diff options
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 20143-8.txt | 10015 | ||||
| -rw-r--r-- | 20143-8.zip | bin | 0 -> 228375 bytes | |||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
5 files changed, 10031 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/20143-8.txt b/20143-8.txt new file mode 100644 index 0000000..4463bc2 --- /dev/null +++ b/20143-8.txt @@ -0,0 +1,10015 @@ +The Project Gutenberg EBook of La vie littéraire, by Anatole France + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La vie littéraire + Quatrième série + +Author: Anatole France + +Release Date: December 20, 2006 [EBook #20143] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE LITTÉRAIRE *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net + + + + + + +ANATOLE FRANCE + +LA VIE LITTÉRAIRE + +QUATRIÈME SÉRIE + + +PARIS + +CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS + + + + +PRÉFACE + + +En publiant ce quatrième volume de la _Vie littéraire_, je me fais un +devoir très doux de remercier le public lettré de la bienveillance avec +laquelle il a reçu les trois premiers. Je ne mérite point cette faveur; +mais si j'en étais digne de quelque manière ce serait pour avoir donné +beaucoup au sentiment et rien à l'esprit de système. Je ne sais comment +il faudrait appeler exactement ces causeries, et sans doute elles ont +trop peu de forme pour avoir un nom. À coup sûr, le terme le plus +impropre dont on puisse les désigner est celui d'articles critiques. Je +ne suis point du tout un critique. Je ne saurais pas manoeuvrer les +machines à battre dans lesquelles d'habiles gens mettent la moisson +littéraire pour en séparer le grain de la balle. Il y a des contes de +fées. S'il y a aussi des contes de lettres, c'en sont là plutôt. + +Tout y est senti. J'y ai été sincère jusqu'à la candeur. Dire ce qu'on +pense est un plaisir coûteux mais trop vif pour que j'y renonce jamais. +Quant à faire des théories, c'est une vanité qui ne me tente point. + +Ce qui rend défiant en matière d'esthétique, c'est que tout se démontre +par le raisonnement. Zénon d'Élée a démontré que la flèche qui vole est +immobile. On pourrait aussi démontrer le contraire, bien qu'à vrai dire, +ce soit plus malaisé. Car le raisonnement s'étonne devant l'évidence, et +l'on peut dire que tout se démontre, hors ce que nous sentons véritable. +Une argumentation suivie sur un sujet complexe ne prouvera jamais que +l'habileté de l'esprit qui l'a conduite. M. Maurice Barrès a été bien +avisé de dire dans un opuscule exquis[1]: «Ce qui distingue un +raisonnement d'un jeu de mots, c'est que celui-ci ne saurait être +traduit.» Il faut bien que les hommes aient quelque soupçon de cette +grande vérité, puisqu'ils ne se gouvernent jamais par le raisonnement. +L'instinct et le sentiment les mènent. Ils obéissent à leurs passions, à +l'amour, à la haine et surtout à la peur salutaire. Ils préfèrent les +religions aux philosophies et ne raisonnent que pour se justifier de +leurs mauvais penchants, et de leurs méchantes actions, ce qui est +risible, mais pardonnable. Les opérations les plus instinctives sont +généralement celles où ils réussissent le mieux, et la nature a fondé +sur celles-là seules la conservation de la vie et la perpétuité de +l'espèce. Les systèmes philosophiques ont réussi en raison du génie de +leurs auteurs, sans qu'on ait jamais pu reconnaître en l'un d'eux des +caractères de vérité qui le fissent prévaloir. En morale, toutes les +opinions ont été soutenues, et, si plusieurs semblent s'accorder, c'est +que les moralistes eurent souci, pour la plupart, de ne pas se brouiller +avec le sentiment vulgaire et l'instinct commun. La raison pure, s'ils +n'avaient écouté qu'elle, les eût conduits par divers chemins aux +conclusions les plus monstrueuses, comme il se voit en certaines sectes +religieuses et en certaines hérésies dont les auteurs, exaltés par la +solitude, ont méprisé le consentement irréfléchi des hommes. Il semble +qu'elle raisonnât très bien, cette docte caïnite, qui, jugeant la +création mauvaise, enseignait aux fidèles à offenser les lois physiques +et morales du monde, sur l'exemple des criminels et préférablement à +l'imitation de Caïn et de Judas. Elle raisonnait bien. Pourtant, sa +morale était abominable. Cette vérité sainte et salutaire se trouve au +fond de toutes les religions, qu'il est pour l'homme un guide plus sûr +que le raisonnement et qu'il faut écouter le coeur quand il parle. + +En esthétique, c'est-à-dire dans les nuages, on peut argumenter plus et +mieux qu'en aucun autre sujet. C'est en cet endroit qu'il faut être +méfiant. C'est là qu'il faut tout craindre: l'indifférence comme la +partialité, la froideur comme la passion, le savoir comme l'ignorance, +l'art, l'esprit, la subtilité et l'innocence plus dangereuse que la +ruse. En matière d'esthétique, tu redouteras les sophismes, surtout +quand ils seront beaux, et il s'en trouve d'admirables. Tu n'en croiras +pas même l'esprit mathématique, si parfait, si sublime, mais d'une telle +délicatesse que cette machine ne peut travailler que dans le vide et +qu'un grain de sable dans les rouages suffit à les fausser. On frémit en +songeant jusqu'où ce grain de sable peut entraîner une cervelle +mathématique. Pensez à Pascal! + +L'esthétique ne repose sur rien de solide. C'est un château en l'air. On +veut l'appuyer sur l'éthique. Mais il n'y a pas d'éthique. Il n'y a pas +de sociologie. Il n'y a pas non plus de biologie. L'achèvement des +sciences n'a jamais existé que dans la tête de M. Auguste Comte, dont +l'oeuvre est une prophétie. Quand la biologie sera constituée, +c'est-à-dire dans quelques millions d'années, on pourra peut-être +construire une sociologie. Ce sera l'affaire d'un grand nombre de +siècles; après quoi, il sera loisible de créer sur des bases solides une +science esthétique. Mais alors notre planète sera bien vieille et +touchera aux termes de ses destins. Le soleil, dont les taches nous +inquiètent déjà, non sans raison, ne montrera plus à la terre qu'une +face d'un rouge sombre et fuligineux, à demi-couverte de scories +opaques, et les derniers humains, retirés au fond des mines, seront +moins soucieux de disserter sur l'essence du beau que de brûler dans les +ténèbres leurs derniers morceaux de houille, avant de s'abîmer dans les +glaces éternelles. + +Pour fonder la critique, on parle de tradition et de consentement +universel. Il n'y en a pas. L'opinion presque générale, il est vrai, +favorise certaines oeuvres. Mais c'est en vertu d'un préjugé, et +nullement par choix et par l'effet d'une préférence spontanée. Les +oeuvres que tout le monde admire sont celles que personne n'examine. On +les reçoit comme un fardeau précieux, qu'on passe à d'autres sans y +regarder. Croyez-vous vraiment qu'il y ait beaucoup de liberté dans +l'approbation que nous donnons aux classiques grecs, latins, et même aux +classiques français? Le goût aussi qui nous porte vers tel ouvrage +contemporain et nous éloigne de tel autre est-il bien libre? N'est-il +pas déterminé par beaucoup de circonstances étrangères au contenu de cet +ouvrage, dont la principale est l'esprit d'imitation, si puissant chez +l'homme et chez l'animal? Cet esprit d'imitation nous est nécessaire +pour vivre sans trop d'égarement; nous le portons dans toutes nos +actions et il domine notre sens esthétique. Sans lui les opinions +seraient en matière d'art beaucoup plus diverses encore qu'elles ne +sont. C'est par lui qu'un ouvrage qui, pour quelque raison que ce soit, +a trouvé d'abord quelques suffrages, en recueille ensuite un plus grand +nombre. Les premiers seuls étaient libres; tous les autres ne font +qu'obéir. Ils n'ont ni spontanéité, ni sens, ni valeur, ni caractère +aucun. Et par leur nombre ils font la gloire. Tout dépend d'un très +petit commencement. Aussi voit-on que les ouvrages méprisés à leur +naissance ont peu de chance de plaire un jour, et qu'au contraire les +ouvrages célèbres dès le début gardent longtemps leur réputation et sont +estimés encore après être devenus inintelligibles. Ce qui prouve bien +que l'accord est le pur effet du préjugé, c'est qu'il cesse avec lui. On +en pourrait donner de nombreux exemples. Je n'en rapporterai qu'un seul. +Il y a une quinzaine d'années, dans l'examen d'admission au volontariat +d'un an, les examinateurs militaires donnèrent pour dictée aux candidats +une page sans signature qui, citée dans divers journaux, y fut raillée +avec beaucoup de verve et excita la gaieté de lecteurs très lettrés.--Où +ces militaires, demandait-on, étaient-ils allés chercher des phrases si +baroques et si ridicules?--Ils les avaient prises pourtant dans un très +beau livre. C'était du Michelet, et du meilleur, du Michelet du plus +beau temps. MM. les officiers avaient tiré le texte de leur dictée de +cette éclatante description de la France par laquelle le grand écrivain +termine le premier volume de son Histoire et qui en est un des morceaux +les plus estimés. «_En latitude, les zones de la France se marquent +aisément par leurs produits. Au Nord, les grasses et basses plaines de +Belgique et de Flandre avec leurs champs de lin et de colza, et le +houblon, leur vigne amère du nord, etc., etc._» J'ai vu des connaisseurs +rire de ce style, qu'ils croyaient celui de quelque vieux capitaine. Le +plaisant qui riait le plus fort était un grand zélateur de Michelet. +Cette page est admirable, mais, pour être admirée d'un consentement +unanime, faut-il encore qu'elle soit signée. Il en va de même de toute +page écrite de main d'homme. Par contre, ce qu'un grand nom recommande a +chance d'être loué aveuglément. Victor Cousin découvrait dans Pascal des +sublimités qu'on a reconnu être des fautes du copiste. Il s'extasiait, +par exemple, sur certains «raccourcis d'abîme» qui proviennent d'une +mauvaise lecture. On n'imagine pas M. Victor Cousin admirant des +«raccourcis d'abîme» chez un de ses contemporains. Les rhapsodies d'un +Vrain-Lucas furent favorablement accueillies de l'Académie des sciences +sous les noms de Pascal et de Descartes. Ossian, quand on le croyait +ancien, semblait l'égal d'Homère. On le méprise depuis qu'on sait que +c'est Mac-Pherson. + +Lorsque les hommes ont des admirations communes et qu'ils en donnent +chacun la raison, la concorde se change en discorde. Dans un même livre +ils approuvent des choses contraires, qui ne peuvent s'y trouver +ensemble. + +Ce serait un ouvrage bien intéressant que l'histoire des variations de +la critique sur une des oeuvres dont l'humanité s'est le plus occupée, +_Hamlet_, la _Divine Comédie_ ou l'_Iliade_. L'_Iliade_ nous charme +aujourd'hui par un caractère barbare et primitif que nous y découvrons +de bonne foi. Au XVIIe siècle, on louait Homère d'avoir observé les +règles de l'épopée. + +«Soyez assuré, disait Boileau, que si Homère a employé le mot chien, +c'est que ce mot est noble en grec.» Ces idées nous semblent ridicules. +Les nôtres paraîtront peut-être aussi ridicules dans deux cents ans, car +enfin on ne peut mettre au rang des vérités éternelles qu'Homère est +barbare et que la barbarie est admirable. Il n'est pas en matière de +littérature une seule opinion qu'on ne combatte aisément par l'opinion +contraire. Qui saurait terminer les disputes des joueurs de flûte? + +Ce volume fut envoyé à l'imprimerie par mon éditeur, par mon ami très +écouté et très vénéré, M. Calmann Lévy, que nous avons eu le malheur de +perdre au mois de juin dernier. M. Ernest Renan et M. Ludovic Halévy ont +dit de cet homme de bien, dans un langage parfait, tout ce qu'il fallait +dire, et je me tairais après eux si mon devoir n'était de porter +témoignage à mon tour. + +M. Calmann-Lévy succéda, en 1875, dans la direction de la maison de +librairie à son frère Michel dont il était l'associé depuis l'année +1844. + +Cette maison demeura prospère et s'accrut encore entre ses mains. +Aujourd'hui elle édite ou réimprime chaque année plus de deux millions +de volumes ou de pièces de théâtre. + +M. Calmann Lévy fut en relations avec presque tous les écrivains +célèbres de ce temps. Il vécut en commerce intime avec Guizot, Victor +Hugo, Tocqueville, Sainte-Beuve, Alexandre Dumas, Mérimée, Ampère, +Octave Feuillet, Sandeau, Murger, Nisard, le duc d'Aumale, le duc de +Broglie, le comte d'Haussonville, Prévost-Paradol, Alexandre Dumas fils, +Ludovic Halévy, et tant d'autres dont le dénombrement remplirait +plusieurs pages de ce livre. Je dois du moins indiquer les relations +particulièrement cordiales qu'il entretenait avec M. Ernest Renan. +C'était un legs de Michel Lévy. M. Renan a raconté dans ses _Souvenirs_, +non sans charme, sa première rencontre avec l'éditeur auquel il est +resté fidèle. Ces rapports excellents se continuèrent plus cordialement +encore avec M. Calmann, devenu, par la mort de son frère aîné, le chef +unique de la maison. + +M. Calmann Lévy était l'homme le plus sympathique. Il portait en toutes +choses une extrême vivacité alliée à une bonté exquise. Je crois bien +qu'il était aimé de tous ceux qui le connaissaient. Il avait l'esprit +des grandes affaires, et son attention infatigable ne négligeait pas les +plus petites choses. Nous aimions son bon rire, sa gaieté, sa franchise +et jusqu'à sa brusquerie. Car dans sa brusquerie même il gardait toute +la délicatesse de son coeur. Il était sûr, fidèle, obligeant. Il aimait à +faire plaisir. Et, tout engagé qu'il était dans de vastes entreprises, +il s'intéressait aux moindres affaires de ses amis. Un grand éditeur est +une sorte de ministre des belles-lettres. Il doit avoir les qualités +d'un homme d'État. M. Calmann Lévy possédait ces qualités. Il était +toujours bien informé. Il connaissait admirablement, à son point de vue, +toute la littérature contemporaine. Il savait sur le bout du doigt ses +auteurs et leurs livres. Il faisait preuve d'un tact parfait dans ses +relations avec les hommes de lettres. Avec une entière bonhomie il +saisissait les nuances les plus fines. Il était admirable pour contenter +les grands et pour encourager les petits. En vérité, c'était un bon +ministre des lettres. + +Mais ce qui donnait un charme singulier à son mérite, c'était la +modestie avec laquelle il le portait. Cette modestie était profonde et +naturelle. On ne vit jamais au monde un homme plus simple, moins ébloui +de sa fortune. Il avait gardé la candeur des enfants dans la société +desquels il se plaisait aux heures de repos. + +Nulle affectation chez cet homme excellent, et s'il s'arrêtait avec +complaisance sur quelque endroit honorable de sa vie, cet endroit était +celui des débuts laborieux où il avait, par son zèle, secondé son frère +Michel. Le seul orgueil qu'il montrât parfois était celui de ses obscurs +commencements. + +Ce n'est pas ici le lieu de le peindre dans sa famille, où il déploya +les plus belles vertus domestiques. Il ne m'appartient pas de le +montrer, comme un patriarche, à sa table couronnée d'enfants et de +petits-enfants. Les regrets qu'il y laisse ne s'effaceront jamais. Mais +il me sera peut-être permis de dire ce qu'il fut pour moi. Il me sera +permis de payer ma dette à sa mémoire. Calmann Lévy m'accueillit dans +mon obscurité, me soutint, tenta mille fois, avec des gronderies +charmantes, de secouer ma paresse et ma timidité. Il souriait à mes +humbles succès. Il était plus un ami qu'un éditeur. Bien d'autres lui +rendront un semblable témoignage. Pour moi, c'est du plus profond de mon +coeur que je m'associe à la douleur incomparable de sa veuve et de ses +fils, ainsi qu'aux regrets profond de tous ses collaborateurs. + +Le lendemain même de la mort de M. Calmann Lévy, M. Ludovic Halévy +écrivait ces lignes que je veux citer: + +«Calmann Lévy est un des hommes les meilleurs, les plus intelligents, +les plus droits que j'aie jamais connus. + +Resté jeune jusqu'à la dernière heure de sa vie, il possédait cette +grande vertu sans laquelle la vie n'a véritablement aucun sens: la +passion du travail. On peut dire qu'il a eu deux familles. Sa famille de +coeur, d'abord: sa femme, ses fils, sa fille, ses petits-enfants, tous si +tendrement aimés par lui... Et comme cette tendresse lui était rendue! +Puis ce que j'appellerai sa famille de travail, ses collaborateurs de la +rue Auber. Il y avait plaisir à le voir, allant et venant, dans cet +immense magasin de librairie, parmi ces montagnes de livres, au milieu +de ses employés; il était vraiment pour eux _le_ _patron_, dans le vieux +sens, dans le bon sens du mot. D'ailleurs, il en était des employés +comme des auteurs; ils quittaient bien rarement la maison. J'ai vu +arriver, il y a une trentaine d'années, dans la librairie de la rue +Vivienne, des enfants qui rangeaient des livres et faisaient des +paquets; je les vois aujourd'hui, rue Auber, grisonnants et devenus, +dans des situations importantes, des hommes tout à fait distingués. Et +cela grâce à celui qu'ils continuaient à appeler _le patron_. + +Plus heureux que son frère Michel qui n'avait pas d'enfants, Calmann +Lévy a eu la joie de pouvoir se dire, en regardant ses trois fils, que +son oeuvre serait dignement continuée par ceux qui portent son nom. Il ne +pouvait être en de meilleures mains, cet héritage d'un demi-siècle de +travail et d'honneur.» + +C'est de tout coeur que je m'associe aux sentiments si bien exprimés par +M. Ludovic Halévy. Je le fais avec quelque autorité et quelque +connaissance, étant déjà ancien dans la «copie» et dans les livres. Du +vivant de M. Calmann Lévy, j'ai vu ses trois fils le seconder en son +vaste et délicat travail d'éditeur. J'ai vu M. Paul Calmann, formé dès +l'enfance par l'oncle Michel, et depuis longtemps rompu aux affaires, +suppléer, avec ses deux jeunes frères, le vieux chef que nous +regrettons, mais qui revit dans ses enfants. Je sais, par expérience, +combien MM. Paul, Georges et Gaston Calmann Lévy sont d'un commerce +agréable et sûr. Certes l'héritage de travail et d'honneur laissé par +leur père ne saurait être mieux placé qu'en leurs mains. + +A. F. + +Mai 1892. + + + + +MADAME ACKERMANN. + + +J'ai eu l'honneur de connaître madame Ackermann, qui vient de mourir. Je +la voyais à ses échappées de Nice, l'été, dans sa petite chambre de la +rue des Feuillantines qu'emplissaient l'ombre et le reflet pâle des +grands arbres. C'était une vieille dame d'humble apparence. Le grossier +tricot de laine, qui enveloppait ses joues, cachait ses cheveux blancs, +dernière parure, qu'elle dédaignait comme elle avait dédaigné toutes les +autres. Sa personne, sa mise, son attitude annonçaient un mépris +immémorial des voluptés terrestres et l'on sentait, dès l'abord, que +cette dame avait été brouillée de tout temps avec la nature. + +--Quoi! s'écria M. Paul Desjardins, quand un jour on la lui montra qui +passait dans la rue, c'est là madame Ackermann? elle ressemble à une +loueuse de chaises. + +Et il est vrai qu'elle ressemblait à une loueuse de chaises. Mais elle +pensait fortement et son âme audacieuse s'était affranchie des vaines +terreurs qui dominent le commun des hommes. + +Louise Choquet fut élevée à la campagne. Ses meilleurs moments--elle +nous l'a dit--étaient ceux qu'elle passait, assise dans un coin du +jardin, à regarder les moucherons, les fourmis et surtout les cloportes. +Comme beaucoup d'enfants intelligents, elle eut grand'peine à apprendre +à lire. Le catéchisme la rendit à moitié folle d'épouvante. Quand elle +fut un peu grande, un bon prêtre se donna beaucoup de peine pour lui +expliquer la doctrine chrétienne; elle suivit cet enseignement avec une +extrême attention. Quand il fut terminé, elle avait cessé de croire tout +à fait et pour jamais. Orpheline de bonne heure, elle alla vivre à +Berlin, chez des hôtes excellents, où elle connut Alexandre de Humboldt, +Varnhagen, Jean Müller, Boekh, des savants, des philosophes. Son esprit +était déjà formé et son intelligence armée. Il y avait déjà en elle ce +pessimisme profond qui a éclaté depuis. + +Là, elle fut aimée d'un doux savant, nommé Ackermann, qui faisait des +dictionnaires et rêvait le bonheur de l'humanité. Elle consentit à +l'épouser après s'être assurée qu'il pensait comme elle que la vie est +mauvaise et que c'est un crime de la donner. Après deux ans d'une union +tranquille, Ackermann mourut sur ses livres, et sa veuve se retira à +Nice, dans un ancien couvent de dominicains, encore divisé en cellules. +Elle y fit bâtir une tour d'où elle découvrait le golfe bleu et les +cimes blanches des montagnes du Piémont. C'est là qu'elle est morte +après quarante-quatre ans de solitude. Chaque matin, comme le vieux +Rollin dans sa maison de Saint-Étienne-du-Mont, elle allait voir, en se +levant, comment ses arbres fruitiers avaient passé la nuit. De temps en +temps, dans la paix de ses jours monotones, elle écrivait ces vers +désespérés qui lui survivent. Pas de vie plus unie que la sienne. Cette +audacieuse mena l'existence la plus régulière. + +«Je puis être hardie dans mes spéculations philosophiques, disait-elle; +mais, en revanche, j'ai toujours été extrêmement circonspecte dans ma +conduite. Cela se comprend d'ailleurs. On ne commet guère d'imprudences +que du côté de ses passions; or, je n'ai jamais connu que celles de +l'esprit.» Tout son bonheur au monde et son unique sensualité furent de +voir fleurir ses amandiers et de causer de Pascal avec M. Ernest Havet. + +Sans demander aucune aide au ciel, elle exerça les vertus de ces saintes +femmes, de ces veuves voilées que célèbre l'Église. Naturellement, elle +était d'une pudeur farouche. + +L'idée seule d'une faiblesse des sens lui faisait horreur, et elle +s'éloignait avec dégoût des personnes qu'elle soupçonnait d'être trop +attachées aux choses de la chair. Quand elle avait dit d'une femme «elle +est instinctive», c'était un congé définitif. Elle avait même, à cet +endroit, des rigueurs inconcevables. Il lui arriva de se brouiller avec +une amie d'enfance, parce que la pauvre dame, âgée alors de plus de +soixante ans, avait un jour, assise au coin du feu, passé les pincettes +à un très vieux monsieur d'une manière trop sensuelle. J'étais là quand +la chose advint. Il me souvient qu'on parlait de Kant et de l'impératif +catégorique. Pour ma part, je ne vis rien que d'innocent dans les deux +vieillards et dans les pincettes. La dame du coin du feu n'en fut pas +moins chassée sans retour. Madame Ackermann l'avait jugée instinctive. +Elle n'en démordit point. + +Madame Ackermann était capable d'une sorte d'amitié droite et simple. +Elle s'était fait pour ses vacances parisiennes une famille d'esprit. +Comme toutes les belles âmes elle aimait la jeunesse. Le docteur Pozzi +et M. Joseph Reinach n'ont pas oublié le temps où elle les appelait ses +enfants. Chaque fois que quelqu'un de ses jeunes amis se mariait, elle +était désespérée. Pour elle, bien qu'elle y eût passé jadis assez +doucement, mais sous conditions, le mariage était le mal et le pire mal, +car sa candeur n'en soupçonnait pas d'autre. Elle était philosophe: +l'innocence des philosophes est insondable. À son sens, un homme marié +était un homme perdu. Songez donc! Les femmes, même les plus honnêtes, +sont tellement «instinctives»! Elle frissonnait à cette seule pensée. +Ceux qui ne l'ont point connue ne sauront jamais ce que c'est qu'une +puritaine athée. Et pourtant, ô replis profonds du coeur, ô +contradictions secrètes de l'âme! je crois qu'au fond d'elle-même et +bien à son insu, cette dame avait quelque préférence pour les mauvais +sujets. En poésie du moins. Elle était folle de Musset. Enfin cette +obstinée contemptrice de l'amour, un jour, à l'ombre de ses orangers, a +écrit cette pensée dans le petit cahier où elle mettait les secrets de +son âme: «Amour, on a beau t'accuser et te maudire, c'est toujours à toi +qu'il faut aller demander la force et la flamme!» + +Comme tous les solitaires, elle était pleine d'elle-même. Elle ne savait +qu'elle et se récitait sans cesse. Elle allait portant dans sa poche une +petite autobiographie manuscrite qu'elle lisait à tout venant et qu'elle +finit par faire imprimer. Ses plus beaux vers insérés dans la _Revue +moderne_, avaient passé inaperçus. C'est un article de M. Caro qui les +fit connaître tout d'un coup. Elle eut depuis lors un groupe +d'admirateurs fervents. + +J'en faisais partie, mais sans m'y distinguer. Sa poésie me donnait plus +d'étonnement que de charme, et je ne sus pas la louer au delà de mon +sentiment. Elle était sensible à cet égard et, comme elle avait le coeur +droit et l'esprit direct, elle me dit un jour: + +--Que trouvez-vous donc qui manque à mes vers, pour que vous ne les +aimiez pas? + +Je lui avouai que, tout beaux qu'ils étaient, ils m'effrayaient un peu, +dans leur grandeur aride. Je m'en excusai sur ma frivolité naturelle. + +--Comme les enfants, lui dis-je, j'aime les images, et vous les +dédaignez. C'est sans doute avec raison que vous n'en avez pas. + +Elle demeura un moment stupéfaite. Puis, dans l'excès de l'étonnement, +elle s'écria: + +--Pas d'images! que dites-vous là? Je n'ai pas d'images! mais j'ai +«l'esquif». «L'esquif», n'est-ce pas une image? Et celle-là ne +suffit-elle pas à tout? L'esquif sur une mer orageuse, l'esquif sur un +lac tranquille!... Que voulez-vous de plus? + +Oui certes elle avait «l'esquif», cette bonne madame Ackermann. Elle +avait aussi l'écueil et les autans, le vallon, le bosquet, l'aigle et la +colombe, et le sein des airs, et le sein des bois, et le sein de la +nature. Sa langue poétique était composée de toutes les vieilleries de +son enfance. + +Et pourtant ces vers aux formes usées, aux couleurs pâlies, +s'imprimèrent fortement dans les esprits d'élite; cette poésie retentit +dans les âmes pensantes, cette muse sans parure et presque sans beauté +s'assit en préférée au foyer des hommes de réflexion et d'étude. +Pourquoi? Certes, ce n'est pas sans raison. Madame Ackermann apportait +une chose si rare en poésie qu'on la crut unique: le sérieux, la +conviction forte. Cette femme exprima dans sa solitude, avec une +sincérité entière, son idée du monde et de la vie. À cet égard je ne +vois que M. Sully-Prudhomme qui puisse lui être comparé. Elle fut comme +lui, avec moins d'étendue dans l'esprit, mais plus de force, un +véritable poète philosophe. Elle eut la passion des idées. C'est par là +qu'elle est grande. Soit qu'elle nous montre au jugement dernier les +morts refusant de se lever à l'appel de l'ange et repoussant même le +bonheur quand c'est Dieu, l'auteur du mal, qui le leur apporte, soit +qu'elle dise à ce dieu: «Tu m'as pris celui que j'aimais; comment le +reconnaîtrai-je quand tu en auras fait un bienheureux? Garde-le; j'aime +mieux ne le revoir jamais.» Soit qu'elle crie à la nature: «En vain tu +poursuis ton obscur idéal à travers tes créations infinies: tu +n'enfanteras jamais que le mal et la mort», elle fait entendre l'accent +d'une méditation passionnée, elle est poète par l'audace réfléchie du +blasphème; tous les plis mal faits du discours tombent; l'on ne voit +plus que la robuste nudité et le geste sublime de la pensée. + +On admire, on est ému, on ressent une effrayante sympathie et l'on +murmure cette parole du poète Alfred de Vigny: «Tous ceux qui luttèrent +contre le ciel injuste ont eu l'admiration et l'amour secret des +hommes.» + +Rappelez-vous le choeur des _Malheureux_, qui ne veulent pas renaître, +même pour goûter la béatitude éternelle, mais tardive. + + Près de nous la jeunesse a passé les mains vides, + Sans nous avoir fêtés, sans nous avoir souri. + Les sources de l'amour sur nos lèvres avides, + Comme une eau fugitive, au printemps ont tari. + Dans nos sentiers brûlés pas une fleur ouverte, + Si, pour aider nos pas, quelque soutien chéri + Parfois s'offrait à nous sur la route déserte, + Lorsque nous les touchions, nos appuis se brisaient; + Tout devenait roseau quand nos coeurs s'y posaient. + Au gouffre que pour nous creusait la Destinée, + Une invisible main nous poussait acharnée: + Comme un bourreau, craignant de nous voir échapper, + À nos côtés marchait le Malheur inflexible. + Nous portions une plaie à chaque endroit sensible, + Et l'aveugle Hasard savait où nous frapper. + + Peut-être aurions-nous droit aux célestes délices; + Non! ce n'est point à nous de redouter l'enfer, + Car nos fautes n'ont pas mérité de supplices; + Si nous avons failli, nous avons tant souffert! + Eh bien! nous renonçons même à cette espérance + D'entrer dans ton royaume et de voir tes splendeurs; + Seigneur nous refusons jusqu'à ta récompense, + Et nous ne voulons pas du prix de nos douleurs. + + Nous le savons, tu peux donner encor des ailes + Aux âmes qui ployaient sous un fardeau trop lourd; + Tu peux, lorsqu'il te plaît, loin des sphères mortelles + Les élever à toi dans la grâce et l'amour; + Tu peux, parmi les choeurs qui chantent tes louanges, + À tes pieds, sous tes yeux, nous mettre au premier rang, + Nous faire couronner par la main de tes anges, + Nous revêtir de gloire en nous transfigurant, + Tu peux nous pénétrer d'une vigueur nouvelle, + Nous rendre le désir que nous avions perdu... + Oui, mais le Souvenir, cette ronce immortelle + Attachée à nos coeurs, l'en arracheras-tu? + ............................................. + +Rappelez-vous les imprécations de l'homme à la nature: + + Eh bien! reprends-le donc ce peu de fange obscure, + Qui pour quelques instants s'anima sous ta main; + Dans ton dédain superbe, implacable Nature, + Brise à jamais le moule humain! + + De ces tristes débris, quand tu verrais, ravie, + D'autres créations éclore à grands essaims, + Ton Idée éclater en des formes de vie + Plus dociles à tes desseins. + + Est-ce à dire que Lui, ton espoir, ta chimère, + Parce qu'il fut rêvé, puisse un jour exister? + Tu crois avoir conçu, tu voudrais être mère; + À l'oeuvre! il s'agit d'enfanter. + + Change en réalité ton attente sublime. + Mais quoi! pour les franchir malgré tous tes élans, + La distance est trop grande et trop profond l'abîme + Entre ta pensée et tes flancs. + + La mort est le seul fruit qu'en tes crises futures + Il te sera donné d'atteindre et de cueillir; + Toujours nouveau débris, toujours des créatures + Que tu devras ensevelir! + + Car sur ta route en vain l'âge à l'âge succède + Les tombes, les berceaux ont beau s'accumuler + L'idéal qui te fuit, l'idéal qui t'obsède + À l'infini pour reculer. + + * * * * * + +Et l'on s'étonne que d'une existence tout unie et tranquille soit sortie +cette oeuvre de désespoir. Dans sa cellule aussi froide, aussi chaste, +aussi paisible qu'au temps des fils de Dominique, la recluse de Nice a +gémi comme une sainte de l'athéisme, sur les misères qu'elle n'éprouvait +pas, sur les souffrances de l'humanité tout entière. Elle a fait +doucement le songe de la vie; mais elle savait que ce n'était qu'un +songe. Peut-être vaut-il mieux croire à la réalité de l'être et à la +bonté divine, puisque, si c'est là une illusion, c'est une illusion que +la mort indulgente ne dissipera point. Quoi qu'il soit de nous, ceux qui +croient à l'immortalité de la personne humaine n'ont pas à craindre +d'être détrompés après leur mort. Si, comme il est infiniment probable, +ils ont espéré en vain, s'ils ont été dupes, ils ne le sauront jamais. + + + + +NOTRE COEUR[2] + + +Oui, sans doute, M. de Maupassant a raison: les moeurs, les idées, les +croyances, les sentiments, tout change. Chaque génération apporte des +modes et des passions nouvelles. Ce perpétuel écoulement de toutes les +formes et de toutes les pensées est le grand amusement et aussi la +grande tristesse de la vie. M. de Maupassant a raison: ce qui fut n'est +plus et ne sera jamais plus. De là le charme puissant du passé. M. de +Maupassant a raison: Tous les vingt-cinq ans les hommes et les femmes +trouvent à la vie et à l'amour un goût qui n'avait point encore été +senti. Nos grand'mères étaient romantiques. Leur imagination aspirait +aux passions tragiques. C'était le temps où les femmes portaient des +boucles à l'anglaise et des manches à gigot: on les aimait ainsi. Les +hommes étaient coiffés en coup de vent. Il leur suffisait pour cela de +se brosser les cheveux, chaque matin, d'une certaine manière. Mais, par +cet artifice, ils avaient l'air de voyageurs errant sur la pointe d'un +cap ou sur la cime d'une montagne, et ils semblaient perpétuellement +exposés, comme M. de Chateaubriand, aux orages des passions et aux +tempêtes qui emportent les empires. La dignité humaine en était beaucoup +relevée. Sous Napoléon III, les allures devinrent plus libres et les +physionomies plus vulgaires. Aux jours de sainte Crinoline, les femmes, +entraînées dans un tourbillon de plaisirs, allaient de bal en bal et de +souper en souper, vivant vite, aimant vite et, comme madame Benoiton, ne +restant jamais chez elles. Puis, quand la fête fut finie, la morphine en +consola plus d'une des tristesses du déclin. Et peu d'entre elles eurent +l'art, l'art exquis de bien vieillir, d'achever de vivre à la façon des +dames du temps jadis qui, sages enfin et coquettes encore, abritaient +pieusement sous la dentelle, les débris de leur beauté, les restes de +leur grâce, et de loin souriaient doucement à la jeunesse, dans laquelle +elles cherchaient les figures de leurs souvenirs. Vingt ans sont passés +sur les beaux jours de madame Benoiton; de nouveaux sentiments se sont +formés dans une chair nouvelle. La génération actuelle a sans doute sa +manière à elle de sentir et de comprendre, d'aimer et de vouloir. Elle a +sa figure propre, elle a son esprit particulier, qu'il est difficile de +reconnaître. + +Il faut beaucoup d'observation et une sorte d'instinct pour saisir le +caractère de l'époque dans laquelle on vit et pour démêler au milieu de +l'infinie complexité des choses actuelles les traits essentiels, les +formes typiques. M. de Maupassant y doit réussir autant et mieux que +personne, car il a l'oeil juste et l'intuition sûre. Il est perspicace +avec simplicité. Son nouveau roman veut nous montrer un homme et une +femme en 1890, nous peindre l'amour, l'antique amour, le premier né des +dieux, sous sa figure présente et dans sa dernière métamorphose. Si la +peinture est fidèle, si l'artiste a bien vu et bien copié ses modèles, +il faut convenir qu'une Parisienne de nos jours est peu capable d'une +passion forte, d'un sentiment vrai. + +Michèle de Burne, si jolie dans son éclat doré, avec son nez fin et +souriant et son regard de fleur passée, est une mondaine accomplie. Elle +a ce goût léger des arts qui donne de la grâce au luxe et communique à +la beauté un charme qui la rend toute-puissante sur les esprits +raffinés. De plus, sous des airs de gamin et avec un mauvais ton tout à +fait moderne et du dernier bateau, elle a cet instinct de sauvage, cette +ruse de Peau-Rouge par laquelle les femmes sont si redoutables, +j'entends les vraies femmes, celles qui savent armer leur beauté. Au +reste d'esprit médiocre, ne sentant point ce qui est vraiment grand, +affairée, frivole, vide et s'ennuyant toujours. + +Elle est veuve. Son père l'aide à donner des dîners et des soirées dont +on parle dans les journaux. Ce père est aussi très moderne. Il ne +prétend pas aux respects exagérés de sa fille, qu'il aime en +connaisseur, avec une petite pointe de sensualisme et de jalousie. Très +galant homme sans doute, mais poussant assez loin le dilettantisme de la +paternité. + +Madame de Burne reçoit dans son pavillon de la rue du Général-Foy des +musiciens, des romanciers, des peintres, des diplomates, des gens +riches, enfin le personnel ordinaire d'un salon à la mode. On sait +qu'aujourd'hui les hommes de talent sont fort bien accueillis dans le +monde quand ils sont célèbres. À mesure qu'on avance dans la vie, on +s'aperçoit que le courage le plus rare est celui de penser. Le monde se +croit assez hardi quand il soutient les réputations établies. Madame de +Burne a un romancier naturaliste dont les livres se tirent à plusieurs +mille et un musicien qui, selon l'usage, a fait jouer un opéra d'abord à +Bruxelles, puis à Paris. Il y a cent ans, elle aurait eu un perroquet et +un philosophe. + +Son salon est très distingué, _select_, diraient les journaux: madame de +Burne qui adore être adorée, a tourné la tête à tous ses intimes. Tous +ont eu leur crise. Elle les a tous gardés, sans doute parce qu'elle n'en +a préféré aucun. Mais un nouveau venu, M. André Mariolle qui l'aime à +son tour, et le lui dit, parvient à lui inspirer l'idée qu'il est +peut-être bon d'aimer. Elle se donne à lui sans marchander, +généreusement. Elle a de la crânerie, cette petite femme; mais elle +n'est pas faite pour aimer. M. André Mariolle s'aperçoit bien vite +qu'elle y met une distraction impardonnable. Il en souffre, car il aime +profondément, lui, et il la veut toute. Après un an d'essais, fatigué, +irrité, désespéré de la trouver toujours près de lui absente ou fuyante, +il rompt, s'échappe et va se cacher. Mais pas très loin, à Fontainebleau +seulement où il trouve une petite servante d'auberge qui lui prouve tout +de suite que les femmes n'ont pas toutes, en amour, l'élégante +indifférence de madame de Burne. Voilà le roman. Il est cruel et ce +n'est point de ma faute. Quelques-uns de mes lecteurs, et non pas ceux +dont la sympathie m'est la moins chère, se plaignent parfois, je le +sais, avec une douceur qui me touche, que je ne les édifie point assez +et que je ne dis plus rien pour la consolation des affligés, +l'édification des fidèles et le salut des pécheurs. + +Qu'ils ne s'en prennent pas trop à moi de tout ce que je suis obligé de +leur montrer d'amer et de pénible. Il y a dans la pensée contemporaine +une étrange âcreté. Notre littérature ne croit plus à la bonté des +choses. Écoutons un rêveur comme Loti, un intellectuel comme Bourgety un +sensualiste comme Maupassant, et, nous entendrons, sur des tons +différents, les mêmes paroles de désenchantement. On ne nous montre plus +de Mandane ni de Clélie triomphant par la vertu des faiblesses de l'âme +et des sens. L'art du XVIIIe siècle croyait à la vertu, du moins avant +Racine qui fut le plus audacieux, le plus terrible et le plus vrai des +naturalistes, et peut-être, à certains égards le moins moral. L'art du +XVIIIe siècle croyait à la raison. L'art du XIXe siècle croyait d'abord +à la passion, avec Chateaubriand, George Sand et les romantiques. +Maintenant, avec les naturalistes, il ne croit plus qu'à l'instinct. + +C'est sur les fatalités de nature, sur le déterminisme universel que nos +romanciers les plus puissants fondent leur morale et déroulent leurs +drames. Je ne vois guère que M. Alphonse Daudet qui, parmi eux, semble +admettre parfois une sorte de providence universelle, un impératif +catégorique et ce que son ami Gambetta appelait, un peu radicalement, la +justice immanente des choses. Les autres sont des sensualistes purs, +infiniment tristes, de cette profonde tristesse épicurienne auprès de +laquelle l'affliction du croyant semble presque de la joie. Cela est un +fait, et il faut bien que je le dise, comme le moine Raoul Glaber notait +dans sa chronique les pestes et les famines de son siècle effrayant. + +M. de Maupassant, du moins, ne nous a jamais flattés. Il ne s'est jamais +fait scrupule de brutaliser notre optimisme, de meurtrir notre rêve +d'idéal. Et il s'y est toujours pris avec tant de franchise, de +droiture, et d'un coeur si simple et si ferme, qu'on ne lui a point trop +gardé rancune. Et puis il ne raisonne pas; il n'est subtil ni taquin. +Enfin, il a un talent si puissant, une telle sûreté de main, une si +belle audace; qu'il faut bien le laisser dire et le laisser faire. +Volontairement ou non, il s'est peint dans un des personnages de son +dernier roman. Car il est impossible de ne pas reconnaître l'auteur de +_Bel Ami_ en ce Gaston de Lamarthe qu'on nous dit «doué de deux sens +très simples; une vision nette des formes et une intuition instinctive +des dessous». Et le portrait de ce Gaston de Lamarthe n'est-il pas trait +pour trait, le portrait de M. de Maupassant? + + Gaston de Lamarthe, c'était avant tout un homme de lettres, un + impitoyable et terrible homme de lettres. Armé d'un oeil qui + cueillait les images, les attitudes, les gestes, avec une rapidité + et une précision d'appareil photographique, et doué d'une + pénétration, d'un sens de romancier naturel comme un flair de chien + de chasse, il emmagasinait du matin au soir des renseignements + professionnels. + +Mais, avec tout cela Michèle de Burne est-elle tout ce qu'il voulait +qu'elle fût, est-elle le type de la femme d'aujourd'hui? J'avoue que je +serais curieux de le savoir. Je vois bien qu'elle est moderne par ses +bibelots et ses toilettes et par la petite horloge de son coupé, encore +que l'héroïne du roman parallèle de M. Paul Bourget ait pris soin de +faire venir la sienne d'Angleterre. Je vois bien qu'elle s'habille chez +D..., comme les actrices du Gymnase et les femmes de la haute finance, +et je n'oserais pas la chicaner sur cette ceinture d'oeillets, cette +guirlande de myosotis et de muguets, et ces trois orchidées sortant de +la gorge qui, entre nous, me semblent le rêve d'une perruche de +l'Amérique du Sud plutôt que l'industrie d'une femme née sur le bord de +la Seine, «au vrai pays de gloire». Mais ce sont là des sujets +infiniment délicats et beaucoup plus difficiles pour moi que la couleur +et le tissu du style. Je vois--et c'est un grand point--que par ces +robes emplumées «dont elle était prisonnière, ces robes gardiennes +jalouses, barrières coquettes et précieuses», qu'elle porte jusque dans +le petit pavillon des rendez-vous, madame de Burne rappelle la Paulette +de Gyp et cette madame d'Houbly dont la robe était fermée par soixante +olives sous lesquelles passaient autant de ganses, sans compter les +agrafes et une rangée de boutons. Et je me persuade que madame de Burne +est très moderne et tout à fait éloignée de la nature. Elle est moderne, +ce semble aussi par un tour d'esprit, un air de figure un je ne sais +quoi, un rien qui est tout. + +Je le crois, je le veux, elle est une femme moderne comme elles sont +toutes et disons-le--comme il y en a bien peu. Elle est la femme +moderne, telle que les loisirs, l'oisiveté, la satiété l'ont faite. Et +celle-là est si rare qu'on peut dire que numériquement elle ne compte +pas, bien qu'on ne voie qu'elle, pour ainsi dire, car elle brille à la +surface de la société comme une écume argentée et légère. Elle est la +frange étincelante au bord de la profonde vague humaine. Sa fonction +futile et nécessaire est de paraître. C'est pour elle que s'exercent des +industries innombrables dont les ouvrages sont comme la fleur du travail +humain. C'est pour orner sa beauté délicate que des milliers d'ouvriers +lissent des étoffes précieuses, cisellent l'or et taillent les +pierreries. Elle sert la société sans le vouloir, sans le savoir, par +l'effet de cette merveilleuse solidarité qui unit tous les êtres. Elle +est une oeuvre d'art, et par là elle mérite le respect ému de tous ceux +qui aiment la forme et la poésie. Mais elle est à part; ses moeurs lui +sont particulières et n'ont rien de commun avec les moeurs plus simples +et plus stables de cette multitude humaine vouée à la tâche auguste et +rude de gagner le pain de chaque jour. C'est là, c'est dans cette masse +laborieuse que sont les vraies moeurs, les véritables vertus et les +véritables vices d'un peuple. + +Quant à madame de Burne, dont la fonction est d'être élégante, elle +accomplit sa tâche sociale en mettant de belles robes. Ne lui en +demandons pas davantage. M. de Mariolle fut bien imprudent en l'aimant +de tout son coeur et en exigeant qu'une personne qui se devait à sa +propre beauté renonçât à elle-même pour être tout à lui. Il en souffrit +cruellement. Et la petite bonne de Fontainebleau ne le consola pas. S'il +veut être consolé, je lui conseille de lire l'_Imitation_. C'est un +livre secourable. M. Cherbuliez (il me l'a dit un jour) croit qu'il a +été écrit par un homme qui avait connu le monde, et qui y avait aimé. Je +le crois aussi. On ne s'expliquerait pas sans cela des pensées qui, +comme celles-ci, donnent le frisson: «Je voudrais souvent m'être tu, et +ne m'être pas trouvé parmi les hommes.» M. de Mariolle ne s'y trompera +pas: il sentira tout de suite que ce livre est encore un livre d'amour. +Qu'il ouvre, ce bréviaire de la sagesse humaine et il y trouvera ce +précepte: + +«Ne vous appuyez point sur un roseau qu'agite le vent et n'y mettez pas +votre confiance, car toute chair est comme l'herbe, et sa gloire passe +comme la fleur des champs.» + + + + +UN COEUR DE FEMME[3] + + +C'est un petit volume, un petit volume à couverture jaune, comme on en +voit tant aux étalages des libraires, mais qui va courir, celui-là, sur +toutes les plages et dans toutes les villes d'eaux où sont dispersées, +par cet été frais et pâle, ces quelques milliers d'âmes subtiles, +inquiètes et vaines qui composent la société parisienne; et parmi +lesquelles il en est une centaine, revêtues d'une forme féminine; +souriantes et bien chiffonnées, de qui dépend la fortune des romanciers. +Ce petit livre porte sur sa couverture le nom de Paul Bourget et il +s'appelle _un Coeur de femme_. C'est pourquoi il ira aux sources célèbres +de la montagne, où sont les belles buveuses d'eau; c'est pourquoi il +aura sur les grèves de «la mer élégante.» «La mer élégante», le mot est +de M. Paul Bourget lui-même. + +Un des gentilshommes des comédies de Shakespeare, qui est bibliophile et +galant comme il sied à un seigneur de la cour de la reine Élisabeth, dit +en parlant des livres qui doivent entrer dans sa bibliothèque: «Je veux +qu'ils soient bien reliés et qu'ils parlent d'amour.» Aussi bien, il +était de mode alors en Angleterre et en France de revêtir les livres +d'une enveloppe magnifique. On faisait encore ces reliures à +compartiments chargées de fleurons et de devises dans le goût de la +Renaissance, qui protégeaient le livre en l'honorant, comme une cassette +de cuir doré. + +Aujourd'hui, ainsi que le gentilhomme de la comédie, nous voulons que +nos livres favoris, nos romans, parlent d'amour. Et c'est assurément le +grand point pour les femmes. Mais personne ne se soucie qu'ils soient +bien reliés, ni même qu'ils soient reliés d'aucune façon. + +La couverture jaune se fane et s'écorne, le dos se fend, le livre se +disloque sans qu'on en prenne le moindre soin. Et pourquoi s'en +inquiéterait-on le moins du monde? On ne relit pas; on ne songe pas à +relire. C'est une des misères de la littérature contemporaine. Rien ne +reste. Les livres,--je dis les plus aimables--ne durent point. Les +lecteurs mondains et qui se croient lettrés n'ont pas de bibliothèque. +Il leur suffit que les «nouveautés» passent chez eux. «Nouveautés», +c'est le mot en usage chez les libraires du boulevard. Il n'y a plus que +les bibliophiles qui aient des bibliothèques, et l'on sait que cette +espèce d'hommes ne lit jamais. Un livre de Maupassant ou de Loti est un +déjeuner de printemps ou d'hiver; les romans passent comme les fleurs. +Je sais bien qu'il en reste çà et là quelque chose; il ne faut pas +prendre tout à fait à la lettre ce que je dis. Mais il n'est que trop +vrai que le public des romans devient de plus en plus impatient, frivole +et oublieux. C'est qu'il est femme. Si l'on excepte M. Zola, nos +romanciers à la mode ont infiniment plus de lectrices que de lecteurs. + +Et c'est aux femmes qu'on doit l'esprit et le tour du roman +contemporain, car il est vrai de dire qu'une littérature est l'oeuvre du +public aussi bien que des auteurs. Il n'y a que les fous qui parlent +tout seuls, et c'est une espèce de monomanie que d'écrire tout seul; je +veux dire pour soi, et sans espoir d'agir sur des âmes. Aussi est-il +tout naturel que nos romanciers aient cherché presque tous sans le +vouloir et parfois sans le savoir «ce qui plaît aux dames». M. de +Maupassant l'a trouvé avec un peu d'effort, peut-être, mais avec un +plein bonheur. Ses derniers ouvrages, _Plus fort que la mort_ et _Notre +coeur_, ont eu des succès de salons. + +Ce sont d'ailleurs de fort beaux livres dans lesquels le maître a gardé +toute sa franchise et même toute sa rudesse. Mais le thème était +agréable. Ce secret précieux de trouver les coeurs féminins, M. Paul +Bourget l'avait deviné tout de suite et comme naturellement. Dès le +début il s'était exercé à ces analyses du sentiment, à cette +métaphysique de l'amour, qui est le grand attrait, le charme invincible. +On n'en peut guère sortir sans risquer que les plus beaux yeux du monde +se détournent avec ennui de la page commencée. Les femmes ne cherchent +jamais dans un roman que leur propre secret et celui de leurs rivales. +Un salon est toujours une sorte de cour d'amour; il y a des décamérons +et des heptamérons sur toutes les plages élégantes, et dans toutes les +villes d'eaux. Nos Parisiennes cultivées se plaisent comme madame +Pampinée, que nous montre Boccace, aux dissertations sur les exemples +singuliers des sentiments tendres. Quand je dis cours d'amour et +décamérons, quand je parle de dames qui dissertent, il faut entendre +cela dans le sens le plus familier. L'esprit mondain a pris un tour +facile et brusque, et la dissertation de madame Pampinée tourne vite au +«potinage». Mais le fond est le même; aujourd'hui comme autrefois, les +femmes aiment à parler autour de leur secret. Le conteur, quand il est +M. Paul Bourget ou M. Guy de Maupassant, leur rend un grand service en +leur donnant lieu de se confesser sous des noms fictifs; la confession +est un impérieux besoin des âmes. Le père Monsabré l'a dit avec raison +dans une de ses conférences de Notre-Dame. Comme M. Bourget est bien +inspiré quand il imagine une madame de Moraine ou une madame de +Tillières dont toutes les femmes auront l'air de parler, tandis qu'en +réalité, sous ces noms de Moraine ou de Tillières, elles parleront +d'elles-mêmes et de leurs amies. Quelle rumeur de voix claires et +charmantes, que d'aveux involontaires et d'allusions malignes soulève à +l'heure du thé et sous les fleurs des dîners, chaque roman nouveau de M. +Paul Bourget? Assurément, cette fois, avec l'héroïne d'_un Coeur de +femme_, avec madame de Tillières, elles ont beau jeu pour faire des +confidences voilées et des allusions secrètes. Le cas doit sembler +admirable aux belles théologiennes de la passion, aux savantes casuistes +de l'amour. Songez donc que cette douce madame de Tillières, cette mince +et pâle et fine Juliette, cette délicate et fière et pure créature, +presque une sainte, a deux amants à la fois, l'un depuis dix ans, +l'autre pendant deux heures. Comment cela se peut-il? Je me saurais trop +vous le dire. Il faut un subtil docteur comme M. Paul Bourget pour +résoudre de telles difficultés morales et physiologiques. Non, en +vérité, je ne saurais vous le dire. Mais cela est. Madame de Tillières a +mis un pied dans le labyrinthe; elle s'y est égarée. Elle était plus +romanesque qu'amoureuse, plus tendre que passionnée. C'est la pitié qui +l'a perdue. Que les prêtres catholiques, qui sont parvenus à une si sûre +connaissance du coeur humain, ont raison de dire que la pitié est un +dangereux sentiment! On lit dans M. Nicole, qui pourtant était un bon +homme, que la pitié est la source de la concupiscence. Voilà une bien +grande vérité exprimée en un bien vilain langage! Madame de Tillières +s'est donnée une première fois par pitié, sans amour. C'est la faute +d'Eloa, noble faute, sans doute, mais à jamais inexpiable. Vous savez +qu'Eloa était une ange, une belle ange, car il y a des anges féminins, +du moins les poètes le disent. Eloa eut pitié du diable; elle descendit +dans l'enfer pour consoler celui qui fut le plus beau des êtres et qui +en est le plus malheureux, Satan; et elle fut à jamais perdue pour le +ciel. Encore pense-t-on qu'il y avait de l'amour inconscient dans la +pitié de la céleste Eloa. L'erreur de madame de Tillières fut plus +profonde, car elle se donna par pitié pure et sans véritable amour. +C'est le crime de la douceur et de la bonté; ce n'en est pas moins un +crime. Elle en fut justement punie: elle aima, n'étant plus libre, et +elle ne sut pas se défendre contre cet amour, et ainsi une noble faute +la conduisit à une fauté avilissante. Du moins, elle ne se pardonna pas +à elle-même. Que Dieu la juge après M. Paul Bourget. Mais je crois qu'en +vérité c'était une belle créature. + +Voilà, n'est-ce pas? une véritable histoire d'amour et sur laquelle on +peut longuement disserter. + +Le peu que je viens d'écrire n'est qu'une note en marge du roman de M. +Paul Bourget. Je ne vous ai même pas dit le nom des deux fautes de +Juliette. La première se nomme Poyanne, la seconde Casal. Poyanne eut +des malheurs domestiques; il a l'âme grande et un beau génie. C'est à +lui que madame de Tillières se donne par pitié. Casal est un libertin, +et c'est lui qu'on aime vraiment. Et à ce sujet M. Paul Bourget se +demande d'où vient ce pouvoir de séduction qu'exercent sur les honnêtes +femmes les libertins professionnels, et pourquoi Elvire est attirée par +don Juan. + +«Quelques-uns, dit-il, veulent y voir le pendant féminin de cette folie +masculine qu'un misanthrope humoriste a nommé le _rédemptorisme_, le +désir de racheter les courtisanes par l'amour. D'autres y diagnostiquent +une simple vanité. En se faisant adorer par un libertin, une honnête +femme n'a-t-elle pas l'orgueil de l'emporter sur d'innombrables rivales +et de celles que sa vertu lui rend le plus haïssables? Peut-être +tiendrons-nous le mot de cette énigme, en admettant qu'il existe comme +une loi de saturation du coeur. Nous n'avons qu'une capacité limitée de +recevoir des impressions d'un certain ordre. Cette capacité une fois +comblée, c'est en nous une impuissance d'admettre des impressions +identiques et un irrésistible besoin d'impressions contraires.» + +Tout cela est vrai ou peut l'être. Et puis la femme est sensible à +toutes les renommées. Et puis les spécialistes ont de grands avantages +sur le vulgaire, et puis que sait-on?... M. Paul Bourget qui est un +philosophe, et des plus habiles, a, çà et là, dans ce nouveau livre +comme dans les précédents, de clairs aperçus sur la nature humaine. J'ai +noté au passage cette fine remarque sur l'amitié des femmes entre elles: + +«Ce qui distingue l'amitié entre femmes de l'amitié entre hommes, c'est +que cette dernière ne saurait aller sans une confiance absolue, tandis +que l'autre s'en passe. Une amie ne croit jamais tout à fait ce que lui +dit son amie, et cette continuelle suspicion réciproque ne les empêche +pas de s'aimer tendrement.» + +L'excellent analyste, qui déjà avait si bien défini la jalousie, nous +livre cette fois encore sur ce sujet des observations subtiles et +profondes. + +Voici, par exemple, une remarque qui n'avait pas été faite si +licitement, que je sache, bien que l'occasion de la faire n'ait jamais +manqué, certes, à la vieille humanité: + +«Quand on aime, dit M. Paul Bourget; les plus légers indices servent de +matière aux pires soupçons, et les preuves les plus convaincantes, ou +que l'on a jugées telles à l'avance, laissent une place dernière à +l'espoir. On suppose tout possible, dans le mal, on veut le supposer, et +une voix secrète plaide en nous, qui nous murmure: «Si tu te trompais, +pourtant!» C'est alors, et quand l'évidence s'impose, indiscutable cette +fois, un bouleversement nouveau de tout le coeur, comme si l'on n'avait +jamais rien soupçonné.» + +En lisant ces romans d'amour mondain, _Flirt_, de M. Paul Hervieu, +_Notre Coeur_, de M. de Maupassant, _un Coeur de femme_, quelques autres +encore, on se prend à songer que l'amour, le sauvage amour, a acquis, +avec la civilisation, la régularité d'un jeu dont les gens du monde +observent les règles. C'est un jeu plein de complications et de +difficultés; un jeu très élégant. Mais c'est toujours la nature, +l'obscure, l'impitoyable nature qui tient le but. Et c'est pour cela +qu'il n'y a pas de jeu plus cruel ni plus immoral. + + + + +LA JEUNESSE DE M. DE BARANTE[4] + + +Je me rappelle, étant enfant, avoir va plusieurs fois, dans la librairie +de mon père, M. de Barante, alors plus qu'octogénaire: Nous lisions +avidement au collège son _Histoire des ducs de Bourgogne_, et je +regardais l'auteur de ces intéressants récits avec tout le trouble et +toute la crainte des jeunes admirations. Mais M. de Barante parlait si +affectueusement et d'une voix si douce, que j'étais un peu rassuré. +C'était un homme excellent, qui aimait à faire le bien autour de lui. Il +restait chaque année peu de jours à Paris, vivant retiré dans sa terre +de Barante, en Auvergne, où il était né et où il voulait mourir. On me +dit, et je le crois, qu'il y était entouré du respect et de la sympathie +de tous. + +On pensait en le voyant au vers du poète: + + Rien ne trouble sa fin, c'est le soir d'un beau jour. + +Je n'ai jamais rencontré plus agréable vieillard. Et je revois encore +avec plaisir, parmi mes plus anciens souvenirs, son gracieux visage +travaillé par les ans comme un vieil ivoire d'une finesse exquise. + +Quant à l'_Histoire des ducs de Bourgogne_, je ne l'ai pas relue. Mais +j'ai lu Froissart. M. de Barante a beaucoup écrit, et même fort bien, +sans que ses oeuvres historiques et littéraires soient beaucoup autre +chose que les distractions d'un homme d'État et les plaisirs d'un sage. +Personne ne lit plus aujourd'hui ces pages des _Ducs de Bourgogne_, +pourtant si faciles à lire et calquées sur les chroniques avec une grâce +un peu molle. On n'a jamais beaucoup feuilleté ses histoires de la +Convention et du Directoire. M. de Barante est plus intéressant que ses +écrits, et le meilleur de ses ouvrages pourrait bien être celui où il se +peint lui-même, ce recueil de _Souvenirs_, dont M. Claude de Barante, +son petit-fils, vient de publier le premier volume. + +Comme le feu duc de Broglie, M. de Barante touchait au terme de sa vie +quand il entreprit d'écrire ses mémoires, et la mort a interrompu ce +dernier travail. Pour l'accomplir, M. de Barante n'avait guère qu'à +mettre en ordre les notes abondantes déjà consignées par lui dans des +exemplaires interfoliés de la biographie Michaud et de l'_Europe sous le +Consulat, l'Empire et la Restauration_, par Capefigue. On s'étonnera +peut-être que M. de Barante ait choisi pour l'annoter un livre de +Capefigue. Mais, par l'ampleur de son cadre, l'ouvrage se prêtait à des +gloses sur beaucoup d'hommes et de choses, et puis on ne se faisait pas +alors de l'histoire l'idée que nous en avons aujourd'hui, et Capefigue +suffisait. M. Claude de Barante a jugé avec raison qu'il pouvait +continuer l'oeuvre interrompue en faisant usage des matériaux tout +préparés et des correspondances qu'il a pu réunir. Le premier volume, +qui vient de paraître, va de 1782, date de la naissance de M. de +Barante, au mois de février 1813. Il présente une rédaction complète et +suivie. + +On ne s'attendait pas, sans doute, à y trouver les lettres que madame +Récamier écrivit à M. de Barante vers 1805, et qui ont été conservées. +Certaines convenances s'opposaient sans doute à ce qu'elles fussent +publiées tout de suite. Elles sont en mains sûres, mais non pas +toutefois si fidèlement gardées qu'on n'en ait pu détourner quelques +lignes à la dérobée. Je puis dire qu'elles sont d'un joli tour, et plus +tendres et plus féminines qu'on ne devait s'y attendre. Sainte-Beuve +disait que madame Récamier, manquant de style et d'esprit, avait la +prudence de n'écrire que des billets. Cet habile homme, qui savait tout, +pourtant ne connaissait pas les lettres dont je parle. Elles ont de la +grâce, de la finesse et presque de la flamme. C'est auprès de madame de +Staël, à Coppet et à Genève, où son père était préfet, que le jeune +Barante vit pour la première fois madame Récamier. Il parle brièvement, +dans ses _Souvenirs_, de ces visites à Corinne. «J'avais vingt et un +ans, dit-il, j'étais très attiré par cette société de Coppet, où il me +semblait qu'on avait quelque sympathie pour moi.» Corinne était alors +dans l'éclat de sa gloire, dans tout le feu de sa beauté, faite +d'éloquence, de passion et de tempérament. On dit qu'elle eut du goût +pour le jeune Barante, qui était aimable; on dit aussi qu'elle collabora +au _Tableau de la Littérature au XVIIIe siècle_, que l'auteur publia un +peu plus tard. Les _Souvenirs_ ne nous fournissent sur ce point aucun +éclaircissement. Ils nous apprennent seulement que M. de Barante était +de la petite troupe des acteurs de Coppet. Car on jouait la tragédie à +Coppet, comme jadis à Ferney. M. de Barante eut un rôle dans le +_Mahomet_, de Voltaire; à côté de Benjamin Constant qui faisait Zopire. +On ne dit pas si madame Récamier jouait ce jour-là. Nous savons par +ailleurs qu'elle fit Aricie dans une représentation de _Phèdre_, où +madame de Staël tenait le rôle principal. Madame Récamier n'est pas +nommée une seule fois dans les _Souvenirs_ de M. de Barante. Pourtant, +après un de ces séjours de Coppet elle lui écrivait qu'elle avait +longtemps suivi des yeux la voiture qui l'emportait et elle lui +recommandait de ne pas dire trop de bien d'elle à madame de Staël, quand +il lui écrirait. Mais ce sont les lettres qu'il faudrait lire tout +entières; M. de Barante les a gardées et elles étaient telles qu'il +pouvait les garder. Il a même gardé le petit chiffon de papier que +madame Récamier lui glissa dans la main un soir chez elle, à Paris, et +où elle avait crayonné une phrase comme celle-ci: «Sortez, cachez-vous +dans l'escalier et remontez quand Molé sera parti.» Sans doute cela ne +veut rien dire et le billet peut s'expliquer de bien des manières. Mais +aussi on nous avait trop parlé de la sainteté de madame Récamier, et +cela nous amuse maintenant de surprendre son manège. Ces lettres, si on +les publie, et on les publiera, ne livreront pas le secret de Julie. Un +doute subsistera. Mais on saura du moins que la divine Julie était plus +sensible qu'on ne l'a dit. On saura qu'elle avouait sa faiblesse réelle +ou feinte à un très jeune homme, plus jeune qu'elle de cinq ans. Et elle +ne sera plus tout à fait celle que Jules de Goncourt appelait si +joliment la Madone de la conversation. + +Tous les témoignages s'accordent à reconnaître que M. de Barante était +dans sa jeunesse très séduisant. On dit que le charme d'un homme est +toujours le don de sa mère et qu'on reconnaît à leur grâce les fils des +femmes supérieures. Je n'en jurerais pas; mais il semble bien que la +mère de Prosper de Barante ait été une créature d'élite. Telle que son +fils nous la montre, elle est admirable d'esprit et de coeur. Elle +écrivait pour ses enfants des extraits d'histoires, des géographies en +dialogue et des contes. Quand, sous la Terreur, son mari, ancien +lieutenant criminel à Riom, fut arrêté et conduit à Thiers, elle alla le +rejoindre, à cheval, bien qu'elle fût à la fin d'une grossesse, et elle +accoucha le lendemain. À peine relevée de couches, elle courut à Paris +et sollicita du Comité de salut publia la liberté de son mari et +l'obtint contre toute probabilité. Elle était jeune encore lorsqu'en +1801 un mal mortel la frappa. «Ma mère, dit M. de Barante, sentit la +mort s'approcher sans illusion et avec courage, dans toute la force de +sa raison. Son âme se montra à découvert, soutenue par les souvenirs de +la vie la plus noble et la plus pure. Elle fit entendre à tous un +langage à la fois si élevé et si naturel, que les personnes qui +l'entouraient étaient pénétrées de respect et d'admiration.» + +Prosper de Barante entrait dans la vie publique quand il perdit sa mère. +Cet incomparable malheur laissa dans son esprit une empreinte profonde +et durable. «Il me semble, dit-il, que les pensées morales et +religieuses, que les sentiments élevés que je puis avoir datent de ce +moment. J'appris à valoir mieux qu'auparavant; ma conscience devint plus +éclairée et plus sévère.» + +C'est là un état d'âme que comprennent tous ceux qui ont passé par une +semblable épreuve. M. de Barante ajoute qu'il lut et relut alors un +livre que son père aimait par-dessus tous les autres, les _Pensées_ de +Pascal, et que ce livre laissa «beaucoup de substance» dans son esprit. +Je veux le croire; mais il n'y paraît guère et l'on ne se douterait pas, +s'il ne l'avait dit, que M. Barante s'est nourri de Pascal. Que le +lieutenant criminel de Riom, un peu janséniste, ait beaucoup lu le livre +de son grand compatriote, qui était peut-être un peu son parent, car ils +sont tous parents en Auvergne, rien de plus naturel. Mais que Prosper de +Barante doive quelque chose au plus fougueux, au plus sombre, au plus +ardent, au plus impitoyable des catholiques, c'est ce qui ne saute pas +aux yeux, et j'ai beau chercher je ne découvre rien dans la modération +de cet homme politique qui rappelle l'inhumanité de l'auteur des +_Provinciales_. + +Sage, perspicace, appliqué, tel se montre dès le début Prosper de +Barante, qui, sorti de l'École polytechnique, fut nommé auditeur au +conseil d'État en 1806, à vingt-trois ans. Tout de suite il sentit qu'il +était dans sa voie: + + Je me réjouis beaucoup de cette faveur. J'allais avoir une position + dans le monde politique, une occupation régulière et l'espoir d'y + réussir. Mais ce qui me donna bientôt le plus de satisfaction, ce + fut d'être placé de manière à voir et à entendre l'empereur. + + Je ne partageais certes pas le fétichisme de son entourage, mais + connaître et apprécier un si grand esprit, un si puissant + caractère, savoir ce qu'il était et ce qu'il n'était pas absorbait + mon attention. Je considérais les séances du conseil comme une + sorte de drame, et j'écoutais curieusement les interlocuteurs et + surtout l'empereur. + +Et il recueille toutes les paroles de l'empereur, qui n'exprime avec +verve, vivement, impatiemment, passant de la raillerie à la colère, et +jurant quand M. Beugnot n'est point de son avis. Ce n'est pas que +Napoléon soit incapable de supporter la contradiction, mais il ne la +souffre que de ceux qu'il sait n'être pas trop opiniâtres. + +C'est surtout dans la préparation des lois scolaires qu'il parle +abondamment. Sa pensée est vaste comme le sujet qu'elle traite. Mais il +trouve que l'instruction publique n'est jamais assez dans la main du +gouvernement. + +Les séances étaient intéressantes. Par malheur, le jeune auditeur ne put +y assister longtemps. L'empereur le chargea des dépêches pour l'Espagne. +Charles IV (le texte dit Charles II) était alors à Saint-Ildefonse, le +Versailles des rois catholiques. M. de Barante fut reçu par ce Godoy à +qui Marie-Louise de Parme avait donné avec son amour, le titre de prince +de la Paix, et le pouvoir royal. Quand il parlait à la reine «le ton de +sa voix n'avait rien de respectueux, remarque M. de Barante, et je +m'aperçus qu'il voulait me prouver à quel point il était le maître». + +Peu de temps après, l'armée française étant entrée à Berlin, il eut +l'ordre de s'y rendre. Il rencontra M. Daru au sortir du Jardin +botanique. + +--Je viens de faire un acte de vandalisme, lui dit l'intendant des +armées; j'ai été voir s'il y avait moyen d'arranger en écuries les +orangeries et les serres. Savez-vous quelle idée me poursuivait? Je +songeais que les armées de l'Europe, pourraient bien aussi envahir la +France et entrer à Paris, qu'alors l'intendant militaire, voyant la +galerie du Musée, aviserait d'en faire un magnifique hôpital et irait y +calculer combien de lit on y installerait. + +M. de Barante entendit ces paroles comme l'écho de sa propre pensée. Il +ne croyait pas à la durée de l'empire et il le servait comme un maître +qui passe. + +Nommé en 1807 sous-préfet à Bressuire, il trouva une petite ville à demi +ensevelie sous le lierre et les orties; un vrai nid de chouans. Mais ces +anciens brigands étaient de très braves gens, qui oubliaient la guerre +pour la chasse, et après dîner chantaient des chansons et dansaient en +rond entre hommes. Population assez facile à administrer surtout par un +fonctionnaire modéré et religieux comme M. de Barante. Les seules +difficultés sérieuses venaient de la conscription. Cette cérémonie +n'était nullement agréable aux gars du Bocage. Aussi Napoléon, qui +craignait une nouvelle chouannerie, n'exigeait des départements de +l'Ouest qu'un contingent réduit. Et encore donnait-il de grandes +facilités pour le remplacement. Il recommandait à ses fonctionnaires de +prendre tous les ménagements possibles, et M. de Barante était d'un +caractère à bien suivre de telles instructions. Le directeur général de +la conscription était alors un M. de Cessac, qui, méthodique et +classificateur, avait dressé un tableau des préfets divisé en quatre +catégories: 1° efforts et succès; 2° efforts sans succès; 3° succès sans +efforts; 4° ni succès ni efforts. M. de Barante ne dit pas dans quelle +catégorie il fut rangé par M. de Cessac. + +M. de la Rochejaquelein et sa femme, la veuve de l'héroïque Lescure, +habitaient le château de Clisson, proche Bressuire. Le jeune sous-préfet +les voyait souvent et passait parfois quelques jours de suite chez eux. +Il y trouvait madame de Donissan, qui avait été dame de madame Victoire. +C'était pour un fonctionnaire de l'empire, une société bien royaliste. +Mais le sous-préfet était lui-même assez peu attaché au régime qu'il +servait honnêtement et sans goût. On ne se gênait pas d'en annoncer +devant lui la chute prochaine. + +Un soir, il répondit: + +--Je crois, comme vous, que l'empereur est destiné à se perdre; il est +enivré par ses victoires et la continuité de ses succès. Un jour viendra +où il tentera l'impossible. Alors vous reverrez les Bourbons. Mais ils +feront tant de fautes, ils connaissent si peu la France, qu'ils +amèneront une nouvelle révolution. + +C'était prévoir de loin les trois journées de Juillet. + +En 1807, madame de la Rochejaquelein venait de commencer ses _Mémoires_; +elle lut à M. de Barante ce qu'elle avait déjà écrit, jusqu'au passage +de la Loire, et lui proposa «d'achever et même de rédiger avec plus de +style les premiers chapitres». + +Il se mit aussitôt à l'oeuvre: madame de la Rochejaquelein dicta ce +qu'elle n'avait pas encore rédigé. Le livre, publié en 1815, est +admirable de vie et de vérité. M. Claude de Barante insiste dans une +longue note pour en faire honneur à son grand-père. + +S'il est de M. de Barante, c'est son meilleur livre. Mais on ne peut en +déposséder la veuve de M. de Lescure. L'édition de 1889 établit qu'il +lui appartient en propre? Et avait-on besoin même de preuves tirées de +l'examen des manuscrits? Ce livre est fait des deuils, des souffrances, +des périls, des misères de cette femme de coeur. Ce livre c'est +elle-même, ce qu'elle a vu, ce qu'elle a souffert. Je sais bien que M. +de Barante l'a retouché, rédigé, si l'on veut, comme disent d'anciennes +éditions, et qu'il y a ajouté des chapitres topographiques. Cela n'est +ni contesté ni contestable. + +Oui, il a beaucoup corrigé, mais toutes ses corrections ne sont pas +heureuses et les éditeurs de 1889 ont montré que dans plus d'un endroit +M. de Barante avait gâté le texte original. + +Il est regrettable que M. Claude de Barante ait rouvert un débat qu'on +croyait clos. Il me semble bien que la question a été jugée en faveur de +madame de la Rochejaquelein, il y a une dizaine d'années, par des +savants des départements de l'Ouest formés en comité sous la présidence +de M. Pie, évêque de Poitiers. + +À vingt-six ans, M. de Barante était nommé préfet de la Vendée. Il +montra dans ces nouvelles fonctions le même esprit de bienveillance et +la bonne grâce qu'il avait déployés à Bressuire, mais il croyait de +moins en moins à la durée de l'empire. Il assista comme préfet au +mariage de l'empereur: + + Ce fut vraiment une belle cérémonie. Rien n'était plus magnifique + que ce long défilé de la cour impériale, de ces rois, de ces reines + formant le cortège de l'impératrice, de ces grands personnages, de + ces maréchaux couverts d'or, de plaques et de cordons, suivant, + pour se rendre au grand salon carré du Louvre disposé en chapelle, + la galerie du musée, entre deux haies de spectateurs, hommes ou + femmes, parés, brodés, revêtus de leur uniforme. + +Quand l'empereur, l'impératrice et le cortège furent passés, M. Mounier +dit à l'oreille de M. de Barante: + +--Tout cela ne nous empêchera pas d'aller un de ces jours mourir en +Bessarabie. + +M. Mounier savait à qui il parlait. + +Ce premier volume nous montre en M. de Barante un homme de beaucoup de +tact, de sens et finesse, un homme de second plan, mais qui a bien son +originalité: c'est un janséniste aimable. + + + + +MYSTICISME ET SCIENCE + +_Dic nobis Maria..._ + + +Je ne suis, qu'un rêveur et sans doute je ne perçois les choses humaines +que dans le demi-sommeil de la méditation, mais il me semble que la +saison où nous sommes, l'équinoxe du printemps, est une époque de +conciliation et de sympathie pendant laquelle il convient de faire +entendre des paroles d'espérance et d'amitié. Et ce qui me fait croire +cela, c'est, vous le dirai-je, la coutume des oeufs de Pâques qui, datant +d'un âge immémorial et remontant sans doute aux civilisations +primitives, s'est conservée jusqu'à nos jours chez les peuples +chrétiens. Cette longue tradition, qui atteste l'esprit conservateur des +sociétés, montre aussi que bien des choses peuvent être conciliées, qui +semblaient inconciliables. + +Il faut entendre les leçons du calendrier. Au moment de l'année que nous +avons dépassé de quelques jours, les mystères de la nature et les +mystères de la religion se confondent en féeries magnifiques; l'esprit +et la matière célèbrent à l'envi l'éternelle résurrection; les +sanctuaires et les bois fleurissent ensemble. L'Église chante: «_Dic +nobis, Maria..._ Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu sur le chemin?--J'ai vu le +suaire et les vêtements, les témoins angéliques, et j'ai vu la gloire du +Ressuscité.» Et ces paroles charmantes expriment avec la même puissance +le retour du printemps et la victoire du Christ. Elles associent dans +une image de passion et de gloire l'éternel Adonis et le Dieu des temps +nouveaux. Tandis que de la nef montent avec l'encens ces paroles +joyeuses: «Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu sur ton chemin?» les oiseaux qui +font leur nid dans le vieux clocher répondent par leur chant: «Marie, +Marie, dans ton chemin, tu as vu les premiers rayons du soleil se mêler +à la douce pluie, comme le sourire aux larmes, et se transformer en +feuilles et en fleurs. La lumière se change aussi en amour quand elle +pénètre dans nos coeurs. C'est pourquoi, saisis de l'ardeur de bâtir des +nids, nous portons des brins de paille dans noire bec. Oui, la chaleur +féconde se métamorphose en désir. Ce qui est une grande preuve de +l'unité de composition de l'univers. M. Berthelot, qui est chimiste, +commence à soupçonner ces choses, que les vieux alchimistes avaient +devinées avant lui. Mais comment, de cette unité, sortit la diversité? +C'est ce qui passe l'intelligence des chimistes comme celle des oiseaux. + +Voilà, voilà ce que Marie a vu sur son chemin. Elle a vu la gloire du +Ressuscité, qui meurt et qui renaît tous les ans. Il renaîtra longtemps +encore après que nous ne serons qu'un peu de cendre légère; mais il ne +renaîtra pas toujours, car il n'est (tout soleil qu'il est) qu'une +goutte de feu perdue dans l'espace infini. Et que sommes-nous, nous les +oiseaux? Un rien, un monde. Nous aimons, nous couvons nos oeufs, nous +nourrissons nos petits. Nous sommes une parcelle de la vie universelle. +Et tout, dans l'univers, est utile, à moins que tout ne soit qu'illusion +et vanité; ces deux idées sont également philosophiques. Mais les +oiseaux croient que les oiseaux sont nécessaires et ils agissent en +conséquence.» + +Voilà le dialogue des orgues et des oiseaux tel que je l'ai entendu en +passant devant une église de village, le matin de Pâques. Il m'a paru +très religieux. + +Dans tous les pays et dans tous les siècles, le solstice du printemps a +mêlé ainsi, dans une solennité joyeuse, les espérances du mystique à +l'allégresse de la nature. Le christianisme ne s'est pas dégagé, dans +ses féeries pascales de ce doux paganisme qui l'enlace, au fond de nos +campagnes, comme le lierre et la ronce embrassent une croix de pierre. + +M. Camille Flammarion me contait un jour que dans le Bassigny, son pays +natal, les paysans célèbrent encore le renouveau, comme au temps de +Jeanne d'Arc, en associant aux cérémonies du culte catholique des rites +plus anciens, qui témoignent d'un naturalisme candide. Et partout la +rencontre de Marie avec le mystérieux jardinier devient le symbole des +joies de la terre en même temps que des espérances célestes. «_Dic +nobis, Maria..._ Dis-nous, Marie, qu'as-tu vu sur ton chemin?...» Je la +retrouvais l'autre jour, cette parole liturgique, dans une revue de +littérature et d'art, au début d'un de ces articles de critique morale +qui trahissent le mysticisme de la génération nouvelle. «Marie, qu'as-tu +vu sur la route?» répétait avec anxiété M. Paul Desjardins, ce jour de +Pâques, en commençant d'écrire sur un des maîtres en qui la jeunesse a +mis de grandes espérances[5]. + +Et ces pages, d'un accent si pur, d'un sentiment si généreux, +témoignaient d'une telle inquiétude que j'en fus un peu troublé. Le _Dic +nobis, Maria_ y devenait la devise d'une palingénésie confuse, d'une +religion indécise, d'un je ne sais quoi de meilleur qui va naître. Cet +article de M. Desjardins est un signe, entre mille autres, du malaise de +l'esprit nouveau. + +Tout cela est bien trouble encore. Mais il importe de suivre ce +mouvement qui commence; il faut le suivre avec sollicitude, et dans +celle humeur bienveillante qui nous pénétrait au moment d'écrire ces +lignes. Nous nous attacherons à discerner la direction que prennent les +jeunes intelligences. C'est aux plus fermes et aux plus sages d'essayer +de conduire et d'éclairer ceux qui entrent aujourd'hui dans la vie +intellectuelle. Je n'ai pas d'autre ambition pour ma part que de me +débrouiller parmi ces nouveautés indécises. Je le dois, il le faut, +puisqu'enfin j'écris, ce qui est terrible, quand on y songe. + +Le plus clair c'est que la confiance dans la science, que nous avions si +forte, est plus qu'à demi perdue. Nous étions persuadés qu'avec de +bonnes méthodes expérimentales et des observations bien faites nous +arriverions assez vite à créer le rationalisme universel. Et nous +n'étions pas éloignés de croire que du XVIIIe siècle datait une ère +nouvelle. Je le crois encore. Mais il faut bien reconnaître que les +choses ne vont pas aussi vite que nous pensions et que l'affaire n'est +pas aussi simple qu'elle nous paraissait: M. Ernest Renan, notre maître, +qui plus que tout autre a cru, a espéré en la science, avoue lui-même, +sans renier sa foi, qu'il y avait quelque illusion à penser qu'une +société pût aujourd'hui se fonder tout entière sur le rationalisme et +sur l'expérience. + +La jeunesse actuelle cherche autre chose. Et, puisqu'on repousse cette +science que nous apportions comme la révélation suprême, il faut bien +que nous sachions pourquoi on la repousse. + +On lui reproche d'abord son insuffisance. La science, nous dit-on, n'est +pas fondée; vous avez constitué des sciences, ce qui est bien différent. +Et qu'est-ce que vous appelez sciences, s'il vous plaît? Des lunettes, +ni plus ni moins. Des lunettes! Elles vous donnent une vue plus +pénétrante et vous permettent d'examiner certains phénomènes plus +exactement. D'accord! Mais, cela importe-t-il beaucoup? Quand vous avez +observé quelques mirages de plus dans cet abîme d'apparences qui est +l'univers sensible, en connaissez-vous mieux la raison des choses, les +lois du monde qu'il importerait de connaître? Et croyez-vous que vos +découvertes en physiologie et en chimie vous aient mis sur la voie d'une +seule vérité morale? + +Votre science ne peut aspirer à nous gouverner parce qu'elle est +d'elle-même sans morale et que les principes d'action qu'on pourrait en +tirer seraient immoraux. + +Elle est inhumaine; sa cruauté nous blesse; elle nous anéantit dans la +nature; elle nous rapproche des animaux et des plantes en nous montrant +ce qu'ils ont en commun avec nous, c'est-à-dire tout: les organes, la +joie, la douleur et même la pensée. Elle nous montre perdus avec eux sur +un grain de sable et elle proclame insolemment que les destinées de +l'humanité tout entière ne sont pas quelque chose d'appréciable dans +l'univers. + +En vain, nous lui crions que nous retrouvons l'infini en nous. Elle nous +apprend que la terre n'est pas même un globule dans cette veine +d'Ouranos, que nous nommons la voie lactée; elle nous fait rougir de +honte et de confusion au souvenir du temps où nous nous croyions le +centre du monde et le plus bel ouvrage de Dieu, nous qui, en réalité, +tournons gauchement autour d'une médiocre étoile, un million de fois +plus petite que Sirius. + +Notre imperceptible canton de l'univers semble assez pauvre, autant que +nous pouvons en juger. Il n'a qu'un soleil, tandis que beaucoup de +systèmes en ont deux ou trois. Son astre central doit avoir peu d'éclat, +vu des systèmes les plus voisins. Il est rougeâtre, ce qui est signe +qu'il ne brûle plus avec l'énergie des jeunes étoiles toutes blanches; +bientôt, dans quelques millions de siècles seulement, il ne montrera +plus qu'un disque fuligineux, taché de larges scories noires; et ce sera +la fin, et le grain de poussière, qui se nomme la Terre et qui n'aura +plus de nom alors, roulera avec lui dans la nuit éternelle. + +L'humanité aura péri, sans doute, bien avant cette époque. En attendant, +on nous enseigne que nous nous acheminons vers la constellation +d'Hercule; notre poussière y parviendra un jour dans l'ombre et le +silence: c'est là tout ce que la science peut nous révéler des destinées +de l'humanité. + +Nous faisons le voyage en compagnie de quelques planètes dont les unes +se perdent pour nous dans la lumière du soleil, comme Vénus et Mercure +et les autres dans la nuit de l'espace, comme Uranus et Neptune. On +croit avoir remarqué que Vénus ne présente jamais qu'une face au soleil. +Mais on n'en est pas encore bien sûr. La seule planète dont nous ayons +pu observer la surface est Mars, notre voisin; on y a distingué des +terres, des mers, des nuages, de la neige au pôle, et M. Flammarion en a +dessiné la carte. M. Schiaparelli y a vu des canaux, l'an passé. Ces +canaux se creusent comme par enchantement et, si ce sont là des ouvrages +de l'industrie martienne, il faut reconnaître que les ingénieurs de +cette planète sont infiniment supérieurs aux nôtres. Mais on ne sait pas +si ce sont des canaux et il semble bien que ce monde soit mouvant et +plus agité que la face de la terre. Sa figure change à toute heure. Il +est infiniment probable qu'il est habité; mais nous ne saurons jamais +quelles formes y revêt la vie. Il est vraisemblable qu'elle y est aussi +pénible que sur la terre; nous pouvons le croire, et c'est là du moins +une consolation que la science ne nous enlève pas. + +Et quant à l'homme même, qu'en a fait la science? Elle l'a destitué de +toutes les vertus qui faisaient son orgueil et sa beauté. Elle lui a +enseigné que tout en lui comme autour de lui était déterminé par des +lois fatales, que la volonté était une illusion et qu'il n'était qu'une +machine ignorante de son propre mécanisme. Elle a supprimé jusqu'au +sentiment de son identité, sur lequel il fondait de si fières +espérances. Elle lui a montré deux existences distinctes, deux âmes dans +un même individu. + +La génération nouvelle fait ainsi le procès à la science et la déclare +déchue du droit de gouverner l'humanité. + +Que veut-elle mettre à la place des connaissances positives? C'est ce +que nous avons le devoir de rechercher. + + + + +CÉSAR BORGIA[6] + + +Il fallait qu'il y eût des Borgia, pour qu'on sût tout ce que fait la +bête humaine quand elle est robuste et déchaînée. Ces Espagnols +romanisés n'étaient point nés qu'on sache avec un autre coeur, avec une +autre âme que le vulgaire. Leur longue habitude du crime ne les a pas +déracinés tout à fait de l'humanité, à laquelle ils tiennent encore par +des fibres saignantes. Les sentiments naturels éclatent en eux avec +violence. Le pape Alexandre a des entrailles de père: devant le cadavre +de son premier-né, il pleure comme un enfant et prie comme une femme. Sa +fille Lucrèce est capable d'attachement et donne des larmes sincères à +la mémoire de son second mari et à celle de son frère. Et si le plus +dénaturé des Borgia, César, n'eut pas, dans toute sa vie, une lueur de +pitié ni un éclair de tendresse, il montra dans la conduite de la guerre +et dans l'administration des pays conquis un esprit d'ordre, de sagesse +et de mesure qui atteste du moins une certaine beauté intellectuelle. +Non, les Borgia n'étaient pas des monstres au sens propre du mot. Leur +personne morale n'était atteinte, à ce qu'il semble, d'aucun vice +constitutionnel: ils ne différaient point, par leurs idées ou leurs +sentiments, des Savelli, des Gaetani, des Orsini, dont ils étaient +entourés. C'étaient des êtres violents, en pleine possession de la vie. +Ils désiraient tout, et en cela ils étaient hommes; ils pouvaient tout: +c'est ce qui les rendit effroyablement criminels. Il serait dangereux de +se le dissimuler: les sociétés humaines contiennent beaucoup de Borgias, +je veux dire beaucoup de gens possédés d'une furieuse envie de +s'accroître et de jouir. + +Notre société en renferme encore un très grand nombre. Ils sont de +tempérament médiocre et craignent les gendarmes. C'est l'effet de la +civilisation d'affaiblir peu à peu les énergies naturelles. Mais le +fonds humain ne change pas, et ce fonds est âpre, égoïste, jaloux, +sensuel, féroce. + +Il n'y a pas, dans nos administrations, de pauvre bureau qui ne voie, +dans ses quatre murs tapissés de papier vert, toutes les convoitises et +toutes les haines qui s'allumèrent dans le Vatican, sous la papauté +espagnole. Mais la bête humaine y est moins vigoureuse, moins ardente, +moins fière; le tigre royal est devenu le chat domestique. Au fond, +l'affaire est la même: il s'agit de vivre, et cela seul est déjà féroce. + +César était encore adolescent quand son père, le cardinal Rodriguez +Borgia s'éleva par la simonie au siège pontifical. C'était un vieil +homme dur et rusé qui gardait pour la luxure et la domination des +capacités énormes. Chez lui l'instinct était merveilleux, comme chez les +bêtes. Son cynisme était magnifique. Il assit à son côté, dans la chaire +de Pierre, celle belle Julie Farnèse que le peuple de Rome appelait, +pour égaler le blasphème au scandale, la femme de Jésus-Christ, _sposa +del Christo_. Les gens du peuple disaient encore, en montrant du doigt +le frère de Julie, ce Farnèse, qu'Alexandre avait revêtu de la pourpre: +«C'est le cardinal _della Gonella_, le cardinal du cotillon». Le Romain +riait et laissait dire. En ces jours-là, chez les petits comme chez les +grands, dans tout le peuple, la chair débridée faisait rage. Ce vieux +pontife obèse était grand d'impureté, quand, aux noces de Lucrèce, il +versait des dragées dans le corsage des nobles Romaines, ou quand, après +souper, assis à côté de sa fille, il faisait danser des courtisanes +nues, qu'éclairaient les flambeaux de la table posés à terre. Cependant +le Tibre roulait toutes les nuits des cadavres, et il y avait chaque +jour quelqu'un dont on apprenait la mort en même temps que la maladie. +Le saint-père avait des moyens sûrs de se défaire de ses ennemis. À cela +près, bon chrétien, car il n'erra jamais en matière de foi et se montra +fort désireux d'accroître le domaine de saint Pierre. Mais, à vrai dire, +il n'aima rien tant que ses enfants, les accabla de biens et d'honneurs +jusqu'à nommer sa fille Lucrèce garde du sceau pontifical, régente du +Vatican et gouverneur de Spolète. + +À quinze ans, César était archevêque de Pampelune; à dix-sept, cardinal +de Valence. L'ambassadeur du duc de Ferrare l'alla voir dans sa maison +du Transtevère. Après une de ces visites, il écrivit dans une dépêche, +les quelques mots que voici: + +«Il allait partir pour la chasse: il était vêtu de soie, l'arme au côté. +À peine un petit cercle rappelait le simple tonsuré. Nous cheminâmes +ensemble à cheval, en nous entretenant. C'est un personnage d'un grand +esprit, très supérieur, et d'un caractère exquis. Il est d'une grande +modestie.» Les contemporains vantaient volontiers la modestie de César +et celle de sa soeur Lucrèce. Il reste à savoir ce qu'ils entendaient par +modestie, et si ce n'était pas l'élégante sobriété du geste et de la +parole. + +En ce cas, César méritait cette louange. Bien qu'instruit dans les +sciences sacrées et les sciences profanes, théologien, humaniste et même +poète, il demeurait silencieux et taciturne. C'était, disent ceux qui +l'ont approché, un seigneur fort solitaire et secret, _molto solitario e +segreto_. Amoureux des étoffes somptueuses, des bijoux ingénieux et des +pierreries étincelantes, il passait magnifiquement vêtu, roulant entre +ses doigts une boule d'or contenant des parfums, et la tête déjà pleine +de ces grands desseins que Machiavel devait bientôt admirer. Sous un +ciel et dans un temps où c'était une gloire que d'être beau, César était +d'une beauté éclatante. + +Cette race des Borgia, que l'obésité envahissait avec l'âge, était +superbe dans la première sève de la jeunesse. Ce prince blond et +charmant, _biondo e bello_, songeait à rejeter la pourpre qui +l'embarrassait et à ceindre l'épée. Mais l'épée qu'il convoitait, l'épée +de capitaine général des milices pontificales devant laquelle +s'inclinait le gonfalon de l'Église, son frère, le fils aîné du pape, le +duc de Gandia, la tenait et ne se la laisserait pas arracher. + +À vingt ans, César commit son premier crime et ce fut le chef-d'oeuvre +des crimes. Les deux frères dînaient dans la maison de Madona Vanozza, +leur mère, proche Saint-Pierre aux Liens. Dîner d'adieu; ils devaient +tous deux quitter Rome le lendemain, César pour assister au couronnement +du roi de Naples, Gandia pour recevoir l'investiture des nouvelles +possessions que lui avait données le pape. On se sépara assez avant dans +la nuit. César sur sa mule, et Gandia sur son cheval, partirent +ensemble. Ils prirent le chemin du Vatican et se séparèrent devant le +palais du cardinal Sforza. Là, le duc de Gandia prit congé de son frère +et s'engagea dans une ruelle. + +Il ne rentra pas chez lui. Le pape le fit chercher partout pendant deux +jours; ce fut en vain. Le troisième jour on envoya trois cents mariniers +fouiller le lit du Tibre; l'un d'eux ramena dans ses filets le corps du +duc de Gandia, percé de neuf blessures et la gorge ouverte. La douleur +du père fut horrible et démesurée. Cet homme sensuel, déchiré dans ses +entrailles, ne cessait point de gémir et de pleurer. Son orgueil s'était +écroulé avec sa joie. Il demandait pardon à Dieu, cependant il poussait +l'enquête, anxieux de connaître la vérité, impatient de lumière. Chaque +jour apportait quelque indice. Des témoins avaient vu les assassins +soutenir le corps vacillant sur un cheval, puis le jeter dans le fleuve. +On allait découvrir les coupables. Tout à coup le pape arrêta l'enquête. +Il craignait d'en savoir déjà trop. Il ne voulait plus connaître le +meurtrier de son fils. Il ne voulait pas savoir le nom que Rome entière +prononçait tout bas. + +«Sa Sainteté ne cherche plus, dit un témoin, et tous ceux qui +l'entourent ont la même opinion, il doit savoir la vérité.» Trois +semaines plus tard, César était de retour à Rome. Le Sacré Collège se +rendit au Vatican, où le pape attendait, selon l'usage, pour lui donner +sa bénédiction pontificale, ce fils, qu'il n'avait pas revu depuis le +meurtre. Arrivé au pied du trône, César s'inclina. Son père ouvrit les +bras et le baisa silencieusement au front, puis il descendit de son +siège. _Eo deosculato, descendit de solio_. En posant ses lèvres sur le +front de Caïn, ce malheureux père a goûté sans doute toute l'amertume +humaine, et son silence est plein d'une désolation infinie. Mais c'est +un homme de premier mouvement, en qui toutes les impressions, même les +plus fortes, sont fugitives. Bientôt il oubliera le cadavre sanglant que +le Tibre a roulé. Il admirera malgré lui ce fils audacieux qui n'a +craint ni Dieu ni son père. Il reconnaîtra son sang. Il débarrassera +César de la pourpre qui va mal à un tel audacieux et il l'enrichira des +dépouilles de la victime. C'est à César qu'il remettra le gonfalon de +l'Église. Et quand César aura conquis les Romagnes et rendu à saint +Pierre les villes de son patrimoine, les entrailles du père +tressailliront de joie et d'amour. Trois ans plus tard, à la nouvelle +que son fils va venir, le pape ne donne plus d'audiences, dit un clerc +des cérémonies, il est fiévreux, agité; il pleure, il rit en même temps. + +Ces sentiments ne témoignent-ils pas d'une humanité terriblement rude et +simple? C'est ainsi, n'est-il pas vrai? qu'on imagine l'âme des hommes +des cavernes. + +En fait de crimes, César ne fit jamais plus grand que l'assassinat de +Gandia. Mais ses autres meurtres, celui, par exemple, d'Alphonse de +Bisceglie, le second mari de Lucrèce, portent ce même caractère +d'utilité pratique. César tua toujours froidement, sans fantaisie, par +pur intérêt. Il n'est pas possible de mettre plus de lucidité dans le +crime. Dans toutes ses entreprises, il portait un génie démesuré et des +ardeurs surhumaines. Ce blond César, danseur gracieux, qui conduisait, +entre deux assauts, des ballets symboliques, était un Hercule. + +Le jour de la Saint-Jean, le 24 juin de l'année 1500, on avait organisé +des courses de taureaux à Rome, derrière la basilique de Saint-Pierre, +selon la mode apportée à Rome, depuis Callixte, par les Aragonais. César +descendit, à visage découvert, dans l'arène, combattit à pied, +simplement revêtu d'un pourpoint, avec l'épée courte et la _muleta_ et, +dans cinq passes successives, se mesura avec cinq taureaux qu'il mit +tous à mort. Il abattit même le dernier d'un seul coup d'espadon, aux +cris d'une foule en délire. + +Aux fêtes du troisième mariage de Lucrèce Borgia, le 2 janvier 1502, il +y eut encore des combats de taureaux sur la place Saint-Pierre. Cette +fois, César descendit à cheval dans l'arène. Il salua l'assistance à la +mode espagnole et, fonçant droit sur la bête, l'attaqua à la lance. Puis +il se montra à pied au milieu du _cuadrilla_ de dix Espagnols. + +Il est croyable, que, dans sa vie brûlante, il ne connut pas de plus +grande joie que celle d'employer la force inépuisable de ses muscles. On +le voyait sans cesse occupé à tordre une barre d'acier, à rompre un fer +à cheval ou une corde neuve. + +Les historiens nous le montrent à Césena, après la conquête, entouré de +ses compagnons d'armes et de plaisirs, gravissant chaque dimanche la +colline où les paysans se rassemblaient pour essayer leur force et leur +adresse, et là prenant part, sans être reconnu, aux jeux en usage chez +ces robustes et violentes populations des Romagnes et exigeant de tous +les gentilshommes qu'ils acceptassent comme lui la lutte avec les +rustres. + +Il méprisait profondément les femmes. Ayant épousé Charlotte d'Albret, +fille du roi de Navarre, il la quitta quelques jours après son mariage +et n'eut plus le loisir de la revoir. Pendant une de ses campagnes dans +les Romagnes, il vit la femme d'un de ses capitaines vénitiens, la +trouva belle et la fit enlever. À Capoue, il garda pour lui les plus +belles prisonnières. Ceux qui entraient dans sa tente apercevaient une +grande belle fille sans nom, sans histoire, favorite muette, dit M. +Yriarte, qu'il menait en campagne. On ne sait pas même le nom de la mère +des deux bâtards qu'il laissa après lui. En somme, il ne donna jamais +une pensée à une femme. Mais cet homme fort perdit, près d'une femme, en +un jour, sa santé et sa beauté. À vingt-cinq ans son visage se couvrit +subitement de pustules et de taches ardentes, qu'il garda jusqu'à sa +mort. Ses yeux caves semblaient venimeux. Il fut horrible dès lors. + +On sait comment la mort d'Alexandre VI ruina la fortune de César et +comment, trahi par Gonzalve de Cordoue, le duc des Romagnes dut renoncer +à tous droits sur les États qu'il avait conquis. On sait que, deux ans, +prisonnier de Ferdinand le Catholique, César réussit à s'évader du +château de Medina del Campo et, s'étant mis au service du roi de +Navarre, son beau-frère, se fit tuer en furieux à Viana. Dans sa vie si +courte, il étonna moins encore par la froideur de sa scélératesse que +par l'éclat de son intelligence. C'était un capitaine excellent et un +politique habile. Machiavel admirait l'homme qui allait toujours à la +vérité effective de choses. + +«Ce seigneur, a-t-il dit du duc des Romagnes, est splendide et +magnifique et, dans la carrière des armes, telle est son audace, que les +plus hautes entreprises lui semblent peu de chose; dès qu'il s'agit +d'acquérir de la gloire et d'agrandir ses États, il ne connaît ni repos, +ni fatigue, ni danger. À peine arrive-t-il en quelque lieu, on apprend +son départ. Il sait se faire bien venir du soldat. Il sut rassembler les +meilleures troupes de l'Italie; et toutes ces circonstances, jointes à +une fortune insolente, font de lui un victorieux et un formidable.» + +Nul doute que César Borgia n'ait été un des plus habiles hommes de son +temps. + +Des témoignages irrécusables nous le montrent doux à ses peuples, +attentif à ne point les surcharger d'impôts, et, en marche dans les +campagnes à la tête de ses troupes, libéral pour tous ceux qui venaient +au-devant de lui demander des grâces, solliciter sa générosité, réclamer +la liberté de quelque parent prisonnier ou exilé, ou de quelque soldat +réfractaire. César ne les rebutait jamais, tandis qu'il se montrait +impitoyable pour les concussionnaires. Enfin, il était assez habile pour +se montrer juste et humain quand il le fallait. + +Il eut, avec l'âme la plus noire, une brillante et vaste intelligence. +Irons-nous jusqu'à dire qu'il eut un grand génie? Non, car, en +définitive, il ne fonda rien et le démon dont il était possédé précipita +furieusement la ruine de son oeuvre et de sa vie. D'ailleurs, il est bon +et consolant de se dire, avec un historien optimiste, que la puissance +créatrice est toujours le partage de la grandeur morale. + +Tout ce qu'on vient de lire n'est qu'une suite de notes prises sur le +livre de M. Charles Yriarte, et par endroits je dois le dire, ces notes +suivent le texte de très près. + +Ce livre est aussi intéressant que possible. Il est visible que M. +Charles Yriarte a pris beaucoup de plaisir à l'écrire. C'est un grand +curieux que M. Charles Yriarte. Son histoire de _César Borgia_, très +étudiée dans l'ensemble, contient des parties neuves. Je signalerai +particulièrement à cet égard les chapitres sur la captivité et la mort +du héros, ainsi que quelques pages sur l'épée que César se fit faire en +1498 avec cette devise: _Cum Numine Cesaris Omen_. + + + + +JAMES DARMESTETER[7] + + +J'aime beaucoup le Collège de France et cela pour diverses raisons. On y +professe à la fois les plus vieilles sciences du monde et les plus +nouvelles. L'enseignement qu'on y donne ne sert à rien; aussi garde-t-il +une noblesse incomparable. Il y est absolument libre. MM. les lecteurs +et professeurs, comme dit l'affiche, traitent de ce qu'ils veulent et +comme ils veulent. Là, M. Émile Deschanel parle ingénieusement du +romantisme des classiques, et M. Brown-Sequart cherche les moyens de +vaincre la vieillesse. + +Cette antique maison a cela d'aimable, qu'elle est ouverte à toutes les +nouveautés. On y enseigne tout. Je voudrais qu'on y enseignât le reste. +Je voudrais qu'on y créât une chaire de télépathie pour quelque élève du +docteur Charles Richet et une chaire de socialisme dont M. Malon serait +le titulaire. J'oserais réclamer aussi une chaire d'astronomie physique, +afin d'étudier de plus près les canaux de la planète Mars, qui +m'inquiètent beaucoup. Il conviendrait d'en disserter amplement avant +qu'un astronome constate qu'ils n'existent point. Je ne sais rien de +plus attachant que les jeunes sciences qui en sont encore aux fables de +l'enfance, et je voudrais que le Collège de France ouvrît à toutes son +sein indulgent. Cet établissement unit en lui des vieux procédés et les +nouvelles méthodes: tel professeur y continue encore Rollin et nos vieux +oratoriens; tel autre, comme M. Gaston Paris ou M. Louis Havet, y +déploie toutes les ressources de l'érudition moderne. C'est une abbaye +de Thélème où chacun est libre parce que tout le monde y est sage. On +souffre que la jeunesse y soit bouillante et que la vieillesse y +sommeille quelquefois. On doit y être heureux. Chaque maître a ses +auditeurs. L'un est écouté par de jeunes savants, l'autre par des femmes +élégantes, un troisième par quelques vieillards frileux. Et chacun a une +belle affiche blanche à la porte de sa maison. M. Renan administre le +Collège de France avec un esprit de prudence et d'amour et cette foi +dans les choses de la science qui inspire toutes ses pensées et toutes +ses actions. Son indulgente sollicitude y maintient la paix, +l'indépendance et la justice. Il rappelle ces grands abbés d'autrefois +qui, tenant la crosse d'une main grasse et blanche, déployaient dans le +gouvernement de leur monastère la plus douce énergie et cachaient leur +zèle sous leur sourire. + +Il n'y a pas jusqu'aux murs du Collège de France qui ne me charment par +une expression de silence et de recueillement. Ils sont vieux, mais non +point d'une antiquité profonde. Leurs premiers fondements datent de deux +siècles. J'ai lu dans je ne sais quel bouquin poudreux et racorni les +lamentations de Ramus, se plaignant d'être réduit à professer dans la +rue, en sorte que ses leçons, disait-il, étaient sans cesse «importunées +et destourbies par le passage des crocheteurs et lavandières». Mais les +murs du Collège de France, qui commencèrent à s'élever sous Louis XIII, +ont entendu Gassendi, Guy Patin, Rollin, Tournefort, Daubenton, Lalande, +Vauquelin et Cuvier. Et plus tard ils ont entendu ceux dont Michelet a +dit: «Nous étions trois cordes harmonieuses: Quinet, Mickiewicz et moi.» + +Quand on va au Collège de France, pour bien faire, il faut aller par la +rue Saint-Jacques. C'est une rue mal pavée, étroite et tortueuse, mais +noble et pleine de gloire. Car c'est là que furent établies, au temps du +roi Louis XI, les presses du premier imprimeur parisien. Trois siècles, +cette voie fut honorée par d'illustres et doctes libraires, et +maintenant, ruinée et déchue, elle est encore bordée d'étalages de +bouquins latins et grecs. Là, sous un ciel gris, dans l'ombre humide, +sur le pavé gras, bousculé par les voitures, le pauvre poète qui aime le +livre parce que le livre est le rêve, s'arrête instinctivement devant +les boîtes du bouquiniste. Il ouvre un petit classique de deux sous, de +mine pitoyable et tout taché d'encre. Il lit et voit bientôt--ô +magie!--des figures de vierges passer dans leur tunique blanche. Il voit +Antigone sous les lauriers sacrés. Et il s'en va poursuivant, les pieds +dans la boue, l'essaim des ombres héroïques et charmantes. + +Je l'avoue, jadis, à l'âge où l'on attrape les vers de Sophocle aux +étalages des bouquinistes, j'allais au Collège de France par cette +étroite, montueuse, raboteuse, sale et vénérable rue Saint-Jacques, où +l'on acquiert le mépris des faux biens avec la certitude que les seules +richesses enviables sont celles de l'intelligence. Si j'ai pris la +liberté de vous conduire aujourd'hui--par la rue Saint-Jacques--à la +vieille maison que fonda François Ier, c'est pour vous faire entendre un +des plus jeunes et des plus estimés professeurs du Collège de France, M. +James Darmesteter, qui y occupe la chaire des langues iraniennes. Ce nom +de Darmesteter est deux fois cher à la science. Le frère de James, +Arsène, est mort jeune, mais non pas sans avoir laissé des travaux +considérables sur la langue française. Il était excellent par la +méthode, la rectitude et la faculté de construire. Son livre de la _Vie +des mots_ est d'une logique supérieure. Arsène a fait, en collaboration +avec le vénéré M. Hatzfeld, un dictionnaire français qui, je l'espère, +sera bientôt publié et qui sera le premier où l'on trouvera les divers +sens de chaque mot dérivant logiquement les uns des autres et +s'expliquant par leur succession même. C'était l'homme le plus simple, +le meilleur, le plus laborieux, et tous ceux qui l'ont fréquenté dans sa +modeste maison de Vaugirard peuvent témoigner de la sainteté de sa vie. +Je vois encore sa figure paisible et grave d'artisan, son geste sobre, +son air d'humilité fière et d'intelligente candeur. J'entends encore sa +parole nette comme sa pensée, égale, douce et pénétrante. Son jeune +frère, M. James Darmesteter pour lequel il avait un coeur et des yeux de +mère, donnait d'aussi grandes espérances, fondées sur d'autres qualités. +Plus spontané, plus rapide, tout en intuitions soudaines, James était +admirable pour la hardiesse et la variété des vues. Il abondait en idées +générales, et l'on devinait dès lors que son activité dévorerait une +large part de science et de poésie. Il n'avait ni la sérénité ni la +prudence intellectuelle de son frère. Sa parole haletante, brève, +imagée, annonce un tout autre génie; son regard fiévreux trahit le +poète, et en vérité il est poète autant que savant. Je voudrais vous +peindre ce noir regard d'arabe sur son pâle visage aux traits accentués, +qui porte les traces d'une extrême délicatesse de tempérament. Je +voudrais montrer tout ce qu'il y a de passion et d'ardeur dans cette +enveloppe frêle. Du moins vous le retrouverez tout entier dans ses +livres, dans son style éclatant et brisé, dans ses idées emportées, dans +son impétueuse imagination. + +James Darmesteter est juif. Il en a le masque, il en a l'âme, cette âme +opiniâtre et patiente qui n'a jamais cédé. Il est juif avec une sorte de +fidélité qui est encore de la foi. Assurément, il est affranchi de toute +religion positive. Il a fait sa principale étude des mythes, et il s'est +appliqué à reconnaître à la fois le mécanisme des langues et le +mécanisme des religions. Il sait comment les croyances d'Israël se sont +élaborées. Mais dans un certain sens il a gardé sa créance à la Bible +des juifs. En dehors de toute confession, au dessus de tout dogme, il +est resté attaché à l'esprit des Écritures. Bien plus, par un tour +original de la pensée, il fait entrer les plus belles parties du +christianisme dans le judaïsme et ramenant l'église à la synagogue, il +réconcilie la mère et la fille, dans une Jérusalem idéale. Mais c'est la +fille, comme de raison, qui reconnaît ses torts et confesse ses erreurs. +Il trouve que le christianisme a beaucoup de judaïsme. Et voici comme il +s'exprime dans ses _Essais orientaux_: + +«Tout ce qui, dans le christianisme, vient en droite ligne du judaïsme +vit et vivra. Le règne de la Bible et des Évangiles, _en tant qu'ils +s'inspirent d'elle_, ne pourra que s'affermir à mesure que les religions +positives qui s'y rattachent perdront de leur empire. Les grandes +religions survivent à leurs autels et à leurs prêtres: l'hellénisme +aboli a moins d'incrédules aujourd'hui qu'aux jours de Socrate et +d'Anaxagore: les dieux d'Homère se mouraient quand Phidias les taillait +dans le paros; c'est à présent qu'ils trônent vraiment dans +l'immortalité, dans la pensée et le coeur de l'Europe. La croix a beau +tomber en poussière: il est quelques paroles, prononcées à son ombre en +Galilée, dont l'écho vibrera à toute éternité dans la conscience +humaine. Et quand le peuple qui a fait la Bible s'évanouirait, race et +culte, sans laisser de trace visible de son passage sur la terre, son +empreinte serait au plus profond du coeur des générations qui n'en +sauront rien, peut-être, mais qui vivront de ce qu'il a mis en elles. +L'humanité, telle que la rêvent ceux qui voudraient qu'on les appelât +des libres penseurs, pourra renier des lèvres la Bible et son oeuvre; +elle ne pourra la renier du coeur sans arracher d'elle-même ce qu'elle a +de meilleur en elle, la foi en l'unité et l'espérance en la justice, +sans reculer dans la mythologie et le droit de la force de trente +siècles en arrière.» + +En réalité, c'est dans le crépuscule des dieux que M. James Darmesteter +réconcilie le Messie avec les Juifs qui l'ont crucifié. Un pieux +athéisme le dispose à toutes les conciliations. Son syncrétisme est +d'autant plus large qu'il embrasse des idées pures. Il a raison; quand +ils n'ont plus de prêtres, les dieux deviennent très faciles à vivre. +Cela se voit dans les musées. Et si les hôtes de M. Guimet échangent, +sur leurs socles d'ébène ou de bronze, des regards irrités ou surpris, +ils se tolèrent les uns les autres et le dialogue de leurs yeux +vénérables se prolongera à jamais dans une paix auguste. + +Les dieux, M. James Darmesteter les a tous mis d'accord, et Jésus avec +eux, dans les admirables poèmes en prose de son livre de _la Légende +divine_. Il a montré en eux les formes diverses de la conscience +humaine. + +Ces pages, d'un rythme puissant et d'une pensée profonde, portent cette +dédicace: _Mariæ sacrum_. Il est permis de reconnaître sur cette +inscription votive le nom de la compagne du poète et du savant, car ce +nom appartient à la poésie et à l'art. + +Mary Robinson, aujourd'hui madame Darmesteter, est un poète anglais +d'une exquise délicatesse; ses mains gracieuses savent assembler des +images, grandes et vivantes qui nous enveloppent et ne nous quittent +plus. + +Et ce poète est aussi un historien. Mary Robinson a dit: «Les sirènes +aiment la mer et moi j'aime le passé». Elle aime le passé et elle écrit +en ce moment une histoire des républiques italiennes. + +C'est dans l'intimité de ce charmant et noble esprit que M. James +Darmesteter poursuit ses travaux, prépare ses cours et publie les +monuments et les souvenirs qu'il a rapportés de l'Inde. + + + + +CONTES ET CHANSONS POPULAIRES[8] + +JEAN-FRANÇOIS BLADÉ + + + + +I + + +Je ne pensais pas retourner sitôt, même en esprit dans cette aimable +ville d'Agen, où, le mois dernier, grâce aux félibres, je reçus un si +bon accueil, et que je crois voir encore couchée au pied de sa colline, +sans magnificence, mais non sans grâce, avec sa tour romaine, ses rues à +arcades, son fleuve aux grandes eaux argentées et ses filles du peuple, +qui, coiffées d'un bandeau clair, portent tranquillement leur beauté +comme un héritage antique. + +J'avais dit à la petite Vénus du musée, si gracile et si fine, un adieu +que je croyais long pour ne pas dire éternel. Et voici que déjà elle me +fait signe et me rappelle dans le tiède et doux Agenais. Elle me dit: +«Reviens en imagination sur les bords de ma Garonne et lis les contes et +les poésies de Gascogne recueillis par Jean-François Bladé. Ne t'y +trompe pas: Bladé est un savant, mais il a le goût, il a la grâce, le +charme. Ses livres sont de doctes livres; pourtant j'y ai laissé traîner +un bout de ma ceinture; tu t'en apercevras au parfum.» + +Et la petite Vénus agenaise ne m'a pas trompé. M. Bladé a recueilli les +contes et les chansons de la Gascogne, et ce ne fut pas seulement de sa +part une oeuvre d'érudit; il y a mis avec de la méthode et du savoir, +quelque chose d'infiniment précieux: l'amour et cette grâce, cette +vénusté qui place son livre sous le vocable de la petite déesse que nous +admirions tant, Paul Arène et moi, parmi les pierres gallo-romaines du +musée d'Agen. Le prix de ces travaux, j'espère vous le faire sentir. +J'en veux parler sans hâte et tranquillement, et si je n'ai pas tout dit +aujourd'hui, j'y reviendrai la prochaine fois: ces heures d'automne sont +les plus douces de l'année et l'on y peut causer à loisir dans le calme +des soirées grandissantes. + +Aussi bien s'agit-il ici de chansons et de contes rustiques, de +proverbes et de devinettes. Je sais qu'on les aime. On les aime comme +les croix de Jeannette, les pannières, les boîtes à sel, les armoires +normandes au fronton desquelles deux colombes se baisent, les soupières +d'étain où l'on mettait la rôtie de la mariée, la vaisselle à fleurs et +les plats sur lesquels étaient peints un saint patron en habit d'évêque +ou bien une sainte Catherine, une sainte Marguerite, une sainte +Dorothée, portant la couronne et les attributs de leur mort +bienheureuse. Ce sont là les reliques des humbles aïeux de qui nous +sortons. La mode s'en est mêlée et a failli tout gâter. En vieilles +chansons comme en vieille vaisselle la fraude est venue servir la +vanité. Mais dans toutes choses il faut considérer le vrai. + +M. Bladé a mis plus de vingt-cinq ans à recueillir les contes et les +chansons avec lesquels de vieilles servantes avaient bercé son enfance. +Comment il s'y prit, c'est ce qu'il a expliqué dans deux préfaces +charmantes. Il interrogea les bonnes gens du pays, les femmes, les +vieillards qui savaient les histoires du temps passé. D'autres, sans +doute, en ont fait autant. M. Charles Guillon, par exemple, à qui l'on +doit un recueil des _Chansons populaires de l'Ain_, a patiemment +interrogé les paysans de la Bresse. + +Le métier n'est pas facile: «Le paysan, dit M. Gabriel Vicaire, +s'imagine volontiers qu'on se moque de lui; défiant à l'excès, il ne se +livre qu'à son corps défendant. Voulez-vous l'amener à vos fins? Il faut +avoir su l'apprivoiser de longue date. Et même alors que de déceptions! +Pour quelques trouvailles de haut prix, que de couplets sans valeur, que +de refrains insignifiants, empruntés au répertoire des cafés-concerts! +Je ne parle pas des interpolations, des enchevêtrements sans nombre, où +il est presque impossible de se reconnaître. Si vous demandez +l'explication de quelque mot abracadabrant: «C'est ainsi, vous +répondra-t-on; la chanson dit comme cela. Je n'en sais pas davantage». +Puis le chanteur, pour être en possession de tous ses moyens, a besoin +de s'humecter largement la gorge, et si vous avez l'imprudence +d'outrepasser la dose, sa langue s'empâte, ses idées s'embrouillent. Il +est désormais impossible d'en rien tirer.» + +Tous ces contretemps, toutes ces difficultés, tous ces obstacles, M. +Bladé les a connus, et il en a triomphé. + +Marianne Bense, du Passage-d'Agen, servante d'un curé, et veuve Cadette +Saint-Avit, de Cazeneuve, lui furent d'un grand secours; elles savaient +autant de contes qu'en sut jamais ma mère l'Oie. Cazaux de Lectoure, +pareillement, était un conteur excellent. Mais sa défiance était +extrême. Il est mort plein d'années, Dieu ait son âme! «Je tiens pour +certain, dit M. Bladé, que Cazaux s'est tu sur bien des choses et qu'il +est mort sans me juger digne de noter la moitié de ce qu'il savait.» M. +Bladé nota les «dits» de ces savants de village. Il fut, selon sa propre +expression, «le scribe intègre et pieux». Ce n'était pas trop de sa +prudence, de son expérience, de son savoir, de ses méthodes pour éviter +les méprises. Il en est de deux sortes. Un mauvais collecteur risque de +recueillir ou des inepties imaginées à son service par l'illettré qu'il +consulte ou des pastiches introduits dans le pays par un lettré qui +s'amuse. Ces pastiches furent de tous temps assez communs. + +On sait que les vaux-de-vire, attribués à Olivier Basselin, sont de +l'avocat Le Houx, quand ils ne sont pas tout uniment de M. Julien +Travers. Quant à ceux de Basselin, ils sont perdus; et, comme dit la +chanson, nous n'en «orrons» plus de nouvelles. La chanson de M. de +Charrette, + + Prends ton fusil, Grégoire, + +qui était très goûtée dans les châteaux après 1848, avait été composée +vers ce temps-là, sur un vieil air, par Paul Féval. Elle n'était pas mal +tournée, et, hors une _vierge d'ivoire_ assez étrangement placée dans le +sac d'un chouan, elle avait l'air suffisamment breton. + +Pour bien faire il faut traiter le folk-lore avec toute la rigueur que +comporte la mythologie comparée. C'en est une branche. + +M. Maxime du Camp, qui, soit dit en passant, s'intéressait déjà aux +chansons de village alors qu'on n'y pensait guère, sait mieux que +personne qu'en cette matière, comme en toute autre, le faux se mêle au +vrai et qu'il importe avant tout d'en faire la distinction. Un jour, en +feuilletant je ne sais quel recueil, il reconnut sous ce titre: _Très +ancienne chanson dont on n'a pu retrouver la suite_ un couplet facétieux +de sa connaissance. «Ce couplet, nous dit-il, avait été fait devant moi, +il y a vingt-cinq ans environ, lorsque les clowns anglais vinrent jouer +quelques pantomimes à Paris, et eut un certain succès dans les ateliers +d'artistes.» + +Une aventure plus singulière arriva à M. Paul Arène. On sait que ce +parfait conteur, ce poète véritable, fut en 1870 capitaine de +francs-tireurs et qu'il mena cent Provençaux à la guerre. Il avait +composé, paroles et musique, une belle chanson martiale que ses hommes +chantaient en marchant: + + Le Midi bouge, + Tout est rouge. + +Il n'est que juste d'ajouter qu'ils se conduisirent au feu comme de +braves gens qu'ils étaient. Aussi bien leur capitaine était-il un +vaillant petit homme, point maladroit ni manchot, car il avait dans sa +prime jeunesse, pour son plaisir, couru les taureaux en Camargue. On dit +même, mais je n'en crois rien, que notre excellent confrère M. +Francisque Sarcey n'a jamais parlé de Paul Arène que comme torero. Quoi +qu'il en soit, après la guerre, Paul Arène déposa le képi et le +ceinturon. Vers 1875, se trouvant à Paris, qu'il aime parce que c'est +une ville où il y a beaucoup d'arbres, il fut invité à une soirée chez +une dame qui lui promit de lui faire entendre une chanson populaire, une +chanson vraiment naturelle, celle-là, dont on n'avait jamais connu le +père et qui avait été recueillie chez des bergers. + +Paul Arène se rendit à l'invitation. On chanta + + Le Midi bouge, + Tout est rouge. + +Et quand ce fut fini, tout le monde d'admirer et d'applaudir. + +Il n'y avait point à s'y tromper. C'était bien la poésie naturelle née +de l'amour et formée sans étude; sa beauté le disait assez. Comme on +entendait bien dans ces vers, dans ce chant, la voix de ces héros +paysans qui ont donné leur vie sans dire leur nom. L'art se trahit +toujours par quelque chose de froid ou d'emphatique, de bizarre ou de +convenu. Quel poète aurait trouvé ce ton si juste, ces accents si vrais +de colère et de bonne haine? Non, certes, ce n'était pas un artiste, un +poète de métier qui avait conçu _le Midi rouge_! + +M. Paul Arène écoutait ces propos de l'air que nous lui connaissons, et +de ce visage immobile, qui semble avoir été taillé dans le buis d'un +bois sacré par un chevrier aimé des dieux, au temps des faunes et des +dryades. Il écouta et se tut. Un autre, de moins d'esprit, se serait plu +à rassembler sur soi les louanges égarées. Il eût troublé les +enthousiasmes. M. Arène aima mieux en jouir. Et il y trouva un plaisir +plus délicat. Il approuva d'un signe de tête. Peut-être même se +donnait-il la joie de partager l'illusion générale et de considérer pour +un moment sa chanson comme une chanson populaire, comme un chant de +l'alouette française, jeté un matin sur le bord du sillon ensanglanté. +Et après tout il en avait le droit. Quand il la fit, sa chanson, il +n'était plus seulement Paul Arène, il était le peuple de France, il +était tous ceux qui allaient, le fusil sur l'épaule, se battre pour la +patrie. Sa chanson était devenue une chanson populaire. Elle courait les +routes, faisant halte le dimanche dans les cabarets du village. Il en +est de celle-là comme des autres. Il a bien fallu quelqu'un pour les +faire et le poète n'était pas toujours berger: c'était, j'imagine, +quelquefois un monsieur. Pourquoi un monsieur ne ferait-il pas, +d'aventure, aussi bien qu'un paysan, des couplets de guerre ou d'amour? + + + + +II + + +M. Bladé a recueilli les contes que les paysans de Gascogne disent, dans +les soirs d'automne, après souper, sur l'aire des métairies, en +dépouillant le maïs. Nous avons peine à croire, nous qui vivons dans les +villes, que parmi les campagnards que nous rencontrons aux champs il +puisse se trouver de beaux conteurs et que de ces lèvres, scellées par +la solitude, la prudence et la méditation du gain, sortent, à certaines +heures, des paroles abondantes comme une rhapsodie d'Homère. Pourtant il +y avait naguère, et il subsiste encore dans les villages des femmes, des +vieillards pour dérouler, d'une voix rythmique, dans leur idiome natal, +les contes qu'ils ont appris des aïeux. Tels étaient cette Cadette +Saint-Avit, de Cazeneuve, ce Cazaux, de Lectoure, et tant d'autres que +M. Bladé a interrogés pendant plus de vingt-cinq ans. Le vieux Cazaux +dit un jour à M. Bladé: «J'ai ouï-dire que vous parliez le français +aussi bien que les avocats d'Auch et même d'Agen. Pourtant, vous n'êtes +pas un _francimant_, et il n'y a pas de métayer qui sache le patois +mieux que vous.» + +C'est par cette profonde connaissance des dialectes, par cette entente +du parler, du sentir et du vivre agrestes que notre savant a gagné la +confiance des conteurs rustiques et pénétré dans la tradition plus avant +qu'on n'avait fait encore. De plus (et son ami Noulens, qui s'y connaît, +me l'a bien dit, quand nous dînions ensemble, aux fêtes de Jasmin), M. +Bladé a le sens du grand style et de la belle forme. Il sait reconnaître +et suivre la veine épique, et garder, par bonheur pour nous, dans ses +traductions, le caractère, c'est-à-dire la chose qui, en art, importe le +plus. + +Le monde que nous ouvrent les contes populaires de la Gascogne et de +l'Agenais est un monde de féerie, dont les personnages et les scènes +nous sont déjà connus pour la plupart. Nous ne devons pas être surpris +d'y retrouver _Peau d'Âne_, la _Belle et la Bête_ et _Barbe-Bleue_. La +mythologie comparée nous a montré partout les mêmes mythes. Nous savons +que l'humanité tout entière s'amuse, depuis son enfance, d'un très petit +nombre de contes dont elle varie infiniment les détails sans jamais en +changer le fonds puéril et sacré. «Aujourd'hui, dit M. Bladé, dans les +chansons comme dans les légendes en prose, l'unité de bien des thèmes +populaires s'accuse nettement.» Mais ces vieilles, ces éternelles +histoires, en passant dans chaque contrée s'y colorent des teintes du +ciel, des montagnes et des eaux, s'y imprègnent des senteurs de la +terre. C'est là justement ce qui leur donne la nuance fine et le parfum; +elles prennent, comme le miel, un goût de terroir. Quelque chose des +âmes par lesquelles elles ont passé est resté en elles, et c'est +pourquoi elles nous sont chères. + +On rencontre beaucoup d'excellentes gens dans les contes gascons. On y +voit le roi vaillant comme une épée et honnête comme l'or, qui fait de +grandes aumônes à la porte de son château, et le jeune homme fort comme +un taureau qui aime la princesse belle comme le jour, sage comme une +sainte et riche comme la mer. Et il se dit à lui-même: «Il faut que +cette demoiselle soit ma femme. Autrement je suis capable de faire de +grands malheurs.» Parfois, ce jeune homme se trouve être le bâtard du +roi de France: en ce cas il a une fleur de lis d'or marquée sur la +langue. Il sert dans les dragons et, à cela près qu'il est un peu vif, +c'est le meilleur fils du monde. Quant aux femmes, il est remarquable +que les moins jolies sont aussi les moins bonnes. «Laide comme le péché +et méchante comme l'enfer», dit couramment le conteur, qui est bon +chrétien et qui veut que le péché soit toujours laid. + +Tous ces personnages sont très simples, et ils ont des aventures +extraordinaires. Il n'est nouvelles que d'enfants exposés, ainsi +qu'Oedipe à sa naissance, et qui, après avoir traversé mille périls, +rentrent en vengeurs dans le palais natal; de princes affrontant le +serpent couronné d'or et recueillant la fleur de baume et la fleur qui +chante; de jeunes princesses, qui, semblablement à Mélusine prirent +congé de leur amant, pour avoir été regardées malgré leur défense; +d'hommes ravis dans les airs et d'hommes métamorphosés. On voit bien que +ces contes sont du temps où les bêtes parlaient. On y entend la mère des +puces, le roi des corbeaux, la reine des vipères et le prêtre des loups, +qui dit la messe une fois l'an. Le folk-lore gascon est très riche en +animaux fabuleux. On y rencontre les serpents qui gardent l'or caché +sous la terre, le mandagot, qui donne la richesse, le basilic dont le +front est chargé d'une couronne d'empereur et les sirènes qui peignent +avec des peignes d'or leurs cheveux de soie. On y retrouve aussi ces +vieilles et étranges connaissances du traditionniste: ces animaux, loup, +poisson ou grand'bête à tête d'homme, qui, frappés mortellement, +révèlent à leur vainqueur les propriétés merveilleuses de leur chair et +de leur sang. Il y a aussi les hommes-bêtes, comme l'homme vert, maître +de toutes les bêtes volantes, et les hommes qui se changent en bêtes +comme le forgeron qui devenait loutre toutes les nuits. Mais nous +n'aurions jamais fini, s'il nous fallait indiquer toute cette zoologie +merveilleuse. Sachez seulement que les bords de la Garonne sont hantés, +comme les bords du Rhin, par des fées et par des nains à longue barbe. +Vers la montagne se trouve le pays des ogres ou Bécats, qui ont un oeil +unique au milieu du front. + +Les Dracs se montrent quelquefois dans la campagne. Ce sont de petits +esprits occupés surtout à tourmenter les chevaux. Le vieux Cazaux les a +vus, aussi vrai que nous devons tous mourir. Il a vu pareillement, ou pu +voir, la Marranque et la Jambe-Crue qui rôdent le soir, autour des +métairies et derrière les meules de paille. + +La nuit, les morts se promènent. Ils sont la plupart d'humeur fâcheuse. +Une propriétaire de Mirande ou de Lectoure, je ne sais trop, eut +l'imprudence d'inviter l'un d'eux à souper. Au coup de minuit, un +squelette frappa à la porte du manoir et mit les valets en fuite. Le +maître fit bonne figure et mangea avec le compagnon qui, pour lui rendre +sa politesse, le pria de venir souper le lendemain dans le cimetière. +Notre Gascon, non moins hardi que don Juan, fut plus habile ou plus +heureux. Il alla souper chez le mort et revint sain et sauf. Disons +aussi qu'on trouve en Gascogne le mort reconnaissant qui porte aide et +découvre des trésors au voyageur qui lui a donné la sépulture. + +C'est le sujet du plus vieux roman du monde, de ce roman chaldéen d'où +les Juifs ont tiré l'histoire de Tobie, nouvellement mise en vers par +Maurice Bouchor. Pour concevoir ce qu'il peut entrer de diableries dans +la tête d'un paysan gascon, il faut ajouter à ces fantômes, à ces +spectres et, comme ils disent, à ces Peurs, le sabbat, avec toutes ses +sorcelleries, les envoûtements et la messe de saint Sécaire. M. Bladé +nous avertit que c'est une superstition encore fort répandue en +Gascogne. Et il me souvient de ce que m'a conté à ce sujet, il y a peu +d'années, le curé d'une petite paroisse située dans la Gironde, entre +Cadillac et Langoiran. + +Du temps qu'il était vicaire à Saint-Serin de Bordeaux, ce prêtre reçut +un jour à la sacristie de son église la visite d'un paysan qui lui +demanda de dire la messe de saint Sécaire. L'homme voulait _sécher_ un +voisin qui avait envoûté sa vache et sa fille! «La bête est morte, +dit-il; l'enfant ne vaut guère mieux. Il n'est que temps de sécher +l'envoûteur en disant à son intention la messe de saint Sécaire. Je +payerai ce qu'il faudra.» + +Le vicaire ne voulut pas la dire. Mais il aurait voulu, qu'il n'aurait +pas pu. Il faut la savoir et tous les prêtres ne la savent pas. Et puis, +le rite en est sévère. On ne la célèbre que dans une église en ruines ou +profanée. Sur le coup de onze heures, le célébrant approche de l'autel, +suivi d'une femme de mauvaise vie, qui lui sert de clerc. Il commence +l'office par la fin et continue tout à rebours pour terminer juste à +minuit. L'hostie est noire et à trois pointes. Le vin est remplacé par +l'eau d'une fontaine où l'on a jeté le corps d'un enfant mort sans +baptême. Le signe de la croix se fait par terre et avec le pied gauche. +Les crapauds chantent. Mon curé de village est un homme simple et +jovial; tel que je le connais, il n'aurait jamais, ni pour or ni pour +argent, chanté la messe de saint Sécaire. + +Le diable apparaît quelquefois en personne aux paysans de la Garonne et +du Tarn. Mais à Lectoure comme à Papefiguière, il est aussi sot que +méchant et toujours dupé. On le retrouve dans le recueil de M. Bladé tel +qu'on l'a vu dans le conte de La Fontaine et tel que je l'avais connu +premièrement dans mon enfance par les contes angevins que mon père, il +m'en souvient, me disait, penché le soir sur mon petit lit à galerie où +j'avais des rêves si merveilleux. Ce diable incongru et niais n'attrape +que des coups et sert de souffre-douleur aux compagnons madrés et aux +rusées commères. Le bon Dieu, lui aussi, fait parfois, pour se +distraire, un tour dans ce beau pays de Gascogne. Il prend un peu +d'argent, sachant que c'est le grand viatique en ce monde sublunaire, et +suivi de saint Pierre, il court les chemins. «Un jour, comme ils +chevauchaient tous deux, ils rencontrèrent une charrette de foin versée. +À genoux sur la route, le bouvier pleurait et criait: + +--Mon Dieu! ayez pitié de moi! Relevez ma charrette. Ayez pitié de moi! + +--Bon Dieu, dit saint Pierre; n'aurez-vous pas pitié de ce pauvre homme? + +--Non, saint Pierre. Marchons. Celui qui ne s'aide pas ne mérite pas +d'être aidé. + +«Un peu plus loin, ils rencontrèrent une autre charrette de foin versée. +Le bouvier faisait son possible pour la remettre sur ses roues et +criait: «À l'ouvrage, f...! Ha! Mascaret, ha! Mulet! (c'étaient les noms +de ses boeufs). Ho! Hardi! mille dieux! + +--Bon Dieu, passons vite, dit saint Pierre. Ce bouvier jure comme un +païen; il ne mérite aucune pitié.» + +»Mais le bon Dieu lui répondit: + +--Tais-toi, saint Pierre. Celui qui s'aide mérite d'être aidé. + +»Il mit pied à terre et tira le bouvier d'embarras.» + +M. Bladé a réuni séparément, sous le titre de _Traditions +gréco-latines_, quatre contes dont le sujet se retrouve, en effet, dans +les mythes des deux antiquités. Il n'a peut-être pas eu beaucoup raison +de faire cette réunion, car il semble indiquer de la sorte que ces +contes viennent du latin ou du grec, ce qui n'est ni prouvé ni probable. + +Le premier de ces récits est une des nombreuses variantes de la fable de +Psyché. Comme l'épouse d'Éros, la reine du conte laisse tomber une +goutte de cire brûlante sur celui qu'elle aime et qu'elle perd pour +avoir voulu le connaître. Et c'est là un des plus beaux symboles que +l'imagination humaine ait jamais créés. Un autre conte nous montre le +sphinx ou, pour mieux dire, la sphinx (car c'était une vierge) guettant +les voyageurs dans un défilé des Pyrénées. Le goût des devinettes est +très vif chez les paysans et particulièrement en Gascogne, et la sphinx +pyrénéenne trouva bientôt son Oedipe: c'était un jeune villageois. +L'évêque d'Auch lui enseigna comment il fallait s'y prendre pour la +tuer. Monseigneur a causé la mort de la vierge ailée. Aussi bien c'était +une bête cruelle. Morte, on l'enterra sans prier Dieu, «parce que, dit +le conte, les bêtes n'ont pas d'âme». Est-il possible que ce soit un de +ces contes où les bêtes parlent qui dise cela? Le plus beau morceau de +cette série gréco-latine est intitulé le _Retour du seigneur_. Pendant +que le seigneur est en terre sainte, trois frères, forts comme des +taureaux, se sont faits maîtres chez lui sans que sa femme et son fils +aient trouvé un parent, un ami pour les défendre. C'est l'histoire +d'Ulysse de Pénélope et des prétendants. + +Le nouvel Ulysse, comme l'ancien, rentre, dans sa maison, sous les +haillons d'un pauvre, et n'est point reconnu. Il délivre sa femme des +prétendants. En un moment, les trois frères gisaient à terre, saignés +comme des porcs. Alors le seigneur salua sa femme et lui dit: + +--Madame, vous voyez comme je travaille. Que me donnerez-vous en +payement? + +--Pauvre, je te donnerai la moitié de mon bien. + +--Madame, ce n'est pas assez. Il faut que vous soyez ma femme. + +--Non, pauvre. Jamais je ne serai ta femme. + +--Madame, vous voyez comme je travaille. Dites non encore une fois, et +je vous saigne aussi, vous et votre enfant. + +--À la volonté du bon Dieu! Non, je n'ai pas voulu de ces trois galants. +Je ne veux pas de toi. Saigne-nous, moi et mon fils. + +--Madame, j'aurais tort, car vous êtes ma femme et cet enfant est mon +fils. + +--Pauvre, si je suis ta femme, si cet enfant est ton fils, prouve que tu +as dit vrai. + +--Femme, voici la moitié de mon contrat de mariage. Montre la tienne. +(Ils avaient coupé le contrat en deux au moment du départ.). + +--C'est vrai. Vous êtes mon mari. + +Alors le seigneur embrassa sa femme et son fils. Tous trois se mirent à +table et soupèrent de bon appétit. + +Le retour du voyageur auprès de sa femme, son déguisement, et la +reconnaissance finale, c'est le fond même de l'_Odyssée_, et c'est en +même temps, dit M. Andrew Lang, «une des formules les plus connues du +traditionnisme». En effet, on la rencontre dans des chansons du pays +messin et de la Bretagne et dans un conte chinois. La Pénélope du +Céleste Empire est d'une vertu défiante: elle ne reconnaît pas encore +son mari, quand déjà tout le monde l'a reconnu autour d'elle et, dans le +doute, elle menace de se pendre s'il approche. Et M. Andrew Lang nous +fait remarquer qu'au surplus l'_Odyssée_ «n'est qu'un assemblage de +contes populaires artistement traités et façonnés en un tout +symétrique». Un conte de la collection du recueil Bladé nous fournit une +variante de la fable d'Ulysse et du Cyclope. C'est une des plus +grossières de celles qui sont entrées dans l'épopée homérique. +«L'imagination grecque elle-même fut incapable de la polir suffisamment +pour enlever les traces de sa rudesse primitive.» C'est M. Andrew Lang +qui parle ainsi. Je rapporte avec plaisir ses paroles, parce que son +esprit m'est particulièrement agréable. M. Lang, dont on vient de +publier les _Études traditionnistes_, précédées d'une excellente préface +de M. Émile Blémont, est savant avec brièveté et hardi avec tact. Si +j'ajoute qu'il met de l'humour dans la discussion, on sentira qu'il y a +quelque agrément à converser avec ce traditionniste anglais. Je voudrais +vous le faire mieux connaître; mais je ne puis que vous signaler en +passant sa dissertation intéressante et rapide sur les _Contes +populaires_ dans Homère. On y voit (ce que nous avions déjà, pour notre +part, tout au moins entrevu) que l'épopée homérique est formée de contes +populaires aussi naïfs que ceux que la tradition orale a conservés dans +nos campagnes. On y voit aussi comment ces éléments grossiers ont été +polis par le grand assembleur, et l'on admire autant et plus que jamais +l'instinctive et sûre beauté de cette jeune poésie des Grecs. Encore +faut-il la voir comme elle est, fraîche et chantante, fluide et coulant +de source. Elle est divine, sans doute, mais n'oublions pas que toutes +les Muses populaires, et même les plus humbles, sont de sa famille et de +sa proche parenté. + +Shakespeare aussi n'est pas dégagé de tout lien avec la poésie orale des +peuples. Il puisait aussi volontiers dans la tradition que dans +l'histoire. Voici précisément, colligé et traduit par M. Bladé, le conte +de la _Reine châtiée_, dans lequel on retrouve le thème de cette +histoire d'Hamlet, prince de Danemark, que le grand Will a immortalisé. +Ce conte, que cette seule circonstance rend intéressant, est par +lui-même d'un très beau style et d'une tournure vraiment épique. M. +Bladé sait bien que c'est le plus riche joyau de son écrin. Je vais +essayer d'en donner quelque idée en citant textuellement une ou deux +scènes. Le roi, qui était bon justicier, mourut. + + On l'enterra le lendemain. + + Son fils donna beaucoup d'or et d'argent, pour les aumônes et les + prières. Au retour du cimetière, il dit aux gens du château: + + --Valets, faites mon lit dans la chambre de mon pauvre père. + + --Roi, vous serez obéi. + + Le nouveau roi s'enferma dans la chambre de son pauvre père. Il se + mit à genoux et pria Dieu bien longtemps. Cela fait, il se jeta, + tout vêtu, sur le lit et s'endormit. Le premier coup de minuit le + réveilla. Un fantôme le regardait sans rien dire. + + Le mort prit son fils par la main et le mena, dans la nuit, à + l'autre bout de château. Là, il ouvrit une cachette et montra du + doigt une fiole à moitié pleine: + + --Ta mère m'a empoisonné. Tu es roi. Fais-moi justice! + + À cette nouvelle, le jeune roi descend à l'écurie, selle son + meilleur cheval et part dans la nuit noire. Il charge un de ses + amis de dire à sa fiancée qu'elle ne le verra plus et qu'elle doit + entrer dans un couvent, et il se retire parmi les aigles, sur une + montagne, où il boit l'eau des sources et mange des baies sauvages. + Là, son père lui apparaît et, pour la deuxième et pour la troisième + fois, le somme de le venger. + + --Père, vous serez obéi. + + Au coucher du soleil, il frappait à la porte de son château. + + --Bonsoir, ma mère, ma pauvre mère. + + --Bonsoir, mon fils. D'où viens-tu? Je veux le savoir. + + --Ma mère, ma pauvre mère, je vous le dirai à souper. Je vous le + dirai quand nous serons seuls. À table! J'ai faim. + + Ils s'attablèrent tous deux. Quand ils furent seuls, le roi dit: + + --Ma mère, ma pauvre mère, vous voulez savoir d'où je viens. Je + viens de voir du pays. Je viens d'épouser ma maîtresse. Demain, + vous l'aurez ici. + +Pour comprendre ce qui suit, il faut savoir que l'idée d'avoir une bru à +qui elle cédera son pouvoir est depuis longtemps intolérable à la +méchante reine. + + La reine écoutait sans rien dire. Elle sortit, et revint un moment + après. + + --Ta femme arrive demain. Tant mieux! Buvons à sa santé. + + Alors le roi tira son épée et la posa sur la table. + + --Écoutez, ma mère, ma pauvre mère. Vous voulez m'empoisonner. Je + vous pardonne. Mais mon père, lui, ne vous pardonne pas. Par trois + fois il est revenu de l'autre monde et m'a dit: «Ta mère m'a + empoisonné. Tu es roi. Fais-moi justice.» Hier j'ai répondu: «Père, + vous serez obéi.» Ma mère, ma pauvre mère, priez Dieu qu'il ait + pitié de votre âme. Regardez cette épée; regardez-la bien. Le temps + de dire un _Pater_ et je vous tranche la tête, si vous n'avez pas + bu le poison que vous m'avez versé. Buvez, buvez jusqu'au fond, ma + mère, ma pauvre mère. + + La reine vida le verre jusqu'au fond. Cinq minutes après, elle + était verte comme l'herbe. + + --Pardonnez-moi, ma mère, ma pauvre mère. + + --Non. + + La reine tomba sous la table. Elle était morte. Alors le roi + s'agenouilla et pria Dieu. Puis il descendit doucement, doucement à + l'écurie, sauta sur son cheval et partit au grand galop dans la + nuit noire. + + On ne l'a revu jamais, jamais. + +Je ne sais, mais il me semble bien qu'ici, par la hauteur du ton et du +sentiment, le conte touche à l'épopée et que ce récit des veillées de +Cazeneuve ou de Sainte-Eulalie vaut une saga de l'Edda. + +Les contes populaires de Gascogne fournissent une très faible +contribution à l'histoire. Et cela n'est pas pour surprendre les +traditionnistes, qui savent combien peu les chansons et les contes des +paysans contiennent généralement de souvenirs historiques. Henri IV +figure en plusieurs rencontres dans ces récits, tant de fois répétés +autour de son château. Mais les actions qu'on lui prête ne lui +appartiennent pas: ce sont des facéties traditionnelles. Voici ce qu'il +est dit de ce prince dans le conte des _Deux Présents_: «Henri IV était +un roi haut d'une toise, gros à proportion, fort comme un boeuf et hardi +comme César. Il faisait beaucoup d'aumônes et n'aimait pas les +intrigants. Avant d'aller s'établir à Paris ce roi demeurait à Nérac; et +il avait toujours près de lui Roquelaure, qui était l'homme le plus +farceur de France.» On conviendra que c'est là un souvenir bien altéré. +Celui de Napoléon demeure plus net dans le beau conte des _Sept Belles +Demoiselles_. Un gars du village de Frandat n'a pas voulu satisfaire à +la conscription. Il a sifflé son chien et s'en est allé avec son fusil +dans les bois. Il y vivait depuis sept ans, quand, une nuit de la +Saint-Jean, il entendit, caché dans un saule creux, les sept belles +Demoiselles qui savent tout chanter en dansant: «Napoléon a fini de +faire bataille contre tous les rois de la terre. Ses ennemis l'ont +emmené prisonnier dans une île de la mer... La paix est faite. À Paris, +le roi de France est retourné dans son Louvre.» + +Ayant ouï de telles nouvelles, le déserteur sortit du saule creux, passa +son fusil en bandoulière, siffla son chien et retourna tranquillement +chez ses parents. + +Avec Henri IV et Napoléon, je ne vois guère que Rascat, dont le nom soit +conservé dans les contes populaires de Gascogne. Ce Rascat n'était ni +empereur ni roi. Bourreau de la sénéchaussée de Lectoure avant la +Révolution, il devint exécuteur des arrêts criminels à Auch et +guillotina beaucoup d'aristocrates, pendant la Terreur. Puis il vieillit +en paix dans sa ville natale. M. Bladé nous apprend qu'il vivait d'une +très petite pension que lui servirent la Restauration et le gouvernement +de Juillet. Il était aussi salarié par la ville comme percepteur, sur le +marché, des droits d'étalage. + +Henri IV, Napoléon, Rascat, voilà les trois noms que le peuple n'a pas +oubliés! + + + + +III + + +Voilà ce que c'est que d'aller au bois où sont les fées! On s'arrête à +tous les buissons fleuris du sentier, et c'est une promenade qui n'en +finit plus. La nôtre aura duré trois semaines. N'en faisons point de +plainte. Où peut-on mieux se perdre et s'oublier que dans la forêt +chantante des traditions populaires? Je vous ai donné quelque idée des +contes des veillées de Gascogne. Le «scribe pieux» a recueilli aussi les +poésies rustiques de la Gascogne et de l'Agenais. Quand on a goûté de ce +miel sauvage de la Garonne, il faut bientôt y revenir, tant le parfum en +semble pénétrant et fin. Ce qui surprend et charme dans ces chansons de +village, c'est le bon style et cette pureté de forme qui se devine dans +la traduction littérale. La Garonne marque la frontière de ces bouviers +antiques qui chantaient la mort de Daphnis et qu'entendirent Théocrite +et Moschus. Je ne sais pas parler la langue de Jasmin et ne le saurai +jamais. Mais je suis bien sûr que telle chanson recueillie par M. Bladé +est d'un style pur comme le diamant. Et cette poésie est vivante, +associée à la vie des hommes. Elle est domestique et religieuse. Elle +chante sur les berceaux, aux festins de noces, dans les travaux des +champs, dans les repas funèbres qu'on nomme, aux bords de la Garonne, +les «noces tristes»; elle chante dans toutes les féeries joyeuses ou +lugubres de l'Église qui n'ont remplacé lentement, insensiblement les +cérémonies des païens que parce qu'elles correspondaient, comme l'ancien +culte, aux états de la nature et aux sentiments de l'âme. C'est dans le +recueil de M. Bladé que j'ai trouvé les noëls les plus charmants. Ils +ont la grâce antique, et, quand ils se rencontrent par le sentiment avec +les noëls de notre France du Nord, ils l'emportent par la forme. Y +a-t-il, par exemple, rien de plus exquis que ces deux quatrains sur +l'enfant Jésus à Bethléem? + + Il est dans la crèche, + Couché tout du long. + Dans le ciel les anges + Jouent du violon. + + Le boeuf et la mule + Lui respirent dessus. + Voilà le réchauffement + Du divin Jésus. + +Ces poésies populaires de la Gascogne sont infiniment variées de ton et +de manière. Les unes gardent la sécheresse gracieuse d'une épigramme de +l'_Anthologie_, les autres, d'un mysticisme à la fois puéril et raffiné, +n'ont point de sens et pourtant sont charmantes. Ces dernières nous +offrent cet intérêt particulier, qu'elles semblent avoir voulu exprimer +l'inexprimable, dire l'ineffable, ce qui est précisément l'idéal de la +poésie symbolique, le but de l'art nouveau et futur, à ce que j'ai pu +comprendre en lisant M. Charles Morice, qui, par malheur, ne veut pas +toujours que je le comprenne. Je citerai comme un exemple de cette +poésie instinctive le «petit _Pater_» que récitent les femmes d'Agen, +pour gagner le ciel: + + Notre Seigneur s'est levé, + Par neuf chambres il est passé, + Neuf Maries il a trouvé. + --Neuf Maries, que faites-vous? + --Nous baptisons le fils de Dieu. + --Neuf Maries, que portez-vous? + --De l'huile, du chrême et le saint rosier. + Sous cet arbre, les fleurettes + N'ont ni ombre + Ni couleurs + Sombres. + Notre Seigneur est monté sur l'escalier de Dieu, + Pleuré sur terre des morts et des vivants. + Un angelot de Dieu. + +Ce petit _Pater_ a été condamné par l'Église comme entaché de +superstition et d'idolâtrie. Il ne m'appartient pas de le défendre au +point de vue de l'orthodoxie. Mais j'en aime la douce poésie, le candide +mystère et, si j'ose dire, l'obscurité blanche. Il me semble qu'un +mysticisme hétérodoxe autant que sincère n'a rien inspiré de plus +aimable au symboliste fervent, au jeune mage, à l'auteur des _Lis +noirs_, M. Albert Jhouney. + +Je ne puis me défendre de suivre un moment encore cette veine mystique, +et il faut que je cite une _Complainte de Marie-Madeleine_, la perle de +ce bijou de village, de ce saint-Esprit, dont M. Bladé a monté les +pierres, comme un bon joaillier. + + --Marie-Madeleine, + Pécheresse de Dieu, + Pourquoi avez-vous péché? + --Jésus, mon Dieu Jésus, + Je ne me connais aucun péché. + + --Marie-Madeleine, + Sept ans dans les montagnes + Vous irez demeurer... + Au bout de sept années, + Elle se retira. + + Marie-Madeleine + S'en va dans les montagnes. + Sept ans elle y a demeuré. + Au bout de sept années, + Proche d'un ruisseau elle s'en va. + + Marie-Madeleine, + Les mains au courant de l'eau, + Les mains s'en va se laver. + Quand elle se les a lavées, + Elle les admire. + + --Marie-Madeleine, + Sept ans dans les montagnes + Vous reviendrez demeurer. + --Jésus, mon Dieu Jésus. + Tant que vous voudrez. + + Marie-Madeleine, + Au bout de sept années, + Jésus l'alla trouver: + --Marie-Madeleine, + Au ciel il faut aller. + +Il y aurait beaucoup à dire sur cette belle adorante qui lave ses mains +blanches dans les ruisseaux des saintes solitudes. On la retrouve en +Provence, en Catalogne, en Italie, en Angleterre, en Danemark, en Suède, +en Norvège, en Allemagne et chez les Tchèques. Je reçois en ce moment +même un savant et élégant travail de M. George Doncieux sur le cycle de +Marie-Madeleine[9] et j'apprends que ce travail n'est qu'un chapitre +d'un ouvrage inédit, que nous aurons plaisir à lire et à étudier. Il +faut prendre congé de M. Jean-François Bladé et nous confier à un +nouveau guide, M. Albert Meyrac, qui nous attend à l'autre bout de la +France, dans les sombres Ardennes. + + + + +IV + +ALBERT MEYRAC + + +M. Albert Meyrac est journaliste; il dirige à Charleville le _Petit +Ardennais_. C'est là, sur la Meuse, qu'après avoir lu les livres de M. +Paul Sébillot touchant le folk-lore breton, il résolut de recueillir le +premier les traditions, les coutumes et les légendes du département où +la politique l'avait attaché. Il se mit à l'oeuvre ardemment, avec cette +agilité d'esprit que développe la pratique du journalisme quotidien. Il +alla dans les villages, interrogeant les anciens et les anciennes. Ce +n'était pas assez. Il fit appel à toutes les bonnes volontés, et sa +feuille porta cet appel dans toutes les localités du département. Les +instituteurs surtout furent empressés à répondre. Leur secours lui fut +sans doute très utile. Mais, en général, l'instituteur n'est pas l'homme +qu'il faut pour recueillir les traditions populaires. Il manque de +simplicité, il est enclin à embellir, à corriger. Quelque soin qu'il ait +pris pour se défendre contre le zèle de ses collaborateurs, M. Albert +Meyrac a admis dans son recueil plus d'un récit dont le style rappelle +moins le paysan que le magister. + +Dans telle et telle légende, l'arrangement est visible. C'est un +inconvénient que les plus habiles collecteurs des traditions orales +n'évitent pas toujours. Il n'est même pas si facile qu'on croit +d'obtenir une copie fidèle d'un vieux texte. M. Amélineau en sait +quelque chose. Étant allé chercher dans les couvents grecs de l'Égypte +des documents sur l'histoire des solitaires de la Thébaïde et de Nitrie, +ce savant y fit de belles et abondantes découvertes. Il trouva notamment +dans un monastère un texte ancien et précieux qu'un jeune Copte se +chargea de copier sans rien omettre. Ce Copte était très intelligent; +son travail terminé, il le remit à M. Amélineau: + +--Maître, dit-il avec un sourire de satisfaction, vous serez content de +mon oeuvre. J'ai fait mieux encore que je n'avais promis. J'ai corrigé +dans le style tout ce qu'il y avait de rude et de vieux. J'ai remplacé, +autant que je l'ai pu, les sentences antiques par d'autres plus +ingénieuses. Vous croirez, en lisant ma copie, lire un livre nouveau. + +M. Meyrac, qui a la première vertu du traditionniste, je veux dire la +défiance, sait mieux que personne le danger des intermédiaires. Mais il +en avait besoin. Sans collaborateurs son livre n'aurait pas été achevé +en deux ans. + +Nous pourrions l'attendre encore dix ou vingt bonnes années, et ce +serait dommage, car, tel qu'il est, il est très utile et très +intéressant. Je l'ai lu, pour ma part, avec le plus grand plaisir. + +Ce vaste plateau, couvert de landes et de forêts, coupé de gorges +profondes, où les dents rouillées des rochers percent le feuillage +sombre, ces ossements nus de la terre, les _rièzes_ de Rocroi, ces +grandes eaux dormantes qu'ils appellent des _fagnes_, toute l'Ardenne, +enfin, disparaissait autrefois sous les taillis de cette immense et +noire forêt, étendue de l'Escaut au Rhin. Sa nature a formé ses +légendes; ses traditions sont des traditions sylvestres. On y voit +passer des chasses fantômes; on y entend le _taïaut, taïaut_, du piqueur +diabolique. Diane y régnait avant saint Hubert. Cette Diane ardennaise +n'avait pas la svelte majesté que l'art de la Grèce et de l'Italie sut +donner à la soeur d'Apollon. + +Elle était sauvage comme ses fidèles. Les dieux ont coutume de +ressembler à ceux qui les adorent. Dans le village d'Eposium, +aujourd'hui Carignan, son image se dressait énorme et monstrueuse. Elle +était encore debout au temps des fils de Clotaire, quand un diacre +lombard, nommé Vulfaï ou Valfroy, vint évangéliser la contrée. + +C'était un homme d'une grande vertu. Ayant vu les gens d'Eposium +suspendre des guirlandes au pied de l'image sacrée et danser des rondes +en chantant des hymnes, il entra dans une grande colère. Ces hymnes +surtout lui parurent abominables. On ne les connaît pas. Mais on peut +croire qu'il les jugeait avec trop de passion. Quoi qu'il en soit, il +s'éleva avec force contre le culte de la Vierge ardennaise. Il était +éloquent. D'ailleurs, il y avait déjà beaucoup de chrétiens à Eposium; +il décida une petite troupe d'hommes résolus à venir avec lui renverser +l'idole. Ils la tirèrent à terre péniblement par des cordes, en faisant +des prières. Elle s'écroula. Et, comme il était plein de foi, il connut +que c'étaient les prières et non les cordes qui avaient opéré. Saint +Valfroy se fit ermite après son apostolat et résolut de mener une vie +singulière. À l'exemple de saint Siméon Stylite, il fit dresser une +colonne sur laquelle il demeura pieds nus tout l'hiver, en sorte que ses +ongles tombèrent plusieurs fois. Ainsi périt la Diane ardennaise. Saint +Hubert devint après elle le patron de la forêt. Hubert était un chasseur +infatigable. Comme il chassait le vendredi de la semaine sainte, il vit +un grand cerf qui portait entre ses bois une croix d'or. La bête +miraculeuse parla et lui dit: + +--Hubert! Hubert! poursuivras-tu toujours les bêtes de la forêt. Et le +plaisir de la chasse te fera-t-il oublier le soin de ton salut? + +Voilà le merveilleux tel qu'il est sorti de la forêt. L'étang, le marais +ou _fagne_, a produit les annequins et les lumerettes, qui, pareils à +des feux follets, dansent la nuit devant les voyageurs égarés et les +entraînent dans les joncs, où ils se noient. Les Ardennes ont aussi des +fées. Ce sont des fées villageoises, qui filent la toile, font la +galette et lavent le linge au bord de la rivière comme des paysannes. Il +résulte des recherches de M. Albert Meyrac que la sorcellerie était fort +pratiquée dans la contrée et qu'on y faisait beaucoup le sabbat. Les +sorcières y allaient, selon l'usage général, sur un manche à balai ou +changées en poules noires. Là, comme ailleurs, les sorciers n'avaient +qu'à se frotter d'une certaine pommade en prononçant des paroles +magiques pour se métamorphoser en chat ou en poule. M. Meyrac a noté les +superstitions qui subsistent encore. Le paysan ardennais garde toujours +son antique confiance à la _sagneuse_ qui guérit par des signes de +croix, et il n'est pas près de renoncer aux remèdes des rebouteux et des +sorciers. Il n'a pas perdu tout souvenir des animaux fabuleux qui +peuplaient l'Ardenne légendaire. Il lui souvient particulièrement du +mahwot, qui est gros comme un veau et fait comme un lézard. Caché dans +la Meuse, il n'en sort que pour annoncer les malheurs. On a vu le mahwot +en 1870. + +Je m'arrête à regret. J'aurais beaucoup à philosopher sur le livre de M. +Albert Meyrac, s'il m'en restait le loisir. Mais la nature de ces +causeries ne souffre pas qu'on épuise les sujets. Nous avons déjà +beaucoup devisé de chansons rustiques et de contes populaires. À ceux +qui nous le reprocheraient trop vivement, nous pourrions répondre par +ces belles paroles d'un poète: + +«La littérature qui se sépare dédaigneusement du peuple est comme une +plante déracinée... + +»C'est dans le coeur du peuple que doivent se retremper sans cesse la +poésie et l'art, pour rester verts et florissants. Là est leur fontaine +de Jouvence.» + +Ainsi parle M. Émile Blémont dans son esthétique de la tradition, petit +livre fort éloquent et plein de philosophie. Et c'est bien parler. +Surtout ne condamnons pas les contes bleus au nom de l'art classique. +L'_Odyssée_ d'Homère, nous l'avons vu, est faite de contes bleus. + + + + +LE R. P. DIDON ET SON LIVRE SUR JÉSUS-CHRIST + + +Restaurés en France, sous la monarchie de Juillet, par un romantique, +les dominicains passent chez nous pour les plus artistes des moines et +l'on veut, à tort ou à raison, qu'ils aient hérité du père Lacordaire le +sentiment du pittoresque, une certaine entente de l'effet, le goût des +nouveautés et même une sympathie apparente avec l'esprit moderne. C'est +là, sans doute, une impression vague, formée du dehors et du lointain, +qui n'est ni tout à fait juste, ni tout à fait fausse. Au fond, rien de +plus impénétrable et de plus inintelligible que l'âme d'un moine. La +pensée de ces cénobites qui vivent en commun pour mieux goûter la +solitude est singulière comme leur vie. Et quand un religieux est mêlé +aux affaires du temps, ce qui est le cas de presque tous les grands +religieux, le psychologue se trouve en présence d'une des plus rares +curiosités morales que l'humanité puisse offrir. + +Quel merveilleux sujet d'étude que l'état mental d'un Lacordaire menant +de front les soucis de l'opposition libérale et les travaux de la +pénitence, inspirant des journaux politiques et se faisant attacher sur +une croix! J'avoue, pour ma part, que, depuis saint Antoine jusqu'au +père Didon, les moines m'étonnent. Et s'il faut définir la physionomie +des dominicains restaurés, cela est particulièrement délicat. Il n'est +d'abord pas supposable qu'ils procèdent tous également de leur père +spirituel par le libéralisme de l'esprit, par le romantisme du langage +et par le goût des voluptés ascétiques de la flagellation et du +crucifiement. J'ai approché quelques-uns de ces fils de Dominique et de +Lacordaire. Ils ne m'ont pas ouvert leur âme: le moine ne se livre +jamais; il ne s'appartient pas; mais ceux-là ne se sont montrés ni +défiants ni dissimulés. C'étaient, selon, toute apparence, d'excellents +moines. + +Ils avaient l'air joyeux et tranquille. Le bon moine est toujours gai; +l'allégresse est une des vertus de son état et les hagiographes ont soin +de rapporter que le grand saint Antoine avait gardé dans sa vieillesse +la joie innocente d'un enfant. + +Pour ce qui est de l'esprit, ces frères prêcheurs m'ont paru plus +nourris de saint Thomas d'Aquin que de Lacordaire. D'ailleurs, nous +avons entendu assez le père Monsabré à Notre-Dame pour savoir que son +éloquence, toute scolastique, ne doit rien à la science ni à la +philosophie modernes, et que la _Somme_ en est l'unique source. Les +dominicains qu'il m'a été donné d'approcher ressemblent tous au père +Monsabré, hors un seul, plus ingénieux, plus tendre et plus troublé, que +je ne nommerai pas. Ce sont avant tout des moines, c'est-à-dire des +hommes obéissants, dont la pâte un peu épaisse a été mise dans le moule +traditionnel tant de fois séculaire. Et pourtant, comme nous le disions +tout à l'heure, les frères prêcheurs ont gardé en France quelques-uns +des caractères que leur a imprimés leur second fondateur, le nouveau +Dominique, et la foule des croyants attend instinctivement de ces +hommes, vêtus du blanc scapulaire et portant le chapelet à la ceinture, +des paroles neuves, des actes hardis, et elle leur accorde un peu de +cette amitié que jadis inspiraient au peuple, non pas les disciples de +Dominique, mais leurs violents adversaires, les bons fils de saint +François. Sans rechercher pourquoi cette espérance est absolument vaine +et sera déçue, il faut reconnaître qu'un homme tel que le père Didon est +de force à la soutenir et à la prolonger quelque peu. + +Ce moine est un athlète. Il a le charme incomparable de la douceur dans +la force. Un oeil vif et noir éclaire son mâle visage olivâtre. La +poitrine large et le geste libre, il inspire la sympathie et la +confiance; il est orateur même avant que d'avoir parlé. Issu d'une forte +race de montagnards, nourri dans l'âpre et belle vallée du Grésivaudan, +on a cru reconnaître en lui ce vieux génie dauphinois, si tenace, si +positif, si laborieux, si courageux dans la lutte. Ce qu'on sait de sa +vie est fait pour inspirer le respect. Il y a dix ans, environ, il +aborda la chaire de Saint-Philippe-du-Roule, et là, dans toute la fougue +de la jeunesse et de l'éloquence, il émut un auditoire qui apportait +jusqu'au pied des autels des parfums profanes. Il toucha, remua, changea +les coeurs et vit à ses pieds les plus belles pénitentes. Soit que sa +parole eût semblé trop hardie sur un sacrement qui touche aux secrets +profonds des sens (il parlait sur le mariage), soit que ses supérieurs +craignissent qu'il ne s'enivrât lui-même de sa parole enivrante, il fut +brusquement tiré de sa chaire et envoyé dans les rochers de la Corse, au +couvent de Corbara qui domine, du haut d'un promontoire, l'île et la +mer. Il obéit. Tout religieux eût sans doute obéi de même. Mais le +caractère du père Didon, tel qu'il nous est connu, donne peut-être +quelque prix à son obéissance. Il est éloquent, un peu glorieux, +impatient de se jeter dans le mouvement des opinions et des idées et +très heureux de commercer avec les hommes de science et de pensée. J'ai +même des raisons de croire qu'il aime beaucoup cette odeur du papier +fraîchement imprimé qu'on respire dans l'atelier de typographie et chez +l'éditeur. Eh bien! cet éloquent sut se taire, ce glorieux se cacha, cet +homme qui pouvait s'écrier avec Lacordaire: «Je serai entendu de ce +siècle, dont j'ai tout aimé,» entra, sans hésiter dans le silence et +dans la solitude. Je ne voudrais pas insister sur les mérites d'un bon +religieux, ne me reconnaissant pas très propre à décerner de telles +louanges. Mais l'obéissance du prêtre et du soldat n'est pas sans +beauté. À cette époque, plusieurs, dans le public, croyaient discerner +dans le père Didon un autre père Hyacinthe et présageaient une rupture, +un schisme, une révolte. L'événement a démenti ces présages. Le père +Didon, qui a du bon sens et un ferme esprit de conduite, n'a pas été +tenté de fonder une nouvelle église, de s'ériger en antipape et de +gouverner, comme tel autre papacule, une catholicité de quatorze âmes. +Le père Didon alarme parfois les catholiques timides, et il semble qu'il +ne se défende pas toujours du plaisir de les inquiéter. Un de ses +compatriotes, qui appartient au parti catholique, reconnaissant là un +des traits du caractère dauphinois, a dit, à propos de notre éloquent +père: «Le montagnard côtoie volontiers les précipices et prend plaisir à +l'effroi de ceux qui le regardent de la plaine; mais il a le pas sûr; il +ne tombe pas..» + +Un des traits les plus intéressants du caractère de ce solitaire est +précisément le goût de l'effet, l'art de la mise en scène, le talent de +se produire. Est-ce en lui le don naturel, instinctif, d'une personne +oratoire? Est-ce le penchant d'un esprit à la fois mystique et pratique? +Est-ce la fatalité attachée au grand scapulaire blanc et qui +s'appesantit sur certains frères prêcheurs en dépit de l'humilité +chrétienne? Je ne sais. Mais les livres du R. P. s'annoncent avec un +bruit et un éclat que leur mérite seul ne suffit point à expliquer et +voici que l'apparition d'une nouvelle vie de Jésus, écrite dans un +monastère de Bourgogne, devient un événement parisien. Tous les journaux +parlent depuis un an du livre et de l'auteur et il est de cet ouvrage +comme de Cyrus qui fut nommé longtemps avant que de naître. On nous +promettait un livre d'une grande originalité et le père Didon confirmait +lui-même cette promesse quand il répondait à un reporter: + +--Dans quel but voudriez-vous que j'eusse fait la vie de Jésus, si ce +n'avait été dans le but d'y mettre des nouveautés? + +Et, pour peu que l'on pressât l'écrivain, on apprenait de sa bouche que +la plus grande de ces nouveautés, celle qui renfermait toutes les +autres, était la conciliation du dogme catholique et de l'exégèse +moderne. + +C'est là le but que le R. P. s'est proposé en composant les deux gros +volumes qui viennent de paraître. Afin de réussir dans son dessein, il +est allé apprendre l'allemand dans une université allemande. Il a étudié +les travaux critiques auxquels les diverses écoles protestantes ont +soumis les textes évangéliques et les monuments littéraires des premiers +âges chrétiens. Son livre veut être un livre d'histoire positive. Il dit +expressément dans sa préface: «Il faut que la vie de Jésus soit racontée +suivant les exigences de l'histoire. C'est à ce besoin profond qu'essaye +de répondre le présent ouvrage.» + +Et, en effet, il fait mine d'entrer dans la critique des textes et donne +une ombre de satisfaction à l'exégèse moderne, en faisant naître Jésus +l'an 750 de Rome, quelques années avant l'an premier de l'ère +chrétienne, et aussi en admettant que Matthieu et que Marc sont +antérieurs à Luc, et que Jean est postérieur aux trois synoptiques. + +Mais il ne fait qu'effleurer cet examen, et, sans même exposer l'état de +la question sur les points les plus importants, il se hâte de conclure +dans le sens canonique. Et, comme s'il lui restait une épouvante de +cette course rapide, ou plutôt de cette fuite à travers la critique +indépendante, il court se cacher sous le manteau de l'Église; il déclare +que l'Église, en matière d'exégèse, a l'autorité souveraine et qu'elle +seule est habile à commenter les textes canoniques. «De quel droit, +dit-il, les traiter comme un simple papyrus découvert dans le tombeau de +quelque momie ou comme un vieux parchemin oublié dans les archives d'une +ville dévastée?... Le premier grand tort de la critique moderne a été de +traiter ces documents comme une lettre morte. Elle a sciemment oublié +qu'ils n'étaient point des livres tombés dans le domaine public, mais la +propriété inaliénable de l'Église catholique (pp. XXXIX, XLV).» Ce +langage n'a rien qui puisse surprendre dans la bouche d'un croyant; il +est très convenable à un prêtre et à un moine. Personne ne blâmera le +père Didon de l'avoir tenu. Mais, s'il n'est pas d'exégèse en dehors de +l'Église catholique, pourquoi citer Reuss, Eichhorn et Schleiermacher? +Ces noms mis au bas des pages ne sont donc que de vains ornements? Et +que critiquerait-il, puisqu'il n'a pas de matière sujette à la critique? +Le père Didon croit et professe que les livres des deux testaments sont +d'inspiration divine. Des textes de cette nature ne sauraient être +corrigés. Aussi s'est-il gardé de toute revision sérieuse et l'exégèse +n'est-elle chez lui qu'une façon neuve et hardie d'embellir l'apologie. +Il n'a appelé la critique rationnelle sur le terrain sacré que pour +l'immoler plus solennellement. Cette imprudence généreuse l'a entraîné à +des désastres. Car c'est un coup désastreux que celui qu'il tente pour +concilier les deux généalogies de Jésus. Il distingue entre la +généalogie légale et la généalogie naturelle de Joseph qui sont, dit-il, +l'une et l'autre tout à la fois la généalogie légale et naturelle de +Marie et de Jésus, puisque Joseph était le père ou tout au moins le +neveu d'Anne, mère de Marie, comme l'a déclaré Cornélius à Lapide, qui +était Belge. Et le père Didon se montre satisfait de ce petit +arrangement, tant il est d'un naturel heureux! Que Pascal est d'une +humeur contraire! Ce grand homme craignait Dieu, mais il se moquait du +monde. Il a dit, précisément au sujet qui nous occupe: «Les faiblesses +les plus apparentes sont des forces à ceux qui prennent bien les choses. +Par exemple les deux généalogies de saint Matthieu et de saint Luc. Il +est visible que cela n'a pas été fait de concert.» + +À la bonne heure! voilà un apologiste qui ne s'embarrasse pas dans les +difficultés de l'exégèse! Le père Rigolet lui-même ne raisonnait pas +avec plus de subtilité quand il disait à l'empereur de la Chine que +l'Église avait choisi les quatre évangiles qui se contredisaient le plus +afin que la vérité parût avec plus d'évidence. + +Si j'étais docteur, je ne sais si j'aimerais les apologistes comme +Pascal et Rigolet, mais je sais bien que des docteurs tels que le père +Didon me feraient trembler. Celui-ci n'a-t-il pas eu la malheureuse idée +de disputer avec Mommsen au sujet du recensement de Quirinus? Il en sort +écrasé. Pourquoi, juste ciel! s'efforce-t-il de traiter rationnellement +quelques parties d'une affaire qu'il déclare lui-même inconcevable et +merveilleuse? + +Le père Didon croit au surnaturel. Loin de l'en blâmer, il faut le louer +de confesser sa foi. La mienne est contraire; je crois bien faire en +l'avouant hautement, et j'y ai sans doute moins de mérite puisqu'elle +est plus généralement admise parmi ceux de nos contemporains dont +l'opinion peut être comptée. Mais l'erreur du père Didon est de penser +qu'on peut faire de l'histoire en acceptant le surnaturel, tandis que +l'histoire n'est que la recherche de la suite naturelle des faits. Et +comment pourrait-il être historien, quand son dessein arrêté est de +soustraire l'objet même dont il traite, c'est-à-dire les origines +chrétiennes, aux lois générales de l'histoire? + +Et, puisque nous parlons ici du miracle, j'avoue que, sans l'admettre à +quelque degré que ce soit, je comprends mal les raisons des savants qui +le nient. Nos savants disent généralement qu'ils ne croient pas aux +miracles parce qu'aucun fait de ce genre n'a été formellement constaté. +Mon illustre maître, M. Ernest Renan, a plusieurs fois présenté cet +argument avec une parfaite netteté. «Les miracles, a-t-il dit, sont de +ces choses qui n'arrivent jamais; les gens crédules seuls croient en +voir; on n'en peut citer un seul qui se soit passé devant des témoins +capables de le constater; aucune intervention particulière de la +divinité, ni dans la confection d'un livre, ni dans quelque événement +que ce soit, n'a été prouvée.» En fait, cela est incontestable; mais, en +théorie, ces raisons, qui sont celles des plus excellents hommes de +notre temps, me semblent faibles, parce qu'elles supposent que les lois +naturelles nous sont connues et que si, par impossible, il survenait une +dérogation à ces lois, un savant, ou mieux un corps académique, aurait +qualité pour la constater. C'est là, j'ose dire, beaucoup trop accorder +à la science constituée et supposer gratuitement que nous connaissons +toutes les lois de l'univers. Il n'en est rien. Notre physique paraîtra +peut-être dans cinq ou six siècles à nos arrière-neveux aussi grossière +et barbare que nous semble barbare et grossière la physique des +universités du moyen âge, qui étaient pourtant des corps savants. S'en +remettre à la science du discernement des faits de nature et des faits +surnaturels, c'est la traiter comme si elle était juge infaillible de +l'univers. Sans doute, telle qu'elle est, elle est seul arbitre de la +vérité et de l'erreur et rien n'est acquis à la connaissance sans avoir +passé par son examen. Sans doute, on ne peut en appeler d'elle qu'à +elle-même. Mais encore ne faut-il pas citer indifféremment dans les +mêmes formes tous les phénomènes à son tribunal; il se peut qu'il y ait +des phénomènes singuliers, rares, subtils, d'une production incertaine. +La science officielle risquera de les manquer si elle les attend dans +ses commissions; c'est à cet égard que l'argument présenté par M. Ernest +Renan me semble dangereux, du moins dans ses tendances. Il va, si l'on +n'y prend garde, jusqu'à tenir pour non avenu tout ce qui ne s'est pas +produit dans un laboratoire. Les savants sont naturellement enclins à +nier les faits isolés, qui ne rentrent dans aucune loi connue. J'ai peur +enfin qu'on ne rejette les manifestations insolites en même temps que +les manifestations miraculeuses et avec cette même fin de non-recevoir: +«On n'a jamais vu cela.». Quant au miracle, si c'est une dérogation aux +lois naturelles, on ne sait ce que c'est, car personne ne connaît les +lois de la nature. Non seulement un philosophe n'a jamais vu de miracle, +mais il est incapable d'en jamais voir. Tous les thaumaturges perdraient +leur temps, à dérouler devant lui les apparences les plus +extraordinaires. En observant tous ces faits merveilleux, il ne +s'occuperait que d'en chercher la loi et, s'il ne la découvrait point, +il dirait seulement: «Nos répertoires de physique et de chimie sont bien +incomplets.» Ainsi donc il n'y a jamais eu de miracle, au vrai sens du +mot, ou, s'il y en a eu, nous ne pouvons pas le savoir, puisque, +ignorant la nature, nous ignorons également ce qui n'est pas elle. + +Mais revenons au livre du père Didon. Il abonde en descriptions. +L'auteur a, comme autrefois M. Renan, fait le voyage d'Orient, et il en +a rapporté des paysages qui, sans avoir certes la suavité de ces beaux +tableaux de Nazareth et du lac de Tibériade que M. Renan a peints sur +nature, ne manquent ni de richesse ni d'éclat. On croit voir avec le +pieux voyageur, «les eaux d'opale» du lac de Génézareth et la désolation +de la mer Morte. J'ai noté quelques lignes charmantes sur la Samarie. La +grande nouveauté du livre, consiste en somme dans un orientalisme +pittoresque qui s'associe, pour la première fois, d'une matière assez +bizarre, à l'orthodoxie la plus exacte. Ainsi le père Didon croit à +l'adoration des Mages, mais il les appelle des cheikhs. Son Jésus est +fils de Dieu, mais nous le voyons adolescent, portant au front et aux +bras les courroies de la prière qu'il a reçues au Sabbat Tephilin, dans +la synagogue de Nazareth. Et toutes les scènes de l'Évangile sont ainsi +teintées de couleur locale et de romantisme. + +Mais cet ouvrage n'est pas seulement une suite de scènes plastiques. +L'auteur s'est efforcé de constituer la psychologie de Jésus et c'est la +partie la plus malheureuse du livre. On ne peut pas lire, sans sourire, +que Jésus «avait la science parfaite de sa vocation messianique», que +«rien ne lui manquait de ce qui peut donner à la parole l'efficacité et +le prestige», qu'«aucun orateur populaire ne peut lui être comparé», +qu'il «respectait l'initiative de la conscience», que l'échec de sa +mission à Jérusalem lui causa «la plus grande douleur que puisse +éprouver un homme appelé à un rôle public». Cet essai de psychologie +humano-divine fait songer involontairement à Barbey d'Aurevilly qui +adorait Jésus comme Dieu, mais qui, comme homme, lui préférait Hannibal. + +Je n'ai pas qualité pour juger une telle oeuvre au point de vue de +l'orthodoxie, et il faut bien penser que les théologiens n'y ont rien +trouvé de répréhensible, puisqu'ils l'ont approuvée. Je serai curieux +pourtant de savoir ce qu'on en pense dans une certaine revue que +dirigent avec beaucoup de savoir et de prudence les pères jésuites, et +que je connais fort bien, car ils ont eu la bonté de me l'envoyer un +jour qu'ils m'y maltraitaient beaucoup, mais non pas autant toutefois +que le père Gratry et que le père Lacordaire. Ou je me trompe fort, ou +les petits Pères ne goûteront pas beaucoup cette histoire romantique et +cette psychologie moderne[10]. Pour ma part, je voudrais comparer le +_Jésus-Christ_ du R. P. Didon à ce panorama de Jérusalem qu'on montre en +ce moment aux Champs-Élysées et où l'on voit, d'un côté, le Temple, la +tour Antonia, le palais et les portes de la ville restitués d'après les +travaux des archéologues, et, d'une autre part, un calvaire traditionnel +comme une peinture d'église. Mais je craindrais que cette comparaison ne +donnât à l'excès l'idée d'un art frivole, tout en surface et peu solide. +Je craindrais aussi de ne pas rendre l'effet de ces pages disparates, si +étrangement mêlées de descriptions, de discussions, d'homélies, de +morceaux de théologie, de psychologie et de morale, inspirés tantôt de +saint Thomas d'Aquin et tantôt de Paul Bourget, où l'on passe +brusquement de saint Luc et de saint Matthieu à Joanne et à Bædecker, où +l'âme de madame de Gasparin semble flotter sur l'Évangile, où l'on tombe +tout à coup d'une psychologie oratoire dans une démonologie qui rappelle +à la fois le père Sinistrari, nos amis Papus et Lermina, l'école de +Nancy et M. Charcot. Pages d'un aspect plus confus que les quais +encombrés de cette petite ville de Capharnaum si bien décrite par le R. +P. Didon lui-même. + + + + +CLÉOPÂTRE[11] + + + + +I + + +M. Paul Stapfer nous enseigne, dans son livre sur _Shakespeare et +l'antiquité_, que Cléopâtre a fourni le sujet de deux tragédies latines, +seize françaises, six anglaises et au moins quatre italiennes. Je serais +fort embarrassé de nommer seulement les seize tragédies françaises, et +il me paraît suffisant d'indiquer la _Cléopâtre captive_ de Jodelle +(1552), _les Délicieuses Amours de Marc-Antoine et de Cléopâtre_ de +Belliard (1578), _la Cléopâtre_ de Nicolas Montreux (1594), la +_Cléopâtre_ de Benserade (1636), le _Marc-Antoine_ de La Thorillère +(1677), la _Mort de Cléopâtre_ de Chapelle (1680), la _Cléopâtre_ de +Marmontel (1750), la _Cléopâtre_ d'Alexandre Soumet (1824) et la +_Cléopâtre_ de madame de Girardin (1847); en attendant la _Cléopâtre_ de +Victorien Sardou et sans compter la _Mort de Pompée_ du grand Corneille, +où l'on voit Cléopâtre vertueuse, aspirant à la main de César, mais +prenant par générosité la défense du vaincu de Pharsale. Sa confidente, +Charmion, instruite de ses beaux sentiments, lui dit: + + L'amour, certes, sur vous a bien peu de puissance. + +À quoi Cléopâtre répond: + + Les princes ont cela de leur haute naissance. + +On ne conçoit pas d'abord comment Corneille a pu écrire quelque chose +d'aussi ridicule. Mais on voit, si l'on y réfléchit, que c'est +uniquement parce qu'il avait un génie sublime. Sans être comme +Shakespeare un divinateur infaillible des âmes, notre vieux poète ne +manquait pas de tout discernement; il savait bien au dedans de lui-même +que Cléopâtre n'avait jamais ni parlé ni pensé de la sorte, mais il se +flattait de l'embellir, de la rendre digne de la scène tragique, de la +conformer aux convenances exigées par Aristote, et surtout de l'arranger +à son propre goût, qui était noble. Il abondait en belles maximes. Les +grands sentiments ne lui coûtaient guère, et l'on voit trop que le +bonhomme les prenait dans son encrier. Il est bien difficile de se +mettre aujourd'hui dans l'état d'esprit où il était quand il écrivait +une tragédie dans sa petite chambre, entre deux procès, car, avocat et +Normand, il aimait à plaider. Les grandeurs de ce monde, les grandeurs +de chair le pénétraient d'un respect profond. Il se faisait sur les +princesses des idées qui ne s'accordent pas bien avec la physiologie. +Shakespeare avait un autre génie et sa Cléopâtre est vivante. M. +Victorien Sardou admire infiniment Corneille et non sans raison, car, +après tout, c'est le grand Corneille. Il vient de professer encore son +admiration dans une lettre publique où, tout en se défendant de +méconnaître le génie du grand Will, il estime que la place occupée par +le poète d'_Hamlet_ sur une de nos voies serait mieux tenue par l'auteur +de _Polyeucte_. Certes, le bronze de Corneille ne ferait pas mauvaise +figure à Paris, et tous ceux qui ont le culte de nos gloires nationales +salueraient avec respect son visage sévère et même un peu renfrogné. +Quant à Shakespeare, c'est le poète de l'humanité. Sa place est partout +où il y a des hommes capables de sentir le beau et le vrai. Il est, +comme Homère, au-dessus des peuples. M. Victorien Sardou ne peut pas se +plaindre de le rencontrer sur le boulevard Haussmann. Il doit seulement +être fâché que le sculpteur lui ait fait de si vilaines jambes. + +Je connais M. Victorien Sardou, je sais combien il a le goût artiste et +comme les formes mal venues offensent la délicatesse de son goût. Une +figure si disgracieuse doit lui être désagréable à voir. J'en souffre +moi-même chaque fois que je passe par ce boulevard somptueux et +monotone. Et il m'est arrivé plus d'une fois de plaindre le culottier +anglais qui a sa boutique derrière cette statue, en songeant que les +connaissances professionnelles de ce spécialiste doivent lui rendre +particulièrement sensible la difformité dont son illustre compatriote a +été gratuitement affligé par un statuaire malhabile. + +Voilà assurément un Shakespeare mal chaussé! Mais M. Victorien Sardou a +précisément écrit sa lettre pour se défendre d'avoir jamais méprisé +Shakespeare. On prétendait qu'il avait dit que Shakespeare n'avait aucun +talent. Il ne l'a point dit. C'eût été une sottise, et ceux qui ont +causé avec M. Sardou savent qu'il n'en dit point. Il a l'esprit le plus +riche et le plus fin. Sa tête est un magasin de curiosités, un musée +d'art, une bibliothèque universelle. Il s'intéresse à la vie, aux moeurs, +aux usages, aux singularités des temps et des lieux. Je ne connais pas +sa _Cléopâtre_, mais je suis bien sûr qu'elle sera documentée, et qu'il +n'y manquera rien de ces intimités, de ces particularités, de ces +singularités qui font revivre le passé mystérieux. + +C'est une incomparable histoire que celle d'Antoine et de Cléopâtre, et +si émouvante et d'une telle somptuosité voluptueuse, et tragique, que +l'art n'y peut rien ajouter, pas même l'art d'un Shakespeare. Il faut la +lire dans Plutarque. Ce vieux Plutarque est un merveilleux narrateur. Je +vous recommande aussi l'étude de M. Henry Houssaye, judicieuse avec +élégance, et qui est un excellent récit. + +Cléopâtre n'était pas très belle. Elle ne l'emportait ni en beauté ni en +jeunesse sur cette chaste Octavie, à qui elle prit Antoine pour la vie +et la mort. «Sa beauté, dit Amyot, qui traduit, Plutarque avec une grâce +fine, sa beauté seule n'était point si incomparable qu'il n'y en eust pu +bien avoir d'aussi belles comme elle, ni telle qu'elle ravit incontinent +ceux qui la regardaient; mais sa conversation, à la hanter, étoit si +aimable qu'il étoit impossible d'en éviter la prise, et avec sa beauté, +la bonne grâce qu'elle avoit à deviser, la douceur et la gentillesse de +son naturel, qui assaisonnoit tout ce qu'elle disoit ou faisoit, étoit +un aiguillon qui poignoit au vif; et il y avoit outre cela grand plaisir +au son de sa voix seulement et à sa prononciation, parce que sa langue +étoit comme un instrument de musique à plusieurs jeux et registres, +qu'elle tournoit aisément un tel langage comme il lui plaisoit, +tellement qu'elle parloit à peu de nations barbares par truchement, mais +leur rendoit par elle-même réponse, au moins à la plus grande partie, +comme aux Égyptiens, Arabes, Troglodytes, Hébreux, Syriens, Médois et +Parthes, et à beaucoup d'autres dont elle avoit appris les langues.» +Elle avait l'esprit raffiné, à la façon des Alexandrins. Elle reçut +d'Antoine, comme un présent agréable, la bibliothèque de Pergame, +composée de deux cent mille volumes. Elle n'a été un monstre que dans +l'imagination ampoulée des poètes amis d'Auguste. Ils ont dit qu'elle se +prostituait aux esclaves. Ils n'en savaient rien. On lui a donné pour +amants Cnéius Pompée, César, Dellius, Antoine et aussi Hérode, roi des +Juifs, qui était très beau. Mais il n'y a de certain que ses relations +avec César et avec Antoine. Le reste n'est pas prouvé, et l'aventure +d'Hérode a tout l'air, notamment, d'un conte de Flavius Josèphe. +Cléopâtre était une femme dangereuse. Et l'on peut penser d'elle ce que +pensait le vieux professeur de Henri Heine. «Mon vieux professeur, dit +Heine, n'aimait pas Cléopâtre; il nous faisait expressément observer +qu'en se livrant à cette femme, Antoine ruina toute sa carrière +publique, s'attira des désagréments privés et finit par tomber dans le +malheur.» Rien n'est plus vrai. Elle a perdu Antoine et contribué +peut-être à la perte de César, et le vieux professeur parlait d'or. Ce +n'est peut-être pas assez toutefois pour l'appeler, comme Properce, la +reine courtisane, _meretrix regina_. Ces Romains haïssaient +l'Égyptienne; elle leur avait fait peur. Horace et Properce avouent que +Rome tremblait avant la journée d'Actium. Cléopâtre morte, il y eut de +grandes réjouissances dans la Ville éternelle. «C'est maintenant qu'il +faut boire! Il n'était pas permis de tirer le cécube du cellier des +aïeux, quand une reine préparait au Capitole des ruines insensées et des +funérailles à l'Empire. Elle osait opposer à notre Jupiter le museau de +chien de l'aboyant Anubis et couvrir la trompette romaine des sons +aigres du sistre égyptien. Elle voulait planter sur le Capitole ses +tentes au milieu des images et des trophées de Marius!» Enfin le monstre +était mort: Il fallait boire, danser, offrir des mets aux dieux! + +Et c'était une femme, une petite femme qui avait fait trembler le Sénat +et le peuple romain. Quand nous disons qu'elle était petite, nous n'en +savons rien. Nous l'imaginons sur quelques vagues indices. Pour échapper +aux embûches de l'eunuque Pothin, elle se fit porter à César dans un +sac. C'était un de ces grands sacs d'étoffe grossière, teints de +plusieurs couleurs, qui servaient aux voyageurs à serrer les matelas et +les couvertures. Elle en sortit aux yeux du romain charmé. Il nous +semble qu'étant mince et de petite taille elle avait meilleure grâce, et +qu'une stature de déesse n'est pas ce qu'il faut pour plaire au sortir +d'un sac. M. Gérome a représenté cette scène dans un de ses plus jolis +tableaux anecdotiques et je crois bien me rappeler que sa Cléopâtre +était très mignonne. M. Gérome est admirable pour l'abondance et le +choix de ses documents. En ce cas pourtant, il avait été laissé à son +inspiration. Nous n'avons point de portrait authentique de Cléopâtre et +le visage de la reine n'a pas laissé le moindre reflet sur cette vaste +terre où il causa tant de deuils et de malheurs. Cléopâtre est +représentée plusieurs fois, il est vrai, avec son fils, Ptolémée +Césarion, sur les bas-reliefs du temple de Denderah. Mais ce sont là des +figures hiératiques, d'un art traditionnel, dont le type, fixé longtemps +d'avance, ne laissait guère de place à l'imitation de la nature. Dans +cette déesse Hathor, dans cette déesse Isis aux cheveux nattés, debout, +rigide, la tunique collée au corps, comment reconnaître la folle +amoureuse qui courait la nuit avec Antoine les bouges de Rhakotis et se +mêlait aux rixes des matelots ivres? Quant au joli moulage que l'on voit +souvent dans les ateliers, M. H. Houssaye nous avertit bien de ne pas y +chercher le profil de la belle Lagide. «Ce bas-relief, nous dit-il, +découvert, je crois, en 1862, ne portait aucune inscription. Un +égyptologue s'amusa à y graver le cartouche de Cléopâtre, et c'est ainsi +qu'on le vend partout, depuis, comme l'image authentique de la dernière +reine d'Égypte.» + +Cette supercherie me rappelle une méprise de peu de temps postérieure. +Vers 1866, un Italien montrait à Paris, dans un appartement démeublé de +la rue Jacob, quelques antiquités égyptiennes et romaines et une +peinture à l'encaustique, d'un mauvais dessin et d'un style médiocre, +représentant une femme assez belle, la face large, avec un serpent qui +lui pique le sein. L'Italien jurait la Vierge et les saints que c'était +le portrait authentique de Cléopâtre, celui-là même qui fut porté à Rome +devant le char triomphal d'Octave. Cet homme était d'une ardeur vraiment +excessive pour les antiquités. Il faisait des bonds de tigre devant +cette peinture et la contemplait d'un oeil sombre en lui envoyant des +baisers. «Quelle est belle!» s'écriait-il. Il était venu la vendre à +Paris, et il poussait des hurlements horribles et s'arrachait les +cheveux quand on lui disait qu'en réalité c'était un méchant ouvrage de +peinture, dû à quelque seigneur cavalier, académicien de Rome ou de +Venise, florissant vers 1800 ou 1810. Pourtant rien n'est plus vrai. + +Il y a des médailles de Cléopâtre; les numismates en comptent quinze de +type différent. Elles sont pour la plupart d'une mauvaise gravure. +Toutes représentent Cléopâtre avec des traits gros et durs, un nez +extrêmement long. On sait le mot profond de Pascal: «Le nez de +Cléopâtre, s'il avait été plus court, toute la face de la terre aurait +été changée.» Ce nez était démesuré, si l'on en croit les médailles, +mais nous ne les en croirons pas. En vain, on nous mettra sous les yeux +tous les médailliers du British Muséum et du Cabinet de Vienne. Nous +dirons que c'est là comme une de ces illusions de féerie, où tous les +nez s'allongent à la fois sur tous les portraits, et nous nous moquerons +de la numismatique qui se moque de nous. Le visage qui fit oublier à +César l'empire du monde n'était point gâté par un nez ridicule. + +Il est certain que César aima Cléopâtre. Le divin Jules avait plus de +cinquante ans. Il avait épuisé toute la gloire et tous les plaisirs et +tiré de la vie tout ce qu'elle peut donner d'émotions violentes et de +joies fortes. Son élégant visage avait pris la pâleur tranquille du +marbre. Il semblait qu'un tel homme ne dût plus vivre que par +l'intelligence. Pourtant, quoi qu'en dise M. Mommsen, il aima +l'Égyptienne jusqu'à la folie. Car c'était une folie que de l'amener à +Rome, et une plus grande folie que d'élever dans le temple de Vénus une +statue à la divinité de Cléopâtre. + +La Lagide habitait, à Rome, avec son fils et sa suite la villa et les +jardins de César qui s'étendaient sur la rive droite du Tibre. Le +dictateur demeurait dans un des bâtiments publics de la voie Sacrée, +mais il faisait de fréquentes visites à la villa, qui était aussi le +rendez-vous de ses amis. C'est là que Marc-Antoine vit Cléopâtre pour la +première fois. Elle recevait aussi Atticus et Cicéron qui s'était +réconcilié avec César. Cicéron était grand amateur de livres et +d'antiquités. + +Ces trésors étaient rares à Rome et ils abondaient à Alexandrie. Cicéron +demanda à Cléopâtre de lui faire venir quelques manuscrits et des vases +canopes. Elle le lui promit bien volontiers et elle chargea de la +commission un de ses officiers, nommé Ammonius. Mais les livres ne +vinrent pas et l'orateur en garda rancune à la reine. Dans ces heures +romaines, Cléopâtre nous apparaît sous un aspect inattendu. Discrète, +paisible, ayant banni le luxe asiatique, tout occupée des élégants +travaux de l'esprit, c'est une belle Grecque, qui converse sous les +térébinthes avec Cicéron. Le poignard de Brutus dissipa d'un coup cet +enchantement de la villa du Tibre. César assassiné, Cléopâtre s'enfuit +au milieu des scènes sanglantes des jours parricides et regagne +l'Égypte. + +C'est alors que va commencer la plus folle et la plus terrible des +aventures d'amour, le roman d'Antoine et de Cléopâtre. + + + + +II + + +Sarah nous l'a montrée (et avec quel charme! avec quelle magie!) sous +les traits d'une Égyptienne. Mais c'était une Grecque. Elle l'était de +naissance et de génie. Élevée dans les moeurs et dans les arts +helléniques, elle avait la grâce, le bien dire, l'élégante familiarité, +l'audace ingénieuse de sa race. Ni les dieux de l'Égypte, ni les +monstres de l'Afrique n'envahirent jamais son âme riante. Jamais elle ne +s'endormit dans la morne majesté des reines orientales. Elle était +Grecque encore par son goût exquis et par sa merveilleuse souplesse. +Tout le temps qu'elle vécut à Rome, elle observa toutes les convenances, +et quand, après sa mort, les amis d'Auguste outragèrent sa mémoire avec +la brutalité latine, ils ne purent rien lui reprocher qui eût trait à +son séjour dans la villa de César. Elle avait donc été parfaite sous les +pins et les térébinthes des jardins du Tibre. + +Elle était Grecque, mais elle était reine; reine et, par là, hors de la +mesure et de l'harmonie, hors de cette fortune médiocre qui fut toujours +dans les voeux des Grecs et qui n'entra dans ceux des poètes latins que +littérairement et par servile imitation. Elle était reine et reine +orientale, c'est-à-dire un monstre; elle en fut châtiée par cette +Némésis des dieux que les Grecs mettaient au-dessus de Zeus lui-même, +parce qu'elle est en effet le sentiment du réel et du possible, +l'entente des nécessités de la vie humaine. Faite pour les arts secrets +du désir et de l'amour, amante et reine, à la fois dans la nature et +dans la monstruosité, c'était une Chloé qui n'était point bergère. + +Que des mouvements d'une chair exquise, que du souffle d'une bouche +charmante dépende le sort du monde, c'est cela qui n'est point grec, +c'est cela que la Némésis des dieux ne permet point. La mort de la +dernière Lagide expia le crime d'Alexandre le Macédonien, ce Grec à demi +barbare, ce Grec démesuré qui, soldat ivre, ouvrit à l'hellénisme +l'Orient lascif et cruel. Ce n'est point que cette délicate Cléopâtre +manquât par elle-même du sentiment de la mesure et de l'harmonie. Elle +garda même l'instinct du vrai, du beau, du possible autant que le lui +permit sa toute-puissance, le crime héréditaire dans sa maison et +l'ivresse du monde plongé autour d'elle dans cette orgie voluptueuse et +scélérate où l'hellénisme coudoyait la barbarie. Son malheur singulier, +sa gloire effroyable fut d'être charmante étant souveraine, d'être +Lesbie, Délie ou Leuconoé et de ne pouvoir ouvrir ses bras adorables +sans allumer des guerres. + +La morale d'une Lagide était large, sans doute, et les doux antiquaires +ont quelque peine à la mesurer sur les textes grecs et latins qu'ils +étudient avec méthode. Pour ma part, je ne rechercherai pas ce que +Cléopâtre jugeait permis ou défendu. Je pense qu'elle estimait que +beaucoup de choses lui étaient permises. Mais j'imiterai, dans sa +sagesse, M. Henry Houssaye, qui ne croit pas pouvoir donner la liste des +amants de la reine. Aussi bien, pour dresser avec confiance des +catalogues de cette nature, il faut être un bibliothécaire entêté comme +l'antique Élien ou le bonhomme Peignot, qui croyaient plus que de raison +à l'autorité des textes. Ce qui est certain, c'est que quand Antoine +l'aima d'un amour orageux, elle opposa à la foudre les éclairs d'un +regard qui n'était point terni et les ardeurs d'une chair que la +débauche n'avait point fatiguée. Nous savons qu'elle aima le soldat de +Pharsale et de Philippes; nous savons qu'elle l'aima jusqu'à la mort. Le +reste est à jamais effacé comme les travaux obscurs de tant de milliards +d'êtres qui naquirent, qui souffrirent et qui moururent sur cette +planète, comme les troubles de tant d'amantes qui, dans le cours infini +des âges, servirent ou trahirent l'amour sans laisser même, ainsi que la +jeune fille de Pompéi, l'empreinte de leur sein dans la cendre. + +Avant Antoine, il semble bien que cette femme intelligente, ambitieuse, +vindicative et fière ait été plus reine qu'amante. Grand constructeur, +comme les Pharaons et comme les Ptolémées, elle couvrait Alexandrie de +monuments magnifiques[12]. Elle tint tête fermement aux intrigues des +eunuques, aux séditions domestiques et populaires et rentra par une ruse +audacieuse dans sa ville et dans son palais, dont elle avait été +chassée. Elle réussit à tenir en suspens les droits de Rome sur son +empire, et s'il est vrai qu'elle y employa sa beauté et son charme, il +faut songer que cette beauté n'était point incomparable et que ce +charme, dont César éprouva la puissance, n'eût pas suffi sans beaucoup +d'intelligence et de politique. Ce charme habilement dirigé lui assura +Antoine après César. Mais cette fois, elle se trouva l'associée d'un +soldat condamné à posséder seul le monde ou à n'avoir plus une pierre où +poser sa tête. La partie était grande et douteuse. Pour la bien jouer, +il fallait du sang-froid. Marc-Antoine n'en n'avait jamais montré +beaucoup. Elle lui ôta le peu qu'il en possédait; elle le rendit tout à +fait fou, elle devint aussi folle que lui, et tous deux ils luttèrent +pour l'empire et la vie dans les intervalles lucides que leur laissait +cette démence que les Grecs ont bien connue, puisqu'ils l'ont décrite +comme une maladie des sens et de l'âme, comparable au mal sacré par la +violence des accès et par la profondeur de la mélancolie. + +Le premier tort d'Antoine et de Cléopâtre fut de mépriser leur ennemi, +cet adolescent malingre, bègue, poltron, cruel et plus froid, plus +insensible, quand il rasait sa première barbe, que les plus graves +politiques blanchis dans les affaires. Il fallut combattre. Ce fut la +guerre du renard et du lion. Le lion avait la part du lion, toutes les +provinces de l'Orient jusqu'à l'Illyrie, et le petit renard, l'enfant +rusé, Octave, ne possédait que l'Italie ruinée et consternée, et +l'Espagne, la Gaule, la Sicile, l'Afrique en armes contre lui. Tant de +javelots tournés contre un lâche! Mais ce lâche était un ambitieux +patient, c'est-à-dire la plus grande force du monde. + +Marc-Antoine, dans la maturité de l'âge, était le premier soldat de +l'empire, depuis la mort de César. Il avait, pour ses débuts, écrasé les +juifs révoltés. Il avait secondé le grand Jules en Gaule, dans la +Haute-Italie, en Illyrie. Il commandait l'aile droite des césariens à +Pharsale. Battu à Modène, il avait remporté la victoire décisive de +Philippes. Bien qu'il n'eût ni la prudence ni la vue claire de César, +César l'estimait comme son meilleur lieutenant. Seul et livré à +lui-même, Antoine péchait par la méthode. Un soir que nous lisions +ensemble, dans Plutarque, le récit pittoresque de la guerre des Parthes, +un officier d'artillerie du plus grand savoir, le capitaine Marin, +commentant le texte ancien, nous montra sans peine les fautes d'Antoine, +le décousu du plan et l'incurable légèreté d'un chef qui, ayant fait la +guerre avec César, se laisse surprendre par l'ennemi. Antoine n'en +possédait pas moins certaines belles parties de l'homme de guerre. Il +avait la grande psychologie militaire, la connaissance de l'âme du +soldat. Il se faisait aimer, il se faisait suivre. Il était impétueux, +entraînant, irrésistible. La confiance qu'il avait en lui-même, il +l'inspirait à ses hommes. Grandement joyeux, il leur communiquait cette +gaieté qui fait oublier les souffrances, les dangers, et qui double les +forces. Il buvait et mangeait avec eux; il disait des mots qui les +faisaient rire. Les légionnaires l'adoraient. Il ne faut pas juger +Antoine par les Philippiques que Cicéron prononça contre lui; Cicéron +était avocat et, de plus, c'était en politique un modéré de l'espèce la +plus violente. À cela près un honnête homme et un grand lettré. Antoine +n'était pas le grossier soldat, le belluaire insolent, j'allais dire «la +trogne à épée» que l'orateur nous montre. Il avait de l'esprit, +précisément dans le sens où nous prenons le terme aujourd'hui, de +l'esprit de mots, car, pour ce qui est de l'esprit de conduite, il en +manqua toujours, et Cléopâtre ne lui en donna pas. Loin d'être un homme +inculte, il avait étudié l'éloquence en Grèce. Sa parole n'avait pas +l'élégante correction de celle de César: elle était imagée et +disproportionnée. C'était ce que nous appellerions maintenant une +éloquence romantique. Il aimait, dit Plutarque, ce style asiatique, +alors fort recherché et qui répondait à sa vie; fastueuse, pleine +d'ostentation, sujette à d'effroyables inégalités. + +Plutarque dit bien: en tout, Antoine aimait à la folie le style +asiatique et la pompe orientale. Son front bas et sa barbe épaisse, sa +mâle et forte structure lui donnaient quelque ressemblance avec les +images du fabuleux Hercule de qui il prétendait descendre, mais c'est +surtout Bacchus, le Bacchus indien qu'il se plaisait à rappeler par ses +riches cortèges et par ses chars attelés de lions. Il entra dans Éphèse +précédé de femmes vêtues, en Bacchantes et d'adolescents; portant la +nébride des Pans et des Satyres. On ne voyait dans toute la ville que +thyrses couronnés de lierre, on n'entendait que le son des flûtes et des +syrinx et les cris qui saluaient le nouveau Bacchus bienfaisant et plein +de douceur. + +Certes, la large humanité de César fut toujours étrangère au collègue +d'Octave et de Lépide. Antoine eut sa part de l'atroce férocité commune +aux Romains de ces temps scélérats. Mais il ne se montra jamais, comme +Octave, froidement cruel. Il était libéral, magnifique et capable de +sentiments délicats et généreux. En Grèce, ses ennemis l'avouent, il +rendit la justice avec une grande douceur et il se montra jaloux d'être +nommé l'ami des Grecs et plus encore des Athéniens. Après, la victoire +de Philippes, il posa sa propre cuirasse sur le cadavre sanglant de +Brutus, afin d'honorer en soldat les funérailles du vaincu. Quand, dans +les jours sombres, Æhnobarbus, son vieux compagnon, l'abandonna la +veille de la bataille, pour passer à Octave, il renvoya à celui qui +avait été si longtemps son ami ses équipages et tout ce qui lui +appartenait, et l'on dit qu'accablé par cette générosité Æhnobarbus +mourut de douleur et de honte. + +Cet homme était l'esclave des femmes. Son fastueux amour pour la +courtisane Cytheris avait indigné les Romains. L'âcre et violente Fulvie +faisait trembler cet Hercule, ce Bacchus indien. Plus tard, il se montra +sensible à la chaste beauté d'Octavie. Il les aimait avec violence et il +les aimait en même temps avec esprit, ce qui est infiniment plus rare. +«Il avait, dit Plutarque, de la grâce et de la gaieté dans ses amours.» +Voilà l'homme qui cita Cléopâtre devant son tribunal à Tarse. C'était +lui l'Asiatique et l'Oriental. Sans être capable de grands projets +longuement suivis, il rêvait vaguement l'empire d'Orient avec quelque +immense ville barbare pour capitale. Il aimait tout de l'Orient, ses +trésors, ses monstres, ses voluptés, ses splendeurs, ses parfums, sa +poésie. Cléopâtre parut. Il la vit ou plutôt il la revit, car il l'avait +connue sans doute à Rome, mais discrète, mais réservée, sévère, comme +une dame romaine. Cette fois, c'était la reine d'Égypte qui paraissait +devant lui dans la pompe hiératique d'une nouvelle Isis. Il adora la +Grecque arrangée en idole. + +Cette galère de Cléopâtre sur le Cydnus est restée dans le monde l'image +de la volupté splendide. + +Hier nous l'avons, vue dans l'illusion du théâtre[13]. Nous avons vu +couchée, sous les voiles de pourpre, l'actrice charmante qui fait +revivre en elle la couleuvre du Nil. Ce n'est pourtant point de ce jour +que date ma vision éblouie. Ce n'est pas non plus du jour où j'ai +entendu M. José Maria de Heredia réciter son suave et brillant sonnet du +Cydnus: + + Sous l'azur triomphal, au soleil qui flamboie, + La trirème d'argent blanchit le fleuve noir, + Et son sillage y laisse un parfum d'encensoir, + Avec des chants de flûte et des frissons de soie. + + À la proue éclatante où l'épervier s'éploie, + Hors de son dais royal se penchant pour mieux voir, + Cléopâtre, debout dans la splendeur du soir, + Semble un grand oiseau d'or qui guette au loin sa proie. + + Voici Tarse où l'attend le guerrier désarmé; + Et la brune Lagide ouvre dans l'air charmé + Ses bras d'ambre où la pourpre a mis ses reflets roses; + + Et ses yeux n'ont pas vu, présages de son sort, + Auprès d'elle, effeuillant sur l'eau sombre des roses, + Les deux enfants divins, le Désir et la Mort. + +Mon trouble vient de plus loin. Il remonte à ces années d'adolescence et +de prime jeunesse dont je suis trop enclin, je le sens, à rappeler le +souvenir. C'était au collège, l'année de ma rhétorique, l'hiver, un +vendredi pendant le repas de onze heures. Jamais je n'avais senti plus +péniblement les vulgarités et les inélégances de la vie: une écoeurante +odeur de friture tiède emplissait le réfectoire; un courant d'air froid +saisissait les pieds à travers les chaussures humides; les murs +suintaient et l'on voyait, derrière le grillage des fenêtres, une pluie +fine tomber du ciel gris. Les élèves, assis devant les tables d'un +marbre noir et gras, faisaient avec leurs fourchettes un bruit agaçant, +tandis qu'un de nos camarades, assis dans une haute chaire, au milieu de +la grande salle, lisait, selon la coutume, un passage de l'histoire +ancienne de Rollin. Je regardais, sans manger, mon assiette mal essuyée, +ma timbale au fond de laquelle l'abondance avait déposé quelque chose +comme du bois pourri, et puis je suivais de l'oeil les domestiques, qui +nous présentaient des grands plats de pruneaux cuits, dont le jus leur +lavait les pouces. Tout m'était à dégoût. Dans le tintement de la +vaisselle la voix du lecteur, par intervalles, m'arrivait aux oreilles. +Tout à coup j'entendis le nom de Cléopâtre et quelques lambeaux de +phrases charmantes: _Elle allait paraître devant Antoine dans un âge où +les femmes joignent à la fleur de leur beauté toute la force de +l'esprit... Sa personne plus puissante que toutes les parures... Elle +entra dans le Cydnus... La poupe de son vaisseau était tout éclatante +d'or, les voiles de pourpre, les rames d'argent._ Puis les noms +caressants des _flûtes_, de _parfums_, de _Néréides_ et d'_Amours_. +Alors une vision délicieuse emplit mes yeux. Le sang me battit aux +tempes ces grands coups qui annoncent la présence de la gloire ou de la +beauté. Je tombai dans une extase profonde. Le préfet des études, qui +était un homme injurieux et laid, m'en tira brusquement en me donnant un +pensum pour ne m'être pas levé au signal. Mais, en dépit du cuistre, +j'avais vu Cléopâtre! + +Le bon Plutarque n'a pas dû se tromper: Marc-Antoine avait de l'agrément +et de la gaieté dans ses amours. C'est lui qui imagina les folies de la +vie inimitable, les déguisements de nuit, les parties de pêche sur le +Nil, les fêtes prodigieuses. Oui, certes, c'était lui l'Oriental, +c'était lui l'Égyptien. Elle ne voulait que ce qu'il voulait, +l'incomparable amante! Et, craignant seulement de le perdre, elle +prenait les goûts et les habitudes d'un soldat pour être toujours à son +côté. «Elle buvait avec lui, elle chassait avec lui, elle assistait avec +lui aux manoeuvres[14].» Plutarque nous dit: «Ils avaient formé une +association sous le nom d'Amimétobies; et ils se traitaient mutuellement +tous les jours.» Huit sangliers étaient toujours à la broche et, à toute +heure, il s'en trouvait un cuit à point. La vie inimitable fut +interrompue par la guerre de Pérouse et le mariage d'Antoine et +d'Octavie. Elle reprit plus ardente et plus frénétique après trois ans +d'absence. + +Puis ce fut la guerre: Actium et cette fuite soudaine de Cléopâtre au +milieu de la bataille, cette fuite, inexpliquée encore, que l'amiral +Jurien de la Gravière considère comme une manoeuvre habile et que M. +Victorien Sardou nous rend si dramatique quand il nous montre, au +contraire, la reine amoureuse consommant par sa fuite la défaite et la +honte de son amant pour le garder tout à elle. Ainsi l'amiral veut que +Cléopâtre soit un bon marin et le dramaturge veut qu'elle soit très +pathétique: ils l'aiment tous deux, surtout le marin. Je l'aime aussi +depuis le collège. Mais je croirais plutôt qu'elle s'est sauvée, saisie +d'une peur folle. + +Antoine voit fuir la galère aux voiles de pourpre, l'Antoniade, qui +porte Cléopâtre; il la poursuit, abandonnant le combat par une étonnante +lâcheté qui, chez un tel soldat, devient héroïque; il accoste +l'Antoniade, il y monte et va s'asseoir seul à la proue, la tête dans +ses mains. À Alexandrie, Antoine, déshonoré et perdu, montre encore un +esprit d'une fantaisie extraordinaire. Il se bâtit, sur une jetée, dans +la mer, une cabane qu'il nomme son Timonium et où il veut vivre seul, à +l'exemple de Timon d'Athènes. Il se dit misanthrope et c'est un +misanthrope pittoresque et romantique, le misanthrope de la passion. +Puis sa cabane et la solitude l'ennuient. Il revoit la reine et forme +avec elle une société plus mélancolique, mais non pas moins fastueuse +que celle des Inimitables: la compagnie de ceux qui veulent mourir +ensemble, les Synapothanumènes. C'est un grand artiste, cet Antoine! + +Que la reine l'ait aimé jusqu'à la mort et par delà la mort, cela n'est +point douteux. Qu'elle ait cependant essayé de séduire Octave, cela non +plus ne fait pas de doute; et cela prouve seulement que Cléopâtre +n'était pas sûre. Nous en avions, en vérité, quelque soupçon. Si elle ne +parvint point à se faire aimer du froid Octave, du moins elle sut +tromper cet homme défiant. Elle lui fit croire qu'elle voulait vivre +encore; mais elle était résolue à se donner la mort. Elle mourut +royalement. Quand les soldats d'Octave entrèrent dans sa chambre, ils la +trouveront revêtue de ses habits de reine et de déesse et couchée sans +vie sur un lit d'or. Iras, l'une de ses femmes, était morte à ses pieds. +L'autre, Charmion, se soutenant à peine, lui arrangeait d'une main +défaillante, le diadème autour de la tête. Un des soldats d'Octave lui +cria avec fureur: + +--Voilà qui est beau, Charmion! + +--Très beau, en effet, répondit-elle, et digne de la fille de tant de +rois! + +Et elle tomba morte au pied du lit. + +Cette scène est si noblement tragique qu'on ne peut se la représenter +sans un frémissement d'admiration. Il faut savoir gré à celle qui en +prépara le spectacle et qui en légua la mémoire aux artistes et aux +poètes. On aimait Cléopâtre dans Alexandrie et ses statues ne furent +point renversées après sa mort. C'est donc qu'elle était moins méchante +que n'ont dit ses ennemis. Et puis il ne faut pas oublier que la beauté +est une des vertus de ce monde. + + + + +JUDITH GAUTIER[15] + + + + +I + + +C'est la fille du poète. Dans cette petite maison de la rue de Longchamp +où, comme il est dit des princesses dans les contes de fées, elle +grandissait chaque jour en sagesse et en beauté, Judith apprit dès +l'enfance à comprendre et à goûter les formes d'art les plus exquises, +les plus rares, les plus étranges. Son père, en parlant comme en +écrivant, était un incomparable assembleur de merveilles. Au milieu de +ses causeries familières, il faisait, sans y songer, des évocations +magiques. Cette maisonnette, baignée l'hiver des brumes de la Seine et +des vapeurs du Bois, s'emplissait, à la voix du maître, de toutes les +poésies de l'Orient rêvé. + +Il me souvient d'avoir vu là, un soir, sur une des tablettes de la +bibliothèque, le masque d'or d'une momie égyptienne qui brillait dans +l'ombre, et je n'oublierai jamais l'impression d'harmonie que me donna +cette figure sacrée, aux longs yeux ouverts, dans le cabinet de travail +du poète qui composa le _Roman de la momie_ et son incomparable +prologue. C'est là qu'enfant Judith Gautier se nourrit de poésie et +apprit à aimer la beauté exotique. Pour que son éducation d'artiste fût +complète, il ne lui manqua rien, sinon peut-être le commun et +l'ordinaire. + +Et la fille du poète était si merveilleusement douée qu'elle écrivit, +n'ayant pas vingt ans, un livre parfaitement beau dont le style +resplendit d'une pure lumière. Les connaisseurs savent que je veux +parler du _Livre de Jade_, recueil de poèmes en prose, inspirés, si l'on +en croit l'auteur, des lyriques de la Chine. Judith Gautier avait appris +le chinois à l'âge où les petites demoiselles n'étudient ordinairement +que le piano, le crochet et l'histoire sainte. Je doute pourtant qu'elle +ait trouvé dans Thou-Fou, Tché-Tsi ou Li-Taï-Pé tous les détails des +fins tableaux contenus dans le _Livre de Jade_; je doute que les poètes +du pays de la porcelaine aient connu avant elle cette grâce, cette fleur +qui vous charmera dans tel de ces morceaux achevés, qu'on peut mettre à +côté des poèmes en prose d'Aloysius Bertrand et de Charles Baudelaire, +dans le petit tableau de l'_Empereur_, par exemple: + + L'EMPEREUR + + Sur un trône d'or neuf, le Fils du Ciel, éblouissant de pierreries, + est assis au milieu des mandarins; il semble un soleil environné + d'étoiles. + + Les mandarins parlent gravement de graves choses; mais la pensée de + l'empereur s'est enfuie par la fenêtre ouverte. + + Dans son pavillon de porcelaine, comme une fleur éclatante entourée + de feuillage, l'impératrice est assise au milieu de ses femmes. + + Elle songe que son bien-aimé demeure trop longtemps au conseil et, + avec ennui, elle agite son éventail. + + Une bouffée de parfums caresse le visage de l'empereur. + + «Ma bien-aimée, d'un coup de son éventail m'envoie le parfum de sa + bouche.» Et l'empereur, tout rayonnant de pierreries, marche vers + le pavillon de porcelaine, laissant se regarder en silence les + mandarins étonnés. + +Dès lors, Judith Gautier avait trouvé sa forme; elle avait un style à +elle, un style tranquille et sûr, riche et placide, comme celui de +Théophile Gautier, moins robuste, moins nourri, mais bien autrement +fluide et léger. + +Elle avait son style, parce qu'elle avait son monde d'idées et de rêves. +Ce monde, c'était l'Extrême Orient, non point tel que nous le décrivent +les voyageurs, même quand ils sont, comme Loti, des poètes, mais tel +qu'il s'était créé dans l'âme de la jeune fille, une âme silencieuse, +une sorte de mine profonde où le diamant se forme dans les ténèbres. +Elle n'eut jamais pleine conscience d'elle-même, cette divine enfant. +Gautier, qui l'admirait de toute son âme, disait plaisamment: «Elle a +son cerveau dans une assiette.» Judith Gautier a inventé un Orient +immense pour y loger ses rêves. Et c'est bien du génie, cela! + +Sans être grand critique de soi-même, elle a quelque soupçon de ce +qu'elle a fait, s'il est vrai, comme on le dit, qu'elle ait toujours +montré la plus grande répugnance à voyager en Orient. Elle n'a pas vu la +Chine et le Japon; elle a fait mieux: elle les a rêvés et elle les a +peuplés des enfants charmants de sa pensée et de son amour. + +Son premier roman, je devrais dire son premier poème (car ce sont là +vraiment des poèmes) est le _Dragon impérial_, un livre tout brodé de +soie et d'or, et d'un style limpide dans son éclat. Je ne parle pas des +descriptions qui sont merveilleuses. Mais la figure principale, qui se +détache sur un fond d'une richesse inouïe, le poète Ko-Li-Tsin, a déjà +ce caractère de fierté sauvage, d'héroïsme juvénile, de chevalerie +étrange, que Judith Gautier sait imprimer à ses principales créations et +qui les rend si originales. L'imagination de la jeune femme est cruelle +et violente dans cette première oeuvre, mais elle a déjà et +définitivement cette chasteté fière et cette pureté romanesque qui +l'honorent. + +Peu après le _Dragon impérial_ vint l'_Usurpateur_, qui dès son +apparition fut emporté dans une grande faillite de librairie. Le public +ne le connut guère. Et pourtant c'est une pure merveille, le +chef-d'oeuvre de madame Judith Gautier, et un chef-d'oeuvre de notre +langue. Il reparut plus tard, sous un titre qui convient mieux à la +splendeur charmante du livre, il s'appela la _Soeur du Soleil_. Je ne +sais rien de comparable à ces pages trempées de lumière et de joie, où +toutes les formes sont rares et belles, tous les sentiments fiers ou +tendres, où la cruauté des hommes jaunes s'efface à demi dans la gloire +de cet âge héroïque où le Nippon eut sa chevalerie et la fleur de ses +guerriers. Il y a des mois que je n'ai lu la _Soeur du Soleil_, ou pour +mieux dire l'_Usurpateur_, car je vois encore ce titre sur la couverture +verte de l'édition originale qui était ornée d'un dessin de l'auteur. Il +y a même des années, et pourtant je puis citer de mémoire, sans crainte +de me tromper, une phrase entière de ce livre, une de ces phrases comme +on en trouve dans Chateaubriand et dans Flaubert, qui feraient croire +que la prose française, maniée par un grand artiste, est plus belle que +les plus beaux vers. Voici cette phrase, détachée de tout ce qui +l'entoure: + + Le ciel ressemble à une grande feuille de rose. C'est le dernier + pétale du jour qui s'effeuille, du jour qui tombe dans le passé, + mais dont notre esprit gardera le souvenir, comme d'un jour de joie + et de paix, le dernier peut-être. + +Je n'ai pas le livre sous la main. J'en suis fâché, moins encore parce +que je ne puis collationner ces lignes d'un sentiment à la fois si +gracieux et si mélancolique, que parce qu'il me semble que c'est être +privé d'une des délicatesses de la vie que de n'avoir pas sous la main +un livre comme la _Soeur du Soleil_. + +Il faut citer, avec ces deux ouvrages, _Iskender_, qui est l'histoire +légendaire d'Alexandre d'après les traditions de la Perse. Ces trois +livres sont les trois plus beaux joyaux de cette reine de l'imagination. +On aurait voulu peut-être que la pensée magnifique de madame Judith +Gautier, comme la Malabaraise de Baudelaire, ne vînt jamais dans nos +climats humides et gris, qui ne sont point faits pour sa beauté rare. +L'observation a été faite cent fois: cette danseuse, qui tout à l'heure, +sur la scène, donnait à ses mouvements une grâce légère, un rythme, une +volupté d'art qui était la poésie même et le rêve, voyez-la maintenant +dans la rue: elle marche lourdement et son allure n'a rien qui la +distingue de la foule obscure. Quand le poète du _Dragon impérial_ et +d'_Iskender_ quitte le monde féerique de l'Orient qu'elle a rêvé, de son +Orient où elle a mis son âme, quand elle entre dans les réalités de la +vie moderne, elle perd dans nos brouillards sa grâce divine. Elle est +encore un habile et rare conteur, mais adieu la poésie, adieu le charme! +_Lucienne_ et _Isoline_, malgré tout leur mérite, sont bien loin de +valoir la _Soeur du Soleil_ et cette jolie _Marchande de sourires_, qu'on +était si content d'admirer à l'Odéon. + + + + +II + + +On retrouve dans la _Conquête du Paradis_ cette imagination héroïque et +pure, ce je ne sais quoi de noble et de divinement enfantin qui fait le +charme des romans de Judith Gautier. + +Je parle comme d'un livre nouveau de la _Conquête du Paradis_ que M. +Armand Colin vient de publier dans sa Bibliothèque de romans +historiques. Je n'ignore pas que le livre date de plusieurs années; mais +il est tellement changé et accru dans cette dernière édition qu'on peut +dire que c'est aujourd'hui seulement qu'il a sa forme parfaite. + +C'est un roman historique, puisque l'action nous fait assister à la +prise de Madras en 1746, aux démêlés de Dupleix et de la Bourdonnais, à +la défense victorieuse de Pondichéry contre l'armée et la flotte +anglaises et à l'acquisition que fit cet habile Dupleix pour la France +de 900 kilomètres de côtes entre la Krishna et le cap Comorin. C'est un +roman historique, puisque le héros en est ce Charles Joseph Patissier, +marquis de Bussy-Castelnau, qui défendit Pondichéry avec autant de +courage que d'intelligence, et c'est si bien un roman fait sur +l'histoire, que l'auteur, après avoir raconté la prise admirable de +Gengi, se donne la joie patriotique d'écrire en note, au risque de +troubler l'harmonie de sa fiction: «Il est inutile de faire remarquer +que le récit de ce fait d'armes extraordinaire, presque invraisemblable, +n'est qu'un mot à mot historique, rigoureusement exact.» + +Sans doute, c'est un roman historique. Au fond, madame Judith Gautier +entend l'histoire à la manière d'Alexandre Dumas père, et je ne dis pas +que, pour un romancier, ce soit une mauvaise manière. Elle aime les +messages apportés mystérieusement au milieu des fêtes et qui changent +soudain les nuits joyeuses en veillées d'armes. Elle aime les grands +coups d'épée et les rendez-vous d'amour, quand ils sont très périlleux. +Son Bussy est d'une bravoure charmante. On ne sait pas comment il n'est +pas mille fois tué. Il échappe par miracle à des dangers dont la seule +idée donne le frisson, et c'est ce qu'il faut dans un roman de cape et +d'épée. Ce jeune Bussy est un cadet qui pour être de Soissons ne le cède +en aventureux courage à aucun cadet de Gascogne, pas même à d'Artagnan. + +Il aime Ourvaci, la reine de Bangalore, qui est une de ces figures de +rêve que madame Judith Gautier excelle à peindre. Dans sa magnificence +étrange et sa grâce exotique, dans sa fureur sauvage et dans sa +tendresse héroïque, Ourvaci, la divine Ourvaci ne pouvait être conçue +que par la fille de Théophile Gautier. Qu'elle passe à cheval comme une +divinité chasseresse et guerrière, ou que, sur la terrasse de son +palais, elle sorte d'un nuage de colombes familières et se montre +enveloppée d'une gaze d'or, ou bien encore qu'au fond de sa chambre +d'ivoire, couchée sur des coussins dans des voiles qui baignent comme +une vapeur ses jeunes formes, elle offre à l'amant audacieux un baiser +unique qu'il payera de sa vie, Ourvaci apparaît (c'est Judith Gautier +elle-même qui parle), comme «l'incarnation de cet Hindoustan splendide +et perfide, où les fleurs, au parfum trop fort, font perdre la raison et +tuent quelquefois.» + +L'amour n'a pas la même figure dans tous les pays. Pour M. de Bussy, qui +est capitaine de volontaires, c'était sans doute l'enfant ailé, tout +blanc dans les grands parcs français; le petit archer chanté par +Anacréon et par l'abbé de Chaulieu. La reine Ourvaci avait dans ses +jardins une image du dieu de l'amour et cette image était beaucoup plus +barbare et beaucoup plus hindoue que Bussy ne pouvait le concevoir. +C'est pourquoi, sans doute, ils eurent tant de peine à s'entendre et +faillirent vingt fois se tuer avant de s'aimer. C'est l'effet des +préjugés. Il n'y a pas de chose qui, en tout temps et en tout pays, y +soit aussi sujette que l'amour. Voici comment madame Judith Gautier nous +décrit l'idole de l'amour telle qu'elle était dans les jardins de la +reine de Bangalore: + + L'asoka pourpre, qui semble couvert de corail en perles, faisait + une ombelle au dieu de l'amour. Il apparaissait, en marbre, peint + et doré, chevauchant un perroquet géant, et souriant sous sa mitre + à jour, en tendant son arc, fait de bois de canne à sucre, avec une + corde d'abeilles d'or. Les cinq flèches, dont il blesse chaque + sens, dépassaient le carquois, armées chacune d'une fleur + différente: au trait qui vise les yeux, la tchampaka royale, si + belle qu'elle éblouit; à celui destiné à l'ouïe, la fleur du + manguier, aimée des oiseaux chanteurs; pour l'odorat le ketaka, + dont le parfum enivre; pour le toucher le késara, aux pétales + soyeux comme la joue d'une jeune fille; pour le goût, le bilva, qui + porte un fruit suave autant qu'un baiser. + + Près de l'Amour on voyait son compagnon, le Printemps, et devant + lui, agenouillées, ses deux épouses, Rati, la Volupté, et Prîti, + l'Affection. + +J'aurais voulu mettre plus d'ordre et de clarté dans ces simples notes +sur un des talents les plus originaux de la littérature contemporaine. +J'aurais voulu du moins vous montrer ce spectacle assez rare et digne +d'être considéré d'une femme parfaitement belle, faite pour charmer, +insoucieuse de sa beauté, fuyant le monde et n'ayant de goût qu'au +travail et qu'à la solitude. + +Ce je ne sais quoi de dédaigneux et de sauvage qu'on devine dans tout ce +qu'elle écrit, madame Judith Gautier le porte au fond de son âme. Elle +vit volontiers toute dans le cortège de ses rêves, et il est vrai +qu'aucune cour ne pourrait lui faire une suite aussi magnifique. Elle a +le sens de tous les arts. Elle est profondément musicienne. Personne ne +connut mieux qu'elle l'oubli des heures, dans le monde indéterminé des +idées musicales. Elle a écrit sur Wagner un petit livre qui témoigne de +sa longue familiarité avec ce grand génie. Elle a le goût et le +sentiment de la peinture. Les murs de son salon sont couverts d'animaux +bizarres peints par elle, dans la manière des kakémonos japonais, et qui +trahissent à la fois son goût enfantin des images et son intelligence +mystique de la nature. + +Quant à son talent naturel de sculpteur, il étonnait ses amis, bien +avant qu'elle signât avec M. H. Bouillon, le buste de Théophile Gautier, +qui vient d'être inauguré à Tarbes. Je me rappelle avoir vu la maquette +d'une pendule, dans laquelle madame Judith Gautier avait déployé, ce me +semble, une habileté merveilleuse à grouper les figures. C'était une +sphère terrestre, sur laquelle les douze heures du jour et les douze +heures de la nuit, figurées par des femmes, se livraient à tous les +travaux de la vie. Il y en avait qui buvaient et qui mangeaient, +d'autres lisaient ou méditaient, s'appliquaient à quelque travail, +d'autres dormaient, d'autres songeaient aux choses de l'amour. Chacune +de ces petites figures était charmante d'attitude, et le groupement en +était parfaitement harmonieux. Je ne sais ce qu'est devenue celle jolie +maquette, ou plutôt je devine trop qu'elle n'existe plus. Quand je l'ai +vue, déjà l'auteur la laissait dédaigneusement périr, et les petites +Heures n'agitaient plus que des bras mutilés sur un globe sillonné de +crevasses profondes. C'était la fin d'un univers, rejeté par son +créateur. Je regrette, pour ma part, cette chose ingénieuse qui fut +détruite à peine formée. + +On a déjà signalé avec raison l'indifférence presque hostile de madame +Judith Gautier, non seulement pour ses oeuvres d'art, mais même pour ses +plus belles oeuvres littéraires. M. Edmond de Goncourt raconte qu'il +trouva un jour dans la maisonnette de la rue de Longchamp la jeune +Judith qui sculptait l'_Angélique_ d'Ingres dans un navet. Le fragile +chef-d'oeuvre périt en peu de jours. Ce n'était qu'un amusement, le jeu +d'une jeune fée; mais ceux qui connaissent le dédain de madame Judith +Gautier pour la gloire sont tentés d'y voir un trait de caractère. +L'auteur de ces magnifiques livres, écrits avec amour, n'a nul souci de +la destinée de ses ouvrages. Comme elle a sculpté Angélique dans un +navet, elle tracerait volontiers ses plus nobles pensées sur des +feuilles de roses et dans des corolles de lis, que le vent emporterait +loin des yeux des hommes. Elle écrit comme Berthe filait, parce que +c'est l'occupation qui lui est la plus naturelle. Mais quand le livre +est fini, elle ne s'y intéresse plus et elle demeure parfaitement +indifférente à tout ce que l'on en pense, à tout ce que l'on en dit. +Jamais femme, je crois, ne laissa voir un si naturel mépris du succès et +fut si peu femme de lettres. Et jamais poète n'eut plus que la fille de +Théophile Gautier le droit de dire avec le berger de l'Anthologie: «J'ai +chanté pour les Muses et pour moi.» + + + + +JEAN MORÉAS[16] + + +L'auteur des _Syrtes_ et des _Cantilènes_ publie aujourd'hui même, chez +le «bibliopole» Léon Vanier, un nouveau recueil de vers, dont +l'apparition sera hautement célébrée dans le pays latin, où M. Jean +Moréas marche suivi, dit-on, de cinquante poètes, comme un jeune Homère +conduisant ses jeunes homérides. On cite le café où chaque soir l'aède +du symbolisme enseigne les rhapsodes de l'avenir. + +M. Jean Moréas est né à Athènes, il y a trente-quatre ans à peine. Il a +dit lui-même, dans un rythme rare qui lui est cher: + + Je naquis au bord d'une mer dont la couleur passe + En douceur le saphir oriental. Des lys + Y poussent dans le sable............. + +Il descend, si j'en crois ses biographes, du navarque Tombazis, que les +marins de l'Archipel nomment encore dans leurs chansons, et de +Papadiamontopoulos, qui mourut en héros dans Missolonghi. Mais, par son +éducation intellectuelle, par son sentiment de l'art, il est tout +Français. + +Il est nourri de nos vieux romans de chevalerie et il semble ne vouloir +connaître les dieux de la Grèce antique que sous les formes affinées +qu'ils prirent sur les bords de la Seine et de la Loire, au temps où +brillait la Pléiade. Il fut élevé à Marseille et, sans doute, il ranime, +en les transformant, les premiers souvenirs de son enfance quand il nous +peint, dans le poème initial du _Pèlerin passionné_, un port du Levant, +tout à fait dans le goût des marines de Vernet et où l'on voit «de +grands vieillards, qui travaillent aux felouques, le long des môles et +des quais». Mais Marseille, colonie grecque et port du Levant, ce +n'était pas encore pour M. Jean Moréas la patrie adoptive, la terre +d'élection. Son vrai pays d'esprit est plus au nord; il commence là où +l'on voit des ardoises bleues sous un ciel d'un gris tendre et où +s'élèvent ces joyaux de pierre sur lesquels la Renaissance a mis des +figures symboliques et des devises subtiles. + +M. Jean Moréas est une des sept étoiles de la nouvelle pléiade. Je le +tiens pour le Ronsard du symbolisme. + +Il en voulut être aussi le du Bellay et lança, en 1885, un manifeste qui +rappelle quelque peu la _Deffense et illustration de la langue +françoise_, de 1549. Il y montra plus de curiosité d'art et de goût de +forme que d'esprit critique et de philosophie. L'esthète de l'école, +c'est bien plutôt M. Charles Morice en qui je devine quelque profondeur, +bien que je ne l'entende pas toujours. Car il est nuageux. Mais il faut +souffrir quelque obscurité chez les symbolistes, ou ne jamais ouvrir +leurs livres. Quant à M. Jean Moréas, tout difficile et (comme ils +disent) abscons qu'il soit par endroits, il est poète assurément, poète +en sa manière et très artiste à sa façon. Son nouveau livre surtout, son +_Pèlerin passionné_ vaut qu'on en parle, d'abord parce qu'on y trouve çà +et là de l'aimable et même de l'exquis et aussi parce que c'est +l'occasion pour le critique de s'expliquer sur quelques questions qui +intéressent l'art de la poésie. M. Jean Moréas et son école ont rejeté +les règles de la vieille prosodie. Ils se sont débarrassés de la fausse +césure que les romantiques, dans le vers brisé, et les parnassiens +gardaient encore. Ils repoussent l'alternance systématique des rimes +féminines et des rimes masculines. Ce n'est pas tout: ils riment +richement quand il leur plaît, et se contentent, quand il leur plaît, de +la simple assonance. Ils se permettent l'hiatus; ils élident parfois +l'_e_ muet devant une consonne et enfin ils font des vers de toutes +mesures, de ces vers, comme l'a dit finement M. Félix-Fénéon, «encore +suspects», dont les six pieds et demi inquiètent l'oreille, et de ces +vers plus longs encore où la syntaxe se joue avec facilité. Qu'on +m'excuse d'entrer ainsi dans la technique de l'art: il s'agit de poésie, +et il n'est pas vain de rechercher si ces nouveautés sont heureuses et +permises. + +Il est certain qu'elles ont l'inconvénient de nous troubler dans nos +habitudes. Mais c'est un inconvénient commun à tous les changements. Il +faut savoir le souffrir à propos. Si l'on vit, il faut consentir à voir +tout changer autour de soi. On ne dure qu'à ce prix, et si la mobilité +des choses nous attriste parfois, elle nous amuse aussi. Le +conservatisme à outrance est aussi ridicule en art qu'en politique, et +je ne sais lequel est le plus vain, à cette heure, de réclamer le +rétablissement du cens en matière électorale ou de la césure au milieu +du vers alexandrin. + +L'incessante métamorphose de tout ne surprend ni n'effraye. Elle est +naturelle. Les formes d'art changent comme les formes de la vie. La +prosodie de Boileau et des classiques est morte. Pourquoi la prosodie de +Victor Hugo et des romantiques serait-elle éternelle? Je ne vois guère +que les vieux lions de 1830, s'il en est encore, pour gémir de ce qui se +passe aujourd'hui en poésie. Les révolutionnaires s'étonnent seuls qu'on +fasse des révolutions après eux. + +Oh! si notre prosodie était soumise à des lois naturelles il y faudrait +bien obéir, à ces lois. Mais visiblement elle est fondée sur l'usage et +non sur la nature. Pour peu qu'on examine les règles on en voit +l'arbitraire. Nous sommes un peuple médiocrement musical et qui ne +chante pas volontiers. Les commencements de notre vers sont d'une si +rude barbarie qu'aucun poète n'oserait y regarder s'il avait le malheur +de les connaître. La rime fut originairement un grossier artifice de +mnémotechnie et le vers un aide-mémoire pour des gens qui ne savaient +pas lire. Et si l'on avait quelque peine à croire qu'un moyen +mnémotechnique se soit transformé avec le temps en un bel effet d'art, +il suffirait de songer que, dans l'architecture des Grecs, une poutre +posée sur des piliers de bois devint l'architrave et que chaque bout de +la charpente du toit se changea en un triglyphe de marbre. + +Quand on entre dans le détail de la versification on voit que toutes les +prescriptions auxquelles obéissent les poètes sont arbitraires et +récentes. Elles durent peu. Elles dureraient moins encore si le +sentiment de l'imitation n'était très fort chez les hommes et surtout +chez les artistes. En fait, une forme de vers ne dure pas beaucoup plus +qu'une génération de poètes. Pour peu qu'on étudie les changements +nouvellement introduits dans le vers français, on trouvera des raisons +suffisantes, je crois, de se résigner et de dire: «C'était fatal.» La +suppression de la césure n'est qu'un pas de plus dans une voie dès +longtemps suivie. Le vers brisé de nos vieux romantiques est aujourd'hui +tenu pour exemplaire et admis par tous les lettrés. Les réformes +prosodiques de 1830 sont acceptées par tout barbacole capable de brocher +au hasard des morceaux choisis pour les classes, par l'anthologiste le +plus machinal, par le plus mécanique collecteur de poésies, par un +Merlet. Or le vers brisé devait conduire au vers à césure mobile et +multiple: c'était nécessaire. Et Malherbe nous enseigne qu'il ne faut +pas chercher de remède aux maux irrémédiables. + +J'aurai peu de chose à dire de l'alternance des rimes. C'est une +obligation assez nouvelle, qui n'existait pas encore dans toute sa +rigueur du temps de Ronsard. J'avoue que je suis choqué quand un poète y +manque par mégarde; l'impression pénible que j'éprouve provient moins, +peut-être, d'une délicatesse de l'oreille, que du sentiment d'une +irrégularité qui me trouble dans mes habitudes. Tout au moins je sais +bien que je n'éprouve plus de malaise quand la non-alternance est +cherchée et voulue. L'effet, incontestablement, en peut être agréable. +C'est le sentiment de M. Théodore de Banville, le plus habile des poètes +à manier les rythmes. + +M. Jean Moréas et ses amis prennent en outre avec la rime quelques +libertés qu'on peut aussi défendre. J'ai jadis récité dévotement, en bon +parnassien, les litanies de Sainte-Beuve à Notre Dame la Rime, rime, +tranchant aviron, frein d'or, agrafe de Vénus, anneau de diamant, clé de +l'arche. Je ne renie pas ma foi. Mais je puis, sans apostasie, +reconnaître que la prosodie qui s'en va était bien livresque quand elle +exigeait que la rime fût aussi exacte pour les yeux que pour l'oreille. +Le poète, à ce coup, accorde trop au scribe. On voit trop qu'il est +homme de cabinet, qu'il travaille sur du papier, qu'il est plus +grammairien que chanteur. C'est le malheur de notre poésie d'être trop +littéraire, trop écrite; il ne faut pas exagérer cela. Et si les +symbolistes retranchent quelque chose sur la symétrie graphique de la +rime, je ne leur en ferai pas un grief trop lourd. Autre question. +Faut-il les blâmer de se permettre l'hiatus quand l'oreille le permet? +Non pas: ils ne font là que ce que faisait le bon Ronsard. Il est +pitoyable, quand on y songe, que les poètes français se soient interdit +pendant deux cents ans de mettre dans leurs vers _tu as_ ou _tu es_. +Cela seul est une grande preuve de la régularité de ce peuple et de son +obéissance aux lois. + +Faut-il crier à la barbarie parce que M. Jean Moréas a mis dans un vers: + + Dieu ait pitié de mon âme! + +Qui ne sent au contraire que certains hiatus plaisent à l'oreille? Ces +chocs de cristal que font les voyelles dans les noms de _Néère_ ou de +_Leuconoé_ et qui ne sont en somme que des hiatus charmants au dedans +d'un mot, par quel sortilège deviendraient-ils inharmonieux en sonnant +aux bords voisins de deux mots d'un vers? Mais il suffit d'avoir lu +Ronsard pour savoir comment l'hiatus peut entrer dans la mélodie +poétique. À tout prendre, les nouveautés des symbolistes sont plutôt des +retours aux usages anciens. C'est ainsi qu'ils comptent dans un vers de +cinq pieds, _nommée Mab_ pour quatre syllabes, comme on faisait +autrefois. On en verra plus loin l'exemple. Et cependant, ils se +permettent parfois mais rarement, comme dans les chansons populaires, +d'élider à leur fantaisie la muette devant une consonne. Ils disent: +_nommé Mab_. La licence est grande, mais sans cette licence ou la +précédente il est impossible de mettre _prie-Dieu_ dans un vers. J'ai, +je crois, énuméré toutes les audaces du _Pèlerin passionné_ et, à tout +prendre, il n'en est pas une seule qui n'ait été appelée et souhaitée et +d'avance bénie par Banville, notre père, qui a dit: «L'hiatus, la +diphtongue faisant syllabe dans le vers, toutes les autres choses qui +ont été interdites et surtout l'emploi facultatif des rimes masculines +et féminines, fournissaient au poète de génie mille moyens d'effets +délicats, toujours variés, inattendus, inépuisables.» Et Banville, +laissant flotter les rênes, n'a-t-il pas dit encore: «J'aurais voulu que +le poète, délivré de toutes les conventions empiriques, n'eût d'autre +maître que son oreille délicate, subtilisée par les plus douces caresses +de la musique. En un mot, j'aurais voulu substituer la science, +l'inspiration, la vie toujours renouvelée et variée à une loi mécanique +et immobile.» + +Les rêves, les désirs du plus chantant de nos poètes, les symbolistes +ont essayé de les réaliser. Ils ont assez et trop fait pour lui plaire. +On dit que le maître s'étonne et s'effraye aujourd'hui des nouveautés +qu'il appelait naguère. Cela est bien naturel. On ne serait point +artiste si l'on n'aimait point par-dessus tout et d'un amour jaloux les +formes dans lesquelles on a soi-même enfermé le beau. On en devine, on +en pressent de nouvelles; mais celles-ci, dès qu'elles se montrent, sont +importunes et font dire: «J'ai assez vécu!» Hélas! le critique ne doit +pas céder aux charmes des regrets; il lui faut suivre l'art dans toutes +ses évolutions et craindre de prendre pour incorrection et barbarie ce +qui est recherche nouvelle et nouvelle délicatesse. + +Pour ma part, la prosodie de M. Jean Moréas déconcerte un peu mon goût +sans le trop blesser. Elle contente assez ma raison: + + Et mon coeur en secret me dit qu'il y consent. + +Quant à sa langue, à dire vrai, il faut l'apprendre. Elle est insolite +et parfois insolente. Elle abonde en archaïsmes. Mais sur ce point +encore, qui est le grand point, je ne voudrais pas être plus +conservateur que de raison et me brouiller avec l'avenir. L'expérience +montre que la langue change comme la prosodie. Elle s'use même plus +vite, puisqu'elle sert davantage. Dans les temps d'activité +intellectuelle, elle fait chaque année, et pour ainsi dire chaque jour, +de grands gains et de grandes pertes. + +Je ne sais si aujourd'hui nous pensons bien; j'en doute un peu; mais, +certes, nous pensons beaucoup ou du moins nous pensons à beaucoup de +choses et nous faisons un horrible gâchis de mots. M. Jean Moréas, qui +est philologue et curieux de langage, n'invente pas un grand nombre de +termes; mais il en restaure beaucoup, en sorte que ses vers, pleins de +vocables pris dans les vieux auteurs, ressemblent à la maison +gallo-romaine de Garnier, où l'on voyait des fûts de colonnes antiques +et des débris d'architraves. Il en résulte un ensemble amusant et +bizarre. Paul Verlaine l'a appelé: + + Routier de l'époque insigne, + Violant des vilanelles. + +Et il est vrai qu'il est de l'époque insigne et qu'il semble toujours +habillé d'un pourpoint de velours. Je lui ferai une querelle. Il est +obscur. Et l'on sent bien qu'il n'est pas obscur naturellement. Tout de +suite, au contraire il met la main sur le terme exact, sur l'image +nette, sur la forme précise. Et pourtant, il est obscur. Il l'est parce +qu'il veut l'être; et s'il le veut, c'est que son esthétique le veut. Au +reste, tout est relatif; pour un symboliste, il est limpide. + +Mais ne vous y trompez pas: avec tous les défauts et tous les travers de +son école, il est artiste, il est poète; il a un tour à lui, un style, +un goût, une façon de voir et de sentir. Çà et là, il est exquis, comme, +par exemple, dans le petit poème que voici, et qui s'entend fort bien de +lui-même. Il faut seulement vous rappeler que _coulomb_ était, dans +l'ancienne langue, le nom du pigeon, et qu'il est resté dans le parler +vulgaire, bien que d'un usage assez rare. Voici: + + Que faudra-t-il à ce coeur qui s'obstine; + Coeur sans souci, ah, qui le ferait battre? + Il lui faudrait la reine Cléopâtre, + Il lui faudrait Hélène et Mélusine, + Et celle-là nommée Mab, et celle + Que le soudan emporte en sa nacelle. + + Puisque Suzon s'en vient, allons; + Sous la feuillée où s'aiment les coulombs. + + Que faudra-t-il à ce coeur qui se joue; + Ce belliqueux, ah, qui ferait qu'il plie? + + Il lui faudrait la princesse Aurélie, + Il lui faudrait Ismène dont la joue + Passe la neige et la couleur rosine + Que le matin laisse sur la colline. + + Puisqu'Alison s'en vient, allons + Sous la feuillée ou s'aiment les coulombs. + +Petit air de viole, mais convenez que cela, comme dit Verlaine, est +gentiment violé. Pour le surplus, je vous renvoie au _Pèlerin +passionné_. On y trouve des pièces plus originales pour le tour et pour +l'image, dont, à vrai dire, je ne pourrai pas citer beaucoup de vers +sans glose, commentaire et lexique. + +Car, en définitive, M. Jean Moréas est plutôt un auteur difficile. Du +moins il n'est point banal, cet Athénien mignard, épris d'archaïsme et +de nouveautés, qui combine étrangement dans ses vers le savoir élégant +de la Renaissance et le vague inquiétant de la poésie décadente. On dit +qu'il va, par le pays latin, suivi de cinquante poètes, ses disciples. +Je n'en suis pas surpris. Il a, pour les attacher à son école, +l'érudition d'un vieil humaniste, un esprit subtil, le goût des belles +et longues disputes et des combats d'esprit. + + + + +APOLOGIE POUR LE PLAGIAT + +LE «FOU» ET L'«OBSTACLE» + + +_Le Fou_ et _l'Obstacle_. On dirait le titre d'une fable. Mais il s'agit +d'une accusation de plagiat. Nos contemporains se montrent fort délicats +à cet endroit, et c'est une grande chance si, de nos jours, un écrivain +célèbre n'est pas traité, à tout le moins une fois l'an, de voleur +d'idées. + +Cette mésaventure, qui ne fut épargnée ni à M. Émile Zola ni à M. +Victorien Sardou, advint dernièrement à M. Alphonse Daudet. Un jeune +poète, M. Maurice Montégut, s'est avisé que la situation capitale de +l'_Obstacle_ était tirée d'un sien drame, en vers, le _Fou_, qui fut +imprimé en 1880, et il en écrivit aux journaux. Il est vrai qu'il se +trouve dans le _Fou_ comme dans l'_Obstacle_ une mère qui sacrifie son +honneur au bonheur de son enfant, qui, veuve d'un fou, révèle une faute +imaginaire pour épargner à son fils la menace de l'hérédité morbide et +pour écarter l'obstacle qui sépare ce fils de la jeune fille qu'il aime. +Nul doute sur ce point. Mais la recherche du plagiat mène toujours plus +loin qu'on ne croit et qu'on ne veut. Cette situation que M. Maurice +Montégut croyait, de bonne foi, son bien propre, on l'a retrouvée dans +une nouvelle de M. Armand de Pontmartin, dont j'ignore le titre; dans +l'_Héritage fatal_ de M. Jules Dornay; dans le _Dernier duc d'Hallali_ +de M. Xavier de Montépin et dans un roman de M. Georges Pradel. Il ne +faut pas en être surpris; il serait étonnant, au contraire, qu'une +situation quelconque ne se trouvât pas chez M. Pradel et chez M. de +Montépin. + +La vérité est que les situations sont à tout le monde. La prétention de +ceux qui veulent se réserver certaines provinces du sentiment me +rappelle une histoire qui m'a été contée récemment: Vous connaissez un +paysagiste qui, dans sa vieillesse robuste, ressemble aux chênes qu'il +peint. Il se nomme Harpignies, et c'est le Michel-Ange des arbres. Un +jour, il rencontra, dans quelque village de Sologne, un jeune peintre +amateur qui lui dit d'un ton à la fois timide et pressant: + +--Vous savez, maître; je me suis réservé cette contrée. + +Le bon Harpignies ne répondit rien et sourit du sourire d'Hercule. + +M. Maurice Montégut n'est point comparable assurément à ce jeune +peintre. Mais il devrait bien se dire qu'une situation appartient non +pas à qui l'a trouvée le premier, mais bien à qui l'a fixée fortement +dans la mémoire des hommes. + +Nos littérateurs contemporains se sont mis dans la tête qu'une idée peut +appartenir en propre à quelqu'un. On n'imaginait rien de tel autrefois, +et le plagiat n'était pas jadis ce qu'il est aujourd'hui. Au XVIIe +siècle, on en dissertait dans les chaires de philosophie, de dialectique +et d'éloquence. Maître Jacobus Thomasius, professeur en l'école +Saint-Nicolas de Leipzig, composa, vers 1684, un traité _De plagio +litterario_ «où l'on voit, dit Furetière, la licence de s'emparer du +bien d'autrui en fait d'ouvrages d'esprit.» À la vérité je n'ai pas lu +le traité de maître Jacobus Thomasius; je ne l'ai vu de ma vie et ne le +verrai, je pense, jamais; si j'en parle, c'est affectation pure et +seulement parce qu'il est cité dans un vieil in-folio, dont les tranches +d'un rouge bruni et le vieux cuir largement écorné m'inspirent beaucoup +de vénération. Il est ouvert sur ma table, à la lumière de la lampe, et +son aspect de grimoire me donne, par cette nuit tranquille, l'impression +que, dans mon fauteuil, sous l'amas de mes livres et de mes papiers, je +suis une espèce de docteur Faust et que, si je feuilletais ces pages +jaunies, j'y trouverais peut-être le signe magique par lequel les +alchimistes faisaient paraître dans leur laboratoire l'antique Hélène +comme un rayon de lumière blanche. Une rêverie m'emporte. Je tourne +lentement les feuillets qu'ont tournés avant moi des mains aujourd'hui +tombées en poussière, et si je n'y découvre pas le pentacle mystérieux, +du moins j'y rencontre une branche séchée de romarin, qui a été mise là +par un amoureux mort depuis longtemps. Je déplie avec précaution une +mince bande de papier enroulée à la tige et je lis ces mots tracés d'une +encre pâlie: _J'aime bien Marie, le 26e de juin de l'an 1695_. Et cela +me retient dans l'idée qu'il y a dans les sentiments des hommes un vieux +fonds sur lequel les poètes mettent des broderies délicates et légères, +et qu'il ne faut pas crier au voleur dès qu'on entend dire _j'aime bien +Marie_, après qu'on l'a dit soi-même. Nous disions que le plagiat +n'était pas considéré jadis tout à fait comme il l'est aujourd'hui. Et +je crois que les vieilles idées, à cet égard, valaient mieux que les +nouvelles, étant plus désintéressées, plus hautes et plus conformes aux +intérêts de la république des lettres. + +En droit romain (je trouve cela encore dans mon in-folio relié en veau +granit avec ces tranches d'un rouge adouci qui m'enchante), en droit +romain, au sens propre du mot, le plagiaire, c'était l'homme oblique qui +détournait les enfants d'autrui, qui débauchait et volait les esclaves. +Au figuré, c'était un larron de pensées. Nos pères tenaient, en ce +second sens, le plagiat pour abominable. Aussi y regardaient-ils à deux +fois avant de l'imputer à un homme de bien. Pierre Bayle donne dans son +_Dictionnaire_ une définition qui n'est pas sans fantaisie mais qui ne +s'en fait que mieux comprendre: «Plagier, dit-il, c'est enlever les +meubles de la maison et les balayures, prendre le grain, la paille, la +balle et la poussière en même temps.» Vous entendez bien, pour Pierre +Bayle comme pour les lettrés de son âge, le plagiaire est l'homme qui +pille sans goût et sans discernement les demeures idéales. Un tel +grimaud est indigne d'écrire et de vivre. Mais quant à l'écrivain qui ne +prend chez les autres que ce qui lui est convenable et profitable, et +qui sait choisir, c'est un honnête homme. + +Ajoutons que c'est là aussi une question de mesure. Un bel esprit, La +Mothe Le Vayer a dit environ le même temps: «L'on peut dérober à la +façon des abeilles sans faire tort à personne; mais le vol de la fourmi, +qui enlève le grain entier ne doit jamais être imité.» La Mothe Le Vayer +avait un illustre ami qui pensait comme lui et faisait comme l'abeille. +C'est Molière. Ce grand homme a pris à tout le monde. Aux modernes comme +aux anciens, aux Latins, aux Espagnols, aux Italiens et même aux +Français. Il fourragea tout à son aise dans Cyrano, dans Bois-Robert, +chez le pauvre Scarron et chez Arlequin. On ne lui en fit jamais un +reproche, et l'on eut raison. Que nos auteurs à la mode pillent çà et +là. Je le veux bien. Ils auront toujours moins pillé que La Fontaine et +que Molière. Je doute fort que la sévérité de leurs accusateurs soit +fondée sur une connaissance exacte de l'art d'écrire. Cette rigueur +s'explique par des raisons d'un autre ordre, et dont la première est une +raison d'argent. + +Il faut considérer, en effet, que ce qu'on appelle en littérature une +idée est maintenant une valeur vénale. Il n'en était pas de même +autrefois. On s'intéresse désormais à la propriété d'une situation +dramatique, d'une combinaison romanesque, qui peut rapporter trente +mille francs, cent mille francs et plus, à l'auteur, même médiocre, qui +la met en oeuvre. + +Par malheur, le nombre de ces situations et de ces combinaisons est plus +limité qu'on ne pense. Les rencontres sont fréquentes, inévitables. +Peut-il en être autrement quand on spécule sur les passions humaines? +Elles sont peu nombreuses. C'est la faim et l'amour qui mènent le monde +et, quoi qu'on fasse, il n'y a encore que deux sexes. Plus l'art est +grand, sincère, haut et vrai, plus les combinaisons qu'il admet +deviennent simples et, par elles-mêmes, banales, indifférentes. Elles +n'ont de prix que celui que le génie leur donne. Prendre à un poète ses +sujets, c'est seulement tirer à soi une matière vile et commune à tous. +Je suis également persuadé de la sincérité de M. Montégut qui se croit +volé et de la surprise de M. Daudet, qui ne sait de quoi on l'accuse. M. +Montégut se plaint. Le plaignant doit être écouté. Il trouvera des +juges. Pour ma part, je me récuse, n'ayant point les pièces sous les +yeux. Mais, si j'eusse été que lui, je n'aurais pas soufflé mot. Il +accuse M. Daudet; M. de Pontmartin, me dit-on, s'il était encore vivant, +pourrait l'accuser à son tour, et il serait bien extraordinaire qu'on ne +dénichât pas quelques douzaines de vieux conteurs obscurs pour montrer +que M. de Pontmartin était lui-même un plagiaire. Je ne demande pas +quarante-huit heures pour découvrir la situation de la mère généreuse +qui s'accuse faussement dans vingt auteurs, depuis les plus vieux contes +hindous jusqu'à Madame Cottin, où elle est--j'en suis sûr. En attendant, +notre brillant confrère, M. Aurélien Scholl vient de la retrouver tout +entière dans l'_Héritage fatal_, drame en trois actes de Boulé et Eugène +Fillion, représenté pour la première fois sur le théâtre de l'Ambigu le +28 décembre 1839. + +Il y a quelques années M. Jean Richepin fut accusé d'avoir volé une +ballade au poète allemand Rückert. Mais M. Richepin prouva sans peine +qu'il ne devait rien à Rückert, qu'il avait seulement puisé au même +fonds que le poète et fouillé dans un vieux recueil de contes orientaux +dont les inventeurs sont aussi inconnus que ceux de _Peau d'âne_ et du +_Chat botté_. + +Je vous conterai à ce sujet l'aventure véritable de M. Pierre Lebrun, de +l'Académie française. M. Lebrun avait, en ses beaux jours, vers 1820, +tiré convenablement de la _Marie Stuart_ de Schiller une tragédie +exacte. C'était un honnête académicien et un très galant homme. Il +aimait les arts. Un soir de sa quatre-vingtième année, il lui prit envie +d'entendre madame Ristori, qui, de passage à Paris, donnait des +représentations dans la salle Ventadour. La grande artiste jouait ce +soir-là le rôle de Marie Stuart dans une traduction italienne du drame +allemand. Tout en écoutant les vers, M. Lebrun, au fond de la loge, +passait sa main sur son front et, après chaque scène, il murmurait entre +ses dernières dents: + +--Je connais cela! Je connais cela! + +Il y avait soixante ans qu'il avait fait sa tragédie, et il ne se la +rappelait plus guère; mais il se rappelait bien moins encore le drame de +Schiller. Et dans l'intervalle des actes il se disait: + +--Voilà qui est bien; mais où donc ai-je vu cela? + +Enfin, au spectacle de Marie Stuart faisant ses adieux à ses femmes, la +mémoire lui revint, et il souffla dans l'oreille de son voisin: + +--Pardieu! ces gens-là m'ont volé ma tragédie! + +Puis il ajouta que c'était une bagatelle et qu'il n'en fallait point +parler, car il était homme du monde et ne craignait rien tant que de +faire un éclat. + +Que l'exemple de M. Pierre Lebrun nous profite, à nous tous qui avons le +malheur de barbouiller du papier avec les images de nos rêves! Quand +nous voyons qu'on nous vole nos idées, recherchons avant de crier si +elles étaient bien à nous. Je ne dis cela pour personne en particulier, +mais je n'aime point le bruit inutile. + +Un esprit soucieux uniquement des lettres ne s'intéresse pas à de telles +contestations. Il sait qu'aucun homme ne peut se flatter raisonnablement +de penser quelque chose qu'un autre homme n'ait pas déjà pensé avant +lui. Il sait que les idées sont à tout le monde et qu'on ne peut dire: +«Celle-ci est mienne,» comme les pauvres enfants dont parle Pascal +disaient: «Ce chien est à moi.» Il sait enfin qu'une idée ne vaut que +par la forme et que donner une forme nouvelle à une vieille idée, c'est +tout l'art, et la seule création possible à l'humanité. + +La littérature contemporaine n'est ni sans richesse ni sans agrément. +Mais sa splendeur naturelle est altérée par deux péchés capitaux, +l'avarice et l'orgueil. Avouons-le. Nous nous mourons d'orgueil. Nous +sommes intelligents, adroits, curieux, inquiets, hardis. Nous savons +encore écrire et, si nous raisonnons moins bien que nos anciens, nous +sentons peut-être plus vivement. Mais l'orgueil nous tue. Nous voulons +étonner et c'est tout ce que nous voulons. Une seule louange nous +touche, celle qui constate notre originalité, comme si l'originalité +était quelque chose de désirable en soi et comme s'il n'y avait pas de +mauvaises comme de bonnes originalités. Nous nous attribuons follement +des vertus créatrices que les plus beaux génies n'eurent jamais; car ce +qu'ils ont ajouté d'eux-mêmes au trésor commun, bien qu'infiniment +précieux, est peu de chose au prix de ce qu'ils ont reçu des hommes. +L'individualisme développé au point où nous le voyons est un mal +dangereux. On songe, malgré soi, à ces temps où l'art n'était pas +personnel, où l'artiste sans nom n'avait que le souci de bien faire, où +chacun travaillait à l'immense cathédrale, sans autre désir que d'élever +harmonieusement vers le ciel la pensée unanime du siècle. + +En ce temps-là, M. Montégut n'aurait point porté de plainte, dans la +confrérie, si M. Alphonse Daudet, son maître compagnon, lui avait +emprunté, pour achever une figure de pierre, quelque pli de draperie. +Mais aussi, dans ce temps-là, que d'insipides chansons, que de plats +fabliaux et comme notre art individuel est, avec tous ses défauts, plus +pénétrant, plus subtil, plus divers, plus ingénieux et plus aimable! Nos +petites querelles d'auteurs sont agaçantes, mais, pour un esprit +curieux, jamais temps ne fut plus intéressant que le nôtre, hormis +peut-être l'époque d'Hadrien. + + + + +APOLOGIE POUR LE PLAGIAT + +MOLIÈRE ET SCARRON + + +Nous disions, à propos du _Fou_ et de l'_Obstacle_, que la recherche du +plagiat conduit toujours plus loin qu'on ne croyait aller et qu'on +découvre le plus souvent que le prétendu volé était lui-même un voleur. +(J'entends voleur innocent et bien souvent voleur sans le savoir.) Un +érudit tourangeau, M. P. d'Anglosse, nous en fournit à point un +excellent exemple dans une notice que je viens de recevoir. C'est de +Molière et de Scarron qu'il s'agit. Et, comme je trouve dans cette +notice de quoi compléter et corriger ce que je disais tantôt, comme +l'une des oeuvres en cause est cette merveilleuse comédie du _Tartufe_ +dont on ne cesse de disputer passionnément depuis plus de deux siècles, +comme enfin les moindres particularités des chefs-d'oeuvre intéressent, +nous remonterons, en suivant les indices qui nous sont fournis, +jusqu'aux véritables sources où le grand comique puisa l'idée de la +sixième scène de son troisième acte, cette scène si forte dans laquelle +l'imposteur, pour détruire l'effet d'une juste accusation, s'accuse +lui-même, loin de se défendre, et feint de ne voir dans la révélation de +son infamie qu'une épreuve que Dieu lui envoie et dont il bénit +l'humiliation salutaire. Les spectateurs de 1664 avaient bien quelque +idée d'avoir déjà vu cela quelque part, chez Scarron, sans doute. À +cette date de 1664, le pauvre Scarron avait fini de souffrir et de se +moquer. Lui qui n'avait pu dormir de sa vie, il dormait depuis quatre +ans dans une petite chapelle très propre de l'église Saint-Gervais. Ses +livres faisaient, après sa mort, les délices des laquais, des +chambrières et des gentilshommes de province. Ils étaient fort méprisés +des honnêtes gens, mais il y avait bien à la ville et même à la cour un +petit nombre de curieux qui avouaient avoir lu dans certain recueil de +nouvelles tragi-comiques, que le cul-de-jatte avait donné de son vivant, +une histoire espagnole des _Hypocrites_, où un Montufar agissait et +parlait précisément comme Tartufe, notamment dans ce que Scarron appelle +si bien «un acte d'humilité contrefaite». + +Et il n'était point jusqu'au nom qui n'eût une sorte de ressemblance, +Tartufe sonnant un peu comme Montufar. Ce Montufar était un dangereux +fripon. Associé à une vieille femme galante, il prenait la mine d'un +dévot personnage et, sous le nom de frère Martin, faisait de nombreuses +dupes à Séville. D'aventure, un gentilhomme de Madrid, qui le +connaissait pour ce qu'il était, le rencontra un jour au sortir d'une +église. Montufar et la coquine, qui ne le quittait point, étaient +entourés d'une foule de personnes qui baisaient leurs vêtements et les +suppliaient de ne les point oublier dans leurs prières. Le gentilhomme, +ne pouvant souffrir que ces méchantes personnes abusassent de la +crédulité de toute une ville, fendit la presse et, donnant un coup de +poing à Montufar: + +--Malheureux fourbes, lui cria-t-il, ne craignez-vous ni Dieu ni les +hommes? + +Je cite ce qui suit textuellement: + + Il en voulut dire davantage, mais sa bonne intention à dire la + vérité, un peu trop précipitée, n'eut point tout le succès qu'elle + méritait. Tout le peuple se jeta sur lui, qu'ils croyaient avoir + fait un sacrilège en outrageant ainsi leur saint. Il fut porté par + terre, roué de coups, et y aurait perdu la vie, si Montufar, par + une présence d'esprit admirable, n'eût pris sa protection, le + couvrant de son corps, écartant les plus échauffés à le battre et + s'exposant même à leurs coups. + + «Mes frères, s'écriait-il de toute sa force, laissez-le en paix + pour l'amour du Seigneur; apaisez-vous, pour l'amour de la sainte + Vierge.» + + Ce peu de paroles apaisa cette grande tempête, et le peuple fit + place à frère Martin qui s'approcha du malheureux gentilhomme, bien + aise en son âme de le voir si maltraité, mais faisant paraître sur + son visage qu'il en avait un extrême déplaisir; il le releva de + terre où on l'avait jeté, l'embrassa et le baisa, tout plein qu'il + était de sang et de boue, et fit une rude réprimande au peuple. + + «Je suis le méchant, disait-il à ceux qui le voulurent entendre; je + suis le pécheur, je suis celui qui n'a jamais rien fait d'agréable + aux yeux de Dieu. Pensez-vous, continuait-il, parce que vous me + voyez vêtu en homme de bien que je n'aie pas été toute ma vie un + larron, le scandale des autres et la perdition de moi-même? Vous + vous êtes trompés, mes frères; faites-moi le but de vos injures et + de vos pierres, et tirez sur moi vos épées.» + + Après avoir dit ces paroles avec une fausse douceur, il s'alla + jeter avec un zèle encore plus faux aux pieds de son ennemi, et, + les lui baisant, non seulement il lui demanda pardon, mais aussi, + il alla ramasser son épée, son manteau et son chapeau, qui + s'étaient perdus dans la confusion. Il les rajusta sur lui, et, + l'ayant ramené par la main jusqu'au bout de la rue, se sépara de + lui après lui avoir donné plusieurs embrassements et autant de + bénédictions. Le pauvre homme était comme enchanté et de ce qu'il + avait vu et de ce qu'on lui avait fait, et si plein de confusion + qu'on ne le vit pas paraître dans les rues, tant que ses affaires + le retinrent à Séville. Montufar cependant y avait gagné les coeurs + de tout le monde par cet acte d'humilité contrefaite. Le peuple le + regardait avec admiration, et les enfants criaient après lui: _Au + Saint! au Saint!_ comme ils eussent crié: _au renard!_ après son + ennemi, s'ils l'eussent rencontré dans les rues. + +Voilà bien, ce semble, l'original de la scène VI du troisième acte de +_Tartufe_: + + Ah! laissez-le parler, vous l'accusez à tort, + Et vous feriez bien mieux de croire son rapport. + Pourquoi, sur un tel fait, m'être si favorable? + Savez-vous, après tout, de quoi je suis capable? + . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . + Oui, mon cher fils, parlez, traitez-moi de perfide, + D'infâme, de perdu, de voleur, d'homicide; + Accablez-moi de noms encore plus détestés; + Je n'y contredis point, je les ai mérités. + Et j'en veux à genoux souffrir l'ignominie + Comme une honte due aux crimes de ma vie. + +La ressemblance, étant manifeste, fut signalée dans le _Molière_ de la +_Collection des grands écrivains_ qui, commencé par le regretté E. +Despois, se continue et s'achève par les soins du plus consciencieux des +éditeurs, M. Paul Mesnard. Cet habile homme, à qui rien n'échappe, ne +pouvait négliger un rapprochement déjà signalé par divers critiques et, +si je ne me trompe, par M. Charles Louandre, dans ses _Conteurs +français_. + +On pouvait se demander toutefois si Paul Scarron était bien l'auteur de +la nouvelle des _Hypocrites_ et s'il ne l'avait pas prise à un conteur +d'au delà des monts, comme c'était assez son habitude. «Scarron, dit +l'abbé de Longuerue, copiait beaucoup les auteurs espagnols, mais ils +gagnaient beaucoup à passer par ses mains.» À l'origine, le volume qui +contient les _Hypocrites_ avait pour titre, à ce que l'on m'assure, +_Nouvelles tragi-comiques, tirées des plus fameux auteurs espagnols_. +Cette mention fut retranchée depuis, et j'ai sous les yeux une édition +de 1717, chez Michel David, où l'on ne lit rien de semblable. Mais cela +n'importe guère. Si l'indication concernant la publication originale est +exacte (ce qu'il est très facile de vérifier), Scarron avouait lui-même +ses emprunts, sous une forme vague qui ne nous contenterait pas +aujourd'hui, mais qui était très convenable pour un temps où l'auteur +d'un livre inspirait moins de curiosité que le livre lui-même. Il se +déclarait redevable de ces nouvelles à des conteurs espagnols qu'il ne +nommait point et que le lecteur ne se souciait point de connaître par +leurs noms. Il semble bien qu'on n'ait point pris garde à cet aveu, qui +pourtant était bon à retenir. + +Les _Hypocrites_ passèrent pour une oeuvre originale de Scarron, jusqu'au +jour où M. P. d'Anglosse, de Blois, montra que ce conte était tiré tout +entier d'une nouvelle de Alonzo Geronimo de Salas Barbadillo, intitulée +la _Fille de Célestine_ (la _Hija de Celestina_), qui fut imprimée pour +la première fois à Saragosse, chez la veuve de Lucas Sanchez, en 1612. + +De la sorte, Molière prit à Scarron un bien qui n'appartenait pas à +celui-ci. Cela est certain. Mais il reste à savoir si le grand comique +fourragea chez Scarron ou chez Barbadillo lui-même. Les poètes français +du XVIIe siècle tiraient quelque vanité des larcins qu'ils faisaient en +Espagne, et il y avait plus d'honneur, sans doute, à mettre à +contribution le seigneur Barbadillo que ce pauvre diable de Scarron. +Corneille ne disait-il pas avec une préciosité superbe: «J'ai cru que, +nonobstant la guerre des deux couronnes, il m'était permis de trafiquer +en Espagne. Si cette sorte de commerce était un crime, il y a longtemps +que je serais coupable. Ceux qui ne voudront pas me pardonner cette +intelligence avec nos ennemis approuveront du moins que je pille chez +eux.» + +Molière, dans le cas que nous examinons, pilla-t-il en Espagne ou chez +le cul-de-jatte de la rue des Deux-Portes? C'est ce qu'il n'est pas très +facile de discerner tout d'abord. On peut croire qu'il lisait l'espagnol +comme la plupart des écrivains français de son temps. Un de ses ennemis +disait: + + ... Sa muse en campagne + Vole dans mille auteurs les sottises d'Espagne. + +Et remarquez en passant qu'on lui reproche, dans ce vers, non de voler, +mais de voler des sottises. C'est là le plagiat comme on l'entendait au +XVIIe siècle: prendre le mauvais avec le bon, la balle avec le grain. + +Quoi qu'on puisse penser de cette censure, à tout le moins impertinente, +qui vise surtout les _Plaisirs de l'île enchantée_, imités d'une +pastorale de Moreto, on voit que Molière passait, de son temps, pour un +auteur très versé dans la littérature espagnole. Il est très possible +qu'il ait connu la _Hija de Celestina_. + +Et c'est une supposition dans laquelle on est confirmé quand on a lu +l'opuscule de M. P. d'Anglosse. Il y a, en effet, dans la nouvelle de +Barbadillo un trait que Scarron a rendu très inexactement par cette +phrase: «Il (Montufar) ne bougeait des prisons.» + +L'original dit: «Il (Montufar) demandait l'aumône pour les pauvres +prisonniers.» Ce qui correspond exactement à ces vers de _Tartufe_: + + Je vais aux prisonniers + Des aumônes que j'ai partager les deniers. + +On a noté aussi dans le texte espagnol un trait excellent qui n'est pas +dans la copie française, et que Molière semble avoir connu. Après avoir +rapporté l'épisode du gentilhomme madrilène qui pense être écharpé par +la foule pour avoir démasqué le traître, Barbadillo ajoute: + +«Ce gentilhomme resta confondu et si plein de dépit de cette aventure +que, sans terminer les affaires qui l'avaient appelé à Séville, il +repartit le soir même pour Madrid, persuadé que le diable seul pouvait +lui avoir joué ce tour et se repentant beaucoup de s'être fié aux +apparences. Car, ne pouvant pas concevoir que de pareils sentiments +d'humilité se fussent logés dans l'âme de Montufar, il demeura convaincu +qu'il avait été la dupe de ses yeux, le sens de la vue étant, comme tous +les autres, fort sujet à l'erreur.» + +Il y a là une ironie forte, qui passait de beaucoup le génie du pauvre +Scarron. On est tenté de voir dans ces dernières lignes l'original des +deux vers dits avec un si plaisant sérieux par madame Pernelle: + + Mon Dieu, le plus souvent l'apparence déçoit; + Il ne faut pas toujours juger sur ce qu'on voit. + (Acte V, sc. III.) + +Par contre, Scarron, qui traduit très librement, a ajouté au caractère +de l'hypocrite un trait qui manquait à l'original. Il dit que Montufar +«baissait les yeux à la rencontre des femmes», et on pourrait dire, à la +rigueur, que c'est au cul-de-jatte que Molière a pris le mouchoir dont +Tartufe veut couvrir le sein de Dorine. Mais il n'en faudrait point +jurer. + +Il est vrai qu'on retrouve encore une nouvelle de Scarron dans les +sources de l'_Avare_ de Molière. C'est un conte picaresque intitulé le +_Châtiment de l'avarice_. Je ne doute pas qu'un savant versé sur la +littérature espagnole, M. Morel-Fatio, par exemple, n'en connaisse +l'original. M. Paul Mesnard, qui a relevé dans son excellente édition +les emprunts faits par Molière aux anciens et aux modernes ne nomme pas +même le _Châtiment de l'avarice_. C'est dédain et non point ignorance, +la nouvelle dont je parle étant assez connue. M. Charles Louandre l'a +insérée, dans ses vieux conteurs français. Le texte que j'en ai sous les +yeux date de 1678, c'est-à-dire de l'année même où parut l'_Avare_. + +Que Molière ait connu cette nouvelle ou l'original dont elle est la +traduction, cela est très probable. On y rencontre, ce qui ne se trouve +point dans la _Marmite_ de Plaute et ce qui est le sujet même de la +pièce de Molière, le risible amour d'un thésauriseur barbon. + +L'avare de Scarron se nomme don Marcos et passe à Madrid pour +gentilhomme. Il a coutume de dire «qu'une femme ne peut être belle si +elle aime à prendre, ni laide si elle donne». + +En dépit de ces maximes, il tombe dans le panneau que des coquins lui +tendent. Un Gamara, «courtier de toutes marchandises», le vient voir et +lui vante la beauté, la sagesse et les grands biens de dame Isidore, qui +n'est en réalité qu'une vieille courtisane édentée, plus pauvre que Job. +L'avare consent à la voir et s'éprend d'elle dans un festin qu'elle lui +donne. + + À l'issue du festin, don Marcos (je cite littéralement mon auteur) + avoua à Gamara, qui l'accompagna chez lui, que la belle veuve lui + donnait dans la vue et que de bon coeur il aurait donné un doigt de + sa main pour être déjà marié avec elle, parce qu'il n'avait jamais + trouvé de femme qui fût plus son fait que celle-là, quoiqu'à la + vérité il prétendit qu'après le mariage elle ne vivrait pas avec + tant d'ostentation et de luxe. + + Elle vit plutôt en princesse qu'en femme d'un particulier, disait + le prudent don Marcos au dissimulé Gamara, et elle ne considère pas + que les meubles qu'elle a, mis en argent, et que cet argent joint à + celui que j'ai nous peuvent faire une bonne rente que nous pourrons + mettre en réserve, et, par l'industrie que Dieu m'a donnée, en + faire un fonds considérable pour les enfants que Dieu nous donnera. + + Don Marcos entretenait Gamara de ces discours ou de semblables, + quand il se trouva devant sa porte. Gamara prit congé de lui après + lui avoir donné parole que, dès le lendemain, il conclurait son + mariage avec Isidore, à cause, lui dit-il, que les affaires de + cette nature-là se rompaient autant par retardement que par la mort + de l'une des parties. + + Don Marcos embrassa son cher entremetteur, qui alla rendre compte à + Isidore de l'état auquel il venait de laisser son amant. Et + cependant notre amoureux écuyer tira de sa poche un bout de bougie, + le piqua au bout de son épée, et, l'ayant allumé à une lampe qui + brûlait devant le crucifix public d'une place voisine, non sans + faire une manière d'oraison jaculatoire, pour la réussite de son + mariage, il ouvrit avec un passe-partout la porte de la maison où + il couchait et s'alla mettre dans son méchant lit plutôt pour + songer à son amour que pour dormir. + +Il se rend le lendemain chez sa future épouse et lui déclare comment il +entend vivre: + + --Je suis bien aise qu'on se couche de bonne heure dans ma maison + et que la nuit elle soit bien fermée. Les maisons où il se trouve + quelque chose ne peuvent être trop à couvert des larrons. Et pour + moi, je ne me consolerai jamais si un fainéant de larron, sans + autre peine que celle qu'il y a à prendre ce qu'on trouve, m'ôtait + en un instant ce qu'un grand travail ne m'a donné qu'en beaucoup + d'années. + +L'avare de Scarron, c'est déjà l'avare de Molière, l'avare amoureux et +riche. Ce coquin de Gamara, c'est exactement cette coquine de Frosine. +Don Marcos épouse Isidore, qui peu après s'enfuit avec ses complices, +emportant l'argent et les meubles du pauvre homme. + +Lui aussi, il pleure sa cassette. Mais le reste n'a plus la moindre +ressemblance avec la comédie de Molière. C'est une suite d'aventures +burlesques ou tragiques, auxquelles manque l'agrément avec la +vraisemblance. + +Ces recherches, que j'ai résumées de mon mieux, tendaient à rendre au +malheureux Scarron le bien que Molière lui avait pris. Mais on s'est +aperçu que Scarron, lorsqu'il fut dépouillé, portait le bagage des +autres. Il y a grande chance que le _Châtiment de l'avarice_ ne lui +appartienne pas plus que les _Hypocrites_. Quant à Molière, tout ce +qu'il prend lui appartient aussitôt, parce qu'il y met sa marque. + + + + +JULES TELLIER[17] + +(1863-1889) + + +«C'était un grand garçon de vingt-deux ans, maigre et pâle, aux yeux +caves et aux moustaches brunes. Il avait dans la physionomie quelque +chose de hagard et dans l'allure quelque chose d'abandonné.» + +Ainsi Jules Tellier se figurait ce Tristan Noël, étudiant de la Faculté +de Rouen[18], à qui il a prêté ses propres doutes et ses propres +tristesses. Tel il apparaissait lui-même à ses amis. «Face longue, yeux +ardents et sombres, dit l'un; front obstiné, dit l'autre, regard enfoncé +et droit, sourire rare.» Tel je le vis un matin, l'air mélancolique, +mais plein d'idées et très aimable. Il m'apportait son livre sur les +poètes vivants, un mince petit livre écrit avec finesse, peut-être trop +sèchement, et conçu sans grand effort critique. Au reste, il me parut +peu occupé de son ouvrage et de lui-même. Les habitudes négligées de sa +personne et de son vêtement, son allure courbée, son regard vague, sa +parole sourde et comme intérieure, tout en lui trahissait l'homme +songeur et méditatif. C'est la poésie qui l'amenait. Je lui parlai tout +de suite des poètes, je lui nommai tel ou tel de ceux dont le talent +certain n'est connu que des délicats et dont le nom sert de mot de passe +aux initiés. Il me répondit en récitant quelques-uns des vers dont sa +mémoire était pleine. C'était un intime et violent amant de la poésie. +Je n'ai connu que Frédéric Plessis qui goûtât à ce point le vers pour +lui-même, pour sa mélodie mystérieuse, pour sa beauté secrète. Tellier +convenait lui-même, de bonne grâce, qu'il poussait jusqu'à la +superstition le culte de la poésie et des poètes. + +«J'ai été, disait-il, l'enfant que fut Ovide, lisant les poètes de Rome +et songeant à eux avec vénération et les imaginant pareils aux dieux: + + _Quotque aderant vates, tot rebar esse deos_[19]. + +Et l'homme ne s'est pas dépouillé tout à fait des illusions de l'enfant. +En vérité, quiconque a fait seulement tenir sur pied dix bons vers, +celui-là, n'eût-il d'ailleurs, comme il arrive, ni de bon sens, ni +d'idées, ni d'esprit, m'apparaît encore parfois comme un être +privilégié, aux cheveux ceints d'une auréole et au front marqué d'un +signe.» + +Cette rencontre date de l'été de 1888. Jules Tellier était alors +précepteur des enfants de M. le comte de Martel-Janville, à +Neuilly-sur-Seine. Né au Havre, en 1863, il avait grandi dans sa ville +natale. Il avait passé sa licence et enseigné la rhétorique en province. +Il écrivait dans le _Parti national_. Comme tant d'autres, il quittait +l'Université pour le journalisme et la littérature. Il se sentait maître +de sa pensée et de sa forme; il était entouré d'admirations intimes et +jeunes. Il avait cette joie de contempler sa vie démurée et la voie +ouverte. Il pouvait se permettre, on le croyait du moins, les longs +espoirs et les vastes pensées. Au retour d'une promenade en Algérie, il +fut atteint à Toulouse par la fièvre typhoïde. Il y mourut, après douze +jours de maladie, le 29 mai 1889, dans sa vingt-septième année. + +Ses amis ont recueilli la prose et les vers qu'il a laissés en un petit +volume intitulé _Reliques de Jules Tellier_. M. Paul Guigou a mis en +tête de ce recueil une préface qui témoigne d'une exquise délicatesse de +coeur et d'un sentiment très haut des choses de l'art. M. Raymond de la +Tailhède a élevé, à la manière des lettrés de la Renaissance, un tombeau +poétique à son ami. + + Et voilà que tes yeux profonds se sont fermés! + Mais ton âme, où vivaient les sages d'Hellénie, + Garde toujours, dans une éternelle harmonie, + Les poètes pareils à des dieux bien-aimés. + +À ce recueil posthume ont aussi donné leurs soins MM. Le Goffic, de la +Villehervé, Pouvillon, Paul Margueritte et M. Charles Maurras, qui +écrivait au lendemain de la mort de Jules Tellier: «Un des premiers et +des plus raffinés écrivains d'aujourd'hui a été retiré d'au milieu de +nous.» + +Les _Reliques_ de Jules Tellier sont de sorte à nous donner de cuisants +regrets. + +Ce jeune homme, si tôt disparu, était assurément un philosophe et un +poète, surtout un rare écrivain. Par une délicatesse extrême, avec la +pudeur d'une amitié jalouse, qui craignait de livrer les reliques de +l'absent aux indifférents et aux profanes, MM. Paul Guigou et Raymond de +la Tailhède ont fait imprimer les oeuvres posthumes de Jules Tellier pour +les seuls souscripteurs, qui n'étaient pas bien nombreux, et ils ont +décidé que le livre ne serait point mis en vente. De la sorte, ces pages +restent inédites après l'impression. Je prendrai soin d'en citer tout à +l'heure quelques lignes. Mais il faudrait tout lire, car l'intérêt de ce +petit livre, c'est qu'une âme s'y révèle. Une âme d'abord inquiète et +désolée, mais fière, et qui bientôt conquit le calme avec la +résignation. Dans maint endroit, daté des mauvais jours, Tellier gémit +d'une souffrance indicible. Il est en proie à cette tristesse noire, +rançon des âmes exquises. Son mal, il est facile de le reconnaître tout +de suite, c'est le mal des chimères, c'est le supplice des jeunes hommes +qui ont lu trop de livres et fait trop de rêves. + +Il est dangereux, en effet, pour les jeunes hommes d'une imagination +ardente, de souper trop souvent avec les philosophes et les courtisanes +dans tous les temps et dans tous les pays, de vivre trop de vies, d'être +tour à tour Sénèque et Néron; d'avoir possédé tous les trésors de +Crésus, des satrapes et du juif Issachar, quand on est très pauvre, et, +courbé sur une table de bois blanc, dans une chambre d'étudiant, de +prolonger jusqu'à l'aube les orgies frénétiques des décadences. Au +sortir de ces banquets du savoir et de la beauté, quand tombent les +couronnes imaginaires, on s'aperçoit que la réalité est étroite et +triste. On souffre plus que de raison de la médiocrité des hommes et de +la monotonie des choses. On regarde la nature avec des yeux mornes et +vides, comme au lendemain de l'ivresse. On ne voit plus la beauté du +monde, parce qu'on a épuisé dans le rêve le trésor des illusions, qui +est notre meilleure richesse. Et, comme ce Tristan Noël, qui ressemble +tant à Jules Tellier lui-même, on veut mourir. + +Mais, par bonheur, on ne meurt pas toujours, et cela passe. La vie +elle-même, à la longue, se charge de vous guérir du mal des illusions. +Et ce mal serait encore supportable, presque doux, du moins très cher, +s'il ne s'y mêlait pas d'ordinaire, chez ces adolescents imaginatifs, +les troubles des sens et les peines du coeur. Le rêve dispose à la molle +tendresse et à la volupté, et vraiment c'est une chose cruelle, quand on +a vu de si près l'ombre de Cléopâtre et l'ombre de Ninon, d'être rebuté +par une jeune modiste qui n'a point de littérature. + +Tellier nous apprend que pareille mésaventure advint à l'écolier Juan de +Pontevedra, que Carmen n'aimait point et qu'elle n'aimerait jamais +«parce qu'il était farouche et gauche et qu'il ne savait que ses +livres». L'écolier Juan aurait dû s'en consoler. Il ne s'en consola +point, parce que, s'étant promené sous les myrtes de Virgile, il lui en +restait une langueur mortelle. M. Nicole soutenait que les poètes sont +des empoisonneurs publics, et il avait raison jusqu'à un certain point. +Mais ils n'empoisonnent que les poètes. Ils n'empoisonnèrent jamais M. +Nicole. + +Les poètes et les philosophes mêmement avaient beaucoup troublé la +jeunesse de Jules Tellier. Après avoir désespéré de ce monde, il +désespéra de l'autre. Il connut l'illusion des paradis après avoir connu +l'illusion des paysages (car il était logicien), et il lui vint le désir +et la peur de la mort. + +Dans les pages qu'il a laissées on trouve les traces de sa lassitude et +de son ennui et l'on s'aperçoit que, plus d'un jour, il trouva à la vie +un goût plus amer que la cendre. Mais on se ferait une idée bien fausse +de ce jeune homme en voyant en lui un désespéré qui veut à toutes forces +mourir. Connaissons mieux l'ennui doré des poètes. Les poètes souffrent +du mal des chimères. Tous en sont atteints, mais ils guérissent tous. +Tellier, comme les autres, guérissait à l'air de Paris, au milieu de ses +amis, dans le travail rapide et fécond. + +Il n'était pas devenu sans doute un homme hilare, un convive facétieux, +un jovial compagnon. Mais c'était un galant homme de lettres, un élégant +rhéteur, prêt à goûter doucement les plaisirs de l'esprit et à converser +avec grâce parmi les honnêtes gens. M. Maurice Barrès avec qui il était +lié d'une étroite amitié nous le montre poli dans ses propos, facile, +amène et sage. + +«Il ressentait violemment, dit M. Barrès, les insuffisances de la vie, +mais il les acceptait, et nul moins que lui ne fut un révolté. Nous +rendions en commun un culte à Sénèque, qui fut peut-être le thème le +plus fréquent de nos entretiens. La constitution délicate, l'inquiétude +et l'indulgence de ce grand calomnié nous enchantaient. Bien supérieur à +ces stoïciens dont il affectait de se réclamer, Sénèque accepte la vie +de son siècle sans rien en bouder; simplement toutes ses relations avec +les choses et avec les hommes étaient commandées par le sentiment +intense qu'il faudra mourir et que nous vivons au milieu de choses qui +doivent périr. Mieux qu'aucun, Sénèque enseigne la résignation. Mais +chez lui jamais elle ne prend de lasses attitudes. Son ascétisme très +réel n'est pas de se priver, mais de mésestimer ce dont il use. Il fut +le maître de Jules Tellier.» + +Voilà donc Jules Tellier devenu, dans le particulier, un doux stoïcien, +sachant pardonner à l'homme et à la nature, ce qui est la science la +plus nécessaire, et montrant à tous un visage pacifique et bienveillant. + +C'est exactement ce visage qu'il laissait voir au public quand il +travaillait pour les journaux. Tellier s'annonçait comme un excellent +critique. Il avait à un très haut point l'esprit de finesse et une +pénétration singulière. M. Jules Lemaître, qu'il avait connu de bonne +heure, avait eu sur lui l'aimable autorité d'un jeune ancien. Et +peut-être Tellier devait-il, pour une certaine part, au maître qui fut +son camarade, cette manière souple et facile qu'il eut dès le début, et +qui n'est point ordinaire à la jeunesse. Il s'essaya dans une petite +revue obscure, les _Chroniques_, que ses deux amis, Maurice Barrès et +Charles Le Goffic, avaient fondée un peu à son intention. Il y donna les +_Notes de Tristan Noël_ et les _Deux paradis d'Abd-er Rhaman_, mais +c'est dans le _Parti national_, où il écrivit de 1887 à 1889, qu'il se +répandit aisément en fantaisies, en chroniques, en variétés littéraires, +en notes de voyage. Il y a des écrivains qui croient que leur +supériorité seule les empêche d'écrire dans les journaux. Peut-être +découvriraient-ils quelques autres causes à cet empêchement, s'ils +s'appliquaient à les rechercher. Il faut, pour parler au public dans +l'intimité fréquente du journal, s'intéresser d'un esprit agile et +bienveillant à beaucoup de choses. Il faut avoir l'esprit largement +ouvert sur la vie et sur les idées. Il faut enfin avoir ce don de +sympathie qui est rare et que Tellier possédait si pleinement. + +Dans le journal, il était très à l'aise et tout à fait aimable, un peu +bizarre parfois, et têtu, mais sincère, mais bon, point banal, point +dédaigneux et corrigeant à propos la tristesse par l'ironie. + +Il est impossible de mesurer sur ce qu'il laisse la grandeur de son +esprit, mais on peut dire que lorsqu'il mourut un bel instrument de +pensée et de rêve fut brisé. + +Il laisse des vers, dont quelques-uns seront placés dans les +anthologies, à côté de ceux de Frédéric Plessis, qu'il admirait. Et +Jules Tellier sera accueilli parmi les petits poètes qui ont des +qualités que les grands n'ont point. Si les _minores_ de l'antiquité +étaient perdus, la couronne de la muse hellénique serait dépouillée de +ses fleurs les plus fines. Les grands poètes sont pour tout le monde; +les petits poètes jouissent d'un sort bien enviable encore: ils sont +destinés au plaisir des délicats. Il ne me convient pas d'être tranchant +en matière de goût. Mais il me semble que la _Prière_ de Jules +Tellier[20] à la mort est un poème que nos anthologistes pourraient dès +aujourd'hui recueillir. Ils seraient bien avisés, à mon gré, de ne point +oublier non plus le sonnet que voici: + + LE BANQUET + + Au banquet de Platon, après que tour à tour, + Coupe en main, loin des yeux du vulgaire profane, + Diotime, Agathon, Socrate, Aristophane, + Ont disserté sur la nature de l'amour, + + Apparaît entouré comme un roi de sa cour, + De joueuses de flûtes en robe diaphane, + Ivre à demi, sous sa couronne qui se fane, + Alcibiade, jeune et beau comme le jour. + + --Ma vie est un banquet fini, qui se prolonge, + Seul, parmi les causeurs assoupis, comme en songe, + J'ouvre et promène encor un regard étonné; + + Les fronts sur les coussins ont fait de lourdes chutes: + Verrai-je survenir, de roses couronné, + Alcibiade avec ses joueuses de flûtes? + +Cela est d'un tour facile et gracieux, avec un air de mélancolie riante +qui me plaît beaucoup. Mais je n'hésite pas à mettre, d'accord avec M. +Paul Guigou, la prose de Jules Tellier bien au-dessus de ses vers. En +prose sa phrase est forte et souple. Elle a le nombre, et Tellier +lui-même s'oublie à dire une fois qu'il la cadençait «suivant un rythme +plus subtil que celui des vers». On en jugera par le fragment que voici, +intitulé _Nocturne_: + + Nous quittâmes la Gaule sur un vaisseau qui partait de Massalia un + soir d'automne, à la tombée de la nuit. + + Et cette nuit-là et la suivante, je restai seul éveillé sur le + pont, tantôt écoutant gémir le vent sur la mer et songeant à des + regrets, et tantôt aussi contemplant les flots nocturnes et me + perdant en d'autres rêves. + + Car c'est la mer sacrée, la mer mystérieuse où il y a trente + siècles le subtil et malheureux Ulysse agita ses longues erreurs; + le subtil Ulysse qui, délivré des périls marins, devait encore, + d'après Tirésias, parcourir des terres nombreuses, portant une rame + sur l'épaule, jusqu'à ce qu'il rencontrât des hommes si ignorants + de la navigation qu'ils prissent ce fardeau pour une aile de moulin + à vent[21]. + + C'est la mer que sillonnaient jadis sur les galères et les trirèmes + les vieux poètes et les vieux sages; et comme ils se tenaient + debout à la poupe, au milieu des matelots attentifs, attentive + elle-même, elle a écouté, en des nuits pareilles, les chansons + d'Homère et les paroles de Solon. + + Et c'est aussi la mer où, dans les premiers siècles de l'erreur + chrétienne, alors que le règne de la sainte nature finissait et que + commençait celui de l'ascétisme cruel, le patron d'une barque + africaine entendit des voix dans l'ombre, et l'une d'entre elles + l'appeler par son nom et lui dire: «Le grand Pan est mort! Va-t'en + parmi les hommes et annonce-leur que le grand Pan est mort!» + + Et par la mystérieuse nuit sans étoiles, sur le chaos noir de la + mer et sous le noir chaos du ciel, il y avait quelque chose de + triste et d'étrange à songer que peut-être l'endroit innomé, + mouvant et obscur que traversait notre vaisseau avait vu passer + tous ces fantômes et qu'il n'en avait rien gardé! + + Et c'est parce que cette pensée me vint, et qu'elle me parut + étrange et triste, et qu'elle troubla longtemps mon coeur de rhéteur + ennuyé, qu'il m'est possible encore, entre tant d'heures oubliées, + d'évoquer ces lointaines heures noires où je rêvais seul sur le + pont du navire parti de Massalia, un soir d'automne, à la tombée de + la nuit. + +Puisque les _Reliques_ de Jules Tellier ne se trouvent pas chez +l'éditeur, nous avons dû donner cette page à la suite de notre article, +_en preuve_, comme on dit dans les ouvrages d'érudition. + + + + +LA RAME D'ULYSSE + + +Nous avons cité (à la fin du précédent article) une belle page intitulée +_Nocturne_, dans laquelle le regretté Jules Tellier retraçait les +rêveries dont il s'était enveloppé naguère sur le pont d'un navire parti +de Marseille et qui gagnait le large à la tombée de la nuit. Tandis +qu'il glissait dans l'ombre sur cette petite mer qui semblait si grande +aux anciens, le poète ressentait dans son imagination d'humaniste +enthousiaste les étonnements de la jeune âme hellénique devant la mer +«aux bruits sans nombre», et il se prit à songer à Ulysse. Pour nos +esprits formés aux études classiques, la Méditerranée, c'est la coupe +d'Homère. Nous entendrons toujours, sur ces perfides eaux bleues, +chanter les Sirènes. Donc, Tellier invoquait la figure d'Ulysse, le +marin. Il était trop intelligent pour ne pas sentir combien elle est +singulière, mystérieuse, effrayante. L'_Iliade_ et l'_Odyssée_ ne nous +ont pas tout dit de cet homme-là. Soyez certains que les pêcheurs de +Dulichium, les pirates de Zacinthe les bonnes vieilles occupées à +raccommoder les filets sur les rivages d'Épire, en savaient sur le +compte d'Ulysse bien plus long qu'Homère. Il y avait bel âge que tout ce +petit monde des îles et de la côte était familier avec les aventures du +roi d'Ithaque, quand les rapsodes en firent des chansons épiques. +L'Ulysse de la légende, l'Ulysse primitif était charmant et terrible +comme la mer où il avait si longtemps erré. Ses aventures, rapportées +dans des contes, des chansons, des devinettes, étaient innombrables et +merveilleuses. Elles formaient un cycle énorme dont l'épopée n'a gardé +que peu de chose. Entrevu dans l'ombre des traditions préhomériques, ce +voyageur, qu'un bonnet en forme de cône protège contre le vent, la +pluie, le soleil et l'embrun, apparaît d'une étonnante grandeur. On le +devine tel que l'ont rêvé ces marins et ces pêcheurs habitués à entendre +pleurer dans l'ombre le Vieillard des mers; on l'imagine ingénieux, +impie, luttant de ruse et d'audace avec les dieux, partageant, dans des +îles, le lit des femmes étrangères, ayant vu ce qu'on ne doit pas voir, +horrible, poursuivi par une inexorable fatalité, condamné à errer sans +fin sur cette mer dont il a violé la divinité mystérieuse, destiné à des +voluptés indicibles et à ces rencontres qui font dresser les cheveux sur +la tête, l'homme enfin le plus digne d'envie et de pitié, le vieux roi +des pirates, le père des navigateurs. Tel est, ce semble, l'Ulysse +primitif formé par l'imagination populaire. + +La colère divine est sur ce contempteur des dieux, que les hommes aiment +pour son audace et pour sa ruse merveilleuse. Comme l'Isaac Laquedem des +chrétiens, c'est un réprouvé, c'est un maudit. Je ne crois pas me +tromper en disant que, dans cette rêverie dont je parlais tout à +l'heure, Jules Tellier avait du roi d'Ithaque une vision qui se +rapproche beaucoup de celle que je tente de préciser. Aussi bien +l'aventure, qu'il a soin de rappeler préférablement à toutes les autres, +porte-t-elle les caractères d'une antiquité enfantine et profonde. On me +permettra de remettre sous les yeux du lecteur, pour plus de clarté, +l'endroit dont il est question. + + Nous quittâmes (c'est Tellier qui parle) la Gaule sur un vaisseau + qui partait de Massalia, un soir d'automne, à la tombée de la nuit. + + Et cette nuit-là et la suivante je restai seul éveillé sur le pont, + tantôt écoutant gémir le vent sur la mer et songeant à des regrets, + et tantôt aussi contemplant les flots nocturnes et me perdant en + d'autres rêves. + + Car c'est la mer sacrée, la mer mystérieuse où, il y a trente + siècles, le subtil et malheureux Ulysse agita ses longues erreurs; + le subtil Ulysse qui, délivré des périls marins devait encore, + d'après Tirésias, parcourir des terres nombreuses, portant une rame + sur l'épaule, jusqu'à ce qu'il rencontrât des hommes si ignorants + de la navigation qu'ils prissent ce fardeau pour une aile de moulin + à vent. + +Je n'apprendrai rien à personne en disant que Jules Tellier rappelle ici +la prédiction que le devin Tirésias fit à Ulysse, chez les Cimmériens, +toujours enveloppés de brumes et de nuées. On la trouve dans le XIe +chant de l'_Odyssée_, et ce morceau, si l'on en peut juger par la +pauvreté du sens moral et par la gaucherie enfantine du récit, semble un +des plus anciens et partant un des plus vénérables de ce beau recueil de +contes populaires qui nous est parvenu sous le nom du fleuve des poètes. + +Ce XIe chant que dans l'antiquité on nommait la Nékuia, c'est-à-dire le +sacrifice aux morts, nous fait assister à une scène de magie sauvage +empruntée sans doute aux traditions d'une humanité toute primitive. +Ulysse, échappé aux charmes de Circé et parvenu au bord de l'Océan sur +un rivage couvert de ténèbres éternelles, évoque les ombres des morts +selon des rites d'une simplicité barbare. Il creuse dans la terre, avec +son épée, un trou sur lequel il fait des libations de lait, de vin et +d'eau. Il y jette une poignée de farine blanche. Puis il égorge au bord +de la fosse qu'il a creusée un bélier et une brebis noire. + +Ainsi évoquées, les âmes des morts sortent en foule de la terre et se +jettent avidement sur le sang qui dégoutte des victimes égorgées. Toutes +s'efforcent de boire de ce sang, car c'est seulement après y avoir +trempé leurs lèvres qu'elles auront la force de parler et de répondre +aux questions de l'évocateur. La mère du roi d'Ithaque, la vénérable +Anticlée, s'élève dans cette nuée d'ombres. Ulysse la reconnaît et +pleure. Mais il l'écarte avec son épée pour l'empêcher de boire. Car il +veut entendre, avant toutes les autres âmes, celle de Tirésias, qui doit +lui révéler l'avenir et lui enseigner des choses utiles à connaître. +Celle brutalité ne contribue pas peu au sentiment de rudesse répandu sur +toute cette scène de nécromancie. Mais, en bonne critique, il ne faut +pas en faire un trait significatif du caractère d'Ulysse. Nous sommes +ici en présence d'un conte populaire entré probablement sans beaucoup de +retouches dans l'épopée. Tous les héros des vieux contes montrent, dans +des circonstances analogues, une semblable dureté. Ils sont tous +extrêmement positifs et aussi éloignés que possible de tout ce que nous +appelons les sentiments naturels et qui sont au contraire des sentiments +cultivés. D'ailleurs, le récit est tout à fait incohérent. Et il semble, +par ce qui suit, qu'Anticlée était restée muette et qu'Ulysse ne savait +pas comment faire parler cette ombre vénérable. + +Bientôt Tirésias paraît, un sceptre d'or à la main. Il boit le sang noir +qui le ranime et lui délie la langue. Il prédit à Ulysse l'arrivée +prochaine du héros dans l'île de Thrinacrie, où paissent les boeufs du +Soleil, le retour à Ithaque et le meurtre des prétendants. Puis, +dévoilant un avenir plus lointain, il annonce des aventures étranges, +dont l'_Odyssée_ ne parle pas, et qui se rapportent à des traditions à +jamais perdues. C'est cette partie de la prophétie que Jules Tellier +rappelle dans le passage que nous avons cité plus haut. Voici à peu près +comment s'exprime Tirésias: + + Lorsque tu auras tué les prétendants en ta maison, tu devras partir + de nouveau, portant une rame sur l'épaule, jusqu'à ce que tu + rencontres des hommes qui ne connaissent point la mer, qui ne + mangent point de mets salés et qui n'ont jamais vu les navires aux + proues rouges ni les rames qui sont les ailes des navires. Et je te + donnerai un signe manifeste, qui ne t'échappera pas. Quand tu + verras venir à toi un autre voyageur qui croira que tu portes un + fléau ([Grec: hathêrêloigon]) sur l'épaule, alors, plante ta rame + en terre, offre à Poseidon un bélier, un taureau et un verrat. Et + il te sera donné de retourner dans ta maison. + +Tirésias termine en révélant qu'Ulysse vivra un long âge d'homme et «que +la douce mort lui viendra de la mer». Paroles ambiguës par lesquelles le +devin annonce que le fils qu'Ulysse eut de la terrible Circé viendra de +la mer et tuera son père sans le connaître. Ce qui signifie peut-être +que l'avenir est fait du passé, que nous tissons chaque jour notre +destinée comme le filet qui nous enveloppera, que les conséquences de +nos actes sont inéluctables et que les baisers des magiciennes +réapparaissent comme des fantômes au lit de mort des vieux rois à la +barbe de neige. + +Dante, dont le noir génie assombrit encore l'Ulysse antique, ne connut +point ce fils de la magicienne. Il suivit une tradition barbare d'après +laquelle le fils de Laerte, très vieux, naviguait dans l'Océan, sous les +étoiles du ciel austral, quand tout à coup la mer, s'étant entrouverte, +engloutit le vaisseau de l'audacieux. L'âme d'Ulysse fut plongée dans +l'enfer où elle souffre les tourments réservés aux chevaliers félons et +aux hommes impies. Mais je m'éloigne beaucoup de mon sujet, qui est de +considérer seulement l'étrange rencontre du voyageur qui n'a jamais vu +la mer et qui ne sait ce que c'est qu'un navire. Ce terrien destiné +merveilleusement à marquer à l'aventureux voyageur la fin de ses +erreurs, de ses travaux et de ses peines, prend ingénument la rame +qu'Ulysse porte sur ses épaules pour un instrument à battre le blé. À la +seule vue de cet homme, le terrible goéland des rochers d'Ithaque, le +vieux pirate, est purifié, lavé de ses crimes, pardonné, sauvé. +Rencontre qui, dans sa fantaisie naïve, semble enseigner aux hommes +qu'ils trouveront dans la vie pastorale la paix et l'innocence, tandis +qu'on offense les dieux à courir la mer. C'est dans ce sens idyllique +que Chateaubriand, qui a emmagasiné toute l'antiquité classique dans ses +_Martyrs_, prend cette fable quand il fait dire à un de ses personnages: +«Arcadiens, qu'est devenu le temps où les Atrides étaient obligés de +vous prêter des vaisseaux pour aller à Troie et où vous preniez la rame +d'Ulysse pour le van de la blonde Cérès?» + +Donc le terrien croit voir un van ou un fléau. C'est par ce mot de +_fléau_ que nous avons traduit provisoirement le mot [Grec: +hathêrêloigos], lequel signifie, en effet, _van_ ou _fléau_, ou plutôt +quelque chose d'approchant. C'est un terme poétique et composé qui +renferme proprement l'idée de détruire les barbes de l'épi. + +Si Jules Tellier a substitué à l'[Grec: hathêrêloigos] dont parle +Tirésias une aile de moulin à vent, c'est peut-être par mégarde et parce +qu'il n'avait pas le texte de l'_Odyssée_ sous les yeux. C'est peut-être +aussi par envie d'imaginer un objet qui ressemblât à une rame. Un fléau +se compose de deux bâtons de longueur inégale, liés l'un au bout l'un de +l'autre avec des courroies. Cela n'a pas beaucoup la figure d'une rame +ou d'un aviron. Si, comme Chateaubriand, nous mettons un van au lieu +d'un aviron, c'est pis encore. Un van est une corbeille d'osier. Qui +pourrait prendre une rame pour une corbeille? + +Il y a une difficulté. J'avoue qu'elle est petite et que, pour ma part, +je n'y songeais guère quand j'ai reçu une lettre de M. Paul Arène où +cette difficulté semble résolue. Cette lettre est charmante et d'un +rustique parfum. Je la veux placer dans mon vieil Homère in-folio, en +regard des vers qu'elle commente avec une ingénuité gracieuse et un sens +de la nature qu'on rencontre rarement et que, d'ailleurs, on ne cherche +guère (il faut en convenir) chez les grammairiens de profession. + +Puisque cette lettre est aimable et qu'on y parle d'Homère et de +Mistral, je me permets de l'imprimer bien qu'elle soit familière et +privée. Paul Arène, quand il l'écrivit, ne se doutait pas de l'usage que +j'en ferais. Je sens que je suis indiscret. Surtout, ne lui dites pas +que je l'ai citée. La voici tout entière et mot pour mot: + + Paris, 11 février 1891. + + Mon cher ami, + + Je comptais vous rencontrer l'autre jour pour conférer sur une + affaire d'importance. + + Il n'y a pas de Tellier qui tienne, et Homère n'est pas un + imbécile. Homère n'eût jamais imaginé qu'on pût prendre une rame + pour une aile de moulin à vent--lesquels moulins à vent + n'existaient pas d'ailleurs au temps d'Homère. + + En Provence--et ceci prouve que vous devriez y venir pour être tout + à fait Grec--en Provence, après la moisson, nous jetons le blé au + van avec des pelles qui, en effet, ressemblent pas mal à des rames. + + Il est donc naturel que des populations montagnardes, ne + connaissant ni la mer, ni les choses de la mer, aient pris pour nos + pelles à vanner la rame qu'Ulysse portait sur le dos. + + Il est doux d'illuminer Homère à travers les brouillards des + commentateurs ingénus.--D'ailleurs, c'est à Mistral que revient + l'honneur de la _contribution_. Nous trouvâmes la chose en riant, + comme des paysans, un jour que nous récitions l'_Odyssée_ sous les + cyprès noirs de Maillanne. + + Les dieux vous tiennent en joie! + + Votre, + + PAUL ARÈNE. + +La glose, on en conviendra, est du moins élégante et fraîche. Je n'en +savais qu'une seule qui eût cette rusticité vivante. C'est un paysage de +George Sand que le regretté M. E. Benoist a mis en note, dans son +Virgile, pour expliquer un endroit des _Églogues_. + +Je dédie la lettre de Paul Arène aux commentateurs d'_Homère_. Il a +raison, mon poète. Il n'y a pas de Tellier qui tienne, Homère est divin. +Si, comme je le crois, l'_Iliade_ et surtout l'_Odyssée_ sont un +assemblage de contes populaires, de mythes enfantins, et, pour parler le +langage des traditionnistes, de _Mærchen_, si, pour le fond, ces deux +poèmes relèvent du folk-lore, ils n'en sont pas moins les monuments les +plus sacrés de la poésie de nos races. Les traditions orales du peuple y +sont traitées avec une noblesse gracieuse, une sagesse souveraine et +dans un grand style qui procèdent d'un puissant instinct du beau. Ces +poèmes, où le merveilleux grossier des mythologies primitives +s'humanise, s'harmonise et s'épure, attestent, comme l'a si bien dit M. +Andrew Lang, «l'inconsciente délicatesse et le tact infaillible» du +génie hellénique à sa naissance. Rien n'est plus beau au monde. + +Vous en savez quelque chose, mon cher Paul Arène, puisque vous êtes +poète et Provençal, et que la Provence, c'est la Grèce encore. Vous ne +m'avez pas laissé le temps de vous le dire. Dans votre belle joie +d'avoir retrouvé l'[Grec: hathêrêloigos] d'Homère au pied des Alpilles, +vous me faites songer à Mistral qui, lorsqu'on lui vantait un jour +l'ayoli provençal, répondit simplement: + +--Les Grecs en faisaient manger aux soldats pour leur donner du courage. + +Je vous promets bien, cher ami, d'aller visiter un jour avec vous vos +campagnes élyséennes, vos champs d'asphodèles, vos bois de pins, de +chercher le Cythéron dans les rochers de la Grau et de contempler + + Arles, la belle Grecque aux yeux de Sarrasine. + +En attendant, je pense comme vous que les âges homériques n'ont pas +connu les moulins à vents. + +M. Encausse, chef de clinique à la Charité, et qui se nomme Papus chez +les mages, a écrit un livre pour établir que toutes les inventions +modernes, même le télégraphe, le téléphone et le phonographe, étaient +connues des anciens. Je crois toutefois avec vous, mon cher Arène, que +Tellier a eu tort de mettre des ailes de moulin à vent dans +l'imagination d'un voyageur exposé à rencontrer sur son chemin Ulysse +coiffé de son bonnet de matelot et portant une rame sur l'épaule. Et +quelle rencontre! songez y! Se trouver face à face avec l'homme qui +avait vu les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, et les Lestrygons, +que les magiciennes avaient reçu dans leur lit et qui avait évoqué les +morts! Vous avez raison, mon poète: Il n'y a pas de Tellier qui tienne. +Ce sont les Arabes qui ont inventé les moulins à vent. Du moins les +dictionnaires le disent. Ils disent aussi que les moulins ne furent +connus en Europe qu'après les Croisades. J'ajouterai même, par +pédantisme pur, qu'un de vos compatriotes, M. Fraissinet, auteur d'un +petit livre publié en 1825 sous le titre de _Panorama_, affirme que le +premier moulin à vent fut construit en France dans l'année 1251. Il se +peut que cette affirmation ne soit pas aussi exacte qu'elle est précise. +Mais cela ne touche en rien à notre grande affaire. Le point important, +c'est que l'[Grec: hathêrêloigos] homérique est maintenant expliqué, à +supposer qu'il ne l'était point déjà par quelque commentateur, car +j'avoue que je n'y suis pas allé voir. Ce n'est précisément ni un fléau, +ni un van, c'est une pelle à vanner qui ressemble à une rame. Les +moissonneurs des campagnes de la Grèce et des Îles s'en servaient il y a +quarante siècles et la voilà retrouvée aux mains des paysans de cette +Grèce française qui est la Provence. Frédéric Mistral et Paul Arène +l'ont reconnue, et ils ont récité des vers de l'_Odyssée_ sous les +cyprès de Maillanne. Quelle aimable scolie à mettre en marge du XIe +chant de l'Odyssée! + +Imprimée dans le journal le _Temps_, cette causerie sur la rame +d'Ulysse, qui n'avait de mérite assurément que celui d'encadrer le +billet exquis de M. Paul Arène, a amusé beaucoup plus de lecteurs que je +n'aurais cru. Il y a encore en France des esprits amoureux des lettres +antiques. L'[Grec: athêrêloigos] m'a valu quelques lettres +intéressantes. Je crois devoir le donner ici. + + Monsieur, + + Permettez à un de vos lecteurs très assidus, qui fait du grec par + métier, de réclamer pour ses anciens maîtres au sujet de la + signification à donner au mot [Grec: hathêrêloigos] dans le chant + XI de l'_Odyssée_, vers 128. Ce ne peut être qu'une mauvaise + tradition française qui a fourni le sens de _fléau_ ou de _van_ à + vos amis et à vous-même; et depuis fort longtemps, dans les + éditions savantes des poèmes homériques, on a déterminé la + véritable signification de ce terme, telle que la propose M. Paul + Arène dans la jolie lettre qu'il vous écrit. Voici ce que vous + trouverez, par exemple, dans l'édition classique de la maison + Hachette, par Alexis Pierron. _Odyssée_, tome I, p. 467, note 128. + «[Grec: Hathêrêloigon], _une pelle à vanner le grain_. Le voyageur, + qui n'a jamais vu de rame, prend pour un [Grec: ptuon] la rame + qu'Ulysse porte sur son épaule. La question prouve à Ulysse une + complète ignorance des choses de la mer.--Le mot [Grec: + hathêrêloigos] signifie destruction des barbes de l'épi, et non + destruction de la paille. Ce n'est donc pas du _fléau_ qu'il + s'agit. Homère ne connaît pas le fléau. D'ailleurs un fléau ne + ressemble pas à une rame. Il s'agit donc de la pelle avec laquelle + on jetait en l'air le grain dépiqué, mais encore mêlé de balle... + etc.». + + Cette édition de M. Pierron date de 1875. Du reste, Pierron ne + pouvait même pas s'attribuer l'honneur de cette explication, car + elle date de l'antiquité elle-même. Dans les scolies homériques on + trouve sous le nom d'Hérodien (voir Pierron, même note) [Grec: + Hathêrêloigon hoxutonôs. Dêloi de to ptuon.] Maintenant ouvrez un + dictionnaire grec-français, comme celui d'Alexandre que j'ai entre + les mains, et vous trouverez: [Grec: Ptuon], _pelle à vanner_. Vous + voyez que la scolie que vous demandiez à mettre en marge existe + déjà. + + Ces observations d'ailleurs n'enlèvent rien au mérite de votre + exégète provençal. On ne s'étonnera pas qu'à défaut de savoir + livresque un poète du midi ait eu l'intuition de ce qu'avait voulu + dire le vieil aède ionien. Mais il faut bien aussi laisser quelque + chose aux pauvres érudits qui depuis si longtemps pâlissent et + vieillissent sur ces pages éternellement jeunes. + + Recevez, je vous prie, l'assurance de mes sentiments très + distingués. + + E. POTTIER. + + 14 février 1891. + + * * * * * + + Poitiers, 15 février 1891. + + Monsieur, + + L'interprétation du mot [Grec: hathêrêloigos] dans le vers + + [Grec: phêê hathêrêloigon hechein hana phaidimô ômô] + + (_Od._ XI, 128), proposée par M. Arène et adoptée par vous est + ingénieuse et gracieuse, mais fort suspecte, à mon sens. Il est + certain qu'il y a cinquante ou soixante ans on vannait encore les + blés battus avec de larges pelles en bois; j'ai vu cet usage + pratiqué dans ma jeunesse, même dans la Beauce; il n'est pas moins + certain que dans quelques-unes de nos provinces, on se sert, pour + nager dans les rivières de longues rames dont l'extrémité + inférieure, qui plonge dans l'eau, est très large et ressemble à + une pelle. Un habitant de l'intérieur des terres pourrait donc + confondre une rame de cette forme, avec une pelle à vanner. Mais il + faut remarquer que cette forme de rame n'est ni pratiquée, ni + praticable en mer, où l'on se sert de l'aviron allongé qui ne + s'aplatit que doucement et légèrement vers son extrémité. Or Ulysse + est un marin qui a battu toute la Méditerranée, et les rames de ses + navires n'ont jamais pu avoir la forme d'une pelle, même aux yeux + du plus ignorant des garçons de ferme. De plus traduire [Grec: + hathêr (ê) loigos] par pelle à vanner, c'est faire une trop grande + violence au sens naturel du mot. [Grec: hathêr] signifie _épi de + blé_; [Grec: loigos], _destruction_; G. Curtius le rattache à la R. + sanskr. Rug. Rug-à-mi, frango.--C'est clairement un instrument qui + sert à détruire, à briser, à broyer l'épi, un instrument à battre + le blé. Le van, quelle qu'en soit la forme ne sert qu'à le monder + une fois qu'il a été battu, à débarrasser le grain de la paille + broyée de l'épi et de son enveloppe brisée: c'est un fléau. Or il y + avait, j'en ai vu dans le Maine et l'Anjou, il y a peut-être + encore, dans les petites closeries, des fléaux qui peuvent prendre + la forme de la rame allongée. Le battoir n'est pas rond, mais très + aplati à peu près comme l'aviron ordinaire; et lorsque les batteurs + s'en vont à la grange, le battoir replié et attaché sur le manche, + l'ensemble, à distance, paraît à tous les yeux très semblable à une + rame. + + Pardonnez, monsieur, à un vieil helléniste--l'espèce en devient + rare--cette intervention peut-être inopportune, dont vous ferez + l'usage qui vous conviendra, et avec mes remerciements pour le + plaisir que me font toujours vos articles, même quand je ne partage + pas vos opinions, agréez l'assurance de ma considération la plus + distinguée. + + A.-ED. CUAIGNET, + + Recteur honoraire de l'Académie de Poitiers, correspondant de + l'Institut. + + * * * * * + + Monsieur, + + La démonstration, que l'aile de moulin ou le fléau dont Tirésias + parle à Ulysse au chant XI de l'_Odyssée_ n'est qu'une pelle à + vanner, est décisive. Mais quand on vous a annoncé qu'Homère avait + dû attendre les commentaires du scoliaste Mistral et du scoliaste + Paul Arène, pour devenir intelligible, n'avez-vous pas éprouvé + quelques doutes? + + Il n'y a pas de Mistral qui tienne. Il n'y a pas de Paul Arène qui + tienne. Ces Messieurs arrivent trop tard. + + Il me paraissait bien étonnant que l'érudition allemande, que + l'érudition française (sans parler de l'érudition anglaise) se + fussent laissé devancer par l'école du plein air. J'ai eu + immédiatement la preuve du contraire en ouvrant une traduction de + l'_Odyssée_ qui cependant n'est pas d'un helléniste de marque, mais + d'un homme consciencieux. + + Vous trouverez page 201 de la traduction de l'_Odyssée_ par Eugène + Bareste, illustrée par Theod. de Lemud et Titeux (Paris, Lavigne, + 1842, in-8°) la note qui se termine ainsi: + + «... _Celui dont il est question est tout simplement une pelle en + bois_ pour jeter le blé en l'aire et en détacher la menue paille. + On conçoit très bien qu'une rame puisse être prise pour cet + instrument par des hommes qui n'avaient aucune idée de navigation; + car, disaient les anciens, _le van de la mer c'est la rame, et la + rame de la terre, c'est le van_.» + + Vous voyez que malgré la meilleure volonté du monde, cette scolie + qui a été pour vous l'occasion et le prétexte de développements..., + n'est pas à mettre en marge du XIe chant de l'_Odyssée_, du moins + dans la traduction de Bareste, et sous peine de faire double emploi + avec la note que j'ai transcrite à votre intention. + + Veuillez agréer, monsieur, l'expression de ma considération la plus + distinguée. + + P. LALANNE. + + Erchen (Somme) 15 février 1891. + + * * * * * + + Dijon, 16 février 1891. + + Et moi aussi, monsieur, je lis Homère! Voilà trente ans que cela + dure sans que j'en sois encore rassasié. Que voulez-vous, nous + avons les manies tenaces en province!--Vous devez comprendre par + cet aveu le plaisir que j'ai ressenti à voir que des maîtres comme + vous et l'aimable Arène trouvaient encore le temps, à Paris, de + s'amuser aux vers du vieux chanteur. + + Excusez-moi donc si je me mêle à la conversation, et permettez-moi + un peu de pédantisme. + + J'ai été élevé à la campagne; aussi quand j'ai lu pour la première + fois ce passage de l'_Odyssée_ où Tirésias prédit à Ulysse «qu'un + voyageur lui demandera, en montrant sa rame, pourquoi il porte un + van sur son épaule», j'ai été furieusement choqué, indigné aussi + contre le traducteur, car mon dieu ne pouvant faillir, il avait dû + être bien trahi par son prêtre!--Lorsque plus tard, je pus lire le + texte, je revins à cette prédiction de Tirésias et je fus assez + heureux pour éclaircir tout seul la pensée mal traduite. + + Je m'aperçus d'abord qu'[Grec: hathêrêloigos] ne veut pas dire van; + ce n'est pas là son sens exact; c'est [Grec: ptuon], qui signifie + _van_, l'ustensile d'osier à deux anses, secoué par un homme, comme + Homère, d'ailleurs, nous le montre dans ce passage du XIIIe chant + de l'_Iliade_ (vers 588 et suivants). + + [Grec: hôd ot hapo plateos ptuo phin megalên kat halôên thrôs kôsin + kuamoi melanochroes, ê erebinthoi, pnoiê upo ligurê kai lixmêtêros + erôê.] + + _Comme dans une aire étendue les noires fèves ou les pois + s'élancent du large van sous le souffle bruyant et l'effort du + vanneur._ + + Il n'y a pas de synonymes absolus, en grec, ni ailleurs, il est + donc clair que les deux mots [Grec: hathêrêloigos] et [Grec: ptuon] + désignent des instruments différents, tous deux connus du poète, + qui sait ce qu'il dit. Le van est le premier, [Grec: ptuon].--Je + découvris promptement le second, [Grec: hathêrêloigos]: c'est la + pelle de grenier, la pelle en bois, large et longue, semblable à la + rame assez pour qu'un homme ignorant la navigation s'y trompe, la + pelle avec laquelle on remue souvent le blé entassé, afin de + l'aérer pour qu'il ne s'échauffe pas, et aussi pour le débarrasser + de la poussière. + + C'est là un vannage comme l'autre; d'ailleurs, peu après cette + première découverte, j'eus la joie d'en contrôler l'exactitude en + en faisant une seconde, qui fut de constater que nos paysans de + Bourgogne appelaient fort bien van cette pelle de grenier, tout + comme le véritable van d'osier, faute d'avoir deux mots, comme + Homère, un pour chacun des ustensiles. + + Sauf pour quelques vers manifestement tronqués par des copistes + ignorants, il n'y a, voyez-vous, jamais d'obscurité dans le pur + texte d'Homère. Il est vrai que pour bien le comprendre, il faut + connaître à fond la vie agricole, la vie du paysan, qui n'a pas + changé depuis l'_Odyssée_ jusqu'au milieu de notre siècle, et qui a + toujours été la même par tous les pays. + + Veuillez, je vous prie, monsieur, me pardonner cette longue + indiscrétion et croyez bien aux sentiments, etc. + + CUNISSET-CARNOT. + + * * * * * + + Monsieur, + + Permettez à un grammairien de profession de vous communiquer une + observation à propos du mot [Grec: hathêrêloigos]. Le mot par + lui-même est très vague (_ce qui fait disparaître les barbes du + blé_), et n'indique pas la forme de l'instrument. Aussi le + trouve-t-on traduit par _van_ dans le dictionnaire d'Alexandre, et + par _fléau_ dans la traduction de l'_Odyssée_ de Leconte de Lisle, + sens qui n'est pas satisfaisant. Je crois que la traduction de MM. + Paul Arène et Mistral est la bonne. Seulement, elle n'est pas + nouvelle. Le dictionnaire grec-allemand Le Pape, répandu même en + France, traduit très bien [Grec: hathêrêloigos] par pelle à vanner + (_Worsschaufel_). + + Quant à l'usage de vanner complètement le blé à la pelle, et non + pas seulement de se servir de la pelle pour le jeter dans le van, + vous le trouverez décrit et figuré dans un livre classique, traduit + en français depuis longtemps, le dictionnaire des antiquités + romaines et grecques d'Antony Rich, article _pala_ n°2. Par un + hasard curieux, à la même page (_pala_ n°1), vous pouvez voir + figuré un travailleur cheminant sa bèche sur l'épaule. Il ne faut + pas un grand effort d'imagination pour voir dans cette bèche une + rame, et cette figure pourrait presque représenter Ulysse, sa rame + sur l'épaule. + + Où M. Paul Arène a encore bien raison, c'est quand il conseille de + faire le voyage de Provence pour comprendre les auteurs anciens. + Pour moi, je vous assure que toutes les épithètes homériques de la + mer, qui m'avaient paru vagues et quelquefois étranges, lorsque + j'expliquais Homère étant élève, m'ont paru très claires et très + vraies lorsque j'ai vécu sur les côtes de Provence. Tel rocher + isolé, près de la presqu'île de Giens, m'a fait comprendre le + Philoctète de Sophocle mieux que les commentaires des éditions les + plus savantes. + + Veuillez agréer, monsieur, l'assurance de mes sentiments + distingués. + + P. CLAIRIN, Professeur au lycée Louis-le-Grand. + + Paris, 17 février 1891. + + * * * * * + + Paris, 21 février 1891. + + Monsieur, + + Ayant lu avec un très vif intérêt votre dernier article de la vie + littéraire (le _Temps_, 15 février 1891), je prends la liberté de + vous écrire au sujet de la phrase des _Martyrs_, que vous avez + citée. + + À Pleudihen et au Minihic-sur-Rance, les paysans se servent de + pelles «qui ressemblent pas mal à des rames», en guise de vans. Je + dis bien: ils vannent, ils nettoient leur blé avec des pelles. Les + paysans munis de pelles se placent la figure contre le vent et + lancent le grain en demi-cercle devant eux. C'est ce qui a sans + aucun doute, permis à Chateaubriand d'écrire la phrase dont il + s'agit et dans laquelle le mot van est la traduction littérale + d'[Grec: hathêrêloigos]. + + Votre très assidu, + + GUSTAVE FRITEAU. + + + + +BLAISE PASCAL ET M. JOSEPH BERTRAND[22] + + +Une étude sur Blaise Pascal par M. Joseph Bertrand ne pouvait manquer +d'intéresser. On était curieux de savoir la pensée du savant à qui les +mathématiques doivent leurs derniers progrès sur le génie qui contribua +à créer le calcul des probabilités et qui résolut de difficiles +problèmes sur le cycloïde. + +Ceux qui sont assez heureux pour pouvoir juger des travaux de M. Joseph +Bertrand en physique mathématique et dans ce même calcul des +probabilités, dont Huyghens et Pascal marquèrent les beaux +commencements, s'accordent à louer la fécondité géniale du secrétaire +perpétuel de notre Académie des sciences. Cela ne m'est pas permis; je +dois m'arrêter, plein de regret, au seuil du sanctuaire où les initiés +recherchent les seules vérités qu'il soit donné à l'homme d'atteindre +absolument, et je ne puis que gémir d'être exclu des temples de la +certitude. Mais il suffit d'une vue générale sur l'histoire des +mathématiques pour reconnaître la grande place qu'y tient l'oeuvre de M. +Joseph Bertrand et savoir que ce maître a porté dans l'analyse cette +clarté rapide, cette élégante concision qui donnent la grâce à +l'évidence et montrent la vérité avec tous les rayons de sa couronne. +L'algèbre et la géométrie ont leur style, comme la musique et la poésie, +et c'est au grand style qu'on reconnaît le génie dans les sciences comme +dans les arts. + +La supériorité certaine de M. Joseph Bertrand dans la science des +nombres et des figures nous rend infiniment précieux tout ce qu'il nous +dit des découvertes et des expériences que Pascal nous a laissées. Soit +qu'il définisse la part de Blaise dans l'établissement du calcul des +probabilités, soit qu'il montre par quelles incertitudes ce génie a +passé avant de constituer la théorie de la pesanteur de l'air, soit +qu'il nous conte cette histoire du cycloïde où l'ennemi des jésuites +montra plus de zèle pour la vérité que d'indulgence pour ceux qui la +cherchaient avec lui, soit qu'il nous donne pour un incomparable +chef-d'oeuvre la théorie de la presse hydraulique, je m'instruis et +j'admire de confiance; mais il y a un point qui touchera tout le monde. +C'est cette simple phrase: «Pascal fit à seize ans sa première +découverte sur les sections coniques.» Car on ne pourra oublier que +celui qui rapporte cet exemple de précocité merveilleuse fut aussi, +voilà presque soixante ans, un enfant prodigieux. Joseph Bertrand +concourut à onze ans avec les jeunes gens qui se présentaient à l'École +polytechnique et satisfit à toutes les épreuves. Ce souvenir suffira, je +pense, à rendre assez touchante la page qui commence par ces mots: «Les +courbes étudiées par Pascal étaient les sections du cône à base +circulaire, c'est-à-dire la perspective d'un cercle.» + +En résumé, et pour ne pas tourner plus longtemps autour d'un sujet dans +lequel je ne saurais entrer, voici de quelle manière M. Joseph Bertrand +juge Pascal comme géomètre et comme physicien, en le comparant à +l'esprit le plus étendu et le plus embrassant des temps modernes: + + Pour Pascal, comme pour Leibniz, dans l'histoire des sciences, la + renommée est supérieure à l'oeuvre, et c'est justice; car le génie + est supérieur à la renommée; l'abondance chez eux n'égale pas la + richesse. Les mathématiques furent pour eux un divertissement, et + un exercice, jamais l'occupation principale de leur esprit et moins + encore le but de leur vie. + + Avec même profondeur et égale aptitude, leurs esprits étaient + dissemblables. Leibniz, curieux de tout, excepté des détails, + proposait des méthodes nouvelles, laissant à d'autres le soin et + l'honneur de les appliquer. Pascal, au contraire, veut tout + préciser; les résultats seuls l'intéressent. Leibniz découvre + l'arbre, le décrit et s'éloigne. Pascal montre les fruits sans dire + leur origine. Si les difficiles problèmes résolus par Pascal + s'étaient offerts à l'esprit de Leibniz, après en avoir résolu + quelques-uns, les plus simples sans doute, il n'aurait pas manqué + d'y signaler un grand pas accompli dans le calcul intégral. Pascal + promet les solutions, les donne sans rien cacher, mais sans faire + valoir sa méthode, souvent sans la laisser paraître. + + Si Pascal, dont le génie n'a pas eu de supérieurs, avait rencontré + comme Leibniz le principe des différentielles, sans parler de + révolution dans la science, il aurait choisi, pour les produire, + les conséquences précises les moins voisines de l'évidence, s'il + n'avait préféré, comme il l'a fait souvent, laisser disparaître + avec lui la trace de ses méditations. On pourrait comparer Leibniz + à une montagne sur laquelle les pluies ne s'arrêtent pas, Pascal à + une vallée qui rassemble leurs eaux, en ajoutant, peut-être, que la + montagne est immense, la vallée profonde et cachée. + +Il s'en faut de beaucoup que M. Joseph Bertrand ait considéré surtout, +dans son étude, Pascal comme géomètre et comme physicien. Ces +considérations n'emplissent que peu de pages; au contraire de longs +chapitres sont consacrés à l'homme, au polémiste, au penseur, à +l'écrivain, et personne ne sera surpris que l'auteur des belles +biographies de Poinsot, de Gariel, de Michel Chasles, d'Élie de +Beaumont, de Foucault, pour ne citer que celles-là, ait voulu épuiser +tout son sujet, ce sujet fût-il Pascal. M. Joseph Bertrand a l'esprit +ouvert sur toutes choses et sa curiosité s'étend sur les secrets de la +nature. Il a bien soin de nous dire que la géométrie n'exclut rien. Et +c'est ce qu'on lui accordera sans peine. La géométrie est à la base de +tout, ou plutôt elle est dans tout comme le squelette dans l'animal. +Elle est l'abstraction et elle est la réalité. Le monde visible la +recouvre. Mais dans le jeu infiniment varié des formes sous lesquelles +l'univers apparaît à notre âme étonnée, ses lois, toujours certaines, +gouvernent la matière qui sommeille et la matière qui s'anime, le +cristal et l'homme, la terre et les astres. Elle règne dans la beauté +des femmes, dans l'harmonie des musiques, dans le rythme des poésies et +dans l'ordre des pensées. Elle est la mesure de tout. En elle est le +mouvement; en elle la stabilité. Heureux qui suit longtemps le bel ordre +de ses figures, qui en découvre les propriétés immuables, et qui sait +l'art + + De poursuivre une sphère en ses cercles nombreux! + +Mais que dis-je? ne sommes-nous pas tous géomètres en quelque manière? +Sans la géométrie, l'enfant pourrait-il marcher, l'abeille faire son +miel? + +Non certes, la géométrie n'exclut rien, pas même les poètes que M. +Joseph Bertrand cite volontiers. Il a des idées sur toutes choses. On +croit, je ne sais sur quels fondements, qu'il n'est point opposé, tout +savant qu'il est, à quelqu'une des religions révélées qui se partagent +aujourd'hui la foi de l'humanité. Je me hâte de dire que, pour +surprendre cet état d'âme dans son livre sur Pascal, il faut une +subtilité d'esprit que je n'ai pas. S'il est libre penseur ou +catholique, il promet, en commençant, qu'on n'en saura rien; il est +aussi discret que Fortunio. Je confesse qu'après l'avoir lu je n'en sais +pas plus qu'il n'a voulu et que je n'ai pas deviné sa pensée de derrière +la tête. Il avait pourtant de belles occasions de se trahir en traitant +de la vie, des idées, de l'oeuvre de Pascal. + +Vie, oeuvre, idées, tel est en effet le sujet qu'il s'est proposé. Et il +l'a traité sans doute, mais à sa fantaisie, sans souci des proportions, +sans nulle envie de former un ensemble. La négligence est voulue, et ce +n'est point une faiblesse. Il n'achève pas la biographie qu'il avait +commencée; il court et bondit dès qu'il lui en prend envie; il s'arrête +quand il lui plaît. Il est merveilleusement agile et capricieux. Son +esprit, accoutumé aux méthodes transcendantes, se rit de nos trop +simples procédés d'exposition et de critique. À l'occasion il est +admirable dans la casuistique; il y prend goût, il s'y attarde pour son +plaisir et pour le nôtre. Il n'en sort plus. Il est là dedans comme le +lièvre dans le serpolet. Mais en deux bonds il remplit le reste de sa +carrière et touche le but. Car La Fontaine a beau dire: le lièvre arrive +toujours avant la tortue, comme le génie l'emporte toujours sur la bonne +volonté. + +Ce que c'est que d'avoir calculé le nombre des valeurs qu'acquiert une +fonction quand on permute les lettres! Après cela, dès qu'on s'en donne +la peine, on se montre plus grand casuiste qu'Escobar et Sanchez. Je +vous assure que M. Joseph Bertrand est incomparable pour décider des cas +difficiles. Il a pour confrères à l'Académie deux grands directeurs de +consciences. M. Alexandre Dumas, qui est sévère, et M. Ernest Renan, qui +est indulgent. Si M. Bertrand se mêle comme eux de guider les âmes, je +lui prédis qu'il y réussira parfaitement, aujourd'hui surtout qu'il y a +beaucoup d'inquiétude et toutes sortes de scrupules chez les pécheurs. +Il est subtil. C'est ce qu'on veut. + +Je le dis maintenant sans sourire, il a déployé dans l'examen des +_Provinciales_ les plus rares facultés d'analyse. Et il est visible +après cela que les _Petites lettres_ ne sont qu'une oeuvre de parti. Ce +n'est point que Pascal ait altéré les textes, dont il ne connaissait +d'ailleurs que les extraits que ces messieurs lui donnaient: il n'avait +rien lu. Ses citations, au contraire, ont été trouvées généralement +exactes. Mais M. Bertrand nous montre qu'il eût rencontré dans saint +Thomas beaucoup de décisions qu'il reproche aux jésuites. Ordinairement, +il fait un grief à la Compagnie tout entière de ce qui appartient à un +seul membre et a été parfois combattu par un autre. Enfin, il est homme +de parti. + +À la vérité, nous n'en doutions guère. Et il ne faudrait pas dire que M. +Joseph Bertrand a montré la partialité de Louis de Montalte pour faire +plaisir aux jésuites; on risquerait fort de dire une sottise. + +Ces querelles de la grâce sont aussi mortes que celles des réalistes et +des nominaux. Les distinctions anciennes d'esprit et de doctrine ne +subsistent plus dans le clergé, qui est devenu tout entier romain. Les +jésuites d'aujourd'hui ne ressemblent point aux jésuites d'autrefois. +Ils ont peut-être une morale plus sévère; ils sont, je le sais, moins +polis. Je doute qu'ils s'inquiètent beaucoup de ce que Pascal a dit de +leurs prédécesseurs oubliés. + +D'ailleurs, M. Joseph Bertrand n'est pas le premier à montrer la +partialité de Pascal. Dans un livre célèbre, qui date de 1768, vous +trouverez sur les _Provinciales_ le jugement que voici: + +«Il est vrai que tout le livre portait sur un fondement faux. On +attribuait adroitement à toute la société des opinions extravagantes de +plusieurs jésuites espagnols et flamands. On les aurait déterrées aussi +bien chez les casuistes dominicains et franciscains; mais c'est aux +seuls jésuites qu'on en voulait. On tâchait, dans ces lettres, de +prouver qu'ils avaient un dessein formé de corrompre les moeurs des +hommes, dessein qu'aucune secte, aucune société n'a jamais eu et ne peut +avoir; mais il ne s'agissait pas d'avoir raison, il s'agissait de +divertir le public.» + +Et cela n'est ni de Nonnotte, ni de Patouillet. C'est de Voltaire, dans +le _Siècle de Louis XIV_. + +Il y a dans un roman de Tourguénef un personnage à qui l'on dit: «Il +faut être juste,» et qui répond: «Je n'en vois pas la nécessité.» Cet +homme montrait une espèce de franchise. Mais, sans nous l'avouer à +nous-mêmes, nous avons grand'peine à rendre justice à nos ennemis. Les +fanatiques y ont plus de difficulté que les autres. Et Pascal était un +fanatique. Il accabla de moqueries et de soupçons injurieux le jésuite +Lalouère, qui méritait un meilleur traitement, pour s'être appliqué à +résoudre des problèmes ardus sur le cycloïde. Mais il en eût trop coûté +à Pascal de convenir qu'un jésuite peut être bon géomètre. C'est une +extrémité qu'il évita par l'injure et la calomnie. + +Il ne fut jamais au monde un plus puissant génie que celui de Pascal. Il +n'en fut jamais de plus misérable. Géomètre il est l'égal des plus +grands, bien qu'il ait détourné son esprit le plus possible de la +géométrie. Il fait d'importantes découvertes en physique, sans la +moindre curiosité de pénétrer les secrets de la nature. Il ne +s'intéresse qu'à ceux qu'il découvre et ne se soucie nullement de ceux +que les autres ont découverts. Il écrit, d'après les extraits que ses +amis lui font, un livre de circonstance qui ne devait pas survivre à la +querelle de moines dont il traite et que la perfection de l'art rend +immortel. Et il méprise tous les arts, même celui d'écrire, et il n'est +pas un seul genre de beauté qui ne lui fasse horreur, comme un principe +de concupiscence. Malade, sans sommeil, il jette, la nuit, sur des +chiffons de papiers des notes pour une apologie de la religion +chrétienne; et ces notes qu'on publie après sa mort, suspectes aux +catholiques, font depuis deux cents ans les délices des penseurs libres +et des sceptiques. Si bien que cet apologiste est surtout publié et +commenté par ses adversaires: Condorcet (1776), Voltaire (1778), Bossuet +(1779), Cousin et Faugère (1842-1844), Havet (1852). Et c'est là, il +faut en convenir, un étrange génie et une bizarre destinée. + +Il faut prendre garde d'abord que cet homme prodigieux était un malade +et un halluciné. De l'âge de dix-huit ans à celui de trente-neuf auquel +il mourut, il ne passa pas un jour sans souffrir. Les quatre dernières +années de sa vie, nous dit madame Périer, «n'ont été qu'une continuelle +langueur». Son mal dont il sentait les effets dans la tête, intéressait +les nerfs et produisait des troubles graves dans les fonctions des sens. +Il croyait toujours voir un abîme à son côté gauche et il semble par +l'étrange amulette qu'on trouva cousue dans son habit qu'il vit parfois +des flammes danser devant ses yeux. + +Et si l'on songe que ce malade était le fils d'un homme qui croyait aux +sorciers et en qui le sentiment religieux était très exalté, on ne sera +pas surpris du caractère profond et sombre de sa foi. Elle était +lugubre; elle lui inspirait l'horreur de la nature et en fit l'ennemi de +lui-même et du genre humain. + +Il vivait dans l'ordure et s'opposait à ce qu'on balayât sa chambre. Il +se reprochait niaisement le plaisir qu'il pouvait trouver à manger d'un +plat, et, n'étant point indulgent, il ne pardonnait pas aux autres ce +qu'il ne se pardonnait point à lui-même. «Lorsqu'il arrivait que +quelqu'un admirait la bonté de quelque viande en sa présence, dit madame +Périer, il ne le pouvait souffrir; il appelait cela être sensuel.» + +L'excès de sa pureté le conduisait à des idées horribles. Si madame +Périer, sa soeur, lui disait: «J'ai vu une belle femme,» il se fâchait et +l'avertissait de retenir un tel propos devant des laquais et des jeunes +gens, de peur de leur faire venir des pensées coupables. Il ne pouvait +souffrir que les enfants fissent des caresses à leur mère. Redoutant les +amitiés les plus innocentes, il ne témoignait que de l'éloignement à ses +deux soeurs Jacqueline et Gilberte, afin de ne point occuper un coeur qui +devait être à Dieu seul. Pour la même raison, loin de s'affliger de la +mort de ses proches, il s'en réjouissait quand cette mort était +chrétienne. Il gronda madame Périer de pleurer sa soeur, Jacqueline, et +de garder quelque sentiment humain. + +Certes, Pascal était sincère. Il pensait comme il parlait. Il observait +les leçons qu'il donnait, mais ces leçons ne sont-elles pas +littéralement celles que recevait Orgon du dévot retiré dans sa maison? + +Je pense que, pour beaucoup de raisons, Molière n'a pas songé à peindre +les jésuites dans son _Tartufe_. La meilleure est qu'il eût fâché le +roi, à qui il était très empressé de plaire. Mais qu'il ait songé aux +jansénistes, en faisant sa comédie, c'est ce que je suis bien tenté de +croire, et chaque jour davantage. + +On dira que du moins Pascal considérait les pauvres comme les membres de +Jésus-Christ et qu'il faisait de grandes aumônes. Oui, sans doute, il +aimait les pauvres, et il en logeait chez lui. Mais faites attention +qu'il les aimait comme les libertins aiment les femmes, pour l'avantage +qu'il espérait en tirer; car c'est en aimant les pauvres qu'on gagne le +ciel et qu'on fait son salut. Il trouvait la pauvreté trop bonne pour +vouloir la supprimer. Il l'aimait du même amour dont il aimait la +vermine et les ulcères. + +On a dit que ce chrétien avait été tourmenté par le doute. C'est là une +imagination de quelques esprits troublés du XIXe siècle qui ont voulu +mirer leur âme dans celle du grand Pascal. + +M. Joseph Bertrand a l'esprit trop exact et trop sûr pour croire aux +doutes de Pascal. Sur ce point il est très assuré. Et dans le même temps +que paraissait le livre du secrétaire perpétuel de l'Académie des +sciences, M. Sully-Prudhomme, son confrère de l'Académie française, +publiait, dans la _Revue des Deux Mondes_, une étude parfaitement +déduite dans laquelle il montrait aisément que Pascal avait placé sa foi +dans des régions que le raisonnement ne peut atteindre. Si quelqu'un ne +mit jamais sa foi en délibération, c'est bien Pascal. Il l'a répété +vingt fois: la raison ne conduit pas à Dieu; le sentiment seul y mène. + +«S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible. Nous sommes +incapables de connaître ce qu'il est ni s'il est.» + +Et ailleurs: + +«Voilà ce que c'est que la foi: Dieu sensible au coeur, non à la raison.» + +Et M. Sully-Prudhomme conclut excellemment: + +«Pour lui, la preuve de l'existence de Dieu n'est pas confiée à la +faculté de comprendre, mais à celle de sentir, à l'intuition du coeur, en +un mot à un acte de foi.» + +À propos, je crois, d'un philosophe contemporain qui unit à une rare +puissance spéculative la foi du charbonnier, on a dit qu'il y avait des +cerveaux à cloisons étanches. Le fluide le plus subtil qui remplit un +des compartiments ne pénètre point dans les autres. + +Et comme un rationaliste ardent s'étonnait devant M. Théodule Ribot +qu'il y eût des têtes ainsi faites, le maître de la philosophie +expérimentale lui répondit avec un doux sourire: + +--Rien n'est moins fait pour surprendre. N'est-ce pas, au contraire, une +conception bien spiritualiste que celle qui veut établir l'unité dans +une intelligence humaine? Pourquoi ne voulez-vous pas qu'un homme soit +double, triple, quadruple? + +Il n'y a pas même besoin pour expliquer la foi de Pascal de recourir au +cerveau à cloisons étanches et à l'homme double. Pascal raisonnait tout +ce qui lui semblait du domaine du raisonnement, et jamais homme ne fit +de la raison un plus violent usage. Il ne raisonnait pas de Dieu, ayant +tout de suite connu que Dieu n'est pas sujet au raisonnement. Il ne +donna pas sa créance à Dieu. Cela lui eût été bien impossible. Il lui +donna sa foi, ce qui est tout autre chose que de donner sa raison: les +mystiques et les amoureux le savent; il lui donna son coeur. Il le lui +donna comme le coeur se donne, sans raisonner, sans savoir, sans vouloir +ni pouvoir aucunement savoir. Les oeuvres des mystiques, et tout +particulièrement les méditations de sainte Thérèse, éclairciraient assez +ces difficultés psychologiques. Mais, par une singularité dont je +parlais tout à l'heure, les commentateurs de Pascal sont le plus souvent +des philosophes qui n'étudient guère les mystiques. Aussi le croient-ils +unique et singulier, faute de pouvoir le réunir à sa grande famille +spirituelle. + +En définitive, ce ne sont pas les moins bien avisés, ces fidèles qui, +comme Pascal, n'appellent jamais leur raison au secours de leur foi. Une +telle aide est toujours périlleuse. Chez Pascal, la raison, qui était +formidable, eût, d'un seul coup, tout détruit dans le sanctuaire; mais +elle n'y entra jamais. + +Cette bonne et douce madame Périer, qui a écrit avec de si belles et +discrètes façons la vie de son frère Blaise, y rapporte une pratique du +grand homme qui m'a toujours donné beaucoup à penser. Pascal, retiré du +monde, recevait dans sa chambre sans tapisseries et sans feu toutes les +personnes qui venaient l'entretenir sur la religion. Les unes lui +confiaient leurs projets de retraite. Les autres lui soumettaient leurs +doutes sur les matières de la foi. À celles-là, par charité chrétienne, +il ne refusait pas ses avis. Et parfois, comme on ne se rendait pas à +ses premières raisons, il fallait en venir à une dispute en règle. +Pascal n'aimait guère ces colloques dans lesquels on lui opposait la +raison à la foi. Pour soutenir de telles discussions, il prenait soin de +mettre sous ses vêtements une ceinture de fer garnie de clous dont les +pointes étaient tournées en dedans. À chaque raison de son +contradicteur, il enfonçait les pointes dans sa chair. Par ce moyen, il +évitait tout péril et servait le prochain sans crainte de nuire à +soi-même. + +Il ne douta jamais. Mais il avait de la prudence, et sa grande +appréhension était que la raison n'entrât par surprise dans les choses +de la foi. + + + + +MAURICE BARRÈS + +LE «JARDIN DE BÉRÉNICE»[23] + + +Vous connaissez sans doute la _Vita nuova_ de Dante Alighieri. C'est un +petit roman allégorique, où se sentent la nudité grêle et la fine +maigreur du premier art florentin. Sous les formes sèches et comme +acides des figures se cachent des symboles nombreux et compliqués. Cette +_Vita nuova_, du moins par sa subtilité, peut, à la rigueur, donner +quelque idée de la manière de M. Maurice Barrès qui est, en littérature, +un préraphaélite. Et c'est grâce, sans doute, à ce tour de style et +d'âme qu'il a séduit M. Paul Bourget ainsi que plusieurs de nos +raffinés. + +L'inertie expressive des figures, la raideur un peu gauche des scènes +qui ne sont point liées, les petits paysages exquis tendus comme des +tapisseries, c'est ce que j'appelle le préraphaélisme et le +florentinisme de M. Maurice Barrès. Mais il ne faut pas trop insister. +Le _Jardin de Bérénice_ est aussi éloigné de la symétrie naïve de la +_Vita nuova_ que la métaphysique de M. Barrès est distante de la +scolastique du XIIIe siècle. Loin d'être arrangé avec exactitude et +déduit selon les règles du syllogisme, le livre nouveau est flottant et +indéterminé. C'est un livre amorphe. Et l'indécision de l'ensemble fait +un curieux contraste avec la sobriété précise des détails. + +Les ouvrages de notre jeune contemporain trahissent, comme la toile de +l'antique Pénélope, l'effroi mystérieux de la chose finie. M. Barrès ne +défait pas la nuit la tâche du jour. Mais il met partout de l'inachevé +et de l'inachevable. Car il sait que c'est un charme, et il est fertile +en artifices. Ses deux premiers livres, _Sous l'oeil des barbares_ et _un +Homme libre_, étaient conçus dans cette manière. Par malheur, ils +étaient d'un symbolisme compliqué et difficile. Aussi ne furent-ils +goûtés que par les jeunes gens. La jeunesse a cela de beau qu'elle peut +admirer sans comprendre. En avançant dans la vie, on veut saisir +quelques rapports des choses, et c'est une grande incommodité. Le +_Jardin de Bérénice_, qui est une suite à ces deux ouvrages, et comme le +troisième panneau du triptyque, semblera bien supérieur aux autres par +la finesse du ton et la grâce du sentiment. Toutefois, j'avertis les +personnes austères qui voudraient lire ce petit livre qu'elles risquent +d'en être choquées de diverses façons. Car beaucoup de sentiments qui +passent pour respectables parmi les hommes y sont moqués avec douceur, +et M. Maurice Barrès est incomparable pour la politesse avec laquelle il +offense nos pudeurs; je le tiens un rare esprit et un habile écrivain, +mais je ne me fais pas du tout son garant auprès du chaste lecteur. + +J'eus pour professeur, en mon temps, un prêtre très honnête, mais un peu +farouche, qui punissait les fautes des écoliers non pour elles-mêmes, +mais pour le degré de malice qu'il jugeait qu'on y mettait. Il était +indulgent à l'endroit des instincts et des mouvements obscurs de l'âme +et du corps, et il y avait parmi nous des brutes à qui il passait à peu +près tout. Au contraire, s'il découvrait un péché commis avec industrie +et curiosité, il se montrait impitoyable. L'élégance dans le mal, voilà +ce qu'il appelait malice et ce qu'il poursuivait rigoureusement. Si +jamais M. Maurice Barrès éprouve le besoin de se confesser, comme déjà +M. Paul Bourget le lui conseille, et qu'il tombe sur mon théologien, je +lui prédis une pénitence à faire dresser les cheveux sur la tête. Jamais +écrivain ne pécha plus tranquillement, avec plus d'élégance, plus +d'industrie et de curiosité, par plus pure malice que l'auteur du +_Jardin de Bérénice_. + +Il n'a point d'instincts, point de passions. Il est tout intellectuel, +et c'est un idéaliste pervers. + +Retournant un mot fameux de Théophile Gautier, il a dit de lui-même: «Je +suis un homme pour qui le monde extérieur n'existe pas.» Ce qui doit +s'entendre au sens métaphysique, et si on lui fait remarquer qu'il a +tracé çà et là de bien jolis paysages, il répondra qu'il les a vus en +lui et qu'ils marquaient les états de son âme. Il a dit encore: «La +beauté du dehors jamais ne m'émut vraiment.» Et c'est un aveu de +perversité intellectuelle. Car il y a de la malice à ne point aimer les +choses visibles et à vivre exempt de toute tendresse envers la nature, +de toute belle idolâtrie devant la splendeur du monde. M. Maurice Barrès +nous répond encore: «Il n'y a de réalité pour moi que la pensée pure. +Les âmes sont seules intéressantes.» Ce jeune dédaigneux qui a méprisé +l'instinct et le sentiment, est-il donc un spiritualiste, un mystique +exalté? Quelle philosophie ou quelle religion lui ouvre les demeures des +âmes? Ni religion ni philosophie aucune. Il ne croit ni n'espère. Il +entre dans l'empire spirituel sans appui moral. Voilà encore de la +perversité. Son jeune maître, M. Paul Bourget, qui tente de le +catéchiser un peu, lui disait naguère: «Anxieux uniquement des choses de +l'âme, vous n'acceptez pas la foi, qui seule donne une interprétation +ample et profonde aux choses de l'âme.» Et M. Paul Bourget prêche +d'exemple: il se spiritualise beaucoup en ce moment, me dit-on, au +soleil de cette blonde Sicile qui n'est plus païenne. + +Cependant, il ne faut pas s'imaginer que M. Maurice Barrès erre +absolument sans règle et sans guide dans les corridors de la +psychologie. Cet homme curieux n'est pas tout à fait impie, encore qu'il +le soit beaucoup. Je disais qu'il n'a point de religion. J'avais tort. +Il en a une, la religion du MOI, le culte de la personne intime, la +contemplation de soi-même, le divin _égotisme_. Il s'admire vivre, et +c'est un bouddha littéraire et politique d'une incomparable distinction. +Il nous enseigne la sagesse mondaine et le détachement élégant des +choses. Il nous instruit à chercher en nous seuls «l'internelle +consolation» et à garder notre _moi_ comme un trésor. Et il veut que +cela passe pour de l'ascétisme, et qu'il y ait de la vertu à défendre le +_moi_ avec un soin jaloux contre les entreprises de la nature. Un +Français qui fut élevé en Allemagne et qui y resta homme d'esprit, +Chamisso, a écrit un conte d'un sens profond. On y voit qu'il est +criminel de vendre non pas seulement sa pensée, mais même son ombre. M. +Maurice Barrès est pénétré de la vérité de ce symbole: il nous avertit +qu'il faut se garder, s'appartenir, demeurer stable dans l'écoulement +des choses, se réaliser soi-même obstinément dans la diversité des +phénomènes, et, fût-on seulement une vaine ombre, ne vendre cette ombre +ni à Dieu, ni au diable, ni aux femmes. + +C'est là une morale, et une morale considérable, une vieille morale. +Guillaume de Humboldt la professait et la pratiquait. Selon lui, le +principe des moeurs est que l'homme _doit_ vivre pour lui-même, +c'est-à-dire pour le développement complet de ses facultés. + +Je crois avoir assez bien compris l'évangile du jeune apôtre. M. Barrès +semble nous dire: Homme, je suis le rêveur du rêve universel. Le monde +est le grain d'opium que je fume dans ma petite pipe d'argent. Tout ce +que je vous montre n'est que la fumée de mes songes. Je suis le meilleur +et le plus heureux de tous. La sagesse de mes frères d'Occident est +vraiment incertaine et courte. Ils se croient sceptiques, lorsqu'ils +sont au contraire d'une crédulité naïve. On m'appelle mademoiselle +Renan. Je suis effrayé du poids des lourdes croyances qui pèsent sur +l'âme de mon père spirituel. M. Renan, que d'ailleurs j'ai beaucoup +inventé pour ma part, est opprimé sous toutes sortes de fidélités, et de +confessions, et de professions, et de symboles. Moi, je ne crois qu'à +MOI. Cela seul m'embarrasse, que le _moi_ suppose le _non moi_, car +enfin, si le monde se reflète en moi, il faut bien que le monde ait tout +de même une espèce de vague réalité. Mais qu'il existe, c'est son +affaire et non la mienne. Je suis bien assez occupé d'entretenir la +réalité de mon _moi_, qui tente sans cesse à se dissoudre. + +Il a raison, M. Maurice Barrès. Son _Moi_ a une tendance singulière à se +répandre dans l'infini. Il est exquis, ce moi, mais d'une délicatesse, +d'une subtilité, d'un vague extrêmes. Il est fait d'affaissements, de +troubles, d'hésitations et si compliqué, que c'est un héroïque travail +de le contenir. Une perpétuelle ironie le subtilise et le dévore. C'est +un moi fluide et charmant, d'une inquiétante ténuité. Ce moi pensant a +l'éclat des nébuleuses et fait songer à ces astres frêles, à ces comètes +pour lesquelles la sollicitude des astronomes redoute sans cesse quelque +terrible aventure céleste. Et ces craintes ne sont point vaines. +Plusieurs de ces astres subtils se sont perdus dans leur course +hyperbolique, d'autres ont été coupés en deux. Ils ont maintenant deux +_Moi_ qui ne peuvent se rejoindre. + +Pour conjurer une semblable disgrâce, M. Maurice Barrès a recours à +divers procédés. Il ne se contente pas de concentrer son _moi_ dans +d'élégants romans psychiques tels que l'_Homme libre_ et le _Jardin de +Bérénice_. Il agit, il institue des expériences. Je ne crois pas le +fâcher en disant que sa candidature heureuse à la députation fut une de +ces expériences de scepticisme pratique, et que le député de Nancy est +un essayiste en action. + +Doutons de tout, je le veux bien. Mais le doute ne change pas les +conditions de la vie. + +Sceptiques et croyants, nous sommes soumis impérieusement aux mêmes +nécessités, qui sont les nécessités de l'existence. Cette nuit même, une +des premières nuits douces de l'année, en finissant de lire votre livre, +mon cher Barrès, j'ouvris ma fenêtre, je regardai les étoiles qui +tremblaient dans le ciel allégé de ses brumes d'hiver. Et le mystère de +ces brillantes inconnues me troubla une fois de plus et aussi amèrement +que jamais, car je venais de faire une lecture qui n'était pas +consolante. Et je songeai: peut-être que la vie telle que nous la voyons +et telle que nous la concevons ici-bas, la vie organique, celle des +bêtes et des hommes, n'est qu'un accident tout à fait particulier à ce +petit monde insignifiant que nous appelons la terre. Peut-être que cette +infime planète s'est gâtée, pourrie, et que tout ce que nous y voyons et +nous-mêmes n'est que l'effet de la maladie qui a corrompu ce mauvais +fruit. Le sens de l'univers nous échappe totalement; nous sommes +peut-être des bacilles et des vibrions en horreur à l'ordre universel. +Peut-être... Mais, comme dit Martin, qui était un sage, cultivons notre +jardin. Il ne s'agit point d'expérimenter la vie. Il faut la vivre. +Ayons le coeur simple et soyons des hommes de bonne volonté. Et la paix +divine sera sur nous. + +M. Maurice Barrès a plus d'une fois fait froncer le sourcil aux +personnes graves. Mais il a exercé sur beaucoup de jeunes gens une sorte +de fascination. Il ne faut pas s'en étonner. Cet esprit si troublé, si +malade, si perverti et gâté, comme nous l'avons dit, par ce que les +théologiens appellent la malice, n'est certes ni sans grâce ni sans +richesse. Il a présenté artistement une réelle détresse morale. Et cela +lui a gagné des sympathies dans la jeunesse, cela lui a valu une sorte +d'admiration tendre et mouillée. Un poète de son âge qui a écrit un bien +joli livre de critique, M. Le Goffic, constate cette influence profonde +de M. Maurice Barrès et il l'explique en bons termes. «C'est qu'en +effet, dit-il, ces livres maladifs d'art et de passion mettent dans le +jour le plus vif les habitudes morales d'une jeunesse d'extrême +civilisation, clairsemée dans la foule assurément, mais qui, si l'on en +réunissait les membres épars, apparaîtrait plus compacte qu'on ne +croit.» + +Et puis enfin (aucun lettré ne s'y trompera) M. Maurice Barrès possède +l'arme dangereuse et pénétrante: le style. Sa langue souple, à la fois +précise et fuyante, a des ressources merveilleuses. Tel paysage du +_Jardin de Bérénice_, d'un trait rapide et d'une perspective infinie, +est inoubliable. + + + + +THÉODORE DE BANVILLE + + +Il était charmant! Nous ne le rencontrerons plus, les jours d'été, sous +les platanes du Luxembourg, qui lui parlaient de sa jeunesse chevelue; +nous ne le verrons plus pâle, glabre, l'oeil agile et noir, marchant à +pas menus au soleil, roulant sa cigarette et vous disant bonjour avec +des petits mouvements courts et si gentils qu'on ne croyait pas tout à +fait que ce fussent des mouvements humains et que ceux qui aiment les +marionnettes y trouvaient quelque chose de la grâce qu'on rêverait à +d'idéales figurines de la comédie italienne; nous ne le verrons plus se +coulant sans bruit, discret et tranquille, et pourtant laissant deviner +dans toute sa personne je ne sais quoi de rare et d'exquis, de +chimérique aussi, qui faisait de ce vieux monsieur un personnage de +fantaisie, échappé d'une fête à Venise, au temps de Tiepolo. + +Nous ne l'entendrons plus conter des histoires avec l'esprit le plus fin +et le plus vif, parlant, les dents un peu serrées, d'une voix qui +montait à la fin des phrases et amusait étrangement l'oreille. Nous ne +l'entendrons plus nous dire avec une gaieté étincelante et délicate des +aventures anciennes de lettres, d'amour et de théâtre et rappeler en +longs propos, pleins de lyriques hyperboles, les funambules et Pierrot +qu'il aimait plus que tout au monde. Les jeunes poètes n'iront plus, +dans ce beau jardin de la rue de l'Éperon où fleurissaient en tout temps +les camélias bleus, saluer le vieux maître si poli, dont l'âme était +fleurie comme son jardin. Il était charmant et c'est le plus chantant +des poètes de son âge. + +On a remarqué que le mot qu'il employait le plus souvent et qui trahit +par conséquent son état d'esprit habituel est le mot _lyre_. C'est qu'il +fut beaucoup lyrique en effet. Il s'est rendu témoignage à lui-même +quand il a dit, dans l'_envoi_ d'une ballade: + + Prince, voilà tous mes secrets, + Je ne m'entends qu'à la métrique. + Fils du Dieu qui lance les traits, + Je suis un poète lyrique. + +Baudelaire qui fut son contemporain et son ami a très bien dit que les +poésies de l'auteur des _Cariatides_ et des _Stalactites_ témoignent de +«cette intensité de vie où l'âme chante, où elle est contrainte de +chanter, comme l'arbre, l'oiseau et la mer». État d'âme merveilleux et +rare dans lequel, par un singulier privilège, M. de Banville demeura +sans effort durant un demi-siècle. Dieu, dans sa bonté, l'avait fait +naître avec une âme de rossignol. On nous dit qu'à la Font-Georges, près +de Moulins, où s'écoula son enfance, quand il était fatigué de jouer, il +accompagnait sur un violon rouge le ramage des oiseaux. Il grandit, +heureux, sous l'oeil d'une soeur aînée, dans cet Éden dont il a rappelé +depuis le souvenir en strophes renouvelées des poètes de la Renaissance. + + Ô champs pleins de silence, + Où mon heureuse enfance + Avait des jours encor + Tout filés d'or! + + Ô ma vieille Font-Georges, + Vers qui les rouges-gorges + Et le doux rossignol + Prenaient leur vol! + + Maison blanche où la vigne + Tordait en longue ligne + Son feuillage qui boit + Les pleurs du toit! + +Mais ce qui est merveilleux c'est que le violon rouge de la +Font-Georges, Théodore de Banville en ait joué jusqu'à son dernier +soupir. Pendant près de cinquante ans, le poète nous a fait entendre le +violon écarlate, à l'âme sonore, qui ne sait de la vie que la joie. Le +plus habile critique du symbolisme a dit excellemment du chanteur qui +vient de mourir: «Poète il a la joie, la joie des idées, la joie de la +couleur et des sons, la joie suprême des rimes et de l'ode.» Et l'on +peut ajouter à une telle louange, décernée par M. Charles Morice, que +jamais la réflexion n'a troublé cette joie d'enfant et d'oiseau +chanteur. + +Théodore de Banville est peut-être de tous les poètes celui qui a le +moins songé à la nature des choses et à la condition des êtres. Fait +d'une ignorance absolue des lois universelles, son optimisme était +inaltérable et parfait. Pas un moment le goût amer de la vie et de la +mort ne monta aux lèvres de ce gentil assembleur de paroles. + +Sans doute il aima, il chercha, il trouva le beau. Mais le beau ne +résultait pas pour lui de la structure intime des êtres et de l'harmonie +des idées, c'était à son sens un voile ingénieux à jeter sur la réalité, +une housse, une nappe brillante pour couvrir le lit et la table de +Cybèle. Sa jolie infirmité fut de toujours nuer, nacrer, iriser +l'univers et de porter sur la nature un regard féerique qui l'inondait +d'azur et de rose tendre. Il faut croire qu'un jour du temps jadis, dans +un parc cher aux amants, un petit Cupidon, blotti sous un myrte où se +becquetaient des colombes, avait frotté du bout de son aile les lunettes +dont la Providence devait chausser ensuite le nez de M. de Banville; car +sans cela M. de Banville n'aurait pas vu en ce monde seulement des +choses agréables; certains spectacles lui auraient donné l'idée du mal +et de la souffrance qu'il ignora toujours; sans ces lunettes galantes, +M. de Banville n'aurait pas vu l'oeuvre formidable des sept jours sous +l'aspect gracieux qu'il lui découvre sans cesse; il ne l'aurait pas vue +brillante et légère comme le ballet d'Armide. Si, dans son ciel +biblique, l'antique Iaveh prend jamais la fantaisie de lire les vers +descriptifs de M. de Banville, il ne reconnaîtra pas, sous tant +d'ornements, sa rude création, nourrie de sang et de larmes. Il fermera +le livre à la dixième page et s'écriera: «Par Lucifer! je n'ai pas créé +la terre si aimable. Ce poète, qui chante mieux que mes séraphins, +exagère visiblement l'élégance de mes ouvrages.» Je vous ai parlé +souvent de mon professeur de rhétorique, et c'est un ridicule où je +tombe généralement après quelque songerie un peu prolongée. Il faut que +j'aie rêvé en écrivant ces notes nécrologiques. Car voici que je me +rappelle avec exactitude que mon professeur de rhétorique, homme +instruit et fort sensé, nous lut un jour en classe un endroit du _Génie +du Christianisme_ dans lequel Chateaubriand dit qu'il vit trois oeufs +bleus dans un nid de merle. Mon professeur s'arrêta au milieu de sa +lecture pour nous demander, avec cette bonne foi qui faisait le fond de +son caractère, si les oeufs de merle nous paraissaient bleus. + +--À mes yeux, ajouta-t-il, ils sont gris. + +Il resta pensif un moment, répéta plusieurs fois: + +--Ils sont gris, ils sont gris!... + +Puis il reprit avec un soupir: + +--Chateaubriand était bien heureux de les voir bleus! + +Mon professeur avait raison: les poètes sont heureux; ils vivent dans un +univers enchanté; ils voient tout en bleu et en rose. Autant et plus +qu'un autre, M. de Banville eut ce bonheur-là. + +En ce monde, où s'agitent tant de formes lamentables ou vulgaires, M. +Théodore de Banville distingua surtout des dieux et des déesses. Les +Vénus qu'il sut voir ont des chevelures «aux fines lueurs d'or, et leurs +beaux seins aigus montrent des veines d'un pâle azur». + +Ce ne sont point des Grecques. La Vénus des Hellènes est trop pâle. Et +puis elle a le tort d'être géomètre et métaphysicienne. La pensée roule +dans sa belle tête avec l'exactitude d'un astre lumineux parcourant son +zodiaque. Elle médite sur la force qui crée les mondes et en maintient +l'harmonie. Les Vénus de M. de Banville sont vénitiennes. Elles ne +savent pas un mot de mythologie. Ce sont de ces figures dont les +peintres disent qu'elles plafonnent. + +L'olympe du poète est un Olympe de salle de fêtes. En habit de carnaval +héroïque, les dames et les cavaliers vont par couples et dansent avec +grâce sous la coupole peinte, au son d'une molle musique. Et c'est là le +monde poétique de M. Théodore de Banville. + +Rien n'y parle au coeur; rien n'y trouble l'âme. Aucune amertume n'y +corrompt la douceur qu'on y boit par les yeux et par les oreilles. +Parfois la fête se donne dans la Cythère de Watteau, parfois à la +Closerie des lilas, et il y vient des funambules et des danseuses de +corde; parfois même elle se donne dans la baraque de la foire. C'est là +qu'après mille tours merveilleux + + Enfin, de son vil échafaud + Le clown sauta si haut, si haut, + Qu'il creva le plafond de toile, + Au son du cor et du tambour, + Et le coeur dévoré d'amour, + Alla rouler dans les étoiles. + +Théodore de Banville, qui plaçait ainsi un clown dans le ciel comme une +constellation nouvelle, à côté d'Andromède et de Persée, estimait en ces +virtuoses de la dislocation des qualités de souplesse et de fantaisie +qu'il possédait lui-même au plus haut degré, comme poète funambule. Car +ce lyrique fut en poésie, quand il lui plut, un clown sans égal. Notre +vieux Scarron n'est, à côté de lui, qu'un grossier matassin. Que +Théodore de Banville ait inventé le comique particulier du rythme et de +la rime, on l'a nié, et sans doute avec raison. D'ailleurs, personne +n'invente jamais rien. Mais que ce rare poète ait si heureusement et si +abondamment pratiqué cet art de bouffonnerie lyrique, c'est ce qu'on ne +saurait contester. Et la vérité est que cette manière oubliée qui, dans +notre vieille littérature s'appelait le burlesque, il l'a renouvelée, +transformée, embellie, faite sienne de toutes les manières, si bien +qu'on peut dire qu'il a créé un genre. Les _Odes funambulesques_ et les +_Occidentales_ sont peut-être ce qu'il y a de plus original dans l'oeuvre +de Théodore de Banville. Qui ne connaît parmi les lettrés, qui n'essaye +encore de goûter cette satire innocente, aimable, riante qui prête de la +grâce à la caricature et du style à la frivolité, cette folie qui garde +après vingt et trente ans un air de jeunesse, cette muse qui est bien +encore un peu celle des choeurs d'Aristophane et qui, tout en s'amusant à +des espiègleries d'écolière déploie des ailes de Victoire? + +Quand Théodore de Banville n'est pas le poète funambule, il est le poète +virtuose par excellence. On a dit justement qu'il fut le dernier des +romantiques et le premier des parnassiens. Il prit le vers de Hugo, +l'assouplit, le rompit encore, l'étira à l'excès et y alluma des rimes +éclatantes. + +Dans la seconde partie de sa vie et de son oeuvre, M. de Banville s'est +attaché à restaurer les vieux poèmes à forme fixe, rondeau, ballade, +chant royal, lai et virelai. Il a déployé dans ces restitutions une +adresse peu commune et toute l'habileté de main d'un Viollet-le-Duc +poétique. Rien n'empêcherait de philosopher longtemps sur les tentatives +de ce genre. Ce n'est peut-être qu'un amusement. Mais on ne peut nier +qu'il soit délicat. + +Il a exposé ses théories poétiques dans un petit manuel de poésie qu'on +lit avec agrément, mais qui ne témoigne pas de beaucoup de savoir ni de +réflexion. C'est de la métaphysique de rossignol. Au demeurant, la +théorie du vers français est obscure et difficile et ce n'est peut-être +pas affaire aux poètes à la constituer. + +Il ne serait pas permis, même dans ces notes nécrologiques, d'oublier +que M. de Banville a donné au théâtre des pièces qui ont été applaudies. +_Gringoire_ est resté au répertoire de la Comédie-Française. + +Il importe de dire aussi que M. de Banville a écrit des contes en prose +et même tout récemment un petit roman _Marcelle Rabe_. Je trouve à +propos dans un élégant recueil de critique, qui vient de paraître, +_Profils et Portraits_, quelques remarques fort justes sur ces _Contes +héroïques_ et _féeriques_, de Théodore de Banville. «Dans ces contes, +dit M. Marcel Fouquier, il arrive que la pensée soit trop bien mise, +avec une élégance un peu tapageuse. Le clinquant des broderies ou la +richesse de l'étoffe, fait qu'on ne distingue plus la trame fine et +forte du récit. Mais cette trame existe quand même, et la psychologie de +ces contes, quand ils ne sont pas seulement de modernes contes de fées, +est parfois d'un dramatique curieux ou d'un intérêt nuancé.» J'ajouterai +que cette psychologie en est parfois étrangement déraisonnable. Mais ce +n'est point un reproche à la mémoire de Théodore de Banville qui fut une +si belle créature de Dieu, qu'il n'avait pas besoin d'avoir raison pour +être aimable. Il est mort jeune à soixante-huit ans: c'était un poète. +Que sa tombe soit blanche et riante, qu'on y sculpte une lyre et qu'on y +plante un jeune laurier! + + + + +M. GASTON BOISSIER + +L'ÉGLISE ET LES LETTRES AU IVe SIÈCLE[24] + + +Après avoir étudié, dans une suite d'ouvrages justement estimés, le +monde romain depuis César et Cicéron jusqu'à Marc-Aurèle et Fronton[25], +M. Gaston Boissier a été amené naturellement à considérer le mouvement +des esprits dans la période agitée qui va de Constantin à la chute de +l'empire. C'est le sujet de son nouveau livre, la _Fin du paganisme_, +qui ne le cède aux précédents ni pour l'intérêt des questions qui y sont +traitées, ni pour le bon sens ingénieux des idées, ni pour l'agréable +facilité du style, et qui offre au grand public des lettrés et des +curieux beaucoup de parties nouvelles. Prenant l'Église chrétienne à son +triomphe, c'est-à-dire au point à peu près où M. Renan l'avait laissée +dans le septième et dernier tome des _Origines_, M. Gaston Boissier la +suit dans ses rapports avec le vieil empire auquel elle s'est enfin +imposée, dans sa lutte avec le paganisme qui périt non sans majesté, et +surtout dans l'accommodation, qui s'opéra alors, des idées anciennes au +culte nouveau. Il a laissé volontairement dans l'ombre les événements +politiques, renvoyant, pour la suite des faits, aux histoires de M. le +duc de Broglie et de M. Victor Duruy; par contre, il s'est attaché à +montrer les relations de l'Église et de l'École, à marquer, si je puis +dire, la latinisation des galiléens. Pour mener à bien cette enquête +importante et, dans son ensemble, nouvelle, il a interrogé surtout les +écrivains qui pouvaient le mieux le renseigner, poètes chrétiens ou +païens, philosophes, polémistes, apologistes, et demandé selon son +expression, à la littérature des leçons d'histoire. Il l'a fait avec une +adroite curiosité. Chez lui l'humaniste précède l'historien et apporte +avec bonheur à l'histoire la contribution des lettres. C'est par +l'examen des livres qu'il pénètre dans le vif des moeurs, des idées et +des sentiments. Il excelle à tirer des écrits qu'il analyse le secret +des âmes. Faire ainsi sortir la vie de ces pages qui semblaient mortes, +c'est charmant cela! Et si ensuite on s'aperçoit que ces fines analyses +ne sont pas reliées entre elles par des liens très solides, si l'on sent +parfois le manque de suite et de continuité, si l'on reconnaît à la +longue qu'on ne voyage pas sur un large continent, mais que plutôt on +saute d'île en île, il faudra reconnaître encore que M. Gaston Boissier +a si bien jeté ses cyclades, les a semées avec tant de raison et de +goût, que le voyage n'en est ni moins instructif ni moins agréable. +Voilà une louange que tout le monde lui donnera. Il en mérite une autre +encore plus grande et plus haute. Il est tolérant et modéré; mais c'est +ce dont les modérés et les tolérants sauront seuls le féliciter. Pour ma +part, je goûte infiniment la bienveillante fermeté de son esprit. Il +n'est en histoire, ni païen ni chrétien, et n'a d'autre parti que celui +de la sagesse et de la modération. Sans lui donner toujours raison, je +le trouve toujours raisonnable, et la grande marque qu'il est un +historien honnête homme, c'est qu'on s'en veut presque à soi-même de +n'être pas toujours de son avis. Je ne puis m'empêcher pourtant de +trouver qu'il est trop indulgent pour Constantin, bien qu'il le soit +moins que M. le duc de Broglie. Au contraire, il m'a semblé dur pour +Julien. C'est un sujet sur lequel je ne puis trop m'étendre. + +J'y reviendrai, car il me tient au coeur. Il y a aussi les manichéens +pour lesquels M. Boissier montre, en passant, un mépris excessif, sans +doute parce qu'ils soutenaient çà et là quelques absurdités trop +sensibles. Il ne considère pas assez qu'ils étaient théologiens. Il +s'étonne que saint Augustin ait pu être manichéen, comme s'il n'y avait +pas dans le manichéisme de quoi séduire un rhéteur africain d'un esprit +barbare et subtil, jamais plus heureux que quand il lui fallait +raisonner en dépit de toute raison, au reste le plus fier génie de son +temps et l'une des plus grandes âmes de toute l'humanité. Mais laissons +les manichéens qui n'ont guère affaire ici. Si M. Gaston Boissier use de +ménagements à l'endroit de Constantin, on voit bien pourtant que +Constantin n'est pas un prince selon son coeur; on voit bien qu'il +n'approuve pas les mesures violentes qui ont suivi l'édit de Milan. +L'empereur dont la politique a toutes ses préférences c'est Valentinien +Ier qui assura la paix religieuse à l'empire. Valentinien était un +chrétien zélé, un homme ignorant et dur, qui vivait, dit-on, dans la +compagnie de deux ourses domestiques. Mais il ne persécuta point ses +sujets pour leur foi, hors peut-être les ariens. La paix qu'imposa la +sagesse de ce prince dura dix-huit années, pendant lesquelles chrétiens +et païens avaient également accès aux grands emplois. Collègues dans les +mêmes magistratures, associés aux mêmes affaires, assis dans les mêmes +conseils, ils apprenaient à se souffrir les uns les autres et ils +oubliaient leurs querelles religieuses. La tolérance avait très vite +ramené la concorde. Cette trêve de Valentinien a inspiré à M. Gaston +Boissier des réflexions excellentes qu'il faut citer tout entières. + + Le conseil de Valentinien devait ressembler à celui de beaucoup de + princes de nos jours. On y voyait siéger ensemble des personnes de + religion différente, occupant des magistratures semblables, + associées aux mêmes affaires. Nous regardons comme une grande + victoire du bon sens, qui a coûté des siècles de combats, qu'on ait + fini par ne plus demander compte à ceux qu'on admet aux emplois + publics du culte qu'ils professent et par croire qu'ils peuvent + être séparés sur tout le reste, pourvu qu'ils soient unis par le + désir d'être utiles à leur pays. Les Romains du IVe siècle y + étaient arrivés du premier coup. La nécessité leur avait fait + trouver une sorte de terrain commun sur lequel les gens de tous les + partis pouvaient se réunir: c'était le service de l'État, auquel + les païens résolus, comme Symmaque ou Ricomer, et des chrétiens + pieux, comme Probus ou Mallius Theodorus, consacraient leur vie + avec un dévouement, une fidélité qui ne se sont jamais démentis. + + Au fond, ces grands personnages ne s'aimaient guère; mais + l'habitude de se fréquenter, d'être assis dans les mêmes conseils, + de travailler à la même oeuvre, avait amené entre eux une sorte + d'accord et de tolérance réciproque dont l'empire aurait tiré un + grand profit, s'il avait su s'en servir. On a cru longtemps qu'un + pays ne peut subsister dans sa force et dans son unité que si tous + les citoyens partagent les mêmes croyances. On pense aujourd'hui + que, même divisés entre des religions différentes, ils peuvent + s'entendre et s'unir quand il s'agit du bien commun et que la + diversité des cultes n'est pas une cause nécessaire + d'affaiblissement pour le sentiment national. C'est la condition de + la plupart des États modernes; elle ne nuit pas à leur prospérité + et il n'y avait pas de raison pour que l'empire romain s'en trouvât + plus mal qu'eux. + +L'esprit de tolérance dont témoigne cette page anime tout le livre. Mais +M. Gaston Boissier est visiblement satisfait quand cet esprit l'incline +du côté des chrétiens. Car, tout cicéronien qu'il est, il les aime et +c'est peut-être eux qu'en secret il préfère, à condition toutefois +qu'ils ne manquent pas trop de grammaire et de prosodie. + +Les grands évêques patriciens et lettrés du IVe siècle, à qui ne faisait +défaut ni la politesse ni la politique, lui plaisent entre tous, et il +en fait d'excellents portraits. S'étant avisé que l'un deux, saint +Ambroise, soutint un jour, d'aventure, la liberté de conscience, il ne +manque pas de mettre cette attitude en relief, d'une manière d'ailleurs +assez piquante. C'était dans la fameuse polémique avec Symmaque au sujet +de cette statue de la Victoire que l'empereur avait fait enlever du +Sénat. Les sénateurs païens qui avaient coutume de brûler de l'encens +sur un autel placé devant la déesse, demandaient le rétablissement de la +statue. Ils étaient nombreux et même ils formaient parfois la majorité. + +Saint Ambroise, très honnête homme mais un peu iconoclaste à mon sens, +déclarait au contraire que, si l'idole avait été enlevée, c'était au nom +de la liberté des croyances que le pouvoir avait pris cette mesure +équitable. «Était-il juste en effet, disait-il, que les sénateurs +chrétiens fussent forcés d'assister à des cérémonies dont ils avaient +horreur? Pourquoi voulait-on à toute force les en rendre témoins, si ce +n'était pour les en faire complices?» + +Et, après avoir cité ces paroles, notre historien prend plaisir à +montrer que l'évêque de Milan invoque là une raison qui a été beaucoup +reprise de nos jours par nos libres penseurs qui ne souffrent point +d'emblèmes religieux en dehors des églises, sous prétexte qu'ils sont +une injure pour ceux qui professent d'autres croyances ou même qui n'en +professent aucune. Et il met ainsi saint Ambroise un peu malicieusement +du côté des défenseurs les plus modernes et les plus impétueux de la +liberté de conscience. + +On voit, par ces exemples, que M. Gaston Boissier ne craint pas ces +rapprochements du présent et du passé qui abondent dans les livres +historiques de M. Ernest Renan et qui sont permis même aux archéologues +les plus sévères, car on en retrouve plusieurs jusque dans le +_Mithridate_ de M. Théodore Reinach. + +Nous avons indiqué l'esprit du livre. Il est temps d'en préciser le +sujet principal, qui est, autant qu'on peut l'énoncer en si peu de mots, +l'appropriation de la culture antique et païenne aux besoins de la +chrétienté triomphante. Les premières générations chrétiennes n'avaient +de culture d'aucune sorte. La foi au Crucifié s'était répandue d'abord +parmi les humbles et les simples, parmi de très petites gens que +dédaignait une société vieille et fière. Ces ignorants possédaient, il +est vrai, de petits livres exquis. Les évangiles canoniques ont une +saveur délicieuse dont nous sommes très friands aujourd'hui, mais qui +eût soulevé le coeur d'un Pline ou d'un Sénèque. L'aristocratie du monde +romain formée à l'École, experte en rhétorique, nourrie des +chefs-d'oeuvre de l'antiquité, n'aurait pas entendu sans dégoût le +langage barbare et bas d'un Luc ou d'un Matthieu. Cela nous paraît bien +étrange. Pourtant, si nous recherchions depuis combien de temps on a +reconnu le mérite littéraire des Évangiles, il nous arriverait peut-être +de découvrir que c'est depuis quatre-vingt-dix ans environ. Au moyen +âge, on ne prenait pas garde à cette sorte de mérite. Et l'on aurait +bien surpris un homme pieux du XVIIe siècle ou du XVIIIe, si on lui +avait dit que ces livres sacrés étaient aussi des monuments littéraires +de quelque valeur. Le beau monde méprisait ces pauvres gens qui +goûtaient en secret le rafraîchissement du Christ et attendaient le +règne de Dieu sur la terre. «Il y a, disait Celse, une nouvelle race +d'hommes, nés d'hier, sans patrie ni traditions antiques, ligués contre +toutes les institutions civiles et religieuses, poursuivis par la +justice, généralement notés d'infamie et se faisant gloire de +l'exécration commune: ce sont les chrétiens.» Des malheureux ainsi +traités ne pouvaient pas beaucoup souffrir de l'humilité de leur +littérature. Mais quand le christianisme eut pénétré dans les hautes +classes de la société et fait des prosélytes parmi les avocats et les +rhéteurs, ceux qui le dirigeaient se trouvèrent dans un grand embarras. +Le nouveau culte n'avait point d'écoles et il n'en pouvait avoir. +Comment instruire la jeunesse chrétienne? L'envoyer aux écoles des +païens? On y commentait des livres tout pleins de l'histoire abominable +des dieux. Mais laisser les fils des riches familles chrétiennes dans +l'ignorance des lettres profanes, c'était les abaisser au niveau de la +plèbe, leur ôter l'espoir de parvenir aux dignités, les abattre du rang +où les plaçait leur naissance et remettre ainsi aux païens l'avantage +des emplois et du pouvoir. Une telle conduite eût été insensée. Aucun +docteur, pas même Tertullien, ne conseilla de la tenir. Les petits +chrétiens riches allèrent à l'école, et ils y apprirent, sous la férule +du maître, à côté des petits païens, les mensonges des poètes. On +imagine difficilement ce qu'était alors l'école, et l'importance que la +belle société romaine attachait à la grammaire, à la rhétorique et à la +poésie. Ces Romains de la décadence, qui étaient en réalité beaucoup +plus polis, plus honnêtes, plus candides, plus vertueux que nous ne +croyons, gardaient avec une sorte de piété le trésor intellectuel qu'ils +ne pouvaient plus accroître. Ils étaient très littéraires et croyaient +de bonne foi qu'il n'y a pas d'occupation plus digne d'un honnête homme +que de faire de longues phrases ou de petits vers. Au IVe siècle, le +beau style et la rhétorique menaient à tout, même à l'empire. On n'y +pouvait résister quand on était honnête homme, et précisément les +chrétiens étaient devenus honnêtes gens. «L'Église, toute-puissante (je +cite M. Boissier), ne fit aucune tentative pour créer une éducation +nouvelle qui fût entièrement conforme à ses doctrines.» + +Sortis des écoles païennes, les chrétiens n'eurent point une façon +particulière d'écrire, et, hors le cas où ils affectaient un langage +populaire pour être entendus des ignorants, ils continuèrent comme les +païens la vieille littérature de Rome. Ils imitèrent Cicéron dans leurs +dialogues et Virgile dans leurs poèmes. Au IIIe siècle, il est vrai, un +chrétien, peut-être un évêque, le poète Commodien, avait composé des +ouvrages populaires en vers où le rythme remplaçait la mesure et qui ne +devaient rien à l'école. Mais il ne fut pas suivi et la poésie +chrétienne se coula dans le moule antique, comme M. Boissier le montre +par l'exemple de saint Paulin de Nole et de Prudence. + +On peut dire que l'Église triomphante fut vaincue par l'École. Cette +victoire des lettres et du génie antique eut des conséquences +incalculables. Elle sauva une part précieuse des richesses de l'esprit +humain. Elle n'empêcha pas la barbarie et la longue rudesse des sociétés +nouvelles. Mais, en conservant la tradition, elle assura la revanche des +Muses pour le jour où l'antique Apollon devait l'emporter, une fois +encore, sur le Galiléen dans l'Italie, à Rome et jusque dans le palais +du pape, converti lui-même au paganisme des arts. Elle rendit possibles +la Renaissance italienne et la Renaissance française, et les +chefs-d'oeuvre de ce siècle classique où un évêque conta les aventures du +fils d'Ulysse. + +Qu'est-ce donc que cette beauté antique que rien n'a pu vaincre et qui +n'est qu'endormie quand on la croit morte? On raconte qu'à Rome, le 18 +avril 1485, des ouvriers lombards, qui creusaient la terre sur la voie +Appienne, découvrirent un tombeau de marbre blanc. Le couvercle étant +soulevé, on trouva une jeune vierge qui, par l'effet des aromates ou par +un prodige de la magie antique reposait toute fraîche dans cette couche +fidèle. Ses joues étaient roses et souriaient, sa chevelure coulait à +longs flots sur sa blanche poitrine. Le peuple, ému d'enthousiasme et +d'amour, porta la vierge dans son lit de marbre au Capitole où la ville +entière vint la contempler longuement en silence, car, dit le +chroniqueur, sa beauté était plus grande mille fois que celle des femmes +de nos temps. Enfin, Rome fut si fort agitée à la vue de cette vierge, +dont la forme divine triomphait de la mort, que le pape en prit de +l'inquiétude; et, craignant qu'un culte païen et impie ne vînt à naître +aux pieds de la belle exhumée, il la fit dérober nuitamment et ensevelir +en secret. Mais ce n'était pas en vain que les hommes avaient un moment +contemplé son visage. + +Elle était la beauté antique: pour l'avoir seulement entrevue, le monde +se mit à refleurir. Et aussitôt commença la renaissance des lettres et +des arts. M. Gaston Boissier, qui est avant tout un humaniste, me +pardonnera si ce beau symbole a passé dans mon esprit encore tout occupé +de la _Fin du paganisme_. + + + + +L'EMPEREUR JULIEN[26] + + +Nous avons, la dernière fois, considéré dans son ensemble le livre de M. +Gaston Boissier. Je voudrais aujourd'hui rouvrir cet excellent ouvrage +et m'arrêter un peu sur les pages consacrées par l'historien humaniste à +l'oeuvre politique et religieuse de l'empereur Julien. Julien est un +homme vraiment extraordinaire. Il était tout enfant quand mourut +Constantin, son oncle; échappé seul avec Gallus, son frère, au massacre +de toute sa famille, il grandit dans la triste et molle prison de +Césarée, où le retenait Constance qui ne pouvait se résoudre ni à le +laisser vivre ni à le faire périr. Cette existence de prince oriental +aurait dû le rendre imbécile et cruel. Gallus n'y résista pas: il en fut +abêti. Julien en sortit intelligent et bon, actif et chaste comme s'il +avait été nourri parmi des stoïciens. Rien de plus capricieux que le +despotisme. Constance permit à Julien, parvenu à l'âge d'homme, +d'étudier à Athènes et à Constantinople. Mais la vie du jeune prince +était sans cesse menacée: il devait s'attendre à tout moment à recevoir +la mort ou la pourpre. C'est la pourpre qu'il reçut. Il la dut à +l'impératrice, la belle et sage Eusébie, qui l'aimait. Elle sut obtenir +pour lui du faible Constance le titre de César et le gouvernement des +Gaules. La nature du sentiment qui unissait Eusébie et Julien n'est +guère douteuse. Mais de tous les hommes qui durent leur fortune à +l'amour, Julien est peut-être celui qui prit le moins de soin de plaire +aux femmes. Il fallait qu'Eusébie eût des goûts assez rares dans son +sexe pour s'attacher à un jeune homme si austère. Julien, petit et +trapu, n'était pas beau, et il affectait, par sa négligence volontaire, +de rendre sa personne plus disgracieuse qu'elle n'était naturellement. +Il portait une barbe de bouc où le peigne ne passait jamais. Sa +faiblesse était de croire qu'une barbe est philosophique quand elle est +sale. Il négligeait de se faire tailler les cheveux. Il avait les ongles +noirs et les mains tachées d'encre, et il s'en vantait. Son affectation, +après tout innocente, était de paraître rude, gauche et rustique. Il se +comparait lui-même complaisamment au bourru de la comédie. Comme sa +famille était originaire de Mésie, il aimait à dire qu'il était un +sauvage, un vrai paysan de l'Ister. Tel qu'il était, Eusébie l'aima. +C'est à elle qu'il dut la vie et le pouvoir. Et quand il partit pour les +Gaules, elle lui fit un présent dont il fut plus satisfait que de la +pourpre. Elle lui donna des livres, toute une vaste bibliothèque de +poètes et de philosophes. Julien lui en fut reconnaissant et lorsqu'il +composa le panégyrique de l'impératrice, il n'eût garde d'oublier une +libéralité qui lui avait été si douce. «Eusébie, dit-il, me donna une +telle quantité de livres que j'eus de quoi satisfaire pleinement mon +désir, quelque insatiable que fût mon avidité pour ce commerce de +l'esprit, et qu'ainsi, la Gaule et la Germanie devinrent pour moi un +musée de lettres helléniques. Sans cesse attaché à ce trésor, je ne +saurais oublier la main qui me l'a donné. Quand je suis en expédition, +un de ces livres ne manque point de me suivre comme partie de mon bagage +militaire.» + +Ce jeune César, bibliothécaire et philosophe, qui n'avait quitté qu'à +regret le manteau court des Athéniens, faisait d'abord un plaisant +soldat. Marchant courbé, les yeux à terre comme un écolier, il avait +grand'peine à marquer le pas sur l'air de la pyrrhique, et tandis que, +ceint de la cuirasse, il s'exerçait au métier militaire, il murmurait +entre les dents: «Voilà qui me va comme une selle à un boeuf!» Et, par +intervalles, il soupirait: «Ô Platon!» Enfin, c'était, comme le dit le +bon Ammien Marcellin, un jeune élève des Muses, nourri, nouvel Erechtée, +dans le giron de Minerve, sous les pacifiques ombrages de l'Académie. +Mais il avait l'âme ingénieuse et forte; après quelques semaines, il +devint un dur soldat, un capitaine habile. Ses campagnes de Germanie +sont dignes d'un Trajan. En quatre années, Julien passa trois fois le +Rhin, délivra vingt mille prisonniers romains, réduisit quarante villes +fortes et se rendit maître de tout le pays. Cependant il restait +l'écolier d'Athènes, le disciple des philosophes. Il allait de ville en +ville montrant aux barbares sa douceur et sa simplicité. Dans sa chère +Lutèce, où il avait établi ses quartiers, il menait cette vie de +méditations et d'austérités qui, selon ses maîtres néoplatoniciens, est +la vie excellente. Il jeûnait et priait pour être digne d'avoir commerce +avec les dieux, et, en effet, il eut des visions qu'Ammien Marcellin a +rapportées. C'est là, dans le palais des Thermes, dont les ruines +entendent aujourd'hui, chaque soir, les chansons des étudiants, que +Julien fut proclamé Auguste par ses soldats. À défaut de couronne mieux +appropriée, ils offrirent à Julien un diadème de femme, qu'il repoussa +avec le doux mépris d'un philosophe. On lui tendit ensuite un frontail +de cheval, dont il ne voulut pas non plus. Les soldats étaient fort +embarrassés, quand un hastiaire, détachant son collier de porte-dragon, +le mit sur la tête du nouvel Auguste. + +La mort de Constance étant survenue à propos pour éviter la guerre +civile, Julien, reconnu par tout l'empire, n'eut pas à combattre +l'Auguste, mais à l'ensevelir. + +On raconte qu'un jour, dans une ville dont j'ai oublié le nom, tandis +que Julien, nouvellement revêtu de la pourpre, traversait les rues au +milieu des acclamations du peuple, une vieille femme aveugle, levant le +bras vers le jeune César, s'était écriée d'une voix prophétique: «Voilà +celui qui rétablira les temples des dieux!» Alors Julien était chrétien +comme son père. Par les ordres de Constance, il avait été formé dès +l'enfance à la piété galiléenne; même il avait reçu les ordres mineurs +et lu l'Évangile au peuple, dans l'église de Césarée. Pourtant, cette +femme avait raison, et quelque pieux ennemi des chrétiens, Libanius ou +Maxime d'Éphèse, pouvait la proclamer inspirée du ciel, ou croire que +Minerve elle-même, comme au temps d'Homère, avait pris le visage d'une +mortelle pour encourager son ami à la sagesse. Julien, élevé à l'empire, +devait accomplir dans son illustre règne de quelques mois ce qu'avait +annoncé la vieille aveugle. Il n'avait jamais été galiléen que par force +et, tout jeune, il détestait le christianisme comme la religion de ses +oppresseurs et des meurtriers de toute sa famille. Tandis qu'il +fréquentait à Nicomédie les tombeaux des martyrs, il méditait sur les +mystères de la bonne déesse et sur la divinité du Soleil. Chrétien en +apparence, il était helléniste dans son coeur. «C'était, dit Libanius, au +contraire de la fable, le lion qui prenait la peau de l'âne.» Et +Libanius dit encore que Julien, devenu Auguste, brisa comme un lion +furieux tous les liens qui l'attachaient au christianisme. + +Il n'est pas possible de faire le dénombrement exact des chrétiens et +des païens de l'empire à l'avènement de Julien. On peut croire qu'en +Égypte et dans toute la province d'Afrique les forces numériques des +galiléens et celles des hellénisants étaient à peu près égales. Il est +certain qu'en Asie, au contraire, la population des villes était +chrétienne en grande majorité. En Syrie, dans le Pont, en Cappadoce, en +Galatie, les paysans eux-mêmes étaient chrétiens. En Europe, le +christianisme n'avait guère pénétré dans les campagnes; là, le _pagus_, +le village, demeuré idolâtre, devait donner son dernier nom à la vieille +religion abolie. Mais les cultes rustiques de l'Italie et de la Gaule +n'avaient rien de commun avec le mysticisme savant des rhéteurs et des +philosophes hellénisants. Quant aux villes d'Occident, celles de langue +grecque étaient plutôt galiléennes et celles de langue latine plutôt +païennes. Mais c'est là une distinction qu'on n'oserait pas maintenir +avec beaucoup de rigueur. En résumé, les chrétiens l'emportaient sans +doute par le nombre sur les hellénistes et les païens réunis. + +Ils tenaient les charges et les emplois, ne le cédant aux hellénistes +que dans l'École qui était, il est vrai, une grande puissance dans la +société du IVe siècle. En l'état des choses, un politique n'eût pas +relevé les autels renversés par Constantin. Mais Julien n'était pas un +politique. C'était un croyant et même un illuminé. Il rétablit le culte +et les sacrifices pour l'amour des dieux et non point en considération +des hommes. Théologien profond et moraliste austère, il agit d'après les +suggestions de sa conscience et les mouvements d'une foi exaltée par le +jeûne et l'insomnie. Il ne dormait pas. La nuit, à peine étendu sur sa +natte grossière, il se relevait pour écrire ou pour méditer. On frémit à +la pensée d'un empereur qui ne dort jamais. Ses écrits témoignent de son +exaltation mystique. Voici ce qu'il nous dit dans un de ses petits +traités de théologie: + +«Dès mon enfance, je fus pris d'un amour violent pour les rayons de +l'astre divin. Tout jeune, j'élevais mon esprit vers la lumière éthérée; +et non seulement je désirais fixer sur elle mes regards pendant le jour, +mais la nuit même, par un ciel serein et pur, je quittais tout pour +aller admirer les beautés célestes. Absorbé dans cette contemplation, je +n'entendais plus ceux qui me parlaient et je perdais conscience de +moi-même.» + +Personne ne contestera la sincérité de ces effusions. Julien était un +homme religieux. Cela ne fait point de doute. On s'accorde moins bien +sur le caractère de la religion qu'il professait. M. Gaston Boissier y +veut voir un culte nouveau, artificiel, dont Julien était l'inventeur et +qu'il tirait tout entier, dogme par dogme, de son cerveau échauffé. Mais +on ne conçoit pas comment un culte de ce genre aurait pu être instauré +en quelques mois. Je crois, au contraire, que Julien rétablit la vieille +religion dans les formes qu'elle avait prises alors. + +Cette religion n'était point le paganisme si l'on entend par ce mot +l'idolâtrie populaire; ce n'était pas non plus le polythéisme, depuis +longtemps remplacé, dans l'esprit des Romains lettrés, par la notion du +dieu unique et de la providence divine. C'était l'hellénisme, pour la +désigner par le nom qu'on lui donnait alors. Julien était un théologien +subtil; à l'exemple de ses maîtres, il interprétait ingénieusement les +mythes anciens. Il n'était pas novateur le moins du monde. Ses idées sur +le Soleil et sur la mère des dieux sont tirées de Porphyre et de +Jamblique. Il manifeste en divers endroits de ses écrits son dessein de +ne point s'écarter des doctrines de Jamblique. «Suivons, dit-il, les +traces récentes d'un homme, qu'après les dieux je révère et j'admire à +l'égal d'Aristote et de Platon.» Et ailleurs: «Prends les écrits du +divin Jamblique et tu y trouveras le comble de la sagesse humaine». Or +Porphyre et Jamblique n'étaient pas seulement des philosophes +néoplatoniciens, c'étaient aussi des thaumaturges et des mages. Quand +ils priaient, leur corps s'élevait du sol à plus de dix coudées, et leur +visage comme leurs vêtements prenaient une éclatante couleur d'or. Ces +néoplatoniciens donnèrent aux religions de la Grèce leur dernière forme +savante et bizarre. C'est cette forme que rétablit Julien. Il la +restitua, mais ne l'inventa pas. On est amené à reconnaître qu'à ce +moment de l'humanité un esprit religieux était contraint de choisir +entre le mysticisme des néoplatoniciens et le dogmatisme chrétien. Et si +l'on compare ces deux manières d'envisager le divin, on s'aperçoit bien +vite qu'elles ne diffèrent pas autant que les théologiens l'ont cru. +Sans prétendre, avec l'habile et singulier Émile Lamé, que Julien ait +été plus chrétien que les chrétiens, il faut reconnaître que l'apostat +se rapprochait beaucoup par la doctrine et par les moeurs de l'Église +qu'il voulut détruire et qui, triomphante, jeta pendant quatorze +siècles, l'anathème à sa mémoire. Il n'est pas vrai que Julien ait +laissé aux chrétiens, comme dit M. Boissier, «l'avantage de ce dieu +unique et universel qui veille sur toutes les nations sans distinction +et sans préférence». Le dieu un et triple de Julien ressemble, au +contraire, beaucoup à la trinité de saint Athanase et des chrétiens +hellénisants. Julien et Libanius étaient platoniciens; les Basile et les +Athanase l'étaient aussi. Que fit, en somme, cet honnête entêté de +Julien sinon remplacer la trinité chrétienne par la triade alexandrine, +le dieu unique des chrétiens par le dieu unique des philosophes, le +Logos ou Verbe fils par le roi soleil, l'Écriture et la révélation par +l'explication des mythes, le baptême par l'initiation aux mystères, la +béatitude éternelle des saints par l'immortalité des héros et des sages? +Ces idées vues à distance sont comme des soeurs qui se ressemblent et ne +se reconnaissent pas. Et si l'on regarde à la morale de Julien, on est +encore plus frappé de voir qu'un même idéal de pauvreté, de chasteté et +d'ascétisme coule des sources alexandrines et des sources galiléennes. +L'apostat vécut comme un saint. Ammien Marcellin, témoin de toute sa +vie, nous apprend qu'après la mort de sa femme Hélène, il resta étranger +à tout commerce charnel. «Cette continence, ajoute le doux Ammien, était +grandement favorisée par les privations de nourriture et de sommeil +qu'il s'imposait et qu'il observait dans son palais avec la même rigueur +que dans les camps.» + +Comme un père de l'Église, Julien fit profession de haïr et de fuir les +jeux du cirque. Il tenait pour honteux de regarder danser des femmes et +des jeunes garçons beaux comme des femmes. Il couchait sur une natte, +ainsi qu'un ascète, et jusqu'à la négligence où il laissait sa barbe et +ses ongles sent en lui la vertu chrétienne. + +Pourtant l'hellénisme, souple dans ses dogmes, ingénieux dans sa +philosophie, poétique dans ses traditions, eût coloré peut-être l'âme +humaine de teintes variées et douces, et c'est une grande question de +savoir ce qu'eût été le monde moderne s'il avait vécu sous le manteau de +la bonne déesse et non à l'ombre de la croix. Par malheur, cette +question est insoluble. Julien n'a pas réussi. Son oeuvre a péri avec +lui. Avec lui sont tombées les espérances que Libanius exprimait avec un +noble et candide enthousiasme, alors qu'il s'écriait: + +«Nous voilà vraiment rendus à la vie; un souffle de bonheur court par +toute la terre, maintenant qu'un dieu véritable, sous l'apparence d'un +homme, gouverne le monde, que les feux se rallument sur les autels, que +l'air est purifié par la fumée des sacrifices.» + +Il serait permis du moins de rechercher si la tentative de Julien était +aussi insensée qu'on a dit. Il semble qu'elle n'eut pas de commencements +malheureux. L'enthousiasme était grand dans les villes et l'empereur fut +obligé d'interdire par édit les applaudissements qui accueillaient son +entrée dans les temples. Comme sous Constantin, mais en sens contraire, +il y eut de nombreuses conversions et entre autres celle de Pégase, +évêque d'Ilion. Ces résultats furent obtenus dans un règne si court +qu'il en faut compter le temps non par années, mais par mois. Il est +certain, par contre, que des difficultés nouvelles surgissaient de jour +en jour et que la situation était à la mort de Julien moins bonne qu'à +son avènement. Mais il ne faut pas affirmer que la tentative était +impossible. Nous n'en savons rien. Était-elle d'ailleurs si inopportune +dans une société qui sentait le besoin impérieux d'une religion +universelle et que les disputes incessantes des sectes chrétiennes +commençaient à lasser? + +Si Julien s'est trompé (et il s'est trompé en définitive, puisqu'il n'a +pas réussi), du moins s'est-il trompé comme un honnête homme. Nous avons +vu qu'il était sincère. Il unissait la tolérance à la foi et c'est une +rare et belle alliance. Il est vrai que cette modération lui a été +contestée. M. le duc de Broglie a voulu faire de Julien un persécuteur; +mais l'embarras qu'il y éprouve est l'indice, chez un historien si +habile, d'une situation fausse. Julien s'est toujours montré contraire +aux mesures violentes et à cet égard il est unique dans le monde romain. + +«J'ai résolu, dit-il, d'user de douceur et d'humanité envers les +galiléens; je défends qu'on ait recours à aucune violence et que +personne soit traîné dans un temple ou force à commettre aucune autre +action contraire à sa volonté.» + +Il n'a jamais démenti ces belles paroles et il disait encore peu de +temps avant sa fin: + +«C'est par la raison qu'il faut convaincre et instruire les hommes, non +par les coups, les outrages et les supplices. J'engage donc et toujours +ceux qui ont le zèle de la vraie religion à ne faire aucun tort à la +secte des galiléens, à ne se permettre contre eux ni voies de fait ni +violences. Il faut avoir plus de pitié que de haine envers des gens +assez malheureux pour se tromper dans des choses si importantes.» + +Et ce qu'il y a d'intéressant chez Julien, c'est qu'il est à la fois un +croyant exalté et un philosophe plein d'humanité. Il a donné au monde ce +spectacle unique d'un fanatique tolérant. + +Partial et débonnaire, cet empereur recourt pour défendre l'orthodoxie +aux subtilités du raisonnement et à l'ironie philosophique. Il raille +ceux qu'il pourrait mettre à mort et, comme il se moque avec esprit, on +dit qu'il est intolérant. Nourri dans la violence romaine et dans la +cruauté byzantine, il semble n'avoir appris que le respect de la vie +humaine et le culte de la pensée. Il est empereur, et pour punir ses +sujets qui l'ont offensé, lui et les dieux, il écrit contre eux une +satire dans le goût des traités de Lucien. Et c'est un adversaire très +dangereux, car tout mystique qu'il est et, malgré son astrologie, il a +l'esprit acéré. + +Au début de son principat, sa clémence ingénieuse rappelle les évêques +exilés par Constance. Ce sont des ariens qu'il déchaîne sur l'Église. +«Car il savait, dit Ammien, que les chrétiens sont pires que des bêtes +féroces quand ils disputent entre eux.» Sans persécuter les chrétiens, +il leur fit beaucoup de mal en leur retirant le droit d'enseigner la +rhétorique. Qu'ils laissent aux hellénistes, disait-il, le soin +d'expliquer Homère et Platon et qu'ils aillent dans les églises des +galiléens interpréter Luc et Matthieu. Il eut l'idée, un peu trop +piquante, de relever le temple de Jérusalem pour faire mentir les +prophéties de Jésus-Christ. Il mourut chez les Perses sans avoir réalisé +ce projet. Il avait soumis l'Arménie, la Mésopotamie, passé le Tigre et +pris Ctésiphon quand il fut frappé mortellement d'une flèche au foie. +Ammien Marcellin, témoin de sa mort, a conservé ses dernières paroles. +Il n'est pas probable que Julien les ait prononcées telles que +l'historien les rapporte, et le discours est peut-être entièrement +supposé. Il n'en exprime pas moins les pensées véritables de Julien que +son biographe avait surprises dans une longue et constante intimité. +C'est le testament de cet homme extraordinaire. Il lui fait trop +d'honneur pour que je ne le cite pas tout entier. + +«Mes amis et mes compagnons; la nature me redemande ce qu'elle m'avait +prêté; je le lui rends avec la joie d'un débiteur qui s'acquitte et non +point avec la douleur ni les remords que la plupart des hommes croient +inséparables de l'état où je suis. La philosophie m'a convaincu que +l'âme n'est vraiment heureuse que lorsqu'elle est affranchie des liens +du corps et qu'on doit plutôt se réjouir que s'affliger lorsque la plus +noble partie de nous-mêmes se dégage de celle qui la dégrade et qui +l'avilit. Je fais aussi réflexion que les dieux ont souvent envoyé la +mort aux gens de bien comme la plus grande récompense dont ils pussent +couronner leur vertu. Je la reçois à titre de grâce; ils veulent +m'épargner des difficultés qui m'auraient fait succomber, peut-être, ou +commettre quelque action indigne de moi. Je meurs sans remords, parce +que j'ai vécu sans crime, soit dans les temps de ma disgrâce, lorsqu'on +m'éloignait de la cour et qu'on me retenait dans des retraites obscures +et écartées, soit depuis que j'ai été élevé à l'empire. J'ai regardé le +pouvoir dont j'étais revêtu comme une émanation de la puissance divine; +je crois l'avoir conservée pure et sans tache, en gouvernant avec +douceur les peuples confiés à mes soins, et ne déclarant ni ne soutenant +la guerre que par de bonnes raisons. Si je n'ai pas réussi, c'est que le +succès dépend de la volonté des dieux. Persuadé que le bonheur des +peuples est la fin unique de tout gouvernement équitable, j'ai détesté +le pouvoir arbitraire, source fatale de la corruption des moeurs et des +États. J'ai toujours aimé la paix; mais dès que la patrie m'a appelé et +m'a commandé de prendre les armes, j'ai obéi avec la soumission d'un +fils aux ordres absolus d'une mère. J'ai regardé le péril en face, je +l'ai affronté avec allégresse. Je ne vous cacherai point qu'on m'avait +prédit, il y a longtemps, que je mourrais d'une mort violente. C'est +pourquoi je remercie le Dieu éternel de n'avoir pas permis que je +périsse ni sous les coups des conspirateurs, ni dans les souffrances +d'une longue maladie, ni par la cruauté d'un tyran. J'adore sa bonté sur +moi de ce qu'il m'enlève de ce monde par une mort glorieuse au milieu +d'une glorieuse entreprise. Aussi bien, à juger sainement des choses, +c'est une lâcheté égale de souhaiter la mort lorsqu'il serait à propos +de vivre et de regretter la vie lorsqu'il est temps de mourir.» + +Ne croit-on pas entendre Marc-Aurèle? Si j'ai tenté cette trop rapide +apologie de Julien, c'est qu'il me semble que l'Apostat, après avoir été +fort maltraité par les auteurs ecclésiastiques, n'a pas trouvé beaucoup +de faveur chez les écrivains philosophes de notre temps. Auguste Comte +est très dur pour lui. J'entendais un soir M. Renan dire _sous la rose_: +«Julien! c'était un réactionnaire!» Peut-être, mais ce fut certainement +un empereur honnête homme et un théologien homme d'esprit. Il eut tort, +j'y consens, de vouloir retenir ce qui était voué à une destruction +irréparable, mais n'a-t-il pas déployé les plus rares qualités dans la +défense d'une cause désespérée? Enfin, n'est-ce donc rien que d'avoir +réuni sous la pourpre les vertus du philosophe, du pontife et du soldat? + + + + +GYP[27] + + +_Passionnette_. Le mot n'est pas dans le Littré. Il n'est pas non plus +dans le dictionnaire de l'Académie. Du moins, je l'ai cherché sans le +trouver dans l'édition de l'an VI, qui est celle que je préfère, parce +qu'elle a une jolie vignette, de style Louis XIV, où l'on voit un +cartouche de palmes entre deux vases de fleurs, au milieu d'un paysage +historique, et le cartouche porte cette inscription en lettres +capitales: «À l'Immortalité». Je n'ai pas sous la main les éditions plus +récentes, mais je gagerais hardiment que _Passionnette_ ne s'y trouve +pas. Pourtant le mot est français et bien français. Pourquoi la +Compagnie ne l'accueillerait-elle pas dans la prochaine édition de ce +dictionnaire où elle obéit à l'usage, grand professeur de langue, notre +maître et le sien? Je présenterais volontiers à ce sujet une humble +requête à M. Camille Doucet, secrétaire perpétuel, qui, comme poète +comique, ne peut manquer de sentir combien ce mot de _passionnette_ est +clair, expressif, charmant. Je confesse qu'il est jeune. Ni le Trévoux +ni Furetière ne le connaissaient. Mon vieux Furetière, qui fait mes +fréquentes délices, donne seulement _passion_. Et après avoir cité cet +exemple de M. Nicole: «Les effets extraordinaires des passions ne +peuvent être imités par la raison», il ajoute, avec cette ingénuité si +touchante chez un savant: «Les philosophes ne s'accordent pas sur le +nombre des passions». Il leur serait également difficile de s'accorder +sur le nombre des passionnettes. Et ce ne serait pas un labeur indigne +des Quarante que de définir exactement _passionnette_. Je propose, en +attendant, la définition que voici: + + _Passionnette_, s. f., petite passion, se dit du vif sentiment + d'une mondaine pour un mondain. Imperceptible piqûre d'aiguille au + coeur. Gyp croit qu'une femme de bien doit en mourir. + +On l'avait bien dit, à madame de Gueldre, qu'elle aurait sa +passionnette. «Elle viendra, lui répétait une belle et savante amie, +elle viendra la passionnette, et peut-être étrangement banale, sans que +vous sachiez pourquoi ni comment vous vous éprendrez du premier venu +qui, probablement, ne sera capable ni de vous comprendre, ni même de +vous aimer.» Et ces fortes expressions, par lesquelles une mondaine +exagérait la fragilité des femmes, devaient être pour madame de Gueldre +si précises et si littérales! + +C'était, une charmante femme que la comtesse de Gueldre. Elle se +nommait, de son nom de baptême, Auréliane, mais ses amis l'appelaient +Liane, lui donnant de la sorte le nom qui convenait à sa grâce flexible. +Blonde aux cheveux légers, petite, svelte, merveilleusement souple, elle +était toujours habillée de blanc, portant l'hiver de la peluche et du +velours, l'été de la mousseline ou du crêpe de Chine. Elle avait gardé, +après son mariage, une innocence imprudente qui s'était changée peu à +peu en tristesse revêtue de gaieté courageuse. Moqueuse et brusque, mais +tendre et bonne, elle avait grand pitié des hommes et des bêtes. Elle ne +pouvait voir souffrir une fleur. Très artiste, elle peignait des saintes +pour les églises de village et elle chantait avec sentiment de vieux +airs quand elle était seule. Elle était simple, droite, vraie. + +On disait de madame de La Fayette que c'était une femme vraie. Mais elle +était tout ensemble vraie et secrète. Elle était vraie, mais ses amis ne +savaient jamais ce qu'elle faisait, ni surtout ce qu'elle pensait. +Madame de Gueldre n'était point secrète à la manière de madame de La +Fayette. Elle manquait de prudence, de sagesse mondaine, de cet esprit +de crainte qui est la plus apparente vertu des dames. Trop peu soucieuse +de l'opinion, elle mettait sa pudeur à cacher sa vertu. + +Il n'en était point d'elle comme de cette dame (je ne sais plus où j'ai +lu cela) qui disait aussi: Je suis franche. Elle le dit un jour à +quelqu'un qui savait bien qu'elle ne pouvait pas l'être tout à fait, et +qui lui demanda: + +--Qu'appelez-vous être franche? + +--Mon Dieu, mon ami! répondit-elle, une femme franche est une femme qui +ne ment pas sans nécessité. + +Madame de Gueldre avait passé de quelques années la trentaine sans +s'être mise une seule fois dans la nécessité de mentir. Bien que tout à +fait détachée d'un mari qui s'était détaché d'elle très vite et l'avait +trompée sans délicatesse, elle n'avait jamais ni distingué, ni remarqué +personne. On lui faisait beaucoup la cour, sans qu'elle y prît plaisir. +Elle n'avait pas le goût du flirt et n'aimait pas les déclarations. La +seule idée d'en entendre une la rendait malheureuse. Si la déclaration +venait d'un fat ou d'un sot, elle en était irritée et blessée, ce qui +prouve la délicate fierté de son âme. On conte qu'une femme d'esprit qui +a beaucoup l'habitude de ces méprisables hommages, car sa magnifique +beauté est très en vue dans le monde, se trouva récemment obsédée par un +séducteur de profession, qui, après les détours ordinaires, en vint à +lui confier qu'il l'aimait. + +--Je m'en étais aperçue depuis un bon moment, lui répondit-elle en +riant. + +--À quoi? + +--À ce que vous deveniez horriblement ennuyeux. + +Madame de Gueldre était femme à répondre de la sorte. Mais, si la +déclaration venait d'un homme sincère et vraiment ému, elle en +ressentait une véritable peine, craignant plus que tout au monde de +paraître coquette ou mauvaise et de faire souffrir. C'était une belle et +rare créature. Elle fut tout à fait attristée le jour où M. de Mons lui +dit d'un accent qui ne trompait point: «Je vous aime». + +«Élégant sans être ridicule, spirituel sans être impertinent, instruit +sans être ennuyeux», montant bien à cheval, tirant à merveille, Bernard +de Mons était de plus un mauvais sujet: il avait donc tout ce qu'il faut +pour plaire à une femme. Mais Liane ne l'aimait point, bien qu'il fût +aimable, parce que les convenances ne forment point l'amour et parce que +son heure n'était point venue. Cette heure sonna au moment précis où le +vicomte de Guibray vint en buggy avec un très beau cheval alezan au +château de Kildare où madame de Gueldre passait l'été. M. de Guibray +prenait, quand il lui plaisait, la voix câline et l'oeil caressant. Mais +son front restait étroit et têtu. C'était un provincial très mondain qui +avait l'habitude de donner leur titre aux gens quand il leur parlait, et +d'appeler madame de Gueldre «marquise». M. Robert de Bonnières pourrait +nous dire exactement ce qu'il faut penser de ces mauvaises habitudes. M. +de Guibray avait, à mon sens, des torts encore moins pardonnables. + +Content de lui, léger, insensible, d'un égoïsme odieux, il était +beaucoup moins aimable que Bernard de Mons, qui gaspillait en toute +rencontre son temps, son argent, sa santé, mais non point son coeur, +Bernard, grand enfant prodigue, si bien fait pour tomber en pleurant +entre deux beaux bras miséricordieux. Jean de Guibray n'était pas +aimable; il fut aimé. Comment s'y prit-il pour séduire cette fine et +fière créature, cette Liane, exquise et jusque-là assoupie dans une +chasteté facile? Il n'y mit point d'art ni d'étude. Il n'y mit pas même +de réflexion. Il fut seulement grossier. Au retour d'une partie de +campagne, dans la nuit, en landau, il risqua une caresse qui était une +insulte. Liane, offensée et charmée, sentit qu'elle était toute à lui et +qu'il la prendrait quand il voudrait, comme une proie inerte. Pourtant, +c'était une petite personne courageuse et clairvoyante. Elle le voyait +tel qu'il était, pitoyablement frivole, incapable d'aimer, plutôt +méchant que bon. Sa tête n'était pas prise. C'est précisément pour cela +qu'elle allait à sa perte infaillible. Elle n'avait pas même la +ressource du dialogue intérieur, du soliloque efficace. Elle ne pouvait +rien pour elle-même. Que répondre aux suggestions muettes? Qu'opposer à +ces forces aveugles qui nous travaillent dans le secret de l'être? «Elle +se considérait avec l'extrême sincérité qu'elle apportait en toutes +choses; elle se trouvait profondément bête et ridicule... + +«Ainsi, ce monsieur, qu'elle connaissait à peine la veille, tenait +maintenant la première place dans sa vie! Et comment avait-il pris celle +place?... Était-ce en l'éblouissant par son esprit ou en lui révélant +une âme exquise?... C'était tout simplement en faisant ce qu'il eût fait +avec une fille.» + +Enfin, elle l'aimait. «Elle voulait le voir, tout le reste lui était +égal.» + +M. de Guibray, de son côté, poussait très mollement l'aventure, se +contentant çà et là de quelques privautés furtives, et surtout fort peu +désireux de conclure. Les embarras d'une liaison l'effrayaient d'avance, +et il s'occupait en ce moment même de se marier et de se bien marier. En +vérité, madame de Gueldre avait mal placé le trésor de son amour. Une +femme peut-elle se tromper à ce point? C'est presque un lieu commun +d'admirer l'instinct qui conduit les femmes dans l'amour. Les hommes à +bonnes fortunes quand ils se mêlent, par hasard, d'avoir des idées +générales, déclarent volontiers que les femmes ne se trompent guère dans +leurs choix. Ils songent évidemment à celles qui les ont choisis. Mais, +sans invoquer le témoignage de cette vieille dame qui avouait, de bonne +grâce, qu'elle avait été bigrement volée dans sa vie, il est croyable +que les femmes n'ont pas toujours la main gauche heureuse, dans un pays +où on les recherche par vanité autant que par goût. Et la France est +précisément ce pays-là. Enfin, elles peuvent mal choisir dans tous les +pays du monde parce que dans tous les pays l'homme est le plus souvent +léger, vain et trop égoïste pour consentir seulement à s'aimer lui-même +en elles. «On ne tombe jamais bien», dit Alexandre Dumas. On peut tomber +aussi mal, mais non plus mal que madame de Gueldre. Cette jolie petite +créature pétrie de grâce, de courage et de bonté, pour prix de tout son +être abondamment offert, ne reçut pas même un peu de tendresse hypocrite +ou de sensualisme vrai, ou d'estime indifférente. Car cet homme ne +l'aimait pas, ne la voulait pas et il la croyait légère; il ne se gênait +pas pour le lui faire entendre, et elle ne disait rien pour l'en +dissuader. Elle songeait: À quoi bon? Il ne me croirait pas. Et +peut-être lui plairais-je encore moins, s'il savait qu'il n'y a rien +dans ma vie. Elle avait vu jouer la _Visite de noces_ et elle le savait +un peu snob. + +«Il ne lui avait rien promis; elle ne lui avait rien demandé; elle +n'espérait rien de cette liaison bizarre et inachevée. Elle ne +regrettait rien non plus... Malgré sa conviction absolue de n'être pas +aimée de Jean, elle éprouvait un désir fou d'être à lui tout de même; un +besoin de souffrir plus qu'elle n'avait souffert encore.» + +Liane vécut ainsi quelques semaines, attendant de rares visites ou des +lettres qui ne venaient point, s'offrant en vain, sans même se sentir +humiliée: elle n'avait plus d'amour-propre, n'ayant que de l'amour, +anxieuse, éperdue, brûlée de fièvre et de larmes. Et ce fut là sa +passionnette. Elle n'avait demandé qu'une seule grâce à M. de Guibray: +«Promettez-moi, lui avait-elle dit de m'avertir quand vous vous +marierez.» Il ne lui fit pas cette faveur, et c'est par le journal +qu'elle apprit le mariage de M. Marie-François-Jean, vicomte de Guibray, +avec mademoiselle Lucile-Marie-Caroline de Lancey. Dès lors elle résolut +de mourir et ne s'occupa plus que de mourir en femme de goût, le plus +naturellement possible. Elle n'avait point d'enfants, mais elle devait à +M. de Gueldre d'éviter un scandale posthume. On ne manquera pas de dire: +Quoi? se tuer pour si peu! se tuer pour rien! Après tout, elle n'a pas +perdu M. de Guibray, qui n'a jamais été à elle. Quels liens s'étaient +donc rompus pour que sa vie entière s'écoulât comme d'une blessure et +pour que ce jeune front suât la sueur d'agonie? On dira encore: Les +femmes qui sont communément instinctives et dociles à la nature, qui +obéissent facilement aux suggestions de la chair et du sang, ne se tuent +point pour un rêve. Ce n'est pas l'usage. Moi-même j'ai quelque doute +sur ce point; mais je ne suis pas assez grand clerc pour en décider. Je +crois ce qu'on me dit, surtout quand c'est bien dit. Et j'imagine que +Gyp pourrait répondre: «Pourquoi voulez-vous que Liane soit morte +d'amour? Elle s'est tuée de dégoût et parce que la vie, ce n'était donc +que ça! Elle s'est condamnée parce qu'après ce qu'elle avait fait et +subi, le bonheur seul pouvait l'absoudre et que le bonheur ne pouvait +plus venir. Enfin, elle avait un infini besoin de repos. C'était une +Bretonne; elle aimait la mort.» + +Je crois que Gyp parlerait ainsi pour expliquer cette sotte et tragique +aventure. En effet, Liane était Bretonne, c'est-à-dire qu'elle avait +l'âme grande, abandonnée et simple. Comme elle aimait beaucoup Dieu, +elle s'arrangea un pieux suicide. Tout le temps qu'avait duré sa +passionnette, elle avait mis Dieu dans les affaires de son coeur. À +Sainte-Anne d'Auray, elle avait fait une neuvaine pour que M. de Guibray +l'aimât. À Paris, dans les jours désolés d'une séparation sans +souvenirs, elle allait chaque matin à Saint-Roch brûler un cierge. Elle +est agréable à Dieu, pensait-elle, «cette jolie colonne blanche, +élégante comme une tige de lis, qui se consume silencieusement en +élevant vers le ciel sa flamme claire». Le matin du jour qu'elle avait +choisi pour mourir, elle fit allumer tous les cierges que pouvait +contenir sur ses pointes aiguës l'if de la chapelle. Un moment, elle les +regarda brûler, puis elle rentra chez elle, se vêtit de sa plus belle +robe et, ayant bu une fiole de morphine, elle se coucha sur son lit et, +pleine d'espoir en Dieu, s'endormit du dernier sommeil. Ce n'était +peut-être pas très logique. Un théologien verrait bien vite que Liane +raisonnait mal. C'est que Liane n'était pas théologienne et qu'elle +n'avait aucune idée d'un Dieu tout à fait régulier. On a remarqué que, +depuis les temps les plus reculés, les dieux des femmes ne sont point +dogmatiques et qu'ils ont une inépuisable indulgence pour les faiblesses +du coeur et des sens. Et pendant que Liane était étendue toute blanche +sur son lit, la pâle et chaste flamme, nourrie de cire d'abeilles, +montait dans l'église vers le dieu qui doit à cette femme la part +d'amour et de bonheur qu'elle n'a point eue en cette terre. + +Voilà l'histoire de Liane. Je l'ai gâtée en la contant. Il fallait n'y +pas toucher, n'en altérer en rien la charmante simplicité. J'ai montré +une fois de plus que les scoliastes ne devraient point griffonner en +marge des livres d'amour. Mais les scoliastes sont incorrigibles; il +faut qu'ils barbouillent de leur prose les plus touchantes histoires. +Si, du moins, j'avais pu vous donner quelque idée du charme de +_Passionnette_. On sait que ce petit nom de Gyp est le pseudonyme d'une +arrière-petite-nièce du grand Mirabeau, madame la comtesse de +Martel-Janville, qui nous a accoutumés à des dialogues d'une ironie +légère et sûre, où la vie mondaine se peint d'elle-même dans sa +brillante frivolité. J'ai médité naguère en moraliste, quelques-uns de +ces sveltes chefs-d'oeuvre d'esprit, de finesse et de gaieté. +_Passionnette_ nous révèle un aspect nouveau du talent de cet écrivain, +et nous savons aujourd'hui que Gyp est un conteur vrai, délicat et +touchant. Et puis il court dans ce petit livre un souffle de générosité +et de courage; il y règne une sensibilité profonde et contenue; on y +sent une bonne foi, une franchise qui, s'alliant étrangement à +l'inconscience la plus féminine, inspirent une sorte très rare +d'admiration et de sympathie. + + + + +J.-J. WEISS + + +Sa destinée fut diverse comme son âme. Les contrariétés de son esprit +gênèrent sa fortune. Doué d'une intelligence toute spéculative, il +nourrit les ambitions d'un homme d'État. Il se croyait formé pour les +affaires, et, en vérité, ce qui le tentait, c'était le roman des +affaires. S'il avait écrit ses mémoires, la littérature française +posséderait un grand chef-d'oeuvre de plus et l'on s'émerveillerait de +voir dans notre démocratie un Retz universitaire, un Saint-Simon +plébéien. + +Jean-Jacques Weiss naquit à Bayonne, dans la caserne, sous les plis du +drapeau blanc qui devait trois ans plus tard faire place aux trois +couleurs. Sa mère rêva pour lui, sur son berceau, le hausse-col du +capitaine. Son père, musicien gagiste dans un régiment de ligne, le fit +inscrire au corps comme enfant de troupe, et jusqu'à l'âge de douze ans, +il mena, de garnison en garnison, une vie saine et pittoresque. +Cinquante ans plus tard, sous le pressentiment de sa mort prochaine, se +rappelant son enfance, il en a fait la peinture la plus fraîche et la +plus vive: + + J'ai toujours devant l'esprit, a-t-il dit, ma petite chambre du + grand quartier à Givet, entre le roc abrupt de Charlemont et la + Meuse au flot âpre; le fort Saint-Jean, où le mugissement de la + vague berçait mes nuits; Vincennes, de qui le donjon, aux rayons + d'une pleine lune de juin, me versait la mélancolie des siècles. Un + beau jour, le sapeur de planton chez le colonel arrivait à la + caserne avec un pli cacheté pour l'adjudant-major de service: + «Faisons les sacs, disait-il, nous partons dans dix jours». Chaque + année me découvrait un nouveau coin de la France et me livrait une + nouvelle impression de ce pays multiple, bien plus divers en son + unité artificielle que l'Allemagne aux trente-six États. Nous + étions dans les monts du Jura; en route pour la Durance et la + fontaine de Vaucluse! La soif de voir et de regarder était chez moi + inextinguible. À trois heures et demie du matin, le tambour, par + les rues, battait la marche du régiment; la colonne de marche se + formait sur la place principale du lieu; je prenais rang à + l'arrière-garde; quand les jambes me manquaient, ce qui n'était pas + fréquent, je me hissais parmi les bagages sur la charrette louée + jusqu'à l'étape prochaine par le bataillon; et devant moi défilait + la France, monts et vallons, fleuves et ruisseaux, sombres châteaux + crénelés des temps lointains et riantes villas bâties de la veille. + +Victor Hugo, lui aussi, fut, dans son enfance, pupille d'un régiment, et +il a pu dire: + + Moi qui fus un soldat quand j'étais un enfant. + +Immatriculé par son père, alors colonel, sur les contrôles de +Royal-Corse, créé en 1806 dans le royaume de Naples pour aider Joseph à +combattre les partisans de la Pouille et des Calabres, il parcourut de +ses petites jambes, au pas militaire, les routes d'Italie, d'Espagne et +de France et vit une suite infinie de paysages qui devaient rester +peints dans ses yeux, les plus puissants du monde. + + Avec nos camps vainqueurs, dans l'Europe asservie + J'errai, je parcourus la terre avant la vie. + +Voilà les premières sources où s'alimenta le génie de Victor Hugo. J.-J. +Weiss tira aussi le meilleur profit de ces belles promenades qu'il +faisait d'un bout de la France à l'autre, quand la patrie, en bonne +mère, le nourrissait de pain noir et d'air pur. Il y prit un sens large +de la nature, le goût de la chose vivante et de la chose humaine, +l'intelligence et l'amour de la terre natale. Pour les enfants bien +doués, il n'est pas d'école qui vaille l'école buissonnière. Car les +buissons des routes, la fumée des toits et les champs et les villes, et +le ciel ou riant ou sombre, révèlent aux âmes naissantes qui +s'entr'ouvrent des secrets plus précieux mille fois que ceux qui sont +éclaircis dans les livres. Et l'école buissonnière devient de tout point +excellente quand la discipline militaire en tempère la fantaisie. + +Il ne faut pas croire aussi que J.-J. Weiss n'ait lu, jusqu'à l'âge de +onze ans, que dans les feuilles des arbres et dans les nuages du ciel. +Il y avait dans le fourgon, à côté des instruments du musicien gagiste, +quelques volumes dépareillés dont l'enfant faisait ses délices. +C'étaient les fables de Florian, avec les deux idylles de _Ruth_ et de +_Tobie_, le _Télémaque_, _Robinson_, les histoires de Rollin et +l'_Odyssée_, si amusante et si facile dans les vieilles traductions. On +le voit, le choix était bon, et le pupille du régiment trouvait dans +cette petite bibliothèque de campagne tout le romanesque ingénu et toute +la raison ornée qu'il était en état de comprendre. + +Et puis parfois, dans les villes de garnison, il allait au théâtre et +voyait jouer quelque drame bien sombre ou un joli vaudeville du +répertoire de Madame. Si bien qu'étant entré à douze ans au collège de +Dijon, il brûla deux classes en dix mois et devint tout de suite un +humaniste excellent. + +En même temps qu'il étudiait Homère et Virgile, il apprenait à danser. +La chose est en elle-même de peu de conséquence, et je n'ai entendu dire +à aucun de ceux qui ont connu J.-J. Weiss qu'il se soit poussé dans le +monde par son art à conduire le cotillon. Il convenait lui-même de bonne +grâce que ses leçons de danse lui avaient fort peu profité et qu'il +n'était point un Bassompierre. Il le regrettait peut-être un peu dans le +fond de son coeur, car, tout négligé qu'il était dans ses habits, il +s'entendait aux grandes élégances, ayant beaucoup fréquenté les cours +avec madame de Motteville, Saint-Simon, madame de Caylus et madame de +Staël. Quoiqu'il en soit, je ne dirais rien de son maître à danser, s'il +n'avait rendu le bonhomme immortel en une page qu'on ne trouve dans +aucun de ses livres et qui est un chef-d'oeuvre d'esprit, de sens et de +bon langage. Donc c'était en l'an 1839, le jeune Weiss prenait des +leçons de danse et de maintien d'un vieux Dijonnais, nommé Mercier, +professeur de la bonne école et classique s'il en fut jamais. On me +saura gré, pour le surplus, de citer littéralement: + + Il [Mercier] jouait lui-même sur le violon les pas qu'il nous + faisait danser. On enfilait la rue Condé qui est l'artère centrale + de Dijon; on tournait à gauche, en venant de la place d'Armes, dans + une petite rue sombre; on traversait une boutique, on descendait + trois marches, et c'était là. Là, dans une arrière-salle éclairée + en plein jour par de fumeux quinquets, trônait le père Mercier, + professeur de violon, de danse, de maintien et de salut à la + française, célèbre dans Dijon par lui-même et par son fils, un + grand violoniste, qui aurait acquis une gloire européenne, s'il + avait consenti à échanger le séjour de sa ville natale, qu'il + aimait autant qu'elle est aimable, contre le séjour de Paris qu'il + n'aimait pas. La figure du père Mercier respirait la sérénité + rébarbative d'un digne homme qui a vécu cinquante ans sous l'oeil de + ses concitoyens, sans qu'aucun d'eux puisse lui reprocher d'avoir + manqué une seule fois aux bons principes ni sur la danse, ni sur le + violon, ni autrement. En matière de danse, surtout, ses principes + étaient terribles. En voilà un qui pouvait se vanter de ne pas + concevoir la danse comme un amusement! J'avais déjà lu dans les + livres que cet art est un art amollissant. Les auteurs inconsidérés + qui donnaient des définitions pareilles n'avaient jamais pioché les + cinq positions, les battements et les pliés sous le père Mercier, + au mois de juillet, par trente degrés de chaleur. + + Un jour qu'il me tenait dans la cinquième position--croiser les + deux pieds de manière que la pointe de l'un et le talon de l'autre + se correspondent--j'osai lui dire que je ne comprenais pas bien les + avantages de cette position, peu habituelle dans le monde et pas + mal gênante, et je poussai la hardiesse jusqu'à lui demander quand + est-ce qu'il m'apprendrait enfin la valse? Si vous aviez vu sa + surprise et sa suffocation! Il posa d'abord ses lunettes, puis son + violon; il me regarda en silence avec sévérité; quand il jugea que + j'étais suffisamment couvert de confusion, il me tint ce discours + féroce: «Jeune homme, respectez mon âge. Je n'enseigne pas le + bastringue. Votre honoré père peut vous ôter de mon cours quand il + lui plaira. Tant que vous y resterez par sa volonté, retenez bien + mes deux principes. _Primo_, la grande maxime, en quelque art que + ce soit, est de ne jamais adoucir les difficultés de la chose au + commençant. _Secundo_, qu'est-ce que M. Maîtrejean vous enseigne au + collège royal? Des langues que vous ne parlerez jamais. Eh bien! + donc, ici, vous n'apprendrez que des pas qui ne se dansent plus, le + menuet, la gavotte, l'anglaise, etc.» Et se rengorgeant: «Je suis + professeur de danses mortes!» Je rattrapai tant bien que mal la + cinquième position. + +Et, faisant, au déclin de sa vie, ce retour vers le caveau du père +Mercier, J.-J. Weiss déclarait que le professeur de danses mortes était +dans la bonne doctrine et que son élève le tenait pour obligé de ses +fortes leçons. «Il est évident, disait-il, qu'il n'a pas réussi à me +communiquer l'élégance d'Alcibiade. J'ai cependant une petite idée que +je n'ai pas perdu ma peine avec les cinq positions. Je dois au père +Mercier le besoin et le sentiment de l'agilité dans le style.» Au temps +du père Mercier, J.-J. Weiss, à Dijon, partageait son admiration entre +Homère, Théocrite, Virgile et Paul de Kock, qu'il lisait d'une âme +légère et innocente. Ces bigarrures de sentiment et de goût sont +ordinaires à la jeunesse. Mais elles étaient si naturelles à J.-J. +Weiss, qu'il en resta quelque peu arlequiné jusqu'à la fin. La _Laitière +de Montfermeil_ lui rappela toujours les _Syracusaines_ de Théocrite. Et +il était déjà vieux quand il écrivait: «Je ne puis prononcer le nom de +Paul de Kock, sans évoquer un essaim de Nausicaas au lavoir et de +Galathées fuyant à âne vers les saules!» + +De tels rapprochements peuvent choquer un froid esthète! Mais peut-être +serait-on mieux avisé de s'y plaire comme aux jeux d'un esprit aimable +et aux fantaisies d'une intelligence merveilleusement agile. J.-J. Weiss +termina ses études à Paris, au collège Louis-le-Grand. À vrai dire, il +fréquentait les théâtres avec autant d'assiduité que les classes. On a +son témoignage sur ce point: «J'ai fait mes classes moitié à +Louis-le-Grand, moitié à Feydeau et à l'Odéon.» Quand il n'avait pas +mieux, il avait le Petit-Lazari, où le parterre coûtait cinq sous. Par +cette raison et pour beaucoup d'autres, il remporta le prix d'honneur en +philosophie. Après quoi il entra à l'École normale et fit partie de la +promotion orageuse de 1847. Paris, ses théâtres, ses clubs, ses pavés +soulevés par l'émeute, ses cabinets de lecture, ses cafés politiques et +littéraires, les promenades dans le jardin du Luxembourg, sous les +platanes, les jeunes conversations devant le Velléda de la Pépinière, +les longs espoirs, les grandes ambitions, les ardeurs, le bruit, il +fallut quitter tout cela pour le silence de la province, pour la vie +étroite et monotone du professeur. J.-J. Weiss fut envoyé au lycée de La +Rochelle, où il fit la classe d'histoire. + +Aux ennuis du métier s'ajoutaient alors les dégoûts dont l'Université, +qu'avaient abattue la loi du 15 mars 1850 et le décret du 19 mars 1852, +était abreuvée par une administration jalouse, haineuse et dure. On sait +que le ministère Fortoul a laissé dans la mémoire des vieux +universitaires un pénible souvenir. En 1855, l'inspecteur d'académie +ayant adressé aux professeurs du lycée de La Rochelle une circulaire +rédigée de telle sorte qu'ils en furent offensés, J.-J. Weiss répondit, +au nom de ses collègues, par une lettre qui valut au signataire sa mise +en non-disponibilité immédiate. Mais cette disgrâce fut courte et se +termina heureusement. L'année suivante, J.-J. Weiss remplaçait +Prévost-Paradol comme professeur de littérature française à la Faculté +d'Aix. Il y passa un an, l'année la plus délicieuse peut-être de toute +sa vie. Il en garda toujours un souvenir charmé. + + La ville d'Aix en 1857, a-t-il dit, n'était plus qu'un mausolée du + XVIIe et du XVIIIe siècle. En sa contexture lapidaire, le mausolée + avait tout à fait grand air; sous le soleil éternel et le ciel bleu + inaltérable dont ils étaient baignés, les édifices, les palais et + les hôtels des grands seigneurs d'antan, les promenades, les + fontaines disaient magnifiquement l'élégance, la sobriété, la + simplicité et la grâce, qualités essentielles des temps où la + ville, qu'on ne voyait plus maintenant qu'à l'état amorti et sous + quelque moisissure, avait été reluisante de nouveauté et de vie... + Vers 1855, dans le coin reculé et isolé du pays de France, + palpitait encore, au fond des esprits, un peu de pure France + classique. Je serais bien embarrassé aujourd'hui de définir au + juste ce que j'entends par classique. À la Faculté d'Aix, et sous + ce climat particulier, sec et limpide, je n'étais pas embarrassé de + le sentir. Un cours de faculté, un cours d'éloquence et de + poésie... n'est possible, il n'échappe à l'ennui de la trivialité + vide, il n'a de substance et de prix que s'il est l'oeuvre commune + de l'auditoire et du maître... + + Mon auditoire d'Aix-en-Provence m'a rendu pour toujours classique. + C'était environ deux cents personnes de tout âge, depuis seize ans + jusqu'à soixante, la plupart de condition moyenne, un fonds + d'étudiants..., des conseillers à la cour et des magistrats de tout + grade, des intendants et des officiers d'intendance..., un certain + nombre de femmes... Tout cela formait un auditoire attentif et + redoutable, en qui la nourriture était riche et solide, dont le + goût surgissait par éclairs, prompt et fin. Le jeudi, vers quatre + heures de l'après-midi, je traversais le Cours, principale artère + de la ville, pour me rendre au coin retiré et silencieux où + s'abritait la salle des conférences de la Faculté. Le soleil + dardait encore; ses rayons expiraient, mais violemment, et je + pouvais quelquefois me demander si l'excès de la chaleur n'aurait + pas retenu une partie de mon public. Mais ils étaient tous là, mes + fidèles auditeurs, si appropriés aux choses dont j'allais les + entretenir, si munis pour m'y approprier moi-même par toute la + curiosité intelligente qui s'échappait de leurs physionomies! + Au-dessus de nos têtes, entre eux et moi, une muse flottait, + invisible et transparente sous son éther, semant le feu poétique + qui allume les âmes et qui les transporte ou les tient au niveau + des hauts et profonds poètes ou des poètes dégagés, qui nous met à + l'unisson de leurs grandes paroles, de leurs jeux et de leurs ris, + qui nous fait créer à nouveau les belles oeuvres dans le moment que + nous les lisons, les sentons et les expliquons. Cet état d'esprit + apparaissait alors libre et discipliné tout ensemble, cohérent, et, + de plus, dans une réunion de deux cents personnes de toute + condition et de tout âge, il n'est pas commun. Je ne me flattais + pas de l'avoir éveillé... Il était le produit d'un esprit plus + général créé et entretenu par l'éducation qu'avait donnée pendant + quarante ans l'Université aux enfants des classes aisées ou + cultivées de la nation, aux enfants de tous ceux qui cherchaient à + s'élever vers l'aisance ou la culture par le travail continu et + l'épargne acharnée. + +Ce cours dans lequel J.-J. Weiss traita de la comédie en France eut un +vif succès. Je n'imagine pas ce que pouvait être la parole du jeune +professeur, car il est impossible de la retrouver dans la conversation +attristée, voilée, mais éclatante encore, du vieillard que j'ai eu deux +ou trois fois l'honneur d'entendre dans l'intimité. Du moins, on peut +juger de l'originalité solide et brillante de ses idées par les débris +de ce cours qui ont été recueillis dans le livre intitulé: _Essai sur +l'histoire de la littérature française_. J.-J. Weiss s'y montre +infiniment ingénieux, varié, neuf, abondant en vues profondes et vives. +Il alla, l'année suivante, professer à la Faculté de Dijon. Puis il +renonça à l'enseignement. Il était dans sa destinée d'être tout en +fusées. M. Bertin lui ayant offert la rédaction du bulletin politique +des _Débats_, Weiss accepta et le professeur devint journaliste. Dès +lors il ne m'appartient plus, ou du moins il ne m'appartient que dans +les intervalles où, brusquement, il sort de la politique pour rentrer +dans les lettres qui l'ont à demi consolé des chagrins et des mécomptes +de la vie publique. + +Je rappellerai seulement, pour ne pas briser tout à fait la chaîne des +faits, que, fondateur, avec M. Hervé, du _Journal de Paris_, en décembre +1868, il fut condamné par la 6e chambre pour manoeuvres à l'intérieur, à +l'occasion de la souscription Baudin, dont il avait été un des +promoteurs. Il se défendit lui-même et, dans une plaidoirie sobre et +forte, il rappela que Cremutius Cordus avait été accusé de lèse-majesté, +sur l'ordre de Tibère, pour avoir écrit une apologie de Brutus et de +Cassius. Le mouvement parut beau. Il l'était en effet. C'était le temps +où Rogeard écrivait les _Propos de Labienus_; c'était le temps des +derniers humanistes français. Notre génération est séparée de la leur +par un abîme. Un an après, par un de ces coups brusques plus fréquents +sous les gouvernements absolus que sous les républiques, le condamné de +la 6e chambre, rallié à l'empire, entra aux affaires avec le cabinet +Ollivier et fut nommé secrétaire général du ministère des beaux-arts, +puis conseiller d'État en service ordinaire hors section. Six mois plus +tard l'empire s'écroulait, emportant, parmi d'incalculables ruines, la +fortune politique de J.-J. Weiss. Cet homme de tant d'esprit n'avait pas +le sens de l'à-propos. Sa grande erreur fut de croire qu'il était apte +aux affaires parce qu'il avait la curiosité et la pénétration de +l'histoire. L'intelligence de l'historien est divergente et rayonne +largement. Celle du politique, tout au contraire, est convergente et +réunit ses feux sur le point convenable. Or, jamais intelligence ne fut +plus divergente que celle de J.-J. Weiss. Après la guerre de 1870, il +était, au dedans de lui-même et à lui seul, aussi divisé sur une +restauration monarchique que toute la majorité de l'Assemblée. C'est +pourquoi, sans doute, l'Assemblée le replaça en 1873, au conseil d'État +dont il fut exclu presque aussitôt. Quand il forma le ministère du 14 +novembre 1881, Gambetta appela J.-J. Weiss aux fonctions de directeur +politique et des archives au ministère des affaires étrangères. Mais à +la chute du grand ministère il dut donner sa démission. Je n'ai pas à +juger, je le répète, le personnage politique que fit J.-J. Weiss. Je +n'ai pas même à dire que, dans sa mouvante fortune, il resta toujours un +parfait honnête homme: personne n'en a jamais douté. Précipité de ses +ambitions et de ses illusions, à cinquante-cinq ans, il redevint +journaliste littéraire et, par son talent, il honora grandement notre +profession. Il aimait les lettres, les lettres, disait-il, «entretien +innocent des heures, délices et noblesse de la vie»! et les lettres du +moins n'ont pas trahi son amour. À cinquante-cinq ans il retrouva en +elles la jeunesse et la force. Ses feuilletons dramatiques, des _Débats_ +sont de merveilleux ouvrages, remplis de sens et d'agrément. + +Ainsi que M. Taine, J.-J. Weiss conçut la critique littéraire comme une +des formes de l'histoire. Il comprit que le grand intérêt d'une oeuvre +d'art, poème, roman ou comédie, est de nous faire comprendre, sentir, +goûter délicieusement la vie avec le goût particulier qu'elle avait au +temps où cette oeuvre fut conçue et dans la société dont elle est +l'expression la plus subtile, et qu'enfin il n'est pas de monument plus +précieux des moeurs d'autrefois, pas de témoignages plus sûrs des vieux +états d'âme que tel conte ou telle chanson, à les bien entendre. Dans +cette voie où M. Taine s'avança avec une lente et sûre méthode, J.-J. +Weiss ne fit jamais que de folles et toujours heureuses échappées. Il +avait l'esprit vagabond et se plaisait à courir à l'aventure. À +l'aventure, il découvrit maintes fois les transformations du peuple +français dans les divers types littéraires que ce peuple a créés. +J'avoue que sa critique me plaît encore et surtout pour ce qu'elle a +d'enthousiaste et d'amoureux. J.-J. Weiss adorait cet esprit français +dont il avait, à son insu, plus que sa part. Et sa grande connaissance +de la littérature allemande lui faisait mieux juger combien cet esprit +est rare, original, unique. De l'esprit français il aimait l'exactitude. +Il disait excellemment: «La justesse toute seule est aussi du génie». Il +aimait, il prisait dans l'esprit français le talent d'analyse, l'art de +décomposer les sentiments et les idées, la science profonde du coeur +humain, la science délicate de la vie et du jeu des passions. Il aimait +l'esprit français pour sa politesse, pour ses façons honnêtes, pour sa +grâce facile. Il adorait le génie français jusque dans les petits poètes +du XVIIIe siècle. «Ce n'est, disait-il, qu'un filet d'eau, mais qu'il +est limpide! c'est une source qui tiendrait dans le creux de votre main, +mais qu'elle a de fraîcheur!» Sans doute il n'avait pas de mesure dans +ses admirations. C'était un berger du Ménale qui, grisé de cytises et de +sureaux en fleurs, oubliait de compter ses troupeaux. + +Qu'importe! le goût trouvait toujours son compte à ses fautes de goût. +Et puis il pouvait bien se plaire çà et là à quelque oeuvre un peu pâle +et maigre qu'il nourrissait et colorait merveilleusement dans son +imagination! + +Il avait l'âme si pittoresque! Que n'a-t-il donc écrit ses Mémoires!... +J'y reviens; c'est mon regret cuisant. Mais après tout, ses Mémoires, il +les a écrits par fragments au hasard de mille articles épars dans les +journaux et qu'il faudra réunir. + + + + +MADAME DE LA FAYETTE[28] + + +Il y a trois ans environ, nous avons eu lieu de parler de _la Princesse +de Clèves_[29]. Le lecteur nous permettra de l'entretenir encore une +fois de madame de La Fayette. Le sujet est aimable et l'occasion est +belle. En effet, M. le comte d'Haussonville vient de publier, dans la +Collection des grands écrivains, une étude élégante et judicieuse sur +madame de La Fayette, et, par une rare fortune, il a découvert des +sources inconnues qui, bien employées, donnent à son ouvrage l'intérêt +de la nouveauté. Ces sources sont: 1° Des lettres de madame de La +Fayette à Ménage, qui, déjà signalées par Victor Cousin dans son +introduction à la _Jeunesse de madame de Longueville_, sont actuellement +aux mains des héritiers de M. Feuillet de Conches. On sait que les +documents provenant du cabinet de M. Feuillet de Conches ne doivent pas +être acceptés sans examen. Mais ces lettres de madame de La Fayette, qui +proviennent de la vente Tarbé, sont d'une authenticité non douteuse; 2° +les papiers de l'abbé, fils aîné de madame de La Fayette, conservés +aujourd'hui dans le trésor du duc de la Trémoïlle. Ce sont des +inventaires, des contrats, des papiers d'affaires. M. d'Haussonville les +a examinés avec un intérêt auquel se mêlait une sorte d'émotion que +comprendront tous ceux qui se sont plu à évoquer dans la poussière des +archives quelques figures du passé. + +«Leur sécheresse, dit-il, et leur aridité même donnent, en effet, une +vie singulière aux personnages qu'ils concernent, en nous les montrant +mêlés, comme nous, aux incidents vulgaires de la vie... Personne, je +crois, ne les avait maniés avant moi, car sur plus d'une page la poudre +était encore collée à l'encre. Ce n'est pas sans regrets que je l'ai +fait tomber et que j'ai ajouté une destruction de plus à toutes celles +qui sont l'ouvrage de la vie.» + +Culte charmant du souvenir! Aussi bien M. d'Haussonville a fait dans le +trésor de M. de la Trémoïlle des découvertes fort intéressantes et tout +à fait inattendues sur la vie domestique de madame de La Fayette. On +savait que Marie-Madeleine de la Vergne épousa, à l'âge de vingt-trois +ans, en 1655, Jean-François Motier de La Fayette, qui descendait d'une +très ancienne famille d'Auvergne. On avait quelque raison de croire que +ce gentilhomme n'avait pas été beaucoup aimé, et qu'aussi il n'était pas +très aimable. S'il faut en croire une chanson du temps, à la première +entrevue avec mademoiselle de la Vergne, il ne souffla mot et fut agréé +tout de même. + + La belle consultée + Sur son futur époux, + Dit dans cette assemblée + Qu'il paraissait si doux + Et d'un air fort honnête, + Quoique peut-être bête. + Mais qu'après tout, pour elle, un tel mari + Était un bon parti. + +Mademoiselle de la Vergne, avec beaucoup d'esprit et tout le latin que +lui avait enseigné Ménage, n'était pas d'un établissement facile. Son +bien était petit. Elle avait perdu son père. Sa mère, fort écervelée et +quelque peu intrigante, n'avait pas une très bonne réputation. Elle +n'avait pas su garder sa fille à l'abri de la médisance. D'ailleurs, +elle venait de se remarier. Marie-Madeleine, qui était raisonnable, fit +un mariage de raison, et s'en alla tranquillement en Auvergne. + +Dans une lettre qui date des premières années du mariage, elle fait part +à son maître, Gilles Ménage, du genre de vie qu'elle mène en province et +du paisible contentement qu'elle y goûte. Cette lettre a été publiée +pour la première fois par M. d'Haussonville. Il faut la citer tout +entière: + + Depuis que je vous ait écrit, j'ai toujours été hors de chez moi à + faire des visites. M. de Bayard en a été une et quand je vous + dirais les autres vous n'en seriez pas plus savant. Ce sont gens + que vous avez le bonheur de ne pas connaître et que j'ai le malheur + d'avoir pour voisins. Cependant je dois avouer à la honte de ma + délicatesse que je ne m'ennuie pas avec ces gens-là, quoique je ne + m'y divertisse guère; mais j'ai pris un certain chemin de leur + parler des choses qu'ils savent, qui m'empêche de m'ennuyer. Il est + vrai aussi que nous avons des hommes dans ce voisinage qui ont bien + de l'esprit pour des gens de province. Les femmes n'y sont pas, à + beaucoup près, si raisonnables, mais aussi elles ne font guère de + visites; par conséquent on n'en est pas incommodé. Pour moi, j'aime + bien mieux ne voir guère de gens que d'en voir de fâcheux, et la + solitude que je trouve ici m'est plutôt agréable qu'ennuyeuse. Le + soin que je prends de ma maison m'occupe et me divertit fort: et + comme d'ailleurs je n'ai point de chagrins, que mon époux m'adore, + que je l'aime fort, que je suis maîtresse absolue, je vous assure + que la vie que je mène est fort heureuse et que je ne demande à + Dieu que la continuation. Quand on croit être heureuse, vous savez + que cela suffit pour l'être; et comme je suis persuadée que je le + suis, je vis plus contente que ne le sont peut-être toutes les + reines de l'Europe. + +La jeune femme laisse assez entendre que le bonheur si pâle qu'elle +goûte est le pur effet de sa raison. Elle s'en félicite comme de son +ouvrage. On sent bien que ce mari qui «l'adore» n'y est pour rien et que +«si elle l'aime fort», c'est avec résignation et parce qu'elle est une +personne tout à fait raisonnable. M. de La Fayette vivait sur ses terres +de Naddes et d'Espinasse. «Il paraît avoir été assez processif, dit M. +d'Haussonville, à en juger par d'assez nombreuses difficultés qu'il eut +avec ses voisins.» + +Après quelques années de mariage, nous retrouvons la comtesse de La +Fayette à la cour de Madame et dans ce petit hôtel de la rue de +Vaugirard, en face du Petit-Luxembourg, où il y avait un jardin avec un +jet d'eau et un petit cabinet couvert. «C'était, dit madame de Sévigné, +le plus joli lieu du monde pour respirer à Paris». M. de la +Rochefoucauld y venait tous les jours. + +De M. de La Fayette, point de nouvelles. Madame de Sévigné n'en dit mot. +Tous les biographes en ont conclu qu'il était mort, et c'était l'opinion +unanime que madame de La Fayette était devenue veuve après quelques +années de mariage. Or, il n'en est rien. M. de La Fayette était vivant +et vivait sur ses terres. Il survécut de trois ans à M. de la +Rochefoucauld mort en 1680. M. d'Haussonville (qui de nous n'enviera son +bonheur?) a trouvé dans les archives du comte de la Trémoïlle un acte +établissant que François Motier, comte de La Fayette, décéda le 26 juin +1683. Madame de La Fayette fut en réalité mariée pendant vingt-huit ans, +et elle n'était pas veuve quand elle souffrait les assiduités du duc. +Madame de Sévigné ne s'en scandalisait nullement. M. d'Haussonville se +montrerait plus sévère. Il ne cache point que madame de La Fayette lui +plairait moins si elle avait trahi la foi jadis promise à l'excellent +gentilhomme qui chassait dans les forêts d'Auvergne pendant qu'elle +écrivait des romans à Paris dans le petit cabinet couvert. Il la veut +toute pure. Heureusement qu'il est sûr que sa liaison avec M. de la +Rochefoucauld fut innocente. Elle aima le duc; elle en fut aimée; mais +elle lui résista. Il le veut ainsi. Au fond, il n'en sait rien. Je n'en +sais pas davantage, et, si je le contredisais, j'aurais pour moi la +vraisemblance. Mais la politesse resterait de son côté et ce serait pour +moi un grand désavantage. Aussi je veux tout ce qu'il veut. Mais je +confesse qu'il me faut pour cela faire un grand effort sur ma raison. +Madame de La Fayette avait vingt-cinq ans, le duc en avait quarante-six. +On se demandera comment, de l'humeur qu'il était, elle put l'attacher +sans se donner à lui. Il ne vivait que pour elle, et près d'elle. Il ne +la quittait pas. Cela donne à penser, quoi qu'on veuille. M. +d'Haussonville ne croit pas lui-même à la continence volontaire de M. de +la Rochefoucauld, et je doute, malgré moi, de la piété de madame de La +Fayette. L'âme de cette charmante femme lui semble limpide. J'ai beau +m'appliquer à la comprendre, elle reste pour moi tout à fait obscure. + +À mon sens, cette personne «vraie» était impénétrable. Prude, dévote et +bien en cour, je la soupçonnerais presque d'avoir douté de la vertu, peu +cru en Dieu, et, ce qui est plus étonnant pour l'époque, haï le roi. Ses +plus intimes amis ne l'ont point connue. Ils la croyaient indolente. +Elle-même se disait _baignée de paresse_, et elle menait les affaires +avec une ardeur infatigable. Je ne lui en fais point un reproche; mais +je ne crois pas que jamais femme fût plus secrète. + +Le livre de M. d'Haussonville est précieux pour la biographie de madame +de La Fayette. Ce n'est pas son seul mérite. On y trouve une étude +judicieuse des oeuvres de cette illustre dame. M. d'Haussonville estime à +sa valeur la délicate histoire d'Henriette. Il ne goûte qu'à demi +_Zaïde_, histoire espagnole où l'on rencontre des enlèvements, des +pirates, des solitudes affreuses, et où de parfaits amants soupirent +dans des palais ornés de peintures allégoriques. Et il garde très +justement le meilleur de son admiration pour _la Princesse de Clèves_. + +Avec _la Princesse de Clèves_, qui parut en 1678, madame de La Fayette +entrait harmonieusement dans le concert des classiques, à la suite de +Molière et de la Fontaine, de Boileau et de Racine. + +Mais il faut bien prendre garde que, si _la Princesse de Clèves_ atteste +par l'élégant naturel du style et de la pensée que Racine est venu, +madame de La Fayette n'en appartient pas moins, par l'esprit même de son +oeuvre, à la génération de la Fronde, et à cette jeunesse nourrie de +Corneille. Elle demeure héroïque dans sa simplicité et garde de la vie +un idéal superbe. Par le fond même de son caractère son héroïne est, +comme Émilie, une «adorable furie», furie de la pudeur, sans doute; mais +je distingue dans sa chevelure blonde quelques têtes de serpent. + +Madame de Clèves, la plus belle personne de la cour, est aimée de M. de +Nemours, l'homme «le mieux fait» de tout le royaume. M. de Nemours, qui +avait jusque-là montré dans de nombreuses galanteries une audace +heureuse, devient timide dès qu'il est amoureux. Il cache sa passion; +mais madame de Clèves la devine et, bien involontairement, la partage. +Pour se fortifier contre le péril où son coeur l'entraîne, elle ne craint +pas d'avouer à son mari qu'elle aime M. de Nemours, qu'elle le craint et +se craint elle-même. Celui-ci la rassure d'abord. Mais par l'effet d'une +imprudence et d'une indiscrétion du duc de Nemours, il se croit trahi et +meurt de chagrin. + +Ce qu'il y a de plus original dans la conduite de madame de Clèves, +c'est sans doute cet aveu qu'elle fait à son mari d'un amour qui n'est +pas pour lui. Sa vertu s'y montre, mais à considérer la simple humanité, +elle n'a pas lieu, il faut bien le reconnaître, de s'en féliciter +beaucoup. Cet aveu est la première cause de la mort de M. de Clèves. Si +elle n'avait point parlé, M. de Clèves ne serait pas mort; il aurait +vécu tranquille, heureux dans une douce illusion. Mais il fallait être +vraie à tout prix. Ce fut aussi l'avis d'une dame célèbre qui renouvela +cent ans plus tard cette scène d'aveux. Madame Roland éprouva sur les +quarante ans ce qu'elle appelle, en fille de Rousseau et de la nature, +«les vives affections d'une âme forte commandant à un corps robuste». +L'homme qu'elle aimait avait comme elle un sentiment exalté du devoir. +C'était le député Buzot. Ils s'aimèrent sans être l'un à l'autre. Madame +Roland avait un mari plus âgé qu'elle de vingt ans, honnête homme, mais +caduc et décrépit. Elle crut devoir, à l'exemple de madame de Clèves, +avouer à ce bonhomme qu'elle sentait de l'amour pour un autre que lui. +L'aveu fait à un mari si amorti ne pouvait tourner au tragique, et, à +cet égard, madame Roland semblera peut-être moins imprudente que madame +de Clèves. Pourtant les effets en furent lamentables. «Mon mari, +dit-elle dans ses _Mémoires_, excessivement sensible et d'affection et +d'amour-propre, n'a pu supporter l'idée de la moindre altération dans +son empire. Son imagination s'est noircie; sa jalousie m'a irritée; le +bonheur a fui loin de nous. Il m'adorait, je m'immolais à lui, et nous +étions malheureux.» + +Madame de Clèves n'eut pas, dans sa cruelle franchise, que je sache, +d'autre imitatrice que madame Roland. Encore faut-il considérer qu'en +agissant comme madame de Clèves madame Roland n'avait pas de si bonnes +raisons. Madame de Clèves en se confiant à son mari lui demandait +secours dans sa détresse. Elle implorait un appui. Madame Roland ne +voulait qu'étaler sa passion avec sa vertu. Cela est moins admirable. + + + + +CHARLES LE GOFFIC[30] + + +M. Charles Le Goffic n'a pas encore vingt-huit ans révolus, et pourtant +il touche par son origine au temps jadis; il naquit contemporain des +vieux âges, car il vit le jour et fut nourri dans la petite ville de +Lannion, qui était encore, il y a un quart de siècle, une ville du moyen +âge. Il coula de longues heures à voir, sur les quais, les eaux +paresseuses du Leguer caresser mollement les coques noires des cotres et +des chasse-marée. Il mena ses premiers jeux dans les rues montueuses, à +l'ombre de ces vieilles maisons aux poutres sculptées et peintes en +rouge, aux murs que les ardoises revêtent comme d'une cotte d'armes +azurée et sombre. Il courut sur le pont à dos d'âne et à éperons qui, +près du moulin, ouvrait naguère encore la route de Plouaret. D'origine +italienne par sa mère, l'enfant était, par Jean-François, son père, de +vieille souche bretonne. Le Goffic veut dire, en celtique, petit +forgeron. Jean-François Le Goffic était libraire à Lannion, mais c'était +un libraire d'une espèce rare et singulière, c'était le libraire-éditeur +des bardes. Dans ce pays, où, dit François-Marie Luzel, «le barde chante +sur le seuil de sa porte», où, dit Émile Souvestre, «les couplets se +répondent de roche en roche, où les vers voltigent dans l'air comme les +insectes du soir, où le vent vous les fouette au visage par bouffées, +avec les parfums du blé noir et du serpolet», Jean-François Le Goffic +imprimait en têtes de clous les gwerz héroïques et les sônes gracieux, +et sans doute il avait beaucoup à faire, étant l'éditeur attitré des +disciples de Taliesin et de Hyvarnion, des modernes Kloers et de toute +la confrérie du bon saint Hervé. M. Charles Maurras nous apprend que +laïques et clercs, mendiants et lettrés, tous les jouglars du pays se +réunissaient une fois l'an dans la maison de Jean-François à un banquet +où l'on chantait toute la nuit sur vingt tonneaux de cidre défoncés. +Conçu dans ces fêtes de la poésie populaire, Charles Le Goffic naquit +poète. Par la suite, il étudia, il alla faire ses classes à Rennes et +devint un monsieur. En bon Breton qu'il était, il eut un duel à dix-huit +ans. Destiné au professorat, il vint achever ses études à Paris. Là, sur +la montagne Sainte-Geneviève, il lui souvint des fêtes paternelles et +des femmes de Lannion. Sous leur coiffe blanche et dans leur robe noire, +les femmes de Lannion sont d'une exquise beauté. Leur teint pâle, leur +démarche austère, le bandeau qui couvre à demi leurs cheveux les font +ressemblera des nonnes; mais, brunes aux yeux bleus, elles ont aux +lèvres un sourire mystérieux qui prend le coeur. Au sortir des études, +Charles Le Goffic fit des vers, et ils parlaient d'amour, et cet amour +était breton. Il était tout breton, puisque celle qui l'inspirait avait +grandi dans la lande, et que celui qui l'éprouvait y mêlait du vague et +le goût de la mort. Le poète nous apprend que sa bien-aimée, paysanne +comme la Marie de Brizeux, avait dix-huit ans et se nommait Anne-Marie. + + Elle est née au pays de lande, + À Lomikel, où débarqua, + Dans une belle auge en mica, + Monsieur saint Efflam, roi d'Irlande. + +C'était, en effet, la coutume des vieux saints irlandais d'aborder la +côte armoricaine dans une auge, et Charles Le Goffic devait connaître +par le menu l'histoire de saint Efflam et de son épouse Énora, pour +l'avoir vu jouer en mystère, dans son enfance, à la Saint-Michel, à +Lannion. + + Elle est sous l'invocation + De madame Marie et d'Anne, + Lis de candeur, urnes de manne, + Double vaisseau d'élection. + + Elle aura dix-huit ans le jour, + Le jour de la fête votive + Du bienheureux monsieur saint Yve, + Patron des juges sans détour. + +Or, la fête de saint Yves Hélouri tombe le 19 mai. Et le poète lui-même +nous dit ailleurs que Anne-Marie est née «un joli dimanche de printemps» +et que, selon l'usage, sainte Anne et la Vierge en personne se tenaient +l'une au lit de la mère, l'autre sur le berceau de l'enfant. + +Le poète ne nous a pas conté ses amours par le menu. Il nous apprend +seulement qu'il a retrouvé sa payse à Paris, sauvage encore, naïvement +jolie, ayant gardé sa grâce rustique, sa voix lente; mais, on peut le +soupçonner, égarée et déchue. + + Hélas! tu n'es plus une paysanne: + Le mal des cités a pâli ton front, + Mais tu peux aller de Paimpol à Vanne, + Les gens du pays te reconnaîtront. + + Car ton corps n'a point de grâces serviles, + Tu n'as pas changé ton pas nonchalant, + Et ta voix rebelle au parler des villes + A gardé son timbre augural et lent. + + Et je ne sais quoi dans ton amour même, + Un geste fuyant, des regards gênés, + Évoque en mon coeur le pays que j'aime, + Le pays très chaste où nous sommes nés. + +Qu'est devenue Anne-Marie à Paris? Nous l'ignorons, et cela ne laisse +pas de nous inquiéter. On ne peut s'empêcher de voir vaguement, dans +l'ombre du soir, tourner sur la tête de la jeune Bretonne les ailes +enflammées du Moulin-Rouge, tandis que l'étudiant rêveur lui arrange des +triolets avec une infinie douceur d'âme: + + Puisque je sais que vous m'aimez, + Je n'ai pas besoin d'autre chose. + Mes maux seront bientôt calmés, + Puisque je sais que vous m'aimez + Et que j'aurai les yeux fermés + Par vos doigts de lis et de rose. + Puisque je sais que vous m'aimez, + Je n'ai pas besoin d'autre chose. + + Je voudrais mourir à présent, + Pour vous avoir près de ma couche, + Allant, venant, riant, causant. + Je voudrais mourir à présent, + Pour sentir en agonisant + Le souffle exquis de votre bouche. + Je voudrais mourir à présent + Pour vous avoir près de ma couche. + + Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra, + Ou roses blanches de l'Écosse, + Fleurs d'églantier, fleur de cédrat, + Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra, + Dites-moi les fleurs qu'il faudra, + Les fleurs qu'il faut pour notre noce, + Jasmins d'Aden, oeillets d'Hydra, + Ou roses blanches de l'Écosse. + + Sur les lacs et dans les forêts. + Pieds nus, la nuit, coûte que coûte, + J'irai les cueillir tout exprès, + Sur les lacs et dans les forêts. + Hélas! et peut-être j'aurais + Le bonheur de mourir en route. + Sur les lacs et dans les forêts, + Pieds nus, la nuit, coûte que coûte. + +Le poète semble bien croire là que, si l'amour est bon, la mort est +meilleure. Il est sincère, mais il se ravise presque aussitôt pour nous +dire sur un ton leste avec Jean-Paul que «l'amour, comme les cailles, +vient et s'en va aux temps chauds». Au reste, je n'essayerai pas de +chercher l'ordre et la suite de ces petites pièces détachées qui +composent l'_Amour breton_ ni de rétablir le lien que le poète a +volontairement rompu. C'est à dessein qu'il a mêlé l'ironie à la +tendresse, la brutalité à l'idéalisme. Il a voulu qu'on devinât le +joyeux garçon à côté du rêveur et le buveur auprès de l'amant. Il en est +de l'amour breton, comme de ces fêtes que Jean-François donnait aux +bardes bretons; on y conviait Viviane et Myrdinn, les enchanteurs et les +fées, mais on y défonçait des foudres de cidre. _Amour breton_ +embarrassait déjà les commentateurs qui, comme Jules Tellier, vivaient +dans l'intimité du poète. L'un d'eux ayant interrogé M. Quellien, qui +est barde, en tira cette réponse précieuse: «Nous autres Bretons, nous +aimons que dans un livre il y ait de l'âme. Pour ce qui est du coeur, +nous nous en passons.» Pourtant il y a aussi du coeur dans _Amour +breton_. On sent une vraie douleur, de vrais troubles, de vraies larmes +dans le poème du _Premier soir_. + + Toi qui fuis à pas inquiets, + Je t'avais pardonné ta faute. + Pourquoi t'en vas-tu? Je croyais + Qu'on devait vivre côte à côte. + + Ô nuits, ô douces nuits d'antan, + Où sont nos haltes et nos courses; + Le vieux saule près de l'étang, + Et les genêts au bord des sources? + +Mais, pour la bien sentir, il faudrait citer la pièce tout entière. +Comme art, le poème de M. Le Goffic est rare, pur, achevé. «Ces vers, a +dit M. Paul Bourget, donnent une impression unique de grâce triste et +souffrante. Cela est à la fois très simple et très savant... Il n'y a +que Gabriel Vicaire et lui à toucher certaines cordes de cet archet-là, +celui d'un ménétrier de campagne qui serait un grand violoniste aussi.» +On ne saurait mieux dire, et si, en effet, le jeune poète breton +rappelle un autre poète, c'est celui de la Bresse, c'est Gabriel Vicaire +et sa rusticité exquise. + +M. Jules Simon, qui est resté Breton à Paris, au milieu de sa gloire, +disait un jour bien joliment: «Je ne sors jamais de l'Opéra sans penser +que je serais bien heureux d'entendre un air de biniou.» + +Je ne suis pas Breton et je n'ai vu la Bretagne que dans ces promenades +rapides et étonnées qui ressemblent à de beaux rêves. Mais en entendant +le biniou de Le Goffic, je crois revoir la grève désolée, la fleur d'or +de la lande, les chênes plantés dans le granit, la sombre verdure qui +borde les rivières et sur les chemins bordés d'ajoncs, au pied des +calvaires, des paysannes graves comme des religieuses. + + + + +ALBERT GLATIGNY + + +La petite ville de Lillebonne, doucement couchée dans sa verte vallée, +avec ses ruines romaines et son château normand, ses filatures et ses +blanchisseries, était toute pavoisée en l'honneur d'un de ses fils qui +fut, de son vivant, comédien errant et rimeur très magnifique. Il se +nommait Albert Glatigny. + +Devant le buste qu'on venait de découvrir au bruit des fanfares, +mademoiselle Nau récita des strophes qui furent très applaudies: + + Ô vagabond! frère des dieux, + Qui, pour l'amour de la Chimère, + Grimpas vingt ans la côte amère, + Les pieds saignants, l'oeil radieux;... + + Poète errant ou bateleur + À qui l'hôte ferme la porte, + Tu dormais en plein champ? Qu'importe + Lorsque la luzerne est en fleur!... + + Tu buvais l'eau des sources vives, + Tu t'attablais aux noisetiers; + Maigre festin; mais vous étiez, + La fauvette et toi, les convives. + + Si, rousse et rouge, te bouda + La maritorne de l'auberge, + Tu voyais en leur neige vierge + Les trois déesses de l'Ida!... + +C'est Catulle Mendés qui invoquait avec ce lyrisme fraternel le poète +dont il fut le confrère et l'ami au temps ancien du Parnasse et des +parnassiens. + +Albert Glatigny n'est mort que depuis dix-huit ans, mais son existence +semble reculée dans un passé profond, et il semble plus proche de Destin +et de l'Étoile que des comédiens qui donnent aujourd'hui des +représentations en province. Ses aventures rappellent les comédiens +pittoresques de Le Sage et de Scarron, dont la race est maintenant +éteinte. + +C'était un grand et maigre garçon à longues jambes terminées par de +longs pieds. Ses mains, mal emmanchées, étaient énormes. Sur sa face +imberbe et osseuse s'épanouissait une grosse bouche, largement fendue, +hardie, affectueuse. Ses yeux, retroussés au-dessus des pommettes rouges +et saillantes, restaient gais dans la fièvre. M. Louis Labat, qui a +recueilli des souvenirs conservés à Bayonne depuis 1867, dit qu'il était +taillé à coups de serpe, en façon d'épouvantail. Quand je le vis, quatre +ans plus tard, il était tout à fait décharné. Sa peau, que la bise et la +fièvre avaient travaillée, s'écorchait sur une charpente robuste et +grotesque. Avec son innocente effronterie, ses appétits jamais +satisfaits et toujours en éveil, son grand besoin de vivre, d'aimer et +de chanter, il représentait fort bien Panurge. C'était Panurge, mais +Panurge dans la lune. Cet étrange garçon avait la tête pleine de +visions. Tous les héros et toutes les dames romantiques, en robe de +brocart, en habit Louis XIII, se logèrent dans sa cervelle, y vécurent, +y chantèrent, y dansèrent; ce fut une sarabande perpétuelle. Il ne vit, +n'entendit jamais autre chose, et ce monde sublunaire ne parvint jamais +que très vaguement à sa connaissance. Aussi n'y chercha-t-il jamais +aucun avantage et n'y sut-il éviter aucun danger. Pendant qu'il traînait +en haillons sur les routes et que le froid, la faim, la maladie le +ruinaient, il vivait dans un rêve enchanté. Il se voyait vêtu de velours +et de drap d'or, buvant dans des coupes ciselées par Benvenuto Cellini à +des duchesses d'Este et de Ferrare, qui l'aimaient. + +Il avait coutume de dire qu'il était fils d'un gendarme et même il se +plaisait à conter que, s'en étant allé avec des comédiens errants, il +avait emporté les bottes de son père. Il lui advint même de traverser +les landes à pied avec l'ingénue dont les chaussures trop fines se +déchirèrent dans le sable. Ému de pitié, Glatigny lui donna les bottes +du gendarme. Toutefois, l'extrait de naissance du poète, publié par M. +Léon Braquehais, est ainsi rédigé: «Joseph-Albert-Alexandre Glatigny, né +à Lillebonne, le 21 mai 1849, de l'union de Joseph-Sénateur Glatigny, +ouvrier charpentier, en cette ville, et de Rose-Alexandrine Masson, +couturière audit lieu.» + +Il résulte de ce document que Joseph-Sénateur Glatigny, de Lillebonne, +était charpentier quand un fils lui vint, qui devait être poète. Il +n'était pas gendarme alors. Mais, comme le fait observer M. Léon +Braquehais, il le devint plus tard. Et, s'il en faut croire Théodore de +Banville, ce gendarme était brave comme un lion et cultivait des roses. + +Son fils Albert devint petit clerc d'huissier, puis apprenti typographe. +Il travaillait dans une imprimerie à Pont-Audemer, quand une troupe de +comédiens ambulants vint donner des représentations dans cette ville. Il +prit sa place au parterre. Que vit-il à la lumière des quinquets? De +pauvres diables jouant les grands seigneurs, des meurt-de-faim en bottes +molles, des loques, des grimaces? Non pas, certes! Il vit un monde de +splendeurs et de magnificences. Les paysages tachés d'huile, les ciels +crevés, lui révélaient la nature. Ces grands mots mal dits lui +enseignaient la passion; ses yeux étaient dessillés; il voyait, il +croyait, il adorait. C'est avec l'ardeur d'un néophyte qu'il reçut le +baptême de la balle et qu'il entra dans la confrérie. MM. les comédiens +furent bons princes et estimèrent que l'apprenti imprimeur saurait les +souffler aussi bien qu'un autre. Ils lui permirent même de s'essayer au +besoin dans le comique et dans le tragique. Son ambition n'était pas de +s'enfariner le visage, d'avoir sur la nuque un papillon au bout d'un fil +de fer et de recevoir agréablement des coups de pied, mais bien de +porter le feutre à plume, de se draper dans la cape espagnole et de +traîner la rapière funeste aux traîtres. Or, sa face de carême, son +corps long comme un jour sans pain, ses pieds interminables qui le +précédaient de longtemps sur la scène, faisaient de lui un personnage +tout à fait incongru sous le velours et la soie. Et quand vous saurez +que, doué du plus pur accent normand, du parler traînant de Bernay, il +était en outre affecté d'un bredouillement qui lui faisait manger la +moitié des mots, vous reconnaîtrez qu'il fut sifflé et hué en toute +justice, bien que poète lyrique. Car, chemin faisant, dans Alençon, il +s'aperçut qu'il était poète, après avoir lu les _Odes funambulesques_, +et tout de suite il fit des vers exquis et superbes. «Des vers avec leur +musique», dit son bon maître Théodore de Banville. Et, ce qui rendit sa +vie impossible et chimérique, c'est que, n'ayant pas d'autre ressource +que de composer des vers excellents et de jouer fort mal la comédie, il +voulait manger cependant, voir le soleil de Dieu et jouir des bienfaits +de la civilisation dans une certaine mesure. Afin que son roman fût +complet, en plein hiver, habillé tout le long de nankin, il s'éprit +d'amour pour une princesse de théâtre, qui malheureusement n'entendait +rien aux sentiments poétiques. Abîmé de désespoir, il voulut se plonger +son canif dans le coeur et se fendit le pouce. Il ne faut pas croire +pourtant qu'il fut très malheureux. Sa misère était grande, mais il ne +la sentait pas. Il aimait sa vie vagabonde et il y exerçait largement +cette verve picaresque qui anime sa poésie. On en peut juger par le joli +sonnet irrégulier que voici: + + La route est gaie. On est descendu. Les chevaux + Soufflent devant l'auberge. On voit sur la voiture + Des objets singuliers jetés à l'aventure; + Des loques, une pique avec de vieux chapeaux. + + Une femme, en riant, écoute les propos + Amoureux d'un grand drôle à la maigre structure. + Le père noble boit et le conducteur jure. + Le village s'émeut de ces profils nouveaux. + + En route! et l'on repart. L'un sur l'impériale + Laisse pendre une jambe exagérée. Au loin + Le soleil luit, et l'air est plein d'odeur de foin. + + Destin rêve, à demi couché sur une malle, + Et le roman comique au coin de la forêt + Tourne un chemin rapide et creux, et disparaît. + +En relisant une notice déjà bien ancienne que j'ai faite sur Albert +Glatigny, j'y retrouve quelques historiettes qui couraient au lendemain +de sa mort. Je ne les donne pas pour littéralement vraies; mais si elles +sont légendaires, elles appartiennent à la légende de la première heure, +qui contient toujours beaucoup de vérité. Et puis, elles sont amusantes. +C'est une raison pour les conter. Il faut bien, de temps à autre, +divertir les honnêtes gens. + +Je vous dirai donc, sur la foi des meilleurs auteurs, que, se trouvant à +Paris, Glatigny obtint du directeur des Bouffes le rôle du Passant dans +les _Deux Aveugles_. + +C'est un rôle muet. Ce passant met un sou dans le chapeau d'un aveugle +et ne dit rien. On affirme, et je le crois sans peine, qu'un soir +Glatigny n'avait pas un centime. En cette conjoncture, il retourna ses +goussets et dit: «Je n'ai rien à vous donner aujourd'hui, mon brave +homme.» Cette phrase lui valut une forte amende, mais le comédien avait +trouvé un effet et il en concevait un juste orgueil. + +Vers le même temps il joua, au Théâtre-Lyrique, dans l'_Othello_ +d'Alfred de Vigny, le troisième sénateur. Il avait à dire un vers et +demi et touchait deux francs par soirée. + +Mais voici le trait le plus mémorable de sa vie dramatique. C'était dans +je ne sais quelle sous-préfecture. On jouait _Andromaque_, pour le +malheur de Racine. Glatigny tenait le rôle modeste de Pylade et il n'y +brillait pas. Mécontent de son succès et persuadé, en bon romantique, +que le texte de Racine était insuffisant, il y ajouta une beauté. Dans +la scène II de l'acte III, annonçant l'entrée d'Hermione (je ne sais +quelle était cette Hermione; le ciel lui accorde de ravauder en paix les +bas de sa famille!) le Pylade de basse Normandie récita les trois vers +écrits par l'auteur d'_Andromaque_ et en ajouta deux autres tout à fait +étrangers au texte: «Gardez, dit-il, + + Gardez qu'avant le coup votre dessein n'éclate; Oubliez jusque-là + qu'Hermione est ingrate; Oubliez votre amour. Elle vient, je la + _vois_ Et si _celle_ du sang n'est point une chimère, Tombe aux + pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère. + +L'effet de ces deux derniers vers, soudés au texte de Racine, fut +merveilleux. Les lettrés de la petite ville se sentirent transportés +d'admiration, et le sous-préfet lui-même donna le signal des +applaudissements. + +Albert Glatigny avait un coeur d'or. Les jours où il dînait, il +partageait son repas avec Toupinel, qui était un petit griffon errant et +maigre comme son maître. M. Louis Labat a conservé dans le _Bulletin de +la Société des sciences et arts de Bayonne_ le souvenir de Toupinel. + +«Les jours de paye, nous dit-il, étaient jours d'orgie pour Glatigny et +celui qu'il avait élevé au rang d'ami intime. L'un suivant l'autre, ils +s'en allaient, rasant les murs de la ville, droit au café Farnié,--lui +en une sorte d'extase, le coeur plein des soixante-dix bienheureux francs +qu'il venait de toucher. Gravement, il s'asseyait devant une table +solitaire, Toupinel lui faisant face, et commandait deux côtelettes. Les +deux côtelettes servies, toutes fumantes, c'était un spectacle +ridiculement drôle, à la fois, et touchant de voir ce grand garçon naïf +découper en menues tranches la part de son camarade, lui en offrir avec +des tendresses toutes maternelles chaque bouchée et, mélancolique, +regarder s'envoler en claires spirales la fumée de son assiette, +cependant que le griffon, posté sur son siège, dégustait en gourmet la +moindre bribe de ce festin. Du coup, c'était pour un mois qu'il en +fallait prendre. Toupinel, sans doute, en avait conscience: aussi se +gardait-il de perdre une minute. Par rare occurrence, ces aubaines se +renouvelaient parfois, mais à des périodes essentiellement variables.» + +Je n'ai pas connu Toupinel, qui dut terminer sa vie errante vers 1868. +Mais j'ai connu Cosette, qu'un sonnet a rendue immortelle. Cosette était +de race douteuse et de mine commune, mais elle avait beaucoup d'esprit +et de coeur. Durant plusieurs années, on ne put voir Glatigny sans +Cosette. Dans une lettre où le pauvre comédien raconte avec une gaieté +courageuse les souffrances et les mauvais traitements qu'il a endurés, +il ajoute: «Ma pauvre petite chienne a reçu un coup de pied dans le +ventre qui a failli la tuer. Pour le coup, j'ai pleuré.» Les +circonstances dans lesquelles Cosette fut traitée avec cette brutalité +sont singulières. Elles ont été racontées tout au long dans le _Temps_ +du 17 janvier 1891, en première page. Je les rappellerai très +sommairement d'après la version que le poète en a donnée lui-même dans +un petit livret aujourd'hui introuvable, qui s'appelle le _Jour de l'an +d'un vagabond_. + +Le 1er janvier 1869, après bien des aventures de grands chemins, +Glatigny, qui se trouvait alors à Bocognano, en Corse, fut arrêté par un +gendarme et mis au cachot où il resta enfermé quatre jours sous +l'inculpation d'avoir assassiné un magistrat. Le gendarme l'avait pris +pour Jud, qu'on cherchait partout et qu'on ne trouvait nulle part, pour +la raison suffisante qu'il n'existait pas. Le gendarme de Bocognano +était comme les chiens de garde, il n'aimait pas les gens mal habillés +et ses soupçons s'éveillèrent au seul aspect des braies et de la veste +sordides du poète-comédien. C'est du moins ce que révèle le +procès-verbal d'arrestation dans lequel on lit ceci: + +«Nous avons remarqué cet individu dont son aspect nous a paru fugitif.» + +Et, ce qui est singulier, il se trouva un juge suppléant pour répondre: +«Oui, oui, effectivement, effectivement» à cette observation de la +gendarmerie, et faire mettre Glatigny aux fers, dans un cachot où +Cosette défendit courageusement son maître contre les rats qui voulaient +le dévorer. Il était déjà atteint de la phtisie dont il devait mourir, +et son état s'aggrava dans la prison malsaine de Bocognano. + +De retour au pays normand en 1870, il y trouva une jeune fille qui y +fuyait l'invasion allemande, mademoiselle Emma Dennie. Elle l'aima pour +son bon coeur, pour son talent de poète, et surtout parce qu'il était +malheureux. Elle consentit à l'épouser et, atteinte du même mal, elle se +fit sa garde-malade. Cette charmante femme donna un foyer au pauvre +vagabond, revenu, hélas! de toutes ses courses. Après la guerre, ils +allèrent tous deux habiter à Sèvres, près Paris, une petite maison au +pied du coteau, sur le bord d'un chemin en pente, raviné par les pluies. + +C'est là qu'Albert Glatigny mourut le 16 avril 1873, dans sa +trente-cinquième année. Il avait écrit: + + ... Que l'on m'enterre un matin + De soleil, pour que nul n'essuie, + Suivant mon cortège incertain, + De vent, de bourrasque ou de pluie; + Car n'ayant jamais fait de mal + À quiconque ici, je désire, + Quand mon cadavre sépulcral + Aura la pâleur de la cire, + Ne pas, en m'en allant, occire + Des suites d'un rhume fâcheux + Quelque pauvre dévoué sire + Qui suivra mon corps de faucheux. + +Ses amis le conduisirent au cimetière de Sèvres (il m'en souvient) par +une de ces matinées de printemps, mêlées de pluie et de soleil, qui +ressemblent à un sourire dans des larmes. + +Il laissait les vers brillants des _Vignes folles_ et des _Flèches +d'or_. Comme poète, Glatigny procède de Banville, avec une nuance +d'originalité. Et en art il faut saisir la nuance. L'oeuvre de ce poète a +son prix et sa valeur, et la municipalité de Lillebonne a été bien +inspirée en honorant la mémoire de son enfant qui fut pauvre et qui, +dans sa vie innocente, oublia tous ses maux en chantant des chansons. + + + + +M. MARCEL SCHWOB[31] + + +Il y a beaucoup moins de lecteurs pour les nouvelles que pour les +romans, par cette raison suffisante que seuls les délicats savent goûter +une nouvelle exquise, tandis que les gloutons dévorent indistinctement +les romans bons, médiocres ou mauvais. Il n'est pas de feuilleton, si +fade ou si coriace, qui ne soit avalé jusqu'à la dernière tranche par +quelque pauvre d'esprit affamé de grosse littérature. + +Les gloutons sont nombreux en ce monde terraqué où l'on mange. Pour neuf +lecteurs sur dix, un roman est un plat dont ils s'empiffrent et dont ils +veulent avoir par-dessus les oreilles. Aussi les fournisseurs ordinaires +du public ont-ils un tour de main incomparable pour fabriquer des romans +compacts et lourds comme des pâtés. Ils vous bourrent leur clientèle, +ils vous la gavent jusqu'à la rendre stupide. Ils connaissent leur +monde. Le vrai liseur de romans demande seulement qu'on l'abêtisse. + +Celui-là lit un roman dans sa soirée et il serait bien incapable de lire +autre chose qu'un roman. Il lit très vite, car rien ne l'arrête, et +quand il a fini il ne sait plus ce qu'il a lu. Ce genre de lecteur n'est +pas rare, et c'est pour lui que nos bons faiseurs travaillent. + +Il n'y aurait pas grand mal à cela si, pour grossir leur clientèle, des +écrivains de talent ne s'obstinaient à produire roman sur roman et ne +s'étudiaient à dire en quatre cents pages ce qu'ils eussent mieux dit en +vingt. Je ne me plains pas des mauvais romans, faits sans art pour les +illettrés. Tout innombrables qu'ils sont, ils ne comptent pas. Je me +plains de voir paraître tant de romans médiocres, écrits par des gens de +quelque valeur et lus par un public cultivé. On en publie, de ceux-là, +jusqu'à trois et quatre par semaine et c'est un flot montant qui nous +noie. J'admire que des gens de bon sens, intelligents et qui ne sont pas +sans lecture, se flattent d'avoir tous les ans à faire au public un +récit en un volume in-18 jésus, et qu'ils se livrent de gaieté de coeur à +ce genre de travail sans songer que notre siècle, en le supposant à cet +égard plus heureux que les précédents, laissera après lui tout au plus +une vingtaine de romans lisibles. C'est pourtant, si l'on y songe, une +excessive prétention que de vouloir imposer une fois l'an au monde trois +cent cinquante pages de choses imaginaires! Que le conte ou la nouvelle +est de meilleur goût! Que c'est un moyen plus délicat, plus discret et +plus sûr de plaire aux gens d'esprit, dont la vie est occupée et qui +savent le prix des heures! La première politesse de l'écrivain, n'est-ce +point d'être bref? La nouvelle suffit à tout. On y peut renfermer +beaucoup de sens en peu de mots. Une nouvelle bien faite est le régal +des connaisseurs et le contentement des difficiles. C'est l'élixir de la +quintessence. C'est l'onguent précieux. J'admire infiniment Balzac; je +le tiens pour le plus grand historien de la France moderne qui vit tout +entière dans son oeuvre immense. Mais à la _Cousine Bette_ et au _Père +Goriot_ je préfère encore, pour l'art et le tour, telle simple nouvelle: +la _Grenadière_, par exemple, ou la _Femme abandonnée_. Aussi je ne +crois pas donner une médiocre louange à M. Marcel Schwob en disant qu'il +vient de publier un excellent recueil de nouvelles. M. Marcel Schwob a +intitulé son livre _Coeur double_, et je n'en conçois pas très bien les +raisons, même après qu'il les a déduites dans sa préface. Cette préface +me plaît, parce qu'on y parle d'Euripide et de Shakespeare et qu'elle +respire un amour fervent des lettres. Mais je n'ose me flatter de +l'avoir bien comprise. M. Marcel Schwob, comme un nouvel Apulée, affecte +volontiers le ton d'un myste littéraire. Il ne lui déplaît pas qu'au +banquet des Muses les torches soient fumeuses. Je crois même qu'il +serait un peu fâché si j'avais pénétré trop facilement les mystères de +son éthique et les silencieuses orgies de son esthétique. + +Il est très occupé d'Aristote qui voulait que le poète tragique +corrigeât la terreur par la pitié, et il se flatte d'avoir observé dans +son _Coeur double_ ce précepte du Stagirite. Il peut avoir raison, mais +c'est une raison qui ne me frappe pas, et je ne sais pas démêler le lien +mystérieux qui, dans sa pensée, unit ses contes et en fait un tout +indivisible. Je ne connais pas M. Marcel Schwob. On me dit qu'il est +très jeune, et, à ce compte, sa préface peut passer pour une folie +charmante de jeunesse. + +À son âge, je n'étais pas content quand je n'avais pas expliqué +l'univers dans ma matinée, sous les platanes du Luxembourg. En ce +temps-là j'aurais été capable, je crois, de faire une préface comme +celle de M. Marcel Schwob, le talent mis à part, bien entendu. Je ne +parle que de la générosité tumultueuse des idées générales. Mais il n'y +a que M. Marcel Schwob pour écrire tout jeune des récits d'un ton si +ferme, d'une marche si sûre, d'un sentiment si puissant. Il nous avait +promis la Terreur et la Pitié. Je n'ai guère vu la Pitié. Mais j'ai +senti la Terreur. M. Marcel Schwob est dès aujourd'hui un maître dans +l'art de soulever tous les fantômes de la peur et de donner à qui +l'écoute un frisson nouveau. Bien qu'il procède parfois d'Edgar Poë et +de Dickens (l'influence de Dickens est sensible dans un _Squelette_), +bien qu'il montre une aptitude naturelle et méthodique à calquer les +formes d'art les plus diverses, bien que tel de ses contes soit du +Pétrone très réussi, que tel autre rappelle les apologues orientaux de +l'abbé Blanchet et que tel autre semble tiré d'un livre bouddhiste, il +est original, il a une manière composite qui lui est propre, et il a +trouvé un genre de fantastique sincère et personnel. Il serait assez +difficile de définir ce fantastique et d'en montrer les ressorts. M. +Marcel Schwob semble peu crédule. Il ne donne point dans le merveilleux +de ce temps-ci. Il est tout à fait brouillé avec les spirites et, loin +de revêtir leurs pratiques de poésie et de passion, comme l'a fait M. +Gilbert-Augustin Thierry dans sa _Rediviva_, il se moque de M. Medium +avec une massive et terrible gaieté qui sent un peu l'ale et le gin. +Quant aux mages, si nombreux aujourd'hui et si vaillants à écrire de +gros traités, il doute de l'efficacité de leur science, à juger par ce +qu'il dit (dans le conte des _Oeufs_) de Nébuloniste, magicien d'un +certain roi de féerie. «C'était un élève des mages de la Perse; il avait +digéré tous les préceptes de Zoroastre et de Cakyâmouni, il était +remonté au berceau de toutes les religions et s'était pénétré de la +morale supérieure des gymnosophites. Mais il ne servait ordinairement au +roi qu'à lui tirer les cartes». C'est tout ce que j'ai pu découvrir de +magie dans le _Coeur double_, et l'on n'y voit point, comme chez M. +Joséphin Peladan, un vieux docteur allemand, épris d'esthétique, visiter +la nuit en corps astral la jolie femme qui avait eu l'imprudence de +remettre sa jarretière sous la fenêtre où il prenait le frais en +songeant à l'Aphrodite des Cnidiens. M. Marcel Schwob n'est point tenté +par les nouvelles hypothèses sur l'au delà. Les anciennes le laissent +aussi incrédule. Son fantastique est tout intérieur; il résulte soit de +la construction bizarre des cerveaux qu'il étudie, soit du pittoresque +des superstitions qui hantent ses personnages, ou tout simplement d'une +idée violente chez des gens très simples. Il ne nous montre ni spectres +ni fantômes; il nous montre des hallucinés. Et leurs hallucinations +suffisent à nous épouvanter. Rien de plus effrayant que ce riche +affranchi romain, cet autre Trimalcion, qui a vu des stryges dévorer un +cadavre: + + Soudain, le chant du coq me fit tressauter et un souffle glacé du + vent matinal froissa les cimes des peupliers. J'étais appuyé au + mur; par la fenêtre, je voyais le ciel d'un gris plus clair et une + traînée blanche et rose du côté de l'Orient. Je me frottai les + yeux, et lorsque je regardai ma maîtresse, que les dieux + m'assistent! je vis que son corps était couvert de meurtrissures + noires, de taches d'un bleu sombre, grandes comme un as--oui, comme + un as--et parsemées sur toute la peau. Alors je criai et je courus + vers le lit; la figure était un masque de cire sous lequel on vit + la chair hideusement rongée; plus de nez, plus de lèvres, ni de + joues, plus d'yeux; les oiseaux de nuit les avaient enfilés à leur + bec acéré, comme des prunes. Et chaque tache bleue était un trou en + entonnoir, où luisait au fond une plaque de sang caillé; et il n'y + avait plus ni coeur, ni poumons, ni aucun viscère; car la poitrine + et le ventre étaient farcis avec des bouchons de paille. + +Voyez aussi le conte des trois gabelous bretons qui poursuivent en mer +le galion du capitaine Jean Florin. Ce galion, chargé des trésors de +Montezuma, ne débarquait jamais. Là encore, dans cette histoire de +vaisseau fantôme, la terreur est produite par une superstition grossière +et poétique que le conteur nous oblige à partager avec les trois marins. + +On peut dire de M. Marcel Schwob, comme d'Ulysse, qu'il est subtil et +qu'il connaît les moeurs diverses des hommes. Il y a dans ses contes des +tableaux de tous les temps, depuis l'époque de la pierre polie jusqu'à +nos jours. Mais M. Marcel Schwob a un goût spécial, une prédilection +pour les êtres très simples, héros ou criminels, en qui les idées se +projettent sans nuances en tons vifs et crus. + +Je ne sais s'il est Breton, son nom ne semble pas l'indiquer, mais ses +figures les mieux dessinées, du trait le plus pittoresque et le plus +sympathique, sont des Bretons, soldats ou marins. (Voir _Poder_, les +_Noces d'Ary_, _Pour Milo_, les _Trois Gabelous_.) + +En tout cas, ce Breton sait au besoin parler le plus pur argot parisien. +Il emploie la langue verte, autant que j'en puis juger, avec une +élégance que M. Victor Meusy lui-même pourrait envier. + +Il aime le crime pour ce qu'il a de pittoresque. Il a fait de la +dernière nuit de Cartouche à la Courtille un tableau à la manière de +Jeaurat, le peintre ordinaire de mam'selle Javotte et de mam'selle +Manon, avec je ne sais quoi d'exquis que n'a pas Jeaurat. El dans ses +études de nos boulevards extérieurs, M. Marcel Schwob rappelle les +croquis de Raffaelli, qu'il passe en poésie mélancolique et perverse. + +Que dire enfin? Il y a près de quarante contes ou nouvelles dans _Coeur +double_. Ces nouvelles sont toutes ou rares ou curieuses, d'un sentiment +étrange, avec une sorte de magie de style et d'art. Cinq ou six, les +_Stryges_, le _Dom_, la _Vendeuse d'ambre_, la _Dernière Nuit_, _Poder_, +_Fleur de cinq pierres_, sont en leur genre de vrais chefs-d'oeuvre. + + + + +MADAME DE LA SABLIÈRE + +D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS + + +I + +On m'a communiqué cinquante-trois lettres, adressées par madame de la +Sablière à l'abbé de Rancé, du mois de mars 1687 au mois de janvier +1693. Cette correspondance est tout à fait inédite. Je la crois assez +précieuse pour être offerte au public, du moins dans ses parties les +plus touchantes. + +Madame de la Sablière est surtout connue pour avoir accordé à La +Fontaine une hospitalité gracieuse; sa mémoire, associée à celle du +poète, mérite un souvenir fidèle. Au reste, cette dame est par elle-même +très intéressante. Elle avait un esprit agile et curieux, une âme +inquiète, un coeur enflammé. Elle fit de sa vie, comme tant d'autres +femmes, deux parts consacrées, la première à l'amour profane, la seconde +à l'amour divin. Sa pénitence souleva quelque admiration dans cette +société accoutumée à voir les dames faire de pareilles fins. Jamais +conversion ne fut plus sincère que celle de madame de la Sablière. Mais, +en changeant d'existence, elle ne changea point de coeur et l'on peut +bien dire qu'elle aima Dieu comme elle avait aimé M. de la Fare. Les +lettres dont je parle furent écrites après la conversion. Ce sont des +entretiens spirituels d'une extrême ardeur et dont la monotonie +fatiguerait, si l'on ne sentait sous le vague du langage les élans de +l'âme. + +Marguerite Hessin, née d'une famille bourgeoise et réformée, épousa, à +vingt-quatre ans, en 1654, Antoine de Rambouillet de la Sablière, fils +du financier Rambouillet qui, titulaire d'une des cinq grosses fermes, +avait tracé à grands frais, dans le faubourg Saint-Antoine, des jardins +magnifiques, qu'on nommait les Folies-Rambouillet. Antoine de la +Sablière était conseiller du roi et des finances, régisseur des domaines +de la couronne et assez riche pour prêter un jour quarante mille écus au +prince de Condé. Ils eurent trois enfants en trois ans: Nicolas, l'aîné, +en 1656, Anne, la cadette, en 1657, Marguerite, la troisième, en 1658. + +Il y avait alors des femmes savantes. Madame de la Sablière fut de +celles-là et fit figure dans le groupe des libertins et des libertines. +Le libertinage, à l'entendre comme on l'entendait alors, était une +disposition d'esprit à ne croire à rien, sans le dire trop haut. Les +libertins formaient une petite société très brillante. Le roi tolérait +leur discrète impiété de table et de ruelle, bien moins dangereuse pour +la paix de l'Église que les fières disputes des solitaires de +Port-Royal. + +Pendant que M. de la Sablière, qui était aimable, faisait de petits vers +aux dames, sa femme se jeta avec ardeur dans la philosophie et dans les +sciences. Le vieux mathématicien Roberval lui donnait des leçons. +Saint-Évremond était en correspondance avec elle. Bernier logeait chez +elle, Bernier, qu'on nommait le joli philosophe, qui avait parcouru la +Syrie, l'Égypte, l'Inde, la Perse, et servi de médecin à Aureng-Zeb, et +qui, étant allé partout, revenu de tout, avait beaucoup à dire, étudiait +sans cesse et ne croyait guère. Il fit pour madame de la Sablière un +abrégé du système de Gassendi, son maître; et c'est un abrégé qui n'a +pas moins de huit volumes. + +La maison de madame de la Sablière était l'hôtellerie des savants. Elle +y recueillit même un géomètre, le jeune Sauveur, qui devint par la suite +un des plus grands mathématiciens français. Passant Armande en zèle pour +les belles connaissances, elle allait le matin chez Dalancé faire des +expériences au microscope et le soir assistait chez le médecin Verney à +une dissection. À trente ans, elle était illustre. Le roi Sobieski, de +passage à Paris, l'alla voir. Pour tout dire, c'était Vénus Uranie sur +la terre. Elle s'était jetée dans la science avec une curiosité +dévorante, et toute l'ardeur d'une âme qui ne quittait les choses +qu'après les avoir épuisées. Point précieuse, pédante moins encore, quoi +qu'en ait pensé Boileau après qu'elle eut blessé son amour-propre de +rimeur. + +Boileau était un bon humaniste, d'un esprit judicieux, sans grande +curiosité. Il s'enferma toute sa vie dans le cercle des belles-lettres +et resta toujours étranger aux sciences physiques et naturelles. Aussi +lui arrivait-il parfois d'employer dans ses vers des termes savants dont +il ignorait le sens. Quand madame de la Sablière lut les Épîtres, elle +s'arrêta, dans la cinquième, à ces vers: + + Que, l'astrolabe en main, un autre aille chercher + Si le soleil est fixe et tourne sur son axe, + Si Saturne à ses yeux peut faire un parallaxe... + +Elle marqua de l'ongle cet endroit du livre et se moqua du poète qui +parlait de l'astrolabe sans savoir ce que c'était, qui disait un +parallaxe quand il fallait dire avec tous les savants une parallaxe et +qui semblait enfin ne pas se faire une idée bien exacte du cours des +planètes. Le régent du Parnasse, pris en faute comme un écolier et +corrigé par une femme, en eut du dépit. Elle le jugeait trop ignorant; +il la jugea trop savante et lui garda rancune. Son jugement était droit +et son coeur honnête; mais, cultivant la satire, il était vindicatif par +profession. Méditant une poétique vengeance, il polit et repolit dans sa +tête quelques vers destinés à prendre place dans sa satire des femmes. +Je ne saurais dire au coin de quel bois, selon son usage, il en attrapa +les rimes; contentons-nous d'affirmer que l'ombre du bonhomme Chrysale, +lui tenant lieu de muse, en fournit l'inspiration. Le poète y désignait, +sans la nommer + + cette savante, + Qu'estime Roberval et que Sauveur fréquente. + +Et, dans son envie de piquer la savante à l'endroit sensible, il s'avisa +de dire que l'astronomie lui fatiguait les yeux et lui gâtait le teint. +D'où vient, s'écriait-il dans un mouvement d'enthousiasme calculé, + + D'où vient qu'elle a l'oeil trouble et le teint si terni? + C'est que, sur le calcul, dit-on, de Cassini, + Un astrolabe en main, elle a, dans sa gouttière, + À suivre Jupiter passé la nuit entière. + +On voit que l'astrolabe lui tenait au coeur et qu'il était assez content +de faire voir qu'il en connaissait enfin le véritable usage. On ne sait +si le trait eût porté et si madame de la Sablière en eût été blessée. +L'irréprochable Boileau, satisfait d'avoir pu se venger, ne se vengea +pas. _Satis est potuisse videri._ Il garda ses vers en manuscrit. + +Poète de bonne compagnie, il ne se fût pas pardonné d'avoir offensé une +femme. Il n'aurait pas eu, du reste, tous les rieurs de son côté, et +quelques gentilshommes auraient pu payer ses rimes, un soir, au coin +d'une rue, d'une volée de bois vert. En ce temps-là, c'était assez +l'usage. Madame de la Sablière, sans beaucoup de beauté, ce semble, ni +de santé, était charmante et savait plaire. Sa maison n'était pas +ouverte qu'aux savants et aux poètes. Les gens de cour y soupaient, et +ces soupers devaient être fort gais; l'abbé de Chaulieu y donnait le +ton. En lui commençait l'espèce des abbés d'alcôve qui devait bientôt +pulluler autour des femmes de condition. Chapelle lui avait appris au +cabaret à rimer des chansons. Il se servait de ce petit talent aux +soupers de madame de la Sablière, où se réunissaient Rochefort, Brancas, +le duc de Foy, Lauzun et quelques autres écervelés. La Grande +Mademoiselle, qui avait des droits sur le coeur de Lauzun, trouvant qu'il +fréquentait trop assidûment les Folies-Rambouillet, en prit de +l'ombrage. On tenta de donner le change à sa jalousie. «La Grande +Mademoiselle, lui disait-on, doit-elle s'inquiéter de cette petite femme +de la ville nommée la Sablière?» Mais la petite-fille de Henri IV +n'était rassurée qu'à demi. + +Certainement madame de la Sablière avait une très mauvaise réputation. +Il est délicat de rechercher en quoi elle pouvait la mériter. Mais il +semble bien qu'elle ait manqué surtout de prudence qu'elle n'ait pas +assez sacrifié à l'opinion et, pour parler le langage du temps, pris +trop peu de soin de sa gloire. Au fond, elle était plus passionnée que +voluptueuse. Et Bernier, qui vivait chez elle, lui trouvait des +préjugés. Il est vrai qu'il en trouvait aussi à Ninon. Causant un jour +avec Saint-Évremond de la mortification des sens, il lui dit: + +«Je vais vous faire une confidence que je ne ferais pas à madame de la +Sablière, à mademoiselle de Lenclos même, que je tiens d'un ordre +supérieur; je vous dirai en confidence que l'abstinence des plaisirs me +paraît un grand péché.» + +Et ce propos nous apprend que madame de la Sablière n'était point aussi +avancée dans la philosophie épicurienne que la grande Ninon, qui avait +elle-même, au gré de Bernier, encore quelques progrès à faire. +L'événement devait donner raison à Bernier. Madame de la Sablière aima +La Fare, et rien n'est plus contraire que l'amour à la sagesse +d'Épicure. La Fare était un joli homme qui avait l'esprit agréable et +froid, un débauché fort sage. Il se laissa d'abord aimer, et pendant +quelque temps montra même de l'empressement. Ses compagnons de table, +qu'il négligeait, se moquaient de lui. Chaulieu vint lui dire: + +--On vous met à la place de la tourterelle pour être le symbole de la +fidélité. + +Au printemps de 1677, il vendit sa charge de sous-lieutenant des +gendarmes-Dauphin. Il a donné lui-même les raisons qui l'avaient poussé +à quitter le service. À la demande d'un avancement mérité, Louvois avait +répondu par un refus brutal. «Cette réponse, dit La Fare, jointe au +mauvais état de mes affaires, à ma paresse et à l'amour d'une femme qui +le méritait, tout cela me fit prendre le parti de me défaire de ma +charge.» On voit que madame de la Sablière n'est que pour un quart tout +au plus dans cette détermination. Le sentiment de La Fare, qui semble +avoir été d'abord assez vif, se tempéra très vite. Madame de la Sablière +le vit de jour en jour moins assidu, plus distrait. Les tourments de la +pauvre femme ne cessèrent plus; il lui fallut essuyer sans relâche «les +mauvaises excuses, les justifications embarrassées, les conversations +peu naturelles, les impatiences de sortir». + +Ce refroidissement n'échappait pas à la malignité du monde. Quelques-uns +accusaient d'inconstance madame de la Sablière. D'autres, mieux avisés, +prenaient sa défense: + +«Non, non, répondaient-ils, elle aime toujours son cher Philadelphe; il +est vrai qu'ils ne se voient pas du tout si souvent, afin de faire vie +qui dure, et qu'au lieu de douze heures, par exemple, il n'est plus chez +elle que sept ou huit. Mais la tendresse, la passion, la distinction, et +la parfaite fidélité sont toujours dans le coeur de la belle, et +quiconque dira le contraire aura menti.» + +Cependant La Fare relâchait des liens qui commençaient à l'impatienter. +Ennemi de toute contrainte, il reprit peu à peu sa chère liberté. +Maintenant, il soupait comme devant; la Champmeslé lui donnait quelque +occupation. De plus, s'il faut en croire l'effronté petit abbé de +Chaulieu, La Fare versa un soir avec Louison devant la porte de madame +de la Sablière, qui eut bientôt une nouvelle rivale plus redoutable que +les autres, la bassette. + +Ce jeu de cartes, introduit en France par l'ambassadeur de Venise, y +était alors dans toute sa nouveauté. Fontenelle, dans les _Lettres du +chevalier d'Her..._, reprochait à ce jeu de nuire à la galanterie. +«Cette maudite bassette, écrivait-il, est venue pour dépeupler l'empire +d'amour, et c'est le plus grand fléau que la colère du ciel pût envoyer. +On peut appeler ce jeu-là l'art de vieillir en peu de temps.» Sauveur +fit une table de probabilités pour montrer qu'il y avait dans le jeu des +coups plus avantageux les uns que les autres. On crut dans le public que +cette table enseignait les moyens de jouer à coup sûr, et la rage des +joueurs en redoubla. En dépit de cette modération renouvelée d'Horace +dont il se piquait, La Fare devint un des plus obstinés joueurs. Il +passait les jours et les nuits à Saint-Germain, devant des cartes, avec +un visage enflammé. Il perdait assez, car le bruit de sa déveine parvint +jusqu'à La Fontaine, alors à l'ombre et au vert dans son pays natal. + +Pendant qu'il jouait, madame de la Sablière se consumait d'angoisse et +de dépit, séchait dans la fièvre et dans les larmes. M. de la Sablière, +de son côté, dépérissait de chagrin. Après la mort subite de +mademoiselle Manon de Vaughangel qu'il aimait, il s'affaissa, languit +pendant un an et s'éteignit le 3 mai 1679, âgé de cinquante-cinq ans, +après vingt-cinq années de mariage. + +Au bout de deux ans, M. de La Fare laissa paraître une telle négligence +que tout le monde vit que c'était fini. Et cette négligence parut +blâmable. On peut dire même qu'elle fit scandale. Madame de Coulanges se +faisait remarquer parmi les belles indignées. Elle ne saluait plus M. de +La Fare et disait joliment: + +--Il m'a trompée! + +Madame de la Sablière, bien qu'elle aimât toujours, ne put garder +d'illusions. Elle était dans l'âge où les femmes ont besoin d'être +aimées pour rester jolies. Puisqu'on l'abandonnait, elle sentit qu'elle +n'avait plus rien à faire en ce monde. Trahie, désespérée, vieillie, +assaillie d'images funèbres, elle alla porter à Dieu sa santé ruinée, sa +beauté perdue et son coeur encore brûlant. + + + + +II + + +Dans l'agreste quartier du Luxembourg, à la jonction des rues de Sèvres +et du Bac, s'élevait alors, au milieu de jardins maraîchers, un vaste +bâtiment dont la façade s'étendait sur une longueur de dix toises de +France, ou deux cent cinquante pas environ. L'intérieur renfermait onze +cours, deux potagers, huit puits, un cimetière et une église surmontée +d'un clocher. C'était l'hôpital établi en 1637, par le cardinal de la +Rochefoucauld. On y recevait les hommes, et les femmes qui, selon +l'expression de l'ordonnance de fondation, «étant privés de fortune et +de secours, n'avaient pas même la consolation d'entrevoir un terme aux +maux dont ils étaient affligés». Le peuple disait simplement: C'est +l'hospice des Incurables, donnant ainsi le nom qui a prévalu. Madame de +la Sablière vint, dans cette maison, partager avec les soeurs grises le +service des malades. Madame de Sévigné, qui reçut aux Rochers la +nouvelle de cette retraite, en fit part à sa fille, le 21 juin 1680, +avec cette riante abondance de paroles qui lui était naturelle. + +«Madame de la Sablière, dit-elle, est dans ses Incurables, fort bien +guérie d'un mal que l'on croit incurable pendant quelque temps et dont +la guérison réjouit plus que nulle autre. Elle est dans ce bienheureux +état; elle est dévote et vraiment dévote.» Et voilà l'écrivante marquise +louant Dieu, citant saint Augustin et conciliant, à sa façon légère, la +grâce avec le libre arbitre. + +Madame de la Sablière était veuve. Ses deux filles étaient mariées. Son +fils restait attaché à la religion réformée. Cette même année 1680, il +publia chez Barbin, en un petit volume in-12, les madrigaux de son père. +Rien ne la retenait plus dans ce monde qu'elle haïssait pour en avoir +trop attendu. Pourtant, elle n'avait pas rompu tout à fait avec la +société dans laquelle elle avait vécu ses plus belles années. Elle avait +gardé sa maison et ses gens. Elle habitait alors un bel hôtel de la rue +Saint-Honoré, dont les jardins s'étendaient jusqu'à ceux des Feuillants, +des dames de la Conception et des Tuileries. Elle y logeait La Fontaine +qui était à elle depuis sept ou huit ans. «Elle pourvoyait à ses +besoins, dit l'abbé d'Olivet, persuadée qu'il n'était guère capable d'y +pourvoir lui-même.» C'est de ce bel hôtel et de ces beaux ombrages +qu'elle partait pour aller au bout de la sauvage rue du Bac soigner les +malades. Bien que dévote et pénitente, elle recevait et rendait des +visites. Elle s'intéressait encore aux ouvrages de son poète domestique, +ou, du moins, elle feignait, par bonté, de s'y plaire, puisque, ayant +envoyé de Château-Thierry des vers à Racine, La Fontaine priait son ami +de ne les montrer à personne, madame de la Sablière ne les ayant pas +encore vus. Et il est à remarquer que cet envoi est de 1686, et qu'alors +madame de la Sablière s'était beaucoup enfoncée dans la retraite. + +C'est peu de temps après qu'elle se mit sous la direction spirituelle de +Rancé. Armand-Jean Le Bouthillier, abbé de Rancé, était alors dans la +soixante et unième année de son âge et dans la douzième de sa retraite. +Restaurateur de la Trappe, il achevait dans la pénitence une vie +commencée avec scandale. Jeune, il avait été, comme Retz, un prélat +ambitieux et galant. La mort de madame de Montbazon, qu'il aimait, avait +changé son âme et retourné sa vie. Mais il gardait dans sa nouvelle +existence l'indomptable énergie de son âme et l'infatigable activité de +son esprit. De sa cellule monacale il disputait avec les bénédictins +qu'effrayait sa fureur ascétique et correspondait avec les plus grands +docteurs. Sa connaissance du monde dont il avait épuisé les plaisirs et +les honneurs, jointe à l'inflexibilité d'un caractère qui n'hésitait +jamais, le rendait très propre à ce que l'Église appelle les directions +spirituelles. Il était excellent en particulier pour les pécheresses de +condition. La princesse Palatine l'avait consulté plusieurs fois sur des +difficultés de conscience, et ils avaient tous deux entretenu un +commerce de lettres qui n'avait fini qu'à la mort de cette illustre +pénitente. + +Madame de la Sablière obtint que la main qui avait écrit des maximes +pour Anne de Gonzague lui traçât des règles de vie. Elle en fut pénétrée +de reconnaissance et d'amour. On m'a communiqué cinquante-trois lettres +écrites du 14 mars 1687, au (?) janvier 1693. Je n'ai point vu les +originaux, et l'on a tout lieu de croire qu'ils sont perdus. Mais j'ai +sous les yeux une copie faite au XVIIe siècle, dans un cahier in-4°. +J'en vais publier quelques extraits, avec le regret de ne pouvoir faire +davantage, car ces lettres me semblent un beau monument de littérature +mystique. + +Je citerai d'abord quelques lignes de la première lettre en avouant une +ignorance qui ne serait point pardonnable à un éditeur, mais qu'on +excusera peut-être dans une simple causerie. Je ne sais pas le nom du +confesseur dont parle madame de la Sablière. J'avais d'abord songé que +ce pouvait être le P. Rapin. Le P. Rapin avait connu La Fare. Bien que +ce ne soit pas là une raison, je songeais à Rapin. Mais Rapin est mort +en 1687, et le confesseur de madame de la Sablière a quitté ce monde à +la fin de 1688, ainsi que nous l'apprend une des lettres à Rancé que +j'ai sous les yeux. Nous savons du moins que ce n'était pas un +janséniste, puisqu'il lui était donné par l'abbé de la Trappe, assez +ennemi de Port-Royal. + + 14 mars 1687. + + Vous savés, mon très révérend père, comme je tiens de vous celuy + qui me dirige. J'ai eu des peines à subir cette loi qu'il n'y a que + Dieu qui sache. Je lui ay fait une confession générale dont je + pensai mourir à ses pieds. J'ai été fort longtemps depuis sans le + pouvoir regarder et ne l'abordant qu'avec une émotion que je ne + puis représenter. Tout cela, dans mon esprit et dans la nature, me + paraissoit assez naturel, mais il y a plus de six mois que je suis + à lui avec une très grande satisfaction d'y être, car, quoique je + me sois fait une loi inviolable de ne point raisonner sur un homme + entre les mains de qui je suis par l'ordre de Dieu, puisque j'y + suis par le vôtre, je vous dirai pourtant que je suis convaincue + que c'est ce qu'il me falloit. . . . . . . . . . . . . . . . . . . + . . . . . . . . . . . . . . . Pour vous abréger dans ma dernière + confession, je me trouvois dans un tel état à ses pieds que le sang + me monta à la tête. Il me prit un saignement de nez et je souffris + ce que je ne puis vous représenter. + + ... Je suis hors de moi dès que je l'aborde. Je n'ose lui dire cet + état au point où il est, quoique je lui en aye dit quelque chose, + par [ce] que je crains que cela ne lui fasse de la peine. J'ai + recours à votre charité que j'ai éprouvée sans bornes. Je sens + qu'un mot de vous me calmera pourvu qu'il me détermine comme s'il + venait de Dieu mesme. Le respect que j'ai pour vous et ce que j'en + ai ressenti me fait croire sans en douter que je vous dois mon + salut. + +Au fond, son confesseur ne lui plaisait guère. Elle le trouvait trop +facile, trop doux, trop enclin aux tempéraments dont elle s'irritait +dans l'ardeur de son âme. + +Il l'obligeait à ne rompre avec le monde que lentement et peu à peu, à +ne pas quitter tout de suite l'état qu'elle y avait. Il n'était même pas +bien d'avis qu'elle se défît de son hôtel de la rue Saint-Honoré. + + 3 mars mercredi décembre [1688] + + Il y a longtemps que je désire de quitter la maison que j'ai dans + la rue Saint-Honoré. Mais comme celui entre les mains de qui vous + m'avez mis me le permettoit plutôt qu'il ne l'approuvoit j'ai + apporté une nonchalance sur cela qui m'a souvent fait croire que je + ne bougerais de ma place. Cependant il s'est trouvé tout d'un coup + des gens qui ont pris mon bail pour Pâques. Ainsi je suis sans + autre maison que celle-ci, et une petite où je mets le peu de gens + que j'ai. Comme je ne suis ni approuvée ni soutenue dans ceci j'ai + repris pour la Saint-Jean une maison bien moins chère que celle que + j'avois pour aller passer l'hiver qui vient, dans ce quartier-là. + Et cependant je voudrais bien passer huit mois ici, ce qui me + paroît étonner le révérend père à qui je suis. + + Je vous avoue que je ne puis m'étonner assez de voir combien les + gens retirés ont peu l'esprit de retraite... Voici mon état. Je ne + quitte rien, dans le monde que je regrette ou que je voulusse avec + quelques circonstances que ce puisse être. Je me trouve cependant + dans un certain délaissement et abandonnement qui me fait peur à + moi mesme. Quand je m'éveille la nuit il me prend des palpitations + de coeur sans réflexion que de me trouver, ce me semble, seule dans + le monde. Et en cet état je ne songe jamais qu'à vous et à votre + maison dont je n'envie le bonheur que parce que je vois que ceux + qui l'habitent sont avec paix dans le dénuement où je vous fais + voir tant de trouble... Il est certain que de ma vie je n'ay tant + désiré être à Dieu. Tout ce que je vois et j'entends de ce siècle + cy, malgré moi, car je ne m'informe de rien, fait que je voudrais + estre dans un désert. + +On a remarqué dans cette lettre l'endroit où madame de la Sablière parle +de la maison où elle met le peu de gens qu'elle a. Il est probable +qu'elle comprend La Fontaine dans ce peu de gens. On sait qu'elle ne le +renvoya point et qu'il était encore chez elle quand elle mourut. Je +crois intéressant de rapprocher de ce passage quelques lignes d'une +lettre qu'elle écrivit à Rancé le 1er avril 1689: + + À l'esgard de mes domestiques, je tasche, par douceur et par une + conduite opposée au mauvais exemple que je leur ai donné, de les + faire rentrer dans le devoir envers Dieu. Car, pour leur parler + positivement, j'y suis peu propre, et ma vie passée me revient + tellement dans l'esprit d'abord que je suis preste à blâmer + quelqu'un, que je me fais toujours la réponse que l'on me feroit. + Cependant, il n'y a point de dérèglement positif. + +Parmi ces domestiques qu'elle n'ose reprendre après les avoir +scandalisés et qu'elle tâche seulement d'édifier par l'exemple, et qui +d'ailleurs ne mènent pas positivement une vie déréglée, elle comprend +sans doute encore La Fontaine. C'est ce dont on se persuadera +facilement, à bien prendre ici le mot domestique dans le vieux sens et +selon la définition qui subsiste dans le _Trévoux_ de 1771, «Domestique, +y est-il dit, comprend tous ceux qui sont subordonnés à quelqu'un, qui +composent sa maison, qui demeurent chez lui, ou qui sont censés y +demeurer, comme Intendants, Secrétaires, Commis, Gens d'affaires: +quelquefois domestique dit encore plus et s'étend jusqu'à la femme et +aux enfants.» + +Son confesseur étant mort, elle en eut un autre qui la mortifia beaucoup +plus cruellement que le premier, en ne croyant point qu'elle eût la +vocation de la vie religieuse et qu'elle pût faire son salut dans la +retraite. Elle en fit des plaintes à Rancé. + + Le ... 1688. + + ... J'ay senti une grande amertume sur ce que je vas vous exposer, + sur quoi je ne vous consulte pas si je dois souffrir, car j'en suis + assurée et j'y suis résolue, mais seulement la manière dont vous + voulez que j'agisse. + + L'homme à qui j'ay affaire est tellement étonné de la vie que + j'entreprens qu'il me le témoigna la dernière fois que je le vis + avec des paroles qui me firent voir qu'il en étoit blessé à + l'excès. Je lui répondis avec le plus de douceur que je pus, mais + cependant avec fermeté. Le lendemain il m'écrivit dans les termes + que voici: + + «Je ne sais où j'en suis avec vous et je me trouve si + rigoureusement chargée de votre âme que je crois perdue.» Et je lui + répondis comme de moi une chose que vous m'avez fait l'honneur de + me dire dans une de vos lettres, que quand il y aurait quelque + imperfection dans le divorce que je fais avec le monde, j'espérais + que Dieu ne me l'imputeroit pas. Je n'ose vous envoyer le reste de + sa lettre qui n'est qu'un verbiage qui ne vous feroit pas mieux + comprendre la situation de cet esprit là à quoi je ne conçois + rien... Si je lui parle du goût que j'ay pour la retraite et des + raisons qui m'y portent il ne me dit pas un mot; si je lui dis: Si + je m'ennuie, mon père, je vous le dirai, mais cela ne m'est pas + encore arrivé. Il me répond: Je vous en tirerai bien vite... Ce + n'est pas pour me plaindre à vous de ce que je n'espère aucun + secours de ce côté-là... J'ay donc recours à votre charité, mon + très révérend père, pour vous supplier de m'assister, parce que + vous seul le pouvez; je le sens à un point qui ne peut être connu + de vous comme il est, mais Dieu le sait... + +On voit, par la suite des lettres, que Rancé la soutint dans le désir +qu'elle avait de faire une entière retraite et l'assura qu'en effet la +solitude lui était convenable. + +Enfin elle put contenter cette austère envie. Selon un usage suivi par +plusieurs veuves riches et pieuses de ce temps, elle prit logement aux +Incurables, avec une seule servante. + +Celle que naguère courtisaient Brancas et de Foix, celle que La Fontaine +et Chaulieu nommaient Iris et chantaient dans leurs vers, celle qui fut +avec Ninon de ce souper où Molière et Boileau composèrent le latin du +_Malade imaginaire_, maintenant, cherchant le bonheur par des voies +nouvelles, renfermait sa vie dans une salle d'hôpital et dans une froide +église qu'ornaient seulement les peintures austères de Philippe de +Champaigne; elle priait, jeûnait, méditait saint Dorothée, et, pour +divertissement, brodait des parements d'autel. Hélas! l'âge et la +maladie ne l'avaient que trop mûrie pour la dévotion. + + Ce 29 juillet 1692. + + Il y a longtemps, mon très-révérend père, que je me suis donné + l'honneur de vous écrire. Je ne crains pas que vous soupçonniez que + ce soit par oubly. C'est souvent par discrétion que je m'en prive. + Cette fois cy c'est par scrupule. Je ne voulois pas vous dire une + chose que je suis persuadée qui vous fera de la peine et j'en ay + encore davantage à vous la laisser ignorer. Quelques jours devant + la Pentecoste, je m'aperçeus d'une dureté au sein, du costé droit, + assés douloureuse. J'eus envie de n'en point du tout parler, mais + après avoir souffert quelques jours, je crus que le chirurgien de + léans (_Elle veut parler du chirurgien des Incurables, parmi + lesquels se trouvaient beaucoup de cancéreux_), étant expérimenté + plus qu'aucun sur ces sortes de maux, je ferois mieux de lui faire + voir. Il me dit d'abord qu'il falloit qu'il y eût plus de deux ans + que je portasse ce mal, qu'il trouva d'une qualité très maligne. Je + lui dis comme je vivois depuis longtems. Il me dit que, bien loin + que cette nourriture (_les oeufs et le laitage_) me fût nuisible, il + croyoit que Dieu avoit permis ce genre de vie pour rendre le mal + moindre. Ce que je vous dis pour vous oster ce qui pourroit vous + peiner sur cela (_c'est Rancé qui lui avait prescrit ce genre de + vie_). Qui que ce soit au monde ne sait ce que je me donne + l'honneur de vous dire, que celuy que je vous dis et vous. Je ne + croy pas que vous desapprouviez ma conduite sur cela. Vous voyés + que je ferois des raisonnemens inutiles, et l'incommodité réelle + que je recevrois de ceux qui, me voyant encore, redoubleroient + leurs soins, qui sont de véritables accablemens pour moy. Car sy je + ne pouvois plus voir qui que ce soit sur la terre, l'état où je me + trouve seroit un vray paradis pour moy. Tant que j'ay vécu dans le + monde, j'ay toujours craint ce mal avec les horreurs que la nature + en donne. + + Depuis ma conversion, je n'y avois pas pensé. Quand je m'en + aperçus, je me prosternay devant N. Sgr. avec larmes et lui + demanday avec un sentiment très vif de me l'oster ou de me donner + la patience de le supporter. Je puis vous protester que, depuis ce + moment, je n'ay pas formé un désir sur cela, Dieu m'ayant fait la + grâce d'ajouter à la tranquillité que j'avois devant un calme que + je ne puis vous exprimer. Il me semble que c'est un effet de + l'amour de Dieu envers moy qui a tellement augmenté celuy que + j'avois dans le coeur, que j'en suis beaucoup plus remplie. Ce qui + me fait peine est une certaine molesse, il me semble, quelquefois + de me coucher plus tost ou de me lever plus tard. Je pourrois + peut-estre et mesme je croy avoir sur cela plus d'exactitude. Car + je sens aussy que cela attire mon attention par la douleur. Enfin + il est impossible, et je m'en aperçois à tout moment, que mes + journées ne soient remplies d'infidélités. C'est la seule peine que + j'aye et qui n'est pas prête à finir, puisque j'ay bien peur de + n'en voir la fin qu'avec ma vie, dont les souvenirs me font + trembler. C'est la vérité et, sy ce que je sens quelquefois sur + cela n'étoit trouversé de l'espérance, j'en serois accablée. Ce + qu'il y a dans ce mal-cy d'inconcevable, c'est qu'il porte avec luy + le sentiment d'un très grand nombre de maux que l'on n'a point, + puisque, en effet, il semble qu'il soit unique. Cependant, je puis + vous dire avec vérité que je ne suis pas une heure avec une douleur + semblable, quoy que j'en aye toujours. Je n'avois jamais conçu que + cela se pût, moy qui ay assés senty de maux en ma vie, mais chacun + portoit sa douleur particulière. Je croy donc, mon très révérend + père, si vous me le permettés, qu'il faut demeurer comme il plaît à + Dieu me mettre. Je n'ay, par sa miséricorde, nulle impatience d'en + estre délivrée, ny inquiétude de souffrir; n'est-ce pas beaucoup? + Après cette exposition, je n'auray plus besoin de vous importuner + la mesme chose pour sy longtems. Je me feray, ce me semble, fort + bien entendre en parlant en général de ma santé, dont pourtant je + prendray la liberté de vous rendre un compte fidèle, puisque j'ay + franchy de vous dire ce qu'il me faisoit tant de peine de ne vous + pas dire. Je sens la joye et la consolation que je recevray de ce + que vous aurés la charité de me dire, par celle que je sens de vous + entretenir. Je vois quelquefois M. D. Elle va ce me semble bien + droit à Dieu, et avec un dégagement qu'il lui met au coeur, pourvu + que personne n'entortille n'y n'obscurcisse ses lumières. + + Elle n'auroit pas besoin de tant d'attirail qu'on luy en veut + donner. Mais je crains qu'on ne l'attriste et il luy faudroit tout + le contraire, car son mal est assés pour elle. Sy elle avoit été + convertie en parfaite santé, N. Seigneur luy auroit donné le tems + d'acquérir ces forces pour le jour de l'adversité. Mais elle a + beaucoup à souffrir, elle est naturelle, elle a un tour aimable + dans l'esprit; elle va à Dieu par son coeur. Vous acheverés, mon + très R. P., ce qui reste à faire. Elle vous verra bientost. Voilà + ce que j'envierois, si j'osois désirer quelque chose. Il faut finir + cette lettre en vous demandant très-humblement pardon de sa + longueur et en vous assurant de mes respects et d'un attachement + pour vous dont je ne croy personne aussi capable que je le suis... + + Le mal dont je vous parle n'est pas ouvert, mais il y a à craindre + qu'il ne s'ouvre, ce qui seroit le pis qui pût arriver à ce que + croit l'homme qui l'a veu. + +Voilà donc cette dame de la Sablière, agile à promener son âme des +curiosités de la science aux troubles de l'amour, la voilà n'ayant plus +à offrir à Dieu, son dernier amant, que les soupirs d'un sein décomposé! +Heureuse encore de s'être fait une nature nouvelle et convenable à son +horrible situation! Heureuse et belle de résignation, de patience et de +paix! Heureuse, oh! bienheureuse dans les tortures et les dégoûts d'un +mal dévorant, de déployer une âme angélique! On peut dire de celle qui a +écrit cette admirable lettre, comme d'Elisabeth Ranquet que, «marchant +sur la terre, elle était dans les cieux». + +Le mal fit des progrès rapides. Cinq mois plus tard, quelques jours, +quelques heures peut-être avant sa mort, madame de la Sablière écrivait +à Rancé ces lignes qu'on ne peut lire sans songer à ce que dit Pascal +des misères de l'homme et de ses grandeurs: + + Ce ... janvier 1693. + + La maladie que j'ay augmente tous les jours, mon très R. P. Il y a + apparence qu'elle n'ira pas loin. Je vous supplie très humblement + que le mal que j'ay ne soit jamais su de personne pas plus après ma + mort que pendant ma vie. Dieu vous récompensera sans doute de tous + les biens que vous m'avés faits. Et je l'en prie de tout mon coeur. + Je me sens toujours la mesme tranquillité et le mesme repos, + attendant l'accomplissement de la volonté de Dieu sur moy. Je ne + désire autre chose. + +Elle décéda «le sixième janvier» 1693, et fut enterrée «le septième» par +le clergé de Saint-Sulpice[32]. + + + + +M. THÉODORE REINACH + +ET + +MITHRIDATE[33] + + +Des trois frères Reinach, l'aîné, Joseph, a marqué dans la politique, +comme publiciste et comme député; le second, Salomon, est un archéologue +justement estimé pour l'ardeur et l'exactitude de son esprit; le plus +jeune, Théodore, après avoir promené sa curiosité en divers domaines, +s'est établi dans l'histoire. Je ne rappellerai pas les étonnantes +victoires scolaires qu'il remporta dans les années 1875, 1876 et 1877. +De tels succès, bien qu'ils révèlent sans doute une intelligence précoce +et facile, ne me semblent point enviables. Ils ont l'inconvénient de +mettre l'adolescent dans une lumière trop forte et de lui créer une +supériorité insoutenable. + +C'est un danger que de se montrer d'abord prodigieux, puisqu'il n'est +donné à personne de le rester constamment. Il y a là une situation +difficile. Mais on en souffre peu si l'on est un savant, c'est-à-dire un +homme laborieux et modeste. Il est impossible au vrai savant de n'être +point modeste: plus il fait, et mieux il voit ce qu'il reste à faire. Et +je crois reconnaître en M. Théodore Reinach une âme vouée tout entière à +la science. + +Ses couronnes scolaires étaient encore toutes fraîches quand il +entreprit de traduire _Hamlet_ en employant alternativement, à l'exemple +de Shakespeare, la prose et le vers. + +L'idée semble excellente et naturelle. Je ne crois pas qu'elle ait été +réalisée de la manière la plus heureuse par M. Théodore Reinach. Je +doute même qu'elle soit réalisable. On pourrait essayer peut-être, pour +une étude de ce genre, d'un vers très souple et sans entraves, alternant +avec une prose rythmique comme celle de la _Princesse Maleine_. Mais +cela même est-il bien possible? Est-il possible de repenser un poète +assez vivement pour le transcrire avec son chant et toutes ses +harmonies? Au reste, ce n'est point la question. Si j'ai rappelé cet +essai de M. Théodore Reinach, c'est parce que le savant s'y révèle déjà +par le bon établissement du texte, par la précision des notes et par la +sûreté d'information dont témoigne l'intéressante introduction qui +précède l'ouvrage. À cet égard, peu de traducteurs, en France, ont aussi +bien compris leur devoir que M. Théodore Reinach, et il serait heureux +que son exemple fût suivi. + +Il a donné, un peu plus tard, une _Histoire des Israélites depuis la +dispersion jusqu'à nos jours_, ainsi que plusieurs mémoires dans la +_Revue des études juives_. Il s'est beaucoup occupé d'antiquités +helléniques et d'antiquités orientales. Il a étudié dans un ouvrage +spécial, _Trois royaumes de l'Asie Mineure_ (1888), la numismatique des +rois de Cappadoce, de Bithynie et de Pont. Et cet ouvrage doit être +particulièrement signalé ici, parce qu'il fut pour l'auteur une sorte de +préparation à l'_Histoire de Mithridate_ et, si je puis dire, +l'échafaudage du monument. + +Mettons, pour être tout à fait exact, un des échafaudages, car il en +fallait d'autres. Les sources de l'histoire de Mithridate sont de trois +sortes: 1° Les médailles, qui, étudiées dans le livre que je viens de +citer, ont fourni à l'auteur les éléments d'une chronologie. Elles lui +ont donné, en outre, quelques indices sur l'état des moeurs et des arts, +ainsi que sur le gouvernement des provinces. Enfin, c'est sur quelques +beaux tétradrachmes frappés dans le Pont, à Pergame ou en Grèce, qu'on +trouve le portrait de Mithridate. 2° Les inscriptions. M. Théodore +Reinach en a réuni vingt et une, tant grecques que latines. 3° Les +auteurs. Cette source est de beaucoup la plus abondante. Mais les +documents qu'elle fournit devaient être soumis à une critique +rigoureuse. On sait que les ouvrages des écrivains qui ont raconté +l'histoire de Mithridate à proximité des événements ne nous sont point +parvenus. + +Nous n'avons ni les Mémoires de Sylla, ni ceux de Rutilius Rufus, ni +l'ouvrage de Sisena, ni les histoires de Salluste, ni le poème +d'Archias, ni les parties de Tite-Live concernant la guerre +mithridatique. On en est réduit à consulter des ouvrages postérieurs de +cent cinquante à trois cents ans au règne de Mithridate et qui, par +conséquent, empruntent toute leur autorité historique aux documents +d'après lesquels ils ont été composés. Mais les anciens n'indiquaient +guère les sources où ils puisaient, et c'est par des recherches très +attentives et des observations très délicates que Théodore Reinach est +parvenu à reconnaître les textes que Plutarque, Appien, Dion Cassius +avaient sous les yeux quand ils composaient leurs récits. Je n'entrerai +point dans le détail de ces procédés, qui ne relèvent que de la critique +érudite. Le peu que j'en viens de dire m'a été inspiré par ce goût +naturel qui porte chacun de nous à s'intéresser aux bonnes méthodes de +travail. + +Les ouvrages de pure érudition ne sont point de ma compétence et ne +peuvent faire la substance d'une de ces causeries littéraires qui +veulent des sujets faciles et variés. Le spécial et le particulier ne +sont point notre fait. Par bonheur, il n'est pas rare qu'un véritable +savant soit amené par le progrès de ses recherches à ces généralisations +dont les esprits curieux peuvent tirer tout de suite agrément et profit. +Je ne manque point alors de me pénétrer des idées de ce savant et de +rapporter ce que j'en ai pu saisir. Je ne suis jamais si heureux que +lorsqu'il m'est donné d'entretenir des travaux d'un Renan ou d'un +Darmesteter, d'un Gaston Paris ou d'un Paul Meyer, d'un Oppert ou d'un +Maspero. Or, si le _Mithridate_ de M. Théodore Reinach relève de +l'érudition pour la méthode, il appartient à la littérature historique +par la grandeur du sujet, l'intérêt du récit et l'abondance des vues. +C'est un beau livre, d'une lecture facile dans presque toutes les +parties et, par endroits, attachante et passionnante plus que je ne +saurais dire. C'est qu'en effet M. Théodore Reinach a bien choisi son +sujet. Il l'a pris neuf et fécond. L'histoire de Mithridate, qui n'avait +jamais été traitée à part, est, entre toutes, grande et tragique. + +De nos jours encore, les paysans et les pêcheurs d'Iéni-Kalé montrent, +près de Kertch, l'antique Panticapée, un rocher qui se dresse en forme +de chaise sur le bord de la mer. «C'est, disent-ils, le trône de +Mithridate!» L'homme que la légende a mis comme un colosse sur ce siège +énorme et sauvage garde aussi dans l'histoire une grandeur farouche. + +Perse d'origine, issu de ces Mithridate qui mouraient au delà du terme +ordinaire de la vie humaine, laissant dans leur harem des enfants en bas +âge, Mithridate, qui fut nommé depuis Eupator et Dionysos, était nourri +dans Sinope, sa ville natale, et touchait à sa treizième année quand son +père, Mithridate Evergète, périt dans une de ces tragiques et ordinaires +intrigues de sérail qui réglèrent de tout temps la succession des +despotes de l'Orient. Sa mère, la Syrienne Laodice, qui, dans l'ennui du +gynécée, avait songé qu'Evergète durait trop, devint sultane par le +droit oriental du meurtre. Le jeune Mithridate, victime d'inexplicables +accidents de chasse et flairant sur sa table des mets suspects, +s'aperçut bientôt que sa mère trouvait qu'il grandissait trop vite. Il +s'enfuit dans les forêts épaisses du Paryadris, où il mena, seul, +inconnu, la rude vie du chasseur et du bandit. On raconte que, semblable +aux géants de pierre sculptés dans le palais de Sargon, il étouffait des +lionceaux entre ses bras. Après sept ans passés nuit et jour dans les +bois et dans les rochers, il reparut à Sinope, où on le croyait mort, +réclama son héritage, l'arracha de force et de ruse à la Syrienne, qui +l'avait aux trois quarts dissipé, territoires et trésors. Rapidement, il +se refit un royaume et «soumit à sa domination, ou tout au moins à son +influence, tout le bassin de la mer Noire». + +Ce n'était pas un empire, mais une multitude de peuples. On y parlait +vingt-deux ou vingt-cinq langues différentes. Royaume de la mer, «le +Pont-Euxin, qui lui donnait son nom, lui donnait aussi son unité». + +On sait le reste, que je ne puis rappeler ici, même brièvement, puisque +c'est, comme dit Racine, «une partie considérable de l'histoire +romaine». On sait la rupture avec Rome, que Mithridate avait d'abord +ménagée; la conquête de l'Asie Mineure, suivie du massacre de +quatre-vingt mille Romains; le protectorat de la Grèce et ce grand +dessein, imité d'Alexandre, de l'union du monde hellénique et du monde +oriental, qui finit cruellement à Chéronée et à Orchomène; et, après la +guerre de Sylla, les guerres de Lucullus et de Pompée qui font voir, +selon la parole de Montesquieu «non pas des princes déjà vaincus par les +délices et l'orgueil, comme Antiochus et Tigrane, ou par la crainte, +comme Philippe, Persée et Jugurtha; mais un roi magnanime, qui, dans les +adversités, tel qu'un lion qui regarde ses blessures, n'en était que +plus indigné» (_Grand. et déc._, chap. VII). + +On sait enfin (et c'est là que je m'arrêterai un instant) qu'après la +défaite de Nicopolis, où ses cavaliers furent égorgés, dans la nuit, +jusqu'au dernier par les légionnaires de Pompée, le vieux roi s'échappa +seul à cheval, avec sa concubine Hypsicratée, vêtue comme un de ces +guerriers barbares, dont elle avait le coeur. Il courut le long du +Caucase et, parvenu en fugitif dans le Bosphore révolté, il le +reconquit. Ce fut son dernier royaume. Là, contraint d'abandonner l'Asie +à l'ennemi qu'il combattait depuis quarante ans avec une invincible +haine, il conçut le projet de marcher sur l'Occident par la Thrace, la +Macédoine et la Pannonie, d'entraîner avec lui les Scythes des steppes +sarmates et les Celtes du Danube, et de se jeter sur l'Italie avec un +torrent de peuples. + +Ce plan gigantesque, Mithridate l'expose, au troisième acte de la +tragédie de Racine, dans un discours imité d'Appien: + + C'est à Rome, mes fils, que je prétends marcher. + +Et il ajoute un peu plus loin: + + Ne vous figurez point que de cette contrée + Par d'éternels remparts Rome soit séparée. + Je sais tous les chemins par où je dois passer, + Et si la mort bientôt ne me vient traverser, + Sans reculer plus loin l'effet de ma parole, + Je vous rends dans trois mois au pied du Capitole. + Doutez-vous que l'Euxin ne me porte en deux jours + Aux lieux où le Danube y vient finir son cours? + +«J'en doute!» s'écria le prince Eugène de Savoie, qui avait fait la +guerre contre les Turcs. Et le vainqueur inspiré de Zentha doutait avec +raison qu'une flotte de guerre pût traverser en deux jours l'espace de +mer qui sépare Kertch des bouches du Danube et qu'il suffît de trois +mois à une armée nombreuse pour se rendre, à travers sept cents lieues +de terres, de la Bulgarie à Rome. Mais ces mauvais calculs sont +imputables seulement à Jean Racine, qui, apparemment, n'était pas un +grand homme de guerre. C'est lui qui les a faits, dans sa maison, sur sa +table, avec beaucoup d'innocence. Aucun témoignage antique ne permet +d'en rapporter la faute à Mithridate lui-même, qui n'est pas responsable +des beautés dont un poète se plut à orner ses plans. On sait seulement +que le vieux roi «se proposait de longer la rive septentrionale de +l'Euxin, entraînant sur sa route les Sarmates et les Bastarnes, puis de +remonter la vallée du Danube, où les tribus gauloises, dont il avait +soigneusement cultivé l'amitié, accouraient en foule sous ses étendards. +Ainsi devenu le généralissime de la barbarie du Nord, il traversait la +Pannonie et descendait comme une avalanche du sommet des Alpes sur +l'Italie dégarnie de troupes, affaiblie par ses querelles politiques et +sociales.» Ce projet, dont la grandeur faisait l'étonnement des anciens, +n'a pas été beaucoup admiré par les historiens modernes. Michelet, qui +est enthousiaste, s'est un peu ému en l'exposant; mais M. Mommsen, dont +le défaut n'est point l'enthousiasme, n'a vu là qu'une pitoyable folie. +«L'invasion projetée des Orientaux en Italie, a-t-il dit, était +simplement risible. Ce n'était qu'une fantaisie du désespoir +impuissant.» M. Théodore Reinach ne le croit pas. Il rappelle que les +Cimbres avaient démontré, quarante ans auparavant, que la muraille des +Alpes n'était point infranchissable et il estime qu'une invasion +fondant, en l'an 63 avant l'ère chrétienne, sur l'Italie, déchirée par +la guerre civile, pouvait faire éprouver à Rome les deuils et les hontes +qu'Alaric devait lui infliger cinq siècles plus tard. Cette opinion est +soutenable. Mais la dispute sur ce point ne sera jamais terminée. Trahi +par son fils, abandonné par ses peuples, Mithridate s'est donné la mort +dans la citadelle de Panticapée, au milieu des préparatifs de sa grande +entreprise. Toutefois, cela seul condamne cette entreprise qu'elle se +soit, dès l'abord, renversée sur son auteur. Il n'importe! C'était un +grand ennemi et qui savait haïr. «Il possédait les dons respectables de +la haine», dit Mommsen, et M. Théodore Reinach ajoute: «Dans ce cerveau +surexcité, la haine atteignait au génie.» Les Romains, qui le +craignaient, se réjouirent de sa mort. Les soldats qui vinrent +l'annoncer à Pompée portaient des lauriers comme les messagers des +victoires. + +L'embarras fut de reconnaître le corps du terrible sultan. Il était si +défiguré qu'on ne put le reconnaître qu'aux vieilles cicatrices dont il +était couvert. Pompée le fit coucher dans la nécropole royale de Sinope. +Mais c'est surtout par les éclats de leur joie que les Romains rendirent +les honneurs suprêmes à Mithridate Eupator. + +Quelques années plus tard, Rome fit de nouvelles réjouissances pour la +mort d'un ennemi. Cette fois l'ennemi était une femme. Il y eut dans la +Ville-Éternelle, des danses et des sacrifices à la mort de Cléopâtre +comme à la mort de Mithridate. C'est qu'avec Cléopâtre périssait enfin +cet Orient guerrier qui avait disputé l'empire à Rome, coûté à l'Italie +tant de travaux et la vie de tant de soldats et de citoyens. Il est +visible que M. Théodore Reinach ressent pour Mithridate ce genre +d'intérêt dont un peintre attentif ne se défend guère à l'endroit d'un +modèle longuement étudié. Il suit le roi de Pont dans toutes ses +entreprises avec un mélange d'admiration et d'horreur. Il s'étonne, non +sans raison, de cette volonté si souple et si forte, de cette +infatigable énergie, de cet esprit de ruse et d'audace, de cette âme +indomptable qui puise dans la défaite des ressources nouvelles et que +les anciens ont comparée au serpent, qui, la tête écrasée, dresse sa +queue menaçante. Pourtant, quand il se recueille pour porter un jugement +d'ensemble, il se garde d'exalter son héros aux dépens de la justice et +de la vérité. Voici la page où se trouve résumée, non sans force, la +pensée de l'historien sur le despote extraordinaire dont il a conté la +vie: + + Malgré ses talents multiples, malgré son activité infatigable, + malgré sa fin héroïque, il a manqué quelque chose à Mithridate pour + être rangé parmi les vrais grands hommes de l'histoire: je veux + dire un idéal supérieur, conçu avec sincérité, poursuivi avec + constance. Que représente celui qu'on a appelé le Pierre le Grand + de l'antiquité? La cause de la liberté, de la civilisation + hellénique ou, au contraire, la réaction de l'Orient despotique et + fanatique contre l'Occident libéral et éclairé? On ne le sait, + lui-même l'ignore. Nous l'avons vu, dans la première partie de son + règne, se porter en champion de l'hellénisme, copier Alexandre, + conserver la tunique, coucher dans le gîte du conquérant + macédonien. Un moment même, il a semblé qu'il eût réalisé son rêve + ou, du moins, ramené les beaux jours du royaume de Pergame: l'Asie + affranchie, la vieille Grèce elle-même soulevaient sur leurs + épaules, dans un élan de fièvre joyeuse, le sauveur providentiel + descendu des bords lointains de l'Euxin. Mais la fin du règne va + nous offrir un tableau bien différent. Sous le masque hellénique, + qui bientôt crève de toutes parts, nous trouverons un héros encore, + mais un héros barbare, répudiant une civilisation d'emprunt, + détruisant de ses propres mains les villes qu'il a fondées, + adressant un appel désespéré au fanatisme religieux et national des + vieux peuples de l'Asie et des hordes nomades du Nord, dont il + semble incarner désormais la haine irréconciliable non seulement + contre le conquérant romain, mais encore contre la civilisation + méditerranéenne. Quel est le véritable Mithridate? Celui de + Chersonèse et de Pergame ou celui d'Artaxata et de Panticapée? Je + crains que ce ne soit ni l'un ni l'autre et que, dans ces deux + rôles, où il paraît successivement passé maître, Mithridate n'ait + été, en effet, qu'un prodige d'ambition et d'égoïsme, un royal + tragédien, jouant de l'Olympe et de l'Avesta, des souvenirs + d'Alexandre et des reliques de Darius, du despotisme et de la + démagogie, de la barbarie et de la civilisation comme d'autant + d'instruments de règne, autant de moyens de séduire et d'entraîner + les hommes, sans jamais partager, au fond, les passions qu'il + exploite et restant calme au milieu des tempêtes qu'il déchaîne. + +M. Théodore Reinach nous a fait voir Mithridate souverain d'un royaume +mouvant, plusieurs fois perdu et reconquis, changeant sans cesse de +configuration et de place. Il nous a montré ce maître de tant de vies +humaines conduisant, avec une ardeur toujours égale, des guerres mêlées +d'étonnantes victoires et d'étonnantes défaites. Il a montré le sultan +de Pont tour à tour conquérant, diplomate, fondateur de villes, +organisateur de provinces, colon, protecteur du commerce, des arts et +des lettres, et destructeur des peuples. + +Ce n'est pas tout. Il s'est plu encore à nous montrer, autant qu'il +était possible, Mithridate dans l'intimité de sa vie, couché sur un lit +d'or à ces banquets où il réunissait les orateurs et les rhéteurs +hellènes à ces officiers barbares qui portaient le titre envié d'Amis et +de Premiers-Amis du roi. Et ce ne sont pas là les tableaux les moins +intéressants du livre. Mithridate n'était pas sans doute un lumineux +génie. Mommsen lui refuse même l'étendue de l'intelligence, et M. +Théodore Reinach reconnaît que ce n'était pas un véritable grand homme. +Mais, à coup sûr, c'était ce qu'on nomme un caractère. Sa figure est +étrange et d'un relief puissant. À l'approcher, on admire une bête +humaine de cette stature et de ce tempérament, si rusée et si forte, si +ingénieuse et si barbare, et douée de si épouvantables vertus. + +On a son profil sur les tétradrachmes. Il était beau, les traits grands, +la chevelure bouclée. C'était une espèce de géant. La grandeur de ses +armes étonna Pompée. Et ses armures, suspendues aux temples de Delphes +et de Némée, devant lesquelles s'émerveillaient les visiteurs, +semblaient les dépouilles d'un Titan. Ceint d'une tiare étincelante, +vêtu, à l'orientale, de robes précieuses, portant le large pantalon +perse, il apparaissait, dans le feu des pierreries, comme l'image, sur +la terre, des dieux-astres, Ormuzd et Améria, auxquels il allumait en +offrande une forêt sur une montagne. Sous ces dehors d'idole orientale, +c'était le plus agile cavalier de son armée, et il n'avait pas d'égal +pour lancer le javelot. + +Habituellement sobre, il lui prit envie, un jour, à table, de lutter +avec un athlète pour la capacité du boire et du manger, et de cette +lutte il sortit vainqueur. Ce colosse avait une certaine délicatesse de +goût. Il recherchait la belle vaisselle d'or et d'argent, ce qui était, +à vrai dire, un luxe commun alors à tous les grands personnages. Il +avait formé un riche cabinet de pierres gravées. Il aimait les beaux +discours, et lui-même il parlait avec éloquence en plusieurs langues. +Enfin, ses connaissances en médecine semblent avoir été assez étendues +et profondes, bien qu'il mêlât à ses recettes beaucoup de formules de +sorcellerie. + +Comme tous les dynastes d'Orient, il avait une grande habitude du +meurtre domestique. Quatre de ses fils périrent par son ordre: +Ariarathe, Mithridate, Macharès et Xipharès. Mais il faut voir +l'enchaînement des crimes dans cette maison et se rappeler que sa mère +avait tenté de le faire tuer et qu'enfin un fils qu'il avait épargné, +Pharnace, fut cause de sa mort. + +Il semble avoir beaucoup aimé sa fille Drypetina, un monstre qui avait +une double rangée de dents à chaque mâchoire, et, s'il la fit poignarder +par un eunuque, ce fut pour qu'elle ne tombât pas vivante aux mains des +Romains. + +Deux autres de ses filles, Mithridatis et Mysa, moururent avec lui à +Panticapée pour la même raison. Rien alors de plus ordinaire, après une +défaite, que le massacre de tout un sérail. Avant de battre en retraite, +on tuait les femmes à l'approche de l'ennemi, comme aujourd'hui on +détruit le matériel embarrassant. Après la défaite infligée, à Cabira, +par Lucullus à l'armée pontique, Mithridate, en fuite sur Comana, +dépêcha l'eunuque Bacchidès à Pharnacie avec ordre de faire mourir +toutes les femmes du sérail. Parmi elles se trouvaient deux soeurs du +roi, Roxane et Statira, âgées de quarante ans, qui n'avaient point été +mariées, et deux de ses femmes, Ioniennes l'une et l'autre, Bérénice de +Chios et Monime de Stratonicée. Monime avait refusé quinze mille pièces +d'or dont Mithridate croyait l'acheter. Il fallut que le roi de Pont lui +envoyât le bandeau royal. C'était d'ailleurs un présent qui coûtait peu +à ce grand faiseur de reines. + +On trouva plus tard, dans les archives du Château neuf, près Cabira, une +correspondance échangée entre Monime et Mithridate, dont le ton +licencieux choqua la pudeur des Romains. Mais, enfermée loin de la +Grèce, dans un sérail, sous la garde de soldats barbares, la fière +Ionienne regrettait amèrement sa patrie et la liberté. Bacchidès portait +aux femmes l'ordre de mourir de la manière que chacune d'elles croirait +la plus prompte et la moins douloureuse. Bérénice se fit apporter une +coupe de poison. Sa mère, qui était près d'elle, lui demanda de la +partager. Elles burent toutes deux. La mère mourut la première. Et, +comme Bérénice se tordait dans une horrible agonie, Bacchidès l'acheva +en l'étouffant. Roxane et Statira choisirent aussi le poison. La +première le prit en maudissant son frère. Mais Roxane, au contraire, le +loua de ce qu'au milieu des dangers qu'il courait lui-même il ne les +avait pas oubliées et leur avait assuré une mort libre, abritée des +outrages. Monime, en mémoire peut-être des reines tragiques de ses +poètes, détacha de son front le bandeau royal, le noua autour de son cou +et se pendit, comme Phèdre, à une cheville de la chambre. Mais le faible +tissu se rompit. + +Plutarque a conservé ou trouvé les douloureuses paroles que, selon lui, +prononça alors la jeune femme: «Fatal diadème, s'écria-t-elle, tu ne me +rendras pas même ce service!» Et elle présenta la gorge à l'eunuque. +Ainsi périt, après de longs dégoûts, dans le sérail de Pharnacie, Monime +de Stratonicée. + +Il y a sans doute quelque brusquerie à quitter sur cette tragédie +domestique l'histoire du grand Asiatique contre qui s'illustrèrent +Sylla, Lucullus et Pompée. Mais cette scène de femmes empoisonnées, +étouffées, égorgées par un eunuque révèle mieux peut-être que tous les +récits de guerre le vrai Mithridate, le vieux sultan de Pont, le +despote, l'Oriental. + +FIN + + + + +NOTES + + +[1: Toute licence sauf contre l'amour, 1892, in-18.] + +[2: Par Guy de Maupassant.] + +[3: Par Paul Bourget.] + +[4: _Souvenirs du baron de Barante_, de l'Académie française, 1782-1866, +publiés par son petit-fils, CLAUDE DE BARANTE; in-8°; tome Ier.] + +[5: Le vicomte Eugène Melchior de Vogüé.] + +[6: _César Borgia_, sa vie, sa captivité, sa mort, d'après de nouveaux +documents des dépôts des Romagnes, de Simancas et des Navarres, par +Charles Yriarte, 2 vol. in-8°.] + +[7: _Essais orientaux_, 1 vol. in-8°.--_Lettres sur l'Inde_, 1 vol. +in-18.--_La Légende divine_, 1 vol. in-18.] + +[8: _Poésies et contes populaires de la Gascogne_, par Jean-François +Bladé, correspondant de l'Institut (dans la collection des _Littératures +populaires_, de Maisonneuve et Leclerc), 6 vol.--_Traditions, coutumes, +légendes et contes des Ardennes_, par Albert Meyrac, avec préface par +Paul Sébillot, 1 vol.--_Esthétique de la tradition_, par Émile Blémont, +et _Études traditionnistes_, par Andrew Lang (dans la _Collection +internationale de la tradition_, de MM. Émile Blémont et Henry Carnoy), +2 vol.] + +[9: Vannes, 1891, in-8°. (Extrait de la _Revue des traditions +populaires_.)] + +[10: Je parlais ici des _Études_, revue dirigée par les pères de la +Compagnie de Jésus. On ne m'y a point ménagé, mais il n'est pas au +pouvoir des Pères de me rendre injurieux et de mauvaise foi. Je n'ai +point cessé de reconnaître et de dire que leur revue est rédigée par des +écrivains habiles et judicieux. Je prévoyais bien que le livre du père +Didon leur paraîtrait d'un goût douteux et qu'ils estimeraient pour le +moins imprudent l'essai tenté par l'éloquent dominicain d'une +psychologie de Jésus, selon les méthodes de Taine et de Bourget. Mes +pressentiments ne me trompaient pas. Quelques jours après avoir publié +mon article, je reçus les _Études religieuses_ de novembre 1890, et j'y +lus avec grand plaisir un morceau très solide sur le _Jésus-Christ_ du +père Didon, où il est dit: «N'a-t-il pas trop accordé au désir de placer +Jésus dans «son milieu»? Certaines phrases sur l'influence de ce milieu +sonnent d'une façon étrange, à propos du Verbe incarné. Ainsi, parmi des +détails d'une longueur un peu exagérée sur «l'éducation» qu'a dû +recevoir Jésus «adolescent», et après cette observation que, «dans les +assemblées publiques, à la synagogue (de Nazareth), il connut aussi, par +expérience, les misères, les travers, les aberrations et la vaine +science des docteurs de son temps...,» vient cette réflexion au moins +inutile: «Les premières impressions de l'adolescence ne s'effacent pas; +_en Jésus, comme en nous, elles aident à comprendre les volontés, les +paroles, les actes de l'âge mûr_.» (T. I, pp. 84-85.) La description +très poétique de Nazareth est précédée de ces lignes encore plus +singulières: «On ne comprendrait pas sa physionomie (celle de Jésus) et +son caractère, si, dans l'étude de son adolescence et de sa jeunesse, on +négligeait le milieu extérieur, la nature au sein de laquelle il a +grandi. L'homme tient par des attaches trop étroites au sol qui l'a vu +naître, pour n'en pas recevoir l'empreinte...» (P. 86.) Nous n'aimons +pas non plus lire que «la pensée (du supplice auquel Jésus se savait et +se sentait voué) étendait sur tout son être un voile de tristesse.» (I, +p. 270); ou que «_souvent_, dans sa vie, Jésus a laissé voir +l'accablement où le jetait la vue seule du calice qu'il devait boire». +(P. 166.)--Ces observations excellentes sont du R. P. J. Brucker, qui +est, avec le R. P. P. Brucker, un des rédacteurs les plus distingués des +_Études_.] + +[11: À propos du drame de MM. Victorien Sardou et Moreau.--Consultez +Henry Houssaye; Cléopâtre, dans _Aspasie, Cléopâtre, Théodora_, 1 vol.] + +[12: Consultez sur ce point une note de M. Maspero dans l'étude de M. +Henry Houssaye citée plus haut.] + +[13: Il est sans doute utile de rappeler que ces deux articles sont +écrits, l'un avant, l'autre après la première représentation du drame de +MM. Victorien Sardou et Moreau, à la porte Saint-Martin.] + +[14: H. Houssaye _loc. cit_., note n°11.] + + +[15: _La Conquête du Paradis_, par Judith Gautier (dans la bibliothèque +des romans historiques. Armand Colin, éditeur). 1 vol.] + +[16: Le _Pèlerin passionné_, 1 vol. in-18.] + +[17: _Reliques de Jules Tellier_, 1 vol.] + +[18: On sait qu'il n'y a pas de facultés à Rouen. Tellier place un +étudiant imaginaire dans une faculté imaginaire.] + +[19: Tellier avait mis _quotquot erant vantes_. J'ai rétabli le texte +d'Ovide, mais le sens n'est plus tout à fait le même. Ovide ne dit pas +que tout poète indistinctement lui semblait un dieu. Il fait allusion au +trouble dont il était saisi dans ses premières rencontres avec un +poète.] + +[20: Voici la pièce entière. + + PRIÈRE + + Fantôme qui nous dois dans la tombe enfermer, + Mort dont le nom répugne et dont l'image effraie, + Mais qu'à force de crainte on finit par aimer, + Puisque la vie est vaine et que toi seule es vraie; + + Ô Mort, qui fais qu'on vit sans but et qu'on est las, + Et qu'on rejette au loin la coupe non goûtée, + Mort qu'on maudit d'abord et dont on ne veut pas, + Mais qu'on appelle enfin quand on t'a méditée; + + Ô la peur et l'espoir des âmes, bonne Mort + Dont le souci nous trouble un temps, et puis nous aide, + Mystérieux écueil où se blottit un port, + Et poison merveilleux où se cache un remède; + + Ô très bonne aux vaincus et très bonne aux vainqueurs + Qui sur leurs fronts à tous baises leurs cicatrices, + Ô des douleurs des corps ou de celles des coeurs + La sûre guérisseuse et la consolatrice! + + Puisque tant de ferveur pour toi s'élève en lui, + Qu'il veut te préférera tout, même à l'Aimée, + Sois clémente à l'enfant qui t'invoque aujourd'hui, + Bien qu'il t'ait méconnue et qu'il t'ait blasphémée. + + Ma haine s'est changée en un amour profond: + Voici croître en mon coeur guéri de ses chimères + L'ennui des voluptés dont on touche le fond + Et le morne dédain des choses éphémères. + + Vivre dans l'instant n'est que trembler et souffrir. + Songe à l'horrible attente et fais-toi moins tardive! + Il suffit que tu sois pour qu'on veuille mourir: + Le temps laissé par toi ne vaut pas qu'on le vive. + + Donne-moi le Repos et l'Oubli, les seuls biens! + Endors-moi dans la paix de ta couche glacée! + Mais avant le moment où tu clôras les miens, + Ferme les yeux par qui mon âme fut blessée! + + Périsse avant moi l'Être éphémère et charmant, + Apparence flottant parmi les apparences, + Dont la grâce a troublé mon coeur profondément, + Et par qui j'ai connu de si dures souffrances! + + Car, dût-elle aussitôt disparaître à son tour + De ce monde où tout n'est que mirage et que leurre, + Quand même pour la vie elle n'aurait qu'un jour, + Et quand pour le plaisir elle n'aurait qu'une heure, + + Cette heure-là, rien que cette heure, en vérité, + Quand j'y songe un instant, m'est à ce point cruelle, + Que je n'en conçois plus même la vanité, + Et qu'à mon coeur jaloux elle semble éternelle, + + Janvier 1888. +] + +[21: Voir sur cette phrase l'article suivant intitulé _la Rame +d'Ulysse_.] + +[22: _Blaise Pascal_, par Joseph Bertrand, de l'Académie française, +secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, 1 vol. in-8°.--_Le +dogmatisme et la foi dans Pascal_, par Sully-Prudhomme (dans la _Revue +des Deux Mondes_ du 15 octobre 1891).] + +[23: 1 vol. in-18. Perrin édit.] + +[24: _La fin du paganisme, étude sur les dernières luttes religieuses en +Occident au quatrième siècle_, par Gaston Boissier, 2 volumes +in-8°.--Hachette, édit.] + +[25: _Cicéron et ses amis_, 1 vol.; _Promenades archéologiques, Rome et +Pompéï_, 1 vol.; _Nouvelles Promenades archéologiques, Horace et +Virgile_, 1 vol.; l'_Opposition sous les Césars_, 1 vol.; la _Religion +romaine, d'Auguste aux Antonins_, 2 vol.] + +[26: À propos du livre étudié dans le précédent article: _La Fin du +paganisme. Étude sur les dernières luttes religieuses en Occident, au +IVe siècle_, par Gaston Boissier, 2 vol. in-8°.] + +[27: _Une Passionnette_, 1 vol. in-8°, Calmann Lévy, éditeur.] + +[28: Les grands écrivains: _Madame de La Fayette_, par le comte +d'Haussonville. 1 vol. in-18. Hachette éditeur.] + +[29: Dans la préface de l'édition Conquet, in-8°.] + +[30: Un poète breton. Charles Le Goffic. (_Amour breton_), 1 vol. +in-18.] + +[31: _Coeur double_, avec une préface, 1 volume.] + +[32: Cette date est prise dans l'acte de décès que Jal a publié dans son +dictionnaire. Il y est dit que madame de la Sablière décéda rue aux +Vaches, dite aussi rue aux Vachers et actuellement la rue Rousselet. +Mais d'une étude destinée au journal le _Temps_ et dont l'auteur, M. +Georges Villain, a bien voulu me communiquer les épreuves, il résulte +que madame de la Sablière est morte dans l'appartement qu'elle occupait +aux Incurables, tout contre la chapelle.] + +[33: _Mithridate Eupator, roi de Pont_, par Théodore Reinach, 1 vol. +in-8°.] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La vie littéraire, by Anatole France + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA VIE LITTÉRAIRE *** + +***** This file should be named 20143-8.txt or 20143-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/0/1/4/20143/ + +Produced by Carlo Traverso, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit http://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/20143-8.zip b/20143-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..efed94e --- /dev/null +++ b/20143-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..b2e1f6b --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #20143 (https://www.gutenberg.org/ebooks/20143) |
