{\rtf1\ansi\ansicpg1252\uc1 \deff1\deflang1033\deflangfe1033{\fonttbl{\f0\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 02020603050405020304}Times New Roman;}{\f1\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0604020202020204}Arial;} {\f2\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 02070309020205020404}Courier New;}{\f3\froman\fcharset2\fprq2{\*\panose 05050102010706020507}Symbol;}{\f4\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Times;} {\f5\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 020b0604020202020204}Helvetica;}{\f6\fmodern\fcharset0\fprq1{\*\panose 00000000000000000000}Courier;}{\f7\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Geneva;} {\f8\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Tms Rmn;}{\f9\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}Helv;}{\f10\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Serif;} {\f11\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}MS Sans Serif;}{\f12\froman\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}New York;}{\f13\fswiss\fcharset0\fprq2{\*\panose 00000000000000000000}System;} {\f14\fnil\fcharset2\fprq2{\*\panose 05000000000000000000}Wingdings;}{\f15\fswiss\fcharset0\fprq3{\*\panose 020b0604030504040204}Tahoma;}{\f16\froman\fcharset238\fprq2 Times New Roman CE;}{\f17\froman\fcharset204\fprq2 Times New Roman Cyr;} {\f19\froman\fcharset161\fprq2 Times New Roman Greek;}{\f20\froman\fcharset162\fprq2 Times New Roman Tur;}{\f21\froman\fcharset186\fprq2 Times New Roman Baltic;}{\f22\fswiss\fcharset238\fprq2 Arial CE;}{\f23\fswiss\fcharset204\fprq2 Arial Cyr;} {\f25\fswiss\fcharset161\fprq2 Arial Greek;}{\f26\fswiss\fcharset162\fprq2 Arial Tur;}{\f27\fswiss\fcharset186\fprq2 Arial Baltic;}}{\colortbl;\red0\green0\blue0;\red0\green0\blue255;\red0\green255\blue255;\red0\green255\blue0;\red255\green0\blue255; \red255\green0\blue0;\red255\green255\blue0;\red255\green255\blue255;\red0\green0\blue128;\red0\green128\blue128;\red0\green128\blue0;\red128\green0\blue128;\red128\green0\blue0;\red128\green128\blue0;\red128\green128\blue128;\red192\green192\blue192;} {\stylesheet{\nowidctlpar\adjustright \f1\fs20\lang1036 \snext0 Normal;}{\*\cs10 \additive Default Paragraph Font;}{\*\cs15 \additive \super \sbasedon10 footnote reference;}{\*\cs16 \additive \super \sbasedon10 endnote reference;}}{\*\listtable} {\*\listoverridetable}{\*\revtbl {Unknown;}}{\info{\author David Widger}{\operator David Widger}{\creatim\yr2007\mo4\dy17\hr8\min29}{\revtim\yr2007\mo4\dy17\hr13\min45}{\version2}{\edmins0}{\nofpages48}{\nofwords51823}{\nofchars295394}{\*\company }{\nofcharsws362764} {\vern89}}\widowctrl\ftnbj\aenddoc\hyphcaps0\viewkind4\viewscale100 \fet0\sectd \linex0\endnhere\sectdefaultcl {\*\pnseclvl1\pnucrm\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxta .}}{\*\pnseclvl2\pnucltr\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxta .}}{\*\pnseclvl3 \pndec\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxta .}}{\*\pnseclvl4\pnlcltr\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxta )}}{\*\pnseclvl5\pndec\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl6\pnlcltr\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}} {\*\pnseclvl7\pnlcrm\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl8\pnlcltr\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}{\*\pnseclvl9\pnlcrm\pnstart1\pnindent720\pnhang{\pntxtb (}{\pntxta )}}\pard\plain \sb100\nowidctlpar\adjustright \f1\fs20\lang1036 {\b \par }{\b The Project Gutenberg EBook of Le fils du Soleil (1879), by Gustave Aimard \par \par This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with \par almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or \par re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included \par with this eBook or online at www.gutenberg.org \par \par \par Title: Le fils du Soleil (1879) \par \par Author: Gustave Aimard \par \par Release Date: April 17, 2007 [EBook #21124] \par \par Language: French \par \par Character set encoding: ISO-8859-1 \par \par *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FILS DU SOLEIL (1879) *** \par \par \par \par \par Produced by R\'e9nald L\'e9vesque \par \par \par }{\b\fs44 \par \par LE FILS DU SOLEIL}{\b\fs36 \par }{\fs24 \par }\pard \qc\sb100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs24 PAR \par }\pard \sb100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sb100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 GUSTAVE AIMARD \par \par }\pard \sb100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs22 [NOTE du transcripteur:}{\fs22 Extrait du quotidien Canadien-Fran\'e7ais }{\b\i\fs22 La Patrie }{\fs22 o\'f9 cet ouvrage a \'e9t\'e9 publi\'e9 en feuilleton dans les num\'e9ros du 20 octobre au 1 d\'e9 cembre 1879.] \par }{\b\fs28 \par }{\fs24 \par }\pard \qc\nowidctlpar\adjustright {\b\fs32 PREMIERE PARTIE \par }\pard \nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 I.--LE CONSEIL \par }\pard \nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 La Patagonie est aussi inconnue aujourd'hui qu'elle l'\'e9tait lorsque Juan Diaz de Solls et Vincente Yanez Pinzon y d\'e9barqu\'e8rent en 1508, seize ans apr\'e8s la d\'e9couverte du Nouveau-Monde. \par Les premiers navigateurs, involontairement ou non, ont couvert ce pays d'un voile myst\'e9rieux que la science et des relations fr\'e9quentes n'ont pas encore enti\'e8rement soulev\'e9. Le c\'e9l\'e8bre Magal\'eb s (Magellan) et son historien le chevalier Pigafetta, qui touch\'e8rent ces c\'f4tes en 1520, furent les premiers qui invent\'e8rent ces g\'e9ants patagons si haut que les Europ\'e9ens atteignaient \'e0 peine \'e0 leur ceinture, ou grands de plus de neuf pieds et ressemblant \'e0 des cyclopes. Ces fables, comme toutes les fables, ont \'e9t\'e9 accept\'e9es pour des v\'e9rit\'e9s, et, au si\'e8cle dernier, devinrent le th\'e8me d'une tr\'e8s-vive pol\'e9 mique, entre les savants. Aussi donna-t-on le nom de Patagons (grands pieds) aux habitants de cette terre qui s'\'e9tend du versant occidental des Andes \'e0 l'oc\'e9an Atlantique. \par La Patagonie est arros\'e9e, dans toute sa longueur, par le Rio-Colorado au N., et le Rio-N\'e9gro \'e0 l'E.-S.-E. Ces deux fleuves, par les m\'e9andres de leurs cours, rompent agr\'e9ablement l'uniformit\'e9 du terrain aride, sec, sablonneux, o\'f9 croissent seulement des buissons \'e9pineux, et dispensent la vie \'e0 la v\'e9g\'e9tation non interrompue qui court le long de ses rives. Ils s'enroulent autour d'une vall\'e9e fertile ombrag\'e9 e de saules et tracent deux profonds sillons au milieu d'une terre presque unie. \par Le Rio-N\'e9gro coule dans une vall\'e9e cern\'e9e par de hautes falaises coup\'e9es \'e0 pic, que les eaux viennent battre encore. L\'e0 o\'f9 elles se sont retir\'e9es, elles ont laiss\'e9 des terrains d'alluvion rev\'eatus d'une v\'e9g\'e9tation \'e9 ternelle, et ont form\'e9 des \'eeles nombreuses peupl\'e9es de saules et contrastant avec l'aspect triste des falaises nues des coteaux. \par Les singes, les grisons, la moufette, le renard, le loup rouge parcourent incessamment et dans tous les sens les d\'e9serts de la Patagonie, en concurrence avec le cougouar, lion d'Am\'e9rique, et les imbaracayas, ces chats sauvages si f\'e9 roces et si redoutables. Les c\'f4tes fourmillent de carnassiers amphibies, tels que les otaries et les phoques \'e0 trompe. Le quya, cach\'e9 dans les marais, jette dans les airs son cri m\'e9lancolique; le gua\'e7uti, le cerf des Pampas, court l\'e9 ger sur les sables, pendant que le guanaco, ce chameau am\'e9ricain, s'accroupit r\'eaveur sur le sommet des falaises. Le majestueux condor plane \'e0 travers les nues, en compagnie des d\'e9go\'fbtants cathartes, urubus et auras, qui, comme lui, r\'f4 dent autour des falaises du littoral pour y disputer des restes de cadavres aux voraces caracaras. Voil\'e0 quelles sont les plaines de la Patagonie! Monotone solitude, vide, horrible et d\'e9sol\'e9e! \par Un soir du mois de novembre, que les indiens }{\i\fs24 Aucas}{\fs24 nomment }{\i\fs24 k\'e8kil-kiyen}{\fs24 , le mois d'\'e9monder, un voyageur mont\'e9 sur un fort cheval des pampas de Buenos-Ayres, suivait au grand trot un de ces milles sentiers trac \'e9s par les Indiens, inextricable d\'e9dale qu'on retrouve sur le bord de tous les fleuves d'Am\'e9rique. \par Ce voyageur \'e9tait un homme de trente ans au plus, v\'eatu du costume, semi-indien semi-europ\'e9en, particulier au gauchos. Un }{\i\fs24 poncho}{\fs24 , de fabrique indienne, tombait de ses \'e9 paules sur les flancs de son cheval, et ne laissait voir que les longues }{\i\fs24 Paienas}{\fs24 chiliennes qui Lui montaient au-dessus du genou. Un }{\i\fs24 la\'e7o}{\fs24 et des }{\i\fs24 bolas}{\fs24 pendaient de chaque c\'f4t\'e9 de sa selle, et il portait en travers devant lui une carabine ray\'e9e. \par Son visage, \'e0 demi-cach\'e9 par les larges ailes de son chapeau de paille, avait une expression de courage brutal et de m\'e9chancet\'e9; ses traits \'e9taient comme model\'e9s par la haine. Son nez long et recourb\'e9, surmont\'e9 de deux yeux assez rapproch\'e9s, vifs et mena\'e7ants, lui donnait une lointaine ressemblance avec un oiseau de proie; sa bouche pinc\'e9e se plissait d'une fa\'e7on ironique, et ses pommettes saillantes indiquaient l'astuce. On reconnaissait un Espagnol \'e0 son teint oliv\'e2tre. L'ensemble de cette physionomie, encadr\'e9e par des cheveux noirs en d\'e9sordre et une barbe touffue, inspirait la crainte et la r\'e9pulsion. Les \'e9paules larges et les membres fortement attach\'e9s d\'e9 notaient chez cet homme, qui paraissait d'une haute taille, une vigueur et une souplesse peu communes. \par Arriv\'e9 \'e0 un endroit o\'f9 plusieurs sentiers se croisaient comme un \'e9cheveau ind\'e9brouillable, l'inconnu s'arr\'eata afin de se reconna\'eetre, et, apr\'e8s un moment d'h\'e9sitation, il appuya sur la droite et prit une }{\i\fs24 sente}{\fs24 qui s'\'e9loignait de plus en plus des rives du Rio-Colorado qu'il avait suivies jusque-l\'e0. Il entra dans une plaine dont le sol, br\'fbl\'e9 par le soleil et parsem\'e9 de petits cailloux roul\'e9s ou de graviers, n'offrait \'e0 la vue que de maigre s buissons. Plus l'inconnu s'enfon\'e7ait dans ce d\'e9sert, plus la solitude d'allongeait dans sa morne majest\'e9, et le bruit seul des pas de son cheval troublait le silence de la plaine. Le cavalier, peu sensible \'e0 ces beaut\'e9 s sauvages, se contentait de reconna\'eetre avec soin et de compter les }{\i\fs24 pozos}{\fs24 , car dans ces pays absolument priv\'e9s d'eau, les voyageurs ont creus\'e9s des r\'e9servoirs o\'f9 l'eau s'amasse en temps de pluie. \par Apr\'e8s avoir pass\'e9 deux de ces pozos, l'inconnu aper\'e7ut au loin des chevaux entrav\'e9s \'e0 l'amble devant un mis\'e9rable }{\i\fs24 toldo}{\fs24 . Aussit\'f4t un cri retentit, et en moins d'une minute les chevaux furent d\'e9tach\'e9 s; trois hommes saut\'e8rent en selle et se pr\'e9cipit\'e8rent \'e0 fond de train pour reconna\'eetre le voyageur qui, indiff\'e9rent \'e0 cette manoeuvre, continua sa route sans faire le moindre geste pour se mettre sur la d\'e9fensive. \par --Eh! }{\i\fs24 compadre}{\fs24 , o\'f9 allez-vous ainsi? demanda l'un d'eux en barrant le passage \'e0 l'inconnu. \par --Canario! Julian, r\'e9pondit celui-ci, as-tu donc vid\'e9 une outre d'aguardiente ce soir? Tu ne me reconnais pas? \par --Mais c'est la voix de Sanchez, si je ne me trompe. \par --A moins qu'on ne m'ait vol\'e9 ma voix, mon brave ami, c'est moi, le vrai Sanchez. \par --Cara\'ef! sois le bien venu s'\'e9cri\'e8rent les trois hommes. \par --Le diable m'emporte si je ne te croyais pas tu\'e9 par un de ces chiens d'Aucas; il y a dix minutes, j'en parlais \'e0 Quinto. \par --Oui, appuya Quinto, car voil\'e0 huit jours que tu es disparu. \par --Huit jours; mais je n'ai pas perdu mon temps. \par --Tu nous contera tes prouesses. \par --Pardieu! seulement nous avons faim, mon cheval et moi, apr\'e8s deux jours de je\'fbne. \par --Ce sera vite fait, dit Julian: nous voil\'e0 arriv\'e9s. \par Les quatre amis, tout en causant, avaient continu\'e9 leur route; en ce moment ils mirent pied \'e0 terre devant le }{\i\fs24 toldo}{\fs24 , o\'f9 ils entr\'e8rent, apr\'e8s avoir entrav\'e9 les chevaux et mis de la nourriture devant celui du nouveau venu. \par Ce toldo comme on le nomme dans le pays, \'e9tait une cabane de dix m\'e8tres de long et de large, couverte en roseaux, construite avec des pieux fich\'e9s en terre et reli\'e9s par des courroies. Dans un coin quatre piquets, surmont\'e9 s de bancs de bois et de cuir, servaient de lit aux habitants de ce lieu, o\'f9 il \'e9tait difficile de s'abriter contre le vent et la pluie. \par Au milieu du toldo, devant un bon feu dont l'\'e9paisse fum\'e9e effa\'e7ait presque tous les objets, chacun s'assit sur un caillou. Quinto retira un morceau de guanaco qui r\'f4tissait et planta la broche en terre. Les quatre compagnons \'f4t\'e8 rent leur long couteau de leur polena et mang\'e8rent de grand app\'e9tit. \par Ces hommes \'e9taient des }{\i\fs24 bomberos}{\fs24 . \par Depuis la fondation du Carmen, derni\'e8re forteresse de la colonie espagnole, on avait reconnu, \'e0 cause du voisinage des Indiens, la n\'e9cessit\'e9 d'avoir des \'e9claireurs pour surveiller leurs mouvements et donner l'alerte au moindre danger. Ces \'e9claireurs forment un esp\'e8ce de corps d'hommes, les plus braves et les plus habitu\'e9s aux privations de la pampa. Quoique leurs services soient volontaires et leur profession p\'e9rilleuse, les bomberos ne manquent pas, car on les paie g\'e9n\'e9 reusement. Sentinelles perdues, embusqu\'e9es aux endroits o\'f9 les ennemis, c'est-\'e0-dire les Indiens, doivent n\'e9cessairement passer, ils s'\'e9loignent quelquefois de vingt et vingt-cinq lieues de l'\'e9tablissement. Nuit et jour ils vont \'e0 travers les plaines, guettant, \'e9coutant, se cachant. Dispers\'e9s le jour, ils se r\'e9unissent au coucher du soleil, osant rarement allumer du feu qui trahiraient leur pr\'e9 sence, jamais ils ne dorment tous ensemble. Leur bivouac est un camp volant, leur chasse les nourrit. Ils sont \'e0 cette vie \'e9trange et nomade; aussi y acqui\'e8rent-ils une finesse d'ou\'efe presque \'e9gale \'e0 celle des Indiens; les yeux exerc\'e9 s reconnaissent-ils la moindre trace sur l'herbe ou le sable l\'e9g\'e8rement foul\'e9s. La solitude a d\'e9velopp\'e9 en eux une sagacit\'e9 merveilleuse et un rare talent d'observation. \par Les quatre bomberos r\'e9unis dans le toldo \'e9taient les plus renomm\'e9s de la Patagonie. \par Ces pauvres diables soupaient gaiement en se chauffant devant un bon feu, joie rare pour des hommes entour\'e9s de dangers et qui ont une surprise \'e0 redouter \'e0 toute heure. Mais les bomberos semblaient ne s'inqui\'e9 ter de rien, quoique sachant de les Indiens ne leur font jamais de quartier. \par Le caract\'e8re de ces hommes est singulier: courageux jusqu'\'e0 la cruaut\'e9, ils ne tiennent ni \'e0 la vie des autres ni \'e0 la leur; si l'un de leurs compagnons meurt victime d'un Indien ou d'une b\'eate f\'e9 roce, ils se contentent de dire: il a eu une }{\i\fs24 mala suerte}{\fs24 (mauvaise chance.) V\'e9ritables sauvages, vivant sans affection et sans foi aucune, ils sont un type particulier dans l'humanit\'e9. \par Ces \'e9claireurs \'e9taient fr\'e8res et se nommaient Quinto, Julian, Simon et Sanchez. Leur habitation, deux fois ruin\'e9e par les Indiens Aucas, avait enfin \'e9t\'e9 br\'fbl\'e9e de fond en comble dans une derni\'e8re invasion; leur p\'e8re et leur m \'e8re avaient succomb\'e9 dans des tortures atroces; deux de leurs soeurs avaient \'e9t\'e9 viol\'e9es par les chefs et tu\'e9es; la plus jeunes nomm\'e9e Maria, enfant de sept ans \'e0 peine, avait \'e9t\'e9 emmen\'e9 e en esclavage, et depuis ils n'en avaient plus eu de nouvelles, ignorant si elle \'e9tait vivante ou morte. \par Les quatre fr\'e8res d\'e8s lors s'\'e9taient faits bomberos en haine des Indiens, et par vengeance, et ils n'avaient qu'une t\'eate et qu'un coeur. Depuis neuf ans, leurs prodiges de courage, d'intelligence, d'astuce seraient trop longs \'e0 raconter. Nous les retrouverons, d'ailleurs, m\'eal\'e9s \'e0 ce r\'e9cit. \par D\'e8s que Sanchez, qui \'e9tait l'a\'een\'e9, eut termin\'e9 son repas, Quinto \'e9teignit le feu, Simon monta \'e0 cheval pour faire sa ronde aux environs; puis les deux fr\'e8res curieux des nouvelles que Sanchez apportait, s'approch\'e8rent de lui. \par --Quoi de nouveau, fr\'e8re? demanda Julian. \par --Avant toute chose, r\'e9pondit l'a\'een\'e9, qu'avez-vous fait, vous autres, depuis huit jours? \par --Ce ne sera pas long, fit Quinto: rien! \par --Bah! \par --Ma foi! oui, rien. Les Aucas et les }{\i\fs24 Pehuenches}{\fs24 deviennent d'une timidit\'e9 ridicule; si cela continue, nous leur enverrons des robes comme \'e0 des femmes. \par --Oh! soyez tranquilles, dit Sanchez, ils n'en sont pas encore l\'e0. \par --Qu'en sais-tu? reprit Quinto. \par --Apr\'e8s? fit Sanchez sans r\'e9pondre. \par --Voil\'e0 tour, nous n'avons rien vu, rien entendu de suspect. \par --Vous en \'eates s\'fbrs? \par --Pardieu! nous prends-tu pour des imb\'e9ciles? \par --Non, mais vous vous trompez. \par --Hein? \par --Cherchez bien dans votre m\'e9moire. \par --Personne n'a pass\'e9, te dis-je, reprit Julian avec assurance. \par --Personne? \par --A moins que tu ne comptes comme \'e9tant quelqu'un la vieille femme Pehuenche qui, ce soir, a travers\'e9 la plaine sur un mauvais cheval et nous a demand\'e9 le chemin de Carmen. \par --Cette vieille femme, dit Sanchez en souriant, sait ce chemin-l\'e0 aussi bien que vous et moi. Canario! votre candeur m'amuse. \par --Notre candeur! s'\'e9cria Quinto en fron\'e7ant le sourcil; Nous sommes donc des niais, alors? \par --Dam! cela m'en a tout l'air. \par --Explique-toi. \par --Vous allez comprendre. \par --Cela nous fera plaisir. \par --Peut-\'eatre. La vieille Indienne Pehuenche, qui, ce soir, a travers\'e9 la plaine sur un mauvais cheval et vous a demand\'e9 le chemin de Carmen, dit Sanchez en r\'e9p\'e9tant par raillerie les mots de Julian, savez-vous ce que c'est? \par --Malepeste! une atroce guenon dont la figure effroyable \'e9pouvanterait le diable. \par --Ah! vous croyez? Eh bien! vous n'y \'eates pas le moins du monde. \par --Parle, ne joue pas avec nous comme un cougouar avec une souris. \par --Mes enfants, cette guenon Pehuenche c'\'e9tait... \par --C'\'e9tait. \par --}{\i\fs24 Neham-Outah.}{\fs24 \par Neham-Outah (l'ouragan) \'e9tait le principal Ulmen des Aucas. Sanchez aurait pu parler longtemps sans \'eatre interrompu par ses fr\'e8res, tant cette nouvelle les avait atterr\'e9s. \par --Mal\'e9diction, s'\'e9cria enfin Julian. \par --Mais comment le sais tu? demanda Quinto. \par --Vous imaginez-vous que je me sois amus\'e9 \'e0 dormir pendant huit jours, mes fr\'e8res? Les Indiens, \'e0 qui vous voulez envoyer des robes, se pr\'e9parent dans le plus grand silence \'e0 vous donner un furieux coup de cornes. Il faut se m\'e9 fier de l'eau qui dore et du calme qui dissimule la temp\'eate. Toutes les nations de la haute et de la basse Patagonie, et m\'eame de l'Araucanie, se sont ligu\'e9es pour tenter une invasion, massacrer tous les blancs et d\'e9 truire le Carmen. Deux hommes ont tout fait, deux hommes que vous et moi connaissons de longue date. Neham-Outah et Pincheira, le chef des }{\i\fs24 Araucanes}{\fs24 . Ce soir, grande r\'e9union des d\'e9put\'e9s des nations }{\i\fs24 Aucas, Pehuenches, Tehuelches, Araucanes, Puelches}{\fs24 , o\'f9 l'on doit d\'e9finitivement convenir du jour et de l'heure de l'attaque, distribuer les postes aux diff\'e9rentes tribus et arr\'eater les derni\'e8res mesures pour le succ\'e8s de l'exp \'e9dition. \par --Cara\'ef! exclama Julian; pas un instant \'e0 perdre! Que l'un de nous se rende \'e0 franc-\'e9trier au Carmen pour instruire le gouvernement du danger qui menace la colonie. \par --Non, pas encore! Ne soyons pas si press\'e9s et t\'e2chons de conna\'eetre les intentions des Indiens. Le }{\i\fs24 quipus}{\fs24 a \'e9t\'e9 envoy\'e9 partout et les chefs qui se trouveront au rendez-vous sont Neham-Outah, Lucaney, Pincheira, Le Mulato, Chaukata, Gaykilof, Vera, Matipan, Killapan et autres, en tout vingt. Vous voyez, je suis bien inform\'e9. \par --O\'f9 se r\'e9uniront-ils? \par --A l'arbre de Gualichu. \par --Diable! ce n'est point chose ais\'e9e de les surprendre en pareil lieu. \par --Morbleu! c'est impossible, dit Quinto. \par --O\'f9 manque la force, mettons la ruse. Voici Simon qui revient. Eh bien! rien de nouveau? \par --Tout est tranquille, dit-il en mettant pied \'e0 terre. \par --Tant mieux! nous pouvons agir alors, reprit Sanchez. \'c9coutez-moi, mes fr\'e8res. Vous avez confiance en moi, n'est-ce pas? \par --Oh! s'\'e9cri\'e8rent les trois hommes. \par --Dans ce cas, vous me suivrez? \par --Partout. \par --Vite! \'e0 cheval, car moi aussi je veux assister \'e0 l'assembl\'e9e indienne. \par --Et tu nous conduis?... \par --A l'arbre de Gualichu. \par Les quatre hardis compagnons se mirent en selle et partirent au galop. \par Sanchez avait sur ses fr\'e8res une sup\'e9riorit\'e9 que ceux-ci reconnaissaient; de sa part, rien ne les \'e9tonnait, tant ils \'e9taient accoutum\'e9s \'e0 lui voir accomplir ces merveilles. \par --Comptes-tu t'introduire seul au milieu des chefs? demanda Julian. \par --Oui, Julian; au lieu de vingt, ils seront vingt-et-un, voil\'e0 tout, ajouta Sanchez avec un sourire railleur. \par Les bomberos piqu\'e8rent des deux et disparurent dans les t\'e9n\'e8bres. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 II.--LE PRESIDIO \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Longtemps apr\'e8s la d\'e9couverte du Nouveau-Monde, les Espagnols fond\'e8rent en Patagonie, en 1710, un }{\i\fs24 Presidio}{\fs24 situ\'e9 sur la rive gauche du Rio-N\'e9gro, \'e0 sept lieues de son embouchure, et nomm\'e9 }{\i\fs24 Nuestra senora del Carmen}{\fs24 ou bien encore }{\i\fs24 Patagones}{\fs24 . \par L'Ulmen Negro, principal chef des Puelches camp\'e9s dans le voisinage du Rio-N\'e9gro, accueillit favorablement les Espagnols, et, moyennant une distribution faite aux Indiens d'une grande quantit\'e9 de v\'eatements et de toutes sortes d'objets \'e0 leur usage, il leur vendit le cours de cette rivi\'e8re depuis son embouchure jusqu'\'e0 San Xavier. De plus, par la volont\'e9 de l'Ulmen Negro, les indig\'e8nes aid\'e8rent les Espagnols \'e0 \'e9lever la citadelle qui devait leur servir d'abri, et pr \'eat\'e8rent ainsi leurs bras \'e0 leur propre servitude. \par A l'\'e9poque de la fondation du Carmen, le poste consistait seulement en un fort, b\'e2ti sur la rive nord, au sommet d'une falaise escarp\'e9e qui domine la rivi\'e8re, les plaines du sud et la campagne environnante. Sa forme est carr\'e9 e: il est construit de murs \'e9pais en pierre et flanqu\'e9e de trois bastions, deux sur la rivi\'e8re \'e0 l'est et \'e0 l'ouest et le troisi\'e8me sur la plaine. L'int\'e9rieur renferme la chapelle, le presbyt\'e8 re et le magasin aux poudres; sur les autres c\'f4t\'e9s se prolongent des logements spacieux pour le commandant, le tr\'e9sorier, les officiers, la garnison et un petit h\'f4pital. Toutes ces constructions hautes d'un rez-de-chauss\'e9 e seulement, sont couvertes de tuiles. Le gouvernement poss\'e8de, en outre, au dehors, de vastes greniers, une boulangerie, un moulin, deux ateliers de serrurerie et de menuiserie et deux }{\i\fs24 estancias}{\fs24 ou fermes approvisionn\'e9 es de chevaux et de t\'eates de b\'e9tail. \par Aujourd'hui le fort est presque ruin\'e9; les murailles, faute de r\'e9parations, croulent de toutes parts; seuls les b\'e2timents d'habitation sont en bon \'e9tat. \par Le Carmen se divise en trois groupes deux au nord et un au sud de la rivi\'e8re. \par Des deux premiers, l'un, l'ancien Carmen, ou le Presidio proprement dit, est plac\'e9 entre le fort et le Rio-N\'e9gro sur le penchant de la falaise et se compose d'une quarantaine de maisons, diff\'e9rentes d'ordres et de hauteur et formant une ligne irr \'e9guli\'e8re qui suit le cours des eaux. Autour d'elles s'\'e9parpillent de mis\'e9rables cabanes. L\'e0 est le centre du commerce avec les Indiens. \par L'autre groupe de la m\'eame rive, appel\'e9 }{\i\fs24 Poblacion-del-Sur}{\fs24 , est \'e0 quelques centaines de pas du fort vers l'est; il en est s\'e9par\'e9 par des dunes mouvantes qui masquent enti\'e8rement la vol\'e9 e des canons. La Poblacion forme une vaste place carr\'e9e, autour de laquelle s'\'e9tend une centaine d'habitations, neuves pour la plupart, d'un seul \'e9tage, qui sont couvertes en tuiles et qui servent de demeure \'e0 des agriculteurs, \'e0 des fermiers et des }{\i\fs24 pulperos}{\fs24 (marchands d'\'e9piceries et de liqueurs). \par Entre les deux groupes, il y a plusieurs maisons \'e9parses et sem\'e9es \'e7a et l\'e0 le long de la rivi\'e8re. \par Le village de la rive sud, qu'on nomme Poblacion-del-Sur, est compos\'e9 d'une vingtaine de maisons align\'e9es sur un terrain bas et sujet aux inondations. Celles-ci, plus pauvres que celles du nord, sont le refuge des }{\i\fs24 gauchos}{\fs24 et des estancieros. Quelques pulperos, attir\'e9s par le voisinage des Indiens, y ont aussi \'e9tabli leur commerce. \par L'aspect g\'e9n\'e9ral en est triste: \'e0 peine quelques arbres croissent-ils de loin en loin et seulement sur le bord du fleuve, t\'e9moignant de l'existence que leur donne \'e0 regret un sol ingrat. Les rues sont pleines d'un sable pulv\'e9 rulent qui ob\'e9it au vol du vent. \par Cette description d'un pays compl\'e8tement inconnu jusqu'\'e0 pr\'e9sent \'e9tait indispensable pour l'intelligence des faits qui vont suivre. \par Le jour o\'f9 commence cette histoire, vers deux heures de l'apr\'e8s midi, cinq ou six gauchos, attabl\'e9s dans la boutique d'un pulpero, discutaient vivement en avalant \'e0 longs traits de la }{\i\fs24 chicha}{\fs24 dans des }{\i\fs24 cou\'efs}{ \fs24 (moiti\'e9 de calebasse qui servent de tasses) qui circulaient \'e0 la ronde. La sc\'e8ne se passait \'e0 la Poblacion-del-Sur. \par --Canario! s'\'e9cria un grand gaillard maigre et efflanqu\'e9 qui avait la mine et la tournure d'un effront\'e9 coquin; ne sommes-nous pas des hommes libres? Si notre gouverneur le senor don Luciano Quiros s'obstine \'e0 nous ran\'e7 onner de la sorte, Pincheira n'est pas si loin qu'on ne puisse s'entendre avec lui. Quoique chef Indien aujourd'hui, il est de race blanche sans m\'e9lange, et caballero jusqu'au bout des ongles. \par --}{\i\fs24 Calla la voca}{\fs24 (tais-toi), Chillito, reprit un autre, tu ferais mieux d'avaler ta chicha que de l\'e2cher de pareilles sottises. \par --Je veux parler, moi, fit Chillito, qui s'humectait le gosier plus que les autres. \par --Ne sais-tu pas que, autour de nous, dans l'ombre qui nous \'e9pient et que des oreilles s'ouvrent pour recueillir nos paroles et en profiter? \par --Allons donc! dit le premier en haussant les \'e9paules; tu as peur, toi, Mato. Je me soucie des espions comme d'une vieille bride. \par --Chillito! \par --Quoi! n'ai-je pas raison? Pourquoi don Luciano nous veut-il tant de mal? \par --Vous vous trompez, interrompit un troisi\'e8me en riant: le gouverneur, au contraire, veut votre bien, et la preuve, c'est qu'il vous le prend Le plus possible. \par --Ce diable de Pavito a de l'esprit comme un coquin qu'il est, s'\'e9cria Chillito en riant aux \'e9clats. Bah! apr\'e8s nous la fin du monde! \par --En attendant, buvons, dit le Pavito. \par --Oui reprit Chillito, buvons; noyons les soucis. D'ailleurs, don Juan Perez n'est-il pas l\'e0 pour nous aider au besoin? \par --Encore un nom qui doit rester dans ta gorge, ici surtout! exclama Mato en frappant le comptoir d'un poing irrit\'e9. Ne peux-tu retenir ta langue, chien maudit? \par Chillito fron\'e7a le sourcil, et, regardant son compagnon de travers: \par --Pr\'e9tendrais-tu me faire la le\'e7on, par hasard? Canario! tu commences \'e0 me remuer le sang. \par --Une le\'e7on! pourquoi pas, si tu le m\'e9rites? r\'e9pondit l'autre sans s'\'e9mouvoir. Cara\'ef! depuis deux heures, tu bois comme une \'e9ponge, tu es plein comme une outre et tu extravagues comme une vieille f olle. Tais-toi, entends-te, ou va dormir. \par --}{\i\fs24 Sangre de Cristo!}{\fs24 hurla Chillito, en plantant vigoureusement son couteau dans le comptoir. Tu m'en rendras raison. \par --Par ma foi! une saign\'e9e te fera du bien, le bras me d\'e9mange de te donner une }{\i\fs24 navajeda}{\fs24 sur ta vilaine frimousse. \par --Vilaine frimousse! as-tu dit? \par Et Chillito se pr\'e9cipita sur Mato qui l'attendait de pied ferme. Les autres gauchos se jet\'e8rent entr'eux pour les emp\'eacher de se joindre. \par --La paix! la paix! caballeros, au nom de Dieu ou du diable! fit le pulpero. Pas de dispute chez moi: si vous avez envie de vous chamailler, la rue est libre. \par --Le pulpero a raison, dit Chillito, Allons! viens, si tu es un homme. \par --Volontiers. \par Les deux gauchos, suivis de leurs camarades, s'\'e9lanc\'e8rent dans la rue. Quant au pulpero, debout sur le seuil de sa porte, les mains dans ses poches, il sifflotait un air de danse en attendant la bataille. \par Chillito et Mato, qui d\'e9j\'e0 avaient \'f4t\'e9 leurs chapeaux et s'\'e9taient salu\'e9s avec affectation, apr\'e8s avoir enroul\'e9 autour de leur brans gauche leur }{\i\fs24 poncho}{\fs24 en guise de bouclier, tir\'e8 rent de leur polena leurs longs couteaux, et, sans \'e9changer une parole, ils se mirent en garde avec un sang-froid remarquable. \par Dans ce genre de combat, l'honneur consiste \'e0 toucher son adversaire au visage; un coup port\'e9 au-dessous de la ceinture passe pour une trahison indigne d'un vrai caballero. \par Les deux adversaires, solidement plant\'e9s sur leurs jambes \'e9cart\'e9es, le corps affaiss\'e9, la t\'eate en arri\'e8re, se regardaient fixement pour deviner les mouvements, parer les coups et se balafrer. Les autres gauchos, la cigarette de ma\'efs \'e0 la bouche, suivaient le combat d'un oeil impassible et applaudissaient le plus adroit. La lutte se soutenait de part et d'autre avec un succ\'e8s \'e9gal depuis quelques minutes, lorsque Chillito, dont la vue \'e9tait sans soute obstru\'e9 e par de copieuses libations, arriva une seconde en retard \'e0 la parade et sentit la pointe du couteau de Mato lui d\'e9coudre la peau du visage dans toute sa longueur. \par --Bravo! bravo! s'\'e9cri\'e8rent \'e0 la fois tous les gauchos; bien touch\'e9! \par Les combattants recul\'e8rent d'un pas, salu\'e8rent l'assistance, rengain\'e8rent leurs couteaux, s'inclin\'e8rent l'un devant l'autre avec une sorte de courtoisie, et, apr\'e8s s'\'eatre serr\'e9 la main, ils rentr\'e8 rent bras dessus bras dessous dans la pulperia. \par Les gauchos forment une esp\'e8ce d'hommes \'e0 part, dont les moeurs sont compl\'e8tement inconnues en Europe. \par Ceux du Carmen, en grande partie exil\'e9s pour crimes, ont conserv\'e9 leurs habitudes sanguinaires et leur m\'e9pris de la vie. Joueurs infatigables, ils ont sans cesse les cartes en main; le jeu est une source f\'e9conde de querelles o\'f9 le couteau joue le plus grand r\'f4le. Insoucieux de l'avenir et des peines pr\'e9sentes, durs aux souffrances physiques, ils d\'e9 daignent la mort autant que la vie, et en reculent devant aucun danger. Eh bien! ces hommes, qui abandonnent souvent leurs familles pour aller vivre plus libres au milieu des hordes sauvages, qui de gaiet\'e9 de coeur et sans \'e9 motion versent le sang de leurs semblables, qui son implacables dans leurs haines, ces hommes sont capables d'ardente amiti\'e9, de d\'e9vouement et d'abn\'e9gation extraordinaires. Leur caract\'e8re offre un m\'e9 lange bizarre de bien et de mal, de vices sans frein et de v\'e9ritables qualit\'e9s. Il sont tour \'e0 tour et \'e0 la fois paresseux jours, querelleurs, ivrognes, cruels, fiers, t\'e9m\'e9rairement braves et d\'e9vou\'e9s \'e0 un ami ou \'e0 un patron de leur choix. D\'e8s leur enfance, le sang coule sous leurs mains, dans les estancias, l'\'e9poque de la }{\i\fs24 mantaza del ganado}{\fs24 (abattage des bestiaux), et ils s'habituent ainsi \'e0 la couleur de la pourpre humaine. Du reste, leurs plaisanteries sont grossi\'e8res, comme leurs moeurs: la plus d\'e9licate et la plus fr\'e9quente est de se menacer du couteau sous le pr\'e9texte le plus frivole. \par Pendant que les gauchos, rentr\'e9s apr\'e8s la querelle chez le pulpero, arrosaient la r\'e9conciliation et noyaient dans des flots de chicha le souvenir de ce petit incident, un homme envelopp\'e9 dans un \'e9 pais manteau et les ailes du chapeau rabattues sur les yeux, entra dans la pulperia sans souffler mot, s'approcha du comptoir, jeta autour de lui un regard en apparence indiff\'e9rent, alluma une cigarette au brasero, et avec une piastre qu'il tenait \'e0 la main, il frappa trois coups secs sur le comptoir. \par A ce bruit inattendu, qui ressemblait \'e0 un signal, les gauchos, qui causaient vivement entre eux, se turent comme saisis par une commotion \'e9lectrique. Chillito et Mato tressaillirent essayant du regard de soulever les plis du manteau qui cachait l' \'e9tranger, tandis que Pavito d\'e9tournait un peu la t\'eate pour dissimuler un sourire narquois. \par L'inconnu jeta sa cigarette \'e0 demi consum\'e9e, et se retira du bouge en silence comme il \'e9tait venu. Un instant apr\'e8s, Chillito, qui s'essuyait la joue, et Mato, feignant tous deux de se rappeler une affaire importante, quitt\'e8 rent la pulperia. Le Pavito se glissa le long du mur jusqu'\'e0 la porte et courut sur leurs talons. \par --Hum! grommela le pulpero, voil\'e0 trois gredins qui me font l'effet de manigancer quelque chienne de besogne, o\'f9 toutes les t\'eates ne resteront pas sur toutes leurs \'e9paules. Ma foi, \'e7a les regarde. \par Les autres gauchos, compl\'e8tement absorb\'e9s par leur partie de }{\i\fs24 monte}{\fs24 , et pench\'e9s vers les cartes, n'avaient pour ainsi dire pas pris garde au d\'e9part de leurs camarades. \par L'inconnu, \'e0 une certaine distance de la pulperia, se retourna. Les deux gauchos marchaient presque derri\'e8re lui et causaient n\'e9gligemment comme deux oisifs qui se prom\'e8nent. \par O\'f9 \'e9tait le Pavito? il avait disparu. \par Apr\'e8s avoir fait un signe imperceptible aux deux hommes, l'\'e9tranger se mit en marche et suivit un chemin qui, par une courbe insensible, s'\'e9loignait du cours de la rivi\'e8re et s'enfon\'e7ait peu \'e0 peu dans les terres. Ce chemin, \'e0 la sortie de la Poblacion, tournait par un coude assez raide et se r\'e9tr\'e9cissait tout \'e0 coup en un sentier qui, comme tous les autres semblait se perdre dans la plaine. \par A l'angle du sentier passa, pr\'e8s des trois hommes, un cavalier, qui, au grand trot, se dirigeait vers le village; mais pr\'e9occup\'e9s sans doute par de s\'e9rieuses pens\'e9es, ni l'\'e9tranger, ni les gauchos ne le remarqu\'e8 rent. Quant au cavalier, il lan\'e7a sur eux un coup d'oeil rapide et per\'e7ant, et ralentit l'allure de son cheval, qu'il arr\'eata \'e0 quelques pas de l\'e0. \par --Dieu me pardonne! se dit-il \'e0 lui-m\'eame, c'est don Juan Perez, ou c'est le diable en chair et en os! Que peut-il avoir \'e0 faire par l\'e0 en compagnie de ces deux bandits qui m'ont l'air de supp\'f4ts de Satan? Que je perde mon nom de Jos\'e9 Diaz, si je n'en ai pas le coeur net et si je ne me mets \'e0 leurs trousses! \par Et il sauta vivement \'e0 terre. Le senor Jos\'e9 Diaz \'e9tait un homme de trente-cinq ans au plus, d'une taille au-dessous de la moyenne et un peu replet; mais, en revanche, la carrure des ses larges \'e9 paules, et ses membres trapus indiquaient sa force musculaire. Un petit oeil gris, vif et p\'e9tillant d'intelligence et d'audace \'e9clairait sa physionomie ouverte et franche. Son costume, sauf un peu plus d'\'e9l\'e9gance, \'e9tait celui des gauchos. \par D\'e8s qu'il eut mis pied \'e0 terre, il regarda autour de lui, mais personne \'e0 qui confier sa monture, car, au Carmen, et surtout dans la Poblacion-del-Sur, c'est presque un miracle de rencontrer en m\'ea me temps deux passants dans la rue. Il frappa du pied avec col\'e8re, passa la bride dans son bras, conduisit son cheval \'e0 la pulperia, d'o\'f9 les gauchos venaient de sortir, et le confia \'e0 l'h\'f4te. \par Ce devoir accompli, car le meilleur ami d'un Hispano-Am\'e9ricain est son cheval, Diaz revint sur ses pas avec les pr\'e9cautions les plus minutieuses, comme un homme qui veut surprendre et n'\'eatre point aper\'e7u. Le s gauchos avaient de l'avance sur lui et disparaissaient derri\'e8re Une dune mouvante, au moment o\'f9 il tournait le coude de chemin. N\'e9anmoins, il ne tarda pas \'e0 les revoir gravissant un sentier raide qui aboutissait \'e0 un bouquet de bois touffu. Quelques arbres avaient pouss\'e9 dans ces sables arides, par hasard ou par caprice de la nature. \par S\'fbr d\'e9sormais de les retrouver, Diaz marcha plus lentement, et, pour se donner une contenance en cas de surprise, ou \'e9carter de lui tout soup\'e7on, il alluma une cigarette. Les gauchos, par bonheur, ne se retourn\'e8rent pas une seule fois et p \'e9n\'e9tr\'e8rent dans le bois \'e0 la suite de l'homme que Diaz avait reconnu pour \'eatre don Juan Perez. Lorsque, \'e0 son tour, Diaz arriva devant la lisi\'e8re du bois, au lieu d'y entrer imm\'e9diatement, il fit un l\'e9 ger circuit sur la droite, puis, se courbant vers le sol, il commen\'e7a \'e0 ramper des pieds et des mains avec la plus grande pr\'e9caution, afin de n'\'e9veiller par aucun bruit l'attention des gauchos. \par Au bout de quelques minutes, des voix arriv\'e8rent jusqu'\'e0 lui. Il leva alors doucement la t\'eate, et dans une clairi\'e8re, \'e0 dix pas de lui environ, il vit les trois homme arr\'eat\'e9 s et causant vivement entre eux. Il se releva de terre, s'effa\'e7a derri\'e8re un \'e9rable et pr\'eata l'oreille. \par Don Juan Perez avait laiss\'e9 retomber son manteau, l'\'e9paule appuy\'e9e contre un arbre, les jambes crois\'e9es, et il \'e9coutait avec une impatience visible ce que lui disait en ce moment Chillito. \par Don Juan Perez \'e9tait un homme de vingt-huit ans, beau, d'une taille \'e9lev\'e9e et bien prise, pleine d'\'e9l\'e9 gance et de noblesse dans tous ses mouvements, avec cette attitude hautaine que donne l'habitude de commander. Des yeux noirs grands et vifs illuminaient l'ovale de son visage, deux yeux comme charg\'e9s d'\'e9clairs et dont il \'e9 tait presque impossible de supporter le regard et la fascination \'e9tranges. Les narines mobiles de son nez droit semblaient s'ouvrir aux passions vives; une froide raillerie s'\'e9tait incrust\'e9 e dans les coins de sa bouche, belle de dents blanches et surmont\'e9e d'une moustache noire. Le front \'e9tait large, la peau bistr\'e9e par les ardeurs du soleil, la chevelure longue et soyeuse. Cependant malgr\'e9 toutes ces prodigalit\'e9 s de la nature, son expression alti\'e8re et d\'e9daigneuse finissait par inspirer une sorte de r\'e9pulsion. \par Les mains de don Juan \'e9taient parfaitement gant\'e9es et petites; son pied, un pied de race, se cambrait dans des bottes vernies. Pour le costume, qui \'e9tait d'une grande richesse, il \'e9tait absolument pareil par la forme \'e0 celui des gauchos. Un diamant d'un prix immense serrait le col de sa chemise, et le fin tissu de son poncho valait plus de cinq cents piastres. \par Deux ans avant l'\'e9poque de ce r\'e9cit, don Juan Perez \'e9tait arriv\'e9 au Carmen inconnu de tout le monde, et chacun s'\'e9tait demand\'e9: d'o\'f9 vient-il? de qui tient-il sa fortune princi\'e8re? o\'f9 sont ses propri\'e9t\'e9 s? Don Juan avait achet\'e9, dans la colonie, une estancia, situ\'e9e \'e0 deux ou trois lieues de Carmen, et, sous pr\'e9texte de d\'e9fense contre les Indiens, il l'avait fortifi\'e9e, entour\'e9e de foss\'e9s et de palissades et munie de six pi\'e8ces de canon. Il avait ainsi mur\'e9 sa vie et d\'e9jou\'e9 la curiosit\'e9. Quoique son estancia ne s'ouvrit jamais devant aucun h\'f4te, il \'e9tait accueilli par les premi\'e8res familles du Carmen, qu'il visitait assid\'fbment, pour soudain, au grand \'e9tonnement de tous, il disparaissait pendant des mois entiers. Les dames avaient perdu leurs sourires et leurs oeillades, les hommes leurs questions adroites pour faire parler don Juan. Don Luciano Quiros, \'e0 qui son poste de gouverneur donnait droit \'e0 la curiosit\'e9, ne laissa pas d'avoir quelques inqui\'e9tudes au sujet du bel \'e9tranger, mais, de guerre lasse, il en appela au temps qui d\'e9chire t\'f4t ou tard les voiles les plus \'e9pais. \par Voil\'e0 quel \'e9tait l'homme qui \'e9coutait Chillito dans la clairi\'e8re, et tout ce que l'on savait sur son compte. \par --Assez! fit-il avec col\'e8re en interrompant le gauche; tu es un chien et un fils de chien. \par --Senor! dit Chillito qui redressa la t\'eate. \par --J'ai envie de te briser comme un mis\'e9rable que tu es. \par --Des menaces! \'e0 moi! s'\'e9cria la gaucho p\'e2le de rage et d\'e9gainant son couteau. \par Don Juan lui saisit le poignet de sa main gant\'e9e, et le lui tordit si rudement qu'il laissa \'e9chapper son arme avec un cri de douleur. \par --A genoux! et demande pardon, reprit le gentilhomme; et il jeta Chillito sur le sol. \par --Non, tuez-moi plut\'f4t. \par --Va, gueux, retire-toi, tu n'es qu'une b\'eate brute. \par Le gaucho se releva en chancelant; Le sang injectais ses yeux, ses l\'e8vres \'e9taient bl\'eames, tout son corps tremblait. Il ramassa son couteau et s'approcha de don Juan, qui l'attendait les bras crois\'e9s. \par --Eh bien! oui, dit-il, je suis une b\'eate brute, mais je vous aime, apr\'e8s tout. Pardonnez-moi ou tuez-moi, ne me chassez pas. \par --Va-t'en. \par --C'est votre dernier mot? \par --Oui. \par --Au diable, alors! \par Et le gaucho, d'un mouvement prompt comme la pens\'e9e, leva son arme pour se frapper. \par --Je te pardonne, reprit don Juan qui avait arr\'eat\'e9 le bras de Chillito; mais, si tu veux me servir, sois muet comme un cadavre. \par Le gaucho tomba \'e0 ses pieds et couvrit ses mains de baisers, semblable au chien qui l\'e8che son ma\'eetre dont il a \'e9t\'e9 battu. \par Mato \'e9tait rest\'e9 t\'e9moin immobile de cette sc\'e8ne. \par --Quel pouvoir a donc cet homme \'e9trange pour \'eatre aim\'e9 ainsi! murmura Jos\'e9 Diaz toujours cach\'e9 derri\'e8re un arbre. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 III.--DON JUAN PEREZ \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Apr\'e8s un court silence, don Juan reprit la parole. \par --Je sais que tu m'es d\'e9vou\'e9, et j'ai en toi une enti\'e8re confiance, mais tu es un ivrogne, Chillito, et la boisson conseille mal. \par --Je ne boirai plus, r\'e9pondit le gaucho. \par Don Juan sourit. \par --Bois, mais sans tuer ta raison. Dans l'ivresse, comme tu l'as fait tant\'f4t, on l\'e2che des mots sans rem\'e8de plus meurtriers que le poignard. Ce n'est pas le ma\'eetre qui parle ici, c'est l'ami. Puis-je compter sur vous deux? \par --Oui, dirent les gauchos. \par --Je pars; vous ne quittez pas la colonie et soyez pr\'eats \'e0 tout. Surveillez particuli\'e8rement la maison de don Luis Munoz au dehors et au dedans. S'il arrive quelque chose d'extraordinaire \'e0 lui ou sa fille dona Linda, vous allumerez imm\'e9 diatement deux feux, l'un sur la falaise des Urubus, l'autre sur celle de San-Xavier, et au bout de quelques heures vous aurez de mes nouvelles. Chacun de mes ordres si incompr\'e9hensible qu'il soit, me promettez-vous de l'ex\'e9 cuter avec promptitude et d\'e9vouement. \par --Nous le jurons! \par --C'est bien. Un dernier mot! Liez-vous avec le plus de gauchos que vous pourrez: t\'e2chez, sans \'e9veiller le soup\'e7on qui ne dort jamais que d'un oeil, de r\'e9unir une troupe d'homme d\'e9termin\'e9s. A propos, m\'e9 fiez-vous de Pavito: c'est un tra\'eetre. \par --Faut-il le tuer? demanda Mato. \par --Peut-\'eatre serait-ce prudent, mais il faudrait s'en d\'e9barrasser adroitement. \par Les deux gauchos se lanc\'e8rent un regard \'e0 la d\'e9rob\'e9e; don Juan feignit de ne pas les voir. \par --Avez-vous besoin d'argent? \par --Non, ma\'eetre. \par --N'importe! prenez cela. \par Il jeta dans la main de Mato une longue bourse en filet; un grand nombre d'onces d'or \'e9tincelaient \'e0 travers les mailles. \par --Chillito, mon cheval. \par Le gaucho entra dans le bois et reparut presque aussit\'f4t, tenant en bride un magnifique coureur sur lequel don Juan s'\'e9lan\'e7a. \par --Adieu, leur dit-il, prudence et fid\'e9lit\'e9! Une indiscr\'e9tion vous co\'fbterait la vie. \par Et, ayant fait un salut amical aux deux gauchos, il donna de l'\'e9peron dans les flancs du cheval et s'\'e9loigna dans la direction du Carmen. Mato et Chillito reprirent le chemin de la Poblacion-del-Sur. \par D\'e8s qu'ils furent \'e0 une certaine distance, dans un coin de clairi\'e8re s'agit\'e8rent les broussailles, d'o\'f9 s'avan\'e7a par degr\'e9s une t\'eate p\'e2lie par la peur. Cette t\'eate appartenait au Pavito, qui, un pistolet d'une ma in et son couteau de l'autre, se dressa sur ses pieds en regardant autour de lui d'un air effar\'e9 et en murmurant \'e0 mi-voix: \par --Canario! me tuer adroitement! nous verrons, nous verrons. Santa Virgen del Pilar! quels d\'e9mons! Eh! eh! on a raison d'\'e9couter. \par --C'est le seul moyen d'entendre, dit quelqu'un d'un ton railleur. \par --Qui va l\'e0? s'\'e9cria le Pavito, qui fit un bond de c\'f4t\'e9. \par --Un ami, reprit Jos\'e9 Diaz qui sortit de derri\'e8re l'\'e9rable et joignit le gaucho, auquel il serra la main. \par --Ah! ah! capataz (majordome) soyez le bienvenu. Vous \'e9coutiez donc aussi? \par --Tudieu! si j'\'e9coutais? J'ai profit\'e9 de l'occasion pour m'\'e9difier sur don Juan. \par --Eh bien? \par --Ce caballero me parait un assez t\'e9n\'e9breux sc\'e9l\'e9rat: mais, Dieu aidant, nous ruinerons ses trames pleines d'ombre. \par --Ainsi soit-il! \par --Et d'abord, que comptez-vous faire? \par --Ma foi! je l'ignore. J'ai des bourdonnements dans les oreilles. Me tuer adroitement! Mato et Chillito sont bien les plus hideux sacripants de la pampa. \par --Caramba! je les connais de longue date; \'e0 cette heure ils m'inqui\'e8tent m\'e9diocrement. \par --Mais moi? \par --Bah! vous n'\'eates pas encore mort. \par --Je n'en vaux gu\'e8re mieux. \par --Auriez vous peur, vous le plus hardi chasseur de panth\'e8re que je sache? \par --Une panth\'e8re n'est, apr\'e8s tout, qu'une panth\'e8re, on en a raison avec une balle; mais les deux gaillards que don Juan a l\'e2ch\'e9s apr\'e8s moi sont des d\'e9mons. \par --C'est vrai; donc allons au plus press\'e9. Don Luis Munoz dont je suis le capataz, est mon fr\'e8re de lait, c'est vous dire que je lui suis d\'e9vou\'e9 \'e0 la vie \'e0 la mort. Don Juan ourdit contre la famille de mon ma\'ee tre quelque infernal complot que je veux faire \'e9chouer. Etes-vous d\'e9cid\'e9 \'e0 me pr\'eater main-forte? Deux hommes peuvent beaucoup qui, \'e0 eux deux, n'ont qu'une seule volont\'e9. \par --Franchise pour franchise, don Jos\'e9, reprit le Pavito apr\'e8s un instant de r\'e9flexion. Ce matin, j'aurais refus\'e9; ce soir, j'accepte, car je ne risque plus de trahir les gauchos mes camarades. La position est chang\'e9e. Me tuer adroiteme nt! Vrai Dieu, je me vengerai! Je suis \'e0 vous, capataz, comme mon couteau est \'e0 sa poign\'e9e, \'e0 vous corps et \'e2me, foi de gaucho! \par --A merveille! fit don Jos\'e9; nous saurons nous entendre. Montez \'e0 cheval et allez m'attendre \'e0 l'Estancia: j'y retournerai apr\'e8s le coucher du soleil, et l\'e0, nous dresserons le plan de contre-mine. \par --D'accord. De quel c\'f4t\'e9 vous dirigez-vous? \par --Je me rends chez don Luis Munoz. \par --A ce soir, alors! \par --A ce soir! \par Ils se s\'e9par\'e8rent. Le Pavito, dont le cheval \'e9tait cach\'e9 \'e0 peu de distance, galopa vers l'estancia de San-Julian, dont Jos\'e9 \'e9tait le capataz, tandis que celui-ci descendait \'e0 grands pas le chemin de la Poblacion. \par Don Luis Munoz \'e9tait un des plus riches propri\'e9taires du Carmen, o\'f9 sa famille s'\'e9tait \'e9tablie depuis la fondation de la colonie. C'\'e9tait un homme d'environ quarante-cinq ans. Originaire de la vieille Castille, il avait gard\'e9 le beau type de cette race, type qui sur son visage se reconnaissait aux grandes lignes vigoureusement accus\'e9es, avec un certain air de majest\'e9 fi\'e8re auquel ses yeux un peu tristes ajoutaient une expression de bont\'e9 et de douceur. \par Rest\'e9 veuf, apr\'e8s deux courtes ann\'e9es de mariage, don Luis avait enferm\'e9 dans son coeur le souvenir de sa femme comme une relique sacr\'e9e, et il croyait que c'\'e9tait l'aimer encore que de se vouer tout entier \'e0 l'\'e9 ducation de leur fille Linda. \par Don Luis habitait, dans la Poblacion du vieux Carmen, \'e0 peu de distance du fort, une des plus belles et des plus vastes maisons de la colonie. \par Quelques heures apr\'e8s les \'e9v\'e9nements que nous avons rapport\'e9s, deux personnes \'e9taient assises aupr\'e8s d'un brasero dans un salon de cette habitation. \par Dans ce salon, \'e9l\'e9gamment meubl\'e9 \'e0 la fran\'e7aise, un \'e9tranger, en soulevant la porti\'e8re, aurait pu se croire transport\'e9 au faubourg Saint-Germain: m\'eame luxe dans les tapisseries, m\'eame go\'fb t dans le choix et l'arrangement des meubles. Rien n'y manquait, pas m\'eame un piano d'Erard charg\'e9 de partitions d'op\'e9ras chant\'e9s \'e0 Paris; et, comme pour mieux prouver que la gloire va loin et que le g\'e9nie a des ailes, le s romanciers et les po\'e8tes \'e0 la mode encombraient un gu\'e9ridon de Boule. L\'e0 tout rappelait la France et Paris; seul, le brasero d'argent, o\'f9 achevaient de se consumer des noyaux d'olives, indiquait L'Espagne. Des lustres garnis de bougies roses \'e9clairaient cette magnifique retraite. \par Don Luis Munoz et sa fille Linda \'e9taient assis aupr\'e8s du brasero. \par Dona Linda, \'e2g\'e9e de quinze ans \'e0 peine, \'e9tait admirablement belle. L'arc de jais de ses sourcils, trac\'e9s comme avec un pinceau, relevait la gr\'e2ce de son front un peu bas et d'une blancheur mate; ses grand yeux bleus et pensifs, frang\'e9 s de longs cils bruns, contrastaient harmonieusement avec ses cheveux d'un noir d'\'e9b\'e8ne qui se bouclaient autour d'un col d\'e9licat, et o\'f9 des jasmins odorants se mouraient de volupt\'e9. Pe tite comme toutes les Espagnoles de race, sa taille cambr\'e9e \'e9tait d'une finesse extr\'eame; jamais pieds plus mignons n'avaient foul\'e9, en dansant, les pelouses buenos-ayriennes, jamais main plus d\'e9licate n'\'e9tait tomb\'e9 e dans la main d'un amoureux. Sa d\'e9marche, nonchalante comme celle de toutes les cr\'e9oles, avait je ne sais quels mouvements ondul\'e9s pleins de d\'e9sinvolture et de }{\i\fs24 salero}{\fs24 , comme on dit en Espagne. \par Son costume, d'une charmante simplicit\'e9, se composait d'un peignoir de cachemire blanc brod\'e9 de larges fleurs en soie de couleurs vives, serr\'e9 aux hanches par une torsade. Un voile de maline \'e9tait n\'e9gligemment ajust\'e9 sur ses \'e9 paules. Ses pieds, emprisonn\'e9s dans des bas de soie \'e0 c\'f4t\'e9s, \'e9taient chauss\'e9s de pantoufles naines roses et bord\'e9es de duvet de cygne. \par Dona Linda fumait un mince cigarillo de ma\'efs, tout en causant avec son p\'e8re. \par --Oui, p\'e8re, disait-elle, aujourd'hui est arriv\'e9 au Carmen un navire de Buenos-Ayres, charg\'e9 des plus jolis oiseaux du monde. \par --Eh bien! }{\i\fs24 chica}{\fs24 (petite)? \par --Il me semble que mon cher petit p\'e8re, fit-elle avec une admirable moue, n'est gu\'e8re galant, ce soir. \par --Qu'en savez-vous, mademoiselle? r\'e9pondit don Luis en souriant. \par --Comment! vrai! s'\'e9cria-t-elle en bondissant de joie sur un fauteuil et en frappant ses mains l'une contre l'autre, vous auriez pens\'e9?... \par --A vous acheter des oiseaux? Vous verrez demain votre voli\'e8re peupl\'e9e de perruches, d'aras, de bengalis, de colibris, enfin plus de quatre cents, vilaine ingrate! \par --Oh! que vous \'eates bon, mon p\'e8re, et que je vous aime! reprit la jeune fille en jetant ses bras autour du cou de don Luis et en l'embrassant \'e0 plusieurs reprises. \par --Assez! assez! follette! Vas-tu m'\'e9touffer avec tes caresses? \par --Que faire pour reconna\'eetre vos pr\'e9venances? \par --Pauvre ch\'e8re, je n'ai que toi \'e0 aimer d\'e9sormais. \par --Dites donc \'e0 adorer, mon excellent p\'e8re, car c'est de l'adoration que vous avez pour moi. Aussi je vous aime de toutes les forces aimantes que Dieu a mises dans mon \'e2me. \par --Et pourtant, dit Luis d'un ton doux de reproche, tu ne crains pas, m\'e9chante, de me causer des inqui\'e9tudes. \par --Moi? demanda Linda avec un tressaillement int\'e9rieur. \par --Oui, vous, vous, fit-il en la mena\'e7ant tendrement du doigt. Tu me caches quelque chose. \par --Mon p\'e8re! \par --Allez, ma fille, les yeux d'un p\'e8re savent lire jusqu'au fond d'un coeur de quinze ans, et, depuis quelques jours, si je ne me trompe, je ne suis plus seul dans ta pens\'e9e. \par --C'est vrai, r\'e9pondit la jeune fille avec une certaine r\'e9solution. \par --Et \'e0 qui r\'eaves-tu ainsi, petite fille? dit don Luis en cachant son inqui\'e9tude sous un sourire. \par --A don Juan Perez. \par --Ah? cria le p\'e8re d'une voix \'e9trangl\'e9e, et tu l'aimes? \par --Moi? Non, r\'e9pondit-elle. Ecoutez, mon p\'e8re, je ne veux rien vous cacher. Non, continua-t-elle en posant la main sur son coeur, je n'aime pas don Juan Perez; cependant, il occupe ma pens\'e9 e; pourquoi? je ne saurais le dire; mais son regard me trouble et me fascine; sa voix me cause un sentiment de douleur ind\'e9finissable. Cet homme est beau, ses mani\'e8res sont \'e9l\'e9gantes et nobles, il a tout d'un gentilhomme de h aute caste, et pourtant quelque chose en lui, je ne sais quoi de fatal, me glace et m'inspire une r\'e9pulsion invincible. \par --T\'eate romanesque! \par --Riez, moquez-vous de moi; mais, dit-elle avec un tremblement de voix, vous avouerai-je tout, mon p\'e8re? \par --Parle avec confiance. \par --Eh bien! j'ai un pressentiment que cet homme me sera funeste. \par --Enfant, reprit don Luis en lui baisant au front, que peut-il te faire? \par --Je l'ignore, mais j'ai peur. \par --Veux-tu que je ne le re\'e7oive plus. \par --Gardez-vous-en bien; ce serait h\'e2ter le malheur qui me menace. \par --Allons, tu perds la t\'eate et te plais \'e0 te cr\'e9er des chim\'e8res. \par Au m\'eame moment un domestique annon\'e7a don Juan Perez que entra dans le salon. \par Le jeune homme \'e9tait v\'eatu \'e0 la derni\'e8re mode de Paris; l'\'e9clat des bougies rayonna sur son beau visage. \par Le p\'e8re et la fille tressaillirent. \par Don Juan s'approcha de dona Linda, la salua avec gr\'e2ce et lui offrit un superbe bouquet de fleurs exotiques. Elle remercia d'un sourire, prit le bouquet, et, presque sans le regarder, le posa sur un gu\'e9ridon. \par On annon\'e7a successivement le gouverneur, don Luciano Quiros, accompagn\'e9 de tout son \'e9tat-major, et deux ou trois famille, en tout une quinzaine de personnes. Peu \'e0 peu la r\'e9union s'anima, on causa. \par --Eh bien! colonel, demanda don Luis au gouverneur, quelles nouvelles de Buenos-Ayres? \par --Notre grand Rosas, r\'e9pondit le colonel qui \'e9touffait dans son uniforme, a encore battu \'e0 plates coutures les }{\i\fs24 sauvages unitaires }{\fs24 d'Oribe. \par --Dieu soit lou\'e9! peut-\'eatre cet avantage nous procurera-t-il un peu de tranquillit\'e9 dont le commerce a besoin. \par --Oui, reprit un colon, les communications deviennent si difficiles que ar terre on ne peut plus rien exp\'e9dier. \par --Est-ce que les Indiens se remueraient? demanda un n\'e9gociant inquiet de ces paroles. \par --Oh! interrompit le gros commandant, il n'y a pas de danger: la derni\'e8re le\'e7on qu'ils ont re\'e7ue a \'e9t\'e9 rude, ils s'en souviendront longtemps, et de longtemps ils n'oseront envahir nos fronti\'e8res. \par Un sourire presque invisible passa sur les l\'e8vres de don Juan. \par --En cas d'invasion, les croyez-vous capables de troubler s\'e9rieusement la colonie? \par --Hum! reprit don Luciano, en somme, ce sont de pauvres h\'e8res. \par Le jeune homme sourit de nouveau d'une fa\'e7on am\'e8re et sinistre. \par --Monsieur le gouverneur, dit-il, je suis de votre avis; je crois que les Indiens feront bien de rester chez eux. \par --Pardieu! exclama le commandant. \par --Mon dieu, mademoiselle, dit don Juan en se tournant vers dona Linda, serait-ce trop exiger de votre gr\'e2ce que de vous prier de chanter le d\'e9licieux morceau du }{\i\fs24 Domino noir}{\fs24 que vous avez si bien chant\'e9 l'autre jour? \par La jeune fille, sans se faire prier, se mit au piano, et d'une voix pure chanta la romance du troisi\'e8me acte. \par --J'ai entendu \'e0 Paris cette romance par madame Damoreau, ce rossignol envol\'e9, et je ne saurais dire qui de vous ou d'elle y apporte plus de go\'fbt et de na\'efvet\'e9. \par --Don Juan, r\'e9pondit dona Linda, vous avez trop longtemps v\'e9cu en France. \par --Pourquoi donc, mademoiselle? \par --Vous en \'eates devenu un d\'e9testable flatteur. \par --Bravo! gloussa le gouverneur avec un gros rire. Vous le voyez, don Juan, nos cr\'e9oles valent les Parisiennes pour la vivacit\'e9 de la repartie. \par --Incontestablement, colonel, reprit le jeune homme; mais laissez-moi faire, ajouta-t-il avec un accent ind\'e9finissable, je prendrai bient\'f4t ma revanche. \par Et il enveloppa dona Linda dans un regard dont elle frissonna. \par --Don Juan, demain, je l'esp\'e8re, demanda le gouverneur, vous assisterez au }{\i\fs24 Te Deum}{\fs24 chant\'e9 en l'honneur de notre glorieux Rosas? \par --Impossible, colonel; ce soir m\'eame, je pars pour un voyage forc\'e9. \par --Allons bon! encore une de vos excursions myst\'e9rieuses? \par --Oui, mais celle-l\'e0 ne sera pas longue et bient\'f4t je serai de retour. \par --Tant mieux! \par --}{\i\fs24 Quien sabe?}{\fs24 (Qui sait?) murmura le jeune homme d'une voix sinistre. \par Dona Linda, qui avait entendu ces dernier mots, ne fut pas ma\'eetresse de son effroi. \par Les visiteurs prirent cong\'e9 les uns \'e0 la suite des autres. Don Juan Perez \'e9tait enfin seul avec ses h\'f4tes. \par --Senorita, dit-il en faisant ses adieux, je pars pour un voyage o\'f9 je courrai sans nul doute de grands dangers. Puis-je esp\'e9rer que vous daignerez, dans vos pri\'e8res, vous souvenir du voyageur? \par Linda le regarda un instant en face, et, avec une rudesse qui ne lui \'e9tait pas naturelle, elle r\'e9pondit: \par --Senor Caballero, je ne puis prier pour la r\'e9ussite d'une exp\'e9dition dont je ne connais pas le but. \par --Merci de votre franchise, mademoiselle! reprit don Juan sans s'\'e9mouvoir; je n'oublierai point vos paroles. \par Et apr\'e8s la politesse d'usage il se retira. \par --Le Capataz de San-Julian, don Jos\'e9 Diaz, demande \'e0 parler, pour affaire importante, au senor don Luis Munoz. \par --Faites entrer, r\'e9pondit don Luis au domestique, qui avait si longuement annonc\'e9 le capataz. Toi, Lindita, viens aupr\'e8s de moi, sur ce canap\'e9. \par Don Juan \'e9tait extr\'eamement agit\'e9 lorsqu'il sortit de la maison; il se retourna et darda son regard de vip\'e8re sur les fen\'eatres du salon o\'f9 se dessinait la silhouette mobile de dona Linda. \par --Orgueilleuse fille, dit-il d'une voix sourde et terrible, je te punirai bient\'f4t de tes d\'e9dains. \par Puis, s'enveloppant dans son manteau, il se dirigea d'un pas rapide vers une maison situ\'e9e \'e0 peu de distance et qui au Carmen lui servait de pied \'e0 terre. Il y frappa deux coups; la porte s'ouvrit et se referma sur lui. \par Vingt minutes apr\'e8s, cette porte se rouvrait, pour livrer passage \'e0 deux cavaliers. \par --Ma\'eetre, o\'f9 allons-nous? demanda l'un. \par --A l'arbre de Gualichu, r\'e9pondit l'autre, qui ajouta tout bas: chercher la vengeance. \par Les deux cavaliers s'enfonc\'e8rent dans l'obscurit\'e9 et le galop furieux de leurs chevaux fut vite perdu dans les profondeurs du silence. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 IV.--L'ESPION. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 G\'e9n\'e9ralement, les nations australes ont une divinit\'e9, ou pour mieux dire, un g\'e9nie quelquefois bienfaisant, le plus souvent hostile; leur culte est moins de la v\'e9n\'e9 ration que de la crainte. Ce g\'e9nie est nomm\'e9 }{\i\fs24 Achekemat-Kanet}{\fs24 par les Patagons, }{\i\fs24 Quecubu}{\fs24 par las Aucas, et }{\i\fs24 Gualichu}{\fs24 par les Puelches. Et, comme ces derniers ont plus particuli\'e8 rement parcouru le territoire o\'f9 se trouve l'arbre sacr\'e9, ils ont perp\'e9tu\'e9 le nom de leur g\'e9nie du mal en le donnant \'e0 l'arbre auquel ils attribuent la m\'eame puissance. \par La croyance \'e0 Gualichu remonte, dans les Pampas, \'e0 la plus haute antiquit\'e9. \par Ce dieu m\'e9chant est tout simplement un arbre rabougri qui, m\'eal\'e9 \'e0 d'autres arbres, n'aurait point attir\'e9 l'attention, tandis que, seul et comme \'e9gar\'e9 dans l'immensit\'e9 des plaines, il sert de rep\'e8re au voyageur fatigu\'e9 d'une longue route dans ces oc\'e9ans sablonneux. Il s'\'e9l\'e8ve \'e0 une hauteur de trente \'e0 trente-cinq pieds, tout tortueux, tout \'e9pineux, et s'arrondit en une large coupe form\'e9e par son tronc vermoulu, o\'f9 hommes et femmes entassent leurs pr\'e9sents, tabac, verroteries, et pi\'e8ces de monnaie. Il est \'e2g\'e9 de plusieurs si\'e8cles et appartient aux esp\'e8ces d'acacias que les Hispano-Am\'e9ricains d\'e9signent sous le nom d'}{\i\fs24 algarrobo}{ \fs24 . \par Les hordes errantes des Indiens, frapp\'e9es sans doute de la solitude de cet arbre au milieu des d\'e9serts, en ont fait l'objet de leur culte. En effet, ses branches sont couvertes d'offrandes diverses d'une certaine valeur; l\'e0 un poncho, l\'e0 une mante, plus loin des rubans de laine ou des fils de couleur; de toutes parts, sur les \'e9pines, des rameaux sont accroch\'e9s des v\'eatements plus ou moins alt\'e9r\'e9s et d\'e9chir\'e9s par le vent, ce qui donne \'e0 l'arbre sacr\'e9 l'aspect d'une friperie. Aucun Indien, Patagon, Puelche, Aucas, ou Tehuelche n'oserait passer sans y laisser quelque chose; celui qui n'a rien coupe des crins de son cheval et les attache \'e0 une branche. L'offrande la plus pr\'e9 cieuse et la plus efficace, selon les Indiens est celle de leur cheval; aussi, le grand nombre de chevaux \'e9gorg\'e9s autour de l'arbre atteste-t-il leur culte. \par La religion des nations australes, tout primitive et \'e9pargn\'e9e par la conqu\'eate, ne tient nul compte de l'\'eatre moral et ne s'arr\'eate qu'aux accidents de la nature, dont elle fait des dieux. Ces peuplades cherchent \'e0 se rendre favorables les d\'e9serts, o\'f9 la fatigue et la soif am\'e8nent la mort, et les rivi\'e8res qui peuvent les engloutir. \par Au pied m\'eame de l'arbre de Gualichu, quelques heures apr\'e8s les \'e9v\'e9nements d\'e9j\'e0 racont\'e9s, une sc\'e8ne \'e9trange se passait, rendue plus \'e9trange encore par l'\'e9paisseur des t\'e9n\'e8 bres et par un orage qui s'approchait. De gros nuages noirs roulaient lourdement dans l'espace; le vent soufflait par rafales avec des sifflements aigus, et de larges gouttes de pluie tombaient sur le sable. \par Autour de l'arbre sacr\'e9, les Indiens avaient improvis\'e9 un village compos\'e9 d'une quarantaine de }{\i\fs24 toldos}{\fs24 \'e9lev\'e9s \'e0 la h\'e2te et sans ordre. Devant chaque toldo p\'e9tillait un feu clair, aupr\'e8 s duquel trois ou quatre femmes indiennes accroupies se chauffaient sans quitte de l'oeil les chevaux entrav\'e9s qui mangeaient la provende d'}{\i\fs24 alfalfa}{\fs24 . \par Un feu immense, semblable \'e0 un b\'fbcher, flamboyait \'e0 quelques pas de l'arbre de Gualichu, et \'e9tait entour\'e9 d'une vingtaine d'Indiens, debouts et silencieux, plong\'e9s dans cette immobilit\'e9 automatique et contemplative qui leur \'e9 tait habituelle, et leurs grands costumes de guerre faisaient penser qu'ils se pr\'e9paraient \'e0 une importante c\'e9r\'e9monie de leur culte. \par Soudain un coup de sifflet aigu fendit l'air et annon\'e7a l'arriv\'e9e de deux cavaliers. L'un d'eux mit pied \'e0 terre, jeta la bride de son cheval \'e0 son compagnon et s'avan\'e7a dans le centre form\'e9 par les guerriers. Cet homme portait l'uniforme d'officier de l'arm\'e9e chilienne. \par --Salut mes fr\'e8res! dit-il en regardant autour de lui; que Gualichu les prot\'e8ge. \par --Salut \'e0 Pincheira! r\'e9pondirent les Indiens. \par --Tous les chefs sont-ils r\'e9unis? reprit-il. \par --Tous, fit une voix, except\'e9 Neham-Outah, le grand }{\i\fs24 Toqui}{\fs24 (chef supr\'eame) des Aucas. \par --Il ne peur tarder; attendons. \par Le silence se fut \'e0 peine r\'e9tabli qu'un second coup de sifflet retentit et que deux nouveaux cavaliers entr\'e8rent dans le cercle de lumi\'e8re projet\'e9 par les flammes. \par Un seul homme descendit de cheval. Il \'e9tait de haute taille, d'une mine fi\'e8re, et il \'e9tait v\'eatu du costume des guerrier aucas, la nation indienne la plus civilis\'e9e et la plus intelligente de toute l'Am\'e9rique du Sud. Ce sont eux qui, presque sans armes, repouss\'e8rent Almagro et ses soldats cuirassiers, en 1855, qui triomph\'e8 rent du malheureux Valdivia et qui, toujours combattus par les Espagnols, n'en furent jamais vaincus. Les Aucas Offrirent un refuge aux Incas sans asile que Pizarro traqua comme des b\'eates fauves et qui, pour prix de leur hospitalit\'e9 , introduisirent chez ces Indiens leur civilisation avanc\'e9e. Peu \'e0 peu les deux peuples se m\'e9lang\'e8rent et leur haine contre les Espagnols s'est perp\'e9tu\'e9e jusqu'\'e0 nos jours. \par Le guerrier qui venait d'entrer dans le conseil des chefs indiens, \'e9tait un des types les plus parfaits de cette race indomptable: tous ses traits portaient le caract\'e8re distinctif de ces fiers Incas, si longtemps les ma\'eetres du P\'e9 rou. Son costume diff\'e9rent de celui des Patagons, qui emploient des peaux de b\'eate, se composait de tissus de laine broch\'e9 d'argent. Un }{\i\fs24 chamal}{\fs24 ou }{\i\fs24 chaman}{\fs24 bleu lui entourait le corps depuis la ceinture, o\'f9 il s'attachait par un ruban de laine, jusqu'\'e0 la moiti\'e9 des jambes, semblable en tout au }{\i\fs24 chilipa}{\fs24 des gauchos qui ont emprunt\'e9 aux Indiens ce v\'eatement et le poncho court ray\'e9 de bleu et de rouge. Ses bottes, arm\'e9es d' \'e9perons d'argent et habilement cousues avec des tendons d'animaux \'e9taient faites de cuir tann\'e9 de }{\i\fs24 quemul }{\fs24 (esp\'e8ce de lama). \par Ses cheveux se divisaient derri\'e8re sa t\'eate en trois queues, r\'e9unies \'e0 l'extr\'e9mit\'e9 par un pompon de laine, tandis que, par devant, le reste de sa chevelure \'e9tait relev\'e9 et attach\'e9 par un }{\i\fs24 k\'e9ca}{\fs24 ou ruban bleu qui, apr\'e8s trois tours, retombait sur le c\'f4t\'e9 et se terminait par de petits morceaux d'argent roul\'e9s en tuyaux. Son front \'e9tait ceint d'un cercle massif, esp\'e8ce de diad\'e8me large de trois doigts, au centre duquel \'e9 tincelait un soleil incrust\'e9 dans des pierreries. Un diamant d'une \'e9norme valeur pendait \'e0 chacune de ses oreilles, son manteau de peaux de guanacos qui retombait jusqu'\'e0 terre, \'e9tait retenu sur ses \'e9 paules par une torsade en soie, et d'agrafait avec un diamant. Deux revolvers \'e0 six coups luisaient \'e0 sa ceinture; \'e0 sa hanche droite, s'appuyait un }{\i\fs24 machete}{\fs24 , sabre court \'e0 lame tr\'e8s-large; Il tenait \'e0 la main un fusil Lefaucheux. \par Aussi ce guerrier fit-il \'e0 son arriv\'e9e, une vive sensation parmi les chefs: tous s'inclin\'e8rent respectueusement devant lui en murmurant avec joie: \par --Neham-Outah! Neham-Outah! \par Le guerrier sourit avec orgueil et prit place au premier rang des chefs. --Le }{\i\fs24 nacurutu}{\fs24 (bubo magelanique) a chant\'e9 deux fois, dit-il; l'orfraie du Rio-N\'e9gro jette son cri lugubre; la nuit touche \'e0 sa fin; qu'ont r\'e9 solu les chefs des grandes nations? \par --Il serait utile, je crois, r\'e9pondit un des Indiens, d'implorer pour le conseil la protection de Gualichu. \par --L'avis de mon fr\'e8re Metipan est sage. Qu'on pr\'e9vienne le }{\i\fs24 matchi}{\fs24 . \par Pendant qu'un chef s'\'e9loignait pour pr\'e9venir le matchi ou sorcier, un autre chef sortit du cercle, s'approcha de Neham-Outah, lui parla tout bas \'e0 l'oreille et revint \'e0 sa place. Le toqui des Aucas, qui avait baiss\'e9 la t\'ea te affirmativement, porta la main \'e0 son machete et s'\'e9cria d'une voix haute et mena\'e7ante: \par --}{\i\fs24 Yek youri, yak miti}{\fs24 (un tra\'eetre est parmi nous); attention, guerriers! \par Un fr\'e9missement de col\'e8re parcourut les rangs de l'assembl\'e9e; chaque Indien regarda \'e0 ses c\'f4t\'e9s. \par --}{\i\fs24 Lar hary mutti}{\fs24 (il faut qu'il meure)! s'\'e9cri\'e8rent-ils tous ensemble. \par --}{\i\fs24 Achi\'e9h}{\fs24 (c'est bien), r\'e9pondit Neham-Outah. \par Ces mots, \'e9chang\'e9s en langue indienne que nous reproduisons litt\'e9ralement, devaient arriver comme un vain son \'e0 l'oreille du tra\'eetre, car le dialecte aucas n'est pas g\'e9n\'e9ralement compris par les Espagnols. \par Cependant, un homme v\'eatu comme les autres chefs indiens, et prot\'e9g\'e9 par l'ombre, bondit tout \'e0 coup loin du cercle et poussant \'e0 trois reprises diff\'e9rentes le glapissement rauque de l'}{\i\fs24 urubus}{\fs24 (esp\'e8 ce d'oiseau de proie) il s'adossa au tronc m\'eame de l'arbre de Gualichu, et, les jambes \'e9cart\'e9es, le buste en avant, les revolvers au poing, il attendit. \par Cet homme \'e9tait Sanchez le bombero. \par Une muraille vivante, une centaine d'Indiens, se dressait en armes devant lui et le mena\'e7ait de toutes parts. Sanchez, \'e0 qui la fuite \'e9tait impossible, fron\'e7a les sourcils, serra les dents et \'e9cuma de rage. \par --Je vous attends, chiens! cria-t-il. \par --}{\i\fs24 Chew! chew!}{\fs24 en avant! en avant! hurlaient les Indiens. \par --Silence! fit Neham-Outah d'une voix rude; je veux l'interroger. \par --A quoi bon? reprit Pincheira avec une expression haineuse. C'est un de ces rats de la Pampa que les Espagnols appellent bomberos; je le reconnais. Tuons-le, d'abord. \par --Un bombero! hurl\'e8rent de nouveau les Indiens. A mort! \'e0 mort! \par --Silence! dit Neham-Outah; qui ose interrompre? \par Au commandement du ma\'eetre, le silence se r\'e9tablit. \par --Qu'as-tu? demanda le toqui au bombero. \par --Et toi? r\'e9pondit Sanchez en ricanant et en se croisant les bras, sans toutefois l\'e2cher ses pistolets. \par --R\'e9ponds si tu ne veux mourir: tu es en mon pouvoir. \par --Un brave n'appartient qu'\'e0 lui; il a toujours la ressource de se faire tuer. \par --Peut-\'eatre --Essayes de me prendre. \par --Rends-toi, il ne te sera fait aucun mal. \par --Un bombero ne se rend jamais. \par --Pourquoi t'es-tu introduit parmi nous? \par --Canario! je suis venu pour assister \'e0 vos jongleries indiennes et pour conna\'eetre le but de cette r\'e9union nocturne. \par --Vous \'eates franc, au moins, j'y aurai \'e9gard. Allons! la r\'e9sistance Serait inutile, rendez-vous. \par --Etes-vous fou, mon ma\'eetre? \par --Chew! dit aux indiens Neham-Outah bouillant de col\'e8re. \par Ceux-ci s'\'e9lanc\'e8rent. Deux coups de pistolet retentirent et deux Indiens se tordirent sur les sable. Pendant que les autres h\'e9sitaient, Sanchez, repla\'e7ant ses revolvers \'e0 sa ceinture, sait son machete. \par --Place! s'\'e9cria-t-il. \par --A mort! r\'e9p\'e9t\'e8rent les guerriers. \par --Place! place! \par Et Sanchez se pr\'e9cipita sur les Indiens, frappant \'e0 droite et \'e0 gauche d'estoc et de taille. Neham-Outah se jeta au devant de lui avec un rugissement de lion bless\'e9. \par --Ah! ah! fit le bombero; mon brave chef au soleil de diamant, \'e0 nous deux! \par Tout \'e0 coup trois coups de feu partirent derri\'e8re les Indiens, et trois cavaliers se ru\'e8rent sur eux, semant sur leur passage l'\'e9pouvante et la mort. Les Indiens, ne sachant combien d'ennemis combattaient contre eux, crurent, gr\'e2ce \'e0 l'obscurit\'e9 et au nombre des morts, avoir affaire \'e0 un renfort consid\'e9rable et commenc\'e8rent \'e0 se disperser dans toutes les directions, hormis les plus r\'e9solus qui tinrent bon et continu\'e8rent \'e0 r\'e9 sister aux assaillants. On comptait parmi eux Neham-Outah, Pincheira et quelques chefs renomm\'e9s. \par Les trois bomberos, appel\'e9s par le glapissement rauque de Sanchez, s'\'e9taient h\'e2t\'e9s vers leur fr\'e8re; ils l'aid\'e8rent \'e0 se mettre en selle sur son cheval qu'ils lui avaient amen\'e9. \par --Ah! criait-il, sus! sus! aux Indiens! Neham-Outah lui ass\'e9na un coup de machete auquel l'Espagnol riposta par un coup de taille qui balafra le visage de son adversaire. Le toqui poussa un cri, non de douleur, mais de rage. \par --Eh! lui dit le bombero, je te reconna\'eetrai, si jamais nous nous rencontrons, car tu portes mes marques. \par --Mis\'e9rable! fit le chef, en d\'e9chargeant sur lui un de ses pistolets. \par --Ah! murmura \'e0 son tour Sanchez qui s'affaissa sur sa selle. \par Il serait tomb\'e9 si Julian ne l'e\'fbt retenu. \par Il m'a tu\'e9, reprit le bless\'e9 d'une voix entrecoup\'e9e. Courage, fr\'e8res! ne leur laissez pas mon corps. \par Les trois bomberos, soutenant leur fr\'e8re au milieux d'eux, redoubl\'e8rent d'ardeur pour l'entra\'eener loin d'une perte in\'e9vitable; mais comment fuir? Les Indiens, le premier mouvement de panique pass\'e9 , purent compter leurs ennemis, ils revinrent \'e0 la charge et mena\'e7aient de les accabler par leur nombre. La position \'e9tait horrible. Sanchez, qui avait gard\'e9 son sang froid, comprit que ses fr\'e8 res allaient se perdre pour lui, et, sacrifiant sa vie pour les sauver, il leur cria: \par --Fuyez! laissez-moi seul ici: dans quelques minutes je serai mort. \par --Non, r\'e9pondirent-ils en faisant cabrer leurs chevaux pour parer les coups, nous vous sortirons de l\'e0 o\'f9 nous p\'e9rirons ensemble. \par Sanchez, qui connaissait ses fr\'e8res, n'ignorait pas que leur r\'e9solution \'e9tait in\'e9branlable. \par Le combat se livrait, en ce moment, \'e0 deux m\'e8tres de l'arbre de Gualichu. Sanchez, pendant que ses fr\'e8res se d\'e9fendaient partout \'e0 la fois, se laissa glisser sur le sol; et, lorsque les bomberos se retourn\'e8rent, le cheval \'e9tait priv \'e9 de son cavalier, Sanchez avait disparu. \par --Il est mort, que faire? dit Julian d\'e9sesp\'e9r\'e9. \par --Lui ob\'e9ir, puisque nous n'avons pu le sauver, r\'e9pondit Simon. \par --En avant donc! \par Et tous les trois, ensanglantant les flancs de leurs chevaux, ils bondirent au plus \'e9pais des Indiens. Le cho c fut terrible. Cependant, quelques secondes plus tard, mis hors de danger par leur audace incroyable, les bomberos fuyaient comme le vent dans trois directions diff\'e9rentes en poussant des cris de triomphe. \par Les Indiens reconnurent l'inutilit\'e9 d'une poursuite \'e0 travers les sables; ils se content\'e8rent de relever leurs bless\'e9s et de compter les morts, en tout une trentaine de victimes. \par --Ces Espagnols sont de v\'e9ritables d\'e9mons, quand ils s'y mettent, dit Pincheira qui se souvint alors de son origine. \par --Oh! lui r\'e9pondit Neham-Outah ivre de fureur, si jamais je leur appuie le pied sur la poitrine, ils expieront les maux dont ils flagellent ma race depuis des si\'e8cles. \par --Je vous suis tout d\'e9vou\'e9, reprint Pincheira. \par --Merci, mon ami! L'heure venue, je vous rappellerai votre promesse. \par --Je serai pr\'eat, mais \'e0 pr\'e9sent quels sont vos desseins? \par --Cette balafre que cet enrag\'e9 m'a taill\'e9e dans le visage me force \'e0 mettre le feu aux poudres le plus t\'f4t possible. \par --Faites, vive Dieu! et finissons-en avec ces Espagnols maudits. \par --Vous ha\'efssez donc bien vos compatriotes? \par --J'ai le coeur indien, c'est tout dire. \par Je vous procurerai bient\'f4t l'occasion d'assouvir votre haine contre eux. \par --Dieu vous entende! \par --Mais les chefs se sont de nouveau rassembl\'e9s autour du feu du conseil; fr\'e8re, venez. \par Neham-Outah et Pincheira approch\'e8rent de l'arbre de Gualichu o\'f9 les Indiens s'\'e9taient group\'e9s, immobiles, silencieux et calmes, comme si rien n'eut troubl\'e9 leur r\'e9union. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 V.--LE MATCHITUM \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Les Indiens, en relevant leurs morts avaient vainement cherch\'e9 le cadavre de l'homme blanc; ils se persuad\'e8rent que ses compagnons l'avaient enlev\'e9. Ceux-ci, au contraire, se reprochaient am \'e8rement d'avoir abandonn\'e9 aux mains des pa\'efens le corps de leur fr\'e8re. \par En effet, qu'\'e9tait devenu Sanchez? \par Le bombero \'e9tait un de ces hommes de fer, qu'une forte volont\'e9 m\'e8ne \'e0 leur but et que la mort seule peut abattre. Il voulait donc assister au conseil des chefs, dont il soup\'e7onnait la haute importance, et, au lieu de jeter sa vie en p\'e2 ture dans une lutte in\'e9gale, il trouva le coup de pistolet de Neham-Outah le pr\'e9texte qu'il guettait. Comme le temps pressait, il avait feint d'\'eatre bless\'e9 \'e0 mort, et ses fr\'e8res et ennemis avaient \'e9t\'e9 dupes de son stratag\'e8me. \par D\'e8s qu'il se f\'fbt laiss\'e9 glisser en bas de son cheval, \'e0 la faveur de l'ombre de la m\'eal\'e9 e, il avait pu, soit en rampant comme une couleuvre, soit en sautant comme un cougouar, grimper et se cacher dans le tronc creux de l'arbre de Gualichu. L\'e0 il se tapit sous un amas informe d'objets offerts par la d\'e9 votion des Indiens et fut aussi en s\'fbret\'e9 que dans la forteresse du Carmen. Du reste, en hardi chasseur qui a toujours le temps de se faire tuer, il n'avait point l\'e2ch\'e9 ses armes. Son premier soin fut de s'enve lopper le bras sans respect pour Gualichu, dans un morceau d'\'e9toffe afin d'arr\'eater le sang de sa blessure: puis il s'arrangea de son mieux au fond de sa cachette, la t\'eate un peu en dehors pour avoir les yeux sur la sc\'e8ne qui allait se passer. \par Tous les chefs \'e9taient d\'e9j\'e0 r\'e9unis. Lucaney, ulmen des Puelches, prit la parole. \par --L'Espagnol qui a os\'e9 s'introduire parmi nous pour violer le secret de nos d\'e9lib\'e9rations est mort; nous sommes seuls; commen\'e7ons la c\'e9r\'e9monie. \par --Il sera fait selon le d\'e9sir de mon fr\'e8re l'ulmen des Puelches, r\'e9pondit Neham-Outah. O\'f9 est le sage matchi? \par --Ici, reprit un grand homme efflanqu\'e9, sec et maigre, dont le visage \'e9tait bariol\'e9 de dix couleurs diff\'e9rentes et qui \'e9tait habill\'e9 en femme. \par --Que le sage matchi approche et accomplisse les rites! \par --Un }{\i\fs24 matchitum}{\fs24 est n\'e9cessaire, dit le matchi d'une voix solennelle. \par On fit imm\'e9diatement les pr\'e9paratifs usit\'e9s pour cette conjuration. Deux lances furent plant\'e9es l'une \'e0 droite, l'autre \'e0 gauche de l'arbre sacr\'e9; \'e0 gauche d'elles on suspendit un tambour et un vase rempli de boisson ferment\'e9 e; douze autres vases, contenant la m\'eame liqueur, furent rang\'e9s circulairement d'une lance \'e0 l'autre. On apporta on mouton et un poulain garrott\'e9s, qui furent d\'e9pos\'e9s pr\'e8s des vases, et deux vieilles femmes se plac\'e8rent \'e0 c\'f4t \'e9 des tambours. Les pr\'e9paratifs termin\'e9s, le matchi se tourna vers Neham-Outah. \par --Pourquoi l'ulmen des Aucas demande-t-ile le matchitum? dit-il. \par M\'e9tipan s'avan\'e7a d'un pas hors du cercle. \par --Une haine h\'e9r\'e9ditaire a longtemps s\'e9par\'e9s les Aucas et les Pehuenches, fit M\'e9tipan. L'int\'e9r\'eat de toutes les grandes nations veut la fin de cette haine. Kezilipan, non a\'ef eul, ulmen des Pehuenches, enleva une esclave blanche appartenant \'e0 Medzelipulzi, toqui des Aucas, et arri\'e8re grand'p\'e8re de Neham-Outah. Devant les chefs assembl\'e9s, devant la face du ciel, je viens dire \'e0 Neham-Outah, le descendant de Yupanqui, le fils du Soleil, que mon a\'efeul a mal agi avec le sien, et je suis pr\'eat, pour \'e9teindre toute discorde pass\'e9e, pr\'e9sente et future, \'e0 lui remettre ici une esclave blanche, jeune, belle et vierge. \par --J'abjure devant Gualichu r\'e9pondit Neham-Outah, la haine que ma nation et moi avions jur\'e9e \'e0 la tienne. \par --Gualichu nous approuve-t-il? demanda M\'e9tipan. \par Le matchi sembla r\'e9fl\'e9chir profond\'e9ment. \par --Oui, reprit-il, la protection de Gualichu vous est acquise Qu'on am\'e8ne l'esclave blanche; peut-\'eatre exigera-t-il qu'elle lui soit livr\'e9e \'e0 lui-m\'eame au lieu d'appartenir \'e0 un homme. \par --Que sa volont\'e9 soit faite! dirent les deux ulmenes. \par Deux guerriers conduisirent une jeune fille de dix-sept ans environ et la plac\'e8rent entre les deux lances, le visage tourn\'e9 vers l'arbre de Gualichu. A sa vue, Sanchez sentit par tout son corps une sueur froide et je ne sais quel frisson; un nuage voil\'e0 ses yeux. \par --D'o\'f9 me vient cette \'e9motion \'e9trange! se murmura le bombero \'e0 lui-m\'eame. \par Les grands yeux noirs de la jeune fille, dont la taille se pliait comme un roseau, avaient une expression de douceur et de tristesse. Elle \'e9tait v\'eatue \'e0 la mode des femmes pehuenches. Le quedeto de laine s'enrou lait autour de son corps, assujetti sur ses \'e9paules par deux \'e9pingles d'argent, et sur ses membres par un kepike ou une ceinture de soie large de six pouces et serr\'e9e par une boucle. Les deux coins d'un pilken carr\'e9 , comme un manteau, s'attachaient sur la poitrine par un topu orn\'e9 d'une magnifique t\'eate en or. Elle avait au cou deux \'e9chepels (colliers) de verroterie, et \'e0 chacun des ses bras quatre }{\i\fs24 charrecur}{\fs24 de perles de verre et de grains d'argent souffl\'e9. Ses longs cheveux noirs se divisaient au milieu de la t\'eate en deux queues tress\'e9es et guirland\'e9es de rubans bleus qui flottaient sur ses \'e9 paules et se terminaient par de petits grelots. Elle \'e9tait coiff\'e9e d'une luchu ou bonnet conique de perles de verre de couleur bleue et rouge. \par A cette gracieuse apparition, les Indiens, qui sont tr\'e8s-friands de femmes blanches, ne purent, malgr\'e9 leur impassibilit\'e9 naturelle, retenir un murmure d'admiration. \par Sur un signe du matchi, la c\'e9r\'e9monie commen\'e7a. Les deux vieilles Indiennes battirent le tambour, pendant que les assistants, guid\'e9s par le sorcier, entonn\'e8rent une chanson symbolique en dansant autour de la captive. \par La danse cessa avec le chant; puis le matchi alluma un cigare, en huma la fum\'e9e et vint en parfumer par trois fois l'arbre, les animaux et la jeune fille, dont il d\'e9couvrit aussit\'f4t la poitrine. Il y appliqua sa bouche et se mit \'e0 sucer jusqu' \'e0 en exprimer le sang. La pauvre enfant faisait des efforts surhumains pour ne pas crier. Les danses, accompagn\'e9es de chant, recommenc\'e8rent, et les vieilles femmes tapaient sur leurs tambours \'e0 tour de bras. Sanchez, plein de compassion pour l'innocente victime de la superstition des Indiens, eut envie de voler \'e0 son secours. \par Cependant, le matchi, les joues gonfl\'e9es, s'\'e9chauffait peu \'e0 peu; ses yeux s'injectaient de sang, il sembla poss\'e9d\'e9 du d\'e9mon et devint tout-\'e0-fait furieux; il se d\'e9menait et se tordait comme un \'e9pileptique. D\'e8 s lors la danse s'arr\'eata, et Metipan, d'un coup de machete, ouvrit les flancs du poulain, en arracha le coeur tout palpitant encore et le donna au sorcier, que en su\'e7 a le sang et s'en servit pour faire une croix sur le front de la jeune fille. Celle-ci, en proie \'e0 un effroi inexprimable, tremblait de tous ses membres. \par L'orage, qui se promettait mena\'e7ant dans les nues, \'e9clata enfin. Un \'e9clair blafa rd sillonna le ciel, le tonnerre courait avec des roulements terribles, et une rafale de vent tourbillonna sur la plaine et balaya les toldos, dont elle dispersa au loin les d\'e9bris. \par Les Indiens s'arr\'eat\'e8rent, constern\'e9s par l'orage. \par Tout \'e0 coup une voix formidable, qui paraissait sortir de l'arbre de Gualichu, jeta ces mots sinistres: \par --Retirez-vous, Indiens! ma col\'e8re est d\'e9cha\'een\'e9e contre vous. Laissez ici cette mis\'e9rable esclave blanche en expiation de vos crimes. Fuyez! et malheur \'e0 ceux qui d\'e9tourneront la t\'eate! malheur! malheur! \par Un \'e9clair livide et un violent coup de tonnerre servirent de p\'e9roraison \'e0 ce discours. \par --Fuyons!... s'\'e9cria le matchi terrifi\'e9 et pr\'eat \'e0 croire \'e0 son Dieu. \par Mais, profitant de cette intervention inattendue pour affermir son propre pouvoir, il continua: \par --Fuyons, mes fr\'e8res!... Gualichu a parl\'e9 \'e0 son serviteur, malheur \'e0 ceux qui r\'e9sisteront \'e0 ses ordres! \par Les Indiens n'avaient pas besoin de cette recommandation de leur sorcier: une terreur superstitieuse leur donnait des ailes; ils se pr\'e9cipit\'e8rent en tumulte du c\'f4t\'e9 de leurs chevaux, et bient\'f4t le d\'e9 sert retentit de leur course folle. Les alentours de l'arbre de Gualichu furent abandonn\'e9s. Seule, la jeune fille la poitrine encore d\'e9couverte, gisait \'e9vanouie sur le sol. \par Lorsque tout fut calme dans la Pampa, lorsque le bruit du galop des chevaux se fut perdu dans le lointain, Sanchez avan\'e7a doucement la t\'eate hors de l'arbre, scruta de l'oeil les profondeurs noires de la nuit, et, rassur\'e9 par le silence, il s'\'e9 lan\'e7a vers la jeune fille. P\'e2le comme un beau lis abattu par la temp\'eate, les yeux ferm\'e9s, la pauvre enfant ne respirait plus. Le bombero la souleva dans ses bras nerveux et la transporta tout pr\'e8s de l'arbre s ur un amas de peaux d'un toldo renvers\'e9. Il la posa avec pr\'e9caution sur cette couche moins dure; sa t\'eate se pencha insensible sur son \'e9paule. \par Groupe \'e9trange, au milieu de cette plaine d\'e9vast\'e9e, troubl\'e9e par la foudre et illumin\'e9e d'\'e9clairs! Tableau touchant! cette jeune et charmante cr\'e9ature et ce rude coureur des bois! \par La douleur et la piti\'e9 \'e9taient peintes sur le visage de Sanchez. Lui, dont la vie n'avait \'e9t\'e9 qu'un long drame, qui n'avait nulle croyance dans le coeur, qui ignorait les doux sentiments et les secr\'e8 tes sympathies, lui, le bombero, le tueur d'indiens, il \'e9tait \'e9mu et sentait quelque chose de nouveau se remuer dans ses entrailles. Deux grosses larmes coul\'e8rent sur ses joues bronz\'e9es. \par --Serait-elle morte, \'f4 mon Dieu? \par Le nom de Dieu, qui ne lui servait qu'\'e0 blasph\'e9mer, il le pronon\'e7a presque avec respect. C'\'e9tait une sorte de pri\'e8re, un cri de son coeur. Cet homme croyait. \par --Comment la secourir! se demandait-il. \par L'eau qui tombait par torrents finit par ranimer la jeune fille, que, entr'ouvrant les yeux, murmura d'une voix \'e9teinte: \par --O\'f9 suis-je? que s'est-il donc pass\'e9? \par --Elle parle, elle vit, elle est sauv\'e9e! s'\'e9cria Sanchez. \par --Qui est l\'e0? reprit-elle en se relevant \'e0 peine. \par A la vue du sombre visage du bombero, elle eut un mouvement d'effroi, referma les yeux et retomba accabl\'e9e. \par --Rassurez-vous, mon enfant, je suis votre ami. \par --Mon ami? que signifie ce mot? Y a-t-il des amis pour les esclaves? Oh! oui, continua-t-elle, parlant comme dans un r\'eave, j'ai bien souffert. Pourtant, autrefois, il y a longtemps bien longtemps, je me souviens d'avoir \'e9t\'e9 heureuse, h\'e9 las! mais la pire infortune, c'est un souvenir de bonheur dans l'infortune. \par Elle se tut. Le bombero, comme suspendu \'e0 ses l\'e8vres, \'e9coutait et la contemplais. Cette voix, ces traits!... Un vague soup\'e7on entra dans le coeur de Sanchez. \par --Oh! parlez, parlez encore, reprit-il en adoucissant la rudesse de sa voix. Que vous rappelez-vous de vos jeunes ann\'e9es? \par --Pourquoi, dans le malheur, songer aux joies pass\'e9es. A quoi bon! ajouta-t-elle en secouant la t\'eate avec d\'e9couragement. Mon histoire est celle de tous les infortun\'e9s. Il fut un temps o\'f9 , comme les autres enfants, j'avais des chants d'oiseaux pour bercer mon sommeil, des fleurs qui, au r\'e9veil me souriaient, j'avais aussi une m\'e8re qui m'aimait, qui m'embrassait, qui m'embrassait... Tout cela a fui pour toujours. \par Sanchez avait relev\'e9 deux perches couvertes de peaux pour la mieux abriter contre l'orage, qui s'apaisait par degr\'e9s. \par --Vous \'eates bon, vous; vous m'avez sauv\'e9e. Cependant, votre bont\'e9 a \'e9t\'e9 cruelle: que ne me laissiez-vous mourir! Mort, on ne souffre plus. Les Pehuenches vont revenir, et alors... \par Elle n'acheva pas et se cacha la t\'eate dans ses mains en sanglotant. \par --Ne craignez rien, senorita; je vous d\'e9fendrai. \par --Pauvre homme! seul contre tous! Mais, avant ma derni\'e8re heure, \'e9coutez, je veux soulager mon coeur. Un jour, je jouais sur les genoux de ma m\'e8re; mon p\'e8re \'e9tait aupr\'e8s de nous avec mes deux soeurs et mes quatre fr\'e8res, homme r\'e9 solus qui n'en auraient pas redout\'e9 vingt. Eh bien! les Pehuenches sont accourus, ils ont br\'fbl\'e9 notre estancia, car mon p\'e8re \'e9tait fermier; ils ont tu\'e9 ma m\'e8re et... \par --Maria! Maria! s'\'e9cria le bombero, est-ce bien toi? Est-ce toi que je retrouve? \par --C'est le nom que me donnait ma m\'e8re. \par --C'est moi, moi, Sanchez, Sanchito, ton fr\'e8re! fit le bombero rugissant presque de joie et la serrant contre sa poitrine. \par --Sanchito! mon fr\'e8re! Oui, oui, je me souviens, Sanchito! je suis... \par Elle tomba inanim\'e9e entre les bras du bombero. \par --Mis\'e9rable que je suis! je l'ai tu\'e9e. Maria! ma soeur ch\'e9rie, reviens \'e0 toi ou je meurs! \par La jeune fille rouvrit les yeux et se jeta au cou du bombero en pleurant de joie. \par --Sanchito! mon bon fr\'e8re! ne me quitte pas, d\'e9fends-moi; ils me tueraient. \par --Pauvrette, ils passeront sur mon corps avant d'arriver \'e0 toi. \par --Ils y passeront donc, exclama une voix railleuse derri\'e8re la tente. \par Deux hommes parurent, Pincheira et Neham-Outah. Sanchez tenant enlac\'e9e dans son bras gauche sa soeur demi-morte de frayeur, s'adossa contre un des pieux, tira son machete et se mit r\'e9solument en d\'e9fense. \par Neham-Outah et Pincheira, trop \'e9clair\'e9s pour \'eatre dupes de la voix myst\'e9rieuse de Gualichu et se laisser \'e0 la panique g\'e9n\'e9rale, avaient toutefois fui avec leurs compagnons; mais sans \'eatre vus, ils avaient tourn\'e9 bride d'un commun accord, curieux de conna\'eetre le mot de cette \'e9nigme et l'auteur de cette mystification. Il avaient assist\'e9 derri\'e8re le fr\'e8re et la soeur \'e0 toute la conversation. \par --Mais, dit Pincheira en riant, vous vous portez assez bien pour un mort, il me semble? Il parait canario! qu'il faut vous tuer deux fois pour \'eatre s\'fbr que vous n'en reviendrez pas. Soyez tranquille, si mon ami vous a manqu\'e9 je ne vous manquerai pas, moi. \par --Que me voulez-vous? r\'e9pondit Sanchez. Livrez-moi passage. \par --Non pas, reprit Pincheira, ce serait d'un trop f\'e2cheux exemple. Et tenez, ajouta-t-il en pr\'eatant l'oreille, entendez vous ce galop de chevaux? Votre affaire est claire: voici nos }{\i\fs24 mosotones}{\fs24 qui nous rejoignent. \par En effet, le bruit d'une cavalcade s'approchait de minute en minute, et aux p\'e2les lueurs de l'aube, on distinguait dans le lointain de vagues silhouettes de nombreux cavaliers. Sanchez comprit qu'il \'e9tait perdu. Il baisa une derni\'e8 re fois le front blanc de sa soeur \'e9vanouie, la d\'e9posa derri\'e8re lui, fit le signe de la crois et se pr\'e9para \'e0 mourir en brave. \par --Allons! dit Neham-Outah, finissons-en; on dirait que ce mis\'e9rable a peur de la mort. \par --D\'e9p\'eachons, fit Pincheira, j'entends nos hommes, et, si nous ne nous h\'e2tons, on nous ravira notre proie. \par --Vous ne croyiez pas dire si vrai, senor Pincheira, s'\'e9cria Julian en apparaissant suivi de ses deux fr\'e8res. Voyons lesquels tueront les autres! \par --Merci, mes vaillants fr\'e8res, dit Sanchez joyeux. \par --Mal\'e9diction! jura Pincheira. Ces diables sont donc partout? \par --Je ne veux pas qu'il m'\'e9chappe! murmura Neham-Outah, qui se mordit les l\'e8vres jusqu'au sang. \par --Fi donc, caballeros! cria Julian avec ironie. En garde, d\'e9fendez-vous comme des hommes ou je vous tue comme des chiens. \par Les fers se crois\'e8rent, et la lutte s'engagea avec une fureur \'e9gale des deux part. \par Un sourire d'ironie contracta le visage bruni des fr\'e8res de Sanchez, tandis que Pincheira frappait du pied avec impatience. Le chef Indien continua sans prendre garde \'e0 ces marques d'improbation. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 VI.--NEHAM-OUTAH \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 C'\'e9tait une lutte \'e0 mort qui se pr\'e9parait entre les bomberos et les Indiens, ces ennemis irr\'e9conciliables; et, en cette circonstance, l'avantage semblait devoir rester aux quatre fr\'e8res. \par Maria revenue de son \'e9vanouissement, le coeur oppress\'e9, regrettait de s'\'eatre r\'e9veill\'e9e. \par Apr\'e8s le premier choc, Neham-Outah recula d'un pas, baissa son arme, fit signe \'e0 Pincheira de l'imiter et, les bras crois\'e9s sur sa poitrine, il s'avan\'e7a vers les bomberos. \par --Arr\'eatez! cria-t-il. Ce combat n'aura pas lieu; il ne convient pas \'e0 des hommes de se disputer, au prix de la vie, la possession d'une femme. \par --Le sang d'un homme est pr\'e9cieux. Emmenez votre soeur, mes braves gens, je vous la donne; qu'elle soit heureuse avec vous! \par --Notre soeur! s'\'e9cri\'e8rent les trois jeunes gens \'e9tonn\'e9s. \par --Oui, dit Sanchez. Mais quelles sont les conditions \'e0 notre retraite? \par --Aucune, r\'e9pondit noblement le chef. \par La g\'e9n\'e9rosit\'e9 de Neham-Outah \'e9tait d'autant plus d\'e9sint\'e9ress\'e9e que les bomberos, aux premiers rayons du soleil levant, aper\'e7urent une troupe de pr\'e8s de mille Indiens bien \'e9quip\'e9s peints et arm\'e9s en guerre, qui s'\'e9 tait avanc\'e9e silencieuse et les entourait comme d'un cercle. \par --Devons-nous, demanda Sanchez, nous fier \'e0 votre parole, et n'avons nous aucun pi\'e8ge \'e0 redouter? \par --Ma parole, r\'e9pondit l'ulmen avec hauteur, est plus sacr\'e9e que celle d'un blanc. Nous avons, comme vous, de nobles sentiments, plus que tout autre peut-\'eatre, ajouta-t-il en d\'e9signant du doigt une ligne rouge qui lui t raversait le visage. Nous savons pardonner. Vous \'eates libres, et nul n'inqui\'e9tera votre retraite. \par Neham-Outah suivait sur la physionomie des bomberos le vol de leurs pens\'e9es. Ces derniers se sentaient vaincus par la magnanimit\'e9 du cher, qui sourit d'un air de triomphe en devinant leur \'e9tonnement et leur confusion. \par --Mon ami, dit-il \'e0 Pincheira, qu'on donne \'e0 ces hommes des montures fra\'eeches. \par Pincheira h\'e9sita. \par --Allez! fit-il avec un geste d'une gr\'e2ce supr\'eame. \par Le Chilien, \'e0 demi-sauvage, subissant malgr\'e9 lui la sup\'e9riorit\'e9 de Neham-Outah, ob\'e9it, et cinq chevaux d'un grand prix et tout harnach\'e9s furent amen\'e9s par deux Indiens. \par --Chef, dit Sanchez d'une voix l\'e9g\'e8rement \'e9mue, je ne vous remercie pas de la vie, car je ne crains pas la mort, mais, au nom de mes fr\'e8res et au mien, je vous rends gr\'e2 ce pour notre soeur. Nous n'oublions jamais ni une injure ni un bienfait. Adieu! peut-\'eatre aurai-je un jour l'occasion de vous prouver que nous ne sommes pas ingrats. \par Le chef inclina la t\'eate sans r\'e9pondre. Les bomberos, group\'e9s autour de Maria, le salu\'e8rent et s'\'e9loign\'e8rent au petit pas. \par --Enfin, vous l'avez voulu, dit Pincheira, qui haussa les \'e9paules avec d\'e9pit. \par --Patience! r\'e9pondit Neham-Outah d'une voix profonde. \par Pendant ce temps-l\'e0, un immense b\'fbcher avait \'e9t\'e9 allum\'e9 au pied de l'arbre de Gualichu o\'f9 les Indiens, dont les craintes superstitieuses s'\'e9taient dissip\'e9es avec les t\'e9n\'e8bres, s'\'e9taient de nouveau r\'e9 unis en conseil. A quelques pas en arri\'e8re des chefs, les cavaliers Aucas et Puelches form\'e8rent un redoutable cordon autour du conseil, tandis que des \'e9claireurs patagons fouillaient le d\'e9sert pour \'e9 loigner les importuns et assurer le secret des d\'e9lib\'e9rations. \par A l'Orient, le soleil dardait ses flammes; le d\'e9sert aride et nu se m\'ealait \'e0 l'horizon sans bornes; au loin les Cordill\'e8res dressaient la neige \'e9ternelle de leurs sommets. Tel \'e9tait le paysage, si l'on peut parler ainsi, o\'f9, pr\'e8 s de l'arbre symbolique, se tenaient ces guerriers barbares rev\'eatus de bizarres costumes. A ce aspect majestueux, l'on se rappelait involontairement d'autres temps, et d'autres climats, quand, \'e0 la clart\'e9 des incendies, les f\'e9 roces compagnons d'Attila couraient \'e0 la conqu\'eate et au rajeunissement du monde romain. \par Neham-Outah prit la parole au point o\'f9 la discussion avait \'e9t\'e9 interrompue par t'intervention impr\'e9vue du bombero. \par --Je remercie mon fr\'e8re Metipan, dit-il du don de l'esclave blanche. D\'e8s ce jour nos discordes cessent; sa nation et la mienne ne seront plus qu'une seule et m\'eame famille, dont les troupeaux pa\'eetront pacifiquement les m\'eames p\'e2 turages, et dont les guerriers dormiront c\'f4te \'e0 c\'f4te dans le sentier de la guerre. \par Le matchi alluma ensuite une pipe, en tira quelques bouff\'e9es et la pr\'e9senta aux deux chefs, qui fum\'e8rent l'un apr\'e8s l'autre, se la passant jusqu'\'e0 ce que tout le tabac fut consum\'e9; puis la pipe fut jet\'e9e au feu par le matchi. \par --Gualichu, dit-il gravement, a entendu vos paroles. Jurez que votre alliance ne se rompra que lorsque vous pourrez fumer de nouveau dans cette pipe d\'e9j\'e0 r\'e9duite en cendres. \par --Nous te le jurons! \par Les deux ulmenes se plac\'e8rent r\'e9ciproquement la main gauche sur l'\'e9paule droite, \'e9tendirent la main droite vers l'arbre sacr\'e9 et se bais\'e8rent sur la bouche en disant: \par --Fr\'e8re, re\'e7ois ce baiser. Que mes l\'e8vres se dess\'e8chent et que ma langue soit arrach\'e9e, si je trahis mon serment! \par Tous les chefs indiens vinrent, l'un apr\'e8s l'autre, donner le baiser de paix aux deux ulmenes, avec des marques de jour d'autant plus vives qu'ils savaient combien cette haine leur avait co\'fbt\'e9 de malheurs et combien de fois elle avai t compromis l'ind\'e9pendance des peuplades indiennes. \par Quand les ulmenes eurent repris leur place au feu du conseil, Lucaney s'inclina devant Neham-Outah. \par --Quelles communications mon fr\'e8re voulait-il faire aux grands ulmenes? Nous sommes pr\'eats \'e0 l'entendre. \par Neham-Outah parut se recueillir un instant, puis, promenant sur l'assembl\'e9e un regard assur\'e9: \par --Ulmenes des Puelches, des Araucanes, des Pehuenches, des Huiliches et des Patagons, dit-il, depuis bien des lunes mon esprit est triste. Je vois avec douleur no s territoires de chasse envahis par les blancs, diminuer et se resserrer de jour en jour. Nous dont les innombrables peuplades couvraient il y a \'e0 peine quelques si\'e8cles, la vaste \'e9 tendue de la terre comprise entre les deux mers, nous sommes aujourd'hui r\'e9duits \'e0 un petit nombre de guerriers qui, craintifs comme des lamas, fuient devant nos spoliateurs. Nos villes sacr\'e9es, nos derniers refuges de la civilisation de nos p \'e8res les Incas, vont devenir la proie de ces monstres \'e0 face humaine qui n'ont d'autre Dieu que l'or. Notre race dispers\'e9e dispara\'eetra peut-\'eatre bient\'f4t de ce monde qu'elle a si longtemps poss\'e9d\'e9 seule et gouvern\'e9. \par Traqu\'e9es comme de vils animaux, abruties par l'eau de feu, d\'e9cim\'e9es par le feu et les maladies, nos hordes errantes ne sont plus que l'ombre d'un peuple. Notre religion, nos vainqueurs la m\'e9 prise, et ils veulent nous courber devant le bois du Crucifi\'e9. Ils outragent nos femmes, tuent nos enfants et br\'fblent nos villages. Vous tous, Indiens qui m'\'e9coutez, le sang de vos p\'e8res s'est-il appauvri dans vos veines, r\'e9 pondez, voulez-vous mourir esclaves ou vivre libres? \par A ces mots prononc\'e9s d'une voix m\'e2le, p\'e9n\'e9trante et relev\'e9s par un geste d'une supr\'eame noblesse, un fr\'e9missement parcourut l'assembl\'e9e; les front se relev\'e8rent fi\'e8rement et tous les yeux \'e9tincel\'e8rent. \par --Parles, parlez encore! s'\'e9cri\'e8rent \'e0 la fois les ulmenes \'e9lectris\'e9s. \par Le grand ulmen sourit avec orgueil et continua: \par --L'heure est enfin venue, apr\'e8s tant d'humiliations et de mis\'e8res, de secouer le joug honteux qui p\'e8se sur nous. D'ici \'e0 quelques jours, si vous le voulez, nous rejetterons les blancs loin de nos fronti\'e8 res et nous leur rendrons tout le mal qu'ils nous ont fait. Depuis longtemps je surveille les Espagnols, je connais leurs tactiques, leurs ressources; pour les r\'e9duire \'e0 n\'e9ant, que nous faut-il? de l'adresse et du courage... \par Les Indiens l'interrompirent par des cris de joie. \par --Vous serez libres, reprit Neham-Outah. Je vous rendrai les riches vall\'e9es de vos anc\'eatres. Ce projet, depuis que je suis un homme, fermente au fond de mon coeur, et il est devenu ma vie. Loin de moi et loin de vous, la pens\'e9 e que j'ai intention de m'imposer \'e0 vous comme chef et grand toqui de l'arm\'e9e! Non, vous devrez choisir votre chef librement, et, apr\'e8s l'avoir \'e9lu, lui ob\'e9ir aveugl\'e9ment, le suivre partout et passer avec lui \'e0 travers les p\'e9 rils insurmontables. Ne vous y trompez pas, guerriers, notre ennemi est fort, nombreux, bien disciplin\'e9, aguerri et surtout il a l'habitude de nous vaincre. Nommez un chef supr\'eame, nommez le plus digne, je marcherai sous ses ordres avec joie. J'ai dit: }{\i\fs24 ai-je bien parl\'e9, hommes puissants?}{\fs24 \par Et, apr\'e8s avoir salu\'e9 l'assembl\'e9e, Neham-Outah se confondit dans la foule des chers, le front tranquille, mais le coeur d\'e9vor\'e9 d'inqui\'e9tude et de haine. \par Cette \'e9loquence, nouvelle pour les Indiens, les avait s\'e9duits, entra\'een\'e9s et jet\'e9s dans une sorte de fr\'e9n\'e9sie. Peu s'en fallait qu'ils ne consid\'e9rassent Neham-Outah comme un g\'e9nie d'une essence sup\'e9rieure \'e0 la leur, et, qu'ils ne courbassent les genoux devant lui pour l'adorer, tant il avait frapp\'e9 droit \'e0 leur coeurs. Pendant assez longtemps, le conseil fut en proie \'e0 un d\'e9lire qui tenait de la folie. Tous parlaient \'e0 la fois. Lorsque cette agitation se calma, les plus sages d'entre les ulmenes discut\'e8rent l'opportunit\'e9 de la prise d'armes et les chances de succ\'e8s; enfin, les avis furent unanimes pour une lev\'e9 e de boucliers en masse. Les rangs, un moment rompus, se reform\'e8rent, et Lucaney, invit\'e9 par les chefs \'e0 faire conna\'eetre l'avis du conseil, prit la parole: \par --Ulmenes des Aucas, des Araucanes, des Pulches, des Pehuenches, des Huiliches et des Patagons, \'e9coutez! \'e9coutez! \'e9coutez!... Cejourd'hui, dix-septi\'e8me jour de la lune de Kekil-Kleven, il a \'e9t\'e9 r\'e9 solu par tous les chefs dont les noms suivent: Neham-Outah, Lucaney, Chaukata, Gaykilof, Vera, Metipan, Killapan, Le Mulato, Pincheira et autres moins puissants, repr\'e9sentant chacun une nation ou une tribu, r\'e9 unis autour du feu du conseil, devant l'arbre sacr\'e9 de Gualichu, apr\'e8s avoir accompli les rites religieux pour nous rendre favorable le mauvais esprit, il a \'e9t\'e9 r\'e9solu que la guerre \'e9tait d\'e9clar\'e9 e aux Espagnols, nos spoliateurs. Comme cette guerre est sainte et a pour objet la libert\'e9, tous, hommes, femmes, enfants, doivent y prendre part, chacun dans la limite de ses forces. Aujourd'hui m\'eame, le }{\i\fs24 quipus}{\fs24 sera exp\'e9di\'e9 \'e0 toutes les nations Aucas. \par Un long cri d'enthousiasme arr\'eata Lucaney, qui continua bient\'f4t apr\'e8s: \par --Les chefs, apr\'e8s m\'fbre d\'e9lib\'e9ration, ont choisi pour toqui supr\'eame de toutes les nations, avec un pouvoir sans contr\'f4le et illimit\'e9 , le plus sage, le plus prudent, le plus digne de nous commander. Ce guerrier est le chef des Aucas, dont la race est si ancienne, Neham-Outah, le descendant des Incas, le fils du Soleil. \par Un tonnerre d'applaudissements accueillit ces derni\'e8res paroles. Neham-Outah s'avan\'e7a au milieu du cercle, salua les ulmenes et dit d'un ton superbe: \par --J'accepte, ulmenes, mes fr\'e8res: dans un an vous serez libres ou je serai mort. \par --Vive le grand toqui! cria la foule. \par --Guerre aux Espagnols, reprit Neham-Outah; mais guerre sans tr\'e8ve ni merci, v\'e9ritable battue de b\'eates fauves, comme ils sont accoutum\'e9s \'e0 nous la faire. Souvenez-vous de la loi des pampas: oeil pour oeil, dent pour dent. Que chaque chef exp\'e9die des quipus aux guerriers de sa nation, car, \'e0 la fin de cette lune, nous r\'e9 veillerons nos ennemis par un coup de tonnerre. Allez et ne perdons pas de temps. Ce soir \'e0 la quatri\'e8me heure de la nuit, nous nous r\'e9unirons \'e0 la pass\'e9e du Guanaco pour \'e9lire les chefs secondaires, compter nos guerriers et f ixer le jour et l'heure de l'attaque. \par Les ulmenes s'inclin\'e8rent sans r\'e9pondre, rejoignirent leur escorte et ne tard\'e8rent pas \'e0 dispara\'eetre dans un tourbillon de poussi\'e8re. \par Neham-Outah et Pincheira rest\'e8rent seuls. Un d\'e9tachement immobile veillait sur eux. Neham-Outah, les bras crois\'e9s, la t\'eate pench\'e9e vers la terre et les sourcils fronc\'e9s, semblait plong\'e9 dans de profondes r\'e9flexions. \par --Eh bien! lui dit Pincheira, vous avez r\'e9ussi? \par --Oui, r\'e9pondit-il, la guerre est d\'e9clar\'e9e; je suis chef supr\'eame, mais je tremble devant une si lourde t\'e2che. Ces hommes primitifs comprennent-ils bien? sont-ils m\'fbrs pour la libert\'e9? Peut-\'ea tre n'ont-ils pas assez souffert encore! Oh! si je r\'e9ussis! \par --Vous m'effrayez, mon ami; quels sont donc vos projets? \par --C'est juste, mais vous \'eates digne d'une telle entreprise. Je veux, entendez-moi bien, je veux... \par Au m\'eame moment un Indien, dont le cheval, ruisselant de sueur, semblait souffler du feu par les narines, arriva aupr\'e8s des deux ulmenes, devant lesquels, par un prodige d'\'e9quitation, il s'arr\'eata court, comme s'il e\'fbt \'e9t\'e9 chang\'e9 en statue de granit; il se pencha \'e0 l'oreille de Neham-Outah. \par --D\'e9j\'e0! s'\'e9cria celui-ci. Oh! pas un instant \'e0 perdre! mon cheval, vite! \par --Que se passe-t-il donc? lui demanda Pincheira. \par --Rien qui vous int\'e9resse, mon ami. Ce soir, \'e0 la pass\'e9e du Guanaco, vous saurez tout. \par --Vous partez ainsi seul? \par --Il le faut. A ce soir. \par Le cheval de Neham-Outah hennit et partit comme un \'e9clair. \par Dix minutes plus tard, tous les Indiens avaient disparus, et autour de l'arbre de Gualichu r\'e9gnaient la solitude et le silence. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 VII.--LES COUGOUARS. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 La conversation de don Luis Munoz avec don Jos\'e9 Diaz se prolongea fort avant dans la nuit. Dona Linda s'\'e9tait retir\'e9e dans sa chambre. \par --Merci, Jos\'e9, mon ami! dit don Luis en finissant. Ce don Juan Perez n'a jamais plu \'e0 ma fille ni \'e0 moi; ses fa\'e7ons myst\'e9rieuses et l'air de son visage repoussent l'affection et inspirent la m\'e9fiance. \par --Que comptez-vous faire? demanda le capataz. \par --Je suis fort embarrass\'e9; comment lui fermer ma porte? Quel pr\'e9texte aurais-je? \par --Non Dieu! dit Jos\'e9, peut-\'eatre nous effrayons-nous trop vite. Ce gentilhomme est sans doute, ni plus ni moins, qu'un amoureux fantasque. Dona Linda est dans l'\'e2ge d'aimer, et sa beaut\'e9 attire don Juan. Vous n'en voulez pas pour gendre, rien de mieux; mais l'amour est, dit-on, une \'e9trange chose, et, un jour ou l'autre... \par --J'ai des intentions sur ma fille. \par --C'est diff\'e9rent. J'y songe, ce cavalier t\'e9n\'e9breux, qui sait? ne serait-il pas un agent secret du g\'e9n\'e9ral Oribe, qui guetterait le Carmen, pour \'eatre \'e0 peu de distance de Buenos-Ayres? C'est, je crois, la v\'e9rit\'e9 ; ces recommandations aux gauchos, ces absences inattendues dont on ignore le but, ce n'est que la politique, et don Juan est tout simplement un conspirateur. \par --Pas davantage. Veillez sur lui. \par --En cas d'attaque et de prise d'armes du g\'e9n\'e9ral Oribe, mettons-nous en s\'fbret\'e9. L'estancia de San-Julian est voisine du fort San-Jos\'e9 et de la mer; allons-y d\'e8s le point du jour. L\'e0, loin du danger, nous attendrons l' issue de ces machinations, d'autant plus en s\'fbret\'e9 qu'un navire, mouill\'e9 en face de l'estancia, sera \'e0 mes ordres et nous conduira \'e0 la moindre alerte, \'e0 Buenos-Ayres. \par --Cette combination rompt toutes les difficult\'e9s; \'e0 la campagne vous n'aurez plus l'ennui des visites de don Juan. \par --Caramba! tu as raison, et je vais ordonner les pr\'e9paratifs du d\'e9part. Ne t'\'e9loigne pas; j'ai besoin de ton aide. Tu viens avec nous. \par Don Luis se h\'e2ta de r\'e9veiller les domestiques et les }{\i\fs24 peones }{\fs24 (serviteurs indiens civilis\'e9s) qui dormaient \'e0 double paupi\'e8re. On emballa les objets pr\'e9cieux. \par Aux premi\'e8res lueurs de l'aube, qui fut \'e9tonn\'e9? Ce fut dona Linda, quand une jeune mul\'e2tresse, sa cam\'e9riste, lui apprit la r\'e9solution subite de son p\'e8re. Dona Linda, sans faire une seule observation, s'habilla et serra ses bagages. \par Vers huit heures du matin, Jos\'e9 Diaz que son fr\'e8re de lait avait envoy\'e9 avec une lettre au capitaine de sa go\'eblette appareill\'e9e devant le Carmen et charg\'e9e de marchandises br\'e9siliennes, rentra dans l'habitation et annon\'e7 a que le capitaine allait mettre \'e0 la voile et serait le soir m\'eame ancr\'e9 devant San-Julian. \par La cour de la maison ressemblait \'e0 une h\'f4tellerie. Quinze mules, pliant sous les ballots, pi\'e9tinaient impatientes de partir, pendant qu'on disposait le palanquin de voyage pour dona Linda. Une quarantaine de chevaux harnach\'e9s, r\'e9serv\'e9 s aux domestiques, \'e9taient attach\'e9s dans les anneaux scell\'e9s dans le mur. Quatre ou cinq mules devaient servir de montures aux servantes de la jeune fille, et deux esclaves noirs tenai ent en main deux superbes coureurs qui piaffaient et rongeaient leurs freins d'argent en attendant leurs cavaliers, don Luis et son capataz. C'\'e9tait un tohu-bohu, un vacarme assourdissant de cris, de rires et de hennissements. Dans la rue, la foule, o \'f9 \'e9taient m\'eal\'e9s Mato et Chillito, regardait avec curiosit\'e9 ce d\'e9part, glosant et commentant, \'e9tonn\'e9e que don Luis choisit pour s\'e9journer \'e0 la campagne une \'e9poque aussi avanc\'e9e de l'ann\'e9e. \par Chillito et Mato s'esquiv\'e8rent. \par Enfin, vers huit heures et demie du matin, au milieu du silence, les }{\i\fs24 arrieros}{\fs24 (conducteurs de mules) se plac\'e8rent \'e0 la t\'eate de leurs mules; les domestiques se mirent en selle, arm\'e9s jusqu'aux dents, et dona Linda, v\'ea tue d'un charmant costume de voyage, descendit du perron de la maison et se glissa, rieuse et l\'e9g\'e8re, dans la palanquin, o\'f9 elle se pelotonna comme un bengali dans un nid de feuilles roses. \par Sur un signe du capataz, les mules, attach\'e9es \'e0 la queue les unes des autres d\'e9fil\'e8rent. Don Luis se tourna vers un vieux n\'e8gre qui, le chapeau \'e0 la main, se tenait respectueusement pr\'e8s de lui. \par --Adieu, }{\i\fs24 tio}{\fs24 Lucas, lui dit-il je te confie la maison; je te laisse Mono et Quinto. \par --Votre Seigneurie peut compter sur ma vigilance, r\'e9pondit le vieillard. Que Dieu b\'e9nisse Votre Seigneurie, ainsi que la }{\i\fs24 nina}{\fs24 (demoiselle). J'aurai bien soin de ses oiseaux. \par --Merci, tio Lucas, dit le jeune fille en se penchant hors du palanquin. \par La cour \'e9tait d\'e9j\'e0 vide. Le vieux n\'e8gre d'inclina, content des \'e9loges de ses ma\'eetres. \par L'orage de la nuit avait enti\'e8rement balay\'e9 le ciel qui \'e9tait d'un bleu mat; le soleil, d\'e9j\'e0 assez haut sur l'horizon, r\'e9pandant \'e0 profusion ses chauds rayons, tamis\'e9s par les vapeurs odorif\'e9rantes du sol; l'atmosph\'e8re \'e9 tait d'une transparence inou\'efe; un l\'e9ger souffle de vent rafra\'eechissait l'air, et des troupes d'oiseaux, brillants de mille couleurs, voletaient \'e7\'e0 et l\'e0. Les mules, qui suivaient le grelot de la }{\i\fs24 yegua madrina}{\fs24 (la jument marraine), trottaient aux chansons des arrieros. La caravane marchait gaiement \'e0 travers les sables de la plaine, soulevant la poussi\'e8re autour d'elle, et ondulant, comme un long serpent, dans les d\'e9 tours sans fin de la route. A l'avant-garde, Jos\'e9 Diaz commandait dix domestiques qui exploraient les environs, surveillaient les buissons et les dunes mouvantes. Don Luis, un cigare \'e0 la bouche, causait avec sa fille. Sur les derri\'e8 res, vingt hommes r\'e9solus fermaient la marche et prot\'e9geaient le convoi. \par Dans les plaines de la Patagonie, un voyage de quatre heures, comme celui du Carmen \'e0 l'estancia de San-Julian, exige autant de pr\'e9cautions que chez nous un voyage de deux cents lieues: les ennemis sont partout embusqu\'e9s et pr\'ea ts au pillage et au meurtre, et il faut se mettre en garde contre les gauchos, les Indiens et les b\'eates fauves. \par Depuis longtemps d\'e9j\'e0 les blanches maisons du Carmen avaient disparu derri\'e8re les plis sans nombres du terrain, lorsque le capataz, quittant la t\'eate de la caravane, accourut au galop aupr\'e8s du palanquin. \par --Quoi de nouveau? demanda don Luis. \par --Rien, r\'e9pliqua Jos\'e9. Cependant, Seigneurie, regardez, continua-t-il en \'e9tendant le bras dans la direction du Sud-Ouest. \par --C'est un feu. \par --Tournez maintenant vos yeux vers l'Est-Sud-Est. \par --C'est un autre feu. Qui diable a allum\'e9 ces feux sur ces pointes escarp\'e9es et dans quel but? \par --Je vais vous le dire. Cette pointe est la falaise des Urubus. \par --En effet. \par --Celle-ci est la falaise de San-Xavier. \par --Eh bien? \par --Eh bien! comme un feu ne s'allume pas de lui-m\'eame, comme il y a quarante degr\'e9s de chaleur, comme... \par --Tu en conclus? \par --J'en conclus que ces feux ont \'e9t\'e9 allum\'e9s par les gauchos de don Juan et que ce sont des signaux. \par --Tiens! tiens! tiens! mon ami, c'est tr\'e8s-logique, et tu as peut-\'eatre raison. Mais, que nous importe? \par --Par ces signaux, don Juan Perez apprend que don Luis Munoz et sa fille dona Linda ont quitt\'e9 le Carmen. \par --Tu m'avais parl\'e9 de cela, je crois? Je me moque que don Juan connaisse mon d\'e9part. \par Un cri soudain se fit entendre, et les mules s'arr\'eat\'e8rent sur leurs jarrets tremblants. \par --Que se passe-t-il l\'e0-bas? demanda Jos\'e9. \par --Un cougouar! un cougouar! cri\'e8rent les arrieros \'e9pouvant\'e9s. \par --Canario! c'est vrai, dit le capataz; seulement, il n'y en a pas un, mais deux. \par A deux cents m\'e8tres \'e0 peu pr\'e8s, en avant de la caravane, deux cougouars (le felis discolor de Linn\'e9e, ou lion d'Am\'e9rique) se tenaient en arr\'eat, l'oeil fix\'e9 sur les mules. Ces animaux, jeunes encore, \'e9 taient de la grosseur d'un veau; leur t\'eate ressemblait beaucoup \'e0 celle d'un chat, et leur robe, douce et lisse, d'un fauve argent\'e9, \'e9tait mouchet\'e9e de noir. \par --Allons! s'\'e9cria don Luis; d\'e9couplez les chiens, et en chasse! \par --En chasse! r\'e9p\'e9ta le capataz. \par On d\'e9lia une douzaine de molosses qui, aux approches du lion, hurlaient tous ensemble. On rassembla les mules, on forma un grand cercle au centre duquel fut plac\'e9 le palanquin. Dix domestiques eurent la garde de dona Linda; don Luis resta aupr\'e8 s d'elle pour la rassurer. \par Chevaux, cavaliers et chiens se ru\'e8rent \'e0 l'envi sur les b\'eates f\'e9roces avec des hurlements, des cris et des aboiements capables d'effrayer des lions novices. Les nobles b\'ea tes, immobiles, flagellaient leurs flancs de leur forte queue et aspiraient l'air \'e0 pleins poumons, puis elles s'\'e9lanc\'e8rent et se mirent \'e0 fuir en bondissant. Une partie des chasseurs avaient couru en ligne droite pour leur couper la retraite, tandis que d'autres, pench\'e9s sur leurs selles et gouvernant leurs chevaux avec le genou, brandissaient leurs terribles bolas et les lan\'e7 aient de toutes leurs forces sans arr\'eater les cougouars qui, furieux, se retournaient contre les chiens et les envoyaient \'e0 dix pas d'eux glapir de douleur. Cependant les molosses, habitu\'e9s de longue main \'e0 cette chasse, \'e9 piaient l'occasion favorable, se jetaient sur le dos des lions et enfon\'e7aient les dents dans leur chair, mais ceux-ci, d'un coup de leur griffe meurtri\'e8re, les balayaient comme des mouches et reprenaient leur cours effar\'e9e. \par L'un d'eux, entrav\'e9 par les bolas, entour\'e9 de chiens, roula sur le sol en faisant voler le sable sous sa griffe crisp\'e9e et en poussant un hurlement effroyable. Don Luis l'acheva par une balle qu'il lui planta dans l'oeil. \par Restait le second cougouar qui \'e9tait encore sans blessure et qui, par ses bonds, d\'e9routait l'attaque et l'adresse des chasseurs. Les molosses, fatigu\'e9s, n'osaient l'approcher. Sa fuite l'avait conduit \'e0 quelque pas de la caravane; tout \'e0 coup il se d\'e9tourna sur la droite, sauta par-dessus les mules et tomba en arr\'eat devant le palanquin. Dona Linda, p\'e2le comme une morte, l'oeil \'e9teint, joignit instinctivement les mains, recommanda son \'e2me \'e0 Dieu et s'\'e9vanouit. \par Au moment o\'f9 le lion allait se pr\'e9cipiter sur la jeune fille, deux coups de feule frapp\'e8rent en plein poitrail. Il fit volte-face devant son nouvel adversaire, qui n'\'e9tait autre que le brave capataz, et qui, les pieds \'e9cart\'e9 s et fortement appuy\'e9s sur le sol, le fusil \'e0 l'\'e9paule, immobile comme un bloc de pierre, l'oeil fix\'e9 sur le lion, attendait le monstre. Le cougouar h\'e9sita, lan\'e7a un dernier regard sur sa proie gisante dans le palanquin et s'\'e9lan\'e7 a en rugissant sur Jos\'e9, qui l\'e2cha de nouveau la d\'e9tente. Le quadrup\'e8de se tordit sur le sable; le capataz, son machete en main, courut vers lui. L'homme et le lion roul\'e8rent ensemble, mais bient\'f4 t un seul des combattants se releva, ce fut l'homme. \par Dona Linda \'e9tait sauv\'e9e. Son p\'e8re la serra avec joie contre sa poitrine; elle rouvrit enfin les yeux, et, sachant \'e0 quel d\'e9vouement elle devait la vie, elle tendit la main \'e0 don Jos\'e9. \par --Je ne compte plus les fois que, mon p\'e8re et moi, vous nous avez sauv\'e9s. \par --Oh! senorita! r\'e9pondit le digne homme en lui baisant le bout des doigts. \par --Tu es mon fr\'e8re de lait, et je ne puis m'acquitter envers toi que par une amiti\'e9 \'e9 ternelle, dit don Luis. Vous autres, ajouta-t-il en se tournant vers les domestiques, prenez les peaux des lions. Linda, devenus tapis, ils ne t'effraieront plus j'imagine. \par Personne n'\'e9gale l'habilit\'e9 d'un Hispano-Am\'e9ricain pour \'e9corcher les animaux; en un instant, les deux lions, au-dessus desquels d\'e9j\'e0 planaient et tournoyaient les urubus et les vautours des Andes, furent d\'e9pouill\'e9 s de leurs peaux. L'ordre se r\'e9tablit dans la caravane, qui se remit en route, et une heure apr\'e8s arriva \'e0 l'estancia de San-Julian, o\'f9 elle fut re\'e7ue par le Pavito et tous les peones de l'habitation. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 VIII.--LES BOMBEROS \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Les bomberos, accompagn\'e9s de Maria, s'enfonc\'e8rent dans le d\'e9sert. Leur course dura quatre heures et les conduisit sur les bords du Rio-N\'e9gro, dans une de ces charmants oasis cr\'e9\'e9 es par le limon du fleuve et sem\'e9e de bouquets de saules, de nopals, de palmiers, de chirimoyas, de citronniers et de jasmins en fleurs, dans les branches desquels un peuple d'oiseaux vari\'e9s de plumage et de voix gazouillaient \'e0 plein gosier. \par Sanchez saisit Maria dans ses bras robustes, l'enleva de dessus sa selle et la posa doucement sur le gazon. Les chevaux se mirent \'e0 brouter en paix les jeunes pousses des arbres. \par --Voyons, comment as-tu retrouv\'e9 notre soeur? dit Simon. \par Le fr\'e8re a\'een\'e9, comme s'il n'e\'fbt pas entendu, ne r\'e9pondit pas, et, les yeux fix\'e9s sur la jeune fille, il \'e9coutait chanter en lui une voix int\'e9rieure; il croyait revoir le portrait vivant de sa m\'e8re, et il se disait tout bas: \par --M\'eame regard doux et tendre \'e0 la fois! m\'eame sourire empreint de bont\'e9! Pauvre m\'e8re! pauvre soeur. Maria, fit-il \'e0 haute voix, te rappelle-tu bien tes grands fr\'e8res qui t'aimaient tant? \par --Ah \'e7\'e0! s'\'e9cria Julian en frappant du pied avec mauvaise humeur, ce n'est pas juste cela, fr\'e8re; tu nous tiens l\'e0 le bec dans l'eau comme une vol\'e9e de canards et tu confisques \'e0 ton profit les gentillesses de cette enfant. Si elle est r\'e9ellement notre Maria tant regrett\'e9, parle, cara\'ef! Nous avons autant que toi le droit de l'embrasser, et nous en mourons d'envie. \par --Vous avez raison, r\'e9pondit Sanchez; pardon fr\'e8res: la joie rend \'e9go\'efste. Oui, c'est notre ch\'e8re petite soeur, embrassez la. \par Les bomberos ne se le firent pas r\'e9p\'e9ter, et sans demander la moindre explication \'e0 Sanchez, ils se disputaient \'e0 qui la d\'e9vorerait de caresses. La jeune fille \'e9mue, et que les Indiens n'avaient point accoutum\'e9e \'e0 de pareils bonheurs, se laissait aller \'e0 l'ivresse de la joie. Pendant qu'ils se livraient \'e0 leurs transports, Sanchez avait allum\'e9 du feu et pr\'e9par\'e9 un repas substantiel compos\'e9 de fruits et d'une cuisse de guanaco. On s'assit, on mangea de bon app\'e9tit. Sanchez raconta ses aventures \'e0 l'arbre de Gualichu, sans omettre un seul d\'e9tail. Son r\'e9 cit dura longtemps, parfois interrompu par les jeunes gens qui riaient de tout leur coeur des p\'e9rip\'e9ties tragi-comiques de la sc\'e8ne entre le matchi et Gualichu. \par --Sais-tu, lui dit Quinto, tu as \'e9t\'e9 un dieu. \par --Un dieu qui a bien failli devenir immortel plus t\'f4t qu'il n'aurait voulu, r\'e9pliqua Sanchez car je sens que j'aime la vie depuis que j'ai retrouv\'e9 la chica. Enfin, la voil\'e0 ! bien fin qui viendra la reprendre. Cependant nous ne pouvons la garder avec nous et l'associer \'e0 notre existence nomade. \par --C'est vrai, dirent las autres fr\'e8res. \par --Que faire? demanda Julian tristement. \par --La pauvre soeur mourrait, dit Sanchez; nous ne pouvons en faire une bombera, ni la tra\'eener \'e0 notre suite dans nos hasards, ni la laisser seule. \par --Je ne serai jamais seule avec vous, mes bons fr\'e8res. \par --Notre vie est au bout d'une balle indienne. La peur que tu ne retombes entre les mains des Aucas ou des Puelches me trouve; si tu restais avec nous, m\'eal\'e9e \'e0 nos dangers, je deviendrais l\'e2 che et je n'aurais plus le courage d'accomplir mon devoir de bombero. \par --Depuis dix ans que nous r\'f4dons dans la pampa, dit Julian, nous avons rompu avec toutes nos anciennes connaissances. \par --Mais, observa Quinto, nous cherchons un abri s\'fbr? j'ai une id\'e9e. \par --Laquelle? \par --Vous rappelez-vous le capataz de l'estancia de San-Julian? Comment se nomme-t-il d\'e9j\'e0? \par --Don Jos\'e9 Diaz. \par --C'est cela m\'eame, reprit Quinto. Il me semble que nous avons un peu sauv\'e9 la vie \'e0 lui et \'e0 son ma\'eetre, et que tous deux nous doivent une fameuse chandelle. \par --Don Luis Munoz et son capataz, dit Simon sans nos carabines, laissaient leur peau \'e0 ce d\'e9mon de Pincheira, qui voulait les faire \'e9corcher vifs. \par --Voil\'e0 notre affaire: Quinto a raison. \par --Don Luis passe pour un homme serviable. \par --Il a, je crois, une fille qu'il aime tendrement; il comprendra donc la peine o\'f9 nous sommes. \par --Oui; mais, fit Julian, nous ne pouvons pas aller au Carmen. \par --Allons \'e0 l'estancia de San-Julian; c'est l'affaire d'une heure et demie. \par --Partons, dit Sanchez, Simon et Quinto resteront ici; Julian et moi accompagnerons la chica. Embrasse tes deux fr\'e8res, Maria. En route, Julian! Vous deux, veillez bien, et attendez-nous au coucher du soleil. \par Maria fit un dernier signe d'adieu \'e0 ses deux fr\'e8res, et, escort\'e9e de Julian et de Sanchez, elle galopa vers San-Julian. \par Vers trois heures, ils aper\'e7urent \'e0 cinquante pas l'estancia, o\'f9 Don Luis Munoz et sa fille \'e9taient arriv\'e9s depuis deux heures \'e0 peine. \par L'estancia de San-Julian, sans contredit la plus riche et plus forte position de toute la c\'f4te de Patagonie, d'\'e9l\'e8ve sur une presqu'\'eele de six lieues de tour, couverte de bois et de p\'e2turages o\'f9 paissent en libert\'e9 plus de dix mille t \'eates de b\'e9tail. Entour\'e9e par la mer qui lui forme une ceinture de fortifications naturelles, la langue de terre de l'isthme, large de huit m\'e8tres au plus, \'e9tait bouch\'e9e par une batterie de cinq pi\'e8 ces de gros calibre. L'habitation, qu'enveloppaient de hautes murailles cr\'e9nel\'e9es et bastionn\'e9es aux angles, \'e9tait une esp\'e8ce de forteresse capable de soutenir un si\'e8ge en r\'e8gle, gr\'e2ce \'e0 huit pi\'e8ces de canon qui, braqu\'e9 es aux quatre bastions, en d\'e9fendait les approches. Elle se composait d'un vaste corps-de-logis \'e9lev\'e9 d'un \'e9tage avec les toits en terrasses, ayant dix fen\'eatres de fa\'e7ade et flanqu\'e9 de deux ailes. Un grand perron, garni d'une double rampe en fer curieusement travaill\'e9e et surmont\'e9e d'une }{\i\fs24 varandah}{\fs24 , donnait acc\'e8s dans les appartements meubl\'e9 s avec ce luxe simple et pittoresque particulier aux fermes espagnoles de l'Am\'e9rique. \par Entre l'habitation et le mur d'enceinte perc\'e9 en face du perron et ferm\'e9 par une porte de c\'e8dre de cinq pouces d'\'e9paisseur que doublaient de fortes lames de fer, s'\'e9tendait un vaste jardin anglais, touffu et accident\'e9. L'espace laiss\'e9 libre derri\'e8re la ferme \'e9tait r\'e9serv\'e9 pour les parcs ou }{\i\fs24 corrales}{\fs24 o\'f9 chaque soir l'on renfermait les bestiaux et \'e0 une immense cour o\'f9 tous les ans l'on abattait le b\'e9tail. \par Cette maison \'e9tait blanche, gaie et riante. Le fa\'eete en apparaissait au loin \'e0 moiti\'e9 cach\'e9 par les branches des arbres qui la couronnaient de vert feuillage. Des fen\'eatres du premier \'e9tage la vue planait d'un c\'f4t\'e9 sur la mer et de l'autre sur le Rio-N\'e9gro qui, comme un ruban d'argent se d\'e9roulait capricieusement dans la plaine et se perdait dans les lointains bleu\'e2tres de l'horizon. \par Depuis la derni\'e8re guerre avec les Indiens, guerre qui remontait \'e0 dix ann\'e9es, et pendant laquelle l'estancia avait failli \'eatre surprise par les Aucas, on avait construit sur le toit du principal corps de logis un }{\i\fs24 mirador}{\fs24 o \'f9 se tenait jour et nuit une sentinelle charg\'e9e de veiller et d'avertir au moyen d'une corne de boeuf de l'approche des \'e9trangers. Du reste, un poste de six hommes gardait la batterie de l'isthme dont les canons \'e9taient pr\'eats \'e0 faire feu \'e0 la moindre alerte.. \par Aussi, les bomberos \'e9taient-ils encore assez \'e9loign\'e9s de l'estancia, que d\'e9j\'e0 leur venue avait \'e9t\'e9 signal\'e9e, et que don Jos\'e9 Diaz, accompagn\'e9 de Pavito, se tenait derri\'e8re la batterie pour les interroger d\'e8 s qu'ils seraient \'e0 port\'e9e de voix. \par Les bomberos connaissaient la consigne, qui est commune \'e0 tous les \'e9tablissements espagnols, surtout sur les fronti\'e8res, o\'f9 l'on est expos\'e9 aux d\'e9pr\'e9dations continuelles des Indiens. Arriv\'e9s \'e0 une vingtaine de pas de la batterie, les deux hommes s'arr\'eat\'e8rent et attendirent. \par --Qui vive? cria une voix. \par --Amis, r\'e9pondit Sanchez. \par --Qui \'eates-vous? \par --Bomberos. \par --Bien. Que demandez-vous! \par --Le senor capataz don Jos\'e9 Diaz. \par --Eh! mais, s'\'e9cria Jos\'e9 lui-m\'eame, c'est Sanchez. \par --Oui, oui, don Jos\'e9 dis Sanchez, et je vous ai tout de suite reconnu; mais la consigne est la consigne. Voici mon fr\'e8re Julian pour vous servir. \par --Comme nous l'avons d\'e9j\'e0 fait, don Jos\'e9, sans reproche, fit Julian d'un ton goguenard. \par --C'est juste. Qu'on baisse le pont-levis. \par Les bomberos entr\'e8rent, et imm\'e9diatement le pont levis fut relev\'e9 derri\'e8re eux. \par --Cara\'ef! quelle agr\'e9able surprise, mes amis! dit le capataz. Vous \'eates d'une raret\'e9 d\'e9sesp\'e9rante. Venez chez moi, et, en buvant un }{\i\fs24 trago }{\fs24 (coup), vous me conterez ce qui vous am\'e8ne, une s\'e9 rieuse affaire, si je vous connais bien. \par --Tr\'e8s-s\'e9rieuse, en effet, r\'e9pondit Sanchez. \par --Pavito, dit Jos\'e9, restez ici; je vais \'e0 l'estancia. \par Et le capataz monta \'e0 cheval et se pla\'e7a \'e0 c\'f4t\'e9 de Sanchez. \par --Dites-donc, caballero, sans indiscr\'e9tion, quelle est cette jeune fille v\'eatue \'e0 l'indienne? C'est une blanche, n'est-ce pas? \par --C'est notre soeur, capataz. \par --Votre soeur, non Sanchez? Plaisantez-vous? \par --Dieu m'en garde! \par --J'ignorais que vous eussiez une soeur, pardonnez-moi, je ne suis point sorcier. \par Les cavaliers \'e9taient arriv\'e9s. Le capataz mit pied \'e0 terre. Les bomberos l'imit\'e8rent et le suivirent dans une grande salle du rez-de-chauss\'e9e, o\'f9 une femme d'un certain \'e2ge et d'une belle sant\'e9 \'e9tait occup\'e9e \'e0 \'e9 grener du ma\'efs. C'\'e9tait la m\'e8re de don Jos\'e9, la nourrice de don Luis. Elle accueillit les arrivants d'un sourire de bonne humeur, leur offrit des si\'e8ges et alla cher un pot de chicha qu'elle posa devant eux. \par --A votre sant\'e9, senores! dit le capataz apr\'e8s avoir rempli jusqu'aux bords les gobelets d'\'e9tain. Le soleil est chaud en diable et cela \'e9gaie des voyageurs de se rafra\'eechir. \par --Merci! dit Sanchez qui avait vid\'e9 son verre. \par --Voyons, qu'avez-vous \'e0 me conter? Parlez librement, \'e0 moins, ajouta don Jos\'e9, que ma m\'e8re ne vous g\'eane. Dans ce cas, la digne femme passerait dans une chambre voisine. \par --Non, fit vivement Sanchez, non! que la senora reste, au contraire: ce que nous avons \'e0 dire, tout le monde peut l'entendre, votre m\'e8re surtout; nous venons au sujet de notre soeur. \par --C'est \'e9gal, soit dit sans vous offenser, senor Sanchez, interrompit le capataz, vous avez tort de garder cette enfant avec vous car elle ne peut partager tous les p\'e9rils de votre vie endiabl\'e9e; n'est-ce pas, m\'e8re? \par La vieille dame fit un signe affirmatif, et les deux fr\'e8res \'e9chang\'e8rent un regard d'esp\'e9rance. \par --Vous en ferez ce que vous voudrez, reprit don Jos\'e9; chacun est le ma\'eetre dans ce monde d'arranger sa vie \'e0 sa guise, pourvu que ce soit honn\'eatement. Mais voyons votre affaire. \par --Votre avis, don Jos\'e9, dit Sanchez, nous comble de joie. Vous \'eates un homme de bon conseil et de bon coeur. \par Et, sans plus tarder, il lui raconta l'histoire singuli\'e8re de Maria. Pendant la fin du r\'e9cit, sa Diaz avait quitt\'e9 la salle sans \'eatre remarqu\'e9e par son fils ni par les bomberos. \par --Vous \'eates un brave homme Sanchez, s'\'e9cria don Jos\'e9. Oui, le diable m'emporte! quoique, en g\'e9n\'e9ral, les bomberos passent pour d'assez mauvais compagnons. Vous m'avez bien jug\'e9 et je vous remercie d'avoir pens\'e9 \'e0 moi. \par --Vous acceptez? fit Julian. \par --Un moment, sapristi! laissez-moi achever, reprit le capataz en remplissant les verres: \'e0 votre sant\'e9! \'e0 la sant\'e9 de la senorita! Je suis un pauvre diable, moi, et gar\'e7on par dessus le march\'e9 ; ma protection serait compromettante pour une jeune fille; les langues sont malignes ici comme partout, et, quoique je vive avec ma m\'e8re, une excellente femme, une m\'e9chante parole est vite l\'e2ch\'e9e. Senores, la r\'e9putation d'une jeune fille est comme un oeuf; on ne le raccommode pas quand il est f\'eal\'e9. Vous comprenez? \par --Que faire? murmura Sanchez d\'e9courag\'e9. \par --Patience, compadre! je ne puis rien moi-m\'eame; mais canario! don Luis Munoz, mon ma\'eetre, est bon, il m'aime, il a une fille qui est charmante; je plaiderai aupr\'e8s de lui la cause de votre soeur. \par --La cause est gagn\'e9e, mon ami, dit don Luis que Diaz avait averti de la d\'e9marche des bomberos. \par Dona Linda, qui accompagnait son p\'e8re, avait \'e9t\'e9 tr\'e8s-\'e9mue des malheurs de Maria; une bonne action lui avait tent\'e9 le coeur, et elle avait pri\'e9 son p\'e8re de se charger de la soeur des bomberos qu'elle voulait garder aupr\'e8 s d'elle. Julian et Sanchez ne savaient comment exprimer leur reconnaissance au senor Munoz. \par --Mes amis, dit celui-ci je suis heureux de m'acquitter envers vous. Nous avons un vieux compte ensemble, n'est-ce pas, Jos\'e9? et si ma fille a encore son p\'e8re, c'est \'e0 vous qu'elle le doit. \par --Oh! senor! firent les deux jeunes gens. \par --Ma fille Lindita aura une soeur, et moi, au lieu d'une fille, j'en aurai deux. Tu le veux bien, Lindita? \par --Je vous en remercie, mon p\'e8re, r\'e9pondit-elle en faisant mille caresses \'e0 Maria. Ma ch\'e8re enfant, ajouta-t-elle, embrassez vos fr\'e8res et suivez-moi dans mon appartement; je vais vous donner moi-m\'eame les choses de premi\'e8re n\'e9cessit \'e9, et avant tout vous d\'e9barrasser de ce costume de pa\'efenne. \par --Voyons, voyons, petite fille! dit dona Linda en l'entra\'eenant; ne pleurez pas ainsi, vous les reverrez; essuyez vos yeux, je veux que vous soyez heureuse, entendez-vous! Allons, souriez bien vite, ma mignonne, et venez. \par --Merci, encore une fois, don Luis, dit Sanchez; nous partons tranquilles. \par --Au revoir, mes amis. \par Sanchez et Julian, l\'e9gers de corps et d'\'e2me, sortirent de l'estancia et crois\'e8rent sur leur passage un cavalier qui au grand trot, se dirigeait vers le perron. \par --C'est singulier, fit Sanchez. O\'f9 ai-je vu cet homme? Je l'ignore; mais, \'e0 coup s\'fbr, je le connais. \par --Vous connaissez don Juan Perez? demanda le capataz. \par --Je ne sais si tel est le nom de ce caballero, ni qui il est, ni m\'eame o\'f9 je l'ai vu; cependant, je puis assurer qu'il y a peu de temps que nous nous sommes rencontr\'e9s. \par --Ah! \par --Adieu, don Jos\'e9, et merci! dirent les deux bomberos en lui serrant la main. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 IX.--UNE VISITE. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Une heure avant l'arriv\'e9e des bomberos \'e0 l'estancia, un visiteur s'\'e9tait pr\'e9sent\'e9 qui avait \'e9t\'e9 accueilli avec empressement par don Luis et sa fille. Ce visiteur, \'e2g\'e9 de vingt-huit ans, d'une taille \'e9l\'e9gante, avait les mani\'e8res du grand monde et une physionomie fine et spirituelle. Il se nommait don Fernando Bustamente. Il appartenait \'e0 l'une des familles les plus riches et les plus consid\'e9 rables de Buenos-Ayres. La mort de ses parents l'avait, dans ce pays o\'f9 l'or est si commun, dot\'e9 d'une fortune de plus de cinq cent mille piastre de rentes, c'est-\'e0-dire environ deux millions et demi. \par La famille de don Fernando et celle de don Luis, toutes deux originaires d'Espagne et li\'e9es l'une \'e0 l'autre par d'anciennes unions, avaient toujours v\'e9cu sur le pied de la plus grande intimit\'e9. Le jeune homme et la jeune fille avaient \'e9t \'e9 \'e9lev\'e9s ensemble. Aussi, quand son beau cousin \'e9tait venu lui faire ses adieux, en lui annon\'e7ant son d\'e9part pour l'Europe, o\'f9 il devait voyager quelques ann\'e9es pour compl\'e9ter son \'e9ducation et se former aux fa\'e7ons \'e9l \'e9gantes, dona Linda, alors \'e2g\'e9e de douze ans, avait-elle \'e9prouv\'e9 un vif chagrin. Depuis leur enfance, et comme \'e0 leur insu, ils s'aimaient avec ce doux et na\'eff entra\'eenement de la jeunesse qui ne songe qu'au bonheur. \par Don Fernando \'e9tait parti, emportant avec lui son amour, et Lindita avait gard\'e9 le sien dans son coeur. \par Depuis quelques jours \'e0 peine, le jeune homme \'e9tait de retour \'e0 Buenos-Ayres, et, apr\'e8s avoir visit\'e9 en touriste les villes les plus renomm\'e9es de l'univers civilis\'e9, il s'\'e9tait h\'e2t\'e9 de mettre ordre \'e0 ses affaires, puis il avait fr\'e9t\'e9 une go\'eblette et avait fait voile pour le Carmen, br\'fblant du d\'e9sir de retrouver celle qu'il aimait et qu'il n'avait pas vue depuis trois ann\'e9 es, sa Lindita, cette jolie enfant qui sans doute, pensait-il, \'e9tait devenue une belle jeune fille et une femme accomplie. \par Au Carmen, il trouva la maison de don Luis vide, et, sur le renseignement de Tio Lucas, le vieux n\'e8gre, il courut \'e0 franc \'e9trier jusqu'\'e0 l'estancia de San-Julian. La surprise et la joie de don Luis et sa fille furent extr\'ea me. Lindita fut surtout heureuse, car tous les jours elle pensait \'e0 Fernando et le voyait \'e0 travers ses souvenirs, mais en m\'eame temps elle ressentit au coeur je ne sais quelle commotion pleine de volupt\'e9 et de douleur. Fernando s'en aper\'e7 ut, il comprit qu'on l'aimait encore, et son bonheur \'e9gala celui de dona Linda. \par --Allons, allons, mes enfants, dit le p\'e8re en souriant, embrassez-vous, je vous le permets. \par Dona Linda tendit \'e0 Fernando son front rougissant qu'il effleura respectueusement de ses l\'e8vres. \par --Qu'est-ce que c'est que ce baiser-l\'e0? reprit don Luis: voyons pas d'hypocrisie! embrassez-vous franchement, que diable! Toi, Lindita, ne fais pas ainsi la coquette, parce que tu es une belle fille et qu'il est beau gar\'e7 on; et vous, Fernando, qui tombez ici comme une bombe sans crier gare, croyez-vous, s'il vous pla\'eet, que je n'aie pas devin\'e9 pour qui vous veniez de faire plusieurs centaines de lieues sur mer? Est-ce pour moi que vous accourez de Buenos-Ayres et du Carmen? Vous vous aimez, embrassez-vous gentiment, comme deux amoureux et deux fianc\'e9s, et, si vous \'ea tes sages, on vous mariera dans quelques jours. \par Les jeunes gens attendris par ces bonnes paroles et cette joyeuse humeur, se jet\'e8rent dans les bras du digne homme pour y cacher leur \'e9motion. \par --Mes enfants, le Rubicon est franchi; soyons tout \'e0 la joie de nous revoir apr\'e8s une s\'e9paration si longue, la derni\'e8re, car nous voici r\'e9unis pour toujours. \par --Oui! pour toujours! r\'e9p\'e9t\'e8rent les jeunes gens. \par --Puisque voil\'e0 l'enfant prodigue, tuons le veau gras. Don Fernando, vous resterez ici et ne retournerez au Carmen que pour vous marier. Cela vous convient-il? \par --Oui, dit Fernando en regardant amoureusement Lindita, \'e0 condition que ce sera bient\'f4t, mon p\'e8re. \par --Voil\'e0 bien les amoureux! ils sont press\'e9s, impatients. Chacun son tour; j'ai \'e9t\'e9 comme cela, j'\'e9tais heureux alors. Nos enfants nous remplacent, et le bonheur des vieillards est fait avec leur bonheur. \par Alors commen\'e7a entre les trois personnages une de ces douces et intimes causeries o\'f9 se m\'ealaient les souvenirs du pass\'e9 et la certitude d'un bonheur prochain, badinage du coeur et de l'esprit. Ils furent interrompus par Diaz qui entra au salon. Don Fernando se rendit dans sa chambre; Linda et son p\'e8re suivirent la vieille dame aupr\'e8s des bomberos. \par Don Luis, surpris et irrit\'e9 de l'arriv\'e9e inopin\'e9e de don Juan Perez, r\'e9solut de se d\'e9barrasser de lui et d'en finir avec cet homme myst\'e9rieux. \par --Vous ne m'attendiez pas de sit\'f4t? dit don Juan en sautant de son cheval et saluant le ma\'eetre du logis. \par --Je ne vous attendais pas du tout, d'autant moins qu'hier, si j'ai bonne m\'e9moire, vous nous aviez parl\'e9 d'un voyage. \par --Il est vrai, reprit-il en souriant; mais sait-on la veille ce qu'on fera le lendemain? Ainsi, vous-m\'eame, continua-t-il en suivant don Luis au salon, hier, vous ne songiez nullement \'e0 quitter le Carmen. \par --Mon Dieu, vous le savez, nous autres estancieros, nous sommes souvent forc\'e9s, d'un moment \'e0 l'autre, \'e0 l'improviste, de nous rendre sur nos propri\'e9t\'e9s. \par --M\'eame chose m'arrive: je suis, comme vous, pour quelque temps contraints de vivre en gentilhomme campagnard. \par --Ainsi vous habitez votre estancia? \par --Oui, nous voil\'e0 voisins, vous serez condamn\'e9 \'e0 ma pr\'e9sence, \'e0 moins que... \par --Vous serez toujours re\'e7u chez moi. \par --Vous \'eates mille fois aimable, dit don Juan en s'asseyant dans un fauteuil. \par --Peut-\'eatre, j'en ai peur, n'aurai-je pas longtemps l'honneur de votre voisinage. \par --Et pourquoi? \par --Il est possible qu'avant huit jours je retourne au Carmen. \par --Vous n'\'eates donc venu ici qu'en passant? \par --Pas pr\'e9cis\'e9ment. Je comptais rester quelques mois ici, comme vous le disiez tout \'e0 l'heure, sait-on bien la veille ce qu'on fera le lendemain? \par Les deux interlocuteurs, tels que des duellistes habiles, avant d'engager le fer et de se porter des coups d\'e9cisifs, se t\'e2taient r\'e9ciproquement par des feintes vite par\'e9es. \par --Me sera-t-il permis de pr\'e9senter mes hommages \'e0 dona Linda? demanda don Juan. \par --Elle ne tardera pas \'e0 venir. Figurez-vous, mon cher voisin, que, par un concours de circonstances extraordinaires, nos venons de nous charger d'une jeune fille d'une rare beaut\'e9 qui dix ans, a \'e9t\'e9 l'esclave des Indiens, et que ses fr\'e8 res nous ont amen\'e9e, voici une heure \'e0 peine, apr\'e8s l'avoir miraculeusement sauv\'e9e des mains des pa\'efens. \par --Ah! fit don Juan d'une voix \'e9touff\'e9e. \par --Oui, continua don Luis sans remarquer l'\'e9motion du jeune homme. Elle se nomme Maria, je crois; elle parait fort douce; vous connaissez ma fille, elle en raffole d\'e9j\'e0, et en ce moment elle est en train de la d\'e9 barrasser de ses affublements indiens et de la v\'eatir d'une fa\'e7on pr\'e9sentable. \par --Fort bien, mais \'eates-vous s\'fbr que cette femme soit ce qu'elle semble \'eatre? Les Indiens sont fourbes, vous ne l'ignorez pas, et cette... \par --Maria. \par --Cette Maria est peut-\'eatre une espionne indienne. \par --Dans quel but? \par --Que sais-je? Peut-on compter sur rien? \par --Vous vous trompez, don Juan; je puis me fier aux hommes qui me l'ont amen\'e9e. \par --Surveillez-la, croyez-moi. \par --Mais elle est Espagnole. \par --Cela ne prouve rien. Voyez Pincheira, n'est-ce pas un ancien officier de l'arm\'e9e chilienne? Aujourd'hui le voil\'e0 chef d'une des principales nations patagones, et c'est le plus crues adversaire des Espagnols. \par --Pincheira, c'est autre chose. \par --A votre aise, dit don Juan; je souhaite que vous ayez raison. \par Comme don Juan pronon\'e7ait ces mots, dona Linda parut, accompagn\'e9e de don Fernando. \par --Don Juan, dit l'estanciero, j'ai l'honneur de vous pr\'e9senter don Fernando Bustamente; et \'e0 vous, don Fernando, don Juan Perez. \par Les deux hommes d'inclin\'e8rent l'un devant l'autre en se lan\'e7ant un regard incisif comme une lame d'\'e9p\'e9e. \par --Je crois, dit don Juan, avoir eu d\'e9j\'e0 le plaisir de rencontrer monsieur. \par --Bah! ce n'est pas en Am\'e9rique, \'e0 coup s\'fbr, car voil\'e0 trois ans que don Fernando l'a quitt\'e9. \par --En effet, don Luis, c'est \'e0 Paris. \par --Votre m\'e9moire est fid\'e8le, monsieur, r\'e9pondit son Fernando; nous nous sommes trouv\'e9s ensemble chez la marquise de Lucaney. \par --J'ignorais votre retour en Am\'e9rique. \par --Depuis quelques jours, je suis arriv\'e9 \'e0 Buenos-Ayres; ce matin, j'\'e9tais au Carmen, et me voil\'e0! \par --D\'e9j\'e0 ici! ne put s'emp\'eacher de dire don Juan. \par --Oh! fit avec intention le p\'e8re de Linda, cette visite un peu Brusque \'e9tait si naturelle que ma fille et moi l'avons pardonn\'e9e de grand coeur \'e0 don Fernando. \par --Ah! murmura don Juan pour r\'e9pondre quelque chose, car il comprit qu'il avait devant lui un rival. \par Dona Linda, nonchalamment \'e9tendue sur un canap\'e9, suivait la conversation avec anxi\'e9t\'e9, tout en jouant avec un \'e9ventail qui tremblait dans sa main. \par --J'ose esp\'e9rer, monsieur, dit don Juan avec courtoisie, que nous renouerons ici la connaissance incompl\'e8te commenc\'e9e dans les salons de madame Lucaney. \par --Mon Dieu! se h\'e2ta de r\'e9pondre don Luis pour couper la parole \'e0 don Fernando, le senor Bustamente est malheureux de perdre cette bonne fortune que vous lui offrez si gracieusement; mais, aussit\'f4 t son mariage, il compte voyager en compagnie de sa femme, puisque aujourd'hui c'est la mode dans un certain monde. \par --Son mariage! fit don Juan avec un \'e9tonnement parfaitement jou\'e9 --Vous l'ignoriez? \par --Oui. \par --Etourdi que je suis! le bonheur me fait perdre la t\'eate, je suis comme ces deux enfants; veuillez m'excuser. \par --Monsieur! \par --Certainement. N'\'eates-vous pas un de nos meilleurs amis? Nous n'avons rien de cach\'e9 pour vous. Don Fernando Bustamente \'e9pouse ma fille. Oh! c'est une union projet\'e9e depuis longtemps. \par Don Juan Perez p\'e2lit: un voile sanglant passa devant ses yeux; il ressentit au coeur une angoisse horrible et crut qu'il allait mourir. Dona Linda suivait curieusement sur son visage ses secr\'e8tes pens\'e9es; mais, sentant que tous les yeux \'e9 taient fix\'e9s sur lui, le jeune homme fit un effort surhumain, et d'une voix douce et sans \'e9motion apparente, il dit \'e0 la jeune fille: \par --Soyez, mademoiselle, heureuse... comme je le d\'e9sire. Le premier souhait, dit-on, est efficace; acceptez le mien. \par --Je vous remercie, monsieur, r\'e9pondit dona Lina, tromp\'e9e par l'accent de don Juan. \par --Quant \'e0 vous, senor Bustamente, votre bonheur va faire bien des jaloux, car vous nous enlevez la perle la plus pr\'e9cieuse du riche \'e9crin de la r\'e9publique argentine. \par --Je m'efforcerai, senor, d'\'eatre digne d'elle; je l'aime tant! \par --Ils s'aiment tant! fit le p\'e8re avec une bonhomie cruelle. \par Les jeunes amoureux s'envoy\'e8rent un regard humide d'amour, plein d'esp\'e9rance et de bonheur. Ni les derniers mots de don Luis, ni le regard des deux fianc\'e9s ne furent inaper\'e7us par don Juan, que, sans en laisser rien para\'eetre, re\'e7 ut ce double coup de poignard et cacha sa douleur sous un sourire. \par --Pardieu! mon voisin, reprit le p\'e8re, vous assisterez, ce soir, au repas de fian\'e7ailles, et vous nous abandonnerez votre soir\'e9e. \par --Impossible, senor; d'importantes affaires m'appellent \'e0 mon estancia, et, \'e0 mon grand regret, je vous quitte. \par --Si, cependant, ma fille se joignait \'e0 moi... \par --Je refuserais la senorita. \par --Vous entendez, mon p\'e8re; ni vous ni moi n'obtiendrons rien. \par --Si moi-m\'eame, dit don Fernando, j'osais... \par --Vous me rendez confus mais, sur l'honneur, il faut que je parte. Le sacrifice que je fais en ce moment est d'autant plus p\'e9nible pour moi, ajouta-t-il avec un sourire sardonique, que le bonheur fuit presque toujours aussi vite qu'il est rare \'e0 atteindre, et que c'est folie de n'en point profiter. \par --Moi, dit dona Linda en regardant don Fernando, je ne crains plus le malheur \'e0 pr\'e9sent. \par Perez ouvrit sur elle ses yeux o\'f9 passa une expression ind\'e9finissable, et il r\'e9pondit en hochant la t\'eate: \par --Puissiez-vous dire vrai, senorita, mais je sais un dicton fran\'e7ais... \par --Lequel? \par --\'abEntre la coupe et les l\'e8vres, il y a encore place pour un malheur.\'bb \par --Oh! le vilain dicton! s'\'e9cria Linda un peu troubl\'e9e. Mais je ne suis pas fran\'e7aise, moi, et je n'ai rien \'e0 redouter. \par --C'est juste, mademoiselle. \par Et don Juan, sans ajouter un mot, salua et s'\'e9lan\'e7a hors du salon. \par --Eh bien! mon ami, reprit l'estanciero, que pensez-vous de cet homme? \par --Il a le regard profond comme un ab\'eeme, sa parole est ac\'e9r\'e9e; et, je ne sais pourquoi, je ne sais pourquoi, je suis s\'fbr qu'il me hait. \par --Moi aussi, je le hais, reprit Linda qui avait tressailli. \par --Peut-\'eatre vous aimait-il, Linda. Peut-on vous voir sans vous aimer? \par --Qui vous assure qu'il ne m\'e9dite pas un crime? \par --Pour cette fois, senorita, vous allez trop loin, c'est un gentilhomme. \par --}{\i\fs24 Quien sabe?}{\fs24 r\'e9pondit-elle en se rappelant ces paroles de don Juan qui l'avait d\'e9j\'e0 fait frissonner. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 X.--PAR MONTS ET PAR VAUX. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Au sortir de l'estancia de San-Julian, don Juan Perez \'e9tait en proie \'e0 une de ces col\'e8res froides et concentr\'e9es que s'amassent lentement dans l'\'e2me et \'e9 clatent enfin avec une force terrible. Ses \'e9perons ensanglantaient son cheval qui hennissait douloureusement et redoublait sa course furibonde. \par O\'f9 allait-il ainsi? \par Il ne le savait pas lui-m\'eame; peu lui importait d'ailleurs, il ne voyait plus, n'entendait plus; il roulait dans son cerveau des projets sinistres, et franchissait torrents et ravins sans s'inqui\'e9 ter du galop de son cheval. Seul, le sentiment de la haine grondait en lui. Rien ne rafra\'eechissait son front br\'fblant, ses tempes battaient \'e0 rompre, et un tremblement nerveux agitait tout son corps. Cet \'e9 tat de surexcitation dura plusieurs heures; son cheval avait d\'e9vor\'e9 l'espace. Enfin, bris\'e9 de fatigue, le noble animal s'arr\'eata soudain sur ses genoux fl\'e9chissants et roula sur le sable. \par Don Juan se releva en jetant autour de lui un regard \'e9gar\'e9. Il lui avait fallu cette rude chute pour remettre un peu d'ordre dans ses id\'e9es et le rappeler \'e0 la r\'e9alit\'e9 : une heure de plus d'une telle angoisse, il serait devenu fou furieux ou serait mort d'apoplexie foudroyante. \par La nuit \'e9tait venue. D'\'e9pais t\'e9n\'e8bres pesaient sur la terre; un silence fun\'e8bre r\'e9gnait dans le d\'e9sert o\'f9 le hasard l'avait conduit. \par --O\'f9 suis-je? dit-il en cherchant \'e0 s'orienter. \par Mais la lune, cach\'e9e par les nuages, se r\'e9pandait aucune clart\'e9; le vent soufflait avec violence; les branches des arbres s'entrechoquaient, et dans les profondeurs de ce d\'e9sert, les hurlements des b\'eates fauves commen\'e7aient \'e0 m\'ea ler les notes graves de leurs voix aux rauques miaulements des chats sauvages. \par Les yeux de don Juan essayaient en vain de percer l'ombre. Il s'approcha de son cheval \'e9tendu sur le sol et r\'e2lant sourdement; pris de piti\'e9 pour le compagnon de ses courses aventureuses, il se pencha vers lui, passa \'e0 sa ceinture les revolvers contenus dans les ar\'e7ons, et, d\'e9tachant une gourde pleine de rhum suspendue \'e0 la selle, il se mit \'e0 laver les yeux, les oreilles les narines et la bouche de la pauvre b\'ea te, dont les flancs haletaient, que ce secours sembla rendre \'e0 la vie. Une demi-heure se passa ainsi. Le un peu rafra\'eechi, s'\'e9tait relev\'e9, et, avec k'instinct qui distingue sa race, il avait d\'e9couvert une source voisine o\'f9 il s'\'e9 tait d\'e9salt\'e9r\'e9. \par --Tout n'est pas perdu encore, murmura don Juan, et peut-\'eatre parviendrai-je bient\'f4t \'e0 sortir d'ici, car l\'e0-bas, on m'attend, il faut que j'y sois! \par Mais un rugissement profond r\'e9sonna \'e0 courte distance, r\'e9p\'e9t\'e9 presque sur-le-champ dans quatre directions diff\'e9rentes. Le poil du cheval s'\'e9tait h\'e9riss\'e9 et don Juan avait trembl\'e9. \par --Mal\'e9diction! s'\'e9cria-t-il, je suis \'e0 un abreuvoir de cougouars. \par En ce moment, \'e0 dix pas de lui, il aper\'e7ut deux yeux qui brillaient comme des charbons ardents et qui le regardaient avec une fixit\'e9 \'e9trange. \par Don Juan \'e9tait un homme d'un courage \'e9prouv\'e9, audacieux et t\'e9m\'e9raire \'e0 l'occasion; mais seul dans cette morne solitude, au milieu d'une nuit noire, entour\'e9 de b\'eates f\'e9roces comme un cercle fatal, il sentit malgr\'e9 lui la peur l'envahir, il respirait avec effort, ses dents \'e9taient serr\'e9es, une sueur glac\'e9e inondait son corps, et il fut sur le point de se laisser choir. Ce d\'e9couragement rapide disparut devant une volont\'e9 forte, et don Juan, soutenu par l'instinct de la conservation et par l'esp\'e9rance si ancr\'e9e dans le coeur de l'homme, se pr\'e9para \'e0 une lutte in\'e9gale. \par Le cheval poussa un hennissement de frayeur et se sauva dans les sables. \par --Tant mieux! pensa le cavalier; il \'e9chappera peut-\'eatre. \par Un effroyable concert de cris et de hurlements s'\'e9leva de toutes parts au bruit de la fuite du cheval, et de grandes ombres pass\'e8rent en bondissant aupr\'e8s de don Juan. Un tourbillon de vent courut dans le ciel; la lune \'e9claira le d\'e9 sert de sa lueur triste et blafarde. \par Non loin, le Rio-N\'e9gro coulait entre deux rives escarp\'e9es et don Juan vit s'\'e9tendre \'e0 perte de vue les masses compactes d'une for\'eat vierge, chaos inextricable de rochers entass\'e9s p\'eale-m\'eale et de fissures d'o\'f9 surgissaient des bouquets d'arbres. \'c7\'e0 et l\'e0, des lianes s'enchev\'eatraient les unes dans les autres, d\'e9crivaient les paraboles les plus bizarres, et n'arr\'eataient leurs ramifications qu'\'e0 la rivi\'e8re. Le sol, compos\'e9 de sable et de ces d\'e9tritus qui abondent dans les for\'eats am\'e9ricaines, fuyait sous le pied. \par Don Juan se reconnut alors. Il se trouvait \'e0 plus de quinze lieues de toute habitation, engag\'e9 dans les premiers plans d'une immense for\'eat, la seule de la Patagonie, et que la hardiesse d'aucun pionnier n'avait os\'e9 explorer, tant ses sombres profondeurs semblaient r\'e9v\'e9ler d'horreur et de myst\'e8res. Aupr\'e8s de la for\'eat, jaillissait d'entre les rochers une source limpide, dont les bords \'e9taient foul\'e9s par de nombreuses traces de griffes de b\'ea te fauves. Cette source leur serait, en effet, d'abreuvoir, quand, au soleil couch\'e9, elles quittaient leurs tani\'e8res pour chercher leur p\'e2ture et se d\'e9salt\'e9rer. De plus, t\'e9moignage vivant de cette supposition, d eux magnifiques cougouars, m\'e2le et femelle, arr\'eat\'e9s sur la rive, surveillaient d'un oeil inquiet les jeux de leurs petits. \par --Hum! fit don Juan, voil\'e0 de dangereux voisins. Et machinalement il d\'e9tourna les yeux. Une panth\'e8re allong\'e9e sur un roc dans la position d'un chat aux aguets fixait sur lui des yeux enflamm\'e9s. Don Juan, bien arm\'e9, suivant la coutume am \'e9ricaine, avait une carabine d'une justesse remarquable, qu'il avait pos\'e9e aupr\'e8s de lui appuy\'e9 droite sur un rocher. \par --Bon! dit-il, la lutte sera s\'e9rieuse, au moins. \par Il \'e9paula son fusil, mais, au moment o\'f9 il allait faire feu, un miaulement plaintif lui fit lever la t\'eate. Une dizaine de }{\i\fs24 pajeros}{\fs24 et de }{\i\fs24 subaracayas}{\fs24 (chats sauvages de haute taille), perch\'e9 s sur des branches d'arbres, le regardaient en dessous, tandis que plusieurs loups rouges tombaient en arr\'eat \'e0 quelques pas de lui. \par Pos\'e9s sur les rocs environnants, une foule de vautour d'urubus et de caracaras, l'oeil \'e0 demi \'e9teint, semblaient attendre l'heure de la cur\'e9e. \par Don Juan s'\'e9lan\'e7a sur une pointe, et de l\'e0, s'aidant des mains et des genoux, il gagna apr\'e8s des difficult\'e9s inou\'efes, une esp\'e8ce de terrasse naturelle, situ\'e9e \'e0 vingt pieds du sol. L'affreux concert form\'e9 par les habitants de la for\'eat, qu'attirait \'e0 la suite des uns des autres la subtilit\'e9 de leur odorat, croissait de plus en plus et dominait le bruit m\'eame du vent qui faisait rage dans les ravins et les clairi\'e8res de la for\'ea t. La lune s'effa\'e7a encore derri\'e8re les nuages, et don Juan se retrouva dans sa premi\'e8re obscurit\'e9, mais, s'il ne distinguait pas aupr\'e8s de lui les b\'eates f\'e9 roces, il les devinait et les sentait presque, il voyait leurs prunelles flamboyer dans l'ombre et entendait leurs cris qui se rapprochaient toujours. \par Il appuya fortement ses pieds sur le sol, ajusta un revolver. Quatre coups de feu furent suivis de quatre r\'e2lements d'agonie et du bruit produit de branche en branche par la chute des chats sauvages bless\'e9s. Cette attaque souleva une rumeur sinistre; les loups rouges se jet\'e8rent en hurlant sur les victimes qu'ils disput\'e8rent aux urubus et aux vautours. Un bruissement dans les feuilles des arbres arriva \'e0 l'oreille du vaillant chasseur, et une masse impossible \'e0 distinguer clairement fendit l'espace et vint s'abattre en rugissant sur la plate-forme. De la crosse de son fusil, comme d'une massue, il frappa dans les t\'e9n\'e8bres, et la panth\'e8re, le cr\'e2 ne ouvert, roula du haut en bas du rocher. Il entendit une bataille monstrueuse que les cougouars et les chats sauvages livraient \'e0 la panth\'e8re bless\'e9e, et, ivre de son triomphe et de son danger m\'eame, il l\'e2 cha deux coups de pistolet dans la foule d'ennemis acharn\'e9s qui se tordaient au-dessous de lui. Soudain tous ces animaux, cessant leur lutte comme d'un commun accord, saut\'e8 rent sur l'homme, leur ennemi commun, et leur rage se tourna contre le rocher ou sommet duquel don Juan semblait les d\'e9fier tous. Ils grimp\'e8rent, bondirent sur les anfractuosit\'e9s du roc. Les chats sauvages arriv\'e8rent les premiers; \'e0 mesure que don Juan les renversait, d'autres sautaient sur lui, et il sentait ses forces et son \'e9nergie diminuer peu \'e0 peu. \par Cette lutte d'un homme seul contre une foule de b\'eates f\'e9roces avait je ne sais quoi de grandiose et de poignant. Don Juan, comme dans un cauchemar, se d\'e9battait en vain contre des nu\'e9 es d'assaillants toujours renaissants; sentait sur son visage l'haleine chaude et f\'e9tide des chats sauvages et des loups rouges, pendant que les rugissements des cougouars et les miaulements railleurs des panth\'e8 res emplissaient ses oreilles d'une effroyable m\'e9lodie qui lui donnait le vertige. Des centaines d'yeux scintillaient dans l'ombre, et parfois les lourdes ailes des vautours et des urubus fouettaient son front baign\'e9 d'une sueur froide. \par En lui tout sentiment intime du moi s'\'e9tait \'e9vanoui, il ne pensait plus; sa vie, pour ainsi dire, \'e9tait devenue toute physique; ses mouvements \'e9taient automatiques, et son bras se levait et se baissait pour frapper avec la rigide r\'e9gularit \'e9 d'un balancier. \par D\'e9j\'e0, plusieurs griffes s'\'e9taient profond\'e9ment enfonc\'e9es dans ses chairs; des chat sauvages l'avaient saisi \'e0 la gorge, et il avait \'e9t\'e9 forc\'e9 de lutter contre eux corps \'e0 corps pour leur faire l\'e2 cher prise; son sang coulait de vingt blessures, non mortelles \'e0 la v\'e9rit\'e9, mais l'heure approchait que la force humaine ne peut d\'e9passer, o\'f9 don Juan serait tomb\'e9 de son rocher et aurait p\'e9ri sous la dent des b\'eates fauves. \par A cette seconde solennelle o\'f9 tout allait lui faillir, un cri supr\'eame s'\'e9lan\'e7a de sa poitrine, cri d'agonie et de d\'e9sespoir d'une expression terrifiante, et qui fut r\'e9percut\'e9 au loin par les \'e9chos, derni\'e8 re protestation de l'homme fort qui s'avoue vaincu, et qui, avant de tomber, appelle son semblable \'e0 son secours ou implore l'aide de Dieu. \par Il cria. Un cri r\'e9pondit au sien! \par Don Juan, \'e9tonn\'e9 et n'osant compter sur un miracle dans un d\'e9sert o\'f9 nul \'eatre humain n'avait encore p\'e9n\'e9tr\'e9, se crut sous l'impression d'un r\'eave ou d'une hallucination; pourtant, rassemblant toute sa voix dans sa poitrine et sen tant se rallumer l'esp\'e9rance dans son \'e2me, il jeta un second cri plus \'e9clatant, plus vibrant que le premier. \par --Courage! \par Cette fois ce n'\'e9tait pas l'\'e9cho qui lui r\'e9pondait. Courage! Ce seul mot lui arriva sur l'aile du vent, faible comme un soupir. Semblable au g\'e9ant Ant\'e9e, Juan, se redressant, sembla reprendre des forces et rena\'eetre \'e0 la vie qui lui \'e9chappait d\'e9j\'e0. Il redoubla ses coups contre ses innombrables ennemis. \par Plusieurs chevaux galop\'e8rent dans le lointain; des coups de feu illumin\'e8rent les t\'e9n\'e8bres de leur lueur passag\'e8re, et des hommes, ou plut\'f4t des d\'e9mons, se ru\'e8rent \'e0 l'improviste au plus \'e9pais des b\'ea tes fauves, dont ils firent un carnage horrible. \par Tout \'e0 coup don Juan, attaqu\'e9 par deux chats tigres, roula sur la plate forme en se d\'e9battant avec eux. \par Les b\'eates f\'e9roces avaient fui devant les nouveaux venus, qui se h\'e2t\'e8rent d'allumer des feux afin de les tenir \'e0 distance le reste de la nuit. Deux de ces hommes, arm\'e9s de torches incandescentes, se mirent \'e0 la recherche du lutteur, dont les cris de d\'e9tresse avaient appel\'e9 leur secours. Il gisait sans connaissance sur la plate-forme, entour\'e9 de dix ou douze chats sauvage morts et tenant entre ses doigts raidis, le cou d'un pajero \'e9trangl\'e9. \par --Eh bien! Julian, dit une voix, l'a-t-on trouv\'e9? \par --Oui, r\'e9pondit-il, mais il parait mort. \par --Cara\'ef! ce serait dommage reprit Sanchez, car c'est un fier homme. O\'f9 est-il? \par --L\'e0, sur le rocher. \par --Pouvez-vous le descendre avec l'aide de Quinto? \par --Rien d'aussi facile. \par --H\'e2tez-vous, au nom du ciel, dit Sanchez: chaque minute de retard pour lui est peut-\'eatre une ann\'e9e de vie qui s'envole. \par Quinto et Julian soulev\'e8rent don Juan par les pieds et par la t\'eate et, avec des pr\'e9cautions infinies, le transport\'e8rent, de la forteresse improvis\'e9e o\'f9 il avait si longtemps combattu, aupr\'e8s de l'un des feux, sur un lit de feuilles pr \'e9par\'e9 par Simon. \par --Canario! s'\'e9cria Sanchez \'e0 l'aspect mis\'e9rable du jeune homme; le pauvre diable, comme ils l'ont arrang\'e9! Il \'e9tait temps de le secourir. \par --Croyez-vous qu'il va en r\'e9chapper? continua Quinto avec int\'e9r\'eat. \par --Il y a toujours espoir, dit sentencieusement Sanchez, quand la vie n'est pas \'e9teinte. Voyons-le donc. \par Il se pencha vers le corps de don Juan, tira son poignard luisant, lui mit la lame devant les l\'e8vres. \par --Pas le moindre souffle! fit le bombero en hochant la t\'eate. \par --Ses blessures, sont s\'e9rieuse? demanda Quinto. \par --Je ne crois pas. Il a \'e9t\'e9 accabl\'e9 de lassitude et d'\'e9motion; il ne tardera pas \'e0 ouvrir les yeux, et, dans un quart d'heure, si bon lui semble, il pourra se remettre en selle. C'est s\'fbrement lui, ajouta Sanchez \'e0 demi-voix. \par --D'o\'f9 te vient son air soucieux, fr\'e8re? \par --C'est cet homme, malgr\'e9 son costume europ\'e9en et toute l'apparence d'un blanc, ressemble... \par --A qui? \par --Au chef indien contre lequel nous nous sommes battus \'e0 l'arbre de Gualichu et auquel nous devons le salut de Maria. \par --Tu te trompes sans doute? \par --Pas le moins du monde, fr\'e8res, r\'e9pliqua l'a\'een\'e9 avec autorit\'e9 Cach\'e9 dans le creux de l'arbre, j'ai pu \'e0 loisir consid\'e9rer ses traits qui sont grav\'e9s dans ma m\'e9moire. D'ailleurs, je le reconna\'eetrais \'e0 cette balafre que j'ai imprim\'e9e sur son visage avec mon sabre. \par --C'est vrai, dirent les autres \'e9tonn\'e9s. \par --Que faire? \par --Que signifie ce d\'e9guisement? \par --Dieu seul le sait, reprit Sanchez; mais il faut le sauver. \par Les bomberos, comme tous les coureurs des bois, vivant loin des \'e9tablissements, sont oblig\'e9s de panser eux-m\'eames leurs blessures, et ils acqui\'e8rent une certaine connaissance pratique de la m\'e9decine pour employer les rem\'e8 des les plus simples en usage parmi les Indiens. \par Sanchez, aid\'e9 de Julian et de Simon, lava les plaies de don Juan avec de l'eau et du rhum, mouilla ses tempes et lui introduisit de la fum\'e9e de tabac dans les narines. Le jeune homme poussa un soupir presque insensible, remua l\'e9g\'e8 rement et enfin ouvrit les yeux qui regard\'e8rent sans voir. \par --Il est sauv\'e9! dit Sanchez. Laissez maintenant agir la nature, c'est le meilleur m\'e9decin que je connaisse. \par Don Juan se souleva sur un coude, passa la main sur son front, comme pour retrouver la m\'e9moire et la pens\'e9e, et d'une voix faible: \par --Qui \'eates-vous? fit-il. \par --Des amis, monsieur; ne craignez rien. \par --Je suis rompu, j'ai les membres bris\'e9s. \par --Il n'en est rien, monsieur; \'e0 part la fatigue, vous vous portez aussi bien que nous. \par --Je le souhaite, braves gens; mais par quel miracle \'eates-vous arriv\'e9s \'e0 temps pour me d\'e9livrer? \par Le miracle, c'est votre cheval qui l'a fait: sans lui, vous \'e9tiez perdu. \par --Comment cela? demanda don Juan, dont la voix s'affermissait de plus en plus et qui d\'e9j\'e0 \'e9tait parvenu \'e0 se mettre debout. \par --Voici la chose. Nous sommes bomberos. \par Le jeune homme eut une esp\'e8ce de tressaillement nerveux qu'il r\'e9prima soudain. \par --Nous sommes bomberos; nous surveillons, la nuit surtout, les mouvements des Indiens. Le hasard nous avait amen\'e9s de ce c\'f4t\'e9. Votre cheval s'enfuyait, ayant \'e0 ses trousses une bande de loups rouges; nous l'avons d\'e9barrass\'e9 de ces carnivores. Ensuite, comme il nous a paru peu probable qu'un cheval tout sell\'e9 se trouv\'e2t seul dans cette for\'eat o\'f9 personne n'ose s'aventurer, nous nous sommes mis \'e0 la recherche du cavalier. Votre cri nous a guid\'e9s. \par --Comment m'acquitter envers vous? dit don Juan en tendant la main \'e0 Sanchez. \par --Vous ne me devez rien, monsieur. \par --Mais... \par --Voici votre cheval, caballero. \par --Mais je voudrais vous revoir, dit-il avant de partir. \par --Inutile: vous ne me devez rien, vous dis-je, reprit Sanchez qui tenait la bride du cheval. \par --Que voulez-vous dire? insista don Juan. \par Le bombero, r\'e9pondit Sanchez, paie aujourd'hui la dette contract\'e9e hier avec Neham-Outah, l'ulmen des Aucas. \par Le visage de don Juan se couvrit d'une p\'e2leur affreuse --Nous somme quittes, chef, continua Sanchez en l\'e2chant la bride. \par Quand le cavalier eut disparu dans l'obscurit\'e9, Sanchez se tourna vers ses fr\'e8res. \par --Je ne sais pourquoi, leur dit-il un soupir de soulagement, mais je suis heureux de ne plus rien devoir \'e0 cet homme. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 XI.--LES NANDUS \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 A l'estancia de San-Julian, les heures s'\'e9coulaient doucement, entrem\'eal\'e9es de causeries et de bonheur. Don Luis s'associait \'e0 la joie de ses deux enfants. Don Juan Perez, depuis la nou velle officielle du mariage de dona Linda, n'avait reparu ni \'e0 San-Julian, ni au Carmen, au grand \'e9tonnement de tout le monde. Maria, douce et na\'efve, \'e9 tait devenue l'amie de Linda, presque une soeur. Les rires frais et sonores des jeunes filles \'e9gayaient les \'e9chos de l'habitation et faisaient r\'eaver le capataz qui, \'e0 la vue de la soeur des bomberos, avait senti son coeur se tourner vers elle, comme l'h\'e9liotrope vers le soleil. De loin, don Jos\'e9, semblable \'e0 une \'e2me en peint, r\'f4dait autour de Maria pour l'entrevoir \'e0 la d\'e9rob\'e9 e. Tout le monde, dans l'estancia, s'\'e9tait aper\'e7u de l'amour du brave homme, qui, seul, malgr\'e9 ses gros soupirs, n'y comprenait rien. On osait se moquer de lui, sans le blesser toutefois, et rire de ses fa\'e7ons singuli\'e8res. \par Un jour, par une fra\'eeche matin\'e9e de novembre, peu apr\'e8s le lever du soleil, tout s'agitait \'e0 l'estancia de San-Julian. Plusieurs chevaux, tenus en main par des esclaves noirs, hennissaient d'impatience au pied du perron; les domestiques couraient \'e7\'e0 et l\'e0, et don Jos\'e9, rev\'eatu de ses plus beaux habits, attendait l'arriv\'e9 e de son ma\'eetre. \par Enfin, don Luis et don Fernando parurent en compagnie des deux jeunes filles. A la vue de Maria, le majordome sentit la joie lui monter du coeur au visage; il se redressa, frisa d'un doigt coquet sa moustache retrouss\'e9e et lan\'e7a \'e0 sa bien aim\'e9 e une oeillade tendre et respectueuse. \par --Bonjour, Jos\'e9, mon ami, lui dit cordialement don Luis. Eh! eh! je crois que la chasse sera bonne. \par --Je pense de m\'eame, Seigneurie; le temps est superbe. \par --As-tu choisi, au moins, des chevaux bien doux pour ma fille et sa compagne? \par --Oh! Seigneurie, r\'e9pondit le capataz, je les aim moi-m\'eame lac\'e9s dans le corral; je vous r\'e9ponds d'eux sur ma t\'eate. De vrais chevaux de dames, des agneaux. \par --Nous sommes tranquilles, dit dona Linda; nous savons que don Jos\'e9 nous g\'e2te. \par --Allons! \'e0 cheval et partons! \par --Oui, la route est longue d'ici \'e0 la plaine des Nandus (esp\'e8ce d'autruche), reprit Jos\'e9 en caressant Maria de l'oeil. \par La petite troupe, une vingtaine de personnes bien arm\'e9es, se dirigea du c\'f4t\'e9 de la batterie o\'f9 le Pavito baissa le pont-levis. \par --Redoublez de vigilance, dit le capataz au gaucho. \par --N'ayez crainte, senor Jos\'e9. Bonne chance \'e0 vous et \'e0 l'honorable compagnie ajouta le Pavito en agitant son chapeau en l'air. \par --Relevez le pont, Pavito. \par --Qui entrera dans l'estancia, capataz, sera plus fin que vous et moi. \par En Patagonie, \'e0 quelque distance des rivi\'e8res, toutes les plaines se ressemblent: du sable, toujours du sable, et \'e7\'e0 et l\'e0 quelques buissons rabougris, tel \'e9tait le chemin jusqu'\'e0 la plaine des Nandus. \par Don Luis avait convi\'e9 son gendre \'e0 une chasse \'e0 l'Autruche, et, comme on pense, Linda avait voulu \'eatre de la partie. \par La chasse \'e0 l'Autruche est un des grands divertissements des Espagnols de la Patagonie et de la r\'e9publique Argentine, o\'f9 elle se trouvent en grande quantit\'e9. \par Les Autruches vivent d'ordinaire par petites familles de huit \'e0 dix, diss\'e9min\'e9es sur les bords des marais, des \'e9tangs et des rivi\'e8res; elles se nourrissent d'herbes fra\'eeches. Fid\'e8les au coin natal, elles ne quittent gu\'e8 re le voisinage de l'eau, et au mois de novembre, elles vont d\'e9poser dans les endroits les plus sauvages de la plaine leurs oeufs, au nombre de cinquante ou soixante, qui, la nuit seulement sont couv\'e9s par les m\'e2 les et par les femelles. L'incubation arriv\'e9e \'e0 terme, l'oiseau casse avec son bec les oeufs non f\'e9cond\'e9s qui se couvrent aussit\'f4t de mouches et d'insectes, nourriture des petits. \par Un trait caract\'e9ristique des moeurs de l'autruche, c'est une extr\'eame curiosit\'e9. Dans les estancias o\'f9 elles vivent \'e0 l'\'e9tat domestique, il n'est pas rare de les voir se faufiler au milieu des groupes et regarder les gens qui causent. Dans la plaine, leur curiosit\'e9 leur est souvent funeste, car elles viennent reconna\'eetre sans h\'e9siter tout ce qui leur para\'eet \'e9trange. Voici, \'e0 ce sujet une bonne histoire indienne. Les cougouars se couchent \'e0 terre, l\'e8vent leur queue en l'air et l'agitent vivement dans tous les sens. Les autruches, attir\'e9es par la vue de cet objet inconnu, s'approchent na\'ef ves. On devine le reste; elles deviennent la proie des rus\'e9s cougouars. \par Les chasseurs, apr\'e8s une marche assez rapide de pr\'e8s de deux heures, \'e9taient arriv\'e9s \'e0 la plaine des Nandus. Les dames mirent pied \'e0 terre sur les bords d'un ruisseau, et quatre hommes, la carabine sur la cuisse, rest\'e8rent aupr\'e8 s d'elles. Les chasseurs \'e9chang\'e8rent leurs montures contre les coursiers que des esclaves noirs avaient men\'e9s en bride sans cavaliers, puis ils se divis\'e8rent en deux troupes \'e9gales. La premi\'e8re, command\'e9e par don Luis, s'enfon\'e7 a dans la plaine en d\'e9crivant un demi-cercle de mani\'e8re \'e0 pousser le gibier vers un ravin situ\'e9 entre deux dunes mouvantes. La seconde troupe, ayant \'e0 sa t\'eate le h\'e9ros de la f\'eate, don Fernando, s'\'e9 chelonna sur une ligne de front et forma l'autre moiti\'e9 du cercle. Ce cercle, par la marche des cavaliers, allait se r\'e9tr\'e9cissant, lorsqu'une dizaine d'autruches se montr\'e8rent dans un pli du terrain; mais le m\'e2le, plac\'e9 en sentinelle, par un cri aigu comme le sifflet d'un contre-ma\'eetre, pr\'e9vint la famille du danger. Les autruches s'enfuirent en ligne droite rapidement et sans regarder en arri\'e8re. \par Tous les chasseurs s'\'e9lanc\'e8rent au galop sur leurs traces. La plaine jusque-l\'e0 silencieuse s'anima. \par Les cavaliers poursuivaient de toute la vitesse de leurs chevaux les malheureux oiseaux, et sur leur passage soulevaient des flots d'une poussi\'e8re fine. A douze ou quinze pas du gibier, galopant toujours et piquant de l'\'e9 peron le flancs de leurs montures, ils se penchaient en avant, faisaient tournoyer autour de leur t\'eate les terribles bolas et les jetant \'e0 toute vol\'e9e apr\'e8s l'animal. S'ils manquaient leur coup, ils ils se courbaient de c\'f4t\'e9 , rasaient la terre et sans ralentir leur course, ramassaient les bolas qu'ils lan\'e7aient de nouveau. \par Plusieurs familles d'autruches s'\'e9taient lev\'e9es. La chasse prit alors les proportions d'une joie d\'e9lirante. Cris et hurrahs retentissa ient; les bolas sifflaient dans l'air et s'enroulaient autour du cou, des ailes et des jambes des autruches qui, ahuries et folles de terreur, faisaient mille feintes et mille zigzags pour se soustraire \'e0 leurs ennemis, et qui, par des coups d'aile \'e0 droite et \'e0 gauche, s'effor\'e7aient de piquer les chevaux avec l'esp\'e8ce d'ongle dont le bout de leur aile est arm\'e9. \par Quelques coursiers \'e9pouvant\'e9s se cabr\'e8rent et, embarrass\'e9s par trois ou quatre autruches qui entrav\'e8rent leurs jambes, entra\'een\'e8rent leurs cavaliers dans leur chute. Les oiseaux, profitant du d\'e9sordre, se sauv\'e8rent du c\'f4t\'e9 o\'f9 les chasseurs les attendaient. L\'e0, ils tomb\'e8rent sous une pluie de bolas. Chaque chasseur descendait de cheval, tuait la victime, lui coupait les ailes en signe de triomphe et re prenait sa course avec une nouvelle ardeur. Autruches et chasseurs fuyaient et galopaient rapides comme le pampero, le vent des pampas. \par Une quinzaine d'autruches jonchaient la plaine. Don Luis donna le signal de la retraite. Les oiseaux qui n'avaient pas succomb\'e9 se h\'e2t\'e8rent des pieds et des ailes vers des abris s\'fbrs. Les morts furent ramass\'e9 s avec soin, car l'autruche est une excellent mets, et que les Am\'e9ricains pr\'e9parent, surtout avec la chair de la poitrine, un plat renomm\'e9 par sa d\'e9licatesse et sa saveur exquise qu'ils appellent }{\i\fs24 picanilla}{\fs24 . \par Les esclave all\'e8rent \'e0 la recherche des oeufs, fort estim\'e9s aussi, et ils en recueillirent une excellente moisson. \par Quoique la chasse n'eut dur\'e9 qu'une heure, les chevaux, las, suaient te soufflaient; aussi la rentr\'e9e \'e0 l'estancia s'effectua-t-elle lentement. Les chasseur arriv\'e8rent un peu avant le coucher du soleil. \par --Eh bien! demanda Luis au Pavito, il ne s'est rien pass\'e9 d'important en mon absence. \par --Rien, seigneur, reprit Pavito. Un gaucho, disant venir du Carmen pour affaire press\'e9e, a insist\'e9 pour \'eatre introduit et parler \'e0 don Fernando Bustamente. \par Ce gaucho, devant qui le Pavito n'avait eu garde de baisser le pont-levis, \'e9tait son cher et loyal ami Mato, qui devait le tuer }{\i\fs24 adroitement}{\fs24 . Mato s'\'e9tait retir\'e9 de fort mauvaise humeur sans vouloir dire les motifs de sa visite. \par --Que pensez-vous de la venue de ce gaucho, don Fernando? demanda don Luis, d\'e8s qu'ils furent install\'e9s au salon. \par --Rien qui m'\'e9tonne, r\'e9pondit don Fernando. On dispose en ce moment ma nouvelle habitation au Carmen, et sans doute on a besoin de mes ordres. \par --C'est possible. \par --Je presse les ouvriers, mon p\'e8re; j'ai si grande h\'e2te d'\'eatre mari\'e9, que je tremble que mon bonheur ne m'\'e9chappe, dit don Fernando. \par --Moi aussi, dit dona Linda, dont le visage s'empourpra. \par --Voyez-vous la petite fut\'e9e! dit don Luis. Ces coeurs de jeunes filles, \'e7a travaille sans qu'on s'en doute. Patience, mademoiselle, encore trois jours! \par --Mon bon p\'e8re! s'\'e9cria Lindita en cachant dans le sein de don Luis son visage baign\'e9 de larmes de joie. \par --Oh! alors, je pars demain pour le Carmen, d'autant plus que j'attends de Buenos-Ayres des papiers indispensables pour notre union, pour notre bonheur, ajouta Fernando en regardant sa bien-aim\'e9e. \par --C'est cela, dit-elle demain de grand matin, pour \'eatre de retour apr\'e8s-demain avant midi, n'est-ce pas? \par --Demain soir je serai ici: puis-je rester loin de vous ma ch\'e8re Lindita? \par --Non, don Fernando, non, je vous en prie, je ne veux pas que vous reveniez demain soir. \par --Pourquoi donc? r\'e9pondit le jeune homme un peu piqu\'e9 de ce propos de sa fianc\'e9e. \par --Mon Dieu! je ne sais pourquoi moi-m\'eame, mais j'ai peur quand vous traversez la pampa, seul, en pleine nuit. Oh! continua-t-elle \'e0 un geste de don Fernando, je vous connais brave, trop brave m\'ea me. Les bandits gauchos abondent dans la plaine. N'exposez pas une vie qui m'est si ch\'e8re, qui d\'e9j\'e0 n'est plus \'e0 vous, Fernando, et \'e9coutez le conseil d'un coeur qui n'est plus \'e0 moi. \par --Merci, Lindita. Pourtant je n'ai personne \'e0 craindre en ce pays, o\'f9 je suis inconnu. Du reste, je ne quitte jamais l'estancia sans avoir l'air d'un brigand d'op\'e9ra-comique, tant je suis bariol\'e9 d'armes. \par --N'importe, reprit dona Linda, si vous m'aimez... \par --Si je vous aime, interrompit-il avec passion. \par --Si vous m'aimez, vous devez souffrir de mes inqui\'e9tudes et... m'ob\'e9ir. \par --Allons! allons! dit don Luis en riant; sur mon \'e2me, tu es folle, Lindita, et tes romans t'ont troubl\'e9 la cervelle: tu ne r\'eaves plus que brigands, embuscades et trahisons. \par --Que voulez-vous, mon p\'e8re? est-ce ma faute? Le pressentiment d'un malheur prochain m'agite; je ne veux rien livrer au hasard. \par --Ne pleure pas, ma fille ch\'e9rie, dit le p\'e8re \'e0 Linda, qui fondit en larmes. Embrasse-moi; j'ai tort. Ton fianc\'e9 et moi, nous ferons tout ce que tu voudras. Es-tu contente? \par --Est-ce bien vrai? reprit dona Linda qui pleurait en souriant. \par --Oh! senorita! s'\'e9cria Fernando d'un ton de tendre reproche. \par --Vous me rendez toute heureuse. Je ne demande qu'une chose: que Jos\'e9 Diaz vous accompagne. \par --Comme il vous plaira. \par --Vous me le promettez? \par --Je vous le jure. \par --L\'e0, fit gaiement don Luis; tout est pour le mieux, petite fille. Je te soup\'e7onne, Lindita, d'\'eatre un peu jalouse et de craindre qu'on ne t'enl\'e8ve ton fianc\'e9? \par --Peut-\'eatre! dit-elle avec malice. \par --Cela s'est vu, r\'e9pliqua le p\'e8re en goguenardant. Ains, don Fernando, vous partez demain? \par --Au lever du soleil, pour \'e9viter la trop grande chaleur; et, comme je n'ai pas l'esp\'e9rance de vous revoir avant mon d\'e9part, je prends cong\'e9 de vous \'e0 l'instant m\'eame. \par --Embrassez-vous, mes enfants; quand on se quitte, surtout si l'on s'aime, il faut toujours s'embrasser comme si l'on ne devait plus se retrouver que dans l'autre monde. \par --Mon p\'e8re, dit Lindita, vous avez des id\'e9es... \par --C'est pour rire, ma ch\'e8re enfant. \par --Bon voyage, don Fernando, et \'e0 apr\'e8s-demain! \par --A apr\'e8s-demain. \par Le lendemain, au soleil levant, don Fernando Bustamente sortit de l'habitation. Au bas du perron, le capataz et deux esclaves l'attendaient. Involontairement, le jeune homme, avant de piquer des deux, tourna la t\'eate du c\'f4t\'e9 de la chambre de sa bien-aim\'e9e, dont la fen\'eatre s'ouvrit soudain. \par --Adieu! dit dona Linda avec une certaine \'e9motion dans la voix. \par --Adieux! non! r\'e9pondit Fernando en lui envoyant un baiser, au revoir! \par --C'est juste, fit-elle, au revoir. \par Le capataz soupira fortement; sans doute il pensait \'e0 Maria, et se disait que don Fernando \'e9tait bien heureux. \par Don Fernando, le coeur serr\'e9 sans en comprendre la cause, fit un dernier signe \'e0 sa fianc\'e9e et ne tarda pas \'e0 dispara\'eetre au milieu des arbres. Dona Linda le suivit longtemps des yeux, longtemps du coeur, et d\'e8 s qu'elle fut seule, elle sentit la tristesse l'envahir, elle pleura et sanglota am\'e8rement. \par --Mon dieu! mon Dieu! s'\'e9cria-t-elle; prot\'e9gez-le? \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 XII.--LA PASS\'c9E DES GUANACOS \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Sur les rives du Rio-N\'e9gro, \'e0 vingt-cinq lieues environ du Carmen, s'\'e9levait la }{\i\fs24 tolderia}{\fs24 ou village de la pass\'e9e des Guanacos. \par Cette tolderia, simple camp provisoire comme tous les villages des Indiens, dont les moeurs nomades ne comportent pas d'\'e9tablissements fixes, se composait d'une centaine de }{\i\fs24 chozas}{\fs24 ou cabanes irr\'e9guli\'e8rement group\'e9 es les unes aupr\'e8s des autres. \par Chaque choza \'e9tait construite d'une dizaine de pieux plant\'e9s en terre, haut de quatre \'e0 cinq pieds sur les c\'f4t\'e9s et de six \'e0 sept au milieu, avec une ouverture vers l'orient pour que le ma\'ee tre de la choza put, au matin, jeter de l'eau en face du soleil levant, c\'e9r\'e9monie par laquelle les Indiens conjurent Gualichu de ne pas nuire \'e0 leur famille pendant le cours de la journ\'e9e. Ces chozas \'e9taient rev\'ea tues de peaux de chevaux cousues ensemble, toujours ouvertes au sommet afin de laisser un libre essor \'e0 la fum\'e9e des feux de l'int\'e9rieur, feux qui \'e9galent en nombre les femmes du propri\'e9taire. Chaque femme doit avoir un feu pour elle seule. Les cuirs qui servaient de murs ext\'e9rieurs \'e9taient pr\'e9par\'e9s avec soin et peints de diff\'e9rentes couleurs. Ces peintures \'e9gayaient l'aspect g\'e9n\'e9ral de la tolderia. \par Devant l'entr\'e9e des chozas, les lances des guerriers \'e9taient fich\'e9es dans le sol. Ces lances, l\'e9g\'e8res et faites de roseaux flexibles, hautes de seize \'e0 dix-huit pieds et arm\'e9es \'e0 leur extr\'e9mit\'e9 d'un fer long d'un pied, forg \'e9 par les Indiens eux-m\'eames, poussent dans les montagnes du Chili, pr\'e8s de Valdivia. \par La joie la plus vive semblait animer la tolderia. Dans quelques chozas, des Indiennes, munies de ces fuseaux qui leur viennent des Incas, filaient la laine de leur troupeaux; dans d'autres, des femmes tissaient ces ponchos si renomm\'e9 s pour leur finesse et la perfection du travail, devant des m\'e9tiers d'une simplicit\'e9 primitive, autre h\'e9ritage des Incas. \par Les jeunes gans de la tribu, r\'e9unis au centre de la tolderia, au milieu d'une vaste place, jouaient au }{\i\fs24 eilma}{\fs24 , jeu singulier, fort aim\'e9 des Aucas. Les joueurs tracent un vaste cercle sur le sol, y entrent et se rangent sur deux lignes vis-\'e0-vis les uns des autres. Des champions de chacune d'elles, une balle remplie d'air dans la main; ceux-ci dans la main gauche, ceux-l\'e0 dans la droite, jettent leur balle en arri\'e8re de leur corps de mani\'e8re \'e0 la ramener en avant. Ils l\'e8vent la jambe gauche, re\'e7oivent le projectile dans la main et le renvoient \'e0 l'adversaire qu'ils doivent atteindre au corps sous peine de perdre un point. De l\'e0 mille contorsions bizarres du vis-\'e0-vis qui, pour \'e9viter d'\'eatre touch\'e9 , se baisse ou saute. Si la balle sort du cercle, le premier joueur perd deux points et court apr\'e8s elle. Si, au contraire, le second est frapp\'e9, il faut qu'il saisisse la balle et la relance \'e0 son adversaire, qu'il doit t oucher sous peine de perdre lui-m\'eame un point. Celui qui suit, au c\'f4t\'e9 oppos\'e9 du cercle, recommence, et ainsi jusqu'\'e0 la fin. On comprend quels \'e9clats de rire accueillent les postures grotesques des joueurs. \par D'autres Indiens, plus m\'fbrs d'\'e2ge, jouaient gravement \'e0 une esp\'e8ce de jeu de cartes avec des carr\'e9s de cuir enlumin\'e9s de figures grossi\'e8res de diff\'e9rents animaux. \par Dans une choza plus vaste et mieux peinte que les autres chozas de la Tolderia, l'habitation du }{\i\fs24 carasken}{\fs24 ou premier chef, dont les lances garnies \'e0 la base d'une peau color\'e9e ne rouge \'e9 taient la marque distinctive du pouvoir, trois hommes assis devant un feu mourant causaient insouciants des bruits du dehors. Ces hommes \'e9taient Neham-Outah, Pincheira et Churlakin, l'un des principaux ulmenes de la tribu et dont la femme \'e9 tait accouch\'e9e, le matin m\'eame, d'un gar\'e7on, ce qui \'e9tait cause des grandes r\'e9jouissances des Indiens. \par Churlakin prit les ordres du grand chef pour les c\'e9r\'e9monies usit\'e9es en pareil cas, le salua avec respect et sortit de la choza, o\'f9 il reparut bient\'f4t suivi de ses femmes et de tous ses amis, dont l'un tenait l'enfant dans ses bras. \par Neham-Outah se pla\'e7a entre Pincheira et Churlakin, en t\'eate de la troupe, et il se dirigea vers le Rio-N\'e9gro. Le nouveau-n\'e9 envelopp\'e9 dans ses langes de laine, fut plong\'e9 dans l'eau du fleuve; puis on revint dans le m\'eame ordre \'e0 la choza de Churlakin, \'e0 l'entr\'e9e de laquelle gisait une jument grasse renvers\'e9e et attach\'e9e par les quatre pieds. \par Un poncho fut plac\'e9 sur le ventre de l'animal, et les parents et les amis y d\'e9pos\'e8rent l'un apr\'e8s l'autre les pr\'e9sents destin\'e9s \'e0 l'enfant, \'e9perons, armes, v\'eatements. Neham-Outah, qui avait consenti \'e0 servir de parrain, pla \'e7a le nouveau-n\'e9 au milieu des dons; et Churlakin ouvrit les flancs de la jument, lui arracha le coeur et, tout chaud encore, il le passa \'e0 Neham-Outah qui s'en servit pour faire une croix sur le front de l'enfant, en lui disant: \'ab tu te nommeras Churlakincko.\'bb Le p\'e8re reprit son fils, et le chef, \'e9levant le coeur sanglant, dit \'e0 haute voix \'e0 trois reprises diff\'e9rentes: \par --Qu'il vive! qu'il vive! qu'il vive! \par Puis, il recommanda \'e0 Gualichu, le g\'e9nie du mal, le priant de le rendre brave, \'e9loquent, et il termina l'\'e9num\'e9ration de ses voeux par ces mots: \par --Surtout qu'il ne soit jamais esclave! \par La c\'e9r\'e9monie accomplie, la jument fut coup\'e9e par morceaux, on alluma de grands feux, et tous les parents et amis prirent place \'e0 un festin qui devait durer jusqu'\'e0 la disparition compl\'e8te de la jument immol\'e9e. \par Churlakin se pr\'e9parait \'e0 s'asseoir et \'e0 manger comme ses convives; mais, sur un signe de Neham-Outah, il suivit le grand chef dans sa choza, o\'f9 ils reprirent leurs si\'e8ges devant le foyer. Pincheira \'e9 tait avec eux. Sur un geste de Neham-Outah, les femmes sortirent, et lui, apr\'e8s un court recueillement, il prit la parole: \par --Mes fr\'e8res, vous \'eates mes fid\'e8les, et devant vous mon coeur s'ouvre comme une chirimoya (fruit qui ressemble \'e0 la goyave), pour vous laisser voir mes plus secr\'e8tes pens\'e9es. Vous avez peut-\'eatre \'e9t\'e9 \'e9tonn\'e9s de n'avoir pas \'e9t\'e9, cette nuit, compt\'e9s au nombre des chefs choisis par moi pour agir sous mes ordres? \par Les deux chefs firent un signe de d\'e9n\'e9gation. \par --Vous n'avez ni dout\'e9 de mon amiti\'e9, ni suppos\'e9 que je vous ai retir\'e9 ma confiance? Loin de l\'e0! Je vous r\'e9serve tous deux \'e0 de plus importantes entreprises qui exigent des hommes s\'fbrs et \'e9prouv\'e9s. Vous, Churlakin, montez \'e0 cheval sans d\'e9lai, voici le quipus. \par Et il remit \'e0 l'ulmen une petite b\'fbche de bois de saule, longue de dix pouces et large de quatre, fendue au milieu et contenant un doigt humain. Ce morceau de bois entour\'e9 de fil, \'e9tait frang\'e9 de laine rouge, bleue, noire et blanche. Churlakin re\'e7ut avec respect le quipus. \par --Churlakin, reprit Neham-Outah, vous me servirez de }{\i\fs24 chasqui}{\fs24 (h\'e9raut), non pas parmi les nations patagones des pampas, dont les caraskenes, les ulmenes ou apo-ulmenes ont assist\'e9 \'e0 la solennelle r\'e9 union de l'arbre de Gualichu, quoique vous puissiez communiquer avec elles sur votre chemin, mais je vous envoie sp\'e9cialement vers les nations et les tribus dispers\'e9es au loin et vivant dans les bois, tels que les Ranqueles, les Qu\'e9 randis, les Moluchos, les Picunches, auxquels vous pr\'e9senterez le quipus. De l\'e0, vous rabattant sur le grand }{\i\fs24 chace}{\fs24 (d\'e9sert), vous visiterez toutes les tribus Charruas, Bocobis, Tohas et Guaranis, qui peuvent met tre environ vingt-cinq mille guerriers sous les armes. Cette t\'e2che est difficile et d\'e9licate. Voil\'e0 pourquoi je vous la confie comme \'e0 un autre moi-m\'eame. \par --Mon fr\'e8re peut \'eatre tranquille, dit Churlakin: je r\'e9ussirai. \par --Bien! reprit Neham-Outah, sur la laine noire, j'ai fait dix-neuf noeuds pour indiquer que mon fr\'e8re est parti d'aupr\'e8s de moi le dix-neuvi\'e8me jour de la lune; sur la blanche, vingt-sept jours les guerriers seront r\'e9unis en armes sur l'\'ee le de Chole-Hechel, \'e0 la fourche du Rio-N\'e9gro. Les chefs qui consentiront \'e0 sa joindre \'e0 nous feront un noeud sur la laine couleur de sang; ceux qui s'excuseront noueront ensemble la laine rouge et la laine bleue. Mon fr\'e8re a-t-il compris? \par --Oui, r\'e9pondit Churlakin. Quand faut-il partir? \par --Tout de suite; le temps presse. \par --Dans dix minutes, je serai loin du village, dit Churlakin qui salua les deux chefs et sortit de la choza. \par --A nous deux! maintenant, fit amicalement Neham-Outah d\'e8s qu'il se trouva seul avec Pincheira. \par --J'\'e9coute. \par Le chef supr\'eame, quittant alors les mani\'e8res compos\'e9es et le langage d'un ulmen, usa des fa\'e7ons europ\'e9ennes avec une aisance surprenante, et, laissant de c\'f4t\'e9 le dialecte indien, il s'adressa \'e0 l'officier chilien dans le plus pur castillan qu'on parle du Cap Horn \'e0 Mazatlan. \par --Mon cher Pincheira, lui dit-il, depuis deux ans que je suis de retour d'Europe, je me suis attach\'e9 la plupart des gauchos du Carmen, gens de sac et de corde, bandit, exil\'e9s de Buenos-Ayres pour crimes, je le sais; mais je pui s compter sur eux et ils me sont tout d\'e9vou\'e9s. Ces hommes ne me connaissent que sous le nom de don Juan Perez. \par --Je ne l'ignorais pas, dit Pincheira. \par --Ah! fit Neham-Outah en lan\'e7ant un regard soup\'e7onneux au Chilien. \par --Tout se sait dans la pampa. \par --Bref, reprit Neham-Outah, l'heure est venue o\'f9 je dois r\'e9colter ce que j'ai sem\'e9 parmi ces bandits, qui nous serviront contre leurs compatriotes par la connaissance de leur tactique espagnole, par leur adresse \'e0 se servir des armes \'e0 feu. Des raisons trop longues \'e0 vous d\'e9duire m'emp\'eachent de m'occuper des gauchos. Vous, pr\'e9 sentez-vous en mon nom. Ce diamant, ajouta-t-il en retirant une bague de son doigt, sera votre passeport. Ils sont avertis; et, en le leur montrant, ils vous ob\'e9iront comme \'e0 moi-m\'eame. Ils se r\'e9 unissent dans une pulperia borgne de la Poblacion-del-Sur au Carmen. \par --Je vois cela d'ici; qu'aurais-je \'e0 faire avec ces gaillards-l\'e0. \par --Une chose bien simple. Tous les jours un homme d\'e9vou\'e9, un gaucho nomm\'e9 Chillito, vous transmettra mes ordres et vous apprendra ce qui se passe parmi nous. Il s'agit donc de tenir ces bandits en haleine, et, au jour que je vous d\'e9 signerai, vous formerez une r\'e9volte dans le Carmen. Cette r\'e9volte nous donnera le temps d'agir au dehors, pendant qu'une partie de vos gens battra la campagne et nous d\'e9barrassera, s'il est possible, de ces enrag\'e9 s de bomberos qui surveillent nos manoeuvres dans la pampa, et qui sont presque aussi fins que nos Indiens. \par --Diable! dit Pincheira; voil\'e0 du fil \'e0 retordre. \par --Vous r\'e9ussirez, sinon par amiti\'e9 pour moi, du moins en haine des Espagnols. \par --Pour ne pas tromper votre attente, je ferai plus qu'un homme ne peut faire. \par --Je le sais, et vous en remercie, mon cher Pincheira. Mais de la prudence et de l'adresse! On se doute de nos projets, on nous \'e9p ie. Pour parler le langage des Indiens, c'est un travail de taupe que je vous confie: il faut creuser sous le Carmen une mine qui engloutisse tout, en \'e9clatant. \par --Cara\'ef! dit Pincheira en serrant chaleureusement la main de Neham-Outah, vous aimez un homme comme je les aime. Comptez sur moi, sur mon amiti\'e9, surtout sur ma haine. \par --Nous serons tous veng\'e9s, ajouta Neham-Outah. \par --Satan vous entende! \par --A l'oeuvre donc! Mais auparavant quittez votre costume d'officier chilien. Grimez-vous le mieux possible, car votre visage est connu au Carmen. \par --Oui, reprit Pincheira, et dans une heure vous-m\'eame ne me reconna\'eetrez pas; je vais me v\'eatir en gaucho, c'est moins compromettant. Adieu! \par --Un mot encore! \par --Dites. \par --Chaque nuit, l'homme que je vous enverrai prendra avec vous rendez-vous dans un endroit diff\'e9rent, afin de d\'e9jouer les espions. \par --C'est convenu. \par --Adieu. \par --Pincheira sortit de la choza, et le chef indien le suivit un instant des yeux. \par --Va! dit-il, b\'eate f\'e9roce \'e0 laquelle je jette un peuple en p\'e2ture! Va! mis\'e9rable instrument de projets dont tu ne comprends pas la grandeur! ajouta-t-il en promenant ses regards sur les Indiens; ils sont en f\'ea te, ils jouent comme des enfants et ne se doutent pas que je vais les rendre libres. Mais il est temps que je songe moi-m\'eame \'e0 ma vengeance. \par Et il s'\'e9loigna de la choza, sauta sur un cheval qu'un Indien tenait en bride et \'e0 fond de train s'\'e9lan\'e7a du c\'f4t\'e9 du Carmen. \par Au bout d'une heure il s'arr\'eata sur les bords du Rio-N\'e9gro, descendit de cheval, s'assura par un coup d'oeil qu'il \'e9tait seul, d\'e9tacha une valise en cuir attach\'e9e \'e0 sa selle et entra dans une grotte naturelle situ\'e9e \'e0 quelques pas. L\'e0, il se d\'e9pouilla lestement de ses v\'eatements, rev\'eatit un riche costume europ\'e9en et se remit en route. \par Ce n'\'e9tait plus Neham-Outah, le chef supr\'eame des nations indiennes, mais don Juan Perez, le myst\'e9rieux Espagnol. Son allure aussi, par prudence, \'e9tait chang\'e9e, et son cheval, d'un pas tranquille, le portait au Carmen. \par Arriv\'e9 \'e0 peu pr\'e8s \'e0 l'endroit o\'f9, la veille, les bomberos, emmenant leur soeur, avaient fait halte pour se consulter entr'eux, il mit de nouveau pied \'e0 terre, s'assit sur l'herbe et tira d'un magnifique cigarera, en paille tress\'e9 e de panama, un cigare qu'il alluma avec la placidit\'e9 apparente d'un promeneur qui se repose \'e0 l'ombre et admire les beaut\'e9s du paysage. \par Pendant ce temps-l\'e0 le pas de plusieurs chevaux troubla la solitude de la pampa, et d'une voix rauque entonna ce refrain indien bien connu sur cette fronti\'e8re: \par \par El mebin mi neculantey \par Tilqui mapu meunt \par Anca ma guida meunt \par Ay! guineckry ni pello menckey! \par \par \'abJe suis allez mon N\'e9culan dans le pays de Telqui. Oh! coteaux humides qui l'ont chang\'e9 en ombres et en mouches.\'bb \par --Oh! oh! d\'e9j\'e0 le chant du maukawis! (esp\'e8ce de caille) dit don Juan \'e0 voix haute. \par --Le chant du maukawis n'annonce-t-il pas le lever du soleil? demanda la voix. \par --Tu as raison, Chillito, reprit don Juan; nous sommes seuls; tu peux venir, ainsi que ton compagnon qui, je le suppose, est ton ami Mato. \par --Vous avez devin\'e9, Seigneurie, dit Mato en tournant une dune mouvante. \par --Fid\'e8les \'e0 notre parole, dit Chillito, nous arrivons \'e0 l'heure et au lieu d\'e9sign\'e9s. \par --C'est bien, mes braves, merci! Approchez-vous; restez \'e0 cheval. Vous m'\'eates d\'e9vou\'e9s tous deux? \par --Jusqu'\'e0 la derni\'e8re goutte de sang, Seigneurie, dirent les deux gauchos. \par --Et vous ne m\'e9prisez pas l'argent? \par --L'argent ne peut jamais nuire qu'\'e0 ceux qui n'en ont pas, r\'e9pondit sentencieusement Chillito. \par --Quand il est honorablement gagn\'e9, appuya Mato avec une grimace de singe. \par --C'est convenu, repartit le jeune homme. Il s'agit de cinquante onces. \par Les deux bandits eurent un petit frisson de joie, leurs prunelles de chat-tigre \'e9tincel\'e8rent. \par --Cara\'ef! firent-ils. \par --Cela vous va-t-il? \par --Pardieu! cinquante onces! Ce sera difficile sans doute? \par --Peut-\'eatre. \par --N'importe. \par --Il y aura mort d'homme. \par --Tant pis pour lui, dit Chillito. \par --Cela vous va toujours? \par --Plus que jamais, grommela Mato. \par --En ce cas \'e9coutez-moi avec attention, dit don Juan Perez. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs32 DEUXI\'c8ME PARTIE. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 I.--LE PAMPERO. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Durant tout le cours de leur voyage, qui dura deux heures, don Fernando et don Jos\'e9 n'\'e9chang\'e8rent pas une seule syllabe, au grand \'e9tonnement du capataz, don Fernando songeait \'e0 son bonheur prochain, un peu couvert d'ombre par la tristesse de ses adieux et les pressentiments de dona Linda. Ces inqui\'e9tudes vagues, d\'e8s qu'il fut arriv\'e9 au Carmen, se dissip\'e8rent comme les brouillards du matin devant le soleil. \par Le premier soin de Fernando fut de visiter la maison o\'f9 il devait conduire dona Linda apr\'e8s la b\'e9n\'e9diction nuptiale. Quoique le confort n'existe pas dans l'Am\'e9rique du Sut, c'\'e9tait un palais f\'e9erique encombr\'e9 de toutes les splendeurs du luxe. Un peuple d'ouvriers fran\'e7ais, anglais, et italiens, r\'e9unis avec des difficult\'e9s inou\'efes, travaillaient sans rel\'e2che sous les ordres d'un habile architecte pour donner la derni\'e8re main \'e0 cette cr\'e9 ation des }{\i\fs24 Mille et une Nuits}{\fs24 , qui d\'e9j\'e0 avait englouti des sommes consid\'e9rables et qui, dans quarante-huit heures, pouvait recevoir ses nouveaux h\'f4 tes. Au Carmen, on ne parlait que du palais de don Fernando Bustamente; la foule curieuse, qui affluait devant les portes, racontait des merveilles de cette demeure princi\'e8re. \par Don Fernando, satisfait de voir son r\'eave accompli, sourit en pensant \'e0 sa fianc\'e9e, et, apr\'e8s avoir compliment\'e9 les ouvriers et l'architecte, il se rendit chez le gouverneur, o\'f9 l'appelaient de graves int\'e9r\'eats. \par Le commandant fit un gracieux accueil au jeune homme, dont il avait beaucoup connu le p\'e8re. Cependant Fernando, malgr\'e9 la bienveillance courtoise de don Luciano Quiros, crut voir sur son visage la trace d'une contrari\'e9t\'e9 secr\'e8te. \par Le gouverneur \'e9tait un brave et loyal soldat, qui avait rendu des services dans la guerre de l'ind\'e9pendance et auquel, en guise de retraite, le gouvernement de Buenos-Ayres avait confi\'e9 le commandement du Carmen, poste qu'il occupait depuis quinze ann\'e9es. Courageux, s\'e9v\'e8re et juste, le colonel tenait en respect les gauchos par le supplice du }{\i\fs24 garrot}{\fs24 et d\'e9jouait les continuelles tentatives d es Indiens, qui venaient jusqu sous les canons du fort essayer de voler des bestiaux et de faire des prisonniers et surtout des prisonni\'e8res. Dou\'e9 d'une intelligence m\'e9diocre, mais soutenu par sa propre exp\'e9 rience et par l'estime de tous les honn\'eates gens de la colonie, il ne manquait pas d'une certaine \'e9nergie de caract\'e8re. Au physique, c'\'e9tait un grand et gros homme, \'e0 la face rubiconde et bourgeonn\'e9e, plein du contentement de lui-m\'ea me, qui s'\'e9coutait parler et pesait soigneusement ses paroles comme si elles eussent \'e9t\'e9 d'or. \par Don Fernando fut \'e9tonn\'e9 de l'inqui\'e9tude qui d\'e9rangeait la placidit\'e9 habituelle du visage du colonel. \par --C'est, dit ce dernier en serrant cordialement la main au jeune homme, c'est un miracle dont je remercie nuestra senora del Carmen que de vous voir ici. \par --Dans quelques jours vous ne m'adresserez plus ce reproche, r\'e9pondit don Fernando. \par --Ainsi, c'est pour bient\'f4t? fit don Luciano qui se frotta les mains. \par --Mon dieu! d'ici \'e0 quatre jours, je l'esp\'e8re, je serai mari\'e9. Aujourd'hui je suis venu au Carmen donner le coup d'oeil du ma\'eetre aux derniers pr\'e9paratifs de mon mariage. \par --Tant mieux! reprit le commandant, je suis enchant\'e9 que vous vous fixiez aupr\'e8s de nous. Don Fernando, votre fianc\'e9e est la plus jolie fille de la colonie. \par --Merci pour elle, colonel! \par --Et vous passez la journ\'e9e au Carmen? \par --Oui; demain de bonne heure je compte retourner \'e0 l'estancia. \par --Dans ce cas, vous d\'e9jeunez avec moi, sans fa\'e7on, n'est-ce pas? \par --Volontiers. \par --Parfait, dit le commandant qui frappa sur un timbre. \par Un esclave noir parut. \par --Monsieur d\'e9jeune avec moi. \par A propos, don Fernando, j'ai l\'e0 un gros paquet de papiers \'e0 votre adresse qui est arriv\'e9 hier soir de Buenos-Ayres par un expr\'e8s. \par --Dieu soit lou\'e9! je craignais un retard. Ces papiers sont indispensables pour mon mariage. \par --Tout est pour le mieux, reprit don Luciano. \par Le jeune homme mit le paquet dans la poche de son habit. \par L'esclave noir rouvrit la porte. \par --Sa Seigneurie est servie, dit-il. \par Un troisi\'e8me convive les attendait dans la salle \'e0 manger. Ce personnage \'e9tait le major Blumel, vieil Anglais, long, sec, maigre et formaliste qui, depuis vingt ans, commandait en second au Carmen. Don Luciano et le major avaient guerroy\'e9 ensemble dans leur jeunesse et ils s'aimaient fraternellement. Le major et don Fernando se connaissaient un peu. On s'assit apr\'e8s les politesses d'usage, devant une table abondante et d\'e9 licate, et, au dessert, la conversation, qui avait souffert de l'app\'e9tit des convives, devint tout \'e0 fait amicale. \par --Ah \'e7\'e0! demanda don Fernando, don Luciano? Vous n'avez pas votre ga\'eet\'e9 de tous les jours. \par --Il est vrai, fit le commandant en humant un verre de x\'e9r\'e8s de la Frontera, je suis triste. \par --Triste, vous? Diable, vous m'inqui\'e9tez; si je ne vous avais pas vu d\'e9jeuner d'aussi bon app\'e9tit, je vous croirais malade. \par --Oui, r\'e9pondit le vieux soldat avec un soupir, l'app\'e9tit va bien. \par --Qui peut alors vous chagriner? \par --Un pressentiment, dit le commandant d'un ton s\'e9rieux. \par --Un pressentiment! r\'e9p\'e9ta don Fernando, qui se souvenait des derni\'e8res paroles de dona Linda. \par --Un pressentiment! appuya le major. Moi aussi je suis inquiet malgr\'e9 moi: il y a je ne sais quoi dans l'air. Un danger est suspendu au dessus de nos t\'eates; d'o\'f9 viendra-t-il? Dieu le sait. \par --Oui, reprit don Luciano, Dieu le sait, et, croyez-moi, don Fernando, il donne des avertissements aux hommes en danger. \par --Le major Blumel et vous, deux vieux soldats braves comme leur \'e9p\'e9e, n'ayez point peur de votre ombre; ainsi, quelles sont vos raisons? \par --Aucune, dit le colonel; cependant... \par --Allons! allons! don Luciano, dit gaiement Fernando, vous avez ce que la major appelle }{\i\fs24 blue devils}{\fs24 , des diables bleus. C'est une esp\'e8ce de spleen produit par les brouillards de l'Angleterre et une maladie d\'e9pays\'e9 e dans cette contr\'e9e pleine de soleil. Un conseil, colonel! faites-vous saigner, buvez frais, mangez sal\'e9, et dans deux jours les brumes de votre imagination se seront dissip\'e9es, n'est-ce pas, major? \par --Je le souhaite, r\'e9pondit le vieil officier en secouant la t\'eate. \par --Bah! reprit Fernando, la vie est d\'e9j\'e0 si courte, \'e0 quoi bon l'attrister par des chim\'e8res? \par --Sur la fronti\'e8re, on n'est s\'fbr de rien. \par --Les Indiens sont devenus des agneaux. \par --Seigneurie, dit au gouverneur un esclave qui entr'ouvrit la porte, un bombero, arriv\'e9 \'e0 toute bride demande \'e0 \'eatre introduit. \par Les trois convives se regard\'e8rent. \par --Qu'il entre! fit le colonel Des pas lourds r\'e9sonn\'e8rent dans les salles attenantes, et le bombero parut. C'\'e9tait Sanchez. Il avait bien en ce moment l'apparence d'un porteur de mauvaise nouvelles: il semblait sortir d'un combat; ses v\'ea tements en lambeaux \'e9taient tach\'e9s de sang et de boue; une p\'e2leur inaccoutum\'e9e lui couvrait le visage; harass\'e9 de la rapidit\'e9 de sa course, il s'appuya sur sa carabine. \par --Tenez, lui dit don Fernando ce verre de vin vous remettra. \par --Non, r\'e9pondit Sanchez en repoussant le verre; ce n'est pas de vin que j'ai soif, mais de sang. \par Le bombero essuya du revers de sa main son front baign\'e9 de sueur, et, d'une voix br\'e8ve et saccad\'e9e qui porta la terreur dans l'\'e2me des trois hommes: \par --Les Indiens descendent, dit-il. \par --Vous les avez vus? demanda le major. \par --Oui, fit-il sourdement. \par --Quand? \par --Ce matin. \par --Loin d'ici? \par --A vigt lieues. \par --Combien sont-ils? \par --Comptez les grains de sable de la pampa, vous aurez leur nombre. \par --Oh! s'\'e9cria le colonel, c'est impossible; les Indiens ne peuvent ainsi du jour au lendemain organiser une arm\'e9e. La terreur vous aura troubl\'e9. \par --La terreur! fi donc! r\'e9pondit le bombero d'un air de d\'e9dain. Dans le d\'e9sert, nous n'avons pas le temps de la conna\'eetre. \par --Mais enfin, comment viennent-ils? \par --Comme un ouragan, br\'fblant et pillant tout sur leur passage. Ils forment un demi-cercle dont les deux extr\'e9mit\'e9s vont se rapprochant de plus en plus du c\'f4t\'e9 du Carmen. Ils agissent avec une certaine m\'e9 thode, sous les ordres d'un chef aguerri et habile, sans nul doute. \par --Ceci est grave dit le commandant. \par Le major hocha la t\'eate. \par --Pourquoi nous pr\'e9venir si tard? dit-il au bombero. \par --Ce matin, au lever du soleil, mes trois fr\'e8res et moi avons \'e9t\'e9 envelopp\'e9s par deux ou trois cents Indiens qui sembl\'e8rent sortir subitement de terre. Quelle lutte! nous nous sommes d\'e9 fendus comme des lion; Simon est mort, Julian et Quinto sont bless\'e9s, mais nous avons \'e9chapp\'e9, enfin, et me voil\'e0! \par --Rejoignez votre poste au plus vite; on vous donnera un cheval frais. \par --Je pars. \par --Eh bien! dit Luciano quand Sanchez se fut retir\'e9, que pensez-vous de nos pressentiments, don Fernando? Mais o\'f9 allez-vous? demanda-t-il au jeune homme qui s'\'e9tait lev\'e9. \par --Je retourne \'e0 l'estancia de San-Julian, que les Indiens ont peut-\'eatre attaqu\'e9e. Oh! dona Linda! \par --San-Julian est fortifi\'e9 et \'e0 l'abri d'un coup de main. Cependant, t\'e2chez de ramener don Luis et sa fille au Carmen, o\'f9 ils seront plus en s\'fbret\'e9. \par --Merci, colonel! j'y t\'e2cherai. Vous, soyez ferme devant les ennemis. Vous le savez, les Indiens ne tendent jamais que des surprises, et, d\'e8s qu'ils voient leurs projets d\'e9couverts ils s'esquivent. \par --Dieu vous entende! \par --Au revoir, messieurs, et bonne chance! dit le jeune homme en serrant la main au deux vieux soldats. \par Don Jos\'e9 Diaz, qui attendait don Fernando dans la cour, d\'e8s qu'il l'aper\'e7ut, accourut vers lui. \par --Eh bien! lui dit le capataz, vous savez la nouvelle, les Indiens descendent. \par --On vient de me l'apprendre. \par --Qu'allons-nous faire? \par --Retourner \'e0 l'estancia. \par --Hum! don Fernando, ce n'est gu\'e8re prudent: les Indiens nous barrent sans doute le passage. \par --Nous leur passerons sur le corps. \par --Pardieu! c'est \'e9vident, mais si vous \'eates tu\'e9? \par --Bah! dona Linda m'attend. \par --Comme il vous plaira, r\'e9pondit le capataz. Tout est pr\'eat pour le d\'e9part; les chevaux sont l\'e0, tout sell\'e9s. Partons! \par --Merci, Jos\'e9; vous \'eates un brave homme, dit Fernando en lui serrant la main. \par --Je le sais bien. \par --En selle! \par Don Fernando et don Jos\'e9, escort\'e9s de deux esclaves, travers\'e8rent au pas la foule des oisifs rassembl\'e9 s devant la porte du fort afin d'apprendre les nouvelles; puis ils descendirent au grand trot la pente assez raide qui conduit de la citadelle au vieux Carmen, et ils galop\'e8rent enfin vers San-Julian. \par Ils n'avaient pas remarqu\'e9 les gestes de plusieurs hommes \'e0 mine suspecte qui, depuis leur d\'e9part, les suivaient \'e0 distance et causaient vivement entre eux. \par Le temps \'e9tait \'e0 l'orage, le ciel \'e9tait gris et bas; les oiseaux de mer tournoyaient en sifflant. L'air semblait sans mouvement; un profond silence planait sur la solitude; un nuage blanch\'e2tre et l\'e9 ger comme la neige se forma dans le sud-ouest: il avan\'e7a, et ses proportions grandirent de minute ne minute. Tout annon\'e7ait l'approche du }{\i\fs24 pampero}{\fs24 , ce simoun des prairies. \par Les nu\'e9es s'amass\'e8rent; la poussi\'e8re s'\'e9leva et courut en colonnes \'e9paisses, suspendues entre le ciel et la terre. Les nuages envelopp\'e8rent la plaine comme d'un manteau, dont les tourbillons soulev\'e8rent \'e0 chaqu e instant les plis, et que les \'e9clairs d\'e9coup\'e8rent \'e7\'e0 et l\'e0. Des bouff\'e9es d'air embras\'e9 travers\'e8rent l'espace, et soudain des bouts de l'horizon la temp\'eate accourut furieuse, balayant la pampa avec une violence irr\'e9 sistible. La lumi\'e8re fut obscurcie par des masses de sable; d'\'e9paisses t\'e9n\'e8bres couvrirent la terre, et le tonnerre m\'eala ses \'e9clats terribles aux mugissements de l'ouragan. D'\'e9normes morceaux se d\'e9tach\'e8 rent des hautes falaises et roul\'e8rent avec fracas dans la mer. \par Les voyageurs \'e9taient descendus de leurs montures et sur le bord de la mer ils s'\'e9taient abrit\'e9s derri\'e8re des rochers. Quand le plus fort de l'orage fut pass\'e9, ils se remirent en route. Don Fernando et Jos\'e9 marchaient silencieux c\'f4te \'e0 c\'f4te, pendant que les deux esclaves avanc\'e9s d'une vingtaine de pas, tremblaient de voir para\'eetre les Patagons. \par L'orage avait un peu diminu\'e9 d'intensit\'e9; le pampero avait port\'e9 plus loin sa furie; mais la pluie tombait \'e0 torrents, et les \'e9clairs et la foudre se succ\'e9daient sans interruption. Les cavaliers ne pouvaient gu\'e8 re continuer leur route et risquaient \'e0 chaque seconde d'\'eatre renvers\'e9s de leurs chevaux qui se cabraient effray\'e9s. La terre et le sable d\'e9tremp\'e9s par la pluie, n'offraient pas une seule place o\'f9 les pauvres b\'ea tes pussent poser les pieds avec s\'e9curit\'e9; elles tr\'e9buchaient, ren\'e2claient et mena\'e7aient de s'abattre. \par --Nous avons beau faire, dit le capataz, il est impossible d'aller plus loin; je crois qu'il vaut mieux nous arr\'eater de nouveau et nous abriter sous ce bouquet d'arbres. \par --Allons! reprit don Fernando avec un soupir de r\'e9signation. \par La petite troupe se dirigea vers un bois qui bordait la route. Ils n'\'e9taient plus qu'\'e0 une quinzaine de pas, lorsque quatre hommes, le visage couvert de masques noirs, s'\'e9lanc\'e8rent au galop hors du bois et se ru\'e8 rent en silence contre les voyageurs. \par Les esclaves roul\'e8rent en bas de leurs chevaux, atteints de deux coups de feu que leur avaient tir\'e9s les inconnus, et se tordirent dans les convulsions de l'agonie. Don Fernando et Jos\'e9 Diaz, \'e9tonn\'e9s de cette attaque subite de la part d'hommes qui ne pouvaient \'eatre des Indiens, car ils portaient le costume des gauchos, et leurs mains \'e9taient blanches, mirent imm\'e9diatement pied \'e0 terre, et, se faisant un rempart du corps de leurs chevaux, ils attendirent, la carabine \'e0 l'\'e9paule, le choc de leurs adversaires. \par Des balles furent \'e9chang\'e9es de part et d'autres, et un combat acharn\'e9 s'engagea, combat in\'e9gal et silencieux! Un des assaillants, le cr\'e2ne fendu jusqu'aux dents, tomba; un autre eut la poitrine travers\'e9e par l'\'e9p\'e9e de don Fernando. \par --Eh bien! mes ma\'eetres, leur criait-il, en avez-vous assez? ou bien l'un de vous veut-il faire connaissance avec ma lame? Vous \'eates des niais, c'est dix qu'il fallait venir pour nous assassiner. \par --Et quoi! ajouta le capataz, vous renoncez d\'e9j\'e0? Vous n'\'eates gu\'e8re adroits pour des coupe-jarrets, et celui qui vous paie aurait d\'fb mieux choisir. \par En effet, les deux hommes masqu\'e9s avaient recul\'e9; mais aussit\'f4t quatre hommes, \'e9galement couverts d'un masque, apparurent, et tous les six se pr\'e9cipit\'e8rent sur les deux espagnols qui attendirent de pied ferme. \par --Diable! nous vous avions calomni\'e9s, pardon! Vous connaissez votre m\'e9tier, dit don Jos\'e9 en d\'e9chargeant \'e0 bout portant un pistolet dans le groupe de ses adversaires. \par Ceux-ci, toujours muets, ripost\'e8rent et la lutte recommen\'e7a avec une nouvelle furie. Mais les deux braves Espagnols, dont les forces \'e9taient \'e9puis\'e9es et dont le sang coulait, tomb\'e8rent \'e0 leur tour sur les cadavres des deux autres assaillants qu'ils sacrifi\'e8rent \'e0 leur rage avant de succomber. \par D\'e8s que les inconnus virent Diaz et don Fernando sans mouvement, ils pouss\'e8rent un cri de triomphe. Sans s'inqui\'e9ter du capataz, ils prirent le corps de don Fernando Bustamente, le plac\'e8rent en travers sur l'un de leurs chevaux, et \'e0 toute bride d'enfuirent dans les d\'e9tours de la route. \par Sept cadavres jonchaient la terre. Apr\'e8s les assassins arriv\'e8rent les vautours qui planaient et tournoyaient au-dessus des victimes, et m\'ealaient leurs rauques cris de joie au bruit de l'ouragan. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 II.--L'\'c9TAT DE SI\'c8GE. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 --Le coup est rude, dit le gouverneur apr\'e8s le d\'e9part de don Fernando; mais, vive Dieu! les pa\'efens trouveront \'e0 qui parler, Major, pr\'e9venez les officiers de se r\'e9 unir tout de suite en conseil de guerre, afin d'aviser aux moyens de d\'e9fenses. \par --A la bonne heure! r\'e9pondit le major, je suis content de vous: vous redressez fi\'e8rement la t\'eate, et je vous retrouve enfin, mon ami. \par --Ah! mon cher Blumel, le pressentiment d'un malheur abat le courage, tandis que le danger si grand qu'il soit, d\'e8s que nous l'avons en face de nous, cesse de nous causer de l'effroi. \par --Vous avez raison, fit le major, qui sortit pour s'acquitter de la commission de son chef. \par Les officiers de la garnison, au nombre de six, sans compter le colonel et le major, se furent bient\'f4t r\'e9unis chez le gouverneur. \par --Asseyez-vous, caballeros, leur dit-il. Vous n'ignorez pas sans doute le motif de cette convocation. Les indiens menacent la colonie; une ligue puissante s'est form\'e9e entre les Patagons. De quelles forces disposons-nous? \par --Les armes et les munitions ne nous manquent pas, r\'e9pondit le major; nous avons ici plus de deux cents milliers de poudre, des pistolets, des sabres et des lances \'e0 foison; nos canons sont abondamment fournis de boulets et de mitraille. \par --Bien. \par --Malheureusement, reprit le major, les soldats... \par --Combien en avons-nous? \par --L'effectif devait \'eatre de 170; mais la mort, les maladies et les d\'e9sertions l'ont r\'e9duit \'e0 80 \'e0 peine! \par --Quatre-vingt! fit le colonel en secouant la t\'eate; en pr\'e9sence d'une invasion formidable, comme il s'agit de la d\'e9fense commune, ne pouvons-nous pas obliger les habitants \'e0 se mettre sous les armes? \par --C'est leur devoir, dit un des officiers. \par --Il faut, continua don Luciano, qu'une force imposante couronne nos murailles. Voici donc ce que je propose. Tous les esclaves noirs seront enr\'f4l\'e9s et form\'e9s en compagnie; les n\'e9gociants feront un corps \'e0 part; les gauchos, bien mont\'e9 s et bien arm\'e9s d\'e9fendront les approches de la ville et feront des patrouilles au dehors pour surveiller la plaine. Nous r\'e9unirons ainsi 700 hommes, nombre suffisant pour repousser les Indiens. \par --Vous savez, colonel, objecta un officier, que les gauchos sont de mauvais dr\'f4les et que pour eux la moindre perturbation est un pr\'e9texte de pillage. \par --Aussi, seront-ils charg\'e9s de la d\'e9fense ext\'e9rieure. Ils camperont en dehors de la colonie; et, pour diminuer parmi eux les chances de r\'e9 volte, on les dispersera en deux compagnies, dont l'une parcourra les environs, tandis que l'autre se reposera. En les tenant ains en haleine, nous n'aurons rien \'e0 redouter. \par --Quant aux cr\'e9oles et aux \'e9trangers, dit le major, il sera bon, je crois, de leur intimer l'ordre de rentrer toutes les nuits au fort pour les armer en cas de besoin. \par --Parfaitement. On doublera aussi les bomberos pour parer \'e0 une surprise, et des barri\'e8res seront \'e9lev\'e9es \'e0 l'entr\'e9e de la ville, afin de nous garantir des Indiens. \par --Si tel est votre avis, colonel, interrompit le major, un homme va \'eatre exp\'e9di\'e9 aux estancieros qui, avertis de l'approche de l'ennemi par trois coups de canon tir\'e9s du fort, se r\'e9fugieront au Carmen. \par --Faites, major. Ces pauvres gens seraient impitoyablement massacr\'e9s par les sauvages. Il faudra aussi pr\'e9venir les habitants des deux villes que toutes les femmes, quand les pa\'ef ens seront en vue, doivent se retirer dans le fort, si elle ne veulent pas tomber aux mains des Indiens. Dans le derni\'e8re invasion, vous vous le rappelez, ils en ont enlev\'e9 plus de deux cents. Maintenant, messieurs, il nous reste \'e0 faire bravement notre devoir et \'e0 nous confier \'e0 la volont\'e9 de Dieu. \par Les officiers se levaient et se pr\'e9paraient \'e0 prendre cong\'e9 de leur chef, quand un esclave annon\'e7a un nouveau bombero. \par --Introduisez-le; et vous, caballeros, veuillez vous rasseoir. \par L'\'e9claireur \'e9tait Julian, le fr\'e8re de Sanchez. Parti quatre heures plus tard de l'endroit o\'f9 ils \'e9taient embusqu\'e9s, Julian \'e9tait arriv\'e9 une heure \'e0 peine apr\'e8s son fr\'e8re. La promptitude de sa course indiquait la gravit\'e9 des nouvelles qu'il apportait. Il avait gard\'e9 son air narquois, quoique son visage f\'fbt p\'e2le, ensanglant\'e9 et noir de poudre. Ses habits lac\'e9r\'e9s, le bandeau qui enveloppait le sommet de sa t\'eate, son bras en \'e9 charpe et surtout quatre chevelures qui pendaient \'e0 sa ceinture t\'e9moignaient qu'il avait pass\'e9 sur le ventre des Indiens pour arriver au Carmen. \par --Julian, lui dit le gouverneur, votre fr\'e8re sort d'ici. \par --Je le sais, colonel. \par --Vos nouvelles sont-elles pires que les siennes? \par --C'est selon la fa\'e7on de les prendre. \par --Qu'entendez-vous par ces paroles? \par --Dam! reprit le bombero en se dandinant l\'e9g\'e8rement; si vous aimez votre tranquillit\'e9, je ne viens pas vous rassurer; si vous sentez le besoin de monter \'e0 cheval et de voir de pr\'e8 s les Patagons, vous pourrez vous en passer la fantaisie, et ce que j'ai \'e0 vous dire vous fera infiniment de plaisir. \par Malgr\'e9 la gravit\'e9 des circonstances et l'anxi\'e9t\'e9 des auditeurs, ils sourirent de la singuli\'e8re argumentation de Julian. \par --Expliquez-vous, lui dit le gouverneur. \par --Dix minutes apr\'e8s le d\'e9part de mon fr\'e8re, r\'e9pliqua le bombero, je furetai dans des buissons que j'avais vu s'agiter d'une mani\'e8re insolite. Je d\'e9couvris un n\'e8gre, bl\'eame sous sa peau noire et auquel la frayeur semblait avoir coup \'e9 la langue. Enfin il se d\'e9cida \'e0 parler. Il appartenait \'e0 un pauvre vieillard, nomm\'e9 Ignacio Bayal, l'un des deux seuls hommes \'e9chapp\'e9s au massacre des habitants de la p\'e9ninsule de San Jos\'e9, lors de la derni\'e8 re invasion des Patagons. L'esclave et le ma\'eetre cherchaient du bois, lorsque ceux-ci apparurent \'e0 peu de distance. L'esclave avait eu le temps de se blottir dans un terrier de }{\i\fs24 biscacha}{\fs24 , mais le vieillard \'e9tait tomb\'e9 sous les coups des sauvages qui le cribl\'e8rent de pointes de lances et de }{\i\fs24 bolas perdidas}{\fs24 . Je rassurai le n\'e8gre, mais aussit\'f4t; j'aper\'e7us une multitude d'In diens qui chassaient devant eux des prisonniers et des bestiaux, qui sur leur passage mettaient tout \'e0 feu et \'e0 sang et marchaient rapidement sur le Carmen. \par L'estancia de Punta-Rosa et celle de San-Blas sont \'e0 cette heure un monceau de cendres, qui sert de tombeau \'e0 leurs propri\'e9taires. Voil\'e0 mes nouvelles, Seigneurie; faites-en ce que vous voudrez. \par --Et ces chevelures sanglantes? demanda le major en d\'e9signant les troph\'e9es humains qui pendaient \'e0 la ceinture du bombero. \par --C'est une affaire personnelle, fit Julian avec un sourire. Par amiti\'e9 pour les Indiens, j'ai pr\'e9f\'e9r\'e9 leur prendre leur chevelure que leur laisser ma t\'eate. \par --Peut-\'eatre n'est-ce qu'une troupe de pillards des pampas qui vient voler du b\'e9tail et qui se retirera avec son butin. \par --Hum! dit Julian en hochant la t\'eate, ils sont trop nombreux, trop bien \'e9quip\'e9s et ils s'avancent avec trop d'ensemble. Non, colonel, ce n'est pas une escarmouche, c'est une invasion. \par --Merci, Julian! dit le gouverneur, je suis content de vous. Retournez \'e0 votre poste et redoublez de vigilance. \par --Simon est mort, colonel, c'est vous dire combien mes fr\'e8res et moi nous aimons les Indiens. \par Le bombero se retira. \par --Vous le voyez, messieurs, dit don Antonio, le temps presse. Que chacun aille \'e0 son devoir! \par --Un instant! fit le major Blumel, j'ai encore un avis \'e0 \'e9mettre. \par --Parlez mon ami. \par --Nous sommes comme perdus sur ce coin de terre et \'e9loign\'e9s de tout secours; nous pouvons \'eatre assi\'e9g\'e9s dans le Carmen et bloqu\'e9s par la famine. Je demande, dans les circonstances imp\'e9rieuses o\'f9 nous sommes, qu'on exp\'e9 die une barque \'e0 Buenos-Ayres, pour peindre notre situation et demander du renfort. \par --Que pensez-vous, messieurs, de l'avis du major? demanda le colonel en promenant un regard interrogateur sur les officiers. \par --Excellent, colonel! r\'e9pondit l'un d'eux. \par --Ce conseil va \'eatre ex\'e9cut\'e9 sur-le-champ, reprit don Luciano. Maintenant, messieurs, vous pouvez vous retirer. \par On organisa la d\'e9fense du fort et de la ville avec une rapidit\'e9 inconcevable, pour qui conna\'eet l'indolence espagnole; le danger donnait du courage aux timides et redoublait l'ardeur des autres. Deux heures plus tard les bestiaux \'e9taient rentr \'e9s et parqu\'e9s dans la ville, les rues barricad\'e9es, les canons mis sur pied, et les femmes et les enfants renferm\'e9s dans les b\'e2timents attenant au fort. Une barque cinglait vers Buenos-Ayres, et cent cinquante hommes d\'e9termin\'e9s s'\'e9 taient retranch\'e9s dans la Poblacion-del-Sur, dont ils avaient cr\'e9nel\'e9 les maisons. \par Le gouverneur et la major Blumel se multipliaient, encourageant l\'e0 les soldats, aidant ici les travailleurs et donnant de l'\'e9nergie \'e0 tous. \par Vers trois heures de l'apr\'e8s-midi, un vent assez violent s'\'e9leva tout \'e0 coup qui amena du sud-ouest une fum\'e9e \'e9paisse, occasionn\'e9e par l'embrasement de la campagne et voilant au loin les objets. Les habitants du Carmen furent d\'e9vor \'e9s d'inqui\'e9tude. \par Tel est le stratag\'e8me simple et ing\'e9nieux dont se servent les nations australes pour favoriser leur invasion sur le territoire des blancs, cacher leurs manoeuvres et dissimuler le nombre \'e0 l'oeil per\'e7ant des bomberos. La fum\'e9 e, comme une muraille flottante, s\'e9parait les Indiens du Carmen, et, \'e0 cause de la clart\'e9 des nuits, ils avaient choisi la pleine lune. \par Les \'e9claireurs, malgr\'e9 les flots de fum\'e9e qui prot\'e9geaient l'ennemi, arrivaient au galop les uns apr\'e8s les autres, et ils annonc\'e8 rent que pendant la nuit ils seraient devant le Carmen. En effet, les hordes indiennes, dont le nombre croissait sans rel\'e2che, couvraient toute la plaine, et s'avan\'e7aient avec une rapidit\'e9 effrayante. \par Par ordre du gouverneur, on tira les trois coups de canon d'alarme. Alors on vit accourir en foule les estancieros, qui tra\'eenaient \'e0 leur suite leurs bestiaux, leurs meubles, et qui, \'e0 l'aspect de leurs maisons incendi\'e9 es et de leurs riches moissons d\'e9truites, versaient des larmes de d\'e9sespoir. Ces pauvres gens camp\'e8rent o\'f9 il plut \'e0 Dieu, dans les carrefours de la ville, et, apr\'e8 s avoir conduit leurs femmes et leurs enfants dans le fort, ceux qui avaient l'\'e2ge viril prirent les armes et s'\'e9lanc\'e8rent aux barri\'e8res et aux barricades, r\'e9solus \'e0 venger leur ruine. \par La consternation et la terreur \'e9taient g\'e9n\'e9rales. Partout des pleurs et des sanglots \'e9touff\'e9s. La nuit vint sur ces entrefaites ajouter \'e0 l'horreur de cette situation et envelopper la ville de son cr\'eape fun\'e8 bre. De nombreuses patrouilles sillonnaient les rues, et, par intervalles de hardis bomberos glissait furtivement dans l'obscurit\'e9 pour guetter les approches du p\'e9ril prochain. \par Vers deux heures du matin, au milieu d'un silence d\'e9sol\'e9, on entendit un bruit l\'e9ger, de minute en minute, et tout \'e0 coup, comme par enchantement les Aucas couronn\'e8 rent le sommet des barricades de la Poblacion-del-Sur, et, agitant des torches enflamm\'e9es, ils pouss\'e8rent leur cri de guerre. \par Un instant, les habitants crurent la ville prise; mais le major Blumel, qui commandant ce poste, \'e9tait engarde contre les ruses des Indiens. Au moment o\'f9 les Aucas se pr\'e9paraient \'e0 escalader les barricades, \'e9 clata une vive fusillade qui les rejeta en bas des retranchements. Les Argentins s'\'e9lanc\'e8rent \'e0 la ba\'efonnette. Ce fut une m\'eal\'e9e effroyable, d'o\'f9 s'\'e9chappaient des cris d'agonie, des mal\'e9 dictions et le sourd cliquetis du fer contre le fer. Ce fut tout, les Espagnols regagn\'e8rent leur positions, les Indiens disparurent, et la ville, nagu\'e8re rougie par la clart\'e9 des torches, retomba dans l'ombre et le silence. \par Le coup de main des Indiens avait \'e9chou\'e9. Ils allaient ou se retirer ou bloquer la ville. Mais, au point du jour, toutes les illusions des habitants se dissip\'e8rent; l'ennemi n'avait pas song\'e9 \'e0 la retraite. Spectacle navrant! la campagne \'e9tait d\'e9vast\'e9e; on apercevait encore au loin les feux mourants des incendies. L\'e0, une troupe de cavaliers aucas entra\'eenait des chevaux; ici, des guerriers la lance debout, \'e9piaient les mouvements des habitants de la ville; derri\'e8 re eus, des femmes et des enfants chassaient des bestiaux qui poussaient de longs beuglements; puis, \'e7\'e0 et l\'e0, des prisonniers, hommes, femmes et enfants conduits \'e0 coups de bois de lance, tendaient vers la ville leurs bras suppliants; les Patagons plantaient des piquets et \'e9levaient de nombreux toldos; enfin, \'e0 perte de vue, de nouveaux indiens d\'e9bordaient sur la plaine et de tous c\'f4t\'e9s. \par Les plus anciens soldats du fort, t\'e9moins des guerres pr\'e9c\'e9dentes, s'\'e9tonnaient de l'ordre de l'ennemi dans sa marche serr\'e9e. Les toldos \'e9taient habilement group\'e9s; l'infanterie ex\'e9cutait avec pr\'e9 cision des mouvements qui, jusqu'alors, lui avaient \'e9t\'e9 inconnus, et, chose inou\'efe, qui stup\'e9fia le colonel et le major, ce fut de voir les Aucas tirer une parall\'e8le autour de la place et \'e9lever presque instantan\'e9 ment des retranchements en terre qui les mirent \'e0 l'abri du canon. \par --}{\i\fs24 Sangre de Dios!}{\fs24 s'\'e9cria le colonel, un tra\'eetre est parmi ces mis\'e9rables: jamais ils n'ont fait la guerre ainsi. \par --Hum! murmura le major en mordant sa moustache grise; si Buenos-Ayres n'envoie pas de secours, nous sommes perdus. \par --Oui, mon ami, nous y laisserons notre peau. \par --Et ceux qui arrivent dans la plaine... Mais que signifie le son de cette trompette? \par Quatre Ulmenes, pr\'e9c\'e9d\'e9s d'un Indien qui portait un drapeau blanc, \'e9taient arr\'eat\'e9s \'e0 demi-port\'e9e de canon de la premi\'e8re barri\'e8re de la Poblacion-del-Sur. \par --Ils semblent, dit le colonel, demander \'e0 parlementer. Me croient-ils assez niais pour donner dans le pi\'e8ge? Major, un coup de canon \'e0 mitraille dans ce groupe de pa\'efens pour leur apprendre \'e0 nous traiter comme des imb\'e9ciles. \par --Nous aurions tort, colonel. Sachons ce qu'ils veulent. \par --Mais qui de vous sera assez fou pour se risquer au milieu de ces bandits sans foi ni loi? \par --Moi, si vous le permettez r\'e9pondit simplement le major. \par --Vous! s'\'e9cria don Luciano \'e9tonn\'e9. \par --Oui, moi. Des malheureux ont \'e9t\'e9 confi\'e9s \'e0 notre garde et \'e0 notre honneur. Je ne suis qu'un homme; ma vie importe peu \'e0 la d\'e9fense de la ville; je suis vieux, colonel, et je vais essayer de sauver les habitants du Carmen. \par Le gouverneur \'e9touffa un soupir, serra affectueusement la main de son vieil ami: \par --Allez, lui dit-il d'une voix \'e9mue, et que Dieu vous prot\'e8ge! \par --Merci! r\'e9pondit le major Blumel. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 III.--MARIA \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 En quittant le Carmen, Sanchez avait senti le souvenir de sa soeur s'\'e9veiller dans sa pens\'e9e; et, pour pr\'e9venir don Luis Munoz de l'invasion des Indiens, il s'\'e9tait lanc\'e9 \'e0 toute bride vers l'estancia de San-Julian o\'f9, gr\'e2ce \'e0 la vitesse du cheval frais que le gouverneur lui avait donn\'e9, il \'e9tait arriv\'e9 sans encombre. Tout \'e9tait tranquille \'e0 San-Julian, la sentinelle plac\'e9 e en vedette sur le mirador n'avait rien aper\'e7u d'inqui\'e9tant dans le lointain. \par Le Pavito, en l'absence du capataz, veillait \'e0 la batterie, comme un bon chien de garde. \par --O\'f9 est don Jos\'e9, demanda le bombero. \par --Au Carmen, en compagnie de don Fernando Bustamente, r\'e9pondit le gaucho. \par --Quoi, ils ne sont pas encore de retour? \par --Non. \par --Conduisez-moi aupr\'e8s de don Luis. \par L'estanciero re\'e7ut \'e0 merveille le bombero et fit appeler sa soeur, qui arriva avec dona Linda. \par --Qui vous am\'e8ne si vite, Sanchez? \par --Une raison fort grave, don Luis, r\'e9pondit-il apr\'e8s avoir \'e0 plusieurs reprises embrass\'e9 Maria. Mais voyez donc, seigneurie! est-elle jolie dans ce nouveau costume! Embrasse-moi encore, petite soeur. \par --N'\'eates-vous venu que pour d\'e9vorer cette enfant de caresses! dit en souriant don Luis; donnez-vous-en \'e0 coeur joie, mon brave ami. \par --Cela suffirait presque, reprit Sanchez, dont les yeux se remplirent de larmes. H\'e9las! notre famille diminue de jour en jour. Enfin, ajouta-t-il en changeant de ton, quelque amiti\'e9 que j'aie pour ma soeur, ce n'est pas seulement pour elle que je suis ici. Mais tenez, seigneurie, je mens, c'est pour elle, pour elle seule! en apparence pour vous. J'arrive du Carmen. \par --Du Carmen! fit involontairement dona Linda. \par --Oui, senorita, r\'e9pondit le bombero, comme s'il e\'fbt devin\'e9 la pens\'e9e secr\'e8te de la jeune fille, et j'y ai vu don Fernando Bustamente. \par Dona Linda rougit comme une cerise et se tut. \par --Et qu'alliez-vous faire au Carmen? demanda don Luis. \par --Pr\'e9venir Son Excellence le colonel don Luciano Quiros que les Indiens sont entr\'e9s sur le territoire de la r\'e9publique, pillant et incendiant tout sur le chemin. \par --Une invasion! fit don Luis avec un tressaillement int\'e9rieur. \par --Oh mon Dieu! s'\'e9cri\'e8rent les deux jeunes filles en joignant les mains avec un mouvement de frayeur. \par --Oui, Seigneurie, une invasion innombrable et terrible. Le gouverneur avait, je me suis rappel\'e9 ma soeur et je suis venu. \par --Vous \'eates un brave gar\'e7on, Sanchez, lui dit l'estanciero, en lui tendant la main; vous n'\'eates pas un fr\'e8re pour Maria, vous \'eates une m\'e8re. Mais n'ayez crainte! l'estancia est plus s\'fbre que le Carmen. \par --Je l'ai vu d\'e8s mon arriv\'e9e, seigneurie, et cela m'a \'f4t\'e9 un rude poids qui pesait sur ma poitrine, je vais donc, le coeur dispos et presque joyeux, rejoindre mes deux fr\'e8res.--Simon est mort dans la lutte;--le m\'ea me sort nous attend, mais Maria est heureuse, je puis mourir en paix. \par --Oh! mon bon Sanchez, s'\'e9cria Maria qui se jeta en pleurs dans ses bras: ne dois-tu pas vivre pour moi qui t'aime? \par --Allons, ne pleure pas, petite, et adieu! Je retourne dans la plaine. \par --Adieu! dit l'estanciero, c'est un mot triste, Sanchez; au revoir! \par --Seigneurie, reprit le bombero, nous ne disons jamais: au revoir! \'e0 nos amis. \par Il embrassa tendrement sa soeur toujours en larmes, sortit de l'appartement, remonta sur son cheval et repartit au galop. \par --Mon p\'e8re, dit vivement dona Linda, est-ce que nous allons demeurer \'e0 l'estancia durant l'invasion des Indiens? \par --Mon enfant, c'est l'abri le plus s\'fbr. \par --Mais, don Fernando? ajouta-t-elle avec une c\'e2linerie charmante. \par --Il viendra nous rejoindre. \par --Oh! non, fit-elle brusquement; y songez-vous mon p\'e8re? Les chemins sont impraticables et infest\'e9s d'Indiens; je ne veux pas qu'il tombe dans une embuscade de pa\'efens. \par --Comment faire? \par --Lui envoyer un expr\'e8s qui lui ordonne de ma part de rester au Carmen, ou, s'il tient absolument \'e0 revenir, de prendre une chaloupe; sur le fleuve les Indiens n'oseront pas l'attaquer. Ecrivez-lui, mon p\'e8re. J'ajouterai quelques lignes \'e0 votre lettre; il ne voudra pas d\'e9plaire \'e0 sa femme. \par --Sa femme! fit le p\'e8re en souriant. \par --Ou peu s'en faut, puisque je l'\'e9pouse dans deux jours. Vous allez \'e9crite tout de suite, n'est-ce pas, cher p\'e8re? \par --Je n'ai de volont\'e9s que tes caprices. Enfin, ajouta-t-il d'un air r\'e9sign\'e9. \par Il se pla\'e7a devant un bureau en palissandre et \'e9crivit. Linda, appuy\'e9e sur sa chaise en souriant, lisait par dessus son \'e9paule. D\'e8s que don Luis eut fini, il se tourna vers sa fille bien-aim\'e9e. \par --Eh bien! lui dit-il \'eates-vous contente, petite curieuse? \par --Oh! mon p\'e8re! fit-elle en lui prenant la t\'eate \'e0 deux mains et la baisant au front. \par Puis, par un mouvement plein de gr\'e2ce amoureuse, elle \'f4ta la plume des doigts de son p\'e8re et tra\'e7a quelques mots au bas de la lettre, quand au dehors retentit un grand bruit m\'eal\'e9 de g\'e9missements. \par --Oh! mon Dieu! s'\'e9cria-t-elle comme frapp\'e9e au coeur et p\'e2lissant. \par Elle se pr\'e9cipita sur le perron et aper\'e7ut le Pavito et Sanchez qui portaient un homme envelopp\'e9 dans un manteau. Des femmes silencieuses l'entouraient, tandis que d'autres personnes s'empressaient aupr\'e8s de dona Diaz, pr\'eate \'e0 s'\'e9 vanouir. \par --Quel est ce corps? demanda dona Linda d'une voix br\'e8ve et saccad\'e9e. \par --C'est mon fils, cria la m\'e8re d\'e9sol\'e9e. \par --Don Juan Perez, r\'e9pondit Pavito. \par --Et don Fernando? fit la jeune fille. \par --Disparu! articula Sanchez. \par Elle tomba \'e0 la renverse, demi-morte; son p\'e8re la re\'e7ut dans ses bras. Les deux hommes entr\'e8rent dans le salon. \par Voici ce qui s'\'e9tait pass\'e9. \par Sanchez, \'e0 peu de distance de l'estancia, avait failli \'eatre d\'e9sar\'e7onn\'e9 par un \'e9cart subit de son cheval. Tir\'e9 de ses r\'eaveries par l'effroi de sa monture, le cavalier chercha des yeux quelle en \'e9tait la cause. Qu' on juge de sa surprise! sur la place, qui semblait avoir \'e9t\'e9 le th\'e9\'e2tre d'une lutte s\'e9rieuse, la terre d\'e9tremp\'e9e gardait l'empreinte des pieds de plusieurs chevaux; des armes y avaient \'e9t\'e9 abandonn\'e9 es, et sept cadavres gisaient p\'eale-m\'eale au milieu des mares de sang et de boue. \par --Eh quoi! pensa Sanchez, les Indiens sont d\'e9j\'e0 venus par ici? \par Puis il ajouta: \par --Comment n'ont-ils pas d\'e9pouill\'e9 leurs victimes? \par Il mit pied \'e0 terre et s'approcha des corps, qu'il regarda avec attention, et qu'il t\'e2ta et souleva l'un apr\'e8s l'autre. \par --Il s'est pass\'e9 quelque chose qui n'est pas naturel, fit le bombero. Deux n\'e8gres! Oh! s'\'e9cria-t-il en venant aupr\'e8s des gauchos, quels sont ceux qui portent des masques? Oh! oh! est-ce que, au lieu d'une embuscade ce serait un crime, et au lieu d'une attaque indienne une vengeance espagnole. Voyons un peu! \par Il arracha du visage des quatre gauchos les lambeaux de laine qui servaient \'e0 les d\'e9guiser. \par --Ma foi! je ne les connais pas. Qui peuvent \'eatre ces mis\'e9rables? \par Au m\'eame moment, ses yeux se tourn\'e8rent, ses yeux tomb\'e8rent sur un dernier corps cach\'e9 par un \'e9pais buisson, sous lequel il \'e9tait allong\'e9. \par --Celui-ci n'est pas v\'eatu de la m\'eame mani\'e8re. Ce doit \'eatre un des caballeros attaqu\'e9s par les brigands. Voyons-le, peut-\'eatre me mettra-t-il sur la trace de cette aventure. \par Il poussa un cri en reconnaissant le capataz de l'estancia de San-Julian, don Juan Diaz. Il se pencha sur lui, le prit dans ses bras, le d\'e9posa doucement sur la route, le dos appuy\'e9 sur le rocher. \par --Pauvre capataz! brave et bon! Mais, si je ne me trompe, je sens un reste de chaleur. Vive Dieu! je voudrais qu'il ne f\'fbt pas mort. \par Alors le bombero lui ouvrit ses habits, et aper\'e7ut \'e0 la poitrine trois blessures sans gravit\'e9; il se h\'e2ta de les bander avec soin: les chairs \'e9taient \'e0 peine entam\'e9 es. Sanchez se frottait les mains en signe de contentement, lorsqu'il d\'e9couvrit au cr\'e2ne une quatri\'e8me plaie sur laquelle les cheveux s'\'e9taient coll\'e9s et avaient arr\'eat\'e9 le sang. Il lava la blessure, coupa aux alentours les cheveux avec son poignard, imbiba d'eau et de sel une compresse qu'il posa sur la palie, et la noua autour de la t\'eate. Le capataz poussa un faible soupir et remua imperceptiblement. \par --Cara\'ef! s'\'e9cria Sanchez ravi; il est sauv\'e9: les blessures au cr\'e2ne, quand elles ne tuent pas sur le coup, se gu\'e9rissent en huit jours. \par Peu \'e0 peu le bless\'e9 sembla revenir \'e0 la vie et ouvrit enfin ses yeux, qui regard\'e8rent vaguement. \par --Eh! mon brave, vous sentez-vous mieux? Canario! vous revenez de loin, savez-vous? \par Le capataz fit un petit signe de t\'eate. \par --Attendez! continua Sanchez. \par Et il lui introduisit dans la bouche le goulot de la }{\i\fs24 bota}{\fs24 d'aguardiente que les bomberos portent toujours \'e0 l'ar\'e7on de leur selle. Diaz fit la grimace, mais bient\'f4t se r\'e9signant, il but la liqueur que son m\'e9 decin lui entonnait de bon gr\'e9 mal gr\'e9. Au bout de quelques minutes ses yeux brill\'e8rent de leur \'e9clat accoutum\'e9, et un l\'e9ger incarnat colora ses joues. \par --Merci! dit-il en repoussant la bota de la main. \par --Vous parlez, donc vous vivez, capataz! Pouvez-vous causer?... \par --Oui. \par --Sans danger pour vous, au moins? \par --Oui. \par --Et d'abord, me reconnaissez-vous? \par --Vous \'eates Sanchez le bombero, dit le bless\'e9 en souriant. \par --Je suis un ami. \par --Que vous amis dans ce piteux \'e9tat? \par --Je ne sais pas. \par --Hum! combien \'e9taient-ils? \par --Je l'ignore. \par --Hein! et pourquoi vous ont-ils ainsi arrang\'e9? \par --Je ne sais pas. \par --Je ne sais pas! je l'ignore! Tout cela n'est pas tr\'e8s clair; et, si vous n'en dites jamais davantage, il est douteux que vous compromettiez vos assassins. D'o\'f9 veniez-vous? du Carmen? \par --Nous avons quitt\'e9 ce matin le Carmen pour nous... \par --Un instant, s'il vous pla\'eet! vous avez dit }{\i\fs24 nous}{\fs24 , n'est-ce pas? \par --Oui, nous. \par --Qui cela, nous? \par --Don Fernando Bustamente, moi et deux esclaves noirs. \par --Bien. A quel endroit vous \'eates-vous s\'e9par\'e9 de don Fernando? \par --Je ne me suis pas s\'e9par\'e9 de don Fernando. \par --Ah bah! \par --Nous \'e9tions ensemble, lorsque des bandits masqu\'e9s sont sortis tout \'e0 coup de ce bois et nous ont attaqu\'e9s. Nos n\'e8gres ont \'e9t\'e9 tu\'e9s \'e0 la premi\'e8re d\'e9charge. Don Fernando et moi, nous nous sommes adoss\'e9 s contre un arbre, derri\'e8re nos chevaux, je me suis battu, et... je n'en puis dire davantage. \par --Ce coup \'e0 la t\'eate vous a renvers\'e9; il y avait, pardieu! de quoi assommer un boeuf; mais vous avez la t\'eate dure, et bien vous en a pris, car vous en reviendrez. Ainsi, vous n'avez pu reconna\'eetre vos assassins? \par --Non. \par --Venez un peu les regarder avec moi. Pouvez-vous marcher? \par --Je le crois. \par --Essayez. \par Jos\'e9 Diaz se leva avec difficult\'e9 et fit quelques pas en tr\'e9buchant. \par --Donnez-moi le bras dit Sanchez. \par Le capataz, soutenu par le bombero, examina le visage des gauchos. \par --Je reconnais celui-ci fit-il en d\'e9signant du doigt un cadavre, c'est Mato. Je sais maintenant quel est l'auteur du guet-apens. \par --Cara\'ef! tant mieux! Mais le corps de don Fernando n'est pas l\'e0. \par --Dieu soit lou\'e9! s'\'e9cria le capataz; il se sera \'e9chapp\'e9, nous le retrouverons, \'e0 l'estancia. \par --Non, dit Sanchez. \par --Comment, non! \par --J'en arrive, je l'aurais vu. \par --O\'f9 est-il? \par --Ah! voil\'e0! je dirais comme vous: je ne sais pas, ou, si vous l'aimez mieux, je l'ignore. \par --Je vais vous y conduire au petit pas: votre t\'eate n'est point encore recousue, et une course rapide envenimerait la plaie. \par --N'importe, il faut que je m'y rende avec la rapidit\'e9 du vent. \par --Vous voulez vous tuer, alors? \par --Cela m'est \'e9gal. Vous aimez don Luis Munoz et sa fille n'est-il pas vrai? \par --Cara\'ef! si je les aime! je donnerais mon sang pour eux. \par --Il s'agit du bonheur, peut-\'eatre de la vie de dona Linda. Vous voyez que la mienne n'est rien. \par --C'est vrai, fit le bombero d'un ton de conviction. \par --Ainsi, vous consentez? \par --Je consens. \par --Merci! Un mot encore! Si je meurs en route, vous direz \'e0 dona Linda que l'assassin... \par --Que l'assassin? dit Sanchez voyant que l'autre s'interrompait. \par --Mais non, reprit le capataz, c'est inutile, Dieu ne permettra pas que je meure avant de l'avoir vue. \par --Comme il vous plaira! Partons. \par --Rapidement, n'est-ce pas? \par --Comme la foudre. \par Il remonta \'e0 cheval, pla\'e7a devant lui le capataz, qui n'avait point de monture et qui d'ailleurs \'e9tait trop faible pour se tenir en selle; puis l\'e2chant la bride et jouant de l'\'e9peron, il s'envola avec la v\'e9locit\'e9 du cheval-fant\'f4 me de la ballade allemande. \par Devant la porte de l'estancia, le cheval de Sanchez manqua des quatre pieds \'e0 la fois et tomba mort. Mais le bombero, qui avait pr\'e9vu cet accident, se retrouva debout sur ses jambes et tenant dans ses bras son ami le capataz, que les secousses de cette course infernale avaient fait \'e9vanouir une seconde fois. \par Le Pavito aida le bombero \'e0 porter jusqu'\'e0 la maison le pauvre don Jos\'e9 Diaz. \par Dona Linda, avait repris ses sens, s'obstina, malgr\'e9 les pri\'e8res de son p\'e8re, \'e0 rester aupr\'e8s du bless\'e9. Elle lui prodigua ses soins, lui versa dans la bouche quelques gouttes d'un puissant cordial, et attendit le retour \'e0 la vie du capataz. \par --Pardon! senorita, pardon! lui dit-il d\'e8s qu'il eut rouvert les yeux et qu'il l'eut aper\'e7ue; je n'ai pu le sauver: mes forces m'ont trahi. \par --Je n'ai rien \'e0 vous pardonner, Diaz, r\'e9pondit la jeune fille, qui avait tout appris par Sanchez. Au contraire, mon ami, je vous remercie de votre d\'e9vouement. Un mot seulement! Lorsque vous \'eates tomb\'e9, don Fernando combattait toujours aupr \'e8s de vous? \par --Oui, senorita. \par --Ce n'est donc qu'apr\'e8s votre chute qu'il a p\'e9ri sous le nombre. \par --Non, don Fernando n'est point mort. \par --Qui vous le fait supposer? \par --Une chose toute simple: s'il avait \'e9t\'e9 tu\'e9, son corps serait rest\'e9 \'e9tendu \'e0 c\'f4t\'e9 du mien. Quel int\'e9r\'eat, en effet, aient les assassins \'e0 cacher un cadavre, lorsqu'ils en abandonnaient sept au milieu de la route? S'ils avaient voulu cacher leur crime, un trou est vite creus\'e9 dans le sable. \par --C'est vrai, murmura dona Linda. Il vit encore. Mais savez-vous d'o\'f9 vient ce crime? \par --Oui, senorita. \par --Et?... \par Le capataz montra d'un coup d'oeil les personnes qui encombraient le salon. Dona Linda comprit, et d'un geste cong\'e9dia l'assistance. Sanchez voulut suivre les autres. \par --Restez, lui dit-elle. Vous pouvez parler devant mon p\'e8re, don Sanchez et sa soeur. Quel est l'homme qui vous a attaqu\'e9s. \par --Permettez, senorita. Je ne dis pas positivement qu'il se trouv\'e2t au milieu des assassins, car je ne l'ai pas vu, mais c'est certainement lui qui les a l\'e2ch\'e9s contre nous et qui de loin les dirigeait. \par --Oui, Diaz; il \'e9tait la t\'eate, et ces dix ou douze bandits n'\'e9taient que des bras. \par --C'est cela m\'eame. Parmi les morts j'ai reconnu le cadavre d'une de ses \'e2mes damn\'e9es, du gaucho Mato, que j'ai surpris l'autre jour conspirant avec lui contre vous. \par Un sourire amer plissa un instant les l\'e8vres p\'e2lies de la jeune fille. \par --Me direz-vous son nom, enfin? s'\'e9cria-t-elle en frappant du pied avec col\'e8re. \par --Don Juan Perez! \par --Je le savais! fit-elle avec un accent de d\'e9dain superbe. Oh! don Juan! don Juan! Cet homme, o\'f9 le trouver \'e0 cette heure? O\'f9 est-il? Oh! je donnerais ma fortune, ma vie, pour \'eatre face \'e0 face avec lui. Est-ce donc pour assassiner impun \'e9ment ses rivaux que cet homme myst\'e9rieux... \par Elle ne put achever. Elle fondit en larmes et tomba dans les bras de don Luis en s'\'e9criant avec des sanglots entrecoup\'e9s: \par --Mon p\'e8re! mon p\'e8re! qui me vengera? \par --Senorita, dit Sanchez, l'homme dont vous parlez est bien difficile \'e0 atteindre. \par --Vous le connaissez, don Sanchez? fit-elle en se redressant. \par --Oui, r\'e9pondit-il. Mais vous, senorita, le connaissez-vous? \par --On dit que c'est un riche Espagnol. \par --On se trompe. \par --Auriez-vous p\'e9n\'e9tr\'e9 le myst\'e8re dont il s'environne? \par --Oui. \par Chacun se rapprocha de Sanchez. \par --Cet homme que vous appelez don Juan Perez, se nomme Neham-Outah; c'est un des principaux chefs des Indiens Aucas. \par Un Indien! s'\'e9cria la jeune fille avec stupeur. \par --Oui, mais un de ces Indiens de couleur blanche, qui descendent des Incas et se pr\'e9tendent fils du Soleil. \par --Prenez garde, Lindita, dit Maria, Neham-Outah est terrible... \par --Il ne me reste donc qu'\'e0 mourir, soupira la pauvre fianc\'e9e qui tomba sur un fauteuil. \par Maria la contempla un moment avec un regard m\'eal\'e9 de douleur, de compassion, de tendresse, s'approcha d'elle et lui posa doucement la main sur l'\'e9paule. A cet attouchement impr\'e9vu, dona Linda tressaillit et se retourna. \par --Que me veux-tu, pauvre enfant? lui demanda-t-elle tristement. \par --Sauver don Fernando, s'il est vivant, r\'e9pondit Maria d'une voix calme et ferme. \par --Toi. \par --Moi. Lorsque j'\'e9tais sans asile, ne m'avez vous pas ouvert votre maison et votre coeur. Vous souffrez, et \'e0 mon tour je viens vous dire: Me voici. \par --Mais que pourras-tu faire, mon amie? \par --C'est mon secret. Je connais les Indiens; je sais comment il faut se conduire avec eux; je parle leur langage. Seulement, jurez-moi que d'ici \'e0 trois jours vous ne sortirez pas de l'estancia et que vous ne chercherez par aucun moyen \'e0 savoir ce qu'est devenu votre fianc\'e9. \par Dona Linda regarda Maria, dont l'oeil \'e9tincelait d'un feu clair et limpide; sus ses traits respirait je ne sais quelle gr\'e2ce virile; sur ses l\'e8vres roses se jouait un sourire si doux et si tranquille, qu'elle se sentit subjugu\'e9e et malgr\'e9 elle l'esp\'e9rance rentra dans son coeur. \par --Merci! reprit Maria. Adieu, Lindita! dans trois jours vous aurez des nouvelles de votre fianc\'e9 ou je serai morte. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 IV.--L'INVASION. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Donnons maintenant quelques explications sur l'exp\'e9dition indienne, et sur les pr\'e9paratifs et dispositions ordonn\'e9es par Neham-Outah au moment de tenter le si\'e8ge du Carmen. \par --Si vous r\'e9ussissez dans cette affaire, avait dit don Juan aux deux gauchos apr\'e8s leur avoir donn\'e9 l'ordre d'enlever don Fernando Bustamente, vous aurez encore cinquante onces d'or; mais n'oubliez rien et veillez. \par Chillito et Mato, rest\'e9s seuls, se partag\'e8rent les onces avec des transports de joie. \par Don Juan \'e9tait remont\'e9 \'e0 cheval et s'\'e9tait rendu au Carmen, o\'f9 il avait pass\'e9 plusieurs jours dans sa maison, \'e0 l'insu de tout le monde. Pendant son s\'e9jour, \'e0 deux reprises diff\'e9rentes il avait eu, sous divers d\'e9 guisements, des entrevues avec Pincheira dans la Poblacion-del-Sur, le rendez-vous habituel des gauchos. Chaque nuit trois ou quatre mules charg\'e9es de ballots \'e9taient sorties, sous l'escorte d'Indiens, et s'\'e9taient dirig\'e9es du c\'f4t\'e9 des Andes. \par Enfin, une nuit, apr\'e8s un long entretient avec Pincheira, don Juan quitta le Carmen \'e0 son tour, sans m\'eame que sa pr\'e9sence dans la ville e\'fbt \'e9t\'e9 soup\'e7onn\'e9e. A six lieues du Carmen, il trouva Mato et Chillito qu'il tan\'e7 a vertement pour leur mollesse \'e0 ex\'e9cuter ses ordres. Il leur recommanda d'agir le plus promptement possible. \par Le lendemain, jour de la chasse aux Nandus, Mato s'\'e9tait pr\'e9sent\'e9 \'e0 la porte de l'estancia que Pavito avait refus\'e9 d'ouvrir. \par En s'\'e9loignant des deux bandits, don Juan gagna la grotte naturelle, o\'f9 une fois d\'e9j\'e0 nous l'avons vu changer de v\'eatements. L\'e0, il se rev\'eatit de ses ornements indiens, et, suivant les bords du Rio-N\'e9gro, il galopa vers l'\'ee le du Chole-Hechel, o\'f9 il avait donn\'e9 rendez-vous aux d\'e9tachements de guerre des tribus de toutes les nations patagones et araucaniennes. \par Le nuit avait le charme des plus d\'e9licieuses nuits d'Am\'e9rique. L'air frais et embaum\'e9 par les parfums p\'e9n\'e9trants des fleurs qui s'\'e9panouissaient par touffes sur les rives du fleuve, portait l'\'e2me vers la r\'ea verie. Le ciel, d'un bleu profond et sombre, \'e9tait comme brod\'e9 d'\'e9toiles, au milieu desquelles scintillait l'\'e9blouissante croix du Sud que les Indiens appellent }{\i\fs24 Parou-Chay\'e9}{\fs24 . La lune dorait le sable de sa douce lumi\'e8 re, jouait dans le feuillage des arbres et dessinait sur les dunes du rivage des formes fantastiques. Le vent soufflait mollement \'e0 travers les branches o\'f9 la hulotte bleue jetait par intervalles les notes m\'e9lodieuses de son chant plaintif. \'c7 \'e0 et l\'e0, dans le lointain, on entendait le rugissement grave du cougouar, le miaulement saccad\'e9 de la panth\'e8re et les rauques abois des loups rouges. \par Neham-Outah, enivr\'e9 par cette belle nuit d'automne, ralentit le pas de son cheval et laissa son esprit aller \'e0 la d\'e9rive. Le descendant de Manco Capac et de Mama-oello, ces premiers Incas du P\'e9rou, voyait passer et repasser devant sa pens\'e9 e les splendeurs de sa race, \'e9teintes depuis la mort de Tupac-Amaru, le dernier empereur p\'e9ruvien, que les soldats espagnols avaient assassin\'e9. Son coeur se gonflait d'orgueil et de joie en songeant qu'il allait reconstituer l'empire de ses p\'e8 res. Cette terre, qu'il foulait aux pieds, \'e9tait la sienne; cet air qu'il respirait, c'\'e9tait l'air de la patrie. \par Il marcha longtemps ainsi, voyageant dans le pays des r\'eaves. Les \'e9toiles commenc\'e8rent \'e0 p\'e2lir dans le ciel; l'aube tra\'e7ait d\'e9j\'e0 une ligne blanche qui par degr\'e9 se colora de teintes jaunes et rouge\'e2tres, et, \'e0 l'approche du jour, l'air fra\'eechissait. Neham-Outah, r\'e9veill\'e9 comme en sursaut par la ros\'e9e glaciale de la pampa, ramena en frissonnant les pans de son manteau sur son \'e9paule et repartit au galop, en lan\'e7ant un r egard vers le ciel et en murmurant: \par --Mourir, ou vivre libre! \par Mot sublime dans la bouche de cet homme! Riche, jeune et beau, il e\'fbt pu rester \'e0 Paris, o\'f9 il avait \'e9tudi\'e9, y vivre en grand seigneur et cueillir \'e0 mains pleines toutes les joies de ce monde. Mais non, sans pens\'e9 e ambitieuse et sans compter sur la reconnaissance humaine, il voulait d\'e9livrer sa patrie. \par Vers huit heures du matin environ, Neham-Outah s'arr\'eata devant une immense tolderia, en face de l'\'eele de Chole-Hechel. En cet endroit, le Rio-N\'e9gro a sa plus grande largeur: chacun des bras form\'e9s par l'\'eele peut avoir \'e0 peu pr\'e8 s quatre kilom\'e8tres. L'\'eele, qui s'\'e9l\'e8ve au milieu des eaux, longue de quatre lieues et large de deux, est un vaste bouquet d'o\'f9 s'exhalent les plus suaves odeurs et o\'f9 chantent d'innombrables oiseaux. Eclair\'e9e ce jour-l\'e0 par les rayons d'un splendide soleil, l'\'eele semblait avoir \'e9t\'e9 d\'e9pos\'e9e sur le fleuve comme une corbeille de fleurs, pour le plaisir des yeux et le ravissement de l'imagination. \par Aussi loin que la vue s'\'e9tendait dans l'\'eele, sur les deux rives du fleuve, on apercevait des milliers de toldos et de chozas, press\'e9 s les uns contre les autres, et dont les couleurs bizarres brillaient au soleil. De nombreuses pirogues, faites de peaux de cheval cousues ensemble et rondes pour la plupart, ou creus\'e9 es dans des troncs d'arbres, sillonnaient le fleuve dans tous les sens. \par Neham-Outah confia son cheval \'e0 une femme indienne et s'engagea au milieu des toldos. Devant leurs ouvertures flottaient au vent les banderoles de plumes d'autruche des chefs. \par D\'e8s son arriv\'e9e, il avait \'e9t\'e9 reconnu; on se rangeait sur son passage, on s'inclinait respectueusement devant lui. La v\'e9n\'e9ration que les nations australes ont conserv\'e9e aux descendants des Incas s'est chang\'e9 e en une sorte d'adoration. Le soleil d'or et de pierreries qui ceignait son front semblait allumer la joie le plus vive dans tous les coeurs. \par Arriv\'e9 au bord du fleuve, une pirogue de p\'eacheur le passa dans l'\'eele, o\'f9 un toldo avait \'e9t\'e9 pr\'e9par\'e9 pour lui. Lucaney, averti par des sentinelles qui guettaient sa venue, se pr\'e9senta devant Neham-Outah, ou moment o\'f9 il mit pied \'e0 terre. \par --Le grand chef, dit-il en s'inclinant est le bienvenu parmi ses fils. Mon p\'e8re a-t-il fait un bon voyage? \par --J'ai fait un bon voyage, je remercie mon fr\'e8re. \par --Si mon p\'e8re le permet, je vais le conduire \'e0 son toldo. \par --Marchons, dit le chef. \par Lucaney s'inclina une seconde fois et guida le grand chef \'e0 travers un sentier trac\'e9 au milieu des buissons, ils arriv\'e8rent bient\'f4t \'e0 un toldo de couleurs \'e9clatantes, vaste et propre, le plus beau de l'\'eele en un mot. \par --Mon p\'e8re est chez lui, dit Lucaney en soulevant le poncho qui en fermait l'ouverture. \par Neham-Outah entra. \par --Que mon fr\'e8re me suive! fit-il. \par Le rideau de laine retomba sur les pas des deux ulmenes. \par Cette habitation, semblable aux autres, contenait un feu, aupr\'e8s duquel Neham-Outah et Lucaney s'accroupirent. Ils fum\'e8rent en silence pendant quelques minutes, puis le grand chef s'adressa \'e0 Lucaney. \par --Les ulmenes, et les apo-ulmenes et les caraskenes de toutes les nations et de toutes les tribus sont-ils r\'e9unis dans l'\'eele de Chole-Hechel, comme j'en avais donn\'e9 l'ordre? \par --Ils sont tous r\'e9unis, r\'e9pondit Lucaney. \par --Quand se rendront-ils dans mon toldo? \par --Les chefs attendent le bon plaisir de mon p\'e8re. \par --Le temps est pr\'e9cieux. Il faut qu'\'e0 }{\i\fs24 l'enuit'ha}{\fs24 (petite nuit), nous ayons parcouru vingt lieues. Que Lucaney pr\'e9vienne les chefs! \par --L'ulmen se leva sans r\'e9pondre et sortit. \par --Allons! fit Neham-Outah d\'e8s qu'il f\'fbt seul, le sort en est jet\'e9! Me voici dans la position de C\'e9sar, mais, vive Dieu! comme lui, je franchirai le Rubicon. \par Il se leva, en proie \'e0 de profondes r\'e9flexions, et marcha de long en large dans le toldo pendant pr\'e8s d'une heure. Un bruit de pas se fit entendre; le rideau se souleva et Lucaney parut. \par --Eh bien? lui demanda Neham-Outah. \par --Les chefs sont l\'e0. \par --Qu'ils entrent! \par Les ulmenes, soixante au moins, rev\'eatus de leurs plus riches habits, peints et arm\'e9s en guerre, pass\'e8rent silencieusement l'un apr\'e8s l'autre devant le grand chef, le salu\'e8rent, bais\'e8rent le bas de sa robe et se rang\'e8 rent autour du feu. Une troupe de guerriers aucas, au dehors, \'e9loignait les curieux. \par Neham-Outah, malgr\'e9 son empire sur lui-m\'eame, ne put retenir un mouvement de fiert\'e9. \par --Que mes fr\'e8res soient les bienvenus! dit-il. Je les attendais avec impatience. Lucaney combien de guerriers avez-vous rassembl\'e9? \par --Deux mille cinq cents. \par --Chaukata? \par --Trois mille. \par --M\'e9tipan? \par --Deux mille. \par --V\'e9ra? \par --Trois mille sept cents. \par --Killapan? \par --Mille neuf cents. \par Neham-Outah inscrivait au fur et \'e0 mesure sur son carnet les chiffres \'e9nonc\'e9s par les ulmenes qui, apr\'e8s avoir r\'e9pondu, venaient se ranger \'e0 sa droite. \par --Lucaney, reprit-il, le d\'e9tachement de guerre de Pincheira est-il ici? \par --Oui, mon p\'e8re. \par --Combien compte-t-il de guerriers --Cinq mille huit cents. \par --Mulato, combien en avez-vous? \par --Quatre mille. \par --Guaylikof? \par --Trois mille sept cents. \par --Tranamel? \par --Trois mille cinq cents. \par --Killamil? \par --Six mille deux cents. \par --Churlakin? \par --Cinq mille six cents. \par --Quelles sont les nations qui ont accept\'e9 le quipus et envoy\'e9 leurs guerriers au rendez-vous? \par --Toutes! r\'e9pondit Churlakin avec orgueil. \par --Mon coeur est satisfait de la sagesse de mon fils. Quel est l'effectif de ces huit nations? \par --Vingt-neuf mille sept cent soixante hommes command\'e9s par les ulmenes les plus braves: Vicomte, Eyachu, Okenel, Kesn\'e9, Oyami, Thuepec, Volki et Amanehec. \par --Bien, dit Neham-Outah. Les chefs Aucas et Araucanes, qui sont ici, ont amen\'e9 vingt-trois mille sept cent cinquante guerriers. Comptons aussi un renfort de cinq cent cinquante gauchos ou d\'e9 serteurs blancs, dont le secours nous sera fort utile. L'effectif total de l'arm\'e9e est de quatre-vingt-quatorze mille neuf cent-cinquante hommes, avec lesquels, si mes fr\'e8res ont confiance en moi, avant trois mois nous aurons chass\'e9 \'e0 jamais les Espagnols et reconquis notre ind\'e9pendance. \par --Que notre p\'e8re commande, nous ob\'e9irons. \par --Jamais arm\'e9e plus grande et plus forte n'a menac\'e9 la puissance espagnole depuis la tentative de Tahi-Mari contre le Chili. Les blancs ignorent nos projets, je m'en suis inform\'e9 moi-m\'ea me au Carmen. Ainsi notre invasion subite sera pour eux comme un coup de foudre et les glacera d'\'e9pouvante. A notre approche ils seront d\'e9j\'e0 \'e0 demi vaincus. Lucaney, avez-vous distribu\'e9 \'e0 tous les gue rriers qui savent s'en servir, les armes que je vous ai exp\'e9di\'e9es du Carmen? \par --Un corps de trente-deux mille hommes est arm\'e9 de fusils, de ba\'efonnettes, et abondamment muni de poudre et de balles. \par --C'est bien, Lucaney, Churlakin et M\'e9tipan resteront aupr\'e8s de moi et m'aideront \'e0 communiquer avec les autres chef. Maintenant, ulmenes, apo-ulmenes et caraskenes des nations unies, \'e9coutez mes ordres et qu'ils se gravent profond\'e9 ment dans vos coeurs; toute d\'e9sob\'e9issance ou l\'e2chet\'e9 serait imm\'e9diatement punie de mort. \par Il se fit un silence solennel, Neham-Outah promena sur l'assembl\'e9e un regard calme et fier. \par --Dans une heure, continua-t-il, l'arm\'e9e se mettra en marche par troupes serr\'e9es. Un corps de cavalerie prot\'e9gera chaque d\'e9tachement d'infanterie. L'arm\'e9 e s'allongera en une ligne de vingt lieues, qui pivotera et se concentrera sur le Carmen. Tous les chefs incendieront la campagne sur leur passage, afin que la fum\'e9e, pouss\'e9e par le vent, dissimule, comme un \'e9 pais rideau, nos manoeuvres et notre marche. Les moissons, les estancias et toutes les propri\'e9t\'e9s des blancs seront br\'fbl\'e9es et \'e9gal\'e9es au sol. Le b\'e9tail ira grossir le butin \'e0 l'arri\'e8re-garde. Pas de gr\'e2 ce pour les bomberos qui seront tu\'e9s sur le champ. Killipan, avec douze mille cavaliers et dix mille fantassins, commandera l'arri\'e8re-garde, auquel se joindront les femmes en \'e2ge de combattre; il marchera \'e0 six heures derri\'e8 re le principal corps d'arm\'e9e. Souvenez-vous que les guerriers doivent s'avancer par masses compactes, et non pas \'e0 l'aventure. Allez et h\'e2tez-vous; il faut que demain \'e0 }{\i\fs24 l'ennif'ha}{\fs24 nous soyons devant le Carmen. \par Les chefs s'inclin\'e8rent et d\'e9fil\'e8rent en silence hors du toldo. \par Quelques minutes plus tard, une grande animation r\'e9gnait dans l'immense camp des Indiens. Les femmes abattaient les toldos et chargeaient les mules; les guerriers se rassemblaient au son des instruments de musique; les enfants la\'e7 aient et sellaient les chevaux; enfin, on se h\'e2tait pour le d\'e9part. \par Peu \'e0 peu le d\'e9sordre cessa. Les rangs se form\'e8rent, et plusieurs d\'e9tachements d'\'e9branl\'e8rent dans diverses directions. Neham-Outah, mont\'e9 sur le sommet d'une colline et accompagn\'e9 de ses trois aides de camp, Lucaney, Churlakin et M \'e9tipan, suivait avec une lorgnette les mouvements de l'arm\'e9e, qui, en une demi-heure, n'\'e9tait plus en vue. D\'e9j\'e0 la plaine \'e9tait en feu et voilait l'horizon d'une fum\'e9e noir\'e2tre. \par Neham-Outah descendit de la colline et vint au rivage o\'f9 les quatre ulmenes se jet\'e8rent dans une pirogue qu'ils manoeuvr\'e8rent eux-m\'eames. Ils atteignirent bient\'f4t la terre ferme. L\'e0 , vingt-cinq cavaliers aucas les attendaient. Toute la troupe se mit en marche sur les traces de l'arm\'e9e--traces visibles, h\'e9las! Cette campagne, si verdoyante et si belle le matin m\'eame, \'e9tait morne, d\'e9sol\'e9 e, couverte de cendres et de ruines. \par De loin, Sanchez et ses fr\'e8res aper\'e7urent les Indiens, et, quoique envelopp\'e9s par une masse de guerriers, ils parvinrent, \'e0 force de courage, \'e0 \'e9chapper \'e0 leurs ennemis, sauf le pauvre Simon qui fut tu\'e9 par une lance indienne. Quinto et Julian, tous deux bless\'e9s, se sauv\'e8rent en avant pour \'e9pier les envahisseurs, pendant que Sanchez, couvert de sang et de poussi\'e8re, courait donner l'alarme au Carmen. \par Ce contretemps affligea singuli\'e8rement Neham-Outah et d\'e9rangea ses combinaisons. N\'e9anmoins, l'arm\'e9e continua sa route, et, \'e0 la nuit close, \'e0 travers les premi\'e8res ombres, ils aper\'e7urent la colonie. A la t\'eate d'une cen taine de guerriers d'\'e9lite, Neham-Outah s'avan\'e7a en se courbant contre la Poblacion-del-Sur. Partout le silence. Les barricades semblaient abandonn\'e9es. Les indiens, parvinrent \'e0 les escalader, et ils se seraient empar\'e9 s de la ville sans la vigilance du major Blumel. \par Le grand chef ne voulant pas, par des tentatives vaines, affaiblir la confiance de ses hommes, recula et fit \'e9tablir son camp devant la ville. Tactique jusqu'alors inconnue aux Indiens, il tra\'e7a une parall\'e8le et ordonna de creuser dans le sable un large foss\'e9 dont le sable servit \'e0 \'e9lever un retranchement pour les abriter contre les vol\'e9es du canon. \par Pincheira, on le sait, \'e9tait dans le Carmen pour diriger la r\'e9volte des gauchos. Comme Neham-Outah d\'e9sirait s'entendre avec lui sur l'attaque d\'e9cisive, il envoya devant la ville un d\'e9 serteur chilien qui savait sonner de la trompette, instrument tout \'e0 fait inusit\'e9 chez les Aucas. Ce trompette portait un drapeau blanc en signe de paix et demandait \'e0 parlementer. Il pr\'e9c\'e9dait Churlakin, Lucaney, Metipan et Chaukata, charg \'e9s par le grand ulmen de faire des propositions au gouverneur du Carmen. \par Les quatre ambassadeurs, group\'e9s \'e0 une demi-port\'e9e de canon de la ville, \'e0 cheval et immobiles, leur lance de dix-huit pieds plant\'e9e debout et laissant flotter la touffe de plumes d'autruche, signe de leur dignit\'e9 , attendaient. Leurs armures en cuir \'e9tait recouverte de cottes de mailles faites de petits anneaux et qui avaient sans doute appartenue aux soldats d'Almagro ou de Valdivia. Le trompette, fi\'e8rement camp\'e9 \'e0 q uelques pas devant eux, agitait son drapeau. Les montures des chefs \'e9taient arm\'e9es d'un harnachement tr\'e8s-riche et brod\'e9 de plaques d'argent qui \'e9tincelaient aux rayons du soleil. \par L'orgueil espagnol souffrait de traiter d'\'e9gal \'e0 \'e9gal avec ces pa\'efens, auxquels ils refusaient m\'eame une \'e2me et qu'ils ne reconnaissaient pas pour des hommes. Mais il fallait gagner du temps: peut-\'eatre les renforts de Buenos-Ayres \'e9 taient-ils d\'e9j\'e0 en route. \par Le trompette indien, fatigu\'e9 de ne point recevoir de r\'e9ponse \'e0 ses deux premi\'e8res sommations, sonna une troisi\'e8me fois, sur l'ordre de Churlakin. Une trompette espagnole lui r\'e9pondit enfin, de l'int\'e9rieur de la ville, et la barri\'e8 re s'ouvrit, livrant passage \'e0 un soldat qui portait un drapeau blanc et que suivait un officier sup\'e9rieur \'e0 cheval. Cet officier, on s'en souvient, \'e9tait le major Blumel qui, en vieux soldat, n'avait voulu para\'ee tre devant les Indiens que dans son uniforme de grande tenue. \par Il se dirigea, sans h\'e9siter du c\'f4t\'e9 des ulmenes qui, gr\'e2ce \'e0 leurs ornements d'argent et \'e0 leur immobilit\'e9, ressemblaient de loin \'e0 des statues \'e9questres. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 V.--LE PARLEMENTAIRE. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Le major Blumel, qui avait d'avance sacrifi\'e9 sa vie, \'e9tait sans armes, m\'eame sans \'e9p\'e9e. Il s'arr\'eata \'e0 une port\'e9 de voix, et, comme il parlait passablement le dia lecte aucas, appris dans ses guerres pr\'e9c\'e9dentes, il n'avait pas besoin d'interpr\'e8te. \par --Que voulez-vous, chefs? demanda-t-il d'une voix haute et ferme, en saluant c\'e9r\'e9monieusement. \par --Etes-vous l'homme que les blancs nomment don Luciano Quiros et auquel ils donnent le titre de gouverneur? demanda \'e0 son tour Churlakin. \par --Non. Nos lois d\'e9fendent \'e0 un gouverneur de quitter son poste; mais je commande la place apr\'e8s lui; il m'envoie vers vous. \par Les Indiens parurent se consulter un instant; puis, laissant leurs longues lances plant\'e9es dans le sable, ils s'avanc\'e8rent aupr\'e8s du vieil officier qui, a ce mouvement, ne t\'e9 moigna pas la moindre surprise. Churlakin prit la parole au nom de tous. \par --Mon p\'e8re est brave, dit-il, \'e9tonn\'e9 du sang-froid du major. \par --A mon \'e2ge, r\'e9pondit le vieillard, la mort est un bienfait. \par --Mon p\'e8re porte sur le front la neige de bien des hivers; il doit \'eatre un des plus sages chefs de sa nation, et les jeunes hommes l'\'e9coutent avec respect autour du feu du conseil. \par --Ne parlons pas de moi, dit le major. Pourquoi avez-vous demand\'e9 cette entrevue? \par --Est-ce que mon p\'e8re ne nous conduira pas au feu du Conseil de sa nation? dit Churlakin d'un ton insinuant. Est-il honorable que de grands guerriers, des chefs redout\'e9s traitent ainsi de graves affaires \'e0 cheval, entre deux arm\'e9es! \par --Aucun chef ennemi ne peut entrer dans une ville investie. \par --Mon p\'e8re craint-il qu'\'e0 nous quatre nous prenions sa ville? reprit Churlakin en riant, mais contrari\'e9 au dernier point de perdre l'esp\'e9rance de s'entendre avec Pincheira. \par --La peur n'est pas mon habitude. Je vous apprends une r\'e8gle que vous ignorez, voil\'e0 tout. Si ce pr\'e9texte suffit \'e0 rompre l'entrevue, vous en \'eates les ma\'eetres, et je vais me retirer. \par --Oh! oh! mon p\'e8re est vif pour son \'e2ge. \par --Dites ce qui vous am\'e8ne. \par Les ulmenes se consult\'e8rent du regard et \'e9chang\'e8rent quelques mots \'e0 voix basse. Enfin Churlakin reprit la parole. \par --Mon p\'e8re a vu la grande arm\'e9e des Aucas? dit-il. \par --Oui, r\'e9pondit le major avec indiff\'e9rence. \par --Et mon p\'e8re, qui est un blanc et qui a beaucoup de science, a-t-il compt\'e9 les guerriers? \par --Oui. \par --Ah! et combien sont-ils d'apr\'e8s son calcul? \par --Leur nombre nous importe peu. \par --Cependant, insista l'Indien, mon p\'e8re sait-il, \'e0 peu pr\'e8s?... \par --Deux cent mille, tout au plus. \par --Mon p\'e8re, reprit Churlakin n'est pas effray\'e9 du nombre de ces guerriers qui ob\'e9issent \'e0 un seul chef? \par --Pourquoi le serais-je! dit le major, auquel n'avait point \'e9chapp\'e9 l'\'e9tonnement des ulmenes. Ma nation n'a-t-elle pas Vaincu des arm\'e9es plus nombreuses? Mais nous perdons notre temps en paroles inutiles, chef. \par --Que mon p\'e8re soit patient! \par --Finissons-en avec toutes vos circonlocutions indiennes. \par --L'arm\'e9e des grandes nations est camp\'e9e devant le Carmen afin d'obtenir satisfaction de tous les maux que les visages p\'e2les nous ont fait souffrir depuis leur invasion en Am\'e9rique. \par --Expliquez-vous clairement. Pourquoi envahissez-vous nos fronti\'e8res? Avons-nous manqu\'e9 \'e0 nos engagements? De quoi vous plaignez-vous? \par --Mon p\'e8re feint d'ignorer les justes motifs de guerre que nous avons contre les blancs. Sa nation a trait\'e9 avec les blancs qui habitent de l'autre c\'f4t\'e9 des montagnes et qui sont nos ennemis; donc, sa nation n'a point d'amiti\'e9 pour nous. \par --Cher, cette querelle est ridicule. Avouez que vous avez envie de piller nos fermes, de voler notre b\'e9tail et nos chevaux, bien! Mais, serions-nous en guerre avec le Chili, vous agiriez de m\'ea me. La plaisanterie dure trop longtemps; venons au fait; que voulez-vous? \par --Mon p\'e8re est fin, dit Churlakin en riant. Ecoutez! voil\'e0 ce que disent les chefs. L'ulmen Negro a, contre son droit et contre le n\'f4tre, vendu aux anc\'eatres de mon p\'e8re une t erre qui ne lui appartenait pas, sans le consentement des autres ulmenes de la contr\'e9e. \par --Apr\'e8s? \par --Les chefs rassembl\'e9s autour de l'arbre de Gualichu ont r\'e9solu de rendre au grand chef blanc, depuis le premier jusqu'au dernier, tous les objets donn\'e9s jadis \'e0 l'ulmen Negro, et de reprendre le pays qui est \'e0 eux. \par --Est-ce tout? \par --Tout. \par --Combien de temps les chefs donnent-ils au gouverneur du Carmen pour discuter ces propositions? \par --Du lever du soleil \'e0 son coucher. \par --Fort bien! dit ironiquement le vieil officier. Et, si le gouverneur refuse, que feront mes fr\'e8res? \par --La colonie des blancs sera incendi\'e9e; leurs guerriers seront massacr\'e9s; leurs femmes et leurs enfants emmen\'e9s en esclavage. \par --Je transmettrai vos demandes au gouverneur, demain, au coucher du soleil, vous aurez sa r\'e9ponse. Seulement, vous suspendrez les hostilit\'e9s jusque-l\'e0. \par --Tenez vous sur vos gardes. \par --Merci de votre franchise, chef! Je suis heureux de rencontrer un Indien que ne soit pas compl\'e8tement un coquin. A demain! \par --A demain! r\'e9p\'e9t\'e8rent les chefs avec courtoisie et frapp\'e9s malgr\'e9 eux de la noblesse du vieillard. \par Le major se retira lentement vers les barri\'e8res, o\'f9 le colonel, inquiet de cette longue entrevue, avait tout pr\'e9par\'e9 pour venger son vieil ami. \par --Eh bien? fit-il en lui serrant la main. \par --Ils cherchent \'e0 gagner du temps, r\'e9pondit le major, afin de nous jouer quelqu'une de leurs diableries. \par --Que demandent-ils, en somme? \par --L'impossible, colonel, et ils le savent bien, car ils avaient l'air de se moquer de nous en me soumettant leurs pr\'e9 tentions absurdes. Le cacique Negro, disent-ils, n'avait pas le droit de vendre son territoire, que, disent-ils encore, nous leur rendrons dans vingt-quatre heures. Puis, le chapelet de leurs menaces habituelles! Ah! ce n'est pas tout: ils sont pr\'eats \'e0 rembourser tout ce que le cacique Negro a re\'e7u pour la vente de sa terre. \par --Mais, interrompis don Luciano, ces gens-l\'e0 sont fous. \par --Non, colonel, ce sont des voleurs. \par En ce moment, des cris violents retentirent aux barri\'e8res. \par Les deux officiers y coururent en toute h\'e2te. \par Quatre ou cinq mille chevaux, libres en apparence, mais dont les cavaliers invisibles s'\'e9taient effac\'e9s le long de leurs flancs, suivant la coutume indienne, arrivaient avec une effrayante v\'e9locit\'e9 contre les barricades. Deux coups de canon charg\'e9s \'e0 mitraille mirent le d\'e9sordre dans leurs rangs sans ralentir leur course. Ils tomb\'e8rent comme la foudre sur les d\'e9 fenseurs de la Poblacion-del-Sur. Alors s'engagea un de ces terribles combats des fronti\'e8res am\'e9ricaines, combat cruel et indescriptible, o\'f9 l'on ne fait pas de prisonniers; les bolas perdidas, le }{\i\fs24 laqui}{\fs24 , la ba\'ef onnette et la lance \'e9taient les seules armes. Les Indiens \'e9taient imm\'e9diatement renforc\'e9s; les Espagnols ne reculaient pas d'un pouce. Cette lutte acharn\'e9 e durait depuis deux heures. Les Patagons semblaient mollir, et les Argentins redoublaient d'efforts pour les refouler vers leur camp, lorsque tout \'e0 coup ce cri se fit entendre derri\'e8re eux. \par --Trahison! trahison! \par Le major et le colonel, qui combattaient au premier rang de leurs volontaires et des soldats, se retourn\'e8rent; ils \'e9taient pris entre deux feux. \par Pincheira, rev\'eatu de son uniforme d'officier chilien, caracolait en t\'eate d'une centaine de gauchos plus ou moins ivres qui le suivaient en hurlant: \par --Pillage! pillage! \par Les deux vieux officiers se jet\'e8rent un long et triste regard et prirent leur d\'e9termination en une seconde. \par Le colonel lan\'e7a dans les rangs des Indiens, m\'e8che allum\'e9e, un baril de poudre qui les balaya comme le vent balaye la poussi\'e8re, et les mit en fuite. Les Argentins, \'e0 l'ordre du major, firent volte-face et se pr\'e9cipit\'e8 rent au pas de charge contre les gauchos, command\'e9s par Pincheira. Ces bandits, leur sabre et leur bolas en main, coururent contre les Argentins, qui se faufil\'e8rent dans les portes entr'ouvertes des maisons abandonn\'e9es, dans une rue \'e9troite o \'f9 les gauchos ne pouvaient faire manoeuvrer leurs chevaux. \par Les Argentin, adroits tireurs, ne perdaient aucune balle; ils se retir\'e8rent du c\'f4t\'e9 de la rivi\'e8re et nourrirent une vive fusillade contre les gauchos qui s'\'e9taient retourn\'e9s et les Aucas qui escaladaient de nouveau les barri\'e8 res, pendant que les canons du fort vomissaient la mitraille et la mort. \par Les blancs travers\'e8rent le fleuve sans danger, et leurs ennemis s'install\'e8rent dans la Poblacion-del-Sur en emplissant l'air de hurrahs de triomphe. \par Le colonel donna l'ordre de construire des retranchements consid\'e9rables sur la rive du fleuve et d'\'e9tablir deux batteries de six pi\'e8ces de canon chacune, dont les feux se croisaient. \par Par la trahison des gauchos les Indiens s'\'e9taient empar\'e9s de la Poblacion-del-Sur, qui n'\'e9tait nullement la clef de la place; mais ce succ\'e8s n\'e9gatif leur avait co\'fbt\'e9 des pertes immenses. Les colons avaient par l\'e0 vu interrompre leurs communications avec les nombreuses estancias situ\'e9es sur la rive oppos\'e9e. Par bonheur, ils avaient d'avance \'e9migr\'e9 dans le haut Carmen avec leurs chevaux et leurs bestiaux, et les embarcations avaient toutes \'e9t\'e9 mouill\'e9es sous les batteries du fort qui les prot\'e9geaient. Le faubourg pris par les assaillants \'e9tait donc compl\'e8tement vide. \par D'un c\'f4t\'e9, les Argentins se f\'e9licitaient de n'avoir plus \'e0 d\'e9fendre un poste inutile et dangereux; d'un autre c\'f4t\'e9, les Aucas se demandaient \'e0 quoi leur servirait ce faubourg si ch\'e8rement conquis. \par Trois gauchos, dans la m\'eal\'e9e, avaient \'e9t\'e9 arrach\'e9s de leurs chevaux et faits prisonniers par les Argentins. L'un d'eux \'e9tait Pincheira, l'autre Chillito, et le troisi\'e8me se nommait Diego. Un conseil de guerre, improvis\'e9 en plein air, les condamna \'e0 la potence. \par --Eh bien? demanda Diego \'e0 Chillito, o\'f9 donc est Pincheira? \par --Le sc\'e9l\'e9rat s'est \'e9vad\'e9, r\'e9pondit l'honn\'eate Chillito. D\'e9serteur de l'arm\'e9e, d\'e9serteur de la potence! c'est sa manie de d\'e9serter et de manquer \'e0 tous ses engagements. Il finira fort mal. \par --Notre affaire \'e0 nous est claire, fit Diego en soupirant. \par --Bah! un peu plus t\'f4t, un peu plus tard. \par --Cela t'amuse la potence, toi, Chillito? \par --Pas pr\'e9cis\'e9ment, reprit celui-ci; mais depuis cinq g\'e9n\'e9rations dans ma famille on est pendu de p\'e8re en fils; c'est une vocation. Qu'est-ce que le diable va faire de mon \'e2me? \par --Je n'en sais rien. \par --Ni moi. \par Pendant cette \'e9difiante conversation, on avait plant\'e9 deux hautes potences un peu en dehors du retranchement du bord du fleuve, \'e0 la vue de toute la population r\'e9unie et des autres gauchos qui, group\'e9 s dans la Poblacion-del-Sur, hurlaient de rage. Chillito et Diego furent pendus pour l'exemple. Au pied de la potence, un }{\i\fs24 bando}{\fs24 affich\'e9 mena\'e7ait du m\'eame sort tout gaucho r\'e9volt\'e9. \par Sur ces entrefaites, la nuit vine, \'e9clair\'e9e par l'incendie du faubourg conquis par les Indiens. Les flammes teignaient la malheureuse ville du Carmen de reflets fantastiques, et les habitants, plong\'e9s dans une morne stupeur, se disaient que bient \'f4t le feu traverserait le fleuve et r\'e9duirait en cendres le Carmen. Le gouverneur semblait de fer; il ne prenait pas une minute de repos, il visitait les postes, multipliait la d\'e9fense, relevait les courages abattus et essayait de donner \'e0 tous des esp\'e9rances qui \'e9taient loin de son coeur. Quant aux Indiens, ils avaient tent\'e9 deux fois de surprendre la ville, et, avant l'apparition de l'aube, ils s'\'e9taient retir\'e9s dans leur camp. \par --Major, dit le colonel, pas d'illusion possible! Demain, apr\'e8s-demain ou dans huit jours tout sera fini pour nous. \par --Hum! au dernier moment nous ferons sauter le fort. \par --Cette ressource m\'eame nous est enlev\'e9e. \par --Comment cela? \par --De vieux soldats comme nous ne peuvent ainsi disposer de la vie des autres. \par --Vous avez raison, reprit le major d'un air r\'eaveur. Nous nous br\'fbleront la cervelle. \par --Mais, dit apr\'e8s un court silence le major qui avait baiss\'e9 la t\'eate devant l'irr\'e9fragable argument de son sup\'e9rieur, comment n'avons-nous pas encore re\'e7u de nouvelles de Buenos-Ayres? \par --Ils ont \'e0 Buenos-Ayres bien autre chose \'e0 faire que de penser \'e0 nous. \par --Oh! je ne puis le croire. \par Un esclave annon\'e7a don Juan Perez. \par Don Juan entra v\'eatu d'un magnifique uniforme de colonel de l'arm\'e9e argentine, le bras gauche entour\'e9 de l'\'e9charpe d'aide de camp. Les deux officiers, \'e0 son entr\'e9e ressentirent un tressaillement int\'e9rieur. Don Juan les salua. \par --Est-ce bien vous, don Juan? murmura le colonel. \par --Mais, je le suppose, r\'e9pondit-il en souriant. \par --Et votre long voyage? \par --J'en arrive \'e0 l'instant. \par --Cet uniforme!... \par --Mon Dieu! messieurs, fatigu\'e9 de passer dans la colonie pour un \'eatre myst\'e9rieux, pour un sorcier, un vampire, que sais-je? j'ai voulu devenir un homme comme tout le monde. \par --Ainsi, vous \'eates?... \par --Officier comme vous, comme vous colonel, et de plus aide de camp du g\'e9n\'e9ral Rosas. \par --C'est prodigieux, fit don Luciano. \par --Pourquoi donc? rien de plus simple, au contraire. \par Un \'e9trange soup\'e7on \'e0 l'entr\'e9e impr\'e9vue de don Juan, s'\'e9tait gliss\'e9 dans le coeur du major, soup\'e7on qui ne disparut pas apr\'e8s les paroles suivantes de don Juan: \par --Oui, reprit celui-ci, je suis colonel. En outre, le pr\'e9sident de la r\'e9publique m'a charg\'e9 d'un message qui, j'en suis certain, cous contentera. \par Et il tira de son uniforme un large pli cachet\'e9 aux armes argentines. Le colonel, avec la permission des deux officiers, d\'e9cacheta et lut la missive, en laissant percer sur son visage une joie immod\'e9r\'e9e. \par --Oh! oh! s'\'e9cria-t-il; deux cent cinquante hommes! Je n'esp\'e9rait pas un tel renfort. \par --Le pr\'e9sident tient beaucoup \'e0 cette colonie, dit don Juan, et il n'\'e9pargnera aucun sacrifice pour la conserver. \par --Vive Dieu! gr\'e2ce \'e0 ce secours, don Juan, je me moque des Indiens comme d'un f\'e9tu de paille. \par --Il parait qu'il n'\'e9tait pas trop t\'f4t? \par --Il n'\'e9tait que temps, canario! r\'e9pondit imprudemment le gouverneur. Et vos hommes. \par --Ils arriveront dans une heure. \par --Ce sont? \par --Des gauchos. \par --Hum! dit le colonel, j'aurais pr\'e9f\'e9r\'e9 d'autres troupes. C'est \'e9gal. Si vous voulez, nous irons au-devant d'eux. \par --Je suis \'e0 vos ordres. \par --Irai-je avec vous? demanda le major. \par --Mais cela n'en vaudrait que mieux, repartit vivement don Juan. \par --Non, major, dit don Luciano, restez ici. Qui sait ce qui arrivera en mon absence? Venez, don Juan. \par Ce dernier souriait, et il e\'fbt \'e9t\'e9 difficile de dire ce que ce sourire signifiait. Il sortit en compagnie du colonel, et tous deux mont\'e8rent \'e0 cheval. Ils crois\'e8rent un cavalier qui se h\'e2tait \'e0 toute bride. \par --Sanchez! murmura tout bas don Juan. Pourvu qu'il ne m'ait pas reconnu! \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 VI.--LA GROTTE DES COUGOUARS. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Sanchez avait suivi sa soeur sans mot dire et presque aussi \'e9tonn\'e9 que don Luis et sa fille du d\'e9vouement de Maria. Elle le conduisit dans sa chambre, nid charmant, plein d'ombres et de fra \'eecheur, comme impr\'e9gn\'e9 d'une odeur virginale. Pendant que le bombero s'extasiait devant ces gracieuses merveilles d'un r\'e9duit de jeune fille, Maria, soupirant et pr\'eate \'e0 pleurer, jeta un regard d'adieu sur sa chambre bien-aim\'e9 e, mais elle eut le courage de refouler ses larmes. \par --Asseyez-vous, mon fr\'e8re, dit-elle, j'ai un grand service \'e0 vous demander. \par --Diable! un service! Petite soeur, pourquoi prendre un air aussi solennel pour une chose bien simple? \par --C'est que c'est difficile. \par --Rien n'est impossible pour te contenter. De quoi s'agit-il? \par --Jurez-moi, auparavant, de m'accorder ce que je vous demanderai. \par --Va, mon enfant, et ne t'inqui\'e8te pas du reste, dit Sanchez avec un gros rire. \par --Non, je veux un serment. \par --Je te le fais, c'est entendu. \par --Mon fr\'e8re, vous n'\'eates pas s\'e9rieux. \par --J'ai la gravit\'e9 d'une idole indienne. \par --Vous vous moquez de moi, fit-elle avec des larmes dans la voix. \par --Le diable emporte les femmes! reprit Sanchez; on fait toujours leur volont\'e9. Voyons, folle, ne pleurons pas. Je jure d'ob\'e9ir \'e0 ton caprice. D\'e9vide-moi ton chapelet. \par --J'ai promis \'e0 dona Linda, mon bon fr\'e8re, de lui donner avant trois jours des nouvelles de don Fernando. \par --Apr\'e8s? \par --Je veux accomplir ma promesse. \par --Peste! \par --Et pour cela j'ai compt\'e9 sur vous. \par --Sur moi? \par --Oui. \par --A quoi puis-je te servir? \par --Sans vous, la chose est impraticable. \par --Alors, petite soeur, je crains fort que... \par --Vous avez jur\'e9. \par --Va! je suis tout oreilles. \par --J'ai longtemps habit\'e9 parmi les Indiens, dont je connais les moeurs et le langage. Je vais m'introduire dans leur camp, sans \'eatre reconnue, pour apprendre o\'f9 est don Fernando. \par --Et votre serment, mon fr\'e8re? dit-elle en se pla\'e7ant devant la porte. \par --Je ne le tiendrai pas, et, si Dieu pense que j'ai eu tort, nous r\'e9glerons ce compte-l\'e0 ensemble. \par Elle regarda un moment son fr\'e8re en silence. \par --Vous y \'eates bien r\'e9solu? reprit-elle. \par --Compl\'e8tement. \par --J'irai seule. \par --Hein? exclama Sanchez, en se pr\'e9cipitant vers elle; tu veux donc me faire mourir? \par Maria ne r\'e9pondit pas. \par --Partez, mon fr\'e8re, je me passerai de vous. \par --Allons! je te suivrai. Oh! les femmes! murmura le bombero. \par --Nous r\'e9ussirons! s'\'e9cria-t-elle toute joyeuse. \par --Oui, \'e0 nous faire tuer. \par --Partons, fr\'e8re, dit-elle en mettant sous son bras un petit paquet d'habits. \par Maria, craignant l'\'e9motion des adieux, \'e9vita dona Linda. \par Le Pavito avait pr\'e9par\'e9 deux chevaux qui entra\'een\'e8rent promptement le fr\'e8re et la soeur loin de l'estancia. A la batterie, le capataz les avait attendus. \par --Senorita, avait-il dit \'e0 Maria, vous \'eates une noble fille. Dieu vous aidera et vous b\'e9nira. \par --Don Jos\'e9, avait r\'e9pondu Maria en souriant et en tirant de son sein une petite croix d'or que lui avait donn\'e9 dona Linda, et dont elle brisa le cordon de velours, don Jos\'e9, prenez cette croix et gardez-la en souvenir de moi. \par Les deux voyageurs galopaient depuis longtemps d\'e9j\'e0 que l'heureux capataz baisait encore la croix \'e0 pleines l\'e8vres en songeant que sa place habituelle \'e9tait sur le coeur de la jeune fille. Sanchez et sa soeur march\'e8rent c\'f4te \'e0 c \'f4te sans \'e9changer une parole; tous deux \'e9taient plong\'e9s dans un ab\'eeme de pens\'e9es. \par --Combien nous reste-t-il de de chemin? demanda Maria. \par --Deux lieues. \par Ils retomb\'e8rent dans leur mutisme. Tout \'e0 coup le pas d'un cheval retentit derri\'e8re eux; ils se retourn\'e8rent et aper\'e7urent le Pavito qui gesticulait. Ils s'arr\'eat\'e8rent, et le gaucho les eut bient\'f4t rejoints. \par --Ma ma\'eetresse me suit, dit-il Dona Linda, v\'eatue en homme, accourait de toute la vitesse de sa monture. \par --Faut-il retourner? demanda Sanchez qui eut une lueur fugitive d'esp\'e9rance. \par --Non, non; poussons, au contraire, reprit Linda. \par --O\'f9 allez-vous, senorita? \par --Je vous suis. \par --Hein? fit-il, croyant avoir mal entendu. \par --J'ai devin\'e9 ton projet, Maria, et je veux partager tes dangers. \par --C'est beau, senorita! s'\'e9cria Sanchez. \par --Elle a raison, dit simplement Maria: cela vaut mieux. \par --Vous, Pavito, dit Linda, rebroussez chemin; je puis me passer de vos services. \par --Pardon, si vous y consentez je resterai. A l'estanciero, on n'a pas besoin de moi; j'ignore o\'f9 vous allez, mais deux bras courageux sont bons \'e0 garder. \par --Restez, mon ami. \par --Mais don Luis, votre p\'e8re, senorita?... essaya de dire Sanchez. \par --Il m'approuve, r\'e9pondit-elle s\'e8chement. \par On se remit en route. Deux heures plus tard, on arriva au pied d'une colline \'e0 mi-c\'f4te de laquelle s'ouvrait une grotte naturelle, connue dans le pays sous le nom de grotte des Cougouars ou }{\i\fs24 Kenupang}{\fs24 , en indien aucas. \par --Mes fr\'e8res sont l\'e0, dit Sanchez. \par La petite troupe gravit la pente douce de la colline et s'engouffra \'e0 cheval dans la grotte, sans laisser de trace de son passage. On entrait dans cette grotte par plusieurs ouvertures; elle se divisait en nombreux compartiments sans communication visible entre eux et formait une esp\'e8ce de d\'e9 dale qui serpentait sous les profondeurs de la colline. Les bomberos, qui en savaient tous les d\'e9tours, s'y r\'e9fugiaient souvent. \par Julian et Quinto, assis devant un feu de bruy\'e8re fumaient silencieusement leur pipe en regardant r\'f4tir un quartier de guanaco. Ils salu\'e8rent les arrivants et rest\'e8 rent muets comme des Indiens, dont ils avaient pris les moeurs dans la vie nomade de la Pampa. Sanchez conduisit les deux femmes dans un compartiment isol\'e9. \par --Ici, leur dit-il d'une voix faible comme un souffle, parlez peu et bas: on ignore toujours quels voisins l'on a. Si vous avez besoin de nous, vous savez o\'f9 nous sommes. Je vous laisse. \par Sa soeur le retint par son bras et s'approcha de son oreille. Il s'arr\'eata sans r\'e9pondre et sortit. \par Les deux jeunes filles, \'e0 peine seules, se jet\'e8rent dans les bras l'une de l'autre; puis, ce mouvement d'effusion pass\'e9, elles se d\'e9guis\'e8rent en femmes indiennes. Au moment o\'f9 leurs robes espagnoles allaient tomber, elles entendirent des pas assez pr\'e8s d'elles et se retourn\'e8rent comme des biche effarouch\'e9es. \par --Je craignais, dit dona Linda, que ce f\'fbt don Sanchez. Ecoutons. \par --Cara\'ef! don Juan, soyez le bien venu, avait dit une voix d'homme \'e0 trois pas des jeunes filles. Voil\'e0 plus de deux heures que je vous attends. \par --Toujours cet homme! murmura Linda. \par --Mon ami, r\'e9pondit don Juan impossible de venir plus t\'f4t. \par --Enfin, vous \'eates ici, c'est le principal, reprit le premier interlocuteur. \par En ce moment, Sanchez entra. Maria lui fit signe d'\'e9couter, il s'approcha d'elle et pr\'eata l'oreille. \par --Etes vous satisfait de votre position au Carmen, reprit Juan. \par --Pas trop, je vous l'avoue. \par --Je vais vous en d\'e9barrasser, mon cher Pincheira: demain j'ordonne l'attaque de la Poblacion-del-Sur. Vous agirez alors, n'est-ce pas? \par --C'est convenu. A propos, tout \'e0 l'heure j'ai rencontr\'e9 un pauvre diable d'officier argentin charg\'e9 d'une missive pour le gouverneur du Carmen. Elle lui annonce du secours, je crois. \par --}{\i\fs24 Caramba!}{\fs24 Il faut se presser. Qu'avez-vous fait de cette missive? \par --La voici. \par --Le messager argentin, l'avez-vous tu\'e9? \par --Un peu. \par --Bien. \par --A quand l'assaut? \par --Dans deux jours. \par --Et mon prisonnier? \par --Oh! il fait rage. \par --Il se calmera. Voici, du reste, ce que je compte faire d\'e8s que la ville... \par Mais en pronon\'e7ant ces paroles les deux hommes s'\'e9taient \'e9loign\'e9s et le son de leur voix s'effa\'e7a dans les d\'e9tours de la grotte. Quand les jeunes filles se retourn\'e8rent, Sanchez avait disparu. \par --Eh bien! dit Maria, que pensez-vous de ce hasard singulier? \par --C'est un miracle de Dieu. \par --Nous d\'e9guisons-nous toujours? \par --Plus que jamais. \par --A quoi bon, dit Sanchez qui avait reparu. Je sais o\'f9 est don Fernando, \'e0 pr\'e9sent je me charge de vous le rendre. \par --Mais la vengeance? interrompit dona Linda. \par --Sauvons-le d'abord, senorita. Retournez \'e0 l'estancia et laissez-moi agir. \par --Non, don Sanchez, je ne vous quitte pas. \par Attendez-moi ici toutes deux. \par Plusieurs heures se pass\'e8rent. Sanchez ne revenait pas. Inqui\'e8tes de ce retard inexplicable, elle avaient rejoint dans la premi\'e8re grotte les deux autres bomberos. D\'e9j\'e0 la nuit \'e9tait venue. Enfin, Sanchez entra; il avait apport\'e9 un \'e9norme ballot sur le cou de son cheval qui soufflait de fatigue. \par --Rev\'eatez ces costumes de gauchos, dit-il aux deux femmes; nous allons nous introduire dans le Carmen. Le voyage sera rude, mais, h\'e2tez-vous, chaque minute perdue est une heure de danger pour nous. \par Elles coururent s'habiller et furent pr\'eates en un instant. \par --Prenez vos v\'eatements indiens, dit Sanchez, ils pourront vous servir. Bien. Maintenant suivez-moi, et de la prudence! \par Les trois bomberos, les deux jeunes filles et le Pavito sortirent de la grotte et se gliss\'e8rent dans l'obscurit\'e9 comme des fant\'f4mes, marchant en file indienne, parfois se courbant jusqu'\'e0 terre, se tra\'eenant sur les genou x ou rampant sur le ventre et se confondant le plus possible avec l'ombre pour dissimuler leur passage. Singulier et dangereux voyage en pleine nuit et dans ce d\'e9sert, dont les buissons, en temps de guerre, sont peupl\'e9s d'ennemis invisibles! \par Sanchez s'\'e9tait plac\'e9 en t\'eate, Dona Linda, ivre de ce courage que donne l'amour, rougissait de son sang les ronces du chemin, et pas une plainte ne remuait ses l\'e8vres. Apr\'e8s trois heures d'efforts inou\'ef s, la petite troupe qui suivait les traces de Sanchez, s'arr\'eata sur les signes du bombero. \par --Regardez, leur dit-il, \'e0 voix basse, nous sommes au milieu du camp des Aucas. \par Tout autour d'eux, aux rayons de la lune, ils voyaient s'allonger les hautes silhouettes des sentinelles indiennes appuy\'e9es sur leur lances et veillant, dans une immobilit\'e9 de pierre, au salut de leurs fr\'e8 res endormis. Un frisson courut dans les membres des jeunes filles. Par bonheur, les gardes, ne redoutant pas une sortie du Carmen, dormaient debout: mais le moindre geste mal calcul\'e9 ou le moindre faux pas pouvait les r\'e9 veiller. Aussi Sanchez recommanda-t-il de redoubler de prudence sous peine de la vie. \par A deux cents pas devant eux s'\'e9levaient les premi\'e8res maisons du Carmen, mornes, silencieuses, et, en apparence du moins abandonn\'e9es ou plong\'e9es dans le sommeil. Les six aventuriers avaient franchi la moiti\'e9 de la distance, lorsque tout \'e0 coup, au moment o\'f9 Sanchez avan\'e7ait le bras pour s'abriter derri\'e8re une dune de sable plusieurs hommes qui rampaient en sens inverse se trouv\'e8rent face \'e0 face avec lui. \par Il y eut une seconde d'anxi\'e9t\'e9 terrible. \par --Qui vive? demanda une voix basse et mena\'e7ante. \par --Sanchez le bombero. \par --Qui est avec toi? \par --Mes fr\'e8res. \par --Passez. \par Dix minutes apr\'e8s cette rencontre, ils arriv\'e8rent aux barri\'e8res qui, au nom de Sanchez, s'ouvrirent sur le champ. Enfin, ils \'e9taient en s\'fbret\'e9 dans le Carmen. Il \'e9tait temps: malgr\'e9 leur volont\'e9 et leur courage, les deux femmes bris\'e9es de lassitude, ne pouvaient plus se soutenir. D\'e8s que le p\'e9ril fut pass\'e9, leur surexcitation nerveuse tomba et elles s'affaiss\'e8rent an\'e9 anties. Sanchez prit sa soeur dans ses bras, Julian se chargea de dona Linda, et ils se dirig\'e8rent vers la maison de don Luis, o\'f9 de nouvelles difficult\'e9s les attendaient. Tio Lucas refusait d'ouvrir la porte, mais, reconnaissant enfin sa ma\'eet resse, il introduisit les voyageurs dans un salon o\'f9 il alluma les bougies. \par --Que faisons nous? demanda dona Linda qui se laissa choir dans un fauteuil. \par --Rien pour l'instant, r\'e9pondit Sanchez. Reposez-vous, senorita, reprenez des forces. \par --Resterons-nous longtemps dans cette inaction qui me tue? \par --Jusqu'\'e0 demain seulement. Il ne faut pas nous jeter en aveugles dans le danger, mais tout pr\'e9parer pour la r\'e9ussite de nos projets et guetter l'heure propice. Demain, au plus tard, ces hommes, do nt nous avons surpris la conversation, tenteront une attaque sur la Poblacion-del-Sur. Quant \'e0 nous, nous serons plus libres pour entrer dans le camp Indien. Que tout le monde ignore votre pr\'e9 sence au Carmen! ne donnez pas signe de vie avant mon retour. A demain matin! \par --N'allez-vous pas vous reposer, don Sanchez? \par --Je n'ai pas le temps. \par Sanchez sortit. Dona Linda recommanda \'e0 Tio Lucas la discr\'e9tion la plus absolue et cong\'e9dia ses compagnons qui all\'e8rent dormir dans des chambres pr\'e9par\'e9es \'e0 la h\'e2te. \par Maria ne voulut pas se s\'e9parer de son amie, et elles repos\'e8rent dans le m\'eame lit. Malgr\'e9 leur volont\'e9 de demeurer \'e9veill\'e9es, la nature fut la plus forte et elles ne tard\'e8rent pas \'e0 s'assoupir et \'e0 dormir d'un profond sommeil. Le soleil \'e9tait d\'e9j\'e0 haut \'e0 l'horizon lorsque leurs yeux se rouvrirent. Elles s'habill\'e8rent et d\'e9jeun\'e8rent avec leurs compagnons, impatientes du retour du bombero. \par Plusieurs heures se pass\'e8rent, cruelles pour le coeur de dona Linda et faisant saigner son amour: le souvenir de son fianc\'e9, couvert d'ombres mortelles, troublait douloureusement sa pens\'e9e. \par Enfin, les cloches de la ville sonn\'e8rent \'e0 toutes vol\'e9es pour appeler la population aux armes et servirent d'accompagnement lugubre au bruit sourd du canon et aux \'e9clats de la fusillade. Sans nu l doute, les Indiens attaquaient la Poblacion-del-Sur, et cependant o\'f9 \'e9tait Sanchez? se demandait \'e0 elle-m\'eame dona Linda qui, comme une lionne dans une cage, marchait pr\'e9cipitamment de long en large, d\'e9vor\'e9e d'inqui\'e9tude et de d \'e9sespoir. \par --Ecoute! dit-elle \'e0 Maria en penchant la t\'eate du c\'f4t\'e9 de la porte. \par --C'est lui! reprit Maria. \par --Enfin! s'\'e9cria Linda. \par --Me voici, senorita, dit Sanchez. Etes-vous pr\'eates? \par --Depuis ce matin, fit-elle avec reproche. \par --C'e\'fbt \'e9t\'e9 trop t\'f4t, r\'e9pondit-il sans s'\'e9mouvoir. Maintenant si vous voulez? \par --Tout de suite! \par --Senorita, soyez muette, quoi que vous entendiez et quoi que vous voyiez. Laissez-moi parler seul et agir seul. Tenez, voici pour chacune de vous un masque dont vous vous cacherez le visage quand je vous dirai: En route! \par Ils sortirent tous trois de la maison sans \'eatre remarqu\'e9s, car les habitants gardaient les barri\'e8res ou se m\'ealaient au furieux combat qui se livrait dans la Poblacion-del-Sur. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 VII.--L'ANTRE DU LION. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Don Fernando Bustamente, d\'e8s que son \'e9p\'e9e lui eut \'e9chapp\'e9 et qu'il fut tomb\'e9 aux c\'f4t\'e9s du capataz, ne donna plus signe de vie. Les hommes masqu\'e9s, auteurs du guet-apens, d \'e9daignant don Jos\'e9 Diaz, s'approch\'e8rent du fianc\'e9 de dona Linda. Les p\'e2leurs de la mort obscurcissaient son noble visage; ses dents \'e9taient serr\'e9es sous ses l\'e8vres entr'ouvertes; le sang coulait \'e0 flots de ses blessures, et sa main crisp\'e9e serrait encore la poign\'e9e de son \'e9p\'e9e bris\'e9e dans la lutte. \par --}{\i\fs24 Caspita!}{\fs24 fit l'un des bandits, voil\'e0 un jeune seigneur qui est bien malade; que dira le ma\'eetre? \par --Que voulez-vous qu'il dise, senor Chillito? r\'e9pondit un autre. Il se d\'e9fendait comme une panth\'e8re enrag\'e9e; c'est sa faute; il aurait d\'fb se laisser prendre gentiment. Nous avons perdu quatre hommes. \par --Belle perte, ma foi! que ces quatre gaillards-l\'e0, reprit Chillito en haussant les \'e9paules. J'aurais pr\'e9f\'e9r\'e9 qu'il en tu\'e2t six et qu'il f\'fbt en meilleur \'e9tat. \par --Diable! murmura le bandit, c'est aimable pour nous. \par --J'excepte les pr\'e9sents, dit Chillito en riant. Mais vite, pansons ses blessures et filons; il ne fait pas bon pour nous ici; d'ailleurs, le ma\'eetre nous attend. \par Les plaies de don Fernando furent lav\'e9es et pans\'e9es tant bien que mal; et, sans s'inqui\'e9ter s'il \'e9tait mort ou vivant, ils le plac\'e8rent en travers sur le cheval de Chillito, le chef de cette exp\'e9dition. Les morts rest\'e8 rent sur la place pour le festin des b\'eates fauves. Les autres hommes masqu\'e9s s'enfuirent au galop, et au bout de deux heures ils s'arr\'eat\'e8rent devant la grotte des cougouars, o\'f9 Pincheira et Neham-Outah les attendaient. \par --Eh bien? leur cria ce dernier du plus loin qu'il les aper\'e7ut. \par --C'est fait! r\'e9pondit laconiquement Chillito, qui descendit de cheval et d\'e9posa don Fernando sur un lit de feuilles. \par --Serait-il mort? demanda Neham-Outah p\'e2lissant. \par --Il n'en vaut gu\'e8re mieux, r\'e9pondit le gaucho en hochant la t\'eate. \par --Mis\'e9rable! s'\'e9cria le chef indien transport\'e9 de fureur. Est-ce ainsi qu'on ex\'e9cute mes ordres? Ne vous avais-je pas recommand\'e9 de me l'amener vivant? \par --Hum! fit Chillito, j'aurais voulu vous y voir. Arm\'e9 seulement d'une \'e9p\'e9e, il s'est battu comme dix hommes pendant plus de vingt minutes; il a tu\'e9 quatre des n\'f4tres, et, si son arme ne s'\'e9tait pas rompue, peut-\'ea tre ne serions-nous pas ici. \par --Vous \'eates des l\'e2ches, dit le ma\'eetre avec un sourire de m\'e9pris. \par Il s'approcha du corps de don Fernando. \par --Est-il mort? lui demanda Pincheira. \par --Non, r\'e9pondit Neham-Outah. \par --Tant pis! \par --Je donnerais au contraire, beaucoup pour qu'il en r\'e9chapp\'e2t. \par --Bah! fit l'officier chilien. Que nous importe la vie de cet homme! N'\'e9tait-il pas votre ennemi personnel? \par --Voil\'e0 justement pourquoi je ne voudrais pas qu'il mour\'fbt. \par --Je ne vous comprends pas. \par --Mon ami, dit Neham-Outah, j'ai vou\'e9 ma vie \'e0 l'accomplissement d'une id\'e9e \'e0 laquelle j'ai sacrifi\'e9 mes haines et mes amiti\'e9s. \par --Pourquoi, dans ce cas, avoir tendu un pi\'e8ge \'e0 votre rival? \par --Mon rival! non, ce n'est pas \'e0 lui que j'en veux. \par --A qui donc alors? \par --A l'homme le plus influent et le plus riche de la colonie, l'homme qui peut entraver mes projets, \'e0 un adversaire puissant, \'e0 l'Espagnol, non pas \'e0 un rival. On ne fonde rien de durable sur des cadavres. Je l'aurais tu\'e9 volontiers dans la bataille, mais je ne voulais pas en faire un martyr. \par --Bah! fit Pincheira, un de plus ou de moins, qu'importe! \par --Brute! pensa Neham-Outah; il n'a pas compris un mot. \par Deux gauchos, aid\'e9s par Chillito, frottaient sans rel\'e2che avec du rhum les tempes et la poitrine de don Fernando, dont les traits gardaient la rigidit\'e9 de la mort. Le chef indien ti ra son couteau de sa ceinture, en essuya la lame qu'il approcha des l\'e8vres du bless\'e9. Il lui sembla qu'elle \'e9tait l\'e9g\'e8rement ternie. Aussit\'f4t il s'agenouilla pr\'e8 s du corps de don Fernando, releva la manche de son bras gauche et piqua la veine avec la pointe effil\'e9e de son couteau. Derni\'e8re tentative qui causa une seconde d'attente supr\'eame! Sur la piq\'fbre peu \'e0 peu parut et grandit un point noir qui devint bient\'f4t une perle de jais. Cette goutte h\'e9sita, trembla et coula sur le bras, pouss\'e9e par une deuxi\'e8me goutte qui c\'e9da la place \'e0 une troisi\'e8me; puis le sang devint moins noir et moins \'e9pais, et l'on vit s'\'e9lancer un long jet vermeil qui annon\'e7ait la vie. Neham-Outah ne put r\'e9primer un cri de joie: don Fernando \'e9tait sauv\'e9. \par En effet, le jeune homme poussa un profond soupir. \par --Continuez les frictions, dit le chef aux gauchos. \par Il banda le bras de don Fernando, se releva et fit signe \'e0 Pincheira de le suivre dans un autre compartiment de la grotte. \par --Dieu a exauc\'e9 ma pri\'e8re, dit le grand chef, et je le remercie de m'avoir \'e9pargn\'e9 un crime. \par --Si vous \'eates content, r\'e9pondit le Chilien surpris, je n'ai rien \'e0 objecter. \par --Ce n'est pas tout. Les blessures de don Fernando, quoique nombreuses, ne sont pas graves; sa l\'e9thargie vient de la perte de sang et de la rapidit\'e9 de la course. Il reprendra tout \'e0 l'heure ses sens. \par --Bon. \par --Il ne faut pas qu'il me voie. \par --Apr\'e8s? \par --Ni qu'il vous reconnaisse. \par --C'est difficile. \par --C'est important. \par --On t\'e2chera. \par --Je vais vous quitter; vous allez faire transporter don Fernando au Carmen. \par --Dans votre maison? \par --Oui, c'est l'endroit le plus s\'fbr, dit Neham-Outah en tirant de sa poitrine un papier taill\'e9 d'une certaine fa\'e7on. Mais qu'il ne sache, sous aucun pr\'e9texte, que j'ai donn\'e9 ces ordres, ni o\'f9 il est, et surtout qu'il ne sorte pas. \par --Est-ce tout? \par --Oui, et vous me r\'e9pondez de lui. \par --A votre commandement, je vous le pr\'e9senterai vivant ou mort. \par --Vivant, vous dis-je; sa vie m'est pr\'e9cieuse. \par --Enfin, r\'e9pliqua Pincheira, puisque vous tenez tant \'e0 votre prisonnier, on ne lui \'f4tera pas un cheveu de la t\'eate. \par --Adieu et merci, Pincheira. \par Le chef monta sur un magnifique }{\i\fs24 mustang}{\fs24 et disparut dans les d\'e9tours de la route. Pincheira revint aupr\'e8s de bless\'e9 d'un air de mauvaise humeur, en se tordant la moustache. Il \'e9tait m\'e9 content des ordres de Neham-Outah, mais comme il n'avait qu'une vertu, le respect du serment, il se r\'e9signa. \par --Comment va-t-il? demanda-t-il tout bas \'e0 Chillito. \par --Pas mal, capitaine; c'est \'e9tonnant comme la saign\'e9e lui a fait du bien. Il a d\'e9j\'e0 ouvert les yeux deux fois et il a m\'eame essay\'e9 de parler. \par --Alors, pas de temps \'e0 perdre. Bandez-moi les yeux de ce gaillard-l\'e0, et, pour qu'il n'arrache pas son bandeau, liez-lui les mains le long du corps, mais doucement, si cela vous est possible. Vous entendez? \par --Oui, capitaine. \par --Dans dix minutes nous partons. \par Don Fernando, qui, par degr\'e9s, avait repris connaissance, se demandait en quelles mains il \'e9tait tomb\'e9. Sa pr\'e9sence d'esprit aussi lui \'e9tait revenue et il ne fit aucune r\'e9sistance quand les gauchos ex\'e9cut\'e8 rent les ordres de l'officier chilien. Ces pr\'e9cautions lui r\'e9v\'e9l\'e8rent qu'on n'en voulait pas \'e0 sa vie. \par --Capitaine, que faut-il faire maintenant? dit Chillito. \par --Portez le bless\'e9 dans la barque qui est mouill\'e9e l\'e0-bas, et pas de cachots, dr\'f4les, ou je vous br\'fble le peu de cervelle que vous avez. \par --Cara\'ef! grima\'e7a le gaucho. \par --Dame! fit Pincheira en haussant les \'e9paules; cela vous apprendra \'e0 mieux tuer les gens une autre fois. \par Pincheira n'avait pas compris pourquoi Neham-Outah d\'e9sirait si vivement que don Fernando f\'fbt en vie; \'e0 son tour, Chillito ne comprit pas pourquoi Pincheira regrettait qu'il ne f\'fbt pas mort. Le gaucho ouvrit des yeux h\'e9b\'e9t\'e9s aux derni \'e8res paroles du chef, mais il se h\'e2ta d'ob\'e9ir. \par Don Fernando fut conduit ainsi dans le canot par Pincheira, Chillito et un autre gaucho, tandis que le reste de la troupe, que emmena leurs chevaux, retourna au Carmen par terre. Le voyage dans la barque fut silencieux; trois heures apr\'e8s le d\'e9 part, le prisonnier \'e9tait \'e9tendu dans le lit de don Juan Perez. L\'e0, on lui avait \'f4t\'e9 son bandeau et d\'e9li\'e9 les mains; mais un homme masqu\'e9 et muet comme un catafalque se tenait debout au seuil de la porte et ne le quittait pas des yeux. \par Don Fernando, fatigu\'e9 des \'e9motions de la journ\'e9e et affaibli par la perte de son sang, se confiant au hasard pour sortir de sa position incompr\'e9 hensible, jeta autour de lui ce regard investigateur particulier aux prisonniers, et s'endormit d'un lourd sommeil, qui dura plusieurs heures et rendit \'e0 son esprit tout son calme et toute sa lucidit\'e9 primitifs. \par Du reste, on le traitait avec les plus grands \'e9gards, on contentait ses moindres caprices. Dans le fait, sa situation \'e9tait tol\'e9rable; au fond, elle ne manquait d'une certaine originalit\'e9. Aussi, le jeune homme rassur\'e9 prit-il bravement son parti en attendant des temps meilleurs. Le troisi\'e8me jour de sa captivit\'e9, ses blessures \'e9taient cicatris\'e9es \'e0 peu pr\'e8s. Il se leva pour essayer ses forces et peut-\'eatre pour reconna\'eetre les lieux en cas d' \'e9vasion, car que faire en prison \'e0 moins que l'on ne songe... \'e0 en sortir? Un rayon de soleil chaud et joyeux entrait par l'interstice des contrevents ferm\'e9s, et tra\'e7ait de longues raies blanches sur le plancher de sa chambre. Ce rayon de soleil lui ragaillardit le coeur; et, sous l'oeil in\'e9vitable du gardien masqu\'e9 et muet, il tenta quelques pas. \par Mais une clameur formidable \'e9clata dans le voisinage et une vol\'e9e de canon fit vibrer les vitres. \par --Qu'est-ce cela? demanda-t-il \'e0 l'homme masqu\'e9. \par Celui-ci leva les \'e9paules sans r\'e9pondre. \par Le p\'e9tillement sec de la fusillade se m\'eala au bruit du canon. Le muet ferma les fen\'eatres. Don Fernando s'approcha de lui. \par --Ami, lui dit-il d'une voix douce, que se passe-t-il au dehors? \par Le gardien s'obstina dans son silence. \par --Au nom du ciel, parlez. \par Le bruit sembla se rapprocher, et des pas press\'e9s se confondirent avec des cris \'e0 peu de distance. L'homme au masque tira son machete du fourreau et son pistolet de sa ceinture, et il courut au seuil de la po rte qui, soudain, s'ouvrit avec fracas. Un autre homme masqu\'e9, en proie \'e0 la plus vive frayeur, s'\'e9lan\'e7a dans la salle. \par --Alerte! s'\'e9cria-t-il, nous sommes perdus. \par A ces mots, quatre hommes, \'e9galement masqu\'e9s et arm\'e9s jusqu'aux dents, parurent sur le seuil. \par --Arri\'e8re! cira le gardien: nul n'entre ici sans le mot d'ordre. \par --Le voil\'e0! frit un des arrivants. \par Et d'un coup de pistolet il l'\'e9tendit raide mort. Les quatre hommes lui pass\'e8rent sur le corps et attach\'e8rent solidement son compagnon qui, r\'e9fugi\'e9 dans un coin, tremblait de tous ses membres. L'un d'eux s'avan\'e7 a vers le prisonnier qui ne comprenait rien \'e0 cette sc\'e8ne. \par --Vous \'eates libre, caballero, lui dit-il; venez, h\'e2tez-vous de fuir loin de cette maison. \par --Qui \'eates-vous? demanda le jeune homme. \par --Peu importe, suivez-nous. \par --Non, si je ne sais qui vous \'eates. \par --Voulez-vous revoir dona Linda? lui dit \'e0 l'oreille son interlocuteur. \par --Je vous suis, r\'e9pondit don Fernando en rougissant. \par --Senor, prenez ces armes, dont peut-\'eatre vous aurez besoin, car tout n'est pas fini. \par --Des armes! exclama le jeune homme. Ah! vous \'eates des amis. \par Ils sortirent. \par --Eh quoi! dit don Fernando en mettant le pied dans la cour, je suis au Carmen! \par --Vous l'ignoriez? \par --Oui. \par Ces chevaux sell\'e9s, qui sont l\'e0 attach\'e9s \'e0 des anneaux, sont \'e0 nous. Pourrez-vous tenir \'e0 cheval? \par --Je l'esp\'e8re. \par --Il le faut. \par --En selle, donc, et partons! \par Comme ils d\'e9bouchaient dans la rue, une douzaine de cavaliers accouraient vers eux \'e0 toute bride, \'e0 vingt-cinq pas environ. \par --Voici l'ennemi, dit l'inconnu d'une voix ferme; bride aux dents et chargeons! \par Les cinq hommes se rang\'e8rent sur une seule ligne et se ru\'e8rent sur les arrivants. Ils d\'e9charg\'e8rent leurs armes \'e0 feu et jou\'e8rent du sabre. \par --Cara\'ef! s'\'e9cria Pincheira qui commandait les douze cavaliers mon prisonnier m'\'e9chappe. \par L'officier chilien s'\'e9lan\'e7a \'e0 la poursuite de don Fernando, qui, sans ralentir sa course, l\'e2cha deux coups de feu. Le cheval de Pincheira roula sur le sol en entra\'eenant son cavalie r, qui se releva tout meurtri de sa chute. Mais don Fernando et ses compagnons \'e9taient d\'e9j\'e0 loin. \par --Oh! je les retrouverai, s'\'e9cria-t-il ivre de rage. \par Les fugitifs avaient touch\'e9 les bords du fleuve, o\'f9 une barque les attendait. \par --C'est ici, senor, que nous nous s\'e9parons, dit \'e0 don Fernando l'inconnu qui se d\'e9masqua. \par --Sanchez! s'\'e9cria-t-il. \par --Moi-m\'eame, r\'e9pondit le bombero. Cette barque va vous conduire \'e0 l'estancia de San-Juan; partez sans d\'e9lai; et, ajouta-t-il en se penchant \'e0 l'oreille de don Fernando auquel il remit un papier pli\'e9 en quatre, lisez ceci et peut-\'ea tre bient\'f4t pourrez-vous nous venir en aide. Adieu, senor. \par --Un mot, Sanchez. Quel est l'homme qui me tenait prisonnier? \par --Don Juan Perez. \par --Merci. \par --Ou, si vous aimez mieux, Neham-Outah, le grand chef des Aucas. \par --Lequel des deux? \par --C'est le m\'eame homme. \par --Je m'en souviendrai, dit don Fernando en sautant dans le canot. \par La barque glissa sur l'eau comme une fl\'e8che, gr\'e2ce \'e0 la vigueur des rameurs, et disparut bient\'f4t dans les premi\'e8res ombres de la nuit tombante. \par Trois personnes, rest\'e9es sur la rive, suivaient d'un regard inquiet les mouvements de la barque; c'\'e9taient Sanchez, Maria et dona Linda. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 VIII.--LE CAMP DES AUCAS. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 --Maintenant, senorita, demanda Sanchez \'e0 dona Linda d\'e8s que la barque fut hors de vue, quelles sont vos intentions? \par --Voir Neham-Outah dans son camp. \par --C'est le d\'e9shonneur, c'est la mort. \par --Non, don Sanchez, c'est la vengeance. \par --Vous le voulez? \par --J'y suis r\'e9solue. \par --Bien, je vous conduirai moi-m\'eame au camp des Aucas. \par Tous les trois retourn\'e8rent \'e0 la maison de don Luis Munoz sans \'e9changer une parole. La nuit \'e9tait compl\'e8tement venue. Les rues \'e9taient d\'e9sertes, la ville silencieuse \'e9tait illumin\'e9e par l'inc endie de la Poblacion-del-Sur, et l'on voyait au milieu des d\'e9combres et des ruines passer les silhouettes diaboliques des Indiens. \par --Allez vous pr\'e9parer, senoritas, je vous attends ici toutes deux, dit Sanchez d'une voix d\'e9courag\'e9e. \par Maria et don Linda entr\'e8rent dans la maison. Sanchez, pensif et triste, s'assit sur une des marches du perron. Bient\'f4t les jeunes filles reparurent, rev\'eatues de costume complet des aucas, le visage peint, et m\'e9connaissables. \par --Oh! fit le bombero, voil\'e0 deux vraies indiennes. \par --Croyez-vous, r\'e9pondit dona Linda, que don Juan Perez ait seul le privil\'e8ge de se changer \'e0 volont\'e9? \par --Qui ne peut lutter avec une femme? fit Sanchez en secouant la t\'eate. Et maintenant qu'exigez-vous de moi? \par --Votre protection jusqu'aux premi\'e8res lignes indiennes. \par --Ensuite? \par --Le reste nous regarde. \par --Mais vous ne comptez pas rester seules ainsi au milieu des pa\'efens? \par --Il le faut, don Sanchez. \par --Maria, reprit celui-ci, veux-tu retomber entre les mains de tes pers\'e9cuteurs? \par --Rassurez-vous, mon fr\'e8re: je ne cours aucun danger. \par --Cependant... \par --Je vous r\'e9ponds d'elle, interrompit dona Linda. \par --A la gr\'e2ce de Dieu! murmura-t-il d'un air de doute. \par --Marchons! dit la fianc\'e9e de Fernando en s'enveloppant dans les plis d'un large manteau. \par Sanchez allait devant elles. Les feux mourants du Carmen \'e9clairaient la nuit dune lueur p\'e2le et incertaine; un silence de plomb pesait sur la ville, interrompu de temps en temps par la clameur rauque des oiseaux de proie qui d\'e9 chiraient les cadavres indiens et espagnols. Les trois personnages cheminaient parmi les d\'e9combres, tr\'e9buchant contre des pans de mur croul\'e9 s, enjambant les corps et troublant l'horrible festin des urubus et des vautours, qui s'envolaient avec de sourds glapissements. Ils travers\'e8rent la ville dans presque toute sa longueur et arriv\'e8rent enfin, apr\'e8s mille d\'e9 tours et mille peines, \'e0 l'une des barri\'e8res qui faisait face au camp des indiens, dont on voyait scintiller \'e0 peu de distance les nombreuses lumi\'e8res et dont on entendait les cris sauvages. \par Le bombero \'e9changea quelques mots avec les sentinelles et passant hors des barri\'e8res, suivi des deux femmes, il s'arr\'eata. \par --Dona Linda, dit-il d'une voix entrecoup\'e9e, voici le camp des indiens devant nous. \par --Je vous remercie, don Sanchez, dit-elle en lui tendant la main. \par --Senorita, ajouta Sanchez, qui retint la main de la jeune fille, il en est temps encore; renoncez \'e0 votre funeste projet, puisque votre fianc\'e9 est sauv\'e9 et retournez \'e0 San-Julian. \par Au revoir! r\'e9pondit r\'e9solument dona Linda. \par --Au revoir, mura tristement le digne homme. Toi, Maria, reste avec moi, je t'en supplie. \par --O\'f9 elle va j'irai, mon fr\'e8re. \par Les adieux furent courts, comme on pense, le bombero d\'e8s qu'il fut rest\'e9 seul, poussa un soupir ou plut\'f4t un rugissement de douleur, et il reprit \'e0 grands pas la route du Carmen. \par --Pourvu que je n'arrive pas trop tard, se dit-il \'e0 lui-m\'eame, et qu'il n'ait pas encore vu don Luciano Quiros. \par Il arriva au fort au moment o\'f9 le gouverneur et don Juan franchissaient le pont-levis, mais absorb\'e9 dans ses pens\'e9es, il ne remarqua pas les deux cavaliers. Ce hasard fut la cause d'un malheur irr\'e9parable. \par Quant aux deux jeunes filles, elles se dirig\'e8rent \'e0 l'aventure vers les lumi\'e8res du camp, \'e0 peu de distance duquel elles firent halte pour reprendre haleine et calmer le mouvement de leur coeur qui battait \'e0 se rompre dans leur poitrine. Proches du danger qu'elles allaient chercher, elles sentaient leur courage les abandonner, et la vue des toldos indiens les gla\'e7ait de terreur. Chose \'e9trange! ce fut Maria qui ranima la fermet\'e9 de sa compagne. \par --Senorita, lui dit-elle, je serai votre guide. Laissons ici ces manteaux qui nous feraient reconna\'eetre pour des blanches. Marchez pr\'e8s de moi, et quoi qu'il advienne, ne t\'e9moignez ni surprise ni crainte, surtout ne parlez pas, ou c'en est fait d e nous. \par --J'ob\'e9irai, r\'e9pondit Linda. \par --Nous sommes, continua Maria, deux Indiennes qui on fait \'e0 Gualichu un voeu pour la gu\'e9rison de leur p\'e8re bless\'e9; surtout pas un mot, mon amie! \par --Allons, et que Dieu nous prot\'e8ge! \par --Ainsi soit-il! r\'e9pondit Maria en se signant. \par Elles se remirent en marche, et au bout de cinq minutes elles entr\'e8rent dans le camp o\'f9 les Indiens se livraient \'e0 la joie la plus extravagante. Ce n'\'e9 taient que chants et cris de toutes parts. Ivres d'aguardiente, ils dansaient burlesquement au milieu de barils d\'e9fonc\'e9s et vides qu'ils avaient pill\'e9s \'e0 la Poblacion-del-Sur et dans les estancias. D\'e9sordre inou\'ef ! bizarre tohu-bohu! Tous ces fous furieux m\'e9connaissaient m\'eame le pouvoir de leurs ulmenes, qui, du reste, \'e9taient la plupart plong\'e9s dans l'ivresse la plus grossi\'e8re. \par Gr\'e2ce \'e0 la cohue g\'e9n\'e9rale, Linda et Maria purent escalader furtivement la ligne du camp; alors, le coeur palpitant, les membres frissonnants d'effroi, mais calmes de visage, elles se gliss\'e8rent comme des couleuvres parmi les gr oupes, passant inaper\'e7ues des buveurs qui se heurtaient \'e0 tout instant, perdues dans ce d\'e9dale humain, errant au hasard et s'en rapportant \'e0 la Providence ou \'e0 leur bonne \'e9toile pour d\'e9couvrir dans ce p\'eale-m\'ea le de toldos l'habitation du grand toqui. Elles marchaient depuis longtemps sans savoir o\'f9, mais enhardies par le succ\'e8s de toutes les mauvaises rencontres \'e9vit\'e9es, moins craintives, elle \'e9chang\'e8rent parfois un regard d'esp\'e9 rance, lorsque tout \'e0 coup un Indien, d'une taille athl\'e9tique, saisit dona Linda par la ceinture, l'enleva de terre comme un enfant et lui appliqua sur le cou un vigoureux baiser. \par A cet outrage inattendu, Linda poussa un cri d'effroi, se d\'e9gagea de l'\'e9treinte de l'Indien et le repoussa loin d'elle avec force. Le sauvage tr\'e9buche sur ses jambes avin\'e9 es et son corps mesura six pieds du sol; mais il se releva et bondit comme un jaguar sur la jeune fille. \par Maria s'interposa entre eux. \par --Arri\'e8re! dit-elle en posant courageusement sa main sur la poitrine de l'Indien; cette femme est ma soeur. \par --Churlakin, reprit l'autre, ne supporte pas une insulte. \par Le sauvage fron\'e7a les sourcils et d\'e9gaina son couteau. \par --Veux-tu donc la tuer? fit Maria \'e9pouvant\'e9e. \par --Oui, r\'e9pondit Churlakin. A moins qu'elle ne me suive dans mon toldo, o\'f9 elle sera la femme d'un chef, d'un grand chef. \par --Tu es fou, r\'e9pliqua Maria; ton toldo est plein, il n'y a pas de place pour un autre feu. \par --Il y a place pour deux feux encore, r\'e9pondit l'indien en riant; et, puisque cette femme est ta soeur, tu viendras avec elle. \par Au bruit de cette discussion, un cercle infranchissable de sauvages avait entour\'e9 les deux femmes et Churlakin. Maria ne savait comment sortir du danger. \par --Eh bien! reprit Churlakin en saisissant la chevelure de dona Linda qu'il enroula autour de son poignet et en brandissant son couteau, toi et ta soeur me suivrez-vous ans mon toldo? \par --Puisque tu le veux, chien, dit-elle au chef d'une voix accentu\'e9e, que ton destin s'accomplisse! Regarde-moi; Gualichu ne laisse pas impun\'e9ment insulter ses esclaves. Me reconnais-tu? \par Elle tourna son visage du c\'f4t\'e9 d'un vaste brasier qui flambait \'e0 quelques pas et environnait tous les objets d'une lueur claire. Les Indiens s'\'e9cri\'e8rent de surprise en la reconnaissant et recul\'e8rent. Churlakin lui-m\'eame l\'e2 cha les cheveux de dona Linda. \par --Oh! dit-il constern\'e9, c'est l'esclave blanche de l'arbre de Gualichu. \par Le cercle s'\'e9tait agrandi autour des deux femmes; mais les superstitieux Indiens, clou\'e9s dans une immobilit\'e9 pleine de terreur, les regardaient fixement. \par --Le pouvoir de Gualichu, ajouta Maria pour compl\'e9ter son triomphe, est immense et terrible. C'est lui qui m'envoie. Malheur \'e0 qui voudrait s'opposer \'e0 ses desseins! Arri\'e8re, tous! \par Et, s'emparant du bras de Linda, tremblante, elle s'avan\'e7a d'un pas ferme, et au geste d'autorit\'e9 qu'elle fit en \'e9tendant la main, le cercle se divisa, et les Indiens s'\'e9cart\'e8rent \'e0 droite et \'e0 gauche Pour leur livrer passage. \par --Je me sens mourir, murmura dona Linda. \par --Courage, senora, nous sommes sauv\'e9es. \par --Oh! oh! fit une voix goguenarde; que se passe-t-il ici? \par Et un homme se pla\'e7a devant les jeunes filles en leur lan\'e7ant un regard moque. \par --Le matchi! dirent les Indiens, qui, rassur\'e9s par la pr\'e9sence de leur sorcier, se press\'e8rent de nouveau autour des prisonni\'e8res. \par Maria tressaillit int\'e9rieurement en voyant sa ruse compromise par la venue du matchi, et conseill\'e9e par le d\'e9sespoir, elle tenta un dernier effort. \par --Gualichu qui aime les Indiens, dit-elle, m'a envoy\'e9e vers le matchi des Aucas. \par --Ah! r\'e9pondit le sorcier d'un accent railleur; et que me veut-il? \par --Nul autre que toi ne doit l'entendre. \par Le matchi vint aupr\'e8s de la jeune fille, lui posa la main sur l'\'e9paule et la regarda d'un air de convoitise. \par --Veux-tu me sauver? lui demanda-t-elle \'e0 voix basse. \par --C'est selon, r\'e9pondit l'autre dont l'oeil \'e9tincelait de luxure; cela d\'e9pend de toi. \par Elle r\'e9prima un geste de d\'e9go\'fbt. \par --Tiens! dit-elle en d\'e9tachant de ses bras ses riches bracelets d'or incrust\'e9s de perles fines. \par --Oh! fit l'Indien, qui les cacha dans sa poitrine; c'est beau; que veut ma fille? \par --D\'e9livre-nous d'abord de ces hommes. \par --Fuyez! dit le matchi en se tournant vers les spectateurs. Cette femme porte un mauvais sort; Gualichu est irrit\'e9; fuyez! \par Le sorcier s'\'e9tait imm\'e9diatement compos\'e9 un visage \'e0 la hauteur de la circonstance; sa conversation myst\'e9rieuse avec la femme blanche et l'effroi peint sur ses traits suffirent aux Indiens, qui, sans en demander davantage, se dispers\'e8 rent de droite et de gauche et disparurent derri\'e8re les toldos. \par --Vous voyez, dit le sorcier avec un sourire d'orgueil, je suis puissant et je peux me venger de ceux qui me trompent. Mais d'o\'f9 vient ma fille blanche? \par --De l'arbre de Gualichu, r\'e9pondit-elle avec assurance. \par --Ma fille a la langue fourchue du cougouar, reprit le matchi qui ne croyait ni \'e0 ses aroles ni \'e0 son Dieu: me prend-elle pour un nandus? \par --Voici un magnifique collier de perle que Gualichu m'a remis pour l'homme inspir\'e9 des Aucas. \par --Oh! fit le sorcier, quel service puis-je rendre \'e0 ma fille? \par --Conduis-nous au toldo du grand chef des nations patagones. \par --Ma fille d\'e9sire parler \'e0 Neham-Outah? \par --Je le d\'e9sire. \par --Neham-Outah est un chef sage; recevra-t-il une femme? \par --Il le faut. \par --Mien. Mais cette femme? ajout-t-il en d\'e9signant dona Linda. \par --C'est une amie de Pincheira; elle veut aussi parler au grand toqui. \par --Les guerriers fileront la laine des lamas, dit le sorcier en secouant la t\'eate, puisque les femmes font la guerre et s'assoient au feu du conseil. \par --Mon p\'e8re se trompe: Neham-Outah aime ma soeur. \par --Non, fit l'Indien. \par --Que mon p\'e8re se h\'e2te! Neham-Outah nous attend, reprit Maria, impatiente des tergiversations du sauvage. O\'f9 est le toldo du grand chef? \par --Suivez-moi, mes filles blanches. \par Il se pla\'e7a entre elles deux, les saisit chacune par un bras et les guida \'e0 travers le d\'e9dale inextricable du camp. Sur leur passage les Indiens terrifi\'e9s s'enfuyaient. Au fond, le matchi \'e9tait satisfait des pr\'e9 sents de Maria et de l'occasion de prouver aux guerriers ses relations intimes avec Gualichu. Les marches et les contre-marches dur\'e8rent un quart d'heure. Enfin s'offrit \'e0 leurs yeux un toldo devant lequel \'e9tait plant\'e9 le }{\i\fs24 totem}{ \fs24 des nations r\'e9unies, entour\'e9 de lances frang\'e9es d'\'e9carlate et gard\'e9 par quatre guerriers. \par --C'est ici, dit-il \'e0 Maria. \par --Bon! que mon p\'e8re nous introduise seules. \par --Dois-je donc vous quitter? \par --Oui, mais mon p\'e8re peut nous attendre au dehors. \par --J'attendrai, r\'e9pondit bri\'e8vement le sorcier en enveloppant les jeunes filles d'un regard soup\'e7onneux. \par Elles entr\'e8rent le sein agit\'e9. Le toldo \'e9tait vide. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 IX.--LE TOLDO DU GRAND TOQUI. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Don Luciano Quiros, heureux du secours que lui envoyait le pr\'e9sident de la r\'e9publique argentine, cheminait au galop \'e0 c\'f4t\'e9 de don Juan, le nouveau colonel. Ils parvinrent promptement \'e0 une barri\'e8re gard\'e9e par un poste consid\'e9rable de gauchos et de colons bien arm\'e9s. \par --C'est par ici qu'il nous faut sortir, dit don Juan au gouverneur; mais, comme la nuit est noire et que nous aurons une ou deux lieues \'e0 faire, il serait imprudent de nous aventurer seuls dans une plaine sillonn\'e9e de vagabonds Indiens. \par --Il est vrai, interrompit don Luciano. \par --Le gouverneur ne doit pas risquer sa vie l\'e9g\'e8rement. Si l'on vous faisait prisonnier, par exemple, voyez quel d\'e9savantage pour la colonie. \par --Vous parlez d'or, don Juan. \par --Prenons une escorte. \par --Oui. Combien d'hommes? \par --Une dizaine, au plus. \par --Emmenons-en vingt. Nous pouvons rencontrer cent Indiens. \par --Va pour vingt, don Luciano, puisque vous le d\'e9sirez, r\'e9pondit l'autre avec un sourire sardonique. \par A l'arriv\'e9e du gouverneur, les d\'e9fenseurs du poste s'\'e9taient mis sous les armes. Don Juan s\'e9para vingt cavaliers, qui, sur son ordre, vinrent se ranger derri\'e8re lui. \par --Sommes-nous pr\'eats \'e0 partir, gouverneur? \par --En route. \par L'escorte, ayant \'e0 sa t\'eate les deux colonels, s'\'e9branla dans la direction de la plaine. Juan charmait depuis trois quarts d'heure don Luciano Quiros par le feu roulant de ses r\'e9parties spirituelles, lorsqu'il fut interrompu par lui. \par --Pardon, colonel, dit le gouverneur inquiet, ne vous semble-t-il pas singulier de n'avoir encore rencontr\'e9 personne? \par --Pas le moins du monde, monsieur, r\'e9pondit Juan. Sans doute, ils ne savent quelle route prendre, et ils attendent mon retour. \par --C'est possible, dit au bout d'un instant le gouverneur. \par --En ce cas, il nous resterait une lieue \'e0 faire. \par --Marchons donc! \par La verve de don Juan \'e9tait tarie. Parfois son regard scrutait le vide autour de lui, tandis que don Luciano demeurait silencieux. Tout \'e0 coup, le hennissement lointain d'un cheval traversa l'espace. \par --Qu'est cela? demanda-t-il \'e0 don Juan. \par Probablement ceux que nous cherchons. \par --Dans tous les cas, soyons prudents. Attendez-moi, je cours au-devant en \'e9claireur. \par Il piqua des deux et s'\'e9loigna dans l'ombre. A une certaine distance, il descendit de cheval et colla son oreille sur le sol. \par --}{\i\fs24 Demonios!}{\fs24 murmura-t-il en se relevant et en se remettant en selle, on nous poursuit. Ce satan\'e9 Sanchez m'aurait-il reconnu? \par --Que se passe-t-il? demanda le gouverneur. \par --Rien, repartit Juan en lui pesant la main gauche sur le bras. Don Luciano Quiros, rendez-vous, vous \'eates mon prisonnier. \par --Etes-vous fou, don Juan? \par --Ne m'appelez plus don Juan, senor, dit le jeune homme d'une voix sombre; je suis Neham-Outah, le grand chef des nations patagones. \par --Trahison! s'\'e9cria le gouverneur. A moi, gauchos, d\'e9fendez-moi! \par --Inutile, colonel, ces hommes sont \'e0 moi. \par --Je ne me rendrai pas! reprit le gouverneur. Don Juan, ou qui que vous soyez, vous \'eates un l\'e2che! \par Il se d\'e9barrassa par un \'e9cart de son cheval de l'\'e9treinte du jeune homme et mit le sabre en main. Le galop rapide de plusieurs chevaux se rapprochait de minute en minute. \par --Serait-ce un secours qui m'arrive? dit le gouverneur en armant un pistolet. \par --Oui; mais trop tard, r\'e9pondit froidement le chef Indien. \par A son commandement, les gauchos cern\'e8rent le gouverneur, qui en abattit deux. D\'e8s lors, la m\'eal\'e9e devint affreuse dans les t\'e9n\'e8bres. Don Luciano, voyant que sa vie \'e9tait perdue, voulait au moins mourir en soldat, et il se battait en d \'e9sesp\'e9r\'e9. \par Le bruit du galop croissait toujours. \par Neham-Outah vit qu'il fallait en finir, et, d'un coup de pistolet, il cassa la t\'eate du cheval du gouverneur. Don Luciano roula sur le sable; mais, se relevant subitement, il porta \'e0 son adversaire un coup de sabre que celui-ci para par un bond de c \'f4t\'e9. \par --Un homme comme moi ne se rend pas \'e0 des chiens comme vous! s'\'e9cria don Luciano, qui se fit sauter la cervelle. \par Cette d\'e9tonation fut suivie d'une vive fusillade, et un troupe ce cavaliers fondit comme un tourbillon sur les gauchos. \par La lutte dura \'e0 peine quelques secondes: \'e0 un coup de sifflet de Neham-Outah, les gauchos tourn\'e8rent bride et s'enfuirent isol\'e9ment dans la plaine obscure. Une huitaine de cadavres jonchaient le terrain. \par --Trop tard! dit Sanchez au major Blumel qui s'\'e9tait mis \'e0 la poursuite de don Juan, d\'e8s que le bombero l'eut averti du p\'e9ril o\'f9 l'indien avait entra\'een\'e9 le gouverneur. \par --Oui, fit le major tristement, c'\'e9tait un soldat; mais comment rejoindre ces tra\'eetres et savoir \'e0 quoi nous en tenir! \par --Ils sont d\'e9j\'e0 dans le camp des Indiens. \par Sanchez sauta de cheval, coupa avec son machete une branche de pin r\'e9sineux pour s'en faire une torche, \'e0 la lueur de laquelle il examina les corps \'e9tendus sur le sol. \par --Le voici! s'\'e9cria le bombero. Le cr\'e2ne est horriblement fracass\'e9; sa main serre un pistolet, mais son visage garde encore l'expression d'un d\'e9fi hautain. \par --Mon vieil ami devait-il finir ainsi dans une embuscade, lorsque l'ennemi assi\'e8ge sa place? murmura l'Anglais. \par --Dieu est le ma\'eetre, reprit philosophiquement Sanchez. \par --Il a accompli son devoir, accomplissons le n\'f4tre. \par Ils relev\'e8rent le corps de don Luciano Quiros; puis, toute la troupe de cavaliers retourna au Carmen. \par Cependant, Neham-Outah avait seulement voulu faire don Luciano prisonnier pour traiter avec les colons et verser le moins de sang possible, et il regrettait am\'e8rement la mort du gouverneur. Pendant que les gauchos se r\'e9jouissaient du succ\'e8 s du guet-apens, Neham-Outah rentrait sombre et m\'e9content dans son camp. \par Maria et dona Linda voyant vide le toldo du grand chef n'avaient pu retenir un soupir de satisfaction. Elle avaient le temps de se remettre de leurs \'e9motions en son absence et de se pr\'e9parer \'e0 l'entrevue que Linda d\'e9 sirait avoir avec lui. Elles avaient quitt\'e9 en toute h\'e2te leur d\'e9froque indienne et repris leur costume espagnol. Pas un hasard qui favorisait le projet de la fianc\'e9e de don Fernando, elle \'e9tait plus belle, plus s\'e9 duisante que de coutume; sa p\'e2leur avait je ne sais quelle gr\'e2ce touchante et irr\'e9sistible, et ses yeux lan\'e7aient des flammes vives d'amour et de haine. \par Lorsque Neham-Outah arriva devant son toldo, le matchi s'approcha de lui. \par --Que me veux-tu? demanda le chef. \par --Que mon p\'e8re me pardonne! r\'e9pondit humblement le sorcier. Cette nuit, deux femmes se introduites dans le camp. \par --Que m'importe? interrompit le chef impatient\'e9. \par --Ces femmes, quoique v\'eatues \'e0 la mode indienne, sont blanches dit le matchi, qui appuya sur le dernier mot. \par --Ce sont sans doute des femmes de gauchos. \par --Non, r\'e9pondit le sorcier leurs mains sont trop p\'e2les, et leurs pieds trop petits. D'ailleurs, l'une d'elles est L'esclave blanche de l'arbre de Gualichu. \par --Ah! Et qui les a faites prisonni\'e8res? \par --Personne: elles sont venue seules. \par --Seules? \par --Je les ai accompagn\'e9es dans le camp et prot\'e9g\'e9es contre la curiosit\'e9 des guerriers. \par --Tu as bien agi. \par --Je les ai introduites dans le toldo de mon p\'e8re. \par --Elles sont donc l\'e0? \par --Depuis plus d'une heure. \par --Je remercie mon fr\'e8re. \par Neham-Outah d\'e9tacha un de ses bracelets et le jeta au matchi, qui s'inclina jusqu'\'e0 terre. \par Le chef, en proie \'e0 une indicible agitation, s'\'e9lan\'e7a vers son toldo, dont il souleva le rideau d'une main f\'e9brile, et il ne put, \'e0 la vue de dona Linda, retenir un cri de joie et d'\'e9tonnement. \par La jeune fille l'accueillit par un de ces sourires \'e9tranges et charmants dont les femmes seulement ont le secret. \par --Que signifie cela? se demanda le chef en la saluant gracieusement. \par Dona Linda, malgr\'e9 elle, admira le jeune homme: son costume indien, \'e9clatant \'e0 la lumi\'e8re, pressait sa taille \'e9l\'e9gante et relevait son attitude m\'e2le et superbe, sa t\'eate se dressait fi\'e8rement sur son col nu. Il \'e9 tait vraiment beau et n\'e9 pour commander. \par --Quel nom dois-je vous donner, caballero! lui dit-elle en lui montrant \'e0 c\'f4t\'e9 d'elle un si\'e8ge en bois de noqual sculpt\'e9. \par --Cela d\'e9pend, senorita. Si vous vous adressez \'e0 l'Espagnol, appelez-moi don Juan; si vous \'eates venue parler \'e0 l'Indien, mes fr\'e8res me nomment Neham-Outah. \par --Nous verrons, dit-elle. \par Pendant un moment de silence, les deux interlocuteurs s'examinaient sournoisement. Dona Linda ne savait par o\'f9 commencer, et le chef cherchait lui-m\'eame les motifs d'une telle visite. \par --Est-ce bien moi que vous vouliez rencontrer, senorita? dit enfin Neham-Outah. \par --Et qui donc? \par --Le bonheur de vous voir ici me semble un r\'eave, et je crains de me r\'e9veiller. \par Ce madrigal rappelait l'h\'f4te de don Luis Munoz et ne s'accordait gu\'e8re avec les ornements d'un chef indien et l'int\'e9rieur d'un toldo. \par --Mon Dieu! dit dona Linda d'un ton l\'e9ger, vous n'\'eates pas tr\'e8s-\'e9loign\'e9 de me croire sorci\'e8re ou f\'e9e; je vais briser ma baguette. \par --Vous n'en resterez pas moins une enchanteresse, interrompit Neham-Outah avec un sourire. \par --Le sorcier, c'est le fr\'e8re de cette enfant qui m'a r\'e9v\'e9l\'e9 votre nom v\'e9ritable et l'endroit o\'f9 je pourrais vous voir. Accordez \'e0 Sanchez le brevet de sorcier. \par --Je ne l'oublierai pas dans l'occasion, r\'e9pondit-il avec un invisible froncement de sourcils qui n'\'e9chappa point \'e0 dona Linda. Mais revenons \'e0 vous, senorita. Serait-ce un indiscr\'e9tion de vous demander \'e0 quelle circonstance extraordinaire je dois la faveur d'une visite que je n'attendais pas, mais qui me comble de joie? \par --Oh! \'e0 une cause bien simple, r\'e9pliqua-t-elle en lui lan\'e7ant un regard ac\'e9r\'e9. \par --Je vous \'e9coute, madame. \par --Peut-\'eatre est-ce un interrogatoire que vous me faites subir? \par --Oh! vous ne pensez pas, je l'esp\'e8re, ce que vous me dites l\'e0. \par --Don Juan, nous vivons dans des temps si malheureux que l'on n'est jamais s\'fbr si c'est \'e0 un ami que l'on s'adresse. \par --Je suis le v\'f4tre, madame. \par --Je le souhaite, j'en suis persuad\'e9e m\'eame; aussi, vous parlerai-je avec la plus enti\'e8re confiance. Une jeune fille de mon \'e2ge, surtout de mon rang, ne tente pas une d\'e9marche aussi... singuli\'e8re, sans motifs graves. \par --J'en suis convaincu. \par --Que peut jeter une femme hors de sa modestie instinctive et lui faire d\'e9daigner jusqu'\'e0 sa r\'e9putation? Quel sentiment lui inspire un courage viril? L'amour, n'est-ce pas, don Juan, l'amour? Me comprenez-vous? \par --Oui, madame, r\'e9pondit-il avec \'e9motion. \par --Eh bien! je l'ai dit, il s'agit de mon coeur et de vous... peut-\'eatre... don Juan... A notre derni\'e8re entrevue, mon p\'e8re vous annon\'e7a un peu brusquement, \'e0 vous comme \'e0 moi, mon mariage avec don Fernando Bustamente. J'avais pens\'e9 que vous m'aimiez... \par --Madame! \par --Mais \'e0 ce moment j'en devins certaine. J'ai vu votre p\'e2leur subite; votre voix \'e9tait troubl\'e9e. \par --Cependant... \par --Je suis femme, don Juan. Nous autres femmes, nous devinons l'amour d'un homme avant cet homme lui-m\'eame. \par Le chef indien la regarda avec une expression ind\'e9finissable. \par --Quelques jours plus tard, continua-t-elle, don Fernando Bustamente tombait dans un guet-apens. Pourquoi avez-vous fait cela, don Juan? \par --Je voulais me venger d'un rival, mais je n'avais pas ordonn\'e9 sa mort. \par --Je le sais. \par Neham-Outah ne comprenait pas. \par --Vous n'aviez pas de rival. A peine aviez-vous quitt\'e9 notre maison, que j'avouais \'e0 mon p\'e8re que je n'aimais pas don Fernando et que je ne l'\'e9pouserais pas. \par --O mon Dieu! s'\'e9cria le jeune homme avec douleur. \par --Rassurez-vous, le mal est r\'e9par\'e9: don Fernando n'est pas mort. \par --Qui vous a dit?... \par --Je le sais. Je le sais si bien que don Fernando, enlev\'e9 par mes ordres des mains de Pincheira, est \'e0 cette heure \'e0 l'estancia de San-Julian, d'o\'f9 il doit prochainement partir pour Buenos-Ayres. \par --Ce n'est pas tout. Je fis comprendre \'e0 mon p\'e8re vers quel coeur le mien s'\'e9tait tourn\'e9 et \'e0 quel amour il se confiait, et mon p\'e8re, qui n'a jamais rien pu me refuser, m'a permis d'aller rejoindre celui que je... pr\'e9f\'e8re. \par Elle d\'e9cocha \'e0 don Juan une oeillade rapide te charg\'e9e d'amour, baissa les yeux et rougit. Mille sentiments contraires se combattaient dans le coeur de Neham-Outah, qui n'osait croire \'e0 ce qui le rendait si heureux: un doute lui restait, doute cruel! Si elle se jouait de lui? \par --Eh quoi! dit-il, vous m'aimeriez? \par --Ma pr\'e9sence ici... balbutia-t-elle. \par --Le bonheur m'\'e9gare, pardonnez-moi. \par --Si je ne vous aimas pas, r\'e9pondit-elle, Fernando est libre, et je pourrais l'\'e9pouser. \par --O femmes! cr\'e9atures adorables, qui sondera jamais vos coeurs? que devinera ce que vous cachez de douleur et de joie dans un regard ou dans un sourire? Oui, senorita, ou, je vous aime, et je veux vous le dire \'e0 genoux. \par Et le grand chef des nations patagones se jeta aux pieds de dona Linda; il lui pressa les mains et les couvrit de baisers de feu. La jeune fille, la t\'eate haute, pendant qu'il \'e9tait l\'e0, prostern\'e9 devant elle, laissa passer dans ses yeux je ne sais quelle joie f\'e9roce; il avait renouvel\'e9 l'\'e9ternelle all\'e9gorie du lion qui livre ses griffes aux ciseaux de l'amour. Cet homme, si puissant et si redoutable, \'e9tait vaincu, et d\'e9 sormais elle \'e9tait s\'fbre de sa vengeance. \par --Que r\'e9pondrai-je \'e0 mon p\'e8re? dit-elle d'une voix douce comme une caresse. \par Le lion se rel\'e8ve, l'oeil plein d'\'e9clairs, le front inspir\'e9. \par --Madame, r\'e9pondit-il avec une majest\'e9 supr\'eame, dites \'e0 don Luis Munoz que sur votre front bien aim\'e9, avant un mois je placerai une couronne. \par Il est rare qu'une situation extr\'eame, pouss\'e9e \'e0 sa derni\'e8re limite, demeure longtemps tendue; aussi n'est-il pas \'e9tonnant qu'apr\'e8s s'\'eatre avanc\'e9 si loin dans son amour confiant, Neham-Outah ait recul\'e9, effray\'e9 du chemin qu'il avait fait: l'homme est tel, que trop de bonheur l'embarrasse et l'inqui\'e8te, et c'est peut-\'eatre un pressentiment que ce bonheur doit \'eatre d'une courte dur\'e9e. Le chef indien, dont le coeur d\'e9 bordait comme une coupe trop pleine, sentait un doute vague se m\'ealer \'e0 sa joie et la couvrir d'ombre. Cependant, il est doux de se flatter soi-m\'eame, et le jeune homme se livrait \'e0 cet enivrement nouveau et aux volupt\'e9s de l'esp\'e9 rance. Ces sourires! ces regards! tout le rassura. Pourquoi serait-elle venue \'e0 lui \'e0 travers tant de p\'e9rils? Elle m'aime! pensa-t-il, et sur ses yeux l'amour \'e9paississait le bandeau dont dona Linda les avait entour\'e9s avec tant de gr\'e2 ce et de perfidie. \par Les hommes d'une haute intelligence sont presque tous, \'e0 leur insu, atteint d'une faiblesse que souvent cause leur perte, d'autant mieux qu'ils ne croient personne assez fort pour les tromper. Neham-Outah avait-il rien \'e0 craindre de cette enfant de quinze ans qui avouait si na\'efvement son amour? Mais, homme d'Etat avant tout, esprit d\'e9tourn\'e9 pour ainsi dire de la vie pour s'absorber dans un r\'eave, l'ind\'e9pendance de sa patrie, Neham-Outah n'avait jamais essay \'e9 de lire dans ce livre \'e9nigmatique appel\'e9 le coeur f\'e9minin; il ignorait que la femme, surtout la femme am\'e9ricaine, ne pardonne pas une insulte faite \'e0 son amant: c'est l'arche sainte pour elle; n'y touchez pas! \par L'Indien aimait pour la premi\'e8re fois, et ce premier amour, si vif que plus tard tous les autres p\'e2lissent m\'eame devant son souvenir, s'\'e9tait creus\'e9 dans son coeur une place profonde. Il aimait! et le doute passager qui avait attrist\'e9 sa pens\'e9e ne pouvait lutter contre une pens\'e9e d\'e9j\'e0 ingu\'e9rissable. \par --Puis-je, demanda Linda rester dans votre camp, sans crainte d'\'eatre insult\'e9e, jusqu'\'e0 ce que mon p\'e8re vienne? \par --Commandez, madame, r\'e9pondit l'Indien, vous n'avez ici que des esclaves. \par --Cette enfant, \'e0 qui vous devez ma pr\'e9sence, va se rendre \'e0 l'estancia de San-Julian. \par Neham-Outah s'avan\'e7a vers le rideau du toldo et frappa deux fais dans sa main. Lucaney parut. \par --Qu'un toldo soit pr\'e9par\'e9 pour moi: je c\'e8de celui-ci \'e0 ces deux femmes des visages p\'e2les, dit le chef en langue aucas. Une troupe de guerriers choisis, command\'e9s par mon fr\'e8re, veillera jour et nuit \'e0 leur s\'fbret\'e9. Malheur \'e0 qui manquerait pour elles de respect! Ces femmes sont sacr\'e9es et libres d'aller, de venir et de recevoir qui bon leur semble. Qu'on selle deux chevaux, un pour moi, un pour une des deux femmes blanches. \par Lucaney sortit. \par --Vous le voyez, madame vous \'eates reine ici. \par Dona Linda tira de son sein une lettre \'e9crite d'avance et non cachet\'e9e, qu'elle lui pr\'e9senta, le sourire sur les l\'e8vres, mais en tremblant au fond de l'\'e2me. \par --Tenez, lisez, don Juan, ce que j'\'e9cris \'e0 mon p\'e8re. \par --Oh! senorita, dit-il en repoussant le papier. \par Dona Linda referma lentement la lettre sans \'e9motion apparente et la remit \'e0 Maria. \par --Mon enfant, tu donneras ceci \'e0 mon p\'e8re seul, et tu lui expliqueras ce que j'ai oubli\'e9 de lui dire. \par --Permettez-moi de me retirer, madame. \par --Non, reprit Linda d'une vois c\'e2line: je n'ai pas de secrets pour vous. \par Le jeune homme sourit \'e0 ces paroles. En ce moment on amena les chevaux. Dona Linda eut le temps de jeter \'e0 voix basse dans l'oreille de Maria ces mots rapides: \par --Ici, ton fr\'e8re dans une heure. \par Maria ferma un peu ses paupi\'e8res en signe d'intelligence. \par --Je vais, dit le chef, accompagner moi-m\'eame votre amie jusqu'aupr\'e8s des retranchements du Carmen. \par --Je vous remercie, don Juan. \par Les deux jeunes filles s'embrass\'e8rent tendrement. \par --Dans une heure! murmura dona Linda. \par --Bien! r\'e9pondit Maria. \par --Vous \'eates ici chez vous, madame, dit Neham-Outah \'e0 dona Linda qui le reconduisit jusqu'au seul du toldo. Maria et le chef mont\'e8rent \'e0 cheval et partirent. La jeune Am\'e9ricaine les suivit des yeux et de l'oreille et rentra. \par --La partie est engag\'e9e; il faut qu'il me d\'e9voile ses projets, murmura-t-elle, en laissant tomber derri\'e8re elle le rideau du toldo. \par --Ici, dit Neham-Outah, vous n'avez plus besoin de moi. \par Il tourna bride et galopa vers le camp. La jeune fille s'avan\'e7a bravement du c\'f4t\'e9 de la ville dont la masse sombre se dressait devant elle. Mais une main vigoureuse saisit la bride de son cheval; elle sentit un pistolet appuy\'e9 sur sa poitrine; une voix basse lui dit en espagnol: \par --Qui vive? \par --Ami! r\'e9pondit-elle en r\'e9primant un cri d'effroi. \par --Maria! reprit la rude voix qui s'adoucit soudain. \par --Sanchez! s'\'e9cria-t-elle joyeuse en se laissant glisser dans les bras de son fr\'e8re qui la serra affectueusement. \par --D'o\'f9 viens-tu, petite soeur? \par --Du camp des Patagons. \par --D\'e9j\'e0! \par --Ma ma\'eetresse m'envoie vers vous. \par --Qui t'accompagnait? \par --Neham-Outah lui-m\'eame. \par --Mal\'e9diction! exclama le bombero; depuis cinq minutes je le tenais au bout de mon fusil. Enfin!... mais viens, nous causerons l\'e0-bas. \par --Oh! dit Sanchez apr\'e8s que Maria eut termin\'e9 le r\'e9cit de leur exp\'e9dition; oh! les femmes sont des d\'e9mons, et les hommes des poules mouill\'e9es. Et ta lettre? \par --La voici. \par Il faut que don Luis la re\'e7oive cette nuit, car le pauvre p\'e8re doit languir dans une inqui\'e9tude mortelle. \par --Je vais partir, dit Maria. \par --Non, tu as besoin de repos. J'ai l\'e0 un homme s\'fbr qui courra \'e0 l'estancia. Toi, petite soeur, entre dans cette maison, o\'f9 une digne femme qui me conna\'eet, aura soin de toi. \par --Irez-vous vers dona Linda? \par --Pardieu? Pauvre demoiselle, seule au milieu des pa\'efens! \par --Toujours d\'e9vou\'e9, mon bon fr\'e8re. \par --Il parait que c'est ma vocation. \par Sanchez emmena Maria dans la maison d\'e9sign\'e9e, la recommanda chaudement \'e0 l'h\'f4tesse puis s'engagea dans une rue au milieu de laquelle flambait un bon feu. L\'e0, plusieurs hommes reposaient envelopp\'e9s dans leur manteau. Le bombero secoua rudement du pied un des dormeurs. \par --Allons, allons, Pavito, lui dit-il; debout mon gar\'e7on! galope vers l'estancia de San-Julian. \par --Mais j'en arrive, murmura le gaucho en baillant et se frottant les yeux. \par --Raison de plus, tu dois en conna\'eetre le chemin. C'est dona Linda qui t'envoie. \par --Si la senorita le veut, dit le Pavito, que ce nom r\'e9veilla tout \'e0 fait, que faut-il faire? \par --Monter \'e0 cheval et porter cette lettre \'e0 don Luis: une lettre importante, entends-tu? \par --Tr\'e8s-bien. \par --Que nul ne t'enl\'e8ve ce papier! \par --Peste! non. \par --Si l'on te tue... \par --On me tuera. \par --Toi mort, on ne le trouvera m\'eame pas. \par --Je l'avalerai. \par --Les Indiens n'auront pas l'id\'e9e de t'ouvrir le ventre. \par --Soyez tranquille. \par --Pars. \par --Le temps de seller mon cheval. \par --Au revoir, Pavito, et bonne chance! \par Sanchez quitta le gaucho, qui ne tarda pas \'e0 se mettre en route. \par --A mon tour, maintenant, murmura le bombero. Comment parvenir jusqu'\'e0 dona Linda? \par Il se gratta la t\'eate comme quelqu'un qui cherche, plissa son front, et, bient\'f4t, se d\'e9ridant et \'e9cartant ses sourcils fronc\'e9s, il se dirigea gaiement vers le fort. Apr\'e8s une conf\'e9rence avec le major Blumel, qui avait remplac\'e9 don Luciano Quiros dans le commandement de la ville, Sanchez se d\'e9pouilla de son costume et se d\'e9guisa en Indien. Il partit, s'introduisit dans le camp des Patagons, et peu avant le lever du soleil, il \'e9tait de retour \'e0 la ville. \par --Tout va pour le mieux, r\'e9pondit le bombero. Vive Dieu! Neham-Outah paiera cher, je crois, l'enl\'e8vement de don Fernando. Oh! les femmes! des d\'e9mons, des d\'e9mons! \par --Dois-je aller la rejoindre? \par --Non, c'est inutile. \par Et, sans entrer dans aucun d\'e9tail, Sanchez, ext\'e9nu\'e9 de fatigue, choisit une place pour dormir et ronfla sans se soucier des Indiens. \par Quelques jours s'\'e9coul\'e8rent sans que les assi\'e9geants renouvelassent leur attaque contre la ville, que, n\'e9anmoins ils resserraient de plus en plus. Les Espagnol, \'e9troitement bloqu\'e9 s, sans communications avec le dehors voyaient les vivres leur manquer; et la hideuse famine ne tarderait pas \'e0 faucher des victimes. Heureusement, l'infatigable Sanchez eut une id\'e9e qu'il communiqua au major Blumel. Il fit p\'e9 trir cent cinquante pains qu'il satura d'arsenic et m\'e9langer du vitriol \'e0 l'eau-de-vie dans vingt barils. Le tout charg\'e9 sur des mules, fut plac\'e9 sous l'escorte de Sanchez et de ses deux fr\'e8res. Les bomberos, s'approch\'e8 rent des retranchements patagons avec cet effroyable approvisionnement. Les Indiens, passionn\'e9s pour l'eau de feu, se pr\'e9cipit\'e8rent au-devant de la caravane pour s'emparer des barils; mais, barils et pains, Sanchez et ses fr\'e8res abandonn\'e8 rent leur chargement sur le sable, et jouant de l'\'e9peron, ils rentr\'e8rent dans les mules destin\'e9es \'e0 nourrir les assi\'e9g\'e9s, si les Patagons ne donnaient pas l'assaut. \par Ce fut f\'eate au camp. Les pains furent coup\'e9s. Les barils d\'e9fonc\'e9s; rien ne resta. Cette orgie co\'fbta aux Indiens six mille hommes, qui moururent dans des tortures atroces. Les autres frapp\'e9s de terreur, commenc\'e8rent \'e0 se d\'e9 bander dans toutes les directions. On ne respectait plus les chefs; Neham-Outah lui-m\'eame voyait tomber son autorit\'e9 devant la superstition des sauvages, qui croyaient \'e0 un ch\'e2timent c\'e9 leste. Leurs prisonniers, hommes, femmes et enfants, furent massacr\'e9s avec des raffinements de barbarie horribles. Dona Linda, quoique prot\'e9g\'e9e par le grand chef, ne dut son salut qu'au hasard ou qu'\'e0 Dieu qui la gardait comme un instrument de ses volont\'e9s. \par La rage des Indiens, ne pouvant plus s'exercer contre personne, se calma peu \'e0 peu. Neham-Outah parcourait tous les rangs pour rendre le courage aux guerriers. Il avait compris qu'il fallait en finir. Il donna l'ordre \'e0 Lucaney de rassembler tous les ulmenes dans son toldo. \par Grands chefs des grandes nations, leur dit Neham-Outah, d\'e8s que tous furent r\'e9unis devant le feu du conseil, demain au point du jour, l'assaut sera donn\'e9 au Carmen de tous les c\'f4t\'e9s \'e0 la fois. D\'e8 s que la ville sera prise, la campagne sera finie. Ceux qui reculeront ne sont pas des hommes, ce sont des esclaves. Souvenez-vous que nous combattons pour la libert\'e9 de notre race. \par Il d\'e9signa ensuite \'e0 chaque chef la place de sa tribu dans l'attaque, forma une r\'e9serve de dix mille hommes pour soutenir au besoin ceux qui faibliraient, et, apr\'e8s avoir encourag\'e9 les ulmenes, il les cong\'e9dia. \par D\'e8s qu'il fut seul, il se rendit au toldo de dona Linda. La jeune fille donna \'e0 Lucaney l'ordre de l'introduire. Il entra. Dona Linda causait avec son p\'e8re, qui, apr\'e8s avoir re\'e7u sa lettre des mains du Pavito, \'e9tait accouru vers elle. \par L'int\'e9rieur du toldo \'e9tait m\'e9connaissable: Neham-Outah l'avait garni de meubles enlev\'e9s \'e7\'e0 et l\'e0 dans les estancias par les Indiens. A l'ext\'e9rieur, rien n'\'e9tait chang\'e9, mais l'int\'e9rieur, divis\'e9 par des cloisons et enjoliv\'e9 d'ornements, \'e9tait devenu une v\'e9ritable habitation europ\'e9enne. L\'e0, Linda vivait doucement, honor\'e9e du chef supr\'eame, en compagnie de son p\'e8re et de Maria, qui l'aidait \'e0 sa toilette. \par Les Indiens, quoique un peu \'e9tonn\'e9s de la vie de leur grand toqui, se souvenant, d'ailleurs de l'\'e9ducation europ\'e9enne qu'il avait re\'e7ue, fermait les yeux et n'osaient se plaindre. La haine de Neham-Outah n'\'e9 tait-elle pas toujours aussi vivace contre les blancs? Devant le feu du conseil sa parole n'\'e9tait-elle pas toujours pleine d'amour pour la patrie? N'est-ce pas lui qui avait dirig\'e9 l'invasion et men\'e9 les peuplades dans les sentiers de la libert \'e9? Ainsi, Neham-Outah n'avait rien perdu dans l'esprit des guerriers; il en \'e9tait rest\'e9 le chef bien-aim\'e9. \par --L'effervescence des tribus est-elle apais\'e9e? demanda dona Linda au chef. \par --Oui, gr\'e2ce au ciel, senorita, mais l'homme qui gouverne au Carmen est une b\'eate fauve: six mille hommes sont morts empoisonn\'e9s. \par --Oh! c'est affreux, dit la jeune fille. \par --Les blancs sont habitu\'e9s \'e0 nous traiter ainsi, et le poison... \par --Ne parlons plus de cela, don Juan, j'en ai le frisson. \par --Depuis des si\'e8cles les Espagnols son nos bourreaux. \par --Que comptez-vous faire? demanda don Luis pour d\'e9tourner la conversation. \par --Demain, senor, assaut g\'e9n\'e9ral contre le Carmen. \par --Demain? \par --Oui, demain, j'aurai abattu en Patagonie le pouvoir espagnol, ou je serai mort. \par --Dieu prot\'e9gera la bonne cause, dit dona Linda d'une voix proph\'e9tique. \par Un nuage douloureux passa sur le front de don Luis. \par --Pendant la bataille, qui sera rude, je vous en conjure, ne sortez pas de ce toldo, devant lequel je laisserai vingt hommes de garde. \par --Nous nous quittez d\'e9j\'e0, don Juan. \par --Il le faut, excusez-moi, madame. \par --Adieu donc! dit dona Linda. \par --Tout est fini! murmura don Luis d\'e9sesp\'e9r\'e9 quand Neham-Outah fut sorti; ils r\'e9ussiront. \par La jeune fille, calme et souriant \'e0 demi, mais le regard enflamm\'e9 de haine, s'approcha de don Luis, joignit ses mains sur son \'e9paule et lui dit tout bas: \par --Mon p\'e8re, avez-vous lu la Bible? \par --Oui, dans le temps que j'\'e9tais jeune. \par --Vous rappelez-vous de l'histoire de Samson et de Dalilah? \par --Voudrais-tu donc lui couper les cheveux? \par --Vous souvenez-vous de Judith et d'Holophorme? \par --Voudrais-tu lui couper la t\'eate? \par --Que signifient ces \'e9tranges questions? \par --J'aime don Fernando. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 X.--LA DERNI\'c8RE HEURE D'UNE VILLE. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Vers deux heures du matin, au moment o\'f9 la hulotte bleue lan\'e7ait dan l'air son premier chant doux comme un soupir, Neham-Outah, compl\'e8tement arm\'e9 en guerre, sortit de son toldo et se dirigea vers le centre du camp. L\'e0, rang\'e9s autour d'un immense brasier et accroupis sur leurs talons, les ulmenes, apo-ulmenes et caraskenes, fumaient silencieusement. Tous se lev\'e8rent \'e0 l'arriv\'e9 e du toqui supr\'eame; mais, sur un signe du ma\'eetre, ils reprirent leurs places. Neham-Outah se tourna vers le matchi, qui marchait gravement \'e0 ses c\'f4t\'e9s, et auquel il avait d'avance dict\'e9 ses r\'e9ponses. \par --Gualichu, lui demanda-t-il, sera-t-il neutre, contraire ou favorable dans la guerre de ses fils Indiens contre les blancs? \par Le sorcier s'avan\'e7a vers le feu en fit trois fois le tour de gauche \'e0 droite, en murmurant des paroles inintelligibles. Au troisi\'e8me tour, il emplit un cou\'ef d'eau sacr\'e9 renferm\'e9e dans les roseaux \'e9troitement tress\'e9 s, en aspergea l'assembl\'e9e et, \'e0 trois reprises, la jeta dans la direction de l'Orient. Puis, le corps demi inclin\'e9 et la t\'eate en avant il \'e9carta les bras et parut \'e9couter des bruits perceptibles pour lui seul. \par A sa droite, la hulotte bleue fit entendre \'e0 deux reprises diff\'e9rentes son cri plaintif. Soudain le visage du matchi se d\'e9composa dans d'horrible grimaces; ses yeux sanguinolents se gonfl\'e8rent; il p\'e2lit, bava et trembla comme un fi\'e9 vreux. \par --L'Esprit vient! l'Esprit vient! firent les Indiens. \par --Silence! dit Neham-Outah; le sage va parler. \par En effet, docile \'e0 cet ordre indirect, il siffla entre ses dents des sons gutturaux, d'o\'f9 bient\'f4t se d\'e9gag\'e8rent ces mots entrecoup\'e9s: \par --L'esprit marche! s'\'e9cria-t-il; il a d\'e9nou\'e9 ses longs cheveux qui flottent au vent... Son souffle r\'e9pand la mort. Le ciel est rouge de sang; les victimes ne manqueront pas \'e0 Gualichu, le g\'e9 nie du mal. La chair des blancs sert de gaine aux couteaux des Patagons. Entendez-vous au loin les vautours et les urubus? Quel ample p\'e2turage! Poussez le cri de guerre...Courage, guerriers! La mort n'est rien, la gloire est tout. \par Le sorcier, continuant \'e0 balbutier, roula sur le sol, en proie \'e0 une sorte d'\'e9pilepsie. Alors les Indiens se d\'e9tourn\'e8rent de lui sans piti\'e9, car l'homme assez t\'e9m\'e9 raire pour toucher au matchi quand l'esprit le tourmente, serait frapp\'e9 d'une mort subite. Telle est la croyance indienne. \par Neham-Outah prit \'e0 son tour la parole. \par --Chefs des grandes nations patagones, vous le voyez, le dieu de nos p\'e8res est avec nous, il veut que notre terre redevienne libre. Que le soleil, \'e0 son coucher, ne retrouve plus en Patagonie le drapeau espagnol. Courage, fr\'e8 res! les Incas, mes anc\'eatres, qui chassent dans les prairies bien heureuses de }{\i\fs24 l'Eskennane}{\fs24 , recevront avec joie parmi eux ceux qui tomberont dans la bataille. Que chacun se rende \'e0 son poste! Le cri de l'urubus, r\'e9p\'e9t\'e9 trois fois \'e0 intervalles \'e9gaux, sera le signal de l'attaque. \par Les chefs s'inclin\'e8rent et se retir\'e8rent. \par La nuit diamant\'e9e d'\'e9toiles \'e9tait calme, imposante. La lune colorait d'un argent p\'e2le le bleu sombre du firmament. Dans l'air pas un souffle! dans le ciel pas un nuage! L'atmosph\'e8re \'e9 tait sereine et limpide. Rien ne troublait le silence de cette splendide nuit, si ce n'est le g\'e9missement sourd et vague qui semble \'eatre au d\'e9sert la respiration de La nature endormie. Mille sentiments divers se confondaient dans l'\'e2 me Neham-Outah, qui pensait \'e0 la libert\'e9 prochaine de sa patrie et \'e0 l'amour de dona Linda. Puis, levant les yeux vers la vo\'fbte \'e9toil\'e9e, l'indien demanda avec ferveur \'e0 celui qui peut tout et qui sonde les reins et les coeurs de combattre pour lui. S'il lui e\'fbt fallu choisir entre son amour et la cause qu'il d\'e9fendait, certes, il n'aurait point h\'e9sit\'e9: le bonheur d'un homme n'est rien au prix de la libert \'e9 de tout un peuple. \par Pendant que le toqui \'e9tait plong\'e9 dans ses r\'e9flexions, une main se posa lourdement sur son \'e9paule. C'\'e9tait le matchi qui le regardait avec ses yeux de chat-tigre. \par --Que veux-tu? lui demanda-t-il s\'e8chement. \par --Mon p\'e8re est-il content de moi? Gualichu a-t-il bien parl\'e9? \par --Oui, fit le chef en retenant un geste de d\'e9go\'fbt; retire-toi. \par --Mon p\'e8re est grand et g\'e9n\'e9reux. \par --Neham-Outah jeta d\'e9daigneusement un de ses riches colliers au mis\'e9rable sorcier, qui grima\'e7a en signe de joie. \par --Va-t'en, lui dit-il. \par Le matchi, content de ses honoraires, s'en alla. Un beau m\'e9tier chez les Indiens que celui de sorcier! \par --J'ai le temps, murmura Neham-Outah, qui avait calcul\'e9 l'heure par la position des \'e9toiles. \par Il porta en toute h\'e2te ses pas vers le toldo de dona Linda. \par --Elle est l\'e0! se dit-il; elle repose, berc\'e9e par ses r\'eaves d'enfant; sa bouche s'entr'ouvre comme une fleur aux souffles parfum\'e9s de la nuit: elle sommeille, la main sur son coeur pour le d\'e9fendre. Et je l'aime! Faites, \'f4 mon Dieu, que je la rende heureuse! Aidez mon bras qui veut sauver un peuple! \par Il s'approcha d'un guerrier debout \'e0 l'entr\'e9e du toldo. \par --Lucaney, dit-il d'une voix \'e9mue, je t'ai deux fois arrach\'e9 \'e0 la mort. \par --Je m'en souviens. \par --Tout ce que j'aime est dans ce toldo; je te le confie. \par --Ce toldo est sacr\'e9, mon p\'e8re. \par --Merci, fit Neham-Outah en serrant affectueusement la main de l'ulmen, qui baisa le bas de sa robe. \par Les ulmenes, apr\'e8s le conseil, avaient \'e9chelonn\'e9 leurs tribus d\'e9j\'e0 pr\'eates pour l'assaut. Les guerriers, se couchant \'e0 plat ventre sur le sol, avaient commenc\'e9 une de ces marches impossibles que les Indiens seuls sont capables d'entreprendre. Glissant et rampant comme des couleuvres dans les hautes herbes, ils \'e9taient parvenus en une heure \'e0 se poster, sans avoir \'e9t\'e9 aper\'e7us, au pied m\'ea me des retranchements des Argentins. Ce mouvement avait \'e9t\'e9 ex\'e9cut\'e9 avec une prudence raffin\'e9e que les Indiens apportent dans le sentier de la guerre; le silence de la prairie n'avait pas \'e9t\'e9 troubl\'e9 , et la ville paraissait ensevelie dans le sommeil. \par Cependant, quelques minutes avant que les ulmenes re\'e7ussent les derniers ordres de Neham-Outah, un homme rev\'eatu du costume des Aucas, avait avant tous les autres quitt\'e9 le camp et s'\'e9tait esquiv\'e9 vers le Carmen en s'aidant des mains et des genoux. Arriv\'e9 \'e0 la premi\'e8re barricade, il avait tendu les mains \'e0 une main invisible qui l'avait hiss\'e9 sur la barri\'e8re. \par --Eh bien, Sanchez? \par --Major, avant une heure nous serons attaqu\'e9s. \par --Est-ce un assaut? \par --Oui; les Indiens ont peur d'\'eatre tous empoisonn\'e9s comme des rats, ils veulent en finir. \par --Que faire? \par --Nous faire tuer. \par --Pardieu! le beau conseil! \par --On peut encore tenter... \par --Quoi? \par --Donnez-moi vingt gauchos fid\'e8les. \par --Prends-les, et puis?... \par --Laissez-moi agir, major. Je ne r\'e9ponds pas du succ\'e8s, car ces diables rouges sont plus nombreux que les mouches; mais j'en tuerai bien quelques-uns. \par --Et les femmes et les enfants? \par --Je les ai intern\'e9s \'e0 l'estancia de San-Julian. \par --Dieu soit lou\'e9! \par --Mais, j'y songe, ils attaqueront l'estancia, s'ils prennent le Carmen. \par --Tu es un nigaud, Sanchez, dit le major en souriant; et dona Linda? \par --C'est vrai, reprit gaiement le bombero, je n'y pensais plus, moi, \'e0 la senorita. J'oubliais encore ceci: le signal de l'attaque sera trois cris d'urubus \'e0 intervalles \'e9gaux. \par --Bon! je vais me pr\'e9parer, car ils n'attendront pas le lever du soleil. \par Le major, d'un c\'f4t\'e9, et le bombero de l'autre, all\'e8rent de poste en poste r\'e9veiller les d\'e9fenseurs de la ville et les avertir de se tenir sur leurs gardes. \par La veille m\'eame, le major Blumel avait r\'e9uni tous les habitants et dans une harangue br\'e8ve et \'e9nergique, il leur avait peint leur situation d\'e9sesp\'e9r\'e9e. \par --Les embarcations mouill\'e9es Sous les canons du port, avait-il dit en terminant, sont pr\'eates \'e0 recueillir les femmes, les enfants et les colons craintifs. On s'embarquera, d\'e8s la nuit venue, pour l'estancia de San-Julian. \par Les habitants r\'e9veill\'e9s se plant\'e8rent derri\'e8re les barricades, l'oeil et l'oreille au guet, et le fusil en main. Une heure se passa dans l'attente des Patagons, lorsque tout \'e0 coup le cri de l'urubus s'\'e9 leva rauque et sinistre dans le silence. Un deuxi\'e8me cri suivit de pr\'e8s le premier, et la derni\'e8re note du troisi\'e8me vibrait encore qu'une clameur effroyable \'e9clata de toutes parts \'e0 la fois et que les Indiens se pr\'e9cipit\'e8 rent en tumulte pour escalader les retranchements ext\'e9rieurs. Ils se bris\'e8rent devant cette autre muraille vivante qui se dressa aux barri\'e8res. Etonn\'e9s de cette r\'e9sistance inattendue, les Patagons recul\'e8rent et ils furent mitraill\'e9s p ar les canons qui semaient dans leurs rangs le d\'e9sordre et la mort. \par Sanchez, profitant de la panique des Indiens, s'\'e9lan\'e7a au milieux d'eux \'e0 la t\'eate de ses gauchos et sabra vigoureusement. \par Au bout de deux heures d'une bataille de g\'e9ant, le soleil d\'e9daigneux des luttes humaines, se leva majestueux \'e0 l'horizon et r\'e9pandit sur ce champ du carnage la splendeur de ses rayons. Les indiens salu\'e8 rent son apparition par des cris de joie et se ru\'e8rent avec une rage nouvelle contre les retranchements. Leur choc fut irr\'e9sistible. \par Les colons s'enfuirent, poursuivis par les sauvages. \par Mais une formidable explosion entr'ouvrit le terrain sous leurs pieds, et les malheureux guerriers, lanc\'e9s dans l'espace, retomb\'e8rent en lambeaux de toutes parts. C'\'e9tait l'explosion du sol min\'e9 par les Argentins. \par Neham-Outah mont\'e9 sur un superbe cheval, noir comme la nuit, s'\'e9lan\'e7a en avant presque seul, agitant au vent le }{\i\fs24 totem}{\fs24 sacr\'e9 des nations unies, et il cria d'une voix qui domina le bruit de la bataille: \par --L\'e2ches! qui ne voulez pas vaincre, au moins regardez-moi mourir! \par Cette voix r\'e9sonna aux oreilles des Indiens comme un honteux reproche, et ils coururent sur les traces de leur chef supr\'eame. \par Neham-Outah paraissait invuln\'e9rable. Il faisait caracoler son cheval, le lan\'e7ait au plus \'e9pais de la m\'eal\'e9e, parait tous les coups avec la hampe de son totem, qu'il \'e9levait au-dessus de sa t\'eate et criait aux siens: \par --Courage! suivez-moi! \par --Neham-Outah, le dernier des Incas! mourons pour le fils du Soleil! exclamaient les Patagons \'e9lectris\'e9s par la t\'e9m\'e9raire audace de leur toqui. \par --Eh! s'\'e9cria-t-il avec enthousiasme en montrant l'astre du jour, voyez, mon p\'e8re radieux sourit \'e0 votre valeur. En avant! en avant! \par --En avant! r\'e9p\'e9t\'e8rent les guerriers, qui redoublaient de furie. \par Toute la ville d\'e9j\'e0 \'e9tait envahie: on se battait de maison en maison. Les Aucas, form\'e9s en masse serr\'e9e, escaladaient au pas de charge, guid\'e9s par Neham-Outah, la rue assez raide qui conduit au vieux Carmen et \'e0 la citadelle: ils avan \'e7aient sans peur, malgr\'e9 la mitraille du fort. Neham-Outah, respect\'e9 par la mort, et toujours en avant, brandissait son totem et faisait cabrer son cheval noir. \par --Allons! dit tristement le major Blumel \'e0 Sanchez, l'heure est venue. \par --Vous le voulez, major? \par --Je l'exige, Sanchez. \par --Il suffit, reprit le bombero. Adieu, major, ou plut\'f4t au revoir l\'e0-haut! \par Les deux hommes se serr\'e8rent la main; \'e9treinte supr\'eame! car \'e0 mois d'un miracle, ils allaient mourir. Apr\'e8s ce dernier adieu, Sanchez rassembla une cinquantaine de cavaliers, les agglom\'e9ra en troupe compacte, et entre deux d\'e9 charges, il se pr\'e9cipit\'e8rent \'e0 fond de train sur les Indiens qui montaient. Les Araucans, devant cette avalanche qui s'abattait du haut de la montagne, s'ouvrirent \'e0 droite et \'e0 gauche, et, \'e0 peine revenus de leur stupeur, ils aper\'e7 urent trois barques sur le fleuve et voguant \'e0 force de rames vers la mer. \par Profitant de cette diversion hardie, tous les colons, sur l'ordre du major Blumel, s'\'e9taient renferm\'e9s dans le fort. \par Neham-Outah fit signe aux Aucas de s'arr\'eater, et il s'avan\'e7a seul aupr\'e8s des murs de la citadelle. \par --Major, cria-t-il d'une voix ferme, rendez-vous. Vous et la garnison aurez la vie sauve. \par --Vous \'eates un tra\'eetre et un chien, r\'e9pondit le major qui parut aussit\'f4t. \par --Vous \'eates perdus, vous et vos hommes. \par --Je ne me rendrai pas. \par Vingt balles siffl\'e8rent du haut de la muraille; mais Neham-Outah \'e9tait retourn\'e9 vers ses guerriers avec la rapidit\'e9 d'une fl\'e8che. \par Une d\'e9tonation, comme m\'eal\'e9e de cent tonnerres, d\'e9chira les airs; le major avait mis le feu aux poudres de la forteresse. Le g\'e9ant de pierre oscilla deux ou trois secondes sur sa base, semblable \'e0 un mastodonte ivre; puis, brusquement arrach\'e9 du sol, il s'\'e9leva dans l'espace et \'e9clata comme une grenade trop m\'fbre, aux cris r\'e9p\'e9t\'e9s et mourants de: Vive la patrie! \par Une pluie de pierres et de cadavres horriblement mutil\'e9s tomba sur les Indiens terrifi\'e9s. \par Ce fut tout! Neham-Outah \'e9tait ma\'eetre des ruines du Carmen. Pleurant de rage en face de cette d\'e9sastreuse victoire, il planta son totem sur un mur chancelant, le seul d\'e9bris du fort de ses d\'e9fenseurs. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 XI.--APR\'c8S LA VICTOIRE. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 Les principales maisons de la ville avaient seules \'e9t\'e9 \'e9pargn\'e9es par le pillage, et Neham-Outah, pour en sauver les richesses, les avait adjug\'e9es aux ulmenes les plus puissants. Quant \'e0 lui, il avait \'e9tabli son quartier g\'e9n\'e9ral dans sa demeure au vieux Carmen. Don Luis et sa fille avaient repris possession de leur habitation \'e9chapp\'e9e \'e0 la furie indienne. \par La ville, o\'f9 les Patagons \'e9taient entass\'e9s, offrait l'image de la d\'e9solation. \par Huit jours apr\'e8s la prise de la colonie, vers dix heures du matin, trois personne causaient \'e0 demi-voix dans le salon de don Luis Munoz. C'\'e9taient don Luis lui-m\'eame, sa fille te le capataz don Jos\'e9 Diaz. Ce dernier, sous son costume de gaucho, avait l'air d'un vrai bandit. Maria, en vedette \'e0 une fen\'eatre, en riait comme une folle, au grand d\'e9sespoir du capataz, qui, de tout son coeur, donnait au diable don d\'e9guisement maudit. \par --Jos\'e9, mon ami, disait don Luis, ajuste tes fl\'fbtes pour entrer en danse. \par La c\'e9r\'e9monie est donc pour aujourd'hui? \par --Oui, Jos\'e9. Avouons que nous vivons dans de singuliers temps et de singuliers pays. J'ai vu bien des r\'e9volutions, mais celle-l\'e0 les passe toutes. \par --Au point de vue des Indiens, dit Linda, elle est tr\'e8s-logique. \par --Il y a un mois, qui de vous s'attendait \'e0 un si prompt r\'e9tablissement de l'empire des Incas? \par --Pas moi, reprit le capataz. Seulement, il me semble que, pour un futur empereur, Neham n'est gu\'e8re magnanime. \par --Qu'entends-tu par l\'e0, mon ami? \par --N'a-t-il pas \'e9crit \'e0 don Fernando que si, dans trois jours, il n'a pas quitt\'e9 la colonie, il le fera pendre. \par --Avant de pendre les gens dit dona Linda, il faut les prendre. \par --Tout cela est fort bien, Jos\'e9 mais tu vas retourner \'e0 l'estancia. Surtout n'oublie pas mes recommandations. \par --Rapportez-vous-en \'e0 moi, seigneur; mais je suis inquiet de Sanchez, dit-il tout bas pour n'\'eatre pas entendu de Maria. Depuis six jours, il a disparu sans donner de ses nouvelles. \par --Don Sanchez, r\'e9pondit Linda, n'est pas homme \'e0 se perdre sans laisser de traces. Rassurez-vous; nous le reverrons. \par --Neham-Outah! s'\'e9cria Maria, en se retournant. \par --Jos\'e9, mon ami, d\'e9campe dit don Luis. \par --Venez vite, ajouta Maria. \par Neham-Outah parut. Le grand chef des Aucas, par\'e9 de son magnifique costume indien, avait le front soucieux et le regard triste. Apr\'e8s les premiers compliments, dona Linda, inqui\'e8 te de l'apparence sombre du chef, se pencha gracieusement vers lui, et, d'un air affectueux parfaitement jou\'e9: \par --Qu'avez-vous, don Juan? Vous paraissez tourment\'e9. Auriez-vous re\'e7u de f\'e2cheuses nouvelles? \par --Non, madame, je vous remercie. Si j'\'e9tais ambitieux, tous mes souhaits seraient combl\'e9s: les chefs patagons ont r\'e9solu le r\'e9tablissement de l'empire des Incas, et c'est moi, leur h\'e9ritier direct, qu'ils ont \'e9lu pour succ\'e9der \'e0 l'infortun\'e9 Tupac-Amaru; mais... \par --Mais on vous a rendu justice. \par --Cette distinction m'effraye, et je tremble de ne pouvoir porter le poids de l'empire. Les blessures faites \'e0 ma race par les Espagnols, sont anciennes et profondes; les Indiens ont \'e9t\'e9 abrutis par une longue servitude. Quelle t\'e2 che que de commander \'e0 ces peuplades d\'e9sunies! Qui continuera mon oeuvre, si je meurs dans vingt ans, dans dix ans, demain peut-\'eatre? Que deviendra le r\'eave de ma vie? \par --Dieu vous garde de longs jours, don Juan, r\'e9pondit dona Linda. \par --Un diad\'e8me sur mon front! Tenez, senorita, je suis d\'e9courag\'e9, las de vivre; il me semble que la couronne, comme un cercle fatal, serrera mes tempes, les brisera, et que je serai enseveli dans mon triomphe. \par --Chassez ces vains pressentiments, reprit la jeune fille, qui lui avait lanc\'e9 \'e0 la d\'e9rob\'e9e un regard per\'e7ant. \par --Vous le savez, madame, la roche terp\'e9ienne est pr\'e8s du Capitole. \par --Allons! allons! don Juan, dit gaiement don Luis, mettons-nous \'e0 table. \par Un splendide d\'e9jeuner \'e9tait servi. Les premiers moments furent silencieux; les convives paraissaient g\'ean\'e9s; mais peu \'e0 peu, gr\'e2ce aux efforts de dona Linda, la conversation s'anima. Neham-Outah, on le voyait ais\'e9 ment, se faisait violence pour refouler dans son coeur le flot des pens\'e9es qui lui montait aux l\'e8vres. Vers la fin du repas, il se tourna vers la jeune fille: \par --Senorita, lui dit-il, ce soir tout sera dit, je serai empereur des Patagons et ennemi des Espagnols que, sans doute, reviendront les armes \'e0 la main troubler notre empire. Ce qu'ils redoutent le plus dans une insurrection indienne, ce sont les repr \'e9sailles, c'est-\'e0-dire le massacre des blancs. Mon mariage avec une Argentine est un gage de paix pour vos compatriotes et une s\'e9curit\'e9 pour leur commerce. Je viens donc vous dire, en pr\'e9sence de votre p\'e8re: Dona Linda, accordez-moi votre main. \par --Qui nous presse en ce moment, don Juan? r\'e9pondit-elle. N'\'eates-vous pas s\'fbr de moi? \par --Toujours la m\'eame r\'e9ponse, vague et obscure, fit le chef en fron\'e7ant le sourcil. Enfant qui jouez avec le lion, je vois \'e0 pr\'e9sent le fond de votre coeur. Imprudente! vous courez \'e0 votre perte... Mais non, vous \'ea tes en mon pouvoir, et, apr\'e8s vous avoir sauv\'e9 dix fois la vie, je vous offre la moiti\'e9 du tr\'f4ne. Demain, il le faut, madame, vous m'\'e9pouserez. La t\'eate de votre p\'e8re et celle de don Fernando me r\'e9pondront de votre ob\'e9issance. \par Et, saisissant une carafe en cristal pleine d'une eau limpide, il mouilla jusqu'aux bords son verre qu'il vida d'un trait, pendant que don Linda le regardait fixement; ce regard contenait une joie cruelle et voil\'e9e. \par --Dans une heure, ajouta-t-il en posant son verre sur la table, vous assisterez \'e0 la c\'e9r\'e9monie aupr\'e8s de moi, je le veux. \par --J'y serai, r\'e9pondit-elle. \par --Adieu, madame! \par La jeune fille se leva vivement saisit la carafe et s'approcha de la fen\'eatre. \par --Que fais-tu l\'e0? demanda don Luis. \par --Mon p\'e8re, j'arrose mes fleurs. \par Tout en vidant l'eau, Linda, l'oeil anim\'e9 d'un feu sombre, murmura tout bas: \par --Don Juan, entre la coupe et les l\'e8vres, il y encore place pour un malheur, m'as-tu dis un jour; en bien! \'e9coute-moi \'e0 mon tour: Entre ton front et la couronne, il y a la mort. \par Elle posa ensuite sur la terrasse de la maison deux jardini\'e8res aupr\'e8s de la balustrade. C'\'e9tait un signal sans doute, car au bout de quelques minutes, Maria entra pr\'e9cipitamment dans le salon en disant: \par --Il est l\'e0. \par --Qu'il entre! dirent \'e0 la fois don Luis et sa fille. \par Sanchez parut. L'estanciero recommanda \'e0 Maria la plus grand vigilance, ferma les portes et vint s'asseoir aupr\'e8s du bombero. \par --Eh bien? demanda-t-il. \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qc\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs28 XII.--LE DERNIER DES INCAS. \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \qj\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 La place Mayor pr\'e9sentait, ce jour-l\'e0, un aspect inaccoutum\'e9. Au centre d'\'e9levait un large \'e9chafaud recouvert de tapis de velours route, sur lequel \'e9 tait en place un fauteuil de bois de nopal sculpt\'e9. Le dossier \'e9tait surmont\'e9 d'un soleil en or massif, \'e9tincelant de diamants; un vautour des Andes, oiseau sacr\'e9 des Incas, \'e9galement en or, soutenant dans son bec recourb\'e9 une couronne imp\'e9riale; il tenait dans ses serres un sceptre qui se terminait en trident, et une main de justice qui tenait un soleil \'e9blouissant. Ce vautour, les ailes d\'e9ploy\'e9 es, semblait planer au-dessus du fauteuil, auquel on montait par quatre marches. A droite de ce fauteuil, il s'en trouvait un autre un peu plus bas, mais plus simple. \par A midi, au moment o\'f9 l'astre du jour, \'e0 son z\'e9nith, darda toutes les flammes de ses rayons cinq coups de canon tir\'e9s \'e0 intervalles \'e9gaux grond\'e8rent majestueusement. Au m\'eame instant, par chacune des entr\'e9es de la place, d\'e9 bouch\'e8rent les diverses tribus patagones, conduites par leurs ulmenes et orn\'e9es de leurs habits de c\'e9r\'e9monies. On comptait quinze mille guerriers seulement, car, suivant la coutume indienne, d\'e8s la prise du Carmen, le butin avait \'e9t\'e9 envoy\'e9 sous bonne escorte dans les montagnes, et les troupes patagones s'\'e9taient d\'e9band\'e9es pour rejoindre leurs }{\i\fs24 tolderias}{\fs24 , pr\'eates cependant, \'e0 revenir au premier signal. \par Les tribus s'align\'e8rent sur trois c\'f4t\'e9s, laissant vide le quatri\'e8me, o\'f9 accoururent cinq cents gauchos qui se tinrent immobiles. Ils \'e9taient \'e0 cheval et bien arm\'e9s, tandis que les indiens \'e0 pied n'avaient que leurs machetes \'e0 la ceinture. Les fen\'eatres \'e9taient garnies de curieux. Derri\'e8re les curieux, les femmes indiennes, group\'e9es en d\'e9sordre, avan\'e7aient curieusement la t\'eate par-dessus leurs \'e9paules. \par Le centre de la place \'e9tait libre. Devant l'\'e9chafaud stationnaient, au pied d'un autel grossier en forme de table avec une profonde rainure et surmont\'e9 d'un soleil, le grand matchi des Patagons, vingt }{\i\fs24 sagotkattas}{\fs24 (pr\'eatres) et }{\i\fs24 pia\'efs}{\fs24 (pr\'eatres d'un ordre inf\'e9rieur), tous les bras crois\'e9s et les yeux fix\'e9s sur le sol. \par Lorsque chacun eut pris sa place, cinq autres coups de canons retentirent, et une brillante cavalcade arriva en caracolant. Neham-Outah marchant en t\'eate, ayant dona Linda \'e0 sa droite et \'e0 sa gauche don Luis tenant en mains le totem. Apr\'e8 s eux venaient les principaux ulmenes et caraskenes des nations unies, rev\'eatus d'ornements o\'f9 brillaient l'or et les pierreries. \par Neham-Outah descendit de cheval, pr\'e9senta la main \'e0 dona Linda pour mettre pied \'e0 terre, monta sur l'\'e9chafaud, la conduisit au second fauteuil et s'arr\'eata lui-m\'eame devant le premier sans s'y asseoir. Ses traits, habituellement p\'e2les, \'e9taient enflamm\'e9s, ses yeux semblaient rougis par les veilles, et il essuyait incessamment la sueur qui renaissait sur son front. Quelque chose d'inusit\'e9 se paissait en lui. La p\'e2leur de dona Linda \'e9tait extr\'eame, mais son visage \'e9 tait calme. \par Les ulmenes entour\'e8rent l'\'e9chafaud: et, \'e0 une troisi\'e8me canonnade, les pia\'efes s'\'e9cart\'e8rent et laiss\'e8rent voir un homme \'e9troitement garrott\'e9 qui gisait sur le sol au milieu d'eux. Le Matchi se tourna vers la foule: \par Vous tous qui m'\'e9coutez, le soleil notre a\'efeul a souri \'e0 nos armes et Gualichu a m\'eame combattu pour nous; l'empire des Incas est r\'e9tabli, les Indiens sont libres, et le chef supr\'eame des nations patagones, Neham-Outah, va mettre sur sa t \'eate le diad\'e8me d'Athshualpa et de Tupac-Amaru. Au nom du nouvel empereur et au n\'f4tre, nous allons offrir au soleil dont il descend, le sacrifice qui lui est le plus agr\'e9able. Pia\'efes, apportez la victime. \par Les pr\'eatre \'e9tendirent le malheureux dans la rainure de l'autel. C'\'e9tait un colon fait prisonnier \'e0 la prise de la Poblacion-del-Sur, le pulpero dans la boutique duquel les gauchos allaient s'abreuver de chicha. \par Cependant, Neham-Outah tremblait comme de la fi\'e8vre; ses oreilles bourdonnaient, ses tempes battaient violemment, et ses yeux s'injectaient de sang. Il s'appuya sur un des bras de son fauteuil. \par --Qu'avez-vous? lui demanda dona Linda. \par --Je ne sais, r\'e9pondit-il, la chaleur, l'\'e9motion peut-\'eatre... J'\'e9touffe... j'esp\'e8re que cela ne sera rien. \par On avait d\'e9pouill\'e9 l'infortun\'e9 pulpero de son pantalon. Il poussait des cris lamentables. Le matchi s'approcha de lui en brandissant son couteau. \par --Ah! c'est affreux, s'\'e9cria dona Linda en se voilant le visage de ses mains. \par --Silence, murmura Neham-Outah; il le faut. \par Le matchi, insensible aux hurlements de la victime, choisit la place o\'f9 il devait frapper, regarda l'astre du jour d'un air inspir\'e9, leva son couteau et ouvrit la poitrine du pulpero dans toute sa longueur; puis, pendant que l'holoc auste se tordait en r\'e2lant et que les pia\'efes recueillaient le sang qui coulait \'e0 flots, le matchi lui arracha le coeur qu'il \'e9leva vers le soleil comme une hostie. \par A ce moment les ulmenes mont\'e8rent sur l'\'e9chafaud, et, asseyant Neham-Outah sur le tr\'f4ne, ils l'\'e9lev\'e8rent sur leurs \'e9paules en criant avec enthousiasme: \par --Vive le nouvel empereur! Vive le fils du soleil! \par Les pia\'efes aspergeaient le foule avec le sang de la victime; et les Indiens tr\'e9pignaient de joie et remplissaient l'air de hurrahs assourdissants. \par --Enfin! s'\'e9cria Neham-Outah, j'ai reconstitu\'e9 l'empire des Incas et d\'e9livr\'e9 ma race! \par --Pas encore! lui dit dona Linda d'une voix incisive. Regarde! \par Les gauchos, jusque l\'e0 spectateurs impassibles de la c\'e9r\'e9monie, s'\'e9taient tout-\'e0-coup pr\'e9cipit\'e9s au galop sur les Indiens sans d\'e9 fenses, tandis que, par toutes les issues de la place, entraient au pas de charge des troupes argentines, venues de Buenos-Ayres, et que toutes les fen\'eatres se garnissaient de blancs qui fusillaient la foule. On reconnaissait au mil ieu de la place, don Fernando, Jos\'e9 Diaz, Sanchez et ses deux fr\'e8res, qui massacraient les Indiens sans piti\'e9 aux clameurs de:--Sus! sus! \'e0 mort! \par --Oh! s'\'e9cria Neham-Outah en brandissant le totem d'une main tremblante, quelle trahison! \par Il s'\'e9lan\'e7a pour voler au secours de son peuple, mais il chancela et tomba sur ses genoux; ses yeux se couvrirent d'un voile sanglant; un feu d\'e9vorant br\'fblait ses entrailles. \par --Qu'ai-je donc? demanda-t-il d\'e9sesp\'e9r\'e9. \par --Tu vas mourir, don Juan, lui murmura \'e0 l'oreille dona Linda, en lui saisissant le bras avec force. \par --Femme, tu mens! fit-il en s'effor\'e7ant de se relever, je veux secourir mes fr\'e8res. \par --Tes fr\'e8res, on les \'e9gorge. Toi, ne devrais-tu pas tuer mon p\'e8re, mon fianc\'e9 et moi-m\'eame? Meurs, mis\'e9rable, meurs de la main d'une femme! J'aime don Fernando, entends-tu! et je suis veng\'e9e. \par --Malheur! malheur! s'\'e9cria Neham-Outah en se tra\'eenant sur les genoux pour arriver au bord de la plate-forme; je suis le bourreau d'un peuple que je voulais sauver. \par Les Indiens tombaient comme les bl\'e9s sous la faulx des moissonneurs. Ce n'\'e9tait pas un combat, c'\'e9tait une boucherie. Plusieurs chefs, fuyant devant Sanchez, le capataz et don Fernando, se pr\'e9cipit\'e8 rent vers la plate forme comme en un dernier refuge. \par --Oh! hurla Neham-Outah en faisant un bond de tigre et en saisissant don Fernando \'e0 la gorge, moi aussi, je me vengerai! \par Il y eut un moment d'anxi\'e9t\'e9 terrible. \par --Non, ajouta le chef en abandonnant son ennemi et en retombant, ce serait l\'e2che: Cet homme ne m'a rien fait. \par Dona Linda, \'e0 ces mots, ne put retenir des larmes d'admiration, larmes tardives, larmes de repentir ou d'amour peut-\'eatre! \par Sanchez d\'e9chargea son fusil dans la poitrine du chef \'e9tendu \'e0 ses pieds. Au m\'eame instant Pincheira tombait, la t\'eate fendue par don Fernando. Don Luis, frapp\'e9 par une balle \'e9gar\'e9e, s'affaissa dans les bras de sa fille \'e9plor\'e9e. \par --Mon Dieu! murmura Neham-Outah, vous me jugerez! \par Il regarda le ciel, remua encore ses l\'e8vres comme dans une pri\'e8re, et soudain son visage rayonna. Il retomba en arri\'e8re et expira. \par --Peut-\'eatre, s'\'e9cria dona Linda accabl\'e9e, la cause de cet homme \'e9tait-elle juste! \par Ce n'est pas la premi\'e8re fois qu'une femme a, par la volont\'e9 de Dieu, arr\'eat\'e9 un conqu\'e9rant. \par }\pard \qc\sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\b\fs24 FIN \par }\pard \sb100\sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \sa100\nowidctlpar\adjustright {\fs24 \par }\pard \nowidctlpar\adjustright { \par End of Project Gutenberg's Le fils du Soleil (1879), by Gustave Aimard \par \par *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LE FILS DU SOLEIL (1879) *** \par \par ***** This }{file should be named 21124-doc.rtf or 21124-doc}{.zip ***** \par This and all associated files of various formats will be found in: \par http://www.gutenberg.org/2/1/1/2/21124/ \par \par Produced by R\'e9nald L\'e9vesque \par \par Updated editions will replace the previous one--the old editions \par will be renamed. \par \par Creating the works from public domain print editions means that no \par one owns a United States copyright in these works, so the Foundation \par (and you!) can copy and distribute it in the United States without \par permission and without paying copyright royalties. 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Information about the Mission of Project Gutenberg-tm \par \par Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of \par electronic works in formats readable by the widest variety of computers \par including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists \par because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from \par people in all walks of life. \par \par Volunteers and financial support to provide volunteers with the \par assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's \par goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will \par remain freely available for generations to come. In 2001, the Project \par Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure \par and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. \par To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation \par and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 \par and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. \par \par \par Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive \par Foundation \par \par The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit \par 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the \par state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal \par Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification \par number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at \par http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg \par Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent \par permitted by U.S. federal laws and your state's laws. \par \par The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. \par Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered \par throughout numerous locations. Its business office is located at \par 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email \par business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact \par information can be found at the Foundation's web site and official \par page at http://pglaf.org \par \par For additional contact information: \par Dr. Gregory B. Newby \par Chief Executive and Director \par gbnewby@pglaf.org \par \par \par Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg \par Literary Archive Foundation \par \par Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide \par spread public support and donations to carry out its mission of \par increasing the number of public domain and licensed works that can be \par freely distributed in machine readable form accessible by the widest \par array of equipment including outdated equipment. Many small donations \par ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt \par status with the IRS. \par \par The Foundation is committed to complying with the laws regulating \par charities and charitable donations in all 50 states of the United \par States. Compliance requirements are not uniform and it takes a \par considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up \par with these requirements. We do not solicit donations in locations \par where we have not received written confirmation of compliance. To \par SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any \par particular state visit http://pglaf.org \par \par While we cannot and do not solicit contributions from states where we \par have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition \par against accepting unsolicited donations from donors in such states who \par approach us with offers to donate. \par \par International donations are gratefully accepted, but we cannot make \par any statements concerning tax treatment of donations received from \par outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. \par \par Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation \par methods and addresses. Donations are accepted in a number of other \par ways including checks, online payments and credit card donations. \par To donate, please visit: http://pglaf.org/donate \par \par \par Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic \par works. \par \par Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm \par concept of a library of electronic works that could be freely shared \par with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project \par Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. \par \par \par Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed \par editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. \par unless a copyright notice is included. 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