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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 04:53:47 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Le saucisson à pattes I, by Eugène Chavette
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Le saucisson à pattes I
+ Fil-à-beurre
+
+Author: Eugène Chavette
+
+Release Date: June 19, 2006 [EBook #18623]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES I ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+ EUGÈNE CHAVETTE
+
+ LE
+ Saucisson à Pattes
+
+
+ I
+
+ FIL-À-BEURRE
+
+
+
+ PARIS
+
+ C. MARPON ET E. FLAMMARION
+ ÉDITEURS
+ 26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON.
+
+
+
+
+ LE SAUCISSON
+ À PATTES
+
+
+ I
+
+
+
+
+ EN VENTE CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS
+
+
+ OUVRAGES D'EUGÈNE CHAVETTE
+
+LES PETITES COMÉDIES DU VICE, 1 vol. illustré par Benassit
+ (_vingt-deux mille exemplaires_) 5 fr.
+
+LES PETITS DRAMES DE LA VERTU, 1 vol. illustré par Kauffmann
+ (_dix-huit mille exemplaires_) 5 fr.
+
+LES BÊTISES VRAIES, pour faire suite aux _Petites Comédies du
+ vice_ et aux _Petits Drames de la vertu_, 1 vol. illustré
+ par Kauffmann (14e mille) 5 fr.
+
+RÉVEILLEZ SOPHIE (6e mille), 2 vol. in-18 6 fr.
+
+LA BELLE ALLIETTE (3e mille), 1 vol. in-18 3 fr.
+
+ SOUS PRESSE:
+
+LILIE, TUTUE, BÉBETTE 1 vol.
+
+SEUL CONTRE TROIS BELLES-MÈRES 2 vol.
+
+
+ F. Aureau.--Imprimerie de Lagny.
+
+
+
+
+ LE
+ SAUCISSON
+ À PATTES
+
+ PAR
+
+ EUGÈNE CHAVETTE
+
+
+
+ I
+
+ FIL-À-BEURRE
+
+
+
+ PARIS
+
+ C. MARPON ET E. FLAMMARION, ÉDITEURS
+ RUE RACINE, 26, PRÈS L'ODÉON
+
+
+ Tous droits réservés.
+
+
+
+
+ LE SAUCISSON
+ À PATTES
+
+
+ PREMIÈRE PARTIE
+
+ FIL-À-BEURRE
+
+
+
+
+ I
+
+
+Jamais la ville de Chartres n'avait vu une affluence de monde pareille à
+celle que renfermaient ses murs le 12 vendémiaire de l'an IX (4 octobre
+1800).
+
+Dans toutes les rues qui convergeaient vers la place publique, centre de
+la ville, se pressait une foule compacte, hâtive et bruyamment gaie.
+
+Et si l'on s'étouffait ainsi en plein milieu de Chartres, c'était bien
+autre chose encore dans les faubourgs. Les entrées de la cité étaient
+pour ainsi dire barricadées, tant étaient nombreux les véhicules de
+toutes sortes qui avaient amené la masse de gens accourus, non seulement
+de la Beauce et du Gâtinais, mais encore du fin fond des départements
+voisins. Les premiers arrivés avaient bien trouvé à loger leurs voitures
+et chevaux dans les auberges; mais, comme chaque maison de Chartres
+eût-elle été une hôtellerie, le nombre en eût été encore insuffisant, il
+en était résulté que les auberges une fois archi-pleines, les autres
+arrivants avaient dû faire stationner leurs voitures, tout attelées,
+dans les rues, et la file, s'allongeant toujours, avait dépassé les
+portes de la ville pour aller obstruer les diverses routes d'un fouillis
+de charrettes, tombereaux, ânes, chevaux et boeufs; car, pour les huit
+dixièmes, tous ces envahisseurs de Chartres étaient gens de campagne.
+
+C'était au milieu de cet encombrement, qui leur fermait le chemin,
+qu'avaient résolu de passer, quand même, trois cavaliers retardataires.
+Ces cavaliers, dont un précédait les autres, étaient vêtus en
+cultivateurs aisés; mais, à leur raideur sous ce costume, à leur
+prestance à cheval, à leurs visages à longues moustaches et surtout à
+certains détails du harnachement de leurs montures, un observateur eût
+facilement deviné que ces hommes étaient plutôt gens de guerre que de
+paix. Il y avait dans la voix de celui qui marchait en tête, quand il
+criait: «Place! place!» un accent qui trahissait l'habitude du
+commandement.
+
+Aussi, à cette sommation de livrer passage, quand le plus récalcitrant
+s'était retourné et avait vu la mine quelque peu rébarbative des
+cavaliers, il comprenait aussitôt qu'à vouloir résister il serait le
+dindon de la farce et il s'empressait de dégager la voie.
+
+Ce fut ainsi qu'à travers voitures et bêtes, qui lui barraient la route,
+le trio finit par pénétrer dans la ville.
+
+Lorsqu'il a été dit que toutes les auberges de Chartres étaient bondées
+d'hommes et de bêtes, on aurait dû en excepter une dont l'enseigne en
+tôle, se balançant sur sa tringle, portait ces mots:
+
+
+ AU BON-REPOS
+ DOUBLET
+ _Aubergiste, loge à pied et à cheval._
+
+
+Soit à pied, soit à cheval, nul client n'avait franchi le seuil de cette
+maison qui, pourtant, tenait ses portes béantes ouvertes au public. Il
+semblait que l'établissement du _Bon-Repos_, fût un lieu maudit, que
+même les plus désireux de trouver un gîte fuyaient avec terreur.
+
+Pendant qu'à travers la vitre des fenêtres du rez-de-chaussée on pouvait
+constater qu'aucun consommateur n'était assis devant une des vingt
+tables de la grande salle de cette auberge, tous les autres lieux
+publics, sans exception, regorgeaient de monde, qui buvant un coup, qui
+mangeant un morceau sur le pouce, tous en gens pressés, se sachant
+n'avoir que bien juste le temps de satisfaire faim ou soif, s'ils ne
+voulaient pas, par un retard, manquer le but qui les avait attirés en
+ville. Puis ils repartaient pour laisser la place à d'autres qui, tout
+aussi hâtifs, ne faisaient pas longue pause et décampaient bientôt à
+leur tour.
+
+Rien n'était donc plus étrangement curieux que cette auberge du
+_Bon-Repos_ qui, quand le dernier des cabarets recevait les clients plus
+drus que mouches, restait vide et dédaigné. Chacun de ces milliers
+d'arrivants en ville, à son passage devant la maison, levait les yeux
+vers l'enseigne, échangeait quelques mots avec son voisin et filait sans
+se laisser tenter par la bonne apparence de l'hôtellerie, qui promettait
+vin frais et agréable pitance.
+
+Cependant les trois cavaliers s'étaient avancés en ville et, déjà,
+avaient dépassé plusieurs auberges. Soit que, du premier coup d'oeil, il
+eût compris qu'en ces endroits il n'y avait pas place pour lui et les
+siens, soit qu'il eût décidé du logis où il quitterait l'étrier, celui
+qui semblait être le chef avait poursuivi sa route.
+
+Quand il arriva devant le _Bon-Repos_, il se retourna en selle vers ses
+compagnons, et, d'une voix rieuse:
+
+--Pardieu! dit-il, voici un coin où nous ne risquons pas d'être
+étouffés.
+
+Et il donna aux autres l'exemple de mettre pied à terre.
+
+Tout aussitôt que les passants avaient vu les trois hommes se disposer à
+descendre de selle, il s'était formé autour d'eux un groupe de curieux à
+la face étonnée.
+
+--Est-ce que tu vas entrer là, citoyen? demanda un questionneur avec un
+accent qui paraissait signaler un danger.
+
+--Dame! fit gaîment le chef, il me semble que les portes sont assez
+grandes ouvertes pour que je me passe cette fantaisie.
+
+--Mais tu ne sais donc pas quelle est cette maison? insista le
+questionneur.
+
+--Une auberge comme l'annonce son enseigne.
+
+--Oui, mais n'as-tu pas lu le nom écrit sur cette enseigne? appuya le
+curieux.
+
+Le cavalier leva les yeux vers la plaque de tôle, lut le nom inscrit,
+puis abaissant sur celui qui l'interrogeait un regard qui demandait de
+plus amples explications:
+
+--Doublet, dit-il. Eh bien, après?
+
+À cette demande, qui attestait une profonde ignorance, il y eut un
+murmure de surprise dans le groupe qui s'était massé plus nombreux.
+
+--Il ne connaît pas Doublet! Il n'a jamais entendu parler de ce gueux!
+bandit! chenapan! gredin! brigand! se disait-on en entassant les plus
+mauvais qualificatifs sur le nommé Doublet.
+
+--Ah çà! citoyen, tu n'es donc pas du pays? demanda un autre curieux.
+
+--Non.
+
+--Alors, tu ne sais rien du motif qui fait accourir aujourd'hui tant de
+monde à Chartres?
+
+--Rien de rien. J'ai pensé que ce devait être le jour de l'un des deux
+grands marchés de l'année.
+
+--Ah! il est joli le marché d'aujourd'hui! fit le curieux en éclatant
+d'un gros rire, auquel tout le groupe fit chorus.
+
+--Si ce n'est pour un marché, ce doit être alors pour une fête qu'on
+accourt en ville, car vous me paraissez être tous de joyeuse humeur,
+reprit le cavalier.
+
+--Oh! oui, une fête, une vraie fête pour le pays chartrain qui est enfin
+délivré, dit une voix.
+
+--Grâce au brave Vasseur, ajouta une autre voix.
+
+Et immédiatement tout le groupe hurla:
+
+--Vive Vasseur! vive Vasseur!
+
+Ces cris de reconnaissance une fois calmés, le curieux qui, le premier,
+avait pris la parole, se mit en devoir d'expliquer au cavalier pourquoi
+il ne fallait pas entrer au _Bon-Repos_ et quel genre de fête le pays
+chartrain devait à ce brave Vasseur. Il ouvrait la bouche pour débuter
+dans son récit, quand, tout à coup, une horloge du voisinage tinta deux
+coups qui, presque aussitôt, furent suivis d'un lointain roulement de
+tambours.
+
+Celui qui allait conter tressauta à ce bruit.
+
+--C'est l'heure, s'écria-t-il; pourvu que je puisse être bien placé. Du
+premier au dernier, je veux tout voir.
+
+Et, sans plus se soucier du cavalier, il prit ses jambes à son cou.
+Derrière lui, tout le groupe s'élança sur ses traces. Et de droite, de
+gauche, sortant des maisons, dévalant des faubourgs, débouchant des rues
+latérales, une foule énorme passa à fond de train, se dirigeant vers le
+centre de la ville où devait se passer la fête en question.
+
+Était-ce une fête?
+
+Si oui, il faut reconnaître que le principal acteur de cette fête était
+un bien sinistre personnage... car c'était le bourreau de Chartres qui,
+sur la place de la ville, avait à guillotiner _vingt-trois_ personnes,
+dont trois femmes.
+
+Dès que le vide se fut fait autour des trois cavaliers qui se
+préparaient à entrer au _Bon-Repos_, celui qui semblait commander passa
+la bride de sa monture à un de ses hommes en disant:
+
+--Je vais aller les voir faire le saut. Reposez-vous et mangez en
+m'attendant... Mais nos chevaux avant tout. Double ration d'avoine, car
+ils auront bientôt une longue course à fournir.
+
+--Bien, mon lieutenant.
+
+--Chut! chut! fit vivement le chef.
+
+Puis, en riant, il ajouta:
+
+--Si c'est comme cela, Lambert, que tu observes la consigne quand nous
+serons arrivés où je vous mène, alors, gare à nos trois peaux!
+
+--Oui, citoyen Rameau, se reprit en appuyant celui qui venait d'être
+nommé Lambert.
+
+--Bien. Rameau, c'est cela. Qu'il demeure donc entendu que je suis le
+citoyen Rameau, gros commerçant en grains, qui voyage avec ses deux
+garçons... Donc, jamais d'autre nom que Rameau. Tu as bien compris; toi
+aussi, Fichet?
+
+--Oui, mon lieutenant, lâcha l'autre qui, pourtant, avait écouté de ses
+deux oreilles la recommandation faite à son camarade.
+
+Le visage du chef se fit sévère et, d'un ton sec:
+
+--Celui qui me donnera encore du lieutenant ne restera pas avec moi.
+Ainsi donc, mes braves, si vous aimez les voyages et les distractions,
+surveillez bien votre langue...
+
+Il paraît que Lambert et Fichet aimaient fort les voyages et les
+distractions, car, ensemble et d'une voix empressée, ils répondirent:
+
+--Oui, citoyen Rameau.
+
+--Là-dessus, je vous quitte. Dans une heure, je serai de retour, annonça
+le prétendu Rameau qui, laissant ses hommes entrer au _Bon-Repos_, prit
+la direction de la grande place où, on le sait, allait avoir lieu la
+sanglante exécution de vingt-trois condamnés.
+
+Il devait connaître parfaitement la ville, car, au lieu de prendre les
+larges voies qu'avait suivies la foule, il enfila une série de ruelles
+qui, au bout de dix minutes, le conduisirent devant une petite porte à
+guichet, percée au bas d'un bâtiment sombre, à fenêtres garnies de
+barreaux épais, qui n'était autre que le derrière de la prison d'où les
+condamnés devaient partir pour l'échafaud.
+
+Au vigoureux coup de poing que donna notre homme sur la porte massive,
+le guichet s'ouvrit et un visage apparut à l'étroite ouverture pour
+reconnaître celui qui demandait à entrer.
+
+--Ah! c'est vous, lieutenant, dit aussitôt le guichetier, qui s'empressa
+de faire tourner la porte sur ses gonds.
+
+--Sont-ils partis? demanda en entrant celui pour lequel la porte de la
+prison, à première vue, s'ouvrait si facilement.
+
+--Non, pas encore... à cause d'un petit retard au sujet de la Grande
+Victoire qui, il n'y a pas une heure, a eu la fantaisie, pour échapper
+au couperet, de se déclarer enceinte. Alors, il a fallu faire venir
+médecins et sages-femmes qui, après visite, ont signé à la farceuse un
+bon pour la guillotine... On va donc se mettre en route et il n'est que
+temps, car le public s'impatiente. Entendez-vous d'ici?
+
+En effet, de l'autre côté de la prison, où commençait la masse populaire
+faisant la haie jusqu'à l'échafaud, retentissaient de bruyants cris
+d'impatience.
+
+Le guichetier continua:
+
+--Ils vont partir du petit préau dans lequel ils attendent tout ficelés.
+Les trois femmes marcheront en tête et, les premières, elles feront la
+culbute, car le bourreau sait que l'on doit la politesse aux dames.
+
+Et le geôlier se mit à rire de sa plaisanterie du plus fin fond de sa
+joie. Pour lui, comme pour la foule, il semblait que cette exécution fût
+le divertissement d'une journée de liesse.
+
+Il faut avoir lu les journaux de l'époque pour comprendre qu'il n'y a
+pas d'exagération à dire que cette terrible exécution, qui allait faire
+tomber vingt-trois têtes, était une sorte de fête pour les populations,
+celles de la campagne surtout, de la Beauce et du Gâtinais. C'était le
+cri de délivrance poussé par deux départements qu'une terreur immense
+avait si longtemps tenus paralysés. Ils étaient enfin à tout jamais
+affranchis de ces bandes de _Chauffeurs_ qui, plus de dix années durant,
+avaient pillé impunément ces pays terrifiés par leur audace et leur
+cruauté.
+
+Bravant les magistrats, que la crainte d'une vengeance faisait reculer,
+ne redoutant rien des campagnards abrutis par l'épouvante, sachant que
+le gouvernement avait d'autre souci que de lancer ses troupes à leurs
+trousses, en un mot, sûrs de l'impunité, des ramassis d'exécrables
+scélérats s'étaient formés pour le viol, le pillage, l'assassinat et la
+torture des victimes, dont ils chauffaient les pieds pour leur faire
+avouer la cachette où elles avaient enfoui leurs écus. De tous ces
+groupes, le plus nombreux et surtout le plus cruel, avait été connu sous
+le nom de _Bande d'Orgères_. Douée d'une puissante organisation, cette
+bande avait pour chef un gars de vingt-neuf ans, véritable colosse,
+surnommé le _Beau François_.
+
+Nombreuse, ayant ses statuts qui punissaient inexorablement de mort la
+trahison, comptant partout d'innombrables affiliés pour indiquer les
+coups et en vendre le produit, possédant ses refuges ignorés au milieu
+des forêts qui couvraient un tiers du pays, la bande d'Orgères, conduite
+par le Beau François, avait exploité et terrifié la plaine jusqu'au jour
+où un homme, un seul homme, avait entrepris sa destruction.
+
+Cet homme était un simple brigadier de gendarmerie du nom de Vasseur.
+
+Seul, nous le répétons, pendant de longs mois, il s'était acharné à
+cette tâche où il avait tout à la fois contre lui ceux qu'il avait juré
+de détruire et ceux qu'il voulait protéger, car la peur empêchait ces
+derniers de parler. Longtemps, sous divers travestissements, il avait
+battu la plaine, étudiant les innombrables vagabonds ou marchands
+ambulants qui, à des rendez-vous indiqués par le Beau François, se
+transformaient, la nuit, en Chauffeurs.
+
+Tous ses renseignements pris et son terrain bien étudié, Vasseur alors
+aidé de sa brigade, avait fait sa première arrestation et, pour son
+début, il avait eu la main heureuse, car il avait mis la main sur un
+révélateur dont les aveux lui firent, un à un, cueillir une vingtaine de
+coupables qui, pris au trébuchet, parlèrent, eux aussi, à qui mieux
+mieux.
+
+Alors la terreur prit fin et la réaction s'opéra. Les autorités
+d'Orléans et de Chartres mirent à la disposition de Vasseur toutes les
+brigades de gendarmerie et un renfort de hussards. Dès ce moment, ce fut
+une chasse à courre, tant bien menée par l'infatigable brigadier,
+traquant les bandits dans leurs repaires. Il en bonda si dru les prisons
+de Chartres, qu'une épidémie s'y déclarant, faucha un bon tiers de ces
+gredins.
+
+Les crimes de la bande étaient tellement nombreux que l'instruction du
+procès dura dix-huit mois. Quatre-vingt-six accusés avaient été épargnés
+par l'épidémie. C'est sur ce nombre que le jugement en avait désigné
+vingt-trois pour la guillotine.
+
+En récompense de son énergique conduite, Vasseur avait été promu
+lieutenant de gendarmerie.
+
+Nous croyons inutile d'ajouter que c'était lui qui, travesti en paysan
+aisé et se faisant appeler, par ses deux hommes, du nom de Rameau,
+venait de se présenter à la prison au moment où les condamnés allaient
+marcher à l'échafaud.
+
+Le guichetier compléta ses renseignements:
+
+--Voulez-vous encore les voir, lieutenant? demanda-t-il. Alors, allez
+vous poster sous le porche du grand guichet. Vous pourrez les regarder à
+l'aise, car on les y fera arrêter une dernière fois, pendant que le
+bourreau signera son reçu au greffe.
+
+Sans mot dire, Vasseur s'éloigna pour gagner l'endroit indiqué. Il était
+à peine en place que, d'une porte basse, au fond de la cour, déboucha le
+sinistre convoi. Comme l'avait annoncé le geôlier, les trois femmes
+marchaient en tête.
+
+Si bien déguisé que fût le soldat, une des femmes, grande et belle
+fille, le reconnut au passage.
+
+--Te voilà donc, _cogne_ (gendarme) de malheur! cria-t-elle.
+
+Puis, en montrant ses deux compagnes, elle ajouta avec un ricanement
+cynique:
+
+--Tu as pincé les poules, mais tu as laissé s'envoler le coq, imbécile!
+
+À l'apostrophe gouailleuse soufflée par une monstrueuse forfanterie à la
+Grande Victoire, celle-là même qui, tout à l'heure, avait tenté de se
+soustraire à la mort en se prétendant enceinte, les deux autres femmes,
+qui marchaient à ses côtés, tout aussi fanfaronnes que leur complice,
+lâchèrent un rire moqueur et se mirent à crier:
+
+--Cocorico! cocorico!
+
+--Oui, appuya la Victoire, mauvais chien de _cogne_ (gendarme), tu as
+laissé s'envoler le coq.
+
+Par «le coq», les mégères, on l'a deviné, désignaient le BEAU FRANÇOIS,
+ce chef de la _bande d'Orgères_, qu'on aurait vainement cherché dans le
+groupe des vingt-trois condamnés qui allaient s'étendre sur la bascule
+de la guillotine.
+
+Le sarcasme devait avoir réveillé quelque colère sourde dans le coeur de
+l'ex-brigadier, devenu lieutenant, car, aux paroles de la Grande
+Victoire, il avait pâli et une lueur de colère avait éclairé son regard.
+Néanmoins, il ne répliqua pas, pris de ce respect que la pitié inspire
+envers ceux qui vont mourir.
+
+Mais si Vasseur n'avait pas répondu, la fureur n'en avait pas moins
+grondé en son coeur, et cette pensée lui était montée au cerveau:
+
+--Je le repincerai, ce Beau François, et je jure bien que, cette
+fois-là, le coq ne s'envolera plus.
+
+Et il avait grandement raison d'être furieux, le brave Vasseur, car il
+avait déjà empoigné le fameux chef de la bande d'Orgères...
+Malheureusement d'autres l'avaient laissé s'échapper.
+
+Le Beau François avait été englobé dans un coup de filet avec six de ses
+hommes et conduit dans une des prisons de Chartres. Grâce à sa ruse de
+prendre un faux nom, on était resté dans l'ignorance de l'importance de
+cette capture.
+
+Pendant les dix-huit mois qu'avait duré l'instruction, alors que
+l'épidémie, par suite de l'entassement des prisonniers, avait fauché
+plus d'un tiers de ces bandits, le chef des Chauffeurs avait su se faire
+admettre à l'infirmerie. Une belle nuit, il s'était évadé par un trou
+creusé par lui dans la muraille, trou si étroit que, pour pouvoir se
+glisser par cette ouverture, il avait été obligé de retirer sa veste
+qu'il avait dû abandonner.
+
+Depuis cette évasion, si actives qu'avaient été les poursuites, on
+n'avait pu retrouver le Beau François, qu'on supposait avoir quitté le
+pays.
+
+Sitôt leur chef parti, les prisonniers, par nargue, s'étaient empressés
+de faire connaître aux autorités quel était l'homme qu'elles avaient eu
+sous la main et qui avait pris le large.
+
+De tous, Vasseur était celui que ce déboire avait le plus péniblement
+froissé. Son amour-propre s'était fait un point d'honneur de ne pas
+laisser le gredin jouir longtemps de l'impunité.
+
+On comprendra donc maintenant quel flot de fiel avait remué en lui la
+plaisanterie des trois femmes qui ouvraient la marche des condamnés, et
+combien était menaçante pour le Beau François cette promesse que s'était
+faite le soldat en entendant le «cocorico» du trio femelle:
+
+--Je le repincerai, ce Beau François et je jure bien que, cette fois-là,
+le coq ne s'envolera plus!
+
+Cependant il avait quitté son poste d'observation sous le grand guichet
+et, à pas lents, il avait remonté le long de la colonne immobile des
+condamnés, examinant chaque visage et demeurant impassible aux injures
+et aux malédictions dont tous accueillaient au passage celui qui, par
+son activité incessante et son opiniâtre énergie, les avait amenés sur
+le chemin de l'échafaud.
+
+Tout à fait le dernier de la file se tenait un homme sombre et résolu,
+qui devait être celui que Vasseur cherchait, car, dès qu'il l'eut
+aperçu, il marcha vers lui et, d'un ton sec:
+
+--Doublet, approche! commanda-t-il.
+
+Quand le condamné eut fait à sa rencontre quatre ou cinq pas qui le
+séparèrent de ses compagnons, le soldat lui souffla vivement:
+
+--J'ai en poche l'ordre de surseoir à ton exécution et, tu le sais,
+l'échafaud une fois abattu, on ne le relèvera pas pour toi. Je puis donc
+te promettre la vie sauve.
+
+L'homme ne broncha pas à cette offre de salut.
+
+--Veux-tu parler? appuya Vasseur.
+
+--C'est que je ne suis pas grand causeur de ma nature, dit le condamné
+d'un ton traînant.
+
+Avec un petit sourire ironique, il ajouta:
+
+--Ensuite, faut vous dire, citoyen, tous les sujets de conversation ne
+me plaisent pas.
+
+--Tu es sauvé si tu veux répondre à deux questions.
+
+--Posez-les d'abord, on verra après.
+
+--Où, dans ton auberge, est située ta cachette?
+
+La face de Doublet, à cette question, se fit niaise et étonnée.
+
+--Ah! bah! lâcha-t-il, paraît donc qu'il y a une cachette au _Bon
+Repos_? Vous m'en donnez la première nouvelle.
+
+Vasseur comprit que le condamné ne parlerait pas. Toutefois, il insista
+en disant:
+
+--Note bien, Doublet, que si je t'ai posé cette question, c'est tout
+dans ton intérêt, pour te fournir une chance de te sauver; car il est un
+moyen bien simple pour moi, si tu ne parles pas, de découvrir ta
+cachette.
+
+--Quel moyen? fit l'aubergiste narquois.
+
+--Celui de démolir pierre par pierre ton auberge jusqu'aux fondations.
+
+--Ce sera un malheur pour mon héritier, dit bien tranquillement Doublet.
+
+De tous les _francs_ (affiliés) de la bande d'Orgères, l'aubergiste
+Doublet avait été le premier. Chez lui se recélaient les plus grosses
+prises des Chauffeurs, qu'il allait vendre à Paris. Il était en quelque
+sorte le banquier des bandits. Grâce à la notoriété de son auberge, il
+était si bien coté à Chartres qu'il s'était glissé dans le conseil
+municipal. Par ses fonctions, il était à même, pour les cas pressants,
+de fournir à ses complices des papiers de circulation qui leur étaient
+nécessaires. Gagnant gros avec les Chauffeurs, l'hôtelier du _Bon-Repos_
+aurait dû s'en tenir là. Malheureusement, il avait voulu mettre la main
+à la pâte, et il avait été reconnu dans l'attaque de la ferme de
+Millouard.
+
+Rusé, calme, gouailleur, Doublet était un gars, au moral, solidement
+trempé. L'échafaud qui l'attendait à cent mètres plus loin ne lui
+retirait rien de son sang-froid. La preuve en fut qu'il renoua de
+lui-même son entretien avec Vasseur.
+
+--Vous voulez qu'il y ait une cachette dans ma maison? reprit-il.
+
+--Oui, une cachette où peut se cacher un homme, insista le lieutenant.
+
+--Dix hommes même, si ça vous fait plaisir. Moi, j'ai bon caractère et
+je n'aime pas contrarier le monde... Va donc pour la cachette!... Mais
+puisque vous avez le moyen de la découvrir en renversant la bicoque,
+voilà donc bien réglée la première des deux questions que vous deviez
+m'adresser. À présent, passons à la seconde. Pourvu que vous n'inventiez
+pas encore des choses qui n'existent point, je serai peut-être plus
+heureux à vous répondre.
+
+Bien qu'il fût persuadé que, sur le second point, il allait encore
+échouer, Vasseur reprit:
+
+--Quand le Beau François s'est évadé de l'infirmerie, le trou par lequel
+il a passé était si étroit, que force lui a été de laisser sa veste...
+Ce vêtement m'a été apporté et j'en ai visité les poches.
+
+--Et vous avez trouvé sa pipe? fit niaisement le condamné.
+
+--Entre la doublure et l'étoffe du collet, j'ai découvert un petit
+papier sur lequel, inscrits au crayon, se trouvaient une dizaine de mots
+inintelligibles pour moi... Peut-être n'en serait-il pas de même pour
+toi, si je te répétais ces mots.
+
+--Vous savez, on ne peut répondre de rien à l'avance. Pour affirmer si
+c'est un chat ou une chatte faut d'abord voir l'animal... Montrez donc
+votre animal, non, je veux dire votre papier, débita Doublet.
+
+--Oh! dit le lieutenant, c'est inutile. Tu connais ce billet, car il est
+écrit de ta main.
+
+Doublet devait être de ceux dont, proverbialement, on dit qu'ils
+nieraient la tête sur le billot, car telle était précisément sa
+situation, et, quand un aveu pouvait sauver sa tête, il finassa encore.
+
+--Ah! vraiment! fit-il, le billet est de mon écriture, dites-vous? Elle
+est bien mauvaise mon écriture, et elle ressemble à celle de vingt
+autres qui savent à peine griffonner.
+
+--J'ai comparé ce billet avec le livre que tu tenais pour les comptes de
+ton auberge, répliqua le lieutenant.
+
+Doublet fit la moue de l'homme qui cède.
+
+--Après tout, dit-il, je l'ai peut-être écrit, votre papier. Si tant
+seulement vous m'en disiez le contenu, ça me rappellerait peut-être bien
+si c'est de moi qu'il vient.
+
+--Alors écoute.
+
+Et lentement, Vasseur récita de mémoire.
+
+«_Coupe et Tranche.--Jéhu 24.--S. F. le vieil.--La saute.--Doublet. Le
+Marcassin.--Sans sabots on s'enrhume.--Sept et quatre font neuf.--La
+faîne est tombée._»
+
+L'oreille tendue, le regard attentif, l'aubergiste avait écouté; mais à
+mesure que Vasseur avait parlé, sa physionomie était devenue penaude.
+
+--Et si je vous explique ce grimoire-là, j'ai la vie sauve? demanda-t-il
+quand le lieutenant eut fini.
+
+--À l'instant même; on te ramènera en prison, promit Vasseur croyant
+qu'il allait parler.
+
+Mais Doublet secoua tristement la tête et geignit d'une voix pleurarde:
+
+--Faut avouer que je n'ai pas de chance! Dire que quand je ne demande
+pas mieux que de vous être agréable, vous me lâchez un tas de balivernes
+auxquelles je ne comprends rien... Ah! vrai! je n'ai pas de bonheur!
+
+Le lieutenant ne se laissa pas prendre à ces jérémiades et, d'un ton sec
+qui mettait le marché en main:
+
+--Oui ou non, veux-tu avouer?
+
+--Je le voudrais, citoyen lieutenant. Sur mon honneur! je le voudrais:
+mais c'est impossible, puisque je ne comprends rien à vos
+calembredaines.
+
+À ce moment, il s'opéra un mouvement dans le groupe des condamnés et de
+l'escorte dont les soldats resserrèrent leurs rangs autour des
+Chauffeurs. Le bourreau venait de sortir du greffe où il avait signé le
+reçu des vingt-trois têtes qu'on lui donnait à couper. On allait partir
+pour l'échafaud et le guichetier-chef ouvrait la lourde porte qui
+séparait les condamnés de la foule dont on entendait les cris
+d'impatience.
+
+Vasseur insista donc vivement:
+
+--Tu vois, Doublet, il n'est que temps pour toi de sauver ta vie en
+parlant.
+
+--Désolé de vous refuser, citoyen lieutenant, mais je ne vois goutte à
+votre satané baragouin, répondit l'aubergiste d'un ton goguenard.
+
+Et, de lui-même, il alla rejoindre ses compagnons.
+
+Vasseur crut que trente pas déjà faits sur la route de l'échafaud
+auraient peut-être raison de l'obstination de Doublet, et il courut à la
+route pour attendre encore l'aubergiste au passage.
+
+La porte n'avait pas encore fini de rouler sur ses gonds quand il
+arriva; il fut aperçu par la Grande Victoire.
+
+--Tiens! fit-elle de sa voix trivialement railleuse, voici encore le
+_cogne_ qui cherche toujours son coq?
+
+--Cocorico! cocorico!
+
+Comme la porte s'était enfin ouverte devant elles, la foule vit alors
+s'avancer, ouvrant la marche, les trois femmes qui, prises d'une
+épouvantable gaieté nerveuse, marchaient à la mort en criant:
+
+--Cocorico! cocorico!
+
+Vasseur regarda passer devant lui la foule des Chauffeurs. Quand arriva
+le tour de l'aubergiste, il lui cria:
+
+--Doublet, il est encore temps.
+
+Mais l'hôte du _Bon-Repos_ secoua la tête et, avec un sourire railleur,
+répliqua:
+
+--Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien bouillant,
+ça vous fera descendre la curiosité du cerveau.
+
+L'aubergiste venait de franchir le seuil de la prison, lorsque Vasseur
+lui envoya cette riposte:
+
+--Merci du conseil. Alors j'irai demander ce bain de pieds à Gervaise.
+
+Puis il tourna le dos, remontant la voûte vers la cour de la prison.
+
+Aux paroles du lieutenant, Doublet avait tressauté d'une violente
+secousse convulsive et il s'était retourné. Livide, la face convulsée,
+les yeux hagards, il avait crié quelques mots à celui qui s'éloignait.
+
+Était-ce une injure?
+
+Était-ce un consentement à avouer que venait de lui arracher la dernière
+phrase du lieutenant?
+
+Toujours fut-il que les cris de la foule empêchèrent sa voix d'arriver
+jusqu'à Vasseur déjà loin.
+
+Et, poussé par les soldats, Doublet reprit la route de l'échafaud.
+
+
+
+
+ II
+
+
+On doit comprendre maintenant pourquoi, ce jour de l'exécution,
+l'auberge du _Bon-Repos_, alors que tous les autres cabarets de Chartres
+regorgeaient de monde, était restée déserte. Chacun avait fui ce lieu
+que les débats du procès de la Bande d'Orgères avaient signalé comme
+ayant été longtemps un repaire de bandits. L'établissement payait donc
+pour sa mauvaise réputation.
+
+Quand la justice, suivant une coutume de l'époque, avait mis sous le
+séquestre l'auberge dont la vente répondrait des frais du procès des
+Chauffeurs, aucun membre de la famille Doublet, même au titre de parent
+le plus éloigné, ne s'était présenté pour protester contre la
+confiscation et réclamer ses droits à l'héritage. On se rappelait que,
+jadis, sans qu'on sût d'où il venait, Doublet était arrivé à Chartres.
+Il avait loué la maison en question et y avait fondé son auberge du
+_Bon-Repos_, qui avait progressé jusqu'au jour où il avait été avéré que
+la prospérité de l'hôtelier, qui passait pour posséder bon nombre de
+sacs d'écus, s'alimentait aux sources coupables.
+
+Quand le pot aux roses avait été découvert, la curiosité publique, qui
+avait transformé Doublet en richard, avait éprouvé une étrange
+déception. L'aubergiste menait, en apparence, la vie la plus régulière.
+Il n'était ni joueur ni buveur. On ne lui connaissait aucune relation
+qui charmât les ennuis de son célibat, car il avait toujours refusé de
+se marier. De plus, au dehors de son auberge, on n'avait pu prouver
+qu'il se fût livré à une spéculation aléatoire; bref, dans la vie de
+Doublet, l'enquête la plus minutieuse n'avait pu trouver quelque fissure
+par laquelle se serait écoulé son argent.
+
+Et, pourtant, la justice, quand elle avait visité le _Bon-Repos_,
+n'avait relevé nulles traces de ces écus qu'on disait si nombreux.
+
+On avait bouleversé la maison, sondé les murs, creusé les caves, en
+quête d'une cachette où devaient dormir les économies de l'aubergiste.
+La recherche était demeurée stérile.
+
+Les fureteurs de la police n'avaient pas voulu avoir le dernier mot. En
+se souvenant que Doublet, tout au moins une fois par mois, s'absentait
+pendant trois ou quatre jours, ils en avaient conclu que le bonhomme
+devait avoir placé son argent à Paris ou à Orléans.
+
+À cette supposition, un malin avait répliqué:
+
+--Pourquoi si loin? Qui nous dit que le gredin n'avait pas, en quelque
+coin ignoré du pays, cette cachette que nous avons vainement cherchée
+dans l'auberge? Quand il partait dans sa carriole en annonçant son
+départ pour Paris, le matois devait aller tout droit là où il
+enfouissait son trésor.
+
+Et ledit malin ajouta:
+
+--Tenez, j'ai une idée. Attelons le vieux cheval de Doublet à sa
+carriole, dans laquelle deux ou trois de nous monteront. Qu'on sorte de
+la ville par la porte coutumière à Doublet, et, alors, qu'on laisse la
+bride au cou du cheval... je parie que la bête nous conduira tout droit
+où tant de fois elle a eu l'habitude d'aller.
+
+La proposition avait été acclamée et tout de suite on avait désigné le
+trio qui, le lendemain, tenterait l'expédition.
+
+Seulement, ce lendemain, quand les trois élus étaient entrés dans
+l'écurie, ils avaient trouvé le cheval étendu mort sur sa litière.
+
+On l'avait empoisonné pendant la nuit.
+
+Lorsque les chercheurs du trésor de Doublet vinrent annoncer
+l'empoisonnement du cheval à Vasseur qui, la veille, avait assisté à la
+conférence où avait été émise l'idée d'utiliser l'instinct de l'animal
+en le laissant aller lui-même à l'endroit du pays qu'avait choisi
+l'aubergiste pour y cacher son argent, le lieutenant les tança
+vertement.
+
+--C'est bien fait, leur dit-il. Un de vous, à coup sûr, aura bavardé de
+la chose depuis hier. La bande doit avoir encore en ville des affiliés
+qui ont échappé à ma chasse. Votre bavardage aura été entendu et on
+s'est hâté, cette nuit, de tuer le cheval.
+
+Pourtant, après avoir congédié les autres, Vasseur avait retenu celui
+qui, la veille, avait trouvé le stratagème du cheval. Cet homme était un
+garçon d'une trentaine d'années, à la figure intelligente, mais long de
+cou, long de taille, long de jambes et de bras; bref, un de ces êtres
+dont on dit «qu'ils n'en finissent pas». De plus, il était aussi maigre
+qu'un clou.
+
+--Tu m'as l'air d'un finaud, toi! lui dit le lieutenant.
+
+Un pareil éloge de la part de Vasseur, dont toute la contrée proclamait
+alors le courage et l'énergie, valait son pesant d'or. Le maigre diable,
+à ce compliment, se redressa plus raide qu'une perche.
+
+--Que fais-tu? poursuivit le lieutenant.
+
+--Je cherche à ne pas mourir de faim en acceptant tout ce qui se
+présente à faire. Tantôt rétameur, tantôt postillon, aujourd'hui
+moissonneur, demain roulier... À la fin de l'année, j'ai à peu près
+mangé.
+
+Tout cela était débité sur un ton d'insouciante bonne humeur.
+
+--Et tu t'appelles? dit Vasseur.
+
+--Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre... à cause de ma maigreur.
+
+Le lieutenant regarda son homme dans les yeux. Il y lut franchise,
+loyauté et courage. Alors, lentement, il demanda:
+
+--Barnabé, je vais, avant peu, entreprendre une tâche pénible et
+périlleuse, pour laquelle, en plus de mes soldats, j'ai besoin d'un
+homme adroit et brave. Veux-tu être cet homme?
+
+Et se reprenant:
+
+--Ah! fit Vasseur, je dois, avant tout, t'avertir que là où je te
+mènerai, tu auras dix-neuf chances sur vingt d'y laisser tes os.
+
+Le visage de Barnabé Gobin, à cet avis menaçant, prit une expression de
+fermeté tenace.
+
+--J'accepte la conséquence, dit-il.
+
+Puis, avec une hésitation:
+
+--Est-ce pour tout de suite? demanda-t-il.
+
+--Non, fit le soldat. Te préciser le moment, je ne saurais, mais je puis
+t'annoncer quand il arrivera. J'aurai besoin de toi le soir du jour où
+seront exécutés ceux de la bande d'Orgères que le tribunal condamnera à
+mort.
+
+À ce moment, le procès des Chauffeurs n'avait entendu que 212 témoins.
+Il en restait 317 à comparoir. C'était donc un bien long délai que
+Fil-à-Beurre avait devant lui.
+
+--Oh! oh! dit-il gaiement, j'ai alors grandement le temps de faire mes
+adieux à quelqu'un.
+
+--Nous sommes donc amoureux? demanda Vasseur en souriant à la pensée
+qu'une femme aimât à tel point la maigreur qu'elle eût donné son coeur à
+Fil-à-Beurre.
+
+Barnabé secoua la tête et d'une voix grave:
+
+--Amoureux? non pas, lieutenant, dit-il, mais dévoué... dévoué comme le
+chien qui s'attache à celui qui, un jour qu'il crevait de faim, lui a
+donné la pâtée... dévoué comme tout coeur reconnaissant doit se montrer
+pour l'être bon, innocent et faible qui l'a secouru.
+
+Puis, comme s'il n'en voulait pas dire plus, Barnabé coupa net sur ce
+point pour demander:
+
+--Et le jour de l'exécution, où me faudra-t-il venir vous retrouver?
+
+--Ici même, à l'auberge du _Bon-Repos_, où tu trouveras un cheval pour
+me suivre, dit Vasseur.
+
+Au mot de cheval, la figure de Barnabé se fit inquiète. Le garçon se
+gratta la tête en homme qui rechigne devant une obligation pénible.
+
+--Heu! heu! lâcha-t-il, la selle n'est pas mon fort... Est-ce que vous
+tenez beaucoup à ce que je monte à cheval?
+
+--Dans ton intérêt, pour t'éviter la fatigue, car la route sera longue.
+
+--Si la route est longue, ce sera une raison pour ne pas surmener vos
+montures, n'est-ce pas? mon lieutenant... Mettons qu'elles aillent à un
+trot modéré; c'est déjà bien gentil...
+
+--Va pour le trot modéré, concéda Vasseur. Où veux-tu en venir?
+
+--Alors, regardez-moi m'en aller, et vous vous direz que je n'ai pas
+besoin d'enfourcher un cheval quand il ne s'agit que d'un trot modéré.
+
+Là-dessus, Fil-à-Beurre ouvrit le compas de ses jambes, démesurément
+longues, et partit d'un tel pas que le lieutenant, étonné d'une pareille
+vitesse, murmura:
+
+--Peste! un joli marcheur.
+
+Voilà ce qui s'était passé à l'auberge du _Bon-Repos_ peu après
+l'arrestation de son propriétaire Doublet. Renonçant à y trouver une
+cachette aux écus, l'autorité avait fermé la maison en attendant un
+acquéreur dont l'argent servirait à couvrir les frais de justice.
+
+Circonstance étonnante! L'établissement n'était pas resté fermé plus de
+huit jours. Un individu venu de Paris à Chartres, pour la simple
+curiosité, disait-il, d'assister au procès des Chauffeurs, avait vu
+l'auberge et, alléché par le bas prix auquel on avait dû forcément coter
+l'établissement discrédité, avait acheté le _Bon-Repos_ avec l'espoir de
+relever la maison et d'y établir plus tard ses fils, deux solides
+gaillards qui n'avaient pas tardé à venir de Paris le rejoindre à
+Chartres.
+
+Le père Jupart, auquel ses papiers bien en règle donnaient
+cinquante-cinq ans, était un luron vigoureux qui paraissait presque
+aussi jeune que ses fils, dont l'aîné avait la trentaine.
+
+Par malheur, Jupart avait été déçu dans son espoir de relever l'auberge.
+Il avait compté sans la réprobation publique qui avait continué à voir
+en ce lieu un repaire de bandits. Il en était donc résulté, comme on le
+sait, que, le jour de l'exécution, le _Bon-Repos_, qui aurait pu
+héberger quarante chevaux et rafraîchir dans sa grande salle deux cents
+buveurs, n'avait vu franchir son seuil que par ces deux cavaliers, du
+nom de Lambert et Fichet, venus à la suite du lieutenant Vasseur et qui
+n'étaient autres que deux gendarmes, déguisés comme leur chef.
+
+C'est à ces deux gendarmes que nous allons revenir après que Vasseur,
+qui se rendait à l'exécution, les eut quittés en leur recommandant bien
+de donner double provende aux chevaux qui, le soir, auraient une longue
+course à fournir.
+
+Le gendarme Lambert, tirant à la fois derrière lui par la bride son
+cheval et celui du lieutenant, fut le premier qui pénétra dans la vaste
+cour de l'auberge où, sur la droite, s'étendait l'écurie, long bâtiment
+à loger un demi-escadron.
+
+Nul être humain n'apparut au fracas du fer des chevaux cliquetant sur le
+pavé de la cour.
+
+--Que c'est comme le palais de la Belle-au-Bois-Dormant, lâcha Lambert,
+qui avait de la littérature, en constatant cette solitude profonde.
+
+Mais l'autre gendarme, Fichet, à défaut de littérature, avait une
+oreille des plus fines et un nez exercé au suprême.
+
+Il tendit donc l'oreille, dressa le nez et riposta:
+
+--Qu'il y a ici, nonobstant, des gens qui bâfrent, car j'entends un
+bruit d'assiettes et je sens un fumet de fricot.
+
+Comme, des deux, il était l'homme d'initiative, il passa aussi la bride
+de son cheval à Lambert, en disant:
+
+--Bouge pas, vieux. Je vais piquer droit au ragoût.
+
+Et, le nez en avant, narines béantes, il se dirigea vers une petite
+porte des communs placée dans un angle de la cour. Quand il l'eut
+poussée, il vit au milieu d'une étroite salle destinée au personnel de
+la maison, trois hommes attablés.
+
+C'étaient le nouvel aubergiste Jupart et ses deux fils.
+
+Il était raisonnable de supposer que le successeur de Doublet, en voyant
+sa maison déserte pendant que ses concurrents abondaient de
+consommateurs, devait être occupé à s'arracher les cheveux et à maudire
+le jour où il avait eu la fatale idée d'acheter la maison maudite.
+
+Il n'en était rien! absolument rien!
+
+Assis, avec ses garçons, devant une table surchargée de mets à rassasier
+vingt hommes, Jupart qui, quand Fichet ouvrit la porte, venait de vider
+son verre d'un seul trait, était en train de dire d'une voix qui sonnait
+la plus parfaite satisfaction:
+
+--Mille cartouches! pourvu, les camarades, que cette vie dure
+longtemps!!!
+
+Au bruit des bottes du gendarme qui faisait son entrée dans la salle, il
+se retourna, et, à la vue de l'arrivant, il s'écria:
+
+--Tiens! c'est le flandrin de Fichet!
+
+Fichet avait, de lui-même, une idée trop flatteuse pour tolérer qu'on
+plaisantât sur son individu. À cette épithète de «flandrin» qui lui
+était octroyée, il se roidit, l'oeil rond, la moustache hérissée, les
+coudes en dehors, et, d'une voix hargneuse, lâcha cette réplique:
+
+--Que si vous vous fichez de moi, je vous prouverai bien le contraire!
+
+Mais phrase, ton et pose n'alarmèrent nullement l'aubergiste Jupart qui,
+tout rieur, lui montra les plats qui couvraient la table en disant:
+
+--Puisque tu fais tant que d'ouvrir le bec, que ce soit au moins pour
+manger. Allons prends une chaise et fais comme nous, graine de melon.
+
+Graine de melon! Cette fois, vingt pots de moutarde montèrent au nez de
+Fichet. Gendarme et aubergiste n'allaient pas être cousins, quand une
+sorte de coup de théâtre fit tomber à plat la colère de Fichet.
+L'hôtelier, toujours en riant, venait de porter la main à son abondante
+chevelure et, d'un tour de poignet, soulevant cette toison frisée qui
+n'était autre qu'une perruque, il offrait au regard de Fichet une tête
+aux cheveux grisonnants, coupés à l'ordonnance.
+
+--Le brigadier Bondu! s'écria Fichet surpris.
+
+--Oui, et regarde aussi ceux-là, dit l'aubergiste en désignant ses deux
+fils.
+
+Le mot de «flandrin» dont il avait été salué à son entrée, avait fait
+que Fichet n'avait eu d'yeux que pour celui qui le baptisait aussi
+désagréablement. Sur l'invitation qui lui était faite, il tourna son
+regard sur les deux autres convives.
+
+--Cachois et Potain! s'exclama-t-il en reconnaissant deux camarades.
+
+Et, avant que Fichet, ahuri, pût demander une explication, Lambert, son
+compagnon, qui venait de mettre les chevaux à l'écurie, entra dans la
+salle.
+
+À la vue de l'arrivant, l'aubergiste, ou, pour mieux dire, le brigadier
+Bondu, partit d'un éclat de rire et s'écria:
+
+--Dire que, depuis six mois que le _Bon-Repos_ s'est transformé en
+souricière, les deux premiers qui nous arrivent sont deux gendarmes!
+
+Le brigadier avançait la vérité.
+
+Dans l'espérance de mettre la main sur quelques-uns des Chauffeurs qui
+étaient parvenus à se soustraire par la fuite aux griffes de la justice,
+les autorités de Chartres, sur le conseil du lieutenant Vasseur, avaient
+fait de l'auberge une souricière par une fausse vente au soi-disant
+Jupart.
+
+Or, comme pas un chat n'avait mis le pied dans l'établissement, Bondu et
+ses hommes, n'ayant à relever aucun visage suspect, seraient morts
+d'ennui si, dans la cave bien garnie, et l'amoncellement des provisions
+fait par Doublet, ils n'avaient trouvé le moyen de tuer le temps à
+table... et, dame! ils le tuaient consciencieusement.
+
+--Non, depuis qu'on a empoigné Doublet, pas un gredin de ses complices
+n'a montré son nez ici, appuya Bondu en terminant le récit de sa mission
+à Fichet et à Lambert qui avaient écouté tout en jouant de la fourchette
+et du verre.
+
+--Heu! heu! moi, je n'en jurerais pas! lâcha Lambert entre deux
+bouchées.
+
+--Tu crois que quelques chenapans sont entrés ici sans que nous ne les
+ayons aperçus à temps? Qu'est-ce qui te fait dire cela, gros malin?
+demanda le brigadier d'un ton froissé.
+
+--Il en est entré au moins un, insista Lambert.
+
+Et après avoir vidé son verre, il ajouta:
+
+--Quand ce ne serait que celui qui, pendant la nuit, est venu
+empoisonner le cheval de Doublet, dont on devait se servir le lendemain
+pour découvrir l'endroit où l'aubergiste transportait ses écus, comme
+l'avait proposé un grand desséché qui se trouvait là.
+
+--Ça, c'est vrai, avoua le brigadier.
+
+Puis, en homme loyal, il reprit:
+
+--Il faut même avouer que celui qui a fait le coup était un rude finaud
+qui, mes hommes et moi, nous a joués par-dessous jambe. Aussi, le
+lendemain, le lieutenant Vasseur, qui était furieux, nous a-t-il
+rudement lavé la tête. J'étais dans mon tort, je n'ai pas desserré les
+dents.
+
+Et, en branlant la tête, le brigadier ajouta:
+
+--N'empêche que si le lieutenant n'avait pas été tant à la tempête,
+j'aurais pu--il est vrai que c'eût été de la moutarde après dîner--lui
+faire part de deux détails que j'avais relevés.
+
+--Quels détails? demanda Lambert curieux.
+
+--Quand je dis deux détails, il y a gros à parier que je n'en aurais
+avoué qu'un seul, le second... car le premier m'avait inspiré un si
+étrange soupçon, que le lieutenant m'aurait traité d'idiot si je le lui
+en avais fait part.
+
+--Pas possible! C'était donc bien extraordinaire?
+
+--J'ai eu et j'ai encore la conviction que celui qui a tué le cheval
+devait être un gendarme.
+
+À cet aveu que jusqu'à ce jour Bondu avait gardé au fin fond de
+lui-même, ses quatre auditeurs éclatèrent ensemble d'un rire moqueur.
+
+--Ma foi! oui, brigadier, vous avez fort bien fait de n'en souffler mot
+au lieutenant. Comme vous l'avez dit, il vous eût cru le cerveau pas mal
+fêlé, ricana Lambert.
+
+Malgré cette plaisanterie, que les autres avaient approuvée d'un nouveau
+rire, le brigadier continua d'un ton convaincu:
+
+--Oui, j'en donnerais ma main à couper, l'homme devait être un gendarme.
+Cette nuit-là, nous avions nos chevaux à l'écurie. Ma monture et celle
+de Potain sont des bêtes rétives et farouches. Si celui qui a pénétré
+dans l'écurie n'avait pas été connu de ces animaux, ils n'auraient pas
+manqué, surpris par cette visite nocturne, de faire un vacarme des cinq
+cents diables qui nous eût réveillés, eussions-nous dormi comme des
+pots. Or, si les chevaux n'ont pas bronché, c'est qu'ils connaissaient
+l'individu... c'est que le particulier a dû les calmer par une caresse
+les deux fois.
+
+--Comment ça, les deux fois? releva Lambert étonné.
+
+--Oui, quand il a fait sortir de l'écurie la rosse de Doublet et qu'il
+l'y a ramenée.
+
+--Qu'est-ce que vous nous contez là, brigadier. Où allez-vous chercher
+votre sortie et votre rentrée du cheval de Doublet? L'homme s'est
+simplement glissé dans l'écurie et il a empoisonné l'animal... C'est
+simple comme bonjour à deviner. Pourquoi, diable! avoir de pareilles
+imaginations? appuya Lambert.
+
+Mais le brigadier demeura tenace en son dire.
+
+--Je suis certain de ce que j'avance, insista-t-il.
+
+--Oh! oh! certain... au moins vous aurait-il fallu une preuve? avança un
+autre écouteur.
+
+--Mais justement, je l'ai, cette preuve... Elle est dans le second
+détail dont je vous ai parlé.
+
+--Que si vous faisiez la plaisance de la dire, nous aurions la
+délectance de l'écouter, proposa Fichet, que le vin de Doublet poussait
+à choisir ses termes.
+
+--Quand, le lendemain, le lieutenant Vasseur ordonna de débarrasser
+l'écurie du cheval mort, ce fut moi qui me chargeai de ce soin. Alors,
+je remarquai que les flancs de la bête avaient été labourés à coups
+d'éperon... les blessures étaient fraîches.
+
+Il y eut dans l'auditoire, surpris par cette révélation, un moment de
+silence qui fut rompu par cette demande de Fichet, toujours en veine de
+belle élocution:
+
+--D'où vous conclusionnez, brigadier?
+
+--Que l'inconnu, avant de tuer le cheval, avait dû l'utiliser pour se
+rendre vers un endroit si éloigné qu'il lui a fallu, afin d'être de
+retour avant la fin de la nuit, surmener sa monture avec l'éperon.
+
+--Quel pouvait être cet endroit? dit Lambert.
+
+--Je m'en doute, avança le conteur.
+
+--Si vous nous l'insufliez pour notre allégeance? demanda Fichet.
+
+--À coup sûr, notre homme devait être là quand le grand desséché a
+proposé son moyen de retrouver les écus de Doublet en se servant de son
+cheval... Alors, l'inconnu a eu l'idée d'exploiter le moyen pour son
+compte; puis, après son expédition achevée, il a coupé l'herbe sous le
+pied des autres en tuant le cheval.
+
+Tout cela était logique au possible. Aussi l'auditoire peu à peu
+s'était-il laissé convaincre. Un point restait encore à éclaircir.
+
+--Et vous croyez que cet inconnu devait être un gendarme? demanda
+Lambert.
+
+--Par la tranquillité qu'ont gardée, quand il est entré dans l'écurie,
+mon cheval et celui de Potain, deux bêtes, je le répète, qui
+s'effarouchent à tout casser, il est évident que notre personnage leur
+était familier... Donc, c'était un gendarme, conclua le brigadier.
+
+--Mais, fit Lambert, il est alors facile à découvrir! Vous n'avez qu'à
+vous rappeler quels étaient ceux des nôtres qui se trouvaient là quand
+celui que vous appelez le grand efflanqué a proposé son idée.
+
+--Oui, fit le brigadier en homme dérouté, c'est là précisément où je
+perds la carte... Au moment en question, en fait de gendarmes, il n'y
+avait avec moi que le lieutenant Vasseur.
+
+Le brigadier achevait sa phrase quand une voix brève, qui sonnait le
+commandement, prononça cet ordre:
+
+--Fichet, selle mon cheval!
+
+C'était le lieutenant Vasseur qui venait d'entrer dans la salle.
+
+
+
+
+ III
+
+
+Vasseur avait trente ans. C'était un grand et fort beau garçon, bien
+taillé en force, au visage mâle. Au moment de notre récit, dans tout le
+pays qu'il avait délivré des Chauffeurs, il excitait un engouement de
+reconnaissance que bien des coeurs de femme auraient été heureux de lui
+traduire en un sentiment plus doux.
+
+Pourtant, le beau lieutenant, qui aurait pu se poser si facilement en
+Lovelace, semblait être de glace, car aucune conquête amoureuse n'était
+inscrite à son actif. Les plus empressées à lui faire connaître leurs
+bonnes intentions en avaient été pour leurs avances et leurs regards en
+coulisse.
+
+--Il est amoureux de la lune, avait-on fini par se dire, pour
+s'expliquer cette indifférence. Faute du possible, on concluait à
+l'impossible.
+
+Il est vrai que ceux qui vivaient auprès de lui auraient pu s'étonner de
+certaines absences que, de temps à autre et depuis six mois, ils lui
+voyaient faire. S'ils ne pointaient pas trop leur curiosité sur ces
+disparitions, qui ne dépassaient jamais sept ou huit heures, c'est
+qu'ils se disaient que le lieutenant, acharné à la poursuite des
+derniers vauriens échappés à sa poigne, s'était lancé sur la piste de
+quelque nouveau gibier à offrir à la justice, chasse à l'homme pour
+laquelle il tenait à avoir, d'abord et tout seul, relevé la trace.
+
+Néanmoins, en même temps que ces absences, il avait été impossible de ne
+pas constater qu'un changement s'était opéré dans le caractère de
+Vasseur. En dehors du service, où il était d'une rigidité extrême, on
+l'avait toujours connu garçon de joyeuse humeur.
+
+Subitement, il était devenu triste.
+
+On avait, à l'origine, attribué cette tristesse au retard mis à le
+récompenser de ses services vraiment exceptionnels. Mais l'épaulette de
+lieutenant lui était arrivée et son front ne s'était pas déridé. Alors,
+à défaut d'une liaison malheureuse, ou d'une déception d'ambition, ou
+d'une maladie, ou d'une cause quelconque connue, qui aurait pu
+l'attrister, ses familiers, et surtout ses soldats, ne sachant à quoi
+attribuer cette mélancolie sombre, avaient fini par faire chorus avec
+ceux qui répétaient:
+
+--Il est amoureux de la lune.
+
+Jamais, peut-être, Vasseur n'avait montré mine plus abattue que celle
+qu'il avait quand, au retour de l'exécution, il arriva au _Bon-Repos_
+pour commander à Fichet de lui seller son cheval.
+
+--Bigre! il broie du noir, pensa le brigadier Bondu.
+
+--L'exécution des Chauffeurs ne l'a pas précisément poussé à la gaieté,
+se dit Lambert.
+
+Cependant, Vasseur avait parcouru la salle d'un regard rapide qui
+semblait chercher quelqu'un; puis, s'adressant à Bondu:
+
+--Brigadier, commanda-t-il, j'attends un homme qui ne va pas tarder à
+venir... un grand maigre, qui répond aux noms de Barnabé ou de
+Fil-à-Beurre... La consigne n'est pas pour lui.
+
+Le malheureux Fil-à-Beurre ne payait pas de mine. Or, comme la consigne
+donnée au brigadier que tout individu à figure suspecte, qui pénétrerait
+dans l'auberge, fût immédiatement ficelé et descendu dans une cave pour
+y attendre l'interrogatoire du lieutenant, il était bon que ladite
+consigne fût levée pour Barnabé.
+
+Comme il allait sortir pour aller au-devant de son cheval, que lui
+amenait Fichet, le lieutenant, après une courte réflexion, se tourna
+vers Lambert:
+
+--À notre départ de ce soir, j'aurai besoin d'un cheval frais, tu iras
+chez moi chercher Bayard. Que je le trouve m'attendant ici,
+commanda-t-il.
+
+--Oui, mon lieutenant, dit Lambert.
+
+Et, en lui-même, le soldat fit cette réflexion:
+
+--C'est donc bien loin et d'un train d'enfer qu'il va aller, pour avoir
+ainsi peur qu'à son retour Rolland soit incapable d'entreprendre notre
+voyage... une rude bête pourtant!
+
+En effet, Rolland, le cheval qu'allait monter le lieutenant, était un
+animal remarquable par sa force et son ardeur. Pour épuiser un pareil
+coursier, il aurait fallu exiger de lui presque l'impossible.
+
+--Dans trois heures, répéta le lieutenant, lorsqu'il fut en selle.
+
+Et il sortit de l'auberge à la plus paisible allure de Rolland, suivi
+des yeux par Lambert, qui se disait:
+
+--J'ai dans l'idée que tout à l'heure son cheval n'ira plus de ce
+train-là.
+
+Le lieutenant traversa Chartres au pas de sa monture. Quand, la porte de
+la ville franchie, il se vit en rase campagne, c'est-à-dire loin des
+curieux, il assembla ses rênes en murmurant d'une voix émue:
+
+--Voilà quinze grands jours que je ne l'ai vue!
+
+Et, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il le lança
+ventre à terre.
+
+Trois heures après, comme il l'avait annoncé, le lieutenant était de
+retour au _Bon-Repos_.
+
+Couvert d'écume, essoufflé, frémissant de fatigue, Rolland était presque
+fourbu. Ses flancs, qui haletaient douloureusement, étaient labourés de
+coups d'éperon.
+
+--Là! qu'est-ce que je disais? gronda Lambert en reconduisant le cheval
+à l'écurie.
+
+Au moment où il passait devant le brigadier Bondu, celui-ci, à la vue
+des flancs ensanglantés de la bête, eut un petit tressaut de surprise et
+se dit:
+
+--Voilà, précisément, comment était arrangé le cheval de Doublet que
+nous avons trouvé empoisonné dans l'écurie.
+
+Mais si Rolland était en mauvais état, on ne pouvait soutenir que le
+lieutenant, d'où qu'il arrivât, en rapportait la joie. Il était parti
+triste; il reparaissait désespéré. La plus profonde angoisse se lisait
+sur son visage abattu et douloureusement contracté. Cet homme, il n'y
+avait pas à en douter, venait d'éprouver une de ces souffrances
+terribles qui brisent le coeur.
+
+Devant ses soldats, au prix d'un immense effort moral, il retrouva son
+calme.
+
+À peine avait-il mis pied à terre que, près de lui, se fit entendre une
+voix qui disait:
+
+--Me voici, mon lieutenant. Exact au rendez-vous.
+
+C'était Fil-à-Beurre qui, après les six mois écoulés depuis sa dernière
+entrevue avec Vasseur, arrivait encore un peu plus maigre... un vrai
+squelette.
+
+--Alors, tu consens toujours à venir avec moi, mon garçon? demanda le
+lieutenant.
+
+Fil-à-Beurre poussa un gros soupir et, d'un ton navré:
+
+--J'ai tant besoin de distractions, lâcha-t-il.
+
+Soupir et voix firent que Vasseur le regarda plus attentivement au
+visage.
+
+--Oh! oh! dit-il, quel chagrin t'est-il survenu, Barnabé? tu es pâle
+comme un mort et il me semble que la fièvre te secoue!
+
+Fil-à-Beurre parut chercher sa réponse.
+
+--La fièvre, non, dit-il enfin, mais l'émotion. Vous m'aviez ordonné de
+venir vous trouver après l'exécution des Chauffeurs. Alors, pour tuer le
+temps et afin d'être bien fixé sur le moment voulu, la fichue idée m'est
+venue d'aller là-bas, sur la place publique... et, dame! vingt-trois à
+la file! quand on n'est pas habitué à ce genre de spectacle, ça n'est
+pas sans vous secouer.
+
+C'était là une raison trop plausible pour que Vasseur ne l'acceptât pas.
+Il entama donc un autre sujet en demandant:
+
+--Tu persistes toujours à refuser le cheval que je t'offre?
+
+--Je suis si maigre, lieutenant! Avec mes os, qui me percent la peau,
+j'aurais peur d'être cloué en selle par le coccyx.
+
+--Mais tu finiras par tomber de fatigue.
+
+--En ce cas, je prierai un de vos hommes de prendre mes souliers en
+croupe... ça me soulagera.
+
+--Allons, puisque tu le veux! consentit le lieutenant qui s'était pris
+de sympathie pour cet être disgracieux qu'il devinait habile, courageux
+et foncièrement honnête.
+
+Alors, se retournant vers Lambert et Fichet, qui se tenaient à quelques
+pas avec les chevaux en main:
+
+--En selle! commanda-t-il.
+
+Monté sur Bayard, son cheval frais, le lieutenant, suivi de ses deux
+hommes et précédé par Fil-à-Beurre jouant de ses longues jambes, quitta
+le _Bon-Repos_ à la nuit tombante.
+
+Une heure après, en pleine obscurité, sur la route, Fichet fit entendre
+ces mots:
+
+--Pardon, lieutenant...
+
+--Hein! fit sévèrement Vasseur, as-tu oublié que, depuis notre départ,
+je ne suis plus que le citoyen Rameau, gros commerçant en grains,
+voyageant avec ses garçons fariniers?
+
+Et, après cette leçon, il ajouta:
+
+--À présent, lâche ce que tu avais à dire.
+
+--Que, sans sortir de l'obédience, pourrait-on avoir la souplesse de
+demander ous'que nous allerions? demanda Fichet.
+
+--Tiens-tu bien à le savoir?
+
+--J'en aurais l'intendance.
+
+Sans doute que le lieutenant était au courant du langage de Fichet, car,
+sans relever le mot, il répondit d'une voix qui vibrait de haine:
+
+--Eh bien, mon brave, nous allons chercher la tête du Beau François.
+
+Savoir qu'on allait chercher la tête du Beau François, c'était déjà
+bien; mais la curiosité de Fichet n'était qu'à demi satisfaite, car il
+reprit:
+
+--Et, subséquemment à la conséquence, pouveriez-vous m'octroyer la
+licence que je saverais ous qu'il est le Beau François?
+
+--Oh! oh! fit le lieutenant, tu m'en demandes trop, vieux Fichet. Autant
+que je puis croire, notre homme doit se trouver en Sarthe, en Mayenne ou
+en Maine-et-Loire, c'est-à-dire du Mans à La Flèche ou de Laval à Angers
+et Saumur. Tu vois que nous avons devant nous un bon bout de promenade.
+
+--Une promenade plantée de coups de fusil! grommela Lambert après avoir
+entendu cet itinéraire qui leur donnait à traverser tout le pays que
+venait de désoler la terrible guerre des chouans.
+
+Fichet, on l'a vu, n'était pas une de ces intelligences auxquelles on
+confie la destinée des empires; mais c'était un intrépide soldat, allant
+droit au danger sans barguigner, sabreur de première force, grand
+amateur de plaies et de bosses.
+
+À la réflexion de son camarade, il débita gravement:
+
+--Que les coups de fusil, c'est la santé des gendarmes.
+
+--Mazette! alors nous allons nous porter comme des charmes dans le
+satané pays où nous conduit le chef... s'il est vrai que les coups de
+fusil soient la santé du gendarme, riposta moqueusement Lambert.
+
+En effet, pendant six années consécutives, les pays cités par Vasseur
+avaient été le théâtre de cette lutte sanglante qu'on a appelée: «Une
+guerre de géants», guerre sans pitié ni merci des chouans et des
+Vendéens contre les troupes de la République, et qui, depuis quelques
+mois seulement, avaient pris fin sous les derniers coups du général
+Brune.
+
+Mais, derrière les vrais chouans pacifiés, qui étaient rentrés dans
+leurs foyers, le pays était resté la proie de bandes armées, nombreux
+ramassis de vauriens qui, se donnant toujours pour chouans, pillaient
+les campagnes, arrêtaient les diligences, incendiaient les villages.
+
+Des renseignements guidaient-ils Vasseur? Était-ce plutôt qu'un
+pressentiment lui disait que le Beau François, après sa bande détruite,
+avait dû aller continuer ses exploits chez les faux chouans? Toujours
+est-il que le soldat intrépide avait résolu d'aller chercher son bandit
+au milieu même des hordes formidables qui le protégeaient.
+
+Précédant de quelques pas le cheval du lieutenant, Fil-à-Beurre avait
+entendu Vasseur détaillant à Fichet la marche à suivre. Aussitôt, se
+portant de côté, il s'était laissé dépasser par le cheval et quand il
+fut au côté du cavalier, il demanda, en observant la consigne:
+
+--Ainsi, citoyen Rameau, nous irons jusqu'à Saumur?
+
+--Oui, Barnabé; et, le fallût-il pour retrouver mon coquin, nous
+redescendrons la rive gauche de la Loire jusqu'à Champtoceaux.
+
+--Ah! fit Barnabé avec une intonation joyeuse qui surprit Vasseur.
+
+Puis, après une courte hésitation, et d'une voix qu'il s'efforçait
+vainement de rendre indifférente, il reprit:
+
+--Alors nous passerons par Saint-Florent-le-Vieil?
+
+La main du lieutenant s'abattit aussitôt sur l'épaule du squelette
+ambulant, qu'elle serra entre ces doigts crispés et, en même temps,
+Vasseur articula ces paroles pleines de soupçon.
+
+--Malpeste! sais-tu, Barnabé, que tu m'as l'air de connaître ce pays-là?
+
+--Sur mon honneur! je vous jure que je n'y ai jamais mis les pieds,
+affirma Fil-à-Beurre, d'un ton de la sincérité duquel il n'y avait pas à
+douter.
+
+--Alors, comment se fait-il que tu connaisses, entre Saumur et
+Champtoceaux, ce village que tu appelles Saint-Florent-le-V...
+
+Au lieu d'achever le mot, Vasseur s'arrêta une seconde, puis,
+brusquement, en homme surpris par un souvenir:
+
+--J'y suis! s'écria-t-il.
+
+Il venait de se rappeler le billet trouvé dans la doublure de la veste
+que le Beau-François avait abandonnée en sa fuite, ce billet de
+l'écriture de Doublet et que ce dernier, quand il pouvait sauver sa
+tête, avait refusé de lui expliquer.
+
+Parmi les notes énigmatiques, ne se trouvait-il pas cette mention: _S.
+F. le Vieil_? L'abréviation ne désignerait-elle pas le village de
+Saint-Florent-le-Vieil?
+
+Et, persuadé qu'il avait deviné juste, Vasseur, sans penser qu'il
+réfléchissait tout haut, se demanda:
+
+--Quelle anguille sous roche nous attend dans ce village?
+
+Ensuite, comme si la suite pouvait l'éclairer, il se répéta de mémoire
+les mots suivants de l'écrit:
+
+--S. F. le Vieil.--La saute.--Doublet.--Le Marcassin.--Sans sabots on...
+
+Nous l'avons dit, Vasseur, sans s'en douter, réfléchissait à mi-voix.
+Fil-à-Beurre, qui marchait à sa botte, n'en avait pas perdu un mot.
+
+--Oh! oh! lâcha-t-il soudainement.
+
+Cet éclat de voix interrompit les réflexions du lieutenant.
+
+--Qu'as-tu, garçon? demanda-t-il.
+
+--Vous venez de prononcer Marcassin... Je ne sais pas si c'est le mien,
+mais, moi aussi, je connais un Marcassin... Au fond, je ne le connais
+que pour l'avoir vu et entendu une fois, sans que, lui, il ait seulement
+aperçu le bout de mon nez; car je me tenais tapi, bien immobile dans ma
+cache... Ah! oui, Marcassin! en voilà un qui est bien nommé! Tout en
+poil gris et rude, cet homme; trapu, râblé, l'air féroce, des mains
+énormes et velues! Un terrible athlète, je vous en réponds... Il doit
+rudement en découdre.
+
+Vasseur avait laissé parler le squelette.
+
+--Où donc as-tu rencontré ce Marcassin? demanda-t-il quand Barnabé se
+tut.
+
+Sans doute que Fil-à-Beurre s'était imprudemment laissé allé à ses
+souvenirs, car, à la question, il eut l'hésitation de celui qui
+s'aperçoit trop tard de sa faute. Il fit cette réponse vague:
+
+--Dans les environs d'Orléans.
+
+--Précise l'endroit, appuya Vasseur.
+
+Fil-à-Beurre garda le silence.
+
+--J'attends, dit le lieutenant d'une voix qui se montait.
+
+Le squelette prit tout à coup son parti et d'un ton plein de repentir:
+
+--Tenez, dit-il, j'aime mieux vous avouer que j'ai à me faire un
+reproche à votre égard.
+
+--Lequel, Barnabé? demanda Vasseur, désarmé par l'accent ému du jeune
+homme.
+
+--J'aurais dû vous avouer un gros secret qui m'étouffe depuis tantôt...
+vous savez, quand je suis revenu de l'exécution?
+
+--Lorsque tu étais si bouleversé d'avoir vu tomber vingt-trois têtes?
+
+Fil-à-Beurre haussa les épaules.
+
+--Oh! après tout, c'étaient de si cruels coquins, qui avaient tant
+commis d'atrocités, que je les ai vus mourir sans grande pitié...
+
+Le squelette s'interrompit pour pousser un gros soupir, puis, tout
+frémissant, il ajouta:
+
+--Sauf un pourtant!
+
+--Quel était ce condamné?
+
+--Je vous conterai cela à la couchée.
+
+--Mais, mon garçon, tu dois comprendre que je ne me soucie pas d'être vu
+en plein jour sur la grand'route. Jusqu'à la bonne moitié du voyage, mon
+intention est de chevaucher la nuit et, durant le jour, de rester coi en
+quelque gîte sûr. Si donc, comme tu le dis, ton secret t'étouffe, tu vas
+le garder sur la conscience jusqu'au point du jour, moment de notre
+couchée... Mieux vaudrait te soulager tout de suite.
+
+Et Vasseur, d'une voix rieuse, insista en disant:
+
+--Allons! lâche ton secret.
+
+--Mais, fit Barnabé, c'est que ce secret n'est pas le mien. D'autres
+oreilles que les vôtres ne peuvent l'écouter.
+
+--Tu dis cela pour Lambert et Fichet?
+
+--Précisément.
+
+La curiosité talonnait trop le lieutenant pour qu'il ne lui sacrifiât
+pas ses hommes. Il se retourna en selle et commanda:
+
+--Fichet, à cent pas en avant, pour éclairer la route. Toi, Lambert,
+même distance en arrière pour t'assurer si nous ne sommes pas suivis.
+
+Et quand ils furent seuls:
+
+--Là! fit Vasseur, à présent tu peux parler.
+
+--Le jour où vous m'avez engagé pour vous suivre, vous rappelez-vous
+qu'après vous avoir demandé à quelle date il faudrait partir, je me suis
+réjoui en apprenant que j'avais tout le temps devant moi pour faire mes
+adieux?
+
+--Oui, et il me souvient que, comme je te plaisantais en supposant que
+ces adieux s'adresseraient à tes amours, tu m'as parlé d'un être bon,
+doux, auquel tu avais voué le dévouement... du chien pour celui qui lui
+a donné la pâtée, alors qu'il crevait de faim... Ce sont là tes
+expressions.
+
+Il y eut un accent indicible de reconnaissance dans la voix de
+Fil-à-Beurre quand il répondit:
+
+--Oui, c'est ainsi que je suis dévoué à ma bonne Gervaise.
+
+À ce nom, une convulsion violente fit frissonner le lieutenant des pieds
+à la tête. Et tant était grande son émotion qu'il lui fallut se retenir
+au pommeau de la selle pour ne pas tomber de cheval lorsqu'il entendit
+le squelette ajouter:
+
+--Gervaise qui, il y a deux jours encore habitait le village de Mégin.
+
+Dans l'ombre de la nuit, Fil-à-Beurre n'avait pu s'apercevoir de la
+pâleur livide du lieutenant ni de la violente émotion produite par le
+nom de Gervaise.
+
+Sans se douter de rien, il commença son récit:
+
+--Comme je vous l'ai dit, j'ai toujours demandé mon pain de chaque jour
+un peu à tous les métiers. Cette fois-là, j'avais eu la main heureuse.
+Ma maigreur avait été exploitée dans une baraque de saltimbanques. De
+foire en foire, on m'avait exhibé à l'admiration des populations en me
+donnant pour un malheureux marin, resté seul sur un radeau en pleine
+mer, pendant quarante-six jours, sans autre nourriture que ses larmes.
+Par malheur, arriva l'hiver qui interrompit les fêtes foraines. Plus de
+recettes. Le patron aurait bien voulu me garder jusqu'au retour du
+printemps. Mais pour me garder, il eût fallu me nourrir. Alors j'aurais
+engraissé... et j'aurais perdu de ma valeur.
+
+--Va crever de faim jusqu'au printemps, me dit-il; tu auras ainsi
+conservé ton prix et je te reprendrai.
+
+Et il me congédia après m'avoir réglé mon compte. Des plus maigres!
+Trois écus! Il y ajouta une bonne grosse veste de ratine qui lui était
+devenue trop courte et qui arriva, pour moi, comme marée en carême, vu
+qu'elle était chaude et, ce jour-là, il faisait grand froid.
+
+Il était environ dix heures du soir; car c'était après avoir eu la
+prévenance de me garnir d'un solide souper que le patron m'avait
+congédié. J'aurais pu coucher là, mais je me souvins que, le lendemain,
+c'était grand marché à Chartres. Peut-être y trouverais-je à m'employer.
+Quinze lieues me séparaient de la ville, mais c'était un jeu pour mes
+longues jambes et la nuit, dont les étoiles scintillaient de froid,
+était des plus claires.
+
+Je marchais bon pas, tout chaudement heureux sous ma veste de ratine...
+Et trois écus en poche!... Le premier consul n'était pas mon cousin!
+
+Je venais de dépasser un village dont, à mon passage, l'horloge avait
+tinté minuit et j'allais longer une meule de foin quand, soudainement,
+je vis se dresser devant moi un colosse qui, par cette température
+glaciale, était en manches de chemise.
+
+--Donne-moi ta veste, m'ordonna-t-il.
+
+--Moi, dans de pareilles occasions, je ne suis pas causeur et, grâce à
+mes jambes, j'ai bien mis vite une distance entre moi et l'autre que je
+laisse attendant toujours une réponse. Quant à résister, j'en aurais eu
+l'envie qu'elle me serait aussitôt passée, rien qu'à la vue de la solide
+carrure de mon emprunteur de veste.
+
+Sans doute qu'il devina mon projet de lui brûler la politesse en
+détalant, car, sans autre phrase, il m'asséna sur la tête un coup d'un
+gourdin énorme, qui me renversa sans connaissance.
+
+Fil-à-Beurre fut interrompu dans son récit par le lieutenant, qui
+demanda vivement:
+
+--Tu ne saurais reconnaître cet homme?
+
+--Oh! que si! que si! Je n'ai vu mon gaillard qu'une demi-minute, mais
+ça m'a suffi pour le reluquer... Que jamais je le rencontre et je jure
+bien qu'il me rendra compte du coup de gourdin qu'il m'a administré, de
+ma veste qu'il m'a volée ainsi que mes pauvres trois écus qui étaient
+dans ma poche... Que je le trouve face à face, si je ne lui bondis pas
+sur le casaquin, c'est que, ce jour-là, j'aurai un ventre qui traînera
+par terre.
+
+Malgré tous ses efforts pour la contraindre, une impatiente curiosité se
+trahissait dans la voix de Vasseur, quand il demanda:
+
+--Mais, Barnabé, je ne vois pas encore apparaître dans ton récit cette
+personne que tu appelles Gervaise?
+
+--Attendez donc, attendez donc... Quand je revins à moi, j'étais étendu
+sur des bottes de paille et j'avais la tête entourée de bandes de linge
+qui m'aveuglaient. À ce moment, une douce petite voix disait:
+
+--Mais, ma bonne Annette, nous ne pouvons pourtant pas mettre dehors ce
+pauvre garçon.
+
+--Bah! bah! répondit l'organe grognon de celle qui venait d'être nommée
+Annette, quand ils ne tuent point, les coups à la tête ne sont pas
+dangereux. Après qu'il aura dormi jusqu'à ce soir, notre grand diable,
+avec une bonne soupe dans le ventre, s'en ira trottant comme un cerf.
+
+--Non, il faut le garder quelques jours. Il a besoin de se remettre.
+Regarde donc comme il est délabré, insista la voix jeune et douce.
+
+À ces derniers mots, Annette répliqua en riant:
+
+--Oh! oh! si, pour le renvoyer, vous attendez qu'il se soit remplumé, il
+sera encore ici au jugement dernier.
+
+--Rien que deux jours.
+
+--Oui, mais si votre père arrivait? Vous savez combien de fois il m'a
+sévèrement recommandé de ne jamais laisser pénétrer personne dans la
+maison.
+
+--Papa est parti il y a huit jours, et il s'écoule un mois entre chacune
+de ses visites.
+
+Après son excuse donnée, la petite voix revint à l'assaut en disant:
+
+--C'est convenu, n'est-ce pas; nous garderons deux jours notre blessé?
+
+--Gervaise! Gervaise! vous me faites commettre une imprudence, prononça
+Annette d'un ton qui cédait.
+
+Il y eut un petit cri joyeux de Gervaise triomphante; puis, vivement,
+elle reprit:
+
+--Renouvelle-lui son pansement. Moi, je descends pour surveiller la
+soupe qui lui rendra ses forces.
+
+Et je l'entendis qui s'éloignait.
+
+Alors je crus bon de donner signe de vie. Comme Annette avait fini de me
+retirer la bande de toile, je poussai un soupir et j'ouvris les yeux.
+
+--Ah! ah! fit-elle, voilà donc que vous revenez à vous, mon beau
+merle?... Pardieu, je puis me vanter d'avoir fait ce matin une jolie
+trouvaille.
+
+C'était une brave et digne femme, cette Annette, malgré son air bourru.
+Elle m'apprit qu'au point du du jour, en allant chercher son beurre et
+son lait à une ferme un peu distante du village, elle m'avait trouvé
+étendu raide, dépouillé, à demi gelé, la tête ensanglantée. Par bonheur,
+le froid, en saisissant ma plaie, avait empêché la perte de sang.
+Aussitôt, elle était venue pour donner la nouvelle à Gervaise, et les
+deux femmes, dans leur premier élan de pitié, m'avaient, en réunissant
+leurs efforts, emporté dans la maison qui les abritait.
+
+Après avoir achevé de me panser, elle reprit:
+
+--Moi, j'étais d'avis de vous renvoyer tout de suite; mais on a obtenu
+de ma faiblesse que vous resteriez ici deux jours à vous reposer et à
+vous rabibocher un peu le torse. Vous allez commencer par m'avaler une
+soupe. Attendez, je reviens.
+
+Trois minutes après, elle reparut avec une énorme écuelle de soupe
+fumante.
+
+--On ne perd pas son temps à vous nourrir! dit-elle en riant, après
+avoir constaté la voracité avec laquelle j'avais engouffré la soupe.
+
+Puis, comme je la remerciais, elle reprit:
+
+--Le meilleur moyen, mon garçon, de me prouver votre reconnaissance,
+c'est de rester bien tranquillement enfermé dans ce commun à fourrages,
+sans vous montrer, sans sortir.
+
+Ensuite, avec une intonation qui pesait sur les mots pour bien appeler
+mon attention, elle articula lentement:
+
+--Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que ça ne se présentera
+pas; mais si, par hasard, quelqu'un arrivait dans la maison, ne bougez
+pas plus qu'une souche, car vous feriez avoir bien de la peine à deux
+pauvres femmes qui ont eu pitié de vous.
+
+Là-dessus, elle partit après avoir ajouté:
+
+--Faites un bon somme, ça vous tuera le temps jusqu'à l'heure de vous
+regarnir la panse.
+
+J'avais l'estomac plein. J'étais mollement étendu dans un creux de
+bottes de paille qui me tenaient chaud; j'obéis au conseil d'Annette en
+m'endormant profondément.
+
+Quand je me réveillai, la nuit était venue et l'obscurité régnait dans
+mon réduit.
+
+Seulement, au milieu de l'ombre, se détachait devant moi une raie
+lumineuse dont je m'expliquai bien vite la cause. La chambre voisine
+était éclairée et, par une lézarde de la cloison en pisé, filtrait la
+lueur que je voyais. La curiosité me poussa à connaître cette Gervaise
+dont j'avais seulement entendu la voix. Bien doucement, je m'approchai
+de la fente et j'y appliquai un oeil.
+
+Ah! la belle et ravissante jeune fille que j'aperçus! Un ange à adorer à
+genoux!
+
+Elle était en train de filer devant une vaste cheminée où, pendue à la
+crémaillère, chantait une marmite dont, en ce moment, Annette remuait le
+contenu avec une cuillère en bois.
+
+--Ça embaume! disait la vieille servante. Je crois, Gervaise, que votre
+protégé s'en lèchera les babines jusqu'aux oreilles! Ah! si vous l'aviez
+vu, ce matin, absorber sa soupe! Ce n'est pas un homme, c'est un puits!
+
+Tout à coup, le roulement d'une voiture se fit entendre au loin. À ce
+bruit, les deux femmes se relevèrent effarées.
+
+--C'est votre père!... Pourvu qu'il ne découvre pas cette grande asperge
+de malheur! bégaya Annette avec terreur.
+
+Sans être grand clerc, je devinai que la grande asperge c'était moi.
+
+Le roulement de la voiture, qui s'était rapidement rapproché, cessa
+devant la porte.
+
+Sans doute que les deux femmes, afin d'éviter une surprise, avaient la
+consigne de n'ouvrir à aucun bruit du dehors, car elles restèrent
+immobiles, attendant que celui qui arrivait eût ouvert, du dehors, avec
+une clef dont il était porteur.
+
+Alors entra un homme dont la figure, à la vue de Gervaise, s'éclaira de
+la plus pure joie. La jeune fille se jeta dans ses bras et, pendant deux
+grosses minutes, il l'embrassa avec de petits frémissements de
+bonheur... Ah! il aimait rudement sa fille, ce bonhomme-là!
+
+Quand Fil-à-Beurre avait prononcé ses derniers mots, sa voix s'était si
+douloureusement altérée, que Vasseur lui demanda aussitôt:
+
+--Qu'as-tu donc, Barnabé?
+
+--C'est que je compare toujours cette scène, toute pleine de tendresse,
+avec celle où, pour la seconde fois, j'ai revu cet homme.
+
+--Ah! tu l'as revu?
+
+--Oui, aujourd'hui même, quand je suis allé à l'exécution.
+
+--Tu l'as rencontré dans la foule?
+
+--Non! fit le squelette d'un ton navré.
+
+--Où donc alors?
+
+--Je l'ai revu sur l'échafaud, se débattant sous la main du bourreau,
+alors que, le dernier de tous, il allait être exécuté.
+
+Vasseur eut sans doute besoin de veiller sur son intonation, car il prit
+un temps avant de lâcher un «Ah! vraiment!» dont l'accent de surprise,
+malgré son effort, sonna des plus faux.
+
+Fil-à-Beurre avait continué:
+
+--Oui. Quand tous les autres étaient morts avec une intrépidité
+farouche, lui résista, criant, pleurant, prononçant des paroles
+désespérées, une sorte d'appel qui demandait la vie.
+
+Et, après une hésitation:
+
+--Je crois même, reprit le squelette, qu'il prononçait votre nom.
+
+--Mon nom? répéta le lieutenant qui, comme précédemment, simulait
+l'étonnement.
+
+--Oui, il parlait de sa vie sauve promise par vous s'il avouait... C'est
+là, du moins, ce que j'ai cru comprendre, car sa voix était en partie
+couverte par les cris de la foule qui, furieuse de sa lâcheté, hurlait:
+Mort à Doublet!
+
+--C'était donc l'aubergiste de Chartres?
+
+--Lui-même.
+
+Pendant cinq minutes, les deux hommes cheminèrent en silence. Était-ce
+que chacun d'eux avait besoin de se remettre de son émotion? S'il en
+était ainsi du lieutenant, son compagnon n'aurait pu s'en douter, car
+Vasseur reprit d'une voix sèche et railleuse:
+
+--Alors ta Gervaise était donc la fille d'un des principaux
+Chauffeurs?... Qui sait même si elle ne faisait pas partie de la bande?
+
+--Oh! lieutenant, ne dites pas cela, s'écria Fil-à-Beurre avec un
+sanglot douloureux.
+
+--Qui me prouvera le contraire?
+
+--Écoutez la fin de mon récit, je vous en prie.
+
+--Soit! je le veux bien, dit Vasseur trop vivement pour qu'un autre,
+plus observateur ou moins ému que le squelette, n'eût pas deviné que ce
+n'était point par unique complaisance que le lieutenant allait prêter
+l'oreille.
+
+Fil-à-Beurre poursuivit:
+
+--Le père s'arrêta d'embrasser sa fille en entendant dire par Annette,
+qui s'apprêtait à sortir:
+
+--Je vais mettre le cheval à l'écurie, n'est-ce pas, notre maître?
+
+--Non, non, fit-il vivement, je ne coucherai pas au logis ce soir. Je
+passais à deux lieues d'ici. Je n'ai pu résister au désir de venir
+embrasser Gervaise. Le temps de manger un morceau et je repars. Veille
+plutôt sur la marmite, ma brave Annette.
+
+--Et moi, je vais mettre le couvert, dit Gervaise.
+
+Tout en s'occupant de cette tâche, la jeune fille causait avec son père,
+qui se chauffait, assis devant la cheminée. Par la crevasse de la
+muraille, ses paroles m'arrivaient bien distinctes.
+
+--Quand donc, disait-elle, aurai-je un père qui ne sera plus toujours
+par monts et par vaux?
+
+--Ah! dame! fillette, c'est mon commerce qui veut cela. Les chevaux que
+je vends à la République, pour ses armées, ne sont pas tous parqués dans
+une lieue carrée. Il me faut aller les acheter à droite, à gauche, à
+l'autre bout de la France, au diable.
+
+Puis en se frottant les mains:
+
+--Mais, sois tranquille, mignonne, aux grandes fatigues les gros
+profits. Avant peu, mon sac sera assez rond pour que je me repose. Alors
+nous irons nous établir dans un autre pays.
+
+--Pourquoi ne resterions-nous pas dans celui-ci?
+
+--Heu! heu! lâcha le père, qui me sembla un peu troublé par la question.
+D'abord, il y a plus beau pays que le Beauce; et puis, ailleurs, nous
+n'aurons rien à craindre de ces bandes de gredins qui pillent la
+contrée. Quand je suis en route je ne vis pas, tant j'ai peur que les
+misérables ne s'attaquent à cette maison.
+
+Alors s'adressant à Annette:
+
+--Aussi, ma vieille, défense absolue d'ouvrir à tout vagabond qui
+viendrait te demander l'hospitalité d'une nuit. C'est la manière dont
+les espions des misérables procèdent pour étudier les lieux avant de les
+piller.
+
+--Oh! n'ayez pas peur, notre maître. Aucun d'eux n'est entré et
+n'entrera ici, répliqua la servante.
+
+Et, pour détourner la conversation de ce sujet, elle s'empressa de
+décrocher la marmite en s'écriant:
+
+--Là! c'est prêt. Vite à table.
+
+Le père quitta le devant de l'âtre en disant:
+
+--Bon! Pendant que tu empliras les assiettes, je vais aller chercher une
+botte de foin pour mon cheval.
+
+--Restez donc. J'irai tout à l'heure, proposa Annette, prise de peur à
+la pensée que, si je dormais, il allait me découvrir.
+
+--Non, non, dit-il, fais les portions. Je serai revenu avant que tu aies
+fini.
+
+Je l'entendis qui arrivait par le couloir séparant la maison en deux.
+
+En une seconde je fus enseveli sous dix bottes promptement rejetées sur
+moi. Je me tins plus immobile qu'un mort, retenant ma respiration.
+
+Annette avait eu tort de s'alarmer, car le danger... si danger il y
+avait... était des plus minimes, puisque le père venait sans avoir pris
+de lumière.
+
+Bientôt il entra. En pleine obscurité, il n'avait qu'à étendre la main
+pour prendre une botte à tâtons, puis à s'en aller.
+
+Au lieu de cela, il demeura immobile dans un coin, où je me rappelais
+avoir vu, dans la journée, un tonneau d'avoine. En même temps qu'il
+poussait un «hem!» étouffé, qui trahissait un effort de sa part, je crus
+ouïr un roulement sourd. Ensuite résonna, bien faiblement pourtant,
+comme un bruit de monnaie; puis un autre «hem!» et un nouveau roulement,
+auquel succéda un frôlement de souliers sur le sol, comme si le père
+s'occupait à faire disparaître une trace. Après quoi, il prit la botte
+de fourrage la plus proche et s'en alla.
+
+Tout cela n'avait pas duré la dixième partie du temps que j'ai mis à
+vous le conter.
+
+Sitôt qu'il avait été parti, j'avais replacé l'oeil à la lézarde de la
+cloison. Je le vis reparaître et se mettre à table en disant:
+
+--Ma botte est dans la voiture. C'est un en-cas. Il m'arrive souvent
+d'être obligé de m'arrêter, la nuit, dans de si pauvres endroits que mon
+cheval se voit devant un râtelier vide.
+
+Pour moi, la botte de fourrage n'était qu'un prétexte dont il s'était
+servi afin de venir se livrer à la mystérieuse occupation que j'avais
+entendue.
+
+Une demi-heure plus tard, il partit après avoir soupé.
+
+Quand Annette m'apporta ma part du repas, elle me trouva étendu tout de
+mon long.
+
+--Est-ce que vous avez toujours dormi? me demanda-t-elle.
+
+--C'est le bruit de vos pas qui vient de m'éveiller.
+
+Je vis ses lèvres se remuer. À coup sûr, elle se réjouissait du danger
+évité, heureuse chance qu'elle devait attribuer à ce que le maître
+n'avait pas pris de lumière.
+
+Je dormis toute la nuit, mais la curiosité me fit ouvrir l'oeil au point
+du jour.
+
+--Qu'est-il venu faire? me demandais-je, debout devant le tonneau
+d'avoine, examinant sur le sol des traces, imparfaitement effacées, qui
+prouvaient qu'on l'avait déplacé.
+
+À mon tour, je changeai le tonneau de place.
+
+À l'endroit qu'il recouvrait m'apparut, enfoui dans la terre, l'orifice
+d'un de ces énormes pots de grès dont il est fait usage pour conserver
+les salaisons.
+
+Et ce monstrueux pot était à peu près plein de beaux louis d'or.
+
+Le père de Gervaise avait grandement raison quand il avait dit à sa
+fille que son sac commençait à s'arrondir, car il y avait dans ce pot
+une bien grosse somme. Elle était fort simple, sa cachette, et même si
+facile à trouver, qu'elle était introuvable. On aurait bouleversé la
+maison sans avoir l'idée de changer de place ce tonneau d'avoine.
+
+Je le replaçai sur le pot d'or et tout fut dit.
+
+Deux jours après, mon crâne était guéri et je me sentais valide.
+Gervaise me congédia avec une bonne grosse miche de pain et une gentille
+pièce de quinze sols.
+
+Quand j'arrivai à Chartres, où je n'avais pas mis le pied depuis six
+mois, les habitants, tout joyeux, n'y parlaient que de vous, mon
+lieutenant. Vous veniez de vous attaquer aux Chauffeurs dont une bonne
+partie était sous les verrous. Le reste allait suivre. Enfin, le pays
+était à la veille d'être délivré des brigands dont la frayeur générale
+avait assuré trop longtemps l'impunité.
+
+Aussitôt l'envie me vint d'aller bien vite porter ces bonnes nouvelles à
+Gervaise et Annette, que la crainte tenait, pour ainsi dire,
+prisonnières en leur maisonnette. Je repris donc à la hâte la route du
+village de Mégin.
+
+Que vous dirai-je? Un minime emploi que je trouvai dans une ferme de
+Mégin me permit de rester dans le voisinage des deux femmes, auxquelles
+je rendais tous les petits services en mon pouvoir. Ah! les bonnes
+heures que j'ai passées près de Gervaise, qui, le soir, avait entrepris
+de m'apprendre à lire!
+
+Deux mois s'écoulèrent ainsi. Alors, Gervaise devint inquiète. Les plus
+longues absences de son père n'avaient jamais duré plus de quatre
+semaines. Pas de nouvelles! Qu'était-il devenu?
+
+Une quinzaine se passa encore, et Gervaise ne vécut plus que dans
+l'angoisse.
+
+Quand le père était parti, il tenait la direction d'Orléans. Il
+s'agissait de retrouver sa piste. Je partis donc pour Orléans où je
+m'inquiétai dans toutes les auberges du citoyen Grangé, le gros
+maquignon, voyageant dans sa carriole attelée d'un cheval blanc.
+
+À ma grande surprise, partout, dans Orléans où, suivant Gervaise, son
+père avait dû aller maintes et maintes fois, le maquignon Grangé était
+inconnu.
+
+Après Orléans, je visitai Chateldun, dont le père avait souvent aussi
+parlé à sa fille. Même résultat. Jamais un hôtelier n'avait reçu de
+citoyen Grangé.
+
+Je continuai ma tournée par Chartres où je repris ma recherche d'auberge
+en auberge. Ce fut ainsi que je me présentai au _Bon-Repos_, le jour où
+vous vous y trouviez. L'aubergiste Doublet était arrêté depuis six
+semaines et, pour la vingtième fois, on fouillait sa maison à la
+recherche de la cachette où ce gueux, qui était le principal recéleur et
+le banquier de la bande d'Orgères, pouvait avoir renfermé ses écus. À ce
+moment, les chercheurs, en se rappelant que Doublet, chaque mois,
+faisait une absence de quelques jours, étaient d'avis que l'aubergiste
+devait aller à Paris porter son argent. L'idée me vint que ce pouvait
+être moins loin et que, peut-être, était-ce dans les environs de
+Chartres. Ce fut pourquoi je donnai le conseil de s'en rapporter à
+l'instinct du cheval en le laissant marcher bride sur cou... Le
+lendemain, l'animal était mort!... C'était aussi un cheval blanc, comme
+celui du maquignon Grangé... Hélas! pouvais-je me douter que Doublet et
+Grangé n'étaient qu'un même individu?
+
+C'est alors que vous m'avez proposé d'être de l'expédition qui vient de
+nous mettre en route. Je ne devais pas être toujours à la charge des
+deux femmes. J'acceptai donc d'autant plus volontiers que ce jour de
+l'exécution, que vous me fixiez pour le départ, était, vu les lenteurs
+du procès, à une longue date. J'avais l'espoir qu'à cette époque le père
+de Gervaise serait de retour.
+
+Je retournai donc près de la jeune fille...
+
+Cette nouvelle partie du récit de Fil-à-Beurre avait été écoutée par
+Vasseur sans mot dire. À ce moment, il interrompit en disant d'une voix
+moqueuse:
+
+--Tu as beau t'en défendre, Barnabé, tu étais et tu es amoureux de
+Gervaise.
+
+Et dans ces mots, sous la moquerie du lieutenant, perçait une sorte
+d'aigreur.
+
+Mais Fil-à-Beurre secoua la tête:
+
+--Non, non, fit-il gravement, n'en croyez rien. Je vous l'ai dit et je
+vous le jure, rien que le dévouement du chien!... Est-ce que je ne me
+rends pas compte de mon individu ridicule?... Non, non, les belles
+filles comme Gervaise ne sont pas pour des grotesques de ma sorte... Et
+puis, s'il faut tout vous dire...
+
+Au lieu d'achever sa phrase, Fil-à-Beurre s'arrêta tout net.
+
+--Et puis? répéta vivement Vasseur en le voyant hésiter.
+
+--Et puis, reprit Barnabé lentement, je crois bien que Gervaise a un
+amoureux.
+
+Il y eut presque une explosion de joie dans la façon dont le lieutenant
+s'écria:
+
+--Ah! tu crois qu'elle aime quelqu'un!!!
+
+--Non, non, permettez, je ne dis pas cela. Je n'affirme pas que Gervaise
+aime quelqu'un. Je dis qu'elle est aimée par quelqu'un... ce qui n'est
+pas exactement la même chose.
+
+--Et tu le connais? appuya Vasseur, dont l'accent, de joyeux, était
+brusquement devenu inquiet.
+
+--Non, mais je pourrais dire comment il vient rendre visite à la jeune
+fille.
+
+--Bah! et comment cela?
+
+--À cheval.
+
+Et, en riant, Fil-à-Beurre ajouta:
+
+--Je vous garantis même que cet amoureux a le coeur fièrement pincé.
+
+--Qui te le fait croire?
+
+--L'ardente impatience qu'il met à accourir au village de Mégin.
+Plusieurs fois, j'ai découvert derrière la maison, où il l'attache, les
+piétinements de son cheval et, toujours, sur le sol foulé, j'ai aperçu
+des gouttelettes de sang. J'en ai conclu que la monture était surmenée à
+grands coups d'éperon.
+
+--Et c'est à ces traces d'un cheval derrière la maison que tu t'es mis
+en tête que Gervaise avait un amoureux? ricana Vasseur.
+
+--Oh! oh! fit le squelette, il n'y a pas que cela!
+
+--Quoi donc encore?
+
+--À mesure que le temps s'écoulait, sans que son père revînt, Gervaise
+aurait dû être de plus en plus inquiète, n'est-ce pas? Eh bien, pas du
+tout! À l'angoisse du premier mois avait succédé chez la jeune fille une
+sorte de calme. Elle parlait souvent encore de son père, mais sans cette
+terrible appréhension du début.
+
+--D'où tu as conclu?
+
+--Que le cavalier devait avoir rassuré la jeune fille, qu'il lui avait
+donné un motif de cette absence prolongée, qu'il lui avait fait
+entrevoir un prochain retour et même qu'il s'était fait fort de lui
+ramener bientôt son père.
+
+Pris d'un frisson au souvenir de ce père qu'il avait vu dans la journée
+se débattant sur l'échafaud, Fil-à-Beurre ajouta:
+
+--Lui ramener son père! À coup sûr, cet amoureux devait se leurrer
+d'espérance et ignorer la vérité sinistre... Car nul homme ne pouvait
+arracher le père au bourreau.
+
+Muet, pâle, frissonnant aussi sur sa selle, le lieutenant se souvenait
+de la scène où, sur le chemin de l'échafaud, il avait offert la vie à
+Doublet contre des révélations. Ce rôle de l'homme arrachant sa proie au
+bourreau, il avait inutilement tenté de le jouer.
+
+Pendant quelques minutes, un silence se fit entre les deux hommes,
+absorbés en leurs tristes pensées.
+
+Puis, d'un ton de pitié, le squelette soupira:
+
+--Pauvre garçon!
+
+--Est-ce que tu plains Doublet? demanda Vasseur.
+
+--Oh! ce n'est pas à lui que je pense.
+
+--À qui donc?
+
+--À l'amoureux.
+
+D'une voix attendrie, Fil-à-Beurre continua lentement:
+
+--Oui, pauvre garçon! car il a dû éprouver un rude crève-coeur.
+
+--En apprenant qu'il aimait la fille d'un coquin? avança le lieutenant
+d'un ton trop brutal pour être sincère.
+
+--Non, fit le squelette avec enthousiasme. Gervaise est de ces femmes
+inspirant un amour qui résiste à tout... Le désespoir dont je parle a un
+tout autre motif.
+
+--Dis-le.
+
+--Je songe à l'horrible douleur qu'il a ressentie, le malheureux, si,
+hier ou aujourd'hui, il est allé pour voir Gervaise, en trouvant la
+maison déserte.
+
+Le squelette fit encore quelques pas, puis prononça lentement:
+
+--Je voudrais bien le connaître.
+
+--Pourquoi?
+
+--Pour lui apprendre où il pourrait retrouver Gervaise.
+
+Un cri d'une immense joie s'échappa de la poitrine de Vasseur qui, tout
+pantelant de bonheur, s'écria:
+
+--Tu sais où est Gervaise!!!
+
+Et, se penchant sur sa selle, il saisit la tête de Barnabé, qu'il se mit
+à embrasser frénétiquement.
+
+Fil-à-Beurre n'était pas encore revenu de la surprise causée par
+l'embrassade et les paroles de Vasseur, quand celui-ci se redressa
+vivement sur sa selle.
+
+--Chut! chut! fit-il, on vient à nous.
+
+En effet, devant eux, sur la route, s'entendait le trot d'un cheval qui
+s'approchait.
+
+À cette époque où, dans bon nombre de départements, le peu de sûreté des
+communications exposait les voyageurs à se faire assassiner ou, tout au
+moins, à se faire détrousser, chacun pourvoyait à sa sûreté en se
+munissant d'armes.
+
+Il n'y avait donc rien d'extraordinaire à ce que, tout déguisés en
+campagnards qu'ils étaient, Vasseur et ses hommes fussent armés. Chacun
+avait une carabine accrochée à l'arçon de sa selle dont les fontes
+étaient garnies de pistolets. Ce luxe d'armes à feu avait, au départ,
+fait faire la grimace à Fichet qui, grand sabreur devant l'Éternel,
+aurait vingt fois mieux aimé sentir sa lame lui pendre au côté. Bon
+tireur pourtant, il n'en méprisait pas moins la poudre et les balles.
+
+--Que les armes à feu, disait-il, c'est de la superfluité incombante,
+qu'elle peut rater son homme. Tandis que le sabre, votre émule qu'il a
+beau dire non, il faut qu'il l'accepte dans le corps.
+
+Donc, au bruit du cheval, le lieutenant avait mis le pistolet au poing.
+Pendant l'attente de celui qui arrivait dans l'ombre, une pensée lui
+vint.
+
+--À propos, j'y songe! Tu n'es pas armé, mon brave Barnabé. Sais-tu
+jouer des armes à feu? demanda-t-il.
+
+--Couci, couça? À soixante pas, si je vise mon homme à l'oeil, j'attrape
+le sourcil, avoua Barnabé.
+
+--Bigre! Alors tu es modeste avec ton couci, couça! dit gaiement
+Vasseur.
+
+Puis, tout aussitôt il cria:
+
+--Qui vive!
+
+Le bruit du cheval cessa brusquement et, dans l'obscurité, une voix
+annonça:
+
+--Fichet, pour votre délectance.
+
+--Bon! fit le lieutenant, que le langage de son soldat trouvait toujours
+impassible. Approche, mon brave, et dis-nous ce qui te fait revenir.
+
+--Que le jour il ne va pas tarder à nous éclaircir. Alors que nous
+devrons nous hospitaliser en nous tenant motus jusqu'à la nuit
+subséquente; j'ai entrepercé, à mille pas de céans, une auberge qu'elle
+ferait notre commodité, annonça Fichet.
+
+Ce qu'il fallait à Vasseur, c'était quelque refuge modeste, par cela peu
+fréquenté, où il pût faire sa pause du jour sans trop de regards
+curieux.
+
+--Ton auberge est-elle vaste? appuya-t-il.
+
+--Un trou qu'il crèverait avec plus de quatre voyageurs... Juste de quoi
+que nous y logerions.
+
+--Alors, s'il a déjà du monde, l'aubergiste va nous refuser sa porte,
+faute de place.
+
+--Je n'en ai pas la suspicion.
+
+--Parce que?
+
+--Vu l'occurrence que la cassine elle a la certitude d'être vide. Tout à
+l'heure, quand je la remarquais lointainement, j'en ai vu se retirer
+deux hommes à cheval et une voiture couverte qu'ils s'en allaient.
+
+--Voici des voyageurs bien pressés d'arriver à leur destination pour
+partir ainsi avant le jour, pensa Vasseur.
+
+--Que nous serons là en salubrité, insista Fichet qui, à coup sûr,
+voulait dire que l'auberge en question leur offrirait toute sécurité.
+
+Cet arrêt dans la marche avait permis à Lambert, qui chevauchait en
+arrière-garde, de rejoindre le groupe.
+
+--Eh bien, vieux, tu n'as pas remarqué que nous soyons suivis? demanda
+Vasseur à l'arrivant.
+
+Lambert haussa les épaules en homme indécis et, avec une moue, répondit:
+
+--Je ne saurais dire ni oui ni non.
+
+--Explique-toi.
+
+--C'est-à-dire que, depuis une heure, sans voir personne sur la route,
+je n'ai cessé d'entendre un bruit sur ma droite, comme si quelqu'un me
+suivait derrière les taillis qui bordent les revers de la chaussée.
+
+Sans mot dire, Fil-à-Beurre avait écouté l'un et l'autre rapport des
+soldats. À la dernière phrase de Lambert, il souffla vite au lieutenant:
+
+--Ne m'attendez pas. Je vous rejoindrai à l'auberge.
+
+Aussitôt, pliant sa longue taille jusqu'à ce que ses mains touchassent
+terre, il disparut avec l'agilité d'un chat, dans le fourré qu'avait
+désigné Lambert.
+
+--Voilà un talent que je ne lui connaissais pas encore, pensa le
+lieutenant, émerveillé par cette véritable course à quatre pattes.
+
+Puis il regarda le ciel dont les étoiles, en devenant moins
+scintillantes, annonçaient la prochaine arrivée du jour.
+
+--Allons! Fichet, conduis-nous à ton auberge, dit-il.
+
+En mettant pied à terre devant l'auberge, véritable cassine, comme
+l'avait annoncé Fichet, Vasseur dut frapper longtemps à la porte. Enfin,
+au premier étage, par l'entre-bâillement d'un volet, se fit entendre
+l'organe rêche d'une femme qui débita:
+
+--Est-il possible de faire quitter le lit au pauvre monde d'aussi bonne
+heure!
+
+Le principal pour le lieutenant était, d'abord, de se faire ouvrir. Il
+parlementa en avançant un mensonge.
+
+--Histoire d'avaler un morceau sur le pouce et nous repartons, ma bonne
+citoyenne.
+
+--Bien vrai? fit la femme.
+
+--Juste le temps de dépenser deux écus, promit le lieutenant avec
+l'espoir que la cupidité de l'hôtesse triompherait de son mauvais
+vouloir.
+
+La ruse était bonne. On entendit un pas lourd descendre l'escalier et,
+bientôt, la porte fut ouverte par une horrible harpie, tenant une
+chandelle à la main. Elle accueillit les arrivants par un long
+bâillement, et grogna:
+
+--Que le diable vous emporte, je dormais si bien!
+
+Le premier regard de Vasseur fut pour le costume de cette femme.
+
+--Si elle était vraiment au lit, elle n'a pas eu le temps de s'habiller
+aussi complètement... Donc elle ment, pensa-t-il.
+
+Puis, des vêtements, son regard se reporta au visage de la harpie et, en
+pensant à ce quart d'heure qu'elle leur accordait, il se dit encore:
+
+--Loin de s'éveiller, cette créature tombe de sommeil, et elle a hâte
+d'aller dormir... À quoi a-t-elle employé sa nuit?
+
+Pendant que les hommes attachaient les chevaux aux anneaux scellés dans
+la façade de l'auberge, le lieutenant avait pénétré dans la
+salle-cuisine, en demandant:
+
+--Qu'avez-vous à nous servir, la mère?
+
+--Pas grand'chose. Du pain et un reste de fromage.
+
+--Peste! Il paraît que les voyageurs qui ont passé avant nous ont vidé
+le garde-manger!
+
+--Les voyageurs! répéta la vieille en geignant, voilà plus de quinze
+jours que je n'ai vu entrer ici un voyageur.
+
+Cette réponse rimait mal avec le rapport de Fichet qui, un quart d'heure
+auparavant, avait vu deux cavaliers et une voiture sortir de la maison.
+
+--Ah! il va mal, le commerce, allez, citoyen, continua la sorcière. Pas
+de voyageurs. Aussi a-t-on grassement le temps de dormir, comme je le
+faisais depuis hier soir.
+
+--Le fait est que nous avons eu de la peine à vous faire ouvrir,
+répliqua Vasseur, laissant la vieille s'enferrer dans son mensonge.
+
+--Ouais! fit-elle aigrement; avec ça qu'on ne regarde pas à deux fois
+avant d'ouvrir en pleine nuit quand on est une pauvre femme seule à la
+maison.
+
+--Vous habitez seule votre auberge?
+
+--Oui. Pas un homme pour me défendre.
+
+Vasseur tendit le doigt vers le manteau de la cheminée, en disant:
+
+--Alors à qui donc appartient ce fusil que je vois accroché là-bas?
+
+La vieille eut un petit mordillement des lèvres, puis, sa voix se
+faisant doucereuse:
+
+--Mais, dit-elle, c'est le fusil de mon mari, citoyen.
+
+Ce disant, la mégère, dont le visage se fit méfiant, toisa Vasseur des
+pieds à la tête d'un regard rapide, qui semblait se demander si ce
+costume de campagnard était bien le vêtement habituel de ce voyageur
+tant questionneur.
+
+Cependant, le lieutenant avait continué:
+
+--À la propreté et au luisant de l'arme, il est facile de reconnaître
+qu'elle reçoit les soins journaliers de votre mari.
+
+Puis, brusquement:
+
+--Mais, alors, reprit-il, puisque vous avez un mari, vous n'habitez pas
+seule ici; pourquoi n'est-il pas descendu nous ouvrir? Vous laisser
+sortir du lit à sa place, ce n'est vraiment pas galant de sa part...
+
+--Si je vous ai dit que j'étais seule, c'est parce que, depuis deux
+jours, mon homme est parti au Mans pour vendre notre dernière vache...
+L'auberge va si mal! répondit la vieille sans se démonter.
+
+À ce moment entra Lambert qui, sans plus de mémoire qu'un sansonnet,
+demanda:
+
+--Est-ce que nous allons laisser les chevaux dehors, mon lieutenant?
+
+Si promptement qu'elle l'eût maîtrisée, Vasseur surprit l'expression de
+crainte que le mot «lieutenant» avait fait passer sur le visage de la
+femme.
+
+Après la bévue imprudente commise par Lambert, dont la mine penaude
+implorait son pardon, le lieutenant comprit que mieux valait laisser
+aller les choses. Aussi, feignant de n'avoir pas entendu le mot
+malencontreux qui avait donné l'éveil à la vieille, il répondit:
+
+--Sans doute qu'il faut laisser les chevaux dehors. Pour un quart
+d'heure que nous avons à rester ici, ne veux-tu pas les mettre à
+l'écurie?
+
+Mais un changement s'était subitement opéré dans l'humeur de la femme.
+D'acariâtre qu'elle était, elle était devenue tout miel.
+
+--Pour un quart d'heure? répéta-t-elle en souriant. Pourquoi, citoyen,
+resteriez-vous si peu de temps? Mon auberge en vaut bien une autre.
+
+--Dame! ma brave femme, fit Vasseur, nous voulons vous laisser reprendre
+votre somme que nous avons interrompu.
+
+--Bah! bah! lâcha-t-elle gaiement, qu'aurait-il encore duré, mon somme
+repris? Tout au plus une heure, car voici le jour qui se lève. Pour être
+sortie du lit un peu plus tôt, je n'en mourrai pas. J'en serai quitte
+pour me rattraper la nuit prochaine. Restez donc, citoyens. Les clients
+ne sont pas assez nombreux pour qu'on les renvoie.
+
+Cet empressement était suspect à Vasseur qui, pour mieux laisser
+s'embourber l'hôtelière, eut l'air d'hésiter à prolonger son séjour.
+
+--Non, non, reprit-elle promptement, les voyageurs sont trop rares pour
+que ceux qu'on tient on les laisse aller... Je ne veux pas que vous
+partiez avant ce soir.
+
+Elle venait d'elle-même au piège que lui tendait le lieutenant qui,
+semblant prêt à céder, prononça:
+
+--Le fait est que nos chevaux ont besoin de repos. À rester ici jusqu'à
+ce soir, ils retrouveront des forces pour nous conduire au Mans.
+
+--Ah! vous suivez la route du Mans? dit précipitamment la harpie dont
+l'oeil, au nom du Mans, s'était rempli d'une expression d'inquiétude.
+
+Et, avec empressement, elle s'approcha de Lambert en s'écriant:
+
+--Allons, c'est convenu, vous restez jusqu'à ce soir... Venez avec moi,
+mon bel homme, je vais vous montrer l'écurie.
+
+Derrière eux, qui sortaient par une porte ouvrant sur la cour, entra
+Fichet arrivant du côté de la route.
+
+--Viens ici, toi, et réponds sans phrase, commanda Vasseur.
+
+--Tout à votre servitude, lâcha respectueusement le soldat.
+
+--Tu es bien certain, n'est-ce pas, quand, de loin, tu surveillais cette
+auberge, d'en avoir vu sortir deux cavaliers et une voiture de paysan?
+
+--J'en ai l'infaillibilité.
+
+--Bien! fit Vasseur qui, sur ce, congédia son homme en ajoutant: Va
+aider Lambert à mettre nos chevaux à l'écurie.
+
+Il n'y avait pas à en douter. Au mot de «lieutenant», la mégère les
+avait éventés et, aussitôt, elle avait changé ses batteries. Au lieu de
+les congédier au plus vite, elle cherchait à les retenir, surtout depuis
+qu'elle savait qu'ils se rendaient au Mans.
+
+Pourquoi?
+
+C'était sans doute pour qu'ils ne pussent rejoindre ces cavaliers et
+cette voiture partis avant le jour de l'auberge où, un quart d'heure
+plus tard, la vieille jurait n'avoir vu aucun voyageur depuis quinze
+jours.
+
+Il n'en fallait pas plus pour activer le zèle du lieutenant. Sa méfiance
+éveillée l'aurait fait partir sur-le-champ, si les chevaux n'avaient eu
+besoin de repos.
+
+--Même, en leur laissant deux ou trois heures d'avance, il me sera
+facile de rattraper ces cavaliers, retardés par la marche plus lente de
+la voiture qu'ils escortent, se dit-il.
+
+Alors, un souvenir lui revint:
+
+--Et puis, pensa-t-il encore, ne me faut-il pas attendre le retour de
+Fil-à-Beurre qui doit me rejoindre ici?
+
+Au milieu de ses réflexions, quelque chose avait tiré l'oeil du
+lieutenant. C'était ce fusil, tout étincelant de propreté, qu'il voyait
+accroché au-dessus du manteau de la cheminée.
+
+--Examinons-le un peu, se dit-il en marchant à l'arme, qu'il décrocha.
+
+Un très court examen lui suffit pour se rendre compte de la valeur du
+fusil.
+
+--Arme hors de service, qui éclaterait en pleine figure de celui qui
+tenterait de s'en servir. Si bien nettoyé qu'il soit, ce fusil n'a pas
+dû faire feu depuis des années, se dit-il.
+
+Et il le replaça sur les crochets en ajoutant:
+
+--Le mari de cette sorcière n'est pas braconnier, sans quoi il aurait
+meilleur arme que celle-ci.
+
+Mais Vasseur était homme qui avait le soupçon facile. À la précédente
+réflexion en succéda promptement une autre, moins à l'éloge du mari
+absent.
+
+--Eh! eh! Est-ce que, par hasard, ce fusil, ainsi bien exposé aux
+regards, ne serait là que pour la frime.
+
+Car le lieutenant était au courant de bien des ruses. Il avait fait ses
+débuts militaires dans ce même pays des chouans pour lequel il était en
+route. Il se souvenait des nombreuses fois où les soldats républicains,
+en pénétrant chez les paysans chouans pour y découvrir des armes,
+n'avaient jamais mis la main que sur des fusils pareils à celui de
+l'aubergiste, armes en si mauvais état, à tel point inoffensives, qu'ils
+les laissaient à leurs propriétaires. Et pourtant, à la nuit venue,
+lorsque le paysan, de si tranquille apparence pendant le jour, avait été
+s'embusquer derrière les haies des sentiers, les soldats républicains
+tombaient sous les balles de fusils qui tonnaient sec et portaient
+juste... Donc, chaque chouan, en plus du fusil hors de service qu'il
+offrait aux perquisitions, en possédait un second, bien caché en un coin
+jusqu'à l'heure où il servait à descendre un ennemi.
+
+Ces souvenirs firent que Vasseur, devant le fusil qui lui était devenu
+suspect, se demanda encore:
+
+--N'est-il pas là pour la frime?
+
+Ensuite, sa pensée se reportant, de l'arme à celui qui en était le
+propriétaire, il se posa cette autre question:
+
+--Cet aubergiste, comme me l'a dit sa femme, est-il bien allé au Mans
+vendre sa dernière vache?
+
+Cependant, Lambert et Fichet avaient fini de mettre les chevaux à
+l'écurie. Ils rentrèrent accompagnés de la vieille qui portait une
+moitié d'oie grasse sur un plat.
+
+Souriante, empressée, elle ne rappelait en rien la goule hargneuse
+qu'elle s'était montrée une heure auparavant.
+
+--Là! fit-elle gaiement, à table, citoyens.
+
+Et elle s'activa à dresser le couvert, allant du buffet à la table, tout
+en bavardant.
+
+--Votre appétit satisfait, vous irez faire un bon somme. Après avoir
+voyagé de nuit, vous devez avoir besoin de sommeil. Quand vous vous
+réveillerez, votre souper vous attendra. Alors, bien lestés, vous vous
+remettrez en route... car il est bien convenu, n'est-ce pas, que vous
+restez ici jusqu'à ce soir?...
+
+Décidément, elle tenait à garder ses voyageurs pendant toute la journée.
+Était-ce pour laisser le temps de prendre l'avance à ceux que Fichet
+avait vus sortir de l'auberge?
+
+Devant cette table servie, où Lambert et Fichet fonctionnaient à pleines
+mâchoires, le lieutenant eut le souvenir de l'absent:
+
+--Que diable peut faire Barnabé? se demanda-t-il, fort inquiet de ne pas
+voir revenir Fil-à-Beurre.
+
+Le jour s'était fait plein. C'était une matinée d'automne claire, égayée
+par le soleil levant, mais refroidie par une de ces brises qui amènent
+les premières gelées blanches, et qui font clore les portes et fenêtres.
+
+Néanmoins, peu soucieuse du bien-être de ses hôtes, la vieille avait
+laissé grande ouverte la porte donnant sur la route. À coup sûr, ce
+n'était pas qu'elle eût trop chaud, car, plusieurs fois, elle était
+allée sur le seuil de la salle où elle s'était vigoureusement frotté les
+mains en disant, pour expliquer son geste:
+
+--Ça pique, ce matin.
+
+Ce qui fit que Vasseur, dont la défiance était en éveil, ne tarda pas à
+se demander:
+
+--Ne donne-t-elle pas un signal à quelqu'un, posté aux environs, pour le
+prévenir de notre présence ici et l'empêcher d'entrer?
+
+Et comme la vieille rentrait pour la troisième fois en répétant son: «Ça
+pique, ce matin», il lui montra la porte en disant:
+
+--Raison de plus, la mère, pour ne pas laisser cette porte ouverte.
+
+À cette invitation de fermer, la femme eut un mouvement d'hésitation.
+Puis, elle marcha avec empressement vers le seuil de la salle.
+
+--C'est pourtant vrai, fit-elle d'un ton rieur.
+
+Elle étendait la main vers la porte pour la fermer quand, devant elle, à
+l'entrée de la salle, se dressa un grand corps en même temps qu'une voix
+humble marmottait:
+
+--Faites-moi la charité d'un morceau de pain sec, ma bonne dame. Le ciel
+vous le rendra avec du miel dessus.
+
+C'était Fil-à-Beurre qui se présentait.
+
+
+
+
+ IV
+
+
+Si quelqu'un pouvait, à bon droit, se poser en meurt-de-faim, c'était
+Fil-à-Beurre, dont la maigreur aurait attendri même la statue d'un
+avare.
+
+L'échine courbée, l'oeil suppliant, la main tendue, mais sans paraître
+apercevoir les trois hommes attablés, il fit les quelques pas qui le
+séparaient de la vieille en répétant:
+
+--Faites-moi la charité d'un morceau de pain, ma bonne dame.
+
+Au lieu de répondre, la mégère le laissa s'avancer, le regardant bien
+dans les yeux, semblant guetter de la part du mendiant un geste, un clin
+d'oeil, un mot. Elle paraissait voir en celui qui se présentait un
+messager secret dont elle attendait un signal de reconnaissance.
+
+Devant ce silence, Fil-à-Beurre crut devoir corser son appel, et il
+ajouta:
+
+--Je n'ai pas mangé depuis deux jours que je suis en route, par le froid
+et pieds nus.
+
+Ce disant, il montrait ses pieds sans chaussures.
+
+Tout en déjeunant et sans paraître porter la moindre attention à la
+scène, le lieutenant n'en avait pas perdu un mot.
+
+--Qu'est-ce que Barnabé peut bien avoir fait des énormes souliers qu'il
+avait encore aux pieds quand il nous a quittés? se demandait-il avec
+étonnement.
+
+Mais cet étonnement tourna à la surprise immense lorsqu'il entendit
+Fil-à-Beurre, après un affreux accès de toux, débiter tristement:
+
+--Sans sabots, on s'enrhume.
+
+Une sorte de commotion électrique secoua le lieutenant à ces mots. La
+courte phrase que venait de prononcer le squelette n'était-elle pas une
+de celles écrites sur ce billet, trouvé dans la veste du Beau François,
+que Doublet, au pied de l'échafaud, avait refusé d'expliquer?
+
+Vasseur se rappelait si bien le contenu de ce billet que sa mémoire
+fournit aussitôt, instinctivement, l'autre courte phrase, tout aussi
+énigmatique, qui faisait suite à la première.
+
+--Sept et quatre font neuf, se souvint-il.
+
+Cependant l'hôtelière, après les derniers mots de Barnabé, ne s'était
+pas encore décidée à l'aumône. Elle secoua la tête d'un air de doute en
+disant de sa voix moqueuse:
+
+--Tu! Tu! vous m'en contez, garçon! Votre «pas mangé depuis deux jours»,
+ça n'est pas plus vrai que sept et quatre font neuf.
+
+--Tiens! tiens! pensa Vasseur en entendant la queue de phrase.
+
+Et tout en vidant son verre de l'air le plus indifférent, il tendit
+l'oreille à la vieille femme qui, rechignant à faire la charité, ajouta
+sèchement:
+
+--Vous ne me ferez pas croire que depuis deux jours, vous n'avez rien
+trouvé à vous mettre sous la dent.
+
+À cette observation Fil-à-Beurre répliqua humblement:
+
+--La faîne est tombée... sans quoi j'en aurais mangé.
+
+La confiance de Vasseur en Barnabé était solide, sans quoi elle aurait
+été fortement ébranlée par ce «La Faîne est tombée», que le squelette
+venait de prononcer.
+
+--Encore une phrase du billet. Comment Fil-à-Beurre peut-il en connaître
+ainsi toute la teneur à la file? se demanda le lieutenant.
+
+Ensuite pendant qu'il était en train de se poser ces questions, il se
+répéta celle-ci:
+
+--Qu'a-t-il pu faire de ses souliers?
+
+L'hôtelière parut enfin s'être laissée, sinon convaincre, tout au moins
+attendrir.
+
+Elle se dirigea vers la huche, en disant:
+
+--Pour un morceau de pain, je n'en mourrai pas. Mieux vaut encore être
+dupe d'un menteur que de repousser un vrai nécessiteux.
+
+En s'apprêtant à couper une tranche de la miche, elle s'adressa à
+Vasseur:
+
+--Pas vrai, citoyen? fit-elle.
+
+Le lieutenant feignit alors de porter véritablement son attention sur le
+mendiant. Après un regard qui se promena tout le long du maigre
+individu, il répondit:
+
+--Le fait est, la mère, à juger par l'embonpoint de ce drôle, que votre
+morceau de pain sera le bienvenu.
+
+--Oh! oui, allez, citoyen, j'ai l'estomac qui me colle au dos! geignit
+douloureusement Fil-à-Beurre.
+
+L'accent de l'affamé avait enfin touché la vieille.
+
+--À tant faire, dit-elle en riant, ne faisons pas les choses à demi. Va
+te reposer sur la paille dans l'écurie, mon garçon, je t'y porterai pain
+et fromage.
+
+--Autant que sa fête soit complète, dit Vasseur.
+
+Et montrant le plat où restait la carcasse de l'oie:
+
+--Tiens, mon drôle, emporte cela aussi. Il y a encore à ronger les os.
+
+Avec l'avidité d'un dévorant, Fil-à-Beurre se lança vers le plat offert.
+Les deux mains tendues, il se courba pour le saisir et comme, dans ce
+mouvement, sa bouche se trouvait à la hauteur de l'oreille du
+lieutenant, il prononça vite et bas ces trois mots:
+
+--Garde à vous!
+
+Après quoi, pressant sur sa poitrine le plat et dévorant déjà des yeux
+la carcasse de l'oie, il suivit l'hôtelière qui, depuis les mots de
+passe échangés, avait hâte d'interroger son homme.
+
+--Je vais te montrer un bon coin dans l'écurie, où tu dormiras comme un
+loir; suis-moi, disait-elle en précédant le squelette.
+
+Sur le seuil de la porte, Fil-à-Beurre se retourna vivement et adressa
+au lieutenant un regard qui sembla répéter les mots: Garde à vous!
+
+--Paraît que nous allerions avoir de la délectance! murmura Fichet qui
+avait entendu l'alerte donnée par Fil-à-Beurre à son chef.
+
+Après le plaisir de bien parler, Fichet n'en connaissait pas de plus vif
+que celui d'administrer des horions.
+
+En descendant de cheval les trois hommes s'étaient passé à la ceinture
+leurs pistolets retirés des fontes.
+
+--Pistolets au poing et attendons, commanda le lieutenant, qui comptait
+voir bientôt revenir Barnabé pour compléter ses renseignements.
+
+Par prudence, il alla pousser les verrous de la porte qui donnait accès
+par la route.
+
+Une dizaine de minutes s'écoulèrent.
+
+Alors Vasseur, qui tendait l'oreille, crut entendre sur la route une
+sorte de susurrement de voix. Une troupe nombreuse de gens, qui avaient
+dû s'approcher pieds nus de l'auberge, tenait conciliabule au dehors.
+
+Puis, doucement, on frappa à la porte, et, tout aussitôt, une voix
+prudente souffla:
+
+--Ouvre-nous, la Buchard: les _cognes_ doivent dormir. Nous allons t'en
+débarrasser.
+
+Comme la porte ne s'ouvrait pas, celui qui avait parlé, supposant que la
+Buchard pouvait soupçonner une ruse, ajouta cette phrase destinée à
+éteindre toute sa méfiance:
+
+--Sans sabots, on s'enrhume.
+
+À ce moment une autre voix modula, bien bas, un «psitt» qui fit
+retourner Vasseur. C'était le squelette qui, sur l'autre porte, menant à
+la cour, leur faisait signe de venir le rejoindre en silence.
+
+Et quand ils furent près de lui, il leur souffla:
+
+--J'ai sellé les chevaux. Détalons par la sortie de la cour avant qu'ils
+n'aient cerné la maison.
+
+Le lieutenant pensa à la mégère qu'ils allaient laisser derrière eux.
+
+--Qu'as-tu fais de la vieille? demanda-t-il en suivant Barnabé dans la
+cour où les chevaux attendaient.
+
+--Je l'ai bâillonnée et bien ficelée. Puis j'ai cherché un endroit où la
+ranger... Alors j'ai choisi le puits.
+
+--Bigre! lâcha Vasseur en montant à cheval.
+
+--Oh! ne craignez pas. Elle n'a dû se rien casser en tombant. Le puits a
+ses douze pieds d'eau.
+
+Ensuite, quand il eut vu Fichet et Lambert aussi en selle:
+
+--Je vais ouvrir la porte de la cour, ajouta-t-il. Si les chenapans ont
+cerné la maison, passez sur le ventre de ceux qui vont nous atteindre.
+
+--Mais toi, tu es à pied! objecta Vasseur qui, en même temps, s'aperçut
+que Barnabé, depuis un quart d'heure, s'était complété de deux
+accessoires. Non seulement il avait ses souliers aux pieds, mais encore
+il tenait à la main un superbe fusil.
+
+--Moi, répondit le squelette; au passage de votre cheval, je lui
+sauterai sur la croupe.
+
+Alors, quand il eut vu les cavaliers en ligne, prêts à charger, il
+ouvrit brusquement la grande porte.
+
+Une quinzaine d'hommes, qui s'apprêtaient à faire l'escalade de ce côté
+de la maison, ne purent, surpris par cette sortie, s'opposer à leur
+charge.
+
+Mais avant que les fuyards eussent franchi trente toises, une fusillade
+salua leur retraite.
+
+--Quelqu'un est-il blessé? demanda Vasseur.
+
+Le lieutenant ne put entendre la réponse, car, au même instant,
+Fil-à-Beurre, qu'il avait en croupe, s'écria derrière lui:
+
+--Tiens, c'est le Buchard mâle, le mari de la dame au puits! Attends un
+peu, mon doux ami.
+
+Et, derrière Vasseur, retentit le coup de fusil tiré par Fil-à-Beurre
+qui, tout aussitôt, poussa un juron de mécontentement.
+
+--Tu l'as manqué? demanda le lieutenant sans se retourner.
+
+--J'ai fait preuve de ma maladresse habituelle. Je lui visais l'oeil,
+j'ai attrapé le sourcil! répondit Fil-à-Beurre.
+
+On courut à toutes brides pendant deux heures. Après quoi, Barnabé
+demanda à descendre de croupe.
+
+--La distance entre nous et nos gredins est, maintenant, assez grande
+pour modérer notre allure. Laissez-moi donc aller à pied, proposa-t-il.
+
+--Pas le moins du monde, dit vivement Vasseur, et puisque nous sommes si
+bien pour faire la causette, conte-moi donc un peu comment tu es arrivé
+si à propos pour nous tirer du guêpier; où tu as appris les phrases de
+reconnaissance que tu as échangées avec la hideuse hôtelière; pourquoi
+tu n'avais pas tes souliers et, enfin, par quel moyen tu t'es procuré ce
+fusil que tu as en main... Conte-moi tout cela dans le dos, mon brave
+Barnabé.
+
+--Oh! bien simplement, allez! dit doucement le squelette.
+
+--Je n'en doute pas, mais conte toujours.
+
+--J'ai étranglé un homme.
+
+--Mazette! tu vas bien, toi. Tu noies une femme, tu étrangles un homme,
+tu en fusilles un autre... Mes compliments, mon garçon... Et à quel
+propos as-tu étranglé cet homme?...
+
+--Mais pour avoir son fusil.
+
+--Diable! tu n'y vas pas de main morte à emprunter un fusil.
+
+--Oh! oh! vous savez? c'est l'occasion qui fait le larron... L'homme au
+fusil m'a fourni l'occasion; alors je suis devenu larron... C'est lui
+qui m'a tenté... Voulez-vous en juger?
+
+--Je ne demande que cela.
+
+--Quand Lambert est venu nous annoncer qu'un espion devait nous suivre,
+derrière les taillis du bas côté de la route, vous vous souvenez que je
+me suis élancé dans les fourrés?
+
+--Oui, et à quatre pattes encore... Tu me fais même penser à te
+féliciter sur ce talent.
+
+--Il date du temps où j'étais chimpanzé chez mon patron le saltimbanque.
+
+--Le même qui t'exhibait comme un marin resté quarante-six jours en mer,
+sur un radeau, sans autre nourriture que ses larmes?
+
+--Comme vous le dites. Mais le patron aimait à varier son affiche.
+Alors, de deux jours l'un, je m'introduisais dans la peau d'un immense
+singe, mort d'éthisie, et je représentais le grand chimpanzé du roi de
+Suède qui l'avait vendu dans un moment de gêne.
+
+--Bon! fit Vasseur avec un sourire. À présent, revenons aux fourrés de
+la route où tu t'étais glissé à quatre pattes.
+
+--Lambert avait raison. Nous étions suivis. Quand je pénétrai dans le
+taillis, un homme passa en courant devant moi, tapi sous le feuillage...
+Mais il n'alla pas loin, car, à trois pas de là, un homme se leva
+brusquement de terre et lui barra le passage en disant à mi-voix: «Sans
+sabots, on s'enrhume.» Le coureur répliqua: «Sept et quatre font neuf»
+et, sur ce, l'autre reprit: «La faîne est tombée». Ces mots de passe
+échangés, ils se mirent à causer... J'étais si près d'eux, sous mes
+feuilles, que je ne perdais pas un mot de leur dialogue qui était
+intéressant au possible... pour vous, surtout, car il n'était question
+que de vous.
+
+--Ah! bah! fit le lieutenant sans s'émouvoir.
+
+--Il paraît, depuis que vous avez si malmené la bande d'Orgères, que
+ceux des chenapans échappés à votre poigne ont gardé contre vous une
+dent de belle longueur... Tant que vous êtes resté dans Chartres, on
+vous épiait en attendant le jour où, sorti de la ville, vous vous feriez
+pincer au large. Comment a-t-on su, hier soir, que vous alliez vous
+rendre au Mans, je l'ignore, mais ce que la conversation de ces deux
+hommes m'a appris, c'est que, tout le long de la route, vous étiez, de
+distance en distance, épié par des vedettes qui, une à une, prenant le
+pas de course, allait prévenir la suivante de votre approche.
+
+--Mais, objecta Vasseur, au lieu de faire courir tant de monde, il était
+bien plus simple de me descendre sur la route d'un coup de fusil.
+
+--Ah! voilà! c'est qu'on n'avait pas prévu les deux hommes qui vous
+accompagnent. À vous tuer sur la route, on a craint de manquer Fichet ou
+Lambert qui, alors, détalerait et irait jeter l'alarme à Chartres. Alors
+le régiment de hussards qui y tient garnison aurait sauté en selle et se
+serait mis en chasse et la bande se serait trouvée prise entre deux
+feux; car elle aurait trouvé devant elle la garnison du Mans que, de
+Chartres, on aurait avertie avec cette grande machine à longs bras qui
+vient d'être inventée par les citoyens Chappe frères.
+
+--Oui, le télégraphe, dit Vasseur, donnant le nom, alors à peu près
+inconnu, que portait la machine à signaux qui, en effet, datait de
+quelques années.
+
+Puis, revenant à son sujet par une nouvelle objection:
+
+--Mais en admettant que Lambert ou Fichet eût échappé à la fusillade qui
+m'aurait abattu, il serait allé tomber plus loin sous la balle d'une de
+ses nombreuses vedettes restées derrière nous.
+
+--Nenni, nenni, lâcha Fil-à-Beurre, derrière nous se faisait la boule de
+neige, attendu que chaque vedette, dépassée par nous, se repliait sur la
+suivante. Il se formait ainsi un noyau d'hommes qui, avançant toujours,
+aurait fini par nous surprendre à l'auberge où, tôt ou tard, il aurait
+fallu laisser reposer vos montures fatiguées. Alors, à trente ou
+quarante coquins qu'ils auraient été, rien ne leur serait devenu plus
+facile que de vous égorger ainsi que vos deux soldats.
+
+--Plan bien imaginé! approuva le lieutenant.
+
+--Si bien imaginé même qu'ils avaient prévu que vous deviez
+infailliblement descendre à l'auberge des Buchard, sise à moitié de la
+route de Chartres au Mans, et dont la position isolée favoriserait votre
+désir de voyager en vous cachant.
+
+--Ils avaient deviné juste.
+
+--Heureusement pour nous!
+
+--Pourquoi ton heureusement?
+
+--Parce qu'ils étaient si certains de ne pas vous laisser dépasser la
+baraque des Buchard, que leur surveillance s'arrêtait à l'auberge... De
+sorte que maintenant, nous avons le chemin libre devant nous... C'est
+donc une avance à garder sur les gueux que nous avons aux trousses...
+Nous sommes à cheval, ils vont à pied, médiocre danger.
+
+--À nos trousses? répéta le lieutenant, erreur de ta part, Barnabé. Par
+cela même que nous sommes à cheval, ils ne persisteront pas à nous
+poursuivre.
+
+--Voilà qui vous trompe. Nous les aurons sur nos talons jusqu'au Mans et
+même plus loin.
+
+Fil-à-Beurre avait si bien pesé sur la phrase que le lieutenant, étonné,
+s'écria:
+
+--Qu'en sais-tu?
+
+--On s'instruit toujours à écouter, et les deux hommes que j'écoutais,
+immobile dans le fourré, en ont dégoisé long... surtout celui qui m'a
+prêté son fusil.
+
+--Oh! oh! prêté, répéta moqueusement Vasseur. Est-ce que tu ne m'as pas
+dit l'avoir un peu étranglé?
+
+--Je l'ai même étranglé tout à fait. C'est ce qui l'a décidé à me prêter
+son fusil.
+
+--C'est donc par ton prêteur de fusil que tu as appris que nous allons
+avoir la bande derrière nous?
+
+--Oui, attendu que nos brigands avaient projeté de faire d'une pierre
+deux coups... D'abord de vous tuer.
+
+--Et ensuite?
+
+--L'ensuite, c'est qu'ils émigrent, les pauvres et intéressants
+persécutés! La Beauce et le Gâtinais leur sont devenus trop malsains.
+Alors ils vont chercher fortune dans le Bas-Maine et la Vendée où le
+chef qu'ils suivent leur a promis qu'ils trouveraient largement à frire.
+
+--Ils suivent un chef, dis-tu?
+
+--Qui, mais de loin, par exemple.
+
+Et, tout à coup, Fil-à-Beurre se mit à rire.
+
+--D'où vient ta gaieté? demanda le lieutenant.
+
+--C'est que nous aussi nous avons l'air d'être de la bande, car,
+pareillement, nous suivons le chef.
+
+Puis, reprenant le ton sérieux, Barnabé ajouta:
+
+--Ce chef est un des deux cavaliers, escortant une voiture, qui sont
+sortis, avant le jour, de l'auberge des Buchard.
+
+Le squelette fit une pause. Ensuite, lentement, il prononça:
+
+--Et, ce chef, vous le connaissez.
+
+--Comment s'appelle-t-il?
+
+--Le Beau-François.
+
+--Tonnerre! jura Vasseur en tressautant si fort sur sa selle qu'il
+faillit jeter à bas du cheval Fil-à-Beurre qui s'appuyait sur ses
+épaules.
+
+Mais il retrouva aussitôt sang-froid et gaieté, car il reprit en riant:
+
+--Toi aussi, Barnabé, tu connais le Beau-François.
+
+--Moi! fit le squelette gouailleusement, pour connaître le
+Beau-François, il me faudrait l'avoir vu au moins une fois.
+
+--Tu l'as vu une fois... Tu lui as même prêté quelque chose... Prêté, il
+est vrai, de la même manière que l'autre, aujourd'hui t'a prêté son
+fusil.
+
+--Qu'ai-je pu lui prêter? dit le squelette abasourdi.
+
+--Ta veste, mon garçon. Ce colosse qui, par une nuit d'hiver, t'a
+dépouillé après t'avoir étourdi d'un coup de gourdin, n'était autre que
+le Beau-François qui venait de s'évader de la prison de Chartres par un
+trou si étroit que, pour y passer, il avait dû abandonner sa veste... La
+tienne et les trois écus que contenait une de ses poches lui sont
+arrivés à bon point.
+
+Ce fut au tour de Barnabé de sursauter de surprise.
+
+--Nom d'un gigot! s'écria-t-il.
+
+Mais dans ce grotesque juron, il y avait un accent de haine qui
+n'annonçait rien de bon pour son emprunteur.
+
+--Ainsi donc, reprit Vasseur, tu prétends, ami Barnabé, que le
+Beau-François est un des deux cavaliers qui nous précèdent en escortant
+une voiture?
+
+--C'est ce que j'ai entendu dire à mes deux causeurs.
+
+--Quel est l'autre cavalier? Que contient cette voiture?
+
+--Ça, je n'en sais rien. Le meilleur moyen serait d'y aller voir.
+Cavaliers et voiture sortaient de l'auberge des Buchard comme nous
+arrivions. Accordons-leur l'avance du temps que nous sommes restés dans
+le coupe-gorge, soit une bonne heure. Cette avance, ils l'ont en grande
+partie perdue, car, retardés par la voiture, ils n'ont pu aller de ce
+train que nous menons depuis notre départ de l'auberge... M'est donc
+avis qu'en forçant encore un peu nos chevaux, nous ne tarderons pas à
+tomber sur le dos de ces gens-là.
+
+Pour toute réponse, Vasseur donna de l'éperon à son cheval et s'écria:
+
+--En avant!
+
+Pendant dix minutes, on courut ventre à terre.
+
+Tout à coup, la voix furieuse de Lambert grinça ces mots:
+
+--Mille millions de milliasses de cornes du diable!
+
+Vasseur savait que c'était le juron de son soldat dans les circonstances
+graves. Il arrêta donc sa monture et se retourna en demandant:
+
+--Qu'y a-t-il donc, Lambert?
+
+--Il y a que mon cheval refuse le service, annonça le soldat.
+
+--Que le mien, il répugne aussi à fendre l'atmosphère, ajouta Fichet.
+
+Bayard, la bête du lieutenant, était un cheval hors de pair; mais il
+n'en était pas même des montures des deux gendarmes. Après avoir voyagé
+toute la nuit, au lieu de la longue journée qu'on s'était proposé de
+leur accorder, ces chevaux n'étaient restés qu'une heure à l'écurie de
+l'auberge des Buchard. Et après une si courte pause, on venait encore de
+leur faire franchir huit lieues.
+
+Ils étaient exténués.
+
+Sous peine de les mettre hors d'état de continuer le voyage, il fallait
+faire halte.
+
+À ce déboire, Vasseur fut pris de rage.
+
+--Le Beau-François va nous échapper!!! gronda-t-il.
+
+--À l'impossible nul n'est tenu! débita Fil-à-Beurre qui, après avoir
+sauté à terre, piétinait sur place pour dégourdir ses longues jambes
+raidies par l'inaction sur la croupe de Bayard.
+
+Cela dit, il montra un petit bois qui se voyait à quelque distance de la
+route.
+
+--Là-bas, conseilla-t-il, nous pouvons, cachés et tranquilles, attendre
+trois ou quatre heures.
+
+--Attendre! répéta le lieutenant, oublies-tu donc, Barnabé, ces trente
+ou quarante bandits qui, comme tu l'as annoncé, nous arrivent sur les
+talons?
+
+--Oui, mais je fais une réflexion. La Buchard, au fond du puits et son
+digne époux, avec la balle que je lui ai logée en tête, ne sont plus là
+pour défendre les caves de l'auberge où, à cette heure, les gredins
+doivent s'être installés. Tant qu'ils trouveront à boire... et il y a
+largement à boire, je vous l'affirme, ils ne penseront pas à se remettre
+en route. Donc nous pouvons nous reposer sans crainte.
+
+--Soit! accorda le lieutenant.
+
+On gagna le bois où, dans une petite clairière, les chevaux furent
+dessellés. À peine libres, les bêtes harassées se couchèrent sur le sol.
+
+--Si nous faisions comme les chevaux? proposa Barnabé au lieutenant.
+
+Lambert et Fichet n'avaient pas attendu le conseil. Étendus sur le sol,
+la tête appuyée, en guise d'oreiller, sur leur selle, les deux soldats,
+fatigués par la précédente nuit passée à cheval, battaient déjà de la
+paupière.
+
+Dans les dernières phrases de Fil-à-Beurre, il en était une qui avait
+frappé Vasseur. Aussi, quand il fut couché près de Barnabé, qui étalait
+sur le maigre gazon son immense carcasse, s'empressa-t-il de demander:
+
+--Comment as-tu pu savoir que, dans la cave des Buchard, il y a
+largement à boire pour les bandits?
+
+--En retirant mes souliers, dit laconiquement l'échalas.
+
+Comme le lieutenant le regardait avec des yeux qui demandaient
+l'explication de cette réponse étrange, il ajouta:
+
+--Autant que je débute par le commencement.
+
+Et, sur ce, il poursuivit:
+
+--Quand les deux hommes, que j'écoutais dans mon taillis, eurent causé
+de leurs petites affaires sur le Beau-François et l'égorgement qu'on
+vous préparait, celui qui avait arrêté l'autre au passage, et qui était
+ce cher Buchard en personne, dit à son compagnon: «Pendant que je vais à
+la rencontre des camarades qui arrivent, toi, cours à mon auberge. Tu
+connais les phrases convenues pour te faire reconnaître de ma femme.
+Comme moi, elle s'attendait à voir arriver tout seul le Vasseur maudit.
+Elle est capable, en les voyant se présenter trois, de les prendre pour
+de simples voyageurs et de les renvoyer au plus vite, afin de
+débarrasser la place pour la venue de notre ennemi. Dis-lui bien que
+c'est Vasseur avec deux autres _cognes_, qui la sauteront par-dessus le
+marché. Recommande-lui de les retenir jusqu'à ce que je revienne avec
+les compagnons.
+
+--L'avis à la Buchard était inutile, interrompit Vasseur, car elle nous
+avait déjà éventés... par la faute de Lambert, qui eut la bêtise, devant
+elle, de m'appeler lieutenant.
+
+--Après ces recommandations, reprit le squelette, mon Buchard partit à
+la rencontre des chenapans. Il n'était pas à cent pas et on l'entendait
+encore, franchissant les halliers, que l'autre tirait une langue d'une
+aune. Il était si près de moi que je n'avais eu qu'à étendre les bras
+pour le cueillir par le cou, ce qui est encore le meilleur moyen
+d'empêcher quelqu'un de crier... Il n'eut pas même un couic! Deux ou
+trois piétinements et ce fut tout. Je puis même reconnaître qu'il y a
+mis de la complaisance.
+
+--C'est alors qu'il t'a prêté son fusil, ricana Vasseur.
+
+--Oui, avec sa poire à poudre et son sac à balles. Alors, je pensai à
+aller vous prévenir. À dix pas de la bicoque, une peur me prit. Ne se
+pouvait-il pas, en plus des coquins qui allaient venir, que d'autres
+sacripants fussent cachés dans l'auberge, attendant le moment favorable
+pour vous tomber sur le dos? Je contournai donc la masure et j'escaladai
+le mur de la cour. Dans la cave, je déposai mon fusil et retirai mes
+chaussures. Ensuite, pieds nus, sans plus de bruit qu'une souris, je
+visitai la cassine de fond en comble... Voilà comment, lorsque vous me
+vîtes apparaître sans souliers, je savais que l'auberge était vide de
+gueux et la cave pleine de tonneaux.
+
+Si gaiement qu'il fût conté, le récit de Fil-à-Beurre n'en contenait pas
+moins un immense service.
+
+--Je te dois la vie, mon brave Barnabé, dit le lieutenant tout ému.
+
+--Tu! tu! fit gaiement l'échalas, à quoi bon en parler?... Vous me
+rendrez ça au premier jour. Nous sommes en compte, voilà tout.
+
+Tant dur à la fatigue que fût le lieutenant, il tombait de sommeil.
+
+--Si nous dormions, proposa-t-il avec un bâillement.
+
+--Dormons, dit Fil-à-Beurre d'une voix qui exprimait la déconvenue d'un
+homme dont la curiosité comptait sur une conversation prolongée pour
+amener sur le tapis un sujet qui lui tient au coeur.
+
+La preuve en fut que le squelette avant de s'endormir à côté de Vasseur,
+murmura:
+
+--Il ne m'a pas encore appris comment il a connu Gervaise.
+
+Et sa dernière pensée fut toute au souvenir de l'embrassade et de
+l'exclamation joyeuse du lieutenant lorsqu'il lui avait dit savoir où se
+retrouverait Gervaise disparue.
+
+Quand Fil-à-Beurre s'éveilla, Vasseur dormait toujours. À vingt pas de
+là, Lambert était étendu, ronflant à pleins poumons.
+
+Fichet, debout, bouche béante, les deux mains sur ses hanches, pointait
+son regard en l'air.
+
+--Est-ce que vous vous faites cuire le nez au soleil, citoyen Fichet?
+demanda Barnabé qui s'était approché du gendarme.
+
+--Que je pensais individuellement à vous, répondit le soldat.
+
+--Et à propos de quoi?
+
+--Quant à la femme que vous averiez intercalée ce matin dans un puits.
+
+--Oh! oh! j'étais un peu pressé; alors je l'ai posée au premier endroit
+venu.
+
+--Nonobstant qu'une femme qu'on abrite dans un puits c'est des
+agissements avec le beau sexe que la galanterie elle vitupère!... Moi,
+que je m'aurais satisfait en lui caressant avec fermeté les omoplates.
+
+--Omoplates! répéta Fil-à-Beurre en le regardant tout ébahi. Comment,
+vous, citoyen Fichet, dont chacun vante le langage épuré, vous employez
+si mal ce mot!
+
+--Oui! omoplates!... Que c'est français, j'en ai l'imaginative, insista
+le gendarme d'un ton froissé.
+
+--_Hommo_plates, oui, quand on parle d'un homme... mais quand il s'agit
+d'une femme, c'est _femmo_plates.
+
+Fichet était un garçon sérieux qui aimait à s'instruire.
+
+--Je n'en avais nulle doutance! confessa-t-il loyalement.
+
+La voix de Vasseur, qui venait de s'éveiller et donnait l'ordre de
+seller les chevaux, mit fin à cette leçon de bon français octroyée à
+Fichet par Fil-à-Beurre.
+
+La sieste avait duré près de cinq heures. Les chevaux reposés pouvaient,
+à présent, fournir une longue course.
+
+--Reprends-tu ta place en croupe, Barnabé? demanda le lieutenant après
+avoir enfourché Bayard.
+
+--Non, j'aime mieux marcher.
+
+--Mais, à pied, tu ne pourras nous suivre, car nous allons presser nos
+bêtes.
+
+--Activer les chevaux, à quoi bon?
+
+--Oublies-tu donc qu'il s'agit de rejoindre le Beau-François, ton
+emprunteur de veste, appuya en riant Vasseur, qui croyait, par cette
+allusion, raviver la haine de son compagnon.
+
+Mais Fil-à-Beurre secoua la tête.
+
+--Heu! heu! fit-il. Rejoindre le Beau-François, j'en doute. S'il a
+toujours marché pendant notre repos, il doit, à cette heure, être entré
+au Mans.
+
+--Pour en sortir immédiatement, car le séjour des villes est malsain à
+ce drôle, dont le signalement a été envoyé dans tous les grands
+centres... J'ai même l'idée qu'au lieu d'entrer en ville le
+Beau-François a dû la contourner, avança le lieutenant.
+
+--La contourner? c'est selon, fit Barnabé.
+
+--Selon quoi?
+
+--Selon ce que contient la voiture qu'il accompagne. Selon aussi ce
+qu'est l'autre cavalier... Peut-être, d'ici au Mans, trouverons-nous
+dans une des auberges de la route quelque indice qui nous renseignera
+sur ce qu'est devenu le Beau-François.
+
+Tout en parlant, Fil-à-Beurre était en train de recharger son fusil, et
+il s'acquittait de ce soin avec une attention extrême, choisissant sa
+balle dans le sac, examinant le grain de sa poudre. Quand il eut fini,
+il mit son fusil en joue pour en étudier le point de mire; puis,
+satisfait, il prononça:
+
+--Bonne arme! bonne charge! Avec ce joujou-ci, je connais quelqu'un qui
+fera belle besogne.
+
+Sur ce, il se passa le fusil en bandoulière et, en regardant Vasseur:
+
+--Là, fit-il, à présent je pars.
+
+--Comment, tu pars?... mais, avec nous, j'imagine.
+
+--Non, non, je vous quitte ou, pour mieux dire, je pars en avant.
+Puisque nous n'avons plus la chance de rejoindre le Beau-François avant
+le Mans, le mieux est de ménager les chevaux. Pendant que vous irez à la
+doucette, moi, en avant, j'éclairerai la route, étudiant chaque auberge
+de rencontre, en quête de la piste du vilain gibier que nous chassons.
+
+--Alors je ne te rejoindrai qu'au Mans, dit Vasseur, approuvant l'idée
+du squelette.
+
+--Au Mans ou sur la route, je ne sais... Mais là où vous me retrouverez
+vous attendant, c'est qu'il y aura du neuf.
+
+Là-dessus, Barnabé développa le compas des longs fuseaux qui lui
+servaient de jambes et partit d'un pas allongé qui lui eut bientôt fait
+prendre l'avance sur les cavaliers chevauchant à paisible allure.
+
+Depuis son arrivée à la masure des Buchard, qui avait failli se
+transformer, pour lui, en un coupe-gorge, les événements s'étaient
+succédé si rapidement que la pensée du lieutenant avait été toute à la
+situation présente. En apercevant de loin Fil-à-Beurre, qui allait
+disparaître dans un pli de la route, un souvenir lui revint au coeur:
+
+--Barnabé ne m'a pas encore appris où je retrouverai Gervaise,
+murmura-t-il.
+
+Car Vasseur, que son indifférence pour les avances des belles
+Chartraines qui auraient volontiers conjugué avec lui le verbe «aimer»
+avait fait surnommer l'Amant de la Lune, était amoureux fou de Gervaise.
+
+Comment avait-il connu la jeune fille?
+
+Le brigadier Bondu, en racontant, on s'en souvient, à ses camarades,
+l'épisode du cheval de Doublet, trouvé mort sur sa litière, avait eu
+grandement raison quand il avait avancé que celui qui avait fait le coup
+devait être un gendarme; car, autrement, les autres chevaux, qui étaient
+chevaux de gendarmes et bêtes ombrageuses, auraient fait un vacarme du
+diable s'ils n'avaient connu celui qui, nuitamment, s'était glissé dans
+l'écurie.
+
+Vasseur était présent lorsque, sur l'avis de Fil-à-Beurre, il avait été
+projeté que, le lendemain, on utiliserait l'instinct du cheval de
+Doublet pour savoir où l'aubergiste se rendait deux ou trois jours par
+mois.
+
+--Bonne idée, s'était-il dit, mais il ne faut pas la laisser exécuter
+par des maladroits qui ne sauraient en tirer suffisamment parti.
+
+Et, sitôt la nuit venue, il avait fait sortir le cheval de l'écurie et
+l'avait enfourché.
+
+Où la bête de Doublet allait-elle le conduire? Était-ce au trésor de la
+bande, dont l'aubergiste était le recéleur, ou à quelque repaire
+abritant encore des Chauffeurs échappés à ses recherches? Dans l'un ou
+l'autre cas, la découverte lui servirait à nuire aux misérables dont il
+avait juré la perte. Le trésor fournirait une indemnité aux victimes. La
+capture de ceux dont il aurait surpris le refuge donnerait de la besogne
+au bourreau.
+
+--Qui sait, se disait-il, si je ne vais pas tomber sur la cache où,
+depuis cinq semaines qu'il s'est évadé, se clapit le Beau-François, que
+Doublet, avant son arrestation, avait si grand intérêt à ne pas laisser
+reprendre?
+
+Le cheval, abandonné à lui-même, l'avait conduit loin de Chartres,
+devant une maisonnette, un peu à l'écart du village de Mégin. Il était
+dix heures du soir. La lumière, qui filtrait à travers les volets
+disjoints, attestait que les habitants de cette demeure n'étaient pas
+encore couchés.
+
+Après avoir attaché à distance le cheval, que ceux qu'il comptait
+surprendre auraient pu reconnaître, le lieutenant était venu frapper à
+la porte, se donnant pour un voyageur égaré, voulant gagner Chartres,
+tombant de fatigue et de faim.
+
+Annette n'eût pas ouvert, mais Gervaise, que cet appel à sa pitié
+rendait éloquente, avait obtenu de sa servante, pour le voyageur,
+hospitalité d'une heure et souper.
+
+Quand Vasseur se remit en route, la vue de cet intérieur paisible, la
+conversation de Gervaise et quelques bavardages d'Annette lui avaient
+fait tout comprendre.
+
+Dans le coeur gangrené de Doublet, un coin était resté sain où vivait,
+immense et pur, l'amour paternel. Le scélérat que, à coup sûr, le désir
+d'assurer l'avenir de son enfant avait poussé au crime, tenait Gervaise
+éloignée de lui, dans la plus complète ignorance de sa vie véritable.
+Augé, car tel était son vrai nom, venait mensuellement passer quelques
+jours près de sa fille, alléguant son état de maquignon qui, toute
+l'année, le tenait par monts et par vaux. Puis, sous le faux nom de
+Doublet, il retournait à Chartres, où, brave aubergiste en apparence,
+profond scélérat en réalité, il demandait aux plus exécrables forfaits
+cet or dont il voulait enrichir sa fille.
+
+S'il n'avait été arrêté, Doublet, qui se voyait assez d'or, allait
+quitter le pays chartrain et entraîner son enfant en un autre et
+lointain coin de la France où, se disant ex-marchand de chevaux enrichi,
+il aurait vécu pour sa fille, sans avoir rien à craindre des complices
+qu'il avait abandonnés.
+
+--Cette pauvre et douce créature ignore absolument de quel coquin elle
+est l'enfant, s'était dit Vasseur, au bout d'une heure passée près de
+Gervaise.
+
+Et il était parti sans se sentir le courage de rien souffler qui pût
+troubler la vie paisible de la jeune fille, laissant aux événements qui
+allaient se produire la pénible tâche d'apprendre à Gervaise quel
+horrible et sinistre misérable était son père.
+
+Elle était bien charmante, la jeune fille, charmante surtout de grâce,
+d'innocence et de bonté.
+
+Tout en labourant de l'éperon, au retour, son cheval pour l'avoir ramené
+à temps à l'écurie, Vasseur eut beau songer à ce que prédisait l'avenir,
+il ne put se défendre de penser à Gervaise, à son gracieux visage, à son
+doux regard si plein de bonté. Bref, dans ce coeur de soldat, qui ne
+s'était encore ému pour aucune femme, se glissa, à la suite de la pitié
+pour la jeune fille, un sentiment beaucoup plus doux.
+
+Vasseur était parti gendarme.
+
+Il revint amoureux.
+
+Tant et si bien amoureux que, après avoir rattaché au râtelier le cheval
+de Doublet, il se sentit pris d'épouvante.
+
+Dans quelques heures, l'animal, comme il l'avait fait pour lui, allait
+en conduire d'autres à la maisonnette de Gervaise. Pour ceux-là, elle ne
+pouvait être qu'une complice de Doublet, indigne d'aucuns ménagements.
+Vasseur prévit l'effroyable coup de foudre prêt à fondre sur l'enfant
+qu'il revoyait heureuse et souriante.
+
+--Mieux vaut qu'elle ignore à jamais la vérité. Je dois empêcher que ces
+gens la lui apprennent.
+
+Et il vida dans le seau de l'animal tout un paquet de poison trouvé sur
+un Chauffeur qu'il avait arrêté la veille.
+
+Dès ce moment, il n'avait plus mérité son surnom d'Amant de la Lune, car
+il adorait Gervaise.
+
+Vasseur avait d'abord voulu lutter contre sa passion pour la fille d'un
+homme que l'échafaud réclamait; mais, bientôt, il n'avait pu résister au
+violent désir de revoir Gervaise.
+
+Doux et timide comme les vrais amoureux, il avait su désarmer la
+sévérité du cerbère qui s'appelait Annette. Son prétexte pour entrer
+dans la place était, du reste, des meilleurs. Se donnant pour un
+commerçant de Chateldun que ses affaires appelaient souvent à Orléans,
+il venait, à tous ses passages à Mégin, s'informer si des nouvelles de
+ce père disparu étaient enfin parvenues à la jeune fille que, lors de sa
+première visite, il avait trouvée si alarmée par cette absence
+prolongée.
+
+Sur ce thème, il avait beau jeu à entretenir Gervaise, trouvant des
+excuses pour expliquer le silence du père, inventant des motifs qui
+devaient retenir au loin le maquignon Augé, affirmant qu'après avoir été
+entraîné au diable par ses achats de chevaux, on le verrait bientôt
+reparaître avec la sacoche garnie. N'avait-il pas promis que ce voyage
+serait le dernier et qu'à son retour il resterait près de sa fille? À
+tant faire, puisque c'était sa dernière excursion, il avait tenu à ce
+qu'elle fût lucrative. De là son retard.
+
+Et en affirmant ainsi que le père rentrerait à la maisonnette, Vasseur
+était de bonne foi. Dans le commencement il avait cru Doublet des moins
+coupables ou, pour mieux dire, son amour pour Gervaise lui avait, sinon
+blanchi l'aubergiste à ses yeux, tout au moins fait trouver digne
+d'indulgence.
+
+Par malheur, à mesure que le procès s'était déroulé, les charges sur
+Doublet s'étaient accumulées si monstrueuses, que Vasseur avait dû
+s'avouer que la peine de mort attendait infailliblement l'aubergiste.
+
+Alors il avait songé à lui sauver la vie. Le faire descendre de
+l'échafaud, c'était, en somme l'envoyer au bagne... Mais, du bagne, on
+s'évade... Et, plus tard, bien loin, à l'étranger, la fille retrouverait
+son père.
+
+C'était dans ce but que Vasseur avait obtenu l'ordre de surseoir à
+l'exécution de Doublet, si ce dernier consentait à racheter sa vie par
+des révélations. On le sait, au pied de l'échafaud, l'aubergiste avait
+refusé de parler et avait répondu, à celui qui voulait le sauver, la
+cynique plaisanterie:
+
+--Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien bouillant,
+ça vous fera descendre la curiosité du cerveau, avait ricané le
+condamné.
+
+C'en était fait de l'espérance de Vasseur.
+
+Pris alors d'une de ces rages du désespoir qui ne font plus peser
+l'importance des phrases, il avait répliqué:
+
+--Merci du conseil, j'irai demander ce bain de pieds à Gervaise.
+
+Et il était parti sans se rappeler que, sous le scélérat endurci, il y
+avait le père, adorant sa fille d'un immense amour. En voyant son secret
+connu, il était capable de tout pour que son enfant n'apprît pas la
+sinistre vérité qui, peut-être, la ferait le maudire. Alors Doublet
+avait voulu parler, mais il était trop tard: les cris de la foule
+avaient couvert son appel au lieutenant et le bourreau avait saisi sa
+proie.
+
+Anéanti, brisé de douleur, Vasseur était revenu à l'auberge du
+_Bon-Repos_ d'où il allait partir pour son expédition à la poursuite du
+Beau-François.
+
+Il n'avait pu soustraire Doublet à cette mort ignominieuse, et, plus
+tard, la fille, si elle apprenait la vérité, se sentirait prise
+d'horreur pour celui qui avait livré son père aux juges.
+
+--Je veux la revoir encore une fois, s'était dit le pauvre amoureux.
+
+Reculant son départ de trois heures, Vasseur, on l'a vu, était parti
+pour le village de Mégin.
+
+Le jour tombait quand il atteignit la maisonnette. Un horrible
+pressentiment lui broya le coeur à la vue de cette demeure dont les
+portes et volets étaient hermétiquement clos.
+
+Le logis était désert.
+
+Qu'était devenue Gervaise? Quelle cause avait amené sa disparition?
+Avait-elle appris la vérité sinistre?
+
+Elle n'était plus là, cette gracieuse jeune fille près de laquelle il
+avait passé de si charmantes heures. Il revoyait son délicieux et
+candide sourire et ses doux yeux, quand il la berçait de l'espérance que
+son père reparaîtrait bientôt.
+
+Alors il comprit que ce sentiment, qu'il avait cru n'être qu'un vif
+intérêt porté à une jeune fille menacée d'un malheur épouvantable, était
+bel et bien un de ces amours profonds qui suffisent à remplir la vie
+d'un homme.
+
+Et comme, pour la dixième fois, après avoir fait le tour de la maison,
+il revenait devant cette porte fermée, un paysan, qui passait en
+regagnant le village, lui demanda:
+
+--Est-ce à Gervaise Augé que tu en as, citoyen?
+
+Vasseur n'osa répondre affirmativement.
+
+--Je venais pour voir ma parente Annette, dit-il.
+
+--Annette a suivi sa jeune maîtresse.
+
+--Ah! elles sont parties?
+
+--Oui, hier matin.
+
+--Pour où? prononça l'amoureux avec une voix tremblante.
+
+--Là-dessus, je ne saurais te renseigner, citoyen. Ce que je sais, c'est
+que Gervaise allait rejoindre son père.
+
+--Rejoindre son père! répéta Vasseur avec un frémissement.
+
+--Oui, il paraît que le citoyen Augé, qui avait empli son sac, s'est
+établi à l'autre bout de la France. Alors, comme il ne veut plus revenir
+en ces pays-ci, il a envoyé chercher sa fille.
+
+Le lieutenant avait écouté, tout secoué par la terreur. Quel autre,
+connaissant le secret de Doublet, avait fait disparaître sa fille? Dans
+quel but? Gervaise n'avait-elle pas été entraînée dans quelque piège
+exécrable par un de ces complices de Doublet échappés à la justice?
+
+Alors, avec un frisson d'épouvante, il pensa au Beau-François, ce
+Lovelace de filles publiques.
+
+--Ah! reprit-il, le maquignon Augé a envoyé chercher sa fille!... Je
+devine par qui... Son dresseur de chevaux, n'est-ce pas? Un grand bel
+homme blond?
+
+--Oh! non! pour ça, non! répliqua le paysan en riant; celui-là est bel
+homme comme je suis muet, et s'il a jamais dressé des animaux, ce ne
+doit être que des ours.
+
+Vasseur avait respiré en apprenant qu'il ne s'agissait pas du
+Beau-François; mais les renseignements donnés avaient éveillé sa
+curiosité.
+
+Cependant, le renseigneur avait continué en gouaillant:
+
+--Oui, des ours... auxquels il ressemble, du reste, par l'aspect et la
+force. Un poilu de première force! Pas grand, mais avec des épaules
+larges de ça... et des bras comme ma cuisse... En voilà un par qui je ne
+voudrais pas, s'il était en colère, être ceinturé! Il m'aplatirait sur
+sa poitrine comme une galette... Ah! et le caractère, donc! Aimable
+comme un coup de trique et pas beaucoup plus bavard qu'un poisson. Trois
+ou quatre grognements qui veulent dire oui ou non et il est à bout de
+conversation.
+
+Sur ce portrait donné par lui, le paysan fut pris d'un rire qu'il
+termina en disant:
+
+--Pas de chance, la petite Gervaise.
+
+--Pas de chance en quoi? reprit le lieutenant étonné.
+
+--Dame! il lui tombe du ciel un oncle inconnu et il lui arrive d'un
+pareil calibre, ce n'est vraiment pas avoir de chance... Oui, un oncle,
+par sa mère, dont elle n'avait jamais entendu parler...
+
+--Et la citoyenne Gervaise l'a suivi sans hésitation?
+
+--Il paraît qu'il était porteur d'une lettre du père, qui commandait à
+sa fille de le suivre... à ce que nous a dit Annette, quand elle est
+venue faire ses adieux à ma femme... Elle était même bien intriguée de
+savoir où l'ours allait les mener, la pauvre vieille; car il n'en
+soufflait mot.
+
+C'était sur ces renseignements qui, loin de le rassurer, lui avaient
+inspiré une inquiétude profonde, que le lieutenant était revenu au
+_Bon-Repos_, d'où, immédiatement, il était parti pour son expédition en
+compagnie de ses deux soldats et de Fil-à-Beurre.
+
+Et, à cette heure que, suivi de Fichet et Lambert, il chevauchait sur la
+route, après avoir été quitté par Fil-à-Beurre, parti en avant pour
+éclairer le chemin, le lieutenant, tête baissée, se rappelait le passé
+en murmurant avec joie:
+
+--Barnabé m'a dit qu'il sait où se trouve Gervaise.
+
+Ce pensant, il avait relevé la tête.
+
+À distance, sur la route, se dressait une maison devant laquelle il
+aperçut Fil-à-Beurre qui, en le quittant, lui avait dit:
+
+--Là où vous me trouverez vous attendant sur la route, il y aura du
+neuf.
+
+Donc, il y avait du neuf.
+
+--Un temps de galop! commanda-t-il à ses hommes, impatient de connaître
+ce neuf.
+
+Quand les cavaliers atteignirent la maison, Fil-à-Beurre, qui les avait
+attendus sans bouger de place, alla tout droit à Fichet et lui demanda
+sérieusement:
+
+--Vous qui savez tant de choses, citoyen Fichet, sauriez-vous, par
+bonheur, accoucher une dame?
+
+Le gendarme, d'abord interloqué par cette question, regarda Barnabé en
+dogue; mais tant de bonhomie se lisait sur la mine anguleuse de
+l'échalas, qu'il répondit de la meilleure foi du monde:
+
+--La fatalité elle veut que l'accouchement il n'est pas dans ma
+constitution.
+
+
+
+
+ V
+
+
+Le lieutenant avait eu grand'peine à retenir son rire en entendant
+Barnabé adresser une demande aussi étrange à son soldat.
+
+--Pourquoi cette question? souffla-t-il à Fil-à-Beurre, qui s'était
+rapproché.
+
+Ce dernier n'eut pas le temps de répondre, car, soudainement, sortit de
+la maison un petit homme rond comme un muid et à jambes et bras
+tellement courts qu'il avait l'air d'un saucisson à pattes, qui se jeta
+sur la poitrine de Barnabé en glapissant d'une voix joyeuse:
+
+--Un fils! c'est un fils.
+
+Et le Saucisson-à-Pattes se redressa plus fier qu'un coq sur ses ergots
+pour ajouter:
+
+--Un fils... au bout de six mois de mariage... Hein! quelle femme j'ai
+là!
+
+--Et dire que si une forte émotion n'avait pas fait à votre épouse
+devancer le terme habituel, vous auriez eu peut-être deux fils, avança
+Barnabé imperturbable.
+
+--Je le crois, dit gravement le mari.
+
+Puis, en branlant la tête:
+
+--Le fait est que ma Léocadie a éprouvé là une forte émotion... Prou!
+Prou! j'en frémis encore quand j'y pense!
+
+Ensuite, tout prévenant, il alla au-devant des gendarmes descendus de
+cheval, en leur débitant:
+
+--Suivez-moi, citoyens, je vais vous conduire à l'écurie.
+
+Les soldats, sur les pas du Saucisson-à-Pattes, disparaissaient en
+emmenant les montures, quand Vasseur demanda curieusement à l'échalas:
+
+--Le Mans n'est tout au plus qu'à une lieue. Plutôt que de nous laisser
+gagner la ville, pour que tu nous aies fait mettre pied à terre ici, tu
+as donc découvert ce que tu appelles du neuf?
+
+--Tout ce qu'il y a de plus neuf, lâcha Barnabé.
+
+--De quel genre?... Car je ne pense pas que ledit neuf consiste en cet
+accouchement pour lequel tu requérais l'aide de Fichet? continua Vasseur
+en riant.
+
+--Eh! eh! vous brûlez, dit Barnabé.
+
+--Quoi! fit le lieutenant étonné, c'est au sujet de cet accouchement à
+six mois?
+
+--Tu, tu, tu... à six mois... mettons-en neuf et nous serons dans le
+vrai. Car l'imbécile que vous venez de voir a épousé la maîtresse d'un
+autre. Il a eu à la fois la poule et l'oeuf.
+
+Regardant Vasseur en homme qui sait qu'il va porter un coup,
+Fil-à-Beurre continua en traînant la voix:
+
+--Et connaissez-vous l'homme qui a été l'amant de la femme de ce
+grotesque?
+
+--Non. Dis!
+
+--C'est le Beau-François.
+
+Vasseur regarda tout ébahi le squelette et finit par demander:
+
+--Comment sais-tu cela?
+
+Mais, subitement, sans attendre la réponse, il passa d'une question à
+une autre en s'écriant:
+
+--Que fais-tu donc là, Barnabé?
+
+--Vous le voyez, je charge mon fusil.
+
+--Pourtant, tantôt, quand tu m'as quitté, tu venais déjà de le charger.
+Tu as donc fait feu, depuis que nous nous sommes vus?
+
+--Oh! un tout petit coup de fusil de rien du tout... Histoire de rire.
+
+--Et avec qui as-tu ri?
+
+La réponse fut empêchée par le retour du Saucisson-à-Pattes, qui
+s'avança en disant à voix basse:
+
+--Ma Léocadie dort... Après une telle secousse, elle a besoin de repos,
+la chère âme... Je l'ai laissée sous la garde de la bonne dame et de ma
+servante...
+
+Il poussa un soupir de satisfaction, qu'il fit suivre de ses mots:
+
+--N'empêche qu'elle s'est trouvée là bien à propos, la bonne dame, pour
+tirer ma Léocadie de peine.
+
+Après quoi, s'adressant directement à Fil-à-Beurre:
+
+--Vous savez, ajouta-t-il, qu'elle ne se doute de rien?
+
+Vasseur avait écouté sans mot dire, regardant Barnabé, dont l'oeil
+semblait lui conseiller de laisser parler le Saucisson-à-Pattes, comme
+si les paroles de ce personnage saugrenu devaient tout lui expliquer.
+
+Le lieutenant allait perdre patience quand un nom lui fit soudainement
+dresser l'oreille aux divagations du pantin, qui venait de reprendre:
+
+--Non, elle ne se doute de rien, la bonne dame Annette. Elle croit la
+jeune fille toujours endormie dans sa chambre.
+
+--Annette! la jeune fille! répéta vivement Vasseur dont, sans qu'il pût
+se dire pourquoi, le coeur était serré.
+
+Sa voix avait attiré l'attention du gros homme qui, de Barnabé, revint à
+lui.
+
+--C'est vrai! fit-il, vous ne savez rien. Je vais alors vous expliquer
+la chose. Sachez donc que la bataille venait d'avoir lieu quand Léocadie
+a été prise des premières douleurs...
+
+Le bonhomme avait le récit quelque peu haché, car, au lieu de suivre le
+courant de sa narration, il s'interrompit pour venir serrer la main de
+Fil-à-Beurre en s'écriant:
+
+--Ah! à propos, je ne vous ai pas remercié.
+
+--Expliquez d'abord votre «à propos», dit Barnabé qui, à son tour,
+semblait ne pas comprendre.
+
+--À propos des douleurs de Léocadie.
+
+--Bon!... et remercié pourquoi?
+
+--Pour votre coup de fusil. L'explosion lui a causé une peur qui, dans
+sa situation, lui est venue bien en aide... Vous savez l'effet d'une
+peur subite?
+
+--Oui, ça fait passer le hoquet.
+
+--Et les enfants aussi, paraît-il; car, au bruit de votre coup de fusil,
+Léocadie a poussé un énorme cri douloureux... et, une seconde après,
+j'étais père!!!
+
+Après cette interprétation de l'effet d'un coup de fusil, le
+Saucisson-à-Pattes se remit à secouer la main de Fil-à-Beurre en
+répétant:
+
+--Merci! cent fois merci!
+
+Sur quoi, repris à nouveau et plus fort par l'orgueil de la paternité,
+il releva fièrement la tête et accentua d'un ton vainqueur:
+
+--Je déteste me vanter, mais être père au bout de six mois de mariage...
+Hein! c'est être assez adoré par sa femme!
+
+Vasseur piétinait d'impatience. Il arrêta net ce nouveau genre de
+lyrisme conjugal en disant d'un ton sec:
+
+--Si vous reveniez à votre récit, citoyen? Vous étiez en train de parler
+d'une dame Annette...
+
+Mais il était écrit dans le livre du destin que la curiosité du
+lieutenant ne serait pas encore satisfaite, car apparut une grosse fille
+de basse-cour effarée, larmoyant, qui hurla:
+
+--Le petit! Qui qu'a pris le petit? J'ai perdu le petit!
+
+Et elle courut au Saucisson-à-Pattes, qu'elle secoua en beuglant:
+
+--C'est-y vous qui m'avez fait la farce de me cacher le petit?
+
+Un immense frissonnement, qui donnait à sa masse l'apparence d'une
+montagne de gélatine secouée, ébranla l'époux de Léocadie. Telle était
+l'émotion qui lui serrait la gorge, qu'on eût dit qu'il soufflait dans
+un mirliton cette exclamation désespérée:
+
+--Tu as perdu mon fils, misérable!
+
+«Misérable!» était trop. La fille, qui avait bec et ongles, se redressa
+sous l'injure, et d'un ton gouailleur:
+
+--Votre fils! oh! votre fils!... Voyez-vous cet amateur de besogne
+faite! lâcha-t-elle.
+
+Le Saucisson-à-Pattes n'en crut pas ses oreilles.
+
+--Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il à Barnabé.
+
+--Qu'elle donnerait son âme pour retrouver votre fils, répondit
+sérieusement Fil-à-Beurre.
+
+--Alors j'avais mal entendu, avoua le grotesque.
+
+La servante avait vite rentré sa colère imprudente. Elle reprit son ton
+pleurard pour continuer.
+
+--C'était l'heure de nettoyer la sue aux cochons... J'avais emporté le
+petit... Alors je l'ai posé je ne sais plus où...
+
+--Pourvu que ça ne soit pas dans l'auge aux cochons, avança
+Fil-à-Beurre.
+
+Et, d'une voix lugubre:
+
+--Je les ai vus, vos porcs, continua-t-il; des bêtes maigres, qui m'ont
+paru habituées à rester sur leur faim... Il y a eu grande imprudence à
+les tenter...
+
+--Mon fils mangé par les cochons! bégaya douloureusement l'époux de
+Léocadie.
+
+Si Barnabé avait lâché son atroce plaisanterie, c'était que, de loin, il
+avait vu arriver Fichet.
+
+Le brave gendarme s'approchait, tenant entre ses mains son chapeau,
+coiffe en l'air, qu'il portait avec autant de précautions que s'il eût
+eu à promener un plat trop plein de sauce.
+
+Et quand il fut près du lieutenant, il lui montra son chapeau en disant,
+d'une voix qui n'entendait pas raillerie:
+
+--Que je serais cupide de connaître le pierrot qu'il a eu l'hilarité
+d'infuser un singe dans mon chapeau.
+
+Ce singe n'était autre que l'enfant perdu! le citoyen Saucisson-à-Pattes
+fils.
+
+Dans son délire de joie, le père plongea la tête dans la coiffe de
+chapeau pour embrasser son fils, mouvement que Fichet mit sans doute sur
+le compte de la voracité, car il ajouta:
+
+--Que je vous préviens qu'il n'est pas cuit.
+
+Pour l'intelligence de ce qui va suivre, nous abandonnerons
+momentanément nos personnages, afin de donner quelques explications
+utiles.
+
+En l'année 1800, époque de notre récit, les voyages étaient longs,
+pénibles et trop souvent dangereux. Les moyens de locomotion étaient la
+diligence, le bateau et le cheval. De tous, le moins fatigant était le
+bateau qui, par rivières, fleuves et canaux, finissait par vous amener à
+destination, mais au prix d'une énorme perte de temps, car la distance
+de la moyenne franchie en vingt-quatre heures n'excédait pas sept
+lieues,--espace que la vapeur met aujourd'hui quarante minutes à
+parcourir.--Encore le voyage en bateau était-il soumis aux caprices du
+froid ou de la chaleur, qui desséchait les cours d'eau ou les obstruait
+de glace.
+
+La diligence, sous le rapport de la vitesse, était préférable; mais
+c'était le mode le plus coûteux et surtout le plus dangereux. Malgré
+l'ordre et la tranquillité un peu revenus, les routes étaient encore si
+peu sûres, en certains départements, que les diligences ne se mettaient
+en voyage que protégées par une escorte de cinq soldats qu'on installait
+sur le haut de la voiture. De là le nom de «patrouille ambulante» donnée
+à ces cinq soldats qui, dans toutes les attaques de voitures publiques,
+tombaient frappés par les cinq premières balles.
+
+Il y avait aussi le roulage qui transportait les marchandises. Pour leur
+sécurité, les rouliers s'attendaient au départ ou à des rendez-vous,
+afin de marcher en compagnie. Eux et leurs chiens, animaux de rude
+défense, faisaient un noyau assez redoutable auquel se joignaient les
+pauvres diables que leur bourse plate contraignait à voyager à pied. Un
+convoi de roulage se montait quelquefois à trente ou quarante individus,
+tous armés. Ce nombre respectable écartait les assaillants qui alors se
+contentaient de suivre à la piste. Tout allait bien tant que la troupe
+se tenait serrée; mais à mesure qu'elle avançait sur la route, elle
+finissait par s'égrener en des destinations diverses et alors, de tous
+ces tronçons du convoi rompu, il était rare qu'un seul parvînt à
+destination. Aux portes mêmes de Paris où, naturellement, affluaient les
+bons coups à faire, les bandes à main armée infestaient la grande
+banlieue.
+
+Restait donc le voyage à cheval, qui n'était pas possible à tout le
+monde, aux femmes surtout. Outre que chacun n'était pas écuyer, le
+voyage à cheval astreignait le voyageur à la préoccupation constante de
+veiller au meilleur état de sa monture. De là cette nécessité pour lui
+de faire halte à l'auberge devant laquelle la nuit le surprenait, pour y
+laisser manger et reposer sa bête.
+
+Or, de toutes ces auberges, qui l'attendaient sur la route, il en était
+dont le voyageur ignorait la réputation sinistre. L'homme pénétrait de
+confiance... et il n'en sortait plus.--Plus tard et bien lentement, la
+justice a fini par entrer dans ces repaires de crimes dont le plus
+célèbre fut celui que le procès fit connaître par son épouvantable
+surnom de l'_Auberge-aux-Tueurs_.
+
+À l'époque de ce récit, nous le répétons, ces lieux maudits jouissaient
+encore de la plus complète impunité, principalement dans les parties de
+la France qui n'étaient pas encore remises tout à fait des récentes et
+horribles secousses de la guerre civile.
+
+Le ministère de la police, que dirigeait Fouché, avait entrepris la
+destruction de ces assassins de grand'route, pillards des campagnes et
+détrousseurs de diligences; mais c'était là une tâche ardue et difficile
+à laquelle, pour procéder à bon escient, il fallait du temps et,
+surtout, un espionnage habile et occulte qui, avant d'agir, étudiât bien
+les localités.
+
+Aussi les autorités des pays ainsi infestés par les bandes de malandrins
+se gardaient-elles bien de dire que le ministère de la police avait
+expédié une dizaine de ses limiers les plus fins qui, semblables à des
+furets en chasse, s'étaient éparpillés dans toutes les contrées à
+surveiller.
+
+Cela dit, nous reviendrons à l'auberge de _la Biche-Blanche_, tenue par
+le citoyen Doulan, que sa conformation physique avait fait surnommer, à
+dix lieues à la ronde, le Saucisson-à-Pattes.
+
+Située à une petite lieue du Mans, l'auberge de la _Biche-Blanche_, par
+sa position, était en pleine prospérité. En plus de la population
+ouvrière qui, chaque décade, venait s'y régaler d'un certain petit vin
+blanc remarquable, la _Biche-Blanche_ était le lieu de rendez-vous des
+rouliers et des conducteurs d'eau, car, à vingt pas de ses
+constructions, coulait la Sarthe.
+
+Tous les rouliers sortis du Mans ou venus de plus loin, allaient
+s'attendre à la _Biche-Blanche_ et y festoyaient jusqu'à ce qu'ils se
+fussent réunis en assez grand nombre pour former un convoi capable
+d'affronter les dangers de la route.
+
+D'un autre côté, les bateliers qui, par la Sarthe et la Mayenne,
+gagnaient la Loire, en conduisant jusqu'à Nantes les envois des pays
+traversés, se seraient fait scrupule de passer devant l'établissement du
+Saucisson-à-Pattes sans savourer son vin blanc, et comme ce liquide en
+valait la peine, ils le savouraient à longue haleine.
+
+Et puis, tous, y faisaient aussi des pintes de bon sang à se gausser du
+Saucisson-à-Pattes dont la stupidité profonde était une source
+intarissable de rire. On se complaisait surtout à lui faire raconter
+l'histoire de son mariage, que l'imbécile narrait ainsi:
+
+--J'étais allé au Mans pour y faire mes provisions d'andouilles. Dans la
+rue, j'ai rencontré Léocadie qui pleurait. Aussitôt, à sa vue, ça m'a
+fait pouf dans le coeur et, en même temps, le ciel, qui était couvert,
+s'est immédiatement éclairci... Alors je me suis dit: «Tout t'annonce
+que cette femme-là fera ton bonheur...» J'ai aussitôt oublié mes
+andouillettes et je suis allé à elle.
+
+Malgré moi, une sorte de mélodie persuasive m'était venue sur les lèvres
+quand je lui débitai: «Je lis dans vos yeux que ce qui manque à votre
+âme c'est une âme jumelle qui lui déverse ses trésors de tendresse. Je
+vous apporte cette âme; prenez-la et allons devant l'officier municipal
+de la section la plus proche, qui nous passera les liens de l'hymen.»
+Alors elle a promené tout le long de ma personne un regard de
+reconnaissance, puis un sourire a séché ses larmes.
+
+--Mais pourquoi pleurait-elle? ne manquait jamais de s'informer un des
+écouteurs du récit.
+
+--Quand je le lui ai demandé, elle m'a répondu: «C'était de joie. Un
+pressentiment venait de m'annoncer que j'allais rencontrer l'homme de
+mes rêves. Alors les larmes de bonheur m'ont jailli si abondantes que,
+pour les cacher aux passants, j'ai été obligée de me tourner vers un
+mur.» Et, de fait, quand je l'ai abordée, elle faisait semblant de lire
+une affiche, collée sur la muraille, qui annonçait qu'à Chartres on
+venait de pincer une partie de la bande d'Orgères avec son chef, le
+Beau-François... mais vous comprenez qu'elle n'en lisait pas un seul
+mot, la chère créature. À son pressentiment, qui lui annonçait l'homme
+de ses rêves, joignez mon pouf dans le coeur à sa vue et le ciel qui
+s'était éclairci, n'était-ce pas assez pour nous prouver que nous étions
+nés l'un pour l'autre? Dix minutes après, l'officier municipal, au nom
+de l'amour et de la République, nous avait enlacés dans les doux liens
+du mariage.
+
+Parmi les auditeurs de l'idiot, il s'en trouvait toujours un qui,
+sceptique à l'endroit de la sagesse de l'épousée qu'on voyait trop se
+presser en sa grossesse, ce qui donnait à supposer que l'aubergiste
+n'avait été qu'un enfonceur de portes ouvertes, demandait sans rire:
+
+--Est-ce que vous ne lui aviez pas trouvé la taille un peu épaisse, à
+votre chère créature?
+
+Là-dessus, le Saucisson-à-Pattes se redressait, et, avec une voix grave
+qui prêchait:
+
+--Dans notre ex-religion, l'Écriture ne disait-elle pas: «Choisis-toi
+une compagne aux mamelles puissantes et aux reins solides?» Je me suis
+donc conformé aux ex-textes saints.
+
+Sur cette réponse, le grotesque ne manquait pas d'ajouter:
+
+--C'est ainsi que j'ai ramené du Mans ma Léocadie, l'ange qui a
+transformé mon existence en un torrent de félicité conjugale.
+
+--Elle vous aime à ce point? gouaillait encore le sceptique.
+
+À ce doute, l'époux de Léocadie souriait en vainqueur, et, baissant la
+voix, répliquait sur le ton de la confidence:
+
+--Elle m'adore à ce point que, vingt fois déjà, elle m'a dit: «Mon amour
+pour toi est si ardent qu'il me semble que sa chaleur mûrit le fruit de
+mes entrailles. Je ne serais pas surprise si je te rendais père avant
+terme...» Hein! est-ce être aimé cela?
+
+Alors un farceur demandait:
+
+--Et vos andouilles que vous étiez aller chercher au Mans?
+
+--J'avoue les avoir oubliées.
+
+--Oh! m'est avis que vous en avez ramené au moins une... et une fameuse
+encore! lâchait le farceur au nez de l'époux de Léocadie, lourde
+plaisanterie qui faisait éclater de rire tout l'auditoire.
+
+La bêtise profonde du Saucisson-à-Pattes était donc connue au grand loin
+et, au lieu de nuire à la _Biche-Blanche_, elle contribuait à sa
+prospérité, puisqu'elle offrait aux consommateurs le double avantage de
+lamper un excellent picton en se pâmant de rire aux conversations
+ineptes du cocasse aubergiste.
+
+Que la femme du comique hôtelier eût déjà vu le loup avant d'aller au
+bois avec son époux, là n'était pas la question. La vérité était que
+c'était une commère active, forte en gueule, très travailleuse. Une fois
+introduite au logis, elle mena rondement rouliers et bateliers, ses
+clients, qui, avant elle, en prenaient trop à l'aise sous le rapport du
+crédit. L'argent entra en caisse et ce n'était que justice, car on n'eût
+pas trouvé à la ronde plus doux lits, meilleur fricot et aussi bon vin.
+
+Mais de ces écus qui affluaient, l'époux n'en voyait pas lourd, car sa
+femme avait accaparé la clef de la caisse. Le Saucisson-à-Pattes, qui
+s'y entendait à ravir, continuait, comme par le passé, à faire tous les
+achats utiles pour la maison. Quant au payement, les vendeurs devaient
+passer à la caisse de la femme qui, il faut le dire, payait rubis sur
+l'ongle et sans conteste.
+
+Grande et belle femme, un peu plantureuse, la citoyenne Léocadie, qui
+avait, pour ainsi dire, happé un mari au vol, avait passé, depuis six
+mois qu'elle était mariée, par deux phases distinctes d'humeur.
+
+Elle s'était mariée la larme à l'oeil, ainsi que l'apprenait le récit de
+son époux lorsqu'il disait l'avoir rencontrée ruisselante de larmes, le
+nez collé sur une affiche. Dès le lendemain de son union, soit qu'elle
+eût trouvé une âme à son âme, soit qu'elle fût heureuse de se voir aussi
+subitement à la tête d'un établissement florissant, son humeur avait été
+joyeuse et même des plus aimables pour son mari, qu'elle ne pouvait
+guère regarder sans rire, mais auquel, à satiété, elle prodiguait les
+épithètes flatteuses d'ange, de chérubin, de chéri et même celle de «mon
+beau vainqueur», qui faisait se rengorger l'époux avec de petits
+ronronnements de fatuité.
+
+Pendant cette phase d'heureux caractère, le Saucisson-à-Pattes avait
+tenté... un peu tard, il faut en convenir... de connaître le passé de
+celle qu'il avait cueillie sous l'influence d'un pouf au coeur.
+
+À ces tentatives d'interrogatoire, Léocadie exhibait son plus aimable
+sourire et demandait:
+
+--Comment, mon bel ange, as-tu trouvé le melon que tu as mangé ce matin?
+
+--Délicieux. Je l'ai savouré avec un plaisir extrême.
+
+--Et sais-tu de quel potager il venait?
+
+--J'avoue que je ne m'en suis pas inquiété.
+
+--Ce qui ne t'a pas empêché de le trouver délicieux, n'est-ce pas, mon
+doux chérubin?
+
+--Puisque je te dis l'avoir savouré.
+
+--Eh bien, mon beau vainqueur, traite ta Léocadie comme le melon de ce
+matin. Savoure-la sans t'inquiéter de quel potager elle t'est venue.
+
+Elle s'en tenait à cette comparaison, ce qui, en somme, ne pouvait point
+passer pour une confidence.
+
+Et, chose plus extraordinaire, le Saucisson-à-Pattes s'en contentait. Sa
+sottise avait trouvé l'explication de la réserve de sa femme sur son
+passé.
+
+Quand il racontait la scène à ses clients, car le bavard imbécile ne
+savait rien cacher à qui voulait lui tirer les vers du nez, il ne
+manquait pas d'ajouter en se pavanant:
+
+--Je sais le motif qui fait taire ma belle Léocadie sur ce sujet
+délicat.
+
+--Quel motif?
+
+--Son immense amour pour moi.
+
+--Vraiment! s'écriait l'auditoire en retenant son rire.
+
+--Oui. À n'en pas douter, Léocadie doit être,--ses manières distinguées
+la trahissent assez,--une ci-devant princesse que la révolution a privé
+de son titre. Son adoration pour moi veut, pour ne pas m'humilier, me
+laisser ignorer qu'elle m'a sacrifié ses illustres aïeux... Elle avait
+droit à habiter plus tard des palais dorés, mais, après m'avoir vu, elle
+a préféré l'humble toit de la _Biche-Blanche_.
+
+Que pouvait-on répondre à une aussi épaisse bêtise? On s'en allait
+colportant partout, en riant, la cocasserie de l'épouse, ci-devant
+princesse, trahie par ses manières distinguées... manières qui
+rappelaient fort les harengères du marché du Mans.
+
+Telle avait été la première phase de l'humeur de la citoyenne Léocadie,
+humeur enjouée, sans soucis, qui avait duré deux mois.
+
+À cette époque où les journaux, fort rares dans les villes, étaient
+chose à peu près inconnue dans les campagnes, les nouvelles étaient
+colportées par les voyageurs; ce qui, tout naturellement, faisait que,
+dans les auberges, on était des premiers informés. Il arriva un jour que
+des rouliers qui avaient passé à Chartres racontèrent qu'il n'était
+bruit, en cette ville, que de l'évasion du Beau-François, le chef de la
+bande d'Orgères.
+
+Et un de ces rouliers ajouta:
+
+--De sorte que ceux auxquels il peut en vouloir et qui croyaient que le
+couperet de la guillotine les tiendrait quittes envers lui, vont avoir
+encore à compter avec ce scélérat qui, dit-on, a la dent longue.
+
+Ce fut à dater de cette nouvelle que l'humeur charmante de Léocadie se
+transforma. Elle devint inquiète, nerveuse, acariâtre. Sa parole se fit
+aigre comme verjus pour son seigneur et maître qui lui répétait à
+l'heure:
+
+--Mais qu'as-tu? Épanche-toi en mon sein.
+
+Et, là-dessus, il développait son énorme rotondité qui, vraiment,
+offrait large place pour s'épancher.
+
+Comme sa moitié haussait les épaules au lieu de se livrer aux
+épanchements, il ajoutait:
+
+--Dis-moi, sylphe adoré, en quoi je puis t'être utile.
+
+Alors Léocadie promenait du haut en bas de la masse de viande qui
+représentait son époux un regard méprisant qu'elle ramenait sur la face
+niaise du poussah et, après quelques secondes d'examen, elle répondait
+sèchement:
+
+--En vérité, un joli polichinelle pour m'être utile... Un dindon ferait
+mieux mon affaire... Tu es trop cruche, mon boulot.
+
+Cruche et dindon froissaient le mari, mais il n'avait pas le temps de
+protester, car sa femme lui coupait net la parole en articulant:
+
+--Allons! ferme ton bec... Tu es incapable de tout!
+
+--Oh! non, non, pas incapable de tout, lâchait l'époux en attachant un
+regard triomphateur sur le ventre de Léocadie développé par la
+grossesse.
+
+Mais elle appuyait en répétant:
+
+--Incapable de tout, vantard!
+
+Cette insistance de sa femme glissait, comme eau sur marbre, sur la
+fatuité du Saucisson-à-Pattes qui, suivant sa manie d'aller se confier à
+tous venants, lorsqu'il racontait la scène à ses clients, trouvait cette
+explication de l'humeur atrabilaire de sa moitié:
+
+--C'est le petit qui se remue et donne des coups de pied dans le ventre
+de ma Léocadie.
+
+Plusieurs fois, pourtant, sous le coup d'une obsession trop forte, la
+femme fut sur le point d'avouer l'angoisse qui la torturait; mais
+toujours la vue du visage niais de son homme arrêta l'aveu sur ses
+lèvres.
+
+--Non, décidément, tu es trop cruche! finissait-elle par dire.
+
+Mais tous ces aveux rentrés devaient étouffer Léocadie, car, la nuit,
+dans l'inconscience du sommeil, elle se soulageait par des paroles sans
+suite, hachées d'une voix qui frémissait d'épouvante. Alors le
+Saucisson-à-Pattes, que son embonpoint condamnait au lit séparé, était
+réveillé par ces cauchemars de sa femme et, quittant sa couche, venait,
+pieds nus, se pencher sur celle de Léocadie, pour tâcher de découvrir la
+vérité dans ces divagations d'un sommeil agité par une pensée
+incessante.
+
+Le peu qu'il comprit, mêlé au souvenir de ce qui avait été conté, un
+jour, sur l'évasion du Beau-François, fit donc qu'il se mit à souffler à
+ses buveurs:
+
+--Vous savez, motus devant ma Léocadie, si vous connaissez du neuf de ce
+qui se passe à Chartres. Une femme en état de grossesse se frappe
+facilement. Avec toutes vos histoires de Chauffeurs et de guillotine,
+vous finiriez par être cause que mon épouse mettrait au monde un enfant
+sans tête.
+
+On était tellement habitué à plaisanter le crétin qu'on lui répliquait:
+
+--Bast! venir au monde sans tête... pourvu qu'on vive, cela ne manque
+pas d'agrément. On est exempté des maux de dents et de la migraine.
+
+--Oui, mais cela offrirait un grave inconvénient, ajoutait un autre
+loustic.
+
+--Quel inconvénient?
+
+--Faute de tête, il serait impossible au papa de constater si son fils
+lui ressemble.
+
+--Il y aurait toujours un moyen d'établir une ressemblance, avançait un
+troisième farceur.
+
+--Comment?
+
+--En guillotinant le papa.
+
+--Vous entendez? C'est une idée qu'on vous donne! criait-on en choeur au
+Saucisson-à-Pattes.
+
+Néanmoins, la consigne fut observée. Léocadie, tout en feignant de ne
+pas écouter, eut beau tendre l'oreille, pas un mot ne fut plus dit sur
+ce qui se passait à Chartres.
+
+Il y avait deux mois que ce silence durait quand, certain matin, un
+voyageur, grand bel homme d'une trentaine d'années, se présenta à la
+_Biche-Blanche_.
+
+Beau, mais d'une beauté commune, l'arrivant était un solide gaillard à
+l'oeil plein d'audace et d'énergie brutale. La fortune ne devait pas
+avoir visité ses poches, car sa mise était en piteux état. Une culotte
+de grosse toile, des guêtres en cuir éraillé et crevassé, et dont bien
+des boucles étaient remplacées par des ficelles, des souliers usés au
+possible, une mauvaise veste en ratine et un chapeau à larges bords
+formaient son costume, couvert d'une épaisse poussière qui attestait une
+longue marche à pied.
+
+C'était de grand matin, après le départ d'un convoi de rouliers qui
+s'étaient mis en route à la fraîche. La vaste salle de l'auberge était
+vide de buveurs. Il ne s'y trouvait que l'époux de Léocadie qui, dans un
+coin, s'occupait à récurer ses pots et gobelets d'étain.
+
+Il se retourna au bruit de l'énorme gourdin que le voyageur venait de
+jeter, avec son chapeau, sur une table.
+
+--Un pot de vin, citoyen, et un morceau à manger, demanda le client
+d'une voix rude.
+
+Bien qu'il se crût le plus bel être de la création, le
+Saucisson-à-Pattes était appréciateur du mérite des autres.
+
+--Oh! oh! voici un rude gars! pensa-t-il à son premier coup d'oeil sur
+l'arrivant.
+
+Il s'empressa de sortir du buffet un énorme morceau de jambon et un
+croûton de pain qu'il posa devant le consommateur.
+
+--Je vais tirer le vin à la cave, annonça-t-il; tu l'auras plus frais,
+citoyen.
+
+Et il s'éloigna en se répétant:
+
+--Un rude gars!
+
+La cave s'ouvrait, par une trappe, à l'autre extrémité de la salle. Pour
+y arriver, l'hôtelier avait à passer devant la porte ouverte de la
+cuisine, où, en ce moment, se tenait sa femme écrivant ses comptes.
+
+--Je descends à la cave, veille à la salle s'il arrivait du monde,
+recommanda l'époux.
+
+--Sois sans crainte, répondit la voix de Léocadie.
+
+Puis, en insistant:
+
+--N'oublie pas que tu dois aller ce matin au Mans pour les provisions du
+dîner de baptême du bateau neuf la _Juliette_ que son équipage fait ici
+tantôt.
+
+--Dans une demi-heure, je serai en route, promit l'époux qui fit deux
+pas vers la trappe de la cave.
+
+Mais sa femme le rappela:
+
+--Dis-donc, fit-elle, pendant que tu seras au Mans, lis bien toutes les
+affiches pour me rapporter des nouvelles.
+
+--Oh! quelles nouvelles peuvent t'importer?
+
+--Mais quand ce ne serait que de savoir s'ils sont arrivés à remettre la
+main sur le Beau-François.
+
+--Tu t'intéresses donc à ce gueux-là?
+
+--Comme on s'intéresse à un gredin dont on voudrait que justice fût
+faite, répliqua Léocadie d'un ton rieur.
+
+Ce dialogue entre l'aubergiste et sa femme, invisible au voyageur,
+s'était tenu sur le seuil de la cuisine, à voix couverte, mais,
+pourtant, assez haute pour que l'étranger pût entendre.
+
+Au premier son de la voix de Léocadie, il avait vivement dressé la tête;
+puis un sourire cruel avait paru sur ses lèvres, au voeu exprimé par
+l'hôtelière, à propos du Beau-François.
+
+--Allons! je tâcherai de rapporter des nouvelles de ce chenapan, promit
+l'époux qui, cette fois, alla soulever la trappe de la cave.
+
+Il était à peine disparu dans les profondeurs de l'escalier que le
+voyageur fit entendre un petit sifflement très doux et modulé de façon
+particulière.
+
+À ce signal, on vit apparaître, dépassant la porte de la cuisine, la
+tête de Léocadie, dont le visage livide était contracté par l'épouvante.
+
+Elle se tenait immobile sur le seuil de la porte, frémissante, attachant
+sur le siffleur ses yeux agrandis par la terreur.
+
+Le voyageur tendit le doigt vers le pied de sa table et, d'une voix
+basse, mais accentuée du ton d'un commandement brutal et des plus
+impérieux, il prononça, comme s'il s'adressait à un chien:
+
+--Ici, la Saute!
+
+Semblable à l'oiseau fasciné par le serpent, Léocadie, pantelante de
+peur, s'avança lentement vers l'homme qui ordonnait de la sorte et qui,
+quand elle fut arrivée à la table, la regarda avec un mauvais sourire,
+en disant d'une voix railleuse:
+
+--Je te remercie, la Saute, du bon souhait que tu viens d'exprimer tout
+à l'heure à mon égard.
+
+Avec effort, car sa terrible émotion lui serrait la gorge, elle parvint
+à bégayer:
+
+--N'en crois rien, François, je disais cela pour mon mari, mais...
+
+--Tu as donc épousé l'énorme magot que je viens de voir? interrompit le
+Beau-François.
+
+--J'étais seule... Tu venais d'être pris...
+
+--Et tu me voyais déjà raccourci, ricana le bandit. Tu n'es pas longue à
+lâcher les amis dans la peine, toi?
+
+Sans doute que celle qui portait l'étrange sobriquet de la Saute, savait
+par expérience, que l'ironie était une des formes qui cachaient les
+colères sourdes du Beau-François, car sa voix se fit suppliante pour
+répondre:
+
+--Ne dis pas que je t'avais oublié, non, non, ne dis pas cela! Je te
+jure que je ne t'ai jamais oublié.
+
+À cette réponse, le Beau-François montra du doigt le ventre de la femme
+enceinte et, toujours en gouaillant:
+
+--Parbleu! lâcha-t-il, je t'avais laissé un souvenir.
+
+La Saute, si terrifiée qu'elle fût, connaissait assez à fond son
+ex-amant pour savoir en jouer. Aussi sa voix fut-elle plus raffermie
+quand elle ajouta:
+
+--Je t'ai si peu oublié que, dès que j'ai appris ton évasion, j'ai
+commencé à mettre de côté pour toi tout le bénéfice de l'auberge... Et
+il y a déjà une grosse somme va!...
+
+L'effet de cette agréable révélation sur l'ancien amant fut coupé par la
+voix du Saucisson-à-Pattes qui revenait gagner l'escalier de la cave.
+Sur l'air du «Menuet d'Exaudet», le mari chantait cette chanson, déjà
+vieille de douze années à Paris, mais qui, au fond de la province,
+pouvait encore passer presque pour une nouveauté:
+
+ Guillotin,
+ Médecin
+ Politique,
+ Imagine un beau matin,
+ Que pendre est inhumain
+ Et peu patriotique.
+
+ Aussitôt
+ Il lui faut
+ Un supplice
+ Qui, sans corde ni poteau,
+ Supprime du bourreau,
+ L'office.
+
+La voix du chanteur, en se rapprochant, indiquait qu'il venait
+d'atteindre le pied de l'escalier.
+
+--Détale. Tu reviendras quand tu auras éloigné d'ici ton marsouin,
+commanda vivement le Beau-François.
+
+--Ce ne sera pas long, promit la Saute.
+
+Et elle rentra dans la cuisine pendant que son mari remontait en
+achevant sa chanson:
+
+ Et sa main
+ Fait soudain
+ La machine
+ Qui gentiment occira
+ Et que l'on nommera
+ Guillotine.
+
+Avec le dernier mot, reparut l'aubergiste portant un pot plein, qu'il
+posa sur la table du Beau-François, en disant:
+
+--J'ai été un peu longtemps, citoyen, mais je tenais à te tirer cela du
+meilleur tonneau.
+
+Et pendant que son client, qui avait grand'soif, buvait à même le pot,
+il le contempla en se répétant encore:
+
+--Un rude gars tout de même!
+
+À ce moment, du fond de la cuisine, s'éleva la voix de Léocadie, qui
+disait:
+
+--Tu sais, cher ange, que tu dois aller au Mans pour les provisions?
+
+--Et pour te rapporter des nouvelles du Beau-François, ajouta le bel
+ange.
+
+Ce rappel n'était plus du goût de Léocadie. Sa voix résonna cassante et
+impérieuse.
+
+--Pars donc, pie bavarde! disait-elle.
+
+--Le temps d'atteler et je serai en route, répondit humblement le bel
+ange devenu pie.
+
+Dix minutes après, le Saucisson-à-Pattes, qui s'était hissé péniblement
+dans sa carriole, s'en allait au Mans.
+
+Léocadie était revenue à la table de son ancien amant.
+
+--Écoute bien, ma fille, commença le Beau-François.
+
+Mais avant qu'il pût continuer, une voiture basse et couverte, en usage
+au pays vendéen, qui venait en sens inverse de la carriole emportant
+l'aubergiste, s'arrêta devant la _Biche-Blanche_.
+
+De cette voiture descendit un homme qui, après avoir pénétré dans la
+salle, demanda:
+
+--Une potée de blanc, citoyenne.
+
+À son tour, Léocadie dut descendre à la cave.
+
+Pendant cette absence, le nouveau venu, sans même regarder François, car
+son regard était tourné vers la route, prononça à mi-voix, comme s'il
+réfléchissait:
+
+--Sans sabots, on s'enrhume.
+
+--Sept et quatre font neuf, riposta l'autre.
+
+--La faîne est tombée, ajouta l'homme de la voiture qui, alors, se
+tournant vers le grand gars demanda:
+
+--Donc, tu es le Beau-François?
+
+Si l'ancien chef de la bande d'Orgères était un magnifique athlète aux
+formes superbes, il n'en était pas de même du nouveau venu. Et,
+pourtant, dans une lutte entre ces deux hommes, il n'aurait pas trop
+fallu gager pour le premier. L'autre devait posséder la vigueur
+formidable de l'ours dont, pour ainsi dire, il avait la structure et
+l'aspect.
+
+De petite taille, il se rattrapait de sa hauteur en largeur; car ses
+épaules étaient si démesurément larges qu'il en paraissait, en quelque
+sorte, carré sur sa base. À ses énormes bras, dont les biceps
+s'accusaient monstrueux sous les manches de sa veste, étaient emmanchées
+des mains gigantesques et velues.
+
+Son visage, au front bas, que recouvrait une épaisse crinière,
+disparaissait sous une barbe inculte et touffue, qui ne laissait voir
+que deux yeux gris, au regard aigu et à l'expression féroce.
+
+En voyant le Beau-François, on pouvait douter de sa cruauté. Rien qu'à
+première vue, l'autre se devinait implacable.
+
+Quand, de sa voix rauque et lente, qui ressemblait à un grognement, il
+eut demandé:
+
+--Donc, tu es le Beau-François?
+
+Ce dernier, s'empressa de dire:
+
+--Et toi, le Marcassin?
+
+--Oui, fit l'homme, et j'ai reçu ta lettre.
+
+Alors, s'asseyant devant le chef des Chauffeurs d'Orgères, il s'accouda
+sur la table et demanda:
+
+--La vérité sur Doublet?
+
+--Les _parrains_ (dénonciateurs) et _marraines_ ont trop bavardé sur son
+compte; il aura le cou fauché.
+
+--Quand?
+
+--Il paraît que tous les pourvois sont rejetés; ce sera donc dans deux
+ou trois jours.
+
+Une lueur de rage froide éclaira l'oeil du Marcassin, qui poursuivit:
+
+--Pourquoi Doublet ne s'est-il pas évadé avec toi?
+
+--Parce qu'il était trop gros. Comme moi, il s'était fait admettre à
+l'infirmerie. Au dernier moment, il n'a pu passer par le trou qui a
+facilité ma fuite... trou tellement étroit que, pour m'y glisser, j'ai
+dû abandonner ma veste.
+
+Cela dit, François sourit et ajouta:
+
+--Heureusement que j'ai de la mémoire.
+
+Le Marcassin le regarda sans comprendre.
+
+--Ce qui veut dire, reprit le Chauffeur, qu'il ne m'en a pas cuit pour
+avoir laissé ma veste. Alors que nous nous promettions de fuir ensemble,
+Doublet me parlait des bons coups que nous trouverions encore à faire en
+pays des chouans et des Vendéens, où nous irions organiser une nouvelle
+bande et il me parlait de toi qui nous donnerais un coup de main.
+
+--Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là! Doublet aurait dû le
+savoir, débita Marcassin.
+
+Sans s'arrêter à cet avis décourageant, le Beau-François continua:
+
+--Seulement, Doublet était un homme prudent. Il prévit le cas où les
+événements nous sépareraient... ce qui est arrivé puisqu'il n'a pu fuir.
+Alors, par écrit, en quelques mots, il me donna tous les renseignements
+utiles pour me faire reconnaître par toi... Au besoin, son écriture, que
+tu connais, me servirait de témoignage... Or, ce billet était caché dans
+le collet de la veste que j'ai dû laisser là-bas... C'est ce qui me fait
+me réjouir d'avoir de la mémoire; car, sans elle, je n'aurais pu rien me
+rappeler, et, par conséquent, ne savoir où aller te trouver pour
+exécuter la mission que j'avais à accomplir de vive voix.
+
+Et, en répétant de mémoire, le Beau-François débita à voix posée:
+
+«Si la mauvaise chance nous sépare, m'a dit Doublet, tu iras en Loire,
+au village de Saint-Florent-le-Vieil, trouver Marcassin et tu lui diras
+qu'il sait ce qu'il sait et que je le prie d'exécuter ce que je lui ai
+demandé pour le cas où je viendrais à mourir.»
+
+Là-dessus, le Beau-François éclata d'un gros rire, en s'écriant:
+
+--Voici la commission faite, et du diable si j'en comprends un traître
+mot.
+
+Était-ce pour provoquer une explication? En ce cas, le Chauffeur manqua
+son but, car le Marcassin demanda:
+
+--Puisque ta commission devait se faire de vive voix, pourquoi m'as-tu
+écrit au lieu de venir me trouver?
+
+--Eh! eh! ricana François, parce que, après mon évasion, il faisait trop
+malsain pour moi sur les grandes routes, où mon signalement était donné.
+Mieux valait attendre que la surveillance s'endormît, et je suis resté
+six mois bien en sûreté, dans la cachette de l'auberge des Buchard...
+Quand j'ai pensé que je pouvais mettre le nez dehors, je t'ai écrit pour
+te donner rendez-vous à la _Biche-Blanche_, où je m'acquitterais de la
+commission de Doublet.
+
+En dialoguant ainsi, tous deux ne se rendaient pas compte que Léocadie
+aurait dû être remontée de la cave. Sans chanter comme son mari et plus
+légère que lui, elle était revenue, mais elle s'était arrêtée sur
+l'escalier. Le pot de vin à la main et sa tête ne dépassant pas la
+trappe, elle écoutait, prête à sortir à la moindre alerte.
+
+--Quel est cet animal attablé maintenant avec François que, tout à
+l'heure, à son arrivée, il semblait ne pas connaître? se demandait-elle.
+
+Et, du Marcassin, sa pensée se reportant, haineuse, sur son ex-amant,
+elle murmura:
+
+--Oh! toi, si mon homme n'était pas un tel crétin, comme je te ferais
+payer toutes les suées que tu m'as données!
+
+À ce moment, le Marcassin fit claquer sa langue sur son palais et
+grogna:
+
+--Tonnerre! j'ai soif!
+
+En une seconde, Léocadie fut sortie de la trappe et, son pot de vin à la
+main, s'avança souriante.
+
+Le Beau-François, nous le répétons, absorbé qu'il avait été par sa
+conversation avec Marcassin, ne s'était pas aperçu de l'absence trop
+longue de la femme; mais, à sa vue, une idée de méfiance s'éveilla en
+lui.
+
+--Encore un autre pot pour moi, la Saute, commanda-t-il.
+
+--Tout de suite, dit-elle.
+
+Et avec un joyeux empressement, elle regagna la trappe.
+
+Elle venait à peine de disparaître sur l'escalier que François,
+bondissant vers la trappe, la refermait sur elle et, après avoir poussé
+le verrou, criait à la prisonnière:
+
+--Fais-moi le plaisir, ma fille, d'attendre au frais que je t'appelle.
+
+--Oh! François, la mauvaise farce! cria la voix rieuse de la Saute, qui
+semblait avoir pris la chose au plaisant.
+
+Mais, avec une colère blanche, entre ses dents serrées, elle siffla tout
+bas ce mot:
+
+--Imbécile!
+
+Car la cave avait une seconde entrée ouvrant sur un cellier, par lequel
+on introduisait les futailles.
+
+--Là! nous pouvons, à présent, causer à l'aise, dit en riant le
+Beau-François quand il fut revenu s'asseoir.
+
+Le Marcassin était devenu songeur. Il balançait de droite et de gauche,
+à la façon de l'ours, son énorme tête. Enfin, il prit son pot de vin, le
+vida lentement, toujours pensif, puis, quand il l'eut reposé sur la
+table, il demanda de sa voix rauque:
+
+--Tu connais le _cogne_ Vasseur, qui a fait avoir de la peine à Doublet?
+
+--Je l'ai vu comme je te vois.
+
+À cette réponse, Marcassin poussa un sourd rugissement de joie; ses deux
+poings monstrueux se crispèrent et il articula avec un accent de
+férocité indicible:
+
+--Je lui règlerai son compte.
+
+--Bast! bast! là où nous devons aller, nous ne le retrouverons plus. Au
+pays des chouans, le champ nous sera libre, à moi et aux compagnons qui
+vont me suivre... car, du fond de ma cachette chez Buchard, j'ai reformé
+une bande avec ceux des miens qui ont échappé à ce Vasseur maudit...
+Là-bas, nous opérerons à l'aise.
+
+À cet avenir heureux que se promettait le Beau-François, le Marcassin
+haussa les épaules et répéta encore:
+
+--Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là.
+
+Mais le Beau-François n'avait pas le découragement facile.
+
+--N'ayant plus Vasseur aux trousses, on saura encore y trouver à frire,
+dit-il en riant.
+
+Le Chauffeur chantait si bien d'avance victoire, il voyait tant en beau
+ces nouvelles contrées qu'il allait exploiter, que le Marcassin, qui
+avait pourtant le rire solidement attaché, fit entendre une sorte de
+gargouillarde railleuse. Puis, tout sèchement:
+
+--Nigaud! lâcha-t-il.
+
+--Parce que? fit François prenant la mouche.
+
+--Parce que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez.
+
+--Et qu'y a-t-il donc plus loin que le bout de mon nez?
+
+--Il y a mieux que Vasseur et ses gendarmes.
+
+--Quoi donc?
+
+--Il y a le ministre de la police Fouché et ses agents... Des gendarmes,
+ça se reconnaît... mais des espions, il faut plus malin que toi pour les
+deviner.
+
+Nier au Beau-François sa supériorité, c'était le piquer au vif.
+
+--Un malin comme toi peut-être? gouailla-t-il d'un ton qui trahissait
+une colère naissante.
+
+--Oh! moi, fit tranquillement le Marcassin, je n'y mets pas tant de
+prétention... Un individu vient regarder d'un peu trop près dans ma
+marmite; je ne me demande point si c'est un mouchard ou non... je lui
+plante mon couteau dans le dos.
+
+Cependant Léocadie, autrement la Saute, que le Beau-François croyait
+avoir claquemurée dans la cave dont il ignorait les aîtres, en était
+sortie par l'issue du cellier et, du côté de la cour, elle était
+rentrée, ses chaussures à la main, dans la cuisine.
+
+Immobile, l'oreille tendue, prête à s'enfuir au premier mouvement des
+causeurs, elle écoutait, près de la porte de la cuisine sur la salle,
+restée ouverte.
+
+En entendant le Marcassin parler de son couteau planté dans le dos de
+ceux qui avaient allongé vers lui un nez trop curieux, le Beau-François,
+comme s'il se fût agi d'une bonne farce, avait éclaté d'un lourd rire
+grossier. Quand sa gaieté se fut apaisée, il prononça moqueusement:
+
+--Ça en revient à ce que je disais.
+
+--Qu'est-ce que tu disais?
+
+--Qu'il n'y a pas à s'inquiéter de ces mouchards que nous a expédiés le
+ministre de la police. Tout finauds qu'on les vante, ils sont trop
+bêtes... Témoin ceux qui sont venus te tendre stupidement le dos.
+
+Le Marcassin ne possédait pas l'assurance de son compagnon, car il
+secoua la tête en disant:
+
+--Ceux-là étaient des trop pressés qui ont voulu faire du zèle...
+Restent les autres.
+
+--L'exemple a effrayé les autres.
+
+--Non. Dis plutôt qu'il les a rendus prudents; voilà tout. Dans les cinq
+départements où le ministre de la police a semé sa mauvaise graine, les
+espions, crois-moi... je le sens... nous préparent lentement un coup de
+filet. Où sont-ils? Quel métier apparent exercent-ils? Quelle peau
+ont-ils prise? Je l'ignore. Ce roulier que tu rencontres en est
+peut-être un. Ce berger, ce valet de ferme, ce mendiant, que tu vois en
+plaine, peuvent être des mouches... Tiens! qui sait si le maître de
+l'auberge où nous sommes n'est pas de ces gens-là?
+
+À cette supposition que le Saucisson-à-Pattes était un des habiles
+policiers, le Beau-François se tordit d'un fou rire qui le fit bégayer:
+
+--Lui! On voit bien que tu n'as pas vu ce monstrueux animal dont la
+bêtise est devenue proverbiale.
+
+La Saute, aux écoutes, dut se confesser cette vérité sur son mari.
+
+--Le fait est qu'il est par trop idiot, mon homme, pensa-t-elle. Puis,
+cela reconnu, elle ajouta comme corollaire à sa pensée que, s'il eût été
+moins idiot, il ne l'eût pas épousée, qu'elle ne le mènerait pas par le
+bout du nez, qu'elle n'aurait pas, seule, la clef de la caisse, etc.,
+etc.
+
+Cependant, François avait poursuivi:
+
+--Non seulement nous n'avons rien à craindre de cet imbécile, mais son
+auberge est à nous, car il a épousé la Saute, une ancienne de ma bande,
+qui a tout intérêt à me ménager. Son passé est si chargé qu'elle sait
+qu'à la moindre trahison à mon égard, je lui ferais couper le cou en ma
+compagnie.
+
+En entendant ces paroles, Léocadie se passa instinctivement une main
+autour du cou.
+
+--C'est vrai! s'avoua-t-elle, secouée par un frissonnement de peur.
+
+Tout à sa pensée sur les émissaires de la police, le Marcassin reprit de
+sa voix caverneuse:
+
+--Ils sont invisibles, ces mouchards de malheur! mais ils agissent. La
+décade dernière, il est parti de Nantes une diligence qui portait, en
+groups d'argent, la recette de cette ville, qu'on dirigeait sur Paris
+par Châteaubriant et Laval. Nos gars, prévenus de l'aubaine, ont été
+l'attendre dans les environs de Cossé.
+
+--Et ils ont récolté les écus du gouvernement? interrompit le
+Beau-François.
+
+Marcassin haussa les épaules et en émiettant ses mots:
+
+--Ils ont récolté des balles de plomb qui en ont laissé une dizaine sur
+la route, dit-il.
+
+Alors, frappant de son énorme poing sur la table, il gronda
+furieusement:
+
+--Tous les voyageurs étaient des gendarmes déguisés! À six lieues de
+l'embuscade, ils avaient fait descendre les vrais voyageurs pour prendre
+leurs places... Qui donc avait pu les prévenir de l'endroit précis de
+l'attaque, si ce n'est un de ces damnés policiers inconnus qui nous
+glissent entre les doigts?
+
+Et le faux chouan répéta son antienne:
+
+--Mauvais depuis la guerre finie, ces pays-là!
+
+Après quoi, branlant la tête, et d'un ton plus lugubre encore:
+
+--Ça finira mal! ça finira mal! annonça-t-il.
+
+Ensuite, sa férocité s'éveillant à cette perspective d'avenir, il grogna
+avec une sorte de satisfaction cruelle:
+
+--Oui, mais jusque-là, je connais un marcassin qui aura décousu pas mal
+de gendarmes, mouchards et autres trouble-fêtes!
+
+Alors il se leva brusquement de table.
+
+--Adieu! dit-il d'un ton bref.
+
+--Déjà! fit le Beau-François, abasourdi par cette séparation brusque et
+inattendue.
+
+--Je suis venu à ton rendez-vous pour entendre la commission que Doublet
+t'avait donnée pour moi. À présent que je la connais, je vais
+l'exécuter.
+
+--Mais, objecta François, je comptais sur toi pour me guider en basse
+Loire.
+
+--Impossible! il me faut remonter vers Chartres. Affaire de trois jours,
+après quoi je reviendrai sur mes pas... Viens avec moi.
+
+--À Chartres! répéta vivement le Chauffeur. Oh! que nenni! la nuque me
+démange trop dans cet endroit-là.
+
+--Alors, attends mon retour, je te reprendrai au passage. Reste ici.
+Dans trois jours, tu me verras arriver.
+
+Le Beau-François parut d'abord se décider à demeurer à la
+_Biche-Blanche_. Puis, après réflexion:
+
+--Non, dit-il, j'aime mieux attendre dans ma cachette de l'auberge de
+Buchard... J'ai à lui donner encore des ordres pour le reste de ma
+bande, qui doit venir me rejoindre en Loire.
+
+À son tour, il se leva.
+
+--C'est dit, fit-il, je vais retourner avec toi à l'auberge de Buchard
+où tu me déposeras jusqu'à ton retour.
+
+--Convenu! dit le Marcassin.
+
+Un peu avant ces dernières paroles, Léocadie avait vivement quitté son
+poste.
+
+--Je n'ai que juste le temps de regagner la cave, se dit-elle.
+
+Après avoir consenti, le Marcassin était devenu songeur.
+
+--À quoi penses-tu? demanda François en le voyant fixé sur place.
+
+--À un avis que j'ai à te donner, garçon, débita lentement le Marcassin
+en regardant le Chauffeur de ses yeux durs. Tu as beau être grand, bien
+fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand je te reprendrai au
+retour, chez Buchard, de t'occuper de ce que je ramènerai dans ma
+voiture.
+
+--Es-tu bête de me menacer, railla le Beau-François avec un sourire de
+bravade.
+
+--Je ne menace pas, je conseille, répliqua le faux chouan.
+
+Puis, de son pas lourd, il gagna la sortie sur la route en disant:
+
+--En route!
+
+--Laisse-moi au moins le temps de faire mes adieux, riposta le
+Chauffeur.
+
+Il alla soulever la trappe de la cave. Tout au bas de l'escalier, assise
+sur la dernière marche, se tenait Léocadie qui, sitôt la trappe ouverte,
+geignit de sa voix pleureuse:
+
+--Ah! que c'est vilain, François, de me laisser mourir de peur dans ce
+trou noir.
+
+--Viens ici, la Saute! commanda l'ex-amant de sa voix brève.
+
+Et quand elle fut remontée dans la salle:
+
+--Tu m'as dit, reprit-il, que tu pensais si bien à moi qu'en apprenant
+mon évasion, tu avais commencé à mettre de l'argent de côté pour me
+venir en aide, si je m'adressais à toi.
+
+--Je l'ai dit et je le répète, affirma la Saute avec un sourire sur les
+lèvres qui, s'il n'était pas sincère, n'en était pas moins charmant.
+
+--Eh bien! ma fille, voici l'heure de joindre le geste aux paroles. Va
+me chercher cet argent.
+
+Elle devait avoir un passé sinistre, cette chère Léocadie, passé qui,
+comme l'avait dit le Chauffeur, lui donnait tous droits à la guillotine
+s'il lui plaisait à lui, en parlant, qu'elle eût le cou coupé en sa
+compagnie. Elle avait donc pleinement raison de filer doux avec celui
+qui pouvait lui procurer un passe-temps aussi désagréable. De là vint
+l'empressement joyeux qu'elle mit à s'écrier:
+
+--Je cours le prendre.
+
+Et elle gravit rapidement l'escalier qui conduisait au premier étage.
+
+À ce moment, au dehors, se fit entendre la voix du Marcassin qui disait:
+
+--Arrive donc! Voici, là-bas, sur la route, une voiture qui se dirige de
+ce côté. Mieux vaut ne pas l'attendre.
+
+En même temps reparaissait la Saute qui, pâle, tremblante, effarée,
+redescendit en bégayant:
+
+--Rien! plus rien! mon argent a disparu!
+
+Croyant à une ruse, le Beau-François fut pris de rage bleue.
+
+--Ton argent, ou je t'étrangle! grinça-t-il s'avançant vers elle les
+deux mains tendues.
+
+Mais, à mi-chemin, il fut ceinturé par le Marcassin qui, avec sa force
+extraordinaire, l'entraîna en répétant:
+
+--Viens! viens donc! L'autre voiture approche. Il est inutile qu'on nous
+voie partir ensemble.
+
+--Au revoir, la Saute! cria la voix menaçante de François, monté en
+voiture.
+
+Comme le chariot recouvert du faux chouan disparaissait au loin, l'autre
+voiture s'arrêtait devant la _Biche-Blanche_.
+
+C'était le Saucisson-à-Pattes qui revenait du marché du Mans.
+
+Entre le départ d'une voiture et l'arrivée de l'autre, quelques minutes
+s'étaient écoulées qui avaient permis à Léocadie de se remettre de la
+double émotion causée par la disparition de son argent et les menaces du
+Beau-François.
+
+--Est-ce lui qui m'a volé mon magot? se demanda-t-elle en regardant son
+époux qui, avec des Hein! et des Ouf! descendait péniblement sa massive
+personne de la carriole.
+
+Quand, enfin, il sentit le sol ferme sous ses pieds, le
+Saucisson-à-Pattes, avec un sourire niais, geignit d'un ton désolé:
+
+--Ah! mon doux ange, si tu savais comme je tombe de soif! J'ai la langue
+en bois depuis deux heures.
+
+--Tu n'as donc pas bu au Mans?
+
+À cette question, le gros homme ouvrit des yeux étonnés.
+
+--Bu? répéta-t-il, et avec quoi?... puisque tu ne me laisses jamais un
+sol... Pas même pour payer les fournisseurs.
+
+Ensuite, faisant sa bouche en coeur, il lâcha de sa voix mignarde:
+
+--Oui, pas un sol. Grosse jalouse!!!... qui crains que j'offre quelques
+fleurs aux dames.
+
+Paroles, ton, visage, sourire, tout trahissait une si profonde
+stupidité, que Léocadie murmura:
+
+--Non, ce n'est pas ce coco-là qui m'a chipé mes économies... La preuve
+en plus est qu'il n'a pas même eu de quoi se payer à boire en ville.
+
+Cependant, le mari s'était tourné vers sa carriole, fermée de rideaux en
+cuir, et avait crié.
+
+--Eh! la Victoire, est-ce que tu dors là dedans?... Allons, descends, ma
+fille.
+
+Et il revint à sa femme en disant:
+
+--Je te ramène une nouvelle servante en remplacement de Perpétue, qui
+nous a quittés si brusquement hier.
+
+Comme sa femme examinait la servante à sa descente de voiture, le
+Saucisson-à-Pattes se rengorgea d'un air fat avec un sourire railleur.
+
+--Tenez! tenez! fit-il, voyez un peu de quelle façon elle la reluque
+avec ses yeux inquiets. Ne crains rien. Je l'ai choisie laide au
+possible, vilaine jalouse!
+
+--Dame! quand on a un bel homme, on tient à le garder pour soi! modula
+gentiment Léocadie avec un regard languissamment amoureux.
+
+--Ah! à propos de Perpétue! fit tout à coup le mari. Je sais pourquoi
+elle a quitté notre service sans crier gare... Il y avait de l'amour
+sous jeu... Je l'ai aperçue au Mans, comme elle traversait la place.
+Elle était mise! oh! mais mise!... Faut croire qu'elle a eu affaire à un
+amant généreux.
+
+--C'est cette gueuse qui m'a volée, pensa aussitôt Léocadie.
+
+Laissant la nouvelle servante retirer les provisions de la voiture, le
+Saucisson-à-Pattes était entré dans l'auberge.
+
+--Ouf! dit-il, je vais lamper avec plaisir un joli pot de vin! Ma langue
+se fend de sécheresse.
+
+Ce disant, il avait parcouru du regard la grande salle.
+
+--Il n'est donc plus là, le beau gars auquel j'ai servi à boire avant
+mon départ? demanda-t-il à sa femme, entrée derrière lui. J'aurais
+volontiers trinqué avec ce superbe garçon.
+
+Et, faisant la roue, l'énorme idiot ajouta d'un ton convaincu:
+
+--Qui se ressemble s'assemble!
+
+Léocadie, à cette absurdité, eut un sourire que le mari interpréta à sa
+façon:
+
+--Oh! fit-il, je sais pourquoi tu ris... et je suis complètement de ton
+avis... À choisir entre le beau gars et moi, je me préférerais de
+beaucoup.
+
+--Va donc mettre tes fourneaux en train, tu te gratteras plus tard,
+ordonna moqueusement Léocadie, en songeant au dîner commandé par les
+bateliers qui allaient baptiser leur bateau neuf.
+
+Deux heures plus tard la _Biche-Blanche_ résonnait des cris et des
+chants des cinq hommes de l'équipage du bateau, qu'on voyait de l'autre
+façade de l'auberge, amarré au bord de la Sarthe. Construit en amont de
+la rivière, ce bateau allait, par la Sarthe et la Mayenne, faire son
+premier voyage en Loire, jusqu'à Nantes.
+
+Les cinq bateliers étaient gens consciencieux qui voulaient, quittes à y
+mettre le temps nécessaire, que leur bateau fût sérieusement baptisé.
+Ils y employèrent deux jours, pendant lesquels se forma en même temps, à
+la _Biche-Blanche_, un convoi de rouliers qui gagnaient Saint-Malo, par
+Laval et Fougères. Ce fut une ripaille monstre qui tint le
+Saucisson-à-Pattes presque perpétuellement devant ses casseroles.
+
+À ces intrépides fricoteurs arrivèrent, le second jour, se mêler deux
+rouliers qui, eux, descendaient de Chartres.
+
+--Il va y avoir, aujourd'hui, à Chartres, vingt-trois personnes qui
+passeront un fichu quart d'heure, annonça un de ces deux derniers
+arrivés.
+
+Alors, il conta qu'à son passage par la ville, on parlait, pour le
+jeudi, à midi, de l'exécution des vingt-trois condamnés de la bande
+d'Orgères.
+
+Sur ce, chacun dit son mot, tant et si haut, que le Saucisson-à-Pattes,
+qui entendait au fond de sa cuisine, abandonna ses fourneaux pour venir
+souffler à l'oreille de chacun, d'une voix effrayée, sa fameuse
+recommandation:
+
+--Mais taisez-vous donc, devant ma femme! Si elle allait me donner un
+enfant sans tête!!!
+
+Comme, inévitablement, il devait se trouver là un farceur qui, déjà,
+avait fait poser le grotesque crétin, il ne manquait pas de demander:
+
+--Tu n'as donc pas été à Cormières, citoyen?
+
+--Non... quoi faire?
+
+--En pèlerinage... Il y a une pierre où vont s'asseoir tous les papas,
+après avoir donné leur offrande au capucin.
+
+--Et quand on s'est assis?
+
+--On obtient des fils, non seulement exemptés des moindres difformités,
+mais si solidement bâtis que, pendant toute leur existence, ils pissent
+à plus de six pieds devant eux!
+
+Car ce pèlerinage, aujourd'hui oublié, existait encore en 1800, époque
+de notre récit. Pendant plus d'un demi-siècle, les pères crédules
+allèrent s'asseoir sur la pierre pour assurer à leurs rejetons la santé
+qui devait s'affirmer par une telle puissance de jet.
+
+Pendant qu'il est question de ce pèlerinage, autant dire tout de suite
+ce qui le discrédita. Une belle nuit, un plaisant sceptique alla, non
+pas s'asseoir, mais s'accroupir sur la pierre. Bien que le genre de
+dépôt qu'il y laissa passe pour porter bonheur, aucun évêque n'ayant
+voulu venir, en grande pompe, purifier, par ses prières au Très-Haut, la
+pierre profanée, elle passa pour avoir perdu toute sa vertu
+(_historique_).
+
+On comprend que sur la bêtise profonde de l'aubergiste de la
+_Biche-Blanche_, le pèlerinage de Cormières devait faire une impression
+sérieuse.
+
+--Tu en es certain? demanda-t-il au conseilleur.
+
+--J'ai connu Gorget, dont le père avait été, jadis, s'asseoir. Non
+seulement il avait sa tête, mais encore, à soixante ans passés, il
+arrosait ses fleurs à plus de huit pieds de distance.
+
+--Huit?... Tu disais d'abord six, citoyen.
+
+--Oui, mais le père de Gorget était resté assis plus d'une heure.
+
+--Moi, je resterai assis toute une nuit... Je tiens trop à ce que mon
+fils ait une tête.
+
+--Et le reste?
+
+--Oh! le reste! dit dédaigneusement le Saucisson-à-Pattes avec une moue
+témoignant qu'il faisait bon marché de l'autre particularité.
+
+--Alors, citoyen, si tu n'as pas la foi complète, il est inutile d'aller
+à Cormières, débita sévèrement le conseilleur.
+
+--Va donc pour le reste! s'écria l'aubergiste avec empressement.
+
+Le lendemain, sur les midi, l'auberge était vide de tous buveurs. Le
+convoi de rouliers était parti à l'aube. Les bateliers étaient remontés
+à bord et devaient démarrer dans quelques heures.
+
+Alors le Saucisson-à-Pattes s'approcha de la Saute, que la menace
+d'adieu du Beau-François rendait rêveuse.
+
+--Sais-tu, poule chérie, ce que tu devrais faire, si tu étais gentille
+pour ton adoré mignon d'époux?
+
+--Quoi?
+
+--Me permettre d'aller à Cormières.
+
+--Pour?
+
+Le gros homme prit un air mystérieux.
+
+--Je te le dirai plus tard, dit-il.
+
+Accorder la permission, c'était, en somme pour Léocadie, être
+débarrassée de son abruti pendant deux ou trois jours.
+
+--Va donc à Cormières, accorda-t-elle. Pourquoi ne partirais-tu pas par
+le bateau qui va descendre la Sarthe? On te débarquerait pas loin de ce
+village.
+
+--Tiens! c'est une idée!
+
+Et, aussitôt, pour prévenir le patron du bateau qu'il monterait à bord
+au départ, le Saucisson-à-Pattes se dirigea vers la rivière en murmurant
+avec un frisson de joie:
+
+--Il aura une tête!!! Et il arrosera une fleur à huit pieds de distance!
+
+
+
+
+ VI
+
+
+Oui, elle était rêveuse, cette bonne Léocadie, autrement dite la Saute!
+Et elle avait grave motif de rêver, car elle croyait encore entendre
+retentir la voix furieuse et menaçante du Beau-François, il y avait
+trois jours, quand il était parti. Un petit frisson lui courait dans le
+dos au souvenir de son ex-amant, qu'elle revoyait s'avançant vers elle
+pour l'étrangler. Sans l'autre, le Marcassin, qui avait entraîné le
+furibond, elle allait y passer!
+
+--Il n'a pas voulu croire que j'ai été volée de mon argent, se
+disait-elle.
+
+Et pourtant, c'était la vérité. Douze cents beaux écus, qu'elle avait
+cachés en un creux ménagé dans une des pannes de la charpente de toiture
+du grenier, lui avaient été dérobés.
+
+Par qui?--Avec son mari et elle, le personnel de la maison consistait en
+une servante et un valet d'écurie.
+
+Pas un instant, Léocadie n'avait pu soupçonner son mari, trop stupide
+d'abord et, ensuite, beaucoup trop gêné et alourdi par son énorme
+embonpoint pour avoir pu, avec sa légèreté d'hippopotame, se risquer sur
+la mince échelle qui conduisait au grenier.
+
+Le valet d'écurie, qu'elle avait trouvé déjà en place à l'auberge, quand
+elle y était venue après son mariage, et qui répondait au nom de
+Pancrace, était un homme d'une quarantaine d'années, solide et souple,
+mais une sorte d'abruti qui, en dehors des chevaux qu'il aimait, n'avait
+d'autre goût que celui de la pêche. Chargé d'alimenter la
+_Biche-Blanche_ de poissons, Pancrace, monté sur le bateau de l'auberge
+et son filet en main, passait sur la Sarthe le temps que lui laissait
+les chevaux des voyageurs. Pas buveur, d'une taciturnité remarquable,
+d'une patience extraordinaire, Pancrace était la bête noire du
+Saucisson-à-Pattes qui, par cela même que le valet ne lui répondait pas,
+était heureux de faire acte d'autorité avec cet être aussi inoffensif
+que muet.
+
+Donc Pancrace n'était pas le voleur. Restait encore à accuser la
+servante ou, pour mieux dire, l'ancienne servante, la Perpétue, celle
+que, après son départ de la maison, le Saucisson-à-Pattes avait
+rencontrée si bien nippée dans les rues du Mans.
+
+--C'est cette fripouille qui a fait le coup. Ce qu'elle avait sur le dos
+a été acheté avec mes écus volés, pensait Léocadie.
+
+En plus que la servante partie était jeune, gentille et gracieuse,
+qualités qui avaient rendu la maîtresse hargneuse à son égard pendant
+qu'elle avait servi à la _Biche-Blanche_, elle était devenue, depuis
+trois jours que le vol avait été découvert, l'objet de la rancune
+haineuse de la Saute.
+
+--Son vol a failli me faire tuer par François quand il a vu qu'il
+fallait se brosser le ventre de mes écus... Oh! que je la rencontre
+jamais, la Tarpiaude; elle me paiera la peur que, grâce à elle, m'a
+donnée cette brute furieuse, grinçait-elle avec une rage sourde qui
+concernait à la fois Perpétue et le Beau-François.
+
+Et, de fait, cette peur de Léocadie durait encore. Le mouvement et le
+train qui s'étaient faits pendant les trois jours que l'auberge avait
+été pleine ne l'avaient pas, par moments, empêché de frémir à la pensée
+que le Beau-François avait promis de revenir bientôt.
+
+Telles étaient donc les méditations sombres de la Saute, restée dans la
+grande salle, pendant que son mari était allé demander au patron du
+bateau _la Juliette_ de le prendre à son bord pour lui faire descendre
+la Sarthe jusqu'aux environs du fameux pèlerinage de Cormières.
+
+Un bruit sur la route tira Léocadie de sa rêverie noire et la fit courir
+sur le seuil de la porte pour recevoir les voyageurs qu'elle supposait
+lui arriver.
+
+--Oh! le Beau-François! murmura-t-elle en reculant épouvantée.
+
+Elle venait de voir, s'avançant vers l'auberge, cette même voiture
+vendéenne dans laquelle, trois jours auparavant, était parti son
+ex-amant.
+
+Cette fois, au lieu de l'ouverture qu'elle laissait sur le devant, la
+bâche, soigneusement tendue sur ses cerceaux, fermait la voiture de tous
+les côtés.
+
+Le bidet d'attelage, solide bête qui pourtant ne payait pas de mine,
+marchait entre deux cavaliers qui, sur son pas, réglaient celui de leurs
+montures.
+
+Ces deux cavaliers étaient le Marcassin et le Beau-François.
+
+Ils arrivaient, sans se douter qu'à leur sortie au point du jour, de la
+maison des Buchard, ils avaient été signalés par Fichet au lieutenant
+Vasseur.
+
+Fidèle à sa parole, le Marcassin était venu reprendre François à
+l'auberge des Buchard, où le chef-Chauffeur avait attendu son retour de
+cette expédition secrète que le faux chouan avait à pousser plus loin
+que Chartres.
+
+Vers la fin de la nuit, le Marcassin était arrivé chez les Buchard,
+donnant l'ordre qu'on éveillât le Chauffeur. Le temps bien juste de
+faire manger l'avoine à son bidet, et Marcassin voulait se remettre en
+route.
+
+Pendant qu'on rentrait, sans dételer la bête, la voiture dans la cour
+pour qu'elle échappât aux yeux de tout curieux que le hasard ferait
+passer à cette heure nocturne sur la route, le Beau-François avait eu le
+temps d'être sur pied.
+
+Seulement, lui qui s'attendait à voyager en voiture, avait été surpris
+quand le Marcassin, en lui montrant deux chevaux attachés derrière la
+voiture hermétiquement couverte de sa bâche, lui avait dit:
+
+--Nous allons à cheval, compagnon.
+
+Et, sitôt les deux hommes en selle, on avait repris le voyage. La route
+s'était poursuivie lentement, presque sans parler, car la conversation
+s'était bornée à un échange de courtes phrases.
+
+--Où arrêtons-nous? avait demandé le Beau-François.
+
+--Là où je suis venu te trouver il y a trois jours... à la
+_Biche-Blanche_.
+
+Ce lieu faisait l'affaire du Beau-François; mais, dans le but de sonder
+les projets du faux chouan, il avait objecté avec surprise:
+
+--Pourquoi ne pas pousser jusqu'au Mans qui n'est qu'à une petite lieue
+de la _Biche-Blanche_?
+
+--Parce que, au Mans, où ton signalement doit t'avoir précédé, je ne me
+soucie pas d'être trouvé en ta compagnie, avait répondu sèchement le
+Marcassin.
+
+Si terrible que fût le faux chouan, le Beau-François, outre qu'il était
+un véritable hercule, était trop brave pour reculer devant une lutte.
+S'il refoulait la colère que faisait naître en lui le ton de supériorité
+que prenait le Marcassin à son égard, c'était qu'il savait combien ce
+sauvage compagnon devait lui être utile dans les nouveaux pays qu'il
+allait exploiter.
+
+Et puis, un autre motif le rendait muet. Depuis le départ de la maison
+des Buchard, sa curiosité lui avait fait vingt fois déjà se demander ce
+que contenait la voiture si bien fermée. Que pouvait le Marcassin être
+allé chercher plus loin que Chartres?
+
+En sa mémoire revenait la recommandation faite par le faux chouan
+lorsqu'il lui avait dit: «J'ai un avis à te donner, garçon. Tu as beau
+être bien grand, bien fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand
+je te prendrai au retour chez les Buchard, de t'occuper de ce que je
+ramènerai dans ma voiture.»
+
+Le Beau-François dédaignait la menace voilée sous ces paroles, mais à
+quoi bon contenter sa curiosité de vive force, quand, avec un peu de
+patience, il devait tout naturellement, et sans le moindre danger,
+bientôt la satisfaire.
+
+--Il faudra bien que je le sache quand nous arriverons à la
+_Biche-Blanche_, finit-il par se dire.
+
+Léocadie avait donc tort de s'épouvanter du retour du Beau-François,
+lorsque, du seuil de son auberge, elle voyait s'avancer voitures et
+cavaliers. Momentanément du moins, elle n'avait rien à craindre des
+rancunes de son ancien amant, car le beau gars avait autre martel en
+tête.
+
+La preuve en fut que l'ex-Chauffeur, quand il eut mis pied à terre et
+donné la bride de son cheval à Pancrace, le valet d'écurie, accouru pour
+prendre les montures, marcha droit à Léocadie. En le voyant arriver,
+elle recula de quelques pas dans la grande salle pour que Pancrace ne
+pût entendre ce que François allait lui dire.
+
+--Eh bien, la Saute, as-tu retrouvé ton argent? demanda-t-il en souriant
+et d'une voix qui n'avait aucune intonation hostile.
+
+Avant que la Saute fût revenue de la surprise causée par ce changement
+d'humeur, le Beau-François reprit du même ton bon enfant:
+
+--Allons, ma fille, n'aie plus peur. Je te tiens quitte de ces écus,
+mais à la condition que voici...
+
+Il allait continuer quand, soudain, il se retourna au contact d'une main
+qui se posait lourdement sur son épaule. C'était celle du Marcassin qui,
+tout tranquille, débita de sa voix rauque:
+
+--Veux-tu me faire un vrai plaisir, mon brave garçon?
+
+Puis, immédiatement, avant toute réponse, il s'adressa à la Saute:
+
+--D'abord, toi, la belle, va ouvrir la trappe de la cave, commanda-t-il.
+
+Et quand Léocadie eut obéi, le Marcassin, en montrant l'ouverture
+béante, dit à François:
+
+--Pendant dix minutes, va donc chercher dans la cave si j'y suis.
+
+C'était net, clair, précis. Le Marcassin avait besoin de se débarrasser
+de la présence du Beau-François pour pouvoir faire sortir de la voiture
+son mystérieux contenu. Avec un adversaire tel que l'était le chef
+redoutable de l'ancienne bande d'Orgères, un autre y eût regardé à deux
+fois avant de lâcher son audacieuse injonction aux gens d'aller voir
+dans la cave s'il y était. Lui, le faux chouan, s'y prenait carrément,
+sans la plus mince hésitation, presque en bonhomme persuadé qu'on sera
+tout heureux de lui obéir.
+
+À cette sorte d'ordre, le Beau-François s'était dressé de toute la
+hauteur de sa taille gigantesque, la raillerie aux lèvres, toisant d'un
+regard de mépris cet imprudent qui lui allait tout au plus au menton.
+
+--Au nom de quoi parles-tu ainsi, compère? demanda-t-il en gouaillant.
+
+--Au nom d'une de tes pattes que tu pourrais bien te faire casser, si tu
+ne te décides pas à descendre dans la cave de bonne volonté, répondit
+simplement le Marcassin, sans que sa voix montât d'un ton.
+
+--Vas-en chercher encore deux comme toi, lâcha le colosse en éclatant de
+rire.
+
+Mais ce rire ne s'était pas éteint que le Beau-François se sentait
+enserré comme dans un cercle de fer qui lui plaquait les bras au corps,
+et soulevé de terre en même temps que, d'une voix bien calme, le
+Marcassin lui disait:
+
+--Gare à tes pattes en tombant, mon garçon.
+
+Et, emportant son fardeau au-dessus de la trappe ouverte, le faux chouan
+laissa tomber François dans le trou béant.
+
+Après avoir rabaissé et verrouillé la trappe, il se retourna vers la
+Saute abasourdie par cette preuve de vigueur extraordinaire:
+
+--Ta cave n'a pas d'autre sortie? demanda-t-il.
+
+Répondre que oui, c'était, pour Léocadie, donner à soupçonner au
+Marcassin que, trois jours auparavant, lorsqu'elle avait été enfermée
+aussi dans la cave, elle s'en était échappée pour venir écouter.
+
+--Non, dit-elle sans hésiter.
+
+Le Marcassin n'était pas de ceux qui s'épuisent en mièvreries de langage
+avec le beau sexe. Il parlait peu, mais il savait se faire comprendre
+des dames. La Saute n'eut pas besoin de le faire répéter quand il lui
+eut dit:
+
+--Je te préviens, la gueuse, que je te tordrai le cou si tu ouvres la
+trappe à François sans ma permission.
+
+Sur cette recommandation, il partit, se dirigeant vers la voiture de son
+pas lourd et calme, suivi par le regard, presque reconnaissant, de
+Léocadie qui murmurait:
+
+--Il a du bon, cet ours-là... surtout s'il a la main assez heureuse pour
+tuer son homme du coup.
+
+Cette supposition était d'autant plus admissible que le grand gars,
+après sa chute dans la cave, n'avait poussé ni cri ni gémissement.
+
+Le Beau-François avait eu une excellente raison pour n'avoir ni crié ni
+gémi, car il avait été étourdi sur le coup. Mais, bientôt, il avait
+repris connaissance et, au souvenir de l'affront reçu, sa première
+pensée avait été de se venger de celui dont la force le faisait son
+maître.
+
+--C'est du bien de sa grand'mère, ça lui reviendra! avait-il grondé
+furieusement.
+
+Alors, il avait voulu sortir de la cave, en soulevant la trappe, dont la
+résistance lui avait appris que les verrous étaient poussés.
+
+--Si le Marcassin allait filer pendant que je suis enfermé! se dit-il,
+pris d'un redoublement de rage, en songeant que son ennemi pouvait lui
+échapper.
+
+À nouveau, il tenta de soulever la trappe.
+
+Comme il s'épuisait en efforts inutiles, un faible bruit se fit entendre
+dans l'obscurité de la cave.
+
+--Quelqu'un était-il descendu ici avant moi? se demanda-t-il en prêtant
+l'oreille.
+
+Une voix prudente prononça bien bas:
+
+--C'est moi, la Saute. Je viens te délivrer... Donne-moi la main,
+laisse-toi guider.
+
+C'était, en effet, Léocadie. En forte ménageuse de la chèvre et du chou,
+la digne créature s'était dit que, par cela même qu'un dogue a été rossé
+par un puissant molosse, il n'en est que plus ardent à mordre les autres
+chiens moins vigoureux que lui. Donc, elle avait à craindre que, tôt ou
+tard, le Beau-François la rendît responsable d'une défaite dont elle
+avait eu le tort d'être témoin. En vertu de ce raisonnement, qui ne
+manquait pas de justesse, elle avait pénétré dans la cave par la porte
+du cellier et, dans l'ombre, elle était arrivée au pied de l'escalier en
+haut duquel son ancien amant tentait de soulever la trappe.
+
+Elle savait le colosse difficile à contenter. Il était homme à ne pas
+lui tenir compte de l'avoir délivré, en arguant qu'elle l'avait fait
+bien tard. Aussi s'empressa-t-elle de prévenir cette ingratitude en
+ajoutant:
+
+--Il m'a été impossible de venir plus tôt. L'ours me surveillait tout en
+s'occupant de sa voiture.
+
+--Oh! oh! fit joyeusement le Beau-François, qui descendit à la hâte
+l'escalier pour venir prendre la main de la Saute, qu'il serra fortement
+dans la sienne comme s'il craignait de laisser s'enfuir celle qui allait
+enfin satisfaire sa curiosité.
+
+--Tu l'as vu s'occuper de sa voiture? répéta-t-il.
+
+--Je l'ai vu, tant et si bien, que je sais ce qu'elle contenait, cette
+voiture soigneusement bâchée, appuya Léocadie en riant.
+
+--Quoi donc?
+
+--D'abord une vieille femme, à tournure de servante.
+
+--Que faisait-elle là dedans? Du diable si je me serais douté que
+c'était une vieille femme que le Marcassin cachait si soigneusement.
+
+--Attends donc la suite; la duègne n'était pas seule. Après elle, est
+venue une jeune fille.
+
+--Jolie? demanda vivement François.
+
+--Jolie, gracieuse, charmante.
+
+Et, en traînant ses mots, la Saute, qui savait faire vibrer une des
+cordes sensibles du beau gars, débita un peu railleusement:
+
+--Oh! oui, jolie! un de ces morceaux de roi qui ne sont pas pour ton
+bec.
+
+La piqûre fut sensible à l'amour-propre du Beau-François qui se posait
+en bourreau des coeurs.
+
+--Pas pour mon bec, pas pour mon bec, répéta-t-il avec un rire de
+fatuité. Pourtant, si je le voulais bien.
+
+--Alors je te conseille de ne pas vouloir, débita Léocadie avec
+intention.
+
+--Parce que? fit François sèchement.
+
+--D'abord parce qu'il y a gros à parier que la fille ne voudrait pas de
+toi... et ensuite...
+
+Elle mit une petite pause avant d'achever sa phrase, puis avec
+hésitation:
+
+--Et, ensuite... tu devines bien pourquoi?
+
+--Non. Dis.
+
+--Parce que la jeune fille est sous la protection de l'ours et, tu le
+sais, il en cuit d'avoir affaire à cet animal féroce.
+
+Le «tu le sais» n'avait l'air de rien, mais il heurta douloureusement la
+vanité du Chauffeur qui gronda:
+
+--Sois tranquille. Je me vengerai de lui avant peu.
+
+Il faut rendre justice à la Saute. Elle savait jouer à ravir du
+Beau-François. En descendant dans la cave, elle s'était dit:
+
+--Puisque la guillotine ne m'a pas débarrassée de cette grande brute, il
+faut le mettre sérieusement aux prises avec le Marcassin qui m'en
+délivrera.
+
+On le voit, elle agissait en conséquence.
+
+Sans doute qu'en pensant à sa vengeance, le Beau-François avait trouvé
+le moyen de la rendre plus complète, car il reprit:
+
+--Tu dis que le Marcassin paraît tenir à cette jeune fille?
+
+--Comme à la prunelle de ses yeux; il la choie au possible. Pour elle,
+l'ours se fait mouton.
+
+--Bien! bien! lâcha le Chauffeur en riant.
+
+Jugeant que le Beau-François n'était pas encore assez monté, la Saute
+pesa sur la chantrelle en s'écriant d'une voix effrayée:
+
+--François! François! je devine ton projet à l'égard de cette jeune
+fille. Je t'en supplie, renonces-y. Songe au Marcassin qui te tuerait.
+
+--Ah çà! ma fille, tu oublies donc que je suis le Beau-François? débita
+le Chauffeur d'une voix vibrant de tout l'orgueil de sa réputation
+sinistre.
+
+Certes, il était bien amorcé. La Saute pouvait le lâcher contre le
+Marcassin. Néanmoins, elle pensa que deux motifs vaudraient mieux qu'un
+pour le mettre aux prises avec l'ennemi.
+
+Aussi, d'un ton qui prêchait la prudence:
+
+--Je sais bien que tu es brave, dit-elle. N'empêche que moi, à ta place,
+il est une chose que je préférerais de beaucoup à la jeune fille.
+
+--Quoi donc?
+
+--Ce que le Marcassin a retiré de la voiture après que les femmes en ont
+été descendues.
+
+--Qu'était-ce? fit le colosse étonné.
+
+--Un énorme pot en grès... un de ces pots où se conservent les
+salaisons.
+
+À ce «pot de salaisons», que la Saute lui proposait comme compensation,
+le Beau-François partit d'un franc éclat de rire et riposta:
+
+--Non. Grand merci! je n'aime pas la viande salée.
+
+Ensuite, reparlant de la jeune fille:
+
+--Je lui préfère la chair fraîche.
+
+--Heu! heu! il y a pot et pot, avança gouailleusement la Saute.
+
+--Ce qui veut dire?
+
+--Que le pot du Marcassin, à défaut de salaison, contient quelque chose
+qui est du goût de pas mal de monde.
+
+--Quoi donc?
+
+--De l'or. Quand le sauvage le portait, le pied lui a buté sur le seuil
+de la maison; alors j'ai entendu certain bruissement qui a trahi le
+contenu.
+
+--Oh! oh! lâcha François, devenu subitement moins dédaigneux.
+
+--Et il doit y avoir une jolie somme si le pot est plein, car il est
+d'une belle taille, insista Léocadie.
+
+Le Chauffeur aimait l'or. Depuis son évasion, le besoin de se cacher
+l'avait amené à une profonde détresse. Tous ses appétits se réveillèrent
+ardents à la pensée de cet or, qui lui permettrait de leur donner
+satisfaction.
+
+--Où le Marcassin a-t-il déposé son fardeau? demanda-t-il.
+
+--Il l'a laissé dans la chambre où s'est enfermée la jeune fille pour y
+reposer quelques heures, chambre qui communique avec celle de la vieille
+femme qui l'accompagne.
+
+Sans l'obscurité de la cave, la Saute aurait pu voir le sourire de
+François qui murmura:
+
+--Or et jeune fille, double moyen de me venger du Marcassin.
+
+Si faiblement qu'elles eussent été dites, ces paroles avaient été
+entendues par Léocadie qui, elle, sans commettre l'imprudence de
+réfléchir à mi-voix, eut cette joyeuse pensée:
+
+--Double moyen de te faire casser les reins, grand butor!... Ouf! je
+vais donc en être délivrée!!!
+
+Tout aussitôt, le Chauffeur reprit:
+
+--Lui? Qu'est-il devenu?
+
+--Qui? le Marcassin?
+
+--Oui. A-t-il aussi pris une chambre?
+
+--Je n'en sais rien. J'ai laissé à ma servante le soin de s'occuper de
+lui, car j'étais pressée de venir te délivrer... Vrai! j'ignore ce que
+l'ours est devenu.
+
+Elle achevait de parler, quand, au-dessus de leurs têtes, sur la trappe,
+on entendit un bruit sourd, semblant résulter d'une forte secousse.
+
+Puis le silence se fit.
+
+--Qu'est-ce? demanda Léocadie baissant la voix.
+
+--Conduis-moi plus loin dans la cave, je te le dirai, lui souffla le
+Beau-François à l'oreille.
+
+En le guidant à travers la cave obscure, la Saute sentit la main du
+Chauffeur, qu'elle tenait dans la sienne, secouée par un tressaillement
+qui devait agiter tout le corps.
+
+--Qu'as-tu? demanda-t-elle, quand elle l'eut amené dans un second
+caveau.
+
+--Laisse-moi, ma fille, rire à mon aise, répondit la voix joyeuse du
+grand gars.
+
+--Rire de quoi?
+
+--De ce bruit que nous venons d'entendre sur la trappe et dont j'ai
+deviné la cause.
+
+À mots hachés, car il étouffait à contenir son rire, le Chauffeur
+parvint à dire:
+
+--C'est notre imbécile de Marcassin qui, pour me garder prisonnier dans
+cette cave, dont il ignore l'autre issue, vient de se coucher sur la
+trappe.
+
+Et d'une voix qui, soudainement, avait repris le ton du commandement, il
+ajouta:
+
+--Conduis-moi vite dehors, la Saute, le temps presse.
+
+Sans doute que les dix pas qu'ils venaient de faire avaient donné à
+François le temps de combiner son plan, car, lorsque Léocadie l'eut
+introduit dans le cellier sur lequel débouchait la cave, il demanda:
+
+--Où est l'écurie?
+
+--Là, en sortant, à gauche dans la cour.
+
+--Je n'y trouverai personne? Nul valet d'écurie, n'est-ce pas?
+
+À cette question, le regard de Léocadie, passant par l'étroite fenêtre
+du cellier, alla chercher sur la Sarthe, qui coulait à vingt pas, de ce
+côté de l'auberge.
+
+--Non, répondit-elle, car je vois là-bas Pancrace, sur son bateau,
+jetant ses filets.
+
+Et, en même temps, ses yeux remontant le cours de la rivière, aperçurent
+_la Juliette_ s'apprêtant au départ. Sur le pont se voyait le
+Saucisson-à-Pattes causant avec le maître marinier auquel, sans doute,
+il demandait son passage jusqu'au pèlerinage de Cormières. Suivant son
+habitude, il est probable que l'énorme grotesque devait lâcher
+quelques-unes de ses stupidités, car, derrière lui, deux bateliers, qui
+écoutaient son dialogue avec le patron, se tenaient les côtes de rire.
+
+Ainsi tourné dans cette direction, le regard de la Saute fut attiré plus
+en amont de la rivière par un individu qui arrivait en suivant le
+rivage.
+
+C'était un long personnage, tellement maigre qu'à cette distance il se
+dessinait comme une perche sur l'horizon.
+
+--Quel est cet efflanqué? se demanda-t-elle en examinant l'arrivant dont
+les jambes démesurées arpentaient le chemin avec la vitesse d'un cheval
+au petit trot.
+
+Une seconde avait suffi à la Saute pour que son rapide coup d'oeil eût
+successivement aperçu Pancrace, le Saucisson-à-Pattes et celui qu'elle
+traitait d'efflanqué. Il n'y eut donc pas d'intervalle entre sa réponse
+sur le valet d'écurie et cette nouvelle question du Beau-François.
+
+--Où sont les chambres des deux femmes?
+
+--En haut. Les deux portes en face de l'escalier.
+
+--Celle de la jeune fille?
+
+--À gauche.
+
+--Ces deux chambres, malgré leur entrée séparée, communiquent entre
+elles, m'as-tu dit?
+
+--Oui, par une porte que la vieille, quand la jeune femme fut entrée
+dans sa chambre, a refermée devant moi en disant: «Tâchez de reposer un
+peu, ma bonne Gervaise.»
+
+--Et la voiture qui nous a amenés, le Marcassin et moi? continua
+François qui, tout en interrogeant, échafaudait son plan de vengeance,
+car, le regard dans le vide, il ne s'apercevait pas que la Saute lui
+tournait le dos.
+
+--Votre voiture est sous le porche, avec son bidet toujours dans les
+brancards. Tout en laissant Pancrace conduire vos chevaux à l'écurie, le
+Marcassin s'est opposé à ce que le bidet fût dételé: il s'est contenté
+de lui mettre sa musette d'avoine.
+
+En répondant ainsi, Léocadie, les yeux toujours tournés vers la fenêtre,
+était distraite par la vue du grand échalas ambulant qui se rapprochait
+de plus en plus.
+
+--Tiens! il a un fusil en bandoulière, se dit-elle en relevant ce détail
+que la distance raccourcie lui permettait maintenant de constater.
+
+L'homme maigre s'était brusquement arrêté et, se faisant de la main une
+visière sur les yeux, car il recevait le soleil en pleine figure, il
+s'était mis à examiner les lieux qu'il allait atteindre. Au mouvement de
+sa tête, il était facile de deviner que son attention allait du bateau
+_la Juliette_ à l'auberge de la _Biche-Blanche_.
+
+Puis, sans doute pour se rendre compte du chemin parcouru, il exécuta un
+demi-tour sur place et se mit à regarder au loin.
+
+La Saute eût peut-être observé encore longtemps cet individu décharné,
+si, tout à coup, un craquement sec, qui se fit entendre derrière elle,
+ne l'eût fait brusquement se retourner.
+
+Le bruit était causé par la détente d'un long couteau que le
+Beau-François venait d'ouvrir après l'avoir tiré de sa poche. Ce
+couteau, la Saute le connaissait. Deux fois elle avait vu le Chauffeur,
+impitoyable, en frapper ses victimes.
+
+La lueur de la lame qui brillait dans la demi-obscurité du cellier la
+fit frissonner. Allait-il la tuer pour qu'elle ne mît pas obstacle à ses
+projets?
+
+Elle se trompait. Le Beau-François, lui mettant la main sur l'épaule,
+accentua d'une voix qui sonnait la menace:
+
+--Écoute-moi bien, la Saute: si tu tiens à ta peau, tu vas rester ici
+sans t'occuper de ce qui se passera là-haut dans un instant. Ne sois ni
+pour ni contre moi dans ce que je vais tenter; c'est tout ce je demande.
+À cette condition, je te jure que si je ne suis pas tué par le
+Marcassin, je ne troublerai plus jamais ta vie.
+
+Et le colosse, sortant du cellier, disparut dans la direction des
+écuries.
+
+L'épouvante de la mort avait été terrible pour la Saute, qu'un violent
+tressaillement avait secouée dans tout son être. Au frisson de peur
+succéda un élancement aigu qui lui traversa les flancs. Sous l'effet de
+l'émotion effroyable qu'elle avait éprouvée, la crise d'une maternité
+prochaine venait de se déclarer.
+
+Affolée par les douleurs lancinantes qui lui déchiraient les entrailles,
+elle oublia la défense faite par François de quitter le cellier, et,
+sortant, elle voulut gagner sa chambre. S'accrochant à tout ce qui
+pouvait soutenir sa marche, étouffant ses cris, elle parvint, au prix de
+tortures inouïes, à monter l'escalier.
+
+Arrivée devant sa chambre, qui s'ouvrait en face de celles des deux
+femmes, la force lui manqua, et, pantelante de souffrance, elle
+s'affaissa sur le sol près d'une des deux portes.
+
+--Madame! madame! gémit-elle désespérément en frappant à cette porte.
+
+
+
+
+ VII
+
+
+Ce voyageur, dont l'extrême maigreur avait tant étonné Léocadie, alors
+que, par l'étroite fenêtre du cellier, elle l'avait regardé arrivant
+vers la _Biche-Blanche_, n'était autre, on a dû le deviner, que notre
+ancienne connaissance, Barnabé Fil-à-Beurre, marchant en éclaireur
+devant le lieutenant Vasseur et ses deux hommes, qui le suivaient à une
+petite demi-heure de distance.
+
+À deux cents toises de l'auberge, comme l'avait remarqué la Saute, le
+squelette s'était arrêté, la main en visière sur les yeux, pour étudier
+l'aspect extérieur de l'auberge.
+
+--Bonne mine, cette hôtellerie! se disait-il. À coup sûr, le lieutenant
+ne voudra pas s'y arrêter, car le Mans n'est qu'à une petite lieue et
+mieux vaut y filer tout droit; mais rien n'empêche, pour donner le temps
+aux autres de me rejoindre, que je m'y rafraîchisse un peu le gosier.
+
+Dans cette intention, il avait voulu se remettre en marche, mais il
+avait été retenu sur place par la vue du bateau _la Juliette_, qu'il
+s'était mis à examiner en se disant:
+
+--Sans nos chevaux, ce serait encore là le moyen le moins périlleux pour
+nous de voyager... Mais, bast! allez donc parler de cela au lieutenant,
+qui aime les aventures à coups de fusil...
+
+Et, en souriant, l'échalas avait achevé:
+
+--Ainsi que moi, du reste.
+
+Ensuite, comme son regard passait en revue l'équipage du bateau qui se
+trouvait sur le pont, il s'écria avec une sincère admiration:
+
+--Oh! oh! voici un citoyen qui jouit d'une bien magnifique santé! Il
+aurait de la graisse à me revendre! À lui tout seul il vaut un
+chargement pour le bateau.
+
+Inutile de dire que ces paroles de Fil-à-Beurre étaient motivées par la
+vue du Saucisson-à-Pattes qui, à ce moment précis, quittant le bord,
+venait de s'engager sur la planche en pente qui formait passerelle du
+rivage au bateau.
+
+--On croirait voir un éléphant qui danse sur la corde! pensa le
+squelette en éclatant de rire au spectacle qui s'offrait à lui.
+
+En effet, la planche, sous le poids extraordinaire qu'elle avait à
+supporter, avait fléchi. Il était évident qu'elle allait craquer au plus
+petit mouvement du mastodonte qui, les bras étendus en balancier,
+n'osait plus avancer ni reculer, et poussait des hurlements désespérés
+qui accusaient son peu de goût pour le bain qu'il courait risque de
+prendre dans la Sarthe.
+
+À ces cris, un homme qui pêchait en aval de la rivière s'était empressé
+de pousser son bateau au rivage et d'accourir au secours du gros homme.
+En lui tendant une perche de filet en guise de rampe, il parvint à
+l'amener sur le plancher des vaches.
+
+Alors, délivré et libérateur avaient marché vers l'auberge pendant que
+les mariniers qui, au lieu de porter secours, avaient assisté en riant à
+la scène, rentraient sous le pont du bateau où venait de les appeler une
+cloche qui, tintant sur le pont près d'un tuyau d'où sortait de la
+fumée, devait être secouée par le cuisinier de la _Juliette_, convoquant
+son monde à dîner.
+
+À mi-chemin de l'auberge et de la rivière, le gros homme avait été
+abordé par une servante accourue à toutes jambes de la maison. Elle
+n'avait prononcé qu'une courte phrase et aussitôt Fil-à-Beurre avait vu
+l'énorme bonhomme gesticuler joyeusement et marcher en toute hâte vers
+la _Biche-Blanche_.
+
+--On vient de lui annoncer un heureux événement, pensa Barnabé.
+
+Quittant son poste d'observation, il se remit en marche. Seulement, au
+lieu de suivre le bord de l'eau, il fit un crochet afin de regagner la
+grand'route pour s'assurer s'il ne verrait pas poindre au loin le
+lieutenant et ses deux hommes.
+
+--J'ai tout le temps d'avaler une potée de vin, se dit l'échalas après
+avoir constaté qu'aussi loin que le regard pouvait s'étendre, la route
+était déserte.
+
+Et il se retourna vers l'auberge dans laquelle il allait pénétrer par la
+façade donnant sur la route.
+
+Soudainement, il vit sortir du porche de la _Biche-Blanche_ une voiture
+basse et bâchée, attelée d'un vigoureux bidet qui partit ventre à terre
+dans sa direction. Telle était la rapidité de sa course que c'était à
+croire l'animal affolé par quelque terrible souffrance. Il passa,
+hennissant de douleur, devant Fil-à-Beurre, qui n'eut que le temps de se
+jeter sur le bas-côté de la route, pour n'être pas renversé par les
+roues de la voiture, léger véhicule que le cheval, dont les forces
+étaient décuplées par la furie, entraînait avec une si vertigineuse
+vitesse, qu'il fut impossible à l'échalas de voir si elle contenait
+quelqu'un.
+
+--Arrêtez-le! arrêtez-le! cria une voix furieuse au moment où la voiture
+passait devant lui.
+
+Fil-à-Beurre tourna la tête.
+
+Un homme, qui venait de s'élancer de l'auberge, accourait de son côté à
+la poursuite de la voiture.
+
+--Voici une laide figure que je connais! pensa le squelette en regardant
+le coureur venir à lui.
+
+Puis, un souvenir l'éclairant:
+
+--C'est le Marcassin, se dit-il.
+
+Et, immédiatement, pris de désespoir, il se demanda:
+
+--Gervaise est-elle dans cette voiture?
+
+Bien qu'il fût trop tard, le Marcassin arrivait, fou de rage, criant
+toujours:
+
+--Arrêtez-le! arrêtez-le!
+
+--N'importe comment? demanda Fil-à-Beurre au faux chouan qui allait
+l'atteindre.
+
+--N'importe comment! répondit le Marcassin.
+
+Prompt comme l'éclair, l'échalas eut son fusil en main.
+
+La voiture était déjà à plus de quatre-vingts pas, protégeant de son
+arrière-train le corps du cheval dont on n'apercevait plus que les
+jambes.
+
+Fil-à-Beurre ajusta et fit feu.
+
+La voiture s'arrêta subitement.
+
+La balle avait cassé une jambe du cheval.
+
+--Eh! eh! je n'ai pas été trop maladroit, se dit Fil-à-Beurre en
+s'élançant sur les talons du Marcassin, qui avait repris sa course en
+hurlant d'une voix qui, à présent, frémissait d'une joie féroce:
+
+--Je vais t'étrangler, mon Beau-François!
+
+Sur les jambes du chouan, les longues perches du squelette devaient
+avoir raison. Fil-à-Beurre arriva premier à la voiture dont son regard
+rapide sonda l'intérieur.
+
+--Vide! s'écria-t-il.
+
+La voiture, en effet, ne contenait personne.
+
+--Vide! répéta le Marcassin qui arrivait à son tour. Je me suis laissé
+prendre à une ruse du Beau-François.
+
+--Et voici qui devait vous faire courir longtemps après votre cheval.
+
+Ce disant, Fil-à-Beurre montrait, sur la croupe de l'animal, étendu et
+frémissant à terre, une mèche allumée qui, attachée sous la croupière,
+achevait de se consumer. Aiguillonné par la brûlure, le cheval aurait,
+sans la balle de Fil-à-Beurre, entraîné à fond de train le Marcassin
+dans une direction opposée à celle suivie par son ennemi.
+
+Sitôt après avoir vu la voiture vide, le faux chouan avait repris,
+toujours courant, le chemin de l'auberge. Il espérait arriver encore à
+temps pour rejoindre le Beau-François.
+
+Fil-à-Beurre s'élança derrière lui.
+
+Le Marcassin entra dans l'auberge, gravit l'escalier, pénétra dans les
+chambres désertes. Sa fureur terrible était devenue concentrée.
+
+--Plus de femmes! prononça-t-il de sa voix rauque et brève.
+
+Puis, après un regard dans un angle d'une des chambres:
+
+--Et plus d'or! ajouta-t-il.
+
+Cela dit, il quitta les chambres et redescendit dans la grande salle,
+toujours suivi par Fil-à-Beurre, qui se répétait avec une angoisse
+indicible:
+
+--Gervaise au pouvoir du Beau-François!
+
+Arrivé au seuil de l'auberge, le faux chouan se retourna vers l'échalas.
+
+--Ton nom! demanda-t-il.
+
+--Fil-à-Beurre.
+
+--Jamais le Marcassin n'oublie un service qu'on lui a rendu, dit-il en
+faisant allusion au coup de fusil qui avait arrêté le cheval en sa
+course.
+
+Ensuite, son regard se promena menaçant dans la grande salle, semblant
+chercher quelqu'un.
+
+--Quant à la complice de François, ajouta-t-il, la femme de l'auberge,
+qui m'a trompé en me disant que la cave n'avait pas d'autre issue, elle
+ne perdra pas pour attendre. Le Marcassin n'oublie ni les services ni
+les tromperies. Je n'ai pas le temps de faire justice de la gueuse, mais
+je reviendrai pour lui scier le cou.
+
+Et, sur ce, le Marcassin partit au pas de course.
+
+Le squelette l'aurait bien suivi. Mais le lieutenant Vasseur allait
+arriver avec ses deux hommes.
+
+--Le Beau-François n'a pas fui par eau, se dit-il en voyant par une
+fenêtre, ouvrant sur la Sarthe, le bateau la _Juliette_ toujours sur ses
+amarres, et plus bas la barque du pêcheur encore attachée au rivage.
+
+À ce moment, derrière lui, se fit entendre une voix plaintive qui
+geignait:
+
+--L'inquiétude me torture si fort les entrailles qu'il me semble que
+c'est moi qui vais accoucher!
+
+ * * * * *
+
+Pour que Fil-à-Beurre eût reconnu le Marcassin lorsqu'il venait à lui
+courant après la voiture, où s'était-il déjà rencontré avec lui? Comment
+pouvait-il deviner que Gervaise devait être une des deux femmes
+disparues dont, tout à l'heure, avec le Marcassin, il avait visité les
+chambres désertes? Nous remettrons à plus tard d'expliquer ces deux
+points.
+
+Il s'était si brusquement mêlé au rapide et dramatique incident qui
+s'était produit et le Marcassin l'avait quitté si vite qu'il en était
+encore ahuri. Besoin était pour lui de retrouver son sang-froid et
+d'étudier les faits. En son esprit troublé se dressait, seule et
+sinistre, cette pensée que Gervaise était tombée au pouvoir du
+Beau-François, qui l'avait enlevée au Marcassin. Pour arriver à la
+découverte de ce qui avait dû se passer, le brave garçon cherchait à
+rassembler ses souvenirs.
+
+--Quand le lieutenant, ses hommes et moi nous nous sommes mis à la
+poursuite de cette voiture, que la fatigue de nos chevaux nous a
+empêchés d'atteindre, elle était escortée de deux cavaliers; nous
+savions déjà que l'un était le Beau-François. À présent, moi, je sais
+que l'autre était le Marcassin.
+
+Cela posé, la réflexion amena Barnabé à s'adresser cette question:
+
+--Mais que sont devenues leurs montures?
+
+Marcassin était parti à pied à la poursuite de son ennemi. Pourquoi pas
+à cheval? Était-ce donc que le Beau-François avait emmené les deux bêtes
+qui, en même temps qu'elles étaient nécessaires à l'enlèvement de
+Gervaise, mettaient le Marcassin dans l'impossibilité de le rattraper.
+
+--Oui, le Beau-François a emmené les chevaux, finit par conclure
+Fil-à-Beurre.
+
+Et c'était quand il venait d'élucider ce point, que, tout à coup, avait
+retenti derrière lui cette voix geigneuse qui débitait:
+
+--L'inquiétude me torture tellement les entrailles que je crois que
+c'est moi qui vais accoucher.
+
+À ces mots, Barnabé fit volte-face et reconnut le volumineux bonhomme
+que, vingt minutes auparavant, il avait aperçu, de loin, descendant de
+_la Juliette_.
+
+Ayant appris par la servante, à sa sortie du bateau, que sa femme était
+en mal d'enfant, le Saucisson-à-Pattes, après avoir donné à son valet
+d'écurie Pancrace l'ordre de courir au Mans chercher un médecin, avait
+voulu pénétrer dans la chambre où sa femme allait le rendre père.
+
+Mais la porte lui avait été si obstinément fermée sur le nez, que le
+pauvre diable en était réduit à promener par la maison ses angoisses
+conjugales.
+
+Suivant sa manie déplorable de se confier à tous venants, le grotesque,
+sans se demander d'où lui tombait ce confident, dès que Fil-à-Beurre se
+fut retourné à sa voix, le regarda d'un air désolé et piailla d'un ton
+lamentable:
+
+--Trop tard pour aller m'asseoir sur la pierre!!! Il faut que le
+pèlerinage précède la naissance!!! Léocadie s'est trop pressée!!! Elle
+aurait attendu quatre jours de plus que je n'en aurais pas été moins
+flatté d'être père au bout de cinq mois de mariage.
+
+--Quel est cet oison gras? se demanda Barnabé, ignorant qu'il fût en
+présence du propriétaire de l'auberge de la _Biche-Blanche_.
+
+Avant qu'il pût placer une parole, l'hôtelier éclata en sanglots:
+
+--Oui! beugla-t-il, sans le pèlerinage, mon fils va naître sans tête!
+Avec toutes les histoires de mes clients sur la bande d'Orgères et son
+Beau-François, ma femme s'est si bien frappée l'imagination que, tout à
+l'heure, quand j'étais derrière la porte qu'on a refusé de m'ouvrir
+j'entendais Léocadie qui, au milieu de ses douleurs, répétait ces
+mots...
+
+En l'entendant parler de ses clients, Barnabé avait deviné que son homme
+était l'aubergiste.
+
+--Bon! pensa-t-il, par lui je vais me renseigner.
+
+Mais comme, par ce que disait le Saucisson-à-Pattes, sa curiosité venait
+d'être éveillée, il prêta l'oreille pour savoir ce que la femme en
+couches répétait au milieu de ses douleurs.
+
+--Eh bien, que disait donc la citoyenne, ton épouse? insista-t-il en
+voyant l'aubergiste s'arrêter.
+
+Si celui-ci ne continuait pas, c'est que la parole lui était coupée par
+l'apparition de Pancrace, son garçon d'écurie.
+
+--Tu n'es donc pas parti au Mans avec la carriole pour en ramener le
+médecin? demanda-t-il, étonné.
+
+--Impossible, patron, déclara Pancrace.
+
+--Parce que?
+
+--Parce que, pour la carriole, il faut un cheval.
+
+--Et mon vieux Blanc-Blanc?
+
+--Tu peux venir le voir à l'écurie, ton Blanc-Blanc, citoyen patron...
+On l'a cruellement arrangé! Il a le jarret tranché.
+
+Avant que son maître pût s'exclamer, Pancrace continua:
+
+--Et il a été fait de même aux deux chevaux des voyageurs de tantôt. Les
+trois pauvres bêtes estropiées sont étendues sur leur litière que ça
+fait peine à voir.
+
+--Les voyageurs, les chevaux, répéta le Saucisson-à-Pattes stupéfait,
+car, parti pour retenir son passage sur _la Juliette_ avant l'arrivée de
+Marcassin, il était incapable de comprendre.
+
+Mais une pensée triompha de son ahurissement et lui fit tout oublier:
+
+--Sans médecin, que va devenir ma Léocadie? hurla-t-il.
+
+--Oh! fit Pancrace, tu peux être tranquille pour la citoyenne patronne.
+Elle a trouvé à propos l'aide d'une des voyageuses.
+
+--Chevaux, voyageurs, voyageuses! ânonna l'aubergiste hébété par sa
+surprise redoublée.
+
+Il était écrit que l'aubergiste, avant toute explication, passerait
+d'une émotion à une autre.
+
+À ce moment, en haut de l'escalier, parut la servante qui lui cria:
+
+--Tu peux monter, citoyen patron. C'est fini! Un enfant superbe!
+
+Le Saucisson-à-Pattes sembla prendre son courage à deux mains, et, d'une
+voix brisée par l'émotion, il demanda:
+
+--Il a une tête???
+
+--Viens voir, dit la fille en disparaissant, pressée qu'elle était de
+retourner près de l'accouchée.
+
+Mais le coup avait porté. À cette réponse, qui ne précisait rien,
+l'aubergiste avait pris une mine désespérée; il hocha lentement la tête
+en disant d'un ton mourant:
+
+--Du moment qu'elle n'a pas répondu franchement, c'est qu'elle n'a pas
+osé m'avouer l'horrible vérité qu'elle veut me laisser constater par
+moi-même... Pas de joues à caresser de mes lèvres de père!...
+
+Cinq minutes avaient suffi à Fil-à-Beurre pour juger son homme. Aussi
+fut-ce avec un sérieux profond qu'il lui fit entrevoir une consolation.
+
+--Même sans tête, ton enfant aura toujours deux autres joues à offrir à
+tes baisers de père.
+
+--Tu me verses du baume dans l'âme! prononça le pauvre père qui, après
+un regard de reconnaissance à Barnabé, se mit à monter l'escalier
+conduisant chez sa femme, pendant que Pancrace sortait par la porte
+ouvrant sur la cour.
+
+Dès qu'il fut seul, Fil-à-Beurre se mit à songer au rapport du garçon
+d'écurie.
+
+À n'en pas douter, c'était le Beau-François qui, d'un coup de couteau,
+avait estropié les trois chevaux de l'écurie.
+
+Pourquoi?
+
+La seule réponse était qu'il avait voulu retirer au Marcassin le moyen
+de l'atteindre en sa fuite. Mais alors se présentait un autre pourquoi
+mystérieux. À quel propos, quand il y avait pour lui danger énorme à ne
+pas s'éloigner au plus vite, le Chauffeur avait-il dédaigné d'employer
+les chevaux qui l'auraient emporté au loin, lui et la jeune fille qu'il
+enlevait?
+
+Car, pour Fil-à-Beurre, qui ignorait l'existence du pot plein d'or, la
+jeune fille était le seul empêchement qui dût embarrasser la fuite du
+bandit.
+
+Et, dans ces conditions, il avait mieux aimé partir à pied. Il avait
+refusé le seul moyen de mettre l'espace entre lui et l'implacable ennemi
+qu'il allait avoir aux trousses.
+
+Par eau, il n'avait pas eu la possibilité de s'éloigner. _La Juliette_
+était encore là et la barque de Pancrace n'avait pas disparu.
+
+Donc le Chauffeur était bel et bien parti à pied.
+
+Malgré la logique qui l'affirmait, Barnabé se répétait que ce n'était
+pas possible. Que la jeune fille l'eût suivi ou qu'il l'emportât
+évanouie, le Beau-François ne pouvait, de gaieté de coeur, s'être exposé
+à se laisser aussi facilement rejoindre par le Marcassin.
+
+Enfin un soupçon vint à l'esprit de Barnabé.
+
+--À moins, se dit-il, que le Beau-François, au lieu de fuir, soit resté
+près d'ici, caché en quelque coin, laissant le Marcassin toujours courir
+en avant.
+
+Alors, en se rappelant qu'il avait annoncé à Vasseur qu'il l'attendrait
+sur le point de la route où, avant le Mans, il y aurait du neuf, le
+squelette alla se poster sur le seuil de la _Biche-Blanche_.
+
+Dix minutes après, comme on l'a vu, arrivaient Vasseur et ses deux
+hommes. Il n'était pas à la gaieté, à propos de Gervaise, ce bon
+Fil-à-Beurre. Néanmoins, à la vue de Fichet, gourmé et plus sérieux
+qu'un âne, il ne put résister à l'idée de lui demander:
+
+--Vous qui savez tant de choses, ne sauriez-vous pas accoucher une dame?
+
+ * * * * *
+
+Après avoir mis pied à terre devant la _Biche-Blanche_, on doit se
+souvenir que Vasseur avait été tout d'abord abasourdi et par
+l'apparition du Saucisson-à-Pattes hurlant au monde entier qu'il avait
+un fils, et par la scène burlesque où ledit fils, perdu par la servante
+qui l'avait posé elle ne savait où, pour nettoyer son étable, avait été
+supposé dévoré par les cochons et, finalement, retrouvé dans le chapeau
+de Fichet, qui l'avait rapporté en le prenant pour un singe.
+
+Sur quoi, l'aubergiste s'était emparé de son rejeton, qu'il avait
+couvert de ses baisers, en vociférant d'une voix qui éclatait d'une joie
+délirante:
+
+--Il a une tête! il a une tête!
+
+Ce qu'il aurait répété peut-être bien longtemps, si Fil-à-Beurre ne
+l'avait arrêté en demandant:
+
+--Dis donc, citoyen aubergiste, est-ce que, tant que ton fils aura une
+tête, tu laisseras tes voyageurs sans boire ni manger?
+
+Moins de dix minutes après, le lieutenant était attablé avec
+Fil-à-Beurre; tandis qu'à l'autre bout de la salle, Lambert et Fichet,
+auxquels s'était joint l'aubergiste, fonctionnaient à pleines mâchoires.
+
+Sitôt sa première faim apaisée, le lieutenant s'était hâté de répéter
+une question que les événements avaient laissée sans réponse:
+
+--Maintenant, ami Barnabé, peux-tu me dire pourquoi, toi qui venais de
+charger ton fusil quand, tantôt, tu m'as quitté pour partir en
+éclaireur, je t'ai retrouvé, tout à l'heure, le rechargeant à nouveau...
+À quel propos et sur qui as-tu donc tiré pendant notre séparation?
+
+Fil-à-Beurre sentait qu'il y avait imprudence à répondre au lieutenant
+avant de l'avoir préparé à son récit.
+
+Il fit donc d'une pierre deux coups en répliquant:
+
+--Mon coup de fusil se lie à un incident de la nuit dernière, auquel il
+me faudrait remonter.
+
+--Alors, remonte.
+
+--C'est bien votre avis?
+
+--Certainement.
+
+--Eh bien, puisque je remonte, voulez-vous m'apprendre pourquoi certain
+lieutenant de votre connaissance m'a embrassé avec des transports de
+joie quand, après lui avoir conté comment j'avais connu certaine
+demoiselle Gervaise, j'ai ajouté que je savais où retrouver cette jeune
+fille qui, subitement, avait disparu de sa maison, au village de Mégin?
+
+Ce disant, l'échalas regardait Vasseur avec un sourire si franc et si
+dévoué, que le lieutenant ne put résister à cet appel à sa confiance:
+
+--J'adore Gervaise! avoua-t-il.
+
+Et, avec ce besoin, commun à tous les amoureux, de parler de l'objet
+aimé, Vasseur conta tout. Comment il avait découvert Gervaise à l'aide
+du cheval de Doublet qu'il avait empoisonné ensuite pour qu'aucun autre
+ne pût faire cesser l'ignorance de la jeune fille sur son père. Par
+quelle ruse il s'était fait admettre dans la maison. Les efforts qu'il
+avait tentés pour soustraire Doublet à l'échafaud. Enfin, quel avait été
+son désespoir lorsque, venu pour voir une dernière fois Gervaise avant
+de se mettre en route à la chasse du Beau-François, il avait trouvé la
+maison inhabitée.
+
+--Par un paysan qui passait, j'ai appris que Gervaise avait suivi un
+oncle qui était venu la chercher avec une lettre de son père... «Un
+oncle qui avait l'air d'un ours, aimable comme un coup de trique!» m'a
+dit le paysan qui me renseignait, acheva Vasseur.
+
+--Oh! ça, oui, fit Barnabé.
+
+--Tu as donc vu cet oncle, toi?
+
+--Écoutez à votre tour. Moi aussi, deux jours avant vous, j'étais allé à
+Mégin. L'exécution des Chauffeurs d'Orgères, que vous m'aviez indiquée
+pour le moment où j'aurais à vous suivre, était fixée au surlendemain.
+Je voulus donc aller faire mes adieux à celle qui avait été si bonne
+pour moi. Suivant mon habitude, je pénétrai par le jardin, à travers un
+trou de la haie. Le moyen m'avait été indiqué par Annette qui tremblait
+toujours qu'en arrivant par la route, je ne me trouvasse nez à nez avec
+le père, le prétendu maquignon Augé, subitement revenu de voyage.
+
+Fil-à-Beurre s'arrêta pour boire, ce qui fit une pause pendant laquelle
+on entendit, à l'autre bout de la salle, la voix du Saucisson-à-Pattes
+qui, faisant ses confidences aux soldats de Vasseur, achevait cette
+phrase:
+
+--... Par l'effet de la pierre du pèlerinage, on peut arroser des fleurs
+à six pieds de distance.
+
+À quoi Fichet répondit dédaigneusement en retroussant sa moustache:
+
+--Que mon père, il ne s'est jamais frictionné les fesses sur une pierre,
+ce qui n'empêche que moi, si le coeur il t'en dit, citoyen, je
+t'emplirai une bouteille à huit pieds, que tu en seras courbaturé de la
+précision de mon adresse de coup d'oeil quant au goulot.
+
+--En vérité, tu fais cela?
+
+Parmi ses qualités Fichet avait celle d'être un carottier fini, qui ne
+ratait jamais une aubaine. Aussi répondit-il:
+
+--Que j'en suis susceptible, identiquement que je te le dis, lorsque
+j'ai bu... à ma huitième bouteille quand le vin est une saloperie et à
+ma douzième alors que le vin il me congratule le gosier.
+
+Et Fichet ajouta:
+
+--Ton vin, il me congratule le gosier.
+
+Compliment qui, si l'aubergiste était curieux de le voir prouver son
+dire, renvoyait l'épreuve après la douzième bouteille.
+
+Cependant, de son côté, Fil-à-Beurre avait repris son récit:
+
+--Je passais par le commun à fourrages dont je vous ai parlé, quand, de
+l'autre côté de la cloison, une voix qui m'arriva par la crevasse me
+fixa sur place.--Le père était-il donc enfin revenu?--Bien doucement je
+m'approchai de la lézarde et je regardai. Je vis un homme laid, velu,
+carré sur sa base, une sorte d'ours qui était entrain de dire à
+Gervaise:
+
+«Là-bas, à Saint-Florent-le-Vieil, où je vous conduis, votre père
+viendra vous rejoindre et se fixer après une dernière tournée. Pour vous
+engager à me suivre, il vous a adressé cette lettre que je vous ai
+donnée à lire. Comme il vous l'écrit, je suis votre oncle par votre
+mère. Il faut me suivre, mon enfant.»
+
+Vasseur interrompit Barnabé.
+
+--Doublet avait prévu son sort, dit-il. Cette lettre était écrite
+d'avance pour entraîner son enfant au loin dans le cas où il serait pris
+avant d'avoir pu filer.
+
+--Comme vous le dites, mon lieutenant, continua Fil-à-Beurre. Pour moi,
+qui ne devais savoir la vérité que le surlendemain, en reconnaissant
+Doublet sur l'échafaud, cette lettre ne signifiait pas autre chose que
+le maquignon Augé, ne voulant pas revenir en Beauce, avait chargé son
+beau-frère de venir chercher Gervaise.
+
+Il avait une voix bien rauque, ce vilain homme. Il me sembla pourtant
+qu'elle s'adoucissait quand il ajouta:
+
+--N'ayez pas trop peur de moi, mon enfant. Je ne suis pas le Marcassin
+pour tout le monde.
+
+C'est ainsi que j'appris qu'il se nommait le Marcassin.
+
+Puis il reprit:
+
+--Préparez donc votre départ.
+
+--Mais, objecta Gervaise, et ma bonne Annette?
+
+--Annette nous accompagnera jusqu'au Mans. Elle est de cette ville: nous
+l'y laisserons à notre passage.
+
+J'eus le tort de croire que le départ n'était pas si proche. Chaque
+matin, Gervaise avait l'habitude de venir soigner les fleurs de son
+jardin. Je m'éloignai donc en me promettant de revenir le lendemain
+faire mes adieux à la jeune fille à son heure de jardinage. Hélas! quand
+je me présentai, il était trop tard. Gervaise était partie au point du
+jour. Mais dans ma mémoire, deux noms étaient restés. Le nom du village
+de Saint-Florent-le-Vieil et le nom ou plutôt le sobriquet de Marcassin.
+
+--Le reconnaîtrais-tu, cet oncle? demanda Vasseur.
+
+--Oui, d'autant mieux que je l'ai revu une seconde fois.
+
+--Quand donc?
+
+--Aujourd'hui même, dans cette auberge.
+
+Fil-à-Beurre hésita un peu avant de continuer; mais il était de ceux qui
+pensent qu'à entasser les mauvaises nouvelles, on ne porte, en somme,
+qu'un coup. Il continua donc d'une voix grave:
+
+--C'est à propos du Marcassin que je me suis servi tantôt de mon fusil.
+
+--Tu l'as tué? fit vivement Vasseur.
+
+--Non, il s'agissait de sauver Gervaise.
+
+Le lieutenant avait pâli à ces mots. Sa voix tremblait quand il demanda:
+
+--Elle courait donc un danger?
+
+--Elle y est tombée, prononça Barnabé.
+
+Et, brutalement peut-être, mais avec la conviction qu'il valait mieux
+tout dire à un homme de la trempe du lieutenant, il continua:
+
+--Gervaise est aux mains du Beau-François depuis une heure!
+
+À ce moment, à l'autre table, le Saucisson-à-Pattes était en train de
+dire d'une langue un peu épaissie par le vin:
+
+--Ma Léocadie était un bourreau de vertu. Elle m'a vu et, aussitôt, elle
+a compris qu'elle était devant son vainqueur. L'amour l'a jetée à mes
+pieds sans défiance. Aussi ai-je eu pitié d'elle. Je lui ai accordé ma
+main.
+
+Sous l'émotion de colère froide qui lui était montée au cerveau à la
+terrible nouvelle que Gervaise était au pouvoir du Beau-François, le
+lieutenant amoureux fut injuste envers Fil-à-Beurre. Il se leva
+brusquement de table en disant:
+
+--Comment! imbécile! voici une heure que tu me fais perdre à
+t'écouter... heure que j'aurais employée à la poursuite du bandit!
+
+L'échalas secoua la tête et, bien tranquillement, répondit:
+
+--Le poursuivre? à quoi bon? Nous ferions trop l'affaire du
+Beau-François qui, à mon avis, loin d'avoir gagné le large, doit être
+aux environs, tapi en quelque cachette d'où il guette notre départ pour
+pouvoir prendre ensuite la route sur laquelle il saura n'être pas
+poursuivi.
+
+Alors, à l'appui de son dire, Fil-à-Beurre conta les faits auxquels il
+avait assisté, c'est-à-dire la mèche allumée sous la croupière du bidet
+de la voiture bâchée, pour que l'animal, affolé par la souffrance,
+entraînât le Marcassin à sa poursuite dans une direction opposée à celle
+que le Chauffeur comptait prendre pour détaler.
+
+En écoutant le récit des trois chevaux estropiés dans l'écurie par le
+Beau-François, le lieutenant s'étonna:
+
+--Pourquoi, au contraire, ne s'en est-il pas servi pour s'enfuir?
+demanda-t-il.
+
+--Là est le mystère, fit Fil-à-Beurre. Que Gervaise ne fût pas évanouie,
+notre gredin aurait été forcé de la lier sur une des montures ou, en cas
+d'évanouissement, de l'emporter en travers de sa selle. Il n'aurait pu
+aller bien loin ainsi, mais il aurait gagné du terrain. Pour que le
+Beau-François ait négligé ce premier moyen de prendre du champ, il faut
+qu'une raison s'y soit opposée... Là est le mystère, je vous le dis
+encore.
+
+--En coupant le jarret des chevaux, il aura voulu les empêcher de servir
+à ceux qui se lanceraient à ses trousses, avança Vasseur.
+
+--Euh! euh! j'en doute, fit le squelette.
+
+Et il répéta en insistant:
+
+--Là est le mystère... Il y a, j'en suis certain, une cause, inconnue de
+nous, qui a dû guider cette conduite étrange du Beau-François.
+
+--Cause qui, sans doute, était aussi inconnue au Marcassin, puisque
+n'ayant pas, comme toi, le soupçon que le Chauffeur ne s'était pas
+éloigné, il s'est mis en chasse du sacripant.
+
+--Euh! euh! répéta Fil-à-Beurre.
+
+--Tu ne le crois pas?
+
+--Le Marcassin m'a eu tout l'air d'un finaud, qui n'en est pas à compter
+les malices de son sac. Qui sait si, au lieu d'être au diable, comme
+nous le croyons, il n'est pas à l'affût dans le voisinage.
+
+Et Fil-à-Beurre, qui avait l'habitude de tenir à ses idées, devint
+pensif et murmura à mi-voix:
+
+--Quel motif a pu arrêter la fuite du Beau-François?
+
+Soudainement, il se frappa le front en homme qui se souvient.
+
+--Oh! oh! lâcha-t-il en souriant.
+
+--Quoi donc? fit le lieutenant.
+
+--Un fait me revient en mémoire. Quand j'ai suivi le Marcassin lorsqu'il
+a visité les chambres désertes des deux femmes, il a commencé par dire:
+«Disparues!» puis il a regardé dans un coin d'une de ces chambres, et il
+a ajouté: «l'or aussi!»
+
+Tout satisfait, Fil-à-Beurre lâcha, en se frottant les mains:
+
+--Tiens! tiens! «L'or aussi.» Est-ce que, par hasard, c'est cela qui a
+mis un fil à la patte du Beau-François et l'a empêché partir à cheval?
+
+Puis, avec étonnement:
+
+--«L'or aussi!» redit-il lentement; il fallait donc qu'il y en eût un
+bien gros tas!
+
+De tout ce qui venait d'être dit, il surgissait pour l'amoureux
+lieutenant une inquiétude immense.
+
+--Qu'est devenue, à cette heure, ma pauvre Gervaise? soupira-t-il.
+
+Une crainte, qui lui traversa l'esprit, le fit frémir.
+
+--Le Beau-François va-t-il l'entraîner vers la bande de
+Coupe-et-Tranche, ajouta-t-il.
+
+À ce mot étrange, Fil-à-Beurre avait ouvert de grands yeux. Sa
+physionomie demandait une explication.
+
+Vasseur, qui le comprit, tira d'une de ses poches un petit papier
+graisseux, qu'il se mit à déplier, en disant:
+
+--Voici le billet, écrit par Doublet, que j'ai trouvé dans le collet de
+la veste abandonnée par le Beau-François la nuit de son évasion. Le père
+de Gervaise s'est bêtement fait couper le cou en refusant de m'expliquer
+le sens de cette lettre dont, aujourd'hui, grâce à toi pour la plus
+grande partie, j'ai la complète explication. Au pied de l'échafaud,
+quand j'en ai parlé à Doublet, il n'y avait encore dans ce grimoire que
+deux renseignements que je comprenais. Tiens, écoute:
+
+Et le lieutenant se mit à lire:
+
+«_Coupe-et-Tranche.--Jéhu 24.--S.-F.-le-Vieil.--La Saute.--Le
+Marcassin.--Sans sabots, on s'enrhume.--Sept et quatre font neuf.--La
+faîne est tombée._
+
+--C'était là un memento fait par Doublet pour servir au Beau-François
+après son évasion, reprit le lieutenant après sa lecture.
+
+--Oui, dit Barnabé. Et ce doit être par le Chauffeur qui, j'en jurerais
+bien, n'a dû rien comprendre à la commission, que Doublet a fait
+prévenir le Marcassin de venir chercher sa fille.
+
+--Pour moi, ce billet, reprit Vasseur, était le pot à l'encre, sauf deux
+points. D'abord ce nom de Coupe-et-Tranche, que je savais être le
+sobriquet du chef de la plus redoutable bande de faux chouans qui, à
+cette heure, ravage la Mayenne, la Sarthe et le Bas-Maine. À coup sûr,
+Doublet envoyait le Beau-François comme une recrue à Coupe-et-Tranche.
+
+Fil-à-Beurre n'était pas curieux à demi; il s'empressa de demander:
+
+--Quel est l'autre renseignement que vous aviez aussi compris?
+
+--C'est _Jéhu 24_, qui est un mot d'ordre.
+
+--Un mot d'ordre des Chauffeurs?
+
+--Nullement... et ma surprise a été grande en constatant qu'il était
+connu des Chauffeurs... Pour me l'expliquer, il a fallu me rappeler que
+Doublet, alors qu'on ne se méfiait pas de lui, était au mieux avec les
+autorités de Chartres qui, bien souvent, venaient, en cachette, faire
+les parties fines en son auberge.
+
+--Mais alors, de qui ce _Jéhu 24_ est-il le mot d'ordre? insista
+Barnabé.
+
+--C'est le mot de passe au moyen duquel se font reconnaître entre eux ou
+des autorités les policiers que le ministre Fouché a envoyés dans nos
+départements pour y préparer le coup de filet qui nous débarrassera de
+toutes les bandes.
+
+--Des malins, paraît-il, ces policiers-là?
+
+--Le dessus du panier. Parmi eux, dit-on, il y en a un qui les enfonce
+tous.
+
+Vasseur fut interrompu par le Saucisson-à-Pattes, qui criait à Fichet:
+
+--Dix, onze, douze, citoyen! tu en es à ta douzième fiole, c'est le
+moment de me prouver ton adresse dans un goulot de bouteille à huit
+pieds de distance... comme tu l'as prétendu.
+
+À quoi Fichet, qui en était arrivé à ses fins, c'est-à-dire à boire à
+gogo, se redressa plus raide qu'un crin, en disant d'une voix qui ne
+badinait pas:
+
+--Prétendu!!! Que tu me ferais la pétulance de dubiter de ma parole!
+Prends la chose, imposteur, que je ne tolériserais pas une insultation
+de cette vigueur.
+
+Il avait une mine si menaçante, que le Saucisson-à-Pattes effrayé
+s'empressa de dire:
+
+--Je te crois sur parole, citoyen; je te crois si bien que je me fais un
+devoir d'avouer que je suis encore émerveillé de ton adresse à viser un
+goulot.
+
+Si l'aubergiste n'amplifia pas ses excuses, c'est qu'il en fut empêché
+par l'arrivée des bateliers de la _Juliette_, qui allait enfin démarrer.
+
+Avant de partir, ils venaient vider un dernier pot de vin, à l'heureuse
+réussite de leur voyage.
+
+En pensant à Gervaise, le lieutenant ne tenait plus en place. Malgré
+tout ce que lui avait dit Barnabé, il voulait se mettre en chasse du
+Beau-François.
+
+--En route! commanda-t-il à ses hommes.
+
+Si bête qu'il fût, le Saucisson-à-Pattes était aubergiste avant tout,
+c'est-à-dire qu'il s'attachait à ses clients et ne lâchait pas
+facilement une aubaine. Sa voix se fit aussitôt bien humble en
+s'écriant:
+
+--Comment! en route? Est-ce que vous allez tous partir quand voici la
+nuit qui arrive... au moment même où il est d'habitude de se reposer en
+un bon lit?
+
+--En route! répéta Vasseur sans s'arrêter à ces observations.
+
+--Non, non, vous ne me ferez pas l'injure de mépriser les lits moelleux
+de la _Biche-Blanche_, geignit douloureusement l'énorme hôtelier en
+s'avançant, les mains jointes, vers le lieutenant.
+
+Et quand il fut près, bien près de Vasseur, il lui souffla vite:
+
+--JÉHU, 24!
+
+À ces mots de reconnaissance, qui lui signalaient un des fameux agents
+expédiés par le ministre de la police, pas un trait du visage de Vasseur
+ne trahit l'immense étonnement qui venait de s'emparer de lui.
+
+L'homme était là devant lui avec son apparence de polichinelle ridicule,
+avec ses gestes stupides. Mais au milieu de cette figure niaise, les
+yeux avaient tout à coup brillé, intelligents et résolus.
+
+--Restez! lui souffla encore l'agent.
+
+Et, tout aussitôt, retrouvant son allure burlesque et sa voix de
+crécelle, il se remit à piailler:
+
+--Je défie qu'au Mans, où tu vas aller, citoyen, tu trouves meilleurs
+lits ni aussi bon vin... Pas vrai! vous autres, les bateliers?
+
+--Ça, c'est vrai. Ton vin se laisse boire, confessa le patron de _la
+Juliette_ qui trinquait avec ses hommes.
+
+Fichet, par reconnaissance pour les bouteilles bues gratis, crut devoir
+plaider la cause de l'aubergiste.
+
+--Que son vin il est en comparation avec les femmes. On se complaît à le
+caresser, déclara-t-il.
+
+--Va donc pour une nuit passée à l'auberge de la _Biche-Blanche_,
+accorda Vasseur ayant l'air de céder.
+
+Les quelques mots soufflés par l'aubergiste au lieutenant n'avaient pas
+été surpris par Fil-à-Beurre. Il crut que c'était à son conseil de ne
+pas s'éloigner que Vasseur se rendait.
+
+--À la bonne heure! il entend raison! se dit-il.
+
+Puis, mentalement, il ajouta:
+
+--J'ai dans l'idée que notre nuit à la _Biche-Blanche_ ne sera pas des
+plus tranquilles.
+
+Cependant les bateliers avaient fini de boire.
+
+--Nous partons. On n'attend plus que toi, citoyen aubergiste, annonça le
+patron de _la Juliette_ en s'adressant au Saucisson-à-Pattes.
+
+Ce dernier le regarda d'un air bêtement surpris:
+
+--Pourquoi n'attends-tu plus que moi? demanda-t-il.
+
+--Mais pour monter à bord. As-tu donc oublié que nous devons, à notre
+passage, te déposer au pèlerinage de Cormières?
+
+L'énorme bonhomme tressauta en s'écriant:
+
+--Tiens! j'ai donc omis de vous annoncer que je ne pars plus... Il est
+trop tard, puisque ma femme est accouchée et, de plus, ce serait
+inutile, attendu que mon fils a une tête...
+
+Et, de sa voix épouvantée, s'adressant à Fichet:
+
+--Car j'ai eu peur un instant, le croirais-tu, citoyen? d'avoir un fils
+sans tête.
+
+--Que cela, nonobstant, aurait été encore plus mieux que d'avoir une
+tête sans fils... Rien qu'une tête!!! objecta Fichet, dont la maxime
+était qu'en ce bas monde, il faut savoir se contenter du mauvais, par
+crainte de trouver plus mauvais encore.
+
+En apprenant que l'aubergiste n'était plus du voyage, le patron avait
+échangé avec ses hommes un rapide coup d'oeil que surprit Fil-à-Beurre.
+
+--Alors c'était bien la peine, tantôt, de nous demander à visiter
+l'entrepont de la _Juliette_ pour savoir où tu dormiras cette nuit,
+gouailla le patron.
+
+Sous l'accent moqueur du chef batelier perçait une légère pointe de
+mécontentement qui frappa Barnabé.
+
+--Eh! eh! pensa-t-il, on dirait que ce changement de résolution le
+taquine un brin.
+
+--Si une potée de mon meilleur vin peut t'indemniser de ce dérangement,
+je serai heureux de te l'offrir, pour toi et tes hommes, proposa
+humblement l'hôtelier.
+
+--Allons, va chercher ton meilleur, gros phoque! accorda le patron qui
+sembla n'avoir plus de rancune.
+
+Le jour avait baissé de plus en plus. L'obscurité arrivait dans la
+salle. L'aubergiste prit sur l'étagère d'un buffet deux chandelles qu'il
+alluma. Il en laissa une sur la table des bateliers et, oubliant
+d'éclairer la table où se tenait Vasseur près de qui Barnabé était venu
+reprendre sa place, il emporta l'autre chandelle. Après avoir soulevé la
+trappe, il descendit dans la cave.
+
+Depuis qu'il avait entendu le _Jéhu 24_, Vasseur n'avait cessé
+d'observer l'aubergiste. En le voyant si niais, si lourd, si saugrenu,
+il en était à se demander si ses oreilles ne l'avaient pas trompé.
+
+Dans la pénombre où le laissait l'absence de lumière, il sentit la main
+de Barnabé se poser sur son bras.
+
+--Écoutez donc, lui souffla ce dernier.
+
+Puis, tout après:
+
+--Et regardez les bateliers, ajouta-t-il.
+
+En effet, du côté de la Sarthe, se faisait entendre un sifflement doux,
+mais prolongé qui, après une note longue, se coupait d'une plus brève
+entre deux pauses. Ce sifflement devait être un signal à l'adresse des
+bateliers, car, après un nouveau coup d'oeil échangé entre eux, le
+patron cria d'une voix impatiente:
+
+--Viendras-tu, lambin?
+
+--Voici! dit le Saucisson-à-Pattes sortant par la trappe, porteur d'un
+énorme pot qu'il vint déposer sur la table de l'équipage avec sa
+chandelle.
+
+Ainsi éclairés par les deux lumières, les bateliers apparaissaient bien
+distincts aux regards attentifs du lieutenant et de Barnabé.
+
+--Là! fit le Saucisson-à-Pattes en posant le pot, goûtez-moi cela et
+vous pourrez vous vanter d'avoir lampé du premier numéro... Hein! quel
+arome?
+
+L'aubergiste ne mentait pas. Le vin avait un tel arome qu'il alla
+chatouiller les papilles nasales de Fichet qui, à côté de Lambert, se
+tenait à deux pas observant la scène.
+
+Il tendit ses narines béantes et avides au doux parfum, en disant à
+mi-voix à son camarade:
+
+--Pour lors, alors, que ce vin serait donc d'une délectance plus
+conséquente, que celui dont nous nous averions imbibé l'individu.
+
+--Si le coeur t'en dit, approche ton verre, l'ami, proposa le patron,
+qui avait entendu.
+
+Fichet ne se le fit pas dire deux fois. Il se retourna vers la table où
+il avait dîné et prit son verre qu'il avança aussitôt en modulant de sa
+voix aimable:
+
+--Que c'est pour te complaire.
+
+Au moment où l'offre avait été faite, l'aubergiste avait ébauché un
+geste brusque, qu'il avait arrêté tout à coup, parce que le regard du
+patron s'était tourné vers lui.
+
+Pour Vasseur, qui observait, il était évident que ce geste interrompu
+devait être un signal à Fichet de ne pas boire.
+
+Le dicton qu'il y a loin de la coupe aux lèvres devait être d'une triste
+vérité pour le soldat. Son verre était déjà sous son nez et ses lèvres
+allaient se poser sur le bord, quand la voix sèche et impérieuse de
+Vasseur lui cria:
+
+--Fichet, viens.
+
+Il était franc buveur, le bon Fichet, mais il était aussi soldat modèle.
+Au commandement dont l'intonation, du reste, ne lui donnait pas le temps
+d'ingurgiter, il posa son verre sur la table et vint tout droit à son
+chef.
+
+--À votre bon voyage! souhaita l'aubergiste aux bateliers qui semblaient
+vouloir attendre le retour de Fichet, pour trinquer avec lui.
+
+Peut-être auraient-ils patienté si, à ce moment, n'avait recommencé le
+sifflement qu'avait remarqué Fil-à-Beurre. Toutes les mains saisirent
+vivement leurs verres.
+
+--À ton prochain fils... et avec deux têtes, riposta le patron
+moqueusement.
+
+Alors, tout l'équipage but pendant que, sur le rivage de la Sarthe, le
+sifflet renouvelait son appel.
+
+--À bord! commanda le patron qui partit précipitamment, suivi de ses
+hommes.
+
+Le Saucisson-à-Pattes, sitôt le dernier batelier disparu, avait pris le
+verre de Fichet et, sans mot dire, il en avait jeté le contenu sur le
+parquet.
+
+Un grognement de désespoir sortit du gosier du soldat:
+
+--Que, pour un rien, je lui casserais strictement les _femmoplates_,
+murmura-t-il, indigné de voir un si bon vin perdu.
+
+Fichet, on le voit, avait de la mémoire... Seulement, il s'embrouillait
+dans le féminin et le masculin.
+
+Cependant, l'aubergiste avait gagné le seuil de la porte et, de là, il
+regardait le départ de _la Juliette_. Un peu de jour apparaissait encore
+à l'horizon en une étroite bande claire sur laquelle _la Juliette_ se
+détachait en noir. Semblables à des ombres, les cinq hommes se voyaient
+sur le port occupés à détacher les amarres.
+
+Le sifflement avait cessé.
+
+Pendant ce silence, Barnabé qui, avec Vasseur, s'était approché d'une
+fenêtre pour assister au départ du bateau, souffla au lieutenant:
+
+--C'est drôle! il ne me semble plus du tout être un crétin, ce gros
+hippopotame... Oh! mais, plus du tout, du tout.
+
+--Attends un peu, dit Vasseur, qui voulait lui laisser le plaisir de la
+surprise.
+
+Cependant, _la Juliette_, délivrée de ses liens, s'était ébranlée sous
+l'effort de deux hommes s'aidant d'une gaffe pour lui faire gagner le
+courant.
+
+À ce moment, du bord s'éleva la voix du patron qui, en apercevant
+l'aubergiste debout sur le seuil de sa maison, lui criait:
+
+--Adieu! boule d'idiot!
+
+Comme s'il recevait un compliment, le Saucisson-à-Pattes agita
+joyeusement son mouchoir en guise de réponse au partant. Mais, en même
+temps, sa voix, qui n'avait plus rien de la crécelle, gronda sourde et
+menaçante:
+
+--Non, pas adieu, mais au très prochain revoir, chenapans de malheur!
+
+Alors, rentrant dans la salle, il marcha droit à Vasseur et lui dit:
+
+--Venez, lieutenant.
+
+
+
+
+ VIII
+
+
+Vasseur était des mieux costumés. Rien dans son travestissement
+n'indiquait autre chose que ce qu'il prétendait représenter,
+c'est-à-dire un campagnard aisé. À se dire commerçant en grains, il
+pouvait être cru sur l'apparence.
+
+En s'entendant donner son titre de lieutenant, il y eut sur son visage
+un étonnement dont l'aubergiste devina la cause, car il dit en riant:
+
+--Oh! je vous connais pour vous avoir déjà vu à Chartres sous
+l'uniforme... J'avais besoin de me mettre en mémoire les traits de celui
+dont, un jour ou l'autre je pourrais avoir à réclamer l'aide... Et,
+voyez-vous, quand j'ai dévisagé quelqu'un, il est impossible que
+j'oublie sa figure.
+
+--Et ceux-là? dit Vasseur en montrant Fichet et Lambert, aussi
+travestis.
+
+--Oh! ceux-là! Qui connaît le chien de tête, devine la meute... Deux
+gendarmes qui, par cela même qu'ils vous accompagnent, doivent être deux
+loyaux et braves soldats... Ils se seraient déguisés en anges que je les
+aurais reconnus.
+
+Et, sans que rien trahît qu'il plaisantât:
+
+--Pourtant, reprit-il, peut-être aurais-je hésité pour Fichet, qu'à son
+langage choisi j'aurais pu prendre pour un maître d'école.
+
+--Et moi? fit Barnabé en s'avançant.
+
+--Toi, mon garçon, tu n'es pas déguisé. Les loques qui te couvrent sont
+même tes habits de fête... Seulement, l'intelligence et l'honnêteté que
+je lis sur ton visage ne t'ont pas encore enrichi... Bast! tout arrive à
+qui sait attendre.
+
+Tout cela avait été dit d'un ton leste, dégagé, rieur, qui était loin de
+rappeler l'accent traînard, aigu et niais du Saucisson-à-Pattes. Son
+allure avait aussi changé. Au lieu du lourd poussah, l'homme, malgré son
+embonpoint excessif, était devenu agile et remuant. Il en témoignait, du
+reste, par la vivacité avec laquelle, tout en parlant, il s'occupait à
+fermer les lourds volets qui, en plus d'épais barreaux de fer, fermaient
+intérieurement la grande salle de la _Biche-Blanche_.
+
+Sa clôture terminée il répéta:
+
+--Venez.
+
+--Où nous conduis-tu? demanda Vasseur.
+
+--Pincer le Beau-François.
+
+--Tu le connais donc? s'écria Barnabé surpris.
+
+--Deux fois, il est venu dans mon auberge. Aujourd'hui et il y a trois
+jours.
+
+Un souvenir revint à Fil-à-Beurre.
+
+--Mais, dit-il, pour aujourd'hui, comment le sais-tu? Pendant l'heure
+que le brigand est resté ici, toi, tu étais à bord de _la Juliette_.
+
+--Oui, mais j'ai mon élève.
+
+Et le Saucisson-à-Pattes marcha vers la porte en ajoutant:
+
+--Mon élève que je vais vous présenter.
+
+Au moment d'ouvrir, il s'arrêta en disant:
+
+--Pas de lumière qui nous trahisse. Il faut qu'on nous croie bel et bien
+endormis.
+
+Il vint à la table où brûlaient les deux chandelles, en souffla une et
+porta l'autre sous le manteau de la cheminée. Certain alors qu'aucune
+lumière ne s'apercevrait du dehors quand il ouvrirait la porte, il y
+retourna, en fit tourner le battant et prononça:
+
+--Pancrace!
+
+Aussitôt le valet d'écurie pénétra dans la salle et repoussa la porte.
+
+Si promptement que la porte eût été ouverte et refermée, cela avait
+suffi pour que le lieutenant et Fil-à-Beurre pussent entendre, sur le
+bord de la Sarthe, se répéter le sifflement, mais cette fois plus
+strident et surtout plus précipité, ce qui dénotait l'impatience du
+siffleur.
+
+--Où est le Beau-François? demanda l'aubergiste à brûle-pourpoint au
+valet.
+
+Celui-ci comprit qu'il était autorisé à parler devant les étrangers, en
+présence de qui l'interrogeait son maître. Il répondit sans hésiter:
+
+--Toujours dans la Saunerie.
+
+Après une pause qui laissa encore entendre le sifflement s'accentuant de
+plus en plus impatient, Pancrace continua:
+
+--Tenez, écoutez comme il s'égosille après l'équipage de _la Juliette_.
+
+En prononçant ce nom, le valet éclata de rire.
+
+--Ah! si vous les voyiez, les gens du bateau! reprit-il. Les brigands
+s'en vont à la dérive sans pouvoir parvenir à se rapprocher du rivage.
+
+Puis, avec un éclat de rire:
+
+--Sapristi! patron, s'écria-t-il, vous leur avez versé une bien jolie
+drogue dans leur dernière rasade.
+
+Ces paroles éclairèrent Fichet sur le vin qu'il avait été sur le point
+de boire et que l'aubergiste avait jeté sur le parquet.
+
+--Que j'ai la compréhension actuelle de l'inconvenance d'avoir transfusé
+mon verre, avoua-t-il d'un ton reconnaissant.
+
+Cependant, pour mieux édifier Vasseur, l'aubergiste avait continué
+l'interrogatoire de Pancrace:
+
+--Tu es bien certain que l'individu que nous entendons siffler dans la
+Saunerie est le Beau-François?
+
+--Pour ça, oui... C'est moi qui ai reçu les chevaux lorsqu'il est arrivé
+avec l'autre, le poilu, pendant que vous étiez sur _la Juliette_. Je les
+ai reconnus pour les deux particuliers qui étaient déjà venus, il y a
+trois jours, et dont vous m'avez dit que le géant était le
+Beau-François.
+
+Pancrace, après cette réponse se remit à rire en disant:
+
+--L'entendez-vous? Hein! l'entendez-vous? En donne-t-il du galoubet,
+l'enragé!
+
+En effet, le sifflement du Beau-François avait repris de plus belle.
+Cela eut pour effet de réveiller l'ardeur du lieutenant qui s'écria:
+
+--Mais, à trop attendre, nous allons laisser fuir ce misérable; il
+gagnera _la Juliette_ à la nage.
+
+--Oh! fit tranquillement l'aubergiste, je l'en défie bien; il se
+noierait, car il aurait trop lourd à porter.
+
+Sans demander l'explication de cette dernière phrase, Vasseur reprit:
+
+--Alors il gagnera _la Juliette_ à l'aide de cette barque que j'ai vue
+attachée au bord de l'eau.
+
+--J'en ai retiré les avirons tout à l'heure, déclara Pancrace.
+
+--Patience, citoyen Vasseur, patience! fit l'aubergiste d'un ton calme.
+Soyez bien persuadé que le gueux ne peut nous échapper.
+
+Et, à titre de justification du retard, il ajouta cette phrase
+énigmatique:
+
+--Il ne faut pas en vouloir aux gens de vouloir faire d'une pierre trois
+coups!
+
+--Trois coups, répéta Fil-à-Beurre étonné.
+
+Mais, au lieu de continuer, l'aubergiste revint à Pancrace pour lui
+adresser une question qui arrivait bien étrangement:
+
+--Dis donc, fit-il, ma nouvelle servante, la Victoire, elle liche,
+n'est-ce pas?
+
+--C'est son péché mignon.
+
+--Et la pauvrette ne dédaignerait pas une rôtie au vin chaud, bien
+sucré, qu'on lui planterait sous le nez.
+
+--J'en suis certain.
+
+--Alors, il faut être indulgent pour le goût de cette fille. Tout à
+l'heure, en disant que c'est pour donner des forces à ma femme, tu
+monteras une rôtie là-haut, que tu mettras bien à portée de Victoire.
+
+--Une rôtie au vin... c'est un peu raide pour une accouchée qui a
+peut-être la fièvre, objecta Pancrace.
+
+--C'est aussi ce que se dira Victoire, et comme elle ne voudra pas nuire
+à sa maîtresse, elle se décernera la boisson.
+
+--Il y a gros à parier.
+
+L'aubergiste porta la main à sa poche dont il tira quelque chose qu'il
+glissa dans celle du valet, en disant:
+
+--Pour qu'elle trouve meilleur goût à sa régalade, tu lui mettras cela
+dans son vin.
+
+--Bon! fit Pancrace en riant, comme aux gens du bateau... ce sera drôle!
+
+--Ensuite...
+
+Au lieu de terminer sa phrase, l'aubergiste se pencha à l'oreille du
+valet et, à voix basse, lui souffla une longue phrase qu'il termina par
+cette question:
+
+--C'est bien compris?
+
+--Tout ce qu'il y a de mieux compris.
+
+--Alors, va, mon bon Pancrace.
+
+Et pendant que le valet entrait dans la cuisine, probablement pour
+préparer la rôtie au vin, l'aubergiste alla rouvrir la porte donnant sur
+la rivière en disant:
+
+--Venez examiner, lieutenant.
+
+La nuit, sans être trop claire, permettait de voir les objets à
+distance. Un peu plus loin, sur la Sarthe, apparaissait la masse sombre
+de _la Juliette_ qui, depuis qu'elle avait démarré, aurait dû être déjà
+bien loin.
+
+--Pourquoi est-elle encore là? et surtout pourquoi est-elle allée
+s'arrêter à l'autre rive, au lieu de revenir à celle-ci? demanda
+Vasseur.
+
+--Parce que le bateau, descendant à la dérive, a été poussé par le
+courant de la rivière, qui porte sur la rive gauche.
+
+--À la dérive? répéta le lieutenant; mais alors que fait donc
+l'équipage?
+
+--Il dort à poings fermés, grâce au narcotique contenu dans le vin que
+je lui ai offert pour son coup du départ. Voilà donc comment, ainsi que
+vous le voyez, toute la largeur de la Sarthe sépare le bateau de notre
+siffleur enragé.
+
+Pendant qu'ils étaient seuls, le lieutenant voulut satisfaire sa
+curiosité.
+
+--Tu t'es fait connaître à moi avec le nom de passe, dit-il, mais
+j'ignore ton vrai nom.
+
+--Meuzelin!
+
+--Bigre!!! lâcha Vasseur avec l'accent de la plus sincère admiration
+pour le porteur de ce nom.
+
+Parmi ceux qui étaient au fait des agissements du ministère de la
+police, et le lieutenant, par ses fonctions, était de ceux-là, on citait
+Meuzelin comme le plus habile et le plus audacieux des policiers de
+l'époque. Rien donc de plus justifié que l'exclamation de surprise
+louangeuse échappée à Vasseur, en apprenant qu'il se trouvait en
+présence de cette célébrité de la police.
+
+Le compliment que contenait le juron du lieutenant fut compris par
+Meuzelin qui, faisant bon marché de l'éloge, répliqua gaiement:
+
+--Peut-on se méfier du bonhomme ridicule que je représente... du
+Saucisson-à-Pattes, comme on m'appelle, dont la bêtise est citée à vingt
+lieues à la ronde? Je n'ai pas grand mérite, croyez-moi, à rouler tous
+ces naïfs de province.
+
+Ensuite, redevenant sérieux:
+
+--Voici le moment d'agir, dit-il; lieutenant, faites venir vos hommes.
+
+--Armés? demanda Vasseur.
+
+--Jusqu'aux dents, car je crois que nous aurons à batailler.
+
+--Batailler, répéta dédaigneusement le lieutenant. Si vigoureux que soit
+le géant que nous allons prendre, nous sommes quatre hommes contre
+lui... et même cinq, en te comptant, Meuzelin.
+
+--Oui, mais il ne faut pas me compter.
+
+--Parce que?
+
+--Parce que, débita l'aubergiste en tapant sur son ventre monstrueux,
+mon rôle se borne à être le gros morceau de lard qui doit attirer le rat
+hors de son trou... Vous verrez cela tout à l'heure. Quant à batailler,
+comme je vous l'annonce, et dont vous doutez, soyez-en certain... et non
+pas contre un seul homme, mais contre vingt ou trente garnements qui
+nous tomberont sur les reins...
+
+--Qui te le laisse croire?
+
+--La visite d'une heure que j'ai faite aujourd'hui sur _la Juliette_,
+sous prétexte d'y retenir mon passage pour Cormières, m'a donnée sujet
+d'ouvrir l'oeil.
+
+Et, sans plus d'explications, l'aubergiste répéta:
+
+--Faites venir vos hommes.
+
+Sitôt Barnabé et les deux soldats arrivés, l'aubergiste ferma
+soigneusement sa porte, dont il plaça la clef sous la dalle cassée d'un
+banc qui avait jadis existé à côté de l'entrée.
+
+--En cas de retraite, le premier arrivé trouvera la clef en cet endroit,
+annonça-t-il.
+
+--Pour un seul vaurien à prendre, Meuzelin, tu vois l'avenir bien en
+noir, dit Vasseur, persistant dans son idée qu'on n'aurait affaire qu'au
+Beau-François.
+
+--Je souhaite de me tromper, dit l'aubergiste d'un ton grave en prenant
+la tête du groupe qui, sur ses pas, contourna l'auberge pour gagner la
+route dont les taillis qui la bordaient faisaient un chemin moins
+découvert que le rivage de la rivière.
+
+On parvint à un bouquet d'arbres situé à cent toises tout au plus de la
+_Biche-Blanche_.
+
+--Voici où vous allez prendre l'affût, annonça le policier en pénétrant
+sous le couvert.
+
+Quarante pas plus loin, sous les arbres, se voyait la Sarthe, et de
+l'autre côté de la rivière, apparaissait la _Juliette_, en face de
+laquelle allait se dresser l'embuscade.
+
+À peine arrêté sous bois, Vasseur demanda:
+
+--Où donc est la Saunerie?
+
+--Là, sur la lisière du bois, cette bicoque, dit l'aubergiste en
+montrant une petite masure tombant en ruines.
+
+--Cernons-la, proposa le lieutenant impatient de tenir le Beau-François.
+
+Mais à son oreille la voix de Fil-à-Beurre murmura:
+
+--Et Gervaise, qu'il doit tenir enfermée avec lui? N'est-il pas à
+craindre que le misérable, en se voyant pris, ne tue la jeune fille?
+
+--Alors que faire? dit Vasseur pris d'épouvante.
+
+--Me laisser agir, souffla l'aubergiste, qui avait entendu. Ne vous
+ai-je pas dit que je serai le morceau de lard qui doit attirer le rat
+hors de son trou?
+
+Et se couchant à terre, il ajouta:
+
+--Imitez-moi et attendons.
+
+--Attendons quoi? demanda Fil-à-Beurre curieux, en s'étendant à côté du
+policier.
+
+--Le lever de la lune qui éclairera bien en plein le morceau de lard,
+répondit l'aubergiste.
+
+Tout avait été dit à voix basse. Après que les cinq hommes se furent
+couchés, le silence se fit.
+
+Un quart d'heure se passa.
+
+Tout à coup, Meuzelin dressa vivement la tête et sembla écouter. Son
+mouvement avait été simultanément imité par Fil-à-Beurre, qui lui
+souffla:
+
+--Avez-vous entendu?
+
+--Oui.
+
+--Un bruit de branches brisées! n'est-ce pas? De ce côté, près de la
+Saunerie, vers ce gros arbre dont une énorme branche s'étend au-dessus
+de la masure, appuya Barnabé.
+
+--Grosse branche où, jadis, fut pendu le grand-père de Pancrace, auquel
+appartenait la Saunerie. Le pauvre diable s'était fait pincer. Dame
+Justice l'a accroché au-dessus de sa propriété pour effrayer les
+fraudeurs de la gabelle, dit l'aubergiste.
+
+Pour l'intelligence de ce qui va suivre, quelques explications au sujet
+de la Saunerie sont nécessaires sur ce qu'on appelait la gabelle et les
+faux-sauniers.
+
+Ce nom de gabelle fut d'abord commun à plusieurs taxes. Plus tard, il
+fut uniquement appliqué à la _taxe du sel_, dont le monopole constituait
+un des plus gros revenus de la monarchie. «Autrefois, dit Boullet, qui
+nous fournit ces renseignements, le roi avait seul le droit de fabriquer
+et de vendre le sel, ainsi que d'en fixer le prix. On était, en outre,
+obligé d'acheter au roi une quantité déterminée de sel, avec défense de
+revendre ce qu'on avait de trop; de là l'impopularité qui, tant qu'elle
+dura, s'était attachée à cette taxe inique et vexatoire.
+
+Et il tenait ferme à son monopole, ce bon roi de France, tant et si bien
+qu'il faisait pendre tout pauvre diable qui se laissait pincer en
+contrebande de sel. C'était le procédé dont usait la monarchie pour
+attaquer son monde en concurrence déloyale.
+
+Voilà pourquoi le grand-père de Pancrace, faux-saunier qui était jadis
+tombé entre les mains des gens du roi, avait été accroché à la maîtresse
+branche de l'arbre qui abritait la maisonnette où il cachait son sel de
+contrebande.
+
+En 1800, époque du présent récit, il y avait dix ans déjà que le
+monstrueux impôt avait été aboli.
+
+Tout en parlant de la mort du grand-père de Pancrace, le policier
+n'avait pas quitté des yeux la branche qui avait jadis servi de potence
+à l'infortuné faux-saunier. Que voyait-il?
+
+À ce moment, Barnabé lui souffla encore:
+
+--Nouveau bruit de branche cassée. Décidément quelqu'un rôde autour de
+nous sous ce couvert...
+
+--Chut alors! fit l'aubergiste; raison de plus pour vous taire. On
+pourrait entendre.
+
+Donnant l'exemple du mutisme et de l'immobilité, il se recoucha à plat
+sur le sol. Mais, dans cette position, son regard ne quittait pas la
+branche.
+
+--Je m'en doutais! pensa-t-il, en faisant allusion sans doute à ce que
+guettaient ses yeux.
+
+Une demi-heure s'écoula encore.
+
+Alors les berges de la rivière s'éclairèrent d'une lueur douce qui
+dessina les contours de la _Juliette_ dont le pont apparut désert.
+
+C'était la lune qui se levait.
+
+Bien doucement, l'aubergiste se glissa près de Vasseur.
+
+--Voici la lune; je pars, lui souffla-t-il. Voulez-vous accepter de moi
+une consigne?
+
+--Parle.
+
+--Le principal quand j'aurai fait sortir le Beau-François de sa tanière,
+sera de lui fermer la retraite pour l'empêcher d'y rentrer. Aussitôt que
+vous me verrez apparaître là-bas, à l'angle de l'auberge, commencez à
+vous approcher bien doucement de la Saunerie.
+
+Et, en appuyant, il répéta:
+
+--Bien doucement, vous m'entendez... car il est tout près d'ici d'autres
+oreilles au guet.
+
+--Quelles oreilles? demanda le lieutenant étonné.
+
+Meuzelin parut n'avoir pas entendu la question et continua:
+
+--Ne faites feu qu'à la dernière extrémité, car je flaire aux environs
+une meute que l'explosion nous attirerait. À bientôt.
+
+Cela dit, le Saucisson-à-Pattes, avec une agilité qu'on n'aurait pu
+attendre de son obésité, se glissa dans les taillis et disparut.
+
+--Que je présuppose que nous allerions avoir de l'amusement récréatif et
+surabondant, murmura Fichet à son voisin Lambert.
+
+Ensuite, avec un soupir de regret:
+
+--Quelle infortune que je n'aurais pas mon sabre!
+
+Vasseur approuvait pleinement la manoeuvre indiquée par l'aubergiste.
+Une fois qu'il serait sorti de sa tannière, il fallait que le
+Beau-François n'y pût rentrer, en trouvant derrière lui la retraite
+coupée.
+
+Quant à ce danger terrible dont le menaçait l'agent, danger que pouvait
+attirer un coup de feu, le lieutenant n'y croyait pas beaucoup. Quel
+danger pouvait exister autre que celui encouru en empoignant le
+Chauffeur? Si vigoureux que fût le bandit, et fût-il même armé, eux,
+n'étaient-ils pas quatre hommes pour venir à bout du colosse et le
+prendre vivant, car Vasseur le voulait vivant? Son amour-propre exigeait
+que le Chauffeur montât, en pleine place de Chartres, sur la guillotine
+qui avait exécuté ses complices.
+
+Les yeux tournés vers l'auberge de la _Biche-Blanche_, dont on
+apercevait au loin la façade bien éclairée par la lune, le lieutenant
+guettait l'apparition du Saucisson-à-Pattes, qui devait donner le signal
+d'entourer la Saunerie...
+
+--Crois-tu, en dehors de la capture de François, à ce danger dont parle
+le policier? demanda-t-il à Fil-à-Beurre qui se tenait près de lui.
+
+--J'y crois si bien et j'ai tant pris au sérieux la recommandation de
+Meuzelin de ne faire feu qu'à la dernière extrémité que, pour ne pas
+céder à la tentation, j'ai remis mon fusil désarmé en bandoulière.
+
+--Mais quel est, selon toi, ce danger?
+
+--J'ai la doutance qu'en ce moment, dans quelque coin des environs,
+peut-être à vingt ou trente pas de nous, il doit y avoir deux ou trois
+douzaines de vauriens en train de rudement endêver.
+
+--Ils ont hâte de nous attaquer?
+
+--Non, pas du tout... et probablement même qu'ils ignorent notre
+présence sous bois.
+
+--Alors, pourquoi enragent-ils?
+
+--À cause de l'immobilité de _la Juliette_ qui a été s'arrêter de
+l'autre côté de la Sarthe quand, au contraire, elle devrait être sur
+notre rive pour les embarquer... Ils ne comprennent rien au silence de
+l'équipage que n'a pas fait bouger le sifflet de leur chef le
+Beau-François.
+
+Vasseur, à ces mots, haussa les épaules d'incrédulité.
+
+--Où diable vas-tu t'imaginer cette bande qui marche avec le
+Beau-François? ricana-t-il.
+
+--Qui marche avec lui... non... mais qui l'a rejoint, appuya Barnabé
+pour faire comprendre la différence.
+
+Et, à l'appui de son dire, il continua:
+
+--Avez-vous donc oublié les trente ou quarante mécréants, ce reste de la
+bande d'Orgères échappé à votre poigne, que nous avons eu à nos trousses
+à la sortie de Chartres? Ces aimables drôles, pour qui le séjour en
+Beauce est devenu périlleux, n'émigrent-ils pas, vous le savez, pour
+aller, à la suite de leur ancien chef, chercher fortune en provinces
+chouannes et vendéennes, que le Beau-François n'a pas dû manquer de leur
+représenter comme le vrai pays de cocagne des pillards!
+
+--Soit! accorda Vasseur; mais ces coquins, nous les avons laissés
+derrière nous, arrivant à l'auberge des Buchard. L'homme et la femme,
+tués par toi, laissaient au pillage des arrivants la cave de leur
+cabaret qui, m'as-tu annoncé, était bien garnie... L'ivresse, à ton
+dire, devait les retenir.
+
+--Oui, les retenir, mais pas à tout jamais. Or, en route, nous avons
+d'abord perdu six heures à laisser reposer nos chevaux fatigués et
+ensuite six autres heures se sont écoulées depuis notre arrivée à la
+_Biche-Blanche_... Total, douze heures, pendant lesquelles on a le temps
+de boire pas mal de vin et de le cuver... Nous avons donc perdu notre
+avance.
+
+Au fond, ce que Barnabé avançait là était fort possible. Le lieutenant
+fut un peu ébranlé en son incrédulité.
+
+Fil-à-Beurre reprit:
+
+--Et puis nos gueusards se sont-ils soûlés? Qui sait si le
+Beau-François, en partant le matin de chez les Buchard, avec le
+Marcassin et la voiture où était Gervaise, n'avait pas laissé un ordre
+pour ses hommes, à leur arrivée, de le rejoindre sans retard à la
+_Biche-Blanche_, où les attendait un bateau qui les embarquerait?
+
+--Tu pourrais bien avoir raison, avoua le lieutenant à demi convaincu.
+
+Pour arriver à donner une conviction pleine à Vasseur, l'échalas
+poursuivit:
+
+--Tout a été bien convenu d'avance, croyez-le. La bande, en arrivant
+ici, devait se tenir cachée en attendant un signal du Beau-François qui
+lui annoncerait que l'embarquement pouvait se faire sans danger. Or, ce
+danger, le Beau-François le flaire à cette heure. S'il ne donne pas le
+signal à ses gens qui attendent en leur cachette et s'il ne sort pas
+lui-même de son trou, c'est qu'il est alarmé par l'immobilité de _la
+Juliette_ et le silence de l'équipage. En voyant le bateau, qu'un coude
+du courant colle là-bas en cet endroit où la rive se creuse, notre chef
+chauffeur ne peut se douter que si l'embarcation n'est pas manoeuvrée,
+c'est parce que les bateliers sont endormis par la drogue de Meuzelin.
+Dans cette persistance à ne pas répondre à son sifflet, il a fini par
+croire que _la Juliette_ l'avertissait qu'il y a mauvaise anguille sous
+roche pour lui.
+
+Sur ce, l'échalas se mit à rire en ajoutant:
+
+--Notre sacripant doit fièrement pester de ne savoir pas nager.
+
+--Crois-tu qu'il ne le sache pas.
+
+--Dame! c'est évident. Est-ce qu'il n'y aurait pas belle lurette qu'il
+aurait dû traverser la Sarthe à la nage pour se rendre à bord de _la
+Juliette_? Il reste dans sa taupinière, faute d'un moyen quelconque
+d'arriver au bateau.
+
+--Et ma pauvre Gervaise est enfermée avec lui! soupira tristement
+Vasseur.
+
+Fil-à-Beurre ne lui laissa pas le temps de s'assombrir.
+
+--Elle sera bientôt avec nous, reprit-il, Meuzelin ne nous a-t-il pas
+promis d'attirer François hors de son trou?
+
+--Quelle est son idée?
+
+--Je l'ignore. Mais sitôt François sorti, nous nous emparerons de la
+porte et il ne remettra plus le pied dans la Saunerie.
+
+Cet espoir de retrouver Gervaise irrita l'impatience de Vasseur, qui
+murmura:
+
+--Meuzelin tarde bien à agir.
+
+Comme son regard remontait vers l'angle de l'auberge où l'agent devait
+apparaître, il rencontra la barque qui servait à Pancrace pour ses
+pêches sur la Sarthe.
+
+--François aurait pu se servir de cette barque pour traverser l'eau,
+avança-t-il.
+
+--Oui, fit Barnabé, mais vous oubliez que Pancrace a eu la précaution
+d'en retirer les rames.
+
+Puis, revenant à son idée:
+
+--Décidément, notre Beau-François ne sait pas nager, ajouta-t-il
+gaiement.
+
+À la pensée de Gervaise, qu'il allait bientôt revoir, Vasseur s'énervait
+dans l'attente.
+
+--Meuzelin ne paraît pas! Pourquoi n'attaquerions-nous pas le
+Beau-François immédiatement? proposa-t-il.
+
+--Non, non, dit vivement le squelette alarmé, songez au péril que peut
+courir Gervaise entre les mains du bandit exaspéré.
+
+Et, en insistant d'un ton de prière pour vaincre la résistance du
+lieutenant, qui s'obstinait en une attaque subite, il continua:
+
+--Fions-nous au policier que vous m'avez annoncé comme le malin des
+malins. Son plan doit être bon. Du reste n'avons-nous pas promis de
+suivre sa consigne de point en point?
+
+--Soit! attendons, concéda enfin Vasseur, faisant céder son amour à la
+voix de la raison.
+
+Pendant qu'il obtenait gain de cause, Fil-à-Beurre après un coup d'oeil
+sur Fichet et Lambert, voulut avoir son procès entièrement gagné.
+
+--Et songeons que cette consigne de Meuzelin nous recommande, pour ne
+point attirer sur nous la bande des Chauffeurs qui attend aux environs,
+de ne faire feu qu'à la dernière extrémité. Au premier coup de pistolet,
+les gueusards accourraient sur notre dos.
+
+Cette phrase préparatoire de Fil-à-Beurre n'avait d'autre but pour lui
+que d'amener un conseil.
+
+--Aussi feriez-vous bien, lieutenant, de commander à vos hommes de
+remettre à leurs ceintures les pistolets qu'ils ont à la main... Un
+doigt, appuyé par inadvertance sur la gâchette, peut amener le coup de
+feu que nous avons à éviter.
+
+--Quittez vos armes, commanda Vasseur à ses hommes.
+
+En replaçant ses pistolets à sa ceinture, Fichet gronda:
+
+--Que si tant seulement j'aurais Bec-Fin!
+
+--Qui appelles-tu Bec-Fin, citoyen Fichet? demanda Barnabé.
+
+--Que c'est mon sabre. Un gendarme qu'a son sabre, il vaut plus mieux,
+je t'en fiche l'incertitude, que six gendarmes qu'à tant seulement que
+des joujoux à poudre, accentua le sabreur avec le dédain qu'il avait
+pour les armes à feu.
+
+Un petit cri étouffé par le lieutenant joyeux fit retourner
+Fil-à-Beurre.
+
+Là-bas, à l'angle de l'auberge, venait enfin d'apparaître le policier.
+Bien éclairé par la lune, il arrivait, suivant le rivage dans la
+direction de la Saunerie, de son pas lourd et avec son allure grotesque
+du Saucisson-à-Pattes. Le policier était redevenu l'aubergiste ridicule
+qui faisait tant rire.
+
+Il allait jouer le rôle, annoncé par lui, du morceau de lard devant
+faire sortir le rat de son trou.
+
+--Que porte-t-il donc sur son épaule? demanda Vasseur empêché par la
+distance de reconnaître l'objet.
+
+La vue plus perçante de Fil-à-Beurre lui permit de découvrir quel était
+le fardeau de l'aubergiste.
+
+--Eh! eh! fit-il en riant, il paraît que Meuzelin est de mon avis.
+
+--Quel avis?
+
+--Que le Beau-François ne sait pas nager. Alors il lui apporte de quoi
+se tirer d'affaire... Ça va être drôle! À coup sûr le rat doit sortir...
+Pourvu, pourtant, qu'il n'en cuise pas à l'ami Meuzelin! acheva
+Fil-à-Beurre d'une voix alarmée.
+
+Enfin la distance diminuée laissa le lieutenant se rendre compte de ce
+que l'aubergiste tenait sur son épaule.
+
+--Des avirons! dit-il.
+
+--Oui, des avirons, reprit Barnabé, et son plan, que je devine, est des
+meilleurs. Il arrive vers la barque de Pancrace en homme qui se propose
+de jeter le filet au clair de la lune. Le Beau-François qui, comme nous,
+doit l'avoir vu, va se dire que les avirons lui permettront d'utiliser
+la barque pour se rendre à la _Juliette_, et nous allons le voir sortir
+de sa cachette.
+
+Mais la voix de l'échalas, d'abord joyeuse, tourna au grave pour
+ajouter:
+
+--Seulement, j'en suis toujours pour ce que j'ai dit. J'ai peur qu'il en
+cuise à Meuzelin.
+
+Le moment était venu de se diriger vers la Saunerie pour être tout prêt
+à fermer la retraite au Chauffeur si, une fois sorti, il voulait revenir
+sur ses pas et rentrer en son repaire.
+
+À pas assourdis, en évitant tout bruit, les quatre hommes s'approchèrent
+de la bicoque et vinrent se coller sur un des côtés de la Saunerie.
+
+Seul, l'Échalas, dépassait de la tête l'angle de la façade, observant,
+pour les autres, ce qui allait se passer.
+
+--Sort-il? demanda bien bas Vasseur, placé derrière Barnabé.
+
+--Pas encore, souffla Fil-à-Beurre.
+
+Il avait à peine répondu qu'il leva vivement la tête.
+
+Au-dessus d'eux s'étendait cette grosse branche de l'arbre qui, jadis,
+avait servi de potence au faux saunier, le grand-père de Pancrace. Après
+avoir, en grande partie, recouvert le toit de la Saunerie, cette branche
+faisait brusquement saillie au-dessus de la porte du bâtiment qu'elle
+protégeait de son épais feuillage, impénétrable à l'oeil.
+
+--C'est drôle, pensa Barnabé, il me semble avoir encore entendu là-haut
+un craquement.
+
+Mais le moment était à chose plus pressée. Il reprit son poste
+d'observation.
+
+--Et bien? demanda le lieutenant.
+
+--Ça mord! ça mord! lui murmura Fil-à-Beurre.
+
+Le Beau-François, en effet, avait aperçu l'aubergiste arrivant à la
+barque avec ses rames. Il venait d'entre-bâiller la porte, juste de quoi
+passer la tête pour observer le Saucisson-à-Pattes.
+
+Les quatre compagnons étaient aussi immobiles que des statues. Le plus
+petit bruit, en donnant l'éveil au Beau-François, le prévenait du
+voisinage de ses ennemis. Alors il rentrait en la cache où il tenait
+Gervaise, et la jeune fille avait tout à redouter du premier transport
+de rage qui s'emparerait du colosse en se voyant découvert.
+
+Cependant l'Échalas soufflait toujours à Vasseur, dont la tête lui
+touchait l'épaule:
+
+--Ça mord au mieux. Le maître rat se laisse attirer de plus en plus.
+
+C'était la vérité. Le Beau-François s'était avancé d'un pas. Son plan
+était bien facile à deviner: il allait bondir vers l'aubergiste aussitôt
+que celui-ci atteindrait la barque. Alors, il l'assommerait sur place et
+possesseur des avirons qui lui permettraient d'utiliser l'embarcation,
+il traverserait la Sarthe pour se rendre à la _Juliette_ et connaître la
+cause de son immobilité.
+
+Comme l'araignée, après avoir paru au bord de son trou, guette la mouche
+qui va se prendre en sa toile, le Beau-François, sur le seuil de la
+Saunerie, laissait sa victime arriver.
+
+Il crut enfin le moment favorable.
+
+Pourtant, avant de s'élancer, il interrogea du regard les alentours de
+l'abri qu'il allait quitter.
+
+Fil-à-Beurre n'eut pas le temps de retirer sa tête qui dépassait
+l'angle.
+
+À un petit claquement qui se fit entendre, il avança le nez à nouveau.
+
+Le Beau-François venait de fermer la porte et, ayant pris son élan, il
+courait sur l'aubergiste, se montrant de dos à Barnabé.
+
+--En chasse, le rat décampe! annonça le squelette.
+
+Aussitôt, les quatre compagnons, quittant leur poste, bondirent sur ses
+traces. Le plus urgent pour eux était d'arriver à temps pour sauver le
+Saucisson-à-Pattes des mains du géant. Une fois le scélérat pris et
+garrotté, ils reviendraient alors vers Gervaise.
+
+Assourdi par sa course, le Chauffeur ne pouvait entendre les ennemis qui
+lui arrivaient sur les talons.
+
+Ceux-ci le virent, tout courant, tirer de sa poche et ouvrir un long
+couteau. Il allait frapper l'aubergiste que, probablement, il jetterait
+ensuite à l'eau.
+
+--J'avais bien raison de dire qu'il en cuirait à Meuzelin! pensa
+Fil-à-Beurre tout alarmé, en cherchant à gagner l'avance qu'avait le
+Beau-François.
+
+Loin de se tenir sur ses gardes, l'aubergiste semblait ne pas même se
+douter du danger. Après avoir mis les avirons dans la barque, il était
+resté sur le rivage, occupé à rassembler les plis de son épervier étalé
+à terre, tournant le dos au Chauffeur qui approchait.
+
+Le Beau-François finit par l'atteindre et leva sa main armée du couteau.
+
+--Garde à vous! cria Vasseur, oubliant toute prudence à la vue de l'arme
+qui menaçait le policier.
+
+Il était trop tard.
+
+Le bras du Chauffeur s'abattit.
+
+--Imbécile! ricana soudain l'aubergiste au lieu de tomber sous le coup.
+
+La lame, loin de s'enfoncer dans le dos de l'agent, venait de voler en
+éclats, ne laissant plus que son manche au poing du géant.
+
+Mais le cri d'alarme, jeté par Vasseur, avait fait se retourner le
+Chauffeur. Il avisa, encore à dix pas, ceux qui allaient fondre sur lui.
+
+Il se vit pris.
+
+Alors, poussant du pied la barque pour lui faire quitter le rivage, il
+s'y élança. Mais son intention n'était pas de s'en servir. Il avait
+aperçu les armes de ses adversaires et, ignorant qu'ils ne voulaient pas
+en faire usage, il eut peur qu'une décharge l'atteignît en sa fuite. En
+conséquence, il se dressa à l'avant du bateau et plongea dans la Sarthe.
+
+Le bateau, déchargé de son poids, s'en alla à la dérive.
+
+La vue du plongeon de François avait abasourdi Barnabé.
+
+--Tiens! il sait nager, s'écria-t-il.
+
+Tout à coup, il tressauta de colère. Malgré la consigne, un coup de feu
+avait retenti.
+
+Il venait d'être tiré par Fichet qui, mauvais coureur et n'ayant pu
+suivre les autres, se trouvait encore à dix toises du groupe.
+
+Seulement, fixé sur place, il regardait du côté de la Saunerie.
+
+--Pourquoi as-tu tiré malgré la consigne? gronda Vasseur quand il l'eut
+rejoint.
+
+--Que la consigne, il me figure, elle avoir été de ne pas tirer sur le
+Beau-François, objecta le soldat tout placide.
+
+--Eh bien, alors? fit le lieutenant surpris.
+
+--Et bien que j'ai visé un autre particulier.
+
+Ensuite, tout en remettant à sa ceinture un pistolet déchargé, le soldat
+poursuivit:
+
+--Que la nature dans sa compatissance quant à moi, elle a oublié de me
+gratifier des jambes d'un cerf. Courir, il n'est pas dans mes agréments.
+Pour lors, il m'est incombé, tout à l'heure, que je m'ai en allé les
+quatre fers en l'air. Comme je me recueillais de par terre en mon
+altitude, que t'est-ce que j'ai observé?
+
+--Oui. Qu'as-tu vu en te relevant de ta chute? fit Vasseur sèchement.
+
+Fichet montra du doigt la Saunerie en continuant:
+
+--J'ai observé un homme qu'il dégringolait de la grosse branche qu'elle
+se superpose dessus la porte de la maison. Alors, dans la crédulité
+qu'il venait à la secouration de François, j'ai tiré sur lui.
+
+--Et tu l'as atteint?
+
+--Que son chapeau, il a sauté de sa tête. Mais je dubite que je l'aurai
+touché dans la gravité, car il est pénétré dans la Saunerie, et, tout
+succinctement, il s'en est excédé en emportant une femme dans ses bras.
+
+--Gervaise! s'écria Vasseur avec un accent d'angoisse indicible.
+
+Et, oubliant tout, affolé par le désespoir, il se précipita vers la
+Saunerie, sourd à la voix de Meuzelin, qui lui criait d'une voix
+alarmée:
+
+--À l'auberge! vite à l'auberge, le coup de feu a tout gâté. Gagnons la
+_Biche-Blanche_.
+
+Fil-à-Beurre par amitié, les deux soldats par devoir s'étaient élancés
+sur les traces du lieutenant.
+
+--Le policier nous donne pourtant un bon conseil, mais, bast! Gervaise
+avant tout! pensa Barnabé tout en courant derrière Vasseur.
+
+Resté seul sur la berge, le policier promena son regard sur la Sarthe
+pour apercevoir la tête du Beau-François venant reprendre haleine après
+son plongeon. Il ne vit que la barque, déjà éloignée, qui, contenant ses
+avirons, s'en allait à la dérive.
+
+--Tout à l'heure, il ne fera pas bon ici, pensa-t-il.
+
+Puis, mettant ses mains en entonnoir sur sa bouche, il envoya, à pleins
+poumons, un dernier cri d'appel à ceux qui venaient de disparaître dans
+la Saunerie.
+
+Après avoir un peu attendu, comme il ne les voyait pas reparaître, il
+secoua la tête en disant:
+
+--Chacun pour soi!
+
+Sur ce conseil de prudence qu'il se donnait, il reprit le chemin de
+l'auberge.
+
+Après y être entré et en avoir soigneusement verrouillé la porte, il se
+prit à rire.
+
+--N'empêche, dit-il, que j'ai bien fait de me cuirasser le dos. Sans
+cela, le Beau-François me trouait comme une vieille savate.
+
+Malgré le silence qui régnait au dehors, la fine oreille de Meuzelin dut
+surprendre quelque faible bruit lointain et inquiétant, car il murmura:
+
+--Voici mes gredins qui entrent en chasse... Satané coup de feu! Comment
+secourir ces braves gens?
+
+
+
+
+ IX
+
+
+C'était bien improprement que la masure de l'ancien pendu s'appelait la
+Saunerie. Elle ne contenait ni puits, ni fontaines, ni bassins, en un
+mot, rien de ce que comporte le travail du sel. Du vivant du
+faux-saunier, elle n'avait été que le dépôt du sel qu'il amenait par
+bateau de la basse Loire et qu'il vendait ensuite, en contrebande, dans
+tout le pays.
+
+Encore ce dépôt, qu'il fallait dissimuler sous peine de mort, ne
+s'entassait-il qu'en des caves bien sèches, sur lesquelles s'élevait la
+maison qui, jadis, avait été celle du passeur d'un bac, établi en cet
+endroit de la Sarthe, que s'était fait allouer le grand-père de
+Pancrace. La gabelle restait insoucieuse de cette maisonnette du
+passeur, pauvre diable au service du contrebandier, sans se douter
+qu'une entrée habilement cachée descendait à ces caves où s'amassait le
+sel dont le prix de vente lui filait sous le nez.
+
+Plus tard, le contrebandier pendu et le bac supprimé, la maison, dont le
+souvenir de l'exécution détournait tout locataire, était tombée en
+ruines. L'escalier des caves s'était peu à peu effondré, puis s'était
+comblé avec les débris d'une partie de la bicoque qui s'était écroulée.
+En somme, la construction ne consistait plus qu'en les quatre murailles
+qui entouraient celle des deux chambres, restée debout, qu'avait
+possédées l'habitation.
+
+C'était en ce refuge, que protégeait encore une partie de toiture, que
+s'était caché le Beau-François, après y avoir amené Gervaise.
+
+Donc, quand Vasseur, que suivaient Barnabé et les deux soldats, tous
+sourds au cri d'alarme de Meuzelin, se fut précipité dans la ruine, il
+ne fut pas long à constater l'horrible vérité.
+
+--Disparue! s'écria-t-il douloureusement à la vue de la chambre déserte.
+
+Ainsi, pendant qu'ils poursuivaient le Beau-François, en comptant
+revenir à Gervaise après la capture du Chauffeur, quelqu'un s'était
+introduit dans la Saunerie et en avait enlevé la jeune fille.
+
+--Et tu dis avoir aperçu cet homme? demanda Vasseur s'adressant à
+Fichet.
+
+--Oui. Qu'il s'est déchu de cet arbre qu'il dépasse le toit, affirma le
+soldat, en montrant la grosse branche qui surplombait l'entrée de la
+maison.
+
+--Et, une fois sauté à terre, après avoir essuyé ton coup de feu, il est
+entré ici d'où il est ressorti aussitôt en emportant une femme? continua
+Vasseur d'une voix brisée.
+
+--Que c'est comme j'ai l'honneur de vous écouter, déclara Fichet.
+
+Il n'y avait pas à douter pour l'amoureux. La jeune fille était encore
+perdue pour lui!
+
+Cette révélation de la lugubre vérité fut suivie d'un moment de silence,
+pendant lequel résonna, au loin, la voix de Meuzelin, qui leur criait
+encore:
+
+--À l'auberge! vite à l'auberge!... Le coup de feu a gâté tout!
+
+Mais Vasseur, le coeur brisé, ne pouvait entendre cet appel, tout
+frémissant qu'il était du sort de Gervaise. Une seule pensée s'imposait
+à lui: retrouver la jeune fille.
+
+--Il faut rejoindre le ravisseur! s'écria-t-il.
+
+Et, avant qu'on pût le retenir, il s'élança hors de la Saunerie.
+
+Il n'avait encore fait que deux pas quand un coup de feu éclata et une
+balle, lui rasant le visage vint s'enfoncer dans le mur de la masure.
+
+D'un bond, Barnabé rejoignit le lieutenant et, sans lui laisser le temps
+de résister, il l'emporta, pour ainsi dire, dans la Saunerie. Si prompte
+qu'avait été cette retraite, elle avait été saluée de deux coups de
+carabine, qui, heureusement encore, manquèrent leur but.
+
+Devant le danger, qui se révélait menaçant à Vasseur, l'amoureux
+redevint subitement soldat.
+
+--Barricadons la porte et défendons-nous, commanda-t-il.
+
+--Euh! euh! marmotta Barnabé, il y aura de l'ouvrage; nous avons à faire
+aux gars du Beau-François, que le coup de pistolet de Fichet nous a
+amenés sur le casaquin.
+
+En un clin d'oeil, les quatre compagnons eurent entassé, derrière la
+porte, tous les obstacles, en pierres et en solives, que leur
+fournissaient les ruines éparses dans leur refuge.
+
+Pendant ce travail, apparaissaient, sortant du bois et des taillis qui
+entouraient la Saunerie, une trentaine de mécréants à mine patibulaire.
+N'ayant pu surprendre leurs ennemis, ils se décidaient à une attaque
+ouverte, attaque d'autant plus acharnée que, lors de sa sortie, ils
+avaient reconnu Vasseur. Pour ces survivants de la bande d'Orgères, le
+lieutenant était une proie convoitée par leur haine féroce. Aussi
+hurlaient-ils, avec une joie sauvage:
+
+--C'est le Vasseur, avec ses deux _cognes_! Nous les tenons! À mort! à
+mort!
+
+Et ils se rapprochaient de la Saunerie.
+
+Aux cris de mort qui menaçaient ses compagnons, Fil-à-Beurre se sentit
+jaloux et il grogna:
+
+--Vasseur et ses _cognes_ à mort!... Il paraît que je ne suis pas de la
+fête, moi; alors je vais me faire inviter.
+
+Sans se garer, montrant bien son visage à l'ennemi, il vint à une des
+deux étroites fenêtres ajuster un assaillant:
+
+--Un de moins pour la guillotine! cria-t-il quand l'homme qu'il avait
+visé tomba foudroyé par une balle en plein front.
+
+C'était un beau début; et, pourtant, il ne contenta pas le pauvre
+Barnabé, qui pesta tout chagrin:
+
+--Toujours maladroit! Pas de précision! Je vise l'oeil et j'attrape le
+front!... Je ne serai jamais qu'une mazette!
+
+Mais un succès le consola de son déboire. En tirant à la fenêtre, il
+s'était montré aux Chauffeurs. La mort du camarade redoubla leur rage.
+
+--Tu nous le paieras, la grande perche!
+
+--Mort au maigriot!
+
+--Il est si sec qu'il nous servira de bois quand nous chaufferons les
+pieds de Vasseur et de ses cognes!
+
+À toutes ces menaces, Barnabé, qui rechargeait son fusil, secouait la
+tête en souriant et disait, joyeux:
+
+--Ah! à la bonne heure, ils sont gentils. Ils m'invitent à la fête.
+
+Et comme il tenait à les remercier de la politesse, il mit en joue son
+fusil rechargé et fit feu.
+
+Cette fois, il demeura stupéfait du résultat.
+
+--Ah! fit-il étonné, c'est bien un pur hasard. Juste dans l'oeil!
+
+En même temps que le squelette, Vasseur et ses hommes, par l'autre
+fenêtre, avaient fait feu. Le lieutenant bon tireur, troua une poitrine.
+Lambert brisa une jambe.
+
+Quant au pauvre Fichet, sa balle fut perdue.
+
+--Oh! mille bourriques! que, tant seulement, si j'aurais Bec-Fin,
+jura-t-il! sans penser qu'à être ainsi enfermé entre quatre murs, son
+sabre ne lui eût été d'aucune utilité.
+
+À cette défense, les assaillants ripostèrent par une décharge générale.
+Sitôt après avoir fait feu, les assiégés s'étaient retirés des fenêtres.
+Les balles des Chauffeurs s'incrustèrent dans la façade de la Saunerie.
+Une seule entra par l'ouverture qu'avait occupée Fil-à-Beurre.
+
+Mais trois hommes tués et un blessé avait un peu calmé l'ardeur première
+des Chauffeurs. Ils battirent en retraite pour aller se cacher derrière
+les taillis qui, sauf du côté de la Sarthe, entouraient la masure.
+L'assaut menaçait de se convertir en blocus.
+
+--Ils ont trouvé notre soupe trop chaude, avança Fil-à-Beurre, tout en
+bourrant son arme.
+
+--Nous n'en avons pas fini avec eux, dit Vasseur en riant. Ils nous
+préparent quelque tour de leur façon.
+
+Cependant Fichet avait pris Lambert dans un coin et, désolé de n'avoir
+pas Bec-Fin ni la possibilité d'en jouer, il lui disait:
+
+--Que, vois-tu, un âne qui serait devant un grain de millet, il ne
+serait pas plus dans la mortification vexatoire que moi quant à ce qui
+décerne les armes à feu.
+
+Pendant cinq minutes, il y eut répit de la part des Chauffeurs.
+
+--Est-ce qu'ils nous oublient, les ingrats! murmura Barnabé en caressant
+son fusil. J'ai pourtant été poli avec eux.
+
+Comme une réponse à son accusation d'ingratitude, il s'éleva, du côté de
+la rivière, une voix railleuse et mordante qui disait:
+
+--Ah çà, les riffaudeurs, est-ce que vous vous cherchez les puces au
+lieu d'en finir avec ces gens-là? Allons, ouste! À la besogne,
+fainéants?
+
+--Oh! oh! fit Barnabé, en voilà un qui le prend de bien haut avec nos
+drôles.
+
+Et curieux de voir celui qui malmenait si cavalièrement le monde, il
+avança doucement la tête à la fenêtre.
+
+Si Fil-à-Beurre ne connaissait pas la voix, il n'en était pas de même
+pour la figure de celui qui avait parlé, car il eut à peine regardé
+qu'il tressauta de joie en disant à Vasseur:
+
+--Devinez qui? Le Beau-François en personne!
+
+Et il arma son fusil en ajoutant:
+
+--Justement, il est là bien en vue, à portée... Au sortir d'un bain
+froid, comme celui qu'il vient de prendre, on a de l'appétit et on n'est
+pas fâché de se mettre quelque chose dans le corps... Je vais lui offrir
+un pruneau.
+
+Vasseur n'eut que le temps de relever le fusil de l'échalas.
+
+--Non, non, dit-il, je veux avoir ce misérable vivant. L'échafaud le
+réclame.
+
+Au même moment, le Beau-François disait à ses hommes:
+
+--Je vous donne dix minutes pour vous emparer de cette cahute. Les deux
+cognes et la perche, je vous les abandonne; mais le lieutenant,
+gardez-le-moi vivant.
+
+--Tiens! tiens! fit Barnabé en regardant Vasseur, il paraît qu'il y a de
+la sympathie entre vous.
+
+Puis, croyant que la recommandation du Beau-François aurait fait Vasseur
+changer d'avis, il remit le colosse en joue et demanda:
+
+--Faut-il que je le descende?
+
+--Je te le défends! accentua le lieutenant d'un ton sec.
+
+Il achevait quand, au dehors, la voix impérieuse du Beau-François donna
+cet ordre étrange:
+
+--Quatre gars par rang, mouchoir en main, qu'on m'enlève cette taule _à
+la bombe_.
+
+--Ah çà! ils possèdent donc de l'artillerie? Bigre! ils ont un ménage
+bien monté, ces gaillards! lâcha Fil-à-Beurre avec étonnement.
+
+--Non. Attends et tu sauras ce qu'ils appellent _la bombe_, annonça
+Vasseur.
+
+Ce qu'on nommait ainsi, dans l'argot des Chauffeurs, quand il s'agissait
+d'enfoncer une porte, n'était autre que le vieux moyen du bélier.
+
+Huit, dix ou douze Chauffeurs, suivant le poids à soulever, se
+rangeaient sur deux rangs se faisant face. Chacun se joignait à son
+vis-à-vis par un mouchoir, une cravate ou une ceinture, tenue au poing.
+Sur cette sorte de lien se balançait un tronc d'arbre ou une poutre,
+quelquefois une longue échelle, bref, ce que le hasard avait fourni de
+lourd à leur entreprise. On avançait alors un des bouts, pointé sur
+l'obstacle à démolir. À l'autre extrémité se tenaient deux compagnons
+chargés de donner le ballant à cette espèce de catapulte.
+
+Or, une lourde solive, tombée des ruines de la masure, et qu'une cause
+inconnue avait transportée un peu loin de la bicoque, s'était offerte
+aux yeux du Beau-François pour lui donner l'idée et le moyen d'attaquer
+la porte _à la bombe_.
+
+--Eh! mais, c'est assez ingénieux! approuva Fil-à-Beurre qui, bien en
+recul de la fenêtre, les voyait, par cette ouverture, faire leurs
+préparatifs.
+
+Là-dessus, il épaula son arme en demandant à Vasseur:
+
+--Faut-il en envoyer un dans le paradis des Chauffeurs?
+
+--Non, attends, commanda le lieutenant, il ne faut user de nos munitions
+qu'à bon escient.
+
+Lambert n'était pas bien adroit. Fichet montrait une maladresse
+désespérante. Vasseur et Barnabé pouvaient seuls répondre de leur coup.
+Ce fut ce qui dicta l'ordre du lieutenant à ses soldats:
+
+--Dès que nous aurons fait feu, vous nous passerez vos carabines et vous
+rechargerez nos armes.
+
+--Voici le jeu qui commence, annonça Fil-à-Beurre toujours en
+observation.
+
+En effet, huit hommes, unis deux à deux par le mouchoir, s'avançaient
+vers la Saunerie, supportant la solive dont une extrémité était braquée
+vers la porte.
+
+Vasseur vint rejoindre Barnabé.
+
+--Nous allons abattre les deux premiers, dit-il.
+
+--Les deux de tête? demanda l'échalas.
+
+--Non. Les deux premiers du même rang. Puis, avec les carabines de mes
+hommes, nous descendrons les deux suivants, toujours du même rang. C'est
+compris? termina Vasseur en épaulant.
+
+--Parbleu! fit Barnabé qui mit en joue.
+
+Les Chauffeurs arrivaient lentement avec leur fardeau, quatre d'un côté,
+quatre de l'autre, mais avec une hésitation visible. _La bombe_ était un
+excellent moyen d'enfoncer une porte, mais toujours ils l'avaient
+employé contre des habitants que la terreur paralysait. Cette fois, ils
+s'adressaient à des adversaires sérieux qui avaient du sang sous les
+ongles. Cela changeait la thèse; ils le comprenaient si bien que, n'eût
+été qu'ils se sentaient surveillés par le Beau-François, ils auraient
+volontiers lâché cette corvée périlleuse.
+
+--Feu! commanda Vasseur.
+
+Les deux coups partirent.
+
+--Feu! redit le lieutenant, quand Barnabé et lui eurent immédiatement
+pris les carabines des soldats.
+
+Pas une balle n'avait été perdue.
+
+Tués ou grièvement blessés, quatre porteurs venaient de s'affaisser du
+même côté de la poutre qui, prenant son dévers, roula sur leurs corps.
+
+--Vlan! le jeu est fini! lâcha joyeusement Fil-à-Beurre qui, sans
+prudence, mit la tête à la fenêtre, pour mieux voir les survivants de la
+_bombe_ qui fuyaient à toutes jambes sans demander leur reste.
+
+Sa tête, ainsi visible, servit de but au Beau-François, qui lui envoya
+son coup de fusil. Le colosse était un excellent tireur, mais le sort de
+ses hommes lui avait donné une rage bleue qui, paraît-il, lui secouait
+les nerfs, car la balle destinée à Fil-à-Beurre, alla se perdre dans le
+refuge. Vouloir atteindre Barnabé, si maigre, c'était du reste un peu
+viser le coupant d'une lame de rasoir.
+
+--Pas trop mal! dit-il quand le plomb, en passant, eut sifflé à son
+oreille.
+
+Mais, immédiatement tout surpris:
+
+--Quelle est cette musique? se demanda-t-il.
+
+En quel endroit que se fût logée la balle, elle avait, en frappant,
+produit un son étrange.
+
+Comme, pour se rendre compte du bruit qui avait résonné, le squelette
+s'était mis à chercher dans les décombres qui jonchaient le sol, il
+poussa un cri d'étonnement qui attira le lieutenant à son côté.
+
+--Qu'as-tu donc, Barnabé? demanda-t-il.
+
+--C'est le plaisir de retrouver une ancienne connaissance, dit
+l'échalas.
+
+En même temps, il montrait du doigt à Vasseur un énorme pot de grès qui,
+à demi fracassé par la balle, laissait échapper de son flanc,
+entr'ouvert, un flot de louis d'or.
+
+--Voici la tirelire où, de son vivant, Doublet enfermait ses écus. C'est
+le pot de salaisons dont je vous ai parlé, que le père de Gervaise
+tenait caché, dans la maison de Mégin, sous un tonneau d'avoine et où,
+certain soir, je l'ai entendu verser des louis.
+
+--Trésor que le Marcassin, averti par Doublet, avait mission d'enlever
+en même temps qu'il emmenait Gervaise du village de Mégin, avança
+Vasseur.
+
+--Ce qui a fait coup double à François quand, aujourd'hui, il a pris au
+Marcassin sa nièce et son or, continua Barnabé.
+
+Et il se mit à branler la tête en ajoutant:
+
+--Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis, nous ne
+sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle.
+
+Croyant avoir raison de l'obstination de Vasseur, il le regarda en
+demandant:
+
+--Laissez-moi donc lui offrir une balle?
+
+--Non! appuya sèchement Vasseur; je veux que cet homme ait la tête
+tranchée.
+
+C'était bel et bien de dire qu'on tenait à ce que le chef des Chauffeurs
+eût la tête tranchée; mais il fallait se trouver, au moins, dans une
+situation qui permît de voir, plus tard, cette espérance se réaliser.
+Pour le moment, la circonstance n'y prêtait guère.
+
+En quittant la Saunerie pour aller s'emparer de la barque du
+Saucisson-à-Pattes, le Beau-François y avait laissé jeune fille et
+trésor qu'il comptait venir reprendre dès qu'il serait maître de
+l'embarcation. L'enlèvement de Gervaise, opéré pendant que le géant,
+après son plongeon, était encore sous l'eau, s'était si brusquement
+exécuté, que lorsqu'il était revenu sur l'eau pour reprendre son
+haleine, il avait vu Vasseur et les siens se précipiter vers la
+Saunerie. Comme, immédiatement, la masure avait été cernée par sa bande,
+le Beau-François était en droit de croire que la jeune fille était
+encore enfermée avec les quatre compagnons.
+
+Que la jeune fille fût tuée par une balle perdue qui pénétrerait dans la
+cahute, le Chauffeur ne s'en alarmait pas outre mesure. La mort de
+Gervaise était, en somme, un moyen d'être vengé du Marcassin par lequel,
+lui, tant fier de sa force, avait été si facilement terrassé et jeté
+dans la trappe de cave comme un paquet de linge sale.
+
+Mais il tenait à son or!
+
+Il voulait le recouvrer.
+
+Aussi Fil-à-Beurre avait-il eu parfaitement raison de dire:
+
+--Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis, nous ne
+sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle.
+
+Il revint à la fenêtre pour voir ce qu'il était advenu des assaillants.
+
+--Place nette! s'écria-t-il. Où sont-ils passés, ces forcenés-là?
+
+--Ils s'avont évaporés comme des _ondes_! annonça Fichet qui, à l'autre
+fenêtre, faisait le guet.
+
+En effet, nul Chauffeur n'était visible. Sans les cadavres étendus sur
+le sol, c'eût été à croire que rien ne s'était passé. Mais cette
+solitude et ce silence n'en étaient que plus redoutables. L'ennemi ne
+pouvait avoir renoncé à la lutte. Il devait, en cet instant, préparer
+quelque nouveau mode d'attaque.
+
+--Ils nous préparent une vilaine manigance, avança Barnabé.
+
+--Attendons, dit le lieutenant.
+
+Pendant que, chacun à une fenêtre, Lambert et Fichet veillaient au
+grain, Vasseur et l'échalas s'assirent sur un tas de décombres.
+
+La situation n'était pas gaie. Tenter une sortie, c'était vouloir se
+faire écharper sous le nombre. Des munitions, les quatre hommes en
+possédaient à eux tous, de quoi abattre un à un tous les gars du
+Beau-François, s'ils voulaient consentir à servir de cible; mais la
+disparition desdits gars prouvait que ce genre de distraction n'était
+pas de leur goût.
+
+Quant à croire qu'ils étaient partis, il ne fallait pas s'arrêter à
+cette pensée. L'or du Beau-François était là pour défendre d'admettre
+cette supposition.
+
+Restaient encore deux longues heures à s'écouler avant que le jour
+arrivé amenât sur la route des voyageurs qui pussent les secourir et,
+encore, ces voyageurs ne seraient ni assez nombreux ni assez hardis pour
+s'attaquer à toute une bande.
+
+--J'ai confiance en Meuzelin, prononça Vasseur. Il ne doit pas être
+resté sans chercher un moyen de nous secourir.
+
+--Oui, mais arrivera-t-il avant le tour que ces vauriens nous mijotent?
+répliqua Barnabé. Quel peut bien être ce tour?
+
+--Je l'ignore. Il doit tendre à nous faire sortir de notre refuge,
+avança le lieutenant.
+
+Et il répéta:
+
+--Attendons.
+
+Or, à attendre, la pensée travaille. Il arriva donc que l'esprit de
+Vasseur, oubliant la situation présente, se mit à caresser un doux
+souvenir, ce qui le conduisit bientôt à pousser un gros soupir en
+murmurant:
+
+--Qu'est devenue Gervaise?
+
+--J'ai dans l'idée qu'elle est maintenant en des mains amies qui la
+protégeront, dit gravement Barnabé.
+
+Tandis que le lieutenant attachait sur lui des yeux où venait de luire
+l'espérance, il continua:
+
+--Oui, j'ai la certitude qu'elle a été reprise par son oncle, le
+Marcassin. Il n'est pas précisément un imbécile, cet ours énorme. En
+fait de finesses et de ruses, je suis convaincu qu'il en remontrerait
+largement au Beau-François. Il n'a pas dû courir longtemps après le
+ravisseur de sa nièce. Le géant avait trop peu d'avance sur lui pour
+avoir compté lui échapper par la fuite. Donc le Marcassin est revenu sur
+ses pas et, à la vue de la Saunerie, il a éventé la mèche. Son ennemi
+devait être là!
+
+--Mais, objecta Vasseur, pourquoi n'est-il pas venu attaquer le
+Beau-François dans son repaire?
+
+--Pour la même raison qui nous a fait attendre pour secourir Gervaise
+que le scélérat eût quitté son trou. Comme nous, l'oncle a eu peur que
+le colosse, avant de lutter, se vengeât sur sa prisonnière et, comme
+nous encore, il a voulu surprendre son gredin en dehors de sa cachette;
+il a alors grimpé sur l'arbre qui accote la Saunerie, et tapi dans le
+feuillage de l'énorme branche qui surplombe la porte, il est resté à
+l'affût, à l'exemple du tigre qui guette, pour s'élancer sur sa proie,
+qu'elle passe au-dessous de lui.
+
+--Et pourtant il est resté immobile quand le Beau-François est sorti de
+la masure, dit le lieutenant.
+
+--Sans compter qu'il a bien fait, puisque nous nous chargions de sa
+besogne. Est-ce que vous croyez que du haut de sa branche il ne nous
+avait pas aperçus surveillant la Saunerie? N'a-t-il pas deviné, à la vue
+de Meuzelin, arrivant avec ses avirons, le moyen inventé pour attirer le
+Beau-François? Quand nous nous sommes élancés aux trousses du Chauffeur,
+il a profité de l'occasion qui lui laissait le champ libre. Se croyant
+suffisamment vengé de François qui allait tomber, croyait-il, en nos
+mains, le Marcassin s'est laissé choir de son arbre et il a emporté sa
+nièce.
+
+--Gervaise aux mains de cette brute! prononça le lieutenant avec une
+crainte mêlée de dégoût.
+
+--Brute, oui, mais une brute qui doit avoir de l'affection pour la jeune
+fille, prononça lentement Barnabé.
+
+Et, après une pause:
+
+--Voulez-vous une preuve de ce que j'avance? demanda-t-il.
+
+--Dis.
+
+Fil-à-Beurre étendit la main vers le tas d'or tombé du pot brisé par la
+balle.
+
+--Ce trésor appartenait au Marcassin, dit-il, et il a dédaigné de
+l'emporter pour pouvoir plus promptement sauver sa nièce.
+
+L'entretien fut interrompu par cette phrase que grondait Fichet,
+toujours au guet:
+
+--Qué fichaise ils fichent donc, ces fichus-là! Que mon entendement il
+me les révèle qu'ils sont à fouillasser dans les taillis sans tant
+seulement qu'on observe le bout de leur nez.
+
+--Peut-être cueillent-ils des violettes? avança Fil-à-Beurre.
+
+Soudainement, il se fit immobile, attentif, l'oreille aux écoutes, en
+homme surpris par un bruit.
+
+Il marcha à Vasseur qui, resté assis à la même place, semblait, de son
+côté, prêter une profonde attention à un bruissement suspect.
+
+--Lieutenant, entendez-vous? souffla le squelette.
+
+--Oui, depuis un instant.
+
+--Que nous préparent-ils? continua Barnabé en tendant encore l'oreille
+pour tâcher de deviner.
+
+Vasseur aussi demeura attentif.
+
+--J'y suis! fit brusquement l'échalas; ils sont en train d'amasser sur
+le toit un tas de matières combustibles auxquelles ils mettront le feu.
+Ils se servent du gros arbre pour arriver au-dessus de la maison.
+Bientôt le toit de vieilles planches vermoulues flambera comme un papier
+brûlé et un brasier nous tombera sur la tête.
+
+Le lieutenant avait écouté Barnabé, la face étonnée, les yeux grands
+ouverts.
+
+--Ah çà! fit-il, c'est donc là-haut que tu entends?
+
+--Oui... et vous? demanda l'échalas, surpris à son tour de la question.
+
+Vasseur montra à ses pieds.
+
+--Moi, c'est là! dit-il.
+
+À cette réponse, Barnabé se pencha vers la terre qui, sous les
+décombres, formait l'aire de la chambre.
+
+Des coups sourds s'entendaient sous la profondeur du sol et témoignaient
+d'un travail souterrain pour arriver jusqu'à eux.
+
+--Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à l'heure
+bien de la réjouissance, murmura Fil-à-Beurre.
+
+Il avait deviné juste pour le toit. En s'aidant de l'arbre, les
+Chauffeurs avaient entassé sur l'abri de la masure tout ce que les
+environs leur avaient fourni de bois mort et d'herbes desséchées.
+
+Puis ils mirent le feu à l'amas.
+
+Comme l'avait prévu Barnabé, le toit fit une courte flambée, et, en
+s'effondrant, entraîna avec lui la masse enflammée.
+
+Mais, aussitôt, une effroyable explosion retentit. La masure fut secouée
+jusqu'aux fondations et ses murailles, après avoir vacillé sur leur
+base, s'écroulèrent en s'abattant sur les quatre compagnons.
+
+
+
+
+ X
+
+
+Quand la guerre civile avait détruit et incendié tant de châteaux dans
+les pays soulevés, c'était miracle qu'elle eût épargné le charmant
+domaine de la Brivière, situé à deux portées de fusil de la rive gauche
+de la Loire, non loin de Beaupréau, entre le village de Chalonne et
+celui de Saint-Florent-le-Vieil.
+
+Le château avait bien été pillé, mais les constructions étaient restées
+debout et intactes; de sorte que ç'avait été affaire de meubles, envoyés
+d'Angers et de Nantes, pour la personne qui était venue habiter le
+castel, au bout de longues années d'abandon écoulées depuis le départ de
+son dernier maître.
+
+C'est quinze jours après les événements de la Saunerie, précédemment
+racontés, que se passait, à la Brivière, la scène suivante entre deux
+jeunes femmes, l'une blonde, âgée d'environ dix-huit ans; l'autre brune,
+qui devait compter vingt-trois ans; mais toutes deux d'une beauté
+incontestable, quoique d'un genre tout différent.
+
+La brune, renversée sur un fauteuil, position qui faisait saillir, sous
+un riche peignoir de mousseline des Indes, toutes les richesses de son
+buste, dominait la blonde qui, simplement vêtue de laine, était assise
+devant elle sur un tabouret bas.
+
+Avec un sourire aimable et d'une voix douce qui sollicitait une
+confidence, la brune demandait:
+
+--Voyons, mignonne, sois franche: tu as un amoureux?
+
+--Non, madame, dit ingénument la jeune fille.
+
+La dame, à cette réponse, leva un doigt et, d'un ton rieur qui semblait
+douter:
+
+--Gervaise! Gervaise! fit-elle. Ton nez remue... preuve que tu n'es pas
+franche.
+
+La jeune fille secoua négativement la tête.
+
+--Comment? ma bellotte, vrai de vrai?... pas un petit amoureux... un
+amoureux timide qui, en rougissant, t'ait jamais dit combien tu es
+gentille? insista la dame.
+
+Et, prenant le menton de Gervaise dont elle tourna vers elle le gracieux
+visage:
+
+--Cherche bien dans tes souvenirs, appuya-t-elle.
+
+Il dut y avoir sur les traits ou dans les yeux de Gervaise quelque
+indice qui la trahit, car la belle brune s'écria joyeusement:
+
+--Oh! la vilaine! qui ne veut pas franchement avouer qu'elle aime...
+
+Alors Gervaise se hasarda à demander:
+
+--Vous, madame, aimez-vous ou avez-vous aimé?
+
+Un nuage rapide passa sur le front de la brune.
+
+Elle sembla hésiter; puis, sans préciser si elle parlait du présent ou
+du passé, elle répondit:
+
+--Oui, Gervaise.
+
+Ces deux mots, elle les avait accentués d'un ton bref, et un éclair
+avait lui dans ses yeux... Était-ce colère sourde; était-ce souffrance
+secrète? Il eût été impossible de deviner lequel de ces deux sentiments
+avait réveillé la question de la jeune fille.
+
+--Eh bien, reprit Gervaise, apprenez-moi à quoi on reconnaît qu'on aime,
+et je vous dirai si j'aime.
+
+--Quand il n'est pas là, on pense à lui.
+
+Gervaise rougit et d'une voix timide:
+
+--Il en est ainsi pour moi! avoua-t-elle.
+
+--Il vient à peine de vous quitter qu'on voudrait le voir revenir,
+continua la brune.
+
+--Toujours ainsi! répéta la jeune fille.
+
+La dame embrassa Gervaise dont, ensuite, elle prit la ravissante tête
+entre ses mains et, en la regardant dans les yeux, elle lui demanda de
+sa voix redevenue affectueuse:
+
+--Veux-tu savoir la vérité?
+
+--Oui, madame.
+
+--D'après le peu que tu m'as dit, ma pauvrette, ton coeur est pris.
+
+Alors, à brûle-pourpoint:
+
+--Que fait-il? demanda-t-elle.
+
+--Il est commerçant, je crois.
+
+--Il se nomme?
+
+--Je l'ignore.
+
+--Il habite?
+
+--Je ne sais où.
+
+Cette fois, la dame eut un franc rire.
+
+--Tu crois, tu ignores, tu ne sais, dit-elle en raillant. Eh! eh! ma
+belle, voilà un bien heureux homme, puisqu'en restant aussi mystérieux,
+il est arrivé à se faire aimer... Ah çà, où et comment l'as-tu connu?
+
+--À Mégin. Une première fois, le hasard l'avait amené en notre maison...
+Ensuite, il est revenu, jusqu'au jour où je ne l'ai plus revu.
+
+Et Gervaise poussa un gros soupir.
+
+--Plus revu? répéta la brune; il t'avait donc oubliée?
+
+--Non, c'est moi qui ai brusquement quitté le village.
+
+--Sans avoir pu le prévenir?
+
+--Hélas! fit tristement la jeune fille.
+
+La confidence fut interrompue par un petit coup frappé du dehors à la
+porte. C'était un grand diable de laquais, gauche, maladroit, qui, après
+avoir lourdement esquissé un salut, demanda:
+
+--Madame veut-elle recevoir deux envoyés de la commune de Beaupréau?
+
+--Qu'ils entrent.
+
+Avant que les visiteurs fussent introduits, la dame alla ouvrir un petit
+meuble d'où elle tira un papier.
+
+Les deux hommes apparurent.
+
+--Citoyenne, dit le plus petit, mon devoir me commande de te demander de
+m'exhiber la permission qui autorise ton retour en France et prouve ta
+radiation de la liste des émigrés.
+
+Sans mot dire, la dame tendit l'acte.
+
+La lecture du papier ne suffit pas au petit homme qui, avec la gravité
+d'un roquet, se redressa en disant:
+
+--Ainsi donc, tu es la citoyenne veuve Méralec, née Brivière?
+
+Un pli s'était creusé au front de la dame en entendant cette sorte
+d'interrogatoire.
+
+--Ce document ne le prouve-t-il pas? répliqua-t-elle d'un ton sec en
+reprenant le papier des mains du questionneur.
+
+Il allait parler à nouveau quand celui qui l'accompagnait le repoussa
+sur le second plan en disant:
+
+--En voilà assez, Croutot.
+
+Alors, avançant d'un pas, il étendit la main à deux pieds au-dessus du
+parquet et avec un sourire niais qui dilatait sa large face, il débita
+respectueusement:
+
+--Dire que je vous ai vue pas plus haute que ça, madame la comtesse.
+
+Et, après une petite pause:
+
+--Pipart... Avez-vous oublié Pipart? demanda-t-il.
+
+La comtesse sembla chercher le souvenir lointain qu'on évoquait, puis
+elle s'écria:
+
+--Pipart, avez-vous toujours votre bel appétit d'autrefois?
+
+Le Pipart, à cette question sur son appétit, lâcha un bruyant rire qui
+lui fit ouvrir une bouche énorme meublée de dents larges, solides,
+formidables, et répondit:
+
+--Toujours! madame la comtesse, toujours!... Je puis même, sans me
+vanter, dire qu'il a doublé.
+
+--Oh! oh! alors qu'est-ce donc? fit la comtesse avec une sorte
+d'admiration railleuse, tout en retournant au petit meuble d'où elle
+avait tiré le papier qu'elle venait de présenter.
+
+Pour s'y rendre, elle passa devant Gervaise. Elle souffla quelques mots
+à l'oreille de la jeune fille qui, tout aussitôt, quitta la chambre en
+disant:
+
+--Je vais le prévenir.
+
+Cette interruption déplut au pygmée, ce faible roquet répondant au nom
+de Croutot. La moindre contrariété rend les petits chiens hargneux.
+Croutot prouva son point de ressemblance, en reprenant d'un ton sec et
+bref, qui ressemblait à un jappement:
+
+--Pourquoi, citoyenne, n'avoir pas obéi aux prescriptions du décret sur
+la rentrée des émigrés, qui ordonne à tout arrivant de se présenter
+devant les officiers municipaux de la section de sa commune?
+
+--Parce que j'ai espéré que les dits municipaux seraient assez galants
+pour venir me trouver... Et vous voyez que mon espoir n'a pas été trompé
+à propos de votre galanterie, répliqua la comtesse d'un ton aimable.
+
+À cet éloge, Pipart s'inclina en débitant:
+
+--Trop honoré, madame la comtesse.
+
+Mais Croutot ne lâchait pas, lui, du «madame la comtesse». Après une
+moue de mépris pour son collègue Pipart, il reprit, toujours rébarbatif:
+
+--Tu sais, citoyenne Méralec, que cette comparution devant les officiers
+municipaux comporte un interrogatoire en vue de constater ton identité
+et de te permettre de rentrer dans ceux de tes biens qui n'ont pas été
+vendus par la nation.
+
+--Interrogez et je répondrai, dit madame de Méralec.
+
+Le nabot se redressa, tout orgueilleux de son autorité qu'on
+reconnaissait.
+
+--Citoyenne, prononça-t-il, plus grave qu'un dindon, tu te dis fille du
+ci-devant marquis de Brivière?
+
+Madame de Méralec fouilla encore dans son meuble, dont elle tira deux
+actes qu'elle tendit à Croutot en répondant:
+
+--Voici mon acte de naissance, délivré jadis par la paroisse de
+Chalonne, et l'extrait mortuaire de mon père, mort à l'étranger en 1797.
+
+Croutot prit les papiers et les parcourut des yeux en silence; puis il
+les remit à la comtesse, qui les présenta au collègue municipal en
+demandant:
+
+--Voulez-vous en prendre aussi connaissance, Pipart?
+
+Celui-ci appela sur ses lèvres son plus séduisant sourire et repoussa
+les actes en disant:
+
+--D'abord, madame la comtesse, je vous reconnais trop bien. Vous êtes le
+portrait frappant de votre père... et puis, après la lecture que vient
+de faire de ces papiers mon collègue Croutot, j'aurais l'air de
+contrôler derrière lui. Je ne lui fais pas cette injure.
+
+Tout radieux de l'importance que lui donnait Pipart, l'avorton reprit:
+
+--Et tu es veuve, citoyenne?
+
+--Veuve du comte de Méralec, qui m'a épousée en Autriche trois mois
+avant la mort de mon père, et qui s'est fait tuer l'an dernier à la
+défense du pont de Constance.
+
+Croutot, à ces détails, fit une moue dédaigneuse.
+
+--En combattant pour les Russes contre la France! mâcha-t-il d'une voix
+sévère.
+
+Madame de Méralec avait tiré de son meuble deux autres papiers qu'elle
+apporta en disant:
+
+--Voici mon acte de mariage et un acte de notoriété attestant la fin de
+M. de Méralec. Si je ne produis pas l'acte de décès, c'est que le corps
+de mon mari n'a pu se retrouver pour la constatation légale. L'acte de
+notoriété m'a été délivré sur le témoignage de cinq personnes combattant
+sur le pont à côté de mon mari, qui l'ont vu, frappé mortellement,
+tomber dans l'eau. Vous voyez leurs signatures au bas de l'acte.
+
+--Très bien! fit Croutot en redonnant les papiers à la comtesse après
+une lecture attentive.
+
+Pendant que madame de Méralec allait reporter ces actes à côté des
+autres dans le petit meuble, Pipart, à son tour, prit la parole.
+
+--On nous a dit, madame, que la diligence qui, il y a huit jours, vous
+amenait ici, a été attaquée entre Angers et Ingrandes, par des hommes de
+la bande Coupe-et-Tranche?
+
+--Hélas! oui, fit la comtesse en frissonnant d'épouvante à ce souvenir.
+
+--La patrouille ambulante n'a-t-elle pas rempli son devoir? demanda
+Croutot en faisant allusion aux cinq soldats qui, juchés sur la bâche de
+la voiture, escortaient chaque diligence.
+
+--Les brigands les ont tués de leurs cinq premières balles.
+
+--Pauvres diables! murmura Pipart.
+
+--Mais, appuya Croutot, moins sensible que son collègue, l'attaque ne
+compte pas que ces cinq victimes.
+
+--Malheureusement, non! dit madame de Méralec, émue et pâle. Il se
+trouvait dans le coupé de la diligence, que je partageais avec elle, une
+jeune femme. Les brigands l'ont arrachée, sans mot dire, de la voiture,
+et, sur le revers de la route, ils l'ont fusillée à bout portant.
+
+--Fusillée! répéta Pipart; elle a donc tenté de se défendre?
+
+--Elle n'a rien dit, rien fait. Les bandits sont venus tout droit à la
+portière en gens renseignés d'avance. Il n'y a pas eu, de leur part, la
+moindre hésitation entre elle et moi... et la chose s'est passée comme
+je viens de vous la conter... Sitôt l'infortunée morte, les brigands qui
+maintenaient les chevaux ou couchaient les postillons en joue, ont
+laissé la diligence continuer sa route.
+
+--Ce serait donc uniquement pour assassiner cette femme que la diligence
+a été attaquée? avança Pipart.
+
+--C'est à supposer, dit la comtesse.
+
+--Pourquoi? reprit Pipart. Pour le savoir, il faudrait d'abord apprendre
+quelle était cette femme. Une enquête serait probablement arrivée à le
+découvrir.
+
+Décidément, Croutot ne posait pas à l'homme sensible, car, à ces mots,
+il haussa les épaules en disant d'un ton railleur:
+
+--Une enquête! comment l'auriez-vous faite votre enquête? En cherchant
+quelqu'un qui, à la vue du cadavre, aurait pu révéler quelle était cette
+inconnue... C'était là, n'est-ce pas, le résultat probable de l'enquête?
+
+--Sans doute, affirma Pipart.
+
+--Alors, sache donc, citoyen, que, quand le corps de la femme a été
+relevé sur la route par des gens d'Ingrandes, il était décapité...
+Coupe-et-Tranche devait avoir un intérêt majeur à ce que la victime ne
+fût pas reconnue, puisqu'il a fait disparaître la tête.
+
+Puis, s'adressant à madame de Méralec, à laquelle il affectait de ne pas
+donner son titre et de parler suivant la formule usuelle:
+
+--Mais toi, citoyenne, tu pourrais seule donner quelques renseignements
+précieux. Ne viens-tu pas de dire que cette femme voyageait avec toi
+dans le coupé?
+
+Si pénible qu'il lui fût de parler du drame dont le souvenir la faisait
+encore frémir de tous ses membres, madame de Méralec répondit:
+
+--C'est la vérité. Mais je ne saurais rien révéler qui puisse être
+utile. Elle était montée en voiture à la Flèche, en pleine nuit. Après
+quelques mots échangés sur l'heure à laquelle la diligence la déposerait
+le lendemain à Nantes, elle allégua une grande fatigue qui lui donnait
+un grand besoin de sommeil. Elle s'accota dans son coin et s'endormit.
+Le bruit de la fusillade, qui tuait les soldats de la patrouille
+ambulante la tira brusquement de son sommeil... Avant même qu'elle eût
+complètement recouvré ses esprits, elle était arrachée de la voiture et
+assassinée.
+
+Et la comtesse, avec un frisson d'épouvante, balbutia:
+
+--Il m'a semblé qu'un sinistre présage s'annonçait pour moi dans ce
+meurtre accompli le jour même où j'allais rentrer dans mon domaine de
+Brivière.
+
+Ces derniers mots rappelèrent au petit Croutot un point de sa mission.
+
+--À ce propos, tu as oublié, veuve Méralec, de satisfaire à une des
+formalités imposées par le décret qui règle la restitution de leurs
+biens aux émigrés.
+
+--Laquelle?
+
+--Tu avais d'abord à faire reconnaître ton identité par trois témoins
+attestant t'avoir connue jadis ou se portant garant que des droits
+d'héritage t'ont rendue légitime propriétaire des biens réclamés.
+
+La veuve se tourna vers Pipart.
+
+--Sur trois témoins, j'en ai déjà un. N'est-ce pas, vieil ami?
+demanda-t-elle.
+
+--Oh! fit avec empressement Pipart, mon témoignage vous est tout acquis.
+
+Et, en étendant encore la main, il répéta:
+
+--Ne vous ai-je pas connue quand vous n'étiez pas plus haute que ça!
+
+--Bien! appuya Croutot; restent deux témoignages à produire.
+
+--Le deuxième sera un vieux serviteur de ma famille, qui exploite une
+des métairies du domaine. Il ne va pas tarder à venir, car je l'ai fait
+demander, fit la comtesse.
+
+--Reste le dernier témoin à trouver, insista Croutot, à cheval sur la
+loi.
+
+Tout en répondant, madame de Méralec était revenue à son petit meuble
+et, avant de le fermer, elle procédait à un dernier rangement des actes
+qu'elle avait produits.
+
+En même temps qu'elle s'occupait de ce soin, en tournant le dos aux deux
+officiers municipaux, elle lisait un papier, couvert de notes, qui se
+trouvait au fond du tiroir.
+
+Elle se leva et ferma le meuble en disant:
+
+--Ce troisième témoin qui me manque, pourquoi, citoyen Croutot, ne
+serait-ce pas vous?
+
+--Mais je ne te connais pas, veuve Méralec, fit le roquet qui se
+redressa tout insolent.
+
+--Oh! oh! en êtes-vous bien certain? fit railleusement la veuve en
+s'avançant vers lui.
+
+Elle allait l'atteindre quand la porte s'ouvrit.
+
+C'était le vieux métayer attendu, dont il venait d'être parlé, qui
+faisait son entrée.
+
+Et ce métayer n'était autre que le Marcassin.
+
+En pénétrant dans le boudoir de la comtesse, le métayer, d'un rapide
+regard de son oeil gris et dur, avait dévisagé les deux officiers
+municipaux. Nulle impression ne se pouvait lire sur sa face poilue qui
+trahit l'impression produite par cet examen, mais un presque
+imperceptible haussement de ses larges épaules aurait pu s'interpréter
+comme un signe de dédain pour ces deux importuns, qui venaient faire
+acte d'autorité au château.
+
+--Madame la comtesse m'a fait demander par Gervaise? dit-il de sa voix
+rauque et lente.
+
+--Oui, mon brave Cardeuc, fit la veuve.
+
+Un sourire lui vint aux lèvres et elle ajouta:
+
+--Rappelle-moi donc l'étrange sobriquet que, m'as-tu dit, tu portes
+maintenant.
+
+--Le Marcassin.
+
+--Le fait est qu'il a le poil de cet animal, ricana l'avorton Croutot
+qui, à côté du métayer, ressemblait à un rat maigre près d'un boeuf.
+
+Le Marcassin, sans doute par respect pour sa maîtresse, ne souffla mot à
+la plaisanterie du nabot; mais son regard alla, une seconde, se poser,
+fixe et aigu, sur la chétive personne du railleur.
+
+Cependant madame de Méralec avait continué en s'adressant à son métayer:
+
+--Ces messieurs me sont envoyés, Cardeuc, par la municipalité de
+Beaupréau, dont ils font partie, pour m'enjoindre de me conformer à
+toutes les formalités imposées par le décret qui autorise le retour des
+émigrés. Une de ces prescriptions m'ordonne de faire reconnaître mon
+identité par trois témoins.
+
+Pipart crut devoir rentrer en scène. Il baissa encore la main à deux
+pieds du parquet et répéta sa phrase:
+
+--Je vous ai connue pas plus haute que ça. Donc je suis prêt à être un
+des trois témoins.
+
+--Convenu, Pipart, dit gracieusement la comtesse.
+
+Et pour prouver que si lui la reconnaissait, elle, de son côté, avait
+gardé son souvenir, la veuve demanda en riant:
+
+--Mangez-vous toujours un gigot de huit livres à vous tout seul comme
+jadis, mon cher Pipart?
+
+À cette question, les yeux de l'ogre brillèrent de sensualité
+gastronomique, ses lèvres frémirent et, après un claquement de ses
+mâchoires, comme si elles broyaient os et viande, il répondit:
+
+--Aujourd'hui, j'en mange deux!
+
+La comtesse se tourna vers le Marcassin:
+
+--Voici mon premier témoin trouvé, fit-elle; veux-tu être le deuxième,
+Cardeuc?
+
+--Oui. Depuis deux cents ans, les Cardeuc ont, de père en fils, exploité
+la métairie de Saint-Florent-le-Vieil qui dépend du château de Brivière.
+Moi, voici vingt années que je l'exploite en vertu d'un contrat, que je
+puis montrer, qui m'avait été passé par votre père, Raoul-Yvon-Louis
+Jarniel, marquis de Brivière. Je vous ai vue naître et, malgré treize
+années écoulées depuis votre départ, alors que vous aviez dix ans, je
+vous reconnais pour Jeanne-Clotilde, la fille du marquis, mon dernier
+maître, dont vous êtes le portrait frappant.
+
+Le Marcassin, cela débité de sa voix caverneuse, se tourna vers Croutot
+en disant:
+
+--Je suis prêt à le signer.
+
+--Faut-il donc que ces témoignages soient donnés par écrit? demanda la
+veuve en s'adressant à Pipart.
+
+--Oui, madame, affirma le mangeur de gigots.
+
+--Alors, je vais vous fournir plume et papier, dit la comtesse en allant
+rouvrir le petit meuble où elle avait enfermé ses actes.
+
+Un rire moqueur se fit entendre. Il venait de Croutot qui, en secouant
+la tête, demanda à la veuve:
+
+--Est-ce que tu ne te presses pas un peu trop, citoyenne?
+
+--En quoi faisant?
+
+--En préparant ton papier.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que, pour dresser le certificat, il me semble qu'il te manque
+quelque chose.
+
+--Quoi donc?
+
+--Parbleu! ce troisième témoin exigé par le décret.
+
+--Mais non, il ne me manque pas, ce troisième témoin: il est ici.
+
+Par dérision, le nabot promena autour de la chambre ses yeux étonnés, en
+débitant d'un ton goguenard:
+
+--Je ne le vois pas. Se cache-t-il donc sous les meubles?
+
+--Oubliez-vous, fit la comtesse, que je vous ai déjà dit que ce
+troisième témoin c'était vous.
+
+--Oui, appuya sèchement le nain, mais je t'ai répondu, citoyenne, que je
+ne te connaissais ni d'Ève ni d'Adam.
+
+--C'est bien singulier alors, car moi je me souviens de vous.
+Voulez-vous permettre, citoyen, que je vous rafraîchisse la mémoire?
+proposa madame de Méralec.
+
+Croutot pouffa d'un nouveau rire moqueur, se campa sur une jambe, fit un
+effet de torse et, tout confiant en lui-même, lança d'un ton insolent:
+
+--J'attends!
+
+La veuve marcha vers l'avorton et quand elle fut devant lui, les yeux
+dans les yeux, elle lui demanda tout bas:
+
+--Donnez-moi donc des nouvelles de Julie?
+
+--De Julie? répéta Croutot dont la voix parut tout à coup s'étrangler
+quelque peu. Il y a tant de Julie! Si au moins tu me la signalais par
+une singularité quelconque.
+
+--Y tenez-vous beaucoup? demanda la veuve.
+
+--Sans doute, affirma Croutot dont cependant l'assurance paraissait
+chanceler.
+
+--Eh bien, dit la comtesse, puisqu'il faut une particularité, cette
+Julie, qui aimait tant à aller sur l'eau.
+
+Ce renseignement était bien simple, et, pourtant, son effet fut
+foudroyant sur l'officier municipal. Son rire railleur s'éteignit
+brusquement sur ses lèvres devenues blanches et frémissantes. Sa face se
+convulsa d'épouvante, et, les yeux agrandis, il demeura bouche béante
+devant madame de Méralec qui lui souriait le plus gracieusement du
+monde.
+
+--N'est-ce pas que vous vous souvenez si bien de moi, à présent, que
+vous serez heureux d'être mon troisième témoin? lui souffla alors la
+Comtesse.
+
+D'un prompt coup d'oeil, Croutot chercha le Marcassin et Pipart. Il les
+vit causant ensemble, éloignés dans un coin où, par discrétion, ils
+s'étaient retirés. Rien ne laissait à supposer qu'ils eussent entendu un
+mot.
+
+Le nabot était de la nature des chats qui, même de la plus haute chute,
+retombent toujours sur leurs pattes. Il venait d'éprouver une bien
+violente et fort désagréable émotion, mais il n'en parut rien dans
+l'accent à la fois étonné et joyeux avec lequel il s'écria:
+
+--Que ne le disiez-vous tout de suite? madame la comtesse. Certes oui, à
+présent, je me rappelle tous ces détails de votre enfance. Aussi
+serai-je tout honoré d'être votre troisième témoin.
+
+À ces paroles, lancées à haute voix, le Marcassin et Pipart, cessant
+leur conversation, s'étaient retournés pour venir à la table sur
+laquelle la comtesse leur montrait papier, plume et encre, en disant:
+
+--Vous êtes les trois témoins exigés par le décret. Veuillez donc me
+dresser votre acte de reconnaissance.
+
+Séance tenante, Croutot écrivant, ils rédigèrent le certificat qui,
+attestant que Jeanne-Clotilde, veuve du comte de Méralec, était bien
+fille de défunt Raoul-Ivon-Louis Jarniel, marquis de Brivière et lui
+reconnaissait le droit d'entrer en jouissance de ceux des biens
+paternels que les événements politiques avaient laissés libres.
+
+
+
+
+ XI
+
+
+La belle et jeune Clotilde de Brivière, comtesse de Méralec, était une
+des premières rentrées en France de l'émigration. Aussi, dans le pays,
+avait-il été beaucoup parlé d'elle avant même qu'elle fût revenue dans
+le château de ses pères.
+
+Huit jours avant qu'elle fît son apparition, son retour avait été
+annoncé partout par son fidèle métayer Cardeuc, dit le Marcassin. Il
+avait été dans tous les environs, en tous coins, en toutes chaumières,
+colportant la lettre qu'il avait reçue de la comtesse lui annonçant sa
+prochaine arrivée, avec tous les détails et renseignements sur le
+voyage, à petites journées qui, du fond de l'Allemagne, la ramènerait au
+manoir de Brivière.
+
+Il fallait voir avec quelle joie le métayer exprimait son bonheur de
+revoir bientôt la dernière de cette illustre race des Brivière que,
+depuis deux cents ans, de père en fils, la famille des Cardeuc avait
+servie.
+
+Et, quand un acquéreur de quelque lopin de terre ayant appartenu au
+domaine de Brivière, plaidant sa cause en ayant l'air de s'intéresser à
+celle du Marcassin, lui disait:
+
+--Mais, Cardeuc, tu as acheté ta métairie quand, après la confiscation,
+elle a été vendue comme bien national. Est-ce qu'il te faudra la rendre?
+
+Alors le Marcassin regardait le questionneur de son oeil sombre et
+répondait d'une voix qui sonnait menaçante:
+
+--J'ai acheté ma métairie pour la conserver à la fille de mes maîtres et
+je compte qu'il en sera de même de tous ceux qui ont acquis des biens du
+domaine.
+
+--La peste soit du vieux fanatique! grognaient--mais loin du métayer
+bien entendu--ceux qui, par cela même qu'ils étaient acquéreurs, étaient
+moins que tièdes de dévouement pour l'ancienne famille seigneuriale.
+
+Hargneux et tremblants, ils maudissaient la satanée bambine qui aurait
+bien dû mourir en émigration. Puis ils se disaient qu'après treize
+années écoulées, celle qui était partie bambine de dix ans allait
+revenir femme faite.
+
+Car en 1787, alors que la monarchie semblait devoir durer encore bien
+longtemps, le marquis de Brivière avait flairé l'avenir et, pendant que
+d'autres s'endormaient en une sécurité trompeuse, il avait pris ses
+précautions. Sous prétexte d'envoyer son enfant accaparer les bonnes
+grâces et, partant, la succession d'une tante, vieille fille riche qui
+vivait à l'étranger, il l'avait fait passer en Allemagne. Puis, peu à
+peu, sans bruit, et un à un, il avait, en disant vouloir réunir en
+argent une fortune qui revenait à sa fille, vendu tous les immenses
+biens provenant de la succession de sa femme. Puis il avait hypothéqué
+ses biens propres, en se créant une réputation de joueur malheureux.
+
+--Toute la fortune des Brivière s'en va par les cartes, se disait-on en
+plaignant le marquis.
+
+De la sorte, il advint, quand l'orage révolutionnaire emporta trône et
+roi, qu'il y avait déjà deux ans que le marquis, ayant rejoint sa fille
+en Allemagne, vivait à râtelier plein, n'ayant abandonné de ses biens
+que ce qu'il n'avait pu emporter, c'est-à-dire son château et quelques
+terres qu'au dernier moment il lui avait été impossible d'hypothéquer.
+Au bout de dix années de cette existence fortunée, alors que Clotilde
+atteignit ses vingt ans, l'heureux marquis avait encore eu la chance de
+dénicher pour gendre un homme qui se trouvait dans les mêmes conditions
+que lui, c'est-à-dire ayant sauvé la presque totalité d'une fort grande
+fortune.
+
+Trois mois après que Clotilde, était devenue comtesse de Méralec, le
+marquis était mort ne pouvant se douter que son gendre, au lieu de
+savourer son oisiveté dorée, irait bêtement, deux années plus tard,
+engagé dans l'armée de Condé et combattant pour les Russes, se faire
+hacher à la défense du pont de Constance, contre les soldats de Masséna
+poursuivant l'ennemi qu'il venait de vaincre à Zurich.
+
+De son mariage et de son veuvage, madame de Méralec avait fait part au
+métayer dans la lettre où elle lui annonçait son retour prochain,
+lettre, on le sait, que le Marcassin avait promenée dans tout le pays;
+lettre enfin qui, pour s'expliquer sur celui auquel, après tant d'années
+d'absence, elle était adressée, contenait cette phrase:
+
+«C'est à toi que j'écris, mon dévoué Cardeuc, car de tous ceux qui ont
+traversé mon enfance, tu es le seul dont le souvenir me soit resté.»
+
+Ce qui faisait, derrière Marcassin qui leur avait lu la lettre, dire aux
+mauvais plaisants:
+
+--Le fait est qu'avec sa mine d'ours mal léché, il a dû lui causer,
+quand elle était bambine, des peurs bleues qui ont contribué à le graver
+dans sa mémoire.
+
+Bien des gens qui avaient redouté l'arrivée de la châtelaine de Brivière
+finirent par la souhaiter ardemment, car la première lettre au métayer
+fut suivie d'une seconde que le Marcassin se remit à aller lire aussi à
+la ronde.
+
+Tel jour, à telle heure, par la diligence de Paris à Nantes, Madame de
+Méralec précisait son arrivée dans cette seconde lettre, qui se
+terminait par une recommandation de la comtesse à son métayer, de calmer
+les alarmes des acquéreurs d'une partie de ses biens, attendu que,
+revenant riche des deux fortunes de son père et de son époux, elle était
+décidée à n'inquiéter personne.
+
+Ce fut à qui chanterait les louanges de la généreuse femme rentrant dans
+ses foyers. On organisa une députation chargée de traverser la Loire,
+pour aller à l'autre rive, sur la route d'Angers à Ingrande, l'attendre
+au passage de la diligence.
+
+Dans cette joie générale, la note sinistre fut donnée par le Marcassin.
+
+--Pourvu que la diligence ne soit pas attaquée par les gars de
+Coupe-et-Tranche! s'écria-t-il.
+
+Car, sur ce côté du fleuve, le pays était sous la profonde terreur des
+bandits qui pillaient, incendiaient et assassinaient avec l'impunité que
+leur assuraient la lâche inertie des habitants et le peu de troupes dont
+disposaient les autorités.
+
+Aussi la députation de Brivière fut-elle saisie d'une immense stupeur
+d'effroi, quand, de loin, au petit jour, elle vit arriver la diligence
+ramenant, étendus sur sa bâche, les corps des soldats de la patrouille
+ambulante tués par les détrousseurs. Personne n'osa élever la voix quand
+le postillon arrêta ses chevaux devant ce groupe qui lui barrait la
+route.
+
+Ce lugubre silence fut brusquement rompu par un cri de joie indicible
+que poussa le Marcassin en s'élançant vers une portière à laquelle
+venait d'apparaître une tête de jeune femme brune, dont la pâleur
+n'empêchait pas d'admirer la beauté exquise.
+
+--Ma bonne maîtresse! bégayait le métayer, tout haletant d'un
+contentement fou, lorsqu'il ouvrit d'une main fébrile la portière à la
+voyageuse.
+
+--Cardeuc! mon dévoué Cardeuc! fit la comtesse quand elle eut mis pied à
+terre, doublement émue par le drame sanglant de l'attaque et le bonheur
+de revoir son fidèle serviteur.
+
+Pendant cette reconnaissance, on retirait les malles de la voyageuse de
+dessous les cadavres des soldats, et chacun, par le postillon, apprenait
+les détails de la voiture assaillie et de l'assassinat de la malheureuse
+femme, dont il avait fallu abandonner le corps sur la route.
+
+--Sinistre présage pour moi! répéta maintes fois la comtesse attristée
+en suivant les siens vers l'embarcation qui allait la transporter de
+l'autre côté de la Loire.
+
+Elle était si belle, si gracieuse, si attrayante de formes, que ceux
+chez qui l'émotion pénible était de courte durée oublièrent l'aventure
+sanglante de la voiture, pour se donner tout à l'admiration pour la
+comtesse, marchant devant eux appuyée au bras de Cardeuc, heureux d'un
+pareil honneur.
+
+Sans l'événement tragique de la diligence, la rentrée de madame de
+Méralec sous le toit de ses aïeux eût été une véritable fête.
+
+Pendant huit jours, la veuve s'occupa de remeubler le château en
+s'adressant à Nantes et à Angers. Ce fut par les gens qui apportèrent
+des meubles de cette dernière ville qu'on apprit l'épilogue horrible de
+l'affaire de la diligence. On avait relevé sur la route le cadavre de la
+femme assassinée, mais privé de sa tête, que les bandits avaient fait
+disparaître.
+
+En même temps que ces ouvriers d'Angers contaient au château de Brivière
+l'épouvantable précaution prise par les brigands pour que la femme ne
+fût pas reconnue, ils apportaient aussi une autre nouvelle. Le bruit
+courait que des troupes allaient arriver en nombre à Rennes, Laval,
+Angers, Ancenis et Nantes. De tous ces points, en convergeant à un
+centre commun, s'engagerait, simultanément, une action énergique qui
+débarrasserait la province des bandes qui la ravageaient. On citait même
+le nom du général Labor, récemment arrivé à Nantes, qui devait commander
+en chef l'expédition.
+
+--Nous serons donc enfin délivrés de Coupe-et-Tranche et de ses
+exécrables compagnons, s'écria avec joie le Marcassin quand, en présence
+de madame de Méralec, on annonça cet événement prochain.
+
+Au bout de la semaine, la comtesse était à peu près installée. Son
+personnel de domestiques laissait fort à désirer sous le rapport de
+l'expérience du service et de la tenue correcte; mais comme la veuve
+avait déclaré qu'elle voulait faire vivre les gens du pays, force avait
+été au Marcassin, chargé du recrutement, de choisir parmi les moins
+engourdis de la localité.
+
+À la fin, le fidèle métayer avait hasardé cette proposition:
+
+--Tout récemment, j'ai recueilli chez moi ma nièce Gervaise. Madame la
+comtesse veut-elle l'accepter pour femme de chambre?
+
+--Dites pour dame de compagnie, Cardeuc, avait répondu la veuve.
+
+Et, le lendemain, Gervaise avait fait son entrée au château de Brivière.
+
+C'était le jour même des débuts de Gervaise auprès de la comtesse, que
+celle-ci avait reçu les deux officiers municipaux, Pipart et Croutot,
+qui l'avaient définitivement mise en règle avec toutes les exigences du
+décret sur la rentrée des émigrés.
+
+Elle était belle et riche, la veuve revenue. Cela devait inévitablement
+attirer à elle tous ceux qui méditeraient de lui faire, à leur profit,
+convoler à de secondes noces. De son côté, Clotilde avait vingt-trois
+ans, âge qui n'est pas précisément celui où on se complaît en une
+solitude profonde.
+
+De plus, le pays sortait d'une phase lugubre. Pendant de longues années
+de guerre civile, on avait été privé de plaisirs et de distractions
+aimables.
+
+En conséquence, quand on sut que la Brivière était habitée par une
+châtelaine de première beauté, avenante et gaie, chez laquelle on
+trouvait bon accueil et bonne table, ce fut, dans la société de choix,
+en plus des coureurs de dot, à qui se ferait admettre chez la veuve.
+Tant et si bien qu'à la fin du premier mois, le manoir était le
+rendez-vous de toutes les autorités des environs et de tous ceux qui
+savaient se présenter.
+
+Au milieu de ce tohu-bohu, Gervaise n'était pas oubliée par la comtesse,
+pour laquelle elle s'éprenait d'une affection sincère. Elle avait ses
+heures auprès de madame de Méralec, car toutes les matinées la
+réunissaient à la veuve. Alors c'était de longues et affectueuses
+causeries, où la comtesse se plaisait à faire raconter tout son passé à
+la jeune fille.
+
+--Mais, au moins, sais-tu quand reviendra ton père? lui demandait-elle.
+
+--Je l'ignore. Mon oncle, quand je l'interroge, me dit qu'il doit être
+en Italie, suivant l'armée française, qu'il ravitaille de chevaux et de
+fourrages, et il m'affirme que nous devons nous attendre à le voir venir
+nous surprendre au premier jour.
+
+Et lorsque, pour la dixième fois, Gervaise lui contait son aventure de
+la _Biche-Blanche_:
+
+--Et tu dis que cet homme était un colosse de force? Il a dû alors
+t'emporter comme une plume, ma pauvre chérie, disait la veuve.
+
+--En arrivant à l'auberge de la _Biche-Blanche_ j'étais brisée par les
+cahots d'une voiture suspendue dans laquelle je voyageais depuis deux
+jours. Mon oncle m'accorda trois heures pour me reposer dans une
+chambre. Je m'étais endormie tout habillée sur mon lit, quand je fus
+réveillée en sursaut. On m'avait entourée dans ma couverture et on
+m'emportait.
+
+--Alors tu as crié?
+
+--Non. La peur m'avait fait perdre connaissance. Mon évanouissement fut
+long car il était minuit quand je revins à moi. Le clair de lune me
+permit de me rendre compte de l'endroit où j'étais. C'était une salle
+délabrée, à demi pleine de décombres. Un homme dont la haute taille se
+découpait en silhouette, se tenait devant une fenêtre, guettant je ne
+sais quoi avec une attention extrême. À un mouvement que je fis en
+retrouvant ma connaissance, il se tourna vers moi en disant d'une voix
+menaçante: «Entre le magot et toi, ce n'est pas toi qui auras la
+préférence, la fille. Ainsi, ne bouge pas, ne crie point, si tu ne veux
+pas que je t'étrangle.» Puis il se remit à guetter.
+
+--De quel magot parlait-il?
+
+--Je n'en sais rien. Bientôt j'entendis le géant pousser une sourde
+exclamation de joie qu'il fit suivre de ces mots murmurés: «Tiens,
+l'imbécile qui m'apporte des avirons!» Et alors, s'adressant encore à
+moi, il me dit: «Si tu tiens à la vie, ne tente pas de t'enfuir pendant
+l'absence de deux minutes que je vais faire.» Il ouvrit doucement la
+porte de notre refuge et avança la tête au dehors. Puis il fit un pas,
+ensuite deux, semblant hésiter. Enfin, il s'élança et disparut.
+Aussitôt, derrière lui, j'entendis les pas précipités de plusieurs
+personnes courant sur sa trace. Au bruit des pas qui s'éloignaient
+succéda un coup sourd comme celui de la chute d'un corps lourd sur le
+sol. La porte se rouvrit brusquement pour donner passage à un homme dont
+je reconnus la voix, quand il me dit dans la demi-obscurité de la salle:
+
+--N'aie pas peur, ma nièce!
+
+C'était mon oncle, qui m'emporta dans ses bras en courant. Il me déposa
+dans un taillis au bord de la Sarthe en disant:
+
+--Ils vont faire ma besogne en tuant ce grand idiot. Nous avons le temps
+de respirer.
+
+Au bout de cinq minutes, mon oncle, qui regardait en amont de la
+rivière, s'écria joyeusement:
+
+--Oh! oh! voici, venant à nous, un moyen commode de voyager sans laisser
+traces.
+
+En effet, une barque munie de ses avirons, sans personne pour la
+diriger, dérivait au courant de la Sarthe, qui nous l'amenait. Mon oncle
+se mit à l'eau pour aller à la nage l'arrêter au passage. Quand il l'eut
+attirée à la rive et qu'il m'eut fait monter, il l'attacha par sa chaîne
+à une souche du rivage.
+
+--Attends-moi, je vais payer une dette, me dit-il.
+
+Et il prit sa course dans la direction de l'auberge de la
+_Biche-Blanche_.
+
+À ce point du récit de Gervaise, la comtesse interrompit en faisant
+entendre un rire argentin.
+
+--Drôle de moment pour aller payer une dette, dit-elle.
+
+À quoi Gervaise, avec un petit frémissement dans la voix, répondit en
+hésitant:
+
+--J'ignore quelle dette mon oncle avait à payer, mais quand il revint
+ses mains étaient rouges et il les lava dans la rivière.
+
+Tandis que je regardais épouvantée après avoir reconnu que ce rouge
+était du sang, il me rassura en me disant:
+
+--Ne va pas t'imaginer les grands diables, mon enfant, et c'est
+simplement une méchante chienne que j'ai tuée.
+
+Puis, en me voyant hésiter à le croire, il tendit vers moi sa main
+gauche que le sang rougissait à nouveau.
+
+--Vois plutôt: elle m'a mordue, me dit-il.
+
+Après avoir entouré sa main de son mouchoir, il entra dans la barque et
+prit les rames. Au moment même où nous débordions, des coups de feu
+retentissaient en amont de la Sarthe, à l'endroit où s'élevait cette
+bâtisse dans laquelle le géant m'avait tenue enfermée.
+
+C'était ainsi que, peu à peu, madame de Méralec s'était initiée au passé
+de Gervaise. Mais, dans ce passé de la jeune fille, il était un point
+sur lequel la comtesse aimait à revenir. C'était le chapitre de
+l'amoureux que la gentille blonde aimait, de son côté, sans savoir son
+nom.
+
+--Voyons, mignonne, il est impossible que tu ne saches pas même son
+petit nom, insistait la comtesse.
+
+--Je n'ai jamais osé le lui demander.
+
+--Et comment est-il, ce mystérieux jeune homme?
+
+--Grand, blond, des yeux qui brillent d'énergie, de belles moustaches.
+
+--Élégant, de belle allure! appuyait la veuve.
+
+À cette question, Gervaise répondait par une petite moue.
+
+--Ah! une tournure de lourdaud, à la taille épaisse? reprenait la
+comtesse.
+
+--Non, non, disait vivement Gervaise, défendant son amoureux. Au
+contraire, il est de taille svelte.
+
+--Alors, explique-moi ta moue, chérie.
+
+--Il a un petit défaut.
+
+--Ce n'est pas d'être bossu, j'imagine? s'écriait la veuve avec une
+terreur feinte.
+
+--Je le trouve un peu raide, un peu gourmé dans ses habits. Il a un je
+ne sais quoi qui le fait paraître emprunté, détaillait Gervaise.
+
+--Comme un militaire en bourgeois, avançait la veuve.
+
+Mais cette comparaison n'était pas à la portée de la jeune fille qui,
+dans sa solitude de Mégin, si elle avait vu passer des soldats, ne les
+avait aperçus jamais que sous l'uniforme.
+
+Aussi, comme elle hésitait à répondre, madame de Méralec lui demanda:
+
+--Veux-tu t'instruire à ce sujet?
+
+--Oui, madame.
+
+--Eh bien, ma bellote, pas plus tard que ce soir, je reçois à dîner des
+militaires... un général et sa suite... Il est probable que quelques-uns
+se présenteront sous l'habit bourgeois. Tu seras à même de juger s'ils
+n'ont pas le même défaut que tu reproches à ton amoureux.
+
+Madame de Méralec disait vrai. Le soir même, elle attendait le général
+Labor qui, affirmait le bruit public, devait bientôt diriger en chef le
+mouvement de troupes qui allait, d'un seul coup, anéantir les bandes.
+
+De Nantes, où il aurait été trop loin, le général Labor était venu, avec
+toute sa suite, s'établir à Ingrande, point central de l'opération. Dès
+le second jour, la réputation de beauté de la comtesse et les éloges de
+sa fastueuse et aimable hospitalité étaient venus à ses oreilles.
+
+Le général Labor aimait les jolies femmes et la table. Les occasions lui
+étaient rares de contenter ces deux goûts. Il s'était empressé de
+demander la permission de présenter ses hommages à la comtesse qui avait
+répondu par une invitation à dîner.
+
+Le soir donc, le général Labor et ses officiers vinrent s'asseoir à la
+table où madame de Méralec le recevait pour ainsi dire dans l'intimité,
+car rien que trois invités civils, dont l'ogre Pipart, partageaient ce
+repas.
+
+Le Marcassin avait obtenu de sa maîtresse la permission de se mêler aux
+gens de service, pour pouvoir admirer tout à son aise le brave soldat
+qui allait enfin délivrer le pays du redoutable Coupe-et-Tranche et de
+sa bande.
+
+La veuve était trop jolie pour n'avoir pas le droit d'être indiscrète.
+Elle en abusa vers le milieu du repas.
+
+--Eh bien, général, demanda-t-elle avec son plus aimable sourire, quand
+entrez-vous en campagne?
+
+Labor en était à son dixième verre d'un vin généreux qui lui chauffait
+le cerveau. Le regard de la comtesse lui fit chaud au coeur. Sous
+l'influence de cette double chaleur, il oublia d'être prudent.
+
+--J'entrerais demain en campagne, si je le pouvais, répondit-il.
+
+--Vos troupes ne sont-elles pas encore arrivées?
+
+--Pardonnez-moi, comtesse, toutes mes forces sont au grand complet, et,
+pour agir, elles guettent mon signal.
+
+--Pourquoi ne le donnez-vous pas?
+
+--Parce que des ordres me prescrivent d'attendre que j'aie été rejoint
+par un individu dont les renseignements doivent m'être indispensables...
+J'ai envoyé chercher cet homme à l'endroit où il m'avait été dit que je
+le trouverais... Il avait disparu!... Et, depuis, il m'a été impossible
+de mettre la main dessus.
+
+Et le général Labor, s'oubliant un peu, lâcha cette phrase:
+
+--Que mille millions de diables patafiolent ce satané Meuzelin!!!
+
+Pour tous les convives, ce nom de Meuzelin était parfaitement inconnu.
+On se regarda à la ronde, s'interrogeant du regard sur le personnage
+cité. Il s'ensuivit un silence pendant lequel on entendit le fracas des
+mâchoires de Pipart qui broyait des os pour prendre patience; car,
+l'attention prêtée par chacun, mangeurs et servants, aux paroles du
+général, avait un peu arrêté le dîner.
+
+Le digne officier municipal ne s'était pas vanté en parlant de son
+appétit. Il mangeait à l'heure, au jour, à la semaine, au mois, tant
+qu'on aurait voulu, s'il fût venu à quelqu'un la fantaisie de faire les
+frais de sa voracité. Il était attaqué de cette maladie, alors à peu
+près inconnue à la science, qui l'appelait «_le foie chaud_» et qui,
+aujourd'hui, un peu moins inexpliquée, mais toujours inguérissable, se
+nomme «_la boulimie_» ou, plus communément: «_diabète de faim_». Quelle
+qu'en soit la cause, la Boulimie est un mal terrible, heureusement fort
+rare. C'est une faim que rien ne peut satisfaire. Plus le malade mange,
+plus il a faim, pourrait-on dire, car elle s'accroît en raison des
+aliments qu'on lui donne plus nombreux. Aussi, quand la maladie se
+prolonge, le malheureux arrive à dévorer des quantités qui suffiraient à
+vingt appétits ordinaires. Et toujours la faim est là, inassouvie,
+impérieuse, poussant le malade, dans les derniers temps, à ne plus
+regarder à la nature des aliments et à se jeter sur tout ce qui peut lui
+servir de pâture... voire une charogne en putréfaction!
+
+Pipart n'en était pas encore là, mais il mangeait déjà de bien
+formidable façon. Ancien tanneur, il possédait une petite fortune, qui
+eût été insuffisante pour satisfaire son estomac, s'il n'eût trouvé le
+moyen de le contenter, en majeure partie, à la table des autres. C'était
+un pique-assiette, mais non un pique-assiette ordinaire qui déjeune chez
+l'un et dîne chez l'autre. Oh! que non pas! Il avait étudié les heures
+différentes où ses nombreux amphitryons se mettaient à table. À peine le
+bec torché chez l'un, il courait s'attabler chez l'autre. Par ce
+procédé, Pipart arrivait, à la fin de sa journée, à avoir fait quatre
+déjeuners, trois goûters, deux dîners et deux soupers. Restait la nuit;
+mais il avait sa fortune qui lui servait à s'offrir des collations entre
+chaque somme.
+
+Pour manger gratis, Pipart était capable de toutes les complaisances, de
+toutes les bassesses et des plus monstrueux mensonges. Quand il avait
+affirmé avoir connu madame de Méralec «haute comme ça», était-il
+sincère? Peut-être oui. Peut-être aussi avait-il flairé de fins dîners à
+venir chez la charmante femme. Elle avait besoin d'un témoin. Il avait
+pour ainsi dire offert sa signature en échange de bons fricots futurs.
+
+Quoi qu'il en fût, Pipart était donc un des rares civils admis au dîner
+offert par la comtesse au général Labor et à ses officiers.
+
+Quand le général avait lâché son «Mille millions de diables!» à propos
+de ce Meuzelin disparu au moment où il l'attendait pour entamer sa
+campagne, un petit silence d'étonnement, on le sait, avait suivi ce
+juron par trop militaire. Il fut rompu par Pipart qui, entre deux
+bouchées, demanda:
+
+--Ce Meuzelin, c'est un de vos collègues, n'est-ce pas, général?
+
+Labor avait la tête près du bonnet et, dans cette tête, étaient montées
+les chaudes fumées d'un vin copieusement bu. C'était plus qu'il n'en
+fallait pour irriter le général en entendant faire de Meuzelin un de ses
+collègues.
+
+Il allait donc rabrouer d'importance le maladroit questionneur, quand
+son regard furibond, qui allait chercher Pipart, rencontra les deux yeux
+de la comtesse qui, curieusement, demanda:
+
+--Oui, au fait, général, quel est ce Meuzelin qui vous fait faute pour
+votre expédition?
+
+Le vers de tragédie:
+
+ Sur nos pareils, Néarque, un bel oeil est bien fort,
+
+pouvait s'appliquer à Labor, qui avait le coeur des plus tendres. Sa
+bile s'apaisa devant le regard de la gracieuse Clotilde et il se hâta de
+répondre, mais avec un accent de dédain:
+
+--Meuzelin est un de ceux dont on se sert, mais qu'on se garde bien
+d'avouer.
+
+Chacun avait entendu avec intérêt et surprise la déclaration de Labor.
+Nul, de toute l'assistance, n'était plus attentif aux paroles du général
+que Marcassin qui, plein d'une admiration anticipée pour le chef qui
+allait bientôt purger la contrée de Coupe-et-Tranche et de ses
+malfaiteurs, écoutait, bouche béante, dans le coin de la salle, où il
+était mêlé aux gens de service, chaque phrase du futur libérateur du
+pays.
+
+--Alors, votre Meuzelin est tout simplement un espion, un agent de
+police? appuya madame de Méralec.
+
+--Vous l'avez dit, comtesse.
+
+--Pouah! fit la jolie femme avec un accent de commisération; je vous
+plains, mon cher général, d'avoir à vous commettre avec de pareilles
+espèces.
+
+--C'est de toute nécessité. Cet agent, qui dirige une douzaine de
+policiers subalternes qu'il a distribués de droite et de gauche, a
+étudié le pays à fond depuis deux ans. À n'en pas douter, il a découvert
+bien des mécréants qui se croient inconnus. Sur ses indications, je suis
+à peu près certain d'agir à coup sûr... du moins c'est ce que m'affirme
+la dernière dépêche du ministre de la police.
+
+--Et quel genre d'homme est-ce, ce phénix de la police? Petit? grand?
+bancal? crochu? débita railleusement madame de Méralec.
+
+--Là-dessus, je ne saurais vous renseigner, comtesse, car je ne l'ai
+jamais vu. Mais ce que je sais, c'est qu'il passe pour être le finaud
+des finauds.
+
+Et le général, après cet éloge, ajouta d'un ton convaincu:
+
+--J'aurais bien voulu l'avoir sous la main, il y a un mois.
+
+--Mais, fit la veuve, il y a un mois, vos troupes n'étaient pas encore
+arrivées, vous ne pouviez agir et, partant, vous n'aviez pas besoin de
+cet homme.
+
+--Oh! ce n'est pas pour cela.
+
+--Pourquoi donc?
+
+--Je suis persuadé que Meuzelin aurait fini par deviner le mystère de la
+femme assassinée dont les bandits ont fait disparaître la tête.
+
+--Ah! oui, ma pauvre compagne de voyage! fit la veuve dont la voix
+s'attrista à ce souvenir tragique.
+
+--Car, enfin, poursuivit le général, il doit exister un motif pour que
+les misérables aient pris cette précaution qu'ils avaient négligée
+jusqu'à ce moment.
+
+Il fut interrompu par l'apparition du rôti, un magnifique cuissot de
+chevreuil, qu'un domestique plaçait devant son nez, sur la table.
+
+--Eh! eh! agréable fumet, fit-il en ouvrant béantes à l'arôme ses
+narines de gourmand.
+
+Car Labor, à ses prédilections pour les belles femmes et le bon vin,
+joignait aussi la qualité d'être un fin mangeur.
+
+Derrière le valet, qui avait servi le chevreuil en arrivait un autre
+porteur d'un plat sur lequel s'étalait un monstrueux gigot, qu'il vint
+poser devant Pipart, dont les yeux s'allumèrent, avides et joyeux, à
+l'aspect de cette montagne de viande.
+
+--Mon cher Pipart, c'est votre plat, bien à vous et rien qu'à vous...
+pour vous tout seul, annonça la veuve, en riant, à son convive.
+
+--Je vais tâcher de me montrer digne des bontés de madame la comtesse,
+répondit l'ogre d'une voix reconnaissante.
+
+Alors, attirant le plat devant lui en guise d'assiette, comme si ce
+gigot de dix livres n'eût été qu'une simple mauviette, il se mit à
+dévorer.
+
+Soudain, dans la cour du château, sur laquelle s'éclairait la salle à
+manger, le pavé cliqueta sous les fers d'un cheval arrivant au galop.
+
+À ce bruit, le général s'adressa à madame de Méralec:
+
+--Au moment de venir ici, dit-il, j'attendais une réponse à une demande
+que j'ai adressée par le télégraphe à Chartres. J'ai commandé, si elle
+arrivait, que cette réponse me fût apportée ici... Me permettez-vous,
+madame, d'aller au-devant de mon messager?
+
+Pour toute réponse, la comtesse se tourna vers un domestique:
+
+--Amenez ce courrier au général, commanda-t-elle.
+
+Une minute après, l'envoyé entra. C'était un gendarme. Il fit le salut
+militaire et tendit une lettre en annonçant:
+
+--Venue par dernière heure de jour.
+
+Labor prit la dépêche, l'ouvrit vivement, y jeta les yeux et, avec une
+crispation nerveuse, froissa le papier, qu'il mit dans sa poche.
+
+Puis, se tournant vers le gendarme:
+
+--Tu diras, de ma part, à ton colonel qu'il ne compte pas sur l'homme
+dont il m'avait parlé... Remonte à cheval.
+
+Le gendarme s'éloignait quand la comtesse appela le Marcassin.
+
+--Cardeuc, dit-elle, avant son départ, conduis ce brave soldat à
+l'office et aie bien soin de lui.
+
+Et, d'un regard, elle sollicita l'assentiment du général, qui s'inclina
+en signe d'acquiescement.
+
+Après le dîner, quand on fut dans le salon, la comtesse, plus gracieuse
+que jamais, s'approcha du général:
+
+--Cette dépêche a paru vous contrarier, dit-elle.
+
+Ce disant, elle se tenait devant Labor, le visage si près du sien que le
+parfum de sa chevelure montait aux narines du vieux brave.
+
+--C'est vrai, fit-il en aspirant à plein nez. Je n'ai vraiment pas de
+chance.
+
+Madame de Méralec posa sur le bras du général sa main exquise de forme.
+
+--Pas de chance! en quoi donc, mon cher général? demanda-t-elle d'une
+voix qui tinta mélodieusement aux oreilles de Labor, dont les yeux
+s'attachaient ardents sur la main qui s'appuyait sur lui.
+
+L'ouïe! l'odorat! la vue! Labor, sur cinq sens, en avait trois si
+agréablement charmés qu'il répondit sans trop réfléchir:
+
+--À défaut de Meuzelin, j'avais demandé qu'on m'envoyât de Chartres un
+homme qu'on m'avait beaucoup vanté... Il paraît, m'annonce la dépêche,
+que, lui aussi, il a disparu.
+
+--C'était aussi un agent de police?
+
+--Oh! non!... c'est un brave lieutenant de gendarmerie, nommé Vasseur.
+
+Si le général n'eût été absorbé dans la contemplation de la main de la
+comtesse, il aurait été grandement étonné en voyant la pâleur qui,
+subitement, avait envahi le visage de la jolie femme.
+
+Quand le général, mettant fin à son extase devant la main de la veuve,
+releva les yeux, la comtesse n'avait pu encore complètement maîtriser le
+trouble qu'avait causé le nom de Vasseur.
+
+À la vue de ce visage altéré, la fatuité monstrueuse du militaire le
+poussa aussitôt à une énorme bourde qui nécessite quelques explications.
+
+Labor était, comme on dit, fils de ses oeuvres. Ancien garçon boucher
+que le recrutement avait, jadis, ramassé en un jour d'ivresse, il était
+sergent lorsque la révolution avait éclaté. C'était un risque-tout,
+aimant la poudre, brave jusqu'à la témérité. Les guerres de la
+République lui avaient tant fourni l'occasion de prouver son audace
+qu'il avait promptement fait son chemin.
+
+Mais, sous l'uniforme de général, l'homme était resté ce qu'il était au
+début, c'est-à-dire une nature brutale, grossière, aux appétits
+bassement sensuels, aux instincts vulgaires. Lourd, grand, bel homme aux
+chairs fraîches, se croyant un Adonis, quand il n'était qu'un superbe
+portefaix, Labor se mirait dans ses plumes. De trop faciles succès de
+garnison lui avaient donné une pyramidale suffisance. Ce Don Juan
+d'amours faciles en était arrivé à s'imaginer qu'à son aspect pas une
+femme ne pouvait rester insensible.
+
+Donc, à la vue du trouble de la veuve et en remarquant qu'elle l'avait
+peu à peu entraîné à l'écart de ses invités, la vanité stupide de Labor
+s'attribua cette émotion et lui fit souffler avec un sourire vainqueur:
+
+--Prenez garde, comtesse, on nous observe.
+
+Phrase, ton, sourire, tout était si grossièrement fat que la comtesse en
+demeura interdite, se demandant si le soudard n'avait pas trop bu.
+
+Loin de rien comprendre, Labor se fit encore gloire de cet embarras. Il
+le mit sur le compte du trouble de la femme qui se voit devinée.
+Toujours gonflé de lui-même, il murmura ce second avis:
+
+--De grâce, madame, commandez à votre visage.
+
+Puis, en mignardisant, ce qui lui donnait un peu l'air d'un boeuf qui
+jouerait au volant, il ajouta d'un ton cavalièrement aimable:
+
+--Vous serez cause, belle dame, que, peut-être, cette nuit, je vais être
+lâche.
+
+Et il se hâta d'ajouter avec un air dolent:
+
+--Oui, cette nuit, je tremblerai devant le danger, en pensant que je
+puis être à jamais privé du bonheur de vous revoir.
+
+Soit que madame de Méralec ne voulût pas paraître avoir compris
+l'inconvenance du lovelace de bas lieu, en se réservant de ne plus le
+recevoir, soit qu'elle eût remis à plus tard la leçon que méritait son
+impudente fatuité, elle saisit avec empressement l'occasion qui
+s'offrait d'amener la conversation sur une autre pente.
+
+--Vous devez donc, cette nuit, affronter un danger, général?
+demanda-t-elle.
+
+--Oh! oh, fit Labor se reprenant, je dis un danger sans en être bien
+certain, car les chenapans, dont je vais entreprendre la destruction, ne
+doivent avoir de courage que pour attaquer de pauvres diables sans
+défense... Néanmoins, je veux, comme on dit, tâter le fer de mon
+adversaire. Aussi me suis-je mis d'une expédition qui sera faite cette
+nuit... idée de me trouver en face des gredins en question, que je
+compte attirer dans un traquenard préparé depuis huit jours.
+
+--Un traquenard? répéta la comtesse d'un ton curieux qui semblait
+demander des détails.
+
+Labor comprit, et, tout souriant du prochain succès de sa ruse, il
+continua:
+
+--Sachez donc que, depuis huit jours, j'ai fait propager le bruit que la
+recette de Nantes, arrivée à Ingrande où elle se grossit de celle de
+cette ville, devait partir cette nuit pour Angers. À coup sûr, les
+bandits vont aller s'embusquer au passage pour happer ce butin, qui
+dépasse quatre cent mille francs... Pour eux, malheureusement, le jeu ne
+vaudra pas la chandelle, car j'escorterai les voitures avec des forces
+échelonnées à distance, qui se concentreront au premier coup de feu...
+Les bandits, au lieu d'écus, ne récolteront que des coups de fusil.
+
+--Qui sait? fit la comtesse avec une moue de doute.
+
+--Vous croyez que le fameux Coupe-et-Tranche n'osera pas s'aventurer en
+cette circonstance?
+
+Madame de Méralec se mit à rire.
+
+--Si je ne craignais de vous offenser, général, je vous dirais que...
+commença-t-elle.
+
+--Que quoi? fit Labor.
+
+--Que votre plan laisse à désirer... J'ai bien peur que vos écus
+n'arrivent jamais à Paris.
+
+--Parce que?
+
+--Vous n'escorterez le convoi que d'Ingrande à Angers, n'est-ce pas?
+
+--Oui, jusqu'à l'arrivée à Angers.
+
+--Alors, qui vous dit que les détrousseurs qui, eux aussi, ne doivent
+pas être sans avoir leurs espions, n'iront pas attendre le convoi à sa
+sortie d'Angers, là où ils ne courront plus risque de cette récolte de
+coups de fusil que vous leur promettez?
+
+Labor se mit à rire.
+
+--Vous n'avez donc pas compris? demanda-t-il.
+
+--Est-ce qu'il y a un dessous de cartes?
+
+--Naturellement, oui, belle dame.
+
+Madame de Méralec affecta une mine craintive qui la rendait vraiment
+charmante, et débita d'un ton faussement timide:
+
+--Est-ce qu'il faudrait avoir peur d'être refusée, si on était tentée de
+demander quel est ce dessous de cartes?
+
+Labor saisit cette occasion de revenir à ses moutons. Il fit ses yeux
+blancs, montra son plus aimable sourire et modula d'une voix
+languissante:
+
+--Peut-on vous refuser quelque chose, trop séduisante curieuse? Un désir
+de vous n'est-il pas un ordre pour moi?
+
+La veuve, à son tour, lui renvoya la phrase.
+
+--Prenez garde, général, on vous observe.
+
+Le soudard, au lieu de comprendre la raillerie, eut une nouvelle crise
+de fatuité lourde et idiote. Il crut avoir ville conquise et le visage
+tout illuminé de gloriole vaniteuse, il allait encore lâcher quelque
+monstrueuse sottise, quand la veuve lui envoya sa seconde phrase:
+
+--De grâce, général; commandez aussi à votre visage!
+
+Ensuite, souriante, elle demanda:
+
+--Et ce dessous de cartes?
+
+--Oh! il est bien simple. Dans les voitures que j'escorterai jusqu'à
+Angers, il n'y aura pas un sol.
+
+--Alors les fameux quatre cent mille francs n'existent donc pas?
+
+--Si, bel et bien. Seulement, pendant que Coupe-et-Tranche ira les
+attendre sur la route d'Ingrande à Angers, ils fileront en tapinois
+d'Ingrande à Laval.
+
+--Sans escorte?
+
+--À quoi bon, puisque mon déploiement de forces autour de mes voitures
+vides aura attiré Coupe-et-Tranche sur une piste où, je vous l'ai dit,
+il n'aura, s'il m'attaque, que des balles à recevoir?
+
+La comtesse secoua la tête d'un air mécontent.
+
+--Sans escorte, insista-t-elle; c'est bien imprudent de votre part,
+général.
+
+--Mais, je vous le répète, ma charmante, puisque, d'Ingrande à Laval, ma
+ruse aura rendu la route libre.
+
+--Oui, mais votre ruse, qui vous assure que Coupe-et-Tranche ne la
+connaît pas?
+
+--Oh! oh! fit Labor avec un sourire malin, de cela, je le défie bien...
+et pour une excellente raison.
+
+--Quelle raison?
+
+--Que personne n'a pu en bavarder.
+
+Tandis que la veuve secouait encore la tête en signe qu'elle ne croyait
+pas à une discrétion aussi complète, le général ajouta en pesant sur ses
+mots:
+
+--Attendu que, ce secret, vous êtes seule à le connaître, car ce n'est
+qu'au dernier moment du départ que je donnerai mes ordres.
+
+La veuve leva vers Labor un regard qui le remerciait de sa confiance et
+elle allait y ajouter sans doute quelques paroles, quand, tout à coup,
+ses yeux dévièrent en même temps qu'elle demanda:
+
+--Est-ce que tu as à me parler, Cardeuc?
+
+À cette question, le général se retourna.
+
+Derrière lui se tenait le fidèle métayer qui répondit:
+
+--Je venais prendre congé de madame la comtesse avant de retourner à ma
+métairie. Madame n'a rien à m'ordonner?
+
+--Que de bien dormir cette nuit, mon brave Marcassin, dit gaiement la
+comtesse.
+
+--Oh! je réponds que je m'en acquitterai à souhait, promit le serviteur
+qui semblait tomber de fatigue.
+
+Après ces mots, se tournant vers Labor, il lui envoya ce compliment:
+
+--On peut dormir tranquille, à présent qu'on sait son sommeil protégé
+par le citoyen général.
+
+Après un double salut à Labor et à sa maîtresse, il partit de son pas
+lourd et traînant.
+
+Une heure plus tard, la comtesse recevait les adieux de ses invités. En
+prenant congé du général, elle le regarda tout anxieuse:
+
+--Jusqu'à demain, dit-elle; je vais être bien inquiète à votre sujet,
+général. Je compte sur un mot, à votre retour, qui me rassurera.
+
+--Permettez-vous, au lieu d'écrire, que je vienne vous montrer en
+personne que je ne suis pas mort? proposa Labor.
+
+--Alors, à demain! dit vivement la veuve. Et, vous savez, pas
+d'imprudence de courage cette nuit; conservez-vous à vos amis.
+
+Le général se courba sur la blanche et mignonne main qu'on lui donnait à
+baiser.
+
+--Elle est folle de moi, pensa-t-il en y appuyant ses lèvres.
+
+Quand madame de Méralec entra dans sa chambre à coucher, elle y trouva
+Gervaise qui l'attendait.
+
+--Eh bien, ma bellote, tu as vu, ce soir, des militaires en bourgeois.
+As-tu reconnu en eux cette tenue un peu raide qui t'a frappée chez ton
+amoureux? demanda-t-elle.
+
+--Exactement la même.
+
+--Alors, mon enfant, tu aimes un soldat.
+
+Congédiée avec un baiser, Gervaise après l'avoir aidée à se mettre au
+lit, quitta la comtesse qui annonçait avoir grande envie de dormir.
+
+Mais le sommeil ne vint pas, car, plus de deux heures après, Madame de
+Méralec veillait encore, les yeux fixés dans le vide, pendant que ses
+lèvres murmuraient avec un frémissement:
+
+--Vasseur! Vasseur!
+
+Puis, tout à coup, la voix haletante, la face contractée:
+
+--S'il en aimait une autre! grondait-elle avec un accent de jalousie
+féroce.
+
+
+
+
+ XII
+
+
+Le lendemain, sur les deux heures de l'après-midi, moment où chaque
+jour, le Marcassin venait prendre les ordres de la comtesse, le fidèle
+métayer se trouvait dans l'espèce de petit salon boudoir, qui précédait
+la chambre à coucher de la belle Clotilde.
+
+Il se tenait debout près de Gervaise qui, assise près d'une fenêtre,
+s'occupait d'un travail à l'aiguille.
+
+--Ainsi, petite nièce, madame de Méralec n'est pas visible?
+demandait-il.
+
+--Non, mon oncle. La comtesse, quand je suis entrée aujourd'hui, de bon
+matin, dans sa chambre, m'a annoncé qu'elle avait passé une nuit
+blanche. Le sommeil a dû lui venir dans la matinée, car elle n'a fait
+aucun appel... Je me fais donc un devoir de ne pas troubler son repos, à
+moins d'un motif urgent.
+
+En écoutant la jeune fille, son oncle avait levé les yeux vers la
+fenêtre qui lui faisait face.
+
+--Alors, fillette, reprit-il, je crois qu'il te va falloir réveiller ta
+maîtresse, car ce «motif urgent» dont tu parles m'a tout l'air d'arriver
+là-bas à cheval.
+
+Ce disant, Cardeuc montrait du doigt la campagne qu'on voyait, par la
+fenêtre, s'étendre à perte de vue, coupée par une route poudreuse qui,
+faisant le coude, au loin, derrière un fort bouquet d'arbres, conduisait
+du bord de la Loire au château de la Brivière.
+
+De derrière le bouquet d'arbres avait débouché un cavalier dont la
+monture arrivait ventre à terre.
+
+--Mais, c'est le général! fit Gervaise.
+
+--Et, tu vois, il est pressé d'arriver. Ce serait donc cruel de le faire
+attendre. Va prévenir ta maîtresse, mon enfant; elle ne pourra t'en
+vouloir.
+
+Gervaise entra chez la comtesse, laissant son oncle devant la fenêtre,
+les yeux toujours attachés sur l'arrivant. Dès qu'il fut seul, le
+Marcassin fit entendre ce petit hoquet bas et précipité qui, chez lui,
+remplaçait le rire fou, et son oeil brilla joyeux.
+
+--Eh! eh! Tu as eu le nez cassé, ivrogne bavard! murmura-t-il.
+
+Tandis que le général ralentissait l'allure de son cheval en approchant
+du château, pour dissimuler son empressement à revoir la charmante
+veuve, le Marcassin frotta ses énormes mains velues en ricanant:
+
+--Viens au pas, viens au galop, tu n'en es pas moins pincé, gros pigeon
+amoureux.
+
+Il achevait quand madame de Méralec entra. Gervaise l'avait trouvée
+habillée et près de quitter sa chambre.
+
+Le métayer lui montra Labor qui mettait pied à terre dans la cour du
+château.
+
+--Encore un qui voudrait faire cesser votre veuvage, dit-il avec sa
+familiarité de vieux serviteur.
+
+--Oh! crois-tu? fit Clotilde en souriant.
+
+Il la regarda dans les yeux. Peut-être aurait-il lâché quelque grosse
+plaisanterie bien salée de campagnard qui a son franc parler, mais la
+présence de Gervaise le retint. Il se contenta de dire:
+
+--C'est en lui promettant du sucre qu'on voit un chien faire le beau!
+
+Là-dessus, il se tourna vers Gervaise:
+
+--Si tu veux, fillette, nous allons descendre pour recevoir le général?
+proposa-t-il.
+
+Bientôt Labor faisait son entrée dans le boudoir où la comtesse était
+restée seule. Sa nuit blanche avait laissé des traces de fatigue sur le
+visage de la veuve. Du premier coup d'oeil, le général constata cette
+altération et il s'en attribua la cause.
+
+--Elle a passé sa nuit entière à penser à moi, se dit-il.
+
+Mais si la figure de la comtesse était quelque peu languissante, ce
+n'était rien à côté du visage de Labor. Bien qu'il affectât gracieuse
+mine et heureux sourire, il ne portait vraiment pas beau! Ses yeux
+teintés de jaune attestaient que sa bile avait été violemment secouée.
+Un tic nerveux qui agitait légèrement ses lèvres et ses gestes saccadés
+prouvaient une humeur rageuse que, devant la veuve, il s'efforçait de
+maîtriser. Il était clair comme le jour que le caractère du général
+était à la tempête violente.
+
+Il eût été maladroit, de la part de madame de Méralec, de ne pas s'en
+apercevoir. Ce fut donc d'un ton affectueusement désolé qu'elle s'écria:
+
+--Savez-vous, général, que votre vue me donne des remords.
+
+--En quoi, comtesse?
+
+--À la lassitude que je vois sur vos traits, j'en suis à maudire ma
+curiosité qui, au lieu de vous accorder un repos nécessaire après un
+nuit de fatigue et de combat, a su vous arracher la promesse que vous
+viendriez au plus vite, aujourd'hui, me faire le récit du succès de
+votre expédition nocturne.
+
+Le mot de succès fut le feu aux poudres. Oubliant de se poser plus
+longtemps en vraie fleur des pois, il tressauta tout furieux en
+s'écriant:
+
+--Ah! mille tonnerres! Il est joli, mon succès! J'en crève de rage dans
+ma peau.
+
+Et il se mit à se promener dans le boudoir comme une bête fauve en cage,
+serrant les poings, faisant sonner ses talons en grondant:
+
+--Que la peste soit de cet ivrogne!
+
+Il fut arrêté en sa promenade de forcené par la petite main de Clotilde
+qui se posa sur son bras. Bien doucement et son regard doux et ému fixé
+dans les yeux du furibond, elle le ramena vers son siège, et quand il se
+fut rassis, elle demanda d'une voix pleine d'un tendre intérêt:
+
+--Ne puis-je être votre confidente, général? Voyons, qu'est-il donc
+arrivé?
+
+L'aveu partit comme une fusée, tant Labor avait besoin de se soulager en
+contant son déboire amer.
+
+--Il est arrivé, parbleu! que cet infâme pendard de Coupe-et-Tranche a
+volé les quatre cent mille francs du gouvernement!
+
+Ce fut à grand'peine que son immense surprise permit à la comtesse de
+bégayer:
+
+--Mais, pourtant, votre ruse de faire filer l'argent sur Laval pendant
+que vous feigniez de l'escorter sur Angers?
+
+--Ah! oui, parlons-en, de ma ruse, grogna furieusement Labor. Il paraît
+que les gredins la connaissaient; car, pendant que je ne trouvais
+personne sur la route d'Angers, ils mettaient la main sur le magot.
+
+Madame de Méralec leva son doigt rose, et, d'une voix sévère:
+
+--Général! général! fit-elle, vous aurez eu l'indiscrétion de confier
+encore à un autre que moi cette ruse que vous ne deviez dévoiler qu'au
+dernier moment du départ.
+
+--Non, non, comtesse; j'ai fait comme je vous l'avais dit, affirma
+Labor. Excepté à vous, je n'en avais ouvert la bouche à personne. C'est
+à n'y rien comprendre.
+
+Sur ces derniers mots, Labor, pris d'un nouvel élan de fureur, s'écria:
+
+--Oui, c'est à n'y rien comprendre... pas plus qu'à ce billet que j'ai
+trouvé hier, attendant mon retour au logis.
+
+Peu à peu Labor s'était calmé. Avec son sang-froid revenu, il pouvait à
+présent, être tout à son sujet.
+
+--Devinez de qui était ce billet? s'écria-t-il.
+
+--Dites, fit la comtesse.
+
+Le général ménagea son effet en faisant une pause; puis, d'une voix qui
+appuyait sur le nom:
+
+--De Meuzelin, déclara-t-il, de ce policier dont je vous ai parlé hier
+en vous disant que je ne savais où le retrouver.
+
+--Il est donc venu vous rejoindre?
+
+--Nullement. Il s'est contenté de m'écrire ce billet qui, si je l'avais
+lu à temps, aurait empêché Coupe-et-Tranche de faire son coup... Car
+j'aurais compris cette partie de la lettre qui concerne les quatre cent
+mille francs.
+
+--Il y a donc une partie du billet qui vous est restée incompréhensible?
+
+Le général hésita un peu. Enfin, il porta la main à sa poche en disant:
+
+--J'ai sur moi cet écrit de Meuzelin. Nous allons le lire ensemble...
+Peut-être m'aiderez-vous à deviner l'énigme.
+
+Tout en cherchant le billet de Meuzelin dans sa poche, le général
+continua d'un ton de dédain:
+
+--Oui, ce policier aurait cent fois mieux fait de mettre les points sur
+les _i_ au lieu de m'écrire ses calembredaines vraiment
+incompréhensibles... Ah! voici l'écrit de notre homme.
+
+Ce disant, il montrait un papier qu'il se mit à déplier en ajoutant:
+
+--Permettez-moi de vous en faire la lecture.
+
+Et il lut aussitôt en ânonnant un peu:
+
+«_Général Labor, faites, cette nuit, tout le contraire de ce que vous
+avez décidé..._»
+
+Labor s'arrêta à cette phrase et, s'adressant à madame de Méralec:
+
+--Cela, ça se comprend, dit-il. Mais écoutez la suite, comtesse. Voici
+qui devient inintelligible.
+
+Il reprit la lecture en traînant sur les mots avec le ton moqueur de
+quelqu'un qui répète les bêtises d'un autre:
+
+«_Méfiez-vous en vous rappelant l'histoire d'Hercule aux pieds
+d'Omphale._»
+
+Sur ce dernier mot, il regarda la veuve en demandant:
+
+--Hein! comprenez-vous quelque chose à ce que chante le drôle?
+
+--Continuez, fit Clotilde.
+
+--C'est tout, absolument tout... puis signé «Meuzelin». Voyez plutôt.
+
+Et Labor tendit le papier à la comtesse qui, après l'avoir parcouru des
+yeux, le jeta négligemment sur un guéridon placé près d'elle.
+
+--Hein! répéta le général. À quel propos va-t-il chercher Hercule et
+Omphale?... Qu'est-ce que ces citoyens-là, je vous le demande?
+
+Le brave Labor n'avait poussé ses classes que jusqu'à la lecture et un
+peu d'écriture. Il en donnait la preuve la plus incontestable.
+
+--Vous ne connaissez pas la mythologie? demanda Clotilde avec un effort
+pour ne pas rire qui lui serrait les lèvres.
+
+La mythologie! Pour le général, ce devait être une femme, quelque
+gourgandine de garnison. À cette question et en voyant la moue que
+donnait à la veuve son rire retenu, il crut à la jalousie de la comtesse
+s'enquérant de son passé amoureux. En conséquence, il se leva d'une
+seule pièce et, la main gauche sur son coeur, l'autre tendue en avant,
+il débita d'un ton grave:
+
+--Je vous jure, comtesse, que jamais cette créature n'a régné sur mon
+âme!
+
+Puis, tout naïvement:
+
+--Si nous revenions au billet de Meuzelin? proposa-t-il.
+
+Après la balourdise que venait de commettre le soudard, Clotilde ne
+pouvait plus aborder l'explication franche. Elle prit un biais pour
+éclairer l'ignorance de Labor.
+
+--Sachez-donc que La Mythologie, une épicière de Bordeaux, avait une
+fille appelée Omphale, aimée d'un colonel célèbre du nom d'Hercule.
+Cette Omphale, abusant de la confiance de son amant, sut si bien s'y
+prendre qu'elle lui arracha la liste de tous ceux des officiers de son
+régiment qui avaient de vilaines dents.
+
+Labor avait écouté, l'oreille tendue, la bouche ouverte, l'oeil rond,
+ces renseignements sur Omphale.
+
+--Oh! la tarpiaude! s'écria-t-il indigné.
+
+Après quoi, au bout d'une courte réflexion, il reprit avec étonnement:
+
+--Mais je ne vois pas trop quel rapprochement Meuzelin peut faire entre
+moi et ce colonel Hercule.
+
+--En citant l'aventure d'Omphale, le policier a voulu vous rappeler tout
+le danger qui existe à confier certains secrets à une femme.
+
+Cette fois, Labor ouvrit des yeux démesurément écarquillés.
+
+--Une femme, fit-il. À quelle femme pourrais-je aller me confier aussi
+bêtement?
+
+--Dame! cherchez parmi vos nombreuses amies, articula Clotilde en riant.
+
+Le général crut encore à la femme aimante dont la jalousie jetait le
+plomb de sonde dans sa vie privée.
+
+À nouveau, il remit sa main gauche sur son coeur et avança encore la
+main en jurant:
+
+--Je vous donne ma parole que, depuis quinze grands jours, je n'ai parlé
+à aucune femme... sauf à vous.
+
+--Alors il faut croire que c'est moi dont parle Meuzelin.
+
+En éclatant de son rire frais et perlé, la veuve continua:
+
+--Selon cet agent, je suis l'Omphale qui a causé votre insuccès de cette
+nuit en prévenant Coupe-et-Tranche qui guettait les quatre cent mille
+francs... Méfiez-vous de moi, général, méfiez-vous de moi!
+
+Bien que ce fût dit en riant, Labor protesta.
+
+--Jamais je ne vous ferai une telle injure, comtesse! déclara-t-il.
+
+--Et vous aurez grand tort, car Meuzelin persistera dans son idée que je
+vous trahis.
+
+Le général se redressa sévère et indigné:
+
+--Ce Meuzelin est un imbécile! déclara-t-il tout sec.
+
+--Oubliez-vous qu'il vous est recommandé par le ministre de la police,
+qui, pour ainsi dire, vous l'impose à titre de conseiller?
+
+C'était blesser Labor au plus vif de son amour-propre. Il sourit de
+mépris en répliquant:
+
+--Je saurai me passer de ses conseils. Puisque ce croquant, au lieu de
+m'écrire, ne fait pas acte de présence, j'agirai de moi-même. Dès ce
+soir, les troupes sortiront de leurs cantonnements.
+
+Tout en parlant, il s'était avancé vers le guéridon où Clotilde avait
+posé la lettre de Meuzelin et étendait le bras pour la reprendre.
+
+La comtesse posa vivement sa main sur celle de Labor.
+
+--Non, non, dit-elle, ne prenez pas cet écrit; il me semble qu'il vous
+porterait malheur! La façon tragique dont il vous est parvenu est d'un
+trop mauvais présage.
+
+Et, secouée par un frisson d'épouvante:
+
+--Songez-y donc, continua-t-elle, ce billet n'a-t-il pas été trouvé sur
+le cadavre de ce malheureux gendarme Patigneul?... Oui, il vous serait
+funeste. Croyez-en l'instinct de mon coeur.
+
+Mais le mot à peine lâché, elle rougit, et, bien vite, elle se reprit en
+disant:
+
+--Croyez-en la voix... de ma raison.
+
+Déjà troublé par le contact de la peau douce et tiède de la main de
+Clotilde, qui effleurait la sienne, l'ardent soudard, au mot de coeur,
+avait redressé son torse. La tête rejetée en arrière, l'air triomphant,
+il allait lâcher son cocorico de coq vainqueur, quand la veuve lui coupa
+la parole en disant d'une voix suppliante:
+
+--N'abusez pas, mon ami!
+
+Au lieu de reprendre la lettre, il s'éloigna du guéridon en se disant:
+
+--La belle, décidément, m'adore à ce point qu'elle n'est plus maîtresse
+de cacher sa passion.
+
+Cependant la veuve avait commandé à son embarras. D'un ton qui implorait
+encore, elle reprit:
+
+--Parlons d'autre chose.
+
+Au hasard, sans réfléchir, car, dans son trouble, le sujet de diversion
+qu'elle proposait était lugubre, elle ajouta:
+
+--Parlons de l'assassinat de Patigneul.
+
+--Mais, fit le général, Patigneul n'a pas été assassiné. Sa mort résulte
+d'un accident. Comme je vous l'ai dit, l'ivrogne avait tant bu à votre
+office qu'il ne pouvait plus se tenir à cheval. Il a vidé l'étrier à
+deux cents pas au plus de mon cantonnement. Quand une patrouille a
+ramassé le corps, un énorme trou à la tempe et un gros caillou
+ensanglanté retiré de dessous sa tête expliquaient suffisamment que sa
+mort provenait d'une chute de cheval.
+
+--Et c'est avec l'idée qu'en trouvant le corps on trouverait aussi son
+billet que Meuzelin a glissé son écrit dans la poche de Patigneul,
+avança la veuve.
+
+--Oh! ce n'est pas supposable. Il est plutôt à croire que Patigneul,
+avant sa chute, avait dû rencontrer le policier qui l'avait chargé de me
+remettre son billet.
+
+--S'il se sait attendu par vous, pourquoi Meuzelin, au lieu d'écrire, ne
+vient-il pas? objecta madame de Méralec.
+
+Le général haussa les épaules en homme qui n'en peut mais.
+
+--Puisqu'il est dans le pays, vous devriez donner l'ordre de le
+chercher, insista Clotilde.
+
+--À cela, il existe une difficulté.
+
+--Laquelle?
+
+--En donnant l'ordre, il me faudrait aussi fournir le signalement du
+policier... et je n'ai jamais vu cet homme. Je l'aurais là, sous les
+yeux, qu'il me serait impossible de dire que c'est lui... Patigneul
+aurait pu me renseigner... il est mort trop vite.
+
+Un souvenir revint à madame de Méralec sur le trépas du gendarme.
+
+--N'a-t-il pas, m'avez-vous dit, prononcé deux mots en expirant?
+demanda-t-elle.
+
+--Oui, il a murmuré: «Beau-François.» Voilà tout.
+
+--Eh bien, fit Clotilde d'un ton interrogateur, cela ne se
+rattacherait-il pas à l'introuvable Meuzelin?
+
+Avant que le général pût répondre, un coup fut frappé à la porte.
+
+C'était le Marcassin qui se présentait.
+
+--Général, annonça-t-il tout troublé, on envoie d'Ingrande vous prévenir
+que, dans la matinée, une bande a pillé une ferme entre Loirière et la
+Cornouaille. Le fermier, son fils et une servante ont été chauffés. La
+servante a seule survécu à ses tortures.
+
+--La bande de Coupe-et-Tranche? demanda Labor, rouge de colère et à demi
+étranglé par le juron qu'il avait été contraint de ravaler devant la
+comtesse.
+
+--Non, une autre bande, paraît-il, répondit le Marcassin.
+
+Puis en montrant la cour:
+
+--Du reste, général, ajouta-t-il, si vous désirez des renseignements,
+c'est chose facile à avoir, car, du cantonnement, on vous a expédié
+l'homme même qui est venu apporter la nouvelle à Ingrande. Il est dans
+la cour qui attend.
+
+--Fais-le monter, commanda la veuve à un regard de Labor qui sollicitait
+la permission de laisser venir l'homme en question.
+
+Au bout d'une minute, le messager, amené par le Marcassin, fit son
+entrée.
+
+C'était un pauvre diable plus long qu'un jour sans pain, plus maigre que
+le carême en personne.
+
+--Ton nom? demanda le général.
+
+--Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon embonpoint,
+déclara tranquillement l'interrogé.
+
+
+
+
+ XIII
+
+
+C'était bien, en effet, le brave et bon Fil-à-Beurre. Par quel miracle
+avait-il échappé à la catastrophe qui avait anéanti la Saunerie?
+Qu'étaient devenus ses compagnons? Pour le savoir, il faut retourner au
+moment où, traqués par le Beau-François et ses Chauffeurs dans la
+masure, ils s'attendaient à être attaqués de deux côtés à la fois.
+
+En même temps que Barnabé découvrait la ruse des assaillants qui
+entassaient des combustibles sur le faîtage de la bicoque pour leur
+faire tomber sur la tête la toiture en feu, Vasseur avait surpris, sous
+ses pieds, un bruit de coups sourds qui, en ébranlant le sol, indiquait
+un travail de sape souterrain pour arriver jusqu'à eux.
+
+--Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à l'heure
+bien de la réjouissance, avait dit l'échalas au lieutenant.
+
+Mais, tout à coup, une idée subite était venue à Vasseur. D'un signe, il
+avait appelé à lui Lambert et Fichet et, à eux et à Barnabé, il avait
+dit vite à voix basse en leur montrant le sol à l'endroit où s'entendait
+le bruit:
+
+--Vite, vite, déblayons la place de ces décombres. À coup sûr, le salut
+nous arrive par ici. Pourquoi ceux qui travaillent là-dessous, s'ils
+sont des Chauffeurs, tiendraient-ils à arriver jusqu'ici quand ils
+savent que, tout à l'heure ce toit va nous anéantir sous l'incendie?
+
+Alors, donnant l'exemple, Vasseur s'était mis à la besogne après avoir
+ajouté:
+
+--Ce doit être Meuzelin.
+
+L'instant n'était pas aux si et aux mais, ni à discuter la supposition
+du lieutenant; il fallait agir, et promptement, car l'ennemi en était à
+apporter là-haut ses dernières brassées d'herbe sèche et de bois mort.
+
+En deux minutes, les quatre compagnons eurent rejetés dans un coin de la
+salle les décombres entassés à l'endroit désigné. Le bruit de leur
+travail était couvert par celui des Chauffeurs qui, certains de la
+réussite, ne se gênaient plus, maintenant, dans leurs préparatifs
+d'incendie.
+
+--Enfumons ces lapins en leur terrier puisqu'il n'en veulent pas sortir!
+criait le Beau-François à ses bandits.
+
+À quoi Barnabé, tout en travaillant au déblai avec ardeur, secouait la
+tête en murmurant:
+
+--Oui, oui, mon bel homme, des lapins tant que tu voudras, mais si ces
+lapins-là ne sont pas rôtis, il t'en pendra lourd au bout du nez.
+
+--Vois! vois! lui souffla alors Vasseur.
+
+En effet, à une profondeur de près de trois pieds de gravois enlevés,
+apparaissait une trappe qu'un effort, fait en dessous, cherchait à
+ébranler dans sa feuillure gonflée par l'humidité. Ce dernier obstacle
+empêchait de soulever la trappe sur laquelle ne pesait plus le poids des
+décombres.
+
+Et, sous le bois, on entendit la voix assourdie de Meuzelin qui disait:
+
+--Allons, Pancrace, encore un dernier effort et nous les sauvons.
+
+Il y eut en dessous deux vigoureux «hein!» de gens qui s'efforcent à une
+besogne et la trappe, sortant alors brusquement de son encadrement
+gonflé, laissa apparaître les têtes du Saucisson-à-Pattes et de son
+valet d'écurie.
+
+--Détalons! il n'y a pas de temps à perdre, commanda l'aubergiste.
+
+Il avait raison, car en même temps s'entendait au dehors la voix du
+Beau-François donnant à ses chenapans l'ordre de mettre le feu aux
+broussailles.
+
+Lambert et Fichet passèrent les premiers par la trappe qui ouvrait sur
+un escalier en ruines. Vint ensuite le tour de Barnabé. Il avançait le
+pied vers la première marche quand il s'arrêta:
+
+--Tiens, une idée! fit-il. Autant faire la farce complète à ce grand
+bélître de François.
+
+Et s'adressant à Vasseur qui, sans savoir son intention, voulait le
+presser de descendre:
+
+--Nous en avons bien encore pour six ou sept minutes avant
+l'effondrement de la toiture, dit-il. Venez m'aider, lieutenant, à jouer
+la farce.
+
+Tout en parlant, il marchait vers l'endroit où se trouvait le grand pot
+qui, dans ses flancs, bien qu'entamés par la balle, renfermait encore la
+majeure partie du trésor volé par François au Marcassin.
+
+--Emportez la tirelire, lieutenant, dit-il pendant que, dans mon
+chapeau, je vais recueillir tous ces jaunets que le trou de la balle à
+laissés s'éparpiller.
+
+Sourd aux remontrances de Vasseur, qui voulait l'arracher à sa tâche,
+car on entendait les premiers pétillements de l'incendie, l'échalas se
+mit à sa cueillette.
+
+Son affaire faite, quand il se retourna, il vit l'aubergiste qui, le
+corps à demi sorti de la trappe faisait rouler dans la salle un petit
+tonnelet dont une douve disjointe laissait échapper une traînée noire.
+
+C'était un baril de poudre.
+
+--Une surprise que je ménage à nos aimables coquins, annonça-t-il au
+squelette.
+
+Puis il disparut par l'ouverture en disant:
+
+--Venez. Nous n'avons pas le temps d'enfiler des perles.
+
+Derrière lui, Barnabé s'élança sur l'escalier et laissa retomber la
+trappe. Au bas des marches se tenait Pancrace, une lanterne à la main.
+
+--Éclaire-nous la route. File d'un bon pas. Nous te suivons, commanda
+l'aubergiste à son valet.
+
+À la lueur incertaine de la lanterne, Vasseur put néanmoins reconnaître
+qu'on suivait un long couloir étayé de madriers et de solives comme un
+boyau de mine.
+
+--Où débouche ce passage? demanda-t-il au Saucisson-à-Pattes, qui
+marchait devant lui.
+
+--Dans une des caves de la _Biche-Blanche_. Il a été creusé par le
+grand-père de Pancrace, l'ancien faux-saunier pendu. Il mit trois ans à
+achever ce travail souterrain qu'il lui fallait exécuter sans éveiller
+la méfiance de la gabelle. La nuit, il allait jeter la terre enlevée
+dans la Sarthe. Le sel de contrebande qu'on introduisait dans la maison
+du passeur, aujourd'hui appelée la Saunerie, venait s'enmagasiner dans
+les caves de l'auberge. La gabelle eût vu du sel entrer chez le passeur
+qu'elle n'aurait pu le retrouver en fouillant chez lui.
+
+Après ce renseignement qui expliquait comment il était arrivé au secours
+des assassins, Meuzelin continua:
+
+--Quand Pancrace et moi, nous nous escrimions à cogner sous vos pieds,
+nous avions peur ou de n'être pas entendus par vous ou que vous ne
+comprissiez point qu'il vous fallait dégager la trappe de la lourde
+épaisseur des décombres qui nous empêchait de la soulever.
+
+--J'avais mis mon dernier espoir en vous, Meuzelin. Cela m'a rendu
+inventif, répondit le lieutenant.
+
+On fit encore quelques pas, puis Pancrace, qui marchait en tête avec sa
+lanterne, la posa sur le sol en disant:
+
+--Nous voici dans les caves de la _Biche-Blanche_!
+
+Ils venaient d'y arriver par une basse et étroite porte qui, d'habitude,
+était soigneusement dissimulée derrière des tonneaux gerbés.
+
+--Que j'ai la consolation de croire que nous sont plus mieux ici que
+dans la posture oùsque nous étrions tout à l'heure, avoua naïvement
+Fichet avec un soupir de satisfaction.
+
+Il achevait quand une effroyable explosion se fit entendre.
+
+--Qu'est-ce cela? fit le lieutenant étonné.
+
+--C'est ma surprise au Beau-François. En ce moment, le chenapan vous
+croit, tous les quatre, aplatis par les ruines de la Saunerie, qui vient
+de sauter, avança le Saucisson-à-Pattes.
+
+Tout en parlant, il avait monté les marches de l'escalier qui, de la
+cave, conduisait à la grande salle de l'auberge. Quand ceux qu'il venait
+de sauver y furent entrés derrière lui, il reprit:
+
+--À coup sûr, notre stupide colosse va perdre son temps à fouiller les
+ruines pour y retrouver vos cadavres.
+
+--Oh! nos cadavres? dites plutôt ses jaunets, ricana Fil-à-Beurre en
+faisant bruire les pièces d'or entassées dans le fond de son chapeau.
+
+--Qu'il cherche cadavres ou jaunets, nous allons profiter de sa
+distraction pour filer à toute vitesse, reprit Meuzelin.
+
+--Vous aussi? demanda Vasseur.
+
+--Moi tout le premier, affirma Meuzelin. Maintenant que j'ai levé le
+masque, il ne fait plus bon pour moi en ces lieux, que je vais quitter à
+tout jamais.
+
+--À tout jamais! répéta Vasseur; vous allez donc abandonner votre
+auberge?
+
+--Mais je n'ai jamais été aubergiste, dit le policier en riant.
+
+Et montrant du doigt Pancrace:
+
+--Voici, continua-t-il, le vrai propriétaire de la _Biche-Blanche_. Dans
+la diligence qui m'a amené ici, j'ai rencontré ce brave garçon qui
+revenait de Paris où il apprenait le commerce. Il était rappelé à la
+_Biche-Blanche_ par la terrible nouvelle que son père, attaqué chez lui,
+et torturé par les Chauffeurs, était mort de ses souffrances en laissant
+la _Biche-Blanche_ sans maître. Pendant la route, nous causâmes.
+Pancrace était tout ardent de vengeance contre les Chauffeurs. Je
+m'ouvris à lui sur ma mission de débarrasser le pays de ces mécréants.
+En haine de ceux qui avaient tué son père, Pancrace, qui revenait homme
+au pays d'où il était parti gamin, ce qui ne lui laissait pas à craindre
+d'être reconnu, consentit à me céder son rôle.
+
+Ceci débité, Meuzelin demanda gaiement:
+
+--Dites-moi, à présent, si c'est l'auberge qui m'empêche de partir.
+
+--Non, fit l'échalas, mais vous êtes marié.
+
+Meuzelin se frappa le front en éclatant de rire.
+
+--Tiens! j'oubliais que j'ai une femme! s'écria-t-il.
+
+Puis il se gratta l'oreille, cligna de l'oeil et ajouta d'une voix bien
+tranquille:
+
+--Seulement, je crois bien qu'à cette heure, je suis devenu veuf.
+
+Ton et phrase de l'aubergiste, annonçant qu'il croyait bien être veuf,
+étaient déjà assez étranges pour étonner ceux qui l'entendaient. Ils
+furent surpris à plus forte dose quand Meuzelin, après avoir été
+examiner la porte sur la route, dont la serrure, à demi arrachée de ses
+vis, témoignait qu'elle avait été forcée par une vigoureuse poussée du
+dehors, ajouta non moins gaiement:
+
+--Bien décidément, je suis veuf.
+
+Comme confirmation de ses paroles, un cri de terreur retentit à l'étage
+supérieur et, au haut de l'escalier, apparut la servante, la face
+épouvantée et livide, pantelante de tous ses membres. En trébuchant à
+chaque marche, elle descendit l'escalier, vint droit à l'aubergiste et,
+d'une voix étranglée, bégaya avec peine:
+
+--Ma maîtresse est morte!... On lui a coupé la gorge.
+
+Et, dans sa crainte d'être accusée du meurtre, la fille continua en
+paroles hachées par le frémissement qui la secouait des pieds à la tête:
+
+--Je n'ai pas quitté le pied de son lit... seulement, je me suis
+endormie après avoir bu une rôtie au vin sucré que Pancrace avait
+apportée pour madame... J'avais pensé que ce breuvage, dans l'état de
+fièvre où elle était, pouvait être nuisible à ma maîtresse.
+
+Il eût semblé que le mari, à cette nouvelle, aurait dû se montrer
+profondément ému. Pas du tout. L'aubergiste avait tranquillement écouté
+la servante. Lorsqu'elle eût fini de parler, il lui montra la porte en
+disant:
+
+--Je veux bien croire, ma fille, que tu n'es ni coupable ni complice du
+crime. Mais les gens de justice, que je vais faire venir, ne seront pas
+si crédules. Si j'ai un bon conseil à te donner, c'est celui d'avoir à
+décamper d'ici avant qu'ils arrivent.
+
+Affolée par la peur d'être rendue responsable du meurtre, la servante ne
+se le fit pas dire deux fois. Elle s'élança vers la porte et disparut.
+
+Barnabé, le lieutenant et ses hommes avaient été présents quand
+l'aubergiste, avant le départ pour la Saunerie, avait donné à Pancrace
+l'ordre de monter à sa femme cette rôtie au vin, en exprimant l'espoir
+que le breuvage, auquel devait être mêlé un narcotique, serait bu par la
+servante. Donc les quatre hommes devaient arriver à cette conviction,
+que si le mari avait endormi la fille, c'était pour commettre impunément
+son crime.
+
+Pour eux, Meuzelin était le meurtrier.
+
+Lorsqu'il revint au groupe, après avoir poussé les verrous de la porte
+par laquelle avait fui la servante, le policier lut sur le visage des
+quatre hommes la pensée qui les tenait.
+
+Il secoua la tête en disant d'une voix grave et le doigt tendu vers la
+porte:
+
+--Je n'ai participé à la mort de cette femme, je vous le jure, qu'en
+laissant pénétrer la vengeance par cette porte dont, exprès, je n'avais
+pas poussé les verrous ni fermé la serrure au double tour. Croyez-moi,
+la morte était une misérable créature que l'échafaud réclamait. Quand je
+l'ai amenée ici, grosse des oeuvres du Beau-François, je connaissais
+tous les crimes de la vie passée de cette femme, qui avait été d'une
+bande de Chauffeurs à l'autre, octroyant ses faveurs aux chefs dont, pas
+une fois, elle n'a voulu réprimer les cruautés.
+
+Une question arrivait naturellement aux lèvres de ceux devant qui se
+justifiait le policier. Ce fut Vasseur qui la prononça.
+
+--Alors, Meuzelin, demanda-t-il, pourquoi l'as-tu épousée puisque tu la
+connaissais?
+
+--Justement, parce que je la connaissais, appuya l'agent. Aujourd'hui
+que le divorce sépare en dix minutes des gens mariés de la veille, j'ai
+tenté l'épreuve... et puis, à défaut du divorce, n'avais-je pas la
+guillotine qui, demain, si je l'avais voulu, m'aurait fait veuf.
+
+La voix du policier prit un accent de gaieté sinistre pour continuer:
+
+--Pouvait-elle se méfier du grotesque époux, de l'imbécile
+Saucisson-à-Pattes? Jamais n'aurait pu lui venir le soupçon que si je
+l'avais amenée sous mon toit, c'était pour surprendre, un à un, les
+secrets de tous les crimes auxquels elle avait pris part. Combien de
+nuits ai-je passées, guettant, penché sur sa couche, les mots échappés à
+son sommeil secoué par de terribles cauchemars!
+
+Le policier montra encore la porte et poursuivit:
+
+--Quand, hier soir, j'ai préparé cette entrée au châtiment qui allait
+venir, j'ai hésité un moment, et ma main s'est tendue vers les verrous
+que je n'avais qu'à fermer pour lui sauver la vie. Mais toute ma pitié
+s'est éteinte au souvenir que la maudite n'avait jamais eu pitié des
+autres... même des siens... même de sa pauvre soeur Julie, pauvre fille
+qu'elle a sacrifiée de complicité avec un scélérat du nom de Croutot...
+que je trouverai, lui, un jour ou l'autre.
+
+Et d'un accent ému, le policier prononça lentement:
+
+--Une bien triste histoire que celle de Julie! Au premier moment, je
+vous la conterai.
+
+Cela dit, Meuzelin se secoua brusquement comme pour se débarrasser de
+son émotion et s'écria:
+
+--La Saute est morte, n'en parlons plus. Comme on dit: Morte la bête,
+morte le venin!
+
+Ensuite reprenant sa voix gaie:
+
+--Le plus pressé pour le quart d'heure, dit-il, est de nous éloigner du
+voisinage du Beau-François.
+
+Il éclata de rire en ajoutant:
+
+--Nous éloigner... mais pas pour longtemps, car je compte bien le
+retrouver avant peu.
+
+Tout en parlant, le policier avait ouvert le volet d'une fenêtre donnant
+du côté de la Sarthe, dans la direction de la place où avait existé la
+Saunerie.
+
+--Tiens, fit-il, le maladroit nous laisse la route libre.
+
+Les quatre compagnons vinrent le rejoindre à la fenêtre pour se rendre
+compte de l'exclamation.
+
+--Comme pour la servante, expliqua Meuzelin, mon narcotique a cessé
+d'agir sur les bateliers de la _Juliette_. Peut-être, même, est-ce
+l'explosion de la Saunerie qui les a réveillés. Alors ils ont amené le
+bateau à l'autre rive et le Beau-François, renonçant à ses recherches
+dans les ruines, a jugé prudent d'embarquer ses sacripants.
+
+En effet, la _Juliette_, se laissant aller au courant de la Sarthe,
+s'éloignait lentement. Sur son arrière se voyait, au jour naissant, la
+haute stature du Beau-François qui faisait descendre ses hommes sous le
+pont pour qu'on n'eût pas soupçon d'un chargement aussi suspect.
+
+--À bientôt, grande bête! gronda entre ses dents le policier à l'adresse
+du Beau-François.
+
+Plus n'était donc besoin de quitter à la hâte la _Biche-Blanche_. Malgré
+sa corpulence, Meuzelin était marcheur. Mais il ne pouvait lutter contre
+les longues perches de Fil-à-Beurre.
+
+Pancrace, pour remplacer le bidet du Marcassin estropié par la balle de
+Barnabé, fut au Mans en acheter un autre qu'on attela à la voiture qui
+avait servi au chouan à amener Gervaise jusqu'à l'auberge.
+
+Le soir, on se mit en route, Vasseur et ses soldats, remontés en selle,
+Meuzelin dans la voiture. Quant à Fil-à-Beurre, il avait annoncé vouloir
+faire la route moitié à pied, au montoir du cheval de Vasseur, moitié en
+voiture, à côté du policier.
+
+--Où allons-nous? demanda le lieutenant au départ.
+
+--C'est le Beau-François votre gibier, n'est-ce pas? interrogea
+Meuzelin. Alors nous ferons route jusqu'au bout, car, là, où je vous
+mène, il y a gros à parier que nous entendrons parler de votre animal.
+
+--Quel est le but de ton voyage?
+
+--Je vais à Ingrande où j'ai reçu l'ordre de rejoindre le général Labor,
+qui, aussitôt les troupes arrivées, doit entreprendre une battue du pays
+ravagé par les bandes.
+
+--En route donc! dit Vasseur.
+
+Pendant ce début du voyage, Barnabé marcha à côté du lieutenant.
+
+--Saint-Florent-le-Vieil, où, m'as-tu dit, Gervaise est conduite par son
+oncle, est-il loin d'Ingrande? demanda Vasseur à l'échalas.
+
+--Juste en face, sur l'autre rive de la Loire, affirma Fil-à-Beurre.
+Quand nous arriverons, Gervaise sera installée chez son oncle depuis
+quelques jours, car le Marcassin, qui a déjà sur nous une avance de
+dix-huit heures, va voyager d'un autre train que celui dont nous menace
+la mauvaise rosse de la voiture de Meuzelin.
+
+De fait, ce cheval était un animal qui eût fait ses quatorze lieues en
+quinze jours. Dix fois, Vasseur voulut marcher de l'avant et quitter
+Meuzelin. Mais, toujours, celui-ci le retint en disant:
+
+--Croyez-moi, lieutenant, à vouloir aller trop vite, vous manquerez le
+but. Je vous promets le Beau-François... mais à mon heure.
+
+En disant cela, le policier semblait être si certain de son fait que
+Vasseur calmait son impatience.
+
+Si lentement qu'on marche, on finit toujours par arriver. Ce fut ainsi
+que le matin du sixième jour, après avoir passé la nuit à Angers, car
+Meuzelin s'était toujours, le chemin durant, opposé au voyage nocturne,
+on atteignit le village de Monciel, six lieues avant Ingrande.
+
+Tout le village était sens dessus dessous.
+
+Dans la nuit, la bande du terrible Coupe-et-Tranche avait attaqué la
+diligence. En plus du meurtre des soldats de la patrouille ambulante,
+les bandits avaient assassiné une femme dont les habitants de Monciel
+avaient ramassé le cadavre sur la route et qu'ils avaient rapporté au
+village.
+
+Chose horrible! ce cadavre n'avait plus de tête!
+
+Les autorités avaient fait étendre la victime sur une table dans la
+salle de l'auberge jusqu'à l'arrivée de la justice, qu'on avait demandée
+à la fois d'Angers et d'Ingrande.
+
+En attendant, les villageois, curieux et effrayés, faisaient foule
+autour du cadavre, se demandant quelle pouvait avoir été cette femme.
+
+--Si nous allions voir? proposa Meuzelin à ses compagnons.
+
+À cette époque, les magistrats, touchés par la panique générale,
+n'étaient pas des plus chauds à aller instrumenter aux champs. Tant
+qu'ils avaient à instruire dans les villes, où ils se sentaient en
+sûreté, cela marchait de soi; mais il n'était plus de même quand il
+était question de franchir les murs. L'idée de se montrer aux
+campagnards, c'est-à-dire d'appeler sur eux la vengeance des malfaiteurs
+qui, un jour ou l'autre, les guetteraient à leur première sortie de la
+ville, les faisait reculer. Pour les maintenir en cette salutaire et
+prudente réserve à aller instruire les crimes aux champs, ils avaient à
+se citer le sort de quelques-uns de leurs collègues qui, après avoir
+donné cette rare preuve d'audace, un jour qu'ils avaient été faire une
+simple promenade hors la ville, avaient été ramassés au pied d'une haie,
+tués par la balle d'un de ces campagnards, tant bonnaces et naïfs en
+plein jour, mais qui se transformaient en bandits nocturnes.
+
+Donc, pour leur montrer le cadavre de la femme sans tête, les habitants
+du village de Monciel avaient envoyé prévenir les magistrats d'Ingrande
+et d'Angers, mais ils s'attendaient bien à ne pas les voir venir.
+
+Leur surprise fut énorme à la vue de Meuzelin, du lieutenant, de
+l'échalas et de Fichet, qui se présentaient après avoir laissé Lambert à
+l'entrée du village, à la garde des chevaux et de la voiture.
+
+--On nous prend pour des gens de justice, souffla Meuzelin à Vasseur.
+
+--Est-ce que nous allons jouer leur rôle? demanda le lieutenant.
+
+--Pourquoi pas? Vous le savez, on s'instruit toujours en voyageant, dit
+le policier souriant.
+
+Chez Meuzelin, son métier absorbait si bien l'homme qu'il ne pouvait
+laisser passer cette occasion d'exercer son flair et sa sagacité.
+
+Aussitôt qu'il eut pénétré dans la salle de l'auberge où la foule
+entourait la table sur laquelle était étendu le corps, l'agent ordonna
+de sa voix la plus impérieuse:
+
+--Tout le monde dehors, sauf les gens de la maison.
+
+Pendant que les villageois sortaient, l'aubergiste s'approcha de lui et
+demanda:
+
+--Est-ce que vous ne gardez pas Fourchu, mon magistrat?
+
+--Qu'est-ce que Fourchu?
+
+--C'est le postillon qui a conduit la diligence pendant le relais
+d'Angers à Monciel.
+
+--Alors que Fourchu reste.
+
+La foule sortie, les quatre compagnons demeurèrent avec l'aubergiste,
+son valet et le postillon Fourchu, un garçon trapu, à la mine décidée,
+qui portait le bras gauche en écharpe, car il avait reçu une balle à
+l'attaque de la diligence.
+
+--Que pour vous complaire, une femme sans tête elle est en comparaison
+avec une arête sans poisson, déclara Fichet à Barnabé, après avoir
+examiné le cadavre décapité.
+
+Muet, froid, recueilli, Meuzelin tourna lentement autour du corps. Un
+moment son regard s'arrêta sur le cou tranché, dont les chairs hachées
+accusaient que la décapitation avait été faite à plusieurs reprises par
+une main inexpérimentée.
+
+--Ni un boucher, ni un équarrisseur, ni un homme d'un métier qui dépèce
+la viande n'a coupé cette tête, murmura-t-il.
+
+Puis il examina la main du cadavre, main blanche, douce, aux ongles
+soignés, main d'une oisive ou d'une femme dont le métier ne comportait
+pas un travail manuel.
+
+Malgré le sang qui les maculait, il était facile de reconnaître que les
+vêtements, fort simples pourtant et d'une coupe un peu en retard sur la
+mode, étaient d'étoffe de prix. Les bas étaient en soie et les
+chaussures, fines, de cuir souple, nullement déformées accusaient que la
+morte ne devait pas être grande marcheuse à pied.
+
+--Mettez le corps à nu, commanda Meuzelin à l'aubergiste et à son valet.
+
+Dépouillé de ses vêtements, le cadavre apparut beau de formes, aux
+chairs jeunes, à la gorge ferme, au ventre ne révélant pas que la morte
+eût été mère. Excepté les horribles blessures résultant des quatre coups
+de fusil qui avaient tué cette femme, le corps ne montrait aucune
+cicatrice ni signe qui dût servir à constater plus tard l'identité de la
+victime.
+
+--Elle devait avoir de vingt à vingt-cinq ans, déclara Meuzelin, après
+un dernier regard jeté sur le cadavre.
+
+Le lieutenant, Barnabé et Fichet assistaient, sans souffler mot, à
+l'examen du policier. Au dehors, devant l'auberge, s'entendait le
+murmure de la foule échangeant ses commentaires en attendant le moment
+où elle pourrait rentrer dans la salle.
+
+Sur l'ordre de Meuzelin, l'aubergiste et le domestique cachèrent la
+nudité du corps en jetant dessus les vêtements dont il avait été
+dépouillé.
+
+Alors Meuzelin se retourna vers le postillon Fourchu.
+
+--C'est toi qui conduisais au moment de l'attaque, entre Angers et ce
+village? demanda-t-il.
+
+--À preuve que j'y ai attrapé un vilain noyau, dit Fourchu en montrant
+son bras blessé... Voilà comment c'est arrivé: Ils étaient bien une
+trentaine; ils avaient barré la route avec deux grosses cordes tendues
+d'un côté à l'autre. Un de mes chevaux s'est abattu; alors ils ont fait
+feu sur la patrouille. C'est une des balles qui lui étaient destinées
+qui m'a percé le bras... La chute du cheval avait arrêté la voiture.
+Quatre gredins sont venus me mettre le pistolet sur le corps pendant
+qu'un cinquième me fouillait pour me prendre ma feuille de route...
+
+--Sur laquelle étaient inscrits les noms de tes voyageurs?
+
+--Oui, avec leur point de départ indiqué. Ils en avaient sans doute
+besoin pour savoir si je voiturais celle qu'ils voulaient tuer... Ah! ça
+n'a pas été long, allez! Cinq ou six sont allés droit au coupé; ils en
+ont arraché une des voyageuses et, avant qu'elle pût dire un mot, pan!
+pan! et ç'a été fini. Enfin, ils ont détaché leurs cordes et ont relevé
+mon cheval, puis ils m'ont ordonné de filer sans demander mon reste.
+
+--Ils ne t'ont pas rendu ta feuille de route.
+
+--Non, et j'avoue que je n'ai pas pensé à la réclamer.
+
+--Sais-tu où la victime avait pris la voiture?
+
+--À Angers.
+
+--Tu en es certain?
+
+--Quand j'étais à Angers à attendre pour prendre mon service, j'ai vu
+arriver la voiture amenée par Chatriot. Il n'y avait alors qu'une femme
+dans le coupé. Pendant que les palefreniers attelaient, j'ai été prendre
+un verre avec Chatriot. Quand je suis revenu pour monter en selle, j'ai
+vu alors deux femmes dans le coupé.
+
+--Sans pouvoir affirmer laquelle des deux était la première?
+
+--Ma foi, non, car il faisait noir dans le coupé.
+
+--Et des Chauffeurs qui ont attaqué la diligence, as-tu pu en
+reconnaître un?
+
+Fourchu se mit à rire à cette question:
+
+--Oh! oh! fit-il, allez donc reconnaître des gredins qui se sont
+barbouillés le visage de suie ou qui ont la tête enveloppée d'un morceau
+de crêpe noir.
+
+Meuzelin revint à la femme morte.
+
+--De sorte que tu ne saurais dire quelle était la femme tuée?
+
+--Non, mais c'est facile à savoir. En lui coupant la tête, les brigands
+n'ont pas été bien malins. Il n'y a qu'à aller à Angers, au bureau de la
+diligence, s'informer de la femme montée en voiture cette nuit à quatre
+heures du soir.
+
+--Oui, objecta Meuzelin, mais rien ne dit que la victime n'était pas
+l'autre femme, celle qui occupait le coupé avant Angers.
+
+--On n'a qu'à interroger celle des deux qui vit.
+
+--Tu sais donc qui elle est?
+
+--J'ai assez entendu prononcer son nom par ceux qui, cette nuit, à une
+lieue de l'endroit de l'attaque, l'attendaient au passage pour lui faire
+escorte à sa descente de voiture... Il paraît que c'est une comtesse de
+Méralec, qui revenait d'émigration. Elle rentrait à son château de
+Brivière. Ses gens ont pris les bagages et lui ont fait passer la Loire.
+Si quelqu'un peut vous donner des renseignements, ce doit être cette
+comtesse, car elle ne doit pas avoir été sans causer avec l'inconnue
+pendant la demi-heure qu'elles sont restées en compagnie dans le coupé,
+entre le départ d'Angers et l'attaque.
+
+--Bon! fit Meuzelin en casant tous ses renseignements dans sa mémoire.
+
+Puis il jeta un dernier regard sur le cadavre dont la nudité était
+voilée sous ses vêtements amoncelés pêle-mêle, et se tournant vers
+l'hôtelier:
+
+--Faites rentrer le monde, commanda-t-il.
+
+--Pas avant que nous ne soyons partis, lui dit Vasseur.
+
+--Non, non, nous restons encore, répondit vivement le policier.
+
+--Qu'espères-tu donc découvrir parmi ces villageois qui, en somme, ne
+sont que des curieux?
+
+--Qui sait! fit Meuzelin.
+
+Poussés par une curiosité sauvage, les villageois rentrèrent en se
+bousculant. Bientôt ils entourèrent la table se repaissant du lugubre
+spectacle, guettant d'un regard en dessous ceux qu'ils prenaient pour
+des magistrats, et dont ils attendaient quelques paroles qui leur
+apprissent le résultat de l'enquête, ou échangeant à voix basse leurs
+réflexions.
+
+Meuzelin s'était glissé derrière ses compagnons. La face paterne, la
+bouche niaisement entr'ouverte il regardait la scène d'un oeil
+indifférent et immobile en apparence, mais qui embrassait toute
+l'assistance.
+
+--Oh! oh! l'entendit murmurer le lieutenant, qui se tenait devant lui.
+
+--As-tu donc déjà découvert les assassins? demanda tout bas, en se
+retournant, Vasseur, avec un peu de moquerie.
+
+--Non. Mais j'ai déniché un vilain merle.
+
+Et, avec assurance, il prononça:
+
+--Je viens de découvrir celui qui a décapité le cadavre.
+
+Puis, lentement, d'une voix basse qui prêchait la prudence, il
+poursuivit:
+
+--N'ayez l'air de rien. Gardez-vous que vos visages ou vos regards
+donnent l'éveil à mon coquin. Celui qui a coupé la tête doit être cet
+homme barbu, noir de crasse, à tablier de cuir, qui est à droite de la
+cheminée.
+
+Après cette indication, il ajouta:
+
+--À présent, nous pouvons quitter la salle.
+
+Derrière Meuzelin, qui se dirigeait vers la porte, Vasseur et les autres
+suivirent. Ce fut seulement à cent pas de l'auberge, loin des oreilles
+indiscrètes, que le lieutenant demanda:
+
+--Tu plaisantais, n'est-ce pas? en avançant que c'est l'homme au tablier
+de cuir qui a tranché la tête de la victime?
+
+--J'en jurerais! affirma sérieusement le policier.
+
+--Pourtant, dit Fil-à-Beurre, rien ne distinguait cet homme de ses
+voisins.
+
+--Oh! que si! appuya le policier en souriant.
+
+--Et à quoi as-tu puisé cette certitude? reprit le lieutenant, qui,
+malgré les éloges qui lui avaient été faits de la sagacité de l'agent,
+refusait de se laisser convaincre.
+
+--À quoi? répéta Meuzelin, à un détail bien simple, qui a pu vous
+échapper, mais qui devait me frapper.
+
+--Apprends-nous-le.
+
+Le policier regarda le lieutenant et lui posa cette question:
+
+--Quel jour sommes-nous?
+
+--Le cinquième jour de la décade.
+
+À cette époque, le calendrier républicain, on le sait, avait supprimé
+les semaines pour diviser chaque mois en trois périodes de dix jours
+(décade), dont le dernier, portant le nom de _décadi_, représentait
+l'ancien dimanche, le jour du repos.
+
+--Donc le dernier _décadi_ était il y a cinq jours, c'est-à-dire que
+voici cinq jours que cet homme s'est remis au travail, insista Meuzelin.
+
+--Sans doute.
+
+--Et vous reconnaissez mon individu pour être d'un état à forger:
+maréchal, forgeron ou serrurier?
+
+--La fumée et la poussière de forge qui lui salissent le visage ainsi
+que son tablier le prouvent évidemment, avança Fil-à-Beurre.
+
+--Très bien! fit le policier. Maintenant, passons à une autre question.
+
+Sans rire, il demanda au lieutenant:
+
+--Tous les combien pensez-vous que cet homme change de chemise?
+
+--Toutes et quantes fois qu'il en met une autre, lâcha Fichet, prenant
+voix au chapitre.
+
+Mais, si profondément vraie que fut cette réponse, elle ne satisfit pas
+Meuzelin qui redemanda au lieutenant:
+
+--Répondez, tous les combien?
+
+--Dame! cet homme doit être comme tous les ouvriers qui attendent le
+décadi, jour de repos, pour se faire beaux et propres.
+
+--Parfait! approuva l'agent.
+
+Et, après une petite pause:
+
+--Alors, reprit-il, si cet homme n'était pas, hier, d'une noce, d'un
+baptême ou d'une fête quelconque, c'est lui qui a coupé la tête de la
+morte.
+
+--Parce que? demanda Vasseur un peu abasourdi par cette déclaration.
+
+--Parce que aujourd'hui, c'est-à-dire cinq jours après le décadi, cet
+homme porte une chemise blanche. Donc il a été forcé de faire
+disparaître son linge maculé de sang, à moins qu'il n'ait eu hier, je le
+répète, une occasion de se faire beau.
+
+En secouant la tête, Meuzelin ajouta avec un sourire plein d'assurance:
+
+--Encore, en avançant cette supposition d'une fête, je suis intimement
+persuadé qu'elle est fausse, attendu qu'il se fût débarbouillé. Or, s'il
+a du linge blanc et les mains à peu près propres, il a conservé sur son
+visage la crasse d'un travail de cinq jours.
+
+Et pendant que ses compagnons restaient émerveillés devant lui, le
+policier répéta d'un ton convaincu:
+
+--Oui, il a été forcé de faire disparaître sa chemise tachée de sang.
+
+Le doute avait cessé chez Vasseur qui s'écria:
+
+--Alors pourquoi avoir laissé ce misérable libre?
+
+--Oh! soyez bien tranquille, dit Meuzelin en souriant, il ne le restera
+pas longtemps. L'arrêter séance tenante eût été maladroit. Nous donnions
+l'éveil à ses complices s'il en avait dans la salle. Mieux vaut qu'il
+vienne tout seul se placer sous nos mains.
+
+Comme le lieutenant et Barnabé restaient ébahis sans comprendre sa
+dernière phrase, il continua:
+
+--Il y a chez les dix-neuf vingtièmes des criminels un mouvement
+involontaire qui les pousse à se trahir. Qu'un homme commette un meurtre
+et qu'il puisse s'échapper sans avoir été vu; malgré lui il quittera sa
+cachette pour venir dix fois rôder sur le lieu de son crime, incité par
+la peur qui lui crée un besoin irrésistible de savoir ce qu'on dit, qui
+on accuse, s'il est soupçonné. Au lieu de passer muet, il lui faudra
+parler, s'informer, questionner jusqu'au moment où il lâchera une parole
+imprudente... Notre homme au tablier sera de même. Il nous a pris pour
+gens de justice, et, par cela même que nous n'avons rien dit, il sera
+invinciblement poussé par la nécessité de se rassurer lui-même en nous
+questionnant.
+
+Tout en parlant, Meuzelin faisait face à ses compagnons, rangés devant
+lui, tournant le dos à l'auberge. Son regard passa par-dessus l'épaule
+de Vasseur.
+
+--Ne vous retournez pas! dit-il vivement.
+
+Sa recommandation faite, il reprit en riant:
+
+--Hein! que vous disais-je? Voici notre homme qui vient de sortir de
+l'auberge; il a abandonné les autres. La peur le met à nos trousses et
+il va nous suivre jusqu'au premier coin où il pourra nous interroger
+sans témoins. Je vous en supplie, ne vous retournez pas. Continuons
+notre chemin en allant rejoindre Lambert qui garde vos chevaux et ma
+voiture. Le coquin va se mettre à notre piste comme un chien qui flaire
+une saucisse.
+
+Donnant l'exemple Meuzelin se mit en marche, suivi par ses compagnons,
+qui s'étaient gardés de se retourner. Dès qu'on eut rejoint Lambert à
+l'entrée du village, le policier se mit à tourner autour des chevaux,
+leur soulevant les pieds pour examiner les fers.
+
+Cependant, il avait glissé un regard en dessous.
+
+--Le gredin a fait comme je l'ai dit. Il nous a emboîté le pas. Il est
+là-bas qui nous guette. Nous jouerons de chance si c'est un maréchal,
+car voici un cheval dont le fer s'est cassé.
+
+Alors se relevant avec les gestes désespérés d'un homme qu'un accident
+empêche de se remettre en route, il feignit d'apercevoir l'homme au
+tablier de cuir.
+
+--Eh! citoyen! cria-t-il en lui faisant signe de venir.
+
+L'homme s'avança lentement, avec hésitation, semblant appeler à lui son
+courage.
+
+--Qu'y a-t-il pour ton service, citoyen? demanda-t-il quand il fut
+arrivé.
+
+--Le village possède-t-il un maréchal?
+
+L'homme montra son tablier de cuir en disant:
+
+--Oui. C'est moi.
+
+--Ta forge est-elle loin?
+
+--La voici, dit le maréchal en indiquant du doigt la seconde maison du
+village.
+
+--Alors, mon garçon, tu vas mettre un fer à ce cheval, et fais vite, car
+nous avons hâte de partir.
+
+Le maréchal marcha vers sa forge suivi par les voyageurs amenant après
+eux chevaux et voiture.
+
+--Fais vite, fais vite, nous sommes pressés, répétait Meuzelin au
+maréchal qui forgeait son fer en tendant l'oreille.
+
+D'un clin d'oeil, Meuzelin commanda aux siens de ne souffler mot. Ce
+silence irrita le besoin qu'éprouvait le maréchal de parler. Aussi, en
+enfonçant son premier clou, il dit au policier qui lui tenait le pied du
+cheval:
+
+--Tu as trouvé le village bien alarmé par ce drame sanglant, citoyen
+magistrat.
+
+--Que veux-tu, citoyen, les jours se suivent et ne se ressemblent pas.
+Aujourd'hui on est dans la consternation; hier on sautait aux
+crins-crins d'une noce.
+
+--Personne ne s'est marié hier à Monciel, déclara le maréchal en
+rabattant son second clou.
+
+--Ou on fêtait joyeusement un nouveau-né, dit insoucieusement le
+policier.
+
+--Le dernier nouveau-né date de trois semaines.
+
+--Enfin, quoi? je veux dire que si aujourd'hui Monciel est en alarme, il
+était peut-être hier dans la joie. Le corps n'est pas de fer, que
+diable! On ne peut pas toujours travailler. Il faut bien se reposer un
+brin en se donnant du bon temps. Tel qui travaille aujourd'hui, hier la
+passait douce.
+
+--Pas moi alors; car, hier, je n'ai pas quitté ma forge. J'ai ferré onze
+chevaux, dit le maréchal en remettant tenailles et marteau dans la poche
+de son tablier.
+
+Puis, en examinant de l'oeil les pieds des autres chevaux, il demanda:
+
+--Tu n'as plus besoin de moi, citoyen?
+
+--Si, mon garçon, fit Meuzelin.
+
+C'était débité d'un ton si bon enfant que le maréchal s'empressa de
+dire:
+
+--À quoi puis-je t'être utile?
+
+--À me donner un renseignement, articula le policier en lui faisant la
+risette.
+
+--Parle, citoyen magistrat.
+
+--Au fond, c'est de peu d'importance.
+
+--N'importe.
+
+--C'est plutôt une affaire de curiosité.
+
+--Crois que s'il est en mon pouvoir de la satisfaire, je serai tout
+heureux de te procurer cette satisfaction.
+
+--Oh! tu dis cela!
+
+--Prenez-moi au mot.
+
+--Avant que je t'interroge, veux-tu d'abord me faire une toute petite
+promesse?
+
+--Laquelle?
+
+--Celle d'être bien franc.
+
+--Je vous le jure, dit le maréchal amadoué par tant de bonhomie.
+
+Meuzelin lui posa la main sur l'épaule, et toujours souriant, il demanda
+de sa voix la plus aimable:
+
+--Alors, mon garçon, puisque tu es si bien disposé, dis-moi donc où tu
+as caché la tête de la femme que tu as coupée cette nuit?
+
+Le maréchal, à ces mots, eut un effroyable tressaillement de tout le
+corps. Pâle comme la mort, les cheveux dressés sur la tête, les yeux
+pleins d'une folie d'épouvante, il agita convulsivement les lèvres sans
+pouvoir parvenir à prononcer les mots que le saisissement arrêtait dans
+sa gorge.
+
+Puis l'instinct de la conservation lui vint. Sans se dire que fuir
+c'était se trahir, il se ramassa sur ses jarrets comme la bête fauve qui
+va bondir, poussa une sorte de rugissement et s'élança. Mais le cercle
+des compagnons s'était resserré. Il fut, pour ainsi dire au vol, saisi à
+chaque poignet par Lambert et Fichet.
+
+Au contact de ces deux mains qui paralysaient sa résistance, l'homme se
+devina perdu. À la surexcitation nerveuse succéda la réaction d'une
+complète prostration qui, anéantissant ses forces, le fit vaciller sur
+ses jambes. Il se fût affaissé s'il n'eût été soutenu par Fichet qui,
+croyant à une comédie, le remit sur pied en disant:
+
+--Le quart d'heure il n'est pas à songeasser de nous faire l'imitation
+de la jeune vierge qu'elle accouche.
+
+Après avoir laissé l'homme s'anéantir sous son effroi, Meuzelin répéta
+d'une voix sèche:
+
+--Dis-moi où tu as caché cette tête de femme que tu as tranchée la nuit
+dernière?
+
+Encore incapable de parler, le maréchal secoua négativement la tête.
+
+Le policier lui mit le doigt sur le plastron de chemise et poursuivit en
+pesant sur les mots:
+
+--... Cette tête dont le sang avait rejailli sur toi, ce qui t'a obligé
+de changer de chemise.
+
+Cette phrase galvanisa le maréchal qui parvint à bégayer.
+
+--Je ne sais ce que tu veux dire.
+
+L'agent avança la main et promena circulairement l'ongle de son pouce
+sur la nuque du prisonnier en disant:
+
+--Si tu ne parles pas, le couperet de la guillotine te passera là avant
+un mois.
+
+Un frissonnement nouveau secoua l'artisan, mais il n'en répéta pas
+moins:
+
+--Je ne sais ce que tu veux dire.
+
+--Alors, nous allons opérer une perquisition chez toi.
+
+Et Meuzelin, s'adressant à ses compagnons:
+
+--Faisons entrer voiture et chevaux dans la cour et fermons la maison.
+Personne ne viendra nous déranger, commanda-t-il.
+
+Il fut obéi au plus vite par le lieutenant et Fil-à-Beurre, lequel, tout
+en verrouillant la porte charretière, murmura:
+
+--Pas de chance tout de même, le maréchal! Pour une pauvre petite fois
+qu'il fait un _extra_ de linge, on le lui reproche.
+
+Pendant la fermeture, le prisonnier que l'épreuve avait exténué, fit un
+pas pour aller s'asseoir sur l'enclume de sa forge.
+
+--Une bonne conscience qu'elle n'a jamais besoin de s'asseoir, lâcha
+Fichet en le ramenant sur place.
+
+Se sentant surveillé, l'homme se tint immobile, muet, le regard vague et
+fixe, comme s'il craignait de l'arrêter sur un point de l'atelier.
+
+En attendant le retour de Vasseur et de l'échalas, Meuzelin fit ce
+qu'avait voulu faire le maréchal. Il vint s'asseoir sur la massive
+enclume que supportait un énorme billot de bois.
+
+À ce moment, l'oeil effrayé de l'artisan se tourna involontairement vers
+la base du billot. Ce regard n'eut que la durée de l'éclair, mais il fut
+surpris par le policier.
+
+Vasseur et Barnabé reparurent.
+
+--Est-ce fait? demanda l'agent.
+
+--Nous sommes tout à fait chez nous, annonça le squelette.
+
+Pour adresser sa question aux arrivants, Meuzelin avait tourné la tête
+vers eux. Il la ramena si brusquement du côté du prisonnier que celui-ci
+n'eut pas le temps de changer la direction de son regard qui, une
+seconde fois, était venu s'attacher au pied du billot de l'enclume.
+
+--Oh! oh! pensa le policier, est-ce que par hasard je suis assis sur la
+roche sous laquelle il y a anguille?
+
+--Chut! chut! souffla Barnabé dont la fine oreille avait surpris un
+bruit de pas dans la rue.
+
+Les pas s'arrêtèrent devant la maison. Puis on frappa bien doucement à
+la petite porte de la forge.
+
+Du poignet de son prisonnier, la main de Fichet se porta vivement à son
+gosier.
+
+--Si tu insuffles un mot, dit-il tout bas, en accompagnant sa
+recommandation d'un serrement de doigts qui le dispensait de compléter
+sa phrase...
+
+Bien qu'on ne lui ouvrît pas, celui qui frappait devait savoir que le
+maréchal avait quelque motif de se tenir clos en son logis; car loin de
+s'en étonner, il fit entendre d'une voix prudente:
+
+--C'est nous, Chauvelot et Bourdois.
+
+Et après une petite pause:
+
+--Je viens comme c'était convenu. Ne crains pas qu'on nous voie entrer.
+Ils sont encore tous autour de la femme de cette nuit... Ouvre.
+
+À ces paroles qui, jusque-là peu compromettantes, pouvaient le perdre en
+se prolongeant, le maréchal était devenu livide et tout pantelant
+d'angoisse.
+
+On frappa encore.
+
+Puis une autre voix prononça:
+
+--Inutile de cogner, va! il a décampé.
+
+--Pas possible! N'avait-il pas été dit que ce serait moi qui, en prenant
+un cheval à Angers, irait vendre la chose aux _francs_ (récéleurs) de
+Laval ou de Mayenne?
+
+--Oui, mais il y est allé lui-même, idée de nous faire sauter notre
+part! Allons, nous sommes volés. Faut nous résigner, grogna la seconde
+voix.
+
+Les deux causeurs s'éloignèrent.
+
+Malgré lui, un petit soupir de satisfaction échappa au maréchal. Ce
+qu'ils avaient dit n'était pas des plus catholiques, mais, en somme, il
+n'accusait rien de si grave qu'il fût impossible de l'expliquer. Donc, à
+peu près rassuré, il attendit Meuzelin qu'il voyait s'avancer pour lui
+répéter sa question.
+
+Seulement, lui aussi, l'agent, avait entendu le dialogue et sa
+prodigieuse sagacité y avait puisé une inspiration soudaine. Il venait
+bien, à la vérité, pour renouveler sa question, mais il y ajouta
+quelques mots dont l'effet fut foudroyant sur le misérable quand il
+l'entendit lui dire:
+
+--Où as-tu mis les boucles d'oreilles que tu as retirées des oreilles de
+la tête que tu as coupée cette nuit?
+
+Et, en montrant l'enclume, Meuzelin ajouta:
+
+--Sous le billot de ton enclume, n'est-ce pas?
+
+Le maréchal eut un soubresaut convulsif: puis, après un sourd rauquement
+de rage désespérée, il tomba évanoui.
+
+Quand il reprit ses sens, il était solidement garrotté, et Fichet était
+en train de lui verser un broc d'eau dans le cou en disant à son
+camarade Lambert:
+
+--Rien n'est plus mieux officiant pour l'évaporation de la connaissance
+que l'eau sur la colonne vénérable.
+
+En revenant à lui, le premier regard du maréchal se tourna vers
+l'enclume. Elle avait été déplacée. Une épaisse dalle, qui servait
+d'assise au billot, apparaissait montrant, au milieu de sa surface un
+petit trou carré qui servait de cachette.
+
+Après le billot, les yeux alarmés de l'artisan cherchèrent Meuzelin. Il
+lui était masqué par Vasseur et Barnabé qui, devant lui, étaient occupés
+à examiner un objet que leur montrait le policier en disant:
+
+--Au bas mot, elles valent trois mille livres.
+
+Ils se retournèrent à la voix de Fichet leur faisant part que le
+prisonnier avait repris ses sens.
+
+--Il s'est cicatrisé de son délabrement, annonça-t-il.
+
+Alors Meuzelin vint au maréchal, tenant dans le creux de la main une
+paire de boucles d'oreilles qu'il mit sous les yeux de son homme en
+demandant:
+
+--Veux-tu maintenant avouer où tu as caché la tête que tu as dépouillée
+de ces bijoux?
+
+Le gueux sembla hésiter.
+
+L'agent appuya sur la chanterelle en articulant:
+
+--À moins que tu ne tiennes à être guillotiné avant un mois.
+
+--Si je parle, aurai-je la vie sauve? prononça le maréchal d'une voix
+brève.
+
+--Heu! heu! fit Meuzelin. Elle vaudra cher à racheter ta vie... Il
+faudra que tu en contes bien long.
+
+Tout frémissant de la peur que son marché ne fût pas accepté, le
+prisonnier dut trouver bien longue la minute pendant laquelle l'agent le
+tint sur le gril en ayant l'air de se consulter.
+
+--Tu diras bien tout et tout? insista-t-il.
+
+--Oui, tout et tout. Car dès que j'aurai commencé, le mieux sera pour
+moi de défiler mon chapelet jusqu'au bout, attendu que si je ne vous
+faisais pas pincer toute la bande et le chef, je serais un homme mort...
+Ils me tueraient.
+
+--Et ton chef est le Beau-François? demanda Meuzelin à tout hasard.
+
+Le prisonnier eut un sourire de mépris.
+
+--Ah! oui, fit-il, ce grand bellâtre qui, depuis deux jours, est venu
+travailler dans le pays avec une trentaine d'hommes? Oh! il n'en a pas
+pour longtemps. Coupe-et-Tranche lui apprendra, avant peu, à ne pas
+venir rogner la portion des autres.
+
+Alors, revenant à ce qui l'intéressait bien plus:
+
+--Si je parle, aurai-je la vie sauve? répéta-t-il.
+
+--Allons! c'est marché conclu! dit enfin le policier.
+
+Soit pour prouver son empressement soit qu'il craignît que Meuzelin se
+rétractât, le prisonnier se hâta de dire:
+
+--La tête est enterrée au pied du pommier de ma cour. Je l'ai mise là,
+ce matin, un peu avant le jour, mais mon intention était, la nuit
+prochaine, de la brûler au feu de ma forge.
+
+L'agent fit signe à Lambert et Fichet de lui délier les bras et, quand
+il le vit libre:
+
+--Viens la déterrer devant nous, commanda-t-il.
+
+
+
+
+ XIV
+
+
+Comme l'avait dit le maréchal, au milieu de sa cour s'élevait un vieux
+pommier dont la tête énorme et feuillue ombrageait un banc de pierre
+placé à son pied.
+
+Fichet avait pris, dans la forge, une bêche que Meuzelin fit donner au
+prisonnier en lui disant:
+
+--Mets-toi à l'oeuvre en te gardant bien de toute atteinte qui pourrait
+défigurer le visage.
+
+Le maréchal se posa devant une place où nul n'aurait pu soupçonner le
+dépôt sinistre, tant l'endroit avait été soigneusement nivelé. Après
+s'être servi de la bêche pour enlever la croûte du sol durci par son
+piétinement de la nuit, il s'agenouilla et, avec ses mains, se remit à
+retirer la terre devenue friable.
+
+--Voilà! dit-il bientôt en montrant une masse de cheveux noirs qui
+venait d'apparaître au fond du trou.
+
+Alors, saisissant la chevelure qu'il tira sans grand effort, il amena au
+jour la tête, qu'il posa à bout de bras sur le banc de pierre.
+
+L'assassinat ne datant encore que de quelques heures, la décomposition
+n'avait pas eu le temps d'accomplir son oeuvre sur le visage, à qui la
+rigidité de la mort avait conservé son expression dernière... et cette
+expression était hautaine et calme, ne trahissant en rien la terreur
+qu'aurait dû inspirer à la victime, au moment suprême, la fin tragique
+qui la menaçait. Si brusque qu'avait été le dénouement, cette femme
+avait pu, pourtant, voir venir la mort et elle lui avait bravement fait
+face.
+
+--Une jeune et jolie femme, souffla Vasseur en examinant le visage.
+
+--Et aussi une maîtresse femme, ajouta le policier, dont l'attention
+avait été attirée par la physionomie altière de la face.
+
+Curieux de détails, il demanda au maréchal:
+
+--Tu étais là quand elle a été assassinée?
+
+Celui-ci parut avoir la franchise récalcitrante; ce qui fit que
+Meuzelin, d'un ton qui sentait la menace, lui rafraîchit la mémoire:
+
+--N'oublie pas que ta vie vaut cher, dit-il. Si tu veux la racheter, je
+t'ai prévenu qu'il ne faudrait pas ménager ta langue.
+
+Il était bien aventuré le cou du maréchal, à présent que la tête était
+déterrée. Il y alla donc, comme on dit, bon jeu bon argent.
+
+--J'assistais si bien à l'assassinat, avoua-t-il, que je suis un de ceux
+qui avaient été nommés par Coupe-et-Tranche pour la fusiller.
+
+--Coupe-et-Tranche conduisait donc l'attaque?
+
+--Non, mais il l'avait préparée de longue date, et, d'avance, il avait
+désigné à son lieutenant les rôles que chacun aurait à jouer.
+
+Meuzelin revint à la morte et demanda:
+
+--En se voyant perdue, la voyageuse n'a pas crié, demandé grâce,
+prononcé quelques mots?
+
+--Si elle a parlé.
+
+--Un appel à pitié?
+
+--Du tout. Elle n'a prononcé qu'une courte phrase qui était
+incompréhensible pour nous.
+
+--Laquelle?
+
+--Au moment où nous la couchions en joue, elle a dit comme ça: «C'était
+bien la peine de revenir!»
+
+--Ah! fit le policier tout décontenancé, car il avait espéré que cette
+phrase, inintelligible pour les autres, s'éclaircirait pour lui.
+
+Un souvenir lui passa subitement en tête.
+
+--Mais, fit-il vivement, il se trouvait une autre voyageuse dans le
+coupé--une comtesse de Méralec, m'a-t-on dit. Qu'a-t-elle fait,
+qu'a-t-elle dit pendant cette scène de meurtre?
+
+--Elle a fait la diablesse et a hurlé: Grâce! dans son coupé dont elle
+ne pouvait sortir, attendu que, de chaque côté, on lui tenait la
+portière. Puis, finalement, je crois bien qu'elle s'est évanouie.
+
+--Elle est jolie, cette comtesse? demanda Vasseur.
+
+Le maréchal haussa les épaules.
+
+--Ça, je n'en sais rien. Cette nuit, il faisait noir comme dans un four.
+Je n'ai pu la voir.
+
+Une objection vint à l'esprit du lieutenant:
+
+--Mais, dit-il, puisqu'il faisait tant obscur, comment a-t-on pu
+reconnaître la femme qui devait être votre victime?
+
+Le maréchal recommença son haussement d'épaules.
+
+--Tu m'en demandes trop, citoyen. La seule chose que je puisse dire,
+c'est qu'on me l'a amenée au bout de mon fusil et que j'ai fait feu.
+
+--Et c'est toi qui lui a tranché la tête?
+
+--Dame! les autres ne savaient comment s'y prendre et il fallait
+exécuter l'ordre de Coupe-et-Tranche. Alors je me suis servi de la
+hachette de Chauvelot, un des deux qui sont venus tout à l'heure frapper
+à ma porte.
+
+--Les autres t'ont regardé faire? continua Vasseur.
+
+--Ils se sont contentés de dire: Part à trois! au sujet des boucles
+d'oreilles.
+
+Si Meuzelin avait laissé le lieutenant continuer l'interrogatoire,
+c'était qu'il était occupé, avec Fil-à-Beurre, à enfermer la tête de la
+victime dans un panier couvert.
+
+Après avoir repoussé le couvercle du panier sur le lugubre contenu, il
+se retourna en disant:
+
+--Fichet et Lambert, reficelez-moi cet aimable garçon, et en route.
+
+--Vous m'emmenez? fit le maréchal tellement atterré qu'il se laissa lier
+sans résistance.
+
+Meuzelin se mit à rire.
+
+--Croyais-tu que nous allions te donner la clef des champs? Au fond,
+c'est dans ton intérêt. Ne nous as-tu pas conté que Coupe-et-Tranche te
+ferait tuer au plus petit soupçon de trahison? Eh bien, nous allons te
+mettre à l'abri de cette mort violente en te cachant dans la prison
+d'Angers.
+
+Puis comme, en parlant, il s'était assuré que les deux soldats l'avaient
+solidement garrotté, il commanda de le porter dans la voiture.
+
+Il fallait rebrousser chemin. C'était dur pour Vasseur qui n'était plus
+qu'à quelques lieues de Gervaise; mais il se résigna en pensant que
+c'était affaire de quatre ou cinq heures, juste le temps de conduire le
+bandit sous les verrous.
+
+--Demain, vous la verrez, lui promit Meuzelin à qui, pendant le voyage
+qu'il venait d'accomplir en compagnie, il avait fait confidence de son
+amour.
+
+Le lieutenant et ses hommes remontèrent en selle, et, après que Barnabé
+eut soigneusement refermé la porte de la maréchalerie, on se mit en
+route. Vasseur marchait en tête, escorté par Fil-à-Beurre jouant de ses
+longues jambes. De droite et de gauche, Fichet et Lambert escortaient la
+voiture que conduisait Meuzelin assis sur la banquette de devant. Au
+fond du véhicule, le prisonnier était étendu sur la paille, à côté du
+panier contenant la tête.
+
+On n'était pas à plus de cent toises du village de Monciel, que le
+maréchal, tremblant d'angoisse, éprouva le besoin de remonter son moral
+qui voyait l'avenir en noir.
+
+--Vous m'avez promis que j'aurais la vie sauve, dit-il au policier dont
+le silence l'inquiétait.
+
+--Oui, j'ai promis... à condition que tu dirais la vérité.
+
+--Aussi l'ai-je dite entière.
+
+--Heu! heu! en es-tu bien sûr? lâcha l'agent d'un ton de doute.
+
+En branlant la tête d'un air indifférent, il continua à mots traînés:
+
+--Après tout, c'est ton affaire! Du moment que peu t'importe d'avoir le
+cou coupé, je comprends que tu ne vides pas le fond de ton sac.
+
+Il y eut une crise de désespoir chez le maréchal. Après en avoir tant
+dit, cela ne comptait pas! Aussi sa voix frémissait-elle de peur quand
+il s'écria:
+
+--Mais vous le connaissez, le fond de mon sac!
+
+--Alors ton sac possède un double fond où sont enfermés quelques aveux
+que tu ne juges pas utile d'en faire sortir.
+
+Cela dit, l'agent prit un ton tout bonhomme, tout amical pour
+poursuivre:
+
+--C'eût été, pourtant, bien agréable pour toi, pendant qu'on aurait
+guillotiné tes camarades, de te trouver libre comme l'air, ayant même en
+poche une somme d'argent assez rondelette pour te permettre d'aller
+t'établir au loin... Vois-tu d'ici la vie heureuse que tu aurais menée?
+
+--Vrai! vrai! répéta convulsivement le prisonnier se raccrochant à
+l'espérance.
+
+--Absolument comme je te l'affirme, articula l'agent.
+
+Ensuite, brusquement, il demanda:
+
+--Sais-tu comment on m'appelle?
+
+--Non.
+
+--Je me nomme Meuzelin.
+
+À défaut de sa personne, le nom du policier célèbre devait être connu
+dans les bandes, pour lesquelles il sonnait comme la menace d'une
+catastrophe suspendue sur elles, car il y eut un effarement complet chez
+le prisonnier quand il s'écria:
+
+--Meuzelin! Alors je suis perdu!
+
+--Mais non, imbécile! Parle et je te jure que tout ce que je viens de te
+promettre sera tenu.
+
+Il y eut un silence, puis le maréchal demanda d'un ton décidé:
+
+--Que voulez-vous savoir?
+
+--Conte-moi, bien en détail, quelle était la femme assassinée. Dans quel
+but on l'a tuée. Pourquoi on avait intérêt à faire disparaître sa tête.
+
+Et Meuzelin, se renversant sur la lanière en cuir qui servait de dossier
+à sa banquette, tendit l'oreille aux aveux de son compagnon de voiture.
+
+Au bout de deux heures, quand Vasseur et Barnabé qui, tout en causant,
+avaient un peu forcé leur marche, ne furent plus qu'à quelques portées
+de fusil du faubourg d'Angers, ils s'arrêtèrent pour attendre la
+charrette que l'allure lente du cheval poussif, qui la traînait, avait
+laissée fort en arrière. Elle apparaissait au loin, toujours escortée
+par Fichet et Lambert.
+
+Bien qu'on ne fût pas en service, le lieutenant n'en maugréa pas moins à
+la vue de ses soldats chevauchant de chaque côté de la voiture.
+
+--À eux deux, ils n'ont pas même la cervelle d'une linotte. Ils
+devraient savoir que leur poste est derrière le véhicule. Ce qui leur
+permet de surveiller à la fois les côtés et le fond. Postés comme ils le
+sont, rien n'empêche le prisonnier de s'évader par l'arrière de la
+charrette.
+
+--Oh! oh! fit Fil-à-Beurre; je crois, lieutenant que vous comptez sans
+notre ami Meuzelin. Il doit ouvrir un oeil vigilant sur le misérable
+qui, de plus, est mieux ficelé qu'une andouille.
+
+Barnabé achevait quand Vasseur partit d'un franc rire.
+
+--Tu tombes mal à dire que Meuzelin doit ouvrir un oeil! Il m'a plutôt
+l'air de fermer les deux yeux.
+
+En effet, la distance raccourcie permettait de voir l'agent qui,
+renversé sur le dossier de son siège, dormait comme un bienheureux. Sa
+tête ballottait de droite et de gauche à chaque cahot de la charrette
+que son cheval conduisait, la bride sur le cou, en pleines ornières de
+la route.
+
+--Il faut que son sommeil soit diantrement dur pour résister à un
+bercement pareil. Si, comme tu le disais, le prisonnier n'était garrotté
+solidement, il l'aurait bel, avec mes deux soldats sur les côtés et
+Meuzelin dormant, à prendre la poudre d'escampette, dit Vasseur.
+
+Alors, revenant sur leurs pas, le lieutenant et l'échalas furent
+au-devant de la voiture.
+
+À la voix du lieutenant qui l'appelait, Meuzelin ouvrit les yeux, se
+secoua et se leva de son siège en disant:
+
+--Il paraît que j'ai fait mon petit ronron. Je vais marcher un peu, ça
+me réveillera tout à fait.
+
+Et il mit pied à terre.
+
+En dégageant le devant de la voiture, l'agent avait permis à Vasseur, du
+haut de son cheval, de plonger ses regards sous la toile qui bâchait la
+charrette.
+
+--Sacrebleu! jura-t-il. Votre prisonnier n'est plus là! annonça le
+lieutenant.
+
+L'agent se hissa sur le marchepied, avança la tête sous la bâche et, de
+sa voix toujours paisible, répondit:
+
+--C'est ma foi vrai!
+
+En même temps, Fil-à-Beurre avait escaladé l'autre marchepied, et,
+avançant son long bras dans la voiture, il en retirait un paquet de
+cordes en disant:
+
+--Il était donc bien mal attaché?
+
+Cette supposition blessa l'amour-propre de Fichet, qui avait garrotté le
+maréchal au départ.
+
+--Que je vous fiche mon billet qu'une mère elle n'aurait pas mieux
+harnaché qui qui lui aurait mangé sa fille, articula-t-il d'un ton
+froissé.
+
+Cependant Fil-à-Beurre avait examiné les cordes.
+
+--Elles ont été coupées, annonça-t-il.
+
+La découverte fut un baume pour l'orgueil ulcéré de Fichet qui,
+s'apaisant, débita:
+
+--Aussi les bras me tombaient des mains de ce que comment qu'il aurait
+pu se désencombrer des noeuds que je lui avais contractés.
+
+Meuzelin, descendu du marchepied de la voiture, s'était rapproché de
+Vasseur, qui l'observait en silence, s'étonnant qu'un tel finaud se fût
+laissé jouer.
+
+Les deux hommes se regardèrent dans les yeux. Alors le lieutenant
+comprit aussitôt et demanda tout bas:
+
+--C'est toi qui l'as fait fuir?
+
+--Oui, dit le policier.
+
+--Pourquoi?
+
+D'un coup d'oeil, l'agent s'assura qu'il ne pouvait être entendu des
+autres, et vivement souffla:
+
+--Il s'agissait de sauver Gervaise.
+
+--Elle court donc un danger? demanda Vasseur en pâlissant.
+
+Mais au lieu de répondre, l'agent se tourna vers les autres en s'écriant
+de la voix d'un homme impatienté de les voir s'appesantir sur sa faute:
+
+--Quand nous resterons là à nous ébahir! Eh bien, quoi? Notre scélérat
+était pincé. Il a usé du droit de tout prisonnier, il a pris la fuite.
+Nous n'allons pas coucher ici, j'imagine. Allons, en route pour Angers.
+
+Le lieutenant, tout rêveur, restait immobile en selle, semblant se
+consulter. Meuzelin, qui s'apprêtait à monter en voiture, l'aperçut
+ainsi méditant; il marcha vivement à lui:
+
+--Lieutenant, dit-il, vous pensez à me quitter.
+
+--Oui, je veux aller à Saint-Florent-le-Vieil, où je sais qu'habite
+Gervaise.
+
+--Quoi faire?
+
+--Défendre Gervaise contre ce danger qui, dis-tu, la menace.
+
+--Oui, mais ce danger, il vous faudrait d'abord le connaître. Vous ne
+pouvez l'apprendre que par moi et il m'est impossible de vous en
+souffler mot.
+
+La voix de Meuzelin se fit grave, quand il reprit:
+
+--Écoutez-moi bien, lieutenant. Je vous jure qu'à vouloir agir seul, non
+seulement vous courrez danger de mort, mais, infailliblement, vous
+causerez celle de la jeune fille qui sera sacrifiée sans pitié comme l'a
+été la malheureuse femme de cette nuit.
+
+Vasseur le regarda surpris.
+
+--La mort de cette femme se rattache-t-elle à quelque mystère qui
+concerne Gervaise? demanda-t-il.
+
+--Oui, la pauvre enfant se trouve englobée, à son insu, dans une affaire
+sinistre, de si complète façon, qu'il lui serait impossible de prouver
+son innocence si moi... moi seul, vous m'entendez... je ne viens à son
+aide.
+
+Et d'un accent qui, pour ainsi dire, priait:
+
+--Voyons, poursuivit l'agent, laissez-vous convaincre, lieutenant, bien
+qu'il me soit impossible de vous en dire plus, car l'oeuvre à laquelle
+je me suis voué me ferme la bouche. Ayez confiance en moi. Je vous
+rendrai Gervaise.
+
+--Quand? demanda Vasseur ébranlé.
+
+--Cela dépend d'événements qui vont se produire. Mettons un mois.
+
+--Un mois d'attente! un long mois pendant lequel l'impatience me
+torturera dans l'inaction!
+
+--L'inaction! répéta Meuzelin avec un sourire. Oh! que non pas! Je
+compte, ce mois durant, vous donner assez d'occupation pour que vous ne
+trouviez pas le temps long.
+
+--Alors tu m'associes à tes projets?
+
+--Parbleu! et je vous y mettrai jusqu'au cou.
+
+Et, ensuite, du coin de l'oeil, désignant Fil-à-Beurre qui, en les
+voyant causer à voix basse, se tenait à l'écart:
+
+--Ainsi que l'ami Barnabé si le coeur lui en dit, ajouta le policier.
+
+--Et le coeur lui en dira, sois-en certain. Pour Gervaise, il sera
+capable de tout, affirma le lieutenant.
+
+--Eh! eh! ricana le policier, je lui fournirai, s'il en est ainsi, une
+bien belle occasion, en cas d'insuccès, de se faire scier entre deux
+planches... c'est un passe-temps que se donnent les faux chouans
+lorsqu'ils ont fait un prisonnier d'importance.
+
+--Oh! oh! fit moqueusement Vasseur, je ne m'imagine pas Fil-à-Beurre
+devenu un prisonnier d'importance.
+
+Le policier secoua la tête et demanda:
+
+--Croyez-vous que moi, s'ils me tenaient, les bandits me scieraient
+entre deux planches?
+
+--Oui, toi qu'ils ne connaissent pas, mais dont ils se répètent le nom
+avec effroi, s'ils te tenaient après avoir appris ton identité, ta place
+serait entre les deux planches.
+
+--Eh bien, c'est justement cette place-là que j'ai l'intention d'offrir
+à ce bon Fil-à-Beurre, dit tout gentiment le policier.
+
+Mais se reprenant aussitôt:
+
+--En cas d'insuccès bien entendu, je le répète, appuya-t-il.
+
+Puis, comme il lisait dans les yeux de Vasseur une sorte d'étonnement de
+mépris en l'entendant annoncer son projet de se soustraire au danger en
+y exposant un autre, l'agent se hâta d'ajouter:
+
+--Soyez tranquille, lieutenant, il y aura du nanan pour tout le monde.
+Moi, à ce moment-là, je serai entré dans la peau d'un autre... peau qui,
+si elle ne me couvre pas bien, me mènera à cuire à petit feu doux dans
+un four... encore un divertissement des bandits.
+
+--Et moi, quelle sera ma part de nanan, suivant le rôle que tu me
+destines?
+
+--Ou les deux planches, ou le four, ou la pendaison par les pieds...
+Songez donc que vous êtes Vasseur, le destructeur de leurs amis
+d'Orgères! Les citoyens bandits vous serviront en conséquence.
+
+Vasseur se mit à rire.
+
+--Là, fit le policier, à présent que vous connaissez le revers de la
+médaille, voulez-vous que nous nous associons pour sauver Gervaise?
+
+Promettre à l'amoureux le salut de la jeune fille, c'était lui dicter sa
+réponse.
+
+--Je te suivrai où tu me conduiras, déclara-t-il.
+
+--Alors, retournons à Angers, dit Meuzelin en se dirigeant vers la
+voiture.
+
+Mais, à son troisième pas, il s'arrêta pour revenir au lieutenant.
+
+--À propos, demanda-t-il, Barnabé sait-il écrire?
+
+--Mieux qu'un notaire, affirma Vasseur.
+
+Sur cette réponse, Meuzelin gagna la voiture, et quand il y fut monté,
+il cria:
+
+--En route!
+
+En vingt minutes, on atteignit Angers.
+
+C'était précisément dans le faubourg par lequel ils faisaient leur
+entrée que se trouvait la maison de poste où relayait la diligence.
+Comme en beaucoup d'endroits, cette maison de poste était la boîte aux
+cancans, potins et racontars sur tout ce qui se passait dans la ville ou
+à dix lieues à la ronde.
+
+À l'arrivée de Meuzelin et des siens, une dizaine de bavards, auxquels
+était mêlé le maître de poste, péroraient sur le tragique événement de
+la nuit précédente.
+
+--Descendons là, proposa le policier.
+
+À cette époque, où le peu de sûreté des routes forçait les voyageurs à
+se réunir pour leur défense commune, il n'y avait rien d'étonnant dans
+cette descente à l'auberge de la petite troupe de cinq individus.
+
+Le maître de poste était des premiers cités parmi les aubergistes les
+plus empressés à tenir en règle leur livre d'inscription des voyageurs.
+Son premier soin fut de conduire les arrivants à la salle qui servait de
+bureau au service de la diligence, pour prendre, sur son registre, leurs
+noms, prénoms et qualité. Cette pièce était encombrée de paniers,
+caisses ou malles que les diligences avaient apportées à leur dernier
+passage ou devaient enlever à leur prochain départ.
+
+Aubergiste et voyageurs avaient été suivis par le groupe des curieux,
+tous impatients que la formalité fût remplie pour pouvoir questionner à
+l'aise ces nouveaux venus, qui arrivaient par la route d'Ingrande et
+qui, ayant passé sur le lieu du crime, devaient abonder en détails sur
+l'attaque de la diligence.
+
+Donc, le maître de poste-aubergiste, ayant pris un des deux gros
+registres placés sur son bureau, procéda à l'interrogatoire des frais
+débarqués, dont il inscrivit en même temps les déclarations.
+
+Ce fut d'abord le citoyen Rameau, gros marchand en grain de Chartres,
+voyageant pour achats avec ses trois garçons fariniers.
+
+Et, à l'appui de son dire, Vasseur produisit les papiers bien en règle
+que la commune de Chartres, instruite de son expédition secrète à la
+poursuite du Beau-François, s'était empressée de lui délivrer.
+
+Les deux soldats et Barnabé se trouvant couverts par la déclaration du
+lieutenant, il ne restait plus qu'à inscrire Meuzelin.
+
+--Eh! là-bas, citoyen, c'est à ton tour, lui cria l'aubergiste en le
+voyant occupé à lire les adresses que portaient les caisses et malles
+déposées dans le bureau.
+
+Le policier vint à l'appel et déclara se nommer Baptiste Beulard,
+marchand de cotonnades, venu dans le pays pour faire ses achats.
+
+Et, pour prouver son identité, Meuzelin montra un passeport des mieux en
+règle, délivré à Paris.
+
+En écrivant son dernier mot, le maître de poste lâcha cette phrase:
+
+--Cette fois encore, le commissaire de police en sera pour ses frais de
+curiosité.
+
+--Est-ce qu'il guette quelqu'un au passage? demanda Meuzelin qui avait
+dressé l'oreille.
+
+--Oui, deux hommes qu'on cherche partout.
+
+--Des malfaiteurs?
+
+--Oh! non pas! C'est un agent de police et un lieutenant de gendarmerie
+qui ont disparu. On les cherche partout pour les envoyer au général
+Labor, qui les réclame pour l'aider en sa prochaine expédition.
+
+--Peut-être que, pour le moment, ces deux hommes ont mieux à faire,
+avança le policier en lançant un coup d'oeil à Vasseur.
+
+L'inscription achevée, le champ était donné aux curieux. Le plus pressé
+se hâta de demander:
+
+--Vous venez d'Ingrande? Vous avez dû passer à l'endroit de l'attaque?
+Que dit-on sur le crime de cette nuit? Sur la femme sans tête? A-t-on
+découvert quelle est cette femme?
+
+--Mais, fit Meuzelin étonné, il me semble que l'endroit où l'on peut
+avoir la chance d'être renseigné sur la victime, c'est ici?
+
+--À Angers? fit le choeur des curieux.
+
+--Non, non, ici même, on a relayé la diligence, appuya Meuzelin.
+
+En regardant le maître de poste dans les yeux, il continua:
+
+--Car on affirme que c'est ici que cette femme a monté en voiture.
+
+Si tranquillement que, pour tout le monde, le maître de poste eût
+soutenu le regard de l'agent, il dut y avoir, dans ses yeux, quelque
+indice qui intrigua Meuzelin, car il reprit en insistant:
+
+--Oui, c'est de ce bureau qu'est partie l'inconnue.
+
+--C'est bien facile à vérifier, dit l'aubergiste en étendant la main sur
+le second des registres placés devant lui.
+
+Il se mit à feuilleter en poursuivant:
+
+--S'il en est ainsi, le départ de la voyageuse doit être inscrit.
+
+Quand il eut trouvé la page, il posa le doigt à la place voulue en
+ajoutant:
+
+--Nulle femme n'est montée dans la diligence qui a relayé cette nuit.
+
+Meuzelin ne se tint pas pour battu.
+
+--Pourtant, dit-il, le postillon Fourchu, qui a conduit le relai
+d'Angers au village de Monciel, a déposé qu'à l'arrivée à votre maison
+de poste, le coupé ne contenait qu'une femme, et qu'elles s'y trouvaient
+deux au départ.
+
+--Le postillon Fourchu se sera trompé, articula sèchement le maître de
+poste, que l'insistance de l'agent semblait impatienter.
+
+Mais se ravisant:
+
+--Du reste, reprit-il, que Fourchu présente sa feuille de route. S'il en
+est comme il le prétend, la voyageuse a dû y être inscrite par moi à sa
+montée en voiture.
+
+--Malheureusement, cette feuille lui a été enlevée par les bandits.
+
+Le maître de poste haussa les épaules en disant:
+
+--C'était le seul moyen de contrôle.
+
+--Oh! le seul, non pas! dit vivement le policier. Il en est encore un
+autre.
+
+--Quel autre moyen?
+
+--Rien n'est plus facile que de constater l'endroit où la victime a pris
+la voiture. On n'a qu'à interroger l'autre voyageuse du coupé, venant de
+Paris, qui, elle, est arrivée saine et sauve à bon port. C'est une
+comtesse de Méralec, habitant le château de Brivière, m'a dit Fourchu.
+
+L'aubergiste se frappa le front en homme tout joyeux de se voir tiré
+d'embarras.
+
+--Parbleu! s'écria-t-il, vous avez raison!
+
+Alors, désignant du doigt un coin de la salle où étaient entassées une
+dizaine de malles et de caisses, il reprit:
+
+--J'ai justement là une occasion d'entrer en rapport avec cette
+comtesse. À son départ de Paris, elle avait tant de bagages qu'il a
+fallu en laisser une partie, qu'on devait lui expédier deux heures après
+par la diligence de Poitiers. En passant ici, cette voiture a déposé
+toutes les malles en me chargeant de les faire bifurquer sur Ingrande
+par la première occasion.
+
+Et le maître de poste, s'adressant aux curieux, termina en disant:
+
+--Avant peu, les amis, nous aurons des renseignements précis, car c'est
+moi-même qui irai porter ces bagages à la comtesse de Méralec, et, par
+la même occasion, je l'interrogerai sur la femme inconnue.
+
+Satisfaits par cette promesse, les curieux se retirèrent accompagnés par
+le maître de poste qui, bavard par excellence, leur fit la conduite
+jusqu'à la rue où, plus de deux minutes, il resta jouant toujours de la
+langue.
+
+Cependant, les compagnons étaient restés seuls dans la salle.
+
+--Barnabé, as-tu jamais volé? demanda Meuzelin à Fil-à-Beurre.
+
+Avant que l'échalas pût ajouter un mot au brusque haut-le-corps que lui
+avait causé la question, l'agent continua:
+
+--Il y a commencement à tout, mon garçon. Débute donc par voler, à ton
+choix, une de ces caisses, que tu iras cacher sous la paille de ma
+voiture.
+
+Fil-à-Beurre allait monter sur ses grands chevaux. Le policier arrêta
+net son éclat d'indignation en ajoutant:
+
+--Je te le demande au nom de Gervaise.
+
+--Oh! alors! fit Barnabé.
+
+Et, sans hésiter, il marcha vers les caisses, en prit une de moyenne
+grandeur et, sortant par la cour, il se dirigea vers le hangar sous
+lequel la voiture était remisée.
+
+Le policier l'avait suivi des yeux.
+
+--Maintenant, se dit-il, je crois être en mesure de parer aux âneries
+que va commettre l'idiot qu'on appelle le général Labor.
+
+Et, en souriant:
+
+--Tout de même, pensa-t-il, le traquenard que lui tend Coupe-et-Tranche
+est bien imaginé... Tout me prouve que, cette fois, le maréchal m'a bien
+avoué la vérité.
+
+
+
+
+ XV
+
+
+Quelles révélations Meuzelin avait-il tirées du maréchal pour qu'il eût
+ainsi laissé fuir le scélérat en récompense de ses aveux? Quand il se
+savait attendu par le général Labor, au lieu de se rendre à son devoir,
+pourquoi, non seulement y manquait-il, mais encore retenait-il Vasseur
+qui, lui aussi, était réclamé par Labor? Avec ses quatre compagnons, le
+policier comptait-il arriver à meilleure fin que le général avec toutes
+ses troupes? Enfin, était-il sincère quand, pour mieux vaincre la
+résistance du lieutenant, il avait affirmé qu'il s'agissait du salut de
+Gervaise?
+
+Pour obtenir une réponse à toutes ces questions, nous laisserons
+s'écouler les trois semaines pendant lesquelles le général Labor avait
+fait rechercher partout le lieutenant et le policier disparus, et nous
+en reviendrons en ce moment où Fil-à-Beurre venait d'être amené, par le
+Marcassin, en présence du général Labor, dans le boudoir de la comtesse
+de Méralec.
+
+Disons d'abord comment il se faisait que Barnabé était arrivé à être
+introduit dans le château de la Brivière par le Marcassin.
+
+La métairie exploitée par Cardeuc, autrement dit le Marcassin,
+était située entre le château de Brivière et le village de
+Saint-Florent-le-Vieil. D'une contenance d'environ soixante arpents,
+elle s'étendait jusqu'à la Loire, dont était elle séparée par la route
+de halage.
+
+Il était deux heures et, après le dîner des hommes de la métairie qui
+venait de se terminer, chacun s'était éloigné, laissant seul le
+Marcassin. Encore assis au haut bout de la table, sa place habituelle
+durant les repas, il réfléchissait profondément:
+
+--Tout va bien et tout ira mieux encore tant que nous n'aurons affaire
+qu'à l'âne bâté qui s'appelle le général Labor, murmurait-il avec ces
+petits rauquements brefs qui, chez lui, équivalaient aux saccades d'un
+rire.
+
+Il fut tiré de ses réflexions par l'entrée d'un garçon de la ferme, qui
+annonça:
+
+--Il vient d'arriver un homme qui te demande.
+
+--Quel genre d'homme? demanda le métayer, dont l'oeil s'emplit de
+méfiance.
+
+--Un grand escogriffe, un peu moins gras que le coupant d'une faux. Il
+prétend que tu le connais.
+
+--Il n'a pas dit son nom?
+
+--Je ne le lui ai pas demandé. Ce qui fait croire que tu dois le
+connaître, c'est qu'il te ramène la voiture dans laquelle tu es parti à
+ton dernier voyage et que tu as laissée en route.
+
+--Va chercher cet homme, commanda Marcassin. Comme le valet allait
+s'éloigner, son maître le rappela:
+
+--À propos, dit-il, tous nos gens de la plaine sont-ils rentrés?
+
+--Pas un seul.
+
+--Pourquoi? gronda le métayer brusquement.
+
+--Le petit gars de Loirière, qu'ils ont expédié et qui est parvenu à
+passer, m'a expliqué la chose. Il paraît que le retour leur est coupé
+par des postes de douze ou quinze soldats, échelonnés de façon à pouvoir
+se secourir, qui surveillent la plaine. Il faut donc que nos hommes
+attendent la nuit pour s'éparpiller. Alors, un à un, ils franchiront la
+ligne.
+
+--Oui, mais le fourgon?
+
+--Il leur faudra l'abandonner dans le bois de Segré, après l'avoir vidé
+de son contenu, qu'on enterrera en attendant l'heure propice pour aller
+le chercher.
+
+Ce moyen ne semblait pas être du goût du Marcassin, qui reprit:
+
+--Il faut faire déguerpir ces troupes.
+
+--Pas à main armée, j'imagine.
+
+--Non, mais en les lançant sur une fausse piste. Il réfléchit un peu,
+puis, en ricanant:
+
+--Une belle occasion de faire d'une pierre deux coups, s'écria-t-il. Où
+est la bande du Beau-François?
+
+En prononçant ce nom, le Marcassin fut pris de rage et serra ses énormes
+poings:
+
+--Sans ces maudites troupes du gouvernement, qui nous empêchent de
+régler nos affaires entre nous, comme j'en aurais eu vite fini avec le
+Beau-François et les siens! articula-t-il avec fureur...
+
+Ensuite, revenant à son idée:
+
+--Il faudrait lui lâcher les soldats sur le dos. Où se tient-il à cette
+heure, le bélître?
+
+--À la ferme de Poncet, entre Loirière et la Cornouaille. Il a obtenu
+l'hospitalité de Poncet par la terreur. Le fermier croit avoir affaire à
+Coupe-et-Tranche!
+
+--Tonnerre! rugit le métayer.
+
+Soudain, il s'apaisa en disant:
+
+--Il faut d'abord s'occuper de l'homme qui est là. Cours me le chercher.
+
+Une minute après, la maigre silhouette de Fil-à-Beurre s'encadra dans la
+baie de la porte ouverte.
+
+--C'est moi. Est-ce que tu ne me reconnais pas, citoyen? demanda-t-il
+avec son plus innocent sourire.
+
+Barnabé était de ces gens qu'il suffit d'avoir vu une seule fois pour ne
+les oublier jamais.
+
+--Tu es l'homme qui, il y a environ un mois, pas loin du Mans, à
+l'auberge de la _Biche-Blanche_, m'a rendu le service d'abattre d'un
+coup de fusil le cheval emporté d'une charrette après laquelle je
+courais... Tu vois que j'ai de la mémoire? dit le métayer.
+
+--Oh! oh! de la mémoire, ça te plaît à dire, lâcha Barnabé en faisant
+une moue de doute.
+
+--Tu dis cela parce que je suis parti si vite que j'ai oublié ma
+charrette sur la route, répliqua le Marcassin.
+
+--Aussi je te la ramène. Ton nom de Cardeuc et celui de ton village
+étant inscrits dessus, je n'ai eu qu'à demander ma route... et me voici.
+
+Le métayer ne brillait pas par la confiance. Il n'était pas précisément
+un gobe-mouche.
+
+--Et tu as mis un mois à venir, mon gars? ricana-t-il. Mazette! tu n'es
+pas vif. Une tortue n'aurait mis qu'une semaine.
+
+Fil-à-Beurre, au lieu de relever la gouaillerie, répliqua d'un ton des
+plus sérieux:
+
+--Et encore ai-je failli être plus longtemps.
+
+--Parce que?
+
+--Parce que, pendant trois semaines, je n'ai pu quitter le refuge que
+j'avais trouvé chez un paysan à douze lieues d'ici. Il paraît qu'un
+Beau-François tenait la campagne avec sa bande... Je ne me souciais pas
+d'être volé.
+
+--Bast? fit Cardeuc, pour une vieille charrette et une mauvaise
+bourrique que tu as pu y atteler.
+
+--Une bourrique qui vaut encore ses soixante-cinq livres, appuya
+Fil-à-Beurre.
+
+--On te les remboursera, mon garçon.
+
+--Non, ce sera à déduire, dit simplement Barnabé.
+
+--Déduire sur quoi? fit le Marcassin surpris.
+
+--Vrai! tu ne sais pas pourquoi?
+
+--Nullement.
+
+Fil-à-Beurre éclata de rire, puis il s'écria railleusement:
+
+--Tu vois bien que tu n'as pas la mémoire dont tu te vantes.
+
+Et après une petite pause pour donner à Cardeuc le temps de se souvenir,
+il reprit:
+
+--Tu ne te rappelles donc pas avoir oublié autre chose à l'auberge de la
+_Biche-Blanche_?
+
+--Non. Quoi donc?
+
+--Certain pot à salaisons dont le contenu n'est pas du lard.
+
+Le Marcassin avait fait son deuil du trésor que lui avait volé le
+Beau-François. Son étonnement fut énorme à la nouvelle que lui donnait
+Barnabé.
+
+--Et tu me le rapportes! s'écria-t-il sincèrement ébahi de cet acte de
+probité.
+
+--Oui. J'ai supposé qu'il était à toi lorsque, en le trouvant, je me
+suis rappelé un détail. Quand je te suivais au moment où tu visitais la
+chambre de je ne sais qui, tu t'es écrié: Disparue! puis, après avoir
+regardé dans un coin de la chambre, tu as ajouté: Et l'or aussi! D'où il
+est résulté que quand j'ai déniché le trésor, je me suis dit qu'il
+devait être à toi.
+
+Et, opiniâtre à vouloir rendre ses comptes, Barnabé reprit:
+
+--Tu vois bien que les soixante-cinq livres du prix du cheval sont à
+déduire, puisque je les ai prises sur le tas.
+
+Après quoi, se campant devant le Marcassin, il demanda tout triomphant:
+
+--À présent, dis-moi si j'ai eu raison de rester tapi pendant trois
+semaines par peur du Beau-François, qui aurait remis la main sur le
+magot.
+
+Ensuite, avec un accent de rancune:
+
+--Ah! s'écria-t-il, m'a-t-il flanqué des venettes, ce sacripant-là!...
+Si jamais je puis les lui rendre!
+
+Une idée soudaine vint au métayer.
+
+--Libre à toi, mon gars, dit-il.
+
+--Vrai de vrai?
+
+--Je puis te mettre à même de faire passer un mauvais quart d'heure à
+ton homme.
+
+--Sans courir de danger? Car, vois-tu, la bravoure, ce n'est pas mon
+fort.
+
+--D'autres attraperont les coups pour toi.
+
+--À ce prix-là, je m'expose, déclara Barnabé. Voyons, que dois-je faire?
+
+--Tu vas d'abord me suivre au château de Brivière. Nous causerons chemin
+faisant.
+
+Si Cardeuc, à ce moment, ne s'était retourné pour prendre son chapeau,
+il aurait surpris l'éclair de joie qui venait d'illuminer le regard de
+Fil-à-Beurre.
+
+Le Marcassin était un particulier dont la confiance était difficile à
+obtenir; mais pouvait-il la refuser à un être assez idiot pour lui
+rapporter un pot plein d'or qu'il aurait pu garder, car, dans les idées
+du métayer, un aussi honnête homme ne pouvait être qu'un franc imbécile.
+
+Il commença, avec l'aide de Barnabé, par faire entrer la voiture dans la
+cour. Puis il conduisit le cheval à l'écurie, emporta le pot plein d'or
+dans une chambre, dont il ferma la porte, et, après en avoir mis la clef
+dans sa poche, il dit en se mettant en marche:
+
+--À présent, mon garçon, je vais te conduire au château de Brivière où,
+si tu fais bien ce que je te commanderai, on taillera pour toi de jolies
+croupières au Beau-François.
+
+--Ah! c'est que, vois-tu, citoyen, ma rancune contre ce géant ne date
+pas d'hier. Elle remonte à certaine nuit où le coquin, qui venait de
+s'évader des prisons de Chartres, m'a volé ma veste, après m'avoir
+assommé près du village de Mégin.
+
+--Tu connais donc le village de Mégin, toi? dit brusquement Cardeuc,
+dont le regard soupçonneux s'attacha sur Fil-à-Beurre.
+
+Mais il y allait tout naïvement, ce bon Barnabé, dont la mine niaise
+indiquait un bavard confiant qui ne demande qu'à conter ses petites
+affaires.
+
+--Si je connais le village de Mégin! s'écria-t-il. Je serais bien ingrat
+d'avoir oublié son nom, car, si je ne suis pas mort de l'assommade du
+Beau-François, c'est parce que j'ai été recueilli et soigné dans la
+maison d'un habitant de Mégin. Quand je dis un habitant, c'est une
+erreur, car il n'habitait guère le village, ce maquignon, nommé Augé,
+qui était toujours par les chemins pour son commerce.
+
+Au nom d'Augé, le métayer n'avait pas bronché, mais son regard avait,
+encore une fois, examiné en dessous la figure de l'échalas.
+
+--Mais, objecta-t-il, si ce maquignon n'était jamais à son domicile,
+comment as tu été recueilli et soigné par lui?
+
+--Oh! non, pas par lui... mais par sa fille, appelée Gervaise, et une
+vieille bonne qui habitaient la maison.
+
+Et, avec un enthousiasme de reconnaissance, Fil-à-Beurre s'écria:
+
+--Si tu connaissais Gervaise! si tu savais comme elle est bonne! Demain,
+elle me demanderait ma vie que mon dévouement n'hésiterait pas une
+minute.
+
+Bien qu'il parût fort indifférent à l'explosion de la gratitude de
+l'échalas, Cardeuc en lui-même, l'entendit avec satisfaction.
+
+--Bon à savoir! pensa-t-il. Par Gervaise, je ferai de ce Jeannot ce
+qu'il me plaira.
+
+Cependant Barnabé avait continué tout tristement:
+
+--Je l'ai belle à parler de mon dévouement et à l'offrir, à présent que
+je ne sais plus où est Gervaise, car elle a brusquement disparu de ce
+village de Mégin, où, j'avais reçu d'elle ces bons soins qui m'ont rendu
+la santé.
+
+--Bast! bast! fit le Marcassin, tu la retrouveras peut-être. Il n'y a
+que les montagnes qui ne se rencontrent pas.
+
+Quand le Marcassin avait emporté sa nièce de la Saunerie, il avait vu le
+Beau-François poursuivi par quatre hommes qui s'étaient lancés sur sa
+trace, et il avait cru que le Chauffeur, tombé aux mains de ses ennemis,
+était infailliblement perdu. Il n'avait donc pas dû en être ainsi,
+puisque le Beau-François, à cette heure, battait la plaine entre Laval
+et Angers. Un point restait obscur pour le Marcassin. Il chercha à
+l'éclaircir en ramenant la conversation sur le trésor de Doublet, qu'il
+avait été contraint d'abandonner pour pouvoir fuir plus prestement
+lorsqu'il avait emporté sa nièce de la Saunerie.
+
+--Dis donc, fit-il, où as-tu trouvé mon magot que tu m'as rapporté?
+
+--Bien par hasard, citoyen, va! À l'auberge de la _Biche-Blanche_, après
+que j'ai eu mangé un peu de pain et de fromage, ma bourse s'est trouvée
+à sec. Quand il s'est agi de me loger gratis pour la nuit, l'aubergiste
+m'a flanqué impitoyablement à la porte. J'allais coucher à la belle
+étoile lorsque non loin de l'auberge j'ai avisé une masure en ruines.
+C'était un refuge pour passer une nuit. À peine entré, mon pied heurta
+un obstacle qui fit entendre un bruit métallique... Je me baissai au
+clair de la lune, je reconnus le pot plein d'or. Alors je pensai à toi,
+que j'avais entendu parler de ton or disparu. Aussitôt je me suis dit
+que celui qui te l'avait dérobé allait venir le reprendre dans la ruine
+où il l'avait déposé. Sans perdre de temps, j'ai décampé avec le trésor,
+que je suis allé enterrer dans un petit bois voisin, après en avoir
+préalablement retiré quelques pièces. Avec cet argent, j'ai fait la
+lieue qui me séparait du Mans où, en pleine nuit, à l'auberge, j'ai
+acheté d'un roulier une rosse qu'il parlait de faire abattre.
+
+Un peu avant le jour, je ramenais ma bête à la voiture abandonnée sur la
+route. Ton nom et ton village étaient inscrits sur un des côtés de la
+charrette. J'y ai caché sous la paille ton pot déterré, et en route pour
+venir te le rapporter.
+
+--On n'est pas plus bête! pensa le Marcassin en pensant à cette
+restitution qui, sans qu'il y prît garde, le rendait crédule à tout ce
+que venait de lui débiter l'échalas, d'un ton qui n'entendait pas la
+moindre malice.
+
+Tout au projet qu'il ruminait, il marchait en se disant:
+
+--Honnête, bavard et stupide, voilà un garçon qui va joliment me servir
+pour amener le général à débarrasser la plaine des postes de soldats qui
+cernent les miens afin de les lancer sur le dos du Beau-François.
+
+Alors, arrêtant sa marche, il dit à Fil-à-Beurre.
+
+--Faut-il au moins, mon garçon, t'apprendre ce que nous allons faire au
+château de Brivière.
+
+--Que m'importe! Tu m'as promis qu'on taillerait des croupières au
+Beau-François contre qui j'ai une longue dent. Ça me suffit.
+
+--Oui, mais pour arriver à ce résultat, tu as un rôle à jouer. T'en
+sens-tu capable? As-tu de la mémoire?
+
+--Apprends-moi ce que j'aurai à dire et je ne manquerai pas d'un seul
+mot.
+
+--Bon! dit Cardeuc. Sache donc que ton cher ami François et ses coquins
+sont bien tranquillement établis dans une ferme dont le propriétaire les
+cache par terreur. Il faut faire en sorte que les troupes qui battent la
+plaine surprennent la bande... Comprends-tu?
+
+--Oui, mais quel sera mon rôle?
+
+--Tu seras un paysan, accouru à Ingrande, et que, de là, on a envoyé à
+Brivière pour annoncer au général Labor, qui se trouve au château, que
+les Chauffeurs viennent d'attaquer la ferme située entre Loirière et la
+Cornouaille...
+
+--C'est donc dans cette ferme que se cache le Beau-François?
+
+--Précisément. Tu ajouteras que le fermier, son fils et une servante ont
+été chauffés et que la servante seule a survécu à la torture... N'oublie
+rien de ces détails qui rendront le général furieux.
+
+--Alors il expédiera ses troupes?
+
+--Qui pinceront le Beau-François, et, tout aussitôt, le fusilleront
+contre le mur de la ferme.
+
+--Ainsi soit-il! lâcha Barnabé avec une voix haineuse. Quelle bon
+débarras!
+
+--Oh! oui, bon débarras! Grâce à toi, le pays sera enfin délivré des
+bandits qui le dévastent.
+
+--Délivré? Pas tout à fait, dit Barnabé qui hocha la tête.
+
+--Pourquoi ton «Pas tout à fait?» demanda le métayer en le regardant
+avec la surprise d'un homme qui ne comprend pas.
+
+--En venant ici, sur la route, j'ai entendu parler d'un certain
+Coupe-et-Tranche, avança l'échalas.
+
+Cardeuc éclata de rire à cette réponse.
+
+--Tu crois donc à Coupe-et-Tranche? s'écria-t-il. Sache donc, dadais
+crédule, que Coupe-et-Tranche n'existe pas; il a été inventé par le
+Beau-François pour avoir le champ libre pendant qu'on s'acharne à la
+poursuite d'un être imaginaire.
+
+--Tiens! tiens! mais ce n'est pas déjà si bête, lâcha Barnabé au moment
+où ils entraient dans la cour du château.
+
+Cardeuc conduisit le squelette au pied d'un escalier et le quitta en lui
+faisant cette recommandation:
+
+--Pendant que je vais t'annoncer, repasse bien ta leçon.
+
+--Sois tranquille! promit Fil-à-Beurre.
+
+Etait-ce bien sa leçon qu'il repassait quand, les yeux fixés sur le
+métayer qui s'éloignait, il murmura avec un sourire:
+
+--Empaumé, le Marcassin!
+
+Puis, en faisant une moue mécontente:
+
+--Ç'a été tout de même dur de lui rendre tant de beaux louis d'or,
+maugréa-t-il.
+
+Sur ce, il poussa un énorme soupir de résignation en ajoutant:
+
+--Enfin, c'était la consigne.
+
+Ensuite il parut s'absorber en une réflexion qui lui fit murmurer:
+
+--Comment diable m'y prendre pour que le général Labor lise mon
+écriture?
+
+Tout cela devait concerner une mission bien périlleuse, car l'échalas se
+secoua pour se débarrasser d'un petit frisson, et il grommela entre ses
+dents:
+
+--Joue serré, mon brave Barnabé, car ta maigre carcasse, à laquelle tu
+tiens, est en jeu à cette heure.
+
+La main du métayer qui se posait sur son épaule le rappela à lui.
+
+--Suis-moi. Le général t'attend dans le boudoir de madame la comtesse de
+Méralec, annonça Cardeuc.
+
+Et, une minute après, le squelette se trouvait en présence de la belle
+veuve et du général Labor auquel, sur la demande de son nom, il
+répondait:
+
+--Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon embonpoint.
+
+
+
+
+ XVI
+
+
+Derrière Fil-à-Beurre, était entré le Marcassin, qui avait été se placer
+dans un coin du boudoir, semblant attendre pour reconduire celui qu'il
+avait amené.
+
+La nouvelle, d'abord annoncée par le métayer, avait d'autant plus mis le
+général en fureur, qu'il ne pouvait la satisfaire par une série de
+jurons, que la présence de la comtesse lui étranglait dans la gorge.
+
+--Dis-tu bien la vérité? demanda-t-il avec une humeur de dogue quand,
+mot pour mot, Barnabé eut répété la leçon que le métayer lui avait
+faite.
+
+--Tellement la vérité que si, en ce moment, vous cerniez la ferme, vous
+trouveriez les sacripants en train de fêter le vin du malheureux
+fermier.
+
+La comtesse avait écouté le récit de Fil-à-Beurre avec les signes de la
+plus profonde commisération. Au conseil que donnait Barnabé, elle
+s'écria vivement:
+
+--Oui, oui, général, envoyez immédiatement des troupes qui surprendront
+ces misérables.
+
+Mais Labor haussa les épaules en disant:
+
+--À quoi bon? Le temps que mettraient mes soldats à se rendre à la
+Cornouaille permettrait aux bandits de déguerpir.
+
+--N'avez-vous pas de cavalerie? insista la veuve.
+
+--Oui, mais en ce moment, elle bat l'estrade sur la route de Laval,
+surveillant, espacée dans la plaine, le retour des brigands qui, cette
+nuit, ont enlevé les écus du gouvernement. Tout individu suspect qui
+sera arrêté doit être immédiatement passé par les armes.
+
+--La capture assurée des vingt-cinq ou trente scélérats que vous
+cerneriez dans la ferme de la Cornouaille ne vaut-elle pas la chasse au
+gibier fort problématique qu'exécute en ce moment votre cavalerie?
+articula madame de Méralec, du ton d'une jolie femme froissée d'éprouver
+un refus.
+
+Labor fut ébranlé en sa résistance.
+
+--Songez-y donc, comtesse, le plus urgent n'est-il pas de reconquérir le
+bien de l'État? allégua-t-il.
+
+Cette fois la veuve eut un mouvement d'impatience nerveuse.
+
+--Et qui vous dit que les gens que vous allez laisser s'échapper à
+Cornouaille ne sont pas les mêmes qui ont exécuté le vol de la nuit
+dernière? prononça-t-elle, d'une voix brève et mécontente.
+
+--Croyez-vous? fit Labor hésitant.
+
+Madame de Méralec se leva d'un bond, marcha au général, le prit par le
+bras et, le conduisant à la table, sur laquelle, à côté du billet de
+Meuzelin, que la veuve y avait jeté, se trouvaient du papier et des
+plumes, elle lui dit de son organe le plus séduisant:
+
+--Mettez-vous là, général et, au lieu de perdre le temps à des si et des
+mais, écrivez un ordre que portera l'ordonnance qui vous a accompagné
+ici.
+
+Labor alanguit son oeil en coulisse, exhiba son sourire le plus aimable,
+fit sa bouche en coeur et se plaça sur le siège devant la table en
+modulant:
+
+--On avait bien raison de dire sous l'ancien régime: «Ce que femme veut,
+Dieu le veut.»
+
+--Surtout quand ce que veut la femme est pour la meilleure gloire d'un
+ami, répliqua la comtesse dont le regard se fit affectueux.
+
+--Je suis donc votre ami? souffla Labor à l'oreille de la jolie femme
+qui, en ce moment, penchée vers la table, approchait devant lui, le
+papier et la plume.
+
+À cette demande, madame de Méralec ne répondit pas, mais le hasard fit
+que sa chevelure vînt sur les lèvres du général.
+
+Puis, se redressant, la veuve se tint debout près de Labor, son doigt
+mignon tendu vers le papier en disant:
+
+--Écrivez, mon cher général.
+
+Le mot de «cher» émoustilla le soldat. D'une main hâtive, il prit la
+plume, la trempa dans l'encre et la pointa sur le papier. Mais avant la
+première lettre du premier mot, il s'arrêta soudain:
+
+--Eh bien? fit la veuve étonnée.
+
+Ce qui immobilisait la main de Labor était bien naturel. Le général
+était un intrépide soldat que sa valeur, à cette époque où l'on montait
+vite en grade, avait signalé à un avancement mérité; mais, on le sait,
+son instruction était des plus bornées. Il savait lire. Quant à écrire,
+l'ancien garçon boucher s'en tirait de façon burlesque. De grosses
+lettres bossues, bancales, crochues, arrivaient à tracer des mots dont
+l'orthographe faisait dresser d'horreur les cheveux de qui était appelé
+à les lire. Aussi, Labor, chaque fois qu'il avait à écrire, s'en
+tirait-il en empruntant la main d'un de ses aides de camp.
+
+Là, sous les yeux de la comtesse dont il avait entrepris la conquête, le
+soldat, si épaisse que fût sa vanité, eut conscience qu'il allait être
+ridicule et sa main était restée inerte.
+
+--Eh bien? répéta la veuve.
+
+--C'est que, cette nuit, je me suis un peu foulé le poignet. J'avais
+oublié ce mal qui, tout au plus me permettrait de signer mon nom, dit-il
+pour excuse.
+
+Puis, sur un ton de prière:
+
+--Si vous écriviez pour moi, comtesse?
+
+--Oh! y pensez-vous, général! Une écriture de femme à vos soldats!
+s'écria la veuve.
+
+En montrant le billet de Meuzelin qui était sur la table, elle continua
+railleusement:
+
+--Ce serait donner raison à ceux qui, déjà, vous comparent à Hercule aux
+pieds d'Omphale.
+
+Devant ce refus, le général promena autour du boudoir un regard
+désespéré qui finit par s'arrêter sur le Marcassin, muet et immobile
+dans son coin.
+
+--Sais-tu écrire, toi? demanda-t-il.
+
+--Mon général, je ne sais que tracer ma croix au bas d'un acte, avoua le
+métayer.
+
+--C'est la vérité, fit la comtesse.
+
+Labor joua la comédie de se serrer le poignet en grommelant:
+
+--Maudite foulure!
+
+Puis, en s'adressant à Fil-à-Beurre.
+
+--Et toi, sécot?
+
+--Dame! général, je sais écrire sans savoir écrire, répondit Barnabé en
+garçon prudent qui ne veut pas se compromettre.
+
+--Oui ou non, bélître!
+
+--C'est-à-dire, général, que je sais bien écrire à mon oncle, qui est
+marchand de lapins empaillés; mais quant à ce qui est d'écrire à des
+militaires, je ne peux pas dire, vu que je leur ai jamais écrit.
+
+Labor n'était pas fâché de déverser sa mauvaise humeur sur quelqu'un. Il
+alla au squelette qu'il se mit à secouer en disant d'un ton furieux:
+
+--Est-ce que tu te fiches de moi avec tes stupidités? Sache qu'un
+général et un imbécile, ça fait deux.
+
+--Deux généraux? demanda Fil-à-Beurre avec une naïveté qui voulait se
+renseigner.
+
+D'une violente poussée, Labor l'amena devant la table et, lui montrant
+le papier:
+
+--Mets-toi là et écris ce que je vais te dicter, ordonna-t-il avec un
+accent qui sonnait la menace.
+
+En se hâtant d'appuyer sa main sur l'épaule de l'échalas, qui tentait de
+se relever de sa chaise, il gronda furibond:
+
+--Ou je te fais fusiller.
+
+--Oh? du moment que vous m'en priez, dit Fil-à-Beurre devenu souple.
+
+Et, sous la dictée du général, il écrivit l'ordre.
+
+--Bien! fit Labor; à présent, décampe de la chaise que je signe.
+
+Tout en regardant la comtesse, qui avait été se rasseoir un peu plus
+loin de la table, il ajouta:
+
+--Que je signe... si mon poignet me le permet.
+
+--Allez bien doucement, conseilla madame de Méralec.
+
+Feignant de tenir la plume péniblement, Labor se pencha vers la table
+pour signer.
+
+Soudain, il se redressa, la figure empreinte d'une énorme surprise, et,
+sans mot dire, il promena son regard ébaubi du papier à la comtesse et à
+Barnabé.
+
+--Qu'avez-vous donc, général? demanda la veuve à la vue de cette
+pantomime.
+
+Labor n'était pas, pour le quart d'heure, à la galanterie. Au lieu de
+répondre à la comtesse, il marcha droit à Barnabé et se campa devant lui
+les bras croisés...
+
+--Sais-tu que tu t'es fait bien attendre! articula-t-il d'un ton sévère:
+
+Tandis que Barnabé le regardait bouche béante, la mine stupéfaite, en
+homme qui tombe des nues, il poursuivit d'une voix qui s'irritait:
+
+--Assez de comédie! Ne joue pas plus longtemps la bête. Pourquoi ne
+m'avoir pas dit tout de suite qui tu es?
+
+--Mais je vous l'ai dit, général. «Barnabé Gobin, surnommé
+Fil-à-Beurre.» Ne vous en souvient-il plus? ajouta l'échalas.
+
+--Attends! fit Labor.
+
+Il retourna à la table, prit l'ordre écrit par le squelette, ainsi que
+la lettre qui se trouvait à côté, et, un papier déplié dans chaque main,
+il vint les mettre sous le nez de Fil-à-Beurre en demandant:
+
+--Oserais-tu nier que ces deux écrits soient de la même écriture?
+
+--Oh! c'est à s'y méprendre, avoua Barnabé en proie à la plus profonde
+surprise. C'est vraiment à croire que les deux billets sont de moi... Je
+ne...
+
+Labor lui coupa la parole d'un geste de main, et, le front rembruni,
+l'oeil irrité:
+
+--Assez, maître Meuzelin! dit-il.
+
+--Gobin, général, Barnabé Gobin... et non pas Meuzelin, appuya tout
+naïvement l'échalas.
+
+Au nom de Meuzelin, madame de Méralec s'était levée, surprise, les yeux
+sur Barnabé.
+
+--Quoi! fit-elle, c'est là ce Meuzelin dont vous m'avez parlé, général?
+en me disant que vous ne le connaissiez pas de vue.
+
+--Oui, Meuzelin, le célèbre policier, affirma Labor.
+
+Mais Barnabé, ses grands bras en l'air, s'agitait en protestant de
+toutes ses forces et en croyant à un fort détraquement du cerveau du
+général.
+
+--Voilà que je suis policier, à présent! Qu'est-ce qui lui prend? Où
+va-t-il chercher ces inventions-là?
+
+Tout en gesticulant, il s'était rapproché du coin où se tenait le
+Marcassin, qu'il prit en témoignage:
+
+--Hein! beugla-t-il, tu l'entends, citoyen? Parle. Est-ce que je suis un
+nommé Meuzelin?
+
+--Dis donc que oui, imbécile! lui souffla vivement le métayer.
+
+Pour le coup, Barnabé en demeura stupéfait. Sa face exprimait si bien
+l'hébétement de l'homme qui ne comprend rien à ce qu'on exige de lui,
+que Cardeuc, pour s'en débarrasser, le fit pivoter sur ses talons et le
+repoussa du côté du général. Mais, en lui faisant exécuter ce mouvement,
+il lui souffla encore:
+
+--Dis oui. Je me charge de tout.
+
+Au même moment, le général, qui avait échangé quelques mots à voix basse
+avec la comtesse, se retourna en prononçant:
+
+--Meuzelin.
+
+--Mon général? lâcha Fil-à-Beurre.
+
+Labor éclata d'un énorme rire.
+
+--Hein! fit-il en raillant, dis-moi donc, à présent, que tu n'es pas
+Meuzelin. Tu viens de te trahir en répondant à ton nom.
+
+--Dame! mon général, ça paraît tant vous faire plaisir que je m'appelle
+Meuzelin, débita Barnabé d'une voix niaise.
+
+Et, en même temps, il adressait au Marcassin un regard qui, bien
+clairement, lui disait que c'était pour obéir à son conseil qu'il
+s'embarquait sur cette galère.
+
+--Ah! d'abord, parons au plus pressé, dit le général en se souvenant de
+l'ordre à envoyer.
+
+Il vint se remettre devant la table et, bien lentement, comme si son
+poignet le faisait vraiment souffrir d'une foulure, il apposa sa
+signature au bas de l'ordre.
+
+Il en résulta un petit silence pendant lequel la comtesse, après avoir
+examiné le visage en franc benêt de Fil-à-Beurre, qui se tenait tout
+effarouché au milieu du boudoir, tourna vers son métayer des yeux
+interrogateurs qui lui demandaient s'il était bien possible que ce
+jocrisse, qu'il avait amené, fût le policier célèbre dont on vantait
+l'audace et l'habileté. Mais cette sorte de question muette échappa à
+Cardeuc, tout attentif à surveiller Barnabé en caressant les rudes crins
+qui lui servaient de barbe.
+
+Sa signature donnée, Labor se leva, son papier à la main, en disant:
+
+--Il faut que cet ordre soit porté sur l'heure.
+
+Barnabé tendit une main empressée.
+
+--Donnez, mon général, je m'en charge, s'écria-t-il.
+
+--Oh! que nenni! mon maître, ricana Labor. J'ai eu trop de mal à te
+trouver pour te laisser ainsi t'envoler.
+
+Ensuite, s'adressant à la veuve, il lui demanda la permission de porter
+lui-même l'ordre à son cavalier d'ordonnance, auquel il avait quelques
+instructions particulières à donner. Sur l'autorisation accordée par
+madame de Méralec, il gagna la sortie du boudoir en disant:
+
+--Suis-moi, Meuzelin.
+
+De l'air d'un homme résigné à subir un rôle qu'on lui impose,
+Fil-à-Beurre emboîta le pas à Labor.
+
+La porte s'était à peine refermée sur eux que la veuve demandait
+vivement à son métayer:
+
+--Ce n'est pas Meuzelin?
+
+--Vous avez pourtant, madame la comtesse, vu le général le reconnaître,
+dit Cardeuc.
+
+--Oui, mais toi?
+
+Avant que le Marcassin pût répondre, la porte se rouvrit. C'était
+Gervaise qui arrivait, la figure animée, l'oeil plein de joie. Elle
+avait à la bouche des paroles que la présence de son oncle, qu'elle ne
+s'attendait pas à trouver dans le boudoir, arrêta brusquement sur ses
+lèvres.
+
+Immédiatement, la veuve devina une confidence à recevoir de la jeune
+fille. Elle n'eut pas besoin de congédier Cardeuc, car, profitant de
+l'arrivée de sa nièce, il gagna à son tour la porte en disant de sa voix
+gouailleuse:
+
+--Je vais voir ce que le général fait de son Meuzelin.
+
+--Mais tu ne m'as pas encore répondu au sujet de cet homme, insista la
+veuve.
+
+Le dévoué serviteur avait son parler franc avec la comtesse. Arrivé au
+seuil du boudoir, il se retourna pour dire:
+
+--Le général a tenu obstinément à trouver une fêve dans son gâteau.
+C'est son affaire.
+
+Et il sortit.
+
+Gervaise n'avait pas entendu un mot de ce qui venait d'être dit. La joie
+qui lui faisait doucement battre le coeur l'avait rendue distraite aux
+deux phrases échangées.
+
+La jolie veuve ne la laissa pas languir.
+
+--Allons, mignonne, dit-elle affectueusement, fais-moi la confidence qui
+a l'air de t'étouffer.
+
+Gervaise, il faut le croire, étouffait vraiment, car tout aussitôt, en
+rougissant, elle prononça d'une voix heureuse:
+
+--Je l'ai revu, madame la comtesse.
+
+--Revu qui? appuya la veuve en feignant, pour s'amuser, de ne pas
+comprendre.
+
+--Vous savez bien... la personne qui... que... commença Gervaise, qui
+s'arrêta sans oser continuer.
+
+En voyant madame de Méralec ne pas venir au secours de son embarras,
+elle prit son courage à deux mains et balbutia:
+
+--Mon amoureux!
+
+--Ah! oui, ton amoureux que tu croyais perdu... Eh bien, que te
+disais-je? Que jamais un amoureux ne se perd. Un jour ou l'autre, on le
+voit reparaître, dit la comtesse en souriant. Où et quand as-tu revu le
+tien?
+
+--Tout à l'heure, dans le parc, en longeant le petit mur qui conduit à
+la faisanderie.
+
+--Il avait donc franchi la clôture?
+
+--Oh! non. Je suivais l'allée quand, tout à coup, j'ai entendu prononcer
+mon nom au-dessus de moi. Alors j'ai levé les yeux et j'ai aperçu sa
+tête qui dépassait le mur.
+
+La comtesse eut un sourire moqueur.
+
+--Ah! çà, dit-elle, ton amoureux est donc un géant? Si peu élevé que
+soit le mur en cet endroit, il faut être d'une jolie taille pour le
+dépasser de la tête.
+
+--Il était à cheval et avait fait avancer sa bête le long de la
+muraille.
+
+--Bon! ça s'explique. Eh bien, ma gentille, tu dois être à présent
+renseignée sur ton amoureux, car j'aime à croire que tu lui as demandé
+son nom et sa profession?
+
+--Non, fit Gervaise.
+
+--Non? Alors qu'avez-vous donc dit pendant l'entrevue?
+
+--Rien, avoua la jeune fille.
+
+--Comment, rien? La joie vous avait-elle paralysé la langue? railla
+madame de Méralec.
+
+--Nous n'avons pas eu le temps de rien dire.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce qu'il avait à peine prononcé mon nom que, de l'autre côté du
+mur, s'est élevée la voix d'une personne qui, elle, était à pied.
+
+--Que disait ce trouble-fête? Il criait?
+
+--Nullement. Sa voix était affectueuse et gaie... et même ce qu'il a dit
+m'a fait plaisir, confessa Gervaise.
+
+--Ah bah! fit la veuve. Peut-on savoir, ma bellote, en quoi les paroles
+de ce survenant t'ont fait plaisir?
+
+--En ce qu'elle m'ont donné l'espérance de revoir bientôt mon amoureux
+tout à mon aise, répondit bien naïvement la jeune fille.
+
+--Où donc dois-tu le revoir, mon enfant? demanda la veuve un peu
+étonnée.
+
+--Ici même, au château!
+
+--Chez moi? fit la comtesse dont la surprise se doubla. D'où te vient
+cette croyance?...
+
+--Je vous le répète, de ce qu'a dit la voix.
+
+--Et qu'a-t-elle dit?
+
+--Mon amoureux avait à peine prononcé mon nom que voilà, tout à coup, la
+voix du survenant qui s'écrie: «Ah! je vous y prends, cher ami, à
+enfreindre une consigne qui, pourtant, ne vous demandait que deux jours
+de patience. Ne vous ai-je pas promis que, dans deux jours, nous serons
+installés au château?...
+
+--Installés au château, répéta la veuve dont le front s'assombrit. Tu es
+bien certaine d'avoir entendu cela?
+
+--Si certaine que je m'aperçois que j'ai oublié deux mots de la phrase
+qui m'ont même bien intriguée.
+
+--Quels deux mots?
+
+--La voix a dit: Nous serons installés en maîtres dans le château.
+
+Madame de Méralec se redressa, inquiète et pensive, sur son siège, et
+répéta:
+
+--En maîtres?
+
+Au bout d'une minute de silence, le sourire reparut sur ses lèvres.
+
+--Et puis, Gervaise? demanda-t-elle.
+
+--C'est tout.
+
+--De sorte, ma chère fille, que tu n'es pas plus renseignée
+qu'auparavant sur ton amoureux?
+
+Gervaise secoua la tête de façon joyeuse et prononça:
+
+--Oh! que si! Je sais quelle est sa profession.
+
+--Puisqu'il ne t'a rien dit.
+
+--Oui, mais l'autre a dit pour lui.
+
+Et, tout heureuse de sa découverte, la jeune fille continua d'une voix
+gaie:
+
+--Quand ils sont partis, il faut croire que mon amoureux s'en allait à
+contre-coeur, car l'autre lui a dit pour le consoler: «Encore un peu de
+patience, mon cher lieutenant.» Donc mon amoureux est militaire.
+
+Elle finissait quand le fracas des lourdes bottes de cavalier du général
+retentit à la porte du boudoir. Seulement, Labor, avant d'entrer, se
+soulageait d'une colère furieuse par d'énergiques jurons. Par malheur,
+son exaspération ne lui faisait pas bien étouffer ses éclats de voix,
+car on l'entendait rugir:
+
+--Mille millions de tripes du diable! sacré tonnerre de charogne en
+putréfaction!
+
+Puis il entra se croyant calmé.
+
+--Qu'avez-vous donc, général? À vos yeux et à votre teint enflammés, on
+croirait presque que vous êtes un peu contrarié, demanda affectueusement
+la veuve.
+
+--J'ai que ce pendard efflanqué, ce maudit desséché de Meuzelin, vient
+de me glisser entre les doigts, tonna le général. Il m'avait d'abord
+suivi d'assez bonne grâce; mais pendant que je remettais l'ordre et
+donnais des instructions à mon ordonnance, le drôle a détalé... et,
+dame! il a de longues jambes de cerf maigre qui vous retirent l'envie de
+le poursuivre.
+
+Et le général, bien naïvement, ajouta en s'écriant, furieux:
+
+--Quand je pense que le ministre de la police l'a attaché à ma
+personne!!! Ah! il s'y attache bien, l'animal?
+
+Il allait ouvrir l'écluse à ses jurons, quand la châtelaine l'arrêta par
+un tout sec:
+
+--Général!
+
+En même temps, elle lui indiqua du regard Gervaise qui, depuis la
+brusque apparition de Labor, se tenait, muette et immobile, près du
+siège de sa maîtresse, ne sachant plus comment s'en aller.
+
+Cependant la comtesse disait à Gervaise:
+
+--Ma gentille, tu vas descendre à la cuisine pour avertir que le général
+reste à dîner et qu'on avise en conséquence.
+
+Et, s'adressant à Labor:
+
+--N'est-ce pas, général?
+
+--Mais, comtesse, vraiment, je crains d'abuser... commença le soldat.
+
+--Ta! ta! ta! fit gracieusement la comtesse qui congédia Gervaise en
+ajoutant: Va, ma belle!
+
+Puis, quand la porte se fut refermée sur la jeune fille, madame de
+Méralec continua:
+
+--Une fois pour toute, cher ami, qu'il soit bien convenu que les
+cérémonies seront bannies entre nous. Je veux que, chez moi, vous vous
+regardiez comme chez vous.
+
+À ces derniers mots, Labor fit ses yeux désolés, posa la main sur son
+coeur, aspira tout le vent possible dans sa poitrine et poussa un:
+Hélas! de force à faire tourner un moulin et à attendrir un rocher.
+
+Ensuite, faisant ses yeux blancs, la main en pigeon vole, la bouche en
+cul-de-poule, il débita d'une voix qui flûtait:
+
+--Pourquoi cette recommandation de me regarder ici comme chez moi,
+n'est-elle pas, pour moi, une douce réalité?
+
+Tout aussitôt, en voyant les traits de la veuve tourner au sévère à
+cette déclaration par trop incongrue, il s'empressa d'y joindre le
+corollaire:
+
+--Comme époux légitime, bien entendu.
+
+De sévère, le visage de madame de Méralec se fit attendri. Elle secoua
+tristement sa tête charmante, et, à son tour, elle soupira:
+
+--Hélas!
+
+--Vous refusez! fit le général avec l'accent d'une stupéfaction sincère;
+car il ne pouvait admettre que femme fût au monde qui refusât de
+s'appeler madame Labor.
+
+Son ébahissement s'atténua quand il entendit madame de Méralec qui, à
+peu de chose près, lui répétait sa phrase:
+
+--Pourquoi ce désir de votre part ne peut-il être pour moi une douce
+réalité!
+
+--Mais, insista Labor, n'êtes-vous pas veuve, c'est-à-dire libre?
+
+--Oui, fit la comtesse, mais une veuve qui ne peut se remarier. Ne
+connaissez-vous donc pas ma position, général? J'ai là, dans ce meuble,
+un acte de notoriété, signé par quatre témoins qui déclarent que, sous
+leurs yeux mon mari, le comte de Méralec, a été mortellement frappé à la
+défense du pont de Constance... mais ce n'est qu'un acte de notoriété.
+Le cadavre de mon époux, tombé à l'eau, ne s'est pas retrouvé. Donc mon
+veuvage n'a pu être établi par un acte de décès qui atteste, en toutes
+formalités, le décès du comte. Que demain je veuille me remarier, on
+sera en droit, faute de cet acte légal que je ne saurais produire, de me
+demander s'il ne se peut pas que le comte de Méralec soit encore de ce
+monde. Et quand je montrerai mon acte de notoriété, on m'objectera que
+plus d'un mari a profité de ce qu'on le disait mort pour ne pas rentrer
+sous le toit conjugal.
+
+Tout en écoutant, le général faisait mine fort penaude à cette
+confidence, qui démolissait tous ses plans. Le soldat avait ses défauts,
+mais il possédait aussi ses qualités. Il n'était pas cupide d'argent. La
+veuve jouissait d'une fortune immense et il l'aurait acceptée avec la
+main de la comtesse; mais, en somme, sa nature brutale ne convoitait que
+la jolie femme. Aussi madame de Méralec n'avait pas encore achevé son
+aveu que la fatuité monstrueuse du général, qui lui persuadait que la
+veuve était folle de son individu, lui avait déjà offert une
+consolation.
+
+--Après tout, pensa-t-il, elle sera une fort belle maîtresse qui me
+posera devant les autres femmes.
+
+Madame de Méralec, gracieuse, souriante, s'était approchée de lui, et
+d'une voix caressante:
+
+--Cela dit, général, reprit-elle, je n'en conserve pas moins l'espérance
+que vous voudrez bien accepter mon dîner de ce soir.
+
+Ce mot de «dîner» fut comme le coup de trompe appelant la meute à la
+curée, car, après un léger coup frappé à la porte, il fit apparaître un
+cadet de haut appétit.
+
+C'était Pitard, le vorace convive qui, entre deux plats, caressait un
+gigot de dix livres, sans que ce supplément lui fît perdre une bouchée
+de tous les mets du menu offert aux invités. De ce qu'il avait dîné la
+veille chez la comtesse, Pitard se regardait comme convié à perpétuité,
+et il arrivait le bec enfariné, les narines encore frémissantes des
+parfums de la cuisine où il avait été faire un tour avant de se
+présenter.
+
+--Je venais déposer mes hommages aux pieds de madame la comtesse,
+annonça-t-il.
+
+--Et vous avez bien choisi l'heure pour les déposer, car, dans vingt
+minutes, nous allons nous mettre à table. J'espère, Pitard que vous ne
+me ferez pas l'affront de refuser mon modeste dîner, débita la veuve
+avec un sérieux imperturbable.
+
+Le pique-assiettte s'inclina profondément.
+
+--Ce sera pour obéir à madame la comtesse, déclara-t-il d'un ton
+mielleux.
+
+--Alors, asseyez-vous là, mon excellent Pitard, et attendons, en
+compagnie, l'annonce de mon maître-d'hôtel, invita la veuve en lui
+montrant un siège.
+
+Au lieu de s'asseoir, Pitard hésita et finit par dire:
+
+--C'est que je ne suis pas venu seul.
+
+--Serais-je assez heureuse pour que vous ayez eu la bonne idée de
+m'amener un autre convive?
+
+--C'est mon collègue à la commune; vous savez bien, madame, le citoyen
+Croutot.
+
+--Ah! oui, ce troisième témoin qui s'est fait un peu prier pour signer,
+il y a un mois, mon constat d'identité, se rappela la comtesse.
+
+Elle parut se consulter, puis elle reprit:
+
+--Eh bien, Pitard, aller chercher le citoyen Croutot.
+
+Le citoyen Croutot devait attendre dans la pièce voisine, car, tout
+aussitôt, il apparut derrière Pitard qui rentrait. Le petit homme,
+depuis le jour où il s'était, pour la première fois, trouvé en présence
+de madame de Méralec, semblait, comme on dit, avoir mis de l'eau dans
+son vin. Il avait quitté son air de roquet hargneux et lui qui, à la
+dernière entrevue, avait tant affecté, à l'égard de la veuve, d'user du
+tutoiement républicain, s'inclina des plus respectueux en disant d'une
+voix humble:
+
+--Je prie madame la comtesse d'agréer mes devoirs.
+
+L'avorton, on le voit, tant raidichon et si important d'habitude,
+changeait du tout au tout avec ceux qui lui demandaient, à l'oreille,
+des nouvelles de «la pauvre Julie qui aimait tant à aller sur l'eau». Ce
+secret, paraît-il, le rendait plus souple qu'un gant. Autant, son oeil,
+autrefois, était impudent et railleur, autant, à l'heure présente, il se
+montrait sombre et inquiet. Il était évident que Croutot devait vivre
+sous le coup d'une préoccupation constante, dont la cause s'était
+produite depuis peu et qui, sans doute, lui avait fait suivre Pitard
+chez madame de Méralec.
+
+--Vous êtes des nôtres à dîner, citoyen Croutot? demanda la veuve.
+
+--Impossible, madame la comtesse, je suis attendu chez moi, dit le nain
+qui semblait avoir hâte de partir.
+
+Lisant alors sur le visage de madame de Méralec qu'elle se demandait,
+après son refus, pourquoi il s'était présenté au château, il s'empressa
+d'ajouter:
+
+--Je venais ici m'acquitter d'une commission de la part de mon frère,
+que madame la comtesse a vu, il y a bientôt près d'un mois.
+
+La comtesse paraissait chercher en ses souvenirs. Croutot vint à son
+aide en disant:
+
+--À propos de caisses et de malles qu'il est venu vous apporter à la
+Brivière.
+
+--Oui, je me rappelle cela, fit la veuve. Ces caisses étaient arrivées
+derrière moi par les messageries suivantes, et elles avaient été
+déposées au bureau d'Angers, avec charge pour le maître de poste de les
+diriger sur le château. Le maître de poste a tenu à exécuter lui-même la
+corvée.
+
+--C'est mon frère.
+
+--Ah! il est le maître de poste d'Angers. Eh bien, de quelle commission
+vous a-t-il chargé pour moi? demanda la comtesse avec une sorte
+d'hésitation.
+
+--De m'informer si vous avez bien reçu le nombre exact de caisses que
+vous attendiez.
+
+--Oui, fit la veuve avec un peu d'embarras.
+
+--En êtes-vous bien certaine, madame? appuya Croutot.
+
+La comtesse eut un sourire.
+
+--Certaine, dit-elle, pas tout à fait. En partant d'Allemagne, je me
+suis fait suivre d'une vraie montagne de bagages. La plupart de ces
+caisses sont encore empilées ici sans avoir été ouvertes par moi. Ce
+n'est qu'à la suite d'une visite sérieuse que je pourrais vous répondre.
+
+Après cette explication, que Croutot avait écoutée en secouant lentement
+la tête, madame de Méralec demanda avec une pointe d'inquiétude dans la
+voix:
+
+--Mais à quel propos cette question?
+
+--Vos bagages étaient rangés dans un coin du bureau de poste. Mon frère
+les a fait charger sur une voiture sans plus s'occuper d'autre chose, et
+il vous a amené ici et livré quinze caisses. De retour à Angers, mon
+frère alors a songé à une chose à laquelle il aurait dû penser tout
+d'abord, c'est-à-dire à consulter son livre d'inscription.
+
+--Et il a vu que j'avais une caisse en trop... que son vrai
+propriétaire, probablement, lui réclame à cor et à cri, avança la
+comtesse en riant.
+
+--Au contraire, articula lentement Croutot.
+
+Le sourire de la veuve disparut aussitôt.
+
+--J'ai une caisse en moins? fit-elle vivement.
+
+--Oui, madame, car vous avez reçu quinze caisses et le registre en
+accuse seize... Donc, il en manque une... Si mon frère a tant tardé à
+vous avertir, c'est qu'il espérait que cette caisse, adressée par erreur
+à un autre, lui serait retournée. C'est en ne voyant rien revenir qu'il
+m'a écrit pour me charger de la commission de m'informer près de vous si
+l'erreur n'aurait pas été commise ici en comptant les bagages apportés.
+Mon frère cesserait d'être inquiet du moment que vous reconnaîtriez que
+rien ne vous manque.
+
+Une caisse de plus ou une caisse de moins, qu'importait au général dont
+l'estomac faisait rage? Était-ce bien au moment où le dîner venait
+d'être annoncé qu'il fallait s'occuper de pareilles questions? À la
+pensée que le potage refroidissait, le général lâcha deux: Hum! hum!
+destinés à rappeler la comtesse à choses plus sérieuses. Pour lui faire
+écho, Pitard fit grincer, l'une contre l'autre, ses robustes mâchoires,
+avec un fracas plein d'éloquence.
+
+Cet appel de ses invités fut compris par la veuve, qui termina avec
+Croutot en disant:
+
+--Ce n'est que demain, quand j'aurai tout examiné en détail, que je
+pourrai vous faire une réponse certaine.
+
+Et, se remettant à rire:
+
+--En somme, fit-elle, votre frère a grand tort de se mettre martel en
+tête... Pour une caisse en moins de chiffons et de falbalas, je ne
+mourrai pas!
+
+Croutot la regarda dans les yeux. Il avait aux lèvres une phrase que la
+présence du général l'empêcha de prononcer. Après une courte hésitation,
+le petit homme s'inclina devant la veuve en disant d'une voix qu'on
+aurait pu croire prêchant la prudence:
+
+--Mon devoir, madame la comtesse, était de vous avertir.
+
+Sur ce, après un autre salut au général, dont les yeux furibonds lui
+reprochaient le dîner en retard, Croutot partit.
+
+--Enfin, se dit avec satisfaction Labor quand il se vit attablé devant
+son assiettée de potage à la purée de gibier.
+
+Mais le soldat gourmand avait compté sans l'obsession d'une idée tenace
+qui s'était logée en sa cervelle. Dès la première cuillerée, il resta,
+l'oeil fixé, la cuillère immobile, se demandant toujours:
+
+--Pourquoi cet animal de Meuzelin s'est-il enfui?
+
+Il avait beau faire, l'obsession le tenait tant et si bien que les
+meilleurs plats passaient devant lui sans qu'il en profitât autrement
+que par quelques rares bouchées sans saveur.
+
+Si quelqu'un pouvait le rappeler au sentiment de la situation présente,
+c'était à coup sûr la maîtresse de la maison dont il fêtait si mal la
+cuisine. Mais la comtesse, aidée par le silence du général, s'était,
+elle aussi, laissée tomber en une méditation profonde. De sa
+conversation avec Gervaise un détail lui était revenu en mémoire, et
+opiniâtre à vouloir lui trouver une réponse, elle ne cessait de se poser
+cette question:
+
+--Que voulait donc dire l'ami de l'amoureux de Gervaise, quand il lui
+affirmait que, bientôt, ils seraient installés en maîtres au château?
+
+Et ses lèvres frémissantes redisaient:
+
+--En maîtres! en maîtres!
+
+De sorte que l'excellent Pitard, à qui la distraction des deux convives
+laissait le champ libre, s'en donnait à pleines mâchoires, vidant les
+plats, torchant les assiettes que les domestiques enlevaient pleines de
+devant le général et la veuve pour les lui apporter, opérant en silence
+de peur que le moindre bruit, en tirant les songeurs de leur rêverie, ne
+les amenât, en mangeant, à lui faire tort de leurs parts. Tout
+doucettement, sans gloriole ni fausse modestie, l'ogre arriva à se loger
+dans la panse le dîner préparé pour trois couverts.
+
+Comme, alors qu'il avalait sa dernière bouchée, la pendule sonna l'heure
+où, chez un paysan du village, on allait s'attabler devant une
+plantureuse soupe aux choux, il s'échappa à la sourdine après un dernier
+regard jeté sur la nappe pour bien s'assurer s'il ne laissait rien qu'il
+pût se mettre sous la dent.
+
+Il disparaissait quand Labor revint à lui. En même temps que sa présence
+d'esprit, il retrouva son appétit féroce. À la vue de la table nette,
+l'affamé, sans se rendre compte du temps écoulé, s'écria tout bourru:
+
+--Vos gens, comtesse, sont bien lambins à nous servir... Est-ce qu'il y
+a le feu aux cuisines?
+
+Cette voix sonore tira la comtesse de sa torpeur.
+
+Avant qu'elle pût répondre, éclata, tout à coup, le fracas d'une
+sonnerie militaire et, dans la cour, retentit le vacarme de chevaux
+nombreux faisant claquer leurs fers sur le pavé.
+
+--Qu'est-ce que ce tintamarre? fit le général en se levant de sa chaise
+pour aller à la fenêtre.
+
+Mais il rencontra sur son passage un individu qui venait d'entrer.
+
+--Tonnerre! hurla Labor en reconnaissant son homme. C'est donc enfin
+toi, Meuzelin de malheur!
+
+Sans s'effaroucher le moindrement de sa colère, Meuzelin, ou plutôt
+Fil-à-Beurre, annonça:
+
+--Général, voici vos hussards qui arrivent de leur expédition.
+
+--Qui a commandé à ces animaux-là de venir me rejoindre au château?
+beugla Labor exaspéré.
+
+--Moi, dit tranquillement Barnabé.
+
+
+
+
+ FIN DU PREMIER VOLUME
+
+
+
+ F. Aureau.--Imprimerie de Lagny.
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Le saucisson à pattes I, by Eugène Chavette
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES I ***
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+The Project Gutenberg EBook of Le saucisson à pattes I, by Eugène Chavette
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Le saucisson à pattes I
+ Fil-à-beurre
+
+Author: Eugène Chavette
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+Release Date: June 19, 2006 [EBook #18623]
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+Language: French
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES I ***
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+
+Produced by Carlo Traverso, Laurent Vogel and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
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+http://gallica.bnf.fr)
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+
+
+
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+
+
+
+
+
+
+<h2>EUGÈNE CHAVETTE</h2>
+
+<h1><span class="sm"><span class="sm">LE</span></span><br> Saucisson à
+Pattes</h1>
+
+
+<h4>I</h4>
+
+<h4>FIL-À-BEURRE</h4>
+
+
+
+<p class="c">PARIS</p>
+
+<p class="c">C. MARPON ET E. FLAMMARION<br>
+ÉDITEURS<br>
+26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON.</p>
+
+
+
+
+<h2>LE SAUCISSON<br><span class="sm">À PATTES</span></h2>
+
+
+<h4>I</h4>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+<h4>EN VENTE CHEZ LES MÊMES ÉDITEURS</h4>
+
+
+<h5>OUVRAGES D'EUGÈNE CHAVETTE</h5>
+
+<table><tr><td class="t1"><span class="sm">LES PETITES COMÉDIES DU
+VICE</span>, 1 vol. illustré par Benassit (<i>vingt-deux mille
+exemplaires</i>)</td><td class="t2">5&nbsp;fr.</td> </tr><tr> <td
+class="t1"><span class="sm">LES PETITS DRAMES DE LA VERTU</span>, 1 vol.
+illustré par Kauffmann (<i>dix-huit mille exemplaires</i>)</td><td
+class="t2">5 fr.</td> </tr><tr> <td class="t1"><span class="sm">LES
+BÊTISES VRAIES</span>, pour faire suite aux <i>Petites Comédies du
+vice</i> et aux <i>Petits Drames de la vertu</i>, 1 vol. illustré par
+Kauffmann (14<sup>e</sup> mille)</td><td class="t2">5 fr.</td> </tr><tr>
+<td class="t1"><span class="sm">RÉVEILLEZ SOPHIE</span> (6<sup>e</sup>
+mille), 2 vol. in-18</td><td class="t2">6 fr.</td> </tr><tr> <td
+class="t1"><span class="sm">LA BELLE ALLIETTE</span> (3<sup>e</sup>
+mille), 1 vol. in-18</td><td class="t2">3 fr.</td> </tr>
+<tr><td colspan="2" class="c"><br>SOUS PRESSE:<br></td></tr>
+<tr> <td class="t1"><span class="sm">LILIE, TUTUE,
+BÉBETTE</span></td><td class="t2">1&nbsp;vol.</td> </tr><tr> <td
+class="t1"><span class="sm">SEUL CONTRE TROIS
+BELLES-MÈRES</span></td><td class="t2">2 vol.</td> </tr></table>
+
+
+<p class="c"><span class="sm">F. Aureau.&mdash;Imprimerie de Lagny.</span></p>
+
+
+<br><br><br>
+
+<h1><span class="sm"><span class="sm">LE</span></span><br>SAUCISSON<br>
+<span class="sm">À PATTES</span></h1>
+
+<p class="c">PAR</p>
+
+<h2>EUGÈNE CHAVETTE</h2>
+
+
+
+<h4>I</h4>
+
+<h4>FIL-À-BEURRE</h4>
+
+
+
+<p class="c">PARIS</p>
+
+<p class="c">C. MARPON ET E. FLAMMARION, ÉDITEURS<br>
+<span class="sm">RUE RACINE, 26, PRÈS L'ODÉON</span></p>
+
+<br>
+
+<p class="c"><span class="sm">Tous droits réservés.</span></p>
+
+<br><br><br>
+
+
+
+<h1>LE SAUCISSON<br> <span class="sm">À PATTES</span></h1>
+
+
+<h3>PREMIÈRE PARTIE</h3>
+
+<h3>FIL-À-BEURRE</h3>
+
+
+<br>
+<p class="c">
+<a name="tdm"> </a>
+<a href="#cI">I</a> |
+<a href="#cII">II</a> |
+<a href="#cIII">III</a> |
+<a href="#cIV">IV</a> |
+<a href="#cV">V</a> |
+<a href="#cVI">VI</a> |
+<a href="#cVII">VII</a> |
+<a href="#cVIII">VIII</a> |
+<a href="#cIX">IX</a> |
+<a href="#cX">X</a> |
+<a href="#cXI">XI</a> |
+<a href="#cXII">XII</a> |
+<a href="#cXIII">XIII</a> |
+<a href="#cXIV">XIV</a> |
+<a href="#cXV">XV</a> |
+<a href="#cXVI">XVI</a>
+</p>
+
+<br><br><br>
+
+
+<h2><a name="cI"> </a><a href="#tdm">I</a></h2>
+
+
+<p>Jamais la ville de Chartres n'avait vu une affluence de monde
+pareille à celle que renfermaient ses murs le 12 vendémiaire de l'an IX
+(4 octobre 1800).</p>
+
+<p>Dans toutes les rues qui convergeaient vers la place publique, centre
+de la ville, se pressait une foule compacte, hâtive et bruyamment gaie.
+</p>
+
+<p>Et si l'on s'étouffait ainsi en plein milieu de Chartres, c'était
+bien autre chose encore dans les faubourgs. Les entrées de la cité
+étaient pour ainsi dire barricadées, tant étaient nombreux les véhicules
+de toutes sortes qui avaient amené la masse de gens accourus, non
+seulement de la Beauce et du Gâtinais, mais encore du fin fond des
+départements voisins. Les premiers arrivés avaient bien trouvé à loger
+leurs voitures et chevaux dans les auberges; mais, comme chaque maison
+de Chartres eût-elle été une hôtellerie, le nombre en eût été encore
+insuffisant, il en était résulté que les auberges une fois
+archi-pleines, les autres arrivants avaient dû faire stationner leurs
+voitures, tout attelées, dans les rues, et la file, s'allongeant
+toujours, avait dépassé les portes de la ville pour aller obstruer les
+diverses routes d'un fouillis de charrettes, tombereaux, ânes, chevaux
+et b&oelig;ufs; car, pour les huit dixièmes, tous ces envahisseurs de
+Chartres étaient gens de campagne.</p>
+
+<p>C'était au milieu de cet encombrement, qui leur fermait le chemin,
+qu'avaient résolu de passer, quand même, trois cavaliers retardataires.
+Ces cavaliers, dont un précédait les autres, étaient vêtus en
+cultivateurs aisés; mais, à leur raideur sous ce costume, à leur
+prestance à cheval, à leurs visages à longues moustaches et surtout à
+certains détails du harnachement de leurs montures, un observateur eût
+facilement deviné que ces hommes étaient plutôt gens de guerre que de
+paix. Il y avait dans la voix de celui qui marchait en tête, quand il
+criait: «Place! place!» un accent qui trahissait l'habitude du
+commandement.</p>
+
+<p>Aussi, à cette sommation de livrer passage, quand le plus
+récalcitrant s'était retourné et avait vu la mine quelque peu
+rébarbative des cavaliers, il comprenait aussitôt qu'à vouloir résister
+il serait le dindon de la farce et il s'empressait de dégager la voie.
+</p>
+
+<p>Ce fut ainsi qu'à travers voitures et bêtes, qui lui barraient la
+route, le trio finit par pénétrer dans la ville.</p>
+
+<p>Lorsqu'il a été dit que toutes les auberges de Chartres étaient
+bondées d'hommes et de bêtes, on aurait dû en excepter une dont
+l'enseigne en tôle, se balançant sur sa tringle, portait ces mots:</p>
+
+
+<p class="c"><span class="sm">AU BON-REPOS</span><br> DOUBLET<br> <i>Aubergiste,
+loge à pied et à cheval.</i></p>
+
+
+<p>Soit à pied, soit à cheval, nul client n'avait franchi le seuil de
+cette maison qui, pourtant, tenait ses portes béantes ouvertes au
+public. Il semblait que l'établissement du <i>Bon-Repos</i>, fût un lieu
+maudit, que même les plus désireux de trouver un gîte fuyaient avec
+terreur.</p>
+
+<p>Pendant qu'à travers la vitre des fenêtres du rez-de-chaussée on
+pouvait constater qu'aucun consommateur n'était assis devant une des
+vingt tables de la grande salle de cette auberge, tous les autres lieux
+publics, sans exception, regorgeaient de monde, qui buvant un coup, qui
+mangeant un morceau sur le pouce, tous en gens pressés, se sachant
+n'avoir que bien juste le temps de satisfaire faim ou soif, s'ils ne
+voulaient pas, par un retard, manquer le but qui les avait attirés en
+ville. Puis ils repartaient pour laisser la place à d'autres qui, tout
+aussi hâtifs, ne faisaient pas longue pause et décampaient bientôt à
+leur tour.</p>
+
+<p>Rien n'était donc plus étrangement curieux que cette auberge du
+<i>Bon-Repos</i> qui, quand le dernier des cabarets recevait les clients
+plus drus que mouches, restait vide et dédaigné. Chacun de ces milliers
+d'arrivants en ville, à son passage devant la maison, levait les yeux
+vers l'enseigne, échangeait quelques mots avec son voisin et filait sans
+se laisser tenter par la bonne apparence de l'hôtellerie, qui promettait
+vin frais et agréable pitance.</p>
+
+<p>Cependant les trois cavaliers s'étaient avancés en ville et, déjà,
+avaient dépassé plusieurs auberges. Soit que, du premier coup
+d'&oelig;il, il eût compris qu'en ces endroits il n'y avait pas place
+pour lui et les siens, soit qu'il eût décidé du logis où il quitterait
+l'étrier, celui qui semblait être le chef avait poursuivi sa route.</p>
+
+<p>Quand il arriva devant le <i>Bon-Repos</i>, il se retourna en selle
+vers ses compagnons, et, d'une voix rieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Pardieu! dit-il, voici un coin où nous ne risquons pas d'être
+étouffés.</p>
+
+<p>Et il donna aux autres l'exemple de mettre pied à terre.</p>
+
+<p>Tout aussitôt que les passants avaient vu les trois hommes se
+disposer à descendre de selle, il s'était formé autour d'eux un groupe
+de curieux à la face étonnée.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu vas entrer là, citoyen? demanda un questionneur
+avec un accent qui paraissait signaler un danger.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! fit gaîment le chef, il me semble que les portes sont
+assez grandes ouvertes pour que je me passe cette fantaisie.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu ne sais donc pas quelle est cette maison? insista le
+questionneur.</p>
+
+<p>&mdash;Une auberge comme l'annonce son enseigne.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais n'as-tu pas lu le nom écrit sur cette enseigne?
+appuya le curieux.</p>
+
+<p>Le cavalier leva les yeux vers la plaque de tôle, lut le nom inscrit,
+puis abaissant sur celui qui l'interrogeait un regard qui demandait de
+plus amples explications:</p>
+
+<p>&mdash;Doublet, dit-il. Eh bien, après?</p>
+
+<p>À cette demande, qui attestait une profonde ignorance, il y eut un
+murmure de surprise dans le groupe qui s'était massé plus nombreux.</p>
+
+<p>&mdash;Il ne connaît pas Doublet! Il n'a jamais entendu parler de ce
+gueux! bandit! chenapan! gredin! brigand! se disait-on en entassant les
+plus mauvais qualificatifs sur le nommé Doublet.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! citoyen, tu n'es donc pas du pays? demanda un autre
+curieux.</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu ne sais rien du motif qui fait accourir aujourd'hui
+tant de monde à Chartres?</p>
+
+<p>&mdash;Rien de rien. J'ai pensé que ce devait être le jour de l'un
+des deux grands marchés de l'année.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il est joli le marché d'aujourd'hui! fit le curieux en
+éclatant d'un gros rire, auquel tout le groupe fit chorus.</p>
+
+<p>&mdash;Si ce n'est pour un marché, ce doit être alors pour une fête
+qu'on accourt en ville, car vous me paraissez être tous de joyeuse
+humeur, reprit le cavalier.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, une fête, une vraie fête pour le pays chartrain qui
+est enfin délivré, dit une voix.</p>
+
+<p>&mdash;Grâce au brave Vasseur, ajouta une autre voix.</p>
+
+<p>Et immédiatement tout le groupe hurla:</p>
+
+<p>&mdash;Vive Vasseur! vive Vasseur!</p>
+
+<p>Ces cris de reconnaissance une fois calmés, le curieux qui, le
+premier, avait pris la parole, se mit en devoir d'expliquer au cavalier
+pourquoi il ne fallait pas entrer au <i>Bon-Repos</i> et quel genre de
+fête le pays chartrain devait à ce brave Vasseur. Il ouvrait la bouche
+pour débuter dans son récit, quand, tout à coup, une horloge du
+voisinage tinta deux coups qui, presque aussitôt, furent suivis d'un
+lointain roulement de tambours.</p>
+
+<p>Celui qui allait conter tressauta à ce bruit.</p>
+
+<p>&mdash;C'est l'heure, s'écria-t-il; pourvu que je puisse être bien
+placé. Du premier au dernier, je veux tout voir.</p>
+
+<p>Et, sans plus se soucier du cavalier, il prit ses jambes à son cou.
+Derrière lui, tout le groupe s'élança sur ses traces. Et de droite, de
+gauche, sortant des maisons, dévalant des faubourgs, débouchant des rues
+latérales, une foule énorme passa à fond de train, se dirigeant vers le
+centre de la ville où devait se passer la fête en question.</p>
+
+<p>Était-ce une fête?</p>
+
+<p>Si oui, il faut reconnaître que le principal acteur de cette fête
+était un bien sinistre personnage... car c'était le bourreau de Chartres
+qui, sur la place de la ville, avait à guillotiner <i>vingt-trois</i>
+personnes, dont trois femmes.</p>
+
+<p>Dès que le vide se fut fait autour des trois cavaliers qui se
+préparaient à entrer au <i>Bon-Repos</i>, celui qui semblait commander
+passa la bride de sa monture à un de ses hommes en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais aller les voir faire le saut. Reposez-vous et mangez
+en m'attendant... Mais nos chevaux avant tout. Double ration d'avoine,
+car ils auront bientôt une longue course à fournir.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mon lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! chut! fit vivement le chef.</p>
+
+<p>Puis, en riant, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Si c'est comme cela, Lambert, que tu observes la consigne
+quand nous serons arrivés où je vous mène, alors, gare à nos trois
+peaux!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, citoyen Rameau, se reprit en appuyant celui qui venait
+d'être nommé Lambert.</p>
+
+<p>&mdash;Bien. Rameau, c'est cela. Qu'il demeure donc entendu que je
+suis le citoyen Rameau, gros commerçant en grains, qui voyage avec ses
+deux garçons... Donc, jamais d'autre nom que Rameau. Tu as bien compris;
+toi aussi, Fichet?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon lieutenant, lâcha l'autre qui, pourtant, avait écouté
+de ses deux oreilles la recommandation faite à son camarade.</p>
+
+<p>Le visage du chef se fit sévère et, d'un ton sec:</p>
+
+<p>&mdash;Celui qui me donnera encore du lieutenant ne restera pas avec
+moi. Ainsi donc, mes braves, si vous aimez les voyages et les
+distractions, surveillez bien votre langue...</p>
+
+<p>Il paraît que Lambert et Fichet aimaient fort les voyages et les
+distractions, car, ensemble et d'une voix empressée, ils répondirent:
+</p>
+
+<p>&mdash;Oui, citoyen Rameau.</p>
+
+<p>&mdash;Là-dessus, je vous quitte. Dans une heure, je serai de retour,
+annonça le prétendu Rameau qui, laissant ses hommes entrer au
+<i>Bon-Repos</i>, prit la direction de la grande place où, on le sait,
+allait avoir lieu la sanglante exécution de vingt-trois condamnés.</p>
+
+<p>Il devait connaître parfaitement la ville, car, au lieu de prendre
+les larges voies qu'avait suivies la foule, il enfila une série de
+ruelles qui, au bout de dix minutes, le conduisirent devant une petite
+porte à guichet, percée au bas d'un bâtiment sombre, à fenêtres garnies
+de barreaux épais, qui n'était autre que le derrière de la prison d'où
+les condamnés devaient partir pour l'échafaud.</p>
+
+<p>Au vigoureux coup de poing que donna notre homme sur la porte
+massive, le guichet s'ouvrit et un visage apparut à l'étroite ouverture
+pour reconnaître celui qui demandait à entrer.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vous, lieutenant, dit aussitôt le guichetier, qui
+s'empressa de faire tourner la porte sur ses gonds.</p>
+
+<p>&mdash;Sont-ils partis? demanda en entrant celui pour lequel la porte
+de la prison, à première vue, s'ouvrait si facilement.</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas encore... à cause d'un petit retard au sujet de la
+Grande Victoire qui, il n'y a pas une heure, a eu la fantaisie, pour
+échapper au couperet, de se déclarer enceinte. Alors, il a fallu faire
+venir médecins et sages-femmes qui, après visite, ont signé à la
+farceuse un bon pour la guillotine... On va donc se mettre en route et
+il n'est que temps, car le public s'impatiente. Entendez-vous d'ici?
+</p>
+
+<p>En effet, de l'autre côté de la prison, où commençait la masse
+populaire faisant la haie jusqu'à l'échafaud, retentissaient de bruyants
+cris d'impatience.</p>
+
+<p>Le guichetier continua:</p>
+
+<p>&mdash;Ils vont partir du petit préau dans lequel ils attendent tout
+ficelés. Les trois femmes marcheront en tête et, les premières, elles
+feront la culbute, car le bourreau sait que l'on doit la politesse aux
+dames.</p>
+
+<p>Et le geôlier se mit à rire de sa plaisanterie du plus fin fond de sa
+joie. Pour lui, comme pour la foule, il semblait que cette exécution fût
+le divertissement d'une journée de liesse.</p>
+
+<p>Il faut avoir lu les journaux de l'époque pour comprendre qu'il n'y a
+pas d'exagération à dire que cette terrible exécution, qui allait faire
+tomber vingt-trois têtes, était une sorte de fête pour les populations,
+celles de la campagne surtout, de la Beauce et du Gâtinais. C'était le
+cri de délivrance poussé par deux départements qu'une terreur immense
+avait si longtemps tenus paralysés. Ils étaient enfin à tout jamais
+affranchis de ces bandes de <i>Chauffeurs</i> qui, plus de dix années
+durant, avaient pillé impunément ces pays terrifiés par leur audace et
+leur cruauté.</p>
+
+<p>Bravant les magistrats, que la crainte d'une vengeance faisait
+reculer, ne redoutant rien des campagnards abrutis par l'épouvante,
+sachant que le gouvernement avait d'autre souci que de lancer ses
+troupes à leurs trousses, en un mot, sûrs de l'impunité, des ramassis
+d'exécrables scélérats s'étaient formés pour le viol, le pillage,
+l'assassinat et la torture des victimes, dont ils chauffaient les pieds
+pour leur faire avouer la cachette où elles avaient enfoui leurs écus.
+De tous ces groupes, le plus nombreux et surtout le plus cruel, avait
+été connu sous le nom de <i>Bande d'Orgères</i>. Douée d'une puissante
+organisation, cette bande avait pour chef un gars de vingt-neuf ans,
+véritable colosse, surnommé le <i>Beau François</i>.</p>
+
+<p>Nombreuse, ayant ses statuts qui punissaient inexorablement de mort
+la trahison, comptant partout d'innombrables affiliés pour indiquer les
+coups et en vendre le produit, possédant ses refuges ignorés au milieu
+des forêts qui couvraient un tiers du pays, la bande d'Orgères, conduite
+par le Beau François, avait exploité et terrifié la plaine jusqu'au jour
+où un homme, un seul homme, avait entrepris sa destruction.</p>
+
+<p>Cet homme était un simple brigadier de gendarmerie du nom de Vasseur.
+</p>
+
+<p>Seul, nous le répétons, pendant de longs mois, il s'était acharné à
+cette tâche où il avait tout à la fois contre lui ceux qu'il avait juré
+de détruire et ceux qu'il voulait protéger, car la peur empêchait ces
+derniers de parler. Longtemps, sous divers travestissements, il avait
+battu la plaine, étudiant les innombrables vagabonds ou marchands
+ambulants qui, à des rendez-vous indiqués par le Beau François, se
+transformaient, la nuit, en Chauffeurs.</p>
+
+<p>Tous ses renseignements pris et son terrain bien étudié, Vasseur
+alors aidé de sa brigade, avait fait sa première arrestation et, pour
+son début, il avait eu la main heureuse, car il avait mis la main sur un
+révélateur dont les aveux lui firent, un à un, cueillir une vingtaine de
+coupables qui, pris au trébuchet, parlèrent, eux aussi, à qui mieux
+mieux.</p>
+
+<p>Alors la terreur prit fin et la réaction s'opéra. Les autorités
+d'Orléans et de Chartres mirent à la disposition de Vasseur toutes les
+brigades de gendarmerie et un renfort de hussards. Dès ce moment, ce fut
+une chasse à courre, tant bien menée par l'infatigable brigadier,
+traquant les bandits dans leurs repaires. Il en bonda si dru les prisons
+de Chartres, qu'une épidémie s'y déclarant, faucha un bon tiers de ces
+gredins.</p>
+
+<p>Les crimes de la bande étaient tellement nombreux que l'instruction
+du procès dura dix-huit mois. Quatre-vingt-six accusés avaient été
+épargnés par l'épidémie. C'est sur ce nombre que le jugement en avait
+désigné vingt-trois pour la guillotine.</p>
+
+<p>En récompense de son énergique conduite, Vasseur avait été promu
+lieutenant de gendarmerie.</p>
+
+<p>Nous croyons inutile d'ajouter que c'était lui qui, travesti en
+paysan aisé et se faisant appeler, par ses deux hommes, du nom de
+Rameau, venait de se présenter à la prison au moment où les condamnés
+allaient marcher à l'échafaud.</p>
+
+<p>Le guichetier compléta ses renseignements:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous encore les voir, lieutenant? demanda-t-il. Alors,
+allez vous poster sous le porche du grand guichet. Vous pourrez les
+regarder à l'aise, car on les y fera arrêter une dernière fois, pendant
+que le bourreau signera son reçu au greffe.</p>
+
+<p>Sans mot dire, Vasseur s'éloigna pour gagner l'endroit indiqué. Il
+était à peine en place que, d'une porte basse, au fond de la cour,
+déboucha le sinistre convoi. Comme l'avait annoncé le geôlier, les trois
+femmes marchaient en tête.</p>
+
+<p>Si bien déguisé que fût le soldat, une des femmes, grande et belle
+fille, le reconnut au passage.</p>
+
+<p>&mdash;Te voilà donc, <i>cogne</i> (gendarme) de malheur!
+cria-t-elle.</p>
+
+<p>Puis, en montrant ses deux compagnes, elle ajouta avec un ricanement
+cynique:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as pincé les poules, mais tu as laissé s'envoler le coq,
+imbécile!</p>
+
+<p>À l'apostrophe gouailleuse soufflée par une monstrueuse forfanterie à
+la Grande Victoire, celle-là même qui, tout à l'heure, avait tenté de se
+soustraire à la mort en se prétendant enceinte, les deux autres femmes,
+qui marchaient à ses côtés, tout aussi fanfaronnes que leur complice,
+lâchèrent un rire moqueur et se mirent à crier:</p>
+
+<p>&mdash;Cocorico! cocorico!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, appuya la Victoire, mauvais chien de <i>cogne</i>
+(gendarme), tu as laissé s'envoler le coq.</p>
+
+<p>Par «le coq», les mégères, on l'a deviné, désignaient le <span
+class="sc">Beau François</span>, ce chef de la <i>bande d'Orgères</i>,
+qu'on aurait vainement cherché dans le groupe des vingt-trois condamnés
+qui allaient s'étendre sur la bascule de la guillotine.</p>
+
+<p>Le sarcasme devait avoir réveillé quelque colère sourde dans le
+c&oelig;ur de l'ex-brigadier, devenu lieutenant, car, aux paroles de la
+Grande Victoire, il avait pâli et une lueur de colère avait éclairé son
+regard. Néanmoins, il ne répliqua pas, pris de ce respect que la pitié
+inspire envers ceux qui vont mourir.</p>
+
+<p>Mais si Vasseur n'avait pas répondu, la fureur n'en avait pas moins
+grondé en son c&oelig;ur, et cette pensée lui était montée au cerveau:
+</p>
+
+<p>&mdash;Je le repincerai, ce Beau François, et je jure bien que, cette
+fois-là, le coq ne s'envolera plus.</p>
+
+<p>Et il avait grandement raison d'être furieux, le brave Vasseur, car
+il avait déjà empoigné le fameux chef de la bande d'Orgères...
+Malheureusement d'autres l'avaient laissé s'échapper.</p>
+
+<p>Le Beau François avait été englobé dans un coup de filet avec six de
+ses hommes et conduit dans une des prisons de Chartres. Grâce à sa ruse
+de prendre un faux nom, on était resté dans l'ignorance de l'importance
+de cette capture.</p>
+
+<p>Pendant les dix-huit mois qu'avait duré l'instruction, alors que
+l'épidémie, par suite de l'entassement des prisonniers, avait fauché
+plus d'un tiers de ces bandits, le chef des Chauffeurs avait su se faire
+admettre à l'infirmerie. Une belle nuit, il s'était évadé par un trou
+creusé par lui dans la muraille, trou si étroit que, pour pouvoir se
+glisser par cette ouverture, il avait été obligé de retirer sa veste
+qu'il avait dû abandonner.</p>
+
+<p>Depuis cette évasion, si actives qu'avaient été les poursuites, on
+n'avait pu retrouver le Beau François, qu'on supposait avoir quitté le
+pays.</p>
+
+<p>Sitôt leur chef parti, les prisonniers, par nargue, s'étaient
+empressés de faire connaître aux autorités quel était l'homme qu'elles
+avaient eu sous la main et qui avait pris le large.</p>
+
+<p>De tous, Vasseur était celui que ce déboire avait le plus péniblement
+froissé. Son amour-propre s'était fait un point d'honneur de ne pas
+laisser le gredin jouir longtemps de l'impunité.</p>
+
+<p>On comprendra donc maintenant quel flot de fiel avait remué en lui la
+plaisanterie des trois femmes qui ouvraient la marche des condamnés, et
+combien était menaçante pour le Beau François cette promesse que s'était
+faite le soldat en entendant le «cocorico» du trio femelle:</p>
+
+<p>&mdash;Je le repincerai, ce Beau François et je jure bien que, cette
+fois-là, le coq ne s'envolera plus!</p>
+
+<p>Cependant il avait quitté son poste d'observation sous le grand
+guichet et, à pas lents, il avait remonté le long de la colonne immobile
+des condamnés, examinant chaque visage et demeurant impassible aux
+injures et aux malédictions dont tous accueillaient au passage celui
+qui, par son activité incessante et son opiniâtre énergie, les avait
+amenés sur le chemin de l'échafaud.</p>
+
+<p>Tout à fait le dernier de la file se tenait un homme sombre et
+résolu, qui devait être celui que Vasseur cherchait, car, dès qu'il
+l'eut aperçu, il marcha vers lui et, d'un ton sec:</p>
+
+<p>&mdash;Doublet, approche! commanda-t-il.</p>
+
+<p>Quand le condamné eut fait à sa rencontre quatre ou cinq pas qui le
+séparèrent de ses compagnons, le soldat lui souffla vivement:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai en poche l'ordre de surseoir à ton exécution et, tu le
+sais, l'échafaud une fois abattu, on ne le relèvera pas pour toi. Je
+puis donc te promettre la vie sauve.</p>
+
+<p>L'homme ne broncha pas à cette offre de salut.</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu parler? appuya Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je ne suis pas grand causeur de ma nature, dit le
+condamné d'un ton traînant.</p>
+
+<p>Avec un petit sourire ironique, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite, faut vous dire, citoyen, tous les sujets de
+conversation ne me plaisent pas.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es sauvé si tu veux répondre à deux questions.</p>
+
+<p>&mdash;Posez-les d'abord, on verra après.</p>
+
+<p>&mdash;Où, dans ton auberge, est située ta cachette?</p>
+
+<p>La face de Doublet, à cette question, se fit niaise et étonnée.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bah! lâcha-t-il, paraît donc qu'il y a une cachette au
+<i>Bon Repos</i>? Vous m'en donnez la première nouvelle.</p>
+
+<p>Vasseur comprit que le condamné ne parlerait pas. Toutefois, il
+insista en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Note bien, Doublet, que si je t'ai posé cette question, c'est
+tout dans ton intérêt, pour te fournir une chance de te sauver; car il
+est un moyen bien simple pour moi, si tu ne parles pas, de découvrir ta
+cachette.</p>
+
+<p>&mdash;Quel moyen? fit l'aubergiste narquois.</p>
+
+<p>&mdash;Celui de démolir pierre par pierre ton auberge jusqu'aux
+fondations.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera un malheur pour mon héritier, dit bien tranquillement
+Doublet.</p>
+
+<p>De tous les <i>francs</i> (affiliés) de la bande d'Orgères,
+l'aubergiste Doublet avait été le premier. Chez lui se recélaient les
+plus grosses prises des Chauffeurs, qu'il allait vendre à Paris. Il
+était en quelque sorte le banquier des bandits. Grâce à la notoriété de
+son auberge, il était si bien coté à Chartres qu'il s'était glissé dans
+le conseil municipal. Par ses fonctions, il était à même, pour les cas
+pressants, de fournir à ses complices des papiers de circulation qui
+leur étaient nécessaires. Gagnant gros avec les Chauffeurs, l'hôtelier
+du <i>Bon-Repos</i> aurait dû s'en tenir là. Malheureusement, il avait
+voulu mettre la main à la pâte, et il avait été reconnu dans l'attaque
+de la ferme de Millouard.</p>
+
+<p>Rusé, calme, gouailleur, Doublet était un gars, au moral, solidement
+trempé. L'échafaud qui l'attendait à cent mètres plus loin ne lui
+retirait rien de son sang-froid. La preuve en fut qu'il renoua de
+lui-même son entretien avec Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voulez qu'il y ait une cachette dans ma maison?
+reprit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, une cachette où peut se cacher un homme, insista le
+lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Dix hommes même, si ça vous fait plaisir. Moi, j'ai bon
+caractère et je n'aime pas contrarier le monde... Va donc pour la
+cachette!... Mais puisque vous avez le moyen de la découvrir en
+renversant la bicoque, voilà donc bien réglée la première des deux
+questions que vous deviez m'adresser. À présent, passons à la seconde.
+Pourvu que vous n'inventiez pas encore des choses qui n'existent point,
+je serai peut-être plus heureux à vous répondre.</p>
+
+<p>Bien qu'il fût persuadé que, sur le second point, il allait encore
+échouer, Vasseur reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Quand le Beau François s'est évadé de l'infirmerie, le trou
+par lequel il a passé était si étroit, que force lui a été de laisser sa
+veste... Ce vêtement m'a été apporté et j'en ai visité les poches.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez trouvé sa pipe? fit niaisement le condamné.</p>
+
+<p>&mdash;Entre la doublure et l'étoffe du collet, j'ai découvert un
+petit papier sur lequel, inscrits au crayon, se trouvaient une dizaine
+de mots inintelligibles pour moi... Peut-être n'en serait-il pas de même
+pour toi, si je te répétais ces mots.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, on ne peut répondre de rien à l'avance. Pour
+affirmer si c'est un chat ou une chatte faut d'abord voir l'animal...
+Montrez donc votre animal, non, je veux dire votre papier, débita
+Doublet.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! dit le lieutenant, c'est inutile. Tu connais ce billet,
+car il est écrit de ta main.</p>
+
+<p>Doublet devait être de ceux dont, proverbialement, on dit qu'ils
+nieraient la tête sur le billot, car telle était précisément sa
+situation, et, quand un aveu pouvait sauver sa tête, il finassa encore.
+</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vraiment! fit-il, le billet est de mon écriture,
+dites-vous? Elle est bien mauvaise mon écriture, et elle ressemble à
+celle de vingt autres qui savent à peine griffonner.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai comparé ce billet avec le livre que tu tenais pour les
+comptes de ton auberge, répliqua le lieutenant.</p>
+
+<p>Doublet fit la moue de l'homme qui cède.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, dit-il, je l'ai peut-être écrit, votre papier. Si
+tant seulement vous m'en disiez le contenu, ça me rappellerait peut-être
+bien si c'est de moi qu'il vient.</p>
+
+<p>&mdash;Alors écoute.</p>
+
+<p>Et lentement, Vasseur récita de mémoire.</p>
+
+<p>«<i>Coupe et Tranche.&mdash;Jéhu 24.&mdash;S. F. le vieil.&mdash;La
+saute.&mdash;Doublet. Le Marcassin.&mdash;Sans sabots on
+s'enrhume.&mdash;Sept et quatre font neuf.&mdash;La faîne est
+tombée.</i>»</p>
+
+<p>L'oreille tendue, le regard attentif, l'aubergiste avait écouté; mais
+à mesure que Vasseur avait parlé, sa physionomie était devenue penaude.
+</p>
+
+<p>&mdash;Et si je vous explique ce grimoire-là, j'ai la vie sauve?
+demanda-t-il quand le lieutenant eut fini.</p>
+
+<p>&mdash;À l'instant même; on te ramènera en prison, promit Vasseur
+croyant qu'il allait parler.</p>
+
+<p>Mais Doublet secoua tristement la tête et geignit d'une voix
+pleurarde:</p>
+
+<p>&mdash;Faut avouer que je n'ai pas de chance! Dire que quand je ne
+demande pas mieux que de vous être agréable, vous me lâchez un tas de
+balivernes auxquelles je ne comprends rien... Ah! vrai! je n'ai pas de
+bonheur!</p>
+
+<p>Le lieutenant ne se laissa pas prendre à ces jérémiades et, d'un ton
+sec qui mettait le marché en main:</p>
+
+<p>&mdash;Oui ou non, veux-tu avouer?</p>
+
+<p>&mdash;Je le voudrais, citoyen lieutenant. Sur mon honneur! je le
+voudrais: mais c'est impossible, puisque je ne comprends rien à vos
+calembredaines.</p>
+
+<p>À ce moment, il s'opéra un mouvement dans le groupe des condamnés et
+de l'escorte dont les soldats resserrèrent leurs rangs autour des
+Chauffeurs. Le bourreau venait de sortir du greffe où il avait signé le
+reçu des vingt-trois têtes qu'on lui donnait à couper. On allait partir
+pour l'échafaud et le guichetier-chef ouvrait la lourde porte qui
+séparait les condamnés de la foule dont on entendait les cris
+d'impatience.</p>
+
+<p>Vasseur insista donc vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois, Doublet, il n'est que temps pour toi de sauver ta vie
+en parlant.</p>
+
+<p>&mdash;Désolé de vous refuser, citoyen lieutenant, mais je ne vois
+goutte à votre satané baragouin, répondit l'aubergiste d'un ton
+goguenard.</p>
+
+<p>Et, de lui-même, il alla rejoindre ses compagnons.</p>
+
+<p>Vasseur crut que trente pas déjà faits sur la route de l'échafaud
+auraient peut-être raison de l'obstination de Doublet, et il courut à la
+route pour attendre encore l'aubergiste au passage.</p>
+
+<p>La porte n'avait pas encore fini de rouler sur ses gonds quand il
+arriva; il fut aperçu par la Grande Victoire.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! fit-elle de sa voix trivialement railleuse, voici
+encore le <i>cogne</i> qui cherche toujours son coq?</p>
+
+<p>&mdash;Cocorico! cocorico!</p>
+
+<p>Comme la porte s'était enfin ouverte devant elles, la foule vit alors
+s'avancer, ouvrant la marche, les trois femmes qui, prises d'une
+épouvantable gaieté nerveuse, marchaient à la mort en criant:</p>
+
+<p>&mdash;Cocorico! cocorico!</p>
+
+<p>Vasseur regarda passer devant lui la foule des Chauffeurs. Quand
+arriva le tour de l'aubergiste, il lui cria:</p>
+
+<p>&mdash;Doublet, il est encore temps.</p>
+
+<p>Mais l'hôte du <i>Bon-Repos</i> secoua la tête et, avec un sourire
+railleur, répliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien
+bouillant, ça vous fera descendre la curiosité du cerveau.</p>
+
+<p>L'aubergiste venait de franchir le seuil de la prison, lorsque
+Vasseur lui envoya cette riposte:</p>
+
+<p>&mdash;Merci du conseil. Alors j'irai demander ce bain de pieds à
+Gervaise.</p>
+
+<p>Puis il tourna le dos, remontant la voûte vers la cour de la prison.
+</p>
+
+<p>Aux paroles du lieutenant, Doublet avait tressauté d'une violente
+secousse convulsive et il s'était retourné. Livide, la face convulsée,
+les yeux hagards, il avait crié quelques mots à celui qui s'éloignait.
+</p>
+
+<p>Était-ce une injure?</p>
+
+<p>Était-ce un consentement à avouer que venait de lui arracher la
+dernière phrase du lieutenant?</p>
+
+<p>Toujours fut-il que les cris de la foule empêchèrent sa voix
+d'arriver jusqu'à Vasseur déjà loin.</p>
+
+<p>Et, poussé par les soldats, Doublet reprit la route de l'échafaud.
+</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cII"> </a><a href="#tdm">II</a></h2>
+
+
+<p>On doit comprendre maintenant pourquoi, ce jour de l'exécution,
+l'auberge du <i>Bon-Repos</i>, alors que tous les autres cabarets de
+Chartres regorgeaient de monde, était restée déserte. Chacun avait fui
+ce lieu que les débats du procès de la Bande d'Orgères avaient signalé
+comme ayant été longtemps un repaire de bandits. L'établissement payait
+donc pour sa mauvaise réputation.</p>
+
+<p>Quand la justice, suivant une coutume de l'époque, avait mis sous le
+séquestre l'auberge dont la vente répondrait des frais du procès des
+Chauffeurs, aucun membre de la famille Doublet, même au titre de parent
+le plus éloigné, ne s'était présenté pour protester contre la
+confiscation et réclamer ses droits à l'héritage. On se rappelait que,
+jadis, sans qu'on sût d'où il venait, Doublet était arrivé à Chartres.
+Il avait loué la maison en question et y avait fondé son auberge du
+<i>Bon-Repos</i>, qui avait progressé jusqu'au jour où il avait été
+avéré que la prospérité de l'hôtelier, qui passait pour posséder bon
+nombre de sacs d'écus, s'alimentait aux sources coupables.</p>
+
+<p>Quand le pot aux roses avait été découvert, la curiosité publique,
+qui avait transformé Doublet en richard, avait éprouvé une étrange
+déception. L'aubergiste menait, en apparence, la vie la plus régulière.
+Il n'était ni joueur ni buveur. On ne lui connaissait aucune relation
+qui charmât les ennuis de son célibat, car il avait toujours refusé de
+se marier. De plus, au dehors de son auberge, on n'avait pu prouver
+qu'il se fût livré à une spéculation aléatoire; bref, dans la vie de
+Doublet, l'enquête la plus minutieuse n'avait pu trouver quelque fissure
+par laquelle se serait écoulé son argent.</p>
+
+<p>Et, pourtant, la justice, quand elle avait visité le
+<i>Bon-Repos</i>, n'avait relevé nulles traces de ces écus qu'on disait
+si nombreux.</p>
+
+<p>On avait bouleversé la maison, sondé les murs, creusé les caves, en
+quête d'une cachette où devaient dormir les économies de l'aubergiste.
+La recherche était demeurée stérile.</p>
+
+<p>Les fureteurs de la police n'avaient pas voulu avoir le dernier mot.
+En se souvenant que Doublet, tout au moins une fois par mois,
+s'absentait pendant trois ou quatre jours, ils en avaient conclu que le
+bonhomme devait avoir placé son argent à Paris ou à Orléans.</p>
+
+<p>À cette supposition, un malin avait répliqué:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi si loin? Qui nous dit que le gredin n'avait pas, en
+quelque coin ignoré du pays, cette cachette que nous avons vainement
+cherchée dans l'auberge? Quand il partait dans sa carriole en annonçant
+son départ pour Paris, le matois devait aller tout droit là où il
+enfouissait son trésor.</p>
+
+<p>Et ledit malin ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, j'ai une idée. Attelons le vieux cheval de Doublet à sa
+carriole, dans laquelle deux ou trois de nous monteront. Qu'on sorte de
+la ville par la porte coutumière à Doublet, et, alors, qu'on laisse la
+bride au cou du cheval... je parie que la bête nous conduira tout droit
+où tant de fois elle a eu l'habitude d'aller.</p>
+
+<p>La proposition avait été acclamée et tout de suite on avait désigné
+le trio qui, le lendemain, tenterait l'expédition.</p>
+
+<p>Seulement, ce lendemain, quand les trois élus étaient entrés dans
+l'écurie, ils avaient trouvé le cheval étendu mort sur sa litière.</p>
+
+<p>On l'avait empoisonné pendant la nuit.</p>
+
+<p>Lorsque les chercheurs du trésor de Doublet vinrent annoncer
+l'empoisonnement du cheval à Vasseur qui, la veille, avait assisté à la
+conférence où avait été émise l'idée d'utiliser l'instinct de l'animal
+en le laissant aller lui-même à l'endroit du pays qu'avait choisi
+l'aubergiste pour y cacher son argent, le lieutenant les tança
+vertement.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien fait, leur dit-il. Un de vous, à coup sûr, aura
+bavardé de la chose depuis hier. La bande doit avoir encore en ville des
+affiliés qui ont échappé à ma chasse. Votre bavardage aura été entendu
+et on s'est hâté, cette nuit, de tuer le cheval.</p>
+
+<p>Pourtant, après avoir congédié les autres, Vasseur avait retenu celui
+qui, la veille, avait trouvé le stratagème du cheval. Cet homme était un
+garçon d'une trentaine d'années, à la figure intelligente, mais long de
+cou, long de taille, long de jambes et de bras; bref, un de ces êtres
+dont on dit «qu'ils n'en finissent pas». De plus, il était aussi maigre
+qu'un clou.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as l'air d'un finaud, toi! lui dit le lieutenant.</p>
+
+<p>Un pareil éloge de la part de Vasseur, dont toute la contrée
+proclamait alors le courage et l'énergie, valait son pesant d'or. Le
+maigre diable, à ce compliment, se redressa plus raide qu'une perche.
+</p>
+
+<p>&mdash;Que fais-tu? poursuivit le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Je cherche à ne pas mourir de faim en acceptant tout ce qui se
+présente à faire. Tantôt rétameur, tantôt postillon, aujourd'hui
+moissonneur, demain roulier... À la fin de l'année, j'ai à peu près
+mangé.</p>
+
+<p>Tout cela était débité sur un ton d'insouciante bonne humeur.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu t'appelles? dit Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre... à cause de ma
+maigreur.</p>
+
+<p>Le lieutenant regarda son homme dans les yeux. Il y lut franchise,
+loyauté et courage. Alors, lentement, il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Barnabé, je vais, avant peu, entreprendre une tâche pénible et
+périlleuse, pour laquelle, en plus de mes soldats, j'ai besoin d'un
+homme adroit et brave. Veux-tu être cet homme?</p>
+
+<p>Et se reprenant:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Vasseur, je dois, avant tout, t'avertir que là où je
+te mènerai, tu auras dix-neuf chances sur vingt d'y laisser tes os.</p>
+
+<p>Le visage de Barnabé Gobin, à cet avis menaçant, prit une expression
+de fermeté tenace.</p>
+
+<p>&mdash;J'accepte la conséquence, dit-il.</p>
+
+<p>Puis, avec une hésitation:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce pour tout de suite? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Non, fit le soldat. Te préciser le moment, je ne saurais, mais
+je puis t'annoncer quand il arrivera. J'aurai besoin de toi le soir du
+jour où seront exécutés ceux de la bande d'Orgères que le tribunal
+condamnera à mort.</p>
+
+<p>À ce moment, le procès des Chauffeurs n'avait entendu que 212
+témoins. Il en restait 317 à comparoir. C'était donc un bien long délai
+que Fil-à-Beurre avait devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! dit-il gaiement, j'ai alors grandement le temps de
+faire mes adieux à quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes donc amoureux? demanda Vasseur en souriant à la
+pensée qu'une femme aimât à tel point la maigreur qu'elle eût donné son
+c&oelig;ur à Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Barnabé secoua la tête et d'une voix grave:</p>
+
+<p>&mdash;Amoureux? non pas, lieutenant, dit-il, mais dévoué... dévoué
+comme le chien qui s'attache à celui qui, un jour qu'il crevait de faim,
+lui a donné la pâtée... dévoué comme tout c&oelig;ur reconnaissant doit
+se montrer pour l'être bon, innocent et faible qui l'a secouru.</p>
+
+<p>Puis, comme s'il n'en voulait pas dire plus, Barnabé coupa net sur ce
+point pour demander:</p>
+
+<p>&mdash;Et le jour de l'exécution, où me faudra-t-il venir vous
+retrouver?</p>
+
+<p>&mdash;Ici même, à l'auberge du <i>Bon-Repos</i>, où tu trouveras un
+cheval pour me suivre, dit Vasseur.</p>
+
+<p>Au mot de cheval, la figure de Barnabé se fit inquiète. Le garçon se
+gratta la tête en homme qui rechigne devant une obligation pénible.</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! lâcha-t-il, la selle n'est pas mon fort... Est-ce
+que vous tenez beaucoup à ce que je monte à cheval?</p>
+
+<p>&mdash;Dans ton intérêt, pour t'éviter la fatigue, car la route sera
+longue.</p>
+
+<p>&mdash;Si la route est longue, ce sera une raison pour ne pas
+surmener vos montures, n'est-ce pas? mon lieutenant... Mettons qu'elles
+aillent à un trot modéré; c'est déjà bien gentil...</p>
+
+<p>&mdash;Va pour le trot modéré, concéda Vasseur. Où veux-tu en venir?
+</p>
+
+<p>&mdash;Alors, regardez-moi m'en aller, et vous vous direz que je n'ai
+pas besoin d'enfourcher un cheval quand il ne s'agit que d'un trot
+modéré.</p>
+
+<p>Là-dessus, Fil-à-Beurre ouvrit le compas de ses jambes, démesurément
+longues, et partit d'un tel pas que le lieutenant, étonné d'une pareille
+vitesse, murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Peste! un joli marcheur.</p>
+
+<p>Voilà ce qui s'était passé à l'auberge du <i>Bon-Repos</i> peu après
+l'arrestation de son propriétaire Doublet. Renonçant à y trouver une
+cachette aux écus, l'autorité avait fermé la maison en attendant un
+acquéreur dont l'argent servirait à couvrir les frais de justice.</p>
+
+<p>Circonstance étonnante! L'établissement n'était pas resté fermé plus
+de huit jours. Un individu venu de Paris à Chartres, pour la simple
+curiosité, disait-il, d'assister au procès des Chauffeurs, avait vu
+l'auberge et, alléché par le bas prix auquel on avait dû forcément coter
+l'établissement discrédité, avait acheté le <i>Bon-Repos</i> avec
+l'espoir de relever la maison et d'y établir plus tard ses fils, deux
+solides gaillards qui n'avaient pas tardé à venir de Paris le rejoindre
+à Chartres.</p>
+
+<p>Le père Jupart, auquel ses papiers bien en règle donnaient
+cinquante-cinq ans, était un luron vigoureux qui paraissait presque
+aussi jeune que ses fils, dont l'aîné avait la trentaine.</p>
+
+<p>Par malheur, Jupart avait été déçu dans son espoir de relever
+l'auberge. Il avait compté sans la réprobation publique qui avait
+continué à voir en ce lieu un repaire de bandits. Il en était donc
+résulté, comme on le sait, que, le jour de l'exécution, le
+<i>Bon-Repos</i>, qui aurait pu héberger quarante chevaux et rafraîchir
+dans sa grande salle deux cents buveurs, n'avait vu franchir son seuil
+que par ces deux cavaliers, du nom de Lambert et Fichet, venus à la
+suite du lieutenant Vasseur et qui n'étaient autres que deux gendarmes,
+déguisés comme leur chef.</p>
+
+<p>C'est à ces deux gendarmes que nous allons revenir après que Vasseur,
+qui se rendait à l'exécution, les eut quittés en leur recommandant bien
+de donner double provende aux chevaux qui, le soir, auraient une longue
+course à fournir.</p>
+
+<p>Le gendarme Lambert, tirant à la fois derrière lui par la bride son
+cheval et celui du lieutenant, fut le premier qui pénétra dans la vaste
+cour de l'auberge où, sur la droite, s'étendait l'écurie, long bâtiment
+à loger un demi-escadron.</p>
+
+<p>Nul être humain n'apparut au fracas du fer des chevaux cliquetant sur
+le pavé de la cour.</p>
+
+<p>&mdash;Que c'est comme le palais de la Belle-au-Bois-Dormant, lâcha
+Lambert, qui avait de la littérature, en constatant cette solitude
+profonde.</p>
+
+<p>Mais l'autre gendarme, Fichet, à défaut de littérature, avait une
+oreille des plus fines et un nez exercé au suprême.</p>
+
+<p>Il tendit donc l'oreille, dressa le nez et riposta:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il y a ici, nonobstant, des gens qui bâfrent, car j'entends
+un bruit d'assiettes et je sens un fumet de fricot.</p>
+
+<p>Comme, des deux, il était l'homme d'initiative, il passa aussi la
+bride de son cheval à Lambert, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Bouge pas, vieux. Je vais piquer droit au ragoût.</p>
+
+<p>Et, le nez en avant, narines béantes, il se dirigea vers une petite
+porte des communs placée dans un angle de la cour. Quand il l'eut
+poussée, il vit au milieu d'une étroite salle destinée au personnel de
+la maison, trois hommes attablés.</p>
+
+<p>C'étaient le nouvel aubergiste Jupart et ses deux fils.</p>
+
+<p>Il était raisonnable de supposer que le successeur de Doublet, en
+voyant sa maison déserte pendant que ses concurrents abondaient de
+consommateurs, devait être occupé à s'arracher les cheveux et à maudire
+le jour où il avait eu la fatale idée d'acheter la maison maudite.</p>
+
+<p>Il n'en était rien! absolument rien!</p>
+
+<p>Assis, avec ses garçons, devant une table surchargée de mets à
+rassasier vingt hommes, Jupart qui, quand Fichet ouvrit la porte, venait
+de vider son verre d'un seul trait, était en train de dire d'une voix
+qui sonnait la plus parfaite satisfaction:</p>
+
+<p>&mdash;Mille cartouches! pourvu, les camarades, que cette vie dure
+longtemps!!!</p>
+
+<p>Au bruit des bottes du gendarme qui faisait son entrée dans la salle,
+il se retourna, et, à la vue de l'arrivant, il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! c'est le flandrin de Fichet!</p>
+
+<p>Fichet avait, de lui-même, une idée trop flatteuse pour tolérer qu'on
+plaisantât sur son individu. À cette épithète de «flandrin» qui lui
+était octroyée, il se roidit, l'&oelig;il rond, la moustache hérissée,
+les coudes en dehors, et, d'une voix hargneuse, lâcha cette réplique:
+</p>
+
+<p>&mdash;Que si vous vous fichez de moi, je vous prouverai bien le
+contraire!</p>
+
+<p>Mais phrase, ton et pose n'alarmèrent nullement l'aubergiste Jupart
+qui, tout rieur, lui montra les plats qui couvraient la table en disant:
+</p>
+
+<p>&mdash;Puisque tu fais tant que d'ouvrir le bec, que ce soit au moins
+pour manger. Allons prends une chaise et fais comme nous, graine de
+melon.</p>
+
+<p>Graine de melon! Cette fois, vingt pots de moutarde montèrent au nez
+de Fichet. Gendarme et aubergiste n'allaient pas être cousins, quand une
+sorte de coup de théâtre fit tomber à plat la colère de Fichet.
+L'hôtelier, toujours en riant, venait de porter la main à son abondante
+chevelure et, d'un tour de poignet, soulevant cette toison frisée qui
+n'était autre qu'une perruque, il offrait au regard de Fichet une tête
+aux cheveux grisonnants, coupés à l'ordonnance.</p>
+
+<p>&mdash;Le brigadier Bondu! s'écria Fichet surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et regarde aussi ceux-là, dit l'aubergiste en désignant
+ses deux fils.</p>
+
+<p>Le mot de «flandrin» dont il avait été salué à son entrée, avait fait
+que Fichet n'avait eu d'yeux que pour celui qui le baptisait aussi
+désagréablement. Sur l'invitation qui lui était faite, il tourna son
+regard sur les deux autres convives.</p>
+
+<p>&mdash;Cachois et Potain! s'exclama-t-il en reconnaissant deux
+camarades.</p>
+
+<p>Et, avant que Fichet, ahuri, pût demander une explication, Lambert,
+son compagnon, qui venait de mettre les chevaux à l'écurie, entra dans
+la salle.</p>
+
+<p>À la vue de l'arrivant, l'aubergiste, ou, pour mieux dire, le
+brigadier Bondu, partit d'un éclat de rire et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Dire que, depuis six mois que le <i>Bon-Repos</i> s'est
+transformé en souricière, les deux premiers qui nous arrivent sont deux
+gendarmes!</p>
+
+<p>Le brigadier avançait la vérité.</p>
+
+<p>Dans l'espérance de mettre la main sur quelques-uns des Chauffeurs
+qui étaient parvenus à se soustraire par la fuite aux griffes de la
+justice, les autorités de Chartres, sur le conseil du lieutenant
+Vasseur, avaient fait de l'auberge une souricière par une fausse vente
+au soi-disant Jupart.</p>
+
+<p>Or, comme pas un chat n'avait mis le pied dans l'établissement, Bondu
+et ses hommes, n'ayant à relever aucun visage suspect, seraient morts
+d'ennui si, dans la cave bien garnie, et l'amoncellement des provisions
+fait par Doublet, ils n'avaient trouvé le moyen de tuer le temps à
+table... et, dame! ils le tuaient consciencieusement.</p>
+
+<p>&mdash;Non, depuis qu'on a empoigné Doublet, pas un gredin de ses
+complices n'a montré son nez ici, appuya Bondu en terminant le récit de
+sa mission à Fichet et à Lambert qui avaient écouté tout en jouant de la
+fourchette et du verre.</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! moi, je n'en jurerais pas! lâcha Lambert entre deux
+bouchées.</p>
+
+<p>&mdash;Tu crois que quelques chenapans sont entrés ici sans que nous
+ne les ayons aperçus à temps? Qu'est-ce qui te fait dire cela, gros
+malin? demanda le brigadier d'un ton froissé.</p>
+
+<p>&mdash;Il en est entré au moins un, insista Lambert.</p>
+
+<p>Et après avoir vidé son verre, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Quand ce ne serait que celui qui, pendant la nuit, est venu
+empoisonner le cheval de Doublet, dont on devait se servir le lendemain
+pour découvrir l'endroit où l'aubergiste transportait ses écus, comme
+l'avait proposé un grand desséché qui se trouvait là.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est vrai, avoua le brigadier.</p>
+
+<p>Puis, en homme loyal, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut même avouer que celui qui a fait le coup était un rude
+finaud qui, mes hommes et moi, nous a joués par-dessous jambe. Aussi, le
+lendemain, le lieutenant Vasseur, qui était furieux, nous a-t-il
+rudement lavé la tête. J'étais dans mon tort, je n'ai pas desserré les
+dents.</p>
+
+<p>Et, en branlant la tête, le brigadier ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;N'empêche que si le lieutenant n'avait pas été tant à la
+tempête, j'aurais pu&mdash;il est vrai que c'eût été de la moutarde
+après dîner&mdash;lui faire part de deux détails que j'avais relevés.
+</p>
+
+<p>&mdash;Quels détails? demanda Lambert curieux.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je dis deux détails, il y a gros à parier que je n'en
+aurais avoué qu'un seul, le second... car le premier m'avait inspiré un
+si étrange soupçon, que le lieutenant m'aurait traité d'idiot si je le
+lui en avais fait part.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible! C'était donc bien extraordinaire?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai eu et j'ai encore la conviction que celui qui a tué le
+cheval devait être un gendarme.</p>
+
+<p>À cet aveu que jusqu'à ce jour Bondu avait gardé au fin fond de
+lui-même, ses quatre auditeurs éclatèrent ensemble d'un rire moqueur.
+</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi! oui, brigadier, vous avez fort bien fait de n'en
+souffler mot au lieutenant. Comme vous l'avez dit, il vous eût cru le
+cerveau pas mal fêlé, ricana Lambert.</p>
+
+<p>Malgré cette plaisanterie, que les autres avaient approuvée d'un
+nouveau rire, le brigadier continua d'un ton convaincu:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'en donnerais ma main à couper, l'homme devait être un
+gendarme. Cette nuit-là, nous avions nos chevaux à l'écurie. Ma monture
+et celle de Potain sont des bêtes rétives et farouches. Si celui qui a
+pénétré dans l'écurie n'avait pas été connu de ces animaux, ils
+n'auraient pas manqué, surpris par cette visite nocturne, de faire un
+vacarme des cinq cents diables qui nous eût réveillés, eussions-nous
+dormi comme des pots. Or, si les chevaux n'ont pas bronché, c'est qu'ils
+connaissaient l'individu... c'est que le particulier a dû les calmer par
+une caresse les deux fois.</p>
+
+<p>&mdash;Comment ça, les deux fois? releva Lambert étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, quand il a fait sortir de l'écurie la rosse de Doublet et
+qu'il l'y a ramenée.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous nous contez là, brigadier. Où allez-vous
+chercher votre sortie et votre rentrée du cheval de Doublet? L'homme
+s'est simplement glissé dans l'écurie et il a empoisonné l'animal...
+C'est simple comme bonjour à deviner. Pourquoi, diable! avoir de
+pareilles imaginations? appuya Lambert.</p>
+
+<p>Mais le brigadier demeura tenace en son dire.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis certain de ce que j'avance, insista-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! certain... au moins vous aurait-il fallu une preuve?
+avança un autre écouteur.</p>
+
+<p>&mdash;Mais justement, je l'ai, cette preuve... Elle est dans le
+second détail dont je vous ai parlé.</p>
+
+<p>&mdash;Que si vous faisiez la plaisance de la dire, nous aurions la
+délectance de l'écouter, proposa Fichet, que le vin de Doublet poussait
+à choisir ses termes.</p>
+
+<p>&mdash;Quand, le lendemain, le lieutenant Vasseur ordonna de
+débarrasser l'écurie du cheval mort, ce fut moi qui me chargeai de ce
+soin. Alors, je remarquai que les flancs de la bête avaient été labourés
+à coups d'éperon... les blessures étaient fraîches.</p>
+
+<p>Il y eut dans l'auditoire, surpris par cette révélation, un moment de
+silence qui fut rompu par cette demande de Fichet, toujours en veine de
+belle élocution:</p>
+
+<p>&mdash;D'où vous conclusionnez, brigadier?</p>
+
+<p>&mdash;Que l'inconnu, avant de tuer le cheval, avait dû l'utiliser
+pour se rendre vers un endroit si éloigné qu'il lui a fallu, afin d'être
+de retour avant la fin de la nuit, surmener sa monture avec l'éperon.
+</p>
+
+<p>&mdash;Quel pouvait être cet endroit? dit Lambert.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doute, avança le conteur.</p>
+
+<p>&mdash;Si vous nous l'insufliez pour notre allégeance? demanda
+Fichet.</p>
+
+<p>&mdash;À coup sûr, notre homme devait être là quand le grand desséché
+a proposé son moyen de retrouver les écus de Doublet en se servant de
+son cheval... Alors, l'inconnu a eu l'idée d'exploiter le moyen pour son
+compte; puis, après son expédition achevée, il a coupé l'herbe sous le
+pied des autres en tuant le cheval.</p>
+
+<p>Tout cela était logique au possible. Aussi l'auditoire peu à peu
+s'était-il laissé convaincre. Un point restait encore à éclaircir.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous croyez que cet inconnu devait être un gendarme?
+demanda Lambert.</p>
+
+<p>&mdash;Par la tranquillité qu'ont gardée, quand il est entré dans
+l'écurie, mon cheval et celui de Potain, deux bêtes, je le répète, qui
+s'effarouchent à tout casser, il est évident que notre personnage leur
+était familier... Donc, c'était un gendarme, conclua le brigadier.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit Lambert, il est alors facile à découvrir! Vous
+n'avez qu'à vous rappeler quels étaient ceux des nôtres qui se
+trouvaient là quand celui que vous appelez le grand efflanqué a proposé
+son idée.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit le brigadier en homme dérouté, c'est là précisément
+où je perds la carte... Au moment en question, en fait de gendarmes, il
+n'y avait avec moi que le lieutenant Vasseur.</p>
+
+<p>Le brigadier achevait sa phrase quand une voix brève, qui sonnait le
+commandement, prononça cet ordre:</p>
+
+<p>&mdash;Fichet, selle mon cheval!</p>
+
+<p>C'était le lieutenant Vasseur qui venait d'entrer dans la salle.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cIII"> </a><a href="#tdm">III</a></h2>
+
+
+<p>Vasseur avait trente ans. C'était un grand et fort beau garçon, bien
+taillé en force, au visage mâle. Au moment de notre récit, dans tout le
+pays qu'il avait délivré des Chauffeurs, il excitait un engouement de
+reconnaissance que bien des c&oelig;urs de femme auraient été heureux de
+lui traduire en un sentiment plus doux.</p>
+
+<p>Pourtant, le beau lieutenant, qui aurait pu se poser si facilement en
+Lovelace, semblait être de glace, car aucune conquête amoureuse n'était
+inscrite à son actif. Les plus empressées à lui faire connaître leurs
+bonnes intentions en avaient été pour leurs avances et leurs regards en
+coulisse.</p>
+
+<p>&mdash;Il est amoureux de la lune, avait-on fini par se dire, pour
+s'expliquer cette indifférence. Faute du possible, on concluait à
+l'impossible.</p>
+
+<p>Il est vrai que ceux qui vivaient auprès de lui auraient pu s'étonner
+de certaines absences que, de temps à autre et depuis six mois, ils lui
+voyaient faire. S'ils ne pointaient pas trop leur curiosité sur ces
+disparitions, qui ne dépassaient jamais sept ou huit heures, c'est
+qu'ils se disaient que le lieutenant, acharné à la poursuite des
+derniers vauriens échappés à sa poigne, s'était lancé sur la piste de
+quelque nouveau gibier à offrir à la justice, chasse à l'homme pour
+laquelle il tenait à avoir, d'abord et tout seul, relevé la trace.</p>
+
+<p>Néanmoins, en même temps que ces absences, il avait été impossible de
+ne pas constater qu'un changement s'était opéré dans le caractère de
+Vasseur. En dehors du service, où il était d'une rigidité extrême, on
+l'avait toujours connu garçon de joyeuse humeur.</p>
+
+<p>Subitement, il était devenu triste.</p>
+
+<p>On avait, à l'origine, attribué cette tristesse au retard mis à le
+récompenser de ses services vraiment exceptionnels. Mais l'épaulette de
+lieutenant lui était arrivée et son front ne s'était pas déridé. Alors,
+à défaut d'une liaison malheureuse, ou d'une déception d'ambition, ou
+d'une maladie, ou d'une cause quelconque connue, qui aurait pu
+l'attrister, ses familiers, et surtout ses soldats, ne sachant à quoi
+attribuer cette mélancolie sombre, avaient fini par faire chorus avec
+ceux qui répétaient:</p>
+
+<p>&mdash;Il est amoureux de la lune.</p>
+
+<p>Jamais, peut-être, Vasseur n'avait montré mine plus abattue que celle
+qu'il avait quand, au retour de l'exécution, il arriva au
+<i>Bon-Repos</i> pour commander à Fichet de lui seller son cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre! il broie du noir, pensa le brigadier Bondu.</p>
+
+<p>&mdash;L'exécution des Chauffeurs ne l'a pas précisément poussé à la
+gaieté, se dit Lambert.</p>
+
+<p>Cependant, Vasseur avait parcouru la salle d'un regard rapide qui
+semblait chercher quelqu'un; puis, s'adressant à Bondu:</p>
+
+<p>&mdash;Brigadier, commanda-t-il, j'attends un homme qui ne va pas
+tarder à venir... un grand maigre, qui répond aux noms de Barnabé ou de
+Fil-à-Beurre... La consigne n'est pas pour lui.</p>
+
+<p>Le malheureux Fil-à-Beurre ne payait pas de mine. Or, comme la
+consigne donnée au brigadier que tout individu à figure suspecte, qui
+pénétrerait dans l'auberge, fût immédiatement ficelé et descendu dans
+une cave pour y attendre l'interrogatoire du lieutenant, il était bon
+que ladite consigne fût levée pour Barnabé.</p>
+
+<p>Comme il allait sortir pour aller au-devant de son cheval, que lui
+amenait Fichet, le lieutenant, après une courte réflexion, se tourna
+vers Lambert:</p>
+
+<p>&mdash;À notre départ de ce soir, j'aurai besoin d'un cheval frais,
+tu iras chez moi chercher Bayard. Que je le trouve m'attendant ici,
+commanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon lieutenant, dit Lambert.</p>
+
+<p>Et, en lui-même, le soldat fit cette réflexion:</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc bien loin et d'un train d'enfer qu'il va aller,
+pour avoir ainsi peur qu'à son retour Rolland soit incapable
+d'entreprendre notre voyage... une rude bête pourtant!</p>
+
+<p>En effet, Rolland, le cheval qu'allait monter le lieutenant, était un
+animal remarquable par sa force et son ardeur. Pour épuiser un pareil
+coursier, il aurait fallu exiger de lui presque l'impossible.</p>
+
+<p>&mdash;Dans trois heures, répéta le lieutenant, lorsqu'il fut en
+selle.</p>
+
+<p>Et il sortit de l'auberge à la plus paisible allure de Rolland, suivi
+des yeux par Lambert, qui se disait:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dans l'idée que tout à l'heure son cheval n'ira plus de
+ce train-là.</p>
+
+<p>Le lieutenant traversa Chartres au pas de sa monture. Quand, la porte
+de la ville franchie, il se vit en rase campagne, c'est-à-dire loin des
+curieux, il assembla ses rênes en murmurant d'une voix émue:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà quinze grands jours que je ne l'ai vue!</p>
+
+<p>Et, enfonçant ses éperons dans les flancs de son cheval, il le lança
+ventre à terre.</p>
+
+<p>Trois heures après, comme il l'avait annoncé, le lieutenant était de
+retour au <i>Bon-Repos</i>.</p>
+
+<p>Couvert d'écume, essoufflé, frémissant de fatigue, Rolland était
+presque fourbu. Ses flancs, qui haletaient douloureusement, étaient
+labourés de coups d'éperon.</p>
+
+<p>&mdash;Là! qu'est-ce que je disais? gronda Lambert en reconduisant le
+cheval à l'écurie.</p>
+
+<p>Au moment où il passait devant le brigadier Bondu, celui-ci, à la vue
+des flancs ensanglantés de la bête, eut un petit tressaut de surprise et
+se dit:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà, précisément, comment était arrangé le cheval de Doublet
+que nous avons trouvé empoisonné dans l'écurie.</p>
+
+<p>Mais si Rolland était en mauvais état, on ne pouvait soutenir que le
+lieutenant, d'où qu'il arrivât, en rapportait la joie. Il était parti
+triste; il reparaissait désespéré. La plus profonde angoisse se lisait
+sur son visage abattu et douloureusement contracté. Cet homme, il n'y
+avait pas à en douter, venait d'éprouver une de ces souffrances
+terribles qui brisent le c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Devant ses soldats, au prix d'un immense effort moral, il retrouva
+son calme.</p>
+
+<p>À peine avait-il mis pied à terre que, près de lui, se fit entendre
+une voix qui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Me voici, mon lieutenant. Exact au rendez-vous.</p>
+
+<p>C'était Fil-à-Beurre qui, après les six mois écoulés depuis sa
+dernière entrevue avec Vasseur, arrivait encore un peu plus maigre... un
+vrai squelette.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu consens toujours à venir avec moi, mon garçon?
+demanda le lieutenant.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre poussa un gros soupir et, d'un ton navré:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tant besoin de distractions, lâcha-t-il.</p>
+
+<p>Soupir et voix firent que Vasseur le regarda plus attentivement au
+visage.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! dit-il, quel chagrin t'est-il survenu, Barnabé? tu es
+pâle comme un mort et il me semble que la fièvre te secoue!</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre parut chercher sa réponse.</p>
+
+<p>&mdash;La fièvre, non, dit-il enfin, mais l'émotion. Vous m'aviez
+ordonné de venir vous trouver après l'exécution des Chauffeurs. Alors,
+pour tuer le temps et afin d'être bien fixé sur le moment voulu, la
+fichue idée m'est venue d'aller là-bas, sur la place publique... et,
+dame! vingt-trois à la file! quand on n'est pas habitué à ce genre de
+spectacle, ça n'est pas sans vous secouer.</p>
+
+<p>C'était là une raison trop plausible pour que Vasseur ne l'acceptât
+pas. Il entama donc un autre sujet en demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Tu persistes toujours à refuser le cheval que je t'offre?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis si maigre, lieutenant! Avec mes os, qui me percent la
+peau, j'aurais peur d'être cloué en selle par le coccyx.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu finiras par tomber de fatigue.</p>
+
+<p>&mdash;En ce cas, je prierai un de vos hommes de prendre mes souliers
+en croupe... ça me soulagera.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, puisque tu le veux! consentit le lieutenant qui
+s'était pris de sympathie pour cet être disgracieux qu'il devinait
+habile, courageux et foncièrement honnête.</p>
+
+<p>Alors, se retournant vers Lambert et Fichet, qui se tenaient à
+quelques pas avec les chevaux en main:</p>
+
+<p>&mdash;En selle! commanda-t-il.</p>
+
+<p>Monté sur Bayard, son cheval frais, le lieutenant, suivi de ses deux
+hommes et précédé par Fil-à-Beurre jouant de ses longues jambes, quitta
+le <i>Bon-Repos</i> à la nuit tombante.</p>
+
+<p>Une heure après, en pleine obscurité, sur la route, Fichet fit
+entendre ces mots:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, lieutenant...</p>
+
+<p>&mdash;Hein! fit sévèrement Vasseur, as-tu oublié que, depuis notre
+départ, je ne suis plus que le citoyen Rameau, gros commerçant en
+grains, voyageant avec ses garçons fariniers?</p>
+
+<p>Et, après cette leçon, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;À présent, lâche ce que tu avais à dire.</p>
+
+<p>&mdash;Que, sans sortir de l'obédience, pourrait-on avoir la
+souplesse de demander ous'que nous allerions? demanda Fichet.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens-tu bien à le savoir?</p>
+
+<p>&mdash;J'en aurais l'intendance.</p>
+
+<p>Sans doute que le lieutenant était au courant du langage de Fichet,
+car, sans relever le mot, il répondit d'une voix qui vibrait de haine:
+</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon brave, nous allons chercher la tête du Beau
+François.</p>
+
+<p>Savoir qu'on allait chercher la tête du Beau François, c'était déjà
+bien; mais la curiosité de Fichet n'était qu'à demi satisfaite, car il
+reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Et, subséquemment à la conséquence, pouveriez-vous m'octroyer
+la licence que je saverais ous qu'il est le Beau François?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit le lieutenant, tu m'en demandes trop, vieux
+Fichet. Autant que je puis croire, notre homme doit se trouver en
+Sarthe, en Mayenne ou en Maine-et-Loire, c'est-à-dire du Mans à La
+Flèche ou de Laval à Angers et Saumur. Tu vois que nous avons devant
+nous un bon bout de promenade.</p>
+
+<p>&mdash;Une promenade plantée de coups de fusil! grommela Lambert
+après avoir entendu cet itinéraire qui leur donnait à traverser tout le
+pays que venait de désoler la terrible guerre des chouans.</p>
+
+<p>Fichet, on l'a vu, n'était pas une de ces intelligences auxquelles on
+confie la destinée des empires; mais c'était un intrépide soldat, allant
+droit au danger sans barguigner, sabreur de première force, grand
+amateur de plaies et de bosses.</p>
+
+<p>À la réflexion de son camarade, il débita gravement:</p>
+
+<p>&mdash;Que les coups de fusil, c'est la santé des gendarmes.</p>
+
+<p>&mdash;Mazette! alors nous allons nous porter comme des charmes dans
+le satané pays où nous conduit le chef... s'il est vrai que les coups de
+fusil soient la santé du gendarme, riposta moqueusement Lambert.</p>
+
+<p>En effet, pendant six années consécutives, les pays cités par Vasseur
+avaient été le théâtre de cette lutte sanglante qu'on a appelée: «Une
+guerre de géants», guerre sans pitié ni merci des chouans et des
+Vendéens contre les troupes de la République, et qui, depuis quelques
+mois seulement, avaient pris fin sous les derniers coups du général
+Brune.</p>
+
+<p>Mais, derrière les vrais chouans pacifiés, qui étaient rentrés dans
+leurs foyers, le pays était resté la proie de bandes armées, nombreux
+ramassis de vauriens qui, se donnant toujours pour chouans, pillaient
+les campagnes, arrêtaient les diligences, incendiaient les villages.
+</p>
+
+<p>Des renseignements guidaient-ils Vasseur? Était-ce plutôt qu'un
+pressentiment lui disait que le Beau François, après sa bande détruite,
+avait dû aller continuer ses exploits chez les faux chouans? Toujours
+est-il que le soldat intrépide avait résolu d'aller chercher son bandit
+au milieu même des hordes formidables qui le protégeaient.</p>
+
+<p>Précédant de quelques pas le cheval du lieutenant, Fil-à-Beurre avait
+entendu Vasseur détaillant à Fichet la marche à suivre. Aussitôt, se
+portant de côté, il s'était laissé dépasser par le cheval et quand il
+fut au côté du cavalier, il demanda, en observant la consigne:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, citoyen Rameau, nous irons jusqu'à Saumur?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Barnabé; et, le fallût-il pour retrouver mon coquin, nous
+redescendrons la rive gauche de la Loire jusqu'à Champtoceaux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit Barnabé avec une intonation joyeuse qui surprit
+Vasseur.</p>
+
+<p>Puis, après une courte hésitation, et d'une voix qu'il s'efforçait
+vainement de rendre indifférente, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Alors nous passerons par Saint-Florent-le-Vieil?</p>
+
+<p>La main du lieutenant s'abattit aussitôt sur l'épaule du squelette
+ambulant, qu'elle serra entre ces doigts crispés et, en même temps,
+Vasseur articula ces paroles pleines de soupçon.</p>
+
+<p>&mdash;Malpeste! sais-tu, Barnabé, que tu m'as l'air de connaître ce
+pays-là?</p>
+
+<p>&mdash;Sur mon honneur! je vous jure que je n'y ai jamais mis les
+pieds, affirma Fil-à-Beurre, d'un ton de la sincérité duquel il n'y
+avait pas à douter.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, comment se fait-il que tu connaisses, entre Saumur et
+Champtoceaux, ce village que tu appelles Saint-Florent-le-V...</p>
+
+<p>Au lieu d'achever le mot, Vasseur s'arrêta une seconde, puis,
+brusquement, en homme surpris par un souvenir:</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>Il venait de se rappeler le billet trouvé dans la doublure de la
+veste que le Beau-François avait abandonnée en sa fuite, ce billet de
+l'écriture de Doublet et que ce dernier, quand il pouvait sauver sa
+tête, avait refusé de lui expliquer.</p>
+
+<p>Parmi les notes énigmatiques, ne se trouvait-il pas cette mention:
+<i>S. F. le Vieil</i>? L'abréviation ne désignerait-elle pas le village
+de Saint-Florent-le-Vieil?</p>
+
+<p>Et, persuadé qu'il avait deviné juste, Vasseur, sans penser qu'il
+réfléchissait tout haut, se demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle anguille sous roche nous attend dans ce village?</p>
+
+<p>Ensuite, comme si la suite pouvait l'éclairer, il se répéta de
+mémoire les mots suivants de l'écrit:</p>
+
+<p>&mdash;S. F. le Vieil.&mdash;La saute.&mdash;Doublet.&mdash;Le
+Marcassin.&mdash;Sans sabots on...</p>
+
+<p>Nous l'avons dit, Vasseur, sans s'en douter, réfléchissait à mi-voix.
+Fil-à-Beurre, qui marchait à sa botte, n'en avait pas perdu un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! lâcha-t-il soudainement.</p>
+
+<p>Cet éclat de voix interrompit les réflexions du lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu, garçon? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez de prononcer Marcassin... Je ne sais pas si c'est
+le mien, mais, moi aussi, je connais un Marcassin... Au fond, je ne le
+connais que pour l'avoir vu et entendu une fois, sans que, lui, il ait
+seulement aperçu le bout de mon nez; car je me tenais tapi, bien
+immobile dans ma cache... Ah! oui, Marcassin! en voilà un qui est bien
+nommé! Tout en poil gris et rude, cet homme; trapu, râblé, l'air féroce,
+des mains énormes et velues! Un terrible athlète, je vous en réponds...
+Il doit rudement en découdre.</p>
+
+<p>Vasseur avait laissé parler le squelette.</p>
+
+<p>&mdash;Où donc as-tu rencontré ce Marcassin? demanda-t-il quand
+Barnabé se tut.</p>
+
+<p>Sans doute que Fil-à-Beurre s'était imprudemment laissé allé à ses
+souvenirs, car, à la question, il eut l'hésitation de celui qui
+s'aperçoit trop tard de sa faute. Il fit cette réponse vague:</p>
+
+<p>&mdash;Dans les environs d'Orléans.</p>
+
+<p>&mdash;Précise l'endroit, appuya Vasseur.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre garda le silence.</p>
+
+<p>&mdash;J'attends, dit le lieutenant d'une voix qui se montait.</p>
+
+<p>Le squelette prit tout à coup son parti et d'un ton plein de
+repentir:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, dit-il, j'aime mieux vous avouer que j'ai à me faire un
+reproche à votre égard.</p>
+
+<p>&mdash;Lequel, Barnabé? demanda Vasseur, désarmé par l'accent ému du
+jeune homme.</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais dû vous avouer un gros secret qui m'étouffe depuis
+tantôt... vous savez, quand je suis revenu de l'exécution?</p>
+
+<p>&mdash;Lorsque tu étais si bouleversé d'avoir vu tomber vingt-trois
+têtes?</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! après tout, c'étaient de si cruels coquins, qui avaient
+tant commis d'atrocités, que je les ai vus mourir sans grande pitié...
+</p>
+
+<p>Le squelette s'interrompit pour pousser un gros soupir, puis, tout
+frémissant, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Sauf un pourtant!</p>
+
+<p>&mdash;Quel était ce condamné?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous conterai cela à la couchée.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, mon garçon, tu dois comprendre que je ne me soucie pas
+d'être vu en plein jour sur la grand'route. Jusqu'à la bonne moitié du
+voyage, mon intention est de chevaucher la nuit et, durant le jour, de
+rester coi en quelque gîte sûr. Si donc, comme tu le dis, ton secret
+t'étouffe, tu vas le garder sur la conscience jusqu'au point du jour,
+moment de notre couchée... Mieux vaudrait te soulager tout de suite.
+</p>
+
+<p>Et Vasseur, d'une voix rieuse, insista en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Allons! lâche ton secret.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit Barnabé, c'est que ce secret n'est pas le mien.
+D'autres oreilles que les vôtres ne peuvent l'écouter.</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis cela pour Lambert et Fichet?</p>
+
+<p>&mdash;Précisément.</p>
+
+<p>La curiosité talonnait trop le lieutenant pour qu'il ne lui sacrifiât
+pas ses hommes. Il se retourna en selle et commanda:</p>
+
+<p>&mdash;Fichet, à cent pas en avant, pour éclairer la route. Toi,
+Lambert, même distance en arrière pour t'assurer si nous ne sommes pas
+suivis.</p>
+
+<p>Et quand ils furent seuls:</p>
+
+<p>&mdash;Là! fit Vasseur, à présent tu peux parler.</p>
+
+<p>&mdash;Le jour où vous m'avez engagé pour vous suivre, vous
+rappelez-vous qu'après vous avoir demandé à quelle date il faudrait
+partir, je me suis réjoui en apprenant que j'avais tout le temps devant
+moi pour faire mes adieux?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et il me souvient que, comme je te plaisantais en
+supposant que ces adieux s'adresseraient à tes amours, tu m'as parlé
+d'un être bon, doux, auquel tu avais voué le dévouement... du chien pour
+celui qui lui a donné la pâtée, alors qu'il crevait de faim... Ce sont
+là tes expressions.</p>
+
+<p>Il y eut un accent indicible de reconnaissance dans la voix de
+Fil-à-Beurre quand il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est ainsi que je suis dévoué à ma bonne Gervaise.</p>
+
+<p>À ce nom, une convulsion violente fit frissonner le lieutenant des
+pieds à la tête. Et tant était grande son émotion qu'il lui fallut se
+retenir au pommeau de la selle pour ne pas tomber de cheval lorsqu'il
+entendit le squelette ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Gervaise qui, il y a deux jours encore habitait le village de
+Mégin.</p>
+
+<p>Dans l'ombre de la nuit, Fil-à-Beurre n'avait pu s'apercevoir de la
+pâleur livide du lieutenant ni de la violente émotion produite par le
+nom de Gervaise.</p>
+
+<p>Sans se douter de rien, il commença son récit:</p>
+
+<p>&mdash;Comme je vous l'ai dit, j'ai toujours demandé mon pain de
+chaque jour un peu à tous les métiers. Cette fois-là, j'avais eu la main
+heureuse. Ma maigreur avait été exploitée dans une baraque de
+saltimbanques. De foire en foire, on m'avait exhibé à l'admiration des
+populations en me donnant pour un malheureux marin, resté seul sur un
+radeau en pleine mer, pendant quarante-six jours, sans autre nourriture
+que ses larmes. Par malheur, arriva l'hiver qui interrompit les fêtes
+foraines. Plus de recettes. Le patron aurait bien voulu me garder
+jusqu'au retour du printemps. Mais pour me garder, il eût fallu me
+nourrir. Alors j'aurais engraissé... et j'aurais perdu de ma valeur.
+</p>
+
+<p>&mdash;Va crever de faim jusqu'au printemps, me dit-il; tu auras
+ainsi conservé ton prix et je te reprendrai.</p>
+
+<p>Et il me congédia après m'avoir réglé mon compte. Des plus maigres!
+Trois écus! Il y ajouta une bonne grosse veste de ratine qui lui était
+devenue trop courte et qui arriva, pour moi, comme marée en carême, vu
+qu'elle était chaude et, ce jour-là, il faisait grand froid.</p>
+
+<p>Il était environ dix heures du soir; car c'était après avoir eu la
+prévenance de me garnir d'un solide souper que le patron m'avait
+congédié. J'aurais pu coucher là, mais je me souvins que, le lendemain,
+c'était grand marché à Chartres. Peut-être y trouverais-je à m'employer.
+Quinze lieues me séparaient de la ville, mais c'était un jeu pour mes
+longues jambes et la nuit, dont les étoiles scintillaient de froid,
+était des plus claires.</p>
+
+<p>Je marchais bon pas, tout chaudement heureux sous ma veste de
+ratine... Et trois écus en poche!... Le premier consul n'était pas mon
+cousin!</p>
+
+<p>Je venais de dépasser un village dont, à mon passage, l'horloge avait
+tinté minuit et j'allais longer une meule de foin quand, soudainement,
+je vis se dresser devant moi un colosse qui, par cette température
+glaciale, était en manches de chemise.</p>
+
+<p>&mdash;Donne-moi ta veste, m'ordonna-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dans de pareilles occasions, je ne suis pas causeur et,
+grâce à mes jambes, j'ai bien mis vite une distance entre moi et l'autre
+que je laisse attendant toujours une réponse. Quant à résister, j'en
+aurais eu l'envie qu'elle me serait aussitôt passée, rien qu'à la vue de
+la solide carrure de mon emprunteur de veste.</p>
+
+<p>Sans doute qu'il devina mon projet de lui brûler la politesse en
+détalant, car, sans autre phrase, il m'asséna sur la tête un coup d'un
+gourdin énorme, qui me renversa sans connaissance.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre fut interrompu dans son récit par le lieutenant, qui
+demanda vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne saurais reconnaître cet homme?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que si! que si! Je n'ai vu mon gaillard qu'une
+demi-minute, mais ça m'a suffi pour le reluquer... Que jamais je le
+rencontre et je jure bien qu'il me rendra compte du coup de gourdin
+qu'il m'a administré, de ma veste qu'il m'a volée ainsi que mes pauvres
+trois écus qui étaient dans ma poche... Que je le trouve face à face, si
+je ne lui bondis pas sur le casaquin, c'est que, ce jour-là, j'aurai un
+ventre qui traînera par terre.</p>
+
+<p>Malgré tous ses efforts pour la contraindre, une impatiente curiosité
+se trahissait dans la voix de Vasseur, quand il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Barnabé, je ne vois pas encore apparaître dans ton récit
+cette personne que tu appelles Gervaise?</p>
+
+<p>&mdash;Attendez donc, attendez donc... Quand je revins à moi, j'étais
+étendu sur des bottes de paille et j'avais la tête entourée de bandes de
+linge qui m'aveuglaient. À ce moment, une douce petite voix disait:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, ma bonne Annette, nous ne pouvons pourtant pas mettre
+dehors ce pauvre garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! bah! répondit l'organe grognon de celle qui venait d'être
+nommée Annette, quand ils ne tuent point, les coups à la tête ne sont
+pas dangereux. Après qu'il aura dormi jusqu'à ce soir, notre grand
+diable, avec une bonne soupe dans le ventre, s'en ira trottant comme un
+cerf.</p>
+
+<p>&mdash;Non, il faut le garder quelques jours. Il a besoin de se
+remettre. Regarde donc comme il est délabré, insista la voix jeune et
+douce.</p>
+
+<p>À ces derniers mots, Annette répliqua en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! si, pour le renvoyer, vous attendez qu'il se soit
+remplumé, il sera encore ici au jugement dernier.</p>
+
+<p>&mdash;Rien que deux jours.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais si votre père arrivait? Vous savez combien de fois
+il m'a sévèrement recommandé de ne jamais laisser pénétrer personne dans
+la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Papa est parti il y a huit jours, et il s'écoule un mois entre
+chacune de ses visites.</p>
+
+<p>Après son excuse donnée, la petite voix revint à l'assaut en disant:
+</p>
+
+<p>&mdash;C'est convenu, n'est-ce pas; nous garderons deux jours notre
+blessé?</p>
+
+<p>&mdash;Gervaise! Gervaise! vous me faites commettre une imprudence,
+prononça Annette d'un ton qui cédait.</p>
+
+<p>Il y eut un petit cri joyeux de Gervaise triomphante; puis, vivement,
+elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Renouvelle-lui son pansement. Moi, je descends pour surveiller
+la soupe qui lui rendra ses forces.</p>
+
+<p>Et je l'entendis qui s'éloignait.</p>
+
+<p>Alors je crus bon de donner signe de vie. Comme Annette avait fini de
+me retirer la bande de toile, je poussai un soupir et j'ouvris les yeux.
+</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! fit-elle, voilà donc que vous revenez à vous, mon beau
+merle?... Pardieu, je puis me vanter d'avoir fait ce matin une jolie
+trouvaille.</p>
+
+<p>C'était une brave et digne femme, cette Annette, malgré son air
+bourru. Elle m'apprit qu'au point du du jour, en allant chercher son
+beurre et son lait à une ferme un peu distante du village, elle m'avait
+trouvé étendu raide, dépouillé, à demi gelé, la tête ensanglantée. Par
+bonheur, le froid, en saisissant ma plaie, avait empêché la perte de
+sang. Aussitôt, elle était venue pour donner la nouvelle à Gervaise, et
+les deux femmes, dans leur premier élan de pitié, m'avaient, en
+réunissant leurs efforts, emporté dans la maison qui les abritait.</p>
+
+<p>Après avoir achevé de me panser, elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'étais d'avis de vous renvoyer tout de suite; mais on a
+obtenu de ma faiblesse que vous resteriez ici deux jours à vous reposer
+et à vous rabibocher un peu le torse. Vous allez commencer par m'avaler
+une soupe. Attendez, je reviens.</p>
+
+<p>Trois minutes après, elle reparut avec une énorme écuelle de soupe
+fumante.</p>
+
+<p>&mdash;On ne perd pas son temps à vous nourrir! dit-elle en riant,
+après avoir constaté la voracité avec laquelle j'avais engouffré la
+soupe.</p>
+
+<p>Puis, comme je la remerciais, elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Le meilleur moyen, mon garçon, de me prouver votre
+reconnaissance, c'est de rester bien tranquillement enfermé dans ce
+commun à fourrages, sans vous montrer, sans sortir.</p>
+
+<p>Ensuite, avec une intonation qui pesait sur les mots pour bien
+appeler mon attention, elle articula lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent que ça ne se
+présentera pas; mais si, par hasard, quelqu'un arrivait dans la maison,
+ne bougez pas plus qu'une souche, car vous feriez avoir bien de la peine
+à deux pauvres femmes qui ont eu pitié de vous.</p>
+
+<p>Là-dessus, elle partit après avoir ajouté:</p>
+
+<p>&mdash;Faites un bon somme, ça vous tuera le temps jusqu'à l'heure de
+vous regarnir la panse.</p>
+
+<p>J'avais l'estomac plein. J'étais mollement étendu dans un creux de
+bottes de paille qui me tenaient chaud; j'obéis au conseil d'Annette en
+m'endormant profondément.</p>
+
+<p>Quand je me réveillai, la nuit était venue et l'obscurité régnait
+dans mon réduit.</p>
+
+<p>Seulement, au milieu de l'ombre, se détachait devant moi une raie
+lumineuse dont je m'expliquai bien vite la cause. La chambre voisine
+était éclairée et, par une lézarde de la cloison en pisé, filtrait la
+lueur que je voyais. La curiosité me poussa à connaître cette Gervaise
+dont j'avais seulement entendu la voix. Bien doucement, je m'approchai
+de la fente et j'y appliquai un &oelig;il.</p>
+
+<p>Ah! la belle et ravissante jeune fille que j'aperçus! Un ange à
+adorer à genoux!</p>
+
+<p>Elle était en train de filer devant une vaste cheminée où, pendue à
+la crémaillère, chantait une marmite dont, en ce moment, Annette remuait
+le contenu avec une cuillère en bois.</p>
+
+<p>&mdash;Ça embaume! disait la vieille servante. Je crois, Gervaise,
+que votre protégé s'en lèchera les babines jusqu'aux oreilles! Ah! si
+vous l'aviez vu, ce matin, absorber sa soupe! Ce n'est pas un homme,
+c'est un puits!</p>
+
+<p>Tout à coup, le roulement d'une voiture se fit entendre au loin. À ce
+bruit, les deux femmes se relevèrent effarées.</p>
+
+<p>&mdash;C'est votre père!... Pourvu qu'il ne découvre pas cette grande
+asperge de malheur! bégaya Annette avec terreur.</p>
+
+<p>Sans être grand clerc, je devinai que la grande asperge c'était moi.
+</p>
+
+<p>Le roulement de la voiture, qui s'était rapidement rapproché, cessa
+devant la porte.</p>
+
+<p>Sans doute que les deux femmes, afin d'éviter une surprise, avaient
+la consigne de n'ouvrir à aucun bruit du dehors, car elles restèrent
+immobiles, attendant que celui qui arrivait eût ouvert, du dehors, avec
+une clef dont il était porteur.</p>
+
+<p>Alors entra un homme dont la figure, à la vue de Gervaise, s'éclaira
+de la plus pure joie. La jeune fille se jeta dans ses bras et, pendant
+deux grosses minutes, il l'embrassa avec de petits frémissements de
+bonheur... Ah! il aimait rudement sa fille, ce bonhomme-là!</p>
+
+<p>Quand Fil-à-Beurre avait prononcé ses derniers mots, sa voix s'était
+si douloureusement altérée, que Vasseur lui demanda aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu donc, Barnabé?</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je compare toujours cette scène, toute pleine de
+tendresse, avec celle où, pour la seconde fois, j'ai revu cet homme.
+</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu l'as revu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, aujourd'hui même, quand je suis allé à l'exécution.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as rencontré dans la foule?</p>
+
+<p>&mdash;Non! fit le squelette d'un ton navré.</p>
+
+<p>&mdash;Où donc alors?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai revu sur l'échafaud, se débattant sous la main du
+bourreau, alors que, le dernier de tous, il allait être exécuté.</p>
+
+<p>Vasseur eut sans doute besoin de veiller sur son intonation, car il
+prit un temps avant de lâcher un «Ah! vraiment!» dont l'accent de
+surprise, malgré son effort, sonna des plus faux.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre avait continué:</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Quand tous les autres étaient morts avec une intrépidité
+farouche, lui résista, criant, pleurant, prononçant des paroles
+désespérées, une sorte d'appel qui demandait la vie.</p>
+
+<p>Et, après une hésitation:</p>
+
+<p>&mdash;Je crois même, reprit le squelette, qu'il prononçait votre
+nom.</p>
+
+<p>&mdash;Mon nom? répéta le lieutenant qui, comme précédemment,
+simulait l'étonnement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il parlait de sa vie sauve promise par vous s'il
+avouait... C'est là, du moins, ce que j'ai cru comprendre, car sa voix
+était en partie couverte par les cris de la foule qui, furieuse de sa
+lâcheté, hurlait: Mort à Doublet!</p>
+
+<p>&mdash;C'était donc l'aubergiste de Chartres?</p>
+
+<p>&mdash;Lui-même.</p>
+
+<p>Pendant cinq minutes, les deux hommes cheminèrent en silence.
+Était-ce que chacun d'eux avait besoin de se remettre de son émotion?
+S'il en était ainsi du lieutenant, son compagnon n'aurait pu s'en
+douter, car Vasseur reprit d'une voix sèche et railleuse:</p>
+
+<p>&mdash;Alors ta Gervaise était donc la fille d'un des principaux
+Chauffeurs?... Qui sait même si elle ne faisait pas partie de la bande?
+</p>
+
+<p>&mdash;Oh! lieutenant, ne dites pas cela, s'écria Fil-à-Beurre avec
+un sanglot douloureux.</p>
+
+<p>&mdash;Qui me prouvera le contraire?</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez la fin de mon récit, je vous en prie.</p>
+
+<p>&mdash;Soit! je le veux bien, dit Vasseur trop vivement pour qu'un
+autre, plus observateur ou moins ému que le squelette, n'eût pas deviné
+que ce n'était point par unique complaisance que le lieutenant allait
+prêter l'oreille.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Le père s'arrêta d'embrasser sa fille en entendant dire par
+Annette, qui s'apprêtait à sortir:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais mettre le cheval à l'écurie, n'est-ce pas, notre
+maître?</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, fit-il vivement, je ne coucherai pas au logis ce
+soir. Je passais à deux lieues d'ici. Je n'ai pu résister au désir de
+venir embrasser Gervaise. Le temps de manger un morceau et je repars.
+Veille plutôt sur la marmite, ma brave Annette.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, je vais mettre le couvert, dit Gervaise.</p>
+
+<p>Tout en s'occupant de cette tâche, la jeune fille causait avec son
+père, qui se chauffait, assis devant la cheminée. Par la crevasse de la
+muraille, ses paroles m'arrivaient bien distinctes.</p>
+
+<p>&mdash;Quand donc, disait-elle, aurai-je un père qui ne sera plus
+toujours par monts et par vaux?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! dame! fillette, c'est mon commerce qui veut cela. Les
+chevaux que je vends à la République, pour ses armées, ne sont pas tous
+parqués dans une lieue carrée. Il me faut aller les acheter à droite, à
+gauche, à l'autre bout de la France, au diable.</p>
+
+<p>Puis en se frottant les mains:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, sois tranquille, mignonne, aux grandes fatigues les gros
+profits. Avant peu, mon sac sera assez rond pour que je me repose. Alors
+nous irons nous établir dans un autre pays.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne resterions-nous pas dans celui-ci?</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! lâcha le père, qui me sembla un peu troublé par la
+question. D'abord, il y a plus beau pays que le Beauce; et puis,
+ailleurs, nous n'aurons rien à craindre de ces bandes de gredins qui
+pillent la contrée. Quand je suis en route je ne vis pas, tant j'ai peur
+que les misérables ne s'attaquent à cette maison.</p>
+
+<p>Alors s'adressant à Annette:</p>
+
+<p>&mdash;Aussi, ma vieille, défense absolue d'ouvrir à tout vagabond
+qui viendrait te demander l'hospitalité d'une nuit. C'est la manière
+dont les espions des misérables procèdent pour étudier les lieux avant
+de les piller.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! n'ayez pas peur, notre maître. Aucun d'eux n'est entré et
+n'entrera ici, répliqua la servante.</p>
+
+<p>Et, pour détourner la conversation de ce sujet, elle s'empressa de
+décrocher la marmite en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Là! c'est prêt. Vite à table.</p>
+
+<p>Le père quitta le devant de l'âtre en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Bon! Pendant que tu empliras les assiettes, je vais aller
+chercher une botte de foin pour mon cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Restez donc. J'irai tout à l'heure, proposa Annette, prise de
+peur à la pensée que, si je dormais, il allait me découvrir.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit-il, fais les portions. Je serai revenu avant que
+tu aies fini.</p>
+
+<p>Je l'entendis qui arrivait par le couloir séparant la maison en deux.
+</p>
+
+<p>En une seconde je fus enseveli sous dix bottes promptement rejetées
+sur moi. Je me tins plus immobile qu'un mort, retenant ma respiration.
+</p>
+
+<p>Annette avait eu tort de s'alarmer, car le danger... si danger il y
+avait... était des plus minimes, puisque le père venait sans avoir pris
+de lumière.</p>
+
+<p>Bientôt il entra. En pleine obscurité, il n'avait qu'à étendre la
+main pour prendre une botte à tâtons, puis à s'en aller.</p>
+
+<p>Au lieu de cela, il demeura immobile dans un coin, où je me rappelais
+avoir vu, dans la journée, un tonneau d'avoine. En même temps qu'il
+poussait un «hem!» étouffé, qui trahissait un effort de sa part, je crus
+ouïr un roulement sourd. Ensuite résonna, bien faiblement pourtant,
+comme un bruit de monnaie; puis un autre «hem!» et un nouveau roulement,
+auquel succéda un frôlement de souliers sur le sol, comme si le père
+s'occupait à faire disparaître une trace. Après quoi, il prit la botte
+de fourrage la plus proche et s'en alla.</p>
+
+<p>Tout cela n'avait pas duré la dixième partie du temps que j'ai mis à
+vous le conter.</p>
+
+<p>Sitôt qu'il avait été parti, j'avais replacé l'&oelig;il à la lézarde
+de la cloison. Je le vis reparaître et se mettre à table en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ma botte est dans la voiture. C'est un en-cas. Il m'arrive
+souvent d'être obligé de m'arrêter, la nuit, dans de si pauvres endroits
+que mon cheval se voit devant un râtelier vide.</p>
+
+<p>Pour moi, la botte de fourrage n'était qu'un prétexte dont il s'était
+servi afin de venir se livrer à la mystérieuse occupation que j'avais
+entendue.</p>
+
+<p>Une demi-heure plus tard, il partit après avoir soupé.</p>
+
+<p>Quand Annette m'apporta ma part du repas, elle me trouva étendu tout
+de mon long.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous avez toujours dormi? me demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le bruit de vos pas qui vient de m'éveiller.</p>
+
+<p>Je vis ses lèvres se remuer. À coup sûr, elle se réjouissait du
+danger évité, heureuse chance qu'elle devait attribuer à ce que le
+maître n'avait pas pris de lumière.</p>
+
+<p>Je dormis toute la nuit, mais la curiosité me fit ouvrir l'&oelig;il
+au point du jour.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-il venu faire? me demandais-je, debout devant le
+tonneau d'avoine, examinant sur le sol des traces, imparfaitement
+effacées, qui prouvaient qu'on l'avait déplacé.</p>
+
+<p>À mon tour, je changeai le tonneau de place.</p>
+
+<p>À l'endroit qu'il recouvrait m'apparut, enfoui dans la terre,
+l'orifice d'un de ces énormes pots de grès dont il est fait usage pour
+conserver les salaisons.</p>
+
+<p>Et ce monstrueux pot était à peu près plein de beaux louis d'or.</p>
+
+<p>Le père de Gervaise avait grandement raison quand il avait dit à sa
+fille que son sac commençait à s'arrondir, car il y avait dans ce pot
+une bien grosse somme. Elle était fort simple, sa cachette, et même si
+facile à trouver, qu'elle était introuvable. On aurait bouleversé la
+maison sans avoir l'idée de changer de place ce tonneau d'avoine.</p>
+
+<p>Je le replaçai sur le pot d'or et tout fut dit.</p>
+
+<p>Deux jours après, mon crâne était guéri et je me sentais valide.
+Gervaise me congédia avec une bonne grosse miche de pain et une gentille
+pièce de quinze sols.</p>
+
+<p>Quand j'arrivai à Chartres, où je n'avais pas mis le pied depuis six
+mois, les habitants, tout joyeux, n'y parlaient que de vous, mon
+lieutenant. Vous veniez de vous attaquer aux Chauffeurs dont une bonne
+partie était sous les verrous. Le reste allait suivre. Enfin, le pays
+était à la veille d'être délivré des brigands dont la frayeur générale
+avait assuré trop longtemps l'impunité.</p>
+
+<p>Aussitôt l'envie me vint d'aller bien vite porter ces bonnes
+nouvelles à Gervaise et Annette, que la crainte tenait, pour ainsi dire,
+prisonnières en leur maisonnette. Je repris donc à la hâte la route du
+village de Mégin.</p>
+
+<p>Que vous dirai-je? Un minime emploi que je trouvai dans une ferme de
+Mégin me permit de rester dans le voisinage des deux femmes, auxquelles
+je rendais tous les petits services en mon pouvoir. Ah! les bonnes
+heures que j'ai passées près de Gervaise, qui, le soir, avait entrepris
+de m'apprendre à lire!</p>
+
+<p>Deux mois s'écoulèrent ainsi. Alors, Gervaise devint inquiète. Les
+plus longues absences de son père n'avaient jamais duré plus de quatre
+semaines. Pas de nouvelles! Qu'était-il devenu?</p>
+
+<p>Une quinzaine se passa encore, et Gervaise ne vécut plus que dans
+l'angoisse.</p>
+
+<p>Quand le père était parti, il tenait la direction d'Orléans. Il
+s'agissait de retrouver sa piste. Je partis donc pour Orléans où je
+m'inquiétai dans toutes les auberges du citoyen Grangé, le gros
+maquignon, voyageant dans sa carriole attelée d'un cheval blanc.</p>
+
+<p>À ma grande surprise, partout, dans Orléans où, suivant Gervaise, son
+père avait dû aller maintes et maintes fois, le maquignon Grangé était
+inconnu.</p>
+
+<p>Après Orléans, je visitai Chateldun, dont le père avait souvent aussi
+parlé à sa fille. Même résultat. Jamais un hôtelier n'avait reçu de
+citoyen Grangé.</p>
+
+<p>Je continuai ma tournée par Chartres où je repris ma recherche
+d'auberge en auberge. Ce fut ainsi que je me présentai au
+<i>Bon-Repos</i>, le jour où vous vous y trouviez. L'aubergiste Doublet
+était arrêté depuis six semaines et, pour la vingtième fois, on
+fouillait sa maison à la recherche de la cachette où ce gueux, qui était
+le principal recéleur et le banquier de la bande d'Orgères, pouvait
+avoir renfermé ses écus. À ce moment, les chercheurs, en se rappelant
+que Doublet, chaque mois, faisait une absence de quelques jours, étaient
+d'avis que l'aubergiste devait aller à Paris porter son argent. L'idée
+me vint que ce pouvait être moins loin et que, peut-être, était-ce dans
+les environs de Chartres. Ce fut pourquoi je donnai le conseil de s'en
+rapporter à l'instinct du cheval en le laissant marcher bride sur cou...
+Le lendemain, l'animal était mort!... C'était aussi un cheval blanc,
+comme celui du maquignon Grangé... Hélas! pouvais-je me douter que
+Doublet et Grangé n'étaient qu'un même individu?</p>
+
+<p>C'est alors que vous m'avez proposé d'être de l'expédition qui vient
+de nous mettre en route. Je ne devais pas être toujours à la charge des
+deux femmes. J'acceptai donc d'autant plus volontiers que ce jour de
+l'exécution, que vous me fixiez pour le départ, était, vu les lenteurs
+du procès, à une longue date. J'avais l'espoir qu'à cette époque le père
+de Gervaise serait de retour.</p>
+
+<p>Je retournai donc près de la jeune fille...</p>
+
+<p>Cette nouvelle partie du récit de Fil-à-Beurre avait été écoutée par
+Vasseur sans mot dire. À ce moment, il interrompit en disant d'une voix
+moqueuse:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as beau t'en défendre, Barnabé, tu étais et tu es amoureux
+de Gervaise.</p>
+
+<p>Et dans ces mots, sous la moquerie du lieutenant, perçait une sorte
+d'aigreur.</p>
+
+<p>Mais Fil-à-Beurre secoua la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, fit-il gravement, n'en croyez rien. Je vous l'ai dit
+et je vous le jure, rien que le dévouement du chien!... Est-ce que je ne
+me rends pas compte de mon individu ridicule?... Non, non, les belles
+filles comme Gervaise ne sont pas pour des grotesques de ma sorte... Et
+puis, s'il faut tout vous dire...</p>
+
+<p>Au lieu d'achever sa phrase, Fil-à-Beurre s'arrêta tout net.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis? répéta vivement Vasseur en le voyant hésiter.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, reprit Barnabé lentement, je crois bien que Gervaise
+a un amoureux.</p>
+
+<p>Il y eut presque une explosion de joie dans la façon dont le
+lieutenant s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! tu crois qu'elle aime quelqu'un!!!</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, permettez, je ne dis pas cela. Je n'affirme pas que
+Gervaise aime quelqu'un. Je dis qu'elle est aimée par quelqu'un... ce
+qui n'est pas exactement la même chose.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu le connais? appuya Vasseur, dont l'accent, de joyeux,
+était brusquement devenu inquiet.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais je pourrais dire comment il vient rendre visite à la
+jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! et comment cela?</p>
+
+<p>&mdash;À cheval.</p>
+
+<p>Et, en riant, Fil-à-Beurre ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous garantis même que cet amoureux a le c&oelig;ur
+fièrement pincé.</p>
+
+<p>&mdash;Qui te le fait croire?</p>
+
+<p>&mdash;L'ardente impatience qu'il met à accourir au village de Mégin.
+Plusieurs fois, j'ai découvert derrière la maison, où il l'attache, les
+piétinements de son cheval et, toujours, sur le sol foulé, j'ai aperçu
+des gouttelettes de sang. J'en ai conclu que la monture était surmenée à
+grands coups d'éperon.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est à ces traces d'un cheval derrière la maison que tu
+t'es mis en tête que Gervaise avait un amoureux? ricana Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit le squelette, il n'y a pas que cela!</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc encore?</p>
+
+<p>&mdash;À mesure que le temps s'écoulait, sans que son père revînt,
+Gervaise aurait dû être de plus en plus inquiète, n'est-ce pas? Eh bien,
+pas du tout! À l'angoisse du premier mois avait succédé chez la jeune
+fille une sorte de calme. Elle parlait souvent encore de son père, mais
+sans cette terrible appréhension du début.</p>
+
+<p>&mdash;D'où tu as conclu?</p>
+
+<p>&mdash;Que le cavalier devait avoir rassuré la jeune fille, qu'il lui
+avait donné un motif de cette absence prolongée, qu'il lui avait fait
+entrevoir un prochain retour et même qu'il s'était fait fort de lui
+ramener bientôt son père.</p>
+
+<p>Pris d'un frisson au souvenir de ce père qu'il avait vu dans la
+journée se débattant sur l'échafaud, Fil-à-Beurre ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Lui ramener son père! À coup sûr, cet amoureux devait se
+leurrer d'espérance et ignorer la vérité sinistre... Car nul homme ne
+pouvait arracher le père au bourreau.</p>
+
+<p>Muet, pâle, frissonnant aussi sur sa selle, le lieutenant se
+souvenait de la scène où, sur le chemin de l'échafaud, il avait offert
+la vie à Doublet contre des révélations. Ce rôle de l'homme arrachant sa
+proie au bourreau, il avait inutilement tenté de le jouer.</p>
+
+<p>Pendant quelques minutes, un silence se fit entre les deux hommes,
+absorbés en leurs tristes pensées.</p>
+
+<p>Puis, d'un ton de pitié, le squelette soupira:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre garçon!</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu plains Doublet? demanda Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est pas à lui que je pense.</p>
+
+<p>&mdash;À qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;À l'amoureux.</p>
+
+<p>D'une voix attendrie, Fil-à-Beurre continua lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pauvre garçon! car il a dû éprouver un rude
+crève-c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;En apprenant qu'il aimait la fille d'un coquin? avança le
+lieutenant d'un ton trop brutal pour être sincère.</p>
+
+<p>&mdash;Non, fit le squelette avec enthousiasme. Gervaise est de ces
+femmes inspirant un amour qui résiste à tout... Le désespoir dont je
+parle a un tout autre motif.</p>
+
+<p>&mdash;Dis-le.</p>
+
+<p>&mdash;Je songe à l'horrible douleur qu'il a ressentie, le
+malheureux, si, hier ou aujourd'hui, il est allé pour voir Gervaise, en
+trouvant la maison déserte.</p>
+
+<p>Le squelette fit encore quelques pas, puis prononça lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Je voudrais bien le connaître.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Pour lui apprendre où il pourrait retrouver Gervaise.</p>
+
+<p>Un cri d'une immense joie s'échappa de la poitrine de Vasseur qui,
+tout pantelant de bonheur, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais où est Gervaise!!!</p>
+
+<p>Et, se penchant sur sa selle, il saisit la tête de Barnabé, qu'il se
+mit à embrasser frénétiquement.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre n'était pas encore revenu de la surprise causée par
+l'embrassade et les paroles de Vasseur, quand celui-ci se redressa
+vivement sur sa selle.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! chut! fit-il, on vient à nous.</p>
+
+<p>En effet, devant eux, sur la route, s'entendait le trot d'un cheval
+qui s'approchait.</p>
+
+<p>À cette époque où, dans bon nombre de départements, le peu de sûreté
+des communications exposait les voyageurs à se faire assassiner ou, tout
+au moins, à se faire détrousser, chacun pourvoyait à sa sûreté en se
+munissant d'armes.</p>
+
+<p>Il n'y avait donc rien d'extraordinaire à ce que, tout déguisés en
+campagnards qu'ils étaient, Vasseur et ses hommes fussent armés. Chacun
+avait une carabine accrochée à l'arçon de sa selle dont les fontes
+étaient garnies de pistolets. Ce luxe d'armes à feu avait, au départ,
+fait faire la grimace à Fichet qui, grand sabreur devant l'Éternel,
+aurait vingt fois mieux aimé sentir sa lame lui pendre au côté. Bon
+tireur pourtant, il n'en méprisait pas moins la poudre et les balles.
+</p>
+
+<p>&mdash;Que les armes à feu, disait-il, c'est de la superfluité
+incombante, qu'elle peut rater son homme. Tandis que le sabre, votre
+émule qu'il a beau dire non, il faut qu'il l'accepte dans le corps.</p>
+
+<p>Donc, au bruit du cheval, le lieutenant avait mis le pistolet au
+poing. Pendant l'attente de celui qui arrivait dans l'ombre, une pensée
+lui vint.</p>
+
+<p>&mdash;À propos, j'y songe! Tu n'es pas armé, mon brave Barnabé.
+Sais-tu jouer des armes à feu? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Couci, couça? À soixante pas, si je vise mon homme à
+l'&oelig;il, j'attrape le sourcil, avoua Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre! Alors tu es modeste avec ton couci, couça! dit gaiement
+Vasseur.</p>
+
+<p>Puis, tout aussitôt il cria:</p>
+
+<p>&mdash;Qui vive!</p>
+
+<p>Le bruit du cheval cessa brusquement et, dans l'obscurité, une voix
+annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Fichet, pour votre délectance.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit le lieutenant, que le langage de son soldat trouvait
+toujours impassible. Approche, mon brave, et dis-nous ce qui te fait
+revenir.</p>
+
+<p>&mdash;Que le jour il ne va pas tarder à nous éclaircir. Alors que
+nous devrons nous hospitaliser en nous tenant motus jusqu'à la nuit
+subséquente; j'ai entrepercé, à mille pas de céans, une auberge qu'elle
+ferait notre commodité, annonça Fichet.</p>
+
+<p>Ce qu'il fallait à Vasseur, c'était quelque refuge modeste, par cela
+peu fréquenté, où il pût faire sa pause du jour sans trop de regards
+curieux.</p>
+
+<p>&mdash;Ton auberge est-elle vaste? appuya-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Un trou qu'il crèverait avec plus de quatre voyageurs... Juste
+de quoi que nous y logerions.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, s'il a déjà du monde, l'aubergiste va nous refuser sa
+porte, faute de place.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en ai pas la suspicion.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que?</p>
+
+<p>&mdash;Vu l'occurrence que la cassine elle a la certitude d'être
+vide. Tout à l'heure, quand je la remarquais lointainement, j'en ai vu
+se retirer deux hommes à cheval et une voiture couverte qu'ils s'en
+allaient.</p>
+
+<p>&mdash;Voici des voyageurs bien pressés d'arriver à leur destination
+pour partir ainsi avant le jour, pensa Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Que nous serons là en salubrité, insista Fichet qui, à coup
+sûr, voulait dire que l'auberge en question leur offrirait toute
+sécurité.</p>
+
+<p>Cet arrêt dans la marche avait permis à Lambert, qui chevauchait en
+arrière-garde, de rejoindre le groupe.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, vieux, tu n'as pas remarqué que nous soyons suivis?
+demanda Vasseur à l'arrivant.</p>
+
+<p>Lambert haussa les épaules en homme indécis et, avec une moue,
+répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne saurais dire ni oui ni non.</p>
+
+<p>&mdash;Explique-toi.</p>
+
+<p>&mdash;C'est-à-dire que, depuis une heure, sans voir personne sur la
+route, je n'ai cessé d'entendre un bruit sur ma droite, comme si
+quelqu'un me suivait derrière les taillis qui bordent les revers de la
+chaussée.</p>
+
+<p>Sans mot dire, Fil-à-Beurre avait écouté l'un et l'autre rapport des
+soldats. À la dernière phrase de Lambert, il souffla vite au lieutenant:
+</p>
+
+<p>&mdash;Ne m'attendez pas. Je vous rejoindrai à l'auberge.</p>
+
+<p>Aussitôt, pliant sa longue taille jusqu'à ce que ses mains
+touchassent terre, il disparut avec l'agilité d'un chat, dans le fourré
+qu'avait désigné Lambert.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà un talent que je ne lui connaissais pas encore, pensa le
+lieutenant, émerveillé par cette véritable course à quatre pattes.</p>
+
+<p>Puis il regarda le ciel dont les étoiles, en devenant moins
+scintillantes, annonçaient la prochaine arrivée du jour.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! Fichet, conduis-nous à ton auberge, dit-il.</p>
+
+<p>En mettant pied à terre devant l'auberge, véritable cassine, comme
+l'avait annoncé Fichet, Vasseur dut frapper longtemps à la porte. Enfin,
+au premier étage, par l'entre-bâillement d'un volet, se fit entendre
+l'organe rêche d'une femme qui débita:</p>
+
+<p>&mdash;Est-il possible de faire quitter le lit au pauvre monde
+d'aussi bonne heure!</p>
+
+<p>Le principal pour le lieutenant était, d'abord, de se faire ouvrir.
+Il parlementa en avançant un mensonge.</p>
+
+<p>&mdash;Histoire d'avaler un morceau sur le pouce et nous repartons,
+ma bonne citoyenne.</p>
+
+<p>&mdash;Bien vrai? fit la femme.</p>
+
+<p>&mdash;Juste le temps de dépenser deux écus, promit le lieutenant
+avec l'espoir que la cupidité de l'hôtesse triompherait de son mauvais
+vouloir.</p>
+
+<p>La ruse était bonne. On entendit un pas lourd descendre l'escalier
+et, bientôt, la porte fut ouverte par une horrible harpie, tenant une
+chandelle à la main. Elle accueillit les arrivants par un long
+bâillement, et grogna:</p>
+
+<p>&mdash;Que le diable vous emporte, je dormais si bien!</p>
+
+<p>Le premier regard de Vasseur fut pour le costume de cette femme.</p>
+
+<p>&mdash;Si elle était vraiment au lit, elle n'a pas eu le temps de
+s'habiller aussi complètement... Donc elle ment, pensa-t-il.</p>
+
+<p>Puis, des vêtements, son regard se reporta au visage de la harpie et,
+en pensant à ce quart d'heure qu'elle leur accordait, il se dit encore:
+</p>
+
+<p>&mdash;Loin de s'éveiller, cette créature tombe de sommeil, et elle a
+hâte d'aller dormir... À quoi a-t-elle employé sa nuit?</p>
+
+<p>Pendant que les hommes attachaient les chevaux aux anneaux scellés
+dans la façade de l'auberge, le lieutenant avait pénétré dans la
+salle-cuisine, en demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous à nous servir, la mère?</p>
+
+<p>&mdash;Pas grand'chose. Du pain et un reste de fromage.</p>
+
+<p>&mdash;Peste! Il paraît que les voyageurs qui ont passé avant nous
+ont vidé le garde-manger!</p>
+
+<p>&mdash;Les voyageurs! répéta la vieille en geignant, voilà plus de
+quinze jours que je n'ai vu entrer ici un voyageur.</p>
+
+<p>Cette réponse rimait mal avec le rapport de Fichet qui, un quart
+d'heure auparavant, avait vu deux cavaliers et une voiture sortir de la
+maison.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il va mal, le commerce, allez, citoyen, continua la
+sorcière. Pas de voyageurs. Aussi a-t-on grassement le temps de dormir,
+comme je le faisais depuis hier soir.</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est que nous avons eu de la peine à vous faire ouvrir,
+répliqua Vasseur, laissant la vieille s'enferrer dans son mensonge.</p>
+
+<p>&mdash;Ouais! fit-elle aigrement; avec ça qu'on ne regarde pas à deux
+fois avant d'ouvrir en pleine nuit quand on est une pauvre femme seule à
+la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Vous habitez seule votre auberge?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Pas un homme pour me défendre.</p>
+
+<p>Vasseur tendit le doigt vers le manteau de la cheminée, en disant:
+</p>
+
+<p>&mdash;Alors à qui donc appartient ce fusil que je vois accroché
+là-bas?</p>
+
+<p>La vieille eut un petit mordillement des lèvres, puis, sa voix se
+faisant doucereuse:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit-elle, c'est le fusil de mon mari, citoyen.</p>
+
+<p>Ce disant, la mégère, dont le visage se fit méfiant, toisa Vasseur
+des pieds à la tête d'un regard rapide, qui semblait se demander si ce
+costume de campagnard était bien le vêtement habituel de ce voyageur
+tant questionneur.</p>
+
+<p>Cependant, le lieutenant avait continué:</p>
+
+<p>&mdash;À la propreté et au luisant de l'arme, il est facile de
+reconnaître qu'elle reçoit les soins journaliers de votre mari.</p>
+
+<p>Puis, brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, alors, reprit-il, puisque vous avez un mari, vous
+n'habitez pas seule ici; pourquoi n'est-il pas descendu nous ouvrir?
+Vous laisser sortir du lit à sa place, ce n'est vraiment pas galant de
+sa part...</p>
+
+<p>&mdash;Si je vous ai dit que j'étais seule, c'est parce que, depuis
+deux jours, mon homme est parti au Mans pour vendre notre dernière
+vache... L'auberge va si mal! répondit la vieille sans se démonter.</p>
+
+<p>À ce moment entra Lambert qui, sans plus de mémoire qu'un sansonnet,
+demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que nous allons laisser les chevaux dehors, mon
+lieutenant?</p>
+
+<p>Si promptement qu'elle l'eût maîtrisée, Vasseur surprit l'expression
+de crainte que le mot «lieutenant» avait fait passer sur le visage de la
+femme.</p>
+
+<p>Après la bévue imprudente commise par Lambert, dont la mine penaude
+implorait son pardon, le lieutenant comprit que mieux valait laisser
+aller les choses. Aussi, feignant de n'avoir pas entendu le mot
+malencontreux qui avait donné l'éveil à la vieille, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute qu'il faut laisser les chevaux dehors. Pour un
+quart d'heure que nous avons à rester ici, ne veux-tu pas les mettre à
+l'écurie?</p>
+
+<p>Mais un changement s'était subitement opéré dans l'humeur de la
+femme. D'acariâtre qu'elle était, elle était devenue tout miel.</p>
+
+<p>&mdash;Pour un quart d'heure? répéta-t-elle en souriant. Pourquoi,
+citoyen, resteriez-vous si peu de temps? Mon auberge en vaut bien une
+autre.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! ma brave femme, fit Vasseur, nous voulons vous laisser
+reprendre votre somme que nous avons interrompu.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! bah! lâcha-t-elle gaiement, qu'aurait-il encore duré, mon
+somme repris? Tout au plus une heure, car voici le jour qui se lève.
+Pour être sortie du lit un peu plus tôt, je n'en mourrai pas. J'en serai
+quitte pour me rattraper la nuit prochaine. Restez donc, citoyens. Les
+clients ne sont pas assez nombreux pour qu'on les renvoie.</p>
+
+<p>Cet empressement était suspect à Vasseur qui, pour mieux laisser
+s'embourber l'hôtelière, eut l'air d'hésiter à prolonger son séjour.
+</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, reprit-elle promptement, les voyageurs sont trop
+rares pour que ceux qu'on tient on les laisse aller... Je ne veux pas
+que vous partiez avant ce soir.</p>
+
+<p>Elle venait d'elle-même au piège que lui tendait le lieutenant qui,
+semblant prêt à céder, prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est que nos chevaux ont besoin de repos. À rester ici
+jusqu'à ce soir, ils retrouveront des forces pour nous conduire au Mans.
+</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous suivez la route du Mans? dit précipitamment la harpie
+dont l'&oelig;il, au nom du Mans, s'était rempli d'une expression
+d'inquiétude.</p>
+
+<p>Et, avec empressement, elle s'approcha de Lambert en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, c'est convenu, vous restez jusqu'à ce soir... Venez
+avec moi, mon bel homme, je vais vous montrer l'écurie.</p>
+
+<p>Derrière eux, qui sortaient par une porte ouvrant sur la cour, entra
+Fichet arrivant du côté de la route.</p>
+
+<p>&mdash;Viens ici, toi, et réponds sans phrase, commanda Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à votre servitude, lâcha respectueusement le soldat.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien certain, n'est-ce pas, quand, de loin, tu
+surveillais cette auberge, d'en avoir vu sortir deux cavaliers et une
+voiture de paysan?</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai l'infaillibilité.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! fit Vasseur qui, sur ce, congédia son homme en ajoutant:
+Va aider Lambert à mettre nos chevaux à l'écurie.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas à en douter. Au mot de «lieutenant», la mégère les
+avait éventés et, aussitôt, elle avait changé ses batteries. Au lieu de
+les congédier au plus vite, elle cherchait à les retenir, surtout depuis
+qu'elle savait qu'ils se rendaient au Mans.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p>C'était sans doute pour qu'ils ne pussent rejoindre ces cavaliers et
+cette voiture partis avant le jour de l'auberge où, un quart d'heure
+plus tard, la vieille jurait n'avoir vu aucun voyageur depuis quinze
+jours.</p>
+
+<p>Il n'en fallait pas plus pour activer le zèle du lieutenant. Sa
+méfiance éveillée l'aurait fait partir sur-le-champ, si les chevaux
+n'avaient eu besoin de repos.</p>
+
+<p>&mdash;Même, en leur laissant deux ou trois heures d'avance, il me
+sera facile de rattraper ces cavaliers, retardés par la marche plus
+lente de la voiture qu'ils escortent, se dit-il.</p>
+
+<p>Alors, un souvenir lui revint:</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, pensa-t-il encore, ne me faut-il pas attendre le
+retour de Fil-à-Beurre qui doit me rejoindre ici?</p>
+
+<p>Au milieu de ses réflexions, quelque chose avait tiré l'&oelig;il du
+lieutenant. C'était ce fusil, tout étincelant de propreté, qu'il voyait
+accroché au-dessus du manteau de la cheminée.</p>
+
+<p>&mdash;Examinons-le un peu, se dit-il en marchant à l'arme, qu'il
+décrocha.</p>
+
+<p>Un très court examen lui suffit pour se rendre compte de la valeur du
+fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Arme hors de service, qui éclaterait en pleine figure de celui
+qui tenterait de s'en servir. Si bien nettoyé qu'il soit, ce fusil n'a
+pas dû faire feu depuis des années, se dit-il.</p>
+
+<p>Et il le replaça sur les crochets en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Le mari de cette sorcière n'est pas braconnier, sans quoi il
+aurait meilleur arme que celle-ci.</p>
+
+<p>Mais Vasseur était homme qui avait le soupçon facile. À la précédente
+réflexion en succéda promptement une autre, moins à l'éloge du mari
+absent.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! Est-ce que, par hasard, ce fusil, ainsi bien exposé
+aux regards, ne serait là que pour la frime.</p>
+
+<p>Car le lieutenant était au courant de bien des ruses. Il avait fait
+ses débuts militaires dans ce même pays des chouans pour lequel il était
+en route. Il se souvenait des nombreuses fois où les soldats
+républicains, en pénétrant chez les paysans chouans pour y découvrir des
+armes, n'avaient jamais mis la main que sur des fusils pareils à celui
+de l'aubergiste, armes en si mauvais état, à tel point inoffensives,
+qu'ils les laissaient à leurs propriétaires. Et pourtant, à la nuit
+venue, lorsque le paysan, de si tranquille apparence pendant le jour,
+avait été s'embusquer derrière les haies des sentiers, les soldats
+républicains tombaient sous les balles de fusils qui tonnaient sec et
+portaient juste... Donc, chaque chouan, en plus du fusil hors de service
+qu'il offrait aux perquisitions, en possédait un second, bien caché en
+un coin jusqu'à l'heure où il servait à descendre un ennemi.</p>
+
+<p>Ces souvenirs firent que Vasseur, devant le fusil qui lui était
+devenu suspect, se demanda encore:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-il pas là pour la frime?</p>
+
+<p>Ensuite, sa pensée se reportant, de l'arme à celui qui en était le
+propriétaire, il se posa cette autre question:</p>
+
+<p>&mdash;Cet aubergiste, comme me l'a dit sa femme, est-il bien allé au
+Mans vendre sa dernière vache?</p>
+
+<p>Cependant, Lambert et Fichet avaient fini de mettre les chevaux à
+l'écurie. Ils rentrèrent accompagnés de la vieille qui portait une
+moitié d'oie grasse sur un plat.</p>
+
+<p>Souriante, empressée, elle ne rappelait en rien la goule hargneuse
+qu'elle s'était montrée une heure auparavant.</p>
+
+<p>&mdash;Là! fit-elle gaiement, à table, citoyens.</p>
+
+<p>Et elle s'activa à dresser le couvert, allant du buffet à la table,
+tout en bavardant.</p>
+
+<p>&mdash;Votre appétit satisfait, vous irez faire un bon somme. Après
+avoir voyagé de nuit, vous devez avoir besoin de sommeil. Quand vous
+vous réveillerez, votre souper vous attendra. Alors, bien lestés, vous
+vous remettrez en route... car il est bien convenu, n'est-ce pas, que
+vous restez ici jusqu'à ce soir?...</p>
+
+<p>Décidément, elle tenait à garder ses voyageurs pendant toute la
+journée. Était-ce pour laisser le temps de prendre l'avance à ceux que
+Fichet avait vus sortir de l'auberge?</p>
+
+<p>Devant cette table servie, où Lambert et Fichet fonctionnaient à
+pleines mâchoires, le lieutenant eut le souvenir de l'absent:</p>
+
+<p>&mdash;Que diable peut faire Barnabé? se demanda-t-il, fort inquiet
+de ne pas voir revenir Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Le jour s'était fait plein. C'était une matinée d'automne claire,
+égayée par le soleil levant, mais refroidie par une de ces brises qui
+amènent les premières gelées blanches, et qui font clore les portes et
+fenêtres.</p>
+
+<p>Néanmoins, peu soucieuse du bien-être de ses hôtes, la vieille avait
+laissé grande ouverte la porte donnant sur la route. À coup sûr, ce
+n'était pas qu'elle eût trop chaud, car, plusieurs fois, elle était
+allée sur le seuil de la salle où elle s'était vigoureusement frotté les
+mains en disant, pour expliquer son geste:</p>
+
+<p>&mdash;Ça pique, ce matin.</p>
+
+<p>Ce qui fit que Vasseur, dont la défiance était en éveil, ne tarda pas
+à se demander:</p>
+
+<p>&mdash;Ne donne-t-elle pas un signal à quelqu'un, posté aux environs,
+pour le prévenir de notre présence ici et l'empêcher d'entrer?</p>
+
+<p>Et comme la vieille rentrait pour la troisième fois en répétant son:
+«Ça pique, ce matin», il lui montra la porte en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Raison de plus, la mère, pour ne pas laisser cette porte
+ouverte.</p>
+
+<p>À cette invitation de fermer, la femme eut un mouvement d'hésitation.
+Puis, elle marcha avec empressement vers le seuil de la salle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est pourtant vrai, fit-elle d'un ton rieur.</p>
+
+<p>Elle étendait la main vers la porte pour la fermer quand, devant
+elle, à l'entrée de la salle, se dressa un grand corps en même temps
+qu'une voix humble marmottait:</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi la charité d'un morceau de pain sec, ma bonne dame.
+Le ciel vous le rendra avec du miel dessus.</p>
+
+<p>C'était Fil-à-Beurre qui se présentait.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cIV"> </a><a href="#tdm">IV</a></h2>
+
+
+<p>Si quelqu'un pouvait, à bon droit, se poser en meurt-de-faim, c'était
+Fil-à-Beurre, dont la maigreur aurait attendri même la statue d'un
+avare.</p>
+
+<p>L'échine courbée, l'&oelig;il suppliant, la main tendue, mais sans
+paraître apercevoir les trois hommes attablés, il fit les quelques pas
+qui le séparaient de la vieille en répétant:</p>
+
+<p>&mdash;Faites-moi la charité d'un morceau de pain, ma bonne dame.
+</p>
+
+<p>Au lieu de répondre, la mégère le laissa s'avancer, le regardant bien
+dans les yeux, semblant guetter de la part du mendiant un geste, un clin
+d'&oelig;il, un mot. Elle paraissait voir en celui qui se présentait un
+messager secret dont elle attendait un signal de reconnaissance.</p>
+
+<p>Devant ce silence, Fil-à-Beurre crut devoir corser son appel, et il
+ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas mangé depuis deux jours que je suis en route, par
+le froid et pieds nus.</p>
+
+<p>Ce disant, il montrait ses pieds sans chaussures.</p>
+
+<p>Tout en déjeunant et sans paraître porter la moindre attention à la
+scène, le lieutenant n'en avait pas perdu un mot.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que Barnabé peut bien avoir fait des énormes
+souliers qu'il avait encore aux pieds quand il nous a quittés? se
+demandait-il avec étonnement.</p>
+
+<p>Mais cet étonnement tourna à la surprise immense lorsqu'il entendit
+Fil-à-Beurre, après un affreux accès de toux, débiter tristement:</p>
+
+<p>&mdash;Sans sabots, on s'enrhume.</p>
+
+<p>Une sorte de commotion électrique secoua le lieutenant à ces mots. La
+courte phrase que venait de prononcer le squelette n'était-elle pas une
+de celles écrites sur ce billet, trouvé dans la veste du Beau François,
+que Doublet, au pied de l'échafaud, avait refusé d'expliquer?</p>
+
+<p>Vasseur se rappelait si bien le contenu de ce billet que sa mémoire
+fournit aussitôt, instinctivement, l'autre courte phrase, tout aussi
+énigmatique, qui faisait suite à la première.</p>
+
+<p>&mdash;Sept et quatre font neuf, se souvint-il.</p>
+
+<p>Cependant l'hôtelière, après les derniers mots de Barnabé, ne s'était
+pas encore décidée à l'aumône. Elle secoua la tête d'un air de doute en
+disant de sa voix moqueuse:</p>
+
+<p>&mdash;Tu! Tu! vous m'en contez, garçon! Votre «pas mangé depuis deux
+jours», ça n'est pas plus vrai que sept et quatre font neuf.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tiens! pensa Vasseur en entendant la queue de phrase.
+</p>
+
+<p>Et tout en vidant son verre de l'air le plus indifférent, il tendit
+l'oreille à la vieille femme qui, rechignant à faire la charité, ajouta
+sèchement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne me ferez pas croire que depuis deux jours, vous n'avez
+rien trouvé à vous mettre sous la dent.</p>
+
+<p>À cette observation Fil-à-Beurre répliqua humblement:</p>
+
+<p>&mdash;La faîne est tombée... sans quoi j'en aurais mangé.</p>
+
+<p>La confiance de Vasseur en Barnabé était solide, sans quoi elle
+aurait été fortement ébranlée par ce «La Faîne est tombée», que le
+squelette venait de prononcer.</p>
+
+<p>&mdash;Encore une phrase du billet. Comment Fil-à-Beurre peut-il en
+connaître ainsi toute la teneur à la file? se demanda le lieutenant.
+</p>
+
+<p>Ensuite pendant qu'il était en train de se poser ces questions, il se
+répéta celle-ci:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-il pu faire de ses souliers?</p>
+
+<p>L'hôtelière parut enfin s'être laissée, sinon convaincre, tout au
+moins attendrir.</p>
+
+<p>Elle se dirigea vers la huche, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Pour un morceau de pain, je n'en mourrai pas. Mieux vaut
+encore être dupe d'un menteur que de repousser un vrai nécessiteux.</p>
+
+<p>En s'apprêtant à couper une tranche de la miche, elle s'adressa à
+Vasseur:</p>
+
+<p>&mdash;Pas vrai, citoyen? fit-elle.</p>
+
+<p>Le lieutenant feignit alors de porter véritablement son attention sur
+le mendiant. Après un regard qui se promena tout le long du maigre
+individu, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est, la mère, à juger par l'embonpoint de ce drôle,
+que votre morceau de pain sera le bienvenu.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, allez, citoyen, j'ai l'estomac qui me colle au dos!
+geignit douloureusement Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>L'accent de l'affamé avait enfin touché la vieille.</p>
+
+<p>&mdash;À tant faire, dit-elle en riant, ne faisons pas les choses à
+demi. Va te reposer sur la paille dans l'écurie, mon garçon, je t'y
+porterai pain et fromage.</p>
+
+<p>&mdash;Autant que sa fête soit complète, dit Vasseur.</p>
+
+<p>Et montrant le plat où restait la carcasse de l'oie:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, mon drôle, emporte cela aussi. Il y a encore à ronger
+les os.</p>
+
+<p>Avec l'avidité d'un dévorant, Fil-à-Beurre se lança vers le plat
+offert. Les deux mains tendues, il se courba pour le saisir et comme,
+dans ce mouvement, sa bouche se trouvait à la hauteur de l'oreille du
+lieutenant, il prononça vite et bas ces trois mots:</p>
+
+<p>&mdash;Garde à vous!</p>
+
+<p>Après quoi, pressant sur sa poitrine le plat et dévorant déjà des
+yeux la carcasse de l'oie, il suivit l'hôtelière qui, depuis les mots de
+passe échangés, avait hâte d'interroger son homme.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te montrer un bon coin dans l'écurie, où tu dormiras
+comme un loir; suis-moi, disait-elle en précédant le squelette.</p>
+
+<p>Sur le seuil de la porte, Fil-à-Beurre se retourna vivement et
+adressa au lieutenant un regard qui sembla répéter les mots: Garde à
+vous!</p>
+
+<p>&mdash;Paraît que nous allerions avoir de la délectance! murmura
+Fichet qui avait entendu l'alerte donnée par Fil-à-Beurre à son chef.
+</p>
+
+<p>Après le plaisir de bien parler, Fichet n'en connaissait pas de plus
+vif que celui d'administrer des horions.</p>
+
+<p>En descendant de cheval les trois hommes s'étaient passé à la
+ceinture leurs pistolets retirés des fontes.</p>
+
+<p>&mdash;Pistolets au poing et attendons, commanda le lieutenant, qui
+comptait voir bientôt revenir Barnabé pour compléter ses renseignements.
+</p>
+
+<p>Par prudence, il alla pousser les verrous de la porte qui donnait
+accès par la route.</p>
+
+<p>Une dizaine de minutes s'écoulèrent.</p>
+
+<p>Alors Vasseur, qui tendait l'oreille, crut entendre sur la route une
+sorte de susurrement de voix. Une troupe nombreuse de gens, qui avaient
+dû s'approcher pieds nus de l'auberge, tenait conciliabule au dehors.
+</p>
+
+<p>Puis, doucement, on frappa à la porte, et, tout aussitôt, une voix
+prudente souffla:</p>
+
+<p>&mdash;Ouvre-nous, la Buchard: les <i>cognes</i> doivent dormir. Nous
+allons t'en débarrasser.</p>
+
+<p>Comme la porte ne s'ouvrait pas, celui qui avait parlé, supposant que
+la Buchard pouvait soupçonner une ruse, ajouta cette phrase destinée à
+éteindre toute sa méfiance:</p>
+
+<p>&mdash;Sans sabots, on s'enrhume.</p>
+
+<p>À ce moment une autre voix modula, bien bas, un «psitt» qui fit
+retourner Vasseur. C'était le squelette qui, sur l'autre porte, menant à
+la cour, leur faisait signe de venir le rejoindre en silence.</p>
+
+<p>Et quand ils furent près de lui, il leur souffla:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai sellé les chevaux. Détalons par la sortie de la cour
+avant qu'ils n'aient cerné la maison.</p>
+
+<p>Le lieutenant pensa à la mégère qu'ils allaient laisser derrière eux.
+</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu fais de la vieille? demanda-t-il en suivant Barnabé
+dans la cour où les chevaux attendaient.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai bâillonnée et bien ficelée. Puis j'ai cherché un
+endroit où la ranger... Alors j'ai choisi le puits.</p>
+
+<p>&mdash;Bigre! lâcha Vasseur en montant à cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ne craignez pas. Elle n'a dû se rien casser en tombant. Le
+puits a ses douze pieds d'eau.</p>
+
+<p>Ensuite, quand il eut vu Fichet et Lambert aussi en selle:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais ouvrir la porte de la cour, ajouta-t-il. Si les
+chenapans ont cerné la maison, passez sur le ventre de ceux qui vont
+nous atteindre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais toi, tu es à pied! objecta Vasseur qui, en même temps,
+s'aperçut que Barnabé, depuis un quart d'heure, s'était complété de deux
+accessoires. Non seulement il avait ses souliers aux pieds, mais encore
+il tenait à la main un superbe fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, répondit le squelette; au passage de votre cheval, je lui
+sauterai sur la croupe.</p>
+
+<p>Alors, quand il eut vu les cavaliers en ligne, prêts à charger, il
+ouvrit brusquement la grande porte.</p>
+
+<p>Une quinzaine d'hommes, qui s'apprêtaient à faire l'escalade de ce
+côté de la maison, ne purent, surpris par cette sortie, s'opposer à leur
+charge.</p>
+
+<p>Mais avant que les fuyards eussent franchi trente toises, une
+fusillade salua leur retraite.</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un est-il blessé? demanda Vasseur.</p>
+
+<p>Le lieutenant ne put entendre la réponse, car, au même instant,
+Fil-à-Beurre, qu'il avait en croupe, s'écria derrière lui:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, c'est le Buchard mâle, le mari de la dame au puits!
+Attends un peu, mon doux ami.</p>
+
+<p>Et, derrière Vasseur, retentit le coup de fusil tiré par Fil-à-Beurre
+qui, tout aussitôt, poussa un juron de mécontentement.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as manqué? demanda le lieutenant sans se retourner.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai fait preuve de ma maladresse habituelle. Je lui visais
+l'&oelig;il, j'ai attrapé le sourcil! répondit Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>On courut à toutes brides pendant deux heures. Après quoi, Barnabé
+demanda à descendre de croupe.</p>
+
+<p>&mdash;La distance entre nous et nos gredins est, maintenant, assez
+grande pour modérer notre allure. Laissez-moi donc aller à pied,
+proposa-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Pas le moins du monde, dit vivement Vasseur, et puisque nous
+sommes si bien pour faire la causette, conte-moi donc un peu comment tu
+es arrivé si à propos pour nous tirer du guêpier; où tu as appris les
+phrases de reconnaissance que tu as échangées avec la hideuse hôtelière;
+pourquoi tu n'avais pas tes souliers et, enfin, par quel moyen tu t'es
+procuré ce fusil que tu as en main... Conte-moi tout cela dans le dos,
+mon brave Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! bien simplement, allez! dit doucement le squelette.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en doute pas, mais conte toujours.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai étranglé un homme.</p>
+
+<p>&mdash;Mazette! tu vas bien, toi. Tu noies une femme, tu étrangles un
+homme, tu en fusilles un autre... Mes compliments, mon garçon... Et à
+quel propos as-tu étranglé cet homme?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais pour avoir son fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Diable! tu n'y vas pas de main morte à emprunter un fusil.
+</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! vous savez? c'est l'occasion qui fait le larron...
+L'homme au fusil m'a fourni l'occasion; alors je suis devenu larron...
+C'est lui qui m'a tenté... Voulez-vous en juger?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne demande que cela.</p>
+
+<p>&mdash;Quand Lambert est venu nous annoncer qu'un espion devait nous
+suivre, derrière les taillis du bas côté de la route, vous vous souvenez
+que je me suis élancé dans les fourrés?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, et à quatre pattes encore... Tu me fais même penser à te
+féliciter sur ce talent.</p>
+
+<p>&mdash;Il date du temps où j'étais chimpanzé chez mon patron le
+saltimbanque.</p>
+
+<p>&mdash;Le même qui t'exhibait comme un marin resté quarante-six jours
+en mer, sur un radeau, sans autre nourriture que ses larmes?</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous le dites. Mais le patron aimait à varier son
+affiche. Alors, de deux jours l'un, je m'introduisais dans la peau d'un
+immense singe, mort d'éthisie, et je représentais le grand chimpanzé du
+roi de Suède qui l'avait vendu dans un moment de gêne.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit Vasseur avec un sourire. À présent, revenons aux
+fourrés de la route où tu t'étais glissé à quatre pattes.</p>
+
+<p>&mdash;Lambert avait raison. Nous étions suivis. Quand je pénétrai
+dans le taillis, un homme passa en courant devant moi, tapi sous le
+feuillage... Mais il n'alla pas loin, car, à trois pas de là, un homme
+se leva brusquement de terre et lui barra le passage en disant à
+mi-voix: «Sans sabots, on s'enrhume.» Le coureur répliqua: «Sept et
+quatre font neuf» et, sur ce, l'autre reprit: «La faîne est tombée». Ces
+mots de passe échangés, ils se mirent à causer... J'étais si près d'eux,
+sous mes feuilles, que je ne perdais pas un mot de leur dialogue qui
+était intéressant au possible... pour vous, surtout, car il n'était
+question que de vous.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bah! fit le lieutenant sans s'émouvoir.</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît, depuis que vous avez si malmené la bande d'Orgères,
+que ceux des chenapans échappés à votre poigne ont gardé contre vous une
+dent de belle longueur... Tant que vous êtes resté dans Chartres, on
+vous épiait en attendant le jour où, sorti de la ville, vous vous feriez
+pincer au large. Comment a-t-on su, hier soir, que vous alliez vous
+rendre au Mans, je l'ignore, mais ce que la conversation de ces deux
+hommes m'a appris, c'est que, tout le long de la route, vous étiez, de
+distance en distance, épié par des vedettes qui, une à une, prenant le
+pas de course, allait prévenir la suivante de votre approche.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, objecta Vasseur, au lieu de faire courir tant de monde,
+il était bien plus simple de me descendre sur la route d'un coup de
+fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! voilà! c'est qu'on n'avait pas prévu les deux hommes qui
+vous accompagnent. À vous tuer sur la route, on a craint de manquer
+Fichet ou Lambert qui, alors, détalerait et irait jeter l'alarme à
+Chartres. Alors le régiment de hussards qui y tient garnison aurait
+sauté en selle et se serait mis en chasse et la bande se serait trouvée
+prise entre deux feux; car elle aurait trouvé devant elle la garnison du
+Mans que, de Chartres, on aurait avertie avec cette grande machine à
+longs bras qui vient d'être inventée par les citoyens Chappe frères.
+</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le télégraphe, dit Vasseur, donnant le nom, alors à peu
+près inconnu, que portait la machine à signaux qui, en effet, datait de
+quelques années.</p>
+
+<p>Puis, revenant à son sujet par une nouvelle objection:</p>
+
+<p>&mdash;Mais en admettant que Lambert ou Fichet eût échappé à la
+fusillade qui m'aurait abattu, il serait allé tomber plus loin sous la
+balle d'une de ses nombreuses vedettes restées derrière nous.</p>
+
+<p>&mdash;Nenni, nenni, lâcha Fil-à-Beurre, derrière nous se faisait la
+boule de neige, attendu que chaque vedette, dépassée par nous, se
+repliait sur la suivante. Il se formait ainsi un noyau d'hommes qui,
+avançant toujours, aurait fini par nous surprendre à l'auberge où, tôt
+ou tard, il aurait fallu laisser reposer vos montures fatiguées. Alors,
+à trente ou quarante coquins qu'ils auraient été, rien ne leur serait
+devenu plus facile que de vous égorger ainsi que vos deux soldats.</p>
+
+<p>&mdash;Plan bien imaginé! approuva le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Si bien imaginé même qu'ils avaient prévu que vous deviez
+infailliblement descendre à l'auberge des Buchard, sise à moitié de la
+route de Chartres au Mans, et dont la position isolée favoriserait votre
+désir de voyager en vous cachant.</p>
+
+<p>&mdash;Ils avaient deviné juste.</p>
+
+<p>&mdash;Heureusement pour nous!</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ton heureusement?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'ils étaient si certains de ne pas vous laisser
+dépasser la baraque des Buchard, que leur surveillance s'arrêtait à
+l'auberge... De sorte que maintenant, nous avons le chemin libre devant
+nous... C'est donc une avance à garder sur les gueux que nous avons aux
+trousses... Nous sommes à cheval, ils vont à pied, médiocre danger.</p>
+
+<p>&mdash;À nos trousses? répéta le lieutenant, erreur de ta part,
+Barnabé. Par cela même que nous sommes à cheval, ils ne persisteront pas
+à nous poursuivre.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà qui vous trompe. Nous les aurons sur nos talons jusqu'au
+Mans et même plus loin.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre avait si bien pesé sur la phrase que le lieutenant,
+étonné, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'en sais-tu?</p>
+
+<p>&mdash;On s'instruit toujours à écouter, et les deux hommes que
+j'écoutais, immobile dans le fourré, en ont dégoisé long... surtout
+celui qui m'a prêté son fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! prêté, répéta moqueusement Vasseur. Est-ce que tu ne
+m'as pas dit l'avoir un peu étranglé?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai même étranglé tout à fait. C'est ce qui l'a décidé à
+me prêter son fusil.</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc par ton prêteur de fusil que tu as appris que nous
+allons avoir la bande derrière nous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, attendu que nos brigands avaient projeté de faire d'une
+pierre deux coups... D'abord de vous tuer.</p>
+
+<p>&mdash;Et ensuite?</p>
+
+<p>&mdash;L'ensuite, c'est qu'ils émigrent, les pauvres et intéressants
+persécutés! La Beauce et le Gâtinais leur sont devenus trop malsains.
+Alors ils vont chercher fortune dans le Bas-Maine et la Vendée où le
+chef qu'ils suivent leur a promis qu'ils trouveraient largement à frire.
+</p>
+
+<p>&mdash;Ils suivent un chef, dis-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Qui, mais de loin, par exemple.</p>
+
+<p>Et, tout à coup, Fil-à-Beurre se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;D'où vient ta gaieté? demanda le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que nous aussi nous avons l'air d'être de la bande, car,
+pareillement, nous suivons le chef.</p>
+
+<p>Puis, reprenant le ton sérieux, Barnabé ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Ce chef est un des deux cavaliers, escortant une voiture, qui
+sont sortis, avant le jour, de l'auberge des Buchard.</p>
+
+<p>Le squelette fit une pause. Ensuite, lentement, il prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Et, ce chef, vous le connaissez.</p>
+
+<p>&mdash;Comment s'appelle-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Le Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Tonnerre! jura Vasseur en tressautant si fort sur sa selle
+qu'il faillit jeter à bas du cheval Fil-à-Beurre qui s'appuyait sur ses
+épaules.</p>
+
+<p>Mais il retrouva aussitôt sang-froid et gaieté, car il reprit en
+riant:</p>
+
+<p>&mdash;Toi aussi, Barnabé, tu connais le Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Moi! fit le squelette gouailleusement, pour connaître le
+Beau-François, il me faudrait l'avoir vu au moins une fois.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as vu une fois... Tu lui as même prêté quelque chose...
+Prêté, il est vrai, de la même manière que l'autre, aujourd'hui t'a
+prêté son fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'ai-je pu lui prêter? dit le squelette abasourdi.</p>
+
+<p>&mdash;Ta veste, mon garçon. Ce colosse qui, par une nuit d'hiver,
+t'a dépouillé après t'avoir étourdi d'un coup de gourdin, n'était autre
+que le Beau-François qui venait de s'évader de la prison de Chartres par
+un trou si étroit que, pour y passer, il avait dû abandonner sa veste...
+La tienne et les trois écus que contenait une de ses poches lui sont
+arrivés à bon point.</p>
+
+<p>Ce fut au tour de Barnabé de sursauter de surprise.</p>
+
+<p>&mdash;Nom d'un gigot! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>Mais dans ce grotesque juron, il y avait un accent de haine qui
+n'annonçait rien de bon pour son emprunteur.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi donc, reprit Vasseur, tu prétends, ami Barnabé, que le
+Beau-François est un des deux cavaliers qui nous précèdent en escortant
+une voiture?</p>
+
+<p>&mdash;C'est ce que j'ai entendu dire à mes deux causeurs.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est l'autre cavalier? Que contient cette voiture?</p>
+
+<p>&mdash;Ça, je n'en sais rien. Le meilleur moyen serait d'y aller
+voir. Cavaliers et voiture sortaient de l'auberge des Buchard comme nous
+arrivions. Accordons-leur l'avance du temps que nous sommes restés dans
+le coupe-gorge, soit une bonne heure. Cette avance, ils l'ont en grande
+partie perdue, car, retardés par la voiture, ils n'ont pu aller de ce
+train que nous menons depuis notre départ de l'auberge... M'est donc
+avis qu'en forçant encore un peu nos chevaux, nous ne tarderons pas à
+tomber sur le dos de ces gens-là.</p>
+
+<p>Pour toute réponse, Vasseur donna de l'éperon à son cheval et
+s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;En avant!</p>
+
+<p>Pendant dix minutes, on courut ventre à terre.</p>
+
+<p>Tout à coup, la voix furieuse de Lambert grinça ces mots:</p>
+
+<p>&mdash;Mille millions de milliasses de cornes du diable!</p>
+
+<p>Vasseur savait que c'était le juron de son soldat dans les
+circonstances graves. Il arrêta donc sa monture et se retourna en
+demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il donc, Lambert?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a que mon cheval refuse le service, annonça le soldat.
+</p>
+
+<p>&mdash;Que le mien, il répugne aussi à fendre l'atmosphère, ajouta
+Fichet.</p>
+
+<p>Bayard, la bête du lieutenant, était un cheval hors de pair; mais il
+n'en était pas même des montures des deux gendarmes. Après avoir voyagé
+toute la nuit, au lieu de la longue journée qu'on s'était proposé de
+leur accorder, ces chevaux n'étaient restés qu'une heure à l'écurie de
+l'auberge des Buchard. Et après une si courte pause, on venait encore de
+leur faire franchir huit lieues.</p>
+
+<p>Ils étaient exténués.</p>
+
+<p>Sous peine de les mettre hors d'état de continuer le voyage, il
+fallait faire halte.</p>
+
+<p>À ce déboire, Vasseur fut pris de rage.</p>
+
+<p>&mdash;Le Beau-François va nous échapper!!! gronda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;À l'impossible nul n'est tenu! débita Fil-à-Beurre qui, après
+avoir sauté à terre, piétinait sur place pour dégourdir ses longues
+jambes raidies par l'inaction sur la croupe de Bayard.</p>
+
+<p>Cela dit, il montra un petit bois qui se voyait à quelque distance de
+la route.</p>
+
+<p>&mdash;Là-bas, conseilla-t-il, nous pouvons, cachés et tranquilles,
+attendre trois ou quatre heures.</p>
+
+<p>&mdash;Attendre! répéta le lieutenant, oublies-tu donc, Barnabé, ces
+trente ou quarante bandits qui, comme tu l'as annoncé, nous arrivent sur
+les talons?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais je fais une réflexion. La Buchard, au fond du puits
+et son digne époux, avec la balle que je lui ai logée en tête, ne sont
+plus là pour défendre les caves de l'auberge où, à cette heure, les
+gredins doivent s'être installés. Tant qu'ils trouveront à boire... et
+il y a largement à boire, je vous l'affirme, ils ne penseront pas à se
+remettre en route. Donc nous pouvons nous reposer sans crainte.</p>
+
+<p>&mdash;Soit! accorda le lieutenant.</p>
+
+<p>On gagna le bois où, dans une petite clairière, les chevaux furent
+dessellés. À peine libres, les bêtes harassées se couchèrent sur le sol.
+</p>
+
+<p>&mdash;Si nous faisions comme les chevaux? proposa Barnabé au
+lieutenant.</p>
+
+<p>Lambert et Fichet n'avaient pas attendu le conseil. Étendus sur le
+sol, la tête appuyée, en guise d'oreiller, sur leur selle, les deux
+soldats, fatigués par la précédente nuit passée à cheval, battaient déjà
+de la paupière.</p>
+
+<p>Dans les dernières phrases de Fil-à-Beurre, il en était une qui avait
+frappé Vasseur. Aussi, quand il fut couché près de Barnabé, qui étalait
+sur le maigre gazon son immense carcasse, s'empressa-t-il de demander:
+</p>
+
+<p>&mdash;Comment as-tu pu savoir que, dans la cave des Buchard, il y a
+largement à boire pour les bandits?</p>
+
+<p>&mdash;En retirant mes souliers, dit laconiquement l'échalas.</p>
+
+<p>Comme le lieutenant le regardait avec des yeux qui demandaient
+l'explication de cette réponse étrange, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Autant que je débute par le commencement.</p>
+
+<p>Et, sur ce, il poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Quand les deux hommes, que j'écoutais dans mon taillis, eurent
+causé de leurs petites affaires sur le Beau-François et l'égorgement
+qu'on vous préparait, celui qui avait arrêté l'autre au passage, et qui
+était ce cher Buchard en personne, dit à son compagnon: «Pendant que je
+vais à la rencontre des camarades qui arrivent, toi, cours à mon
+auberge. Tu connais les phrases convenues pour te faire reconnaître de
+ma femme. Comme moi, elle s'attendait à voir arriver tout seul le
+Vasseur maudit. Elle est capable, en les voyant se présenter trois, de
+les prendre pour de simples voyageurs et de les renvoyer au plus vite,
+afin de débarrasser la place pour la venue de notre ennemi. Dis-lui bien
+que c'est Vasseur avec deux autres <i>cognes</i>, qui la sauteront
+par-dessus le marché. Recommande-lui de les retenir jusqu'à ce que je
+revienne avec les compagnons.</p>
+
+<p>&mdash;L'avis à la Buchard était inutile, interrompit Vasseur, car
+elle nous avait déjà éventés... par la faute de Lambert, qui eut la
+bêtise, devant elle, de m'appeler lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Après ces recommandations, reprit le squelette, mon Buchard
+partit à la rencontre des chenapans. Il n'était pas à cent pas et on
+l'entendait encore, franchissant les halliers, que l'autre tirait une
+langue d'une aune. Il était si près de moi que je n'avais eu qu'à
+étendre les bras pour le cueillir par le cou, ce qui est encore le
+meilleur moyen d'empêcher quelqu'un de crier... Il n'eut pas même un
+couic! Deux ou trois piétinements et ce fut tout. Je puis même
+reconnaître qu'il y a mis de la complaisance.</p>
+
+<p>&mdash;C'est alors qu'il t'a prêté son fusil, ricana Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, avec sa poire à poudre et son sac à balles. Alors, je
+pensai à aller vous prévenir. À dix pas de la bicoque, une peur me prit.
+Ne se pouvait-il pas, en plus des coquins qui allaient venir, que
+d'autres sacripants fussent cachés dans l'auberge, attendant le moment
+favorable pour vous tomber sur le dos? Je contournai donc la masure et
+j'escaladai le mur de la cour. Dans la cave, je déposai mon fusil et
+retirai mes chaussures. Ensuite, pieds nus, sans plus de bruit qu'une
+souris, je visitai la cassine de fond en comble... Voilà comment,
+lorsque vous me vîtes apparaître sans souliers, je savais que l'auberge
+était vide de gueux et la cave pleine de tonneaux.</p>
+
+<p>Si gaiement qu'il fût conté, le récit de Fil-à-Beurre n'en contenait
+pas moins un immense service.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dois la vie, mon brave Barnabé, dit le lieutenant tout
+ému.</p>
+
+<p>&mdash;Tu! tu! fit gaiement l'échalas, à quoi bon en parler?... Vous
+me rendrez ça au premier jour. Nous sommes en compte, voilà tout.</p>
+
+<p>Tant dur à la fatigue que fût le lieutenant, il tombait de sommeil.
+</p>
+
+<p>&mdash;Si nous dormions, proposa-t-il avec un bâillement.</p>
+
+<p>&mdash;Dormons, dit Fil-à-Beurre d'une voix qui exprimait la
+déconvenue d'un homme dont la curiosité comptait sur une conversation
+prolongée pour amener sur le tapis un sujet qui lui tient au c&oelig;ur.
+</p>
+
+<p>La preuve en fut que le squelette avant de s'endormir à côté de
+Vasseur, murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne m'a pas encore appris comment il a connu Gervaise.</p>
+
+<p>Et sa dernière pensée fut toute au souvenir de l'embrassade et de
+l'exclamation joyeuse du lieutenant lorsqu'il lui avait dit savoir où se
+retrouverait Gervaise disparue.</p>
+
+<p>Quand Fil-à-Beurre s'éveilla, Vasseur dormait toujours. À vingt pas
+de là, Lambert était étendu, ronflant à pleins poumons.</p>
+
+<p>Fichet, debout, bouche béante, les deux mains sur ses hanches,
+pointait son regard en l'air.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous vous faites cuire le nez au soleil, citoyen
+Fichet? demanda Barnabé qui s'était approché du gendarme.</p>
+
+<p>&mdash;Que je pensais individuellement à vous, répondit le soldat.
+</p>
+
+<p>&mdash;Et à propos de quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Quant à la femme que vous averiez intercalée ce matin dans un
+puits.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! j'étais un peu pressé; alors je l'ai posée au premier
+endroit venu.</p>
+
+<p>&mdash;Nonobstant qu'une femme qu'on abrite dans un puits c'est des
+agissements avec le beau sexe que la galanterie elle vitupère!... Moi,
+que je m'aurais satisfait en lui caressant avec fermeté les omoplates.
+</p>
+
+<p>&mdash;Omoplates! répéta Fil-à-Beurre en le regardant tout ébahi.
+Comment, vous, citoyen Fichet, dont chacun vante le langage épuré, vous
+employez si mal ce mot!</p>
+
+<p>&mdash;Oui! omoplates!... Que c'est français, j'en ai l'imaginative,
+insista le gendarme d'un ton froissé.</p>
+
+<p>&mdash;<i>Hommo</i>plates, oui, quand on parle d'un homme... mais
+quand il s'agit d'une femme, c'est <i>femmo</i>plates.</p>
+
+<p>Fichet était un garçon sérieux qui aimait à s'instruire.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en avais nulle doutance! confessa-t-il loyalement.</p>
+
+<p>La voix de Vasseur, qui venait de s'éveiller et donnait l'ordre de
+seller les chevaux, mit fin à cette leçon de bon français octroyée à
+Fichet par Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>La sieste avait duré près de cinq heures. Les chevaux reposés
+pouvaient, à présent, fournir une longue course.</p>
+
+<p>&mdash;Reprends-tu ta place en croupe, Barnabé? demanda le lieutenant
+après avoir enfourché Bayard.</p>
+
+<p>&mdash;Non, j'aime mieux marcher.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, à pied, tu ne pourras nous suivre, car nous allons
+presser nos bêtes.</p>
+
+<p>&mdash;Activer les chevaux, à quoi bon?</p>
+
+<p>&mdash;Oublies-tu donc qu'il s'agit de rejoindre le Beau-François,
+ton emprunteur de veste, appuya en riant Vasseur, qui croyait, par cette
+allusion, raviver la haine de son compagnon.</p>
+
+<p>Mais Fil-à-Beurre secoua la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! fit-il. Rejoindre le Beau-François, j'en doute. S'il
+a toujours marché pendant notre repos, il doit, à cette heure, être
+entré au Mans.</p>
+
+<p>&mdash;Pour en sortir immédiatement, car le séjour des villes est
+malsain à ce drôle, dont le signalement a été envoyé dans tous les
+grands centres... J'ai même l'idée qu'au lieu d'entrer en ville le
+Beau-François a dû la contourner, avança le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;La contourner? c'est selon, fit Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Selon quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Selon ce que contient la voiture qu'il accompagne. Selon aussi
+ce qu'est l'autre cavalier... Peut-être, d'ici au Mans, trouverons-nous
+dans une des auberges de la route quelque indice qui nous renseignera
+sur ce qu'est devenu le Beau-François.</p>
+
+<p>Tout en parlant, Fil-à-Beurre était en train de recharger son fusil,
+et il s'acquittait de ce soin avec une attention extrême, choisissant sa
+balle dans le sac, examinant le grain de sa poudre. Quand il eut fini,
+il mit son fusil en joue pour en étudier le point de mire; puis,
+satisfait, il prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Bonne arme! bonne charge! Avec ce joujou-ci, je connais
+quelqu'un qui fera belle besogne.</p>
+
+<p>Sur ce, il se passa le fusil en bandoulière et, en regardant Vasseur:
+</p>
+
+<p>&mdash;Là, fit-il, à présent je pars.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, tu pars?... mais, avec nous, j'imagine.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je vous quitte ou, pour mieux dire, je pars en
+avant. Puisque nous n'avons plus la chance de rejoindre le Beau-François
+avant le Mans, le mieux est de ménager les chevaux. Pendant que vous
+irez à la doucette, moi, en avant, j'éclairerai la route, étudiant
+chaque auberge de rencontre, en quête de la piste du vilain gibier que
+nous chassons.</p>
+
+<p>&mdash;Alors je ne te rejoindrai qu'au Mans, dit Vasseur, approuvant
+l'idée du squelette.</p>
+
+<p>&mdash;Au Mans ou sur la route, je ne sais... Mais là où vous me
+retrouverez vous attendant, c'est qu'il y aura du neuf.</p>
+
+<p>Là-dessus, Barnabé développa le compas des longs fuseaux qui lui
+servaient de jambes et partit d'un pas allongé qui lui eut bientôt fait
+prendre l'avance sur les cavaliers chevauchant à paisible allure.</p>
+
+<p>Depuis son arrivée à la masure des Buchard, qui avait failli se
+transformer, pour lui, en un coupe-gorge, les événements s'étaient
+succédé si rapidement que la pensée du lieutenant avait été toute à la
+situation présente. En apercevant de loin Fil-à-Beurre, qui allait
+disparaître dans un pli de la route, un souvenir lui revint au
+c&oelig;ur:</p>
+
+<p>&mdash;Barnabé ne m'a pas encore appris où je retrouverai Gervaise,
+murmura-t-il.</p>
+
+<p>Car Vasseur, que son indifférence pour les avances des belles
+Chartraines qui auraient volontiers conjugué avec lui le verbe «aimer»
+avait fait surnommer l'Amant de la Lune, était amoureux fou de Gervaise.
+</p>
+
+<p>Comment avait-il connu la jeune fille?</p>
+
+<p>Le brigadier Bondu, en racontant, on s'en souvient, à ses camarades,
+l'épisode du cheval de Doublet, trouvé mort sur sa litière, avait eu
+grandement raison quand il avait avancé que celui qui avait fait le coup
+devait être un gendarme; car, autrement, les autres chevaux, qui étaient
+chevaux de gendarmes et bêtes ombrageuses, auraient fait un vacarme du
+diable s'ils n'avaient connu celui qui, nuitamment, s'était glissé dans
+l'écurie.</p>
+
+<p>Vasseur était présent lorsque, sur l'avis de Fil-à-Beurre, il avait
+été projeté que, le lendemain, on utiliserait l'instinct du cheval de
+Doublet pour savoir où l'aubergiste se rendait deux ou trois jours par
+mois.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne idée, s'était-il dit, mais il ne faut pas la laisser
+exécuter par des maladroits qui ne sauraient en tirer suffisamment
+parti.</p>
+
+<p>Et, sitôt la nuit venue, il avait fait sortir le cheval de l'écurie
+et l'avait enfourché.</p>
+
+<p>Où la bête de Doublet allait-elle le conduire? Était-ce au trésor de
+la bande, dont l'aubergiste était le recéleur, ou à quelque repaire
+abritant encore des Chauffeurs échappés à ses recherches? Dans l'un ou
+l'autre cas, la découverte lui servirait à nuire aux misérables dont il
+avait juré la perte. Le trésor fournirait une indemnité aux victimes. La
+capture de ceux dont il aurait surpris le refuge donnerait de la besogne
+au bourreau.</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait, se disait-il, si je ne vais pas tomber sur la cache
+où, depuis cinq semaines qu'il s'est évadé, se clapit le Beau-François,
+que Doublet, avant son arrestation, avait si grand intérêt à ne pas
+laisser reprendre?</p>
+
+<p>Le cheval, abandonné à lui-même, l'avait conduit loin de Chartres,
+devant une maisonnette, un peu à l'écart du village de Mégin. Il était
+dix heures du soir. La lumière, qui filtrait à travers les volets
+disjoints, attestait que les habitants de cette demeure n'étaient pas
+encore couchés.</p>
+
+<p>Après avoir attaché à distance le cheval, que ceux qu'il comptait
+surprendre auraient pu reconnaître, le lieutenant était venu frapper à
+la porte, se donnant pour un voyageur égaré, voulant gagner Chartres,
+tombant de fatigue et de faim.</p>
+
+<p>Annette n'eût pas ouvert, mais Gervaise, que cet appel à sa pitié
+rendait éloquente, avait obtenu de sa servante, pour le voyageur,
+hospitalité d'une heure et souper.</p>
+
+<p>Quand Vasseur se remit en route, la vue de cet intérieur paisible, la
+conversation de Gervaise et quelques bavardages d'Annette lui avaient
+fait tout comprendre.</p>
+
+<p>Dans le c&oelig;ur gangrené de Doublet, un coin était resté sain où
+vivait, immense et pur, l'amour paternel. Le scélérat que, à coup sûr,
+le désir d'assurer l'avenir de son enfant avait poussé au crime, tenait
+Gervaise éloignée de lui, dans la plus complète ignorance de sa vie
+véritable. Augé, car tel était son vrai nom, venait mensuellement passer
+quelques jours près de sa fille, alléguant son état de maquignon qui,
+toute l'année, le tenait par monts et par vaux. Puis, sous le faux nom
+de Doublet, il retournait à Chartres, où, brave aubergiste en apparence,
+profond scélérat en réalité, il demandait aux plus exécrables forfaits
+cet or dont il voulait enrichir sa fille.</p>
+
+<p>S'il n'avait été arrêté, Doublet, qui se voyait assez d'or, allait
+quitter le pays chartrain et entraîner son enfant en un autre et
+lointain coin de la France où, se disant ex-marchand de chevaux enrichi,
+il aurait vécu pour sa fille, sans avoir rien à craindre des complices
+qu'il avait abandonnés.</p>
+
+<p>&mdash;Cette pauvre et douce créature ignore absolument de quel
+coquin elle est l'enfant, s'était dit Vasseur, au bout d'une heure
+passée près de Gervaise.</p>
+
+<p>Et il était parti sans se sentir le courage de rien souffler qui pût
+troubler la vie paisible de la jeune fille, laissant aux événements qui
+allaient se produire la pénible tâche d'apprendre à Gervaise quel
+horrible et sinistre misérable était son père.</p>
+
+<p>Elle était bien charmante, la jeune fille, charmante surtout de
+grâce, d'innocence et de bonté.</p>
+
+<p>Tout en labourant de l'éperon, au retour, son cheval pour l'avoir
+ramené à temps à l'écurie, Vasseur eut beau songer à ce que prédisait
+l'avenir, il ne put se défendre de penser à Gervaise, à son gracieux
+visage, à son doux regard si plein de bonté. Bref, dans ce c&oelig;ur de
+soldat, qui ne s'était encore ému pour aucune femme, se glissa, à la
+suite de la pitié pour la jeune fille, un sentiment beaucoup plus doux.
+</p>
+
+<p>Vasseur était parti gendarme.</p>
+
+<p>Il revint amoureux.</p>
+
+<p>Tant et si bien amoureux que, après avoir rattaché au râtelier le
+cheval de Doublet, il se sentit pris d'épouvante.</p>
+
+<p>Dans quelques heures, l'animal, comme il l'avait fait pour lui,
+allait en conduire d'autres à la maisonnette de Gervaise. Pour ceux-là,
+elle ne pouvait être qu'une complice de Doublet, indigne d'aucuns
+ménagements. Vasseur prévit l'effroyable coup de foudre prêt à fondre
+sur l'enfant qu'il revoyait heureuse et souriante.</p>
+
+<p>&mdash;Mieux vaut qu'elle ignore à jamais la vérité. Je dois empêcher
+que ces gens la lui apprennent.</p>
+
+<p>Et il vida dans le seau de l'animal tout un paquet de poison trouvé
+sur un Chauffeur qu'il avait arrêté la veille.</p>
+
+<p>Dès ce moment, il n'avait plus mérité son surnom d'Amant de la Lune,
+car il adorait Gervaise.</p>
+
+<p>Vasseur avait d'abord voulu lutter contre sa passion pour la fille
+d'un homme que l'échafaud réclamait; mais, bientôt, il n'avait pu
+résister au violent désir de revoir Gervaise.</p>
+
+<p>Doux et timide comme les vrais amoureux, il avait su désarmer la
+sévérité du cerbère qui s'appelait Annette. Son prétexte pour entrer
+dans la place était, du reste, des meilleurs. Se donnant pour un
+commerçant de Chateldun que ses affaires appelaient souvent à Orléans,
+il venait, à tous ses passages à Mégin, s'informer si des nouvelles de
+ce père disparu étaient enfin parvenues à la jeune fille que, lors de sa
+première visite, il avait trouvée si alarmée par cette absence
+prolongée.</p>
+
+<p>Sur ce thème, il avait beau jeu à entretenir Gervaise, trouvant des
+excuses pour expliquer le silence du père, inventant des motifs qui
+devaient retenir au loin le maquignon Augé, affirmant qu'après avoir été
+entraîné au diable par ses achats de chevaux, on le verrait bientôt
+reparaître avec la sacoche garnie. N'avait-il pas promis que ce voyage
+serait le dernier et qu'à son retour il resterait près de sa fille? À
+tant faire, puisque c'était sa dernière excursion, il avait tenu à ce
+qu'elle fût lucrative. De là son retard.</p>
+
+<p>Et en affirmant ainsi que le père rentrerait à la maisonnette,
+Vasseur était de bonne foi. Dans le commencement il avait cru Doublet
+des moins coupables ou, pour mieux dire, son amour pour Gervaise lui
+avait, sinon blanchi l'aubergiste à ses yeux, tout au moins fait trouver
+digne d'indulgence.</p>
+
+<p>Par malheur, à mesure que le procès s'était déroulé, les charges sur
+Doublet s'étaient accumulées si monstrueuses, que Vasseur avait dû
+s'avouer que la peine de mort attendait infailliblement l'aubergiste.
+</p>
+
+<p>Alors il avait songé à lui sauver la vie. Le faire descendre de
+l'échafaud, c'était, en somme l'envoyer au bagne... Mais, du bagne, on
+s'évade... Et, plus tard, bien loin, à l'étranger, la fille retrouverait
+son père.</p>
+
+<p>C'était dans ce but que Vasseur avait obtenu l'ordre de surseoir à
+l'exécution de Doublet, si ce dernier consentait à racheter sa vie par
+des révélations. On le sait, au pied de l'échafaud, l'aubergiste avait
+refusé de parler et avait répondu, à celui qui voulait le sauver, la
+cynique plaisanterie:</p>
+
+<p>&mdash;Citoyen lieutenant, il faut prendre un bain de pieds bien
+bouillant, ça vous fera descendre la curiosité du cerveau, avait ricané
+le condamné.</p>
+
+<p>C'en était fait de l'espérance de Vasseur.</p>
+
+<p>Pris alors d'une de ces rages du désespoir qui ne font plus peser
+l'importance des phrases, il avait répliqué:</p>
+
+<p>&mdash;Merci du conseil, j'irai demander ce bain de pieds à Gervaise.
+</p>
+
+<p>Et il était parti sans se rappeler que, sous le scélérat endurci, il
+y avait le père, adorant sa fille d'un immense amour. En voyant son
+secret connu, il était capable de tout pour que son enfant n'apprît pas
+la sinistre vérité qui, peut-être, la ferait le maudire. Alors Doublet
+avait voulu parler, mais il était trop tard: les cris de la foule
+avaient couvert son appel au lieutenant et le bourreau avait saisi sa
+proie.</p>
+
+<p>Anéanti, brisé de douleur, Vasseur était revenu à l'auberge du
+<i>Bon-Repos</i> d'où il allait partir pour son expédition à la
+poursuite du Beau-François.</p>
+
+<p>Il n'avait pu soustraire Doublet à cette mort ignominieuse, et, plus
+tard, la fille, si elle apprenait la vérité, se sentirait prise
+d'horreur pour celui qui avait livré son père aux juges.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux la revoir encore une fois, s'était dit le pauvre
+amoureux.</p>
+
+<p>Reculant son départ de trois heures, Vasseur, on l'a vu, était parti
+pour le village de Mégin.</p>
+
+<p>Le jour tombait quand il atteignit la maisonnette. Un horrible
+pressentiment lui broya le c&oelig;ur à la vue de cette demeure dont les
+portes et volets étaient hermétiquement clos.</p>
+
+<p>Le logis était désert.</p>
+
+<p>Qu'était devenue Gervaise? Quelle cause avait amené sa disparition?
+Avait-elle appris la vérité sinistre?</p>
+
+<p>Elle n'était plus là, cette gracieuse jeune fille près de laquelle il
+avait passé de si charmantes heures. Il revoyait son délicieux et
+candide sourire et ses doux yeux, quand il la berçait de l'espérance que
+son père reparaîtrait bientôt.</p>
+
+<p>Alors il comprit que ce sentiment, qu'il avait cru n'être qu'un vif
+intérêt porté à une jeune fille menacée d'un malheur épouvantable, était
+bel et bien un de ces amours profonds qui suffisent à remplir la vie
+d'un homme.</p>
+
+<p>Et comme, pour la dixième fois, après avoir fait le tour de la
+maison, il revenait devant cette porte fermée, un paysan, qui passait en
+regagnant le village, lui demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce à Gervaise Augé que tu en as, citoyen?</p>
+
+<p>Vasseur n'osa répondre affirmativement.</p>
+
+<p>&mdash;Je venais pour voir ma parente Annette, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Annette a suivi sa jeune maîtresse.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! elles sont parties?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, hier matin.</p>
+
+<p>&mdash;Pour où? prononça l'amoureux avec une voix tremblante.</p>
+
+<p>&mdash;Là-dessus, je ne saurais te renseigner, citoyen. Ce que je
+sais, c'est que Gervaise allait rejoindre son père.</p>
+
+<p>&mdash;Rejoindre son père! répéta Vasseur avec un frémissement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il paraît que le citoyen Augé, qui avait empli son sac,
+s'est établi à l'autre bout de la France. Alors, comme il ne veut plus
+revenir en ces pays-ci, il a envoyé chercher sa fille.</p>
+
+<p>Le lieutenant avait écouté, tout secoué par la terreur. Quel autre,
+connaissant le secret de Doublet, avait fait disparaître sa fille? Dans
+quel but? Gervaise n'avait-elle pas été entraînée dans quelque piège
+exécrable par un de ces complices de Doublet échappés à la justice?</p>
+
+<p>Alors, avec un frisson d'épouvante, il pensa au Beau-François, ce
+Lovelace de filles publiques.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! reprit-il, le maquignon Augé a envoyé chercher sa
+fille!... Je devine par qui... Son dresseur de chevaux, n'est-ce pas? Un
+grand bel homme blond?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non! pour ça, non! répliqua le paysan en riant; celui-là
+est bel homme comme je suis muet, et s'il a jamais dressé des animaux,
+ce ne doit être que des ours.</p>
+
+<p>Vasseur avait respiré en apprenant qu'il ne s'agissait pas du
+Beau-François; mais les renseignements donnés avaient éveillé sa
+curiosité.</p>
+
+<p>Cependant, le renseigneur avait continué en gouaillant:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, des ours... auxquels il ressemble, du reste, par l'aspect
+et la force. Un poilu de première force! Pas grand, mais avec des
+épaules larges de ça... et des bras comme ma cuisse... En voilà un par
+qui je ne voudrais pas, s'il était en colère, être ceinturé! Il
+m'aplatirait sur sa poitrine comme une galette... Ah! et le caractère,
+donc! Aimable comme un coup de trique et pas beaucoup plus bavard qu'un
+poisson. Trois ou quatre grognements qui veulent dire oui ou non et il
+est à bout de conversation.</p>
+
+<p>Sur ce portrait donné par lui, le paysan fut pris d'un rire qu'il
+termina en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Pas de chance, la petite Gervaise.</p>
+
+<p>&mdash;Pas de chance en quoi? reprit le lieutenant étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! il lui tombe du ciel un oncle inconnu et il lui arrive
+d'un pareil calibre, ce n'est vraiment pas avoir de chance... Oui, un
+oncle, par sa mère, dont elle n'avait jamais entendu parler...</p>
+
+<p>&mdash;Et la citoyenne Gervaise l'a suivi sans hésitation?</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît qu'il était porteur d'une lettre du père, qui
+commandait à sa fille de le suivre... à ce que nous a dit Annette, quand
+elle est venue faire ses adieux à ma femme... Elle était même bien
+intriguée de savoir où l'ours allait les mener, la pauvre vieille; car
+il n'en soufflait mot.</p>
+
+<p>C'était sur ces renseignements qui, loin de le rassurer, lui avaient
+inspiré une inquiétude profonde, que le lieutenant était revenu au
+<i>Bon-Repos</i>, d'où, immédiatement, il était parti pour son
+expédition en compagnie de ses deux soldats et de Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Et, à cette heure que, suivi de Fichet et Lambert, il chevauchait sur
+la route, après avoir été quitté par Fil-à-Beurre, parti en avant pour
+éclairer le chemin, le lieutenant, tête baissée, se rappelait le passé
+en murmurant avec joie:</p>
+
+<p>&mdash;Barnabé m'a dit qu'il sait où se trouve Gervaise.</p>
+
+<p>Ce pensant, il avait relevé la tête.</p>
+
+<p>À distance, sur la route, se dressait une maison devant laquelle il
+aperçut Fil-à-Beurre qui, en le quittant, lui avait dit:</p>
+
+<p>&mdash;Là où vous me trouverez vous attendant sur la route, il y aura
+du neuf.</p>
+
+<p>Donc, il y avait du neuf.</p>
+
+<p>&mdash;Un temps de galop! commanda-t-il à ses hommes, impatient de
+connaître ce neuf.</p>
+
+<p>Quand les cavaliers atteignirent la maison, Fil-à-Beurre, qui les
+avait attendus sans bouger de place, alla tout droit à Fichet et lui
+demanda sérieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Vous qui savez tant de choses, citoyen Fichet, sauriez-vous,
+par bonheur, accoucher une dame?</p>
+
+<p>Le gendarme, d'abord interloqué par cette question, regarda Barnabé
+en dogue; mais tant de bonhomie se lisait sur la mine anguleuse de
+l'échalas, qu'il répondit de la meilleure foi du monde:</p>
+
+<p>&mdash;La fatalité elle veut que l'accouchement il n'est pas dans ma
+constitution.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cV"> </a><a href="#tdm">V</a></h2>
+
+
+<p>Le lieutenant avait eu grand'peine à retenir son rire en entendant
+Barnabé adresser une demande aussi étrange à son soldat.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cette question? souffla-t-il à Fil-à-Beurre, qui
+s'était rapproché.</p>
+
+<p>Ce dernier n'eut pas le temps de répondre, car, soudainement, sortit
+de la maison un petit homme rond comme un muid et à jambes et bras
+tellement courts qu'il avait l'air d'un saucisson à pattes, qui se jeta
+sur la poitrine de Barnabé en glapissant d'une voix joyeuse:</p>
+
+<p>&mdash;Un fils! c'est un fils.</p>
+
+<p>Et le Saucisson-à-Pattes se redressa plus fier qu'un coq sur ses
+ergots pour ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Un fils... au bout de six mois de mariage... Hein! quelle
+femme j'ai là!</p>
+
+<p>&mdash;Et dire que si une forte émotion n'avait pas fait à votre
+épouse devancer le terme habituel, vous auriez eu peut-être deux fils,
+avança Barnabé imperturbable.</p>
+
+<p>&mdash;Je le crois, dit gravement le mari.</p>
+
+<p>Puis, en branlant la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est que ma Léocadie a éprouvé là une forte émotion...
+Prou! Prou! j'en frémis encore quand j'y pense!</p>
+
+<p>Ensuite, tout prévenant, il alla au-devant des gendarmes descendus de
+cheval, en leur débitant:</p>
+
+<p>&mdash;Suivez-moi, citoyens, je vais vous conduire à l'écurie.</p>
+
+<p>Les soldats, sur les pas du Saucisson-à-Pattes, disparaissaient en
+emmenant les montures, quand Vasseur demanda curieusement à l'échalas:
+</p>
+
+<p>&mdash;Le Mans n'est tout au plus qu'à une lieue. Plutôt que de nous
+laisser gagner la ville, pour que tu nous aies fait mettre pied à terre
+ici, tu as donc découvert ce que tu appelles du neuf?</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qu'il y a de plus neuf, lâcha Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;De quel genre?... Car je ne pense pas que ledit neuf consiste
+en cet accouchement pour lequel tu requérais l'aide de Fichet? continua
+Vasseur en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! vous brûlez, dit Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! fit le lieutenant étonné, c'est au sujet de cet
+accouchement à six mois?</p>
+
+<p>&mdash;Tu, tu, tu... à six mois... mettons-en neuf et nous serons
+dans le vrai. Car l'imbécile que vous venez de voir a épousé la
+maîtresse d'un autre. Il a eu à la fois la poule et l'&oelig;uf.</p>
+
+<p>Regardant Vasseur en homme qui sait qu'il va porter un coup,
+Fil-à-Beurre continua en traînant la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Et connaissez-vous l'homme qui a été l'amant de la femme de ce
+grotesque?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Dis!</p>
+
+<p>&mdash;C'est le Beau-François.</p>
+
+<p>Vasseur regarda tout ébahi le squelette et finit par demander:</p>
+
+<p>&mdash;Comment sais-tu cela?</p>
+
+<p>Mais, subitement, sans attendre la réponse, il passa d'une question à
+une autre en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Que fais-tu donc là, Barnabé?</p>
+
+<p>&mdash;Vous le voyez, je charge mon fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, tantôt, quand tu m'as quitté, tu venais déjà de le
+charger. Tu as donc fait feu, depuis que nous nous sommes vus?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! un tout petit coup de fusil de rien du tout... Histoire de
+rire.</p>
+
+<p>&mdash;Et avec qui as-tu ri?</p>
+
+<p>La réponse fut empêchée par le retour du Saucisson-à-Pattes, qui
+s'avança en disant à voix basse:</p>
+
+<p>&mdash;Ma Léocadie dort... Après une telle secousse, elle a besoin de
+repos, la chère âme... Je l'ai laissée sous la garde de la bonne dame et
+de ma servante...</p>
+
+<p>Il poussa un soupir de satisfaction, qu'il fit suivre de ses mots:
+</p>
+
+<p>&mdash;N'empêche qu'elle s'est trouvée là bien à propos, la bonne
+dame, pour tirer ma Léocadie de peine.</p>
+
+<p>Après quoi, s'adressant directement à Fil-à-Beurre:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, ajouta-t-il, qu'elle ne se doute de rien?</p>
+
+<p>Vasseur avait écouté sans mot dire, regardant Barnabé, dont
+l'&oelig;il semblait lui conseiller de laisser parler le
+Saucisson-à-Pattes, comme si les paroles de ce personnage saugrenu
+devaient tout lui expliquer.</p>
+
+<p>Le lieutenant allait perdre patience quand un nom lui fit
+soudainement dresser l'oreille aux divagations du pantin, qui venait de
+reprendre:</p>
+
+<p>&mdash;Non, elle ne se doute de rien, la bonne dame Annette. Elle
+croit la jeune fille toujours endormie dans sa chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Annette! la jeune fille! répéta vivement Vasseur dont, sans
+qu'il pût se dire pourquoi, le c&oelig;ur était serré.</p>
+
+<p>Sa voix avait attiré l'attention du gros homme qui, de Barnabé,
+revint à lui.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! fit-il, vous ne savez rien. Je vais alors vous
+expliquer la chose. Sachez donc que la bataille venait d'avoir lieu
+quand Léocadie a été prise des premières douleurs...</p>
+
+<p>Le bonhomme avait le récit quelque peu haché, car, au lieu de suivre
+le courant de sa narration, il s'interrompit pour venir serrer la main
+de Fil-à-Beurre en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! à propos, je ne vous ai pas remercié.</p>
+
+<p>&mdash;Expliquez d'abord votre «à propos», dit Barnabé qui, à son
+tour, semblait ne pas comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;À propos des douleurs de Léocadie.</p>
+
+<p>&mdash;Bon!... et remercié pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Pour votre coup de fusil. L'explosion lui a causé une peur
+qui, dans sa situation, lui est venue bien en aide... Vous savez l'effet
+d'une peur subite?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ça fait passer le hoquet.</p>
+
+<p>&mdash;Et les enfants aussi, paraît-il; car, au bruit de votre coup
+de fusil, Léocadie a poussé un énorme cri douloureux... et, une seconde
+après, j'étais père!!!</p>
+
+<p>Après cette interprétation de l'effet d'un coup de fusil, le
+Saucisson-à-Pattes se remit à secouer la main de Fil-à-Beurre en
+répétant:</p>
+
+<p>&mdash;Merci! cent fois merci!</p>
+
+<p>Sur quoi, repris à nouveau et plus fort par l'orgueil de la
+paternité, il releva fièrement la tête et accentua d'un ton vainqueur:
+</p>
+
+<p>&mdash;Je déteste me vanter, mais être père au bout de six mois de
+mariage... Hein! c'est être assez adoré par sa femme!</p>
+
+<p>Vasseur piétinait d'impatience. Il arrêta net ce nouveau genre de
+lyrisme conjugal en disant d'un ton sec:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous reveniez à votre récit, citoyen? Vous étiez en train
+de parler d'une dame Annette...</p>
+
+<p>Mais il était écrit dans le livre du destin que la curiosité du
+lieutenant ne serait pas encore satisfaite, car apparut une grosse fille
+de basse-cour effarée, larmoyant, qui hurla:</p>
+
+<p>&mdash;Le petit! Qui qu'a pris le petit? J'ai perdu le petit!</p>
+
+<p>Et elle courut au Saucisson-à-Pattes, qu'elle secoua en beuglant:
+</p>
+
+<p>&mdash;C'est-y vous qui m'avez fait la farce de me cacher le petit?
+</p>
+
+<p>Un immense frissonnement, qui donnait à sa masse l'apparence d'une
+montagne de gélatine secouée, ébranla l'époux de Léocadie. Telle était
+l'émotion qui lui serrait la gorge, qu'on eût dit qu'il soufflait dans
+un mirliton cette exclamation désespérée:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as perdu mon fils, misérable!</p>
+
+<p>«Misérable!» était trop. La fille, qui avait bec et ongles, se
+redressa sous l'injure, et d'un ton gouailleur:</p>
+
+<p>&mdash;Votre fils! oh! votre fils!... Voyez-vous cet amateur de
+besogne faite! lâcha-t-elle.</p>
+
+<p>Le Saucisson-à-Pattes n'en crut pas ses oreilles.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'a-t-elle dit? demanda-t-il à Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'elle donnerait son âme pour retrouver votre fils, répondit
+sérieusement Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>&mdash;Alors j'avais mal entendu, avoua le grotesque.</p>
+
+<p>La servante avait vite rentré sa colère imprudente. Elle reprit son
+ton pleurard pour continuer.</p>
+
+<p>&mdash;C'était l'heure de nettoyer la sue aux cochons... J'avais
+emporté le petit... Alors je l'ai posé je ne sais plus où...</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu que ça ne soit pas dans l'auge aux cochons, avança
+Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Et, d'une voix lugubre:</p>
+
+<p>&mdash;Je les ai vus, vos porcs, continua-t-il; des bêtes maigres,
+qui m'ont paru habituées à rester sur leur faim... Il y a eu grande
+imprudence à les tenter...</p>
+
+<p>&mdash;Mon fils mangé par les cochons! bégaya douloureusement l'époux
+de Léocadie.</p>
+
+<p>Si Barnabé avait lâché son atroce plaisanterie, c'était que, de loin,
+il avait vu arriver Fichet.</p>
+
+<p>Le brave gendarme s'approchait, tenant entre ses mains son chapeau,
+coiffe en l'air, qu'il portait avec autant de précautions que s'il eût
+eu à promener un plat trop plein de sauce.</p>
+
+<p>Et quand il fut près du lieutenant, il lui montra son chapeau en
+disant, d'une voix qui n'entendait pas raillerie:</p>
+
+<p>&mdash;Que je serais cupide de connaître le pierrot qu'il a eu
+l'hilarité d'infuser un singe dans mon chapeau.</p>
+
+<p>Ce singe n'était autre que l'enfant perdu! le citoyen
+Saucisson-à-Pattes fils.</p>
+
+<p>Dans son délire de joie, le père plongea la tête dans la coiffe de
+chapeau pour embrasser son fils, mouvement que Fichet mit sans doute sur
+le compte de la voracité, car il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Que je vous préviens qu'il n'est pas cuit.</p>
+
+<p>Pour l'intelligence de ce qui va suivre, nous abandonnerons
+momentanément nos personnages, afin de donner quelques explications
+utiles.</p>
+
+<p>En l'année 1800, époque de notre récit, les voyages étaient longs,
+pénibles et trop souvent dangereux. Les moyens de locomotion étaient la
+diligence, le bateau et le cheval. De tous, le moins fatigant était le
+bateau qui, par rivières, fleuves et canaux, finissait par vous amener à
+destination, mais au prix d'une énorme perte de temps, car la distance
+de la moyenne franchie en vingt-quatre heures n'excédait pas sept
+lieues,&mdash;espace que la vapeur met aujourd'hui quarante minutes à
+parcourir.&mdash;Encore le voyage en bateau était-il soumis aux caprices
+du froid ou de la chaleur, qui desséchait les cours d'eau ou les
+obstruait de glace.</p>
+
+<p>La diligence, sous le rapport de la vitesse, était préférable; mais
+c'était le mode le plus coûteux et surtout le plus dangereux. Malgré
+l'ordre et la tranquillité un peu revenus, les routes étaient encore si
+peu sûres, en certains départements, que les diligences ne se mettaient
+en voyage que protégées par une escorte de cinq soldats qu'on installait
+sur le haut de la voiture. De là le nom de «patrouille ambulante» donnée
+à ces cinq soldats qui, dans toutes les attaques de voitures publiques,
+tombaient frappés par les cinq premières balles.</p>
+
+<p>Il y avait aussi le roulage qui transportait les marchandises. Pour
+leur sécurité, les rouliers s'attendaient au départ ou à des
+rendez-vous, afin de marcher en compagnie. Eux et leurs chiens, animaux
+de rude défense, faisaient un noyau assez redoutable auquel se
+joignaient les pauvres diables que leur bourse plate contraignait à
+voyager à pied. Un convoi de roulage se montait quelquefois à trente ou
+quarante individus, tous armés. Ce nombre respectable écartait les
+assaillants qui alors se contentaient de suivre à la piste. Tout allait
+bien tant que la troupe se tenait serrée; mais à mesure qu'elle avançait
+sur la route, elle finissait par s'égrener en des destinations diverses
+et alors, de tous ces tronçons du convoi rompu, il était rare qu'un seul
+parvînt à destination. Aux portes mêmes de Paris où, naturellement,
+affluaient les bons coups à faire, les bandes à main armée infestaient
+la grande banlieue.</p>
+
+<p>Restait donc le voyage à cheval, qui n'était pas possible à tout le
+monde, aux femmes surtout. Outre que chacun n'était pas écuyer, le
+voyage à cheval astreignait le voyageur à la préoccupation constante de
+veiller au meilleur état de sa monture. De là cette nécessité pour lui
+de faire halte à l'auberge devant laquelle la nuit le surprenait, pour y
+laisser manger et reposer sa bête.</p>
+
+<p>Or, de toutes ces auberges, qui l'attendaient sur la route, il en
+était dont le voyageur ignorait la réputation sinistre. L'homme
+pénétrait de confiance... et il n'en sortait plus.&mdash;Plus tard et
+bien lentement, la justice a fini par entrer dans ces repaires de crimes
+dont le plus célèbre fut celui que le procès fit connaître par son
+épouvantable surnom de l'<i>Auberge-aux-Tueurs</i>.</p>
+
+<p>À l'époque de ce récit, nous le répétons, ces lieux maudits
+jouissaient encore de la plus complète impunité, principalement dans les
+parties de la France qui n'étaient pas encore remises tout à fait des
+récentes et horribles secousses de la guerre civile.</p>
+
+<p>Le ministère de la police, que dirigeait Fouché, avait entrepris la
+destruction de ces assassins de grand'route, pillards des campagnes et
+détrousseurs de diligences; mais c'était là une tâche ardue et difficile
+à laquelle, pour procéder à bon escient, il fallait du temps et,
+surtout, un espionnage habile et occulte qui, avant d'agir, étudiât bien
+les localités.</p>
+
+<p>Aussi les autorités des pays ainsi infestés par les bandes de
+malandrins se gardaient-elles bien de dire que le ministère de la police
+avait expédié une dizaine de ses limiers les plus fins qui, semblables à
+des furets en chasse, s'étaient éparpillés dans toutes les contrées à
+surveiller.</p>
+
+<p>Cela dit, nous reviendrons à l'auberge de <i>la Biche-Blanche</i>,
+tenue par le citoyen Doulan, que sa conformation physique avait fait
+surnommer, à dix lieues à la ronde, le Saucisson-à-Pattes.</p>
+
+<p>Située à une petite lieue du Mans, l'auberge de la
+<i>Biche-Blanche</i>, par sa position, était en pleine prospérité. En
+plus de la population ouvrière qui, chaque décade, venait s'y régaler
+d'un certain petit vin blanc remarquable, la <i>Biche-Blanche</i> était
+le lieu de rendez-vous des rouliers et des conducteurs d'eau, car, à
+vingt pas de ses constructions, coulait la Sarthe.</p>
+
+<p>Tous les rouliers sortis du Mans ou venus de plus loin, allaient
+s'attendre à la <i>Biche-Blanche</i> et y festoyaient jusqu'à ce qu'ils
+se fussent réunis en assez grand nombre pour former un convoi capable
+d'affronter les dangers de la route.</p>
+
+<p>D'un autre côté, les bateliers qui, par la Sarthe et la Mayenne,
+gagnaient la Loire, en conduisant jusqu'à Nantes les envois des pays
+traversés, se seraient fait scrupule de passer devant l'établissement du
+Saucisson-à-Pattes sans savourer son vin blanc, et comme ce liquide en
+valait la peine, ils le savouraient à longue haleine.</p>
+
+<p>Et puis, tous, y faisaient aussi des pintes de bon sang à se gausser
+du Saucisson-à-Pattes dont la stupidité profonde était une source
+intarissable de rire. On se complaisait surtout à lui faire raconter
+l'histoire de son mariage, que l'imbécile narrait ainsi:</p>
+
+<p>&mdash;J'étais allé au Mans pour y faire mes provisions d'andouilles.
+Dans la rue, j'ai rencontré Léocadie qui pleurait. Aussitôt, à sa vue,
+ça m'a fait pouf dans le c&oelig;ur et, en même temps, le ciel, qui
+était couvert, s'est immédiatement éclairci... Alors je me suis dit:
+«Tout t'annonce que cette femme-là fera ton bonheur...» J'ai aussitôt
+oublié mes andouillettes et je suis allé à elle.</p>
+
+<p>Malgré moi, une sorte de mélodie persuasive m'était venue sur les
+lèvres quand je lui débitai: «Je lis dans vos yeux que ce qui manque à
+votre âme c'est une âme jumelle qui lui déverse ses trésors de
+tendresse. Je vous apporte cette âme; prenez-la et allons devant
+l'officier municipal de la section la plus proche, qui nous passera les
+liens de l'hymen.» Alors elle a promené tout le long de ma personne un
+regard de reconnaissance, puis un sourire a séché ses larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pourquoi pleurait-elle? ne manquait jamais de s'informer
+un des écouteurs du récit.</p>
+
+<p>&mdash;Quand je le lui ai demandé, elle m'a répondu: «C'était de
+joie. Un pressentiment venait de m'annoncer que j'allais rencontrer
+l'homme de mes rêves. Alors les larmes de bonheur m'ont jailli si
+abondantes que, pour les cacher aux passants, j'ai été obligée de me
+tourner vers un mur.» Et, de fait, quand je l'ai abordée, elle faisait
+semblant de lire une affiche, collée sur la muraille, qui annonçait qu'à
+Chartres on venait de pincer une partie de la bande d'Orgères avec son
+chef, le Beau-François... mais vous comprenez qu'elle n'en lisait pas un
+seul mot, la chère créature. À son pressentiment, qui lui annonçait
+l'homme de ses rêves, joignez mon pouf dans le c&oelig;ur à sa vue et le
+ciel qui s'était éclairci, n'était-ce pas assez pour nous prouver que
+nous étions nés l'un pour l'autre? Dix minutes après, l'officier
+municipal, au nom de l'amour et de la République, nous avait enlacés
+dans les doux liens du mariage.</p>
+
+<p>Parmi les auditeurs de l'idiot, il s'en trouvait toujours un qui,
+sceptique à l'endroit de la sagesse de l'épousée qu'on voyait trop se
+presser en sa grossesse, ce qui donnait à supposer que l'aubergiste
+n'avait été qu'un enfonceur de portes ouvertes, demandait sans rire:
+</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous ne lui aviez pas trouvé la taille un peu
+épaisse, à votre chère créature?</p>
+
+<p>Là-dessus, le Saucisson-à-Pattes se redressait, et, avec une voix
+grave qui prêchait:</p>
+
+<p>&mdash;Dans notre ex-religion, l'Écriture ne disait-elle pas:
+«Choisis-toi une compagne aux mamelles puissantes et aux reins solides?»
+Je me suis donc conformé aux ex-textes saints.</p>
+
+<p>Sur cette réponse, le grotesque ne manquait pas d'ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;C'est ainsi que j'ai ramené du Mans ma Léocadie, l'ange qui a
+transformé mon existence en un torrent de félicité conjugale.</p>
+
+<p>&mdash;Elle vous aime à ce point? gouaillait encore le sceptique.
+</p>
+
+<p>À ce doute, l'époux de Léocadie souriait en vainqueur, et, baissant
+la voix, répliquait sur le ton de la confidence:</p>
+
+<p>&mdash;Elle m'adore à ce point que, vingt fois déjà, elle m'a dit:
+«Mon amour pour toi est si ardent qu'il me semble que sa chaleur mûrit
+le fruit de mes entrailles. Je ne serais pas surprise si je te rendais
+père avant terme...» Hein! est-ce être aimé cela?</p>
+
+<p>Alors un farceur demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Et vos andouilles que vous étiez aller chercher au Mans?</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue les avoir oubliées.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! m'est avis que vous en avez ramené au moins une... et une
+fameuse encore! lâchait le farceur au nez de l'époux de Léocadie, lourde
+plaisanterie qui faisait éclater de rire tout l'auditoire.</p>
+
+<p>La bêtise profonde du Saucisson-à-Pattes était donc connue au grand
+loin et, au lieu de nuire à la <i>Biche-Blanche</i>, elle contribuait à
+sa prospérité, puisqu'elle offrait aux consommateurs le double avantage
+de lamper un excellent picton en se pâmant de rire aux conversations
+ineptes du cocasse aubergiste.</p>
+
+<p>Que la femme du comique hôtelier eût déjà vu le loup avant d'aller au
+bois avec son époux, là n'était pas la question. La vérité était que
+c'était une commère active, forte en gueule, très travailleuse. Une fois
+introduite au logis, elle mena rondement rouliers et bateliers, ses
+clients, qui, avant elle, en prenaient trop à l'aise sous le rapport du
+crédit. L'argent entra en caisse et ce n'était que justice, car on n'eût
+pas trouvé à la ronde plus doux lits, meilleur fricot et aussi bon vin.
+</p>
+
+<p>Mais de ces écus qui affluaient, l'époux n'en voyait pas lourd, car
+sa femme avait accaparé la clef de la caisse. Le Saucisson-à-Pattes, qui
+s'y entendait à ravir, continuait, comme par le passé, à faire tous les
+achats utiles pour la maison. Quant au payement, les vendeurs devaient
+passer à la caisse de la femme qui, il faut le dire, payait rubis sur
+l'ongle et sans conteste.</p>
+
+<p>Grande et belle femme, un peu plantureuse, la citoyenne Léocadie, qui
+avait, pour ainsi dire, happé un mari au vol, avait passé, depuis six
+mois qu'elle était mariée, par deux phases distinctes d'humeur.</p>
+
+<p>Elle s'était mariée la larme à l'&oelig;il, ainsi que l'apprenait le
+récit de son époux lorsqu'il disait l'avoir rencontrée ruisselante de
+larmes, le nez collé sur une affiche. Dès le lendemain de son union,
+soit qu'elle eût trouvé une âme à son âme, soit qu'elle fût heureuse de
+se voir aussi subitement à la tête d'un établissement florissant, son
+humeur avait été joyeuse et même des plus aimables pour son mari,
+qu'elle ne pouvait guère regarder sans rire, mais auquel, à satiété,
+elle prodiguait les épithètes flatteuses d'ange, de chérubin, de chéri
+et même celle de «mon beau vainqueur», qui faisait se rengorger l'époux
+avec de petits ronronnements de fatuité.</p>
+
+<p>Pendant cette phase d'heureux caractère, le Saucisson-à-Pattes avait
+tenté... un peu tard, il faut en convenir... de connaître le passé de
+celle qu'il avait cueillie sous l'influence d'un pouf au c&oelig;ur.
+</p>
+
+<p>À ces tentatives d'interrogatoire, Léocadie exhibait son plus aimable
+sourire et demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Comment, mon bel ange, as-tu trouvé le melon que tu as mangé
+ce matin?</p>
+
+<p>&mdash;Délicieux. Je l'ai savouré avec un plaisir extrême.</p>
+
+<p>&mdash;Et sais-tu de quel potager il venait?</p>
+
+<p>&mdash;J'avoue que je ne m'en suis pas inquiété.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui ne t'a pas empêché de le trouver délicieux, n'est-ce
+pas, mon doux chérubin?</p>
+
+<p>&mdash;Puisque je te dis l'avoir savouré.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, mon beau vainqueur, traite ta Léocadie comme le melon
+de ce matin. Savoure-la sans t'inquiéter de quel potager elle t'est
+venue.</p>
+
+<p>Elle s'en tenait à cette comparaison, ce qui, en somme, ne pouvait
+point passer pour une confidence.</p>
+
+<p>Et, chose plus extraordinaire, le Saucisson-à-Pattes s'en contentait.
+Sa sottise avait trouvé l'explication de la réserve de sa femme sur son
+passé.</p>
+
+<p>Quand il racontait la scène à ses clients, car le bavard imbécile ne
+savait rien cacher à qui voulait lui tirer les vers du nez, il ne
+manquait pas d'ajouter en se pavanant:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais le motif qui fait taire ma belle Léocadie sur ce sujet
+délicat.</p>
+
+<p>&mdash;Quel motif?</p>
+
+<p>&mdash;Son immense amour pour moi.</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment! s'écriait l'auditoire en retenant son rire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. À n'en pas douter, Léocadie doit être,&mdash;ses manières
+distinguées la trahissent assez,&mdash;une ci-devant princesse que la
+révolution a privé de son titre. Son adoration pour moi veut, pour ne
+pas m'humilier, me laisser ignorer qu'elle m'a sacrifié ses illustres
+aïeux... Elle avait droit à habiter plus tard des palais dorés, mais,
+après m'avoir vu, elle a préféré l'humble toit de la
+<i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Que pouvait-on répondre à une aussi épaisse bêtise? On s'en allait
+colportant partout, en riant, la cocasserie de l'épouse, ci-devant
+princesse, trahie par ses manières distinguées... manières qui
+rappelaient fort les harengères du marché du Mans.</p>
+
+<p>Telle avait été la première phase de l'humeur de la citoyenne
+Léocadie, humeur enjouée, sans soucis, qui avait duré deux mois.</p>
+
+<p>À cette époque où les journaux, fort rares dans les villes, étaient
+chose à peu près inconnue dans les campagnes, les nouvelles étaient
+colportées par les voyageurs; ce qui, tout naturellement, faisait que,
+dans les auberges, on était des premiers informés. Il arriva un jour que
+des rouliers qui avaient passé à Chartres racontèrent qu'il n'était
+bruit, en cette ville, que de l'évasion du Beau-François, le chef de la
+bande d'Orgères.</p>
+
+<p>Et un de ces rouliers ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que ceux auxquels il peut en vouloir et qui croyaient
+que le couperet de la guillotine les tiendrait quittes envers lui, vont
+avoir encore à compter avec ce scélérat qui, dit-on, a la dent longue.
+</p>
+
+<p>Ce fut à dater de cette nouvelle que l'humeur charmante de Léocadie
+se transforma. Elle devint inquiète, nerveuse, acariâtre. Sa parole se
+fit aigre comme verjus pour son seigneur et maître qui lui répétait à
+l'heure:</p>
+
+<p>&mdash;Mais qu'as-tu? Épanche-toi en mon sein.</p>
+
+<p>Et, là-dessus, il développait son énorme rotondité qui, vraiment,
+offrait large place pour s'épancher.</p>
+
+<p>Comme sa moitié haussait les épaules au lieu de se livrer aux
+épanchements, il ajoutait:</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi, sylphe adoré, en quoi je puis t'être utile.</p>
+
+<p>Alors Léocadie promenait du haut en bas de la masse de viande qui
+représentait son époux un regard méprisant qu'elle ramenait sur la face
+niaise du poussah et, après quelques secondes d'examen, elle répondait
+sèchement:</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, un joli polichinelle pour m'être utile... Un dindon
+ferait mieux mon affaire... Tu es trop cruche, mon boulot.</p>
+
+<p>Cruche et dindon froissaient le mari, mais il n'avait pas le temps de
+protester, car sa femme lui coupait net la parole en articulant:</p>
+
+<p>&mdash;Allons! ferme ton bec... Tu es incapable de tout!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, non, pas incapable de tout, lâchait l'époux en
+attachant un regard triomphateur sur le ventre de Léocadie développé par
+la grossesse.</p>
+
+<p>Mais elle appuyait en répétant:</p>
+
+<p>&mdash;Incapable de tout, vantard!</p>
+
+<p>Cette insistance de sa femme glissait, comme eau sur marbre, sur la
+fatuité du Saucisson-à-Pattes qui, suivant sa manie d'aller se confier à
+tous venants, lorsqu'il racontait la scène à ses clients, trouvait cette
+explication de l'humeur atrabilaire de sa moitié:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le petit qui se remue et donne des coups de pied dans le
+ventre de ma Léocadie.</p>
+
+<p>Plusieurs fois, pourtant, sous le coup d'une obsession trop forte, la
+femme fut sur le point d'avouer l'angoisse qui la torturait; mais
+toujours la vue du visage niais de son homme arrêta l'aveu sur ses
+lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;Non, décidément, tu es trop cruche! finissait-elle par dire.
+</p>
+
+<p>Mais tous ces aveux rentrés devaient étouffer Léocadie, car, la nuit,
+dans l'inconscience du sommeil, elle se soulageait par des paroles sans
+suite, hachées d'une voix qui frémissait d'épouvante. Alors le
+Saucisson-à-Pattes, que son embonpoint condamnait au lit séparé, était
+réveillé par ces cauchemars de sa femme et, quittant sa couche, venait,
+pieds nus, se pencher sur celle de Léocadie, pour tâcher de découvrir la
+vérité dans ces divagations d'un sommeil agité par une pensée
+incessante.</p>
+
+<p>Le peu qu'il comprit, mêlé au souvenir de ce qui avait été conté, un
+jour, sur l'évasion du Beau-François, fit donc qu'il se mit à souffler à
+ses buveurs:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, motus devant ma Léocadie, si vous connaissez du
+neuf de ce qui se passe à Chartres. Une femme en état de grossesse se
+frappe facilement. Avec toutes vos histoires de Chauffeurs et de
+guillotine, vous finiriez par être cause que mon épouse mettrait au
+monde un enfant sans tête.</p>
+
+<p>On était tellement habitué à plaisanter le crétin qu'on lui
+répliquait:</p>
+
+<p>&mdash;Bast! venir au monde sans tête... pourvu qu'on vive, cela ne
+manque pas d'agrément. On est exempté des maux de dents et de la
+migraine.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais cela offrirait un grave inconvénient, ajoutait un
+autre loustic.</p>
+
+<p>&mdash;Quel inconvénient?</p>
+
+<p>&mdash;Faute de tête, il serait impossible au papa de constater si
+son fils lui ressemble.</p>
+
+<p>&mdash;Il y aurait toujours un moyen d'établir une ressemblance,
+avançait un troisième farceur.</p>
+
+<p>&mdash;Comment?</p>
+
+<p>&mdash;En guillotinant le papa.</p>
+
+<p>&mdash;Vous entendez? C'est une idée qu'on vous donne! criait-on en
+ch&oelig;ur au Saucisson-à-Pattes.</p>
+
+<p>Néanmoins, la consigne fut observée. Léocadie, tout en feignant de ne
+pas écouter, eut beau tendre l'oreille, pas un mot ne fut plus dit sur
+ce qui se passait à Chartres.</p>
+
+<p>Il y avait deux mois que ce silence durait quand, certain matin, un
+voyageur, grand bel homme d'une trentaine d'années, se présenta à la
+<i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Beau, mais d'une beauté commune, l'arrivant était un solide gaillard
+à l'&oelig;il plein d'audace et d'énergie brutale. La fortune ne devait
+pas avoir visité ses poches, car sa mise était en piteux état. Une
+culotte de grosse toile, des guêtres en cuir éraillé et crevassé, et
+dont bien des boucles étaient remplacées par des ficelles, des souliers
+usés au possible, une mauvaise veste en ratine et un chapeau à larges
+bords formaient son costume, couvert d'une épaisse poussière qui
+attestait une longue marche à pied.</p>
+
+<p>C'était de grand matin, après le départ d'un convoi de rouliers qui
+s'étaient mis en route à la fraîche. La vaste salle de l'auberge était
+vide de buveurs. Il ne s'y trouvait que l'époux de Léocadie qui, dans un
+coin, s'occupait à récurer ses pots et gobelets d'étain.</p>
+
+<p>Il se retourna au bruit de l'énorme gourdin que le voyageur venait de
+jeter, avec son chapeau, sur une table.</p>
+
+<p>&mdash;Un pot de vin, citoyen, et un morceau à manger, demanda le
+client d'une voix rude.</p>
+
+<p>Bien qu'il se crût le plus bel être de la création, le
+Saucisson-à-Pattes était appréciateur du mérite des autres.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! voici un rude gars! pensa-t-il à son premier coup
+d'&oelig;il sur l'arrivant.</p>
+
+<p>Il s'empressa de sortir du buffet un énorme morceau de jambon et un
+croûton de pain qu'il posa devant le consommateur.</p>
+
+<p>&mdash;Je vais tirer le vin à la cave, annonça-t-il; tu l'auras plus
+frais, citoyen.</p>
+
+<p>Et il s'éloigna en se répétant:</p>
+
+<p>&mdash;Un rude gars!</p>
+
+<p>La cave s'ouvrait, par une trappe, à l'autre extrémité de la salle.
+Pour y arriver, l'hôtelier avait à passer devant la porte ouverte de la
+cuisine, où, en ce moment, se tenait sa femme écrivant ses comptes.</p>
+
+<p>&mdash;Je descends à la cave, veille à la salle s'il arrivait du
+monde, recommanda l'époux.</p>
+
+<p>&mdash;Sois sans crainte, répondit la voix de Léocadie.</p>
+
+<p>Puis, en insistant:</p>
+
+<p>&mdash;N'oublie pas que tu dois aller ce matin au Mans pour les
+provisions du dîner de baptême du bateau neuf la <i>Juliette</i> que son
+équipage fait ici tantôt.</p>
+
+<p>&mdash;Dans une demi-heure, je serai en route, promit l'époux qui fit
+deux pas vers la trappe de la cave.</p>
+
+<p>Mais sa femme le rappela:</p>
+
+<p>&mdash;Dis-donc, fit-elle, pendant que tu seras au Mans, lis bien
+toutes les affiches pour me rapporter des nouvelles.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! quelles nouvelles peuvent t'importer?</p>
+
+<p>&mdash;Mais quand ce ne serait que de savoir s'ils sont arrivés à
+remettre la main sur le Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'intéresses donc à ce gueux-là?</p>
+
+<p>&mdash;Comme on s'intéresse à un gredin dont on voudrait que justice
+fût faite, répliqua Léocadie d'un ton rieur.</p>
+
+<p>Ce dialogue entre l'aubergiste et sa femme, invisible au voyageur,
+s'était tenu sur le seuil de la cuisine, à voix couverte, mais,
+pourtant, assez haute pour que l'étranger pût entendre.</p>
+
+<p>Au premier son de la voix de Léocadie, il avait vivement dressé la
+tête; puis un sourire cruel avait paru sur ses lèvres, au v&oelig;u
+exprimé par l'hôtelière, à propos du Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! je tâcherai de rapporter des nouvelles de ce chenapan,
+promit l'époux qui, cette fois, alla soulever la trappe de la cave.</p>
+
+<p>Il était à peine disparu dans les profondeurs de l'escalier que le
+voyageur fit entendre un petit sifflement très doux et modulé de façon
+particulière.</p>
+
+<p>À ce signal, on vit apparaître, dépassant la porte de la cuisine, la
+tête de Léocadie, dont le visage livide était contracté par l'épouvante.
+</p>
+
+<p>Elle se tenait immobile sur le seuil de la porte, frémissante,
+attachant sur le siffleur ses yeux agrandis par la terreur.</p>
+
+<p>Le voyageur tendit le doigt vers le pied de sa table et, d'une voix
+basse, mais accentuée du ton d'un commandement brutal et des plus
+impérieux, il prononça, comme s'il s'adressait à un chien:</p>
+
+<p>&mdash;Ici, la Saute!</p>
+
+<p>Semblable à l'oiseau fasciné par le serpent, Léocadie, pantelante de
+peur, s'avança lentement vers l'homme qui ordonnait de la sorte et qui,
+quand elle fut arrivée à la table, la regarda avec un mauvais sourire,
+en disant d'une voix railleuse:</p>
+
+<p>&mdash;Je te remercie, la Saute, du bon souhait que tu viens
+d'exprimer tout à l'heure à mon égard.</p>
+
+<p>Avec effort, car sa terrible émotion lui serrait la gorge, elle
+parvint à bégayer:</p>
+
+<p>&mdash;N'en crois rien, François, je disais cela pour mon mari,
+mais...</p>
+
+<p>&mdash;Tu as donc épousé l'énorme magot que je viens de voir?
+interrompit le Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;J'étais seule... Tu venais d'être pris...</p>
+
+<p>&mdash;Et tu me voyais déjà raccourci, ricana le bandit. Tu n'es pas
+longue à lâcher les amis dans la peine, toi?</p>
+
+<p>Sans doute que celle qui portait l'étrange sobriquet de la Saute,
+savait par expérience, que l'ironie était une des formes qui cachaient
+les colères sourdes du Beau-François, car sa voix se fit suppliante pour
+répondre:</p>
+
+<p>&mdash;Ne dis pas que je t'avais oublié, non, non, ne dis pas cela!
+Je te jure que je ne t'ai jamais oublié.</p>
+
+<p>À cette réponse, le Beau-François montra du doigt le ventre de la
+femme enceinte et, toujours en gouaillant:</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! lâcha-t-il, je t'avais laissé un souvenir.</p>
+
+<p>La Saute, si terrifiée qu'elle fût, connaissait assez à fond son
+ex-amant pour savoir en jouer. Aussi sa voix fut-elle plus raffermie
+quand elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Je t'ai si peu oublié que, dès que j'ai appris ton évasion,
+j'ai commencé à mettre de côté pour toi tout le bénéfice de l'auberge...
+Et il y a déjà une grosse somme va!...</p>
+
+<p>L'effet de cette agréable révélation sur l'ancien amant fut coupé par
+la voix du Saucisson-à-Pattes qui revenait gagner l'escalier de la cave.
+Sur l'air du «Menuet d'Exaudet», le mari chantait cette chanson, déjà
+vieille de douze années à Paris, mais qui, au fond de la province,
+pouvait encore passer presque pour une nouveauté:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i4">Guillotin,</p>
+<p class="i4">Médecin</p>
+<p class="i4">Politique,</p>
+<p>Imagine un beau matin,</p>
+<p>Que pendre est inhumain</p>
+<p>Et peu patriotique.</p>
+</div><div class="stanza">
+<p class="i4">Aussitôt</p>
+<p class="i4">Il lui faut</p>
+<p class="i4">Un supplice</p>
+<p>Qui, sans corde ni poteau,</p>
+<p>Supprime du bourreau,</p>
+<p class="i4">L'office.</p>
+</div></div>
+
+<p>La voix du chanteur, en se rapprochant, indiquait qu'il venait
+d'atteindre le pied de l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Détale. Tu reviendras quand tu auras éloigné d'ici ton
+marsouin, commanda vivement le Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Ce ne sera pas long, promit la Saute.</p>
+
+<p>Et elle rentra dans la cuisine pendant que son mari remontait en
+achevant sa chanson:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i4">Et sa main</p>
+<p class="i4">Fait soudain</p>
+<p class="i4">La machine</p>
+<p>Qui gentiment occira</p>
+<p>Et que l'on nommera</p>
+<p class="i4">Guillotine.</p>
+</div></div>
+
+<p>Avec le dernier mot, reparut l'aubergiste portant un pot plein, qu'il
+posa sur la table du Beau-François, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai été un peu longtemps, citoyen, mais je tenais à te tirer
+cela du meilleur tonneau.</p>
+
+<p>Et pendant que son client, qui avait grand'soif, buvait à même le
+pot, il le contempla en se répétant encore:</p>
+
+<p>&mdash;Un rude gars tout de même!</p>
+
+<p>À ce moment, du fond de la cuisine, s'éleva la voix de Léocadie, qui
+disait:</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, cher ange, que tu dois aller au Mans pour les
+provisions?</p>
+
+<p>&mdash;Et pour te rapporter des nouvelles du Beau-François, ajouta le
+bel ange.</p>
+
+<p>Ce rappel n'était plus du goût de Léocadie. Sa voix résonna cassante
+et impérieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Pars donc, pie bavarde! disait-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Le temps d'atteler et je serai en route, répondit humblement
+le bel ange devenu pie.</p>
+
+<p>Dix minutes après, le Saucisson-à-Pattes, qui s'était hissé
+péniblement dans sa carriole, s'en allait au Mans.</p>
+
+<p>Léocadie était revenue à la table de son ancien amant.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute bien, ma fille, commença le Beau-François.</p>
+
+<p>Mais avant qu'il pût continuer, une voiture basse et couverte, en
+usage au pays vendéen, qui venait en sens inverse de la carriole
+emportant l'aubergiste, s'arrêta devant la <i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>De cette voiture descendit un homme qui, après avoir pénétré dans la
+salle, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Une potée de blanc, citoyenne.</p>
+
+<p>À son tour, Léocadie dut descendre à la cave.</p>
+
+<p>Pendant cette absence, le nouveau venu, sans même regarder François,
+car son regard était tourné vers la route, prononça à mi-voix, comme
+s'il réfléchissait:</p>
+
+<p>&mdash;Sans sabots, on s'enrhume.</p>
+
+<p>&mdash;Sept et quatre font neuf, riposta l'autre.</p>
+
+<p>&mdash;La faîne est tombée, ajouta l'homme de la voiture qui, alors,
+se tournant vers le grand gars demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Donc, tu es le Beau-François?</p>
+
+<p>Si l'ancien chef de la bande d'Orgères était un magnifique athlète
+aux formes superbes, il n'en était pas de même du nouveau venu. Et,
+pourtant, dans une lutte entre ces deux hommes, il n'aurait pas trop
+fallu gager pour le premier. L'autre devait posséder la vigueur
+formidable de l'ours dont, pour ainsi dire, il avait la structure et
+l'aspect.</p>
+
+<p>De petite taille, il se rattrapait de sa hauteur en largeur; car ses
+épaules étaient si démesurément larges qu'il en paraissait, en quelque
+sorte, carré sur sa base. À ses énormes bras, dont les biceps
+s'accusaient monstrueux sous les manches de sa veste, étaient emmanchées
+des mains gigantesques et velues.</p>
+
+<p>Son visage, au front bas, que recouvrait une épaisse crinière,
+disparaissait sous une barbe inculte et touffue, qui ne laissait voir
+que deux yeux gris, au regard aigu et à l'expression féroce.</p>
+
+<p>En voyant le Beau-François, on pouvait douter de sa cruauté. Rien
+qu'à première vue, l'autre se devinait implacable.</p>
+
+<p>Quand, de sa voix rauque et lente, qui ressemblait à un grognement,
+il eut demandé:</p>
+
+<p>&mdash;Donc, tu es le Beau-François?</p>
+
+<p>Ce dernier, s'empressa de dire:</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, le Marcassin?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit l'homme, et j'ai reçu ta lettre.</p>
+
+<p>Alors, s'asseyant devant le chef des Chauffeurs d'Orgères, il
+s'accouda sur la table et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;La vérité sur Doublet?</p>
+
+<p>&mdash;Les <i>parrains</i> (dénonciateurs) et <i>marraines</i> ont
+trop bavardé sur son compte; il aura le cou fauché.</p>
+
+<p>&mdash;Quand?</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît que tous les pourvois sont rejetés; ce sera donc
+dans deux ou trois jours.</p>
+
+<p>Une lueur de rage froide éclaira l'&oelig;il du Marcassin, qui
+poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi Doublet ne s'est-il pas évadé avec toi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il était trop gros. Comme moi, il s'était fait
+admettre à l'infirmerie. Au dernier moment, il n'a pu passer par le trou
+qui a facilité ma fuite... trou tellement étroit que, pour m'y glisser,
+j'ai dû abandonner ma veste.</p>
+
+<p>Cela dit, François sourit et ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Heureusement que j'ai de la mémoire.</p>
+
+<p>Le Marcassin le regarda sans comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui veut dire, reprit le Chauffeur, qu'il ne m'en a pas
+cuit pour avoir laissé ma veste. Alors que nous nous promettions de fuir
+ensemble, Doublet me parlait des bons coups que nous trouverions encore
+à faire en pays des chouans et des Vendéens, où nous irions organiser
+une nouvelle bande et il me parlait de toi qui nous donnerais un coup de
+main.</p>
+
+<p>&mdash;Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là! Doublet
+aurait dû le savoir, débita Marcassin.</p>
+
+<p>Sans s'arrêter à cet avis décourageant, le Beau-François continua:
+</p>
+
+<p>&mdash;Seulement, Doublet était un homme prudent. Il prévit le cas où
+les événements nous sépareraient... ce qui est arrivé puisqu'il n'a pu
+fuir. Alors, par écrit, en quelques mots, il me donna tous les
+renseignements utiles pour me faire reconnaître par toi... Au besoin,
+son écriture, que tu connais, me servirait de témoignage... Or, ce
+billet était caché dans le collet de la veste que j'ai dû laisser
+là-bas... C'est ce qui me fait me réjouir d'avoir de la mémoire; car,
+sans elle, je n'aurais pu rien me rappeler, et, par conséquent, ne
+savoir où aller te trouver pour exécuter la mission que j'avais à
+accomplir de vive voix.</p>
+
+<p>Et, en répétant de mémoire, le Beau-François débita à voix posée:
+</p>
+
+<p>«Si la mauvaise chance nous sépare, m'a dit Doublet, tu iras en
+Loire, au village de Saint-Florent-le-Vieil, trouver Marcassin et tu lui
+diras qu'il sait ce qu'il sait et que je le prie d'exécuter ce que je
+lui ai demandé pour le cas où je viendrais à mourir.»</p>
+
+<p>Là-dessus, le Beau-François éclata d'un gros rire, en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Voici la commission faite, et du diable si j'en comprends un
+traître mot.</p>
+
+<p>Était-ce pour provoquer une explication? En ce cas, le Chauffeur
+manqua son but, car le Marcassin demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque ta commission devait se faire de vive voix, pourquoi
+m'as-tu écrit au lieu de venir me trouver?</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! ricana François, parce que, après mon évasion, il
+faisait trop malsain pour moi sur les grandes routes, où mon signalement
+était donné. Mieux valait attendre que la surveillance s'endormît, et je
+suis resté six mois bien en sûreté, dans la cachette de l'auberge des
+Buchard... Quand j'ai pensé que je pouvais mettre le nez dehors, je t'ai
+écrit pour te donner rendez-vous à la <i>Biche-Blanche</i>, où je
+m'acquitterais de la commission de Doublet.</p>
+
+<p>En dialoguant ainsi, tous deux ne se rendaient pas compte que
+Léocadie aurait dû être remontée de la cave. Sans chanter comme son mari
+et plus légère que lui, elle était revenue, mais elle s'était arrêtée
+sur l'escalier. Le pot de vin à la main et sa tête ne dépassant pas la
+trappe, elle écoutait, prête à sortir à la moindre alerte.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est cet animal attablé maintenant avec François que, tout
+à l'heure, à son arrivée, il semblait ne pas connaître? se
+demandait-elle.</p>
+
+<p>Et, du Marcassin, sa pensée se reportant, haineuse, sur son ex-amant,
+elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! toi, si mon homme n'était pas un tel crétin, comme je te
+ferais payer toutes les suées que tu m'as données!</p>
+
+<p>À ce moment, le Marcassin fit claquer sa langue sur son palais et
+grogna:</p>
+
+<p>&mdash;Tonnerre! j'ai soif!</p>
+
+<p>En une seconde, Léocadie fut sortie de la trappe et, son pot de vin à
+la main, s'avança souriante.</p>
+
+<p>Le Beau-François, nous le répétons, absorbé qu'il avait été par sa
+conversation avec Marcassin, ne s'était pas aperçu de l'absence trop
+longue de la femme; mais, à sa vue, une idée de méfiance s'éveilla en
+lui.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un autre pot pour moi, la Saute, commanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Tout de suite, dit-elle.</p>
+
+<p>Et avec un joyeux empressement, elle regagna la trappe.</p>
+
+<p>Elle venait à peine de disparaître sur l'escalier que François,
+bondissant vers la trappe, la refermait sur elle et, après avoir poussé
+le verrou, criait à la prisonnière:</p>
+
+<p>&mdash;Fais-moi le plaisir, ma fille, d'attendre au frais que je
+t'appelle.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! François, la mauvaise farce! cria la voix rieuse de la
+Saute, qui semblait avoir pris la chose au plaisant.</p>
+
+<p>Mais, avec une colère blanche, entre ses dents serrées, elle siffla
+tout bas ce mot:</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile!</p>
+
+<p>Car la cave avait une seconde entrée ouvrant sur un cellier, par
+lequel on introduisait les futailles.</p>
+
+<p>&mdash;Là! nous pouvons, à présent, causer à l'aise, dit en riant le
+Beau-François quand il fut revenu s'asseoir.</p>
+
+<p>Le Marcassin était devenu songeur. Il balançait de droite et de
+gauche, à la façon de l'ours, son énorme tête. Enfin, il prit son pot de
+vin, le vida lentement, toujours pensif, puis, quand il l'eut reposé sur
+la table, il demanda de sa voix rauque:</p>
+
+<p>&mdash;Tu connais le <i>cogne</i> Vasseur, qui a fait avoir de la
+peine à Doublet?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai vu comme je te vois.</p>
+
+<p>À cette réponse, Marcassin poussa un sourd rugissement de joie; ses
+deux poings monstrueux se crispèrent et il articula avec un accent de
+férocité indicible:</p>
+
+<p>&mdash;Je lui règlerai son compte.</p>
+
+<p>&mdash;Bast! bast! là où nous devons aller, nous ne le retrouverons
+plus. Au pays des chouans, le champ nous sera libre, à moi et aux
+compagnons qui vont me suivre... car, du fond de ma cachette chez
+Buchard, j'ai reformé une bande avec ceux des miens qui ont échappé à ce
+Vasseur maudit... Là-bas, nous opérerons à l'aise.</p>
+
+<p>À cet avenir heureux que se promettait le Beau-François, le Marcassin
+haussa les épaules et répéta encore:</p>
+
+<p>&mdash;Mauvais depuis la guerre finie, tous ces pays-là.</p>
+
+<p>Mais le Beau-François n'avait pas le découragement facile.</p>
+
+<p>&mdash;N'ayant plus Vasseur aux trousses, on saura encore y trouver à
+frire, dit-il en riant.</p>
+
+<p>Le Chauffeur chantait si bien d'avance victoire, il voyait tant en
+beau ces nouvelles contrées qu'il allait exploiter, que le Marcassin,
+qui avait pourtant le rire solidement attaché, fit entendre une sorte de
+gargouillarde railleuse. Puis, tout sèchement:</p>
+
+<p>&mdash;Nigaud! lâcha-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que? fit François prenant la mouche.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que tu ne vois pas plus loin que le bout de ton nez.
+</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'y a-t-il donc plus loin que le bout de mon nez?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a mieux que Vasseur et ses gendarmes.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a le ministre de la police Fouché et ses agents... Des
+gendarmes, ça se reconnaît... mais des espions, il faut plus malin que
+toi pour les deviner.</p>
+
+<p>Nier au Beau-François sa supériorité, c'était le piquer au vif.</p>
+
+<p>&mdash;Un malin comme toi peut-être? gouailla-t-il d'un ton qui
+trahissait une colère naissante.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! moi, fit tranquillement le Marcassin, je n'y mets pas tant
+de prétention... Un individu vient regarder d'un peu trop près dans ma
+marmite; je ne me demande point si c'est un mouchard ou non... je lui
+plante mon couteau dans le dos.</p>
+
+<p>Cependant Léocadie, autrement la Saute, que le Beau-François croyait
+avoir claquemurée dans la cave dont il ignorait les aîtres, en était
+sortie par l'issue du cellier et, du côté de la cour, elle était
+rentrée, ses chaussures à la main, dans la cuisine.</p>
+
+<p>Immobile, l'oreille tendue, prête à s'enfuir au premier mouvement des
+causeurs, elle écoutait, près de la porte de la cuisine sur la salle,
+restée ouverte.</p>
+
+<p>En entendant le Marcassin parler de son couteau planté dans le dos de
+ceux qui avaient allongé vers lui un nez trop curieux, le Beau-François,
+comme s'il se fût agi d'une bonne farce, avait éclaté d'un lourd rire
+grossier. Quand sa gaieté se fut apaisée, il prononça moqueusement:</p>
+
+<p>&mdash;Ça en revient à ce que je disais.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu disais?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il n'y a pas à s'inquiéter de ces mouchards que nous a
+expédiés le ministre de la police. Tout finauds qu'on les vante, ils
+sont trop bêtes... Témoin ceux qui sont venus te tendre stupidement le
+dos.</p>
+
+<p>Le Marcassin ne possédait pas l'assurance de son compagnon, car il
+secoua la tête en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ceux-là étaient des trop pressés qui ont voulu faire du
+zèle... Restent les autres.</p>
+
+<p>&mdash;L'exemple a effrayé les autres.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Dis plutôt qu'il les a rendus prudents; voilà tout. Dans
+les cinq départements où le ministre de la police a semé sa mauvaise
+graine, les espions, crois-moi... je le sens... nous préparent lentement
+un coup de filet. Où sont-ils? Quel métier apparent exercent-ils? Quelle
+peau ont-ils prise? Je l'ignore. Ce roulier que tu rencontres en est
+peut-être un. Ce berger, ce valet de ferme, ce mendiant, que tu vois en
+plaine, peuvent être des mouches... Tiens! qui sait si le maître de
+l'auberge où nous sommes n'est pas de ces gens-là?</p>
+
+<p>À cette supposition que le Saucisson-à-Pattes était un des habiles
+policiers, le Beau-François se tordit d'un fou rire qui le fit bégayer:
+</p>
+
+<p>&mdash;Lui! On voit bien que tu n'as pas vu ce monstrueux animal dont
+la bêtise est devenue proverbiale.</p>
+
+<p>La Saute, aux écoutes, dut se confesser cette vérité sur son mari.
+</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est qu'il est par trop idiot, mon homme, pensa-t-elle.
+Puis, cela reconnu, elle ajouta comme corollaire à sa pensée que, s'il
+eût été moins idiot, il ne l'eût pas épousée, qu'elle ne le mènerait pas
+par le bout du nez, qu'elle n'aurait pas, seule, la clef de la caisse,
+etc., etc.</p>
+
+<p>Cependant, François avait poursuivi:</p>
+
+<p>&mdash;Non seulement nous n'avons rien à craindre de cet imbécile,
+mais son auberge est à nous, car il a épousé la Saute, une ancienne de
+ma bande, qui a tout intérêt à me ménager. Son passé est si chargé
+qu'elle sait qu'à la moindre trahison à mon égard, je lui ferais couper
+le cou en ma compagnie.</p>
+
+<p>En entendant ces paroles, Léocadie se passa instinctivement une main
+autour du cou.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai! s'avoua-t-elle, secouée par un frissonnement de
+peur.</p>
+
+<p>Tout à sa pensée sur les émissaires de la police, le Marcassin reprit
+de sa voix caverneuse:</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont invisibles, ces mouchards de malheur! mais ils
+agissent. La décade dernière, il est parti de Nantes une diligence qui
+portait, en groups d'argent, la recette de cette ville, qu'on dirigeait
+sur Paris par Châteaubriant et Laval. Nos gars, prévenus de l'aubaine,
+ont été l'attendre dans les environs de Cossé.</p>
+
+<p>&mdash;Et ils ont récolté les écus du gouvernement? interrompit le
+Beau-François.</p>
+
+<p>Marcassin haussa les épaules et en émiettant ses mots:</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont récolté des balles de plomb qui en ont laissé une
+dizaine sur la route, dit-il.</p>
+
+<p>Alors, frappant de son énorme poing sur la table, il gronda
+furieusement:</p>
+
+<p>&mdash;Tous les voyageurs étaient des gendarmes déguisés! À six
+lieues de l'embuscade, ils avaient fait descendre les vrais voyageurs
+pour prendre leurs places... Qui donc avait pu les prévenir de l'endroit
+précis de l'attaque, si ce n'est un de ces damnés policiers inconnus qui
+nous glissent entre les doigts?</p>
+
+<p>Et le faux chouan répéta son antienne:</p>
+
+<p>&mdash;Mauvais depuis la guerre finie, ces pays-là!</p>
+
+<p>Après quoi, branlant la tête, et d'un ton plus lugubre encore:</p>
+
+<p>&mdash;Ça finira mal! ça finira mal! annonça-t-il.</p>
+
+<p>Ensuite, sa férocité s'éveillant à cette perspective d'avenir, il
+grogna avec une sorte de satisfaction cruelle:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais jusque-là, je connais un marcassin qui aura décousu
+pas mal de gendarmes, mouchards et autres trouble-fêtes!</p>
+
+<p>Alors il se leva brusquement de table.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu! dit-il d'un ton bref.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà! fit le Beau-François, abasourdi par cette séparation
+brusque et inattendue.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis venu à ton rendez-vous pour entendre la commission que
+Doublet t'avait donnée pour moi. À présent que je la connais, je vais
+l'exécuter.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, objecta François, je comptais sur toi pour me guider en
+basse Loire.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible! il me faut remonter vers Chartres. Affaire de
+trois jours, après quoi je reviendrai sur mes pas... Viens avec moi.
+</p>
+
+<p>&mdash;À Chartres! répéta vivement le Chauffeur. Oh! que nenni! la
+nuque me démange trop dans cet endroit-là.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, attends mon retour, je te reprendrai au passage. Reste
+ici. Dans trois jours, tu me verras arriver.</p>
+
+<p>Le Beau-François parut d'abord se décider à demeurer à la
+<i>Biche-Blanche</i>. Puis, après réflexion:</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-il, j'aime mieux attendre dans ma cachette de
+l'auberge de Buchard... J'ai à lui donner encore des ordres pour le
+reste de ma bande, qui doit venir me rejoindre en Loire.</p>
+
+<p>À son tour, il se leva.</p>
+
+<p>&mdash;C'est dit, fit-il, je vais retourner avec toi à l'auberge de
+Buchard où tu me déposeras jusqu'à ton retour.</p>
+
+<p>&mdash;Convenu! dit le Marcassin.</p>
+
+<p>Un peu avant ces dernières paroles, Léocadie avait vivement quitté
+son poste.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai que juste le temps de regagner la cave, se dit-elle.
+</p>
+
+<p>Après avoir consenti, le Marcassin était devenu songeur.</p>
+
+<p>&mdash;À quoi penses-tu? demanda François en le voyant fixé sur
+place.</p>
+
+<p>&mdash;À un avis que j'ai à te donner, garçon, débita lentement le
+Marcassin en regardant le Chauffeur de ses yeux durs. Tu as beau être
+grand, bien fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand je te
+reprendrai au retour, chez Buchard, de t'occuper de ce que je ramènerai
+dans ma voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Es-tu bête de me menacer, railla le Beau-François avec un
+sourire de bravade.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne menace pas, je conseille, répliqua le faux chouan.</p>
+
+<p>Puis, de son pas lourd, il gagna la sortie sur la route en disant:
+</p>
+
+<p>&mdash;En route!</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi au moins le temps de faire mes adieux, riposta le
+Chauffeur.</p>
+
+<p>Il alla soulever la trappe de la cave. Tout au bas de l'escalier,
+assise sur la dernière marche, se tenait Léocadie qui, sitôt la trappe
+ouverte, geignit de sa voix pleureuse:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! que c'est vilain, François, de me laisser mourir de peur
+dans ce trou noir.</p>
+
+<p>&mdash;Viens ici, la Saute! commanda l'ex-amant de sa voix brève.
+</p>
+
+<p>Et quand elle fut remontée dans la salle:</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'as dit, reprit-il, que tu pensais si bien à moi qu'en
+apprenant mon évasion, tu avais commencé à mettre de l'argent de côté
+pour me venir en aide, si je m'adressais à toi.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai dit et je le répète, affirma la Saute avec un sourire
+sur les lèvres qui, s'il n'était pas sincère, n'en était pas moins
+charmant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! ma fille, voici l'heure de joindre le geste aux
+paroles. Va me chercher cet argent.</p>
+
+<p>Elle devait avoir un passé sinistre, cette chère Léocadie, passé qui,
+comme l'avait dit le Chauffeur, lui donnait tous droits à la guillotine
+s'il lui plaisait à lui, en parlant, qu'elle eût le cou coupé en sa
+compagnie. Elle avait donc pleinement raison de filer doux avec celui
+qui pouvait lui procurer un passe-temps aussi désagréable. De là vint
+l'empressement joyeux qu'elle mit à s'écrier:</p>
+
+<p>&mdash;Je cours le prendre.</p>
+
+<p>Et elle gravit rapidement l'escalier qui conduisait au premier étage.
+</p>
+
+<p>À ce moment, au dehors, se fit entendre la voix du Marcassin qui
+disait:</p>
+
+<p>&mdash;Arrive donc! Voici, là-bas, sur la route, une voiture qui se
+dirige de ce côté. Mieux vaut ne pas l'attendre.</p>
+
+<p>En même temps reparaissait la Saute qui, pâle, tremblante, effarée,
+redescendit en bégayant:</p>
+
+<p>&mdash;Rien! plus rien! mon argent a disparu!</p>
+
+<p>Croyant à une ruse, le Beau-François fut pris de rage bleue.</p>
+
+<p>&mdash;Ton argent, ou je t'étrangle! grinça-t-il s'avançant vers elle
+les deux mains tendues.</p>
+
+<p>Mais, à mi-chemin, il fut ceinturé par le Marcassin qui, avec sa
+force extraordinaire, l'entraîna en répétant:</p>
+
+<p>&mdash;Viens! viens donc! L'autre voiture approche. Il est inutile
+qu'on nous voie partir ensemble.</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, la Saute! cria la voix menaçante de François, monté
+en voiture.</p>
+
+<p>Comme le chariot recouvert du faux chouan disparaissait au loin,
+l'autre voiture s'arrêtait devant la <i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>C'était le Saucisson-à-Pattes qui revenait du marché du Mans.</p>
+
+<p>Entre le départ d'une voiture et l'arrivée de l'autre, quelques
+minutes s'étaient écoulées qui avaient permis à Léocadie de se remettre
+de la double émotion causée par la disparition de son argent et les
+menaces du Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce lui qui m'a volé mon magot? se demanda-t-elle en
+regardant son époux qui, avec des Hein! et des Ouf! descendait
+péniblement sa massive personne de la carriole.</p>
+
+<p>Quand, enfin, il sentit le sol ferme sous ses pieds, le
+Saucisson-à-Pattes, avec un sourire niais, geignit d'un ton désolé:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon doux ange, si tu savais comme je tombe de soif! J'ai
+la langue en bois depuis deux heures.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as donc pas bu au Mans?</p>
+
+<p>À cette question, le gros homme ouvrit des yeux étonnés.</p>
+
+<p>&mdash;Bu? répéta-t-il, et avec quoi?... puisque tu ne me laisses
+jamais un sol... Pas même pour payer les fournisseurs.</p>
+
+<p>Ensuite, faisant sa bouche en c&oelig;ur, il lâcha de sa voix
+mignarde:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pas un sol. Grosse jalouse!!!... qui crains que j'offre
+quelques fleurs aux dames.</p>
+
+<p>Paroles, ton, visage, sourire, tout trahissait une si profonde
+stupidité, que Léocadie murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Non, ce n'est pas ce coco-là qui m'a chipé mes économies... La
+preuve en plus est qu'il n'a pas même eu de quoi se payer à boire en
+ville.</p>
+
+<p>Cependant, le mari s'était tourné vers sa carriole, fermée de rideaux
+en cuir, et avait crié.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! la Victoire, est-ce que tu dors là dedans?... Allons,
+descends, ma fille.</p>
+
+<p>Et il revint à sa femme en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je te ramène une nouvelle servante en remplacement de
+Perpétue, qui nous a quittés si brusquement hier.</p>
+
+<p>Comme sa femme examinait la servante à sa descente de voiture, le
+Saucisson-à-Pattes se rengorgea d'un air fat avec un sourire railleur.
+</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! tenez! fit-il, voyez un peu de quelle façon elle la
+reluque avec ses yeux inquiets. Ne crains rien. Je l'ai choisie laide au
+possible, vilaine jalouse!</p>
+
+<p>&mdash;Dame! quand on a un bel homme, on tient à le garder pour soi!
+modula gentiment Léocadie avec un regard languissamment amoureux.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! à propos de Perpétue! fit tout à coup le mari. Je sais
+pourquoi elle a quitté notre service sans crier gare... Il y avait de
+l'amour sous jeu... Je l'ai aperçue au Mans, comme elle traversait la
+place. Elle était mise! oh! mais mise!... Faut croire qu'elle a eu
+affaire à un amant généreux.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cette gueuse qui m'a volée, pensa aussitôt Léocadie.
+</p>
+
+<p>Laissant la nouvelle servante retirer les provisions de la voiture,
+le Saucisson-à-Pattes était entré dans l'auberge.</p>
+
+<p>&mdash;Ouf! dit-il, je vais lamper avec plaisir un joli pot de vin!
+Ma langue se fend de sécheresse.</p>
+
+<p>Ce disant, il avait parcouru du regard la grande salle.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'est donc plus là, le beau gars auquel j'ai servi à boire
+avant mon départ? demanda-t-il à sa femme, entrée derrière lui. J'aurais
+volontiers trinqué avec ce superbe garçon.</p>
+
+<p>Et, faisant la roue, l'énorme idiot ajouta d'un ton convaincu:</p>
+
+<p>&mdash;Qui se ressemble s'assemble!</p>
+
+<p>Léocadie, à cette absurdité, eut un sourire que le mari interpréta à
+sa façon:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit-il, je sais pourquoi tu ris... et je suis complètement
+de ton avis... À choisir entre le beau gars et moi, je me préférerais de
+beaucoup.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc mettre tes fourneaux en train, tu te gratteras plus
+tard, ordonna moqueusement Léocadie, en songeant au dîner commandé par
+les bateliers qui allaient baptiser leur bateau neuf.</p>
+
+<p>Deux heures plus tard la <i>Biche-Blanche</i> résonnait des cris et
+des chants des cinq hommes de l'équipage du bateau, qu'on voyait de
+l'autre façade de l'auberge, amarré au bord de la Sarthe. Construit en
+amont de la rivière, ce bateau allait, par la Sarthe et la Mayenne,
+faire son premier voyage en Loire, jusqu'à Nantes.</p>
+
+<p>Les cinq bateliers étaient gens consciencieux qui voulaient, quittes
+à y mettre le temps nécessaire, que leur bateau fût sérieusement
+baptisé. Ils y employèrent deux jours, pendant lesquels se forma en même
+temps, à la <i>Biche-Blanche</i>, un convoi de rouliers qui gagnaient
+Saint-Malo, par Laval et Fougères. Ce fut une ripaille monstre qui tint
+le Saucisson-à-Pattes presque perpétuellement devant ses casseroles.
+</p>
+
+<p>À ces intrépides fricoteurs arrivèrent, le second jour, se mêler deux
+rouliers qui, eux, descendaient de Chartres.</p>
+
+<p>&mdash;Il va y avoir, aujourd'hui, à Chartres, vingt-trois personnes
+qui passeront un fichu quart d'heure, annonça un de ces deux derniers
+arrivés.</p>
+
+<p>Alors, il conta qu'à son passage par la ville, on parlait, pour le
+jeudi, à midi, de l'exécution des vingt-trois condamnés de la bande
+d'Orgères.</p>
+
+<p>Sur ce, chacun dit son mot, tant et si haut, que le
+Saucisson-à-Pattes, qui entendait au fond de sa cuisine, abandonna ses
+fourneaux pour venir souffler à l'oreille de chacun, d'une voix
+effrayée, sa fameuse recommandation:</p>
+
+<p>&mdash;Mais taisez-vous donc, devant ma femme! Si elle allait me
+donner un enfant sans tête!!!</p>
+
+<p>Comme, inévitablement, il devait se trouver là un farceur qui, déjà,
+avait fait poser le grotesque crétin, il ne manquait pas de demander:
+</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as donc pas été à Cormières, citoyen?</p>
+
+<p>&mdash;Non... quoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;En pèlerinage... Il y a une pierre où vont s'asseoir tous les
+papas, après avoir donné leur offrande au capucin.</p>
+
+<p>&mdash;Et quand on s'est assis?</p>
+
+<p>&mdash;On obtient des fils, non seulement exemptés des moindres
+difformités, mais si solidement bâtis que, pendant toute leur existence,
+ils pissent à plus de six pieds devant eux!</p>
+
+<p>Car ce pèlerinage, aujourd'hui oublié, existait encore en 1800,
+époque de notre récit. Pendant plus d'un demi-siècle, les pères crédules
+allèrent s'asseoir sur la pierre pour assurer à leurs rejetons la santé
+qui devait s'affirmer par une telle puissance de jet.</p>
+
+<p>Pendant qu'il est question de ce pèlerinage, autant dire tout de
+suite ce qui le discrédita. Une belle nuit, un plaisant sceptique alla,
+non pas s'asseoir, mais s'accroupir sur la pierre. Bien que le genre de
+dépôt qu'il y laissa passe pour porter bonheur, aucun évêque n'ayant
+voulu venir, en grande pompe, purifier, par ses prières au Très-Haut, la
+pierre profanée, elle passa pour avoir perdu toute sa vertu
+(<i>historique</i>).</p>
+
+<p>On comprend que sur la bêtise profonde de l'aubergiste de la
+<i>Biche-Blanche</i>, le pèlerinage de Cormières devait faire une
+impression sérieuse.</p>
+
+<p>&mdash;Tu en es certain? demanda-t-il au conseilleur.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai connu Gorget, dont le père avait été, jadis, s'asseoir.
+Non seulement il avait sa tête, mais encore, à soixante ans passés, il
+arrosait ses fleurs à plus de huit pieds de distance.</p>
+
+<p>&mdash;Huit?... Tu disais d'abord six, citoyen.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais le père de Gorget était resté assis plus d'une
+heure.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, je resterai assis toute une nuit... Je tiens trop à ce
+que mon fils ait une tête.</p>
+
+<p>&mdash;Et le reste?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le reste! dit dédaigneusement le Saucisson-à-Pattes avec
+une moue témoignant qu'il faisait bon marché de l'autre particularité.
+</p>
+
+<p>&mdash;Alors, citoyen, si tu n'as pas la foi complète, il est inutile
+d'aller à Cormières, débita sévèrement le conseilleur.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc pour le reste! s'écria l'aubergiste avec empressement.
+</p>
+
+<p>Le lendemain, sur les midi, l'auberge était vide de tous buveurs. Le
+convoi de rouliers était parti à l'aube. Les bateliers étaient remontés
+à bord et devaient démarrer dans quelques heures.</p>
+
+<p>Alors le Saucisson-à-Pattes s'approcha de la Saute, que la menace
+d'adieu du Beau-François rendait rêveuse.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu, poule chérie, ce que tu devrais faire, si tu étais
+gentille pour ton adoré mignon d'époux?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?</p>
+
+<p>&mdash;Me permettre d'aller à Cormières.</p>
+
+<p>&mdash;Pour?</p>
+
+<p>Le gros homme prit un air mystérieux.</p>
+
+<p>&mdash;Je te le dirai plus tard, dit-il.</p>
+
+<p>Accorder la permission, c'était, en somme pour Léocadie, être
+débarrassée de son abruti pendant deux ou trois jours.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc à Cormières, accorda-t-elle. Pourquoi ne partirais-tu
+pas par le bateau qui va descendre la Sarthe? On te débarquerait pas
+loin de ce village.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! c'est une idée!</p>
+
+<p>Et, aussitôt, pour prévenir le patron du bateau qu'il monterait à
+bord au départ, le Saucisson-à-Pattes se dirigea vers la rivière en
+murmurant avec un frisson de joie:</p>
+
+<p>&mdash;Il aura une tête!!! Et il arrosera une fleur à huit pieds de
+distance!</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cVI"> </a><a href="#tdm">VI</a></h2>
+
+
+<p>Oui, elle était rêveuse, cette bonne Léocadie, autrement dite la
+Saute! Et elle avait grave motif de rêver, car elle croyait encore
+entendre retentir la voix furieuse et menaçante du Beau-François, il y
+avait trois jours, quand il était parti. Un petit frisson lui courait
+dans le dos au souvenir de son ex-amant, qu'elle revoyait s'avançant
+vers elle pour l'étrangler. Sans l'autre, le Marcassin, qui avait
+entraîné le furibond, elle allait y passer!</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a pas voulu croire que j'ai été volée de mon argent, se
+disait-elle.</p>
+
+<p>Et pourtant, c'était la vérité. Douze cents beaux écus, qu'elle avait
+cachés en un creux ménagé dans une des pannes de la charpente de toiture
+du grenier, lui avaient été dérobés.</p>
+
+<p>Par qui?&mdash;Avec son mari et elle, le personnel de la maison
+consistait en une servante et un valet d'écurie.</p>
+
+<p>Pas un instant, Léocadie n'avait pu soupçonner son mari, trop stupide
+d'abord et, ensuite, beaucoup trop gêné et alourdi par son énorme
+embonpoint pour avoir pu, avec sa légèreté d'hippopotame, se risquer sur
+la mince échelle qui conduisait au grenier.</p>
+
+<p>Le valet d'écurie, qu'elle avait trouvé déjà en place à l'auberge,
+quand elle y était venue après son mariage, et qui répondait au nom de
+Pancrace, était un homme d'une quarantaine d'années, solide et souple,
+mais une sorte d'abruti qui, en dehors des chevaux qu'il aimait, n'avait
+d'autre goût que celui de la pêche. Chargé d'alimenter la
+<i>Biche-Blanche</i> de poissons, Pancrace, monté sur le bateau de
+l'auberge et son filet en main, passait sur la Sarthe le temps que lui
+laissait les chevaux des voyageurs. Pas buveur, d'une taciturnité
+remarquable, d'une patience extraordinaire, Pancrace était la bête noire
+du Saucisson-à-Pattes qui, par cela même que le valet ne lui répondait
+pas, était heureux de faire acte d'autorité avec cet être aussi
+inoffensif que muet.</p>
+
+<p>Donc Pancrace n'était pas le voleur. Restait encore à accuser la
+servante ou, pour mieux dire, l'ancienne servante, la Perpétue, celle
+que, après son départ de la maison, le Saucisson-à-Pattes avait
+rencontrée si bien nippée dans les rues du Mans.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cette fripouille qui a fait le coup. Ce qu'elle avait
+sur le dos a été acheté avec mes écus volés, pensait Léocadie.</p>
+
+<p>En plus que la servante partie était jeune, gentille et gracieuse,
+qualités qui avaient rendu la maîtresse hargneuse à son égard pendant
+qu'elle avait servi à la <i>Biche-Blanche</i>, elle était devenue,
+depuis trois jours que le vol avait été découvert, l'objet de la rancune
+haineuse de la Saute.</p>
+
+<p>&mdash;Son vol a failli me faire tuer par François quand il a vu
+qu'il fallait se brosser le ventre de mes écus... Oh! que je la
+rencontre jamais, la Tarpiaude; elle me paiera la peur que, grâce à
+elle, m'a donnée cette brute furieuse, grinçait-elle avec une rage
+sourde qui concernait à la fois Perpétue et le Beau-François.</p>
+
+<p>Et, de fait, cette peur de Léocadie durait encore. Le mouvement et le
+train qui s'étaient faits pendant les trois jours que l'auberge avait
+été pleine ne l'avaient pas, par moments, empêché de frémir à la pensée
+que le Beau-François avait promis de revenir bientôt.</p>
+
+<p>Telles étaient donc les méditations sombres de la Saute, restée dans
+la grande salle, pendant que son mari était allé demander au patron du
+bateau <i>la Juliette</i> de le prendre à son bord pour lui faire
+descendre la Sarthe jusqu'aux environs du fameux pèlerinage de
+Cormières.</p>
+
+<p>Un bruit sur la route tira Léocadie de sa rêverie noire et la fit
+courir sur le seuil de la porte pour recevoir les voyageurs qu'elle
+supposait lui arriver.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le Beau-François! murmura-t-elle en reculant épouvantée.
+</p>
+
+<p>Elle venait de voir, s'avançant vers l'auberge, cette même voiture
+vendéenne dans laquelle, trois jours auparavant, était parti son
+ex-amant.</p>
+
+<p>Cette fois, au lieu de l'ouverture qu'elle laissait sur le devant, la
+bâche, soigneusement tendue sur ses cerceaux, fermait la voiture de tous
+les côtés.</p>
+
+<p>Le bidet d'attelage, solide bête qui pourtant ne payait pas de mine,
+marchait entre deux cavaliers qui, sur son pas, réglaient celui de leurs
+montures.</p>
+
+<p>Ces deux cavaliers étaient le Marcassin et le Beau-François.</p>
+
+<p>Ils arrivaient, sans se douter qu'à leur sortie au point du jour, de
+la maison des Buchard, ils avaient été signalés par Fichet au lieutenant
+Vasseur.</p>
+
+<p>Fidèle à sa parole, le Marcassin était venu reprendre François à
+l'auberge des Buchard, où le chef-Chauffeur avait attendu son retour de
+cette expédition secrète que le faux chouan avait à pousser plus loin
+que Chartres.</p>
+
+<p>Vers la fin de la nuit, le Marcassin était arrivé chez les Buchard,
+donnant l'ordre qu'on éveillât le Chauffeur. Le temps bien juste de
+faire manger l'avoine à son bidet, et Marcassin voulait se remettre en
+route.</p>
+
+<p>Pendant qu'on rentrait, sans dételer la bête, la voiture dans la cour
+pour qu'elle échappât aux yeux de tout curieux que le hasard ferait
+passer à cette heure nocturne sur la route, le Beau-François avait eu le
+temps d'être sur pied.</p>
+
+<p>Seulement, lui qui s'attendait à voyager en voiture, avait été
+surpris quand le Marcassin, en lui montrant deux chevaux attachés
+derrière la voiture hermétiquement couverte de sa bâche, lui avait dit:
+</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons à cheval, compagnon.</p>
+
+<p>Et, sitôt les deux hommes en selle, on avait repris le voyage. La
+route s'était poursuivie lentement, presque sans parler, car la
+conversation s'était bornée à un échange de courtes phrases.</p>
+
+<p>&mdash;Où arrêtons-nous? avait demandé le Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Là où je suis venu te trouver il y a trois jours... à la
+<i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Ce lieu faisait l'affaire du Beau-François; mais, dans le but de
+sonder les projets du faux chouan, il avait objecté avec surprise:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne pas pousser jusqu'au Mans qui n'est qu'à une
+petite lieue de la <i>Biche-Blanche</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, au Mans, où ton signalement doit t'avoir précédé,
+je ne me soucie pas d'être trouvé en ta compagnie, avait répondu
+sèchement le Marcassin.</p>
+
+<p>Si terrible que fût le faux chouan, le Beau-François, outre qu'il
+était un véritable hercule, était trop brave pour reculer devant une
+lutte. S'il refoulait la colère que faisait naître en lui le ton de
+supériorité que prenait le Marcassin à son égard, c'était qu'il savait
+combien ce sauvage compagnon devait lui être utile dans les nouveaux
+pays qu'il allait exploiter.</p>
+
+<p>Et puis, un autre motif le rendait muet. Depuis le départ de la
+maison des Buchard, sa curiosité lui avait fait vingt fois déjà se
+demander ce que contenait la voiture si bien fermée. Que pouvait le
+Marcassin être allé chercher plus loin que Chartres?</p>
+
+<p>En sa mémoire revenait la recommandation faite par le faux chouan
+lorsqu'il lui avait dit: «J'ai un avis à te donner, garçon. Tu as beau
+être bien grand, bien fort, bien bravache, je ne te conseille pas, quand
+je te prendrai au retour chez les Buchard, de t'occuper de ce que je
+ramènerai dans ma voiture.»</p>
+
+<p>Le Beau-François dédaignait la menace voilée sous ces paroles, mais à
+quoi bon contenter sa curiosité de vive force, quand, avec un peu de
+patience, il devait tout naturellement, et sans le moindre danger,
+bientôt la satisfaire.</p>
+
+<p>&mdash;Il faudra bien que je le sache quand nous arriverons à la
+<i>Biche-Blanche</i>, finit-il par se dire.</p>
+
+<p>Léocadie avait donc tort de s'épouvanter du retour du Beau-François,
+lorsque, du seuil de son auberge, elle voyait s'avancer voitures et
+cavaliers. Momentanément du moins, elle n'avait rien à craindre des
+rancunes de son ancien amant, car le beau gars avait autre martel en
+tête.</p>
+
+<p>La preuve en fut que l'ex-Chauffeur, quand il eut mis pied à terre et
+donné la bride de son cheval à Pancrace, le valet d'écurie, accouru pour
+prendre les montures, marcha droit à Léocadie. En le voyant arriver,
+elle recula de quelques pas dans la grande salle pour que Pancrace ne
+pût entendre ce que François allait lui dire.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, la Saute, as-tu retrouvé ton argent? demanda-t-il en
+souriant et d'une voix qui n'avait aucune intonation hostile.</p>
+
+<p>Avant que la Saute fût revenue de la surprise causée par ce
+changement d'humeur, le Beau-François reprit du même ton bon enfant:
+</p>
+
+<p>&mdash;Allons, ma fille, n'aie plus peur. Je te tiens quitte de ces
+écus, mais à la condition que voici...</p>
+
+<p>Il allait continuer quand, soudain, il se retourna au contact d'une
+main qui se posait lourdement sur son épaule. C'était celle du Marcassin
+qui, tout tranquille, débita de sa voix rauque:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu me faire un vrai plaisir, mon brave garçon?</p>
+
+<p>Puis, immédiatement, avant toute réponse, il s'adressa à la Saute:
+</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, toi, la belle, va ouvrir la trappe de la cave,
+commanda-t-il.</p>
+
+<p>Et quand Léocadie eut obéi, le Marcassin, en montrant l'ouverture
+béante, dit à François:</p>
+
+<p>&mdash;Pendant dix minutes, va donc chercher dans la cave si j'y
+suis.</p>
+
+<p>C'était net, clair, précis. Le Marcassin avait besoin de se
+débarrasser de la présence du Beau-François pour pouvoir faire sortir de
+la voiture son mystérieux contenu. Avec un adversaire tel que l'était le
+chef redoutable de l'ancienne bande d'Orgères, un autre y eût regardé à
+deux fois avant de lâcher son audacieuse injonction aux gens d'aller
+voir dans la cave s'il y était. Lui, le faux chouan, s'y prenait
+carrément, sans la plus mince hésitation, presque en bonhomme persuadé
+qu'on sera tout heureux de lui obéir.</p>
+
+<p>À cette sorte d'ordre, le Beau-François s'était dressé de toute la
+hauteur de sa taille gigantesque, la raillerie aux lèvres, toisant d'un
+regard de mépris cet imprudent qui lui allait tout au plus au menton.
+</p>
+
+<p>&mdash;Au nom de quoi parles-tu ainsi, compère? demanda-t-il en
+gouaillant.</p>
+
+<p>&mdash;Au nom d'une de tes pattes que tu pourrais bien te faire
+casser, si tu ne te décides pas à descendre dans la cave de bonne
+volonté, répondit simplement le Marcassin, sans que sa voix montât d'un
+ton.</p>
+
+<p>&mdash;Vas-en chercher encore deux comme toi, lâcha le colosse en
+éclatant de rire.</p>
+
+<p>Mais ce rire ne s'était pas éteint que le Beau-François se sentait
+enserré comme dans un cercle de fer qui lui plaquait les bras au corps,
+et soulevé de terre en même temps que, d'une voix bien calme, le
+Marcassin lui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Gare à tes pattes en tombant, mon garçon.</p>
+
+<p>Et, emportant son fardeau au-dessus de la trappe ouverte, le faux
+chouan laissa tomber François dans le trou béant.</p>
+
+<p>Après avoir rabaissé et verrouillé la trappe, il se retourna vers la
+Saute abasourdie par cette preuve de vigueur extraordinaire:</p>
+
+<p>&mdash;Ta cave n'a pas d'autre sortie? demanda-t-il.</p>
+
+<p>Répondre que oui, c'était, pour Léocadie, donner à soupçonner au
+Marcassin que, trois jours auparavant, lorsqu'elle avait été enfermée
+aussi dans la cave, elle s'en était échappée pour venir écouter.</p>
+
+<p>&mdash;Non, dit-elle sans hésiter.</p>
+
+<p>Le Marcassin n'était pas de ceux qui s'épuisent en mièvreries de
+langage avec le beau sexe. Il parlait peu, mais il savait se faire
+comprendre des dames. La Saute n'eut pas besoin de le faire répéter
+quand il lui eut dit:</p>
+
+<p>&mdash;Je te préviens, la gueuse, que je te tordrai le cou si tu
+ouvres la trappe à François sans ma permission.</p>
+
+<p>Sur cette recommandation, il partit, se dirigeant vers la voiture de
+son pas lourd et calme, suivi par le regard, presque reconnaissant, de
+Léocadie qui murmurait:</p>
+
+<p>&mdash;Il a du bon, cet ours-là... surtout s'il a la main assez
+heureuse pour tuer son homme du coup.</p>
+
+<p>Cette supposition était d'autant plus admissible que le grand gars,
+après sa chute dans la cave, n'avait poussé ni cri ni gémissement.</p>
+
+<p>Le Beau-François avait eu une excellente raison pour n'avoir ni crié
+ni gémi, car il avait été étourdi sur le coup. Mais, bientôt, il avait
+repris connaissance et, au souvenir de l'affront reçu, sa première
+pensée avait été de se venger de celui dont la force le faisait son
+maître.</p>
+
+<p>&mdash;C'est du bien de sa grand'mère, ça lui reviendra! avait-il
+grondé furieusement.</p>
+
+<p>Alors, il avait voulu sortir de la cave, en soulevant la trappe, dont
+la résistance lui avait appris que les verrous étaient poussés.</p>
+
+<p>&mdash;Si le Marcassin allait filer pendant que je suis enfermé! se
+dit-il, pris d'un redoublement de rage, en songeant que son ennemi
+pouvait lui échapper.</p>
+
+<p>À nouveau, il tenta de soulever la trappe.</p>
+
+<p>Comme il s'épuisait en efforts inutiles, un faible bruit se fit
+entendre dans l'obscurité de la cave.</p>
+
+<p>&mdash;Quelqu'un était-il descendu ici avant moi? se demanda-t-il en
+prêtant l'oreille.</p>
+
+<p>Une voix prudente prononça bien bas:</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi, la Saute. Je viens te délivrer... Donne-moi la
+main, laisse-toi guider.</p>
+
+<p>C'était, en effet, Léocadie. En forte ménageuse de la chèvre et du
+chou, la digne créature s'était dit que, par cela même qu'un dogue a été
+rossé par un puissant molosse, il n'en est que plus ardent à mordre les
+autres chiens moins vigoureux que lui. Donc, elle avait à craindre que,
+tôt ou tard, le Beau-François la rendît responsable d'une défaite dont
+elle avait eu le tort d'être témoin. En vertu de ce raisonnement, qui ne
+manquait pas de justesse, elle avait pénétré dans la cave par la porte
+du cellier et, dans l'ombre, elle était arrivée au pied de l'escalier en
+haut duquel son ancien amant tentait de soulever la trappe.</p>
+
+<p>Elle savait le colosse difficile à contenter. Il était homme à ne pas
+lui tenir compte de l'avoir délivré, en arguant qu'elle l'avait fait
+bien tard. Aussi s'empressa-t-elle de prévenir cette ingratitude en
+ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a été impossible de venir plus tôt. L'ours me surveillait
+tout en s'occupant de sa voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit joyeusement le Beau-François, qui descendit à la
+hâte l'escalier pour venir prendre la main de la Saute, qu'il serra
+fortement dans la sienne comme s'il craignait de laisser s'enfuir celle
+qui allait enfin satisfaire sa curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as vu s'occuper de sa voiture? répéta-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai vu, tant et si bien, que je sais ce qu'elle contenait,
+cette voiture soigneusement bâchée, appuya Léocadie en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;D'abord une vieille femme, à tournure de servante.</p>
+
+<p>&mdash;Que faisait-elle là dedans? Du diable si je me serais douté
+que c'était une vieille femme que le Marcassin cachait si soigneusement.
+</p>
+
+<p>&mdash;Attends donc la suite; la duègne n'était pas seule. Après
+elle, est venue une jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Jolie? demanda vivement François.</p>
+
+<p>&mdash;Jolie, gracieuse, charmante.</p>
+
+<p>Et, en traînant ses mots, la Saute, qui savait faire vibrer une des
+cordes sensibles du beau gars, débita un peu railleusement:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, jolie! un de ces morceaux de roi qui ne sont pas pour
+ton bec.</p>
+
+<p>La piqûre fut sensible à l'amour-propre du Beau-François qui se
+posait en bourreau des c&oelig;urs.</p>
+
+<p>&mdash;Pas pour mon bec, pas pour mon bec, répéta-t-il avec un rire
+de fatuité. Pourtant, si je le voulais bien.</p>
+
+<p>&mdash;Alors je te conseille de ne pas vouloir, débita Léocadie avec
+intention.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que? fit François sèchement.</p>
+
+<p>&mdash;D'abord parce qu'il y a gros à parier que la fille ne voudrait
+pas de toi... et ensuite...</p>
+
+<p>Elle mit une petite pause avant d'achever sa phrase, puis avec
+hésitation:</p>
+
+<p>&mdash;Et, ensuite... tu devines bien pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Dis.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que la jeune fille est sous la protection de l'ours et,
+tu le sais, il en cuit d'avoir affaire à cet animal féroce.</p>
+
+<p>Le «tu le sais» n'avait l'air de rien, mais il heurta douloureusement
+la vanité du Chauffeur qui gronda:</p>
+
+<p>&mdash;Sois tranquille. Je me vengerai de lui avant peu.</p>
+
+<p>Il faut rendre justice à la Saute. Elle savait jouer à ravir du
+Beau-François. En descendant dans la cave, elle s'était dit:</p>
+
+<p>&mdash;Puisque la guillotine ne m'a pas débarrassée de cette grande
+brute, il faut le mettre sérieusement aux prises avec le Marcassin qui
+m'en délivrera.</p>
+
+<p>On le voit, elle agissait en conséquence.</p>
+
+<p>Sans doute qu'en pensant à sa vengeance, le Beau-François avait
+trouvé le moyen de la rendre plus complète, car il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis que le Marcassin paraît tenir à cette jeune fille?</p>
+
+<p>&mdash;Comme à la prunelle de ses yeux; il la choie au possible. Pour
+elle, l'ours se fait mouton.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! bien! lâcha le Chauffeur en riant.</p>
+
+<p>Jugeant que le Beau-François n'était pas encore assez monté, la Saute
+pesa sur la chantrelle en s'écriant d'une voix effrayée:</p>
+
+<p>&mdash;François! François! je devine ton projet à l'égard de cette
+jeune fille. Je t'en supplie, renonces-y. Songe au Marcassin qui te
+tuerait.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! ma fille, tu oublies donc que je suis le Beau-François?
+débita le Chauffeur d'une voix vibrant de tout l'orgueil de sa
+réputation sinistre.</p>
+
+<p>Certes, il était bien amorcé. La Saute pouvait le lâcher contre le
+Marcassin. Néanmoins, elle pensa que deux motifs vaudraient mieux qu'un
+pour le mettre aux prises avec l'ennemi.</p>
+
+<p>Aussi, d'un ton qui prêchait la prudence:</p>
+
+<p>&mdash;Je sais bien que tu es brave, dit-elle. N'empêche que moi, à
+ta place, il est une chose que je préférerais de beaucoup à la jeune
+fille.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Ce que le Marcassin a retiré de la voiture après que les
+femmes en ont été descendues.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'était-ce? fit le colosse étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Un énorme pot en grès... un de ces pots où se conservent les
+salaisons.</p>
+
+<p>À ce «pot de salaisons», que la Saute lui proposait comme
+compensation, le Beau-François partit d'un franc éclat de rire et
+riposta:</p>
+
+<p>&mdash;Non. Grand merci! je n'aime pas la viande salée.</p>
+
+<p>Ensuite, reparlant de la jeune fille:</p>
+
+<p>&mdash;Je lui préfère la chair fraîche.</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! il y a pot et pot, avança gouailleusement la Saute.
+</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui veut dire?</p>
+
+<p>&mdash;Que le pot du Marcassin, à défaut de salaison, contient
+quelque chose qui est du goût de pas mal de monde.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;De l'or. Quand le sauvage le portait, le pied lui a buté sur
+le seuil de la maison; alors j'ai entendu certain bruissement qui a
+trahi le contenu.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! lâcha François, devenu subitement moins dédaigneux.
+</p>
+
+<p>&mdash;Et il doit y avoir une jolie somme si le pot est plein, car il
+est d'une belle taille, insista Léocadie.</p>
+
+<p>Le Chauffeur aimait l'or. Depuis son évasion, le besoin de se cacher
+l'avait amené à une profonde détresse. Tous ses appétits se réveillèrent
+ardents à la pensée de cet or, qui lui permettrait de leur donner
+satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;Où le Marcassin a-t-il déposé son fardeau? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Il l'a laissé dans la chambre où s'est enfermée la jeune fille
+pour y reposer quelques heures, chambre qui communique avec celle de la
+vieille femme qui l'accompagne.</p>
+
+<p>Sans l'obscurité de la cave, la Saute aurait pu voir le sourire de
+François qui murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Or et jeune fille, double moyen de me venger du Marcassin.
+</p>
+
+<p>Si faiblement qu'elles eussent été dites, ces paroles avaient été
+entendues par Léocadie qui, elle, sans commettre l'imprudence de
+réfléchir à mi-voix, eut cette joyeuse pensée:</p>
+
+<p>&mdash;Double moyen de te faire casser les reins, grand butor!...
+Ouf! je vais donc en être délivrée!!!</p>
+
+<p>Tout aussitôt, le Chauffeur reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Lui? Qu'est-il devenu?</p>
+
+<p>&mdash;Qui? le Marcassin?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. A-t-il aussi pris une chambre?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien. J'ai laissé à ma servante le soin de
+s'occuper de lui, car j'étais pressée de venir te délivrer... Vrai!
+j'ignore ce que l'ours est devenu.</p>
+
+<p>Elle achevait de parler, quand, au-dessus de leurs têtes, sur la
+trappe, on entendit un bruit sourd, semblant résulter d'une forte
+secousse.</p>
+
+<p>Puis le silence se fit.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce? demanda Léocadie baissant la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Conduis-moi plus loin dans la cave, je te le dirai, lui
+souffla le Beau-François à l'oreille.</p>
+
+<p>En le guidant à travers la cave obscure, la Saute sentit la main du
+Chauffeur, qu'elle tenait dans la sienne, secouée par un tressaillement
+qui devait agiter tout le corps.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu? demanda-t-elle, quand elle l'eut amené dans un
+second caveau.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi, ma fille, rire à mon aise, répondit la voix
+joyeuse du grand gars.</p>
+
+<p>&mdash;Rire de quoi?</p>
+
+<p>&mdash;De ce bruit que nous venons d'entendre sur la trappe et dont
+j'ai deviné la cause.</p>
+
+<p>À mots hachés, car il étouffait à contenir son rire, le Chauffeur
+parvint à dire:</p>
+
+<p>&mdash;C'est notre imbécile de Marcassin qui, pour me garder
+prisonnier dans cette cave, dont il ignore l'autre issue, vient de se
+coucher sur la trappe.</p>
+
+<p>Et d'une voix qui, soudainement, avait repris le ton du commandement,
+il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Conduis-moi vite dehors, la Saute, le temps presse.</p>
+
+<p>Sans doute que les dix pas qu'ils venaient de faire avaient donné à
+François le temps de combiner son plan, car, lorsque Léocadie l'eut
+introduit dans le cellier sur lequel débouchait la cave, il demanda:
+</p>
+
+<p>&mdash;Où est l'écurie?</p>
+
+<p>&mdash;Là, en sortant, à gauche dans la cour.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y trouverai personne? Nul valet d'écurie, n'est-ce pas?
+</p>
+
+<p>À cette question, le regard de Léocadie, passant par l'étroite
+fenêtre du cellier, alla chercher sur la Sarthe, qui coulait à vingt
+pas, de ce côté de l'auberge.</p>
+
+<p>&mdash;Non, répondit-elle, car je vois là-bas Pancrace, sur son
+bateau, jetant ses filets.</p>
+
+<p>Et, en même temps, ses yeux remontant le cours de la rivière,
+aperçurent <i>la Juliette</i> s'apprêtant au départ. Sur le pont se
+voyait le Saucisson-à-Pattes causant avec le maître marinier auquel,
+sans doute, il demandait son passage jusqu'au pèlerinage de Cormières.
+Suivant son habitude, il est probable que l'énorme grotesque devait
+lâcher quelques-unes de ses stupidités, car, derrière lui, deux
+bateliers, qui écoutaient son dialogue avec le patron, se tenaient les
+côtes de rire.</p>
+
+<p>Ainsi tourné dans cette direction, le regard de la Saute fut attiré
+plus en amont de la rivière par un individu qui arrivait en suivant le
+rivage.</p>
+
+<p>C'était un long personnage, tellement maigre qu'à cette distance il
+se dessinait comme une perche sur l'horizon.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est cet efflanqué? se demanda-t-elle en examinant
+l'arrivant dont les jambes démesurées arpentaient le chemin avec la
+vitesse d'un cheval au petit trot.</p>
+
+<p>Une seconde avait suffi à la Saute pour que son rapide coup
+d'&oelig;il eût successivement aperçu Pancrace, le Saucisson-à-Pattes et
+celui qu'elle traitait d'efflanqué. Il n'y eut donc pas d'intervalle
+entre sa réponse sur le valet d'écurie et cette nouvelle question du
+Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Où sont les chambres des deux femmes?</p>
+
+<p>&mdash;En haut. Les deux portes en face de l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Celle de la jeune fille?</p>
+
+<p>&mdash;À gauche.</p>
+
+<p>&mdash;Ces deux chambres, malgré leur entrée séparée, communiquent
+entre elles, m'as-tu dit?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, par une porte que la vieille, quand la jeune femme fut
+entrée dans sa chambre, a refermée devant moi en disant: «Tâchez de
+reposer un peu, ma bonne Gervaise.»</p>
+
+<p>&mdash;Et la voiture qui nous a amenés, le Marcassin et moi? continua
+François qui, tout en interrogeant, échafaudait son plan de vengeance,
+car, le regard dans le vide, il ne s'apercevait pas que la Saute lui
+tournait le dos.</p>
+
+<p>&mdash;Votre voiture est sous le porche, avec son bidet toujours dans
+les brancards. Tout en laissant Pancrace conduire vos chevaux à
+l'écurie, le Marcassin s'est opposé à ce que le bidet fût dételé: il
+s'est contenté de lui mettre sa musette d'avoine.</p>
+
+<p>En répondant ainsi, Léocadie, les yeux toujours tournés vers la
+fenêtre, était distraite par la vue du grand échalas ambulant qui se
+rapprochait de plus en plus.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! il a un fusil en bandoulière, se dit-elle en relevant
+ce détail que la distance raccourcie lui permettait maintenant de
+constater.</p>
+
+<p>L'homme maigre s'était brusquement arrêté et, se faisant de la main
+une visière sur les yeux, car il recevait le soleil en pleine figure, il
+s'était mis à examiner les lieux qu'il allait atteindre. Au mouvement de
+sa tête, il était facile de deviner que son attention allait du bateau
+<i>la Juliette</i> à l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Puis, sans doute pour se rendre compte du chemin parcouru, il exécuta
+un demi-tour sur place et se mit à regarder au loin.</p>
+
+<p>La Saute eût peut-être observé encore longtemps cet individu
+décharné, si, tout à coup, un craquement sec, qui se fit entendre
+derrière elle, ne l'eût fait brusquement se retourner.</p>
+
+<p>Le bruit était causé par la détente d'un long couteau que le
+Beau-François venait d'ouvrir après l'avoir tiré de sa poche. Ce
+couteau, la Saute le connaissait. Deux fois elle avait vu le Chauffeur,
+impitoyable, en frapper ses victimes.</p>
+
+<p>La lueur de la lame qui brillait dans la demi-obscurité du cellier la
+fit frissonner. Allait-il la tuer pour qu'elle ne mît pas obstacle à ses
+projets?</p>
+
+<p>Elle se trompait. Le Beau-François, lui mettant la main sur l'épaule,
+accentua d'une voix qui sonnait la menace:</p>
+
+<p>&mdash;Écoute-moi bien, la Saute: si tu tiens à ta peau, tu vas
+rester ici sans t'occuper de ce qui se passera là-haut dans un instant.
+Ne sois ni pour ni contre moi dans ce que je vais tenter; c'est tout ce
+je demande. À cette condition, je te jure que si je ne suis pas tué par
+le Marcassin, je ne troublerai plus jamais ta vie.</p>
+
+<p>Et le colosse, sortant du cellier, disparut dans la direction des
+écuries.</p>
+
+<p>L'épouvante de la mort avait été terrible pour la Saute, qu'un
+violent tressaillement avait secouée dans tout son être. Au frisson de
+peur succéda un élancement aigu qui lui traversa les flancs. Sous
+l'effet de l'émotion effroyable qu'elle avait éprouvée, la crise d'une
+maternité prochaine venait de se déclarer.</p>
+
+<p>Affolée par les douleurs lancinantes qui lui déchiraient les
+entrailles, elle oublia la défense faite par François de quitter le
+cellier, et, sortant, elle voulut gagner sa chambre. S'accrochant à tout
+ce qui pouvait soutenir sa marche, étouffant ses cris, elle parvint, au
+prix de tortures inouïes, à monter l'escalier.</p>
+
+<p>Arrivée devant sa chambre, qui s'ouvrait en face de celles des deux
+femmes, la force lui manqua, et, pantelante de souffrance, elle
+s'affaissa sur le sol près d'une des deux portes.</p>
+
+<p>&mdash;Madame! madame! gémit-elle désespérément en frappant à cette
+porte.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cVII"> </a><a href="#tdm">VII</a></h2>
+
+
+<p>Ce voyageur, dont l'extrême maigreur avait tant étonné Léocadie,
+alors que, par l'étroite fenêtre du cellier, elle l'avait regardé
+arrivant vers la <i>Biche-Blanche</i>, n'était autre, on a dû le
+deviner, que notre ancienne connaissance, Barnabé Fil-à-Beurre, marchant
+en éclaireur devant le lieutenant Vasseur et ses deux hommes, qui le
+suivaient à une petite demi-heure de distance.</p>
+
+<p>À deux cents toises de l'auberge, comme l'avait remarqué la Saute, le
+squelette s'était arrêté, la main en visière sur les yeux, pour étudier
+l'aspect extérieur de l'auberge.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne mine, cette hôtellerie! se disait-il. À coup sûr, le
+lieutenant ne voudra pas s'y arrêter, car le Mans n'est qu'à une petite
+lieue et mieux vaut y filer tout droit; mais rien n'empêche, pour donner
+le temps aux autres de me rejoindre, que je m'y rafraîchisse un peu le
+gosier.</p>
+
+<p>Dans cette intention, il avait voulu se remettre en marche, mais il
+avait été retenu sur place par la vue du bateau <i>la Juliette</i>,
+qu'il s'était mis à examiner en se disant:</p>
+
+<p>&mdash;Sans nos chevaux, ce serait encore là le moyen le moins
+périlleux pour nous de voyager... Mais, bast! allez donc parler de cela
+au lieutenant, qui aime les aventures à coups de fusil...</p>
+
+<p>Et, en souriant, l'échalas avait achevé:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi que moi, du reste.</p>
+
+<p>Ensuite, comme son regard passait en revue l'équipage du bateau qui
+se trouvait sur le pont, il s'écria avec une sincère admiration:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! voici un citoyen qui jouit d'une bien magnifique
+santé! Il aurait de la graisse à me revendre! À lui tout seul il vaut un
+chargement pour le bateau.</p>
+
+<p>Inutile de dire que ces paroles de Fil-à-Beurre étaient motivées par
+la vue du Saucisson-à-Pattes qui, à ce moment précis, quittant le bord,
+venait de s'engager sur la planche en pente qui formait passerelle du
+rivage au bateau.</p>
+
+<p>&mdash;On croirait voir un éléphant qui danse sur la corde! pensa le
+squelette en éclatant de rire au spectacle qui s'offrait à lui.</p>
+
+<p>En effet, la planche, sous le poids extraordinaire qu'elle avait à
+supporter, avait fléchi. Il était évident qu'elle allait craquer au plus
+petit mouvement du mastodonte qui, les bras étendus en balancier,
+n'osait plus avancer ni reculer, et poussait des hurlements désespérés
+qui accusaient son peu de goût pour le bain qu'il courait risque de
+prendre dans la Sarthe.</p>
+
+<p>À ces cris, un homme qui pêchait en aval de la rivière s'était
+empressé de pousser son bateau au rivage et d'accourir au secours du
+gros homme. En lui tendant une perche de filet en guise de rampe, il
+parvint à l'amener sur le plancher des vaches.</p>
+
+<p>Alors, délivré et libérateur avaient marché vers l'auberge pendant
+que les mariniers qui, au lieu de porter secours, avaient assisté en
+riant à la scène, rentraient sous le pont du bateau où venait de les
+appeler une cloche qui, tintant sur le pont près d'un tuyau d'où sortait
+de la fumée, devait être secouée par le cuisinier de la <i>Juliette</i>,
+convoquant son monde à dîner.</p>
+
+<p>À mi-chemin de l'auberge et de la rivière, le gros homme avait été
+abordé par une servante accourue à toutes jambes de la maison. Elle
+n'avait prononcé qu'une courte phrase et aussitôt Fil-à-Beurre avait vu
+l'énorme bonhomme gesticuler joyeusement et marcher en toute hâte vers
+la <i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>&mdash;On vient de lui annoncer un heureux événement, pensa Barnabé.
+</p>
+
+<p>Quittant son poste d'observation, il se remit en marche. Seulement,
+au lieu de suivre le bord de l'eau, il fit un crochet afin de regagner
+la grand'route pour s'assurer s'il ne verrait pas poindre au loin le
+lieutenant et ses deux hommes.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai tout le temps d'avaler une potée de vin, se dit l'échalas
+après avoir constaté qu'aussi loin que le regard pouvait s'étendre, la
+route était déserte.</p>
+
+<p>Et il se retourna vers l'auberge dans laquelle il allait pénétrer par
+la façade donnant sur la route.</p>
+
+<p>Soudainement, il vit sortir du porche de la <i>Biche-Blanche</i> une
+voiture basse et bâchée, attelée d'un vigoureux bidet qui partit ventre
+à terre dans sa direction. Telle était la rapidité de sa course que
+c'était à croire l'animal affolé par quelque terrible souffrance. Il
+passa, hennissant de douleur, devant Fil-à-Beurre, qui n'eut que le
+temps de se jeter sur le bas-côté de la route, pour n'être pas renversé
+par les roues de la voiture, léger véhicule que le cheval, dont les
+forces étaient décuplées par la furie, entraînait avec une si
+vertigineuse vitesse, qu'il fut impossible à l'échalas de voir si elle
+contenait quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez-le! arrêtez-le! cria une voix furieuse au moment où la
+voiture passait devant lui.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre tourna la tête.</p>
+
+<p>Un homme, qui venait de s'élancer de l'auberge, accourait de son côté
+à la poursuite de la voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Voici une laide figure que je connais! pensa le squelette en
+regardant le coureur venir à lui.</p>
+
+<p>Puis, un souvenir l'éclairant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le Marcassin, se dit-il.</p>
+
+<p>Et, immédiatement, pris de désespoir, il se demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Gervaise est-elle dans cette voiture?</p>
+
+<p>Bien qu'il fût trop tard, le Marcassin arrivait, fou de rage, criant
+toujours:</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtez-le! arrêtez-le!</p>
+
+<p>&mdash;N'importe comment? demanda Fil-à-Beurre au faux chouan qui
+allait l'atteindre.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe comment! répondit le Marcassin.</p>
+
+<p>Prompt comme l'éclair, l'échalas eut son fusil en main.</p>
+
+<p>La voiture était déjà à plus de quatre-vingts pas, protégeant de son
+arrière-train le corps du cheval dont on n'apercevait plus que les
+jambes.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre ajusta et fit feu.</p>
+
+<p>La voiture s'arrêta subitement.</p>
+
+<p>La balle avait cassé une jambe du cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! je n'ai pas été trop maladroit, se dit Fil-à-Beurre en
+s'élançant sur les talons du Marcassin, qui avait repris sa course en
+hurlant d'une voix qui, à présent, frémissait d'une joie féroce:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais t'étrangler, mon Beau-François!</p>
+
+<p>Sur les jambes du chouan, les longues perches du squelette devaient
+avoir raison. Fil-à-Beurre arriva premier à la voiture dont son regard
+rapide sonda l'intérieur.</p>
+
+<p>&mdash;Vide! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>La voiture, en effet, ne contenait personne.</p>
+
+<p>&mdash;Vide! répéta le Marcassin qui arrivait à son tour. Je me suis
+laissé prendre à une ruse du Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Et voici qui devait vous faire courir longtemps après votre
+cheval.</p>
+
+<p>Ce disant, Fil-à-Beurre montrait, sur la croupe de l'animal, étendu
+et frémissant à terre, une mèche allumée qui, attachée sous la
+croupière, achevait de se consumer. Aiguillonné par la brûlure, le
+cheval aurait, sans la balle de Fil-à-Beurre, entraîné à fond de train
+le Marcassin dans une direction opposée à celle suivie par son ennemi.
+</p>
+
+<p>Sitôt après avoir vu la voiture vide, le faux chouan avait repris,
+toujours courant, le chemin de l'auberge. Il espérait arriver encore à
+temps pour rejoindre le Beau-François.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre s'élança derrière lui.</p>
+
+<p>Le Marcassin entra dans l'auberge, gravit l'escalier, pénétra dans
+les chambres désertes. Sa fureur terrible était devenue concentrée.</p>
+
+<p>&mdash;Plus de femmes! prononça-t-il de sa voix rauque et brève.</p>
+
+<p>Puis, après un regard dans un angle d'une des chambres:</p>
+
+<p>&mdash;Et plus d'or! ajouta-t-il.</p>
+
+<p>Cela dit, il quitta les chambres et redescendit dans la grande salle,
+toujours suivi par Fil-à-Beurre, qui se répétait avec une angoisse
+indicible:</p>
+
+<p>&mdash;Gervaise au pouvoir du Beau-François!</p>
+
+<p>Arrivé au seuil de l'auberge, le faux chouan se retourna vers
+l'échalas.</p>
+
+<p>&mdash;Ton nom! demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais le Marcassin n'oublie un service qu'on lui a rendu,
+dit-il en faisant allusion au coup de fusil qui avait arrêté le cheval
+en sa course.</p>
+
+<p>Ensuite, son regard se promena menaçant dans la grande salle,
+semblant chercher quelqu'un.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à la complice de François, ajouta-t-il, la femme de
+l'auberge, qui m'a trompé en me disant que la cave n'avait pas d'autre
+issue, elle ne perdra pas pour attendre. Le Marcassin n'oublie ni les
+services ni les tromperies. Je n'ai pas le temps de faire justice de la
+gueuse, mais je reviendrai pour lui scier le cou.</p>
+
+<p>Et, sur ce, le Marcassin partit au pas de course.</p>
+
+<p>Le squelette l'aurait bien suivi. Mais le lieutenant Vasseur allait
+arriver avec ses deux hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Le Beau-François n'a pas fui par eau, se dit-il en voyant par
+une fenêtre, ouvrant sur la Sarthe, le bateau la <i>Juliette</i>
+toujours sur ses amarres, et plus bas la barque du pêcheur encore
+attachée au rivage.</p>
+
+<p>À ce moment, derrière lui, se fit entendre une voix plaintive qui
+geignait:</p>
+
+<p>&mdash;L'inquiétude me torture si fort les entrailles qu'il me semble
+que c'est moi qui vais accoucher!</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Pour que Fil-à-Beurre eût reconnu le Marcassin lorsqu'il venait à lui
+courant après la voiture, où s'était-il déjà rencontré avec lui? Comment
+pouvait-il deviner que Gervaise devait être une des deux femmes
+disparues dont, tout à l'heure, avec le Marcassin, il avait visité les
+chambres désertes? Nous remettrons à plus tard d'expliquer ces deux
+points.</p>
+
+<p>Il s'était si brusquement mêlé au rapide et dramatique incident qui
+s'était produit et le Marcassin l'avait quitté si vite qu'il en était
+encore ahuri. Besoin était pour lui de retrouver son sang-froid et
+d'étudier les faits. En son esprit troublé se dressait, seule et
+sinistre, cette pensée que Gervaise était tombée au pouvoir du
+Beau-François, qui l'avait enlevée au Marcassin. Pour arriver à la
+découverte de ce qui avait dû se passer, le brave garçon cherchait à
+rassembler ses souvenirs.</p>
+
+<p>&mdash;Quand le lieutenant, ses hommes et moi nous nous sommes mis à
+la poursuite de cette voiture, que la fatigue de nos chevaux nous a
+empêchés d'atteindre, elle était escortée de deux cavaliers; nous
+savions déjà que l'un était le Beau-François. À présent, moi, je sais
+que l'autre était le Marcassin.</p>
+
+<p>Cela posé, la réflexion amena Barnabé à s'adresser cette question:
+</p>
+
+<p>&mdash;Mais que sont devenues leurs montures?</p>
+
+<p>Marcassin était parti à pied à la poursuite de son ennemi. Pourquoi
+pas à cheval? Était-ce donc que le Beau-François avait emmené les deux
+bêtes qui, en même temps qu'elles étaient nécessaires à l'enlèvement de
+Gervaise, mettaient le Marcassin dans l'impossibilité de le rattraper.
+</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le Beau-François a emmené les chevaux, finit par conclure
+Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Et c'était quand il venait d'élucider ce point, que, tout à coup,
+avait retenti derrière lui cette voix geigneuse qui débitait:</p>
+
+<p>&mdash;L'inquiétude me torture tellement les entrailles que je crois
+que c'est moi qui vais accoucher.</p>
+
+<p>À ces mots, Barnabé fit volte-face et reconnut le volumineux bonhomme
+que, vingt minutes auparavant, il avait aperçu, de loin, descendant de
+<i>la Juliette</i>.</p>
+
+<p>Ayant appris par la servante, à sa sortie du bateau, que sa femme
+était en mal d'enfant, le Saucisson-à-Pattes, après avoir donné à son
+valet d'écurie Pancrace l'ordre de courir au Mans chercher un médecin,
+avait voulu pénétrer dans la chambre où sa femme allait le rendre père.
+</p>
+
+<p>Mais la porte lui avait été si obstinément fermée sur le nez, que le
+pauvre diable en était réduit à promener par la maison ses angoisses
+conjugales.</p>
+
+<p>Suivant sa manie déplorable de se confier à tous venants, le
+grotesque, sans se demander d'où lui tombait ce confident, dès que
+Fil-à-Beurre se fut retourné à sa voix, le regarda d'un air désolé et
+piailla d'un ton lamentable:</p>
+
+<p>&mdash;Trop tard pour aller m'asseoir sur la pierre!!! Il faut que le
+pèlerinage précède la naissance!!! Léocadie s'est trop pressée!!! Elle
+aurait attendu quatre jours de plus que je n'en aurais pas été moins
+flatté d'être père au bout de cinq mois de mariage.</p>
+
+<p>&mdash;Quel est cet oison gras? se demanda Barnabé, ignorant qu'il
+fût en présence du propriétaire de l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i>.
+</p>
+
+<p>Avant qu'il pût placer une parole, l'hôtelier éclata en sanglots:
+</p>
+
+<p>&mdash;Oui! beugla-t-il, sans le pèlerinage, mon fils va naître sans
+tête! Avec toutes les histoires de mes clients sur la bande d'Orgères et
+son Beau-François, ma femme s'est si bien frappée l'imagination que,
+tout à l'heure, quand j'étais derrière la porte qu'on a refusé de
+m'ouvrir j'entendais Léocadie qui, au milieu de ses douleurs, répétait
+ces mots...</p>
+
+<p>En l'entendant parler de ses clients, Barnabé avait deviné que son
+homme était l'aubergiste.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! pensa-t-il, par lui je vais me renseigner.</p>
+
+<p>Mais comme, par ce que disait le Saucisson-à-Pattes, sa curiosité
+venait d'être éveillée, il prêta l'oreille pour savoir ce que la femme
+en couches répétait au milieu de ses douleurs.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, que disait donc la citoyenne, ton épouse?
+insista-t-il en voyant l'aubergiste s'arrêter.</p>
+
+<p>Si celui-ci ne continuait pas, c'est que la parole lui était coupée
+par l'apparition de Pancrace, son garçon d'écurie.</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'es donc pas parti au Mans avec la carriole pour en
+ramener le médecin? demanda-t-il, étonné.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible, patron, déclara Pancrace.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, pour la carriole, il faut un cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Et mon vieux Blanc-Blanc?</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux venir le voir à l'écurie, ton Blanc-Blanc, citoyen
+patron... On l'a cruellement arrangé! Il a le jarret tranché.</p>
+
+<p>Avant que son maître pût s'exclamer, Pancrace continua:</p>
+
+<p>&mdash;Et il a été fait de même aux deux chevaux des voyageurs de
+tantôt. Les trois pauvres bêtes estropiées sont étendues sur leur
+litière que ça fait peine à voir.</p>
+
+<p>&mdash;Les voyageurs, les chevaux, répéta le Saucisson-à-Pattes
+stupéfait, car, parti pour retenir son passage sur <i>la Juliette</i>
+avant l'arrivée de Marcassin, il était incapable de comprendre.</p>
+
+<p>Mais une pensée triompha de son ahurissement et lui fit tout oublier:
+</p>
+
+<p>&mdash;Sans médecin, que va devenir ma Léocadie? hurla-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit Pancrace, tu peux être tranquille pour la citoyenne
+patronne. Elle a trouvé à propos l'aide d'une des voyageuses.</p>
+
+<p>&mdash;Chevaux, voyageurs, voyageuses! ânonna l'aubergiste hébété par
+sa surprise redoublée.</p>
+
+<p>Il était écrit que l'aubergiste, avant toute explication, passerait
+d'une émotion à une autre.</p>
+
+<p>À ce moment, en haut de l'escalier, parut la servante qui lui cria:
+</p>
+
+<p>&mdash;Tu peux monter, citoyen patron. C'est fini! Un enfant superbe!
+</p>
+
+<p>Le Saucisson-à-Pattes sembla prendre son courage à deux mains, et,
+d'une voix brisée par l'émotion, il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Il a une tête???</p>
+
+<p>&mdash;Viens voir, dit la fille en disparaissant, pressée qu'elle
+était de retourner près de l'accouchée.</p>
+
+<p>Mais le coup avait porté. À cette réponse, qui ne précisait rien,
+l'aubergiste avait pris une mine désespérée; il hocha lentement la tête
+en disant d'un ton mourant:</p>
+
+<p>&mdash;Du moment qu'elle n'a pas répondu franchement, c'est qu'elle
+n'a pas osé m'avouer l'horrible vérité qu'elle veut me laisser constater
+par moi-même... Pas de joues à caresser de mes lèvres de père!...</p>
+
+<p>Cinq minutes avaient suffi à Fil-à-Beurre pour juger son homme. Aussi
+fut-ce avec un sérieux profond qu'il lui fit entrevoir une consolation.
+</p>
+
+<p>&mdash;Même sans tête, ton enfant aura toujours deux autres joues à
+offrir à tes baisers de père.</p>
+
+<p>&mdash;Tu me verses du baume dans l'âme! prononça le pauvre père qui,
+après un regard de reconnaissance à Barnabé, se mit à monter l'escalier
+conduisant chez sa femme, pendant que Pancrace sortait par la porte
+ouvrant sur la cour.</p>
+
+<p>Dès qu'il fut seul, Fil-à-Beurre se mit à songer au rapport du garçon
+d'écurie.</p>
+
+<p>À n'en pas douter, c'était le Beau-François qui, d'un coup de
+couteau, avait estropié les trois chevaux de l'écurie.</p>
+
+<p>Pourquoi?</p>
+
+<p>La seule réponse était qu'il avait voulu retirer au Marcassin le
+moyen de l'atteindre en sa fuite. Mais alors se présentait un autre
+pourquoi mystérieux. À quel propos, quand il y avait pour lui danger
+énorme à ne pas s'éloigner au plus vite, le Chauffeur avait-il dédaigné
+d'employer les chevaux qui l'auraient emporté au loin, lui et la jeune
+fille qu'il enlevait?</p>
+
+<p>Car, pour Fil-à-Beurre, qui ignorait l'existence du pot plein d'or,
+la jeune fille était le seul empêchement qui dût embarrasser la fuite du
+bandit.</p>
+
+<p>Et, dans ces conditions, il avait mieux aimé partir à pied. Il avait
+refusé le seul moyen de mettre l'espace entre lui et l'implacable ennemi
+qu'il allait avoir aux trousses.</p>
+
+<p>Par eau, il n'avait pas eu la possibilité de s'éloigner. <i>La
+Juliette</i> était encore là et la barque de Pancrace n'avait pas
+disparu.</p>
+
+<p>Donc le Chauffeur était bel et bien parti à pied.</p>
+
+<p>Malgré la logique qui l'affirmait, Barnabé se répétait que ce n'était
+pas possible. Que la jeune fille l'eût suivi ou qu'il l'emportât
+évanouie, le Beau-François ne pouvait, de gaieté de c&oelig;ur, s'être
+exposé à se laisser aussi facilement rejoindre par le Marcassin.</p>
+
+<p>Enfin un soupçon vint à l'esprit de Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;À moins, se dit-il, que le Beau-François, au lieu de fuir,
+soit resté près d'ici, caché en quelque coin, laissant le Marcassin
+toujours courir en avant.</p>
+
+<p>Alors, en se rappelant qu'il avait annoncé à Vasseur qu'il
+l'attendrait sur le point de la route où, avant le Mans, il y aurait du
+neuf, le squelette alla se poster sur le seuil de la
+<i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Dix minutes après, comme on l'a vu, arrivaient Vasseur et ses deux
+hommes. Il n'était pas à la gaieté, à propos de Gervaise, ce bon
+Fil-à-Beurre. Néanmoins, à la vue de Fichet, gourmé et plus sérieux
+qu'un âne, il ne put résister à l'idée de lui demander:</p>
+
+<p>&mdash;Vous qui savez tant de choses, ne sauriez-vous pas accoucher
+une dame?</p>
+
+<hr>
+
+
+<p>Après avoir mis pied à terre devant la <i>Biche-Blanche</i>, on doit
+se souvenir que Vasseur avait été tout d'abord abasourdi et par
+l'apparition du Saucisson-à-Pattes hurlant au monde entier qu'il avait
+un fils, et par la scène burlesque où ledit fils, perdu par la servante
+qui l'avait posé elle ne savait où, pour nettoyer son étable, avait été
+supposé dévoré par les cochons et, finalement, retrouvé dans le chapeau
+de Fichet, qui l'avait rapporté en le prenant pour un singe.</p>
+
+<p>Sur quoi, l'aubergiste s'était emparé de son rejeton, qu'il avait
+couvert de ses baisers, en vociférant d'une voix qui éclatait d'une joie
+délirante:</p>
+
+<p>&mdash;Il a une tête! il a une tête!</p>
+
+<p>Ce qu'il aurait répété peut-être bien longtemps, si Fil-à-Beurre ne
+l'avait arrêté en demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, citoyen aubergiste, est-ce que, tant que ton fils
+aura une tête, tu laisseras tes voyageurs sans boire ni manger?</p>
+
+<p>Moins de dix minutes après, le lieutenant était attablé avec
+Fil-à-Beurre; tandis qu'à l'autre bout de la salle, Lambert et Fichet,
+auxquels s'était joint l'aubergiste, fonctionnaient à pleines mâchoires.
+</p>
+
+<p>Sitôt sa première faim apaisée, le lieutenant s'était hâté de répéter
+une question que les événements avaient laissée sans réponse:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, ami Barnabé, peux-tu me dire pourquoi, toi qui
+venais de charger ton fusil quand, tantôt, tu m'as quitté pour partir en
+éclaireur, je t'ai retrouvé, tout à l'heure, le rechargeant à nouveau...
+À quel propos et sur qui as-tu donc tiré pendant notre séparation?</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre sentait qu'il y avait imprudence à répondre au
+lieutenant avant de l'avoir préparé à son récit.</p>
+
+<p>Il fit donc d'une pierre deux coups en répliquant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon coup de fusil se lie à un incident de la nuit dernière,
+auquel il me faudrait remonter.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, remonte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien votre avis?</p>
+
+<p>&mdash;Certainement.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, puisque je remonte, voulez-vous m'apprendre pourquoi
+certain lieutenant de votre connaissance m'a embrassé avec des
+transports de joie quand, après lui avoir conté comment j'avais connu
+certaine demoiselle Gervaise, j'ai ajouté que je savais où retrouver
+cette jeune fille qui, subitement, avait disparu de sa maison, au
+village de Mégin?</p>
+
+<p>Ce disant, l'échalas regardait Vasseur avec un sourire si franc et si
+dévoué, que le lieutenant ne put résister à cet appel à sa confiance:
+</p>
+
+<p>&mdash;J'adore Gervaise! avoua-t-il.</p>
+
+<p>Et, avec ce besoin, commun à tous les amoureux, de parler de l'objet
+aimé, Vasseur conta tout. Comment il avait découvert Gervaise à l'aide
+du cheval de Doublet qu'il avait empoisonné ensuite pour qu'aucun autre
+ne pût faire cesser l'ignorance de la jeune fille sur son père. Par
+quelle ruse il s'était fait admettre dans la maison. Les efforts qu'il
+avait tentés pour soustraire Doublet à l'échafaud. Enfin, quel avait été
+son désespoir lorsque, venu pour voir une dernière fois Gervaise avant
+de se mettre en route à la chasse du Beau-François, il avait trouvé la
+maison inhabitée.</p>
+
+<p>&mdash;Par un paysan qui passait, j'ai appris que Gervaise avait
+suivi un oncle qui était venu la chercher avec une lettre de son père...
+«Un oncle qui avait l'air d'un ours, aimable comme un coup de trique!»
+m'a dit le paysan qui me renseignait, acheva Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ça, oui, fit Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Tu as donc vu cet oncle, toi?</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez à votre tour. Moi aussi, deux jours avant vous,
+j'étais allé à Mégin. L'exécution des Chauffeurs d'Orgères, que vous
+m'aviez indiquée pour le moment où j'aurais à vous suivre, était fixée
+au surlendemain. Je voulus donc aller faire mes adieux à celle qui avait
+été si bonne pour moi. Suivant mon habitude, je pénétrai par le jardin,
+à travers un trou de la haie. Le moyen m'avait été indiqué par Annette
+qui tremblait toujours qu'en arrivant par la route, je ne me trouvasse
+nez à nez avec le père, le prétendu maquignon Augé, subitement revenu de
+voyage.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre s'arrêta pour boire, ce qui fit une pause pendant
+laquelle on entendit, à l'autre bout de la salle, la voix du
+Saucisson-à-Pattes qui, faisant ses confidences aux soldats de Vasseur,
+achevait cette phrase:</p>
+
+<p>&mdash;... Par l'effet de la pierre du pèlerinage, on peut arroser
+des fleurs à six pieds de distance.</p>
+
+<p>À quoi Fichet répondit dédaigneusement en retroussant sa moustache:
+</p>
+
+<p>&mdash;Que mon père, il ne s'est jamais frictionné les fesses sur une
+pierre, ce qui n'empêche que moi, si le c&oelig;ur il t'en dit, citoyen,
+je t'emplirai une bouteille à huit pieds, que tu en seras courbaturé de
+la précision de mon adresse de coup d'&oelig;il quant au goulot.</p>
+
+<p>&mdash;En vérité, tu fais cela?</p>
+
+<p>Parmi ses qualités Fichet avait celle d'être un carottier fini, qui
+ne ratait jamais une aubaine. Aussi répondit-il:</p>
+
+<p>&mdash;Que j'en suis susceptible, identiquement que je te le dis,
+lorsque j'ai bu... à ma huitième bouteille quand le vin est une
+saloperie et à ma douzième alors que le vin il me congratule le gosier.
+</p>
+
+<p>Et Fichet ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Ton vin, il me congratule le gosier.</p>
+
+<p>Compliment qui, si l'aubergiste était curieux de le voir prouver son
+dire, renvoyait l'épreuve après la douzième bouteille.</p>
+
+<p>Cependant, de son côté, Fil-à-Beurre avait repris son récit:</p>
+
+<p>&mdash;Je passais par le commun à fourrages dont je vous ai parlé,
+quand, de l'autre côté de la cloison, une voix qui m'arriva par la
+crevasse me fixa sur place.&mdash;Le père était-il donc enfin
+revenu?&mdash;Bien doucement je m'approchai de la lézarde et je
+regardai. Je vis un homme laid, velu, carré sur sa base, une sorte
+d'ours qui était entrain de dire à Gervaise:</p>
+
+<p>«Là-bas, à Saint-Florent-le-Vieil, où je vous conduis, votre père
+viendra vous rejoindre et se fixer après une dernière tournée. Pour vous
+engager à me suivre, il vous a adressé cette lettre que je vous ai
+donnée à lire. Comme il vous l'écrit, je suis votre oncle par votre
+mère. Il faut me suivre, mon enfant.»</p>
+
+<p>Vasseur interrompit Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Doublet avait prévu son sort, dit-il. Cette lettre était
+écrite d'avance pour entraîner son enfant au loin dans le cas où il
+serait pris avant d'avoir pu filer.</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous le dites, mon lieutenant, continua Fil-à-Beurre.
+Pour moi, qui ne devais savoir la vérité que le surlendemain, en
+reconnaissant Doublet sur l'échafaud, cette lettre ne signifiait pas
+autre chose que le maquignon Augé, ne voulant pas revenir en Beauce,
+avait chargé son beau-frère de venir chercher Gervaise.</p>
+
+<p>Il avait une voix bien rauque, ce vilain homme. Il me sembla pourtant
+qu'elle s'adoucissait quand il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez pas trop peur de moi, mon enfant. Je ne suis pas le
+Marcassin pour tout le monde.</p>
+
+<p>C'est ainsi que j'appris qu'il se nommait le Marcassin.</p>
+
+<p>Puis il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Préparez donc votre départ.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, objecta Gervaise, et ma bonne Annette?</p>
+
+<p>&mdash;Annette nous accompagnera jusqu'au Mans. Elle est de cette
+ville: nous l'y laisserons à notre passage.</p>
+
+<p>J'eus le tort de croire que le départ n'était pas si proche. Chaque
+matin, Gervaise avait l'habitude de venir soigner les fleurs de son
+jardin. Je m'éloignai donc en me promettant de revenir le lendemain
+faire mes adieux à la jeune fille à son heure de jardinage. Hélas! quand
+je me présentai, il était trop tard. Gervaise était partie au point du
+jour. Mais dans ma mémoire, deux noms étaient restés. Le nom du village
+de Saint-Florent-le-Vieil et le nom ou plutôt le sobriquet de Marcassin.
+</p>
+
+<p>&mdash;Le reconnaîtrais-tu, cet oncle? demanda Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, d'autant mieux que je l'ai revu une seconde fois.</p>
+
+<p>&mdash;Quand donc?</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui même, dans cette auberge.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre hésita un peu avant de continuer; mais il était de ceux
+qui pensent qu'à entasser les mauvaises nouvelles, on ne porte, en
+somme, qu'un coup. Il continua donc d'une voix grave:</p>
+
+<p>&mdash;C'est à propos du Marcassin que je me suis servi tantôt de mon
+fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Tu l'as tué? fit vivement Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, il s'agissait de sauver Gervaise.</p>
+
+<p>Le lieutenant avait pâli à ces mots. Sa voix tremblait quand il
+demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Elle courait donc un danger?</p>
+
+<p>&mdash;Elle y est tombée, prononça Barnabé.</p>
+
+<p>Et, brutalement peut-être, mais avec la conviction qu'il valait mieux
+tout dire à un homme de la trempe du lieutenant, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Gervaise est aux mains du Beau-François depuis une heure!</p>
+
+<p>À ce moment, à l'autre table, le Saucisson-à-Pattes était en train de
+dire d'une langue un peu épaissie par le vin:</p>
+
+<p>&mdash;Ma Léocadie était un bourreau de vertu. Elle m'a vu et,
+aussitôt, elle a compris qu'elle était devant son vainqueur. L'amour l'a
+jetée à mes pieds sans défiance. Aussi ai-je eu pitié d'elle. Je lui ai
+accordé ma main.</p>
+
+<p>Sous l'émotion de colère froide qui lui était montée au cerveau à la
+terrible nouvelle que Gervaise était au pouvoir du Beau-François, le
+lieutenant amoureux fut injuste envers Fil-à-Beurre. Il se leva
+brusquement de table en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Comment! imbécile! voici une heure que tu me fais perdre à
+t'écouter... heure que j'aurais employée à la poursuite du bandit!</p>
+
+<p>L'échalas secoua la tête et, bien tranquillement, répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Le poursuivre? à quoi bon? Nous ferions trop l'affaire du
+Beau-François qui, à mon avis, loin d'avoir gagné le large, doit être
+aux environs, tapi en quelque cachette d'où il guette notre départ pour
+pouvoir prendre ensuite la route sur laquelle il saura n'être pas
+poursuivi.</p>
+
+<p>Alors, à l'appui de son dire, Fil-à-Beurre conta les faits auxquels
+il avait assisté, c'est-à-dire la mèche allumée sous la croupière du
+bidet de la voiture bâchée, pour que l'animal, affolé par la souffrance,
+entraînât le Marcassin à sa poursuite dans une direction opposée à celle
+que le Chauffeur comptait prendre pour détaler.</p>
+
+<p>En écoutant le récit des trois chevaux estropiés dans l'écurie par le
+Beau-François, le lieutenant s'étonna:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, au contraire, ne s'en est-il pas servi pour
+s'enfuir? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Là est le mystère, fit Fil-à-Beurre. Que Gervaise ne fût pas
+évanouie, notre gredin aurait été forcé de la lier sur une des montures
+ou, en cas d'évanouissement, de l'emporter en travers de sa selle. Il
+n'aurait pu aller bien loin ainsi, mais il aurait gagné du terrain. Pour
+que le Beau-François ait négligé ce premier moyen de prendre du champ,
+il faut qu'une raison s'y soit opposée... Là est le mystère, je vous le
+dis encore.</p>
+
+<p>&mdash;En coupant le jarret des chevaux, il aura voulu les empêcher
+de servir à ceux qui se lanceraient à ses trousses, avança Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Euh! euh! j'en doute, fit le squelette.</p>
+
+<p>Et il répéta en insistant:</p>
+
+<p>&mdash;Là est le mystère... Il y a, j'en suis certain, une cause,
+inconnue de nous, qui a dû guider cette conduite étrange du
+Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Cause qui, sans doute, était aussi inconnue au Marcassin,
+puisque n'ayant pas, comme toi, le soupçon que le Chauffeur ne s'était
+pas éloigné, il s'est mis en chasse du sacripant.</p>
+
+<p>&mdash;Euh! euh! répéta Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne le crois pas?</p>
+
+<p>&mdash;Le Marcassin m'a eu tout l'air d'un finaud, qui n'en est pas à
+compter les malices de son sac. Qui sait si, au lieu d'être au diable,
+comme nous le croyons, il n'est pas à l'affût dans le voisinage.</p>
+
+<p>Et Fil-à-Beurre, qui avait l'habitude de tenir à ses idées, devint
+pensif et murmura à mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Quel motif a pu arrêter la fuite du Beau-François?</p>
+
+<p>Soudainement, il se frappa le front en homme qui se souvient.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! lâcha-t-il en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? fit le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Un fait me revient en mémoire. Quand j'ai suivi le Marcassin
+lorsqu'il a visité les chambres désertes des deux femmes, il a commencé
+par dire: «Disparues!» puis il a regardé dans un coin d'une de ces
+chambres, et il a ajouté: «l'or aussi!»</p>
+
+<p>Tout satisfait, Fil-à-Beurre lâcha, en se frottant les mains:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tiens! «L'or aussi.» Est-ce que, par hasard, c'est cela
+qui a mis un fil à la patte du Beau-François et l'a empêché partir à
+cheval?</p>
+
+<p>Puis, avec étonnement:</p>
+
+<p>&mdash;«L'or aussi!» redit-il lentement; il fallait donc qu'il y en
+eût un bien gros tas!</p>
+
+<p>De tout ce qui venait d'être dit, il surgissait pour l'amoureux
+lieutenant une inquiétude immense.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est devenue, à cette heure, ma pauvre Gervaise?
+soupira-t-il.</p>
+
+<p>Une crainte, qui lui traversa l'esprit, le fit frémir.</p>
+
+<p>&mdash;Le Beau-François va-t-il l'entraîner vers la bande de
+Coupe-et-Tranche, ajouta-t-il.</p>
+
+<p>À ce mot étrange, Fil-à-Beurre avait ouvert de grands yeux. Sa
+physionomie demandait une explication.</p>
+
+<p>Vasseur, qui le comprit, tira d'une de ses poches un petit papier
+graisseux, qu'il se mit à déplier, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Voici le billet, écrit par Doublet, que j'ai trouvé dans le
+collet de la veste abandonnée par le Beau-François la nuit de son
+évasion. Le père de Gervaise s'est bêtement fait couper le cou en
+refusant de m'expliquer le sens de cette lettre dont, aujourd'hui, grâce
+à toi pour la plus grande partie, j'ai la complète explication. Au pied
+de l'échafaud, quand j'en ai parlé à Doublet, il n'y avait encore dans
+ce grimoire que deux renseignements que je comprenais. Tiens, écoute:
+</p>
+
+<p>Et le lieutenant se mit à lire:</p>
+
+<p>«<i>Coupe-et-Tranche.&mdash;Jéhu 24.&mdash;S.-F.-le-Vieil.&mdash;La
+Saute.&mdash;Le Marcassin.&mdash;Sans sabots, on s'enrhume.&mdash;Sept
+et quatre font neuf.&mdash;La faîne est tombée.</i></p>
+
+<p>&mdash;C'était là un memento fait par Doublet pour servir au
+Beau-François après son évasion, reprit le lieutenant après sa lecture.
+</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit Barnabé. Et ce doit être par le Chauffeur qui, j'en
+jurerais bien, n'a dû rien comprendre à la commission, que Doublet a
+fait prévenir le Marcassin de venir chercher sa fille.</p>
+
+<p>&mdash;Pour moi, ce billet, reprit Vasseur, était le pot à l'encre,
+sauf deux points. D'abord ce nom de Coupe-et-Tranche, que je savais être
+le sobriquet du chef de la plus redoutable bande de faux chouans qui, à
+cette heure, ravage la Mayenne, la Sarthe et le Bas-Maine. À coup sûr,
+Doublet envoyait le Beau-François comme une recrue à Coupe-et-Tranche.
+</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre n'était pas curieux à demi; il s'empressa de demander:
+</p>
+
+<p>&mdash;Quel est l'autre renseignement que vous aviez aussi compris?
+</p>
+
+<p>&mdash;C'est <i>Jéhu 24</i>, qui est un mot d'ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Un mot d'ordre des Chauffeurs?</p>
+
+<p>&mdash;Nullement... et ma surprise a été grande en constatant qu'il
+était connu des Chauffeurs... Pour me l'expliquer, il a fallu me
+rappeler que Doublet, alors qu'on ne se méfiait pas de lui, était au
+mieux avec les autorités de Chartres qui, bien souvent, venaient, en
+cachette, faire les parties fines en son auberge.</p>
+
+<p>&mdash;Mais alors, de qui ce <i>Jéhu 24</i> est-il le mot d'ordre?
+insista Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le mot de passe au moyen duquel se font reconnaître
+entre eux ou des autorités les policiers que le ministre Fouché a
+envoyés dans nos départements pour y préparer le coup de filet qui nous
+débarrassera de toutes les bandes.</p>
+
+<p>&mdash;Des malins, paraît-il, ces policiers-là?</p>
+
+<p>&mdash;Le dessus du panier. Parmi eux, dit-on, il y en a un qui les
+enfonce tous.</p>
+
+<p>Vasseur fut interrompu par le Saucisson-à-Pattes, qui criait à
+Fichet:</p>
+
+<p>&mdash;Dix, onze, douze, citoyen! tu en es à ta douzième fiole, c'est
+le moment de me prouver ton adresse dans un goulot de bouteille à huit
+pieds de distance... comme tu l'as prétendu.</p>
+
+<p>À quoi Fichet, qui en était arrivé à ses fins, c'est-à-dire à boire à
+gogo, se redressa plus raide qu'un crin, en disant d'une voix qui ne
+badinait pas:</p>
+
+<p>&mdash;Prétendu!!! Que tu me ferais la pétulance de dubiter de ma
+parole! Prends la chose, imposteur, que je ne tolériserais pas une
+insultation de cette vigueur.</p>
+
+<p>Il avait une mine si menaçante, que le Saucisson-à-Pattes effrayé
+s'empressa de dire:</p>
+
+<p>&mdash;Je te crois sur parole, citoyen; je te crois si bien que je me
+fais un devoir d'avouer que je suis encore émerveillé de ton adresse à
+viser un goulot.</p>
+
+<p>Si l'aubergiste n'amplifia pas ses excuses, c'est qu'il en fut
+empêché par l'arrivée des bateliers de la <i>Juliette</i>, qui allait
+enfin démarrer.</p>
+
+<p>Avant de partir, ils venaient vider un dernier pot de vin, à
+l'heureuse réussite de leur voyage.</p>
+
+<p>En pensant à Gervaise, le lieutenant ne tenait plus en place. Malgré
+tout ce que lui avait dit Barnabé, il voulait se mettre en chasse du
+Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;En route! commanda-t-il à ses hommes.</p>
+
+<p>Si bête qu'il fût, le Saucisson-à-Pattes était aubergiste avant tout,
+c'est-à-dire qu'il s'attachait à ses clients et ne lâchait pas
+facilement une aubaine. Sa voix se fit aussitôt bien humble en
+s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Comment! en route? Est-ce que vous allez tous partir quand
+voici la nuit qui arrive... au moment même où il est d'habitude de se
+reposer en un bon lit?</p>
+
+<p>&mdash;En route! répéta Vasseur sans s'arrêter à ces observations.
+</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, vous ne me ferez pas l'injure de mépriser les lits
+moelleux de la <i>Biche-Blanche</i>, geignit douloureusement
+l'énorme hôtelier en s'avançant, les mains jointes, vers le lieutenant.
+</p>
+
+<p>Et quand il fut près, bien près de Vasseur, il lui souffla vite:</p>
+
+<p>&mdash;<span class="sc">Jéhu, 24!</span></p>
+
+<p>À ces mots de reconnaissance, qui lui signalaient un des fameux
+agents expédiés par le ministre de la police, pas un trait du visage de
+Vasseur ne trahit l'immense étonnement qui venait de s'emparer de lui.
+</p>
+
+<p>L'homme était là devant lui avec son apparence de polichinelle
+ridicule, avec ses gestes stupides. Mais au milieu de cette figure
+niaise, les yeux avaient tout à coup brillé, intelligents et résolus.
+</p>
+
+<p>&mdash;Restez! lui souffla encore l'agent.</p>
+
+<p>Et, tout aussitôt, retrouvant son allure burlesque et sa voix de
+crécelle, il se remit à piailler:</p>
+
+<p>&mdash;Je défie qu'au Mans, où tu vas aller, citoyen, tu trouves
+meilleurs lits ni aussi bon vin... Pas vrai! vous autres, les bateliers?
+</p>
+
+<p>&mdash;Ça, c'est vrai. Ton vin se laisse boire, confessa le patron de
+<i>la Juliette</i> qui trinquait avec ses hommes.</p>
+
+<p>Fichet, par reconnaissance pour les bouteilles bues gratis, crut
+devoir plaider la cause de l'aubergiste.</p>
+
+<p>&mdash;Que son vin il est en comparation avec les femmes. On se
+complaît à le caresser, déclara-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Va donc pour une nuit passée à l'auberge de la
+<i>Biche-Blanche</i>, accorda Vasseur ayant l'air de céder.</p>
+
+<p>Les quelques mots soufflés par l'aubergiste au lieutenant n'avaient
+pas été surpris par Fil-à-Beurre. Il crut que c'était à son conseil de
+ne pas s'éloigner que Vasseur se rendait.</p>
+
+<p>&mdash;À la bonne heure! il entend raison! se dit-il.</p>
+
+<p>Puis, mentalement, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dans l'idée que notre nuit à la <i>Biche-Blanche</i> ne
+sera pas des plus tranquilles.</p>
+
+<p>Cependant les bateliers avaient fini de boire.</p>
+
+<p>&mdash;Nous partons. On n'attend plus que toi, citoyen aubergiste,
+annonça le patron de <i>la Juliette</i> en s'adressant au
+Saucisson-à-Pattes.</p>
+
+<p>Ce dernier le regarda d'un air bêtement surpris:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi n'attends-tu plus que moi? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mais pour monter à bord. As-tu donc oublié que nous devons, à
+notre passage, te déposer au pèlerinage de Cormières?</p>
+
+<p>L'énorme bonhomme tressauta en s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! j'ai donc omis de vous annoncer que je ne pars plus...
+Il est trop tard, puisque ma femme est accouchée et, de plus, ce serait
+inutile, attendu que mon fils a une tête...</p>
+
+<p>Et, de sa voix épouvantée, s'adressant à Fichet:</p>
+
+<p>&mdash;Car j'ai eu peur un instant, le croirais-tu, citoyen? d'avoir
+un fils sans tête.</p>
+
+<p>&mdash;Que cela, nonobstant, aurait été encore plus mieux que d'avoir
+une tête sans fils... Rien qu'une tête!!! objecta Fichet, dont la maxime
+était qu'en ce bas monde, il faut savoir se contenter du mauvais, par
+crainte de trouver plus mauvais encore.</p>
+
+<p>En apprenant que l'aubergiste n'était plus du voyage, le patron avait
+échangé avec ses hommes un rapide coup d'&oelig;il que surprit
+Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>&mdash;Alors c'était bien la peine, tantôt, de nous demander à
+visiter l'entrepont de la <i>Juliette</i> pour savoir où tu dormiras
+cette nuit, gouailla le patron.</p>
+
+<p>Sous l'accent moqueur du chef batelier perçait une légère pointe de
+mécontentement qui frappa Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! pensa-t-il, on dirait que ce changement de résolution
+le taquine un brin.</p>
+
+<p>&mdash;Si une potée de mon meilleur vin peut t'indemniser de ce
+dérangement, je serai heureux de te l'offrir, pour toi et tes hommes,
+proposa humblement l'hôtelier.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, va chercher ton meilleur, gros phoque! accorda le
+patron qui sembla n'avoir plus de rancune.</p>
+
+<p>Le jour avait baissé de plus en plus. L'obscurité arrivait dans la
+salle. L'aubergiste prit sur l'étagère d'un buffet deux chandelles qu'il
+alluma. Il en laissa une sur la table des bateliers et, oubliant
+d'éclairer la table où se tenait Vasseur près de qui Barnabé était venu
+reprendre sa place, il emporta l'autre chandelle. Après avoir soulevé la
+trappe, il descendit dans la cave.</p>
+
+<p>Depuis qu'il avait entendu le <i>Jéhu 24</i>, Vasseur n'avait cessé
+d'observer l'aubergiste. En le voyant si niais, si lourd, si saugrenu,
+il en était à se demander si ses oreilles ne l'avaient pas trompé.</p>
+
+<p>Dans la pénombre où le laissait l'absence de lumière, il sentit la
+main de Barnabé se poser sur son bras.</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez donc, lui souffla ce dernier.</p>
+
+<p>Puis, tout après:</p>
+
+<p>&mdash;Et regardez les bateliers, ajouta-t-il.</p>
+
+<p>En effet, du côté de la Sarthe, se faisait entendre un sifflement
+doux, mais prolongé qui, après une note longue, se coupait d'une plus
+brève entre deux pauses. Ce sifflement devait être un signal à l'adresse
+des bateliers, car, après un nouveau coup d'&oelig;il échangé entre eux,
+le patron cria d'une voix impatiente:</p>
+
+<p>&mdash;Viendras-tu, lambin?</p>
+
+<p>&mdash;Voici! dit le Saucisson-à-Pattes sortant par la trappe,
+porteur d'un énorme pot qu'il vint déposer sur la table de l'équipage
+avec sa chandelle.</p>
+
+<p>Ainsi éclairés par les deux lumières, les bateliers apparaissaient
+bien distincts aux regards attentifs du lieutenant et de Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Là! fit le Saucisson-à-Pattes en posant le pot, goûtez-moi
+cela et vous pourrez vous vanter d'avoir lampé du premier numéro...
+Hein! quel arome?</p>
+
+<p>L'aubergiste ne mentait pas. Le vin avait un tel arome qu'il alla
+chatouiller les papilles nasales de Fichet qui, à côté de Lambert, se
+tenait à deux pas observant la scène.</p>
+
+<p>Il tendit ses narines béantes et avides au doux parfum, en disant à
+mi-voix à son camarade:</p>
+
+<p>&mdash;Pour lors, alors, que ce vin serait donc d'une délectance plus
+conséquente, que celui dont nous nous averions imbibé l'individu.</p>
+
+<p>&mdash;Si le c&oelig;ur t'en dit, approche ton verre, l'ami, proposa
+le patron, qui avait entendu.</p>
+
+<p>Fichet ne se le fit pas dire deux fois. Il se retourna vers la table
+où il avait dîné et prit son verre qu'il avança aussitôt en modulant de
+sa voix aimable:</p>
+
+<p>&mdash;Que c'est pour te complaire.</p>
+
+<p>Au moment où l'offre avait été faite, l'aubergiste avait ébauché un
+geste brusque, qu'il avait arrêté tout à coup, parce que le regard du
+patron s'était tourné vers lui.</p>
+
+<p>Pour Vasseur, qui observait, il était évident que ce geste interrompu
+devait être un signal à Fichet de ne pas boire.</p>
+
+<p>Le dicton qu'il y a loin de la coupe aux lèvres devait être d'une
+triste vérité pour le soldat. Son verre était déjà sous son nez et ses
+lèvres allaient se poser sur le bord, quand la voix sèche et impérieuse
+de Vasseur lui cria:</p>
+
+<p>&mdash;Fichet, viens.</p>
+
+<p>Il était franc buveur, le bon Fichet, mais il était aussi soldat
+modèle. Au commandement dont l'intonation, du reste, ne lui donnait pas
+le temps d'ingurgiter, il posa son verre sur la table et vint tout droit
+à son chef.</p>
+
+<p>&mdash;À votre bon voyage! souhaita l'aubergiste aux bateliers qui
+semblaient vouloir attendre le retour de Fichet, pour trinquer avec lui.
+</p>
+
+<p>Peut-être auraient-ils patienté si, à ce moment, n'avait recommencé
+le sifflement qu'avait remarqué Fil-à-Beurre. Toutes les mains saisirent
+vivement leurs verres.</p>
+
+<p>&mdash;À ton prochain fils... et avec deux têtes, riposta le patron
+moqueusement.</p>
+
+<p>Alors, tout l'équipage but pendant que, sur le rivage de la Sarthe,
+le sifflet renouvelait son appel.</p>
+
+<p>&mdash;À bord! commanda le patron qui partit précipitamment, suivi de
+ses hommes.</p>
+
+<p>Le Saucisson-à-Pattes, sitôt le dernier batelier disparu, avait pris
+le verre de Fichet et, sans mot dire, il en avait jeté le contenu sur le
+parquet.</p>
+
+<p>Un grognement de désespoir sortit du gosier du soldat:</p>
+
+<p>&mdash;Que, pour un rien, je lui casserais strictement les
+<i>femmoplates</i>, murmura-t-il, indigné de voir un si bon vin perdu.
+</p>
+
+<p>Fichet, on le voit, avait de la mémoire... Seulement, il
+s'embrouillait dans le féminin et le masculin.</p>
+
+<p>Cependant, l'aubergiste avait gagné le seuil de la porte et, de là,
+il regardait le départ de <i>la Juliette</i>. Un peu de jour
+apparaissait encore à l'horizon en une étroite bande claire sur laquelle
+<i>la Juliette</i> se détachait en noir. Semblables à des ombres, les
+cinq hommes se voyaient sur le port occupés à détacher les amarres.</p>
+
+<p>Le sifflement avait cessé.</p>
+
+<p>Pendant ce silence, Barnabé qui, avec Vasseur, s'était approché d'une
+fenêtre pour assister au départ du bateau, souffla au lieutenant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est drôle! il ne me semble plus du tout être un crétin, ce
+gros hippopotame... Oh! mais, plus du tout, du tout.</p>
+
+<p>&mdash;Attends un peu, dit Vasseur, qui voulait lui laisser le
+plaisir de la surprise.</p>
+
+<p>Cependant, <i>la Juliette</i>, délivrée de ses liens, s'était
+ébranlée sous l'effort de deux hommes s'aidant d'une gaffe pour lui
+faire gagner le courant.</p>
+
+<p>À ce moment, du bord s'éleva la voix du patron qui, en apercevant
+l'aubergiste debout sur le seuil de sa maison, lui criait:</p>
+
+<p>&mdash;Adieu! boule d'idiot!</p>
+
+<p>Comme s'il recevait un compliment, le Saucisson-à-Pattes agita
+joyeusement son mouchoir en guise de réponse au partant. Mais, en même
+temps, sa voix, qui n'avait plus rien de la crécelle, gronda sourde et
+menaçante:</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas adieu, mais au très prochain revoir, chenapans de
+malheur!</p>
+
+<p>Alors, rentrant dans la salle, il marcha droit à Vasseur et lui dit:
+</p>
+
+<p>&mdash;Venez, lieutenant.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cVIII"> </a><a href="#tdm">VIII</a></h2>
+
+
+<p>Vasseur était des mieux costumés. Rien dans son travestissement
+n'indiquait autre chose que ce qu'il prétendait représenter,
+c'est-à-dire un campagnard aisé. À se dire commerçant en grains, il
+pouvait être cru sur l'apparence.</p>
+
+<p>En s'entendant donner son titre de lieutenant, il y eut sur son
+visage un étonnement dont l'aubergiste devina la cause, car il dit en
+riant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je vous connais pour vous avoir déjà vu à Chartres sous
+l'uniforme... J'avais besoin de me mettre en mémoire les traits de celui
+dont, un jour ou l'autre je pourrais avoir à réclamer l'aide... Et,
+voyez-vous, quand j'ai dévisagé quelqu'un, il est impossible que
+j'oublie sa figure.</p>
+
+<p>&mdash;Et ceux-là? dit Vasseur en montrant Fichet et Lambert, aussi
+travestis.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ceux-là! Qui connaît le chien de tête, devine la meute...
+Deux gendarmes qui, par cela même qu'ils vous accompagnent, doivent être
+deux loyaux et braves soldats... Ils se seraient déguisés en anges que
+je les aurais reconnus.</p>
+
+<p>Et, sans que rien trahît qu'il plaisantât:</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, reprit-il, peut-être aurais-je hésité pour Fichet,
+qu'à son langage choisi j'aurais pu prendre pour un maître d'école.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi? fit Barnabé en s'avançant.</p>
+
+<p>&mdash;Toi, mon garçon, tu n'es pas déguisé. Les loques qui te
+couvrent sont même tes habits de fête... Seulement, l'intelligence et
+l'honnêteté que je lis sur ton visage ne t'ont pas encore enrichi...
+Bast! tout arrive à qui sait attendre.</p>
+
+<p>Tout cela avait été dit d'un ton leste, dégagé, rieur, qui était loin
+de rappeler l'accent traînard, aigu et niais du Saucisson-à-Pattes. Son
+allure avait aussi changé. Au lieu du lourd poussah, l'homme, malgré son
+embonpoint excessif, était devenu agile et remuant. Il en témoignait, du
+reste, par la vivacité avec laquelle, tout en parlant, il s'occupait à
+fermer les lourds volets qui, en plus d'épais barreaux de fer, fermaient
+intérieurement la grande salle de la <i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Sa clôture terminée il répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Venez.</p>
+
+<p>&mdash;Où nous conduis-tu? demanda Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Pincer le Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Tu le connais donc? s'écria Barnabé surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Deux fois, il est venu dans mon auberge. Aujourd'hui et il y a
+trois jours.</p>
+
+<p>Un souvenir revint à Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit-il, pour aujourd'hui, comment le sais-tu? Pendant
+l'heure que le brigand est resté ici, toi, tu étais à bord de <i>la
+Juliette</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais j'ai mon élève.</p>
+
+<p>Et le Saucisson-à-Pattes marcha vers la porte en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Mon élève que je vais vous présenter.</p>
+
+<p>Au moment d'ouvrir, il s'arrêta en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Pas de lumière qui nous trahisse. Il faut qu'on nous croie bel
+et bien endormis.</p>
+
+<p>Il vint à la table où brûlaient les deux chandelles, en souffla une
+et porta l'autre sous le manteau de la cheminée. Certain alors qu'aucune
+lumière ne s'apercevrait du dehors quand il ouvrirait la porte, il y
+retourna, en fit tourner le battant et prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Pancrace!</p>
+
+<p>Aussitôt le valet d'écurie pénétra dans la salle et repoussa la
+porte.</p>
+
+<p>Si promptement que la porte eût été ouverte et refermée, cela avait
+suffi pour que le lieutenant et Fil-à-Beurre pussent entendre, sur le
+bord de la Sarthe, se répéter le sifflement, mais cette fois plus
+strident et surtout plus précipité, ce qui dénotait l'impatience du
+siffleur.</p>
+
+<p>&mdash;Où est le Beau-François? demanda l'aubergiste à
+brûle-pourpoint au valet.</p>
+
+<p>Celui-ci comprit qu'il était autorisé à parler devant les étrangers,
+en présence de qui l'interrogeait son maître. Il répondit sans hésiter:
+</p>
+
+<p>&mdash;Toujours dans la Saunerie.</p>
+
+<p>Après une pause qui laissa encore entendre le sifflement s'accentuant
+de plus en plus impatient, Pancrace continua:</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, écoutez comme il s'égosille après l'équipage de <i>la
+Juliette</i>.</p>
+
+<p>En prononçant ce nom, le valet éclata de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si vous les voyiez, les gens du bateau! reprit-il. Les
+brigands s'en vont à la dérive sans pouvoir parvenir à se rapprocher du
+rivage.</p>
+
+<p>Puis, avec un éclat de rire:</p>
+
+<p>&mdash;Sapristi! patron, s'écria-t-il, vous leur avez versé une bien
+jolie drogue dans leur dernière rasade.</p>
+
+<p>Ces paroles éclairèrent Fichet sur le vin qu'il avait été sur le
+point de boire et que l'aubergiste avait jeté sur le parquet.</p>
+
+<p>&mdash;Que j'ai la compréhension actuelle de l'inconvenance d'avoir
+transfusé mon verre, avoua-t-il d'un ton reconnaissant.</p>
+
+<p>Cependant, pour mieux édifier Vasseur, l'aubergiste avait continué
+l'interrogatoire de Pancrace:</p>
+
+<p>&mdash;Tu es bien certain que l'individu que nous entendons siffler
+dans la Saunerie est le Beau-François?</p>
+
+<p>&mdash;Pour ça, oui... C'est moi qui ai reçu les chevaux lorsqu'il
+est arrivé avec l'autre, le poilu, pendant que vous étiez sur <i>la
+Juliette</i>. Je les ai reconnus pour les deux particuliers qui étaient
+déjà venus, il y a trois jours, et dont vous m'avez dit que le géant
+était le Beau-François.</p>
+
+<p>Pancrace, après cette réponse se remit à rire en disant:</p>
+
+<p>&mdash;L'entendez-vous? Hein! l'entendez-vous? En donne-t-il du
+galoubet, l'enragé!</p>
+
+<p>En effet, le sifflement du Beau-François avait repris de plus belle.
+Cela eut pour effet de réveiller l'ardeur du lieutenant qui s'écria:
+</p>
+
+<p>&mdash;Mais, à trop attendre, nous allons laisser fuir ce misérable;
+il gagnera <i>la Juliette</i> à la nage.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit tranquillement l'aubergiste, je l'en défie bien; il se
+noierait, car il aurait trop lourd à porter.</p>
+
+<p>Sans demander l'explication de cette dernière phrase, Vasseur reprit:
+</p>
+
+<p>&mdash;Alors il gagnera <i>la Juliette</i> à l'aide de cette barque
+que j'ai vue attachée au bord de l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;J'en ai retiré les avirons tout à l'heure, déclara Pancrace.
+</p>
+
+<p>&mdash;Patience, citoyen Vasseur, patience! fit l'aubergiste d'un ton
+calme. Soyez bien persuadé que le gueux ne peut nous échapper.</p>
+
+<p>Et, à titre de justification du retard, il ajouta cette phrase
+énigmatique:</p>
+
+<p>&mdash;Il ne faut pas en vouloir aux gens de vouloir faire d'une
+pierre trois coups!</p>
+
+<p>&mdash;Trois coups, répéta Fil-à-Beurre étonné.</p>
+
+<p>Mais, au lieu de continuer, l'aubergiste revint à Pancrace pour lui
+adresser une question qui arrivait bien étrangement:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, fit-il, ma nouvelle servante, la Victoire, elle
+liche, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;C'est son péché mignon.</p>
+
+<p>&mdash;Et la pauvrette ne dédaignerait pas une rôtie au vin chaud,
+bien sucré, qu'on lui planterait sous le nez.</p>
+
+<p>&mdash;J'en suis certain.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, il faut être indulgent pour le goût de cette fille.
+Tout à l'heure, en disant que c'est pour donner des forces à ma femme,
+tu monteras une rôtie là-haut, que tu mettras bien à portée de Victoire.
+</p>
+
+<p>&mdash;Une rôtie au vin... c'est un peu raide pour une accouchée qui
+a peut-être la fièvre, objecta Pancrace.</p>
+
+<p>&mdash;C'est aussi ce que se dira Victoire, et comme elle ne voudra
+pas nuire à sa maîtresse, elle se décernera la boisson.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a gros à parier.</p>
+
+<p>L'aubergiste porta la main à sa poche dont il tira quelque chose
+qu'il glissa dans celle du valet, en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Pour qu'elle trouve meilleur goût à sa régalade, tu lui
+mettras cela dans son vin.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit Pancrace en riant, comme aux gens du bateau... ce
+sera drôle!</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite...</p>
+
+<p>Au lieu de terminer sa phrase, l'aubergiste se pencha à l'oreille du
+valet et, à voix basse, lui souffla une longue phrase qu'il termina par
+cette question:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien compris?</p>
+
+<p>&mdash;Tout ce qu'il y a de mieux compris.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, va, mon bon Pancrace.</p>
+
+<p>Et pendant que le valet entrait dans la cuisine, probablement pour
+préparer la rôtie au vin, l'aubergiste alla rouvrir la porte donnant sur
+la rivière en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Venez examiner, lieutenant.</p>
+
+<p>La nuit, sans être trop claire, permettait de voir les objets à
+distance. Un peu plus loin, sur la Sarthe, apparaissait la masse sombre
+de <i>la Juliette</i> qui, depuis qu'elle avait démarré, aurait dû être
+déjà bien loin.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi est-elle encore là? et surtout pourquoi est-elle
+allée s'arrêter à l'autre rive, au lieu de revenir à celle-ci? demanda
+Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que le bateau, descendant à la dérive, a été poussé par
+le courant de la rivière, qui porte sur la rive gauche.</p>
+
+<p>&mdash;À la dérive? répéta le lieutenant; mais alors que fait donc
+l'équipage?</p>
+
+<p>&mdash;Il dort à poings fermés, grâce au narcotique contenu dans le
+vin que je lui ai offert pour son coup du départ. Voilà donc comment,
+ainsi que vous le voyez, toute la largeur de la Sarthe sépare le bateau
+de notre siffleur enragé.</p>
+
+<p>Pendant qu'ils étaient seuls, le lieutenant voulut satisfaire sa
+curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'es fait connaître à moi avec le nom de passe, dit-il,
+mais j'ignore ton vrai nom.</p>
+
+<p>&mdash;Meuzelin!</p>
+
+<p>&mdash;Bigre!!! lâcha Vasseur avec l'accent de la plus sincère
+admiration pour le porteur de ce nom.</p>
+
+<p>Parmi ceux qui étaient au fait des agissements du ministère de la
+police, et le lieutenant, par ses fonctions, était de ceux-là, on citait
+Meuzelin comme le plus habile et le plus audacieux des policiers de
+l'époque. Rien donc de plus justifié que l'exclamation de surprise
+louangeuse échappée à Vasseur, en apprenant qu'il se trouvait en
+présence de cette célébrité de la police.</p>
+
+<p>Le compliment que contenait le juron du lieutenant fut compris par
+Meuzelin qui, faisant bon marché de l'éloge, répliqua gaiement:</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on se méfier du bonhomme ridicule que je représente... du
+Saucisson-à-Pattes, comme on m'appelle, dont la bêtise est citée à vingt
+lieues à la ronde? Je n'ai pas grand mérite, croyez-moi, à rouler tous
+ces naïfs de province.</p>
+
+<p>Ensuite, redevenant sérieux:</p>
+
+<p>&mdash;Voici le moment d'agir, dit-il; lieutenant, faites venir vos
+hommes.</p>
+
+<p>&mdash;Armés? demanda Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'aux dents, car je crois que nous aurons à batailler.
+</p>
+
+<p>&mdash;Batailler, répéta dédaigneusement le lieutenant. Si vigoureux
+que soit le géant que nous allons prendre, nous sommes quatre hommes
+contre lui... et même cinq, en te comptant, Meuzelin.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais il ne faut pas me compter.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, débita l'aubergiste en tapant sur son ventre
+monstrueux, mon rôle se borne à être le gros morceau de lard qui doit
+attirer le rat hors de son trou... Vous verrez cela tout à l'heure.
+Quant à batailler, comme je vous l'annonce, et dont vous doutez,
+soyez-en certain... et non pas contre un seul homme, mais contre vingt
+ou trente garnements qui nous tomberont sur les reins...</p>
+
+<p>&mdash;Qui te le laisse croire?</p>
+
+<p>&mdash;La visite d'une heure que j'ai faite aujourd'hui sur <i>la
+Juliette</i>, sous prétexte d'y retenir mon passage pour Cormières, m'a
+donnée sujet d'ouvrir l'&oelig;il.</p>
+
+<p>Et, sans plus d'explications, l'aubergiste répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Faites venir vos hommes.</p>
+
+<p>Sitôt Barnabé et les deux soldats arrivés, l'aubergiste ferma
+soigneusement sa porte, dont il plaça la clef sous la dalle cassée d'un
+banc qui avait jadis existé à côté de l'entrée.</p>
+
+<p>&mdash;En cas de retraite, le premier arrivé trouvera la clef en cet
+endroit, annonça-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Pour un seul vaurien à prendre, Meuzelin, tu vois l'avenir
+bien en noir, dit Vasseur, persistant dans son idée qu'on n'aurait
+affaire qu'au Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Je souhaite de me tromper, dit l'aubergiste d'un ton grave en
+prenant la tête du groupe qui, sur ses pas, contourna l'auberge pour
+gagner la route dont les taillis qui la bordaient faisaient un chemin
+moins découvert que le rivage de la rivière.</p>
+
+<p>On parvint à un bouquet d'arbres situé à cent toises tout au plus de
+la <i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Voici où vous allez prendre l'affût, annonça le policier en
+pénétrant sous le couvert.</p>
+
+<p>Quarante pas plus loin, sous les arbres, se voyait la Sarthe, et de
+l'autre côté de la rivière, apparaissait la <i>Juliette</i>, en face de
+laquelle allait se dresser l'embuscade.</p>
+
+<p>À peine arrêté sous bois, Vasseur demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Où donc est la Saunerie?</p>
+
+<p>&mdash;Là, sur la lisière du bois, cette bicoque, dit l'aubergiste en
+montrant une petite masure tombant en ruines.</p>
+
+<p>&mdash;Cernons-la, proposa le lieutenant impatient de tenir le
+Beau-François.</p>
+
+<p>Mais à son oreille la voix de Fil-à-Beurre murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Et Gervaise, qu'il doit tenir enfermée avec lui? N'est-il pas
+à craindre que le misérable, en se voyant pris, ne tue la jeune fille?
+</p>
+
+<p>&mdash;Alors que faire? dit Vasseur pris d'épouvante.</p>
+
+<p>&mdash;Me laisser agir, souffla l'aubergiste, qui avait entendu. Ne
+vous ai-je pas dit que je serai le morceau de lard qui doit attirer le
+rat hors de son trou?</p>
+
+<p>Et se couchant à terre, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Imitez-moi et attendons.</p>
+
+<p>&mdash;Attendons quoi? demanda Fil-à-Beurre curieux, en s'étendant à
+côté du policier.</p>
+
+<p>&mdash;Le lever de la lune qui éclairera bien en plein le morceau de
+lard, répondit l'aubergiste.</p>
+
+<p>Tout avait été dit à voix basse. Après que les cinq hommes se furent
+couchés, le silence se fit.</p>
+
+<p>Un quart d'heure se passa.</p>
+
+<p>Tout à coup, Meuzelin dressa vivement la tête et sembla écouter. Son
+mouvement avait été simultanément imité par Fil-à-Beurre, qui lui
+souffla:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous entendu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui.</p>
+
+<p>&mdash;Un bruit de branches brisées! n'est-ce pas? De ce côté, près
+de la Saunerie, vers ce gros arbre dont une énorme branche s'étend
+au-dessus de la masure, appuya Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Grosse branche où, jadis, fut pendu le grand-père de Pancrace,
+auquel appartenait la Saunerie. Le pauvre diable s'était fait pincer.
+Dame Justice l'a accroché au-dessus de sa propriété pour effrayer les
+fraudeurs de la gabelle, dit l'aubergiste.</p>
+
+<p>Pour l'intelligence de ce qui va suivre, quelques explications au
+sujet de la Saunerie sont nécessaires sur ce qu'on appelait la gabelle
+et les faux-sauniers.</p>
+
+<p>Ce nom de gabelle fut d'abord commun à plusieurs taxes. Plus tard, il
+fut uniquement appliqué à la <i>taxe du sel</i>, dont le monopole
+constituait un des plus gros revenus de la monarchie. «Autrefois, dit
+Boullet, qui nous fournit ces renseignements, le roi avait seul le droit
+de fabriquer et de vendre le sel, ainsi que d'en fixer le prix. On
+était, en outre, obligé d'acheter au roi une quantité déterminée de sel,
+avec défense de revendre ce qu'on avait de trop; de là l'impopularité
+qui, tant qu'elle dura, s'était attachée à cette taxe inique et
+vexatoire.</p>
+
+<p>Et il tenait ferme à son monopole, ce bon roi de France, tant et si
+bien qu'il faisait pendre tout pauvre diable qui se laissait pincer en
+contrebande de sel. C'était le procédé dont usait la monarchie pour
+attaquer son monde en concurrence déloyale.</p>
+
+<p>Voilà pourquoi le grand-père de Pancrace, faux-saunier qui était
+jadis tombé entre les mains des gens du roi, avait été accroché à la
+maîtresse branche de l'arbre qui abritait la maisonnette où il cachait
+son sel de contrebande.</p>
+
+<p>En 1800, époque du présent récit, il y avait dix ans déjà que le
+monstrueux impôt avait été aboli.</p>
+
+<p>Tout en parlant de la mort du grand-père de Pancrace, le policier
+n'avait pas quitté des yeux la branche qui avait jadis servi de potence
+à l'infortuné faux-saunier. Que voyait-il?</p>
+
+<p>À ce moment, Barnabé lui souffla encore:</p>
+
+<p>&mdash;Nouveau bruit de branche cassée. Décidément quelqu'un rôde
+autour de nous sous ce couvert...</p>
+
+<p>&mdash;Chut alors! fit l'aubergiste; raison de plus pour vous taire.
+On pourrait entendre.</p>
+
+<p>Donnant l'exemple du mutisme et de l'immobilité, il se recoucha à
+plat sur le sol. Mais, dans cette position, son regard ne quittait pas
+la branche.</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en doutais! pensa-t-il, en faisant allusion sans doute à
+ce que guettaient ses yeux.</p>
+
+<p>Une demi-heure s'écoula encore.</p>
+
+<p>Alors les berges de la rivière s'éclairèrent d'une lueur douce qui
+dessina les contours de la <i>Juliette</i> dont le pont apparut désert.
+</p>
+
+<p>C'était la lune qui se levait.</p>
+
+<p>Bien doucement, l'aubergiste se glissa près de Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la lune; je pars, lui souffla-t-il. Voulez-vous accepter
+de moi une consigne?</p>
+
+<p>&mdash;Parle.</p>
+
+<p>&mdash;Le principal quand j'aurai fait sortir le Beau-François de sa
+tanière, sera de lui fermer la retraite pour l'empêcher d'y rentrer.
+Aussitôt que vous me verrez apparaître là-bas, à l'angle de l'auberge,
+commencez à vous approcher bien doucement de la Saunerie.</p>
+
+<p>Et, en appuyant, il répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Bien doucement, vous m'entendez... car il est tout près d'ici
+d'autres oreilles au guet.</p>
+
+<p>&mdash;Quelles oreilles? demanda le lieutenant étonné.</p>
+
+<p>Meuzelin parut n'avoir pas entendu la question et continua:</p>
+
+<p>&mdash;Ne faites feu qu'à la dernière extrémité, car je flaire aux
+environs une meute que l'explosion nous attirerait. À bientôt.</p>
+
+<p>Cela dit, le Saucisson-à-Pattes, avec une agilité qu'on n'aurait pu
+attendre de son obésité, se glissa dans les taillis et disparut.</p>
+
+<p>&mdash;Que je présuppose que nous allerions avoir de l'amusement
+récréatif et surabondant, murmura Fichet à son voisin Lambert.</p>
+
+<p>Ensuite, avec un soupir de regret:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle infortune que je n'aurais pas mon sabre!</p>
+
+<p>Vasseur approuvait pleinement la man&oelig;uvre indiquée par
+l'aubergiste. Une fois qu'il serait sorti de sa tannière, il fallait que
+le Beau-François n'y pût rentrer, en trouvant derrière lui la retraite
+coupée.</p>
+
+<p>Quant à ce danger terrible dont le menaçait l'agent, danger que
+pouvait attirer un coup de feu, le lieutenant n'y croyait pas beaucoup.
+Quel danger pouvait exister autre que celui encouru en empoignant le
+Chauffeur? Si vigoureux que fût le bandit, et fût-il même armé, eux,
+n'étaient-ils pas quatre hommes pour venir à bout du colosse et le
+prendre vivant, car Vasseur le voulait vivant? Son amour-propre exigeait
+que le Chauffeur montât, en pleine place de Chartres, sur la guillotine
+qui avait exécuté ses complices.</p>
+
+<p>Les yeux tournés vers l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i>, dont on
+apercevait au loin la façade bien éclairée par la lune, le lieutenant
+guettait l'apparition du Saucisson-à-Pattes, qui devait donner le signal
+d'entourer la Saunerie...</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu, en dehors de la capture de François, à ce danger
+dont parle le policier? demanda-t-il à Fil-à-Beurre qui se tenait près
+de lui.</p>
+
+<p>&mdash;J'y crois si bien et j'ai tant pris au sérieux la
+recommandation de Meuzelin de ne faire feu qu'à la dernière extrémité
+que, pour ne pas céder à la tentation, j'ai remis mon fusil désarmé en
+bandoulière.</p>
+
+<p>&mdash;Mais quel est, selon toi, ce danger?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai la doutance qu'en ce moment, dans quelque coin des
+environs, peut-être à vingt ou trente pas de nous, il doit y avoir deux
+ou trois douzaines de vauriens en train de rudement endêver.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont hâte de nous attaquer?</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas du tout... et probablement même qu'ils ignorent notre
+présence sous bois.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, pourquoi enragent-ils?</p>
+
+<p>&mdash;À cause de l'immobilité de <i>la Juliette</i> qui a été
+s'arrêter de l'autre côté de la Sarthe quand, au contraire, elle devrait
+être sur notre rive pour les embarquer... Ils ne comprennent rien au
+silence de l'équipage que n'a pas fait bouger le sifflet de leur chef le
+Beau-François.</p>
+
+<p>Vasseur, à ces mots, haussa les épaules d'incrédulité.</p>
+
+<p>&mdash;Où diable vas-tu t'imaginer cette bande qui marche avec le
+Beau-François? ricana-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Qui marche avec lui... non... mais qui l'a rejoint, appuya
+Barnabé pour faire comprendre la différence.</p>
+
+<p>Et, à l'appui de son dire, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Avez-vous donc oublié les trente ou quarante mécréants, ce
+reste de la bande d'Orgères échappé à votre poigne, que nous avons eu à
+nos trousses à la sortie de Chartres? Ces aimables drôles, pour qui le
+séjour en Beauce est devenu périlleux, n'émigrent-ils pas, vous le
+savez, pour aller, à la suite de leur ancien chef, chercher fortune en
+provinces chouannes et vendéennes, que le Beau-François n'a pas dû
+manquer de leur représenter comme le vrai pays de cocagne des pillards!
+</p>
+
+<p>&mdash;Soit! accorda Vasseur; mais ces coquins, nous les avons
+laissés derrière nous, arrivant à l'auberge des Buchard. L'homme et la
+femme, tués par toi, laissaient au pillage des arrivants la cave de leur
+cabaret qui, m'as-tu annoncé, était bien garnie... L'ivresse, à ton
+dire, devait les retenir.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, les retenir, mais pas à tout jamais. Or, en route, nous
+avons d'abord perdu six heures à laisser reposer nos chevaux fatigués et
+ensuite six autres heures se sont écoulées depuis notre arrivée à la
+<i>Biche-Blanche</i>... Total, douze heures, pendant lesquelles on a le
+temps de boire pas mal de vin et de le cuver... Nous avons donc perdu
+notre avance.</p>
+
+<p>Au fond, ce que Barnabé avançait là était fort possible. Le
+lieutenant fut un peu ébranlé en son incrédulité.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Et puis nos gueusards se sont-ils soûlés? Qui sait si le
+Beau-François, en partant le matin de chez les Buchard, avec le
+Marcassin et la voiture où était Gervaise, n'avait pas laissé un ordre
+pour ses hommes, à leur arrivée, de le rejoindre sans retard à la
+<i>Biche-Blanche</i>, où les attendait un bateau qui les embarquerait?
+</p>
+
+<p>&mdash;Tu pourrais bien avoir raison, avoua le lieutenant à demi
+convaincu.</p>
+
+<p>Pour arriver à donner une conviction pleine à Vasseur, l'échalas
+poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Tout a été bien convenu d'avance, croyez-le. La bande, en
+arrivant ici, devait se tenir cachée en attendant un signal du
+Beau-François qui lui annoncerait que l'embarquement pouvait se faire
+sans danger. Or, ce danger, le Beau-François le flaire à cette heure.
+S'il ne donne pas le signal à ses gens qui attendent en leur cachette et
+s'il ne sort pas lui-même de son trou, c'est qu'il est alarmé par
+l'immobilité de <i>la Juliette</i> et le silence de l'équipage. En
+voyant le bateau, qu'un coude du courant colle là-bas en cet endroit où
+la rive se creuse, notre chef chauffeur ne peut se douter que si
+l'embarcation n'est pas man&oelig;uvrée, c'est parce que les bateliers
+sont endormis par la drogue de Meuzelin. Dans cette persistance à ne pas
+répondre à son sifflet, il a fini par croire que <i>la Juliette</i>
+l'avertissait qu'il y a mauvaise anguille sous roche pour lui.</p>
+
+<p>Sur ce, l'échalas se mit à rire en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Notre sacripant doit fièrement pester de ne savoir pas nager.
+</p>
+
+<p>&mdash;Crois-tu qu'il ne le sache pas.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! c'est évident. Est-ce qu'il n'y aurait pas belle lurette
+qu'il aurait dû traverser la Sarthe à la nage pour se rendre à bord de
+<i>la Juliette</i>? Il reste dans sa taupinière, faute d'un moyen
+quelconque d'arriver au bateau.</p>
+
+<p>&mdash;Et ma pauvre Gervaise est enfermée avec lui! soupira
+tristement Vasseur.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre ne lui laissa pas le temps de s'assombrir.</p>
+
+<p>&mdash;Elle sera bientôt avec nous, reprit-il, Meuzelin ne nous
+a-t-il pas promis d'attirer François hors de son trou?</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est son idée?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore. Mais sitôt François sorti, nous nous emparerons
+de la porte et il ne remettra plus le pied dans la Saunerie.</p>
+
+<p>Cet espoir de retrouver Gervaise irrita l'impatience de Vasseur, qui
+murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Meuzelin tarde bien à agir.</p>
+
+<p>Comme son regard remontait vers l'angle de l'auberge où l'agent
+devait apparaître, il rencontra la barque qui servait à Pancrace pour
+ses pêches sur la Sarthe.</p>
+
+<p>&mdash;François aurait pu se servir de cette barque pour traverser
+l'eau, avança-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit Barnabé, mais vous oubliez que Pancrace a eu la
+précaution d'en retirer les rames.</p>
+
+<p>Puis, revenant à son idée:</p>
+
+<p>&mdash;Décidément, notre Beau-François ne sait pas nager, ajouta-t-il
+gaiement.</p>
+
+<p>À la pensée de Gervaise, qu'il allait bientôt revoir, Vasseur
+s'énervait dans l'attente.</p>
+
+<p>&mdash;Meuzelin ne paraît pas! Pourquoi n'attaquerions-nous pas le
+Beau-François immédiatement? proposa-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit vivement le squelette alarmé, songez au péril
+que peut courir Gervaise entre les mains du bandit exaspéré.</p>
+
+<p>Et, en insistant d'un ton de prière pour vaincre la résistance du
+lieutenant, qui s'obstinait en une attaque subite, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Fions-nous au policier que vous m'avez annoncé comme le malin
+des malins. Son plan doit être bon. Du reste n'avons-nous pas promis de
+suivre sa consigne de point en point?</p>
+
+<p>&mdash;Soit! attendons, concéda enfin Vasseur, faisant céder son
+amour à la voix de la raison.</p>
+
+<p>Pendant qu'il obtenait gain de cause, Fil-à-Beurre après un coup
+d'&oelig;il sur Fichet et Lambert, voulut avoir son procès entièrement
+gagné.</p>
+
+<p>&mdash;Et songeons que cette consigne de Meuzelin nous recommande,
+pour ne point attirer sur nous la bande des Chauffeurs qui attend aux
+environs, de ne faire feu qu'à la dernière extrémité. Au premier coup de
+pistolet, les gueusards accourraient sur notre dos.</p>
+
+<p>Cette phrase préparatoire de Fil-à-Beurre n'avait d'autre but pour
+lui que d'amener un conseil.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi feriez-vous bien, lieutenant, de commander à vos hommes
+de remettre à leurs ceintures les pistolets qu'ils ont à la main... Un
+doigt, appuyé par inadvertance sur la gâchette, peut amener le coup de
+feu que nous avons à éviter.</p>
+
+<p>&mdash;Quittez vos armes, commanda Vasseur à ses hommes.</p>
+
+<p>En replaçant ses pistolets à sa ceinture, Fichet gronda:</p>
+
+<p>&mdash;Que si tant seulement j'aurais Bec-Fin!</p>
+
+<p>&mdash;Qui appelles-tu Bec-Fin, citoyen Fichet? demanda Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Que c'est mon sabre. Un gendarme qu'a son sabre, il vaut plus
+mieux, je t'en fiche l'incertitude, que six gendarmes qu'à tant
+seulement que des joujoux à poudre, accentua le sabreur avec le dédain
+qu'il avait pour les armes à feu.</p>
+
+<p>Un petit cri étouffé par le lieutenant joyeux fit retourner
+Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Là-bas, à l'angle de l'auberge, venait enfin d'apparaître le
+policier. Bien éclairé par la lune, il arrivait, suivant le rivage dans
+la direction de la Saunerie, de son pas lourd et avec son allure
+grotesque du Saucisson-à-Pattes. Le policier était redevenu l'aubergiste
+ridicule qui faisait tant rire.</p>
+
+<p>Il allait jouer le rôle, annoncé par lui, du morceau de lard devant
+faire sortir le rat de son trou.</p>
+
+<p>&mdash;Que porte-t-il donc sur son épaule? demanda Vasseur empêché
+par la distance de reconnaître l'objet.</p>
+
+<p>La vue plus perçante de Fil-à-Beurre lui permit de découvrir quel
+était le fardeau de l'aubergiste.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! fit-il en riant, il paraît que Meuzelin est de mon
+avis.</p>
+
+<p>&mdash;Quel avis?</p>
+
+<p>&mdash;Que le Beau-François ne sait pas nager. Alors il lui apporte
+de quoi se tirer d'affaire... Ça va être drôle! À coup sûr le rat doit
+sortir... Pourvu, pourtant, qu'il n'en cuise pas à l'ami Meuzelin!
+acheva Fil-à-Beurre d'une voix alarmée.</p>
+
+<p>Enfin la distance diminuée laissa le lieutenant se rendre compte de
+ce que l'aubergiste tenait sur son épaule.</p>
+
+<p>&mdash;Des avirons! dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, des avirons, reprit Barnabé, et son plan, que je devine,
+est des meilleurs. Il arrive vers la barque de Pancrace en homme qui se
+propose de jeter le filet au clair de la lune. Le Beau-François qui,
+comme nous, doit l'avoir vu, va se dire que les avirons lui permettront
+d'utiliser la barque pour se rendre à la <i>Juliette</i>, et nous allons
+le voir sortir de sa cachette.</p>
+
+<p>Mais la voix de l'échalas, d'abord joyeuse, tourna au grave pour
+ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Seulement, j'en suis toujours pour ce que j'ai dit. J'ai peur
+qu'il en cuise à Meuzelin.</p>
+
+<p>Le moment était venu de se diriger vers la Saunerie pour être tout
+prêt à fermer la retraite au Chauffeur si, une fois sorti, il voulait
+revenir sur ses pas et rentrer en son repaire.</p>
+
+<p>À pas assourdis, en évitant tout bruit, les quatre hommes
+s'approchèrent de la bicoque et vinrent se coller sur un des côtés de la
+Saunerie.</p>
+
+<p>Seul, l'Échalas, dépassait de la tête l'angle de la façade,
+observant, pour les autres, ce qui allait se passer.</p>
+
+<p>&mdash;Sort-il? demanda bien bas Vasseur, placé derrière Barnabé.
+</p>
+
+<p>&mdash;Pas encore, souffla Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Il avait à peine répondu qu'il leva vivement la tête.</p>
+
+<p>Au-dessus d'eux s'étendait cette grosse branche de l'arbre qui,
+jadis, avait servi de potence au faux saunier, le grand-père de
+Pancrace. Après avoir, en grande partie, recouvert le toit de la
+Saunerie, cette branche faisait brusquement saillie au-dessus de la
+porte du bâtiment qu'elle protégeait de son épais feuillage,
+impénétrable à l'&oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est drôle, pensa Barnabé, il me semble avoir encore entendu
+là-haut un craquement.</p>
+
+<p>Mais le moment était à chose plus pressée. Il reprit son poste
+d'observation.</p>
+
+<p>&mdash;Et bien? demanda le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Ça mord! ça mord! lui murmura Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Le Beau-François, en effet, avait aperçu l'aubergiste arrivant à la
+barque avec ses rames. Il venait d'entre-bâiller la porte, juste de quoi
+passer la tête pour observer le Saucisson-à-Pattes.</p>
+
+<p>Les quatre compagnons étaient aussi immobiles que des statues. Le
+plus petit bruit, en donnant l'éveil au Beau-François, le prévenait du
+voisinage de ses ennemis. Alors il rentrait en la cache où il tenait
+Gervaise, et la jeune fille avait tout à redouter du premier transport
+de rage qui s'emparerait du colosse en se voyant découvert.</p>
+
+<p>Cependant l'Échalas soufflait toujours à Vasseur, dont la tête lui
+touchait l'épaule:</p>
+
+<p>&mdash;Ça mord au mieux. Le maître rat se laisse attirer de plus en
+plus.</p>
+
+<p>C'était la vérité. Le Beau-François s'était avancé d'un pas. Son plan
+était bien facile à deviner: il allait bondir vers l'aubergiste aussitôt
+que celui-ci atteindrait la barque. Alors, il l'assommerait sur place et
+possesseur des avirons qui lui permettraient d'utiliser l'embarcation,
+il traverserait la Sarthe pour se rendre à la <i>Juliette</i> et
+connaître la cause de son immobilité.</p>
+
+<p>Comme l'araignée, après avoir paru au bord de son trou, guette la
+mouche qui va se prendre en sa toile, le Beau-François, sur le seuil de
+la Saunerie, laissait sa victime arriver.</p>
+
+<p>Il crut enfin le moment favorable.</p>
+
+<p>Pourtant, avant de s'élancer, il interrogea du regard les alentours
+de l'abri qu'il allait quitter.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre n'eut pas le temps de retirer sa tête qui dépassait
+l'angle.</p>
+
+<p>À un petit claquement qui se fit entendre, il avança le nez à
+nouveau.</p>
+
+<p>Le Beau-François venait de fermer la porte et, ayant pris son élan,
+il courait sur l'aubergiste, se montrant de dos à Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;En chasse, le rat décampe! annonça le squelette.</p>
+
+<p>Aussitôt, les quatre compagnons, quittant leur poste, bondirent sur
+ses traces. Le plus urgent pour eux était d'arriver à temps pour sauver
+le Saucisson-à-Pattes des mains du géant. Une fois le scélérat pris et
+garrotté, ils reviendraient alors vers Gervaise.</p>
+
+<p>Assourdi par sa course, le Chauffeur ne pouvait entendre les ennemis
+qui lui arrivaient sur les talons.</p>
+
+<p>Ceux-ci le virent, tout courant, tirer de sa poche et ouvrir un long
+couteau. Il allait frapper l'aubergiste que, probablement, il jetterait
+ensuite à l'eau.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais bien raison de dire qu'il en cuirait à Meuzelin! pensa
+Fil-à-Beurre tout alarmé, en cherchant à gagner l'avance qu'avait le
+Beau-François.</p>
+
+<p>Loin de se tenir sur ses gardes, l'aubergiste semblait ne pas même se
+douter du danger. Après avoir mis les avirons dans la barque, il était
+resté sur le rivage, occupé à rassembler les plis de son épervier étalé
+à terre, tournant le dos au Chauffeur qui approchait.</p>
+
+<p>Le Beau-François finit par l'atteindre et leva sa main armée du
+couteau.</p>
+
+<p>&mdash;Garde à vous! cria Vasseur, oubliant toute prudence à la vue
+de l'arme qui menaçait le policier.</p>
+
+<p>Il était trop tard.</p>
+
+<p>Le bras du Chauffeur s'abattit.</p>
+
+<p>&mdash;Imbécile! ricana soudain l'aubergiste au lieu de tomber sous
+le coup.</p>
+
+<p>La lame, loin de s'enfoncer dans le dos de l'agent, venait de voler
+en éclats, ne laissant plus que son manche au poing du géant.</p>
+
+<p>Mais le cri d'alarme, jeté par Vasseur, avait fait se retourner le
+Chauffeur. Il avisa, encore à dix pas, ceux qui allaient fondre sur lui.
+</p>
+
+<p>Il se vit pris.</p>
+
+<p>Alors, poussant du pied la barque pour lui faire quitter le rivage,
+il s'y élança. Mais son intention n'était pas de s'en servir. Il avait
+aperçu les armes de ses adversaires et, ignorant qu'ils ne voulaient pas
+en faire usage, il eut peur qu'une décharge l'atteignît en sa fuite. En
+conséquence, il se dressa à l'avant du bateau et plongea dans la Sarthe.
+</p>
+
+<p>Le bateau, déchargé de son poids, s'en alla à la dérive.</p>
+
+<p>La vue du plongeon de François avait abasourdi Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! il sait nager, s'écria-t-il.</p>
+
+<p>Tout à coup, il tressauta de colère. Malgré la consigne, un coup de
+feu avait retenti.</p>
+
+<p>Il venait d'être tiré par Fichet qui, mauvais coureur et n'ayant pu
+suivre les autres, se trouvait encore à dix toises du groupe.</p>
+
+<p>Seulement, fixé sur place, il regardait du côté de la Saunerie.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi as-tu tiré malgré la consigne? gronda Vasseur quand
+il l'eut rejoint.</p>
+
+<p>&mdash;Que la consigne, il me figure, elle avoir été de ne pas tirer
+sur le Beau-François, objecta le soldat tout placide.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, alors? fit le lieutenant surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Et bien que j'ai visé un autre particulier.</p>
+
+<p>Ensuite, tout en remettant à sa ceinture un pistolet déchargé, le
+soldat poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Que la nature dans sa compatissance quant à moi, elle a oublié
+de me gratifier des jambes d'un cerf. Courir, il n'est pas dans mes
+agréments. Pour lors, il m'est incombé, tout à l'heure, que je m'ai en
+allé les quatre fers en l'air. Comme je me recueillais de par terre en
+mon altitude, que t'est-ce que j'ai observé?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Qu'as-tu vu en te relevant de ta chute? fit Vasseur
+sèchement.</p>
+
+<p>Fichet montra du doigt la Saunerie en continuant:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai observé un homme qu'il dégringolait de la grosse branche
+qu'elle se superpose dessus la porte de la maison. Alors, dans la
+crédulité qu'il venait à la secouration de François, j'ai tiré sur lui.
+</p>
+
+<p>&mdash;Et tu l'as atteint?</p>
+
+<p>&mdash;Que son chapeau, il a sauté de sa tête. Mais je dubite que je
+l'aurai touché dans la gravité, car il est pénétré dans la Saunerie, et,
+tout succinctement, il s'en est excédé en emportant une femme dans ses
+bras.</p>
+
+<p>&mdash;Gervaise! s'écria Vasseur avec un accent d'angoisse indicible.
+</p>
+
+<p>Et, oubliant tout, affolé par le désespoir, il se précipita vers la
+Saunerie, sourd à la voix de Meuzelin, qui lui criait d'une voix
+alarmée:</p>
+
+<p>&mdash;À l'auberge! vite à l'auberge, le coup de feu a tout gâté.
+Gagnons la <i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre par amitié, les deux soldats par devoir s'étaient
+élancés sur les traces du lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Le policier nous donne pourtant un bon conseil, mais, bast!
+Gervaise avant tout! pensa Barnabé tout en courant derrière Vasseur.
+</p>
+
+<p>Resté seul sur la berge, le policier promena son regard sur la Sarthe
+pour apercevoir la tête du Beau-François venant reprendre haleine après
+son plongeon. Il ne vit que la barque, déjà éloignée, qui, contenant ses
+avirons, s'en allait à la dérive.</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure, il ne fera pas bon ici, pensa-t-il.</p>
+
+<p>Puis, mettant ses mains en entonnoir sur sa bouche, il envoya, à
+pleins poumons, un dernier cri d'appel à ceux qui venaient de
+disparaître dans la Saunerie.</p>
+
+<p>Après avoir un peu attendu, comme il ne les voyait pas reparaître, il
+secoua la tête en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Chacun pour soi!</p>
+
+<p>Sur ce conseil de prudence qu'il se donnait, il reprit le chemin de
+l'auberge.</p>
+
+<p>Après y être entré et en avoir soigneusement verrouillé la porte, il
+se prit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;N'empêche, dit-il, que j'ai bien fait de me cuirasser le dos.
+Sans cela, le Beau-François me trouait comme une vieille savate.</p>
+
+<p>Malgré le silence qui régnait au dehors, la fine oreille de Meuzelin
+dut surprendre quelque faible bruit lointain et inquiétant, car il
+murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Voici mes gredins qui entrent en chasse... Satané coup de feu!
+Comment secourir ces braves gens?</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cIX"> </a><a href="#tdm">IX</a></h2>
+
+
+<p>C'était bien improprement que la masure de l'ancien pendu s'appelait
+la Saunerie. Elle ne contenait ni puits, ni fontaines, ni bassins, en un
+mot, rien de ce que comporte le travail du sel. Du vivant du
+faux-saunier, elle n'avait été que le dépôt du sel qu'il amenait par
+bateau de la basse Loire et qu'il vendait ensuite, en contrebande, dans
+tout le pays.</p>
+
+<p>Encore ce dépôt, qu'il fallait dissimuler sous peine de mort, ne
+s'entassait-il qu'en des caves bien sèches, sur lesquelles s'élevait la
+maison qui, jadis, avait été celle du passeur d'un bac, établi en cet
+endroit de la Sarthe, que s'était fait allouer le grand-père de
+Pancrace. La gabelle restait insoucieuse de cette maisonnette du
+passeur, pauvre diable au service du contrebandier, sans se douter
+qu'une entrée habilement cachée descendait à ces caves où s'amassait le
+sel dont le prix de vente lui filait sous le nez.</p>
+
+<p>Plus tard, le contrebandier pendu et le bac supprimé, la maison, dont
+le souvenir de l'exécution détournait tout locataire, était tombée en
+ruines. L'escalier des caves s'était peu à peu effondré, puis s'était
+comblé avec les débris d'une partie de la bicoque qui s'était écroulée.
+En somme, la construction ne consistait plus qu'en les quatre murailles
+qui entouraient celle des deux chambres, restée debout, qu'avait
+possédées l'habitation.</p>
+
+<p>C'était en ce refuge, que protégeait encore une partie de toiture,
+que s'était caché le Beau-François, après y avoir amené Gervaise.</p>
+
+<p>Donc, quand Vasseur, que suivaient Barnabé et les deux soldats, tous
+sourds au cri d'alarme de Meuzelin, se fut précipité dans la ruine, il
+ne fut pas long à constater l'horrible vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Disparue! s'écria-t-il douloureusement à la vue de la chambre
+déserte.</p>
+
+<p>Ainsi, pendant qu'ils poursuivaient le Beau-François, en comptant
+revenir à Gervaise après la capture du Chauffeur, quelqu'un s'était
+introduit dans la Saunerie et en avait enlevé la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu dis avoir aperçu cet homme? demanda Vasseur s'adressant
+à Fichet.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Qu'il s'est déchu de cet arbre qu'il dépasse le toit,
+affirma le soldat, en montrant la grosse branche qui surplombait
+l'entrée de la maison.</p>
+
+<p>&mdash;Et, une fois sauté à terre, après avoir essuyé ton coup de
+feu, il est entré ici d'où il est ressorti aussitôt en emportant une
+femme? continua Vasseur d'une voix brisée.</p>
+
+<p>&mdash;Que c'est comme j'ai l'honneur de vous écouter, déclara
+Fichet.</p>
+
+<p>Il n'y avait pas à douter pour l'amoureux. La jeune fille était
+encore perdue pour lui!</p>
+
+<p>Cette révélation de la lugubre vérité fut suivie d'un moment de
+silence, pendant lequel résonna, au loin, la voix de Meuzelin, qui leur
+criait encore:</p>
+
+<p>&mdash;À l'auberge! vite à l'auberge!... Le coup de feu a gâté tout!
+</p>
+
+<p>Mais Vasseur, le c&oelig;ur brisé, ne pouvait entendre cet appel,
+tout frémissant qu'il était du sort de Gervaise. Une seule pensée
+s'imposait à lui: retrouver la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut rejoindre le ravisseur! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>Et, avant qu'on pût le retenir, il s'élança hors de la Saunerie.</p>
+
+<p>Il n'avait encore fait que deux pas quand un coup de feu éclata et
+une balle, lui rasant le visage vint s'enfoncer dans le mur de la
+masure.</p>
+
+<p>D'un bond, Barnabé rejoignit le lieutenant et, sans lui laisser le
+temps de résister, il l'emporta, pour ainsi dire, dans la Saunerie. Si
+prompte qu'avait été cette retraite, elle avait été saluée de deux coups
+de carabine, qui, heureusement encore, manquèrent leur but.</p>
+
+<p>Devant le danger, qui se révélait menaçant à Vasseur, l'amoureux
+redevint subitement soldat.</p>
+
+<p>&mdash;Barricadons la porte et défendons-nous, commanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Euh! euh! marmotta Barnabé, il y aura de l'ouvrage; nous avons
+à faire aux gars du Beau-François, que le coup de pistolet de Fichet
+nous a amenés sur le casaquin.</p>
+
+<p>En un clin d'&oelig;il, les quatre compagnons eurent entassé,
+derrière la porte, tous les obstacles, en pierres et en solives, que
+leur fournissaient les ruines éparses dans leur refuge.</p>
+
+<p>Pendant ce travail, apparaissaient, sortant du bois et des taillis
+qui entouraient la Saunerie, une trentaine de mécréants à mine
+patibulaire. N'ayant pu surprendre leurs ennemis, ils se décidaient à
+une attaque ouverte, attaque d'autant plus acharnée que, lors de sa
+sortie, ils avaient reconnu Vasseur. Pour ces survivants de la bande
+d'Orgères, le lieutenant était une proie convoitée par leur haine
+féroce. Aussi hurlaient-ils, avec une joie sauvage:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le Vasseur, avec ses deux <i>cognes</i>! Nous les
+tenons! À mort! à mort!</p>
+
+<p>Et ils se rapprochaient de la Saunerie.</p>
+
+<p>Aux cris de mort qui menaçaient ses compagnons, Fil-à-Beurre se
+sentit jaloux et il grogna:</p>
+
+<p>&mdash;Vasseur et ses <i>cognes</i> à mort!... Il paraît que je ne
+suis pas de la fête, moi; alors je vais me faire inviter.</p>
+
+<p>Sans se garer, montrant bien son visage à l'ennemi, il vint à une des
+deux étroites fenêtres ajuster un assaillant:</p>
+
+<p>&mdash;Un de moins pour la guillotine! cria-t-il quand l'homme qu'il
+avait visé tomba foudroyé par une balle en plein front.</p>
+
+<p>C'était un beau début; et, pourtant, il ne contenta pas le pauvre
+Barnabé, qui pesta tout chagrin:</p>
+
+<p>&mdash;Toujours maladroit! Pas de précision! Je vise l'&oelig;il et
+j'attrape le front!... Je ne serai jamais qu'une mazette!</p>
+
+<p>Mais un succès le consola de son déboire. En tirant à la fenêtre, il
+s'était montré aux Chauffeurs. La mort du camarade redoubla leur rage.
+</p>
+
+<p>&mdash;Tu nous le paieras, la grande perche!</p>
+
+<p>&mdash;Mort au maigriot!</p>
+
+<p>&mdash;Il est si sec qu'il nous servira de bois quand nous
+chaufferons les pieds de Vasseur et de ses cognes!</p>
+
+<p>À toutes ces menaces, Barnabé, qui rechargeait son fusil, secouait la
+tête en souriant et disait, joyeux:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! à la bonne heure, ils sont gentils. Ils m'invitent à la
+fête.</p>
+
+<p>Et comme il tenait à les remercier de la politesse, il mit en joue
+son fusil rechargé et fit feu.</p>
+
+<p>Cette fois, il demeura stupéfait du résultat.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit-il étonné, c'est bien un pur hasard. Juste dans
+l'&oelig;il!</p>
+
+<p>En même temps que le squelette, Vasseur et ses hommes, par l'autre
+fenêtre, avaient fait feu. Le lieutenant bon tireur, troua une poitrine.
+Lambert brisa une jambe.</p>
+
+<p>Quant au pauvre Fichet, sa balle fut perdue.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mille bourriques! que, tant seulement, si j'aurais
+Bec-Fin, jura-t-il! sans penser qu'à être ainsi enfermé entre quatre
+murs, son sabre ne lui eût été d'aucune utilité.</p>
+
+<p>À cette défense, les assaillants ripostèrent par une décharge
+générale. Sitôt après avoir fait feu, les assiégés s'étaient retirés des
+fenêtres. Les balles des Chauffeurs s'incrustèrent dans la façade de la
+Saunerie. Une seule entra par l'ouverture qu'avait occupée Fil-à-Beurre.
+</p>
+
+<p>Mais trois hommes tués et un blessé avait un peu calmé l'ardeur
+première des Chauffeurs. Ils battirent en retraite pour aller se cacher
+derrière les taillis qui, sauf du côté de la Sarthe, entouraient la
+masure. L'assaut menaçait de se convertir en blocus.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ont trouvé notre soupe trop chaude, avança Fil-à-Beurre,
+tout en bourrant son arme.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'en avons pas fini avec eux, dit Vasseur en riant. Ils
+nous préparent quelque tour de leur façon.</p>
+
+<p>Cependant Fichet avait pris Lambert dans un coin et, désolé de
+n'avoir pas Bec-Fin ni la possibilité d'en jouer, il lui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Que, vois-tu, un âne qui serait devant un grain de millet, il
+ne serait pas plus dans la mortification vexatoire que moi quant à ce
+qui décerne les armes à feu.</p>
+
+<p>Pendant cinq minutes, il y eut répit de la part des Chauffeurs.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'ils nous oublient, les ingrats! murmura Barnabé en
+caressant son fusil. J'ai pourtant été poli avec eux.</p>
+
+<p>Comme une réponse à son accusation d'ingratitude, il s'éleva, du côté
+de la rivière, une voix railleuse et mordante qui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà, les riffaudeurs, est-ce que vous vous cherchez les
+puces au lieu d'en finir avec ces gens-là? Allons, ouste! À la besogne,
+fainéants?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit Barnabé, en voilà un qui le prend de bien haut
+avec nos drôles.</p>
+
+<p>Et curieux de voir celui qui malmenait si cavalièrement le monde, il
+avança doucement la tête à la fenêtre.</p>
+
+<p>Si Fil-à-Beurre ne connaissait pas la voix, il n'en était pas de même
+pour la figure de celui qui avait parlé, car il eut à peine regardé
+qu'il tressauta de joie en disant à Vasseur:</p>
+
+<p>&mdash;Devinez qui? Le Beau-François en personne!</p>
+
+<p>Et il arma son fusil en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Justement, il est là bien en vue, à portée... Au sortir d'un
+bain froid, comme celui qu'il vient de prendre, on a de l'appétit et on
+n'est pas fâché de se mettre quelque chose dans le corps... Je vais lui
+offrir un pruneau.</p>
+
+<p>Vasseur n'eut que le temps de relever le fusil de l'échalas.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit-il, je veux avoir ce misérable vivant.
+L'échafaud le réclame.</p>
+
+<p>Au même moment, le Beau-François disait à ses hommes:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous donne dix minutes pour vous emparer de cette cahute.
+Les deux cognes et la perche, je vous les abandonne; mais le lieutenant,
+gardez-le-moi vivant.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tiens! fit Barnabé en regardant Vasseur, il paraît
+qu'il y a de la sympathie entre vous.</p>
+
+<p>Puis, croyant que la recommandation du Beau-François aurait fait
+Vasseur changer d'avis, il remit le colosse en joue et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il que je le descende?</p>
+
+<p>&mdash;Je te le défends! accentua le lieutenant d'un ton sec.</p>
+
+<p>Il achevait quand, au dehors, la voix impérieuse du Beau-François
+donna cet ordre étrange:</p>
+
+<p>&mdash;Quatre gars par rang, mouchoir en main, qu'on m'enlève cette
+taule <i>à la bombe</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! ils possèdent donc de l'artillerie? Bigre! ils ont un
+ménage bien monté, ces gaillards! lâcha Fil-à-Beurre avec étonnement.
+</p>
+
+<p>&mdash;Non. Attends et tu sauras ce qu'ils appellent <i>la bombe</i>,
+annonça Vasseur.</p>
+
+<p>Ce qu'on nommait ainsi, dans l'argot des Chauffeurs, quand il
+s'agissait d'enfoncer une porte, n'était autre que le vieux moyen du
+bélier.</p>
+
+<p>Huit, dix ou douze Chauffeurs, suivant le poids à soulever, se
+rangeaient sur deux rangs se faisant face. Chacun se joignait à son
+vis-à-vis par un mouchoir, une cravate ou une ceinture, tenue au poing.
+Sur cette sorte de lien se balançait un tronc d'arbre ou une poutre,
+quelquefois une longue échelle, bref, ce que le hasard avait fourni de
+lourd à leur entreprise. On avançait alors un des bouts, pointé sur
+l'obstacle à démolir. À l'autre extrémité se tenaient deux compagnons
+chargés de donner le ballant à cette espèce de catapulte.</p>
+
+<p>Or, une lourde solive, tombée des ruines de la masure, et qu'une
+cause inconnue avait transportée un peu loin de la bicoque, s'était
+offerte aux yeux du Beau-François pour lui donner l'idée et le moyen
+d'attaquer la porte <i>à la bombe</i>.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! mais, c'est assez ingénieux! approuva Fil-à-Beurre qui,
+bien en recul de la fenêtre, les voyait, par cette ouverture, faire
+leurs préparatifs.</p>
+
+<p>Là-dessus, il épaula son arme en demandant à Vasseur:</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il en envoyer un dans le paradis des Chauffeurs?</p>
+
+<p>&mdash;Non, attends, commanda le lieutenant, il ne faut user de nos
+munitions qu'à bon escient.</p>
+
+<p>Lambert n'était pas bien adroit. Fichet montrait une maladresse
+désespérante. Vasseur et Barnabé pouvaient seuls répondre de leur coup.
+Ce fut ce qui dicta l'ordre du lieutenant à ses soldats:</p>
+
+<p>&mdash;Dès que nous aurons fait feu, vous nous passerez vos carabines
+et vous rechargerez nos armes.</p>
+
+<p>&mdash;Voici le jeu qui commence, annonça Fil-à-Beurre toujours en
+observation.</p>
+
+<p>En effet, huit hommes, unis deux à deux par le mouchoir, s'avançaient
+vers la Saunerie, supportant la solive dont une extrémité était braquée
+vers la porte.</p>
+
+<p>Vasseur vint rejoindre Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Nous allons abattre les deux premiers, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Les deux de tête? demanda l'échalas.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Les deux premiers du même rang. Puis, avec les carabines
+de mes hommes, nous descendrons les deux suivants, toujours du même
+rang. C'est compris? termina Vasseur en épaulant.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! fit Barnabé qui mit en joue.</p>
+
+<p>Les Chauffeurs arrivaient lentement avec leur fardeau, quatre d'un
+côté, quatre de l'autre, mais avec une hésitation visible. <i>La
+bombe</i> était un excellent moyen d'enfoncer une porte, mais toujours
+ils l'avaient employé contre des habitants que la terreur paralysait.
+Cette fois, ils s'adressaient à des adversaires sérieux qui avaient du
+sang sous les ongles. Cela changeait la thèse; ils le comprenaient si
+bien que, n'eût été qu'ils se sentaient surveillés par le Beau-François,
+ils auraient volontiers lâché cette corvée périlleuse.</p>
+
+<p>&mdash;Feu! commanda Vasseur.</p>
+
+<p>Les deux coups partirent.</p>
+
+<p>&mdash;Feu! redit le lieutenant, quand Barnabé et lui eurent
+immédiatement pris les carabines des soldats.</p>
+
+<p>Pas une balle n'avait été perdue.</p>
+
+<p>Tués ou grièvement blessés, quatre porteurs venaient de s'affaisser
+du même côté de la poutre qui, prenant son dévers, roula sur leurs
+corps.</p>
+
+<p>&mdash;Vlan! le jeu est fini! lâcha joyeusement Fil-à-Beurre qui,
+sans prudence, mit la tête à la fenêtre, pour mieux voir les survivants
+de la <i>bombe</i> qui fuyaient à toutes jambes sans demander leur
+reste.</p>
+
+<p>Sa tête, ainsi visible, servit de but au Beau-François, qui lui
+envoya son coup de fusil. Le colosse était un excellent tireur, mais le
+sort de ses hommes lui avait donné une rage bleue qui, paraît-il, lui
+secouait les nerfs, car la balle destinée à Fil-à-Beurre, alla se perdre
+dans le refuge. Vouloir atteindre Barnabé, si maigre, c'était du reste
+un peu viser le coupant d'une lame de rasoir.</p>
+
+<p>&mdash;Pas trop mal! dit-il quand le plomb, en passant, eut sifflé à
+son oreille.</p>
+
+<p>Mais, immédiatement tout surpris:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle est cette musique? se demanda-t-il.</p>
+
+<p>En quel endroit que se fût logée la balle, elle avait, en frappant,
+produit un son étrange.</p>
+
+<p>Comme, pour se rendre compte du bruit qui avait résonné, le squelette
+s'était mis à chercher dans les décombres qui jonchaient le sol, il
+poussa un cri d'étonnement qui attira le lieutenant à son côté.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'as-tu donc, Barnabé? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le plaisir de retrouver une ancienne connaissance, dit
+l'échalas.</p>
+
+<p>En même temps, il montrait du doigt à Vasseur un énorme pot de grès
+qui, à demi fracassé par la balle, laissait échapper de son flanc,
+entr'ouvert, un flot de louis d'or.</p>
+
+<p>&mdash;Voici la tirelire où, de son vivant, Doublet enfermait ses
+écus. C'est le pot de salaisons dont je vous ai parlé, que le père de
+Gervaise tenait caché, dans la maison de Mégin, sous un tonneau d'avoine
+et où, certain soir, je l'ai entendu verser des louis.</p>
+
+<p>&mdash;Trésor que le Marcassin, averti par Doublet, avait mission
+d'enlever en même temps qu'il emmenait Gervaise du village de Mégin,
+avança Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Ce qui a fait coup double à François quand, aujourd'hui, il a
+pris au Marcassin sa nièce et son or, continua Barnabé.</p>
+
+<p>Et il se mit à branler la tête en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis,
+nous ne sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle.</p>
+
+<p>Croyant avoir raison de l'obstination de Vasseur, il le regarda en
+demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Laissez-moi donc lui offrir une balle?</p>
+
+<p>&mdash;Non! appuya sèchement Vasseur; je veux que cet homme ait la
+tête tranchée.</p>
+
+<p>C'était bel et bien de dire qu'on tenait à ce que le chef des
+Chauffeurs eût la tête tranchée; mais il fallait se trouver, au moins,
+dans une situation qui permît de voir, plus tard, cette espérance se
+réaliser. Pour le moment, la circonstance n'y prêtait guère.</p>
+
+<p>En quittant la Saunerie pour aller s'emparer de la barque du
+Saucisson-à-Pattes, le Beau-François y avait laissé jeune fille et
+trésor qu'il comptait venir reprendre dès qu'il serait maître de
+l'embarcation. L'enlèvement de Gervaise, opéré pendant que le géant,
+après son plongeon, était encore sous l'eau, s'était si brusquement
+exécuté, que lorsqu'il était revenu sur l'eau pour reprendre son
+haleine, il avait vu Vasseur et les siens se précipiter vers la
+Saunerie. Comme, immédiatement, la masure avait été cernée par sa bande,
+le Beau-François était en droit de croire que la jeune fille était
+encore enfermée avec les quatre compagnons.</p>
+
+<p>Que la jeune fille fût tuée par une balle perdue qui pénétrerait dans
+la cahute, le Chauffeur ne s'en alarmait pas outre mesure. La mort de
+Gervaise était, en somme, un moyen d'être vengé du Marcassin par lequel,
+lui, tant fier de sa force, avait été si facilement terrassé et jeté
+dans la trappe de cave comme un paquet de linge sale.</p>
+
+<p>Mais il tenait à son or!</p>
+
+<p>Il voulait le recouvrer.</p>
+
+<p>Aussi Fil-à-Beurre avait-il eu parfaitement raison de dire:</p>
+
+<p>&mdash;Si le Beau-François persiste à rentrer dans son tas de louis,
+nous ne sommes pas près d'en avoir fini avec le maître drôle.</p>
+
+<p>Il revint à la fenêtre pour voir ce qu'il était advenu des
+assaillants.</p>
+
+<p>&mdash;Place nette! s'écria-t-il. Où sont-ils passés, ces
+forcenés-là?</p>
+
+<p>&mdash;Ils s'avont évaporés comme des <i>ondes</i>! annonça Fichet
+qui, à l'autre fenêtre, faisait le guet.</p>
+
+<p>En effet, nul Chauffeur n'était visible. Sans les cadavres étendus
+sur le sol, c'eût été à croire que rien ne s'était passé. Mais cette
+solitude et ce silence n'en étaient que plus redoutables. L'ennemi ne
+pouvait avoir renoncé à la lutte. Il devait, en cet instant, préparer
+quelque nouveau mode d'attaque.</p>
+
+<p>&mdash;Ils nous préparent une vilaine manigance, avança Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Attendons, dit le lieutenant.</p>
+
+<p>Pendant que, chacun à une fenêtre, Lambert et Fichet veillaient au
+grain, Vasseur et l'échalas s'assirent sur un tas de décombres.</p>
+
+<p>La situation n'était pas gaie. Tenter une sortie, c'était vouloir se
+faire écharper sous le nombre. Des munitions, les quatre hommes en
+possédaient à eux tous, de quoi abattre un à un tous les gars du
+Beau-François, s'ils voulaient consentir à servir de cible; mais la
+disparition desdits gars prouvait que ce genre de distraction n'était
+pas de leur goût.</p>
+
+<p>Quant à croire qu'ils étaient partis, il ne fallait pas s'arrêter à
+cette pensée. L'or du Beau-François était là pour défendre d'admettre
+cette supposition.</p>
+
+<p>Restaient encore deux longues heures à s'écouler avant que le jour
+arrivé amenât sur la route des voyageurs qui pussent les secourir et,
+encore, ces voyageurs ne seraient ni assez nombreux ni assez hardis pour
+s'attaquer à toute une bande.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai confiance en Meuzelin, prononça Vasseur. Il ne doit pas
+être resté sans chercher un moyen de nous secourir.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais arrivera-t-il avant le tour que ces vauriens nous
+mijotent? répliqua Barnabé. Quel peut bien être ce tour?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore. Il doit tendre à nous faire sortir de notre
+refuge, avança le lieutenant.</p>
+
+<p>Et il répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Attendons.</p>
+
+<p>Or, à attendre, la pensée travaille. Il arriva donc que l'esprit de
+Vasseur, oubliant la situation présente, se mit à caresser un doux
+souvenir, ce qui le conduisit bientôt à pousser un gros soupir en
+murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est devenue Gervaise?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai dans l'idée qu'elle est maintenant en des mains amies qui
+la protégeront, dit gravement Barnabé.</p>
+
+<p>Tandis que le lieutenant attachait sur lui des yeux où venait de
+luire l'espérance, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai la certitude qu'elle a été reprise par son oncle, le
+Marcassin. Il n'est pas précisément un imbécile, cet ours énorme. En
+fait de finesses et de ruses, je suis convaincu qu'il en remontrerait
+largement au Beau-François. Il n'a pas dû courir longtemps après le
+ravisseur de sa nièce. Le géant avait trop peu d'avance sur lui pour
+avoir compté lui échapper par la fuite. Donc le Marcassin est revenu sur
+ses pas et, à la vue de la Saunerie, il a éventé la mèche. Son ennemi
+devait être là!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, objecta Vasseur, pourquoi n'est-il pas venu attaquer le
+Beau-François dans son repaire?</p>
+
+<p>&mdash;Pour la même raison qui nous a fait attendre pour secourir
+Gervaise que le scélérat eût quitté son trou. Comme nous, l'oncle a eu
+peur que le colosse, avant de lutter, se vengeât sur sa prisonnière et,
+comme nous encore, il a voulu surprendre son gredin en dehors de sa
+cachette; il a alors grimpé sur l'arbre qui accote la Saunerie, et tapi
+dans le feuillage de l'énorme branche qui surplombe la porte, il est
+resté à l'affût, à l'exemple du tigre qui guette, pour s'élancer sur sa
+proie, qu'elle passe au-dessous de lui.</p>
+
+<p>&mdash;Et pourtant il est resté immobile quand le Beau-François est
+sorti de la masure, dit le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Sans compter qu'il a bien fait, puisque nous nous chargions de
+sa besogne. Est-ce que vous croyez que du haut de sa branche il ne nous
+avait pas aperçus surveillant la Saunerie? N'a-t-il pas deviné, à la vue
+de Meuzelin, arrivant avec ses avirons, le moyen inventé pour attirer le
+Beau-François? Quand nous nous sommes élancés aux trousses du Chauffeur,
+il a profité de l'occasion qui lui laissait le champ libre. Se croyant
+suffisamment vengé de François qui allait tomber, croyait-il, en nos
+mains, le Marcassin s'est laissé choir de son arbre et il a emporté sa
+nièce.</p>
+
+<p>&mdash;Gervaise aux mains de cette brute! prononça le lieutenant avec
+une crainte mêlée de dégoût.</p>
+
+<p>&mdash;Brute, oui, mais une brute qui doit avoir de l'affection pour
+la jeune fille, prononça lentement Barnabé.</p>
+
+<p>Et, après une pause:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous une preuve de ce que j'avance? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Dis.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre étendit la main vers le tas d'or tombé du pot brisé par
+la balle.</p>
+
+<p>&mdash;Ce trésor appartenait au Marcassin, dit-il, et il a dédaigné
+de l'emporter pour pouvoir plus promptement sauver sa nièce.</p>
+
+<p>L'entretien fut interrompu par cette phrase que grondait Fichet,
+toujours au guet:</p>
+
+<p>&mdash;Qué fichaise ils fichent donc, ces fichus-là! Que mon
+entendement il me les révèle qu'ils sont à fouillasser dans les taillis
+sans tant seulement qu'on observe le bout de leur nez.</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être cueillent-ils des violettes? avança Fil-à-Beurre.
+</p>
+
+<p>Soudainement, il se fit immobile, attentif, l'oreille aux écoutes, en
+homme surpris par un bruit.</p>
+
+<p>Il marcha à Vasseur qui, resté assis à la même place, semblait, de
+son côté, prêter une profonde attention à un bruissement suspect.</p>
+
+<p>&mdash;Lieutenant, entendez-vous? souffla le squelette.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, depuis un instant.</p>
+
+<p>&mdash;Que nous préparent-ils? continua Barnabé en tendant encore
+l'oreille pour tâcher de deviner.</p>
+
+<p>Vasseur aussi demeura attentif.</p>
+
+<p>&mdash;J'y suis! fit brusquement l'échalas; ils sont en train
+d'amasser sur le toit un tas de matières combustibles auxquelles ils
+mettront le feu. Ils se servent du gros arbre pour arriver au-dessus de
+la maison. Bientôt le toit de vieilles planches vermoulues flambera
+comme un papier brûlé et un brasier nous tombera sur la tête.</p>
+
+<p>Le lieutenant avait écouté Barnabé, la face étonnée, les yeux grands
+ouverts.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! fit-il, c'est donc là-haut que tu entends?</p>
+
+<p>&mdash;Oui... et vous? demanda l'échalas, surpris à son tour de la
+question.</p>
+
+<p>Vasseur montra à ses pieds.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, c'est là! dit-il.</p>
+
+<p>À cette réponse, Barnabé se pencha vers la terre qui, sous les
+décombres, formait l'aire de la chambre.</p>
+
+<p>Des coups sourds s'entendaient sous la profondeur du sol et
+témoignaient d'un travail souterrain pour arriver jusqu'à eux.</p>
+
+<p>&mdash;Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à
+l'heure bien de la réjouissance, murmura Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Il avait deviné juste pour le toit. En s'aidant de l'arbre, les
+Chauffeurs avaient entassé sur l'abri de la masure tout ce que les
+environs leur avaient fourni de bois mort et d'herbes desséchées.</p>
+
+<p>Puis ils mirent le feu à l'amas.</p>
+
+<p>Comme l'avait prévu Barnabé, le toit fit une courte flambée, et, en
+s'effondrant, entraîna avec lui la masse enflammée.</p>
+
+<p>Mais, aussitôt, une effroyable explosion retentit. La masure fut
+secouée jusqu'aux fondations et ses murailles, après avoir vacillé sur
+leur base, s'écroulèrent en s'abattant sur les quatre compagnons.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cX"> </a><a href="#tdm">X</a></h2>
+
+
+<p>Quand la guerre civile avait détruit et incendié tant de châteaux
+dans les pays soulevés, c'était miracle qu'elle eût épargné le charmant
+domaine de la Brivière, situé à deux portées de fusil de la rive gauche
+de la Loire, non loin de Beaupréau, entre le village de Chalonne et
+celui de Saint-Florent-le-Vieil.</p>
+
+<p>Le château avait bien été pillé, mais les constructions étaient
+restées debout et intactes; de sorte que ç'avait été affaire de meubles,
+envoyés d'Angers et de Nantes, pour la personne qui était venue habiter
+le castel, au bout de longues années d'abandon écoulées depuis le départ
+de son dernier maître.</p>
+
+<p>C'est quinze jours après les événements de la Saunerie, précédemment
+racontés, que se passait, à la Brivière, la scène suivante entre deux
+jeunes femmes, l'une blonde, âgée d'environ dix-huit ans; l'autre brune,
+qui devait compter vingt-trois ans; mais toutes deux d'une beauté
+incontestable, quoique d'un genre tout différent.</p>
+
+<p>La brune, renversée sur un fauteuil, position qui faisait saillir,
+sous un riche peignoir de mousseline des Indes, toutes les richesses de
+son buste, dominait la blonde qui, simplement vêtue de laine, était
+assise devant elle sur un tabouret bas.</p>
+
+<p>Avec un sourire aimable et d'une voix douce qui sollicitait une
+confidence, la brune demandait:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mignonne, sois franche: tu as un amoureux?</p>
+
+<p>&mdash;Non, madame, dit ingénument la jeune fille.</p>
+
+<p>La dame, à cette réponse, leva un doigt et, d'un ton rieur qui
+semblait douter:</p>
+
+<p>&mdash;Gervaise! Gervaise! fit-elle. Ton nez remue... preuve que tu
+n'es pas franche.</p>
+
+<p>La jeune fille secoua négativement la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Comment? ma bellotte, vrai de vrai?... pas un petit
+amoureux... un amoureux timide qui, en rougissant, t'ait jamais dit
+combien tu es gentille? insista la dame.</p>
+
+<p>Et, prenant le menton de Gervaise dont elle tourna vers elle le
+gracieux visage:</p>
+
+<p>&mdash;Cherche bien dans tes souvenirs, appuya-t-elle.</p>
+
+<p>Il dut y avoir sur les traits ou dans les yeux de Gervaise quelque
+indice qui la trahit, car la belle brune s'écria joyeusement:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la vilaine! qui ne veut pas franchement avouer qu'elle
+aime...</p>
+
+<p>Alors Gervaise se hasarda à demander:</p>
+
+<p>&mdash;Vous, madame, aimez-vous ou avez-vous aimé?</p>
+
+<p>Un nuage rapide passa sur le front de la brune.</p>
+
+<p>Elle sembla hésiter; puis, sans préciser si elle parlait du présent
+ou du passé, elle répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Gervaise.</p>
+
+<p>Ces deux mots, elle les avait accentués d'un ton bref, et un éclair
+avait lui dans ses yeux... Était-ce colère sourde; était-ce souffrance
+secrète? Il eût été impossible de deviner lequel de ces deux sentiments
+avait réveillé la question de la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, reprit Gervaise, apprenez-moi à quoi on reconnaît
+qu'on aime, et je vous dirai si j'aime.</p>
+
+<p>&mdash;Quand il n'est pas là, on pense à lui.</p>
+
+<p>Gervaise rougit et d'une voix timide:</p>
+
+<p>&mdash;Il en est ainsi pour moi! avoua-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il vient à peine de vous quitter qu'on voudrait le voir
+revenir, continua la brune.</p>
+
+<p>&mdash;Toujours ainsi! répéta la jeune fille.</p>
+
+<p>La dame embrassa Gervaise dont, ensuite, elle prit la ravissante tête
+entre ses mains et, en la regardant dans les yeux, elle lui demanda de
+sa voix redevenue affectueuse:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu savoir la vérité?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;D'après le peu que tu m'as dit, ma pauvrette, ton c&oelig;ur
+est pris.</p>
+
+<p>Alors, à brûle-pourpoint:</p>
+
+<p>&mdash;Que fait-il? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Il est commerçant, je crois.</p>
+
+<p>&mdash;Il se nomme?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore.</p>
+
+<p>&mdash;Il habite?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais où.</p>
+
+<p>Cette fois, la dame eut un franc rire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu crois, tu ignores, tu ne sais, dit-elle en raillant. Eh!
+eh! ma belle, voilà un bien heureux homme, puisqu'en restant aussi
+mystérieux, il est arrivé à se faire aimer... Ah çà, où et comment
+l'as-tu connu?</p>
+
+<p>&mdash;À Mégin. Une première fois, le hasard l'avait amené en notre
+maison... Ensuite, il est revenu, jusqu'au jour où je ne l'ai plus revu.
+</p>
+
+<p>Et Gervaise poussa un gros soupir.</p>
+
+<p>&mdash;Plus revu? répéta la brune; il t'avait donc oubliée?</p>
+
+<p>&mdash;Non, c'est moi qui ai brusquement quitté le village.</p>
+
+<p>&mdash;Sans avoir pu le prévenir?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! fit tristement la jeune fille.</p>
+
+<p>La confidence fut interrompue par un petit coup frappé du dehors à la
+porte. C'était un grand diable de laquais, gauche, maladroit, qui, après
+avoir lourdement esquissé un salut, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Madame veut-elle recevoir deux envoyés de la commune de
+Beaupréau?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'ils entrent.</p>
+
+<p>Avant que les visiteurs fussent introduits, la dame alla ouvrir un
+petit meuble d'où elle tira un papier.</p>
+
+<p>Les deux hommes apparurent.</p>
+
+<p>&mdash;Citoyenne, dit le plus petit, mon devoir me commande de te
+demander de m'exhiber la permission qui autorise ton retour en France et
+prouve ta radiation de la liste des émigrés.</p>
+
+<p>Sans mot dire, la dame tendit l'acte.</p>
+
+<p>La lecture du papier ne suffit pas au petit homme qui, avec la
+gravité d'un roquet, se redressa en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi donc, tu es la citoyenne veuve Méralec, née Brivière?
+</p>
+
+<p>Un pli s'était creusé au front de la dame en entendant cette sorte
+d'interrogatoire.</p>
+
+<p>&mdash;Ce document ne le prouve-t-il pas? répliqua-t-elle d'un ton
+sec en reprenant le papier des mains du questionneur.</p>
+
+<p>Il allait parler à nouveau quand celui qui l'accompagnait le repoussa
+sur le second plan en disant:</p>
+
+<p>&mdash;En voilà assez, Croutot.</p>
+
+<p>Alors, avançant d'un pas, il étendit la main à deux pieds au-dessus
+du parquet et avec un sourire niais qui dilatait sa large face, il
+débita respectueusement:</p>
+
+<p>&mdash;Dire que je vous ai vue pas plus haute que ça, madame la
+comtesse.</p>
+
+<p>Et, après une petite pause:</p>
+
+<p>&mdash;Pipart... Avez-vous oublié Pipart? demanda-t-il.</p>
+
+<p>La comtesse sembla chercher le souvenir lointain qu'on évoquait, puis
+elle s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Pipart, avez-vous toujours votre bel appétit d'autrefois?</p>
+
+<p>Le Pipart, à cette question sur son appétit, lâcha un bruyant rire
+qui lui fit ouvrir une bouche énorme meublée de dents larges, solides,
+formidables, et répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Toujours! madame la comtesse, toujours!... Je puis même, sans
+me vanter, dire qu'il a doublé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! alors qu'est-ce donc? fit la comtesse avec une sorte
+d'admiration railleuse, tout en retournant au petit meuble d'où elle
+avait tiré le papier qu'elle venait de présenter.</p>
+
+<p>Pour s'y rendre, elle passa devant Gervaise. Elle souffla quelques
+mots à l'oreille de la jeune fille qui, tout aussitôt, quitta la chambre
+en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais le prévenir.</p>
+
+<p>Cette interruption déplut au pygmée, ce faible roquet répondant au
+nom de Croutot. La moindre contrariété rend les petits chiens hargneux.
+Croutot prouva son point de ressemblance, en reprenant d'un ton sec et
+bref, qui ressemblait à un jappement:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi, citoyenne, n'avoir pas obéi aux prescriptions du
+décret sur la rentrée des émigrés, qui ordonne à tout arrivant de se
+présenter devant les officiers municipaux de la section de sa commune?
+</p>
+
+<p>&mdash;Parce que j'ai espéré que les dits municipaux seraient assez
+galants pour venir me trouver... Et vous voyez que mon espoir n'a pas
+été trompé à propos de votre galanterie, répliqua la comtesse d'un ton
+aimable.</p>
+
+<p>À cet éloge, Pipart s'inclina en débitant:</p>
+
+<p>&mdash;Trop honoré, madame la comtesse.</p>
+
+<p>Mais Croutot ne lâchait pas, lui, du «madame la comtesse». Après une
+moue de mépris pour son collègue Pipart, il reprit, toujours rébarbatif:
+</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais, citoyenne Méralec, que cette comparution devant les
+officiers municipaux comporte un interrogatoire en vue de constater ton
+identité et de te permettre de rentrer dans ceux de tes biens qui n'ont
+pas été vendus par la nation.</p>
+
+<p>&mdash;Interrogez et je répondrai, dit madame de Méralec.</p>
+
+<p>Le nabot se redressa, tout orgueilleux de son autorité qu'on
+reconnaissait.</p>
+
+<p>&mdash;Citoyenne, prononça-t-il, plus grave qu'un dindon, tu te dis
+fille du ci-devant marquis de Brivière?</p>
+
+<p>Madame de Méralec fouilla encore dans son meuble, dont elle tira deux
+actes qu'elle tendit à Croutot en répondant:</p>
+
+<p>&mdash;Voici mon acte de naissance, délivré jadis par la paroisse de
+Chalonne, et l'extrait mortuaire de mon père, mort à l'étranger en 1797.
+</p>
+
+<p>Croutot prit les papiers et les parcourut des yeux en silence; puis
+il les remit à la comtesse, qui les présenta au collègue municipal en
+demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Voulez-vous en prendre aussi connaissance, Pipart?</p>
+
+<p>Celui-ci appela sur ses lèvres son plus séduisant sourire et repoussa
+les actes en disant:</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, madame la comtesse, je vous reconnais trop bien. Vous
+êtes le portrait frappant de votre père... et puis, après la lecture que
+vient de faire de ces papiers mon collègue Croutot, j'aurais l'air de
+contrôler derrière lui. Je ne lui fais pas cette injure.</p>
+
+<p>Tout radieux de l'importance que lui donnait Pipart, l'avorton
+reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Et tu es veuve, citoyenne?</p>
+
+<p>&mdash;Veuve du comte de Méralec, qui m'a épousée en Autriche trois
+mois avant la mort de mon père, et qui s'est fait tuer l'an dernier à la
+défense du pont de Constance.</p>
+
+<p>Croutot, à ces détails, fit une moue dédaigneuse.</p>
+
+<p>&mdash;En combattant pour les Russes contre la France! mâcha-t-il
+d'une voix sévère.</p>
+
+<p>Madame de Méralec avait tiré de son meuble deux autres papiers
+qu'elle apporta en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Voici mon acte de mariage et un acte de notoriété attestant la
+fin de M. de Méralec. Si je ne produis pas l'acte de décès, c'est que le
+corps de mon mari n'a pu se retrouver pour la constatation légale.
+L'acte de notoriété m'a été délivré sur le témoignage de cinq personnes
+combattant sur le pont à côté de mon mari, qui l'ont vu, frappé
+mortellement, tomber dans l'eau. Vous voyez leurs signatures au bas de
+l'acte.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien! fit Croutot en redonnant les papiers à la comtesse
+après une lecture attentive.</p>
+
+<p>Pendant que madame de Méralec allait reporter ces actes à côté des
+autres dans le petit meuble, Pipart, à son tour, prit la parole.</p>
+
+<p>&mdash;On nous a dit, madame, que la diligence qui, il y a huit
+jours, vous amenait ici, a été attaquée entre Angers et Ingrandes, par
+des hommes de la bande Coupe-et-Tranche?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! oui, fit la comtesse en frissonnant d'épouvante à ce
+souvenir.</p>
+
+<p>&mdash;La patrouille ambulante n'a-t-elle pas rempli son devoir?
+demanda Croutot en faisant allusion aux cinq soldats qui, juchés sur la
+bâche de la voiture, escortaient chaque diligence.</p>
+
+<p>&mdash;Les brigands les ont tués de leurs cinq premières balles.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvres diables! murmura Pipart.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, appuya Croutot, moins sensible que son collègue,
+l'attaque ne compte pas que ces cinq victimes.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement, non! dit madame de Méralec, émue et pâle. Il
+se trouvait dans le coupé de la diligence, que je partageais avec elle,
+une jeune femme. Les brigands l'ont arrachée, sans mot dire, de la
+voiture, et, sur le revers de la route, ils l'ont fusillée à bout
+portant.</p>
+
+<p>&mdash;Fusillée! répéta Pipart; elle a donc tenté de se défendre?
+</p>
+
+<p>&mdash;Elle n'a rien dit, rien fait. Les bandits sont venus tout
+droit à la portière en gens renseignés d'avance. Il n'y a pas eu, de
+leur part, la moindre hésitation entre elle et moi... et la chose s'est
+passée comme je viens de vous la conter... Sitôt l'infortunée morte, les
+brigands qui maintenaient les chevaux ou couchaient les postillons en
+joue, ont laissé la diligence continuer sa route.</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait donc uniquement pour assassiner cette femme que la
+diligence a été attaquée? avança Pipart.</p>
+
+<p>&mdash;C'est à supposer, dit la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? reprit Pipart. Pour le savoir, il faudrait d'abord
+apprendre quelle était cette femme. Une enquête serait probablement
+arrivée à le découvrir.</p>
+
+<p>Décidément, Croutot ne posait pas à l'homme sensible, car, à ces
+mots, il haussa les épaules en disant d'un ton railleur:</p>
+
+<p>&mdash;Une enquête! comment l'auriez-vous faite votre enquête? En
+cherchant quelqu'un qui, à la vue du cadavre, aurait pu révéler quelle
+était cette inconnue... C'était là, n'est-ce pas, le résultat probable
+de l'enquête?</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, affirma Pipart.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, sache donc, citoyen, que, quand le corps de la femme a
+été relevé sur la route par des gens d'Ingrandes, il était décapité...
+Coupe-et-Tranche devait avoir un intérêt majeur à ce que la victime ne
+fût pas reconnue, puisqu'il a fait disparaître la tête.</p>
+
+<p>Puis, s'adressant à madame de Méralec, à laquelle il affectait de ne
+pas donner son titre et de parler suivant la formule usuelle:</p>
+
+<p>&mdash;Mais toi, citoyenne, tu pourrais seule donner quelques
+renseignements précieux. Ne viens-tu pas de dire que cette femme
+voyageait avec toi dans le coupé?</p>
+
+<p>Si pénible qu'il lui fût de parler du drame dont le souvenir la
+faisait encore frémir de tous ses membres, madame de Méralec répondit:
+</p>
+
+<p>&mdash;C'est la vérité. Mais je ne saurais rien révéler qui puisse
+être utile. Elle était montée en voiture à la Flèche, en pleine nuit.
+Après quelques mots échangés sur l'heure à laquelle la diligence la
+déposerait le lendemain à Nantes, elle allégua une grande fatigue qui
+lui donnait un grand besoin de sommeil. Elle s'accota dans son coin et
+s'endormit. Le bruit de la fusillade, qui tuait les soldats de la
+patrouille ambulante la tira brusquement de son sommeil... Avant même
+qu'elle eût complètement recouvré ses esprits, elle était arrachée de la
+voiture et assassinée.</p>
+
+<p>Et la comtesse, avec un frisson d'épouvante, balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Il m'a semblé qu'un sinistre présage s'annonçait pour moi dans
+ce meurtre accompli le jour même où j'allais rentrer dans mon domaine de
+Brivière.</p>
+
+<p>Ces derniers mots rappelèrent au petit Croutot un point de sa
+mission.</p>
+
+<p>&mdash;À ce propos, tu as oublié, veuve Méralec, de satisfaire à une
+des formalités imposées par le décret qui règle la restitution de leurs
+biens aux émigrés.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;Tu avais d'abord à faire reconnaître ton identité par trois
+témoins attestant t'avoir connue jadis ou se portant garant que des
+droits d'héritage t'ont rendue légitime propriétaire des biens réclamés.
+</p>
+
+<p>La veuve se tourna vers Pipart.</p>
+
+<p>&mdash;Sur trois témoins, j'en ai déjà un. N'est-ce pas, vieil ami?
+demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! fit avec empressement Pipart, mon témoignage vous est tout
+acquis.</p>
+
+<p>Et, en étendant encore la main, il répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous ai-je pas connue quand vous n'étiez pas plus haute que
+ça!</p>
+
+<p>&mdash;Bien! appuya Croutot; restent deux témoignages à produire.
+</p>
+
+<p>&mdash;Le deuxième sera un vieux serviteur de ma famille, qui
+exploite une des métairies du domaine. Il ne va pas tarder à venir, car
+je l'ai fait demander, fit la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Reste le dernier témoin à trouver, insista Croutot, à cheval
+sur la loi.</p>
+
+<p>Tout en répondant, madame de Méralec était revenue à son petit meuble
+et, avant de le fermer, elle procédait à un dernier rangement des actes
+qu'elle avait produits.</p>
+
+<p>En même temps qu'elle s'occupait de ce soin, en tournant le dos aux
+deux officiers municipaux, elle lisait un papier, couvert de notes, qui
+se trouvait au fond du tiroir.</p>
+
+<p>Elle se leva et ferma le meuble en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ce troisième témoin qui me manque, pourquoi, citoyen Croutot,
+ne serait-ce pas vous?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne te connais pas, veuve Méralec, fit le roquet qui se
+redressa tout insolent.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! en êtes-vous bien certain? fit railleusement la veuve
+en s'avançant vers lui.</p>
+
+<p>Elle allait l'atteindre quand la porte s'ouvrit.</p>
+
+<p>C'était le vieux métayer attendu, dont il venait d'être parlé, qui
+faisait son entrée.</p>
+
+<p>Et ce métayer n'était autre que le Marcassin.</p>
+
+<p>En pénétrant dans le boudoir de la comtesse, le métayer, d'un rapide
+regard de son &oelig;il gris et dur, avait dévisagé les deux officiers
+municipaux. Nulle impression ne se pouvait lire sur sa face poilue qui
+trahit l'impression produite par cet examen, mais un presque
+imperceptible haussement de ses larges épaules aurait pu s'interpréter
+comme un signe de dédain pour ces deux importuns, qui venaient faire
+acte d'autorité au château.</p>
+
+<p>&mdash;Madame la comtesse m'a fait demander par Gervaise? dit-il de
+sa voix rauque et lente.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon brave Cardeuc, fit la veuve.</p>
+
+<p>Un sourire lui vint aux lèvres et elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Rappelle-moi donc l'étrange sobriquet que, m'as-tu dit, tu
+portes maintenant.</p>
+
+<p>&mdash;Le Marcassin.</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est qu'il a le poil de cet animal, ricana l'avorton
+Croutot qui, à côté du métayer, ressemblait à un rat maigre près d'un
+b&oelig;uf.</p>
+
+<p>Le Marcassin, sans doute par respect pour sa maîtresse, ne souffla
+mot à la plaisanterie du nabot; mais son regard alla, une seconde, se
+poser, fixe et aigu, sur la chétive personne du railleur.</p>
+
+<p>Cependant madame de Méralec avait continué en s'adressant à son
+métayer:</p>
+
+<p>&mdash;Ces messieurs me sont envoyés, Cardeuc, par la municipalité de
+Beaupréau, dont ils font partie, pour m'enjoindre de me conformer à
+toutes les formalités imposées par le décret qui autorise le retour des
+émigrés. Une de ces prescriptions m'ordonne de faire reconnaître mon
+identité par trois témoins.</p>
+
+<p>Pipart crut devoir rentrer en scène. Il baissa encore la main à deux
+pieds du parquet et répéta sa phrase:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous ai connue pas plus haute que ça. Donc je suis prêt à
+être un des trois témoins.</p>
+
+<p>&mdash;Convenu, Pipart, dit gracieusement la comtesse.</p>
+
+<p>Et pour prouver que si lui la reconnaissait, elle, de son côté, avait
+gardé son souvenir, la veuve demanda en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Mangez-vous toujours un gigot de huit livres à vous tout seul
+comme jadis, mon cher Pipart?</p>
+
+<p>À cette question, les yeux de l'ogre brillèrent de sensualité
+gastronomique, ses lèvres frémirent et, après un claquement de ses
+mâchoires, comme si elles broyaient os et viande, il répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Aujourd'hui, j'en mange deux!</p>
+
+<p>La comtesse se tourna vers le Marcassin:</p>
+
+<p>&mdash;Voici mon premier témoin trouvé, fit-elle; veux-tu être le
+deuxième, Cardeuc?</p>
+
+<p>&mdash;Oui. Depuis deux cents ans, les Cardeuc ont, de père en fils,
+exploité la métairie de Saint-Florent-le-Vieil qui dépend du château de
+Brivière. Moi, voici vingt années que je l'exploite en vertu d'un
+contrat, que je puis montrer, qui m'avait été passé par votre père,
+Raoul-Yvon-Louis Jarniel, marquis de Brivière. Je vous ai vue naître et,
+malgré treize années écoulées depuis votre départ, alors que vous aviez
+dix ans, je vous reconnais pour Jeanne-Clotilde, la fille du marquis,
+mon dernier maître, dont vous êtes le portrait frappant.</p>
+
+<p>Le Marcassin, cela débité de sa voix caverneuse, se tourna vers
+Croutot en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis prêt à le signer.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il donc que ces témoignages soient donnés par écrit?
+demanda la veuve en s'adressant à Pipart.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, affirma le mangeur de gigots.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, je vais vous fournir plume et papier, dit la comtesse
+en allant rouvrir le petit meuble où elle avait enfermé ses actes.</p>
+
+<p>Un rire moqueur se fit entendre. Il venait de Croutot qui, en
+secouant la tête, demanda à la veuve:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu ne te presses pas un peu trop, citoyenne?</p>
+
+<p>&mdash;En quoi faisant?</p>
+
+<p>&mdash;En préparant ton papier.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, pour dresser le certificat, il me semble qu'il te
+manque quelque chose.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! ce troisième témoin exigé par le décret.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, il ne me manque pas, ce troisième témoin: il est
+ici.</p>
+
+<p>Par dérision, le nabot promena autour de la chambre ses yeux étonnés,
+en débitant d'un ton goguenard:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le vois pas. Se cache-t-il donc sous les meubles?</p>
+
+<p>&mdash;Oubliez-vous, fit la comtesse, que je vous ai déjà dit que ce
+troisième témoin c'était vous.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, appuya sèchement le nain, mais je t'ai répondu,
+citoyenne, que je ne te connaissais ni d'Ève ni d'Adam.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien singulier alors, car moi je me souviens de vous.
+Voulez-vous permettre, citoyen, que je vous rafraîchisse la mémoire?
+proposa madame de Méralec.</p>
+
+<p>Croutot pouffa d'un nouveau rire moqueur, se campa sur une jambe, fit
+un effet de torse et, tout confiant en lui-même, lança d'un ton
+insolent:</p>
+
+<p>&mdash;J'attends!</p>
+
+<p>La veuve marcha vers l'avorton et quand elle fut devant lui, les yeux
+dans les yeux, elle lui demanda tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;Donnez-moi donc des nouvelles de Julie?</p>
+
+<p>&mdash;De Julie? répéta Croutot dont la voix parut tout à coup
+s'étrangler quelque peu. Il y a tant de Julie! Si au moins tu me la
+signalais par une singularité quelconque.</p>
+
+<p>&mdash;Y tenez-vous beaucoup? demanda la veuve.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute, affirma Croutot dont cependant l'assurance
+paraissait chanceler.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, dit la comtesse, puisqu'il faut une particularité,
+cette Julie, qui aimait tant à aller sur l'eau.</p>
+
+<p>Ce renseignement était bien simple, et, pourtant, son effet fut
+foudroyant sur l'officier municipal. Son rire railleur s'éteignit
+brusquement sur ses lèvres devenues blanches et frémissantes. Sa face se
+convulsa d'épouvante, et, les yeux agrandis, il demeura bouche béante
+devant madame de Méralec qui lui souriait le plus gracieusement du
+monde.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas que vous vous souvenez si bien de moi, à présent,
+que vous serez heureux d'être mon troisième témoin? lui souffla alors la
+Comtesse.</p>
+
+<p>D'un prompt coup d'&oelig;il, Croutot chercha le Marcassin et Pipart.
+Il les vit causant ensemble, éloignés dans un coin où, par discrétion,
+ils s'étaient retirés. Rien ne laissait à supposer qu'ils eussent
+entendu un mot.</p>
+
+<p>Le nabot était de la nature des chats qui, même de la plus haute
+chute, retombent toujours sur leurs pattes. Il venait d'éprouver une
+bien violente et fort désagréable émotion, mais il n'en parut rien dans
+l'accent à la fois étonné et joyeux avec lequel il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Que ne le disiez-vous tout de suite? madame la comtesse.
+Certes oui, à présent, je me rappelle tous ces détails de votre enfance.
+Aussi serai-je tout honoré d'être votre troisième témoin.</p>
+
+<p>À ces paroles, lancées à haute voix, le Marcassin et Pipart, cessant
+leur conversation, s'étaient retournés pour venir à la table sur
+laquelle la comtesse leur montrait papier, plume et encre, en disant:
+</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes les trois témoins exigés par le décret. Veuillez
+donc me dresser votre acte de reconnaissance.</p>
+
+<p>Séance tenante, Croutot écrivant, ils rédigèrent le certificat qui,
+attestant que Jeanne-Clotilde, veuve du comte de Méralec, était bien
+fille de défunt Raoul-Ivon-Louis Jarniel, marquis de Brivière et lui
+reconnaissait le droit d'entrer en jouissance de ceux des biens
+paternels que les événements politiques avaient laissés libres.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cXI"> </a><a href="#tdm">XI</a></h2>
+
+
+<p>La belle et jeune Clotilde de Brivière, comtesse de Méralec, était
+une des premières rentrées en France de l'émigration. Aussi, dans le
+pays, avait-il été beaucoup parlé d'elle avant même qu'elle fût revenue
+dans le château de ses pères.</p>
+
+<p>Huit jours avant qu'elle fît son apparition, son retour avait été
+annoncé partout par son fidèle métayer Cardeuc, dit le Marcassin. Il
+avait été dans tous les environs, en tous coins, en toutes chaumières,
+colportant la lettre qu'il avait reçue de la comtesse lui annonçant sa
+prochaine arrivée, avec tous les détails et renseignements sur le
+voyage, à petites journées qui, du fond de l'Allemagne, la ramènerait au
+manoir de Brivière.</p>
+
+<p>Il fallait voir avec quelle joie le métayer exprimait son bonheur de
+revoir bientôt la dernière de cette illustre race des Brivière que,
+depuis deux cents ans, de père en fils, la famille des Cardeuc avait
+servie.</p>
+
+<p>Et, quand un acquéreur de quelque lopin de terre ayant appartenu au
+domaine de Brivière, plaidant sa cause en ayant l'air de s'intéresser à
+celle du Marcassin, lui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, Cardeuc, tu as acheté ta métairie quand, après la
+confiscation, elle a été vendue comme bien national. Est-ce qu'il te
+faudra la rendre?</p>
+
+<p>Alors le Marcassin regardait le questionneur de son &oelig;il sombre
+et répondait d'une voix qui sonnait menaçante:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai acheté ma métairie pour la conserver à la fille de mes
+maîtres et je compte qu'il en sera de même de tous ceux qui ont acquis
+des biens du domaine.</p>
+
+<p>&mdash;La peste soit du vieux fanatique! grognaient&mdash;mais loin
+du métayer bien entendu&mdash;ceux qui, par cela même qu'ils étaient
+acquéreurs, étaient moins que tièdes de dévouement pour l'ancienne
+famille seigneuriale.</p>
+
+<p>Hargneux et tremblants, ils maudissaient la satanée bambine qui
+aurait bien dû mourir en émigration. Puis ils se disaient qu'après
+treize années écoulées, celle qui était partie bambine de dix ans allait
+revenir femme faite.</p>
+
+<p>Car en 1787, alors que la monarchie semblait devoir durer encore bien
+longtemps, le marquis de Brivière avait flairé l'avenir et, pendant que
+d'autres s'endormaient en une sécurité trompeuse, il avait pris ses
+précautions. Sous prétexte d'envoyer son enfant accaparer les bonnes
+grâces et, partant, la succession d'une tante, vieille fille riche qui
+vivait à l'étranger, il l'avait fait passer en Allemagne. Puis, peu à
+peu, sans bruit, et un à un, il avait, en disant vouloir réunir en
+argent une fortune qui revenait à sa fille, vendu tous les immenses
+biens provenant de la succession de sa femme. Puis il avait hypothéqué
+ses biens propres, en se créant une réputation de joueur malheureux.
+</p>
+
+<p>&mdash;Toute la fortune des Brivière s'en va par les cartes, se
+disait-on en plaignant le marquis.</p>
+
+<p>De la sorte, il advint, quand l'orage révolutionnaire emporta trône
+et roi, qu'il y avait déjà deux ans que le marquis, ayant rejoint sa
+fille en Allemagne, vivait à râtelier plein, n'ayant abandonné de ses
+biens que ce qu'il n'avait pu emporter, c'est-à-dire son château et
+quelques terres qu'au dernier moment il lui avait été impossible
+d'hypothéquer. Au bout de dix années de cette existence fortunée, alors
+que Clotilde atteignit ses vingt ans, l'heureux marquis avait encore eu
+la chance de dénicher pour gendre un homme qui se trouvait dans les
+mêmes conditions que lui, c'est-à-dire ayant sauvé la presque totalité
+d'une fort grande fortune.</p>
+
+<p>Trois mois après que Clotilde, était devenue comtesse de Méralec, le
+marquis était mort ne pouvant se douter que son gendre, au lieu de
+savourer son oisiveté dorée, irait bêtement, deux années plus tard,
+engagé dans l'armée de Condé et combattant pour les Russes, se faire
+hacher à la défense du pont de Constance, contre les soldats de Masséna
+poursuivant l'ennemi qu'il venait de vaincre à Zurich.</p>
+
+<p>De son mariage et de son veuvage, madame de Méralec avait fait part
+au métayer dans la lettre où elle lui annonçait son retour prochain,
+lettre, on le sait, que le Marcassin avait promenée dans tout le pays;
+lettre enfin qui, pour s'expliquer sur celui auquel, après tant d'années
+d'absence, elle était adressée, contenait cette phrase:</p>
+
+<p>«C'est à toi que j'écris, mon dévoué Cardeuc, car de tous ceux qui
+ont traversé mon enfance, tu es le seul dont le souvenir me soit resté.»
+</p>
+
+<p>Ce qui faisait, derrière Marcassin qui leur avait lu la lettre, dire
+aux mauvais plaisants:</p>
+
+<p>&mdash;Le fait est qu'avec sa mine d'ours mal léché, il a dû lui
+causer, quand elle était bambine, des peurs bleues qui ont contribué à
+le graver dans sa mémoire.</p>
+
+<p>Bien des gens qui avaient redouté l'arrivée de la châtelaine de
+Brivière finirent par la souhaiter ardemment, car la première lettre au
+métayer fut suivie d'une seconde que le Marcassin se remit à aller lire
+aussi à la ronde.</p>
+
+<p>Tel jour, à telle heure, par la diligence de Paris à Nantes, Madame
+de Méralec précisait son arrivée dans cette seconde lettre, qui se
+terminait par une recommandation de la comtesse à son métayer, de calmer
+les alarmes des acquéreurs d'une partie de ses biens, attendu que,
+revenant riche des deux fortunes de son père et de son époux, elle était
+décidée à n'inquiéter personne.</p>
+
+<p>Ce fut à qui chanterait les louanges de la généreuse femme rentrant
+dans ses foyers. On organisa une députation chargée de traverser la
+Loire, pour aller à l'autre rive, sur la route d'Angers à Ingrande,
+l'attendre au passage de la diligence.</p>
+
+<p>Dans cette joie générale, la note sinistre fut donnée par le
+Marcassin.</p>
+
+<p>&mdash;Pourvu que la diligence ne soit pas attaquée par les gars de
+Coupe-et-Tranche! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>Car, sur ce côté du fleuve, le pays était sous la profonde terreur
+des bandits qui pillaient, incendiaient et assassinaient avec l'impunité
+que leur assuraient la lâche inertie des habitants et le peu de troupes
+dont disposaient les autorités.</p>
+
+<p>Aussi la députation de Brivière fut-elle saisie d'une immense stupeur
+d'effroi, quand, de loin, au petit jour, elle vit arriver la diligence
+ramenant, étendus sur sa bâche, les corps des soldats de la patrouille
+ambulante tués par les détrousseurs. Personne n'osa élever la voix quand
+le postillon arrêta ses chevaux devant ce groupe qui lui barrait la
+route.</p>
+
+<p>Ce lugubre silence fut brusquement rompu par un cri de joie indicible
+que poussa le Marcassin en s'élançant vers une portière à laquelle
+venait d'apparaître une tête de jeune femme brune, dont la pâleur
+n'empêchait pas d'admirer la beauté exquise.</p>
+
+<p>&mdash;Ma bonne maîtresse! bégayait le métayer, tout haletant d'un
+contentement fou, lorsqu'il ouvrit d'une main fébrile la portière à la
+voyageuse.</p>
+
+<p>&mdash;Cardeuc! mon dévoué Cardeuc! fit la comtesse quand elle eut
+mis pied à terre, doublement émue par le drame sanglant de l'attaque et
+le bonheur de revoir son fidèle serviteur.</p>
+
+<p>Pendant cette reconnaissance, on retirait les malles de la voyageuse
+de dessous les cadavres des soldats, et chacun, par le postillon,
+apprenait les détails de la voiture assaillie et de l'assassinat de la
+malheureuse femme, dont il avait fallu abandonner le corps sur la route.
+</p>
+
+<p>&mdash;Sinistre présage pour moi! répéta maintes fois la comtesse
+attristée en suivant les siens vers l'embarcation qui allait la
+transporter de l'autre côté de la Loire.</p>
+
+<p>Elle était si belle, si gracieuse, si attrayante de formes, que ceux
+chez qui l'émotion pénible était de courte durée oublièrent l'aventure
+sanglante de la voiture, pour se donner tout à l'admiration pour la
+comtesse, marchant devant eux appuyée au bras de Cardeuc, heureux d'un
+pareil honneur.</p>
+
+<p>Sans l'événement tragique de la diligence, la rentrée de madame de
+Méralec sous le toit de ses aïeux eût été une véritable fête.</p>
+
+<p>Pendant huit jours, la veuve s'occupa de remeubler le château en
+s'adressant à Nantes et à Angers. Ce fut par les gens qui apportèrent
+des meubles de cette dernière ville qu'on apprit l'épilogue horrible de
+l'affaire de la diligence. On avait relevé sur la route le cadavre de la
+femme assassinée, mais privé de sa tête, que les bandits avaient fait
+disparaître.</p>
+
+<p>En même temps que ces ouvriers d'Angers contaient au château de
+Brivière l'épouvantable précaution prise par les brigands pour que la
+femme ne fût pas reconnue, ils apportaient aussi une autre nouvelle. Le
+bruit courait que des troupes allaient arriver en nombre à Rennes,
+Laval, Angers, Ancenis et Nantes. De tous ces points, en convergeant à
+un centre commun, s'engagerait, simultanément, une action énergique qui
+débarrasserait la province des bandes qui la ravageaient. On citait même
+le nom du général Labor, récemment arrivé à Nantes, qui devait commander
+en chef l'expédition.</p>
+
+<p>&mdash;Nous serons donc enfin délivrés de Coupe-et-Tranche et de ses
+exécrables compagnons, s'écria avec joie le Marcassin quand, en présence
+de madame de Méralec, on annonça cet événement prochain.</p>
+
+<p>Au bout de la semaine, la comtesse était à peu près installée. Son
+personnel de domestiques laissait fort à désirer sous le rapport de
+l'expérience du service et de la tenue correcte; mais comme la veuve
+avait déclaré qu'elle voulait faire vivre les gens du pays, force avait
+été au Marcassin, chargé du recrutement, de choisir parmi les moins
+engourdis de la localité.</p>
+
+<p>À la fin, le fidèle métayer avait hasardé cette proposition:</p>
+
+<p>&mdash;Tout récemment, j'ai recueilli chez moi ma nièce Gervaise.
+Madame la comtesse veut-elle l'accepter pour femme de chambre?</p>
+
+<p>&mdash;Dites pour dame de compagnie, Cardeuc, avait répondu la veuve.
+</p>
+
+<p>Et, le lendemain, Gervaise avait fait son entrée au château de
+Brivière.</p>
+
+<p>C'était le jour même des débuts de Gervaise auprès de la comtesse,
+que celle-ci avait reçu les deux officiers municipaux, Pipart et
+Croutot, qui l'avaient définitivement mise en règle avec toutes les
+exigences du décret sur la rentrée des émigrés.</p>
+
+<p>Elle était belle et riche, la veuve revenue. Cela devait
+inévitablement attirer à elle tous ceux qui méditeraient de lui faire, à
+leur profit, convoler à de secondes noces. De son côté, Clotilde avait
+vingt-trois ans, âge qui n'est pas précisément celui où on se complaît
+en une solitude profonde.</p>
+
+<p>De plus, le pays sortait d'une phase lugubre. Pendant de longues
+années de guerre civile, on avait été privé de plaisirs et de
+distractions aimables.</p>
+
+<p>En conséquence, quand on sut que la Brivière était habitée par une
+châtelaine de première beauté, avenante et gaie, chez laquelle on
+trouvait bon accueil et bonne table, ce fut, dans la société de choix,
+en plus des coureurs de dot, à qui se ferait admettre chez la veuve.
+Tant et si bien qu'à la fin du premier mois, le manoir était le
+rendez-vous de toutes les autorités des environs et de tous ceux qui
+savaient se présenter.</p>
+
+<p>Au milieu de ce tohu-bohu, Gervaise n'était pas oubliée par la
+comtesse, pour laquelle elle s'éprenait d'une affection sincère. Elle
+avait ses heures auprès de madame de Méralec, car toutes les matinées la
+réunissaient à la veuve. Alors c'était de longues et affectueuses
+causeries, où la comtesse se plaisait à faire raconter tout son passé à
+la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, au moins, sais-tu quand reviendra ton père? lui
+demandait-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore. Mon oncle, quand je l'interroge, me dit qu'il
+doit être en Italie, suivant l'armée française, qu'il ravitaille de
+chevaux et de fourrages, et il m'affirme que nous devons nous attendre à
+le voir venir nous surprendre au premier jour.</p>
+
+<p>Et lorsque, pour la dixième fois, Gervaise lui contait son aventure
+de la <i>Biche-Blanche</i>:</p>
+
+<p>&mdash;Et tu dis que cet homme était un colosse de force? Il a dû
+alors t'emporter comme une plume, ma pauvre chérie, disait la veuve.
+</p>
+
+<p>&mdash;En arrivant à l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i> j'étais
+brisée par les cahots d'une voiture suspendue dans laquelle je voyageais
+depuis deux jours. Mon oncle m'accorda trois heures pour me reposer dans
+une chambre. Je m'étais endormie tout habillée sur mon lit, quand je fus
+réveillée en sursaut. On m'avait entourée dans ma couverture et on
+m'emportait.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu as crié?</p>
+
+<p>&mdash;Non. La peur m'avait fait perdre connaissance. Mon
+évanouissement fut long car il était minuit quand je revins à moi. Le
+clair de lune me permit de me rendre compte de l'endroit où j'étais.
+C'était une salle délabrée, à demi pleine de décombres. Un homme dont la
+haute taille se découpait en silhouette, se tenait devant une fenêtre,
+guettant je ne sais quoi avec une attention extrême. À un mouvement que
+je fis en retrouvant ma connaissance, il se tourna vers moi en disant
+d'une voix menaçante: «Entre le magot et toi, ce n'est pas toi qui auras
+la préférence, la fille. Ainsi, ne bouge pas, ne crie point, si tu ne
+veux pas que je t'étrangle.» Puis il se remit à guetter.</p>
+
+<p>&mdash;De quel magot parlait-il?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en sais rien. Bientôt j'entendis le géant pousser une
+sourde exclamation de joie qu'il fit suivre de ces mots murmurés:
+«Tiens, l'imbécile qui m'apporte des avirons!» Et alors, s'adressant
+encore à moi, il me dit: «Si tu tiens à la vie, ne tente pas de t'enfuir
+pendant l'absence de deux minutes que je vais faire.» Il ouvrit
+doucement la porte de notre refuge et avança la tête au dehors. Puis il
+fit un pas, ensuite deux, semblant hésiter. Enfin, il s'élança et
+disparut. Aussitôt, derrière lui, j'entendis les pas précipités de
+plusieurs personnes courant sur sa trace. Au bruit des pas qui
+s'éloignaient succéda un coup sourd comme celui de la chute d'un corps
+lourd sur le sol. La porte se rouvrit brusquement pour donner passage à
+un homme dont je reconnus la voix, quand il me dit dans la
+demi-obscurité de la salle:</p>
+
+<p>&mdash;N'aie pas peur, ma nièce!</p>
+
+<p>C'était mon oncle, qui m'emporta dans ses bras en courant. Il me
+déposa dans un taillis au bord de la Sarthe en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ils vont faire ma besogne en tuant ce grand idiot. Nous avons
+le temps de respirer.</p>
+
+<p>Au bout de cinq minutes, mon oncle, qui regardait en amont de la
+rivière, s'écria joyeusement:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! voici, venant à nous, un moyen commode de voyager sans
+laisser traces.</p>
+
+<p>En effet, une barque munie de ses avirons, sans personne pour la
+diriger, dérivait au courant de la Sarthe, qui nous l'amenait. Mon oncle
+se mit à l'eau pour aller à la nage l'arrêter au passage. Quand il l'eut
+attirée à la rive et qu'il m'eut fait monter, il l'attacha par sa chaîne
+à une souche du rivage.</p>
+
+<p>&mdash;Attends-moi, je vais payer une dette, me dit-il.</p>
+
+<p>Et il prit sa course dans la direction de l'auberge de la
+<i>Biche-Blanche</i>.</p>
+
+<p>À ce point du récit de Gervaise, la comtesse interrompit en faisant
+entendre un rire argentin.</p>
+
+<p>&mdash;Drôle de moment pour aller payer une dette, dit-elle.</p>
+
+<p>À quoi Gervaise, avec un petit frémissement dans la voix, répondit en
+hésitant:</p>
+
+<p>&mdash;J'ignore quelle dette mon oncle avait à payer, mais quand il
+revint ses mains étaient rouges et il les lava dans la rivière.</p>
+
+<p>Tandis que je regardais épouvantée après avoir reconnu que ce rouge
+était du sang, il me rassura en me disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ne va pas t'imaginer les grands diables, mon enfant, et c'est
+simplement une méchante chienne que j'ai tuée.</p>
+
+<p>Puis, en me voyant hésiter à le croire, il tendit vers moi sa main
+gauche que le sang rougissait à nouveau.</p>
+
+<p>&mdash;Vois plutôt: elle m'a mordue, me dit-il.</p>
+
+<p>Après avoir entouré sa main de son mouchoir, il entra dans la barque
+et prit les rames. Au moment même où nous débordions, des coups de feu
+retentissaient en amont de la Sarthe, à l'endroit où s'élevait cette
+bâtisse dans laquelle le géant m'avait tenue enfermée.</p>
+
+<p>C'était ainsi que, peu à peu, madame de Méralec s'était initiée au
+passé de Gervaise. Mais, dans ce passé de la jeune fille, il était un
+point sur lequel la comtesse aimait à revenir. C'était le chapitre de
+l'amoureux que la gentille blonde aimait, de son côté, sans savoir son
+nom.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mignonne, il est impossible que tu ne saches pas même
+son petit nom, insistait la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai jamais osé le lui demander.</p>
+
+<p>&mdash;Et comment est-il, ce mystérieux jeune homme?</p>
+
+<p>&mdash;Grand, blond, des yeux qui brillent d'énergie, de belles
+moustaches.</p>
+
+<p>&mdash;Élégant, de belle allure! appuyait la veuve.</p>
+
+<p>À cette question, Gervaise répondait par une petite moue.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! une tournure de lourdaud, à la taille épaisse? reprenait
+la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, disait vivement Gervaise, défendant son amoureux. Au
+contraire, il est de taille svelte.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, explique-moi ta moue, chérie.</p>
+
+<p>&mdash;Il a un petit défaut.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas d'être bossu, j'imagine? s'écriait la veuve avec
+une terreur feinte.</p>
+
+<p>&mdash;Je le trouve un peu raide, un peu gourmé dans ses habits. Il a
+un je ne sais quoi qui le fait paraître emprunté, détaillait Gervaise.
+</p>
+
+<p>&mdash;Comme un militaire en bourgeois, avançait la veuve.</p>
+
+<p>Mais cette comparaison n'était pas à la portée de la jeune fille qui,
+dans sa solitude de Mégin, si elle avait vu passer des soldats, ne les
+avait aperçus jamais que sous l'uniforme.</p>
+
+<p>Aussi, comme elle hésitait à répondre, madame de Méralec lui demanda:
+</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu t'instruire à ce sujet?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma bellote, pas plus tard que ce soir, je reçois à
+dîner des militaires... un général et sa suite... Il est probable que
+quelques-uns se présenteront sous l'habit bourgeois. Tu seras à même de
+juger s'ils n'ont pas le même défaut que tu reproches à ton amoureux.
+</p>
+
+<p>Madame de Méralec disait vrai. Le soir même, elle attendait le
+général Labor qui, affirmait le bruit public, devait bientôt diriger en
+chef le mouvement de troupes qui allait, d'un seul coup, anéantir les
+bandes.</p>
+
+<p>De Nantes, où il aurait été trop loin, le général Labor était venu,
+avec toute sa suite, s'établir à Ingrande, point central de l'opération.
+Dès le second jour, la réputation de beauté de la comtesse et les éloges
+de sa fastueuse et aimable hospitalité étaient venus à ses oreilles.
+</p>
+
+<p>Le général Labor aimait les jolies femmes et la table. Les occasions
+lui étaient rares de contenter ces deux goûts. Il s'était empressé de
+demander la permission de présenter ses hommages à la comtesse qui avait
+répondu par une invitation à dîner.</p>
+
+<p>Le soir donc, le général Labor et ses officiers vinrent s'asseoir à
+la table où madame de Méralec le recevait pour ainsi dire dans
+l'intimité, car rien que trois invités civils, dont l'ogre Pipart,
+partageaient ce repas.</p>
+
+<p>Le Marcassin avait obtenu de sa maîtresse la permission de se mêler
+aux gens de service, pour pouvoir admirer tout à son aise le brave
+soldat qui allait enfin délivrer le pays du redoutable Coupe-et-Tranche
+et de sa bande.</p>
+
+<p>La veuve était trop jolie pour n'avoir pas le droit d'être
+indiscrète. Elle en abusa vers le milieu du repas.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, général, demanda-t-elle avec son plus aimable
+sourire, quand entrez-vous en campagne?</p>
+
+<p>Labor en était à son dixième verre d'un vin généreux qui lui
+chauffait le cerveau. Le regard de la comtesse lui fit chaud au
+c&oelig;ur. Sous l'influence de cette double chaleur, il oublia d'être
+prudent.</p>
+
+<p>&mdash;J'entrerais demain en campagne, si je le pouvais, répondit-il.
+</p>
+
+<p>&mdash;Vos troupes ne sont-elles pas encore arrivées?</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, comtesse, toutes mes forces sont au grand
+complet, et, pour agir, elles guettent mon signal.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne le donnez-vous pas?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que des ordres me prescrivent d'attendre que j'aie été
+rejoint par un individu dont les renseignements doivent m'être
+indispensables... J'ai envoyé chercher cet homme à l'endroit où il
+m'avait été dit que je le trouverais... Il avait disparu!... Et, depuis,
+il m'a été impossible de mettre la main dessus.</p>
+
+<p>Et le général Labor, s'oubliant un peu, lâcha cette phrase:</p>
+
+<p>&mdash;Que mille millions de diables patafiolent ce satané
+Meuzelin!!!</p>
+
+<p>Pour tous les convives, ce nom de Meuzelin était parfaitement
+inconnu. On se regarda à la ronde, s'interrogeant du regard sur le
+personnage cité. Il s'ensuivit un silence pendant lequel on entendit le
+fracas des mâchoires de Pipart qui broyait des os pour prendre patience;
+car, l'attention prêtée par chacun, mangeurs et servants, aux paroles du
+général, avait un peu arrêté le dîner.</p>
+
+<p>Le digne officier municipal ne s'était pas vanté en parlant de son
+appétit. Il mangeait à l'heure, au jour, à la semaine, au mois, tant
+qu'on aurait voulu, s'il fût venu à quelqu'un la fantaisie de faire les
+frais de sa voracité. Il était attaqué de cette maladie, alors à peu
+près inconnue à la science, qui l'appelait «<i>le foie chaud</i>» et
+qui, aujourd'hui, un peu moins inexpliquée, mais toujours inguérissable,
+se nomme «<i>la boulimie</i>» ou, plus communément: «<i>diabète de
+faim</i>». Quelle qu'en soit la cause, la Boulimie est un mal terrible,
+heureusement fort rare. C'est une faim que rien ne peut satisfaire. Plus
+le malade mange, plus il a faim, pourrait-on dire, car elle s'accroît en
+raison des aliments qu'on lui donne plus nombreux. Aussi, quand la
+maladie se prolonge, le malheureux arrive à dévorer des quantités qui
+suffiraient à vingt appétits ordinaires. Et toujours la faim est là,
+inassouvie, impérieuse, poussant le malade, dans les derniers temps, à
+ne plus regarder à la nature des aliments et à se jeter sur tout ce qui
+peut lui servir de pâture... voire une charogne en putréfaction!</p>
+
+<p>Pipart n'en était pas encore là, mais il mangeait déjà de bien
+formidable façon. Ancien tanneur, il possédait une petite fortune, qui
+eût été insuffisante pour satisfaire son estomac, s'il n'eût trouvé le
+moyen de le contenter, en majeure partie, à la table des autres. C'était
+un pique-assiette, mais non un pique-assiette ordinaire qui déjeune chez
+l'un et dîne chez l'autre. Oh! que non pas! Il avait étudié les heures
+différentes où ses nombreux amphitryons se mettaient à table. À peine le
+bec torché chez l'un, il courait s'attabler chez l'autre. Par ce
+procédé, Pipart arrivait, à la fin de sa journée, à avoir fait quatre
+déjeuners, trois goûters, deux dîners et deux soupers. Restait la nuit;
+mais il avait sa fortune qui lui servait à s'offrir des collations entre
+chaque somme.</p>
+
+<p>Pour manger gratis, Pipart était capable de toutes les complaisances,
+de toutes les bassesses et des plus monstrueux mensonges. Quand il avait
+affirmé avoir connu madame de Méralec «haute comme ça», était-il
+sincère? Peut-être oui. Peut-être aussi avait-il flairé de fins dîners à
+venir chez la charmante femme. Elle avait besoin d'un témoin. Il avait
+pour ainsi dire offert sa signature en échange de bons fricots futurs.
+</p>
+
+<p>Quoi qu'il en fût, Pipart était donc un des rares civils admis au
+dîner offert par la comtesse au général Labor et à ses officiers.</p>
+
+<p>Quand le général avait lâché son «Mille millions de diables!» à
+propos de ce Meuzelin disparu au moment où il l'attendait pour entamer
+sa campagne, un petit silence d'étonnement, on le sait, avait suivi ce
+juron par trop militaire. Il fut rompu par Pipart qui, entre deux
+bouchées, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Ce Meuzelin, c'est un de vos collègues, n'est-ce pas, général?
+</p>
+
+<p>Labor avait la tête près du bonnet et, dans cette tête, étaient
+montées les chaudes fumées d'un vin copieusement bu. C'était plus qu'il
+n'en fallait pour irriter le général en entendant faire de Meuzelin un
+de ses collègues.</p>
+
+<p>Il allait donc rabrouer d'importance le maladroit questionneur, quand
+son regard furibond, qui allait chercher Pipart, rencontra les deux yeux
+de la comtesse qui, curieusement, demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, au fait, général, quel est ce Meuzelin qui vous fait
+faute pour votre expédition?</p>
+
+<p>Le vers de tragédie:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>Sur nos pareils, Néarque, un bel &oelig;il est bien fort,</p>
+</div></div>
+
+<p>pouvait s'appliquer à Labor, qui avait le c&oelig;ur des plus
+tendres. Sa bile s'apaisa devant le regard de la gracieuse Clotilde et
+il se hâta de répondre, mais avec un accent de dédain:</p>
+
+<p>&mdash;Meuzelin est un de ceux dont on se sert, mais qu'on se garde
+bien d'avouer.</p>
+
+<p>Chacun avait entendu avec intérêt et surprise la déclaration de
+Labor. Nul, de toute l'assistance, n'était plus attentif aux paroles du
+général que Marcassin qui, plein d'une admiration anticipée pour le chef
+qui allait bientôt purger la contrée de Coupe-et-Tranche et de ses
+malfaiteurs, écoutait, bouche béante, dans le coin de la salle, où il
+était mêlé aux gens de service, chaque phrase du futur libérateur du
+pays.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, votre Meuzelin est tout simplement un espion, un agent
+de police? appuya madame de Méralec.</p>
+
+<p>&mdash;Vous l'avez dit, comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Pouah! fit la jolie femme avec un accent de commisération; je
+vous plains, mon cher général, d'avoir à vous commettre avec de
+pareilles espèces.</p>
+
+<p>&mdash;C'est de toute nécessité. Cet agent, qui dirige une douzaine
+de policiers subalternes qu'il a distribués de droite et de gauche, a
+étudié le pays à fond depuis deux ans. À n'en pas douter, il a découvert
+bien des mécréants qui se croient inconnus. Sur ses indications, je suis
+à peu près certain d'agir à coup sûr... du moins c'est ce que m'affirme
+la dernière dépêche du ministre de la police.</p>
+
+<p>&mdash;Et quel genre d'homme est-ce, ce phénix de la police? Petit?
+grand? bancal? crochu? débita railleusement madame de Méralec.</p>
+
+<p>&mdash;Là-dessus, je ne saurais vous renseigner, comtesse, car je ne
+l'ai jamais vu. Mais ce que je sais, c'est qu'il passe pour être le
+finaud des finauds.</p>
+
+<p>Et le général, après cet éloge, ajouta d'un ton convaincu:</p>
+
+<p>&mdash;J'aurais bien voulu l'avoir sous la main, il y a un mois.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit la veuve, il y a un mois, vos troupes n'étaient pas
+encore arrivées, vous ne pouviez agir et, partant, vous n'aviez pas
+besoin de cet homme.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est pas pour cela.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Je suis persuadé que Meuzelin aurait fini par deviner le
+mystère de la femme assassinée dont les bandits ont fait disparaître la
+tête.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, ma pauvre compagne de voyage! fit la veuve dont la
+voix s'attrista à ce souvenir tragique.</p>
+
+<p>&mdash;Car, enfin, poursuivit le général, il doit exister un motif
+pour que les misérables aient pris cette précaution qu'ils avaient
+négligée jusqu'à ce moment.</p>
+
+<p>Il fut interrompu par l'apparition du rôti, un magnifique cuissot de
+chevreuil, qu'un domestique plaçait devant son nez, sur la table.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! agréable fumet, fit-il en ouvrant béantes à l'arôme
+ses narines de gourmand.</p>
+
+<p>Car Labor, à ses prédilections pour les belles femmes et le bon vin,
+joignait aussi la qualité d'être un fin mangeur.</p>
+
+<p>Derrière le valet, qui avait servi le chevreuil en arrivait un autre
+porteur d'un plat sur lequel s'étalait un monstrueux gigot, qu'il vint
+poser devant Pipart, dont les yeux s'allumèrent, avides et joyeux, à
+l'aspect de cette montagne de viande.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher Pipart, c'est votre plat, bien à vous et rien qu'à
+vous... pour vous tout seul, annonça la veuve, en riant, à son convive.
+</p>
+
+<p>&mdash;Je vais tâcher de me montrer digne des bontés de madame la
+comtesse, répondit l'ogre d'une voix reconnaissante.</p>
+
+<p>Alors, attirant le plat devant lui en guise d'assiette, comme si ce
+gigot de dix livres n'eût été qu'une simple mauviette, il se mit à
+dévorer.</p>
+
+<p>Soudain, dans la cour du château, sur laquelle s'éclairait la salle à
+manger, le pavé cliqueta sous les fers d'un cheval arrivant au galop.
+</p>
+
+<p>À ce bruit, le général s'adressa à madame de Méralec:</p>
+
+<p>&mdash;Au moment de venir ici, dit-il, j'attendais une réponse à une
+demande que j'ai adressée par le télégraphe à Chartres. J'ai commandé,
+si elle arrivait, que cette réponse me fût apportée ici... Me
+permettez-vous, madame, d'aller au-devant de mon messager?</p>
+
+<p>Pour toute réponse, la comtesse se tourna vers un domestique:</p>
+
+<p>&mdash;Amenez ce courrier au général, commanda-t-elle.</p>
+
+<p>Une minute après, l'envoyé entra. C'était un gendarme. Il fit le
+salut militaire et tendit une lettre en annonçant:</p>
+
+<p>&mdash;Venue par dernière heure de jour.</p>
+
+<p>Labor prit la dépêche, l'ouvrit vivement, y jeta les yeux et, avec
+une crispation nerveuse, froissa le papier, qu'il mit dans sa poche.
+</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers le gendarme:</p>
+
+<p>&mdash;Tu diras, de ma part, à ton colonel qu'il ne compte pas sur
+l'homme dont il m'avait parlé... Remonte à cheval.</p>
+
+<p>Le gendarme s'éloignait quand la comtesse appela le Marcassin.</p>
+
+<p>&mdash;Cardeuc, dit-elle, avant son départ, conduis ce brave soldat à
+l'office et aie bien soin de lui.</p>
+
+<p>Et, d'un regard, elle sollicita l'assentiment du général, qui
+s'inclina en signe d'acquiescement.</p>
+
+<p>Après le dîner, quand on fut dans le salon, la comtesse, plus
+gracieuse que jamais, s'approcha du général:</p>
+
+<p>&mdash;Cette dépêche a paru vous contrarier, dit-elle.</p>
+
+<p>Ce disant, elle se tenait devant Labor, le visage si près du sien que
+le parfum de sa chevelure montait aux narines du vieux brave.</p>
+
+<p>&mdash;C'est vrai, fit-il en aspirant à plein nez. Je n'ai vraiment
+pas de chance.</p>
+
+<p>Madame de Méralec posa sur le bras du général sa main exquise de
+forme.</p>
+
+<p>&mdash;Pas de chance! en quoi donc, mon cher général? demanda-t-elle
+d'une voix qui tinta mélodieusement aux oreilles de Labor, dont les yeux
+s'attachaient ardents sur la main qui s'appuyait sur lui.</p>
+
+<p>L'ouïe! l'odorat! la vue! Labor, sur cinq sens, en avait trois si
+agréablement charmés qu'il répondit sans trop réfléchir:</p>
+
+<p>&mdash;À défaut de Meuzelin, j'avais demandé qu'on m'envoyât de
+Chartres un homme qu'on m'avait beaucoup vanté... Il paraît, m'annonce
+la dépêche, que, lui aussi, il a disparu.</p>
+
+<p>&mdash;C'était aussi un agent de police?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non!... c'est un brave lieutenant de gendarmerie, nommé
+Vasseur.</p>
+
+<p>Si le général n'eût été absorbé dans la contemplation de la main de
+la comtesse, il aurait été grandement étonné en voyant la pâleur qui,
+subitement, avait envahi le visage de la jolie femme.</p>
+
+<p>Quand le général, mettant fin à son extase devant la main de la
+veuve, releva les yeux, la comtesse n'avait pu encore complètement
+maîtriser le trouble qu'avait causé le nom de Vasseur.</p>
+
+<p>À la vue de ce visage altéré, la fatuité monstrueuse du militaire le
+poussa aussitôt à une énorme bourde qui nécessite quelques explications.
+</p>
+
+<p>Labor était, comme on dit, fils de ses &oelig;uvres. Ancien garçon
+boucher que le recrutement avait, jadis, ramassé en un jour d'ivresse,
+il était sergent lorsque la révolution avait éclaté. C'était un
+risque-tout, aimant la poudre, brave jusqu'à la témérité. Les guerres de
+la République lui avaient tant fourni l'occasion de prouver son audace
+qu'il avait promptement fait son chemin.</p>
+
+<p>Mais, sous l'uniforme de général, l'homme était resté ce qu'il était
+au début, c'est-à-dire une nature brutale, grossière, aux appétits
+bassement sensuels, aux instincts vulgaires. Lourd, grand, bel homme aux
+chairs fraîches, se croyant un Adonis, quand il n'était qu'un superbe
+portefaix, Labor se mirait dans ses plumes. De trop faciles succès de
+garnison lui avaient donné une pyramidale suffisance. Ce Don Juan
+d'amours faciles en était arrivé à s'imaginer qu'à son aspect pas une
+femme ne pouvait rester insensible.</p>
+
+<p>Donc, à la vue du trouble de la veuve et en remarquant qu'elle
+l'avait peu à peu entraîné à l'écart de ses invités, la vanité stupide
+de Labor s'attribua cette émotion et lui fit souffler avec un sourire
+vainqueur:</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, comtesse, on nous observe.</p>
+
+<p>Phrase, ton, sourire, tout était si grossièrement fat que la comtesse
+en demeura interdite, se demandant si le soudard n'avait pas trop bu.
+</p>
+
+<p>Loin de rien comprendre, Labor se fit encore gloire de cet embarras.
+Il le mit sur le compte du trouble de la femme qui se voit devinée.
+Toujours gonflé de lui-même, il murmura ce second avis:</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, madame, commandez à votre visage.</p>
+
+<p>Puis, en mignardisant, ce qui lui donnait un peu l'air d'un
+b&oelig;uf qui jouerait au volant, il ajouta d'un ton cavalièrement
+aimable:</p>
+
+<p>&mdash;Vous serez cause, belle dame, que, peut-être, cette nuit, je
+vais être lâche.</p>
+
+<p>Et il se hâta d'ajouter avec un air dolent:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cette nuit, je tremblerai devant le danger, en pensant
+que je puis être à jamais privé du bonheur de vous revoir.</p>
+
+<p>Soit que madame de Méralec ne voulût pas paraître avoir compris
+l'inconvenance du lovelace de bas lieu, en se réservant de ne plus le
+recevoir, soit qu'elle eût remis à plus tard la leçon que méritait son
+impudente fatuité, elle saisit avec empressement l'occasion qui
+s'offrait d'amener la conversation sur une autre pente.</p>
+
+<p>&mdash;Vous devez donc, cette nuit, affronter un danger, général?
+demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh, fit Labor se reprenant, je dis un danger sans en être
+bien certain, car les chenapans, dont je vais entreprendre la
+destruction, ne doivent avoir de courage que pour attaquer de pauvres
+diables sans défense... Néanmoins, je veux, comme on dit, tâter le fer
+de mon adversaire. Aussi me suis-je mis d'une expédition qui sera faite
+cette nuit... idée de me trouver en face des gredins en question, que je
+compte attirer dans un traquenard préparé depuis huit jours.</p>
+
+<p>&mdash;Un traquenard? répéta la comtesse d'un ton curieux qui
+semblait demander des détails.</p>
+
+<p>Labor comprit, et, tout souriant du prochain succès de sa ruse, il
+continua:</p>
+
+<p>&mdash;Sachez donc que, depuis huit jours, j'ai fait propager le
+bruit que la recette de Nantes, arrivée à Ingrande où elle se grossit de
+celle de cette ville, devait partir cette nuit pour Angers. À coup sûr,
+les bandits vont aller s'embusquer au passage pour happer ce butin, qui
+dépasse quatre cent mille francs... Pour eux, malheureusement, le jeu ne
+vaudra pas la chandelle, car j'escorterai les voitures avec des forces
+échelonnées à distance, qui se concentreront au premier coup de feu...
+Les bandits, au lieu d'écus, ne récolteront que des coups de fusil.</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait? fit la comtesse avec une moue de doute.</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez que le fameux Coupe-et-Tranche n'osera pas
+s'aventurer en cette circonstance?</p>
+
+<p>Madame de Méralec se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Si je ne craignais de vous offenser, général, je vous dirais
+que... commença-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Que quoi? fit Labor.</p>
+
+<p>&mdash;Que votre plan laisse à désirer... J'ai bien peur que vos écus
+n'arrivent jamais à Paris.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que?</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'escorterez le convoi que d'Ingrande à Angers, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, jusqu'à l'arrivée à Angers.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, qui vous dit que les détrousseurs qui, eux aussi, ne
+doivent pas être sans avoir leurs espions, n'iront pas attendre le
+convoi à sa sortie d'Angers, là où ils ne courront plus risque de cette
+récolte de coups de fusil que vous leur promettez?</p>
+
+<p>Labor se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'avez donc pas compris? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il y a un dessous de cartes?</p>
+
+<p>&mdash;Naturellement, oui, belle dame.</p>
+
+<p>Madame de Méralec affecta une mine craintive qui la rendait vraiment
+charmante, et débita d'un ton faussement timide:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il faudrait avoir peur d'être refusée, si on était
+tentée de demander quel est ce dessous de cartes?</p>
+
+<p>Labor saisit cette occasion de revenir à ses moutons. Il fit ses yeux
+blancs, montra son plus aimable sourire et modula d'une voix
+languissante:</p>
+
+<p>&mdash;Peut-on vous refuser quelque chose, trop séduisante curieuse?
+Un désir de vous n'est-il pas un ordre pour moi?</p>
+
+<p>La veuve, à son tour, lui renvoya la phrase.</p>
+
+<p>&mdash;Prenez garde, général, on vous observe.</p>
+
+<p>Le soudard, au lieu de comprendre la raillerie, eut une nouvelle
+crise de fatuité lourde et idiote. Il crut avoir ville conquise et le
+visage tout illuminé de gloriole vaniteuse, il allait encore lâcher
+quelque monstrueuse sottise, quand la veuve lui envoya sa seconde
+phrase:</p>
+
+<p>&mdash;De grâce, général; commandez aussi à votre visage!</p>
+
+<p>Ensuite, souriante, elle demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Et ce dessous de cartes?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il est bien simple. Dans les voitures que j'escorterai
+jusqu'à Angers, il n'y aura pas un sol.</p>
+
+<p>&mdash;Alors les fameux quatre cent mille francs n'existent donc pas?
+</p>
+
+<p>&mdash;Si, bel et bien. Seulement, pendant que Coupe-et-Tranche ira
+les attendre sur la route d'Ingrande à Angers, ils fileront en tapinois
+d'Ingrande à Laval.</p>
+
+<p>&mdash;Sans escorte?</p>
+
+<p>&mdash;À quoi bon, puisque mon déploiement de forces autour de mes
+voitures vides aura attiré Coupe-et-Tranche sur une piste où, je vous
+l'ai dit, il n'aura, s'il m'attaque, que des balles à recevoir?</p>
+
+<p>La comtesse secoua la tête d'un air mécontent.</p>
+
+<p>&mdash;Sans escorte, insista-t-elle; c'est bien imprudent de votre
+part, général.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, je vous le répète, ma charmante, puisque, d'Ingrande à
+Laval, ma ruse aura rendu la route libre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais votre ruse, qui vous assure que Coupe-et-Tranche ne
+la connaît pas?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit Labor avec un sourire malin, de cela, je le défie
+bien... et pour une excellente raison.</p>
+
+<p>&mdash;Quelle raison?</p>
+
+<p>&mdash;Que personne n'a pu en bavarder.</p>
+
+<p>Tandis que la veuve secouait encore la tête en signe qu'elle ne
+croyait pas à une discrétion aussi complète, le général ajouta en pesant
+sur ses mots:</p>
+
+<p>&mdash;Attendu que, ce secret, vous êtes seule à le connaître, car ce
+n'est qu'au dernier moment du départ que je donnerai mes ordres.</p>
+
+<p>La veuve leva vers Labor un regard qui le remerciait de sa confiance
+et elle allait y ajouter sans doute quelques paroles, quand, tout à
+coup, ses yeux dévièrent en même temps qu'elle demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu as à me parler, Cardeuc?</p>
+
+<p>À cette question, le général se retourna.</p>
+
+<p>Derrière lui se tenait le fidèle métayer qui répondit:</p>
+
+<p>&mdash;Je venais prendre congé de madame la comtesse avant de
+retourner à ma métairie. Madame n'a rien à m'ordonner?</p>
+
+<p>&mdash;Que de bien dormir cette nuit, mon brave Marcassin, dit
+gaiement la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je réponds que je m'en acquitterai à souhait, promit le
+serviteur qui semblait tomber de fatigue.</p>
+
+<p>Après ces mots, se tournant vers Labor, il lui envoya ce compliment:
+</p>
+
+<p>&mdash;On peut dormir tranquille, à présent qu'on sait son sommeil
+protégé par le citoyen général.</p>
+
+<p>Après un double salut à Labor et à sa maîtresse, il partit de son pas
+lourd et traînant.</p>
+
+<p>Une heure plus tard, la comtesse recevait les adieux de ses invités.
+En prenant congé du général, elle le regarda tout anxieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Jusqu'à demain, dit-elle; je vais être bien inquiète à votre
+sujet, général. Je compte sur un mot, à votre retour, qui me rassurera.
+</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-vous, au lieu d'écrire, que je vienne vous montrer
+en personne que je ne suis pas mort? proposa Labor.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, à demain! dit vivement la veuve. Et, vous savez, pas
+d'imprudence de courage cette nuit; conservez-vous à vos amis.</p>
+
+<p>Le général se courba sur la blanche et mignonne main qu'on lui
+donnait à baiser.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est folle de moi, pensa-t-il en y appuyant ses lèvres.
+</p>
+
+<p>Quand madame de Méralec entra dans sa chambre à coucher, elle y
+trouva Gervaise qui l'attendait.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma bellote, tu as vu, ce soir, des militaires en
+bourgeois. As-tu reconnu en eux cette tenue un peu raide qui t'a frappée
+chez ton amoureux? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Exactement la même.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mon enfant, tu aimes un soldat.</p>
+
+<p>Congédiée avec un baiser, Gervaise après l'avoir aidée à se mettre au
+lit, quitta la comtesse qui annonçait avoir grande envie de dormir.</p>
+
+<p>Mais le sommeil ne vint pas, car, plus de deux heures après, Madame
+de Méralec veillait encore, les yeux fixés dans le vide, pendant que ses
+lèvres murmuraient avec un frémissement:</p>
+
+<p>&mdash;Vasseur! Vasseur!</p>
+
+<p>Puis, tout à coup, la voix haletante, la face contractée:</p>
+
+<p>&mdash;S'il en aimait une autre! grondait-elle avec un accent de
+jalousie féroce.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cXII"> </a><a href="#tdm">XII</a></h2>
+
+
+<p>Le lendemain, sur les deux heures de l'après-midi, moment où chaque
+jour, le Marcassin venait prendre les ordres de la comtesse, le fidèle
+métayer se trouvait dans l'espèce de petit salon boudoir, qui précédait
+la chambre à coucher de la belle Clotilde.</p>
+
+<p>Il se tenait debout près de Gervaise qui, assise près d'une fenêtre,
+s'occupait d'un travail à l'aiguille.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, petite nièce, madame de Méralec n'est pas visible?
+demandait-il.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon oncle. La comtesse, quand je suis entrée aujourd'hui,
+de bon matin, dans sa chambre, m'a annoncé qu'elle avait passé une nuit
+blanche. Le sommeil a dû lui venir dans la matinée, car elle n'a fait
+aucun appel... Je me fais donc un devoir de ne pas troubler son repos, à
+moins d'un motif urgent.</p>
+
+<p>En écoutant la jeune fille, son oncle avait levé les yeux vers la
+fenêtre qui lui faisait face.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, fillette, reprit-il, je crois qu'il te va falloir
+réveiller ta maîtresse, car ce «motif urgent» dont tu parles m'a tout
+l'air d'arriver là-bas à cheval.</p>
+
+<p>Ce disant, Cardeuc montrait du doigt la campagne qu'on voyait, par la
+fenêtre, s'étendre à perte de vue, coupée par une route poudreuse qui,
+faisant le coude, au loin, derrière un fort bouquet d'arbres, conduisait
+du bord de la Loire au château de la Brivière.</p>
+
+<p>De derrière le bouquet d'arbres avait débouché un cavalier dont la
+monture arrivait ventre à terre.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, c'est le général! fit Gervaise.</p>
+
+<p>&mdash;Et, tu vois, il est pressé d'arriver. Ce serait donc cruel de
+le faire attendre. Va prévenir ta maîtresse, mon enfant; elle ne pourra
+t'en vouloir.</p>
+
+<p>Gervaise entra chez la comtesse, laissant son oncle devant la
+fenêtre, les yeux toujours attachés sur l'arrivant. Dès qu'il fut seul,
+le Marcassin fit entendre ce petit hoquet bas et précipité qui, chez
+lui, remplaçait le rire fou, et son &oelig;il brilla joyeux.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! Tu as eu le nez cassé, ivrogne bavard! murmura-t-il.
+</p>
+
+<p>Tandis que le général ralentissait l'allure de son cheval en
+approchant du château, pour dissimuler son empressement à revoir la
+charmante veuve, le Marcassin frotta ses énormes mains velues en
+ricanant:</p>
+
+<p>&mdash;Viens au pas, viens au galop, tu n'en es pas moins pincé, gros
+pigeon amoureux.</p>
+
+<p>Il achevait quand madame de Méralec entra. Gervaise l'avait trouvée
+habillée et près de quitter sa chambre.</p>
+
+<p>Le métayer lui montra Labor qui mettait pied à terre dans la cour du
+château.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un qui voudrait faire cesser votre veuvage, dit-il avec
+sa familiarité de vieux serviteur.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! crois-tu? fit Clotilde en souriant.</p>
+
+<p>Il la regarda dans les yeux. Peut-être aurait-il lâché quelque grosse
+plaisanterie bien salée de campagnard qui a son franc parler, mais la
+présence de Gervaise le retint. Il se contenta de dire:</p>
+
+<p>&mdash;C'est en lui promettant du sucre qu'on voit un chien faire le
+beau!</p>
+
+<p>Là-dessus, il se tourna vers Gervaise:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu veux, fillette, nous allons descendre pour recevoir le
+général? proposa-t-il.</p>
+
+<p>Bientôt Labor faisait son entrée dans le boudoir où la comtesse était
+restée seule. Sa nuit blanche avait laissé des traces de fatigue sur le
+visage de la veuve. Du premier coup d'&oelig;il, le général constata
+cette altération et il s'en attribua la cause.</p>
+
+<p>&mdash;Elle a passé sa nuit entière à penser à moi, se dit-il.</p>
+
+<p>Mais si la figure de la comtesse était quelque peu languissante, ce
+n'était rien à côté du visage de Labor. Bien qu'il affectât gracieuse
+mine et heureux sourire, il ne portait vraiment pas beau! Ses yeux
+teintés de jaune attestaient que sa bile avait été violemment secouée.
+Un tic nerveux qui agitait légèrement ses lèvres et ses gestes saccadés
+prouvaient une humeur rageuse que, devant la veuve, il s'efforçait de
+maîtriser. Il était clair comme le jour que le caractère du général
+était à la tempête violente.</p>
+
+<p>Il eût été maladroit, de la part de madame de Méralec, de ne pas s'en
+apercevoir. Ce fut donc d'un ton affectueusement désolé qu'elle s'écria:
+</p>
+
+<p>&mdash;Savez-vous, général, que votre vue me donne des remords.</p>
+
+<p>&mdash;En quoi, comtesse?</p>
+
+<p>&mdash;À la lassitude que je vois sur vos traits, j'en suis à maudire
+ma curiosité qui, au lieu de vous accorder un repos nécessaire après un
+nuit de fatigue et de combat, a su vous arracher la promesse que vous
+viendriez au plus vite, aujourd'hui, me faire le récit du succès de
+votre expédition nocturne.</p>
+
+<p>Le mot de succès fut le feu aux poudres. Oubliant de se poser plus
+longtemps en vraie fleur des pois, il tressauta tout furieux en
+s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mille tonnerres! Il est joli, mon succès! J'en crève de
+rage dans ma peau.</p>
+
+<p>Et il se mit à se promener dans le boudoir comme une bête fauve en
+cage, serrant les poings, faisant sonner ses talons en grondant:</p>
+
+<p>&mdash;Que la peste soit de cet ivrogne!</p>
+
+<p>Il fut arrêté en sa promenade de forcené par la petite main de
+Clotilde qui se posa sur son bras. Bien doucement et son regard doux et
+ému fixé dans les yeux du furibond, elle le ramena vers son siège, et
+quand il se fut rassis, elle demanda d'une voix pleine d'un tendre
+intérêt:</p>
+
+<p>&mdash;Ne puis-je être votre confidente, général? Voyons, qu'est-il
+donc arrivé?</p>
+
+<p>L'aveu partit comme une fusée, tant Labor avait besoin de se soulager
+en contant son déboire amer.</p>
+
+<p>&mdash;Il est arrivé, parbleu! que cet infâme pendard de
+Coupe-et-Tranche a volé les quatre cent mille francs du gouvernement!
+</p>
+
+<p>Ce fut à grand'peine que son immense surprise permit à la comtesse de
+bégayer:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, pourtant, votre ruse de faire filer l'argent sur Laval
+pendant que vous feigniez de l'escorter sur Angers?</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, parlons-en, de ma ruse, grogna furieusement Labor. Il
+paraît que les gredins la connaissaient; car, pendant que je ne trouvais
+personne sur la route d'Angers, ils mettaient la main sur le magot.</p>
+
+<p>Madame de Méralec leva son doigt rose, et, d'une voix sévère:</p>
+
+<p>&mdash;Général! général! fit-elle, vous aurez eu l'indiscrétion de
+confier encore à un autre que moi cette ruse que vous ne deviez dévoiler
+qu'au dernier moment du départ.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, comtesse; j'ai fait comme je vous l'avais dit,
+affirma Labor. Excepté à vous, je n'en avais ouvert la bouche à
+personne. C'est à n'y rien comprendre.</p>
+
+<p>Sur ces derniers mots, Labor, pris d'un nouvel élan de fureur,
+s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est à n'y rien comprendre... pas plus qu'à ce billet
+que j'ai trouvé hier, attendant mon retour au logis.</p>
+
+<p>Peu à peu Labor s'était calmé. Avec son sang-froid revenu, il pouvait
+à présent, être tout à son sujet.</p>
+
+<p>&mdash;Devinez de qui était ce billet? s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Dites, fit la comtesse.</p>
+
+<p>Le général ménagea son effet en faisant une pause; puis, d'une voix
+qui appuyait sur le nom:</p>
+
+<p>&mdash;De Meuzelin, déclara-t-il, de ce policier dont je vous ai
+parlé hier en vous disant que je ne savais où le retrouver.</p>
+
+<p>&mdash;Il est donc venu vous rejoindre?</p>
+
+<p>&mdash;Nullement. Il s'est contenté de m'écrire ce billet qui, si je
+l'avais lu à temps, aurait empêché Coupe-et-Tranche de faire son coup...
+Car j'aurais compris cette partie de la lettre qui concerne les quatre
+cent mille francs.</p>
+
+<p>&mdash;Il y a donc une partie du billet qui vous est restée
+incompréhensible?</p>
+
+<p>Le général hésita un peu. Enfin, il porta la main à sa poche en
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai sur moi cet écrit de Meuzelin. Nous allons le lire
+ensemble... Peut-être m'aiderez-vous à deviner l'énigme.</p>
+
+<p>Tout en cherchant le billet de Meuzelin dans sa poche, le général
+continua d'un ton de dédain:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, ce policier aurait cent fois mieux fait de mettre les
+points sur les <i>i</i> au lieu de m'écrire ses calembredaines vraiment
+incompréhensibles... Ah! voici l'écrit de notre homme.</p>
+
+<p>Ce disant, il montrait un papier qu'il se mit à déplier en ajoutant:
+</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-moi de vous en faire la lecture.</p>
+
+<p>Et il lut aussitôt en ânonnant un peu:</p>
+
+<p>«<i>Général Labor, faites, cette nuit, tout le contraire de ce que
+vous avez décidé...</i>»</p>
+
+<p>Labor s'arrêta à cette phrase et, s'adressant à madame de Méralec:
+</p>
+
+<p>&mdash;Cela, ça se comprend, dit-il. Mais écoutez la suite, comtesse.
+Voici qui devient inintelligible.</p>
+
+<p>Il reprit la lecture en traînant sur les mots avec le ton moqueur de
+quelqu'un qui répète les bêtises d'un autre:</p>
+
+<p>«<i>Méfiez-vous en vous rappelant l'histoire d'Hercule aux pieds
+d'Omphale.</i>»</p>
+
+<p>Sur ce dernier mot, il regarda la veuve en demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Hein! comprenez-vous quelque chose à ce que chante le drôle?
+</p>
+
+<p>&mdash;Continuez, fit Clotilde.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout, absolument tout... puis signé «Meuzelin». Voyez
+plutôt.</p>
+
+<p>Et Labor tendit le papier à la comtesse qui, après l'avoir parcouru
+des yeux, le jeta négligemment sur un guéridon placé près d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! répéta le général. À quel propos va-t-il chercher
+Hercule et Omphale?... Qu'est-ce que ces citoyens-là, je vous le
+demande?</p>
+
+<p>Le brave Labor n'avait poussé ses classes que jusqu'à la lecture et
+un peu d'écriture. Il en donnait la preuve la plus incontestable.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne connaissez pas la mythologie? demanda Clotilde avec un
+effort pour ne pas rire qui lui serrait les lèvres.</p>
+
+<p>La mythologie! Pour le général, ce devait être une femme, quelque
+gourgandine de garnison. À cette question et en voyant la moue que
+donnait à la veuve son rire retenu, il crut à la jalousie de la comtesse
+s'enquérant de son passé amoureux. En conséquence, il se leva d'une
+seule pièce et, la main gauche sur son c&oelig;ur, l'autre tendue en
+avant, il débita d'un ton grave:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous jure, comtesse, que jamais cette créature n'a régné
+sur mon âme!</p>
+
+<p>Puis, tout naïvement:</p>
+
+<p>&mdash;Si nous revenions au billet de Meuzelin? proposa-t-il.</p>
+
+<p>Après la balourdise que venait de commettre le soudard, Clotilde ne
+pouvait plus aborder l'explication franche. Elle prit un biais pour
+éclairer l'ignorance de Labor.</p>
+
+<p>&mdash;Sachez-donc que La Mythologie, une épicière de Bordeaux, avait
+une fille appelée Omphale, aimée d'un colonel célèbre du nom d'Hercule.
+Cette Omphale, abusant de la confiance de son amant, sut si bien s'y
+prendre qu'elle lui arracha la liste de tous ceux des officiers de son
+régiment qui avaient de vilaines dents.</p>
+
+<p>Labor avait écouté, l'oreille tendue, la bouche ouverte, l'&oelig;il
+rond, ces renseignements sur Omphale.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! la tarpiaude! s'écria-t-il indigné.</p>
+
+<p>Après quoi, au bout d'une courte réflexion, il reprit avec
+étonnement:</p>
+
+<p>&mdash;Mais je ne vois pas trop quel rapprochement Meuzelin peut
+faire entre moi et ce colonel Hercule.</p>
+
+<p>&mdash;En citant l'aventure d'Omphale, le policier a voulu vous
+rappeler tout le danger qui existe à confier certains secrets à une
+femme.</p>
+
+<p>Cette fois, Labor ouvrit des yeux démesurément écarquillés.</p>
+
+<p>&mdash;Une femme, fit-il. À quelle femme pourrais-je aller me confier
+aussi bêtement?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! cherchez parmi vos nombreuses amies, articula Clotilde
+en riant.</p>
+
+<p>Le général crut encore à la femme aimante dont la jalousie jetait le
+plomb de sonde dans sa vie privée.</p>
+
+<p>À nouveau, il remit sa main gauche sur son c&oelig;ur et avança
+encore la main en jurant:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous donne ma parole que, depuis quinze grands jours, je
+n'ai parlé à aucune femme... sauf à vous.</p>
+
+<p>&mdash;Alors il faut croire que c'est moi dont parle Meuzelin.</p>
+
+<p>En éclatant de son rire frais et perlé, la veuve continua:</p>
+
+<p>&mdash;Selon cet agent, je suis l'Omphale qui a causé votre insuccès
+de cette nuit en prévenant Coupe-et-Tranche qui guettait les quatre cent
+mille francs... Méfiez-vous de moi, général, méfiez-vous de moi!</p>
+
+<p>Bien que ce fût dit en riant, Labor protesta.</p>
+
+<p>&mdash;Jamais je ne vous ferai une telle injure, comtesse!
+déclara-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous aurez grand tort, car Meuzelin persistera dans son
+idée que je vous trahis.</p>
+
+<p>Le général se redressa sévère et indigné:</p>
+
+<p>&mdash;Ce Meuzelin est un imbécile! déclara-t-il tout sec.</p>
+
+<p>&mdash;Oubliez-vous qu'il vous est recommandé par le ministre de la
+police, qui, pour ainsi dire, vous l'impose à titre de conseiller?</p>
+
+<p>C'était blesser Labor au plus vif de son amour-propre. Il sourit de
+mépris en répliquant:</p>
+
+<p>&mdash;Je saurai me passer de ses conseils. Puisque ce croquant, au
+lieu de m'écrire, ne fait pas acte de présence, j'agirai de moi-même.
+Dès ce soir, les troupes sortiront de leurs cantonnements.</p>
+
+<p>Tout en parlant, il s'était avancé vers le guéridon où Clotilde avait
+posé la lettre de Meuzelin et étendait le bras pour la reprendre.</p>
+
+<p>La comtesse posa vivement sa main sur celle de Labor.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, dit-elle, ne prenez pas cet écrit; il me semble
+qu'il vous porterait malheur! La façon tragique dont il vous est parvenu
+est d'un trop mauvais présage.</p>
+
+<p>Et, secouée par un frisson d'épouvante:</p>
+
+<p>&mdash;Songez-y donc, continua-t-elle, ce billet n'a-t-il pas été
+trouvé sur le cadavre de ce malheureux gendarme Patigneul?... Oui, il
+vous serait funeste. Croyez-en l'instinct de mon c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Mais le mot à peine lâché, elle rougit, et, bien vite, elle se reprit
+en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-en la voix... de ma raison.</p>
+
+<p>Déjà troublé par le contact de la peau douce et tiède de la main de
+Clotilde, qui effleurait la sienne, l'ardent soudard, au mot de
+c&oelig;ur, avait redressé son torse. La tête rejetée en arrière, l'air
+triomphant, il allait lâcher son cocorico de coq vainqueur, quand la
+veuve lui coupa la parole en disant d'une voix suppliante:</p>
+
+<p>&mdash;N'abusez pas, mon ami!</p>
+
+<p>Au lieu de reprendre la lettre, il s'éloigna du guéridon en se
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;La belle, décidément, m'adore à ce point qu'elle n'est plus
+maîtresse de cacher sa passion.</p>
+
+<p>Cependant la veuve avait commandé à son embarras. D'un ton qui
+implorait encore, elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Parlons d'autre chose.</p>
+
+<p>Au hasard, sans réfléchir, car, dans son trouble, le sujet de
+diversion qu'elle proposait était lugubre, elle ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Parlons de l'assassinat de Patigneul.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit le général, Patigneul n'a pas été assassiné. Sa mort
+résulte d'un accident. Comme je vous l'ai dit, l'ivrogne avait tant bu à
+votre office qu'il ne pouvait plus se tenir à cheval. Il a vidé l'étrier
+à deux cents pas au plus de mon cantonnement. Quand une patrouille a
+ramassé le corps, un énorme trou à la tempe et un gros caillou
+ensanglanté retiré de dessous sa tête expliquaient suffisamment que sa
+mort provenait d'une chute de cheval.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est avec l'idée qu'en trouvant le corps on trouverait
+aussi son billet que Meuzelin a glissé son écrit dans la poche de
+Patigneul, avança la veuve.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est pas supposable. Il est plutôt à croire que
+Patigneul, avant sa chute, avait dû rencontrer le policier qui l'avait
+chargé de me remettre son billet.</p>
+
+<p>&mdash;S'il se sait attendu par vous, pourquoi Meuzelin, au lieu
+d'écrire, ne vient-il pas? objecta madame de Méralec.</p>
+
+<p>Le général haussa les épaules en homme qui n'en peut mais.</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il est dans le pays, vous devriez donner l'ordre de le
+chercher, insista Clotilde.</p>
+
+<p>&mdash;À cela, il existe une difficulté.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;En donnant l'ordre, il me faudrait aussi fournir le
+signalement du policier... et je n'ai jamais vu cet homme. Je l'aurais
+là, sous les yeux, qu'il me serait impossible de dire que c'est lui...
+Patigneul aurait pu me renseigner... il est mort trop vite.</p>
+
+<p>Un souvenir revint à madame de Méralec sur le trépas du gendarme.
+</p>
+
+<p>&mdash;N'a-t-il pas, m'avez-vous dit, prononcé deux mots en expirant?
+demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il a murmuré: «Beau-François.» Voilà tout.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, fit Clotilde d'un ton interrogateur, cela ne se
+rattacherait-il pas à l'introuvable Meuzelin?</p>
+
+<p>Avant que le général pût répondre, un coup fut frappé à la porte.
+</p>
+
+<p>C'était le Marcassin qui se présentait.</p>
+
+<p>&mdash;Général, annonça-t-il tout troublé, on envoie d'Ingrande vous
+prévenir que, dans la matinée, une bande a pillé une ferme entre
+Loirière et la Cornouaille. Le fermier, son fils et une servante ont été
+chauffés. La servante a seule survécu à ses tortures.</p>
+
+<p>&mdash;La bande de Coupe-et-Tranche? demanda Labor, rouge de colère
+et à demi étranglé par le juron qu'il avait été contraint de ravaler
+devant la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Non, une autre bande, paraît-il, répondit le Marcassin.</p>
+
+<p>Puis en montrant la cour:</p>
+
+<p>&mdash;Du reste, général, ajouta-t-il, si vous désirez des
+renseignements, c'est chose facile à avoir, car, du cantonnement, on
+vous a expédié l'homme même qui est venu apporter la nouvelle à
+Ingrande. Il est dans la cour qui attend.</p>
+
+<p>&mdash;Fais-le monter, commanda la veuve à un regard de Labor qui
+sollicitait la permission de laisser venir l'homme en question.</p>
+
+<p>Au bout d'une minute, le messager, amené par le Marcassin, fit son
+entrée.</p>
+
+<p>C'était un pauvre diable plus long qu'un jour sans pain, plus maigre
+que le carême en personne.</p>
+
+<p>&mdash;Ton nom? demanda le général.</p>
+
+<p>&mdash;Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon
+embonpoint, déclara tranquillement l'interrogé.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cXIII"> </a><a href="#tdm">XIII</a></h2>
+
+
+<p>C'était bien, en effet, le brave et bon Fil-à-Beurre. Par quel
+miracle avait-il échappé à la catastrophe qui avait anéanti la Saunerie?
+Qu'étaient devenus ses compagnons? Pour le savoir, il faut retourner au
+moment où, traqués par le Beau-François et ses Chauffeurs dans la
+masure, ils s'attendaient à être attaqués de deux côtés à la fois.</p>
+
+<p>En même temps que Barnabé découvrait la ruse des assaillants qui
+entassaient des combustibles sur le faîtage de la bicoque pour leur
+faire tomber sur la tête la toiture en feu, Vasseur avait surpris, sous
+ses pieds, un bruit de coups sourds qui, en ébranlant le sol, indiquait
+un travail de sape souterrain pour arriver jusqu'à eux.</p>
+
+<p>&mdash;Saperlotte! Par en haut, par en bas, nous allons avoir tout à
+l'heure bien de la réjouissance, avait dit l'échalas au lieutenant.</p>
+
+<p>Mais, tout à coup, une idée subite était venue à Vasseur. D'un signe,
+il avait appelé à lui Lambert et Fichet et, à eux et à Barnabé, il avait
+dit vite à voix basse en leur montrant le sol à l'endroit où s'entendait
+le bruit:</p>
+
+<p>&mdash;Vite, vite, déblayons la place de ces décombres. À coup sûr,
+le salut nous arrive par ici. Pourquoi ceux qui travaillent là-dessous,
+s'ils sont des Chauffeurs, tiendraient-ils à arriver jusqu'ici quand ils
+savent que, tout à l'heure ce toit va nous anéantir sous l'incendie?
+</p>
+
+<p>Alors, donnant l'exemple, Vasseur s'était mis à la besogne après
+avoir ajouté:</p>
+
+<p>&mdash;Ce doit être Meuzelin.</p>
+
+<p>L'instant n'était pas aux si et aux mais, ni à discuter la
+supposition du lieutenant; il fallait agir, et promptement, car l'ennemi
+en était à apporter là-haut ses dernières brassées d'herbe sèche et de
+bois mort.</p>
+
+<p>En deux minutes, les quatre compagnons eurent rejetés dans un coin de
+la salle les décombres entassés à l'endroit désigné. Le bruit de leur
+travail était couvert par celui des Chauffeurs qui, certains de la
+réussite, ne se gênaient plus, maintenant, dans leurs préparatifs
+d'incendie.</p>
+
+<p>&mdash;Enfumons ces lapins en leur terrier puisqu'il n'en veulent pas
+sortir! criait le Beau-François à ses bandits.</p>
+
+<p>À quoi Barnabé, tout en travaillant au déblai avec ardeur, secouait
+la tête en murmurant:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, mon bel homme, des lapins tant que tu voudras, mais
+si ces lapins-là ne sont pas rôtis, il t'en pendra lourd au bout du nez.
+</p>
+
+<p>&mdash;Vois! vois! lui souffla alors Vasseur.</p>
+
+<p>En effet, à une profondeur de près de trois pieds de gravois enlevés,
+apparaissait une trappe qu'un effort, fait en dessous, cherchait à
+ébranler dans sa feuillure gonflée par l'humidité. Ce dernier obstacle
+empêchait de soulever la trappe sur laquelle ne pesait plus le poids des
+décombres.</p>
+
+<p>Et, sous le bois, on entendit la voix assourdie de Meuzelin qui
+disait:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, Pancrace, encore un dernier effort et nous les
+sauvons.</p>
+
+<p>Il y eut en dessous deux vigoureux «hein!» de gens qui s'efforcent à
+une besogne et la trappe, sortant alors brusquement de son encadrement
+gonflé, laissa apparaître les têtes du Saucisson-à-Pattes et de son
+valet d'écurie.</p>
+
+<p>&mdash;Détalons! il n'y a pas de temps à perdre, commanda
+l'aubergiste.</p>
+
+<p>Il avait raison, car en même temps s'entendait au dehors la voix du
+Beau-François donnant à ses chenapans l'ordre de mettre le feu aux
+broussailles.</p>
+
+<p>Lambert et Fichet passèrent les premiers par la trappe qui ouvrait
+sur un escalier en ruines. Vint ensuite le tour de Barnabé. Il avançait
+le pied vers la première marche quand il s'arrêta:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, une idée! fit-il. Autant faire la farce complète à ce
+grand bélître de François.</p>
+
+<p>Et s'adressant à Vasseur qui, sans savoir son intention, voulait le
+presser de descendre:</p>
+
+<p>&mdash;Nous en avons bien encore pour six ou sept minutes avant
+l'effondrement de la toiture, dit-il. Venez m'aider, lieutenant, à jouer
+la farce.</p>
+
+<p>Tout en parlant, il marchait vers l'endroit où se trouvait le grand
+pot qui, dans ses flancs, bien qu'entamés par la balle, renfermait
+encore la majeure partie du trésor volé par François au Marcassin.</p>
+
+<p>&mdash;Emportez la tirelire, lieutenant, dit-il pendant que, dans mon
+chapeau, je vais recueillir tous ces jaunets que le trou de la balle à
+laissés s'éparpiller.</p>
+
+<p>Sourd aux remontrances de Vasseur, qui voulait l'arracher à sa tâche,
+car on entendait les premiers pétillements de l'incendie, l'échalas se
+mit à sa cueillette.</p>
+
+<p>Son affaire faite, quand il se retourna, il vit l'aubergiste qui, le
+corps à demi sorti de la trappe faisait rouler dans la salle un petit
+tonnelet dont une douve disjointe laissait échapper une traînée noire.
+</p>
+
+<p>C'était un baril de poudre.</p>
+
+<p>&mdash;Une surprise que je ménage à nos aimables coquins,
+annonça-t-il au squelette.</p>
+
+<p>Puis il disparut par l'ouverture en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Venez. Nous n'avons pas le temps d'enfiler des perles.</p>
+
+<p>Derrière lui, Barnabé s'élança sur l'escalier et laissa retomber la
+trappe. Au bas des marches se tenait Pancrace, une lanterne à la main.
+</p>
+
+<p>&mdash;Éclaire-nous la route. File d'un bon pas. Nous te suivons,
+commanda l'aubergiste à son valet.</p>
+
+<p>À la lueur incertaine de la lanterne, Vasseur put néanmoins
+reconnaître qu'on suivait un long couloir étayé de madriers et de
+solives comme un boyau de mine.</p>
+
+<p>&mdash;Où débouche ce passage? demanda-t-il au Saucisson-à-Pattes,
+qui marchait devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;Dans une des caves de la <i>Biche-Blanche</i>. Il a été creusé
+par le grand-père de Pancrace, l'ancien faux-saunier pendu. Il mit trois
+ans à achever ce travail souterrain qu'il lui fallait exécuter sans
+éveiller la méfiance de la gabelle. La nuit, il allait jeter la terre
+enlevée dans la Sarthe. Le sel de contrebande qu'on introduisait dans la
+maison du passeur, aujourd'hui appelée la Saunerie, venait s'enmagasiner
+dans les caves de l'auberge. La gabelle eût vu du sel entrer chez le
+passeur qu'elle n'aurait pu le retrouver en fouillant chez lui.</p>
+
+<p>Après ce renseignement qui expliquait comment il était arrivé au
+secours des assassins, Meuzelin continua:</p>
+
+<p>&mdash;Quand Pancrace et moi, nous nous escrimions à cogner sous vos
+pieds, nous avions peur ou de n'être pas entendus par vous ou que vous
+ne comprissiez point qu'il vous fallait dégager la trappe de la lourde
+épaisseur des décombres qui nous empêchait de la soulever.</p>
+
+<p>&mdash;J'avais mis mon dernier espoir en vous, Meuzelin. Cela m'a
+rendu inventif, répondit le lieutenant.</p>
+
+<p>On fit encore quelques pas, puis Pancrace, qui marchait en tête avec
+sa lanterne, la posa sur le sol en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Nous voici dans les caves de la <i>Biche-Blanche</i>!</p>
+
+<p>Ils venaient d'y arriver par une basse et étroite porte qui,
+d'habitude, était soigneusement dissimulée derrière des tonneaux gerbés.
+</p>
+
+<p>&mdash;Que j'ai la consolation de croire que nous sont plus mieux ici
+que dans la posture oùsque nous étrions tout à l'heure, avoua naïvement
+Fichet avec un soupir de satisfaction.</p>
+
+<p>Il achevait quand une effroyable explosion se fit entendre.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce cela? fit le lieutenant étonné.</p>
+
+<p>&mdash;C'est ma surprise au Beau-François. En ce moment, le chenapan
+vous croit, tous les quatre, aplatis par les ruines de la Saunerie, qui
+vient de sauter, avança le Saucisson-à-Pattes.</p>
+
+<p>Tout en parlant, il avait monté les marches de l'escalier qui, de la
+cave, conduisait à la grande salle de l'auberge. Quand ceux qu'il venait
+de sauver y furent entrés derrière lui, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;À coup sûr, notre stupide colosse va perdre son temps à
+fouiller les ruines pour y retrouver vos cadavres.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! nos cadavres? dites plutôt ses jaunets, ricana
+Fil-à-Beurre en faisant bruire les pièces d'or entassées dans le fond de
+son chapeau.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'il cherche cadavres ou jaunets, nous allons profiter de sa
+distraction pour filer à toute vitesse, reprit Meuzelin.</p>
+
+<p>&mdash;Vous aussi? demanda Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Moi tout le premier, affirma Meuzelin. Maintenant que j'ai
+levé le masque, il ne fait plus bon pour moi en ces lieux, que je vais
+quitter à tout jamais.</p>
+
+<p>&mdash;À tout jamais! répéta Vasseur; vous allez donc abandonner
+votre auberge?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je n'ai jamais été aubergiste, dit le policier en riant.
+</p>
+
+<p>Et montrant du doigt Pancrace:</p>
+
+<p>&mdash;Voici, continua-t-il, le vrai propriétaire de la
+<i>Biche-Blanche</i>. Dans la diligence qui m'a amené ici, j'ai
+rencontré ce brave garçon qui revenait de Paris où il apprenait le
+commerce. Il était rappelé à la <i>Biche-Blanche</i> par la terrible
+nouvelle que son père, attaqué chez lui, et torturé par les Chauffeurs,
+était mort de ses souffrances en laissant la <i>Biche-Blanche</i> sans
+maître. Pendant la route, nous causâmes. Pancrace était tout ardent de
+vengeance contre les Chauffeurs. Je m'ouvris à lui sur ma mission de
+débarrasser le pays de ces mécréants. En haine de ceux qui avaient tué
+son père, Pancrace, qui revenait homme au pays d'où il était parti
+gamin, ce qui ne lui laissait pas à craindre d'être reconnu, consentit à
+me céder son rôle.</p>
+
+<p>Ceci débité, Meuzelin demanda gaiement:</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, à présent, si c'est l'auberge qui m'empêche de
+partir.</p>
+
+<p>&mdash;Non, fit l'échalas, mais vous êtes marié.</p>
+
+<p>Meuzelin se frappa le front en éclatant de rire.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! j'oubliais que j'ai une femme! s'écria-t-il.</p>
+
+<p>Puis il se gratta l'oreille, cligna de l'&oelig;il et ajouta d'une
+voix bien tranquille:</p>
+
+<p>&mdash;Seulement, je crois bien qu'à cette heure, je suis devenu
+veuf.</p>
+
+<p>Ton et phrase de l'aubergiste, annonçant qu'il croyait bien être
+veuf, étaient déjà assez étranges pour étonner ceux qui l'entendaient.
+Ils furent surpris à plus forte dose quand Meuzelin, après avoir été
+examiner la porte sur la route, dont la serrure, à demi arrachée de ses
+vis, témoignait qu'elle avait été forcée par une vigoureuse poussée du
+dehors, ajouta non moins gaiement:</p>
+
+<p>&mdash;Bien décidément, je suis veuf.</p>
+
+<p>Comme confirmation de ses paroles, un cri de terreur retentit à
+l'étage supérieur et, au haut de l'escalier, apparut la servante, la
+face épouvantée et livide, pantelante de tous ses membres. En trébuchant
+à chaque marche, elle descendit l'escalier, vint droit à l'aubergiste
+et, d'une voix étranglée, bégaya avec peine:</p>
+
+<p>&mdash;Ma maîtresse est morte!... On lui a coupé la gorge.</p>
+
+<p>Et, dans sa crainte d'être accusée du meurtre, la fille continua en
+paroles hachées par le frémissement qui la secouait des pieds à la tête:
+</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai pas quitté le pied de son lit... seulement, je me suis
+endormie après avoir bu une rôtie au vin sucré que Pancrace avait
+apportée pour madame... J'avais pensé que ce breuvage, dans l'état de
+fièvre où elle était, pouvait être nuisible à ma maîtresse.</p>
+
+<p>Il eût semblé que le mari, à cette nouvelle, aurait dû se montrer
+profondément ému. Pas du tout. L'aubergiste avait tranquillement écouté
+la servante. Lorsqu'elle eût fini de parler, il lui montra la porte en
+disant:</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien croire, ma fille, que tu n'es ni coupable ni
+complice du crime. Mais les gens de justice, que je vais faire venir, ne
+seront pas si crédules. Si j'ai un bon conseil à te donner, c'est celui
+d'avoir à décamper d'ici avant qu'ils arrivent.</p>
+
+<p>Affolée par la peur d'être rendue responsable du meurtre, la servante
+ne se le fit pas dire deux fois. Elle s'élança vers la porte et
+disparut.</p>
+
+<p>Barnabé, le lieutenant et ses hommes avaient été présents quand
+l'aubergiste, avant le départ pour la Saunerie, avait donné à Pancrace
+l'ordre de monter à sa femme cette rôtie au vin, en exprimant l'espoir
+que le breuvage, auquel devait être mêlé un narcotique, serait bu par la
+servante. Donc les quatre hommes devaient arriver à cette conviction,
+que si le mari avait endormi la fille, c'était pour commettre impunément
+son crime.</p>
+
+<p>Pour eux, Meuzelin était le meurtrier.</p>
+
+<p>Lorsqu'il revint au groupe, après avoir poussé les verrous de la
+porte par laquelle avait fui la servante, le policier lut sur le visage
+des quatre hommes la pensée qui les tenait.</p>
+
+<p>Il secoua la tête en disant d'une voix grave et le doigt tendu vers
+la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'ai participé à la mort de cette femme, je vous le jure,
+qu'en laissant pénétrer la vengeance par cette porte dont, exprès, je
+n'avais pas poussé les verrous ni fermé la serrure au double tour.
+Croyez-moi, la morte était une misérable créature que l'échafaud
+réclamait. Quand je l'ai amenée ici, grosse des &oelig;uvres du
+Beau-François, je connaissais tous les crimes de la vie passée de cette
+femme, qui avait été d'une bande de Chauffeurs à l'autre, octroyant ses
+faveurs aux chefs dont, pas une fois, elle n'a voulu réprimer les
+cruautés.</p>
+
+<p>Une question arrivait naturellement aux lèvres de ceux devant qui se
+justifiait le policier. Ce fut Vasseur qui la prononça.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, Meuzelin, demanda-t-il, pourquoi l'as-tu épousée
+puisque tu la connaissais?</p>
+
+<p>&mdash;Justement, parce que je la connaissais, appuya l'agent.
+Aujourd'hui que le divorce sépare en dix minutes des gens mariés de la
+veille, j'ai tenté l'épreuve... et puis, à défaut du divorce, n'avais-je
+pas la guillotine qui, demain, si je l'avais voulu, m'aurait fait veuf.
+</p>
+
+<p>La voix du policier prit un accent de gaieté sinistre pour continuer:
+</p>
+
+<p>&mdash;Pouvait-elle se méfier du grotesque époux, de l'imbécile
+Saucisson-à-Pattes? Jamais n'aurait pu lui venir le soupçon que si je
+l'avais amenée sous mon toit, c'était pour surprendre, un à un, les
+secrets de tous les crimes auxquels elle avait pris part. Combien de
+nuits ai-je passées, guettant, penché sur sa couche, les mots échappés à
+son sommeil secoué par de terribles cauchemars!</p>
+
+<p>Le policier montra encore la porte et poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Quand, hier soir, j'ai préparé cette entrée au châtiment qui
+allait venir, j'ai hésité un moment, et ma main s'est tendue vers les
+verrous que je n'avais qu'à fermer pour lui sauver la vie. Mais toute ma
+pitié s'est éteinte au souvenir que la maudite n'avait jamais eu pitié
+des autres... même des siens... même de sa pauvre s&oelig;ur Julie,
+pauvre fille qu'elle a sacrifiée de complicité avec un scélérat du nom
+de Croutot... que je trouverai, lui, un jour ou l'autre.</p>
+
+<p>Et d'un accent ému, le policier prononça lentement:</p>
+
+<p>&mdash;Une bien triste histoire que celle de Julie! Au premier
+moment, je vous la conterai.</p>
+
+<p>Cela dit, Meuzelin se secoua brusquement comme pour se débarrasser de
+son émotion et s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;La Saute est morte, n'en parlons plus. Comme on dit: Morte la
+bête, morte le venin!</p>
+
+<p>Ensuite reprenant sa voix gaie:</p>
+
+<p>&mdash;Le plus pressé pour le quart d'heure, dit-il, est de nous
+éloigner du voisinage du Beau-François.</p>
+
+<p>Il éclata de rire en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Nous éloigner... mais pas pour longtemps, car je compte bien
+le retrouver avant peu.</p>
+
+<p>Tout en parlant, le policier avait ouvert le volet d'une fenêtre
+donnant du côté de la Sarthe, dans la direction de la place où avait
+existé la Saunerie.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, fit-il, le maladroit nous laisse la route libre.</p>
+
+<p>Les quatre compagnons vinrent le rejoindre à la fenêtre pour se
+rendre compte de l'exclamation.</p>
+
+<p>&mdash;Comme pour la servante, expliqua Meuzelin, mon narcotique a
+cessé d'agir sur les bateliers de la <i>Juliette</i>. Peut-être, même,
+est-ce l'explosion de la Saunerie qui les a réveillés. Alors ils ont
+amené le bateau à l'autre rive et le Beau-François, renonçant à ses
+recherches dans les ruines, a jugé prudent d'embarquer ses sacripants.
+</p>
+
+<p>En effet, la <i>Juliette</i>, se laissant aller au courant de la
+Sarthe, s'éloignait lentement. Sur son arrière se voyait, au jour
+naissant, la haute stature du Beau-François qui faisait descendre ses
+hommes sous le pont pour qu'on n'eût pas soupçon d'un chargement aussi
+suspect.</p>
+
+<p>&mdash;À bientôt, grande bête! gronda entre ses dents le policier à
+l'adresse du Beau-François.</p>
+
+<p>Plus n'était donc besoin de quitter à la hâte la
+<i>Biche-Blanche</i>. Malgré sa corpulence, Meuzelin était marcheur.
+Mais il ne pouvait lutter contre les longues perches de Fil-à-Beurre.
+</p>
+
+<p>Pancrace, pour remplacer le bidet du Marcassin estropié par la balle
+de Barnabé, fut au Mans en acheter un autre qu'on attela à la voiture
+qui avait servi au chouan à amener Gervaise jusqu'à l'auberge.</p>
+
+<p>Le soir, on se mit en route, Vasseur et ses soldats, remontés en
+selle, Meuzelin dans la voiture. Quant à Fil-à-Beurre, il avait annoncé
+vouloir faire la route moitié à pied, au montoir du cheval de Vasseur,
+moitié en voiture, à côté du policier.</p>
+
+<p>&mdash;Où allons-nous? demanda le lieutenant au départ.</p>
+
+<p>&mdash;C'est le Beau-François votre gibier, n'est-ce pas? interrogea
+Meuzelin. Alors nous ferons route jusqu'au bout, car, là, où je vous
+mène, il y a gros à parier que nous entendrons parler de votre animal.
+</p>
+
+<p>&mdash;Quel est le but de ton voyage?</p>
+
+<p>&mdash;Je vais à Ingrande où j'ai reçu l'ordre de rejoindre le
+général Labor, qui, aussitôt les troupes arrivées, doit entreprendre une
+battue du pays ravagé par les bandes.</p>
+
+<p>&mdash;En route donc! dit Vasseur.</p>
+
+<p>Pendant ce début du voyage, Barnabé marcha à côté du lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Saint-Florent-le-Vieil, où, m'as-tu dit, Gervaise est conduite
+par son oncle, est-il loin d'Ingrande? demanda Vasseur à l'échalas.</p>
+
+<p>&mdash;Juste en face, sur l'autre rive de la Loire, affirma
+Fil-à-Beurre. Quand nous arriverons, Gervaise sera installée chez son
+oncle depuis quelques jours, car le Marcassin, qui a déjà sur nous une
+avance de dix-huit heures, va voyager d'un autre train que celui dont
+nous menace la mauvaise rosse de la voiture de Meuzelin.</p>
+
+<p>De fait, ce cheval était un animal qui eût fait ses quatorze lieues
+en quinze jours. Dix fois, Vasseur voulut marcher de l'avant et quitter
+Meuzelin. Mais, toujours, celui-ci le retint en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-moi, lieutenant, à vouloir aller trop vite, vous
+manquerez le but. Je vous promets le Beau-François... mais à mon heure.
+</p>
+
+<p>En disant cela, le policier semblait être si certain de son fait que
+Vasseur calmait son impatience.</p>
+
+<p>Si lentement qu'on marche, on finit toujours par arriver. Ce fut
+ainsi que le matin du sixième jour, après avoir passé la nuit à Angers,
+car Meuzelin s'était toujours, le chemin durant, opposé au voyage
+nocturne, on atteignit le village de Monciel, six lieues avant Ingrande.
+</p>
+
+<p>Tout le village était sens dessus dessous.</p>
+
+<p>Dans la nuit, la bande du terrible Coupe-et-Tranche avait attaqué la
+diligence. En plus du meurtre des soldats de la patrouille ambulante,
+les bandits avaient assassiné une femme dont les habitants de Monciel
+avaient ramassé le cadavre sur la route et qu'ils avaient rapporté au
+village.</p>
+
+<p>Chose horrible! ce cadavre n'avait plus de tête!</p>
+
+<p>Les autorités avaient fait étendre la victime sur une table dans la
+salle de l'auberge jusqu'à l'arrivée de la justice, qu'on avait demandée
+à la fois d'Angers et d'Ingrande.</p>
+
+<p>En attendant, les villageois, curieux et effrayés, faisaient foule
+autour du cadavre, se demandant quelle pouvait avoir été cette femme.
+</p>
+
+<p>&mdash;Si nous allions voir? proposa Meuzelin à ses compagnons.</p>
+
+<p>À cette époque, les magistrats, touchés par la panique générale,
+n'étaient pas des plus chauds à aller instrumenter aux champs. Tant
+qu'ils avaient à instruire dans les villes, où ils se sentaient en
+sûreté, cela marchait de soi; mais il n'était plus de même quand il
+était question de franchir les murs. L'idée de se montrer aux
+campagnards, c'est-à-dire d'appeler sur eux la vengeance des malfaiteurs
+qui, un jour ou l'autre, les guetteraient à leur première sortie de la
+ville, les faisait reculer. Pour les maintenir en cette salutaire et
+prudente réserve à aller instruire les crimes aux champs, ils avaient à
+se citer le sort de quelques-uns de leurs collègues qui, après avoir
+donné cette rare preuve d'audace, un jour qu'ils avaient été faire une
+simple promenade hors la ville, avaient été ramassés au pied d'une haie,
+tués par la balle d'un de ces campagnards, tant bonnaces et naïfs en
+plein jour, mais qui se transformaient en bandits nocturnes.</p>
+
+<p>Donc, pour leur montrer le cadavre de la femme sans tête, les
+habitants du village de Monciel avaient envoyé prévenir les magistrats
+d'Ingrande et d'Angers, mais ils s'attendaient bien à ne pas les voir
+venir.</p>
+
+<p>Leur surprise fut énorme à la vue de Meuzelin, du lieutenant, de
+l'échalas et de Fichet, qui se présentaient après avoir laissé Lambert à
+l'entrée du village, à la garde des chevaux et de la voiture.</p>
+
+<p>&mdash;On nous prend pour des gens de justice, souffla Meuzelin à
+Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que nous allons jouer leur rôle? demanda le lieutenant.
+</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas? Vous le savez, on s'instruit toujours en
+voyageant, dit le policier souriant.</p>
+
+<p>Chez Meuzelin, son métier absorbait si bien l'homme qu'il ne pouvait
+laisser passer cette occasion d'exercer son flair et sa sagacité.</p>
+
+<p>Aussitôt qu'il eut pénétré dans la salle de l'auberge où la foule
+entourait la table sur laquelle était étendu le corps, l'agent ordonna
+de sa voix la plus impérieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Tout le monde dehors, sauf les gens de la maison.</p>
+
+<p>Pendant que les villageois sortaient, l'aubergiste s'approcha de lui
+et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que vous ne gardez pas Fourchu, mon magistrat?</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que Fourchu?</p>
+
+<p>&mdash;C'est le postillon qui a conduit la diligence pendant le
+relais d'Angers à Monciel.</p>
+
+<p>&mdash;Alors que Fourchu reste.</p>
+
+<p>La foule sortie, les quatre compagnons demeurèrent avec l'aubergiste,
+son valet et le postillon Fourchu, un garçon trapu, à la mine décidée,
+qui portait le bras gauche en écharpe, car il avait reçu une balle à
+l'attaque de la diligence.</p>
+
+<p>&mdash;Que pour vous complaire, une femme sans tête elle est en
+comparaison avec une arête sans poisson, déclara Fichet à Barnabé, après
+avoir examiné le cadavre décapité.</p>
+
+<p>Muet, froid, recueilli, Meuzelin tourna lentement autour du corps. Un
+moment son regard s'arrêta sur le cou tranché, dont les chairs hachées
+accusaient que la décapitation avait été faite à plusieurs reprises par
+une main inexpérimentée.</p>
+
+<p>&mdash;Ni un boucher, ni un équarrisseur, ni un homme d'un métier qui
+dépèce la viande n'a coupé cette tête, murmura-t-il.</p>
+
+<p>Puis il examina la main du cadavre, main blanche, douce, aux ongles
+soignés, main d'une oisive ou d'une femme dont le métier ne comportait
+pas un travail manuel.</p>
+
+<p>Malgré le sang qui les maculait, il était facile de reconnaître que
+les vêtements, fort simples pourtant et d'une coupe un peu en retard sur
+la mode, étaient d'étoffe de prix. Les bas étaient en soie et les
+chaussures, fines, de cuir souple, nullement déformées accusaient que la
+morte ne devait pas être grande marcheuse à pied.</p>
+
+<p>&mdash;Mettez le corps à nu, commanda Meuzelin à l'aubergiste et à
+son valet.</p>
+
+<p>Dépouillé de ses vêtements, le cadavre apparut beau de formes, aux
+chairs jeunes, à la gorge ferme, au ventre ne révélant pas que la morte
+eût été mère. Excepté les horribles blessures résultant des quatre coups
+de fusil qui avaient tué cette femme, le corps ne montrait aucune
+cicatrice ni signe qui dût servir à constater plus tard l'identité de la
+victime.</p>
+
+<p>&mdash;Elle devait avoir de vingt à vingt-cinq ans, déclara Meuzelin,
+après un dernier regard jeté sur le cadavre.</p>
+
+<p>Le lieutenant, Barnabé et Fichet assistaient, sans souffler mot, à
+l'examen du policier. Au dehors, devant l'auberge, s'entendait le
+murmure de la foule échangeant ses commentaires en attendant le moment
+où elle pourrait rentrer dans la salle.</p>
+
+<p>Sur l'ordre de Meuzelin, l'aubergiste et le domestique cachèrent la
+nudité du corps en jetant dessus les vêtements dont il avait été
+dépouillé.</p>
+
+<p>Alors Meuzelin se retourna vers le postillon Fourchu.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi qui conduisais au moment de l'attaque, entre Angers
+et ce village? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;À preuve que j'y ai attrapé un vilain noyau, dit Fourchu en
+montrant son bras blessé... Voilà comment c'est arrivé: Ils étaient bien
+une trentaine; ils avaient barré la route avec deux grosses cordes
+tendues d'un côté à l'autre. Un de mes chevaux s'est abattu; alors ils
+ont fait feu sur la patrouille. C'est une des balles qui lui étaient
+destinées qui m'a percé le bras... La chute du cheval avait arrêté la
+voiture. Quatre gredins sont venus me mettre le pistolet sur le corps
+pendant qu'un cinquième me fouillait pour me prendre ma feuille de
+route...</p>
+
+<p>&mdash;Sur laquelle étaient inscrits les noms de tes voyageurs?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, avec leur point de départ indiqué. Ils en avaient sans
+doute besoin pour savoir si je voiturais celle qu'ils voulaient tuer...
+Ah! ça n'a pas été long, allez! Cinq ou six sont allés droit au coupé;
+ils en ont arraché une des voyageuses et, avant qu'elle pût dire un mot,
+pan! pan! et ç'a été fini. Enfin, ils ont détaché leurs cordes et ont
+relevé mon cheval, puis ils m'ont ordonné de filer sans demander mon
+reste.</p>
+
+<p>&mdash;Ils ne t'ont pas rendu ta feuille de route.</p>
+
+<p>&mdash;Non, et j'avoue que je n'ai pas pensé à la réclamer.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu où la victime avait pris la voiture?</p>
+
+<p>&mdash;À Angers.</p>
+
+<p>&mdash;Tu en es certain?</p>
+
+<p>&mdash;Quand j'étais à Angers à attendre pour prendre mon service,
+j'ai vu arriver la voiture amenée par Chatriot. Il n'y avait alors
+qu'une femme dans le coupé. Pendant que les palefreniers attelaient,
+j'ai été prendre un verre avec Chatriot. Quand je suis revenu pour
+monter en selle, j'ai vu alors deux femmes dans le coupé.</p>
+
+<p>&mdash;Sans pouvoir affirmer laquelle des deux était la première?
+</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, non, car il faisait noir dans le coupé.</p>
+
+<p>&mdash;Et des Chauffeurs qui ont attaqué la diligence, as-tu pu en
+reconnaître un?</p>
+
+<p>Fourchu se mit à rire à cette question:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit-il, allez donc reconnaître des gredins qui se sont
+barbouillés le visage de suie ou qui ont la tête enveloppée d'un morceau
+de crêpe noir.</p>
+
+<p>Meuzelin revint à la femme morte.</p>
+
+<p>&mdash;De sorte que tu ne saurais dire quelle était la femme tuée?
+</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais c'est facile à savoir. En lui coupant la tête, les
+brigands n'ont pas été bien malins. Il n'y a qu'à aller à Angers, au
+bureau de la diligence, s'informer de la femme montée en voiture cette
+nuit à quatre heures du soir.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, objecta Meuzelin, mais rien ne dit que la victime n'était
+pas l'autre femme, celle qui occupait le coupé avant Angers.</p>
+
+<p>&mdash;On n'a qu'à interroger celle des deux qui vit.</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais donc qui elle est?</p>
+
+<p>&mdash;J'ai assez entendu prononcer son nom par ceux qui, cette nuit,
+à une lieue de l'endroit de l'attaque, l'attendaient au passage pour lui
+faire escorte à sa descente de voiture... Il paraît que c'est une
+comtesse de Méralec, qui revenait d'émigration. Elle rentrait à son
+château de Brivière. Ses gens ont pris les bagages et lui ont fait
+passer la Loire. Si quelqu'un peut vous donner des renseignements, ce
+doit être cette comtesse, car elle ne doit pas avoir été sans causer
+avec l'inconnue pendant la demi-heure qu'elles sont restées en compagnie
+dans le coupé, entre le départ d'Angers et l'attaque.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! fit Meuzelin en casant tous ses renseignements dans sa
+mémoire.</p>
+
+<p>Puis il jeta un dernier regard sur le cadavre dont la nudité était
+voilée sous ses vêtements amoncelés pêle-mêle, et se tournant vers
+l'hôtelier:</p>
+
+<p>&mdash;Faites rentrer le monde, commanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Pas avant que nous ne soyons partis, lui dit Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, nous restons encore, répondit vivement le policier.
+</p>
+
+<p>&mdash;Qu'espères-tu donc découvrir parmi ces villageois qui, en
+somme, ne sont que des curieux?</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait! fit Meuzelin.</p>
+
+<p>Poussés par une curiosité sauvage, les villageois rentrèrent en se
+bousculant. Bientôt ils entourèrent la table se repaissant du lugubre
+spectacle, guettant d'un regard en dessous ceux qu'ils prenaient pour
+des magistrats, et dont ils attendaient quelques paroles qui leur
+apprissent le résultat de l'enquête, ou échangeant à voix basse leurs
+réflexions.</p>
+
+<p>Meuzelin s'était glissé derrière ses compagnons. La face paterne, la
+bouche niaisement entr'ouverte il regardait la scène d'un &oelig;il
+indifférent et immobile en apparence, mais qui embrassait toute
+l'assistance.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! l'entendit murmurer le lieutenant, qui se tenait
+devant lui.</p>
+
+<p>&mdash;As-tu donc déjà découvert les assassins? demanda tout bas, en
+se retournant, Vasseur, avec un peu de moquerie.</p>
+
+<p>&mdash;Non. Mais j'ai déniché un vilain merle.</p>
+
+<p>Et, avec assurance, il prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens de découvrir celui qui a décapité le cadavre.</p>
+
+<p>Puis, lentement, d'une voix basse qui prêchait la prudence, il
+poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;N'ayez l'air de rien. Gardez-vous que vos visages ou vos
+regards donnent l'éveil à mon coquin. Celui qui a coupé la tête doit
+être cet homme barbu, noir de crasse, à tablier de cuir, qui est à
+droite de la cheminée.</p>
+
+<p>Après cette indication, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;À présent, nous pouvons quitter la salle.</p>
+
+<p>Derrière Meuzelin, qui se dirigeait vers la porte, Vasseur et les
+autres suivirent. Ce fut seulement à cent pas de l'auberge, loin des
+oreilles indiscrètes, que le lieutenant demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Tu plaisantais, n'est-ce pas? en avançant que c'est l'homme au
+tablier de cuir qui a tranché la tête de la victime?</p>
+
+<p>&mdash;J'en jurerais! affirma sérieusement le policier.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, dit Fil-à-Beurre, rien ne distinguait cet homme de
+ses voisins.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que si! appuya le policier en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Et à quoi as-tu puisé cette certitude? reprit le lieutenant,
+qui, malgré les éloges qui lui avaient été faits de la sagacité de
+l'agent, refusait de se laisser convaincre.</p>
+
+<p>&mdash;À quoi? répéta Meuzelin, à un détail bien simple, qui a pu
+vous échapper, mais qui devait me frapper.</p>
+
+<p>&mdash;Apprends-nous-le.</p>
+
+<p>Le policier regarda le lieutenant et lui posa cette question:</p>
+
+<p>&mdash;Quel jour sommes-nous?</p>
+
+<p>&mdash;Le cinquième jour de la décade.</p>
+
+<p>À cette époque, le calendrier républicain, on le sait, avait supprimé
+les semaines pour diviser chaque mois en trois périodes de dix jours
+(décade), dont le dernier, portant le nom de <i>décadi</i>, représentait
+l'ancien dimanche, le jour du repos.</p>
+
+<p>&mdash;Donc le dernier <i>décadi</i> était il y a cinq jours,
+c'est-à-dire que voici cinq jours que cet homme s'est remis au travail,
+insista Meuzelin.</p>
+
+<p>&mdash;Sans doute.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous reconnaissez mon individu pour être d'un état à
+forger: maréchal, forgeron ou serrurier?</p>
+
+<p>&mdash;La fumée et la poussière de forge qui lui salissent le visage
+ainsi que son tablier le prouvent évidemment, avança Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien! fit le policier. Maintenant, passons à une autre
+question.</p>
+
+<p>Sans rire, il demanda au lieutenant:</p>
+
+<p>&mdash;Tous les combien pensez-vous que cet homme change de chemise?
+</p>
+
+<p>&mdash;Toutes et quantes fois qu'il en met une autre, lâcha Fichet,
+prenant voix au chapitre.</p>
+
+<p>Mais, si profondément vraie que fut cette réponse, elle ne satisfit
+pas Meuzelin qui redemanda au lieutenant:</p>
+
+<p>&mdash;Répondez, tous les combien?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! cet homme doit être comme tous les ouvriers qui
+attendent le décadi, jour de repos, pour se faire beaux et propres.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait! approuva l'agent.</p>
+
+<p>Et, après une petite pause:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, reprit-il, si cet homme n'était pas, hier, d'une noce,
+d'un baptême ou d'une fête quelconque, c'est lui qui a coupé la tête de
+la morte.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que? demanda Vasseur un peu abasourdi par cette
+déclaration.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que aujourd'hui, c'est-à-dire cinq jours après le
+décadi, cet homme porte une chemise blanche. Donc il a été forcé de
+faire disparaître son linge maculé de sang, à moins qu'il n'ait eu hier,
+je le répète, une occasion de se faire beau.</p>
+
+<p>En secouant la tête, Meuzelin ajouta avec un sourire plein
+d'assurance:</p>
+
+<p>&mdash;Encore, en avançant cette supposition d'une fête, je suis
+intimement persuadé qu'elle est fausse, attendu qu'il se fût
+débarbouillé. Or, s'il a du linge blanc et les mains à peu près propres,
+il a conservé sur son visage la crasse d'un travail de cinq jours.</p>
+
+<p>Et pendant que ses compagnons restaient émerveillés devant lui, le
+policier répéta d'un ton convaincu:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il a été forcé de faire disparaître sa chemise tachée de
+sang.</p>
+
+<p>Le doute avait cessé chez Vasseur qui s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Alors pourquoi avoir laissé ce misérable libre?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! soyez bien tranquille, dit Meuzelin en souriant, il ne le
+restera pas longtemps. L'arrêter séance tenante eût été maladroit. Nous
+donnions l'éveil à ses complices s'il en avait dans la salle. Mieux vaut
+qu'il vienne tout seul se placer sous nos mains.</p>
+
+<p>Comme le lieutenant et Barnabé restaient ébahis sans comprendre sa
+dernière phrase, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a chez les dix-neuf vingtièmes des criminels un mouvement
+involontaire qui les pousse à se trahir. Qu'un homme commette un meurtre
+et qu'il puisse s'échapper sans avoir été vu; malgré lui il quittera sa
+cachette pour venir dix fois rôder sur le lieu de son crime, incité par
+la peur qui lui crée un besoin irrésistible de savoir ce qu'on dit, qui
+on accuse, s'il est soupçonné. Au lieu de passer muet, il lui faudra
+parler, s'informer, questionner jusqu'au moment où il lâchera une parole
+imprudente... Notre homme au tablier sera de même. Il nous a pris pour
+gens de justice, et, par cela même que nous n'avons rien dit, il sera
+invinciblement poussé par la nécessité de se rassurer lui-même en nous
+questionnant.</p>
+
+<p>Tout en parlant, Meuzelin faisait face à ses compagnons, rangés
+devant lui, tournant le dos à l'auberge. Son regard passa par-dessus
+l'épaule de Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous retournez pas! dit-il vivement.</p>
+
+<p>Sa recommandation faite, il reprit en riant:</p>
+
+<p>&mdash;Hein! que vous disais-je? Voici notre homme qui vient de
+sortir de l'auberge; il a abandonné les autres. La peur le met à nos
+trousses et il va nous suivre jusqu'au premier coin où il pourra nous
+interroger sans témoins. Je vous en supplie, ne vous retournez pas.
+Continuons notre chemin en allant rejoindre Lambert qui garde vos
+chevaux et ma voiture. Le coquin va se mettre à notre piste comme un
+chien qui flaire une saucisse.</p>
+
+<p>Donnant l'exemple Meuzelin se mit en marche, suivi par ses
+compagnons, qui s'étaient gardés de se retourner. Dès qu'on eut rejoint
+Lambert à l'entrée du village, le policier se mit à tourner autour des
+chevaux, leur soulevant les pieds pour examiner les fers.</p>
+
+<p>Cependant, il avait glissé un regard en dessous.</p>
+
+<p>&mdash;Le gredin a fait comme je l'ai dit. Il nous a emboîté le pas.
+Il est là-bas qui nous guette. Nous jouerons de chance si c'est un
+maréchal, car voici un cheval dont le fer s'est cassé.</p>
+
+<p>Alors se relevant avec les gestes désespérés d'un homme qu'un
+accident empêche de se remettre en route, il feignit d'apercevoir
+l'homme au tablier de cuir.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! citoyen! cria-t-il en lui faisant signe de venir.</p>
+
+<p>L'homme s'avança lentement, avec hésitation, semblant appeler à lui
+son courage.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il pour ton service, citoyen? demanda-t-il quand il
+fut arrivé.</p>
+
+<p>&mdash;Le village possède-t-il un maréchal?</p>
+
+<p>L'homme montra son tablier de cuir en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Oui. C'est moi.</p>
+
+<p>&mdash;Ta forge est-elle loin?</p>
+
+<p>&mdash;La voici, dit le maréchal en indiquant du doigt la seconde
+maison du village.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mon garçon, tu vas mettre un fer à ce cheval, et fais
+vite, car nous avons hâte de partir.</p>
+
+<p>Le maréchal marcha vers sa forge suivi par les voyageurs amenant
+après eux chevaux et voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Fais vite, fais vite, nous sommes pressés, répétait Meuzelin
+au maréchal qui forgeait son fer en tendant l'oreille.</p>
+
+<p>D'un clin d'&oelig;il, Meuzelin commanda aux siens de ne souffler
+mot. Ce silence irrita le besoin qu'éprouvait le maréchal de parler.
+Aussi, en enfonçant son premier clou, il dit au policier qui lui tenait
+le pied du cheval:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as trouvé le village bien alarmé par ce drame sanglant,
+citoyen magistrat.</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu, citoyen, les jours se suivent et ne se
+ressemblent pas. Aujourd'hui on est dans la consternation; hier on
+sautait aux crins-crins d'une noce.</p>
+
+<p>&mdash;Personne ne s'est marié hier à Monciel, déclara le maréchal en
+rabattant son second clou.</p>
+
+<p>&mdash;Ou on fêtait joyeusement un nouveau-né, dit insoucieusement le
+policier.</p>
+
+<p>&mdash;Le dernier nouveau-né date de trois semaines.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, quoi? je veux dire que si aujourd'hui Monciel est en
+alarme, il était peut-être hier dans la joie. Le corps n'est pas de fer,
+que diable! On ne peut pas toujours travailler. Il faut bien se reposer
+un brin en se donnant du bon temps. Tel qui travaille aujourd'hui, hier
+la passait douce.</p>
+
+<p>&mdash;Pas moi alors; car, hier, je n'ai pas quitté ma forge. J'ai
+ferré onze chevaux, dit le maréchal en remettant tenailles et marteau
+dans la poche de son tablier.</p>
+
+<p>Puis, en examinant de l'&oelig;il les pieds des autres chevaux, il
+demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as plus besoin de moi, citoyen?</p>
+
+<p>&mdash;Si, mon garçon, fit Meuzelin.</p>
+
+<p>C'était débité d'un ton si bon enfant que le maréchal s'empressa de
+dire:</p>
+
+<p>&mdash;À quoi puis-je t'être utile?</p>
+
+<p>&mdash;À me donner un renseignement, articula le policier en lui
+faisant la risette.</p>
+
+<p>&mdash;Parle, citoyen magistrat.</p>
+
+<p>&mdash;Au fond, c'est de peu d'importance.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe.</p>
+
+<p>&mdash;C'est plutôt une affaire de curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Crois que s'il est en mon pouvoir de la satisfaire, je serai
+tout heureux de te procurer cette satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tu dis cela!</p>
+
+<p>&mdash;Prenez-moi au mot.</p>
+
+<p>&mdash;Avant que je t'interroge, veux-tu d'abord me faire une toute
+petite promesse?</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;Celle d'être bien franc.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le jure, dit le maréchal amadoué par tant de bonhomie.
+</p>
+
+<p>Meuzelin lui posa la main sur l'épaule, et toujours souriant, il
+demanda de sa voix la plus aimable:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mon garçon, puisque tu es si bien disposé, dis-moi donc
+où tu as caché la tête de la femme que tu as coupée cette nuit?</p>
+
+<p>Le maréchal, à ces mots, eut un effroyable tressaillement de tout le
+corps. Pâle comme la mort, les cheveux dressés sur la tête, les yeux
+pleins d'une folie d'épouvante, il agita convulsivement les lèvres sans
+pouvoir parvenir à prononcer les mots que le saisissement arrêtait dans
+sa gorge.</p>
+
+<p>Puis l'instinct de la conservation lui vint. Sans se dire que fuir
+c'était se trahir, il se ramassa sur ses jarrets comme la bête fauve qui
+va bondir, poussa une sorte de rugissement et s'élança. Mais le cercle
+des compagnons s'était resserré. Il fut, pour ainsi dire au vol, saisi à
+chaque poignet par Lambert et Fichet.</p>
+
+<p>Au contact de ces deux mains qui paralysaient sa résistance, l'homme
+se devina perdu. À la surexcitation nerveuse succéda la réaction d'une
+complète prostration qui, anéantissant ses forces, le fit vaciller sur
+ses jambes. Il se fût affaissé s'il n'eût été soutenu par Fichet qui,
+croyant à une comédie, le remit sur pied en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Le quart d'heure il n'est pas à songeasser de nous faire
+l'imitation de la jeune vierge qu'elle accouche.</p>
+
+<p>Après avoir laissé l'homme s'anéantir sous son effroi, Meuzelin
+répéta d'une voix sèche:</p>
+
+<p>&mdash;Dis-moi où tu as caché cette tête de femme que tu as tranchée
+la nuit dernière?</p>
+
+<p>Encore incapable de parler, le maréchal secoua négativement la tête.
+</p>
+
+<p>Le policier lui mit le doigt sur le plastron de chemise et poursuivit
+en pesant sur les mots:</p>
+
+<p>&mdash;... Cette tête dont le sang avait rejailli sur toi, ce qui t'a
+obligé de changer de chemise.</p>
+
+<p>Cette phrase galvanisa le maréchal qui parvint à bégayer.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais ce que tu veux dire.</p>
+
+<p>L'agent avança la main et promena circulairement l'ongle de son pouce
+sur la nuque du prisonnier en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu ne parles pas, le couperet de la guillotine te passera
+là avant un mois.</p>
+
+<p>Un frissonnement nouveau secoua l'artisan, mais il n'en répéta pas
+moins:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais ce que tu veux dire.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, nous allons opérer une perquisition chez toi.</p>
+
+<p>Et Meuzelin, s'adressant à ses compagnons:</p>
+
+<p>&mdash;Faisons entrer voiture et chevaux dans la cour et fermons la
+maison. Personne ne viendra nous déranger, commanda-t-il.</p>
+
+<p>Il fut obéi au plus vite par le lieutenant et Fil-à-Beurre, lequel,
+tout en verrouillant la porte charretière, murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Pas de chance tout de même, le maréchal! Pour une pauvre
+petite fois qu'il fait un <i>extra</i> de linge, on le lui reproche.
+</p>
+
+<p>Pendant la fermeture, le prisonnier que l'épreuve avait exténué, fit
+un pas pour aller s'asseoir sur l'enclume de sa forge.</p>
+
+<p>&mdash;Une bonne conscience qu'elle n'a jamais besoin de s'asseoir,
+lâcha Fichet en le ramenant sur place.</p>
+
+<p>Se sentant surveillé, l'homme se tint immobile, muet, le regard vague
+et fixe, comme s'il craignait de l'arrêter sur un point de l'atelier.
+</p>
+
+<p>En attendant le retour de Vasseur et de l'échalas, Meuzelin fit ce
+qu'avait voulu faire le maréchal. Il vint s'asseoir sur la massive
+enclume que supportait un énorme billot de bois.</p>
+
+<p>À ce moment, l'&oelig;il effrayé de l'artisan se tourna
+involontairement vers la base du billot. Ce regard n'eut que la durée de
+l'éclair, mais il fut surpris par le policier.</p>
+
+<p>Vasseur et Barnabé reparurent.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce fait? demanda l'agent.</p>
+
+<p>&mdash;Nous sommes tout à fait chez nous, annonça le squelette.</p>
+
+<p>Pour adresser sa question aux arrivants, Meuzelin avait tourné la
+tête vers eux. Il la ramena si brusquement du côté du prisonnier que
+celui-ci n'eut pas le temps de changer la direction de son regard qui,
+une seconde fois, était venu s'attacher au pied du billot de l'enclume.
+</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! pensa le policier, est-ce que par hasard je suis assis
+sur la roche sous laquelle il y a anguille?</p>
+
+<p>&mdash;Chut! chut! souffla Barnabé dont la fine oreille avait surpris
+un bruit de pas dans la rue.</p>
+
+<p>Les pas s'arrêtèrent devant la maison. Puis on frappa bien doucement
+à la petite porte de la forge.</p>
+
+<p>Du poignet de son prisonnier, la main de Fichet se porta vivement à
+son gosier.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu insuffles un mot, dit-il tout bas, en accompagnant sa
+recommandation d'un serrement de doigts qui le dispensait de compléter
+sa phrase...</p>
+
+<p>Bien qu'on ne lui ouvrît pas, celui qui frappait devait savoir que le
+maréchal avait quelque motif de se tenir clos en son logis; car loin de
+s'en étonner, il fit entendre d'une voix prudente:</p>
+
+<p>&mdash;C'est nous, Chauvelot et Bourdois.</p>
+
+<p>Et après une petite pause:</p>
+
+<p>&mdash;Je viens comme c'était convenu. Ne crains pas qu'on nous voie
+entrer. Ils sont encore tous autour de la femme de cette nuit... Ouvre.
+</p>
+
+<p>À ces paroles qui, jusque-là peu compromettantes, pouvaient le perdre
+en se prolongeant, le maréchal était devenu livide et tout pantelant
+d'angoisse.</p>
+
+<p>On frappa encore.</p>
+
+<p>Puis une autre voix prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Inutile de cogner, va! il a décampé.</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible! N'avait-il pas été dit que ce serait moi qui, en
+prenant un cheval à Angers, irait vendre la chose aux <i>francs</i>
+(récéleurs) de Laval ou de Mayenne?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais il y est allé lui-même, idée de nous faire sauter
+notre part! Allons, nous sommes volés. Faut nous résigner, grogna la
+seconde voix.</p>
+
+<p>Les deux causeurs s'éloignèrent.</p>
+
+<p>Malgré lui, un petit soupir de satisfaction échappa au maréchal. Ce
+qu'ils avaient dit n'était pas des plus catholiques, mais, en somme, il
+n'accusait rien de si grave qu'il fût impossible de l'expliquer. Donc, à
+peu près rassuré, il attendit Meuzelin qu'il voyait s'avancer pour lui
+répéter sa question.</p>
+
+<p>Seulement, lui aussi, l'agent, avait entendu le dialogue et sa
+prodigieuse sagacité y avait puisé une inspiration soudaine. Il venait
+bien, à la vérité, pour renouveler sa question, mais il y ajouta
+quelques mots dont l'effet fut foudroyant sur le misérable quand il
+l'entendit lui dire:</p>
+
+<p>&mdash;Où as-tu mis les boucles d'oreilles que tu as retirées des
+oreilles de la tête que tu as coupée cette nuit?</p>
+
+<p>Et, en montrant l'enclume, Meuzelin ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Sous le billot de ton enclume, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Le maréchal eut un soubresaut convulsif: puis, après un sourd
+rauquement de rage désespérée, il tomba évanoui.</p>
+
+<p>Quand il reprit ses sens, il était solidement garrotté, et Fichet
+était en train de lui verser un broc d'eau dans le cou en disant à son
+camarade Lambert:</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est plus mieux officiant pour l'évaporation de la
+connaissance que l'eau sur la colonne vénérable.</p>
+
+<p>En revenant à lui, le premier regard du maréchal se tourna vers
+l'enclume. Elle avait été déplacée. Une épaisse dalle, qui servait
+d'assise au billot, apparaissait montrant, au milieu de sa surface un
+petit trou carré qui servait de cachette.</p>
+
+<p>Après le billot, les yeux alarmés de l'artisan cherchèrent Meuzelin.
+Il lui était masqué par Vasseur et Barnabé qui, devant lui, étaient
+occupés à examiner un objet que leur montrait le policier en disant:
+</p>
+
+<p>&mdash;Au bas mot, elles valent trois mille livres.</p>
+
+<p>Ils se retournèrent à la voix de Fichet leur faisant part que le
+prisonnier avait repris ses sens.</p>
+
+<p>&mdash;Il s'est cicatrisé de son délabrement, annonça-t-il.</p>
+
+<p>Alors Meuzelin vint au maréchal, tenant dans le creux de la main une
+paire de boucles d'oreilles qu'il mit sous les yeux de son homme en
+demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Veux-tu maintenant avouer où tu as caché la tête que tu as
+dépouillée de ces bijoux?</p>
+
+<p>Le gueux sembla hésiter.</p>
+
+<p>L'agent appuya sur la chanterelle en articulant:</p>
+
+<p>&mdash;À moins que tu ne tiennes à être guillotiné avant un mois.
+</p>
+
+<p>&mdash;Si je parle, aurai-je la vie sauve? prononça le maréchal d'une
+voix brève.</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! fit Meuzelin. Elle vaudra cher à racheter ta vie...
+Il faudra que tu en contes bien long.</p>
+
+<p>Tout frémissant de la peur que son marché ne fût pas accepté, le
+prisonnier dut trouver bien longue la minute pendant laquelle l'agent le
+tint sur le gril en ayant l'air de se consulter.</p>
+
+<p>&mdash;Tu diras bien tout et tout? insista-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tout et tout. Car dès que j'aurai commencé, le mieux sera
+pour moi de défiler mon chapelet jusqu'au bout, attendu que si je ne
+vous faisais pas pincer toute la bande et le chef, je serais un homme
+mort... Ils me tueraient.</p>
+
+<p>&mdash;Et ton chef est le Beau-François? demanda Meuzelin à tout
+hasard.</p>
+
+<p>Le prisonnier eut un sourire de mépris.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, fit-il, ce grand bellâtre qui, depuis deux jours, est
+venu travailler dans le pays avec une trentaine d'hommes? Oh! il n'en a
+pas pour longtemps. Coupe-et-Tranche lui apprendra, avant peu, à ne pas
+venir rogner la portion des autres.</p>
+
+<p>Alors, revenant à ce qui l'intéressait bien plus:</p>
+
+<p>&mdash;Si je parle, aurai-je la vie sauve? répéta-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! c'est marché conclu! dit enfin le policier.</p>
+
+<p>Soit pour prouver son empressement soit qu'il craignît que Meuzelin
+se rétractât, le prisonnier se hâta de dire:</p>
+
+<p>&mdash;La tête est enterrée au pied du pommier de ma cour. Je l'ai
+mise là, ce matin, un peu avant le jour, mais mon intention était, la
+nuit prochaine, de la brûler au feu de ma forge.</p>
+
+<p>L'agent fit signe à Lambert et Fichet de lui délier les bras et,
+quand il le vit libre:</p>
+
+<p>&mdash;Viens la déterrer devant nous, commanda-t-il.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cXIV"> </a><a href="#tdm">XIV</a></h2>
+
+
+<p>Comme l'avait dit le maréchal, au milieu de sa cour s'élevait un
+vieux pommier dont la tête énorme et feuillue ombrageait un banc de
+pierre placé à son pied.</p>
+
+<p>Fichet avait pris, dans la forge, une bêche que Meuzelin fit donner
+au prisonnier en lui disant:</p>
+
+<p>&mdash;Mets-toi à l'&oelig;uvre en te gardant bien de toute atteinte
+qui pourrait défigurer le visage.</p>
+
+<p>Le maréchal se posa devant une place où nul n'aurait pu soupçonner le
+dépôt sinistre, tant l'endroit avait été soigneusement nivelé. Après
+s'être servi de la bêche pour enlever la croûte du sol durci par son
+piétinement de la nuit, il s'agenouilla et, avec ses mains, se remit à
+retirer la terre devenue friable.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà! dit-il bientôt en montrant une masse de cheveux noirs
+qui venait d'apparaître au fond du trou.</p>
+
+<p>Alors, saisissant la chevelure qu'il tira sans grand effort, il amena
+au jour la tête, qu'il posa à bout de bras sur le banc de pierre.</p>
+
+<p>L'assassinat ne datant encore que de quelques heures, la
+décomposition n'avait pas eu le temps d'accomplir son &oelig;uvre sur le
+visage, à qui la rigidité de la mort avait conservé son expression
+dernière... et cette expression était hautaine et calme, ne trahissant
+en rien la terreur qu'aurait dû inspirer à la victime, au moment
+suprême, la fin tragique qui la menaçait. Si brusque qu'avait été le
+dénouement, cette femme avait pu, pourtant, voir venir la mort et elle
+lui avait bravement fait face.</p>
+
+<p>&mdash;Une jeune et jolie femme, souffla Vasseur en examinant le
+visage.</p>
+
+<p>&mdash;Et aussi une maîtresse femme, ajouta le policier, dont
+l'attention avait été attirée par la physionomie altière de la face.
+</p>
+
+<p>Curieux de détails, il demanda au maréchal:</p>
+
+<p>&mdash;Tu étais là quand elle a été assassinée?</p>
+
+<p>Celui-ci parut avoir la franchise récalcitrante; ce qui fit que
+Meuzelin, d'un ton qui sentait la menace, lui rafraîchit la mémoire:
+</p>
+
+<p>&mdash;N'oublie pas que ta vie vaut cher, dit-il. Si tu veux la
+racheter, je t'ai prévenu qu'il ne faudrait pas ménager ta langue.</p>
+
+<p>Il était bien aventuré le cou du maréchal, à présent que la tête
+était déterrée. Il y alla donc, comme on dit, bon jeu bon argent.</p>
+
+<p>&mdash;J'assistais si bien à l'assassinat, avoua-t-il, que je suis un
+de ceux qui avaient été nommés par Coupe-et-Tranche pour la fusiller.
+</p>
+
+<p>&mdash;Coupe-et-Tranche conduisait donc l'attaque?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais il l'avait préparée de longue date, et, d'avance, il
+avait désigné à son lieutenant les rôles que chacun aurait à jouer.</p>
+
+<p>Meuzelin revint à la morte et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;En se voyant perdue, la voyageuse n'a pas crié, demandé grâce,
+prononcé quelques mots?</p>
+
+<p>&mdash;Si elle a parlé.</p>
+
+<p>&mdash;Un appel à pitié?</p>
+
+<p>&mdash;Du tout. Elle n'a prononcé qu'une courte phrase qui était
+incompréhensible pour nous.</p>
+
+<p>&mdash;Laquelle?</p>
+
+<p>&mdash;Au moment où nous la couchions en joue, elle a dit comme ça:
+«C'était bien la peine de revenir!»</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit le policier tout décontenancé, car il avait espéré que
+cette phrase, inintelligible pour les autres, s'éclaircirait pour lui.
+</p>
+
+<p>Un souvenir lui passa subitement en tête.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit-il vivement, il se trouvait une autre voyageuse dans
+le coupé&mdash;une comtesse de Méralec, m'a-t-on dit. Qu'a-t-elle fait,
+qu'a-t-elle dit pendant cette scène de meurtre?</p>
+
+<p>&mdash;Elle a fait la diablesse et a hurlé: Grâce! dans son coupé
+dont elle ne pouvait sortir, attendu que, de chaque côté, on lui tenait
+la portière. Puis, finalement, je crois bien qu'elle s'est évanouie.
+</p>
+
+<p>&mdash;Elle est jolie, cette comtesse? demanda Vasseur.</p>
+
+<p>Le maréchal haussa les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Ça, je n'en sais rien. Cette nuit, il faisait noir comme dans
+un four. Je n'ai pu la voir.</p>
+
+<p>Une objection vint à l'esprit du lieutenant:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dit-il, puisqu'il faisait tant obscur, comment a-t-on pu
+reconnaître la femme qui devait être votre victime?</p>
+
+<p>Le maréchal recommença son haussement d'épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'en demandes trop, citoyen. La seule chose que je puisse
+dire, c'est qu'on me l'a amenée au bout de mon fusil et que j'ai fait
+feu.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est toi qui lui a tranché la tête?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! les autres ne savaient comment s'y prendre et il fallait
+exécuter l'ordre de Coupe-et-Tranche. Alors je me suis servi de la
+hachette de Chauvelot, un des deux qui sont venus tout à l'heure frapper
+à ma porte.</p>
+
+<p>&mdash;Les autres t'ont regardé faire? continua Vasseur.</p>
+
+<p>&mdash;Ils se sont contentés de dire: Part à trois! au sujet des
+boucles d'oreilles.</p>
+
+<p>Si Meuzelin avait laissé le lieutenant continuer l'interrogatoire,
+c'était qu'il était occupé, avec Fil-à-Beurre, à enfermer la tête de la
+victime dans un panier couvert.</p>
+
+<p>Après avoir repoussé le couvercle du panier sur le lugubre contenu,
+il se retourna en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Fichet et Lambert, reficelez-moi cet aimable garçon, et en
+route.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'emmenez? fit le maréchal tellement atterré qu'il se
+laissa lier sans résistance.</p>
+
+<p>Meuzelin se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Croyais-tu que nous allions te donner la clef des champs? Au
+fond, c'est dans ton intérêt. Ne nous as-tu pas conté que
+Coupe-et-Tranche te ferait tuer au plus petit soupçon de trahison? Eh
+bien, nous allons te mettre à l'abri de cette mort violente en te
+cachant dans la prison d'Angers.</p>
+
+<p>Puis comme, en parlant, il s'était assuré que les deux soldats
+l'avaient solidement garrotté, il commanda de le porter dans la voiture.
+</p>
+
+<p>Il fallait rebrousser chemin. C'était dur pour Vasseur qui n'était
+plus qu'à quelques lieues de Gervaise; mais il se résigna en pensant que
+c'était affaire de quatre ou cinq heures, juste le temps de conduire le
+bandit sous les verrous.</p>
+
+<p>&mdash;Demain, vous la verrez, lui promit Meuzelin à qui, pendant le
+voyage qu'il venait d'accomplir en compagnie, il avait fait confidence
+de son amour.</p>
+
+<p>Le lieutenant et ses hommes remontèrent en selle, et, après que
+Barnabé eut soigneusement refermé la porte de la maréchalerie, on se mit
+en route. Vasseur marchait en tête, escorté par Fil-à-Beurre jouant de
+ses longues jambes. De droite et de gauche, Fichet et Lambert
+escortaient la voiture que conduisait Meuzelin assis sur la banquette de
+devant. Au fond du véhicule, le prisonnier était étendu sur la paille, à
+côté du panier contenant la tête.</p>
+
+<p>On n'était pas à plus de cent toises du village de Monciel, que le
+maréchal, tremblant d'angoisse, éprouva le besoin de remonter son moral
+qui voyait l'avenir en noir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'avez promis que j'aurais la vie sauve, dit-il au
+policier dont le silence l'inquiétait.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai promis... à condition que tu dirais la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi l'ai-je dite entière.</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! en es-tu bien sûr? lâcha l'agent d'un ton de doute.
+</p>
+
+<p>En branlant la tête d'un air indifférent, il continua à mots traînés:
+</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, c'est ton affaire! Du moment que peu t'importe
+d'avoir le cou coupé, je comprends que tu ne vides pas le fond de ton
+sac.</p>
+
+<p>Il y eut une crise de désespoir chez le maréchal. Après en avoir tant
+dit, cela ne comptait pas! Aussi sa voix frémissait-elle de peur quand
+il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous le connaissez, le fond de mon sac!</p>
+
+<p>&mdash;Alors ton sac possède un double fond où sont enfermés quelques
+aveux que tu ne juges pas utile d'en faire sortir.</p>
+
+<p>Cela dit, l'agent prit un ton tout bonhomme, tout amical pour
+poursuivre:</p>
+
+<p>&mdash;C'eût été, pourtant, bien agréable pour toi, pendant qu'on
+aurait guillotiné tes camarades, de te trouver libre comme l'air, ayant
+même en poche une somme d'argent assez rondelette pour te permettre
+d'aller t'établir au loin... Vois-tu d'ici la vie heureuse que tu aurais
+menée?</p>
+
+<p>&mdash;Vrai! vrai! répéta convulsivement le prisonnier se raccrochant
+à l'espérance.</p>
+
+<p>&mdash;Absolument comme je te l'affirme, articula l'agent.</p>
+
+<p>Ensuite, brusquement, il demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu comment on m'appelle?</p>
+
+<p>&mdash;Non.</p>
+
+<p>&mdash;Je me nomme Meuzelin.</p>
+
+<p>À défaut de sa personne, le nom du policier célèbre devait être connu
+dans les bandes, pour lesquelles il sonnait comme la menace d'une
+catastrophe suspendue sur elles, car il y eut un effarement complet chez
+le prisonnier quand il s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Meuzelin! Alors je suis perdu!</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, imbécile! Parle et je te jure que tout ce que je
+viens de te promettre sera tenu.</p>
+
+<p>Il y eut un silence, puis le maréchal demanda d'un ton décidé:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous savoir?</p>
+
+<p>&mdash;Conte-moi, bien en détail, quelle était la femme assassinée.
+Dans quel but on l'a tuée. Pourquoi on avait intérêt à faire disparaître
+sa tête.</p>
+
+<p>Et Meuzelin, se renversant sur la lanière en cuir qui servait de
+dossier à sa banquette, tendit l'oreille aux aveux de son compagnon de
+voiture.</p>
+
+<p>Au bout de deux heures, quand Vasseur et Barnabé qui, tout en
+causant, avaient un peu forcé leur marche, ne furent plus qu'à quelques
+portées de fusil du faubourg d'Angers, ils s'arrêtèrent pour attendre la
+charrette que l'allure lente du cheval poussif, qui la traînait, avait
+laissée fort en arrière. Elle apparaissait au loin, toujours escortée
+par Fichet et Lambert.</p>
+
+<p>Bien qu'on ne fût pas en service, le lieutenant n'en maugréa pas
+moins à la vue de ses soldats chevauchant de chaque côté de la voiture.
+</p>
+
+<p>&mdash;À eux deux, ils n'ont pas même la cervelle d'une linotte. Ils
+devraient savoir que leur poste est derrière le véhicule. Ce qui leur
+permet de surveiller à la fois les côtés et le fond. Postés comme ils le
+sont, rien n'empêche le prisonnier de s'évader par l'arrière de la
+charrette.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit Fil-à-Beurre; je crois, lieutenant que vous
+comptez sans notre ami Meuzelin. Il doit ouvrir un &oelig;il vigilant
+sur le misérable qui, de plus, est mieux ficelé qu'une andouille.</p>
+
+<p>Barnabé achevait quand Vasseur partit d'un franc rire.</p>
+
+<p>&mdash;Tu tombes mal à dire que Meuzelin doit ouvrir un &oelig;il! Il
+m'a plutôt l'air de fermer les deux yeux.</p>
+
+<p>En effet, la distance raccourcie permettait de voir l'agent qui,
+renversé sur le dossier de son siège, dormait comme un bienheureux. Sa
+tête ballottait de droite et de gauche à chaque cahot de la charrette
+que son cheval conduisait, la bride sur le cou, en pleines ornières de
+la route.</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que son sommeil soit diantrement dur pour résister à
+un bercement pareil. Si, comme tu le disais, le prisonnier n'était
+garrotté solidement, il l'aurait bel, avec mes deux soldats sur les
+côtés et Meuzelin dormant, à prendre la poudre d'escampette, dit
+Vasseur.</p>
+
+<p>Alors, revenant sur leurs pas, le lieutenant et l'échalas furent
+au-devant de la voiture.</p>
+
+<p>À la voix du lieutenant qui l'appelait, Meuzelin ouvrit les yeux, se
+secoua et se leva de son siège en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Il paraît que j'ai fait mon petit ronron. Je vais marcher un
+peu, ça me réveillera tout à fait.</p>
+
+<p>Et il mit pied à terre.</p>
+
+<p>En dégageant le devant de la voiture, l'agent avait permis à Vasseur,
+du haut de son cheval, de plonger ses regards sous la toile qui bâchait
+la charrette.</p>
+
+<p>&mdash;Sacrebleu! jura-t-il. Votre prisonnier n'est plus là! annonça
+le lieutenant.</p>
+
+<p>L'agent se hissa sur le marchepied, avança la tête sous la bâche et,
+de sa voix toujours paisible, répondit:</p>
+
+<p>&mdash;C'est ma foi vrai!</p>
+
+<p>En même temps, Fil-à-Beurre avait escaladé l'autre marchepied, et,
+avançant son long bras dans la voiture, il en retirait un paquet de
+cordes en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Il était donc bien mal attaché?</p>
+
+<p>Cette supposition blessa l'amour-propre de Fichet, qui avait garrotté
+le maréchal au départ.</p>
+
+<p>&mdash;Que je vous fiche mon billet qu'une mère elle n'aurait pas
+mieux harnaché qui qui lui aurait mangé sa fille, articula-t-il d'un ton
+froissé.</p>
+
+<p>Cependant Fil-à-Beurre avait examiné les cordes.</p>
+
+<p>&mdash;Elles ont été coupées, annonça-t-il.</p>
+
+<p>La découverte fut un baume pour l'orgueil ulcéré de Fichet qui,
+s'apaisant, débita:</p>
+
+<p>&mdash;Aussi les bras me tombaient des mains de ce que comment qu'il
+aurait pu se désencombrer des n&oelig;uds que je lui avais contractés.
+</p>
+
+<p>Meuzelin, descendu du marchepied de la voiture, s'était rapproché de
+Vasseur, qui l'observait en silence, s'étonnant qu'un tel finaud se fût
+laissé jouer.</p>
+
+<p>Les deux hommes se regardèrent dans les yeux. Alors le lieutenant
+comprit aussitôt et demanda tout bas:</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi qui l'as fait fuir?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, dit le policier.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>D'un coup d'&oelig;il, l'agent s'assura qu'il ne pouvait être entendu
+des autres, et vivement souffla:</p>
+
+<p>&mdash;Il s'agissait de sauver Gervaise.</p>
+
+<p>&mdash;Elle court donc un danger? demanda Vasseur en pâlissant.</p>
+
+<p>Mais au lieu de répondre, l'agent se tourna vers les autres en
+s'écriant de la voix d'un homme impatienté de les voir s'appesantir sur
+sa faute:</p>
+
+<p>&mdash;Quand nous resterons là à nous ébahir! Eh bien, quoi? Notre
+scélérat était pincé. Il a usé du droit de tout prisonnier, il a pris la
+fuite. Nous n'allons pas coucher ici, j'imagine. Allons, en route pour
+Angers.</p>
+
+<p>Le lieutenant, tout rêveur, restait immobile en selle, semblant se
+consulter. Meuzelin, qui s'apprêtait à monter en voiture, l'aperçut
+ainsi méditant; il marcha vivement à lui:</p>
+
+<p>&mdash;Lieutenant, dit-il, vous pensez à me quitter.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je veux aller à Saint-Florent-le-Vieil, où je sais
+qu'habite Gervaise.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi faire?</p>
+
+<p>&mdash;Défendre Gervaise contre ce danger qui, dis-tu, la menace.
+</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais ce danger, il vous faudrait d'abord le connaître.
+Vous ne pouvez l'apprendre que par moi et il m'est impossible de vous en
+souffler mot.</p>
+
+<p>La voix de Meuzelin se fit grave, quand il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez-moi bien, lieutenant. Je vous jure qu'à vouloir agir
+seul, non seulement vous courrez danger de mort, mais, infailliblement,
+vous causerez celle de la jeune fille qui sera sacrifiée sans pitié
+comme l'a été la malheureuse femme de cette nuit.</p>
+
+<p>Vasseur le regarda surpris.</p>
+
+<p>&mdash;La mort de cette femme se rattache-t-elle à quelque mystère
+qui concerne Gervaise? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, la pauvre enfant se trouve englobée, à son insu, dans une
+affaire sinistre, de si complète façon, qu'il lui serait impossible de
+prouver son innocence si moi... moi seul, vous m'entendez... je ne viens
+à son aide.</p>
+
+<p>Et d'un accent qui, pour ainsi dire, priait:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, poursuivit l'agent, laissez-vous convaincre,
+lieutenant, bien qu'il me soit impossible de vous en dire plus, car
+l'&oelig;uvre à laquelle je me suis voué me ferme la bouche. Ayez
+confiance en moi. Je vous rendrai Gervaise.</p>
+
+<p>&mdash;Quand? demanda Vasseur ébranlé.</p>
+
+<p>&mdash;Cela dépend d'événements qui vont se produire. Mettons un
+mois.</p>
+
+<p>&mdash;Un mois d'attente! un long mois pendant lequel l'impatience me
+torturera dans l'inaction!</p>
+
+<p>&mdash;L'inaction! répéta Meuzelin avec un sourire. Oh! que non pas!
+Je compte, ce mois durant, vous donner assez d'occupation pour que vous
+ne trouviez pas le temps long.</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu m'associes à tes projets?</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! et je vous y mettrai jusqu'au cou.</p>
+
+<p>Et, ensuite, du coin de l'&oelig;il, désignant Fil-à-Beurre qui, en
+les voyant causer à voix basse, se tenait à l'écart:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi que l'ami Barnabé si le c&oelig;ur lui en dit, ajouta le
+policier.</p>
+
+<p>&mdash;Et le c&oelig;ur lui en dira, sois-en certain. Pour Gervaise,
+il sera capable de tout, affirma le lieutenant.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! eh! ricana le policier, je lui fournirai, s'il en est
+ainsi, une bien belle occasion, en cas d'insuccès, de se faire scier
+entre deux planches... c'est un passe-temps que se donnent les faux
+chouans lorsqu'ils ont fait un prisonnier d'importance.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! fit moqueusement Vasseur, je ne m'imagine pas
+Fil-à-Beurre devenu un prisonnier d'importance.</p>
+
+<p>Le policier secoua la tête et demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous que moi, s'ils me tenaient, les bandits me
+scieraient entre deux planches?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, toi qu'ils ne connaissent pas, mais dont ils se répètent
+le nom avec effroi, s'ils te tenaient après avoir appris ton identité,
+ta place serait entre les deux planches.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, c'est justement cette place-là que j'ai l'intention
+d'offrir à ce bon Fil-à-Beurre, dit tout gentiment le policier.</p>
+
+<p>Mais se reprenant aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;En cas d'insuccès bien entendu, je le répète, appuya-t-il.
+</p>
+
+<p>Puis, comme il lisait dans les yeux de Vasseur une sorte d'étonnement
+de mépris en l'entendant annoncer son projet de se soustraire au danger
+en y exposant un autre, l'agent se hâta d'ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Soyez tranquille, lieutenant, il y aura du nanan pour tout le
+monde. Moi, à ce moment-là, je serai entré dans la peau d'un autre...
+peau qui, si elle ne me couvre pas bien, me mènera à cuire à petit feu
+doux dans un four... encore un divertissement des bandits.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, quelle sera ma part de nanan, suivant le rôle que tu
+me destines?</p>
+
+<p>&mdash;Ou les deux planches, ou le four, ou la pendaison par les
+pieds... Songez donc que vous êtes Vasseur, le destructeur de leurs amis
+d'Orgères! Les citoyens bandits vous serviront en conséquence.</p>
+
+<p>Vasseur se mit à rire.</p>
+
+<p>&mdash;Là, fit le policier, à présent que vous connaissez le revers
+de la médaille, voulez-vous que nous nous associons pour sauver
+Gervaise?</p>
+
+<p>Promettre à l'amoureux le salut de la jeune fille, c'était lui dicter
+sa réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Je te suivrai où tu me conduiras, déclara-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, retournons à Angers, dit Meuzelin en se dirigeant vers
+la voiture.</p>
+
+<p>Mais, à son troisième pas, il s'arrêta pour revenir au lieutenant.
+</p>
+
+<p>&mdash;À propos, demanda-t-il, Barnabé sait-il écrire?</p>
+
+<p>&mdash;Mieux qu'un notaire, affirma Vasseur.</p>
+
+<p>Sur cette réponse, Meuzelin gagna la voiture, et quand il y fut
+monté, il cria:</p>
+
+<p>&mdash;En route!</p>
+
+<p>En vingt minutes, on atteignit Angers.</p>
+
+<p>C'était précisément dans le faubourg par lequel ils faisaient leur
+entrée que se trouvait la maison de poste où relayait la diligence.
+Comme en beaucoup d'endroits, cette maison de poste était la boîte aux
+cancans, potins et racontars sur tout ce qui se passait dans la ville ou
+à dix lieues à la ronde.</p>
+
+<p>À l'arrivée de Meuzelin et des siens, une dizaine de bavards,
+auxquels était mêlé le maître de poste, péroraient sur le tragique
+événement de la nuit précédente.</p>
+
+<p>&mdash;Descendons là, proposa le policier.</p>
+
+<p>À cette époque, où le peu de sûreté des routes forçait les voyageurs
+à se réunir pour leur défense commune, il n'y avait rien d'étonnant dans
+cette descente à l'auberge de la petite troupe de cinq individus.</p>
+
+<p>Le maître de poste était des premiers cités parmi les aubergistes les
+plus empressés à tenir en règle leur livre d'inscription des voyageurs.
+Son premier soin fut de conduire les arrivants à la salle qui servait de
+bureau au service de la diligence, pour prendre, sur son registre, leurs
+noms, prénoms et qualité. Cette pièce était encombrée de paniers,
+caisses ou malles que les diligences avaient apportées à leur dernier
+passage ou devaient enlever à leur prochain départ.</p>
+
+<p>Aubergiste et voyageurs avaient été suivis par le groupe des curieux,
+tous impatients que la formalité fût remplie pour pouvoir questionner à
+l'aise ces nouveaux venus, qui arrivaient par la route d'Ingrande et
+qui, ayant passé sur le lieu du crime, devaient abonder en détails sur
+l'attaque de la diligence.</p>
+
+<p>Donc, le maître de poste-aubergiste, ayant pris un des deux gros
+registres placés sur son bureau, procéda à l'interrogatoire des frais
+débarqués, dont il inscrivit en même temps les déclarations.</p>
+
+<p>Ce fut d'abord le citoyen Rameau, gros marchand en grain de Chartres,
+voyageant pour achats avec ses trois garçons fariniers.</p>
+
+<p>Et, à l'appui de son dire, Vasseur produisit les papiers bien en
+règle que la commune de Chartres, instruite de son expédition secrète à
+la poursuite du Beau-François, s'était empressée de lui délivrer.</p>
+
+<p>Les deux soldats et Barnabé se trouvant couverts par la déclaration
+du lieutenant, il ne restait plus qu'à inscrire Meuzelin.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! là-bas, citoyen, c'est à ton tour, lui cria l'aubergiste
+en le voyant occupé à lire les adresses que portaient les caisses et
+malles déposées dans le bureau.</p>
+
+<p>Le policier vint à l'appel et déclara se nommer Baptiste Beulard,
+marchand de cotonnades, venu dans le pays pour faire ses achats.</p>
+
+<p>Et, pour prouver son identité, Meuzelin montra un passeport des mieux
+en règle, délivré à Paris.</p>
+
+<p>En écrivant son dernier mot, le maître de poste lâcha cette phrase:
+</p>
+
+<p>&mdash;Cette fois encore, le commissaire de police en sera pour ses
+frais de curiosité.</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il guette quelqu'un au passage? demanda Meuzelin qui
+avait dressé l'oreille.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, deux hommes qu'on cherche partout.</p>
+
+<p>&mdash;Des malfaiteurs?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non pas! C'est un agent de police et un lieutenant de
+gendarmerie qui ont disparu. On les cherche partout pour les envoyer au
+général Labor, qui les réclame pour l'aider en sa prochaine expédition.
+</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être que, pour le moment, ces deux hommes ont mieux à
+faire, avança le policier en lançant un coup d'&oelig;il à Vasseur.</p>
+
+<p>L'inscription achevée, le champ était donné aux curieux. Le plus
+pressé se hâta de demander:</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez d'Ingrande? Vous avez dû passer à l'endroit de
+l'attaque? Que dit-on sur le crime de cette nuit? Sur la femme sans
+tête? A-t-on découvert quelle est cette femme?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, fit Meuzelin étonné, il me semble que l'endroit où l'on
+peut avoir la chance d'être renseigné sur la victime, c'est ici?</p>
+
+<p>&mdash;À Angers? fit le ch&oelig;ur des curieux.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, ici même, on a relayé la diligence, appuya Meuzelin.
+</p>
+
+<p>En regardant le maître de poste dans les yeux, il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Car on affirme que c'est ici que cette femme a monté en
+voiture.</p>
+
+<p>Si tranquillement que, pour tout le monde, le maître de poste eût
+soutenu le regard de l'agent, il dut y avoir, dans ses yeux, quelque
+indice qui intrigua Meuzelin, car il reprit en insistant:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est de ce bureau qu'est partie l'inconnue.</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien facile à vérifier, dit l'aubergiste en étendant la
+main sur le second des registres placés devant lui.</p>
+
+<p>Il se mit à feuilleter en poursuivant:</p>
+
+<p>&mdash;S'il en est ainsi, le départ de la voyageuse doit être
+inscrit.</p>
+
+<p>Quand il eut trouvé la page, il posa le doigt à la place voulue en
+ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Nulle femme n'est montée dans la diligence qui a relayé cette
+nuit.</p>
+
+<p>Meuzelin ne se tint pas pour battu.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, dit-il, le postillon Fourchu, qui a conduit le relai
+d'Angers au village de Monciel, a déposé qu'à l'arrivée à votre maison
+de poste, le coupé ne contenait qu'une femme, et qu'elles s'y trouvaient
+deux au départ.</p>
+
+<p>&mdash;Le postillon Fourchu se sera trompé, articula sèchement le
+maître de poste, que l'insistance de l'agent semblait impatienter.</p>
+
+<p>Mais se ravisant:</p>
+
+<p>&mdash;Du reste, reprit-il, que Fourchu présente sa feuille de route.
+S'il en est comme il le prétend, la voyageuse a dû y être inscrite par
+moi à sa montée en voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Malheureusement, cette feuille lui a été enlevée par les
+bandits.</p>
+
+<p>Le maître de poste haussa les épaules en disant:</p>
+
+<p>&mdash;C'était le seul moyen de contrôle.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! le seul, non pas! dit vivement le policier. Il en est
+encore un autre.</p>
+
+<p>&mdash;Quel autre moyen?</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est plus facile que de constater l'endroit où la
+victime a pris la voiture. On n'a qu'à interroger l'autre voyageuse du
+coupé, venant de Paris, qui, elle, est arrivée saine et sauve à bon
+port. C'est une comtesse de Méralec, habitant le château de Brivière,
+m'a dit Fourchu.</p>
+
+<p>L'aubergiste se frappa le front en homme tout joyeux de se voir tiré
+d'embarras.</p>
+
+<p>&mdash;Parbleu! s'écria-t-il, vous avez raison!</p>
+
+<p>Alors, désignant du doigt un coin de la salle où étaient entassées
+une dizaine de malles et de caisses, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;J'ai justement là une occasion d'entrer en rapport avec cette
+comtesse. À son départ de Paris, elle avait tant de bagages qu'il a
+fallu en laisser une partie, qu'on devait lui expédier deux heures après
+par la diligence de Poitiers. En passant ici, cette voiture a déposé
+toutes les malles en me chargeant de les faire bifurquer sur Ingrande
+par la première occasion.</p>
+
+<p>Et le maître de poste, s'adressant aux curieux, termina en disant:
+</p>
+
+<p>&mdash;Avant peu, les amis, nous aurons des renseignements précis,
+car c'est moi-même qui irai porter ces bagages à la comtesse de Méralec,
+et, par la même occasion, je l'interrogerai sur la femme inconnue.</p>
+
+<p>Satisfaits par cette promesse, les curieux se retirèrent accompagnés
+par le maître de poste qui, bavard par excellence, leur fit la conduite
+jusqu'à la rue où, plus de deux minutes, il resta jouant toujours de la
+langue.</p>
+
+<p>Cependant, les compagnons étaient restés seuls dans la salle.</p>
+
+<p>&mdash;Barnabé, as-tu jamais volé? demanda Meuzelin à Fil-à-Beurre.
+</p>
+
+<p>Avant que l'échalas pût ajouter un mot au brusque haut-le-corps que
+lui avait causé la question, l'agent continua:</p>
+
+<p>&mdash;Il y a commencement à tout, mon garçon. Débute donc par voler,
+à ton choix, une de ces caisses, que tu iras cacher sous la paille de ma
+voiture.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre allait monter sur ses grands chevaux. Le policier arrêta
+net son éclat d'indignation en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Je te le demande au nom de Gervaise.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! alors! fit Barnabé.</p>
+
+<p>Et, sans hésiter, il marcha vers les caisses, en prit une de moyenne
+grandeur et, sortant par la cour, il se dirigea vers le hangar sous
+lequel la voiture était remisée.</p>
+
+<p>Le policier l'avait suivi des yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, se dit-il, je crois être en mesure de parer aux
+âneries que va commettre l'idiot qu'on appelle le général Labor.</p>
+
+<p>Et, en souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Tout de même, pensa-t-il, le traquenard que lui tend
+Coupe-et-Tranche est bien imaginé... Tout me prouve que, cette fois, le
+maréchal m'a bien avoué la vérité.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cXV"> </a><a href="#tdm">XV</a></h2>
+
+
+<p>Quelles révélations Meuzelin avait-il tirées du maréchal pour qu'il
+eût ainsi laissé fuir le scélérat en récompense de ses aveux? Quand il
+se savait attendu par le général Labor, au lieu de se rendre à son
+devoir, pourquoi, non seulement y manquait-il, mais encore retenait-il
+Vasseur qui, lui aussi, était réclamé par Labor? Avec ses quatre
+compagnons, le policier comptait-il arriver à meilleure fin que le
+général avec toutes ses troupes? Enfin, était-il sincère quand, pour
+mieux vaincre la résistance du lieutenant, il avait affirmé qu'il
+s'agissait du salut de Gervaise?</p>
+
+<p>Pour obtenir une réponse à toutes ces questions, nous laisserons
+s'écouler les trois semaines pendant lesquelles le général Labor avait
+fait rechercher partout le lieutenant et le policier disparus, et nous
+en reviendrons en ce moment où Fil-à-Beurre venait d'être amené, par le
+Marcassin, en présence du général Labor, dans le boudoir de la comtesse
+de Méralec.</p>
+
+<p>Disons d'abord comment il se faisait que Barnabé était arrivé à être
+introduit dans le château de la Brivière par le Marcassin.</p>
+
+<p>La métairie exploitée par Cardeuc, autrement dit le Marcassin, était
+située entre le château de Brivière et le village de
+Saint-Florent-le-Vieil. D'une contenance d'environ soixante arpents,
+elle s'étendait jusqu'à la Loire, dont était elle séparée par la route
+de halage.</p>
+
+<p>Il était deux heures et, après le dîner des hommes de la métairie qui
+venait de se terminer, chacun s'était éloigné, laissant seul le
+Marcassin. Encore assis au haut bout de la table, sa place habituelle
+durant les repas, il réfléchissait profondément:</p>
+
+<p>&mdash;Tout va bien et tout ira mieux encore tant que nous n'aurons
+affaire qu'à l'âne bâté qui s'appelle le général Labor, murmurait-il
+avec ces petits rauquements brefs qui, chez lui, équivalaient aux
+saccades d'un rire.</p>
+
+<p>Il fut tiré de ses réflexions par l'entrée d'un garçon de la ferme,
+qui annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Il vient d'arriver un homme qui te demande.</p>
+
+<p>&mdash;Quel genre d'homme? demanda le métayer, dont l'&oelig;il
+s'emplit de méfiance.</p>
+
+<p>&mdash;Un grand escogriffe, un peu moins gras que le coupant d'une
+faux. Il prétend que tu le connais.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'a pas dit son nom?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne le lui ai pas demandé. Ce qui fait croire que tu dois le
+connaître, c'est qu'il te ramène la voiture dans laquelle tu es parti à
+ton dernier voyage et que tu as laissée en route.</p>
+
+<p>&mdash;Va chercher cet homme, commanda Marcassin. Comme le valet
+allait s'éloigner, son maître le rappela:</p>
+
+<p>&mdash;À propos, dit-il, tous nos gens de la plaine sont-ils rentrés?
+</p>
+
+<p>&mdash;Pas un seul.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? gronda le métayer brusquement.</p>
+
+<p>&mdash;Le petit gars de Loirière, qu'ils ont expédié et qui est
+parvenu à passer, m'a expliqué la chose. Il paraît que le retour leur
+est coupé par des postes de douze ou quinze soldats, échelonnés de façon
+à pouvoir se secourir, qui surveillent la plaine. Il faut donc que nos
+hommes attendent la nuit pour s'éparpiller. Alors, un à un, ils
+franchiront la ligne.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais le fourgon?</p>
+
+<p>&mdash;Il leur faudra l'abandonner dans le bois de Segré, après
+l'avoir vidé de son contenu, qu'on enterrera en attendant l'heure
+propice pour aller le chercher.</p>
+
+<p>Ce moyen ne semblait pas être du goût du Marcassin, qui reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut faire déguerpir ces troupes.</p>
+
+<p>&mdash;Pas à main armée, j'imagine.</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais en les lançant sur une fausse piste. Il réfléchit un
+peu, puis, en ricanant:</p>
+
+<p>&mdash;Une belle occasion de faire d'une pierre deux coups,
+s'écria-t-il. Où est la bande du Beau-François?</p>
+
+<p>En prononçant ce nom, le Marcassin fut pris de rage et serra ses
+énormes poings:</p>
+
+<p>&mdash;Sans ces maudites troupes du gouvernement, qui nous empêchent
+de régler nos affaires entre nous, comme j'en aurais eu vite fini avec
+le Beau-François et les siens! articula-t-il avec fureur...</p>
+
+<p>Ensuite, revenant à son idée:</p>
+
+<p>&mdash;Il faudrait lui lâcher les soldats sur le dos. Où se tient-il
+à cette heure, le bélître?</p>
+
+<p>&mdash;À la ferme de Poncet, entre Loirière et la Cornouaille. Il a
+obtenu l'hospitalité de Poncet par la terreur. Le fermier croit avoir
+affaire à Coupe-et-Tranche!</p>
+
+<p>&mdash;Tonnerre! rugit le métayer.</p>
+
+<p>Soudain, il s'apaisa en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Il faut d'abord s'occuper de l'homme qui est là. Cours me le
+chercher.</p>
+
+<p>Une minute après, la maigre silhouette de Fil-à-Beurre s'encadra dans
+la baie de la porte ouverte.</p>
+
+<p>&mdash;C'est moi. Est-ce que tu ne me reconnais pas, citoyen?
+demanda-t-il avec son plus innocent sourire.</p>
+
+<p>Barnabé était de ces gens qu'il suffit d'avoir vu une seule fois pour
+ne les oublier jamais.</p>
+
+<p>&mdash;Tu es l'homme qui, il y a environ un mois, pas loin du Mans, à
+l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i>, m'a rendu le service d'abattre
+d'un coup de fusil le cheval emporté d'une charrette après laquelle je
+courais... Tu vois que j'ai de la mémoire? dit le métayer.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! de la mémoire, ça te plaît à dire, lâcha Barnabé en
+faisant une moue de doute.</p>
+
+<p>&mdash;Tu dis cela parce que je suis parti si vite que j'ai oublié ma
+charrette sur la route, répliqua le Marcassin.</p>
+
+<p>&mdash;Aussi je te la ramène. Ton nom de Cardeuc et celui de ton
+village étant inscrits dessus, je n'ai eu qu'à demander ma route... et
+me voici.</p>
+
+<p>Le métayer ne brillait pas par la confiance. Il n'était pas
+précisément un gobe-mouche.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu as mis un mois à venir, mon gars? ricana-t-il. Mazette!
+tu n'es pas vif. Une tortue n'aurait mis qu'une semaine.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre, au lieu de relever la gouaillerie, répliqua d'un ton
+des plus sérieux:</p>
+
+<p>&mdash;Et encore ai-je failli être plus longtemps.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que?</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, pendant trois semaines, je n'ai pu quitter le
+refuge que j'avais trouvé chez un paysan à douze lieues d'ici. Il paraît
+qu'un Beau-François tenait la campagne avec sa bande... Je ne me
+souciais pas d'être volé.</p>
+
+<p>&mdash;Bast? fit Cardeuc, pour une vieille charrette et une mauvaise
+bourrique que tu as pu y atteler.</p>
+
+<p>&mdash;Une bourrique qui vaut encore ses soixante-cinq livres, appuya
+Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>&mdash;On te les remboursera, mon garçon.</p>
+
+<p>&mdash;Non, ce sera à déduire, dit simplement Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Déduire sur quoi? fit le Marcassin surpris.</p>
+
+<p>&mdash;Vrai! tu ne sais pas pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Nullement.</p>
+
+<p>Fil-à-Beurre éclata de rire, puis il s'écria railleusement:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois bien que tu n'as pas la mémoire dont tu te vantes.
+</p>
+
+<p>Et après une petite pause pour donner à Cardeuc le temps de se
+souvenir, il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne te rappelles donc pas avoir oublié autre chose à
+l'auberge de la <i>Biche-Blanche</i>?</p>
+
+<p>&mdash;Non. Quoi donc?</p>
+
+<p>&mdash;Certain pot à salaisons dont le contenu n'est pas du lard.
+</p>
+
+<p>Le Marcassin avait fait son deuil du trésor que lui avait volé le
+Beau-François. Son étonnement fut énorme à la nouvelle que lui donnait
+Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu me le rapportes! s'écria-t-il sincèrement ébahi de cet
+acte de probité.</p>
+
+<p>&mdash;Oui. J'ai supposé qu'il était à toi lorsque, en le trouvant,
+je me suis rappelé un détail. Quand je te suivais au moment où tu
+visitais la chambre de je ne sais qui, tu t'es écrié: Disparue! puis,
+après avoir regardé dans un coin de la chambre, tu as ajouté: Et l'or
+aussi! D'où il est résulté que quand j'ai déniché le trésor, je me suis
+dit qu'il devait être à toi.</p>
+
+<p>Et, opiniâtre à vouloir rendre ses comptes, Barnabé reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu vois bien que les soixante-cinq livres du prix du cheval
+sont à déduire, puisque je les ai prises sur le tas.</p>
+
+<p>Après quoi, se campant devant le Marcassin, il demanda tout
+triomphant:</p>
+
+<p>&mdash;À présent, dis-moi si j'ai eu raison de rester tapi pendant
+trois semaines par peur du Beau-François, qui aurait remis la main sur
+le magot.</p>
+
+<p>Ensuite, avec un accent de rancune:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! s'écria-t-il, m'a-t-il flanqué des venettes, ce
+sacripant-là!... Si jamais je puis les lui rendre!</p>
+
+<p>Une idée soudaine vint au métayer.</p>
+
+<p>&mdash;Libre à toi, mon gars, dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Vrai de vrai?</p>
+
+<p>&mdash;Je puis te mettre à même de faire passer un mauvais quart
+d'heure à ton homme.</p>
+
+<p>&mdash;Sans courir de danger? Car, vois-tu, la bravoure, ce n'est pas
+mon fort.</p>
+
+<p>&mdash;D'autres attraperont les coups pour toi.</p>
+
+<p>&mdash;À ce prix-là, je m'expose, déclara Barnabé. Voyons, que
+dois-je faire?</p>
+
+<p>&mdash;Tu vas d'abord me suivre au château de Brivière. Nous
+causerons chemin faisant.</p>
+
+<p>Si Cardeuc, à ce moment, ne s'était retourné pour prendre son
+chapeau, il aurait surpris l'éclair de joie qui venait d'illuminer le
+regard de Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Le Marcassin était un particulier dont la confiance était difficile à
+obtenir; mais pouvait-il la refuser à un être assez idiot pour lui
+rapporter un pot plein d'or qu'il aurait pu garder, car, dans les idées
+du métayer, un aussi honnête homme ne pouvait être qu'un franc imbécile.
+</p>
+
+<p>Il commença, avec l'aide de Barnabé, par faire entrer la voiture dans
+la cour. Puis il conduisit le cheval à l'écurie, emporta le pot plein
+d'or dans une chambre, dont il ferma la porte, et, après en avoir mis la
+clef dans sa poche, il dit en se mettant en marche:</p>
+
+<p>&mdash;À présent, mon garçon, je vais te conduire au château de
+Brivière où, si tu fais bien ce que je te commanderai, on taillera pour
+toi de jolies croupières au Beau-François.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est que, vois-tu, citoyen, ma rancune contre ce géant ne
+date pas d'hier. Elle remonte à certaine nuit où le coquin, qui venait
+de s'évader des prisons de Chartres, m'a volé ma veste, après m'avoir
+assommé près du village de Mégin.</p>
+
+<p>&mdash;Tu connais donc le village de Mégin, toi? dit brusquement
+Cardeuc, dont le regard soupçonneux s'attacha sur Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Mais il y allait tout naïvement, ce bon Barnabé, dont la mine niaise
+indiquait un bavard confiant qui ne demande qu'à conter ses petites
+affaires.</p>
+
+<p>&mdash;Si je connais le village de Mégin! s'écria-t-il. Je serais
+bien ingrat d'avoir oublié son nom, car, si je ne suis pas mort de
+l'assommade du Beau-François, c'est parce que j'ai été recueilli et
+soigné dans la maison d'un habitant de Mégin. Quand je dis un habitant,
+c'est une erreur, car il n'habitait guère le village, ce maquignon,
+nommé Augé, qui était toujours par les chemins pour son commerce.</p>
+
+<p>Au nom d'Augé, le métayer n'avait pas bronché, mais son regard avait,
+encore une fois, examiné en dessous la figure de l'échalas.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, objecta-t-il, si ce maquignon n'était jamais à son
+domicile, comment as tu été recueilli et soigné par lui?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non, pas par lui... mais par sa fille, appelée Gervaise,
+et une vieille bonne qui habitaient la maison.</p>
+
+<p>Et, avec un enthousiasme de reconnaissance, Fil-à-Beurre s'écria:
+</p>
+
+<p>&mdash;Si tu connaissais Gervaise! si tu savais comme elle est bonne!
+Demain, elle me demanderait ma vie que mon dévouement n'hésiterait pas
+une minute.</p>
+
+<p>Bien qu'il parût fort indifférent à l'explosion de la gratitude de
+l'échalas, Cardeuc en lui-même, l'entendit avec satisfaction.</p>
+
+<p>&mdash;Bon à savoir! pensa-t-il. Par Gervaise, je ferai de ce Jeannot
+ce qu'il me plaira.</p>
+
+<p>Cependant Barnabé avait continué tout tristement:</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai belle à parler de mon dévouement et à l'offrir, à
+présent que je ne sais plus où est Gervaise, car elle a brusquement
+disparu de ce village de Mégin, où, j'avais reçu d'elle ces bons soins
+qui m'ont rendu la santé.</p>
+
+<p>&mdash;Bast! bast! fit le Marcassin, tu la retrouveras peut-être. Il
+n'y a que les montagnes qui ne se rencontrent pas.</p>
+
+<p>Quand le Marcassin avait emporté sa nièce de la Saunerie, il avait vu
+le Beau-François poursuivi par quatre hommes qui s'étaient lancés sur sa
+trace, et il avait cru que le Chauffeur, tombé aux mains de ses ennemis,
+était infailliblement perdu. Il n'avait donc pas dû en être ainsi,
+puisque le Beau-François, à cette heure, battait la plaine entre Laval
+et Angers. Un point restait obscur pour le Marcassin. Il chercha à
+l'éclaircir en ramenant la conversation sur le trésor de Doublet, qu'il
+avait été contraint d'abandonner pour pouvoir fuir plus prestement
+lorsqu'il avait emporté sa nièce de la Saunerie.</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, fit-il, où as-tu trouvé mon magot que tu m'as
+rapporté?</p>
+
+<p>&mdash;Bien par hasard, citoyen, va! À l'auberge de la
+<i>Biche-Blanche</i>, après que j'ai eu mangé un peu de pain et de
+fromage, ma bourse s'est trouvée à sec. Quand il s'est agi de me loger
+gratis pour la nuit, l'aubergiste m'a flanqué impitoyablement à la
+porte. J'allais coucher à la belle étoile lorsque non loin de l'auberge
+j'ai avisé une masure en ruines. C'était un refuge pour passer une nuit.
+À peine entré, mon pied heurta un obstacle qui fit entendre un bruit
+métallique... Je me baissai au clair de la lune, je reconnus le pot
+plein d'or. Alors je pensai à toi, que j'avais entendu parler de ton or
+disparu. Aussitôt je me suis dit que celui qui te l'avait dérobé allait
+venir le reprendre dans la ruine où il l'avait déposé. Sans perdre de
+temps, j'ai décampé avec le trésor, que je suis allé enterrer dans un
+petit bois voisin, après en avoir préalablement retiré quelques pièces.
+Avec cet argent, j'ai fait la lieue qui me séparait du Mans où, en
+pleine nuit, à l'auberge, j'ai acheté d'un roulier une rosse qu'il
+parlait de faire abattre.</p>
+
+<p>Un peu avant le jour, je ramenais ma bête à la voiture abandonnée sur
+la route. Ton nom et ton village étaient inscrits sur un des côtés de la
+charrette. J'y ai caché sous la paille ton pot déterré, et en route pour
+venir te le rapporter.</p>
+
+<p>&mdash;On n'est pas plus bête! pensa le Marcassin en pensant à cette
+restitution qui, sans qu'il y prît garde, le rendait crédule à tout ce
+que venait de lui débiter l'échalas, d'un ton qui n'entendait pas la
+moindre malice.</p>
+
+<p>Tout au projet qu'il ruminait, il marchait en se disant:</p>
+
+<p>&mdash;Honnête, bavard et stupide, voilà un garçon qui va joliment me
+servir pour amener le général à débarrasser la plaine des postes de
+soldats qui cernent les miens afin de les lancer sur le dos du
+Beau-François.</p>
+
+<p>Alors, arrêtant sa marche, il dit à Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>&mdash;Faut-il au moins, mon garçon, t'apprendre ce que nous allons
+faire au château de Brivière.</p>
+
+<p>&mdash;Que m'importe! Tu m'as promis qu'on taillerait des croupières
+au Beau-François contre qui j'ai une longue dent. Ça me suffit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais pour arriver à ce résultat, tu as un rôle à jouer.
+T'en sens-tu capable? As-tu de la mémoire?</p>
+
+<p>&mdash;Apprends-moi ce que j'aurai à dire et je ne manquerai pas d'un
+seul mot.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! dit Cardeuc. Sache donc que ton cher ami François et ses
+coquins sont bien tranquillement établis dans une ferme dont le
+propriétaire les cache par terreur. Il faut faire en sorte que les
+troupes qui battent la plaine surprennent la bande... Comprends-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais quel sera mon rôle?</p>
+
+<p>&mdash;Tu seras un paysan, accouru à Ingrande, et que, de là, on a
+envoyé à Brivière pour annoncer au général Labor, qui se trouve au
+château, que les Chauffeurs viennent d'attaquer la ferme située entre
+Loirière et la Cornouaille...</p>
+
+<p>&mdash;C'est donc dans cette ferme que se cache le Beau-François?
+</p>
+
+<p>&mdash;Précisément. Tu ajouteras que le fermier, son fils et une
+servante ont été chauffés et que la servante seule a survécu à la
+torture... N'oublie rien de ces détails qui rendront le général furieux.
+</p>
+
+<p>&mdash;Alors il expédiera ses troupes?</p>
+
+<p>&mdash;Qui pinceront le Beau-François, et, tout aussitôt, le
+fusilleront contre le mur de la ferme.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi soit-il! lâcha Barnabé avec une voix haineuse. Quelle
+bon débarras!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, bon débarras! Grâce à toi, le pays sera enfin délivré
+des bandits qui le dévastent.</p>
+
+<p>&mdash;Délivré? Pas tout à fait, dit Barnabé qui hocha la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ton «Pas tout à fait?» demanda le métayer en le
+regardant avec la surprise d'un homme qui ne comprend pas.</p>
+
+<p>&mdash;En venant ici, sur la route, j'ai entendu parler d'un certain
+Coupe-et-Tranche, avança l'échalas.</p>
+
+<p>Cardeuc éclata de rire à cette réponse.</p>
+
+<p>&mdash;Tu crois donc à Coupe-et-Tranche? s'écria-t-il. Sache donc,
+dadais crédule, que Coupe-et-Tranche n'existe pas; il a été inventé par
+le Beau-François pour avoir le champ libre pendant qu'on s'acharne à la
+poursuite d'un être imaginaire.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! tiens! mais ce n'est pas déjà si bête, lâcha Barnabé au
+moment où ils entraient dans la cour du château.</p>
+
+<p>Cardeuc conduisit le squelette au pied d'un escalier et le quitta en
+lui faisant cette recommandation:</p>
+
+<p>&mdash;Pendant que je vais t'annoncer, repasse bien ta leçon.</p>
+
+<p>&mdash;Sois tranquille! promit Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Etait-ce bien sa leçon qu'il repassait quand, les yeux fixés sur le
+métayer qui s'éloignait, il murmura avec un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Empaumé, le Marcassin!</p>
+
+<p>Puis, en faisant une moue mécontente:</p>
+
+<p>&mdash;Ç'a été tout de même dur de lui rendre tant de beaux louis
+d'or, maugréa-t-il.</p>
+
+<p>Sur ce, il poussa un énorme soupir de résignation en ajoutant:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, c'était la consigne.</p>
+
+<p>Ensuite il parut s'absorber en une réflexion qui lui fit murmurer:
+</p>
+
+<p>&mdash;Comment diable m'y prendre pour que le général Labor lise mon
+écriture?</p>
+
+<p>Tout cela devait concerner une mission bien périlleuse, car l'échalas
+se secoua pour se débarrasser d'un petit frisson, et il grommela entre
+ses dents:</p>
+
+<p>&mdash;Joue serré, mon brave Barnabé, car ta maigre carcasse, à
+laquelle tu tiens, est en jeu à cette heure.</p>
+
+<p>La main du métayer qui se posait sur son épaule le rappela à lui.
+</p>
+
+<p>&mdash;Suis-moi. Le général t'attend dans le boudoir de madame la
+comtesse de Méralec, annonça Cardeuc.</p>
+
+<p>Et, une minute après, le squelette se trouvait en présence de la
+belle veuve et du général Labor auquel, sur la demande de son nom, il
+répondait:</p>
+
+<p>&mdash;Barnabé Gobin, surnommé Fil-à-Beurre, à cause de mon
+embonpoint.</p>
+
+
+
+
+<h2><a name="cXVI"> </a><a href="#tdm">XVI</a></h2>
+
+
+<p>Derrière Fil-à-Beurre, était entré le Marcassin, qui avait été se
+placer dans un coin du boudoir, semblant attendre pour reconduire celui
+qu'il avait amené.</p>
+
+<p>La nouvelle, d'abord annoncée par le métayer, avait d'autant plus mis
+le général en fureur, qu'il ne pouvait la satisfaire par une série de
+jurons, que la présence de la comtesse lui étranglait dans la gorge.
+</p>
+
+<p>&mdash;Dis-tu bien la vérité? demanda-t-il avec une humeur de dogue
+quand, mot pour mot, Barnabé eut répété la leçon que le métayer lui
+avait faite.</p>
+
+<p>&mdash;Tellement la vérité que si, en ce moment, vous cerniez la
+ferme, vous trouveriez les sacripants en train de fêter le vin du
+malheureux fermier.</p>
+
+<p>La comtesse avait écouté le récit de Fil-à-Beurre avec les signes de
+la plus profonde commisération. Au conseil que donnait Barnabé, elle
+s'écria vivement:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, général, envoyez immédiatement des troupes qui
+surprendront ces misérables.</p>
+
+<p>Mais Labor haussa les épaules en disant:</p>
+
+<p>&mdash;À quoi bon? Le temps que mettraient mes soldats à se rendre à
+la Cornouaille permettrait aux bandits de déguerpir.</p>
+
+<p>&mdash;N'avez-vous pas de cavalerie? insista la veuve.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais en ce moment, elle bat l'estrade sur la route de
+Laval, surveillant, espacée dans la plaine, le retour des brigands qui,
+cette nuit, ont enlevé les écus du gouvernement. Tout individu suspect
+qui sera arrêté doit être immédiatement passé par les armes.</p>
+
+<p>&mdash;La capture assurée des vingt-cinq ou trente scélérats que vous
+cerneriez dans la ferme de la Cornouaille ne vaut-elle pas la chasse au
+gibier fort problématique qu'exécute en ce moment votre cavalerie?
+articula madame de Méralec, du ton d'une jolie femme froissée d'éprouver
+un refus.</p>
+
+<p>Labor fut ébranlé en sa résistance.</p>
+
+<p>&mdash;Songez-y donc, comtesse, le plus urgent n'est-il pas de
+reconquérir le bien de l'État? allégua-t-il.</p>
+
+<p>Cette fois la veuve eut un mouvement d'impatience nerveuse.</p>
+
+<p>&mdash;Et qui vous dit que les gens que vous allez laisser s'échapper
+à Cornouaille ne sont pas les mêmes qui ont exécuté le vol de la nuit
+dernière? prononça-t-elle, d'une voix brève et mécontente.</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous? fit Labor hésitant.</p>
+
+<p>Madame de Méralec se leva d'un bond, marcha au général, le prit par
+le bras et, le conduisant à la table, sur laquelle, à côté du billet de
+Meuzelin, que la veuve y avait jeté, se trouvaient du papier et des
+plumes, elle lui dit de son organe le plus séduisant:</p>
+
+<p>&mdash;Mettez-vous là, général et, au lieu de perdre le temps à des
+si et des mais, écrivez un ordre que portera l'ordonnance qui vous a
+accompagné ici.</p>
+
+<p>Labor alanguit son &oelig;il en coulisse, exhiba son sourire le plus
+aimable, fit sa bouche en c&oelig;ur et se plaça sur le siège devant la
+table en modulant:</p>
+
+<p>&mdash;On avait bien raison de dire sous l'ancien régime: «Ce que
+femme veut, Dieu le veut.»</p>
+
+<p>&mdash;Surtout quand ce que veut la femme est pour la meilleure
+gloire d'un ami, répliqua la comtesse dont le regard se fit affectueux.
+</p>
+
+<p>&mdash;Je suis donc votre ami? souffla Labor à l'oreille de la jolie
+femme qui, en ce moment, penchée vers la table, approchait devant lui,
+le papier et la plume.</p>
+
+<p>À cette demande, madame de Méralec ne répondit pas, mais le hasard
+fit que sa chevelure vînt sur les lèvres du général.</p>
+
+<p>Puis, se redressant, la veuve se tint debout près de Labor, son doigt
+mignon tendu vers le papier en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Écrivez, mon cher général.</p>
+
+<p>Le mot de «cher» émoustilla le soldat. D'une main hâtive, il prit la
+plume, la trempa dans l'encre et la pointa sur le papier. Mais avant la
+première lettre du premier mot, il s'arrêta soudain:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? fit la veuve étonnée.</p>
+
+<p>Ce qui immobilisait la main de Labor était bien naturel. Le général
+était un intrépide soldat que sa valeur, à cette époque où l'on montait
+vite en grade, avait signalé à un avancement mérité; mais, on le sait,
+son instruction était des plus bornées. Il savait lire. Quant à écrire,
+l'ancien garçon boucher s'en tirait de façon burlesque. De grosses
+lettres bossues, bancales, crochues, arrivaient à tracer des mots dont
+l'orthographe faisait dresser d'horreur les cheveux de qui était appelé
+à les lire. Aussi, Labor, chaque fois qu'il avait à écrire, s'en
+tirait-il en empruntant la main d'un de ses aides de camp.</p>
+
+<p>Là, sous les yeux de la comtesse dont il avait entrepris la conquête,
+le soldat, si épaisse que fût sa vanité, eut conscience qu'il allait
+être ridicule et sa main était restée inerte.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? répéta la veuve.</p>
+
+<p>&mdash;C'est que, cette nuit, je me suis un peu foulé le poignet.
+J'avais oublié ce mal qui, tout au plus me permettrait de signer mon
+nom, dit-il pour excuse.</p>
+
+<p>Puis, sur un ton de prière:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous écriviez pour moi, comtesse?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! y pensez-vous, général! Une écriture de femme à vos
+soldats! s'écria la veuve.</p>
+
+<p>En montrant le billet de Meuzelin qui était sur la table, elle
+continua railleusement:</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait donner raison à ceux qui, déjà, vous comparent à
+Hercule aux pieds d'Omphale.</p>
+
+<p>Devant ce refus, le général promena autour du boudoir un regard
+désespéré qui finit par s'arrêter sur le Marcassin, muet et immobile
+dans son coin.</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu écrire, toi? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Mon général, je ne sais que tracer ma croix au bas d'un acte,
+avoua le métayer.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la vérité, fit la comtesse.</p>
+
+<p>Labor joua la comédie de se serrer le poignet en grommelant:</p>
+
+<p>&mdash;Maudite foulure!</p>
+
+<p>Puis, en s'adressant à Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>&mdash;Et toi, sécot?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! général, je sais écrire sans savoir écrire, répondit
+Barnabé en garçon prudent qui ne veut pas se compromettre.</p>
+
+<p>&mdash;Oui ou non, bélître!</p>
+
+<p>&mdash;C'est-à-dire, général, que je sais bien écrire à mon oncle,
+qui est marchand de lapins empaillés; mais quant à ce qui est d'écrire à
+des militaires, je ne peux pas dire, vu que je leur ai jamais écrit.
+</p>
+
+<p>Labor n'était pas fâché de déverser sa mauvaise humeur sur quelqu'un.
+Il alla au squelette qu'il se mit à secouer en disant d'un ton furieux:
+</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que tu te fiches de moi avec tes stupidités? Sache
+qu'un général et un imbécile, ça fait deux.</p>
+
+<p>&mdash;Deux généraux? demanda Fil-à-Beurre avec une naïveté qui
+voulait se renseigner.</p>
+
+<p>D'une violente poussée, Labor l'amena devant la table et, lui
+montrant le papier:</p>
+
+<p>&mdash;Mets-toi là et écris ce que je vais te dicter, ordonna-t-il
+avec un accent qui sonnait la menace.</p>
+
+<p>En se hâtant d'appuyer sa main sur l'épaule de l'échalas, qui tentait
+de se relever de sa chaise, il gronda furibond:</p>
+
+<p>&mdash;Ou je te fais fusiller.</p>
+
+<p>&mdash;Oh? du moment que vous m'en priez, dit Fil-à-Beurre devenu
+souple.</p>
+
+<p>Et, sous la dictée du général, il écrivit l'ordre.</p>
+
+<p>&mdash;Bien! fit Labor; à présent, décampe de la chaise que je signe.
+</p>
+
+<p>Tout en regardant la comtesse, qui avait été se rasseoir un peu plus
+loin de la table, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Que je signe... si mon poignet me le permet.</p>
+
+<p>&mdash;Allez bien doucement, conseilla madame de Méralec.</p>
+
+<p>Feignant de tenir la plume péniblement, Labor se pencha vers la table
+pour signer.</p>
+
+<p>Soudain, il se redressa, la figure empreinte d'une énorme surprise,
+et, sans mot dire, il promena son regard ébaubi du papier à la comtesse
+et à Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc, général? demanda la veuve à la vue de cette
+pantomime.</p>
+
+<p>Labor n'était pas, pour le quart d'heure, à la galanterie. Au lieu de
+répondre à la comtesse, il marcha droit à Barnabé et se campa devant lui
+les bras croisés...</p>
+
+<p>&mdash;Sais-tu que tu t'es fait bien attendre! articula-t-il d'un ton
+sévère:</p>
+
+<p>Tandis que Barnabé le regardait bouche béante, la mine stupéfaite, en
+homme qui tombe des nues, il poursuivit d'une voix qui s'irritait:</p>
+
+<p>&mdash;Assez de comédie! Ne joue pas plus longtemps la bête. Pourquoi
+ne m'avoir pas dit tout de suite qui tu es?</p>
+
+<p>&mdash;Mais je vous l'ai dit, général. «Barnabé Gobin, surnommé
+Fil-à-Beurre.» Ne vous en souvient-il plus? ajouta l'échalas.</p>
+
+<p>&mdash;Attends! fit Labor.</p>
+
+<p>Il retourna à la table, prit l'ordre écrit par le squelette, ainsi
+que la lettre qui se trouvait à côté, et, un papier déplié dans chaque
+main, il vint les mettre sous le nez de Fil-à-Beurre en demandant:</p>
+
+<p>&mdash;Oserais-tu nier que ces deux écrits soient de la même
+écriture?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! c'est à s'y méprendre, avoua Barnabé en proie à la plus
+profonde surprise. C'est vraiment à croire que les deux billets sont de
+moi... Je ne...</p>
+
+<p>Labor lui coupa la parole d'un geste de main, et, le front rembruni,
+l'&oelig;il irrité:</p>
+
+<p>&mdash;Assez, maître Meuzelin! dit-il.</p>
+
+<p>&mdash;Gobin, général, Barnabé Gobin... et non pas Meuzelin, appuya
+tout naïvement l'échalas.</p>
+
+<p>Au nom de Meuzelin, madame de Méralec s'était levée, surprise, les
+yeux sur Barnabé.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi! fit-elle, c'est là ce Meuzelin dont vous m'avez parlé,
+général? en me disant que vous ne le connaissiez pas de vue.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, Meuzelin, le célèbre policier, affirma Labor.</p>
+
+<p>Mais Barnabé, ses grands bras en l'air, s'agitait en protestant de
+toutes ses forces et en croyant à un fort détraquement du cerveau du
+général.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà que je suis policier, à présent! Qu'est-ce qui lui
+prend? Où va-t-il chercher ces inventions-là?</p>
+
+<p>Tout en gesticulant, il s'était rapproché du coin où se tenait le
+Marcassin, qu'il prit en témoignage:</p>
+
+<p>&mdash;Hein! beugla-t-il, tu l'entends, citoyen? Parle. Est-ce que je
+suis un nommé Meuzelin?</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc que oui, imbécile! lui souffla vivement le métayer.
+</p>
+
+<p>Pour le coup, Barnabé en demeura stupéfait. Sa face exprimait si bien
+l'hébétement de l'homme qui ne comprend rien à ce qu'on exige de lui,
+que Cardeuc, pour s'en débarrasser, le fit pivoter sur ses talons et le
+repoussa du côté du général. Mais, en lui faisant exécuter ce mouvement,
+il lui souffla encore:</p>
+
+<p>&mdash;Dis oui. Je me charge de tout.</p>
+
+<p>Au même moment, le général, qui avait échangé quelques mots à voix
+basse avec la comtesse, se retourna en prononçant:</p>
+
+<p>&mdash;Meuzelin.</p>
+
+<p>&mdash;Mon général? lâcha Fil-à-Beurre.</p>
+
+<p>Labor éclata d'un énorme rire.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! fit-il en raillant, dis-moi donc, à présent, que tu n'es
+pas Meuzelin. Tu viens de te trahir en répondant à ton nom.</p>
+
+<p>&mdash;Dame! mon général, ça paraît tant vous faire plaisir que je
+m'appelle Meuzelin, débita Barnabé d'une voix niaise.</p>
+
+<p>Et, en même temps, il adressait au Marcassin un regard qui, bien
+clairement, lui disait que c'était pour obéir à son conseil qu'il
+s'embarquait sur cette galère.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! d'abord, parons au plus pressé, dit le général en se
+souvenant de l'ordre à envoyer.</p>
+
+<p>Il vint se remettre devant la table et, bien lentement, comme si son
+poignet le faisait vraiment souffrir d'une foulure, il apposa sa
+signature au bas de l'ordre.</p>
+
+<p>Il en résulta un petit silence pendant lequel la comtesse, après
+avoir examiné le visage en franc benêt de Fil-à-Beurre, qui se tenait
+tout effarouché au milieu du boudoir, tourna vers son métayer des yeux
+interrogateurs qui lui demandaient s'il était bien possible que ce
+jocrisse, qu'il avait amené, fût le policier célèbre dont on vantait
+l'audace et l'habileté. Mais cette sorte de question muette échappa à
+Cardeuc, tout attentif à surveiller Barnabé en caressant les rudes crins
+qui lui servaient de barbe.</p>
+
+<p>Sa signature donnée, Labor se leva, son papier à la main, en disant:
+</p>
+
+<p>&mdash;Il faut que cet ordre soit porté sur l'heure.</p>
+
+<p>Barnabé tendit une main empressée.</p>
+
+<p>&mdash;Donnez, mon général, je m'en charge, s'écria-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que nenni! mon maître, ricana Labor. J'ai eu trop de mal à
+te trouver pour te laisser ainsi t'envoler.</p>
+
+<p>Ensuite, s'adressant à la veuve, il lui demanda la permission de
+porter lui-même l'ordre à son cavalier d'ordonnance, auquel il avait
+quelques instructions particulières à donner. Sur l'autorisation
+accordée par madame de Méralec, il gagna la sortie du boudoir en disant:
+</p>
+
+<p>&mdash;Suis-moi, Meuzelin.</p>
+
+<p>De l'air d'un homme résigné à subir un rôle qu'on lui impose,
+Fil-à-Beurre emboîta le pas à Labor.</p>
+
+<p>La porte s'était à peine refermée sur eux que la veuve demandait
+vivement à son métayer:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas Meuzelin?</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez pourtant, madame la comtesse, vu le général le
+reconnaître, dit Cardeuc.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais toi?</p>
+
+<p>Avant que le Marcassin pût répondre, la porte se rouvrit. C'était
+Gervaise qui arrivait, la figure animée, l'&oelig;il plein de joie. Elle
+avait à la bouche des paroles que la présence de son oncle, qu'elle ne
+s'attendait pas à trouver dans le boudoir, arrêta brusquement sur ses
+lèvres.</p>
+
+<p>Immédiatement, la veuve devina une confidence à recevoir de la jeune
+fille. Elle n'eut pas besoin de congédier Cardeuc, car, profitant de
+l'arrivée de sa nièce, il gagna à son tour la porte en disant de sa voix
+gouailleuse:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais voir ce que le général fait de son Meuzelin.</p>
+
+<p>&mdash;Mais tu ne m'as pas encore répondu au sujet de cet homme,
+insista la veuve.</p>
+
+<p>Le dévoué serviteur avait son parler franc avec la comtesse. Arrivé
+au seuil du boudoir, il se retourna pour dire:</p>
+
+<p>&mdash;Le général a tenu obstinément à trouver une fêve dans son
+gâteau. C'est son affaire.</p>
+
+<p>Et il sortit.</p>
+
+<p>Gervaise n'avait pas entendu un mot de ce qui venait d'être dit. La
+joie qui lui faisait doucement battre le c&oelig;ur l'avait rendue
+distraite aux deux phrases échangées.</p>
+
+<p>La jolie veuve ne la laissa pas languir.</p>
+
+<p>&mdash;Allons, mignonne, dit-elle affectueusement, fais-moi la
+confidence qui a l'air de t'étouffer.</p>
+
+<p>Gervaise, il faut le croire, étouffait vraiment, car tout aussitôt,
+en rougissant, elle prononça d'une voix heureuse:</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ai revu, madame la comtesse.</p>
+
+<p>&mdash;Revu qui? appuya la veuve en feignant, pour s'amuser, de ne
+pas comprendre.</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez bien... la personne qui... que... commença
+Gervaise, qui s'arrêta sans oser continuer.</p>
+
+<p>En voyant madame de Méralec ne pas venir au secours de son embarras,
+elle prit son courage à deux mains et balbutia:</p>
+
+<p>&mdash;Mon amoureux!</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, ton amoureux que tu croyais perdu... Eh bien, que te
+disais-je? Que jamais un amoureux ne se perd. Un jour ou l'autre, on le
+voit reparaître, dit la comtesse en souriant. Où et quand as-tu revu le
+tien?</p>
+
+<p>&mdash;Tout à l'heure, dans le parc, en longeant le petit mur qui
+conduit à la faisanderie.</p>
+
+<p>&mdash;Il avait donc franchi la clôture?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! non. Je suivais l'allée quand, tout à coup, j'ai entendu
+prononcer mon nom au-dessus de moi. Alors j'ai levé les yeux et j'ai
+aperçu sa tête qui dépassait le mur.</p>
+
+<p>La comtesse eut un sourire moqueur.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! çà, dit-elle, ton amoureux est donc un géant? Si peu élevé
+que soit le mur en cet endroit, il faut être d'une jolie taille pour le
+dépasser de la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Il était à cheval et avait fait avancer sa bête le long de la
+muraille.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! ça s'explique. Eh bien, ma gentille, tu dois être à
+présent renseignée sur ton amoureux, car j'aime à croire que tu lui as
+demandé son nom et sa profession?</p>
+
+<p>&mdash;Non, fit Gervaise.</p>
+
+<p>&mdash;Non? Alors qu'avez-vous donc dit pendant l'entrevue?</p>
+
+<p>&mdash;Rien, avoua la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, rien? La joie vous avait-elle paralysé la langue?
+railla madame de Méralec.</p>
+
+<p>&mdash;Nous n'avons pas eu le temps de rien dire.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?</p>
+
+<p>&mdash;Parce qu'il avait à peine prononcé mon nom que, de l'autre
+côté du mur, s'est élevée la voix d'une personne qui, elle, était à
+pied.</p>
+
+<p>&mdash;Que disait ce trouble-fête? Il criait?</p>
+
+<p>&mdash;Nullement. Sa voix était affectueuse et gaie... et même ce
+qu'il a dit m'a fait plaisir, confessa Gervaise.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! fit la veuve. Peut-on savoir, ma bellote, en quoi les
+paroles de ce survenant t'ont fait plaisir?</p>
+
+<p>&mdash;En ce qu'elle m'ont donné l'espérance de revoir bientôt mon
+amoureux tout à mon aise, répondit bien naïvement la jeune fille.</p>
+
+<p>&mdash;Où donc dois-tu le revoir, mon enfant? demanda la veuve un peu
+étonnée.</p>
+
+<p>&mdash;Ici même, au château!</p>
+
+<p>&mdash;Chez moi? fit la comtesse dont la surprise se doubla. D'où te
+vient cette croyance?...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous le répète, de ce qu'a dit la voix.</p>
+
+<p>&mdash;Et qu'a-t-elle dit?</p>
+
+<p>&mdash;Mon amoureux avait à peine prononcé mon nom que voilà, tout à
+coup, la voix du survenant qui s'écrie: «Ah! je vous y prends, cher ami,
+à enfreindre une consigne qui, pourtant, ne vous demandait que deux
+jours de patience. Ne vous ai-je pas promis que, dans deux jours, nous
+serons installés au château?...</p>
+
+<p>&mdash;Installés au château, répéta la veuve dont le front
+s'assombrit. Tu es bien certaine d'avoir entendu cela?</p>
+
+<p>&mdash;Si certaine que je m'aperçois que j'ai oublié deux mots de la
+phrase qui m'ont même bien intriguée.</p>
+
+<p>&mdash;Quels deux mots?</p>
+
+<p>&mdash;La voix a dit: Nous serons installés en maîtres dans le
+château.</p>
+
+<p>Madame de Méralec se redressa, inquiète et pensive, sur son siège, et
+répéta:</p>
+
+<p>&mdash;En maîtres?</p>
+
+<p>Au bout d'une minute de silence, le sourire reparut sur ses lèvres.
+</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, Gervaise? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout.</p>
+
+<p>&mdash;De sorte, ma chère fille, que tu n'es pas plus renseignée
+qu'auparavant sur ton amoureux?</p>
+
+<p>Gervaise secoua la tête de façon joyeuse et prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que si! Je sais quelle est sa profession.</p>
+
+<p>&mdash;Puisqu'il ne t'a rien dit.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mais l'autre a dit pour lui.</p>
+
+<p>Et, tout heureuse de sa découverte, la jeune fille continua d'une
+voix gaie:</p>
+
+<p>&mdash;Quand ils sont partis, il faut croire que mon amoureux s'en
+allait à contre-c&oelig;ur, car l'autre lui a dit pour le consoler:
+«Encore un peu de patience, mon cher lieutenant.» Donc mon amoureux est
+militaire.</p>
+
+<p>Elle finissait quand le fracas des lourdes bottes de cavalier du
+général retentit à la porte du boudoir. Seulement, Labor, avant
+d'entrer, se soulageait d'une colère furieuse par d'énergiques jurons.
+Par malheur, son exaspération ne lui faisait pas bien étouffer ses
+éclats de voix, car on l'entendait rugir:</p>
+
+<p>&mdash;Mille millions de tripes du diable! sacré tonnerre de charogne
+en putréfaction!</p>
+
+<p>Puis il entra se croyant calmé.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous donc, général? À vos yeux et à votre teint
+enflammés, on croirait presque que vous êtes un peu contrarié, demanda
+affectueusement la veuve.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai que ce pendard efflanqué, ce maudit desséché de Meuzelin,
+vient de me glisser entre les doigts, tonna le général. Il m'avait
+d'abord suivi d'assez bonne grâce; mais pendant que je remettais l'ordre
+et donnais des instructions à mon ordonnance, le drôle a détalé... et,
+dame! il a de longues jambes de cerf maigre qui vous retirent l'envie de
+le poursuivre.</p>
+
+<p>Et le général, bien naïvement, ajouta en s'écriant, furieux:</p>
+
+<p>&mdash;Quand je pense que le ministre de la police l'a attaché à ma
+personne!!! Ah! il s'y attache bien, l'animal?</p>
+
+<p>Il allait ouvrir l'écluse à ses jurons, quand la châtelaine l'arrêta
+par un tout sec:</p>
+
+<p>&mdash;Général!</p>
+
+<p>En même temps, elle lui indiqua du regard Gervaise qui, depuis la
+brusque apparition de Labor, se tenait, muette et immobile, près du
+siège de sa maîtresse, ne sachant plus comment s'en aller.</p>
+
+<p>Cependant la comtesse disait à Gervaise:</p>
+
+<p>&mdash;Ma gentille, tu vas descendre à la cuisine pour avertir que le
+général reste à dîner et qu'on avise en conséquence.</p>
+
+<p>Et, s'adressant à Labor:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas, général?</p>
+
+<p>&mdash;Mais, comtesse, vraiment, je crains d'abuser... commença le
+soldat.</p>
+
+<p>&mdash;Ta! ta! ta! fit gracieusement la comtesse qui congédia
+Gervaise en ajoutant: Va, ma belle!</p>
+
+<p>Puis, quand la porte se fut refermée sur la jeune fille, madame de
+Méralec continua:</p>
+
+<p>&mdash;Une fois pour toute, cher ami, qu'il soit bien convenu que les
+cérémonies seront bannies entre nous. Je veux que, chez moi, vous vous
+regardiez comme chez vous.</p>
+
+<p>À ces derniers mots, Labor fit ses yeux désolés, posa la main sur son
+c&oelig;ur, aspira tout le vent possible dans sa poitrine et poussa un:
+Hélas! de force à faire tourner un moulin et à attendrir un rocher.</p>
+
+<p>Ensuite, faisant ses yeux blancs, la main en pigeon vole, la bouche
+en cul-de-poule, il débita d'une voix qui flûtait:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cette recommandation de me regarder ici comme chez
+moi, n'est-elle pas, pour moi, une douce réalité?</p>
+
+<p>Tout aussitôt, en voyant les traits de la veuve tourner au sévère à
+cette déclaration par trop incongrue, il s'empressa d'y joindre le
+corollaire:</p>
+
+<p>&mdash;Comme époux légitime, bien entendu.</p>
+
+<p>De sévère, le visage de madame de Méralec se fit attendri. Elle
+secoua tristement sa tête charmante, et, à son tour, elle soupira:</p>
+
+<p>&mdash;Hélas!</p>
+
+<p>&mdash;Vous refusez! fit le général avec l'accent d'une stupéfaction
+sincère; car il ne pouvait admettre que femme fût au monde qui refusât
+de s'appeler madame Labor.</p>
+
+<p>Son ébahissement s'atténua quand il entendit madame de Méralec qui, à
+peu de chose près, lui répétait sa phrase:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ce désir de votre part ne peut-il être pour moi une
+douce réalité!</p>
+
+<p>&mdash;Mais, insista Labor, n'êtes-vous pas veuve, c'est-à-dire
+libre?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit la comtesse, mais une veuve qui ne peut se remarier.
+Ne connaissez-vous donc pas ma position, général? J'ai là, dans ce
+meuble, un acte de notoriété, signé par quatre témoins qui déclarent
+que, sous leurs yeux mon mari, le comte de Méralec, a été mortellement
+frappé à la défense du pont de Constance... mais ce n'est qu'un acte de
+notoriété. Le cadavre de mon époux, tombé à l'eau, ne s'est pas
+retrouvé. Donc mon veuvage n'a pu être établi par un acte de décès qui
+atteste, en toutes formalités, le décès du comte. Que demain je veuille
+me remarier, on sera en droit, faute de cet acte légal que je ne saurais
+produire, de me demander s'il ne se peut pas que le comte de Méralec
+soit encore de ce monde. Et quand je montrerai mon acte de notoriété, on
+m'objectera que plus d'un mari a profité de ce qu'on le disait mort pour
+ne pas rentrer sous le toit conjugal.</p>
+
+<p>Tout en écoutant, le général faisait mine fort penaude à cette
+confidence, qui démolissait tous ses plans. Le soldat avait ses défauts,
+mais il possédait aussi ses qualités. Il n'était pas cupide d'argent. La
+veuve jouissait d'une fortune immense et il l'aurait acceptée avec la
+main de la comtesse; mais, en somme, sa nature brutale ne convoitait que
+la jolie femme. Aussi madame de Méralec n'avait pas encore achevé son
+aveu que la fatuité monstrueuse du général, qui lui persuadait que la
+veuve était folle de son individu, lui avait déjà offert une
+consolation.</p>
+
+<p>&mdash;Après tout, pensa-t-il, elle sera une fort belle maîtresse qui
+me posera devant les autres femmes.</p>
+
+<p>Madame de Méralec, gracieuse, souriante, s'était approchée de lui, et
+d'une voix caressante:</p>
+
+<p>&mdash;Cela dit, général, reprit-elle, je n'en conserve pas moins
+l'espérance que vous voudrez bien accepter mon dîner de ce soir.</p>
+
+<p>Ce mot de «dîner» fut comme le coup de trompe appelant la meute à la
+curée, car, après un léger coup frappé à la porte, il fit apparaître un
+cadet de haut appétit.</p>
+
+<p>C'était Pitard, le vorace convive qui, entre deux plats, caressait un
+gigot de dix livres, sans que ce supplément lui fît perdre une bouchée
+de tous les mets du menu offert aux invités. De ce qu'il avait dîné la
+veille chez la comtesse, Pitard se regardait comme convié à perpétuité,
+et il arrivait le bec enfariné, les narines encore frémissantes des
+parfums de la cuisine où il avait été faire un tour avant de se
+présenter.</p>
+
+<p>&mdash;Je venais déposer mes hommages aux pieds de madame la
+comtesse, annonça-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous avez bien choisi l'heure pour les déposer, car, dans
+vingt minutes, nous allons nous mettre à table. J'espère, Pitard que
+vous ne me ferez pas l'affront de refuser mon modeste dîner, débita la
+veuve avec un sérieux imperturbable.</p>
+
+<p>Le pique-assiettte s'inclina profondément.</p>
+
+<p>&mdash;Ce sera pour obéir à madame la comtesse, déclara-t-il d'un ton
+mielleux.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, asseyez-vous là, mon excellent Pitard, et attendons, en
+compagnie, l'annonce de mon maître-d'hôtel, invita la veuve en lui
+montrant un siège.</p>
+
+<p>Au lieu de s'asseoir, Pitard hésita et finit par dire:</p>
+
+<p>&mdash;C'est que je ne suis pas venu seul.</p>
+
+<p>&mdash;Serais-je assez heureuse pour que vous ayez eu la bonne idée
+de m'amener un autre convive?</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon collègue à la commune; vous savez bien, madame, le
+citoyen Croutot.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! oui, ce troisième témoin qui s'est fait un peu prier pour
+signer, il y a un mois, mon constat d'identité, se rappela la comtesse.
+</p>
+
+<p>Elle parut se consulter, puis elle reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, Pitard, aller chercher le citoyen Croutot.</p>
+
+<p>Le citoyen Croutot devait attendre dans la pièce voisine, car, tout
+aussitôt, il apparut derrière Pitard qui rentrait. Le petit homme,
+depuis le jour où il s'était, pour la première fois, trouvé en présence
+de madame de Méralec, semblait, comme on dit, avoir mis de l'eau dans
+son vin. Il avait quitté son air de roquet hargneux et lui qui, à la
+dernière entrevue, avait tant affecté, à l'égard de la veuve, d'user du
+tutoiement républicain, s'inclina des plus respectueux en disant d'une
+voix humble:</p>
+
+<p>&mdash;Je prie madame la comtesse d'agréer mes devoirs.</p>
+
+<p>L'avorton, on le voit, tant raidichon et si important d'habitude,
+changeait du tout au tout avec ceux qui lui demandaient, à l'oreille,
+des nouvelles de «la pauvre Julie qui aimait tant à aller sur l'eau». Ce
+secret, paraît-il, le rendait plus souple qu'un gant. Autant, son
+&oelig;il, autrefois, était impudent et railleur, autant, à l'heure
+présente, il se montrait sombre et inquiet. Il était évident que Croutot
+devait vivre sous le coup d'une préoccupation constante, dont la cause
+s'était produite depuis peu et qui, sans doute, lui avait fait suivre
+Pitard chez madame de Méralec.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes des nôtres à dîner, citoyen Croutot? demanda la
+veuve.</p>
+
+<p>&mdash;Impossible, madame la comtesse, je suis attendu chez moi, dit
+le nain qui semblait avoir hâte de partir.</p>
+
+<p>Lisant alors sur le visage de madame de Méralec qu'elle se demandait,
+après son refus, pourquoi il s'était présenté au château, il s'empressa
+d'ajouter:</p>
+
+<p>&mdash;Je venais ici m'acquitter d'une commission de la part de mon
+frère, que madame la comtesse a vu, il y a bientôt près d'un mois.</p>
+
+<p>La comtesse paraissait chercher en ses souvenirs. Croutot vint à son
+aide en disant:</p>
+
+<p>&mdash;À propos de caisses et de malles qu'il est venu vous apporter
+à la Brivière.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je me rappelle cela, fit la veuve. Ces caisses étaient
+arrivées derrière moi par les messageries suivantes, et elles avaient
+été déposées au bureau d'Angers, avec charge pour le maître de poste de
+les diriger sur le château. Le maître de poste a tenu à exécuter
+lui-même la corvée.</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon frère.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! il est le maître de poste d'Angers. Eh bien, de quelle
+commission vous a-t-il chargé pour moi? demanda la comtesse avec une
+sorte d'hésitation.</p>
+
+<p>&mdash;De m'informer si vous avez bien reçu le nombre exact de
+caisses que vous attendiez.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, fit la veuve avec un peu d'embarras.</p>
+
+<p>&mdash;En êtes-vous bien certaine, madame? appuya Croutot.</p>
+
+<p>La comtesse eut un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Certaine, dit-elle, pas tout à fait. En partant d'Allemagne,
+je me suis fait suivre d'une vraie montagne de bagages. La plupart de
+ces caisses sont encore empilées ici sans avoir été ouvertes par moi. Ce
+n'est qu'à la suite d'une visite sérieuse que je pourrais vous répondre.
+</p>
+
+<p>Après cette explication, que Croutot avait écoutée en secouant
+lentement la tête, madame de Méralec demanda avec une pointe
+d'inquiétude dans la voix:</p>
+
+<p>&mdash;Mais à quel propos cette question?</p>
+
+<p>&mdash;Vos bagages étaient rangés dans un coin du bureau de poste.
+Mon frère les a fait charger sur une voiture sans plus s'occuper d'autre
+chose, et il vous a amené ici et livré quinze caisses. De retour à
+Angers, mon frère alors a songé à une chose à laquelle il aurait dû
+penser tout d'abord, c'est-à-dire à consulter son livre d'inscription.
+</p>
+
+<p>&mdash;Et il a vu que j'avais une caisse en trop... que son vrai
+propriétaire, probablement, lui réclame à cor et à cri, avança la
+comtesse en riant.</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire, articula lentement Croutot.</p>
+
+<p>Le sourire de la veuve disparut aussitôt.</p>
+
+<p>&mdash;J'ai une caisse en moins? fit-elle vivement.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, madame, car vous avez reçu quinze caisses et le registre
+en accuse seize... Donc, il en manque une... Si mon frère a tant tardé à
+vous avertir, c'est qu'il espérait que cette caisse, adressée par erreur
+à un autre, lui serait retournée. C'est en ne voyant rien revenir qu'il
+m'a écrit pour me charger de la commission de m'informer près de vous si
+l'erreur n'aurait pas été commise ici en comptant les bagages apportés.
+Mon frère cesserait d'être inquiet du moment que vous reconnaîtriez que
+rien ne vous manque.</p>
+
+<p>Une caisse de plus ou une caisse de moins, qu'importait au général
+dont l'estomac faisait rage? Était-ce bien au moment où le dîner venait
+d'être annoncé qu'il fallait s'occuper de pareilles questions? À la
+pensée que le potage refroidissait, le général lâcha deux: Hum! hum!
+destinés à rappeler la comtesse à choses plus sérieuses. Pour lui faire
+écho, Pitard fit grincer, l'une contre l'autre, ses robustes mâchoires,
+avec un fracas plein d'éloquence.</p>
+
+<p>Cet appel de ses invités fut compris par la veuve, qui termina avec
+Croutot en disant:</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est que demain, quand j'aurai tout examiné en détail, que
+je pourrai vous faire une réponse certaine.</p>
+
+<p>Et, se remettant à rire:</p>
+
+<p>&mdash;En somme, fit-elle, votre frère a grand tort de se mettre
+martel en tête... Pour une caisse en moins de chiffons et de falbalas,
+je ne mourrai pas!</p>
+
+<p>Croutot la regarda dans les yeux. Il avait aux lèvres une phrase que
+la présence du général l'empêcha de prononcer. Après une courte
+hésitation, le petit homme s'inclina devant la veuve en disant d'une
+voix qu'on aurait pu croire prêchant la prudence:</p>
+
+<p>&mdash;Mon devoir, madame la comtesse, était de vous avertir.</p>
+
+<p>Sur ce, après un autre salut au général, dont les yeux furibonds lui
+reprochaient le dîner en retard, Croutot partit.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, se dit avec satisfaction Labor quand il se vit attablé
+devant son assiettée de potage à la purée de gibier.</p>
+
+<p>Mais le soldat gourmand avait compté sans l'obsession d'une idée
+tenace qui s'était logée en sa cervelle. Dès la première cuillerée, il
+resta, l'&oelig;il fixé, la cuillère immobile, se demandant toujours:
+</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi cet animal de Meuzelin s'est-il enfui?</p>
+
+<p>Il avait beau faire, l'obsession le tenait tant et si bien que les
+meilleurs plats passaient devant lui sans qu'il en profitât autrement
+que par quelques rares bouchées sans saveur.</p>
+
+<p>Si quelqu'un pouvait le rappeler au sentiment de la situation
+présente, c'était à coup sûr la maîtresse de la maison dont il fêtait si
+mal la cuisine. Mais la comtesse, aidée par le silence du général,
+s'était, elle aussi, laissée tomber en une méditation profonde. De sa
+conversation avec Gervaise un détail lui était revenu en mémoire, et
+opiniâtre à vouloir lui trouver une réponse, elle ne cessait de se poser
+cette question:</p>
+
+<p>&mdash;Que voulait donc dire l'ami de l'amoureux de Gervaise, quand
+il lui affirmait que, bientôt, ils seraient installés en maîtres au
+château?</p>
+
+<p>Et ses lèvres frémissantes redisaient:</p>
+
+<p>&mdash;En maîtres! en maîtres!</p>
+
+<p>De sorte que l'excellent Pitard, à qui la distraction des deux
+convives laissait le champ libre, s'en donnait à pleines mâchoires,
+vidant les plats, torchant les assiettes que les domestiques enlevaient
+pleines de devant le général et la veuve pour les lui apporter, opérant
+en silence de peur que le moindre bruit, en tirant les songeurs de leur
+rêverie, ne les amenât, en mangeant, à lui faire tort de leurs parts.
+Tout doucettement, sans gloriole ni fausse modestie, l'ogre arriva à se
+loger dans la panse le dîner préparé pour trois couverts.</p>
+
+<p>Comme, alors qu'il avalait sa dernière bouchée, la pendule sonna
+l'heure où, chez un paysan du village, on allait s'attabler devant une
+plantureuse soupe aux choux, il s'échappa à la sourdine après un dernier
+regard jeté sur la nappe pour bien s'assurer s'il ne laissait rien qu'il
+pût se mettre sous la dent.</p>
+
+<p>Il disparaissait quand Labor revint à lui. En même temps que sa
+présence d'esprit, il retrouva son appétit féroce. À la vue de la table
+nette, l'affamé, sans se rendre compte du temps écoulé, s'écria tout
+bourru:</p>
+
+<p>&mdash;Vos gens, comtesse, sont bien lambins à nous servir... Est-ce
+qu'il y a le feu aux cuisines?</p>
+
+<p>Cette voix sonore tira la comtesse de sa torpeur.</p>
+
+<p>Avant qu'elle pût répondre, éclata, tout à coup, le fracas d'une
+sonnerie militaire et, dans la cour, retentit le vacarme de chevaux
+nombreux faisant claquer leurs fers sur le pavé.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que ce tintamarre? fit le général en se levant de sa
+chaise pour aller à la fenêtre.</p>
+
+<p>Mais il rencontra sur son passage un individu qui venait d'entrer.
+</p>
+
+<p>&mdash;Tonnerre! hurla Labor en reconnaissant son homme. C'est donc
+enfin toi, Meuzelin de malheur!</p>
+
+<p>Sans s'effaroucher le moindrement de sa colère, Meuzelin, ou plutôt
+Fil-à-Beurre, annonça:</p>
+
+<p>&mdash;Général, voici vos hussards qui arrivent de leur expédition.
+</p>
+
+<p>&mdash;Qui a commandé à ces animaux-là de venir me rejoindre au
+château? beugla Labor exaspéré.</p>
+
+<p>&mdash;Moi, dit tranquillement Barnabé.</p>
+
+<br><br>
+
+
+<p class="c">FIN DU PREMIER VOLUME</p>
+
+<br>
+
+<p class="c"><span class="sm">F. Aureau.&mdash;Imprimerie de Lagny.</span></p>
+
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+
+
+
+<pre>
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+
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+
+
+End of Project Gutenberg's Le saucisson à pattes I, by Eugène Chavette
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE SAUCISSON À PATTES I ***
+
+***** This file should be named 18623-h.htm or 18623-h.zip *****
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+WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card
+donations. To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+*** END: FULL LICENSE ***
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+No investigation has been made concerning possible copyrights in
+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
+this eBook outside of the United States should confirm copyright
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