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+The Project Gutenberg EBook of La vie littéraire, by Anatole France
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La vie littéraire
+ Quatrième série
+
+Author: Anatole France
+
+Release Date: December 20, 2006 [EBook #20143]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE LITTÉRAIRE ***
+
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+
+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net
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+ANATOLE FRANCE
+
+LA VIE LITTÉRAIRE
+
+QUATRIÈME SÉRIE
+
+
+PARIS
+
+CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
+
+
+
+
+PRÉFACE
+
+
+En publiant ce quatrième volume de la _Vie littéraire_, je me fais un
+devoir très doux de remercier le public lettré de la bienveillance avec
+laquelle il a reçu les trois premiers. Je ne mérite point cette faveur;
+mais si j'en étais digne de quelque manière ce serait pour avoir donné
+beaucoup au sentiment et rien à l'esprit de système. Je ne sais comment
+il faudrait appeler exactement ces causeries, et sans doute elles ont
+trop peu de forme pour avoir un nom. À coup sûr, le terme le plus
+impropre dont on puisse les désigner est celui d'articles critiques. Je
+ne suis point du tout un critique. Je ne saurais pas manoeuvrer les
+machines à battre dans lesquelles d'habiles gens mettent la moisson
+littéraire pour en séparer le grain de la balle. Il y a des contes de
+fées. S'il y a aussi des contes de lettres, c'en sont là plutôt.
+
+Tout y est senti. J'y ai été sincère jusqu'à la candeur. Dire ce qu'on
+pense est un plaisir coûteux mais trop vif pour que j'y renonce jamais.
+Quant à faire des théories, c'est une vanité qui ne me tente point.
+
+Ce qui rend défiant en matière d'esthétique, c'est que tout se démontre
+par le raisonnement. Zénon d'Élée a démontré que la flèche qui vole est
+immobile. On pourrait aussi démontrer le contraire, bien qu'à vrai dire,
+ce soit plus malaisé. Car le raisonnement s'étonne devant l'évidence, et
+l'on peut dire que tout se démontre, hors ce que nous sentons véritable.
+Une argumentation suivie sur un sujet complexe ne prouvera jamais que
+l'habileté de l'esprit qui l'a conduite. M. Maurice Barrès a été bien
+avisé de dire dans un opuscule exquis[1]: «Ce qui distingue un
+raisonnement d'un jeu de mots, c'est que celui-ci ne saurait être
+traduit.» Il faut bien que les hommes aient quelque soupçon de cette
+grande vérité, puisqu'ils ne se gouvernent jamais par le raisonnement.
+L'instinct et le sentiment les mènent. Ils obéissent à leurs passions, à
+l'amour, à la haine et surtout à la peur salutaire. Ils préfèrent les
+religions aux philosophies et ne raisonnent que pour se justifier de
+leurs mauvais penchants, et de leurs méchantes actions, ce qui est
+risible, mais pardonnable. Les opérations les plus instinctives sont
+généralement celles où ils réussissent le mieux, et la nature a fondé
+sur celles-là seules la conservation de la vie et la perpétuité de
+l'espèce. Les systèmes philosophiques ont réussi en raison du génie de
+leurs auteurs, sans qu'on ait jamais pu reconnaître en l'un d'eux des
+caractères de vérité qui le fissent prévaloir. En morale, toutes les
+opinions ont été soutenues, et, si plusieurs semblent s'accorder, c'est
+que les moralistes eurent souci, pour la plupart, de ne pas se brouiller
+avec le sentiment vulgaire et l'instinct commun. La raison pure, s'ils
+n'avaient écouté qu'elle, les eût conduits par divers chemins aux
+conclusions les plus monstrueuses, comme il se voit en certaines sectes
+religieuses et en certaines hérésies dont les auteurs, exaltés par la
+solitude, ont méprisé le consentement irréfléchi des hommes. Il semble
+qu'elle raisonnât très bien, cette docte caïnite, qui, jugeant la
+création mauvaise, enseignait aux fidèles à offenser les lois physiques
+et morales du monde, sur l'exemple des criminels et préférablement à
+l'imitation de Caïn et de Judas. Elle raisonnait bien. Pourtant, sa
+morale était abominable. Cette vérité sainte et salutaire se trouve au
+fond de toutes les religions, qu'il est pour l'homme un guide plus sûr
+que le raisonnement et qu'il faut écouter le coeur quand il parle.
+
+En esthétique, c'est-à-dire dans les nuages, on peut argumenter plus et
+mieux qu'en aucun autre sujet. C'est en cet endroit qu'il faut être
+méfiant. C'est là qu'il faut tout craindre: l'indifférence comme la
+partialité, la froideur comme la passion, le savoir comme l'ignorance,
+l'art, l'esprit, la subtilité et l'innocence plus dangereuse que la
+ruse. En matière d'esthétique, tu redouteras les sophismes, surtout
+quand ils seront beaux, et il s'en trouve d'admirables. Tu n'en croiras
+pas même l'esprit mathématique, si parfait, si sublime, mais d'une telle
+délicatesse que cette machine ne peut travailler que dans le vide et
+qu'un grain de sable dans les rouages suffit à les fausser. On frémit en
+songeant jusqu'où ce grain de sable peut entraîner une cervelle
+mathématique. Pensez à Pascal!
+
+L'esthétique ne repose sur rien de solide. C'est un château en l'air. On
+veut l'appuyer sur l'éthique. Mais il n'y a pas d'éthique. Il n'y a pas
+de sociologie. Il n'y a pas non plus de biologie. L'achèvement des
+sciences n'a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont
+l'oeuvre est une prophétie. Quand la biologie sera constituée,
+c'est-à-dire dans quelques millions d'années, on pourra peut-être
+construire une sociologie. Ce sera l'affaire d'un grand nombre de
+siècles; après quoi, il sera loisible de créer sur des bases solides une
+science esthétique. Mais alors notre planète sera bien vieille et
+touchera aux termes de ses destins. Le soleil, dont les taches nous
+inquiètent déjà, non sans raison, ne montrera plus à la terre qu'une
+face d'un rouge sombre et fuligineux, à demi-couverte de scories
+opaques, et les derniers humains, retirés au fond des mines, seront
+moins soucieux de disserter sur l'essence du beau que de brûler dans les
+ténèbres leurs derniers morceaux de houille, avant de s'abîmer dans les
+glaces éternelles.
+
+Pour fonder la critique, on parle de tradition et de consentement
+universel. Il n'y en a pas. L'opinion presque générale, il est vrai,
+favorise certaines oeuvres. Mais c'est en vertu d'un préjugé, et
+nullement par choix et par l'effet d'une préférence spontanée. Les
+oeuvres que tout le monde admire sont celles que personne n'examine. On
+les reçoit comme un fardeau précieux, qu'on passe à d'autres sans y
+regarder. Croyez-vous vraiment qu'il y ait beaucoup de liberté dans
+l'approbation que nous donnons aux classiques grecs, latins, et même aux
+classiques français? Le goût aussi qui nous porte vers tel ouvrage
+contemporain et nous éloigne de tel autre est-il bien libre? N'est-il
+pas déterminé par beaucoup de circonstances étrangères au contenu de cet
+ouvrage, dont la principale est l'esprit d'imitation, si puissant chez
+l'homme et chez l'animal? Cet esprit d'imitation nous est nécessaire
+pour vivre sans trop d'égarement; nous le portons dans toutes nos
+actions et il domine notre sens esthétique. Sans lui les opinions
+seraient en matière d'art beaucoup plus diverses encore qu'elles ne
+sont. C'est par lui qu'un ouvrage qui, pour quelque raison que ce soit,
+a trouvé d'abord quelques suffrages, en recueille ensuite un plus grand
+nombre. Les premiers seuls étaient libres; tous les autres ne font
+qu'obéir. Ils n'ont ni spontanéité, ni sens, ni valeur, ni caractère
+aucun. Et par leur nombre ils font la gloire. Tout dépend d'un très
+petit commencement. Aussi voit-on que les ouvrages méprisés à leur
+naissance ont peu de chance de plaire un jour, et qu'au contraire les
+ouvrages célèbres dès le début gardent longtemps leur réputation et sont
+estimés encore après être devenus inintelligibles. Ce qui prouve bien
+que l'accord est le pur effet du préjugé, c'est qu'il cesse avec lui. On
+en pourrait donner de nombreux exemples. Je n'en rapporterai qu'un seul.
+Il y a une quinzaine d'années, dans l'examen d'admission au volontariat
+d'un an, les examinateurs militaires donnèrent pour dictée aux candidats
+une page sans signature qui, citée dans divers journaux, y fut raillée
+avec beaucoup de verve et excita la gaieté de lecteurs très lettrés.--Où
+ces militaires, demandait-on, étaient-ils allés chercher des phrases si
+baroques et si ridicules?--Ils les avaient prises pourtant dans un très
+beau livre. C'était du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus
+beau temps. MM. les officiers avaient tiré le texte de leur dictée de
+cette éclatante description de la France par laquelle le grand écrivain
+termine le premier volume de son Histoire et qui en est un des morceaux
+les plus estimés. «_En latitude, les zones de la France se marquent
+aisément par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de
+Belgique et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le
+houblon, leur vigne amère du nord, etc., etc._» J'ai vu des connaisseurs
+rire de ce style, qu'ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le
+plaisant qui riait le plus fort était un grand zélateur de Michelet.
+Cette page est admirable, mais, pour être admirée d'un consentement
+unanime, faut-il encore qu'elle soit signée. Il en va de même de toute
+page écrite de main d'homme. Par contre, ce qu'un grand nom recommande a
+chance d'être loué aveuglément. Victor Cousin découvrait dans Pascal des
+sublimités qu'on a reconnu être des fautes du copiste. Il s'extasiait,
+par exemple, sur certains «raccourcis d'abîme» qui proviennent d'une
+mauvaise lecture. On n'imagine pas M. Victor Cousin admirant des
+«raccourcis d'abîme» chez un de ses contemporains. Les rhapsodies d'un
+Vrain-Lucas furent favorablement accueillies de l'Académie des sciences
+sous les noms de Pascal et de Descartes. Ossian, quand on le croyait
+ancien, semblait l'égal d'Homère. On le méprise depuis qu'on sait que
+c'est Mac-Pherson.
+
+Lorsque les hommes ont des admirations communes et qu'ils en donnent
+chacun la raison, la concorde se change en discorde. Dans un même livre
+ils approuvent des choses contraires, qui ne peuvent s'y trouver
+ensemble.
+
+Ce serait un ouvrage bien intéressant que l'histoire des variations de
+la critique sur une des oeuvres dont l'humanité s'est le plus occupée,
+_Hamlet_, la _Divine Comédie_ ou l'_Iliade_. L'_Iliade_ nous charme
+aujourd'hui par un caractère barbare et primitif que nous y découvrons
+de bonne foi. Au XVIIe siècle, on louait Homère d'avoir observé les
+règles de l'épopée.
+
+«Soyez assuré, disait Boileau, que si Homère a employé le mot chien,
+c'est que ce mot est noble en grec.» Ces idées nous semblent ridicules.
+Les nôtres paraîtront peut-être aussi ridicules dans deux cents ans, car
+enfin on ne peut mettre au rang des vérités éternelles qu'Homère est
+barbare et que la barbarie est admirable. Il n'est pas en matière de
+littérature une seule opinion qu'on ne combatte aisément par l'opinion
+contraire. Qui saurait terminer les disputes des joueurs de flûte?
+
+Ce volume fut envoyé à l'imprimerie par mon éditeur, par mon ami très
+écouté et très vénéré, M. Calmann Lévy, que nous avons eu le malheur de
+perdre au mois de juin dernier. M. Ernest Renan et M. Ludovic Halévy ont
+dit de cet homme de bien, dans un langage parfait, tout ce qu'il fallait
+dire, et je me tairais après eux si mon devoir n'était de porter
+témoignage à mon tour.
+
+M. Calmann-Lévy succéda, en 1875, dans la direction de la maison de
+librairie à son frère Michel dont il était l'associé depuis l'année
+1844.
+
+Cette maison demeura prospère et s'accrut encore entre ses mains.
+Aujourd'hui elle édite ou réimprime chaque année plus de deux millions
+de volumes ou de pièces de théâtre.
+
+M. Calmann Lévy fut en relations avec presque tous les écrivains
+célèbres de ce temps. Il vécut en commerce intime avec Guizot, Victor
+Hugo, Tocqueville, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Mérimée, Ampère,
+Octave Feuillet, Sandeau, Murger, Nisard, le duc d'Aumale, le duc de
+Broglie, le comte d'Haussonville, Prévost-Paradol, Alexandre Dumas fils,
+Ludovic Halévy, et tant d'autres dont le dénombrement remplirait
+plusieurs pages de ce livre. Je dois du moins indiquer les relations
+particulièrement cordiales qu'il entretenait avec M. Ernest Renan.
+C'était un legs de Michel Lévy. M. Renan a raconté dans ses _Souvenirs_,
+non sans charme, sa première rencontre avec l'éditeur auquel il est
+resté fidèle. Ces rapports excellents se continuèrent plus cordialement
+encore avec M. Calmann, devenu, par la mort de son frère aîné, le chef
+unique de la maison.
+
+M. Calmann Lévy était l'homme le plus sympathique. Il portait en toutes
+choses une extrême vivacité alliée à une bonté exquise. Je crois bien
+qu'il était aimé de tous ceux qui le connaissaient. Il avait l'esprit
+des grandes affaires, et son attention infatigable ne négligeait pas les
+plus petites choses. Nous aimions son bon rire, sa gaieté, sa franchise
+et jusqu'à sa brusquerie. Car dans sa brusquerie même il gardait toute
+la délicatesse de son coeur. Il était sûr, fidèle, obligeant. Il aimait à
+faire plaisir. Et, tout engagé qu'il était dans de vastes entreprises,
+il s'intéressait aux moindres affaires de ses amis. Un grand éditeur est
+une sorte de ministre des belles-lettres. Il doit avoir les qualités
+d'un homme d'État. M. Calmann Lévy possédait ces qualités. Il était
+toujours bien informé. Il connaissait admirablement, à son point de vue,
+toute la littérature contemporaine. Il savait sur le bout du doigt ses
+auteurs et leurs livres. Il faisait preuve d'un tact parfait dans ses
+relations avec les hommes de lettres. Avec une entière bonhomie il
+saisissait les nuances les plus fines. Il était admirable pour contenter
+les grands et pour encourager les petits. En vérité, c'était un bon
+ministre des lettres.
+
+Mais ce qui donnait un charme singulier à son mérite, c'était la
+modestie avec laquelle il le portait. Cette modestie était profonde et
+naturelle. On ne vit jamais au monde un homme plus simple, moins ébloui
+de sa fortune. Il avait gardé la candeur des enfants dans la société
+desquels il se plaisait aux heures de repos.
+
+Nulle affectation chez cet homme excellent, et s'il s'arrêtait avec
+complaisance sur quelque endroit honorable de sa vie, cet endroit était
+celui des débuts laborieux où il avait, par son zèle, secondé son frère
+Michel. Le seul orgueil qu'il montrât parfois était celui de ses obscurs
+commencements.
+
+Ce n'est pas ici le lieu de le peindre dans sa famille, où il déploya
+les plus belles vertus domestiques. Il ne m'appartient pas de le
+montrer, comme un patriarche, à sa table couronnée d'enfants et de
+petits-enfants. Les regrets qu'il y laisse ne s'effaceront jamais. Mais
+il me sera peut-être permis de dire ce qu'il fut pour moi. Il me sera
+permis de payer ma dette à sa mémoire. Calmann Lévy m'accueillit dans
+mon obscurité, me soutint, tenta mille fois, avec des gronderies
+charmantes, de secouer ma paresse et ma timidité. Il souriait à mes
+humbles succès. Il était plus un ami qu'un éditeur. Bien d'autres lui
+rendront un semblable témoignage. Pour moi, c'est du plus profond de mon
+coeur que je m'associe à la douleur incomparable de sa veuve et de ses
+fils, ainsi qu'aux regrets profond de tous ses collaborateurs.
+
+Le lendemain même de la mort de M. Calmann Lévy, M. Ludovic Halévy
+écrivait ces lignes que je veux citer:
+
+«Calmann Lévy est un des hommes les meilleurs, les plus intelligents,
+les plus droits que j'aie jamais connus.
+
+Resté jeune jusqu'à la dernière heure de sa vie, il possédait cette
+grande vertu sans laquelle la vie n'a véritablement aucun sens: la
+passion du travail. On peut dire qu'il a eu deux familles. Sa famille de
+coeur, d'abord: sa femme, ses fils, sa fille, ses petits-enfants, tous si
+tendrement aimés par lui... Et comme cette tendresse lui était rendue!
+Puis ce que j'appellerai sa famille de travail, ses collaborateurs de la
+rue Auber. Il y avait plaisir à le voir, allant et venant, dans cet
+immense magasin de librairie, parmi ces montagnes de livres, au milieu
+de ses employés; il était vraiment pour eux _le_ _patron_, dans le vieux
+sens, dans le bon sens du mot. D'ailleurs, il en était des employés
+comme des auteurs; ils quittaient bien rarement la maison. J'ai vu
+arriver, il y a une trentaine d'années, dans la librairie de la rue
+Vivienne, des enfants qui rangeaient des livres et faisaient des
+paquets; je les vois aujourd'hui, rue Auber, grisonnants et devenus,
+dans des situations importantes, des hommes tout à fait distingués. Et
+cela grâce à celui qu'ils continuaient à appeler _le patron_.
+
+Plus heureux que son frère Michel qui n'avait pas d'enfants, Calmann
+Lévy a eu la joie de pouvoir se dire, en regardant ses trois fils, que
+son oeuvre serait dignement continuée par ceux qui portent son nom. Il ne
+pouvait être en de meilleures mains, cet héritage d'un demi-siècle de
+travail et d'honneur.»
+
+C'est de tout coeur que je m'associe aux sentiments si bien exprimés par
+M. Ludovic Halévy. Je le fais avec quelque autorité et quelque
+connaissance, étant déjà ancien dans la «copie» et dans les livres. Du
+vivant de M. Calmann Lévy, j'ai vu ses trois fils le seconder en son
+vaste et délicat travail d'éditeur. J'ai vu M. Paul Calmann, formé dès
+l'enfance par l'oncle Michel, et depuis longtemps rompu aux affaires,
+suppléer, avec ses deux jeunes frères, le vieux chef que nous
+regrettons, mais qui revit dans ses enfants. Je sais, par expérience,
+combien MM. Paul, Georges et Gaston Calmann Lévy sont d'un commerce
+agréable et sûr. Certes l'héritage de travail et d'honneur laissé par
+leur père ne saurait être mieux placé qu'en leurs mains.
+
+A. F.
+
+Mai 1892.
+
+
+
+
+MADAME ACKERMANN.
+
+
+J'ai eu l'honneur de connaître madame Ackermann, qui vient de mourir. Je
+la voyais à ses échappées de Nice, l'été, dans sa petite chambre de la
+rue des Feuillantines qu'emplissaient l'ombre et le reflet pâle des
+grands arbres. C'était une vieille dame d'humble apparence. Le grossier
+tricot de laine, qui enveloppait ses joues, cachait ses cheveux blancs,
+dernière parure, qu'elle dédaignait comme elle avait dédaigné toutes les
+autres. Sa personne, sa mise, son attitude annonçaient un mépris
+immémorial des voluptés terrestres et l'on sentait, dès l'abord, que
+cette dame avait été brouillée de tout temps avec la nature.
+
+--Quoi! s'écria M. Paul Desjardins, quand un jour on la lui montra qui
+passait dans la rue, c'est là madame Ackermann? elle ressemble à une
+loueuse de chaises.
+
+Et il est vrai qu'elle ressemblait à une loueuse de chaises. Mais elle
+pensait fortement et son âme audacieuse s'était affranchie des vaines
+terreurs qui dominent le commun des hommes.
+
+Louise Choquet fut élevée à la campagne. Ses meilleurs moments--elle
+nous l'a dit--étaient ceux qu'elle passait, assise dans un coin du
+jardin, à regarder les moucherons, les fourmis et surtout les cloportes.
+Comme beaucoup d'enfants intelligents, elle eut grand'peine à apprendre
+à lire. Le catéchisme la rendit à moitié folle d'épouvante. Quand elle
+fut un peu grande, un bon prêtre se donna beaucoup de peine pour lui
+expliquer la doctrine chrétienne; elle suivit cet enseignement avec une
+extrême attention. Quand il fut terminé, elle avait cessé de croire tout
+à fait et pour jamais. Orpheline de bonne heure, elle alla vivre à
+Berlin, chez des hôtes excellents, où elle connut Alexandre de Humboldt,
+Varnhagen, Jean Müller, Boekh, des savants, des philosophes. Son esprit
+était déjà formé et son intelligence armée. Il y avait déjà en elle ce
+pessimisme profond qui a éclaté depuis.
+
+Là, elle fut aimée d'un doux savant, nommé Ackermann, qui faisait des
+dictionnaires et rêvait le bonheur de l'humanité. Elle consentit à
+l'épouser après s'être assurée qu'il pensait comme elle que la vie est
+mauvaise et que c'est un crime de la donner. Après deux ans d'une union
+tranquille, Ackermann mourut sur ses livres, et sa veuve se retira à
+Nice, dans un ancien couvent de dominicains, encore divisé en cellules.
+Elle y fit bâtir une tour d'où elle découvrait le golfe bleu et les
+cimes blanches des montagnes du Piémont. C'est là qu'elle est morte
+après quarante-quatre ans de solitude. Chaque matin, comme le vieux
+Rollin dans sa maison de Saint-Étienne-du-Mont, elle allait voir, en se
+levant, comment ses arbres fruitiers avaient passé la nuit. De temps en
+temps, dans la paix de ses jours monotones, elle écrivait ces vers
+désespérés qui lui survivent. Pas de vie plus unie que la sienne. Cette
+audacieuse mena l'existence la plus régulière.
+
+«Je puis être hardie dans mes spéculations philosophiques, disait-elle;
+mais, en revanche, j'ai toujours été extrêmement circonspecte dans ma
+conduite. Cela se comprend d'ailleurs. On ne commet guère d'imprudences
+que du côté de ses passions; or, je n'ai jamais connu que celles de
+l'esprit.» Tout son bonheur au monde et son unique sensualité furent de
+voir fleurir ses amandiers et de causer de Pascal avec M. Ernest Havet.
+
+Sans demander aucune aide au ciel, elle exerça les vertus de ces saintes
+femmes, de ces veuves voilées que célèbre l'Église. Naturellement, elle
+était d'une pudeur farouche.
+
+L'idée seule d'une faiblesse des sens lui faisait horreur, et elle
+s'éloignait avec dégoût des personnes qu'elle soupçonnait d'être trop
+attachées aux choses de la chair. Quand elle avait dit d'une femme «elle
+est instinctive», c'était un congé définitif. Elle avait même, à cet
+endroit, des rigueurs inconcevables. Il lui arriva de se brouiller avec
+une amie d'enfance, parce que la pauvre dame, âgée alors de plus de
+soixante ans, avait un jour, assise au coin du feu, passé les pincettes
+à un très vieux monsieur d'une manière trop sensuelle. J'étais là quand
+la chose advint. Il me souvient qu'on parlait de Kant et de l'impératif
+catégorique. Pour ma part, je ne vis rien que d'innocent dans les deux
+vieillards et dans les pincettes. La dame du coin du feu n'en fut pas
+moins chassée sans retour. Madame Ackermann l'avait jugée instinctive.
+Elle n'en démordit point.
+
+Madame Ackermann était capable d'une sorte d'amitié droite et simple.
+Elle s'était fait pour ses vacances parisiennes une famille d'esprit.
+Comme toutes les belles âmes elle aimait la jeunesse. Le docteur Pozzi
+et M. Joseph Reinach n'ont pas oublié le temps où elle les appelait ses
+enfants. Chaque fois que quelqu'un de ses jeunes amis se mariait, elle
+était désespérée. Pour elle, bien qu'elle y eût passé jadis assez
+doucement, mais sous conditions, le mariage était le mal et le pire mal,
+car sa candeur n'en soupçonnait pas d'autre. Elle était philosophe:
+l'innocence des philosophes est insondable. À son sens, un homme marié
+était un homme perdu. Songez donc! Les femmes, même les plus honnêtes,
+sont tellement «instinctives»! Elle frissonnait à cette seule pensée.
+Ceux qui ne l'ont point connue ne sauront jamais ce que c'est qu'une
+puritaine athée. Et pourtant, ô replis profonds du coeur, ô
+contradictions secrètes de l'âme! je crois qu'au fond d'elle-même et
+bien à son insu, cette dame avait quelque préférence pour les mauvais
+sujets. En poésie du moins. Elle était folle de Musset. Enfin cette
+obstinée contemptrice de l'amour, un jour, à l'ombre de ses orangers, a
+écrit cette pensée dans le petit cahier où elle mettait les secrets de
+son âme: «Amour, on a beau t'accuser et te maudire, c'est toujours à toi
+qu'il faut aller demander la force et la flamme!»
+
+Comme tous les solitaires, elle était pleine d'elle-même. Elle ne savait
+qu'elle et se récitait sans cesse. Elle allait portant dans sa poche une
+petite autobiographie manuscrite qu'elle lisait à tout venant et qu'elle
+finit par faire imprimer. Ses plus beaux vers insérés dans la _Revue
+moderne_, avaient passé inaperçus. C'est un article de M. Caro qui les
+fit connaître tout d'un coup. Elle eut depuis lors un groupe
+d'admirateurs fervents.
+
+J'en faisais partie, mais sans m'y distinguer. Sa poésie me donnait plus
+d'étonnement que de charme, et je ne sus pas la louer au delà de mon
+sentiment. Elle était sensible à cet égard et, comme elle avait le coeur
+droit et l'esprit direct, elle me dit un jour:
+
+--Que trouvez-vous donc qui manque à mes vers, pour que vous ne les
+aimiez pas?
+
+Je lui avouai que, tout beaux qu'ils étaient, ils m'effrayaient un peu,
+dans leur grandeur aride. Je m'en excusai sur ma frivolité naturelle.
+
+--Comme les enfants, lui dis-je, j'aime les images, et vous les
+dédaignez. C'est sans doute avec raison que vous n'en avez pas.
+
+Elle demeura un moment stupéfaite. Puis, dans l'excès de l'étonnement,
+elle s'écria:
+
+--Pas d'images! que dites-vous là? Je n'ai pas d'images! mais j'ai
+«l'esquif». «L'esquif», n'est-ce pas une image? Et celle-là ne
+suffit-elle pas à tout? L'esquif sur une mer orageuse, l'esquif sur un
+lac tranquille!... Que voulez-vous de plus?
+
+Oui certes elle avait «l'esquif», cette bonne madame Ackermann. Elle
+avait aussi l'écueil et les autans, le vallon, le bosquet, l'aigle et la
+colombe, et le sein des airs, et le sein des bois, et le sein de la
+nature. Sa langue poétique était composée de toutes les vieilleries de
+son enfance.
+
+Et pourtant ces vers aux formes usées, aux couleurs pâlies,
+s'imprimèrent fortement dans les esprits d'élite; cette poésie retentit
+dans les âmes pensantes, cette muse sans parure et presque sans beauté
+s'assit en préférée au foyer des hommes de réflexion et d'étude.
+Pourquoi? Certes, ce n'est pas sans raison. Madame Ackermann apportait
+une chose si rare en poésie qu'on la crut unique: le sérieux, la
+conviction forte. Cette femme exprima dans sa solitude, avec une
+sincérité entière, son idée du monde et de la vie. À cet égard je ne
+vois que M. Sully-Prudhomme qui puisse lui être comparé. Elle fut comme
+lui, avec moins d'étendue dans l'esprit, mais plus de force, un
+véritable poète philosophe. Elle eut la passion des idées. C'est par là
+qu'elle est grande. Soit qu'elle nous montre au jugement dernier les
+morts refusant de se lever à l'appel de l'ange et repoussant même le
+bonheur quand c'est Dieu, l'auteur du mal, qui le leur apporte, soit
+qu'elle dise à ce dieu: «Tu m'as pris celui que j'aimais; comment le
+reconnaîtrai-je quand tu en auras fait un bienheureux? Garde-le; j'aime
+mieux ne le revoir jamais.» Soit qu'elle crie à la nature: «En vain tu
+poursuis ton obscur idéal à travers tes créations infinies: tu
+n'enfanteras jamais que le mal et la mort», elle fait entendre l'accent
+d'une méditation passionnée, elle est poète par l'audace réfléchie du
+blasphème; tous les plis mal faits du discours tombent; l'on ne voit
+plus que la robuste nudité et le geste sublime de la pensée.
+
+On admire, on est ému, on ressent une effrayante sympathie et l'on
+murmure cette parole du poète Alfred de Vigny: «Tous ceux qui luttèrent
+contre le ciel injuste ont eu l'admiration et l'amour secret des
+hommes.»
+
+Rappelez-vous le choeur des _Malheureux_, qui ne veulent pas renaître,
+même pour goûter la béatitude éternelle, mais tardive.
+
+ Près de nous la jeunesse a passé les mains vides,
+ Sans nous avoir fêtés, sans nous avoir souri.
+ Les sources de l'amour sur nos lèvres avides,
+ Comme une eau fugitive, au printemps ont tari.
+ Dans nos sentiers brûlés pas une fleur ouverte,
+ Si, pour aider nos pas, quelque soutien chéri
+ Parfois s'offrait à nous sur la route déserte,
+ Lorsque nous les touchions, nos appuis se brisaient;
+ Tout devenait roseau quand nos coeurs s'y posaient.
+ Au gouffre que pour nous creusait la Destinée,
+ Une invisible main nous poussait acharnée:
+ Comme un bourreau, craignant de nous voir échapper,
+ À nos côtés marchait le Malheur inflexible.
+ Nous portions une plaie à chaque endroit sensible,
+ Et l'aveugle Hasard savait où nous frapper.
+
+ Peut-être aurions-nous droit aux célestes délices;
+ Non! ce n'est point à nous de redouter l'enfer,
+ Car nos fautes n'ont pas mérité de supplices;
+ Si nous avons failli, nous avons tant souffert!
+ Eh bien! nous renonçons même à cette espérance
+ D'entrer dans ton royaume et de voir tes splendeurs;
+ Seigneur nous refusons jusqu'à ta récompense,
+ Et nous ne voulons pas du prix de nos douleurs.
+
+ Nous le savons, tu peux donner encor des ailes
+ Aux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd;
+ Tu peux, lorsqu'il te plaît, loin des sphères mortelles
+ Les élever à toi dans la grâce et l'amour;
+ Tu peux, parmi les choeurs qui chantent tes louanges,
+ À tes pieds, sous tes yeux, nous mettre au premier rang,
+ Nous faire couronner par la main de tes anges,
+ Nous revêtir de gloire en nous transfigurant,
+ Tu peux nous pénétrer d'une vigueur nouvelle,
+ Nous rendre le désir que nous avions perdu...
+ Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelle
+ Attachée à nos coeurs, l'en arracheras-tu?
+ .............................................
+
+Rappelez-vous les imprécations de l'homme à la nature:
+
+ Eh bien! reprends-le donc ce peu de fange obscure,
+ Qui pour quelques instants s'anima sous ta main;
+ Dans ton dédain superbe, implacable Nature,
+ Brise à jamais le moule humain!
+
+ De ces tristes débris, quand tu verrais, ravie,
+ D'autres créations éclore à grands essaims,
+ Ton Idée éclater en des formes de vie
+ Plus dociles à tes desseins.
+
+ Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère,
+ Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister?
+ Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère;
+ À l'oeuvre! il s'agit d'enfanter.
+
+ Change en réalité ton attente sublime.
+ Mais quoi! pour les franchir malgré tous tes élans,
+ La distance est trop grande et trop profond l'abîme
+ Entre ta pensée et tes flancs.
+
+ La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures
+ Il te sera donné d'atteindre et de cueillir;
+ Toujours nouveau débris, toujours des créatures
+ Que tu devras ensevelir!
+
+ Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède
+ Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler
+ L'idéal qui te fuit, l'idéal qui t'obsède
+ À l'infini pour reculer.
+
+ * * * * *
+
+Et l'on s'étonne que d'une existence tout unie et tranquille soit sortie
+cette oeuvre de désespoir. Dans sa cellule aussi froide, aussi chaste,
+aussi paisible qu'au temps des fils de Dominique, la recluse de Nice a
+gémi comme une sainte de l'athéisme, sur les misères qu'elle n'éprouvait
+pas, sur les souffrances de l'humanité tout entière. Elle a fait
+doucement le songe de la vie; mais elle savait que ce n'était qu'un
+songe. Peut-être vaut-il mieux croire à la réalité de l'être et à la
+bonté divine, puisque, si c'est là une illusion, c'est une illusion que
+la mort indulgente ne dissipera point. Quoi qu'il soit de nous, ceux qui
+croient à l'immortalité de la personne humaine n'ont pas à craindre
+d'être détrompés après leur mort. Si, comme il est infiniment probable,
+ils ont espéré en vain, s'ils ont été dupes, ils ne le sauront jamais.
+
+
+
+
+NOTRE COEUR[2]
+
+
+Oui, sans doute, M. de Maupassant a raison: les moeurs, les idées, les
+croyances, les sentiments, tout change. Chaque génération apporte des
+modes et des passions nouvelles. Ce perpétuel écoulement de toutes les
+formes et de toutes les pensées est le grand amusement et aussi la
+grande tristesse de la vie. M. de Maupassant a raison: ce qui fut n'est
+plus et ne sera jamais plus. De là le charme puissant du passé. M. de
+Maupassant a raison: Tous les vingt-cinq ans les hommes et les femmes
+trouvent à la vie et à l'amour un goût qui n'avait point encore été
+senti. Nos grand'mères étaient romantiques. Leur imagination aspirait
+aux passions tragiques. C'était le temps où les femmes portaient des
+boucles à l'anglaise et des manches à gigot: on les aimait ainsi. Les
+hommes étaient coiffés en coup de vent. Il leur suffisait pour cela de
+se brosser les cheveux, chaque matin, d'une certaine manière. Mais, par
+cet artifice, ils avaient l'air de voyageurs errant sur la pointe d'un
+cap ou sur la cime d'une montagne, et ils semblaient perpétuellement
+exposés, comme M. de Chateaubriand, aux orages des passions et aux
+tempêtes qui emportent les empires. La dignité humaine en était beaucoup
+relevée. Sous Napoléon III, les allures devinrent plus libres et les
+physionomies plus vulgaires. Aux jours de sainte Crinoline, les femmes,
+entraînées dans un tourbillon de plaisirs, allaient de bal en bal et de
+souper en souper, vivant vite, aimant vite et, comme madame Benoiton, ne
+restant jamais chez elles. Puis, quand la fête fut finie, la morphine en
+consola plus d'une des tristesses du déclin. Et peu d'entre elles eurent
+l'art, l'art exquis de bien vieillir, d'achever de vivre à la façon des
+dames du temps jadis qui, sages enfin et coquettes encore, abritaient
+pieusement sous la dentelle, les débris de leur beauté, les restes de
+leur grâce, et de loin souriaient doucement à la jeunesse, dans laquelle
+elles cherchaient les figures de leurs souvenirs. Vingt ans sont passés
+sur les beaux jours de madame Benoiton; de nouveaux sentiments se sont
+formés dans une chair nouvelle. La génération actuelle a sans doute sa
+manière à elle de sentir et de comprendre, d'aimer et de vouloir. Elle a
+sa figure propre, elle a son esprit particulier, qu'il est difficile de
+reconnaître.
+
+Il faut beaucoup d'observation et une sorte d'instinct pour saisir le
+caractère de l'époque dans laquelle on vit et pour démêler au milieu de
+l'infinie complexité des choses actuelles les traits essentiels, les
+formes typiques. M. de Maupassant y doit réussir autant et mieux que
+personne, car il a l'oeil juste et l'intuition sûre. Il est perspicace
+avec simplicité. Son nouveau roman veut nous montrer un homme et une
+femme en 1890, nous peindre l'amour, l'antique amour, le premier né des
+dieux, sous sa figure présente et dans sa dernière métamorphose. Si la
+peinture est fidèle, si l'artiste a bien vu et bien copié ses modèles,
+il faut convenir qu'une Parisienne de nos jours est peu capable d'une
+passion forte, d'un sentiment vrai.
+
+Michèle de Burne, si jolie dans son éclat doré, avec son nez fin et
+souriant et son regard de fleur passée, est une mondaine accomplie. Elle
+a ce goût léger des arts qui donne de la grâce au luxe et communique à
+la beauté un charme qui la rend toute-puissante sur les esprits
+raffinés. De plus, sous des airs de gamin et avec un mauvais ton tout à
+fait moderne et du dernier bateau, elle a cet instinct de sauvage, cette
+ruse de Peau-Rouge par laquelle les femmes sont si redoutables,
+j'entends les vraies femmes, celles qui savent armer leur beauté. Au
+reste d'esprit médiocre, ne sentant point ce qui est vraiment grand,
+affairée, frivole, vide et s'ennuyant toujours.
+
+Elle est veuve. Son père l'aide à donner des dîners et des soirées dont
+on parle dans les journaux. Ce père est aussi très moderne. Il ne
+prétend pas aux respects exagérés de sa fille, qu'il aime en
+connaisseur, avec une petite pointe de sensualisme et de jalousie. Très
+galant homme sans doute, mais poussant assez loin le dilettantisme de la
+paternité.
+
+Madame de Burne reçoit dans son pavillon de la rue du Général-Foy des
+musiciens, des romanciers, des peintres, des diplomates, des gens
+riches, enfin le personnel ordinaire d'un salon à la mode. On sait
+qu'aujourd'hui les hommes de talent sont fort bien accueillis dans le
+monde quand ils sont célèbres. À mesure qu'on avance dans la vie, on
+s'aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser. Le monde se
+croit assez hardi quand il soutient les réputations établies. Madame de
+Burne a un romancier naturaliste dont les livres se tirent à plusieurs
+mille et un musicien qui, selon l'usage, a fait jouer un opéra d'abord à
+Bruxelles, puis à Paris. Il y a cent ans, elle aurait eu un perroquet et
+un philosophe.
+
+Son salon est très distingué, _select_, diraient les journaux: madame de
+Burne qui adore être adorée, a tourné la tête à tous ses intimes. Tous
+ont eu leur crise. Elle les a tous gardés, sans doute parce qu'elle n'en
+a préféré aucun. Mais un nouveau venu, M. André Mariolle qui l'aime à
+son tour, et le lui dit, parvient à lui inspirer l'idée qu'il est
+peut-être bon d'aimer. Elle se donne à lui sans marchander,
+généreusement. Elle a de la crânerie, cette petite femme; mais elle
+n'est pas faite pour aimer. M. André Mariolle s'aperçoit bien vite
+qu'elle y met une distraction impardonnable. Il en souffre, car il aime
+profondément, lui, et il la veut toute. Après un an d'essais, fatigué,
+irrité, désespéré de la trouver toujours près de lui absente ou fuyante,
+il rompt, s'échappe et va se cacher. Mais pas très loin, à Fontainebleau
+seulement où il trouve une petite servante d'auberge qui lui prouve tout
+de suite que les femmes n'ont pas toutes, en amour, l'élégante
+indifférence de madame de Burne. Voilà le roman. Il est cruel et ce
+n'est point de ma faute. Quelques-uns de mes lecteurs, et non pas ceux
+dont la sympathie m'est la moins chère, se plaignent parfois, je le
+sais, avec une douceur qui me touche, que je ne les édifie point assez
+et que je ne dis plus rien pour la consolation des affligés,
+l'édification des fidèles et le salut des pécheurs.
+
+Qu'ils ne s'en prennent pas trop à moi de tout ce que je suis obligé de
+leur montrer d'amer et de pénible. Il y a dans la pensée contemporaine
+une étrange âcreté. Notre littérature ne croit plus à la bonté des
+choses. Écoutons un rêveur comme Loti, un intellectuel comme Bourgety un
+sensualiste comme Maupassant, et, nous entendrons, sur des tons
+différents, les mêmes paroles de désenchantement. On ne nous montre plus
+de Mandane ni de Clélie triomphant par la vertu des faiblesses de l'âme
+et des sens. L'art du XVIIIe siècle croyait à la vertu, du moins avant
+Racine qui fut le plus audacieux, le plus terrible et le plus vrai des
+naturalistes, et peut-être, à certains égards le moins moral. L'art du
+XVIIIe siècle croyait à la raison. L'art du XIXe siècle croyait d'abord
+à la passion, avec Chateaubriand, George Sand et les romantiques.
+Maintenant, avec les naturalistes, il ne croit plus qu'à l'instinct.
+
+C'est sur les fatalités de nature, sur le déterminisme universel que nos
+romanciers les plus puissants fondent leur morale et déroulent leurs
+drames. Je ne vois guère que M. Alphonse Daudet qui, parmi eux, semble
+admettre parfois une sorte de providence universelle, un impératif
+catégorique et ce que son ami Gambetta appelait, un peu radicalement, la
+justice immanente des choses. Les autres sont des sensualistes purs,
+infiniment tristes, de cette profonde tristesse épicurienne auprès de
+laquelle l'affliction du croyant semble presque de la joie. Cela est un
+fait, et il faut bien que je le dise, comme le moine Raoul Glaber notait
+dans sa chronique les pestes et les famines de son siècle effrayant.
+
+M. de Maupassant, du moins, ne nous a jamais flattés. Il ne s'est jamais
+fait scrupule de brutaliser notre optimisme, de meurtrir notre rêve
+d'idéal. Et il s'y est toujours pris avec tant de franchise, de
+droiture, et d'un coeur si simple et si ferme, qu'on ne lui a point trop
+gardé rancune. Et puis il ne raisonne pas; il n'est subtil ni taquin.
+Enfin, il a un talent si puissant, une telle sûreté de main, une si
+belle audace; qu'il faut bien le laisser dire et le laisser faire.
+Volontairement ou non, il s'est peint dans un des personnages de son
+dernier roman. Car il est impossible de ne pas reconnaître l'auteur de
+_Bel Ami_ en ce Gaston de Lamarthe qu'on nous dit «doué de deux sens
+très simples; une vision nette des formes et une intuition instinctive
+des dessous». Et le portrait de ce Gaston de Lamarthe n'est-il pas trait
+pour trait, le portrait de M. de Maupassant?
+
+ Gaston de Lamarthe, c'était avant tout un homme de lettres, un
+ impitoyable et terrible homme de lettres. Armé d'un oeil qui
+ cueillait les images, les attitudes, les gestes, avec une rapidité
+ et une précision d'appareil photographique, et doué d'une
+ pénétration, d'un sens de romancier naturel comme un flair de chien
+ de chasse, il emmagasinait du matin au soir des renseignements
+ professionnels.
+
+Mais, avec tout cela Michèle de Burne est-elle tout ce qu'il voulait
+qu'elle fût, est-elle le type de la femme d'aujourd'hui? J'avoue que je
+serais curieux de le savoir. Je vois bien qu'elle est moderne par ses
+bibelots et ses toilettes et par la petite horloge de son coupé, encore
+que l'héroïne du roman parallèle de M. Paul Bourget ait pris soin de
+faire venir la sienne d'Angleterre. Je vois bien qu'elle s'habille chez
+D..., comme les actrices du Gymnase et les femmes de la haute finance,
+et je n'oserais pas la chicaner sur cette ceinture d'oeillets, cette
+guirlande de myosotis et de muguets, et ces trois orchidées sortant de
+la gorge qui, entre nous, me semblent le rêve d'une perruche de
+l'Amérique du Sud plutôt que l'industrie d'une femme née sur le bord de
+la Seine, «au vrai pays de gloire». Mais ce sont là des sujets
+infiniment délicats et beaucoup plus difficiles pour moi que la couleur
+et le tissu du style. Je vois--et c'est un grand point--que par ces
+robes emplumées «dont elle était prisonnière, ces robes gardiennes
+jalouses, barrières coquettes et précieuses», qu'elle porte jusque dans
+le petit pavillon des rendez-vous, madame de Burne rappelle la Paulette
+de Gyp et cette madame d'Houbly dont la robe était fermée par soixante
+olives sous lesquelles passaient autant de ganses, sans compter les
+agrafes et une rangée de boutons. Et je me persuade que madame de Burne
+est très moderne et tout à fait éloignée de la nature. Elle est moderne,
+ce semble aussi par un tour d'esprit, un air de figure un je ne sais
+quoi, un rien qui est tout.
+
+Je le crois, je le veux, elle est une femme moderne comme elles sont
+toutes et disons-le--comme il y en a bien peu. Elle est la femme
+moderne, telle que les loisirs, l'oisiveté, la satiété l'ont faite. Et
+celle-là est si rare qu'on peut dire que numériquement elle ne compte
+pas, bien qu'on ne voie qu'elle, pour ainsi dire, car elle brille à la
+surface de la société comme une écume argentée et légère. Elle est la
+frange étincelante au bord de la profonde vague humaine. Sa fonction
+futile et nécessaire est de paraître. C'est pour elle que s'exercent des
+industries innombrables dont les ouvrages sont comme la fleur du travail
+humain. C'est pour orner sa beauté délicate que des milliers d'ouvriers
+lissent des étoffes précieuses, cisellent l'or et taillent les
+pierreries. Elle sert la société sans le vouloir, sans le savoir, par
+l'effet de cette merveilleuse solidarité qui unit tous les êtres. Elle
+est une oeuvre d'art, et par là elle mérite le respect ému de tous ceux
+qui aiment la forme et la poésie. Mais elle est à part; ses moeurs lui
+sont particulières et n'ont rien de commun avec les moeurs plus simples
+et plus stables de cette multitude humaine vouée à la tâche auguste et
+rude de gagner le pain de chaque jour. C'est là, c'est dans cette masse
+laborieuse que sont les vraies moeurs, les véritables vertus et les
+véritables vices d'un peuple.
+
+Quant à madame de Burne, dont la fonction est d'être élégante, elle
+accomplit sa tâche sociale en mettant de belles robes. Ne lui en
+demandons pas davantage. M. de Mariolle fut bien imprudent en l'aimant
+de tout son coeur et en exigeant qu'une personne qui se devait à sa
+propre beauté renonçât à elle-même pour être tout à lui. Il en souffrit
+cruellement. Et la petite bonne de Fontainebleau ne le consola pas. S'il
+veut être consolé, je lui conseille de lire l'_Imitation_. C'est un
+livre secourable. M. Cherbuliez (il me l'a dit un jour) croit qu'il a
+été écrit par un homme qui avait connu le monde, et qui y avait aimé. Je
+le crois aussi. On ne s'expliquerait pas sans cela des pensées qui,
+comme celles-ci, donnent le frisson: «Je voudrais souvent m'être tu, et
+ne m'être pas trouvé parmi les hommes.» M. de Mariolle ne s'y trompera
+pas: il sentira tout de suite que ce livre est encore un livre d'amour.
+Qu'il ouvre, ce bréviaire de la sagesse humaine et il y trouvera ce
+précepte:
+
+«Ne vous appuyez point sur un roseau qu'agite le vent et n'y mettez pas
+votre confiance, car toute chair est comme l'herbe, et sa gloire passe
+comme la fleur des champs.»
+
+
+
+
+UN COEUR DE FEMME[3]
+
+
+C'est un petit volume, un petit volume à couverture jaune, comme on en
+voit tant aux étalages des libraires, mais qui va courir, celui-là, sur
+toutes les plages et dans toutes les villes d'eaux où sont dispersées,
+par cet été frais et pâle, ces quelques milliers d'âmes subtiles,
+inquiètes et vaines qui composent la société parisienne; et parmi
+lesquelles il en est une centaine, revêtues d'une forme féminine;
+souriantes et bien chiffonnées, de qui dépend la fortune des romanciers.
+Ce petit livre porte sur sa couverture le nom de Paul Bourget et il
+s'appelle _un Coeur de femme_. C'est pourquoi il ira aux sources célèbres
+de la montagne, où sont les belles buveuses d'eau; c'est pourquoi il
+aura sur les grèves de «la mer élégante.» «La mer élégante», le mot est
+de M. Paul Bourget lui-même.
+
+Un des gentilshommes des comédies de Shakespeare, qui est bibliophile et
+galant comme il sied à un seigneur de la cour de la reine Élisabeth, dit
+en parlant des livres qui doivent entrer dans sa bibliothèque: «Je veux
+qu'ils soient bien reliés et qu'ils parlent d'amour.» Aussi bien, il
+était de mode alors en Angleterre et en France de revêtir les livres
+d'une enveloppe magnifique. On faisait encore ces reliures à
+compartiments chargées de fleurons et de devises dans le goût de la
+Renaissance, qui protégeaient le livre en l'honorant, comme une cassette
+de cuir doré.
+
+Aujourd'hui, ainsi que le gentilhomme de la comédie, nous voulons que
+nos livres favoris, nos romans, parlent d'amour. Et c'est assurément le
+grand point pour les femmes. Mais personne ne se soucie qu'ils soient
+bien reliés, ni même qu'ils soient reliés d'aucune façon.
+
+La couverture jaune se fane et s'écorne, le dos se fend, le livre se
+disloque sans qu'on en prenne le moindre soin. Et pourquoi s'en
+inquiéterait-on le moins du monde? On ne relit pas; on ne songe pas à
+relire. C'est une des misères de la littérature contemporaine. Rien ne
+reste. Les livres,--je dis les plus aimables--ne durent point. Les
+lecteurs mondains et qui se croient lettrés n'ont pas de bibliothèque.
+Il leur suffit que les «nouveautés» passent chez eux. «Nouveautés»,
+c'est le mot en usage chez les libraires du boulevard. Il n'y a plus que
+les bibliophiles qui aient des bibliothèques, et l'on sait que cette
+espèce d'hommes ne lit jamais. Un livre de Maupassant ou de Loti est un
+déjeuner de printemps ou d'hiver; les romans passent comme les fleurs.
+Je sais bien qu'il en reste çà et là quelque chose; il ne faut pas
+prendre tout à fait à la lettre ce que je dis. Mais il n'est que trop
+vrai que le public des romans devient de plus en plus impatient, frivole
+et oublieux. C'est qu'il est femme. Si l'on excepte M. Zola, nos
+romanciers à la mode ont infiniment plus de lectrices que de lecteurs.
+
+Et c'est aux femmes qu'on doit l'esprit et le tour du roman
+contemporain, car il est vrai de dire qu'une littérature est l'oeuvre du
+public aussi bien que des auteurs. Il n'y a que les fous qui parlent
+tout seuls, et c'est une espèce de monomanie que d'écrire tout seul; je
+veux dire pour soi, et sans espoir d'agir sur des âmes. Aussi est-il
+tout naturel que nos romanciers aient cherché presque tous sans le
+vouloir et parfois sans le savoir «ce qui plaît aux dames». M. de
+Maupassant l'a trouvé avec un peu d'effort, peut-être, mais avec un
+plein bonheur. Ses derniers ouvrages, _Plus fort que la mort_ et _Notre
+coeur_, ont eu des succès de salons.
+
+Ce sont d'ailleurs de fort beaux livres dans lesquels le maître a gardé
+toute sa franchise et même toute sa rudesse. Mais le thème était
+agréable. Ce secret précieux de trouver les coeurs féminins, M. Paul
+Bourget l'avait deviné tout de suite et comme naturellement. Dès le
+début il s'était exercé à ces analyses du sentiment, à cette
+métaphysique de l'amour, qui est le grand attrait, le charme invincible.
+On n'en peut guère sortir sans risquer que les plus beaux yeux du monde
+se détournent avec ennui de la page commencée. Les femmes ne cherchent
+jamais dans un roman que leur propre secret et celui de leurs rivales.
+Un salon est toujours une sorte de cour d'amour; il y a des décamérons
+et des heptamérons sur toutes les plages élégantes, et dans toutes les
+villes d'eaux. Nos Parisiennes cultivées se plaisent comme madame
+Pampinée, que nous montre Boccace, aux dissertations sur les exemples
+singuliers des sentiments tendres. Quand je dis cours d'amour et
+décamérons, quand je parle de dames qui dissertent, il faut entendre
+cela dans le sens le plus familier. L'esprit mondain a pris un tour
+facile et brusque, et la dissertation de madame Pampinée tourne vite au
+«potinage». Mais le fond est le même; aujourd'hui comme autrefois, les
+femmes aiment à parler autour de leur secret. Le conteur, quand il est
+M. Paul Bourget ou M. Guy de Maupassant, leur rend un grand service en
+leur donnant lieu de se confesser sous des noms fictifs; la confession
+est un impérieux besoin des âmes. Le père Monsabré l'a dit avec raison
+dans une de ses conférences de Notre-Dame. Comme M. Bourget est bien
+inspiré quand il imagine une madame de Moraine ou une madame de
+Tillières dont toutes les femmes auront l'air de parler, tandis qu'en
+réalité, sous ces noms de Moraine ou de Tillières, elles parleront
+d'elles-mêmes et de leurs amies. Quelle rumeur de voix claires et
+charmantes, que d'aveux involontaires et d'allusions malignes soulève à
+l'heure du thé et sous les fleurs des dîners, chaque roman nouveau de M.
+Paul Bourget? Assurément, cette fois, avec l'héroïne d'_un Coeur de
+femme_, avec madame de Tillières, elles ont beau jeu pour faire des
+confidences voilées et des allusions secrètes. Le cas doit sembler
+admirable aux belles théologiennes de la passion, aux savantes casuistes
+de l'amour. Songez donc que cette douce madame de Tillières, cette mince
+et pâle et fine Juliette, cette délicate et fière et pure créature,
+presque une sainte, a deux amants à la fois, l'un depuis dix ans,
+l'autre pendant deux heures. Comment cela se peut-il? Je me saurais trop
+vous le dire. Il faut un subtil docteur comme M. Paul Bourget pour
+résoudre de telles difficultés morales et physiologiques. Non, en
+vérité, je ne saurais vous le dire. Mais cela est. Madame de Tillières a
+mis un pied dans le labyrinthe; elle s'y est égarée. Elle était plus
+romanesque qu'amoureuse, plus tendre que passionnée. C'est la pitié qui
+l'a perdue. Que les prêtres catholiques, qui sont parvenus à une si sûre
+connaissance du coeur humain, ont raison de dire que la pitié est un
+dangereux sentiment! On lit dans M. Nicole, qui pourtant était un bon
+homme, que la pitié est la source de la concupiscence. Voilà une bien
+grande vérité exprimée en un bien vilain langage! Madame de Tillières
+s'est donnée une première fois par pitié, sans amour. C'est la faute
+d'Eloa, noble faute, sans doute, mais à jamais inexpiable. Vous savez
+qu'Eloa était une ange, une belle ange, car il y a des anges féminins,
+du moins les poètes le disent. Eloa eut pitié du diable; elle descendit
+dans l'enfer pour consoler celui qui fut le plus beau des êtres et qui
+en est le plus malheureux, Satan; et elle fut à jamais perdue pour le
+ciel. Encore pense-t-on qu'il y avait de l'amour inconscient dans la
+pitié de la céleste Eloa. L'erreur de madame de Tillières fut plus
+profonde, car elle se donna par pitié pure et sans véritable amour.
+C'est le crime de la douceur et de la bonté; ce n'en est pas moins un
+crime. Elle en fut justement punie: elle aima, n'étant plus libre, et
+elle ne sut pas se défendre contre cet amour, et ainsi une noble faute
+la conduisit à une fauté avilissante. Du moins, elle ne se pardonna pas
+à elle-même. Que Dieu la juge après M. Paul Bourget. Mais je crois qu'en
+vérité c'était une belle créature.
+
+Voilà, n'est-ce pas? une véritable histoire d'amour et sur laquelle on
+peut longuement disserter.
+
+Le peu que je viens d'écrire n'est qu'une note en marge du roman de M.
+Paul Bourget. Je ne vous ai même pas dit le nom des deux fautes de
+Juliette. La première se nomme Poyanne, la seconde Casal. Poyanne eut
+des malheurs domestiques; il a l'âme grande et un beau génie. C'est à
+lui que madame de Tillières se donne par pitié. Casal est un libertin,
+et c'est lui qu'on aime vraiment. Et à ce sujet M. Paul Bourget se
+demande d'où vient ce pouvoir de séduction qu'exercent sur les honnêtes
+femmes les libertins professionnels, et pourquoi Elvire est attirée par
+don Juan.
+
+«Quelques-uns, dit-il, veulent y voir le pendant féminin de cette folie
+masculine qu'un misanthrope humoriste a nommé le _rédemptorisme_, le
+désir de racheter les courtisanes par l'amour. D'autres y diagnostiquent
+une simple vanité. En se faisant adorer par un libertin, une honnête
+femme n'a-t-elle pas l'orgueil de l'emporter sur d'innombrables rivales
+et de celles que sa vertu lui rend le plus haïssables? Peut-être
+tiendrons-nous le mot de cette énigme, en admettant qu'il existe comme
+une loi de saturation du coeur. Nous n'avons qu'une capacité limitée de
+recevoir des impressions d'un certain ordre. Cette capacité une fois
+comblée, c'est en nous une impuissance d'admettre des impressions
+identiques et un irrésistible besoin d'impressions contraires.»
+
+Tout cela est vrai ou peut l'être. Et puis la femme est sensible à
+toutes les renommées. Et puis les spécialistes ont de grands avantages
+sur le vulgaire, et puis que sait-on?... M. Paul Bourget qui est un
+philosophe, et des plus habiles, a, çà et là, dans ce nouveau livre
+comme dans les précédents, de clairs aperçus sur la nature humaine. J'ai
+noté au passage cette fine remarque sur l'amitié des femmes entre elles:
+
+«Ce qui distingue l'amitié entre femmes de l'amitié entre hommes, c'est
+que cette dernière ne saurait aller sans une confiance absolue, tandis
+que l'autre s'en passe. Une amie ne croit jamais tout à fait ce que lui
+dit son amie, et cette continuelle suspicion réciproque ne les empêche
+pas de s'aimer tendrement.»
+
+L'excellent analyste, qui déjà avait si bien défini la jalousie, nous
+livre cette fois encore sur ce sujet des observations subtiles et
+profondes.
+
+Voici, par exemple, une remarque qui n'avait pas été faite si
+licitement, que je sache, bien que l'occasion de la faire n'ait jamais
+manqué, certes, à la vieille humanité:
+
+«Quand on aime, dit M. Paul Bourget; les plus légers indices servent de
+matière aux pires soupçons, et les preuves les plus convaincantes, ou
+que l'on a jugées telles à l'avance, laissent une place dernière à
+l'espoir. On suppose tout possible, dans le mal, on veut le supposer, et
+une voix secrète plaide en nous, qui nous murmure: «Si tu te trompais,
+pourtant!» C'est alors, et quand l'évidence s'impose, indiscutable cette
+fois, un bouleversement nouveau de tout le coeur, comme si l'on n'avait
+jamais rien soupçonné.»
+
+En lisant ces romans d'amour mondain, _Flirt_, de M. Paul Hervieu,
+_Notre Coeur_, de M. de Maupassant, _un Coeur de femme_, quelques autres
+encore, on se prend à songer que l'amour, le sauvage amour, a acquis,
+avec la civilisation, la régularité d'un jeu dont les gens du monde
+observent les règles. C'est un jeu plein de complications et de
+difficultés; un jeu très élégant. Mais c'est toujours la nature,
+l'obscure, l'impitoyable nature qui tient le but. Et c'est pour cela
+qu'il n'y a pas de jeu plus cruel ni plus immoral.
+
+
+
+
+LA JEUNESSE DE M. DE BARANTE[4]
+
+
+Je me rappelle, étant enfant, avoir va plusieurs fois, dans la librairie
+de mon père, M. de Barante, alors plus qu'octogénaire: Nous lisions
+avidement au collège son _Histoire des ducs de Bourgogne_, et je
+regardais l'auteur de ces intéressants récits avec tout le trouble et
+toute la crainte des jeunes admirations. Mais M. de Barante parlait si
+affectueusement et d'une voix si douce, que j'étais un peu rassuré.
+C'était un homme excellent, qui aimait à faire le bien autour de lui. Il
+restait chaque année peu de jours à Paris, vivant retiré dans sa terre
+de Barante, en Auvergne, où il était né et où il voulait mourir. On me
+dit, et je le crois, qu'il y était entouré du respect et de la sympathie
+de tous.
+
+On pensait en le voyant au vers du poète:
+
+ Rien ne trouble sa fin, c'est le soir d'un beau jour.
+
+Je n'ai jamais rencontré plus agréable vieillard. Et je revois encore
+avec plaisir, parmi mes plus anciens souvenirs, son gracieux visage
+travaillé par les ans comme un vieil ivoire d'une finesse exquise.
+
+Quant à l'_Histoire des ducs de Bourgogne_, je ne l'ai pas relue. Mais
+j'ai lu Froissart. M. de Barante a beaucoup écrit, et même fort bien,
+sans que ses oeuvres historiques et littéraires soient beaucoup autre
+chose que les distractions d'un homme d'État et les plaisirs d'un sage.
+Personne ne lit plus aujourd'hui ces pages des _Ducs de Bourgogne_,
+pourtant si faciles à lire et calquées sur les chroniques avec une grâce
+un peu molle. On n'a jamais beaucoup feuilleté ses histoires de la
+Convention et du Directoire. M. de Barante est plus intéressant que ses
+écrits, et le meilleur de ses ouvrages pourrait bien être celui où il se
+peint lui-même, ce recueil de _Souvenirs_, dont M. Claude de Barante,
+son petit-fils, vient de publier le premier volume.
+
+Comme le feu duc de Broglie, M. de Barante touchait au terme de sa vie
+quand il entreprit d'écrire ses mémoires, et la mort a interrompu ce
+dernier travail. Pour l'accomplir, M. de Barante n'avait guère qu'à
+mettre en ordre les notes abondantes déjà consignées par lui dans des
+exemplaires interfoliés de la biographie Michaud et de l'_Europe sous le
+Consulat, l'Empire et la Restauration_, par Capefigue. On s'étonnera
+peut-être que M. de Barante ait choisi pour l'annoter un livre de
+Capefigue. Mais, par l'ampleur de son cadre, l'ouvrage se prêtait à des
+gloses sur beaucoup d'hommes et de choses, et puis on ne se faisait pas
+alors de l'histoire l'idée que nous en avons aujourd'hui, et Capefigue
+suffisait. M. Claude de Barante a jugé avec raison qu'il pouvait
+continuer l'oeuvre interrompue en faisant usage des matériaux tout
+préparés et des correspondances qu'il a pu réunir. Le premier volume,
+qui vient de paraître, va de 1782, date de la naissance de M. de
+Barante, au mois de février 1813. Il présente une rédaction complète et
+suivie.
+
+On ne s'attendait pas, sans doute, à y trouver les lettres que madame
+Récamier écrivit à M. de Barante vers 1805, et qui ont été conservées.
+Certaines convenances s'opposaient sans doute à ce qu'elles fussent
+publiées tout de suite. Elles sont en mains sûres, mais non pas
+toutefois si fidèlement gardées qu'on n'en ait pu détourner quelques
+lignes à la dérobée. Je puis dire qu'elles sont d'un joli tour, et plus
+tendres et plus féminines qu'on ne devait s'y attendre. Sainte-Beuve
+disait que madame Récamier, manquant de style et d'esprit, avait la
+prudence de n'écrire que des billets. Cet habile homme, qui savait tout,
+pourtant ne connaissait pas les lettres dont je parle. Elles ont de la
+grâce, de la finesse et presque de la flamme. C'est auprès de madame de
+Staël, à Coppet et à Genève, où son père était préfet, que le jeune
+Barante vit pour la première fois madame Récamier. Il parle brièvement,
+dans ses _Souvenirs_, de ces visites à Corinne. «J'avais vingt et un
+ans, dit-il, j'étais très attiré par cette société de Coppet, où il me
+semblait qu'on avait quelque sympathie pour moi.» Corinne était alors
+dans l'éclat de sa gloire, dans tout le feu de sa beauté, faite
+d'éloquence, de passion et de tempérament. On dit qu'elle eut du goût
+pour le jeune Barante, qui était aimable; on dit aussi qu'elle collabora
+au _Tableau de la Littérature au XVIIIe siècle_, que l'auteur publia un
+peu plus tard. Les _Souvenirs_ ne nous fournissent sur ce point aucun
+éclaircissement. Ils nous apprennent seulement que M. de Barante était
+de la petite troupe des acteurs de Coppet. Car on jouait la tragédie à
+Coppet, comme jadis à Ferney. M. de Barante eut un rôle dans le
+_Mahomet_, de Voltaire; à côté de Benjamin Constant qui faisait Zopire.
+On ne dit pas si madame Récamier jouait ce jour-là. Nous savons par
+ailleurs qu'elle fit Aricie dans une représentation de _Phèdre_, où
+madame de Staël tenait le rôle principal. Madame Récamier n'est pas
+nommée une seule fois dans les _Souvenirs_ de M. de Barante. Pourtant,
+après un de ces séjours de Coppet elle lui écrivait qu'elle avait
+longtemps suivi des yeux la voiture qui l'emportait et elle lui
+recommandait de ne pas dire trop de bien d'elle à madame de Staël, quand
+il lui écrirait. Mais ce sont les lettres qu'il faudrait lire tout
+entières; M. de Barante les a gardées et elles étaient telles qu'il
+pouvait les garder. Il a même gardé le petit chiffon de papier que
+madame Récamier lui glissa dans la main un soir chez elle, à Paris, et
+où elle avait crayonné une phrase comme celle-ci: «Sortez, cachez-vous
+dans l'escalier et remontez quand Molé sera parti.» Sans doute cela ne
+veut rien dire et le billet peut s'expliquer de bien des manières. Mais
+aussi on nous avait trop parlé de la sainteté de madame Récamier, et
+cela nous amuse maintenant de surprendre son manège. Ces lettres, si on
+les publie, et on les publiera, ne livreront pas le secret de Julie. Un
+doute subsistera. Mais on saura du moins que la divine Julie était plus
+sensible qu'on ne l'a dit. On saura qu'elle avouait sa faiblesse réelle
+ou feinte à un très jeune homme, plus jeune qu'elle de cinq ans. Et elle
+ne sera plus tout à fait celle que Jules de Goncourt appelait si
+joliment la Madone de la conversation.
+
+Tous les témoignages s'accordent à reconnaître que M. de Barante était
+dans sa jeunesse très séduisant. On dit que le charme d'un homme est
+toujours le don de sa mère et qu'on reconnaît à leur grâce les fils des
+femmes supérieures. Je n'en jurerais pas; mais il semble bien que la
+mère de Prosper de Barante ait été une créature d'élite. Telle que son
+fils nous la montre, elle est admirable d'esprit et de coeur. Elle
+écrivait pour ses enfants des extraits d'histoires, des géographies en
+dialogue et des contes. Quand, sous la Terreur, son mari, ancien
+lieutenant criminel à Riom, fut arrêté et conduit à Thiers, elle alla le
+rejoindre, à cheval, bien qu'elle fût à la fin d'une grossesse, et elle
+accoucha le lendemain. À peine relevée de couches, elle courut à Paris
+et sollicita du Comité de salut publia la liberté de son mari et
+l'obtint contre toute probabilité. Elle était jeune encore lorsqu'en
+1801 un mal mortel la frappa. «Ma mère, dit M. de Barante, sentit la
+mort s'approcher sans illusion et avec courage, dans toute la force de
+sa raison. Son âme se montra à découvert, soutenue par les souvenirs de
+la vie la plus noble et la plus pure. Elle fit entendre à tous un
+langage à la fois si élevé et si naturel, que les personnes qui
+l'entouraient étaient pénétrées de respect et d'admiration.»
+
+Prosper de Barante entrait dans la vie publique quand il perdit sa mère.
+Cet incomparable malheur laissa dans son esprit une empreinte profonde
+et durable. «Il me semble, dit-il, que les pensées morales et
+religieuses, que les sentiments élevés que je puis avoir datent de ce
+moment. J'appris à valoir mieux qu'auparavant; ma conscience devint plus
+éclairée et plus sévère.»
+
+C'est là un état d'âme que comprennent tous ceux qui ont passé par une
+semblable épreuve. M. de Barante ajoute qu'il lut et relut alors un
+livre que son père aimait par-dessus tous les autres, les _Pensées_ de
+Pascal, et que ce livre laissa «beaucoup de substance» dans son esprit.
+Je veux le croire; mais il n'y paraît guère et l'on ne se douterait pas,
+s'il ne l'avait dit, que M. Barante s'est nourri de Pascal. Que le
+lieutenant criminel de Riom, un peu janséniste, ait beaucoup lu le livre
+de son grand compatriote, qui était peut-être un peu son parent, car ils
+sont tous parents en Auvergne, rien de plus naturel. Mais que Prosper de
+Barante doive quelque chose au plus fougueux, au plus sombre, au plus
+ardent, au plus impitoyable des catholiques, c'est ce qui ne saute pas
+aux yeux, et j'ai beau chercher je ne découvre rien dans la modération
+de cet homme politique qui rappelle l'inhumanité de l'auteur des
+_Provinciales_.
+
+Sage, perspicace, appliqué, tel se montre dès le début Prosper de
+Barante, qui, sorti de l'École polytechnique, fut nommé auditeur au
+conseil d'État en 1806, à vingt-trois ans. Tout de suite il sentit qu'il
+était dans sa voie:
+
+ Je me réjouis beaucoup de cette faveur. J'allais avoir une position
+ dans le monde politique, une occupation régulière et l'espoir d'y
+ réussir. Mais ce qui me donna bientôt le plus de satisfaction, ce
+ fut d'être placé de manière à voir et à entendre l'empereur.
+
+ Je ne partageais certes pas le fétichisme de son entourage, mais
+ connaître et apprécier un si grand esprit, un si puissant
+ caractère, savoir ce qu'il était et ce qu'il n'était pas absorbait
+ mon attention. Je considérais les séances du conseil comme une
+ sorte de drame, et j'écoutais curieusement les interlocuteurs et
+ surtout l'empereur.
+
+Et il recueille toutes les paroles de l'empereur, qui n'exprime avec
+verve, vivement, impatiemment, passant de la raillerie à la colère, et
+jurant quand M. Beugnot n'est point de son avis. Ce n'est pas que
+Napoléon soit incapable de supporter la contradiction, mais il ne la
+souffre que de ceux qu'il sait n'être pas trop opiniâtres.
+
+C'est surtout dans la préparation des lois scolaires qu'il parle
+abondamment. Sa pensée est vaste comme le sujet qu'elle traite. Mais il
+trouve que l'instruction publique n'est jamais assez dans la main du
+gouvernement.
+
+Les séances étaient intéressantes. Par malheur, le jeune auditeur ne put
+y assister longtemps. L'empereur le chargea des dépêches pour l'Espagne.
+Charles IV (le texte dit Charles II) était alors à Saint-Ildefonse, le
+Versailles des rois catholiques. M. de Barante fut reçu par ce Godoy à
+qui Marie-Louise de Parme avait donné avec son amour, le titre de prince
+de la Paix, et le pouvoir royal. Quand il parlait à la reine «le ton de
+sa voix n'avait rien de respectueux, remarque M. de Barante, et je
+m'aperçus qu'il voulait me prouver à quel point il était le maître».
+
+Peu de temps après, l'armée française étant entrée à Berlin, il eut
+l'ordre de s'y rendre. Il rencontra M. Daru au sortir du Jardin
+botanique.
+
+--Je viens de faire un acte de vandalisme, lui dit l'intendant des
+armées; j'ai été voir s'il y avait moyen d'arranger en écuries les
+orangeries et les serres. Savez-vous quelle idée me poursuivait? Je
+songeais que les armées de l'Europe, pourraient bien aussi envahir la
+France et entrer à Paris, qu'alors l'intendant militaire, voyant la
+galerie du Musée, aviserait d'en faire un magnifique hôpital et irait y
+calculer combien de lit on y installerait.
+
+M. de Barante entendit ces paroles comme l'écho de sa propre pensée. Il
+ne croyait pas à la durée de l'empire et il le servait comme un maître
+qui passe.
+
+Nommé en 1807 sous-préfet à Bressuire, il trouva une petite ville à demi
+ensevelie sous le lierre et les orties; un vrai nid de chouans. Mais ces
+anciens brigands étaient de très braves gens, qui oubliaient la guerre
+pour la chasse, et après dîner chantaient des chansons et dansaient en
+rond entre hommes. Population assez facile à administrer surtout par un
+fonctionnaire modéré et religieux comme M. de Barante. Les seules
+difficultés sérieuses venaient de la conscription. Cette cérémonie
+n'était nullement agréable aux gars du Bocage. Aussi Napoléon, qui
+craignait une nouvelle chouannerie, n'exigeait des départements de
+l'Ouest qu'un contingent réduit. Et encore donnait-il de grandes
+facilités pour le remplacement. Il recommandait à ses fonctionnaires de
+prendre tous les ménagements possibles, et M. de Barante était d'un
+caractère à bien suivre de telles instructions. Le directeur général de
+la conscription était alors un M. de Cessac, qui, méthodique et
+classificateur, avait dressé un tableau des préfets divisé en quatre
+catégories: 1° efforts et succès; 2° efforts sans succès; 3° succès sans
+efforts; 4° ni succès ni efforts. M. de Barante ne dit pas dans quelle
+catégorie il fut rangé par M. de Cessac.
+
+M. de la Rochejaquelein et sa femme, la veuve de l'héroïque Lescure,
+habitaient le château de Clisson, proche Bressuire. Le jeune sous-préfet
+les voyait souvent et passait parfois quelques jours de suite chez eux.
+Il y trouvait madame de Donissan, qui avait été dame de madame Victoire.
+C'était pour un fonctionnaire de l'empire, une société bien royaliste.
+Mais le sous-préfet était lui-même assez peu attaché au régime qu'il
+servait honnêtement et sans goût. On ne se gênait pas d'en annoncer
+devant lui la chute prochaine.
+
+Un soir, il répondit:
+
+--Je crois, comme vous, que l'empereur est destiné à se perdre; il est
+enivré par ses victoires et la continuité de ses succès. Un jour viendra
+où il tentera l'impossible. Alors vous reverrez les Bourbons. Mais ils
+feront tant de fautes, ils connaissent si peu la France, qu'ils
+amèneront une nouvelle révolution.
+
+C'était prévoir de loin les trois journées de Juillet.
+
+En 1807, madame de la Rochejaquelein venait de commencer ses _Mémoires_;
+elle lut à M. de Barante ce qu'elle avait déjà écrit, jusqu'au passage
+de la Loire, et lui proposa «d'achever et même de rédiger avec plus de
+style les premiers chapitres».
+
+Il se mit aussitôt à l'oeuvre: madame de la Rochejaquelein dicta ce
+qu'elle n'avait pas encore rédigé. Le livre, publié en 1815, est
+admirable de vie et de vérité. M. Claude de Barante insiste dans une
+longue note pour en faire honneur à son grand-père.
+
+S'il est de M. de Barante, c'est son meilleur livre. Mais on ne peut en
+déposséder la veuve de M. de Lescure. L'édition de 1889 établit qu'il
+lui appartient en propre? Et avait-on besoin même de preuves tirées de
+l'examen des manuscrits? Ce livre est fait des deuils, des souffrances,
+des périls, des misères de cette femme de coeur. Ce livre c'est
+elle-même, ce qu'elle a vu, ce qu'elle a souffert. Je sais bien que M.
+de Barante l'a retouché, rédigé, si l'on veut, comme disent d'anciennes
+éditions, et qu'il y a ajouté des chapitres topographiques. Cela n'est
+ni contesté ni contestable.
+
+Oui, il a beaucoup corrigé, mais toutes ses corrections ne sont pas
+heureuses et les éditeurs de 1889 ont montré que dans plus d'un endroit
+M. de Barante avait gâté le texte original.
+
+Il est regrettable que M. Claude de Barante ait rouvert un débat qu'on
+croyait clos. Il me semble bien que la question a été jugée en faveur de
+madame de la Rochejaquelein, il y a une dizaine d'années, par des
+savants des départements de l'Ouest formés en comité sous la présidence
+de M. Pie, évêque de Poitiers.
+
+À vingt-six ans, M. de Barante était nommé préfet de la Vendée. Il
+montra dans ces nouvelles fonctions le même esprit de bienveillance et
+la bonne grâce qu'il avait déployés à Bressuire, mais il croyait de
+moins en moins à la durée de l'empire. Il assista comme préfet au
+mariage de l'empereur:
+
+ Ce fut vraiment une belle cérémonie. Rien n'était plus magnifique
+ que ce long défilé de la cour impériale, de ces rois, de ces reines
+ formant le cortège de l'impératrice, de ces grands personnages, de
+ ces maréchaux couverts d'or, de plaques et de cordons, suivant,
+ pour se rendre au grand salon carré du Louvre disposé en chapelle,
+ la galerie du musée, entre deux haies de spectateurs, hommes ou
+ femmes, parés, brodés, revêtus de leur uniforme.
+
+Quand l'empereur, l'impératrice et le cortège furent passés, M. Mounier
+dit à l'oreille de M. de Barante:
+
+--Tout cela ne nous empêchera pas d'aller un de ces jours mourir en
+Bessarabie.
+
+M. Mounier savait à qui il parlait.
+
+Ce premier volume nous montre en M. de Barante un homme de beaucoup de
+tact, de sens et finesse, un homme de second plan, mais qui a bien son
+originalité: c'est un janséniste aimable.
+
+
+
+
+MYSTICISME ET SCIENCE
+
+_Dic nobis Maria..._
+
+
+Je ne suis, qu'un rêveur et sans doute je ne perçois les choses humaines
+que dans le demi-sommeil de la méditation, mais il me semble que la
+saison où nous sommes, l'équinoxe du printemps, est une époque de
+conciliation et de sympathie pendant laquelle il convient de faire
+entendre des paroles d'espérance et d'amitié. Et ce qui me fait croire
+cela, c'est, vous le dirai-je, la coutume des oeufs de Pâques qui, datant
+d'un âge immémorial et remontant sans doute aux civilisations
+primitives, s'est conservée jusqu'à nos jours chez les peuples
+chrétiens. Cette longue tradition, qui atteste l'esprit conservateur des
+sociétés, montre aussi que bien des choses peuvent être conciliées, qui
+semblaient inconciliables.
+
+Il faut entendre les leçons du calendrier. Au moment de l'année que nous
+avons dépassé de quelques jours, les mystères de la nature et les
+mystères de la religion se confondent en féeries magnifiques; l'esprit
+et la matière célèbrent à l'envi l'éternelle résurrection; les
+sanctuaires et les bois fleurissent ensemble. L'Église chante: «_Dic
+nobis, Maria..._ Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu sur le chemin?--J'ai vu le
+suaire et les vêtements, les témoins angéliques, et j'ai vu la gloire du
+Ressuscité.» Et ces paroles charmantes expriment avec la même puissance
+le retour du printemps et la victoire du Christ. Elles associent dans
+une image de passion et de gloire l'éternel Adonis et le Dieu des temps
+nouveaux. Tandis que de la nef montent avec l'encens ces paroles
+joyeuses: «Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu sur ton chemin?» les oiseaux qui
+font leur nid dans le vieux clocher répondent par leur chant: «Marie,
+Marie, dans ton chemin, tu as vu les premiers rayons du soleil se mêler
+à la douce pluie, comme le sourire aux larmes, et se transformer en
+feuilles et en fleurs. La lumière se change aussi en amour quand elle
+pénètre dans nos coeurs. C'est pourquoi, saisis de l'ardeur de bâtir des
+nids, nous portons des brins de paille dans noire bec. Oui, la chaleur
+féconde se métamorphose en désir. Ce qui est une grande preuve de
+l'unité de composition de l'univers. M. Berthelot, qui est chimiste,
+commence à soupçonner ces choses, que les vieux alchimistes avaient
+devinées avant lui. Mais comment, de cette unité, sortit la diversité?
+C'est ce qui passe l'intelligence des chimistes comme celle des oiseaux.
+
+Voilà, voilà ce que Marie a vu sur son chemin. Elle a vu la gloire du
+Ressuscité, qui meurt et qui renaît tous les ans. Il renaîtra longtemps
+encore après que nous ne serons qu'un peu de cendre légère; mais il ne
+renaîtra pas toujours, car il n'est (tout soleil qu'il est) qu'une
+goutte de feu perdue dans l'espace infini. Et que sommes-nous, nous les
+oiseaux? Un rien, un monde. Nous aimons, nous couvons nos oeufs, nous
+nourrissons nos petits. Nous sommes une parcelle de la vie universelle.
+Et tout, dans l'univers, est utile, à moins que tout ne soit qu'illusion
+et vanité; ces deux idées sont également philosophiques. Mais les
+oiseaux croient que les oiseaux sont nécessaires et ils agissent en
+conséquence.»
+
+Voilà le dialogue des orgues et des oiseaux tel que je l'ai entendu en
+passant devant une église de village, le matin de Pâques. Il m'a paru
+très religieux.
+
+Dans tous les pays et dans tous les siècles, le solstice du printemps a
+mêlé ainsi, dans une solennité joyeuse, les espérances du mystique à
+l'allégresse de la nature. Le christianisme ne s'est pas dégagé, dans
+ses féeries pascales de ce doux paganisme qui l'enlace, au fond de nos
+campagnes, comme le lierre et la ronce embrassent une croix de pierre.
+
+M. Camille Flammarion me contait un jour que dans le Bassigny, son pays
+natal, les paysans célèbrent encore le renouveau, comme au temps de
+Jeanne d'Arc, en associant aux cérémonies du culte catholique des rites
+plus anciens, qui témoignent d'un naturalisme candide. Et partout la
+rencontre de Marie avec le mystérieux jardinier devient le symbole des
+joies de la terre en même temps que des espérances célestes. «_Dic
+nobis, Maria..._ Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu sur ton chemin?...» Je la
+retrouvais l'autre jour, cette parole liturgique, dans une revue de
+littérature et d'art, au début d'un de ces articles de critique morale
+qui trahissent le mysticisme de la génération nouvelle. «Marie, qu'as-tu
+vu sur la route?» répétait avec anxiété M. Paul Desjardins, ce jour de
+Pâques, en commençant d'écrire sur un des maîtres en qui la jeunesse a
+mis de grandes espérances[5].
+
+Et ces pages, d'un accent si pur, d'un sentiment si généreux,
+témoignaient d'une telle inquiétude que j'en fus un peu troublé. Le _Dic
+nobis, Maria_ y devenait la devise d'une palingénésie confuse, d'une
+religion indécise, d'un je ne sais quoi de meilleur qui va naître. Cet
+article de M. Desjardins est un signe, entre mille autres, du malaise de
+l'esprit nouveau.
+
+Tout cela est bien trouble encore. Mais il importe de suivre ce
+mouvement qui commence; il faut le suivre avec sollicitude, et dans
+celle humeur bienveillante qui nous pénétrait au moment d'écrire ces
+lignes. Nous nous attacherons à discerner la direction que prennent les
+jeunes intelligences. C'est aux plus fermes et aux plus sages d'essayer
+de conduire et d'éclairer ceux qui entrent aujourd'hui dans la vie
+intellectuelle. Je n'ai pas d'autre ambition pour ma part que de me
+débrouiller parmi ces nouveautés indécises. Je le dois, il le faut,
+puisqu'enfin j'écris, ce qui est terrible, quand on y songe.
+
+Le plus clair c'est que la confiance dans la science, que nous avions si
+forte, est plus qu'à demi perdue. Nous étions persuadés qu'avec de
+bonnes méthodes expérimentales et des observations bien faites nous
+arriverions assez vite à créer le rationalisme universel. Et nous
+n'étions pas éloignés de croire que du XVIIIe siècle datait une ère
+nouvelle. Je le crois encore. Mais il faut bien reconnaître que les
+choses ne vont pas aussi vite que nous pensions et que l'affaire n'est
+pas aussi simple qu'elle nous paraissait: M. Ernest Renan, notre maître,
+qui plus que tout autre a cru, a espéré en la science, avoue lui-même,
+sans renier sa foi, qu'il y avait quelque illusion à penser qu'une
+société pût aujourd'hui se fonder tout entière sur le rationalisme et
+sur l'expérience.
+
+La jeunesse actuelle cherche autre chose. Et, puisqu'on repousse cette
+science que nous apportions comme la révélation suprême, il faut bien
+que nous sachions pourquoi on la repousse.
+
+On lui reproche d'abord son insuffisance. La science, nous dit-on, n'est
+pas fondée; vous avez constitué des sciences, ce qui est bien différent.
+Et qu'est-ce que vous appelez sciences, s'il vous plaît? Des lunettes,
+ni plus ni moins. Des lunettes! Elles vous donnent une vue plus
+pénétrante et vous permettent d'examiner certains phénomènes plus
+exactement. D'accord! Mais, cela importe-t-il beaucoup? Quand vous avez
+observé quelques mirages de plus dans cet abîme d'apparences qui est
+l'univers sensible, en connaissez-vous mieux la raison des choses, les
+lois du monde qu'il importerait de connaître? Et croyez-vous que vos
+découvertes en physiologie et en chimie vous aient mis sur la voie d'une
+seule vérité morale?
+
+Votre science ne peut aspirer à nous gouverner parce qu'elle est
+d'elle-même sans morale et que les principes d'action qu'on pourrait en
+tirer seraient immoraux.
+
+Elle est inhumaine; sa cruauté nous blesse; elle nous anéantit dans la
+nature; elle nous rapproche des animaux et des plantes en nous montrant
+ce qu'ils ont en commun avec nous, c'est-à-dire tout: les organes, la
+joie, la douleur et même la pensée. Elle nous montre perdus avec eux sur
+un grain de sable et elle proclame insolemment que les destinées de
+l'humanité tout entière ne sont pas quelque chose d'appréciable dans
+l'univers.
+
+En vain, nous lui crions que nous retrouvons l'infini en nous. Elle nous
+apprend que la terre n'est pas même un globule dans cette veine
+d'Ouranos, que nous nommons la voie lactée; elle nous fait rougir de
+honte et de confusion au souvenir du temps où nous nous croyions le
+centre du monde et le plus bel ouvrage de Dieu, nous qui, en réalité,
+tournons gauchement autour d'une médiocre étoile, un million de fois
+plus petite que Sirius.
+
+Notre imperceptible canton de l'univers semble assez pauvre, autant que
+nous pouvons en juger. Il n'a qu'un soleil, tandis que beaucoup de
+systèmes en ont deux ou trois. Son astre central doit avoir peu d'éclat,
+vu des systèmes les plus voisins. Il est rougeâtre, ce qui est signe
+qu'il ne brûle plus avec l'énergie des jeunes étoiles toutes blanches;
+bientôt, dans quelques millions de siècles seulement, il ne montrera
+plus qu'un disque fuligineux, taché de larges scories noires; et ce sera
+la fin, et le grain de poussière, qui se nomme la Terre et qui n'aura
+plus de nom alors, roulera avec lui dans la nuit éternelle.
+
+L'humanité aura péri, sans doute, bien avant cette époque. En attendant,
+on nous enseigne que nous nous acheminons vers la constellation
+d'Hercule; notre poussière y parviendra un jour dans l'ombre et le
+silence: c'est là tout ce que la science peut nous révéler des destinées
+de l'humanité.
+
+Nous faisons le voyage en compagnie de quelques planètes dont les unes
+se perdent pour nous dans la lumière du soleil, comme Vénus et Mercure
+et les autres dans la nuit de l'espace, comme Uranus et Neptune. On
+croit avoir remarqué que Vénus ne présente jamais qu'une face au soleil.
+Mais on n'en est pas encore bien sûr. La seule planète dont nous ayons
+pu observer la surface est Mars, notre voisin; on y a distingué des
+terres, des mers, des nuages, de la neige au pôle, et M. Flammarion en a
+dessiné la carte. M. Schiaparelli y a vu des canaux, l'an passé. Ces
+canaux se creusent comme par enchantement et, si ce sont là des ouvrages
+de l'industrie martienne, il faut reconnaître que les ingénieurs de
+cette planète sont infiniment supérieurs aux nôtres. Mais on ne sait pas
+si ce sont des canaux et il semble bien que ce monde soit mouvant et
+plus agité que la face de la terre. Sa figure change à toute heure. Il
+est infiniment probable qu'il est habité; mais nous ne saurons jamais
+quelles formes y revêt la vie. Il est vraisemblable qu'elle y est aussi
+pénible que sur la terre; nous pouvons le croire, et c'est là du moins
+une consolation que la science ne nous enlève pas.
+
+Et quant à l'homme même, qu'en a fait la science? Elle l'a destitué de
+toutes les vertus qui faisaient son orgueil et sa beauté. Elle lui a
+enseigné que tout en lui comme autour de lui était déterminé par des
+lois fatales, que la volonté était une illusion et qu'il n'était qu'une
+machine ignorante de son propre mécanisme. Elle a supprimé jusqu'au
+sentiment de son identité, sur lequel il fondait de si fières
+espérances. Elle lui a montré deux existences distinctes, deux âmes dans
+un même individu.
+
+La génération nouvelle fait ainsi le procès à la science et la déclare
+déchue du droit de gouverner l'humanité.
+
+Que veut-elle mettre à la place des connaissances positives? C'est ce
+que nous avons le devoir de rechercher.
+
+
+
+
+CÉSAR BORGIA[6]
+
+
+Il fallait qu'il y eût des Borgia, pour qu'on sût tout ce que fait la
+bête humaine quand elle est robuste et déchaînée. Ces Espagnols
+romanisés n'étaient point nés qu'on sache avec un autre coeur, avec une
+autre âme que le vulgaire. Leur longue habitude du crime ne les a pas
+déracinés tout à fait de l'humanité, à laquelle ils tiennent encore par
+des fibres saignantes. Les sentiments naturels éclatent en eux avec
+violence. Le pape Alexandre a des entrailles de père: devant le cadavre
+de son premier-né, il pleure comme un enfant et prie comme une femme. Sa
+fille Lucrèce est capable d'attachement et donne des larmes sincères à
+la mémoire de son second mari et à celle de son frère. Et si le plus
+dénaturé des Borgia, César, n'eut pas, dans toute sa vie, une lueur de
+pitié ni un éclair de tendresse, il montra dans la conduite de la guerre
+et dans l'administration des pays conquis un esprit d'ordre, de sagesse
+et de mesure qui atteste du moins une certaine beauté intellectuelle.
+Non, les Borgia n'étaient pas des monstres au sens propre du mot. Leur
+personne morale n'était atteinte, à ce qu'il semble, d'aucun vice
+constitutionnel: ils ne différaient point, par leurs idées ou leurs
+sentiments, des Savelli, des Gaetani, des Orsini, dont ils étaient
+entourés. C'étaient des êtres violents, en pleine possession de la vie.
+Ils désiraient tout, et en cela ils étaient hommes; ils pouvaient tout:
+c'est ce qui les rendit effroyablement criminels. Il serait dangereux de
+se le dissimuler: les sociétés humaines contiennent beaucoup de Borgias,
+je veux dire beaucoup de gens possédés d'une furieuse envie de
+s'accroître et de jouir.
+
+Notre société en renferme encore un très grand nombre. Ils sont de
+tempérament médiocre et craignent les gendarmes. C'est l'effet de la
+civilisation d'affaiblir peu à peu les énergies naturelles. Mais le
+fonds humain ne change pas, et ce fonds est âpre, égoïste, jaloux,
+sensuel, féroce.
+
+Il n'y a pas, dans nos administrations, de pauvre bureau qui ne voie,
+dans ses quatre murs tapissés de papier vert, toutes les convoitises et
+toutes les haines qui s'allumèrent dans le Vatican, sous la papauté
+espagnole. Mais la bête humaine y est moins vigoureuse, moins ardente,
+moins fière; le tigre royal est devenu le chat domestique. Au fond,
+l'affaire est la même: il s'agit de vivre, et cela seul est déjà féroce.
+
+César était encore adolescent quand son père, le cardinal Rodriguez
+Borgia s'éleva par la simonie au siège pontifical. C'était un vieil
+homme dur et rusé qui gardait pour la luxure et la domination des
+capacités énormes. Chez lui l'instinct était merveilleux, comme chez les
+bêtes. Son cynisme était magnifique. Il assit à son côté, dans la chaire
+de Pierre, celle belle Julie Farnèse que le peuple de Rome appelait,
+pour égaler le blasphème au scandale, la femme de Jésus-Christ, _sposa
+del Christo_. Les gens du peuple disaient encore, en montrant du doigt
+le frère de Julie, ce Farnèse, qu'Alexandre avait revêtu de la pourpre:
+«C'est le cardinal _della Gonella_, le cardinal du cotillon». Le Romain
+riait et laissait dire. En ces jours-là, chez les petits comme chez les
+grands, dans tout le peuple, la chair débridée faisait rage. Ce vieux
+pontife obèse était grand d'impureté, quand, aux noces de Lucrèce, il
+versait des dragées dans le corsage des nobles Romaines, ou quand, après
+souper, assis à côté de sa fille, il faisait danser des courtisanes
+nues, qu'éclairaient les flambeaux de la table posés à terre. Cependant
+le Tibre roulait toutes les nuits des cadavres, et il y avait chaque
+jour quelqu'un dont on apprenait la mort en même temps que la maladie.
+Le saint-père avait des moyens sûrs de se défaire de ses ennemis. À cela
+près, bon chrétien, car il n'erra jamais en matière de foi et se montra
+fort désireux d'accroître le domaine de saint Pierre. Mais, à vrai dire,
+il n'aima rien tant que ses enfants, les accabla de biens et d'honneurs
+jusqu'à nommer sa fille Lucrèce garde du sceau pontifical, régente du
+Vatican et gouverneur de Spolète.
+
+À quinze ans, César était archevêque de Pampelune; à dix-sept, cardinal
+de Valence. L'ambassadeur du duc de Ferrare l'alla voir dans sa maison
+du Transtevère. Après une de ces visites, il écrivit dans une dépêche,
+les quelques mots que voici:
+
+«Il allait partir pour la chasse: il était vêtu de soie, l'arme au côté.
+À peine un petit cercle rappelait le simple tonsuré. Nous cheminâmes
+ensemble à cheval, en nous entretenant. C'est un personnage d'un grand
+esprit, très supérieur, et d'un caractère exquis. Il est d'une grande
+modestie.» Les contemporains vantaient volontiers la modestie de César
+et celle de sa soeur Lucrèce. Il reste à savoir ce qu'ils entendaient par
+modestie, et si ce n'était pas l'élégante sobriété du geste et de la
+parole.
+
+En ce cas, César méritait cette louange. Bien qu'instruit dans les
+sciences sacrées et les sciences profanes, théologien, humaniste et même
+poète, il demeurait silencieux et taciturne. C'était, disent ceux qui
+l'ont approché, un seigneur fort solitaire et secret, _molto solitario e
+segreto_. Amoureux des étoffes somptueuses, des bijoux ingénieux et des
+pierreries étincelantes, il passait magnifiquement vêtu, roulant entre
+ses doigts une boule d'or contenant des parfums, et la tête déjà pleine
+de ces grands desseins que Machiavel devait bientôt admirer. Sous un
+ciel et dans un temps où c'était une gloire que d'être beau, César était
+d'une beauté éclatante.
+
+Cette race des Borgia, que l'obésité envahissait avec l'âge, était
+superbe dans la première sève de la jeunesse. Ce prince blond et
+charmant, _biondo e bello_, songeait à rejeter la pourpre qui
+l'embarrassait et à ceindre l'épée. Mais l'épée qu'il convoitait, l'épée
+de capitaine général des milices pontificales devant laquelle
+s'inclinait le gonfalon de l'Église, son frère, le fils aîné du pape, le
+duc de Gandia, la tenait et ne se la laisserait pas arracher.
+
+À vingt ans, César commit son premier crime et ce fut le chef-d'oeuvre
+des crimes. Les deux frères dînaient dans la maison de Madona Vanozza,
+leur mère, proche Saint-Pierre aux Liens. Dîner d'adieu; ils devaient
+tous deux quitter Rome le lendemain, César pour assister au couronnement
+du roi de Naples, Gandia pour recevoir l'investiture des nouvelles
+possessions que lui avait données le pape. On se sépara assez avant dans
+la nuit. César sur sa mule, et Gandia sur son cheval, partirent
+ensemble. Ils prirent le chemin du Vatican et se séparèrent devant le
+palais du cardinal Sforza. Là, le duc de Gandia prit congé de son frère
+et s'engagea dans une ruelle.
+
+Il ne rentra pas chez lui. Le pape le fit chercher partout pendant deux
+jours; ce fut en vain. Le troisième jour on envoya trois cents mariniers
+fouiller le lit du Tibre; l'un d'eux ramena dans ses filets le corps du
+duc de Gandia, percé de neuf blessures et la gorge ouverte. La douleur
+du père fut horrible et démesurée. Cet homme sensuel, déchiré dans ses
+entrailles, ne cessait point de gémir et de pleurer. Son orgueil s'était
+écroulé avec sa joie. Il demandait pardon à Dieu, cependant il poussait
+l'enquête, anxieux de connaître la vérité, impatient de lumière. Chaque
+jour apportait quelque indice. Des témoins avaient vu les assassins
+soutenir le corps vacillant sur un cheval, puis le jeter dans le fleuve.
+On allait découvrir les coupables. Tout à coup le pape arrêta l'enquête.
+Il craignait d'en savoir déjà trop. Il ne voulait plus connaître le
+meurtrier de son fils. Il ne voulait pas savoir le nom que Rome entière
+prononçait tout bas.
+
+«Sa Sainteté ne cherche plus, dit un témoin, et tous ceux qui
+l'entourent ont la même opinion, il doit savoir la vérité.» Trois
+semaines plus tard, César était de retour à Rome. Le Sacré Collège se
+rendit au Vatican, où le pape attendait, selon l'usage, pour lui donner
+sa bénédiction pontificale, ce fils, qu'il n'avait pas revu depuis le
+meurtre. Arrivé au pied du trône, César s'inclina. Son père ouvrit les
+bras et le baisa silencieusement au front, puis il descendit de son
+siège. _Eo deosculato, descendit de solio_. En posant ses lèvres sur le
+front de Caïn, ce malheureux père a goûté sans doute toute l'amertume
+humaine, et son silence est plein d'une désolation infinie. Mais c'est
+un homme de premier mouvement, en qui toutes les impressions, même les
+plus fortes, sont fugitives. Bientôt il oubliera le cadavre sanglant que
+le Tibre a roulé. Il admirera malgré lui ce fils audacieux qui n'a
+craint ni Dieu ni son père. Il reconnaîtra son sang. Il débarrassera
+César de la pourpre qui va mal à un tel audacieux et il l'enrichira des
+dépouilles de la victime. C'est à César qu'il remettra le gonfalon de
+l'Église. Et quand César aura conquis les Romagnes et rendu à saint
+Pierre les villes de son patrimoine, les entrailles du père
+tressailliront de joie et d'amour. Trois ans plus tard, à la nouvelle
+que son fils va venir, le pape ne donne plus d'audiences, dit un clerc
+des cérémonies, il est fiévreux, agité; il pleure, il rit en même temps.
+
+Ces sentiments ne témoignent-ils pas d'une humanité terriblement rude et
+simple? C'est ainsi, n'est-il pas vrai? qu'on imagine l'âme des hommes
+des cavernes.
+
+En fait de crimes, César ne fit jamais plus grand que l'assassinat de
+Gandia. Mais ses autres meurtres, celui, par exemple, d'Alphonse de
+Bisceglie, le second mari de Lucrèce, portent ce même caractère
+d'utilité pratique. César tua toujours froidement, sans fantaisie, par
+pur intérêt. Il n'est pas possible de mettre plus de lucidité dans le
+crime. Dans toutes ses entreprises, il portait un génie démesuré et des
+ardeurs surhumaines. Ce blond César, danseur gracieux, qui conduisait,
+entre deux assauts, des ballets symboliques, était un Hercule.
+
+Le jour de la Saint-Jean, le 24 juin de l'année 1500, on avait organisé
+des courses de taureaux à Rome, derrière la basilique de Saint-Pierre,
+selon la mode apportée à Rome, depuis Callixte, par les Aragonais. César
+descendit, à visage découvert, dans l'arène, combattit à pied,
+simplement revêtu d'un pourpoint, avec l'épée courte et la _muleta_ et,
+dans cinq passes successives, se mesura avec cinq taureaux qu'il mit
+tous à mort. Il abattit même le dernier d'un seul coup d'espadon, aux
+cris d'une foule en délire.
+
+Aux fêtes du troisième mariage de Lucrèce Borgia, le 2 janvier 1502, il
+y eut encore des combats de taureaux sur la place Saint-Pierre. Cette
+fois, César descendit à cheval dans l'arène. Il salua l'assistance à la
+mode espagnole et, fonçant droit sur la bête, l'attaqua à la lance. Puis
+il se montra à pied au milieu du _cuadrilla_ de dix Espagnols.
+
+Il est croyable, que, dans sa vie brûlante, il ne connut pas de plus
+grande joie que celle d'employer la force inépuisable de ses muscles. On
+le voyait sans cesse occupé à tordre une barre d'acier, à rompre un fer
+à cheval ou une corde neuve.
+
+Les historiens nous le montrent à Césena, après la conquête, entouré de
+ses compagnons d'armes et de plaisirs, gravissant chaque dimanche la
+colline où les paysans se rassemblaient pour essayer leur force et leur
+adresse, et là prenant part, sans être reconnu, aux jeux en usage chez
+ces robustes et violentes populations des Romagnes et exigeant de tous
+les gentilshommes qu'ils acceptassent comme lui la lutte avec les
+rustres.
+
+Il méprisait profondément les femmes. Ayant épousé Charlotte d'Albret,
+fille du roi de Navarre, il la quitta quelques jours après son mariage
+et n'eut plus le loisir de la revoir. Pendant une de ses campagnes dans
+les Romagnes, il vit la femme d'un de ses capitaines vénitiens, la
+trouva belle et la fit enlever. À Capoue, il garda pour lui les plus
+belles prisonnières. Ceux qui entraient dans sa tente apercevaient une
+grande belle fille sans nom, sans histoire, favorite muette, dit M.
+Yriarte, qu'il menait en campagne. On ne sait pas même le nom de la mère
+des deux bâtards qu'il laissa après lui. En somme, il ne donna jamais
+une pensée à une femme. Mais cet homme fort perdit, près d'une femme, en
+un jour, sa santé et sa beauté. À vingt-cinq ans son visage se couvrit
+subitement de pustules et de taches ardentes, qu'il garda jusqu'à sa
+mort. Ses yeux caves semblaient venimeux. Il fut horrible dès lors.
+
+On sait comment la mort d'Alexandre VI ruina la fortune de César et
+comment, trahi par Gonzalve de Cordoue, le duc des Romagnes dut renoncer
+à tous droits sur les États qu'il avait conquis. On sait que, deux ans,
+prisonnier de Ferdinand le Catholique, César réussit à s'évader du
+château de Medina del Campo et, s'étant mis au service du roi de
+Navarre, son beau-frère, se fit tuer en furieux à Viana. Dans sa vie si
+courte, il étonna moins encore par la froideur de sa scélératesse que
+par l'éclat de son intelligence. C'était un capitaine excellent et un
+politique habile. Machiavel admirait l'homme qui allait toujours à la
+vérité effective de choses.
+
+«Ce seigneur, a-t-il dit du duc des Romagnes, est splendide et
+magnifique et, dans la carrière des armes, telle est son audace, que les
+plus hautes entreprises lui semblent peu de chose; dès qu'il s'agit
+d'acquérir de la gloire et d'agrandir ses États, il ne connaît ni repos,
+ni fatigue, ni danger. À peine arrive-t-il en quelque lieu, on apprend
+son départ. Il sait se faire bien venir du soldat. Il sut rassembler les
+meilleures troupes de l'Italie; et toutes ces circonstances, jointes à
+une fortune insolente, font de lui un victorieux et un formidable.»
+
+Nul doute que César Borgia n'ait été un des plus habiles hommes de son
+temps.
+
+Des témoignages irrécusables nous le montrent doux à ses peuples,
+attentif à ne point les surcharger d'impôts, et, en marche dans les
+campagnes à la tête de ses troupes, libéral pour tous ceux qui venaient
+au-devant de lui demander des grâces, solliciter sa générosité, réclamer
+la liberté de quelque parent prisonnier ou exilé, ou de quelque soldat
+réfractaire. César ne les rebutait jamais, tandis qu'il se montrait
+impitoyable pour les concussionnaires. Enfin, il était assez habile pour
+se montrer juste et humain quand il le fallait.
+
+Il eut, avec l'âme la plus noire, une brillante et vaste intelligence.
+Irons-nous jusqu'à dire qu'il eut un grand génie? Non, car, en
+définitive, il ne fonda rien et le démon dont il était possédé précipita
+furieusement la ruine de son oeuvre et de sa vie. D'ailleurs, il est bon
+et consolant de se dire, avec un historien optimiste, que la puissance
+créatrice est toujours le partage de la grandeur morale.
+
+Tout ce qu'on vient de lire n'est qu'une suite de notes prises sur le
+livre de M. Charles Yriarte, et par endroits je dois le dire, ces notes
+suivent le texte de très près.
+
+Ce livre est aussi intéressant que possible. Il est visible que M.
+Charles Yriarte a pris beaucoup de plaisir à l'écrire. C'est un grand
+curieux que M. Charles Yriarte. Son histoire de _César Borgia_, très
+étudiée dans l'ensemble, contient des parties neuves. Je signalerai
+particulièrement à cet égard les chapitres sur la captivité et la mort
+du héros, ainsi que quelques pages sur l'épée que César se fit faire en
+1498 avec cette devise: _Cum Numine Cesaris Omen_.
+
+
+
+
+JAMES DARMESTETER[7]
+
+
+J'aime beaucoup le Collège de France et cela pour diverses raisons. On y
+professe à la fois les plus vieilles sciences du monde et les plus
+nouvelles. L'enseignement qu'on y donne ne sert à rien; aussi garde-t-il
+une noblesse incomparable. Il y est absolument libre. MM. les lecteurs
+et professeurs, comme dit l'affiche, traitent de ce qu'ils veulent et
+comme ils veulent. Là, M. Émile Deschanel parle ingénieusement du
+romantisme des classiques, et M. Brown-Sequart cherche les moyens de
+vaincre la vieillesse.
+
+Cette antique maison a cela d'aimable, qu'elle est ouverte à toutes les
+nouveautés. On y enseigne tout. Je voudrais qu'on y enseignât le reste.
+Je voudrais qu'on y créât une chaire de télépathie pour quelque élève du
+docteur Charles Richet et une chaire de socialisme dont M. Malon serait
+le titulaire. J'oserais réclamer aussi une chaire d'astronomie physique,
+afin d'étudier de plus près les canaux de la planète Mars, qui
+m'inquiètent beaucoup. Il conviendrait d'en disserter amplement avant
+qu'un astronome constate qu'ils n'existent point. Je ne sais rien de
+plus attachant que les jeunes sciences qui en sont encore aux fables de
+l'enfance, et je voudrais que le Collège de France ouvrît à toutes son
+sein indulgent. Cet établissement unit en lui des vieux procédés et les
+nouvelles méthodes: tel professeur y continue encore Rollin et nos vieux
+oratoriens; tel autre, comme M. Gaston Paris ou M. Louis Havet, y
+déploie toutes les ressources de l'érudition moderne. C'est une abbaye
+de Thélème où chacun est libre parce que tout le monde y est sage. On
+souffre que la jeunesse y soit bouillante et que la vieillesse y
+sommeille quelquefois. On doit y être heureux. Chaque maître a ses
+auditeurs. L'un est écouté par de jeunes savants, l'autre par des femmes
+élégantes, un troisième par quelques vieillards frileux. Et chacun a une
+belle affiche blanche à la porte de sa maison. M. Renan administre le
+Collège de France avec un esprit de prudence et d'amour et cette foi
+dans les choses de la science qui inspire toutes ses pensées et toutes
+ses actions. Son indulgente sollicitude y maintient la paix,
+l'indépendance et la justice. Il rappelle ces grands abbés d'autrefois
+qui, tenant la crosse d'une main grasse et blanche, déployaient dans le
+gouvernement de leur monastère la plus douce énergie et cachaient leur
+zèle sous leur sourire.
+
+Il n'y a pas jusqu'aux murs du Collège de France qui ne me charment par
+une expression de silence et de recueillement. Ils sont vieux, mais non
+point d'une antiquité profonde. Leurs premiers fondements datent de deux
+siècles. J'ai lu dans je ne sais quel bouquin poudreux et racorni les
+lamentations de Ramus, se plaignant d'être réduit à professer dans la
+rue, en sorte que ses leçons, disait-il, étaient sans cesse «importunées
+et destourbies par le passage des crocheteurs et lavandières». Mais les
+murs du Collège de France, qui commencèrent à s'élever sous Louis XIII,
+ont entendu Gassendi, Guy Patin, Rollin, Tournefort, Daubenton, Lalande,
+Vauquelin et Cuvier. Et plus tard ils ont entendu ceux dont Michelet a
+dit: «Nous étions trois cordes harmonieuses: Quinet, Mickiewicz et moi.»
+
+Quand on va au Collège de France, pour bien faire, il faut aller par la
+rue Saint-Jacques. C'est une rue mal pavée, étroite et tortueuse, mais
+noble et pleine de gloire. Car c'est là que furent établies, au temps du
+roi Louis XI, les presses du premier imprimeur parisien. Trois siècles,
+cette voie fut honorée par d'illustres et doctes libraires, et
+maintenant, ruinée et déchue, elle est encore bordée d'étalages de
+bouquins latins et grecs. Là, sous un ciel gris, dans l'ombre humide,
+sur le pavé gras, bousculé par les voitures, le pauvre poète qui aime le
+livre parce que le livre est le rêve, s'arrête instinctivement devant
+les boîtes du bouquiniste. Il ouvre un petit classique de deux sous, de
+mine pitoyable et tout taché d'encre. Il lit et voit bientôt--ô
+magie!--des figures de vierges passer dans leur tunique blanche. Il voit
+Antigone sous les lauriers sacrés. Et il s'en va poursuivant, les pieds
+dans la boue, l'essaim des ombres héroïques et charmantes.
+
+Je l'avoue, jadis, à l'âge où l'on attrape les vers de Sophocle aux
+étalages des bouquinistes, j'allais au Collège de France par cette
+étroite, montueuse, raboteuse, sale et vénérable rue Saint-Jacques, où
+l'on acquiert le mépris des faux biens avec la certitude que les seules
+richesses enviables sont celles de l'intelligence. Si j'ai pris la
+liberté de vous conduire aujourd'hui--par la rue Saint-Jacques--à la
+vieille maison que fonda François Ier, c'est pour vous faire entendre un
+des plus jeunes et des plus estimés professeurs du Collège de France, M.
+James Darmesteter, qui y occupe la chaire des langues iraniennes. Ce nom
+de Darmesteter est deux fois cher à la science. Le frère de James,
+Arsène, est mort jeune, mais non pas sans avoir laissé des travaux
+considérables sur la langue française. Il était excellent par la
+méthode, la rectitude et la faculté de construire. Son livre de la _Vie
+des mots_ est d'une logique supérieure. Arsène a fait, en collaboration
+avec le vénéré M. Hatzfeld, un dictionnaire français qui, je l'espère,
+sera bientôt publié et qui sera le premier où l'on trouvera les divers
+sens de chaque mot dérivant logiquement les uns des autres et
+s'expliquant par leur succession même. C'était l'homme le plus simple,
+le meilleur, le plus laborieux, et tous ceux qui l'ont fréquenté dans sa
+modeste maison de Vaugirard peuvent témoigner de la sainteté de sa vie.
+Je vois encore sa figure paisible et grave d'artisan, son geste sobre,
+son air d'humilité fière et d'intelligente candeur. J'entends encore sa
+parole nette comme sa pensée, égale, douce et pénétrante. Son jeune
+frère, M. James Darmesteter pour lequel il avait un coeur et des yeux de
+mère, donnait d'aussi grandes espérances, fondées sur d'autres qualités.
+Plus spontané, plus rapide, tout en intuitions soudaines, James était
+admirable pour la hardiesse et la variété des vues. Il abondait en idées
+générales, et l'on devinait dès lors que son activité dévorerait une
+large part de science et de poésie. Il n'avait ni la sérénité ni la
+prudence intellectuelle de son frère. Sa parole haletante, brève,
+imagée, annonce un tout autre génie; son regard fiévreux trahit le
+poète, et en vérité il est poète autant que savant. Je voudrais vous
+peindre ce noir regard d'arabe sur son pâle visage aux traits accentués,
+qui porte les traces d'une extrême délicatesse de tempérament. Je
+voudrais montrer tout ce qu'il y a de passion et d'ardeur dans cette
+enveloppe frêle. Du moins vous le retrouverez tout entier dans ses
+livres, dans son style éclatant et brisé, dans ses idées emportées, dans
+son impétueuse imagination.
+
+James Darmesteter est juif. Il en a le masque, il en a l'âme, cette âme
+opiniâtre et patiente qui n'a jamais cédé. Il est juif avec une sorte de
+fidélité qui est encore de la foi. Assurément, il est affranchi de toute
+religion positive. Il a fait sa principale étude des mythes, et il s'est
+appliqué à reconnaître à la fois le mécanisme des langues et le
+mécanisme des religions. Il sait comment les croyances d'Israël se sont
+élaborées. Mais dans un certain sens il a gardé sa créance à la Bible
+des juifs. En dehors de toute confession, au dessus de tout dogme, il
+est resté attaché à l'esprit des Écritures. Bien plus, par un tour
+original de la pensée, il fait entrer les plus belles parties du
+christianisme dans le judaïsme et ramenant l'église à la synagogue, il
+réconcilie la mère et la fille, dans une Jérusalem idéale. Mais c'est la
+fille, comme de raison, qui reconnaît ses torts et confesse ses erreurs.
+Il trouve que le christianisme a beaucoup de judaïsme. Et voici comme il
+s'exprime dans ses _Essais orientaux_:
+
+«Tout ce qui, dans le christianisme, vient en droite ligne du judaïsme
+vit et vivra. Le règne de la Bible et des Évangiles, _en tant qu'ils
+s'inspirent d'elle_, ne pourra que s'affermir à mesure que les religions
+positives qui s'y rattachent perdront de leur empire. Les grandes
+religions survivent à leurs autels et à leurs prêtres: l'hellénisme
+aboli a moins d'incrédules aujourd'hui qu'aux jours de Socrate et
+d'Anaxagore: les dieux d'Homère se mouraient quand Phidias les taillait
+dans le paros; c'est à présent qu'ils trônent vraiment dans
+l'immortalité, dans la pensée et le coeur de l'Europe. La croix a beau
+tomber en poussière: il est quelques paroles, prononcées à son ombre en
+Galilée, dont l'écho vibrera à toute éternité dans la conscience
+humaine. Et quand le peuple qui a fait la Bible s'évanouirait, race et
+culte, sans laisser de trace visible de son passage sur la terre, son
+empreinte serait au plus profond du coeur des générations qui n'en
+sauront rien, peut-être, mais qui vivront de ce qu'il a mis en elles.
+L'humanité, telle que la rêvent ceux qui voudraient qu'on les appelât
+des libres penseurs, pourra renier des lèvres la Bible et son oeuvre;
+elle ne pourra la renier du coeur sans arracher d'elle-même ce qu'elle a
+de meilleur en elle, la foi en l'unité et l'espérance en la justice,
+sans reculer dans la mythologie et le droit de la force de trente
+siècles en arrière.»
+
+En réalité, c'est dans le crépuscule des dieux que M. James Darmesteter
+réconcilie le Messie avec les Juifs qui l'ont crucifié. Un pieux
+athéisme le dispose à toutes les conciliations. Son syncrétisme est
+d'autant plus large qu'il embrasse des idées pures. Il a raison; quand
+ils n'ont plus de prêtres, les dieux deviennent très faciles à vivre.
+Cela se voit dans les musées. Et si les hôtes de M. Guimet échangent,
+sur leurs socles d'ébène ou de bronze, des regards irrités ou surpris,
+ils se tolèrent les uns les autres et le dialogue de leurs yeux
+vénérables se prolongera à jamais dans une paix auguste.
+
+Les dieux, M. James Darmesteter les a tous mis d'accord, et Jésus avec
+eux, dans les admirables poèmes en prose de son livre de _la Légende
+divine_. Il a montré en eux les formes diverses de la conscience
+humaine.
+
+Ces pages, d'un rythme puissant et d'une pensée profonde, portent cette
+dédicace: _Mariæ sacrum_. Il est permis de reconnaître sur cette
+inscription votive le nom de la compagne du poète et du savant, car ce
+nom appartient à la poésie et à l'art.
+
+Mary Robinson, aujourd'hui madame Darmesteter, est un poète anglais
+d'une exquise délicatesse; ses mains gracieuses savent assembler des
+images, grandes et vivantes qui nous enveloppent et ne nous quittent
+plus.
+
+Et ce poète est aussi un historien. Mary Robinson a dit: «Les sirènes
+aiment la mer et moi j'aime le passé». Elle aime le passé et elle écrit
+en ce moment une histoire des républiques italiennes.
+
+C'est dans l'intimité de ce charmant et noble esprit que M. James
+Darmesteter poursuit ses travaux, prépare ses cours et publie les
+monuments et les souvenirs qu'il a rapportés de l'Inde.
+
+
+
+
+CONTES ET CHANSONS POPULAIRES[8]
+
+JEAN-FRANÇOIS BLADÉ
+
+
+
+
+I
+
+
+Je ne pensais pas retourner sitôt, même en esprit dans cette aimable
+ville d'Agen, où, le mois dernier, grâce aux félibres, je reçus un si
+bon accueil, et que je crois voir encore couchée au pied de sa colline,
+sans magnificence, mais non sans grâce, avec sa tour romaine, ses rues à
+arcades, son fleuve aux grandes eaux argentées et ses filles du peuple,
+qui, coiffées d'un bandeau clair, portent tranquillement leur beauté
+comme un héritage antique.
+
+J'avais dit à la petite Vénus du musée, si gracile et si fine, un adieu
+que je croyais long pour ne pas dire éternel. Et voici que déjà elle me
+fait signe et me rappelle dans le tiède et doux Agenais. Elle me dit:
+«Reviens en imagination sur les bords de ma Garonne et lis les contes et
+les poésies de Gascogne recueillis par Jean-François Bladé. Ne t'y
+trompe pas: Bladé est un savant, mais il a le goût, il a la grâce, le
+charme. Ses livres sont de doctes livres; pourtant j'y ai laissé traîner
+un bout de ma ceinture; tu t'en apercevras au parfum.»
+
+Et la petite Vénus agenaise ne m'a pas trompé. M. Bladé a recueilli les
+contes et les chansons de la Gascogne, et ce ne fut pas seulement de sa
+part une oeuvre d'érudit; il y a mis avec de la méthode et du savoir,
+quelque chose d'infiniment précieux: l'amour et cette grâce, cette
+vénusté qui place son livre sous le vocable de la petite déesse que nous
+admirions tant, Paul Arène et moi, parmi les pierres gallo-romaines du
+musée d'Agen. Le prix de ces travaux, j'espère vous le faire sentir.
+J'en veux parler sans hâte et tranquillement, et si je n'ai pas tout dit
+aujourd'hui, j'y reviendrai la prochaine fois: ces heures d'automne sont
+les plus douces de l'année et l'on y peut causer à loisir dans le calme
+des soirées grandissantes.
+
+Aussi bien s'agit-il ici de chansons et de contes rustiques, de
+proverbes et de devinettes. Je sais qu'on les aime. On les aime comme
+les croix de Jeannette, les pannières, les boîtes à sel, les armoires
+normandes au fronton desquelles deux colombes se baisent, les soupières
+d'étain où l'on mettait la rôtie de la mariée, la vaisselle à fleurs et
+les plats sur lesquels étaient peints un saint patron en habit d'évêque
+ou bien une sainte Catherine, une sainte Marguerite, une sainte
+Dorothée, portant la couronne et les attributs de leur mort
+bienheureuse. Ce sont là les reliques des humbles aïeux de qui nous
+sortons. La mode s'en est mêlée et a failli tout gâter. En vieilles
+chansons comme en vieille vaisselle la fraude est venue servir la
+vanité. Mais dans toutes choses il faut considérer le vrai.
+
+M. Bladé a mis plus de vingt-cinq ans à recueillir les contes et les
+chansons avec lesquels de vieilles servantes avaient bercé son enfance.
+Comment il s'y prit, c'est ce qu'il a expliqué dans deux préfaces
+charmantes. Il interrogea les bonnes gens du pays, les femmes, les
+vieillards qui savaient les histoires du temps passé. D'autres, sans
+doute, en ont fait autant. M. Charles Guillon, par exemple, à qui l'on
+doit un recueil des _Chansons populaires de l'Ain_, a patiemment
+interrogé les paysans de la Bresse.
+
+Le métier n'est pas facile: «Le paysan, dit M. Gabriel Vicaire,
+s'imagine volontiers qu'on se moque de lui; défiant à l'excès, il ne se
+livre qu'à son corps défendant. Voulez-vous l'amener à vos fins? Il faut
+avoir su l'apprivoiser de longue date. Et même alors que de déceptions!
+Pour quelques trouvailles de haut prix, que de couplets sans valeur, que
+de refrains insignifiants, empruntés au répertoire des cafés-concerts!
+Je ne parle pas des interpolations, des enchevêtrements sans nombre, où
+il est presque impossible de se reconnaître. Si vous demandez
+l'explication de quelque mot abracadabrant: «C'est ainsi, vous
+répondra-t-on; la chanson dit comme cela. Je n'en sais pas davantage».
+Puis le chanteur, pour être en possession de tous ses moyens, a besoin
+de s'humecter largement la gorge, et si vous avez l'imprudence
+d'outrepasser la dose, sa langue s'empâte, ses idées s'embrouillent. Il
+est désormais impossible d'en rien tirer.»
+
+Tous ces contretemps, toutes ces difficultés, tous ces obstacles, M.
+Bladé les a connus, et il en a triomphé.
+
+Marianne Bense, du Passage-d'Agen, servante d'un curé, et veuve Cadette
+Saint-Avit, de Cazeneuve, lui furent d'un grand secours; elles savaient
+autant de contes qu'en sut jamais ma mère l'Oie. Cazaux de Lectoure,
+pareillement, était un conteur excellent. Mais sa défiance était
+extrême. Il est mort plein d'années, Dieu ait son âme! «Je tiens pour
+certain, dit M. Bladé, que Cazaux s'est tu sur bien des choses et qu'il
+est mort sans me juger digne de noter la moitié de ce qu'il savait.» M.
+Bladé nota les «dits» de ces savants de village. Il fut, selon sa propre
+expression, «le scribe intègre et pieux». Ce n'était pas trop de sa
+prudence, de son expérience, de son savoir, de ses méthodes pour éviter
+les méprises. Il en est de deux sortes. Un mauvais collecteur risque de
+recueillir ou des inepties imaginées à son service par l'illettré qu'il
+consulte ou des pastiches introduits dans le pays par un lettré qui
+s'amuse. Ces pastiches furent de tous temps assez communs.
+
+On sait que les vaux-de-vire, attribués à Olivier Basselin, sont de
+l'avocat Le Houx, quand ils ne sont pas tout uniment de M. Julien
+Travers. Quant à ceux de Basselin, ils sont perdus; et, comme dit la
+chanson, nous n'en «orrons» plus de nouvelles. La chanson de M. de
+Charrette,
+
+ Prends ton fusil, Grégoire,
+
+qui était très goûtée dans les châteaux après 1848, avait été composée
+vers ce temps-là, sur un vieil air, par Paul Féval. Elle n'était pas mal
+tournée, et, hors une _vierge d'ivoire_ assez étrangement placée dans le
+sac d'un chouan, elle avait l'air suffisamment breton.
+
+Pour bien faire il faut traiter le folk-lore avec toute la rigueur que
+comporte la mythologie comparée. C'en est une branche.
+
+M. Maxime du Camp, qui, soit dit en passant, s'intéressait déjà aux
+chansons de village alors qu'on n'y pensait guère, sait mieux que
+personne qu'en cette matière, comme en toute autre, le faux se mêle au
+vrai et qu'il importe avant tout d'en faire la distinction. Un jour, en
+feuilletant je ne sais quel recueil, il reconnut sous ce titre: _Très
+ancienne chanson dont on n'a pu retrouver la suite_ un couplet facétieux
+de sa connaissance. «Ce couplet, nous dit-il, avait été fait devant moi,
+il y a vingt-cinq ans environ, lorsque les clowns anglais vinrent jouer
+quelques pantomimes à Paris, et eut un certain succès dans les ateliers
+d'artistes.»
+
+Une aventure plus singulière arriva à M. Paul Arène. On sait que ce
+parfait conteur, ce poète véritable, fut en 1870 capitaine de
+francs-tireurs et qu'il mena cent Provençaux à la guerre. Il avait
+composé, paroles et musique, une belle chanson martiale que ses hommes
+chantaient en marchant:
+
+ Le Midi bouge,
+ Tout est rouge.
+
+Il n'est que juste d'ajouter qu'ils se conduisirent au feu comme de
+braves gens qu'ils étaient. Aussi bien leur capitaine était-il un
+vaillant petit homme, point maladroit ni manchot, car il avait dans sa
+prime jeunesse, pour son plaisir, couru les taureaux en Camargue. On dit
+même, mais je n'en crois rien, que notre excellent confrère M.
+Francisque Sarcey n'a jamais parlé de Paul Arène que comme torero. Quoi
+qu'il en soit, après la guerre, Paul Arène déposa le képi et le
+ceinturon. Vers 1875, se trouvant à Paris, qu'il aime parce que c'est
+une ville où il y a beaucoup d'arbres, il fut invité à une soirée chez
+une dame qui lui promit de lui faire entendre une chanson populaire, une
+chanson vraiment naturelle, celle-là, dont on n'avait jamais connu le
+père et qui avait été recueillie chez des bergers.
+
+Paul Arène se rendit à l'invitation. On chanta
+
+ Le Midi bouge,
+ Tout est rouge.
+
+Et quand ce fut fini, tout le monde d'admirer et d'applaudir.
+
+Il n'y avait point à s'y tromper. C'était bien la poésie naturelle née
+de l'amour et formée sans étude; sa beauté le disait assez. Comme on
+entendait bien dans ces vers, dans ce chant, la voix de ces héros
+paysans qui ont donné leur vie sans dire leur nom. L'art se trahit
+toujours par quelque chose de froid ou d'emphatique, de bizarre ou de
+convenu. Quel poète aurait trouvé ce ton si juste, ces accents si vrais
+de colère et de bonne haine? Non, certes, ce n'était pas un artiste, un
+poète de métier qui avait conçu _le Midi rouge_!
+
+M. Paul Arène écoutait ces propos de l'air que nous lui connaissons, et
+de ce visage immobile, qui semble avoir été taillé dans le buis d'un
+bois sacré par un chevrier aimé des dieux, au temps des faunes et des
+dryades. Il écouta et se tut. Un autre, de moins d'esprit, se serait plu
+à rassembler sur soi les louanges égarées. Il eût troublé les
+enthousiasmes. M. Arène aima mieux en jouir. Et il y trouva un plaisir
+plus délicat. Il approuva d'un signe de tête. Peut-être même se
+donnait-il la joie de partager l'illusion générale et de considérer pour
+un moment sa chanson comme une chanson populaire, comme un chant de
+l'alouette française, jeté un matin sur le bord du sillon ensanglanté.
+Et après tout il en avait le droit. Quand il la fit, sa chanson, il
+n'était plus seulement Paul Arène, il était le peuple de France, il
+était tous ceux qui allaient, le fusil sur l'épaule, se battre pour la
+patrie. Sa chanson était devenue une chanson populaire. Elle courait les
+routes, faisant halte le dimanche dans les cabarets du village. Il en
+est de celle-là comme des autres. Il a bien fallu quelqu'un pour les
+faire et le poète n'était pas toujours berger: c'était, j'imagine,
+quelquefois un monsieur. Pourquoi un monsieur ne ferait-il pas,
+d'aventure, aussi bien qu'un paysan, des couplets de guerre ou d'amour?
+
+
+
+
+II
+
+
+M. Bladé a recueilli les contes que les paysans de Gascogne disent, dans
+les soirs d'automne, après souper, sur l'aire des métairies, en
+dépouillant le maïs. Nous avons peine à croire, nous qui vivons dans les
+villes, que parmi les campagnards que nous rencontrons aux champs il
+puisse se trouver de beaux conteurs et que de ces lèvres, scellées par
+la solitude, la prudence et la méditation du gain, sortent, à certaines
+heures, des paroles abondantes comme une rhapsodie d'Homère. Pourtant il
+y avait naguère, et il subsiste encore dans les villages des femmes, des
+vieillards pour dérouler, d'une voix rythmique, dans leur idiome natal,
+les contes qu'ils ont appris des aïeux. Tels étaient cette Cadette
+Saint-Avit, de Cazeneuve, ce Cazaux, de Lectoure, et tant d'autres que
+M. Bladé a interrogés pendant plus de vingt-cinq ans. Le vieux Cazaux
+dit un jour à M. Bladé: «J'ai ouï-dire que vous parliez le français
+aussi bien que les avocats d'Auch et même d'Agen. Pourtant, vous n'êtes
+pas un _francimant_, et il n'y a pas de métayer qui sache le patois
+mieux que vous.»
+
+C'est par cette profonde connaissance des dialectes, par cette entente
+du parler, du sentir et du vivre agrestes que notre savant a gagné la
+confiance des conteurs rustiques et pénétré dans la tradition plus avant
+qu'on n'avait fait encore. De plus (et son ami Noulens, qui s'y connaît,
+me l'a bien dit, quand nous dînions ensemble, aux fêtes de Jasmin), M.
+Bladé a le sens du grand style et de la belle forme. Il sait reconnaître
+et suivre la veine épique, et garder, par bonheur pour nous, dans ses
+traductions, le caractère, c'est-à-dire la chose qui, en art, importe le
+plus.
+
+Le monde que nous ouvrent les contes populaires de la Gascogne et de
+l'Agenais est un monde de féerie, dont les personnages et les scènes
+nous sont déjà connus pour la plupart. Nous ne devons pas être surpris
+d'y retrouver _Peau d'Âne_, la _Belle et la Bête_ et _Barbe-Bleue_. La
+mythologie comparée nous a montré partout les mêmes mythes. Nous savons
+que l'humanité tout entière s'amuse, depuis son enfance, d'un très petit
+nombre de contes dont elle varie infiniment les détails sans jamais en
+changer le fonds puéril et sacré. «Aujourd'hui, dit M. Bladé, dans les
+chansons comme dans les légendes en prose, l'unité de bien des thèmes
+populaires s'accuse nettement.» Mais ces vieilles, ces éternelles
+histoires, en passant dans chaque contrée s'y colorent des teintes du
+ciel, des montagnes et des eaux, s'y imprègnent des senteurs de la
+terre. C'est là justement ce qui leur donne la nuance fine et le parfum;
+elles prennent, comme le miel, un goût de terroir. Quelque chose des
+âmes par lesquelles elles ont passé est resté en elles, et c'est
+pourquoi elles nous sont chères.
+
+On rencontre beaucoup d'excellentes gens dans les contes gascons. On y
+voit le roi vaillant comme une épée et honnête comme l'or, qui fait de
+grandes aumônes à la porte de son château, et le jeune homme fort comme
+un taureau qui aime la princesse belle comme le jour, sage comme une
+sainte et riche comme la mer. Et il se dit à lui-même: «Il faut que
+cette demoiselle soit ma femme. Autrement je suis capable de faire de
+grands malheurs.» Parfois, ce jeune homme se trouve être le bâtard du
+roi de France: en ce cas il a une fleur de lis d'or marquée sur la
+langue. Il sert dans les dragons et, à cela près qu'il est un peu vif,
+c'est le meilleur fils du monde. Quant aux femmes, il est remarquable
+que les moins jolies sont aussi les moins bonnes. «Laide comme le péché
+et méchante comme l'enfer», dit couramment le conteur, qui est bon
+chrétien et qui veut que le péché soit toujours laid.
+
+Tous ces personnages sont très simples, et ils ont des aventures
+extraordinaires. Il n'est nouvelles que d'enfants exposés, ainsi
+qu'Oedipe à sa naissance, et qui, après avoir traversé mille périls,
+rentrent en vengeurs dans le palais natal; de princes affrontant le
+serpent couronné d'or et recueillant la fleur de baume et la fleur qui
+chante; de jeunes princesses, qui, semblablement à Mélusine prirent
+congé de leur amant, pour avoir été regardées malgré leur défense;
+d'hommes ravis dans les airs et d'hommes métamorphosés. On voit bien que
+ces contes sont du temps où les bêtes parlaient. On y entend la mère des
+puces, le roi des corbeaux, la reine des vipères et le prêtre des loups,
+qui dit la messe une fois l'an. Le folk-lore gascon est très riche en
+animaux fabuleux. On y rencontre les serpents qui gardent l'or caché
+sous la terre, le mandagot, qui donne la richesse, le basilic dont le
+front est chargé d'une couronne d'empereur et les sirènes qui peignent
+avec des peignes d'or leurs cheveux de soie. On y retrouve aussi ces
+vieilles et étranges connaissances du traditionniste: ces animaux, loup,
+poisson ou grand'bête à tête d'homme, qui, frappés mortellement,
+révèlent à leur vainqueur les propriétés merveilleuses de leur chair et
+de leur sang. Il y a aussi les hommes-bêtes, comme l'homme vert, maître
+de toutes les bêtes volantes, et les hommes qui se changent en bêtes
+comme le forgeron qui devenait loutre toutes les nuits. Mais nous
+n'aurions jamais fini, s'il nous fallait indiquer toute cette zoologie
+merveilleuse. Sachez seulement que les bords de la Garonne sont hantés,
+comme les bords du Rhin, par des fées et par des nains à longue barbe.
+Vers la montagne se trouve le pays des ogres ou Bécats, qui ont un oeil
+unique au milieu du front.
+
+Les Dracs se montrent quelquefois dans la campagne. Ce sont de petits
+esprits occupés surtout à tourmenter les chevaux. Le vieux Cazaux les a
+vus, aussi vrai que nous devons tous mourir. Il a vu pareillement, ou pu
+voir, la Marranque et la Jambe-Crue qui rôdent le soir, autour des
+métairies et derrière les meules de paille.
+
+La nuit, les morts se promènent. Ils sont la plupart d'humeur fâcheuse.
+Une propriétaire de Mirande ou de Lectoure, je ne sais trop, eut
+l'imprudence d'inviter l'un d'eux à souper. Au coup de minuit, un
+squelette frappa à la porte du manoir et mit les valets en fuite. Le
+maître fit bonne figure et mangea avec le compagnon qui, pour lui rendre
+sa politesse, le pria de venir souper le lendemain dans le cimetière.
+Notre Gascon, non moins hardi que don Juan, fut plus habile ou plus
+heureux. Il alla souper chez le mort et revint sain et sauf. Disons
+aussi qu'on trouve en Gascogne le mort reconnaissant qui porte aide et
+découvre des trésors au voyageur qui lui a donné la sépulture.
+
+C'est le sujet du plus vieux roman du monde, de ce roman chaldéen d'où
+les Juifs ont tiré l'histoire de Tobie, nouvellement mise en vers par
+Maurice Bouchor. Pour concevoir ce qu'il peut entrer de diableries dans
+la tête d'un paysan gascon, il faut ajouter à ces fantômes, à ces
+spectres et, comme ils disent, à ces Peurs, le sabbat, avec toutes ses
+sorcelleries, les envoûtements et la messe de saint Sécaire. M. Bladé
+nous avertit que c'est une superstition encore fort répandue en
+Gascogne. Et il me souvient de ce que m'a conté à ce sujet, il y a peu
+d'années, le curé d'une petite paroisse située dans la Gironde, entre
+Cadillac et Langoiran.
+
+Du temps qu'il était vicaire à Saint-Serin de Bordeaux, ce prêtre reçut
+un jour à la sacristie de son église la visite d'un paysan qui lui
+demanda de dire la messe de saint Sécaire. L'homme voulait _sécher_ un
+voisin qui avait envoûté sa vache et sa fille! «La bête est morte,
+dit-il; l'enfant ne vaut guère mieux. Il n'est que temps de sécher
+l'envoûteur en disant à son intention la messe de saint Sécaire. Je
+payerai ce qu'il faudra.»
+
+Le vicaire ne voulut pas la dire. Mais il aurait voulu, qu'il n'aurait
+pas pu. Il faut la savoir et tous les prêtres ne la savent pas. Et puis,
+le rite en est sévère. On ne la célèbre que dans une église en ruines ou
+profanée. Sur le coup de onze heures, le célébrant approche de l'autel,
+suivi d'une femme de mauvaise vie, qui lui sert de clerc. Il commence
+l'office par la fin et continue tout à rebours pour terminer juste à
+minuit. L'hostie est noire et à trois pointes. Le vin est remplacé par
+l'eau d'une fontaine où l'on a jeté le corps d'un enfant mort sans
+baptême. Le signe de la croix se fait par terre et avec le pied gauche.
+Les crapauds chantent. Mon curé de village est un homme simple et
+jovial; tel que je le connais, il n'aurait jamais, ni pour or ni pour
+argent, chanté la messe de saint Sécaire.
+
+Le diable apparaît quelquefois en personne aux paysans de la Garonne et
+du Tarn. Mais à Lectoure comme à Papefiguière, il est aussi sot que
+méchant et toujours dupé. On le retrouve dans le recueil de M. Bladé tel
+qu'on l'a vu dans le conte de La Fontaine et tel que je l'avais connu
+premièrement dans mon enfance par les contes angevins que mon père, il
+m'en souvient, me disait, penché le soir sur mon petit lit à galerie où
+j'avais des rêves si merveilleux. Ce diable incongru et niais n'attrape
+que des coups et sert de souffre-douleur aux compagnons madrés et aux
+rusées commères. Le bon Dieu, lui aussi, fait parfois, pour se
+distraire, un tour dans ce beau pays de Gascogne. Il prend un peu
+d'argent, sachant que c'est le grand viatique en ce monde sublunaire, et
+suivi de saint Pierre, il court les chemins. «Un jour, comme ils
+chevauchaient tous deux, ils rencontrèrent une charrette de foin versée.
+À genoux sur la route, le bouvier pleurait et criait:
+
+--Mon Dieu! ayez pitié de moi! Relevez ma charrette. Ayez pitié de moi!
+
+--Bon Dieu, dit saint Pierre; n'aurez-vous pas pitié de ce pauvre homme?
+
+--Non, saint Pierre. Marchons. Celui qui ne s'aide pas ne mérite pas
+d'être aidé.
+
+«Un peu plus loin, ils rencontrèrent une autre charrette de foin versée.
+Le bouvier faisait son possible pour la remettre sur ses roues et
+criait: «À l'ouvrage, f...! Ha! Mascaret, ha! Mulet! (c'étaient les noms
+de ses boeufs). Ho! Hardi! mille dieux!
+
+--Bon Dieu, passons vite, dit saint Pierre. Ce bouvier jure comme un
+païen; il ne mérite aucune pitié.»
+
+»Mais le bon Dieu lui répondit:
+
+--Tais-toi, saint Pierre. Celui qui s'aide mérite d'être aidé.
+
+»Il mit pied à terre et tira le bouvier d'embarras.»
+
+M. Bladé a réuni séparément, sous le titre de _Traditions
+gréco-latines_, quatre contes dont le sujet se retrouve, en effet, dans
+les mythes des deux antiquités. Il n'a peut-être pas eu beaucoup raison
+de faire cette réunion, car il semble indiquer de la sorte que ces
+contes viennent du latin ou du grec, ce qui n'est ni prouvé ni probable.
+
+Le premier de ces récits est une des nombreuses variantes de la fable de
+Psyché. Comme l'épouse d'Éros, la reine du conte laisse tomber une
+goutte de cire brûlante sur celui qu'elle aime et qu'elle perd pour
+avoir voulu le connaître. Et c'est là un des plus beaux symboles que
+l'imagination humaine ait jamais créés. Un autre conte nous montre le
+sphinx ou, pour mieux dire, la sphinx (car c'était une vierge) guettant
+les voyageurs dans un défilé des Pyrénées. Le goût des devinettes est
+très vif chez les paysans et particulièrement en Gascogne, et la sphinx
+pyrénéenne trouva bientôt son Oedipe: c'était un jeune villageois.
+L'évêque d'Auch lui enseigna comment il fallait s'y prendre pour la
+tuer. Monseigneur a causé la mort de la vierge ailée. Aussi bien c'était
+une bête cruelle. Morte, on l'enterra sans prier Dieu, «parce que, dit
+le conte, les bêtes n'ont pas d'âme». Est-il possible que ce soit un de
+ces contes où les bêtes parlent qui dise cela? Le plus beau morceau de
+cette série gréco-latine est intitulé le _Retour du seigneur_. Pendant
+que le seigneur est en terre sainte, trois frères, forts comme des
+taureaux, se sont faits maîtres chez lui sans que sa femme et son fils
+aient trouvé un parent, un ami pour les défendre. C'est l'histoire
+d'Ulysse de Pénélope et des prétendants.
+
+Le nouvel Ulysse, comme l'ancien, rentre, dans sa maison, sous les
+haillons d'un pauvre, et n'est point reconnu. Il délivre sa femme des
+prétendants. En un moment, les trois frères gisaient à terre, saignés
+comme des porcs. Alors le seigneur salua sa femme et lui dit:
+
+--Madame, vous voyez comme je travaille. Que me donnerez-vous en
+payement?
+
+--Pauvre, je te donnerai la moitié de mon bien.
+
+--Madame, ce n'est pas assez. Il faut que vous soyez ma femme.
+
+--Non, pauvre. Jamais je ne serai ta femme.
+
+--Madame, vous voyez comme je travaille. Dites non encore une fois, et
+je vous saigne aussi, vous et votre enfant.
+
+--À la volonté du bon Dieu! Non, je n'ai pas voulu de ces trois galants.
+Je ne veux pas de toi. Saigne-nous, moi et mon fils.
+
+--Madame, j'aurais tort, car vous êtes ma femme et cet enfant est mon
+fils.
+
+--Pauvre, si je suis ta femme, si cet enfant est ton fils, prouve que tu
+as dit vrai.
+
+--Femme, voici la moitié de mon contrat de mariage. Montre la tienne.
+(Ils avaient coupé le contrat en deux au moment du départ.).
+
+--C'est vrai. Vous êtes mon mari.
+
+Alors le seigneur embrassa sa femme et son fils. Tous trois se mirent à
+table et soupèrent de bon appétit.
+
+Le retour du voyageur auprès de sa femme, son déguisement, et la
+reconnaissance finale, c'est le fond même de l'_Odyssée_, et c'est en
+même temps, dit M. Andrew Lang, «une des formules les plus connues du
+traditionnisme». En effet, on la rencontre dans des chansons du pays
+messin et de la Bretagne et dans un conte chinois. La Pénélope du
+Céleste Empire est d'une vertu défiante: elle ne reconnaît pas encore
+son mari, quand déjà tout le monde l'a reconnu autour d'elle et, dans le
+doute, elle menace de se pendre s'il approche. Et M. Andrew Lang nous
+fait remarquer qu'au surplus l'_Odyssée_ «n'est qu'un assemblage de
+contes populaires artistement traités et façonnés en un tout
+symétrique». Un conte de la collection du recueil Bladé nous fournit une
+variante de la fable d'Ulysse et du Cyclope. C'est une des plus
+grossières de celles qui sont entrées dans l'épopée homérique.
+«L'imagination grecque elle-même fut incapable de la polir suffisamment
+pour enlever les traces de sa rudesse primitive.» C'est M. Andrew Lang
+qui parle ainsi. Je rapporte avec plaisir ses paroles, parce que son
+esprit m'est particulièrement agréable. M. Lang, dont on vient de
+publier les _Études traditionnistes_, précédées d'une excellente préface
+de M. Émile Blémont, est savant avec brièveté et hardi avec tact. Si
+j'ajoute qu'il met de l'humour dans la discussion, on sentira qu'il y a
+quelque agrément à converser avec ce traditionniste anglais. Je voudrais
+vous le faire mieux connaître; mais je ne puis que vous signaler en
+passant sa dissertation intéressante et rapide sur les _Contes
+populaires_ dans Homère. On y voit (ce que nous avions déjà, pour notre
+part, tout au moins entrevu) que l'épopée homérique est formée de contes
+populaires aussi naïfs que ceux que la tradition orale a conservés dans
+nos campagnes. On y voit aussi comment ces éléments grossiers ont été
+polis par le grand assembleur, et l'on admire autant et plus que jamais
+l'instinctive et sûre beauté de cette jeune poésie des Grecs. Encore
+faut-il la voir comme elle est, fraîche et chantante, fluide et coulant
+de source. Elle est divine, sans doute, mais n'oublions pas que toutes
+les Muses populaires, et même les plus humbles, sont de sa famille et de
+sa proche parenté.
+
+Shakespeare aussi n'est pas dégagé de tout lien avec la poésie orale des
+peuples. Il puisait aussi volontiers dans la tradition que dans
+l'histoire. Voici précisément, colligé et traduit par M. Bladé, le conte
+de la _Reine châtiée_, dans lequel on retrouve le thème de cette
+histoire d'Hamlet, prince de Danemark, que le grand Will a immortalisé.
+Ce conte, que cette seule circonstance rend intéressant, est par
+lui-même d'un très beau style et d'une tournure vraiment épique. M.
+Bladé sait bien que c'est le plus riche joyau de son écrin. Je vais
+essayer d'en donner quelque idée en citant textuellement une ou deux
+scènes. Le roi, qui était bon justicier, mourut.
+
+ On l'enterra le lendemain.
+
+ Son fils donna beaucoup d'or et d'argent, pour les aumônes et les
+ prières. Au retour du cimetière, il dit aux gens du château:
+
+ --Valets, faites mon lit dans la chambre de mon pauvre père.
+
+ --Roi, vous serez obéi.
+
+ Le nouveau roi s'enferma dans la chambre de son pauvre père. Il se
+ mit à genoux et pria Dieu bien longtemps. Cela fait, il se jeta,
+ tout vêtu, sur le lit et s'endormit. Le premier coup de minuit le
+ réveilla. Un fantôme le regardait sans rien dire.
+
+ Le mort prit son fils par la main et le mena, dans la nuit, à
+ l'autre bout de château. Là, il ouvrit une cachette et montra du
+ doigt une fiole à moitié pleine:
+
+ --Ta mère m'a empoisonné. Tu es roi. Fais-moi justice!
+
+ À cette nouvelle, le jeune roi descend à l'écurie, selle son
+ meilleur cheval et part dans la nuit noire. Il charge un de ses
+ amis de dire à sa fiancée qu'elle ne le verra plus et qu'elle doit
+ entrer dans un couvent, et il se retire parmi les aigles, sur une
+ montagne, où il boit l'eau des sources et mange des baies sauvages.
+ Là, son père lui apparaît et, pour la deuxième et pour la troisième
+ fois, le somme de le venger.
+
+ --Père, vous serez obéi.
+
+ Au coucher du soleil, il frappait à la porte de son château.
+
+ --Bonsoir, ma mère, ma pauvre mère.
+
+ --Bonsoir, mon fils. D'où viens-tu? Je veux le savoir.
+
+ --Ma mère, ma pauvre mère, je vous le dirai à souper. Je vous le
+ dirai quand nous serons seuls. À table! J'ai faim.
+
+ Ils s'attablèrent tous deux. Quand ils furent seuls, le roi dit:
+
+ --Ma mère, ma pauvre mère, vous voulez savoir d'où je viens. Je
+ viens de voir du pays. Je viens d'épouser ma maîtresse. Demain,
+ vous l'aurez ici.
+
+Pour comprendre ce qui suit, il faut savoir que l'idée d'avoir une bru à
+qui elle cédera son pouvoir est depuis longtemps intolérable à la
+méchante reine.
+
+ La reine écoutait sans rien dire. Elle sortit, et revint un moment
+ après.
+
+ --Ta femme arrive demain. Tant mieux! Buvons à sa santé.
+
+ Alors le roi tira son épée et la posa sur la table.
+
+ --Écoutez, ma mère, ma pauvre mère. Vous voulez m'empoisonner. Je
+ vous pardonne. Mais mon père, lui, ne vous pardonne pas. Par trois
+ fois il est revenu de l'autre monde et m'a dit: «Ta mère m'a
+ empoisonné. Tu es roi. Fais-moi justice.» Hier j'ai répondu: «Père,
+ vous serez obéi.» Ma mère, ma pauvre mère, priez Dieu qu'il ait
+ pitié de votre âme. Regardez cette épée; regardez-la bien. Le temps
+ de dire un _Pater_ et je vous tranche la tête, si vous n'avez pas
+ bu le poison que vous m'avez versé. Buvez, buvez jusqu'au fond, ma
+ mère, ma pauvre mère.
+
+ La reine vida le verre jusqu'au fond. Cinq minutes après, elle
+ était verte comme l'herbe.
+
+ --Pardonnez-moi, ma mère, ma pauvre mère.
+
+ --Non.
+
+ La reine tomba sous la table. Elle était morte. Alors le roi
+ s'agenouilla et pria Dieu. Puis il descendit doucement, doucement à
+ l'écurie, sauta sur son cheval et partit au grand galop dans la
+ nuit noire.
+
+ On ne l'a revu jamais, jamais.
+
+Je ne sais, mais il me semble bien qu'ici, par la hauteur du ton et du
+sentiment, le conte touche à l'épopée et que ce récit des veillées de
+Cazeneuve ou de Sainte-Eulalie vaut une saga de l'Edda.
+
+Les contes populaires de Gascogne fournissent une très faible
+contribution à l'histoire. Et cela n'est pas pour surprendre les
+traditionnistes, qui savent combien peu les chansons et les contes des
+paysans contiennent généralement de souvenirs historiques. Henri IV
+figure en plusieurs rencontres dans ces récits, tant de fois répétés
+autour de son château. Mais les actions qu'on lui prête ne lui
+appartiennent pas: ce sont des facéties traditionnelles. Voici ce qu'il
+est dit de ce prince dans le conte des _Deux Présents_: «Henri IV était
+un roi haut d'une toise, gros à proportion, fort comme un boeuf et hardi
+comme César. Il faisait beaucoup d'aumônes et n'aimait pas les
+intrigants. Avant d'aller s'établir à Paris ce roi demeurait à Nérac; et
+il avait toujours près de lui Roquelaure, qui était l'homme le plus
+farceur de France.» On conviendra que c'est là un souvenir bien altéré.
+Celui de Napoléon demeure plus net dans le beau conte des _Sept Belles
+Demoiselles_. Un gars du village de Frandat n'a pas voulu satisfaire à
+la conscription. Il a sifflé son chien et s'en est allé avec son fusil
+dans les bois. Il y vivait depuis sept ans, quand, une nuit de la
+Saint-Jean, il entendit, caché dans un saule creux, les sept belles
+Demoiselles qui savent tout chanter en dansant: «Napoléon a fini de
+faire bataille contre tous les rois de la terre. Ses ennemis l'ont
+emmené prisonnier dans une île de la mer... La paix est faite. À Paris,
+le roi de France est retourné dans son Louvre.»
+
+Ayant ouï de telles nouvelles, le déserteur sortit du saule creux, passa
+son fusil en bandoulière, siffla son chien et retourna tranquillement
+chez ses parents.
+
+Avec Henri IV et Napoléon, je ne vois guère que Rascat, dont le nom soit
+conservé dans les contes populaires de Gascogne. Ce Rascat n'était ni
+empereur ni roi. Bourreau de la sénéchaussée de Lectoure avant la
+Révolution, il devint exécuteur des arrêts criminels à Auch et
+guillotina beaucoup d'aristocrates, pendant la Terreur. Puis il vieillit
+en paix dans sa ville natale. M. Bladé nous apprend qu'il vivait d'une
+très petite pension que lui servirent la Restauration et le gouvernement
+de Juillet. Il était aussi salarié par la ville comme percepteur, sur le
+marché, des droits d'étalage.
+
+Henri IV, Napoléon, Rascat, voilà les trois noms que le peuple n'a pas
+oubliés!
+
+
+
+
+III
+
+
+Voilà ce que c'est que d'aller au bois où sont les fées! On s'arrête à
+tous les buissons fleuris du sentier, et c'est une promenade qui n'en
+finit plus. La nôtre aura duré trois semaines. N'en faisons point de
+plainte. Où peut-on mieux se perdre et s'oublier que dans la forêt
+chantante des traditions populaires? Je vous ai donné quelque idée des
+contes des veillées de Gascogne. Le «scribe pieux» a recueilli aussi les
+poésies rustiques de la Gascogne et de l'Agenais. Quand on a goûté de ce
+miel sauvage de la Garonne, il faut bientôt y revenir, tant le parfum en
+semble pénétrant et fin. Ce qui surprend et charme dans ces chansons de
+village, c'est le bon style et cette pureté de forme qui se devine dans
+la traduction littérale. La Garonne marque la frontière de ces bouviers
+antiques qui chantaient la mort de Daphnis et qu'entendirent Théocrite
+et Moschus. Je ne sais pas parler la langue de Jasmin et ne le saurai
+jamais. Mais je suis bien sûr que telle chanson recueillie par M. Bladé
+est d'un style pur comme le diamant. Et cette poésie est vivante,
+associée à la vie des hommes. Elle est domestique et religieuse. Elle
+chante sur les berceaux, aux festins de noces, dans les travaux des
+champs, dans les repas funèbres qu'on nomme, aux bords de la Garonne,
+les «noces tristes»; elle chante dans toutes les féeries joyeuses ou
+lugubres de l'Église qui n'ont remplacé lentement, insensiblement les
+cérémonies des païens que parce qu'elles correspondaient, comme l'ancien
+culte, aux états de la nature et aux sentiments de l'âme. C'est dans le
+recueil de M. Bladé que j'ai trouvé les noëls les plus charmants. Ils
+ont la grâce antique, et, quand ils se rencontrent par le sentiment avec
+les noëls de notre France du Nord, ils l'emportent par la forme. Y
+a-t-il, par exemple, rien de plus exquis que ces deux quatrains sur
+l'enfant Jésus à Bethléem?
+
+ Il est dans la crèche,
+ Couché tout du long.
+ Dans le ciel les anges
+ Jouent du violon.
+
+ Le boeuf et la mule
+ Lui respirent dessus.
+ Voilà le réchauffement
+ Du divin Jésus.
+
+Ces poésies populaires de la Gascogne sont infiniment variées de ton et
+de manière. Les unes gardent la sécheresse gracieuse d'une épigramme de
+l'_Anthologie_, les autres, d'un mysticisme à la fois puéril et raffiné,
+n'ont point de sens et pourtant sont charmantes. Ces dernières nous
+offrent cet intérêt particulier, qu'elles semblent avoir voulu exprimer
+l'inexprimable, dire l'ineffable, ce qui est précisément l'idéal de la
+poésie symbolique, le but de l'art nouveau et futur, à ce que j'ai pu
+comprendre en lisant M. Charles Morice, qui, par malheur, ne veut pas
+toujours que je le comprenne. Je citerai comme un exemple de cette
+poésie instinctive le «petit _Pater_» que récitent les femmes d'Agen,
+pour gagner le ciel:
+
+ Notre Seigneur s'est levé,
+ Par neuf chambres il est passé,
+ Neuf Maries il a trouvé.
+ --Neuf Maries, que faites-vous?
+ --Nous baptisons le fils de Dieu.
+ --Neuf Maries, que portez-vous?
+ --De l'huile, du chrême et le saint rosier.
+ Sous cet arbre, les fleurettes
+ N'ont ni ombre
+ Ni couleurs
+ Sombres.
+ Notre Seigneur est monté sur l'escalier de Dieu,
+ Pleuré sur terre des morts et des vivants.
+ Un angelot de Dieu.
+
+Ce petit _Pater_ a été condamné par l'Église comme entaché de
+superstition et d'idolâtrie. Il ne m'appartient pas de le défendre au
+point de vue de l'orthodoxie. Mais j'en aime la douce poésie, le candide
+mystère et, si j'ose dire, l'obscurité blanche. Il me semble qu'un
+mysticisme hétérodoxe autant que sincère n'a rien inspiré de plus
+aimable au symboliste fervent, au jeune mage, à l'auteur des _Lis
+noirs_, M. Albert Jhouney.
+
+Je ne puis me défendre de suivre un moment encore cette veine mystique,
+et il faut que je cite une _Complainte de Marie-Madeleine_, la perle de
+ce bijou de village, de ce saint-Esprit, dont M. Bladé a monté les
+pierres, comme un bon joaillier.
+
+ --Marie-Madeleine,
+ Pécheresse de Dieu,
+ Pourquoi avez-vous péché?
+ --Jésus, mon Dieu Jésus,
+ Je ne me connais aucun péché.
+
+ --Marie-Madeleine,
+ Sept ans dans les montagnes
+ Vous irez demeurer...
+ Au bout de sept années,
+ Elle se retira.
+
+ Marie-Madeleine
+ S'en va dans les montagnes.
+ Sept ans elle y a demeuré.
+ Au bout de sept années,
+ Proche d'un ruisseau elle s'en va.
+
+ Marie-Madeleine,
+ Les mains au courant de l'eau,
+ Les mains s'en va se laver.
+ Quand elle se les a lavées,
+ Elle les admire.
+
+ --Marie-Madeleine,
+ Sept ans dans les montagnes
+ Vous reviendrez demeurer.
+ --Jésus, mon Dieu Jésus.
+ Tant que vous voudrez.
+
+ Marie-Madeleine,
+ Au bout de sept années,
+ Jésus l'alla trouver:
+ --Marie-Madeleine,
+ Au ciel il faut aller.
+
+Il y aurait beaucoup à dire sur cette belle adorante qui lave ses mains
+blanches dans les ruisseaux des saintes solitudes. On la retrouve en
+Provence, en Catalogne, en Italie, en Angleterre, en Danemark, en Suède,
+en Norvège, en Allemagne et chez les Tchèques. Je reçois en ce moment
+même un savant et élégant travail de M. George Doncieux sur le cycle de
+Marie-Madeleine[9] et j'apprends que ce travail n'est qu'un chapitre
+d'un ouvrage inédit, que nous aurons plaisir à lire et à étudier. Il
+faut prendre congé de M. Jean-François Bladé et nous confier à un
+nouveau guide, M. Albert Meyrac, qui nous attend à l'autre bout de la
+France, dans les sombres Ardennes.
+
+
+
+
+IV
+
+ALBERT MEYRAC
+
+
+M. Albert Meyrac est journaliste; il dirige à Charleville le _Petit
+Ardennais_. C'est là, sur la Meuse, qu'après avoir lu les livres de M.
+Paul Sébillot touchant le folk-lore breton, il résolut de recueillir le
+premier les traditions, les coutumes et les légendes du département où
+la politique l'avait attaché. Il se mit à l'oeuvre ardemment, avec cette
+agilité d'esprit que développe la pratique du journalisme quotidien. Il
+alla dans les villages, interrogeant les anciens et les anciennes. Ce
+n'était pas assez. Il fit appel à toutes les bonnes volontés, et sa
+feuille porta cet appel dans toutes les localités du département. Les
+instituteurs surtout furent empressés à répondre. Leur secours lui fut
+sans doute très utile. Mais, en général, l'instituteur n'est pas l'homme
+qu'il faut pour recueillir les traditions populaires. Il manque de
+simplicité, il est enclin à embellir, à corriger. Quelque soin qu'il ait
+pris pour se défendre contre le zèle de ses collaborateurs, M. Albert
+Meyrac a admis dans son recueil plus d'un récit dont le style rappelle
+moins le paysan que le magister.
+
+Dans telle et telle légende, l'arrangement est visible. C'est un
+inconvénient que les plus habiles collecteurs des traditions orales
+n'évitent pas toujours. Il n'est même pas si facile qu'on croit
+d'obtenir une copie fidèle d'un vieux texte. M. Amélineau en sait
+quelque chose. Étant allé chercher dans les couvents grecs de l'Égypte
+des documents sur l'histoire des solitaires de la Thébaïde et de Nitrie,
+ce savant y fit de belles et abondantes découvertes. Il trouva notamment
+dans un monastère un texte ancien et précieux qu'un jeune Copte se
+chargea de copier sans rien omettre. Ce Copte était très intelligent;
+son travail terminé, il le remit à M. Amélineau:
+
+--Maître, dit-il avec un sourire de satisfaction, vous serez content de
+mon oeuvre. J'ai fait mieux encore que je n'avais promis. J'ai corrigé
+dans le style tout ce qu'il y avait de rude et de vieux. J'ai remplacé,
+autant que je l'ai pu, les sentences antiques par d'autres plus
+ingénieuses. Vous croirez, en lisant ma copie, lire un livre nouveau.
+
+M. Meyrac, qui a la première vertu du traditionniste, je veux dire la
+défiance, sait mieux que personne le danger des intermédiaires. Mais il
+en avait besoin. Sans collaborateurs son livre n'aurait pas été achevé
+en deux ans.
+
+Nous pourrions l'attendre encore dix ou vingt bonnes années, et ce
+serait dommage, car, tel qu'il est, il est très utile et très
+intéressant. Je l'ai lu, pour ma part, avec le plus grand plaisir.
+
+Ce vaste plateau, couvert de landes et de forêts, coupé de gorges
+profondes, où les dents rouillées des rochers percent le feuillage
+sombre, ces ossements nus de la terre, les _rièzes_ de Rocroi, ces
+grandes eaux dormantes qu'ils appellent des _fagnes_, toute l'Ardenne,
+enfin, disparaissait autrefois sous les taillis de cette immense et
+noire forêt, étendue de l'Escaut au Rhin. Sa nature a formé ses
+légendes; ses traditions sont des traditions sylvestres. On y voit
+passer des chasses fantômes; on y entend le _taïaut, taïaut_, du piqueur
+diabolique. Diane y régnait avant saint Hubert. Cette Diane ardennaise
+n'avait pas la svelte majesté que l'art de la Grèce et de l'Italie sut
+donner à la soeur d'Apollon.
+
+Elle était sauvage comme ses fidèles. Les dieux ont coutume de
+ressembler à ceux qui les adorent. Dans le village d'Eposium,
+aujourd'hui Carignan, son image se dressait énorme et monstrueuse. Elle
+était encore debout au temps des fils de Clotaire, quand un diacre
+lombard, nommé Vulfaï ou Valfroy, vint évangéliser la contrée.
+
+C'était un homme d'une grande vertu. Ayant vu les gens d'Eposium
+suspendre des guirlandes au pied de l'image sacrée et danser des rondes
+en chantant des hymnes, il entra dans une grande colère. Ces hymnes
+surtout lui parurent abominables. On ne les connaît pas. Mais on peut
+croire qu'il les jugeait avec trop de passion. Quoi qu'il en soit, il
+s'éleva avec force contre le culte de la Vierge ardennaise. Il était
+éloquent. D'ailleurs, il y avait déjà beaucoup de chrétiens à Eposium;
+il décida une petite troupe d'hommes résolus à venir avec lui renverser
+l'idole. Ils la tirèrent à terre péniblement par des cordes, en faisant
+des prières. Elle s'écroula. Et, comme il était plein de foi, il connut
+que c'étaient les prières et non les cordes qui avaient opéré. Saint
+Valfroy se fit ermite après son apostolat et résolut de mener une vie
+singulière. À l'exemple de saint Siméon Stylite, il fit dresser une
+colonne sur laquelle il demeura pieds nus tout l'hiver, en sorte que ses
+ongles tombèrent plusieurs fois. Ainsi périt la Diane ardennaise. Saint
+Hubert devint après elle le patron de la forêt. Hubert était un chasseur
+infatigable. Comme il chassait le vendredi de la semaine sainte, il vit
+un grand cerf qui portait entre ses bois une croix d'or. La bête
+miraculeuse parla et lui dit:
+
+--Hubert! Hubert! poursuivras-tu toujours les bêtes de la forêt. Et le
+plaisir de la chasse te fera-t-il oublier le soin de ton salut?
+
+Voilà le merveilleux tel qu'il est sorti de la forêt. L'étang, le marais
+ou _fagne_, a produit les annequins et les lumerettes, qui, pareils à
+des feux follets, dansent la nuit devant les voyageurs égarés et les
+entraînent dans les joncs, où ils se noient. Les Ardennes ont aussi des
+fées. Ce sont des fées villageoises, qui filent la toile, font la
+galette et lavent le linge au bord de la rivière comme des paysannes. Il
+résulte des recherches de M. Albert Meyrac que la sorcellerie était fort
+pratiquée dans la contrée et qu'on y faisait beaucoup le sabbat. Les
+sorcières y allaient, selon l'usage général, sur un manche à balai ou
+changées en poules noires. Là, comme ailleurs, les sorciers n'avaient
+qu'à se frotter d'une certaine pommade en prononçant des paroles
+magiques pour se métamorphoser en chat ou en poule. M. Meyrac a noté les
+superstitions qui subsistent encore. Le paysan ardennais garde toujours
+son antique confiance à la _sagneuse_ qui guérit par des signes de
+croix, et il n'est pas près de renoncer aux remèdes des rebouteux et des
+sorciers. Il n'a pas perdu tout souvenir des animaux fabuleux qui
+peuplaient l'Ardenne légendaire. Il lui souvient particulièrement du
+mahwot, qui est gros comme un veau et fait comme un lézard. Caché dans
+la Meuse, il n'en sort que pour annoncer les malheurs. On a vu le mahwot
+en 1870.
+
+Je m'arrête à regret. J'aurais beaucoup à philosopher sur le livre de M.
+Albert Meyrac, s'il m'en restait le loisir. Mais la nature de ces
+causeries ne souffre pas qu'on épuise les sujets. Nous avons déjà
+beaucoup devisé de chansons rustiques et de contes populaires. À ceux
+qui nous le reprocheraient trop vivement, nous pourrions répondre par
+ces belles paroles d'un poète:
+
+«La littérature qui se sépare dédaigneusement du peuple est comme une
+plante déracinée...
+
+»C'est dans le coeur du peuple que doivent se retremper sans cesse la
+poésie et l'art, pour rester verts et florissants. Là est leur fontaine
+de Jouvence.»
+
+Ainsi parle M. Émile Blémont dans son esthétique de la tradition, petit
+livre fort éloquent et plein de philosophie. Et c'est bien parler.
+Surtout ne condamnons pas les contes bleus au nom de l'art classique.
+L'_Odyssée_ d'Homère, nous l'avons vu, est faite de contes bleus.
+
+
+
+
+LE R. P. DIDON ET SON LIVRE SUR JÉSUS-CHRIST
+
+
+Restaurés en France, sous la monarchie de Juillet, par un romantique,
+les dominicains passent chez nous pour les plus artistes des moines et
+l'on veut, à tort ou à raison, qu'ils aient hérité du père Lacordaire le
+sentiment du pittoresque, une certaine entente de l'effet, le goût des
+nouveautés et même une sympathie apparente avec l'esprit moderne. C'est
+là, sans doute, une impression vague, formée du dehors et du lointain,
+qui n'est ni tout à fait juste, ni tout à fait fausse. Au fond, rien de
+plus impénétrable et de plus inintelligible que l'âme d'un moine. La
+pensée de ces cénobites qui vivent en commun pour mieux goûter la
+solitude est singulière comme leur vie. Et quand un religieux est mêlé
+aux affaires du temps, ce qui est le cas de presque tous les grands
+religieux, le psychologue se trouve en présence d'une des plus rares
+curiosités morales que l'humanité puisse offrir.
+
+Quel merveilleux sujet d'étude que l'état mental d'un Lacordaire menant
+de front les soucis de l'opposition libérale et les travaux de la
+pénitence, inspirant des journaux politiques et se faisant attacher sur
+une croix! J'avoue, pour ma part, que, depuis saint Antoine jusqu'au
+père Didon, les moines m'étonnent. Et s'il faut définir la physionomie
+des dominicains restaurés, cela est particulièrement délicat. Il n'est
+d'abord pas supposable qu'ils procèdent tous également de leur père
+spirituel par le libéralisme de l'esprit, par le romantisme du langage
+et par le goût des voluptés ascétiques de la flagellation et du
+crucifiement. J'ai approché quelques-uns de ces fils de Dominique et de
+Lacordaire. Ils ne m'ont pas ouvert leur âme: le moine ne se livre
+jamais; il ne s'appartient pas; mais ceux-là ne se sont montrés ni
+défiants ni dissimulés. C'étaient, selon, toute apparence, d'excellents
+moines.
+
+Ils avaient l'air joyeux et tranquille. Le bon moine est toujours gai;
+l'allégresse est une des vertus de son état et les hagiographes ont soin
+de rapporter que le grand saint Antoine avait gardé dans sa vieillesse
+la joie innocente d'un enfant.
+
+Pour ce qui est de l'esprit, ces frères prêcheurs m'ont paru plus
+nourris de saint Thomas d'Aquin que de Lacordaire. D'ailleurs, nous
+avons entendu assez le père Monsabré à Notre-Dame pour savoir que son
+éloquence, toute scolastique, ne doit rien à la science ni à la
+philosophie modernes, et que la _Somme_ en est l'unique source. Les
+dominicains qu'il m'a été donné d'approcher ressemblent tous au père
+Monsabré, hors un seul, plus ingénieux, plus tendre et plus troublé, que
+je ne nommerai pas. Ce sont avant tout des moines, c'est-à-dire des
+hommes obéissants, dont la pâte un peu épaisse a été mise dans le moule
+traditionnel tant de fois séculaire. Et pourtant, comme nous le disions
+tout à l'heure, les frères prêcheurs ont gardé en France quelques-uns
+des caractères que leur a imprimés leur second fondateur, le nouveau
+Dominique, et la foule des croyants attend instinctivement de ces
+hommes, vêtus du blanc scapulaire et portant le chapelet à la ceinture,
+des paroles neuves, des actes hardis, et elle leur accorde un peu de
+cette amitié que jadis inspiraient au peuple, non pas les disciples de
+Dominique, mais leurs violents adversaires, les bons fils de saint
+François. Sans rechercher pourquoi cette espérance est absolument vaine
+et sera déçue, il faut reconnaître qu'un homme tel que le père Didon est
+de force à la soutenir et à la prolonger quelque peu.
+
+Ce moine est un athlète. Il a le charme incomparable de la douceur dans
+la force. Un oeil vif et noir éclaire son mâle visage olivâtre. La
+poitrine large et le geste libre, il inspire la sympathie et la
+confiance; il est orateur même avant que d'avoir parlé. Issu d'une forte
+race de montagnards, nourri dans l'âpre et belle vallée du Grésivaudan,
+on a cru reconnaître en lui ce vieux génie dauphinois, si tenace, si
+positif, si laborieux, si courageux dans la lutte. Ce qu'on sait de sa
+vie est fait pour inspirer le respect. Il y a dix ans, environ, il
+aborda la chaire de Saint-Philippe-du-Roule, et là, dans toute la fougue
+de la jeunesse et de l'éloquence, il émut un auditoire qui apportait
+jusqu'au pied des autels des parfums profanes. Il toucha, remua, changea
+les coeurs et vit à ses pieds les plus belles pénitentes. Soit que sa
+parole eût semblé trop hardie sur un sacrement qui touche aux secrets
+profonds des sens (il parlait sur le mariage), soit que ses supérieurs
+craignissent qu'il ne s'enivrât lui-même de sa parole enivrante, il fut
+brusquement tiré de sa chaire et envoyé dans les rochers de la Corse, au
+couvent de Corbara qui domine, du haut d'un promontoire, l'île et la
+mer. Il obéit. Tout religieux eût sans doute obéi de même. Mais le
+caractère du père Didon, tel qu'il nous est connu, donne peut-être
+quelque prix à son obéissance. Il est éloquent, un peu glorieux,
+impatient de se jeter dans le mouvement des opinions et des idées et
+très heureux de commercer avec les hommes de science et de pensée. J'ai
+même des raisons de croire qu'il aime beaucoup cette odeur du papier
+fraîchement imprimé qu'on respire dans l'atelier de typographie et chez
+l'éditeur. Eh bien! cet éloquent sut se taire, ce glorieux se cacha, cet
+homme qui pouvait s'écrier avec Lacordaire: «Je serai entendu de ce
+siècle, dont j'ai tout aimé,» entra, sans hésiter dans le silence et
+dans la solitude. Je ne voudrais pas insister sur les mérites d'un bon
+religieux, ne me reconnaissant pas très propre à décerner de telles
+louanges. Mais l'obéissance du prêtre et du soldat n'est pas sans
+beauté. À cette époque, plusieurs, dans le public, croyaient discerner
+dans le père Didon un autre père Hyacinthe et présageaient une rupture,
+un schisme, une révolte. L'événement a démenti ces présages. Le père
+Didon, qui a du bon sens et un ferme esprit de conduite, n'a pas été
+tenté de fonder une nouvelle église, de s'ériger en antipape et de
+gouverner, comme tel autre papacule, une catholicité de quatorze âmes.
+Le père Didon alarme parfois les catholiques timides, et il semble qu'il
+ne se défende pas toujours du plaisir de les inquiéter. Un de ses
+compatriotes, qui appartient au parti catholique, reconnaissant là un
+des traits du caractère dauphinois, a dit, à propos de notre éloquent
+père: «Le montagnard côtoie volontiers les précipices et prend plaisir à
+l'effroi de ceux qui le regardent de la plaine; mais il a le pas sûr; il
+ne tombe pas..»
+
+Un des traits les plus intéressants du caractère de ce solitaire est
+précisément le goût de l'effet, l'art de la mise en scène, le talent de
+se produire. Est-ce en lui le don naturel, instinctif, d'une personne
+oratoire? Est-ce le penchant d'un esprit à la fois mystique et pratique?
+Est-ce la fatalité attachée au grand scapulaire blanc et qui
+s'appesantit sur certains frères prêcheurs en dépit de l'humilité
+chrétienne? Je ne sais. Mais les livres du R. P. s'annoncent avec un
+bruit et un éclat que leur mérite seul ne suffit point à expliquer et
+voici que l'apparition d'une nouvelle vie de Jésus, écrite dans un
+monastère de Bourgogne, devient un événement parisien. Tous les journaux
+parlent depuis un an du livre et de l'auteur et il est de cet ouvrage
+comme de Cyrus qui fut nommé longtemps avant que de naître. On nous
+promettait un livre d'une grande originalité et le père Didon confirmait
+lui-même cette promesse quand il répondait à un reporter:
+
+--Dans quel but voudriez-vous que j'eusse fait la vie de Jésus, si ce
+n'avait été dans le but d'y mettre des nouveautés?
+
+Et, pour peu que l'on pressât l'écrivain, on apprenait de sa bouche que
+la plus grande de ces nouveautés, celle qui renfermait toutes les
+autres, était la conciliation du dogme catholique et de l'exégèse
+moderne.
+
+C'est là le but que le R. P. s'est proposé en composant les deux gros
+volumes qui viennent de paraître. Afin de réussir dans son dessein, il
+est allé apprendre l'allemand dans une université allemande. Il a étudié
+les travaux critiques auxquels les diverses écoles protestantes ont
+soumis les textes évangéliques et les monuments littéraires des premiers
+âges chrétiens. Son livre veut être un livre d'histoire positive. Il dit
+expressément dans sa préface: «Il faut que la vie de Jésus soit racontée
+suivant les exigences de l'histoire. C'est à ce besoin profond qu'essaye
+de répondre le présent ouvrage.»
+
+Et, en effet, il fait mine d'entrer dans la critique des textes et donne
+une ombre de satisfaction à l'exégèse moderne, en faisant naître Jésus
+l'an 750 de Rome, quelques années avant l'an premier de l'ère
+chrétienne, et aussi en admettant que Matthieu et que Marc sont
+antérieurs à Luc, et que Jean est postérieur aux trois synoptiques.
+
+Mais il ne fait qu'effleurer cet examen, et, sans même exposer l'état de
+la question sur les points les plus importants, il se hâte de conclure
+dans le sens canonique. Et, comme s'il lui restait une épouvante de
+cette course rapide, ou plutôt de cette fuite à travers la critique
+indépendante, il court se cacher sous le manteau de l'Église; il déclare
+que l'Église, en matière d'exégèse, a l'autorité souveraine et qu'elle
+seule est habile à commenter les textes canoniques. «De quel droit,
+dit-il, les traiter comme un simple papyrus découvert dans le tombeau de
+quelque momie ou comme un vieux parchemin oublié dans les archives d'une
+ville dévastée?... Le premier grand tort de la critique moderne a été de
+traiter ces documents comme une lettre morte. Elle a sciemment oublié
+qu'ils n'étaient point des livres tombés dans le domaine public, mais la
+propriété inaliénable de l'Église catholique (pp. XXXIX, XLV).» Ce
+langage n'a rien qui puisse surprendre dans la bouche d'un croyant; il
+est très convenable à un prêtre et à un moine. Personne ne blâmera le
+père Didon de l'avoir tenu. Mais, s'il n'est pas d'exégèse en dehors de
+l'Église catholique, pourquoi citer Reuss, Eichhorn et Schleiermacher?
+Ces noms mis au bas des pages ne sont donc que de vains ornements? Et
+que critiquerait-il, puisqu'il n'a pas de matière sujette à la critique?
+Le père Didon croit et professe que les livres des deux testaments sont
+d'inspiration divine. Des textes de cette nature ne sauraient être
+corrigés. Aussi s'est-il gardé de toute revision sérieuse et l'exégèse
+n'est-elle chez lui qu'une façon neuve et hardie d'embellir l'apologie.
+Il n'a appelé la critique rationnelle sur le terrain sacré que pour
+l'immoler plus solennellement. Cette imprudence généreuse l'a entraîné à
+des désastres. Car c'est un coup désastreux que celui qu'il tente pour
+concilier les deux généalogies de Jésus. Il distingue entre la
+généalogie légale et la généalogie naturelle de Joseph qui sont, dit-il,
+l'une et l'autre tout à la fois la généalogie légale et naturelle de
+Marie et de Jésus, puisque Joseph était le père ou tout au moins le
+neveu d'Anne, mère de Marie, comme l'a déclaré Cornélius à Lapide, qui
+était Belge. Et le père Didon se montre satisfait de ce petit
+arrangement, tant il est d'un naturel heureux! Que Pascal est d'une
+humeur contraire! Ce grand homme craignait Dieu, mais il se moquait du
+monde. Il a dit, précisément au sujet qui nous occupe: «Les faiblesses
+les plus apparentes sont des forces à ceux qui prennent bien les choses.
+Par exemple les deux généalogies de saint Matthieu et de saint Luc. Il
+est visible que cela n'a pas été fait de concert.»
+
+À la bonne heure! voilà un apologiste qui ne s'embarrasse pas dans les
+difficultés de l'exégèse! Le père Rigolet lui-même ne raisonnait pas
+avec plus de subtilité quand il disait à l'empereur de la Chine que
+l'Église avait choisi les quatre évangiles qui se contredisaient le plus
+afin que la vérité parût avec plus d'évidence.
+
+Si j'étais docteur, je ne sais si j'aimerais les apologistes comme
+Pascal et Rigolet, mais je sais bien que des docteurs tels que le père
+Didon me feraient trembler. Celui-ci n'a-t-il pas eu la malheureuse idée
+de disputer avec Mommsen au sujet du recensement de Quirinus? Il en sort
+écrasé. Pourquoi, juste ciel! s'efforce-t-il de traiter rationnellement
+quelques parties d'une affaire qu'il déclare lui-même inconcevable et
+merveilleuse?
+
+Le père Didon croit au surnaturel. Loin de l'en blâmer, il faut le louer
+de confesser sa foi. La mienne est contraire; je crois bien faire en
+l'avouant hautement, et j'y ai sans doute moins de mérite puisqu'elle
+est plus généralement admise parmi ceux de nos contemporains dont
+l'opinion peut être comptée. Mais l'erreur du père Didon est de penser
+qu'on peut faire de l'histoire en acceptant le surnaturel, tandis que
+l'histoire n'est que la recherche de la suite naturelle des faits. Et
+comment pourrait-il être historien, quand son dessein arrêté est de
+soustraire l'objet même dont il traite, c'est-à-dire les origines
+chrétiennes, aux lois générales de l'histoire?
+
+Et, puisque nous parlons ici du miracle, j'avoue que, sans l'admettre à
+quelque degré que ce soit, je comprends mal les raisons des savants qui
+le nient. Nos savants disent généralement qu'ils ne croient pas aux
+miracles parce qu'aucun fait de ce genre n'a été formellement constaté.
+Mon illustre maître, M. Ernest Renan, a plusieurs fois présenté cet
+argument avec une parfaite netteté. «Les miracles, a-t-il dit, sont de
+ces choses qui n'arrivent jamais; les gens crédules seuls croient en
+voir; on n'en peut citer un seul qui se soit passé devant des témoins
+capables de le constater; aucune intervention particulière de la
+divinité, ni dans la confection d'un livre, ni dans quelque événement
+que ce soit, n'a été prouvée.» En fait, cela est incontestable; mais, en
+théorie, ces raisons, qui sont celles des plus excellents hommes de
+notre temps, me semblent faibles, parce qu'elles supposent que les lois
+naturelles nous sont connues et que si, par impossible, il survenait une
+dérogation à ces lois, un savant, ou mieux un corps académique, aurait
+qualité pour la constater. C'est là, j'ose dire, beaucoup trop accorder
+à la science constituée et supposer gratuitement que nous connaissons
+toutes les lois de l'univers. Il n'en est rien. Notre physique paraîtra
+peut-être dans cinq ou six siècles à nos arrière-neveux aussi grossière
+et barbare que nous semble barbare et grossière la physique des
+universités du moyen âge, qui étaient pourtant des corps savants. S'en
+remettre à la science du discernement des faits de nature et des faits
+surnaturels, c'est la traiter comme si elle était juge infaillible de
+l'univers. Sans doute, telle qu'elle est, elle est seul arbitre de la
+vérité et de l'erreur et rien n'est acquis à la connaissance sans avoir
+passé par son examen. Sans doute, on ne peut en appeler d'elle qu'à
+elle-même. Mais encore ne faut-il pas citer indifféremment dans les
+mêmes formes tous les phénomènes à son tribunal; il se peut qu'il y ait
+des phénomènes singuliers, rares, subtils, d'une production incertaine.
+La science officielle risquera de les manquer si elle les attend dans
+ses commissions; c'est à cet égard que l'argument présenté par M. Ernest
+Renan me semble dangereux, du moins dans ses tendances. Il va, si l'on
+n'y prend garde, jusqu'à tenir pour non avenu tout ce qui ne s'est pas
+produit dans un laboratoire. Les savants sont naturellement enclins à
+nier les faits isolés, qui ne rentrent dans aucune loi connue. J'ai peur
+enfin qu'on ne rejette les manifestations insolites en même temps que
+les manifestations miraculeuses et avec cette même fin de non-recevoir:
+«On n'a jamais vu cela.». Quant au miracle, si c'est une dérogation aux
+lois naturelles, on ne sait ce que c'est, car personne ne connaît les
+lois de la nature. Non seulement un philosophe n'a jamais vu de miracle,
+mais il est incapable d'en jamais voir. Tous les thaumaturges perdraient
+leur temps, à dérouler devant lui les apparences les plus
+extraordinaires. En observant tous ces faits merveilleux, il ne
+s'occuperait que d'en chercher la loi et, s'il ne la découvrait point,
+il dirait seulement: «Nos répertoires de physique et de chimie sont bien
+incomplets.» Ainsi donc il n'y a jamais eu de miracle, au vrai sens du
+mot, ou, s'il y en a eu, nous ne pouvons pas le savoir, puisque,
+ignorant la nature, nous ignorons également ce qui n'est pas elle.
+
+Mais revenons au livre du père Didon. Il abonde en descriptions.
+L'auteur a, comme autrefois M. Renan, fait le voyage d'Orient, et il en
+a rapporté des paysages qui, sans avoir certes la suavité de ces beaux
+tableaux de Nazareth et du lac de Tibériade que M. Renan a peints sur
+nature, ne manquent ni de richesse ni d'éclat. On croit voir avec le
+pieux voyageur, «les eaux d'opale» du lac de Génézareth et la désolation
+de la mer Morte. J'ai noté quelques lignes charmantes sur la Samarie. La
+grande nouveauté du livre, consiste en somme dans un orientalisme
+pittoresque qui s'associe, pour la première fois, d'une matière assez
+bizarre, à l'orthodoxie la plus exacte. Ainsi le père Didon croit à
+l'adoration des Mages, mais il les appelle des cheikhs. Son Jésus est
+fils de Dieu, mais nous le voyons adolescent, portant au front et aux
+bras les courroies de la prière qu'il a reçues au Sabbat Tephilin, dans
+la synagogue de Nazareth. Et toutes les scènes de l'Évangile sont ainsi
+teintées de couleur locale et de romantisme.
+
+Mais cet ouvrage n'est pas seulement une suite de scènes plastiques.
+L'auteur s'est efforcé de constituer la psychologie de Jésus et c'est la
+partie la plus malheureuse du livre. On ne peut pas lire, sans sourire,
+que Jésus «avait la science parfaite de sa vocation messianique», que
+«rien ne lui manquait de ce qui peut donner à la parole l'efficacité et
+le prestige», qu'«aucun orateur populaire ne peut lui être comparé»,
+qu'il «respectait l'initiative de la conscience», que l'échec de sa
+mission à Jérusalem lui causa «la plus grande douleur que puisse
+éprouver un homme appelé à un rôle public». Cet essai de psychologie
+humano-divine fait songer involontairement à Barbey d'Aurevilly qui
+adorait Jésus comme Dieu, mais qui, comme homme, lui préférait Hannibal.
+
+Je n'ai pas qualité pour juger une telle oeuvre au point de vue de
+l'orthodoxie, et il faut bien penser que les théologiens n'y ont rien
+trouvé de répréhensible, puisqu'ils l'ont approuvée. Je serai curieux
+pourtant de savoir ce qu'on en pense dans une certaine revue que
+dirigent avec beaucoup de savoir et de prudence les pères jésuites, et
+que je connais fort bien, car ils ont eu la bonté de me l'envoyer un
+jour qu'ils m'y maltraitaient beaucoup, mais non pas autant toutefois
+que le père Gratry et que le père Lacordaire. Ou je me trompe fort, ou
+les petits Pères ne goûteront pas beaucoup cette histoire romantique et
+cette psychologie moderne[10]. Pour ma part, je voudrais comparer le
+_Jésus-Christ_ du R. P. Didon à ce panorama de Jérusalem qu'on montre en
+ce moment aux Champs-Élysées et où l'on voit, d'un côté, le Temple, la
+tour Antonia, le palais et les portes de la ville restitués d'après les
+travaux des archéologues, et, d'une autre part, un calvaire traditionnel
+comme une peinture d'église. Mais je craindrais que cette comparaison ne
+donnât à l'excès l'idée d'un art frivole, tout en surface et peu solide.
+Je craindrais aussi de ne pas rendre l'effet de ces pages disparates, si
+étrangement mêlées de descriptions, de discussions, d'homélies, de
+morceaux de théologie, de psychologie et de morale, inspirés tantôt de
+saint Thomas d'Aquin et tantôt de Paul Bourget, où l'on passe
+brusquement de saint Luc et de saint Matthieu à Joanne et à Bædecker, où
+l'âme de madame de Gasparin semble flotter sur l'Évangile, où l'on tombe
+tout à coup d'une psychologie oratoire dans une démonologie qui rappelle
+à la fois le père Sinistrari, nos amis Papus et Lermina, l'école de
+Nancy et M. Charcot. Pages d'un aspect plus confus que les quais
+encombrés de cette petite ville de Capharnaum si bien décrite par le R.
+P. Didon lui-même.
+
+
+
+
+CLÉOPÂTRE[11]
+
+
+
+
+I
+
+
+M. Paul Stapfer nous enseigne, dans son livre sur _Shakespeare et
+l'antiquité_, que Cléopâtre a fourni le sujet de deux tragédies latines,
+seize françaises, six anglaises et au moins quatre italiennes. Je serais
+fort embarrassé de nommer seulement les seize tragédies françaises, et
+il me paraît suffisant d'indiquer la _Cléopâtre captive_ de Jodelle
+(1552), _les Délicieuses Amours de Marc-Antoine et de Cléopâtre_ de
+Belliard (1578), _la Cléopâtre_ de Nicolas Montreux (1594), la
+_Cléopâtre_ de Benserade (1636), le _Marc-Antoine_ de La Thorillère
+(1677), la _Mort de Cléopâtre_ de Chapelle (1680), la _Cléopâtre_ de
+Marmontel (1750), la _Cléopâtre_ d'Alexandre Soumet (1824) et la
+_Cléopâtre_ de madame de Girardin (1847); en attendant la _Cléopâtre_ de
+Victorien Sardou et sans compter la _Mort de Pompée_ du grand Corneille,
+où l'on voit Cléopâtre vertueuse, aspirant à la main de César, mais
+prenant par générosité la défense du vaincu de Pharsale. Sa confidente,
+Charmion, instruite de ses beaux sentiments, lui dit:
+
+ L'amour, certes, sur vous a bien peu de puissance.
+
+À quoi Cléopâtre répond:
+
+ Les princes ont cela de leur haute naissance.
+
+On ne conçoit pas d'abord comment Corneille a pu écrire quelque chose
+d'aussi ridicule. Mais on voit, si l'on y réfléchit, que c'est
+uniquement parce qu'il avait un génie sublime. Sans être comme
+Shakespeare un divinateur infaillible des âmes, notre vieux poète ne
+manquait pas de tout discernement; il savait bien au dedans de lui-même
+que Cléopâtre n'avait jamais ni parlé ni pensé de la sorte, mais il se
+flattait de l'embellir, de la rendre digne de la scène tragique, de la
+conformer aux convenances exigées par Aristote, et surtout de l'arranger
+à son propre goût, qui était noble. Il abondait en belles maximes. Les
+grands sentiments ne lui coûtaient guère, et l'on voit trop que le
+bonhomme les prenait dans son encrier. Il est bien difficile de se
+mettre aujourd'hui dans l'état d'esprit où il était quand il écrivait
+une tragédie dans sa petite chambre, entre deux procès, car, avocat et
+Normand, il aimait à plaider. Les grandeurs de ce monde, les grandeurs
+de chair le pénétraient d'un respect profond. Il se faisait sur les
+princesses des idées qui ne s'accordent pas bien avec la physiologie.
+Shakespeare avait un autre génie et sa Cléopâtre est vivante. M.
+Victorien Sardou admire infiniment Corneille et non sans raison, car,
+après tout, c'est le grand Corneille. Il vient de professer encore son
+admiration dans une lettre publique où, tout en se défendant de
+méconnaître le génie du grand Will, il estime que la place occupée par
+le poète d'_Hamlet_ sur une de nos voies serait mieux tenue par l'auteur
+de _Polyeucte_. Certes, le bronze de Corneille ne ferait pas mauvaise
+figure à Paris, et tous ceux qui ont le culte de nos gloires nationales
+salueraient avec respect son visage sévère et même un peu renfrogné.
+Quant à Shakespeare, c'est le poète de l'humanité. Sa place est partout
+où il y a des hommes capables de sentir le beau et le vrai. Il est,
+comme Homère, au-dessus des peuples. M. Victorien Sardou ne peut pas se
+plaindre de le rencontrer sur le boulevard Haussmann. Il doit seulement
+être fâché que le sculpteur lui ait fait de si vilaines jambes.
+
+Je connais M. Victorien Sardou, je sais combien il a le goût artiste et
+comme les formes mal venues offensent la délicatesse de son goût. Une
+figure si disgracieuse doit lui être désagréable à voir. J'en souffre
+moi-même chaque fois que je passe par ce boulevard somptueux et
+monotone. Et il m'est arrivé plus d'une fois de plaindre le culottier
+anglais qui a sa boutique derrière cette statue, en songeant que les
+connaissances professionnelles de ce spécialiste doivent lui rendre
+particulièrement sensible la difformité dont son illustre compatriote a
+été gratuitement affligé par un statuaire malhabile.
+
+Voilà assurément un Shakespeare mal chaussé! Mais M. Victorien Sardou a
+précisément écrit sa lettre pour se défendre d'avoir jamais méprisé
+Shakespeare. On prétendait qu'il avait dit que Shakespeare n'avait aucun
+talent. Il ne l'a point dit. C'eût été une sottise, et ceux qui ont
+causé avec M. Sardou savent qu'il n'en dit point. Il a l'esprit le plus
+riche et le plus fin. Sa tête est un magasin de curiosités, un musée
+d'art, une bibliothèque universelle. Il s'intéresse à la vie, aux moeurs,
+aux usages, aux singularités des temps et des lieux. Je ne connais pas
+sa _Cléopâtre_, mais je suis bien sûr qu'elle sera documentée, et qu'il
+n'y manquera rien de ces intimités, de ces particularités, de ces
+singularités qui font revivre le passé mystérieux.
+
+C'est une incomparable histoire que celle d'Antoine et de Cléopâtre, et
+si émouvante et d'une telle somptuosité voluptueuse, et tragique, que
+l'art n'y peut rien ajouter, pas même l'art d'un Shakespeare. Il faut la
+lire dans Plutarque. Ce vieux Plutarque est un merveilleux narrateur. Je
+vous recommande aussi l'étude de M. Henry Houssaye, judicieuse avec
+élégance, et qui est un excellent récit.
+
+Cléopâtre n'était pas très belle. Elle ne l'emportait ni en beauté ni en
+jeunesse sur cette chaste Octavie, à qui elle prit Antoine pour la vie
+et la mort. «Sa beauté, dit Amyot, qui traduit, Plutarque avec une grâce
+fine, sa beauté seule n'était point si incomparable qu'il n'y en eust pu
+bien avoir d'aussi belles comme elle, ni telle qu'elle ravit incontinent
+ceux qui la regardaient; mais sa conversation, à la hanter, étoit si
+aimable qu'il étoit impossible d'en éviter la prise, et avec sa beauté,
+la bonne grâce qu'elle avoit à deviser, la douceur et la gentillesse de
+son naturel, qui assaisonnoit tout ce qu'elle disoit ou faisoit, étoit
+un aiguillon qui poignoit au vif; et il y avoit outre cela grand plaisir
+au son de sa voix seulement et à sa prononciation, parce que sa langue
+étoit comme un instrument de musique à plusieurs jeux et registres,
+qu'elle tournoit aisément un tel langage comme il lui plaisoit,
+tellement qu'elle parloit à peu de nations barbares par truchement, mais
+leur rendoit par elle-même réponse, au moins à la plus grande partie,
+comme aux Égyptiens, Arabes, Troglodytes, Hébreux, Syriens, Médois et
+Parthes, et à beaucoup d'autres dont elle avoit appris les langues.»
+Elle avait l'esprit raffiné, à la façon des Alexandrins. Elle reçut
+d'Antoine, comme un présent agréable, la bibliothèque de Pergame,
+composée de deux cent mille volumes. Elle n'a été un monstre que dans
+l'imagination ampoulée des poètes amis d'Auguste. Ils ont dit qu'elle se
+prostituait aux esclaves. Ils n'en savaient rien. On lui a donné pour
+amants Cnéius Pompée, César, Dellius, Antoine et aussi Hérode, roi des
+Juifs, qui était très beau. Mais il n'y a de certain que ses relations
+avec César et avec Antoine. Le reste n'est pas prouvé, et l'aventure
+d'Hérode a tout l'air, notamment, d'un conte de Flavius Josèphe.
+Cléopâtre était une femme dangereuse. Et l'on peut penser d'elle ce que
+pensait le vieux professeur de Henri Heine. «Mon vieux professeur, dit
+Heine, n'aimait pas Cléopâtre; il nous faisait expressément observer
+qu'en se livrant à cette femme, Antoine ruina toute sa carrière
+publique, s'attira des désagréments privés et finit par tomber dans le
+malheur.» Rien n'est plus vrai. Elle a perdu Antoine et contribué
+peut-être à la perte de César, et le vieux professeur parlait d'or. Ce
+n'est peut-être pas assez toutefois pour l'appeler, comme Properce, la
+reine courtisane, _meretrix regina_. Ces Romains haïssaient
+l'Égyptienne; elle leur avait fait peur. Horace et Properce avouent que
+Rome tremblait avant la journée d'Actium. Cléopâtre morte, il y eut de
+grandes réjouissances dans la Ville éternelle. «C'est maintenant qu'il
+faut boire! Il n'était pas permis de tirer le cécube du cellier des
+aïeux, quand une reine préparait au Capitole des ruines insensées et des
+funérailles à l'Empire. Elle osait opposer à notre Jupiter le museau de
+chien de l'aboyant Anubis et couvrir la trompette romaine des sons
+aigres du sistre égyptien. Elle voulait planter sur le Capitole ses
+tentes au milieu des images et des trophées de Marius!» Enfin le monstre
+était mort: Il fallait boire, danser, offrir des mets aux dieux!
+
+Et c'était une femme, une petite femme qui avait fait trembler le Sénat
+et le peuple romain. Quand nous disons qu'elle était petite, nous n'en
+savons rien. Nous l'imaginons sur quelques vagues indices. Pour échapper
+aux embûches de l'eunuque Pothin, elle se fit porter à César dans un
+sac. C'était un de ces grands sacs d'étoffe grossière, teints de
+plusieurs couleurs, qui servaient aux voyageurs à serrer les matelas et
+les couvertures. Elle en sortit aux yeux du romain charmé. Il nous
+semble qu'étant mince et de petite taille elle avait meilleure grâce, et
+qu'une stature de déesse n'est pas ce qu'il faut pour plaire au sortir
+d'un sac. M. Gérome a représenté cette scène dans un de ses plus jolis
+tableaux anecdotiques et je crois bien me rappeler que sa Cléopâtre
+était très mignonne. M. Gérome est admirable pour l'abondance et le
+choix de ses documents. En ce cas pourtant, il avait été laissé à son
+inspiration. Nous n'avons point de portrait authentique de Cléopâtre et
+le visage de la reine n'a pas laissé le moindre reflet sur cette vaste
+terre où il causa tant de deuils et de malheurs. Cléopâtre est
+représentée plusieurs fois, il est vrai, avec son fils, Ptolémée
+Césarion, sur les bas-reliefs du temple de Denderah. Mais ce sont là des
+figures hiératiques, d'un art traditionnel, dont le type, fixé longtemps
+d'avance, ne laissait guère de place à l'imitation de la nature. Dans
+cette déesse Hathor, dans cette déesse Isis aux cheveux nattés, debout,
+rigide, la tunique collée au corps, comment reconnaître la folle
+amoureuse qui courait la nuit avec Antoine les bouges de Rhakotis et se
+mêlait aux rixes des matelots ivres? Quant au joli moulage que l'on voit
+souvent dans les ateliers, M. H. Houssaye nous avertit bien de ne pas y
+chercher le profil de la belle Lagide. «Ce bas-relief, nous dit-il,
+découvert, je crois, en 1862, ne portait aucune inscription. Un
+égyptologue s'amusa à y graver le cartouche de Cléopâtre, et c'est ainsi
+qu'on le vend partout, depuis, comme l'image authentique de la dernière
+reine d'Égypte.»
+
+Cette supercherie me rappelle une méprise de peu de temps postérieure.
+Vers 1866, un Italien montrait à Paris, dans un appartement démeublé de
+la rue Jacob, quelques antiquités égyptiennes et romaines et une
+peinture à l'encaustique, d'un mauvais dessin et d'un style médiocre,
+représentant une femme assez belle, la face large, avec un serpent qui
+lui pique le sein. L'Italien jurait la Vierge et les saints que c'était
+le portrait authentique de Cléopâtre, celui-là même qui fut porté à Rome
+devant le char triomphal d'Octave. Cet homme était d'une ardeur vraiment
+excessive pour les antiquités. Il faisait des bonds de tigre devant
+cette peinture et la contemplait d'un oeil sombre en lui envoyant des
+baisers. «Quelle est belle!» s'écriait-il. Il était venu la vendre à
+Paris, et il poussait des hurlements horribles et s'arrachait les
+cheveux quand on lui disait qu'en réalité c'était un méchant ouvrage de
+peinture, dû à quelque seigneur cavalier, académicien de Rome ou de
+Venise, florissant vers 1800 ou 1810. Pourtant rien n'est plus vrai.
+
+Il y a des médailles de Cléopâtre; les numismates en comptent quinze de
+type différent. Elles sont pour la plupart d'une mauvaise gravure.
+Toutes représentent Cléopâtre avec des traits gros et durs, un nez
+extrêmement long. On sait le mot profond de Pascal: «Le nez de
+Cléopâtre, s'il avait été plus court, toute la face de la terre aurait
+été changée.» Ce nez était démesuré, si l'on en croit les médailles,
+mais nous ne les en croirons pas. En vain, on nous mettra sous les yeux
+tous les médailliers du British Muséum et du Cabinet de Vienne. Nous
+dirons que c'est là comme une de ces illusions de féerie, où tous les
+nez s'allongent à la fois sur tous les portraits, et nous nous moquerons
+de la numismatique qui se moque de nous. Le visage qui fit oublier à
+César l'empire du monde n'était point gâté par un nez ridicule.
+
+Il est certain que César aima Cléopâtre. Le divin Jules avait plus de
+cinquante ans. Il avait épuisé toute la gloire et tous les plaisirs et
+tiré de la vie tout ce qu'elle peut donner d'émotions violentes et de
+joies fortes. Son élégant visage avait pris la pâleur tranquille du
+marbre. Il semblait qu'un tel homme ne dût plus vivre que par
+l'intelligence. Pourtant, quoi qu'en dise M. Mommsen, il aima
+l'Égyptienne jusqu'à la folie. Car c'était une folie que de l'amener à
+Rome, et une plus grande folie que d'élever dans le temple de Vénus une
+statue à la divinité de Cléopâtre.
+
+La Lagide habitait, à Rome, avec son fils et sa suite la villa et les
+jardins de César qui s'étendaient sur la rive droite du Tibre. Le
+dictateur demeurait dans un des bâtiments publics de la voie Sacrée,
+mais il faisait de fréquentes visites à la villa, qui était aussi le
+rendez-vous de ses amis. C'est là que Marc-Antoine vit Cléopâtre pour la
+première fois. Elle recevait aussi Atticus et Cicéron qui s'était
+réconcilié avec César. Cicéron était grand amateur de livres et
+d'antiquités.
+
+Ces trésors étaient rares à Rome et ils abondaient à Alexandrie. Cicéron
+demanda à Cléopâtre de lui faire venir quelques manuscrits et des vases
+canopes. Elle le lui promit bien volontiers et elle chargea de la
+commission un de ses officiers, nommé Ammonius. Mais les livres ne
+vinrent pas et l'orateur en garda rancune à la reine. Dans ces heures
+romaines, Cléopâtre nous apparaît sous un aspect inattendu. Discrète,
+paisible, ayant banni le luxe asiatique, tout occupée des élégants
+travaux de l'esprit, c'est une belle Grecque, qui converse sous les
+térébinthes avec Cicéron. Le poignard de Brutus dissipa d'un coup cet
+enchantement de la villa du Tibre. César assassiné, Cléopâtre s'enfuit
+au milieu des scènes sanglantes des jours parricides et regagne
+l'Égypte.
+
+C'est alors que va commencer la plus folle et la plus terrible des
+aventures d'amour, le roman d'Antoine et de Cléopâtre.
+
+
+
+
+II
+
+
+Sarah nous l'a montrée (et avec quel charme! avec quelle magie!) sous
+les traits d'une Égyptienne. Mais c'était une Grecque. Elle l'était de
+naissance et de génie. Élevée dans les moeurs et dans les arts
+helléniques, elle avait la grâce, le bien dire, l'élégante familiarité,
+l'audace ingénieuse de sa race. Ni les dieux de l'Égypte, ni les
+monstres de l'Afrique n'envahirent jamais son âme riante. Jamais elle ne
+s'endormit dans la morne majesté des reines orientales. Elle était
+Grecque encore par son goût exquis et par sa merveilleuse souplesse.
+Tout le temps qu'elle vécut à Rome, elle observa toutes les convenances,
+et quand, après sa mort, les amis d'Auguste outragèrent sa mémoire avec
+la brutalité latine, ils ne purent rien lui reprocher qui eût trait à
+son séjour dans la villa de César. Elle avait donc été parfaite sous les
+pins et les térébinthes des jardins du Tibre.
+
+Elle était Grecque, mais elle était reine; reine et, par là, hors de la
+mesure et de l'harmonie, hors de cette fortune médiocre qui fut toujours
+dans les voeux des Grecs et qui n'entra dans ceux des poètes latins que
+littérairement et par servile imitation. Elle était reine et reine
+orientale, c'est-à-dire un monstre; elle en fut châtiée par cette
+Némésis des dieux que les Grecs mettaient au-dessus de Zeus lui-même,
+parce qu'elle est en effet le sentiment du réel et du possible,
+l'entente des nécessités de la vie humaine. Faite pour les arts secrets
+du désir et de l'amour, amante et reine, à la fois dans la nature et
+dans la monstruosité, c'était une Chloé qui n'était point bergère.
+
+Que des mouvements d'une chair exquise, que du souffle d'une bouche
+charmante dépende le sort du monde, c'est cela qui n'est point grec,
+c'est cela que la Némésis des dieux ne permet point. La mort de la
+dernière Lagide expia le crime d'Alexandre le Macédonien, ce Grec à demi
+barbare, ce Grec démesuré qui, soldat ivre, ouvrit à l'hellénisme
+l'Orient lascif et cruel. Ce n'est point que cette délicate Cléopâtre
+manquât par elle-même du sentiment de la mesure et de l'harmonie. Elle
+garda même l'instinct du vrai, du beau, du possible autant que le lui
+permit sa toute-puissance, le crime héréditaire dans sa maison et
+l'ivresse du monde plongé autour d'elle dans cette orgie voluptueuse et
+scélérate où l'hellénisme coudoyait la barbarie. Son malheur singulier,
+sa gloire effroyable fut d'être charmante étant souveraine, d'être
+Lesbie, Délie ou Leuconoé et de ne pouvoir ouvrir ses bras adorables
+sans allumer des guerres.
+
+La morale d'une Lagide était large, sans doute, et les doux antiquaires
+ont quelque peine à la mesurer sur les textes grecs et latins qu'ils
+étudient avec méthode. Pour ma part, je ne rechercherai pas ce que
+Cléopâtre jugeait permis ou défendu. Je pense qu'elle estimait que
+beaucoup de choses lui étaient permises. Mais j'imiterai, dans sa
+sagesse, M. Henry Houssaye, qui ne croit pas pouvoir donner la liste des
+amants de la reine. Aussi bien, pour dresser avec confiance des
+catalogues de cette nature, il faut être un bibliothécaire entêté comme
+l'antique Élien ou le bonhomme Peignot, qui croyaient plus que de raison
+à l'autorité des textes. Ce qui est certain, c'est que quand Antoine
+l'aima d'un amour orageux, elle opposa à la foudre les éclairs d'un
+regard qui n'était point terni et les ardeurs d'une chair que la
+débauche n'avait point fatiguée. Nous savons qu'elle aima le soldat de
+Pharsale et de Philippes; nous savons qu'elle l'aima jusqu'à la mort. Le
+reste est à jamais effacé comme les travaux obscurs de tant de milliards
+d'êtres qui naquirent, qui souffrirent et qui moururent sur cette
+planète, comme les troubles de tant d'amantes qui, dans le cours infini
+des âges, servirent ou trahirent l'amour sans laisser même, ainsi que la
+jeune fille de Pompéi, l'empreinte de leur sein dans la cendre.
+
+Avant Antoine, il semble bien que cette femme intelligente, ambitieuse,
+vindicative et fière ait été plus reine qu'amante. Grand constructeur,
+comme les Pharaons et comme les Ptolémées, elle couvrait Alexandrie de
+monuments magnifiques[12]. Elle tint tête fermement aux intrigues des
+eunuques, aux séditions domestiques et populaires et rentra par une ruse
+audacieuse dans sa ville et dans son palais, dont elle avait été
+chassée. Elle réussit à tenir en suspens les droits de Rome sur son
+empire, et s'il est vrai qu'elle y employa sa beauté et son charme, il
+faut songer que cette beauté n'était point incomparable et que ce
+charme, dont César éprouva la puissance, n'eût pas suffi sans beaucoup
+d'intelligence et de politique. Ce charme habilement dirigé lui assura
+Antoine après César. Mais cette fois, elle se trouva l'associée d'un
+soldat condamné à posséder seul le monde ou à n'avoir plus une pierre où
+poser sa tête. La partie était grande et douteuse. Pour la bien jouer,
+il fallait du sang-froid. Marc-Antoine n'en n'avait jamais montré
+beaucoup. Elle lui ôta le peu qu'il en possédait; elle le rendit tout à
+fait fou, elle devint aussi folle que lui, et tous deux ils luttèrent
+pour l'empire et la vie dans les intervalles lucides que leur laissait
+cette démence que les Grecs ont bien connue, puisqu'ils l'ont décrite
+comme une maladie des sens et de l'âme, comparable au mal sacré par la
+violence des accès et par la profondeur de la mélancolie.
+
+Le premier tort d'Antoine et de Cléopâtre fut de mépriser leur ennemi,
+cet adolescent malingre, bègue, poltron, cruel et plus froid, plus
+insensible, quand il rasait sa première barbe, que les plus graves
+politiques blanchis dans les affaires. Il fallut combattre. Ce fut la
+guerre du renard et du lion. Le lion avait la part du lion, toutes les
+provinces de l'Orient jusqu'à l'Illyrie, et le petit renard, l'enfant
+rusé, Octave, ne possédait que l'Italie ruinée et consternée, et
+l'Espagne, la Gaule, la Sicile, l'Afrique en armes contre lui. Tant de
+javelots tournés contre un lâche! Mais ce lâche était un ambitieux
+patient, c'est-à-dire la plus grande force du monde.
+
+Marc-Antoine, dans la maturité de l'âge, était le premier soldat de
+l'empire, depuis la mort de César. Il avait, pour ses débuts, écrasé les
+juifs révoltés. Il avait secondé le grand Jules en Gaule, dans la
+Haute-Italie, en Illyrie. Il commandait l'aile droite des césariens à
+Pharsale. Battu à Modène, il avait remporté la victoire décisive de
+Philippes. Bien qu'il n'eût ni la prudence ni la vue claire de César,
+César l'estimait comme son meilleur lieutenant. Seul et livré à
+lui-même, Antoine péchait par la méthode. Un soir que nous lisions
+ensemble, dans Plutarque, le récit pittoresque de la guerre des Parthes,
+un officier d'artillerie du plus grand savoir, le capitaine Marin,
+commentant le texte ancien, nous montra sans peine les fautes d'Antoine,
+le décousu du plan et l'incurable légèreté d'un chef qui, ayant fait la
+guerre avec César, se laisse surprendre par l'ennemi. Antoine n'en
+possédait pas moins certaines belles parties de l'homme de guerre. Il
+avait la grande psychologie militaire, la connaissance de l'âme du
+soldat. Il se faisait aimer, il se faisait suivre. Il était impétueux,
+entraînant, irrésistible. La confiance qu'il avait en lui-même, il
+l'inspirait à ses hommes. Grandement joyeux, il leur communiquait cette
+gaieté qui fait oublier les souffrances, les dangers, et qui double les
+forces. Il buvait et mangeait avec eux; il disait des mots qui les
+faisaient rire. Les légionnaires l'adoraient. Il ne faut pas juger
+Antoine par les Philippiques que Cicéron prononça contre lui; Cicéron
+était avocat et, de plus, c'était en politique un modéré de l'espèce la
+plus violente. À cela près un honnête homme et un grand lettré. Antoine
+n'était pas le grossier soldat, le belluaire insolent, j'allais dire «la
+trogne à épée» que l'orateur nous montre. Il avait de l'esprit,
+précisément dans le sens où nous prenons le terme aujourd'hui, de
+l'esprit de mots, car, pour ce qui est de l'esprit de conduite, il en
+manqua toujours, et Cléopâtre ne lui en donna pas. Loin d'être un homme
+inculte, il avait étudié l'éloquence en Grèce. Sa parole n'avait pas
+l'élégante correction de celle de César: elle était imagée et
+disproportionnée. C'était ce que nous appellerions maintenant une
+éloquence romantique. Il aimait, dit Plutarque, ce style asiatique,
+alors fort recherché et qui répondait à sa vie; fastueuse, pleine
+d'ostentation, sujette à d'effroyables inégalités.
+
+Plutarque dit bien: en tout, Antoine aimait à la folie le style
+asiatique et la pompe orientale. Son front bas et sa barbe épaisse, sa
+mâle et forte structure lui donnaient quelque ressemblance avec les
+images du fabuleux Hercule de qui il prétendait descendre, mais c'est
+surtout Bacchus, le Bacchus indien qu'il se plaisait à rappeler par ses
+riches cortèges et par ses chars attelés de lions. Il entra dans Éphèse
+précédé de femmes vêtues, en Bacchantes et d'adolescents; portant la
+nébride des Pans et des Satyres. On ne voyait dans toute la ville que
+thyrses couronnés de lierre, on n'entendait que le son des flûtes et des
+syrinx et les cris qui saluaient le nouveau Bacchus bienfaisant et plein
+de douceur.
+
+Certes, la large humanité de César fut toujours étrangère au collègue
+d'Octave et de Lépide. Antoine eut sa part de l'atroce férocité commune
+aux Romains de ces temps scélérats. Mais il ne se montra jamais, comme
+Octave, froidement cruel. Il était libéral, magnifique et capable de
+sentiments délicats et généreux. En Grèce, ses ennemis l'avouent, il
+rendit la justice avec une grande douceur et il se montra jaloux d'être
+nommé l'ami des Grecs et plus encore des Athéniens. Après, la victoire
+de Philippes, il posa sa propre cuirasse sur le cadavre sanglant de
+Brutus, afin d'honorer en soldat les funérailles du vaincu. Quand, dans
+les jours sombres, Æhnobarbus, son vieux compagnon, l'abandonna la
+veille de la bataille, pour passer à Octave, il renvoya à celui qui
+avait été si longtemps son ami ses équipages et tout ce qui lui
+appartenait, et l'on dit qu'accablé par cette générosité Æhnobarbus
+mourut de douleur et de honte.
+
+Cet homme était l'esclave des femmes. Son fastueux amour pour la
+courtisane Cytheris avait indigné les Romains. L'âcre et violente Fulvie
+faisait trembler cet Hercule, ce Bacchus indien. Plus tard, il se montra
+sensible à la chaste beauté d'Octavie. Il les aimait avec violence et il
+les aimait en même temps avec esprit, ce qui est infiniment plus rare.
+«Il avait, dit Plutarque, de la grâce et de la gaieté dans ses amours.»
+Voilà l'homme qui cita Cléopâtre devant son tribunal à Tarse. C'était
+lui l'Asiatique et l'Oriental. Sans être capable de grands projets
+longuement suivis, il rêvait vaguement l'empire d'Orient avec quelque
+immense ville barbare pour capitale. Il aimait tout de l'Orient, ses
+trésors, ses monstres, ses voluptés, ses splendeurs, ses parfums, sa
+poésie. Cléopâtre parut. Il la vit ou plutôt il la revit, car il l'avait
+connue sans doute à Rome, mais discrète, mais réservée, sévère, comme
+une dame romaine. Cette fois, c'était la reine d'Égypte qui paraissait
+devant lui dans la pompe hiératique d'une nouvelle Isis. Il adora la
+Grecque arrangée en idole.
+
+Cette galère de Cléopâtre sur le Cydnus est restée dans le monde l'image
+de la volupté splendide.
+
+Hier nous l'avons, vue dans l'illusion du théâtre[13]. Nous avons vu
+couchée, sous les voiles de pourpre, l'actrice charmante qui fait
+revivre en elle la couleuvre du Nil. Ce n'est pourtant point de ce jour
+que date ma vision éblouie. Ce n'est pas non plus du jour où j'ai
+entendu M. José Maria de Heredia réciter son suave et brillant sonnet du
+Cydnus:
+
+ Sous l'azur triomphal, au soleil qui flamboie,
+ La trirème d'argent blanchit le fleuve noir,
+ Et son sillage y laisse un parfum d'encensoir,
+ Avec des chants de flûte et des frissons de soie.
+
+ À la proue éclatante où l'épervier s'éploie,
+ Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir,
+ Cléopâtre, debout dans la splendeur du soir,
+ Semble un grand oiseau d'or qui guette au loin sa proie.
+
+ Voici Tarse où l'attend le guerrier désarmé;
+ Et la brune Lagide ouvre dans l'air charmé
+ Ses bras d'ambre où la pourpre a mis ses reflets roses;
+
+ Et ses yeux n'ont pas vu, présages de son sort,
+ Auprès d'elle, effeuillant sur l'eau sombre des roses,
+ Les deux enfants divins, le Désir et la Mort.
+
+Mon trouble vient de plus loin. Il remonte à ces années d'adolescence et
+de prime jeunesse dont je suis trop enclin, je le sens, à rappeler le
+souvenir. C'était au collège, l'année de ma rhétorique, l'hiver, un
+vendredi pendant le repas de onze heures. Jamais je n'avais senti plus
+péniblement les vulgarités et les inélégances de la vie: une écoeurante
+odeur de friture tiède emplissait le réfectoire; un courant d'air froid
+saisissait les pieds à travers les chaussures humides; les murs
+suintaient et l'on voyait, derrière le grillage des fenêtres, une pluie
+fine tomber du ciel gris. Les élèves, assis devant les tables d'un
+marbre noir et gras, faisaient avec leurs fourchettes un bruit agaçant,
+tandis qu'un de nos camarades, assis dans une haute chaire, au milieu de
+la grande salle, lisait, selon la coutume, un passage de l'histoire
+ancienne de Rollin. Je regardais, sans manger, mon assiette mal essuyée,
+ma timbale au fond de laquelle l'abondance avait déposé quelque chose
+comme du bois pourri, et puis je suivais de l'oeil les domestiques, qui
+nous présentaient des grands plats de pruneaux cuits, dont le jus leur
+lavait les pouces. Tout m'était à dégoût. Dans le tintement de la
+vaisselle la voix du lecteur, par intervalles, m'arrivait aux oreilles.
+Tout à coup j'entendis le nom de Cléopâtre et quelques lambeaux de
+phrases charmantes: _Elle allait paraître devant Antoine dans un âge où
+les femmes joignent à la fleur de leur beauté toute la force de
+l'esprit... Sa personne plus puissante que toutes les parures... Elle
+entra dans le Cydnus... La poupe de son vaisseau était tout éclatante
+d'or, les voiles de pourpre, les rames d'argent._ Puis les noms
+caressants des _flûtes_, de _parfums_, de _Néréides_ et d'_Amours_.
+Alors une vision délicieuse emplit mes yeux. Le sang me battit aux
+tempes ces grands coups qui annoncent la présence de la gloire ou de la
+beauté. Je tombai dans une extase profonde. Le préfet des études, qui
+était un homme injurieux et laid, m'en tira brusquement en me donnant un
+pensum pour ne m'être pas levé au signal. Mais, en dépit du cuistre,
+j'avais vu Cléopâtre!
+
+Le bon Plutarque n'a pas dû se tromper: Marc-Antoine avait de l'agrément
+et de la gaieté dans ses amours. C'est lui qui imagina les folies de la
+vie inimitable, les déguisements de nuit, les parties de pêche sur le
+Nil, les fêtes prodigieuses. Oui, certes, c'était lui l'Oriental,
+c'était lui l'Égyptien. Elle ne voulait que ce qu'il voulait,
+l'incomparable amante! Et, craignant seulement de le perdre, elle
+prenait les goûts et les habitudes d'un soldat pour être toujours à son
+côté. «Elle buvait avec lui, elle chassait avec lui, elle assistait avec
+lui aux manoeuvres[14].» Plutarque nous dit: «Ils avaient formé une
+association sous le nom d'Amimétobies; et ils se traitaient mutuellement
+tous les jours.» Huit sangliers étaient toujours à la broche et, à toute
+heure, il s'en trouvait un cuit à point. La vie inimitable fut
+interrompue par la guerre de Pérouse et le mariage d'Antoine et
+d'Octavie. Elle reprit plus ardente et plus frénétique après trois ans
+d'absence.
+
+Puis ce fut la guerre: Actium et cette fuite soudaine de Cléopâtre au
+milieu de la bataille, cette fuite, inexpliquée encore, que l'amiral
+Jurien de la Gravière considère comme une manoeuvre habile et que M.
+Victorien Sardou nous rend si dramatique quand il nous montre, au
+contraire, la reine amoureuse consommant par sa fuite la défaite et la
+honte de son amant pour le garder tout à elle. Ainsi l'amiral veut que
+Cléopâtre soit un bon marin et le dramaturge veut qu'elle soit très
+pathétique: ils l'aiment tous deux, surtout le marin. Je l'aime aussi
+depuis le collège. Mais je croirais plutôt qu'elle s'est sauvée, saisie
+d'une peur folle.
+
+Antoine voit fuir la galère aux voiles de pourpre, l'Antoniade, qui
+porte Cléopâtre; il la poursuit, abandonnant le combat par une étonnante
+lâcheté qui, chez un tel soldat, devient héroïque; il accoste
+l'Antoniade, il y monte et va s'asseoir seul à la proue, la tête dans
+ses mains. À Alexandrie, Antoine, déshonoré et perdu, montre encore un
+esprit d'une fantaisie extraordinaire. Il se bâtit, sur une jetée, dans
+la mer, une cabane qu'il nomme son Timonium et où il veut vivre seul, à
+l'exemple de Timon d'Athènes. Il se dit misanthrope et c'est un
+misanthrope pittoresque et romantique, le misanthrope de la passion.
+Puis sa cabane et la solitude l'ennuient. Il revoit la reine et forme
+avec elle une société plus mélancolique, mais non pas moins fastueuse
+que celle des Inimitables: la compagnie de ceux qui veulent mourir
+ensemble, les Synapothanumènes. C'est un grand artiste, cet Antoine!
+
+Que la reine l'ait aimé jusqu'à la mort et par delà la mort, cela n'est
+point douteux. Qu'elle ait cependant essayé de séduire Octave, cela non
+plus ne fait pas de doute; et cela prouve seulement que Cléopâtre
+n'était pas sûre. Nous en avions, en vérité, quelque soupçon. Si elle ne
+parvint point à se faire aimer du froid Octave, du moins elle sut
+tromper cet homme défiant. Elle lui fit croire qu'elle voulait vivre
+encore; mais elle était résolue à se donner la mort. Elle mourut
+royalement. Quand les soldats d'Octave entrèrent dans sa chambre, ils la
+trouveront revêtue de ses habits de reine et de déesse et couchée sans
+vie sur un lit d'or. Iras, l'une de ses femmes, était morte à ses pieds.
+L'autre, Charmion, se soutenant à peine, lui arrangeait d'une main
+défaillante, le diadème autour de la tête. Un des soldats d'Octave lui
+cria avec fureur:
+
+--Voilà qui est beau, Charmion!
+
+--Très beau, en effet, répondit-elle, et digne de la fille de tant de
+rois!
+
+Et elle tomba morte au pied du lit.
+
+Cette scène est si noblement tragique qu'on ne peut se la représenter
+sans un frémissement d'admiration. Il faut savoir gré à celle qui en
+prépara le spectacle et qui en légua la mémoire aux artistes et aux
+poètes. On aimait Cléopâtre dans Alexandrie et ses statues ne furent
+point renversées après sa mort. C'est donc qu'elle était moins méchante
+que n'ont dit ses ennemis. Et puis il ne faut pas oublier que la beauté
+est une des vertus de ce monde.
+
+
+
+
+JUDITH GAUTIER[15]
+
+
+
+
+I
+
+
+C'est la fille du poète. Dans cette petite maison de la rue de Longchamp
+où, comme il est dit des princesses dans les contes de fées, elle
+grandissait chaque jour en sagesse et en beauté, Judith apprit dès
+l'enfance à comprendre et à goûter les formes d'art les plus exquises,
+les plus rares, les plus étranges. Son père, en parlant comme en
+écrivant, était un incomparable assembleur de merveilles. Au milieu de
+ses causeries familières, il faisait, sans y songer, des évocations
+magiques. Cette maisonnette, baignée l'hiver des brumes de la Seine et
+des vapeurs du Bois, s'emplissait, à la voix du maître, de toutes les
+poésies de l'Orient rêvé.
+
+Il me souvient d'avoir vu là, un soir, sur une des tablettes de la
+bibliothèque, le masque d'or d'une momie égyptienne qui brillait dans
+l'ombre, et je n'oublierai jamais l'impression d'harmonie que me donna
+cette figure sacrée, aux longs yeux ouverts, dans le cabinet de travail
+du poète qui composa le _Roman de la momie_ et son incomparable
+prologue. C'est là qu'enfant Judith Gautier se nourrit de poésie et
+apprit à aimer la beauté exotique. Pour que son éducation d'artiste fût
+complète, il ne lui manqua rien, sinon peut-être le commun et
+l'ordinaire.
+
+Et la fille du poète était si merveilleusement douée qu'elle écrivit,
+n'ayant pas vingt ans, un livre parfaitement beau dont le style
+resplendit d'une pure lumière. Les connaisseurs savent que je veux
+parler du _Livre de Jade_, recueil de poèmes en prose, inspirés, si l'on
+en croit l'auteur, des lyriques de la Chine. Judith Gautier avait appris
+le chinois à l'âge où les petites demoiselles n'étudient ordinairement
+que le piano, le crochet et l'histoire sainte. Je doute pourtant qu'elle
+ait trouvé dans Thou-Fou, Tché-Tsi ou Li-Taï-Pé tous les détails des
+fins tableaux contenus dans le _Livre de Jade_; je doute que les poètes
+du pays de la porcelaine aient connu avant elle cette grâce, cette fleur
+qui vous charmera dans tel de ces morceaux achevés, qu'on peut mettre à
+côté des poèmes en prose d'Aloysius Bertrand et de Charles Baudelaire,
+dans le petit tableau de l'_Empereur_, par exemple:
+
+ L'EMPEREUR
+
+ Sur un trône d'or neuf, le Fils du Ciel, éblouissant de pierreries,
+ est assis au milieu des mandarins; il semble un soleil environné
+ d'étoiles.
+
+ Les mandarins parlent gravement de graves choses; mais la pensée de
+ l'empereur s'est enfuie par la fenêtre ouverte.
+
+ Dans son pavillon de porcelaine, comme une fleur éclatante entourée
+ de feuillage, l'impératrice est assise au milieu de ses femmes.
+
+ Elle songe que son bien-aimé demeure trop longtemps au conseil et,
+ avec ennui, elle agite son éventail.
+
+ Une bouffée de parfums caresse le visage de l'empereur.
+
+ «Ma bien-aimée, d'un coup de son éventail m'envoie le parfum de sa
+ bouche.» Et l'empereur, tout rayonnant de pierreries, marche vers
+ le pavillon de porcelaine, laissant se regarder en silence les
+ mandarins étonnés.
+
+Dès lors, Judith Gautier avait trouvé sa forme; elle avait un style à
+elle, un style tranquille et sûr, riche et placide, comme celui de
+Théophile Gautier, moins robuste, moins nourri, mais bien autrement
+fluide et léger.
+
+Elle avait son style, parce qu'elle avait son monde d'idées et de rêves.
+Ce monde, c'était l'Extrême Orient, non point tel que nous le décrivent
+les voyageurs, même quand ils sont, comme Loti, des poètes, mais tel
+qu'il s'était créé dans l'âme de la jeune fille, une âme silencieuse,
+une sorte de mine profonde où le diamant se forme dans les ténèbres.
+Elle n'eut jamais pleine conscience d'elle-même, cette divine enfant.
+Gautier, qui l'admirait de toute son âme, disait plaisamment: «Elle a
+son cerveau dans une assiette.» Judith Gautier a inventé un Orient
+immense pour y loger ses rêves. Et c'est bien du génie, cela!
+
+Sans être grand critique de soi-même, elle a quelque soupçon de ce
+qu'elle a fait, s'il est vrai, comme on le dit, qu'elle ait toujours
+montré la plus grande répugnance à voyager en Orient. Elle n'a pas vu la
+Chine et le Japon; elle a fait mieux: elle les a rêvés et elle les a
+peuplés des enfants charmants de sa pensée et de son amour.
+
+Son premier roman, je devrais dire son premier poème (car ce sont là
+vraiment des poèmes) est le _Dragon impérial_, un livre tout brodé de
+soie et d'or, et d'un style limpide dans son éclat. Je ne parle pas des
+descriptions qui sont merveilleuses. Mais la figure principale, qui se
+détache sur un fond d'une richesse inouïe, le poète Ko-Li-Tsin, a déjà
+ce caractère de fierté sauvage, d'héroïsme juvénile, de chevalerie
+étrange, que Judith Gautier sait imprimer à ses principales créations et
+qui les rend si originales. L'imagination de la jeune femme est cruelle
+et violente dans cette première oeuvre, mais elle a déjà et
+définitivement cette chasteté fière et cette pureté romanesque qui
+l'honorent.
+
+Peu après le _Dragon impérial_ vint l'_Usurpateur_, qui dès son
+apparition fut emporté dans une grande faillite de librairie. Le public
+ne le connut guère. Et pourtant c'est une pure merveille, le
+chef-d'oeuvre de madame Judith Gautier, et un chef-d'oeuvre de notre
+langue. Il reparut plus tard, sous un titre qui convient mieux à la
+splendeur charmante du livre, il s'appela la _Soeur du Soleil_. Je ne
+sais rien de comparable à ces pages trempées de lumière et de joie, où
+toutes les formes sont rares et belles, tous les sentiments fiers ou
+tendres, où la cruauté des hommes jaunes s'efface à demi dans la gloire
+de cet âge héroïque où le Nippon eut sa chevalerie et la fleur de ses
+guerriers. Il y a des mois que je n'ai lu la _Soeur du Soleil_, ou pour
+mieux dire l'_Usurpateur_, car je vois encore ce titre sur la couverture
+verte de l'édition originale qui était ornée d'un dessin de l'auteur. Il
+y a même des années, et pourtant je puis citer de mémoire, sans crainte
+de me tromper, une phrase entière de ce livre, une de ces phrases comme
+on en trouve dans Chateaubriand et dans Flaubert, qui feraient croire
+que la prose française, maniée par un grand artiste, est plus belle que
+les plus beaux vers. Voici cette phrase, détachée de tout ce qui
+l'entoure:
+
+ Le ciel ressemble à une grande feuille de rose. C'est le dernier
+ pétale du jour qui s'effeuille, du jour qui tombe dans le passé,
+ mais dont notre esprit gardera le souvenir, comme d'un jour de joie
+ et de paix, le dernier peut-être.
+
+Je n'ai pas le livre sous la main. J'en suis fâché, moins encore parce
+que je ne puis collationner ces lignes d'un sentiment à la fois si
+gracieux et si mélancolique, que parce qu'il me semble que c'est être
+privé d'une des délicatesses de la vie que de n'avoir pas sous la main
+un livre comme la _Soeur du Soleil_.
+
+Il faut citer, avec ces deux ouvrages, _Iskender_, qui est l'histoire
+légendaire d'Alexandre d'après les traditions de la Perse. Ces trois
+livres sont les trois plus beaux joyaux de cette reine de l'imagination.
+On aurait voulu peut-être que la pensée magnifique de madame Judith
+Gautier, comme la Malabaraise de Baudelaire, ne vînt jamais dans nos
+climats humides et gris, qui ne sont point faits pour sa beauté rare.
+L'observation a été faite cent fois: cette danseuse, qui tout à l'heure,
+sur la scène, donnait à ses mouvements une grâce légère, un rythme, une
+volupté d'art qui était la poésie même et le rêve, voyez-la maintenant
+dans la rue: elle marche lourdement et son allure n'a rien qui la
+distingue de la foule obscure. Quand le poète du _Dragon impérial_ et
+d'_Iskender_ quitte le monde féerique de l'Orient qu'elle a rêvé, de son
+Orient où elle a mis son âme, quand elle entre dans les réalités de la
+vie moderne, elle perd dans nos brouillards sa grâce divine. Elle est
+encore un habile et rare conteur, mais adieu la poésie, adieu le charme!
+_Lucienne_ et _Isoline_, malgré tout leur mérite, sont bien loin de
+valoir la _Soeur du Soleil_ et cette jolie _Marchande de sourires_, qu'on
+était si content d'admirer à l'Odéon.
+
+
+
+
+II
+
+
+On retrouve dans la _Conquête du Paradis_ cette imagination héroïque et
+pure, ce je ne sais quoi de noble et de divinement enfantin qui fait le
+charme des romans de Judith Gautier.
+
+Je parle comme d'un livre nouveau de la _Conquête du Paradis_ que M.
+Armand Colin vient de publier dans sa Bibliothèque de romans
+historiques. Je n'ignore pas que le livre date de plusieurs années; mais
+il est tellement changé et accru dans cette dernière édition qu'on peut
+dire que c'est aujourd'hui seulement qu'il a sa forme parfaite.
+
+C'est un roman historique, puisque l'action nous fait assister à la
+prise de Madras en 1746, aux démêlés de Dupleix et de la Bourdonnais, à
+la défense victorieuse de Pondichéry contre l'armée et la flotte
+anglaises et à l'acquisition que fit cet habile Dupleix pour la France
+de 900 kilomètres de côtes entre la Krishna et le cap Comorin. C'est un
+roman historique, puisque le héros en est ce Charles Joseph Patissier,
+marquis de Bussy-Castelnau, qui défendit Pondichéry avec autant de
+courage que d'intelligence, et c'est si bien un roman fait sur
+l'histoire, que l'auteur, après avoir raconté la prise admirable de
+Gengi, se donne la joie patriotique d'écrire en note, au risque de
+troubler l'harmonie de sa fiction: «Il est inutile de faire remarquer
+que le récit de ce fait d'armes extraordinaire, presque invraisemblable,
+n'est qu'un mot à mot historique, rigoureusement exact.»
+
+Sans doute, c'est un roman historique. Au fond, madame Judith Gautier
+entend l'histoire à la manière d'Alexandre Dumas père, et je ne dis pas
+que, pour un romancier, ce soit une mauvaise manière. Elle aime les
+messages apportés mystérieusement au milieu des fêtes et qui changent
+soudain les nuits joyeuses en veillées d'armes. Elle aime les grands
+coups d'épée et les rendez-vous d'amour, quand ils sont très périlleux.
+Son Bussy est d'une bravoure charmante. On ne sait pas comment il n'est
+pas mille fois tué. Il échappe par miracle à des dangers dont la seule
+idée donne le frisson, et c'est ce qu'il faut dans un roman de cape et
+d'épée. Ce jeune Bussy est un cadet qui pour être de Soissons ne le cède
+en aventureux courage à aucun cadet de Gascogne, pas même à d'Artagnan.
+
+Il aime Ourvaci, la reine de Bangalore, qui est une de ces figures de
+rêve que madame Judith Gautier excelle à peindre. Dans sa magnificence
+étrange et sa grâce exotique, dans sa fureur sauvage et dans sa
+tendresse héroïque, Ourvaci, la divine Ourvaci ne pouvait être conçue
+que par la fille de Théophile Gautier. Qu'elle passe à cheval comme une
+divinité chasseresse et guerrière, ou que, sur la terrasse de son
+palais, elle sorte d'un nuage de colombes familières et se montre
+enveloppée d'une gaze d'or, ou bien encore qu'au fond de sa chambre
+d'ivoire, couchée sur des coussins dans des voiles qui baignent comme
+une vapeur ses jeunes formes, elle offre à l'amant audacieux un baiser
+unique qu'il payera de sa vie, Ourvaci apparaît (c'est Judith Gautier
+elle-même qui parle), comme «l'incarnation de cet Hindoustan splendide
+et perfide, où les fleurs, au parfum trop fort, font perdre la raison et
+tuent quelquefois.»
+
+L'amour n'a pas la même figure dans tous les pays. Pour M. de Bussy, qui
+est capitaine de volontaires, c'était sans doute l'enfant ailé, tout
+blanc dans les grands parcs français; le petit archer chanté par
+Anacréon et par l'abbé de Chaulieu. La reine Ourvaci avait dans ses
+jardins une image du dieu de l'amour et cette image était beaucoup plus
+barbare et beaucoup plus hindoue que Bussy ne pouvait le concevoir.
+C'est pourquoi, sans doute, ils eurent tant de peine à s'entendre et
+faillirent vingt fois se tuer avant de s'aimer. C'est l'effet des
+préjugés. Il n'y a pas de chose qui, en tout temps et en tout pays, y
+soit aussi sujette que l'amour. Voici comment madame Judith Gautier nous
+décrit l'idole de l'amour telle qu'elle était dans les jardins de la
+reine de Bangalore:
+
+ L'asoka pourpre, qui semble couvert de corail en perles, faisait
+ une ombelle au dieu de l'amour. Il apparaissait, en marbre, peint
+ et doré, chevauchant un perroquet géant, et souriant sous sa mitre
+ à jour, en tendant son arc, fait de bois de canne à sucre, avec une
+ corde d'abeilles d'or. Les cinq flèches, dont il blesse chaque
+ sens, dépassaient le carquois, armées chacune d'une fleur
+ différente: au trait qui vise les yeux, la tchampaka royale, si
+ belle qu'elle éblouit; à celui destiné à l'ouïe, la fleur du
+ manguier, aimée des oiseaux chanteurs; pour l'odorat le ketaka,
+ dont le parfum enivre; pour le toucher le késara, aux pétales
+ soyeux comme la joue d'une jeune fille; pour le goût, le bilva, qui
+ porte un fruit suave autant qu'un baiser.
+
+ Près de l'Amour on voyait son compagnon, le Printemps, et devant
+ lui, agenouillées, ses deux épouses, Rati, la Volupté, et Prîti,
+ l'Affection.
+
+J'aurais voulu mettre plus d'ordre et de clarté dans ces simples notes
+sur un des talents les plus originaux de la littérature contemporaine.
+J'aurais voulu du moins vous montrer ce spectacle assez rare et digne
+d'être considéré d'une femme parfaitement belle, faite pour charmer,
+insoucieuse de sa beauté, fuyant le monde et n'ayant de goût qu'au
+travail et qu'à la solitude.
+
+Ce je ne sais quoi de dédaigneux et de sauvage qu'on devine dans tout ce
+qu'elle écrit, madame Judith Gautier le porte au fond de son âme. Elle
+vit volontiers toute dans le cortège de ses rêves, et il est vrai
+qu'aucune cour ne pourrait lui faire une suite aussi magnifique. Elle a
+le sens de tous les arts. Elle est profondément musicienne. Personne ne
+connut mieux qu'elle l'oubli des heures, dans le monde indéterminé des
+idées musicales. Elle a écrit sur Wagner un petit livre qui témoigne de
+sa longue familiarité avec ce grand génie. Elle a le goût et le
+sentiment de la peinture. Les murs de son salon sont couverts d'animaux
+bizarres peints par elle, dans la manière des kakémonos japonais, et qui
+trahissent à la fois son goût enfantin des images et son intelligence
+mystique de la nature.
+
+Quant à son talent naturel de sculpteur, il étonnait ses amis, bien
+avant qu'elle signât avec M. H. Bouillon, le buste de Théophile Gautier,
+qui vient d'être inauguré à Tarbes. Je me rappelle avoir vu la maquette
+d'une pendule, dans laquelle madame Judith Gautier avait déployé, ce me
+semble, une habileté merveilleuse à grouper les figures. C'était une
+sphère terrestre, sur laquelle les douze heures du jour et les douze
+heures de la nuit, figurées par des femmes, se livraient à tous les
+travaux de la vie. Il y en avait qui buvaient et qui mangeaient,
+d'autres lisaient ou méditaient, s'appliquaient à quelque travail,
+d'autres dormaient, d'autres songeaient aux choses de l'amour. Chacune
+de ces petites figures était charmante d'attitude, et le groupement en
+était parfaitement harmonieux. Je ne sais ce qu'est devenue celle jolie
+maquette, ou plutôt je devine trop qu'elle n'existe plus. Quand je l'ai
+vue, déjà l'auteur la laissait dédaigneusement périr, et les petites
+Heures n'agitaient plus que des bras mutilés sur un globe sillonné de
+crevasses profondes. C'était la fin d'un univers, rejeté par son
+créateur. Je regrette, pour ma part, cette chose ingénieuse qui fut
+détruite à peine formée.
+
+On a déjà signalé avec raison l'indifférence presque hostile de madame
+Judith Gautier, non seulement pour ses oeuvres d'art, mais même pour ses
+plus belles oeuvres littéraires. M. Edmond de Goncourt raconte qu'il
+trouva un jour dans la maisonnette de la rue de Longchamp la jeune
+Judith qui sculptait l'_Angélique_ d'Ingres dans un navet. Le fragile
+chef-d'oeuvre périt en peu de jours. Ce n'était qu'un amusement, le jeu
+d'une jeune fée; mais ceux qui connaissent le dédain de madame Judith
+Gautier pour la gloire sont tentés d'y voir un trait de caractère.
+L'auteur de ces magnifiques livres, écrits avec amour, n'a nul souci de
+la destinée de ses ouvrages. Comme elle a sculpté Angélique dans un
+navet, elle tracerait volontiers ses plus nobles pensées sur des
+feuilles de roses et dans des corolles de lis, que le vent emporterait
+loin des yeux des hommes. Elle écrit comme Berthe filait, parce que
+c'est l'occupation qui lui est la plus naturelle. Mais quand le livre
+est fini, elle ne s'y intéresse plus et elle demeure parfaitement
+indifférente à tout ce que l'on en pense, à tout ce que l'on en dit.
+Jamais femme, je crois, ne laissa voir un si naturel mépris du succès et
+fut si peu femme de lettres. Et jamais poète n'eut plus que la fille de
+Théophile Gautier le droit de dire avec le berger de l'Anthologie: «J'ai
+chanté pour les Muses et pour moi.»
+
+
+
+
+JEAN MORÉAS[16]
+
+
+L'auteur des _Syrtes_ et des _Cantilènes_ publie aujourd'hui même, chez
+le «bibliopole» Léon Vanier, un nouveau recueil de vers, dont
+l'apparition sera hautement célébrée dans le pays latin, où M. Jean
+Moréas marche suivi, dit-on, de cinquante poètes, comme un jeune Homère
+conduisant ses jeunes homérides. On cite le café où chaque soir l'aède
+du symbolisme enseigne les rhapsodes de l'avenir.
+
+M. Jean Moréas est né à Athènes, il y a trente-quatre ans à peine. Il a
+dit lui-même, dans un rythme rare qui lui est cher:
+
+ Je naquis au bord d'une mer dont la couleur passe
+ En douceur le saphir oriental. Des lys
+ Y poussent dans le sable.............
+
+Il descend, si j'en crois ses biographes, du navarque Tombazis, que les
+marins de l'Archipel nomment encore dans leurs chansons, et de
+Papadiamontopoulos, qui mourut en héros dans Missolonghi. Mais, par son
+éducation intellectuelle, par son sentiment de l'art, il est tout
+Français.
+
+Il est nourri de nos vieux romans de chevalerie et il semble ne vouloir
+connaître les dieux de la Grèce antique que sous les formes affinées
+qu'ils prirent sur les bords de la Seine et de la Loire, au temps où
+brillait la Pléiade. Il fut élevé à Marseille et, sans doute, il ranime,
+en les transformant, les premiers souvenirs de son enfance quand il nous
+peint, dans le poème initial du _Pèlerin passionné_, un port du Levant,
+tout à fait dans le goût des marines de Vernet et où l'on voit «de
+grands vieillards, qui travaillent aux felouques, le long des môles et
+des quais». Mais Marseille, colonie grecque et port du Levant, ce
+n'était pas encore pour M. Jean Moréas la patrie adoptive, la terre
+d'élection. Son vrai pays d'esprit est plus au nord; il commence là où
+l'on voit des ardoises bleues sous un ciel d'un gris tendre et où
+s'élèvent ces joyaux de pierre sur lesquels la Renaissance a mis des
+figures symboliques et des devises subtiles.
+
+M. Jean Moréas est une des sept étoiles de la nouvelle pléiade. Je le
+tiens pour le Ronsard du symbolisme.
+
+Il en voulut être aussi le du Bellay et lança, en 1885, un manifeste qui
+rappelle quelque peu la _Deffense et illustration de la langue
+françoise_, de 1549. Il y montra plus de curiosité d'art et de goût de
+forme que d'esprit critique et de philosophie. L'esthète de l'école,
+c'est bien plutôt M. Charles Morice en qui je devine quelque profondeur,
+bien que je ne l'entende pas toujours. Car il est nuageux. Mais il faut
+souffrir quelque obscurité chez les symbolistes, ou ne jamais ouvrir
+leurs livres. Quant à M. Jean Moréas, tout difficile et (comme ils
+disent) abscons qu'il soit par endroits, il est poète assurément, poète
+en sa manière et très artiste à sa façon. Son nouveau livre surtout, son
+_Pèlerin passionné_ vaut qu'on en parle, d'abord parce qu'on y trouve çà
+et là de l'aimable et même de l'exquis et aussi parce que c'est
+l'occasion pour le critique de s'expliquer sur quelques questions qui
+intéressent l'art de la poésie. M. Jean Moréas et son école ont rejeté
+les règles de la vieille prosodie. Ils se sont débarrassés de la fausse
+césure que les romantiques, dans le vers brisé, et les parnassiens
+gardaient encore. Ils repoussent l'alternance systématique des rimes
+féminines et des rimes masculines. Ce n'est pas tout: ils riment
+richement quand il leur plaît, et se contentent, quand il leur plaît, de
+la simple assonance. Ils se permettent l'hiatus; ils élident parfois
+l'_e_ muet devant une consonne et enfin ils font des vers de toutes
+mesures, de ces vers, comme l'a dit finement M. Félix-Fénéon, «encore
+suspects», dont les six pieds et demi inquiètent l'oreille, et de ces
+vers plus longs encore où la syntaxe se joue avec facilité. Qu'on
+m'excuse d'entrer ainsi dans la technique de l'art: il s'agit de poésie,
+et il n'est pas vain de rechercher si ces nouveautés sont heureuses et
+permises.
+
+Il est certain qu'elles ont l'inconvénient de nous troubler dans nos
+habitudes. Mais c'est un inconvénient commun à tous les changements. Il
+faut savoir le souffrir à propos. Si l'on vit, il faut consentir à voir
+tout changer autour de soi. On ne dure qu'à ce prix, et si la mobilité
+des choses nous attriste parfois, elle nous amuse aussi. Le
+conservatisme à outrance est aussi ridicule en art qu'en politique, et
+je ne sais lequel est le plus vain, à cette heure, de réclamer le
+rétablissement du cens en matière électorale ou de la césure au milieu
+du vers alexandrin.
+
+L'incessante métamorphose de tout ne surprend ni n'effraye. Elle est
+naturelle. Les formes d'art changent comme les formes de la vie. La
+prosodie de Boileau et des classiques est morte. Pourquoi la prosodie de
+Victor Hugo et des romantiques serait-elle éternelle? Je ne vois guère
+que les vieux lions de 1830, s'il en est encore, pour gémir de ce qui se
+passe aujourd'hui en poésie. Les révolutionnaires s'étonnent seuls qu'on
+fasse des révolutions après eux.
+
+Oh! si notre prosodie était soumise à des lois naturelles il y faudrait
+bien obéir, à ces lois. Mais visiblement elle est fondée sur l'usage et
+non sur la nature. Pour peu qu'on examine les règles on en voit
+l'arbitraire. Nous sommes un peuple médiocrement musical et qui ne
+chante pas volontiers. Les commencements de notre vers sont d'une si
+rude barbarie qu'aucun poète n'oserait y regarder s'il avait le malheur
+de les connaître. La rime fut originairement un grossier artifice de
+mnémotechnie et le vers un aide-mémoire pour des gens qui ne savaient
+pas lire. Et si l'on avait quelque peine à croire qu'un moyen
+mnémotechnique se soit transformé avec le temps en un bel effet d'art,
+il suffirait de songer que, dans l'architecture des Grecs, une poutre
+posée sur des piliers de bois devint l'architrave et que chaque bout de
+la charpente du toit se changea en un triglyphe de marbre.
+
+Quand on entre dans le détail de la versification on voit que toutes les
+prescriptions auxquelles obéissent les poètes sont arbitraires et
+récentes. Elles durent peu. Elles dureraient moins encore si le
+sentiment de l'imitation n'était très fort chez les hommes et surtout
+chez les artistes. En fait, une forme de vers ne dure pas beaucoup plus
+qu'une génération de poètes. Pour peu qu'on étudie les changements
+nouvellement introduits dans le vers français, on trouvera des raisons
+suffisantes, je crois, de se résigner et de dire: «C'était fatal.» La
+suppression de la césure n'est qu'un pas de plus dans une voie dès
+longtemps suivie. Le vers brisé de nos vieux romantiques est aujourd'hui
+tenu pour exemplaire et admis par tous les lettrés. Les réformes
+prosodiques de 1830 sont acceptées par tout barbacole capable de brocher
+au hasard des morceaux choisis pour les classes, par l'anthologiste le
+plus machinal, par le plus mécanique collecteur de poésies, par un
+Merlet. Or le vers brisé devait conduire au vers à césure mobile et
+multiple: c'était nécessaire. Et Malherbe nous enseigne qu'il ne faut
+pas chercher de remède aux maux irrémédiables.
+
+J'aurai peu de chose à dire de l'alternance des rimes. C'est une
+obligation assez nouvelle, qui n'existait pas encore dans toute sa
+rigueur du temps de Ronsard. J'avoue que je suis choqué quand un poète y
+manque par mégarde; l'impression pénible que j'éprouve provient moins,
+peut-être, d'une délicatesse de l'oreille, que du sentiment d'une
+irrégularité qui me trouble dans mes habitudes. Tout au moins je sais
+bien que je n'éprouve plus de malaise quand la non-alternance est
+cherchée et voulue. L'effet, incontestablement, en peut être agréable.
+C'est le sentiment de M. Théodore de Banville, le plus habile des poètes
+à manier les rythmes.
+
+M. Jean Moréas et ses amis prennent en outre avec la rime quelques
+libertés qu'on peut aussi défendre. J'ai jadis récité dévotement, en bon
+parnassien, les litanies de Sainte-Beuve à Notre Dame la Rime, rime,
+tranchant aviron, frein d'or, agrafe de Vénus, anneau de diamant, clé de
+l'arche. Je ne renie pas ma foi. Mais je puis, sans apostasie,
+reconnaître que la prosodie qui s'en va était bien livresque quand elle
+exigeait que la rime fût aussi exacte pour les yeux que pour l'oreille.
+Le poète, à ce coup, accorde trop au scribe. On voit trop qu'il est
+homme de cabinet, qu'il travaille sur du papier, qu'il est plus
+grammairien que chanteur. C'est le malheur de notre poésie d'être trop
+littéraire, trop écrite; il ne faut pas exagérer cela. Et si les
+symbolistes retranchent quelque chose sur la symétrie graphique de la
+rime, je ne leur en ferai pas un grief trop lourd. Autre question.
+Faut-il les blâmer de se permettre l'hiatus quand l'oreille le permet?
+Non pas: ils ne font là que ce que faisait le bon Ronsard. Il est
+pitoyable, quand on y songe, que les poètes français se soient interdit
+pendant deux cents ans de mettre dans leurs vers _tu as_ ou _tu es_.
+Cela seul est une grande preuve de la régularité de ce peuple et de son
+obéissance aux lois.
+
+Faut-il crier à la barbarie parce que M. Jean Moréas a mis dans un vers:
+
+ Dieu ait pitié de mon âme!
+
+Qui ne sent au contraire que certains hiatus plaisent à l'oreille? Ces
+chocs de cristal que font les voyelles dans les noms de _Néère_ ou de
+_Leuconoé_ et qui ne sont en somme que des hiatus charmants au dedans
+d'un mot, par quel sortilège deviendraient-ils inharmonieux en sonnant
+aux bords voisins de deux mots d'un vers? Mais il suffit d'avoir lu
+Ronsard pour savoir comment l'hiatus peut entrer dans la mélodie
+poétique. À tout prendre, les nouveautés des symbolistes sont plutôt des
+retours aux usages anciens. C'est ainsi qu'ils comptent dans un vers de
+cinq pieds, _nommée Mab_ pour quatre syllabes, comme on faisait
+autrefois. On en verra plus loin l'exemple. Et cependant, ils se
+permettent parfois mais rarement, comme dans les chansons populaires,
+d'élider à leur fantaisie la muette devant une consonne. Ils disent:
+_nommé Mab_. La licence est grande, mais sans cette licence ou la
+précédente il est impossible de mettre _prie-Dieu_ dans un vers. J'ai,
+je crois, énuméré toutes les audaces du _Pèlerin passionné_ et, à tout
+prendre, il n'en est pas une seule qui n'ait été appelée et souhaitée et
+d'avance bénie par Banville, notre père, qui a dit: «L'hiatus, la
+diphtongue faisant syllabe dans le vers, toutes les autres choses qui
+ont été interdites et surtout l'emploi facultatif des rimes masculines
+et féminines, fournissaient au poète de génie mille moyens d'effets
+délicats, toujours variés, inattendus, inépuisables.» Et Banville,
+laissant flotter les rênes, n'a-t-il pas dit encore: «J'aurais voulu que
+le poète, délivré de toutes les conventions empiriques, n'eût d'autre
+maître que son oreille délicate, subtilisée par les plus douces caresses
+de la musique. En un mot, j'aurais voulu substituer la science,
+l'inspiration, la vie toujours renouvelée et variée à une loi mécanique
+et immobile.»
+
+Les rêves, les désirs du plus chantant de nos poètes, les symbolistes
+ont essayé de les réaliser. Ils ont assez et trop fait pour lui plaire.
+On dit que le maître s'étonne et s'effraye aujourd'hui des nouveautés
+qu'il appelait naguère. Cela est bien naturel. On ne serait point
+artiste si l'on n'aimait point par-dessus tout et d'un amour jaloux les
+formes dans lesquelles on a soi-même enfermé le beau. On en devine, on
+en pressent de nouvelles; mais celles-ci, dès qu'elles se montrent, sont
+importunes et font dire: «J'ai assez vécu!» Hélas! le critique ne doit
+pas céder aux charmes des regrets; il lui faut suivre l'art dans toutes
+ses évolutions et craindre de prendre pour incorrection et barbarie ce
+qui est recherche nouvelle et nouvelle délicatesse.
+
+Pour ma part, la prosodie de M. Jean Moréas déconcerte un peu mon goût
+sans le trop blesser. Elle contente assez ma raison:
+
+ Et mon coeur en secret me dit qu'il y consent.
+
+Quant à sa langue, à dire vrai, il faut l'apprendre. Elle est insolite
+et parfois insolente. Elle abonde en archaïsmes. Mais sur ce point
+encore, qui est le grand point, je ne voudrais pas être plus
+conservateur que de raison et me brouiller avec l'avenir. L'expérience
+montre que la langue change comme la prosodie. Elle s'use même plus
+vite, puisqu'elle sert davantage. Dans les temps d'activité
+intellectuelle, elle fait chaque année, et pour ainsi dire chaque jour,
+de grands gains et de grandes pertes.
+
+Je ne sais si aujourd'hui nous pensons bien; j'en doute un peu; mais,
+certes, nous pensons beaucoup ou du moins nous pensons à beaucoup de
+choses et nous faisons un horrible gâchis de mots. M. Jean Moréas, qui
+est philologue et curieux de langage, n'invente pas un grand nombre de
+termes; mais il en restaure beaucoup, en sorte que ses vers, pleins de
+vocables pris dans les vieux auteurs, ressemblent à la maison
+gallo-romaine de Garnier, où l'on voyait des fûts de colonnes antiques
+et des débris d'architraves. Il en résulte un ensemble amusant et
+bizarre. Paul Verlaine l'a appelé:
+
+ Routier de l'époque insigne,
+ Violant des vilanelles.
+
+Et il est vrai qu'il est de l'époque insigne et qu'il semble toujours
+habillé d'un pourpoint de velours. Je lui ferai une querelle. Il est
+obscur. Et l'on sent bien qu'il n'est pas obscur naturellement. Tout de
+suite, au contraire il met la main sur le terme exact, sur l'image
+nette, sur la forme précise. Et pourtant, il est obscur. Il l'est parce
+qu'il veut l'être; et s'il le veut, c'est que son esthétique le veut. Au
+reste, tout est relatif; pour un symboliste, il est limpide.
+
+Mais ne vous y trompez pas: avec tous les défauts et tous les travers de
+son école, il est artiste, il est poète; il a un tour à lui, un style,
+un goût, une façon de voir et de sentir. Çà et là, il est exquis, comme,
+par exemple, dans le petit poème que voici, et qui s'entend fort bien de
+lui-même. Il faut seulement vous rappeler que _coulomb_ était, dans
+l'ancienne langue, le nom du pigeon, et qu'il est resté dans le parler
+vulgaire, bien que d'un usage assez rare. Voici:
+
+ Que faudra-t-il à ce coeur qui s'obstine;
+ Coeur sans souci, ah, qui le ferait battre?
+ Il lui faudrait la reine Cléopâtre,
+ Il lui faudrait Hélène et Mélusine,
+ Et celle-là nommée Mab, et celle
+ Que le soudan emporte en sa nacelle.
+
+ Puisque Suzon s'en vient, allons;
+ Sous la feuillée où s'aiment les coulombs.
+
+ Que faudra-t-il à ce coeur qui se joue;
+ Ce belliqueux, ah, qui ferait qu'il plie?
+
+ Il lui faudrait la princesse Aurélie,
+ Il lui faudrait Ismène dont la joue
+ Passe la neige et la couleur rosine
+ Que le matin laisse sur la colline.
+
+ Puisqu'Alison s'en vient, allons
+ Sous la feuillée ou s'aiment les coulombs.
+
+Petit air de viole, mais convenez que cela, comme dit Verlaine, est
+gentiment violé. Pour le surplus, je vous renvoie au _Pèlerin
+passionné_. On y trouve des pièces plus originales pour le tour et pour
+l'image, dont, à vrai dire, je ne pourrai pas citer beaucoup de vers
+sans glose, commentaire et lexique.
+
+Car, en définitive, M. Jean Moréas est plutôt un auteur difficile. Du
+moins il n'est point banal, cet Athénien mignard, épris d'archaïsme et
+de nouveautés, qui combine étrangement dans ses vers le savoir élégant
+de la Renaissance et le vague inquiétant de la poésie décadente. On dit
+qu'il va, par le pays latin, suivi de cinquante poètes, ses disciples.
+Je n'en suis pas surpris. Il a, pour les attacher à son école,
+l'érudition d'un vieil humaniste, un esprit subtil, le goût des belles
+et longues disputes et des combats d'esprit.
+
+
+
+
+APOLOGIE POUR LE PLAGIAT
+
+LE «FOU» ET L'«OBSTACLE»
+
+
+_Le Fou_ et _l'Obstacle_. On dirait le titre d'une fable. Mais il s'agit
+d'une accusation de plagiat. Nos contemporains se montrent fort délicats
+à cet endroit, et c'est une grande chance si, de nos jours, un écrivain
+célèbre n'est pas traité, à tout le moins une fois l'an, de voleur
+d'idées.
+
+Cette mésaventure, qui ne fut épargnée ni à M. Émile Zola ni à M.
+Victorien Sardou, advint dernièrement à M. Alphonse Daudet. Un jeune
+poète, M. Maurice Montégut, s'est avisé que la situation capitale de
+l'_Obstacle_ était tirée d'un sien drame, en vers, le _Fou_, qui fut
+imprimé en 1880, et il en écrivit aux journaux. Il est vrai qu'il se
+trouve dans le _Fou_ comme dans l'_Obstacle_ une mère qui sacrifie son
+honneur au bonheur de son enfant, qui, veuve d'un fou, révèle une faute
+imaginaire pour épargner à son fils la menace de l'hérédité morbide et
+pour écarter l'obstacle qui sépare ce fils de la jeune fille qu'il aime.
+Nul doute sur ce point. Mais la recherche du plagiat mène toujours plus
+loin qu'on ne croit et qu'on ne veut. Cette situation que M. Maurice
+Montégut croyait, de bonne foi, son bien propre, on l'a retrouvée dans
+une nouvelle de M. Armand de Pontmartin, dont j'ignore le titre; dans
+l'_Héritage fatal_ de M. Jules Dornay; dans le _Dernier duc d'Hallali_
+de M. Xavier de Montépin et dans un roman de M. Georges Pradel. Il ne
+faut pas en être surpris; il serait étonnant, au contraire, qu'une
+situation quelconque ne se trouvât pas chez M. Pradel et chez M. de
+Montépin.
+
+La vérité est que les situations sont à tout le monde. La prétention de
+ceux qui veulent se réserver certaines provinces du sentiment me
+rappelle une histoire qui m'a été contée récemment: Vous connaissez un
+paysagiste qui, dans sa vieillesse robuste, ressemble aux chênes qu'il
+peint. Il se nomme Harpignies, et c'est le Michel-Ange des arbres. Un
+jour, il rencontra, dans quelque village de Sologne, un jeune peintre
+amateur qui lui dit d'un ton à la fois timide et pressant:
+
+--Vous savez, maître; je me suis réservé cette contrée.
+
+Le bon Harpignies ne répondit rien et sourit du sourire d'Hercule.
+
+M. Maurice Montégut n'est point comparable assurément à ce jeune
+peintre. Mais il devrait bien se dire qu'une situation appartient non
+pas à qui l'a trouvée le premier, mais bien à qui l'a fixée fortement
+dans la mémoire des hommes.
+
+Nos littérateurs contemporains se sont mis dans la tête qu'une idée peut
+appartenir en propre à quelqu'un. On n'imaginait rien de tel autrefois,
+et le plagiat n'était pas jadis ce qu'il est aujourd'hui. Au XVIIe
+siècle, on en dissertait dans les chaires de philosophie, de dialectique
+et d'éloquence. Maître Jacobus Thomasius, professeur en l'école
+Saint-Nicolas de Leipzig, composa, vers 1684, un traité _De plagio
+litterario_ «où l'on voit, dit Furetière, la licence de s'emparer du
+bien d'autrui en fait d'ouvrages d'esprit.» À la vérité je n'ai pas lu
+le traité de maître Jacobus Thomasius; je ne l'ai vu de ma vie et ne le
+verrai, je pense, jamais; si j'en parle, c'est affectation pure et
+seulement parce qu'il est cité dans un vieil in-folio, dont les tranches
+d'un rouge bruni et le vieux cuir largement écorné m'inspirent beaucoup
+de vénération. Il est ouvert sur ma table, à la lumière de la lampe, et
+son aspect de grimoire me donne, par cette nuit tranquille, l'impression
+que, dans mon fauteuil, sous l'amas de mes livres et de mes papiers, je
+suis une espèce de docteur Faust et que, si je feuilletais ces pages
+jaunies, j'y trouverais peut-être le signe magique par lequel les
+alchimistes faisaient paraître dans leur laboratoire l'antique Hélène
+comme un rayon de lumière blanche. Une rêverie m'emporte. Je tourne
+lentement les feuillets qu'ont tournés avant moi des mains aujourd'hui
+tombées en poussière, et si je n'y découvre pas le pentacle mystérieux,
+du moins j'y rencontre une branche séchée de romarin, qui a été mise là
+par un amoureux mort depuis longtemps. Je déplie avec précaution une
+mince bande de papier enroulée à la tige et je lis ces mots tracés d'une
+encre pâlie: _J'aime bien Marie, le 26e de juin de l'an 1695_. Et cela
+me retient dans l'idée qu'il y a dans les sentiments des hommes un vieux
+fonds sur lequel les poètes mettent des broderies délicates et légères,
+et qu'il ne faut pas crier au voleur dès qu'on entend dire _j'aime bien
+Marie_, après qu'on l'a dit soi-même. Nous disions que le plagiat
+n'était pas considéré jadis tout à fait comme il l'est aujourd'hui. Et
+je crois que les vieilles idées, à cet égard, valaient mieux que les
+nouvelles, étant plus désintéressées, plus hautes et plus conformes aux
+intérêts de la république des lettres.
+
+En droit romain (je trouve cela encore dans mon in-folio relié en veau
+granit avec ces tranches d'un rouge adouci qui m'enchante), en droit
+romain, au sens propre du mot, le plagiaire, c'était l'homme oblique qui
+détournait les enfants d'autrui, qui débauchait et volait les esclaves.
+Au figuré, c'était un larron de pensées. Nos pères tenaient, en ce
+second sens, le plagiat pour abominable. Aussi y regardaient-ils à deux
+fois avant de l'imputer à un homme de bien. Pierre Bayle donne dans son
+_Dictionnaire_ une définition qui n'est pas sans fantaisie mais qui ne
+s'en fait que mieux comprendre: «Plagier, dit-il, c'est enlever les
+meubles de la maison et les balayures, prendre le grain, la paille, la
+balle et la poussière en même temps.» Vous entendez bien, pour Pierre
+Bayle comme pour les lettrés de son âge, le plagiaire est l'homme qui
+pille sans goût et sans discernement les demeures idéales. Un tel
+grimaud est indigne d'écrire et de vivre. Mais quant à l'écrivain qui ne
+prend chez les autres que ce qui lui est convenable et profitable, et
+qui sait choisir, c'est un honnête homme.
+
+Ajoutons que c'est là aussi une question de mesure. Un bel esprit, La
+Mothe Le Vayer a dit environ le même temps: «L'on peut dérober à la
+façon des abeilles sans faire tort à personne; mais le vol de la fourmi,
+qui enlève le grain entier ne doit jamais être imité.» La Mothe Le Vayer
+avait un illustre ami qui pensait comme lui et faisait comme l'abeille.
+C'est Molière. Ce grand homme a pris à tout le monde. Aux modernes comme
+aux anciens, aux Latins, aux Espagnols, aux Italiens et même aux
+Français. Il fourragea tout à son aise dans Cyrano, dans Bois-Robert,
+chez le pauvre Scarron et chez Arlequin. On ne lui en fit jamais un
+reproche, et l'on eut raison. Que nos auteurs à la mode pillent çà et
+là. Je le veux bien. Ils auront toujours moins pillé que La Fontaine et
+que Molière. Je doute fort que la sévérité de leurs accusateurs soit
+fondée sur une connaissance exacte de l'art d'écrire. Cette rigueur
+s'explique par des raisons d'un autre ordre, et dont la première est une
+raison d'argent.
+
+Il faut considérer, en effet, que ce qu'on appelle en littérature une
+idée est maintenant une valeur vénale. Il n'en était pas de même
+autrefois. On s'intéresse désormais à la propriété d'une situation
+dramatique, d'une combinaison romanesque, qui peut rapporter trente
+mille francs, cent mille francs et plus, à l'auteur, même médiocre, qui
+la met en oeuvre.
+
+Par malheur, le nombre de ces situations et de ces combinaisons est plus
+limité qu'on ne pense. Les rencontres sont fréquentes, inévitables.
+Peut-il en être autrement quand on spécule sur les passions humaines?
+Elles sont peu nombreuses. C'est la faim et l'amour qui mènent le monde
+et, quoi qu'on fasse, il n'y a encore que deux sexes. Plus l'art est
+grand, sincère, haut et vrai, plus les combinaisons qu'il admet
+deviennent simples et, par elles-mêmes, banales, indifférentes. Elles
+n'ont de prix que celui que le génie leur donne. Prendre à un poète ses
+sujets, c'est seulement tirer à soi une matière vile et commune à tous.
+Je suis également persuadé de la sincérité de M. Montégut qui se croit
+volé et de la surprise de M. Daudet, qui ne sait de quoi on l'accuse. M.
+Montégut se plaint. Le plaignant doit être écouté. Il trouvera des
+juges. Pour ma part, je me récuse, n'ayant point les pièces sous les
+yeux. Mais, si j'eusse été que lui, je n'aurais pas soufflé mot. Il
+accuse M. Daudet; M. de Pontmartin, me dit-on, s'il était encore vivant,
+pourrait l'accuser à son tour, et il serait bien extraordinaire qu'on ne
+dénichât pas quelques douzaines de vieux conteurs obscurs pour montrer
+que M. de Pontmartin était lui-même un plagiaire. Je ne demande pas
+quarante-huit heures pour découvrir la situation de la mère généreuse
+qui s'accuse faussement dans vingt auteurs, depuis les plus vieux contes
+hindous jusqu'à Madame Cottin, où elle est--j'en suis sûr. En attendant,
+notre brillant confrère, M. Aurélien Scholl vient de la retrouver tout
+entière dans l'_Héritage fatal_, drame en trois actes de Boulé et Eugène
+Fillion, représenté pour la première fois sur le théâtre de l'Ambigu le
+28 décembre 1839.
+
+Il y a quelques années M. Jean Richepin fut accusé d'avoir volé une
+ballade au poète allemand Rückert. Mais M. Richepin prouva sans peine
+qu'il ne devait rien à Rückert, qu'il avait seulement puisé au même
+fonds que le poète et fouillé dans un vieux recueil de contes orientaux
+dont les inventeurs sont aussi inconnus que ceux de _Peau d'âne_ et du
+_Chat botté_.
+
+Je vous conterai à ce sujet l'aventure véritable de M. Pierre Lebrun, de
+l'Académie française. M. Lebrun avait, en ses beaux jours, vers 1820,
+tiré convenablement de la _Marie Stuart_ de Schiller une tragédie
+exacte. C'était un honnête académicien et un très galant homme. Il
+aimait les arts. Un soir de sa quatre-vingtième année, il lui prit envie
+d'entendre madame Ristori, qui, de passage à Paris, donnait des
+représentations dans la salle Ventadour. La grande artiste jouait ce
+soir-là le rôle de Marie Stuart dans une traduction italienne du drame
+allemand. Tout en écoutant les vers, M. Lebrun, au fond de la loge,
+passait sa main sur son front et, après chaque scène, il murmurait entre
+ses dernières dents:
+
+--Je connais cela! Je connais cela!
+
+Il y avait soixante ans qu'il avait fait sa tragédie, et il ne se la
+rappelait plus guère; mais il se rappelait bien moins encore le drame de
+Schiller. Et dans l'intervalle des actes il se disait:
+
+--Voilà qui est bien; mais où donc ai-je vu cela?
+
+Enfin, au spectacle de Marie Stuart faisant ses adieux à ses femmes, la
+mémoire lui revint, et il souffla dans l'oreille de son voisin:
+
+--Pardieu! ces gens-là m'ont volé ma tragédie!
+
+Puis il ajouta que c'était une bagatelle et qu'il n'en fallait point
+parler, car il était homme du monde et ne craignait rien tant que de
+faire un éclat.
+
+Que l'exemple de M. Pierre Lebrun nous profite, à nous tous qui avons le
+malheur de barbouiller du papier avec les images de nos rêves! Quand
+nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons avant de crier si
+elles étaient bien à nous. Je ne dis cela pour personne en particulier,
+mais je n'aime point le bruit inutile.
+
+Un esprit soucieux uniquement des lettres ne s'intéresse pas à de telles
+contestations. Il sait qu'aucun homme ne peut se flatter raisonnablement
+de penser quelque chose qu'un autre homme n'ait pas déjà pensé avant
+lui. Il sait que les idées sont à tout le monde et qu'on ne peut dire:
+«Celle-ci est mienne,» comme les pauvres enfants dont parle Pascal
+disaient: «Ce chien est à moi.» Il sait enfin qu'une idée ne vaut que
+par la forme et que donner une forme nouvelle à une vieille idée, c'est
+tout l'art, et la seule création possible à l'humanité.
+
+La littérature contemporaine n'est ni sans richesse ni sans agrément.
+Mais sa splendeur naturelle est altérée par deux péchés capitaux,
+l'avarice et l'orgueil. Avouons-le. Nous nous mourons d'orgueil. Nous
+sommes intelligents, adroits, curieux, inquiets, hardis. Nous savons
+encore écrire et, si nous raisonnons moins bien que nos anciens, nous
+sentons peut-être plus vivement. Mais l'orgueil nous tue. Nous voulons
+étonner et c'est tout ce que nous voulons. Une seule louange nous
+touche, celle qui constate notre originalité, comme si l'originalité
+était quelque chose de désirable en soi et comme s'il n'y avait pas de
+mauvaises comme de bonnes originalités. Nous nous attribuons follement
+des vertus créatrices que les plus beaux génies n'eurent jamais; car ce
+qu'ils ont ajouté d'eux-mêmes au trésor commun, bien qu'infiniment
+précieux, est peu de chose au prix de ce qu'ils ont reçu des hommes.
+L'individualisme développé au point où nous le voyons est un mal
+dangereux. On songe, malgré soi, à ces temps où l'art n'était pas
+personnel, où l'artiste sans nom n'avait que le souci de bien faire, où
+chacun travaillait à l'immense cathédrale, sans autre désir que d'élever
+harmonieusement vers le ciel la pensée unanime du siècle.
+
+En ce temps-là, M. Montégut n'aurait point porté de plainte, dans la
+confrérie, si M. Alphonse Daudet, son maître compagnon, lui avait
+emprunté, pour achever une figure de pierre, quelque pli de draperie.
+Mais aussi, dans ce temps-là, que d'insipides chansons, que de plats
+fabliaux et comme notre art individuel est, avec tous ses défauts, plus
+pénétrant, plus subtil, plus divers, plus ingénieux et plus aimable! Nos
+petites querelles d'auteurs sont agaçantes, mais, pour un esprit
+curieux, jamais temps ne fut plus intéressant que le nôtre, hormis
+peut-être l'époque d'Hadrien.
+
+
+
+
+APOLOGIE POUR LE PLAGIAT
+
+MOLIÈRE ET SCARRON
+
+
+Nous disions, à propos du _Fou_ et de l'_Obstacle_, que la recherche du
+plagiat conduit toujours plus loin qu'on ne croyait aller et qu'on
+découvre le plus souvent que le prétendu volé était lui-même un voleur.
+(J'entends voleur innocent et bien souvent voleur sans le savoir.) Un
+érudit tourangeau, M. P. d'Anglosse, nous en fournit à point un
+excellent exemple dans une notice que je viens de recevoir. C'est de
+Molière et de Scarron qu'il s'agit. Et, comme je trouve dans cette
+notice de quoi compléter et corriger ce que je disais tantôt, comme
+l'une des oeuvres en cause est cette merveilleuse comédie du _Tartufe_
+dont on ne cesse de disputer passionnément depuis plus de deux siècles,
+comme enfin les moindres particularités des chefs-d'oeuvre intéressent,
+nous remonterons, en suivant les indices qui nous sont fournis,
+jusqu'aux véritables sources où le grand comique puisa l'idée de la
+sixième scène de son troisième acte, cette scène si forte dans laquelle
+l'imposteur, pour détruire l'effet d'une juste accusation, s'accuse
+lui-même, loin de se défendre, et feint de ne voir dans la révélation de
+son infamie qu'une épreuve que Dieu lui envoie et dont il bénit
+l'humiliation salutaire. Les spectateurs de 1664 avaient bien quelque
+idée d'avoir déjà vu cela quelque part, chez Scarron, sans doute. À
+cette date de 1664, le pauvre Scarron avait fini de souffrir et de se
+moquer. Lui qui n'avait pu dormir de sa vie, il dormait depuis quatre
+ans dans une petite chapelle très propre de l'église Saint-Gervais. Ses
+livres faisaient, après sa mort, les délices des laquais, des
+chambrières et des gentilshommes de province. Ils étaient fort méprisés
+des honnêtes gens, mais il y avait bien à la ville et même à la cour un
+petit nombre de curieux qui avouaient avoir lu dans certain recueil de
+nouvelles tragi-comiques, que le cul-de-jatte avait donné de son vivant,
+une histoire espagnole des _Hypocrites_, où un Montufar agissait et
+parlait précisément comme Tartufe, notamment dans ce que Scarron appelle
+si bien «un acte d'humilité contrefaite».
+
+Et il n'était point jusqu'au nom qui n'eût une sorte de ressemblance,
+Tartufe sonnant un peu comme Montufar. Ce Montufar était un dangereux
+fripon. Associé à une vieille femme galante, il prenait la mine d'un
+dévot personnage et, sous le nom de frère Martin, faisait de nombreuses
+dupes à Séville. D'aventure, un gentilhomme de Madrid, qui le
+connaissait pour ce qu'il était, le rencontra un jour au sortir d'une
+église. Montufar et la coquine, qui ne le quittait point, étaient
+entourés d'une foule de personnes qui baisaient leurs vêtements et les
+suppliaient de ne les point oublier dans leurs prières. Le gentilhomme,
+ne pouvant souffrir que ces méchantes personnes abusassent de la
+crédulité de toute une ville, fendit la presse et, donnant un coup de
+poing à Montufar:
+
+--Malheureux fourbes, lui cria-t-il, ne craignez-vous ni Dieu ni les
+hommes?
+
+Je cite ce qui suit textuellement:
+
+ Il en voulut dire davantage, mais sa bonne intention à dire la
+ vérité, un peu trop précipitée, n'eut point tout le succès qu'elle
+ méritait. Tout le peuple se jeta sur lui, qu'ils croyaient avoir
+ fait un sacrilège en outrageant ainsi leur saint. Il fut porté par
+ terre, roué de coups, et y aurait perdu la vie, si Montufar, par
+ une présence d'esprit admirable, n'eût pris sa protection, le
+ couvrant de son corps, écartant les plus échauffés à le battre et
+ s'exposant même à leurs coups.
+
+ «Mes frères, s'écriait-il de toute sa force, laissez-le en paix
+ pour l'amour du Seigneur; apaisez-vous, pour l'amour de la sainte
+ Vierge.»
+
+ Ce peu de paroles apaisa cette grande tempête, et le peuple fit
+ place à frère Martin qui s'approcha du malheureux gentilhomme, bien
+ aise en son âme de le voir si maltraité, mais faisant paraître sur
+ son visage qu'il en avait un extrême déplaisir; il le releva de
+ terre où on l'avait jeté, l'embrassa et le baisa, tout plein qu'il
+ était de sang et de boue, et fit une rude réprimande au peuple.
+
+ «Je suis le méchant, disait-il à ceux qui le voulurent entendre; je
+ suis le pécheur, je suis celui qui n'a jamais rien fait d'agréable
+ aux yeux de Dieu. Pensez-vous, continuait-il, parce que vous me
+ voyez vêtu en homme de bien que je n'aie pas été toute ma vie un
+ larron, le scandale des autres et la perdition de moi-même? Vous
+ vous êtes trompés, mes frères; faites-moi le but de vos injures et
+ de vos pierres, et tirez sur moi vos épées.»
+
+ Après avoir dit ces paroles avec une fausse douceur, il s'alla
+ jeter avec un zèle encore plus faux aux pieds de son ennemi, et,
+ les lui baisant, non seulement il lui demanda pardon, mais aussi,
+ il alla ramasser son épée, son manteau et son chapeau, qui
+ s'étaient perdus dans la confusion. Il les rajusta sur lui, et,
+ l'ayant ramené par la main jusqu'au bout de la rue, se sépara de
+ lui après lui avoir donné plusieurs embrassements et autant de
+ bénédictions. Le pauvre homme était comme enchanté et de ce qu'il
+ avait vu et de ce qu'on lui avait fait, et si plein de confusion
+ qu'on ne le vit pas paraître dans les rues, tant que ses affaires
+ le retinrent à Séville. Montufar cependant y avait gagné les coeurs
+ de tout le monde par cet acte d'humilité contrefaite. Le peuple le
+ regardait avec admiration, et les enfants criaient après lui: _Au
+ Saint! au Saint!_ comme ils eussent crié: _au renard!_ après son
+ ennemi, s'ils l'eussent rencontré dans les rues.
+
+Voilà bien, ce semble, l'original de la scène VI du troisième acte de
+_Tartufe_:
+
+ Ah! laissez-le parler, vous l'accusez à tort,
+ Et vous feriez bien mieux de croire son rapport.
+ Pourquoi, sur un tel fait, m'être si favorable?
+ Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable?
+ . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+ Oui, mon cher fils, parlez, traitez-moi de perfide,
+ D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide;
+ Accablez-moi de noms encore plus détestés;
+ Je n'y contredis point, je les ai mérités.
+ Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie
+ Comme une honte due aux crimes de ma vie.
+
+La ressemblance, étant manifeste, fut signalée dans le _Molière_ de la
+_Collection des grands écrivains_ qui, commencé par le regretté E.
+Despois, se continue et s'achève par les soins du plus consciencieux des
+éditeurs, M. Paul Mesnard. Cet habile homme, à qui rien n'échappe, ne
+pouvait négliger un rapprochement déjà signalé par divers critiques et,
+si je ne me trompe, par M. Charles Louandre, dans ses _Conteurs
+français_.
+
+On pouvait se demander toutefois si Paul Scarron était bien l'auteur de
+la nouvelle des _Hypocrites_ et s'il ne l'avait pas prise à un conteur
+d'au delà des monts, comme c'était assez son habitude. «Scarron, dit
+l'abbé de Longuerue, copiait beaucoup les auteurs espagnols, mais ils
+gagnaient beaucoup à passer par ses mains.» À l'origine, le volume qui
+contient les _Hypocrites_ avait pour titre, à ce que l'on m'assure,
+_Nouvelles tragi-comiques, tirées des plus fameux auteurs espagnols_.
+Cette mention fut retranchée depuis, et j'ai sous les yeux une édition
+de 1717, chez Michel David, où l'on ne lit rien de semblable. Mais cela
+n'importe guère. Si l'indication concernant la publication originale est
+exacte (ce qu'il est très facile de vérifier), Scarron avouait lui-même
+ses emprunts, sous une forme vague qui ne nous contenterait pas
+aujourd'hui, mais qui était très convenable pour un temps où l'auteur
+d'un livre inspirait moins de curiosité que le livre lui-même. Il se
+déclarait redevable de ces nouvelles à des conteurs espagnols qu'il ne
+nommait point et que le lecteur ne se souciait point de connaître par
+leurs noms. Il semble bien qu'on n'ait point pris garde à cet aveu, qui
+pourtant était bon à retenir.
+
+Les _Hypocrites_ passèrent pour une oeuvre originale de Scarron, jusqu'au
+jour où M. P. d'Anglosse, de Blois, montra que ce conte était tiré tout
+entier d'une nouvelle de Alonzo Geronimo de Salas Barbadillo, intitulée
+la _Fille de Célestine_ (la _Hija de Celestina_), qui fut imprimée pour
+la première fois à Saragosse, chez la veuve de Lucas Sanchez, en 1612.
+
+De la sorte, Molière prit à Scarron un bien qui n'appartenait pas à
+celui-ci. Cela est certain. Mais il reste à savoir si le grand comique
+fourragea chez Scarron ou chez Barbadillo lui-même. Les poètes français
+du XVIIe siècle tiraient quelque vanité des larcins qu'ils faisaient en
+Espagne, et il y avait plus d'honneur, sans doute, à mettre à
+contribution le seigneur Barbadillo que ce pauvre diable de Scarron.
+Corneille ne disait-il pas avec une préciosité superbe: «J'ai cru que,
+nonobstant la guerre des deux couronnes, il m'était permis de trafiquer
+en Espagne. Si cette sorte de commerce était un crime, il y a longtemps
+que je serais coupable. Ceux qui ne voudront pas me pardonner cette
+intelligence avec nos ennemis approuveront du moins que je pille chez
+eux.»
+
+Molière, dans le cas que nous examinons, pilla-t-il en Espagne ou chez
+le cul-de-jatte de la rue des Deux-Portes? C'est ce qu'il n'est pas très
+facile de discerner tout d'abord. On peut croire qu'il lisait l'espagnol
+comme la plupart des écrivains français de son temps. Un de ses ennemis
+disait:
+
+ ... Sa muse en campagne
+ Vole dans mille auteurs les sottises d'Espagne.
+
+Et remarquez en passant qu'on lui reproche, dans ce vers, non de voler,
+mais de voler des sottises. C'est là le plagiat comme on l'entendait au
+XVIIe siècle: prendre le mauvais avec le bon, la balle avec le grain.
+
+Quoi qu'on puisse penser de cette censure, à tout le moins impertinente,
+qui vise surtout les _Plaisirs de l'île enchantée_, imités d'une
+pastorale de Moreto, on voit que Molière passait, de son temps, pour un
+auteur très versé dans la littérature espagnole. Il est très possible
+qu'il ait connu la _Hija de Celestina_.
+
+Et c'est une supposition dans laquelle on est confirmé quand on a lu
+l'opuscule de M. P. d'Anglosse. Il y a, en effet, dans la nouvelle de
+Barbadillo un trait que Scarron a rendu très inexactement par cette
+phrase: «Il (Montufar) ne bougeait des prisons.»
+
+L'original dit: «Il (Montufar) demandait l'aumône pour les pauvres
+prisonniers.» Ce qui correspond exactement à ces vers de _Tartufe_:
+
+ Je vais aux prisonniers
+ Des aumônes que j'ai partager les deniers.
+
+On a noté aussi dans le texte espagnol un trait excellent qui n'est pas
+dans la copie française, et que Molière semble avoir connu. Après avoir
+rapporté l'épisode du gentilhomme madrilène qui pense être écharpé par
+la foule pour avoir démasqué le traître, Barbadillo ajoute:
+
+«Ce gentilhomme resta confondu et si plein de dépit de cette aventure
+que, sans terminer les affaires qui l'avaient appelé à Séville, il
+repartit le soir même pour Madrid, persuadé que le diable seul pouvait
+lui avoir joué ce tour et se repentant beaucoup de s'être fié aux
+apparences. Car, ne pouvant pas concevoir que de pareils sentiments
+d'humilité se fussent logés dans l'âme de Montufar, il demeura convaincu
+qu'il avait été la dupe de ses yeux, le sens de la vue étant, comme tous
+les autres, fort sujet à l'erreur.»
+
+Il y a là une ironie forte, qui passait de beaucoup le génie du pauvre
+Scarron. On est tenté de voir dans ces dernières lignes l'original des
+deux vers dits avec un si plaisant sérieux par madame Pernelle:
+
+ Mon Dieu, le plus souvent l'apparence déçoit;
+ Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit.
+ (Acte V, sc. III.)
+
+Par contre, Scarron, qui traduit très librement, a ajouté au caractère
+de l'hypocrite un trait qui manquait à l'original. Il dit que Montufar
+«baissait les yeux à la rencontre des femmes», et on pourrait dire, à la
+rigueur, que c'est au cul-de-jatte que Molière a pris le mouchoir dont
+Tartufe veut couvrir le sein de Dorine. Mais il n'en faudrait point
+jurer.
+
+Il est vrai qu'on retrouve encore une nouvelle de Scarron dans les
+sources de l'_Avare_ de Molière. C'est un conte picaresque intitulé le
+_Châtiment de l'avarice_. Je ne doute pas qu'un savant versé sur la
+littérature espagnole, M. Morel-Fatio, par exemple, n'en connaisse
+l'original. M. Paul Mesnard, qui a relevé dans son excellente édition
+les emprunts faits par Molière aux anciens et aux modernes ne nomme pas
+même le _Châtiment de l'avarice_. C'est dédain et non point ignorance,
+la nouvelle dont je parle étant assez connue. M. Charles Louandre l'a
+insérée, dans ses vieux conteurs français. Le texte que j'en ai sous les
+yeux date de 1678, c'est-à-dire de l'année même où parut l'_Avare_.
+
+Que Molière ait connu cette nouvelle ou l'original dont elle est la
+traduction, cela est très probable. On y rencontre, ce qui ne se trouve
+point dans la _Marmite_ de Plaute et ce qui est le sujet même de la
+pièce de Molière, le risible amour d'un thésauriseur barbon.
+
+L'avare de Scarron se nomme don Marcos et passe à Madrid pour
+gentilhomme. Il a coutume de dire «qu'une femme ne peut être belle si
+elle aime à prendre, ni laide si elle donne».
+
+En dépit de ces maximes, il tombe dans le panneau que des coquins lui
+tendent. Un Gamara, «courtier de toutes marchandises», le vient voir et
+lui vante la beauté, la sagesse et les grands biens de dame Isidore, qui
+n'est en réalité qu'une vieille courtisane édentée, plus pauvre que Job.
+L'avare consent à la voir et s'éprend d'elle dans un festin qu'elle lui
+donne.
+
+ À l'issue du festin, don Marcos (je cite littéralement mon auteur)
+ avoua à Gamara, qui l'accompagna chez lui, que la belle veuve lui
+ donnait dans la vue et que de bon coeur il aurait donné un doigt de
+ sa main pour être déjà marié avec elle, parce qu'il n'avait jamais
+ trouvé de femme qui fût plus son fait que celle-là, quoiqu'à la
+ vérité il prétendit qu'après le mariage elle ne vivrait pas avec
+ tant d'ostentation et de luxe.
+
+ Elle vit plutôt en princesse qu'en femme d'un particulier, disait
+ le prudent don Marcos au dissimulé Gamara, et elle ne considère pas
+ que les meubles qu'elle a, mis en argent, et que cet argent joint à
+ celui que j'ai nous peuvent faire une bonne rente que nous pourrons
+ mettre en réserve, et, par l'industrie que Dieu m'a donnée, en
+ faire un fonds considérable pour les enfants que Dieu nous donnera.
+
+ Don Marcos entretenait Gamara de ces discours ou de semblables,
+ quand il se trouva devant sa porte. Gamara prit congé de lui après
+ lui avoir donné parole que, dès le lendemain, il conclurait son
+ mariage avec Isidore, à cause, lui dit-il, que les affaires de
+ cette nature-là se rompaient autant par retardement que par la mort
+ de l'une des parties.
+
+ Don Marcos embrassa son cher entremetteur, qui alla rendre compte à
+ Isidore de l'état auquel il venait de laisser son amant. Et
+ cependant notre amoureux écuyer tira de sa poche un bout de bougie,
+ le piqua au bout de son épée, et, l'ayant allumé à une lampe qui
+ brûlait devant le crucifix public d'une place voisine, non sans
+ faire une manière d'oraison jaculatoire, pour la réussite de son
+ mariage, il ouvrit avec un passe-partout la porte de la maison où
+ il couchait et s'alla mettre dans son méchant lit plutôt pour
+ songer à son amour que pour dormir.
+
+Il se rend le lendemain chez sa future épouse et lui déclare comment il
+entend vivre:
+
+ --Je suis bien aise qu'on se couche de bonne heure dans ma maison
+ et que la nuit elle soit bien fermée. Les maisons où il se trouve
+ quelque chose ne peuvent être trop à couvert des larrons. Et pour
+ moi, je ne me consolerai jamais si un fainéant de larron, sans
+ autre peine que celle qu'il y a à prendre ce qu'on trouve, m'ôtait
+ en un instant ce qu'un grand travail ne m'a donné qu'en beaucoup
+ d'années.
+
+L'avare de Scarron, c'est déjà l'avare de Molière, l'avare amoureux et
+riche. Ce coquin de Gamara, c'est exactement cette coquine de Frosine.
+Don Marcos épouse Isidore, qui peu après s'enfuit avec ses complices,
+emportant l'argent et les meubles du pauvre homme.
+
+Lui aussi, il pleure sa cassette. Mais le reste n'a plus la moindre
+ressemblance avec la comédie de Molière. C'est une suite d'aventures
+burlesques ou tragiques, auxquelles manque l'agrément avec la
+vraisemblance.
+
+Ces recherches, que j'ai résumées de mon mieux, tendaient à rendre au
+malheureux Scarron le bien que Molière lui avait pris. Mais on s'est
+aperçu que Scarron, lorsqu'il fut dépouillé, portait le bagage des
+autres. Il y a grande chance que le _Châtiment de l'avarice_ ne lui
+appartienne pas plus que les _Hypocrites_. Quant à Molière, tout ce
+qu'il prend lui appartient aussitôt, parce qu'il y met sa marque.
+
+
+
+
+JULES TELLIER[17]
+
+(1863-1889)
+
+
+«C'était un grand garçon de vingt-deux ans, maigre et pâle, aux yeux
+caves et aux moustaches brunes. Il avait dans la physionomie quelque
+chose de hagard et dans l'allure quelque chose d'abandonné.»
+
+Ainsi Jules Tellier se figurait ce Tristan Noël, étudiant de la Faculté
+de Rouen[18], à qui il a prêté ses propres doutes et ses propres
+tristesses. Tel il apparaissait lui-même à ses amis. «Face longue, yeux
+ardents et sombres, dit l'un; front obstiné, dit l'autre, regard enfoncé
+et droit, sourire rare.» Tel je le vis un matin, l'air mélancolique,
+mais plein d'idées et très aimable. Il m'apportait son livre sur les
+poètes vivants, un mince petit livre écrit avec finesse, peut-être trop
+sèchement, et conçu sans grand effort critique. Au reste, il me parut
+peu occupé de son ouvrage et de lui-même. Les habitudes négligées de sa
+personne et de son vêtement, son allure courbée, son regard vague, sa
+parole sourde et comme intérieure, tout en lui trahissait l'homme
+songeur et méditatif. C'est la poésie qui l'amenait. Je lui parlai tout
+de suite des poètes, je lui nommai tel ou tel de ceux dont le talent
+certain n'est connu que des délicats et dont le nom sert de mot de passe
+aux initiés. Il me répondit en récitant quelques-uns des vers dont sa
+mémoire était pleine. C'était un intime et violent amant de la poésie.
+Je n'ai connu que Frédéric Plessis qui goûtât à ce point le vers pour
+lui-même, pour sa mélodie mystérieuse, pour sa beauté secrète. Tellier
+convenait lui-même, de bonne grâce, qu'il poussait jusqu'à la
+superstition le culte de la poésie et des poètes.
+
+«J'ai été, disait-il, l'enfant que fut Ovide, lisant les poètes de Rome
+et songeant à eux avec vénération et les imaginant pareils aux dieux:
+
+ _Quotque aderant vates, tot rebar esse deos_[19].
+
+Et l'homme ne s'est pas dépouillé tout à fait des illusions de l'enfant.
+En vérité, quiconque a fait seulement tenir sur pied dix bons vers,
+celui-là, n'eût-il d'ailleurs, comme il arrive, ni de bon sens, ni
+d'idées, ni d'esprit, m'apparaît encore parfois comme un être
+privilégié, aux cheveux ceints d'une auréole et au front marqué d'un
+signe.»
+
+Cette rencontre date de l'été de 1888. Jules Tellier était alors
+précepteur des enfants de M. le comte de Martel-Janville, à
+Neuilly-sur-Seine. Né au Havre, en 1863, il avait grandi dans sa ville
+natale. Il avait passé sa licence et enseigné la rhétorique en province.
+Il écrivait dans le _Parti national_. Comme tant d'autres, il quittait
+l'Université pour le journalisme et la littérature. Il se sentait maître
+de sa pensée et de sa forme; il était entouré d'admirations intimes et
+jeunes. Il avait cette joie de contempler sa vie démurée et la voie
+ouverte. Il pouvait se permettre, on le croyait du moins, les longs
+espoirs et les vastes pensées. Au retour d'une promenade en Algérie, il
+fut atteint à Toulouse par la fièvre typhoïde. Il y mourut, après douze
+jours de maladie, le 29 mai 1889, dans sa vingt-septième année.
+
+Ses amis ont recueilli la prose et les vers qu'il a laissés en un petit
+volume intitulé _Reliques de Jules Tellier_. M. Paul Guigou a mis en
+tête de ce recueil une préface qui témoigne d'une exquise délicatesse de
+coeur et d'un sentiment très haut des choses de l'art. M. Raymond de la
+Tailhède a élevé, à la manière des lettrés de la Renaissance, un tombeau
+poétique à son ami.
+
+ Et voilà que tes yeux profonds se sont fermés!
+ Mais ton âme, où vivaient les sages d'Hellénie,
+ Garde toujours, dans une éternelle harmonie,
+ Les poètes pareils à des dieux bien-aimés.
+
+À ce recueil posthume ont aussi donné leurs soins MM. Le Goffic, de la
+Villehervé, Pouvillon, Paul Margueritte et M. Charles Maurras, qui
+écrivait au lendemain de la mort de Jules Tellier: «Un des premiers et
+des plus raffinés écrivains d'aujourd'hui a été retiré d'au milieu de
+nous.»
+
+Les _Reliques_ de Jules Tellier sont de sorte à nous donner de cuisants
+regrets.
+
+Ce jeune homme, si tôt disparu, était assurément un philosophe et un
+poète, surtout un rare écrivain. Par une délicatesse extrême, avec la
+pudeur d'une amitié jalouse, qui craignait de livrer les reliques de
+l'absent aux indifférents et aux profanes, MM. Paul Guigou et Raymond de
+la Tailhède ont fait imprimer les oeuvres posthumes de Jules Tellier pour
+les seuls souscripteurs, qui n'étaient pas bien nombreux, et ils ont
+décidé que le livre ne serait point mis en vente. De la sorte, ces pages
+restent inédites après l'impression. Je prendrai soin d'en citer tout à
+l'heure quelques lignes. Mais il faudrait tout lire, car l'intérêt de ce
+petit livre, c'est qu'une âme s'y révèle. Une âme d'abord inquiète et
+désolée, mais fière, et qui bientôt conquit le calme avec la
+résignation. Dans maint endroit, daté des mauvais jours, Tellier gémit
+d'une souffrance indicible. Il est en proie à cette tristesse noire,
+rançon des âmes exquises. Son mal, il est facile de le reconnaître tout
+de suite, c'est le mal des chimères, c'est le supplice des jeunes hommes
+qui ont lu trop de livres et fait trop de rêves.
+
+Il est dangereux, en effet, pour les jeunes hommes d'une imagination
+ardente, de souper trop souvent avec les philosophes et les courtisanes
+dans tous les temps et dans tous les pays, de vivre trop de vies, d'être
+tour à tour Sénèque et Néron; d'avoir possédé tous les trésors de
+Crésus, des satrapes et du juif Issachar, quand on est très pauvre, et,
+courbé sur une table de bois blanc, dans une chambre d'étudiant, de
+prolonger jusqu'à l'aube les orgies frénétiques des décadences. Au
+sortir de ces banquets du savoir et de la beauté, quand tombent les
+couronnes imaginaires, on s'aperçoit que la réalité est étroite et
+triste. On souffre plus que de raison de la médiocrité des hommes et de
+la monotonie des choses. On regarde la nature avec des yeux mornes et
+vides, comme au lendemain de l'ivresse. On ne voit plus la beauté du
+monde, parce qu'on a épuisé dans le rêve le trésor des illusions, qui
+est notre meilleure richesse. Et, comme ce Tristan Noël, qui ressemble
+tant à Jules Tellier lui-même, on veut mourir.
+
+Mais, par bonheur, on ne meurt pas toujours, et cela passe. La vie
+elle-même, à la longue, se charge de vous guérir du mal des illusions.
+Et ce mal serait encore supportable, presque doux, du moins très cher,
+s'il ne s'y mêlait pas d'ordinaire, chez ces adolescents imaginatifs,
+les troubles des sens et les peines du coeur. Le rêve dispose à la molle
+tendresse et à la volupté, et vraiment c'est une chose cruelle, quand on
+a vu de si près l'ombre de Cléopâtre et l'ombre de Ninon, d'être rebuté
+par une jeune modiste qui n'a point de littérature.
+
+Tellier nous apprend que pareille mésaventure advint à l'écolier Juan de
+Pontevedra, que Carmen n'aimait point et qu'elle n'aimerait jamais
+«parce qu'il était farouche et gauche et qu'il ne savait que ses
+livres». L'écolier Juan aurait dû s'en consoler. Il ne s'en consola
+point, parce que, s'étant promené sous les myrtes de Virgile, il lui en
+restait une langueur mortelle. M. Nicole soutenait que les poètes sont
+des empoisonneurs publics, et il avait raison jusqu'à un certain point.
+Mais ils n'empoisonnent que les poètes. Ils n'empoisonnèrent jamais M.
+Nicole.
+
+Les poètes et les philosophes mêmement avaient beaucoup troublé la
+jeunesse de Jules Tellier. Après avoir désespéré de ce monde, il
+désespéra de l'autre. Il connut l'illusion des paradis après avoir connu
+l'illusion des paysages (car il était logicien), et il lui vint le désir
+et la peur de la mort.
+
+Dans les pages qu'il a laissées on trouve les traces de sa lassitude et
+de son ennui et l'on s'aperçoit que, plus d'un jour, il trouva à la vie
+un goût plus amer que la cendre. Mais on se ferait une idée bien fausse
+de ce jeune homme en voyant en lui un désespéré qui veut à toutes forces
+mourir. Connaissons mieux l'ennui doré des poètes. Les poètes souffrent
+du mal des chimères. Tous en sont atteints, mais ils guérissent tous.
+Tellier, comme les autres, guérissait à l'air de Paris, au milieu de ses
+amis, dans le travail rapide et fécond.
+
+Il n'était pas devenu sans doute un homme hilare, un convive facétieux,
+un jovial compagnon. Mais c'était un galant homme de lettres, un élégant
+rhéteur, prêt à goûter doucement les plaisirs de l'esprit et à converser
+avec grâce parmi les honnêtes gens. M. Maurice Barrès avec qui il était
+lié d'une étroite amitié nous le montre poli dans ses propos, facile,
+amène et sage.
+
+«Il ressentait violemment, dit M. Barrès, les insuffisances de la vie,
+mais il les acceptait, et nul moins que lui ne fut un révolté. Nous
+rendions en commun un culte à Sénèque, qui fut peut-être le thème le
+plus fréquent de nos entretiens. La constitution délicate, l'inquiétude
+et l'indulgence de ce grand calomnié nous enchantaient. Bien supérieur à
+ces stoïciens dont il affectait de se réclamer, Sénèque accepte la vie
+de son siècle sans rien en bouder; simplement toutes ses relations avec
+les choses et avec les hommes étaient commandées par le sentiment
+intense qu'il faudra mourir et que nous vivons au milieu de choses qui
+doivent périr. Mieux qu'aucun, Sénèque enseigne la résignation. Mais
+chez lui jamais elle ne prend de lasses attitudes. Son ascétisme très
+réel n'est pas de se priver, mais de mésestimer ce dont il use. Il fut
+le maître de Jules Tellier.»
+
+Voilà donc Jules Tellier devenu, dans le particulier, un doux stoïcien,
+sachant pardonner à l'homme et à la nature, ce qui est la science la
+plus nécessaire, et montrant à tous un visage pacifique et bienveillant.
+
+C'est exactement ce visage qu'il laissait voir au public quand il
+travaillait pour les journaux. Tellier s'annonçait comme un excellent
+critique. Il avait à un très haut point l'esprit de finesse et une
+pénétration singulière. M. Jules Lemaître, qu'il avait connu de bonne
+heure, avait eu sur lui l'aimable autorité d'un jeune ancien. Et
+peut-être Tellier devait-il, pour une certaine part, au maître qui fut
+son camarade, cette manière souple et facile qu'il eut dès le début, et
+qui n'est point ordinaire à la jeunesse. Il s'essaya dans une petite
+revue obscure, les _Chroniques_, que ses deux amis, Maurice Barrès et
+Charles Le Goffic, avaient fondée un peu à son intention. Il y donna les
+_Notes de Tristan Noël_ et les _Deux paradis d'Abd-er Rhaman_, mais
+c'est dans le _Parti national_, où il écrivit de 1887 à 1889, qu'il se
+répandit aisément en fantaisies, en chroniques, en variétés littéraires,
+en notes de voyage. Il y a des écrivains qui croient que leur
+supériorité seule les empêche d'écrire dans les journaux. Peut-être
+découvriraient-ils quelques autres causes à cet empêchement, s'ils
+s'appliquaient à les rechercher. Il faut, pour parler au public dans
+l'intimité fréquente du journal, s'intéresser d'un esprit agile et
+bienveillant à beaucoup de choses. Il faut avoir l'esprit largement
+ouvert sur la vie et sur les idées. Il faut enfin avoir ce don de
+sympathie qui est rare et que Tellier possédait si pleinement.
+
+Dans le journal, il était très à l'aise et tout à fait aimable, un peu
+bizarre parfois, et têtu, mais sincère, mais bon, point banal, point
+dédaigneux et corrigeant à propos la tristesse par l'ironie.
+
+Il est impossible de mesurer sur ce qu'il laisse la grandeur de son
+esprit, mais on peut dire que lorsqu'il mourut un bel instrument de
+pensée et de rêve fut brisé.
+
+Il laisse des vers, dont quelques-uns seront placés dans les
+anthologies, à côté de ceux de Frédéric Plessis, qu'il admirait. Et
+Jules Tellier sera accueilli parmi les petits poètes qui ont des
+qualités que les grands n'ont point. Si les _minores_ de l'antiquité
+étaient perdus, la couronne de la muse hellénique serait dépouillée de
+ses fleurs les plus fines. Les grands poètes sont pour tout le monde;
+les petits poètes jouissent d'un sort bien enviable encore: ils sont
+destinés au plaisir des délicats. Il ne me convient pas d'être tranchant
+en matière de goût. Mais il me semble que la _Prière_ de Jules
+Tellier[20] à la mort est un poème que nos anthologistes pourraient dès
+aujourd'hui recueillir. Ils seraient bien avisés, à mon gré, de ne point
+oublier non plus le sonnet que voici:
+
+ LE BANQUET
+
+ Au banquet de Platon, après que tour à tour,
+ Coupe en main, loin des yeux du vulgaire profane,
+ Diotime, Agathon, Socrate, Aristophane,
+ Ont disserté sur la nature de l'amour,
+
+ Apparaît entouré comme un roi de sa cour,
+ De joueuses de flûtes en robe diaphane,
+ Ivre à demi, sous sa couronne qui se fane,
+ Alcibiade, jeune et beau comme le jour.
+
+ --Ma vie est un banquet fini, qui se prolonge,
+ Seul, parmi les causeurs assoupis, comme en songe,
+ J'ouvre et promène encor un regard étonné;
+
+ Les fronts sur les coussins ont fait de lourdes chutes:
+ Verrai-je survenir, de roses couronné,
+ Alcibiade avec ses joueuses de flûtes?
+
+Cela est d'un tour facile et gracieux, avec un air de mélancolie riante
+qui me plaît beaucoup. Mais je n'hésite pas à mettre, d'accord avec M.
+Paul Guigou, la prose de Jules Tellier bien au-dessus de ses vers. En
+prose sa phrase est forte et souple. Elle a le nombre, et Tellier
+lui-même s'oublie à dire une fois qu'il la cadençait «suivant un rythme
+plus subtil que celui des vers». On en jugera par le fragment que voici,
+intitulé _Nocturne_:
+
+ Nous quittâmes la Gaule sur un vaisseau qui partait de Massalia un
+ soir d'automne, à la tombée de la nuit.
+
+ Et cette nuit-là et la suivante, je restai seul éveillé sur le
+ pont, tantôt écoutant gémir le vent sur la mer et songeant à des
+ regrets, et tantôt aussi contemplant les flots nocturnes et me
+ perdant en d'autres rêves.
+
+ Car c'est la mer sacrée, la mer mystérieuse où il y a trente
+ siècles le subtil et malheureux Ulysse agita ses longues erreurs;
+ le subtil Ulysse qui, délivré des périls marins, devait encore,
+ d'après Tirésias, parcourir des terres nombreuses, portant une rame
+ sur l'épaule, jusqu'à ce qu'il rencontrât des hommes si ignorants
+ de la navigation qu'ils prissent ce fardeau pour une aile de moulin
+ à vent[21].
+
+ C'est la mer que sillonnaient jadis sur les galères et les trirèmes
+ les vieux poètes et les vieux sages; et comme ils se tenaient
+ debout à la poupe, au milieu des matelots attentifs, attentive
+ elle-même, elle a écouté, en des nuits pareilles, les chansons
+ d'Homère et les paroles de Solon.
+
+ Et c'est aussi la mer où, dans les premiers siècles de l'erreur
+ chrétienne, alors que le règne de la sainte nature finissait et que
+ commençait celui de l'ascétisme cruel, le patron d'une barque
+ africaine entendit des voix dans l'ombre, et l'une d'entre elles
+ l'appeler par son nom et lui dire: «Le grand Pan est mort! Va-t'en
+ parmi les hommes et annonce-leur que le grand Pan est mort!»
+
+ Et par la mystérieuse nuit sans étoiles, sur le chaos noir de la
+ mer et sous le noir chaos du ciel, il y avait quelque chose de
+ triste et d'étrange à songer que peut-être l'endroit innomé,
+ mouvant et obscur que traversait notre vaisseau avait vu passer
+ tous ces fantômes et qu'il n'en avait rien gardé!
+
+ Et c'est parce que cette pensée me vint, et qu'elle me parut
+ étrange et triste, et qu'elle troubla longtemps mon coeur de rhéteur
+ ennuyé, qu'il m'est possible encore, entre tant d'heures oubliées,
+ d'évoquer ces lointaines heures noires où je rêvais seul sur le
+ pont du navire parti de Massalia, un soir d'automne, à la tombée de
+ la nuit.
+
+Puisque les _Reliques_ de Jules Tellier ne se trouvent pas chez
+l'éditeur, nous avons dû donner cette page à la suite de notre article,
+_en preuve_, comme on dit dans les ouvrages d'érudition.
+
+
+
+
+LA RAME D'ULYSSE
+
+
+Nous avons cité (à la fin du précédent article) une belle page intitulée
+_Nocturne_, dans laquelle le regretté Jules Tellier retraçait les
+rêveries dont il s'était enveloppé naguère sur le pont d'un navire parti
+de Marseille et qui gagnait le large à la tombée de la nuit. Tandis
+qu'il glissait dans l'ombre sur cette petite mer qui semblait si grande
+aux anciens, le poète ressentait dans son imagination d'humaniste
+enthousiaste les étonnements de la jeune âme hellénique devant la mer
+«aux bruits sans nombre», et il se prit à songer à Ulysse. Pour nos
+esprits formés aux études classiques, la Méditerranée, c'est la coupe
+d'Homère. Nous entendrons toujours, sur ces perfides eaux bleues,
+chanter les Sirènes. Donc, Tellier invoquait la figure d'Ulysse, le
+marin. Il était trop intelligent pour ne pas sentir combien elle est
+singulière, mystérieuse, effrayante. L'_Iliade_ et l'_Odyssée_ ne nous
+ont pas tout dit de cet homme-là. Soyez certains que les pêcheurs de
+Dulichium, les pirates de Zacinthe les bonnes vieilles occupées à
+raccommoder les filets sur les rivages d'Épire, en savaient sur le
+compte d'Ulysse bien plus long qu'Homère. Il y avait bel âge que tout ce
+petit monde des îles et de la côte était familier avec les aventures du
+roi d'Ithaque, quand les rapsodes en firent des chansons épiques.
+L'Ulysse de la légende, l'Ulysse primitif était charmant et terrible
+comme la mer où il avait si longtemps erré. Ses aventures, rapportées
+dans des contes, des chansons, des devinettes, étaient innombrables et
+merveilleuses. Elles formaient un cycle énorme dont l'épopée n'a gardé
+que peu de chose. Entrevu dans l'ombre des traditions préhomériques, ce
+voyageur, qu'un bonnet en forme de cône protège contre le vent, la
+pluie, le soleil et l'embrun, apparaît d'une étonnante grandeur. On le
+devine tel que l'ont rêvé ces marins et ces pêcheurs habitués à entendre
+pleurer dans l'ombre le Vieillard des mers; on l'imagine ingénieux,
+impie, luttant de ruse et d'audace avec les dieux, partageant, dans des
+îles, le lit des femmes étrangères, ayant vu ce qu'on ne doit pas voir,
+horrible, poursuivi par une inexorable fatalité, condamné à errer sans
+fin sur cette mer dont il a violé la divinité mystérieuse, destiné à des
+voluptés indicibles et à ces rencontres qui font dresser les cheveux sur
+la tête, l'homme enfin le plus digne d'envie et de pitié, le vieux roi
+des pirates, le père des navigateurs. Tel est, ce semble, l'Ulysse
+primitif formé par l'imagination populaire.
+
+La colère divine est sur ce contempteur des dieux, que les hommes aiment
+pour son audace et pour sa ruse merveilleuse. Comme l'Isaac Laquedem des
+chrétiens, c'est un réprouvé, c'est un maudit. Je ne crois pas me
+tromper en disant que, dans cette rêverie dont je parlais tout à
+l'heure, Jules Tellier avait du roi d'Ithaque une vision qui se
+rapproche beaucoup de celle que je tente de préciser. Aussi bien
+l'aventure, qu'il a soin de rappeler préférablement à toutes les autres,
+porte-t-elle les caractères d'une antiquité enfantine et profonde. On me
+permettra de remettre sous les yeux du lecteur, pour plus de clarté,
+l'endroit dont il est question.
+
+ Nous quittâmes (c'est Tellier qui parle) la Gaule sur un vaisseau
+ qui partait de Massalia, un soir d'automne, à la tombée de la nuit.
+
+ Et cette nuit-là et la suivante je restai seul éveillé sur le pont,
+ tantôt écoutant gémir le vent sur la mer et songeant à des regrets,
+ et tantôt aussi contemplant les flots nocturnes et me perdant en
+ d'autres rêves.
+
+ Car c'est la mer sacrée, la mer mystérieuse où, il y a trente
+ siècles, le subtil et malheureux Ulysse agita ses longues erreurs;
+ le subtil Ulysse qui, délivré des périls marins devait encore,
+ d'après Tirésias, parcourir des terres nombreuses, portant une rame
+ sur l'épaule, jusqu'à ce qu'il rencontrât des hommes si ignorants
+ de la navigation qu'ils prissent ce fardeau pour une aile de moulin
+ à vent.
+
+Je n'apprendrai rien à personne en disant que Jules Tellier rappelle ici
+la prédiction que le devin Tirésias fit à Ulysse, chez les Cimmériens,
+toujours enveloppés de brumes et de nuées. On la trouve dans le XIe
+chant de l'_Odyssée_, et ce morceau, si l'on en peut juger par la
+pauvreté du sens moral et par la gaucherie enfantine du récit, semble un
+des plus anciens et partant un des plus vénérables de ce beau recueil de
+contes populaires qui nous est parvenu sous le nom du fleuve des poètes.
+
+Ce XIe chant que dans l'antiquité on nommait la Nékuia, c'est-à-dire le
+sacrifice aux morts, nous fait assister à une scène de magie sauvage
+empruntée sans doute aux traditions d'une humanité toute primitive.
+Ulysse, échappé aux charmes de Circé et parvenu au bord de l'Océan sur
+un rivage couvert de ténèbres éternelles, évoque les ombres des morts
+selon des rites d'une simplicité barbare. Il creuse dans la terre, avec
+son épée, un trou sur lequel il fait des libations de lait, de vin et
+d'eau. Il y jette une poignée de farine blanche. Puis il égorge au bord
+de la fosse qu'il a creusée un bélier et une brebis noire.
+
+Ainsi évoquées, les âmes des morts sortent en foule de la terre et se
+jettent avidement sur le sang qui dégoutte des victimes égorgées. Toutes
+s'efforcent de boire de ce sang, car c'est seulement après y avoir
+trempé leurs lèvres qu'elles auront la force de parler et de répondre
+aux questions de l'évocateur. La mère du roi d'Ithaque, la vénérable
+Anticlée, s'élève dans cette nuée d'ombres. Ulysse la reconnaît et
+pleure. Mais il l'écarte avec son épée pour l'empêcher de boire. Car il
+veut entendre, avant toutes les autres âmes, celle de Tirésias, qui doit
+lui révéler l'avenir et lui enseigner des choses utiles à connaître.
+Celle brutalité ne contribue pas peu au sentiment de rudesse répandu sur
+toute cette scène de nécromancie. Mais, en bonne critique, il ne faut
+pas en faire un trait significatif du caractère d'Ulysse. Nous sommes
+ici en présence d'un conte populaire entré probablement sans beaucoup de
+retouches dans l'épopée. Tous les héros des vieux contes montrent, dans
+des circonstances analogues, une semblable dureté. Ils sont tous
+extrêmement positifs et aussi éloignés que possible de tout ce que nous
+appelons les sentiments naturels et qui sont au contraire des sentiments
+cultivés. D'ailleurs, le récit est tout à fait incohérent. Et il semble,
+par ce qui suit, qu'Anticlée était restée muette et qu'Ulysse ne savait
+pas comment faire parler cette ombre vénérable.
+
+Bientôt Tirésias paraît, un sceptre d'or à la main. Il boit le sang noir
+qui le ranime et lui délie la langue. Il prédit à Ulysse l'arrivée
+prochaine du héros dans l'île de Thrinacrie, où paissent les boeufs du
+Soleil, le retour à Ithaque et le meurtre des prétendants. Puis,
+dévoilant un avenir plus lointain, il annonce des aventures étranges,
+dont l'_Odyssée_ ne parle pas, et qui se rapportent à des traditions à
+jamais perdues. C'est cette partie de la prophétie que Jules Tellier
+rappelle dans le passage que nous avons cité plus haut. Voici à peu près
+comment s'exprime Tirésias:
+
+ Lorsque tu auras tué les prétendants en ta maison, tu devras partir
+ de nouveau, portant une rame sur l'épaule, jusqu'à ce que tu
+ rencontres des hommes qui ne connaissent point la mer, qui ne
+ mangent point de mets salés et qui n'ont jamais vu les navires aux
+ proues rouges ni les rames qui sont les ailes des navires. Et je te
+ donnerai un signe manifeste, qui ne t'échappera pas. Quand tu
+ verras venir à toi un autre voyageur qui croira que tu portes un
+ fléau ([Grec: hathêrêloigon]) sur l'épaule, alors, plante ta rame
+ en terre, offre à Poseidon un bélier, un taureau et un verrat. Et
+ il te sera donné de retourner dans ta maison.
+
+Tirésias termine en révélant qu'Ulysse vivra un long âge d'homme et «que
+la douce mort lui viendra de la mer». Paroles ambiguës par lesquelles le
+devin annonce que le fils qu'Ulysse eut de la terrible Circé viendra de
+la mer et tuera son père sans le connaître. Ce qui signifie peut-être
+que l'avenir est fait du passé, que nous tissons chaque jour notre
+destinée comme le filet qui nous enveloppera, que les conséquences de
+nos actes sont inéluctables et que les baisers des magiciennes
+réapparaissent comme des fantômes au lit de mort des vieux rois à la
+barbe de neige.
+
+Dante, dont le noir génie assombrit encore l'Ulysse antique, ne connut
+point ce fils de la magicienne. Il suivit une tradition barbare d'après
+laquelle le fils de Laerte, très vieux, naviguait dans l'Océan, sous les
+étoiles du ciel austral, quand tout à coup la mer, s'étant entrouverte,
+engloutit le vaisseau de l'audacieux. L'âme d'Ulysse fut plongée dans
+l'enfer où elle souffre les tourments réservés aux chevaliers félons et
+aux hommes impies. Mais je m'éloigne beaucoup de mon sujet, qui est de
+considérer seulement l'étrange rencontre du voyageur qui n'a jamais vu
+la mer et qui ne sait ce que c'est qu'un navire. Ce terrien destiné
+merveilleusement à marquer à l'aventureux voyageur la fin de ses
+erreurs, de ses travaux et de ses peines, prend ingénument la rame
+qu'Ulysse porte sur ses épaules pour un instrument à battre le blé. À la
+seule vue de cet homme, le terrible goéland des rochers d'Ithaque, le
+vieux pirate, est purifié, lavé de ses crimes, pardonné, sauvé.
+Rencontre qui, dans sa fantaisie naïve, semble enseigner aux hommes
+qu'ils trouveront dans la vie pastorale la paix et l'innocence, tandis
+qu'on offense les dieux à courir la mer. C'est dans ce sens idyllique
+que Chateaubriand, qui a emmagasiné toute l'antiquité classique dans ses
+_Martyrs_, prend cette fable quand il fait dire à un de ses personnages:
+«Arcadiens, qu'est devenu le temps où les Atrides étaient obligés de
+vous prêter des vaisseaux pour aller à Troie et où vous preniez la rame
+d'Ulysse pour le van de la blonde Cérès?»
+
+Donc le terrien croit voir un van ou un fléau. C'est par ce mot de
+_fléau_ que nous avons traduit provisoirement le mot [Grec:
+hathêrêloigos], lequel signifie, en effet, _van_ ou _fléau_, ou plutôt
+quelque chose d'approchant. C'est un terme poétique et composé qui
+renferme proprement l'idée de détruire les barbes de l'épi.
+
+Si Jules Tellier a substitué à l'[Grec: hathêrêloigos] dont parle
+Tirésias une aile de moulin à vent, c'est peut-être par mégarde et parce
+qu'il n'avait pas le texte de l'_Odyssée_ sous les yeux. C'est peut-être
+aussi par envie d'imaginer un objet qui ressemblât à une rame. Un fléau
+se compose de deux bâtons de longueur inégale, liés l'un au bout l'un de
+l'autre avec des courroies. Cela n'a pas beaucoup la figure d'une rame
+ou d'un aviron. Si, comme Chateaubriand, nous mettons un van au lieu
+d'un aviron, c'est pis encore. Un van est une corbeille d'osier. Qui
+pourrait prendre une rame pour une corbeille?
+
+Il y a une difficulté. J'avoue qu'elle est petite et que, pour ma part,
+je n'y songeais guère quand j'ai reçu une lettre de M. Paul Arène où
+cette difficulté semble résolue. Cette lettre est charmante et d'un
+rustique parfum. Je la veux placer dans mon vieil Homère in-folio, en
+regard des vers qu'elle commente avec une ingénuité gracieuse et un sens
+de la nature qu'on rencontre rarement et que, d'ailleurs, on ne cherche
+guère (il faut en convenir) chez les grammairiens de profession.
+
+Puisque cette lettre est aimable et qu'on y parle d'Homère et de
+Mistral, je me permets de l'imprimer bien qu'elle soit familière et
+privée. Paul Arène, quand il l'écrivit, ne se doutait pas de l'usage que
+j'en ferais. Je sens que je suis indiscret. Surtout, ne lui dites pas
+que je l'ai citée. La voici tout entière et mot pour mot:
+
+ Paris, 11 février 1891.
+
+ Mon cher ami,
+
+ Je comptais vous rencontrer l'autre jour pour conférer sur une
+ affaire d'importance.
+
+ Il n'y a pas de Tellier qui tienne, et Homère n'est pas un
+ imbécile. Homère n'eût jamais imaginé qu'on pût prendre une rame
+ pour une aile de moulin à vent--lesquels moulins à vent
+ n'existaient pas d'ailleurs au temps d'Homère.
+
+ En Provence--et ceci prouve que vous devriez y venir pour être tout
+ à fait Grec--en Provence, après la moisson, nous jetons le blé au
+ van avec des pelles qui, en effet, ressemblent pas mal à des rames.
+
+ Il est donc naturel que des populations montagnardes, ne
+ connaissant ni la mer, ni les choses de la mer, aient pris pour nos
+ pelles à vanner la rame qu'Ulysse portait sur le dos.
+
+ Il est doux d'illuminer Homère à travers les brouillards des
+ commentateurs ingénus.--D'ailleurs, c'est à Mistral que revient
+ l'honneur de la _contribution_. Nous trouvâmes la chose en riant,
+ comme des paysans, un jour que nous récitions l'_Odyssée_ sous les
+ cyprès noirs de Maillanne.
+
+ Les dieux vous tiennent en joie!
+
+ Votre,
+
+ PAUL ARÈNE.
+
+La glose, on en conviendra, est du moins élégante et fraîche. Je n'en
+savais qu'une seule qui eût cette rusticité vivante. C'est un paysage de
+George Sand que le regretté M. E. Benoist a mis en note, dans son
+Virgile, pour expliquer un endroit des _Églogues_.
+
+Je dédie la lettre de Paul Arène aux commentateurs d'_Homère_. Il a
+raison, mon poète. Il n'y a pas de Tellier qui tienne, Homère est divin.
+Si, comme je le crois, l'_Iliade_ et surtout l'_Odyssée_ sont un
+assemblage de contes populaires, de mythes enfantins, et, pour parler le
+langage des traditionnistes, de _Mærchen_, si, pour le fond, ces deux
+poèmes relèvent du folk-lore, ils n'en sont pas moins les monuments les
+plus sacrés de la poésie de nos races. Les traditions orales du peuple y
+sont traitées avec une noblesse gracieuse, une sagesse souveraine et
+dans un grand style qui procèdent d'un puissant instinct du beau. Ces
+poèmes, où le merveilleux grossier des mythologies primitives
+s'humanise, s'harmonise et s'épure, attestent, comme l'a si bien dit M.
+Andrew Lang, «l'inconsciente délicatesse et le tact infaillible» du
+génie hellénique à sa naissance. Rien n'est plus beau au monde.
+
+Vous en savez quelque chose, mon cher Paul Arène, puisque vous êtes
+poète et Provençal, et que la Provence, c'est la Grèce encore. Vous ne
+m'avez pas laissé le temps de vous le dire. Dans votre belle joie
+d'avoir retrouvé l'[Grec: hathêrêloigos] d'Homère au pied des Alpilles,
+vous me faites songer à Mistral qui, lorsqu'on lui vantait un jour
+l'ayoli provençal, répondit simplement:
+
+--Les Grecs en faisaient manger aux soldats pour leur donner du courage.
+
+Je vous promets bien, cher ami, d'aller visiter un jour avec vous vos
+campagnes élyséennes, vos champs d'asphodèles, vos bois de pins, de
+chercher le Cythéron dans les rochers de la Grau et de contempler
+
+ Arles, la belle Grecque aux yeux de Sarrasine.
+
+En attendant, je pense comme vous que les âges homériques n'ont pas
+connu les moulins à vents.
+
+M. Encausse, chef de clinique à la Charité, et qui se nomme Papus chez
+les mages, a écrit un livre pour établir que toutes les inventions
+modernes, même le télégraphe, le téléphone et le phonographe, étaient
+connues des anciens. Je crois toutefois avec vous, mon cher Arène, que
+Tellier a eu tort de mettre des ailes de moulin à vent dans
+l'imagination d'un voyageur exposé à rencontrer sur son chemin Ulysse
+coiffé de son bonnet de matelot et portant une rame sur l'épaule. Et
+quelle rencontre! songez y! Se trouver face à face avec l'homme qui
+avait vu les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, et les Lestrygons,
+que les magiciennes avaient reçu dans leur lit et qui avait évoqué les
+morts! Vous avez raison, mon poète: Il n'y a pas de Tellier qui tienne.
+Ce sont les Arabes qui ont inventé les moulins à vent. Du moins les
+dictionnaires le disent. Ils disent aussi que les moulins ne furent
+connus en Europe qu'après les Croisades. J'ajouterai même, par
+pédantisme pur, qu'un de vos compatriotes, M. Fraissinet, auteur d'un
+petit livre publié en 1825 sous le titre de _Panorama_, affirme que le
+premier moulin à vent fut construit en France dans l'année 1251. Il se
+peut que cette affirmation ne soit pas aussi exacte qu'elle est précise.
+Mais cela ne touche en rien à notre grande affaire. Le point important,
+c'est que l'[Grec: hathêrêloigos] homérique est maintenant expliqué, à
+supposer qu'il ne l'était point déjà par quelque commentateur, car
+j'avoue que je n'y suis pas allé voir. Ce n'est précisément ni un fléau,
+ni un van, c'est une pelle à vanner qui ressemble à une rame. Les
+moissonneurs des campagnes de la Grèce et des Îles s'en servaient il y a
+quarante siècles et la voilà retrouvée aux mains des paysans de cette
+Grèce française qui est la Provence. Frédéric Mistral et Paul Arène
+l'ont reconnue, et ils ont récité des vers de l'_Odyssée_ sous les
+cyprès de Maillanne. Quelle aimable scolie à mettre en marge du XIe
+chant de l'Odyssée!
+
+Imprimée dans le journal le _Temps_, cette causerie sur la rame
+d'Ulysse, qui n'avait de mérite assurément que celui d'encadrer le
+billet exquis de M. Paul Arène, a amusé beaucoup plus de lecteurs que je
+n'aurais cru. Il y a encore en France des esprits amoureux des lettres
+antiques. L'[Grec: athêrêloigos] m'a valu quelques lettres
+intéressantes. Je crois devoir le donner ici.
+
+ Monsieur,
+
+ Permettez à un de vos lecteurs très assidus, qui fait du grec par
+ métier, de réclamer pour ses anciens maîtres au sujet de la
+ signification à donner au mot [Grec: hathêrêloigos] dans le chant
+ XI de l'_Odyssée_, vers 128. Ce ne peut être qu'une mauvaise
+ tradition française qui a fourni le sens de _fléau_ ou de _van_ à
+ vos amis et à vous-même; et depuis fort longtemps, dans les
+ éditions savantes des poèmes homériques, on a déterminé la
+ véritable signification de ce terme, telle que la propose M. Paul
+ Arène dans la jolie lettre qu'il vous écrit. Voici ce que vous
+ trouverez, par exemple, dans l'édition classique de la maison
+ Hachette, par Alexis Pierron. _Odyssée_, tome I, p. 467, note 128.
+ «[Grec: Hathêrêloigon], _une pelle à vanner le grain_. Le voyageur,
+ qui n'a jamais vu de rame, prend pour un [Grec: ptuon] la rame
+ qu'Ulysse porte sur son épaule. La question prouve à Ulysse une
+ complète ignorance des choses de la mer.--Le mot [Grec:
+ hathêrêloigos] signifie destruction des barbes de l'épi, et non
+ destruction de la paille. Ce n'est donc pas du _fléau_ qu'il
+ s'agit. Homère ne connaît pas le fléau. D'ailleurs un fléau ne
+ ressemble pas à une rame. Il s'agit donc de la pelle avec laquelle
+ on jetait en l'air le grain dépiqué, mais encore mêlé de balle...
+ etc.».
+
+ Cette édition de M. Pierron date de 1875. Du reste, Pierron ne
+ pouvait même pas s'attribuer l'honneur de cette explication, car
+ elle date de l'antiquité elle-même. Dans les scolies homériques on
+ trouve sous le nom d'Hérodien (voir Pierron, même note) [Grec:
+ Hathêrêloigon hoxutonôs. Dêloi de to ptuon.] Maintenant ouvrez un
+ dictionnaire grec-français, comme celui d'Alexandre que j'ai entre
+ les mains, et vous trouverez: [Grec: Ptuon], _pelle à vanner_. Vous
+ voyez que la scolie que vous demandiez à mettre en marge existe
+ déjà.
+
+ Ces observations d'ailleurs n'enlèvent rien au mérite de votre
+ exégète provençal. On ne s'étonnera pas qu'à défaut de savoir
+ livresque un poète du midi ait eu l'intuition de ce qu'avait voulu
+ dire le vieil aède ionien. Mais il faut bien aussi laisser quelque
+ chose aux pauvres érudits qui depuis si longtemps pâlissent et
+ vieillissent sur ces pages éternellement jeunes.
+
+ Recevez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments très
+ distingués.
+
+ E. POTTIER.
+
+ 14 février 1891.
+
+ * * * * *
+
+ Poitiers, 15 février 1891.
+
+ Monsieur,
+
+ L'interprétation du mot [Grec: hathêrêloigos] dans le vers
+
+ [Grec: phêê hathêrêloigon hechein hana phaidimô ômô]
+
+ (_Od._ XI, 128), proposée par M. Arène et adoptée par vous est
+ ingénieuse et gracieuse, mais fort suspecte, à mon sens. Il est
+ certain qu'il y a cinquante ou soixante ans on vannait encore les
+ blés battus avec de larges pelles en bois; j'ai vu cet usage
+ pratiqué dans ma jeunesse, même dans la Beauce; il n'est pas moins
+ certain que dans quelques-unes de nos provinces, on se sert, pour
+ nager dans les rivières de longues rames dont l'extrémité
+ inférieure, qui plonge dans l'eau, est très large et ressemble à
+ une pelle. Un habitant de l'intérieur des terres pourrait donc
+ confondre une rame de cette forme, avec une pelle à vanner. Mais il
+ faut remarquer que cette forme de rame n'est ni pratiquée, ni
+ praticable en mer, où l'on se sert de l'aviron allongé qui ne
+ s'aplatit que doucement et légèrement vers son extrémité. Or Ulysse
+ est un marin qui a battu toute la Méditerranée, et les rames de ses
+ navires n'ont jamais pu avoir la forme d'une pelle, même aux yeux
+ du plus ignorant des garçons de ferme. De plus traduire [Grec:
+ hathêr (ê) loigos] par pelle à vanner, c'est faire une trop grande
+ violence au sens naturel du mot. [Grec: hathêr] signifie _épi de
+ blé_; [Grec: loigos], _destruction_; G. Curtius le rattache à la R.
+ sanskr. Rug. Rug-à-mi, frango.--C'est clairement un instrument qui
+ sert à détruire, à briser, à broyer l'épi, un instrument à battre
+ le blé. Le van, quelle qu'en soit la forme ne sert qu'à le monder
+ une fois qu'il a été battu, à débarrasser le grain de la paille
+ broyée de l'épi et de son enveloppe brisée: c'est un fléau. Or il y
+ avait, j'en ai vu dans le Maine et l'Anjou, il y a peut-être
+ encore, dans les petites closeries, des fléaux qui peuvent prendre
+ la forme de la rame allongée. Le battoir n'est pas rond, mais très
+ aplati à peu près comme l'aviron ordinaire; et lorsque les batteurs
+ s'en vont à la grange, le battoir replié et attaché sur le manche,
+ l'ensemble, à distance, paraît à tous les yeux très semblable à une
+ rame.
+
+ Pardonnez, monsieur, à un vieil helléniste--l'espèce en devient
+ rare--cette intervention peut-être inopportune, dont vous ferez
+ l'usage qui vous conviendra, et avec mes remerciements pour le
+ plaisir que me font toujours vos articles, même quand je ne partage
+ pas vos opinions, agréez l'assurance de ma considération la plus
+ distinguée.
+
+ A.-ED. CUAIGNET,
+
+ Recteur honoraire de l'Académie de Poitiers, correspondant de
+ l'Institut.
+
+ * * * * *
+
+ Monsieur,
+
+ La démonstration, que l'aile de moulin ou le fléau dont Tirésias
+ parle à Ulysse au chant XI de l'_Odyssée_ n'est qu'une pelle à
+ vanner, est décisive. Mais quand on vous a annoncé qu'Homère avait
+ dû attendre les commentaires du scoliaste Mistral et du scoliaste
+ Paul Arène, pour devenir intelligible, n'avez-vous pas éprouvé
+ quelques doutes?
+
+ Il n'y a pas de Mistral qui tienne. Il n'y a pas de Paul Arène qui
+ tienne. Ces Messieurs arrivent trop tard.
+
+ Il me paraissait bien étonnant que l'érudition allemande, que
+ l'érudition française (sans parler de l'érudition anglaise) se
+ fussent laissé devancer par l'école du plein air. J'ai eu
+ immédiatement la preuve du contraire en ouvrant une traduction de
+ l'_Odyssée_ qui cependant n'est pas d'un helléniste de marque, mais
+ d'un homme consciencieux.
+
+ Vous trouverez page 201 de la traduction de l'_Odyssée_ par Eugène
+ Bareste, illustrée par Theod. de Lemud et Titeux (Paris, Lavigne,
+ 1842, in-8°) la note qui se termine ainsi:
+
+ «... _Celui dont il est question est tout simplement une pelle en
+ bois_ pour jeter le blé en l'aire et en détacher la menue paille.
+ On conçoit très bien qu'une rame puisse être prise pour cet
+ instrument par des hommes qui n'avaient aucune idée de navigation;
+ car, disaient les anciens, _le van de la mer c'est la rame, et la
+ rame de la terre, c'est le van_.»
+
+ Vous voyez que malgré la meilleure volonté du monde, cette scolie
+ qui a été pour vous l'occasion et le prétexte de développements...,
+ n'est pas à mettre en marge du XIe chant de l'_Odyssée_, du moins
+ dans la traduction de Bareste, et sous peine de faire double emploi
+ avec la note que j'ai transcrite à votre intention.
+
+ Veuillez agréer, monsieur, l'expression de ma considération la plus
+ distinguée.
+
+ P. LALANNE.
+
+ Erchen (Somme) 15 février 1891.
+
+ * * * * *
+
+ Dijon, 16 février 1891.
+
+ Et moi aussi, monsieur, je lis Homère! Voilà trente ans que cela
+ dure sans que j'en sois encore rassasié. Que voulez-vous, nous
+ avons les manies tenaces en province!--Vous devez comprendre par
+ cet aveu le plaisir que j'ai ressenti à voir que des maîtres comme
+ vous et l'aimable Arène trouvaient encore le temps, à Paris, de
+ s'amuser aux vers du vieux chanteur.
+
+ Excusez-moi donc si je me mêle à la conversation, et permettez-moi
+ un peu de pédantisme.
+
+ J'ai été élevé à la campagne; aussi quand j'ai lu pour la première
+ fois ce passage de l'_Odyssée_ où Tirésias prédit à Ulysse «qu'un
+ voyageur lui demandera, en montrant sa rame, pourquoi il porte un
+ van sur son épaule», j'ai été furieusement choqué, indigné aussi
+ contre le traducteur, car mon dieu ne pouvant faillir, il avait dû
+ être bien trahi par son prêtre!--Lorsque plus tard, je pus lire le
+ texte, je revins à cette prédiction de Tirésias et je fus assez
+ heureux pour éclaircir tout seul la pensée mal traduite.
+
+ Je m'aperçus d'abord qu'[Grec: hathêrêloigos] ne veut pas dire van;
+ ce n'est pas là son sens exact; c'est [Grec: ptuon], qui signifie
+ _van_, l'ustensile d'osier à deux anses, secoué par un homme, comme
+ Homère, d'ailleurs, nous le montre dans ce passage du XIIIe chant
+ de l'_Iliade_ (vers 588 et suivants).
+
+ [Grec: hôd ot hapo plateos ptuo phin megalên kat halôên thrôs kôsin
+ kuamoi melanochroes, ê erebinthoi, pnoiê upo ligurê kai lixmêtêros
+ erôê.]
+
+ _Comme dans une aire étendue les noires fèves ou les pois
+ s'élancent du large van sous le souffle bruyant et l'effort du
+ vanneur._
+
+ Il n'y a pas de synonymes absolus, en grec, ni ailleurs, il est
+ donc clair que les deux mots [Grec: hathêrêloigos] et [Grec: ptuon]
+ désignent des instruments différents, tous deux connus du poète,
+ qui sait ce qu'il dit. Le van est le premier, [Grec: ptuon].--Je
+ découvris promptement le second, [Grec: hathêrêloigos]: c'est la
+ pelle de grenier, la pelle en bois, large et longue, semblable à la
+ rame assez pour qu'un homme ignorant la navigation s'y trompe, la
+ pelle avec laquelle on remue souvent le blé entassé, afin de
+ l'aérer pour qu'il ne s'échauffe pas, et aussi pour le débarrasser
+ de la poussière.
+
+ C'est là un vannage comme l'autre; d'ailleurs, peu après cette
+ première découverte, j'eus la joie d'en contrôler l'exactitude en
+ en faisant une seconde, qui fut de constater que nos paysans de
+ Bourgogne appelaient fort bien van cette pelle de grenier, tout
+ comme le véritable van d'osier, faute d'avoir deux mots, comme
+ Homère, un pour chacun des ustensiles.
+
+ Sauf pour quelques vers manifestement tronqués par des copistes
+ ignorants, il n'y a, voyez-vous, jamais d'obscurité dans le pur
+ texte d'Homère. Il est vrai que pour bien le comprendre, il faut
+ connaître à fond la vie agricole, la vie du paysan, qui n'a pas
+ changé depuis l'_Odyssée_ jusqu'au milieu de notre siècle, et qui a
+ toujours été la même par tous les pays.
+
+ Veuillez, je vous prie, monsieur, me pardonner cette longue
+ indiscrétion et croyez bien aux sentiments, etc.
+
+ CUNISSET-CARNOT.
+
+ * * * * *
+
+ Monsieur,
+
+ Permettez à un grammairien de profession de vous communiquer une
+ observation à propos du mot [Grec: hathêrêloigos]. Le mot par
+ lui-même est très vague (_ce qui fait disparaître les barbes du
+ blé_), et n'indique pas la forme de l'instrument. Aussi le
+ trouve-t-on traduit par _van_ dans le dictionnaire d'Alexandre, et
+ par _fléau_ dans la traduction de l'_Odyssée_ de Leconte de Lisle,
+ sens qui n'est pas satisfaisant. Je crois que la traduction de MM.
+ Paul Arène et Mistral est la bonne. Seulement, elle n'est pas
+ nouvelle. Le dictionnaire grec-allemand Le Pape, répandu même en
+ France, traduit très bien [Grec: hathêrêloigos] par pelle à vanner
+ (_Worsschaufel_).
+
+ Quant à l'usage de vanner complètement le blé à la pelle, et non
+ pas seulement de se servir de la pelle pour le jeter dans le van,
+ vous le trouverez décrit et figuré dans un livre classique, traduit
+ en français depuis longtemps, le dictionnaire des antiquités
+ romaines et grecques d'Antony Rich, article _pala_ n°2. Par un
+ hasard curieux, à la même page (_pala_ n°1), vous pouvez voir
+ figuré un travailleur cheminant sa bèche sur l'épaule. Il ne faut
+ pas un grand effort d'imagination pour voir dans cette bèche une
+ rame, et cette figure pourrait presque représenter Ulysse, sa rame
+ sur l'épaule.
+
+ Où M. Paul Arène a encore bien raison, c'est quand il conseille de
+ faire le voyage de Provence pour comprendre les auteurs anciens.
+ Pour moi, je vous assure que toutes les épithètes homériques de la
+ mer, qui m'avaient paru vagues et quelquefois étranges, lorsque
+ j'expliquais Homère étant élève, m'ont paru très claires et très
+ vraies lorsque j'ai vécu sur les côtes de Provence. Tel rocher
+ isolé, près de la presqu'île de Giens, m'a fait comprendre le
+ Philoctète de Sophocle mieux que les commentaires des éditions les
+ plus savantes.
+
+ Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de mes sentiments
+ distingués.
+
+ P. CLAIRIN, Professeur au lycée Louis-le-Grand.
+
+ Paris, 17 février 1891.
+
+ * * * * *
+
+ Paris, 21 février 1891.
+
+ Monsieur,
+
+ Ayant lu avec un très vif intérêt votre dernier article de la vie
+ littéraire (le _Temps_, 15 février 1891), je prends la liberté de
+ vous écrire au sujet de la phrase des _Martyrs_, que vous avez
+ citée.
+
+ À Pleudihen et au Minihic-sur-Rance, les paysans se servent de
+ pelles «qui ressemblent pas mal à des rames», en guise de vans. Je
+ dis bien: ils vannent, ils nettoient leur blé avec des pelles. Les
+ paysans munis de pelles se placent la figure contre le vent et
+ lancent le grain en demi-cercle devant eux. C'est ce qui a sans
+ aucun doute, permis à Chateaubriand d'écrire la phrase dont il
+ s'agit et dans laquelle le mot van est la traduction littérale
+ d'[Grec: hathêrêloigos].
+
+ Votre très assidu,
+
+ GUSTAVE FRITEAU.
+
+
+
+
+BLAISE PASCAL ET M. JOSEPH BERTRAND[22]
+
+
+Une étude sur Blaise Pascal par M. Joseph Bertrand ne pouvait manquer
+d'intéresser. On était curieux de savoir la pensée du savant à qui les
+mathématiques doivent leurs derniers progrès sur le génie qui contribua
+à créer le calcul des probabilités et qui résolut de difficiles
+problèmes sur le cycloïde.
+
+Ceux qui sont assez heureux pour pouvoir juger des travaux de M. Joseph
+Bertrand en physique mathématique et dans ce même calcul des
+probabilités, dont Huyghens et Pascal marquèrent les beaux
+commencements, s'accordent à louer la fécondité géniale du secrétaire
+perpétuel de notre Académie des sciences. Cela ne m'est pas permis; je
+dois m'arrêter, plein de regret, au seuil du sanctuaire où les initiés
+recherchent les seules vérités qu'il soit donné à l'homme d'atteindre
+absolument, et je ne puis que gémir d'être exclu des temples de la
+certitude. Mais il suffit d'une vue générale sur l'histoire des
+mathématiques pour reconnaître la grande place qu'y tient l'oeuvre de M.
+Joseph Bertrand et savoir que ce maître a porté dans l'analyse cette
+clarté rapide, cette élégante concision qui donnent la grâce à
+l'évidence et montrent la vérité avec tous les rayons de sa couronne.
+L'algèbre et la géométrie ont leur style, comme la musique et la poésie,
+et c'est au grand style qu'on reconnaît le génie dans les sciences comme
+dans les arts.
+
+La supériorité certaine de M. Joseph Bertrand dans la science des
+nombres et des figures nous rend infiniment précieux tout ce qu'il nous
+dit des découvertes et des expériences que Pascal nous a laissées. Soit
+qu'il définisse la part de Blaise dans l'établissement du calcul des
+probabilités, soit qu'il montre par quelles incertitudes ce génie a
+passé avant de constituer la théorie de la pesanteur de l'air, soit
+qu'il nous conte cette histoire du cycloïde où l'ennemi des jésuites
+montra plus de zèle pour la vérité que d'indulgence pour ceux qui la
+cherchaient avec lui, soit qu'il nous donne pour un incomparable
+chef-d'oeuvre la théorie de la presse hydraulique, je m'instruis et
+j'admire de confiance; mais il y a un point qui touchera tout le monde.
+C'est cette simple phrase: «Pascal fit à seize ans sa première
+découverte sur les sections coniques.» Car on ne pourra oublier que
+celui qui rapporte cet exemple de précocité merveilleuse fut aussi,
+voilà presque soixante ans, un enfant prodigieux. Joseph Bertrand
+concourut à onze ans avec les jeunes gens qui se présentaient à l'École
+polytechnique et satisfit à toutes les épreuves. Ce souvenir suffira, je
+pense, à rendre assez touchante la page qui commence par ces mots: «Les
+courbes étudiées par Pascal étaient les sections du cône à base
+circulaire, c'est-à-dire la perspective d'un cercle.»
+
+En résumé, et pour ne pas tourner plus longtemps autour d'un sujet dans
+lequel je ne saurais entrer, voici de quelle manière M. Joseph Bertrand
+juge Pascal comme géomètre et comme physicien, en le comparant à
+l'esprit le plus étendu et le plus embrassant des temps modernes:
+
+ Pour Pascal, comme pour Leibniz, dans l'histoire des sciences, la
+ renommée est supérieure à l'oeuvre, et c'est justice; car le génie
+ est supérieur à la renommée; l'abondance chez eux n'égale pas la
+ richesse. Les mathématiques furent pour eux un divertissement, et
+ un exercice, jamais l'occupation principale de leur esprit et moins
+ encore le but de leur vie.
+
+ Avec même profondeur et égale aptitude, leurs esprits étaient
+ dissemblables. Leibniz, curieux de tout, excepté des détails,
+ proposait des méthodes nouvelles, laissant à d'autres le soin et
+ l'honneur de les appliquer. Pascal, au contraire, veut tout
+ préciser; les résultats seuls l'intéressent. Leibniz découvre
+ l'arbre, le décrit et s'éloigne. Pascal montre les fruits sans dire
+ leur origine. Si les difficiles problèmes résolus par Pascal
+ s'étaient offerts à l'esprit de Leibniz, après en avoir résolu
+ quelques-uns, les plus simples sans doute, il n'aurait pas manqué
+ d'y signaler un grand pas accompli dans le calcul intégral. Pascal
+ promet les solutions, les donne sans rien cacher, mais sans faire
+ valoir sa méthode, souvent sans la laisser paraître.
+
+ Si Pascal, dont le génie n'a pas eu de supérieurs, avait rencontré
+ comme Leibniz le principe des différentielles, sans parler de
+ révolution dans la science, il aurait choisi, pour les produire,
+ les conséquences précises les moins voisines de l'évidence, s'il
+ n'avait préféré, comme il l'a fait souvent, laisser disparaître
+ avec lui la trace de ses méditations. On pourrait comparer Leibniz
+ à une montagne sur laquelle les pluies ne s'arrêtent pas, Pascal à
+ une vallée qui rassemble leurs eaux, en ajoutant, peut-être, que la
+ montagne est immense, la vallée profonde et cachée.
+
+Il s'en faut de beaucoup que M. Joseph Bertrand ait considéré surtout,
+dans son étude, Pascal comme géomètre et comme physicien. Ces
+considérations n'emplissent que peu de pages; au contraire de longs
+chapitres sont consacrés à l'homme, au polémiste, au penseur, à
+l'écrivain, et personne ne sera surpris que l'auteur des belles
+biographies de Poinsot, de Gariel, de Michel Chasles, d'Élie de
+Beaumont, de Foucault, pour ne citer que celles-là, ait voulu épuiser
+tout son sujet, ce sujet fût-il Pascal. M. Joseph Bertrand a l'esprit
+ouvert sur toutes choses et sa curiosité s'étend sur les secrets de la
+nature. Il a bien soin de nous dire que la géométrie n'exclut rien. Et
+c'est ce qu'on lui accordera sans peine. La géométrie est à la base de
+tout, ou plutôt elle est dans tout comme le squelette dans l'animal.
+Elle est l'abstraction et elle est la réalité. Le monde visible la
+recouvre. Mais dans le jeu infiniment varié des formes sous lesquelles
+l'univers apparaît à notre âme étonnée, ses lois, toujours certaines,
+gouvernent la matière qui sommeille et la matière qui s'anime, le
+cristal et l'homme, la terre et les astres. Elle règne dans la beauté
+des femmes, dans l'harmonie des musiques, dans le rythme des poésies et
+dans l'ordre des pensées. Elle est la mesure de tout. En elle est le
+mouvement; en elle la stabilité. Heureux qui suit longtemps le bel ordre
+de ses figures, qui en découvre les propriétés immuables, et qui sait
+l'art
+
+ De poursuivre une sphère en ses cercles nombreux!
+
+Mais que dis-je? ne sommes-nous pas tous géomètres en quelque manière?
+Sans la géométrie, l'enfant pourrait-il marcher, l'abeille faire son
+miel?
+
+Non certes, la géométrie n'exclut rien, pas même les poètes que M.
+Joseph Bertrand cite volontiers. Il a des idées sur toutes choses. On
+croit, je ne sais sur quels fondements, qu'il n'est point opposé, tout
+savant qu'il est, à quelqu'une des religions révélées qui se partagent
+aujourd'hui la foi de l'humanité. Je me hâte de dire que, pour
+surprendre cet état d'âme dans son livre sur Pascal, il faut une
+subtilité d'esprit que je n'ai pas. S'il est libre penseur ou
+catholique, il promet, en commençant, qu'on n'en saura rien; il est
+aussi discret que Fortunio. Je confesse qu'après l'avoir lu je n'en sais
+pas plus qu'il n'a voulu et que je n'ai pas deviné sa pensée de derrière
+la tête. Il avait pourtant de belles occasions de se trahir en traitant
+de la vie, des idées, de l'oeuvre de Pascal.
+
+Vie, oeuvre, idées, tel est en effet le sujet qu'il s'est proposé. Et il
+l'a traité sans doute, mais à sa fantaisie, sans souci des proportions,
+sans nulle envie de former un ensemble. La négligence est voulue, et ce
+n'est point une faiblesse. Il n'achève pas la biographie qu'il avait
+commencée; il court et bondit dès qu'il lui en prend envie; il s'arrête
+quand il lui plaît. Il est merveilleusement agile et capricieux. Son
+esprit, accoutumé aux méthodes transcendantes, se rit de nos trop
+simples procédés d'exposition et de critique. À l'occasion il est
+admirable dans la casuistique; il y prend goût, il s'y attarde pour son
+plaisir et pour le nôtre. Il n'en sort plus. Il est là dedans comme le
+lièvre dans le serpolet. Mais en deux bonds il remplit le reste de sa
+carrière et touche le but. Car La Fontaine a beau dire: le lièvre arrive
+toujours avant la tortue, comme le génie l'emporte toujours sur la bonne
+volonté.
+
+Ce que c'est que d'avoir calculé le nombre des valeurs qu'acquiert une
+fonction quand on permute les lettres! Après cela, dès qu'on s'en donne
+la peine, on se montre plus grand casuiste qu'Escobar et Sanchez. Je
+vous assure que M. Joseph Bertrand est incomparable pour décider des cas
+difficiles. Il a pour confrères à l'Académie deux grands directeurs de
+consciences. M. Alexandre Dumas, qui est sévère, et M. Ernest Renan, qui
+est indulgent. Si M. Bertrand se mêle comme eux de guider les âmes, je
+lui prédis qu'il y réussira parfaitement, aujourd'hui surtout qu'il y a
+beaucoup d'inquiétude et toutes sortes de scrupules chez les pécheurs.
+Il est subtil. C'est ce qu'on veut.
+
+Je le dis maintenant sans sourire, il a déployé dans l'examen des
+_Provinciales_ les plus rares facultés d'analyse. Et il est visible
+après cela que les _Petites lettres_ ne sont qu'une oeuvre de parti. Ce
+n'est point que Pascal ait altéré les textes, dont il ne connaissait
+d'ailleurs que les extraits que ces messieurs lui donnaient: il n'avait
+rien lu. Ses citations, au contraire, ont été trouvées généralement
+exactes. Mais M. Bertrand nous montre qu'il eût rencontré dans saint
+Thomas beaucoup de décisions qu'il reproche aux jésuites. Ordinairement,
+il fait un grief à la Compagnie tout entière de ce qui appartient à un
+seul membre et a été parfois combattu par un autre. Enfin, il est homme
+de parti.
+
+À la vérité, nous n'en doutions guère. Et il ne faudrait pas dire que M.
+Joseph Bertrand a montré la partialité de Louis de Montalte pour faire
+plaisir aux jésuites; on risquerait fort de dire une sottise.
+
+Ces querelles de la grâce sont aussi mortes que celles des réalistes et
+des nominaux. Les distinctions anciennes d'esprit et de doctrine ne
+subsistent plus dans le clergé, qui est devenu tout entier romain. Les
+jésuites d'aujourd'hui ne ressemblent point aux jésuites d'autrefois.
+Ils ont peut-être une morale plus sévère; ils sont, je le sais, moins
+polis. Je doute qu'ils s'inquiètent beaucoup de ce que Pascal a dit de
+leurs prédécesseurs oubliés.
+
+D'ailleurs, M. Joseph Bertrand n'est pas le premier à montrer la
+partialité de Pascal. Dans un livre célèbre, qui date de 1768, vous
+trouverez sur les _Provinciales_ le jugement que voici:
+
+«Il est vrai que tout le livre portait sur un fondement faux. On
+attribuait adroitement à toute la société des opinions extravagantes de
+plusieurs jésuites espagnols et flamands. On les aurait déterrées aussi
+bien chez les casuistes dominicains et franciscains; mais c'est aux
+seuls jésuites qu'on en voulait. On tâchait, dans ces lettres, de
+prouver qu'ils avaient un dessein formé de corrompre les moeurs des
+hommes, dessein qu'aucune secte, aucune société n'a jamais eu et ne peut
+avoir; mais il ne s'agissait pas d'avoir raison, il s'agissait de
+divertir le public.»
+
+Et cela n'est ni de Nonnotte, ni de Patouillet. C'est de Voltaire, dans
+le _Siècle de Louis XIV_.
+
+Il y a dans un roman de Tourguénef un personnage à qui l'on dit: «Il
+faut être juste,» et qui répond: «Je n'en vois pas la nécessité.» Cet
+homme montrait une espèce de franchise. Mais, sans nous l'avouer à
+nous-mêmes, nous avons grand'peine à rendre justice à nos ennemis. Les
+fanatiques y ont plus de difficulté que les autres. Et Pascal était un
+fanatique. Il accabla de moqueries et de soupçons injurieux le jésuite
+Lalouère, qui méritait un meilleur traitement, pour s'être appliqué à
+résoudre des problèmes ardus sur le cycloïde. Mais il en eût trop coûté
+à Pascal de convenir qu'un jésuite peut être bon géomètre. C'est une
+extrémité qu'il évita par l'injure et la calomnie.
+
+Il ne fut jamais au monde un plus puissant génie que celui de Pascal. Il
+n'en fut jamais de plus misérable. Géomètre il est l'égal des plus
+grands, bien qu'il ait détourné son esprit le plus possible de la
+géométrie. Il fait d'importantes découvertes en physique, sans la
+moindre curiosité de pénétrer les secrets de la nature. Il ne
+s'intéresse qu'à ceux qu'il découvre et ne se soucie nullement de ceux
+que les autres ont découverts. Il écrit, d'après les extraits que ses
+amis lui font, un livre de circonstance qui ne devait pas survivre à la
+querelle de moines dont il traite et que la perfection de l'art rend
+immortel. Et il méprise tous les arts, même celui d'écrire, et il n'est
+pas un seul genre de beauté qui ne lui fasse horreur, comme un principe
+de concupiscence. Malade, sans sommeil, il jette, la nuit, sur des
+chiffons de papiers des notes pour une apologie de la religion
+chrétienne; et ces notes qu'on publie après sa mort, suspectes aux
+catholiques, font depuis deux cents ans les délices des penseurs libres
+et des sceptiques. Si bien que cet apologiste est surtout publié et
+commenté par ses adversaires: Condorcet (1776), Voltaire (1778), Bossuet
+(1779), Cousin et Faugère (1842-1844), Havet (1852). Et c'est là, il
+faut en convenir, un étrange génie et une bizarre destinée.
+
+Il faut prendre garde d'abord que cet homme prodigieux était un malade
+et un halluciné. De l'âge de dix-huit ans à celui de trente-neuf auquel
+il mourut, il ne passa pas un jour sans souffrir. Les quatre dernières
+années de sa vie, nous dit madame Périer, «n'ont été qu'une continuelle
+langueur». Son mal dont il sentait les effets dans la tête, intéressait
+les nerfs et produisait des troubles graves dans les fonctions des sens.
+Il croyait toujours voir un abîme à son côté gauche et il semble par
+l'étrange amulette qu'on trouva cousue dans son habit qu'il vit parfois
+des flammes danser devant ses yeux.
+
+Et si l'on songe que ce malade était le fils d'un homme qui croyait aux
+sorciers et en qui le sentiment religieux était très exalté, on ne sera
+pas surpris du caractère profond et sombre de sa foi. Elle était
+lugubre; elle lui inspirait l'horreur de la nature et en fit l'ennemi de
+lui-même et du genre humain.
+
+Il vivait dans l'ordure et s'opposait à ce qu'on balayât sa chambre. Il
+se reprochait niaisement le plaisir qu'il pouvait trouver à manger d'un
+plat, et, n'étant point indulgent, il ne pardonnait pas aux autres ce
+qu'il ne se pardonnait point à lui-même. «Lorsqu'il arrivait que
+quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, dit madame
+Périer, il ne le pouvait souffrir; il appelait cela être sensuel.»
+
+L'excès de sa pureté le conduisait à des idées horribles. Si madame
+Périer, sa soeur, lui disait: «J'ai vu une belle femme,» il se fâchait et
+l'avertissait de retenir un tel propos devant des laquais et des jeunes
+gens, de peur de leur faire venir des pensées coupables. Il ne pouvait
+souffrir que les enfants fissent des caresses à leur mère. Redoutant les
+amitiés les plus innocentes, il ne témoignait que de l'éloignement à ses
+deux soeurs Jacqueline et Gilberte, afin de ne point occuper un coeur qui
+devait être à Dieu seul. Pour la même raison, loin de s'affliger de la
+mort de ses proches, il s'en réjouissait quand cette mort était
+chrétienne. Il gronda madame Périer de pleurer sa soeur, Jacqueline, et
+de garder quelque sentiment humain.
+
+Certes, Pascal était sincère. Il pensait comme il parlait. Il observait
+les leçons qu'il donnait, mais ces leçons ne sont-elles pas
+littéralement celles que recevait Orgon du dévot retiré dans sa maison?
+
+Je pense que, pour beaucoup de raisons, Molière n'a pas songé à peindre
+les jésuites dans son _Tartufe_. La meilleure est qu'il eût fâché le
+roi, à qui il était très empressé de plaire. Mais qu'il ait songé aux
+jansénistes, en faisant sa comédie, c'est ce que je suis bien tenté de
+croire, et chaque jour davantage.
+
+On dira que du moins Pascal considérait les pauvres comme les membres de
+Jésus-Christ et qu'il faisait de grandes aumônes. Oui, sans doute, il
+aimait les pauvres, et il en logeait chez lui. Mais faites attention
+qu'il les aimait comme les libertins aiment les femmes, pour l'avantage
+qu'il espérait en tirer; car c'est en aimant les pauvres qu'on gagne le
+ciel et qu'on fait son salut. Il trouvait la pauvreté trop bonne pour
+vouloir la supprimer. Il l'aimait du même amour dont il aimait la
+vermine et les ulcères.
+
+On a dit que ce chrétien avait été tourmenté par le doute. C'est là une
+imagination de quelques esprits troublés du XIXe siècle qui ont voulu
+mirer leur âme dans celle du grand Pascal.
+
+M. Joseph Bertrand a l'esprit trop exact et trop sûr pour croire aux
+doutes de Pascal. Sur ce point il est très assuré. Et dans le même temps
+que paraissait le livre du secrétaire perpétuel de l'Académie des
+sciences, M. Sully-Prudhomme, son confrère de l'Académie française,
+publiait, dans la _Revue des Deux Mondes_, une étude parfaitement
+déduite dans laquelle il montrait aisément que Pascal avait placé sa foi
+dans des régions que le raisonnement ne peut atteindre. Si quelqu'un ne
+mit jamais sa foi en délibération, c'est bien Pascal. Il l'a répété
+vingt fois: la raison ne conduit pas à Dieu; le sentiment seul y mène.
+
+«S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible. Nous sommes
+incapables de connaître ce qu'il est ni s'il est.»
+
+Et ailleurs:
+
+«Voilà ce que c'est que la foi: Dieu sensible au coeur, non à la raison.»
+
+Et M. Sully-Prudhomme conclut excellemment:
+
+«Pour lui, la preuve de l'existence de Dieu n'est pas confiée à la
+faculté de comprendre, mais à celle de sentir, à l'intuition du coeur, en
+un mot à un acte de foi.»
+
+À propos, je crois, d'un philosophe contemporain qui unit à une rare
+puissance spéculative la foi du charbonnier, on a dit qu'il y avait des
+cerveaux à cloisons étanches. Le fluide le plus subtil qui remplit un
+des compartiments ne pénètre point dans les autres.
+
+Et comme un rationaliste ardent s'étonnait devant M. Théodule Ribot
+qu'il y eût des têtes ainsi faites, le maître de la philosophie
+expérimentale lui répondit avec un doux sourire:
+
+--Rien n'est moins fait pour surprendre. N'est-ce pas, au contraire, une
+conception bien spiritualiste que celle qui veut établir l'unité dans
+une intelligence humaine? Pourquoi ne voulez-vous pas qu'un homme soit
+double, triple, quadruple?
+
+Il n'y a pas même besoin pour expliquer la foi de Pascal de recourir au
+cerveau à cloisons étanches et à l'homme double. Pascal raisonnait tout
+ce qui lui semblait du domaine du raisonnement, et jamais homme ne fit
+de la raison un plus violent usage. Il ne raisonnait pas de Dieu, ayant
+tout de suite connu que Dieu n'est pas sujet au raisonnement. Il ne
+donna pas sa créance à Dieu. Cela lui eût été bien impossible. Il lui
+donna sa foi, ce qui est tout autre chose que de donner sa raison: les
+mystiques et les amoureux le savent; il lui donna son coeur. Il le lui
+donna comme le coeur se donne, sans raisonner, sans savoir, sans vouloir
+ni pouvoir aucunement savoir. Les oeuvres des mystiques, et tout
+particulièrement les méditations de sainte Thérèse, éclairciraient assez
+ces difficultés psychologiques. Mais, par une singularité dont je
+parlais tout à l'heure, les commentateurs de Pascal sont le plus souvent
+des philosophes qui n'étudient guère les mystiques. Aussi le croient-ils
+unique et singulier, faute de pouvoir le réunir à sa grande famille
+spirituelle.
+
+En définitive, ce ne sont pas les moins bien avisés, ces fidèles qui,
+comme Pascal, n'appellent jamais leur raison au secours de leur foi. Une
+telle aide est toujours périlleuse. Chez Pascal, la raison, qui était
+formidable, eût, d'un seul coup, tout détruit dans le sanctuaire; mais
+elle n'y entra jamais.
+
+Cette bonne et douce madame Périer, qui a écrit avec de si belles et
+discrètes façons la vie de son frère Blaise, y rapporte une pratique du
+grand homme qui m'a toujours donné beaucoup à penser. Pascal, retiré du
+monde, recevait dans sa chambre sans tapisseries et sans feu toutes les
+personnes qui venaient l'entretenir sur la religion. Les unes lui
+confiaient leurs projets de retraite. Les autres lui soumettaient leurs
+doutes sur les matières de la foi. À celles-là, par charité chrétienne,
+il ne refusait pas ses avis. Et parfois, comme on ne se rendait pas à
+ses premières raisons, il fallait en venir à une dispute en règle.
+Pascal n'aimait guère ces colloques dans lesquels on lui opposait la
+raison à la foi. Pour soutenir de telles discussions, il prenait soin de
+mettre sous ses vêtements une ceinture de fer garnie de clous dont les
+pointes étaient tournées en dedans. À chaque raison de son
+contradicteur, il enfonçait les pointes dans sa chair. Par ce moyen, il
+évitait tout péril et servait le prochain sans crainte de nuire à
+soi-même.
+
+Il ne douta jamais. Mais il avait de la prudence, et sa grande
+appréhension était que la raison n'entrât par surprise dans les choses
+de la foi.
+
+
+
+
+MAURICE BARRÈS
+
+LE «JARDIN DE BÉRÉNICE»[23]
+
+
+Vous connaissez sans doute la _Vita nuova_ de Dante Alighieri. C'est un
+petit roman allégorique, où se sentent la nudité grêle et la fine
+maigreur du premier art florentin. Sous les formes sèches et comme
+acides des figures se cachent des symboles nombreux et compliqués. Cette
+_Vita nuova_, du moins par sa subtilité, peut, à la rigueur, donner
+quelque idée de la manière de M. Maurice Barrès qui est, en littérature,
+un préraphaélite. Et c'est grâce, sans doute, à ce tour de style et
+d'âme qu'il a séduit M. Paul Bourget ainsi que plusieurs de nos
+raffinés.
+
+L'inertie expressive des figures, la raideur un peu gauche des scènes
+qui ne sont point liées, les petits paysages exquis tendus comme des
+tapisseries, c'est ce que j'appelle le préraphaélisme et le
+florentinisme de M. Maurice Barrès. Mais il ne faut pas trop insister.
+Le _Jardin de Bérénice_ est aussi éloigné de la symétrie naïve de la
+_Vita nuova_ que la métaphysique de M. Barrès est distante de la
+scolastique du XIIIe siècle. Loin d'être arrangé avec exactitude et
+déduit selon les règles du syllogisme, le livre nouveau est flottant et
+indéterminé. C'est un livre amorphe. Et l'indécision de l'ensemble fait
+un curieux contraste avec la sobriété précise des détails.
+
+Les ouvrages de notre jeune contemporain trahissent, comme la toile de
+l'antique Pénélope, l'effroi mystérieux de la chose finie. M. Barrès ne
+défait pas la nuit la tâche du jour. Mais il met partout de l'inachevé
+et de l'inachevable. Car il sait que c'est un charme, et il est fertile
+en artifices. Ses deux premiers livres, _Sous l'oeil des barbares_ et _un
+Homme libre_, étaient conçus dans cette manière. Par malheur, ils
+étaient d'un symbolisme compliqué et difficile. Aussi ne furent-ils
+goûtés que par les jeunes gens. La jeunesse a cela de beau qu'elle peut
+admirer sans comprendre. En avançant dans la vie, on veut saisir
+quelques rapports des choses, et c'est une grande incommodité. Le
+_Jardin de Bérénice_, qui est une suite à ces deux ouvrages, et comme le
+troisième panneau du triptyque, semblera bien supérieur aux autres par
+la finesse du ton et la grâce du sentiment. Toutefois, j'avertis les
+personnes austères qui voudraient lire ce petit livre qu'elles risquent
+d'en être choquées de diverses façons. Car beaucoup de sentiments qui
+passent pour respectables parmi les hommes y sont moqués avec douceur,
+et M. Maurice Barrès est incomparable pour la politesse avec laquelle il
+offense nos pudeurs; je le tiens un rare esprit et un habile écrivain,
+mais je ne me fais pas du tout son garant auprès du chaste lecteur.
+
+J'eus pour professeur, en mon temps, un prêtre très honnête, mais un peu
+farouche, qui punissait les fautes des écoliers non pour elles-mêmes,
+mais pour le degré de malice qu'il jugeait qu'on y mettait. Il était
+indulgent à l'endroit des instincts et des mouvements obscurs de l'âme
+et du corps, et il y avait parmi nous des brutes à qui il passait à peu
+près tout. Au contraire, s'il découvrait un péché commis avec industrie
+et curiosité, il se montrait impitoyable. L'élégance dans le mal, voilà
+ce qu'il appelait malice et ce qu'il poursuivait rigoureusement. Si
+jamais M. Maurice Barrès éprouve le besoin de se confesser, comme déjà
+M. Paul Bourget le lui conseille, et qu'il tombe sur mon théologien, je
+lui prédis une pénitence à faire dresser les cheveux sur la tête. Jamais
+écrivain ne pécha plus tranquillement, avec plus d'élégance, plus
+d'industrie et de curiosité, par plus pure malice que l'auteur du
+_Jardin de Bérénice_.
+
+Il n'a point d'instincts, point de passions. Il est tout intellectuel,
+et c'est un idéaliste pervers.
+
+Retournant un mot fameux de Théophile Gautier, il a dit de lui-même: «Je
+suis un homme pour qui le monde extérieur n'existe pas.» Ce qui doit
+s'entendre au sens métaphysique, et si on lui fait remarquer qu'il a
+tracé çà et là de bien jolis paysages, il répondra qu'il les a vus en
+lui et qu'ils marquaient les états de son âme. Il a dit encore: «La
+beauté du dehors jamais ne m'émut vraiment.» Et c'est un aveu de
+perversité intellectuelle. Car il y a de la malice à ne point aimer les
+choses visibles et à vivre exempt de toute tendresse envers la nature,
+de toute belle idolâtrie devant la splendeur du monde. M. Maurice Barrès
+nous répond encore: «Il n'y a de réalité pour moi que la pensée pure.
+Les âmes sont seules intéressantes.» Ce jeune dédaigneux qui a méprisé
+l'instinct et le sentiment, est-il donc un spiritualiste, un mystique
+exalté? Quelle philosophie ou quelle religion lui ouvre les demeures des
+âmes? Ni religion ni philosophie aucune. Il ne croit ni n'espère. Il
+entre dans l'empire spirituel sans appui moral. Voilà encore de la
+perversité. Son jeune maître, M. Paul Bourget, qui tente de le
+catéchiser un peu, lui disait naguère: «Anxieux uniquement des choses de
+l'âme, vous n'acceptez pas la foi, qui seule donne une interprétation
+ample et profonde aux choses de l'âme.» Et M. Paul Bourget prêche
+d'exemple: il se spiritualise beaucoup en ce moment, me dit-on, au
+soleil de cette blonde Sicile qui n'est plus païenne.
+
+Cependant, il ne faut pas s'imaginer que M. Maurice Barrès erre
+absolument sans règle et sans guide dans les corridors de la
+psychologie. Cet homme curieux n'est pas tout à fait impie, encore qu'il
+le soit beaucoup. Je disais qu'il n'a point de religion. J'avais tort.
+Il en a une, la religion du MOI, le culte de la personne intime, la
+contemplation de soi-même, le divin _égotisme_. Il s'admire vivre, et
+c'est un bouddha littéraire et politique d'une incomparable distinction.
+Il nous enseigne la sagesse mondaine et le détachement élégant des
+choses. Il nous instruit à chercher en nous seuls «l'internelle
+consolation» et à garder notre _moi_ comme un trésor. Et il veut que
+cela passe pour de l'ascétisme, et qu'il y ait de la vertu à défendre le
+_moi_ avec un soin jaloux contre les entreprises de la nature. Un
+Français qui fut élevé en Allemagne et qui y resta homme d'esprit,
+Chamisso, a écrit un conte d'un sens profond. On y voit qu'il est
+criminel de vendre non pas seulement sa pensée, mais même son ombre. M.
+Maurice Barrès est pénétré de la vérité de ce symbole: il nous avertit
+qu'il faut se garder, s'appartenir, demeurer stable dans l'écoulement
+des choses, se réaliser soi-même obstinément dans la diversité des
+phénomènes, et, fût-on seulement une vaine ombre, ne vendre cette ombre
+ni à Dieu, ni au diable, ni aux femmes.
+
+C'est là une morale, et une morale considérable, une vieille morale.
+Guillaume de Humboldt la professait et la pratiquait. Selon lui, le
+principe des moeurs est que l'homme _doit_ vivre pour lui-même,
+c'est-à-dire pour le développement complet de ses facultés.
+
+Je crois avoir assez bien compris l'évangile du jeune apôtre. M. Barrès
+semble nous dire: Homme, je suis le rêveur du rêve universel. Le monde
+est le grain d'opium que je fume dans ma petite pipe d'argent. Tout ce
+que je vous montre n'est que la fumée de mes songes. Je suis le meilleur
+et le plus heureux de tous. La sagesse de mes frères d'Occident est
+vraiment incertaine et courte. Ils se croient sceptiques, lorsqu'ils
+sont au contraire d'une crédulité naïve. On m'appelle mademoiselle
+Renan. Je suis effrayé du poids des lourdes croyances qui pèsent sur
+l'âme de mon père spirituel. M. Renan, que d'ailleurs j'ai beaucoup
+inventé pour ma part, est opprimé sous toutes sortes de fidélités, et de
+confessions, et de professions, et de symboles. Moi, je ne crois qu'à
+MOI. Cela seul m'embarrasse, que le _moi_ suppose le _non moi_, car
+enfin, si le monde se reflète en moi, il faut bien que le monde ait tout
+de même une espèce de vague réalité. Mais qu'il existe, c'est son
+affaire et non la mienne. Je suis bien assez occupé d'entretenir la
+réalité de mon _moi_, qui tente sans cesse à se dissoudre.
+
+Il a raison, M. Maurice Barrès. Son _Moi_ a une tendance singulière à se
+répandre dans l'infini. Il est exquis, ce moi, mais d'une délicatesse,
+d'une subtilité, d'un vague extrêmes. Il est fait d'affaissements, de
+troubles, d'hésitations et si compliqué, que c'est un héroïque travail
+de le contenir. Une perpétuelle ironie le subtilise et le dévore. C'est
+un moi fluide et charmant, d'une inquiétante ténuité. Ce moi pensant a
+l'éclat des nébuleuses et fait songer à ces astres frêles, à ces comètes
+pour lesquelles la sollicitude des astronomes redoute sans cesse quelque
+terrible aventure céleste. Et ces craintes ne sont point vaines.
+Plusieurs de ces astres subtils se sont perdus dans leur course
+hyperbolique, d'autres ont été coupés en deux. Ils ont maintenant deux
+_Moi_ qui ne peuvent se rejoindre.
+
+Pour conjurer une semblable disgrâce, M. Maurice Barrès a recours à
+divers procédés. Il ne se contente pas de concentrer son _moi_ dans
+d'élégants romans psychiques tels que l'_Homme libre_ et le _Jardin de
+Bérénice_. Il agit, il institue des expériences. Je ne crois pas le
+fâcher en disant que sa candidature heureuse à la députation fut une de
+ces expériences de scepticisme pratique, et que le député de Nancy est
+un essayiste en action.
+
+Doutons de tout, je le veux bien. Mais le doute ne change pas les
+conditions de la vie.
+
+Sceptiques et croyants, nous sommes soumis impérieusement aux mêmes
+nécessités, qui sont les nécessités de l'existence. Cette nuit même, une
+des premières nuits douces de l'année, en finissant de lire votre livre,
+mon cher Barrès, j'ouvris ma fenêtre, je regardai les étoiles qui
+tremblaient dans le ciel allégé de ses brumes d'hiver. Et le mystère de
+ces brillantes inconnues me troubla une fois de plus et aussi amèrement
+que jamais, car je venais de faire une lecture qui n'était pas
+consolante. Et je songeai: peut-être que la vie telle que nous la voyons
+et telle que nous la concevons ici-bas, la vie organique, celle des
+bêtes et des hommes, n'est qu'un accident tout à fait particulier à ce
+petit monde insignifiant que nous appelons la terre. Peut-être que cette
+infime planète s'est gâtée, pourrie, et que tout ce que nous y voyons et
+nous-mêmes n'est que l'effet de la maladie qui a corrompu ce mauvais
+fruit. Le sens de l'univers nous échappe totalement; nous sommes
+peut-être des bacilles et des vibrions en horreur à l'ordre universel.
+Peut-être... Mais, comme dit Martin, qui était un sage, cultivons notre
+jardin. Il ne s'agit point d'expérimenter la vie. Il faut la vivre.
+Ayons le coeur simple et soyons des hommes de bonne volonté. Et la paix
+divine sera sur nous.
+
+M. Maurice Barrès a plus d'une fois fait froncer le sourcil aux
+personnes graves. Mais il a exercé sur beaucoup de jeunes gens une sorte
+de fascination. Il ne faut pas s'en étonner. Cet esprit si troublé, si
+malade, si perverti et gâté, comme nous l'avons dit, par ce que les
+théologiens appellent la malice, n'est certes ni sans grâce ni sans
+richesse. Il a présenté artistement une réelle détresse morale. Et cela
+lui a gagné des sympathies dans la jeunesse, cela lui a valu une sorte
+d'admiration tendre et mouillée. Un poète de son âge qui a écrit un bien
+joli livre de critique, M. Le Goffic, constate cette influence profonde
+de M. Maurice Barrès et il l'explique en bons termes. «C'est qu'en
+effet, dit-il, ces livres maladifs d'art et de passion mettent dans le
+jour le plus vif les habitudes morales d'une jeunesse d'extrême
+civilisation, clairsemée dans la foule assurément, mais qui, si l'on en
+réunissait les membres épars, apparaîtrait plus compacte qu'on ne
+croit.»
+
+Et puis enfin (aucun lettré ne s'y trompera) M. Maurice Barrès possède
+l'arme dangereuse et pénétrante: le style. Sa langue souple, à la fois
+précise et fuyante, a des ressources merveilleuses. Tel paysage du
+_Jardin de Bérénice_, d'un trait rapide et d'une perspective infinie,
+est inoubliable.
+
+
+
+
+THÉODORE DE BANVILLE
+
+
+Il était charmant! Nous ne le rencontrerons plus, les jours d'été, sous
+les platanes du Luxembourg, qui lui parlaient de sa jeunesse chevelue;
+nous ne le verrons plus pâle, glabre, l'oeil agile et noir, marchant à
+pas menus au soleil, roulant sa cigarette et vous disant bonjour avec
+des petits mouvements courts et si gentils qu'on ne croyait pas tout à
+fait que ce fussent des mouvements humains et que ceux qui aiment les
+marionnettes y trouvaient quelque chose de la grâce qu'on rêverait à
+d'idéales figurines de la comédie italienne; nous ne le verrons plus se
+coulant sans bruit, discret et tranquille, et pourtant laissant deviner
+dans toute sa personne je ne sais quoi de rare et d'exquis, de
+chimérique aussi, qui faisait de ce vieux monsieur un personnage de
+fantaisie, échappé d'une fête à Venise, au temps de Tiepolo.
+
+Nous ne l'entendrons plus conter des histoires avec l'esprit le plus fin
+et le plus vif, parlant, les dents un peu serrées, d'une voix qui
+montait à la fin des phrases et amusait étrangement l'oreille. Nous ne
+l'entendrons plus nous dire avec une gaieté étincelante et délicate des
+aventures anciennes de lettres, d'amour et de théâtre et rappeler en
+longs propos, pleins de lyriques hyperboles, les funambules et Pierrot
+qu'il aimait plus que tout au monde. Les jeunes poètes n'iront plus,
+dans ce beau jardin de la rue de l'Éperon où fleurissaient en tout temps
+les camélias bleus, saluer le vieux maître si poli, dont l'âme était
+fleurie comme son jardin. Il était charmant et c'est le plus chantant
+des poètes de son âge.
+
+On a remarqué que le mot qu'il employait le plus souvent et qui trahit
+par conséquent son état d'esprit habituel est le mot _lyre_. C'est qu'il
+fut beaucoup lyrique en effet. Il s'est rendu témoignage à lui-même
+quand il a dit, dans l'_envoi_ d'une ballade:
+
+ Prince, voilà tous mes secrets,
+ Je ne m'entends qu'à la métrique.
+ Fils du Dieu qui lance les traits,
+ Je suis un poète lyrique.
+
+Baudelaire qui fut son contemporain et son ami a très bien dit que les
+poésies de l'auteur des _Cariatides_ et des _Stalactites_ témoignent de
+«cette intensité de vie où l'âme chante, où elle est contrainte de
+chanter, comme l'arbre, l'oiseau et la mer». État d'âme merveilleux et
+rare dans lequel, par un singulier privilège, M. de Banville demeura
+sans effort durant un demi-siècle. Dieu, dans sa bonté, l'avait fait
+naître avec une âme de rossignol. On nous dit qu'à la Font-Georges, près
+de Moulins, où s'écoula son enfance, quand il était fatigué de jouer, il
+accompagnait sur un violon rouge le ramage des oiseaux. Il grandit,
+heureux, sous l'oeil d'une soeur aînée, dans cet Éden dont il a rappelé
+depuis le souvenir en strophes renouvelées des poètes de la Renaissance.
+
+ Ô champs pleins de silence,
+ Où mon heureuse enfance
+ Avait des jours encor
+ Tout filés d'or!
+
+ Ô ma vieille Font-Georges,
+ Vers qui les rouges-gorges
+ Et le doux rossignol
+ Prenaient leur vol!
+
+ Maison blanche où la vigne
+ Tordait en longue ligne
+ Son feuillage qui boit
+ Les pleurs du toit!
+
+Mais ce qui est merveilleux c'est que le violon rouge de la
+Font-Georges, Théodore de Banville en ait joué jusqu'à son dernier
+soupir. Pendant près de cinquante ans, le poète nous a fait entendre le
+violon écarlate, à l'âme sonore, qui ne sait de la vie que la joie. Le
+plus habile critique du symbolisme a dit excellemment du chanteur qui
+vient de mourir: «Poète il a la joie, la joie des idées, la joie de la
+couleur et des sons, la joie suprême des rimes et de l'ode.» Et l'on
+peut ajouter à une telle louange, décernée par M. Charles Morice, que
+jamais la réflexion n'a troublé cette joie d'enfant et d'oiseau
+chanteur.
+
+Théodore de Banville est peut-être de tous les poètes celui qui a le
+moins songé à la nature des choses et à la condition des êtres. Fait
+d'une ignorance absolue des lois universelles, son optimisme était
+inaltérable et parfait. Pas un moment le goût amer de la vie et de la
+mort ne monta aux lèvres de ce gentil assembleur de paroles.
+
+Sans doute il aima, il chercha, il trouva le beau. Mais le beau ne
+résultait pas pour lui de la structure intime des êtres et de l'harmonie
+des idées, c'était à son sens un voile ingénieux à jeter sur la réalité,
+une housse, une nappe brillante pour couvrir le lit et la table de
+Cybèle. Sa jolie infirmité fut de toujours nuer, nacrer, iriser
+l'univers et de porter sur la nature un regard féerique qui l'inondait
+d'azur et de rose tendre. Il faut croire qu'un jour du temps jadis, dans
+un parc cher aux amants, un petit Cupidon, blotti sous un myrte où se
+becquetaient des colombes, avait frotté du bout de son aile les lunettes
+dont la Providence devait chausser ensuite le nez de M. de Banville; car
+sans cela M. de Banville n'aurait pas vu en ce monde seulement des
+choses agréables; certains spectacles lui auraient donné l'idée du mal
+et de la souffrance qu'il ignora toujours; sans ces lunettes galantes,
+M. de Banville n'aurait pas vu l'oeuvre formidable des sept jours sous
+l'aspect gracieux qu'il lui découvre sans cesse; il ne l'aurait pas vue
+brillante et légère comme le ballet d'Armide. Si, dans son ciel
+biblique, l'antique Iaveh prend jamais la fantaisie de lire les vers
+descriptifs de M. de Banville, il ne reconnaîtra pas, sous tant
+d'ornements, sa rude création, nourrie de sang et de larmes. Il fermera
+le livre à la dixième page et s'écriera: «Par Lucifer! je n'ai pas créé
+la terre si aimable. Ce poète, qui chante mieux que mes séraphins,
+exagère visiblement l'élégance de mes ouvrages.» Je vous ai parlé
+souvent de mon professeur de rhétorique, et c'est un ridicule où je
+tombe généralement après quelque songerie un peu prolongée. Il faut que
+j'aie rêvé en écrivant ces notes nécrologiques. Car voici que je me
+rappelle avec exactitude que mon professeur de rhétorique, homme
+instruit et fort sensé, nous lut un jour en classe un endroit du _Génie
+du Christianisme_ dans lequel Chateaubriand dit qu'il vit trois oeufs
+bleus dans un nid de merle. Mon professeur s'arrêta au milieu de sa
+lecture pour nous demander, avec cette bonne foi qui faisait le fond de
+son caractère, si les oeufs de merle nous paraissaient bleus.
+
+--À mes yeux, ajouta-t-il, ils sont gris.
+
+Il resta pensif un moment, répéta plusieurs fois:
+
+--Ils sont gris, ils sont gris!...
+
+Puis il reprit avec un soupir:
+
+--Chateaubriand était bien heureux de les voir bleus!
+
+Mon professeur avait raison: les poètes sont heureux; ils vivent dans un
+univers enchanté; ils voient tout en bleu et en rose. Autant et plus
+qu'un autre, M. de Banville eut ce bonheur-là.
+
+En ce monde, où s'agitent tant de formes lamentables ou vulgaires, M.
+Théodore de Banville distingua surtout des dieux et des déesses. Les
+Vénus qu'il sut voir ont des chevelures «aux fines lueurs d'or, et leurs
+beaux seins aigus montrent des veines d'un pâle azur».
+
+Ce ne sont point des Grecques. La Vénus des Hellènes est trop pâle. Et
+puis elle a le tort d'être géomètre et métaphysicienne. La pensée roule
+dans sa belle tête avec l'exactitude d'un astre lumineux parcourant son
+zodiaque. Elle médite sur la force qui crée les mondes et en maintient
+l'harmonie. Les Vénus de M. de Banville sont vénitiennes. Elles ne
+savent pas un mot de mythologie. Ce sont de ces figures dont les
+peintres disent qu'elles plafonnent.
+
+L'olympe du poète est un Olympe de salle de fêtes. En habit de carnaval
+héroïque, les dames et les cavaliers vont par couples et dansent avec
+grâce sous la coupole peinte, au son d'une molle musique. Et c'est là le
+monde poétique de M. Théodore de Banville.
+
+Rien n'y parle au coeur; rien n'y trouble l'âme. Aucune amertume n'y
+corrompt la douceur qu'on y boit par les yeux et par les oreilles.
+Parfois la fête se donne dans la Cythère de Watteau, parfois à la
+Closerie des lilas, et il y vient des funambules et des danseuses de
+corde; parfois même elle se donne dans la baraque de la foire. C'est là
+qu'après mille tours merveilleux
+
+ Enfin, de son vil échafaud
+ Le clown sauta si haut, si haut,
+ Qu'il creva le plafond de toile,
+ Au son du cor et du tambour,
+ Et le coeur dévoré d'amour,
+ Alla rouler dans les étoiles.
+
+Théodore de Banville, qui plaçait ainsi un clown dans le ciel comme une
+constellation nouvelle, à côté d'Andromède et de Persée, estimait en ces
+virtuoses de la dislocation des qualités de souplesse et de fantaisie
+qu'il possédait lui-même au plus haut degré, comme poète funambule. Car
+ce lyrique fut en poésie, quand il lui plut, un clown sans égal. Notre
+vieux Scarron n'est, à côté de lui, qu'un grossier matassin. Que
+Théodore de Banville ait inventé le comique particulier du rythme et de
+la rime, on l'a nié, et sans doute avec raison. D'ailleurs, personne
+n'invente jamais rien. Mais que ce rare poète ait si heureusement et si
+abondamment pratiqué cet art de bouffonnerie lyrique, c'est ce qu'on ne
+saurait contester. Et la vérité est que cette manière oubliée qui, dans
+notre vieille littérature s'appelait le burlesque, il l'a renouvelée,
+transformée, embellie, faite sienne de toutes les manières, si bien
+qu'on peut dire qu'il a créé un genre. Les _Odes funambulesques_ et les
+_Occidentales_ sont peut-être ce qu'il y a de plus original dans l'oeuvre
+de Théodore de Banville. Qui ne connaît parmi les lettrés, qui n'essaye
+encore de goûter cette satire innocente, aimable, riante qui prête de la
+grâce à la caricature et du style à la frivolité, cette folie qui garde
+après vingt et trente ans un air de jeunesse, cette muse qui est bien
+encore un peu celle des choeurs d'Aristophane et qui, tout en s'amusant à
+des espiègleries d'écolière déploie des ailes de Victoire?
+
+Quand Théodore de Banville n'est pas le poète funambule, il est le poète
+virtuose par excellence. On a dit justement qu'il fut le dernier des
+romantiques et le premier des parnassiens. Il prit le vers de Hugo,
+l'assouplit, le rompit encore, l'étira à l'excès et y alluma des rimes
+éclatantes.
+
+Dans la seconde partie de sa vie et de son oeuvre, M. de Banville s'est
+attaché à restaurer les vieux poèmes à forme fixe, rondeau, ballade,
+chant royal, lai et virelai. Il a déployé dans ces restitutions une
+adresse peu commune et toute l'habileté de main d'un Viollet-le-Duc
+poétique. Rien n'empêcherait de philosopher longtemps sur les tentatives
+de ce genre. Ce n'est peut-être qu'un amusement. Mais on ne peut nier
+qu'il soit délicat.
+
+Il a exposé ses théories poétiques dans un petit manuel de poésie qu'on
+lit avec agrément, mais qui ne témoigne pas de beaucoup de savoir ni de
+réflexion. C'est de la métaphysique de rossignol. Au demeurant, la
+théorie du vers français est obscure et difficile et ce n'est peut-être
+pas affaire aux poètes à la constituer.
+
+Il ne serait pas permis, même dans ces notes nécrologiques, d'oublier
+que M. de Banville a donné au théâtre des pièces qui ont été applaudies.
+_Gringoire_ est resté au répertoire de la Comédie-Française.
+
+Il importe de dire aussi que M. de Banville a écrit des contes en prose
+et même tout récemment un petit roman _Marcelle Rabe_. Je trouve à
+propos dans un élégant recueil de critique, qui vient de paraître,
+_Profils et Portraits_, quelques remarques fort justes sur ces _Contes
+héroïques_ et _féeriques_, de Théodore de Banville. «Dans ces contes,
+dit M. Marcel Fouquier, il arrive que la pensée soit trop bien mise,
+avec une élégance un peu tapageuse. Le clinquant des broderies ou la
+richesse de l'étoffe, fait qu'on ne distingue plus la trame fine et
+forte du récit. Mais cette trame existe quand même, et la psychologie de
+ces contes, quand ils ne sont pas seulement de modernes contes de fées,
+est parfois d'un dramatique curieux ou d'un intérêt nuancé.» J'ajouterai
+que cette psychologie en est parfois étrangement déraisonnable. Mais ce
+n'est point un reproche à la mémoire de Théodore de Banville qui fut une
+si belle créature de Dieu, qu'il n'avait pas besoin d'avoir raison pour
+être aimable. Il est mort jeune à soixante-huit ans: c'était un poète.
+Que sa tombe soit blanche et riante, qu'on y sculpte une lyre et qu'on y
+plante un jeune laurier!
+
+
+
+
+M. GASTON BOISSIER
+
+L'ÉGLISE ET LES LETTRES AU IVe SIÈCLE[24]
+
+
+Après avoir étudié, dans une suite d'ouvrages justement estimés, le
+monde romain depuis César et Cicéron jusqu'à Marc-Aurèle et Fronton[25],
+M. Gaston Boissier a été amené naturellement à considérer le mouvement
+des esprits dans la période agitée qui va de Constantin à la chute de
+l'empire. C'est le sujet de son nouveau livre, la _Fin du paganisme_,
+qui ne le cède aux précédents ni pour l'intérêt des questions qui y sont
+traitées, ni pour le bon sens ingénieux des idées, ni pour l'agréable
+facilité du style, et qui offre au grand public des lettrés et des
+curieux beaucoup de parties nouvelles. Prenant l'Église chrétienne à son
+triomphe, c'est-à-dire au point à peu près où M. Renan l'avait laissée
+dans le septième et dernier tome des _Origines_, M. Gaston Boissier la
+suit dans ses rapports avec le vieil empire auquel elle s'est enfin
+imposée, dans sa lutte avec le paganisme qui périt non sans majesté, et
+surtout dans l'accommodation, qui s'opéra alors, des idées anciennes au
+culte nouveau. Il a laissé volontairement dans l'ombre les événements
+politiques, renvoyant, pour la suite des faits, aux histoires de M. le
+duc de Broglie et de M. Victor Duruy; par contre, il s'est attaché à
+montrer les relations de l'Église et de l'École, à marquer, si je puis
+dire, la latinisation des galiléens. Pour mener à bien cette enquête
+importante et, dans son ensemble, nouvelle, il a interrogé surtout les
+écrivains qui pouvaient le mieux le renseigner, poètes chrétiens ou
+païens, philosophes, polémistes, apologistes, et demandé selon son
+expression, à la littérature des leçons d'histoire. Il l'a fait avec une
+adroite curiosité. Chez lui l'humaniste précède l'historien et apporte
+avec bonheur à l'histoire la contribution des lettres. C'est par
+l'examen des livres qu'il pénètre dans le vif des moeurs, des idées et
+des sentiments. Il excelle à tirer des écrits qu'il analyse le secret
+des âmes. Faire ainsi sortir la vie de ces pages qui semblaient mortes,
+c'est charmant cela! Et si ensuite on s'aperçoit que ces fines analyses
+ne sont pas reliées entre elles par des liens très solides, si l'on sent
+parfois le manque de suite et de continuité, si l'on reconnaît à la
+longue qu'on ne voyage pas sur un large continent, mais que plutôt on
+saute d'île en île, il faudra reconnaître encore que M. Gaston Boissier
+a si bien jeté ses cyclades, les a semées avec tant de raison et de
+goût, que le voyage n'en est ni moins instructif ni moins agréable.
+Voilà une louange que tout le monde lui donnera. Il en mérite une autre
+encore plus grande et plus haute. Il est tolérant et modéré; mais c'est
+ce dont les modérés et les tolérants sauront seuls le féliciter. Pour ma
+part, je goûte infiniment la bienveillante fermeté de son esprit. Il
+n'est en histoire, ni païen ni chrétien, et n'a d'autre parti que celui
+de la sagesse et de la modération. Sans lui donner toujours raison, je
+le trouve toujours raisonnable, et la grande marque qu'il est un
+historien honnête homme, c'est qu'on s'en veut presque à soi-même de
+n'être pas toujours de son avis. Je ne puis m'empêcher pourtant de
+trouver qu'il est trop indulgent pour Constantin, bien qu'il le soit
+moins que M. le duc de Broglie. Au contraire, il m'a semblé dur pour
+Julien. C'est un sujet sur lequel je ne puis trop m'étendre.
+
+J'y reviendrai, car il me tient au coeur. Il y a aussi les manichéens
+pour lesquels M. Boissier montre, en passant, un mépris excessif, sans
+doute parce qu'ils soutenaient çà et là quelques absurdités trop
+sensibles. Il ne considère pas assez qu'ils étaient théologiens. Il
+s'étonne que saint Augustin ait pu être manichéen, comme s'il n'y avait
+pas dans le manichéisme de quoi séduire un rhéteur africain d'un esprit
+barbare et subtil, jamais plus heureux que quand il lui fallait
+raisonner en dépit de toute raison, au reste le plus fier génie de son
+temps et l'une des plus grandes âmes de toute l'humanité. Mais laissons
+les manichéens qui n'ont guère affaire ici. Si M. Gaston Boissier use de
+ménagements à l'endroit de Constantin, on voit bien pourtant que
+Constantin n'est pas un prince selon son coeur; on voit bien qu'il
+n'approuve pas les mesures violentes qui ont suivi l'édit de Milan.
+L'empereur dont la politique a toutes ses préférences c'est Valentinien
+Ier qui assura la paix religieuse à l'empire. Valentinien était un
+chrétien zélé, un homme ignorant et dur, qui vivait, dit-on, dans la
+compagnie de deux ourses domestiques. Mais il ne persécuta point ses
+sujets pour leur foi, hors peut-être les ariens. La paix qu'imposa la
+sagesse de ce prince dura dix-huit années, pendant lesquelles chrétiens
+et païens avaient également accès aux grands emplois. Collègues dans les
+mêmes magistratures, associés aux mêmes affaires, assis dans les mêmes
+conseils, ils apprenaient à se souffrir les uns les autres et ils
+oubliaient leurs querelles religieuses. La tolérance avait très vite
+ramené la concorde. Cette trêve de Valentinien a inspiré à M. Gaston
+Boissier des réflexions excellentes qu'il faut citer tout entières.
+
+ Le conseil de Valentinien devait ressembler à celui de beaucoup de
+ princes de nos jours. On y voyait siéger ensemble des personnes de
+ religion différente, occupant des magistratures semblables,
+ associées aux mêmes affaires. Nous regardons comme une grande
+ victoire du bon sens, qui a coûté des siècles de combats, qu'on ait
+ fini par ne plus demander compte à ceux qu'on admet aux emplois
+ publics du culte qu'ils professent et par croire qu'ils peuvent
+ être séparés sur tout le reste, pourvu qu'ils soient unis par le
+ désir d'être utiles à leur pays. Les Romains du IVe siècle y
+ étaient arrivés du premier coup. La nécessité leur avait fait
+ trouver une sorte de terrain commun sur lequel les gens de tous les
+ partis pouvaient se réunir: c'était le service de l'État, auquel
+ les païens résolus, comme Symmaque ou Ricomer, et des chrétiens
+ pieux, comme Probus ou Mallius Theodorus, consacraient leur vie
+ avec un dévouement, une fidélité qui ne se sont jamais démentis.
+
+ Au fond, ces grands personnages ne s'aimaient guère; mais
+ l'habitude de se fréquenter, d'être assis dans les mêmes conseils,
+ de travailler à la même oeuvre, avait amené entre eux une sorte
+ d'accord et de tolérance réciproque dont l'empire aurait tiré un
+ grand profit, s'il avait su s'en servir. On a cru longtemps qu'un
+ pays ne peut subsister dans sa force et dans son unité que si tous
+ les citoyens partagent les mêmes croyances. On pense aujourd'hui
+ que, même divisés entre des religions différentes, ils peuvent
+ s'entendre et s'unir quand il s'agit du bien commun et que la
+ diversité des cultes n'est pas une cause nécessaire
+ d'affaiblissement pour le sentiment national. C'est la condition de
+ la plupart des États modernes; elle ne nuit pas à leur prospérité
+ et il n'y avait pas de raison pour que l'empire romain s'en trouvât
+ plus mal qu'eux.
+
+L'esprit de tolérance dont témoigne cette page anime tout le livre. Mais
+M. Gaston Boissier est visiblement satisfait quand cet esprit l'incline
+du côté des chrétiens. Car, tout cicéronien qu'il est, il les aime et
+c'est peut-être eux qu'en secret il préfère, à condition toutefois
+qu'ils ne manquent pas trop de grammaire et de prosodie.
+
+Les grands évêques patriciens et lettrés du IVe siècle, à qui ne faisait
+défaut ni la politesse ni la politique, lui plaisent entre tous, et il
+en fait d'excellents portraits. S'étant avisé que l'un deux, saint
+Ambroise, soutint un jour, d'aventure, la liberté de conscience, il ne
+manque pas de mettre cette attitude en relief, d'une manière d'ailleurs
+assez piquante. C'était dans la fameuse polémique avec Symmaque au sujet
+de cette statue de la Victoire que l'empereur avait fait enlever du
+Sénat. Les sénateurs païens qui avaient coutume de brûler de l'encens
+sur un autel placé devant la déesse, demandaient le rétablissement de la
+statue. Ils étaient nombreux et même ils formaient parfois la majorité.
+
+Saint Ambroise, très honnête homme mais un peu iconoclaste à mon sens,
+déclarait au contraire que, si l'idole avait été enlevée, c'était au nom
+de la liberté des croyances que le pouvoir avait pris cette mesure
+équitable. «Était-il juste en effet, disait-il, que les sénateurs
+chrétiens fussent forcés d'assister à des cérémonies dont ils avaient
+horreur? Pourquoi voulait-on à toute force les en rendre témoins, si ce
+n'était pour les en faire complices?»
+
+Et, après avoir cité ces paroles, notre historien prend plaisir à
+montrer que l'évêque de Milan invoque là une raison qui a été beaucoup
+reprise de nos jours par nos libres penseurs qui ne souffrent point
+d'emblèmes religieux en dehors des églises, sous prétexte qu'ils sont
+une injure pour ceux qui professent d'autres croyances ou même qui n'en
+professent aucune. Et il met ainsi saint Ambroise un peu malicieusement
+du côté des défenseurs les plus modernes et les plus impétueux de la
+liberté de conscience.
+
+On voit, par ces exemples, que M. Gaston Boissier ne craint pas ces
+rapprochements du présent et du passé qui abondent dans les livres
+historiques de M. Ernest Renan et qui sont permis même aux archéologues
+les plus sévères, car on en retrouve plusieurs jusque dans le
+_Mithridate_ de M. Théodore Reinach.
+
+Nous avons indiqué l'esprit du livre. Il est temps d'en préciser le
+sujet principal, qui est, autant qu'on peut l'énoncer en si peu de mots,
+l'appropriation de la culture antique et païenne aux besoins de la
+chrétienté triomphante. Les premières générations chrétiennes n'avaient
+de culture d'aucune sorte. La foi au Crucifié s'était répandue d'abord
+parmi les humbles et les simples, parmi de très petites gens que
+dédaignait une société vieille et fière. Ces ignorants possédaient, il
+est vrai, de petits livres exquis. Les évangiles canoniques ont une
+saveur délicieuse dont nous sommes très friands aujourd'hui, mais qui
+eût soulevé le coeur d'un Pline ou d'un Sénèque. L'aristocratie du monde
+romain formée à l'École, experte en rhétorique, nourrie des
+chefs-d'oeuvre de l'antiquité, n'aurait pas entendu sans dégoût le
+langage barbare et bas d'un Luc ou d'un Matthieu. Cela nous paraît bien
+étrange. Pourtant, si nous recherchions depuis combien de temps on a
+reconnu le mérite littéraire des Évangiles, il nous arriverait peut-être
+de découvrir que c'est depuis quatre-vingt-dix ans environ. Au moyen
+âge, on ne prenait pas garde à cette sorte de mérite. Et l'on aurait
+bien surpris un homme pieux du XVIIe siècle ou du XVIIIe, si on lui
+avait dit que ces livres sacrés étaient aussi des monuments littéraires
+de quelque valeur. Le beau monde méprisait ces pauvres gens qui
+goûtaient en secret le rafraîchissement du Christ et attendaient le
+règne de Dieu sur la terre. «Il y a, disait Celse, une nouvelle race
+d'hommes, nés d'hier, sans patrie ni traditions antiques, ligués contre
+toutes les institutions civiles et religieuses, poursuivis par la
+justice, généralement notés d'infamie et se faisant gloire de
+l'exécration commune: ce sont les chrétiens.» Des malheureux ainsi
+traités ne pouvaient pas beaucoup souffrir de l'humilité de leur
+littérature. Mais quand le christianisme eut pénétré dans les hautes
+classes de la société et fait des prosélytes parmi les avocats et les
+rhéteurs, ceux qui le dirigeaient se trouvèrent dans un grand embarras.
+Le nouveau culte n'avait point d'écoles et il n'en pouvait avoir.
+Comment instruire la jeunesse chrétienne? L'envoyer aux écoles des
+païens? On y commentait des livres tout pleins de l'histoire abominable
+des dieux. Mais laisser les fils des riches familles chrétiennes dans
+l'ignorance des lettres profanes, c'était les abaisser au niveau de la
+plèbe, leur ôter l'espoir de parvenir aux dignités, les abattre du rang
+où les plaçait leur naissance et remettre ainsi aux païens l'avantage
+des emplois et du pouvoir. Une telle conduite eût été insensée. Aucun
+docteur, pas même Tertullien, ne conseilla de la tenir. Les petits
+chrétiens riches allèrent à l'école, et ils y apprirent, sous la férule
+du maître, à côté des petits païens, les mensonges des poètes. On
+imagine difficilement ce qu'était alors l'école, et l'importance que la
+belle société romaine attachait à la grammaire, à la rhétorique et à la
+poésie. Ces Romains de la décadence, qui étaient en réalité beaucoup
+plus polis, plus honnêtes, plus candides, plus vertueux que nous ne
+croyons, gardaient avec une sorte de piété le trésor intellectuel qu'ils
+ne pouvaient plus accroître. Ils étaient très littéraires et croyaient
+de bonne foi qu'il n'y a pas d'occupation plus digne d'un honnête homme
+que de faire de longues phrases ou de petits vers. Au IVe siècle, le
+beau style et la rhétorique menaient à tout, même à l'empire. On n'y
+pouvait résister quand on était honnête homme, et précisément les
+chrétiens étaient devenus honnêtes gens. «L'Église, toute-puissante (je
+cite M. Boissier), ne fit aucune tentative pour créer une éducation
+nouvelle qui fût entièrement conforme à ses doctrines.»
+
+Sortis des écoles païennes, les chrétiens n'eurent point une façon
+particulière d'écrire, et, hors le cas où ils affectaient un langage
+populaire pour être entendus des ignorants, ils continuèrent comme les
+païens la vieille littérature de Rome. Ils imitèrent Cicéron dans leurs
+dialogues et Virgile dans leurs poèmes. Au IIIe siècle, il est vrai, un
+chrétien, peut-être un évêque, le poète Commodien, avait composé des
+ouvrages populaires en vers où le rythme remplaçait la mesure et qui ne
+devaient rien à l'école. Mais il ne fut pas suivi et la poésie
+chrétienne se coula dans le moule antique, comme M. Boissier le montre
+par l'exemple de saint Paulin de Nole et de Prudence.
+
+On peut dire que l'Église triomphante fut vaincue par l'École. Cette
+victoire des lettres et du génie antique eut des conséquences
+incalculables. Elle sauva une part précieuse des richesses de l'esprit
+humain. Elle n'empêcha pas la barbarie et la longue rudesse des sociétés
+nouvelles. Mais, en conservant la tradition, elle assura la revanche des
+Muses pour le jour où l'antique Apollon devait l'emporter, une fois
+encore, sur le Galiléen dans l'Italie, à Rome et jusque dans le palais
+du pape, converti lui-même au paganisme des arts. Elle rendit possibles
+la Renaissance italienne et la Renaissance française, et les
+chefs-d'oeuvre de ce siècle classique où un évêque conta les aventures du
+fils d'Ulysse.
+
+Qu'est-ce donc que cette beauté antique que rien n'a pu vaincre et qui
+n'est qu'endormie quand on la croit morte? On raconte qu'à Rome, le 18
+avril 1485, des ouvriers lombards, qui creusaient la terre sur la voie
+Appienne, découvrirent un tombeau de marbre blanc. Le couvercle étant
+soulevé, on trouva une jeune vierge qui, par l'effet des aromates ou par
+un prodige de la magie antique reposait toute fraîche dans cette couche
+fidèle. Ses joues étaient roses et souriaient, sa chevelure coulait à
+longs flots sur sa blanche poitrine. Le peuple, ému d'enthousiasme et
+d'amour, porta la vierge dans son lit de marbre au Capitole où la ville
+entière vint la contempler longuement en silence, car, dit le
+chroniqueur, sa beauté était plus grande mille fois que celle des femmes
+de nos temps. Enfin, Rome fut si fort agitée à la vue de cette vierge,
+dont la forme divine triomphait de la mort, que le pape en prit de
+l'inquiétude; et, craignant qu'un culte païen et impie ne vînt à naître
+aux pieds de la belle exhumée, il la fit dérober nuitamment et ensevelir
+en secret. Mais ce n'était pas en vain que les hommes avaient un moment
+contemplé son visage.
+
+Elle était la beauté antique: pour l'avoir seulement entrevue, le monde
+se mit à refleurir. Et aussitôt commença la renaissance des lettres et
+des arts. M. Gaston Boissier, qui est avant tout un humaniste, me
+pardonnera si ce beau symbole a passé dans mon esprit encore tout occupé
+de la _Fin du paganisme_.
+
+
+
+
+L'EMPEREUR JULIEN[26]
+
+
+Nous avons, la dernière fois, considéré dans son ensemble le livre de M.
+Gaston Boissier. Je voudrais aujourd'hui rouvrir cet excellent ouvrage
+et m'arrêter un peu sur les pages consacrées par l'historien humaniste à
+l'oeuvre politique et religieuse de l'empereur Julien. Julien est un
+homme vraiment extraordinaire. Il était tout enfant quand mourut
+Constantin, son oncle; échappé seul avec Gallus, son frère, au massacre
+de toute sa famille, il grandit dans la triste et molle prison de
+Césarée, où le retenait Constance qui ne pouvait se résoudre ni à le
+laisser vivre ni à le faire périr. Cette existence de prince oriental
+aurait dû le rendre imbécile et cruel. Gallus n'y résista pas: il en fut
+abêti. Julien en sortit intelligent et bon, actif et chaste comme s'il
+avait été nourri parmi des stoïciens. Rien de plus capricieux que le
+despotisme. Constance permit à Julien, parvenu à l'âge d'homme,
+d'étudier à Athènes et à Constantinople. Mais la vie du jeune prince
+était sans cesse menacée: il devait s'attendre à tout moment à recevoir
+la mort ou la pourpre. C'est la pourpre qu'il reçut. Il la dut à
+l'impératrice, la belle et sage Eusébie, qui l'aimait. Elle sut obtenir
+pour lui du faible Constance le titre de César et le gouvernement des
+Gaules. La nature du sentiment qui unissait Eusébie et Julien n'est
+guère douteuse. Mais de tous les hommes qui durent leur fortune à
+l'amour, Julien est peut-être celui qui prit le moins de soin de plaire
+aux femmes. Il fallait qu'Eusébie eût des goûts assez rares dans son
+sexe pour s'attacher à un jeune homme si austère. Julien, petit et
+trapu, n'était pas beau, et il affectait, par sa négligence volontaire,
+de rendre sa personne plus disgracieuse qu'elle n'était naturellement.
+Il portait une barbe de bouc où le peigne ne passait jamais. Sa
+faiblesse était de croire qu'une barbe est philosophique quand elle est
+sale. Il négligeait de se faire tailler les cheveux. Il avait les ongles
+noirs et les mains tachées d'encre, et il s'en vantait. Son affectation,
+après tout innocente, était de paraître rude, gauche et rustique. Il se
+comparait lui-même complaisamment au bourru de la comédie. Comme sa
+famille était originaire de Mésie, il aimait à dire qu'il était un
+sauvage, un vrai paysan de l'Ister. Tel qu'il était, Eusébie l'aima.
+C'est à elle qu'il dut la vie et le pouvoir. Et quand il partit pour les
+Gaules, elle lui fit un présent dont il fut plus satisfait que de la
+pourpre. Elle lui donna des livres, toute une vaste bibliothèque de
+poètes et de philosophes. Julien lui en fut reconnaissant et lorsqu'il
+composa le panégyrique de l'impératrice, il n'eût garde d'oublier une
+libéralité qui lui avait été si douce. «Eusébie, dit-il, me donna une
+telle quantité de livres que j'eus de quoi satisfaire pleinement mon
+désir, quelque insatiable que fût mon avidité pour ce commerce de
+l'esprit, et qu'ainsi, la Gaule et la Germanie devinrent pour moi un
+musée de lettres helléniques. Sans cesse attaché à ce trésor, je ne
+saurais oublier la main qui me l'a donné. Quand je suis en expédition,
+un de ces livres ne manque point de me suivre comme partie de mon bagage
+militaire.»
+
+Ce jeune César, bibliothécaire et philosophe, qui n'avait quitté qu'à
+regret le manteau court des Athéniens, faisait d'abord un plaisant
+soldat. Marchant courbé, les yeux à terre comme un écolier, il avait
+grand'peine à marquer le pas sur l'air de la pyrrhique, et tandis que,
+ceint de la cuirasse, il s'exerçait au métier militaire, il murmurait
+entre les dents: «Voilà qui me va comme une selle à un boeuf!» Et, par
+intervalles, il soupirait: «Ô Platon!» Enfin, c'était, comme le dit le
+bon Ammien Marcellin, un jeune élève des Muses, nourri, nouvel Erechtée,
+dans le giron de Minerve, sous les pacifiques ombrages de l'Académie.
+Mais il avait l'âme ingénieuse et forte; après quelques semaines, il
+devint un dur soldat, un capitaine habile. Ses campagnes de Germanie
+sont dignes d'un Trajan. En quatre années, Julien passa trois fois le
+Rhin, délivra vingt mille prisonniers romains, réduisit quarante villes
+fortes et se rendit maître de tout le pays. Cependant il restait
+l'écolier d'Athènes, le disciple des philosophes. Il allait de ville en
+ville montrant aux barbares sa douceur et sa simplicité. Dans sa chère
+Lutèce, où il avait établi ses quartiers, il menait cette vie de
+méditations et d'austérités qui, selon ses maîtres néoplatoniciens, est
+la vie excellente. Il jeûnait et priait pour être digne d'avoir commerce
+avec les dieux, et, en effet, il eut des visions qu'Ammien Marcellin a
+rapportées. C'est là, dans le palais des Thermes, dont les ruines
+entendent aujourd'hui, chaque soir, les chansons des étudiants, que
+Julien fut proclamé Auguste par ses soldats. À défaut de couronne mieux
+appropriée, ils offrirent à Julien un diadème de femme, qu'il repoussa
+avec le doux mépris d'un philosophe. On lui tendit ensuite un frontail
+de cheval, dont il ne voulut pas non plus. Les soldats étaient fort
+embarrassés, quand un hastiaire, détachant son collier de porte-dragon,
+le mit sur la tête du nouvel Auguste.
+
+La mort de Constance étant survenue à propos pour éviter la guerre
+civile, Julien, reconnu par tout l'empire, n'eut pas à combattre
+l'Auguste, mais à l'ensevelir.
+
+On raconte qu'un jour, dans une ville dont j'ai oublié le nom, tandis
+que Julien, nouvellement revêtu de la pourpre, traversait les rues au
+milieu des acclamations du peuple, une vieille femme aveugle, levant le
+bras vers le jeune César, s'était écriée d'une voix prophétique: «Voilà
+celui qui rétablira les temples des dieux!» Alors Julien était chrétien
+comme son père. Par les ordres de Constance, il avait été formé dès
+l'enfance à la piété galiléenne; même il avait reçu les ordres mineurs
+et lu l'Évangile au peuple, dans l'église de Césarée. Pourtant, cette
+femme avait raison, et quelque pieux ennemi des chrétiens, Libanius ou
+Maxime d'Éphèse, pouvait la proclamer inspirée du ciel, ou croire que
+Minerve elle-même, comme au temps d'Homère, avait pris le visage d'une
+mortelle pour encourager son ami à la sagesse. Julien, élevé à l'empire,
+devait accomplir dans son illustre règne de quelques mois ce qu'avait
+annoncé la vieille aveugle. Il n'avait jamais été galiléen que par force
+et, tout jeune, il détestait le christianisme comme la religion de ses
+oppresseurs et des meurtriers de toute sa famille. Tandis qu'il
+fréquentait à Nicomédie les tombeaux des martyrs, il méditait sur les
+mystères de la bonne déesse et sur la divinité du Soleil. Chrétien en
+apparence, il était helléniste dans son coeur. «C'était, dit Libanius, au
+contraire de la fable, le lion qui prenait la peau de l'âne.» Et
+Libanius dit encore que Julien, devenu Auguste, brisa comme un lion
+furieux tous les liens qui l'attachaient au christianisme.
+
+Il n'est pas possible de faire le dénombrement exact des chrétiens et
+des païens de l'empire à l'avènement de Julien. On peut croire qu'en
+Égypte et dans toute la province d'Afrique les forces numériques des
+galiléens et celles des hellénisants étaient à peu près égales. Il est
+certain qu'en Asie, au contraire, la population des villes était
+chrétienne en grande majorité. En Syrie, dans le Pont, en Cappadoce, en
+Galatie, les paysans eux-mêmes étaient chrétiens. En Europe, le
+christianisme n'avait guère pénétré dans les campagnes; là, le _pagus_,
+le village, demeuré idolâtre, devait donner son dernier nom à la vieille
+religion abolie. Mais les cultes rustiques de l'Italie et de la Gaule
+n'avaient rien de commun avec le mysticisme savant des rhéteurs et des
+philosophes hellénisants. Quant aux villes d'Occident, celles de langue
+grecque étaient plutôt galiléennes et celles de langue latine plutôt
+païennes. Mais c'est là une distinction qu'on n'oserait pas maintenir
+avec beaucoup de rigueur. En résumé, les chrétiens l'emportaient sans
+doute par le nombre sur les hellénistes et les païens réunis.
+
+Ils tenaient les charges et les emplois, ne le cédant aux hellénistes
+que dans l'École qui était, il est vrai, une grande puissance dans la
+société du IVe siècle. En l'état des choses, un politique n'eût pas
+relevé les autels renversés par Constantin. Mais Julien n'était pas un
+politique. C'était un croyant et même un illuminé. Il rétablit le culte
+et les sacrifices pour l'amour des dieux et non point en considération
+des hommes. Théologien profond et moraliste austère, il agit d'après les
+suggestions de sa conscience et les mouvements d'une foi exaltée par le
+jeûne et l'insomnie. Il ne dormait pas. La nuit, à peine étendu sur sa
+natte grossière, il se relevait pour écrire ou pour méditer. On frémit à
+la pensée d'un empereur qui ne dort jamais. Ses écrits témoignent de son
+exaltation mystique. Voici ce qu'il nous dit dans un de ses petits
+traités de théologie:
+
+«Dès mon enfance, je fus pris d'un amour violent pour les rayons de
+l'astre divin. Tout jeune, j'élevais mon esprit vers la lumière éthérée;
+et non seulement je désirais fixer sur elle mes regards pendant le jour,
+mais la nuit même, par un ciel serein et pur, je quittais tout pour
+aller admirer les beautés célestes. Absorbé dans cette contemplation, je
+n'entendais plus ceux qui me parlaient et je perdais conscience de
+moi-même.»
+
+Personne ne contestera la sincérité de ces effusions. Julien était un
+homme religieux. Cela ne fait point de doute. On s'accorde moins bien
+sur le caractère de la religion qu'il professait. M. Gaston Boissier y
+veut voir un culte nouveau, artificiel, dont Julien était l'inventeur et
+qu'il tirait tout entier, dogme par dogme, de son cerveau échauffé. Mais
+on ne conçoit pas comment un culte de ce genre aurait pu être instauré
+en quelques mois. Je crois, au contraire, que Julien rétablit la vieille
+religion dans les formes qu'elle avait prises alors.
+
+Cette religion n'était point le paganisme si l'on entend par ce mot
+l'idolâtrie populaire; ce n'était pas non plus le polythéisme, depuis
+longtemps remplacé, dans l'esprit des Romains lettrés, par la notion du
+dieu unique et de la providence divine. C'était l'hellénisme, pour la
+désigner par le nom qu'on lui donnait alors. Julien était un théologien
+subtil; à l'exemple de ses maîtres, il interprétait ingénieusement les
+mythes anciens. Il n'était pas novateur le moins du monde. Ses idées sur
+le Soleil et sur la mère des dieux sont tirées de Porphyre et de
+Jamblique. Il manifeste en divers endroits de ses écrits son dessein de
+ne point s'écarter des doctrines de Jamblique. «Suivons, dit-il, les
+traces récentes d'un homme, qu'après les dieux je révère et j'admire à
+l'égal d'Aristote et de Platon.» Et ailleurs: «Prends les écrits du
+divin Jamblique et tu y trouveras le comble de la sagesse humaine». Or
+Porphyre et Jamblique n'étaient pas seulement des philosophes
+néoplatoniciens, c'étaient aussi des thaumaturges et des mages. Quand
+ils priaient, leur corps s'élevait du sol à plus de dix coudées, et leur
+visage comme leurs vêtements prenaient une éclatante couleur d'or. Ces
+néoplatoniciens donnèrent aux religions de la Grèce leur dernière forme
+savante et bizarre. C'est cette forme que rétablit Julien. Il la
+restitua, mais ne l'inventa pas. On est amené à reconnaître qu'à ce
+moment de l'humanité un esprit religieux était contraint de choisir
+entre le mysticisme des néoplatoniciens et le dogmatisme chrétien. Et si
+l'on compare ces deux manières d'envisager le divin, on s'aperçoit bien
+vite qu'elles ne diffèrent pas autant que les théologiens l'ont cru.
+Sans prétendre, avec l'habile et singulier Émile Lamé, que Julien ait
+été plus chrétien que les chrétiens, il faut reconnaître que l'apostat
+se rapprochait beaucoup par la doctrine et par les moeurs de l'Église
+qu'il voulut détruire et qui, triomphante, jeta pendant quatorze
+siècles, l'anathème à sa mémoire. Il n'est pas vrai que Julien ait
+laissé aux chrétiens, comme dit M. Boissier, «l'avantage de ce dieu
+unique et universel qui veille sur toutes les nations sans distinction
+et sans préférence». Le dieu un et triple de Julien ressemble, au
+contraire, beaucoup à la trinité de saint Athanase et des chrétiens
+hellénisants. Julien et Libanius étaient platoniciens; les Basile et les
+Athanase l'étaient aussi. Que fit, en somme, cet honnête entêté de
+Julien sinon remplacer la trinité chrétienne par la triade alexandrine,
+le dieu unique des chrétiens par le dieu unique des philosophes, le
+Logos ou Verbe fils par le roi soleil, l'Écriture et la révélation par
+l'explication des mythes, le baptême par l'initiation aux mystères, la
+béatitude éternelle des saints par l'immortalité des héros et des sages?
+Ces idées vues à distance sont comme des soeurs qui se ressemblent et ne
+se reconnaissent pas. Et si l'on regarde à la morale de Julien, on est
+encore plus frappé de voir qu'un même idéal de pauvreté, de chasteté et
+d'ascétisme coule des sources alexandrines et des sources galiléennes.
+L'apostat vécut comme un saint. Ammien Marcellin, témoin de toute sa
+vie, nous apprend qu'après la mort de sa femme Hélène, il resta étranger
+à tout commerce charnel. «Cette continence, ajoute le doux Ammien, était
+grandement favorisée par les privations de nourriture et de sommeil
+qu'il s'imposait et qu'il observait dans son palais avec la même rigueur
+que dans les camps.»
+
+Comme un père de l'Église, Julien fit profession de haïr et de fuir les
+jeux du cirque. Il tenait pour honteux de regarder danser des femmes et
+des jeunes garçons beaux comme des femmes. Il couchait sur une natte,
+ainsi qu'un ascète, et jusqu'à la négligence où il laissait sa barbe et
+ses ongles sent en lui la vertu chrétienne.
+
+Pourtant l'hellénisme, souple dans ses dogmes, ingénieux dans sa
+philosophie, poétique dans ses traditions, eût coloré peut-être l'âme
+humaine de teintes variées et douces, et c'est une grande question de
+savoir ce qu'eût été le monde moderne s'il avait vécu sous le manteau de
+la bonne déesse et non à l'ombre de la croix. Par malheur, cette
+question est insoluble. Julien n'a pas réussi. Son oeuvre a péri avec
+lui. Avec lui sont tombées les espérances que Libanius exprimait avec un
+noble et candide enthousiasme, alors qu'il s'écriait:
+
+«Nous voilà vraiment rendus à la vie; un souffle de bonheur court par
+toute la terre, maintenant qu'un dieu véritable, sous l'apparence d'un
+homme, gouverne le monde, que les feux se rallument sur les autels, que
+l'air est purifié par la fumée des sacrifices.»
+
+Il serait permis du moins de rechercher si la tentative de Julien était
+aussi insensée qu'on a dit. Il semble qu'elle n'eut pas de commencements
+malheureux. L'enthousiasme était grand dans les villes et l'empereur fut
+obligé d'interdire par édit les applaudissements qui accueillaient son
+entrée dans les temples. Comme sous Constantin, mais en sens contraire,
+il y eut de nombreuses conversions et entre autres celle de Pégase,
+évêque d'Ilion. Ces résultats furent obtenus dans un règne si court
+qu'il en faut compter le temps non par années, mais par mois. Il est
+certain, par contre, que des difficultés nouvelles surgissaient de jour
+en jour et que la situation était à la mort de Julien moins bonne qu'à
+son avènement. Mais il ne faut pas affirmer que la tentative était
+impossible. Nous n'en savons rien. Était-elle d'ailleurs si inopportune
+dans une société qui sentait le besoin impérieux d'une religion
+universelle et que les disputes incessantes des sectes chrétiennes
+commençaient à lasser?
+
+Si Julien s'est trompé (et il s'est trompé en définitive, puisqu'il n'a
+pas réussi), du moins s'est-il trompé comme un honnête homme. Nous avons
+vu qu'il était sincère. Il unissait la tolérance à la foi et c'est une
+rare et belle alliance. Il est vrai que cette modération lui a été
+contestée. M. le duc de Broglie a voulu faire de Julien un persécuteur;
+mais l'embarras qu'il y éprouve est l'indice, chez un historien si
+habile, d'une situation fausse. Julien s'est toujours montré contraire
+aux mesures violentes et à cet égard il est unique dans le monde romain.
+
+«J'ai résolu, dit-il, d'user de douceur et d'humanité envers les
+galiléens; je défends qu'on ait recours à aucune violence et que
+personne soit traîné dans un temple ou force à commettre aucune autre
+action contraire à sa volonté.»
+
+Il n'a jamais démenti ces belles paroles et il disait encore peu de
+temps avant sa fin:
+
+«C'est par la raison qu'il faut convaincre et instruire les hommes, non
+par les coups, les outrages et les supplices. J'engage donc et toujours
+ceux qui ont le zèle de la vraie religion à ne faire aucun tort à la
+secte des galiléens, à ne se permettre contre eux ni voies de fait ni
+violences. Il faut avoir plus de pitié que de haine envers des gens
+assez malheureux pour se tromper dans des choses si importantes.»
+
+Et ce qu'il y a d'intéressant chez Julien, c'est qu'il est à la fois un
+croyant exalté et un philosophe plein d'humanité. Il a donné au monde ce
+spectacle unique d'un fanatique tolérant.
+
+Partial et débonnaire, cet empereur recourt pour défendre l'orthodoxie
+aux subtilités du raisonnement et à l'ironie philosophique. Il raille
+ceux qu'il pourrait mettre à mort et, comme il se moque avec esprit, on
+dit qu'il est intolérant. Nourri dans la violence romaine et dans la
+cruauté byzantine, il semble n'avoir appris que le respect de la vie
+humaine et le culte de la pensée. Il est empereur, et pour punir ses
+sujets qui l'ont offensé, lui et les dieux, il écrit contre eux une
+satire dans le goût des traités de Lucien. Et c'est un adversaire très
+dangereux, car tout mystique qu'il est et, malgré son astrologie, il a
+l'esprit acéré.
+
+Au début de son principat, sa clémence ingénieuse rappelle les évêques
+exilés par Constance. Ce sont des ariens qu'il déchaîne sur l'Église.
+«Car il savait, dit Ammien, que les chrétiens sont pires que des bêtes
+féroces quand ils disputent entre eux.» Sans persécuter les chrétiens,
+il leur fit beaucoup de mal en leur retirant le droit d'enseigner la
+rhétorique. Qu'ils laissent aux hellénistes, disait-il, le soin
+d'expliquer Homère et Platon et qu'ils aillent dans les églises des
+galiléens interpréter Luc et Matthieu. Il eut l'idée, un peu trop
+piquante, de relever le temple de Jérusalem pour faire mentir les
+prophéties de Jésus-Christ. Il mourut chez les Perses sans avoir réalisé
+ce projet. Il avait soumis l'Arménie, la Mésopotamie, passé le Tigre et
+pris Ctésiphon quand il fut frappé mortellement d'une flèche au foie.
+Ammien Marcellin, témoin de sa mort, a conservé ses dernières paroles.
+Il n'est pas probable que Julien les ait prononcées telles que
+l'historien les rapporte, et le discours est peut-être entièrement
+supposé. Il n'en exprime pas moins les pensées véritables de Julien que
+son biographe avait surprises dans une longue et constante intimité.
+C'est le testament de cet homme extraordinaire. Il lui fait trop
+d'honneur pour que je ne le cite pas tout entier.
+
+«Mes amis et mes compagnons; la nature me redemande ce qu'elle m'avait
+prêté; je le lui rends avec la joie d'un débiteur qui s'acquitte et non
+point avec la douleur ni les remords que la plupart des hommes croient
+inséparables de l'état où je suis. La philosophie m'a convaincu que
+l'âme n'est vraiment heureuse que lorsqu'elle est affranchie des liens
+du corps et qu'on doit plutôt se réjouir que s'affliger lorsque la plus
+noble partie de nous-mêmes se dégage de celle qui la dégrade et qui
+l'avilit. Je fais aussi réflexion que les dieux ont souvent envoyé la
+mort aux gens de bien comme la plus grande récompense dont ils pussent
+couronner leur vertu. Je la reçois à titre de grâce; ils veulent
+m'épargner des difficultés qui m'auraient fait succomber, peut-être, ou
+commettre quelque action indigne de moi. Je meurs sans remords, parce
+que j'ai vécu sans crime, soit dans les temps de ma disgrâce, lorsqu'on
+m'éloignait de la cour et qu'on me retenait dans des retraites obscures
+et écartées, soit depuis que j'ai été élevé à l'empire. J'ai regardé le
+pouvoir dont j'étais revêtu comme une émanation de la puissance divine;
+je crois l'avoir conservée pure et sans tache, en gouvernant avec
+douceur les peuples confiés à mes soins, et ne déclarant ni ne soutenant
+la guerre que par de bonnes raisons. Si je n'ai pas réussi, c'est que le
+succès dépend de la volonté des dieux. Persuadé que le bonheur des
+peuples est la fin unique de tout gouvernement équitable, j'ai détesté
+le pouvoir arbitraire, source fatale de la corruption des moeurs et des
+États. J'ai toujours aimé la paix; mais dès que la patrie m'a appelé et
+m'a commandé de prendre les armes, j'ai obéi avec la soumission d'un
+fils aux ordres absolus d'une mère. J'ai regardé le péril en face, je
+l'ai affronté avec allégresse. Je ne vous cacherai point qu'on m'avait
+prédit, il y a longtemps, que je mourrais d'une mort violente. C'est
+pourquoi je remercie le Dieu éternel de n'avoir pas permis que je
+périsse ni sous les coups des conspirateurs, ni dans les souffrances
+d'une longue maladie, ni par la cruauté d'un tyran. J'adore sa bonté sur
+moi de ce qu'il m'enlève de ce monde par une mort glorieuse au milieu
+d'une glorieuse entreprise. Aussi bien, à juger sainement des choses,
+c'est une lâcheté égale de souhaiter la mort lorsqu'il serait à propos
+de vivre et de regretter la vie lorsqu'il est temps de mourir.»
+
+Ne croit-on pas entendre Marc-Aurèle? Si j'ai tenté cette trop rapide
+apologie de Julien, c'est qu'il me semble que l'Apostat, après avoir été
+fort maltraité par les auteurs ecclésiastiques, n'a pas trouvé beaucoup
+de faveur chez les écrivains philosophes de notre temps. Auguste Comte
+est très dur pour lui. J'entendais un soir M. Renan dire _sous la rose_:
+«Julien! c'était un réactionnaire!» Peut-être, mais ce fut certainement
+un empereur honnête homme et un théologien homme d'esprit. Il eut tort,
+j'y consens, de vouloir retenir ce qui était voué à une destruction
+irréparable, mais n'a-t-il pas déployé les plus rares qualités dans la
+défense d'une cause désespérée? Enfin, n'est-ce donc rien que d'avoir
+réuni sous la pourpre les vertus du philosophe, du pontife et du soldat?
+
+
+
+
+GYP[27]
+
+
+_Passionnette_. Le mot n'est pas dans le Littré. Il n'est pas non plus
+dans le dictionnaire de l'Académie. Du moins, je l'ai cherché sans le
+trouver dans l'édition de l'an VI, qui est celle que je préfère, parce
+qu'elle a une jolie vignette, de style Louis XIV, où l'on voit un
+cartouche de palmes entre deux vases de fleurs, au milieu d'un paysage
+historique, et le cartouche porte cette inscription en lettres
+capitales: «À l'Immortalité». Je n'ai pas sous la main les éditions plus
+récentes, mais je gagerais hardiment que _Passionnette_ ne s'y trouve
+pas. Pourtant le mot est français et bien français. Pourquoi la
+Compagnie ne l'accueillerait-elle pas dans la prochaine édition de ce
+dictionnaire où elle obéit à l'usage, grand professeur de langue, notre
+maître et le sien? Je présenterais volontiers à ce sujet une humble
+requête à M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel, qui, comme poète
+comique, ne peut manquer de sentir combien ce mot de _passionnette_ est
+clair, expressif, charmant. Je confesse qu'il est jeune. Ni le Trévoux
+ni Furetière ne le connaissaient. Mon vieux Furetière, qui fait mes
+fréquentes délices, donne seulement _passion_. Et après avoir cité cet
+exemple de M. Nicole: «Les effets extraordinaires des passions ne
+peuvent être imités par la raison», il ajoute, avec cette ingénuité si
+touchante chez un savant: «Les philosophes ne s'accordent pas sur le
+nombre des passions». Il leur serait également difficile de s'accorder
+sur le nombre des passionnettes. Et ce ne serait pas un labeur indigne
+des Quarante que de définir exactement _passionnette_. Je propose, en
+attendant, la définition que voici:
+
+ _Passionnette_, s. f., petite passion, se dit du vif sentiment
+ d'une mondaine pour un mondain. Imperceptible piqûre d'aiguille au
+ coeur. Gyp croit qu'une femme de bien doit en mourir.
+
+On l'avait bien dit, à madame de Gueldre, qu'elle aurait sa
+passionnette. «Elle viendra, lui répétait une belle et savante amie,
+elle viendra la passionnette, et peut-être étrangement banale, sans que
+vous sachiez pourquoi ni comment vous vous éprendrez du premier venu
+qui, probablement, ne sera capable ni de vous comprendre, ni même de
+vous aimer.» Et ces fortes expressions, par lesquelles une mondaine
+exagérait la fragilité des femmes, devaient être pour madame de Gueldre
+si précises et si littérales!
+
+C'était, une charmante femme que la comtesse de Gueldre. Elle se
+nommait, de son nom de baptême, Auréliane, mais ses amis l'appelaient
+Liane, lui donnant de la sorte le nom qui convenait à sa grâce flexible.
+Blonde aux cheveux légers, petite, svelte, merveilleusement souple, elle
+était toujours habillée de blanc, portant l'hiver de la peluche et du
+velours, l'été de la mousseline ou du crêpe de Chine. Elle avait gardé,
+après son mariage, une innocence imprudente qui s'était changée peu à
+peu en tristesse revêtue de gaieté courageuse. Moqueuse et brusque, mais
+tendre et bonne, elle avait grand pitié des hommes et des bêtes. Elle ne
+pouvait voir souffrir une fleur. Très artiste, elle peignait des saintes
+pour les églises de village et elle chantait avec sentiment de vieux
+airs quand elle était seule. Elle était simple, droite, vraie.
+
+On disait de madame de La Fayette que c'était une femme vraie. Mais elle
+était tout ensemble vraie et secrète. Elle était vraie, mais ses amis ne
+savaient jamais ce qu'elle faisait, ni surtout ce qu'elle pensait.
+Madame de Gueldre n'était point secrète à la manière de madame de La
+Fayette. Elle manquait de prudence, de sagesse mondaine, de cet esprit
+de crainte qui est la plus apparente vertu des dames. Trop peu soucieuse
+de l'opinion, elle mettait sa pudeur à cacher sa vertu.
+
+Il n'en était point d'elle comme de cette dame (je ne sais plus où j'ai
+lu cela) qui disait aussi: Je suis franche. Elle le dit un jour à
+quelqu'un qui savait bien qu'elle ne pouvait pas l'être tout à fait, et
+qui lui demanda:
+
+--Qu'appelez-vous être franche?
+
+--Mon Dieu, mon ami! répondit-elle, une femme franche est une femme qui
+ne ment pas sans nécessité.
+
+Madame de Gueldre avait passé de quelques années la trentaine sans
+s'être mise une seule fois dans la nécessité de mentir. Bien que tout à
+fait détachée d'un mari qui s'était détaché d'elle très vite et l'avait
+trompée sans délicatesse, elle n'avait jamais ni distingué, ni remarqué
+personne. On lui faisait beaucoup la cour, sans qu'elle y prît plaisir.
+Elle n'avait pas le goût du flirt et n'aimait pas les déclarations. La
+seule idée d'en entendre une la rendait malheureuse. Si la déclaration
+venait d'un fat ou d'un sot, elle en était irritée et blessée, ce qui
+prouve la délicate fierté de son âme. On conte qu'une femme d'esprit qui
+a beaucoup l'habitude de ces méprisables hommages, car sa magnifique
+beauté est très en vue dans le monde, se trouva récemment obsédée par un
+séducteur de profession, qui, après les détours ordinaires, en vint à
+lui confier qu'il l'aimait.
+
+--Je m'en étais aperçue depuis un bon moment, lui répondit-elle en
+riant.
+
+--À quoi?
+
+--À ce que vous deveniez horriblement ennuyeux.
+
+Madame de Gueldre était femme à répondre de la sorte. Mais, si la
+déclaration venait d'un homme sincère et vraiment ému, elle en
+ressentait une véritable peine, craignant plus que tout au monde de
+paraître coquette ou mauvaise et de faire souffrir. C'était une belle et
+rare créature. Elle fut tout à fait attristée le jour où M. de Mons lui
+dit d'un accent qui ne trompait point: «Je vous aime».
+
+«Élégant sans être ridicule, spirituel sans être impertinent, instruit
+sans être ennuyeux», montant bien à cheval, tirant à merveille, Bernard
+de Mons était de plus un mauvais sujet: il avait donc tout ce qu'il faut
+pour plaire à une femme. Mais Liane ne l'aimait point, bien qu'il fût
+aimable, parce que les convenances ne forment point l'amour et parce que
+son heure n'était point venue. Cette heure sonna au moment précis où le
+vicomte de Guibray vint en buggy avec un très beau cheval alezan au
+château de Kildare où madame de Gueldre passait l'été. M. de Guibray
+prenait, quand il lui plaisait, la voix câline et l'oeil caressant. Mais
+son front restait étroit et têtu. C'était un provincial très mondain qui
+avait l'habitude de donner leur titre aux gens quand il leur parlait, et
+d'appeler madame de Gueldre «marquise». M. Robert de Bonnières pourrait
+nous dire exactement ce qu'il faut penser de ces mauvaises habitudes. M.
+de Guibray avait, à mon sens, des torts encore moins pardonnables.
+
+Content de lui, léger, insensible, d'un égoïsme odieux, il était
+beaucoup moins aimable que Bernard de Mons, qui gaspillait en toute
+rencontre son temps, son argent, sa santé, mais non point son coeur,
+Bernard, grand enfant prodigue, si bien fait pour tomber en pleurant
+entre deux beaux bras miséricordieux. Jean de Guibray n'était pas
+aimable; il fut aimé. Comment s'y prit-il pour séduire cette fine et
+fière créature, cette Liane, exquise et jusque-là assoupie dans une
+chasteté facile? Il n'y mit point d'art ni d'étude. Il n'y mit pas même
+de réflexion. Il fut seulement grossier. Au retour d'une partie de
+campagne, dans la nuit, en landau, il risqua une caresse qui était une
+insulte. Liane, offensée et charmée, sentit qu'elle était toute à lui et
+qu'il la prendrait quand il voudrait, comme une proie inerte. Pourtant,
+c'était une petite personne courageuse et clairvoyante. Elle le voyait
+tel qu'il était, pitoyablement frivole, incapable d'aimer, plutôt
+méchant que bon. Sa tête n'était pas prise. C'est précisément pour cela
+qu'elle allait à sa perte infaillible. Elle n'avait pas même la
+ressource du dialogue intérieur, du soliloque efficace. Elle ne pouvait
+rien pour elle-même. Que répondre aux suggestions muettes? Qu'opposer à
+ces forces aveugles qui nous travaillent dans le secret de l'être? «Elle
+se considérait avec l'extrême sincérité qu'elle apportait en toutes
+choses; elle se trouvait profondément bête et ridicule...
+
+«Ainsi, ce monsieur, qu'elle connaissait à peine la veille, tenait
+maintenant la première place dans sa vie! Et comment avait-il pris celle
+place?... Était-ce en l'éblouissant par son esprit ou en lui révélant
+une âme exquise?... C'était tout simplement en faisant ce qu'il eût fait
+avec une fille.»
+
+Enfin, elle l'aimait. «Elle voulait le voir, tout le reste lui était
+égal.»
+
+M. de Guibray, de son côté, poussait très mollement l'aventure, se
+contentant çà et là de quelques privautés furtives, et surtout fort peu
+désireux de conclure. Les embarras d'une liaison l'effrayaient d'avance,
+et il s'occupait en ce moment même de se marier et de se bien marier. En
+vérité, madame de Gueldre avait mal placé le trésor de son amour. Une
+femme peut-elle se tromper à ce point? C'est presque un lieu commun
+d'admirer l'instinct qui conduit les femmes dans l'amour. Les hommes à
+bonnes fortunes quand ils se mêlent, par hasard, d'avoir des idées
+générales, déclarent volontiers que les femmes ne se trompent guère dans
+leurs choix. Ils songent évidemment à celles qui les ont choisis. Mais,
+sans invoquer le témoignage de cette vieille dame qui avouait, de bonne
+grâce, qu'elle avait été bigrement volée dans sa vie, il est croyable
+que les femmes n'ont pas toujours la main gauche heureuse, dans un pays
+où on les recherche par vanité autant que par goût. Et la France est
+précisément ce pays-là. Enfin, elles peuvent mal choisir dans tous les
+pays du monde parce que dans tous les pays l'homme est le plus souvent
+léger, vain et trop égoïste pour consentir seulement à s'aimer lui-même
+en elles. «On ne tombe jamais bien», dit Alexandre Dumas. On peut tomber
+aussi mal, mais non plus mal que madame de Gueldre. Cette jolie petite
+créature pétrie de grâce, de courage et de bonté, pour prix de tout son
+être abondamment offert, ne reçut pas même un peu de tendresse hypocrite
+ou de sensualisme vrai, ou d'estime indifférente. Car cet homme ne
+l'aimait pas, ne la voulait pas et il la croyait légère; il ne se gênait
+pas pour le lui faire entendre, et elle ne disait rien pour l'en
+dissuader. Elle songeait: À quoi bon? Il ne me croirait pas. Et
+peut-être lui plairais-je encore moins, s'il savait qu'il n'y a rien
+dans ma vie. Elle avait vu jouer la _Visite de noces_ et elle le savait
+un peu snob.
+
+«Il ne lui avait rien promis; elle ne lui avait rien demandé; elle
+n'espérait rien de cette liaison bizarre et inachevée. Elle ne
+regrettait rien non plus... Malgré sa conviction absolue de n'être pas
+aimée de Jean, elle éprouvait un désir fou d'être à lui tout de même; un
+besoin de souffrir plus qu'elle n'avait souffert encore.»
+
+Liane vécut ainsi quelques semaines, attendant de rares visites ou des
+lettres qui ne venaient point, s'offrant en vain, sans même se sentir
+humiliée: elle n'avait plus d'amour-propre, n'ayant que de l'amour,
+anxieuse, éperdue, brûlée de fièvre et de larmes. Et ce fut là sa
+passionnette. Elle n'avait demandé qu'une seule grâce à M. de Guibray:
+«Promettez-moi, lui avait-elle dit de m'avertir quand vous vous
+marierez.» Il ne lui fit pas cette faveur, et c'est par le journal
+qu'elle apprit le mariage de M. Marie-François-Jean, vicomte de Guibray,
+avec mademoiselle Lucile-Marie-Caroline de Lancey. Dès lors elle résolut
+de mourir et ne s'occupa plus que de mourir en femme de goût, le plus
+naturellement possible. Elle n'avait point d'enfants, mais elle devait à
+M. de Gueldre d'éviter un scandale posthume. On ne manquera pas de dire:
+Quoi? se tuer pour si peu! se tuer pour rien! Après tout, elle n'a pas
+perdu M. de Guibray, qui n'a jamais été à elle. Quels liens s'étaient
+donc rompus pour que sa vie entière s'écoulât comme d'une blessure et
+pour que ce jeune front suât la sueur d'agonie? On dira encore: Les
+femmes qui sont communément instinctives et dociles à la nature, qui
+obéissent facilement aux suggestions de la chair et du sang, ne se tuent
+point pour un rêve. Ce n'est pas l'usage. Moi-même j'ai quelque doute
+sur ce point; mais je ne suis pas assez grand clerc pour en décider. Je
+crois ce qu'on me dit, surtout quand c'est bien dit. Et j'imagine que
+Gyp pourrait répondre: «Pourquoi voulez-vous que Liane soit morte
+d'amour? Elle s'est tuée de dégoût et parce que la vie, ce n'était donc
+que ça! Elle s'est condamnée parce qu'après ce qu'elle avait fait et
+subi, le bonheur seul pouvait l'absoudre et que le bonheur ne pouvait
+plus venir. Enfin, elle avait un infini besoin de repos. C'était une
+Bretonne; elle aimait la mort.»
+
+Je crois que Gyp parlerait ainsi pour expliquer cette sotte et tragique
+aventure. En effet, Liane était Bretonne, c'est-à-dire qu'elle avait
+l'âme grande, abandonnée et simple. Comme elle aimait beaucoup Dieu,
+elle s'arrangea un pieux suicide. Tout le temps qu'avait duré sa
+passionnette, elle avait mis Dieu dans les affaires de son coeur. À
+Sainte-Anne d'Auray, elle avait fait une neuvaine pour que M. de Guibray
+l'aimât. À Paris, dans les jours désolés d'une séparation sans
+souvenirs, elle allait chaque matin à Saint-Roch brûler un cierge. Elle
+est agréable à Dieu, pensait-elle, «cette jolie colonne blanche,
+élégante comme une tige de lis, qui se consume silencieusement en
+élevant vers le ciel sa flamme claire». Le matin du jour qu'elle avait
+choisi pour mourir, elle fit allumer tous les cierges que pouvait
+contenir sur ses pointes aiguës l'if de la chapelle. Un moment, elle les
+regarda brûler, puis elle rentra chez elle, se vêtit de sa plus belle
+robe et, ayant bu une fiole de morphine, elle se coucha sur son lit et,
+pleine d'espoir en Dieu, s'endormit du dernier sommeil. Ce n'était
+peut-être pas très logique. Un théologien verrait bien vite que Liane
+raisonnait mal. C'est que Liane n'était pas théologienne et qu'elle
+n'avait aucune idée d'un Dieu tout à fait régulier. On a remarqué que,
+depuis les temps les plus reculés, les dieux des femmes ne sont point
+dogmatiques et qu'ils ont une inépuisable indulgence pour les faiblesses
+du coeur et des sens. Et pendant que Liane était étendue toute blanche
+sur son lit, la pâle et chaste flamme, nourrie de cire d'abeilles,
+montait dans l'église vers le dieu qui doit à cette femme la part
+d'amour et de bonheur qu'elle n'a point eue en cette terre.
+
+Voilà l'histoire de Liane. Je l'ai gâtée en la contant. Il fallait n'y
+pas toucher, n'en altérer en rien la charmante simplicité. J'ai montré
+une fois de plus que les scoliastes ne devraient point griffonner en
+marge des livres d'amour. Mais les scoliastes sont incorrigibles; il
+faut qu'ils barbouillent de leur prose les plus touchantes histoires.
+Si, du moins, j'avais pu vous donner quelque idée du charme de
+_Passionnette_. On sait que ce petit nom de Gyp est le pseudonyme d'une
+arrière-petite-nièce du grand Mirabeau, madame la comtesse de
+Martel-Janville, qui nous a accoutumés à des dialogues d'une ironie
+légère et sûre, où la vie mondaine se peint d'elle-même dans sa
+brillante frivolité. J'ai médité naguère en moraliste, quelques-uns de
+ces sveltes chefs-d'oeuvre d'esprit, de finesse et de gaieté.
+_Passionnette_ nous révèle un aspect nouveau du talent de cet écrivain,
+et nous savons aujourd'hui que Gyp est un conteur vrai, délicat et
+touchant. Et puis il court dans ce petit livre un souffle de générosité
+et de courage; il y règne une sensibilité profonde et contenue; on y
+sent une bonne foi, une franchise qui, s'alliant étrangement à
+l'inconscience la plus féminine, inspirent une sorte très rare
+d'admiration et de sympathie.
+
+
+
+
+J.-J. WEISS
+
+
+Sa destinée fut diverse comme son âme. Les contrariétés de son esprit
+gênèrent sa fortune. Doué d'une intelligence toute spéculative, il
+nourrit les ambitions d'un homme d'État. Il se croyait formé pour les
+affaires, et, en vérité, ce qui le tentait, c'était le roman des
+affaires. S'il avait écrit ses mémoires, la littérature française
+posséderait un grand chef-d'oeuvre de plus et l'on s'émerveillerait de
+voir dans notre démocratie un Retz universitaire, un Saint-Simon
+plébéien.
+
+Jean-Jacques Weiss naquit à Bayonne, dans la caserne, sous les plis du
+drapeau blanc qui devait trois ans plus tard faire place aux trois
+couleurs. Sa mère rêva pour lui, sur son berceau, le hausse-col du
+capitaine. Son père, musicien gagiste dans un régiment de ligne, le fit
+inscrire au corps comme enfant de troupe, et jusqu'à l'âge de douze ans,
+il mena, de garnison en garnison, une vie saine et pittoresque.
+Cinquante ans plus tard, sous le pressentiment de sa mort prochaine, se
+rappelant son enfance, il en a fait la peinture la plus fraîche et la
+plus vive:
+
+ J'ai toujours devant l'esprit, a-t-il dit, ma petite chambre du
+ grand quartier à Givet, entre le roc abrupt de Charlemont et la
+ Meuse au flot âpre; le fort Saint-Jean, où le mugissement de la
+ vague berçait mes nuits; Vincennes, de qui le donjon, aux rayons
+ d'une pleine lune de juin, me versait la mélancolie des siècles. Un
+ beau jour, le sapeur de planton chez le colonel arrivait à la
+ caserne avec un pli cacheté pour l'adjudant-major de service:
+ «Faisons les sacs, disait-il, nous partons dans dix jours». Chaque
+ année me découvrait un nouveau coin de la France et me livrait une
+ nouvelle impression de ce pays multiple, bien plus divers en son
+ unité artificielle que l'Allemagne aux trente-six États. Nous
+ étions dans les monts du Jura; en route pour la Durance et la
+ fontaine de Vaucluse! La soif de voir et de regarder était chez moi
+ inextinguible. À trois heures et demie du matin, le tambour, par
+ les rues, battait la marche du régiment; la colonne de marche se
+ formait sur la place principale du lieu; je prenais rang à
+ l'arrière-garde; quand les jambes me manquaient, ce qui n'était pas
+ fréquent, je me hissais parmi les bagages sur la charrette louée
+ jusqu'à l'étape prochaine par le bataillon; et devant moi défilait
+ la France, monts et vallons, fleuves et ruisseaux, sombres châteaux
+ crénelés des temps lointains et riantes villas bâties de la veille.
+
+Victor Hugo, lui aussi, fut, dans son enfance, pupille d'un régiment, et
+il a pu dire:
+
+ Moi qui fus un soldat quand j'étais un enfant.
+
+Immatriculé par son père, alors colonel, sur les contrôles de
+Royal-Corse, créé en 1806 dans le royaume de Naples pour aider Joseph à
+combattre les partisans de la Pouille et des Calabres, il parcourut de
+ses petites jambes, au pas militaire, les routes d'Italie, d'Espagne et
+de France et vit une suite infinie de paysages qui devaient rester
+peints dans ses yeux, les plus puissants du monde.
+
+ Avec nos camps vainqueurs, dans l'Europe asservie
+ J'errai, je parcourus la terre avant la vie.
+
+Voilà les premières sources où s'alimenta le génie de Victor Hugo. J.-J.
+Weiss tira aussi le meilleur profit de ces belles promenades qu'il
+faisait d'un bout de la France à l'autre, quand la patrie, en bonne
+mère, le nourrissait de pain noir et d'air pur. Il y prit un sens large
+de la nature, le goût de la chose vivante et de la chose humaine,
+l'intelligence et l'amour de la terre natale. Pour les enfants bien
+doués, il n'est pas d'école qui vaille l'école buissonnière. Car les
+buissons des routes, la fumée des toits et les champs et les villes, et
+le ciel ou riant ou sombre, révèlent aux âmes naissantes qui
+s'entr'ouvrent des secrets plus précieux mille fois que ceux qui sont
+éclaircis dans les livres. Et l'école buissonnière devient de tout point
+excellente quand la discipline militaire en tempère la fantaisie.
+
+Il ne faut pas croire aussi que J.-J. Weiss n'ait lu, jusqu'à l'âge de
+onze ans, que dans les feuilles des arbres et dans les nuages du ciel.
+Il y avait dans le fourgon, à côté des instruments du musicien gagiste,
+quelques volumes dépareillés dont l'enfant faisait ses délices.
+C'étaient les fables de Florian, avec les deux idylles de _Ruth_ et de
+_Tobie_, le _Télémaque_, _Robinson_, les histoires de Rollin et
+l'_Odyssée_, si amusante et si facile dans les vieilles traductions. On
+le voit, le choix était bon, et le pupille du régiment trouvait dans
+cette petite bibliothèque de campagne tout le romanesque ingénu et toute
+la raison ornée qu'il était en état de comprendre.
+
+Et puis parfois, dans les villes de garnison, il allait au théâtre et
+voyait jouer quelque drame bien sombre ou un joli vaudeville du
+répertoire de Madame. Si bien qu'étant entré à douze ans au collège de
+Dijon, il brûla deux classes en dix mois et devint tout de suite un
+humaniste excellent.
+
+En même temps qu'il étudiait Homère et Virgile, il apprenait à danser.
+La chose est en elle-même de peu de conséquence, et je n'ai entendu dire
+à aucun de ceux qui ont connu J.-J. Weiss qu'il se soit poussé dans le
+monde par son art à conduire le cotillon. Il convenait lui-même de bonne
+grâce que ses leçons de danse lui avaient fort peu profité et qu'il
+n'était point un Bassompierre. Il le regrettait peut-être un peu dans le
+fond de son coeur, car, tout négligé qu'il était dans ses habits, il
+s'entendait aux grandes élégances, ayant beaucoup fréquenté les cours
+avec madame de Motteville, Saint-Simon, madame de Caylus et madame de
+Staël. Quoiqu'il en soit, je ne dirais rien de son maître à danser, s'il
+n'avait rendu le bonhomme immortel en une page qu'on ne trouve dans
+aucun de ses livres et qui est un chef-d'oeuvre d'esprit, de sens et de
+bon langage. Donc c'était en l'an 1839, le jeune Weiss prenait des
+leçons de danse et de maintien d'un vieux Dijonnais, nommé Mercier,
+professeur de la bonne école et classique s'il en fut jamais. On me
+saura gré, pour le surplus, de citer littéralement:
+
+ Il [Mercier] jouait lui-même sur le violon les pas qu'il nous
+ faisait danser. On enfilait la rue Condé qui est l'artère centrale
+ de Dijon; on tournait à gauche, en venant de la place d'Armes, dans
+ une petite rue sombre; on traversait une boutique, on descendait
+ trois marches, et c'était là. Là, dans une arrière-salle éclairée
+ en plein jour par de fumeux quinquets, trônait le père Mercier,
+ professeur de violon, de danse, de maintien et de salut à la
+ française, célèbre dans Dijon par lui-même et par son fils, un
+ grand violoniste, qui aurait acquis une gloire européenne, s'il
+ avait consenti à échanger le séjour de sa ville natale, qu'il
+ aimait autant qu'elle est aimable, contre le séjour de Paris qu'il
+ n'aimait pas. La figure du père Mercier respirait la sérénité
+ rébarbative d'un digne homme qui a vécu cinquante ans sous l'oeil de
+ ses concitoyens, sans qu'aucun d'eux puisse lui reprocher d'avoir
+ manqué une seule fois aux bons principes ni sur la danse, ni sur le
+ violon, ni autrement. En matière de danse, surtout, ses principes
+ étaient terribles. En voilà un qui pouvait se vanter de ne pas
+ concevoir la danse comme un amusement! J'avais déjà lu dans les
+ livres que cet art est un art amollissant. Les auteurs inconsidérés
+ qui donnaient des définitions pareilles n'avaient jamais pioché les
+ cinq positions, les battements et les pliés sous le père Mercier,
+ au mois de juillet, par trente degrés de chaleur.
+
+ Un jour qu'il me tenait dans la cinquième position--croiser les
+ deux pieds de manière que la pointe de l'un et le talon de l'autre
+ se correspondent--j'osai lui dire que je ne comprenais pas bien les
+ avantages de cette position, peu habituelle dans le monde et pas
+ mal gênante, et je poussai la hardiesse jusqu'à lui demander quand
+ est-ce qu'il m'apprendrait enfin la valse? Si vous aviez vu sa
+ surprise et sa suffocation! Il posa d'abord ses lunettes, puis son
+ violon; il me regarda en silence avec sévérité; quand il jugea que
+ j'étais suffisamment couvert de confusion, il me tint ce discours
+ féroce: «Jeune homme, respectez mon âge. Je n'enseigne pas le
+ bastringue. Votre honoré père peut vous ôter de mon cours quand il
+ lui plaira. Tant que vous y resterez par sa volonté, retenez bien
+ mes deux principes. _Primo_, la grande maxime, en quelque art que
+ ce soit, est de ne jamais adoucir les difficultés de la chose au
+ commençant. _Secundo_, qu'est-ce que M. Maîtrejean vous enseigne au
+ collège royal? Des langues que vous ne parlerez jamais. Eh bien!
+ donc, ici, vous n'apprendrez que des pas qui ne se dansent plus, le
+ menuet, la gavotte, l'anglaise, etc.» Et se rengorgeant: «Je suis
+ professeur de danses mortes!» Je rattrapai tant bien que mal la
+ cinquième position.
+
+Et, faisant, au déclin de sa vie, ce retour vers le caveau du père
+Mercier, J.-J. Weiss déclarait que le professeur de danses mortes était
+dans la bonne doctrine et que son élève le tenait pour obligé de ses
+fortes leçons. «Il est évident, disait-il, qu'il n'a pas réussi à me
+communiquer l'élégance d'Alcibiade. J'ai cependant une petite idée que
+je n'ai pas perdu ma peine avec les cinq positions. Je dois au père
+Mercier le besoin et le sentiment de l'agilité dans le style.» Au temps
+du père Mercier, J.-J. Weiss, à Dijon, partageait son admiration entre
+Homère, Théocrite, Virgile et Paul de Kock, qu'il lisait d'une âme
+légère et innocente. Ces bigarrures de sentiment et de goût sont
+ordinaires à la jeunesse. Mais elles étaient si naturelles à J.-J.
+Weiss, qu'il en resta quelque peu arlequiné jusqu'à la fin. La _Laitière
+de Montfermeil_ lui rappela toujours les _Syracusaines_ de Théocrite. Et
+il était déjà vieux quand il écrivait: «Je ne puis prononcer le nom de
+Paul de Kock, sans évoquer un essaim de Nausicaas au lavoir et de
+Galathées fuyant à âne vers les saules!»
+
+De tels rapprochements peuvent choquer un froid esthète! Mais peut-être
+serait-on mieux avisé de s'y plaire comme aux jeux d'un esprit aimable
+et aux fantaisies d'une intelligence merveilleusement agile. J.-J. Weiss
+termina ses études à Paris, au collège Louis-le-Grand. À vrai dire, il
+fréquentait les théâtres avec autant d'assiduité que les classes. On a
+son témoignage sur ce point: «J'ai fait mes classes moitié à
+Louis-le-Grand, moitié à Feydeau et à l'Odéon.» Quand il n'avait pas
+mieux, il avait le Petit-Lazari, où le parterre coûtait cinq sous. Par
+cette raison et pour beaucoup d'autres, il remporta le prix d'honneur en
+philosophie. Après quoi il entra à l'École normale et fit partie de la
+promotion orageuse de 1847. Paris, ses théâtres, ses clubs, ses pavés
+soulevés par l'émeute, ses cabinets de lecture, ses cafés politiques et
+littéraires, les promenades dans le jardin du Luxembourg, sous les
+platanes, les jeunes conversations devant le Velléda de la Pépinière,
+les longs espoirs, les grandes ambitions, les ardeurs, le bruit, il
+fallut quitter tout cela pour le silence de la province, pour la vie
+étroite et monotone du professeur. J.-J. Weiss fut envoyé au lycée de La
+Rochelle, où il fit la classe d'histoire.
+
+Aux ennuis du métier s'ajoutaient alors les dégoûts dont l'Université,
+qu'avaient abattue la loi du 15 mars 1850 et le décret du 19 mars 1852,
+était abreuvée par une administration jalouse, haineuse et dure. On sait
+que le ministère Fortoul a laissé dans la mémoire des vieux
+universitaires un pénible souvenir. En 1855, l'inspecteur d'académie
+ayant adressé aux professeurs du lycée de La Rochelle une circulaire
+rédigée de telle sorte qu'ils en furent offensés, J.-J. Weiss répondit,
+au nom de ses collègues, par une lettre qui valut au signataire sa mise
+en non-disponibilité immédiate. Mais cette disgrâce fut courte et se
+termina heureusement. L'année suivante, J.-J. Weiss remplaçait
+Prévost-Paradol comme professeur de littérature française à la Faculté
+d'Aix. Il y passa un an, l'année la plus délicieuse peut-être de toute
+sa vie. Il en garda toujours un souvenir charmé.
+
+ La ville d'Aix en 1857, a-t-il dit, n'était plus qu'un mausolée du
+ XVIIe et du XVIIIe siècle. En sa contexture lapidaire, le mausolée
+ avait tout à fait grand air; sous le soleil éternel et le ciel bleu
+ inaltérable dont ils étaient baignés, les édifices, les palais et
+ les hôtels des grands seigneurs d'antan, les promenades, les
+ fontaines disaient magnifiquement l'élégance, la sobriété, la
+ simplicité et la grâce, qualités essentielles des temps où la
+ ville, qu'on ne voyait plus maintenant qu'à l'état amorti et sous
+ quelque moisissure, avait été reluisante de nouveauté et de vie...
+ Vers 1855, dans le coin reculé et isolé du pays de France,
+ palpitait encore, au fond des esprits, un peu de pure France
+ classique. Je serais bien embarrassé aujourd'hui de définir au
+ juste ce que j'entends par classique. À la Faculté d'Aix, et sous
+ ce climat particulier, sec et limpide, je n'étais pas embarrassé de
+ le sentir. Un cours de faculté, un cours d'éloquence et de
+ poésie... n'est possible, il n'échappe à l'ennui de la trivialité
+ vide, il n'a de substance et de prix que s'il est l'oeuvre commune
+ de l'auditoire et du maître...
+
+ Mon auditoire d'Aix-en-Provence m'a rendu pour toujours classique.
+ C'était environ deux cents personnes de tout âge, depuis seize ans
+ jusqu'à soixante, la plupart de condition moyenne, un fonds
+ d'étudiants..., des conseillers à la cour et des magistrats de tout
+ grade, des intendants et des officiers d'intendance..., un certain
+ nombre de femmes... Tout cela formait un auditoire attentif et
+ redoutable, en qui la nourriture était riche et solide, dont le
+ goût surgissait par éclairs, prompt et fin. Le jeudi, vers quatre
+ heures de l'après-midi, je traversais le Cours, principale artère
+ de la ville, pour me rendre au coin retiré et silencieux où
+ s'abritait la salle des conférences de la Faculté. Le soleil
+ dardait encore; ses rayons expiraient, mais violemment, et je
+ pouvais quelquefois me demander si l'excès de la chaleur n'aurait
+ pas retenu une partie de mon public. Mais ils étaient tous là, mes
+ fidèles auditeurs, si appropriés aux choses dont j'allais les
+ entretenir, si munis pour m'y approprier moi-même par toute la
+ curiosité intelligente qui s'échappait de leurs physionomies!
+ Au-dessus de nos têtes, entre eux et moi, une muse flottait,
+ invisible et transparente sous son éther, semant le feu poétique
+ qui allume les âmes et qui les transporte ou les tient au niveau
+ des hauts et profonds poètes ou des poètes dégagés, qui nous met à
+ l'unisson de leurs grandes paroles, de leurs jeux et de leurs ris,
+ qui nous fait créer à nouveau les belles oeuvres dans le moment que
+ nous les lisons, les sentons et les expliquons. Cet état d'esprit
+ apparaissait alors libre et discipliné tout ensemble, cohérent, et,
+ de plus, dans une réunion de deux cents personnes de toute
+ condition et de tout âge, il n'est pas commun. Je ne me flattais
+ pas de l'avoir éveillé... Il était le produit d'un esprit plus
+ général créé et entretenu par l'éducation qu'avait donnée pendant
+ quarante ans l'Université aux enfants des classes aisées ou
+ cultivées de la nation, aux enfants de tous ceux qui cherchaient à
+ s'élever vers l'aisance ou la culture par le travail continu et
+ l'épargne acharnée.
+
+Ce cours dans lequel J.-J. Weiss traita de la comédie en France eut un
+vif succès. Je n'imagine pas ce que pouvait être la parole du jeune
+professeur, car il est impossible de la retrouver dans la conversation
+attristée, voilée, mais éclatante encore, du vieillard que j'ai eu deux
+ou trois fois l'honneur d'entendre dans l'intimité. Du moins, on peut
+juger de l'originalité solide et brillante de ses idées par les débris
+de ce cours qui ont été recueillis dans le livre intitulé: _Essai sur
+l'histoire de la littérature française_. J.-J. Weiss s'y montre
+infiniment ingénieux, varié, neuf, abondant en vues profondes et vives.
+Il alla, l'année suivante, professer à la Faculté de Dijon. Puis il
+renonça à l'enseignement. Il était dans sa destinée d'être tout en
+fusées. M. Bertin lui ayant offert la rédaction du bulletin politique
+des _Débats_, Weiss accepta et le professeur devint journaliste. Dès
+lors il ne m'appartient plus, ou du moins il ne m'appartient que dans
+les intervalles où, brusquement, il sort de la politique pour rentrer
+dans les lettres qui l'ont à demi consolé des chagrins et des mécomptes
+de la vie publique.
+
+Je rappellerai seulement, pour ne pas briser tout à fait la chaîne des
+faits, que, fondateur, avec M. Hervé, du _Journal de Paris_, en décembre
+1868, il fut condamné par la 6e chambre pour manoeuvres à l'intérieur, à
+l'occasion de la souscription Baudin, dont il avait été un des
+promoteurs. Il se défendit lui-même et, dans une plaidoirie sobre et
+forte, il rappela que Cremutius Cordus avait été accusé de lèse-majesté,
+sur l'ordre de Tibère, pour avoir écrit une apologie de Brutus et de
+Cassius. Le mouvement parut beau. Il l'était en effet. C'était le temps
+où Rogeard écrivait les _Propos de Labienus_; c'était le temps des
+derniers humanistes français. Notre génération est séparée de la leur
+par un abîme. Un an après, par un de ces coups brusques plus fréquents
+sous les gouvernements absolus que sous les républiques, le condamné de
+la 6e chambre, rallié à l'empire, entra aux affaires avec le cabinet
+Ollivier et fut nommé secrétaire général du ministère des beaux-arts,
+puis conseiller d'État en service ordinaire hors section. Six mois plus
+tard l'empire s'écroulait, emportant, parmi d'incalculables ruines, la
+fortune politique de J.-J. Weiss. Cet homme de tant d'esprit n'avait pas
+le sens de l'à-propos. Sa grande erreur fut de croire qu'il était apte
+aux affaires parce qu'il avait la curiosité et la pénétration de
+l'histoire. L'intelligence de l'historien est divergente et rayonne
+largement. Celle du politique, tout au contraire, est convergente et
+réunit ses feux sur le point convenable. Or, jamais intelligence ne fut
+plus divergente que celle de J.-J. Weiss. Après la guerre de 1870, il
+était, au dedans de lui-même et à lui seul, aussi divisé sur une
+restauration monarchique que toute la majorité de l'Assemblée. C'est
+pourquoi, sans doute, l'Assemblée le replaça en 1873, au conseil d'État
+dont il fut exclu presque aussitôt. Quand il forma le ministère du 14
+novembre 1881, Gambetta appela J.-J. Weiss aux fonctions de directeur
+politique et des archives au ministère des affaires étrangères. Mais à
+la chute du grand ministère il dut donner sa démission. Je n'ai pas à
+juger, je le répète, le personnage politique que fit J.-J. Weiss. Je
+n'ai pas même à dire que, dans sa mouvante fortune, il resta toujours un
+parfait honnête homme: personne n'en a jamais douté. Précipité de ses
+ambitions et de ses illusions, à cinquante-cinq ans, il redevint
+journaliste littéraire et, par son talent, il honora grandement notre
+profession. Il aimait les lettres, les lettres, disait-il, «entretien
+innocent des heures, délices et noblesse de la vie»! et les lettres du
+moins n'ont pas trahi son amour. À cinquante-cinq ans il retrouva en
+elles la jeunesse et la force. Ses feuilletons dramatiques, des _Débats_
+sont de merveilleux ouvrages, remplis de sens et d'agrément.
+
+Ainsi que M. Taine, J.-J. Weiss conçut la critique littéraire comme une
+des formes de l'histoire. Il comprit que le grand intérêt d'une oeuvre
+d'art, poème, roman ou comédie, est de nous faire comprendre, sentir,
+goûter délicieusement la vie avec le goût particulier qu'elle avait au
+temps où cette oeuvre fut conçue et dans la société dont elle est
+l'expression la plus subtile, et qu'enfin il n'est pas de monument plus
+précieux des moeurs d'autrefois, pas de témoignages plus sûrs des vieux
+états d'âme que tel conte ou telle chanson, à les bien entendre. Dans
+cette voie où M. Taine s'avança avec une lente et sûre méthode, J.-J.
+Weiss ne fit jamais que de folles et toujours heureuses échappées. Il
+avait l'esprit vagabond et se plaisait à courir à l'aventure. À
+l'aventure, il découvrit maintes fois les transformations du peuple
+français dans les divers types littéraires que ce peuple a créés.
+J'avoue que sa critique me plaît encore et surtout pour ce qu'elle a
+d'enthousiaste et d'amoureux. J.-J. Weiss adorait cet esprit français
+dont il avait, à son insu, plus que sa part. Et sa grande connaissance
+de la littérature allemande lui faisait mieux juger combien cet esprit
+est rare, original, unique. De l'esprit français il aimait l'exactitude.
+Il disait excellemment: «La justesse toute seule est aussi du génie». Il
+aimait, il prisait dans l'esprit français le talent d'analyse, l'art de
+décomposer les sentiments et les idées, la science profonde du coeur
+humain, la science délicate de la vie et du jeu des passions. Il aimait
+l'esprit français pour sa politesse, pour ses façons honnêtes, pour sa
+grâce facile. Il adorait le génie français jusque dans les petits poètes
+du XVIIIe siècle. «Ce n'est, disait-il, qu'un filet d'eau, mais qu'il
+est limpide! c'est une source qui tiendrait dans le creux de votre main,
+mais qu'elle a de fraîcheur!» Sans doute il n'avait pas de mesure dans
+ses admirations. C'était un berger du Ménale qui, grisé de cytises et de
+sureaux en fleurs, oubliait de compter ses troupeaux.
+
+Qu'importe! le goût trouvait toujours son compte à ses fautes de goût.
+Et puis il pouvait bien se plaire çà et là à quelque oeuvre un peu pâle
+et maigre qu'il nourrissait et colorait merveilleusement dans son
+imagination!
+
+Il avait l'âme si pittoresque! Que n'a-t-il donc écrit ses Mémoires!...
+J'y reviens; c'est mon regret cuisant. Mais après tout, ses Mémoires, il
+les a écrits par fragments au hasard de mille articles épars dans les
+journaux et qu'il faudra réunir.
+
+
+
+
+MADAME DE LA FAYETTE[28]
+
+
+Il y a trois ans environ, nous avons eu lieu de parler de _la Princesse
+de Clèves_[29]. Le lecteur nous permettra de l'entretenir encore une
+fois de madame de La Fayette. Le sujet est aimable et l'occasion est
+belle. En effet, M. le comte d'Haussonville vient de publier, dans la
+Collection des grands écrivains, une étude élégante et judicieuse sur
+madame de La Fayette, et, par une rare fortune, il a découvert des
+sources inconnues qui, bien employées, donnent à son ouvrage l'intérêt
+de la nouveauté. Ces sources sont: 1° Des lettres de madame de La
+Fayette à Ménage, qui, déjà signalées par Victor Cousin dans son
+introduction à la _Jeunesse de madame de Longueville_, sont actuellement
+aux mains des héritiers de M. Feuillet de Conches. On sait que les
+documents provenant du cabinet de M. Feuillet de Conches ne doivent pas
+être acceptés sans examen. Mais ces lettres de madame de La Fayette, qui
+proviennent de la vente Tarbé, sont d'une authenticité non douteuse; 2°
+les papiers de l'abbé, fils aîné de madame de La Fayette, conservés
+aujourd'hui dans le trésor du duc de la Trémoïlle. Ce sont des
+inventaires, des contrats, des papiers d'affaires. M. d'Haussonville les
+a examinés avec un intérêt auquel se mêlait une sorte d'émotion que
+comprendront tous ceux qui se sont plu à évoquer dans la poussière des
+archives quelques figures du passé.
+
+«Leur sécheresse, dit-il, et leur aridité même donnent, en effet, une
+vie singulière aux personnages qu'ils concernent, en nous les montrant
+mêlés, comme nous, aux incidents vulgaires de la vie... Personne, je
+crois, ne les avait maniés avant moi, car sur plus d'une page la poudre
+était encore collée à l'encre. Ce n'est pas sans regrets que je l'ai
+fait tomber et que j'ai ajouté une destruction de plus à toutes celles
+qui sont l'ouvrage de la vie.»
+
+Culte charmant du souvenir! Aussi bien M. d'Haussonville a fait dans le
+trésor de M. de la Trémoïlle des découvertes fort intéressantes et tout
+à fait inattendues sur la vie domestique de madame de La Fayette. On
+savait que Marie-Madeleine de la Vergne épousa, à l'âge de vingt-trois
+ans, en 1655, Jean-François Motier de La Fayette, qui descendait d'une
+très ancienne famille d'Auvergne. On avait quelque raison de croire que
+ce gentilhomme n'avait pas été beaucoup aimé, et qu'aussi il n'était pas
+très aimable. S'il faut en croire une chanson du temps, à la première
+entrevue avec mademoiselle de la Vergne, il ne souffla mot et fut agréé
+tout de même.
+
+ La belle consultée
+ Sur son futur époux,
+ Dit dans cette assemblée
+ Qu'il paraissait si doux
+ Et d'un air fort honnête,
+ Quoique peut-être bête.
+ Mais qu'après tout, pour elle, un tel mari
+ Était un bon parti.
+
+Mademoiselle de la Vergne, avec beaucoup d'esprit et tout le latin que
+lui avait enseigné Ménage, n'était pas d'un établissement facile. Son
+bien était petit. Elle avait perdu son père. Sa mère, fort écervelée et
+quelque peu intrigante, n'avait pas une très bonne réputation. Elle
+n'avait pas su garder sa fille à l'abri de la médisance. D'ailleurs,
+elle venait de se remarier. Marie-Madeleine, qui était raisonnable, fit
+un mariage de raison, et s'en alla tranquillement en Auvergne.
+
+Dans une lettre qui date des premières années du mariage, elle fait part
+à son maître, Gilles Ménage, du genre de vie qu'elle mène en province et
+du paisible contentement qu'elle y goûte. Cette lettre a été publiée
+pour la première fois par M. d'Haussonville. Il faut la citer tout
+entière:
+
+ Depuis que je vous ait écrit, j'ai toujours été hors de chez moi à
+ faire des visites. M. de Bayard en a été une et quand je vous
+ dirais les autres vous n'en seriez pas plus savant. Ce sont gens
+ que vous avez le bonheur de ne pas connaître et que j'ai le malheur
+ d'avoir pour voisins. Cependant je dois avouer à la honte de ma
+ délicatesse que je ne m'ennuie pas avec ces gens-là, quoique je ne
+ m'y divertisse guère; mais j'ai pris un certain chemin de leur
+ parler des choses qu'ils savent, qui m'empêche de m'ennuyer. Il est
+ vrai aussi que nous avons des hommes dans ce voisinage qui ont bien
+ de l'esprit pour des gens de province. Les femmes n'y sont pas, à
+ beaucoup près, si raisonnables, mais aussi elles ne font guère de
+ visites; par conséquent on n'en est pas incommodé. Pour moi, j'aime
+ bien mieux ne voir guère de gens que d'en voir de fâcheux, et la
+ solitude que je trouve ici m'est plutôt agréable qu'ennuyeuse. Le
+ soin que je prends de ma maison m'occupe et me divertit fort: et
+ comme d'ailleurs je n'ai point de chagrins, que mon époux m'adore,
+ que je l'aime fort, que je suis maîtresse absolue, je vous assure
+ que la vie que je mène est fort heureuse et que je ne demande à
+ Dieu que la continuation. Quand on croit être heureuse, vous savez
+ que cela suffit pour l'être; et comme je suis persuadée que je le
+ suis, je vis plus contente que ne le sont peut-être toutes les
+ reines de l'Europe.
+
+La jeune femme laisse assez entendre que le bonheur si pâle qu'elle
+goûte est le pur effet de sa raison. Elle s'en félicite comme de son
+ouvrage. On sent bien que ce mari qui «l'adore» n'y est pour rien et que
+«si elle l'aime fort», c'est avec résignation et parce qu'elle est une
+personne tout à fait raisonnable. M. de La Fayette vivait sur ses terres
+de Naddes et d'Espinasse. «Il paraît avoir été assez processif, dit M.
+d'Haussonville, à en juger par d'assez nombreuses difficultés qu'il eut
+avec ses voisins.»
+
+Après quelques années de mariage, nous retrouvons la comtesse de La
+Fayette à la cour de Madame et dans ce petit hôtel de la rue de
+Vaugirard, en face du Petit-Luxembourg, où il y avait un jardin avec un
+jet d'eau et un petit cabinet couvert. «C'était, dit madame de Sévigné,
+le plus joli lieu du monde pour respirer à Paris». M. de la
+Rochefoucauld y venait tous les jours.
+
+De M. de La Fayette, point de nouvelles. Madame de Sévigné n'en dit mot.
+Tous les biographes en ont conclu qu'il était mort, et c'était l'opinion
+unanime que madame de La Fayette était devenue veuve après quelques
+années de mariage. Or, il n'en est rien. M. de La Fayette était vivant
+et vivait sur ses terres. Il survécut de trois ans à M. de la
+Rochefoucauld mort en 1680. M. d'Haussonville (qui de nous n'enviera son
+bonheur?) a trouvé dans les archives du comte de la Trémoïlle un acte
+établissant que François Motier, comte de La Fayette, décéda le 26 juin
+1683. Madame de La Fayette fut en réalité mariée pendant vingt-huit ans,
+et elle n'était pas veuve quand elle souffrait les assiduités du duc.
+Madame de Sévigné ne s'en scandalisait nullement. M. d'Haussonville se
+montrerait plus sévère. Il ne cache point que madame de La Fayette lui
+plairait moins si elle avait trahi la foi jadis promise à l'excellent
+gentilhomme qui chassait dans les forêts d'Auvergne pendant qu'elle
+écrivait des romans à Paris dans le petit cabinet couvert. Il la veut
+toute pure. Heureusement qu'il est sûr que sa liaison avec M. de la
+Rochefoucauld fut innocente. Elle aima le duc; elle en fut aimée; mais
+elle lui résista. Il le veut ainsi. Au fond, il n'en sait rien. Je n'en
+sais pas davantage, et, si je le contredisais, j'aurais pour moi la
+vraisemblance. Mais la politesse resterait de son côté et ce serait pour
+moi un grand désavantage. Aussi je veux tout ce qu'il veut. Mais je
+confesse qu'il me faut pour cela faire un grand effort sur ma raison.
+Madame de La Fayette avait vingt-cinq ans, le duc en avait quarante-six.
+On se demandera comment, de l'humeur qu'il était, elle put l'attacher
+sans se donner à lui. Il ne vivait que pour elle, et près d'elle. Il ne
+la quittait pas. Cela donne à penser, quoi qu'on veuille. M.
+d'Haussonville ne croit pas lui-même à la continence volontaire de M. de
+la Rochefoucauld, et je doute, malgré moi, de la piété de madame de La
+Fayette. L'âme de cette charmante femme lui semble limpide. J'ai beau
+m'appliquer à la comprendre, elle reste pour moi tout à fait obscure.
+
+À mon sens, cette personne «vraie» était impénétrable. Prude, dévote et
+bien en cour, je la soupçonnerais presque d'avoir douté de la vertu, peu
+cru en Dieu, et, ce qui est plus étonnant pour l'époque, haï le roi. Ses
+plus intimes amis ne l'ont point connue. Ils la croyaient indolente.
+Elle-même se disait _baignée de paresse_, et elle menait les affaires
+avec une ardeur infatigable. Je ne lui en fais point un reproche; mais
+je ne crois pas que jamais femme fût plus secrète.
+
+Le livre de M. d'Haussonville est précieux pour la biographie de madame
+de La Fayette. Ce n'est pas son seul mérite. On y trouve une étude
+judicieuse des oeuvres de cette illustre dame. M. d'Haussonville estime à
+sa valeur la délicate histoire d'Henriette. Il ne goûte qu'à demi
+_Zaïde_, histoire espagnole où l'on rencontre des enlèvements, des
+pirates, des solitudes affreuses, et où de parfaits amants soupirent
+dans des palais ornés de peintures allégoriques. Et il garde très
+justement le meilleur de son admiration pour _la Princesse de Clèves_.
+
+Avec _la Princesse de Clèves_, qui parut en 1678, madame de La Fayette
+entrait harmonieusement dans le concert des classiques, à la suite de
+Molière et de la Fontaine, de Boileau et de Racine.
+
+Mais il faut bien prendre garde que, si _la Princesse de Clèves_ atteste
+par l'élégant naturel du style et de la pensée que Racine est venu,
+madame de La Fayette n'en appartient pas moins, par l'esprit même de son
+oeuvre, à la génération de la Fronde, et à cette jeunesse nourrie de
+Corneille. Elle demeure héroïque dans sa simplicité et garde de la vie
+un idéal superbe. Par le fond même de son caractère son héroïne est,
+comme Émilie, une «adorable furie», furie de la pudeur, sans doute; mais
+je distingue dans sa chevelure blonde quelques têtes de serpent.
+
+Madame de Clèves, la plus belle personne de la cour, est aimée de M. de
+Nemours, l'homme «le mieux fait» de tout le royaume. M. de Nemours, qui
+avait jusque-là montré dans de nombreuses galanteries une audace
+heureuse, devient timide dès qu'il est amoureux. Il cache sa passion;
+mais madame de Clèves la devine et, bien involontairement, la partage.
+Pour se fortifier contre le péril où son coeur l'entraîne, elle ne craint
+pas d'avouer à son mari qu'elle aime M. de Nemours, qu'elle le craint et
+se craint elle-même. Celui-ci la rassure d'abord. Mais par l'effet d'une
+imprudence et d'une indiscrétion du duc de Nemours, il se croit trahi et
+meurt de chagrin.
+
+Ce qu'il y a de plus original dans la conduite de madame de Clèves,
+c'est sans doute cet aveu qu'elle fait à son mari d'un amour qui n'est
+pas pour lui. Sa vertu s'y montre, mais à considérer la simple humanité,
+elle n'a pas lieu, il faut bien le reconnaître, de s'en féliciter
+beaucoup. Cet aveu est la première cause de la mort de M. de Clèves. Si
+elle n'avait point parlé, M. de Clèves ne serait pas mort; il aurait
+vécu tranquille, heureux dans une douce illusion. Mais il fallait être
+vraie à tout prix. Ce fut aussi l'avis d'une dame célèbre qui renouvela
+cent ans plus tard cette scène d'aveux. Madame Roland éprouva sur les
+quarante ans ce qu'elle appelle, en fille de Rousseau et de la nature,
+«les vives affections d'une âme forte commandant à un corps robuste».
+L'homme qu'elle aimait avait comme elle un sentiment exalté du devoir.
+C'était le député Buzot. Ils s'aimèrent sans être l'un à l'autre. Madame
+Roland avait un mari plus âgé qu'elle de vingt ans, honnête homme, mais
+caduc et décrépit. Elle crut devoir, à l'exemple de madame de Clèves,
+avouer à ce bonhomme qu'elle sentait de l'amour pour un autre que lui.
+L'aveu fait à un mari si amorti ne pouvait tourner au tragique, et, à
+cet égard, madame Roland semblera peut-être moins imprudente que madame
+de Clèves. Pourtant les effets en furent lamentables. «Mon mari,
+dit-elle dans ses _Mémoires_, excessivement sensible et d'affection et
+d'amour-propre, n'a pu supporter l'idée de la moindre altération dans
+son empire. Son imagination s'est noircie; sa jalousie m'a irritée; le
+bonheur a fui loin de nous. Il m'adorait, je m'immolais à lui, et nous
+étions malheureux.»
+
+Madame de Clèves n'eut pas, dans sa cruelle franchise, que je sache,
+d'autre imitatrice que madame Roland. Encore faut-il considérer qu'en
+agissant comme madame de Clèves madame Roland n'avait pas de si bonnes
+raisons. Madame de Clèves en se confiant à son mari lui demandait
+secours dans sa détresse. Elle implorait un appui. Madame Roland ne
+voulait qu'étaler sa passion avec sa vertu. Cela est moins admirable.
+
+
+
+
+CHARLES LE GOFFIC[30]
+
+
+M. Charles Le Goffic n'a pas encore vingt-huit ans révolus, et pourtant
+il touche par son origine au temps jadis; il naquit contemporain des
+vieux âges, car il vit le jour et fut nourri dans la petite ville de
+Lannion, qui était encore, il y a un quart de siècle, une ville du moyen
+âge. Il coula de longues heures à voir, sur les quais, les eaux
+paresseuses du Leguer caresser mollement les coques noires des cotres et
+des chasse-marée. Il mena ses premiers jeux dans les rues montueuses, à
+l'ombre de ces vieilles maisons aux poutres sculptées et peintes en
+rouge, aux murs que les ardoises revêtent comme d'une cotte d'armes
+azurée et sombre. Il courut sur le pont à dos d'âne et à éperons qui,
+près du moulin, ouvrait naguère encore la route de Plouaret. D'origine
+italienne par sa mère, l'enfant était, par Jean-François, son père, de
+vieille souche bretonne. Le Goffic veut dire, en celtique, petit
+forgeron. Jean-François Le Goffic était libraire à Lannion, mais c'était
+un libraire d'une espèce rare et singulière, c'était le libraire-éditeur
+des bardes. Dans ce pays, où, dit François-Marie Luzel, «le barde chante
+sur le seuil de sa porte», où, dit Émile Souvestre, «les couplets se
+répondent de roche en roche, où les vers voltigent dans l'air comme les
+insectes du soir, où le vent vous les fouette au visage par bouffées,
+avec les parfums du blé noir et du serpolet», Jean-François Le Goffic
+imprimait en têtes de clous les gwerz héroïques et les sônes gracieux,
+et sans doute il avait beaucoup à faire, étant l'éditeur attitré des
+disciples de Taliesin et de Hyvarnion, des modernes Kloers et de toute
+la confrérie du bon saint Hervé. M. Charles Maurras nous apprend que
+laïques et clercs, mendiants et lettrés, tous les jouglars du pays se
+réunissaient une fois l'an dans la maison de Jean-François à un banquet
+où l'on chantait toute la nuit sur vingt tonneaux de cidre défoncés.
+Conçu dans ces fêtes de la poésie populaire, Charles Le Goffic naquit
+poète. Par la suite, il étudia, il alla faire ses classes à Rennes et
+devint un monsieur. En bon Breton qu'il était, il eut un duel à dix-huit
+ans. Destiné au professorat, il vint achever ses études à Paris. Là, sur
+la montagne Sainte-Geneviève, il lui souvint des fêtes paternelles et
+des femmes de Lannion. Sous leur coiffe blanche et dans leur robe noire,
+les femmes de Lannion sont d'une exquise beauté. Leur teint pâle, leur
+démarche austère, le bandeau qui couvre à demi leurs cheveux les font
+ressemblera des nonnes; mais, brunes aux yeux bleus, elles ont aux
+lèvres un sourire mystérieux qui prend le coeur. Au sortir des études,
+Charles Le Goffic fit des vers, et ils parlaient d'amour, et cet amour
+était breton. Il était tout breton, puisque celle qui l'inspirait avait
+grandi dans la lande, et que celui qui l'éprouvait y mêlait du vague et
+le goût de la mort. Le poète nous apprend que sa bien-aimée, paysanne
+comme la Marie de Brizeux, avait dix-huit ans et se nommait Anne-Marie.
+
+ Elle est née au pays de lande,
+ À Lomikel, où débarqua,
+ Dans une belle auge en mica,
+ Monsieur saint Efflam, roi d'Irlande.
+
+C'était, en effet, la coutume des vieux saints irlandais d'aborder la
+côte armoricaine dans une auge, et Charles Le Goffic devait connaître
+par le menu l'histoire de saint Efflam et de son épouse Énora, pour
+l'avoir vu jouer en mystère, dans son enfance, à la Saint-Michel, à
+Lannion.
+
+ Elle est sous l'invocation
+ De madame Marie et d'Anne,
+ Lis de candeur, urnes de manne,
+ Double vaisseau d'élection.
+
+ Elle aura dix-huit ans le jour,
+ Le jour de la fête votive
+ Du bienheureux monsieur saint Yve,
+ Patron des juges sans détour.
+
+Or, la fête de saint Yves Hélouri tombe le 19 mai. Et le poète lui-même
+nous dit ailleurs que Anne-Marie est née «un joli dimanche de printemps»
+et que, selon l'usage, sainte Anne et la Vierge en personne se tenaient
+l'une au lit de la mère, l'autre sur le berceau de l'enfant.
+
+Le poète ne nous a pas conté ses amours par le menu. Il nous apprend
+seulement qu'il a retrouvé sa payse à Paris, sauvage encore, naïvement
+jolie, ayant gardé sa grâce rustique, sa voix lente; mais, on peut le
+soupçonner, égarée et déchue.
+
+ Hélas! tu n'es plus une paysanne:
+ Le mal des cités a pâli ton front,
+ Mais tu peux aller de Paimpol à Vanne,
+ Les gens du pays te reconnaîtront.
+
+ Car ton corps n'a point de grâces serviles,
+ Tu n'as pas changé ton pas nonchalant,
+ Et ta voix rebelle au parler des villes
+ A gardé son timbre augural et lent.
+
+ Et je ne sais quoi dans ton amour même,
+ Un geste fuyant, des regards gênés,
+ Évoque en mon coeur le pays que j'aime,
+ Le pays très chaste où nous sommes nés.
+
+Qu'est devenue Anne-Marie à Paris? Nous l'ignorons, et cela ne laisse
+pas de nous inquiéter. On ne peut s'empêcher de voir vaguement, dans
+l'ombre du soir, tourner sur la tête de la jeune Bretonne les ailes
+enflammées du Moulin-Rouge, tandis que l'étudiant rêveur lui arrange des
+triolets avec une infinie douceur d'âme:
+
+ Puisque je sais que vous m'aimez,
+ Je n'ai pas besoin d'autre chose.
+ Mes maux seront bientôt calmés,
+ Puisque je sais que vous m'aimez
+ Et que j'aurai les yeux fermés
+ Par vos doigts de lis et de rose.
+ Puisque je sais que vous m'aimez,
+ Je n'ai pas besoin d'autre chose.
+
+ Je voudrais mourir à présent,
+ Pour vous avoir près de ma couche,
+ Allant, venant, riant, causant.
+ Je voudrais mourir à présent,
+ Pour sentir en agonisant
+ Le souffle exquis de votre bouche.
+ Je voudrais mourir à présent
+ Pour vous avoir près de ma couche.
+
+ Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra,
+ Ou roses blanches de l'Écosse,
+ Fleurs d'églantier, fleur de cédrat,
+ Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra,
+ Dites-moi les fleurs qu'il faudra,
+ Les fleurs qu'il faut pour notre noce,
+ Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra,
+ Ou roses blanches de l'Écosse.
+
+ Sur les lacs et dans les forêts.
+ Pieds nus, la nuit, coûte que coûte,
+ J'irai les cueillir tout exprès,
+ Sur les lacs et dans les forêts.
+ Hélas! et peut-être j'aurais
+ Le bonheur de mourir en route.
+ Sur les lacs et dans les forêts,
+ Pieds nus, la nuit, coûte que coûte.
+
+Le poète semble bien croire là que, si l'amour est bon, la mort est
+meilleure. Il est sincère, mais il se ravise presque aussitôt pour nous
+dire sur un ton leste avec Jean-Paul que «l'amour, comme les cailles,
+vient et s'en va aux temps chauds». Au reste, je n'essayerai pas de
+chercher l'ordre et la suite de ces petites pièces détachées qui
+composent l'_Amour breton_ ni de rétablir le lien que le poète a
+volontairement rompu. C'est à dessein qu'il a mêlé l'ironie à la
+tendresse, la brutalité à l'idéalisme. Il a voulu qu'on devinât le
+joyeux garçon à côté du rêveur et le buveur auprès de l'amant. Il en est
+de l'amour breton, comme de ces fêtes que Jean-François donnait aux
+bardes bretons; on y conviait Viviane et Myrdinn, les enchanteurs et les
+fées, mais on y défonçait des foudres de cidre. _Amour breton_
+embarrassait déjà les commentateurs qui, comme Jules Tellier, vivaient
+dans l'intimité du poète. L'un d'eux ayant interrogé M. Quellien, qui
+est barde, en tira cette réponse précieuse: «Nous autres Bretons, nous
+aimons que dans un livre il y ait de l'âme. Pour ce qui est du coeur,
+nous nous en passons.» Pourtant il y a aussi du coeur dans _Amour
+breton_. On sent une vraie douleur, de vrais troubles, de vraies larmes
+dans le poème du _Premier soir_.
+
+ Toi qui fuis à pas inquiets,
+ Je t'avais pardonné ta faute.
+ Pourquoi t'en vas-tu? Je croyais
+ Qu'on devait vivre côte à côte.
+
+ Ô nuits, ô douces nuits d'antan,
+ Où sont nos haltes et nos courses;
+ Le vieux saule près de l'étang,
+ Et les genêts au bord des sources?
+
+Mais, pour la bien sentir, il faudrait citer la pièce tout entière.
+Comme art, le poème de M. Le Goffic est rare, pur, achevé. «Ces vers, a
+dit M. Paul Bourget, donnent une impression unique de grâce triste et
+souffrante. Cela est à la fois très simple et très savant... Il n'y a
+que Gabriel Vicaire et lui à toucher certaines cordes de cet archet-là,
+celui d'un ménétrier de campagne qui serait un grand violoniste aussi.»
+On ne saurait mieux dire, et si, en effet, le jeune poète breton
+rappelle un autre poète, c'est celui de la Bresse, c'est Gabriel Vicaire
+et sa rusticité exquise.
+
+M. Jules Simon, qui est resté Breton à Paris, au milieu de sa gloire,
+disait un jour bien joliment: «Je ne sors jamais de l'Opéra sans penser
+que je serais bien heureux d'entendre un air de biniou.»
+
+Je ne suis pas Breton et je n'ai vu la Bretagne que dans ces promenades
+rapides et étonnées qui ressemblent à de beaux rêves. Mais en entendant
+le biniou de Le Goffic, je crois revoir la grève désolée, la fleur d'or
+de la lande, les chênes plantés dans le granit, la sombre verdure qui
+borde les rivières et sur les chemins bordés d'ajoncs, au pied des
+calvaires, des paysannes graves comme des religieuses.
+
+
+
+
+ALBERT GLATIGNY
+
+
+La petite ville de Lillebonne, doucement couchée dans sa verte vallée,
+avec ses ruines romaines et son château normand, ses filatures et ses
+blanchisseries, était toute pavoisée en l'honneur d'un de ses fils qui
+fut, de son vivant, comédien errant et rimeur très magnifique. Il se
+nommait Albert Glatigny.
+
+Devant le buste qu'on venait de découvrir au bruit des fanfares,
+mademoiselle Nau récita des strophes qui furent très applaudies:
+
+ Ô vagabond! frère des dieux,
+ Qui, pour l'amour de la Chimère,
+ Grimpas vingt ans la côte amère,
+ Les pieds saignants, l'oeil radieux;...
+
+ Poète errant ou bateleur
+ À qui l'hôte ferme la porte,
+ Tu dormais en plein champ? Qu'importe
+ Lorsque la luzerne est en fleur!...
+
+ Tu buvais l'eau des sources vives,
+ Tu t'attablais aux noisetiers;
+ Maigre festin; mais vous étiez,
+ La fauvette et toi, les convives.
+
+ Si, rousse et rouge, te bouda
+ La maritorne de l'auberge,
+ Tu voyais en leur neige vierge
+ Les trois déesses de l'Ida!...
+
+C'est Catulle Mendés qui invoquait avec ce lyrisme fraternel le poète
+dont il fut le confrère et l'ami au temps ancien du Parnasse et des
+parnassiens.
+
+Albert Glatigny n'est mort que depuis dix-huit ans, mais son existence
+semble reculée dans un passé profond, et il semble plus proche de Destin
+et de l'Étoile que des comédiens qui donnent aujourd'hui des
+représentations en province. Ses aventures rappellent les comédiens
+pittoresques de Le Sage et de Scarron, dont la race est maintenant
+éteinte.
+
+C'était un grand et maigre garçon à longues jambes terminées par de
+longs pieds. Ses mains, mal emmanchées, étaient énormes. Sur sa face
+imberbe et osseuse s'épanouissait une grosse bouche, largement fendue,
+hardie, affectueuse. Ses yeux, retroussés au-dessus des pommettes rouges
+et saillantes, restaient gais dans la fièvre. M. Louis Labat, qui a
+recueilli des souvenirs conservés à Bayonne depuis 1867, dit qu'il était
+taillé à coups de serpe, en façon d'épouvantail. Quand je le vis, quatre
+ans plus tard, il était tout à fait décharné. Sa peau, que la bise et la
+fièvre avaient travaillée, s'écorchait sur une charpente robuste et
+grotesque. Avec son innocente effronterie, ses appétits jamais
+satisfaits et toujours en éveil, son grand besoin de vivre, d'aimer et
+de chanter, il représentait fort bien Panurge. C'était Panurge, mais
+Panurge dans la lune. Cet étrange garçon avait la tête pleine de
+visions. Tous les héros et toutes les dames romantiques, en robe de
+brocart, en habit Louis XIII, se logèrent dans sa cervelle, y vécurent,
+y chantèrent, y dansèrent; ce fut une sarabande perpétuelle. Il ne vit,
+n'entendit jamais autre chose, et ce monde sublunaire ne parvint jamais
+que très vaguement à sa connaissance. Aussi n'y chercha-t-il jamais
+aucun avantage et n'y sut-il éviter aucun danger. Pendant qu'il traînait
+en haillons sur les routes et que le froid, la faim, la maladie le
+ruinaient, il vivait dans un rêve enchanté. Il se voyait vêtu de velours
+et de drap d'or, buvant dans des coupes ciselées par Benvenuto Cellini à
+des duchesses d'Este et de Ferrare, qui l'aimaient.
+
+Il avait coutume de dire qu'il était fils d'un gendarme et même il se
+plaisait à conter que, s'en étant allé avec des comédiens errants, il
+avait emporté les bottes de son père. Il lui advint même de traverser
+les landes à pied avec l'ingénue dont les chaussures trop fines se
+déchirèrent dans le sable. Ému de pitié, Glatigny lui donna les bottes
+du gendarme. Toutefois, l'extrait de naissance du poète, publié par M.
+Léon Braquehais, est ainsi rédigé: «Joseph-Albert-Alexandre Glatigny, né
+à Lillebonne, le 21 mai 1849, de l'union de Joseph-Sénateur Glatigny,
+ouvrier charpentier, en cette ville, et de Rose-Alexandrine Masson,
+couturière audit lieu.»
+
+Il résulte de ce document que Joseph-Sénateur Glatigny, de Lillebonne,
+était charpentier quand un fils lui vint, qui devait être poète. Il
+n'était pas gendarme alors. Mais, comme le fait observer M. Léon
+Braquehais, il le devint plus tard. Et, s'il en faut croire Théodore de
+Banville, ce gendarme était brave comme un lion et cultivait des roses.
+
+Son fils Albert devint petit clerc d'huissier, puis apprenti typographe.
+Il travaillait dans une imprimerie à Pont-Audemer, quand une troupe de
+comédiens ambulants vint donner des représentations dans cette ville. Il
+prit sa place au parterre. Que vit-il à la lumière des quinquets? De
+pauvres diables jouant les grands seigneurs, des meurt-de-faim en bottes
+molles, des loques, des grimaces? Non pas, certes! Il vit un monde de
+splendeurs et de magnificences. Les paysages tachés d'huile, les ciels
+crevés, lui révélaient la nature. Ces grands mots mal dits lui
+enseignaient la passion; ses yeux étaient dessillés; il voyait, il
+croyait, il adorait. C'est avec l'ardeur d'un néophyte qu'il reçut le
+baptême de la balle et qu'il entra dans la confrérie. MM. les comédiens
+furent bons princes et estimèrent que l'apprenti imprimeur saurait les
+souffler aussi bien qu'un autre. Ils lui permirent même de s'essayer au
+besoin dans le comique et dans le tragique. Son ambition n'était pas de
+s'enfariner le visage, d'avoir sur la nuque un papillon au bout d'un fil
+de fer et de recevoir agréablement des coups de pied, mais bien de
+porter le feutre à plume, de se draper dans la cape espagnole et de
+traîner la rapière funeste aux traîtres. Or, sa face de carême, son
+corps long comme un jour sans pain, ses pieds interminables qui le
+précédaient de longtemps sur la scène, faisaient de lui un personnage
+tout à fait incongru sous le velours et la soie. Et quand vous saurez
+que, doué du plus pur accent normand, du parler traînant de Bernay, il
+était en outre affecté d'un bredouillement qui lui faisait manger la
+moitié des mots, vous reconnaîtrez qu'il fut sifflé et hué en toute
+justice, bien que poète lyrique. Car, chemin faisant, dans Alençon, il
+s'aperçut qu'il était poète, après avoir lu les _Odes funambulesques_,
+et tout de suite il fit des vers exquis et superbes. «Des vers avec leur
+musique», dit son bon maître Théodore de Banville. Et, ce qui rendit sa
+vie impossible et chimérique, c'est que, n'ayant pas d'autre ressource
+que de composer des vers excellents et de jouer fort mal la comédie, il
+voulait manger cependant, voir le soleil de Dieu et jouir des bienfaits
+de la civilisation dans une certaine mesure. Afin que son roman fût
+complet, en plein hiver, habillé tout le long de nankin, il s'éprit
+d'amour pour une princesse de théâtre, qui malheureusement n'entendait
+rien aux sentiments poétiques. Abîmé de désespoir, il voulut se plonger
+son canif dans le coeur et se fendit le pouce. Il ne faut pas croire
+pourtant qu'il fut très malheureux. Sa misère était grande, mais il ne
+la sentait pas. Il aimait sa vie vagabonde et il y exerçait largement
+cette verve picaresque qui anime sa poésie. On en peut juger par le joli
+sonnet irrégulier que voici:
+
+ La route est gaie. On est descendu. Les chevaux
+ Soufflent devant l'auberge. On voit sur la voiture
+ Des objets singuliers jetés à l'aventure;
+ Des loques, une pique avec de vieux chapeaux.
+
+ Une femme, en riant, écoute les propos
+ Amoureux d'un grand drôle à la maigre structure.
+ Le père noble boit et le conducteur jure.
+ Le village s'émeut de ces profils nouveaux.
+
+ En route! et l'on repart. L'un sur l'impériale
+ Laisse pendre une jambe exagérée. Au loin
+ Le soleil luit, et l'air est plein d'odeur de foin.
+
+ Destin rêve, à demi couché sur une malle,
+ Et le roman comique au coin de la forêt
+ Tourne un chemin rapide et creux, et disparaît.
+
+En relisant une notice déjà bien ancienne que j'ai faite sur Albert
+Glatigny, j'y retrouve quelques historiettes qui couraient au lendemain
+de sa mort. Je ne les donne pas pour littéralement vraies; mais si elles
+sont légendaires, elles appartiennent à la légende de la première heure,
+qui contient toujours beaucoup de vérité. Et puis, elles sont amusantes.
+C'est une raison pour les conter. Il faut bien, de temps à autre,
+divertir les honnêtes gens.
+
+Je vous dirai donc, sur la foi des meilleurs auteurs, que, se trouvant à
+Paris, Glatigny obtint du directeur des Bouffes le rôle du Passant dans
+les _Deux Aveugles_.
+
+C'est un rôle muet. Ce passant met un sou dans le chapeau d'un aveugle
+et ne dit rien. On affirme, et je le crois sans peine, qu'un soir
+Glatigny n'avait pas un centime. En cette conjoncture, il retourna ses
+goussets et dit: «Je n'ai rien à vous donner aujourd'hui, mon brave
+homme.» Cette phrase lui valut une forte amende, mais le comédien avait
+trouvé un effet et il en concevait un juste orgueil.
+
+Vers le même temps il joua, au Théâtre-Lyrique, dans l'_Othello_
+d'Alfred de Vigny, le troisième sénateur. Il avait à dire un vers et
+demi et touchait deux francs par soirée.
+
+Mais voici le trait le plus mémorable de sa vie dramatique. C'était dans
+je ne sais quelle sous-préfecture. On jouait _Andromaque_, pour le
+malheur de Racine. Glatigny tenait le rôle modeste de Pylade et il n'y
+brillait pas. Mécontent de son succès et persuadé, en bon romantique,
+que le texte de Racine était insuffisant, il y ajouta une beauté. Dans
+la scène II de l'acte III, annonçant l'entrée d'Hermione (je ne sais
+quelle était cette Hermione; le ciel lui accorde de ravauder en paix les
+bas de sa famille!) le Pylade de basse Normandie récita les trois vers
+écrits par l'auteur d'_Andromaque_ et en ajouta deux autres tout à fait
+étrangers au texte: «Gardez, dit-il,
+
+ Gardez qu'avant le coup votre dessein n'éclate; Oubliez jusque-là
+ qu'Hermione est ingrate; Oubliez votre amour. Elle vient, je la
+ _vois_ Et si _celle_ du sang n'est point une chimère, Tombe aux
+ pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère.
+
+L'effet de ces deux derniers vers, soudés au texte de Racine, fut
+merveilleux. Les lettrés de la petite ville se sentirent transportés
+d'admiration, et le sous-préfet lui-même donna le signal des
+applaudissements.
+
+Albert Glatigny avait un coeur d'or. Les jours où il dînait, il
+partageait son repas avec Toupinel, qui était un petit griffon errant et
+maigre comme son maître. M. Louis Labat a conservé dans le _Bulletin de
+la Société des sciences et arts de Bayonne_ le souvenir de Toupinel.
+
+«Les jours de paye, nous dit-il, étaient jours d'orgie pour Glatigny et
+celui qu'il avait élevé au rang d'ami intime. L'un suivant l'autre, ils
+s'en allaient, rasant les murs de la ville, droit au café Farnié,--lui
+en une sorte d'extase, le coeur plein des soixante-dix bienheureux francs
+qu'il venait de toucher. Gravement, il s'asseyait devant une table
+solitaire, Toupinel lui faisant face, et commandait deux côtelettes. Les
+deux côtelettes servies, toutes fumantes, c'était un spectacle
+ridiculement drôle, à la fois, et touchant de voir ce grand garçon naïf
+découper en menues tranches la part de son camarade, lui en offrir avec
+des tendresses toutes maternelles chaque bouchée et, mélancolique,
+regarder s'envoler en claires spirales la fumée de son assiette,
+cependant que le griffon, posté sur son siège, dégustait en gourmet la
+moindre bribe de ce festin. Du coup, c'était pour un mois qu'il en
+fallait prendre. Toupinel, sans doute, en avait conscience: aussi se
+gardait-il de perdre une minute. Par rare occurrence, ces aubaines se
+renouvelaient parfois, mais à des périodes essentiellement variables.»
+
+Je n'ai pas connu Toupinel, qui dut terminer sa vie errante vers 1868.
+Mais j'ai connu Cosette, qu'un sonnet a rendue immortelle. Cosette était
+de race douteuse et de mine commune, mais elle avait beaucoup d'esprit
+et de coeur. Durant plusieurs années, on ne put voir Glatigny sans
+Cosette. Dans une lettre où le pauvre comédien raconte avec une gaieté
+courageuse les souffrances et les mauvais traitements qu'il a endurés,
+il ajoute: «Ma pauvre petite chienne a reçu un coup de pied dans le
+ventre qui a failli la tuer. Pour le coup, j'ai pleuré.» Les
+circonstances dans lesquelles Cosette fut traitée avec cette brutalité
+sont singulières. Elles ont été racontées tout au long dans le _Temps_
+du 17 janvier 1891, en première page. Je les rappellerai très
+sommairement d'après la version que le poète en a donnée lui-même dans
+un petit livret aujourd'hui introuvable, qui s'appelle le _Jour de l'an
+d'un vagabond_.
+
+Le 1er janvier 1869, après bien des aventures de grands chemins,
+Glatigny, qui se trouvait alors à Bocognano, en Corse, fut arrêté par un
+gendarme et mis au cachot où il resta enfermé quatre jours sous
+l'inculpation d'avoir assassiné un magistrat. Le gendarme l'avait pris
+pour Jud, qu'on cherchait partout et qu'on ne trouvait nulle part, pour
+la raison suffisante qu'il n'existait pas. Le gendarme de Bocognano
+était comme les chiens de garde, il n'aimait pas les gens mal habillés
+et ses soupçons s'éveillèrent au seul aspect des braies et de la veste
+sordides du poète-comédien. C'est du moins ce que révèle le
+procès-verbal d'arrestation dans lequel on lit ceci:
+
+«Nous avons remarqué cet individu dont son aspect nous a paru fugitif.»
+
+Et, ce qui est singulier, il se trouva un juge suppléant pour répondre:
+«Oui, oui, effectivement, effectivement» à cette observation de la
+gendarmerie, et faire mettre Glatigny aux fers, dans un cachot où
+Cosette défendit courageusement son maître contre les rats qui voulaient
+le dévorer. Il était déjà atteint de la phtisie dont il devait mourir,
+et son état s'aggrava dans la prison malsaine de Bocognano.
+
+De retour au pays normand en 1870, il y trouva une jeune fille qui y
+fuyait l'invasion allemande, mademoiselle Emma Dennie. Elle l'aima pour
+son bon coeur, pour son talent de poète, et surtout parce qu'il était
+malheureux. Elle consentit à l'épouser et, atteinte du même mal, elle se
+fit sa garde-malade. Cette charmante femme donna un foyer au pauvre
+vagabond, revenu, hélas! de toutes ses courses. Après la guerre, ils
+allèrent tous deux habiter à Sèvres, près Paris, une petite maison au
+pied du coteau, sur le bord d'un chemin en pente, raviné par les pluies.
+
+C'est là qu'Albert Glatigny mourut le 16 avril 1873, dans sa
+trente-cinquième année. Il avait écrit:
+
+ ... Que l'on m'enterre un matin
+ De soleil, pour que nul n'essuie,
+ Suivant mon cortège incertain,
+ De vent, de bourrasque ou de pluie;
+ Car n'ayant jamais fait de mal
+ À quiconque ici, je désire,
+ Quand mon cadavre sépulcral
+ Aura la pâleur de la cire,
+ Ne pas, en m'en allant, occire
+ Des suites d'un rhume fâcheux
+ Quelque pauvre dévoué sire
+ Qui suivra mon corps de faucheux.
+
+Ses amis le conduisirent au cimetière de Sèvres (il m'en souvient) par
+une de ces matinées de printemps, mêlées de pluie et de soleil, qui
+ressemblent à un sourire dans des larmes.
+
+Il laissait les vers brillants des _Vignes folles_ et des _Flèches
+d'or_. Comme poète, Glatigny procède de Banville, avec une nuance
+d'originalité. Et en art il faut saisir la nuance. L'oeuvre de ce poète a
+son prix et sa valeur, et la municipalité de Lillebonne a été bien
+inspirée en honorant la mémoire de son enfant qui fut pauvre et qui,
+dans sa vie innocente, oublia tous ses maux en chantant des chansons.
+
+
+
+
+M. MARCEL SCHWOB[31]
+
+
+Il y a beaucoup moins de lecteurs pour les nouvelles que pour les
+romans, par cette raison suffisante que seuls les délicats savent goûter
+une nouvelle exquise, tandis que les gloutons dévorent indistinctement
+les romans bons, médiocres ou mauvais. Il n'est pas de feuilleton, si
+fade ou si coriace, qui ne soit avalé jusqu'à la dernière tranche par
+quelque pauvre d'esprit affamé de grosse littérature.
+
+Les gloutons sont nombreux en ce monde terraqué où l'on mange. Pour neuf
+lecteurs sur dix, un roman est un plat dont ils s'empiffrent et dont ils
+veulent avoir par-dessus les oreilles. Aussi les fournisseurs ordinaires
+du public ont-ils un tour de main incomparable pour fabriquer des romans
+compacts et lourds comme des pâtés. Ils vous bourrent leur clientèle,
+ils vous la gavent jusqu'à la rendre stupide. Ils connaissent leur
+monde. Le vrai liseur de romans demande seulement qu'on l'abêtisse.
+
+Celui-là lit un roman dans sa soirée et il serait bien incapable de lire
+autre chose qu'un roman. Il lit très vite, car rien ne l'arrête, et
+quand il a fini il ne sait plus ce qu'il a lu. Ce genre de lecteur n'est
+pas rare, et c'est pour lui que nos bons faiseurs travaillent.
+
+Il n'y aurait pas grand mal à cela si, pour grossir leur clientèle, des
+écrivains de talent ne s'obstinaient à produire roman sur roman et ne
+s'étudiaient à dire en quatre cents pages ce qu'ils eussent mieux dit en
+vingt. Je ne me plains pas des mauvais romans, faits sans art pour les
+illettrés. Tout innombrables qu'ils sont, ils ne comptent pas. Je me
+plains de voir paraître tant de romans médiocres, écrits par des gens de
+quelque valeur et lus par un public cultivé. On en publie, de ceux-là,
+jusqu'à trois et quatre par semaine et c'est un flot montant qui nous
+noie. J'admire que des gens de bon sens, intelligents et qui ne sont pas
+sans lecture, se flattent d'avoir tous les ans à faire au public un
+récit en un volume in-18 jésus, et qu'ils se livrent de gaieté de coeur à
+ce genre de travail sans songer que notre siècle, en le supposant à cet
+égard plus heureux que les précédents, laissera après lui tout au plus
+une vingtaine de romans lisibles. C'est pourtant, si l'on y songe, une
+excessive prétention que de vouloir imposer une fois l'an au monde trois
+cent cinquante pages de choses imaginaires! Que le conte ou la nouvelle
+est de meilleur goût! Que c'est un moyen plus délicat, plus discret et
+plus sûr de plaire aux gens d'esprit, dont la vie est occupée et qui
+savent le prix des heures! La première politesse de l'écrivain, n'est-ce
+point d'être bref? La nouvelle suffit à tout. On y peut renfermer
+beaucoup de sens en peu de mots. Une nouvelle bien faite est le régal
+des connaisseurs et le contentement des difficiles. C'est l'élixir de la
+quintessence. C'est l'onguent précieux. J'admire infiniment Balzac; je
+le tiens pour le plus grand historien de la France moderne qui vit tout
+entière dans son oeuvre immense. Mais à la _Cousine Bette_ et au _Père
+Goriot_ je préfère encore, pour l'art et le tour, telle simple nouvelle:
+la _Grenadière_, par exemple, ou la _Femme abandonnée_. Aussi je ne
+crois pas donner une médiocre louange à M. Marcel Schwob en disant qu'il
+vient de publier un excellent recueil de nouvelles. M. Marcel Schwob a
+intitulé son livre _Coeur double_, et je n'en conçois pas très bien les
+raisons, même après qu'il les a déduites dans sa préface. Cette préface
+me plaît, parce qu'on y parle d'Euripide et de Shakespeare et qu'elle
+respire un amour fervent des lettres. Mais je n'ose me flatter de
+l'avoir bien comprise. M. Marcel Schwob, comme un nouvel Apulée, affecte
+volontiers le ton d'un myste littéraire. Il ne lui déplaît pas qu'au
+banquet des Muses les torches soient fumeuses. Je crois même qu'il
+serait un peu fâché si j'avais pénétré trop facilement les mystères de
+son éthique et les silencieuses orgies de son esthétique.
+
+Il est très occupé d'Aristote qui voulait que le poète tragique
+corrigeât la terreur par la pitié, et il se flatte d'avoir observé dans
+son _Coeur double_ ce précepte du Stagirite. Il peut avoir raison, mais
+c'est une raison qui ne me frappe pas, et je ne sais pas démêler le lien
+mystérieux qui, dans sa pensée, unit ses contes et en fait un tout
+indivisible. Je ne connais pas M. Marcel Schwob. On me dit qu'il est
+très jeune, et, à ce compte, sa préface peut passer pour une folie
+charmante de jeunesse.
+
+À son âge, je n'étais pas content quand je n'avais pas expliqué
+l'univers dans ma matinée, sous les platanes du Luxembourg. En ce
+temps-là j'aurais été capable, je crois, de faire une préface comme
+celle de M. Marcel Schwob, le talent mis à part, bien entendu. Je ne
+parle que de la générosité tumultueuse des idées générales. Mais il n'y
+a que M. Marcel Schwob pour écrire tout jeune des récits d'un ton si
+ferme, d'une marche si sûre, d'un sentiment si puissant. Il nous avait
+promis la Terreur et la Pitié. Je n'ai guère vu la Pitié. Mais j'ai
+senti la Terreur. M. Marcel Schwob est dès aujourd'hui un maître dans
+l'art de soulever tous les fantômes de la peur et de donner à qui
+l'écoute un frisson nouveau. Bien qu'il procède parfois d'Edgar Poë et
+de Dickens (l'influence de Dickens est sensible dans un _Squelette_),
+bien qu'il montre une aptitude naturelle et méthodique à calquer les
+formes d'art les plus diverses, bien que tel de ses contes soit du
+Pétrone très réussi, que tel autre rappelle les apologues orientaux de
+l'abbé Blanchet et que tel autre semble tiré d'un livre bouddhiste, il
+est original, il a une manière composite qui lui est propre, et il a
+trouvé un genre de fantastique sincère et personnel. Il serait assez
+difficile de définir ce fantastique et d'en montrer les ressorts. M.
+Marcel Schwob semble peu crédule. Il ne donne point dans le merveilleux
+de ce temps-ci. Il est tout à fait brouillé avec les spirites et, loin
+de revêtir leurs pratiques de poésie et de passion, comme l'a fait M.
+Gilbert-Augustin Thierry dans sa _Rediviva_, il se moque de M. Medium
+avec une massive et terrible gaieté qui sent un peu l'ale et le gin.
+Quant aux mages, si nombreux aujourd'hui et si vaillants à écrire de
+gros traités, il doute de l'efficacité de leur science, à juger par ce
+qu'il dit (dans le conte des _Oeufs_) de Nébuloniste, magicien d'un
+certain roi de féerie. «C'était un élève des mages de la Perse; il avait
+digéré tous les préceptes de Zoroastre et de Cakyâmouni, il était
+remonté au berceau de toutes les religions et s'était pénétré de la
+morale supérieure des gymnosophites. Mais il ne servait ordinairement au
+roi qu'à lui tirer les cartes». C'est tout ce que j'ai pu découvrir de
+magie dans le _Coeur double_, et l'on n'y voit point, comme chez M.
+Joséphin Peladan, un vieux docteur allemand, épris d'esthétique, visiter
+la nuit en corps astral la jolie femme qui avait eu l'imprudence de
+remettre sa jarretière sous la fenêtre où il prenait le frais en
+songeant à l'Aphrodite des Cnidiens. M. Marcel Schwob n'est point tenté
+par les nouvelles hypothèses sur l'au delà. Les anciennes le laissent
+aussi incrédule. Son fantastique est tout intérieur; il résulte soit de
+la construction bizarre des cerveaux qu'il étudie, soit du pittoresque
+des superstitions qui hantent ses personnages, ou tout simplement d'une
+idée violente chez des gens très simples. Il ne nous montre ni spectres
+ni fantômes; il nous montre des hallucinés. Et leurs hallucinations
+suffisent à nous épouvanter. Rien de plus effrayant que ce riche
+affranchi romain, cet autre Trimalcion, qui a vu des stryges dévorer un
+cadavre:
+
+ Soudain, le chant du coq me fit tressauter et un souffle glacé du
+ vent matinal froissa les cimes des peupliers. J'étais appuyé au
+ mur; par la fenêtre, je voyais le ciel d'un gris plus clair et une
+ traînée blanche et rose du côté de l'Orient. Je me frottai les
+ yeux, et lorsque je regardai ma maîtresse, que les dieux
+ m'assistent! je vis que son corps était couvert de meurtrissures
+ noires, de taches d'un bleu sombre, grandes comme un as--oui, comme
+ un as--et parsemées sur toute la peau. Alors je criai et je courus
+ vers le lit; la figure était un masque de cire sous lequel on vit
+ la chair hideusement rongée; plus de nez, plus de lèvres, ni de
+ joues, plus d'yeux; les oiseaux de nuit les avaient enfilés à leur
+ bec acéré, comme des prunes. Et chaque tache bleue était un trou en
+ entonnoir, où luisait au fond une plaque de sang caillé; et il n'y
+ avait plus ni coeur, ni poumons, ni aucun viscère; car la poitrine
+ et le ventre étaient farcis avec des bouchons de paille.
+
+Voyez aussi le conte des trois gabelous bretons qui poursuivent en mer
+le galion du capitaine Jean Florin. Ce galion, chargé des trésors de
+Montezuma, ne débarquait jamais. Là encore, dans cette histoire de
+vaisseau fantôme, la terreur est produite par une superstition grossière
+et poétique que le conteur nous oblige à partager avec les trois marins.
+
+On peut dire de M. Marcel Schwob, comme d'Ulysse, qu'il est subtil et
+qu'il connaît les moeurs diverses des hommes. Il y a dans ses contes des
+tableaux de tous les temps, depuis l'époque de la pierre polie jusqu'à
+nos jours. Mais M. Marcel Schwob a un goût spécial, une prédilection
+pour les êtres très simples, héros ou criminels, en qui les idées se
+projettent sans nuances en tons vifs et crus.
+
+Je ne sais s'il est Breton, son nom ne semble pas l'indiquer, mais ses
+figures les mieux dessinées, du trait le plus pittoresque et le plus
+sympathique, sont des Bretons, soldats ou marins. (Voir _Poder_, les
+_Noces d'Ary_, _Pour Milo_, les _Trois Gabelous_.)
+
+En tout cas, ce Breton sait au besoin parler le plus pur argot parisien.
+Il emploie la langue verte, autant que j'en puis juger, avec une
+élégance que M. Victor Meusy lui-même pourrait envier.
+
+Il aime le crime pour ce qu'il a de pittoresque. Il a fait de la
+dernière nuit de Cartouche à la Courtille un tableau à la manière de
+Jeaurat, le peintre ordinaire de mam'selle Javotte et de mam'selle
+Manon, avec je ne sais quoi d'exquis que n'a pas Jeaurat. El dans ses
+études de nos boulevards extérieurs, M. Marcel Schwob rappelle les
+croquis de Raffaelli, qu'il passe en poésie mélancolique et perverse.
+
+Que dire enfin? Il y a près de quarante contes ou nouvelles dans _Coeur
+double_. Ces nouvelles sont toutes ou rares ou curieuses, d'un sentiment
+étrange, avec une sorte de magie de style et d'art. Cinq ou six, les
+_Stryges_, le _Dom_, la _Vendeuse d'ambre_, la _Dernière Nuit_, _Poder_,
+_Fleur de cinq pierres_, sont en leur genre de vrais chefs-d'oeuvre.
+
+
+
+
+MADAME DE LA SABLIÈRE
+
+D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS
+
+
+I
+
+On m'a communiqué cinquante-trois lettres, adressées par madame de la
+Sablière à l'abbé de Rancé, du mois de mars 1687 au mois de janvier
+1693. Cette correspondance est tout à fait inédite. Je la crois assez
+précieuse pour être offerte au public, du moins dans ses parties les
+plus touchantes.
+
+Madame de la Sablière est surtout connue pour avoir accordé à La
+Fontaine une hospitalité gracieuse; sa mémoire, associée à celle du
+poète, mérite un souvenir fidèle. Au reste, cette dame est par elle-même
+très intéressante. Elle avait un esprit agile et curieux, une âme
+inquiète, un coeur enflammé. Elle fit de sa vie, comme tant d'autres
+femmes, deux parts consacrées, la première à l'amour profane, la seconde
+à l'amour divin. Sa pénitence souleva quelque admiration dans cette
+société accoutumée à voir les dames faire de pareilles fins. Jamais
+conversion ne fut plus sincère que celle de madame de la Sablière. Mais,
+en changeant d'existence, elle ne changea point de coeur et l'on peut
+bien dire qu'elle aima Dieu comme elle avait aimé M. de la Fare. Les
+lettres dont je parle furent écrites après la conversion. Ce sont des
+entretiens spirituels d'une extrême ardeur et dont la monotonie
+fatiguerait, si l'on ne sentait sous le vague du langage les élans de
+l'âme.
+
+Marguerite Hessin, née d'une famille bourgeoise et réformée, épousa, à
+vingt-quatre ans, en 1654, Antoine de Rambouillet de la Sablière, fils
+du financier Rambouillet qui, titulaire d'une des cinq grosses fermes,
+avait tracé à grands frais, dans le faubourg Saint-Antoine, des jardins
+magnifiques, qu'on nommait les Folies-Rambouillet. Antoine de la
+Sablière était conseiller du roi et des finances, régisseur des domaines
+de la couronne et assez riche pour prêter un jour quarante mille écus au
+prince de Condé. Ils eurent trois enfants en trois ans: Nicolas, l'aîné,
+en 1656, Anne, la cadette, en 1657, Marguerite, la troisième, en 1658.
+
+Il y avait alors des femmes savantes. Madame de la Sablière fut de
+celles-là et fit figure dans le groupe des libertins et des libertines.
+Le libertinage, à l'entendre comme on l'entendait alors, était une
+disposition d'esprit à ne croire à rien, sans le dire trop haut. Les
+libertins formaient une petite société très brillante. Le roi tolérait
+leur discrète impiété de table et de ruelle, bien moins dangereuse pour
+la paix de l'Église que les fières disputes des solitaires de
+Port-Royal.
+
+Pendant que M. de la Sablière, qui était aimable, faisait de petits vers
+aux dames, sa femme se jeta avec ardeur dans la philosophie et dans les
+sciences. Le vieux mathématicien Roberval lui donnait des leçons.
+Saint-Évremond était en correspondance avec elle. Bernier logeait chez
+elle, Bernier, qu'on nommait le joli philosophe, qui avait parcouru la
+Syrie, l'Égypte, l'Inde, la Perse, et servi de médecin à Aureng-Zeb, et
+qui, étant allé partout, revenu de tout, avait beaucoup à dire, étudiait
+sans cesse et ne croyait guère. Il fit pour madame de la Sablière un
+abrégé du système de Gassendi, son maître; et c'est un abrégé qui n'a
+pas moins de huit volumes.
+
+La maison de madame de la Sablière était l'hôtellerie des savants. Elle
+y recueillit même un géomètre, le jeune Sauveur, qui devint par la suite
+un des plus grands mathématiciens français. Passant Armande en zèle pour
+les belles connaissances, elle allait le matin chez Dalancé faire des
+expériences au microscope et le soir assistait chez le médecin Verney à
+une dissection. À trente ans, elle était illustre. Le roi Sobieski, de
+passage à Paris, l'alla voir. Pour tout dire, c'était Vénus Uranie sur
+la terre. Elle s'était jetée dans la science avec une curiosité
+dévorante, et toute l'ardeur d'une âme qui ne quittait les choses
+qu'après les avoir épuisées. Point précieuse, pédante moins encore, quoi
+qu'en ait pensé Boileau après qu'elle eut blessé son amour-propre de
+rimeur.
+
+Boileau était un bon humaniste, d'un esprit judicieux, sans grande
+curiosité. Il s'enferma toute sa vie dans le cercle des belles-lettres
+et resta toujours étranger aux sciences physiques et naturelles. Aussi
+lui arrivait-il parfois d'employer dans ses vers des termes savants dont
+il ignorait le sens. Quand madame de la Sablière lut les Épîtres, elle
+s'arrêta, dans la cinquième, à ces vers:
+
+ Que, l'astrolabe en main, un autre aille chercher
+ Si le soleil est fixe et tourne sur son axe,
+ Si Saturne à ses yeux peut faire un parallaxe...
+
+Elle marqua de l'ongle cet endroit du livre et se moqua du poète qui
+parlait de l'astrolabe sans savoir ce que c'était, qui disait un
+parallaxe quand il fallait dire avec tous les savants une parallaxe et
+qui semblait enfin ne pas se faire une idée bien exacte du cours des
+planètes. Le régent du Parnasse, pris en faute comme un écolier et
+corrigé par une femme, en eut du dépit. Elle le jugeait trop ignorant;
+il la jugea trop savante et lui garda rancune. Son jugement était droit
+et son coeur honnête; mais, cultivant la satire, il était vindicatif par
+profession. Méditant une poétique vengeance, il polit et repolit dans sa
+tête quelques vers destinés à prendre place dans sa satire des femmes.
+Je ne saurais dire au coin de quel bois, selon son usage, il en attrapa
+les rimes; contentons-nous d'affirmer que l'ombre du bonhomme Chrysale,
+lui tenant lieu de muse, en fournit l'inspiration. Le poète y désignait,
+sans la nommer
+
+ cette savante,
+ Qu'estime Roberval et que Sauveur fréquente.
+
+Et, dans son envie de piquer la savante à l'endroit sensible, il s'avisa
+de dire que l'astronomie lui fatiguait les yeux et lui gâtait le teint.
+D'où vient, s'écriait-il dans un mouvement d'enthousiasme calculé,
+
+ D'où vient qu'elle a l'oeil trouble et le teint si terni?
+ C'est que, sur le calcul, dit-on, de Cassini,
+ Un astrolabe en main, elle a, dans sa gouttière,
+ À suivre Jupiter passé la nuit entière.
+
+On voit que l'astrolabe lui tenait au coeur et qu'il était assez content
+de faire voir qu'il en connaissait enfin le véritable usage. On ne sait
+si le trait eût porté et si madame de la Sablière en eût été blessée.
+L'irréprochable Boileau, satisfait d'avoir pu se venger, ne se vengea
+pas. _Satis est potuisse videri._ Il garda ses vers en manuscrit.
+
+Poète de bonne compagnie, il ne se fût pas pardonné d'avoir offensé une
+femme. Il n'aurait pas eu, du reste, tous les rieurs de son côté, et
+quelques gentilshommes auraient pu payer ses rimes, un soir, au coin
+d'une rue, d'une volée de bois vert. En ce temps-là, c'était assez
+l'usage. Madame de la Sablière, sans beaucoup de beauté, ce semble, ni
+de santé, était charmante et savait plaire. Sa maison n'était pas
+ouverte qu'aux savants et aux poètes. Les gens de cour y soupaient, et
+ces soupers devaient être fort gais; l'abbé de Chaulieu y donnait le
+ton. En lui commençait l'espèce des abbés d'alcôve qui devait bientôt
+pulluler autour des femmes de condition. Chapelle lui avait appris au
+cabaret à rimer des chansons. Il se servait de ce petit talent aux
+soupers de madame de la Sablière, où se réunissaient Rochefort, Brancas,
+le duc de Foy, Lauzun et quelques autres écervelés. La Grande
+Mademoiselle, qui avait des droits sur le coeur de Lauzun, trouvant qu'il
+fréquentait trop assidûment les Folies-Rambouillet, en prit de
+l'ombrage. On tenta de donner le change à sa jalousie. «La Grande
+Mademoiselle, lui disait-on, doit-elle s'inquiéter de cette petite femme
+de la ville nommée la Sablière?» Mais la petite-fille de Henri IV
+n'était rassurée qu'à demi.
+
+Certainement madame de la Sablière avait une très mauvaise réputation.
+Il est délicat de rechercher en quoi elle pouvait la mériter. Mais il
+semble bien qu'elle ait manqué surtout de prudence qu'elle n'ait pas
+assez sacrifié à l'opinion et, pour parler le langage du temps, pris
+trop peu de soin de sa gloire. Au fond, elle était plus passionnée que
+voluptueuse. Et Bernier, qui vivait chez elle, lui trouvait des
+préjugés. Il est vrai qu'il en trouvait aussi à Ninon. Causant un jour
+avec Saint-Évremond de la mortification des sens, il lui dit:
+
+«Je vais vous faire une confidence que je ne ferais pas à madame de la
+Sablière, à mademoiselle de Lenclos même, que je tiens d'un ordre
+supérieur; je vous dirai en confidence que l'abstinence des plaisirs me
+paraît un grand péché.»
+
+Et ce propos nous apprend que madame de la Sablière n'était point aussi
+avancée dans la philosophie épicurienne que la grande Ninon, qui avait
+elle-même, au gré de Bernier, encore quelques progrès à faire.
+L'événement devait donner raison à Bernier. Madame de la Sablière aima
+La Fare, et rien n'est plus contraire que l'amour à la sagesse
+d'Épicure. La Fare était un joli homme qui avait l'esprit agréable et
+froid, un débauché fort sage. Il se laissa d'abord aimer, et pendant
+quelque temps montra même de l'empressement. Ses compagnons de table,
+qu'il négligeait, se moquaient de lui. Chaulieu vint lui dire:
+
+--On vous met à la place de la tourterelle pour être le symbole de la
+fidélité.
+
+Au printemps de 1677, il vendit sa charge de sous-lieutenant des
+gendarmes-Dauphin. Il a donné lui-même les raisons qui l'avaient poussé
+à quitter le service. À la demande d'un avancement mérité, Louvois avait
+répondu par un refus brutal. «Cette réponse, dit La Fare, jointe au
+mauvais état de mes affaires, à ma paresse et à l'amour d'une femme qui
+le méritait, tout cela me fit prendre le parti de me défaire de ma
+charge.» On voit que madame de la Sablière n'est que pour un quart tout
+au plus dans cette détermination. Le sentiment de La Fare, qui semble
+avoir été d'abord assez vif, se tempéra très vite. Madame de la Sablière
+le vit de jour en jour moins assidu, plus distrait. Les tourments de la
+pauvre femme ne cessèrent plus; il lui fallut essuyer sans relâche «les
+mauvaises excuses, les justifications embarrassées, les conversations
+peu naturelles, les impatiences de sortir».
+
+Ce refroidissement n'échappait pas à la malignité du monde. Quelques-uns
+accusaient d'inconstance madame de la Sablière. D'autres, mieux avisés,
+prenaient sa défense:
+
+«Non, non, répondaient-ils, elle aime toujours son cher Philadelphe; il
+est vrai qu'ils ne se voient pas du tout si souvent, afin de faire vie
+qui dure, et qu'au lieu de douze heures, par exemple, il n'est plus chez
+elle que sept ou huit. Mais la tendresse, la passion, la distinction, et
+la parfaite fidélité sont toujours dans le coeur de la belle, et
+quiconque dira le contraire aura menti.»
+
+Cependant La Fare relâchait des liens qui commençaient à l'impatienter.
+Ennemi de toute contrainte, il reprit peu à peu sa chère liberté.
+Maintenant, il soupait comme devant; la Champmeslé lui donnait quelque
+occupation. De plus, s'il faut en croire l'effronté petit abbé de
+Chaulieu, La Fare versa un soir avec Louison devant la porte de madame
+de la Sablière, qui eut bientôt une nouvelle rivale plus redoutable que
+les autres, la bassette.
+
+Ce jeu de cartes, introduit en France par l'ambassadeur de Venise, y
+était alors dans toute sa nouveauté. Fontenelle, dans les _Lettres du
+chevalier d'Her..._, reprochait à ce jeu de nuire à la galanterie.
+«Cette maudite bassette, écrivait-il, est venue pour dépeupler l'empire
+d'amour, et c'est le plus grand fléau que la colère du ciel pût envoyer.
+On peut appeler ce jeu-là l'art de vieillir en peu de temps.» Sauveur
+fit une table de probabilités pour montrer qu'il y avait dans le jeu des
+coups plus avantageux les uns que les autres. On crut dans le public que
+cette table enseignait les moyens de jouer à coup sûr, et la rage des
+joueurs en redoubla. En dépit de cette modération renouvelée d'Horace
+dont il se piquait, La Fare devint un des plus obstinés joueurs. Il
+passait les jours et les nuits à Saint-Germain, devant des cartes, avec
+un visage enflammé. Il perdait assez, car le bruit de sa déveine parvint
+jusqu'à La Fontaine, alors à l'ombre et au vert dans son pays natal.
+
+Pendant qu'il jouait, madame de la Sablière se consumait d'angoisse et
+de dépit, séchait dans la fièvre et dans les larmes. M. de la Sablière,
+de son côté, dépérissait de chagrin. Après la mort subite de
+mademoiselle Manon de Vaughangel qu'il aimait, il s'affaissa, languit
+pendant un an et s'éteignit le 3 mai 1679, âgé de cinquante-cinq ans,
+après vingt-cinq années de mariage.
+
+Au bout de deux ans, M. de La Fare laissa paraître une telle négligence
+que tout le monde vit que c'était fini. Et cette négligence parut
+blâmable. On peut dire même qu'elle fit scandale. Madame de Coulanges se
+faisait remarquer parmi les belles indignées. Elle ne saluait plus M. de
+La Fare et disait joliment:
+
+--Il m'a trompée!
+
+Madame de la Sablière, bien qu'elle aimât toujours, ne put garder
+d'illusions. Elle était dans l'âge où les femmes ont besoin d'être
+aimées pour rester jolies. Puisqu'on l'abandonnait, elle sentit qu'elle
+n'avait plus rien à faire en ce monde. Trahie, désespérée, vieillie,
+assaillie d'images funèbres, elle alla porter à Dieu sa santé ruinée, sa
+beauté perdue et son coeur encore brûlant.
+
+
+
+
+II
+
+
+Dans l'agreste quartier du Luxembourg, à la jonction des rues de Sèvres
+et du Bac, s'élevait alors, au milieu de jardins maraîchers, un vaste
+bâtiment dont la façade s'étendait sur une longueur de dix toises de
+France, ou deux cent cinquante pas environ. L'intérieur renfermait onze
+cours, deux potagers, huit puits, un cimetière et une église surmontée
+d'un clocher. C'était l'hôpital établi en 1637, par le cardinal de la
+Rochefoucauld. On y recevait les hommes, et les femmes qui, selon
+l'expression de l'ordonnance de fondation, «étant privés de fortune et
+de secours, n'avaient pas même la consolation d'entrevoir un terme aux
+maux dont ils étaient affligés». Le peuple disait simplement: C'est
+l'hospice des Incurables, donnant ainsi le nom qui a prévalu. Madame de
+la Sablière vint, dans cette maison, partager avec les soeurs grises le
+service des malades. Madame de Sévigné, qui reçut aux Rochers la
+nouvelle de cette retraite, en fit part à sa fille, le 21 juin 1680,
+avec cette riante abondance de paroles qui lui était naturelle.
+
+«Madame de la Sablière, dit-elle, est dans ses Incurables, fort bien
+guérie d'un mal que l'on croit incurable pendant quelque temps et dont
+la guérison réjouit plus que nulle autre. Elle est dans ce bienheureux
+état; elle est dévote et vraiment dévote.» Et voilà l'écrivante marquise
+louant Dieu, citant saint Augustin et conciliant, à sa façon légère, la
+grâce avec le libre arbitre.
+
+Madame de la Sablière était veuve. Ses deux filles étaient mariées. Son
+fils restait attaché à la religion réformée. Cette même année 1680, il
+publia chez Barbin, en un petit volume in-12, les madrigaux de son père.
+Rien ne la retenait plus dans ce monde qu'elle haïssait pour en avoir
+trop attendu. Pourtant, elle n'avait pas rompu tout à fait avec la
+société dans laquelle elle avait vécu ses plus belles années. Elle avait
+gardé sa maison et ses gens. Elle habitait alors un bel hôtel de la rue
+Saint-Honoré, dont les jardins s'étendaient jusqu'à ceux des Feuillants,
+des dames de la Conception et des Tuileries. Elle y logeait La Fontaine
+qui était à elle depuis sept ou huit ans. «Elle pourvoyait à ses
+besoins, dit l'abbé d'Olivet, persuadée qu'il n'était guère capable d'y
+pourvoir lui-même.» C'est de ce bel hôtel et de ces beaux ombrages
+qu'elle partait pour aller au bout de la sauvage rue du Bac soigner les
+malades. Bien que dévote et pénitente, elle recevait et rendait des
+visites. Elle s'intéressait encore aux ouvrages de son poète domestique,
+ou, du moins, elle feignait, par bonté, de s'y plaire, puisque, ayant
+envoyé de Château-Thierry des vers à Racine, La Fontaine priait son ami
+de ne les montrer à personne, madame de la Sablière ne les ayant pas
+encore vus. Et il est à remarquer que cet envoi est de 1686, et qu'alors
+madame de la Sablière s'était beaucoup enfoncée dans la retraite.
+
+C'est peu de temps après qu'elle se mit sous la direction spirituelle de
+Rancé. Armand-Jean Le Bouthillier, abbé de Rancé, était alors dans la
+soixante et unième année de son âge et dans la douzième de sa retraite.
+Restaurateur de la Trappe, il achevait dans la pénitence une vie
+commencée avec scandale. Jeune, il avait été, comme Retz, un prélat
+ambitieux et galant. La mort de madame de Montbazon, qu'il aimait, avait
+changé son âme et retourné sa vie. Mais il gardait dans sa nouvelle
+existence l'indomptable énergie de son âme et l'infatigable activité de
+son esprit. De sa cellule monacale il disputait avec les bénédictins
+qu'effrayait sa fureur ascétique et correspondait avec les plus grands
+docteurs. Sa connaissance du monde dont il avait épuisé les plaisirs et
+les honneurs, jointe à l'inflexibilité d'un caractère qui n'hésitait
+jamais, le rendait très propre à ce que l'Église appelle les directions
+spirituelles. Il était excellent en particulier pour les pécheresses de
+condition. La princesse Palatine l'avait consulté plusieurs fois sur des
+difficultés de conscience, et ils avaient tous deux entretenu un
+commerce de lettres qui n'avait fini qu'à la mort de cette illustre
+pénitente.
+
+Madame de la Sablière obtint que la main qui avait écrit des maximes
+pour Anne de Gonzague lui traçât des règles de vie. Elle en fut pénétrée
+de reconnaissance et d'amour. On m'a communiqué cinquante-trois lettres
+écrites du 14 mars 1687, au (?) janvier 1693. Je n'ai point vu les
+originaux, et l'on a tout lieu de croire qu'ils sont perdus. Mais j'ai
+sous les yeux une copie faite au XVIIe siècle, dans un cahier in-4°.
+J'en vais publier quelques extraits, avec le regret de ne pouvoir faire
+davantage, car ces lettres me semblent un beau monument de littérature
+mystique.
+
+Je citerai d'abord quelques lignes de la première lettre en avouant une
+ignorance qui ne serait point pardonnable à un éditeur, mais qu'on
+excusera peut-être dans une simple causerie. Je ne sais pas le nom du
+confesseur dont parle madame de la Sablière. J'avais d'abord songé que
+ce pouvait être le P. Rapin. Le P. Rapin avait connu La Fare. Bien que
+ce ne soit pas là une raison, je songeais à Rapin. Mais Rapin est mort
+en 1687, et le confesseur de madame de la Sablière a quitté ce monde à
+la fin de 1688, ainsi que nous l'apprend une des lettres à Rancé que
+j'ai sous les yeux. Nous savons du moins que ce n'était pas un
+janséniste, puisqu'il lui était donné par l'abbé de la Trappe, assez
+ennemi de Port-Royal.
+
+ 14 mars 1687.
+
+ Vous savés, mon très révérend père, comme je tiens de vous celuy
+ qui me dirige. J'ai eu des peines à subir cette loi qu'il n'y a que
+ Dieu qui sache. Je lui ay fait une confession générale dont je
+ pensai mourir à ses pieds. J'ai été fort longtemps depuis sans le
+ pouvoir regarder et ne l'abordant qu'avec une émotion que je ne
+ puis représenter. Tout cela, dans mon esprit et dans la nature, me
+ paraissoit assez naturel, mais il y a plus de six mois que je suis
+ à lui avec une très grande satisfaction d'y être, car, quoique je
+ me sois fait une loi inviolable de ne point raisonner sur un homme
+ entre les mains de qui je suis par l'ordre de Dieu, puisque j'y
+ suis par le vôtre, je vous dirai pourtant que je suis convaincue
+ que c'est ce qu'il me falloit. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
+ . . . . . . . . . . . . . . . Pour vous abréger dans ma dernière
+ confession, je me trouvois dans un tel état à ses pieds que le sang
+ me monta à la tête. Il me prit un saignement de nez et je souffris
+ ce que je ne puis vous représenter.
+
+ ... Je suis hors de moi dès que je l'aborde. Je n'ose lui dire cet
+ état au point où il est, quoique je lui en aye dit quelque chose,
+ par [ce] que je crains que cela ne lui fasse de la peine. J'ai
+ recours à votre charité que j'ai éprouvée sans bornes. Je sens
+ qu'un mot de vous me calmera pourvu qu'il me détermine comme s'il
+ venait de Dieu mesme. Le respect que j'ai pour vous et ce que j'en
+ ai ressenti me fait croire sans en douter que je vous dois mon
+ salut.
+
+Au fond, son confesseur ne lui plaisait guère. Elle le trouvait trop
+facile, trop doux, trop enclin aux tempéraments dont elle s'irritait
+dans l'ardeur de son âme.
+
+Il l'obligeait à ne rompre avec le monde que lentement et peu à peu, à
+ne pas quitter tout de suite l'état qu'elle y avait. Il n'était même pas
+bien d'avis qu'elle se défît de son hôtel de la rue Saint-Honoré.
+
+ 3 mars mercredi décembre [1688]
+
+ Il y a longtemps que je désire de quitter la maison que j'ai dans
+ la rue Saint-Honoré. Mais comme celui entre les mains de qui vous
+ m'avez mis me le permettoit plutôt qu'il ne l'approuvoit j'ai
+ apporté une nonchalance sur cela qui m'a souvent fait croire que je
+ ne bougerais de ma place. Cependant il s'est trouvé tout d'un coup
+ des gens qui ont pris mon bail pour Pâques. Ainsi je suis sans
+ autre maison que celle-ci, et une petite où je mets le peu de gens
+ que j'ai. Comme je ne suis ni approuvée ni soutenue dans ceci j'ai
+ repris pour la Saint-Jean une maison bien moins chère que celle que
+ j'avois pour aller passer l'hiver qui vient, dans ce quartier-là.
+ Et cependant je voudrais bien passer huit mois ici, ce qui me
+ paroît étonner le révérend père à qui je suis.
+
+ Je vous avoue que je ne puis m'étonner assez de voir combien les
+ gens retirés ont peu l'esprit de retraite... Voici mon état. Je ne
+ quitte rien, dans le monde que je regrette ou que je voulusse avec
+ quelques circonstances que ce puisse être. Je me trouve cependant
+ dans un certain délaissement et abandonnement qui me fait peur à
+ moi mesme. Quand je m'éveille la nuit il me prend des palpitations
+ de coeur sans réflexion que de me trouver, ce me semble, seule dans
+ le monde. Et en cet état je ne songe jamais qu'à vous et à votre
+ maison dont je n'envie le bonheur que parce que je vois que ceux
+ qui l'habitent sont avec paix dans le dénuement où je vous fais
+ voir tant de trouble... Il est certain que de ma vie je n'ay tant
+ désiré être à Dieu. Tout ce que je vois et j'entends de ce siècle
+ cy, malgré moi, car je ne m'informe de rien, fait que je voudrais
+ estre dans un désert.
+
+On a remarqué dans cette lettre l'endroit où madame de la Sablière parle
+de la maison où elle met le peu de gens qu'elle a. Il est probable
+qu'elle comprend La Fontaine dans ce peu de gens. On sait qu'elle ne le
+renvoya point et qu'il était encore chez elle quand elle mourut. Je
+crois intéressant de rapprocher de ce passage quelques lignes d'une
+lettre qu'elle écrivit à Rancé le 1er avril 1689:
+
+ À l'esgard de mes domestiques, je tasche, par douceur et par une
+ conduite opposée au mauvais exemple que je leur ai donné, de les
+ faire rentrer dans le devoir envers Dieu. Car, pour leur parler
+ positivement, j'y suis peu propre, et ma vie passée me revient
+ tellement dans l'esprit d'abord que je suis preste à blâmer
+ quelqu'un, que je me fais toujours la réponse que l'on me feroit.
+ Cependant, il n'y a point de dérèglement positif.
+
+Parmi ces domestiques qu'elle n'ose reprendre après les avoir
+scandalisés et qu'elle tâche seulement d'édifier par l'exemple, et qui
+d'ailleurs ne mènent pas positivement une vie déréglée, elle comprend
+sans doute encore La Fontaine. C'est ce dont on se persuadera
+facilement, à bien prendre ici le mot domestique dans le vieux sens et
+selon la définition qui subsiste dans le _Trévoux_ de 1771, «Domestique,
+y est-il dit, comprend tous ceux qui sont subordonnés à quelqu'un, qui
+composent sa maison, qui demeurent chez lui, ou qui sont censés y
+demeurer, comme Intendants, Secrétaires, Commis, Gens d'affaires:
+quelquefois domestique dit encore plus et s'étend jusqu'à la femme et
+aux enfants.»
+
+Son confesseur étant mort, elle en eut un autre qui la mortifia beaucoup
+plus cruellement que le premier, en ne croyant point qu'elle eût la
+vocation de la vie religieuse et qu'elle pût faire son salut dans la
+retraite. Elle en fit des plaintes à Rancé.
+
+ Le ... 1688.
+
+ ... J'ay senti une grande amertume sur ce que je vas vous exposer,
+ sur quoi je ne vous consulte pas si je dois souffrir, car j'en suis
+ assurée et j'y suis résolue, mais seulement la manière dont vous
+ voulez que j'agisse.
+
+ L'homme à qui j'ay affaire est tellement étonné de la vie que
+ j'entreprens qu'il me le témoigna la dernière fois que je le vis
+ avec des paroles qui me firent voir qu'il en étoit blessé à
+ l'excès. Je lui répondis avec le plus de douceur que je pus, mais
+ cependant avec fermeté. Le lendemain il m'écrivit dans les termes
+ que voici:
+
+ «Je ne sais où j'en suis avec vous et je me trouve si
+ rigoureusement chargée de votre âme que je crois perdue.» Et je lui
+ répondis comme de moi une chose que vous m'avez fait l'honneur de
+ me dire dans une de vos lettres, que quand il y aurait quelque
+ imperfection dans le divorce que je fais avec le monde, j'espérais
+ que Dieu ne me l'imputeroit pas. Je n'ose vous envoyer le reste de
+ sa lettre qui n'est qu'un verbiage qui ne vous feroit pas mieux
+ comprendre la situation de cet esprit là à quoi je ne conçois
+ rien... Si je lui parle du goût que j'ay pour la retraite et des
+ raisons qui m'y portent il ne me dit pas un mot; si je lui dis: Si
+ je m'ennuie, mon père, je vous le dirai, mais cela ne m'est pas
+ encore arrivé. Il me répond: Je vous en tirerai bien vite... Ce
+ n'est pas pour me plaindre à vous de ce que je n'espère aucun
+ secours de ce côté-là... J'ay donc recours à votre charité, mon
+ très révérend père, pour vous supplier de m'assister, parce que
+ vous seul le pouvez; je le sens à un point qui ne peut être connu
+ de vous comme il est, mais Dieu le sait...
+
+On voit, par la suite des lettres, que Rancé la soutint dans le désir
+qu'elle avait de faire une entière retraite et l'assura qu'en effet la
+solitude lui était convenable.
+
+Enfin elle put contenter cette austère envie. Selon un usage suivi par
+plusieurs veuves riches et pieuses de ce temps, elle prit logement aux
+Incurables, avec une seule servante.
+
+Celle que naguère courtisaient Brancas et de Foix, celle que La Fontaine
+et Chaulieu nommaient Iris et chantaient dans leurs vers, celle qui fut
+avec Ninon de ce souper où Molière et Boileau composèrent le latin du
+_Malade imaginaire_, maintenant, cherchant le bonheur par des voies
+nouvelles, renfermait sa vie dans une salle d'hôpital et dans une froide
+église qu'ornaient seulement les peintures austères de Philippe de
+Champaigne; elle priait, jeûnait, méditait saint Dorothée, et, pour
+divertissement, brodait des parements d'autel. Hélas! l'âge et la
+maladie ne l'avaient que trop mûrie pour la dévotion.
+
+ Ce 29 juillet 1692.
+
+ Il y a longtemps, mon très-révérend père, que je me suis donné
+ l'honneur de vous écrire. Je ne crains pas que vous soupçonniez que
+ ce soit par oubly. C'est souvent par discrétion que je m'en prive.
+ Cette fois cy c'est par scrupule. Je ne voulois pas vous dire une
+ chose que je suis persuadée qui vous fera de la peine et j'en ay
+ encore davantage à vous la laisser ignorer. Quelques jours devant
+ la Pentecoste, je m'aperçeus d'une dureté au sein, du costé droit,
+ assés douloureuse. J'eus envie de n'en point du tout parler, mais
+ après avoir souffert quelques jours, je crus que le chirurgien de
+ léans (_Elle veut parler du chirurgien des Incurables, parmi
+ lesquels se trouvaient beaucoup de cancéreux_), étant expérimenté
+ plus qu'aucun sur ces sortes de maux, je ferois mieux de lui faire
+ voir. Il me dit d'abord qu'il falloit qu'il y eût plus de deux ans
+ que je portasse ce mal, qu'il trouva d'une qualité très maligne. Je
+ lui dis comme je vivois depuis longtems. Il me dit que, bien loin
+ que cette nourriture (_les oeufs et le laitage_) me fût nuisible, il
+ croyoit que Dieu avoit permis ce genre de vie pour rendre le mal
+ moindre. Ce que je vous dis pour vous oster ce qui pourroit vous
+ peiner sur cela (_c'est Rancé qui lui avait prescrit ce genre de
+ vie_). Qui que ce soit au monde ne sait ce que je me donne
+ l'honneur de vous dire, que celuy que je vous dis et vous. Je ne
+ croy pas que vous desapprouviez ma conduite sur cela. Vous voyés
+ que je ferois des raisonnemens inutiles, et l'incommodité réelle
+ que je recevrois de ceux qui, me voyant encore, redoubleroient
+ leurs soins, qui sont de véritables accablemens pour moy. Car sy je
+ ne pouvois plus voir qui que ce soit sur la terre, l'état où je me
+ trouve seroit un vray paradis pour moy. Tant que j'ay vécu dans le
+ monde, j'ay toujours craint ce mal avec les horreurs que la nature
+ en donne.
+
+ Depuis ma conversion, je n'y avois pas pensé. Quand je m'en
+ aperçus, je me prosternay devant N. Sgr. avec larmes et lui
+ demanday avec un sentiment très vif de me l'oster ou de me donner
+ la patience de le supporter. Je puis vous protester que, depuis ce
+ moment, je n'ay pas formé un désir sur cela, Dieu m'ayant fait la
+ grâce d'ajouter à la tranquillité que j'avois devant un calme que
+ je ne puis vous exprimer. Il me semble que c'est un effet de
+ l'amour de Dieu envers moy qui a tellement augmenté celuy que
+ j'avois dans le coeur, que j'en suis beaucoup plus remplie. Ce qui
+ me fait peine est une certaine molesse, il me semble, quelquefois
+ de me coucher plus tost ou de me lever plus tard. Je pourrois
+ peut-estre et mesme je croy avoir sur cela plus d'exactitude. Car
+ je sens aussy que cela attire mon attention par la douleur. Enfin
+ il est impossible, et je m'en aperçois à tout moment, que mes
+ journées ne soient remplies d'infidélités. C'est la seule peine que
+ j'aye et qui n'est pas prête à finir, puisque j'ay bien peur de
+ n'en voir la fin qu'avec ma vie, dont les souvenirs me font
+ trembler. C'est la vérité et, sy ce que je sens quelquefois sur
+ cela n'étoit trouversé de l'espérance, j'en serois accablée. Ce
+ qu'il y a dans ce mal-cy d'inconcevable, c'est qu'il porte avec luy
+ le sentiment d'un très grand nombre de maux que l'on n'a point,
+ puisque, en effet, il semble qu'il soit unique. Cependant, je puis
+ vous dire avec vérité que je ne suis pas une heure avec une douleur
+ semblable, quoy que j'en aye toujours. Je n'avois jamais conçu que
+ cela se pût, moy qui ay assés senty de maux en ma vie, mais chacun
+ portoit sa douleur particulière. Je croy donc, mon très révérend
+ père, si vous me le permettés, qu'il faut demeurer comme il plaît à
+ Dieu me mettre. Je n'ay, par sa miséricorde, nulle impatience d'en
+ estre délivrée, ny inquiétude de souffrir; n'est-ce pas beaucoup?
+ Après cette exposition, je n'auray plus besoin de vous importuner
+ la mesme chose pour sy longtems. Je me feray, ce me semble, fort
+ bien entendre en parlant en général de ma santé, dont pourtant je
+ prendray la liberté de vous rendre un compte fidèle, puisque j'ay
+ franchy de vous dire ce qu'il me faisoit tant de peine de ne vous
+ pas dire. Je sens la joye et la consolation que je recevray de ce
+ que vous aurés la charité de me dire, par celle que je sens de vous
+ entretenir. Je vois quelquefois M. D. Elle va ce me semble bien
+ droit à Dieu, et avec un dégagement qu'il lui met au coeur, pourvu
+ que personne n'entortille n'y n'obscurcisse ses lumières.
+
+ Elle n'auroit pas besoin de tant d'attirail qu'on luy en veut
+ donner. Mais je crains qu'on ne l'attriste et il luy faudroit tout
+ le contraire, car son mal est assés pour elle. Sy elle avoit été
+ convertie en parfaite santé, N. Seigneur luy auroit donné le tems
+ d'acquérir ces forces pour le jour de l'adversité. Mais elle a
+ beaucoup à souffrir, elle est naturelle, elle a un tour aimable
+ dans l'esprit; elle va à Dieu par son coeur. Vous acheverés, mon
+ très R. P., ce qui reste à faire. Elle vous verra bientost. Voilà
+ ce que j'envierois, si j'osois désirer quelque chose. Il faut finir
+ cette lettre en vous demandant très-humblement pardon de sa
+ longueur et en vous assurant de mes respects et d'un attachement
+ pour vous dont je ne croy personne aussi capable que je le suis...
+
+ Le mal dont je vous parle n'est pas ouvert, mais il y a à craindre
+ qu'il ne s'ouvre, ce qui seroit le pis qui pût arriver à ce que
+ croit l'homme qui l'a veu.
+
+Voilà donc cette dame de la Sablière, agile à promener son âme des
+curiosités de la science aux troubles de l'amour, la voilà n'ayant plus
+à offrir à Dieu, son dernier amant, que les soupirs d'un sein décomposé!
+Heureuse encore de s'être fait une nature nouvelle et convenable à son
+horrible situation! Heureuse et belle de résignation, de patience et de
+paix! Heureuse, oh! bienheureuse dans les tortures et les dégoûts d'un
+mal dévorant, de déployer une âme angélique! On peut dire de celle qui a
+écrit cette admirable lettre, comme d'Elisabeth Ranquet que, «marchant
+sur la terre, elle était dans les cieux».
+
+Le mal fit des progrès rapides. Cinq mois plus tard, quelques jours,
+quelques heures peut-être avant sa mort, madame de la Sablière écrivait
+à Rancé ces lignes qu'on ne peut lire sans songer à ce que dit Pascal
+des misères de l'homme et de ses grandeurs:
+
+ Ce ... janvier 1693.
+
+ La maladie que j'ay augmente tous les jours, mon très R. P. Il y a
+ apparence qu'elle n'ira pas loin. Je vous supplie très humblement
+ que le mal que j'ay ne soit jamais su de personne pas plus après ma
+ mort que pendant ma vie. Dieu vous récompensera sans doute de tous
+ les biens que vous m'avés faits. Et je l'en prie de tout mon coeur.
+ Je me sens toujours la mesme tranquillité et le mesme repos,
+ attendant l'accomplissement de la volonté de Dieu sur moy. Je ne
+ désire autre chose.
+
+Elle décéda «le sixième janvier» 1693, et fut enterrée «le septième» par
+le clergé de Saint-Sulpice[32].
+
+
+
+
+M. THÉODORE REINACH
+
+ET
+
+MITHRIDATE[33]
+
+
+Des trois frères Reinach, l'aîné, Joseph, a marqué dans la politique,
+comme publiciste et comme député; le second, Salomon, est un archéologue
+justement estimé pour l'ardeur et l'exactitude de son esprit; le plus
+jeune, Théodore, après avoir promené sa curiosité en divers domaines,
+s'est établi dans l'histoire. Je ne rappellerai pas les étonnantes
+victoires scolaires qu'il remporta dans les années 1875, 1876 et 1877.
+De tels succès, bien qu'ils révèlent sans doute une intelligence précoce
+et facile, ne me semblent point enviables. Ils ont l'inconvénient de
+mettre l'adolescent dans une lumière trop forte et de lui créer une
+supériorité insoutenable.
+
+C'est un danger que de se montrer d'abord prodigieux, puisqu'il n'est
+donné à personne de le rester constamment. Il y a là une situation
+difficile. Mais on en souffre peu si l'on est un savant, c'est-à-dire un
+homme laborieux et modeste. Il est impossible au vrai savant de n'être
+point modeste: plus il fait, et mieux il voit ce qu'il reste à faire. Et
+je crois reconnaître en M. Théodore Reinach une âme vouée tout entière à
+la science.
+
+Ses couronnes scolaires étaient encore toutes fraîches quand il
+entreprit de traduire _Hamlet_ en employant alternativement, à l'exemple
+de Shakespeare, la prose et le vers.
+
+L'idée semble excellente et naturelle. Je ne crois pas qu'elle ait été
+réalisée de la manière la plus heureuse par M. Théodore Reinach. Je
+doute même qu'elle soit réalisable. On pourrait essayer peut-être, pour
+une étude de ce genre, d'un vers très souple et sans entraves, alternant
+avec une prose rythmique comme celle de la _Princesse Maleine_. Mais
+cela même est-il bien possible? Est-il possible de repenser un poète
+assez vivement pour le transcrire avec son chant et toutes ses
+harmonies? Au reste, ce n'est point la question. Si j'ai rappelé cet
+essai de M. Théodore Reinach, c'est parce que le savant s'y révèle déjà
+par le bon établissement du texte, par la précision des notes et par la
+sûreté d'information dont témoigne l'intéressante introduction qui
+précède l'ouvrage. À cet égard, peu de traducteurs, en France, ont aussi
+bien compris leur devoir que M. Théodore Reinach, et il serait heureux
+que son exemple fût suivi.
+
+Il a donné, un peu plus tard, une _Histoire des Israélites depuis la
+dispersion jusqu'à nos jours_, ainsi que plusieurs mémoires dans la
+_Revue des études juives_. Il s'est beaucoup occupé d'antiquités
+helléniques et d'antiquités orientales. Il a étudié dans un ouvrage
+spécial, _Trois royaumes de l'Asie Mineure_ (1888), la numismatique des
+rois de Cappadoce, de Bithynie et de Pont. Et cet ouvrage doit être
+particulièrement signalé ici, parce qu'il fut pour l'auteur une sorte de
+préparation à l'_Histoire de Mithridate_ et, si je puis dire,
+l'échafaudage du monument.
+
+Mettons, pour être tout à fait exact, un des échafaudages, car il en
+fallait d'autres. Les sources de l'histoire de Mithridate sont de trois
+sortes: 1° Les médailles, qui, étudiées dans le livre que je viens de
+citer, ont fourni à l'auteur les éléments d'une chronologie. Elles lui
+ont donné, en outre, quelques indices sur l'état des moeurs et des arts,
+ainsi que sur le gouvernement des provinces. Enfin, c'est sur quelques
+beaux tétradrachmes frappés dans le Pont, à Pergame ou en Grèce, qu'on
+trouve le portrait de Mithridate. 2° Les inscriptions. M. Théodore
+Reinach en a réuni vingt et une, tant grecques que latines. 3° Les
+auteurs. Cette source est de beaucoup la plus abondante. Mais les
+documents qu'elle fournit devaient être soumis à une critique
+rigoureuse. On sait que les ouvrages des écrivains qui ont raconté
+l'histoire de Mithridate à proximité des événements ne nous sont point
+parvenus.
+
+Nous n'avons ni les Mémoires de Sylla, ni ceux de Rutilius Rufus, ni
+l'ouvrage de Sisena, ni les histoires de Salluste, ni le poème
+d'Archias, ni les parties de Tite-Live concernant la guerre
+mithridatique. On en est réduit à consulter des ouvrages postérieurs de
+cent cinquante à trois cents ans au règne de Mithridate et qui, par
+conséquent, empruntent toute leur autorité historique aux documents
+d'après lesquels ils ont été composés. Mais les anciens n'indiquaient
+guère les sources où ils puisaient, et c'est par des recherches très
+attentives et des observations très délicates que Théodore Reinach est
+parvenu à reconnaître les textes que Plutarque, Appien, Dion Cassius
+avaient sous les yeux quand ils composaient leurs récits. Je n'entrerai
+point dans le détail de ces procédés, qui ne relèvent que de la critique
+érudite. Le peu que j'en viens de dire m'a été inspiré par ce goût
+naturel qui porte chacun de nous à s'intéresser aux bonnes méthodes de
+travail.
+
+Les ouvrages de pure érudition ne sont point de ma compétence et ne
+peuvent faire la substance d'une de ces causeries littéraires qui
+veulent des sujets faciles et variés. Le spécial et le particulier ne
+sont point notre fait. Par bonheur, il n'est pas rare qu'un véritable
+savant soit amené par le progrès de ses recherches à ces généralisations
+dont les esprits curieux peuvent tirer tout de suite agrément et profit.
+Je ne manque point alors de me pénétrer des idées de ce savant et de
+rapporter ce que j'en ai pu saisir. Je ne suis jamais si heureux que
+lorsqu'il m'est donné d'entretenir des travaux d'un Renan ou d'un
+Darmesteter, d'un Gaston Paris ou d'un Paul Meyer, d'un Oppert ou d'un
+Maspero. Or, si le _Mithridate_ de M. Théodore Reinach relève de
+l'érudition pour la méthode, il appartient à la littérature historique
+par la grandeur du sujet, l'intérêt du récit et l'abondance des vues.
+C'est un beau livre, d'une lecture facile dans presque toutes les
+parties et, par endroits, attachante et passionnante plus que je ne
+saurais dire. C'est qu'en effet M. Théodore Reinach a bien choisi son
+sujet. Il l'a pris neuf et fécond. L'histoire de Mithridate, qui n'avait
+jamais été traitée à part, est, entre toutes, grande et tragique.
+
+De nos jours encore, les paysans et les pêcheurs d'Iéni-Kalé montrent,
+près de Kertch, l'antique Panticapée, un rocher qui se dresse en forme
+de chaise sur le bord de la mer. «C'est, disent-ils, le trône de
+Mithridate!» L'homme que la légende a mis comme un colosse sur ce siège
+énorme et sauvage garde aussi dans l'histoire une grandeur farouche.
+
+Perse d'origine, issu de ces Mithridate qui mouraient au delà du terme
+ordinaire de la vie humaine, laissant dans leur harem des enfants en bas
+âge, Mithridate, qui fut nommé depuis Eupator et Dionysos, était nourri
+dans Sinope, sa ville natale, et touchait à sa treizième année quand son
+père, Mithridate Evergète, périt dans une de ces tragiques et ordinaires
+intrigues de sérail qui réglèrent de tout temps la succession des
+despotes de l'Orient. Sa mère, la Syrienne Laodice, qui, dans l'ennui du
+gynécée, avait songé qu'Evergète durait trop, devint sultane par le
+droit oriental du meurtre. Le jeune Mithridate, victime d'inexplicables
+accidents de chasse et flairant sur sa table des mets suspects,
+s'aperçut bientôt que sa mère trouvait qu'il grandissait trop vite. Il
+s'enfuit dans les forêts épaisses du Paryadris, où il mena, seul,
+inconnu, la rude vie du chasseur et du bandit. On raconte que, semblable
+aux géants de pierre sculptés dans le palais de Sargon, il étouffait des
+lionceaux entre ses bras. Après sept ans passés nuit et jour dans les
+bois et dans les rochers, il reparut à Sinope, où on le croyait mort,
+réclama son héritage, l'arracha de force et de ruse à la Syrienne, qui
+l'avait aux trois quarts dissipé, territoires et trésors. Rapidement, il
+se refit un royaume et «soumit à sa domination, ou tout au moins à son
+influence, tout le bassin de la mer Noire».
+
+Ce n'était pas un empire, mais une multitude de peuples. On y parlait
+vingt-deux ou vingt-cinq langues différentes. Royaume de la mer, «le
+Pont-Euxin, qui lui donnait son nom, lui donnait aussi son unité».
+
+On sait le reste, que je ne puis rappeler ici, même brièvement, puisque
+c'est, comme dit Racine, «une partie considérable de l'histoire
+romaine». On sait la rupture avec Rome, que Mithridate avait d'abord
+ménagée; la conquête de l'Asie Mineure, suivie du massacre de
+quatre-vingt mille Romains; le protectorat de la Grèce et ce grand
+dessein, imité d'Alexandre, de l'union du monde hellénique et du monde
+oriental, qui finit cruellement à Chéronée et à Orchomène; et, après la
+guerre de Sylla, les guerres de Lucullus et de Pompée qui font voir,
+selon la parole de Montesquieu «non pas des princes déjà vaincus par les
+délices et l'orgueil, comme Antiochus et Tigrane, ou par la crainte,
+comme Philippe, Persée et Jugurtha; mais un roi magnanime, qui, dans les
+adversités, tel qu'un lion qui regarde ses blessures, n'en était que
+plus indigné» (_Grand. et déc._, chap. VII).
+
+On sait enfin (et c'est là que je m'arrêterai un instant) qu'après la
+défaite de Nicopolis, où ses cavaliers furent égorgés, dans la nuit,
+jusqu'au dernier par les légionnaires de Pompée, le vieux roi s'échappa
+seul à cheval, avec sa concubine Hypsicratée, vêtue comme un de ces
+guerriers barbares, dont elle avait le coeur. Il courut le long du
+Caucase et, parvenu en fugitif dans le Bosphore révolté, il le
+reconquit. Ce fut son dernier royaume. Là, contraint d'abandonner l'Asie
+à l'ennemi qu'il combattait depuis quarante ans avec une invincible
+haine, il conçut le projet de marcher sur l'Occident par la Thrace, la
+Macédoine et la Pannonie, d'entraîner avec lui les Scythes des steppes
+sarmates et les Celtes du Danube, et de se jeter sur l'Italie avec un
+torrent de peuples.
+
+Ce plan gigantesque, Mithridate l'expose, au troisième acte de la
+tragédie de Racine, dans un discours imité d'Appien:
+
+ C'est à Rome, mes fils, que je prétends marcher.
+
+Et il ajoute un peu plus loin:
+
+ Ne vous figurez point que de cette contrée
+ Par d'éternels remparts Rome soit séparée.
+ Je sais tous les chemins par où je dois passer,
+ Et si la mort bientôt ne me vient traverser,
+ Sans reculer plus loin l'effet de ma parole,
+ Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole.
+ Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours
+ Aux lieux où le Danube y vient finir son cours?
+
+«J'en doute!» s'écria le prince Eugène de Savoie, qui avait fait la
+guerre contre les Turcs. Et le vainqueur inspiré de Zentha doutait avec
+raison qu'une flotte de guerre pût traverser en deux jours l'espace de
+mer qui sépare Kertch des bouches du Danube et qu'il suffît de trois
+mois à une armée nombreuse pour se rendre, à travers sept cents lieues
+de terres, de la Bulgarie à Rome. Mais ces mauvais calculs sont
+imputables seulement à Jean Racine, qui, apparemment, n'était pas un
+grand homme de guerre. C'est lui qui les a faits, dans sa maison, sur sa
+table, avec beaucoup d'innocence. Aucun témoignage antique ne permet
+d'en rapporter la faute à Mithridate lui-même, qui n'est pas responsable
+des beautés dont un poète se plut à orner ses plans. On sait seulement
+que le vieux roi «se proposait de longer la rive septentrionale de
+l'Euxin, entraînant sur sa route les Sarmates et les Bastarnes, puis de
+remonter la vallée du Danube, où les tribus gauloises, dont il avait
+soigneusement cultivé l'amitié, accouraient en foule sous ses étendards.
+Ainsi devenu le généralissime de la barbarie du Nord, il traversait la
+Pannonie et descendait comme une avalanche du sommet des Alpes sur
+l'Italie dégarnie de troupes, affaiblie par ses querelles politiques et
+sociales.» Ce projet, dont la grandeur faisait l'étonnement des anciens,
+n'a pas été beaucoup admiré par les historiens modernes. Michelet, qui
+est enthousiaste, s'est un peu ému en l'exposant; mais M. Mommsen, dont
+le défaut n'est point l'enthousiasme, n'a vu là qu'une pitoyable folie.
+«L'invasion projetée des Orientaux en Italie, a-t-il dit, était
+simplement risible. Ce n'était qu'une fantaisie du désespoir
+impuissant.» M. Théodore Reinach ne le croit pas. Il rappelle que les
+Cimbres avaient démontré, quarante ans auparavant, que la muraille des
+Alpes n'était point infranchissable et il estime qu'une invasion
+fondant, en l'an 63 avant l'ère chrétienne, sur l'Italie, déchirée par
+la guerre civile, pouvait faire éprouver à Rome les deuils et les hontes
+qu'Alaric devait lui infliger cinq siècles plus tard. Cette opinion est
+soutenable. Mais la dispute sur ce point ne sera jamais terminée. Trahi
+par son fils, abandonné par ses peuples, Mithridate s'est donné la mort
+dans la citadelle de Panticapée, au milieu des préparatifs de sa grande
+entreprise. Toutefois, cela seul condamne cette entreprise qu'elle se
+soit, dès l'abord, renversée sur son auteur. Il n'importe! C'était un
+grand ennemi et qui savait haïr. «Il possédait les dons respectables de
+la haine», dit Mommsen, et M. Théodore Reinach ajoute: «Dans ce cerveau
+surexcité, la haine atteignait au génie.» Les Romains, qui le
+craignaient, se réjouirent de sa mort. Les soldats qui vinrent
+l'annoncer à Pompée portaient des lauriers comme les messagers des
+victoires.
+
+L'embarras fut de reconnaître le corps du terrible sultan. Il était si
+défiguré qu'on ne put le reconnaître qu'aux vieilles cicatrices dont il
+était couvert. Pompée le fit coucher dans la nécropole royale de Sinope.
+Mais c'est surtout par les éclats de leur joie que les Romains rendirent
+les honneurs suprêmes à Mithridate Eupator.
+
+Quelques années plus tard, Rome fit de nouvelles réjouissances pour la
+mort d'un ennemi. Cette fois l'ennemi était une femme. Il y eut dans la
+Ville-Éternelle, des danses et des sacrifices à la mort de Cléopâtre
+comme à la mort de Mithridate. C'est qu'avec Cléopâtre périssait enfin
+cet Orient guerrier qui avait disputé l'empire à Rome, coûté à l'Italie
+tant de travaux et la vie de tant de soldats et de citoyens. Il est
+visible que M. Théodore Reinach ressent pour Mithridate ce genre
+d'intérêt dont un peintre attentif ne se défend guère à l'endroit d'un
+modèle longuement étudié. Il suit le roi de Pont dans toutes ses
+entreprises avec un mélange d'admiration et d'horreur. Il s'étonne, non
+sans raison, de cette volonté si souple et si forte, de cette
+infatigable énergie, de cet esprit de ruse et d'audace, de cette âme
+indomptable qui puise dans la défaite des ressources nouvelles et que
+les anciens ont comparée au serpent, qui, la tête écrasée, dresse sa
+queue menaçante. Pourtant, quand il se recueille pour porter un jugement
+d'ensemble, il se garde d'exalter son héros aux dépens de la justice et
+de la vérité. Voici la page où se trouve résumée, non sans force, la
+pensée de l'historien sur le despote extraordinaire dont il a conté la
+vie:
+
+ Malgré ses talents multiples, malgré son activité infatigable,
+ malgré sa fin héroïque, il a manqué quelque chose à Mithridate pour
+ être rangé parmi les vrais grands hommes de l'histoire: je veux
+ dire un idéal supérieur, conçu avec sincérité, poursuivi avec
+ constance. Que représente celui qu'on a appelé le Pierre le Grand
+ de l'antiquité? La cause de la liberté, de la civilisation
+ hellénique ou, au contraire, la réaction de l'Orient despotique et
+ fanatique contre l'Occident libéral et éclairé? On ne le sait,
+ lui-même l'ignore. Nous l'avons vu, dans la première partie de son
+ règne, se porter en champion de l'hellénisme, copier Alexandre,
+ conserver la tunique, coucher dans le gîte du conquérant
+ macédonien. Un moment même, il a semblé qu'il eût réalisé son rêve
+ ou, du moins, ramené les beaux jours du royaume de Pergame: l'Asie
+ affranchie, la vieille Grèce elle-même soulevaient sur leurs
+ épaules, dans un élan de fièvre joyeuse, le sauveur providentiel
+ descendu des bords lointains de l'Euxin. Mais la fin du règne va
+ nous offrir un tableau bien différent. Sous le masque hellénique,
+ qui bientôt crève de toutes parts, nous trouverons un héros encore,
+ mais un héros barbare, répudiant une civilisation d'emprunt,
+ détruisant de ses propres mains les villes qu'il a fondées,
+ adressant un appel désespéré au fanatisme religieux et national des
+ vieux peuples de l'Asie et des hordes nomades du Nord, dont il
+ semble incarner désormais la haine irréconciliable non seulement
+ contre le conquérant romain, mais encore contre la civilisation
+ méditerranéenne. Quel est le véritable Mithridate? Celui de
+ Chersonèse et de Pergame ou celui d'Artaxata et de Panticapée? Je
+ crains que ce ne soit ni l'un ni l'autre et que, dans ces deux
+ rôles, où il paraît successivement passé maître, Mithridate n'ait
+ été, en effet, qu'un prodige d'ambition et d'égoïsme, un royal
+ tragédien, jouant de l'Olympe et de l'Avesta, des souvenirs
+ d'Alexandre et des reliques de Darius, du despotisme et de la
+ démagogie, de la barbarie et de la civilisation comme d'autant
+ d'instruments de règne, autant de moyens de séduire et d'entraîner
+ les hommes, sans jamais partager, au fond, les passions qu'il
+ exploite et restant calme au milieu des tempêtes qu'il déchaîne.
+
+M. Théodore Reinach nous a fait voir Mithridate souverain d'un royaume
+mouvant, plusieurs fois perdu et reconquis, changeant sans cesse de
+configuration et de place. Il nous a montré ce maître de tant de vies
+humaines conduisant, avec une ardeur toujours égale, des guerres mêlées
+d'étonnantes victoires et d'étonnantes défaites. Il a montré le sultan
+de Pont tour à tour conquérant, diplomate, fondateur de villes,
+organisateur de provinces, colon, protecteur du commerce, des arts et
+des lettres, et destructeur des peuples.
+
+Ce n'est pas tout. Il s'est plu encore à nous montrer, autant qu'il
+était possible, Mithridate dans l'intimité de sa vie, couché sur un lit
+d'or à ces banquets où il réunissait les orateurs et les rhéteurs
+hellènes à ces officiers barbares qui portaient le titre envié d'Amis et
+de Premiers-Amis du roi. Et ce ne sont pas là les tableaux les moins
+intéressants du livre. Mithridate n'était pas sans doute un lumineux
+génie. Mommsen lui refuse même l'étendue de l'intelligence, et M.
+Théodore Reinach reconnaît que ce n'était pas un véritable grand homme.
+Mais, à coup sûr, c'était ce qu'on nomme un caractère. Sa figure est
+étrange et d'un relief puissant. À l'approcher, on admire une bête
+humaine de cette stature et de ce tempérament, si rusée et si forte, si
+ingénieuse et si barbare, et douée de si épouvantables vertus.
+
+On a son profil sur les tétradrachmes. Il était beau, les traits grands,
+la chevelure bouclée. C'était une espèce de géant. La grandeur de ses
+armes étonna Pompée. Et ses armures, suspendues aux temples de Delphes
+et de Némée, devant lesquelles s'émerveillaient les visiteurs,
+semblaient les dépouilles d'un Titan. Ceint d'une tiare étincelante,
+vêtu, à l'orientale, de robes précieuses, portant le large pantalon
+perse, il apparaissait, dans le feu des pierreries, comme l'image, sur
+la terre, des dieux-astres, Ormuzd et Améria, auxquels il allumait en
+offrande une forêt sur une montagne. Sous ces dehors d'idole orientale,
+c'était le plus agile cavalier de son armée, et il n'avait pas d'égal
+pour lancer le javelot.
+
+Habituellement sobre, il lui prit envie, un jour, à table, de lutter
+avec un athlète pour la capacité du boire et du manger, et de cette
+lutte il sortit vainqueur. Ce colosse avait une certaine délicatesse de
+goût. Il recherchait la belle vaisselle d'or et d'argent, ce qui était,
+à vrai dire, un luxe commun alors à tous les grands personnages. Il
+avait formé un riche cabinet de pierres gravées. Il aimait les beaux
+discours, et lui-même il parlait avec éloquence en plusieurs langues.
+Enfin, ses connaissances en médecine semblent avoir été assez étendues
+et profondes, bien qu'il mêlât à ses recettes beaucoup de formules de
+sorcellerie.
+
+Comme tous les dynastes d'Orient, il avait une grande habitude du
+meurtre domestique. Quatre de ses fils périrent par son ordre:
+Ariarathe, Mithridate, Macharès et Xipharès. Mais il faut voir
+l'enchaînement des crimes dans cette maison et se rappeler que sa mère
+avait tenté de le faire tuer et qu'enfin un fils qu'il avait épargné,
+Pharnace, fut cause de sa mort.
+
+Il semble avoir beaucoup aimé sa fille Drypetina, un monstre qui avait
+une double rangée de dents à chaque mâchoire, et, s'il la fit poignarder
+par un eunuque, ce fut pour qu'elle ne tombât pas vivante aux mains des
+Romains.
+
+Deux autres de ses filles, Mithridatis et Mysa, moururent avec lui à
+Panticapée pour la même raison. Rien alors de plus ordinaire, après une
+défaite, que le massacre de tout un sérail. Avant de battre en retraite,
+on tuait les femmes à l'approche de l'ennemi, comme aujourd'hui on
+détruit le matériel embarrassant. Après la défaite infligée, à Cabira,
+par Lucullus à l'armée pontique, Mithridate, en fuite sur Comana,
+dépêcha l'eunuque Bacchidès à Pharnacie avec ordre de faire mourir
+toutes les femmes du sérail. Parmi elles se trouvaient deux soeurs du
+roi, Roxane et Statira, âgées de quarante ans, qui n'avaient point été
+mariées, et deux de ses femmes, Ioniennes l'une et l'autre, Bérénice de
+Chios et Monime de Stratonicée. Monime avait refusé quinze mille pièces
+d'or dont Mithridate croyait l'acheter. Il fallut que le roi de Pont lui
+envoyât le bandeau royal. C'était d'ailleurs un présent qui coûtait peu
+à ce grand faiseur de reines.
+
+On trouva plus tard, dans les archives du Château neuf, près Cabira, une
+correspondance échangée entre Monime et Mithridate, dont le ton
+licencieux choqua la pudeur des Romains. Mais, enfermée loin de la
+Grèce, dans un sérail, sous la garde de soldats barbares, la fière
+Ionienne regrettait amèrement sa patrie et la liberté. Bacchidès portait
+aux femmes l'ordre de mourir de la manière que chacune d'elles croirait
+la plus prompte et la moins douloureuse. Bérénice se fit apporter une
+coupe de poison. Sa mère, qui était près d'elle, lui demanda de la
+partager. Elles burent toutes deux. La mère mourut la première. Et,
+comme Bérénice se tordait dans une horrible agonie, Bacchidès l'acheva
+en l'étouffant. Roxane et Statira choisirent aussi le poison. La
+première le prit en maudissant son frère. Mais Roxane, au contraire, le
+loua de ce qu'au milieu des dangers qu'il courait lui-même il ne les
+avait pas oubliées et leur avait assuré une mort libre, abritée des
+outrages. Monime, en mémoire peut-être des reines tragiques de ses
+poètes, détacha de son front le bandeau royal, le noua autour de son cou
+et se pendit, comme Phèdre, à une cheville de la chambre. Mais le faible
+tissu se rompit.
+
+Plutarque a conservé ou trouvé les douloureuses paroles que, selon lui,
+prononça alors la jeune femme: «Fatal diadème, s'écria-t-elle, tu ne me
+rendras pas même ce service!» Et elle présenta la gorge à l'eunuque.
+Ainsi périt, après de longs dégoûts, dans le sérail de Pharnacie, Monime
+de Stratonicée.
+
+Il y a sans doute quelque brusquerie à quitter sur cette tragédie
+domestique l'histoire du grand Asiatique contre qui s'illustrèrent
+Sylla, Lucullus et Pompée. Mais cette scène de femmes empoisonnées,
+étouffées, égorgées par un eunuque révèle mieux peut-être que tous les
+récits de guerre le vrai Mithridate, le vieux sultan de Pont, le
+despote, l'Oriental.
+
+FIN
+
+
+
+
+NOTES
+
+
+[1: Toute licence sauf contre l'amour, 1892, in-18.]
+
+[2: Par Guy de Maupassant.]
+
+[3: Par Paul Bourget.]
+
+[4: _Souvenirs du baron de Barante_, de l'Académie française, 1782-1866,
+publiés par son petit-fils, CLAUDE DE BARANTE; in-8°; tome Ier.]
+
+[5: Le vicomte Eugène Melchior de Vogüé.]
+
+[6: _César Borgia_, sa vie, sa captivité, sa mort, d'après de nouveaux
+documents des dépôts des Romagnes, de Simancas et des Navarres, par
+Charles Yriarte, 2 vol. in-8°.]
+
+[7: _Essais orientaux_, 1 vol. in-8°.--_Lettres sur l'Inde_, 1 vol.
+in-18.--_La Légende divine_, 1 vol. in-18.]
+
+[8: _Poésies et contes populaires de la Gascogne_, par Jean-François
+Bladé, correspondant de l'Institut (dans la collection des _Littératures
+populaires_, de Maisonneuve et Leclerc), 6 vol.--_Traditions, coutumes,
+légendes et contes des Ardennes_, par Albert Meyrac, avec préface par
+Paul Sébillot, 1 vol.--_Esthétique de la tradition_, par Émile Blémont,
+et _Études traditionnistes_, par Andrew Lang (dans la _Collection
+internationale de la tradition_, de MM. Émile Blémont et Henry Carnoy),
+2 vol.]
+
+[9: Vannes, 1891, in-8°. (Extrait de la _Revue des traditions
+populaires_.)]
+
+[10: Je parlais ici des _Études_, revue dirigée par les pères de la
+Compagnie de Jésus. On ne m'y a point ménagé, mais il n'est pas au
+pouvoir des Pères de me rendre injurieux et de mauvaise foi. Je n'ai
+point cessé de reconnaître et de dire que leur revue est rédigée par des
+écrivains habiles et judicieux. Je prévoyais bien que le livre du père
+Didon leur paraîtrait d'un goût douteux et qu'ils estimeraient pour le
+moins imprudent l'essai tenté par l'éloquent dominicain d'une
+psychologie de Jésus, selon les méthodes de Taine et de Bourget. Mes
+pressentiments ne me trompaient pas. Quelques jours après avoir publié
+mon article, je reçus les _Études religieuses_ de novembre 1890, et j'y
+lus avec grand plaisir un morceau très solide sur le _Jésus-Christ_ du
+père Didon, où il est dit: «N'a-t-il pas trop accordé au désir de placer
+Jésus dans «son milieu»? Certaines phrases sur l'influence de ce milieu
+sonnent d'une façon étrange, à propos du Verbe incarné. Ainsi, parmi des
+détails d'une longueur un peu exagérée sur «l'éducation» qu'a dû
+recevoir Jésus «adolescent», et après cette observation que, «dans les
+assemblées publiques, à la synagogue (de Nazareth), il connut aussi, par
+expérience, les misères, les travers, les aberrations et la vaine
+science des docteurs de son temps...,» vient cette réflexion au moins
+inutile: «Les premières impressions de l'adolescence ne s'effacent pas;
+_en Jésus, comme en nous, elles aident à comprendre les volontés, les
+paroles, les actes de l'âge mûr_.» (T. I, pp. 84-85.) La description
+très poétique de Nazareth est précédée de ces lignes encore plus
+singulières: «On ne comprendrait pas sa physionomie (celle de Jésus) et
+son caractère, si, dans l'étude de son adolescence et de sa jeunesse, on
+négligeait le milieu extérieur, la nature au sein de laquelle il a
+grandi. L'homme tient par des attaches trop étroites au sol qui l'a vu
+naître, pour n'en pas recevoir l'empreinte...» (P. 86.) Nous n'aimons
+pas non plus lire que «la pensée (du supplice auquel Jésus se savait et
+se sentait voué) étendait sur tout son être un voile de tristesse.» (I,
+p. 270); ou que «_souvent_, dans sa vie, Jésus a laissé voir
+l'accablement où le jetait la vue seule du calice qu'il devait boire».
+(P. 166.)--Ces observations excellentes sont du R. P. J. Brucker, qui
+est, avec le R. P. P. Brucker, un des rédacteurs les plus distingués des
+_Études_.]
+
+[11: À propos du drame de MM. Victorien Sardou et Moreau.--Consultez
+Henry Houssaye; Cléopâtre, dans _Aspasie, Cléopâtre, Théodora_, 1 vol.]
+
+[12: Consultez sur ce point une note de M. Maspero dans l'étude de M.
+Henry Houssaye citée plus haut.]
+
+[13: Il est sans doute utile de rappeler que ces deux articles sont
+écrits, l'un avant, l'autre après la première représentation du drame de
+MM. Victorien Sardou et Moreau, à la porte Saint-Martin.]
+
+[14: H. Houssaye _loc. cit_., note n°11.]
+
+
+[15: _La Conquête du Paradis_, par Judith Gautier (dans la bibliothèque
+des romans historiques. Armand Colin, éditeur). 1 vol.]
+
+[16: Le _Pèlerin passionné_, 1 vol. in-18.]
+
+[17: _Reliques de Jules Tellier_, 1 vol.]
+
+[18: On sait qu'il n'y a pas de facultés à Rouen. Tellier place un
+étudiant imaginaire dans une faculté imaginaire.]
+
+[19: Tellier avait mis _quotquot erant vantes_. J'ai rétabli le texte
+d'Ovide, mais le sens n'est plus tout à fait le même. Ovide ne dit pas
+que tout poète indistinctement lui semblait un dieu. Il fait allusion au
+trouble dont il était saisi dans ses premières rencontres avec un
+poète.]
+
+[20: Voici la pièce entière.
+
+ PRIÈRE
+
+ Fantôme qui nous dois dans la tombe enfermer,
+ Mort dont le nom répugne et dont l'image effraie,
+ Mais qu'à force de crainte on finit par aimer,
+ Puisque la vie est vaine et que toi seule es vraie;
+
+ Ô Mort, qui fais qu'on vit sans but et qu'on est las,
+ Et qu'on rejette au loin la coupe non goûtée,
+ Mort qu'on maudit d'abord et dont on ne veut pas,
+ Mais qu'on appelle enfin quand on t'a méditée;
+
+ Ô la peur et l'espoir des âmes, bonne Mort
+ Dont le souci nous trouble un temps, et puis nous aide,
+ Mystérieux écueil où se blottit un port,
+ Et poison merveilleux où se cache un remède;
+
+ Ô très bonne aux vaincus et très bonne aux vainqueurs
+ Qui sur leurs fronts à tous baises leurs cicatrices,
+ Ô des douleurs des corps ou de celles des coeurs
+ La sûre guérisseuse et la consolatrice!
+
+ Puisque tant de ferveur pour toi s'élève en lui,
+ Qu'il veut te préférera tout, même à l'Aimée,
+ Sois clémente à l'enfant qui t'invoque aujourd'hui,
+ Bien qu'il t'ait méconnue et qu'il t'ait blasphémée.
+
+ Ma haine s'est changée en un amour profond:
+ Voici croître en mon coeur guéri de ses chimères
+ L'ennui des voluptés dont on touche le fond
+ Et le morne dédain des choses éphémères.
+
+ Vivre dans l'instant n'est que trembler et souffrir.
+ Songe à l'horrible attente et fais-toi moins tardive!
+ Il suffit que tu sois pour qu'on veuille mourir:
+ Le temps laissé par toi ne vaut pas qu'on le vive.
+
+ Donne-moi le Repos et l'Oubli, les seuls biens!
+ Endors-moi dans la paix de ta couche glacée!
+ Mais avant le moment où tu clôras les miens,
+ Ferme les yeux par qui mon âme fut blessée!
+
+ Périsse avant moi l'Être éphémère et charmant,
+ Apparence flottant parmi les apparences,
+ Dont la grâce a troublé mon coeur profondément,
+ Et par qui j'ai connu de si dures souffrances!
+
+ Car, dût-elle aussitôt disparaître à son tour
+ De ce monde où tout n'est que mirage et que leurre,
+ Quand même pour la vie elle n'aurait qu'un jour,
+ Et quand pour le plaisir elle n'aurait qu'une heure,
+
+ Cette heure-là, rien que cette heure, en vérité,
+ Quand j'y songe un instant, m'est à ce point cruelle,
+ Que je n'en conçois plus même la vanité,
+ Et qu'à mon coeur jaloux elle semble éternelle,
+
+ Janvier 1888.
+]
+
+[21: Voir sur cette phrase l'article suivant intitulé _la Rame
+d'Ulysse_.]
+
+[22: _Blaise Pascal_, par Joseph Bertrand, de l'Académie française,
+secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, 1 vol. in-8°.--_Le
+dogmatisme et la foi dans Pascal_, par Sully-Prudhomme (dans la _Revue
+des Deux Mondes_ du 15 octobre 1891).]
+
+[23: 1 vol. in-18. Perrin édit.]
+
+[24: _La fin du paganisme, étude sur les dernières luttes religieuses en
+Occident au quatrième siècle_, par Gaston Boissier, 2 volumes
+in-8°.--Hachette, édit.]
+
+[25: _Cicéron et ses amis_, 1 vol.; _Promenades archéologiques, Rome et
+Pompéï_, 1 vol.; _Nouvelles Promenades archéologiques, Horace et
+Virgile_, 1 vol.; l'_Opposition sous les Césars_, 1 vol.; la _Religion
+romaine, d'Auguste aux Antonins_, 2 vol.]
+
+[26: À propos du livre étudié dans le précédent article: _La Fin du
+paganisme. Étude sur les dernières luttes religieuses en Occident, au
+IVe siècle_, par Gaston Boissier, 2 vol. in-8°.]
+
+[27: _Une Passionnette_, 1 vol. in-8°, Calmann Lévy, éditeur.]
+
+[28: Les grands écrivains: _Madame de La Fayette_, par le comte
+d'Haussonville. 1 vol. in-18. Hachette éditeur.]
+
+[29: Dans la préface de l'édition Conquet, in-8°.]
+
+[30: Un poète breton. Charles Le Goffic. (_Amour breton_), 1 vol.
+in-18.]
+
+[31: _Coeur double_, avec une préface, 1 volume.]
+
+[32: Cette date est prise dans l'acte de décès que Jal a publié dans son
+dictionnaire. Il y est dit que madame de la Sablière décéda rue aux
+Vaches, dite aussi rue aux Vachers et actuellement la rue Rousselet.
+Mais d'une étude destinée au journal le _Temps_ et dont l'auteur, M.
+Georges Villain, a bien voulu me communiquer les épreuves, il résulte
+que madame de la Sablière est morte dans l'appartement qu'elle occupait
+aux Incurables, tout contre la chapelle.]
+
+[33: _Mithridate Eupator, roi de Pont_, par Théodore Reinach, 1 vol.
+in-8°.]
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La vie littéraire, by Anatole France
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE LITTÉRAIRE ***
+
+***** This file should be named 20143-8.txt or 20143-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
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+
+Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net
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+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
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