encore des ordres pour le +reste de ma bande, qui doit venir me rejoindre en Loire.</p> + +<p>À son tour, il se leva.</p> + +<p>—C'est dit, fit-il, je vais retourner avec toi à l'auberge de +Buchard où tu me déposeras jusqu'à ton retour.</p> + +<p>—Convenu! dit le Marcassin.</p> + +<p>Un peu avant ces dernières paroles, Léocadie avait vivement quitté +son poste.</p> + +<p>—Je n'ai que juste le temps de regagner la cave, se dit-elle. +</p> + +<p>Après avoir consenti, le Marcassin était devenu songeur.</p> + +<p>—À quoi penses-tu? demanda François en le voyant fixé sur +place.</p> + +<p>—À un avis que j'ai à te donner, garçon, débita lentement le +Marcassin en regardant le Chauffeur de ses yeux durs. Tu as beau être +grand, bien fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand je te +reprendrai au retour, chez Buchard, de t'occuper de ce que je ramènerai +dans ma voiture.</p> + +<p>—Es-tu bête de me menacer, railla le Beau-François avec un +sourire de bravade.</p> + +<p>—Je ne menace pas, je conseille, répliqua le faux chouan.</p> + +<p>Puis, de son pas lourd, il gagna la sortie sur la route en disant: +</p> + +<p>—En route!</p> + +<p>—Laisse-moi au moins le temps de faire mes adieux, riposta le +Chauffeur.</p> + +<p>Il alla soulever la trappe de la cave. Tout au bas de l'escalier, +assise sur la dernière marche, se tenait Léocadie qui, sitôt la trappe +ouverte, geignit de sa voix pleureuse:</p> + +<p>—Ah! que c'est vilain, François, de me laisser mourir de peur +dans ce trou noir.</p> + +<p>—Viens ici, la Saute! commanda l'ex-amant de sa voix brève. +</p> + +<p>Et quand elle fut remontée dans la salle:</p> + +<p>—Tu m'as dit, reprit-il, que tu pensais si bien à moi qu'en +apprenant mon évasion, tu avais commencé à mettre de l'argent de côté +pour me venir en aide, si je m'adressais à toi.</p> + +<p>—Je l'ai dit et je le répète, affirma la Saute avec un sourire +sur les lèvres qui, s'il n'était pas sincère, n'en était pas moins +charmant.</p> + +<p>—Eh bien! ma fille, voici l'heure de joindre le geste aux +paroles. Va me chercher cet argent.</p> + +<p>Elle devait avoir un passé sinistre, cette chère Léocadie, passé qui, +comme l'avait dit le Chauffeur, lui donnait tous droits à la guillotine +s'il lui plaisait à lui, en parlant, qu'elle eût le cou coupé en sa +compagnie. Elle avait donc pleinement raison de filer doux avec celui +qui pouvait lui procurer un passe-temps aussi désagréable. De là vint +l'empressement joyeux qu'elle mit à s'écrier:</p> + +<p>—Je cours le prendre.</p> + +<p>Et elle gravit rapidement l'escalier qui conduisait au premier étage. +</p> + +<p>À ce moment, au dehors, se fit entendre la voix du Marcassin qui +disait:</p> + +<p>—Arrive donc! Voici, là-bas, sur la route, une voiture qui se +dirige de ce côté. Mieux vaut ne pas l'attendre.</p> + +<p>En même temps reparaissait la Saute qui, pâle, tremblante, effarée, +redescendit en bégayant:</p> + +<p>—Rien! plus rien! mon argent a disparu!</p> + +<p>Croyant à une ruse, le Beau-François fut pris de rage bleue.</p> + +<p>—Ton argent, ou je t'étrangle! grinça-t-il s'avançant vers elle +les deux mains tendues.</p> + +<p>Mais, à mi-chemin, il fut ceinturé par le Marcassin qui, avec sa +force extraordinaire, l'entraîna en répétant:</p> + +<p>—Viens! viens donc! L'autre voiture approche. Il est inutile +qu'on nous voie partir ensemble.</p> + +<p>—Au revoir, la Saute! cria la voix menaçante de François, monté +en voiture.</p> + +<p>Comme le chariot recouvert du faux chouan disparaissait au loin, +l'autre voiture s'arrêtait devant la <i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>C'était le Saucisson-à-Pattes qui revenait du marché du Mans.</p> + +<p>Entre le départ d'une voiture et l'arrivée de l'autre, quelques +minutes s'étaient écoulées qui avaient permis à Léocadie de se remettre +de la double émotion causée par la disparition de son argent et les +menaces du Beau-François.</p> + +<p>—Est-ce lui qui m'a volé mon magot? se demanda-t-elle en +regardant son époux qui, avec des Hein! et des Ouf! descendait +péniblement sa massive personne de la carriole.</p> + +<p>Quand, enfin, il sentit le sol ferme sous ses pieds, le +Saucisson-à-Pattes, avec un sourire niais, geignit d'un ton désolé:</p> + +<p>—Ah! mon doux ange, si tu savais comme je tombe de soif! J'ai +la langue en bois depuis deux heures.</p> + +<p>—Tu n'as donc pas bu au Mans?</p> + +<p>À cette question, le gros homme ouvrit des yeux étonnés.</p> + +<p>—Bu? répéta-t-il, et avec quoi?... puisque tu ne me laisses +jamais un sol... Pas même pour payer les fournisseurs.</p> + +<p>Ensuite, faisant sa bouche en cœur, il lâcha de sa voix +mignarde:</p> + +<p>—Oui, pas un sol. Grosse jalouse!!!... qui crains que j'offre +quelques fleurs aux dames.</p> + +<p>Paroles, ton, visage, sourire, tout trahissait une si profonde +stupidité, que Léocadie murmura:</p> + +<p>—Non, ce n'est pas ce coco-là qui m'a chipé mes économies... La +preuve en plus est qu'il n'a pas même eu de quoi se payer à boire en +ville.</p> + +<p>Cependant, le mari s'était tourné vers sa carriole, fermée de rideaux +en cuir, et avait crié.</p> + +<p>—Eh! la Victoire, est-ce que tu dors là dedans?... Allons, +descends, ma fille.</p> + +<p>Et il revint à sa femme en disant:</p> + +<p>—Je te ramène une nouvelle servante en remplacement de +Perpétue, qui nous a quittés si brusquement hier.</p> + +<p>Comme sa femme examinait la servante à sa descente de voiture, le +Saucisson-à-Pattes se rengorgea d'un air fat avec un sourire railleur. +</p> + +<p>—Tenez! tenez! fit-il, voyez un peu de quelle façon elle la +reluque avec ses yeux inquiets. Ne crains rien. Je l'ai choisie laide au +possible, vilaine jalouse!</p> + +<p>—Dame! quand on a un bel homme, on tient à le garder pour soi! +modula gentiment Léocadie avec un regard languissamment amoureux.</p> + +<p>—Ah! à propos de Perpétue! fit tout à coup le mari. Je sais +pourquoi elle a quitté notre service sans crier gare... Il y avait de +l'amour sous jeu... Je l'ai aperçue au Mans, comme elle traversait la +place. Elle était mise! oh! mais mise!... Faut croire qu'elle a eu +affaire à un amant généreux.</p> + +<p>—C'est cette gueuse qui m'a volée, pensa aussitôt Léocadie. +</p> + +<p>Laissant la nouvelle servante retirer les provisions de la voiture, +le Saucisson-à-Pattes était entré dans l'auberge.</p> + +<p>—Ouf! dit-il, je vais lamper avec plaisir un joli pot de vin! +Ma langue se fend de sécheresse.</p> + +<p>Ce disant, il avait parcouru du regard la grande salle.</p> + +<p>—Il n'est donc plus là, le beau gars auquel j'ai servi à boire +avant mon départ? demanda-t-il à sa femme, entrée derrière lui. J'aurais +volontiers trinqué avec ce superbe garçon.</p> + +<p>Et, faisant la roue, l'énorme idiot ajouta d'un ton convaincu:</p> + +<p>—Qui se ressemble s'assemble!</p> + +<p>Léocadie, à cette absurdité, eut un sourire que le mari interpréta à +sa façon:</p> + +<p>—Oh! fit-il, je sais pourquoi tu ris... et je suis complètement +de ton avis... À choisir entre le beau gars et moi, je me préférerais de +beaucoup.</p> + +<p>—Va donc mettre tes fourneaux en train, tu te gratteras plus +tard, ordonna moqueusement Léocadie, en songeant au dîner commandé par +les bateliers qui allaient baptiser leur bateau neuf.</p> + +<p>Deux heures plus tard la <i>Biche-Blanche</i> résonnait des cris et +des chants des cinq hommes de l'équipage du bateau, qu'on voyait de +l'autre façade de l'auberge, amarré au bord de la Sarthe. Construit en +amont de la rivière, ce bateau allait, par la Sarthe et la Mayenne, +faire son premier voyage en Loire, jusqu'à Nantes.</p> + +<p>Les cinq bateliers étaient gens consciencieux qui voulaient, quittes +à y mettre le temps nécessaire, que leur bateau fût sérieusement +baptisé. Ils y employèrent deux jours, pendant lesquels se forma en même +temps, à la <i>Biche-Blanche</i>, un convoi de rouliers qui gagnaient +Saint-Malo, par Laval et Fougères. Ce fut une ripaille monstre qui tint +le Saucisson-à-Pattes presque perpétuellement devant ses casseroles. +</p> + +<p>À ces intrépides fricoteurs arrivèrent, le second jour, se mêler deux +rouliers qui, eux, descendaient de Chartres.</p> + +<p>—Il va y avoir, aujourd'hui, à Chartres, vingt-trois personnes +qui passeront un fichu quart d'heure, annonça un de ces deux derniers +arrivés.</p> + +<p>Alors, il conta qu'à son passage par la ville, on parlait, pour le +jeudi, à midi, de l'exécution des vingt-trois condamnés de la bande +d'Orgères.</p> + +<p>Sur ce, chacun dit son mot, tant et si haut, que le +Saucisson-à-Pattes, qui entendait au fond de sa cuisine, abandonna ses +fourneaux pour venir souffler à l'oreille de chacun, d'une voix +effrayée, sa fameuse recommandation:</p> + +<p>—Mais taisez-vous donc, devant ma femme! Si elle allait me +donner un enfant sans tête!!!</p> + +<p>Comme, inévitablement, il devait se trouver là un farceur qui, déjà, +avait fait poser le grotesque crétin, il ne manquait pas de demander: +</p> + +<p>—Tu n'as donc pas été à Cormières, citoyen?</p> + +<p>—Non... quoi faire?</p> + +<p>—En pèlerinage... Il y a une pierre où vont s'asseoir tous les +papas, après avoir donné leur offrande au capucin.</p> + +<p>—Et quand on s'est assis?</p> + +<p>—On obtient des fils, non seulement exemptés des moindres +difformités, mais si solidement bâtis que, pendant toute leur existence, +ils pissent à plus de six pieds devant eux!</p> + +<p>Car ce pèlerinage, aujourd'hui oublié, existait encore en 1800, +époque de notre récit. Pendant plus d'un demi-siècle, les pères crédules +allèrent s'asseoir sur la pierre pour assurer à leurs rejetons la santé +qui devait s'affirmer par une telle puissance de jet.</p> + +<p>Pendant qu'il est question de ce pèlerinage, autant dire tout de +suite ce qui le discrédita. Une belle nuit, un plaisant sceptique alla, +non pas s'asseoir, mais s'accroupir sur la pierre. Bien que le genre de +dépôt qu'il y laissa passe pour porter bonheur, aucun évêque n'ayant +voulu venir, en grande pompe, purifier, par ses prières au Très-Haut, la +pierre profanée, elle passa pour avoir perdu toute sa vertu +(<i>historique</i>).</p> + +<p>On comprend que sur la bêtise profonde de l'aubergiste de la +<i>Biche-Blanche</i>, le pèlerinage de Cormières devait faire une +impression sérieuse.</p> + +<p>—Tu en es certain? demanda-t-il au conseilleur.</p> + +<p>—J'ai connu Gorget, dont le père avait été, jadis, s'asseoir. +Non seulement il avait sa tête, mais encore, à soixante ans passés, il +arrosait ses fleurs à plus de huit pieds de distance.</p> + +<p>—Huit?... Tu disais d'abord six, citoyen.</p> + +<p>—Oui, mais le père de Gorget était resté assis plus d'une +heure.</p> + +<p>—Moi, je resterai assis toute une nuit... Je tiens trop à ce +que mon fils ait une tête.</p> + +<p>—Et le reste?</p> + +<p>—Oh! le reste! dit dédaigneusement le Saucisson-à-Pattes avec +une moue témoignant qu'il faisait bon marché de l'autre particularité. +</p> + +<p>—Alors, citoyen, si tu n'as pas la foi complète, il est inutile +d'aller à Cormières, débita sévèrement le conseilleur.</p> + +<p>—Va donc pour le reste! s'écria l'aubergiste avec empressement. +</p> + +<p>Le lendemain, sur les midi, l'auberge était vide de tous buveurs. Le +convoi de rouliers était parti à l'aube. Les bateliers étaient remontés +à bord et devaient démarrer dans quelques heures.</p> + +<p>Alors le Saucisson-à-Pattes s'approcha de la Saute, que la menace +d'adieu du Beau-François rendait rêveuse.</p> + +<p>—Sais-tu, poule chérie, ce que tu devrais faire, si tu étais +gentille pour ton adoré mignon d'époux?</p> + +<p>—Quoi?</p> + +<p>—Me permettre d'aller à Cormières.</p> + +<p>—Pour?</p> + +<p>Le gros homme prit un air mystérieux.</p> + +<p>—Je te le dirai plus tard, dit-il.</p> + +<p>Accorder la permission, c'était, en somme pour Léocadie, être +débarrassée de son abruti pendant deux ou trois jours.</p> + +<p>—Va donc à Cormières, accorda-t-elle. Pourquoi ne partirais-tu +pas par le bateau qui va descendre la Sarthe? On te débarquerait pas +loin de ce village.</p> + +<p>—Tiens! c'est une idée!</p> + +<p>Et, aussitôt, pour prévenir le patron du bateau qu'il monterait à +bord au départ, le Saucisson-à-Pattes se dirigea vers la rivière en +murmurant avec un frisson de joie:</p> + +<p>—Il aura une tête!!! Et il arrosera une fleur à huit pieds de +distance!</p> + + + + +<h2><a name="cVI"> </a><a href="#tdm">VI</a></h2> + + +<p>Oui, elle était rêveuse, cette bonne Léocadie, autrement dite la +Saute! Et elle avait grave motif de rêver, car elle croyait encore +entendre retentir la voix furieuse et menaçante du Beau-François, il y +avait trois jours, quand il était parti. Un petit frisson lui courait +dans le dos au souvenir de son ex-amant, qu'elle revoyait s'avançant +vers elle pour l'étrangler. Sans l'autre, le Marcassin, qui avait +entraîné le furibond, elle allait y passer!</p> + +<p>—Il n'a pas voulu croire que j'ai été volée de mon argent, se +disait-elle.</p> + +<p>Et pourtant, c'était la vérité. Douze cents beaux écus, qu'elle avait +cachés en un creux ménagé dans une des pannes de la charpente de toiture +du grenier, lui avaient été dérobés.</p> + +<p>Par qui?—Avec son mari et elle, le personnel de la maison +consistait en une servante et un valet d'écurie.</p> + +<p>Pas un instant, Léocadie n'avait pu soupçonner son mari, trop stupide +d'abord et, ensuite, beaucoup trop gêné et alourdi par son énorme +embonpoint pour avoir pu, avec sa légèreté d'hippopotame, se risquer sur +la mince échelle qui conduisait au grenier.</p> + +<p>Le valet d'écurie, qu'elle avait trouvé déjà en place à l'auberge, +quand elle y était venue après son mariage, et qui répondait au nom de +Pancrace, était un homme d'une quarantaine d'années, solide et souple, +mais une sorte d'abruti qui, en dehors des chevaux qu'il aimait, n'avait +d'autre goût que celui de la pêche. Chargé d'alimenter la +<i>Biche-Blanche</i> de poissons, Pancrace, monté sur le bateau de +l'auberge et son filet en main, passait sur la Sarthe le temps que lui +laissait les chevaux des voyageurs. Pas buveur, d'une taciturnité +remarquable, d'une patience extraordinaire, Pancrace était la bête noire +du Saucisson-à-Pattes qui, par cela même que le valet ne lui répondait +pas, était heureux de faire acte d'autorité avec cet être aussi +inoffensif que muet.</p> + +<p>Donc Pancrace n'était pas le voleur. Restait encore à accuser la +servante ou, pour mieux dire, l'ancienne servante, la Perpétue, celle +que, après son départ de la maison, le Saucisson-à-Pattes avait +rencontrée si bien nippée dans les rues du Mans.</p> + +<p>—C'est cette fripouille qui a fait le coup. Ce qu'elle avait +sur le dos a été acheté avec mes écus volés, pensait Léocadie.</p> + +<p>En plus que la servante partie était jeune, gentille et gracieuse, +qualités qui avaient rendu la maîtresse hargneuse à son égard pendant +qu'elle avait servi à la <i>Biche-Blanche</i>, elle était devenue, +depuis trois jours que le vol avait été découvert, l'objet de la rancune +haineuse de la Saute.</p> + +<p>—Son vol a failli me faire tuer par François quand il a vu +qu'il fallait se brosser le ventre de mes écus... Oh! que je la +rencontre jamais, la Tarpiaude; elle me paiera la peur que, grâce à +elle, m'a donnée cette brute furieuse, grinçait-elle avec une rage +sourde qui concernait à la fois Perpétue et le Beau-François.</p> + +<p>Et, de fait, cette peur de Léocadie durait encore. Le mouvement et le +train qui s'étaient faits pendant les trois jours que l'auberge avait +été pleine ne l'avaient pas, par moments, empêché de frémir à la pensée +que le Beau-François avait promis de revenir bientôt.</p> + +<p>Telles étaient donc les méditations sombres de la Saute, restée dans +la grande salle, pendant que son mari était allé demander au patron du +bateau <i>la Juliette</i> de le prendre à son bord pour lui faire +descendre la Sarthe jusqu'aux environs du fameux pèlerinage de +Cormières.</p> + +<p>Un bruit sur la route tira Léocadie de sa rêverie noire et la fit +courir sur le seuil de la porte pour recevoir les voyageurs qu'elle +supposait lui arriver.</p> + +<p>—Oh! le Beau-François! murmura-t-elle en reculant épouvantée. +</p> + +<p>Elle venait de voir, s'avançant vers l'auberge, cette même voiture +vendéenne dans laquelle, trois jours auparavant, était parti son +ex-amant.</p> + +<p>Cette fois, au lieu de l'ouverture qu'elle laissait sur le devant, la +bâche, soigneusement tendue sur ses cerceaux, fermait la voiture de tous +les côtés.</p> + +<p>Le bidet d'attelage, solide bête qui pourtant ne payait pas de mine, +marchait entre deux cavaliers qui, sur son pas, réglaient celui de leurs +montures.</p> + +<p>Ces deux cavaliers étaient le Marcassin et le Beau-François.</p> + +<p>Ils arrivaient, sans se douter qu'à leur sortie au point du jour, de +la maison des Buchard, ils avaient été signalés par Fichet au lieutenant +Vasseur.</p> + +<p>Fidèle à sa parole, le Marcassin était venu reprendre François à +l'auberge des Buchard, où le chef-Chauffeur avait attendu son retour de +cette expédition secrète que le faux chouan avait à pousser plus loin +que Chartres.</p> + +<p>Vers la fin de la nuit, le Marcassin était arrivé chez les Buchard, +donnant l'ordre qu'on éveillât le Chauffeur. Le temps bien juste de +faire manger l'avoine à son bidet, et Marcassin voulait se remettre en +route.</p> + +<p>Pendant qu'on rentrait, sans dételer la bête, la voiture dans la cour +pour qu'elle échappât aux yeux de tout curieux que le hasard ferait +passer à cette heure nocturne sur la route, le Beau-François avait eu le +temps d'être sur pied.</p> + +<p>Seulement, lui qui s'attendait à voyager en voiture, avait été +surpris quand le Marcassin, en lui montrant deux chevaux attachés +derrière la voiture hermétiquement couverte de sa bâche, lui avait dit: +</p> + +<p>—Nous allons à cheval, compagnon.</p> + +<p>Et, sitôt les deux hommes en selle, on avait repris le voyage. La +route s'était poursuivie lentement, presque sans parler, car la +conversation s'était bornée à un échange de courtes phrases.</p> + +<p>—Où arrêtons-nous? avait demandé le Beau-François.</p> + +<p>—Là où je suis venu te trouver il y a trois jours... à la +<i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>Ce lieu faisait l'affaire du Beau-François; mais, dans le but de +sonder les projets du faux chouan, il avait objecté avec surprise:</p> + +<p>—Pourquoi ne pas pousser jusqu'au Mans qui n'est qu'à une +petite lieue de la <i>Biche-Blanche</i>?</p> + +<p>—Parce que, au Mans, où ton signalement doit t'avoir précédé, +je ne me soucie pas d'être trouvé en ta compagnie, avait répondu +sèchement le Marcassin.</p> + +<p>Si terrible que fût le faux chouan, le Beau-François, outre qu'il +était un véritable hercule, était trop brave pour reculer devant une +lutte. S'il refoulait la colère que faisait naître en lui le ton de +supériorité que prenait le Marcassin à son égard, c'était qu'il savait +combien ce sauvage compagnon devait lui être utile dans les nouveaux +pays qu'il allait exploiter.</p> + +<p>Et puis, un autre motif le rendait muet. Depuis le départ de la +maison des Buchard, sa curiosité lui avait fait vingt fois déjà se +demander ce que contenait la voiture si bien fermée. Que pouvait le +Marcassin être allé chercher plus loin que Chartres?</p> + +<p>En sa mémoire revenait la recommandation faite par le faux chouan +lorsqu'il lui avait dit: «J'ai un avis à te donner, garçon. Tu as beau +être bien grand, bien fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand +je te prendrai au retour chez les Buchard, de t'occuper de ce que je +ramènerai dans ma voiture.»</p> + +<p>Le Beau-François dédaignait la menace voilée sous ces paroles, mais à +quoi bon contenter sa curiosité de vive force, quand, avec un peu de +patience, il devait tout naturellement, et sans le moindre danger, +bientôt la satisfaire.</p> + +<p>—Il faudra bien que je le sache quand nous arriverons à la +<i>Biche-Blanche</i>, finit-il par se dire.</p> + +<p>Léocadie avait donc tort de s'épouvanter du retour du Beau-François, +lorsque, du seuil de son auberge, elle voyait s'avancer voitures et +cavaliers. Momentanément du moins, elle n'avait rien à craindre des +rancunes de son ancien amant, car le beau gars avait autre martel en +tête.</p> + +<p>La preuve en fut que l'ex-Chauffeur, quand il eut mis pied à terre et +donné la bride de son cheval à Pancrace, le valet d'écurie, accouru pour +prendre les montures, marcha droit à Léocadie. En le voyant arriver, +elle recula de quelques pas dans la grande salle pour que Pancrace ne +pût entendre ce que François allait lui dire.</p> + +<p>—Eh bien, la Saute, as-tu retrouvé ton argent? demanda-t-il en +souriant et d'une voix qui n'avait aucune intonation hostile.</p> + +<p>Avant que la Saute fût revenue de la surprise causée par ce +changement d'humeur, le Beau-François reprit du même ton bon enfant: +</p> + +<p>—Allons, ma fille, n'aie plus peur. Je te tiens quitte de ces +écus, mais à la condition que voici...</p> + +<p>Il allait continuer quand, soudain, il se retourna au contact d'une +main qui se posait lourdement sur son épaule. C'était celle du Marcassin +qui, tout tranquille, débita de sa voix rauque:</p> + +<p>—Veux-tu me faire un vrai plaisir, mon brave garçon?</p> + +<p>Puis, immédiatement, avant toute réponse, il s'adressa à la Saute: +</p> + +<p>—D'abord, toi, la belle, va ouvrir la trappe de la cave, +commanda-t-il.</p> + +<p>Et quand Léocadie eut obéi, le Marcassin, en montrant l'ouverture +béante, dit à François:</p> + +<p>—Pendant dix minutes, va donc chercher dans la cave si j'y +suis.</p> + +<p>C'était net, clair, précis. Le Marcassin avait besoin de se +débarrasser de la présence du Beau-François pour pouvoir faire sortir de +la voiture son mystérieux contenu. Avec un adversaire tel que l'était le +chef redoutable de l'ancienne bande d'Orgères, un autre y eût regardé à +deux fois avant de lâcher son audacieuse injonction aux gens d'aller +voir dans la cave s'il y était. Lui, le faux chouan, s'y prenait +carrément, sans la plus mince hésitation, presque en bonhomme persuadé +qu'on sera tout heureux de lui obéir.</p> + +<p>À cette sorte d'ordre, le Beau-François s'était dressé de toute la +hauteur de sa taille gigantesque, la raillerie aux lèvres, toisant d'un +regard de mépris cet imprudent qui lui allait tout au plus au menton. +</p> + +<p>—Au nom de quoi parles-tu ainsi, compère? demanda-t-il en +gouaillant.</p> + +<p>—Au nom d'une de tes pattes que tu pourrais bien te faire +casser, si tu ne te décides pas à descendre dans la cave de bonne +volonté, répondit simplement le Marcassin, sans que sa voix montât d'un +ton.</p> + +<p>—Vas-en chercher encore deux comme toi, lâcha le colosse en +éclatant de rire.</p> + +<p>Mais ce rire ne s'était pas éteint que le Beau-François se sentait +enserré comme dans un cercle de fer qui lui plaquait les bras au corps, +et soulevé de terre en même temps que, d'une voix bien calme, le +Marcassin lui disait:</p> + +<p>—Gare à tes pattes en tombant, mon garçon.</p> + +<p>Et, emportant son fardeau au-dessus de la trappe ouverte, le faux +chouan laissa tomber François dans le trou béant.</p> + +<p>Après avoir rabaissé et verrouillé la trappe, il se retourna vers la +Saute abasourdie par cette preuve de vigueur extraordinaire:</p> + +<p>—Ta cave n'a pas d'autre sortie? demanda-t-il.</p> + +<p>Répondre que oui, c'était, pour Léocadie, donner à soupçonner au +Marcassin que, trois jours auparavant, lorsqu'elle avait été enfermée +aussi dans la cave, elle s'en était échappée pour venir écouter.</p> + +<p>—Non, dit-elle sans hésiter.</p> + +<p>Le Marcassin n'était pas de ceux qui s'épuisent en mièvreries de +langage avec le beau sexe. Il parlait peu, mais il savait se faire +comprendre des dames. La Saute n'eut pas besoin de le faire répéter +quand il lui eut dit:</p> + +<p>—Je te préviens, la gueuse, que je te tordrai le cou si tu +ouvres la trappe à François sans ma permission.</p> + +<p>Sur cette recommandation, il partit, se dirigeant vers la voiture de +son pas lourd et calme, suivi par le regard, presque reconnaissant, de +Léocadie qui murmurait:</p> + +<p>—Il a du bon, cet ours-là... surtout s'il a la main assez +heureuse pour tuer son homme du coup.</p> + +<p>Cette supposition était d'autant plus admissible que le grand gars, +après sa chute dans la cave, n'avait poussé ni cri ni gémissement.</p> + +<p>Le Beau-François avait eu une excellente raison pour n'avoir ni crié +ni gémi, car il avait été étourdi sur le coup. Mais, bientôt, il avait +repris connaissance et, au souvenir de l'affront reçu, sa première +pensée avait été de se venger de celui dont la force le faisait son +maître.</p> + +<p>—C'est du bien de sa grand'mère, ça lui reviendra! avait-il +grondé furieusement.</p> + +<p>Alors, il avait voulu sortir de la cave, en soulevant la trappe, dont +la résistance lui avait appris que les verrous étaient poussés.</p> + +<p>—Si le Marcassin allait filer pendant que je suis enfermé! se +dit-il, pris d'un redoublement de rage, en songeant que son ennemi +pouvait lui échapper.</p> + +<p>À nouveau, il tenta de soulever la trappe.</p> + +<p>Comme il s'épuisait en efforts inutiles, un faible bruit se fit +entendre dans l'obscurité de la cave.</p> + +<p>—Quelqu'un était-il descendu ici avant moi? se demanda-t-il en +prêtant l'oreille.</p> + +<p>Une voix prudente prononça bien bas:</p> + +<p>—C'est moi, la Saute. Je viens te délivrer... Donne-moi la +main, laisse-toi guider.</p> + +<p>C'était, en effet, Léocadie. En forte ménageuse de la chèvre et du +chou, la digne créature s'était dit que, par cela même qu'un dogue a été +rossé par un puissant molosse, il n'en est que plus ardent à mordre les +autres chiens moins vigoureux que lui. Donc, elle avait à craindre que, +tôt ou tard, le Beau-François la rendît responsable d'une défaite dont +elle avait eu le tort d'être témoin. En vertu de ce raisonnement, qui ne +manquait pas de justesse, elle avait pénétré dans la cave par la porte +du cellier et, dans l'ombre, elle était arrivée au pied de l'escalier en +haut duquel son ancien amant tentait de soulever la trappe.</p> + +<p>Elle savait le colosse difficile à contenter. Il était homme à ne pas +lui tenir compte de l'avoir délivré, en arguant qu'elle l'avait fait +bien tard. Aussi s'empressa-t-elle de prévenir cette ingratitude en +ajoutant:</p> + +<p>—Il m'a été impossible de venir plus tôt. L'ours me surveillait +tout en s'occupant de sa voiture.</p> + +<p>—Oh! oh! fit joyeusement le Beau-François, qui descendit à la +hâte l'escalier pour venir prendre la main de la Saute, qu'il serra +fortement dans la sienne comme s'il craignait de laisser s'enfuir celle +qui allait enfin satisfaire sa curiosité.</p> + +<p>—Tu l'as vu s'occuper de sa voiture? répéta-t-il.</p> + +<p>—Je l'ai vu, tant et si bien, que je sais ce qu'elle contenait, +cette voiture soigneusement bâchée, appuya Léocadie en riant.</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—D'abord une vieille femme, à tournure de servante.</p> + +<p>—Que faisait-elle là dedans? Du diable si je me serais douté +que c'était une vieille femme que le Marcassin cachait si soigneusement. +</p> + +<p>—Attends donc la suite; la duègne n'était pas seule. Après +elle, est venue une jeune fille.</p> + +<p>—Jolie? demanda vivement François.</p> + +<p>—Jolie, gracieuse, charmante.</p> + +<p>Et, en traînant ses mots, la Saute, qui savait faire vibrer une des +cordes sensibles du beau gars, débita un peu railleusement:</p> + +<p>—Oh! oui, jolie! un de ces morceaux de roi qui ne sont pas pour +ton bec.</p> + +<p>La piqûre fut sensible à l'amour-propre du Beau-François qui se +posait en bourreau des cœurs.</p> + +<p>—Pas pour mon bec, pas pour mon bec, répéta-t-il avec un rire +de fatuité. Pourtant, si je le voulais bien.</p> + +<p>—Alors je te conseille de ne pas vouloir, débita Léocadie avec +intention.</p> + +<p>—Parce que? fit François sèchement.</p> + +<p>—D'abord parce qu'il y a gros à parier que la fille ne voudrait +pas de toi... et ensuite...</p> + +<p>Elle mit une petite pause avant d'achever sa phrase, puis avec +hésitation:</p> + +<p>—Et, ensuite... tu devines bien pourquoi?</p> + +<p>—Non. Dis.</p> + +<p>—Parce que la jeune fille est sous la protection de l'ours et, +tu le sais, il en cuit d'avoir affaire à cet animal féroce.</p> + +<p>Le «tu le sais» n'avait l'air de rien, mais il heurta douloureusement +la vanité du Chauffeur qui gronda:</p> + +<p>—Sois tranquille. Je me vengerai de lui avant peu.</p> + +<p>Il faut rendre justice à la Saute. Elle savait jouer à ravir du +Beau-François. En descendant dans la cave, elle s'était dit:</p> + +<p>—Puisque la guillotine ne m'a pas débarrassée de cette grande +brute, il faut le mettre sérieusement aux prises avec le Marcassin qui +m'en délivrera.</p> + +<p>On le voit, elle agissait en conséquence.</p> + +<p>Sans doute qu'en pensant à sa vengeance, le Beau-François avait +trouvé le moyen de la rendre plus complète, car il reprit:</p> + +<p>—Tu dis que le Marcassin paraît tenir à cette jeune fille?</p> + +<p>—Comme à la prunelle de ses yeux; il la choie au possible. Pour +elle, l'ours se fait mouton.</p> + +<p>—Bien! bien! lâcha le Chauffeur en riant.</p> + +<p>Jugeant que le Beau-François n'était pas encore assez monté, la Saute +pesa sur la chantrelle en s'écriant d'une voix effrayée:</p> + +<p>—François! François! je devine ton projet à l'égard de cette +jeune fille. Je t'en supplie, renonces-y. Songe au Marcassin qui te +tuerait.</p> + +<p>—Ah çà! ma fille, tu oublies donc que je suis le Beau-François? +débita le Chauffeur d'une voix vibrant de tout l'orgueil de sa +réputation sinistre.</p> + +<p>Certes, il était bien amorcé. La Saute pouvait le lâcher contre le +Marcassin. Néanmoins, elle pensa que deux motifs vaudraient mieux qu'un +pour le mettre aux prises avec l'ennemi.</p> + +<p>Aussi, d'un ton qui prêchait la prudence:</p> + +<p>—Je sais bien que tu es brave, dit-elle. N'empêche que moi, à +ta place, il est une chose que je préférerais de beaucoup à la jeune +fille.</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—Ce que le Marcassin a retiré de la voiture après que les +femmes en ont été descendues.</p> + +<p>—Qu'était-ce? fit le colosse étonné.</p> + +<p>—Un énorme pot en grès... un de ces pots où se conservent les +salaisons.</p> + +<p>À ce «pot de salaisons», que la Saute lui proposait comme +compensation, le Beau-François partit d'un franc éclat de rire et +riposta:</p> + +<p>—Non. Grand merci! je n'aime pas la viande salée.</p> + +<p>Ensuite, reparlant de la jeune fille:</p> + +<p>—Je lui préfère la chair fraîche.</p> + +<p>—Heu! heu! il y a pot et pot, avança gouailleusement la Saute. +</p> + +<p>—Ce qui veut dire?</p> + +<p>—Que le pot du Marcassin, à défaut de salaison, contient +quelque chose qui est du goût de pas mal de monde.</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—De l'or. Quand le sauvage le portait, le pied lui a buté sur +le seuil de la maison; alors j'ai entendu certain bruissement qui a +trahi le contenu.</p> + +<p>—Oh! oh! lâcha François, devenu subitement moins dédaigneux. +</p> + +<p>—Et il doit y avoir une jolie somme si le pot est plein, car il +est d'une belle taille, insista Léocadie.</p> + +<p>Le Chauffeur aimait l'or. Depuis son évasion, le besoin de se cacher +l'avait amené à une profonde détresse. Tous ses appétits se réveillèrent +ardents à la pensée de cet or, qui lui permettrait de leur donner +satisfaction.</p> + +<p>—Où le Marcassin a-t-il déposé son fardeau? demanda-t-il.</p> + +<p>—Il l'a laissé dans la chambre où s'est enfermée la jeune fille +pour y reposer quelques heures, chambre qui communique avec celle de la +vieille femme qui l'accompagne.</p> + +<p>Sans l'obscurité de la cave, la Saute aurait pu voir le sourire de +François qui murmura:</p> + +<p>—Or et jeune fille, double moyen de me venger du Marcassin. +</p> + +<p>Si faiblement qu'elles eussent été dites, ces paroles avaient été +entendues par Léocadie qui, elle, sans commettre l'imprudence de +réfléchir à mi-voix, eut cette joyeuse pensée:</p> + +<p>—Double moyen de te faire casser les reins, grand butor!... +Ouf! je vais donc en être délivrée!!!</p> + +<p>Tout aussitôt, le Chauffeur reprit:</p> + +<p>—Lui? Qu'est-il devenu?</p> + +<p>—Qui? le Marcassin?</p> + +<p>—Oui. A-t-il aussi pris une chambre?</p> + +<p>—Je n'en sais rien. J'ai laissé à ma servante le soin de +s'occuper de lui, car j'étais pressée de venir te délivrer... Vrai! +j'ignore ce que l'ours est devenu.</p> + +<p>Elle achevait de parler, quand, au-dessus de leurs têtes, sur la +trappe, on entendit un bruit sourd, semblant résulter d'une forte +secousse.</p> + +<p>Puis le silence se fit.</p> + +<p>—Qu'est-ce? demanda Léocadie baissant la voix.</p> + +<p>—Conduis-moi plus loin dans la cave, je te le dirai, lui +souffla le Beau-François à l'oreille.</p> + +<p>En le guidant à travers la cave obscure, la Saute sentit la main du +Chauffeur, qu'elle tenait dans la sienne, secouée par un tressaillement +qui devait agiter tout le corps.</p> + +<p>—Qu'as-tu? demanda-t-elle, quand elle l'eut amené dans un +second caveau.</p> + +<p>—Laisse-moi, ma fille, rire à mon aise, répondit la voix +joyeuse du grand gars.</p> + +<p>—Rire de quoi?</p> + +<p>—De ce bruit que nous venons d'entendre sur la trappe et dont +j'ai deviné la cause.</p> + +<p>À mots hachés, car il étouffait à contenir son rire, le Chauffeur +parvint à dire:</p> + +<p>—C'est notre imbécile de Marcassin qui, pour me garder +prisonnier dans cette cave, dont il ignore l'autre issue, vient de se +coucher sur la trappe.</p> + +<p>Et d'une voix qui, soudainement, avait repris le ton du commandement, +il ajouta:</p> + +<p>—Conduis-moi vite dehors, la Saute, le temps presse.</p> + +<p>Sans doute que les dix pas qu'ils venaient de faire avaient donné à +François le temps de combiner son plan, car, lorsque Léocadie l'eut +introduit dans le cellier sur lequel débouchait la cave, il demanda: +</p> + +<p>—Où est l'écurie?</p> + +<p>—Là, en sortant, à gauche dans la cour.</p> + +<p>—Je n'y trouverai personne? Nul valet d'écurie, n'est-ce pas? +</p> + +<p>À cette question, le regard de Léocadie, passant par l'étroite +fenêtre du cellier, alla chercher sur la Sarthe, qui coulait à vingt +pas, de ce côté de l'auberge.</p> + +<p>—Non, répondit-elle, car je vois là-bas Pancrace, sur son +bateau, jetant ses filets.</p> + +<p>Et, en même temps, ses yeux remontant le cours de la rivière, +aperçurent <i>la Juliette</i> s'apprêtant au départ. Sur le pont se +voyait le Saucisson-à-Pattes causant avec le maître marinier auquel, +sans doute, il demandait son passage jusqu'au pèlerinage de Cormières. +Suivant son habitude, il est probable que l'énorme grotesque devait +lâcher quelques-unes de ses stupidités, car, derrière lui, deux +bateliers, qui écoutaient son dialogue avec le patron, se tenaient les +côtes de rire.</p> + +<p>Ainsi tourné dans cette direction, le regard de la Saute fut attiré +plus en amont de la rivière par un individu qui arrivait en suivant le +rivage.</p> + +<p>C'était un long personnage, tellement maigre qu'à cette distance il +se dessinait comme une perche sur l'horizon.</p> + +<p>—Quel est cet efflanqué? se demanda-t-elle en examinant +l'arrivant dont les jambes démesurées arpentaient le chemin avec la +vitesse d'un cheval au petit trot.</p> + +<p>Une seconde avait suffi à la Saute pour que son rapide coup +d'œil eût successivement aperçu Pancrace, le Saucisson-à-Pattes et +celui qu'elle traitait d'efflanqué. Il n'y eut donc pas d'intervalle +entre sa réponse sur le valet d'écurie et cette nouvelle question du +Beau-François.</p> + +<p>—Où sont les chambres des deux femmes?</p> + +<p>—En haut. Les deux portes en face de l'escalier.</p> + +<p>—Celle de la jeune fille?</p> + +<p>—À gauche.</p> + +<p>—Ces deux chambres, malgré leur entrée séparée, communiquent +entre elles, m'as-tu dit?</p> + +<p>—Oui, par une porte que la vieille, quand la jeune femme fut +entrée dans sa chambre, a refermée devant moi en disant: «Tâchez de +reposer un peu, ma bonne Gervaise.»</p> + +<p>—Et la voiture qui nous a amenés, le Marcassin et moi? continua +François qui, tout en interrogeant, échafaudait son plan de vengeance, +car, le regard dans le vide, il ne s'apercevait pas que la Saute lui +tournait le dos.</p> + +<p>—Votre voiture est sous le porche, avec son bidet toujours dans +les brancards. Tout en laissant Pancrace conduire vos chevaux à +l'écurie, le Marcassin s'est opposé à ce que le bidet fût dételé: il +s'est contenté de lui mettre sa musette d'avoine.</p> + +<p>En répondant ainsi, Léocadie, les yeux toujours tournés vers la +fenêtre, était distraite par la vue du grand échalas ambulant qui se +rapprochait de plus en plus.</p> + +<p>—Tiens! il a un fusil en bandoulière, se dit-elle en relevant +ce détail que la distance raccourcie lui permettait maintenant de +constater.</p> + +<p>L'homme maigre s'était brusquement arrêté et, se faisant de la main +une visière sur les yeux, car il recevait le soleil en pleine figure, il +s'était mis à examiner les lieux qu'il allait atteindre. Au mouvement de +sa tête, il était facile de deviner que son attention allait du bateau +<i>la Juliette</i> à l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>Puis, sans doute pour se rendre compte du chemin parcouru, il exécuta +un demi-tour sur place et se mit à regarder au loin.</p> + +<p>La Saute eût peut-être observé encore longtemps cet individu +décharné, si, tout à coup, un craquement sec, qui se fit entendre +derrière elle, ne l'eût fait brusquement se retourner.</p> + +<p>Le bruit était causé par la détente d'un long couteau que le +Beau-François venait d'ouvrir après l'avoir tiré de sa poche. Ce +couteau, la Saute le connaissait. Deux fois elle avait vu le Chauffeur, +impitoyable, en frapper ses victimes.</p> + +<p>La lueur de la lame qui brillait dans la demi-obscurité du cellier la +fit frissonner. Allait-il la tuer pour qu'elle ne mît pas obstacle à ses +projets?</p> + +<p>Elle se trompait. Le Beau-François, lui mettant la main sur l'épaule, +accentua d'une voix qui sonnait la menace:</p> + +<p>—Écoute-moi bien, la Saute: si tu tiens à ta peau, tu vas +rester ici sans t'occuper de ce qui se passera là-haut dans un instant. +Ne sois ni pour ni contre moi dans ce que je vais tenter; c'est tout ce +je demande. À cette condition, je te jure que si je ne suis pas tué par +le Marcassin, je ne troublerai plus jamais ta vie.</p> + +<p>Et le colosse, sortant du cellier, disparut dans la direction des +écuries.</p> + +<p>L'épouvante de la mort avait été terrible pour la Saute, qu'un +violent tressaillement avait secouée dans tout son être. Au frisson de +peur succéda un élancement aigu qui lui traversa les flancs. Sous +l'effet de l'émotion effroyable qu'elle avait éprouvée, la crise d'une +maternité prochaine venait de se déclarer.</p> + +<p>Affolée par les douleurs lancinantes qui lui déchiraient les +entrailles, elle oublia la défense faite par François de quitter le +cellier, et, sortant, elle voulut gagner sa chambre. S'accrochant à tout +ce qui pouvait soutenir sa marche, étouffant ses cris, elle parvint, au +prix de tortures inouïes, à monter l'escalier.</p> + +<p>Arrivée devant sa chambre, qui s'ouvrait en face de celles des deux +femmes, la force lui manqua, et, pantelante de souffrance, elle +s'affaissa sur le sol près d'une des deux portes.</p> + +<p>—Madame! madame! gémit-elle désespérément en frappant à cette +porte.</p> + + + + +<h2><a name="cVII"> </a><a href="#tdm">VII</a></h2> + + +<p>Ce voyageur, dont l'extrême maigreur avait tant étonné Léocadie, +alors que, par l'étroite fenêtre du cellier, elle l'avait regardé +arrivant vers la <i>Biche-Blanche</i>, n'était autre, on a dû le +deviner, que notre ancienne connaissance, Barnabé Fil-à-Beurre, marchant +en éclaireur devant le lieutenant Vasseur et ses deux hommes, qui le +suivaient à une petite demi-heure de distance.</p> + +<p>À deux cents toises de l'auberge, comme l'avait remarqué la Saute, le +squelette s'était arrêté, la main en visière sur les yeux, pour étudier +l'aspect extérieur de l'auberge.</p> + +<p>—Bonne mine, cette hôtellerie! se disait-il. À coup sûr, le +lieutenant ne voudra pas s'y arrêter, car le Mans n'est qu'à une petite +lieue et mieux vaut y filer tout droit; mais rien n'empêche, pour donner +le temps aux autres de me rejoindre, que je m'y rafraîchisse un peu le +gosier.</p> + +<p>Dans cette intention, il avait voulu se remettre en marche, mais il +avait été retenu sur place par la vue du bateau <i>la Juliette</i>, +qu'il s'était mis à examiner en se disant:</p> + +<p>—Sans nos chevaux, ce serait encore là le moyen le moins +périlleux pour nous de voyager... Mais, bast! allez donc parler de cela +au lieutenant, qui aime les aventures à coups de fusil...</p> + +<p>Et, en souriant, l'échalas avait achevé:</p> + +<p>—Ainsi que moi, du reste.</p> + +<p>Ensuite, comme son regard passait en revue l'équipage du bateau qui +se trouvait sur le pont, il s'écria avec une sincère admiration:</p> + +<p>—Oh! oh! voici un citoyen qui jouit d'une bien magnifique +santé! Il aurait de la graisse à me revendre! À lui tout seul il vaut un +chargement pour le bateau.</p> + +<p>Inutile de dire que ces paroles de Fil-à-Beurre étaient motivées par +la vue du Saucisson-à-Pattes qui, à ce moment précis, quittant le bord, +venait de s'engager sur la planche en pente qui formait passerelle du +rivage au bateau.</p> + +<p>—On croirait voir un éléphant qui danse sur la corde! pensa le +squelette en éclatant de rire au spectacle qui s'offrait à lui.</p> + +<p>En effet, la planche, sous le poids extraordinaire qu'elle avait à +supporter, avait fléchi. Il était évident qu'elle allait craquer au plus +petit mouvement du mastodonte qui, les bras étendus en balancier, +n'osait plus avancer ni reculer, et poussait des hurlements désespérés +qui accusaient son peu de goût pour le bain qu'il courait risque de +prendre dans la Sarthe.</p> + +<p>À ces cris, un homme qui pêchait en aval de la rivière s'était +empressé de pousser son bateau au rivage et d'accourir au secours du +gros homme. En lui tendant une perche de filet en guise de rampe, il +parvint à l'amener sur le plancher des vaches.</p> + +<p>Alors, délivré et libérateur avaient marché vers l'auberge pendant +que les mariniers qui, au lieu de porter secours, avaient assisté en +riant à la scène, rentraient sous le pont du bateau où venait de les +appeler une cloche qui, tintant sur le pont près d'un tuyau d'où sortait +de la fumée, devait être secouée par le cuisinier de la <i>Juliette</i>, +convoquant son monde à dîner.</p> + +<p>À mi-chemin de l'auberge et de la rivière, le gros homme avait été +abordé par une servante accourue à toutes jambes de la maison. Elle +n'avait prononcé qu'une courte phrase et aussitôt Fil-à-Beurre avait vu +l'énorme bonhomme gesticuler joyeusement et marcher en toute hâte vers +la <i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>—On vient de lui annoncer un heureux événement, pensa Barnabé. +</p> + +<p>Quittant son poste d'observation, il se remit en marche. Seulement, +au lieu de suivre le bord de l'eau, il fit un crochet afin de regagner +la grand'route pour s'assurer s'il ne verrait pas poindre au loin le +lieutenant et ses deux hommes.</p> + +<p>—J'ai tout le temps d'avaler une potée de vin, se dit l'échalas +après avoir constaté qu'aussi loin que le regard pouvait s'étendre, la +route était déserte.</p> + +<p>Et il se retourna vers l'auberge dans laquelle il allait pénétrer par +la façade donnant sur la route.</p> + +<p>Soudainement, il vit sortir du porche de la <i>Biche-Blanche</i> une +voiture basse et bâchée, attelée d'un vigoureux bidet qui partit ventre +à terre dans sa direction. Telle était la rapidité de sa course que +c'était à croire l'animal affolé par quelque terrible souffrance. Il +passa, hennissant de douleur, devant Fil-à-Beurre, qui n'eut que le +temps de se jeter sur le bas-côté de la route, pour n'être pas renversé +par les roues de la voiture, léger véhicule que le cheval, dont les +forces étaient décuplées par la furie, entraînait avec une si +vertigineuse vitesse, qu'il fut impossible à l'échalas de voir si elle +contenait quelqu'un.</p> + +<p>—Arrêtez-le! arrêtez-le! cria une voix furieuse au moment où la +voiture passait devant lui.</p> + +<p>Fil-à-Beurre tourna la tête.</p> + +<p>Un homme, qui venait de s'élancer de l'auberge, accourait de son côté +à la poursuite de la voiture.</p> + +<p>—Voici une laide figure que je connais! pensa le squelette en +regardant le coureur venir à lui.</p> + +<p>Puis, un souvenir l'éclairant:</p> + +<p>—C'est le Marcassin, se dit-il.</p> + +<p>Et, immédiatement, pris de désespoir, il se demanda:</p> + +<p>—Gervaise est-elle dans cette voiture?</p> + +<p>Bien qu'il fût trop tard, le Marcassin arrivait, fou de rage, criant +toujours:</p> + +<p>—Arrêtez-le! arrêtez-le!</p> + +<p>—N'importe comment? demanda Fil-à-Beurre au faux chouan qui +allait l'atteindre.</p> + +<p>—N'importe comment! répondit le Marcassin.</p> + +<p>Prompt comme l'éclair, l'échalas eut son fusil en main.</p> + +<p>La voiture était déjà à plus de quatre-vingts pas, protégeant de son +arrière-train le corps du cheval dont on n'apercevait plus que les +jambes.</p> + +<p>Fil-à-Beurre ajusta et fit feu.</p> + +<p>La voiture s'arrêta subitement.</p> + +<p>La balle avait cassé une jambe du cheval.</p> + +<p>—Eh! eh! je n'ai pas été trop maladroit, se dit Fil-à-Beurre en +s'élançant sur les talons du Marcassin, qui avait repris sa course en +hurlant d'une voix qui, à présent, frémissait d'une joie féroce:</p> + +<p>—Je vais t'étrangler, mon Beau-François!</p> + +<p>Sur les jambes du chouan, les longues perches du squelette devaient +avoir raison. Fil-à-Beurre arriva premier à la voiture dont son regard +rapide sonda l'intérieur.</p> + +<p>—Vide! s'écria-t-il.</p> + +<p>La voiture, en effet, ne contenait personne.</p> + +<p>—Vide! répéta le Marcassin qui arrivait à son tour. Je me suis +laissé prendre à une ruse du Beau-François.</p> + +<p>—Et voici qui devait vous faire courir longtemps après votre +cheval.</p> + +<p>Ce disant, Fil-à-Beurre montrait, sur la croupe de l'animal, étendu +et frémissant à terre, une mèche allumée qui, attachée sous la +croupière, achevait de se consumer. Aiguillonné par la brûlure, le +cheval aurait, sans la balle de Fil-à-Beurre, entraîné à fond de train +le Marcassin dans une direction opposée à celle suivie par son ennemi. +</p> + +<p>Sitôt après avoir vu la voiture vide, le faux chouan avait repris, +toujours courant, le chemin de l'auberge. Il espérait arriver encore à +temps pour rejoindre le Beau-François.</p> + +<p>Fil-à-Beurre s'élança derrière lui.</p> + +<p>Le Marcassin entra dans l'auberge, gravit l'escalier, pénétra dans +les chambres désertes. Sa fureur terrible était devenue concentrée.</p> + +<p>—Plus de femmes! prononça-t-il de sa voix rauque et brève.</p> + +<p>Puis, après un regard dans un angle d'une des chambres:</p> + +<p>—Et plus d'or! ajouta-t-il.</p> + +<p>Cela dit, il quitta les chambres et redescendit dans la grande salle, +toujours suivi par Fil-à-Beurre, qui se répétait avec une angoisse +indicible:</p> + +<p>—Gervaise au pouvoir du Beau-François!</p> + +<p>Arrivé au seuil de l'auberge, le faux chouan se retourna vers +l'échalas.</p> + +<p>—Ton nom! demanda-t-il.</p> + +<p>—Fil-à-Beurre.</p> + +<p>—Jamais le Marcassin n'oublie un service qu'on lui a rendu, +dit-il en faisant allusion au coup de fusil qui avait arrêté le cheval +en sa course.</p> + +<p>Ensuite, son regard se promena menaçant dans la grande salle, +semblant chercher quelqu'un.</p> + +<p>—Quant à la complice de François, ajouta-t-il, la femme de +l'auberge, qui m'a trompé en me disant que la cave n'avait pas d'autre +issue, elle ne perdra pas pour attendre. Le Marcassin n'oublie ni les +services ni les tromperies. Je n'ai pas le temps de faire justice de la +gueuse, mais je reviendrai pour lui scier le cou.</p> + +<p>Et, sur ce, le Marcassin partit au pas de course.</p> + +<p>Le squelette l'aurait bien suivi. Mais le lieutenant Vasseur allait +arriver avec ses deux hommes.</p> + +<p>—Le Beau-François n'a pas fui par eau, se dit-il en voyant par +une fenêtre, ouvrant sur la Sarthe, le bateau la <i>Juliette</i> +toujours sur ses amarres, et plus bas la barque du pêcheur encore +attachée au rivage.</p> + +<p>À ce moment, derrière lui, se fit entendre une voix plaintive qui +geignait:</p> + +<p>—L'inquiétude me torture si fort les entrailles qu'il me semble +que c'est moi qui vais accoucher!</p> + +<hr> + + +<p>Pour que Fil-à-Beurre eût reconnu le Marcassin lorsqu'il venait à lui +courant après la voiture, où s'était-il déjà rencontré avec lui? Comment +pouvait-il deviner que Gervaise devait être une des deux femmes +disparues dont, tout à l'heure, avec le Marcassin, il avait visité les +chambres désertes? Nous remettrons à plus tard d'expliquer ces deux +points.</p> + +<p>Il s'était si brusquement mêlé au rapide et dramatique incident qui +s'était produit et le Marcassin l'avait quitté si vite qu'il en était +encore ahuri. Besoin était pour lui de retrouver son sang-froid et +d'étudier les faits. En son esprit troublé se dressait, seule et +sinistre, cette pensée que Gervaise était tombée au pouvoir du +Beau-François, qui l'avait enlevée au Marcassin. Pour arriver à la +découverte de ce qui avait dû se passer, le brave garçon cherchait à +rassembler ses souvenirs.</p> + +<p>—Quand le lieutenant, ses hommes et moi nous nous sommes mis à +la poursuite de cette voiture, que la fatigue de nos chevaux nous a +empêchés d'atteindre, elle était escortée de deux cavaliers; nous +savions déjà que l'un était le Beau-François. À présent, moi, je sais +que l'autre était le Marcassin.</p> + +<p>Cela posé, la réflexion amena Barnabé à s'adresser cette question: +</p> + +<p>—Mais que sont devenues leurs montures?</p> + +<p>Marcassin était parti à pied à la poursuite de son ennemi. Pourquoi +pas à cheval? Était-ce donc que le Beau-François avait emmené les deux +bêtes qui, en même temps qu'elles étaient nécessaires à l'enlèvement de +Gervaise, mettaient le Marcassin dans l'impossibilité de le rattraper. +</p> + +<p>—Oui, le Beau-François a emmené les chevaux, finit par conclure +Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Et c'était quand il venait d'élucider ce point, que, tout à coup, +avait retenti derrière lui cette voix geigneuse qui débitait:</p> + +<p>—L'inquiétude me torture tellement les entrailles que je crois +que c'est moi qui vais accoucher.</p> + +<p>À ces mots, Barnabé fit volte-face et reconnut le volumineux bonhomme +que, vingt minutes auparavant, il avait aperçu, de loin, descendant de +<i>la Juliette</i>.</p> + +<p>Ayant appris par la servante, à sa sortie du bateau, que sa femme +était en mal d'enfant, le Saucisson-à-Pattes, après avoir donné à son +valet d'écurie Pancrace l'ordre de courir au Mans chercher un médecin, +avait voulu pénétrer dans la chambre où sa femme allait le rendre père. +</p> + +<p>Mais la porte lui avait été si obstinément fermée sur le nez, que le +pauvre diable en était réduit à promener par la maison ses angoisses +conjugales.</p> + +<p>Suivant sa manie déplorable de se confier à tous venants, le +grotesque, sans se demander d'où lui tombait ce confident, dès que +Fil-à-Beurre se fut retourné à sa voix, le regarda d'un air désolé et +piailla d'un ton lamentable:</p> + +<p>—Trop tard pour aller m'asseoir sur la pierre!!! Il faut que le +pèlerinage précède la naissance!!! Léocadie s'est trop pressée!!! Elle +aurait attendu quatre jours de plus que je n'en aurais pas été moins +flatté d'être père au bout de cinq mois de mariage.</p> + +<p>—Quel est cet oison gras? se demanda Barnabé, ignorant qu'il +fût en présence du propriétaire de l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i>. +</p> + +<p>Avant qu'il pût placer une parole, l'hôtelier éclata en sanglots: +</p> + +<p>—Oui! beugla-t-il, sans le pèlerinage, mon fils va naître sans +tête! Avec toutes les histoires de mes clients sur la bande d'Orgères et +son Beau-François, ma femme s'est si bien frappée l'imagination que, +tout à l'heure, quand j'étais derrière la porte qu'on a refusé de +m'ouvrir j'entendais Léocadie qui, au milieu de ses douleurs, répétait +ces mots...</p> + +<p>En l'entendant parler de ses clients, Barnabé avait deviné que son +homme était l'aubergiste.</p> + +<p>—Bon! pensa-t-il, par lui je vais me renseigner.</p> + +<p>Mais comme, par ce que disait le Saucisson-à-Pattes, sa curiosité +venait d'être éveillée, il prêta l'oreille pour savoir ce que la femme +en couches répétait au milieu de ses douleurs.</p> + +<p>—Eh bien, que disait donc la citoyenne, ton épouse? +insista-t-il en voyant l'aubergiste s'arrêter.</p> + +<p>Si celui-ci ne continuait pas, c'est que la parole lui était coupée +par l'apparition de Pancrace, son garçon d'écurie.</p> + +<p>—Tu n'es donc pas parti au Mans avec la carriole pour en +ramener le médecin? demanda-t-il, étonné.</p> + +<p>—Impossible, patron, déclara Pancrace.</p> + +<p>—Parce que?</p> + +<p>—Parce que, pour la carriole, il faut un cheval.</p> + +<p>—Et mon vieux Blanc-Blanc?</p> + +<p>—Tu peux venir le voir à l'écurie, ton Blanc-Blanc, citoyen +patron... On l'a cruellement arrangé! Il a le jarret tranché.</p> + +<p>Avant que son maître pût s'exclamer, Pancrace continua:</p> + +<p>—Et il a été fait de même aux deux chevaux des voyageurs de +tantôt. Les trois pauvres bêtes estropiées sont étendues sur leur +litière que ça fait peine à voir.</p> + +<p>—Les voyageurs, les chevaux, répéta le Saucisson-à-Pattes +stupéfait, car, parti pour retenir son passage sur <i>la Juliette</i> +avant l'arrivée de Marcassin, il était incapable de comprendre.</p> + +<p>Mais une pensée triompha de son ahurissement et lui fit tout oublier: +</p> + +<p>—Sans médecin, que va devenir ma Léocadie? hurla-t-il.</p> + +<p>—Oh! fit Pancrace, tu peux être tranquille pour la citoyenne +patronne. Elle a trouvé à propos l'aide d'une des voyageuses.</p> + +<p>—Chevaux, voyageurs, voyageuses! ânonna l'aubergiste hébété par +sa surprise redoublée.</p> + +<p>Il était écrit que l'aubergiste, avant toute explication, passerait +d'une émotion à une autre.</p> + +<p>À ce moment, en haut de l'escalier, parut la servante qui lui cria: +</p> + +<p>—Tu peux monter, citoyen patron. C'est fini! Un enfant superbe! +</p> + +<p>Le Saucisson-à-Pattes sembla prendre son courage à deux mains, et, +d'une voix brisée par l'émotion, il demanda:</p> + +<p>—Il a une tête???</p> + +<p>—Viens voir, dit la fille en disparaissant, pressée qu'elle +était de retourner près de l'accouchée.</p> + +<p>Mais le coup avait porté. À cette réponse, qui ne précisait rien, +l'aubergiste avait pris une mine désespérée; il hocha lentement la tête +en disant d'un ton mourant:</p> + +<p>—Du moment qu'elle n'a pas répondu franchement, c'est qu'elle +n'a pas osé m'avouer l'horrible vérité qu'elle veut me laisser constater +par moi-même... Pas de joues à caresser de mes lèvres de père!...</p> + +<p>Cinq minutes avaient suffi à Fil-à-Beurre pour juger son homme. Aussi +fut-ce avec un sérieux profond qu'il lui fit entrevoir une consolation. +</p> + +<p>—Même sans tête, ton enfant aura toujours deux autres joues à +offrir à tes baisers de père.</p> + +<p>—Tu me verses du baume dans l'âme! prononça le pauvre père qui, +après un regard de reconnaissance à Barnabé, se mit à monter l'escalier +conduisant chez sa femme, pendant que Pancrace sortait par la porte +ouvrant sur la cour.</p> + +<p>Dès qu'il fut seul, Fil-à-Beurre se mit à songer au rapport du garçon +d'écurie.</p> + +<p>À n'en pas douter, c'était le Beau-François qui, d'un coup de +couteau, avait estropié les trois chevaux de l'écurie.</p> + +<p>Pourquoi?</p> + +<p>La seule réponse était qu'il avait voulu retirer au Marcassin le +moyen de l'atteindre en sa fuite. Mais alors se présentait un autre +pourquoi mystérieux. À quel propos, quand il y avait pour lui danger +énorme à ne pas s'éloigner au plus vite, le Chauffeur avait-il dédaigné +d'employer les chevaux qui l'auraient emporté au loin, lui et la jeune +fille qu'il enlevait?</p> + +<p>Car, pour Fil-à-Beurre, qui ignorait l'existence du pot plein d'or, +la jeune fille était le seul empêchement qui dût embarrasser la fuite du +bandit.</p> + +<p>Et, dans ces conditions, il avait mieux aimé partir à pied. Il avait +refusé le seul moyen de mettre l'espace entre lui et l'implacable ennemi +qu'il allait avoir aux trousses.</p> + +<p>Par eau, il n'avait pas eu la possibilité de s'éloigner. <i>La +Juliette</i> était encore là et la barque de Pancrace n'avait pas +disparu.</p> + +<p>Donc le Chauffeur était bel et bien parti à pied.</p> + +<p>Malgré la logique qui l'affirmait, Barnabé se répétait que ce n'était +pas possible. Que la jeune fille l'eût suivi ou qu'il l'emportât +évanouie, le Beau-François ne pouvait, de gaieté de cœur, s'être +exposé à se laisser aussi facilement rejoindre par le Marcassin.</p> + +<p>Enfin un soupçon vint à l'esprit de Barnabé.</p> + +<p>—À moins, se dit-il, que le Beau-François, au lieu de fuir, +soit resté près d'ici, caché en quelque coin, laissant le Marcassin +toujours courir en avant.</p> + +<p>Alors, en se rappelant qu'il avait annoncé à Vasseur qu'il +l'attendrait sur le point de la route où, avant le Mans, il y aurait du +neuf, le squelette alla se poster sur le seuil de la +<i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>Dix minutes après, comme on l'a vu, arrivaient Vasseur et ses deux +hommes. Il n'était pas à la gaieté, à propos de Gervaise, ce bon +Fil-à-Beurre. Néanmoins, à la vue de Fichet, gourmé et plus sérieux +qu'un âne, il ne put résister à l'idée de lui demander:</p> + +<p>—Vous qui savez tant de choses, ne sauriez-vous pas accoucher +une dame?</p> + +<hr> + + +<p>Après avoir mis pied à terre devant la <i>Biche-Blanche</i>, on doit +se souvenir que Vasseur avait été tout d'abord abasourdi et par +l'apparition du Saucisson-à-Pattes hurlant au monde entier qu'il avait +un fils, et par la scène burlesque où ledit fils, perdu par la servante +qui l'avait posé elle ne savait où, pour nettoyer son étable, avait été +supposé dévoré par les cochons et, finalement, retrouvé dans le chapeau +de Fichet, qui l'avait rapporté en le prenant pour un singe.</p> + +<p>Sur quoi, l'aubergiste s'était emparé de son rejeton, qu'il avait +couvert de ses baisers, en vociférant d'une voix qui éclatait d'une joie +délirante:</p> + +<p>—Il a une tête! il a une tête!</p> + +<p>Ce qu'il aurait répété peut-être bien longtemps, si Fil-à-Beurre ne +l'avait arrêté en demandant:</p> + +<p>—Dis donc, citoyen aubergiste, est-ce que, tant que ton fils +aura une tête, tu laisseras tes voyageurs sans boire ni manger?</p> + +<p>Moins de dix minutes après, le lieutenant était attablé avec +Fil-à-Beurre; tandis qu'à l'autre bout de la salle, Lambert et Fichet, +auxquels s'était joint l'aubergiste, fonctionnaient à pleines mâchoires. +</p> + +<p>Sitôt sa première faim apaisée, le lieutenant s'était hâté de répéter +une question que les événements avaient laissée sans réponse:</p> + +<p>—Maintenant, ami Barnabé, peux-tu me dire pourquoi, toi qui +venais de charger ton fusil quand, tantôt, tu m'as quitté pour partir en +éclaireur, je t'ai retrouvé, tout à l'heure, le rechargeant à nouveau... +À quel propos et sur qui as-tu donc tiré pendant notre séparation?</p> + +<p>Fil-à-Beurre sentait qu'il y avait imprudence à répondre au +lieutenant avant de l'avoir préparé à son récit.</p> + +<p>Il fit donc d'une pierre deux coups en répliquant:</p> + +<p>—Mon coup de fusil se lie à un incident de la nuit dernière, +auquel il me faudrait remonter.</p> + +<p>—Alors, remonte.</p> + +<p>—C'est bien votre avis?</p> + +<p>—Certainement.</p> + +<p>—Eh bien, puisque je remonte, voulez-vous m'apprendre pourquoi +certain lieutenant de votre connaissance m'a embrassé avec des +transports de joie quand, après lui avoir conté comment j'avais connu +certaine demoiselle Gervaise, j'ai ajouté que je savais où retrouver +cette jeune fille qui, subitement, avait disparu de sa maison, au +village de Mégin?</p> + +<p>Ce disant, l'échalas regardait Vasseur avec un sourire si franc et si +dévoué, que le lieutenant ne put résister à cet appel à sa confiance: +</p> + +<p>—J'adore Gervaise! avoua-t-il.</p> + +<p>Et, avec ce besoin, commun à tous les amoureux, de parler de l'objet +aimé, Vasseur conta tout. Comment il avait découvert Gervaise à l'aide +du cheval de Doublet qu'il avait empoisonné ensuite pour qu'aucun autre +ne pût faire cesser l'ignorance de la jeune fille sur son père. Par +quelle ruse il s'était fait admettre dans la maison. Les efforts qu'il +avait tentés pour soustraire Doublet à l'échafaud. Enfin, quel avait été +son désespoir lorsque, venu pour voir une dernière fois Gervaise avant +de se mettre en route à la chasse du Beau-François, il avait trouvé la +maison inhabitée.</p> + +<p>—Par un paysan qui passait, j'ai appris que Gervaise avait +suivi un oncle qui était venu la chercher avec une lettre de son père... +«Un oncle qui avait l'air d'un ours, aimable comme un coup de trique!» +m'a dit le paysan qui me renseignait, acheva Vasseur.</p> + +<p>—Oh! ça, oui, fit Barnabé.</p> + +<p>—Tu as donc vu cet oncle, toi?</p> + +<p>—Écoutez à votre tour. Moi aussi, deux jours avant vous, +j'étais allé à Mégin. L'exécution des Chauffeurs d'Orgères, que vous +m'aviez indiquée pour le moment où j'aurais à vous suivre, était fixée +au surlendemain. Je voulus donc aller faire mes adieux à celle qui avait +été si bonne pour moi. Suivant mon habitude, je pénétrai par le jardin, +à travers un trou de la haie. Le moyen m'avait été indiqué par Annette +qui tremblait toujours qu'en arrivant par la route, je ne me trouvasse +nez à nez avec le père, le prétendu maquignon Augé, subitement revenu de +voyage.</p> + +<p>Fil-à-Beurre s'arrêta pour boire, ce qui fit une pause pendant +laquelle on entendit, à l'autre bout de la salle, la voix du +Saucisson-à-Pattes qui, faisant ses confidences aux soldats de Vasseur, +achevait cette phrase:</p> + +<p>—... Par l'effet de la pierre du pèlerinage, on peut arroser +des fleurs à six pieds de distance.</p> + +<p>À quoi Fichet répondit dédaigneusement en retroussant sa moustache: +</p> + +<p>—Que mon père, il ne s'est jamais frictionné les fesses sur une +pierre, ce qui n'empêche que moi, si le cœur il t'en dit, citoyen, +je t'emplirai une bouteille à huit pieds, que tu en seras courbaturé de +la précision de mon adresse de coup d'œil quant au goulot.</p> + +<p>—En vérité, tu fais cela?</p> + +<p>Parmi ses qualités Fichet avait celle d'être un carottier fini, qui +ne ratait jamais une aubaine. Aussi répondit-il:</p> + +<p>—Que j'en suis susceptible, identiquement que je te le dis, +lorsque j'ai bu... à ma huitième bouteille quand le vin est une +saloperie et à ma douzième alors que le vin il me congratule le gosier. +</p> + +<p>Et Fichet ajouta:</p> + +<p>—Ton vin, il me congratule le gosier.</p> + +<p>Compliment qui, si l'aubergiste était curieux de le voir prouver son +dire, renvoyait l'épreuve après la douzième bouteille.</p> + +<p>Cependant, de son côté, Fil-à-Beurre avait repris son récit:</p> + +<p>—Je passais par le commun à fourrages dont je vous ai parlé, +quand, de l'autre côté de la cloison, une voix qui m'arriva par la +crevasse me fixa sur place.—Le père était-il donc enfin +revenu?—Bien doucement je m'approchai de la lézarde et je +regardai. Je vis un homme laid, velu, carré sur sa base, une sorte +d'ours qui était entrain de dire à Gervaise:</p> + +<p>«Là-bas, à Saint-Florent-le-Vieil, où je vous conduis, votre père +viendra vous rejoindre et se fixer après une dernière tournée. Pour vous +engager à me suivre, il vous a adressé cette lettre que je vous ai +donnée à lire. Comme il vous l'écrit, je suis votre oncle par votre +mère. Il faut me suivre, mon enfant.»</p> + +<p>Vasseur interrompit Barnabé.</p> + +<p>—Doublet avait prévu son sort, dit-il. Cette lettre était +écrite d'avance pour entraîner son enfant au loin dans le cas où il +serait pris avant d'avoir pu filer.</p> + +<p>—Comme vous le dites, mon lieutenant, continua Fil-à-Beurre. +Pour moi, qui ne devais savoir la vérité que le surlendemain, en +reconnaissant Doublet sur l'échafaud, cette lettre ne signifiait pas +autre chose que le maquignon Augé, ne voulant pas revenir en Beauce, +avait chargé son beau-frère de venir chercher Gervaise.</p> + +<p>Il avait une voix bien rauque, ce vilain homme. Il me sembla pourtant +qu'elle s'adoucissait quand il ajouta:</p> + +<p>—N'ayez pas trop peur de moi, mon enfant. Je ne suis pas le +Marcassin pour tout le monde.</p> + +<p>C'est ainsi que j'appris qu'il se nommait le Marcassin.</p> + +<p>Puis il reprit:</p> + +<p>—Préparez donc votre départ.</p> + +<p>—Mais, objecta Gervaise, et ma bonne Annette?</p> + +<p>—Annette nous accompagnera jusqu'au Mans. Elle est de cette +ville: nous l'y laisserons à notre passage.</p> + +<p>J'eus le tort de croire que le départ n'était pas si proche. Chaque +matin, Gervaise avait l'habitude de venir soigner les fleurs de son +jardin. Je m'éloignai donc en me promettant de revenir le lendemain +faire mes adieux à la jeune fille à son heure de jardinage. Hélas! quand +je me présentai, il était trop tard. Gervaise était partie au point du +jour. Mais dans ma mémoire, deux noms étaient restés. Le nom du village +de Saint-Florent-le-Vieil et le nom ou plutôt le sobriquet de Marcassin. +</p> + +<p>—Le reconnaîtrais-tu, cet oncle? demanda Vasseur.</p> + +<p>—Oui, d'autant mieux que je l'ai revu une seconde fois.</p> + +<p>—Quand donc?</p> + +<p>—Aujourd'hui même, dans cette auberge.</p> + +<p>Fil-à-Beurre hésita un peu avant de continuer; mais il était de ceux +qui pensent qu'à entasser les mauvaises nouvelles, on ne porte, en +somme, qu'un coup. Il continua donc d'une voix grave:</p> + +<p>—C'est à propos du Marcassin que je me suis servi tantôt de mon +fusil.</p> + +<p>—Tu l'as tué? fit vivement Vasseur.</p> + +<p>—Non, il s'agissait de sauver Gervaise.</p> + +<p>Le lieutenant avait pâli à ces mots. Sa voix tremblait quand il +demanda:</p> + +<p>—Elle courait donc un danger?</p> + +<p>—Elle y est tombée, prononça Barnabé.</p> + +<p>Et, brutalement peut-être, mais avec la conviction qu'il valait mieux +tout dire à un homme de la trempe du lieutenant, il continua:</p> + +<p>—Gervaise est aux mains du Beau-François depuis une heure!</p> + +<p>À ce moment, à l'autre table, le Saucisson-à-Pattes était en train de +dire d'une langue un peu épaissie par le vin:</p> + +<p>—Ma Léocadie était un bourreau de vertu. Elle m'a vu et, +aussitôt, elle a compris qu'elle était devant son vainqueur. L'amour l'a +jetée à mes pieds sans défiance. Aussi ai-je eu pitié d'elle. Je lui ai +accordé ma main.</p> + +<p>Sous l'émotion de colère froide qui lui était montée au cerveau à la +terrible nouvelle que Gervaise était au pouvoir du Beau-François, le +lieutenant amoureux fut injuste envers Fil-à-Beurre. Il se leva +brusquement de table en disant:</p> + +<p>—Comment! imbécile! voici une heure que tu me fais perdre à +t'écouter... heure que j'aurais employée à la poursuite du bandit!</p> + +<p>L'échalas secoua la tête et, bien tranquillement, répondit:</p> + +<p>—Le poursuivre? à quoi bon? Nous ferions trop l'affaire du +Beau-François qui, à mon avis, loin d'avoir gagné le large, doit être +aux environs, tapi en quelque cachette d'où il guette notre départ pour +pouvoir prendre ensuite la route sur laquelle il saura n'être pas +poursuivi.</p> + +<p>Alors, à l'appui de son dire, Fil-à-Beurre conta les faits auxquels +il avait assisté, c'est-à-dire la mèche allumée sous la croupière du +bidet de la voiture bâchée, pour que l'animal, affolé par la souffrance, +entraînât le Marcassin à sa poursuite dans une direction opposée à celle +que le Chauffeur comptait prendre pour détaler.</p> + +<p>En écoutant le récit des trois chevaux estropiés dans l'écurie par le +Beau-François, le lieutenant s'étonna:</p> + +<p>—Pourquoi, au contraire, ne s'en est-il pas servi pour +s'enfuir? demanda-t-il.</p> + +<p>—Là est le mystère, fit Fil-à-Beurre. Que Gervaise ne fût pas +évanouie, notre gredin aurait été forcé de la lier sur une des montures +ou, en cas d'évanouissement, de l'emporter en travers de sa selle. Il +n'aurait pu aller bien loin ainsi, mais il aurait gagné du terrain. Pour +que le Beau-François ait négligé ce premier moyen de prendre du champ, +il faut qu'une raison s'y soit opposée... Là est le mystère, je vous le +dis encore.</p> + +<p>—En coupant le jarret des chevaux, il aura voulu les empêcher +de servir à ceux qui se lanceraient à ses trousses, avança Vasseur.</p> + +<p>—Euh! euh! j'en doute, fit le squelette.</p> + +<p>Et il répéta en insistant:</p> + +<p>—Là est le mystère... Il y a, j'en suis certain, une cause, +inconnue de nous, qui a dû guider cette conduite étrange du +Beau-François.</p> + +<p>—Cause qui, sans doute, était aussi inconnue au Marcassin, +puisque n'ayant pas, comme toi, le soupçon que le Chauffeur ne s'était +pas éloigné, il s'est mis en chasse du sacripant.</p> + +<p>—Euh! euh! répéta Fil-à-Beurre.</p> + +<p>—Tu ne le crois pas?</p> + +<p>—Le Marcassin m'a eu tout l'air d'un finaud, qui n'en est pas à +compter les malices de son sac. Qui sait si, au lieu d'être au diable, +comme nous le croyons, il n'est pas à l'affût dans le voisinage.</p> + +<p>Et Fil-à-Beurre, qui avait l'habitude de tenir à ses idées, devint +pensif et murmura à mi-voix:</p> + +<p>—Quel motif a pu arrêter la fuite du Beau-François?</p> + +<p>Soudainement, il se frappa le front en homme qui se souvient.</p> + +<p>—Oh! oh! lâcha-t-il en souriant.</p> + +<p>—Quoi donc? fit le lieutenant.</p> + +<p>—Un fait me revient en mémoire. Quand j'ai suivi le Marcassin +lorsqu'il a visité les chambres désertes des deux femmes, il a commencé +par dire: «Disparues!» puis il a regardé dans un coin d'une de ces +chambres, et il a ajouté: «l'or aussi!»</p> + +<p>Tout satisfait, Fil-à-Beurre lâcha, en se frottant les mains:</p> + +<p>—Tiens! tiens! «L'or aussi.» Est-ce que, par hasard, c'est cela +qui a mis un fil à la patte du Beau-François et l'a empêché partir à +cheval?</p> + +<p>Puis, avec étonnement:</p> + +<p>—«L'or aussi!» redit-il lentement; il fallait donc qu'il y en +eût un bien gros tas!</p> + +<p>De tout ce qui venait d'être dit, il surgissait pour l'amoureux +lieutenant une inquiétude immense.</p> + +<p>—Qu'est devenue, à cette heure, ma pauvre Gervaise? +soupira-t-il.</p> + +<p>Une crainte, qui lui traversa l'esprit, le fit frémir.</p> + +<p>—Le Beau-François va-t-il l'entraîner vers la bande de +Coupe-et-Tranche, ajouta-t-il.</p> + +<p>À ce mot étrange, Fil-à-Beurre avait ouvert de grands yeux. Sa +physionomie demandait une explication.</p> + +<p>Vasseur, qui le comprit, tira d'une de ses poches un petit papier +graisseux, qu'il se mit à déplier, en disant:</p> + +<p>—Voici le billet, écrit par Doublet, que j'ai trouvé dans le +collet de la veste abandonnée par le Beau-François la nuit de son +évasion. Le père de Gervaise s'est bêtement fait couper le cou en +refusant de m'expliquer le sens de cette lettre dont, aujourd'hui, grâce +à toi pour la plus grande partie, j'ai la complète explication. Au pied +de l'échafaud, quand j'en ai parlé à Doublet, il n'y avait encore dans +ce grimoire que deux renseignements que je comprenais. Tiens, écoute: +</p> + +<p>Et le lieutenant se mit à lire:</p> + +<p>«<i>Coupe-et-Tranche.—Jéhu 24.—S.-F.-le-Vieil.—La +Saute.—Le Marcassin.—Sans sabots, on s'enrhume.—Sept +et quatre font neuf.—La faîne est tombée.</i></p> + +<p>—C'était là un memento fait par Doublet pour servir au +Beau-François après son évasion, reprit le lieutenant après sa lecture. +</p> + +<p>—Oui, dit Barnabé. Et ce doit être par le Chauffeur qui, j'en +jurerais bien, n'a dû rien comprendre à la commission, que Doublet a +fait prévenir le Marcassin de venir chercher sa fille.</p> + +<p>—Pour moi, ce billet, reprit Vasseur, était le pot à l'encre, +sauf deux points. D'abord ce nom de Coupe-et-Tranche, que je savais être +le sobriquet du chef de la plus redoutable bande de faux chouans qui, à +cette heure, ravage la Mayenne, la Sarthe et le Bas-Maine. À coup sûr, +Doublet envoyait le Beau-François comme une recrue à Coupe-et-Tranche. +</p> + +<p>Fil-à-Beurre n'était pas curieux à demi; il s'empressa de demander: +</p> + +<p>—Quel est l'autre renseignement que vous aviez aussi compris? +</p> + +<p>—C'est <i>Jéhu 24</i>, qui est un mot d'ordre.</p> + +<p>—Un mot d'ordre des Chauffeurs?</p> + +<p>—Nullement... et ma surprise a été grande en constatant qu'il +était connu des Chauffeurs... Pour me l'expliquer, il a fallu me +rappeler que Doublet, alors qu'on ne se méfiait pas de lui, était au +mieux avec les autorités de Chartres qui, bien souvent, venaient, en +cachette, faire les parties fines en son auberge.</p> + +<p>—Mais alors, de qui ce <i>Jéhu 24</i> est-il le mot d'ordre? +insista Barnabé.</p> + +<p>—C'est le mot de passe au moyen duquel se font reconnaître +entre eux ou des autorités les policiers que le ministre Fouché a +envoyés dans nos départements pour y préparer le coup de filet qui nous +débarrassera de toutes les bandes.</p> + +<p>—Des malins, paraît-il, ces policiers-là?</p> + +<p>—Le dessus du panier. Parmi eux, dit-on, il y en a un qui les +enfonce tous.</p> + +<p>Vasseur fut interrompu par le Saucisson-à-Pattes, qui criait à +Fichet:</p> + +<p>—Dix, onze, douze, citoyen! tu en es à ta douzième fiole, c'est +le moment de me prouver ton adresse dans un goulot de bouteille à huit +pieds de distance... comme tu l'as prétendu.</p> + +<p>À quoi Fichet, qui en était arrivé à ses fins, c'est-à-dire à boire à +gogo, se redressa plus raide qu'un crin, en disant d'une voix qui ne +badinait pas:</p> + +<p>—Prétendu!!! Que tu me ferais la pétulance de dubiter de ma +parole! Prends la chose, imposteur, que je ne tolériserais pas une +insultation de cette vigueur.</p> + +<p>Il avait une mine si menaçante, que le Saucisson-à-Pattes effrayé +s'empressa de dire:</p> + +<p>—Je te crois sur parole, citoyen; je te crois si bien que je me +fais un devoir d'avouer que je suis encore émerveillé de ton adresse à +viser un goulot.</p> + +<p>Si l'aubergiste n'amplifia pas ses excuses, c'est qu'il en fut +empêché par l'arrivée des bateliers de la <i>Juliette</i>, qui allait +enfin démarrer.</p> + +<p>Avant de partir, ils venaient vider un dernier pot de vin, à +l'heureuse réussite de leur voyage.</p> + +<p>En pensant à Gervaise, le lieutenant ne tenait plus en place. Malgré +tout ce que lui avait dit Barnabé, il voulait se mettre en chasse du +Beau-François.</p> + +<p>—En route! commanda-t-il à ses hommes.</p> + +<p>Si bête qu'il fût, le Saucisson-à-Pattes était aubergiste avant tout, +c'est-à-dire qu'il s'attachait à ses clients et ne lâchait pas +facilement une aubaine. Sa voix se fit aussitôt bien humble en +s'écriant:</p> + +<p>—Comment! en route? Est-ce que vous allez tous partir quand +voici la nuit qui arrive... au moment même où il est d'habitude de se +reposer en un bon lit?</p> + +<p>—En route! répéta Vasseur sans s'arrêter à ces observations. +</p> + +<p>—Non, non, vous ne me ferez pas l'injure de mépriser les lits +moelleux de la <i>Biche-Blanche</i>, geignit douloureusement +l'énorme hôtelier en s'avançant, les mains jointes, vers le lieutenant. +</p> + +<p>Et quand il fut près, bien près de Vasseur, il lui souffla vite:</p> + +<p>—<span class="sc">Jéhu, 24!</span></p> + +<p>À ces mots de reconnaissance, qui lui signalaient un des fameux +agents expédiés par le ministre de la police, pas un trait du visage de +Vasseur ne trahit l'immense étonnement qui venait de s'emparer de lui. +</p> + +<p>L'homme était là devant lui avec son apparence de polichinelle +ridicule, avec ses gestes stupides. Mais au milieu de cette figure +niaise, les yeux avaient tout à coup brillé, intelligents et résolus. +</p> + +<p>—Restez! lui souffla encore l'agent.</p> + +<p>Et, tout aussitôt, retrouvant son allure burlesque et sa voix de +crécelle, il se remit à piailler:</p> + +<p>—Je défie qu'au Mans, où tu vas aller, citoyen, tu trouves +meilleurs lits ni aussi bon vin... Pas vrai! vous autres, les bateliers? +</p> + +<p>—Ça, c'est vrai. Ton vin se laisse boire, confessa le patron de +<i>la Juliette</i> qui trinquait avec ses hommes.</p> + +<p>Fichet, par reconnaissance pour les bouteilles bues gratis, crut +devoir plaider la cause de l'aubergiste.</p> + +<p>—Que son vin il est en comparation avec les femmes. On se +complaît à le caresser, déclara-t-il.</p> + +<p>—Va donc pour une nuit passée à l'auberge de la +<i>Biche-Blanche</i>, accorda Vasseur ayant l'air de céder.</p> + +<p>Les quelques mots soufflés par l'aubergiste au lieutenant n'avaient +pas été surpris par Fil-à-Beurre. Il crut que c'était à son conseil de +ne pas s'éloigner que Vasseur se rendait.</p> + +<p>—À la bonne heure! il entend raison! se dit-il.</p> + +<p>Puis, mentalement, il ajouta:</p> + +<p>—J'ai dans l'idée que notre nuit à la <i>Biche-Blanche</i> ne +sera pas des plus tranquilles.</p> + +<p>Cependant les bateliers avaient fini de boire.</p> + +<p>—Nous partons. On n'attend plus que toi, citoyen aubergiste, +annonça le patron de <i>la Juliette</i> en s'adressant au +Saucisson-à-Pattes.</p> + +<p>Ce dernier le regarda d'un air bêtement surpris:</p> + +<p>—Pourquoi n'attends-tu plus que moi? demanda-t-il.</p> + +<p>—Mais pour monter à bord. As-tu donc oublié que nous devons, à +notre passage, te déposer au pèlerinage de Cormières?</p> + +<p>L'énorme bonhomme tressauta en s'écriant:</p> + +<p>—Tiens! j'ai donc omis de vous annoncer que je ne pars plus... +Il est trop tard, puisque ma femme est accouchée et, de plus, ce serait +inutile, attendu que mon fils a une tête...</p> + +<p>Et, de sa voix épouvantée, s'adressant à Fichet:</p> + +<p>—Car j'ai eu peur un instant, le croirais-tu, citoyen? d'avoir +un fils sans tête.</p> + +<p>—Que cela, nonobstant, aurait été encore plus mieux que d'avoir +une tête sans fils... Rien qu'une tête!!! objecta Fichet, dont la maxime +était qu'en ce bas monde, il faut savoir se contenter du mauvais, par +crainte de trouver plus mauvais encore.</p> + +<p>En apprenant que l'aubergiste n'était plus du voyage, le patron avait +échangé avec ses hommes un rapide coup d'œil que surprit +Fil-à-Beurre.</p> + +<p>—Alors c'était bien la peine, tantôt, de nous demander à +visiter l'entrepont de la <i>Juliette</i> pour savoir où tu dormiras +cette nuit, gouailla le patron.</p> + +<p>Sous l'accent moqueur du chef batelier perçait une légère pointe de +mécontentement qui frappa Barnabé.</p> + +<p>—Eh! eh! pensa-t-il, on dirait que ce changement de résolution +le taquine un brin.</p> + +<p>—Si une potée de mon meilleur vin peut t'indemniser de ce +dérangement, je serai heureux de te l'offrir, pour toi et tes hommes, +proposa humblement l'hôtelier.</p> + +<p>—Allons, va chercher ton meilleur, gros phoque! accorda le +patron qui sembla n'avoir plus de rancune.</p> + +<p>Le jour avait baissé de plus en plus. L'obscurité arrivait dans la +salle. L'aubergiste prit sur l'étagère d'un buffet deux chandelles qu'il +alluma. Il en laissa une sur la table des bateliers et, oubliant +d'éclairer la table où se tenait Vasseur près de qui Barnabé était venu +reprendre sa place, il emporta l'autre chandelle. Après avoir soulevé la +trappe, il descendit dans la cave.</p> + +<p>Depuis qu'il avait entendu le <i>Jéhu 24</i>, Vasseur n'avait cessé +d'observer l'aubergiste. En le voyant si niais, si lourd, si saugrenu, +il en était à se demander si ses oreilles ne l'avaient pas trompé.</p> + +<p>Dans la pénombre où le laissait l'absence de lumière, il sentit la +main de Barnabé se poser sur son bras.</p> + +<p>—Écoutez donc, lui souffla ce dernier.</p> + +<p>Puis, tout après:</p> + +<p>—Et regardez les bateliers, ajouta-t-il.</p> + +<p>En effet, du côté de la Sarthe, se faisait entendre un sifflement +doux, mais prolongé qui, après une note longue, se coupait d'une plus +brève entre deux pauses. Ce sifflement devait être un signal à l'adresse +des bateliers, car, après un nouveau coup d'œil échangé entre eux, +le patron cria d'une voix impatiente:</p> + +<p>—Viendras-tu, lambin?</p> + +<p>—Voici! dit le Saucisson-à-Pattes sortant par la trappe, +porteur d'un énorme pot qu'il vint déposer sur la table de l'équipage +avec sa chandelle.</p> + +<p>Ainsi éclairés par les deux lumières, les bateliers apparaissaient +bien distincts aux regards attentifs du lieutenant et de Barnabé.</p> + +<p>—Là! fit le Saucisson-à-Pattes en posant le pot, goûtez-moi +cela et vous pourrez vous vanter d'avoir lampé du premier numéro... +Hein! quel arome?</p> + +<p>L'aubergiste ne mentait pas. Le vin avait un tel arome qu'il alla +chatouiller les papilles nasales de Fichet qui, à côté de Lambert, se +tenait à deux pas observant la scène.</p> + +<p>Il tendit ses narines béantes et avides au doux parfum, en disant à +mi-voix à son camarade:</p> + +<p>—Pour lors, alors, que ce vin serait donc d'une délectance plus +conséquente, que celui dont nous nous averions imbibé l'individu.</p> + +<p>—Si le cœur t'en dit, approche ton verre, l'ami, proposa +le patron, qui avait entendu.</p> + +<p>Fichet ne se le fit pas dire deux fois. Il se retourna vers la table +où il avait dîné et prit son verre qu'il avança aussitôt en modulant de +sa voix aimable:</p> + +<p>—Que c'est pour te complaire.</p> + +<p>Au moment où l'offre avait été faite, l'aubergiste avait ébauché un +geste brusque, qu'il avait arrêté tout à coup, parce que le regard du +patron s'était tourné vers lui.</p> + +<p>Pour Vasseur, qui observait, il était évident que ce geste interrompu +devait être un signal à Fichet de ne pas boire.</p> + +<p>Le dicton qu'il y a loin de la coupe aux lèvres devait être d'une +triste vérité pour le soldat. Son verre était déjà sous son nez et ses +lèvres allaient se poser sur le bord, quand la voix sèche et impérieuse +de Vasseur lui cria:</p> + +<p>—Fichet, viens.</p> + +<p>Il était franc buveur, le bon Fichet, mais il était aussi soldat +modèle. Au commandement dont l'intonation, du reste, ne lui donnait pas +le temps d'ingurgiter, il posa son verre sur la table et vint tout droit +à son chef.</p> + +<p>—À votre bon voyage! souhaita l'aubergiste aux bateliers qui +semblaient vouloir attendre le retour de Fichet, pour trinquer avec lui. +</p> + +<p>Peut-être auraient-ils patienté si, à ce moment, n'avait recommencé +le sifflement qu'avait remarqué Fil-à-Beurre. Toutes les mains saisirent +vivement leurs verres.</p> + +<p>—À ton prochain fils... et avec deux têtes, riposta le patron +moqueusement.</p> + +<p>Alors, tout l'équipage but pendant que, sur le rivage de la Sarthe, +le sifflet renouvelait son appel.</p> + +<p>—À bord! commanda le patron qui partit précipitamment, suivi de +ses hommes.</p> + +<p>Le Saucisson-à-Pattes, sitôt le dernier batelier disparu, avait pris +le verre de Fichet et, sans mot dire, il en avait jeté le contenu sur le +parquet.</p> + +<p>Un grognement de désespoir sortit du gosier du soldat:</p> + +<p>—Que, pour un rien, je lui casserais strictement les +<i>femmoplates</i>, murmura-t-il, indigné de voir un si bon vin perdu. +</p> + +<p>Fichet, on le voit, avait de la mémoire... Seulement, il +s'embrouillait dans le féminin et le masculin.</p> + +<p>Cependant, l'aubergiste avait gagné le seuil de la porte et, de là, +il regardait le départ de <i>la Juliette</i>. Un peu de jour +apparaissait encore à l'horizon en une étroite bande claire sur laquelle +<i>la Juliette</i> se détachait en noir. Semblables à des ombres, les +cinq hommes se voyaient sur le port occupés à détacher les amarres.</p> + +<p>Le sifflement avait cessé.</p> + +<p>Pendant ce silence, Barnabé qui, avec Vasseur, s'était approché d'une +fenêtre pour assister au départ du bateau, souffla au lieutenant:</p> + +<p>—C'est drôle! il ne me semble plus du tout être un crétin, ce +gros hippopotame... Oh! mais, plus du tout, du tout.</p> + +<p>—Attends un peu, dit Vasseur, qui voulait lui laisser le +plaisir de la surprise.</p> + +<p>Cependant, <i>la Juliette</i>, délivrée de ses liens, s'était +ébranlée sous l'effort de deux hommes s'aidant d'une gaffe pour lui +faire gagner le courant.</p> + +<p>À ce moment, du bord s'éleva la voix du patron qui, en apercevant +l'aubergiste debout sur le seuil de sa maison, lui criait:</p> + +<p>—Adieu! boule d'idiot!</p> + +<p>Comme s'il recevait un compliment, le Saucisson-à-Pattes agita +joyeusement son mouchoir en guise de réponse au partant. Mais, en même +temps, sa voix, qui n'avait plus rien de la crécelle, gronda sourde et +menaçante:</p> + +<p>—Non, pas adieu, mais au très prochain revoir, chenapans de +malheur!</p> + +<p>Alors, rentrant dans la salle, il marcha droit à Vasseur et lui dit: +</p> + +<p>—Venez, lieutenant.</p> + + + + +<h2><a name="cVIII"> </a><a href="#tdm">VIII</a></h2> + + +<p>Vasseur était des mieux costumés. Rien dans son travestissement +n'indiquait autre chose que ce qu'il prétendait représenter, +c'est-à-dire un campagnard aisé. À se dire commerçant en grains, il +pouvait être cru sur l'apparence.</p> + +<p>En s'entendant donner son titre de lieutenant, il y eut sur son +visage un étonnement dont l'aubergiste devina la cause, car il dit en +riant:</p> + +<p>—Oh! je vous connais pour vous avoir déjà vu à Chartres sous +l'uniforme... J'avais besoin de me mettre en mémoire les traits de celui +dont, un jour ou l'autre je pourrais avoir à réclamer l'aide... Et, +voyez-vous, quand j'ai dévisagé quelqu'un, il est impossible que +j'oublie sa figure.</p> + +<p>—Et ceux-là? dit Vasseur en montrant Fichet et Lambert, aussi +travestis.</p> + +<p>—Oh! ceux-là! Qui connaît le chien de tête, devine la meute... +Deux gendarmes qui, par cela même qu'ils vous accompagnent, doivent être +deux loyaux et braves soldats... Ils se seraient déguisés en anges que +je les aurais reconnus.</p> + +<p>Et, sans que rien trahît qu'il plaisantât:</p> + +<p>—Pourtant, reprit-il, peut-être aurais-je hésité pour Fichet, +qu'à son langage choisi j'aurais pu prendre pour un maître d'école.</p> + +<p>—Et moi? fit Barnabé en s'avançant.</p> + +<p>—Toi, mon garçon, tu n'es pas déguisé. Les loques qui te +couvrent sont même tes habits de fête... Seulement, l'intelligence et +l'honnêteté que je lis sur ton visage ne t'ont pas encore enrichi... +Bast! tout arrive à qui sait attendre.</p> + +<p>Tout cela avait été dit d'un ton leste, dégagé, rieur, qui était loin +de rappeler l'accent traînard, aigu et niais du Saucisson-à-Pattes. Son +allure avait aussi changé. Au lieu du lourd poussah, l'homme, malgré son +embonpoint excessif, était devenu agile et remuant. Il en témoignait, du +reste, par la vivacité avec laquelle, tout en parlant, il s'occupait à +fermer les lourds volets qui, en plus d'épais barreaux de fer, fermaient +intérieurement la grande salle de la <i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>Sa clôture terminée il répéta:</p> + +<p>—Venez.</p> + +<p>—Où nous conduis-tu? demanda Vasseur.</p> + +<p>—Pincer le Beau-François.</p> + +<p>—Tu le connais donc? s'écria Barnabé surpris.</p> + +<p>—Deux fois, il est venu dans mon auberge. Aujourd'hui et il y a +trois jours.</p> + +<p>Un souvenir revint à Fil-à-Beurre.</p> + +<p>—Mais, dit-il, pour aujourd'hui, comment le sais-tu? Pendant +l'heure que le brigand est resté ici, toi, tu étais à bord de <i>la +Juliette</i>.</p> + +<p>—Oui, mais j'ai mon élève.</p> + +<p>Et le Saucisson-à-Pattes marcha vers la porte en ajoutant:</p> + +<p>—Mon élève que je vais vous présenter.</p> + +<p>Au moment d'ouvrir, il s'arrêta en disant:</p> + +<p>—Pas de lumière qui nous trahisse. Il faut qu'on nous croie bel +et bien endormis.</p> + +<p>Il vint à la table où brûlaient les deux chandelles, en souffla une +et porta l'autre sous le manteau de la cheminée. Certain alors qu'aucune +lumière ne s'apercevrait du dehors quand il ouvrirait la porte, il y +retourna, en fit tourner le battant et prononça:</p> + +<p>—Pancrace!</p> + +<p>Aussitôt le valet d'écurie pénétra dans la salle et repoussa la +porte.</p> + +<p>Si promptement que la porte eût été ouverte et refermée, cela avait +suffi pour que le lieutenant et Fil-à-Beurre pussent entendre, sur le +bord de la Sarthe, se répéter le sifflement, mais cette fois plus +strident et surtout plus précipité, ce qui dénotait l'impatience du +siffleur.</p> + +<p>—Où est le Beau-François? demanda l'aubergiste à +brûle-pourpoint au valet.</p> + +<p>Celui-ci comprit qu'il était autorisé à parler devant les étrangers, +en présence de qui l'interrogeait son maître. Il répondit sans hésiter: +</p> + +<p>—Toujours dans la Saunerie.</p> + +<p>Après une pause qui laissa encore entendre le sifflement s'accentuant +de plus en plus impatient, Pancrace continua:</p> + +<p>—Tenez, écoutez comme il s'égosille après l'équipage de <i>la +Juliette</i>.</p> + +<p>En prononçant ce nom, le valet éclata de rire.</p> + +<p>—Ah! si vous les voyiez, les gens du bateau! reprit-il. Les +brigands s'en vont à la dérive sans pouvoir parvenir à se rapprocher du +rivage.</p> + +<p>Puis, avec un éclat de rire:</p> + +<p>—Sapristi! patron, s'écria-t-il, vous leur avez versé une bien +jolie drogue dans leur dernière rasade.</p> + +<p>Ces paroles éclairèrent Fichet sur le vin qu'il avait été sur le +point de boire et que l'aubergiste avait jeté sur le parquet.</p> + +<p>—Que j'ai la compréhension actuelle de l'inconvenance d'avoir +transfusé mon verre, avoua-t-il d'un ton reconnaissant.</p> + +<p>Cependant, pour mieux édifier Vasseur, l'aubergiste avait continué +l'interrogatoire de Pancrace:</p> + +<p>—Tu es bien certain que l'individu que nous entendons siffler +dans la Saunerie est le Beau-François?</p> + +<p>—Pour ça, oui... C'est moi qui ai reçu les chevaux lorsqu'il +est arrivé avec l'autre, le poilu, pendant que vous étiez sur <i>la +Juliette</i>. Je les ai reconnus pour les deux particuliers qui étaient +déjà venus, il y a trois jours, et dont vous m'avez dit que le géant +était le Beau-François.</p> + +<p>Pancrace, après cette réponse se remit à rire en disant:</p> + +<p>—L'entendez-vous? Hein! l'entendez-vous? En donne-t-il du +galoubet, l'enragé!</p> + +<p>En effet, le sifflement du Beau-François avait repris de plus belle. +Cela eut pour effet de réveiller l'ardeur du lieutenant qui s'écria: +</p> + +<p>—Mais, à trop attendre, nous allons laisser fuir ce misérable; +il gagnera <i>la Juliette</i> à la nage.</p> + +<p>—Oh! fit tranquillement l'aubergiste, je l'en défie bien; il se +noierait, car il aurait trop lourd à porter.</p> + +<p>Sans demander l'explication de cette dernière phrase, Vasseur reprit: +</p> + +<p>—Alors il gagnera <i>la Juliette</i> à l'aide de cette barque +que j'ai vue attachée au bord de l'eau.</p> + +<p>—J'en ai retiré les avirons tout à l'heure, déclara Pancrace. +</p> + +<p>—Patience, citoyen Vasseur, patience! fit l'aubergiste d'un ton +calme. Soyez bien persuadé que le gueux ne peut nous échapper.</p> + +<p>Et, à titre de justification du retard, il ajouta cette phrase +énigmatique:</p> + +<p>—Il ne faut pas en vouloir aux gens de vouloir faire d'une +pierre trois coups!</p> + +<p>—Trois coups, répéta Fil-à-Beurre étonné.</p> + +<p>Mais, au lieu de continuer, l'aubergiste revint à Pancrace pour lui +adresser une question qui arrivait bien étrangement:</p> + +<p>—Dis donc, fit-il, ma nouvelle servante, la Victoire, elle +liche, n'est-ce pas?</p> + +<p>—C'est son péché mignon.</p> + +<p>—Et la pauvrette ne dédaignerait pas une rôtie au vin chaud, +bien sucré, qu'on lui planterait sous le nez.</p> + +<p>—J'en suis certain.</p> + +<p>—Alors, il faut être indulgent pour le goût de cette fille. +Tout à l'heure, en disant que c'est pour donner des forces à ma femme, +tu monteras une rôtie là-haut, que tu mettras bien à portée de Victoire. +</p> + +<p>—Une rôtie au vin... c'est un peu raide pour une accouchée qui +a peut-être la fièvre, objecta Pancrace.</p> + +<p>—C'est aussi ce que se dira Victoire, et comme elle ne voudra +pas nuire à sa maîtresse, elle se décernera la boisson.</p> + +<p>—Il y a gros à parier.</p> + +<p>L'aubergiste porta la main à sa poche dont il tira quelque chose +qu'il glissa dans celle du valet, en disant:</p> + +<p>—Pour qu'elle trouve meilleur goût à sa régalade, tu lui +mettras cela dans son vin.</p> + +<p>—Bon! fit Pancrace en riant, comme aux gens du bateau... ce +sera drôle!</p> + +<p>—Ensuite...</p> + +<p>Au lieu de terminer sa phrase, l'aubergiste se pencha à l'oreille du +valet et, à voix basse, lui souffla une longue phrase qu'il termina par +cette question:</p> + +<p>—C'est bien compris?</p> + +<p>—Tout ce qu'il y a de mieux compris.</p> + +<p>—Alors, va, mon bon Pancrace.</p> + +<p>Et pendant que le valet entrait dans la cuisine, probablement pour +préparer la rôtie au vin, l'aubergiste alla rouvrir la porte donnant sur +la rivière en disant:</p> + +<p>—Venez examiner, lieutenant.</p> + +<p>La nuit, sans être trop claire, permettait de voir les objets à +distance. Un peu plus loin, sur la Sarthe, apparaissait la masse sombre +de <i>la Juliette</i> qui, depuis qu'elle avait démarré, aurait dû être +déjà bien loin.</p> + +<p>—Pourquoi est-elle encore là? et surtout pourquoi est-elle +allée s'arrêter à l'autre rive, au lieu de revenir à celle-ci? demanda +Vasseur.</p> + +<p>—Parce que le bateau, descendant à la dérive, a été poussé par +le courant de la rivière, qui porte sur la rive gauche.</p> + +<p>—À la dérive? répéta le lieutenant; mais alors que fait donc +l'équipage?</p> + +<p>—Il dort à poings fermés, grâce au narcotique contenu dans le +vin que je lui ai offert pour son coup du départ. Voilà donc comment, +ainsi que vous le voyez, toute la largeur de la Sarthe sépare le bateau +de notre siffleur enragé.</p> + +<p>Pendant qu'ils étaient seuls, le lieutenant voulut satisfaire sa +curiosité.</p> + +<p>—Tu t'es fait connaître à moi avec le nom de passe, dit-il, +mais j'ignore ton vrai nom.</p> + +<p>—Meuzelin!</p> + +<p>—Bigre!!! lâcha Vasseur avec l'accent de la plus sincère +admiration pour le porteur de ce nom.</p> + +<p>Parmi ceux qui étaient au fait des agissements du ministère de la +police, et le lieutenant, par ses fonctions, était de ceux-là, on citait +Meuzelin comme le plus habile et le plus audacieux des policiers de +l'époque. Rien donc de plus justifié que l'exclamation de surprise +louangeuse échappée à Vasseur, en apprenant qu'il se trouvait en +présence de cette célébrité de la police.</p> + +<p>Le compliment que contenait le juron du lieutenant fut compris par +Meuzelin qui, faisant bon marché de l'éloge, répliqua gaiement:</p> + +<p>—Peut-on se méfier du bonhomme ridicule que je représente... du +Saucisson-à-Pattes, comme on m'appelle, dont la bêtise est citée à vingt +lieues à la ronde? Je n'ai pas grand mérite, croyez-moi, à rouler tous +ces naïfs de province.</p> + +<p>Ensuite, redevenant sérieux:</p> + +<p>—Voici le moment d'agir, dit-il; lieutenant, faites venir vos +hommes.</p> + +<p>—Armés? demanda Vasseur.</p> + +<p>—Jusqu'aux dents, car je crois que nous aurons à batailler. +</p> + +<p>—Batailler, répéta dédaigneusement le lieutenant. Si vigoureux +que soit le géant que nous allons prendre, nous sommes quatre hommes +contre lui... et même cinq, en te comptant, Meuzelin.</p> + +<p>—Oui, mais il ne faut pas me compter.</p> + +<p>—Parce que?</p> + +<p>—Parce que, débita l'aubergiste en tapant sur son ventre +monstrueux, mon rôle se borne à être le gros morceau de lard qui doit +attirer le rat hors de son trou... Vous verrez cela tout à l'heure. +Quant à batailler, comme je vous l'annonce, et dont vous doutez, +soyez-en certain... et non pas contre un seul homme, mais contre vingt +ou trente garnements qui nous tomberont sur les reins...</p> + +<p>—Qui te le laisse croire?</p> + +<p>—La visite d'une heure que j'ai faite aujourd'hui sur <i>la +Juliette</i>, sous prétexte d'y retenir mon passage pour Cormières, m'a +donnée sujet d'ouvrir l'œil.</p> + +<p>Et, sans plus d'explications, l'aubergiste répéta:</p> + +<p>—Faites venir vos hommes.</p> + +<p>Sitôt Barnabé et les deux soldats arrivés, l'aubergiste ferma +soigneusement sa porte, dont il plaça la clef sous la dalle cassée d'un +banc qui avait jadis existé à côté de l'entrée.</p> + +<p>—En cas de retraite, le premier arrivé trouvera la clef en cet +endroit, annonça-t-il.</p> + +<p>—Pour un seul vaurien à prendre, Meuzelin, tu vois l'avenir +bien en noir, dit Vasseur, persistant dans son idée qu'on n'aurait +affaire qu'au Beau-François.</p> + +<p>—Je souhaite de me tromper, dit l'aubergiste d'un ton grave en +prenant la tête du groupe qui, sur ses pas, contourna l'auberge pour +gagner la route dont les taillis qui la bordaient faisaient un chemin +moins découvert que le rivage de la rivière.</p> + +<p>On parvint à un bouquet d'arbres situé à cent toises tout au plus de +la <i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>—Voici où vous allez prendre l'affût, annonça le policier en +pénétrant sous le couvert.</p> + +<p>Quarante pas plus loin, sous les arbres, se voyait la Sarthe, et de +l'autre côté de la rivière, apparaissait la <i>Juliette</i>, en face de +laquelle allait se dresser l'embuscade.</p> + +<p>À peine arrêté sous bois, Vasseur demanda:</p> + +<p>—Où donc est la Saunerie?</p> + +<p>—Là, sur la lisière du bois, cette bicoque, dit l'aubergiste en +montrant une petite masure tombant en ruines.</p> + +<p>—Cernons-la, proposa le lieutenant impatient de tenir le +Beau-François.</p> + +<p>Mais à son oreille la voix de Fil-à-Beurre murmura:</p> + +<p>—Et Gervaise, qu'il doit tenir enfermée avec lui? N'est-il pas +à craindre que le misérable, en se voyant pris, ne tue la jeune fille? +</p> + +<p>—Alors que faire? dit Vasseur pris d'épouvante.</p> + +<p>—Me laisser agir, souffla l'aubergiste, qui avait entendu. Ne +vous ai-je pas dit que je serai le morceau de lard qui doit attirer le +rat hors de son trou?</p> + +<p>Et se couchant à terre, il ajouta:</p> + +<p>—Imitez-moi et attendons.</p> + +<p>—Attendons quoi? demanda Fil-à-Beurre curieux, en s'étendant à +côté du policier.</p> + +<p>—Le lever de la lune qui éclairera bien en plein le morceau de +lard, répondit l'aubergiste.</p> + +<p>Tout avait été dit à voix basse. Après que les cinq hommes se furent +couchés, le silence se fit.</p> + +<p>Un quart d'heure se passa.</p> + +<p>Tout à coup, Meuzelin dressa vivement la tête et sembla écouter. Son +mouvement avait été simultanément imité par Fil-à-Beurre, qui lui +souffla:</p> + +<p>—Avez-vous entendu?</p> + +<p>—Oui.</p> + +<p>—Un bruit de branches brisées! n'est-ce pas? De ce côté, près +de la Saunerie, vers ce gros arbre dont une énorme branche s'étend +au-dessus de la masure, appuya Barnabé.</p> + +<p>—Grosse branche où, jadis, fut pendu le grand-père de Pancrace, +auquel appartenait la Saunerie. Le pauvre diable s'était fait pincer. +Dame Justice l'a accroché au-dessus de sa propriété pour effrayer les +fraudeurs de la gabelle, dit l'aubergiste.</p> + +<p>Pour l'intelligence de ce qui va suivre, quelques explications au +sujet de la Saunerie sont nécessaires sur ce qu'on appelait la gabelle +et les faux-sauniers.</p> + +<p>Ce nom de gabelle fut d'abord commun à plusieurs taxes. Plus tard, il +fut uniquement appliqué à la <i>taxe du sel</i>, dont le monopole +constituait un des plus gros revenus de la monarchie. «Autrefois, dit +Boullet, qui nous fournit ces renseignements, le roi avait seul le droit +de fabriquer et de vendre le sel, ainsi que d'en fixer le prix. On +était, en outre, obligé d'acheter au roi une quantité déterminée de sel, +avec défense de revendre ce qu'on avait de trop; de là l'impopularité +qui, tant qu'elle dura, s'était attachée à cette taxe inique et +vexatoire.</p> + +<p>Et il tenait ferme à son monopole, ce bon roi de France, tant et si +bien qu'il faisait pendre tout pauvre diable qui se laissait pincer en +contrebande de sel. C'était le procédé dont usait la monarchie pour +attaquer son monde en concurrence déloyale.</p> + +<p>Voilà pourquoi le grand-père de Pancrace, faux-saunier qui était +jadis tombé entre les mains des gens du roi, avait été accroché à la +maîtresse branche de l'arbre qui abritait la maisonnette où il cachait +son sel de contrebande.</p> + +<p>En 1800, époque du présent récit, il y avait dix ans déjà que le +monstrueux impôt avait été aboli.</p> + +<p>Tout en parlant de la mort du grand-père de Pancrace, le policier +n'avait pas quitté des yeux la branche qui avait jadis servi de potence +à l'infortuné faux-saunier. Que voyait-il?</p> + +<p>À ce moment, Barnabé lui souffla encore:</p> + +<p>—Nouveau bruit de branche cassée. Décidément quelqu'un rôde +autour de nous sous ce couvert...</p> + +<p>—Chut alors! fit l'aubergiste; raison de plus pour vous taire. +On pourrait entendre.</p> + +<p>Donnant l'exemple du mutisme et de l'immobilité, il se recoucha à +plat sur le sol. Mais, dans cette position, son regard ne quittait pas +la branche.</p> + +<p>—Je m'en doutais! pensa-t-il, en faisant allusion sans doute à +ce que guettaient ses yeux.</p> + +<p>Une demi-heure s'écoula encore.</p> + +<p>Alors les berges de la rivière s'éclairèrent d'une lueur douce qui +dessina les contours de la <i>Juliette</i> dont le pont apparut désert. +</p> + +<p>C'était la lune qui se levait.</p> + +<p>Bien doucement, l'aubergiste se glissa près de Vasseur.</p> + +<p>—Voici la lune; je pars, lui souffla-t-il. Voulez-vous accepter +de moi une consigne?</p> + +<p>—Parle.</p> + +<p>—Le principal quand j'aurai fait sortir le Beau-François de sa +tanière, sera de lui fermer la retraite pour l'empêcher d'y rentrer. +Aussitôt que vous me verrez apparaître là-bas, à l'angle de l'auberge, +commencez à vous approcher bien doucement de la Saunerie.</p> + +<p>Et, en appuyant, il répéta:</p> + +<p>—Bien doucement, vous m'entendez... car il est tout près d'ici +d'autres oreilles au guet.</p> + +<p>—Quelles oreilles? demanda le lieutenant étonné.</p> + +<p>Meuzelin parut n'avoir pas entendu la question et continua:</p> + +<p>—Ne faites feu qu'à la dernière extrémité, car je flaire aux +environs une meute que l'explosion nous attirerait. À bientôt.</p> + +<p>Cela dit, le Saucisson-à-Pattes, avec une agilité qu'on n'aurait pu +attendre de son obésité, se glissa dans les taillis et disparut.</p> + +<p>—Que je présuppose que nous allerions avoir de l'amusement +récréatif et surabondant, murmura Fichet à son voisin Lambert.</p> + +<p>Ensuite, avec un soupir de regret:</p> + +<p>—Quelle infortune que je n'aurais pas mon sabre!</p> + +<p>Vasseur approuvait pleinement la manœuvre indiquée par +l'aubergiste. Une fois qu'il serait sorti de sa tannière, il fallait que +le Beau-François n'y pût rentrer, en trouvant derrière lui la retraite +coupée.</p> + +<p>Quant à ce danger terrible dont le menaçait l'agent, danger que +pouvait attirer un coup de feu, le lieutenant n'y croyait pas beaucoup. +Quel danger pouvait exister autre que celui encouru en empoignant le +Chauffeur? Si vigoureux que fût le bandit, et fût-il même armé, eux, +n'étaient-ils pas quatre hommes pour venir à bout du colosse et le +prendre vivant, car Vasseur le voulait vivant? Son amour-propre exigeait +que le Chauffeur montât, en pleine place de Chartres, sur la guillotine +qui avait exécuté ses complices.</p> + +<p>Les yeux tournés vers l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i>, dont on +apercevait au loin la façade bien éclairée par la lune, le lieutenant +guettait l'apparition du Saucisson-à-Pattes, qui devait donner le signal +d'entourer la Saunerie...</p> + +<p>—Crois-tu, en dehors de la capture de François, à ce danger +dont parle le policier? demanda-t-il à Fil-à-Beurre qui se tenait près +de lui.</p> + +<p>—J'y crois si bien et j'ai tant pris au sérieux la +recommandation de Meuzelin de ne faire feu qu'à la dernière extrémité +que, pour ne pas céder à la tentation, j'ai remis mon fusil désarmé en +bandoulière.</p> + +<p>—Mais quel est, selon toi, ce danger?</p> + +<p>—J'ai la doutance qu'en ce moment, dans quelque coin des +environs, peut-être à vingt ou trente pas de nous, il doit y avoir deux +ou trois douzaines de vauriens en train de rudement endêver.</p> + +<p>—Ils ont hâte de nous attaquer?</p> + +<p>—Non, pas du tout... et probablement même qu'ils ignorent notre +présence sous bois.</p> + +<p>—Alors, pourquoi enragent-ils?</p> + +<p>—À cause de l'immobilité de <i>la Juliette</i> qui a été +s'arrêter de l'autre côté de la Sarthe quand, au contraire, elle devrait +être sur notre rive pour les embarquer... Ils ne comprennent rien au +silence de l'équipage que n'a pas fait bouger le sifflet de leur chef le +Beau-François.</p> + +<p>Vasseur, à ces mots, haussa les épaules d'incrédulité.</p> + +<p>—Où diable vas-tu t'imaginer cette bande qui marche avec le +Beau-François? ricana-t-il.</p> + +<p>—Qui marche avec lui... non... mais qui l'a rejoint, appuya +Barnabé pour faire comprendre la différence.</p> + +<p>Et, à l'appui de son dire, il continua:</p> + +<p>—Avez-vous donc oublié les trente ou quarante mécréants, ce +reste de la bande d'Orgères échappé à votre poigne, que nous avons eu à +nos trousses à la sortie de Chartres? Ces aimables drôles, pour qui le +séjour en Beauce est devenu périlleux, n'émigrent-ils pas, vous le +savez, pour aller, à la suite de leur ancien chef, chercher fortune en +provinces chouannes et vendéennes, que le Beau-François n'a pas dû +manquer de leur représenter comme le vrai pays de cocagne des pillards! +</p> + +<p>—Soit! accorda Vasseur; mais ces coquins, nous les avons +laissés derrière nous, arrivant à l'auberge des Buchard. L'homme et la +femme, tués par toi, laissaient au pillage des arrivants la cave de leur +cabaret qui, m'as-tu annoncé, était bien garnie... L'ivresse, à ton +dire, devait les retenir.</p> + +<p>—Oui, les retenir, mais pas à tout jamais. Or, en route, nous +avons d'abord perdu six heures à laisser reposer nos chevaux fatigués et +ensuite six autres heures se sont écoulées depuis notre arrivée à la +<i>Biche-Blanche</i>... Total, douze heures, pendant lesquelles on a le +temps de boire pas mal de vin et de le cuver... Nous avons donc perdu +notre avance.</p> + +<p>Au fond, ce que Barnabé avançait là était fort possible. Le +lieutenant fut un peu ébranlé en son incrédulité.</p> + +<p>Fil-à-Beurre reprit:</p> + +<p>—Et puis nos gueusards se sont-ils soûlés? Qui sait si le +Beau-François, en partant le matin de chez les Buchard, avec le +Marcassin et la voiture où était Gervaise, n'avait pas laissé un ordre +pour ses hommes, à leur arrivée, de le rejoindre sans retard à la +<i>Biche-Blanche</i>, où les attendait un bateau qui les embarquerait? +</p> + +<p>—Tu pourrais bien avoir raison, avoua le lieutenant à demi +convaincu.</p> + +<p>Pour arriver à donner une conviction pleine à Vasseur, l'échalas +poursuivit:</p> + +<p>—Tout a été bien convenu d'avance, croyez-le. La bande, en +arrivant ici, devait se tenir cachée en attendant un signal du +Beau-François qui lui annoncerait que l'embarquement pouvait se faire +sans danger. Or, ce danger, le Beau-François le flaire à cette heure. +S'il ne donne pas le signal à ses gens qui attendent en leur cachette et +s'il ne sort pas lui-même de son trou, c'est qu'il est alarmé par +l'immobilité de <i>la Juliette</i> et le silence de l'équipage. En +voyant le bateau, qu'un coude du courant colle là-bas en cet endroit où +la rive se creuse, notre chef chauffeur ne peut se douter que si +l'embarcation n'est pas manœuvrée, c'est parce que les bateliers +sont endormis par la drogue de Meuzelin. Dans cette persistance à ne pas +répondre à son sifflet, il a fini par croire que <i>la Juliette</i> +l'avertissait qu'il y a mauvaise anguille sous roche pour lui.</p> + +<p>Sur ce, l'échalas se mit à rire en ajoutant:</p> + +<p>—Notre sacripant doit fièrement pester de ne savoir pas nager. +</p> + +<p>—Crois-tu qu'il ne le sache pas.</p> + +<p>—Dame! c'est évident. Est-ce qu'il n'y aurait pas belle lurette +qu'il aurait dû traverser la Sarthe à la nage pour se rendre à bord de +<i>la Juliette</i>? Il reste dans sa taupinière, faute d'un moyen +quelconque d'arriver au bateau.</p> + +<p>—Et ma pauvre Gervaise est enfermée avec lui! soupira +tristement Vasseur.</p> + +<p>Fil-à-Beurre ne lui laissa pas le temps de s'assombrir.</p> + +<p>—Elle sera bientôt avec nous, reprit-il, Meuzelin ne nous +a-t-il pas promis d'attirer François hors de son trou?</p> + +<p>—Quelle est son idée?</p> + +<p>—Je l'ignore. Mais sitôt François sorti, nous nous emparerons +de la porte et il ne remettra plus le pied dans la Saunerie.</p> + +<p>Cet espoir de retrouver Gervaise irrita l'impatience de Vasseur, qui +murmura:</p> + +<p>—Meuzelin tarde bien à agir.</p> + +<p>Comme son regard remontait vers l'angle de l'auberge où l'agent +devait apparaître, il rencontra la barque qui servait à Pancrace pour +ses pêches sur la Sarthe.</p> + +<p>—François aurait pu se servir de cette barque pour traverser +l'eau, avança-t-il.</p> + +<p>—Oui, fit Barnabé, mais vous oubliez que Pancrace a eu la +précaution d'en retirer les rames.</p> + +<p>Puis, revenant à son idée:</p> + +<p>—Décidément, notre Beau-François ne sait pas nager, ajouta-t-il +gaiement.</p> + +<p>À la pensée de Gervaise, qu'il allait bientôt revoir, Vasseur +s'énervait dans l'attente.</p> + +<p>—Meuzelin ne paraît pas! Pourquoi n'attaquerions-nous pas le +Beau-François immédiatement? proposa-t-il.</p> + +<p>—Non, non, dit vivement le squelette alarmé, songez au péril +que peut courir Gervaise entre les mains du bandit exaspéré.</p> + +<p>Et, en insistant d'un ton de prière pour vaincre la résistance du +lieutenant, qui s'obstinait en une attaque subite, il continua:</p> + +<p>—Fions-nous au policier que vous m'avez annoncé comme le malin +des malins. Son plan doit être bon. Du reste n'avons-nous pas promis de +suivre sa consigne de point en point?</p> + +<p>—Soit! attendons, concéda enfin Vasseur, faisant céder son +amour à la voix de la raison.</p> + +<p>Pendant qu'il obtenait gain de cause, Fil-à-Beurre après un coup +d'œil sur Fichet et Lambert, voulut avoir son procès entièrement +gagné.</p> + +<p>—Et songeons que cette consigne de Meuzelin nous recommande, +pour ne point attirer sur nous la bande des Chauffeurs qui attend aux +environs, de ne faire feu qu'à la dernière extrémité. Au premier coup de +pistolet, les gueusards accourraient sur notre dos.</p> + +<p>Cette phrase préparatoire de Fil-à-Beurre n'avait d'autre but pour +lui que d'amener un conseil.</p> + +<p>—Aussi feriez-vous bien, lieutenant, de commander à vos hommes +de remettre à leurs ceintures les pistolets qu'ils ont à la main... Un +doigt, appuyé par inadvertance sur la gâchette, peut amener le coup de +feu que nous avons à éviter.</p> + +<p>—Quittez vos armes, commanda Vasseur à ses hommes.</p> + +<p>En replaçant ses pistolets à sa ceinture, Fichet gronda:</p> + +<p>—Que si tant seulement j'aurais Bec-Fin!</p> + +<p>—Qui appelles-tu Bec-Fin, citoyen Fichet? demanda Barnabé.</p> + +<p>—Que c'est mon sabre. Un gendarme qu'a son sabre, il vaut plus +mieux, je t'en fiche l'incertitude, que six gendarmes qu'à tant +seulement que des joujoux à poudre, accentua le sabreur avec le dédain +qu'il avait pour les armes à feu.</p> + +<p>Un petit cri étouffé par le lieutenant joyeux fit retourner +Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Là-bas, à l'angle de l'auberge, venait enfin d'apparaître le +policier. Bien éclairé par la lune, il arrivait, suivant le rivage dans +la direction de la Saunerie, de son pas lourd et avec son allure +grotesque du Saucisson-à-Pattes. Le policier était redevenu l'aubergiste +ridicule qui faisait tant rire.</p> + +<p>Il allait jouer le rôle, annoncé par lui, du morceau de lard devant +faire sortir le rat de son trou.</p> + +<p>—Que porte-t-il donc sur son épaule? demanda Vasseur empêché +par la distance de reconnaître l'objet.</p> + +<p>La vue plus perçante de Fil-à-Beurre lui permit de découvrir quel +était le fardeau de l'aubergiste.</p> + +<p>—Eh! eh! fit-il en riant, il paraît que Meuzelin est de mon +avis.</p> + +<p>—Quel avis?</p> + +<p>—Que le Beau-François ne sait pas nager. Alors il lui apporte +de quoi se tirer d'affaire... Ça va être drôle! À coup sûr le rat doit +sortir... Pourvu, pourtant, qu'il n'en cuise pas à l'ami Meuzelin! +acheva Fil-à-Beurre d'une voix alarmée.</p> + +<p>Enfin la distance diminuée laissa le lieutenant se rendre compte de +ce que l'aubergiste tenait sur son épaule.</p> + +<p>—Des avirons! dit-il.</p> + +<p>—Oui, des avirons, reprit Barnabé, et son plan, que je devine, +est des meilleurs. Il arrive vers la barque de Pancrace en homme qui se +propose de jeter le filet au clair de la lune. Le Beau-François qui, +comme nous, doit l'avoir vu, va se dire que les avirons lui permettront +d'utiliser la barque pour se rendre à la <i>Juliette</i>, et nous allons +le voir sortir de sa cachette.</p> + +<p>Mais la voix de l'échalas, d'abord joyeuse, tourna au grave pour +ajouter:</p> + +<p>—Seulement, j'en suis toujours pour ce que j'ai dit. J'ai peur +qu'il en cuise à Meuzelin.</p> + +<p>Le moment était venu de se diriger vers la Saunerie pour être tout +prêt à fermer la retraite au Chauffeur si, une fois sorti, il voulait +revenir sur ses pas et rentrer en son repaire.</p> + +<p>À pas assourdis, en évitant tout bruit, les quatre hommes +s'approchèrent de la bicoque et vinrent se coller sur un des côtés de la +Saunerie.</p> + +<p>Seul, l'Échalas, dépassait de la tête l'angle de la façade, +observant, pour les autres, ce qui allait se passer.</p> + +<p>—Sort-il? demanda bien bas Vasseur, placé derrière Barnabé. +</p> + +<p>—Pas encore, souffla Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Il avait à peine répondu qu'il leva vivement la tête.</p> + +<p>Au-dessus d'eux s'étendait cette grosse branche de l'arbre qui, +jadis, avait servi de potence au faux saunier, le grand-père de +Pancrace. Après avoir, en grande partie, recouvert le toit de la +Saunerie, cette branche faisait brusquement saillie au-dessus de la +porte du bâtiment qu'elle protégeait de son épais feuillage, +impénétrable à l'œil.</p> + +<p>—C'est drôle, pensa Barnabé, il me semble avoir encore entendu +là-haut un craquement.</p> + +<p>Mais le moment était à chose plus pressée. Il reprit son poste +d'observation.</p> + +<p>—Et bien? demanda le lieutenant.</p> + +<p>—Ça mord! ça mord! lui murmura Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Le Beau-François, en effet, avait aperçu l'aubergiste arrivant à la +barque avec ses rames. Il venait d'entre-bâiller la porte, juste de quoi +passer la tête pour observer le Saucisson-à-Pattes.</p> + +<p>Les quatre compagnons étaient aussi immobiles que des statues. Le +plus petit bruit, en donnant l'éveil au Beau-François, le prévenait du +voisinage de ses ennemis. Alors il rentrait en la cache où il tenait +Gervaise, et la jeune fille avait tout à redouter du premier transport +de rage qui s'emparerait du colosse en se voyant découvert.</p> + +<p>Cependant l'Échalas soufflait toujours à Vasseur, dont la tête lui +touchait l'épaule:</p> + +<p>—Ça mord au mieux. Le maître rat se laisse attirer de plus en +plus.</p> + +<p>C'était la vérité. Le Beau-François s'était avancé d'un pas. Son plan +était bien facile à deviner: il allait bondir vers l'aubergiste aussitôt +que celui-ci atteindrait la barque. Alors, il l'assommerait sur place et +possesseur des avirons qui lui permettraient d'utiliser l'embarcation, +il traverserait la Sarthe pour se rendre à la <i>Juliette</i> et +connaître la cause de son immobilité.</p> + +<p>Comme l'araignée, après avoir paru au bord de son trou, guette la +mouche qui va se prendre en sa toile, le Beau-François, sur le seuil de +la Saunerie, laissait sa victime arriver.</p> + +<p>Il crut enfin le moment favorable.</p> + +<p>Pourtant, avant de s'élancer, il interrogea du regard les alentours +de l'abri qu'il allait quitter.</p> + +<p>Fil-à-Beurre n'eut pas le temps de retirer sa tête qui dépassait +l'angle.</p> + +<p>À un petit claquement qui se fit entendre, il avança le nez à +nouveau.</p> + +<p>Le Beau-François venait de fermer la porte et, ayant pris son élan, +il courait sur l'aubergiste, se montrant de dos à Barnabé.</p> + +<p>—En chasse, le rat décampe! annonça le squelette.</p> + +<p>Aussitôt, les quatre compagnons, quittant leur poste, bondirent sur +ses traces. Le plus urgent pour eux était d'arriver à temps pour sauver +le Saucisson-à-Pattes des mains du géant. Une fois le scélérat pris et +garrotté, ils reviendraient alors vers Gervaise.</p> + +<p>Assourdi par sa course, le Chauffeur ne pouvait entendre les ennemis +qui lui arrivaient sur les talons.</p> + +<p>Ceux-ci le virent, tout courant, tirer de sa poche et ouvrir un long +couteau. Il allait frapper l'aubergiste que, probablement, il jetterait +ensuite à l'eau.</p> + +<p>—J'avais bien raison de dire qu'il en cuirait à Meuzelin! pensa +Fil-à-Beurre tout alarmé, en cherchant à gagner l'avance qu'avait le +Beau-François.</p> + +<p>Loin de se tenir sur ses gardes, l'aubergiste semblait ne pas même se +douter du danger. Après avoir mis les avirons dans la barque, il était +resté sur le rivage, occupé à rassembler les plis de son épervier étalé +à terre, tournant le dos au Chauffeur qui approchait.</p> + +<p>Le Beau-François finit par l'atteindre et leva sa main armée du +couteau.</p> + +<p>—Garde à vous! cria Vasseur, oubliant toute prudence à la vue +de l'arme qui menaçait le policier.</p> + +<p>Il était trop tard.</p> + +<p>Le bras du Chauffeur s'abattit.</p> + +<p>—Imbécile! ricana soudain l'aubergiste au lieu de tomber sous +le coup.</p> + +<p>La lame, loin de s'enfoncer dans le dos de l'agent, venait de voler +en éclats, ne laissant plus que son manche au poing du géant.</p> + +<p>Mais le cri d'alarme, jeté par Vasseur, avait fait se retourner le +Chauffeur. Il avisa, encore à dix pas, ceux qui allaient fondre sur lui. +</p> + +<p>Il se vit pris.</p> + +<p>Alors, poussant du pied la barque pour lui faire quitter le rivage, +il s'y élança. Mais son intention n'était pas de s'en servir. Il avait +aperçu les armes de ses adversaires et, ignorant qu'ils ne voulaient pas +en faire usage, il eut peur qu'une décharge l'atteignît en sa fuite. En +conséquence, il se dressa à l'avant du bateau et plongea dans la Sarthe. +</p> + +<p>Le bateau, déchargé de son poids, s'en alla à la dérive.</p> + +<p>La vue du plongeon de François avait abasourdi Barnabé.</p> + +<p>—Tiens! il sait nager, s'écria-t-il.</p> + +<p>Tout à coup, il tressauta de colère. Malgré la consigne, un coup de +feu avait retenti.</p> + +<p>Il venait d'être tiré par Fichet qui, mauvais coureur et n'ayant pu +suivre les autres, se trouvait encore à dix toises du groupe.</p> + +<p>Seulement, fixé sur place, il regardait du côté de la Saunerie.</p> + +<p>—Pourquoi as-tu tiré malgré la consigne? gronda Vasseur quand +il l'eut rejoint.</p> + +<p>—Que la consigne, il me figure, elle avoir été de ne pas tirer +sur le Beau-François, objecta le soldat tout placide.</p> + +<p>—Eh bien, alors? fit le lieutenant surpris.</p> + +<p>—Et bien que j'ai visé un autre particulier.</p> + +<p>Ensuite, tout en remettant à sa ceinture un pistolet déchargé, le +soldat poursuivit:</p> + +<p>—Que la nature dans sa compatissance quant à moi, elle a oublié +de me gratifier des jambes d'un cerf. Courir, il n'est pas dans mes +agréments. Pour lors, il m'est incombé, tout à l'heure, que je m'ai en +allé les quatre fers en l'air. Comme je me recueillais de par terre en +mon altitude, que t'est-ce que j'ai observé?</p> + +<p>—Oui. Qu'as-tu vu en te relevant de ta chute? fit Vasseur +sèchement.</p> + +<p>Fichet montra du doigt la Saunerie en continuant:</p> + +<p>—J'ai observé un homme qu'il dégringolait de la grosse branche +qu'elle se superpose dessus la porte de la maison. Alors, dans la +crédulité qu'il venait à la secouration de François, j'ai tiré sur lui. +</p> + +<p>—Et tu l'as atteint?</p> + +<p>—Que son chapeau, il a sauté de sa tête. Mais je dubite que je +l'aurai touché dans la gravité, car il est pénétré dans la Saunerie, et, +tout succinctement, il s'en est excédé en emportant une femme dans ses +bras.</p> + +<p>—Gervaise! s'écria Vasseur avec un accent d'angoisse indicible. +</p> + +<p>Et, oubliant tout, affolé par le désespoir, il se précipita vers la +Saunerie, sourd à la voix de Meuzelin, qui lui criait d'une voix +alarmée:</p> + +<p>—À l'auberge! vite à l'auberge, le coup de feu a tout gâté. +Gagnons la <i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>Fil-à-Beurre par amitié, les deux soldats par devoir s'étaient +élancés sur les traces du lieutenant.</p> + +<p>—Le policier nous donne pourtant un bon conseil, mais, bast! +Gervaise avant tout! pensa Barnabé tout en courant derrière Vasseur. +</p> + +<p>Resté seul sur la berge, le policier promena son regard sur la Sarthe +pour apercevoir la tête du Beau-François venant reprendre haleine après +son plongeon. Il ne vit que la barque, déjà éloignée, qui, contenant ses +avirons, s'en allait à la dérive.</p> + +<p>—Tout à l'heure, il ne fera pas bon ici, pensa-t-il.</p> + +<p>Puis, mettant ses mains en entonnoir sur sa bouche, il envoya, à +pleins poumons, un dernier cri d'appel à ceux qui venaient de +disparaître dans la Saunerie.</p> + +<p>Après avoir un peu attendu, comme il ne les voyait pas reparaître, il +secoua la tête en disant:</p> + +<p>—Chacun pour soi!</p> + +<p>Sur ce conseil de prudence qu'il se donnait, il reprit le chemin de +l'auberge.</p> + +<p>Après y être entré et en avoir soigneusement verrouillé la porte, il +se prit à rire.</p> + +<p>—N'empêche, dit-il, que j'ai bien fait de me cuirasser le dos. +Sans cela, le Beau-François me trouait comme une vieille savate.</p> + +<p>Malgré le silence qui régnait au dehors, la fine oreille de Meuzelin +dut surprendre quelque faible bruit lointain et inquiétant, car il +murmura:</p> + +<p>—Voici mes gredins qui entrent en chasse... Satané coup de feu! +Comment secourir ces braves gens?</p> + + + + +<h2><a name="cIX"> </a><a href="#tdm">IX</a></h2> + + +<p>C'était bien improprement que la masure de l'ancien pendu s'appelait +la Saunerie. Elle ne contenait ni puits, ni fontaines, ni bassins, en un +mot, rien de ce que comporte le travail du sel. Du vivant du +faux-saunier, elle n'avait été que le dépôt du sel qu'il amenait par +bateau de la basse Loire et qu'il vendait ensuite, en contrebande, dans +tout le pays.</p> + +<p>Encore ce dépôt, qu'il fallait dissimuler sous peine de mort, ne +s'entassait-il qu'en des caves bien sèches, sur lesquelles s'élevait la +maison qui, jadis, avait été celle du passeur d'un bac, établi en cet +endroit de la Sarthe, que s'était fait allouer le grand-père de +Pancrace. La gabelle restait insoucieuse de cette maisonnette du +passeur, pauvre diable au service du contrebandier, sans se douter +qu'une entrée habilement cachée descendait à ces caves où s'amassait le +sel dont le prix de vente lui filait sous le nez.</p> + +<p>Plus tard, le contrebandier pendu et le bac supprimé, la maison, dont +le souvenir de l'exécution détournait tout locataire, était tombée en +ruines. L'escalier des caves s'était peu à peu effondré, puis s'était +comblé avec les débris d'une partie de la bicoque qui s'était écroulée. +En somme, la construction ne consistait plus qu'en les quatre murailles +qui entouraient celle des deux chambres, restée debout, qu'avait +possédées l'habitation.</p> + +<p>C'était en ce refuge, que protégeait encore une partie de toiture, +que s'était caché le Beau-François, après y avoir amené Gervaise.</p> + +<p>Donc, quand Vasseur, que suivaient Barnabé et les deux soldats, tous +sourds au cri d'alarme de Meuzelin, se fut précipité dans la ruine, il +ne fut pas long à constater l'horrible vérité.</p> + +<p>—Disparue! s'écria-t-il douloureusement à la vue de la chambre +déserte.</p> + +<p>Ainsi, pendant qu'ils poursuivaient le Beau-François, en comptant +revenir à Gervaise après la capture du Chauffeur, quelqu'un s'était +introduit dans la Saunerie et en avait enlevé la jeune fille.</p> + +<p>—Et tu dis avoir aperçu cet homme? demanda Vasseur s'adressant +à Fichet.</p> + +<p>—Oui. Qu'il s'est déchu de cet arbre qu'il dépasse le toit, +affirma le soldat, en montrant la grosse branche qui surplombait +l'entrée de la maison.</p> + +<p>—Et, une fois sauté à terre, après avoir essuyé ton coup de +feu, il est entré ici d'où il est ressorti aussitôt en emportant une +femme? continua Vasseur d'une voix brisée.</p> + +<p>—Que c'est comme j'ai l'honneur de vous écouter, déclara +Fichet.</p> + +<p>Il n'y avait pas à douter pour l'amoureux. La jeune fille était +encore perdue pour lui!</p> + +<p>Cette révélation de la lugubre vérité fut suivie d'un moment de +silence, pendant lequel résonna, au loin, la voix de Meuzelin, qui leur +criait encore:</p> + +<p>—À l'auberge! vite à l'auberge!... Le coup de feu a gâté tout! +</p> + +<p>Mais Vasseur, le cœur brisé, ne pouvait entendre cet appel, +tout frémissant qu'il était du sort de Gervaise. Une seule pensée +s'imposait à lui: retrouver la jeune fille.</p> + +<p>—Il faut rejoindre le ravisseur! s'écria-t-il.</p> + +<p>Et, avant qu'on pût le retenir, il s'élança hors de la Saunerie.</p> + +<p>Il n'avait encore fait que deux pas quand un coup de feu éclata et +une balle, lui rasant le visage vint s'enfoncer dans le mur de la +masure.</p> + +<p>D'un bond, Barnabé rejoignit le lieutenant et, sans lui laisser le +temps de résister, il l'emporta, pour ainsi dire, dans la Saunerie. Si +prompte qu'avait été cette retraite, elle avait été saluée de deux coups +de carabine, qui, heureusement encore, manquèrent leur but.</p> + +<p>Devant le danger, qui se révélait menaçant à Vasseur, l'amoureux +redevint subitement soldat.</p> + +<p>—Barricadons la porte et défendons-nous, commanda-t-il.</p> + +<p>—Euh! euh! marmotta Barnabé, il y aura de l'ouvrage; nous avons +à faire aux gars du Beau-François, que le coup de pistolet de Fichet +nous a amenés sur le casaquin.</p> + +<p>En un clin d'œil, les quatre compagnons eurent entassé, +derrière la porte, tous les obstacles, en pierres et en solives, que +leur fournissaient les ruines éparses dans leur refuge.</p> + +<p>Pendant ce travail, apparaissaient, sortant du bois et des taillis +qui entouraient la Saunerie, une trentaine de mécréants à mine +patibulaire. N'ayant pu surprendre leurs ennemis, ils se décidaient à +une attaque ouverte, attaque d'autant plus acharnée que, lors de sa +sortie, ils avaient reconnu Vasseur. Pour ces survivants de la bande +d'Orgères, le lieutenant était une proie convoitée par leur haine +féroce. Aussi hurlaient-ils, avec une joie sauvage:</p> + +<p>—C'est le Vasseur, avec ses deux <i>cognes</i>! Nous les +tenons! À mort! à mort!</p> + +<p>Et ils se rapprochaient de la Saunerie.</p> + +<p>Aux cris de mort qui menaçaient ses compagnons, Fil-à-Beurre se +sentit jaloux et il grogna:</p> + +<p>—Vasseur et ses <i>cognes</i> à mort!... Il paraît que je ne +suis pas de la fête, moi; alors je vais me faire inviter.</p> + +<p>Sans se garer, montrant bien son visage à l'ennemi, il vint à une des +deux étroites fenêtres ajuster un assaillant:</p> + +<p>—Un de moins pour la guillotine! cria-t-il quand l'homme qu'il +avait visé tomba foudroyé par une balle en plein front.</p> + +<p>C'était un beau début; et, pourtant, il ne contenta pas le pauvre +Barnabé, qui pesta tout chagrin:</p> + +<p>—Toujours maladroit! Pas de précision! Je vise l'œil et +j'attrape le front!... Je ne serai jamais qu'une mazette!</p> + +<p>Mais un succès le consola de son déboire. En tirant à la fenêtre, il +s'était montré aux Chauffeurs. La mort du camarade redoubla leur rage. +</p> + +<p>—Tu nous le paieras, la grande perche!</p> + +<p>—Mort au maigriot!</p> + +<p>—Il est si sec qu'il nous servira de bois quand nous +chaufferons les pieds de Vasseur et de ses cognes!</p> + +<p>À toutes ces menaces, Barnabé, qui rechargeait son fusil, secouait la +tête en souriant et disait, joyeux:</p> + +<p>—Ah! à la bonne heure, ils sont gentils. Ils m'invitent à la +fête.</p> + +<p>Et comme il tenait à les remercier de la politesse, il mit en joue +son fusil rechargé et fit feu.</p> + +<p>Cette fois, il demeura stupéfait du résultat.</p> + +<p>—Ah! fit-il étonné, c'est bien un pur hasard. Juste dans +l'œil!</p> + +<p>En même temps que le squelette, Vasseur et ses hommes, par l'autre +fenêtre, avaient fait feu. Le lieutenant bon tireur, troua une poitrine. +Lambert brisa une jambe.</p> + +<p>Quant au pauvre Fichet, sa balle fut perdue.</p> + +<p>—Oh! mille bourriques! que, tant seulement, si j'aurais +Bec-Fin, jura-t-il! sans penser qu'à être ainsi enfermé entre quatre +murs, son sabre ne lui eût été d'aucune utilité.</p> + +<p>À cette défense, les assaillants ripostèrent par une décharge +générale. Sitôt après avoir fait feu, les assiégés s'étaient retirés des +fenêtres. Les balles des Chauffeurs s'incrustèrent dans la façade de la +Saunerie. Une seule entra par l'ouverture qu'avait occupée Fil-à-Beurre. +</p> + +<p>Mais trois hommes tués et un blessé avait un peu calmé l'ardeur +première des Chauffeurs. Ils battirent en retraite pour aller se cacher +derrière les taillis qui, sauf du côté de la Sarthe, entouraient la +masure. L'assaut menaçait de se convertir en blocus.</p> + +<p>—Ils ont trouvé notre soupe trop chaude, avança Fil-à-Beurre, +tout en bourrant son arme.</p> + +<p>—Nous n'en avons pas fini avec eux, dit Vasseur en riant. Ils +nous préparent quelque tour de leur façon.</p> + +<p>Cependant Fichet avait pris Lambert dans un coin et, désolé de +n'avoir pas Bec-Fin ni la possibilité d'en jouer, il lui disait:</p> + +<p>—Que, vois-tu, un âne qui serait devant un grain de millet, il +ne serait pas plus dans la mortification vexatoire que moi quant à ce +qui décerne les armes à feu.</p> + +<p>Pendant cinq minutes, il y eut répit de la part des Chauffeurs.</p> + +<p>—Est-ce qu'ils nous oublient, les ingrats! murmura Barnabé en +caressant son fusil. J'ai pourtant été poli avec eux.</p> + +<p>Comme une réponse à son accusation d'ingratitude, il s'éleva, du côté +de la rivière, une voix railleuse et mordante qui disait:</p> + +<p>—Ah çà, les riffaudeurs, est-ce que vous vous cherchez les +puces au lieu d'en finir avec ces gens-là? Allons, ouste! À la besogne, +fainéants?</p> + +<p>—Oh! oh! fit Barnabé, en voilà un qui le prend de bien haut +avec nos drôles.</p> + +<p>Et curieux de voir celui qui malmenait si cavalièrement le monde, il +avança doucement la tête à la fenêtre.</p> + +<p>Si Fil-à-Beurre ne connaissait pas la voix, il n'en était pas de même +pour la figure de celui qui avait parlé, car il eut à peine regardé +qu'il tressauta de joie en disant à Vasseur:</p> + +<p>—Devinez qui? Le Beau-François en personne!</p> + +<p>Et il arma son fusil en ajoutant:</p> + +<p>—Justement, il est là bien en vue, à portée... Au sortir d'un +bain froid, comme celui qu'il vient de prendre, on a de l'appétit et on +n'est pas fâché de se mettre quelque chose dans le corps... Je vais lui +offrir un pruneau.</p> + +<p>Vasseur n'eut que le temps de relever le fusil de l'échalas.</p> + +<p>—Non, non, dit-il, je veux avoir ce misérable vivant. +L'échafaud le réclame.</p> + +<p>Au même moment, le Beau-François disait à ses hommes:</p> + +<p>—Je vous donne dix minutes pour vous emparer de cette cahute. +Les deux cognes et la perche, je vous les abandonne; mais le lieutenant, +gardez-le-moi vivant.</p> + +<p>—Tiens! tiens! fit Barnabé en regardant Vasseur, il paraît +qu'il y a de la sympathie entre vous.</p> + +<p>Puis, croyant que la recommandation du Beau-François aurait fait +Vasseur changer d'avis, il remit le colosse en joue et demanda:</p> + +<p>—Faut-il que je le descende?</p> + +<p>—Je te le défends! accentua le lieutenant d'un ton sec.</p> + +<p>Il achevait quand, au dehors, la voix impérieuse du Beau-François +donna cet ordre étrange:</p> + +<p>—Quatre gars par rang, mouchoir en main, qu'on m'enlève cette +taule <i>à la bombe</i>.</p> + +<p>—Ah çà! ils possèdent donc de l'artillerie? Bigre! ils ont un +ménage bien monté, ces gaillards! lâcha Fil-à-Beurre avec étonnement. +</p> + +<p>—Non. Attends et tu sauras ce qu'ils appellent <i>la bombe</i>, +annonça Vasseur.</p> + +<p>Ce qu'on nommait ainsi, dans l'argot des Chauffeurs, quand il +s'agissait d'enfoncer une porte, n'était autre que le vieux moyen du +bélier.</p> + +<p>Huit, dix ou douze Chauffeurs, suivant le poids à soulever, se +rangeaient sur deux rangs se faisant face. Chacun se joignait à son +vis-à-vis par un mouchoir, une cravate ou une ceinture, tenue au poing. +Sur cette sorte de lien se balançait un tronc d'arbre ou une poutre, +quelquefois une longue échelle, bref, ce que le hasard avait fourni de +lourd à leur entreprise. On avançait alors un des bouts, pointé sur +l'obstacle à démolir. À l'autre extrémité se tenaient deux compagnons +chargés de donner le ballant à cette espèce de catapulte.</p> + +<p>Or, une lourde solive, tombée des ruines de la masure, et qu'une +cause inconnue avait transportée un peu loin de la bicoque, s'était +offerte aux yeux du Beau-François pour lui donner l'idée et le moyen +d'attaquer la porte <i>à la bombe</i>.</p> + +<p>—Eh! mais, c'est assez ingénieux! approuva Fil-à-Beurre qui, +bien en recul de la fenêtre, les voyait, par cette ouverture, faire +leurs préparatifs.</p> + +<p>Là-dessus, il épaula son arme en demandant à Vasseur:</p> + +<p>—Faut-il en envoyer un dans le paradis des Chauffeurs?</p> + +<p>—Non, attends, commanda le lieutenant, il ne faut user de nos +munitions qu'à bon escient.</p> + +<p>Lambert n'était pas bien adroit. Fichet montrait une maladresse +désespérante. Vasseur et Barnabé pouvaient seuls répondre de leur coup. +Ce fut ce qui dicta l'ordre du lieutenant à ses soldats:</p> + +<p>—Dès que nous aurons fait feu, vous nous passerez vos carabines +et vous rechargerez nos armes.</p> + +<p>—Voici le jeu qui commence, annonça Fil-à-Beurre toujours en +observation.</p> + +<p>En effet, huit hommes, unis deux à deux par le mouchoir, s'avançaient +vers la Saunerie, supportant la solive dont une extrémité était braquée +vers la porte.</p> + +<p>Vasseur vint rejoindre Barnabé.</p> + +<p>—Nous allons abattre les deux premiers, dit-il.</p> + +<p>—Les deux de tête? demanda l'échalas.</p> + +<p>—Non. Les deux premiers du même rang. Puis, avec les carabines +de mes hommes, nous descendrons les deux suivants, toujours du même +rang. C'est compris? termina Vasseur en épaulant.</p> + +<p>—Parbleu! fit Barnabé qui mit en joue.</p> + +<p>Les Chauffeurs arrivaient lentement avec leur fardeau, quatre d'un +côté, quatre de l'autre, mais avec une hésitation visible. <i>La +bombe</i> était un excellent moyen d'enfoncer une porte, mais toujours +ils l'avaient employé contre des habitants que la terreur paralysait. +Cette fois, ils s'adressaient à des adversaires sérieux qui avaient du +sang sous les ongles. Cela changeait la thèse; ils le comprenaient si +bien que, n'eût été qu'ils se sentaient surveillés par le Beau-François, +ils auraient volontiers lâché cette corvée périlleuse.</p> + +<p>—Feu! commanda Vasseur.</p> + +<p>Les deux coups partirent.</p> + +<p>—Feu! redit le lieutenant, quand Barnabé et lui eurent +immédiatement pris les carabines des soldats.</p> + +<p>Pas une balle n'avait été perdue.</p> + +<p>Tués ou grièvement blessés, quatre porteurs venaient de s'affaisser +du même côté de la poutre qui, prenant son dévers, roula sur leurs +corps.</p> + +<p>—Vlan! le jeu est fini! lâcha joyeusement Fil-à-Beurre qui, +sans prudence, mit la tête à la fenêtre, pour mieux voir les survivants +de la <i>bombe</i> qui fuyaient à toutes jambes sans demander leur +reste.</p> + +<p>Sa tête, ainsi visible, servit de but au Beau-François, qui lui +envoya son coup de fusil. Le colosse était un excellent tireur, mais le +sort de ses hommes lui avait donné une rage bleue qui, paraît-il, lui +secouait les nerfs, car la balle destinée à Fil-à-Beurre, alla se perdre +dans le refuge. Vouloir atteindre Barnabé, si maigre, c'était du reste +un peu viser le coupant d'une lame de rasoir.</p> + +<p>—Pas trop mal! dit-il quand le plomb, en passant, eut sifflé à +son oreille.</p> + +<p>Mais, immédiatement tout surpris:</p> + +<p>—Quelle est cette musique? se demanda-t-il.</p> + +<p>En quel endroit que se fût logée la balle, elle avait, en frappant, +produit un son étrange.</p> + +<p>Comme, pour se rendre compte du bruit qui avait résonné, le squelette +s'était mis à chercher dans les décombres qui jonchaient le sol, il +poussa un cri d'étonnement qui attira le lieutenant à son côté.</p> + +<p>—Qu'as-tu donc, Barnabé? demanda-t-il.</p> + +<p>—C'est le plaisir de retrouver une ancienne connaissance, dit +l'échalas.</p> + +<p>En même temps, il montrait du doigt à Vasseur un énorme pot de grès +qui, à demi fracassé par la balle, laissait échapper de son flanc, +entr'ouvert, un flot de louis d'or.</p> + +<p>—Voici la tirelire où, de son vivant, Doublet enfermait ses +écus. C'est le pot de salaisons dont je vous ai parlé, que le père de +Gervaise tenait caché, dans la maison de Mégin, sous un tonneau d'avoine +et où, certain soir, je l'ai entendu verser des louis.</p> + +<p>—Trésor que le Marcassin, averti par Doublet, avait mission +d'enlever en même temps qu'il emmenait Gervaise du village de Mégin, +avança Vasseur.</p> + +<p>—Ce qui a fait coup double à François quand, aujourd'hui, il a +pris au Marcassin sa nièce et son or, continua Barnabé.</p> + +<p>Et il se mit à branler la tête en ajoutant:</p> + +<p>—Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis, +nous ne sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle.</p> + +<p>Croyant avoir raison de l'obstination de Vasseur, il le regarda en +demandant:</p> + +<p>—Laissez-moi donc lui offrir une balle?</p> + +<p>—Non! appuya sèchement Vasseur; je veux que cet homme ait la +tête tranchée.</p> + +<p>C'était bel et bien de dire qu'on tenait à ce que le chef des +Chauffeurs eût la tête tranchée; mais il fallait se trouver, au moins, +dans une situation qui permît de voir, plus tard, cette espérance se +réaliser. Pour le moment, la circonstance n'y prêtait guère.</p> + +<p>En quittant la Saunerie pour aller s'emparer de la barque du +Saucisson-à-Pattes, le Beau-François y avait laissé jeune fille et +trésor qu'il comptait venir reprendre dès qu'il serait maître de +l'embarcation. L'enlèvement de Gervaise, opéré pendant que le géant, +après son plongeon, était encore sous l'eau, s'était si brusquement +exécuté, que lorsqu'il était revenu sur l'eau pour reprendre son +haleine, il avait vu Vasseur et les siens se précipiter vers la +Saunerie. Comme, immédiatement, la masure avait été cernée par sa bande, +le Beau-François était en droit de croire que la jeune fille était +encore enfermée avec les quatre compagnons.</p> + +<p>Que la jeune fille fût tuée par une balle perdue qui pénétrerait dans +la cahute, le Chauffeur ne s'en alarmait pas outre mesure. La mort de +Gervaise était, en somme, un moyen d'être vengé du Marcassin par lequel, +lui, tant fier de sa force, avait été si facilement terrassé et jeté +dans la trappe de cave comme un paquet de linge sale.</p> + +<p>Mais il tenait à son or!</p> + +<p>Il voulait le recouvrer.</p> + +<p>Aussi Fil-à-Beurre avait-il eu parfaitement raison de dire:</p> + +<p>—Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis, +nous ne sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle.</p> + +<p>Il revint à la fenêtre pour voir ce qu'il était advenu des +assaillants.</p> + +<p>—Place nette! s'écria-t-il. Où sont-ils passés, ces +forcenés-là?</p> + +<p>—Ils s'avont évaporés comme des <i>ondes</i>! annonça Fichet +qui, à l'autre fenêtre, faisait le guet.</p> + +<p>En effet, nul Chauffeur n'était visible. Sans les cadavres étendus +sur le sol, c'eût été à croire que rien ne s'était passé. Mais cette +solitude et ce silence n'en étaient que plus redoutables. L'ennemi ne +pouvait avoir renoncé à la lutte. Il devait, en cet instant, préparer +quelque nouveau mode d'attaque.</p> + +<p>—Ils nous préparent une vilaine manigance, avança Barnabé.</p> + +<p>—Attendons, dit le lieutenant.</p> + +<p>Pendant que, chacun à une fenêtre, Lambert et Fichet veillaient au +grain, Vasseur et l'échalas s'assirent sur un tas de décombres.</p> + +<p>La situation n'était pas gaie. Tenter une sortie, c'était vouloir se +faire écharper sous le nombre. Des munitions, les quatre hommes en +possédaient à eux tous, de quoi abattre un à un tous les gars du +Beau-François, s'ils voulaient consentir à servir de cible; mais la +disparition desdits gars prouvait que ce genre de distraction n'était +pas de leur goût.</p> + +<p>Quant à croire qu'ils étaient partis, il ne fallait pas s'arrêter à +cette pensée. L'or du Beau-François était là pour défendre d'admettre +cette supposition.</p> + +<p>Restaient encore deux longues heures à s'écouler avant que le jour +arrivé amenât sur la route des voyageurs qui pussent les secourir et, +encore, ces voyageurs ne seraient ni assez nombreux ni assez hardis pour +s'attaquer à toute une bande.</p> + +<p>—J'ai confiance en Meuzelin, prononça Vasseur. Il ne doit pas +être resté sans chercher un moyen de nous secourir.</p> + +<p>—Oui, mais arrivera-t-il avant le tour que ces vauriens nous +mijotent? répliqua Barnabé. Quel peut bien être ce tour?</p> + +<p>—Je l'ignore. Il doit tendre à nous faire sortir de notre +refuge, avança le lieutenant.</p> + +<p>Et il répéta:</p> + +<p>—Attendons.</p> + +<p>Or, à attendre, la pensée travaille. Il arriva donc que l'esprit de +Vasseur, oubliant la situation présente, se mit à caresser un doux +souvenir, ce qui le conduisit bientôt à pousser un gros soupir en +murmurant:</p> + +<p>—Qu'est devenue Gervaise?</p> + +<p>—J'ai dans l'idée qu'elle est maintenant en des mains amies qui +la protégeront, dit gravement Barnabé.</p> + +<p>Tandis que le lieutenant attachait sur lui des yeux où venait de +luire l'espérance, il continua:</p> + +<p>—Oui, j'ai la certitude qu'elle a été reprise par son oncle, le +Marcassin. Il n'est pas précisément un imbécile, cet ours énorme. En +fait de finesses et de ruses, je suis convaincu qu'il en remontrerait +largement au Beau-François. Il n'a pas dû courir longtemps après le +ravisseur de sa nièce. Le géant avait trop peu d'avance sur lui pour +avoir compté lui échapper par la fuite. Donc le Marcassin est revenu sur +ses pas et, à la vue de la Saunerie, il a éventé la mèche. Son ennemi +devait être là!</p> + +<p>—Mais, objecta Vasseur, pourquoi n'est-il pas venu attaquer le +Beau-François dans son repaire?</p> + +<p>—Pour la même raison qui nous a fait attendre pour secourir +Gervaise que le scélérat eût quitté son trou. Comme nous, l'oncle a eu +peur que le colosse, avant de lutter, se vengeât sur sa prisonnière et, +comme nous encore, il a voulu surprendre son gredin en dehors de sa +cachette; il a alors grimpé sur l'arbre qui accote la Saunerie, et tapi +dans le feuillage de l'énorme branche qui surplombe la porte, il est +resté à l'affût, à l'exemple du tigre qui guette, pour s'élancer sur sa +proie, qu'elle passe au-dessous de lui.</p> + +<p>—Et pourtant il est resté immobile quand le Beau-François est +sorti de la masure, dit le lieutenant.</p> + +<p>—Sans compter qu'il a bien fait, puisque nous nous chargions de +sa besogne. Est-ce que vous croyez que du haut de sa branche il ne nous +avait pas aperçus surveillant la Saunerie? N'a-t-il pas deviné, à la vue +de Meuzelin, arrivant avec ses avirons, le moyen inventé pour attirer le +Beau-François? Quand nous nous sommes élancés aux trousses du Chauffeur, +il a profité de l'occasion qui lui laissait le champ libre. Se croyant +suffisamment vengé de François qui allait tomber, croyait-il, en nos +mains, le Marcassin s'est laissé choir de son arbre et il a emporté sa +nièce.</p> + +<p>—Gervaise aux mains de cette brute! prononça le lieutenant avec +une crainte mêlée de dégoût.</p> + +<p>—Brute, oui, mais une brute qui doit avoir de l'affection pour +la jeune fille, prononça lentement Barnabé.</p> + +<p>Et, après une pause:</p> + +<p>—Voulez-vous une preuve de ce que j'avance? demanda-t-il.</p> + +<p>—Dis.</p> + +<p>Fil-à-Beurre étendit la main vers le tas d'or tombé du pot brisé par +la balle.</p> + +<p>—Ce trésor appartenait au Marcassin, dit-il, et il a dédaigné +de l'emporter pour pouvoir plus promptement sauver sa nièce.</p> + +<p>L'entretien fut interrompu par cette phrase que grondait Fichet, +toujours au guet:</p> + +<p>—Qué fichaise ils fichent donc, ces fichus-là! Que mon +entendement il me les révèle qu'ils sont à fouillasser dans les taillis +sans tant seulement qu'on observe le bout de leur nez.</p> + +<p>—Peut-être cueillent-ils des violettes? avança Fil-à-Beurre. +</p> + +<p>Soudainement, il se fit immobile, attentif, l'oreille aux écoutes, en +homme surpris par un bruit.</p> + +<p>Il marcha à Vasseur qui, resté assis à la même place, semblait, de +son côté, prêter une profonde attention à un bruissement suspect.</p> + +<p>—Lieutenant, entendez-vous? souffla le squelette.</p> + +<p>—Oui, depuis un instant.</p> + +<p>—Que nous préparent-ils? continua Barnabé en tendant encore +l'oreille pour tâcher de deviner.</p> + +<p>Vasseur aussi demeura attentif.</p> + +<p>—J'y suis! fit brusquement l'échalas; ils sont en train +d'amasser sur le toit un tas de matières combustibles auxquelles ils +mettront le feu. Ils se servent du gros arbre pour arriver au-dessus de +la maison. Bientôt le toit de vieilles planches vermoulues flambera +comme un papier brûlé et un brasier nous tombera sur la tête.</p> + +<p>Le lieutenant avait écouté Barnabé, la face étonnée, les yeux grands +ouverts.</p> + +<p>—Ah çà! fit-il, c'est donc là-haut que tu entends?</p> + +<p>—Oui... et vous? demanda l'échalas, surpris à son tour de la +question.</p> + +<p>Vasseur montra à ses pieds.</p> + +<p>—Moi, c'est là! dit-il.</p> + +<p>À cette réponse, Barnabé se pencha vers la terre qui, sous les +décombres, formait l'aire de la chambre.</p> + +<p>Des coups sourds s'entendaient sous la profondeur du sol et +témoignaient d'un travail souterrain pour arriver jusqu'à eux.</p> + +<p>—Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à +l'heure bien de la réjouissance, murmura Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Il avait deviné juste pour le toit. En s'aidant de l'arbre, les +Chauffeurs avaient entassé sur l'abri de la masure tout ce que les +environs leur avaient fourni de bois mort et d'herbes desséchées.</p> + +<p>Puis ils mirent le feu à l'amas.</p> + +<p>Comme l'avait prévu Barnabé, le toit fit une courte flambée, et, en +s'effondrant, entraîna avec lui la masse enflammée.</p> + +<p>Mais, aussitôt, une effroyable explosion retentit. La masure fut +secouée jusqu'aux fondations et ses murailles, après avoir vacillé sur +leur base, s'écroulèrent en s'abattant sur les quatre compagnons.</p> + + + + +<h2><a name="cX"> </a><a href="#tdm">X</a></h2> + + +<p>Quand la guerre civile avait détruit et incendié tant de châteaux +dans les pays soulevés, c'était miracle qu'elle eût épargné le charmant +domaine de la Brivière, situé à deux portées de fusil de la rive gauche +de la Loire, non loin de Beaupréau, entre le village de Chalonne et +celui de Saint-Florent-le-Vieil.</p> + +<p>Le château avait bien été pillé, mais les constructions étaient +restées debout et intactes; de sorte que ç'avait été affaire de meubles, +envoyés d'Angers et de Nantes, pour la personne qui était venue habiter +le castel, au bout de longues années d'abandon écoulées depuis le départ +de son dernier maître.</p> + +<p>C'est quinze jours après les événements de la Saunerie, précédemment +racontés, que se passait, à la Brivière, la scène suivante entre deux +jeunes femmes, l'une blonde, âgée d'environ dix-huit ans; l'autre brune, +qui devait compter vingt-trois ans; mais toutes deux d'une beauté +incontestable, quoique d'un genre tout différent.</p> + +<p>La brune, renversée sur un fauteuil, position qui faisait saillir, +sous un riche peignoir de mousseline des Indes, toutes les richesses de +son buste, dominait la blonde qui, simplement vêtue de laine, était +assise devant elle sur un tabouret bas.</p> + +<p>Avec un sourire aimable et d'une voix douce qui sollicitait une +confidence, la brune demandait:</p> + +<p>—Voyons, mignonne, sois franche: tu as un amoureux?</p> + +<p>—Non, madame, dit ingénument la jeune fille.</p> + +<p>La dame, à cette réponse, leva un doigt et, d'un ton rieur qui +semblait douter:</p> + +<p>—Gervaise! Gervaise! fit-elle. Ton nez remue... preuve que tu +n'es pas franche.</p> + +<p>La jeune fille secoua négativement la tête.</p> + +<p>—Comment? ma bellotte, vrai de vrai?... pas un petit +amoureux... un amoureux timide qui, en rougissant, t'ait jamais dit +combien tu es gentille? insista la dame.</p> + +<p>Et, prenant le menton de Gervaise dont elle tourna vers elle le +gracieux visage:</p> + +<p>—Cherche bien dans tes souvenirs, appuya-t-elle.</p> + +<p>Il dut y avoir sur les traits ou dans les yeux de Gervaise quelque +indice qui la trahit, car la belle brune s'écria joyeusement:</p> + +<p>—Oh! la vilaine! qui ne veut pas franchement avouer qu'elle +aime...</p> + +<p>Alors Gervaise se hasarda à demander:</p> + +<p>—Vous, madame, aimez-vous ou avez-vous aimé?</p> + +<p>Un nuage rapide passa sur le front de la brune.</p> + +<p>Elle sembla hésiter; puis, sans préciser si elle parlait du présent +ou du passé, elle répondit:</p> + +<p>—Oui, Gervaise.</p> + +<p>Ces deux mots, elle les avait accentués d'un ton bref, et un éclair +avait lui dans ses yeux... Était-ce colère sourde; était-ce souffrance +secrète? Il eût été impossible de deviner lequel de ces deux sentiments +avait réveillé la question de la jeune fille.</p> + +<p>—Eh bien, reprit Gervaise, apprenez-moi à quoi on reconnaît +qu'on aime, et je vous dirai si j'aime.</p> + +<p>—Quand il n'est pas là, on pense à lui.</p> + +<p>Gervaise rougit et d'une voix timide:</p> + +<p>—Il en est ainsi pour moi! avoua-t-elle.</p> + +<p>—Il vient à peine de vous quitter qu'on voudrait le voir +revenir, continua la brune.</p> + +<p>—Toujours ainsi! répéta la jeune fille.</p> + +<p>La dame embrassa Gervaise dont, ensuite, elle prit la ravissante tête +entre ses mains et, en la regardant dans les yeux, elle lui demanda de +sa voix redevenue affectueuse:</p> + +<p>—Veux-tu savoir la vérité?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—D'après le peu que tu m'as dit, ma pauvrette, ton cœur +est pris.</p> + +<p>Alors, à brûle-pourpoint:</p> + +<p>—Que fait-il? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Il est commerçant, je crois.</p> + +<p>—Il se nomme?</p> + +<p>—Je l'ignore.</p> + +<p>—Il habite?</p> + +<p>—Je ne sais où.</p> + +<p>Cette fois, la dame eut un franc rire.</p> + +<p>—Tu crois, tu ignores, tu ne sais, dit-elle en raillant. Eh! +eh! ma belle, voilà un bien heureux homme, puisqu'en restant aussi +mystérieux, il est arrivé à se faire aimer... Ah çà, où et comment +l'as-tu connu?</p> + +<p>—À Mégin. Une première fois, le hasard l'avait amené en notre +maison... Ensuite, il est revenu, jusqu'au jour où je ne l'ai plus revu. +</p> + +<p>Et Gervaise poussa un gros soupir.</p> + +<p>—Plus revu? répéta la brune; il t'avait donc oubliée?</p> + +<p>—Non, c'est moi qui ai brusquement quitté le village.</p> + +<p>—Sans avoir pu le prévenir?</p> + +<p>—Hélas! fit tristement la jeune fille.</p> + +<p>La confidence fut interrompue par un petit coup frappé du dehors à la +porte. C'était un grand diable de laquais, gauche, maladroit, qui, après +avoir lourdement esquissé un salut, demanda:</p> + +<p>—Madame veut-elle recevoir deux envoyés de la commune de +Beaupréau?</p> + +<p>—Qu'ils entrent.</p> + +<p>Avant que les visiteurs fussent introduits, la dame alla ouvrir un +petit meuble d'où elle tira un papier.</p> + +<p>Les deux hommes apparurent.</p> + +<p>—Citoyenne, dit le plus petit, mon devoir me commande de te +demander de m'exhiber la permission qui autorise ton retour en France et +prouve ta radiation de la liste des émigrés.</p> + +<p>Sans mot dire, la dame tendit l'acte.</p> + +<p>La lecture du papier ne suffit pas au petit homme qui, avec la +gravité d'un roquet, se redressa en disant:</p> + +<p>—Ainsi donc, tu es la citoyenne veuve Méralec, née Brivière? +</p> + +<p>Un pli s'était creusé au front de la dame en entendant cette sorte +d'interrogatoire.</p> + +<p>—Ce document ne le prouve-t-il pas? répliqua-t-elle d'un ton +sec en reprenant le papier des mains du questionneur.</p> + +<p>Il allait parler à nouveau quand celui qui l'accompagnait le repoussa +sur le second plan en disant:</p> + +<p>—En voilà assez, Croutot.</p> + +<p>Alors, avançant d'un pas, il étendit la main à deux pieds au-dessus +du parquet et avec un sourire niais qui dilatait sa large face, il +débita respectueusement:</p> + +<p>—Dire que je vous ai vue pas plus haute que ça, madame la +comtesse.</p> + +<p>Et, après une petite pause:</p> + +<p>—Pipart... Avez-vous oublié Pipart? demanda-t-il.</p> + +<p>La comtesse sembla chercher le souvenir lointain qu'on évoquait, puis +elle s'écria:</p> + +<p>—Pipart, avez-vous toujours votre bel appétit d'autrefois?</p> + +<p>Le Pipart, à cette question sur son appétit, lâcha un bruyant rire +qui lui fit ouvrir une bouche énorme meublée de dents larges, solides, +formidables, et répondit:</p> + +<p>—Toujours! madame la comtesse, toujours!... Je puis même, sans +me vanter, dire qu'il a doublé.</p> + +<p>—Oh! oh! alors qu'est-ce donc? fit la comtesse avec une sorte +d'admiration railleuse, tout en retournant au petit meuble d'où elle +avait tiré le papier qu'elle venait de présenter.</p> + +<p>Pour s'y rendre, elle passa devant Gervaise. Elle souffla quelques +mots à l'oreille de la jeune fille qui, tout aussitôt, quitta la chambre +en disant:</p> + +<p>—Je vais le prévenir.</p> + +<p>Cette interruption déplut au pygmée, ce faible roquet répondant au +nom de Croutot. La moindre contrariété rend les petits chiens hargneux. +Croutot prouva son point de ressemblance, en reprenant d'un ton sec et +bref, qui ressemblait à un jappement:</p> + +<p>—Pourquoi, citoyenne, n'avoir pas obéi aux prescriptions du +décret sur la rentrée des émigrés, qui ordonne à tout arrivant de se +présenter devant les officiers municipaux de la section de sa commune? +</p> + +<p>—Parce que j'ai espéré que les dits municipaux seraient assez +galants pour venir me trouver... Et vous voyez que mon espoir n'a pas +été trompé à propos de votre galanterie, répliqua la comtesse d'un ton +aimable.</p> + +<p>À cet éloge, Pipart s'inclina en débitant:</p> + +<p>—Trop honoré, madame la comtesse.</p> + +<p>Mais Croutot ne lâchait pas, lui, du «madame la comtesse». Après une +moue de mépris pour son collègue Pipart, il reprit, toujours rébarbatif: +</p> + +<p>—Tu sais, citoyenne Méralec, que cette comparution devant les +officiers municipaux comporte un interrogatoire en vue de constater ton +identité et de te permettre de rentrer dans ceux de tes biens qui n'ont +pas été vendus par la nation.</p> + +<p>—Interrogez et je répondrai, dit madame de Méralec.</p> + +<p>Le nabot se redressa, tout orgueilleux de son autorité qu'on +reconnaissait.</p> + +<p>—Citoyenne, prononça-t-il, plus grave qu'un dindon, tu te dis +fille du ci-devant marquis de Brivière?</p> + +<p>Madame de Méralec fouilla encore dans son meuble, dont elle tira deux +actes qu'elle tendit à Croutot en répondant:</p> + +<p>—Voici mon acte de naissance, délivré jadis par la paroisse de +Chalonne, et l'extrait mortuaire de mon père, mort à l'étranger en 1797. +</p> + +<p>Croutot prit les papiers et les parcourut des yeux en silence; puis +il les remit à la comtesse, qui les présenta au collègue municipal en +demandant:</p> + +<p>—Voulez-vous en prendre aussi connaissance, Pipart?</p> + +<p>Celui-ci appela sur ses lèvres son plus séduisant sourire et repoussa +les actes en disant:</p> + +<p>—D'abord, madame la comtesse, je vous reconnais trop bien. Vous +êtes le portrait frappant de votre père... et puis, après la lecture que +vient de faire de ces papiers mon collègue Croutot, j'aurais l'air de +contrôler derrière lui. Je ne lui fais pas cette injure.</p> + +<p>Tout radieux de l'importance que lui donnait Pipart, l'avorton +reprit:</p> + +<p>—Et tu es veuve, citoyenne?</p> + +<p>—Veuve du comte de Méralec, qui m'a épousée en Autriche trois +mois avant la mort de mon père, et qui s'est fait tuer l'an dernier à la +défense du pont de Constance.</p> + +<p>Croutot, à ces détails, fit une moue dédaigneuse.</p> + +<p>—En combattant pour les Russes contre la France! mâcha-t-il +d'une voix sévère.</p> + +<p>Madame de Méralec avait tiré de son meuble deux autres papiers +qu'elle apporta en disant:</p> + +<p>—Voici mon acte de mariage et un acte de notoriété attestant la +fin de M. de Méralec. Si je ne produis pas l'acte de décès, c'est que le +corps de mon mari n'a pu se retrouver pour la constatation légale. +L'acte de notoriété m'a été délivré sur le témoignage de cinq personnes +combattant sur le pont à côté de mon mari, qui l'ont vu, frappé +mortellement, tomber dans l'eau. Vous voyez leurs signatures au bas de +l'acte.</p> + +<p>—Très bien! fit Croutot en redonnant les papiers à la comtesse +après une lecture attentive.</p> + +<p>Pendant que madame de Méralec allait reporter ces actes à côté des +autres dans le petit meuble, Pipart, à son tour, prit la parole.</p> + +<p>—On nous a dit, madame, que la diligence qui, il y a huit +jours, vous amenait ici, a été attaquée entre Angers et Ingrandes, par +des hommes de la bande Coupe-et-Tranche?</p> + +<p>—Hélas! oui, fit la comtesse en frissonnant d'épouvante à ce +souvenir.</p> + +<p>—La patrouille ambulante n'a-t-elle pas rempli son devoir? +demanda Croutot en faisant allusion aux cinq soldats qui, juchés sur la +bâche de la voiture, escortaient chaque diligence.</p> + +<p>—Les brigands les ont tués de leurs cinq premières balles.</p> + +<p>—Pauvres diables! murmura Pipart.</p> + +<p>—Mais, appuya Croutot, moins sensible que son collègue, +l'attaque ne compte pas que ces cinq victimes.</p> + +<p>—Malheureusement, non! dit madame de Méralec, émue et pâle. Il +se trouvait dans le coupé de la diligence, que je partageais avec elle, +une jeune femme. Les brigands l'ont arrachée, sans mot dire, de la +voiture, et, sur le revers de la route, ils l'ont fusillée à bout +portant.</p> + +<p>—Fusillée! répéta Pipart; elle a donc tenté de se défendre? +</p> + +<p>—Elle n'a rien dit, rien fait. Les bandits sont venus tout +droit à la portière en gens renseignés d'avance. Il n'y a pas eu, de +leur part, la moindre hésitation entre elle et moi... et la chose s'est +passée comme je viens de vous la conter... Sitôt l'infortunée morte, les +brigands qui maintenaient les chevaux ou couchaient les postillons en +joue, ont laissé la diligence continuer sa route.</p> + +<p>—Ce serait donc uniquement pour assassiner cette femme que la +diligence a été attaquée? avança Pipart.</p> + +<p>—C'est à supposer, dit la comtesse.</p> + +<p>—Pourquoi? reprit Pipart. Pour le savoir, il faudrait d'abord +apprendre quelle était cette femme. Une enquête serait probablement +arrivée à le découvrir.</p> + +<p>Décidément, Croutot ne posait pas à l'homme sensible, car, à ces +mots, il haussa les épaules en disant d'un ton railleur:</p> + +<p>—Une enquête! comment l'auriez-vous faite votre enquête? En +cherchant quelqu'un qui, à la vue du cadavre, aurait pu révéler quelle +était cette inconnue... C'était là, n'est-ce pas, le résultat probable +de l'enquête?</p> + +<p>—Sans doute, affirma Pipart.</p> + +<p>—Alors, sache donc, citoyen, que, quand le corps de la femme a +été relevé sur la route par des gens d'Ingrandes, il était décapité... +Coupe-et-Tranche devait avoir un intérêt majeur à ce que la victime ne +fût pas reconnue, puisqu'il a fait disparaître la tête.</p> + +<p>Puis, s'adressant à madame de Méralec, à laquelle il affectait de ne +pas donner son titre et de parler suivant la formule usuelle:</p> + +<p>—Mais toi, citoyenne, tu pourrais seule donner quelques +renseignements précieux. Ne viens-tu pas de dire que cette femme +voyageait avec toi dans le coupé?</p> + +<p>Si pénible qu'il lui fût de parler du drame dont le souvenir la +faisait encore frémir de tous ses membres, madame de Méralec répondit: +</p> + +<p>—C'est la vérité. Mais je ne saurais rien révéler qui puisse +être utile. Elle était montée en voiture à la Flèche, en pleine nuit. +Après quelques mots échangés sur l'heure à laquelle la diligence la +déposerait le lendemain à Nantes, elle allégua une grande fatigue qui +lui donnait un grand besoin de sommeil. Elle s'accota dans son coin et +s'endormit. Le bruit de la fusillade, qui tuait les soldats de la +patrouille ambulante la tira brusquement de son sommeil... Avant même +qu'elle eût complètement recouvré ses esprits, elle était arrachée de la +voiture et assassinée.</p> + +<p>Et la comtesse, avec un frisson d'épouvante, balbutia:</p> + +<p>—Il m'a semblé qu'un sinistre présage s'annonçait pour moi dans +ce meurtre accompli le jour même où j'allais rentrer dans mon domaine de +Brivière.</p> + +<p>Ces derniers mots rappelèrent au petit Croutot un point de sa +mission.</p> + +<p>—À ce propos, tu as oublié, veuve Méralec, de satisfaire à une +des formalités imposées par le décret qui règle la restitution de leurs +biens aux émigrés.</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—Tu avais d'abord à faire reconnaître ton identité par trois +témoins attestant t'avoir connue jadis ou se portant garant que des +droits d'héritage t'ont rendue légitime propriétaire des biens réclamés. +</p> + +<p>La veuve se tourna vers Pipart.</p> + +<p>—Sur trois témoins, j'en ai déjà un. N'est-ce pas, vieil ami? +demanda-t-elle.</p> + +<p>—Oh! fit avec empressement Pipart, mon témoignage vous est tout +acquis.</p> + +<p>Et, en étendant encore la main, il répéta:</p> + +<p>—Ne vous ai-je pas connue quand vous n'étiez pas plus haute que +ça!</p> + +<p>—Bien! appuya Croutot; restent deux témoignages à produire. +</p> + +<p>—Le deuxième sera un vieux serviteur de ma famille, qui +exploite une des métairies du domaine. Il ne va pas tarder à venir, car +je l'ai fait demander, fit la comtesse.</p> + +<p>—Reste le dernier témoin à trouver, insista Croutot, à cheval +sur la loi.</p> + +<p>Tout en répondant, madame de Méralec était revenue à son petit meuble +et, avant de le fermer, elle procédait à un dernier rangement des actes +qu'elle avait produits.</p> + +<p>En même temps qu'elle s'occupait de ce soin, en tournant le dos aux +deux officiers municipaux, elle lisait un papier, couvert de notes, qui +se trouvait au fond du tiroir.</p> + +<p>Elle se leva et ferma le meuble en disant:</p> + +<p>—Ce troisième témoin qui me manque, pourquoi, citoyen Croutot, +ne serait-ce pas vous?</p> + +<p>—Mais je ne te connais pas, veuve Méralec, fit le roquet qui se +redressa tout insolent.</p> + +<p>—Oh! oh! en êtes-vous bien certain? fit railleusement la veuve +en s'avançant vers lui.</p> + +<p>Elle allait l'atteindre quand la porte s'ouvrit.</p> + +<p>C'était le vieux métayer attendu, dont il venait d'être parlé, qui +faisait son entrée.</p> + +<p>Et ce métayer n'était autre que le Marcassin.</p> + +<p>En pénétrant dans le boudoir de la comtesse, le métayer, d'un rapide +regard de son œil gris et dur, avait dévisagé les deux officiers +municipaux. Nulle impression ne se pouvait lire sur sa face poilue qui +trahit l'impression produite par cet examen, mais un presque +imperceptible haussement de ses larges épaules aurait pu s'interpréter +comme un signe de dédain pour ces deux importuns, qui venaient faire +acte d'autorité au château.</p> + +<p>—Madame la comtesse m'a fait demander par Gervaise? dit-il de +sa voix rauque et lente.</p> + +<p>—Oui, mon brave Cardeuc, fit la veuve.</p> + +<p>Un sourire lui vint aux lèvres et elle ajouta:</p> + +<p>—Rappelle-moi donc l'étrange sobriquet que, m'as-tu dit, tu +portes maintenant.</p> + +<p>—Le Marcassin.</p> + +<p>—Le fait est qu'il a le poil de cet animal, ricana l'avorton +Croutot qui, à côté du métayer, ressemblait à un rat maigre près d'un +bœuf.</p> + +<p>Le Marcassin, sans doute par respect pour sa maîtresse, ne souffla +mot à la plaisanterie du nabot; mais son regard alla, une seconde, se +poser, fixe et aigu, sur la chétive personne du railleur.</p> + +<p>Cependant madame de Méralec avait continué en s'adressant à son +métayer:</p> + +<p>—Ces messieurs me sont envoyés, Cardeuc, par la municipalité de +Beaupréau, dont ils font partie, pour m'enjoindre de me conformer à +toutes les formalités imposées par le décret qui autorise le retour des +émigrés. Une de ces prescriptions m'ordonne de faire reconnaître mon +identité par trois témoins.</p> + +<p>Pipart crut devoir rentrer en scène. Il baissa encore la main à deux +pieds du parquet et répéta sa phrase:</p> + +<p>—Je vous ai connue pas plus haute que ça. Donc je suis prêt à +être un des trois témoins.</p> + +<p>—Convenu, Pipart, dit gracieusement la comtesse.</p> + +<p>Et pour prouver que si lui la reconnaissait, elle, de son côté, avait +gardé son souvenir, la veuve demanda en riant:</p> + +<p>—Mangez-vous toujours un gigot de huit livres à vous tout seul +comme jadis, mon cher Pipart?</p> + +<p>À cette question, les yeux de l'ogre brillèrent de sensualité +gastronomique, ses lèvres frémirent et, après un claquement de ses +mâchoires, comme si elles broyaient os et viande, il répondit:</p> + +<p>—Aujourd'hui, j'en mange deux!</p> + +<p>La comtesse se tourna vers le Marcassin:</p> + +<p>—Voici mon premier témoin trouvé, fit-elle; veux-tu être le +deuxième, Cardeuc?</p> + +<p>—Oui. Depuis deux cents ans, les Cardeuc ont, de père en fils, +exploité la métairie de Saint-Florent-le-Vieil qui dépend du château de +Brivière. Moi, voici vingt années que je l'exploite en vertu d'un +contrat, que je puis montrer, qui m'avait été passé par votre père, +Raoul-Yvon-Louis Jarniel, marquis de Brivière. Je vous ai vue naître et, +malgré treize années écoulées depuis votre départ, alors que vous aviez +dix ans, je vous reconnais pour Jeanne-Clotilde, la fille du marquis, +mon dernier maître, dont vous êtes le portrait frappant.</p> + +<p>Le Marcassin, cela débité de sa voix caverneuse, se tourna vers +Croutot en disant:</p> + +<p>—Je suis prêt à le signer.</p> + +<p>—Faut-il donc que ces témoignages soient donnés par écrit? +demanda la veuve en s'adressant à Pipart.</p> + +<p>—Oui, madame, affirma le mangeur de gigots.</p> + +<p>—Alors, je vais vous fournir plume et papier, dit la comtesse +en allant rouvrir le petit meuble où elle avait enfermé ses actes.</p> + +<p>Un rire moqueur se fit entendre. Il venait de Croutot qui, en +secouant la tête, demanda à la veuve:</p> + +<p>—Est-ce que tu ne te presses pas un peu trop, citoyenne?</p> + +<p>—En quoi faisant?</p> + +<p>—En préparant ton papier.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Parce que, pour dresser le certificat, il me semble qu'il te +manque quelque chose.</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>—Parbleu! ce troisième témoin exigé par le décret.</p> + +<p>—Mais non, il ne me manque pas, ce troisième témoin: il est +ici.</p> + +<p>Par dérision, le nabot promena autour de la chambre ses yeux étonnés, +en débitant d'un ton goguenard:</p> + +<p>—Je ne le vois pas. Se cache-t-il donc sous les meubles?</p> + +<p>—Oubliez-vous, fit la comtesse, que je vous ai déjà dit que ce +troisième témoin c'était vous.</p> + +<p>—Oui, appuya sèchement le nain, mais je t'ai répondu, +citoyenne, que je ne te connaissais ni d'Ève ni d'Adam.</p> + +<p>—C'est bien singulier alors, car moi je me souviens de vous. +Voulez-vous permettre, citoyen, que je vous rafraîchisse la mémoire? +proposa madame de Méralec.</p> + +<p>Croutot pouffa d'un nouveau rire moqueur, se campa sur une jambe, fit +un effet de torse et, tout confiant en lui-même, lança d'un ton +insolent:</p> + +<p>—J'attends!</p> + +<p>La veuve marcha vers l'avorton et quand elle fut devant lui, les yeux +dans les yeux, elle lui demanda tout bas:</p> + +<p>—Donnez-moi donc des nouvelles de Julie?</p> + +<p>—De Julie? répéta Croutot dont la voix parut tout à coup +s'étrangler quelque peu. Il y a tant de Julie! Si au moins tu me la +signalais par une singularité quelconque.</p> + +<p>—Y tenez-vous beaucoup? demanda la veuve.</p> + +<p>—Sans doute, affirma Croutot dont cependant l'assurance +paraissait chanceler.</p> + +<p>—Eh bien, dit la comtesse, puisqu'il faut une particularité, +cette Julie, qui aimait tant à aller sur l'eau.</p> + +<p>Ce renseignement était bien simple, et, pourtant, son effet fut +foudroyant sur l'officier municipal. Son rire railleur s'éteignit +brusquement sur ses lèvres devenues blanches et frémissantes. Sa face se +convulsa d'épouvante, et, les yeux agrandis, il demeura bouche béante +devant madame de Méralec qui lui souriait le plus gracieusement du +monde.</p> + +<p>—N'est-ce pas que vous vous souvenez si bien de moi, à présent, +que vous serez heureux d'être mon troisième témoin? lui souffla alors la +Comtesse.</p> + +<p>D'un prompt coup d'œil, Croutot chercha le Marcassin et Pipart. +Il les vit causant ensemble, éloignés dans un coin où, par discrétion, +ils s'étaient retirés. Rien ne laissait à supposer qu'ils eussent +entendu un mot.</p> + +<p>Le nabot était de la nature des chats qui, même de la plus haute +chute, retombent toujours sur leurs pattes. Il venait d'éprouver une +bien violente et fort désagréable émotion, mais il n'en parut rien dans +l'accent à la fois étonné et joyeux avec lequel il s'écria:</p> + +<p>—Que ne le disiez-vous tout de suite? madame la comtesse. +Certes oui, à présent, je me rappelle tous ces détails de votre enfance. +Aussi serai-je tout honoré d'être votre troisième témoin.</p> + +<p>À ces paroles, lancées à haute voix, le Marcassin et Pipart, cessant +leur conversation, s'étaient retournés pour venir à la table sur +laquelle la comtesse leur montrait papier, plume et encre, en disant: +</p> + +<p>—Vous êtes les trois témoins exigés par le décret. Veuillez +donc me dresser votre acte de reconnaissance.</p> + +<p>Séance tenante, Croutot écrivant, ils rédigèrent le certificat qui, +attestant que Jeanne-Clotilde, veuve du comte de Méralec, était bien +fille de défunt Raoul-Ivon-Louis Jarniel, marquis de Brivière et lui +reconnaissait le droit d'entrer en jouissance de ceux des biens +paternels que les événements politiques avaient laissés libres.</p> + + + + +<h2><a name="cXI"> </a><a href="#tdm">XI</a></h2> + + +<p>La belle et jeune Clotilde de Brivière, comtesse de Méralec, était +une des premières rentrées en France de l'émigration. Aussi, dans le +pays, avait-il été beaucoup parlé d'elle avant même qu'elle fût revenue +dans le château de ses pères.</p> + +<p>Huit jours avant qu'elle fît son apparition, son retour avait été +annoncé partout par son fidèle métayer Cardeuc, dit le Marcassin. Il +avait été dans tous les environs, en tous coins, en toutes chaumières, +colportant la lettre qu'il avait reçue de la comtesse lui annonçant sa +prochaine arrivée, avec tous les détails et renseignements sur le +voyage, à petites journées qui, du fond de l'Allemagne, la ramènerait au +manoir de Brivière.</p> + +<p>Il fallait voir avec quelle joie le métayer exprimait son bonheur de +revoir bientôt la dernière de cette illustre race des Brivière que, +depuis deux cents ans, de père en fils, la famille des Cardeuc avait +servie.</p> + +<p>Et, quand un acquéreur de quelque lopin de terre ayant appartenu au +domaine de Brivière, plaidant sa cause en ayant l'air de s'intéresser à +celle du Marcassin, lui disait:</p> + +<p>—Mais, Cardeuc, tu as acheté ta métairie quand, après la +confiscation, elle a été vendue comme bien national. Est-ce qu'il te +faudra la rendre?</p> + +<p>Alors le Marcassin regardait le questionneur de son œil sombre +et répondait d'une voix qui sonnait menaçante:</p> + +<p>—J'ai acheté ma métairie pour la conserver à la fille de mes +maîtres et je compte qu'il en sera de même de tous ceux qui ont acquis +des biens du domaine.</p> + +<p>—La peste soit du vieux fanatique! grognaient—mais loin +du métayer bien entendu—ceux qui, par cela même qu'ils étaient +acquéreurs, étaient moins que tièdes de dévouement pour l'ancienne +famille seigneuriale.</p> + +<p>Hargneux et tremblants, ils maudissaient la satanée bambine qui +aurait bien dû mourir en émigration. Puis ils se disaient qu'après +treize années écoulées, celle qui était partie bambine de dix ans allait +revenir femme faite.</p> + +<p>Car en 1787, alors que la monarchie semblait devoir durer encore bien +longtemps, le marquis de Brivière avait flairé l'avenir et, pendant que +d'autres s'endormaient en une sécurité trompeuse, il avait pris ses +précautions. Sous prétexte d'envoyer son enfant accaparer les bonnes +grâces et, partant, la succession d'une tante, vieille fille riche qui +vivait à l'étranger, il l'avait fait passer en Allemagne. Puis, peu à +peu, sans bruit, et un à un, il avait, en disant vouloir réunir en +argent une fortune qui revenait à sa fille, vendu tous les immenses +biens provenant de la succession de sa femme. Puis il avait hypothéqué +ses biens propres, en se créant une réputation de joueur malheureux. +</p> + +<p>—Toute la fortune des Brivière s'en va par les cartes, se +disait-on en plaignant le marquis.</p> + +<p>De la sorte, il advint, quand l'orage révolutionnaire emporta trône +et roi, qu'il y avait déjà deux ans que le marquis, ayant rejoint sa +fille en Allemagne, vivait à râtelier plein, n'ayant abandonné de ses +biens que ce qu'il n'avait pu emporter, c'est-à-dire son château et +quelques terres qu'au dernier moment il lui avait été impossible +d'hypothéquer. Au bout de dix années de cette existence fortunée, alors +que Clotilde atteignit ses vingt ans, l'heureux marquis avait encore eu +la chance de dénicher pour gendre un homme qui se trouvait dans les +mêmes conditions que lui, c'est-à-dire ayant sauvé la presque totalité +d'une fort grande fortune.</p> + +<p>Trois mois après que Clotilde, était devenue comtesse de Méralec, le +marquis était mort ne pouvant se douter que son gendre, au lieu de +savourer son oisiveté dorée, irait bêtement, deux années plus tard, +engagé dans l'armée de Condé et combattant pour les Russes, se faire +hacher à la défense du pont de Constance, contre les soldats de Masséna +poursuivant l'ennemi qu'il venait de vaincre à Zurich.</p> + +<p>De son mariage et de son veuvage, madame de Méralec avait fait part +au métayer dans la lettre où elle lui annonçait son retour prochain, +lettre, on le sait, que le Marcassin avait promenée dans tout le pays; +lettre enfin qui, pour s'expliquer sur celui auquel, après tant d'années +d'absence, elle était adressée, contenait cette phrase:</p> + +<p>«C'est à toi que j'écris, mon dévoué Cardeuc, car de tous ceux qui +ont traversé mon enfance, tu es le seul dont le souvenir me soit resté.» +</p> + +<p>Ce qui faisait, derrière Marcassin qui leur avait lu la lettre, dire +aux mauvais plaisants:</p> + +<p>—Le fait est qu'avec sa mine d'ours mal léché, il a dû lui +causer, quand elle était bambine, des peurs bleues qui ont contribué à +le graver dans sa mémoire.</p> + +<p>Bien des gens qui avaient redouté l'arrivée de la châtelaine de +Brivière finirent par la souhaiter ardemment, car la première lettre au +métayer fut suivie d'une seconde que le Marcassin se remit à aller lire +aussi à la ronde.</p> + +<p>Tel jour, à telle heure, par la diligence de Paris à Nantes, Madame +de Méralec précisait son arrivée dans cette seconde lettre, qui se +terminait par une recommandation de la comtesse à son métayer, de calmer +les alarmes des acquéreurs d'une partie de ses biens, attendu que, +revenant riche des deux fortunes de son père et de son époux, elle était +décidée à n'inquiéter personne.</p> + +<p>Ce fut à qui chanterait les louanges de la généreuse femme rentrant +dans ses foyers. On organisa une députation chargée de traverser la +Loire, pour aller à l'autre rive, sur la route d'Angers à Ingrande, +l'attendre au passage de la diligence.</p> + +<p>Dans cette joie générale, la note sinistre fut donnée par le +Marcassin.</p> + +<p>—Pourvu que la diligence ne soit pas attaquée par les gars de +Coupe-et-Tranche! s'écria-t-il.</p> + +<p>Car, sur ce côté du fleuve, le pays était sous la profonde terreur +des bandits qui pillaient, incendiaient et assassinaient avec l'impunité +que leur assuraient la lâche inertie des habitants et le peu de troupes +dont disposaient les autorités.</p> + +<p>Aussi la députation de Brivière fut-elle saisie d'une immense stupeur +d'effroi, quand, de loin, au petit jour, elle vit arriver la diligence +ramenant, étendus sur sa bâche, les corps des soldats de la patrouille +ambulante tués par les détrousseurs. Personne n'osa élever la voix quand +le postillon arrêta ses chevaux devant ce groupe qui lui barrait la +route.</p> + +<p>Ce lugubre silence fut brusquement rompu par un cri de joie indicible +que poussa le Marcassin en s'élançant vers une portière à laquelle +venait d'apparaître une tête de jeune femme brune, dont la pâleur +n'empêchait pas d'admirer la beauté exquise.</p> + +<p>—Ma bonne maîtresse! bégayait le métayer, tout haletant d'un +contentement fou, lorsqu'il ouvrit d'une main fébrile la portière à la +voyageuse.</p> + +<p>—Cardeuc! mon dévoué Cardeuc! fit la comtesse quand elle eut +mis pied à terre, doublement émue par le drame sanglant de l'attaque et +le bonheur de revoir son fidèle serviteur.</p> + +<p>Pendant cette reconnaissance, on retirait les malles de la voyageuse +de dessous les cadavres des soldats, et chacun, par le postillon, +apprenait les détails de la voiture assaillie et de l'assassinat de la +malheureuse femme, dont il avait fallu abandonner le corps sur la route. +</p> + +<p>—Sinistre présage pour moi! répéta maintes fois la comtesse +attristée en suivant les siens vers l'embarcation qui allait la +transporter de l'autre côté de la Loire.</p> + +<p>Elle était si belle, si gracieuse, si attrayante de formes, que ceux +chez qui l'émotion pénible était de courte durée oublièrent l'aventure +sanglante de la voiture, pour se donner tout à l'admiration pour la +comtesse, marchant devant eux appuyée au bras de Cardeuc, heureux d'un +pareil honneur.</p> + +<p>Sans l'événement tragique de la diligence, la rentrée de madame de +Méralec sous le toit de ses aïeux eût été une véritable fête.</p> + +<p>Pendant huit jours, la veuve s'occupa de remeubler le château en +s'adressant à Nantes et à Angers. Ce fut par les gens qui apportèrent +des meubles de cette dernière ville qu'on apprit l'épilogue horrible de +l'affaire de la diligence. On avait relevé sur la route le cadavre de la +femme assassinée, mais privé de sa tête, que les bandits avaient fait +disparaître.</p> + +<p>En même temps que ces ouvriers d'Angers contaient au château de +Brivière l'épouvantable précaution prise par les brigands pour que la +femme ne fût pas reconnue, ils apportaient aussi une autre nouvelle. Le +bruit courait que des troupes allaient arriver en nombre à Rennes, +Laval, Angers, Ancenis et Nantes. De tous ces points, en convergeant à +un centre commun, s'engagerait, simultanément, une action énergique qui +débarrasserait la province des bandes qui la ravageaient. On citait même +le nom du général Labor, récemment arrivé à Nantes, qui devait commander +en chef l'expédition.</p> + +<p>—Nous serons donc enfin délivrés de Coupe-et-Tranche et de ses +exécrables compagnons, s'écria avec joie le Marcassin quand, en présence +de madame de Méralec, on annonça cet événement prochain.</p> + +<p>Au bout de la semaine, la comtesse était à peu près installée. Son +personnel de domestiques laissait fort à désirer sous le rapport de +l'expérience du service et de la tenue correcte; mais comme la veuve +avait déclaré qu'elle voulait faire vivre les gens du pays, force avait +été au Marcassin, chargé du recrutement, de choisir parmi les moins +engourdis de la localité.</p> + +<p>À la fin, le fidèle métayer avait hasardé cette proposition:</p> + +<p>—Tout récemment, j'ai recueilli chez moi ma nièce Gervaise. +Madame la comtesse veut-elle l'accepter pour femme de chambre?</p> + +<p>—Dites pour dame de compagnie, Cardeuc, avait répondu la veuve. +</p> + +<p>Et, le lendemain, Gervaise avait fait son entrée au château de +Brivière.</p> + +<p>C'était le jour même des débuts de Gervaise auprès de la comtesse, +que celle-ci avait reçu les deux officiers municipaux, Pipart et +Croutot, qui l'avaient définitivement mise en règle avec toutes les +exigences du décret sur la rentrée des émigrés.</p> + +<p>Elle était belle et riche, la veuve revenue. Cela devait +inévitablement attirer à elle tous ceux qui méditeraient de lui faire, à +leur profit, convoler à de secondes noces. De son côté, Clotilde avait +vingt-trois ans, âge qui n'est pas précisément celui où on se complaît +en une solitude profonde.</p> + +<p>De plus, le pays sortait d'une phase lugubre. Pendant de longues +années de guerre civile, on avait été privé de plaisirs et de +distractions aimables.</p> + +<p>En conséquence, quand on sut que la Brivière était habitée par une +châtelaine de première beauté, avenante et gaie, chez laquelle on +trouvait bon accueil et bonne table, ce fut, dans la société de choix, +en plus des coureurs de dot, à qui se ferait admettre chez la veuve. +Tant et si bien qu'à la fin du premier mois, le manoir était le +rendez-vous de toutes les autorités des environs et de tous ceux qui +savaient se présenter.</p> + +<p>Au milieu de ce tohu-bohu, Gervaise n'était pas oubliée par la +comtesse, pour laquelle elle s'éprenait d'une affection sincère. Elle +avait ses heures auprès de madame de Méralec, car toutes les matinées la +réunissaient à la veuve. Alors c'était de longues et affectueuses +causeries, où la comtesse se plaisait à faire raconter tout son passé à +la jeune fille.</p> + +<p>—Mais, au moins, sais-tu quand reviendra ton père? lui +demandait-elle.</p> + +<p>—Je l'ignore. Mon oncle, quand je l'interroge, me dit qu'il +doit être en Italie, suivant l'armée française, qu'il ravitaille de +chevaux et de fourrages, et il m'affirme que nous devons nous attendre à +le voir venir nous surprendre au premier jour.</p> + +<p>Et lorsque, pour la dixième fois, Gervaise lui contait son aventure +de la <i>Biche-Blanche</i>:</p> + +<p>—Et tu dis que cet homme était un colosse de force? Il a dû +alors t'emporter comme une plume, ma pauvre chérie, disait la veuve. +</p> + +<p>—En arrivant à l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i> j'étais +brisée par les cahots d'une voiture suspendue dans laquelle je voyageais +depuis deux jours. Mon oncle m'accorda trois heures pour me reposer dans +une chambre. Je m'étais endormie tout habillée sur mon lit, quand je fus +réveillée en sursaut. On m'avait entourée dans ma couverture et on +m'emportait.</p> + +<p>—Alors tu as crié?</p> + +<p>—Non. La peur m'avait fait perdre connaissance. Mon +évanouissement fut long car il était minuit quand je revins à moi. Le +clair de lune me permit de me rendre compte de l'endroit où j'étais. +C'était une salle délabrée, à demi pleine de décombres. Un homme dont la +haute taille se découpait en silhouette, se tenait devant une fenêtre, +guettant je ne sais quoi avec une attention extrême. À un mouvement que +je fis en retrouvant ma connaissance, il se tourna vers moi en disant +d'une voix menaçante: «Entre le magot et toi, ce n'est pas toi qui auras +la préférence, la fille. Ainsi, ne bouge pas, ne crie point, si tu ne +veux pas que je t'étrangle.» Puis il se remit à guetter.</p> + +<p>—De quel magot parlait-il?</p> + +<p>—Je n'en sais rien. Bientôt j'entendis le géant pousser une +sourde exclamation de joie qu'il fit suivre de ces mots murmurés: +«Tiens, l'imbécile qui m'apporte des avirons!» Et alors, s'adressant +encore à moi, il me dit: «Si tu tiens à la vie, ne tente pas de t'enfuir +pendant l'absence de deux minutes que je vais faire.» Il ouvrit +doucement la porte de notre refuge et avança la tête au dehors. Puis il +fit un pas, ensuite deux, semblant hésiter. Enfin, il s'élança et +disparut. Aussitôt, derrière lui, j'entendis les pas précipités de +plusieurs personnes courant sur sa trace. Au bruit des pas qui +s'éloignaient succéda un coup sourd comme celui de la chute d'un corps +lourd sur le sol. La porte se rouvrit brusquement pour donner passage à +un homme dont je reconnus la voix, quand il me dit dans la +demi-obscurité de la salle:</p> + +<p>—N'aie pas peur, ma nièce!</p> + +<p>C'était mon oncle, qui m'emporta dans ses bras en courant. Il me +déposa dans un taillis au bord de la Sarthe en disant:</p> + +<p>—Ils vont faire ma besogne en tuant ce grand idiot. Nous avons +le temps de respirer.</p> + +<p>Au bout de cinq minutes, mon oncle, qui regardait en amont de la +rivière, s'écria joyeusement:</p> + +<p>—Oh! oh! voici, venant à nous, un moyen commode de voyager sans +laisser traces.</p> + +<p>En effet, une barque munie de ses avirons, sans personne pour la +diriger, dérivait au courant de la Sarthe, qui nous l'amenait. Mon oncle +se mit à l'eau pour aller à la nage l'arrêter au passage. Quand il l'eut +attirée à la rive et qu'il m'eut fait monter, il l'attacha par sa chaîne +à une souche du rivage.</p> + +<p>—Attends-moi, je vais payer une dette, me dit-il.</p> + +<p>Et il prit sa course dans la direction de l'auberge de la +<i>Biche-Blanche</i>.</p> + +<p>À ce point du récit de Gervaise, la comtesse interrompit en faisant +entendre un rire argentin.</p> + +<p>—Drôle de moment pour aller payer une dette, dit-elle.</p> + +<p>À quoi Gervaise, avec un petit frémissement dans la voix, répondit en +hésitant:</p> + +<p>—J'ignore quelle dette mon oncle avait à payer, mais quand il +revint ses mains étaient rouges et il les lava dans la rivière.</p> + +<p>Tandis que je regardais épouvantée après avoir reconnu que ce rouge +était du sang, il me rassura en me disant:</p> + +<p>—Ne va pas t'imaginer les grands diables, mon enfant, et c'est +simplement une méchante chienne que j'ai tuée.</p> + +<p>Puis, en me voyant hésiter à le croire, il tendit vers moi sa main +gauche que le sang rougissait à nouveau.</p> + +<p>—Vois plutôt: elle m'a mordue, me dit-il.</p> + +<p>Après avoir entouré sa main de son mouchoir, il entra dans la barque +et prit les rames. Au moment même où nous débordions, des coups de feu +retentissaient en amont de la Sarthe, à l'endroit où s'élevait cette +bâtisse dans laquelle le géant m'avait tenue enfermée.</p> + +<p>C'était ainsi que, peu à peu, madame de Méralec s'était initiée au +passé de Gervaise. Mais, dans ce passé de la jeune fille, il était un +point sur lequel la comtesse aimait à revenir. C'était le chapitre de +l'amoureux que la gentille blonde aimait, de son côté, sans savoir son +nom.</p> + +<p>—Voyons, mignonne, il est impossible que tu ne saches pas même +son petit nom, insistait la comtesse.</p> + +<p>—Je n'ai jamais osé le lui demander.</p> + +<p>—Et comment est-il, ce mystérieux jeune homme?</p> + +<p>—Grand, blond, des yeux qui brillent d'énergie, de belles +moustaches.</p> + +<p>—Élégant, de belle allure! appuyait la veuve.</p> + +<p>À cette question, Gervaise répondait par une petite moue.</p> + +<p>—Ah! une tournure de lourdaud, à la taille épaisse? reprenait +la comtesse.</p> + +<p>—Non, non, disait vivement Gervaise, défendant son amoureux. Au +contraire, il est de taille svelte.</p> + +<p>—Alors, explique-moi ta moue, chérie.</p> + +<p>—Il a un petit défaut.</p> + +<p>—Ce n'est pas d'être bossu, j'imagine? s'écriait la veuve avec +une terreur feinte.</p> + +<p>—Je le trouve un peu raide, un peu gourmé dans ses habits. Il a +un je ne sais quoi qui le fait paraître emprunté, détaillait Gervaise. +</p> + +<p>—Comme un militaire en bourgeois, avançait la veuve.</p> + +<p>Mais cette comparaison n'était pas à la portée de la jeune fille qui, +dans sa solitude de Mégin, si elle avait vu passer des soldats, ne les +avait aperçus jamais que sous l'uniforme.</p> + +<p>Aussi, comme elle hésitait à répondre, madame de Méralec lui demanda: +</p> + +<p>—Veux-tu t'instruire à ce sujet?</p> + +<p>—Oui, madame.</p> + +<p>—Eh bien, ma bellote, pas plus tard que ce soir, je reçois à +dîner des militaires... un général et sa suite... Il est probable que +quelques-uns se présenteront sous l'habit bourgeois. Tu seras à même de +juger s'ils n'ont pas le même défaut que tu reproches à ton amoureux. +</p> + +<p>Madame de Méralec disait vrai. Le soir même, elle attendait le +général Labor qui, affirmait le bruit public, devait bientôt diriger en +chef le mouvement de troupes qui allait, d'un seul coup, anéantir les +bandes.</p> + +<p>De Nantes, où il aurait été trop loin, le général Labor était venu, +avec toute sa suite, s'établir à Ingrande, point central de l'opération. +Dès le second jour, la réputation de beauté de la comtesse et les éloges +de sa fastueuse et aimable hospitalité étaient venus à ses oreilles. +</p> + +<p>Le général Labor aimait les jolies femmes et la table. Les occasions +lui étaient rares de contenter ces deux goûts. Il s'était empressé de +demander la permission de présenter ses hommages à la comtesse qui avait +répondu par une invitation à dîner.</p> + +<p>Le soir donc, le général Labor et ses officiers vinrent s'asseoir à +la table où madame de Méralec le recevait pour ainsi dire dans +l'intimité, car rien que trois invités civils, dont l'ogre Pipart, +partageaient ce repas.</p> + +<p>Le Marcassin avait obtenu de sa maîtresse la permission de se mêler +aux gens de service, pour pouvoir admirer tout à son aise le brave +soldat qui allait enfin délivrer le pays du redoutable Coupe-et-Tranche +et de sa bande.</p> + +<p>La veuve était trop jolie pour n'avoir pas le droit d'être +indiscrète. Elle en abusa vers le milieu du repas.</p> + +<p>—Eh bien, général, demanda-t-elle avec son plus aimable +sourire, quand entrez-vous en campagne?</p> + +<p>Labor en était à son dixième verre d'un vin généreux qui lui +chauffait le cerveau. Le regard de la comtesse lui fit chaud au +cœur. Sous l'influence de cette double chaleur, il oublia d'être +prudent.</p> + +<p>—J'entrerais demain en campagne, si je le pouvais, répondit-il. +</p> + +<p>—Vos troupes ne sont-elles pas encore arrivées?</p> + +<p>—Pardonnez-moi, comtesse, toutes mes forces sont au grand +complet, et, pour agir, elles guettent mon signal.</p> + +<p>—Pourquoi ne le donnez-vous pas?</p> + +<p>—Parce que des ordres me prescrivent d'attendre que j'aie été +rejoint par un individu dont les renseignements doivent m'être +indispensables... J'ai envoyé chercher cet homme à l'endroit où il +m'avait été dit que je le trouverais... Il avait disparu!... Et, depuis, +il m'a été impossible de mettre la main dessus.</p> + +<p>Et le général Labor, s'oubliant un peu, lâcha cette phrase:</p> + +<p>—Que mille millions de diables patafiolent ce satané +Meuzelin!!!</p> + +<p>Pour tous les convives, ce nom de Meuzelin était parfaitement +inconnu. On se regarda à la ronde, s'interrogeant du regard sur le +personnage cité. Il s'ensuivit un silence pendant lequel on entendit le +fracas des mâchoires de Pipart qui broyait des os pour prendre patience; +car, l'attention prêtée par chacun, mangeurs et servants, aux paroles du +général, avait un peu arrêté le dîner.</p> + +<p>Le digne officier municipal ne s'était pas vanté en parlant de son +appétit. Il mangeait à l'heure, au jour, à la semaine, au mois, tant +qu'on aurait voulu, s'il fût venu à quelqu'un la fantaisie de faire les +frais de sa voracité. Il était attaqué de cette maladie, alors à peu +près inconnue à la science, qui l'appelait «<i>le foie chaud</i>» et +qui, aujourd'hui, un peu moins inexpliquée, mais toujours inguérissable, +se nomme «<i>la boulimie</i>» ou, plus communément: «<i>diabète de +faim</i>». Quelle qu'en soit la cause, la Boulimie est un mal terrible, +heureusement fort rare. C'est une faim que rien ne peut satisfaire. Plus +le malade mange, plus il a faim, pourrait-on dire, car elle s'accroît en +raison des aliments qu'on lui donne plus nombreux. Aussi, quand la +maladie se prolonge, le malheureux arrive à dévorer des quantités qui +suffiraient à vingt appétits ordinaires. Et toujours la faim est là, +inassouvie, impérieuse, poussant le malade, dans les derniers temps, à +ne plus regarder à la nature des aliments et à se jeter sur tout ce qui +peut lui servir de pâture... voire une charogne en putréfaction!</p> + +<p>Pipart n'en était pas encore là, mais il mangeait déjà de bien +formidable façon. Ancien tanneur, il possédait une petite fortune, qui +eût été insuffisante pour satisfaire son estomac, s'il n'eût trouvé le +moyen de le contenter, en majeure partie, à la table des autres. C'était +un pique-assiette, mais non un pique-assiette ordinaire qui déjeune chez +l'un et dîne chez l'autre. Oh! que non pas! Il avait étudié les heures +différentes où ses nombreux amphitryons se mettaient à table. À peine le +bec torché chez l'un, il courait s'attabler chez l'autre. Par ce +procédé, Pipart arrivait, à la fin de sa journée, à avoir fait quatre +déjeuners, trois goûters, deux dîners et deux soupers. Restait la nuit; +mais il avait sa fortune qui lui servait à s'offrir des collations entre +chaque somme.</p> + +<p>Pour manger gratis, Pipart était capable de toutes les complaisances, +de toutes les bassesses et des plus monstrueux mensonges. Quand il avait +affirmé avoir connu madame de Méralec «haute comme ça», était-il +sincère? Peut-être oui. Peut-être aussi avait-il flairé de fins dîners à +venir chez la charmante femme. Elle avait besoin d'un témoin. Il avait +pour ainsi dire offert sa signature en échange de bons fricots futurs. +</p> + +<p>Quoi qu'il en fût, Pipart était donc un des rares civils admis au +dîner offert par la comtesse au général Labor et à ses officiers.</p> + +<p>Quand le général avait lâché son «Mille millions de diables!» à +propos de ce Meuzelin disparu au moment où il l'attendait pour entamer +sa campagne, un petit silence d'étonnement, on le sait, avait suivi ce +juron par trop militaire. Il fut rompu par Pipart qui, entre deux +bouchées, demanda:</p> + +<p>—Ce Meuzelin, c'est un de vos collègues, n'est-ce pas, général? +</p> + +<p>Labor avait la tête près du bonnet et, dans cette tête, étaient +montées les chaudes fumées d'un vin copieusement bu. C'était plus qu'il +n'en fallait pour irriter le général en entendant faire de Meuzelin un +de ses collègues.</p> + +<p>Il allait donc rabrouer d'importance le maladroit questionneur, quand +son regard furibond, qui allait chercher Pipart, rencontra les deux yeux +de la comtesse qui, curieusement, demanda:</p> + +<p>—Oui, au fait, général, quel est ce Meuzelin qui vous fait +faute pour votre expédition?</p> + +<p>Le vers de tragédie:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p>Sur nos pareils, Néarque, un bel œil est bien fort,</p> +</div></div> + +<p>pouvait s'appliquer à Labor, qui avait le cœur des plus +tendres. Sa bile s'apaisa devant le regard de la gracieuse Clotilde et +il se hâta de répondre, mais avec un accent de dédain:</p> + +<p>—Meuzelin est un de ceux dont on se sert, mais qu'on se garde +bien d'avouer.</p> + +<p>Chacun avait entendu avec intérêt et surprise la déclaration de +Labor. Nul, de toute l'assistance, n'était plus attentif aux paroles du +général que Marcassin qui, plein d'une admiration anticipée pour le chef +qui allait bientôt purger la contrée de Coupe-et-Tranche et de ses +malfaiteurs, écoutait, bouche béante, dans le coin de la salle, où il +était mêlé aux gens de service, chaque phrase du futur libérateur du +pays.</p> + +<p>—Alors, votre Meuzelin est tout simplement un espion, un agent +de police? appuya madame de Méralec.</p> + +<p>—Vous l'avez dit, comtesse.</p> + +<p>—Pouah! fit la jolie femme avec un accent de commisération; je +vous plains, mon cher général, d'avoir à vous commettre avec de +pareilles espèces.</p> + +<p>—C'est de toute nécessité. Cet agent, qui dirige une douzaine +de policiers subalternes qu'il a distribués de droite et de gauche, a +étudié le pays à fond depuis deux ans. À n'en pas douter, il a découvert +bien des mécréants qui se croient inconnus. Sur ses indications, je suis +à peu près certain d'agir à coup sûr... du moins c'est ce que m'affirme +la dernière dépêche du ministre de la police.</p> + +<p>—Et quel genre d'homme est-ce, ce phénix de la police? Petit? +grand? bancal? crochu? débita railleusement madame de Méralec.</p> + +<p>—Là-dessus, je ne saurais vous renseigner, comtesse, car je ne +l'ai jamais vu. Mais ce que je sais, c'est qu'il passe pour être le +finaud des finauds.</p> + +<p>Et le général, après cet éloge, ajouta d'un ton convaincu:</p> + +<p>—J'aurais bien voulu l'avoir sous la main, il y a un mois.</p> + +<p>—Mais, fit la veuve, il y a un mois, vos troupes n'étaient pas +encore arrivées, vous ne pouviez agir et, partant, vous n'aviez pas +besoin de cet homme.</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas pour cela.</p> + +<p>—Pourquoi donc?</p> + +<p>—Je suis persuadé que Meuzelin aurait fini par deviner le +mystère de la femme assassinée dont les bandits ont fait disparaître la +tête.</p> + +<p>—Ah! oui, ma pauvre compagne de voyage! fit la veuve dont la +voix s'attrista à ce souvenir tragique.</p> + +<p>—Car, enfin, poursuivit le général, il doit exister un motif +pour que les misérables aient pris cette précaution qu'ils avaient +négligée jusqu'à ce moment.</p> + +<p>Il fut interrompu par l'apparition du rôti, un magnifique cuissot de +chevreuil, qu'un domestique plaçait devant son nez, sur la table.</p> + +<p>—Eh! eh! agréable fumet, fit-il en ouvrant béantes à l'arôme +ses narines de gourmand.</p> + +<p>Car Labor, à ses prédilections pour les belles femmes et le bon vin, +joignait aussi la qualité d'être un fin mangeur.</p> + +<p>Derrière le valet, qui avait servi le chevreuil en arrivait un autre +porteur d'un plat sur lequel s'étalait un monstrueux gigot, qu'il vint +poser devant Pipart, dont les yeux s'allumèrent, avides et joyeux, à +l'aspect de cette montagne de viande.</p> + +<p>—Mon cher Pipart, c'est votre plat, bien à vous et rien qu'à +vous... pour vous tout seul, annonça la veuve, en riant, à son convive. +</p> + +<p>—Je vais tâcher de me montrer digne des bontés de madame la +comtesse, répondit l'ogre d'une voix reconnaissante.</p> + +<p>Alors, attirant le plat devant lui en guise d'assiette, comme si ce +gigot de dix livres n'eût été qu'une simple mauviette, il se mit à +dévorer.</p> + +<p>Soudain, dans la cour du château, sur laquelle s'éclairait la salle à +manger, le pavé cliqueta sous les fers d'un cheval arrivant au galop. +</p> + +<p>À ce bruit, le général s'adressa à madame de Méralec:</p> + +<p>—Au moment de venir ici, dit-il, j'attendais une réponse à une +demande que j'ai adressée par le télégraphe à Chartres. J'ai commandé, +si elle arrivait, que cette réponse me fût apportée ici... Me +permettez-vous, madame, d'aller au-devant de mon messager?</p> + +<p>Pour toute réponse, la comtesse se tourna vers un domestique:</p> + +<p>—Amenez ce courrier au général, commanda-t-elle.</p> + +<p>Une minute après, l'envoyé entra. C'était un gendarme. Il fit le +salut militaire et tendit une lettre en annonçant:</p> + +<p>—Venue par dernière heure de jour.</p> + +<p>Labor prit la dépêche, l'ouvrit vivement, y jeta les yeux et, avec +une crispation nerveuse, froissa le papier, qu'il mit dans sa poche. +</p> + +<p>Puis, se tournant vers le gendarme:</p> + +<p>—Tu diras, de ma part, à ton colonel qu'il ne compte pas sur +l'homme dont il m'avait parlé... Remonte à cheval.</p> + +<p>Le gendarme s'éloignait quand la comtesse appela le Marcassin.</p> + +<p>—Cardeuc, dit-elle, avant son départ, conduis ce brave soldat à +l'office et aie bien soin de lui.</p> + +<p>Et, d'un regard, elle sollicita l'assentiment du général, qui +s'inclina en signe d'acquiescement.</p> + +<p>Après le dîner, quand on fut dans le salon, la comtesse, plus +gracieuse que jamais, s'approcha du général:</p> + +<p>—Cette dépêche a paru vous contrarier, dit-elle.</p> + +<p>Ce disant, elle se tenait devant Labor, le visage si près du sien que +le parfum de sa chevelure montait aux narines du vieux brave.</p> + +<p>—C'est vrai, fit-il en aspirant à plein nez. Je n'ai vraiment +pas de chance.</p> + +<p>Madame de Méralec posa sur le bras du général sa main exquise de +forme.</p> + +<p>—Pas de chance! en quoi donc, mon cher général? demanda-t-elle +d'une voix qui tinta mélodieusement aux oreilles de Labor, dont les yeux +s'attachaient ardents sur la main qui s'appuyait sur lui.</p> + +<p>L'ouïe! l'odorat! la vue! Labor, sur cinq sens, en avait trois si +agréablement charmés qu'il répondit sans trop réfléchir:</p> + +<p>—À défaut de Meuzelin, j'avais demandé qu'on m'envoyât de +Chartres un homme qu'on m'avait beaucoup vanté... Il paraît, m'annonce +la dépêche, que, lui aussi, il a disparu.</p> + +<p>—C'était aussi un agent de police?</p> + +<p>—Oh! non!... c'est un brave lieutenant de gendarmerie, nommé +Vasseur.</p> + +<p>Si le général n'eût été absorbé dans la contemplation de la main de +la comtesse, il aurait été grandement étonné en voyant la pâleur qui, +subitement, avait envahi le visage de la jolie femme.</p> + +<p>Quand le général, mettant fin à son extase devant la main de la +veuve, releva les yeux, la comtesse n'avait pu encore complètement +maîtriser le trouble qu'avait causé le nom de Vasseur.</p> + +<p>À la vue de ce visage altéré, la fatuité monstrueuse du militaire le +poussa aussitôt à une énorme bourde qui nécessite quelques explications. +</p> + +<p>Labor était, comme on dit, fils de ses œuvres. Ancien garçon +boucher que le recrutement avait, jadis, ramassé en un jour d'ivresse, +il était sergent lorsque la révolution avait éclaté. C'était un +risque-tout, aimant la poudre, brave jusqu'à la témérité. Les guerres de +la République lui avaient tant fourni l'occasion de prouver son audace +qu'il avait promptement fait son chemin.</p> + +<p>Mais, sous l'uniforme de général, l'homme était resté ce qu'il était +au début, c'est-à-dire une nature brutale, grossière, aux appétits +bassement sensuels, aux instincts vulgaires. Lourd, grand, bel homme aux +chairs fraîches, se croyant un Adonis, quand il n'était qu'un superbe +portefaix, Labor se mirait dans ses plumes. De trop faciles succès de +garnison lui avaient donné une pyramidale suffisance. Ce Don Juan +d'amours faciles en était arrivé à s'imaginer qu'à son aspect pas une +femme ne pouvait rester insensible.</p> + +<p>Donc, à la vue du trouble de la veuve et en remarquant qu'elle +l'avait peu à peu entraîné à l'écart de ses invités, la vanité stupide +de Labor s'attribua cette émotion et lui fit souffler avec un sourire +vainqueur:</p> + +<p>—Prenez garde, comtesse, on nous observe.</p> + +<p>Phrase, ton, sourire, tout était si grossièrement fat que la comtesse +en demeura interdite, se demandant si le soudard n'avait pas trop bu. +</p> + +<p>Loin de rien comprendre, Labor se fit encore gloire de cet embarras. +Il le mit sur le compte du trouble de la femme qui se voit devinée. +Toujours gonflé de lui-même, il murmura ce second avis:</p> + +<p>—De grâce, madame, commandez à votre visage.</p> + +<p>Puis, en mignardisant, ce qui lui donnait un peu l'air d'un +bœuf qui jouerait au volant, il ajouta d'un ton cavalièrement +aimable:</p> + +<p>—Vous serez cause, belle dame, que, peut-être, cette nuit, je +vais être lâche.</p> + +<p>Et il se hâta d'ajouter avec un air dolent:</p> + +<p>—Oui, cette nuit, je tremblerai devant le danger, en pensant +que je puis être à jamais privé du bonheur de vous revoir.</p> + +<p>Soit que madame de Méralec ne voulût pas paraître avoir compris +l'inconvenance du lovelace de bas lieu, en se réservant de ne plus le +recevoir, soit qu'elle eût remis à plus tard la leçon que méritait son +impudente fatuité, elle saisit avec empressement l'occasion qui +s'offrait d'amener la conversation sur une autre pente.</p> + +<p>—Vous devez donc, cette nuit, affronter un danger, général? +demanda-t-elle.</p> + +<p>—Oh! oh, fit Labor se reprenant, je dis un danger sans en être +bien certain, car les chenapans, dont je vais entreprendre la +destruction, ne doivent avoir de courage que pour attaquer de pauvres +diables sans défense... Néanmoins, je veux, comme on dit, tâter le fer +de mon adversaire. Aussi me suis-je mis d'une expédition qui sera faite +cette nuit... idée de me trouver en face des gredins en question, que je +compte attirer dans un traquenard préparé depuis huit jours.</p> + +<p>—Un traquenard? répéta la comtesse d'un ton curieux qui +semblait demander des détails.</p> + +<p>Labor comprit, et, tout souriant du prochain succès de sa ruse, il +continua:</p> + +<p>—Sachez donc que, depuis huit jours, j'ai fait propager le +bruit que la recette de Nantes, arrivée à Ingrande où elle se grossit de +celle de cette ville, devait partir cette nuit pour Angers. À coup sûr, +les bandits vont aller s'embusquer au passage pour happer ce butin, qui +dépasse quatre cent mille francs... Pour eux, malheureusement, le jeu ne +vaudra pas la chandelle, car j'escorterai les voitures avec des forces +échelonnées à distance, qui se concentreront au premier coup de feu... +Les bandits, au lieu d'écus, ne récolteront que des coups de fusil.</p> + +<p>—Qui sait? fit la comtesse avec une moue de doute.</p> + +<p>—Vous croyez que le fameux Coupe-et-Tranche n'osera pas +s'aventurer en cette circonstance?</p> + +<p>Madame de Méralec se mit à rire.</p> + +<p>—Si je ne craignais de vous offenser, général, je vous dirais +que... commença-t-elle.</p> + +<p>—Que quoi? fit Labor.</p> + +<p>—Que votre plan laisse à désirer... J'ai bien peur que vos écus +n'arrivent jamais à Paris.</p> + +<p>—Parce que?</p> + +<p>—Vous n'escorterez le convoi que d'Ingrande à Angers, n'est-ce +pas?</p> + +<p>—Oui, jusqu'à l'arrivée à Angers.</p> + +<p>—Alors, qui vous dit que les détrousseurs qui, eux aussi, ne +doivent pas être sans avoir leurs espions, n'iront pas attendre le +convoi à sa sortie d'Angers, là où ils ne courront plus risque de cette +récolte de coups de fusil que vous leur promettez?</p> + +<p>Labor se mit à rire.</p> + +<p>—Vous n'avez donc pas compris? demanda-t-il.</p> + +<p>—Est-ce qu'il y a un dessous de cartes?</p> + +<p>—Naturellement, oui, belle dame.</p> + +<p>Madame de Méralec affecta une mine craintive qui la rendait vraiment +charmante, et débita d'un ton faussement timide:</p> + +<p>—Est-ce qu'il faudrait avoir peur d'être refusée, si on était +tentée de demander quel est ce dessous de cartes?</p> + +<p>Labor saisit cette occasion de revenir à ses moutons. Il fit ses yeux +blancs, montra son plus aimable sourire et modula d'une voix +languissante:</p> + +<p>—Peut-on vous refuser quelque chose, trop séduisante curieuse? +Un désir de vous n'est-il pas un ordre pour moi?</p> + +<p>La veuve, à son tour, lui renvoya la phrase.</p> + +<p>—Prenez garde, général, on vous observe.</p> + +<p>Le soudard, au lieu de comprendre la raillerie, eut une nouvelle +crise de fatuité lourde et idiote. Il crut avoir ville conquise et le +visage tout illuminé de gloriole vaniteuse, il allait encore lâcher +quelque monstrueuse sottise, quand la veuve lui envoya sa seconde +phrase:</p> + +<p>—De grâce, général; commandez aussi à votre visage!</p> + +<p>Ensuite, souriante, elle demanda:</p> + +<p>—Et ce dessous de cartes?</p> + +<p>—Oh! il est bien simple. Dans les voitures que j'escorterai +jusqu'à Angers, il n'y aura pas un sol.</p> + +<p>—Alors les fameux quatre cent mille francs n'existent donc pas? +</p> + +<p>—Si, bel et bien. Seulement, pendant que Coupe-et-Tranche ira +les attendre sur la route d'Ingrande à Angers, ils fileront en tapinois +d'Ingrande à Laval.</p> + +<p>—Sans escorte?</p> + +<p>—À quoi bon, puisque mon déploiement de forces autour de mes +voitures vides aura attiré Coupe-et-Tranche sur une piste où, je vous +l'ai dit, il n'aura, s'il m'attaque, que des balles à recevoir?</p> + +<p>La comtesse secoua la tête d'un air mécontent.</p> + +<p>—Sans escorte, insista-t-elle; c'est bien imprudent de votre +part, général.</p> + +<p>—Mais, je vous le répète, ma charmante, puisque, d'Ingrande à +Laval, ma ruse aura rendu la route libre.</p> + +<p>—Oui, mais votre ruse, qui vous assure que Coupe-et-Tranche ne +la connaît pas?</p> + +<p>—Oh! oh! fit Labor avec un sourire malin, de cela, je le défie +bien... et pour une excellente raison.</p> + +<p>—Quelle raison?</p> + +<p>—Que personne n'a pu en bavarder.</p> + +<p>Tandis que la veuve secouait encore la tête en signe qu'elle ne +croyait pas à une discrétion aussi complète, le général ajouta en pesant +sur ses mots:</p> + +<p>—Attendu que, ce secret, vous êtes seule à le connaître, car ce +n'est qu'au dernier moment du départ que je donnerai mes ordres.</p> + +<p>La veuve leva vers Labor un regard qui le remerciait de sa confiance +et elle allait y ajouter sans doute quelques paroles, quand, tout à +coup, ses yeux dévièrent en même temps qu'elle demanda:</p> + +<p>—Est-ce que tu as à me parler, Cardeuc?</p> + +<p>À cette question, le général se retourna.</p> + +<p>Derrière lui se tenait le fidèle métayer qui répondit:</p> + +<p>—Je venais prendre congé de madame la comtesse avant de +retourner à ma métairie. Madame n'a rien à m'ordonner?</p> + +<p>—Que de bien dormir cette nuit, mon brave Marcassin, dit +gaiement la comtesse.</p> + +<p>—Oh! je réponds que je m'en acquitterai à souhait, promit le +serviteur qui semblait tomber de fatigue.</p> + +<p>Après ces mots, se tournant vers Labor, il lui envoya ce compliment: +</p> + +<p>—On peut dormir tranquille, à présent qu'on sait son sommeil +protégé par le citoyen général.</p> + +<p>Après un double salut à Labor et à sa maîtresse, il partit de son pas +lourd et traînant.</p> + +<p>Une heure plus tard, la comtesse recevait les adieux de ses invités. +En prenant congé du général, elle le regarda tout anxieuse:</p> + +<p>—Jusqu'à demain, dit-elle; je vais être bien inquiète à votre +sujet, général. Je compte sur un mot, à votre retour, qui me rassurera. +</p> + +<p>—Permettez-vous, au lieu d'écrire, que je vienne vous montrer +en personne que je ne suis pas mort? proposa Labor.</p> + +<p>—Alors, à demain! dit vivement la veuve. Et, vous savez, pas +d'imprudence de courage cette nuit; conservez-vous à vos amis.</p> + +<p>Le général se courba sur la blanche et mignonne main qu'on lui +donnait à baiser.</p> + +<p>—Elle est folle de moi, pensa-t-il en y appuyant ses lèvres. +</p> + +<p>Quand madame de Méralec entra dans sa chambre à coucher, elle y +trouva Gervaise qui l'attendait.</p> + +<p>—Eh bien, ma bellote, tu as vu, ce soir, des militaires en +bourgeois. As-tu reconnu en eux cette tenue un peu raide qui t'a frappée +chez ton amoureux? demanda-t-elle.</p> + +<p>—Exactement la même.</p> + +<p>—Alors, mon enfant, tu aimes un soldat.</p> + +<p>Congédiée avec un baiser, Gervaise après l'avoir aidée à se mettre au +lit, quitta la comtesse qui annonçait avoir grande envie de dormir.</p> + +<p>Mais le sommeil ne vint pas, car, plus de deux heures après, Madame +de Méralec veillait encore, les yeux fixés dans le vide, pendant que ses +lèvres murmuraient avec un frémissement:</p> + +<p>—Vasseur! Vasseur!</p> + +<p>Puis, tout à coup, la voix haletante, la face contractée:</p> + +<p>—S'il en aimait une autre! grondait-elle avec un accent de +jalousie féroce.</p> + + + + +<h2><a name="cXII"> </a><a href="#tdm">XII</a></h2> + + +<p>Le lendemain, sur les deux heures de l'après-midi, moment où chaque +jour, le Marcassin venait prendre les ordres de la comtesse, le fidèle +métayer se trouvait dans l'espèce de petit salon boudoir, qui précédait +la chambre à coucher de la belle Clotilde.</p> + +<p>Il se tenait debout près de Gervaise qui, assise près d'une fenêtre, +s'occupait d'un travail à l'aiguille.</p> + +<p>—Ainsi, petite nièce, madame de Méralec n'est pas visible? +demandait-il.</p> + +<p>—Non, mon oncle. La comtesse, quand je suis entrée aujourd'hui, +de bon matin, dans sa chambre, m'a annoncé qu'elle avait passé une nuit +blanche. Le sommeil a dû lui venir dans la matinée, car elle n'a fait +aucun appel... Je me fais donc un devoir de ne pas troubler son repos, à +moins d'un motif urgent.</p> + +<p>En écoutant la jeune fille, son oncle avait levé les yeux vers la +fenêtre qui lui faisait face.</p> + +<p>—Alors, fillette, reprit-il, je crois qu'il te va falloir +réveiller ta maîtresse, car ce «motif urgent» dont tu parles m'a tout +l'air d'arriver là-bas à cheval.</p> + +<p>Ce disant, Cardeuc montrait du doigt la campagne qu'on voyait, par la +fenêtre, s'étendre à perte de vue, coupée par une route poudreuse qui, +faisant le coude, au loin, derrière un fort bouquet d'arbres, conduisait +du bord de la Loire au château de la Brivière.</p> + +<p>De derrière le bouquet d'arbres avait débouché un cavalier dont la +monture arrivait ventre à terre.</p> + +<p>—Mais, c'est le général! fit Gervaise.</p> + +<p>—Et, tu vois, il est pressé d'arriver. Ce serait donc cruel de +le faire attendre. Va prévenir ta maîtresse, mon enfant; elle ne pourra +t'en vouloir.</p> + +<p>Gervaise entra chez la comtesse, laissant son oncle devant la +fenêtre, les yeux toujours attachés sur l'arrivant. Dès qu'il fut seul, +le Marcassin fit entendre ce petit hoquet bas et précipité qui, chez +lui, remplaçait le rire fou, et son œil brilla joyeux.</p> + +<p>—Eh! eh! Tu as eu le nez cassé, ivrogne bavard! murmura-t-il. +</p> + +<p>Tandis que le général ralentissait l'allure de son cheval en +approchant du château, pour dissimuler son empressement à revoir la +charmante veuve, le Marcassin frotta ses énormes mains velues en +ricanant:</p> + +<p>—Viens au pas, viens au galop, tu n'en es pas moins pincé, gros +pigeon amoureux.</p> + +<p>Il achevait quand madame de Méralec entra. Gervaise l'avait trouvée +habillée et près de quitter sa chambre.</p> + +<p>Le métayer lui montra Labor qui mettait pied à terre dans la cour du +château.</p> + +<p>—Encore un qui voudrait faire cesser votre veuvage, dit-il avec +sa familiarité de vieux serviteur.</p> + +<p>—Oh! crois-tu? fit Clotilde en souriant.</p> + +<p>Il la regarda dans les yeux. Peut-être aurait-il lâché quelque grosse +plaisanterie bien salée de campagnard qui a son franc parler, mais la +présence de Gervaise le retint. Il se contenta de dire:</p> + +<p>—C'est en lui promettant du sucre qu'on voit un chien faire le +beau!</p> + +<p>Là-dessus, il se tourna vers Gervaise:</p> + +<p>—Si tu veux, fillette, nous allons descendre pour recevoir le +général? proposa-t-il.</p> + +<p>Bientôt Labor faisait son entrée dans le boudoir où la comtesse était +restée seule. Sa nuit blanche avait laissé des traces de fatigue sur le +visage de la veuve. Du premier coup d'œil, le général constata +cette altération et il s'en attribua la cause.</p> + +<p>—Elle a passé sa nuit entière à penser à moi, se dit-il.</p> + +<p>Mais si la figure de la comtesse était quelque peu languissante, ce +n'était rien à côté du visage de Labor. Bien qu'il affectât gracieuse +mine et heureux sourire, il ne portait vraiment pas beau! Ses yeux +teintés de jaune attestaient que sa bile avait été violemment secouée. +Un tic nerveux qui agitait légèrement ses lèvres et ses gestes saccadés +prouvaient une humeur rageuse que, devant la veuve, il s'efforçait de +maîtriser. Il était clair comme le jour que le caractère du général +était à la tempête violente.</p> + +<p>Il eût été maladroit, de la part de madame de Méralec, de ne pas s'en +apercevoir. Ce fut donc d'un ton affectueusement désolé qu'elle s'écria: +</p> + +<p>—Savez-vous, général, que votre vue me donne des remords.</p> + +<p>—En quoi, comtesse?</p> + +<p>—À la lassitude que je vois sur vos traits, j'en suis à maudire +ma curiosité qui, au lieu de vous accorder un repos nécessaire après un +nuit de fatigue et de combat, a su vous arracher la promesse que vous +viendriez au plus vite, aujourd'hui, me faire le récit du succès de +votre expédition nocturne.</p> + +<p>Le mot de succès fut le feu aux poudres. Oubliant de se poser plus +longtemps en vraie fleur des pois, il tressauta tout furieux en +s'écriant:</p> + +<p>—Ah! mille tonnerres! Il est joli, mon succès! J'en crève de +rage dans ma peau.</p> + +<p>Et il se mit à se promener dans le boudoir comme une bête fauve en +cage, serrant les poings, faisant sonner ses talons en grondant:</p> + +<p>—Que la peste soit de cet ivrogne!</p> + +<p>Il fut arrêté en sa promenade de forcené par la petite main de +Clotilde qui se posa sur son bras. Bien doucement et son regard doux et +ému fixé dans les yeux du furibond, elle le ramena vers son siège, et +quand il se fut rassis, elle demanda d'une voix pleine d'un tendre +intérêt:</p> + +<p>—Ne puis-je être votre confidente, général? Voyons, qu'est-il +donc arrivé?</p> + +<p>L'aveu partit comme une fusée, tant Labor avait besoin de se soulager +en contant son déboire amer.</p> + +<p>—Il est arrivé, parbleu! que cet infâme pendard de +Coupe-et-Tranche a volé les quatre cent mille francs du gouvernement! +</p> + +<p>Ce fut à grand'peine que son immense surprise permit à la comtesse de +bégayer:</p> + +<p>—Mais, pourtant, votre ruse de faire filer l'argent sur Laval +pendant que vous feigniez de l'escorter sur Angers?</p> + +<p>—Ah! oui, parlons-en, de ma ruse, grogna furieusement Labor. Il +paraît que les gredins la connaissaient; car, pendant que je ne trouvais +personne sur la route d'Angers, ils mettaient la main sur le magot.</p> + +<p>Madame de Méralec leva son doigt rose, et, d'une voix sévère:</p> + +<p>—Général! général! fit-elle, vous aurez eu l'indiscrétion de +confier encore à un autre que moi cette ruse que vous ne deviez dévoiler +qu'au dernier moment du départ.</p> + +<p>—Non, non, comtesse; j'ai fait comme je vous l'avais dit, +affirma Labor. Excepté à vous, je n'en avais ouvert la bouche à +personne. C'est à n'y rien comprendre.</p> + +<p>Sur ces derniers mots, Labor, pris d'un nouvel élan de fureur, +s'écria:</p> + +<p>—Oui, c'est à n'y rien comprendre... pas plus qu'à ce billet +que j'ai trouvé hier, attendant mon retour au logis.</p> + +<p>Peu à peu Labor s'était calmé. Avec son sang-froid revenu, il pouvait +à présent, être tout à son sujet.</p> + +<p>—Devinez de qui était ce billet? s'écria-t-il.</p> + +<p>—Dites, fit la comtesse.</p> + +<p>Le général ménagea son effet en faisant une pause; puis, d'une voix +qui appuyait sur le nom:</p> + +<p>—De Meuzelin, déclara-t-il, de ce policier dont je vous ai +parlé hier en vous disant que je ne savais où le retrouver.</p> + +<p>—Il est donc venu vous rejoindre?</p> + +<p>—Nullement. Il s'est contenté de m'écrire ce billet qui, si je +l'avais lu à temps, aurait empêché Coupe-et-Tranche de faire son coup... +Car j'aurais compris cette partie de la lettre qui concerne les quatre +cent mille francs.</p> + +<p>—Il y a donc une partie du billet qui vous est restée +incompréhensible?</p> + +<p>Le général hésita un peu. Enfin, il porta la main à sa poche en +disant:</p> + +<p>—J'ai sur moi cet écrit de Meuzelin. Nous allons le lire +ensemble... Peut-être m'aiderez-vous à deviner l'énigme.</p> + +<p>Tout en cherchant le billet de Meuzelin dans sa poche, le général +continua d'un ton de dédain:</p> + +<p>—Oui, ce policier aurait cent fois mieux fait de mettre les +points sur les <i>i</i> au lieu de m'écrire ses calembredaines vraiment +incompréhensibles... Ah! voici l'écrit de notre homme.</p> + +<p>Ce disant, il montrait un papier qu'il se mit à déplier en ajoutant: +</p> + +<p>—Permettez-moi de vous en faire la lecture.</p> + +<p>Et il lut aussitôt en ânonnant un peu:</p> + +<p>«<i>Général Labor, faites, cette nuit, tout le contraire de ce que +vous avez décidé...</i>»</p> + +<p>Labor s'arrêta à cette phrase et, s'adressant à madame de Méralec: +</p> + +<p>—Cela, ça se comprend, dit-il. Mais écoutez la suite, comtesse. +Voici qui devient inintelligible.</p> + +<p>Il reprit la lecture en traînant sur les mots avec le ton moqueur de +quelqu'un qui répète les bêtises d'un autre:</p> + +<p>«<i>Méfiez-vous en vous rappelant l'histoire d'Hercule aux pieds +d'Omphale.</i>»</p> + +<p>Sur ce dernier mot, il regarda la veuve en demandant:</p> + +<p>—Hein! comprenez-vous quelque chose à ce que chante le drôle? +</p> + +<p>—Continuez, fit Clotilde.</p> + +<p>—C'est tout, absolument tout... puis signé «Meuzelin». Voyez +plutôt.</p> + +<p>Et Labor tendit le papier à la comtesse qui, après l'avoir parcouru +des yeux, le jeta négligemment sur un guéridon placé près d'elle.</p> + +<p>—Hein! répéta le général. À quel propos va-t-il chercher +Hercule et Omphale?... Qu'est-ce que ces citoyens-là, je vous le +demande?</p> + +<p>Le brave Labor n'avait poussé ses classes que jusqu'à la lecture et +un peu d'écriture. Il en donnait la preuve la plus incontestable.</p> + +<p>—Vous ne connaissez pas la mythologie? demanda Clotilde avec un +effort pour ne pas rire qui lui serrait les lèvres.</p> + +<p>La mythologie! Pour le général, ce devait être une femme, quelque +gourgandine de garnison. À cette question et en voyant la moue que +donnait à la veuve son rire retenu, il crut à la jalousie de la comtesse +s'enquérant de son passé amoureux. En conséquence, il se leva d'une +seule pièce et, la main gauche sur son cœur, l'autre tendue en +avant, il débita d'un ton grave:</p> + +<p>—Je vous jure, comtesse, que jamais cette créature n'a régné +sur mon âme!</p> + +<p>Puis, tout naïvement:</p> + +<p>—Si nous revenions au billet de Meuzelin? proposa-t-il.</p> + +<p>Après la balourdise que venait de commettre le soudard, Clotilde ne +pouvait plus aborder l'explication franche. Elle prit un biais pour +éclairer l'ignorance de Labor.</p> + +<p>—Sachez-donc que La Mythologie, une épicière de Bordeaux, avait +une fille appelée Omphale, aimée d'un colonel célèbre du nom d'Hercule. +Cette Omphale, abusant de la confiance de son amant, sut si bien s'y +prendre qu'elle lui arracha la liste de tous ceux des officiers de son +régiment qui avaient de vilaines dents.</p> + +<p>Labor avait écouté, l'oreille tendue, la bouche ouverte, l'œil +rond, ces renseignements sur Omphale.</p> + +<p>—Oh! la tarpiaude! s'écria-t-il indigné.</p> + +<p>Après quoi, au bout d'une courte réflexion, il reprit avec +étonnement:</p> + +<p>—Mais je ne vois pas trop quel rapprochement Meuzelin peut +faire entre moi et ce colonel Hercule.</p> + +<p>—En citant l'aventure d'Omphale, le policier a voulu vous +rappeler tout le danger qui existe à confier certains secrets à une +femme.</p> + +<p>Cette fois, Labor ouvrit des yeux démesurément écarquillés.</p> + +<p>—Une femme, fit-il. À quelle femme pourrais-je aller me confier +aussi bêtement?</p> + +<p>—Dame! cherchez parmi vos nombreuses amies, articula Clotilde +en riant.</p> + +<p>Le général crut encore à la femme aimante dont la jalousie jetait le +plomb de sonde dans sa vie privée.</p> + +<p>À nouveau, il remit sa main gauche sur son cœur et avança +encore la main en jurant:</p> + +<p>—Je vous donne ma parole que, depuis quinze grands jours, je +n'ai parlé à aucune femme... sauf à vous.</p> + +<p>—Alors il faut croire que c'est moi dont parle Meuzelin.</p> + +<p>En éclatant de son rire frais et perlé, la veuve continua:</p> + +<p>—Selon cet agent, je suis l'Omphale qui a causé votre insuccès +de cette nuit en prévenant Coupe-et-Tranche qui guettait les quatre cent +mille francs... Méfiez-vous de moi, général, méfiez-vous de moi!</p> + +<p>Bien que ce fût dit en riant, Labor protesta.</p> + +<p>—Jamais je ne vous ferai une telle injure, comtesse! +déclara-t-il.</p> + +<p>—Et vous aurez grand tort, car Meuzelin persistera dans son +idée que je vous trahis.</p> + +<p>Le général se redressa sévère et indigné:</p> + +<p>—Ce Meuzelin est un imbécile! déclara-t-il tout sec.</p> + +<p>—Oubliez-vous qu'il vous est recommandé par le ministre de la +police, qui, pour ainsi dire, vous l'impose à titre de conseiller?</p> + +<p>C'était blesser Labor au plus vif de son amour-propre. Il sourit de +mépris en répliquant:</p> + +<p>—Je saurai me passer de ses conseils. Puisque ce croquant, au +lieu de m'écrire, ne fait pas acte de présence, j'agirai de moi-même. +Dès ce soir, les troupes sortiront de leurs cantonnements.</p> + +<p>Tout en parlant, il s'était avancé vers le guéridon où Clotilde avait +posé la lettre de Meuzelin et étendait le bras pour la reprendre.</p> + +<p>La comtesse posa vivement sa main sur celle de Labor.</p> + +<p>—Non, non, dit-elle, ne prenez pas cet écrit; il me semble +qu'il vous porterait malheur! La façon tragique dont il vous est parvenu +est d'un trop mauvais présage.</p> + +<p>Et, secouée par un frisson d'épouvante:</p> + +<p>—Songez-y donc, continua-t-elle, ce billet n'a-t-il pas été +trouvé sur le cadavre de ce malheureux gendarme Patigneul?... Oui, il +vous serait funeste. Croyez-en l'instinct de mon cœur.</p> + +<p>Mais le mot à peine lâché, elle rougit, et, bien vite, elle se reprit +en disant:</p> + +<p>—Croyez-en la voix... de ma raison.</p> + +<p>Déjà troublé par le contact de la peau douce et tiède de la main de +Clotilde, qui effleurait la sienne, l'ardent soudard, au mot de +cœur, avait redressé son torse. La tête rejetée en arrière, l'air +triomphant, il allait lâcher son cocorico de coq vainqueur, quand la +veuve lui coupa la parole en disant d'une voix suppliante:</p> + +<p>—N'abusez pas, mon ami!</p> + +<p>Au lieu de reprendre la lettre, il s'éloigna du guéridon en se +disant:</p> + +<p>—La belle, décidément, m'adore à ce point qu'elle n'est plus +maîtresse de cacher sa passion.</p> + +<p>Cependant la veuve avait commandé à son embarras. D'un ton qui +implorait encore, elle reprit:</p> + +<p>—Parlons d'autre chose.</p> + +<p>Au hasard, sans réfléchir, car, dans son trouble, le sujet de +diversion qu'elle proposait était lugubre, elle ajouta:</p> + +<p>—Parlons de l'assassinat de Patigneul.</p> + +<p>—Mais, fit le général, Patigneul n'a pas été assassiné. Sa mort +résulte d'un accident. Comme je vous l'ai dit, l'ivrogne avait tant bu à +votre office qu'il ne pouvait plus se tenir à cheval. Il a vidé l'étrier +à deux cents pas au plus de mon cantonnement. Quand une patrouille a +ramassé le corps, un énorme trou à la tempe et un gros caillou +ensanglanté retiré de dessous sa tête expliquaient suffisamment que sa +mort provenait d'une chute de cheval.</p> + +<p>—Et c'est avec l'idée qu'en trouvant le corps on trouverait +aussi son billet que Meuzelin a glissé son écrit dans la poche de +Patigneul, avança la veuve.</p> + +<p>—Oh! ce n'est pas supposable. Il est plutôt à croire que +Patigneul, avant sa chute, avait dû rencontrer le policier qui l'avait +chargé de me remettre son billet.</p> + +<p>—S'il se sait attendu par vous, pourquoi Meuzelin, au lieu +d'écrire, ne vient-il pas? objecta madame de Méralec.</p> + +<p>Le général haussa les épaules en homme qui n'en peut mais.</p> + +<p>—Puisqu'il est dans le pays, vous devriez donner l'ordre de le +chercher, insista Clotilde.</p> + +<p>—À cela, il existe une difficulté.</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—En donnant l'ordre, il me faudrait aussi fournir le +signalement du policier... et je n'ai jamais vu cet homme. Je l'aurais +là, sous les yeux, qu'il me serait impossible de dire que c'est lui... +Patigneul aurait pu me renseigner... il est mort trop vite.</p> + +<p>Un souvenir revint à madame de Méralec sur le trépas du gendarme. +</p> + +<p>—N'a-t-il pas, m'avez-vous dit, prononcé deux mots en expirant? +demanda-t-elle.</p> + +<p>—Oui, il a murmuré: «Beau-François.» Voilà tout.</p> + +<p>—Eh bien, fit Clotilde d'un ton interrogateur, cela ne se +rattacherait-il pas à l'introuvable Meuzelin?</p> + +<p>Avant que le général pût répondre, un coup fut frappé à la porte. +</p> + +<p>C'était le Marcassin qui se présentait.</p> + +<p>—Général, annonça-t-il tout troublé, on envoie d'Ingrande vous +prévenir que, dans la matinée, une bande a pillé une ferme entre +Loirière et la Cornouaille. Le fermier, son fils et une servante ont été +chauffés. La servante a seule survécu à ses tortures.</p> + +<p>—La bande de Coupe-et-Tranche? demanda Labor, rouge de colère +et à demi étranglé par le juron qu'il avait été contraint de ravaler +devant la comtesse.</p> + +<p>—Non, une autre bande, paraît-il, répondit le Marcassin.</p> + +<p>Puis en montrant la cour:</p> + +<p>—Du reste, général, ajouta-t-il, si vous désirez des +renseignements, c'est chose facile à avoir, car, du cantonnement, on +vous a expédié l'homme même qui est venu apporter la nouvelle à +Ingrande. Il est dans la cour qui attend.</p> + +<p>—Fais-le monter, commanda la veuve à un regard de Labor qui +sollicitait la permission de laisser venir l'homme en question.</p> + +<p>Au bout d'une minute, le messager, amené par le Marcassin, fit son +entrée.</p> + +<p>C'était un pauvre diable plus long qu'un jour sans pain, plus maigre +que le carême en personne.</p> + +<p>—Ton nom? demanda le général.</p> + +<p>—Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon +embonpoint, déclara tranquillement l'interrogé.</p> + + + + +<h2><a name="cXIII"> </a><a href="#tdm">XIII</a></h2> + + +<p>C'était bien, en effet, le brave et bon Fil-à-Beurre. Par quel +miracle avait-il échappé à la catastrophe qui avait anéanti la Saunerie? +Qu'étaient devenus ses compagnons? Pour le savoir, il faut retourner au +moment où, traqués par le Beau-François et ses Chauffeurs dans la +masure, ils s'attendaient à être attaqués de deux côtés à la fois.</p> + +<p>En même temps que Barnabé découvrait la ruse des assaillants qui +entassaient des combustibles sur le faîtage de la bicoque pour leur +faire tomber sur la tête la toiture en feu, Vasseur avait surpris, sous +ses pieds, un bruit de coups sourds qui, en ébranlant le sol, indiquait +un travail de sape souterrain pour arriver jusqu'à eux.</p> + +<p>—Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à +l'heure bien de la réjouissance, avait dit l'échalas au lieutenant.</p> + +<p>Mais, tout à coup, une idée subite était venue à Vasseur. D'un signe, +il avait appelé à lui Lambert et Fichet et, à eux et à Barnabé, il avait +dit vite à voix basse en leur montrant le sol à l'endroit où s'entendait +le bruit:</p> + +<p>—Vite, vite, déblayons la place de ces décombres. À coup sûr, +le salut nous arrive par ici. Pourquoi ceux qui travaillent là-dessous, +s'ils sont des Chauffeurs, tiendraient-ils à arriver jusqu'ici quand ils +savent que, tout à l'heure ce toit va nous anéantir sous l'incendie? +</p> + +<p>Alors, donnant l'exemple, Vasseur s'était mis à la besogne après +avoir ajouté:</p> + +<p>—Ce doit être Meuzelin.</p> + +<p>L'instant n'était pas aux si et aux mais, ni à discuter la +supposition du lieutenant; il fallait agir, et promptement, car l'ennemi +en était à apporter là-haut ses dernières brassées d'herbe sèche et de +bois mort.</p> + +<p>En deux minutes, les quatre compagnons eurent rejetés dans un coin de +la salle les décombres entassés à l'endroit désigné. Le bruit de leur +travail était couvert par celui des Chauffeurs qui, certains de la +réussite, ne se gênaient plus, maintenant, dans leurs préparatifs +d'incendie.</p> + +<p>—Enfumons ces lapins en leur terrier puisqu'il n'en veulent pas +sortir! criait le Beau-François à ses bandits.</p> + +<p>À quoi Barnabé, tout en travaillant au déblai avec ardeur, secouait +la tête en murmurant:</p> + +<p>—Oui, oui, mon bel homme, des lapins tant que tu voudras, mais +si ces lapins-là ne sont pas rôtis, il t'en pendra lourd au bout du nez. +</p> + +<p>—Vois! vois! lui souffla alors Vasseur.</p> + +<p>En effet, à une profondeur de près de trois pieds de gravois enlevés, +apparaissait une trappe qu'un effort, fait en dessous, cherchait à +ébranler dans sa feuillure gonflée par l'humidité. Ce dernier obstacle +empêchait de soulever la trappe sur laquelle ne pesait plus le poids des +décombres.</p> + +<p>Et, sous le bois, on entendit la voix assourdie de Meuzelin qui +disait:</p> + +<p>—Allons, Pancrace, encore un dernier effort et nous les +sauvons.</p> + +<p>Il y eut en dessous deux vigoureux «hein!» de gens qui s'efforcent à +une besogne et la trappe, sortant alors brusquement de son encadrement +gonflé, laissa apparaître les têtes du Saucisson-à-Pattes et de son +valet d'écurie.</p> + +<p>—Détalons! il n'y a pas de temps à perdre, commanda +l'aubergiste.</p> + +<p>Il avait raison, car en même temps s'entendait au dehors la voix du +Beau-François donnant à ses chenapans l'ordre de mettre le feu aux +broussailles.</p> + +<p>Lambert et Fichet passèrent les premiers par la trappe qui ouvrait +sur un escalier en ruines. Vint ensuite le tour de Barnabé. Il avançait +le pied vers la première marche quand il s'arrêta:</p> + +<p>—Tiens, une idée! fit-il. Autant faire la farce complète à ce +grand bélître de François.</p> + +<p>Et s'adressant à Vasseur qui, sans savoir son intention, voulait le +presser de descendre:</p> + +<p>—Nous en avons bien encore pour six ou sept minutes avant +l'effondrement de la toiture, dit-il. Venez m'aider, lieutenant, à jouer +la farce.</p> + +<p>Tout en parlant, il marchait vers l'endroit où se trouvait le grand +pot qui, dans ses flancs, bien qu'entamés par la balle, renfermait +encore la majeure partie du trésor volé par François au Marcassin.</p> + +<p>—Emportez la tirelire, lieutenant, dit-il pendant que, dans mon +chapeau, je vais recueillir tous ces jaunets que le trou de la balle à +laissés s'éparpiller.</p> + +<p>Sourd aux remontrances de Vasseur, qui voulait l'arracher à sa tâche, +car on entendait les premiers pétillements de l'incendie, l'échalas se +mit à sa cueillette.</p> + +<p>Son affaire faite, quand il se retourna, il vit l'aubergiste qui, le +corps à demi sorti de la trappe faisait rouler dans la salle un petit +tonnelet dont une douve disjointe laissait échapper une traînée noire. +</p> + +<p>C'était un baril de poudre.</p> + +<p>—Une surprise que je ménage à nos aimables coquins, +annonça-t-il au squelette.</p> + +<p>Puis il disparut par l'ouverture en disant:</p> + +<p>—Venez. Nous n'avons pas le temps d'enfiler des perles.</p> + +<p>Derrière lui, Barnabé s'élança sur l'escalier et laissa retomber la +trappe. Au bas des marches se tenait Pancrace, une lanterne à la main. +</p> + +<p>—Éclaire-nous la route. File d'un bon pas. Nous te suivons, +commanda l'aubergiste à son valet.</p> + +<p>À la lueur incertaine de la lanterne, Vasseur put néanmoins +reconnaître qu'on suivait un long couloir étayé de madriers et de +solives comme un boyau de mine.</p> + +<p>—Où débouche ce passage? demanda-t-il au Saucisson-à-Pattes, +qui marchait devant lui.</p> + +<p>—Dans une des caves de la <i>Biche-Blanche</i>. Il a été creusé +par le grand-père de Pancrace, l'ancien faux-saunier pendu. Il mit trois +ans à achever ce travail souterrain qu'il lui fallait exécuter sans +éveiller la méfiance de la gabelle. La nuit, il allait jeter la terre +enlevée dans la Sarthe. Le sel de contrebande qu'on introduisait dans la +maison du passeur, aujourd'hui appelée la Saunerie, venait s'enmagasiner +dans les caves de l'auberge. La gabelle eût vu du sel entrer chez le +passeur qu'elle n'aurait pu le retrouver en fouillant chez lui.</p> + +<p>Après ce renseignement qui expliquait comment il était arrivé au +secours des assassins, Meuzelin continua:</p> + +<p>—Quand Pancrace et moi, nous nous escrimions à cogner sous vos +pieds, nous avions peur ou de n'être pas entendus par vous ou que vous +ne comprissiez point qu'il vous fallait dégager la trappe de la lourde +épaisseur des décombres qui nous empêchait de la soulever.</p> + +<p>—J'avais mis mon dernier espoir en vous, Meuzelin. Cela m'a +rendu inventif, répondit le lieutenant.</p> + +<p>On fit encore quelques pas, puis Pancrace, qui marchait en tête avec +sa lanterne, la posa sur le sol en disant:</p> + +<p>—Nous voici dans les caves de la <i>Biche-Blanche</i>!</p> + +<p>Ils venaient d'y arriver par une basse et étroite porte qui, +d'habitude, était soigneusement dissimulée derrière des tonneaux gerbés. +</p> + +<p>—Que j'ai la consolation de croire que nous sont plus mieux ici +que dans la posture oùsque nous étrions tout à l'heure, avoua naïvement +Fichet avec un soupir de satisfaction.</p> + +<p>Il achevait quand une effroyable explosion se fit entendre.</p> + +<p>—Qu'est-ce cela? fit le lieutenant étonné.</p> + +<p>—C'est ma surprise au Beau-François. En ce moment, le chenapan +vous croit, tous les quatre, aplatis par les ruines de la Saunerie, qui +vient de sauter, avança le Saucisson-à-Pattes.</p> + +<p>Tout en parlant, il avait monté les marches de l'escalier qui, de la +cave, conduisait à la grande salle de l'auberge. Quand ceux qu'il venait +de sauver y furent entrés derrière lui, il reprit:</p> + +<p>—À coup sûr, notre stupide colosse va perdre son temps à +fouiller les ruines pour y retrouver vos cadavres.</p> + +<p>—Oh! nos cadavres? dites plutôt ses jaunets, ricana +Fil-à-Beurre en faisant bruire les pièces d'or entassées dans le fond de +son chapeau.</p> + +<p>—Qu'il cherche cadavres ou jaunets, nous allons profiter de sa +distraction pour filer à toute vitesse, reprit Meuzelin.</p> + +<p>—Vous aussi? demanda Vasseur.</p> + +<p>—Moi tout le premier, affirma Meuzelin. Maintenant que j'ai +levé le masque, il ne fait plus bon pour moi en ces lieux, que je vais +quitter à tout jamais.</p> + +<p>—À tout jamais! répéta Vasseur; vous allez donc abandonner +votre auberge?</p> + +<p>—Mais je n'ai jamais été aubergiste, dit le policier en riant. +</p> + +<p>Et montrant du doigt Pancrace:</p> + +<p>—Voici, continua-t-il, le vrai propriétaire de la +<i>Biche-Blanche</i>. Dans la diligence qui m'a amené ici, j'ai +rencontré ce brave garçon qui revenait de Paris où il apprenait le +commerce. Il était rappelé à la <i>Biche-Blanche</i> par la terrible +nouvelle que son père, attaqué chez lui, et torturé par les Chauffeurs, +était mort de ses souffrances en laissant la <i>Biche-Blanche</i> sans +maître. Pendant la route, nous causâmes. Pancrace était tout ardent de +vengeance contre les Chauffeurs. Je m'ouvris à lui sur ma mission de +débarrasser le pays de ces mécréants. En haine de ceux qui avaient tué +son père, Pancrace, qui revenait homme au pays d'où il était parti +gamin, ce qui ne lui laissait pas à craindre d'être reconnu, consentit à +me céder son rôle.</p> + +<p>Ceci débité, Meuzelin demanda gaiement:</p> + +<p>—Dites-moi, à présent, si c'est l'auberge qui m'empêche de +partir.</p> + +<p>—Non, fit l'échalas, mais vous êtes marié.</p> + +<p>Meuzelin se frappa le front en éclatant de rire.</p> + +<p>—Tiens! j'oubliais que j'ai une femme! s'écria-t-il.</p> + +<p>Puis il se gratta l'oreille, cligna de l'œil et ajouta d'une +voix bien tranquille:</p> + +<p>—Seulement, je crois bien qu'à cette heure, je suis devenu +veuf.</p> + +<p>Ton et phrase de l'aubergiste, annonçant qu'il croyait bien être +veuf, étaient déjà assez étranges pour étonner ceux qui l'entendaient. +Ils furent surpris à plus forte dose quand Meuzelin, après avoir été +examiner la porte sur la route, dont la serrure, à demi arrachée de ses +vis, témoignait qu'elle avait été forcée par une vigoureuse poussée du +dehors, ajouta non moins gaiement:</p> + +<p>—Bien décidément, je suis veuf.</p> + +<p>Comme confirmation de ses paroles, un cri de terreur retentit à +l'étage supérieur et, au haut de l'escalier, apparut la servante, la +face épouvantée et livide, pantelante de tous ses membres. En trébuchant +à chaque marche, elle descendit l'escalier, vint droit à l'aubergiste +et, d'une voix étranglée, bégaya avec peine:</p> + +<p>—Ma maîtresse est morte!... On lui a coupé la gorge.</p> + +<p>Et, dans sa crainte d'être accusée du meurtre, la fille continua en +paroles hachées par le frémissement qui la secouait des pieds à la tête: +</p> + +<p>—Je n'ai pas quitté le pied de son lit... seulement, je me suis +endormie après avoir bu une rôtie au vin sucré que Pancrace avait +apportée pour madame... J'avais pensé que ce breuvage, dans l'état de +fièvre où elle était, pouvait être nuisible à ma maîtresse.</p> + +<p>Il eût semblé que le mari, à cette nouvelle, aurait dû se montrer +profondément ému. Pas du tout. L'aubergiste avait tranquillement écouté +la servante. Lorsqu'elle eût fini de parler, il lui montra la porte en +disant:</p> + +<p>—Je veux bien croire, ma fille, que tu n'es ni coupable ni +complice du crime. Mais les gens de justice, que je vais faire venir, ne +seront pas si crédules. Si j'ai un bon conseil à te donner, c'est celui +d'avoir à décamper d'ici avant qu'ils arrivent.</p> + +<p>Affolée par la peur d'être rendue responsable du meurtre, la servante +ne se le fit pas dire deux fois. Elle s'élança vers la porte et +disparut.</p> + +<p>Barnabé, le lieutenant et ses hommes avaient été présents quand +l'aubergiste, avant le départ pour la Saunerie, avait donné à Pancrace +l'ordre de monter à sa femme cette rôtie au vin, en exprimant l'espoir +que le breuvage, auquel devait être mêlé un narcotique, serait bu par la +servante. Donc les quatre hommes devaient arriver à cette conviction, +que si le mari avait endormi la fille, c'était pour commettre impunément +son crime.</p> + +<p>Pour eux, Meuzelin était le meurtrier.</p> + +<p>Lorsqu'il revint au groupe, après avoir poussé les verrous de la +porte par laquelle avait fui la servante, le policier lut sur le visage +des quatre hommes la pensée qui les tenait.</p> + +<p>Il secoua la tête en disant d'une voix grave et le doigt tendu vers +la porte:</p> + +<p>—Je n'ai participé à la mort de cette femme, je vous le jure, +qu'en laissant pénétrer la vengeance par cette porte dont, exprès, je +n'avais pas poussé les verrous ni fermé la serrure au double tour. +Croyez-moi, la morte était une misérable créature que l'échafaud +réclamait. Quand je l'ai amenée ici, grosse des œuvres du +Beau-François, je connaissais tous les crimes de la vie passée de cette +femme, qui avait été d'une bande de Chauffeurs à l'autre, octroyant ses +faveurs aux chefs dont, pas une fois, elle n'a voulu réprimer les +cruautés.</p> + +<p>Une question arrivait naturellement aux lèvres de ceux devant qui se +justifiait le policier. Ce fut Vasseur qui la prononça.</p> + +<p>—Alors, Meuzelin, demanda-t-il, pourquoi l'as-tu épousée +puisque tu la connaissais?</p> + +<p>—Justement, parce que je la connaissais, appuya l'agent. +Aujourd'hui que le divorce sépare en dix minutes des gens mariés de la +veille, j'ai tenté l'épreuve... et puis, à défaut du divorce, n'avais-je +pas la guillotine qui, demain, si je l'avais voulu, m'aurait fait veuf. +</p> + +<p>La voix du policier prit un accent de gaieté sinistre pour continuer: +</p> + +<p>—Pouvait-elle se méfier du grotesque époux, de l'imbécile +Saucisson-à-Pattes? Jamais n'aurait pu lui venir le soupçon que si je +l'avais amenée sous mon toit, c'était pour surprendre, un à un, les +secrets de tous les crimes auxquels elle avait pris part. Combien de +nuits ai-je passées, guettant, penché sur sa couche, les mots échappés à +son sommeil secoué par de terribles cauchemars!</p> + +<p>Le policier montra encore la porte et poursuivit:</p> + +<p>—Quand, hier soir, j'ai préparé cette entrée au châtiment qui +allait venir, j'ai hésité un moment, et ma main s'est tendue vers les +verrous que je n'avais qu'à fermer pour lui sauver la vie. Mais toute ma +pitié s'est éteinte au souvenir que la maudite n'avait jamais eu pitié +des autres... même des siens... même de sa pauvre sœur Julie, +pauvre fille qu'elle a sacrifiée de complicité avec un scélérat du nom +de Croutot... que je trouverai, lui, un jour ou l'autre.</p> + +<p>Et d'un accent ému, le policier prononça lentement:</p> + +<p>—Une bien triste histoire que celle de Julie! Au premier +moment, je vous la conterai.</p> + +<p>Cela dit, Meuzelin se secoua brusquement comme pour se débarrasser de +son émotion et s'écria:</p> + +<p>—La Saute est morte, n'en parlons plus. Comme on dit: Morte la +bête, morte le venin!</p> + +<p>Ensuite reprenant sa voix gaie:</p> + +<p>—Le plus pressé pour le quart d'heure, dit-il, est de nous +éloigner du voisinage du Beau-François.</p> + +<p>Il éclata de rire en ajoutant:</p> + +<p>—Nous éloigner... mais pas pour longtemps, car je compte bien +le retrouver avant peu.</p> + +<p>Tout en parlant, le policier avait ouvert le volet d'une fenêtre +donnant du côté de la Sarthe, dans la direction de la place où avait +existé la Saunerie.</p> + +<p>—Tiens, fit-il, le maladroit nous laisse la route libre.</p> + +<p>Les quatre compagnons vinrent le rejoindre à la fenêtre pour se +rendre compte de l'exclamation.</p> + +<p>—Comme pour la servante, expliqua Meuzelin, mon narcotique a +cessé d'agir sur les bateliers de la <i>Juliette</i>. Peut-être, même, +est-ce l'explosion de la Saunerie qui les a réveillés. Alors ils ont +amené le bateau à l'autre rive et le Beau-François, renonçant à ses +recherches dans les ruines, a jugé prudent d'embarquer ses sacripants. +</p> + +<p>En effet, la <i>Juliette</i>, se laissant aller au courant de la +Sarthe, s'éloignait lentement. Sur son arrière se voyait, au jour +naissant, la haute stature du Beau-François qui faisait descendre ses +hommes sous le pont pour qu'on n'eût pas soupçon d'un chargement aussi +suspect.</p> + +<p>—À bientôt, grande bête! gronda entre ses dents le policier à +l'adresse du Beau-François.</p> + +<p>Plus n'était donc besoin de quitter à la hâte la +<i>Biche-Blanche</i>. Malgré sa corpulence, Meuzelin était marcheur. +Mais il ne pouvait lutter contre les longues perches de Fil-à-Beurre. +</p> + +<p>Pancrace, pour remplacer le bidet du Marcassin estropié par la balle +de Barnabé, fut au Mans en acheter un autre qu'on attela à la voiture +qui avait servi au chouan à amener Gervaise jusqu'à l'auberge.</p> + +<p>Le soir, on se mit en route, Vasseur et ses soldats, remontés en +selle, Meuzelin dans la voiture. Quant à Fil-à-Beurre, il avait annoncé +vouloir faire la route moitié à pied, au montoir du cheval de Vasseur, +moitié en voiture, à côté du policier.</p> + +<p>—Où allons-nous? demanda le lieutenant au départ.</p> + +<p>—C'est le Beau-François votre gibier, n'est-ce pas? interrogea +Meuzelin. Alors nous ferons route jusqu'au bout, car, là, où je vous +mène, il y a gros à parier que nous entendrons parler de votre animal. +</p> + +<p>—Quel est le but de ton voyage?</p> + +<p>—Je vais à Ingrande où j'ai reçu l'ordre de rejoindre le +général Labor, qui, aussitôt les troupes arrivées, doit entreprendre une +battue du pays ravagé par les bandes.</p> + +<p>—En route donc! dit Vasseur.</p> + +<p>Pendant ce début du voyage, Barnabé marcha à côté du lieutenant.</p> + +<p>—Saint-Florent-le-Vieil, où, m'as-tu dit, Gervaise est conduite +par son oncle, est-il loin d'Ingrande? demanda Vasseur à l'échalas.</p> + +<p>—Juste en face, sur l'autre rive de la Loire, affirma +Fil-à-Beurre. Quand nous arriverons, Gervaise sera installée chez son +oncle depuis quelques jours, car le Marcassin, qui a déjà sur nous une +avance de dix-huit heures, va voyager d'un autre train que celui dont +nous menace la mauvaise rosse de la voiture de Meuzelin.</p> + +<p>De fait, ce cheval était un animal qui eût fait ses quatorze lieues +en quinze jours. Dix fois, Vasseur voulut marcher de l'avant et quitter +Meuzelin. Mais, toujours, celui-ci le retint en disant:</p> + +<p>—Croyez-moi, lieutenant, à vouloir aller trop vite, vous +manquerez le but. Je vous promets le Beau-François... mais à mon heure. +</p> + +<p>En disant cela, le policier semblait être si certain de son fait que +Vasseur calmait son impatience.</p> + +<p>Si lentement qu'on marche, on finit toujours par arriver. Ce fut +ainsi que le matin du sixième jour, après avoir passé la nuit à Angers, +car Meuzelin s'était toujours, le chemin durant, opposé au voyage +nocturne, on atteignit le village de Monciel, six lieues avant Ingrande. +</p> + +<p>Tout le village était sens dessus dessous.</p> + +<p>Dans la nuit, la bande du terrible Coupe-et-Tranche avait attaqué la +diligence. En plus du meurtre des soldats de la patrouille ambulante, +les bandits avaient assassiné une femme dont les habitants de Monciel +avaient ramassé le cadavre sur la route et qu'ils avaient rapporté au +village.</p> + +<p>Chose horrible! ce cadavre n'avait plus de tête!</p> + +<p>Les autorités avaient fait étendre la victime sur une table dans la +salle de l'auberge jusqu'à l'arrivée de la justice, qu'on avait demandée +à la fois d'Angers et d'Ingrande.</p> + +<p>En attendant, les villageois, curieux et effrayés, faisaient foule +autour du cadavre, se demandant quelle pouvait avoir été cette femme. +</p> + +<p>—Si nous allions voir? proposa Meuzelin à ses compagnons.</p> + +<p>À cette époque, les magistrats, touchés par la panique générale, +n'étaient pas des plus chauds à aller instrumenter aux champs. Tant +qu'ils avaient à instruire dans les villes, où ils se sentaient en +sûreté, cela marchait de soi; mais il n'était plus de même quand il +était question de franchir les murs. L'idée de se montrer aux +campagnards, c'est-à-dire d'appeler sur eux la vengeance des malfaiteurs +qui, un jour ou l'autre, les guetteraient à leur première sortie de la +ville, les faisait reculer. Pour les maintenir en cette salutaire et +prudente réserve à aller instruire les crimes aux champs, ils avaient à +se citer le sort de quelques-uns de leurs collègues qui, après avoir +donné cette rare preuve d'audace, un jour qu'ils avaient été faire une +simple promenade hors la ville, avaient été ramassés au pied d'une haie, +tués par la balle d'un de ces campagnards, tant bonnaces et naïfs en +plein jour, mais qui se transformaient en bandits nocturnes.</p> + +<p>Donc, pour leur montrer le cadavre de la femme sans tête, les +habitants du village de Monciel avaient envoyé prévenir les magistrats +d'Ingrande et d'Angers, mais ils s'attendaient bien à ne pas les voir +venir.</p> + +<p>Leur surprise fut énorme à la vue de Meuzelin, du lieutenant, de +l'échalas et de Fichet, qui se présentaient après avoir laissé Lambert à +l'entrée du village, à la garde des chevaux et de la voiture.</p> + +<p>—On nous prend pour des gens de justice, souffla Meuzelin à +Vasseur.</p> + +<p>—Est-ce que nous allons jouer leur rôle? demanda le lieutenant. +</p> + +<p>—Pourquoi pas? Vous le savez, on s'instruit toujours en +voyageant, dit le policier souriant.</p> + +<p>Chez Meuzelin, son métier absorbait si bien l'homme qu'il ne pouvait +laisser passer cette occasion d'exercer son flair et sa sagacité.</p> + +<p>Aussitôt qu'il eut pénétré dans la salle de l'auberge où la foule +entourait la table sur laquelle était étendu le corps, l'agent ordonna +de sa voix la plus impérieuse:</p> + +<p>—Tout le monde dehors, sauf les gens de la maison.</p> + +<p>Pendant que les villageois sortaient, l'aubergiste s'approcha de lui +et demanda:</p> + +<p>—Est-ce que vous ne gardez pas Fourchu, mon magistrat?</p> + +<p>—Qu'est-ce que Fourchu?</p> + +<p>—C'est le postillon qui a conduit la diligence pendant le +relais d'Angers à Monciel.</p> + +<p>—Alors que Fourchu reste.</p> + +<p>La foule sortie, les quatre compagnons demeurèrent avec l'aubergiste, +son valet et le postillon Fourchu, un garçon trapu, à la mine décidée, +qui portait le bras gauche en écharpe, car il avait reçu une balle à +l'attaque de la diligence.</p> + +<p>—Que pour vous complaire, une femme sans tête elle est en +comparaison avec une arête sans poisson, déclara Fichet à Barnabé, après +avoir examiné le cadavre décapité.</p> + +<p>Muet, froid, recueilli, Meuzelin tourna lentement autour du corps. Un +moment son regard s'arrêta sur le cou tranché, dont les chairs hachées +accusaient que la décapitation avait été faite à plusieurs reprises par +une main inexpérimentée.</p> + +<p>—Ni un boucher, ni un équarrisseur, ni un homme d'un métier qui +dépèce la viande n'a coupé cette tête, murmura-t-il.</p> + +<p>Puis il examina la main du cadavre, main blanche, douce, aux ongles +soignés, main d'une oisive ou d'une femme dont le métier ne comportait +pas un travail manuel.</p> + +<p>Malgré le sang qui les maculait, il était facile de reconnaître que +les vêtements, fort simples pourtant et d'une coupe un peu en retard sur +la mode, étaient d'étoffe de prix. Les bas étaient en soie et les +chaussures, fines, de cuir souple, nullement déformées accusaient que la +morte ne devait pas être grande marcheuse à pied.</p> + +<p>—Mettez le corps à nu, commanda Meuzelin à l'aubergiste et à +son valet.</p> + +<p>Dépouillé de ses vêtements, le cadavre apparut beau de formes, aux +chairs jeunes, à la gorge ferme, au ventre ne révélant pas que la morte +eût été mère. Excepté les horribles blessures résultant des quatre coups +de fusil qui avaient tué cette femme, le corps ne montrait aucune +cicatrice ni signe qui dût servir à constater plus tard l'identité de la +victime.</p> + +<p>—Elle devait avoir de vingt à vingt-cinq ans, déclara Meuzelin, +après un dernier regard jeté sur le cadavre.</p> + +<p>Le lieutenant, Barnabé et Fichet assistaient, sans souffler mot, à +l'examen du policier. Au dehors, devant l'auberge, s'entendait le +murmure de la foule échangeant ses commentaires en attendant le moment +où elle pourrait rentrer dans la salle.</p> + +<p>Sur l'ordre de Meuzelin, l'aubergiste et le domestique cachèrent la +nudité du corps en jetant dessus les vêtements dont il avait été +dépouillé.</p> + +<p>Alors Meuzelin se retourna vers le postillon Fourchu.</p> + +<p>—C'est toi qui conduisais au moment de l'attaque, entre Angers +et ce village? demanda-t-il.</p> + +<p>—À preuve que j'y ai attrapé un vilain noyau, dit Fourchu en +montrant son bras blessé... Voilà comment c'est arrivé: Ils étaient bien +une trentaine; ils avaient barré la route avec deux grosses cordes +tendues d'un côté à l'autre. Un de mes chevaux s'est abattu; alors ils +ont fait feu sur la patrouille. C'est une des balles qui lui étaient +destinées qui m'a percé le bras... La chute du cheval avait arrêté la +voiture. Quatre gredins sont venus me mettre le pistolet sur le corps +pendant qu'un cinquième me fouillait pour me prendre ma feuille de +route...</p> + +<p>—Sur laquelle étaient inscrits les noms de tes voyageurs?</p> + +<p>—Oui, avec leur point de départ indiqué. Ils en avaient sans +doute besoin pour savoir si je voiturais celle qu'ils voulaient tuer... +Ah! ça n'a pas été long, allez! Cinq ou six sont allés droit au coupé; +ils en ont arraché une des voyageuses et, avant qu'elle pût dire un mot, +pan! pan! et ç'a été fini. Enfin, ils ont détaché leurs cordes et ont +relevé mon cheval, puis ils m'ont ordonné de filer sans demander mon +reste.</p> + +<p>—Ils ne t'ont pas rendu ta feuille de route.</p> + +<p>—Non, et j'avoue que je n'ai pas pensé à la réclamer.</p> + +<p>—Sais-tu où la victime avait pris la voiture?</p> + +<p>—À Angers.</p> + +<p>—Tu en es certain?</p> + +<p>—Quand j'étais à Angers à attendre pour prendre mon service, +j'ai vu arriver la voiture amenée par Chatriot. Il n'y avait alors +qu'une femme dans le coupé. Pendant que les palefreniers attelaient, +j'ai été prendre un verre avec Chatriot. Quand je suis revenu pour +monter en selle, j'ai vu alors deux femmes dans le coupé.</p> + +<p>—Sans pouvoir affirmer laquelle des deux était la première? +</p> + +<p>—Ma foi, non, car il faisait noir dans le coupé.</p> + +<p>—Et des Chauffeurs qui ont attaqué la diligence, as-tu pu en +reconnaître un?</p> + +<p>Fourchu se mit à rire à cette question:</p> + +<p>—Oh! oh! fit-il, allez donc reconnaître des gredins qui se sont +barbouillés le visage de suie ou qui ont la tête enveloppée d'un morceau +de crêpe noir.</p> + +<p>Meuzelin revint à la femme morte.</p> + +<p>—De sorte que tu ne saurais dire quelle était la femme tuée? +</p> + +<p>—Non, mais c'est facile à savoir. En lui coupant la tête, les +brigands n'ont pas été bien malins. Il n'y a qu'à aller à Angers, au +bureau de la diligence, s'informer de la femme montée en voiture cette +nuit à quatre heures du soir.</p> + +<p>—Oui, objecta Meuzelin, mais rien ne dit que la victime n'était +pas l'autre femme, celle qui occupait le coupé avant Angers.</p> + +<p>—On n'a qu'à interroger celle des deux qui vit.</p> + +<p>—Tu sais donc qui elle est?</p> + +<p>—J'ai assez entendu prononcer son nom par ceux qui, cette nuit, +à une lieue de l'endroit de l'attaque, l'attendaient au passage pour lui +faire escorte à sa descente de voiture... Il paraît que c'est une +comtesse de Méralec, qui revenait d'émigration. Elle rentrait à son +château de Brivière. Ses gens ont pris les bagages et lui ont fait +passer la Loire. Si quelqu'un peut vous donner des renseignements, ce +doit être cette comtesse, car elle ne doit pas avoir été sans causer +avec l'inconnue pendant la demi-heure qu'elles sont restées en compagnie +dans le coupé, entre le départ d'Angers et l'attaque.</p> + +<p>—Bon! fit Meuzelin en casant tous ses renseignements dans sa +mémoire.</p> + +<p>Puis il jeta un dernier regard sur le cadavre dont la nudité était +voilée sous ses vêtements amoncelés pêle-mêle, et se tournant vers +l'hôtelier:</p> + +<p>—Faites rentrer le monde, commanda-t-il.</p> + +<p>—Pas avant que nous ne soyons partis, lui dit Vasseur.</p> + +<p>—Non, non, nous restons encore, répondit vivement le policier. +</p> + +<p>—Qu'espères-tu donc découvrir parmi ces villageois qui, en +somme, ne sont que des curieux?</p> + +<p>—Qui sait! fit Meuzelin.</p> + +<p>Poussés par une curiosité sauvage, les villageois rentrèrent en se +bousculant. Bientôt ils entourèrent la table se repaissant du lugubre +spectacle, guettant d'un regard en dessous ceux qu'ils prenaient pour +des magistrats, et dont ils attendaient quelques paroles qui leur +apprissent le résultat de l'enquête, ou échangeant à voix basse leurs +réflexions.</p> + +<p>Meuzelin s'était glissé derrière ses compagnons. La face paterne, la +bouche niaisement entr'ouverte il regardait la scène d'un œil +indifférent et immobile en apparence, mais qui embrassait toute +l'assistance.</p> + +<p>—Oh! oh! l'entendit murmurer le lieutenant, qui se tenait +devant lui.</p> + +<p>—As-tu donc déjà découvert les assassins? demanda tout bas, en +se retournant, Vasseur, avec un peu de moquerie.</p> + +<p>—Non. Mais j'ai déniché un vilain merle.</p> + +<p>Et, avec assurance, il prononça:</p> + +<p>—Je viens de découvrir celui qui a décapité le cadavre.</p> + +<p>Puis, lentement, d'une voix basse qui prêchait la prudence, il +poursuivit:</p> + +<p>—N'ayez l'air de rien. Gardez-vous que vos visages ou vos +regards donnent l'éveil à mon coquin. Celui qui a coupé la tête doit +être cet homme barbu, noir de crasse, à tablier de cuir, qui est à +droite de la cheminée.</p> + +<p>Après cette indication, il ajouta:</p> + +<p>—À présent, nous pouvons quitter la salle.</p> + +<p>Derrière Meuzelin, qui se dirigeait vers la porte, Vasseur et les +autres suivirent. Ce fut seulement à cent pas de l'auberge, loin des +oreilles indiscrètes, que le lieutenant demanda:</p> + +<p>—Tu plaisantais, n'est-ce pas? en avançant que c'est l'homme au +tablier de cuir qui a tranché la tête de la victime?</p> + +<p>—J'en jurerais! affirma sérieusement le policier.</p> + +<p>—Pourtant, dit Fil-à-Beurre, rien ne distinguait cet homme de +ses voisins.</p> + +<p>—Oh! que si! appuya le policier en souriant.</p> + +<p>—Et à quoi as-tu puisé cette certitude? reprit le lieutenant, +qui, malgré les éloges qui lui avaient été faits de la sagacité de +l'agent, refusait de se laisser convaincre.</p> + +<p>—À quoi? répéta Meuzelin, à un détail bien simple, qui a pu +vous échapper, mais qui devait me frapper.</p> + +<p>—Apprends-nous-le.</p> + +<p>Le policier regarda le lieutenant et lui posa cette question:</p> + +<p>—Quel jour sommes-nous?</p> + +<p>—Le cinquième jour de la décade.</p> + +<p>À cette époque, le calendrier républicain, on le sait, avait supprimé +les semaines pour diviser chaque mois en trois périodes de dix jours +(décade), dont le dernier, portant le nom de <i>décadi</i>, représentait +l'ancien dimanche, le jour du repos.</p> + +<p>—Donc le dernier <i>décadi</i> était il y a cinq jours, +c'est-à-dire que voici cinq jours que cet homme s'est remis au travail, +insista Meuzelin.</p> + +<p>—Sans doute.</p> + +<p>—Et vous reconnaissez mon individu pour être d'un état à +forger: maréchal, forgeron ou serrurier?</p> + +<p>—La fumée et la poussière de forge qui lui salissent le visage +ainsi que son tablier le prouvent évidemment, avança Fil-à-Beurre.</p> + +<p>—Très bien! fit le policier. Maintenant, passons à une autre +question.</p> + +<p>Sans rire, il demanda au lieutenant:</p> + +<p>—Tous les combien pensez-vous que cet homme change de chemise? +</p> + +<p>—Toutes et quantes fois qu'il en met une autre, lâcha Fichet, +prenant voix au chapitre.</p> + +<p>Mais, si profondément vraie que fut cette réponse, elle ne satisfit +pas Meuzelin qui redemanda au lieutenant:</p> + +<p>—Répondez, tous les combien?</p> + +<p>—Dame! cet homme doit être comme tous les ouvriers qui +attendent le décadi, jour de repos, pour se faire beaux et propres.</p> + +<p>—Parfait! approuva l'agent.</p> + +<p>Et, après une petite pause:</p> + +<p>—Alors, reprit-il, si cet homme n'était pas, hier, d'une noce, +d'un baptême ou d'une fête quelconque, c'est lui qui a coupé la tête de +la morte.</p> + +<p>—Parce que? demanda Vasseur un peu abasourdi par cette +déclaration.</p> + +<p>—Parce que aujourd'hui, c'est-à-dire cinq jours après le +décadi, cet homme porte une chemise blanche. Donc il a été forcé de +faire disparaître son linge maculé de sang, à moins qu'il n'ait eu hier, +je le répète, une occasion de se faire beau.</p> + +<p>En secouant la tête, Meuzelin ajouta avec un sourire plein +d'assurance:</p> + +<p>—Encore, en avançant cette supposition d'une fête, je suis +intimement persuadé qu'elle est fausse, attendu qu'il se fût +débarbouillé. Or, s'il a du linge blanc et les mains à peu près propres, +il a conservé sur son visage la crasse d'un travail de cinq jours.</p> + +<p>Et pendant que ses compagnons restaient émerveillés devant lui, le +policier répéta d'un ton convaincu:</p> + +<p>—Oui, il a été forcé de faire disparaître sa chemise tachée de +sang.</p> + +<p>Le doute avait cessé chez Vasseur qui s'écria:</p> + +<p>—Alors pourquoi avoir laissé ce misérable libre?</p> + +<p>—Oh! soyez bien tranquille, dit Meuzelin en souriant, il ne le +restera pas longtemps. L'arrêter séance tenante eût été maladroit. Nous +donnions l'éveil à ses complices s'il en avait dans la salle. Mieux vaut +qu'il vienne tout seul se placer sous nos mains.</p> + +<p>Comme le lieutenant et Barnabé restaient ébahis sans comprendre sa +dernière phrase, il continua:</p> + +<p>—Il y a chez les dix-neuf vingtièmes des criminels un mouvement +involontaire qui les pousse à se trahir. Qu'un homme commette un meurtre +et qu'il puisse s'échapper sans avoir été vu; malgré lui il quittera sa +cachette pour venir dix fois rôder sur le lieu de son crime, incité par +la peur qui lui crée un besoin irrésistible de savoir ce qu'on dit, qui +on accuse, s'il est soupçonné. Au lieu de passer muet, il lui faudra +parler, s'informer, questionner jusqu'au moment où il lâchera une parole +imprudente... Notre homme au tablier sera de même. Il nous a pris pour +gens de justice, et, par cela même que nous n'avons rien dit, il sera +invinciblement poussé par la nécessité de se rassurer lui-même en nous +questionnant.</p> + +<p>Tout en parlant, Meuzelin faisait face à ses compagnons, rangés +devant lui, tournant le dos à l'auberge. Son regard passa par-dessus +l'épaule de Vasseur.</p> + +<p>—Ne vous retournez pas! dit-il vivement.</p> + +<p>Sa recommandation faite, il reprit en riant:</p> + +<p>—Hein! que vous disais-je? Voici notre homme qui vient de +sortir de l'auberge; il a abandonné les autres. La peur le met à nos +trousses et il va nous suivre jusqu'au premier coin où il pourra nous +interroger sans témoins. Je vous en supplie, ne vous retournez pas. +Continuons notre chemin en allant rejoindre Lambert qui garde vos +chevaux et ma voiture. Le coquin va se mettre à notre piste comme un +chien qui flaire une saucisse.</p> + +<p>Donnant l'exemple Meuzelin se mit en marche, suivi par ses +compagnons, qui s'étaient gardés de se retourner. Dès qu'on eut rejoint +Lambert à l'entrée du village, le policier se mit à tourner autour des +chevaux, leur soulevant les pieds pour examiner les fers.</p> + +<p>Cependant, il avait glissé un regard en dessous.</p> + +<p>—Le gredin a fait comme je l'ai dit. Il nous a emboîté le pas. +Il est là-bas qui nous guette. Nous jouerons de chance si c'est un +maréchal, car voici un cheval dont le fer s'est cassé.</p> + +<p>Alors se relevant avec les gestes désespérés d'un homme qu'un +accident empêche de se remettre en route, il feignit d'apercevoir +l'homme au tablier de cuir.</p> + +<p>—Eh! citoyen! cria-t-il en lui faisant signe de venir.</p> + +<p>L'homme s'avança lentement, avec hésitation, semblant appeler à lui +son courage.</p> + +<p>—Qu'y a-t-il pour ton service, citoyen? demanda-t-il quand il +fut arrivé.</p> + +<p>—Le village possède-t-il un maréchal?</p> + +<p>L'homme montra son tablier de cuir en disant:</p> + +<p>—Oui. C'est moi.</p> + +<p>—Ta forge est-elle loin?</p> + +<p>—La voici, dit le maréchal en indiquant du doigt la seconde +maison du village.</p> + +<p>—Alors, mon garçon, tu vas mettre un fer à ce cheval, et fais +vite, car nous avons hâte de partir.</p> + +<p>Le maréchal marcha vers sa forge suivi par les voyageurs amenant +après eux chevaux et voiture.</p> + +<p>—Fais vite, fais vite, nous sommes pressés, répétait Meuzelin +au maréchal qui forgeait son fer en tendant l'oreille.</p> + +<p>D'un clin d'œil, Meuzelin commanda aux siens de ne souffler +mot. Ce silence irrita le besoin qu'éprouvait le maréchal de parler. +Aussi, en enfonçant son premier clou, il dit au policier qui lui tenait +le pied du cheval:</p> + +<p>—Tu as trouvé le village bien alarmé par ce drame sanglant, +citoyen magistrat.</p> + +<p>—Que veux-tu, citoyen, les jours se suivent et ne se +ressemblent pas. Aujourd'hui on est dans la consternation; hier on +sautait aux crins-crins d'une noce.</p> + +<p>—Personne ne s'est marié hier à Monciel, déclara le maréchal en +rabattant son second clou.</p> + +<p>—Ou on fêtait joyeusement un nouveau-né, dit insoucieusement le +policier.</p> + +<p>—Le dernier nouveau-né date de trois semaines.</p> + +<p>—Enfin, quoi? je veux dire que si aujourd'hui Monciel est en +alarme, il était peut-être hier dans la joie. Le corps n'est pas de fer, +que diable! On ne peut pas toujours travailler. Il faut bien se reposer +un brin en se donnant du bon temps. Tel qui travaille aujourd'hui, hier +la passait douce.</p> + +<p>—Pas moi alors; car, hier, je n'ai pas quitté ma forge. J'ai +ferré onze chevaux, dit le maréchal en remettant tenailles et marteau +dans la poche de son tablier.</p> + +<p>Puis, en examinant de l'œil les pieds des autres chevaux, il +demanda:</p> + +<p>—Tu n'as plus besoin de moi, citoyen?</p> + +<p>—Si, mon garçon, fit Meuzelin.</p> + +<p>C'était débité d'un ton si bon enfant que le maréchal s'empressa de +dire:</p> + +<p>—À quoi puis-je t'être utile?</p> + +<p>—À me donner un renseignement, articula le policier en lui +faisant la risette.</p> + +<p>—Parle, citoyen magistrat.</p> + +<p>—Au fond, c'est de peu d'importance.</p> + +<p>—N'importe.</p> + +<p>—C'est plutôt une affaire de curiosité.</p> + +<p>—Crois que s'il est en mon pouvoir de la satisfaire, je serai +tout heureux de te procurer cette satisfaction.</p> + +<p>—Oh! tu dis cela!</p> + +<p>—Prenez-moi au mot.</p> + +<p>—Avant que je t'interroge, veux-tu d'abord me faire une toute +petite promesse?</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—Celle d'être bien franc.</p> + +<p>—Je vous le jure, dit le maréchal amadoué par tant de bonhomie. +</p> + +<p>Meuzelin lui posa la main sur l'épaule, et toujours souriant, il +demanda de sa voix la plus aimable:</p> + +<p>—Alors, mon garçon, puisque tu es si bien disposé, dis-moi donc +où tu as caché la tête de la femme que tu as coupée cette nuit?</p> + +<p>Le maréchal, à ces mots, eut un effroyable tressaillement de tout le +corps. Pâle comme la mort, les cheveux dressés sur la tête, les yeux +pleins d'une folie d'épouvante, il agita convulsivement les lèvres sans +pouvoir parvenir à prononcer les mots que le saisissement arrêtait dans +sa gorge.</p> + +<p>Puis l'instinct de la conservation lui vint. Sans se dire que fuir +c'était se trahir, il se ramassa sur ses jarrets comme la bête fauve qui +va bondir, poussa une sorte de rugissement et s'élança. Mais le cercle +des compagnons s'était resserré. Il fut, pour ainsi dire au vol, saisi à +chaque poignet par Lambert et Fichet.</p> + +<p>Au contact de ces deux mains qui paralysaient sa résistance, l'homme +se devina perdu. À la surexcitation nerveuse succéda la réaction d'une +complète prostration qui, anéantissant ses forces, le fit vaciller sur +ses jambes. Il se fût affaissé s'il n'eût été soutenu par Fichet qui, +croyant à une comédie, le remit sur pied en disant:</p> + +<p>—Le quart d'heure il n'est pas à songeasser de nous faire +l'imitation de la jeune vierge qu'elle accouche.</p> + +<p>Après avoir laissé l'homme s'anéantir sous son effroi, Meuzelin +répéta d'une voix sèche:</p> + +<p>—Dis-moi où tu as caché cette tête de femme que tu as tranchée +la nuit dernière?</p> + +<p>Encore incapable de parler, le maréchal secoua négativement la tête. +</p> + +<p>Le policier lui mit le doigt sur le plastron de chemise et poursuivit +en pesant sur les mots:</p> + +<p>—... Cette tête dont le sang avait rejailli sur toi, ce qui t'a +obligé de changer de chemise.</p> + +<p>Cette phrase galvanisa le maréchal qui parvint à bégayer.</p> + +<p>—Je ne sais ce que tu veux dire.</p> + +<p>L'agent avança la main et promena circulairement l'ongle de son pouce +sur la nuque du prisonnier en disant:</p> + +<p>—Si tu ne parles pas, le couperet de la guillotine te passera +là avant un mois.</p> + +<p>Un frissonnement nouveau secoua l'artisan, mais il n'en répéta pas +moins:</p> + +<p>—Je ne sais ce que tu veux dire.</p> + +<p>—Alors, nous allons opérer une perquisition chez toi.</p> + +<p>Et Meuzelin, s'adressant à ses compagnons:</p> + +<p>—Faisons entrer voiture et chevaux dans la cour et fermons la +maison. Personne ne viendra nous déranger, commanda-t-il.</p> + +<p>Il fut obéi au plus vite par le lieutenant et Fil-à-Beurre, lequel, +tout en verrouillant la porte charretière, murmura:</p> + +<p>—Pas de chance tout de même, le maréchal! Pour une pauvre +petite fois qu'il fait un <i>extra</i> de linge, on le lui reproche. +</p> + +<p>Pendant la fermeture, le prisonnier que l'épreuve avait exténué, fit +un pas pour aller s'asseoir sur l'enclume de sa forge.</p> + +<p>—Une bonne conscience qu'elle n'a jamais besoin de s'asseoir, +lâcha Fichet en le ramenant sur place.</p> + +<p>Se sentant surveillé, l'homme se tint immobile, muet, le regard vague +et fixe, comme s'il craignait de l'arrêter sur un point de l'atelier. +</p> + +<p>En attendant le retour de Vasseur et de l'échalas, Meuzelin fit ce +qu'avait voulu faire le maréchal. Il vint s'asseoir sur la massive +enclume que supportait un énorme billot de bois.</p> + +<p>À ce moment, l'œil effrayé de l'artisan se tourna +involontairement vers la base du billot. Ce regard n'eut que la durée de +l'éclair, mais il fut surpris par le policier.</p> + +<p>Vasseur et Barnabé reparurent.</p> + +<p>—Est-ce fait? demanda l'agent.</p> + +<p>—Nous sommes tout à fait chez nous, annonça le squelette.</p> + +<p>Pour adresser sa question aux arrivants, Meuzelin avait tourné la +tête vers eux. Il la ramena si brusquement du côté du prisonnier que +celui-ci n'eut pas le temps de changer la direction de son regard qui, +une seconde fois, était venu s'attacher au pied du billot de l'enclume. +</p> + +<p>—Oh! oh! pensa le policier, est-ce que par hasard je suis assis +sur la roche sous laquelle il y a anguille?</p> + +<p>—Chut! chut! souffla Barnabé dont la fine oreille avait surpris +un bruit de pas dans la rue.</p> + +<p>Les pas s'arrêtèrent devant la maison. Puis on frappa bien doucement +à la petite porte de la forge.</p> + +<p>Du poignet de son prisonnier, la main de Fichet se porta vivement à +son gosier.</p> + +<p>—Si tu insuffles un mot, dit-il tout bas, en accompagnant sa +recommandation d'un serrement de doigts qui le dispensait de compléter +sa phrase...</p> + +<p>Bien qu'on ne lui ouvrît pas, celui qui frappait devait savoir que le +maréchal avait quelque motif de se tenir clos en son logis; car loin de +s'en étonner, il fit entendre d'une voix prudente:</p> + +<p>—C'est nous, Chauvelot et Bourdois.</p> + +<p>Et après une petite pause:</p> + +<p>—Je viens comme c'était convenu. Ne crains pas qu'on nous voie +entrer. Ils sont encore tous autour de la femme de cette nuit... Ouvre. +</p> + +<p>À ces paroles qui, jusque-là peu compromettantes, pouvaient le perdre +en se prolongeant, le maréchal était devenu livide et tout pantelant +d'angoisse.</p> + +<p>On frappa encore.</p> + +<p>Puis une autre voix prononça:</p> + +<p>—Inutile de cogner, va! il a décampé.</p> + +<p>—Pas possible! N'avait-il pas été dit que ce serait moi qui, en +prenant un cheval à Angers, irait vendre la chose aux <i>francs</i> +(récéleurs) de Laval ou de Mayenne?</p> + +<p>—Oui, mais il y est allé lui-même, idée de nous faire sauter +notre part! Allons, nous sommes volés. Faut nous résigner, grogna la +seconde voix.</p> + +<p>Les deux causeurs s'éloignèrent.</p> + +<p>Malgré lui, un petit soupir de satisfaction échappa au maréchal. Ce +qu'ils avaient dit n'était pas des plus catholiques, mais, en somme, il +n'accusait rien de si grave qu'il fût impossible de l'expliquer. Donc, à +peu près rassuré, il attendit Meuzelin qu'il voyait s'avancer pour lui +répéter sa question.</p> + +<p>Seulement, lui aussi, l'agent, avait entendu le dialogue et sa +prodigieuse sagacité y avait puisé une inspiration soudaine. Il venait +bien, à la vérité, pour renouveler sa question, mais il y ajouta +quelques mots dont l'effet fut foudroyant sur le misérable quand il +l'entendit lui dire:</p> + +<p>—Où as-tu mis les boucles d'oreilles que tu as retirées des +oreilles de la tête que tu as coupée cette nuit?</p> + +<p>Et, en montrant l'enclume, Meuzelin ajouta:</p> + +<p>—Sous le billot de ton enclume, n'est-ce pas?</p> + +<p>Le maréchal eut un soubresaut convulsif: puis, après un sourd +rauquement de rage désespérée, il tomba évanoui.</p> + +<p>Quand il reprit ses sens, il était solidement garrotté, et Fichet +était en train de lui verser un broc d'eau dans le cou en disant à son +camarade Lambert:</p> + +<p>—Rien n'est plus mieux officiant pour l'évaporation de la +connaissance que l'eau sur la colonne vénérable.</p> + +<p>En revenant à lui, le premier regard du maréchal se tourna vers +l'enclume. Elle avait été déplacée. Une épaisse dalle, qui servait +d'assise au billot, apparaissait montrant, au milieu de sa surface un +petit trou carré qui servait de cachette.</p> + +<p>Après le billot, les yeux alarmés de l'artisan cherchèrent Meuzelin. +Il lui était masqué par Vasseur et Barnabé qui, devant lui, étaient +occupés à examiner un objet que leur montrait le policier en disant: +</p> + +<p>—Au bas mot, elles valent trois mille livres.</p> + +<p>Ils se retournèrent à la voix de Fichet leur faisant part que le +prisonnier avait repris ses sens.</p> + +<p>—Il s'est cicatrisé de son délabrement, annonça-t-il.</p> + +<p>Alors Meuzelin vint au maréchal, tenant dans le creux de la main une +paire de boucles d'oreilles qu'il mit sous les yeux de son homme en +demandant:</p> + +<p>—Veux-tu maintenant avouer où tu as caché la tête que tu as +dépouillée de ces bijoux?</p> + +<p>Le gueux sembla hésiter.</p> + +<p>L'agent appuya sur la chanterelle en articulant:</p> + +<p>—À moins que tu ne tiennes à être guillotiné avant un mois. +</p> + +<p>—Si je parle, aurai-je la vie sauve? prononça le maréchal d'une +voix brève.</p> + +<p>—Heu! heu! fit Meuzelin. Elle vaudra cher à racheter ta vie... +Il faudra que tu en contes bien long.</p> + +<p>Tout frémissant de la peur que son marché ne fût pas accepté, le +prisonnier dut trouver bien longue la minute pendant laquelle l'agent le +tint sur le gril en ayant l'air de se consulter.</p> + +<p>—Tu diras bien tout et tout? insista-t-il.</p> + +<p>—Oui, tout et tout. Car dès que j'aurai commencé, le mieux sera +pour moi de défiler mon chapelet jusqu'au bout, attendu que si je ne +vous faisais pas pincer toute la bande et le chef, je serais un homme +mort... Ils me tueraient.</p> + +<p>—Et ton chef est le Beau-François? demanda Meuzelin à tout +hasard.</p> + +<p>Le prisonnier eut un sourire de mépris.</p> + +<p>—Ah! oui, fit-il, ce grand bellâtre qui, depuis deux jours, est +venu travailler dans le pays avec une trentaine d'hommes? Oh! il n'en a +pas pour longtemps. Coupe-et-Tranche lui apprendra, avant peu, à ne pas +venir rogner la portion des autres.</p> + +<p>Alors, revenant à ce qui l'intéressait bien plus:</p> + +<p>—Si je parle, aurai-je la vie sauve? répéta-t-il.</p> + +<p>—Allons! c'est marché conclu! dit enfin le policier.</p> + +<p>Soit pour prouver son empressement soit qu'il craignît que Meuzelin +se rétractât, le prisonnier se hâta de dire:</p> + +<p>—La tête est enterrée au pied du pommier de ma cour. Je l'ai +mise là, ce matin, un peu avant le jour, mais mon intention était, la +nuit prochaine, de la brûler au feu de ma forge.</p> + +<p>L'agent fit signe à Lambert et Fichet de lui délier les bras et, +quand il le vit libre:</p> + +<p>—Viens la déterrer devant nous, commanda-t-il.</p> + + + + +<h2><a name="cXIV"> </a><a href="#tdm">XIV</a></h2> + + +<p>Comme l'avait dit le maréchal, au milieu de sa cour s'élevait un +vieux pommier dont la tête énorme et feuillue ombrageait un banc de +pierre placé à son pied.</p> + +<p>Fichet avait pris, dans la forge, une bêche que Meuzelin fit donner +au prisonnier en lui disant:</p> + +<p>—Mets-toi à l'œuvre en te gardant bien de toute atteinte +qui pourrait défigurer le visage.</p> + +<p>Le maréchal se posa devant une place où nul n'aurait pu soupçonner le +dépôt sinistre, tant l'endroit avait été soigneusement nivelé. Après +s'être servi de la bêche pour enlever la croûte du sol durci par son +piétinement de la nuit, il s'agenouilla et, avec ses mains, se remit à +retirer la terre devenue friable.</p> + +<p>—Voilà! dit-il bientôt en montrant une masse de cheveux noirs +qui venait d'apparaître au fond du trou.</p> + +<p>Alors, saisissant la chevelure qu'il tira sans grand effort, il amena +au jour la tête, qu'il posa à bout de bras sur le banc de pierre.</p> + +<p>L'assassinat ne datant encore que de quelques heures, la +décomposition n'avait pas eu le temps d'accomplir son œuvre sur le +visage, à qui la rigidité de la mort avait conservé son expression +dernière... et cette expression était hautaine et calme, ne trahissant +en rien la terreur qu'aurait dû inspirer à la victime, au moment +suprême, la fin tragique qui la menaçait. Si brusque qu'avait été le +dénouement, cette femme avait pu, pourtant, voir venir la mort et elle +lui avait bravement fait face.</p> + +<p>—Une jeune et jolie femme, souffla Vasseur en examinant le +visage.</p> + +<p>—Et aussi une maîtresse femme, ajouta le policier, dont +l'attention avait été attirée par la physionomie altière de la face. +</p> + +<p>Curieux de détails, il demanda au maréchal:</p> + +<p>—Tu étais là quand elle a été assassinée?</p> + +<p>Celui-ci parut avoir la franchise récalcitrante; ce qui fit que +Meuzelin, d'un ton qui sentait la menace, lui rafraîchit la mémoire: +</p> + +<p>—N'oublie pas que ta vie vaut cher, dit-il. Si tu veux la +racheter, je t'ai prévenu qu'il ne faudrait pas ménager ta langue.</p> + +<p>Il était bien aventuré le cou du maréchal, à présent que la tête +était déterrée. Il y alla donc, comme on dit, bon jeu bon argent.</p> + +<p>—J'assistais si bien à l'assassinat, avoua-t-il, que je suis un +de ceux qui avaient été nommés par Coupe-et-Tranche pour la fusiller. +</p> + +<p>—Coupe-et-Tranche conduisait donc l'attaque?</p> + +<p>—Non, mais il l'avait préparée de longue date, et, d'avance, il +avait désigné à son lieutenant les rôles que chacun aurait à jouer.</p> + +<p>Meuzelin revint à la morte et demanda:</p> + +<p>—En se voyant perdue, la voyageuse n'a pas crié, demandé grâce, +prononcé quelques mots?</p> + +<p>—Si elle a parlé.</p> + +<p>—Un appel à pitié?</p> + +<p>—Du tout. Elle n'a prononcé qu'une courte phrase qui était +incompréhensible pour nous.</p> + +<p>—Laquelle?</p> + +<p>—Au moment où nous la couchions en joue, elle a dit comme ça: +«C'était bien la peine de revenir!»</p> + +<p>—Ah! fit le policier tout décontenancé, car il avait espéré que +cette phrase, inintelligible pour les autres, s'éclaircirait pour lui. +</p> + +<p>Un souvenir lui passa subitement en tête.</p> + +<p>—Mais, fit-il vivement, il se trouvait une autre voyageuse dans +le coupé—une comtesse de Méralec, m'a-t-on dit. Qu'a-t-elle fait, +qu'a-t-elle dit pendant cette scène de meurtre?</p> + +<p>—Elle a fait la diablesse et a hurlé: Grâce! dans son coupé +dont elle ne pouvait sortir, attendu que, de chaque côté, on lui tenait +la portière. Puis, finalement, je crois bien qu'elle s'est évanouie. +</p> + +<p>—Elle est jolie, cette comtesse? demanda Vasseur.</p> + +<p>Le maréchal haussa les épaules.</p> + +<p>—Ça, je n'en sais rien. Cette nuit, il faisait noir comme dans +un four. Je n'ai pu la voir.</p> + +<p>Une objection vint à l'esprit du lieutenant:</p> + +<p>—Mais, dit-il, puisqu'il faisait tant obscur, comment a-t-on pu +reconnaître la femme qui devait être votre victime?</p> + +<p>Le maréchal recommença son haussement d'épaules.</p> + +<p>—Tu m'en demandes trop, citoyen. La seule chose que je puisse +dire, c'est qu'on me l'a amenée au bout de mon fusil et que j'ai fait +feu.</p> + +<p>—Et c'est toi qui lui a tranché la tête?</p> + +<p>—Dame! les autres ne savaient comment s'y prendre et il fallait +exécuter l'ordre de Coupe-et-Tranche. Alors je me suis servi de la +hachette de Chauvelot, un des deux qui sont venus tout à l'heure frapper +à ma porte.</p> + +<p>—Les autres t'ont regardé faire? continua Vasseur.</p> + +<p>—Ils se sont contentés de dire: Part à trois! au sujet des +boucles d'oreilles.</p> + +<p>Si Meuzelin avait laissé le lieutenant continuer l'interrogatoire, +c'était qu'il était occupé, avec Fil-à-Beurre, à enfermer la tête de la +victime dans un panier couvert.</p> + +<p>Après avoir repoussé le couvercle du panier sur le lugubre contenu, +il se retourna en disant:</p> + +<p>—Fichet et Lambert, reficelez-moi cet aimable garçon, et en +route.</p> + +<p>—Vous m'emmenez? fit le maréchal tellement atterré qu'il se +laissa lier sans résistance.</p> + +<p>Meuzelin se mit à rire.</p> + +<p>—Croyais-tu que nous allions te donner la clef des champs? Au +fond, c'est dans ton intérêt. Ne nous as-tu pas conté que +Coupe-et-Tranche te ferait tuer au plus petit soupçon de trahison? Eh +bien, nous allons te mettre à l'abri de cette mort violente en te +cachant dans la prison d'Angers.</p> + +<p>Puis comme, en parlant, il s'était assuré que les deux soldats +l'avaient solidement garrotté, il commanda de le porter dans la voiture. +</p> + +<p>Il fallait rebrousser chemin. C'était dur pour Vasseur qui n'était +plus qu'à quelques lieues de Gervaise; mais il se résigna en pensant que +c'était affaire de quatre ou cinq heures, juste le temps de conduire le +bandit sous les verrous.</p> + +<p>—Demain, vous la verrez, lui promit Meuzelin à qui, pendant le +voyage qu'il venait d'accomplir en compagnie, il avait fait confidence +de son amour.</p> + +<p>Le lieutenant et ses hommes remontèrent en selle, et, après que +Barnabé eut soigneusement refermé la porte de la maréchalerie, on se mit +en route. Vasseur marchait en tête, escorté par Fil-à-Beurre jouant de +ses longues jambes. De droite et de gauche, Fichet et Lambert +escortaient la voiture que conduisait Meuzelin assis sur la banquette de +devant. Au fond du véhicule, le prisonnier était étendu sur la paille, à +côté du panier contenant la tête.</p> + +<p>On n'était pas à plus de cent toises du village de Monciel, que le +maréchal, tremblant d'angoisse, éprouva le besoin de remonter son moral +qui voyait l'avenir en noir.</p> + +<p>—Vous m'avez promis que j'aurais la vie sauve, dit-il au +policier dont le silence l'inquiétait.</p> + +<p>—Oui, j'ai promis... à condition que tu dirais la vérité.</p> + +<p>—Aussi l'ai-je dite entière.</p> + +<p>—Heu! heu! en es-tu bien sûr? lâcha l'agent d'un ton de doute. +</p> + +<p>En branlant la tête d'un air indifférent, il continua à mots traînés: +</p> + +<p>—Après tout, c'est ton affaire! Du moment que peu t'importe +d'avoir le cou coupé, je comprends que tu ne vides pas le fond de ton +sac.</p> + +<p>Il y eut une crise de désespoir chez le maréchal. Après en avoir tant +dit, cela ne comptait pas! Aussi sa voix frémissait-elle de peur quand +il s'écria:</p> + +<p>—Mais vous le connaissez, le fond de mon sac!</p> + +<p>—Alors ton sac possède un double fond où sont enfermés quelques +aveux que tu ne juges pas utile d'en faire sortir.</p> + +<p>Cela dit, l'agent prit un ton tout bonhomme, tout amical pour +poursuivre:</p> + +<p>—C'eût été, pourtant, bien agréable pour toi, pendant qu'on +aurait guillotiné tes camarades, de te trouver libre comme l'air, ayant +même en poche une somme d'argent assez rondelette pour te permettre +d'aller t'établir au loin... Vois-tu d'ici la vie heureuse que tu aurais +menée?</p> + +<p>—Vrai! vrai! répéta convulsivement le prisonnier se raccrochant +à l'espérance.</p> + +<p>—Absolument comme je te l'affirme, articula l'agent.</p> + +<p>Ensuite, brusquement, il demanda:</p> + +<p>—Sais-tu comment on m'appelle?</p> + +<p>—Non.</p> + +<p>—Je me nomme Meuzelin.</p> + +<p>À défaut de sa personne, le nom du policier célèbre devait être connu +dans les bandes, pour lesquelles il sonnait comme la menace d'une +catastrophe suspendue sur elles, car il y eut un effarement complet chez +le prisonnier quand il s'écria:</p> + +<p>—Meuzelin! Alors je suis perdu!</p> + +<p>—Mais non, imbécile! Parle et je te jure que tout ce que je +viens de te promettre sera tenu.</p> + +<p>Il y eut un silence, puis le maréchal demanda d'un ton décidé:</p> + +<p>—Que voulez-vous savoir?</p> + +<p>—Conte-moi, bien en détail, quelle était la femme assassinée. +Dans quel but on l'a tuée. Pourquoi on avait intérêt à faire disparaître +sa tête.</p> + +<p>Et Meuzelin, se renversant sur la lanière en cuir qui servait de +dossier à sa banquette, tendit l'oreille aux aveux de son compagnon de +voiture.</p> + +<p>Au bout de deux heures, quand Vasseur et Barnabé qui, tout en +causant, avaient un peu forcé leur marche, ne furent plus qu'à quelques +portées de fusil du faubourg d'Angers, ils s'arrêtèrent pour attendre la +charrette que l'allure lente du cheval poussif, qui la traînait, avait +laissée fort en arrière. Elle apparaissait au loin, toujours escortée +par Fichet et Lambert.</p> + +<p>Bien qu'on ne fût pas en service, le lieutenant n'en maugréa pas +moins à la vue de ses soldats chevauchant de chaque côté de la voiture. +</p> + +<p>—À eux deux, ils n'ont pas même la cervelle d'une linotte. Ils +devraient savoir que leur poste est derrière le véhicule. Ce qui leur +permet de surveiller à la fois les côtés et le fond. Postés comme ils le +sont, rien n'empêche le prisonnier de s'évader par l'arrière de la +charrette.</p> + +<p>—Oh! oh! fit Fil-à-Beurre; je crois, lieutenant que vous +comptez sans notre ami Meuzelin. Il doit ouvrir un œil vigilant +sur le misérable qui, de plus, est mieux ficelé qu'une andouille.</p> + +<p>Barnabé achevait quand Vasseur partit d'un franc rire.</p> + +<p>—Tu tombes mal à dire que Meuzelin doit ouvrir un œil! Il +m'a plutôt l'air de fermer les deux yeux.</p> + +<p>En effet, la distance raccourcie permettait de voir l'agent qui, +renversé sur le dossier de son siège, dormait comme un bienheureux. Sa +tête ballottait de droite et de gauche à chaque cahot de la charrette +que son cheval conduisait, la bride sur le cou, en pleines ornières de +la route.</p> + +<p>—Il faut que son sommeil soit diantrement dur pour résister à +un bercement pareil. Si, comme tu le disais, le prisonnier n'était +garrotté solidement, il l'aurait bel, avec mes deux soldats sur les +côtés et Meuzelin dormant, à prendre la poudre d'escampette, dit +Vasseur.</p> + +<p>Alors, revenant sur leurs pas, le lieutenant et l'échalas furent +au-devant de la voiture.</p> + +<p>À la voix du lieutenant qui l'appelait, Meuzelin ouvrit les yeux, se +secoua et se leva de son siège en disant:</p> + +<p>—Il paraît que j'ai fait mon petit ronron. Je vais marcher un +peu, ça me réveillera tout à fait.</p> + +<p>Et il mit pied à terre.</p> + +<p>En dégageant le devant de la voiture, l'agent avait permis à Vasseur, +du haut de son cheval, de plonger ses regards sous la toile qui bâchait +la charrette.</p> + +<p>—Sacrebleu! jura-t-il. Votre prisonnier n'est plus là! annonça +le lieutenant.</p> + +<p>L'agent se hissa sur le marchepied, avança la tête sous la bâche et, +de sa voix toujours paisible, répondit:</p> + +<p>—C'est ma foi vrai!</p> + +<p>En même temps, Fil-à-Beurre avait escaladé l'autre marchepied, et, +avançant son long bras dans la voiture, il en retirait un paquet de +cordes en disant:</p> + +<p>—Il était donc bien mal attaché?</p> + +<p>Cette supposition blessa l'amour-propre de Fichet, qui avait garrotté +le maréchal au départ.</p> + +<p>—Que je vous fiche mon billet qu'une mère elle n'aurait pas +mieux harnaché qui qui lui aurait mangé sa fille, articula-t-il d'un ton +froissé.</p> + +<p>Cependant Fil-à-Beurre avait examiné les cordes.</p> + +<p>—Elles ont été coupées, annonça-t-il.</p> + +<p>La découverte fut un baume pour l'orgueil ulcéré de Fichet qui, +s'apaisant, débita:</p> + +<p>—Aussi les bras me tombaient des mains de ce que comment qu'il +aurait pu se désencombrer des nœuds que je lui avais contractés. +</p> + +<p>Meuzelin, descendu du marchepied de la voiture, s'était rapproché de +Vasseur, qui l'observait en silence, s'étonnant qu'un tel finaud se fût +laissé jouer.</p> + +<p>Les deux hommes se regardèrent dans les yeux. Alors le lieutenant +comprit aussitôt et demanda tout bas:</p> + +<p>—C'est toi qui l'as fait fuir?</p> + +<p>—Oui, dit le policier.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>D'un coup d'œil, l'agent s'assura qu'il ne pouvait être entendu +des autres, et vivement souffla:</p> + +<p>—Il s'agissait de sauver Gervaise.</p> + +<p>—Elle court donc un danger? demanda Vasseur en pâlissant.</p> + +<p>Mais au lieu de répondre, l'agent se tourna vers les autres en +s'écriant de la voix d'un homme impatienté de les voir s'appesantir sur +sa faute:</p> + +<p>—Quand nous resterons là à nous ébahir! Eh bien, quoi? Notre +scélérat était pincé. Il a usé du droit de tout prisonnier, il a pris la +fuite. Nous n'allons pas coucher ici, j'imagine. Allons, en route pour +Angers.</p> + +<p>Le lieutenant, tout rêveur, restait immobile en selle, semblant se +consulter. Meuzelin, qui s'apprêtait à monter en voiture, l'aperçut +ainsi méditant; il marcha vivement à lui:</p> + +<p>—Lieutenant, dit-il, vous pensez à me quitter.</p> + +<p>—Oui, je veux aller à Saint-Florent-le-Vieil, où je sais +qu'habite Gervaise.</p> + +<p>—Quoi faire?</p> + +<p>—Défendre Gervaise contre ce danger qui, dis-tu, la menace. +</p> + +<p>—Oui, mais ce danger, il vous faudrait d'abord le connaître. +Vous ne pouvez l'apprendre que par moi et il m'est impossible de vous en +souffler mot.</p> + +<p>La voix de Meuzelin se fit grave, quand il reprit:</p> + +<p>—Écoutez-moi bien, lieutenant. Je vous jure qu'à vouloir agir +seul, non seulement vous courrez danger de mort, mais, infailliblement, +vous causerez celle de la jeune fille qui sera sacrifiée sans pitié +comme l'a été la malheureuse femme de cette nuit.</p> + +<p>Vasseur le regarda surpris.</p> + +<p>—La mort de cette femme se rattache-t-elle à quelque mystère +qui concerne Gervaise? demanda-t-il.</p> + +<p>—Oui, la pauvre enfant se trouve englobée, à son insu, dans une +affaire sinistre, de si complète façon, qu'il lui serait impossible de +prouver son innocence si moi... moi seul, vous m'entendez... je ne viens +à son aide.</p> + +<p>Et d'un accent qui, pour ainsi dire, priait:</p> + +<p>—Voyons, poursuivit l'agent, laissez-vous convaincre, +lieutenant, bien qu'il me soit impossible de vous en dire plus, car +l'œuvre à laquelle je me suis voué me ferme la bouche. Ayez +confiance en moi. Je vous rendrai Gervaise.</p> + +<p>—Quand? demanda Vasseur ébranlé.</p> + +<p>—Cela dépend d'événements qui vont se produire. Mettons un +mois.</p> + +<p>—Un mois d'attente! un long mois pendant lequel l'impatience me +torturera dans l'inaction!</p> + +<p>—L'inaction! répéta Meuzelin avec un sourire. Oh! que non pas! +Je compte, ce mois durant, vous donner assez d'occupation pour que vous +ne trouviez pas le temps long.</p> + +<p>—Alors tu m'associes à tes projets?</p> + +<p>—Parbleu! et je vous y mettrai jusqu'au cou.</p> + +<p>Et, ensuite, du coin de l'œil, désignant Fil-à-Beurre qui, en +les voyant causer à voix basse, se tenait à l'écart:</p> + +<p>—Ainsi que l'ami Barnabé si le cœur lui en dit, ajouta le +policier.</p> + +<p>—Et le cœur lui en dira, sois-en certain. Pour Gervaise, +il sera capable de tout, affirma le lieutenant.</p> + +<p>—Eh! eh! ricana le policier, je lui fournirai, s'il en est +ainsi, une bien belle occasion, en cas d'insuccès, de se faire scier +entre deux planches... c'est un passe-temps que se donnent les faux +chouans lorsqu'ils ont fait un prisonnier d'importance.</p> + +<p>—Oh! oh! fit moqueusement Vasseur, je ne m'imagine pas +Fil-à-Beurre devenu un prisonnier d'importance.</p> + +<p>Le policier secoua la tête et demanda:</p> + +<p>—Croyez-vous que moi, s'ils me tenaient, les bandits me +scieraient entre deux planches?</p> + +<p>—Oui, toi qu'ils ne connaissent pas, mais dont ils se répètent +le nom avec effroi, s'ils te tenaient après avoir appris ton identité, +ta place serait entre les deux planches.</p> + +<p>—Eh bien, c'est justement cette place-là que j'ai l'intention +d'offrir à ce bon Fil-à-Beurre, dit tout gentiment le policier.</p> + +<p>Mais se reprenant aussitôt:</p> + +<p>—En cas d'insuccès bien entendu, je le répète, appuya-t-il. +</p> + +<p>Puis, comme il lisait dans les yeux de Vasseur une sorte d'étonnement +de mépris en l'entendant annoncer son projet de se soustraire au danger +en y exposant un autre, l'agent se hâta d'ajouter:</p> + +<p>—Soyez tranquille, lieutenant, il y aura du nanan pour tout le +monde. Moi, à ce moment-là, je serai entré dans la peau d'un autre... +peau qui, si elle ne me couvre pas bien, me mènera à cuire à petit feu +doux dans un four... encore un divertissement des bandits.</p> + +<p>—Et moi, quelle sera ma part de nanan, suivant le rôle que tu +me destines?</p> + +<p>—Ou les deux planches, ou le four, ou la pendaison par les +pieds... Songez donc que vous êtes Vasseur, le destructeur de leurs amis +d'Orgères! Les citoyens bandits vous serviront en conséquence.</p> + +<p>Vasseur se mit à rire.</p> + +<p>—Là, fit le policier, à présent que vous connaissez le revers +de la médaille, voulez-vous que nous nous associons pour sauver +Gervaise?</p> + +<p>Promettre à l'amoureux le salut de la jeune fille, c'était lui dicter +sa réponse.</p> + +<p>—Je te suivrai où tu me conduiras, déclara-t-il.</p> + +<p>—Alors, retournons à Angers, dit Meuzelin en se dirigeant vers +la voiture.</p> + +<p>Mais, à son troisième pas, il s'arrêta pour revenir au lieutenant. +</p> + +<p>—À propos, demanda-t-il, Barnabé sait-il écrire?</p> + +<p>—Mieux qu'un notaire, affirma Vasseur.</p> + +<p>Sur cette réponse, Meuzelin gagna la voiture, et quand il y fut +monté, il cria:</p> + +<p>—En route!</p> + +<p>En vingt minutes, on atteignit Angers.</p> + +<p>C'était précisément dans le faubourg par lequel ils faisaient leur +entrée que se trouvait la maison de poste où relayait la diligence. +Comme en beaucoup d'endroits, cette maison de poste était la boîte aux +cancans, potins et racontars sur tout ce qui se passait dans la ville ou +à dix lieues à la ronde.</p> + +<p>À l'arrivée de Meuzelin et des siens, une dizaine de bavards, +auxquels était mêlé le maître de poste, péroraient sur le tragique +événement de la nuit précédente.</p> + +<p>—Descendons là, proposa le policier.</p> + +<p>À cette époque, où le peu de sûreté des routes forçait les voyageurs +à se réunir pour leur défense commune, il n'y avait rien d'étonnant dans +cette descente à l'auberge de la petite troupe de cinq individus.</p> + +<p>Le maître de poste était des premiers cités parmi les aubergistes les +plus empressés à tenir en règle leur livre d'inscription des voyageurs. +Son premier soin fut de conduire les arrivants à la salle qui servait de +bureau au service de la diligence, pour prendre, sur son registre, leurs +noms, prénoms et qualité. Cette pièce était encombrée de paniers, +caisses ou malles que les diligences avaient apportées à leur dernier +passage ou devaient enlever à leur prochain départ.</p> + +<p>Aubergiste et voyageurs avaient été suivis par le groupe des curieux, +tous impatients que la formalité fût remplie pour pouvoir questionner à +l'aise ces nouveaux venus, qui arrivaient par la route d'Ingrande et +qui, ayant passé sur le lieu du crime, devaient abonder en détails sur +l'attaque de la diligence.</p> + +<p>Donc, le maître de poste-aubergiste, ayant pris un des deux gros +registres placés sur son bureau, procéda à l'interrogatoire des frais +débarqués, dont il inscrivit en même temps les déclarations.</p> + +<p>Ce fut d'abord le citoyen Rameau, gros marchand en grain de Chartres, +voyageant pour achats avec ses trois garçons fariniers.</p> + +<p>Et, à l'appui de son dire, Vasseur produisit les papiers bien en +règle que la commune de Chartres, instruite de son expédition secrète à +la poursuite du Beau-François, s'était empressée de lui délivrer.</p> + +<p>Les deux soldats et Barnabé se trouvant couverts par la déclaration +du lieutenant, il ne restait plus qu'à inscrire Meuzelin.</p> + +<p>—Eh! là-bas, citoyen, c'est à ton tour, lui cria l'aubergiste +en le voyant occupé à lire les adresses que portaient les caisses et +malles déposées dans le bureau.</p> + +<p>Le policier vint à l'appel et déclara se nommer Baptiste Beulard, +marchand de cotonnades, venu dans le pays pour faire ses achats.</p> + +<p>Et, pour prouver son identité, Meuzelin montra un passeport des mieux +en règle, délivré à Paris.</p> + +<p>En écrivant son dernier mot, le maître de poste lâcha cette phrase: +</p> + +<p>—Cette fois encore, le commissaire de police en sera pour ses +frais de curiosité.</p> + +<p>—Est-ce qu'il guette quelqu'un au passage? demanda Meuzelin qui +avait dressé l'oreille.</p> + +<p>—Oui, deux hommes qu'on cherche partout.</p> + +<p>—Des malfaiteurs?</p> + +<p>—Oh! non pas! C'est un agent de police et un lieutenant de +gendarmerie qui ont disparu. On les cherche partout pour les envoyer au +général Labor, qui les réclame pour l'aider en sa prochaine expédition. +</p> + +<p>—Peut-être que, pour le moment, ces deux hommes ont mieux à +faire, avança le policier en lançant un coup d'œil à Vasseur.</p> + +<p>L'inscription achevée, le champ était donné aux curieux. Le plus +pressé se hâta de demander:</p> + +<p>—Vous venez d'Ingrande? Vous avez dû passer à l'endroit de +l'attaque? Que dit-on sur le crime de cette nuit? Sur la femme sans +tête? A-t-on découvert quelle est cette femme?</p> + +<p>—Mais, fit Meuzelin étonné, il me semble que l'endroit où l'on +peut avoir la chance d'être renseigné sur la victime, c'est ici?</p> + +<p>—À Angers? fit le chœur des curieux.</p> + +<p>—Non, non, ici même, on a relayé la diligence, appuya Meuzelin. +</p> + +<p>En regardant le maître de poste dans les yeux, il continua:</p> + +<p>—Car on affirme que c'est ici que cette femme a monté en +voiture.</p> + +<p>Si tranquillement que, pour tout le monde, le maître de poste eût +soutenu le regard de l'agent, il dut y avoir, dans ses yeux, quelque +indice qui intrigua Meuzelin, car il reprit en insistant:</p> + +<p>—Oui, c'est de ce bureau qu'est partie l'inconnue.</p> + +<p>—C'est bien facile à vérifier, dit l'aubergiste en étendant la +main sur le second des registres placés devant lui.</p> + +<p>Il se mit à feuilleter en poursuivant:</p> + +<p>—S'il en est ainsi, le départ de la voyageuse doit être +inscrit.</p> + +<p>Quand il eut trouvé la page, il posa le doigt à la place voulue en +ajoutant:</p> + +<p>—Nulle femme n'est montée dans la diligence qui a relayé cette +nuit.</p> + +<p>Meuzelin ne se tint pas pour battu.</p> + +<p>—Pourtant, dit-il, le postillon Fourchu, qui a conduit le relai +d'Angers au village de Monciel, a déposé qu'à l'arrivée à votre maison +de poste, le coupé ne contenait qu'une femme, et qu'elles s'y trouvaient +deux au départ.</p> + +<p>—Le postillon Fourchu se sera trompé, articula sèchement le +maître de poste, que l'insistance de l'agent semblait impatienter.</p> + +<p>Mais se ravisant:</p> + +<p>—Du reste, reprit-il, que Fourchu présente sa feuille de route. +S'il en est comme il le prétend, la voyageuse a dû y être inscrite par +moi à sa montée en voiture.</p> + +<p>—Malheureusement, cette feuille lui a été enlevée par les +bandits.</p> + +<p>Le maître de poste haussa les épaules en disant:</p> + +<p>—C'était le seul moyen de contrôle.</p> + +<p>—Oh! le seul, non pas! dit vivement le policier. Il en est +encore un autre.</p> + +<p>—Quel autre moyen?</p> + +<p>—Rien n'est plus facile que de constater l'endroit où la +victime a pris la voiture. On n'a qu'à interroger l'autre voyageuse du +coupé, venant de Paris, qui, elle, est arrivée saine et sauve à bon +port. C'est une comtesse de Méralec, habitant le château de Brivière, +m'a dit Fourchu.</p> + +<p>L'aubergiste se frappa le front en homme tout joyeux de se voir tiré +d'embarras.</p> + +<p>—Parbleu! s'écria-t-il, vous avez raison!</p> + +<p>Alors, désignant du doigt un coin de la salle où étaient entassées +une dizaine de malles et de caisses, il reprit:</p> + +<p>—J'ai justement là une occasion d'entrer en rapport avec cette +comtesse. À son départ de Paris, elle avait tant de bagages qu'il a +fallu en laisser une partie, qu'on devait lui expédier deux heures après +par la diligence de Poitiers. En passant ici, cette voiture a déposé +toutes les malles en me chargeant de les faire bifurquer sur Ingrande +par la première occasion.</p> + +<p>Et le maître de poste, s'adressant aux curieux, termina en disant: +</p> + +<p>—Avant peu, les amis, nous aurons des renseignements précis, +car c'est moi-même qui irai porter ces bagages à la comtesse de Méralec, +et, par la même occasion, je l'interrogerai sur la femme inconnue.</p> + +<p>Satisfaits par cette promesse, les curieux se retirèrent accompagnés +par le maître de poste qui, bavard par excellence, leur fit la conduite +jusqu'à la rue où, plus de deux minutes, il resta jouant toujours de la +langue.</p> + +<p>Cependant, les compagnons étaient restés seuls dans la salle.</p> + +<p>—Barnabé, as-tu jamais volé? demanda Meuzelin à Fil-à-Beurre. +</p> + +<p>Avant que l'échalas pût ajouter un mot au brusque haut-le-corps que +lui avait causé la question, l'agent continua:</p> + +<p>—Il y a commencement à tout, mon garçon. Débute donc par voler, +à ton choix, une de ces caisses, que tu iras cacher sous la paille de ma +voiture.</p> + +<p>Fil-à-Beurre allait monter sur ses grands chevaux. Le policier arrêta +net son éclat d'indignation en ajoutant:</p> + +<p>—Je te le demande au nom de Gervaise.</p> + +<p>—Oh! alors! fit Barnabé.</p> + +<p>Et, sans hésiter, il marcha vers les caisses, en prit une de moyenne +grandeur et, sortant par la cour, il se dirigea vers le hangar sous +lequel la voiture était remisée.</p> + +<p>Le policier l'avait suivi des yeux.</p> + +<p>—Maintenant, se dit-il, je crois être en mesure de parer aux +âneries que va commettre l'idiot qu'on appelle le général Labor.</p> + +<p>Et, en souriant:</p> + +<p>—Tout de même, pensa-t-il, le traquenard que lui tend +Coupe-et-Tranche est bien imaginé... Tout me prouve que, cette fois, le +maréchal m'a bien avoué la vérité.</p> + + + + +<h2><a name="cXV"> </a><a href="#tdm">XV</a></h2> + + +<p>Quelles révélations Meuzelin avait-il tirées du maréchal pour qu'il +eût ainsi laissé fuir le scélérat en récompense de ses aveux? Quand il +se savait attendu par le général Labor, au lieu de se rendre à son +devoir, pourquoi, non seulement y manquait-il, mais encore retenait-il +Vasseur qui, lui aussi, était réclamé par Labor? Avec ses quatre +compagnons, le policier comptait-il arriver à meilleure fin que le +général avec toutes ses troupes? Enfin, était-il sincère quand, pour +mieux vaincre la résistance du lieutenant, il avait affirmé qu'il +s'agissait du salut de Gervaise?</p> + +<p>Pour obtenir une réponse à toutes ces questions, nous laisserons +s'écouler les trois semaines pendant lesquelles le général Labor avait +fait rechercher partout le lieutenant et le policier disparus, et nous +en reviendrons en ce moment où Fil-à-Beurre venait d'être amené, par le +Marcassin, en présence du général Labor, dans le boudoir de la comtesse +de Méralec.</p> + +<p>Disons d'abord comment il se faisait que Barnabé était arrivé à être +introduit dans le château de la Brivière par le Marcassin.</p> + +<p>La métairie exploitée par Cardeuc, autrement dit le Marcassin, était +située entre le château de Brivière et le village de +Saint-Florent-le-Vieil. D'une contenance d'environ soixante arpents, +elle s'étendait jusqu'à la Loire, dont était elle séparée par la route +de halage.</p> + +<p>Il était deux heures et, après le dîner des hommes de la métairie qui +venait de se terminer, chacun s'était éloigné, laissant seul le +Marcassin. Encore assis au haut bout de la table, sa place habituelle +durant les repas, il réfléchissait profondément:</p> + +<p>—Tout va bien et tout ira mieux encore tant que nous n'aurons +affaire qu'à l'âne bâté qui s'appelle le général Labor, murmurait-il +avec ces petits rauquements brefs qui, chez lui, équivalaient aux +saccades d'un rire.</p> + +<p>Il fut tiré de ses réflexions par l'entrée d'un garçon de la ferme, +qui annonça:</p> + +<p>—Il vient d'arriver un homme qui te demande.</p> + +<p>—Quel genre d'homme? demanda le métayer, dont l'œil +s'emplit de méfiance.</p> + +<p>—Un grand escogriffe, un peu moins gras que le coupant d'une +faux. Il prétend que tu le connais.</p> + +<p>—Il n'a pas dit son nom?</p> + +<p>—Je ne le lui ai pas demandé. Ce qui fait croire que tu dois le +connaître, c'est qu'il te ramène la voiture dans laquelle tu es parti à +ton dernier voyage et que tu as laissée en route.</p> + +<p>—Va chercher cet homme, commanda Marcassin. Comme le valet +allait s'éloigner, son maître le rappela:</p> + +<p>—À propos, dit-il, tous nos gens de la plaine sont-ils rentrés? +</p> + +<p>—Pas un seul.</p> + +<p>—Pourquoi? gronda le métayer brusquement.</p> + +<p>—Le petit gars de Loirière, qu'ils ont expédié et qui est +parvenu à passer, m'a expliqué la chose. Il paraît que le retour leur +est coupé par des postes de douze ou quinze soldats, échelonnés de façon +à pouvoir se secourir, qui surveillent la plaine. Il faut donc que nos +hommes attendent la nuit pour s'éparpiller. Alors, un à un, ils +franchiront la ligne.</p> + +<p>—Oui, mais le fourgon?</p> + +<p>—Il leur faudra l'abandonner dans le bois de Segré, après +l'avoir vidé de son contenu, qu'on enterrera en attendant l'heure +propice pour aller le chercher.</p> + +<p>Ce moyen ne semblait pas être du goût du Marcassin, qui reprit:</p> + +<p>—Il faut faire déguerpir ces troupes.</p> + +<p>—Pas à main armée, j'imagine.</p> + +<p>—Non, mais en les lançant sur une fausse piste. Il réfléchit un +peu, puis, en ricanant:</p> + +<p>—Une belle occasion de faire d'une pierre deux coups, +s'écria-t-il. Où est la bande du Beau-François?</p> + +<p>En prononçant ce nom, le Marcassin fut pris de rage et serra ses +énormes poings:</p> + +<p>—Sans ces maudites troupes du gouvernement, qui nous empêchent +de régler nos affaires entre nous, comme j'en aurais eu vite fini avec +le Beau-François et les siens! articula-t-il avec fureur...</p> + +<p>Ensuite, revenant à son idée:</p> + +<p>—Il faudrait lui lâcher les soldats sur le dos. Où se tient-il +à cette heure, le bélître?</p> + +<p>—À la ferme de Poncet, entre Loirière et la Cornouaille. Il a +obtenu l'hospitalité de Poncet par la terreur. Le fermier croit avoir +affaire à Coupe-et-Tranche!</p> + +<p>—Tonnerre! rugit le métayer.</p> + +<p>Soudain, il s'apaisa en disant:</p> + +<p>—Il faut d'abord s'occuper de l'homme qui est là. Cours me le +chercher.</p> + +<p>Une minute après, la maigre silhouette de Fil-à-Beurre s'encadra dans +la baie de la porte ouverte.</p> + +<p>—C'est moi. Est-ce que tu ne me reconnais pas, citoyen? +demanda-t-il avec son plus innocent sourire.</p> + +<p>Barnabé était de ces gens qu'il suffit d'avoir vu une seule fois pour +ne les oublier jamais.</p> + +<p>—Tu es l'homme qui, il y a environ un mois, pas loin du Mans, à +l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i>, m'a rendu le service d'abattre +d'un coup de fusil le cheval emporté d'une charrette après laquelle je +courais... Tu vois que j'ai de la mémoire? dit le métayer.</p> + +<p>—Oh! oh! de la mémoire, ça te plaît à dire, lâcha Barnabé en +faisant une moue de doute.</p> + +<p>—Tu dis cela parce que je suis parti si vite que j'ai oublié ma +charrette sur la route, répliqua le Marcassin.</p> + +<p>—Aussi je te la ramène. Ton nom de Cardeuc et celui de ton +village étant inscrits dessus, je n'ai eu qu'à demander ma route... et +me voici.</p> + +<p>Le métayer ne brillait pas par la confiance. Il n'était pas +précisément un gobe-mouche.</p> + +<p>—Et tu as mis un mois à venir, mon gars? ricana-t-il. Mazette! +tu n'es pas vif. Une tortue n'aurait mis qu'une semaine.</p> + +<p>Fil-à-Beurre, au lieu de relever la gouaillerie, répliqua d'un ton +des plus sérieux:</p> + +<p>—Et encore ai-je failli être plus longtemps.</p> + +<p>—Parce que?</p> + +<p>—Parce que, pendant trois semaines, je n'ai pu quitter le +refuge que j'avais trouvé chez un paysan à douze lieues d'ici. Il paraît +qu'un Beau-François tenait la campagne avec sa bande... Je ne me +souciais pas d'être volé.</p> + +<p>—Bast? fit Cardeuc, pour une vieille charrette et une mauvaise +bourrique que tu as pu y atteler.</p> + +<p>—Une bourrique qui vaut encore ses soixante-cinq livres, appuya +Fil-à-Beurre.</p> + +<p>—On te les remboursera, mon garçon.</p> + +<p>—Non, ce sera à déduire, dit simplement Barnabé.</p> + +<p>—Déduire sur quoi? fit le Marcassin surpris.</p> + +<p>—Vrai! tu ne sais pas pourquoi?</p> + +<p>—Nullement.</p> + +<p>Fil-à-Beurre éclata de rire, puis il s'écria railleusement:</p> + +<p>—Tu vois bien que tu n'as pas la mémoire dont tu te vantes. +</p> + +<p>Et après une petite pause pour donner à Cardeuc le temps de se +souvenir, il reprit:</p> + +<p>—Tu ne te rappelles donc pas avoir oublié autre chose à +l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i>?</p> + +<p>—Non. Quoi donc?</p> + +<p>—Certain pot à salaisons dont le contenu n'est pas du lard. +</p> + +<p>Le Marcassin avait fait son deuil du trésor que lui avait volé le +Beau-François. Son étonnement fut énorme à la nouvelle que lui donnait +Barnabé.</p> + +<p>—Et tu me le rapportes! s'écria-t-il sincèrement ébahi de cet +acte de probité.</p> + +<p>—Oui. J'ai supposé qu'il était à toi lorsque, en le trouvant, +je me suis rappelé un détail. Quand je te suivais au moment où tu +visitais la chambre de je ne sais qui, tu t'es écrié: Disparue! puis, +après avoir regardé dans un coin de la chambre, tu as ajouté: Et l'or +aussi! D'où il est résulté que quand j'ai déniché le trésor, je me suis +dit qu'il devait être à toi.</p> + +<p>Et, opiniâtre à vouloir rendre ses comptes, Barnabé reprit:</p> + +<p>—Tu vois bien que les soixante-cinq livres du prix du cheval +sont à déduire, puisque je les ai prises sur le tas.</p> + +<p>Après quoi, se campant devant le Marcassin, il demanda tout +triomphant:</p> + +<p>—À présent, dis-moi si j'ai eu raison de rester tapi pendant +trois semaines par peur du Beau-François, qui aurait remis la main sur +le magot.</p> + +<p>Ensuite, avec un accent de rancune:</p> + +<p>—Ah! s'écria-t-il, m'a-t-il flanqué des venettes, ce +sacripant-là!... Si jamais je puis les lui rendre!</p> + +<p>Une idée soudaine vint au métayer.</p> + +<p>—Libre à toi, mon gars, dit-il.</p> + +<p>—Vrai de vrai?</p> + +<p>—Je puis te mettre à même de faire passer un mauvais quart +d'heure à ton homme.</p> + +<p>—Sans courir de danger? Car, vois-tu, la bravoure, ce n'est pas +mon fort.</p> + +<p>—D'autres attraperont les coups pour toi.</p> + +<p>—À ce prix-là, je m'expose, déclara Barnabé. Voyons, que +dois-je faire?</p> + +<p>—Tu vas d'abord me suivre au château de Brivière. Nous +causerons chemin faisant.</p> + +<p>Si Cardeuc, à ce moment, ne s'était retourné pour prendre son +chapeau, il aurait surpris l'éclair de joie qui venait d'illuminer le +regard de Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Le Marcassin était un particulier dont la confiance était difficile à +obtenir; mais pouvait-il la refuser à un être assez idiot pour lui +rapporter un pot plein d'or qu'il aurait pu garder, car, dans les idées +du métayer, un aussi honnête homme ne pouvait être qu'un franc imbécile. +</p> + +<p>Il commença, avec l'aide de Barnabé, par faire entrer la voiture dans +la cour. Puis il conduisit le cheval à l'écurie, emporta le pot plein +d'or dans une chambre, dont il ferma la porte, et, après en avoir mis la +clef dans sa poche, il dit en se mettant en marche:</p> + +<p>—À présent, mon garçon, je vais te conduire au château de +Brivière où, si tu fais bien ce que je te commanderai, on taillera pour +toi de jolies croupières au Beau-François.</p> + +<p>—Ah! c'est que, vois-tu, citoyen, ma rancune contre ce géant ne +date pas d'hier. Elle remonte à certaine nuit où le coquin, qui venait +de s'évader des prisons de Chartres, m'a volé ma veste, après m'avoir +assommé près du village de Mégin.</p> + +<p>—Tu connais donc le village de Mégin, toi? dit brusquement +Cardeuc, dont le regard soupçonneux s'attacha sur Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Mais il y allait tout naïvement, ce bon Barnabé, dont la mine niaise +indiquait un bavard confiant qui ne demande qu'à conter ses petites +affaires.</p> + +<p>—Si je connais le village de Mégin! s'écria-t-il. Je serais +bien ingrat d'avoir oublié son nom, car, si je ne suis pas mort de +l'assommade du Beau-François, c'est parce que j'ai été recueilli et +soigné dans la maison d'un habitant de Mégin. Quand je dis un habitant, +c'est une erreur, car il n'habitait guère le village, ce maquignon, +nommé Augé, qui était toujours par les chemins pour son commerce.</p> + +<p>Au nom d'Augé, le métayer n'avait pas bronché, mais son regard avait, +encore une fois, examiné en dessous la figure de l'échalas.</p> + +<p>—Mais, objecta-t-il, si ce maquignon n'était jamais à son +domicile, comment as tu été recueilli et soigné par lui?</p> + +<p>—Oh! non, pas par lui... mais par sa fille, appelée Gervaise, +et une vieille bonne qui habitaient la maison.</p> + +<p>Et, avec un enthousiasme de reconnaissance, Fil-à-Beurre s'écria: +</p> + +<p>—Si tu connaissais Gervaise! si tu savais comme elle est bonne! +Demain, elle me demanderait ma vie que mon dévouement n'hésiterait pas +une minute.</p> + +<p>Bien qu'il parût fort indifférent à l'explosion de la gratitude de +l'échalas, Cardeuc en lui-même, l'entendit avec satisfaction.</p> + +<p>—Bon à savoir! pensa-t-il. Par Gervaise, je ferai de ce Jeannot +ce qu'il me plaira.</p> + +<p>Cependant Barnabé avait continué tout tristement:</p> + +<p>—Je l'ai belle à parler de mon dévouement et à l'offrir, à +présent que je ne sais plus où est Gervaise, car elle a brusquement +disparu de ce village de Mégin, où, j'avais reçu d'elle ces bons soins +qui m'ont rendu la santé.</p> + +<p>—Bast! bast! fit le Marcassin, tu la retrouveras peut-être. Il +n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.</p> + +<p>Quand le Marcassin avait emporté sa nièce de la Saunerie, il avait vu +le Beau-François poursuivi par quatre hommes qui s'étaient lancés sur sa +trace, et il avait cru que le Chauffeur, tombé aux mains de ses ennemis, +était infailliblement perdu. Il n'avait donc pas dû en être ainsi, +puisque le Beau-François, à cette heure, battait la plaine entre Laval +et Angers. Un point restait obscur pour le Marcassin. Il chercha à +l'éclaircir en ramenant la conversation sur le trésor de Doublet, qu'il +avait été contraint d'abandonner pour pouvoir fuir plus prestement +lorsqu'il avait emporté sa nièce de la Saunerie.</p> + +<p>—Dis donc, fit-il, où as-tu trouvé mon magot que tu m'as +rapporté?</p> + +<p>—Bien par hasard, citoyen, va! À l'auberge de la +<i>Biche-Blanche</i>, après que j'ai eu mangé un peu de pain et de +fromage, ma bourse s'est trouvée à sec. Quand il s'est agi de me loger +gratis pour la nuit, l'aubergiste m'a flanqué impitoyablement à la +porte. J'allais coucher à la belle étoile lorsque non loin de l'auberge +j'ai avisé une masure en ruines. C'était un refuge pour passer une nuit. +À peine entré, mon pied heurta un obstacle qui fit entendre un bruit +métallique... Je me baissai au clair de la lune, je reconnus le pot +plein d'or. Alors je pensai à toi, que j'avais entendu parler de ton or +disparu. Aussitôt je me suis dit que celui qui te l'avait dérobé allait +venir le reprendre dans la ruine où il l'avait déposé. Sans perdre de +temps, j'ai décampé avec le trésor, que je suis allé enterrer dans un +petit bois voisin, après en avoir préalablement retiré quelques pièces. +Avec cet argent, j'ai fait la lieue qui me séparait du Mans où, en +pleine nuit, à l'auberge, j'ai acheté d'un roulier une rosse qu'il +parlait de faire abattre.</p> + +<p>Un peu avant le jour, je ramenais ma bête à la voiture abandonnée sur +la route. Ton nom et ton village étaient inscrits sur un des côtés de la +charrette. J'y ai caché sous la paille ton pot déterré, et en route pour +venir te le rapporter.</p> + +<p>—On n'est pas plus bête! pensa le Marcassin en pensant à cette +restitution qui, sans qu'il y prît garde, le rendait crédule à tout ce +que venait de lui débiter l'échalas, d'un ton qui n'entendait pas la +moindre malice.</p> + +<p>Tout au projet qu'il ruminait, il marchait en se disant:</p> + +<p>—Honnête, bavard et stupide, voilà un garçon qui va joliment me +servir pour amener le général à débarrasser la plaine des postes de +soldats qui cernent les miens afin de les lancer sur le dos du +Beau-François.</p> + +<p>Alors, arrêtant sa marche, il dit à Fil-à-Beurre.</p> + +<p>—Faut-il au moins, mon garçon, t'apprendre ce que nous allons +faire au château de Brivière.</p> + +<p>—Que m'importe! Tu m'as promis qu'on taillerait des croupières +au Beau-François contre qui j'ai une longue dent. Ça me suffit.</p> + +<p>—Oui, mais pour arriver à ce résultat, tu as un rôle à jouer. +T'en sens-tu capable? As-tu de la mémoire?</p> + +<p>—Apprends-moi ce que j'aurai à dire et je ne manquerai pas d'un +seul mot.</p> + +<p>—Bon! dit Cardeuc. Sache donc que ton cher ami François et ses +coquins sont bien tranquillement établis dans une ferme dont le +propriétaire les cache par terreur. Il faut faire en sorte que les +troupes qui battent la plaine surprennent la bande... Comprends-tu?</p> + +<p>—Oui, mais quel sera mon rôle?</p> + +<p>—Tu seras un paysan, accouru à Ingrande, et que, de là, on a +envoyé à Brivière pour annoncer au général Labor, qui se trouve au +château, que les Chauffeurs viennent d'attaquer la ferme située entre +Loirière et la Cornouaille...</p> + +<p>—C'est donc dans cette ferme que se cache le Beau-François? +</p> + +<p>—Précisément. Tu ajouteras que le fermier, son fils et une +servante ont été chauffés et que la servante seule a survécu à la +torture... N'oublie rien de ces détails qui rendront le général furieux. +</p> + +<p>—Alors il expédiera ses troupes?</p> + +<p>—Qui pinceront le Beau-François, et, tout aussitôt, le +fusilleront contre le mur de la ferme.</p> + +<p>—Ainsi soit-il! lâcha Barnabé avec une voix haineuse. Quelle +bon débarras!</p> + +<p>—Oh! oui, bon débarras! Grâce à toi, le pays sera enfin délivré +des bandits qui le dévastent.</p> + +<p>—Délivré? Pas tout à fait, dit Barnabé qui hocha la tête.</p> + +<p>—Pourquoi ton «Pas tout à fait?» demanda le métayer en le +regardant avec la surprise d'un homme qui ne comprend pas.</p> + +<p>—En venant ici, sur la route, j'ai entendu parler d'un certain +Coupe-et-Tranche, avança l'échalas.</p> + +<p>Cardeuc éclata de rire à cette réponse.</p> + +<p>—Tu crois donc à Coupe-et-Tranche? s'écria-t-il. Sache donc, +dadais crédule, que Coupe-et-Tranche n'existe pas; il a été inventé par +le Beau-François pour avoir le champ libre pendant qu'on s'acharne à la +poursuite d'un être imaginaire.</p> + +<p>—Tiens! tiens! mais ce n'est pas déjà si bête, lâcha Barnabé au +moment où ils entraient dans la cour du château.</p> + +<p>Cardeuc conduisit le squelette au pied d'un escalier et le quitta en +lui faisant cette recommandation:</p> + +<p>—Pendant que je vais t'annoncer, repasse bien ta leçon.</p> + +<p>—Sois tranquille! promit Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Etait-ce bien sa leçon qu'il repassait quand, les yeux fixés sur le +métayer qui s'éloignait, il murmura avec un sourire:</p> + +<p>—Empaumé, le Marcassin!</p> + +<p>Puis, en faisant une moue mécontente:</p> + +<p>—Ç'a été tout de même dur de lui rendre tant de beaux louis +d'or, maugréa-t-il.</p> + +<p>Sur ce, il poussa un énorme soupir de résignation en ajoutant:</p> + +<p>—Enfin, c'était la consigne.</p> + +<p>Ensuite il parut s'absorber en une réflexion qui lui fit murmurer: +</p> + +<p>—Comment diable m'y prendre pour que le général Labor lise mon +écriture?</p> + +<p>Tout cela devait concerner une mission bien périlleuse, car l'échalas +se secoua pour se débarrasser d'un petit frisson, et il grommela entre +ses dents:</p> + +<p>—Joue serré, mon brave Barnabé, car ta maigre carcasse, à +laquelle tu tiens, est en jeu à cette heure.</p> + +<p>La main du métayer qui se posait sur son épaule le rappela à lui. +</p> + +<p>—Suis-moi. Le général t'attend dans le boudoir de madame la +comtesse de Méralec, annonça Cardeuc.</p> + +<p>Et, une minute après, le squelette se trouvait en présence de la +belle veuve et du général Labor auquel, sur la demande de son nom, il +répondait:</p> + +<p>—Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon +embonpoint.</p> + + + + +<h2><a name="cXVI"> </a><a href="#tdm">XVI</a></h2> + + +<p>Derrière Fil-à-Beurre, était entré le Marcassin, qui avait été se +placer dans un coin du boudoir, semblant attendre pour reconduire celui +qu'il avait amené.</p> + +<p>La nouvelle, d'abord annoncée par le métayer, avait d'autant plus mis +le général en fureur, qu'il ne pouvait la satisfaire par une série de +jurons, que la présence de la comtesse lui étranglait dans la gorge. +</p> + +<p>—Dis-tu bien la vérité? demanda-t-il avec une humeur de dogue +quand, mot pour mot, Barnabé eut répété la leçon que le métayer lui +avait faite.</p> + +<p>—Tellement la vérité que si, en ce moment, vous cerniez la +ferme, vous trouveriez les sacripants en train de fêter le vin du +malheureux fermier.</p> + +<p>La comtesse avait écouté le récit de Fil-à-Beurre avec les signes de +la plus profonde commisération. Au conseil que donnait Barnabé, elle +s'écria vivement:</p> + +<p>—Oui, oui, général, envoyez immédiatement des troupes qui +surprendront ces misérables.</p> + +<p>Mais Labor haussa les épaules en disant:</p> + +<p>—À quoi bon? Le temps que mettraient mes soldats à se rendre à +la Cornouaille permettrait aux bandits de déguerpir.</p> + +<p>—N'avez-vous pas de cavalerie? insista la veuve.</p> + +<p>—Oui, mais en ce moment, elle bat l'estrade sur la route de +Laval, surveillant, espacée dans la plaine, le retour des brigands qui, +cette nuit, ont enlevé les écus du gouvernement. Tout individu suspect +qui sera arrêté doit être immédiatement passé par les armes.</p> + +<p>—La capture assurée des vingt-cinq ou trente scélérats que vous +cerneriez dans la ferme de la Cornouaille ne vaut-elle pas la chasse au +gibier fort problématique qu'exécute en ce moment votre cavalerie? +articula madame de Méralec, du ton d'une jolie femme froissée d'éprouver +un refus.</p> + +<p>Labor fut ébranlé en sa résistance.</p> + +<p>—Songez-y donc, comtesse, le plus urgent n'est-il pas de +reconquérir le bien de l'État? allégua-t-il.</p> + +<p>Cette fois la veuve eut un mouvement d'impatience nerveuse.</p> + +<p>—Et qui vous dit que les gens que vous allez laisser s'échapper +à Cornouaille ne sont pas les mêmes qui ont exécuté le vol de la nuit +dernière? prononça-t-elle, d'une voix brève et mécontente.</p> + +<p>—Croyez-vous? fit Labor hésitant.</p> + +<p>Madame de Méralec se leva d'un bond, marcha au général, le prit par +le bras et, le conduisant à la table, sur laquelle, à côté du billet de +Meuzelin, que la veuve y avait jeté, se trouvaient du papier et des +plumes, elle lui dit de son organe le plus séduisant:</p> + +<p>—Mettez-vous là, général et, au lieu de perdre le temps à des +si et des mais, écrivez un ordre que portera l'ordonnance qui vous a +accompagné ici.</p> + +<p>Labor alanguit son œil en coulisse, exhiba son sourire le plus +aimable, fit sa bouche en cœur et se plaça sur le siège devant la +table en modulant:</p> + +<p>—On avait bien raison de dire sous l'ancien régime: «Ce que +femme veut, Dieu le veut.»</p> + +<p>—Surtout quand ce que veut la femme est pour la meilleure +gloire d'un ami, répliqua la comtesse dont le regard se fit affectueux. +</p> + +<p>—Je suis donc votre ami? souffla Labor à l'oreille de la jolie +femme qui, en ce moment, penchée vers la table, approchait devant lui, +le papier et la plume.</p> + +<p>À cette demande, madame de Méralec ne répondit pas, mais le hasard +fit que sa chevelure vînt sur les lèvres du général.</p> + +<p>Puis, se redressant, la veuve se tint debout près de Labor, son doigt +mignon tendu vers le papier en disant:</p> + +<p>—Écrivez, mon cher général.</p> + +<p>Le mot de «cher» émoustilla le soldat. D'une main hâtive, il prit la +plume, la trempa dans l'encre et la pointa sur le papier. Mais avant la +première lettre du premier mot, il s'arrêta soudain:</p> + +<p>—Eh bien? fit la veuve étonnée.</p> + +<p>Ce qui immobilisait la main de Labor était bien naturel. Le général +était un intrépide soldat que sa valeur, à cette époque où l'on montait +vite en grade, avait signalé à un avancement mérité; mais, on le sait, +son instruction était des plus bornées. Il savait lire. Quant à écrire, +l'ancien garçon boucher s'en tirait de façon burlesque. De grosses +lettres bossues, bancales, crochues, arrivaient à tracer des mots dont +l'orthographe faisait dresser d'horreur les cheveux de qui était appelé +à les lire. Aussi, Labor, chaque fois qu'il avait à écrire, s'en +tirait-il en empruntant la main d'un de ses aides de camp.</p> + +<p>Là, sous les yeux de la comtesse dont il avait entrepris la conquête, +le soldat, si épaisse que fût sa vanité, eut conscience qu'il allait +être ridicule et sa main était restée inerte.</p> + +<p>—Eh bien? répéta la veuve.</p> + +<p>—C'est que, cette nuit, je me suis un peu foulé le poignet. +J'avais oublié ce mal qui, tout au plus me permettrait de signer mon +nom, dit-il pour excuse.</p> + +<p>Puis, sur un ton de prière:</p> + +<p>—Si vous écriviez pour moi, comtesse?</p> + +<p>—Oh! y pensez-vous, général! Une écriture de femme à vos +soldats! s'écria la veuve.</p> + +<p>En montrant le billet de Meuzelin qui était sur la table, elle +continua railleusement:</p> + +<p>—Ce serait donner raison à ceux qui, déjà, vous comparent à +Hercule aux pieds d'Omphale.</p> + +<p>Devant ce refus, le général promena autour du boudoir un regard +désespéré qui finit par s'arrêter sur le Marcassin, muet et immobile +dans son coin.</p> + +<p>—Sais-tu écrire, toi? demanda-t-il.</p> + +<p>—Mon général, je ne sais que tracer ma croix au bas d'un acte, +avoua le métayer.</p> + +<p>—C'est la vérité, fit la comtesse.</p> + +<p>Labor joua la comédie de se serrer le poignet en grommelant:</p> + +<p>—Maudite foulure!</p> + +<p>Puis, en s'adressant à Fil-à-Beurre.</p> + +<p>—Et toi, sécot?</p> + +<p>—Dame! général, je sais écrire sans savoir écrire, répondit +Barnabé en garçon prudent qui ne veut pas se compromettre.</p> + +<p>—Oui ou non, bélître!</p> + +<p>—C'est-à-dire, général, que je sais bien écrire à mon oncle, +qui est marchand de lapins empaillés; mais quant à ce qui est d'écrire à +des militaires, je ne peux pas dire, vu que je leur ai jamais écrit. +</p> + +<p>Labor n'était pas fâché de déverser sa mauvaise humeur sur quelqu'un. +Il alla au squelette qu'il se mit à secouer en disant d'un ton furieux: +</p> + +<p>—Est-ce que tu te fiches de moi avec tes stupidités? Sache +qu'un général et un imbécile, ça fait deux.</p> + +<p>—Deux généraux? demanda Fil-à-Beurre avec une naïveté qui +voulait se renseigner.</p> + +<p>D'une violente poussée, Labor l'amena devant la table et, lui +montrant le papier:</p> + +<p>—Mets-toi là et écris ce que je vais te dicter, ordonna-t-il +avec un accent qui sonnait la menace.</p> + +<p>En se hâtant d'appuyer sa main sur l'épaule de l'échalas, qui tentait +de se relever de sa chaise, il gronda furibond:</p> + +<p>—Ou je te fais fusiller.</p> + +<p>—Oh? du moment que vous m'en priez, dit Fil-à-Beurre devenu +souple.</p> + +<p>Et, sous la dictée du général, il écrivit l'ordre.</p> + +<p>—Bien! fit Labor; à présent, décampe de la chaise que je signe. +</p> + +<p>Tout en regardant la comtesse, qui avait été se rasseoir un peu plus +loin de la table, il ajouta:</p> + +<p>—Que je signe... si mon poignet me le permet.</p> + +<p>—Allez bien doucement, conseilla madame de Méralec.</p> + +<p>Feignant de tenir la plume péniblement, Labor se pencha vers la table +pour signer.</p> + +<p>Soudain, il se redressa, la figure empreinte d'une énorme surprise, +et, sans mot dire, il promena son regard ébaubi du papier à la comtesse +et à Barnabé.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc, général? demanda la veuve à la vue de cette +pantomime.</p> + +<p>Labor n'était pas, pour le quart d'heure, à la galanterie. Au lieu de +répondre à la comtesse, il marcha droit à Barnabé et se campa devant lui +les bras croisés...</p> + +<p>—Sais-tu que tu t'es fait bien attendre! articula-t-il d'un ton +sévère:</p> + +<p>Tandis que Barnabé le regardait bouche béante, la mine stupéfaite, en +homme qui tombe des nues, il poursuivit d'une voix qui s'irritait:</p> + +<p>—Assez de comédie! Ne joue pas plus longtemps la bête. Pourquoi +ne m'avoir pas dit tout de suite qui tu es?</p> + +<p>—Mais je vous l'ai dit, général. «Barnabé Gobin, surnommé +Fil-à-Beurre.» Ne vous en souvient-il plus? ajouta l'échalas.</p> + +<p>—Attends! fit Labor.</p> + +<p>Il retourna à la table, prit l'ordre écrit par le squelette, ainsi +que la lettre qui se trouvait à côté, et, un papier déplié dans chaque +main, il vint les mettre sous le nez de Fil-à-Beurre en demandant:</p> + +<p>—Oserais-tu nier que ces deux écrits soient de la même +écriture?</p> + +<p>—Oh! c'est à s'y méprendre, avoua Barnabé en proie à la plus +profonde surprise. C'est vraiment à croire que les deux billets sont de +moi... Je ne...</p> + +<p>Labor lui coupa la parole d'un geste de main, et, le front rembruni, +l'œil irrité:</p> + +<p>—Assez, maître Meuzelin! dit-il.</p> + +<p>—Gobin, général, Barnabé Gobin... et non pas Meuzelin, appuya +tout naïvement l'échalas.</p> + +<p>Au nom de Meuzelin, madame de Méralec s'était levée, surprise, les +yeux sur Barnabé.</p> + +<p>—Quoi! fit-elle, c'est là ce Meuzelin dont vous m'avez parlé, +général? en me disant que vous ne le connaissiez pas de vue.</p> + +<p>—Oui, Meuzelin, le célèbre policier, affirma Labor.</p> + +<p>Mais Barnabé, ses grands bras en l'air, s'agitait en protestant de +toutes ses forces et en croyant à un fort détraquement du cerveau du +général.</p> + +<p>—Voilà que je suis policier, à présent! Qu'est-ce qui lui +prend? Où va-t-il chercher ces inventions-là?</p> + +<p>Tout en gesticulant, il s'était rapproché du coin où se tenait le +Marcassin, qu'il prit en témoignage:</p> + +<p>—Hein! beugla-t-il, tu l'entends, citoyen? Parle. Est-ce que je +suis un nommé Meuzelin?</p> + +<p>—Dis donc que oui, imbécile! lui souffla vivement le métayer. +</p> + +<p>Pour le coup, Barnabé en demeura stupéfait. Sa face exprimait si bien +l'hébétement de l'homme qui ne comprend rien à ce qu'on exige de lui, +que Cardeuc, pour s'en débarrasser, le fit pivoter sur ses talons et le +repoussa du côté du général. Mais, en lui faisant exécuter ce mouvement, +il lui souffla encore:</p> + +<p>—Dis oui. Je me charge de tout.</p> + +<p>Au même moment, le général, qui avait échangé quelques mots à voix +basse avec la comtesse, se retourna en prononçant:</p> + +<p>—Meuzelin.</p> + +<p>—Mon général? lâcha Fil-à-Beurre.</p> + +<p>Labor éclata d'un énorme rire.</p> + +<p>—Hein! fit-il en raillant, dis-moi donc, à présent, que tu n'es +pas Meuzelin. Tu viens de te trahir en répondant à ton nom.</p> + +<p>—Dame! mon général, ça paraît tant vous faire plaisir que je +m'appelle Meuzelin, débita Barnabé d'une voix niaise.</p> + +<p>Et, en même temps, il adressait au Marcassin un regard qui, bien +clairement, lui disait que c'était pour obéir à son conseil qu'il +s'embarquait sur cette galère.</p> + +<p>—Ah! d'abord, parons au plus pressé, dit le général en se +souvenant de l'ordre à envoyer.</p> + +<p>Il vint se remettre devant la table et, bien lentement, comme si son +poignet le faisait vraiment souffrir d'une foulure, il apposa sa +signature au bas de l'ordre.</p> + +<p>Il en résulta un petit silence pendant lequel la comtesse, après +avoir examiné le visage en franc benêt de Fil-à-Beurre, qui se tenait +tout effarouché au milieu du boudoir, tourna vers son métayer des yeux +interrogateurs qui lui demandaient s'il était bien possible que ce +jocrisse, qu'il avait amené, fût le policier célèbre dont on vantait +l'audace et l'habileté. Mais cette sorte de question muette échappa à +Cardeuc, tout attentif à surveiller Barnabé en caressant les rudes crins +qui lui servaient de barbe.</p> + +<p>Sa signature donnée, Labor se leva, son papier à la main, en disant: +</p> + +<p>—Il faut que cet ordre soit porté sur l'heure.</p> + +<p>Barnabé tendit une main empressée.</p> + +<p>—Donnez, mon général, je m'en charge, s'écria-t-il.</p> + +<p>—Oh! que nenni! mon maître, ricana Labor. J'ai eu trop de mal à +te trouver pour te laisser ainsi t'envoler.</p> + +<p>Ensuite, s'adressant à la veuve, il lui demanda la permission de +porter lui-même l'ordre à son cavalier d'ordonnance, auquel il avait +quelques instructions particulières à donner. Sur l'autorisation +accordée par madame de Méralec, il gagna la sortie du boudoir en disant: +</p> + +<p>—Suis-moi, Meuzelin.</p> + +<p>De l'air d'un homme résigné à subir un rôle qu'on lui impose, +Fil-à-Beurre emboîta le pas à Labor.</p> + +<p>La porte s'était à peine refermée sur eux que la veuve demandait +vivement à son métayer:</p> + +<p>—Ce n'est pas Meuzelin?</p> + +<p>—Vous avez pourtant, madame la comtesse, vu le général le +reconnaître, dit Cardeuc.</p> + +<p>—Oui, mais toi?</p> + +<p>Avant que le Marcassin pût répondre, la porte se rouvrit. C'était +Gervaise qui arrivait, la figure animée, l'œil plein de joie. Elle +avait à la bouche des paroles que la présence de son oncle, qu'elle ne +s'attendait pas à trouver dans le boudoir, arrêta brusquement sur ses +lèvres.</p> + +<p>Immédiatement, la veuve devina une confidence à recevoir de la jeune +fille. Elle n'eut pas besoin de congédier Cardeuc, car, profitant de +l'arrivée de sa nièce, il gagna à son tour la porte en disant de sa voix +gouailleuse:</p> + +<p>—Je vais voir ce que le général fait de son Meuzelin.</p> + +<p>—Mais tu ne m'as pas encore répondu au sujet de cet homme, +insista la veuve.</p> + +<p>Le dévoué serviteur avait son parler franc avec la comtesse. Arrivé +au seuil du boudoir, il se retourna pour dire:</p> + +<p>—Le général a tenu obstinément à trouver une fêve dans son +gâteau. C'est son affaire.</p> + +<p>Et il sortit.</p> + +<p>Gervaise n'avait pas entendu un mot de ce qui venait d'être dit. La +joie qui lui faisait doucement battre le cœur l'avait rendue +distraite aux deux phrases échangées.</p> + +<p>La jolie veuve ne la laissa pas languir.</p> + +<p>—Allons, mignonne, dit-elle affectueusement, fais-moi la +confidence qui a l'air de t'étouffer.</p> + +<p>Gervaise, il faut le croire, étouffait vraiment, car tout aussitôt, +en rougissant, elle prononça d'une voix heureuse:</p> + +<p>—Je l'ai revu, madame la comtesse.</p> + +<p>—Revu qui? appuya la veuve en feignant, pour s'amuser, de ne +pas comprendre.</p> + +<p>—Vous savez bien... la personne qui... que... commença +Gervaise, qui s'arrêta sans oser continuer.</p> + +<p>En voyant madame de Méralec ne pas venir au secours de son embarras, +elle prit son courage à deux mains et balbutia:</p> + +<p>—Mon amoureux!</p> + +<p>—Ah! oui, ton amoureux que tu croyais perdu... Eh bien, que te +disais-je? Que jamais un amoureux ne se perd. Un jour ou l'autre, on le +voit reparaître, dit la comtesse en souriant. Où et quand as-tu revu le +tien?</p> + +<p>—Tout à l'heure, dans le parc, en longeant le petit mur qui +conduit à la faisanderie.</p> + +<p>—Il avait donc franchi la clôture?</p> + +<p>—Oh! non. Je suivais l'allée quand, tout à coup, j'ai entendu +prononcer mon nom au-dessus de moi. Alors j'ai levé les yeux et j'ai +aperçu sa tête qui dépassait le mur.</p> + +<p>La comtesse eut un sourire moqueur.</p> + +<p>—Ah! çà, dit-elle, ton amoureux est donc un géant? Si peu élevé +que soit le mur en cet endroit, il faut être d'une jolie taille pour le +dépasser de la tête.</p> + +<p>—Il était à cheval et avait fait avancer sa bête le long de la +muraille.</p> + +<p>—Bon! ça s'explique. Eh bien, ma gentille, tu dois être à +présent renseignée sur ton amoureux, car j'aime à croire que tu lui as +demandé son nom et sa profession?</p> + +<p>—Non, fit Gervaise.</p> + +<p>—Non? Alors qu'avez-vous donc dit pendant l'entrevue?</p> + +<p>—Rien, avoua la jeune fille.</p> + +<p>—Comment, rien? La joie vous avait-elle paralysé la langue? +railla madame de Méralec.</p> + +<p>—Nous n'avons pas eu le temps de rien dire.</p> + +<p>—Pourquoi?</p> + +<p>—Parce qu'il avait à peine prononcé mon nom que, de l'autre +côté du mur, s'est élevée la voix d'une personne qui, elle, était à +pied.</p> + +<p>—Que disait ce trouble-fête? Il criait?</p> + +<p>—Nullement. Sa voix était affectueuse et gaie... et même ce +qu'il a dit m'a fait plaisir, confessa Gervaise.</p> + +<p>—Ah bah! fit la veuve. Peut-on savoir, ma bellote, en quoi les +paroles de ce survenant t'ont fait plaisir?</p> + +<p>—En ce qu'elle m'ont donné l'espérance de revoir bientôt mon +amoureux tout à mon aise, répondit bien naïvement la jeune fille.</p> + +<p>—Où donc dois-tu le revoir, mon enfant? demanda la veuve un peu +étonnée.</p> + +<p>—Ici même, au château!</p> + +<p>—Chez moi? fit la comtesse dont la surprise se doubla. D'où te +vient cette croyance?...</p> + +<p>—Je vous le répète, de ce qu'a dit la voix.</p> + +<p>—Et qu'a-t-elle dit?</p> + +<p>—Mon amoureux avait à peine prononcé mon nom que voilà, tout à +coup, la voix du survenant qui s'écrie: «Ah! je vous y prends, cher ami, +à enfreindre une consigne qui, pourtant, ne vous demandait que deux +jours de patience. Ne vous ai-je pas promis que, dans deux jours, nous +serons installés au château?...</p> + +<p>—Installés au château, répéta la veuve dont le front +s'assombrit. Tu es bien certaine d'avoir entendu cela?</p> + +<p>—Si certaine que je m'aperçois que j'ai oublié deux mots de la +phrase qui m'ont même bien intriguée.</p> + +<p>—Quels deux mots?</p> + +<p>—La voix a dit: Nous serons installés en maîtres dans le +château.</p> + +<p>Madame de Méralec se redressa, inquiète et pensive, sur son siège, et +répéta:</p> + +<p>—En maîtres?</p> + +<p>Au bout d'une minute de silence, le sourire reparut sur ses lèvres. +</p> + +<p>—Et puis, Gervaise? demanda-t-elle.</p> + +<p>—C'est tout.</p> + +<p>—De sorte, ma chère fille, que tu n'es pas plus renseignée +qu'auparavant sur ton amoureux?</p> + +<p>Gervaise secoua la tête de façon joyeuse et prononça:</p> + +<p>—Oh! que si! Je sais quelle est sa profession.</p> + +<p>—Puisqu'il ne t'a rien dit.</p> + +<p>—Oui, mais l'autre a dit pour lui.</p> + +<p>Et, tout heureuse de sa découverte, la jeune fille continua d'une +voix gaie:</p> + +<p>—Quand ils sont partis, il faut croire que mon amoureux s'en +allait à contre-cœur, car l'autre lui a dit pour le consoler: +«Encore un peu de patience, mon cher lieutenant.» Donc mon amoureux est +militaire.</p> + +<p>Elle finissait quand le fracas des lourdes bottes de cavalier du +général retentit à la porte du boudoir. Seulement, Labor, avant +d'entrer, se soulageait d'une colère furieuse par d'énergiques jurons. +Par malheur, son exaspération ne lui faisait pas bien étouffer ses +éclats de voix, car on l'entendait rugir:</p> + +<p>—Mille millions de tripes du diable! sacré tonnerre de charogne +en putréfaction!</p> + +<p>Puis il entra se croyant calmé.</p> + +<p>—Qu'avez-vous donc, général? À vos yeux et à votre teint +enflammés, on croirait presque que vous êtes un peu contrarié, demanda +affectueusement la veuve.</p> + +<p>—J'ai que ce pendard efflanqué, ce maudit desséché de Meuzelin, +vient de me glisser entre les doigts, tonna le général. Il m'avait +d'abord suivi d'assez bonne grâce; mais pendant que je remettais l'ordre +et donnais des instructions à mon ordonnance, le drôle a détalé... et, +dame! il a de longues jambes de cerf maigre qui vous retirent l'envie de +le poursuivre.</p> + +<p>Et le général, bien naïvement, ajouta en s'écriant, furieux:</p> + +<p>—Quand je pense que le ministre de la police l'a attaché à ma +personne!!! Ah! il s'y attache bien, l'animal?</p> + +<p>Il allait ouvrir l'écluse à ses jurons, quand la châtelaine l'arrêta +par un tout sec:</p> + +<p>—Général!</p> + +<p>En même temps, elle lui indiqua du regard Gervaise qui, depuis la +brusque apparition de Labor, se tenait, muette et immobile, près du +siège de sa maîtresse, ne sachant plus comment s'en aller.</p> + +<p>Cependant la comtesse disait à Gervaise:</p> + +<p>—Ma gentille, tu vas descendre à la cuisine pour avertir que le +général reste à dîner et qu'on avise en conséquence.</p> + +<p>Et, s'adressant à Labor:</p> + +<p>—N'est-ce pas, général?</p> + +<p>—Mais, comtesse, vraiment, je crains d'abuser... commença le +soldat.</p> + +<p>—Ta! ta! ta! fit gracieusement la comtesse qui congédia +Gervaise en ajoutant: Va, ma belle!</p> + +<p>Puis, quand la porte se fut refermée sur la jeune fille, madame de +Méralec continua:</p> + +<p>—Une fois pour toute, cher ami, qu'il soit bien convenu que les +cérémonies seront bannies entre nous. Je veux que, chez moi, vous vous +regardiez comme chez vous.</p> + +<p>À ces derniers mots, Labor fit ses yeux désolés, posa la main sur son +cœur, aspira tout le vent possible dans sa poitrine et poussa un: +Hélas! de force à faire tourner un moulin et à attendrir un rocher.</p> + +<p>Ensuite, faisant ses yeux blancs, la main en pigeon vole, la bouche +en cul-de-poule, il débita d'une voix qui flûtait:</p> + +<p>—Pourquoi cette recommandation de me regarder ici comme chez +moi, n'est-elle pas, pour moi, une douce réalité?</p> + +<p>Tout aussitôt, en voyant les traits de la veuve tourner au sévère à +cette déclaration par trop incongrue, il s'empressa d'y joindre le +corollaire:</p> + +<p>—Comme époux légitime, bien entendu.</p> + +<p>De sévère, le visage de madame de Méralec se fit attendri. Elle +secoua tristement sa tête charmante, et, à son tour, elle soupira:</p> + +<p>—Hélas!</p> + +<p>—Vous refusez! fit le général avec l'accent d'une stupéfaction +sincère; car il ne pouvait admettre que femme fût au monde qui refusât +de s'appeler madame Labor.</p> + +<p>Son ébahissement s'atténua quand il entendit madame de Méralec qui, à +peu de chose près, lui répétait sa phrase:</p> + +<p>—Pourquoi ce désir de votre part ne peut-il être pour moi une +douce réalité!</p> + +<p>—Mais, insista Labor, n'êtes-vous pas veuve, c'est-à-dire +libre?</p> + +<p>—Oui, fit la comtesse, mais une veuve qui ne peut se remarier. +Ne connaissez-vous donc pas ma position, général? J'ai là, dans ce +meuble, un acte de notoriété, signé par quatre témoins qui déclarent +que, sous leurs yeux mon mari, le comte de Méralec, a été mortellement +frappé à la défense du pont de Constance... mais ce n'est qu'un acte de +notoriété. Le cadavre de mon époux, tombé à l'eau, ne s'est pas +retrouvé. Donc mon veuvage n'a pu être établi par un acte de décès qui +atteste, en toutes formalités, le décès du comte. Que demain je veuille +me remarier, on sera en droit, faute de cet acte légal que je ne saurais +produire, de me demander s'il ne se peut pas que le comte de Méralec +soit encore de ce monde. Et quand je montrerai mon acte de notoriété, on +m'objectera que plus d'un mari a profité de ce qu'on le disait mort pour +ne pas rentrer sous le toit conjugal.</p> + +<p>Tout en écoutant, le général faisait mine fort penaude à cette +confidence, qui démolissait tous ses plans. Le soldat avait ses défauts, +mais il possédait aussi ses qualités. Il n'était pas cupide d'argent. La +veuve jouissait d'une fortune immense et il l'aurait acceptée avec la +main de la comtesse; mais, en somme, sa nature brutale ne convoitait que +la jolie femme. Aussi madame de Méralec n'avait pas encore achevé son +aveu que la fatuité monstrueuse du général, qui lui persuadait que la +veuve était folle de son individu, lui avait déjà offert une +consolation.</p> + +<p>—Après tout, pensa-t-il, elle sera une fort belle maîtresse qui +me posera devant les autres femmes.</p> + +<p>Madame de Méralec, gracieuse, souriante, s'était approchée de lui, et +d'une voix caressante:</p> + +<p>—Cela dit, général, reprit-elle, je n'en conserve pas moins +l'espérance que vous voudrez bien accepter mon dîner de ce soir.</p> + +<p>Ce mot de «dîner» fut comme le coup de trompe appelant la meute à la +curée, car, après un léger coup frappé à la porte, il fit apparaître un +cadet de haut appétit.</p> + +<p>C'était Pitard, le vorace convive qui, entre deux plats, caressait un +gigot de dix livres, sans que ce supplément lui fît perdre une bouchée +de tous les mets du menu offert aux invités. De ce qu'il avait dîné la +veille chez la comtesse, Pitard se regardait comme convié à perpétuité, +et il arrivait le bec enfariné, les narines encore frémissantes des +parfums de la cuisine où il avait été faire un tour avant de se +présenter.</p> + +<p>—Je venais déposer mes hommages aux pieds de madame la +comtesse, annonça-t-il.</p> + +<p>—Et vous avez bien choisi l'heure pour les déposer, car, dans +vingt minutes, nous allons nous mettre à table. J'espère, Pitard que +vous ne me ferez pas l'affront de refuser mon modeste dîner, débita la +veuve avec un sérieux imperturbable.</p> + +<p>Le pique-assiettte s'inclina profondément.</p> + +<p>—Ce sera pour obéir à madame la comtesse, déclara-t-il d'un ton +mielleux.</p> + +<p>—Alors, asseyez-vous là, mon excellent Pitard, et attendons, en +compagnie, l'annonce de mon maître-d'hôtel, invita la veuve en lui +montrant un siège.</p> + +<p>Au lieu de s'asseoir, Pitard hésita et finit par dire:</p> + +<p>—C'est que je ne suis pas venu seul.</p> + +<p>—Serais-je assez heureuse pour que vous ayez eu la bonne idée +de m'amener un autre convive?</p> + +<p>—C'est mon collègue à la commune; vous savez bien, madame, le +citoyen Croutot.</p> + +<p>—Ah! oui, ce troisième témoin qui s'est fait un peu prier pour +signer, il y a un mois, mon constat d'identité, se rappela la comtesse. +</p> + +<p>Elle parut se consulter, puis elle reprit:</p> + +<p>—Eh bien, Pitard, aller chercher le citoyen Croutot.</p> + +<p>Le citoyen Croutot devait attendre dans la pièce voisine, car, tout +aussitôt, il apparut derrière Pitard qui rentrait. Le petit homme, +depuis le jour où il s'était, pour la première fois, trouvé en présence +de madame de Méralec, semblait, comme on dit, avoir mis de l'eau dans +son vin. Il avait quitté son air de roquet hargneux et lui qui, à la +dernière entrevue, avait tant affecté, à l'égard de la veuve, d'user du +tutoiement républicain, s'inclina des plus respectueux en disant d'une +voix humble:</p> + +<p>—Je prie madame la comtesse d'agréer mes devoirs.</p> + +<p>L'avorton, on le voit, tant raidichon et si important d'habitude, +changeait du tout au tout avec ceux qui lui demandaient, à l'oreille, +des nouvelles de «la pauvre Julie qui aimait tant à aller sur l'eau». Ce +secret, paraît-il, le rendait plus souple qu'un gant. Autant, son +œil, autrefois, était impudent et railleur, autant, à l'heure +présente, il se montrait sombre et inquiet. Il était évident que Croutot +devait vivre sous le coup d'une préoccupation constante, dont la cause +s'était produite depuis peu et qui, sans doute, lui avait fait suivre +Pitard chez madame de Méralec.</p> + +<p>—Vous êtes des nôtres à dîner, citoyen Croutot? demanda la +veuve.</p> + +<p>—Impossible, madame la comtesse, je suis attendu chez moi, dit +le nain qui semblait avoir hâte de partir.</p> + +<p>Lisant alors sur le visage de madame de Méralec qu'elle se demandait, +après son refus, pourquoi il s'était présenté au château, il s'empressa +d'ajouter:</p> + +<p>—Je venais ici m'acquitter d'une commission de la part de mon +frère, que madame la comtesse a vu, il y a bientôt près d'un mois.</p> + +<p>La comtesse paraissait chercher en ses souvenirs. Croutot vint à son +aide en disant:</p> + +<p>—À propos de caisses et de malles qu'il est venu vous apporter +à la Brivière.</p> + +<p>—Oui, je me rappelle cela, fit la veuve. Ces caisses étaient +arrivées derrière moi par les messageries suivantes, et elles avaient +été déposées au bureau d'Angers, avec charge pour le maître de poste de +les diriger sur le château. Le maître de poste a tenu à exécuter +lui-même la corvée.</p> + +<p>—C'est mon frère.</p> + +<p>—Ah! il est le maître de poste d'Angers. Eh bien, de quelle +commission vous a-t-il chargé pour moi? demanda la comtesse avec une +sorte d'hésitation.</p> + +<p>—De m'informer si vous avez bien reçu le nombre exact de +caisses que vous attendiez.</p> + +<p>—Oui, fit la veuve avec un peu d'embarras.</p> + +<p>—En êtes-vous bien certaine, madame? appuya Croutot.</p> + +<p>La comtesse eut un sourire.</p> + +<p>—Certaine, dit-elle, pas tout à fait. En partant d'Allemagne, +je me suis fait suivre d'une vraie montagne de bagages. La plupart de +ces caisses sont encore empilées ici sans avoir été ouvertes par moi. Ce +n'est qu'à la suite d'une visite sérieuse que je pourrais vous répondre. +</p> + +<p>Après cette explication, que Croutot avait écoutée en secouant +lentement la tête, madame de Méralec demanda avec une pointe +d'inquiétude dans la voix:</p> + +<p>—Mais à quel propos cette question?</p> + +<p>—Vos bagages étaient rangés dans un coin du bureau de poste. +Mon frère les a fait charger sur une voiture sans plus s'occuper d'autre +chose, et il vous a amené ici et livré quinze caisses. De retour à +Angers, mon frère alors a songé à une chose à laquelle il aurait dû +penser tout d'abord, c'est-à-dire à consulter son livre d'inscription. +</p> + +<p>—Et il a vu que j'avais une caisse en trop... que son vrai +propriétaire, probablement, lui réclame à cor et à cri, avança la +comtesse en riant.</p> + +<p>—Au contraire, articula lentement Croutot.</p> + +<p>Le sourire de la veuve disparut aussitôt.</p> + +<p>—J'ai une caisse en moins? fit-elle vivement.</p> + +<p>—Oui, madame, car vous avez reçu quinze caisses et le registre +en accuse seize... Donc, il en manque une... Si mon frère a tant tardé à +vous avertir, c'est qu'il espérait que cette caisse, adressée par erreur +à un autre, lui serait retournée. C'est en ne voyant rien revenir qu'il +m'a écrit pour me charger de la commission de m'informer près de vous si +l'erreur n'aurait pas été commise ici en comptant les bagages apportés. +Mon frère cesserait d'être inquiet du moment que vous reconnaîtriez que +rien ne vous manque.</p> + +<p>Une caisse de plus ou une caisse de moins, qu'importait au général +dont l'estomac faisait rage? Était-ce bien au moment où le dîner venait +d'être annoncé qu'il fallait s'occuper de pareilles questions? À la +pensée que le potage refroidissait, le général lâcha deux: Hum! hum! +destinés à rappeler la comtesse à choses plus sérieuses. Pour lui faire +écho, Pitard fit grincer, l'une contre l'autre, ses robustes mâchoires, +avec un fracas plein d'éloquence.</p> + +<p>Cet appel de ses invités fut compris par la veuve, qui termina avec +Croutot en disant:</p> + +<p>—Ce n'est que demain, quand j'aurai tout examiné en détail, que +je pourrai vous faire une réponse certaine.</p> + +<p>Et, se remettant à rire:</p> + +<p>—En somme, fit-elle, votre frère a grand tort de se mettre +martel en tête... Pour une caisse en moins de chiffons et de falbalas, +je ne mourrai pas!</p> + +<p>Croutot la regarda dans les yeux. Il avait aux lèvres une phrase que +la présence du général l'empêcha de prononcer. Après une courte +hésitation, le petit homme s'inclina devant la veuve en disant d'une +voix qu'on aurait pu croire prêchant la prudence:</p> + +<p>—Mon devoir, madame la comtesse, était de vous avertir.</p> + +<p>Sur ce, après un autre salut au général, dont les yeux furibonds lui +reprochaient le dîner en retard, Croutot partit.</p> + +<p>—Enfin, se dit avec satisfaction Labor quand il se vit attablé +devant son assiettée de potage à la purée de gibier.</p> + +<p>Mais le soldat gourmand avait compté sans l'obsession d'une idée +tenace qui s'était logée en sa cervelle. Dès la première cuillerée, il +resta, l'œil fixé, la cuillère immobile, se demandant toujours: +</p> + +<p>—Pourquoi cet animal de Meuzelin s'est-il enfui?</p> + +<p>Il avait beau faire, l'obsession le tenait tant et si bien que les +meilleurs plats passaient devant lui sans qu'il en profitât autrement +que par quelques rares bouchées sans saveur.</p> + +<p>Si quelqu'un pouvait le rappeler au sentiment de la situation +présente, c'était à coup sûr la maîtresse de la maison dont il fêtait si +mal la cuisine. Mais la comtesse, aidée par le silence du général, +s'était, elle aussi, laissée tomber en une méditation profonde. De sa +conversation avec Gervaise un détail lui était revenu en mémoire, et +opiniâtre à vouloir lui trouver une réponse, elle ne cessait de se poser +cette question:</p> + +<p>—Que voulait donc dire l'ami de l'amoureux de Gervaise, quand +il lui affirmait que, bientôt, ils seraient installés en maîtres au +château?</p> + +<p>Et ses lèvres frémissantes redisaient:</p> + +<p>—En maîtres! en maîtres!</p> + +<p>De sorte que l'excellent Pitard, à qui la distraction des deux +convives laissait le champ libre, s'en donnait à pleines mâchoires, +vidant les plats, torchant les assiettes que les domestiques enlevaient +pleines de devant le général et la veuve pour les lui apporter, opérant +en silence de peur que le moindre bruit, en tirant les songeurs de leur +rêverie, ne les amenât, en mangeant, à lui faire tort de leurs parts. +Tout doucettement, sans gloriole ni fausse modestie, l'ogre arriva à se +loger dans la panse le dîner préparé pour trois couverts.</p> + +<p>Comme, alors qu'il avalait sa dernière bouchée, la pendule sonna +l'heure où, chez un paysan du village, on allait s'attabler devant une +plantureuse soupe aux choux, il s'échappa à la sourdine après un dernier +regard jeté sur la nappe pour bien s'assurer s'il ne laissait rien qu'il +pût se mettre sous la dent.</p> + +<p>Il disparaissait quand Labor revint à lui. En même temps que sa +présence d'esprit, il retrouva son appétit féroce. À la vue de la table +nette, l'affamé, sans se rendre compte du temps écoulé, s'écria tout +bourru:</p> + +<p>—Vos gens, comtesse, sont bien lambins à nous servir... Est-ce +qu'il y a le feu aux cuisines?</p> + +<p>Cette voix sonore tira la comtesse de sa torpeur.</p> + +<p>Avant qu'elle pût répondre, éclata, tout à coup, le fracas d'une +sonnerie militaire et, dans la cour, retentit le vacarme de chevaux +nombreux faisant claquer leurs fers sur le pavé.</p> + +<p>—Qu'est-ce que ce tintamarre? fit le général en se levant de sa +chaise pour aller à la fenêtre.</p> + +<p>Mais il rencontra sur son passage un individu qui venait d'entrer. +</p> + +<p>—Tonnerre! hurla Labor en reconnaissant son homme. C'est donc +enfin toi, Meuzelin de malheur!</p> + +<p>Sans s'effaroucher le moindrement de sa colère, Meuzelin, ou plutôt +Fil-à-Beurre, annonça:</p> + +<p>—Général, voici vos hussards qui arrivent de leur expédition. +</p> + +<p>—Qui a commandé à ces animaux-là de venir me rejoindre au +château? beugla Labor exaspéré.</p> + +<p>—Moi, dit tranquillement Barnabé.</p> + +<br><br> + + +<p class="c">FIN DU PREMIER VOLUME</p> + +<br> + +<p class="c"><span class="sm">F. Aureau.—Imprimerie de Lagny.</span></p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Le saucisson à pattes I, by Eugène Chavette + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES I *** + +***** This file should be named 18623-h.htm or 18623-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/1/8/6/2/18623/ + +Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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