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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 01:37:26 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La San-Felice, v. 9 + +Author: Alexandre Dumas + +Release Date: April 19, 2007 [EBook #21191] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, V. 9 *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + + LA + SAN-FELICE + + TOME IX + + (Publié dans une autre édition sous le titre + de "EMMA LYONNA" Tome V) + + PAR + + ALEXANDRE DUMAS + + PARIS + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR + ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES + RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 + A LA LIBRAIRIE NOUVELLE + + 1876 + + + + EMMA LYONNA + + + + + LXXXIII + + L'APPARITION + + +L'exécution de Caracciolo répandit dans Naples une consternation +profonde. À quelque parti que l'on appartînt, on reconnaissait, dans +l'amiral, un homme à la fois considérable par la naissance et par le +génie; sa vie avait été irréprochable et pure de toutes ces souillures +morales dont est si rarement exempte la vie d'un homme de cour. Il est +vrai que Caracciolo n'avait été un homme de cour que dans ses moments +perdus, et, dans ces moments-là, on l'a vu, il avait essayé de défendre +la royauté avec autant de franchise et de courage qu'il avait défendu +depuis la patrie. + +Cette exécution fut, surtout pour les prisonniers sous les yeux desquels +elle avait eu lieu, un terrible spectacle. Ils y virent leur propre +sentence, et, lorsque, au coucher du soleil, ainsi que le portait le +jugement, la corde fut coupée et que ce cadavre, sur lequel tous les +yeux étaient fixés, n'étant plus soutenu par rien, plongea dans la mer +rapidement, entraîné par les boulets qu'on lui avait attachés aux pieds, +un cri terrible, parti de la bouche des prisonniers, s'échappa de tous +les bâtiments, et, courant à la surface des flots comme la plainte de +l'esprit de la mer, eut son écho dans les flancs mêmes du _Foudroyant_. + +Le cardinal ignorait tout ce qui venait de se passer dans cette terrible +journée, non-seulement le procès, mais encore l'arrestation de +Caracciolo.--Nelson, on l'a vu, avait eu grand soin de se faire amener +le prisonnier par le Granatello, défendant expressément de le faire +passer par le camp de Ruffo; car, à coup sûr, le cardinal n'eût point +permis qu'un officier anglais, avec lequel, d'ailleurs, il était depuis +quelques jours en complète dissidence sur un point d'honneur aussi +important que celui des traités, mît la main sur un prince napolitain, +ce prince napolitain fût-il son ennemi; à plus forte raison sur +Caracciolo, avec lequel il avait fait une espèce d'alliance sinon +offensive, du moins défensive. + +On se rappelle, en effet, qu'en se quittant sur la plage de Cotona, le +cardinal et le prince s'étaient promis de se sauvegarder l'un l'autre, +et, à cette époque où l'on ne pouvait rien préjuger sur l'avenir, à +moins d'être doué de l'esprit prophétique, on pouvait aussi bien penser +que ce serait le prince qui sauvegarderait Ruffo, que Ruffo qui +sauvegarderait le prince. + +Cependant, aux coups de canon tirés à bord du _Foudroyant_, et à la vue +d'un cadavre suspendu à la vergue de misaine, on était accouru dire au +cardinal qu'une exécution venait, sans aucun doute, d'avoir lieu à bord +de la frégate _la Minerve_. Entraîné alors par un simple mouvement de +curiosité, le cardinal monta sur la terrasse de sa maison. Il vit, à +l'oeil nu, en effet, un cadavre qui se balançait en l'air, et envoya +chercher une longue-vue. Mais, depuis que le cardinal avait quitté +Caracciolo, celui-ci avait laissé pousser ses cheveux et sa barbe, ce +qui, à cette distance surtout, le rendait méconnaissable à ses yeux. En +outre, Caracciolo, pendu dans les habits sous lesquels il avait été +pris, était vêtu en paysan. Le cardinal pensa donc que ce cadavre était +celui de quelque espion qui s'était laissé prendre; et, sans plus se +préoccuper de cet incident, il allait redescendre dans son cabinet, +lorsqu'il vit une barque se détacher des flancs de _la Minerve_ et +s'avancer directement vers lui. + +Cet incident le maintint à sa place. + +Au fur et à mesure que la barque s'approchait, le cardinal demeurait +convaincu que c'était à lui que l'officier qui la montait avait affaire. +Cet officier portait l'uniforme de la marine napolitaine, et, quoiqu'il +eût été difficile au cardinal d'appliquer un nom à son visage, ce visage +ne lui était pas tout à fait inconnu. + +Arrivé à quelques pas de la plage, l'officier, qui, depuis longtemps, de +son côté, avait reconnu le cardinal, le salua respectueusement et lui +montra le pli qu'il portait. + +Le cardinal descendit et se trouva en même temps que le messager à la +porte de son cabinet. + +Le messager s'inclina, et, présentant le papier au cardinal: + +--À Votre Éminence, dit-il, de la part de Son Excellence le comte de +Thurn, capitaine de la frégate _la Minerve_. + +--Y a-t-il une réponse, monsieur? demanda le cardinal. + +--Non, Votre Éminence, répondit l'officier. + +Et, s'inclinant, il se retira. + +Le cardinal demeura assez étonné, son papier à la main. La faiblesse de +sa vue le forçait à rentrer dans son cabinet pour en prendre lecture. Il +eût pu rappeler l'officier et l'interroger; mais celui-ci avait répondu, +avec un désir visible de se retirer: «Il n'y a point de réponse.» Il le +laissa donc continuer son chemin, rentra dans son cabinet, appela des +lunettes au secours de ses mauvais yeux, ouvrit la lettre et lut: + +_Rapport à Son Éminence le cardinal Ruffo sur l'arrestation, le +jugement, la condamnation et la mort de François Caracciolo._ + +Le cardinal ne put retenir un cri dans lequel il y avait plus +d'étonnement que de douleur: il croyait avoir mal lu. + +Il relut; puis l'idée lui vint alors que ce cadavre qu'il avait vu +flotter à la pointe d'une vergue, au bout d'une corde, était celui de +l'amiral Caracciolo. + +--Oh! murmura-t-il en laissant tomber son bras inerte le long de son +corps, où en sommes-nous, si les Anglais viennent pendre les princes +napolitains jusque dans le port de Naples? + +Puis, après un instant, s'asseyant à son bureau et ramenant de nouveau +la lettre sous ses yeux, il lut: + +«Éminence, + +Je dois faire savoir à Votre Éminence que j'ai reçu ce matin, de +l'amiral lord Nelson, de me porter immédiatement à bord de son bâtiment +accompagné des cinq officiers de mon bord. J'ai accompli aussitôt cet +ordre, et, en arrivant à bord du _Foudroyant_, j'ai reçu l'invitation +par écrit de former sur le vaisseau même un conseil de guerre pour y +juger le chevalier don Francesco Caracciolo, accusé de rébellion, envers +Sa Majesté, notre auguste maître, et de porter une sentence sur la peine +encourue par son délit. Cette invitation a été suivie immédiatement, et +un conseil de guerre a été formé dans le carré des officiers dudit +vaisseau. J'y ai, en même temps, fait amener le coupable. Je l'ai +d'abord fait reconnaître par tous les officiers comme étant bien +l'amiral; ensuite, je lui ai fait lire les charges réunies contre lui et +lui ai demandé s'il avait quelque chose à dire pour sa défense. Il a +répondu que _oui_; et, toute liberté lui ayant été donnée de se +défendre, ses défenses se sont bornées à la dénégation d'avoir +volontairement servi l'infâme République et à l'affirmation qu'il ne +l'avait fait que contraint et forcé et sous la menace positive de le +faire fusiller. Je lui ai adressé ensuite d'autres demandes, en réponse +desquelles il n'a pu nier qu'il n'eût combattu en faveur de la +soi-disant République contre les armées de Sa Majesté. Il a avoué aussi +avoir dirigé l'attaque des chaloupes canonnières qui s'est opposée à +l'entrée des troupes de Sa Majesté à Naples; mais il a déclaré qu'il +ignorait que ces troupes fussent conduites par le cardinal, et qu'il les +regardait simplement comme des bandes d'insurgés. Il a, en outre, avoué +avoir donné par écrit des ordres tendants à s'opposer à la marche de +l'armée royale. Enfin, interrogé pourquoi, puisqu'il servait contre sa +volonté, il n'avait point essayé de se réfugier à Procida, ce qui était, +en même temps, un moyen de se rallier au gouvernement légitime et +d'échapper au gouvernement usurpateur, il a répondu qu'il n'avait point +pris ce parti dans la crainte d'être mal reçu. + +»Éclairé sur ces divers points, le conseil de guerre, à la majorité des +voix, a condamné François Caracciolo non-seulement à la peine de mort, +mais encore à une mort ignominieuse. + +»Ladite sentence ayant été présentée à milord Nelson, il a approuvé la +condamnation et ordonné qu'à cinq heures de ce même jour la sentence fût +mise à exécution, en pendant le condamné à la vergue de misaine et en +l'y laissant pendu jusqu'au coucher du soleil, heure à laquelle la corde +serait coupée et le corps jeté à la mer. + +»Ce matin, à midi, j'ai reçu cet ordre; à une heure et demie, le +coupable, condamné, était transporté à bord de _la Minerve_ et mis en +chapelle, et, à cinq heures du soir, la sentence était accomplie selon +l'ordre qui en avait été donné. + +»Je m'empresse, pour remplir mon devoir, de vous faire cette +communication, et, avec le profond respect que je vous ai voué, j'ai +l'honneur d'être, + +»De Votre Éminence, +»Le très-dévoué serviteur, +»Comte DE THURN.» + +Ruffo, atterré, relut deux fois la dernière phrase. Cette communication +était-elle l'accomplissement d'un devoir, ou simplement une insulte. + +En tout cas, c'était un défi. + +Ruffo y vit une insulte. + +En effet, seul, comme vicaire général, seul, comme _aller ego_ du roi, +Ruffo avait le droit de vie et de mort dans le royaume des Deux-Siciles. +D'où venait donc que cet intrus, cet étranger, cet Anglais, dans le port +de Naples, sous ses yeux, pour le défier sans doute,--après avoir +déchiré la capitulation, après avoir, à l'aide d'une équivoque indigne +d'un soldat loyal, fait conduire sous le feu des vaisseaux les tartanes +qui portaient les prisonniers,--condamnait à mort, et à une mort infâme, +un prince napolitain, plus grand que lui par la naissance, égal à lui +par la dignité? + +Qui avait donné à ce juge improvisé de pareils pouvoirs? + +En tout cas, si ces pouvoirs avaient été donnés à un autre, les siens +étaient annulés. + +Il est vrai que les gibets étaient dressés à Ischia; mais lui, Ruffo, +n'avait rien à faire avec les îles. Les îles n'avaient point, comme +Naples, été reconquises par lui; elles l'avaient été par les Anglais. Il +n'y avait point de traité avec les îles. Enfin, le bourreau de Procida, +Speciale, était un juge sicilien envoyé par le roi, et qui, +conséquemment, condamnait légalement au nom du roi. + +Mais Nelson, sujet de Sa Majesté Britannique George III, comment +pouvait-il condamner au nom de Sa Majesté Sicilienne Ferdinand Ier? + +Ruffo laissa tomber sa tête dans sa main. Un instant, tout ce que nous +venons de dire se heurta et bouillonna dans son cerveau; puis, enfin, sa +résolution fut prise. Il saisit une plume, et écrivit au roi la lettre +suivante: + +_A Sa Majesté le roi des Deux-Siciles._ + +«Sire, + +»L'oeuvre de la restauration de Votre Majesté est accomplie, et j'en +bénis le Seigneur. + +»Mais c'est à la suite de beaucoup de peines et de longues fatigues que +cette restauration s'est accomplie. + +»Le motif qui m'avait fait prendre la croix d'une main et l'épée de +l'autre n'existe plus. + +»Je puis donc--je dirai plus--je dois donc rentrer dans cette obscurité +dont je ne suis sorti qu'avec la conviction de servir les desseins de +Dieu et dans l'espérance d'être utile à mon roi. + +»D'ailleurs, l'affaiblissement de mes facultés physiques et morales m'en +fait un besoin, quand ma conscience ne m'en ferait pas un devoir. + +»J'ai donc l'honneur de supplier Votre Majesté de vouloir bien accepter +ma démission. + +»J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc. + +»F. cardinal RUFFO.» + +A peine cette lettre était-elle expédiée à Palerme par un messager sûr +et qui était autorisé à requérir au besoin la première barque venue pour +passer en Sicile, qu'il fut donné au cardinal avis de la publication de +la note de Nelson, note dans laquelle l'amiral anglais accordait +vingt-quatre heures aux républicains de la ville, et quarante-huit à +ceux des environs de la capitale, pour faire leur soumission au roi +Ferdinand. + +Au premier regard qu'il jeta sur cette note, il reconnut celle qu'il +avait refusé à Nelson de faire imprimer. Cette note, comme tout ce qui +sortait de la plume de l'amiral anglais, portait le caractère de la +violence et de la brutalité. + +En lisant cette note et en voyant le pouvoir que s'y attribuait Nelson, +le cardinal se félicita d'autant plus d'avoir envoyé sa démission. + +Mais, le 3 juillet, il recevait de la reine cette lettre, qui lui +annonçait que sa démission était refusée: + +«J'ai reçu et lu avec le plus grand intérêt et la plus profonde +attention la très-sage lettre de Votre Éminence, en date du 29 juin. + +»Tout ce que je pourrais dire à Votre Éminence des sentiments de +gratitude dont mon coeur sera éternellement rempli à son égard resterait +de beaucoup au-dessous de la vérité. J'apprécie ensuite ce que Votre +Éminence me dit à l'endroit de sa démission et de son désir de repos. +Mieux que personne, je sais combien la tranquillité est chose désirable, +et combien ce calme devient précieux après avoir vécu au milieu des +agitations et de l'ingratitude que porte avec soi le bien que l'on fait. + +»Elle l'éprouve depuis quelques mois seulement, Votre Éminence: qu'elle +sache donc combien je dois être plus fatiguée, moi qui l'éprouve depuis +vingt-deux ans! Non, quoi que dise Votre Éminence, je ne puis admettre +son affaiblissement; car, quel que soit son dégoût, les admirables +actions qu'elle a accomplies et la série de lettres à moi écrites avec +tant de finesse et de talent prouvent, au contraire, toute la force et +toute la puissance de ses facultés. C'est donc à moi, au lieu d'accepter +cette fatale démission donnée par Votre Éminence dans un moment de +fatigue, d'éperonner, au contraire, votre zèle, votre intelligence et +votre coeur à terminer et à consolider l'oeuvre si glorieusement +entreprise par vous, et à la poursuivre en rétablissant l'ordre à +Naples, sur une base si sûre et si solide, que, du terrible malheur qui +nous est arrivé, naisse un bien et une amélioration pour l'avenir, et +c'est ce que me fait espérer le génie actif de Votre Éminence. + +»Le roi part demain soir avec le peu de troupes qu'il a pu réunir. De +vive voix, beaucoup de choses s'éclairciront qui restent obscures par +écrit. Quant à moi, j'éprouve une peine horrible à ne pas pouvoir +accompagner le roi. Mon coeur eût été bien joyeux de voir son entrée à +Naples. Entendre les acclamations de cette partie de son peuple qui lui +est restée fidèle serait un baume infini pour mon coeur et adoucirait +cette cruelle blessure dont je ne guérirai jamais. Mais mille réflexions +m'ont retenue, et je reste ici pleurant et priant pour que Dieu illumine +et fortifie le roi dans cette grande entreprise. Beaucoup de ceux qui +accompagnent le roi vous porteront de ma part l'expression de ma vraie +et profonde reconnaissance, ainsi que ma sincère admiration pour toute +la miraculeuse opération que vous avez accomplie. + +»Je suis trop sincère cependant pour ne pas dire à Votre Éminence que +cette capitulation avec les rebelles m'a souverainement déplu, et +surtout après ce que je vous avais écrit et d'après ce que je vous avait +dit. Aussi me suis-je tue là-dessus, ma sincérité ne me permettant pas +de vous complimenter. Mais, aujourd'hui, tout est fini pour le mieux, +et, comme je l'ai déjà dit à Votre Éminence, de vive voix, tout +s'expliquera et, je l'espère, aura bonne fin, tout ayant été fait pour +le plus grand bien et la plus grande gloire de l'État. + +»J'oserai, maintenant que Votre Éminence a un peu moins de travail à +faire, la prier de m'entretenir régulièrement de toutes les choses +importantes qui arriveront, et elle peut compter sur ma sincérité à lui +en dire mon avis. Une seule chose me désespère, c'est de ne pouvoir +l'assurer de vive voix de la vraie, profonde et éternelle reconnaissance +et estime avec laquelle je suis, de Votre Éminence, + +»La sincère amie, + +»CAROLINE.» + +D'après ce que nous avons démontré à nos lecteurs, par tous les détails +précédents, par les lettres des augustes époux que l'on a déjà lues, par +celles de la reine que l'on vient de lire, il est facile de voir que le +cardinal Ruffo, auquel un sentiment de droiture nous entraîne à rendre +justice, a été, dans cette terrible réaction de 1799, le bouc émissaire +de la royauté. Le romancier a déjà corrigé quelques-unes des erreurs des +historiens:--_erreurs intéressées_ de la part des écrivains royalistes, +qui ont voulu le rendre responsable, aux yeux de la postérité, des +massacres commis à l'instigation d'un roi sans coeur et d'une reine +vindicative;--_erreurs innocentes_ de la part des écrivains patriotes, +qui, ne possédant point les documents que la chute d'un trône pouvait +seule mettre dans les mains d'un écrivain impartial, n'ont point osé +faire peser sur deux têtes couronnées une si terrible imputation, et +leur ont cherché non-seulement un complice, mais encore un instigateur. + +Maintenant, reprenons notre récit. Non-seulement nous ne sommes point à +la fin, mais à peine sommes-nous au commencement de la honte et du sang. + + + + + LXXXIV + + CE QUI EMPÊCHAIT LE COLONEL MEJEAN DE SORTIR DU FORT SAINT-ELME AVEC + SALVATO, PENDANT LA NUIT DU 27 AU 28 JUIN. + + +On se rappelle que, peu confiants, non pas dans la parole de Ruffo, mais +dans l'adhésion de Nelson, Salvato et Luisa étaient allés chercher un +refuge au château Saint-Elme, et l'on n'a point oublié que ce refuge +avait été accordé par le comptable Mejean moyennant la somme de +vingt-cinq mille francs par personne. + +Salvato, on se le rappelle encore, dans un voyage rapide qu'il avait +fait à Molise, avait réalisé une somme de deux cent mille francs. + +Sur cette somme, cinquante mille francs, à peu près, avaient passé dans +l'organisation de ses volontaires calabrais, dans les dépenses que les +besoins des plus pauvres avaient nécessitées, dans l'aide donnée aux +blessés et dans les gratifications accordées aux serviteurs qui leur +avaient rendu des soins pendant leur séjour au Château-Neuf. + +Cent vingt-cinq mille francs, comme l'avait écrit Salvato à son père, +avaient été enterrés, dans une cassette, au pied du laurier de Virgile, +près de la grotte de Pouzzoles. + +Au moment de se séparer de Michele, qui avait suivi le sort de ses +compagnons et qui s'était embarqué à bord des tartanes, Salvato avait +fait accepter au jeune lazzarone, afin qu'il ne se trouvât point +complétement dénué sur la terre étrangère, une somme de trois mille +francs. + +Il restait donc à Salvato, au moment où il se réfugia au fort +Saint-Elme, une somme de vingt-deux à vingt-trois mille francs. + +Son premier acte, au moment où il vint demander, au prix de quarante +mille francs, l'hospitalité convenue entre le commandant du château +Saint-Elme et lui, fut de remettre au colonel Mejean la moitié de la +somme arrêtée, c'est-à-dire vingt mille francs, en lui promettant le +reste pour la nuit même. + +Le colonel Mejean compta les vingt mille francs avec le plus grand soin, +et, comme le compte s'y trouvait, le colonel installa Salvato et Luisa +dans les deux meilleures chambres du château, après avoir enfermé les +vingt mille francs dans le tiroir de son bureau. + +Le soir venu, Salvato annonça au colonel Mejean qu'il serait obligé de +faire une course de nuit. Il le priait, en conséquence, de lui donner le +mot d'ordre, afin de pouvoir rentrer au château quand le but de cette +course serait rempli. + +Mejean répondit que Salvato, militaire, devait connaître mieux que +personne la rigidité des règlements militaires; qu'il lui était +impossible de confier à qui que ce fût un mot d'ordre qui, tombé dans +une oreille infidèle, pouvait compromettre la sûreté du fort; mais, +devinant pourquoi Salvato demandait à quitter momentanément le fort, il +ajouta qu'il pouvait faire accompagner Salvato d'un de ses officiers, +ou, s'il préférait sa compagnie, l'accompagner lui-même. + +Salvato répondit que la compagnie du colonel Mejean lui était on ne peut +plus agréable, et que, si le colonel Mejean était libre, cette course +aurait lieu la nuit même. + +La chose était impossible, le lieutenant-colonel auquel la garde du +château devait être confiée ne devant revenir que dans la journée du +surlendemain. + +Le colonel ajouta fort galamment, au reste, que, si c'était pour le +payement des vingt mille francs, il pouvait, ayant un gage vivant entre +les mains, et la moitié du prix convenu étant donnée d'avance, il +pouvait attendre quelques jours. + +Salvato répondit que les bons comptes faisaient les bons amis, et que +plus tôt il pourrait donner au colonel les vingt-mille francs restants, +mieux vaudrait pour tous deux. + +La vérité était que le colonel Mejean avait réservé la prochaine nuit à +un négociation personnelle. + +Il voulait tenter auprès du cardinal Ruffo une seconde ouverture, et, en +conséquence, lui avait fait demander un sauf-conduit pour un de ses +officiers, chargé de nouvelles propositions pour la reddition du fort. + +Cet officier, c'était lui-même. + +On ne nous accusera point de ménager nos compatriotes. Il s'est trouvé, +du commissaire Feypoult au colonel Mejean, dans toute cette affaire de +la conquête de Naples, quelques misérables comme les bureaux en +dégorgent toujours à la suite des armées; et, de même que nous avons +glorifié ceux qui avaient droit à la gloire, il faut que nous jetions la +honte à la face de ceux qui n'ont droit qu'à la honte. + +Le devoir du cardinal Ruffo était d'accueillir toutes les ouvertures +ayant pour but de ménager l'effusion du sang. Il envoya donc, à l'heure +convenue, c'est-à-dire à dix heures du soir, le marquis Malaspina, +porteur du sauf-conduit, et lui donna une escorte de dix hommes pour le +faire respecter. + +Le colonel Mejean revêtit un habit bourgeois, se donna à lui-même pleins +pouvoirs pour traiter, et, sous le titre de secrétaire du commandant du +fort, suivit le marquis Malaspina et ses dix hommes. + +A onze heures, après être descendu par l'Infrascata, la rue Floria et la +route de l'Arenaccia, jusqu'au pont de la Madeleine, le faux secrétaire +arrivait à la maison du cardinal et était introduit près de Son +Éminence. + +Cette entrevue avait lieu--forcé que nous sommes de revenir en arrière +par les divers embranchements des nombreux épisodes de notre +histoire--dans la nuit du 27 au 28 juin, avant que la cardinal connût le +manque de foi de Nelson, mais quand, au contraire, ayant reçu dans la +journée, des capitaines Troubridge et Ball, l'assurance que l'amiral ne +s'opposait point à l'embarquement, il croyait encore à la fidèle +observance des traités. + +Seulement, nous l'avons dit, le colonel Mejean avait déjà fait une +première tentative auprès du cardinal, tentative qui avait été repoussée +par cette simple réponse: «Je fais la guerre avec du fer et non avec de +l'or!» + +Le cardinal Ruffo, déjà prévenu contre Mejean, fit donc médiocre visage +à son secrétaire, ou plutôt, sans s'en douter, à lui-même: + +--Eh bien, monsieur, lui dit-il, êtes-vous chargé de me faire de vive +voix des propositions, je ne dirai pas plus raisonnables, mais plus +militaires que celles qui m'avaient été faites par écrit, et auxquelles +vous connaissez sans doute ma réponse? + +Mejean se mordit les lèvres. + +--Mes propositions, c'est-à-dire celles du colonel Mejean, que j'ai +l'honneur de représenter près de Votre Éminence, dit-il, ont deux faces: +l'une spécifique, et par laquelle l'humanité m'ordonne de débuter; +l'autre militaire, à laquelle le colonel ne recourra qu'à la dernière +extrémité, mais à laquelle il recourra si Votre Éminence l'y force. + +--J'écoute, monsieur. + +--Mes collègues, ou plutôt les collègues du colonel Mejean, le +commandant Massa et le commandant L'Aurora, ont traité et ont fait et +obtenu les conditions que des rebelles pouvaient faire et doivent être +trop contents d'avoir obtenues. Mais il n'en est point ainsi du colonel +Mejean: ce n'est point un rebelle, c'est un ennemi, et un ennemi +puissant, puisqu'il représente la France. S'il traite, il a donc droit à +une meilleure capitulation que celle de MM. L'Aurora et Massa. + +--C'est trop juste, répondit le cardinal, et voici celle que j'offre: +Les Français sortiront du fort Saint-Elme tambours battants, mèche +allumée, avec tous les honneurs de la guerre, et se réuniront à leurs +compatriotes, encore en garnison à Capoue et à Gaete, sans aucun +engagement qui enchaîne leur libre arbitre. + +--Je ne vois pas là une grande amélioration sur le traité fait entre +Votre Éminence et les commandants Massa et L'Aurora; eux aussi sortaient +tambours battants, mèche allumée, et avaient droit de rester à Naples ou +de se retirer en France. + +--Oui; mais, sur la plage, avant de s'embarquer, ils déposaient les +armes. + +--Simple formalité, Votre Éminence en conviendra. Qu'eussent fait de +leurs armes des bourgeois révoltés partant pour l'exil ou restant chez +eux? + +--Alors, chez vous, monsieur, il me semble du moins, répliqua le +cardinal, la question d'orgueil militaire est complétement mise de côté? + +--C'est la question avec laquelle on dirige les fanatiques et les sots. +Les hommes intelligents,--et Votre Éminence ne trouvera point mauvais +que je la range dans cette dernière catégorie,--les hommes intelligents +voient au delà de cette fumée qu'on appelle la vanité. + +--Et que voyez-vous, monsieur, ou plutôt que voit le commandant Mejean +au delà de cette fumée que l'on appelle la vanité? + +--Il voit une affaire, et même une bonne affaire, pour Votre Éminence et +lui. + +--Une bonne affaire? Je me connais mal en affaires, monsieur, je vous en +préviens. N'importe, expliquez-vous. + +--Voici deux forts rendus sur trois, c'est vrai; mais le troisième, et +par sa position et par les hommes qui la défendent, est à peu près +imprenable, ou bien nécessitera un long siége. Où sont vos ingénieurs, +où sont vos pièces de gros calibre, où est votre armée pour faire le +siége d'une citadelle comme celle que commande le colonel Mejean? Vous +échouerez en arrivant au but, et, en échouant, Votre Éminence perdra +tout le mérite d'une campagne magnifique, tandis que, pour quelques +misérables centaines de mille livres que vous pouvez, en supposant que +vous ne les ayez pas, lever en deux heures sur Naples vous couronnez +l'édifice de la restauration et vous pouvez dire au roi: «Sire, le +général Mack, avec une armée de soixante mille soldats, avec cent +canons, avec un trésor de vingt millions, a perdu les États romains, +Naples, la Calabre, le royaume enfin; moi, avec quelques paysans, j'ai +reconquis tout ce que le général Mack avait perdu. Il m'en a coûté, il +est vrai, cinq cent mille francs ou un million pour prendre le fort +Saint-Elme; mais qu'est-ce qu'un million comparé au dégât qu'il pouvait +faire? Car, enfin, sire, vous le savez mieux que personne, pourrez-vous +ajouter, le fort Saint-Elme a été bâti, non point pour défendre Naples, +mais pour la menacer, et la preuve, c'est qu'il existe une loi, rendue +par votre auguste père, qui défend d'élever des maisons au-dessus d'une +certaine hauteur, attendu qu'à une certaine hauteur, elles pourraient +gêner le jeu des boulets et des obus. Or, Naples bombardée, ce n'était +point une perte de cinq cent mille francs ou d'un million, c'était une +perte incalculable.» Et, devant cette explication de votre conduite, le +roi, croyez-moi, est un homme d'un trop grand sens pour ne point vous +donner raison. + +--Alors, en cas de siége, reprit le cardinal, le colonel Mejean compte +bombarder Naples? + +--Mais sans doute. + +--Ce sera une infamie gratuite. + +--Pardon, Votre Éminence, ce sera un cas de légitime défense: on nous +attaque, nous ripostons. + +--Oui, mais ripostez du côté où l'on vous attaque, et, comme on vous +attaquera du côté opposé à la ville, vous ne pourrez pas riposter du +côté de la ville. + +--Bon! qui sait où vont les boulets et les bombes? + +--Ils vont du côté où on les pointe, monsieur: la chose est parfaitement +sue, au contraire. + +--Eh bien, on les pointera du côté de la ville, en ce cas. + +--Pardon, monsieur; mais, si vous portiez l'habit militaire, au lieu de +porter l'habit bourgeois, vous sauriez qu'une des premières lois de la +guerre défend aux assiégés de tirer sur les maisons situées en un point +d'où ne vient point l'attaque. Or, les batteries que l'on dirigera +contre le château Saint-Elme étant établies du côté opposé à la ville, +le feu du château Saint-Elme, sous peine de manquer à toutes les +conventions qui régissent les peuples civilisés, ne pourra lancer un +seul boulet, un seul obus, ou une seule bombe du côté opposé aux +batteries qui l'attaqueront. Ne vous obstinez donc pas dans une erreur +que ne commettrait certainement point le colonel Mejean, si j'avais +l'honneur de discuter avec lui, au lieu de discuter avec vous. + +--Et si, cependant, il la commettait, cette erreur, et qu'au lieu de la +reconnaître, il y persistât, que dirait Votre Éminence? + +--Je dirais, monsieur, que, s'écartant des lois reconnues par tous les +peuples civilisés, lois que la France, qui se prétend à la tête de la +civilisation, doit connaître mieux qu'aucun autre pays, il doit +s'attendre à être traité lui-même en barbare. Et, comme il n'y a pas de +forteresse imprenable, et que, par conséquent, le fort Saint-Elme serait +pris un jour ou l'autre, ce jour-là, lui et la garnison seraient pendus +aux créneaux de la citadelle. + +--Diable! comme vous y allez, monseigneur! dit le faux secrétaire avec +une feinte gaieté. + +--Et ce n'est pas le tout! dit le cardinal en se levant à la force de +ses poignets appuyés sur la table et en regardant fixement +l'ambassadeur. + +--Comment, ce n'est pas le tout? Il lui arriverait donc encore quelque +chose après avoir été pendu? + +--Non, mais avant de l'être, monsieur. + +--Et que lui arriverait-il, monseigneur? + +--Il lui arriverait que le cardinal Ruffo, regardant comme indigne de +son caractère et de son rang de discuter plus longtemps les intérêts des +rois et la vie des hommes avec un coquin de son espèce, l'inviterait à +sortir de sa maison, et, s'il n'obéissait pas à l'instant même, le +ferait jeter par la fenêtre. + +Le plénipotentiaire tressaillit. + +--Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voix jusqu'à la courtoisie et +son visage jusqu'au sourire, comme vous n'êtes point le commandant du +château Saint-Elme, que vous êtes seulement son envoyé, je me +contenterai de vous prier, monsieur, de lui reporter mot pour mot la +conversation que nous venons d'avoir ensemble, en l'assurant bien +positivement qu'il est tout à fait inutile qu'il tente à l'avenir aucune +nouvelle négociation avec moi. + +Sur quoi, le cardinal s'inclina, et, d'un geste moitié poli, moitié +impératif, indiqua la porte au colonel, qui sortit, plus furieux encore +de voir sa spéculation manquée qu'humilié de l'injure qui lui était +faite. + + + + + LXXXV + + OU IL EST PROUVÉ QUE FRÈRE JOSEPH VEILLAIT + SUR SALVATO + + +C'était pendant la matinée du 27 que Salvato et Luisa avaient quitté le +Château-Neuf pour le fort Saint-Elme: le même jour, les châteaux +devaient être rendus aux Anglais, et les patriotes embarqués. + +Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaient pu voir les Anglais +prendre possession des forts et les patriotes descendre dans les +tartanes. + +Quoique tout parût s'accomplir loyalement et selon les conditions du +traité, Salvato conserva les doutes qu'il avait conçus sur sa complète +exécution. + +Il est vrai que, pendant tout le jour et pendant toute la soirée du 27, +le vent avait soufflé de l'ouest, et s'était opposé à ce que les +tartanes missent à la voile. + +Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le vent avait sauté au +nord-nord-ouest, et, par conséquent, était devenu tout à fait favorable +au départ; cependant, les tartanes ne bougeaient pas. + +Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, les regardait inquiet du haut +des remparts, lorsqu'il fut joint par le colonel Mejean, lequel lui +annonça que, contre son attente, le lieutenant-colonel étant de retour +au fort vingt-quatre heures plus tôt qu'il ne le pensait, rien ne +s'opposait à ce qu'il l'accompagnât dans la course qu'il comptait faire +la prochaine nuit. + +La chose fut donc arrêtée. + +La journée se passa en conjectures. Le vent continuait d'être favorable, +et Salvato ne voyait faire aucun préparatif de départ. Sa conviction +était qu'il se préparait quelque catastrophe. + +Du point élevé où il se trouvait, il planait sur tout le golfe, et +pouvait voir, à l'aide d'une longue-vue, tout ce qui se passait dans les +tartanes et même sur les vaisseaux de guerre. + +Vers cinq heures, une barque, montée par un officier et quelques marins, +se détacha des flancs du _Foudroyant_ et s'avança vers l'une des +tartanes. + +Il se fit alors un grand mouvement à bord de la tartane que la barque +venait d'accoster; douze personnes furent tirées de la tartane et +descendirent dans la barque; puis la barque volta et rama de nouveau +vers _le Foudroyant_, sur le pont duquel montèrent les douze patriotes, +qui bientôt, pour ne plus reparaître, s'enfoncèrent dans les flancs du +vaisseau. + +Ce fait, dont Salvato cherchait en vain l'explication, lui donna +beaucoup à penser. + +La nuit vint. Cette excursion que devait faire Mejean inquiétait Luisa. +Salvato lui en expliqua la cause en lui faisant part du marché qu'il +avait conclu avec Mejean et moyennant lequel il avait acheté leur commun +salut. + +Luisa serra la main de Salvato. + +--N'oublie pas, au besoin, lui dit-elle, que j'ai toute une fortune chez +les pauvres Backer. + +--Mais à cette fortune, qui n'est point entièrement à toi, répondit en +souriant Salvato, n'était-il pas convenu que nous ne toucherions qu'à la +dernière extrémité? + +Luisa fit un signe affirmatif. + +Une heure avant, la sortie du fort, c'est-à-dire vers les onze heures, +on discuta si l'on irait au tombeau de Virgile, distant d'un quart de +lieue à peu près du fort Saint-Elme, avec une petite escorte, +c'est-à-dire en ayant l'air de faire une patrouille,--ou bien si Salvato +et Mejean iraient seuls et déguisés. + +On opta pour le déguisement. + +On se procura deux habits de paysan. Il fut convenu que, si l'on faisait +quelque rencontre inattendue, ce serait Salvato qui prendrait la parole. +Il parlait le patois napolitain de telle façon, qu'il était impossible +de le reconnaître pour ce qu'il était. + +L'un prit un pic, et l'autre une bêche, et, à minuit, tous deux +sortirent du fort. Ils semblaient deux ouvriers revenant de l'ouvrage et +regagnant leur maison. + +La nuit, sans être sombre, était nuageuse. La lune, de temps en temps, +disparaissait derrière des masses de vapeurs dont elle avait peine à +percer l'opacité. + +Ils sortirent par une petite poterne faisant face au village +d'Antiguano, mais prirent presque aussitôt un petit sentier tournant à +gauche et conduisant à Pietra-Catella; puis ils s'engagèrent franchement +dans le Vomero, prirent une ruelle qui les conduisit hors du village, +laissèrent à gauche la Carone-del-Cielo, et, par l'étroit sentier qui +conduit à la rampe du Pausilippe, ils gagnèrent le columbarium que l'on +est convenu de désigner au voyageur sous le nom de tombeau de Virgile. + +--Il est inutile, mon cher colonel, fit Savalto, de vous apprendre ce +que nous venons chercher ici. + +--Bon! quelque trésor enfoui à ce que je présume? + +--Vous avez deviné. Seulement, la somme ne vaut pas la peine d'être +désignée sous le non de trésor. Cependant, soyez tranquille, ajouta-t-il +ou souriant, elle est suffisante pour m'acquitter envers vous. + +Salvato s'avança vers le laurier et commença de fouiller la terre avec +sa pioche. + +Mejean le suivait d'un oeil avide. + +Au bout de cinq minutes, le fer de la pioche résonna sur un corps dur. + +--Ah! ah! fit Mejean, qui suivait l'opération avec une attention +ressemblant à de l'anxiété. + +--N'avez-vous point entendu raconter, colonel, dit en souriant Salvato, +que les dieux mânes étaient les gardiens naturels des trésors? + +--Si fait, répondit Mejean; seulement, je ne crois point à tout ce que +l'on me raconte... Mais chut! n'entendez-vous point du bruit? + +Tous deux écoutèrent. + +--C'est une charrette qui roule dans la grotte de Pouzzoles, répondit +Salvato au bout de quelques secondes. + +Puis, se mettant à genoux, il écarta la terre avec les mains. + +--C'est étrange! dit-il, il me semble que cette terre a été nouvellement +remuée. + +--Allons donc! dit Mejean, pas de mauvaise plaisanterie, mon hôte. + +--Ce n'est point une plaisanterie, dit Salvato en tirant le coffret hors +de terre: la cassette est vide. + +Et il se sentit frissonner malgré lui. Il connaissait trop Mejean pour +ignorer qu'il ne lui ferait point de grâce, et, d'ailleurs, il ne +voulait point lui en demander. + +--Il est bizarre, dit Mejean, qu'on ait pris l'argent et laissé la +cassette. Secouez-la donc; peut-être entendrons-nous sonner quelque +chose. + +--Inutile! je sens bien, au poids, qu'elle est vide. D'ailleurs, entrons +dans le columbarium, nous l'ouvrirons. + +--Vous en avez la clef? + +--Elle s'ouvre par un secret. + +On entra dans le columbarium; Mejean tira de sa poche une petite +lanterne sourde, battit le briquet et alluma. + +Salvato poussa le ressort de la cassette: elle s'ouvrit. + +Elle était vide, en effet; mais, à la place de l'or, elle contenait un +billet. + +Salvato et Mejean s'écrièrent en même temps: + +--Un billet! + +--Je comprends, dit Salvato. + +--Bon! l'or est-il retrouvé? demanda vivement le colonel. + +--Non; mais il n'est pas perdu, répliqua le jeune homme. + +Et, ouvrant le billet, à la lueur de la lanterne sourde, il lut: + +«Suivant tes instructions, je suis venu, dans la nuit du 27 au 28, +chercher l'or qui était dans cette cassette, que je remets à cette même +place, avec le présent billet. + +» Frère JOSEPH.» + +--Dans la nuit du 27 au 28! s'écria Mejean. + +--Oui; de sorte que, si nous étions venus la nuit dernière, au lieu de +celle-ci, nous fussions arrivés à temps. + +--N'allez-vous pas dire que c'est ma faute? demanda vivement Mejean. + +--Non; car le mal, au bout du compte, n'est pas si grand que vous le +croyez, et peut-être même n'y a-t-il pas de mal du tout. + +--Vous connaissez ce frère Joseph? + +--Oui. + +--Vous êtes sûr de lui? + +--Un peu plus que de moi-même. + +--Et vous savez où le trouver? + +--Je ne le chercherai même pas. + +--Comment ferons nous, alors? + +--Mais nous laisserons les conventions dans les mêmes termes. + +--Et les vingt mille francs? + +--Nous les prendrons ailleurs qu'où nous avons cru les trouver: voilà +tout. + +--Quand? + +--Demain. + +--Vous êtes sûr? + +--Je l'espère. + +--Et si vous vous trompiez? + +--Alors, je vous dirais, comme les sectateurs du Prophète: «Dieu est +grand!» + +Mejean passa la main sur son front humide de sueur. + +Salvato vit l'angoisse du colonel, lui dont la sérénité avait à peine +été troublée un instant. + +--Et maintenant, dit-il, il nous faut remettre cette cassette à sa place +et retourner au château. + +--Les mains vides? fit piteusement le colonel + +--Je n'y retourne pas les mains vides, puisque j'y retourne avec ce +billet. + +--Quelle somme y avait-il dans le coffret? demanda Mejean. + +--Cent vingt-cinq mille francs, répondit Salvato en remettant le coffret +à sa place et en ramenant dessus la terre avec ses pieds. + +--Si bien qu'à votre avis, ce billet vaut cent vingt-cinq mille francs? + +--Il vaut ce que vaut pour un fils la certitude d'être aimé de son +père... Mais rentrons au château comme je le disais, mon cher colonel, +et, demain, à dix heures, venez me trouver. + +--Pour quoi faire? + +--Pour recevoir de Luisa une lettre de change de vingt mille francs, à +vue sur la première maison de banque de Naples. + +--Vous croyez qu'il y a, dans ce moment-ci, à Naples, une maison de +banque qui payera à vue un billet de vingt mille francs? + +--J'en suis sûr. + +--Eh bien, moi, j'en doute. Les banquiers ne sont pas si bêtes que de +payer en temps de révolution. + +--Vous verrez que ceux-là seront assez bêtes pour payer même en temps de +révolution, et ceux-là pour deux raisons: la première, parce que +c'étaient d'honnêtes gens... + +--Et la seconde? + +--Parce qu'ils sont morts. + +--Ah! ah! c'est sur les Backer, alors? + +--Justement. + +--En ce cas, c'est autre chose. + +--Vous avez confiance? + +--Oui. + +--C'est bien heureux! + +Mejean éteignit sa lanterne. Il avait trouvé un banquier qui, en temps +de révolution, payait à vue une lettre de change: c'était plus que +Diogène ne demandait à Athènes. + +Salvato pressa de ses pieds la terre qui recouvrait le coffret. En cas +de retour de son père, l'absence du billet devait lui dire que Salvato +était venu. + +Tous deux reprirent le même chemin qu'ils avaient déjà suivi et +rentrèrent au château Saint-Elme aux premiers rayons du jour. Les nuits, +au mois de juin, sont, on le sait, les plus courtes de l'année. + +Luisa attendait debout et tout habillée le retour de Salvato: son +inquiétude ne lui avait point permis de se coucher. + +Salvato lui raconta tout ce qui s'était passé. + +Luisa prit un papier et écrivit dessus un ordre à la maison Backer de +payer, à son débit et à vue, une somme de vingt mille francs. + +Puis, tendant le papier à Salvato: + +--Tenez, mon ami, dit-elle, portez cela au colonel; le pauvre homme +dormira mieux avec cette lettre de change sous son oreiller. Je sais +bien, ajouta-t-elle en riant, qu'à défaut des vingt mille francs, il lui +reste notre tête; mais je doute que toutes les deux ensemble, une fois +coupées, il les estimât vingt mille francs. + +L'espérance de Luisa fut trompée, comme l'avait été celle de Salvato. Le +juge Speciale était arrivé la veille de Procida, où il avait fait pendre +trente-sept personnes, et il avait mis, au nom du roi, le séquestre sur +la maison Backer. + +Depuis la veille, les payements avaient cessé. + + + + + LXXXVI + + LA BIENVENUE DE SA MAJESTÉ + + +Dès le 25 juin, avant qu'il eût appris de la bouche même de Ruffo que +celui-ci se séparait de la coalition, Nelson avait envoyé au colonel +Mejean l'intimation suivante: + +«Monsieur, Son Éminence le cardinal Ruffo et le commandant en chef de +l'armée russe vous ont fait sommation de vous rendre: je vous préviens +que, si le terme qui vous à été accordé est outrepassé de deux heures, +vous devrez en subir les conséquences, et que je n'accorderai plus rien +de ce qui vous a été offert. + +»NELSON.» + +Pendant les jours qui suivirent cette sommation, c'est-à-dire du 26 au +29, Nelson fut occupé à faire arrêter les patriotes, à marchander la +trahison du fermier et à faire pendre Caracciolo; mais cette oeuvre de +honte terminée, il put s'occuper de l'arrestation des patriotes qui +n'étaient point encore entre ses mains et du siége du château +Saint-Elme. + +En conséquence, il fit descendre à terre Troubridge avec treize cents +Anglais, tandis que le capitaine Baillie se joignait à lui avec cinq +cents Russes. + +Pendant les six premiers jours, Troubridge fut secondé par son ami le +capitaine Ball; mais, celui-ci ayant été envoyé à Malte, il fut remplacé +par le capitaine Benjamin Hollowel, celui-là même qui avait fait cadeau +à Nelson d'un cercueil taillé dans le grand mât du vaisseau français +_l'Orient_. + +Quoi qu'en aient dit les historiens italiens, une fois acculé au pied de +ses murailles, Mejean, qui, par ses négociations, avait compromis +l'honneur national, voulut sauver l'honneur français. + +Il se défendit courageusement, et le rapport à lord Keith, de Nelson, +qui se connaissait en courage, rapport qui commence par ces mots: +«_Pendant un combat acharné de huit jours_, dans lequel notre artillerie +s'est avancée à cent quatre-vingts yards des fossés...» en est un +éclatant témoignage. + +Pendant ces huit jours, le cardinal était resté les bras croisés sous sa +tente. + +Dans la nuit du 8 au 9 juillet, on signala deux bâtiments que l'on crut +reconnaître, l'un pour anglais, l'autre pour napolitain, et qui, passant +à l'ouest de la flotte anglaise, faisaient voile vers Procida. + +Le matin du 9, en effet, on vit dans le port de cette île deux +vaisseaux, dont l'un, le _Sea-Horse_, portait le pavillon anglais, et +l'autre, _la Sirène_, portait non-seulement le pavillon napolitain, mais +encore la bannière royale. + +Le 9, au matin, le cardinal recevait du roi cette lettre, sans grande +importance pour notre histoire, mais qui prouvera du moins que nous +n'avons laissé passer aucun document sans l'avoir lu et utilisé. + +«Procida, 9 juillet 1799. + +»Mon éminentissime, + +»Je vous envoie une foule d'exemplaires d'une lettre que j'ai écrite +pour mes peuples. Faites-la-leur connaître immédiatement, et rendez-moi +compte de l'exécution de mes ordres par Simonetti, avec lequel j'ai +longuement causé ce matin. Vous comprendrez ma détermination à l'égard +des employés du barreau. + +»Que Dieu vous garde comme je le désire. + +»Votre affectionné, + +»FERDINAND B.» + +Le roi était attendu de jour en jour. Le 2 juillet, il avait reçu les +lettres de Nelson et de Hamilton qui lui annonçaient la mort de +Caracciolo et qui le pressaient de venir. + +Le même jour, il écrivait au cardinal, dont il n'avait point encore reçu +la démission: + +«Palerme, 2 juillet 1799. + +»Mon éminentissime, + +»Les lettres que je reçois aujourd'hui, et celle surtout que j'ai reçue +dans la soirée du 20, m'ont vraiment consolé en me montrant que les +choses _prennent un bon pli_, celui que je désirais, que je m'étais fixé +d'avance pour faire marcher d'accord les affaires terrestres avec l'aide +divine et vous mettre en état de me mieux servir. + +»Demain, selon l'invitation faite par l'amiral Nelson et par vous, et +surtout pour faire honneur à ma parole, je partirai avec un convoi de +troupes pour me rendre à Procida, où je vous reverrai, vous +communiquerai mes ordres et prendrai toutes les dispositions nécessaires +pour le bien, la sécurité et la félicité de tous les sujets qui sont +restés fidèles. + +»Je vous en préviens d'avance, en vous assurant que vous retrouverez en +moi, + +»Votre toujours affectionné, + +»FERDINAND B.» + +Et, en effet, le lendemain, 3 juillet, le roi s'embarquait, non point +sur le _Sea-Horse_, comme l'y avait invité Nelson, mais sur la frégate +_la Sirène_. Il craignait, en donnant, au retour, le même signe de +préférence aux Anglais qu'il leur avait donné en allant,--il craignait, +disons-nous, de porter à son comble la désaffection de la marine +napolitaine, déjà grande par suite de la condamnation et de la mort de +Caracciolo. + +Nous avons dit qu'aussitôt arrivé, le roi avait écrit au cardinal; mais +on peut voir, malgré la protestation d'amitié qui termine la lettre, ou +plutôt par cette même protestation d'amitié, qu'il y a un +refroidissement visible entre ces deux illustres personnages. + +Ferdinand avait amené avec lui Acton et Castelcicala. La reine avait +voulu rester à Palerme: elle savait combien elle était impopulaire à +Naples et avait craint que sa présence ne nuisît au triomphe du roi. + +Toute la journée du 9, le roi resta à Procida, écoutant le rapport de +Speciale, et, malgré son dégoût pour le travail, dressant lui-même la +liste des membres de la nouvelle junte d'État qu'il devait instituer, et +celle des coupables qu'elle allait avoir à juger. + +Il n'y a point à douter de la peine que daigna prendre, en cette +circonstance, le roi Ferdinand,--cette double liste, que nous avons eu +entre les mains et que nous avons renvoyée des archives de Naples à +celles de Turin, étant tout entière écrite de la main de Sa Majesté. + +Mettons d'abord sous les yeux de nos lecteurs la liste des bourreaux: à +tout seigneur tout honneur! + +Puis nous y mettrons celle des victimes. + +Cette junte d'État nommée par le roi se composait ainsi: + +Le président: Felice Ramani; + +Le procureur fiscal: Guidobaldi; + +Juges: les conseillers Antonio della Rocca, don Angelo di Fiore, don +Gaetano Sambuti, don Vicenzo Speciale. + +Juges de vicairie: don Salvatore di Giovanni. + +Procureur des accusés: don Alessandro Nara. + +Défenseurs des accusés: les conseillers Vanvitelli et Mulès. + +Les deux derniers, comme on le comprend bien, n'étaient qu'une fiction +de légalité. + +Cette junte d'État fut chargée de juger, c'est-à-dire de condamner +extraordinairement et sans appel, + +A MORT: + +Tous ceux qui avaient enlevé, des mains du gouverneur Ricciardo Brandi, +le château Saint-Elme,--Nicolino Caracciolo en tête, bien entendu; + +(Par bonheur, Nicolino Caracciolo, qui avait reçu mission de Salvato de +sauver l'amiral Caracciolo, étant arrivé à la ferme le jour même de son +arrestation, et ayant appris la trahison du fermier, n'avait point perdu +un instant, s'était jeté dans la campagne et était venu se mettre sous +la protection du commandant français de Capoue, le colonel Giraldon.) + +Tous ceux qui avaient aidé les Français à entrer à Naples; + +Tous ceux qui avaient pris les armes contre les lazzaroni; + +Tous ceux qui, après l'armistice, avaient conservé des relations avec +les Français; + +Tous les magistrats de la République; + +Tous les représentants du gouvernement; + +Tous les représentants du peuple; + +Tous les ministres; + +Tous les généraux; + +Tous les juges de la haute commission militaire; + +Tous les juges du tribunal révolutionnaire; + +Tous ceux qui avaient combattu contre les armées du roi; + +Tous ceux qui avaient renversé la statue de Charles III; + +Tous ceux qui, à la place de cette statue, avaient planté l'arbre de la +liberté; + +Tous ceux qui, sur la place du Palais, avaient coopéré ou même +simplement assisté à la destruction des emblèmes de la royauté et des +bannières bourboniennes ou anglaises; + +Enfin, tous ceux qui, dans leurs écrits ou dans leurs discours, +s'étaient servis de termes offensants pour la personne du roi, de la +reine, ou des membres de la famille royale. + +C'étaient à peu près quarante mille citoyens menacés de mort par une +seule et même ordonnance. + +Les dispositions plus douces, c'est-à-dire celles qui n'emportaient que +la condamnation à l'exil, menaçaient à peu près soixante mille +personnes. + +C'était plus du quart de la population de Naples. + +Cette occupation, que le roi regardait comme pressée avant toutes, lui +prit toute la journée du 9. + +Le 10 au matin, la frégate _la Sirène_ quitta le port de Procida et fit +voile vers _le Foudroyant_. + +A peine le roi eut-il mis le pied sur le pont, que _le Foudroyant_, au +coup de sifflet du contre-maître, se pavoisa comme pour une fête, et que +l'on entendit les premières détonations d'une salve de trente et un +coups de canon. + +Le bruit s'était déjà répandu que le roi était à Procida; la canonnade +partie des flancs du _Foudroyant_ apprit au peuple qu'il était à bord du +vaisseau amiral. + +Aussitôt, une foule immense accourut sur la plage de Chiaïa, de +Santa-Lucia et de Marinella. Une multitude de barques, ornées de +bannières de toutes couleurs, sortirent du port, ou plutôt se +détachèrent de la rive et voguèrent vers l'escadre anglaise pour saluer +le roi et lui souhaiter la bienvenue. En ce moment, et pendant que le +roi était sur le pont, regardant, avec une longue-vue, le château +Saint-Elme, contre lequel, en l'honneur de son arrivée, sans doute, le +canon anglais faisait rage, un boulet anglais coupa, par hasard, la +hampe du drapeau français arboré sur la forteresse, comme si les +assiégeants eussent calculé ce moment pour donner au roi ce spectacle, +qu'il regarda comme un heureux présage. + +Et, en effet, au lieu que ce fût la bannière tricolore qui reparût, ce +fut la bannière blanche, c'est-à-dire le drapeau parlementaire. + +L'apparition inattendue de ce symbole de paix, qui semblait ménagée pour +l'arrivée du roi, produisit un effet magique sur tous les assistants, +qui éclatèrent en hourras et en applaudissements, tandis que les canons +du château de l'Oeuf, du Château-Neuf et du château del Carmine +répondaient joyeusement aux salves parties des flancs du vaisseau amiral +anglais. + +Et, à propos de la chute de cette bannière, qu'on nous permette +d'emprunter quelques lignes à Dominique Sacchinelli, l'historien du +cardinal: elles sont assez curieuses pour trouver place ici, +n'interrompant d'ailleurs aucunement notre récit. + +«Consacrons, dit-il, un paragraphe aux singuliers accidents du hasard, +qui eurent lieu pendant cette révolution. + +»Le 23 janvier, un boulet lancé par les jacobins de Saint-Elme, coupa la +lance de la bannière royale qui flottait sur le Château-Neuf, et sa +chute détermina l'entrée des troupes françaises à Naples. + +»Le 22 mars, un obus fait tomber du château de Cotrone la bannière +républicaine, et cet accident, considéré comme un miracle, amène la +révolte de la garnison contre les patriotes et facilite aux royalistes +l'occupation du château. + +»Enfin, le 10 juillet, la chute de la bannière française, déployée +au-dessus du château Saint-Elme, amène la capitulation de ce fort. + +»Et, ajoute l'historien, celui qui voudrait confronter les dates verrait +que tous ces accidents, de même que les plus importants qui eurent lieu +pendant l'entreprise du cardinal Ruffo, eurent lieu des vendredis.» + +Détournons les yeux du château Saint-Elme, où nous aurons plus d'une +fois encore l'occasion de les reporter, pour suivre du regard une barque +qui se détache du rivage un peu au-dessus du pont de la Madeleine, et +s'avance, sans pavillon, silencieuse et sévère, au milieu de toutes ces +barques bruyantes et pavoisées. + +Elle porte le cardinal Ruffo, qui, en échange de l'hommage qu'il va +faire au roi de son royaume reconquis, vient lui demander, pour toute +grâce, de maintenir les traités qu'il a signés en son nom, et de ne pas +faire à son honneur royal la souillure d'un manque de parole. + +Voilà encore une de ces occasions où le romancier est forcé de céder la +plume à l'historien, et des faits où l'imagination n'a pas le droit +d'ajouter un mot au texte implacable de l'annaliste. + +Et que le lecteur veuille bien se rappeler que les lignes que nous +allons mettre sous ses yeux sont tirées d'un livre publié par Dominique +Sacchinelli en 1836, c'est-à-dire en plein règne de Ferdinand II, ce +grand étouffeur de la presse, et publié avec permission de la censure. + +Voici les propres paroles de l'honorable historien: + +«Pendant que l'on traitait avec le commandant français de la reddition +du fort Saint-Elme, le cardinal se rendit à bord du _Foudroyant_, pour +informer de vive voix le roi Ferdinand de ce qui était arrivé avec les +Anglais, à l'endroit de la capitulation du Château-Neuf et du château de +l'Oeuf, et du scandale que produisait la violation de ces traités. Sa +Majesté se montra d'abord disposée à observer et à suivre la +capitulation; cependant, elle ne voulut rien décider sans avoir entendu +Nelson et Hamilton. + +»Tous deux furent appelés à donner leur avis. + +»Hamilton soutint cette doctrine diplomatique, que les souverains ne +traitaient pas avec leurs sujets rebelles, et déclara que le traité +devait être nul et non avenu. + +»Nelson ne chercha point de faux-fuyants. Il manifesta une haine +profonde contre tout révolutionnaire à la mode française, disant qu'il +fallait extirper jusqu'à la racine du mal pour empêcher de nouveaux +malheurs, puisque, les républicains étant obstinés dans le péché et +incapables de repentir, ils commettraient, aussitôt que s'en +présenterait l'occasion, de pires et plus funestes excès, et qu'enfin +l'exemple de leur impunité servirait d'aiguillon à tous les +malintentionnés. + +»Et, de même que Nelson avait rendu inefficaces les remontrances faites +par le cardinal Ruffo au moment du traité, de même il réussit par ses +intrigues à paralyser les mêmes intentions du roi et le désir de +clémence qu'il avait un moment manifesté.» + +Le roi décida donc, malgré les instances que le cardinal Ruffo poussa +jusqu'à la supplication, Nelson et Hamilton, ces deux mauvais génies de +son honneur, entendus,--que les capitulations du château de l'Oeuf et du +Château-Neuf seraient tenues pour nulles et non avenues. + +A peine cette décision fut-elle prise, que le cardinal, se voilant le +visage d'un pan de sa robe de pourpre, descendit dans le bateau qui +l'avait amené et rentra dans cette maison où les traités avaient été +signés, en vouant cette monarchie qu'il venait de rétablir aux +vengeances, tardives peut-être, mais certaines, de la justice divine. + +Et, le même jour, les prisonniers détenus à bord du _Foudroyant_ et des +felouques qui devaient les conduire en France furent débarqués et +conduits, enchaînés deux à deux, dans les prisons du château de l'Oeuf, +du Château-Neuf, du château des Carmes et de la Vicairie. Et, comme ces +prisons n'étaient pas suffisantes,--les lettres du roi elles-mêmes +accusent _huit mille captifs_,--ceux qui ne purent tenir dans ces quatre +châteaux furent conduits aux Granili, convertis en prisons +supplémentaires. + +Ce que voyant, les lazzaroni pensèrent qu'avec le roi Nasone, les jours +des fêtes sanglantes étaient revenus, et, par conséquent, ils se +remirent à piller, à brûler et à tuer avec plus d'entrain que jamais. + +Selon l'habitude que nous avons prise, depuis le commencement de ce +livre, de ne rien affirmer des horreurs commises à cette époque, de si +haut ou de si bas qu'elles vinssent, sans appuyer notre dire de +documents authentiques, nous emprunterons les lignes suivantes à +l'auteur des _Mémoires pour servir à l'histoire des révolutions de +Naples_: + +«Les journées du 9 et du 10 furent signalées par les crimes et les +infamies de toute espèce qui furent commis et desquels ma plume se +refuse à tracer le tableau. Ayant allumé un grand feu en face du palais +royal, les lazzaroni jetèrent dans les flammes sept malheureux arrêtés +quelques jours auparavant, et poussèrent la cruauté jusqu'à manger les +membres, tout saignants encore, de leurs victimes. L'infâme archiprêtre +Rinaldi se glorifiait d'avoir pris part à cet immonde banquet.» + +Outre l'archiprêtre Rinaldi, un homme se faisait remarquer à cette orgie +d'anthropophages: de même que Satan préside au sabbat, lui présidait à +cette horrible subversion de toutes les lois de l'humanité. + +Cet homme était Gaetano Mammone. + +Rinaldi mangeait les chairs à moitié cuites; Mammone buvait le sang à +même les blessures. Le hideux vampire a laissé une telle impression de +terreur dans l'esprit des Napolitains, qu'aujourd'hui encore, +aujourd'hui qu'il est mort depuis plus de quarante-cinq ans, pas un +habitant de Sora, c'est-à-dire du pays où il était né, n'a osé répondre +à mes questions et me donner des renseignements sur lui. «Il buvait le +sang comme un ivrogne boit du vin!» voilà ce que j'ai entendu dire par +dix vieillards qui l'avaient connu, et c'est en réalité la seule réponse +qui m'ait été faite par vingt personnes différentes qui l'avaient vu +s'enivrer de cette odieuse boisson. + +Mais un homme que l'on se fût attendu à voir prendre une part frénétique +à la réaction, et qui, au grand étonnement de tous, au lieu d'y prendre +part, paraissait, au contraire, la voir s'accomplir avec terreur, +c'était fra Pacifico. + +Depuis le meurtre de l'amiral François Caracciolo, pour lequel il avait +un culte, fra Pacifico avait senti toutes ses convictions l'abandonner. +Comment pendait-on comme traître et comme jacobin un homme qu'il avait +vu servir son roi avec tant de fidélité et combattre avec tant de +courage? + +Puis un autre fait jetait encore un grand trouble dans son esprit, +étroit mais loyal: comment, après avoir tant fait,--et fra Pacifico +savait mieux que personne ce qu'il avait fait,--comment, après avoir +tant fait, le cardinal était-il non-seulement sans puissance, mais à peu +près disgracié? et comment était-ce Nelson, un Anglais,--qu'en sa +qualité de bon chrétien, il détestait presque autant comme hérétique, +qu'en sa qualité de bon royaliste il détestait les jacobins,--comment +était-ce Nelson qui avait maintenant tout pouvoir, qui jugeait, qui +condamnait, qui pendait? + +On avouera qu'il y avait dans ces deux faits de quoi jeter du doute même +dans un cerveau plus fort que celui de fra Pacifico. + +Aussi, comme nous l'avons dit, voyait-on le pauvre moine en simple +spectateur aux exploits de Rinaldi, de Mammone et des lazzaroni qui +suivaient leur exemple. Quand la férocité de ces hordes de cannibales +devenait trop grande, on le voyait même détourner la tête et s'éloigner, +sans frapper comme d'habitude le pauvre Giacobino de son bâton; et, si +c'était à pied qu'il vaguait ainsi par les rues, préoccupé d'une idée +secrète, cette fameuse tige de laurier, autrefois massue, était devenue +un bourdon de pèlerin, sur lequel, comme s'il était fatigué d'un long +voyage, il appuyait, dans des haltes fréquentes et pensives, ses deux +mains et son visage. + +Quelques personnes, qui avaient remarqué ce changement et que ce +changement préoccupait, prétendaient même avoir vu fra Pacifico entrer +dans des églises, s'y agenouiller et prier. + +Un capucin priant! Ceux à qui l'on racontait cela ne voulaient pas le +croire. + + + + + LXXXVII + + L'APPARITION + + +Tandis que l'on égorgeait dans les rues de Naples, il y avait grande +fête dans le port. + +D'abord, comme l'avait indiqué la bannière blanche élevée sur le fort +Saint-Elme, au lieu et place de la bannière tricolore, le château +Saint-Elme demandait à capituler, et des négociations s'étaient à +l'instant même ouvertes entre le colonel Mejean et le capitaine +Troubridge. Les principales questions étaient arrêtées; ce qui fait que +le roi qui tenait, sinon à avoir, du moins à paraître conserver quelques +égards pour le cardinal, pouvait lui écrire, vers trois heures de +l'après-midi, le billet suivant: + +«A bord du _Foudroyant_, 10 juillet 1769. + +»Mon éminentissime, je viens, par la présente, vous prévenir que, ce +soir, peut-être, Saint-Elme sera à nous. Je crois donc faire chose qui +vous soit agréable en expédiant votre frère Ciccio à Palerme avec cette +heureuse nouvelle. Je le récompenserai, en même temps, comme le méritent +ses bons services et les vôtres. Faites donc qu'il soit prêt à partir +avant l'_Ave Maria_. Conservez-vous en bonne santé, et croyez-moi +toujours, + +»Votre même affectionné, + +»FERDINAND B.» + +Francesco Ruffo n'avait pas, fait un long séjour à Naples,--arrivé le 9 +au matin, il repartait le 10 au soir;--mais le roi, qui, sur les +rapports de Nelson et de Hamilton, se défiait du cardinal, aimait mieux +don Ciccio, comme il l'appelait, à Palerme que près de son frère. + +Don Ciccio, qui ne conspirait pas et qui n'avait jamais eu la moindre +intention de conspirer, se trouva prêt à l'heure indiquée, et partit +pour Palerme sans faire d'observations. + +Il avait laissé, en partant, à sept heures du soir, le vaisseau amiral +préparé pour une grande fête. Le roi avait écarté le rapport de son juge +de confiance Speciale, et, parmi les personnes qui étaient venues le +visiter et le féliciter à bord, il avait fait un choix et distribué ses +invitations pour le soir. + +Il y avait bal et souper à bord du _Foudroyant_. + +En un tour de main, et comme il arrive lorsque se fait entendre le +branle-bas de combat, les cloisons de l'entre-pont furent enlevées, +chaque canon devint un massif de fleurs ou un buffet de +rafraîchissements, et, à neuf heures du soir, le vaisseau, illuminé de +ses grandes vergues aux vergues de cacatois, était prêt à recevoir ses +invités. + +On vit alors, à la lueur des flambeaux, et comme une illumination +mouvante, se détacher du rivage des centaines de barques, les unes +portant les élus qui devaient monter à bord, les autres les flatteurs +qui venaient, avec des musiciens, donner des sérénades; les autres, +enfin, contenaient les simples curieux venant pour voir et surtout pour +être vus. + +Ces barques étaient surchargées de femmes élégantes, couvertes de +diamants et de fleurs, et d'hommes bariolés de cordons et constellés de +croix. Tout cela s'était tenu caché sous la République, et semblait +sortir de terre au soleil de la royauté. + +Pâle et triste soleil, cependant, qui, dans cette journée du 10 juillet, +s'était levé et se couchait à travers une vapeur de sang! + +Le bal commença: il avait lieu sur le pont. + +Ce devait être un spectacle magique que cette forteresse mouvante, +illuminée de sa base à son faite, qui déployait au vent ses mille +pavillons, et dont tous les cordages disparaissaient sous des branches +de laurier. + +Nelson rendait, le 10 juillet 1799, à la royauté la fête que la royauté +lui avait donnée le 22 septembre 1798. + +Comme l'autre, celle-ci devait avoir son apparition, mais plus terrible, +plus fatale, plus funèbre encore que la première! + +Autour de ce bâtiment, où, la peur, plus encore que l'amour, avait réuni +une cour à laquelle il ne manquait que les quelques personnes qui +avaient suivi la royauté à Palerme, cour dont la belle courtisane était +la reine, se pressaient, nous l'avons dit, plus de cent barques chargées +de musiciens, qui, exécutant les mêmes airs que l'orchestre du vaisseau, +étendaient, pour ainsi dire, sur le golfe, éclairé par une lune +magnifique, une nappe d'harmonie. + +Naples était bien, cette nuit-là, la Parthénope antique, fille de la +molle Eubée, et son golfe était bien celui des sirènes. + +Dans les plus voluptueuses fêtes données sur le lac Maréotis par +Cléopâtre à Antoine, le ciel n'avait pas fourni un dais plus constellé +d'étoiles, la mer miroir plus limpide, l'atmosphère une brise plus +parfumée. + +Il est vrai que, de temps en temps, quelque cri de douleur, poussé par +ceux que l'on égorgeait passait dans l'air, au milieu du frémissement +des harpes, des violons et des guitares, pareil à une plainte de +l'esprit des eaux, mais Alexandrie, dans ses jours de fête, n'avait-elle +pas eu, elle aussi, les gémissements des esclaves sur lesquels on +essayait des poisons? + +A minuit, une fusée qui éclata dans le profond azur du ciel napolitain, +éparpillant ses étincelles d'or, donna le signal du souper. Le bal +cessa, sans que la musique s'éteignît, et les danseurs, devenus +convives, descendirent dans l'entre-pont, dont l'entrée jusque-là avait +été défendue par des sentinelles. + +Si nous parlions encore aujourd'hui le langage en vogue à cette époque, +nous dirions que Comus, Bacchus, Flore et Pomone avaient réuni, à bord +du _Foudroyant_, leurs trésors les plus précieux. Les vins de France, de +Hongrie, de Portugal, de Madère, du Cap, de la Commanderie, étincelaient +dans des bouteilles du plus pur cristal d'Angleterre, et eussent pu +donner non-seulement la gamme de toutes les couleurs, mais encore celle +de toutes les pierres précieuses, depuis la limpidité du diamant +jusqu'au carmin du rubis. Des chevreuils et des sangliers, rôtis tout +entiers, des paons étalant leur queue d'émeraudes et de saphirs, des +faisans dorés dressant hors du plat leur tête de pourpre et d'or, des +poissons à épée menaçant les convives de leur lame, des langoustes +gigantesques descendant en droite ligne de celles qu'Apicius faisait +venir de Stromboli, des fruits de toute espèce, des fleurs de toute +saison, encombraient une table qui s'étendait de la proue à la poupe de +l'immense bâtiment, dont la longueur devenait incommensurable, centuplée +qu'elle était par d'immenses glaces dressées à ses extrémités. A bâbord +et à tribord du bâtiment, c'est-à-dire à droite et à gauche, tous les +sabords étaient ouverts, et, à la poupe, aux deux côtés de la glace, +deux grandes portes donnaient sur l'élégante galerie qui servait de +balcon à l'amiral. + +Entre chaque sabord étincelaient--ornements pittoresques et guerriers +tout à la fois--des trophées de mousquetons, de sabres, de pistolets, de +piques et de haches d'abordage dont les lames, si souvent rougies de +sang français, réfléchissaient et renvoyaient, éblouissant, l'éclat de +mille bougies, et semblaient des soleils d'acier. + +Si habitué que le fut Ferdinand aux luxueux repas du palais royal, de la +Favorite et de Caserte, il ne put, en mettant le pied sur le plancher de +cette nouvelle salle à manger, retenir un cri d'admiration. + +Les palais d'Armide, popularisés par la poésie du Tasse, n'offraient +rien de plus féerique ni de plus merveilleux. + +Le roi prit place à table, et désigna pour s'asseoir à sa droite Emma +Lyonna, à sa gauche Nelson, et devant lui sir William. Les autres +prirent place, selon les droits que l'étiquette leur donnait d'être plus +ou moins rapprochés du roi. + +Tout le monde assis, l'oeil de Ferdinand erra vaguement sur cette double +file de convives. Peut-être pensait-il que celui qui avait les premiers +droits à cette fête en était non-seulement absent, mais exilé, et +prononçait-il tout bas le nom du cardinal Ruffo. + +Mais Ferdinand n'était pas homme à garder longtemps dans son esprit une +bonne pensée, surtout lorsque cette bonne pensée portait avec elle le +reproche d'ingratitude. + +Il secoua la tête, prit le sourire narquois qui lui était habituel, et, +de même qu'il avait dit, en rentrant à Caserte, après sa fuite de Rome: +«On est mieux ici que sur la route d'Albano!» il se frotta les mains en +disant, par allusion à la tempête qu'il avait essuyée lors de sa fuite +en Sicile: + +--On est mieux ici que sur la route de Palerme! + +Une rougeur passa sur le front blafard et maladif de Nelson. Il pensait +à Caracciolo, au triomphe de l'amiral napolitain pendant cette +traversée, à l'injure qu'il lui avait faite en venant, déguisé en +pilote, à son bord, et en conduisant le _Van-Guard_ au milieu des +écueils qui hérissent l'entrée du port de Palerme, écueils dans +lesquels, moins pratique de ces parages difficiles, il n'avait point osé +s'aventurer. + +L'oeil unique de Nelson lança une flamme, puis un sourire crispa ses +lèvres,--probablement celui de la vengeance satisfaite. + +Le pilote était parti pour l'Océan où il n'y a point dé port! + +A la fin du souper, la musique joua le _God save the king_, et Nelson, +avec cet implacable orgueil anglais qui n'observe aucune convenance, se +leva, et, sans songer, ou plutôt sans s'inquiéter s'il avait à sa table +un autre souverain, porta la santé du roi George. + +Les hourras frénétiques des officiers anglais assis à la table de Nelson +et ceux des matelots postés sur les vergues répondirent à ce toast; les +canons de la seconde batterie éclatèrent. + +Le roi Ferdinand, qui, sous des dehors vulgaires, cachait une grande +science et surtout une grande observation de l'étiquette, se mordit les +lèvres jusqu'au sang. + +Cinq minutes après, sir William Hamilton porta, à son tour, la santé du +roi Ferdinand. Les mêmes hourras éclatèrent, et le canon lui rendit les +mêmes honneurs. + +Il n'en parut pas moins au roi Ferdinand que l'on avait interverti +l'ordre des toasts et que c'était à lui qu'était dû l'honneur de la +santé. + +Aussi, comme les barques qui entouraient le bâtiment et qui se +pressaient surtout à l'arrière avaient fait entendre de frénétiques +acclamations, le roi jugea qu'il devait partager ses remercîments entre +les convives présents et ceux qui, moins heureux, mais non moins +dévoués, entouraient _le Foudroyant_. + +Il fit donc un léger signe de tête pour remercier sir William, vida son +verre à moitié plein, puis sortit sur la galerie, et alla saluer ceux +qui, par crainte, par dévouement ou par bassesse, venaient de lui donner +cette marque de sympathie. + +A la vue du roi, les hourras, les applaudissements, les acclamations, +éclatèrent; les cris de «Vive le roi!» semblèrent sortir du fond de +l'abîme pour monter au ciel. + +Le roi salua et commença le geste de porter la main à sa bouche; mais +tout à coup sa main s'arrêta, son regard devint fixe, ses yeux se +dilatèrent horriblement, ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et un +cri rauque, peignant à la fois l'étonnement et la terreur, érailla sa +gorge et sortit de sa poitrine. + +En même temps, un grand tumulte se fit à bord des barques, qui +s'écartèrent à droite et à gauche en laissant un grand espace vide. + +Au milieu de cet espace s'élevait, chose terrible à voir, sortant de +l'eau jusqu'à la ceinture, le cadavre d'un homme que, malgré les algues +dont était couverte sa chevelure, aplatie contre les tempes, malgré sa +barbe hérissée, malgré son visage livide, on pouvait reconnaître pour +celui de l'amiral Caracciolo. + +Ces cris de «Vive le roi!» semblaient l'avoir tiré du fond de la mer, où +il dormait depuis treize jours, pour venir mêler son cri de vengeance +aux cris de la flatterie et de la lâcheté. + +Le roi, au premier coup d'oeil, l'avait reconnu; tout le monde l'avait +reconnu. Voilà pourquoi Ferdinand était resté le bras suspendu, le +regard fixe, l'oeil hagard, râlant un cri d'effroi; voilà pourquoi les +barques s'étaient écartées d'un mouvement unanime et précipité. + +Ferdinand voulut un instant mettre en doute la réalité de cette +apparition, mais inutilement: le cadavre, suivant le mouvement onduleux +de la mer, s'inclinait et se redressait, comme s'il eût salué celui qui +le regardait, muet et immobile d'épouvante. + +Mais peu à peu les nerfs crispés du roi se détendirent, sa main trembla +et laissa tomber son verre, qui se brisa sur la galerie, et il rentra +pâle, effaré, haletant, cachant sa tête dans ses mains en criant: + +--Que veut-il? que me demande-t-il? + +A la voix du roi, à la terreur visible qui se peignait sur ses traits, +tous les convives se levèrent effrayés, et, se doutant que le roi avait +vu de la galerie quelque spectacle qui l'avait effrayé, coururent à la +galerie. + +Au même instant, ces mots, sortis de toutes les bouches comme un frisson +électrique, passèrent par tous les coeurs: + +--L'amiral Caracciolo! + +Et, à ces mots, le roi, tombant sur un fauteuil, répéta: + +--Que veut-il? que me demande-t-il? + +--Que vous lui accordiez le pardon de sa trahison, sire, répondit sir +William, courtisan jusqu'en face de ce roi éperdu et de ce cadavre +menaçant. + +--Non! s'écria le roi, non! il veut autre chose! il demande autre chose! + +--Une sépulture chrétienne, sire, murmura à l'oreille de Ferdinand le +chapelain du Foudroyant. + +--Il l'aura! répondit le roi, il l'aura! + +Puis, trébuchant dans les escaliers, se heurtant aux murailles du +navire, il se précipita dans sa chambre, dont il referma la porte +derrière lui. + +--Harry, prenez une barque et allez repêcher cette charogne, dit Nelson, +de la même voix qu'il eût dit: «Déployez le grand hunier,» ou: «Carguez +la voile de misaine.» + + + + + LXXXVIII + + LES REMORDS DE FRA PACIFICO + + +La fête de Nelson avait fini, comme le songe d'Athalie, par un coup de +tonnerre. + +Emma Lyonna avait d'abord voulu tenir ferme devant la terrible +apparition; mais le mouvement de la houle qui venait du sud-est, +poussant d'un mouvement visible le cadavre vers le vaisseau, elle était +rentrée à reculons et était tombée à moitié évanouie sur un fauteuil. + +C'est alors que Nelson, inébranlable dans son courage comme il était +implacable dans sa haine, avait donné à Harry l'ordre que nous avons +entendu. + +Harry avait obéi à l'instant même: une barque du vaisseau avait glissé +sur ses palans, six hommes et un contre-maître y étaient descendus, et +le capitaine Harry les avait suivis. + +Comme une volée d'oiseaux au milieu desquels s'abat un milan, toutes les +barques, nous l'avons dit, s'étaient écartées du cadavre, et, musique +muette, flambeaux éteints, glissaient à la surface de la mer, faisant +jaillir à chaque coup de rames une gerbe d'étincelles. + +Celles qui étaient séparées de la terre par le cadavre faisaient un +grand détour pour le contourner et agitaient d'autant plus leurs avirons +qu'elles avaient un plus grand cercle à parcourir. + +Sur le bâtiment, tous les convives, levés de table, s'étaient rejetés en +arrière et se pressaient du côté opposé à l'apparition, chacun appelant +ses bateliers. Les officiers anglais, seuls, occupaient la galerie, et, +par des railleries plus ou moins grossières, apostrophaient le cadavre, +vers lequel s'avançaient à grands coups d'avirons le capitaine Harry et +ses hommes. + +Arrivé près de lui, et voyant que ses hommes hésitaient à le toucher, +Harry le prit par les cheveux et essaya de le soulever hors de l'eau; +mais on eût dit, tant le corps était pesant, qu'il était retenu dans la +mer par une force invisible, et les cheveux restèrent dans la main du +capitaine. + +Il fit entendre un juron dans l'accent duquel le dégoût dominait, lava +sa main dans la mer et ordonna à deux de ses hommes de prendre le +cadavre par la corde restée à son cou, et de le tirer dans la barque. + +Mais la tête détachée du corps, dont elle ne pouvait supporter le poids, +obéit seule à leur effort et vint rouler dans la barque. + +Harry frappa du pied. + +--Ah! démon! murmura-t-il, tu as beau faire, tu y viendras tout entier, +dussé-je t'arracher membre à membre! + +Le roi priait dans sa cabine, tenant le chapelain par le collet de son +habit et le secouant d'un tremblement nerveux; Nelson faisait respirer +des sels à la belle Emma Lyonna; sir William essayait d'expliquer +l'apparition à l'aide de la science; les officiers raillaient de plus en +plus; les barques continuaient de fuir. + +Les matelots, d'après l'ordre du capitaine Harry, avaient passé la +corde, qui serrait le cou de Caracciolo, sous ses bras, et attiraient à +eux; mais, quoique les corps, dans l'eau, perdent un tiers à peu près de +leur pesanteur, les efforts des quatre hommes réunis parvinrent à +grand'peine à faire passer le tronc par-dessus le bordage du canot. + +Les officiers anglais battirent des mains avec de grands éclats de rire +et en criant: + +--Hourra pour Harry! + +La barque regagna le bâtiment et fut amarrée sous le beaupré. + +Les officiers, curieux de connaître la cause de ce phénomène, passèrent +du gaillard d'arrière au gaillard d'avant, tandis que les convives +quittaient furtivement le vaisseau par les escaliers de tribord et de +bâbord, pressés qu'ils étaient de fuir un spectacle qui, pour la plupart +d'entre eux, avait quelque chose de diabolique, ou tout au moins de +surnaturel. + +Sir William avait rencontré juste en disant que les corps des noyés, +après un certain temps, se remplissaient d'air et d'eau, et revenaient +naturellement à la surface de la mer; mais ce qu'il y avait d'étonnant, +d'extraordinaire, de miraculeux, c'est que celui de l'amiral avait +exécuté cette ascension, qui avait si fort épouvanté le roi, malgré les +deux boulets qui lui avaient été attachés aux pieds. + +Le capitaine Harry, au rapport duquel nous empruntons ces détails, pesa +les deux boulets; il affirme qu'ils pesaient deux cent cinquante livres. + +Le chapelain de _la Minerve_, celui-là même qui avait préparé Caracciolo +à la mort, fut appelé et consulté sur ce qu'il y avait à faire du +cadavre. + +--Le roi a-t-il été prévenu? demanda-t-il. + +--Le roi est un des premiers qui aient vu l'apparition, lui fut-il +répondu. + +--Et qu'a-t-il dit? + +--Dans sa frayeur, il a permis que le cadavre eût une sépulture +chrétienne. + +--Eh bien, alors, dit le chapelain, il faut faire ce que le roi a +ordonné. + +--Faites ce qu'il y a à faire, lui fut-il répondu. + +Et l'on ne s'occupa plus de Caracciolo, tout le soin des funérailles +étant abandonné au chapelain. + +Mais il lui vint bientôt un aide auquel il ne s'attendait pas. + +Le corps de l'amiral était resté, toujours vêtu de ses habits de paysan, +moins la veste, qu'on lui avait ôtée pour l'exécution, au fond du canot +qui l'avait recueilli. Le chapelain s'était assis à l'arrière de la +barque, et, à la lueur d'un falot, il lisait les prières des morts, que, +par cette belle nuit de juillet, il eût pu lire à la simple lumière de +la lune. + +Vers le point du jour, il vit venir à lui une barque conduite par deux +bateliers et montée par un seul moine. Ce moine, qui était de haute +taille, se tenait debout à l'avant, aussi solide sur la pointe la plus +étroite du bateau que s'il eût été marin lui-même. + +Comme il fut facilement reconnu par l'officier de quart que les nouveaux +arrivants avaient affaire à la barque mortuaire et non au bateau, et que +Nelson avait ordonné, sinon de faire, du moins de laisser faire, on ne +s'inquiétait aucunement de ce canot, qui, d'ailleurs, ne portait qu'un +moine et deux bateliers. + +En effet, les deux bateliers dirigeaient le canot droit sur la barque, +près de laquelle il se rangea bord à bord. + +Le moine échangea quelques paroles avec le chapelain, sauta dans la +barque, contempla un instant le cadavre en silence et en laissant +échapper de grosses larmes de ses yeux. + +Pendant ce temps, le chapelain passa sur le canot qui avait amené le +moine, et monta à bord du _Foudroyant_. + +Il venait y demander les derniers ordres de Nelson. + +Ces derniers ordres furent de faire du cadavre ce que l'on voudrait, le +roi ayant permis qu'il eût une sépulture chrétienne. + +Cette permission fut rapportée par le chapelain au moine, qui prit alors +le cadavre entre ses bras robustes et le transborda de la barque dans le +canot. + +Le chapelain l'y suivit. + +Puis, sur l'ordre du moine, les deux rameurs qui étaient partis du quai +del Piliere, nagèrent directement vers Sainte-Lucie, paroisse de +Caracciolo. + +Quoique le quartier de Sainte-Lucie fût essentiellement royaliste, +Caracciolo y avait fait tant de bien, qu'il y était adoré; d'ailleurs, +du quartier Sainte-Lucie, la marine napolitaine tire ses meilleurs +matelots, et tous ceux qui avaient servi sous l'amiral avaient conservé +un vif souvenir de ces trois qualités d'un homme qui commande à d'autres +hommes: le courage, la bonté, la justice. + +Or, Caracciolo réunissait à un degré supérieur ces trois qualités. + +Aussi, aux premiers mots qu'eut échangés le moine avec les quelques +pêcheurs qu'il rencontra, et à peine le bruit eut-il couru que le corps +de l'amiral venait chercher une sépulture au milieu de ses anciens amis, +que tout le quartier fut en rumeur et que le moine n'eut que le choix à +faire de la maison où le corps attendrait le moment de la sépulture. + +Il donna la préférence à celle qui se trouvait la plus rapprochée de la +barque. + +Vingt bras s'offrirent pour transporter le cadavre; mais, comme il avait +déjà fait, le moine le prit entre ses bras, traversa le quai avec son +précieux fardeau, le coucha sur un lit, et revint chercher la tête pour +la transporter à son tour comme il avait fait du tronc. + +Il demanda un drap pour l'ensevelir, et, cinq minutes après, vingt +femmes revenaient, chacune criant: + +--C'était un martyr: prenez le mien; il portera bonheur à la maison. + +Le moine choisit le plus beau, le plus neuf, le plus fin, et, tandis que +le chapelain continuait de lire les prières, que les femmes à genoux +faisaient cercle autour du lit où l'amiral était déposé, et que les +hommes, debout derrière elles, encombraient la porte qui dégorgeait +jusque dans la rue, le moine, pieusement, dépouilla le corps, réunit la +tête au tronc et l'ensevelit dans un double linceul. + +Dans la maison voisine, qui était celle d'un menuisier, on entendait +retentir les coups de marteau: c'était la bière que l'on clouait à la +hâte. + +A neuf heures, la bière fut apportée. Le moine y déposa le corps; puis +toutes les femmes du quartier y apportèrent chacune, soit une branche de +ce laurier qui pousse dans tous les jardins, soit une de ces fleurs qui +pendent à toutes les fenêtres, de façon que le corps en fut entièrement +couvert. + +En ce moment, les cloches de la petite église de Sainte-Lucie tintèrent +tristement, et le clergé parut à la porte. + +On ferma la bière: six matelots la prirent sur leurs épaules; le moine +la suivit, marchant derrière elle; toute la population de Sainte-Lucie +suivit le moine. + +Une dalle était levée dans le choeur, à gauche de l'autel; les chants +funèbres commencèrent. + +Exagéré en tout, ce peuple napolitain, qui peut-être avait battu des +mains en voyant pendre Caracciolo, fondait en larmes et éclatait en +sanglots au chant des prêtres qui priaient sur sa bière. + +Les hommes se frappaient la poitrine du poing, les femmes se déchiraient +le visage avec leurs ongles. + +On eût dit qu'un malheur public, qu'une calamité universelle frappait le +royaume. + +Mais cela ne s'étendait que de la descente du Géant au château de +l'Oeuf; à cent pas de là, on égorgeait et l'on brûlait les patriotes. + +Le corps de Caracciolo fut déposé dans le caveau improvisé pour lui et +qui n'était point celui de sa famille; la pierre fut scellée sur son +corps, et aucune marque distinctive n'indiqua que c'était là que +reposait la victime de Nelson et le défenseur de la liberté napolitaine. + +Les San-Luciotes, hommes et femmes, prièrent jusqu'au soir sur la tombe, +et le moine avec eux. + +Le soir venu, le moine se leva, prit son bâton de laurier, qu'il avait +laissé derrière la porte de la maison où avait été enseveli Caracciolo, +remonta la descente du Géant, suivit la rue de Tolède au milieu des +marques de vénération que lui donnait toute la basse population, entra +au couvent de Saint-Estreim, en sortit un quart d'heure après, en +poussant devant lui un âne avec lequel il prit le chemin du pont de la +Madeleine. + +Quand il atteignit les avant-postes de l'armée du cardinal, les +témoignages de sympathie qu'il recueillit furent encore plus nombreux et +surtout plus bruyants que ceux qu'il avait recueillis dans la ville, et +ce fut précédé de la rumeur qu'excitait sa vue qu'il arriva à la petite +maison du cardinal, dont les portes s'ouvrirent devant lui comme devant +une ancienne connaissance. + +Il attacha son âne à l'un des anneaux de la porte et monta l'escalier +qui conduisait au premier étage. Le cardinal prenait le frais du soir +sur sa terrasse, laquelle donnait sur la mer. + +Au bruit des pas du moine, il se retourna: + +--Ah! c'est vous, fra Pacifico, dit-il. + +Le moine poussa un soupir. + +--Moi-même, Éminence, dit-il. + +--Ah! ah! je suis aise de vous revoir. Vous avez été un bon et brave +serviteur du roi pendant toute la campagne. Venez-vous me demander +quelque chose? Si ce que vous venez me demander est en mon pouvoir, je +le ferai. Mais je vous préviens d'avance, ajouta-t-il avec un sourire +amer, que mon pouvoir n'est pas grand. + +Le moine secoua la tête. + +--J'espère que ce que je viens vous demander, dit-il, ne dépasse pas les +limites de votre pouvoir, monseigneur. + +--Parlez, alors. + +--Je viens vous demander deux choses, monseigneur: mon congé, la +campagne étant finie, et la route que je dois suivre pour aller à +Jérusalem. + +Le cardinal regarda fra Pacifico avec étonnement. + +--Votre congé? dit-il. Il me semble que vous l'avez pris sans me le +demander. + +--Monseigneur, j'étais rentré à mon couvent, c'est vrai; mais je m'y +tenais aux ordres de Votre Éminence. + +Le cardinal fit un signe d'approbation. + +--Quant à la route de Jérusalem, dit-il, rien de plus facile que de vous +l'indiquer. Mais, auparavant, cher fra Pacifico, puis-je vous demander, +sans être indiscret, ce que vous allez faire en terre sainte? + +--Un pèlerinage au tombeau de Jésus, monseigneur. + +--Êtes-vous envoyé là par votre couvent, ou est-ce une pénitence que +vous vous imposez? + +--C'est une pénitence que je m'impose. + +Le cardinal demeura un instant pensif. + +--Vous avez commis quelque gros péché? demanda-t-il. + +--J'en ai peur! répondit le moine. + +--Vous savez, dit le cardinal, que j'ai reçu de grands pouvoirs de +l'Église? + +Le moine secoua la tête. + +--Monseigneur, dit-il, je crois que la pénitence que l'on s'impose +soi-même est plus agréable à Dieu que celle qui nous est imposée. + +--Et comment comptez-vous faire ce voyage? + +--A pied et en demandant l'aumône. + +--Il est long et fatigant! + +--Je suis fort. + +--Il est dangereux! + +--Tant mieux! Je ne serais pas fâché d'avoir à frapper, pendant la +route, sur autre chose que sur le pauvre Giacobino. + +--Vous serez obligé, pour ne pas mettre un trop long temps à votre +voyage, de demander de temps en temps passage à des capitaines de +bâtiment. + +--Je m'adresserai à des chrétiens, et, lorsque je leur dirai que je vais +adorer le Christ, ils me l'accorderont. + +--A moins, toutefois, que vous ne préfériez que je vous recommande à +quelque bâtiment anglais faisant voile pour Beyrouth ou +Saint-Jean-d'Acre? + +--Je ne veux rien des Anglais, ce sont des hérétiques! dit fra Pacifico +avec une expression de haine bien prononcée. + +--N'avez-vous que cela à leur reprocher? demanda Ruffo en fixant sur le +moine son oeil perçant. + +--Et puis, ajouta fra Pacifico en étendant le poing vers la flotte +britannique, et puis ils ont pendu mon amiral! + +--Et c'est là le crime dont tu vas demander pardon pour eux au tombeau +du Christ? + +--Pour moi!... pas pour eux. + +--Pour toi? dit Ruffo avec étonnement. + +--N'y ai-je pas contribué? demanda le moine. + +--Comment? + +--En servant une mauvaise cause. + +Le cardinal sourit. + +--Tu crois donc la cause du roi une mauvaise cause? + +--Je crois que la cause qui a mis à mort mon amiral--qui était la +justice, l'honneur, la loyauté en personne--ne pouvait être une bonne +cause. + +Un nuage passa sur le front du cardinal, qui poussa un soupir. + +--Puis, continua le moine d'une voix sombre, le ciel a fait un miracle. + +--Lequel? demanda le cardinal, déjà instruit de la singulière apparition +qui avait troublé la fête donnée la veille à bord du _Foudroyant_. + +--Le cadavre du martyr est sorti du fond de la mer, où il était depuis +treize jours, pour venir reprocher sa mort au roi et à l'amiral Nelson; +et, certes, le Seigneur n'eût point permis cela si cette mort eût été +juste. + +Le cardinal baissa la tête. + +Puis, après un instant de silence: + +--Je comprends, dit-il. Et tu veux expier la part involontaire que tu as +prise à cette mort? + +--Justement, monseigneur et voilà pourquoi je vous prie de m'enseigner +la route la plus directe pour aller en terre sainte. + +--La route la plus directe serait de t'embarquer à Tarente et de +débarquer à Beyrouth; mais, puisque, tu ne veux rien devoir aux +Anglais... + +--Rien, monseigneur. + +--Eh bien, voici ton itinéraire... Le veux-tu par écrit? + +--Je ne sais pas lire; mais j'ai bonne mémoire, ne craignez rien. + +--Eh bien, tu partiras d'ici par Avellino, Bénévent, Manfredonia; à +Manfredonia, tu t'embarqueras pour Scutari ou Delvino; tu traverseras le +Pirée et tu iras à Salonique; à Salonique, tu trouveras, un bâtiment qui +te conduira soit à Smyrne, soit à Chypre, soit à Beyrouth. Une fois à +Beyrouth, en trois jours tu es à Jérusalem. Tu descends au couvent des +Franciscains; tu vas faire tes dévotions au saint sépulcre, et, en +priant Dieu de te pardonner ta faute, tu le pries, en même temps, de me +pardonner la mienne. + +--Votre Éminence aussi a donc commis une faute? demanda fra Pacifico en +regardant le cardinal avec étonnement. + +--Oui, et une grande faute, que Dieu, qui lit dans le fond des coeurs, +me pardonnera peut-être, mais que la postérité ne me pardonnera point. + +--Laquelle? + +--J'ai remis sur le trône, dont la Providence l'avait précipité, un roi +parjure, stupide et cruel. Va, frère, va! et prie pour nous deux! + +Cinq minutes après, fra Pacifico, monté sur son âne, prenait le chemin +de Nola, sa première étape sur la route de Jérusalem. + + + + + LXXXIX + + UN HOMME QUI TIENT SA PAROLE + + +On se rappelle que, le jour même de l'arrivée du roi dans le golfe de +Naples, un boulet anglais avait abattu la bannière tricolore qui +flottait sur le château Saint-Elme, et que la bannière tricolore avait +été remplacée par le drapeau parlementaire. + +Ce drapeau parlementaire avait donné si bon espoir au roi, qu'il +avait--on doit encore se le rappeler--écrit à Palerme qu'il espérait que +la capitulation serait signée le lendemain. + +Le roi se trompait; mais ce ne fut pas la faute du colonel Mejean, il +faut lui rendre cette justice, s'il ne se rendit point le lendemain: ce +fut celle du roi. + +Le roi avait eu si grand'peur lorsque, le 10 au soir, le cadavre de +Caracciolo lui était apparu, qu'il resta au lit le lendemain toute la +journée, tremblant la fièvre et refusant de monter sur le pont. On avait +beau lui dire que, selon la permission qu'il en avait donnée, le cadavre +avait été enterré le matin à dix heures, dans l'église de Sainte-Lucie; +il faisait un mouvement de tête qui voulait dire: «Avec un gaillard +comme celui-là, je ne me fie à rien.» + +Pendant la nuit, on changea d'ancrage et l'on alla jeter l'ancre entre +le château de l'Oeuf et le Château-Neuf. + +Prévenu de ce changement, le roi consentit à sortir de sa chambre; mais, +avant de monter sur le pont, il s'informa soigneusement si l'on ne +voyait pas flotter quelque chose à la surface de la mer. + +Rien ne flottait, et pas un pli ne ridait la surface azurée. + +Le roi respira. + +Le duc della Salandra, lieutenant général des armées de Sa Majesté +Sicilienne, l'attendait pour lui soumettre les conditions auxquelles le +colonel Mejean offrait de rendre le fort. + +Voici ces conditions: + +«Article premier.--La garnison française du fort Saint-Elme se rendra +prisonnière de guerre de Sa Majesté Sicilienne et de ses alliés, et ne +servira point contre les puissances actuellement en guerre avec la +république française, qu'elle ne soit régulièrement échangée. + +»Art. II.--Les grenadiers anglais prendront possession de la porte du +fort dans la journée même de la capitulation. + +»Art. III.--La garnison française sortira du fort le lendemain du jour +de la capitulation avec armes et bagages; hors de la porte du fort, elle +attendra, pour être remplacée par lui, un détachement portugais, +anglais, russe et napolitain, qui, la garnison sortie, prendra +immédiatement possession du fort; là, elle déposera les armes. + +»Art. IV.--Les officiers conserveront leur épée. + +»Art. V.--La garnison sera embarquée sur l'escadre anglaise, jusqu'à ce +que les bâtiments qui doivent la transporter en France soient prêts. + +»Art. VI.--Quand les grenadiers anglais prendront possession de la +porte, _tous les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront consignés aux +alliés._ + +»Art. VII.--Une garde de soldats français sera mise autour du drapeau +français pour empêcher qu'il ne soit détruit. Cette garde restera +jusqu'à ce qu'un officier anglais et une garde anglaise viennent la +relever; seulement alors, le pavillon de Sa Majesté pourra flotter sur +le fort. + +»Art. VIII.--Toutes les propriétés particulières seront conservées à +chaque propriétaire; toute propriété de l'État sera consignée avec le +fort, et également les effets provenant du pillage. + +»Art. IX.--Les malades hors d'état d'être transportés resteront à Naples +avec des chirurgiens français: ils y seront maintenus aux frais du +gouvernement français et seront renvoyés en France aussitôt après leur +guérison.» + +Cette capitulation, rédigée et datée de la veille, était déjà signée +MEJEAN, et n'attendait que l'approbation du roi pour recevoir les +signatures du duc della Salandra, du capitaine Troubridge et du +capitaine Baillie. + +Le roi donna son autorisation, et elle fut signée le même jour. + +La signature du cardinal Ruffo manque à cette capitulation; ce qui +prouve qu'il s'était complètement séparé des alliés. + +La capitulation, quoiqu'elle portât la date du 11, n'avait été signée +que le 12, comme nous avons dit. Ce fut donc le 13 seulement que les +alliés se présentèrent à la porte du château Saint-Elme, pour prendre +possession de la forteresse. + +Une heure auparavant, Mejean fit prier Salvato de venir le trouver dans +son cabinet. + +Salvato se rendit à l'invitation. + +Les deux hommes échangèrent un salut poli mais froid. Le colonel montra +une chaise à Salvato: celui-ci s'assit. + +Le colonel resta debout, appuyé au dos de sa chaise. + +--Monsieur le général, dit-il à Salvato, vous rappelez-vous ce qui s'est +passé dans cette salle la dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous y +recevoir? + +--Parfaitement, colonel: nous y conclûmes un traité. + +--Vous rappelez-vous dans quels termes le marché fut conclu? + +--Il fut convenu que, moyennant vingt mille francs par personne, vous +nous déposeriez, la signora San-Felice et moi, sur la terre de France. + +--Les conditions ont-elles été remplies? + +--Pour une personne seulement. + +--Êtes-vous en mesure de les remplir pour l'autre? + +--Non. + +--Que faire? + +--Mais c'est bien simple, il me semble: vous voudriez me rendre un +service que je ne voudrais pas le recevoir de vous. + +--Voilà qui me met à mon aise. Je devais recevoir quarante mille francs +pour sauver deux personnes; j'en ai reçu vingt mille, j'en sauverai une +seulement. Laquelle des deux dois-je sauver? + +--La plus faible, celle qui ne pourrait se sauver elle-même. + +--Avez-vous donc des chances de vous sauver, vous? + +--J'en ai. + +--Lesquelles? + +--N'avez-vous pas vu ce papier qui remplaçait l'argent dans la cassette +et qui m'annonçait que l'on veillait sur moi? + +--Me donnerez-vous le déplaisir de vous livrer? Le sixième article de la +capitulation dit que tous les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront +livrés aux alliés. + +--Tranquillisez-vous: je me livrerai moi-même. + +--Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire, fit Mejean avec une +inclination de tête qui signifiait: «Vous pouvez remonter chez vous.» + +--Mais, moi, je ne vous ai pas tout dit, fit à son tour Salvato, sans +que l'on pût remarquer la moindre altération dans sa voix. + +--Parlez. + +--Ai-je le droit de vous demander quel moyen vous emploierez pour +assurer le salut de la signora San-Felice? Car, vous le comprenez, si je +me dévoue c'est pour qu'elle soit sauvée. + +--C'est trop juste, et vous avez le droit d'exiger sur ce point les +détails les plus minutieux. + +--J'écoute. + +--Le neuvième article de la capitulation dit que les malades qui ne +seront pas en état d'être transportés resteront à Naples. Une de nos +vivandières est dans ce cas. Elle restera à Naples: la signora +San-Felice prendra sa place, et son costume, et je vous réponds qu'il ne +tombera pas un cheveu de sa tête. + +--C'est tout ce que je voulais savoir, monsieur, dit Salvato en se +levant. Il ne me reste plus qu'à, vous prier de fair porter le plus tôt +possible chez la signora le costume qu'elle doit revêtir. + +--Il y sera dans cinq minutes. + +Les deux hommes se saluèrent. Salvato sortit. + +Luisa attendait avec anxiété; elle n'ignorait point que Salvato n'avait +pu payer que la moitié de la somme, et elle connaissait l'avarice du +colonel Mejean. + +Salvato entra dans la chambre le sourire sur les lèvres. + +--Eh bien? lui demanda vivement Luisa. + +--Eh bien, tout est arrangé. + +--Il accepte ta parole? + +--Non, je lui ai fait une obligation. Tu sors du château Saint-Elme +déguisée en vivandière et protégée par l'uniforme français. + +--Et toi? + +--Moi, j'aurai une petite formalité à remplir, qui me séparera de toi un +instant. + +--Laquelle? demanda Luisa avec inquiétude. + +--C'est de prouver que, quoique né à Molise, je suis au service de la +France. Rien de plus facile, tu comprends: tous mes papiers sont au +palais d'Angri. + +--Mais tu me quittes? + +--Pour quelques heures seulement. + +--Quelques heures? Tu avais dit un instant. + +--Un instant, quelques heures. Diable! comme il faut être positif avec +toi. + +Luisa lui jeta les bras autour du cou et l'embrassa tendrement. + +--Tu es homme, tu es fort, tu es un chêne, dit-elle; moi, je suis un +roseau. Si tu t'éloignes de moi, je plie à tout vent. Que veux-tu! ton +amour est le dévouement, le mien n'est que l'égoïsme. + +Salvato la serra contre son coeur, et, malgré lui, ses nerfs de fer +tressaillirent si violemment, que Luisa le regarda étonnée. + +En ce moment, la porte s'ouvrit: on apportait l'habit de vivandière +promis à Luisa. + +Salvato profita de cet incident pour changer le cours des pensées de +Luisa. Il lui montra en riant les diverses pièces du costume qu'elle +devait revêtir, et la toilette commença. + +Il était visible, à la sérénité du front de Luisa, que ses soupçons d'un +instant étaient effacés. Elle était charmante dans sa jupe courte à +revers rouges, et avec son chapeau orné de la cocarde tricolore. + +Salvato ne se lassait pas de la regarder et de lui dire. «Je t'aime! je +t'aime! je t'aime!» + +Elle souriait, et son sourire était plus éloquent que toutes les +paroles. + +L'heure passa comme une seconde. + +Le tambour battit. Ce tambour annonçait que les grenadiers anglais +prenaient possession de la porte du fort. + +Salvato tressaillit malgré lui; une légère pâleur envahit son visage. + +Il jeta un regard sur la cour où était la garnison sous les armes. + +--Il est temps de descendre, dit-il à Luisa, et de prendre notre place +dans les rangs. + +Tous deux descendirent; mais, sur le seuil, Salvato s'était arrêté, et, +une dernière fois, en soupirant et en embrassant la chambre d'un regard, +avait pressé Luisa contre son coeur. + +Là aussi, ils avaient été heureux. + +Par ces mots: _Les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront consignés aux +alliés,_ on avait entendu les otages qui avaient été confiés à Mejean. +Ces otages, au nombre de cinq, étaient déjà dans la cour et formaient un +groupe à part. + +Mejean fit signe à Salvato d'aller se joindre à eux et à Luisa de se +mettre en serre-file. + +Il la plaça le plus près de lui possible, afin de pouvoir, en cas de +besoin, lui porter la plus immédiate protection. + +Il n'y avait rien à dire: le colonel Mejean exécutait ses engagements +avec la plus scrupuleuse régularité. + +Les tambours battirent: le cri «Marche!» retentit. + +Les rangs s'ouvrirent, les otages prirent leurs places. + +Les tambours débouchèrent par la porte du fort toute l'armée russe, +anglaise et napolitaine attendait à l'extérieur. + +En avant de cette armée, les trois officiers supérieurs, le duc della +Salandra, le capitaine Troubridge et le capitaine Baillie formaient un +groupe. + +Pour faire honneur à la garnison, ils tenaient d'une main leur chapeau, +de l'autre leur épée nue. + +Arrivé à l'endroit indiqué, le colonel Mejean fit entendre le mot +«Halte!» + +Les soldats s'arrêtèrent, les otages sortirent des rangs. + +Puis, comme il était dit dans la capitulation, les soldats déposèrent +leurs armes; les officiers gardèrent leur épée, qu'ils remirent au +fourreau. + +Alors, le colonel Mejean s'avança vers le groupe des officiers alliés et +dit: + +--Messieurs, en vertu de l'article 6 de la capitulation, j'ai l'honneur +de vous remettre les otages qui étaient enfermés dans le fort. + +--Nous reconnaissons les avoir reçus, dit le duc della Salandra. + +Puis, jetant les yeux sur le groupe qui s'avançait: + +--Mais, dit-il, nous ne comptions que sur cinq, et il sont six. + +--Le sixième n'est point un otage, dit Salvato; le sixième est un +ennemi. + +Puis, comme les regards des trois officiers étaient fixés sur lui, +tandis que le colonel Mejean, ayant à son tour remis son épée au +fourreau, allait reprendre son rang à la tête de la garnison: + +--Je suis, continua le jeune homme d'une voix haute et fière, je suis +Salvato Palmieri, sujet napolitain, mais général au service de la +France. + +Luisa, qui avait suivi toute la scène, avec le regard d'une amante, jeta +un cri. + +--Il se perd, dit Mejean. Pourquoi a-t-il parlé? Il était si simple de +ne rien dire! + +--Mais, s'il se perd, s'écria Luisa, je dois, je veux me perdre avec +lui! Salvato! mon Salvato! attends-moi! + +Et, s'élançant hors des rangs, en écartant le colonel Mejean, qui lui +barrait le passage, elle se jeta dans les bras du jeune homme en criant: + +--Et moi, je suis Luisa San-Felice! Tout avec lui! la vie ou la mort! + +--Messieurs, vous l'entendez, dit Salvato. Nous n'avons plus qu'une +grâce à vous demander, c'est, pour le peu de temps que nous avons à +vivre, de ne point nous séparer. + +Le duc della Salandra se retourna vers les deux autres officiers, comme +pour les consulter. + +Ceux-ci regardaient les deux jeunes gens avec une certaine compassion. + +--Vous savez, dit le duc, qu'il y a des instructions toutes +particulières du roi qui ordonnent de condamner à mort la San-Felice. + +--Mais elles ne défendent point de la condamner à mort avec son amant, +fit observer Troubridge. + +--Non. + +--Eh bien, faisons pour eux ce qui dépend de nous: donnons-leur cette +dernière satisfaction. + +--Le duc della Salandra fit un signe: quatre soldats napolitains +sortirent des rangs. + +--Conduisez ces deux prisonniers au Château-Neuf, dit-il: vous en +répondez sur votre tête. + +--Est-il permis à madame de quitter ce déguisement et de reprendre ses +habits? demanda Salvato. + +--Et où sont ses habits? demanda le duc. + +--Dans sa chambre du château Saint-Elme. + +--Jurez-vous que ce n'est pas un prétexte que vous prenez pour essayer +de fuir? + +--Je vous jure que madame et moi, dans un quart d'heure, viendrons nous +remettre entre vos mains. + +--Allez! nous nous fions à votre parole. + +Les deux hommes se saluèrent, et Salvato et Luisa rentrèrent dans le +fort. + +En rouvrant la porte de cette chambre, qu'elle croyait avoir quittée +pour la liberté, l'amour et le bonheur, et où elle rentrait prisonnière +et condamnée, Luisa se laissa tomber dans un fauteuil et éclata en +sanglots. + +Salvato se mit à genoux devant elle. + +--Luisa, lui dit-il, Dieu m'est témoin que j'ai fait tout au monde pour +te sauver. Tu as toujours refusé de me quitter; tu as dit: «Vivre ou +mourir ensemble!» Nous avons vécu, nous avons été heureux ensemble; en +quelques mois, nous avons épuisé plus de joie que la moitié des +créatures humaines n'en éprouvent dans toute leur vie. Aujourd'hui, que +l'heure de l'épreuve est venue, manqueras-tu de courage? Pauvre enfant! +as-tu trop présumé de tes forces? Chère âme, t'es-tu mal jugée? + +Luisa souleva sa tête cachée dans la poitrine de Salvato, secoua ses +longs cheveux qui lui retombaient sur le visage, et le regarda à travers +ses larmes. + +--Pardonne-moi un moment de faiblesse, Salvato, lui dit-elle; tu vois +que je n'ai pas peur de la mort, puisque c'est moi qui l'ai cherchée +quand j'ai vu que tu m'avais trompée et que tu voulais mourir sans moi, +mon bien-aimé. Tu as vu si j'ai hésité et si le cri qui devait nous +réunir s'est fait attendre. + +--Chère Luisa! + +--Mais, en revoyant cette chambre, en songeant aux douces heures que +nous y avons passées, en songeant que les portes d'un cachot vont +s'ouvrir pour nous, en songeant que nous allons peut-être, éloignés l'un +de l'autre, marcher à la mort séparés, oh! oui, mon coeur s'est brisé. +Mais, à ta voix, regarde! les larmes tarissent, le sourire revient sur +mes lèvres. Tant que la vie battra dans nos veines, nous nous aimerons, +et, tant que nous nous aimerons, nous serons heureux. Vienne la mort! si +la mort est l'éternité, la mort sera pour nous l'éternel amour. + +--Ah! je reconnais ma Luisa, dit Salvato. + +Puis, se levant et passant son bras autour de la taille de Luisa, tandis +que de sa bouche il effleurait ses lèvres: + +--Debout, lui dit-il, debout, Romaine! debout, Aria! Nous leur avons +promis d'être de retour dans un quart d'heure: ne les faisons pas +attendre une seconde. + +Luisa avait repris son courage. Elle dépouilla rapidement son costume de +vivandière et revêtit ses anciens habits; puis, avec la majesté d'une +reine, avec ce pas que Virgile donne à la mère d'Énée et qui révèle les +déesses, elle descendit l'escalier, traversa la cour, et, appuyée au +bras de Salvato, sortit de la forteresse et marcha droit aux trois chefs +de l'armée alliée. + +--Messieurs, leur dit-elle avec une grâce suprême et avec les accents +les plus mélodieux de sa voix, recevez, à la fois, les remercîments +d'une femme et les bénédictions d'une mourante,--car, je vous l'ai déjà +dit, je suis condamnée d'avance,--pour avoir permis que nous ne fussions +point séparés! Et, si vous pouvez faire que nous soyons enfermés +ensemble, que nous marchions au supplice ensemble, que nous montions au +même échafaud, cette bénédiction, je la renouvellerai sous la hache du +bourreau. + +Salvato détacha son épée et la tendit à Baillie et à Troubridge, qui se +reculèrent,--puis au duc della Salandra. + +--Je la prends, parce je suis forcé de la prendre, monsieur, dit +celui-ci; mais Dieu m'est témoin que j'aimerais mieux vous la laisser. +Je dirai plus, monsieur: je suis un soldat et non un gendarme, et, comme +je n'ai aucun ordre relativement à vous... + +Il regarda les deux officiers, qui firent signe au duc qu'ils le +laissaient absolument le maître. + +--En me rendant la liberté, dit Salvato, qui comprit ce que voulaient +dire et les paroles interrompues et le signe qui achevait la pensée du +duc della Salandra,--en me rendant la liberté, la rendez-vous à madame? + +--Impossible, monsieur! dit le duc: madame est nominativement désignée +par le roi; madame doit être jugée. De toute mon âme, je désire qu'elle +ne soit pas condamnée. + +Salvato salua. + +--Ce qu'elle a fait pour moi, je le fais pour elle; nos deux destinées +sont inséparables dans la vie comme dans la mort. + +Et Salvato déposa un baiser sur le front de celle à laquelle il venait +de se fiancer pour l'éternité. + +--Madame, dit le duc della Salandra, j'ai fait approcher une voiture, +vous n'aurez pas l'ennui de traverser les rues de Naples entre quatre +soldats. + +Luisa fit un signe de remercîment. + +Tous deux, précédés des quatre soldats, descendirent la route du Petraïo +jusqu'au vico de Santa-Maria-Apparente. Là, une voiture les attendait au +milieu d'une grande foule de curieux rassemblés. + +Au premier rang de cette foule, était un moine de l'ordre de +Saint-Benoît. + +Au moment où Salvato passa devant lui, le moine leva son capuchon. + +Salvato tressaillit. + +--Qu'as-tu? lui demanda Luisa. + +--Mon père! lui murmura Salvato à l'oreille; rien n'est perdu! + + + + + XC + + LA FOSSE DU CROCODILE + + +Si vous demandez à voir, au Château-Neuf, le cachot qui porte le nom de +_Fosse du crocodile_, le concierge vous montrera d'abord le squelette du +gigantesque saurien qui lui a donné son nom, et que la tradition prétend +avoir été pris dans cette fosse; puis il vous fera passer sous la porte +au-dessus de laquelle il s'étend, puis il vous conduira à une porte +étroite qui donne sur un escalier de vingt-deux degrés et qui mène à une +troisième porte de chêne massif, garnie de fer, laquelle s'ouvre enfin +sur une profonde et obscure caverne. + +Au milieu de ce sépulcre, oeuvre impie, creusé par la main des hommes +pour ensevelir les cadavres vivants de leurs semblables, on se heurte à +une masse de granit, sur laquelle on n'a d'autre prise que la barre de +fer qui la traverse. Cette masse de granit ferme l'orifice d'un puits +qui communique avec la mer. Dans les jours d'orage, la vague tourmentée +et bondissante lance son écume à travers les interstices de la pierre +mal jointe au pavé; l'eau salée envahit alors la caverne et poursuit le +prisonnier jusque dans les angles les plus éloignés de sa prison. + +Par cette bouche de l'abîme, dit la lugubre légende, sortant du vaste +sein de la mer, apparaissait autrefois l'immonde reptile qui a donné son +nom à cette fosse. + +Presque toujours, il trouvait dans le cachot une proie humaine, et, +après l'avoir dévorée, il se replongeait au gouffre. + +Là, dit encore le bruit populaire, furent jetés par les Espagnols la +femme et les quatre enfants de Masaniello, ce roi des lazzaroni, qui +entreprit de délivrer Naples, et qui eut le vertige du pouvoir, ni plus +ni moins qu'un Caligula ou un Néron. + +Le peuple avait dévoré le père et le mari; le crocodile, qui a bien +quelque ressemblance avec le peuple, dévora la mère et les enfants. + +Ce fut dans ce cachot que le commandant du Château-Neuf ordonna de +conduire Salvato et Luisa. + +A la lueur d'une lampe pendue au plafond, les deux amants virent +plusieurs prisonniers qui, à leur entrée, s'interrompirent dans leur +conversation et jetèrent sur eux des regards inquiets. Mais, plus +habitués aux demi-ténèbres de ce cachot, les yeux des prisonniers +reconnurent les nouveaux venus, et un cri, tout à la fois de joie et de +compassion, les accueillit. Un homme se jeta aux pieds de Luisa, une +femme se jeta à son cou; trois prisonniers entourèrent Salvato et se +saisirent de ses mains; et tous ne formèrent bientôt plus qu'un groupe, +dans les accents confus duquel il eût été difficile de distinguer s'il y +avait plus de contentement que de douleur. + +L'homme qui s'était jeté aux pieds de Luisa était Michele; la femme qui +s'était jetée à son cou était Éléonor Pimentel; les trois prisonniers +qui avaient entouré Salvato étaient Dominique Cirillo, Manthonnet et +Velasco. + +--Ah! pauvre chère petite soeur! s'écria le premier Michele; qui nous +eût dit que la sorcière Nanno prédisait si juste et devinait si vrai? + +Luisa ne put s'empêcher de frissonner, et, avec un sourire mélancolique, +elle passa la main sur son cou si frêle et si délicat, et secoua la tête +comme pour dire qu'il ne donnerait pas grand'peine au boureau. + +Hélas! elle se trompait, même dans cette dernière espérance. + +Le désordre causé parmi les prisonniers par l'arrivée de Salvato et de +Luisa n'était pas encore calmé, lorsque la porte se rouvrit de nouveau +et que l'on vit apparaître sur le sombre seuil un homme de haute taille, +vêtu du costume de général républicain, déjà porté par Manthonnet. + +--Diable! dit-il en entrant, je suis tenté de dire, comme Jugurtha: «Les +étuves de Rome ne sont pas chaudes.» + +--Hector Caraffa! s'écrièrent deux ou trois voix. + +--Dominique Cirillo! Velasco! Manthonnet! Salvato! Dans tous les cas, il +y a meilleure compagnie ici que dans la prison Mamertine. Mesdames, +votre serviteur! Comment donc! la signora Pimentel! la signora +San-Felice! mais tout est réuni ici: la science, le courage, la poésie, +l'amour, la musique. Nous n'aurons pas le temps de nous ennuyer. + +--Je ne crois pas qu'on nous le laisse, dit Cirillo de sa voix douce et +triste. + +--Mais d'où venez-vous donc, mon cher Hector? demanda Manthonnet. Je +vous croyais bien loin de nous, en sûreté derrière les murs de Pescara. + +--J'y étais en effet, dit Hector. Mais vous avez capitulé, le cardinal +Ruffo m'a envoyé un double de votre capitulation, et m'a écrit d'en +faire autant que vous autres; l'abbé Pronio m'écrivait, en même temps, +de me rendre aux mêmes conditions, me promettant non-seulement la vie +sauve, mais encore l'autorisation de me rendre en France. Je ne me suis +pas cru déshonoré de faire ce que vous aviez fait; j'ai signé et livré +la ville, comme vous avez livré les forts. Le lendemain, l'abbé est venu +à moi, l'oreille basse et ne sachant comment m'annoncer la nouvelle. La +nouvelle n'était pas bonne, en effet. Le roi lui avait écrit qu'ayant +traité avec moi sans pouvoir, il eût à me remettre à lui pieds et poings +liés, ou sinon sa tête lui répondait de la mienne. Pronio tenait à sa +tête, quoiqu'elle ne fût pas belle; il m'a fait lier les pieds, il m'a +fait lier les poings et m'a envoyé à Naples dans une charrette comme on +envoie un veau au marché. Ce n'est qu'a l'intérieur du Château-Neuf, et +quand la porte en a été refermée sur moi, qu'on m'a débarrassé de mes +cordes et que l'on m'a conduit ici. Voilà toute mon histoire. A votre +tour de conter les vôtres. + +Chacun raconta la sienne, à commencer par Salvato et Luisa. Nous la +connaissons. Nous connaissons aussi celles de Cirillo, de Velasco, de +Manthonnet, de Pimentel. Ils étaient descendus dans les felouques, sur +la foi des traités, et Nelson les avait retenus prisonniers. + +--A propos, dit Ettore Caraffa quand chacun eut fait son récit, j'ai une +bonne nouvelle à vous annoncer: Nicolino est sauvé. + +Une joyeuse exclamation s'échappa de toutes les bouches, et l'on demanda +des détails. + +On se rappelle que, prévenu par le cardinal Ruffo, Salvato avait chargé +à son tour Nicolino de prévenir l'amiral que sa vie était menacée; +Nicolino était arrivé à la ferme où était caché son oncle une heure +après que celui-ci avait été arrêté. Il avait appris la trahison du +fermier, n'en avait point demandé davantage et était allé rejoindre +Ettore Caraffa. + +Ettore Caraffa l'avait reçu à Pescara, où il avait pris part à la +défense de la ville pendant les derniers jours; mais, lorsqu'il s'était +agi de se rendre et de se livrer à l'abbé Pronio, Nicolino n'avait pas +eu confiance, avait revêtu un habit de paysan et avait gagné la +montagne. Des six conjurés que nous avons vus au château de la reine +Jeanne au commencement de notre récit, c'était le seul qui ne fût point +tombé aux mains de la réaction. + +Cette bonne nouvelle avait, en effet, fort réjoui les prisonniers; puis, +comme nous l'avons dit, ils éprouvaient, au milieu de leur tristesse, +une grande joie d'être réunis. Selon toute probabilité, ils seraient +jugés et exécutés ensemble. Les girondins avaient joui du même bonheur, +et l'on sait qu'ils l'avaient mis à profit. + +On apporta le souper pour tous, et des matelas pour les nouveaux venus. +Tout en mangeant, Cirillo mit ses trois nouveaux compagnons au courant +des us et coutumes de la prison, qu'ils habitaient déjà depuis treize +jours et treize nuits. + +Les prisons étaient combles: le roi, nous l'avons vu dans une de ses +lettres, avouait huit mille prisonniers. + +Chacun de ces cercles de l'enfer, qui aurait eu besoin d'un Dante pour +être bien décrit, avait ses démons spéciaux chargés de tourmenter les +damnés. + +Ils devaient rendre les chaînes plus pesantes, irriter la soif, +prolonger les jeûnes, enlever la lumière, souiller les aliments, et, +tout en faisant de la vie un cruel supplice, empêcher les prisonniers de +mourir. + +Et, en effet, on devait penser que, soumis à de pareilles tortures +précédant des supplices infamants, le suicide serait invoqué par les +prisonniers comme un ange libérateur. + +Trois ou quatre fois pendant la nuit, on entrait dans les cachots sous +prétexte de perquisition, et l'on réveillait ceux qui pouvaient dormir. +Tout était défendu, non-seulement les couteaux et les fourchettes, mais +encore les verres, sous prétexte qu'avec un fragment de verre, on +pouvait s'ouvrir les veines;--les draps et les serviettes, sous prétexte +qu'en les découpant et en les tressant, on pouvait s'en servir comme de +cordes ou même en faire des échelles. + +L'histoire a conservé le nom de trois de ces tourmenteurs. + +L'un était un Suisse nommé Duece, qui donnait pour excuse de sa cruauté +une famille nombreuse qu'il avait à nourrir. + +L'autre était un colonel de Gambs, un Allemand qui avait été sous les +ordres de Mack et avait fui comme lui. + +Enfin, le troisième, notre ancienne connaissance, Scipion Lamarra, le +porte-enseigne de la reine, que celle-ci avait si chaudement recommandé +au cardinal, et qui avait fait honneur à sa royale protectrice en +arrêtant, par trahison, Caracciolo, et en le conduisant à bord du +_Foudroyant_. + +Mais il était convenu entre les prisonniers qu'ils ne donneraient pas à +leurs bourreaux le plaisir du spectacle de leurs souffrances. S'ils +venaient le jour, ils continuaient leur conversation, changeant de +place, voilà tout, selon l'ordre des visiteurs; tandis que Velasco, +charmant musicien, auquel on avait permis d'emporter sa guitare, +accompagnait leurs perquisitions de ses airs les plus gais et de ses +chants les plus joyeux. Si c'était la nuit, chacun se levait sans +plaintes ni murmures,--et c'était vite fait, attendu que chacun, n'ayant +que son matelas, se jetait dessus tout habillé. + +Pendant ce temps, on transformait, avec toute la célérité possible, le +couvent de Monte-Olivetto en tribunal. Ce couvent avait été fondé en +1411, par Cuzella d'Origlia, favori du roi Ladislas; le Tasse y avait +trouvé un asile et fait une halte entre la folie et la prison: les +prévenus devaient y faire une halte entre la prison et la mort. + +La halte était courte, et la mort ne se faisait point attendre. La junte +d'État agissait selon le code sicilien, c'est-à-dire en vertu de +l'antique procédure des barons siciliens rebelles. On prenait, pour +l'appliquer, une loi du code de Roger, et l'on oubliait que Roger, moins +jaloux de ses prérogatives que ne l'était le roi Ferdinand, n'avait +point déclaré qu'un roi ne traitait point avec ses sujets rebelles, +mais, au contraire, après avoir signé un traité avec les habitants de +Bari et de Trani, qui s'étaient révoltés contre lui, l'avait +ponctuellement exécuté. + +Cette procédure, qui ressemblait fort à celle de la chambre obscure, +était terrible, en ce qu'elle ne présentait aucune sécurité aux +prévenus. Les dénonciations et les espionnages étaient admis comme +preuves, et les dénonciateurs et les espions comme témoins. Si le juge +le jugeait utile, la torture accourait en aide à la vengeance, pour +laquelle elle était encore un soutien, accusateurs et défenseurs étaient +tous les hommes de la junte, c'est-à-dire les hommes du roi. Ni les uns +ni les autres n'étaient les hommes des accusés. En outre, les +accusateurs à charge, entendus secrètement et sans confrontation avec +les accusés, n'avaient point pour contre-poids les témoins à décharge, +qui, n'étant appelés ni publiquement ni secrètement, laissaient le +prévenu tout entier sous le poids de son accusation et à la merci de ses +juges. La sentence, remise alors à la conscience de ceux qui étaient +chargés de se prononcer, demeurait sous le funeste arbitrage de la haine +royale, sans appel, sans sursis, sans recours. Le gibet était dressé à +la porte du tribunal; la sentence était prononcée dans la nuit, publiée +le lendemain, et, le jour suivant, exécutée. Vingt-quatre heures de +chapelle, puis l'échafaud. + +Pour ceux à qui Sa Majesté faisait grâce, restait la fosse de Favignana, +c'est-à-dire une tombe. + +Avant d'arriver en Sicile, le voyageur qui va d'orient en occident, voit +s'élancer, du sein de la mer, entre Marsala et Trapani, un écueil +surmonté d'un fort, c'est-à-dire l'_Agusa_ des Romains, île fatale qui +était déjà une prison du temps des empereurs païens. Un escalier, creusé +dans la pierre, conduit de son sommet à une caverne placée au niveau de +la mer. Une lumière funèbre y pénètre, sans que jamais cette lumière +soit réchauffée par un rayon de soleil. Enfin, de sa voûte tombe une eau +glacée, pluie éternelle qui ronge le granit le plus dur, qui tue l'homme +le plus robuste. + +Cette fosse, cette tombe, ce sépulcre, c'était la clémence du roi de +Naples! + +Revenons à notre récit. + +Nous avons vu--le soir où le beccaïo, tenant Salvato prisonnier, alla +chercher, jusque dans son bouge, le bourreau pour le pendre,--nous avons +vu que maître Danato était en train de supputer les gains qu'allaient +lui procurer les nombreuses exécutions qu'il ne pouvait manquer de +faire. + +Sur ces gains était basée la dot de trois cent ducats qu'il promettait à +sa fille, le jour où elle épouserait Giovanni, le fils aîné du vieux +Basso Tomeo. + +Aussi maître Donato avait-il manifesté une joie qui n'avait de +comparable que celle du vieux Basso Tomeo, quand il avait vu, à la suite +de la rupture des traités, les prisons s'emplir de prévenus, et avait +appris de la bouche du roi lui-même, qu'il ne serait fait aucune grâce +aux rebelles. + +Il y avait huit mille prisonniers: en cotant au plus bas, c'était au +moins quatre mille exécutions. + +Quatre mille exécutions à dix ducats de prime par exécution, c'étaient +quarante mille ducats; quarante mille ducats, c'étaient deux cent mille +francs. + +Aussi maître Donato et son compère le pêcheur Basso Tomeo étaient-ils, +dans les premiers jours de juillet, assis à la même table où nous les +avons vus déjà, vidant un fiasco de vin de Capri, extra qu'ils avaient +cru pouvoir se permettre, vu la circonstance, supputant sur leurs doigts +ce que pouvait donner le minimum des exécutions. + +Ce minimum, à leur grande satisfaction à tous deux, ne pouvait s'élever +à moins de trente à quarante mille ducats. + +En faveur de ce chiffre, et si on l'atteignait, maître Donato promettait +d'élever la dot jusqu'au chiffre de six cents ducats. + +Maître Donato en était à cette concession, et peut-être, grâce à la +bonne humeur que lui donnait cette perspective de potence et d'échafaud, +qui s'étendait à perte de vue, comme l'allée des Sphinx, à Thèbes, +allait-il en faire quelque autre encore, lorsque la porte s'ouvrit et +qu'un huissier de la Vicaria, perdu dans la pénombre, demanda: + +--Maître Donato? + +--Avance à l'ordre! répondit celui-ci ignorant à qui il avait affaire, +et porté qu'il était à la gaieté par les calculs qu'il avait faits et le +vin qu'il avait bu. + +--Avancez à l'ordre vous-même! répondit l'huissier d'une voix +impérative; car ce n'est pas moi qui ai un ordre à recevoir de vous, +c'est vous qui avez un ordre à recevoir de moi. + +--Ouais! dit le père Basso Tomeo! qui avait l'habitude de voir dans les +ténèbres, il me semble que je vois briller une chaîne d'argent sur un +habit noir. + +--Huissier de la Vicaria, répéta la voix, de la part du procureur +fiscal. Cela vous regarde, si vous le faites attendre. + +--Allez vite, allez vite, compère! dit Basso Tomeo. Il paraît que ça va +chauffer. + +Et il se mit à chanter la tarentelle qui commence par ce vers poétique: + + Polichinelle a trois cochons... + +--Voilà! cria maître Donato en se levant vivement de la table et en +courant à la porte. Vous l'avez dit, Excellence, monseigneur Guidobaldi +n'est point fait pour attendre. + +Et, sans prendre le temps de mettre son chapeau, maître Donato suivit +l'huissier de la Vicaria. + +Le trajet est court de la rue des Soupirs-de-l'Abîme à la Vicaria. + +La Vicaria est l'ancien castel Capuano. Pendant la révolution +napolitaine, elle joua le rôle qu'avait joué la Conciergerie dans la +révolution française: elle servit de halte aux condamnés entre le +jugement et la mort. + +C'était là que les patients, pour nous servir de l'expression consacrée +à Naples, étaient mis _en chapelle_. + +Cette chapelle, qui n'est autre chose que la succursale de la prison, +n'avait pas servi depuis les exécutions d'Emmanuele de Deo, de Galiani +et de Vitagliano. + +Le procureur fiscal Guidobaldi la visitait, l'examinait et y faisait +faire des réparations. + +Il devait s'assurer des serrures, des verrous et des anneaux scellés +dans le plancher, et reconnaître s'ils étaient d'une solidité à toute +épreuve. + +Se trouvant là, il avait pensé à faire d'une pierre deux coups et à +envoyer chercher le bourreau. + +Nous avons, avec une espèce de respect religieux, pendant notre séjour à +Naples, visité cette chapelle, où tout, excepté le tableau enlevé du +grand autel, est dans le même état qu'alors. + +Elle s'élève au centre de la prison. On y arrive en traversant trois ou +quatre grilles de fer. + +On monte deux gradins avant d'entrer dans la vraie chapelle, +c'est-à-dire dans la chambre où est l'autel. Cette chambre prend sa +lumière par une fenêtre basse percée au niveau du parquet et grillée +d'un double barreau. + +De cette chambre, on arrive, en descendant quatre ou cinq degrés, dans +une autre. + +C'est dans celle-là que les condamnés passaient les dernières +vingt-quatre heures de la vie. + +De gros anneaux de fer scellés dans le plancher indiquent la place où +les condamnés, couchés sur des matelas, faisaient leur veille d'agonie. +Leur chaîne correspondait à ces anneaux. + +Sur l'une des faces de la muraille existait alors, et existe encore +aujourd'hui, une grande fresque représentant Jésus en croix et Marie +agenouillée à ses pieds. + +Derrière cette chambre, et en communication avec elle, se trouve un +petit cabinet qui a une entrée à part. + +C'est dans ce petit cabinet, et par son entrée particulière, que sont +introduits les pénitents blancs qui se chargent d'accompagner, +d'encourager, de soutenir les condamnés au moment de leur mort. + +Il y a dans cette confrérie, dont les membres s'appellent _bianchi_, des +prêtres et des laïques. Les prêtres écoutent la confession, donnent +l'absolution et le viatique, c'est-à-dire les derniers sacrements, moins +l'extrême-onction. + +L'extrême-onction étant réservée aux malades, et les condamnés n'étant +point malades, mais destinés à périr _par accident_, ne peuvent recevoir +l'extrême-onction, qui est le sacrement de l'agonie. + +Entrés dans ce cabinet, où ils revêtent cette longue robe blanche qui +leur a fait donner le nom de _bianchi_, les pénitents n'abandonnent plus +le condamné que quand son corps est déposé dans la fosse. + +Ils se tiennent près de lui pendant tout l'intervalle qui sépare la +prison de l'échafaud. Sur l'échafaud, ils lui mettent la main sur +l'épaule, afin de donner au patient tout le loisir de s'épancher en eux, +et le bourreau ne peut le toucher que lorsqu'ils lèvent la main et +disent: + +--Cet homme vous appartient. + +C'était vers cette dernière étape placée sur la route de la mort, que +l'huissier de la Vicaria conduisait maître Donato. + +Celui-ci entra à la Vicaria, prit l'escalier à gauche, qui conduisait à +la prison, longea tout un corridor bordé de cachots, franchit deux +grilles, monta un escalier, traversa une troisième grille et se trouva à +la porte de la chapelle. + +Il entra. La première pièce, c'est-à-dire celle de la chapelle, était +vide. Il passa dans la seconde et vit le procureur fiscal qui faisait +assurer la porte des _bianchi_, avec deux serrures et trois verrous. + +Il se tint debout au bas de l'escalier, et attendit respectueusement que +le procureur fiscal s'aperçût de sa présence et lui adressât la parole. + +Au bout d'un instant, le procureur fiscal se retourna et découvrit celui +qu'il avait envoyé chercher. + +--Ah! c'est vous, maître Donato, lui dit-il. + +--Prêt à exécuter vos ordres, Excellence, répondit l'exécuteur. + +--Vous savez que nous allons avoir pas mal d'exécutions à faire? + +--Je sais cela, répondit maître Donato avec une grimace qu'il avait +l'intention de faire passer pour un sourire. + +--C'est pourquoi j'ai désiré qu'avant de commencer, nous nous entendions +bien sur le chiffre de vos gages. + +--Ah! c'est bien simple, Excellence, répondit maître Donato d'un air +détaché. J'ai six cents ducats de fixe et dix ducats de prime par +exécution. + +--C'est bien simple! Peste! comme vous y allez, mon maître. Je ne trouve +pas cela simple du tout, moi. + +--Pourquoi? demanda maître Donato avec un commencement d'inquiétude. + +--Parce que, supposé qu'il y ait quatre mille exécutions à dix ducats +l'une, cela fait tout bonnement quarante mille ducats, sans compter les +appointements fixes, c'est-à-dire à peu près le double de ce que gagne +tout le tribunal, depuis le greffier jusqu'au président. + +--C'est vrai, fit maître Donato; mais je fais, à moi seul, la besogne +qu'ils font tous ensemble, et ma besogne est plus dure: ils condamnent; +moi, j'exécute. + +Le procureur fiscal, qui était en train de s'assurer qu'un anneau était +bien scellé dans le parquet, se dressa, leva ses lunettes jusque sur son +front et regarda maître Donato. + +--Ah! ah! dit-il, c'est votre opinion, maître Donato. Mais il y a une +différence, cependant, entre vous et les juges: c'est que les juges sont +inamovibles, et que vous pouvez être destitué, vous. + +--Moi? Et pourquoi serais-je destitué? Ai-je jamais refusé de faire mon +devoir? + +--On vous accuse d'être tiède pour la bonne cause. + +--Ah! par exemple! moi qui me suis tenu les bras croisés tout le temps +de la soi-disant République. + +--Parce qu'elle a été assez bête pour ne pas vous décroiser les bras. En +tout cas, sachez une chose: c'est qu'il y a vingt-quatre dénonciations +contre vous, et plus de douze cents demandes pour vous remplacer. + +--Ah! sainte madone del Carmine, que me dites-vous là, Excellence! + +--Et sans augmentation, sans prime, à appointements fixes. + +--Mais, Excellence, songez donc au travail que je vais avoir. + +--Cela compensera le temps où tu es resté sans rien faire. + +--Mais Votre Excellence veut donc la ruine d'un pauvre père de famille? + +--Ta ruine! Pourquoi penses-tu que je veuille ta ruine? Est-ce qu'il +doit m'en revenir quelque chose? D'ailleurs, un homme n'est pas ruiné, +ce me semble, avec huit cents ducats d'appointements. + +--D'abord, reprit vivement maître Donato, je n'en ai que six cents. + +--La magnificence de la junte ajoute, en raison des circonstances, deux +cents ducats à tes gages. + +--Ah! monsieur le procureur fiscal, vous savez bien que ce n'est pas +raisonnable. + +--Je ne sais pas si c'est raisonnable, dit Guidobaldi, qui commençait à +se fatiguer de la discussion; mais je sais que c'est à prendre ou à +laisser. + +--Mais songez donc, Excellence... + +--Tu refuses? + +--Mais non! mais non! s'écria maître Donato; seulement, je fais observer +à Votre Excellence que j'ai une fille à marier, que nos enfants, à nous, +sont de défaite difficile, et que j'avais compté sur le retour de notre +bien-aimé roi pour doter ma pauvre Marina. + +--Elle est jolie, ta fille?... + +--C'est la plus belle fille de Naples. + +--Eh bien, la junte fera un sacrifice: il y aura un ducat par chaque +exécution pour la dot de ta fille. Seulement, elle viendra toucher elle +même. + +--Où? + +--Chez moi. + +--Ce sera un grand honneur, Excellence; mais n'importe! + +--N'importe quoi? + +--Je suis un homme ruiné, voilà tout. + +Et, en poussant des soupirs à émouvoir tout autre qu'un procureur +fiscal, maître Donato sortit de la Vicaria et regagna sa maison, où +l'attendaient Basso Tomeo et Marina, le premier dans l'impatience, la +seconde dans l'inquiétude. + +La nouvelle, mauvaise pour maître Donato, était bonne pour Marina et +pour Basso Tomeo, de sorte que, comme la plupart des nouvelles de ce +monde, en vertu de la loi philosophique de compensation, elle apporta la +douleur aux uns et la joie aux autres. + +Seulement, pour ménager la susceptibilité conjugale de Giovanni, on lui +laissa ignorer l'article du traité passé entre son père et le procureur +fiscal, article par lequel Marina était obligée d'aller elle-même +toucher la prime[1]. + +[Note 1: Comme on pourrait, à propos de cette diminution dans les +honoraires du bourreau, nous accuser de faire de la fantaisie, nous +citerons le texte même de l'historien Cuoco: + +«La prima operazione di Guidobaldi fù quella di transigere col +carnefice. Al numero immenso di coloro ch'egli voleva impiccati, gli +parve che fosse esorbitante la mercede di dieci ducati perciascuna +operazione, che per antico stabilimento il carnefice esigeva del fisco. +Credette poter procurare un gran risparmio sostituendo a quella mercede +una pensione mensuale. Egli credeva che almeno per dieci mesi dovesie il +carnefice essere ogni giorno occupato.»] + + + + + XCI + + LES EXÉCUTIONS + + +Le roi quitta Naples ou plutôt la pointe du Pausilippe,--car, ainsi que +nous l'avons dit, il n'avait point osé descendre à Naples une seule fois +pendant les vingt-huit jours qu'il était resté dans le golfe,--le roi, +disons-nous, quitta la pointe du Pausilippe le 6 août, vers midi. + +Comme on peut le voir par la lettre suivante, adressée au cardinal, la +traversée fut bonne, et aucun cadavre, comme celui de Caracciolo, ne +vint plus se dresser devant son bâtiment. + +Voici la lettre du roi: + +«Palerme, 6 août 1799. + +»Mon éminentissime, je ne veux point tarder un moment à vous faire +connaître mon heureuse arrivée à Palerme, après le plus heureux voyage +du monde, attendu que, mardi matin, à onze heures, nous étions à la +pointe du Pausilippe, et qu'aujourd'hui, à deux heures, nous avons jeté +l'ancre dans le port de Palerme, avec une charmante brise et une mer +comme un lac. J'ai revu toute ma famille en parfaite santé, et j'ai été +reçu comme vous pouvez le croire. Donnez-moi, de votre côté, de bonnes +nouvelles de nos affaires. Soignez-vous, et croyez-moi toujours votre +même affectionné, + +»FERDINAND B.» + +Mais le roi n'avait pas voulu partir sans avoir vu manoeuvrer la junte +et officier le bourreau. Le 6 août, c'est-à-dire le jour où il partit, +les supplices avaient commencé depuis longtemps, et déjà sept victimes +avaient été sacrifiées sur l'autel de la vengeance. + +Consignons ici les noms de ces sept premiers martyrs, et disons où ils +furent exécutés. + +A la porte Capuana: + + 6 juillet.--Dominico Perla. + 7 juillet.--Antonio Tramaglia. + 8 juillet.--Giuseppe Lotella. + 13 juillet.--Michelangelo Ciccone. + 14 juillet.--Nicola Carlomagno. + +Au Vieux-Marché: + + 20 juillet.--Andrea Vitagliano. + +Dans le château del Carmine: + + 3 août.--Gaetano Rossi. + +Je n'ai trouvé trace de Dominico Perla que dans la liste des suppliciés. +J'ai vainement cherché qui il était et le crime qu'il avait commis. Son +nom, dernière ingratitude du sort, n'est pas même inscrit dans le livre +des _Martyrs de la liberté italienne_ d'Otto Vanucci. + +Sur le second, c'est-à-dire sur Tramaglia, nous avons trouvé cette +simple mention: «Antonio Tramaglia, officier.» + +Le troisième, Giuseppe Lotella, était un pauvre traiteur établi près du +théâtre des Florentins. + +Le quatrième, Michelangelo Ciccone, est une ancienne connaissance à +nous: on se rappelle, en effet, le prêtre patriote que Dominico Cirillo +envoya chercher pour recevoir la confession du sbire. Il s'était, comme +nous croyons l'avoir dit, rendu célèbre par sa prédication libérale au +grand air. Il avait fait dresser des chaires près de tous les arbres de +la liberté, et, un crucifix à la main, parlant au nom du premier martyr +de cette liberté dont il devait être martyr à son tour, il racontait à +la foule les ténébreuses horreurs du despotisme et les splendides +triomphes de la liberté,--appuyant surtout ses prédications sur ce que +le Christ et les apôtres avaient toujours professé la liberté et +l'égalité. + +Le cinquième, Nicola Carlomagno, avait été commissaire de la République. +Monté sur l'échafaud, et tandis que l'on préparait la corde qui devait +l'étrangler, il jeta un dernier regard sur la foule qui l'entourait, et, +la voyant compacte et joyeuse: + +--Peuple stupide! s'écria-t-il à haute voix, tu te réjouis aujourd'hui +de ma mort; mais viendra un jour où tu la pleureras avec des larmes +amères; car mon sang retombera sur vos têtes à tous, et, si vous avez le +bonheur d'être morts, sur celles de vos enfants! + +André Vitagliano, le sixième, était un beau et charmant jeune homme de +vingt-huit ans, qu'il ne faut pas confondre avec cet autre martyr de la +liberté qui mourut, quatre ans auparavant, sur le même échafaud +qu'Emmanuele de Deo et Galiani. + +En sortant de sa prison pour aller au supplice, il dit au geôlier en lui +donnant le peu d'argent qu'il avait sur lui: + +--Je te recommande mes compagnons: ce sont des hommes, et, comme, toi +aussi, tu es un homme, peut-être, un jour, seras-tu aussi malheureux +qu'ils le sont. + +Et il marcha souriant au supplice, monta souriant sur l'échafaud, et +mourut en souriant. + +Le septième, Gaetano Rossi, était officier; mais, comme il fut exécuté +dans l'intérieur du fort del Carmine, aucun détail n'a pu être recueilli +sur sa mort. + +Dans une seule bibliothèque, on pourrait trouver des détails curieux sur +les morts ignorées: c'est dans les archives de la confrérie des +_bianchi_, qui, ainsi que nous l'avons dit, accompagnent les condamnés à +l'échafaud; mais cette confrérie, entièrement dévouée à la dynastie +déchue, nous a refusé tout renseignement. + +Ces premières têtes tombées, ou ces premiers corps suspendus au gibet, +Naples resta onze jours sans exécution. Peut-être attendait-on des +nouvelles de France. + +Nos affaires n'étaient point totalement désespérées en Italie. +Championnet, comme nous l'avons dit, à la suite de la révolution du 20 +prairial, avait été remis à la tête de l'armée des Alpes et avait obtenu +un brillant succès. Or, le nom de Championnet était un épouvantail pour +Naples, et on l'avait vu arriver si rapidement de Civita-Castellana à +Capoue, que l'on croyait qu'il lui faudrait à peine le double de temps +pour arriver de Turin à Naples. + +Quelques voix commençaient à prononcer le nom de Bonaparte. + +La reine elle-même, dans une de ses lettres, et nous croyons avoir cité +cette lettre, disait, à propos de la flotte française qui menaçait la +Sicile, que, sans aucun doute, cette flotte avait pour but d'aller +chercher Bonaparte en Égypte. La reine avait vu juste. Non-seulement le +Directoire pensait au retour de Bonaparte, mais encore son frère Joseph +lui écrivait pour lui dire la situation de nos armées en Italie et +presser son retour en France. + +Cette lettre avait été portée à Bonaparte, au siége de +Saint-Jean-d'Acre, par un Grec nommé Barbaki, auquel on avait promis +trente mille francs s'il remettait cette lettre à Bonaparte en personne. +Or, Bonaparte recevait cette lettre, qui lui donnait la première idée de +son retour en France, au mois de mai 1799, c'est-à-dire au moment même +où avait lieu la marche réactionnaire du cardinal. + +Toutes ces circonstances, jointes à ce que l'absence du roi avait rendu +quelque pouvoir au cardinal, faisaient faire une halte à la mort. Il en +coûtait surtout au cardinal de laisser exécuter des hommes qu'il +reconnaissait être garantis par sa capitulation, et, au nombre de ces +hommes, ce fort parmi les forts, ce rude capitaine que nous avons vu, +une échelle sur l'épaule, l'épée entre les dents, la bannière de +l'indépendance à la main, escalader les murs de la cité qui était un +fief de sa famille, Hector Caraffa, enfin, qu'il avait, par une lettre +de sa main, invité lui-même à se rendre. + +Mais, pendant cette trêve entre les bourreaux et les condamnés, le +cardinal reçut du roi la lettre suivante, que nous reproduisons dans +toute sa naïveté. + +«Palerme, 10 août 1799. + +Mon éminentissime, j'ai reçu votre lettre, qui m'a fort réjoui par tout +ce qu'elle me dit de la tranquillité et du repos dont on jouit à Naples. +J'approuve que vous n'ayez pas permis à Fra-Diavolo d'entrer à Gaete +comme il le désirait; mais, tout en convenant avec vous que ce n'est +qu'un chef de brigands, je n'en reconnais pas moins que nous lui avons +de grandes obligations. Il faut donc continuer de s'en servir et prendre +bien garde de le dégoûter. Mais, en même temps, il faut le convaincre de +la nécessité d'imposer, à lui d'abord, et ensuite à ses hommes, le frein +de la discipline, s'il veut acquérir un nouveau mérite à mes yeux. + +»Passons à autre chose. + +»Lorsque Pronio prit Pescara, il expédia un adjudant pour me donner avis +qu'il avait en son pouvoir, et bien gardé, le célèbre comte de Ruvo, +auquel il avait promis la vie, ce qui n'était pas en son pouvoir. Je lui +renvoyai immédiatement le même adjudant avec ordre d'envoyer ledit Ruvo +à Naples, en répondant de lui vie pour vie. Faites-moi savoir si Pronio +a exécuté mes ordres. + +»Tenez-vous en bonne santé, et croyez-moi toujours votre même +affectionné, + +»FERDINAND B.» + +N'est-ce pas une chose curieuse et qui mérite la publicité que cette +lettre d'un roi qui recommande, dans un de ses paragraphes, de +récompenser un brigand, et, dans un autre, de punir un grand citoyen! + +Mais plus curieux encore est ce post-scriptum: + +«En rentrant à la maison, je reçois beaucoup de lettres de Naples par +deux bâtiments qui en arrivent. J'apprends par ces lettres qu'il y a eu +du bruit au Vieux-Marché, parce qu'il ne s'y est plus fait d'exécutions, +et, sur ce point, ni de vous, ni du gouvernement, je ne reçois aucune +nouvelle, quoique ce soit votre devoir de m'en donner. + +»La junte d'État ne doit point hésiter dans ses opérations ni faire des +rapports vagues et généraux. Il faut, quand les rapports sont faits, +ordonner de les vérifier dans les vingt-quatre heures, frapper les chefs +surtout, et, sans cérémonie aucune, les pendre. On m'avait promis des +_justices_ pour lundi: j'espère qu'on ne les a pas remises à un autre +jour. Si vous laissez entrevoir que vous avez peur, _vous êtes frits._» + +_Siete friti_: la chose est en toutes lettres, et il est impossible de +la traduire autrement. + +Que vous semble-t-il du «Vous êtes frits!» C'est peu royal, n'est-ce +pas? mais c'est expressif. + +Après une pareille recommandation, il n'y avait plus moyen de différer. +Ces lettres reçues le 10 août au soir, furent transmises immédiatement à +la junte d'État. + +Comme Hector Caraffa était particulièrement nommé dans la lettre royale, +on résolut de commencer par lui et par sa fournée, c'est-à-dire par ses +compagnons de captivité. + +En conséquence, le lendemain 11, à la visite de midi, présidée par le +Suisse Duece, l'ordre fut donné de rouler les matelas et de les entasser +dans un coin. + +--Ah! ah! dit Hector Caraffa à Manthonnet, il paraît que c'est pour ce +soir. + +Salvato passa son bras autour de la taille de Luisa et l'embrassa au +front. + +Luisa, sans répondre, laissa tomber sa tête sur l'épaule de son amant. + +--Pauvre femme! murmura Éléonor, la mort lui sera cruelle: elle aime! + +Luisa lui tendit la main. + +--Enfin, dit Cirillo, nous allons donc connaître ce grand secret discuté +depuis Socrate jusqu'à nous, à savoir si l'homme a une âme. + +--Pourquoi pas? dit Velasco. Ma guitare en a bien une. + +Et il tira de son instrument quelques accords mélancoliques. + +--Oui, elle a une âme quand tu la touches, dit Manthonnet: ta main, +c'est sa vie; retire ta main de dessus elle, l'instrument sera mort et +l'âme envolée. + +--Malheureux! qui n'y croit pas, dit Éléonor Pimentel en levant au ciel +ses grands yeux espagnols. J'y crois, moi. + +--Ah! vous êtes poëte, dit Cirillo, tandis que, moi, je suis médecin. + +Salvato entraîna Luisa dans un angle de la prison, s'assit sur une +pierre et la fit asseoir sur son genou. + +--Écoute, ma bien-aimée, lui dit-il, pour la première fois nous allons +parler gravement et sérieusement du danger que nous courons. Ce soir, +nous serons conduits au tribunal; cette nuit, nous serons condamnés; +demain, nous passerons la journée en chapelle; après-demain, nous serons +exécutés. + +Salvato sentit tout le corps de Luisa frissonner entre ses bras. + +--Nous mourrons ensemble, dit-elle avec un soupir. + +--Pauvre chère créature! c'est ton amour qui parle; mais, chez toi, la +nature se révolte à l'idée de la mort. + +--Ami, au lieu de m'encourager, vas-tu m'affaiblir? + +--Oui; car je veux obtenir de toi une chose, c'est que tu ne meures pas. + +--Tu veux obtenir de moi que je ne meure pas? Dépend-il donc de moi de +vivre ou de mourir? + +--Tu n'as qu'un mot à dire pour échapper à la mort, momentanément, du +moins. + +--Et toi, vivrais-tu? + +--Tu sais qu'en te montrant cet homme vêtu d'un costume de moine, je +t'ai dit: «Mon père! tout n'est pas perdu.» + +--Oui. Et tu espères qu'il pourra te sauver? + +--Un père fait des miracles pour sauver son enfant, et mon père est une +tête puissante, un coeur courageux, un esprit résolu. Mon père risquera +sa vie, non pas une fois, mais dix fois, pour sauver la mienne. + +--S'il te sauve, il me sauvera avec toi. + +--Et si l'on nous sépare? + +Luisa jeta un cri. + +--Crois-tu donc qu'ils seront assez inhumains pour nous séparer? +demanda-t-elle. + +--Il faut tout prévoir, dit Salvato, même le cas où mon père ne pourrait +sauver que l'un de nous. + +--Qu'il te sauve, alors. + +Salvato sourit en haussant doucement les épaules. + +--Tu sais bien qu'en ce cas, dit-il, je n'accepterais pas son secours; +mais... + +--Mais quoi? Achève. + +--Mais si, de ton côté, tout en restant prisonnière, tu ne courais plus +danger de mort, il y a cent à parier contre un que mon père et moi te +sauverions à ton tour. + +--Mon ami, mon cerveau se brise à chercher où tu veux en venir. Dis-moi +tout de suite ce que tu as à me dire, ou je deviendrai folle. + +--Calme-toi, appuie-toi sur mon coeur et écoute. + +Luisa leva ses grands yeux interrogateurs sur son amant. + +--J'écoute, dit-elle. + +--Tu es enceinte, Luisa... + +Luisa tressaillit une seconde fois. + +--Oh! mon pauvre enfant! murmura-t-elle, qu'a-t-il fait, lui, pour +mourir avec moi? + +--Eh bien, au lieu de mourir, il faut qu'il vive, et qu'en vivant, il +sauve sa mère. + +--Que faire pour cela? Je ne te comprends p«s, Salvato. + +--La femme enceinte est sacrée pour la mort, et la loi ne peut frapper +la mère que lorsqu'elle ne frappe plus l'enfant. + +--Que dis-tu? + +--La vérité. Attends le jugement, et, si, comme nous devons nous y +attendre d'après ce que m'a dit le cardinal Ruffo, tu es condamnée +d'avance, au moment où le juge prononcera ta sentence, déclare ta +grossesse, et cette seule déclaration te donne un sursis de sept mois. + +Luisa regarda tristement Salvato. + +--Ami, dit-elle, est-ce toi, l'homme inébranlable dans l'honneur, qui me +donnes le conseil de me déshonorer publiquement? + +--Je te donne le conseil de vivre, peu m'importe par quel moyen, pourvu +que tu vives! Comprends-tu? + +Luisa continua du même ton, et comme si elle n'eût point entendu: + +--Tout le monde sait mon mari absent depuis plus de six mois, et j'irais +dire hautement, quand on me condamnera injustement, pour un crime que je +n'ai pas commis: «Je suis une femme infidèle, une épouse adultère.» Oh! +je mourrais de honte, mon ami. Tu vois bien que mieux vaut mourir sur +l'échafaud. + +--Mais lui? + +--Qui, lui? + +--Lui, notre enfant! As-tu le droit de le condamner à mort? + +--Dieu m'est témoin, mon ami, que, si, nous eussions vécu, que si, au +sortir de mes entrailles déchirées, j'eusse entendu son premier +vagissement, senti son haleine, baisé ses lèvres;--Dieu m'est témoin que +j'eusse porté avec orgueil la honte de ma maternité; mais, toi mort +demain, moi morte dans sept mois,--car il faut toujours que je +meure!--le pauvre enfant sera non-seulement orphelin, mais flétri de la +tache éternelle de sa naissance. Un geôlier impitoyable le jettera au +coin d'une borne: il y mourra de faim, il y mourra de froid, il y sera +écrasé sous les pieds des chevaux. Non, Salvato, qu'il disparaisse avec +nous, et, si l'âme est immortelle, comme le croit Léonor et comme je +l'espère aussi, nous nous présenterons à Dieu chargés du poids de nos +fautes, mais conduisant avec nous l'ange qui nous les fera pardonner. + +--Luisa! Luisa! s'écria Salvato, pense! réfléchis! + +--Et lui! lui, là-bas, lui si bon, lui si noble, si grand, lorsque, +sachant que j'ai eu le courage de le tromper, il apprendrait que je n'ai +pas eu le courage de mourir; lorsque tout le monde autour de lui +connaîtrait à quel prix j'ai racheté ma vie, sous quel fardeau de honte +ne courberait-il pas le front! Oh! rien que de penser à cela, continua +Luisa en se levant, mon ami, je me sens forte comme une Spartiate, et, +si l'échafaud était là, j'y monterais en souriant! + +Salvato se laissa glisser à ses genoux et lui baisa passionnément la +main. + +--J'ai fait ce que je devais faire, lui dit-il; je te remercie de faire +ce que tu dois! + + + + + XCII + + LE TRIBUNAL DE MONTE-OLIVETO + + +Hector Caraffa ne s'était point trompé. A neuf heures du soir, on +entendit les pas alourdis d'une troupe armée dans l'escalier qui +conduisait au cachot des prisonniers; la porte s'ouvrit, et l'on vit +dans la pénombre reluire les fusils des soldats. + +Les geôliers entrèrent; ils portaient des chaînes qu'ils jetèrent sur le +pavé du cachot et qui, en tombant, rendirent un son lugubre. + +Le sang du noble comte de Ruvo se révolta. + +--Des chaînes! des chaînes! s'écria-t-il; ce n'est point pour nous, je +présume? + +--Bon! Et pour qui donc voulez-vous que ce soit? demanda en goguenardant +un des geôliers. + +Hector fit un geste de menace, chercha autour de lui un objet quelconque +dont il pût se faire une arme, et, n'en trouvant point, il pesa du +regard le rocher qui couvrait l'orifice du puits, et, comme Ajax, fut +près de le soulever. + +Cirillo l'arrêta. + +--Ami, lui dit-il, la cicatrice la plus honorable, après celle que le +fer de l'ennemi laisse au bras d'un héros, c'est celle que laissent au +bras d'un patriote les chaînes d'un tyran. Voici mon bras; où sont nos +chaînes? + +Et le noble vieillard tendit ses deux bras. + +Lorsque la porte s'était ouverte, Velasco, selon son habitude, jouait de +la guitare et chantait, en s'accompagnant, une gaie chanson napolitaine. +Les geôliers étaient entrés, ils avaient jeté leurs chaînes sur le pavé, +et Velasco ne s'était pas interrompu. + +Hector Caraffa regarda tour à tour Dominique Cirillo et l'imperturbable +chanteur. + +--Je suis honteux, dit-il; car je crois, en vérité, qu'il y a ici deux +hommes qui sont plus braves que moi. + +Et il tendit les bras à son tour. + +Puis vint celui de Manthonnet. + +Puis Salvato s'approcha. Pendant qu'on l'enchaînait, Éléonor Pimentel et +Michele, qui n'avaient pas perdu de vue Luisa pendant tout le temps +qu'elle avait parlé à part avec son amant, soutenaient la jeune femme, +tout près de tomber. + +Salvato enchaîné, Michele poussa un soupir, plutôt causé par le chagrin +de quitter sa soeur que par la honte du traitement qu'il subissait, et +s'approcha du geôlier. + +Velasco continuait de chanter sans que l'on pût reconnaître la moindre +altération dans sa voix. + +Un geôlier vint à lui: il fit signe qu'on lui laissât finir son couplet, +et, le couplet fini, brisa sa guitare et tendit les bras. + +On ne jugea point à propos d'enchaîner les femmes. + +Une portion des soldats remontèrent l'escalier, afin de laisser entre +eux et leurs compagnons une place que prirent les prisonniers, car on ne +pouvait monter que deux de front par l'étroite échelle; puis le reste du +détachement se mit à leur suite, et l'on arriva dans la cour. + +Là, les soldats se placèrent sur deux rangs enfermant entre eux les +prisonniers. + +D'autres soldats, placés en serre-file et portant des torches, +éclairaient la marche funèbre. + +On parcourut ainsi, au milieu des insultes des lazzaroni, toute la rue +Medina; on passa devant la maison des deux Backer, où redoublèrent les +injures, la San-Felice ayant été reconnue; puis on prit la strada +Monte-Oliveto, au bout de laquelle, sur le largo du même nom, s'ouvrait +la porte du couvent transformé en tribunal. + +Les juges, disons mieux, les bourreaux, siégeaient au second étage. + +La grande salle, celle du réfectoire, avait été transformée en chambre +de justice. + +Tendue de noir, elle n'avait d'autre ornement que des trophées de +drapeaux aux armes des Bourbons de Naples et d'Espagne, et un immense +Christ placé au-dessus de la tête du président, symbole de douleur, non +d'équité, et qui semblait être là pour prouver que la justice humaine +avait toujours été égarée, soit par la haine, soit par l'abjection, soit +par la crainte. + +On fit passer les prisonniers par un couloir obscur longeant le +prétoire; ils pouvaient entendre les rugissements de la foule qui les +attendait. + +--Peuple immonde! murmura Hector Caraffa; sacrifiez-vous donc pour lui! + +--Ce n'est pas pour lui seulement que nous nous sacrifions, répondit +Cirillo; c'est pour l'humanité tout entière. Le sang des martyrs est un +terrible dissolvant pour les trônes! + +On ouvrit la porte qui conduisait à l'estrade préparée pour les +prévenus. Un flot de lumière, une bouffée de chaleur, une tempête de +cris, arrivèrent jusqu'à eux. + +Hector Caraffa, qui marchait le premier, s'arrêta comme suffoqué. + +--Entre là comme à Andria, dit Cirillo. + +Et l'intrépide capitaine apparut le premier sur l'estrade. + +Chacun de ses compagnons fut accueilli, comme il l'avait été lui-même, +par des cris et des huées. + +A la vue des femmes, les cris et les huées redoublèrent. + +Salvato, voyant plier Luisa comme un roseau, lui passa son bras autour +de la taille et la soutint. + +Puis il embrassa toute la salle d'un regard. + +Au premier rang des spectateurs, appuyé à la balustrade qui séparait le +public des juges, était un moine bénédictin. + +Au moment ou les yeux de Salvato se fixèrent sur lui, il leva son +capuchon. + +--Mon père! murmura tout bas Salvato à l'oreille de Luisa. + +Et Luisa se releva sous un rayon d'espoir, comme un beau lis sous un +rayon de soleil. + +Les yeux des autres prévenus, qui n'avaient personne à chercher dans la +salle, se portèrent sur le tribunal. + +Il se composait de sept juges, y compris le président, assis dans un +hémicycle, en souvenir probablement de l'aréopage athénien. + +Les défenseurs et le procureur des accusés, dernière raillerie d'un +semblant de justice, étaient adossés à l'estrade des accusés, avec +lesquels ils n'avaient pas même été mis en communication. + +Un seul des conseillers manquait: don Vicenzo Speciale, le juge du roi. + +On savait si bien qu'il parlait au nom de Sa Majesté Sicilienne, que, +quoique simple conseiller de nom, il était le véritable président du +tribunal. + +Il est vrai qu'il y avait un homme qui luttait de zèle avec lui: c'était +l'homme qui avait réduit les gages du bourreau, le procureur fiscal +Guidobaldi. + +Les prévenus s'assirent. + +Quoique les fenêtres de la salle du tribunal, située au second étage, +fussent ouvertes, les nombreux spectateurs et les nombreuses lumières +rendaient l'atmosphère presque impossible à respirer. + +--Par le Christ! dit Hector Caraffa, on voit bien que nous sommes dans +l'antichambre de l'enfer; on étouffe ici! + +Guidobaldi se retourna vivement vers lui. + +--Tu étoufferas bien autrement, lui dit-il, quand la corde te serrera la +gorge! + +--Oh! monsieur, répondit Hector Caraffa, on voit bien que vous n'avez +pas l'honneur de me connaître. On ne pend pas un homme de mon nom; on +lui coupe le cou, et, alors, au lieu de ne pas respirer assez, il +respire trop. + +En ce moment, un frémissement qui ressemblait à de la terreur parcourut +la salle: la porte du cabinet des délibérations venait de s'ouvrir, et +Speciale entrait. + +C'était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, aux traits fortement +accusés, aux cheveux plats et tombant le long de ses tempes, aux yeux +noirs, petits, vifs, haineux, s'arrêtant avec une fixité qui devenait +douloureuse pour celui sur lequel ils s'arrêtaient; un nez en bec de +corbin s'abaissait sur des lèvres minces et sur un menton s'avançant +presque de la longueur du nez. + +Cette tête se maintenait droite, malgré la bosse bien visible, qui, par +derrière, soulevait la longue robe noire du conseiller. Il eût été +grotesque s'il ne se fût rendu terrible. + +--J'ai toujours remarqué, dit Cirillo à Hector Caraffa à demi-voix, et +cependant assez haut pour être entendu, que les hommes laids étaient +méchants, les contrefaits pires. Et voilà, dit-il en montrant du doigt +Speciale, voilà qui vient encore à l'appui de ma remarque. + +Speciale entendit ces paroles, fit tourner sa tête comme sur un pivot et +chercha des yeux celui qui les avait prononcées. + +--Tournez-vous davantage, monsieur le juge, lui dit Michele, votre bosse +nous empêche de voir. + +Et il éclata de rire, enchanté d'avoir mêlé son mot à la conversation. + +Cet éclat de rire eut dans la salle un écho homérique. + +Si cela continuait, la séance promettait d'être amusante pour les +spectateurs. + +Speciale devint livide; mais, presque aussitôt, le rouge lui monta au +visage comme s'il allait avoir un coup de sang. + +D'une seule enjambée, il franchit la distance qui le séparait de son +fauteuil, et y tomba assis en grinçant des dents avec rage. + +--Voyons, dit-il, et procédons vivement. Comte de Ruvo, vos noms, +prénoms, qualité, âge et profession? + +--Mes noms? répondit celui à qui la question était adressée, Ettore +Caraffa, comte de Ruvo, des princes d'Andria. Mon âge? Trente-deux ans. +Ma profession? Patriote. + +--Qu'avez-vous fait pendant la soi-disant République? + +--Vous pouvez prendre la chose de plus haut et me demander ce que j'ai +fait sous la monarchie? + +--Inutile. + +--Ce n'est pas mon avis, et je vais vous le dire: j'ai conspiré, j'ai +été mis au château Saint-Elme par cet immonde Vanni, qui ne se doutait +pas, en se coupant la gorge, que l'on pouvait trouver pire que lui; je +me suis sauvé; j'ai rejoint le brave et illustre Championnet; je l'ai +aidé, avec mon ami Salvato, que voilà, à battre le général Mack à +Civita-Castellana. + +--Donc, interrompit Speciale, vous avez servi contre votre pays? + +--Contre mon pays, non; contre le roi Ferdinand, oui. Mon pays est +Naples, et la preuve que Naples n'a pas été d'avis que j'avais servi +contre mon pays, c'est qu'elle m'a prié de la servir encore avec le +grade de général. + +--Ce que vous avez accepté? + +--De grand coeur. + +--Messieurs, dit Speciale, j'espère que nous ne prendrons pas même la +peine de délibérer sur le châtiment à infliger à ce traître, à ce +renégat. + +Ruvo se leva, ou plutôt bondit sur ses pieds. + +--Ah! misérable, dit-il en secouant ses fers et en se penchant vers +Speciale, ce sont ces chaînes qui te donnent le courage de m'insulter! +Si j'étais libre, tu me parlerais autrement. + +--A mort! dit Speciale; et, comme tu as le droit, en ta qualité de +prince, d'avoir la tête tranchée, tu l'auras, mais par la guillotine. + +--_Amen!_ dit Hector se rasseyant avec la plus grande insouciance et +tournant le dos au tribunal. + +--A toi, Cirillo! dit Speciale. Tes noms, ton âge, ta qualité? + +--Dominique Cirillo, répondit d'une voix calme celui qui était +interrogé. J'ai soixante ans. Sous la monarchie, j'ai été médecin; sous +la République, représentant du peuple. + +--Et devant moi, aujourd'hui, qu'es-tu? + +--Devant toi, lâche! je suis un héros. + +--A mort! hurla Speciale. + +--A mort!... répéta comme un écho funèbre le tribunal. + +--Passons. A toi, là-bas! à toi, qui portes l'uniforme de général de la +soi-disant République! + +--A moi? dirent, en même temps, Manthonnet et Salvato. + +--Non, à toi qui as été ministre de la guerre. Vite, tes noms!... + +Manthonnet l'interrompit. + +--Gabriel Manthonnet, quarante-deux ans. + +--Qu'as-tu fait sous la République? + +--De grandes choses, mais pas assez grandes encore, puisque nous avons +fini par capituler. + +--Qu'as-tu à dire pour ta défense + +--J'ai capitulé. + +--Ce n'est point assez. + +--C'est fâcheux; mais je n'ai pas d'autre réponse à faire à ceux qui +foulent aux pieds la loi sainte des traités. + +--A mort! + +--A mort! répéta le tribunal. + +--Et toi, Michele le Fou! continua Speciale. Qu'as-tu fait sous la +République? + +--Je suis devenu sage, répondit Michele. + +--As-tu quelque chose à dire pour ta défense? + +--Ce serait inutile. + +--Pourquoi? + +--Parce que la sorcière Nanno m'a prédit que je serais colonel, puis +pendu. J'ai été colonel; il me reste à être pendu. Tout ce que je +pourrais dire ne m'en empêcherait pas. Ainsi donc, ne vous gênez pas +pour chanter votre refrain: «A mort!» + +--A mort! répéta Speciale. A vous maintenant, continua-t-il en montrant +du doigt la Pimentel. + +Elle se leva, belle, calme et grave comme une matrone antique. + +--Moi? dit-elle. Je me nomme Leonora Fonseca Pimentel; je suis âgée de +trente-deux ans. + +--Qu'avez-vous à dire pour votre défense? + +--Rien; mais j'ai beaucoup à dire pour mon accusation, puisque, +aujourd'hui, ce sont les héros que l'on accuse et les lâches que l'on +récompense. + +--Dites alors, puisqu'il vous plaît de vous accuser vous-même. + +--J'ai la première crié aux Napolitains: «Vous êtes libres!» j'ai publié +un journal dans lequel j'ai dévoilé les parjures, les lâchetés, les +crimes des tyrans; j'ai dit, sur le théâtre San-Carlo, l'_Hymne à la +Liberté_, de Monti; j'ai... + +--Assez, interrompit Speciale; vous continuerez votre panégyrique en +marchant à la potence. + +Leonora se rassit, calme, comme elle s'était levée. + +--A toi, l'homme à la guitare! dit Speciale, s'adressant à Velasco; car +on m'a dit que tu passais ton temps à jouer de la guitare dans ta +prison. + +--Est-ce un crime de lèse-majesté? + +--Non; et, si tu n'avais fait que cela, quoique ce soit le plaisir d'un +fainéant, tu ne serais point ici. Mais, puisque tu y es, fais-moi le +plaisir de nous dire tes noms, prénoms, âge, qualité. + +--Et s'il ne me plaît point de vous répondre? + +--Cela ne m'empêchera pas de t'envoyer à la mort. + +--Bon! dit Velasco, j'irai bien sans que tu m'y envoies. + +Et, d'un seul bond, d'un bond de jaguar, il sauta par-dessus l'estrade +et tomba au milieu du prétoire. Alors, sans qu'on eût le temps de +l'arrêter, sans que l'on pût même deviner son intention, il s'élança +vers la fenêtre en faisant tournoyer ses chaînes et en criant: + +--Place! place! + +Chacun s'écarta devant lui. Il bondit sur le rebord de la croisée, mais +n'y demeura qu'un instant. Toute la salle poussa un cri de terreur: il +venait de plonger dans le vide. Puis, presque aussitôt, on entendit la +chute d'un corps pesant qui s'écrasait sur le pavé. + +Velasco était allé, comme il l'avait dit, à la mort, sans que Speciale +l'y envoyât: il s'était brisé le crâne. + +Il se fit un instant de silence pénible dans cette salle si bruyante. +Juges, accusés, spectateurs frissonnaient. Luisa se jeta entre les bras +de son amant. + +--Faut-il lever la séance? demanda le président. + +--Pourquoi cela? dit Speciale. Vous l'eussiez condamné à mort: il s'est +donné la mort lui-même; justice est faite. Répondez, monsieur le +Français, continua-t-il en s'adressant à Salvato, et dites comment il se +fait que vous comparaissiez devant nous. + +--Je comparais devant vous, dit Salvato, parce que je suis, non pas +Français, mais Napolitain. Je me nomme Salvato Palmieri: j'ai vingt-six +ans; j'adore la liberté, je déteste la tyrannie. C'est moi que la reine +a voulu faire assassiner par son sbire Pasquale de Simone; c'est moi qui +ai eu l'audace, en me défendant contre six assassins, d'en tuer deux et +d'en blesser deux. J'ai mérité la mort: condamnez-moi. + +--Allons, dit Speciale, il ne faut pas refuser à ce digne patriote ce +qu'il demande: la mort! + +--La mort! répéta le tribunal. + +Luisa s'attendait à ce résultat, et cependant elle laissa échapper un +soupir qui ressemblait à un gémissement. + +Le moine bénédictin leva son capuchon et échangea un regard rapide avec +Salvato. + +--La! maintenant, dit Speciale, au tour de la signora, et ce sera fini. +Allons, quoique nous la sachions aussi bien que vous, contez-nous votre +petite affaire. Nom, prénoms, âge et qualité, et, ensuite, nous +passerons aux Backer. + +--Levez-vous, Luisa, et appuyez-vous à mon épaule, dit tout bas Salvato. + +Luisa se leva et prit le point d'appui qui lui était offert. + +En la voyant si jeune, si belle, si modeste, les spectateurs laissèrent +échapper un murmure d'admiration et de pitié. + +--Huissier, dit Speciale, faites faire silence. + +--Silence! cria l'huissier. + +--Parlez, dit Salvato. + +--Je me nomme Luisa Molina San-Felice, dit la jeune femme d'une voix +douce et tremblante; j'ai vingt-trois ans; je suis innocente du crime +dont on m'accuse, mais je ne demande pas mieux que de mourir. + +--Alors, dit Speciale, impatient des marques de sympathie que de tous +côtés on donnait à l'accusée; alors, vous prétendez que ce n'est pas +vous qui avez dénoncé les banquiers Backer? + +--Elle le prétend d'autant plus justement, dit Michele, que la personne +qui les a dénoncés, c'est moi; celui qui a été chez le général +Championnet, c'est moi; celui qui a donné le conseil d'interroger +Giovannina, c'est moi. Elle n'est pour rien dans tout cela, pauvre +petite soeur! Aussi, vous pouvez bien la renvoyer tranquillement, elle, +et lui demander des prières, comme à une sainte qu'elle est. + +--Tais-toi, Michele, tais-toi!... murmura Luisa. + +--Parle, au contraire, parle, Michele! dit Salvato. + +--Et je puis d'autant mieux parler, dit le lazzarone, qu'à cette heure +où je suis condamné, il ne m'en reviendra ni plus ni moins. Pendu pour +pendu, autant dire la vérité. Ce sont les mensonges qui étranglent les +honnêtes gens, et non la corde. Eh bien, je disais donc que la Madone du +pied de la Grotte, sa voisine, n'est pas plus pure qu'elle. Elle +revenait tout exprès de Paestum pour les prévenir, ces pauvres Backer, +quand elle les a rencontrés aux mains des soldats qui les conduisaient +au Château-Neuf; et, avant de mourir, le fils lui a écrit pour lui dire +qu'il savait bien que ce n'était point elle, mais que c'était moi qui +étais la cause de sa mort. Donne la lettre, petite soeur, donne-la! Ces +messieurs la liront; ils sont trop justes pour te condamner si tu es +innocente. + +--Je ne l'ai point, murmura la San-Felice: je ne sais ce que j'en ai +fait. + +--Je l'ai, moi, dit vivement Salvato; fouille dans cette poche, Luisa, +et donne-la. + +--Tu le veux, Salvato! murmura Luisa. + +Puis, plus bas encore. + +--Et s'il allaient faire grâce! + +--Plût au ciel! + +--Mais toi? + +--Mon père est là. + +Luisa prit la lettre dans la poche de Salvato et la tendit au juge. + +--Messieurs, dit Speciale, cette lettre fût-elle de la main de Backer, +vous ne lui accorderiez, je l'espère bien, que la confiance qu'elle +mérite. Vous savez que Backer fils était l'amant de cette femme. + +--L'amant? s'écria Salvato. Oh! misérable! ne touche pas cette +immaculée, même avec tes paroles! + +--Amoureux de moi, voulez-vous dire, monsieur? + +--Et amoureux jusqu'à la folie, car il n'y a qu'un fou qui puisse +confier à une femme le secret d'une conspiration. + +--Lisez la lettre, dit Salvato en se levant, et tout haut. + +--Oui, tout haut! tout haut! cria l'auditoire. + +Speciale fut donc forcé d'obéir à cette voix publique, et lut la lettre +que nous connaissons, et par laquelle André Backer, comme preuve de sa +confiance envers Luisa, et de sa conviction qu'elle n'était pour rien +dans la dénonciation du complot royaliste, donnait à la jeune femme la +mission de distribuer une somme de quatre cent mille ducats aux victimes +de la guerre civile. + +Les juges se regardèrent: il n'y avait pas moyen de condamner sur un +fait aussi complètement démenti, où la victime absolvait et où le +coupable se dénonçait lui-même. + +Cependant, l'ordre du roi était positif: il fallait condamner, et +condamner à mort. + +Mais Speciale n'était point homme à demeurer embarrassé pour si peu. + +--C'est bien, dit-il, le tribunal abandonne ce chef d'accusation. + +Un murmure favorable accueillit ces paroles. + +--Mais, continua Speciale, vous êtes accusée d'un autre crime, non moins +grave. + +--Lequel? demandèrent en même temps Luisa et Salvato. + +--Vous êtes accusée d'avoir donné asile à un homme qui venait à Naples +pour conspirer contre le gouvernement, de l'avoir gardé six semaines +chez vous, et de ne l'avoir laissé sortir que pour aller combattre les +troupes du roi légitime. + +Luisa, pour toute réponse, baissa la tête et regarda tendrement Salvato. + +--Ah bien, en voilà une bonne! dit Michele. Est-ce qu'elle pouvait le +laisser mourir à sa porte, sans secours? est-ce que la première loi de +l'Évangile n'est pas de secourir notre prochain? + +--Les traîtres, interrompit Speciale, ne sont le prochain de personne. + +Puis, comme il était pressé d'en finir avec cette affaire, à laquelle +plus qu'il n'eût voulu s'attachait l'intérêt public: + +--Ainsi, dit-il, vous avouez avoir reçu, caché, soigné un conspirateur, +qui n'est sorti de chez vous que pour aller rejoindre les Français et +les jacobins? + +--Je l'avoue, dit Luisa. + +--Cela suffit. C'est de la trahison, le crime est capital. A mort! + +--A mort! répéta sourdement le tribunal. + +Un long et douloureux murmure s'éleva de l'auditoire. Luisa San-Felice, +calme et la main sur son coeur, se tourna vers les spectateurs pour les +remercier; mais, tout à coup, elle s'arrêta, immobile et l'oeil fixe. + +--Qu'as-tu? lui demanda Salvato. + +--Là, là, vois-tu? dit-elle sans faire aucun geste et en se penchant en +avant. Lui! lui! lui! + +Salvato se pencha à son tour du côté que lui indiquait Luisa et vit un +homme de cinquante-cinq à soixante ans, vêtu de noir avec élégance, +portant la croix de Malte brodée sur son habit. Il s'avançait lentement +vers le tribunal, à travers la foule qui s'écartait devant lui. + +Il ouvrit la balustrade qui séparait le public de la junte, s'avança +jusqu'au milieu du prétoire, et, s'adressant aux juges, qui le +regardaient avec étonnement: + +--Vous venez de condamner cette femme à mort, dit-il; mais je viens vous +dire que votre jugement ne peut recevoir son exécution. + +--Et pourquoi cela? demanda Speciale. + +--Parce qu'elle est enceinte, répondit-il. + +--Et comment le savez-vous? + +--Je suis son mari, le chevalier San-Felice. + +Il y eut un cri de joie dans l'auditoire, un cri d'admiration sur +l'estrade des prévenus. Speciale pâlit en sentant que sa proie lui +échappait. Les juges, inquiets, se regardèrent. + +--Luciano! Luciano! murmura Luisa en tendant les mains vers le +chevalier, tandis que de grosses larmes d'attendrissement coulaient de +ses yeux. + +Le chevalier s'avança vers l'estrade: les soldats s'écartèrent +d'eux-mêmes. + +Il prit la main de sa femme et la baisa tendrement. + +--Ah! tu avais bien raison, Luisa, dit tout bas Salvato: cet homme est +un ange, et je suis honteux d'être si peu de chose près de lui. + +--Conduisez les condamnés à la Vicaria, dit Speciale; et, ajouta-il, +remmenez cette femme au Château-Neuf. + +La porte qui avait donné passage aux prévenus s'ouvrit pour laisser +sortir les condamnés; mais, avant de quitter l'estrade, Salvato eut +encore le temps d'échanger un dernier regard avec son père. + + + + + XCIII + + EN CHAPELLE + + +Selon l'ordre donné par Speciale, les condamnés furent conduits à la +Vicaria, et Luisa ramenée au Château-Neuf. + +Toutefois, les deux amants, trouvant dans les soldats plus de pitié que +dans les juges, eurent le loisir de se faire leurs adieux et d'échanger +un dernier baiser. + +Plein de confiance dans son père, Salvato affirma, à son amie qu'il +avait bonne espérance, et que, cette espérance, il ne la perdrait même +pas au pied de l'échafaud. + +Luisa ne répondait que par ses larmes. + +Enfin, à la porte, il fallut se séparer. + +Les condamnés prirent par la calata Trinita-Maggiore, par la strada +Trinita et par le vico Stoto; après quoi, la rue des Tribunaux les +conduisit tout droit à la Vicaria. + +Luisa, au contraire, redescendit la strada Monte-Oliveto, la strada +Medina et rentra au Château-Neuf, où, en vertu d'une recommandation du +prince François, apportée par un homme inconnu, elle fut enfermée dans +une chambre particulière. + +Nous n'essayerons pas de peindre la situation dans laquelle on la +laissa: c'est à nos lecteurs de s'en faire une idée. + +Quant aux condamnés, ils s'acheminaient, comme nous l'avons dit, vers la +Vicaria, jusqu'à la porte de laquelle leur firent cortége ceux qui +avaient assisté à la séance du jugement. + +Il faut en excepter, cependant le chevalier San-Felice et le moine, qui +s'étaient rapprochés l'un de l'autre, courant ensemble, au premier angle +de la strada della Guercia, c'est-à-dire à l'angle du vico du même nom. + +La porte de la Vicaria était constamment ouverte; elle recevait du +tribunal les condamnés, les gardait douze, quatorze, quinze heures, puis +les rejetait à l'échafaud. + +La cour était pleine de soldats. Le soir, on étendait pour eux des +matelas sous les arcades, et ils y couchaient, enveloppés dans leur +capote ou dans leur manteau. D'ailleurs, on était aux jours les plus +chauds de l'année. + +Les condamnés rentrèrent vers deux heures du matin, et furent conduits +directement en chapelle. + +Ils étaient évidemment attendus: la chambre où se trouvait l'autel était +éclairée avec des cierges; l'autre, avec une lampe suspendue au plafond. + +A terre étaient six matelas. + +Une escouade de geôliers attendaient dans cette chambre. + +Les soldats s'arrêtèrent sur la porte, prêts à faire feu si, au moment +où l'on ôterait les chaînes aux condamnés, quelque rébellion se +manifestait parmi eux. + +Ce n'était point à craindre. Arrivé à ce point, chacun d'eux se sentait +non-seulement sous le regard curieux des contemporains, mais encore sous +le regard impartial de la postérité, et nul n'était assez ennemi de sa +renommée pour obscurcir, par quelque imprudente colère, la sérénité de +sa mort. + +Ils se laissèrent donc, avec la même tranquillité que s'il s'agissait +d'autres qu'eux, détacher les chaînes qui leur liaient les mains et +mettre aux pieds celles qui les scellaient au parquet. + +L'anneau était assez près du lit et la chaîne assez longue pour que le +condamné pût se coucher. + +Levé, il ne pouvait pas s'écarter du lit de plus d'un pas. + +En dix minutes, la double opération fut faite: les geôliers se +retirèrent les premiers, les soldats ensuite. + +Puis la porte, avec ses triples verrous et ses doubles barres, se +referma sur eux. + +--Mes amis, dit Cirillo, dès que le dernier grincement des portes fut +éteint, laissez-moi, comme médecin, vous donner un conseil. + +--Ah! pardieu! dit en riant le comte de Ruvo, il sera le bienvenu, +attendu que je me sens bien malade; si malade, que je ne passerai pas +trois heures de l'après-midi. + +--Aussi, mon cher comte, répliqua Cirillo, ai-je dit un conseil et non +pas une ordonnance. + +--Oh! alors, je retire mon observation: prenons que je n'ai rien dit. + +--Je parie, fit à son tour Salvato, que je devine le conseil que vous +alliez nous donner, mon cher Hippocrate: vous alliez nous conseiller de +dormir, n'est-ce pas? + +--Justement: le sommeil, c'est la force, et, quoique nous soyons hommes, +l'heure venue, nous aurons besoin de notre force, et de toute notre +force. + +--Comment, mon cher Cirillo, dit Manthonnet, vous qui êtes un homme de +précaution, comment ne vous êtes-vous pas, dans la prévision de cette +heure, prémuni d'une certaine poudre ou d'une liqueur quelconque qui +nous dispense de danser au bout d'une corde, en face de ces imbéciles de +lazzaroni, la gigue ridicule dont nous sommes menacés! + +--J'y ai pensé; mais, égoïste que je suis, ne me doutant pas que nous +dussions mourir de compagnie, je n'y ai pensé que pour moi seul. Cette +bague, comme celle d'Annibal, renferme la mort de celui qui la porte. + +--Ah! dit Caraffa, je comprends maintenant pourquoi vous nous conseillez +de dormir: vous vous seriez endormi avec nous, mais vous ne vous seriez +pas réveillé. + +--Tu te trompes, Hector. Je suis parfaitement décidé à mourir comme vous +et avec vous, et, s'il y a quelqu'un qui ait mal dormi et qui, au moment +de faire le grand voyage, se sente quelque faiblesse, cette bague est à +lui. + +--Diable! fit Michele, c'est tentant. + +--La veux-tu, pauvre enfant du peuple, qui n'as pas comme nous, pour +t'aider à mourir, la ressource de la science et de la philosophie? +demanda Cirillo. + +--Merci, merci, docteur! dit Michele; ce serait du poison perdu. + +--Pourquoi cela? + +--Mais parce que la vieille Nanno m'a prédit que je serais pendu, et que +rien ne peut m'empêcher d'être pendu. Faites donc votre cadeau à +quelqu'un qui soit libre de mourir à sa façon. + +--J'accepte, docteur, dit la Pimentel; j'espère ne pas m'en servir; mais +je suis femme, et, au moment suprême, je puis avoir un moment de +faiblesse. Si ce malheur m'arrive, vous me pardonnerez, n'est-ce pas? + +--La voici; mais vous avez tort de douter de vous-même, dit Cirillo: je +réponds de vous. + +--N'importe! fit Éléonor en tendant la main, donnez toujours. + +Le matelas du docteur était trop éloigné de celui d'Éléonor Pimentel +pour que Cirillo passât l'anneau de la main à la main; mais il le donna +au prisonnier le plus proche de lui, qui le fit passer à son voisin, +lequel le remit à Éléonor. + +--On dit, fit celle-ci, que, lorsqu'on apporta à Cléopâtre l'aspic +couché dans un panier de figues, elle commença par caresser le reptile +en disant: «Sois la bienvenue, hideuse petite bête! tu me sembles belle, +à moi, car tu es la liberté.» Toi aussi, tu es la liberté, ô bague +précieuse, et je te baise comme une soeur. + +Salvato, ainsi qu'on l'a vu, n'avait point pris part à la conversation. +Il se tenait assis sur son lit, les coudes posés sur ses genoux, sa tête +dans ses mains. + +Hector Caraffa le regardait avec inquiétude. De son matelas, il pouvait +atteindre jusqu'à lui. + +--Dors-tu ou rêves-tu? demanda-t-il. + +Salvato tira de ses mains sa tête parfaitement calme, et qui n'était +triste que parce que la tristesse était le caractère de cette +physionomie. + +--Non, dit-il, je réfléchis. + +--A quoi? + +--A un cas de conscience. + +--Ah! dit en riant Manthonnet, quel malheur que le cardinal Ruffo ne +soit pas là! + +--Ce n'est pas à lui que je m'adresserais; car, ce cas de conscience, +vous seul pouvez le résoudre. + +--Ah! pardieu! s'écria Hector Caraffa, je ne me doutais point que l'on +m'enfermât ici pour faire partie d'un concile. + +--Cirillo, notre maître en philosophie, en science, en honneur surtout, +a dit tout à l'heure: «J'ai du poison, mais je n'en ai que pour moi +seul; donc, je ne m'en servirai pas.» + +--Le voulez-vous? dit vivement Éléonor. Je ne serais pas fâchée de vous +le rendre, il me brûle les mains. + +--Non, merci; c'est une simple question qu'il me reste à vous poser. +Vous ne voulez pas mourir seul, mon cher Cirillo, d'une mort douce et +tranquille, tandis que vos compagnons mourraient d'une mort cruelle et +infamante? + +--C'est vrai. Condamné en même temps qu'eux, il m'a semblé que je devais +mourir avec eux et comme eux. + +--Maintenant, si, au lieu de la possibilité de mourir, vous aviez la +certitude de vivre? + +--J'eusse refusé la vie par les mêmes raisons qui m'ont fait repousser +la mort. + +--Vous pensez tous comme Cirillo? + +--Tous, répondirent d'une seule voix les quatre hommes. + +Éléonor Pimentel écoutait avec une avidité croissante. + +--Mais, continua Salvato, si votre salut pouvait amener le salut d'un +autre, d'un être faible et innocent, qui, pour se soustraire à la mort, +ne compte que sur vous, n'espère qu'en vous, et qui mourrait sans vous? + +--Oh! alors, s'écria vivement Éléonor Pimentel, ce serait notre devoir +d'accepter. + +--Vous parlez en femme, Éléonor. + +--Et nous parlons en hommes, nous, reprit Cirillo, et, comme elle, nous +vous disons: «Salvato, ce serait notre devoir d'accepter.» + +--C'est votre avis, Ruvo? demanda le jeune homme. + +--Oui. + +--C'est votre avis, Manthonnet? + +--Oui. + +--C'est votre avis, Michele? + +--Oh! oui, cent fois oui! + +Et, se penchant du côté de Salvato: + +--Au nom de la Madone, monsieur Salvato, sauvez-vous et sauvez-la! Ah! +si je pouvais être sûr qu'elle ne mourra point, j'irais à la potence en +dansant, et je crierais: «Vive la Madone!» la corde au cou. + +--C'est bien, dit Salvato, je sais ce que je voulais savoir; merci. + +Et tout rentra dans le silence. + +La lampe seule, qui avait épuisé son huile, pétilla un instant, jeta de +petits éclairs, et lentement s'éteignit. + +Bientôt une lueur grisâtre, annonçant le jour qui devait être le dernier +jour des condamnés, transparut tristement à travers les barreaux. + +--Voilà l'emblème de la mort: la lampe s'éteint, la nuit se fait, puis +vient le crépuscule. + +--Êtes-vous bien sûr du crépuscule? demanda Cirillo. + +A huit heures du matin, ceux des condamnés qui dormaient furent éveillés +par le bruit que fit, en s'ouvrant, la porte de la première chambre, +c'est-à-dire celle où était l'autel. + +Les geôliers entrèrent dans la chambre des condamnés, et leur chef dit à +haute voix: + +--La messe des morts! + +--A quoi bon la messe? dit Manthonnet. Croit-on que nous ne sachions pas +bien mourir sans cela? + +--Nos bourreaux veulent mettre le bon Dieu de leur côté, répondit Ettore +Caraffa. + +--Je ne vois nulle part que la messe soit instituée par l'Évangile, fit, +à son tour, Cirillo, et l'Évangile est ma seule foi. + +--C'est bien, dit la même voix impérative: ne détachez que ceux qui +voudront assister à l'office divin. + +--Détachez-moi, dit Salvato. + +Éléonor Pimentel et Michele firent la même demande. + +On les détacha tous trois. + +Ils passèrent dans la chambre à côté. Le prêtre était à l'autel: des +soldats gardaient la porte, et l'on voyait briller dans le corridor les +baïonnettes indiquant que le détachement était nombreux et que, par +conséquent, les précautions étaient prises. + +Salvato ne s'était fait détacher que pour ne pas laisser échapper une +occasion de se mettre en communication avec son père ou les agents de +son père qui auraient entrepris de le sauver. + +Éléonor avait demandé à entendre la messe parce que, femme et poëte, son +esprit la portait à participer au mystère divin. + +Michele, parce que, Napolitain et Lazzarone, il était convaincu que, +sans messe, il n'y avait pas de bonne mort. + +Salvato se tint debout, près de la porte de communication des deux +chambres; mais il eut beau interroger des yeux les assistants et plonger +son regard dans le corridor, il ne vit rien qui pût lui faire soupçonner +que l'on s'occupât de son salut. + +Éléonor prit une chaise et s'inclina, appuyée sur le dossier. + +Michele s'agenouilla sur les marches mêmes de l'autel. + +Michele représentait la foi absolue; Éléonor, l'espérance; Salvato, le +doute. + +Salvato écouta la messe avec distraction; Éléonor avec recueillement; +Michele avec extase. + +Il n'avait été que quatre mois patriote et colonel, il avait été toute +sa vie lazzarone. + +La messe finie, le prêtre demanda: + +--Qui veut communier? + +--Moi! s'écria Michele. + +Éléonor s'inclina sans répondre; Salvato secoua la tête en signe de +dénégation. + +Michele s'approcha du prêtre, se confessa à voix basse et communia. + +Puis tous trois furent réintégrés dans la seconde chambre, où on leur +apporta à déjeuner, ainsi qu'à leurs compagnons. + +--Pour quelle heure? demanda, Cirillo aux geôliers qui apportaient le +repas. + +L'un d'eux s'approcha de lui. + +--Je crois que c'est pour quatre heures, monsieur Cirillo, lui dit-il. + +--Ah! lui dit le docteur, tu me reconnais? + +--Vous avez, l'année dernière, guéri ma femme d'une fluxion de poitrine! + +--Et elle va bien depuis ce temps? + +--Oui, Excellence. + +Puis, à voix basse: + +--Je vous souhaiterais, ajouta-t-il en poussant un soupir, d'aussi longs +jours que ceux qu'elle a probablement à vivre. + +--Mon ami, lui répondit Cirillo, les jours de l'homme sont comptés; +seulement, Dieu est moins sévère que Sa Majesté le roi Ferdinand: Dieu, +parfois, fait grâce; le roi Ferdinand, jamais! Tu dis que c'est pour +quatre heures? + +--Je le crois, répondit le geôlier; mais, comme vous êtes beaucoup, ça +avancera, peut-être d'une heure, afin qu'on ait le temps. + +Cirillo tira sa montre. + +--Dix heures et demie, dit-il. + +Puis, comme il allait la remettre à son gousset: + +--Bon! dit-il, j'allais oublier de la remonter. Ce n'est point une +raison qu'elle s'arrête parce que je m'arrêterai. + +Et il remonta tranquillement sa montre. + +--Y a-t-il quelques-uns des condamnés qui désirent recevoir les secours +de la religion? demanda le prêtre en apparaissant sur le seuil de la +porte. + +--Non, répondirent d'une seule voix Cirillo, Ettore Caraffa et +Manthonnet. + +--Comme vous voudrez, répondit le prêtre; c'est une affaire entre Dieu +et vous. + +--Je crois, mon père, répondit Cirillo qu'il serait plus juste de dire +entre Dieu et le roi Ferdinand. + + + + + XCIV + + LA PORTE SANT'AGOSTINO-ALLA-ZECCA + + +Vers trois heures et demie, les condamnés entendirent s'ouvrir la porte +extérieure du cabinet des _bianchi_, dont ils étaient séparés par une +forte cloison et par une porte garnie de bandes de fer, de cadenas et de +verrous; puis, un bruit de pas et le chuchotement de plusieurs voix. + +Cirillo tira sa montre. + +--Trois heures et demie, dit-il: mon brave homme de geôlier ne s'est pas +trompé. + +--Michele! dit Salvato au lazzarone, qui, depuis qu'il avait communié, +se tenait absorbé dans sa prière. + +Michele tressaillit, et, sur un signe de Salvato, s'approcha de lui +autant que le permettait la longueur de sa chaîne. + +--Excellence? demanda-t-il. + +--Tâche de ne pas t'éloigner de moi, et, s'il arrive quelque événement +inattendu, profites-en. + +Michele secoua la tête. + +--Oh! Excellence, murmura-t-il, Nanno a dit que je serais pendu, je dois +être pendu; cela ne peut se passer autrement. + +--Bah! qui sait? dit Salvato. + +On entendit s'ouvrir la porte opposée à celle qui donnait dans le +cabinet des _bianchi_, c'est-à-dire celle de la chapelle, et un homme +parut sur le seuil de la chambre des condamnés, tandis que le bruit des +crosses de fusil que les soldats posaient à terre arrivait jusqu'à eux. + +Il n'y avait point à se tromper à l'aspect de cet homme: c'était le +bourreau. + +Il compta les patients. + +--Six ducats de prime seulement! murmura-t-il avec un soupir. Et quand +je songe que, de ce seul coup, soixante ducats me devaient revenir... +Enfin, n'y pensons plus! + +Le procureur fiscal Guidobaldi entra, précédé d'un huissier tenant +l'arrêt de la junte. + +--Détachez les condamnés, dit le procureur fiscal. + +Les geôliers obéirent. + +--A genoux pour entendre votre arrêt! dit Guidobaldi. + +--Avec votre permission, monsieur le procureur fiscal, dit Hector +Caraffa, nous aimerions mieux l'entendre debout. + +Le ton de raillerie avec lequel étaient prononcées ces paroles fit +grincer les dents du juge. + +--A genoux, debout, assis, peu importe de quelle façon vous l'entendrez, +pourvu que vous l'entendiez et que l'arrêt s'exécute! Greffier, lisez +l'arrêt. + +L'arrêt condamnait Dominique Cirillo, Gabriel Manthonnet, Salvato +Palmieri, Michele il Pazzo et Leonora Pimentel à être pendus, et Hector +Caraffa à avoir la tête tranchée. + +--C'est bien cela, dit Hector, et il n'y a rien à reprendre au jugement. + +--Alors, dit en raillant Guidobaldi, on peut l'exécuter? + +--Quand vous voudrez. Je suis prêt pour mon compte, et je présume que +mes amis sont prêts comme moi. + +--Oui, répondirent les condamnés d'une seule voix. + +--Je dois cependant te dire une chose, à toi, Dominique Cirillo, dit +Guidobaldi avec un effort qui prouvait ce que cette chose lui coûtait à +dire. + +--Laquelle? demanda Cirillo. + +--Demande ta grâce au roi, et peut-être, comme tu as été son médecin, te +l'accordera-t-il. En tout cas, cette demande faite, j'ai ordre +d'accorder un sursis. + +Tous les regards se fixèrent sur Cirillo. + +Mais lui, avec sa voix douce, avec son visage calme, avec ses lèvres +souriantes, répondit: + +--C'est inutilement qu'on cherche à flétrir ma réputation par une +bassesse. Je refuse d'entrer dans cette honteuse voie de salut qui m'est +offerte. J'ai été condamné avec des amis qui me sont chers; je veux +mourir avec eux. J'attends mon repos de la mort, et je ne ferai rien +pour la fuir et pour demeurer une heure de plus dans un monde où règnent +l'adultère, le parjure et la perversité. + +Léonor saisit la main de Cirillo, et, après l'avoir baisée, brisa sur le +plancher le flacon d'opium qu'elle avait reçu de lui. + +--Qu'est-ce que cela? demanda Guidobaldi en voyant la liqueur se +répandre sur les dalles. + +--Un poison qui, en dix minutes, m'eût mise hors de tes atteintes, +misérable! répondit-elle. + +--Et pourquoi renonces-tu à ce poison? + +--Parce que ce serait, il me semble, une lâcheté, du moment que Cirillo +ne veut pas nous abandonner, d'abandonner Cirillo. + +--Bien, ma fille! s'écria Cirillo. Je ne dirai pas: «Tu es digne de +moi!» je dirai: «Tu es digne de toi-même!» + +Léonor sourit, et, l'oeil au ciel, la main étendue, le sourire à la +bouche: + + _Forsan hæc olim meminisse juvabit!_ + +dit-elle. + +--Voyons, dit Guidobaldi impatienté, est-ce fini, et personne n'a-t-il +plus rien à demander? + +--Personne n'a rien demandé, d'abord, dit le comte de Ruvo. + +--Et personne ne demandera rien, dit Manthonnet, si ce n'est que nous +finissions cette comédie de fausse clémence le plus tôt possible. + +--Geôlier, ouvrez la porte aux _bianchi_, dit le procureur fiscal. + +La porte du cabinet s'ouvrit, et les _bianchi_ parurent, revêtus de leur +longues robes blanches. + +Ils étaient douze, deux par chaque condamné. + +La porte du cabinet se referma derrière eux. + +Un pénitent s'approcha de Salvato, lui prit la main, et fit, en la +prenant, le signe maçonnique. + +Salvato lui rendit le même signe, sans que son visage trahit la moindre +émotion. + +--Vous êtes prêt? demanda le pénitent. + +--Oui, répondit Salvato. + +La réponse ayant un double sens, personne ne la remarqua. + +Quant à Salvato, il ne reconnaissait pas la voix; mais le signe +maçonnique lui apprenait qu'il avait affaire à un ami. + +Il échangea un regard avec Michele. + +--Rappelle-toi ce que je t'ai dit, Michele, fit Salvato. + +--Oui, Excellence, répondit le lazzarone. + +--Lequel de vous s'appelle Michele? demanda un pénitent. + +--Moi, dit vivement Michele croyant qu'il allait apprendre quelque bonne +nouvelle. + +Le pénitent s'approcha de lui. + +--Vous avez une mère? lui demanda-t-il. + +--Oui, répondit Michele avec un soupir, et c'est le plus fort de ma +peine, pauvre femme! Mais comment savez-vous cela? + +--Une pauvre vieille m'a arrêté au moment où j'entrais à la Vicaria. + +»--Excellence, m'a-t-elle dit, j'ai une prière à vous faire. + +»--Laquelle? ai-je demandé. + +»--Je voudrais savoir si vous faites partie des pénitents qui conduisent +les condamnés à l'échafaud. + +»--Oui. + +»--Eh bien, l'un d'eux s'appelle Michele Marino; mais il est plus connu +sous le nom de Michele il Pazzo. + +»--N'est-ce pas, lui ai-je demandé, celui qui a été colonel sous la +soi-disant République? + +»--Oui, le malheureux enfant, répondit-elle, c'est bien lui! + +»--Eh bien, après? + +»--Eh bien, comme un brave chrétien que vous êtes, vous l'avertirez de +tourner, en sortant de la Vicaria, la tête à gauche; je serai sur la +pierre des Banqueroutiers pour le voir une dernière fois et lui donner +ma bénédiction.» + +--Merci, Excellence, dit Michele. C'est un fait que la pauvre chère +femme m'aime de tout son coeur. Je lui ai bien fait de la peine toute ma +vie; mais, aujourd'hui, c'est la dernière que je lui ferai! + +Puis, en essuyant une larme: + +--Voulez-vous me faire l'honneur de m'assister? demanda-t-il au +pénitent. + +--Volontiers, répondit celui-ci. + +--Allons, Michele, dit Salvato, ne nous faisons pas attendre. + +--Me voilà, monsieur Salvato, me voilà! + +Et Michele se mit à la suite de Salvato. + +Les condamnés sortirent de la salle où ils avaient été mis en chapelle, +traversèrent la chambre où la messe leur avait été dite, et commencèrent +d'entrer dans le corridor, le bourreau en tête. + +Ils marchaient dans la disposition qui, sans doute, était celle dans +laquelle ils devaient être exécutés: + +Cirillo d'abord, puis Manthonnet, puis Michele, puis Éléonor Pimentel, +puis Ettore Caraffa. + +Chacun des condamnés marchait entre deux _bianchi_. + +A la porte de la prison donnant dans la cour s'étendait une double file +de soldats, allant de cette première porte à la seconde, qui débouchait +sur la place de la Vicaria. + +Cette place était encombrée de peuple. + +A l'aspect des condamnés, une formidable rumeur s'éleva de la foule: + +--A mort, les jacobins! à mort! + +Il était évident que, sans la double file de soldats qui les protégeait, +ils n'eussent point fait cinq pas dans la rue sans être mis en pièces. + +Des couteaux brillaient dans toutes les mains, des menaces dans tous les +yeux. + +--Appuyez-vous sur mon épaule, dit à Salvato le pénitent qui marchait à +sa droite et qui s'était fait connaître à lui pour maçon. + +--Croyez-vous donc que j'aie besoin d'être soutenu? lui demanda en +souriant Salvato. + +--Non; mais j'ai des instructions à vous donner. + +On avait fait une quinzaine de pas hors de la Vicaria, et l'on se +trouvait en face de la colonne qui surmonte la pierre dite des +Banqueroutiers, parce que c'était en s'asseyant, le derrière nu, sur +cette pierre que les banqueroutiers du moyen âge se déclaraient en +faillite. + +--Halte! dit le pénitent qui était à la gauche de Michele. + +Dans ces sortes de marches funèbres, les pénitents jouissent d'une +autorité que personne ne songe à leur contester. + +Maître Donato s'arrêta le premier, et, derrière lui, s'arrêtèrent +pénitents, soldats, condamnés. + +--Jeune homme, dit à Michele le pénitent qui avait crié: «Halte!» fais +tes adieux à ta mère! Femme, ajouta-t-il-en s'adressant à la vieille, +donne la dernière bénédiction à ton fils! + +La vieille descendit de la pierre sur laquelle elle était montée, et +Michele se jeta dans ses bras. + +Pendant quelques secondes, ni l'un ni l'autre ne purent parler. + +Le pénitent qui était à la droite de Salvato en profita pour lui dire: + +--Dans le vico Sant'Agostino-alla-Zecca, au moment où nous arriverons en +face de l'église, il y aura un tumulte. Montez sur les marches de +l'église et appuyez-vous contre la porte en la frappant du talon. + +--Le pénitent qui est à ma gauche est-il des nôtres? + +--Non. Faites semblant de vous occuper de Michele. + +Salvato se retourna vers le groupe que formaient Michele et sa mère. + +Michele venait de relever la tête et regardait autour de lui. + +--Et elle, demanda-t-il, elle n'est pas avec vous? + +--Qui, elle? + +--Assunta. + +--Ses frères et son père l'ont enfermée au couvent de l'Annonciata, où +elle pleure et se désespère, et ils ont juré que, s'ils pouvaient +t'arracher aux mains des soldats, le bourreau n'aurait pas le plaisir de +te pendre, attendu qu'ils auraient celui de te mettre en pièces. +Giovanni a même ajouté: «Ça me coûtera un ducat, mais n'importe!» + +--Ma mère, vous lui direz que je lui en voulais de m'avoir abandonné, +mais qu'à cette heure, où je sais qu'il n'y a pas de sa faute, je lui +pardonne. + +--Allons, dit le pénitent, il faut se quitter. + +Michele se mit à genoux devant sa mère, qui lui posa les deux mains sur +la tête et le bénit mentalement; car la pauvre femme, étouffée par les +sanglots, ne pouvait plus proférer une seule parole. + +Le pénitent prit la vieille femme par-dessous les bras et l'assit sur la +pierre, où elle resta comme une masse inerte, la tête appuyée sur ses +deux genoux. + +--Marchons, dit Michele. + +Et, de lui-même, il reprit son rang. + +Le pauvre garçon n'était ni un esprit fort comme Ruvo, ni un philosophe +comme Cirillo, ni un coeur de bronze comme Manthonnet, ni un poëte comme +Pimentel: c'était un enfant du peuple, accessible à tous les sentiments +et ne sachant ni les réprimer ni les cacher. + +Il marchait la jambe ferme, la tête droite, mais les joues humides de +larmes. + +On suivit un instant la strada dei Tribunali; puis on prit à gauche le +vico delle Lite; on traversa la rue Forcella, et l'on entra dans le vico +Sant'Agostino-alla-Zecca. + +Un homme se tenait à l'entrée de cette rue avec une charrette attelée de +deux buffles. + +Il sembla à Salvato que le pénitent qui était à sa droite avait échangé +un signe avec le charretier. + +--Tenez-vous prêt. + +--A quoi? + +--A ce que je vous ai dit. + +Salvato se retourna et vit que l'homme aux buffles suivait le cortège +avec sa charrette. + +Un peu en avant de l'estrade del Pendino, la rue était barrée par une +voiture de bois dont l'essieu était cassé. + +L'homme dételait ses chevaux, afin de décharger la voiture. + +Cinq ou six soldats se portèrent en avant en criant: «Place! place!» et +en essayant, en effet, de débarrasser la rue. + +On était en face de l'église de Sant'Agostino-alla-Zecca. + +Tout à coup, des mugissements horribles se firent entendre, et, comme +s'ils étaient atteints de folie, les buffles, les yeux sanglants, la +langue pendante, soufflant le feu par les naseaux, traînant après eux la +charrette avec un bruit pareil à celui du tonnerre, se ruèrent sur le +cortège, foulant aux pieds, écrasant contre les maisons le peuple dont +la rue était encombrée et l'arrière-garde des soldats, qui voulaient +vainement les arrêter de leurs baïonnettes. + +Salvato comprit que c'était le moment. Il écarta du coude le second +pénitent qui était à sa gauche, renversa le soldat qui faisait la file à +sa hauteur, et en criant: «Gare les buffles!» et, comme s'il cherchait +seulement à fuir le danger, il bondit sur les marches de l'église, et +s'appuya à la porte, qu'il frappa du talon. + +La porte s'ouvrit, comme, dans une féerie bien machinée, s'ouvre une +trappe anglaise, et, avant que l'on eût eu le temps de voir par où il +avait disparu, elle se referma sur lui. + +Michele avait voulu suivre Salvato; mais un bras de fer l'avait arrêté. +C'était celui du vieux pêcheur Basso Tomeo, le père d'Assunta. + + + + + XCV + + COMMENT ON MOURAIT À NAPLES EN 1799 + + +Quatre hommes armés jusqu'aux dents attendaient Salvato dans l'intérieur +de l'église. + +L'un d'eux lui ouvrit les bras. Salvato se jeta sur son coeur en criant: + +--Mon père! + +--Et maintenant, dit celui-ci, pas un instant à perdre! Viens! viens! + +--Mais fit Salvato résistant, ne pouvons-nous pas sauver mes compagnons? + +--N'y songeons même pas, dit Joseph Palmieri, ne songeons qu'à Luisa. + +--Ah! oui, s'écria Salvato. Luisa! sauvons Luisa! + +D'ailleurs, Salvato eût voulu résister, que la chose lui eût été +impossible: au bruit des crosses de fusil contre la porte de l'église, +Joseph Palmieri entraînait, avec la force d'un géant, son fils vers la +sortie qui donne dans la rue des Chiarettieri-al-Pendino. + +A cette sortie, quatre chevaux tout sellés, ayant chacun une carabine à +l'arçon, attendaient leurs cavaliers, guidés par deux paysans des +Abruzzes. + +--Voici mon cheval, dit Joseph Palmieri en sautant en selle; et voilà le +tien, ajouta-t-il en montrant un second cheval à son fils. + +Salvato était, lui aussi, en selle avant que son père eût achevé la +phrase. + +--Suis-moi! lui cria Joseph. + +Et il s'élança le premier par le largo del Elmo, par le vico Grande, par +la strada Egiziaca à Forcella. + +Salvato le suivit; les deux autres hommes galopèrent derrière Salvato. + +Cinq minutes après, ils sortaient de Naples par la porte de Nola, +prenaient la route de Saint-Corme, se jetaient à gauche par un sentier à +travers les marais, gagnaient au-dessus de Capodichino la route de +Casoria, laissaient Sant'Antonio à leur gauche, Acerra à leur droite, +et, distançant, grâce à l'excellence de leurs chevaux, les deux hommes +qui leur servaient d'escorte, ils s'enfonçaient dans la vallée des +Fourches-Caudines. + +Maintenant, pour ceux de nos lecteurs qui veulent l'explication de tout, +nous donnerons cette explication en deux mots. + +Joseph Palmieri, dans un court voyage qu'il avait fait à Molise, avait +trouvé une douzaine d'hommes dévoués, qu'il avait ramenés avec lui à +Naples. + +Un de ses anciens amis, agrégé à la corporation des _bianchi_, s'était +chargé, sous le prétexte d'assister Salvato comme pénitent, de faire +savoir au condamné ce qui se tramait pour son salut. + +Un des paysans de Joseph Palmieri avait barré la rue avec une charrette +de bois. + +L'autre attendait le passage du cortége avec une charrette attelée de +deux buffles, tenant presque toute la largeur de la rue. + +Le cortége, passé, le paysan avait laissé tomber dans l'oreille de +chacun du ses buffles un morceau d'amadou allumé. + +Les buffles étaient entrés en fureur et s'étaient élancés en mugissant +dans la rue, renversant tout ce qu'ils rencontraient devant eux. + +De là le désordre dont Salvato avait profité. + +Ce désordre ne s'était point calmé à la disparition de Salvato. + +Nous avons dit que Michele avait été tenté de suivre celui-ci, mais +avait été arrêté par le vieux pêcheur Basso Tomeo, qui avait juré de le +disputer au bourreau. + +Et, en effet, une lutte s'était établie non-seulement entre les +lazzaroni, qui voulaient mettre Michele en pièces, attendu qu'il avait +déshonoré leur respectable corps en portant l'uniforme français, mais +encore entre eux et Michele, qui, à tout prendre, aimait encore mieux +être pendu que mis en pièces. + +Les soldats de l'escorte étaient venus en aide à Michele et étaient +parvenus à le tirer des mains de ses anciens camarades, mais dans un +déplorable état. + +Les lazzaroni ont la main leste, et il avaient eu le temps d'allonger à +Michele deux ou trois coups de couteau. + +Il en résulta que, comme le pauvre diable ne pouvait plus marcher, on +s'empara de la charrette qui barrait la rue pour lui faire faire le +reste du chemin. + +Quant à Salvato, on s'était bien aperçu de sa fuite, puisque cette fuite +avait été hâtée par les coups de crosse de fusil donnés par les soldats +dans la porte de l'église; mais cette porte était trop solide pour être +enfoncée: il fallait faire le tour de l'église et même de la rue par la +strada del Pendino. On le fit, mais cela dura un quart d'heure, et, +quand on arriva à la sortie de l'église, Salvato était hors de Naples, +et, par conséquent, hors de danger. + +Aucun des autres condamnés n'avait fait le moindre mouvement pour fuir. + +Salvato disparu, Michele couché dans sa charrette, le cortége funèbre +reprit donc sa marche vers le lieu de l'exécution, c'est-à-dire vers la +place du Vieux-Marché. + +Mais, pour donner plus grande satisfaction au peuple, on lui fit faire +un grand détour par la rue Francesca, de manière à le faire déboucher +sur le quai. + +Les lazzaroni avaient reconnu Éléonor Pimentel, et, en dansant aux deux +côtés du cortége, qu'ils accompagnaient avec des huées et des gestes +obscènes, ils chantaient: + + La signora Dianora, + Che cantava neoppa lo triato, + Mo alballa muzzo a lo mercato. + + Viva, viva lo papa santo, + Che a marmato i cannoncini, + Per dustruggere i giacobini! + + Viva la força e maestro Donato! + Sant'Antonio sia lodato! + +Ce qui voulait dire: + + La signora Dianora, + Qui chantait sur le théâtre, + Maintenant danse au milieu du marché. + + Vive, vive le saint pape, + Qui a envoyé de petits canons + Pour détruire les jacobins! + + Vive la potence et maître Donato! + Et que saint Antoine soit loué! + +Ce fut au milieu de ces cris, de ces huées, de ces bouffonneries, de ces +insultes, que les condamnés débouchèrent sur le quai, suivirent la +strada Nuova, et atteignirent la rue des Soupirs-de-l'Abîme, d'où ils +aperçurent les instruments du supplice, dressés au centre du +Vieux-Marché. + +Il y avait six gibets et un échafaud. + +Un des gibets s'élevait au-dessus des autres à la hauteur de dix pieds. + +Une pensée obscène l'avait fait dresser pour Éléonor Pimentel. + +Comme on le voit, le roi de Naples était plein d'attention pour ses bons +lazzaroni. + +Au coin du vico della Conciaria, un homme, hideux de mutilation, avec +une balafre lui fendant le visage en deux et lui crevant un oeil, avec +une main dont les doigts étaient coupés, avec une jambe de bois par +laquelle il avait remplacé sa jambe brisée, attendait le cortége, +au-devant duquel sa faiblesse ne lui avait pas permis d'aller. + +C'était le beccaïo. + +Il avait appris le jugement et la condamnation de Salvato et avait fait +un effort, tout mal guéri qu'il était, pour avoir le plaisir de le voir +pendre. + +--Où est-il, le jacobin? où est-il, le misérable? où est-il, le brigand? +s'écria-t-il en essayant de franchir la haie des soldats. + +Michele reconnut sa voix, et, tout mourant qu'il était, il se souleva +dans sa charrette, et, avec un éclat de rire: + +--Si c'est pour voir pendre le général Salvato que tu t'es dérangé, +beccaïo, tu as perdu ta peine: il est sauvé! + +--Sauvé? s'écria le beccaïo; sauvé? Impossible! + +--Demande plutôt à ces messieurs, et vois la longue mine qu'ils font. +Mais il y a encore une chance: c'est que tu te mettes à courir après +lui. Tu as de bonnes jambes, tu le rattraperas. + +Le beccaïo poussa un hurlement de rage: une fois encore, sa vengeance +lui échappait. + +--Place! crièrent les soldats en le repoussant à coups de crosse. + +Et le cortège passa. + +On arriva au pied des gibets. Là, un huissier attendait les condamnés +pour leur lire la sentence. + +La sentence fut lue au milieu des rires, des huées, des insultes et des +chants. + +La sentence lue, le bourreau s'avança vers le groupe des condamnés. + +On n'avait point fixé l'ordre dans lequel les patients devaient être +exécutés. + +En voyant venir à eux le bourreau, Cirillo et Manthonnet firent un pas +en avant. + +--Lequel des deux dois-je pendre le premier? demanda maître Donato. + +Manthonnet se baissa, ramassa deux pailles d'inégale grandeur et donna +le choix à Cirillo. + +Cirillo tira la plus longue. + +--J'ai gagné, dit Manthonnet. + +Et il se livra à maître Donato. + +La corde au cou, il cria: + +--O peuple, qui aujourd'hui nous insultes, un jour, tu vengeras ceux qui +sont morts pour la patrie! + +Maître Donato le poussa hors de l'échelle, et son corps se balança dans +le vide. + +C'était le tour de Cirillo. + +Il essaya, une fois monté sur l'échelle, de prononcer quelques paroles; +mais le bourreau ne lui en laissa pas le temps, et, aux acclamations des +lazzaroni, son corps se balança près de celui de Manthonnet. + +Éléonor Pimentel s'avança. + +--Ce n'est pas encore ton tour, lui dit brutalement le bourreau. + +Elle fit un pas arrière et vit que l'on apportait Michele. + +Mais, au pied de la potence, celui-ci dit: + +--Laissez-moi essayer de monter tout seul à l'échelle, mes amis, ou +sinon, on croira que c'est la peur qui m'ôte la force, et non mes +blessures. + +Et, sans être soutenu, il monta les degrés de l'échelle jusqu'à ce que +maître Donato lui eût dit: + +--Assez! + +Alors, il s'arrêta, et, comme il avait la corde passée d'avance autour +du cou, le bourreau n'eut qu'un coup de genou à lui donner pour en finir +avec lui. + +Au moment où il fut lancé dans le vide, il murmura le nom de «Nanno!...» +Le reste de la phrase, si, toutefois, il y avait une phrase, fut +étranglé par le noeud coulant. + +Chacune de ces exécutions était saluée par des hourras frénétiques et +des cris furieux. + +Mais l'exécution que l'on attendait avec la plus grande impatience, +c'était évidemment celle d'Éléonor Pimentel. + +Son tour était enfin arrivé; car maître Donato devait en finir avec les +gibets avant de passer à la guillotine. + +L'huissier dit quelques mots tout bas à maître Donato, qui s'approcha +d'Éléonor. + +L'héroïne avait repris son calme, un instant troublé par la vue de cette +potence plus haute que les autres, vue qui avait, non pas brisé son +courage, mais alarmé sa pudeur. + +--Madame, lui dit le bourreau d'un autre ton que celui dont il venait de +lui parler cinq minutes auparavant, je suis chargé de vous dire que, si +vous demandez la vie, il vous sera accordé un sursis pendant lequel +votre requête sera envoyée au roi Ferdinand, qui peut-être, dans sa +clémence, daignera y faire droit. + +--Demandez la vie! demandez la vie! répétèrent autour d'elle les +pénitents qui l'avaient assistée, elle et ses compagnons. + +Elle sourit à cette marque de sympathie. + +--Et, si je demande autre chose que la vie, me l'accordera-t-on? + +--Peut-être, répliqua maître Donato. + +--En ce cas, dit-elle, donnez-moi un caleçon. + +--Bravo! cria Hector Caraffa, une Spartiate n'eût pas mieux dit! + +Le bourreau regarda l'huissier; on avait espéré une lâcheté de la femme: +on avait tiré une sublime réponse de l'héroïne. + +L'huissier fit un signe. + +Maître Donato laissa tomber sa main immonde sur l'épaule nue de Léonora +et l'attira vers le gibet le plus élevé. + +Arrivée au pied de la potence, elle en mesura des yeux la hauteur. + +Puis, se tournant vers le cercle de spectateurs qui enveloppait de tous +côtés l'instrument du supplice: + +--Au nom de la pudeur, dit-elle, n'y a-t-il pas quelque mère de famille +qui me donne un moyen d'échapper à cette infamie? + +Une femme lui jeta l'épingle d'argent avec laquelle elle attachait ses +cheveux. + +Léonora poussa un cri de joie, et, à la hauteur du genou, à l'aide de +cette épingle d'argent, attachant l'un à l'autre le devant et le +derrière de sa robe, elle improvisa le caleçon qu'elle avait inutilement +demandé. + +Puis elle gravit d'un pied ferme les degrés de l'échelle en disant les +quatre premiers vers de _la Marseillaise napolitaine_, qu'elle avait +chantée, le jour où l'on apprit la chute d'Altamura, sur le théâtre +Saint-Charles. + +Avant que le quatrième vers fût achevé, cette âme héroïque était +remontée au ciel. + +Les gibets étaient remplis, moins un: c'était celui qui était destiné à +Salvato. Il ne restait plus personne à pendre, mais il restait quelqu'un +à guillotiner. + +C'était le comte de Ruvo. + +--Enfin, dit-il lorsqu'il vit que maître Donato et ses aides en avaient +fini avec le dernier cadavre, j'espère que c'est à mon tour, hein? + +--Oh! sois tranquille, dit maître Donato, je ne te ferai pas attendre. + +--Ah! ah! il paraît que, si je demande une faveur, cette faveur ne me +sera pas accordée? + +--Qui sait? demande toujours. + +--Eh bien, je désire être guillotiné à l'envers, afin de voir tomber le +fer qui me tranchera la gorge. + +Maître Donato regarda l'huissier: l'huissier fit signe qu'il ne voyait +aucun empêchement à l'accomplissement de ce désir. + +--Il sera fait comme tu le veux, répondit le bourreau. + +Alors, Hector Caraffa monta lestement les degrés de l'échafaud, et, +arrivé sur la plate-forme, il se coucha de lui-même sur la planche, le +dos à terre, la face au ciel. + +On le lia ainsi; puis on le poussa sous le couperet. + +Et, comme le bourreau, étonné peut-être de cet indomptable courage, +tardait un instant à remplir son terrible office: + +--_Taglia dunque, per Dio!_ lui cria le patient. (Coupe donc, pardieu!) + +Et, sur cet ordre, le fatal couperet tomba et la tête d'Hector Caraffa +roula sur l'échafaud. + +Détournons les yeux de ce hideux champ de carnage que l'on appelle +Naples, et reportons-les sur un autre point du royaume. + + + + + XCVI + + LA GOELETTE _the Runner_ + + +Trois mois s'étaient écoulés depuis les événements que nous venons de +raconter. Beaucoup de choses étaient changées à Naples, qu'avait +abandonnée la flotte anglaise, et d'où le cardinal Ruffo était parti +après avoir licencié son armée et résigné ses pouvoirs pour aller à +Venise, comme simple cardinal, donner, au conclave, un successeur à Pie +VI. + +Un des principaux changements avait été la nomination du prince de +Cassero-Statella comme vice-roi de Naples, et celle du marquis Malaspina +comme sous-secrétaire intime. + +La restauration du roi Ferdinand étant désormais assurée, les +récompenses furent distribuées. + +Il était impossible de faire pour Nelson plus que l'on n'avait fait: il +avait l'épée de Philippe V, il était duc de Bronte, il avait de son +duché soixante-quinze mille livres de rente. + +Le cardinal Ruffo eut une rente viagère de quinze mille ducats +(soixante-cinq mille francs), à prendre sur le revenu de San-Georgia la +Malara, fief du prince de la Riccia, passé au gouvernement par défaut +d'héritiers. + +Le duc de Baranello, frère aîné du cardinal, eut l'abbaye de +Sainte-Sophie de Bénévent, une des plus riches du royaume. + +François Ruffo, que son frère avait nommé inspecteur de la guerre,--le +même que nous avons vu envoyer à la cour de Palerme par Nelson, moitié +comme messager, moitié comme otage,--eut une pension viagère de trois +mille ducats. + +Le général Micheroux fut fait maréchal et eut un poste de confiance dans +la diplomatie. + +De Cesare, le faux duc de Calabre, eut trois mille ducats de rente, et +fut fait général. + +Fra-Diavolo fut fait colonel et nommé duc de Cassano. + +Enfin, Pronio, Mammone et Sciarpa furent nommés colonels et barons, avec +des pensions et des terres, et furent décorés de l'ordre de +Saint-Georges Constantinien. + +En outre pour récompenser les services nouveaux, on créa un nouvel ordre +qui reçut le nom d'_ordre de Saint-Ferdinand et du Mérite_, avec cette +légende: _Fidei et Merito_. + +Nelson en fut le premier dignitaire: en sa qualité d'hérétique, on ne +pouvait lui donner l'ordre de Saint-Janvier, le premier de l'État. + +Enfin, après avoir récompensé tout le monde, Ferdinand pensa qu'il était +juste qu'il se récompensât lui-même. + +Il fit venir de Rome Canova et lui commanda,--la chose est véritablement +si étrange, que nous hésitons à la dire, de peur de n'être pas cru,--et +lui commanda sa propre statue en Minerve! + +Pendant soixante ans, on a pu voir le grotesque et colossal +chef-d'oeuvre dans une niche placée au dessus des premières marches du +grand escalier du musée Borbonico, où il serait encore, si, à l'époque +de ma nomination de directeur honoraire des beaux-arts, je ne l'eusse +fait enlever de ce poste, non point parce qu'il était une reproduction +ridicule de Ferdinand, mais parce que c'était une tache au génie du plus +grand sculpteur de l'Italie, et une preuve du degré d'abaissement auquel +peut descendre le ciseau d'un artiste qui, s'il eût eu quelque respect +de lui-même, n'eût point consenti à prostituer son talent à l'exécution +d'une pareille caricature. + +Puis enfin, comme la monarchie napolitaine était dans une veine +heureuse, la belle et mélancolique archiduchesse que nous avons vue sur +la galère royale, à peine accouchée de cette petite fille que nous avons +dit devoir être un jour la duchesse de Berry, était, vers le mois de +février ou de mars 1800 devenue enceinte de nouveau, et, malgré tous les +événements que nous avons racontés et qui eussent pu influer sur sa +grossesse, avait, au contraire, mené le plus heureusement du monde cette +grossesse à son neuvième mois; de sorte que l'on n'attendait que son +accouchement, surtout si elle accouchait d'un prince, pour faire à +Palerme une série de fêtes dignes de la double circonstance qui en +serait le motif. + +Une autre femme aussi attendait, non pas dans un palais, non pas au +milieu de la soie et du velours, mais sur la paille d'un cachot un +accouchement fatal et mortel; car à cet accouchement elle ne devait pas +survivre. + +Cette autre femme, c'était la malheureuse Luisa Molina San-Felice, qui, +ainsi que nous l'avons entendu, déclarée enceinte par son mari, avait +été, par ordre du roi Ferdinand, acharné dans sa vengeance, conduite à +Palerme et soumise à un conseil de médecins qui avait reconnu la +grossesse. + +Mais le roi avait cru, lui si peu pitoyable cependant, à une conjuration +de la pitié; il avait appelé son propre chirurgien, Antonio Villari, et, +sous les peines les plus sévères, il lui avait ordonné de lui dire la +vérité sur l'état de la prisonnière. + +Antonio Villari reconnut comme les autres la grossesse et l'affirma au +roi sur son âme et sa conscience. + +Alors, le roi s'informa minutieusement de quelle époque à peu près +datait la grossesse, afin de savoir à quelle époque, la mère étant +délivrée, on pourrait l'abandonner au bourreau. + +Par bonheur, elle était jugée et condamnée, et, le jour même où l'enfant +qui la protégeait serait arraché de ses flancs, elle pourrait être +exécutée, sans délai ni retard. + +Ferdinand avait attaché son propre médecin, Antonio Villari, au service +de la prisonnière, et il devait être non-seulement le premier, mais le +seul, afin que nul ne contre-carrât ses projets de vengeance, prévenu de +l'accouchement. + +Les deux accouchements, celui de la princesse qui devait donner un +héritier au trône et celui de la condamnée qui devait donner une victime +au bourreau, devaient se suivre à quelques semaines de distance; +seulement, celui de la princesse devait précéder celui de la condamnée. + +C'était sur cette circonstance que le chevalier San-Felice avait fondé +son dernier espoir. + +En effet, après avoir accompli sa miséricordieuse mission à Naples; +après avoir, par sa déclaration au tribunal et par son respect pour la +prisonnière, sauvegardé l'honneur de la femme, il était revenu à Palerme +reprendre, chez le duc de Calabre, qui habitait le palais sénatorial, sa +place accoutumée. + +Le jour même de son arrivée, comme il hésitait à se présenter devant le +prince, celui-ci l'avait fait appeler, et, lui tendant sa main, que le +chevalier avait baisée: + +--Mon cher San-Felice, lui dit-il, vous m'avez demandé la permission +d'aller à Naples, et, sans vous demander ce que vous aviez à y faire, +cette permission, je vous l'ai accordée. Maintenant, beaucoup de bruits +différents, vrais ou faux, se sont répandus sur la cause de votre +voyage: j'attends de vous, non comme prince, mais comme ami, d'être mis +au courant par vous de ce que vous y avez fait. J'ai une grande +considération pour vous, vous le savez, et, le jour où j'aurai pu vous +rendre un grand service, sans avoir cru m'acquitter de ce que je vous +dois, je serai le plus heureux homme du monde. + +Le chevalier avait voulu mettre un genou en terre; mais le prince l'en +avait empêché, l'avait pris dans ses bras et serré contre son coeur. + +Alors, le chevalier lui avait tout raconté: son amitié avec le prince +Caramanico, la promesse qu'il lui avait faite à son lit de mort, son +mariage avec Luisa; enfin, il lui avait tout dit, excepté les +confessions de Luisa; de sorte qu'aux yeux du prince, la paternité du +chevalier ne fit aucun doute. Le chevalier finit par protester de +l'innocence politique de Luisa et par demander sa grâce au prince. + +Celui-ci réfléchit un instant. Il connaissait le caractère cruel et +vindicatif de son père; il savait quel serment celui-ci avait fait, et +combien il lui serait difficile de le faire revenir sur ce serment. + +Mais tout à coup une idée lumineuse lui traversa le cerveau. + +--Attends-moi ici, lui dit-il: c'est bien le moins que, dans une affaire +de cette importance, je consulte la princesse; en outre, elle est de bon +conseil. + +Et il entra dans la chambre à coucher de sa femme. + +Cinq minutes après, la porte se rouvrit, et, le prince, passant la tête +par l'ouverture, appela à lui le chevalier. + +Au moment où la porte de la chambre à coucher de la princesse se +refermait sur San-Felice, une petite goëlette, qu'à la hauteur et à la +flexibilité de ses mâts, on pouvait reconnaître de construction +américaine, doublait le mont Pellegrino, suivait la longue jetée du +château du Môle, terminée par la batterie, s'enfonçait dans la rade, et, +naviguant, avec la même facilité que le ferait de nos jours un bateau à +vapeur, entre les vaisseaux de guerre anglais et les bâtiments de +commerce de tous les pays qui encombraient le port de Palerme, allait +jeter l'ancre à une demi-encablure du château de Castel-Lamare, +transformé depuis longtemps en prison d'État. + +Si le signe auquel nous avons dit qu'on pouvait reconnaître la +nationalité de ce petit bâtiment n'eût point été suffisant à des yeux +peu exercés, le drapeau qui se déployait à la corne de son grand mât, et +sur lequel flottaient les étoiles d'Amérique, eût affirmé qu'il avait +été construit sur le continent découvert par Christophe Colomb, et que, +tout frêle qu'il était, il avait audacieusement et heureusement traversé +l'Atlantique, comme un vaisseau à trois ponts ou une frégate de haut +bord. + +Son nom, écrit en lettres d'or à l'arrière, _the Runner_, c'est-à-dire +_le Coureur_, indiquait qu'il avait reçu un nom selon son mérite, non +selon le caprice de son propriétaire. + +A peine l'ancre fut-elle jetée et eut-elle mordu le fond, que l'on vit +le canot de la Santé s'approcher du _Runner_ avec toutes les formalités +et précautions habituelles et que les questions et les réponses d'usage +s'échangèrent. + +--Ohé! de la goëlette! cria-t-on, d'où venez-vous? + +--De Malte. + +--En droiture? + +--Non: nous avons touché à Marsala. + +--Voyons votre patente. + +Le capitaine, qui répondait à toutes ces questions en italien, mais avec +un accent yankee très-prononcé, tendit le papier demandé, qu'on lui prit +des mains avec une pincette, et qui, après avoir été lu, lui fut rendu +de la même façon. + +--C'est bien, dit l'employé; vous pouvez descendre en canot et venir à +la Santé avec nous. + +Le capitaine descendit en canot; quatre rameurs s'affolèrent après lui, +et, escorté par la barque sanitaire, il traversa toute la rade pour +aller joindre, de l'autre côté du port, le bâtiment appelé _la Salute_. + + + + + XCVII + + LES NOUVELLES QU'APPORTAIT LA GOELETTE _the Runner_ + + +Le soir même du jour où nous avons vu le chevalier San-Felice entrer +dans la chambre à coucher de la duchesse de Calabre, et le capitaine de +la goëlette _the Runner_ se rendre à _la Salute_, toute la famille +royale des Deux-Siciles était réunie dans cette même salle du palais où +nous avons vu Ferdinand jouer au reversis avec le président Cardillo, +Emma Lyonna faire tête avec des poignées d'or au banquier du pharaon, et +la reine, retirée dans un coin avec les jeunes princesses, broder la +bannière que le fidèle et intelligent Lamarra devait porter au cardinal +Ruffo. + +Rien n'était changé: le roi jouait toujours au reversis; le président +Cardillo arrachait toujours ses boutons; Emma Lyonna couvrait toujours +d'or la table, tout en causant bas avec Nelson, appuyé à son fauteuil, +et la reine et les jeunes princesses brodaient non plus un labarum de +combat pour le cardinal, mais une bannière d'actions de grâce pour +sainte Rosalie, douce vierge dont on essayait de souiller le nom en la +faisant protectrice de ce trône, en train de se raffermir dans le sang. + +Seulement, depuis le jour où nous avons introduit nos lecteurs dans +cette même salle, les choses étaient bien changées. D'exilé et vaincu +qu'était Ferdinand, il était redevenu, grâce à Ruffo, conquérant et +vainqueur. Aussi rien n'eût-il altéré le calme de cet auguste visage que +Canova, nous l'avons dit, était occupé à faire jaillir en Minerve, non +pas du cerveau de Jupiter, mais d'un magnifique bloc de marbre de +Carrare, si quelques numéros du _Moniteur républicain_, arrivés de +France, n'eussent jeté leur ombre sur cette nouvelle ère dans laquelle +entrait la royauté sicilienne. + +Les Russes avaient été battus à Zurich par Masséna, et les Anglais à +Almaker par Brune. Les Anglais avaient été forcés de se rembarquer, et +Souvorov, laissant dix mille Russes sur le champ de bataille, n'avait +échappé qu'en traversant un précipice, au fond duquel coulait la Reuss, +sur deux sapins liés avec les ceintures de ses officiers, et qu'en +repoussant dans l'abîme, une fois passé, le pont sur lequel il venait de +le franchir. + +Ferdinand s'était donné quelques minutes de plaisir au milieu de l'ennui +que lui causaient ces nouvelles, en raillant Nelson sur le rembarquement +des Anglais, et Baillie sur la fuite de SOUVOROV. + +Il n'y avait rien à dire à un homme qui, en pareille circonstance, +s'était si cruellement et si gaiement, tout à la fois, raillé lui-même. + +Aussi, Nelson s'était contenté de se mordre les lèvres, et Baillie, qui +était Irlandais, mais d'origine française, ne s'était pas trop désespéré +de l'échec arrivé aux troupes du tzar Paul Ier. + +Il est vrai que cela ne changeait rien aux affaires qui intéressaient +directement Ferdinand, c'est-à-dire aux affaires d'Italie. L'Autriche +était, grâce à ses victoires de Kokack en Allemagne, de Magnano en +Italie, de la Trebbia et de Novi, l'Autriche était au pied des Alpes, et +le Var, notre frontière antique, était menacé. + +Il est vrai encore que Rome et le territoire romain étaient reconquis +par Burckard et Pronio, les deux lieutenants de Sa Majesté Sicilienne, +et qu'en vertu du traité signé entre le général Burckard, commandant des +troupes napolitaines, le commodore Troubridge, commandant des troupes +britanniques, et le général Garnier, commandant des troupes françaises, +il devait, en se retirant avec les honneurs de la guerre, avoir +abandonné les États romains le 4 octobre. + +Il y avait dans tout cela, comme disait le roi Ferdinand, _à boire et à +manger_. Puis, avec son insouciance napolitaine, il jetait en l'air, +quitte à ce qu'il lui retombât sur le nez, le fameux proverbe que les +Napolitains appliquent plus souvent encore au moral qu'au physique: + +--Bon! tout ce qui n'étrangle pas engraisse. + +Sa Majesté, assez peu inquiète des événements qui se passaient en Suisse +et en Hollande, et fort rassurée sur ceux qui s'étaient accomplis, +s'accomplissaient et devaient s'accomplir en Italie, faisait donc sa +partie de reversis, raillant, tout à la fois, Cardillo, son adversaire, +et Nelson et Baillie, ses alliés, lorsque le prince royal entra dans le +salon, salua le roi, salua la reine, et, cherchant des yeux le prince de +Castelcicala, resté à Palerme, près du roi, et nommé ministre des +affaires étrangères, à cause de son dévouement, alla droit à lui et +entama vivement avec Son Excellence une conversation à voix basse. + +Au bout de cinq minutes, le prince de Castelcicala traversa le salon +dans toute sa longueur, alla droit, à son tour, à la reine, et lui dit +tout bas quelques mots qui lui firent vivement redresser la tête. + +--Prévenez Nelson, dit la reine, et venez me rejoindre avec le prince de +Calabre dans le cabinet à côté. + +Et, se levant, elle entra, en effet, dans un cabinet attenant au grand +salon. + +Quelques secondes après, le prince de Castelcicala introduisait le +prince, et Nelson entrait lui-même derrière eux, et refermait la porte +sur lui. + +--Venez donc ici, François, dit la reine, et racontez-nous d'où vous +tenez toute cette belle histoire que vient de me dire Castelcicala. + +--Madame, dit le prince en s'inclinant avec ce respect mêlé de crainte +qu'il avait toujours eu pour sa mère, dont il ne se sentait pas aimé, +madame, un de mes hommes, un homme sur lequel je puis compter, se +trouvant par hasard aujourd'hui, vers deux heures de l'après-midi, à la +police, a entendu dire que le capitaine d'un petit bâtiment américain +qui est entré aujourd'hui dans le port, poussé, en sortant de Malte par +un coup de vent du côté du cap Bon, avait rencontré deux bâtiments de +guerre français, sur l'un desquels il avait tout lieu de croire que se +trouvait le général Bonaparte. + +Nelson, voyant l'attention que chacun portait au récit du prince +François, se le fit traduire en anglais par le ministre des affaires +étrangères, et se contenta de hausser les épaules. + +--Et vous n'avez pas, en face d'une nouvelle de cette sorte, si vague +qu'elle fût, cherché à voir ce capitaine, à vous informer par vous-même +de ce qu'il y avait de réel dans ce bruit? Vraiment, François, vous êtes +d'une insouciance impardonnable! + +Le prince s'inclina. + +--Madame, dit-il, ce n'était point à moi, qui ne suis rien dans le +gouvernement, d'essayer de pénétrer des secrets de cette importance; +mais j'ai envoyé la personne même qui avait recueilli ces rumeurs à bord +de la goëlette américaine, lui ordonnant de s'informer à la source même, +et, si ce capitaine lui paraissait digne de quelque créance, de l'amener +au palais. + +--Eh bien? demanda impatiemment la reine. + +--Eh bien, madame, le capitaine attend dans le salon rouge. + +--Castelcicala, dit la reine, allez! et amenez-le ici par les corridors, +afin qu'il ne traverse pas le salon. + +Il se fit un profond silence parmi les trois personnes qui se tenaient +dans l'attente; puis, au bout d'une minute, la porte de dégagement se +rouvrit et donna passage à un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, +portant un uniforme de fantaisie. + +--Le capitaine Skinner, dit le prince de Castelcicala en introduisant le +touriste américain. + +Le capitaine Skinner était, comme nous l'avons dit, un homme ayant déjà +passé le midi de la vie, de taille un peu au-dessus de la moyenne, +admirablement pris dans sa taille, d'une figure grave mais sympathique, +avec des cheveux grisonnant à peine, rejetés en arrière comme si le vent +de la tempête, en lui soufflant au visage, les avait inclinés ainsi. Il +portait le devant du visage sans barbe; mais d'épais favoris +s'enfonçaient dans sa cravate de fine batiste et d'une irréprochable +blancheur. + +Il s'inclina respectueusement devant la reine et devant le duc de +Calabre, et salua Nelson comme il eût fait d'un personnage ordinaire; ce +qui indiquait qu'il ne le connaissait point ou ne voulait point le +connaître. + +--Monsieur, lui dit la reine, on m'assure que vous êtes porteur de +nouvelles importantes; cela vous explique pourquoi j'ai désiré que vous +prissiez la peine de passer au palais. Nous avons tous le plus grand +intérêt à connaître ces nouvelles. Et, pour que vous sachiez devant qui +vous allez parler, je suis la reine Marie-Caroline; voici mon fils, M. +le duc de Calabre; voici mon ministre des affaires étrangères, M. le +prince de Castelcicala; enfin, voici mon ami, mon soutien, mon sauveur, +milord Nelson, duc de Bronte, baron du Nil. + +Le capitaine Skinner semblait chercher des yeux une cinquième personne, +quand tout à coup la porte du cabinet donnant sur le salon s'ouvrit, et +le roi parut. + +C'était évidemment cette cinquième personne que cherchait des yeux le +capitaine Skinner. + +--_Madonna!_ s'écria le roi s'adressant à Caroline, savez-vous les +nouvelles qui se répandent dans Palerme, ma chère maîtresse? + +--Je ne le sais pas encore, monsieur, répondit la reine; mais je vais le +savoir, car voici monsieur qui les a apportées et qui me les va donner. + +--Ah! ah! fit le roi. + +--- J'attends que Leurs Majestés veuillent bien me faire l'honneur de +m'interroger, dit le capitaine Skinner, et je me tiens à leurs ordres. + +--On dit, monsieur, demanda la reine, que vous pouvez nous donner des +nouvelles du général Bonaparte? + +Un sourire passa sur les lèvres de l'Américain. + +--Et de sûres, oui, madame; car il y a trois jours que je l'ai rencontré +en mer. + +--En mer? répéta la reine. + +--Que dit monsieur? demanda Nelson. + +Le prince de Castelcicala traduisit en anglais la réponse du capitaine +américain. + +--A quelle hauteur? demanda Nelson. + +--Entre la Sicile et le cap Bon, répondit en excellent anglais le +capitaine Skinner, ayant la Pantellerie à bâbord. + +--Alors, demanda Nelson, vers le 37e degré de latitude nord? + +--Vers le 37e degré de latitude nord et par le 9e degré et vingt minutes +de longitude est. + +Le prince de Castelcicala traduisit au fur et à mesure au roi ce qui se +disait. Pour la reine et pour le duc de Calabre, une traduction était +inutile: ils parlaient tous deux anglais. + +--Impossible, dit Nelson. Sir Sidney Smith bloque le port d'Alexandrie, +et il n'aurait pas laissé passer deux bâtiments français se rendant en +France. + +--Bon! dit le roi, qui ne manquait jamais de donner son coup de dent à +Nelson, vous avez bien laissé passer toute la flotte française, se +rendant à Alexandrie! + +--C'était pour mieux l'anéantir à Aboukir, répondit Nelson. + +--Eh bien, dit le roi, courez donc après les deux bâtiments qu'a vus le +capitaine Skinner, et anéantissez-les! + +--Le capitaine voudrait-il nous dire, demanda le duc de Calabre en +faisant un double signe de respect à son père et à sa mère comme pour +s'excuser d'oser prendre la parole devant eux, par quelles circonstances +il se trouvait dans ces parages, et quelles causes lui font croire qu'un +des deux bâtiments français qu'il a rencontrés était monté par le +général Bonaparte? + +--Volontiers, Altesse, répondit le capitaine en s'inclinant. J'étais +parti de Malte pour aller passer au détroit de Messine, quand j'ai été +pris par un coup de vent de nord-est, à une lieue au sud du cap Passaro. +J'ai laissé courir à l'abri de la Sicile jusqu'à l'île de Maritimo, et +laissé porter avec le même vent sur le cap Bon, filant grand largue. + +--Et là? demanda le duc. + +--Là, je me suis trouvé en vue de deux bâtiments que j'ai reconnus pour +français et qui m'ont reconnu pour américain. D'ailleurs, un coup de +canon avait assuré leur pavillon et m'avait invité à déployer le mien. +L'un d'eux m'a fait signe d'approcher, et, quand j'ai été à portée de la +voix, un homme en costume d'officier général m'a crié: + +--Ohé! de la goëlette! avez-vous vu des bâtiments anglais? + +»--Aucun, général, ai-je répondu. + +»--Que fait la flotte de l'amiral Nelson? + +»--Une partie bloque Malte, l'autre est dans le port de Palerme. + +»--Où allez-vous? + +»--A Palerme. + +»--Eh bien, si vous y voyez l'amiral, dites-lui que je vais prendre en +Italie la revanche d'Aboukir. + +»Et le bâtiment a continué sa route. + +»--Savez-vous comment se nomme le général qui vous a interrogé? m'a +demandé mon second, qui s'était tenu près de moi pendant +l'interrogatoire. Eh bien, c'est le général Bonaparte! + +On traduisit tout le récit du capitaine américain à Nelson, tandis que +le roi, la reine et le duc de Calabre se regardaient, inquiets. + +--Et, demanda Nelson, vous ne savez pas les noms de ces deux bâtiments? + +--Je les ai approchés de si près, répondit le capitaine, que j'ai pu les +lire: l'un s'appelle _le Muiron_, l'autre _le Carrère_. + +--Que veulent dire ces noms? demanda en allemand la reine au duc de +Calabre. Je ne comprends pas leur signification. + +--Ce sont deux noms d'homme, madame, répondit le capitaine Skinner en +allemand, et en parlant cette langue aussi purement que les deux autres +dans lesquelles il s'était déjà exprimé. + +--Ces diables d'Américains! dit en français la reine, ils parlent toutes +les langues. + +--Cela nous est nécessaire, madame, répondit en bon français le +capitaine Skinner. Un peuple de marchands doit connaître toutes les +langues dans lesquelles on peut demander le prix d'une balle de coton. + +--Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, que dites-vous de la nouvelle? + +--Je dis qu'elle est grave, sire, mais qu'il ne faut pas s'en inquiéter +outre mesure. Lord Keith croise entre la Corse et la Sardaigne, et, vous +le savez, la mer et les vents sont pour l'Angleterre. + +--Je vous remercie, monsieur, des renseignements que vous avez bien +voulu me donner, dit la reine. Comptez-vous faire un long séjour à +Palerme? + +--Je suis un touriste voyageant pour mon plaisir, madame, répondit le +capitaine, et, à moins de désirs contraires de la part de Votre Majesté, +vers la fin de la semaine prochaine, j'espère mettre à la voile. + +--Où vous trouverait-on, capitaine, si l'on avait besoin de nouveaux +renseignements? + +--A mon bord. J'ai jeté l'ancre en face du fort de Castellamare, et, à +moins d'ordres contraires, la place m'étant commode, je resterai où je +suis. + +--François, dit la reine à son fils, vous veillerez à ce que le +capitaine ne soit pas dérangé de la place qu'il a choisie. Il faut qu'on +sache où le retrouver à la minute, si par hasard on a besoin de lui. + +Le prince s'inclina. + +--Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, à votre avis, qu'y a-t-il à +faire, maintenant? + +--Sire, il y a votre partie de reversis à reprendre, comme si rien +d'extraordinaire n'était arrivé. En supposant que le général Bonaparte +aborde en France, ce n'est qu'un homme de plus. + +--Si vous n'eussiez pas été à Aboukir, milord, dit Skinner, ce n'était +qu'un homme de moins; mais il est probable que, grâce à cet homme de +moins, la flotte française était sauvée. + +Et, sur ces paroles, qui contenaient tout à la fois un compliment et une +menace, le capitaine américain embrassa d'un salut les augustes +personnages qui l'avaient appelé, et se retira. + +Et, selon le conseil que lui avait donné Nelson, le roi alla reprendre +sa place à la table où l'attendait impatiemment le président Cardillo, +et où l'attendaient patiemment, comme il convient à des courtisans bien +dressés, le duc d'Ascoli et le marquis Cirillo. + +Ceux-ci étaient trop bien formés à l'étiquette des cours pour se +permettre d'interroger le roi; mais le président Cardillo était moins +rigide observateur du décorum que ces deux messieurs. + +--Eh bien, sire, cela valait-il la peine d'interrompre notre partie, +dit-il, et de nous laisser le bec dans l'eau pendant un quart d'heure? + +--Ah! par ma foi! non, dit le roi, à ce que prétend l'amiral Nelson, du +moins. Bonaparte a quitté l'Égypte, a passé, sans être vu, à travers la +flotte de Sydney Smith. Il était, il y a quatre jours, à la hauteur du +cap Bon. Il passera à travers la flotte de milord Keith, comme il a +passé à travers celle de sir Sydney Smith, et, dans trois semaines, il +sera à Paris. A vous de battre les cartes, président,--en attendant que +Bonaparte batte les Autrichiens! + +Et, sur ce bon mot, dont il parut enchanté, le roi reprit sa partie, +comme si, en effet, ce qu'il venait d'apprendre ne valait point la peine +de l'interrompre. + + + + + XCVIII + + LA FEMME ET LE MARI + + +On se rappelle comment le prince de Calabre avait eu vent des nouvelles +qu'il venait d'apporter à sa mère. + +Un homme _à lui_, se trouvant à la police, avait entendu répéter +quelques paroles dites en l'air par le capitaine Skinner au directeur de +_la Salute_. + +Le capitaine avait-il dit ces paroles avec intention ou au hasard? C'est +ce que lui seul eût pu expliquer. + +Cet homme _à lui_, dont parlait le duc de Calabre, n'était autre que le +chevalier San-Felice, qui, avec une recommandation du prince, allait +demander au préfet de police une autorisation de pénétrer jusqu'à la +malheureuse prisonnière. + +Cette autorisation, il l'avait obtenue, mais en promettant la plus +entière discrétion, la prisonnière étant recommandée à la sévérité du +préfet par le roi lui-même. + +Aussi était-ce pendant l'obscurité, entre dix et onze heures, que le +chevalier devait être introduit dans la prison de sa femme. + +En rentrant au palais sénatorial, qu'habitait, comme nous l'avons dit, +le prince royal, le chevalier raconta à Son Altesse ce qu'il avait +entendu répéter à la police des propos tenus par un officier américain +sur la rencontre que celui-ci aurait faite en mer du général Bonaparte. + +Le prince avait la vue longue, et il avait à l'instant même deviné les +conséquences d'un pareil retour. Aussi la nouvelle lui avait-elle paru +des plus importantes, et, pour en vérifier le degré de vérité, il avait +prié le chevalier San-Felice de se faire conduire à l'instant même à +bord du bâtiment américain. + +San-Felice eût dans tous les temps obéi au prince avec la rapidité du +dévouement; mais, ce jour même, le prince l'avait comblé de bontés, et +il regrettait de n'avoir, pour lui rendre service, qu'un ordre si simple +à exécuter. + +Le chevalier, le cas échéant, était chargé de ramener au prince le +capitaine américain. + +Il s'était donc, à l'instant même, rendu sur le port et, serrant +soigneusement dans son portefeuille son ordre d'entrer dans la prison, +il avait pris une de ces barques qui font des courses dans la rade et +avait invité, avec sa douceur ordinaire, les mariniers qui la montaient +à le conduire à la goëlette américaine. + +Si vulgaire et si fréquent que soit l'événement, l'entrée d'un navire +dans un port est toujours un événement. Aussi à peine le chevalier +San-Felice eût-il annoncé le but de sa course, que les mariniers, +secondant ses désirs, mirent le cap sur le petit bâtiment, dont les deux +mâts, gracieusement penchés en arrière, juraient par leur hauteur avec +l'exiguïté de sa coque. + +Une garde assez sévère se faisait à bord de la goëlette; car à peine le +matelot de quart eut-il aperçu la barque et jugé qu'elle se dirigeait +vers le petit bâtiment, que le capitaine, rentré depuis une heure à +peine de _la Salute_, fut prévenu de l'incident et monta rapidement sur +le pont, suivi de son lieutenant, jeune homme de vingt-six à vingt-huit +ans. Mais à peine eurent-ils jeté un coup d'oeil rapide sur la barque, +qu'avec l'accent de l'étonnement et de l'inquiétude, ils échangèrent +quelques paroles, et que le jeune homme disparut par l'escalier qui +conduisait au salon. + +Le capitaine attendit seul. + +Le chevalier San-Felice, quoiqu'il n'y eût que deux marches à franchir +pour monter sur le pont, crut devoir demander en anglais, au capitaine, +la permission d'entrer à son bord. Mais celui-ci répondit par un cri de +surprise, l'attira à lui et l'entraîna tout étonné sur une petite +plate-forme située à l'arrière, entourée d'une balustrade de cuivre et +formant tillac. + +Le chevalier ne savait que penser de cette réception, qui, au reste, +n'avait rien d'hostile, et il regarda l'Américain d'un oeil +interrogateur. + +Mais, alors, celui-ci, en excellent italien: + +--Je vous remercie de ne pas me reconnaître, chevalier, lui dit-il; cela +prouve que mon déguisement est bon, quoique l'oeil d'un ami soit souvent +moins perçant que celui d'un ennemi. + +Le chevalier continuait de regarder le capitaine, tâchant de rassembler +ses souvenirs, mais ne se rappelant pas où il avait pu voir cette +physionomie loyale et vigoureuse. + +--Je vais entrer dans votre vie, monsieur, lui dit le faux Américain, +par un triste mais noble souvenir. J'étais au tribunal de Monte-Oliveto +le jour où vous êtes venu sauver la vie à votre femme. C'est moi qui +vous ai suivi et abordé au sortir du tribunal. Je portais alors l'habit +d'un moine bénédictin. + +San-Felice fit un pas en arrière et pâlit légèrement. + +--Alors, murmura-t-il, vous êtes le père? + +--Oui. Vous souvenez-vous de ce que vous me dîtes lorsque je vous fis +cette demi-confidence? + +--Je vous dis: «Faisons tout ce que nous pourrons pour la sauver.» + +--Et aujourd'hui? + +--Oh! aujourd'hui, de tout coeur, je vous répète la même chose. + +--Eh bien, moi, dit le faux Américain, je suis ici pour cela. + +--Et moi, dit le chevalier, j'ai l'espoir d'y réussir cette nuit. + +--Voudrez-vous me tenir au courant de vos tentatives? + +--Je vous le promets. + +--Maintenant, qui vous conduit vers moi, puisque vous ne m'avez pas +reconnu? + +--L'ordre du prince royal. Le bruit s'est répandu que vous apportiez des +nouvelles très-graves, et le prince m'envoie à vous avec l'intention de +vous conduire au roi. Répugnez-vous à être présenté à Sa Majesté. + +--Je ne répugne à rien de ce qui peut servir vos projets et ne demande +pas mieux que de détourner les regards de la police du véritable but qui +m'amène ici.--Au reste, je doute qu'elle reconnaisse, sous ce costume et +dans cette condition le frère Joseph, chirurgien du couvent du +Mont-Cassin. Et reconnût-elle le frère Joseph, chirurgien du +Mont-Cassin, qu'elle serait à cent lieues de se douter de ce qu'il vient +faire à Palerme. + +--Écoutez-moi donc, alors. + +--J'écoute. + +--Tandis qu'avec le prince royal, vous irez au palais, et tandis que le +roi vous y recevra, moi, avec une permission de la police, je pénétrerai +jusqu'auprès de la prisonnière. Je vais lui faire part d'un projet +arrêté aujourd'hui entre le duc, la duchesse de Calabre et moi. Si notre +projet réussit, et je vous dirai ce soir quel est ce projet, vous n'avez +plus rien à faire: la malheureuse est sauvée et l'exil remplace pour +elle la peine capitale. Or, l'exil pour elle, c'est le bonheur: que Dieu +lui donne donc l'exil! Si notre projet échoue, elle n'aura plus, je vous +le déclare, d'espoir qu'en vous. Ce moment venu, vous me direz ce que +vous désirez de moi. Coopération active ou simples prières, vous avez le +droit de tout exiger. J'ai déjà fait le sacrifice de mon bonheur au +sien: je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie à la sienne. + +--Oh! oui, nous savons cela: vous êtes l'ange du dévouement. + +--Je fais ce que je dois, et c'est dans cette ville même que j'ai pris +l'engagement que je remplis aujourd'hui. Maintenant, vous sortirez du +palais à la même heure à peu près où je sortirai de la prison; le +premier libre attendra l'autre à la place des Quatre-Cantons. + +--C'est convenu. + +--Alors, venez. + +--Un ordre à donner, et je suis à vous. + +On comprend le sentiment de délicatesse qui avait éloigné Salvato au +moment où le chevalier était monté; mais son père, jugeant de quelles +angoisses il devait être agité, voulait, en s'éloignant de la goëlette, +lui dire ce qu'il ne savait que très-superficiellement, c'est-à-dire les +conditions dans lesquelles les choses se trouvaient. + +Donc, tout était pour le mieux: Luisa était prisonnière mais vivante, et +le chevalier San-Felice, le duc et la duchesse de Calabre conspiraient +pour elle. + +Il était impossible qu'avec de pareilles protections, on ne parvint pas +à la sauver. + +D'ailleurs, si l'on échouait, il serait là, lui, pour tenter, avec son +père, quelque coup désespéré dans le genre de celui qui l'avait sauvé +lui-même. + +Joseph Palmieri remonta: le chevalier l'attendait dans le canot qui +l'avait amené. Le faux capitaine donna, en effet, très-haut quelques +ordres en américain, et prit place près du chevalier. + +Nous avons vu comment les choses s'étaient passées au palais, et quelles +nouvelles apportait le propriétaire de la goëlette; il nous reste à voir +maintenant ce qui, pendant ce temps-là, s'était passé dans la prison, et +quel était le projet qui avait été arrêté entre le chevalier et ses deux +puissants protecteurs, le duc et la duchesse de Calabre. + +À dix heures précises, le chevalier frappait à la porte de la +forteresse. + +Ce mot de forteresse indique que la prison dans laquelle était renfermée +la malheureuse Luisa était plus qu'une prison ordinaire: c'était un +donjon d'État. + +Ce fut donc au gouverneur que le chevalier fut conduit. + +En général, les militaires sont exempts de ces petites passions qui, +dans les prisons civiles, se mettent au service des haines de la +puissance. Le colonel qui remplissait la charge de gouverneur reçut et +salua poliment le chevalier, prit connaissance de l'autorisation qu'il +avait de communiquer avec la prisonnière, fit appeler le geôlier en chef +et lui ordonna de conduire le chevalier à la chambre de la personne +qu'il avait la permission de visiter. + +Puis, remarquant que la permission avait été délivrée sur la demande du +prince et reconnaissant San-Felice pour être un des familiers du palais: + +--Je prie Votre Excellence, dit-il en prenant congé du chevalier, de +mettre mes respects et mes hommages aux pieds de Son Altesse royale. + +Le chevalier, touché de rencontrer cette courtoisie là où il craignait +de se heurter à quelque brutalité, promit non-seulement de s'acquitter +de la commission, mais encore de dire à Son Altesse royale combien le +gouverneur avait eu d'égards à sa recommandation. + +De son côté, le geôlier en chef, voyant la courtoisie avec laquelle le +gouverneur parlait au chevalier, jugea que le chevalier était un +très-grand personnage, et se hâta de le conduire avec toute sorte de +saluts à la chambre de Luisa, située au second étage d'une des tours. + +Au fur et à mesure qu'il montait, le chevalier sentait sa poitrine +s'oppresser. Comme nous l'avons dit, il n'avait pas revu Luisa depuis la +séance du tribunal, et ce n'était point sans une profonde émotion qu'il +allait se trouver en face d'elle. Aussi, en arrivant à la porte de la +chambre, et, au moment où le geôlier allait mettre la clef dans la +serrure, il lui posa la main sur l'épaule en murmurant: + +--Par grâce, mon ami, un instant! + +Le geôlier s'arrêta. Le chevalier s'appuya contre la muraille, les +jambes lui manquaient. + +Mais les sens des prisonniers acquièrent, dans le silence, dans la +solitude et dans la nuit, une acuité toute particulière. Luisa avait +entendu des pas dans l'escalier, et avait reconnu que ces pas +s'arrêtaient à sa porte. + +Or, ce n'était pas l'heure, à laquelle on avait l'habitude d'entrer dans +sa prison. Inquiète, elle était descendue de son lit, où elle s'était +jetée tout habillée; l'oreille tendue, les bras allongés, elle s'était +rapprochée de la porte dans l'espoir de saisir quelque bruit qui lui +permît de deviner dans quel but on venait la visiter au tiers de la +nuit. + +Elle savait que, jusqu'à l'heure de son accouchement, sa vie était +sauvegardée par l'ange protecteur qu'elle portait dans son sein; mais +elle comptait les jours avec terreur; elle allait accomplir son septième +mois. + +Pendant que le chevalier, appuyé à la muraille extérieure, et la main +sur sa poitrine, tâchait de calmer les battements de son coeur, elle, de +l'autre côté de la porte, écoutait donc, haletante et pleine +d'angoisses. + +Le chevalier comprit qu'il ne pouvait rester ainsi éternellement. Il fit +un appel à ses forces, et, d'une voix assez ferme: + +--Ouvrez maintenant, mon ami, dit-il au geôlier. + +Ces paroles étaient à peine prononcées qu'il lui sembla, de l'autre côté +de la porte, entendre un faible cri: mais ce cri, si c'en était un, fut +immédiatement étouffé par le grincement de la clef dans la serrure. + +La porte s'ouvrit; le chevalier s'arrêta sur le seuil. + +A deux pas, dans l'intérieur de la chambre, baignée tout entière par un +rayon de la lune qui passait à travers la fenêtre grillée, mais sans +vitres, Luisa était agenouillée, blanche, les cheveux épars, les mains +allongées sur ses genoux et pareille à la _Madeleine_ de Canova. + +Elle avait, à travers la porte, reconnu la voix de son mari, et elle +l'attendait dans l'attitude où la femme adultère attendait le Christ. + +Le chevalier, à son tour, poussa un cri, la souleva entre ses bras, et, +à demi évanouie, l'emporta sur son lit. + +Le geôlier referma la porte en disant: + +--Quand Votre Excellence entendra sonner onze heures... + +--C'est bien, lui répondit San-Felice ne lui donnant pas le temps +d'achever sa phrase. + +La chambre demeura sans autre lumière que le rayon de lune qui, suivant +le mouvement de la nocturne planète, se rapprochait lentement des deux +époux. Nous eussions dû dire: de ce père et de cette fille. Rien n'était +plus paternel, en effet, que ce baiser dont Luciano couvrait le front +pâle de Luisa; rien n'était plus filial que cette étreinte dont les bras +tremblants de Luisa serraient Luciano. + +Ni l'un ni l'autre ne disaient une parole: on entendait seulement des +sanglots étouffés. + +Le chevalier comprenait que la honte n'était pas la seule cause des +sanglots de Luisa. Elle n'avait pas revu Salvato, elle avait entendu +prononcer sa condamnation, elle ne savait pas ce qu'il était devenu. + +Elle n'osait faire une question, et, par un sentiment d'exquise +délicatesse, le chevalier n'osait répondre à sa pensée. + +En ce moment, les angoisses de la mère se traduisaient par un mouvement +si violent de l'enfant, que Luisa poussa un cri. + +Le chevalier l'avait senti, et un frisson avait passé par tous ses +membres; mais, de sa voix douce: + +--Tranquillise-toi, innocente créature, dit-il: ton père vit, il est +libre et ne court aucun danger. + +--Oh! Luciano! Luciano! s'écria Luisa en se laissant glisser aux pieds +de San-Felice. + +--Mais, continua vivement le chevalier, je suis venu pour autre chose: +je suis venu pour parler de toi, avec toi, mon enfant chéri. + +--De moi? + +--Oui, nous voulons te sauver, ma fille bien-aimée. + +Luisa secoua la tête en signe qu'elle croyait la chose impossible. + +--Je le sais, répondit San-Felice répondant à sa pensée, le roi t'a +condamnée; mais nous avons un moyen d'obtenir ta grâce. + +--Ma grâce! un moyen! répéta Luisa; vous connaissez un moyen d'obtenir +ma grâce? + +Et elle secoua la tête une seconde fois. + +--Oui, reprit San-Felice, et ce moyen, je vais te le dire. La princesse +est grosse. + +--Heureuse mère! s'écria Luisa, elle n'attend pas avec terreur le jour +où elle embrassera son enfant! + +Et elle se renversa en arrière, sanglotant et se tordant les bras. + +--Attends, attends, dit le chevalier, et prie pour sa délivrance: le +jour de sa délivrance sera celui de ta liberté. + +--Je vous écoute, dit Luisa ramenant sa tête en avant et la laissant +tomber sur la poitrine de son mari. + +--Tu sais, continua San-Felice, que, quand la, princesse royale de +Naples accouche d'un garçon, elle a droit à trois grâces, qui ne lui +sont jamais refusées? + +--Oui, je sais cela. + +--Eh bien, le jour où la princesse royale accouchera, au lieu de trois +grâces, elle n'en demandera qu'une, et cette grâce sera la tienne. + +--Mais dit Luisa, si elle accouche d'une fille? + +--D'une fille! d'une fille! s'écria San-Felice, à la pensée duquel cette +alternative ne s'était pas présentée. C'est impossible! Dieu ne le +permettra pas! + +--Dieu a bien permis que je fusse injustement condamnée, dit Luisa avec +un douloureux sourire. + +--C'est une épreuve! s'écria le chevalier, et nous sommes sur une terre +d'épreuves. + +--Ainsi, c'est votre seul espoir? demanda Luisa. + +--Hélas! oui, répondit San-Felice; mais n'importe! Tiens (il tira un +papier de sa poche), voici une supplique rédigée par le duc de Calabre, +écrite par sa femme, signe-la, et fions-nous en Dieu. + +--Mais je n'ai ni plume ni encre. + +--J'en ai, moi, répondit le chevalier. + +Et, tirant un encrier de sa poche, il y trempa une plume; puis, +soutenant Luisa, il la conduisit près de la fenêtre, pour que, éclairée +par le rayon de la lune, elle pût signer. + +Luisa signa. + +--Là! dit-il en relevant la tête, je vais te laisser cette plume, cette +encre et un cahier de papier; tu trouveras bien moyen de les cacher +quelque part: ils peuvent t'être utiles. + +--Oh! oui, oui, donnez, mon ami! dit Luisa. Oh! comme vous êtes bon et +comme vous pensez à tout! Mais qu'avez-vous, et que regardez-vous? + +En effet, les regards du chevalier s'étaient, à travers les doubles +barreaux de la fenêtre, fixés sur la partie du port que l'on pouvait +apercevoir par l'ouverture. + +A trente ou quarante mètres du pied de la tour, se balançait la goëlette +du capitaine Skinner. + +--Miracle du ciel! murmura le chevalier. Allons! je commence à croire +que c'est lui qui est destiné à te sauver. + +Un homme se promenait de long en large sur le pont, et, de temps en +temps, jetait un regard avide sur le fort, comme s'il eût voulu en +sonder les murailles. + +En ce moment, la clef grinça dans la serrure: onze heures sonnaient. + +Le chevalier prit la tête de Luisa entre ses deux mains et dirigea son +regard vers le pont du petit bâtiment. + +--Vois-tu cet homme? lui dit-il à voix basse. + +--Oui, je le vois. Eh bien, après? + +--Eh bien, Luisa, cet homme, c'est lui. + +--Qui, lui? demanda la jeune femme toute frissonnante. + +--Celui qui te sauvera si je ne te sauve pas, moi. Mais (il lui prit la +tête et lui baisa passionnément le front et les yeux) je te sauverai! je +te sauverai! je te sauverai! + +Et il s'élança hors de la prison, dont la porte se referma sans que +Luisa s'en aperçût. + +Toute son âme était passée dans ses yeux, et ses yeux dévoraient de leur +regard cet homme qui se promenait sur le pont de la goëlette. + + + + + XCIX + + PETITS ÉVÉNEMENTS GROUPÉS AUTOUR DES + GRANDS + + +Si la scène se fût passée de jour, au lieu de se passer dans la nuit, le +chevalier se fût précipité par les escaliers, sans s'inquiéter du +geôlier en chef, et en continuant de s'écrier: «Je la sauverai!» Mais le +corridor était dans l'obscurité la plus complète, n'ayant pas même le +rayon de lune qui éclairait la prison de Luisa. + +Force lui fut d'attendre le guichetier et sa lanterne. + +Celui-ci le reconduisit avec les mêmes marques d'attention dont il +l'avait comblé à son arrivée. Aussi, arrivé dans la cour, le chevalier +mit-il la main à sa poche et, en tirant les quelques pièces d'or qu'elle +contenait, les offrit-il au geôlier. + +Celui-ci les prit et les pesa d'un air mélancolique dans sa main en +secouant la tête. + +--Mon ami, dit San-Felice, c'est bien peu, je le sais; mais je me +souviendrai de toi, sois tranquille; seulement, c'est à la condition que +tu auras toute sorte d'égards pour la pauvre femme qui est ta +prisonnière. + +--Je ne me plains pas de ce que Votre Excellence me donne, tant s'en +faut! répondit-il. Mais, si Son Excellence voulait, elle pourrait, d'un +mot, faire plus pour moi que je ne pourrai jamais faire pour elle. + +--Et que puis-je faire pour toi? demanda San-Felice. + +--J'ai un fils, Excellence, et, depuis un an, je sollicite sans pouvoir +l'obtenir, son admission comme geôlier dans la forteresse. S'il y était, +je le chargerais spécialement du service de la dame en question, dont je +ne peux pas m'occuper, n'ayant que la surveillance générale. + +--Je ne demande pas mieux, dit San-Felice, qui pensa tout de suite au +parti qu'il pouvait tirer de ce protecteur de bas étage. Et de qui +dépend sa nomination? + +--Sa nomination dépend du chef de la police. + +--T'es-tu déjà adressé à lui? + +--Oui; mais, vous comprenez, Excellence, il faudrait pouvoir... (et il +fit le geste d'un homme qui compte de l'argent), et je ne suis pas +riche. + +--C'est bien: tu feras une demande et tu me l'adresseras. + +--Excellence, dit le geôlier en chef en tirant un papier de sa poche, +pendant que vous étiez dans la chambre de la prisonnière, j'ai rédigé ma +demande, pensant que vous seriez assez bon pour vous en charger. + +--Je m'en charge, en effet, mon ami, dit le chevalier, et il ne dépendra +pas de moi que tu n'obtiennes ce que tu désires. Si tu as besoin de moi, +viens chez Son Altesse royale le duc de Calabre et demande le chevalier +San-Felice. + +Et, mettant la pétition dans sa poche, le chevalier prit congé de son +protégé, sortit de la forteresse et se dirigea vers la place des +Quatre-Cantons, où, on se le rappelle, il avait rendez-vous avec le faux +capitaine américain. + +Celui-ci l'attendait, et, en l'apercevant, marcha droit à lui. + +Tous deux s'abordèrent en s'interrogeant. + +Joseph Palmieri raconta sa visite au roi, se félicita de la façon dont +il avait été reçu et surtout de la certitude où il était maintenant de +pouvoir rester à son mouillage, c'est-à-dire dans le voisinage du fort. + +De son côté, le chevalier lui fit part de son projet, et, pour qu'il +s'en rendît bien compte, lui donna à lire la demande en grâce rédigée +par le duc de Calabre. + +Joseph Palmieri s'approcha de la lampe d'une madone et lut; dans sa +distraction, le chevalier s'était trompé et lui avait donné à lire la +supplique du geôlier en chef, au lieu de la demande en grâce du duc. + +Mais Joseph Palmieri n'était pas homme à laisser passer à portée de sa +main une circonstance qui pût lui être utile sans mettre la main dessus. +Il commença par prendre l'adresse du futur geôlier: _Tonino Monti, via +della Salute, nº 7_; et, rendant la supplique au chevalier: + +--Vous vous êtes trompé de papier, lui dit-il. + +Le chevalier fouilla à sa poche et y trouva, en effet, le placet qu'il +avait cru donner et en place duquel il avait donné la supplique du +geôlier en chef. + +Joseph Palmieri la lut avec plus d'attention encore que la première. + +--Oui, sans doute, dit-il, si Ferdinand a un coeur, il y a une chance; +mais je doute qu'il en ait un. + +Et il remit la demande en grâce au chevalier. + +--A quelle époque, demanda-t-il, comptez-vous sur l'accouchement de la +princesse? + +--Mais elle attend sa délivrance du jour au lendemain. + +--Attendons comme elle, dit Palmieri. Mais, si le roi refuse, ou si elle +accouche d'une fille?... + +--Alors, vous recevrez cette même supplique déchirée en morceaux, ce qui +voudra dire que vous pouvez agir à votre tour, attendu que, de notre +coté, il n'y aura plus d'espoir; ou sinon ce seul mot: SAUVÉE! vous dira +tout ce que vous aurez besoin de savoir. Seulement, vous me donnez votre +parole de ne rien tenter d'ici là? + +--Je vous la donne; seulement, vous me permettrez de m'informer +topographiquement de la chambre qu'occupe la prisonnière dans la +forteresse? + +Le chevalier saisit la main de son interlocuteur, en la lui serrant avec +un mouvement de fiévreuse énergie. + +--La jeunesse est puissante devant le Seigneur, dit-il. La fenêtre de la +prisonnière donne directement sur la goëlette le _Runner_. + +Et il s'éloigna rapidement en cachant son visage dans son manteau. + +Le chevalier ne s'était pas trompé, et, cette fois encore, les +sympathiques effluves de la jeunesse avaient divisé leurs courants +magnétiques. A peine le chevalier avait-il quitté la chambre de Luisa, +après lui avoir fait remarquer cet homme, qui, à une demi-encablure du +pied de la forteresse, se promenait pensif sur le pont de la goëlette, +que Salvato--car c'était bien Salvato lui-même--crut entendre passer +dans l'air son nom emporté par la brise de la nuit. + +Il leva la tête, ne vit rien et crut s'être trompé. + +Mais le même son frappa une seconde fois son oreille. + +Ses yeux se fixèrent alors sur l'ouverture sombre qui se dessinait dans +la muraille grise, et, à travers les barreaux de cette ouverture, il +crut voir s'agiter une main et un mouchoir. + +Le cri correspondant à celui qui sortait du coeur de la prisonnière +s'élança du sien, et les ondes de l'air frémirent de nouveau, agitées +par ces deux syllabes: «Luisa!» + +Le mouchoir se détacha de la main, flotta un instant dans l'air et tomba +au pied de la muraille. + +Salvato eut la prudence d'attendre un instant, de regarder autour de lui +si personne n'avait vu ce qui venait de se passer, et, s'étant assuré +que tout était bien resté entre lui et la prisonnière, sans prévenir +aucun des hommes de l'équipage, il mit le youyou à, la mer, et, comme un +pêcheur qui tend ses ligues, il s'approcha de la plage. + +Un espace de terrain d'une dizaine de mètres séparait le quai du pied du +mur de la prison, et le bonheur voulut qu'aucune sentinelle n'y fût +placée. + +Salvato amarra son canot au rivage, ne fit qu'un bond, se trouva au pied +de la muraille, ramassa le mouchoir et revint au canot. + +A peine y avait-il repris sa place, qu'il entendit le pas mesuré d'une +patrouille; mais, au lieu de s'éloigner du quai, ce qui eût pu donner +des soupçons, il enfonça le mouchoir dans sa poitrine et resta dans le +canot, faisant avec sa ligne ce mouvement de haut en bas que fait un +homme qui pêche à la palangre. + +La patrouille parut au pied de la tour; le sergent qui la commandait se +détacha des rangs et s'approcha du canot. + +--Que fais-tu là? demanda-t-il à Salvato, vêtu en simple marin. + +Celui-ci lui fit répéter la question une seconde fois, comme s'il n'eût +pas compris; puis: + +--Vous le voyez bien, répondit Salvato avec un accent anglais +très-prononcé, je pêche. + +Quoique détestés par les Siciliens, les Anglais devaient à la présence +de Nelson certains égards que l'on n'accordait point aux individus des +autres nations. + +--Il est défendu d'amarrer des bateaux au quai, répondit le chef de la +patrouille, et il y a de la place dans le port pour pêcher sans venir +pêcher ici. Au large donc, l'ami! + +Salvato fit entendre un grognement de mauvaise humeur, tira du fond de +la mer sa palangre, à laquelle il eut la chance de trouver pendu un +calamaris, et rama vers la goëlette. + +--Bon! dit le sergent en rejoignant sa patrouille, voilà qui le changera +de son boeuf salé. + +Et, enchanté de la plaisanterie, il disparut un instant sous une voûte +dont il explora la profondeur sombre, reparut et continua sa ronde de +nuit en longeant les murs extérieurs de la forteresse. + +Quant à Salvato, il s'était déjà plongé dans l'intérieur de la goëlette, +baisant le mouchoir marqué d'une L, d'une S et d'une F. + +Un des quatre coins était noué; il y porta vivement la main et sentit un +papier. + +Sur le papier étaient écrits ces mots: + +«Je t'ai reconnu, je te vois, je t'aime! Voici mon premier moment de +joie depuis que je t'ai quitté. + +»Mon Dieu, pardonnez-moi si c'est parce que j'espère en lui que j'espère +en vous! + +»Ta LUISA.» + +Salvato remonta sur le pont; ses yeux se reportèrent immédiatement vers +l'ouverture. + +La main blanche se dessinait toujours sur les barreaux sombres. + +Salvato secoua le mouchoir, le baisa, et son nom passa de nouveau à son +oreille avec la brise de la nuit. + +Mais, comme il eût été imprudent, par une nuit aussi claire, de +continuer un semblable échange de signes, Salvato s'assit et demeura +immobile, tandis qu'à travers le double barreau, son oeil, habitué aux +ténèbres, pouvait encore distinguer la blanche apparition, vers laquelle +ne le guidait plus la main imprudente. + +Quelques instants après, on entendit le bruit d'une double rame qui +battait la mer, et l'on vit, à travers le labyrinthe de bâtiments qui +couvraient le port, s'avancer une barque qui s'arrêta au pied du petit +escalier de la goëlette. + +C'était Joseph Palmieri qui rentrait à bord. + +--Bonne nouvelle! s'écria en anglais Salvato, s'élançant dans les bras +de son père. Elle est là, là, à cette fenêtre! Voilà son mouchoir et une +lettre d'elle! + +Joseph Palmieri sourit d'un ineffable sourire et murmura: + +--O pauvre chevalier! tu avais bien raison de dire: «La jeunesse est +puissante devant Dieu!» + + + + + C + + LA NAISSANCE D'UN PRINCE ROYAL + + +Quelques jours après les événements que nous venons de raconter, le roi +chassait la caille à tir, escorté de son fidèle Jupiter, dans les +jardins de la Bagaria et sur le versant septentrional des collines qui +s'élèvent à quelque distance de la plage. + +Il avait avec lui les deux plus fidèles compagnons de ces sortes de +plaisirs, excellents tireurs comme lui, sir William Hamilton et le +président Cardillo. + +La chasse était splendide: c'était le retour des cailles. + +Les cailles, comme tout chasseur sait, ont par an deux passages. Dans le +premier, aux mois d'avril et de mai, elles vont du midi au nord; à cette +époque, elles sont maigres et sans saveur. Dans le second, qui a lieu au +mois de septembre et d'octobre, elles sont, au contraire, grasses et +succulentes, surtout en Sicile, leur première étape pour regagner +l'Afrique. + +Le roi Ferdinand s'amusait donc,--nous ne dirons pas comme un roi, nous +savons trop bien que, tout roi qu'il était, il ne s'était pas toujours +amusé, mais comme un chasseur qui nage dans le gibier. + +Il avait tiré cinquante coups et tué cinquante pièces, et il offrait de +parier qu'il irait ainsi jusqu'à la centaine, sans en manquer une seule. + +Tout à coup, on vit venir un cavalier courant à toute bride; et, guidé +par les coups de fusil, à la distance de cinq cents pas à peu près des +chasseurs, il arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers pour voir +lequel des trois était le roi, et, l'ayant reconnu, il vint droit à lui. + +Ce cavalier était un messager que le duc de Calabre envoyait au roi, son +père, pour lui annoncer que la duchesse était prise des premières +douleurs, et, le prier, selon les lois de l'étiquette, d'assister à +l'accouchement. + +--Bon! fit le roi, tu dis les premières douleurs? + +--Oui, sire. + +--En ce cas, j'ai bien une heure ou deux devant moi. Antonio Villari +est-il là? + +--Oui, sire, et deux autres médecins avec lui. + +--Alors, tu vois bien: je n'y puis rien faire. Tout beau, Jupiter! Je +vais encore tuer quelques cailles. Retourne à Palerme, et dis au prince +que je te suis. + +Et il alla à Jupiter, qui, sur la recommandation de son maître, tenait +l'arrêt aussi ferme que s'il eût été changé en pierre. + +La caille partit, le roi la tua. + +--Cinquante et une, Cardillo! dit-il. + +--Pardieu! dit le président, de mauvaise humeur de n'en être qu'à la +trentaine, avec un chien comme le vôtre, ce n'est pas malin. Je ne sais +même pas comment Votre Majesté se donne la peine de brûler de la poudre +et de semer du plomb. A sa place, je prendrais le gibier à la main. + +Le domestique qui suivait le roi, lui passait, pendant ce temps, un +autre fusil tout chargé. + +--Eh bien, dit le roi au messager, tu n'es pas encore parti? + +--J'attendais pour savoir si le roi n'avait pas d'autres ordres à me +donner. + +--Tu diras à mon fils que j'en suis à ma cinquante et unième caille, et +que Cardillo n'est encore qu'à sa trentième. + +Le messager repartit au galop, et la chasse continua. + +Le roi, en une heure, tua vingt-cinq autres cailles. + +Il changeait son fusil déchargé contre un fusil chargé, lorsqu'il vit +revenir le même messager à fond de train. + +--Eh bien, lui cria-t-il, tu viens me dire que la duchesse est +accouchée? + +--Non, sire; je viens, au contraire, dire à Votre Majesté qu'elle +souffre beaucoup. + +--Que veut-elle que j'y fasse? + +--Votre Majesté sait qu'en pareille circonstance sa présence est +commandée par le cérémonial. Il peut arriver un malheur. + +--Eh bien, demanda le président, qu'y a-t-il? + +--Il y a que cela ne va pas tout seul, à ce qu'il paraît, répondit +Ferdinand. + +--De sorte que nous allons quitter la chasse au milieu de la journée? Au +reste, que Votre Majesté la quitte si elle veut, je reste: je ne m'en +retournerai que quand j'aurai mes cent pièces. + +--Ah! dit Ferdinand, une idée! Retourne vite à Palerme et ordonne de +sonner toutes les cloches. + +--Et je puis dire à Son Altesse royale...? + +--Tu peux lui dire que j'y suis aussitôt que toi. As-tu vu nos chevaux? + +--Ils sont à la grille de la Bagaria, sire. + +--Eh bien, dis-leur, en passant, de se rapprocher. + +Le messager repartit au galop. + +Un quart d'heure après, toutes les cloches de Palerme étaient en branle. + +--Ah! dit le roi, voilà qui doit lui faire du bien. Et il continua sa +chasse. + +Il en était à sa quatre-vingt-dixième caille, sans en avoir manqué une +seule. + +--Voulez-vous parier que j'irai jusqu'à la centaine, sans un faux coup, +Cardillo? + +--Ce n'est pas la peine. + +--Pourquoi cela? + +--Parce que voilà le messager qui revient. + +--Diable! dit Ferdinand. Tout beau, Jupiter! Je vais toujours tuer ma +quatre-vingt-onzième, en attendant. + +La caille partit, le roi la tua. + +Lorsqu'il se retourna, le messager était près de lui. + +--Eh bien, lui demanda Ferdinand, les cloches l'ont-elles soulagée? + +--Non, sire: les médecins ont des craintes. + +--Les médecins ont des craintes! répéta Ferdinand en se grattant +l'oreille. C'est grave, alors? + +--Très-grave, sire. + +--En ce cas, qu'on expose le saint sacrement. + +--Sire, je ferai observer à Votre Majesté que les médecins disent que +votre présence est urgente. + +--Urgente! urgente! répéta Ferdinand avec impatience; je n'y ferai pas +plus que le bon Dieu! + +--Sire, le cheval de Votre Majesté est là. + +--Je le vois bien, pardieu! Va, va, mon garçon; et, si le saint +sacrement n'y fait rien, j'irai moi-même. + +Et il ajouta à voix basse: + +--Quand j'aurai tué mes cent cailles, bien entendu. + +Au bout d'un quart d'heure, le roi avait tué ces cent cailles. Sir +William l'avait suivi de près et en avait tué quatre-vingt-sept. Le +président Cardillo était de dix en arrière sur sir William et de +vingt-trois sur le roi: aussi était-il furieux. + +Les cloches sonnaient toujours à grande volée, ce qui prouvait qu'il n'y +avait pas de nouveau. + +--_Alla malora!_ dit le roi avec un soupir, il paraît qu'elle s'entête à +ne rien finir que je ne sois là. Allons-y donc. On a bien raison de +dire: «Ce que femme veut, Dieu le veut.» + +Et, sautant à cheval: + +--Vous êtes libres d'aller jusqu'à vos cent cailles, dit-il aux deux +autres chasseurs. Moi, je retourne à Palerme. + +--En ce cas, dit sir William, je suis Votre Majesté: ma charge m'oblige +à ne pas vous quitter dans un pareil moment. + +--C'est bien, allez, dit Cardillo; moi, je reste. + +Le roi et sir William mirent leurs montures au galop. + +Au moment où ils entraient dans la ville, le carillon des cloches cessa. + +--Ah! ah! dit le roi, il paraît que c'est fini. Maintenant, reste à +savoir si c'est un garçon ou une fille. + +On passa devant une église: tous les cierges étaient allumés, le saint +sacrement était exposé sur l'autel, l'église était pleine de gens qui +priaient. + +On entendit le bruit des pétards et l'on vit l'air sillonné par les +fusées. + +--Bien! dit le roi, voilà qui est de bon augure. + +Le roi vit de loin venir le même messager; il tenait son chapeau en +l'air et criait: «Vive le roi!» Tout le monde courait après lui ou +s'élançait au-devant de lui. C'était miracle qu'il n'écrasât personne. + +Du plus loin qu'il aperçut le roi: + +--Un prince, sire! un prince! cria-t-il. + +--Eh bien, dit le roi à sir William, quand j'aurais été là, je n'y +aurais rien ajouté. + +Les cris du peuple annoncèrent l'arrivée de Ferdinand au palais. + +Tout le monde était dans la joie, et le roi était attendu avec la plus +grande impatience. + +Le duc et la duchesse de Calabre avaient pris à coeur la cause de la +San-Felice, non pour elle, qu'ils ne connaissaient pas, l'ayant vue à +peine, mais pour son mari. + +Le pauvre chevalier, plus mort que vif, plus agité surtout que si +c'était son propre sort qui allait se débattre, était à genoux dans un +cabinet attenant à la chambre à coucher, et priait. + +C'est qu'il connaissait le roi, et qu'il savait qu'il avait beaucoup à +craindre et peu à espérer. + +La jeune mère était dans son lit. Elle n'avait aucun doute, elle: qui +pourrait refuser quelque chose à ce bel enfant qu'elle venait de mettre +au monde avec tant de douleurs? Ce serait une impiété! + +Ne serait-il pas roi un jour? n'était-il pas d'heureux augure qu'il +entrât dans la vie par la porte de la clémence et en balbutiant le mot +_Grâce_! + +On avait eu le temps, son grand-père n'étant pas encore là au moment de +sa naissance, de lui faire sa toilette et de lui passer une magnifique +robe de dentelles. + +Il avait les cheveux blonds des princes autrichiens, des yeux bleus +étonnés qui regardaient sans voir, la peau fraîche comme une rose et +blanche comme du satin. + +La mère le tenait couché près d'elle, ne se lassant pas de l'embrasser. +Elle lui avait glissé, dans les plis de la robe qui recouvrait ses +langes royaux, la supplique de la malheureuse San-Felice. + +On entendit dans la rue, se rapprochant du palais sénatorial, les cris +de «Vive le roi!» + +Le prince pâlit: il lui sembla, à lui si craintif devant son père, qu'il +allait commettre un crime de lèse-majesté. + +La princesse fut plus courageuse que lui. + +--O François, dit-elle, nous ne pouvons cependant pas abandonner cette +pauvre femme! + +San-Felice, qui entendit ces mots, ouvrit la porte de l'alcôve, et par +cette porte passa sa tête pâle et effarée. + +--O mon prince! dit-il avec le ton du reproche. + +--J'ai promis, je tiendrai, dit François. J'entends les pas du roi: ne +te montre pas, ou tu perds tout. + +San-Felice referma la porte du cabinet au moment où le roi ouvrait celle +de la chambre à coucher. + +--Eh bien, eh bien, dit-il en entrant, tout est donc fini, et de la +bonne façon, grâce à Dieu! Je te fais mon compliment, François. + +--Et à moi, sire? demanda l'accouchée. + +--A vous, je vous le ferai quand j'aurai vu l'enfant. + +--Sire, vous savez que j'ai droit à trois faveurs, dit la princesse, +comme ayant donné un héritier au royaume? + +--Et on vous les accordera, si c'est un beau mâle. + +--Oh! sire, c'est un ange! + +Et elle prit l'enfant à son côté et le présenta au roi. + +--Ah! par ma foi, dit le roi en le lui prenant des mains et en se +retournant vers son fils, je n'aurais pas mieux fait, moi qui m'en +pique. + +Il y eut un moment de silence; toutes les respirations étaient arrêtées, +tous les coeurs cessaient de battre. + +On attendait que le roi vît le placet. + +--Oh! oh! qu'a-t-il donc sous le bras? + +--Sire, dit Marie-Clémentine, au lieu des trois faveurs que l'on accorde +d'habitude à la princesse royale qui donne un héritier à la couronne, je +n'en demande qu'une. + +Et sa voix, en prononçant ces paroles, était si tremblante, que le roi +la regardait avec étonnement. + +--Diable! ma chère fille, dit le roi, il paraît que c'est bien +difficile, ce que vous désirez? + +Et, couchant l'enfant dans le pli de son bras gauche, il prit le papier +de la main droite et le déplia lentement en regardant le prince +François, qui pâlit, et la princesse Marie-Clémentine, qui se laissa +retomber sur son oreiller. + +Le roi commença de lire; mais, dès les premiers mots, son sourcil se +fronça et l'expression de son visage devint sinistre. + +--Oh! dit-il avant même d'avoir tourné la page, si c'était cela que vous +aviez à me demander, monsieur mon fils, et vous, madame ma belle-fille, +vous avez perdu votre peine. Cette femme est condamnée, cette femme +mourra. + +--Sire! balbutia le prince. + +--Dieu lui-même voudrait la sauver, que j'entrerais en lutte contre +Dieu! + +--Sire, au nom de cet enfant! + +--Tenez! s'écria le roi, reprenez-le, votre enfant! le voilà, je vous le +rends. + +Et, le rejetant violemment sur le lit, il sortit en criant: + +--Jamais! jamais! + +La princesse Marie-Clémentine poussa un gémissement et prit dans ses +bras son enfant qui pleurait. + +--Oh! pauvre innocent! dit-elle, cela te portera malheur... + +Le prince tomba sur une chaise sans avoir la force de prononcer une +parole. + +Le chevalier poussa la porte du cabinet, et, plus pâle qu'un mort, il +vint ramasser la supplique qui était tombée à terre. + +--O mon ami! dit le prince en lui tendant la main, tu le vois, il n'y a +pas de notre faute. + +Mais lui, sans paraître voir ni entendre le prince, sortit en déchirant +la supplique et en disant: + +--C'est véritablement un monstre que cet homme! + + + + + CI + + TONINO MONTI + + +A l'instant même où le roi s'élançait, furieux, hors de la chambre de la +princesse royale, et où San-Felice le suivait en déchirant la supplique, +le capitaine Skinner discutait dans sa cabine le prix de son engagement +avec un grand et beau garçon de vingt-cinq ans, qui était venu s'offrir +à lui pour faire partie de l'équipage de la goëlette. + +Quand nous disons _s'offrir à lui_, la chose pourrait être dite d'une +façon plus exacte. La veille, un de ses meilleurs matelots, qui exerçait +à bord le poste de contre-maître et qui était né à Palerme, chargé par +le capitaine Skinner de recruter quelques hommes pour renforcer son +équipage, avait vu, à la porte de la maison nº 7 de la rue della Salute, +un beau jeune homme coiffé d'un bonnet de pêcheur et portant un caleçon +relevé jusqu'au-dessus du genou, lequel laissait voir une jambe +vigoureuse et fine tout à la fois. + +Il s'était arrêté un instant devant lui et l'avait regardé avec une +attention et une persistance qui lui avaient valu, en patois sicilien, +cette question: + +--Que me veux-tu? + +--Rien, avait répondu le contre-maître dans le même patois. Je te +regarde et je me dis, à part moi, que c'est une honte. + +--Qu'est-ce qui est une honte? + +--Qu'un grand et fort gaillard comme toi, qui ferait un si beau matelot, +soit destiné à faire un si mauvais geôlier. + +--Qui t'a dit cela? demanda le jeune homme. + +--Que t'importe, du moment que je le sais! + +Le jeune homme haussa les épaules. + +--Que veux-tu! dit-il, l'état de pêcheur ne nourrit pas son homme, et +l'état de geôlier rapporte deux carlins par jour. + +--Bon! deux carlins par jour! dit le contre-maître en faisant claquer +ses doigts: belle rétribution pour un si triste métier! Moi, je suis à +bord d'un bâtiment où les mousses ont deux carlins, les novices quatre, +et les matelots huit. + +--Tu gagnes huit carlins par jour, toi? demanda le jeune pêcheur. + +--Moi? J'en gagne douze: je suis contre-maître. + +--Peste! dit le pêcheur, quel commerce fait donc ton capitaine, pour +payer ses hommes ce prix-là? + +--Il ne fait aucun commerce, il se promène. + +--Il est donc riche? + +--Il est millionnaire. + +--Bon état, et qui vaut encore mieux que celui de matelot à huit +carlins. + +--Lequel, cependant, vaut mieux que celui de geôlier à deux. + +--Je ne dis pas; mais c'est mon père qui s'est coiffé de cette idée-là. +Il veut absolument que je lui succède comme geôlier en chef. + +--Ce qui lui vaut? + +--Six carlins par jour. + +Le contre-maître se mit à rire. + +--Au fait, dit-il, voilà un riche avenir! Et tu es décidé? + +--Ah! je n'ai pas la vocation. Mais, ajouta-t-il avec l'insouciance des +hommes du Midi, il faut bien faire quelque chose. + +--Ce n'est pas amusant de se lever la nuit, de faire des rondes dans les +corridors, d'entrer dans les cachots, de voir de malheureux prisonniers +qui pleurent! + +--Bah! on s'y habitue. Est-ce qu'il n'y a pas partout des gens qui +pleurent! + +--Ah! je vois ce que c'est, dit le contre-maître: tu es amoureux, et tu +ne veux pas quitter Palerme. + +--Amoureux! j'ai eu deux maîtresses dans ma vie, et l'une m'a quitté +pour un officier anglais, l'autre pour un chanoine de Sainte-Rosalie. + +--Alors, libre comme l'air? + +--Libre comme l'air. Et, si tu as un bon poste à m'offrir, comme je ne +suis pas encore nommé geôlier, que j'attends depuis trois ans ma +nomination, fais tes offres. + +--Un bon poste?... Je n'en ai pas d'autre que celui de matelot à bord de +mon bâtiment. + +--Et quel est ton bâtiment? + +--Le _Runner_. + +--Ah! ah! vous êtes de l'équipage américain? + +--Eh bien, as-tu quelque chose contre les Américains? + +--Ils sont hérétiques. + +--Celui-là est catholique comme toi et moi. + +--Et tu t'engages à me faire recevoir à bord? + +--J'en parlerai au capitaine. + +--Et j'aurai huit carlins par jour comme les autres? + +--Oui. + +--Fait-on la pagnote, ou est-on nourri? + +--On est nourri. + +--Convenablement? + +--On a le café et le petit verre de rhum le matin; à midi, la soupe, un +morceau de boeuf ou de mouton rôti, du poisson, si l'on en a pincé, et, +le soir, du macaroni. + +--Je voudrais voir cela. + +--Il ne tient qu'à toi. Il est onze heures et demie, on dîne à midi; je +t'invite à dîner avec nous. + +--Et le capitaine? + +--Le capitaine? Est-ce qu'il fera attention à toi! + +--Ah! ma foi, dit le jeune homme, j'accepte; j'allais dîner avec un +morceau de baccala. + +--Pouah! fit le contre-maître: il y a un chien à bord, il n'en veut pas. + +--_Madonna!_ dit le jeune homme, il y a beaucoup de chrétiens alors qui +ne demanderaient pas mieux que d'être chiens à bord de ton bâtiment. + +Et, passant son bras sous celui du contre-maître, il suivit le quai +jusqu'à la Marina. + +A la Marina, il y avait un canot amarré, près du débarcadère. Il était +gardé par un seul matelot; mais le contre-maître fit entendre un +roulement de son sifflet, et trois autres matelots accoururent et +sautèrent dans la barque, où le contre-maître et le jeune pêcheur +descendirent à leur tour. + +--Au _Runner_! et vivement! leur dit en mauvais anglais le contre-maître +en prenant place au gouvernail. + +Les matelots se roidirent sur leurs rames, et la légère embarcation +glissa sur l'eau. + +Dix minutes après, elle abordait l'escalier de bâbord du _Runner_. + +Le contre-maître avait dit la vérité: ni le capitaine ni son second ne +parurent remarquer l'arrivée d'un étranger à bord. On se mit à table, +et, comme la pêche avait été bonne et qu'un des matelots, Provençal de +naissance, avait fait une bouillabaisse, le repas fut encore plus soigné +que le contre-maître ne l'avait annoncé. + +Nous devons avouer que les trois plats qui se succédèrent, arrosés d'une +demi-bouteille de vin de Calabre parurent produire une sensation +favorable sur l'esprit de l'invité. + +Au dessert, le capitaine parut sur le pont, accompagné de son second, +et, en se promenant, se dirigea vers l'avant du petit bâtiment. + +A l'approche du capitaine, les matelots se levèrent, et, comme le +capitaine leur faisait signe de la main de se rasseoir: + +--Pardon, mon capitaine, dit le contre-maître, mais j'ai une prière à +vous faire. + +--Et que veux-tu? demanda le capitaine Skinner en riant. Voyons, parle, +mon brave Giovanni. + +--Ce n'est pas moi, capitaine, c'est un de mes compatriotes que j'ai +racolé par les rues de Palerme, et que j'ai invité à dîner avec nous. + +--Ah! ah! Et où est-il, ton compatriote? + +--Le voilà, capitaine. + +--Que demande-t-il? + +--Une grande faveur, capitaine. + +--Laquelle? + +--Celle de boire à votre santé. + +--C'est chose accordée, dit le capitaine, et tout le bénéfice en sera +pour moi. + +--Hourra pour le capitaine! crièrent les matelots d'une seule voix. + +Skinner salua de la tête. + +--Et comment s'appelle ton compatriote? demanda-t-il. + +--Ma foi, dit Giovanni, je n'en sais rien. + +--Je m'appelle votre serviteur, Excellence, répondit le jeune homme, et +voudrais bien que vous me répondissiez que vous vous appelez mon maître. + +--Ah! ah! tu as de l'esprit, garçon! + +--Vous croyez, Excellence? + +--J'en suis sûr. + +--Depuis que ma mère me le disait quand j'étais tout petit, personne +cependant ne s'en est aperçu. + +--Mais enfin tu as encore un autre nom que celui de mon serviteur? + +--J'en ai deux autres, Excellence. + +--Lesquels? + +--Tonino Monti. + +--Attends donc, attends donc, dit le capitaine comme s'il cherchait à +rappeler ses souvenirs, il me semble que je te connais. + +Le jeune homme secoua dubitativement la tête. + +--Cela m'étonnerait bien, dit-il. + +--Je me rappelle... Oui, c'est cela. N'es-tu pas le fils du geôlier en +chef du fort de Castellamare? + +--Ma foi, oui. Eh bien, il faut que vous soyez sorcier pour avoir deviné +cela... + +--Je ne suis pas sorcier, mais je suis l'ami de quelqu'un qui sollicite +pour toi le poste de geôlier, je suis l'ami du chevalier San-Felice. + +--Et qui ne l'obtiendra pas, naturellement. + +--Bon! et pourquoi ne l'obtiendrait-il pas? Le chevalier est +non-seulement le bibliothécaire, mais encore l'ami du duc de Calabre. + +--Oui; mais il est le mari de la prisonnière si chaudement recommandée +par Sa Majesté, et qui ne vit que par grâce. Si le chevalier avait eu +quelqu'un d'influent, il aurait commencé par obtenir la vie de sa femme. + +--C'est justement parce qu'on lui a refusé ou qu'on lui refusera +probablement une grande faveur que l'on sera charmé de lui en accorder +une petite. + +--Que Dieu me fasse la grâce de ne pas vous entendre! + +--Et pourquoi cela? + +--Parce qu'il m'arrangerait mieux de vous servir que de servir le roi +Ferdinand. + +--Je ne veux cependant pas, je te le déclare, répliqua en riant le +capitaine Skinner, lui faire concurrence. + +--Oh! vous ne lui ferez pas concurrence, capitaine: je donne ma +démission avant d'être nommé. + +--Ah! capitaine, dit Giovanni, acceptez-la. Tonino est un bon garçon. +Pêcheur d'enfance, ça fera un excellent marin. Je réponds de lui. Nous +serons tous contents de le voir porter sur le rôle de l'équipage. + +--Oh! oui, oui! s'écrièrent tous les matelots. + +--Capitaine, dit Tonino, la main sur sa poitrine, foi de Sicilien, si +Votre Excellence m'accorde ma demande, vous serez content de moi. + +--Écoute, mon ami, répondit le capitaine, je ne demande pas mieux, car +tu me parais un bon garçon. Mais je ne veux pas qu'on dise que je suis +un racoleur, et qu'on m'accuse de t'avoir engagé pendant que tu étais +ivre. Amuse-toi avec tes compagnons tant qu'il te plaira; mais rentre ce +soir chez toi. Réfléchis cette nuit, demain toute la journée, et, demain +au soir, si tu es toujours dans les mêmes intentions, reviens, et nous +terminerons. + +--Vive le capitaine! cria Tonino. + +--Vive le capitaine! répéta tout l'équipage. + +--Voilà quatre piastres, dit Skinner: allez à terre, mangez-les, +buvez-les, cela ne me regarde pas; mais que tout le monde, ce soir, soit +ici, et qu'il n'y ait pas trace du vin que l'on aura bu. Allez. + +--Mais la goëlette, capitaine? demanda Giovanni. + +--Laisse deux hommes à bord. + +--Bon, capitaine! c'est à qui ne voudra pas rester. + +--Vous tirerez au sort, et chacune des victimes recevra une piastre pour +consolation. + +On tira au sort, et les deux matelots qui tombèrent reçurent chacun une +piastre. + +Le soir, à neuf heures, tout le monde était rentré, et, comme l'avait +recommandé le capitaine, on était gai, mais voilà tout. + +Le capitaine passa la revue de son équipage, comme il avait l'habitude +de le faire tous les soirs, et fit à Giovanni, mais pour lui seul, le +signe de le suivre dans son cabinet. + +Dix minutes après, excepté les matelots du premier quart de nuit, tout +le monde était couché à bord. + +Giovanni se glissa dans la cabine du capitaine, qui attendait avec son +second. Tous deux paraissaient impatients. + +--Eh bien? lui demanda Skinner. + +--Eh bien, capitaine, il est à nous. + +--Tu en es sûr? + +--Comme si je le voyais déjà couché sur le rôle. + +--Et tu crois que demain...? + +--Demain, à six heures du soir, aussi vrai que je m'appelle Giovanni +Capriolo, il aura signé. + +--Dieu le veuille! murmura le second: ce sera déjà la moitié de notre +affaire faite. + +Et, en effet, le lendemain, comme l'avait promis Giovanni, et comme nous +l'avons dit dans les premières lignes de ce chapitre, après avoir +débattu pour la forme le chiffre des appointements, sur sa demande +expresse consignée dans l'engagement, Tonino Monti, libre et majeur, +s'engageait pour trois ans comme matelot à bord du _Runner_, et recevait +d'avance trois mois d'appointements, se soumettant à toute la rigueur de +la loi, s'il manquait à sa parole. + + + + + CII + + LE GEOLIER EN CHEF + + +Au moment où le nouvel enrôlé venait d'opposer--avec quelque difficulté +d'exécution, mais lisiblement néanmoins,--sa signature au bas de +l'engagement, un matelot entrait dans la cabine, tenant à la main une +enveloppe contenant des papiers qu'un messager venait d'apporter de la +part du chevalier San-Felice, avec recommandation expresse de ne les +remettre qu'au capitaine Skinner lui-même. + +Dès midi, le bruit s'était répandu dans Palerme que la duchesse de +Calabre était atteinte des douleurs de l'enfantement. Les propriétaires +de la goëlette étaient trop intéressés à cet événement pour n'être point +des premiers à en être instruits; puis le son des cloches, puis +l'exposition du saint sacrement leur avaient appris les craintes de la +cour; enfin, les pétards, les fusées et les illuminations les avaient +mis au courant de l'heureux résultat auquel ils portaient un si vif +intérêt, puisque la vie de la prisonnière y était en quelque sorte +attachée. + +Le capitaine Skinner comprit donc à l'instant que l'enveloppe contenait, +quelle qu'elle fût, la décision du roi. + +Il fit un signe à Salvato, qui jeta un coup d'oeil sur l'engagement, dit +à Tonino que tout était bien ainsi, prit l'engagement et le mit dans sa +poche. + +Tonino, enchanté de faire enfin légalement partie de l'équipage du +_Runner_, remonta sur le pont. + +Salvato et son père, restés seuls, s'empressèrent de briser le cachet: +l'enveloppe contenait la supplique de Luisa déchirée en huit ou dix +morceaux. + +On le sait, cette réponse seule était significative; elle disait +clairement: «Le roi a été impitoyable.» + +Mais à ces fragments déchirés étaient joints deux autres papiers +intacts. + +Le premier, que Salvato ouvrit, était de l'écriture du chevalier. + +Il contenait ce qui suit: + +«J'allais vous envoyer ces papiers déchirés sans aucun +commentaire,--car, ainsi que la chose était convenue entre nous, ils +signifiaient que la princesse avait échoué, et que, de notre côté, il +n'y avait plus d'espoir,--quand j'ai reçu du directeur de la police la +nomination, sollicitée par moi, de Tonino Monti au poste de geôlier +adjoint. Y a-t-il dans cette nomination un moyen de salut? Je n'en sais +rien et n'essaye même pas de le chercher, tant ma tête est perdue; mais +vous, vous êtes des hommes de ressource et d'imagination, vous avez des +moyens de fuite qui me manquent, des hommes d'exécution que je n'ai pas +et que je ne saurais où trouver. Cherchez, imaginez, inventez, +jetez-vous, s'il le faut, dans l'insensé, dans l'impossible; mais +sauvez-la! + +»Moi, je ne puis que la pleurer. + +»Ci-joint le brevet de Tonino Monti.» + +La nouvelle était terrible; mais ni Salvato ni son père n'avaient jamais +compté sur la clémence royale. Le désappointement de ce côté-là était +donc loin de produire l'effet qu'il avait produit sur le chevalier +San-Felice. + +Les deux hommes se regardèrent avec tristesse, mais non avec désespoir. +Il y avait plus: il leur semblait que cette nomination de Tonino Monti +était une compensation à l'échec annoncé par la supplique déchirée. + +Comme on l'a vu, eux aussi avaient compté sur cet accident, et, en +s'emparant à tout hasard de Tonino, avaient pris leurs mesures en +conséquence. + +Leurs projets étaient bien vagues encore, ou plutôt ils n'avaient pas +encore de projets. Ils étaient là, l'oeil au guet, l'oreille avide, le +bras tendu, prêts à saisir l'occasion si l'occasion se présentait. Il +leur avait semblé voir une lueur quelconque dans l'accaparement de +Tonino; cette lueur s'augmentait de sa nomination. Eh bien, à la lueur +de ce crépuscule, ils allaient chercher à donner un corps à ce rêve, +jusque-là fugitif, insaisissable. + +Il était sept heures du soir. A huit, ils paraissaient avoir pris une +résolution; car l'avis fut donné à tout l'équipage qu'on devait lever +l'ancre dans l'après-midi du lendemain. + +Tonino fut autorisé à aller, dans la soirée même ou le lendemain dans la +journée, prendre congé de son père. Mais il déclara qu'il craignait +tellement la colère du bonhomme, que, loin d'aller prendre congé de lui, +il se sauverait à fond de cale s'il le voyait venir du côté du bâtiment. + +Il paraît que Salvato et son père ne pouvaient rien désirer de mieux que +cet effroi de Tonino; car ils échangèrent un signe de satisfaction. + +Maintenant, nous allons raconter les événements tels qu'ils se +passèrent, sans essayer de leur donner d'autre explication que celle des +faits. + +Le lendemain, vers cinq heures du soir, par un temps nuageux et sombre, +la goëlette le _Runner_ commença de faire ses préparatifs pour lever +l'ancre. + +Pendant cette opération, soit maladresse de l'équipage, soit défaut dans +la chaîne, un anneau se rompit et l'ancre resta au fond. + +Cet accident arrive parfois, et, quand l'ancre n'est point restée à une +trop grande profondeur, des plongeurs descendent au fond de l'eau dans +laquelle a échoué le cabestan. + +Malgré l'accident arrivé à l'ancre, on ne continua pas moins +d'appareiller; seulement, il fut convenu que, l'ancre n'étant qu'à trois +brasses de profondeur, un canot resterait avec huit hommes et le +contre-maître Giovanni pour repêcher l'ancre, et que la goëlette +attendrait en croisant à l'entrée du port. + +Pour se faire visible dans une nuit sans lune, elle devait porter trois +feux de couleurs différentes. + +Vers huit heures du soir, elle fut dégagée des différents navires +stationnant dans le port et commença de courir des bordées à l'endroit +convenu, tandis que les huit matelots dont on avait eu besoin pour la +manoeuvre d'appareillage et de sortie revenaient avec la barque pour +repêcher l'ancre. + +A la même heure, le geôlier en chef du fort de Castellamare, Ricciardo +Monti, sortait de la prison, prévenant le gouverneur qu'il recevait une +lettre de son fils lui annonçant que ce fils était nommé geôlier +adjoint, selon son plus grand désir, et qu'il reviendrait avec lui entre +neuf et dix heures, ayant à remplir quelques formalités de police. + +Sans doute, cette lettre lui avait été écrite par Tonino, sur le conseil +de quelque camarade, afin de détourner l'attention de son père du départ +de la goëlette, où il pouvait entendre dire que son fils était engagé. + +Le rendez-vous avait été donné à Ricciardo Monti dans une des petites +tavernes de la piazza Marina. Sans défiance aucune, il entra en +demandant Tonino Monti. On lui indiqua un corridor conduisant à une +salle où, lui dit-on, son fils buvait avec trois ou quatre camarades. + +A peine fut-il entré dans la salle, où il chercha vainement des yeux +celui qui lui avait donné rendez-vous, qu'il fut saisi par les quatre +hommes, lié, bâillonné et couché sur un lit, avec l'assurance qu'il +serait libre le lendemain matin et qu'il ne lui serait fait aucun mal +s'il n'essayait pas de fuir. + +La seule violence qui lui fut faite et qui nécessita l'emploi de la +force et surtout des menaces, fut de lui prendre le trousseau de clefs +qu'il portait à sa ceinture, clefs à l'aide desquelles il entrait dans +la chambre des prisonniers. + +Ce trousseau de clefs fut passé, à travers la porte entre-bâillée, à +quelqu'un qui attendait derrière cette porte. + +Une demi-heure après, un jeune homme de l'âge et de la taille de Tonino +frappait à la porte du fort et demandait à parler au gouverneur, de la +part de son père. + +Le gouverneur ordonna qu'il fût introduit près de lui. + +Le jeune homme lui dit alors que Ricciardo Monti, au moment où il +traversait la rue de Tolède, tout en fête à cause de l'accouchement de +la princesse, avait été blessé par un mortarello qui avait éclaté, et +transporté à l'hôpital dei Pellegrini. + +Le blessé l'avait aussitôt fait appeler, lui avait remis son trousseau +et lui avait donné l'ordre de se rendre sur-le-champ chez Son Excellence +le gouverneur, qui était prévenu par lui, de justifier de sa nomination +en présentant le brevet à Son Excellence, et de le remplacer jusqu'à sa +guérison, qui ne pouvait tarder. + +Le gouverneur lut le brevet du nouveau geôlier adjoint; il était +parfaitement en règle. Il n'y avait rien d'extraordinaire dans +l'accident de Ricciardo Monti, ces sortes d'accidents arrivant par +centaines à chaque fête. Il avait, en effet, comme nous l'avons dit, été +prévenu que son geôlier en chef sortait pour lui ramener son fils. Il ne +prit donc aucun soupçon, invita le faux Tonino à garder provisoirement +les clefs de son père, à se faire instruire de son service et à entrer +en fonction. + +Le nouveau geôlier remit précieusement son brevet dans sa poche, +rattacha à sa ceinture les clefs qu'il avait déposées sur la table du +gouverneur et sortit. + +L'inspecteur, prévenu des désirs du gouverneur, le conduisit de corridor +en corridor, lui montrant les chambres habitées. + +Il y en avait neuf. + +En passant devant celle de la San-Felice, il s'arrêta un instant pour +lui expliquer l'importance de la prisonnière: on devait entrer dans sa +chambre et s'assurer de sa présence trois fois le jour et deux fois la +nuit: la première fois à neuf heures du soir, la seconde à trois heures +du matin. + +De nouveaux ordres, au reste, avaient été donnés le jour même de +redoubler de surveillance à l'intérieur et à l'extérieur. + +La tournée finie, l'inspecteur montra la chambre de garde. Le geôlier +chargé de veiller sur cette partie de la forteresse devait y demeurer +toute la nuit. Il avait quatre heures pour dormir dans le jour. + +S'il s'ennuyait ou craignait de s'endormir dans la chambre de garde, il +était libre de se promener dans les corridors. + +Il était onze heures et demie lorsque l'inspecteur et le nouveau geôlier +se séparèrent, l'inspecteur lui recommandant l'exactitude et la +vigilance, le geôlier promettant que, sous ce nouveau rapport, il ferait +encore plus qu'on n'attendait de lui. + +En effet, qui l'eût vu debout à la porte de la chambre de garde, donnant +sur le premier corridor et s'ouvrant au pied de l'escalier nº 1, l'oeil +ouvert, l'oreille au guet, n'aurait pu l'accuser de manquer à sa parole. + +Il se tint là debout et immobile jusqu'à ce que tout bruit s'éteignît +dans le fort. + +Minuit sonna. + + + + + CIII + + LA PATROUILLE + + +Le douzième coup frappé sur le timbre avait à peine cessé de retentir, +que le nouveau geôlier, que l'on eût pu prendre jusque-là pour la statue +de l'attente, s'anima, et, comme mû d'une résolution subite, monta +l'escalier sans hâte, mais sans lenteur. Et, en effet, si son pas était +entendu, si son passage était remarqué, si une question lui avait été +faite, il eût eu à répondre: «En l'absence de mon père, j'ai la +surveillance de la prison; je surveille.» + +Mais tout dormait dans la citadelle: personne ne le vit, personne ne +l'entendit, personne ne le questionna. + +Arrivé au second étage, il parcourut le corridor dans toute sa longueur, +puis revint sur ses pas, mais avec plus de précautions, mais étouffant +sa marche, l'oreille tendue, retenant son haleine. + +Tout à coup, il s'arrêta devant la porte de la prison de la San-Felice. + +Il tenait d'avance dans sa main la clef de cette porte. + +Il l'introduisit dans la serrure avec tant de précaution et la fit +tourner avec tant de lenteur, qu'à peine entendit-on le grincement du +fer sur le fer: la porte s'ouvrit. + +Cette fois, la nuit était sombre, le vent sifflait à travers les +barreaux de la fenêtre, dont on ne distinguait pas même l'ouverture, +tant l'obscurité était épaisse. + +Le jeune homme fit un pas dans la chambre en retenant son souffle. + +Puis, comme il cherchait en vain des yeux la prisonnière. + +--Luisa! murmura-t-il. + +Un souffle apporta à son oreille le nom de Salvato! puis, au moment +même, deux bras s'élancèrent à son cou et une bouche s'appuya contre la +sienne. + +Un souffle de flamme, un murmure de joie se croisèrent. C'était la +première fois depuis le jour de la condamnation au tribunal, et, par +conséquent, de leur séparation, que les deux amants se retrouvaient dans +les bras l'un de l'autre. + +Sans doute, par des signes échangés entre eux dans la journée, Salvato +avait prévenu Luisa de cette visite, de peur que la surprise ne lui +arrachât quelque cri de terreur. Aussi, on l'a vu, pleine d'espérance, +mais pleine de crainte, avait-elle attendu que Salvato prononçât son nom +avant de lui répondre. + +Il y eut dans le rapprochement de ces deux coeurs, si profondément +dévoués l'un à l'autre, un moment d'extase muette et immobile. + +Salvato en sortit le premier. + +--Allons, chère Luisa, dit-il, maintenant, pas un instant à perdre: nous +sommes arrivés au moment suprême où notre sort commun va se décider. Je +t'ai dit: «Sois calme et patiente: nous mourrons tous deux ou nous +vivrons ensemble.» Tu as compté sur moi, me voilà. + +--Oh! oui, et Dieu est grand, Dieu est bon! Maintenant, que puis-je +faire? comment puis-je t'aider? + +--Écoute, répondit Salvato. J'ai à accomplir un travail qui durera plus +d'une heure, j'ai à scier les barreaux de ta fenêtre. Il est minuit et +quelques minutes: nous avons encore quatre heures de nuit devant nous. +Ne précipitons rien, mais réussissons cette nuit: demain, tout sera +découvert. + +--Je te le demande une seconde fois, que ferai-je pendant cette heure? + +--Je laisse la porte entr'ouverte, comme elle l'est: moitié dans ta +prison, moitié dehors, tu écoutes si quelque bruit ne nous menace pas +d'un danger. Au moindre soupçon, tu m'appelles, je sors, je referme la +porte sur toi. La porte refermée, je suis en ronde de nuit, n'inspirant +nulle défiance puisqu'on me trouve dans l'exercice de mon devoir. Je +rentre un quart d'heure après et j'achève l'oeuvre commencée. +Maintenant, du courage et du sang-froid! + +--Sois tranquille, ami, je serai digne de toi, répondit Luisa en lui +serrant la main avec une force presque virile. + +Salvato tira alors de sa poche deux limes fines à l'acier mordant, l'une +pouvant casser pendant l'opération, et, Luisa s'étant, selon sa +recommandation, placée de manière à percevoir tout bruit qui se ferait +dans les corridors et dans les escaliers, Salvato commença de limer les +barreaux de cette main ferme et assurée qu'aucun péril ne pouvait faire +trembler. + +La lime était si fine, que l'on entendait à peine le cri de la morsure +sur le fer. D'ailleurs, ce bruit, même plus perceptible, se fût perdu +dans les sifflements du vent et les premiers grondements du tonnerre, +annonçant un orage prochain. + +--Beau temps! murmura Salvato remerciant tout bas le tonnerre de se +mettre de la partie. + +Et il continua son travail. + +Rien ne vint l'en distraire. + +Comme il l'avait prévu, au bout d'une heure, quatre barreaux furent +sciés, et la fenêtre présenta une ouverture assez grande pour que deux +personnes pussent passer par cette ouverture. + +Alors, il releva de nouveau son surtout et détacha une corde roulée +autour de sa ceinture. Cette corde, solide, quoique finement tressée, +était d'une longueur plus que suffisante pour toucher la terre. + +A l'une de ses extrémités était un anneau tout préparé, destiné à être +passé dans la partie verticale du barreau scié par Salvato et restés +adhérente et scellée à la muraille. + +Salvato fit, de distancé en distance, des noeuds à la corde, noeuds +destinés à servir de point d'appui à ses mains et à ses genoux. + +Puis il sortit de la chambre et parcourut le corridor jusqu'à l'endroit +où il aboutissait à l'escalier. + +Là, penché sur la lourde rampe de fer, l'oeil interrogeant les ténèbres, +l'oreille interrogeant le silence, il demeura un instant immobile et +sans respiration. + +--Rien!... murmura-t-il avec une expression de joie et de triomphe. + +Et, revenant vivement sur ses pas, il rentra dans la chambre, retira la +clef de la porte, la referma en dedans, paralysa le serrure en y +glissant trois ou quatre clous, prit Luisa dans ses bras, la pressa +contre son coeur en lui recommandant le courage, fixa l'anneau à la tige +de fer, lia, de peur qu'elles ne se desserrassent par le poids, l'une à +l'autre les deux mains de Luisa, et l'invita à lui passer les deux bras +autour du cou. + +Seulement alors, Luisa comprit le mode d'évasion que comptait employer +Salvato, et le coeur lui faillit à l'idée qu'elle allait être suspendue +dans le vide, et qu'il lui faudrait descendre de trente pieds de haut +suspendue au cou de son amant, qui n'aurait lui-même d'autre appui que +la corde. + +Cependant, sa terreur fut muette. Elle tomba à genoux, leva au ciel ses +mains liées par le mouchoir, fit à voix basse une courte prière à Dieu, +et se releva en disant: + +--Je suis prête. + +En ce moment, un éclair sillonna les nuées, épaisses et basses, et, à la +lueur de cet éclair, Salvato put voir de grosses gouttes de sueur +sillonner le visage pâle de Luisa. + +--Si c'est cette descente qui t'effraye, dit Salvato, qui comptait avec +raison sur ses muscles de fer, je te réponds d'arriver à terre sans +accident. + +--Mon ami, répondit Luisa, je te répète que je suis prête. J'ai +confiance en toi, et je crois en Dieu. + +--Alors, dit Salvato, ne perdons pas une minute. + +Salvato passa la corde en dehors de la fenêtre, s'assura de sa solidité, +tendit sa tête à Luisa pour qu'elle passât la chaîne de ses bras autour +de son cou, monta sur un tabouret qu'il avait préparé, passa avec Luisa +à travers l'ouverture, et, sans s'inquiéter du frissonnement nerveux qui +agitait tout le corps de la pauvre femme, il saisit de ses genoux la +corde qu'il tenait déjà de ses mains, et se lança dans le vide. + +Luisa retint un cri lorsqu'elle se sentit suspendue et balancée +au-dessus de ces dalles, dont elle avait si souvent avec effroi mesuré +la hauteur, et ferma les yeux en cherchant de ses lèvres celles de +Salvato. + +--Ne crains rien, murmura tout bas Salvato; j'ai des forces pour trois +fois la longueur de cette corde. + +Et, en effet, elle se sentait descendre d'un mouvement lent et mesuré +indiquant à la fois la force et le sang-froid du puissant gymnaste qui +essayait de la rassurer. Mais, à la moitié de la longueur de la corde, +Salvato s'arrêta tout à coup. + +Luisa ouvrit les yeux. + +--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle. + +--Silence! fit Salvato. + +Et il parut écouter avec une attention profonde. + +Au bout d'un instant: + +--N'entends-tu rien? demanda-t-il à Luisa d'une voix perceptible pour +elle seule. + +--Les pas de plusieurs hommes, il me semble, répondit celle-ci d'une +voix faible comme le dernier soupir de la brise expirante. + +--C'est quelque patrouille, fit Salvato. Nous n'aurions pas le temps de +descendre avant qu'elle fût passée... Laissons-la passer, nous +descendrons après. + +--Mon Dieu! mon Dieu! je n'ai plus de force! murmura Luisa. + +--Qu'importe, si j'en ai, moi! répondit Salvato. + +Pendant ce court dialogue, les pas s'étaient rapprochés, et Salvato, +dont les yeux seuls étaient restés ouverts, voyait, à la lueur d'une +lanterne portée par un soldat, poindre une patrouille de neuf hommes, +contournant le pied de la muraille. Mais peu importait à Salvato; +l'obscurité était si grande, qu'à moins d'un éclair, il était invisible +à la hauteur à laquelle il était suspendu, et, comme il l'avait dit, il +se sentait assez de forces pour attendre que la patrouille fût passée et +eût disparu. + +La patrouille, en effet, passa sous les pieds des deux fugitifs; mais, +au grand étonnement de Salvato, qui la suivait avidement des yeux, elle +s'arrêta au pied de la tour, échangea quelques mots avec un soldat en +sentinelle et qu'il n'avait pas encore aperçu, laissa un autre soldat à +la place de celui-là, et s'enfonça sous la voûte, où un reflet de sa +lanterne resta visible, preuve qu'elle ne l'avait pas franchie. + +Si rudement trempée que fût l'âme de Salvato, un frisson passa dans ses +veines. Il avait tout deviné. La demande du prince de Calabre et de la +princesse Marie-Clémentine avait ravivé la haine contre la San-Felice; +de nouveaux ordres de surveillance avaient été donnés, et une sentinelle +placée au pied de la tour était le résultat de ces ordres. + +Luisa, appuyée au coeur de Salvato, sentit, en quelque sorte, son coeur +frémir. + +--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle en ouvrant d'effroi ses grands yeux. + +--Rien, répondit Salvato; Dieu nous protégera! + +Et, en effet, les fugitifs avaient grand besoin de la protection de +Dieu: une sentinelle se promenait au pied de la tour, et les forces de +Salvato, suffisantes pour descendre, étaient insuffisantes pour +remonter. + +D'ailleurs, descendre, c'était la mort possible; remonter, c'était la +mort assurée. + +Salvato n'hésita point. Il profita du moment où, dans sa promenade +régulière et bornée, la sentinelle s'éloignait tournant le dos pour +achever de descendre. Mais, au moment même où il touchait la terre, le +soldat se retournait. Il vit à dix pas de lui un groupe informe s'agiter +dans l'ombre. + +--Qui vive? cria-t-il. + +Salvato, sans répondre, tenant Luisa à moitié évanouie de terreur entre +ses bras, prit sa course vers la mer, où certainement l'attendait la +barque. + +--Qui vive? répéta la sentinelle en s'apprêtant à mettre en joue. + +Salvato, toujours muet, pressa sa course. Il distinguait la barque, il +voyait ses amis, il entendait la voix de son père, qui criait, à lui: +«Courage!» et, à ses matelots; «Accostez!» + +--Qui vive? cria une troisième fois le soldat, le fusil à l'épaule. + +Et, comme la demande restait sans réponse, guidé par un éclair qui +illumina le ciel en ce moment, le coup partit. + +Luisa sentit faiblir Salvato, qui tomba sur un genou, poussant un cri où +l'on pouvait distinguer encore plus de rage que de douleur. + +Puis, d'une voix étouffée, tandis que le soldat qui venait de faire feu +criait: «Aux armes!» lui essayait de crier une dernière fois: +«Sauvez-la!» + +Luisa, à moitié évanouie, folle de douleur, incapable de faire un +mouvement, les poignets liés l'un à l'autre, les bras passés autour du +cou de Salvato, vit alors, comme dans un songe, se ruer l'une contre +l'autre deux troupes d'hommes ou plutôt de démons furieux, luttant, se +frappant, hurlant, la foulant aux pieds avec des cris de mort. + +Puis, au bout de cinq minutes, le combat, pour ainsi dire, se déchirait +en deux: elle restait mourante aux mains des soldats, qui l'entraînaient +vers la citadelle, tandis que les matelots emportaient dans leur barque +Salvato mort, la balle du factionnaire lui ayant traversé le coeur et le +père de Salvato, évanoui, d'un coup de crosse de fusil qu'il avait reçu +sur la tête. + +En entrant dans sa prison, Luisa, quoique enceinte de sept mois +seulement, Luisa, brisée par les émotions terribles qu'elle venait +d'éprouver, fut prise des douleurs de l'enfantement, et, vers cinq +heures du matin, accoucha d'un enfant mort. + +Une faveur ou plutôt un repentir de la Providence lui épargnait cette +dernière douleur d'avoir à se séparer de son enfant! + + + + + CIV + + L'ORDRE DU ROI + + +Huit jours après les événements que nous venons de raconter, le vice-roi +de Naples, prince de Cassero-Statella, étant au théâtre dei Fiorentini, +avec notre vieille connaissance le marquis Malaspina, vit s'ouvrir la +porte de sa loge, et, à travers cette porte, aperçut, debout dans le +corridor, un huissier du palais, suivi d'un officier de marine. + +L'officier de marine tenait un pli scellé d'un large cachet rouge. + +--Monsieur le prince vice-roi! dit l'huissier. + +L'officier de marine s'inclina et tendit la dépêche au prince. + +--De quelle part? demanda le prince. + +--De la part de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, répondit l'officier, +et, la dépêche étant d'importance, j'oserai en demander un reçu à Votre +Excellence. + +--Alors, vous venez de Palerme? demanda le prince. + +--J'en suis parti avant-hier, sur _la Sirène_, monseigneur. + +--La santé de Leurs Majestés était bonne? + +--Excellente, prince. + +--Donnez un reçu en mon nom, Malaspina. + +Le marquis tira un portefeuille de sa poche et commença d'écrire le +reçu. + +--Que Votre Excellence, dit l'officier, ait la bonté d'indiquer le lieu +et l'heure auxquels la dépêche a été remise au prince. + +--Ah ça! dit Malaspina, cette dépêche est donc bien importante? + +--De la plus haute importance, Excellence. + +Le marquis donna le reçu dans les conditions où le demandait l'officier +et rentra dans la loge, dont la porte se referma sur lui. + +Le prince achevait de lire la dépêche. + +--Tenez, Malaspina, lui dit-il, cela vous, regarde. + +Et il lui passa le papier. + +Le marquis Malaspina le prit, et lut cet ordre, à la fois concis et +terrible: + +«Je vous expédie la San-Felice. Que, dans les douze heures de son +arrivée à Naples, elle soit exécutée. + +»Elle est confessée, et, par conséquent, en état de grâce. + +»FERDINAND B.» + +Malaspina regarda d'un oeil étonné le prince de Cassero-Statella. + +--Eh bien? demanda-t-il. + +--Eh bien, mon cher, avisez, cela vous regarde. + +Et le prince se remit à écouter le _Matrimonio segreto_, chef-d'oeuvre +du pauvre Cimarosa, qui venait de mourir à Venise de la peur d'être +pendu à Naples. + +Malaspina resta muet. Il n'avait jamais cru qu'au nombre de ses devoirs +comme secrétaire du vice-roi, fût celui de préparer les exécutions +capitales. + +Mais, nous l'avons dit, le marquis était un courtisan tout à la fois +railleur obéissant; aussi le prince de Cassero n'eut qu'à se retourner +vers lui une seconde fois, et lui dire: «Vous avez entendu!» pour qu'il +s'inclinât et sortit, muet mais prêt à obéir. + +Il descendit, prit une voiture qui stationnait à la porte du théâtre, et +se fit conduire à la Vicaria. + +La San-Felice venait d'y arriver, il y avait une heure à peine, brisée, +mourante, anéantie. Elle avait été conduite à la chambre attenante à la +chapelle, où nous avons vu Cirillo, Caraffa, Pimentel, Manthonnet et +Michele suer leur agonie. + +La dépêche n'était accompagnée d'aucune autre instruction que celle-ci: + +«Son Excellence le prince de Cassero-Statella est chargé de l'exécution +de cette femme, exécution dont il répond sur sa propre tête.» + +Le marquis Malaspina comprit, comme le lui avait dit le vice-roi, que +c'était à lui d'aviser. + +Il pouvait hésiter avant de prendre un parti; mais, une fois son parti +pris, il le mettait bravement à exécution. + +Il remonta en voiture, et dit au cocher: + +--Rue des Soupirs-de-l'Abîme! + +On se rappelle qui demeurait rue des Soupirs-de-l'Abîme: c'était maître +Donato, le bourreau de Naples. + +Arrivé à la porte, le marquis Malaspina ressentit quelque répugnance à +entrer dans cette demeure maudite. + +--Appelle maître Donato, dit-il au cocher, et fais qu'il vienne me +parler. + +Le cocher descendit, ouvrit la porte, et cria: + +--Maître Donato! venez ici. + +On entendit alors une voix de femme qui répondait: + +--Mon père n'est point à Naples. + +--Comment, son père n'est point à Naples? Il est donc en congé, son +père? + +--Non, Votre Excellence, répondit la même voix qui s'était rapprochée; +il est à Salerne pour affaire de son état. + +--Comment, de son état? répondit Malaspina. Expliquez-moi cela, la belle +enfant. + +Et, en effet, il venait de voir apparaître sur la porte une jeune femme, +suivie pas à pas d'un homme qui semblait être son amant ou son époux. + +--Oh! Excellence, l'explication sera bien facile, répondit la jeune +femme, qui n'était autre que Marina. Son confrère de Salerne est mort +hier, et il y avait quatre exécutions à faire, deux demain, deux +après-demain. Il est parti aujourd'hui à midi, et reviendra après-demain +au soir. + +--Et il n'a laissé personne pour le remplacer? demanda le marquis. + +--Dame, non: aucun ordre n'a été donné, et les prisons, à ce qu'il +paraît, sont à peu près vides. Il a pris ses aides avec lui, ne se fiant +point à des gens avec qui il n'a point travaillé. + +--Et ce garçon-là ne saurait, au besoin, le remplacer? dit le marquis en +montrant Giovanni. + +Giovanni,--on a deviné que c'était lui, dont les voeux avaient été +comblés en devenant l'époux de Marina,--Giovanni secoua la tête: + +--Je ne suis pas le bourreau, dit-il, je suis pêcheur. + +--Et comment faire? demanda Malaspina. Donnez-moi un conseil, au moins, +si vous ne voulez pas me donner un coup de main. + +--Dame, voyez! Vous êtes dans le quartier des bouchers,--les bouchers, +en général, sont royalistes:--peut-être, lorsqu'il saura que ce n'est +qu'un jacobin à pendre, peut-être y en aura-t-il quelqu'un qui consente +à faire la chose. + +Malaspina comprit que c'était le seul parti qu'il eût à prendre, et, ne +pouvant s'engager avec sa voiture dans le dédale de rues qui s'étendent +entre le quai et le Vieux-Marché, il se mit en quête d'un bourreau +amateur. + +Le marquis s'adressa à trois braves gens, qui refusèrent, quoiqu'il +offrît jusqu'à soixante et dix piastres et qu'il montrât, signé de la +main du roi, l'ordre d'exécuter dans les douze heures. + +Il sortait désespéré de chez le dernier, en murmurant: «Je ne peux +pourtant pas la tuer moi-même!» lorsque celui-ci, frappé d'une idée +lumineuse, le rappela. + +--Excellence, dit le boucher, je crois que j'ai votre affaire. + +--Ah! murmura Malaspina, c'est bien heureux! + +--J'ai un voisin... Il n'est pas boucher, il est tueur de boucs: vous ne +tenez point absolument à un boucher, n'est-ce pas? + +--Je tiens à trouver un homme qui, comme vous le disiez tout à l'heure, +fasse mon affaire. + +--Eh bien, adressez-vous au beccaïo. Il a été fort persécuté par les +républicains, le pauvre homme! et il ne demandera pas mieux que de se +venger. + +--Et où demeure-t-il, le beccaïo? demanda le marquis. + +--Viens ici, Peppìno, dit le boucher s'adressant à un jeune garçon +couché dans un coin de la boutique sur un amas de peaux à moitié sèches; +viens ici, et conduis Son Excellence chez le beccaïo. + +Le jeune garçon se leva, s'étira et, tout grognant d'être réveillé dans +son premier sommeil, se prépara à obéir. + +--Allons, mon garçon, dit Malaspina pour l'encourager, si nous +réussissons, il y a une piastre pour toi. + +--Mais, si vous ne réussissez pas, dit l'enfant avec la logique de +l'égoïsme, j'aurai été dérangé tout de même, moi. + +--C'est juste, dit Malaspina: voilà la piastre, pour le cas où nous ne +réussirions pas, et, si nous réussissons, il y en aura une seconde. + +--A la bonne heure! voilà qui est parler. Donnez vous la peine de me +suivre, Excellence. + +--Est-ce loin? demanda Malaspina. + +--C'est là, Excellence; la rue à traverser, voilà tout. + +L'enfant marcha devant, le marquis suivit. + +Le guide avait dit vrai, il n'y avait que la rue à traverser. Seulement, +la boutique du beccaïo était fermée; mais, à travers les contrevents mal +joints, on voyait transparaître de la lumière. + +--Ohé! le beccaïo! cria l'enfant en frappant du poing contre la porte. + +--Qu'y a-t-il? demanda une voix rude. + +--Un monsieur habillé de drap qui veut vous parler[2]. + +[Note 2: Le «vêtu de drap» (_vestito di panno_) est le signe +d'aristocratie devant lequel s'inclinaient les Napolitains du dernier +siècle.] + +Et, comme cette indication, si précise qu'elle fût, ne paraissait point +hâter la détermination du beccaïo: + +--Ouvre mon ami, dit Malaspina; je viens de la part du vice-roi, et je +suis son secrétaire. + +Ces mots opérèrent comme la baguette d'une fée: la porte s'ouvrit par +magie, et, à la lueur d'une lampe fumeuse et près de s'éteindre, +éclairant des amas d'ossements et de peaux sanglantes, il aperçut un +être informe, mutilé, hideux. + +C'était le beccaïo avec son oeil crevé, sa main mutilée, sa jambe de +bois. + +Debout à la porte de son charnier, il semblait le génie de la +destruction. + +Malaspina, quoiqu'il eût le coeur fort solide à certains endroits, ne +put réprimer un mouvement de dégoût. + +Le beccaïo s'en aperçut. + +--Ah! c'est vrai, dit-il en grinçant des dents, ce qui était sa manière +de rire, je ne suis pas beau, Excellence. Mais je ne présume pas que +vous veniez chercher ici une statue du musée Borbonico. + +--Non, je viens chercher un fidèle serviteur du roi, un homme qui n'aime +pas les jacobins et qui ait juré de se venger d'eux. On m'a adressé à +vous, et l'on m'a dit que vous étiez cet homme-là. + +--Et l'on ne vous a pas trompé. Donnez-vous donc la peine d'entrer, +Excellence. + +Malgré la répugnance qu'il éprouvait à mettre le pied dans ce charnier, +le marquis entra. + +Le gamin qui l'avait conduit, intéressé à connaître le résultat de la +négociation, voulait se glisser derrière lui; mais le beccaïo leva sur +l'enfant son bras mutilé. + +--Arrière, garçon! dit-il; tu n'as pas affaire avec nous. + +Et il referma la porte, au nez du gamin, qui resta dehors. + +Le beccaïo et le marquis Malaspina restèrent dix minutes, à peu près, +enfermés ensemble; puis le marquis sortit. + +Le beccaïo l'accompagna jusqu'à la porte avec force révérences. + +A dix pas dans la rue, Malaspina rencontra son guide. + +--Ah! ah! dit-il, te voilà, garçon? + +--Certainement, me voilà, dit le gamin; j'attendais. + +--Et qu'attendais-tu? + +--J'attendais pour savoir si vous aviez réussi. + +--Oui. Et, dans ce cas-là...? + +--Votre Excellence se le rappelle, elle me devait une seconde piastre. + +Le marquis fouilla à sa poche. + +--Tiens, dit-il, la voilà. + +Et il lui donna une pièce d'argent. + +--Merci, Excellence, dit le gamin en la mettant dans la même main que la +première, et en les faisant sauter toutes deux comme des castagnettes. +Dieu vous donne une longue vie! + +Le marquis remonta dans sa voiture, en donnant l'ordre au cocher de +toucher aux Florentins. + +Pendant ce temps, Peppino montait sur une borne, et, à la lueur de la +lampe d'une madone, examinait la pièce qu'il venait de recevoir. + +--Oh! dit-il, il m'a donné un ducat au lieu d'une piastre! c'est deux +carlins qu'il me vole. Ces grands seigneurs, sont-ils canailles! + +Pendant que Peppino faisait son apologie, le marquis Malaspina roulait +vers les Florentins. + +A la porte du théâtre, ou plutôt sur la petite place qui la précède, il +vit la voiture du vice-roi; ce qui indiquait que le prince était encore +au spectacle. + +Il sauta à bas de son carrocello, paya son cocher, monta vivement et se +fit ouvrir la porte de la loge du prince. + +Au bruit que fit cette porte en s'ouvrant, le prince se retourna. + +--Ah! ah! Malaspina, dit-il, c'est vous? + +--Oui, mon prince, répondit le marquis avec sa brutalité ordinaire. + +--Eh bien? + +--Tout est arrangé, et, demain, à dix heures du matin, les ordres de Sa +Majesté seront exécutés. + +--Merci, répondit le prince. Mettez-vous donc là. Vous avez perdu le duo +du second acte; mais, par bonheur, vous arrivez à temps pour le _Pira +che spunti l'aurora_! + + + + + CV + + LA MARTYRE + + +Nous voudrions supprimer les derniers détails qui nous restent à +raconter, et, arrivé au bout de la voie douloureuse, écrire simplement +sur la pierre d'une tombe: CI-GÎT LUISA MOLINA SAN-FELICE, MARTYRE; mais +l'implacable histoire qui nous a guidé pendant tout ce long récit veut +que nous allions jusqu'au bout, les forces dussent-elles nous manquer, +et dussions-nous, comme le divin maître, trois fois sur la route, +succomber sous le poids de notre fardeau. + +Du moins, nous le jurons ici, nous ne faisons pas de l'horreur à +plaisir. Nous n'inventons rien; nous racontons l'événement comme un +simple spectateur de la tragédie le raconterait. Hélas! cette fois +encore, la réalité dépassera tout ce que l'imagination pourrait +inventer. + +Dieu du jugement dernier! Dieu vengeur! Dieu de Michel-Ange! donnez-nous +la force d'aller jusqu'au bout! + +Comme nous l'avons indiqué dans le chapitre précédent, la prisonnière du +fort de Castellamare avait été transportée, sortie à peine des douleurs +de l'enfantement, de Palerme à Naples, sur la corvette _la Sirène_, +avait été conduite, en arrivant, à la prison de la Vicaria et déposée +dans la chambre attenante à la chapelle. + +Là, ne pouvant se tenir ni debout ni assise, elle était littéralement +tombée sur un matelas, si faible, si mourante, si morte déjà, peut-on +dire, que l'on avait jugé inutile de l'enchaîner. Les geôliers n'avaient +pas plus craint de la voir fuir que le chasseur ne craint de voir +s'envoler la colombe à laquelle son coup de fusil a brisé les deux +ailes. + +En effet, les deux liens qui eussent pu l'attacher à la vie étaient +rompus. Elle avait senti Salvato plier, tomber, expirer pour elle, et, +comme un avertissement qu'elle n'avait pas le droit de survivre à celui +qui l'avait tant aimée, elle avait vu l'enfant qui la protégeait, avant +le terme fixé par la nature, se hâter de sortir de ses entrailles. + +Tirer à son tour l'âme de ce pauvre corps brisé était chose bien facile. + +Soit pitié, soit pour suivre ce terrible cérémonial de la mort, ses +geôliers lui demandèrent si elle avait besoin de quelque chose. + +Elle n'eut point la force de répondre et se contenta de secouer la tête +négativement. + +L'avis donné par Ferdinand qu'elle était en état de grâce, et pouvait +mourir sans confession, avait été transmis au gouverneur de la Vicaria, +et le prêtre, en conséquence, n'avait été convoqué que pour l'heure à +laquelle elle devait quitter la prison, c'est-à-dire pour huit heures du +matin. + +L'exécution ne devait avoir lieu qu'à dix heures; mais la pauvre femme, +mourant sous l'accusation d'avoir causé le supplice des deux Backer, +devait faire amende honorable à la porte de leur maison et à la place où +ils avaient été fusillés. + +Puis il y avait un avantage très-grand à cette décision. On se rappelle +cette lettre de Ferdinand où il dit au cardinal Ruffo qu'il ne s'étonne +point qu'il y ait du bruit au Vieux-Marché, attendu que, depuis huit +jours, on n'a pendu personne à Naples. Or, depuis plus d'un mois, il n'y +avait pas eu d'exécution. On savait les prisons presque vidées par les +bourreaux. On ne pouvait plus guère compter sur ce genre de spectacle +pour maintenir le peuple dans la soumission. Le supplice de la +San-Felice était donc le bienvenu, et il fallait le rendre le plus +éclatant et le plus douloureux possible pour qu'il fît prendre patience +à ces bêtes féroces du Vieux-Marché que, depuis six mois, Ferdinand +nourrissait de chair humaine et désaltérait avec du sang. + +Il est vrai que le hasard, en éloignant maître Donato, c'est-à-dire le +bourreau patenté, et en lui substituant le beccaïo, c'est-à-dire un +bourreau amateur, ménageait, sous ce rapport, de douces surprises au +peuple bien-aimé de Sa Majesté Sicilienne. + +Nous n'essayerons pas de peindre ce que fut pour la pauvre femme cette +nuit d'angoisses. Seule, son amant mort, son enfant mort; jetée, le +corps meurtri au dehors, mutilé au dedans, sur ce matelas funèbre, dans +cette antichambre de l'échafaud qui avait vu passer tant de martyrs, +elle resta dans l'atonie terrible de la prostration morale et physique; +ne sortant de cette prostration que pour compter les heures, dont chaque +vibration, comme un coup de poignard, pénétrait dans son coeur; puis, le +dernier frisson du bronze éteint, le calcul fait du temps qui lui +restait à vivre, laissant retomber sa tête sur sa poitrine, et rentrant +dans sa somnolente agonie. + +Enfin, quatre heures, cinq heures, six heures sonnèrent, et le jour +parut: le dernier! + +Il était sombre et pluvieux, en harmonie, du moins, avec la lugubre +cérémonie qu'il allait éclairer: un sinistre jour de novembre, un de ces +jours qui annoncent la mort de l'année. + +Le vent sifflait dans les corridors; la pluie, qui tombait à torrents, +fouettait les fenêtres. + +Luisa, sentant que l'heure approchait, se souleva avec effort sur ses +genoux, appuya sa tête à la muraille, et, grâce à cet appui, pouvant +demeurer à demi debout, se mit à prier. + +Mais elle n'avait plus mémoire d'aucune prière, ou plutôt, n'ayant +jamais prévu la situation où elle se trouvait, elle n'avait pas de +prière pour cette situation, et, simple écho d'un coeur défaillant, ses +lèvres répétaient: «Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!» + +A sept heures, on ouvrit la porte extérieure des _bianchi_. Elle +frissonna sans savoir quelle était la signification du bruit qu'elle +entendait; mais tout bruit était pour elle un coup frappé par la mort +sur la porte de la vie! + +A sept heures et demie, elle entendit un pas lourd et intermittent +retentir dans la chapelle; puis la porte de sa prison s'ouvrit, et, sur +le seuil, elle vit apparaître quelque chose de fantastique et de hideux, +un être comme en enfantent les étreintes du cauchemar. + +C'était le beccaïo, avec sa jambe de bois, sa main gauche mutilée, son +visage fendu, son oeil crevé. + +Un large couperet était passé dans sa ceinture, près de son couteau à +égorger les moutons. + +Il riait. + +--Ah! ah! dit-il, te voilà, la belle! Je ne connaissais pas toute ma +chance. Je savais bien que tu étais la dénonciatrice des pauvres Backer; +mais je ne savais pas que tu fusses la maîtresse de cet infâme +Salvato!... Il est donc mort! ajouta-t-il en grinçant des dents, et je +n'aurai pas la joie de vous tuer tous les deux ensemble!... Au fait, +reprit-il, j'aurais été trop embarrassé de savoir par lequel des deux +commencer! + +Puis, descendant les trois ou quatre marches qui conduisaient de la +chapelle dans la prison, et voyant la splendide chevelure de Luisa +éparse sur ses épaules: + +--Ah! dit-il, voilà des cheveux qu'il faudra couper: c'est dommage. + +Il s'avança vers la prisonnière. + +--Allons, dit-il, levons-nous, il est temps. + +Et, d'un geste brutal, il étendit la main pour la saisir sous le bras. + +Mais, avant que sa jambe de bois lui eût permis de traverser la salle, +la porte des _bianchi_ s'était ouverte, et un pénitent vêtu de la longue +robe blanche, dont les yeux seuls brillaient à travers les ouvertures de +sa cagoule, s'était placé entre le bourreau et la victime, et, étendant +la main pour empêcher le beccaïo de faire un pas de plus: + +--Vous ne toucherez cette femme que sur l'échafaud, dit-il. + +Au son de cette voix, la San-Felice jeta un cri, et, retrouvant des +forces qu'elle-même croyait perdues, elle se dressa tout debout sur ses +pieds, s'appuyant à la muraille, comme si cette voix, si douce qu'elle +fût, lui eût causé plus de terreur que la voix menaçante ou railleuse du +beccaïo. + +--Il faut qu'elle soit en chemise et pieds nus pour faire amende +honorable, répondit le beccaïo; il faut que ses cheveux soient coupés +pour que je lui coupe la tête: qui lui coupera les cheveux? qui lui +ôtera sa robe? + +--Moi, dit le pénitent de sa même voix, tout à la fois douce et ferme. + +--Oh! oui, vous, dit Luisa avec un inexprimable accent, et en joignant +les mains. + +--Tu entends, dit le pénitent, sors et attends-nous dans la chapelle: tu +n'as rien à faire ici. + +--J'ai tout droit sur cette femme! s'écria le beccaïo. + +--Tu as droit sur sa vie, non pas sur elle; tu as reçu des hommes +l'ordre de la tuer; j'ai reçu de Dieu celui de l'aider à mourir; +exécutons chacun l'ordre que nous avons reçu. + +--Ses effets m'appartiennent, son argent m'appartient, tout ce qui est à +elle m'appartient. Rien que ses cheveux valent quatre ducats! + +--Voici cent piastres, dit le pénitent, jetant une bourse pleine d'or +dans la chapelle pour forcer le beccaïo de l'y aller chercher. Tais-toi, +et sors. + +Il y eut dans l'âme immonde de cet homme un instant de lutte entre +l'avarice et la haine: l'avarice l'emporta. Il passa dans la chambre à +côté, jurant et maudissant. + +Le pénitent le suivit, tira la porte sans la fermer, mais suffisamment +pour dérober la prisonnière aux regards curieux. + +Nous avons dit quelle était la puissance des _bianchi_ et comment leur +protection s'étendait sur les derniers moments des condamnés, qui +n'appartenaient au bourreau que lorsqu'ils avaient levé la main de +dessus l'épaule du patient et qu'ils avaient dit à l'exécuteur: _Cet +homme (ou cette femme) est à toi._ + +Le pénitent descendit lentement les marches de l'escalier, et, tirant +des ciseaux de dessous sa robe, s'approcha de Luisa en les lui montrant. + +--Vous ou moi? demanda-t-il. + +--Vous! oh! vous! s'écria Luisa. + +Et elle se tourna vers lui, de manière qu'il pût accomplir cette suprême +et funèbre tâche qu'on appelle la toilette du condamné. + +Le pénitent étouffa un soupir, leva les yeux au ciel, et l'on put voir, +à travers l'ouverture de son masque de toile, de grosses larmes rouler +de ses yeux. + +Puis il réunit le plus doucement qu'il put, de sa main gauche, la +luxuriante chevelure de la prisonnière en une seule poignée, et, +glissant, de la main droite, les ciseaux entre sa main gauche et le cou, +en prenant toute précaution pour que le fer ne le touchât point, il +coupa lentement cet ornement de la vie, qui devenait un obstacle à +l'heure de la mort. + +--A qui voulez-vous que ces cheveux soient remis? demanda le pénitent +lorsque les cheveux furent coupés. + +--Gardez-les pour l'amour de moi, je vous en supplie! dit Luisa. + +Le pénitent les approcha de sa bouche, pendant que Luisa ne pouvait le +voir, et les baisa. + +--Et maintenant, dit Luisa en passant avec un frisson sa main derrière +son cou dénudé, que me reste-il à faire? + +--Le jugement vous condamne à l'amende honorable, en chemise et pieds +nus. + +--Oh! les tigres! murmura Luisa, chez qui la pudeur se révoltait. + +Le pénitent, sans dire un mot, rentra dans le vestiaire des _bianchi_, à +la porte duquel se promenait une sentinelle, détacha une robe de +pénitent, en coupa le capuchon avec ses ciseaux, et, la présentant à +Luisa: + +--Hélas! dit-il, voilà tout ce que je puis faire pour vous. + +La condamnée poussa un cri de joie: elle avait compris que cette robe +montant jusqu'à la naissance du cou et s'étendant sur ses pieds, n'était +pas une chemise, mais un linceul qui voilait sa nudité à tous les +regards et qui étendait à l'avance sur elle le suaire sacré de la mort. + +--Je sors, dit le pénitent: vous m'appellerez quand vous serez prête. + +Dix minutes après, on entendit la voix de Luisa qui disait: + +--Mon père! + +Le pénitent rentra. + +Luisa avait déposé ses habits sur un escabeau. Elle était vêtue de sa +chemise, ou plutôt de sa robe; elle avait les pieds nus. + +L'extrémité de l'un d'eux sortait du bas de la toile: l'oeil du pénitent +se porta sur la pointe de ce pied si délicat avec lequel elle devait, +sur le pavé de Naples, marcher jusqu'à l'échafaud. + +--Dieu ne veut pas, dit-il, qu'il manque quelque chose à votre +passion... Courage, martyre! vous êtes sur le chemin du ciel. + +Et, lui présentant son épaule, sur laquelle la prisonnière s'appuya, il +monta avec elle les marches du petit escalier; et, poussant la porte de +la chapelle: + +--Nous voilà, dit-il. + +--Vous y avez mis le temps! dit le beccaïo. Il est vrai que, quand la +condamnée est belle... + +--Silence, misérable! dit le pénitent: tu as le droit de mort, pas celui +d'insulte. + +On descendit l'escalier, on passa à travers les trois grilles, on arriva +dans la cour. + +Douze prêtres attendaient avec les enfants de choeur portant les +bannières et les croix. + +Vingt-quatre _bianchi_ se tenaient prêts à accompagner la patiente, et +des moines de plusieurs ordres à couvert sous les arcades devaient +compléter le cortége. + +La pluie tombait à torrents. + +Luisa regarda autour d'elle; elle semblait chercher quelque chose. + +--Que désirez-vous? demanda le pénitent. + +--Je voudrais bien un crucifix, demanda Luisa. + +Le pénitent tira de sa robe un petit crucifix d'argent suspendu par un +ruban de velours noir, on lui passa le ruban au cou. + +--O mon Sauveur! dit-elle, jamais je ne souffrirai ce que vous avez +souffert; mais je suis une femme: donnez-moi la force! + +Elle baisa le crucifix, et, comme fortifiée par ce baiser: + +--Allons, dit-elle! + +Le cortége s'ébranla. Les prêtres marchaient les premiers, chantant les +prières des morts. + +Puis, hideux dans sa joie, riant d'un rire féroce, agitant de la main +droite son couperet avec le signe d'un homme qui coupe une tête, +s'appuyant de la main gauche sur un bâton pour aider sa marche +disloquée, derrière les prêtres, marchait le beccaïo. + +Ensuite venait Luisa, le bras droit appuyé sur l'épaule du pénitent et +pressant de la main gauche le crucifix sur ses lèvres. + +Derrière eux marchaient les vingt-quatre _bianchi_. + +Enfin, après les _bianchi_, venaient des moines de tous les ordres et de +toutes les couleurs. + +Le cortége déboucha sur la place de la Vicaria: la foule était immense. + +Des cris de joie accueillirent le cortége, mêlés d'injures et de +malédictions. Mais la victime était si jeune, si résignée, si belle; +tant de rapports divers, dont quelques-uns n'étaient pas dénués +d'intérêt et de sympathie, avaient couru sur son compte, qu'au bout de +quelques instants, les injures et les menaces s'éteignirent peu à peu et +firent place au silence. + +D'avance la voie douloureuse était tracée. Par la strada dei Tribunali, +on gagna la rue de Tolède; puis on suivit la rue encombrée de monde. Les +maisons semblaient bâties de têtes. + +A l'extrémité de la rue de Tolède, les prêtres tournèrent à gauche, +passèrent devant Saint-Charles, tournèrent le largo Castello, et prirent +la via Medina, où était située, on se le rappelle, la maison Backer. + +La grande porte avait été changée en reposoir, dont une espèce d'autel, +chargé de fleurs de papier et de cierges que le vent avait éteints, +formait la base. + +Le cortége s'y arrêta et fit autour de Luisa un grand demi-cercle dont +elle devint le centre. + +La pluie avait trempé sa robe et l'avait collée à ses membres: elle +s'agenouilla toute grelottante. + +--Priez! lui dit durement un prêtre. + +--Bienheureux martyrs, mes frères, dit Luisa, priez pour une martyre +comme vous! + +On fit une station de dix minutes, à peu près; puis on se remit en +marche. + +Cette fois, la funèbre procession revint sur ses pas, prit la strada del +Molo, la strada Nuova, rentra dans le vieux Naples par la place du +Marché, et s'arrêta en face du grand mur où les Backer avaient été +fusillés. + +Le mauvais pavé des quais avait mis en sang les pieds de la martyre, la +bise de la mer l'avait glacée. Elle gémissait sourdement à chaque pas +qu'elle faisait; mais ses gémissements étaient couverts par les chants +des hommes d'Église. Les forces lui manquaient; mais le pénitent lui +avait passé le bras autour du corps et la soutenait. + +La même scène qu'à la porte de la maison se renouvela devant le mur. + +La San-Felice s'agenouilla ou plutôt tomba sur ses genoux, fit, mais +d'une voix presque éteinte, la même prière. Il était évident qu'à demi +épuisée par ses couches récentes, par son voyage sur une mer houleuse, +ces dernières fatigues, ces dernières douleurs achevaient de l'épuiser, +et que, si elle eût eu à faire encore la moitié du chemin qu'elle avait +déjà fait, elle serait morte avant d'arriver à l'échafaud. + +Mais elle était arrivée! + +Du pied de ce mur, sa dernière station, elle entendait gronder comme un +orage les vingt ou trente mille lazzaroni, hommes et femmes, qui +encombraient déjà la place du Marché, sans compter ceux qui, pareils à +des torrents se jetant dans un lac, y affluaient par ces mille petites +rues, par cet inextricable réseau de ruelles qui aboutissent à cette +place, forum de la populace napolitaine. Jamais elle n'eût pu passer au +milieu de cette foule compacte, si la curiosité n'eût produit ce miracle +de lui faire ouvrir ses rangs. + +Elle marchait les yeux fermés, appuyée à son consolateur, soutenue par +lui, lorsque, tout à coup, elle sentit frissonner le bras qui lui +enveloppait le corps. Ses yeux s'ouvrirent malgré elle... Elle aperçut +l'échafaud! + +Il était dressé en face de la petite église de la Sainte-Croix, juste à +l'endroit où fut décapité Conradin. + +Il se composait simplement d'une plate-forme élevée de trois mètres +au-dessus du niveau de la place, avec un billot dessus. + +Il était découvert et sans balustrade, afin qu'aucun détail du drame qui +allait s'y passer n'échappât aux spectateurs. + +On y montait par un escalier. + +L'escalier, chose de luxe, était là non point pour la commodité de la +patiente, mais pour celle du beccaïo, qui, avec sa jambe de bois, n'eût +pu gravir à une échelle. + +Dix heures sonnaient à l'église de la Sainte-Croix, lorsque, les +prêtres, les pénitents et les moines s'étant rangés autour de +l'échafaud, la condamnée parvint au pied de l'escalier. + +--Du courage! lui dit le pénitent: dans dix minutes, au lieu de mon bras +débile, ce sera le bras puissant de Dieu qui vous soutiendra. Il y a +moins loin de cet échafaud au ciel qu'il n'y a du pavé de cette place à +l'échafaud. + +Luisa rassembla toutes ses forces et monta l'escalier. Le beccaïo +l'avait précédée sur la plate-forme, où son apparition, hideuse et +grotesque tout à la fois, avait excité une clameur universelle. + +Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, on ne voyait que des têtes +mouvantes, que des bouches ouvertes, que des yeux avides et flamboyants. + +Par une seule ouverture, on voyait le quai chargé de monde, et, au delà +du quai, la mer. + +--Allons, dit le beccaïo en titubant sur sa jambe de bois et en agitant +son couperet, sommes-nous prêts, enfin? + +--Quand le moment sera venu, c'est moi qui vous le dirai, répondit le +pénitent. + +Puis, à la patiente, avec une douceur infinie: + +--Ne désirez-vous rien? demanda-t-il. + +--Votre pardon! votre pardon! s'écria Luisa en tombant à genoux devant +lui. + +Le pénitent étendit la main sur sa tête inclinée. + +--Soyez tous témoins, dit-il d'une voix haute, qu'en mon nom, au nom des +hommes et de Dieu, je pardonne à cette femme. + +La même voix rude, qui, devant la maison des Backer avait ordonné à la +San-Felice de prier, cria, du pied de l'échafaud: + +--Êtes-vous un prêtre, pour donner l'absolution? + +--Non, répondit le pénitent; mais, pour n'être point prêtre, mon droit +n'en est pas moins sacré: je suis son mari! + +Et, relevant la condamnée, rejetant en arrière sa cagoule, il lui ouvrit +les deux bras, et chacun put reconnaître, malgré l'expression de douleur +imprimée sur elle, la douce figure du chevalier San-Felice. + +Luisa se laissa tomber en sanglotant sur la poitrine de son mari. + +Si endurcis que fussent les spectateurs, bien peu d'yeux restèrent secs +à ce spectacle. + +Quelques voix, rares il est vrai, crièrent: + +--Grâce! + +C'était la protestation de l'humanité. + +Luisa comprit elle-même que l'heure était venue. + +Elle s'arracha des bras de son mari, et, chancelante, elle fit un pas du +côté du bourreau en disant: + +--Mon Dieu! je me remets entre vos mains. + +Puis elle tomba à genoux, et, posant d'elle-même sa tête sur le billot: + +--Suis-je bien ainsi, monsieur? dit-elle. + +--Oui, répondit rudement le beccaïo. + +--Ne me faites pas souffrir, je vous prie. + +Le beccaïo, au milieu d'un silence de mort, leva le couperet... + +Mais, alors, il se passa une chose horrible. + +Soit que sa main fût mal assurée, soit que l'arme n'eût pas le poids +nécessaire, le premier coup, en tombant, fit une large entaille au cou +de la patiente, mais ne trancha point les vertèbres. + +Luisa poussa un cri, se releva sanglante et battant l'air de ses bras. + +Le bourreau la prit par ce qu'il lui restait de cheveux, la courba sur +le billot, et frappa une seconde, une troisième fois, au milieu des +imprécations de la multitude, sans parvenir à séparer la tête du tronc. + +Au troisième coup, folle de douleur, appelant Dieu et les hommes à son +secours, Luisa, toute ruisselante de sang, s'échappa de ses mains, et, +s'élançant, allait se jeter au milieu de la foule, lorsque le beccaïo, +laissant tomber son couperet et saisissant son couteau d'égorgeur, arme +qui lui était plus familière, arrêta la pauvre martyre, en lui faisant +une ceinture de son bras, et lui plongea son couteau au-dessus de la +clavicule. + +Le sang jaillit à flots: l'artère était coupée. Cette fois, la blessure +était mortelle. + +Luisa poussa un soupir, leva les mains et les yeux au ciel, puis +s'affaissa sur elle-même. + +Elle était morte. + +Dès le premier coup de couperet, le chevalier San-Felice s'était +évanoui. + +C'était plus que n'en pouvait supporter, sans se mettre de la partie le +peuple du Vieux-Marché, si habitué qu'il fût à de pareils spectacles. Il +se rua sur l'échafaud, qu'il démolit en un instant; sur le beccaïo, +qu'il mit en pièces en un clin d'oeil. + +Puis, de l'échafaud, il fit un bûcher, où il brûla le bourreau, tandis +que quelques âmes pieuses priaient autour du corps de la victime, +déposée au pied du grand autel de l'église del Carmine. + +Le chevalier, toujours évanoui, avait été transporté à l'office des +_bianchi_. + +L'exécution de la malheureuse San-Felice fut la dernière qui eut lieu à +Naples. Bonaparte, que le capitaine Skinner avait vu passer sur _le +Muiron_, selon les prévisions du roi Ferdinand, trompant la vigilance de +l'amiral Keith, débarquait, le 8 octobre, à Fréjus; le 9 novembre +suivant, il faisait le coup d'État connu sous le nom de _18 brumaire_; +le 14 juin, gagnait la bataille de Marengo, et, en signant la paix avec +l'Autriche et les Deux-Siciles, exigeait de Ferdinand la fin des +supplices, l'ouverture des prisons, le retour des proscrits. + +Pendant près d'un an, le sang avait coulé sur toutes les places +publiques du royaume, et l'on évalue à plus de quatre mille les victimes +de la réaction bourbonienne. + +Seulement, la junte d'État, qui croyait ses sentences sans appel, se +trompait. A défaut de la justice humaine, les victimes ont fait appel à +la justice divine, et Dieu a cassé ses jugements. + +La maison des Bourbons de Naples a cessé de régner, et, selon la parole +du Seigneur, les crimes des pères sont retombés sur les enfants jusqu'à +la troisième et la quatrième génération. + +Dieu seul est grand. + +Le capitaine Skinner, ou plutôt frère Joseph--les derniers devoirs +rendus à Salvato--rentra au couvent du Mont-Cassin, et les pauvres +malades des environs qui l'avaient demandé inutilement pendant trois ou +quatre mois, virent briller de nouveau, du crépuscule à l'aurore, une +lueur à la fenêtre la plus haute du couvent. + +C'était la lampe du moine sceptique, ou plutôt du père désolé, qui +continuait de chercher Dieu et qui ne le trouvait pas. + +Aujourd'hui 25 février 1865, à dix heures du soir, j'ai achevé ce récit, +commencé le 24 juillet 1863, jour anniversaire de ma naissance. + +Pendant près de dix-huit mois, j'ai laborieusement et consciencieusement +élevé ce monument à la gloire du patriotisme napolitain et à la honte de +la tyrannie bourbonienne. + +Impartial comme la justice, qu'il soit durable comme l'airain! + + + + + NOTE + +Pendant le cours de la publication du roman historique qu'on vient de +lire, la lettre suivante a été adressée, par la fille de la malheureuse +Luisa San-Felice, au directeur du journal _l'Indipendente_, que M. Alex. +Dumas publie à Naples, et dans lequel a paru une traduction italienne de +_la San-Felice_. Nous reproduisons cette lettre, ainsi que la réponse +qu'y a faite M. Dumas, persuadés que ces curieux documents seront lus +avec un vif intérêt. + +LES ÉDITEURS. + + +_A M. le Directeur de_ L'INDIPENDENTE, _à Naples._ + +«Monsieur le directeur, + +»Fille de Luisa Molina San-Felice, choisie pour sujet d'un roman que M. +Dumas publie dans _l'Indipendente_, je sens le double devoir de +revendiquer la véritable paternité de ma mère et de rectifier d'autres +inexactitudes dans un roman qui veut être historique, l'histoire n'ayant +jamais faussé l'âge ni les circonstances essentielles des personnes +qu'elle se prend à décrire. Et, si j'accomplis un peu tard ce devoir, la +raison en est que je mène une vie retirée et non occupée certainement à +la lecture des journaux. + +»Sachez donc, et je puis vous le démontrer par des documents, que Luisa +était fille de M. Pierre Molina et de madame Camille Salinero, mariés. +Elle naquit le 28 février 1764, dans une maison contiguë à la paroisse +de Santa-Anna di Palazzo, où elle fut baptisée. M. André delli Monti +San-Felice, mari de Luisa Molina, naquit le 31 mars 1763, dans +l'arrondissement de la paroisse de San-Liborio, où il fut baptisé. Il +n'y eut donc pas entre lui et sa femme cette disparité prononcée d'âge +que l'historien-romancier affirme, et le mariage fut contracté le 9 +septembre 1781, dans la paroisse de San-Marco di Palazzo. + +»Enfin, la dot de la Molina ne fut point de cinquante mille ducats; mais +ses parents lui en assignèrent une de six mille ducats, comme il résulte +du contrat passé par maître Donato Cervelli. + +»Ces renseignements auraient été donnés à M. Dumas, à seule fin +d'épargner une qualification injurieuse à la Molina,--puisque, en vertu +de la liberté de la presse, je ne puis empêcher la publication du +roman,--s'il les avait demandés, sans se contenter d'affirmer, contre +toute vérité, dans l'_Histoire des Bourbons de Naples_, pages 120 et +121, qu'il est venu chez moi et que j'ai renié ma mère et lui ai refusé +tout éclaircissement. + +»Veuillez donc publier la présente, et rectifier, dans l'édition que +vous faites du roman, une filiation peu honorable pour ma famille, un +âge contredit par les documents de naissance et une dot tout à fait +imaginaire. + +»La loyauté avec laquelle vous procédez me rend sûre que vous voudrez +bien faire toutes ces corrections, dont je vous remercie d'avance. + +»Votre très-dévouée, + +»MARIA-EMMANUELLA DELLI MONTI SAN-FELICE. + +Naples, 25 août 1864. + + +Voici la réponse de M. Alex. Dumas à cette lettre: + +«Madame, + +» Si, dans le roman de _la San-Felice_, je me suis, en vertu des +priviléges du romancier, écarté de la vérité matérielle pour me jeter +dans le domaine de l'idéal, j'ai, au contraire, dans mon _Histoire des +Bourbons de Naples_, suivi autant qu'il m'a été possible, cette voie +sacrée du vrai de laquelle ne doit, sous aucun prétexte, s'écarter +l'historien. + +»Je dis autant qu'il m'a été possible, madame, parce que Naples est la +ville où il est le plus facile de se perdre en marchant à la suite de +l'histoire, et en essayant de suivre ses traces. C'est pourquoi j'avais +résolu de m'adresser directement à vous, qui, comme fille de la +malheureuse victime de Ferdinand, me paraissiez la plus intéressée à ce +que, pour la première fois, le jour se fît sur cette ténébreuse et +sanglante aventure. J'essayai alors de parvenir jusqu'à vous, madame; la +chose me fut impossible. Je chargeai un ami, votre compatriote, M. F., +de me suppléer: il eut l'honneur de vous dire dans quel but il désirait +vous voir et quel était le renseignement qu'il tenait à recevoir de +vous; mais il lui fut fait, de votre part, m'assure-t-il, une réponse si +peu respectueuse pour la mémoire de madame votre mère, que, malgré son +assurance, je ne pus croire que cette réponse vînt de vous. Je résolus +donc de voir quelques personnes contemporaines de la martyre et de +joindre aux renseignements renfermés dans Coletta, dans Cuoco et dans +les autres historiens, ceux qui pourraient m'être donnés de vive voix. + +»Je vis, à cette occasion, un vieux médecin de quatre-vingt-deux ans, +dont j'ai oublié le nom, et qui soignait le jeune prince delle Grazie, +marié depuis, une tante de madame la princesse Maria, et enfin le duc de +Rocca-Romana, Nicolino Caracciolo, qui habitait au Pausilippe. + +»Grâce à eux, je pus, à votre refus, madame, obtenir, pour mon _Histoire +des Bourbons de Naples_, quelques renseignements que je crois exacts et +contre lesquels, du moins, vous n'avez point protesté. + +»Mais, je vous le répète, madame, le champ ouvert au romancier est plus +large que le chemin tracé à l'historien. En abordant, dans une +publication de fantaisie et d'imagination, la déplorable période au +milieu de laquelle tomba madame votre mère, j'ai voulu, pour ainsi dire, +et par un sentiment de pure délicatesse, idéaliser les deux personnages +principaux de mon livre, les deux héros de mon récit. J'ai voulu qu'on +reconnût Luisa Molina, mais comme on reconnaissait, dans l'antiquité, +les déesses qui apparaissaient aux mortels, c'est-à-dire à travers un +nuage. Ce nuage devait enlever à cette apparition tout ce qu'elle aurait +pu avoir de matériel. Il devait isoler le personnage de ses liens de +famille, afin que ses plus proches parents le reconnussent, mais comme +on reconnaît une ombre qui sort du tombeau et qui, redevenue visible, +reste du moins impalpable. + +»Voilà, pourquoi, madame, je lui ai créé cette filiation tout imaginaire +du prince Caramanico, et cela, parce que, voulant faire de Luisa Molina +une créature à part qui fût l'assemblage de toutes les perfections, je +voulais détourner sur elle un des rayons poétiques qui environnent le +souvenir d'un homme qui a, chose rare, en se mêlant à l'histoire de +Ferdinand et aux amours de Caroline, conservé l'auréole vaporeuse de la +passion, de la loyauté et du malheur. + +»Quant à cela, madame, si c'est une faute, j'avoue l'avoir commise +sciemment, et, persévérant dans mon erreur, j'ajouterai que, si mon +roman était à faire au lieu d'être fait, votre réclamation, toute juste +qu'elle est, ne me ferait rien changer à cette partie de mon récit. + +»Quant au second personnage que j'ai mis en scène et que j'ai baptisé du +nom de Salvato Palmieri, inutile de dire que je sais parfaitement qu'il +n'a jamais existé ou que, s'il a existé, ce n'est point dans les +conditions où l'a placé ma plume. + +»Mais aurez-vous le courage, madame, de me faire le reproche de n'avoir +pas fait revivre le personnage peu sympathique de Ferdinand Ferry, +volontaire de la mort en 1799 et ministre de Ferdinand en 1848? +Ferdinand Ferry, par malheur, n'était point un héros de roman, et +peut-être cet amour immodéré que lui portait la chevalière San-Felice, +et qui lui fit trahir le secret à elle confié par le malheureux Backer, +eût été assez invraisemblable pour nuire à l'intérêt presque original +que je voulais conserver à cet amour; car il me semble, à moi, +qu'écrivant cette douloureuse et sympathique histoire, je devais faire +de l'héroïne non-seulement une martyre, mais encore une sainte. L'amour, +à un certain point de vue, est une religion: lui aussi a ses saints, +madame, et, de ces saints-là, je ne vous en citerai que deux, qui ne +sont pas les moins éloquents et les moins adorés du calendrier. Ces deux +saints sont sainte Thérèse et saint Augustin, et vous voyez que j'oublie +la sainte la plus populaire de toutes, celle à laquelle, en récompense +de cet amour qui lui avait fait beaucoup pardonner, Jésus, ressuscité, +daigne apparaître; vous voyez que j'oublie la Madeleine. + +»Passons au chevalier San-Felice. Au milieu de toutes les sanglantes +exécutions de 99, il reste aussi complètement inaperçu que ce fameux +Vatia dont la tour s'élève au bord du lac Fusaro et dont Sénèque disait: +_O Vatia, solus scis vivere!_ Son pâle fantôme n'est animé ni par la +haine ni par la vengeance. Le seul reflet qu'il reçoive des amours +adultères de sa femme et de Ferry n'est pas même un reflet sanglant, et, +dans ce cas, vous le savez, quand on n'est point le don Guttière de +Calderon, on est le Georges Dandin de Molière. J'ai fait mieux que cela, +je crois, du héros imaginaire que j'ai créé. J'en ai fait, non pas un +mari cruel ou ridicule, j'en ai fait un père dévoué. S'il est, dans mon +livre, plus vieux d'années qu'il n'était, il est, en même temps, plus +riche de vertus, et lui, non plus que votre mère, madame, n'aura point à +se plaindre à la postérité d'avoir glissé de la plume de l'histoire à +celle du poëte et du romancier. + +»Et, dans l'avenir, madame, dans cet avenir qui est le véritable et +probablement le seul Élysée où revivent les Didon et les Virgile, les +Francesca et les Dante, les Herminie et les Tasse, quand quelque +voyageur demandera: «Qu'est-ce que la San-Felice?» au lieu de +s'adresser, comme moi, à quelqu'un de sa famille, qui répondrait comme +il m'a été répondu, à moi: _Ne me parlez pas de cette femme, j'en ai +honte!_ on ouvrira mon livre, et, par bonheur pour la renommée de cette +famille, l'histoire sera oubliée, et c'est le roman qui sera devenu de +l'histoire. + +»Veuillez agréer, madame, l'hommage de mes sentiments les plus +distingués. + +»ALEX. DUMAS. + +»Saint-Gratien, 15 septembre 1864.» + + + FIN + + + + + TABLE + + + LXXXIII.--La reconnaissance royale + LXXXIV.--Ce qui empêchait le colonel Mejean de sortir du fort + Saint-Elme avec Salvato, pendant la nuit du 27 au 28 juin + LXXXV.--Où il est prouvé que frère Joseph veillait sur Salvato + LXXXVI.--La bienvenue de Sa Majesté + LXXXVII.--L'apparition + LXXXVIII.--Les remords de fra Pacifico + LXXXIX.--Un homme qui tient sa parole + XC.--La fosse du crocodile + XCI.--Les exécutions + XCII.--Le tribunal de Monte-Oliveto + XCIII.--En chapelle + XCIV.--La porte Sant'Agostino-alla-Zecca + XCV.--Comment on mourait à Naples en 1799 + XCVI.--La goëlette _the Runner_ + XCVII.--Les nouvelles qu'apportait la goëlette _the Runner_ + XCVIII.--La femme et le mari + XCIX.--Petits événements groupés autour des grands + C.--La naissance d'un prince royal + CI.--Tonito Monti + CII.--Le geôlier en chef + CIII.--La patrouille + CIV.--L'ordre du roi + CV.--La martyre + NOTE + +Poissy.--Typ. S. Lejay et Cie. + + + + + + + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La San-Felice, v. 9, by Alexandre Dumas + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, V. 9 *** + +***** This file should be named 21191-8.txt or 21191-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/1/1/9/21191/ + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at http://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. 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Donations are accepted in a number of other +ways including checks, online payments and credit card donations. +To donate, please visit: http://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + http://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/21191-8.zip b/21191-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..944a3dd --- /dev/null +++ b/21191-8.zip diff --git a/21191-h.zip b/21191-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..a3f686e --- /dev/null +++ b/21191-h.zip diff --git a/21191-h/21191-h.htm b/21191-h/21191-h.htm new file mode 100644 index 0000000..5ca7bec --- /dev/null +++ b/21191-h/21191-h.htm @@ -0,0 +1,11102 @@ +<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN"> +<html> +<head><link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> + <meta http-equiv="content-type" content="text/html; charset=ISO-8859-1"> + <title>The Project Gutenberg eBook of La San-Felice Tome IX, par Alexandre Dumas</title> + + +<style type="text/css"> +<!-- + +body {margin-left: 10%; margin-right: 10%} + +h1,h2,h3,h4,h5,h6 {text-align: center;} +p {text-align: justify} +blockquote {text-align: justify} + +.footnote {font-size: 0.8em; margin-left: 10%; margin-right: 10%} +.mid {text-align: center} + + + + +.poem {margin-bottom: 1em; margin-left: 10%; margin-right: 10%; + text-align: left} +.poem .stanza {margin: 1em 0em} +.poem .stanza.i {margin: 1em 0em; font-style: italic;} +.poem p {padding-left: 3em; margin: 0px; text-indent: -3em} +.poem p.i2 {margin-left: 1em} +.poem p.i4 {margin-left: 2em} +.poem p.i6 {margin-left: 3em} +.poem p.i8 {margin-left: 4em} +.poem p.i10 {margin-left: 5em} +.poem p.i12 {margin-left: 6em} +.poem p.i14 {margin-left: 7em} +.poem p.i16 {margin-left: 8em} +.poem p.i18 {margin-left: 9em} +.poem p.i20 {margin-left: 10em} +.poem p.i24 {margin-left: 12em} +.poem p.i30 {margin-left: 15em} + + +--> +</style> + +</head> + +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of La San-Felice, v. 9, by Alexandre Dumas + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: La San-Felice, v. 9 + +Author: Alexandre Dumas + +Release Date: April 19, 2007 [EBook #21191] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, V. 9 *** + + + + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + + +</pre> + + + + + <h3>ALEXANDRE DUMAS</h3> + +<br> + + <h1>LA<br> + + SAN-FELICE</h1> + + <h2>TOME IX</h2> +<br> + <p class="mid">(Publié dans une autre édition<br> + sous le titre de "EMMA LYONNA" Tome V) +<br> + + + <p class="mid">PARIS + CALMANN LÉVY, ÉDITEUR<br> + + ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES<br> + RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15<br> + A LA LIBRAIRIE NOUVELLE</p> +<br> + <h4>1876</h4> + +<br> + + <h3>EMMA LYONNA</h3> + +<br> +<br> + + +<h3> +LXXXIII<br><br> + +L'APPARITION</h3> +<br> + +<p>L'exécution de Caracciolo répandit dans Naples +une consternation profonde. À quelque parti que +l'on appartînt, on reconnaissait, dans l'amiral, un +homme à la fois considérable par la naissance et par +le génie; sa vie avait été irréprochable et pure de +toutes ces souillures morales dont est si rarement +exempte la vie d'un homme de cour. Il est vrai que +Caracciolo n'avait été un homme de cour que dans +ses moments perdus, et, dans ces moments-là, on l'a +vu, il avait essayé de défendre la royauté avec autant +de franchise et de courage qu'il avait défendu +depuis la patrie.</p> + +<p>Cette exécution fut, surtout pour les prisonniers +sous les yeux desquels elle avait eu lieu, un terrible +spectacle. Ils y virent leur propre sentence, et, lorsque, +au coucher du soleil, ainsi que le portait le +jugement, la corde fut coupée et que ce cadavre, sur +lequel tous les yeux étaient fixés, n'étant plus soutenu +par rien, plongea dans la mer rapidement, entraîné +par les boulets qu'on lui avait attachés aux +pieds, un cri terrible, parti de la bouche des prisonniers, +s'échappa de tous les bâtiments, et, courant +à la surface des flots comme la plainte de l'esprit de +la mer, eut son écho dans les flancs mêmes du <i>Foudroyant</i>.</p> + +<p>Le cardinal ignorait tout ce qui venait de se passer +dans cette terrible journée, non-seulement le procès, +mais encore l'arrestation de Caracciolo.--Nelson, +on l'a vu, avait eu grand soin de se faire amener +le prisonnier par le Granatello, défendant expressément +de le faire passer par le camp de Ruffo; +car, à coup sûr, le cardinal n'eût point permis qu'un +officier anglais, avec lequel, d'ailleurs, il était depuis +quelques jours en complète dissidence sur un point +d'honneur aussi important que celui des traités, +mît la main sur un prince napolitain, ce prince napolitain +fût-il son ennemi; à plus forte raison sur +Caracciolo, avec lequel il avait fait une espèce d'alliance +sinon offensive, du moins défensive.</p> + +<p>On se rappelle, en effet, qu'en se quittant sur la +plage de Cotona, le cardinal et le prince s'étaient +promis de se sauvegarder l'un l'autre, et, à cette +époque où l'on ne pouvait rien préjuger sur l'avenir, +à moins d'être doué de l'esprit prophétique, on +pouvait aussi bien penser que ce serait le prince qui +sauvegarderait Ruffo, que Ruffo qui sauvegarderait +le prince.</p> + +<p>Cependant, aux coups de canon tirés à bord du +<i>Foudroyant</i>, et à la vue d'un cadavre suspendu à la +vergue de misaine, on était accouru dire au cardinal +qu'une exécution venait, sans aucun doute, d'avoir +lieu à bord de la frégate <i>la Minerve</i>. Entraîné alors +par un simple mouvement de curiosité, le cardinal +monta sur la terrasse de sa maison. Il vit, à l'oeil nu, +en effet, un cadavre qui se balançait en l'air, et envoya +chercher une longue-vue. Mais, depuis que le +cardinal avait quitté Caracciolo, celui-ci avait laissé +pousser ses cheveux et sa barbe, ce qui, à cette distance +surtout, le rendait méconnaissable à ses yeux. +En outre, Caracciolo, pendu dans les habits sous lesquels +il avait été pris, était vêtu en paysan. Le cardinal +pensa donc que ce cadavre était celui de quelque +espion qui s'était laissé prendre; et, sans plus +se préoccuper de cet incident, il allait redescendre +dans son cabinet, lorsqu'il vit une barque se détacher +des flancs de <i>la Minerve</i> et s'avancer directement +vers lui.</p> + +<p>Cet incident le maintint à sa place.</p> + +<p>Au fur et à mesure que la barque s'approchait, le +cardinal demeurait convaincu que c'était à lui que +l'officier qui la montait avait affaire. Cet officier portait +l'uniforme de la marine napolitaine, et, quoiqu'il +eût été difficile au cardinal d'appliquer un nom à +son visage, ce visage ne lui était pas tout à fait inconnu.</p> + +<p>Arrivé à quelques pas de la plage, l'officier, qui, +depuis longtemps, de son côté, avait reconnu le +cardinal, le salua respectueusement et lui montra le +pli qu'il portait.</p> + +<p>Le cardinal descendit et se trouva en même temps +que le messager à la porte de son cabinet.</p> + +<p>Le messager s'inclina, et, présentant le papier au +cardinal:</p> + +<p>--À Votre Éminence, dit-il, de la part de Son +Excellence le comte de Thurn, capitaine de la frégate +<i>la Minerve</i>.</p> + +<p>--Y a-t-il une réponse, monsieur? demanda le +cardinal.</p> + +<p>--Non, Votre Éminence, répondit l'officier.</p> + +<p>Et, s'inclinant, il se retira.</p> + +<p>Le cardinal demeura assez étonné, son papier à la +main. La faiblesse de sa vue le forçait à rentrer dans +son cabinet pour en prendre lecture. Il eût pu rappeler +l'officier et l'interroger; mais celui-ci avait +répondu, avec un désir visible de se retirer: «Il n'y +a point de réponse.» Il le laissa donc continuer son +chemin, rentra dans son cabinet, appela des lunettes +au secours de ses mauvais yeux, ouvrit la lettre et +lut:</p> + +<p><i>Rapport à Son Éminence le cardinal Ruffo sur l'arrestation, +le jugement, la condamnation et la mort de +François Caracciolo.</i></p> + +<p>Le cardinal ne put retenir un cri dans lequel il y +avait plus d'étonnement que de douleur: il croyait +avoir mal lu.</p> + +<p>Il relut; puis l'idée lui vint alors que ce cadavre +qu'il avait vu flotter à la pointe d'une vergue, au +bout d'une corde, était celui de l'amiral Caracciolo.</p> + +<p>--Oh! murmura-t-il en laissant tomber son bras +inerte le long de son corps, où en sommes-nous, si +les Anglais viennent pendre les princes napolitains +jusque dans le port de Naples?</p> + +<p>Puis, après un instant, s'asseyant à son bureau et +ramenant de nouveau la lettre sous ses yeux, il lut:</p> + +<p>«Éminence,</p> + +<p>Je dois faire savoir à Votre Éminence que j'ai +reçu ce matin, de l'amiral lord Nelson, de me porter +immédiatement à bord de son bâtiment accompagné +des cinq officiers de mon bord. J'ai accompli aussitôt +cet ordre, et, en arrivant à bord du <i>Foudroyant</i>, j'ai +reçu l'invitation par écrit de former sur le vaisseau +même un conseil de guerre pour y juger le chevalier +don Francesco Caracciolo, accusé de rébellion, envers +Sa Majesté, notre auguste maître, et de porter +une sentence sur la peine encourue par son délit. +Cette invitation a été suivie immédiatement, et un +conseil de guerre a été formé dans le carré des officiers +dudit vaisseau. J'y ai, en même temps, fait +amener le coupable. Je l'ai d'abord fait reconnaître +par tous les officiers comme étant bien l'amiral; ensuite, +je lui ai fait lire les charges réunies contre lui +et lui ai demandé s'il avait quelque chose à dire +pour sa défense. Il a répondu que <i>oui</i>; et, toute +liberté lui ayant été donnée de se défendre, ses défenses +se sont bornées à la dénégation d'avoir volontairement +servi l'infâme République et à l'affirmation +qu'il ne l'avait fait que contraint et forcé et sous +la menace positive de le faire fusiller. Je lui ai +adressé ensuite d'autres demandes, en réponse desquelles +il n'a pu nier qu'il n'eût combattu en faveur +de la soi-disant République contre les armées de Sa +Majesté. Il a avoué aussi avoir dirigé l'attaque des +chaloupes canonnières qui s'est opposée à l'entrée +des troupes de Sa Majesté à Naples; mais il a déclaré +qu'il ignorait que ces troupes fussent conduites par +le cardinal, et qu'il les regardait simplement comme +des bandes d'insurgés. Il a, en outre, avoué avoir +donné par écrit des ordres tendants à s'opposer à la +marche de l'armée royale. Enfin, interrogé pourquoi, +puisqu'il servait contre sa volonté, il n'avait +point essayé de se réfugier à Procida, ce qui était, +en même temps, un moyen de se rallier au gouvernement +légitime et d'échapper au gouvernement +usurpateur, il a répondu qu'il n'avait point pris ce +parti dans la crainte d'être mal reçu.</p> + +<p>»Éclairé sur ces divers points, le conseil de guerre, +à la majorité des voix, a condamné François Caracciolo +non-seulement à la peine de mort, mais encore +à une mort ignominieuse.</p> + +<p>»Ladite sentence ayant été présentée à milord +Nelson, il a approuvé la condamnation et ordonné +qu'à cinq heures de ce même jour la sentence fût +mise à exécution, en pendant le condamné à la vergue +de misaine et en l'y laissant pendu jusqu'au +coucher du soleil, heure à laquelle la corde serait +coupée et le corps jeté à la mer.</p> + +<p>»Ce matin, à midi, j'ai reçu cet ordre; à une +heure et demie, le coupable, condamné, était transporté +à bord de <i>la Minerve</i> et mis en chapelle, et, +à cinq heures du soir, la sentence était accomplie +selon l'ordre qui en avait été donné.</p> + +<p>»Je m'empresse, pour remplir mon devoir, de +vous faire cette communication, et, avec le profond +respect que je vous ai voué, j'ai l'honneur d'être,</p> + + +<p>»De Votre Éminence,<br> +»Le très-dévoué serviteur,<br> +»Comte DE THURN.»</p> + +<p>Ruffo, atterré, relut deux fois la dernière phrase. +Cette communication était-elle l'accomplissement +d'un devoir, ou simplement une insulte.</p> + +<p>En tout cas, c'était un défi.</p> + +<p>Ruffo y vit une insulte.</p> + +<p>En effet, seul, comme vicaire général, seul, +comme <i>aller ego</i> du roi, Ruffo avait le droit de vie +et de mort dans le royaume des Deux-Siciles. D'où +venait donc que cet intrus, cet étranger, cet Anglais, +dans le port de Naples, sous ses yeux, pour le défier +sans doute,--après avoir déchiré la capitulation, +après avoir, à l'aide d'une équivoque indigne d'un +soldat loyal, fait conduire sous le feu des vaisseaux +les tartanes qui portaient les prisonniers,--condamnait +à mort, et à une mort infâme, un prince +napolitain, plus grand que lui par la naissance, égal +à lui par la dignité?</p> + +<p>Qui avait donné à ce juge improvisé de pareils +pouvoirs?</p> + +<p>En tout cas, si ces pouvoirs avaient été donnés à +un autre, les siens étaient annulés.</p> + +<p>Il est vrai que les gibets étaient dressés à Ischia; +mais lui, Ruffo, n'avait rien à faire avec les îles. Les +îles n'avaient point, comme Naples, été reconquises +par lui; elles l'avaient été par les Anglais. Il n'y +avait point de traité avec les îles. Enfin, le bourreau +de Procida, Speciale, était un juge sicilien envoyé +par le roi, et qui, conséquemment, condamnait légalement +au nom du roi.</p> + +<p>Mais Nelson, sujet de Sa Majesté Britannique +George III, comment pouvait-il condamner au nom +de Sa Majesté Sicilienne Ferdinand Ier?</p> + +<p>Ruffo laissa tomber sa tête dans sa main. Un +instant, tout ce que nous venons de dire se heurta et +bouillonna dans son cerveau; puis, enfin, sa résolution +fut prise. Il saisit une plume, et écrivit au roi +la lettre suivante:</p> + +<p><i>A Sa Majesté le roi des Deux-Siciles.</i></p> + +<p>«Sire,</p> + +<p>»L'oeuvre de la restauration de Votre Majesté est +accomplie, et j'en bénis le Seigneur.</p> + +<p>»Mais c'est à la suite de beaucoup de peines et de +longues fatigues que cette restauration s'est accomplie.</p> + +<p>»Le motif qui m'avait fait prendre la croix d'une +main et l'épée de l'autre n'existe plus.</p> + +<p>»Je puis donc--je dirai plus--je dois donc +rentrer dans cette obscurité dont je ne suis sorti +qu'avec la conviction de servir les desseins de Dieu +et dans l'espérance d'être utile à mon roi.</p> + +<p>»D'ailleurs, l'affaiblissement de mes facultés physiques +et morales m'en fait un besoin, quand ma +conscience ne m'en ferait pas un devoir.</p> + +<p>»J'ai donc l'honneur de supplier Votre Majesté de +vouloir bien accepter ma démission.</p> + +<p>»J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.</p> + +<p>»F. cardinal RUFFO.»</p> + +<p>A peine cette lettre était-elle expédiée à Palerme +par un messager sûr et qui était autorisé à requérir +au besoin la première barque venue pour passer en +Sicile, qu'il fut donné au cardinal avis de la publication +de la note de Nelson, note dans laquelle l'amiral +anglais accordait vingt-quatre heures aux +républicains de la ville, et quarante-huit à ceux des +environs de la capitale, pour faire leur soumission +au roi Ferdinand.</p> + +<p>Au premier regard qu'il jeta sur cette note, il reconnut +celle qu'il avait refusé à Nelson de faire imprimer. +Cette note, comme tout ce qui sortait de la +plume de l'amiral anglais, portait le caractère de la +violence et de la brutalité.</p> + +<p>En lisant cette note et en voyant le pouvoir que +s'y attribuait Nelson, le cardinal se félicita d'autant +plus d'avoir envoyé sa démission.</p> + +<p>Mais, le 3 juillet, il recevait de la reine cette +lettre, qui lui annonçait que sa démission était refusée:</p> + +<p>«J'ai reçu et lu avec le plus grand intérêt et la +plus profonde attention la très-sage lettre de Votre +Éminence, en date du 29 juin.</p> + +<p>»Tout ce que je pourrais dire à Votre Éminence +des sentiments de gratitude dont mon coeur sera +éternellement rempli à son égard resterait de beaucoup +au-dessous de la vérité. J'apprécie ensuite ce +que Votre Éminence me dit à l'endroit de sa démission +et de son désir de repos. Mieux que personne, +je sais combien la tranquillité est chose désirable, et +combien ce calme devient précieux après avoir vécu +au milieu des agitations et de l'ingratitude que porte +avec soi le bien que l'on fait.</p> + +<p>»Elle l'éprouve depuis quelques mois seulement, +Votre Éminence: qu'elle sache donc combien je dois +être plus fatiguée, moi qui l'éprouve depuis vingt-deux +ans! Non, quoi que dise Votre Éminence, je ne +puis admettre son affaiblissement; car, quel que soit +son dégoût, les admirables actions qu'elle a accomplies +et la série de lettres à moi écrites avec tant de +finesse et de talent prouvent, au contraire, toute la +force et toute la puissance de ses facultés. C'est +donc à moi, au lieu d'accepter cette fatale démission +donnée par Votre Éminence dans un moment de +fatigue, d'éperonner, au contraire, votre zèle, votre +intelligence et votre coeur à terminer et à consolider +l'oeuvre si glorieusement entreprise par vous, et à la +poursuivre en rétablissant l'ordre à Naples, sur une +base si sûre et si solide, que, du terrible malheur +qui nous est arrivé, naisse un bien et une amélioration +pour l'avenir, et c'est ce que me fait espérer le +génie actif de Votre Éminence.</p> + +<p>»Le roi part demain soir avec le peu de troupes +qu'il a pu réunir. De vive voix, beaucoup de choses +s'éclairciront qui restent obscures par écrit. Quant à +moi, j'éprouve une peine horrible à ne pas pouvoir +accompagner le roi. Mon coeur eût été bien joyeux +de voir son entrée à Naples. Entendre les acclamations +de cette partie de son peuple qui lui est restée +fidèle serait un baume infini pour mon coeur et +adoucirait cette cruelle blessure dont je ne guérirai +jamais. Mais mille réflexions m'ont retenue, et je +reste ici pleurant et priant pour que Dieu illumine et +fortifie le roi dans cette grande entreprise. Beaucoup +de ceux qui accompagnent le roi vous porteront +de ma part l'expression de ma vraie et profonde +reconnaissance, ainsi que ma sincère admiration +pour toute la miraculeuse opération que vous avez +accomplie.</p> + +<p>»Je suis trop sincère cependant pour ne pas dire +à Votre Éminence que cette capitulation avec les +rebelles m'a souverainement déplu, et surtout après +ce que je vous avais écrit et d'après ce que je vous +avait dit. Aussi me suis-je tue là-dessus, ma sincérité +ne me permettant pas de vous complimenter. Mais, +aujourd'hui, tout est fini pour le mieux, et, comme +je l'ai déjà dit à Votre Éminence, de vive voix, tout +s'expliquera et, je l'espère, aura bonne fin, tout +ayant été fait pour le plus grand bien et la plus +grande gloire de l'État.</p> + +<p>»J'oserai, maintenant que Votre Éminence a un +peu moins de travail à faire, la prier de m'entretenir +régulièrement de toutes les choses importantes qui +arriveront, et elle peut compter sur ma sincérité à +lui en dire mon avis. Une seule chose me désespère, +c'est de ne pouvoir l'assurer de vive voix de la vraie, +profonde et éternelle reconnaissance et estime avec +laquelle je suis, de Votre Éminence,</p> + +<p>»La sincère amie,<br><br> +»CAROLINE.»</p> + +<p>D'après ce que nous avons démontré à nos lecteurs, +par tous les détails précédents, par les lettres des augustes +époux que l'on a déjà lues, par celles de la +reine que l'on vient de lire, il est facile de voir que +le cardinal Ruffo, auquel un sentiment de droiture +nous entraîne à rendre justice, a été, dans cette terrible +réaction de 1799, le bouc émissaire de la +royauté. Le romancier a déjà corrigé quelques-unes +des erreurs des historiens:--<i>erreurs intéressées</i> de la +part des écrivains royalistes, qui ont voulu le rendre +responsable, aux yeux de la postérité, des massacres +commis à l'instigation d'un roi sans coeur et d'une +reine vindicative;--<i>erreurs innocentes</i> de la part des +écrivains patriotes, qui, ne possédant point les documents +que la chute d'un trône pouvait seule mettre +dans les mains d'un écrivain impartial, n'ont point +osé faire peser sur deux têtes couronnées une si terrible +imputation, et leur ont cherché non-seulement +un complice, mais encore un instigateur.</p> + +<p>Maintenant, reprenons notre récit. Non-seulement +nous ne sommes point à la fin, mais à peine sommes-nous +au commencement de la honte et du sang.</p> + +<br><br> + + +<h3>LXXXIV +<br><br> +CE QUI EMPÊCHAIT LE COLONEL MEJEAN DE<br> +SORTIR DU FORT SAINT-ELME AVEC SALVATO,<br> +PENDANT LA NUIT DU 27 AU 28 JUIN.</h3> +<br> + +<p>On se rappelle que, peu confiants, non pas dans la +parole de Ruffo, mais dans l'adhésion de Nelson, Salvato +et Luisa étaient allés chercher un refuge au château +Saint-Elme, et l'on n'a point oublié que ce refuge +avait été accordé par le comptable Mejean moyennant +la somme de vingt-cinq mille francs par personne.</p> + +<p>Salvato, on se le rappelle encore, dans un voyage +rapide qu'il avait fait à Molise, avait réalisé une +somme de deux cent mille francs.</p> + +<p>Sur cette somme, cinquante mille francs, à peu +près, avaient passé dans l'organisation de ses volontaires +calabrais, dans les dépenses que les besoins +des plus pauvres avaient nécessitées, dans l'aide +donnée aux blessés et dans les gratifications accordées +aux serviteurs qui leur avaient rendu des soins +pendant leur séjour au Château-Neuf.</p> + +<p>Cent vingt-cinq mille francs, comme l'avait écrit +Salvato à son père, avaient été enterrés, dans une +cassette, au pied du laurier de Virgile, près de la +grotte de Pouzzoles.</p> + +<p>Au moment de se séparer de Michele, qui avait +suivi le sort de ses compagnons et qui s'était embarqué +à bord des tartanes, Salvato avait fait accepter +au jeune lazzarone, afin qu'il ne se trouvât point +complétement dénué sur la terre étrangère, une +somme de trois mille francs.</p> + +<p>Il restait donc à Salvato, au moment où il se réfugia +au fort Saint-Elme, une somme de vingt-deux +à vingt-trois mille francs.</p> + +<p>Son premier acte, au moment où il vint demander, +au prix de quarante mille francs, l'hospitalité convenue +entre le commandant du château Saint-Elme +et lui, fut de remettre au colonel Mejean la moitié de +la somme arrêtée, c'est-à-dire vingt mille francs, en +lui promettant le reste pour la nuit même.</p> + +<p>Le colonel Mejean compta les vingt mille francs +avec le plus grand soin, et, comme le compte s'y +trouvait, le colonel installa Salvato et Luisa dans les +deux meilleures chambres du château, après avoir +enfermé les vingt mille francs dans le tiroir de son +bureau.</p> + +<p>Le soir venu, Salvato annonça au colonel Mejean +qu'il serait obligé de faire une course de nuit. Il le +priait, en conséquence, de lui donner le mot d'ordre, +afin de pouvoir rentrer au château quand le but de +cette course serait rempli.</p> + +<p>Mejean répondit que Salvato, militaire, devait connaître +mieux que personne la rigidité des règlements +militaires; qu'il lui était impossible de confier à qui +que ce fût un mot d'ordre qui, tombé dans une +oreille infidèle, pouvait compromettre la sûreté du +fort; mais, devinant pourquoi Salvato demandait à +quitter momentanément le fort, il ajouta qu'il pouvait +faire accompagner Salvato d'un de ses officiers, +ou, s'il préférait sa compagnie, l'accompagner lui-même.</p> + +<p>Salvato répondit que la compagnie du colonel +Mejean lui était on ne peut plus agréable, et que, si +le colonel Mejean était libre, cette course aurait lieu +la nuit même.</p> + +<p>La chose était impossible, le lieutenant-colonel +auquel la garde du château devait être confiée ne +devant revenir que dans la journée du surlendemain.</p> + +<p>Le colonel ajouta fort galamment, au reste, que, si +c'était pour le payement des vingt mille francs, il +pouvait, ayant un gage vivant entre les mains, et la +moitié du prix convenu étant donnée d'avance, il +pouvait attendre quelques jours.</p> + +<p>Salvato répondit que les bons comptes faisaient les +bons amis, et que plus tôt il pourrait donner au colonel +les vingt-mille francs restants, mieux vaudrait +pour tous deux.</p> + +<p>La vérité était que le colonel Mejean avait réservé +la prochaine nuit à un négociation personnelle.</p> + +<p>Il voulait tenter auprès du cardinal Ruffo une seconde +ouverture, et, en conséquence, lui avait fait +demander un sauf-conduit pour un de ses officiers, +chargé de nouvelles propositions pour la reddition +du fort.</p> + +<p>Cet officier, c'était lui-même.</p> + +<p>On ne nous accusera point de ménager nos compatriotes. +Il s'est trouvé, du commissaire Feypoult +au colonel Mejean, dans toute cette affaire de la conquête +de Naples, quelques misérables comme les +bureaux en dégorgent toujours à la suite des armées; +et, de même que nous avons glorifié ceux qui avaient +droit à la gloire, il faut que nous jetions la honte à la +face de ceux qui n'ont droit qu'à la honte.</p> + +<p>Le devoir du cardinal Ruffo était d'accueillir +toutes les ouvertures ayant pour but de ménager +l'effusion du sang. Il envoya donc, à l'heure convenue, +c'est-à-dire à dix heures du soir, le marquis +Malaspina, porteur du sauf-conduit, et lui donna une +escorte de dix hommes pour le faire respecter.</p> + +<p>Le colonel Mejean revêtit un habit bourgeois, se +donna à lui-même pleins pouvoirs pour traiter, et, +sous le titre de secrétaire du commandant du fort, +suivit le marquis Malaspina et ses dix hommes.</p> + +<p>A onze heures, après être descendu par l'Infrascata, +la rue Floria et la route de l'Arenaccia, jusqu'au +pont de la Madeleine, le faux secrétaire arrivait à la +maison du cardinal et était introduit près de Son +Éminence.</p> + +<p>Cette entrevue avait lieu--forcé que nous sommes +de revenir en arrière par les divers embranchements +des nombreux épisodes de notre histoire--dans la +nuit du 27 au 28 juin, avant que la cardinal connût +le manque de foi de Nelson, mais quand, au contraire, +ayant reçu dans la journée, des capitaines Troubridge +et Ball, l'assurance que l'amiral ne s'opposait +point à l'embarquement, il croyait encore à la fidèle +observance des traités.</p> + +<p>Seulement, nous l'avons dit, le colonel Mejean +avait déjà fait une première tentative auprès du +cardinal, tentative qui avait été repoussée par cette +simple réponse: «Je fais la guerre avec du fer et +non avec de l'or!»</p> + +<p>Le cardinal Ruffo, déjà prévenu contre Mejean, +fit donc médiocre visage à son secrétaire, ou plutôt, +sans s'en douter, à lui-même:</p> + +<p>--Eh bien, monsieur, lui dit-il, êtes-vous chargé +de me faire de vive voix des propositions, je ne dirai +pas plus raisonnables, mais plus militaires que celles +qui m'avaient été faites par écrit, et auxquelles vous +connaissez sans doute ma réponse?</p> + +<p>Mejean se mordit les lèvres.</p> + +<p>--Mes propositions, c'est-à-dire celles du colonel +Mejean, que j'ai l'honneur de représenter près de +Votre Éminence, dit-il, ont deux faces: l'une spécifique, +et par laquelle l'humanité m'ordonne de débuter; +l'autre militaire, à laquelle le colonel ne recourra +qu'à la dernière extrémité, mais à laquelle il +recourra si Votre Éminence l'y force.</p> + +<p>--J'écoute, monsieur.</p> + +<p>--Mes collègues, ou plutôt les collègues du colonel +Mejean, le commandant Massa et le commandant +L'Aurora, ont traité et ont fait et obtenu les conditions +que des rebelles pouvaient faire et doivent être +trop contents d'avoir obtenues. Mais il n'en est point +ainsi du colonel Mejean: ce n'est point un rebelle, +c'est un ennemi, et un ennemi puissant, puisqu'il +représente la France. S'il traite, il a donc droit à +une meilleure capitulation que celle de MM. L'Aurora +et Massa.</p> + +<p>--C'est trop juste, répondit le cardinal, et voici +celle que j'offre: Les Français sortiront du fort +Saint-Elme tambours battants, mèche allumée, avec +tous les honneurs de la guerre, et se réuniront à +leurs compatriotes, encore en garnison à Capoue et +à Gaete, sans aucun engagement qui enchaîne leur +libre arbitre.</p> + +<p>--Je ne vois pas là une grande amélioration sur +le traité fait entre Votre Éminence et les commandants +Massa et L'Aurora; eux aussi sortaient tambours +battants, mèche allumée, et avaient droit de +rester à Naples ou de se retirer en France.</p> + +<p>--Oui; mais, sur la plage, avant de s'embarquer, +ils déposaient les armes.</p> + +<p>--Simple formalité, Votre Éminence en conviendra. +Qu'eussent fait de leurs armes des bourgeois +révoltés partant pour l'exil ou restant chez eux?</p> + +<p>--Alors, chez vous, monsieur, il me semble du +moins, répliqua le cardinal, la question d'orgueil +militaire est complétement mise de côté?</p> + +<p>--C'est la question avec laquelle on dirige les fanatiques +et les sots. Les hommes intelligents,--et +Votre Éminence ne trouvera point mauvais que je +la range dans cette dernière catégorie,--les hommes +intelligents voient au delà de cette fumée qu'on appelle +la vanité.</p> + +<p>--Et que voyez-vous, monsieur, ou plutôt que +voit le commandant Mejean au delà de cette fumée +que l'on appelle la vanité?</p> + +<p>--Il voit une affaire, et même une bonne affaire, +pour Votre Éminence et lui.</p> + +<p>--Une bonne affaire? Je me connais mal en affaires, +monsieur, je vous en préviens. N'importe, +expliquez-vous.</p> + +<p>--Voici deux forts rendus sur trois, c'est vrai; +mais le troisième, et par sa position et par les hommes +qui la défendent, est à peu près imprenable, ou bien +nécessitera un long siége. Où sont vos ingénieurs, +où sont vos pièces de gros calibre, où est votre armée +pour faire le siége d'une citadelle comme celle +que commande le colonel Mejean? Vous échouerez +en arrivant au but, et, en échouant, Votre Éminence +perdra tout le mérite d'une campagne magnifique, +tandis que, pour quelques misérables centaines de +mille livres que vous pouvez, en supposant que vous +ne les ayez pas, lever en deux heures sur Naples +vous couronnez l'édifice de la restauration et vous +pouvez dire au roi: «Sire, le général Mack, avec une +armée de soixante mille soldats, avec cent canons, +avec un trésor de vingt millions, a perdu les États +romains, Naples, la Calabre, le royaume enfin; moi, +avec quelques paysans, j'ai reconquis tout ce que le +général Mack avait perdu. Il m'en a coûté, il est +vrai, cinq cent mille francs ou un million pour prendre +le fort Saint-Elme; mais qu'est-ce qu'un million +comparé au dégât qu'il pouvait faire? Car, enfin, +sire, vous le savez mieux que personne, pourrez-vous +ajouter, le fort Saint-Elme a été bâti, non point +pour défendre Naples, mais pour la menacer, et la +preuve, c'est qu'il existe une loi, rendue par votre +auguste père, qui défend d'élever des maisons au-dessus +d'une certaine hauteur, attendu qu'à une certaine +hauteur, elles pourraient gêner le jeu des boulets +et des obus. Or, Naples bombardée, ce n'était +point une perte de cinq cent mille francs ou d'un +million, c'était une perte incalculable.» Et, devant +cette explication de votre conduite, le roi, croyez-moi, +est un homme d'un trop grand sens pour ne +point vous donner raison.</p> + +<p>--Alors, en cas de siége, reprit le cardinal, le colonel +Mejean compte bombarder Naples?</p> + +<p>--Mais sans doute.</p> + +<p>--Ce sera une infamie gratuite.</p> + +<p>--Pardon, Votre Éminence, ce sera un cas de légitime +défense: on nous attaque, nous ripostons.</p> + +<p>--Oui, mais ripostez du côté où l'on vous attaque, +et, comme on vous attaquera du côté opposé +à la ville, vous ne pourrez pas riposter du côté de la +ville.</p> + +<p>--Bon! qui sait où vont les boulets et les bombes?</p> + +<p>--Ils vont du côté où on les pointe, monsieur: la +chose est parfaitement sue, au contraire.</p> + +<p>--Eh bien, on les pointera du côté de la ville, en +ce cas.</p> + +<p>--Pardon, monsieur; mais, si vous portiez l'habit +militaire, au lieu de porter l'habit bourgeois, vous +sauriez qu'une des premières lois de la guerre défend +aux assiégés de tirer sur les maisons situées en un +point d'où ne vient point l'attaque. Or, les batteries +que l'on dirigera contre le château Saint-Elme étant +établies du côté opposé à la ville, le feu du château +Saint-Elme, sous peine de manquer à toutes les conventions +qui régissent les peuples civilisés, ne pourra +lancer un seul boulet, un seul obus, ou une seule +bombe du côté opposé aux batteries qui l'attaqueront. +Ne vous obstinez donc pas dans une erreur +que ne commettrait certainement point le colonel +Mejean, si j'avais l'honneur de discuter avec lui, au +lieu de discuter avec vous.</p> + +<p>--Et si, cependant, il la commettait, cette erreur, +et qu'au lieu de la reconnaître, il y persistât, que dirait +Votre Éminence?</p> + +<p>--Je dirais, monsieur, que, s'écartant des lois +reconnues par tous les peuples civilisés, lois que la +France, qui se prétend à la tête de la civilisation, +doit connaître mieux qu'aucun autre pays, il doit +s'attendre à être traité lui-même en barbare. Et, +comme il n'y a pas de forteresse imprenable, et que, +par conséquent, le fort Saint-Elme serait pris un jour +ou l'autre, ce jour-là, lui et la garnison seraient pendus +aux créneaux de la citadelle.</p> + +<p>--Diable! comme vous y allez, monseigneur! dit +le faux secrétaire avec une feinte gaieté.</p> + +<p>--Et ce n'est pas le tout! dit le cardinal en se levant +à la force de ses poignets appuyés sur la table +et en regardant fixement l'ambassadeur.</p> + +<p>--Comment, ce n'est pas le tout? Il lui arriverait +donc encore quelque chose après avoir été pendu?</p> + +<p>--Non, mais avant de l'être, monsieur.</p> + +<p>--Et que lui arriverait-il, monseigneur?</p> + +<p>--Il lui arriverait que le cardinal Ruffo, regardant +comme indigne de son caractère et de son rang de +discuter plus longtemps les intérêts des rois et la vie +des hommes avec un coquin de son espèce, l'inviterait +à sortir de sa maison, et, s'il n'obéissait pas à +l'instant même, le ferait jeter par la fenêtre.</p> + +<p>Le plénipotentiaire tressaillit.</p> + +<p>--Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voix +jusqu'à la courtoisie et son visage jusqu'au sourire, +comme vous n'êtes point le commandant du château +Saint-Elme, que vous êtes seulement son envoyé, je +me contenterai de vous prier, monsieur, de lui reporter +mot pour mot la conversation que nous venons +d'avoir ensemble, en l'assurant bien positivement +qu'il est tout à fait inutile qu'il tente à l'avenir +aucune nouvelle négociation avec moi.</p> + +<p>Sur quoi, le cardinal s'inclina, et, d'un geste moitié +poli, moitié impératif, indiqua la porte au colonel, +qui sortit, plus furieux encore de voir sa spéculation +manquée qu'humilié de l'injure qui lui était +faite.</p> +<br><br> + +<h3>LXXXV +<br><br> +OU IL EST PROUVÉ QUE FRÈRE JOSEPH VEILLAIT<br> + +SUR SALVATO</h3> +<br> +<p>C'était pendant la matinée du 27 que Salvato et +Luisa avaient quitté le Château-Neuf pour le fort +Saint-Elme: le même jour, les châteaux devaient +être rendus aux Anglais, et les patriotes embarqués.</p> + +<p>Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaient pu +voir les Anglais prendre possession des forts et les +patriotes descendre dans les tartanes.</p> + +<p>Quoique tout parût s'accomplir loyalement et selon +les conditions du traité, Salvato conserva les doutes +qu'il avait conçus sur sa complète exécution.</p> + +<p>Il est vrai que, pendant tout le jour et pendant +toute la soirée du 27, le vent avait soufflé de l'ouest, +et s'était opposé à ce que les tartanes missent à la +voile.</p> + +<p>Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le vent avait +sauté au nord-nord-ouest, et, par conséquent, était +devenu tout à fait favorable au départ; cependant, +les tartanes ne bougeaient pas.</p> + +<p>Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, les +regardait inquiet du haut des remparts, lorsqu'il fut +joint par le colonel Mejean, lequel lui annonça que, +contre son attente, le lieutenant-colonel étant de +retour au fort vingt-quatre heures plus tôt qu'il ne +le pensait, rien ne s'opposait à ce qu'il l'accompagnât +dans la course qu'il comptait faire la prochaine +nuit.</p> + +<p>La chose fut donc arrêtée.</p> + +<p>La journée se passa en conjectures. Le vent continuait +d'être favorable, et Salvato ne voyait faire +aucun préparatif de départ. Sa conviction était qu'il +se préparait quelque catastrophe.</p> + +<p>Du point élevé où il se trouvait, il planait sur +tout le golfe, et pouvait voir, à l'aide d'une longue-vue, +tout ce qui se passait dans les tartanes et même +sur les vaisseaux de guerre.</p> + +<p>Vers cinq heures, une barque, montée par un officier +et quelques marins, se détacha des flancs du +<i>Foudroyant</i> et s'avança vers l'une des tartanes.</p> + +<p>Il se fit alors un grand mouvement à bord de la +tartane que la barque venait d'accoster; douze +personnes furent tirées de la tartane et descendirent +dans la barque; puis la barque volta et rama de +nouveau vers <i>le Foudroyant</i>, sur le pont duquel +montèrent les douze patriotes, qui bientôt, pour ne +plus reparaître, s'enfoncèrent dans les flancs du +vaisseau.</p> + +<p>Ce fait, dont Salvato cherchait en vain l'explication, +lui donna beaucoup à penser.</p> + +<p>La nuit vint. Cette excursion que devait faire Mejean +inquiétait Luisa. Salvato lui en expliqua la +cause en lui faisant part du marché qu'il avait conclu +avec Mejean et moyennant lequel il avait acheté leur +commun salut.</p> + +<p>Luisa serra la main de Salvato.</p> + +<p>--N'oublie pas, au besoin, lui dit-elle, que j'ai +toute une fortune chez les pauvres Backer.</p> + +<p>--Mais à cette fortune, qui n'est point entièrement +à toi, répondit en souriant Salvato, n'était-il +pas convenu que nous ne toucherions qu'à la dernière +extrémité?</p> + +<p>Luisa fit un signe affirmatif.</p> + +<p>Une heure avant, la sortie du fort, c'est-à-dire vers +les onze heures, on discuta si l'on irait au tombeau +de Virgile, distant d'un quart de lieue à peu près du +fort Saint-Elme, avec une petite escorte, c'est-à-dire +en ayant l'air de faire une patrouille,--ou bien si +Salvato et Mejean iraient seuls et déguisés.</p> + +<p>On opta pour le déguisement.</p> + +<p>On se procura deux habits de paysan. Il fut convenu +que, si l'on faisait quelque rencontre inattendue, +ce serait Salvato qui prendrait la parole. Il +parlait le patois napolitain de telle façon, qu'il était +impossible de le reconnaître pour ce qu'il était.</p> + +<p>L'un prit un pic, et l'autre une bêche, et, à minuit, +tous deux sortirent du fort. Ils semblaient deux +ouvriers revenant de l'ouvrage et regagnant leur +maison.</p> + +<p>La nuit, sans être sombre, était nuageuse. La +lune, de temps en temps, disparaissait derrière des +masses de vapeurs dont elle avait peine à percer +l'opacité.</p> + +<p>Ils sortirent par une petite poterne faisant face au +village d'Antiguano, mais prirent presque aussitôt +un petit sentier tournant à gauche et conduisant à +Pietra-Catella; puis ils s'engagèrent franchement +dans le Vomero, prirent une ruelle qui les conduisit +hors du village, laissèrent à gauche la Carone-del-Cielo, +et, par l'étroit sentier qui conduit à la rampe +du Pausilippe, ils gagnèrent le columbarium que +l'on est convenu de désigner au voyageur sous le +nom de tombeau de Virgile.</p> + +<p>--Il est inutile, mon cher colonel, fit Savalto, de +vous apprendre ce que nous venons chercher ici.</p> + +<p>--Bon! quelque trésor enfoui à ce que je présume?</p> + +<p>--Vous avez deviné. Seulement, la somme ne +vaut pas la peine d'être désignée sous le non de trésor. +Cependant, soyez tranquille, ajouta-t-il ou souriant, +elle est suffisante pour m'acquitter envers +vous.</p> + +<p>Salvato s'avança vers le laurier et commença de +fouiller la terre avec sa pioche.</p> + +<p>Mejean le suivait d'un oeil avide.</p> + +<p>Au bout de cinq minutes, le fer de la pioche résonna +sur un corps dur.</p> + +<p>--Ah! ah! fit Mejean, qui suivait l'opération avec +une attention ressemblant à de l'anxiété.</p> + +<p>--N'avez-vous point entendu raconter, colonel, +dit en souriant Salvato, que les dieux mânes étaient +les gardiens naturels des trésors?</p> + +<p>--Si fait, répondit Mejean; seulement, je ne +crois point à tout ce que l'on me raconte... Mais +chut! n'entendez-vous point du bruit?</p> + +<p>Tous deux écoutèrent.</p> + +<p>--C'est une charrette qui roule dans la grotte de +Pouzzoles, répondit Salvato au bout de quelques +secondes.</p> + +<p>Puis, se mettant à genoux, il écarta la terre avec +les mains.</p> + +<p>--C'est étrange! dit-il, il me semble que cette +terre a été nouvellement remuée.</p> + +<p>--Allons donc! dit Mejean, pas de mauvaise plaisanterie, +mon hôte.</p> + +<p>--Ce n'est point une plaisanterie, dit Salvato en +tirant le coffret hors de terre: la cassette est vide.</p> + +<p>Et il se sentit frissonner malgré lui. Il connaissait +trop Mejean pour ignorer qu'il ne lui ferait point de +grâce, et, d'ailleurs, il ne voulait point lui en demander.</p> + +<p>--Il est bizarre, dit Mejean, qu'on ait pris l'argent +et laissé la cassette. Secouez-la donc; peut-être entendrons-nous +sonner quelque chose.</p> + +<p>--Inutile! je sens bien, au poids, qu'elle est vide. +D'ailleurs, entrons dans le columbarium, nous l'ouvrirons.</p> + +<p>--Vous en avez la clef?</p> + +<p>--Elle s'ouvre par un secret.</p> + +<p>On entra dans le columbarium; Mejean tira de +sa poche une petite lanterne sourde, battit le briquet +et alluma.</p> + +<p>Salvato poussa le ressort de la cassette: elle s'ouvrit.</p> + +<p>Elle était vide, en effet; mais, à la place de l'or, +elle contenait un billet.</p> + +<p>Salvato et Mejean s'écrièrent en même temps:</p> + +<p>--Un billet!</p> + +<p>--Je comprends, dit Salvato.</p> + +<p>--Bon! l'or est-il retrouvé? demanda vivement le +colonel.</p> + +<p>--Non; mais il n'est pas perdu, répliqua le jeune +homme.</p> + +<p>Et, ouvrant le billet, à la lueur de la lanterne +sourde, il lut:</p> + +<p> +«Suivant tes instructions, je suis venu, dans la +nuit du 27 au 28, chercher l'or qui était dans cette +cassette, que je remets à cette même place, avec le +présent billet.</p> + +<p>» Frère JOSEPH.»</p> + +<p>--Dans la nuit du 27 au 28! s'écria Mejean.</p> + +<p>--Oui; de sorte que, si nous étions venus la nuit +dernière, au lieu de celle-ci, nous fussions arrivés à +temps.</p> + +<p>--N'allez-vous pas dire que c'est ma faute? demanda +vivement Mejean.</p> + +<p>--Non; car le mal, au bout du compte, n'est pas +si grand que vous le croyez, et peut-être même n'y +a-t-il pas de mal du tout.</p> + +<p>--Vous connaissez ce frère Joseph?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Vous êtes sûr de lui?</p> + +<p>--Un peu plus que de moi-même.</p> + +<p>--Et vous savez où le trouver?</p> + +<p>--Je ne le chercherai même pas.</p> + +<p>--Comment ferons nous, alors?</p> + +<p>--Mais nous laisserons les conventions dans les +mêmes termes.</p> + +<p>--Et les vingt mille francs?</p> + +<p>--Nous les prendrons ailleurs qu'où nous avons +cru les trouver: voilà tout.</p> + +<p>--Quand?</p> + +<p>--Demain.</p> + +<p>--Vous êtes sûr?</p> + +<p>--Je l'espère.</p> + +<p>--Et si vous vous trompiez?</p> + +<p>--Alors, je vous dirais, comme les sectateurs du +Prophète: «Dieu est grand!»</p> + +<p>Mejean passa la main sur son front humide de +sueur.</p> + +<p>Salvato vit l'angoisse du colonel, lui dont la sérénité +avait à peine été troublée un instant.</p> + +<p>--Et maintenant, dit-il, il nous faut remettre cette +cassette à sa place et retourner au château.</p> + +<p>--Les mains vides? fit piteusement le colonel + +--Je n'y retourne pas les mains vides, puisque j'y +retourne avec ce billet.</p> + +<p>--Quelle somme y avait-il dans le coffret? demanda +Mejean.</p> + +<p>--Cent vingt-cinq mille francs, répondit Salvato +en remettant le coffret à sa place et en ramenant +dessus la terre avec ses pieds.</p> + +<p>--Si bien qu'à votre avis, ce billet vaut cent vingt-cinq +mille francs?</p> + +<p>--Il vaut ce que vaut pour un fils la certitude +d'être aimé de son père... Mais rentrons au château +comme je le disais, mon cher colonel, et, demain, à +dix heures, venez me trouver.</p> + +<p>--Pour quoi faire?</p> + +<p>--Pour recevoir de Luisa une lettre de change de +vingt mille francs, à vue sur la première maison de +banque de Naples.</p> + +<p>--Vous croyez qu'il y a, dans ce moment-ci, à +Naples, une maison de banque qui payera à vue un +billet de vingt mille francs?</p> + +<p>--J'en suis sûr.</p> + +<p>--Eh bien, moi, j'en doute. Les banquiers ne sont +pas si bêtes que de payer en temps de révolution.</p> + +<p>--Vous verrez que ceux-là seront assez bêtes pour +payer même en temps de révolution, et ceux-là pour +deux raisons: la première, parce que c'étaient d'honnêtes +gens...</p> + +<p>--Et la seconde?</p> + +<p>--Parce qu'ils sont morts.</p> + +<p>--Ah! ah! c'est sur les Backer, alors?</p> + +<p>--Justement.</p> + +<p>--En ce cas, c'est autre chose.</p> + +<p>--Vous avez confiance?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--C'est bien heureux!</p> + +<p>Mejean éteignit sa lanterne. Il avait trouvé un banquier +qui, en temps de révolution, payait à vue une +lettre de change: c'était plus que Diogène ne demandait +à Athènes.</p> + +<p>Salvato pressa de ses pieds la terre qui recouvrait +le coffret. En cas de retour de son père, l'absence du +billet devait lui dire que Salvato était venu.</p> + +<p>Tous deux reprirent le même chemin qu'ils avaient +déjà suivi et rentrèrent au château Saint-Elme aux +premiers rayons du jour. Les nuits, au mois de juin, +sont, on le sait, les plus courtes de l'année.</p> + +<p>Luisa attendait debout et tout habillée le retour +de Salvato: son inquiétude ne lui avait point permis +de se coucher.</p> + +<p>Salvato lui raconta tout ce qui s'était passé.</p> + +<p>Luisa prit un papier et écrivit dessus un ordre à +la maison Backer de payer, à son débit et à vue, une +somme de vingt mille francs.</p> + +<p>Puis, tendant le papier à Salvato:</p> + +<p>--Tenez, mon ami, dit-elle, portez cela au colonel; +le pauvre homme dormira mieux avec cette +lettre de change sous son oreiller. Je sais bien, +ajouta-t-elle en riant, qu'à défaut des vingt mille +francs, il lui reste notre tête; mais je doute que toutes +les deux ensemble, une fois coupées, il les estimât +vingt mille francs.</p> + +<p>L'espérance de Luisa fut trompée, comme l'avait +été celle de Salvato. Le juge Speciale était arrivé la +veille de Procida, où il avait fait pendre trente-sept +personnes, et il avait mis, au nom du roi, le séquestre +sur la maison Backer.</p> + +<p>Depuis la veille, les payements avaient cessé.</p> +<br><br> + + +<h3>LXXXVI +<br><br> +LA BIENVENUE DE SA MAJESTÉ</h3> +<br> + +<p>Dès le 25 juin, avant qu'il eût appris de la bouche +même de Ruffo que celui-ci se séparait de la coalition, +Nelson avait envoyé au colonel Mejean l'intimation +suivante:</p> + +<p> +«Monsieur, Son Éminence le cardinal Ruffo et +le commandant en chef de l'armée russe vous ont +fait sommation de vous rendre: je vous préviens +que, si le terme qui vous à été accordé est outrepassé +de deux heures, vous devrez en subir les conséquences, +et que je n'accorderai plus rien de ce qui +vous a été offert.</p> + +<p>»NELSON.»</p> + +<p>Pendant les jours qui suivirent cette sommation, +c'est-à-dire du 26 au 29, Nelson fut occupé à faire +arrêter les patriotes, à marchander la trahison du +fermier et à faire pendre Caracciolo; mais cette +oeuvre de honte terminée, il put s'occuper de l'arrestation +des patriotes qui n'étaient point encore entre +ses mains et du siége du château Saint-Elme.</p> + +<p>En conséquence, il fit descendre à terre Troubridge +avec treize cents Anglais, tandis que le capitaine +Baillie se joignait à lui avec cinq cents Russes.</p> + +<p>Pendant les six premiers jours, Troubridge fut +secondé par son ami le capitaine Ball; mais, celui-ci +ayant été envoyé à Malte, il fut remplacé par le capitaine +Benjamin Hollowel, celui-là même qui avait +fait cadeau à Nelson d'un cercueil taillé dans le grand +mât du vaisseau français <i>l'Orient</i>.</p> + +<p>Quoi qu'en aient dit les historiens italiens, une +fois acculé au pied de ses murailles, Mejean, qui, +par ses négociations, avait compromis l'honneur +national, voulut sauver l'honneur français.</p> + +<p>Il se défendit courageusement, et le rapport à lord +Keith, de Nelson, qui se connaissait en courage, +rapport qui commence par ces mots: «<i>Pendant un +combat acharné de huit jours</i>, dans lequel notre artillerie +s'est avancée à cent quatre-vingts yards des +fossés...» en est un éclatant témoignage.</p> + +<p>Pendant ces huit jours, le cardinal était resté les +bras croisés sous sa tente.</p> + +<p>Dans la nuit du 8 au 9 juillet, on signala deux +bâtiments que l'on crut reconnaître, l'un pour anglais, +l'autre pour napolitain, et qui, passant à l'ouest +de la flotte anglaise, faisaient voile vers Procida.</p> + +<p>Le matin du 9, en effet, on vit dans le port de cette +île deux vaisseaux, dont l'un, le <i>Sea-Horse</i>, portait +le pavillon anglais, et l'autre, <i>la Sirène</i>, portait non-seulement +le pavillon napolitain, mais encore la +bannière royale.</p> + +<p>Le 9, au matin, le cardinal recevait du roi cette +lettre, sans grande importance pour notre histoire, +mais qui prouvera du moins que nous n'avons +laissé passer aucun document sans l'avoir lu et +utilisé.</p> + +<p>«Procida, 9 juillet 1799.</p> + +<p>»Mon éminentissime,</p> + +<p>»Je vous envoie une foule d'exemplaires d'une +lettre que j'ai écrite pour mes peuples. Faites-la-leur +connaître immédiatement, et rendez-moi compte de +l'exécution de mes ordres par Simonetti, avec lequel +j'ai longuement causé ce matin. Vous comprendrez +ma détermination à l'égard des employés du barreau.</p> + +<p>»Que Dieu vous garde comme je le désire.</p> + +<p>»Votre affectionné,</p> + +<p>»FERDINAND B.»</p> + +<p>Le roi était attendu de jour en jour. Le 2 juillet, +il avait reçu les lettres de Nelson et de Hamilton qui +lui annonçaient la mort de Caracciolo et qui le pressaient +de venir.</p> + +<p>Le même jour, il écrivait au cardinal, dont il +n'avait point encore reçu la démission:</p> + +<p>«Palerme, 2 juillet 1799.</p> + +<p>»Mon éminentissime,</p> + +<p>»Les lettres que je reçois aujourd'hui, et celle surtout +que j'ai reçue dans la soirée du 20, m'ont vraiment +consolé en me montrant que les choses <i>prennent +un bon pli</i>, celui que je désirais, que je m'étais +fixé d'avance pour faire marcher d'accord les affaires +terrestres avec l'aide divine et vous mettre en état de +me mieux servir.</p> + +<p>»Demain, selon l'invitation faite par l'amiral +Nelson et par vous, et surtout pour faire honneur +à ma parole, je partirai avec un convoi de troupes +pour me rendre à Procida, où je vous reverrai, vous +communiquerai mes ordres et prendrai toutes les +dispositions nécessaires pour le bien, la sécurité et +la félicité de tous les sujets qui sont restés fidèles.</p> + +<p>»Je vous en préviens d'avance, en vous assurant +que vous retrouverez en moi,</p> + + +<p>»Votre toujours affectionné,</p> + +<p>»FERDINAND B.»</p> + +<p>Et, en effet, le lendemain, 3 juillet, le roi s'embarquait, +non point sur le <i>Sea-Horse</i>, comme l'y avait +invité Nelson, mais sur la frégate <i>la Sirène</i>. Il craignait, +en donnant, au retour, le même signe de +préférence aux Anglais qu'il leur avait donné en +allant,--il craignait, disons-nous, de porter à son +comble la désaffection de la marine napolitaine, déjà +grande par suite de la condamnation et de la mort +de Caracciolo.</p> + +<p>Nous avons dit qu'aussitôt arrivé, le roi avait écrit +au cardinal; mais on peut voir, malgré la protestation +d'amitié qui termine la lettre, ou plutôt par +cette même protestation d'amitié, qu'il y a un refroidissement +visible entre ces deux illustres personnages.</p> + +<p>Ferdinand avait amené avec lui Acton et Castelcicala. +La reine avait voulu rester à Palerme: elle +savait combien elle était impopulaire à Naples et +avait craint que sa présence ne nuisît au triomphe +du roi.</p> + +<p>Toute la journée du 9, le roi resta à Procida, écoutant +le rapport de Speciale, et, malgré son dégoût +pour le travail, dressant lui-même la liste des membres +de la nouvelle junte d'État qu'il devait instituer, +et celle des coupables qu'elle allait avoir à +juger.</p> + +<p>Il n'y a point à douter de la peine que daigna prendre, +en cette circonstance, le roi Ferdinand,--cette +double liste, que nous avons eu entre les mains et +que nous avons renvoyée des archives de Naples à +celles de Turin, étant tout entière écrite de la main +de Sa Majesté.</p> + +<p>Mettons d'abord sous les yeux de nos lecteurs la +liste des bourreaux: à tout seigneur tout honneur!</p> + +<p>Puis nous y mettrons celle des victimes.</p> + +<p>Cette junte d'État nommée par le roi se composait +ainsi:</p> + +<p>Le président: Felice Ramani;</p> + +<p>Le procureur fiscal: Guidobaldi;</p> + +<p>Juges: les conseillers Antonio della Rocca, don +Angelo di Fiore, don Gaetano Sambuti, don Vicenzo +Speciale.</p> + +<p>Juges de vicairie: don Salvatore di Giovanni.</p> + +<p>Procureur des accusés: don Alessandro Nara.</p> + +<p>Défenseurs des accusés: les conseillers Vanvitelli +et Mulès.</p> + +<p>Les deux derniers, comme on le comprend bien, +n'étaient qu'une fiction de légalité.</p> + +<p>Cette junte d'État fut chargée de juger, c'est-à-dire +de condamner extraordinairement et sans appel,</p> + +<p>A MORT:</p> + +<p>Tous ceux qui avaient enlevé, des mains du gouverneur +Ricciardo Brandi, le château Saint-Elme,--Nicolino +Caracciolo en tête, bien entendu;</p> + +<p>(Par bonheur, Nicolino Caracciolo, qui avait reçu +mission de Salvato de sauver l'amiral Caracciolo, +étant arrivé à la ferme le jour même de son arrestation, +et ayant appris la trahison du fermier, n'avait +point perdu un instant, s'était jeté dans la +campagne et était venu se mettre sous la protection +du commandant français de Capoue, le colonel Giraldon.)</p> + +<p>Tous ceux qui avaient aidé les Français à entrer à +Naples;</p> + +<p>Tous ceux qui avaient pris les armes contre les +lazzaroni;</p> + +<p>Tous ceux qui, après l'armistice, avaient conservé +des relations avec les Français;</p> + +<p>Tous les magistrats de la République;</p> + +<p>Tous les représentants du gouvernement;</p> + +<p>Tous les représentants du peuple;</p> + +<p>Tous les ministres;</p> + +<p>Tous les généraux;</p> + +<p>Tous les juges de la haute commission militaire;</p> + +<p>Tous les juges du tribunal révolutionnaire;</p> + +<p>Tous ceux qui avaient combattu contre les armées +du roi;</p> + +<p>Tous ceux qui avaient renversé la statue de Charles +III;</p> + +<p>Tous ceux qui, à la place de cette statue, avaient +planté l'arbre de la liberté;</p> + +<p>Tous ceux qui, sur la place du Palais, avaient coopéré +ou même simplement assisté à la destruction +des emblèmes de la royauté et des bannières bourboniennes +ou anglaises;</p> + +<p>Enfin, tous ceux qui, dans leurs écrits ou dans +leurs discours, s'étaient servis de termes offensants +pour la personne du roi, de la reine, ou des membres +de la famille royale.</p> + +<p>C'étaient à peu près quarante mille citoyens menacés +de mort par une seule et même ordonnance.</p> + +<p>Les dispositions plus douces, c'est-à-dire celles +qui n'emportaient que la condamnation à l'exil, menaçaient +à peu près soixante mille personnes.</p> + +<p>C'était plus du quart de la population de Naples.</p> + +<p>Cette occupation, que le roi regardait comme pressée +avant toutes, lui prit toute la journée du 9.</p> + +<p>Le 10 au matin, la frégate <i>la Sirène</i> quitta le port +de Procida et fit voile vers <i>le Foudroyant</i>.</p> + +<p>A peine le roi eut-il mis le pied sur le pont, que +<i>le Foudroyant</i>, au coup de sifflet du contre-maître, se +pavoisa comme pour une fête, et que l'on entendit +les premières détonations d'une salve de trente et un +coups de canon.</p> + +<p>Le bruit s'était déjà répandu que le roi était à Procida; +la canonnade partie des flancs du <i>Foudroyant</i> +apprit au peuple qu'il était à bord du vaisseau +amiral.</p> + +<p>Aussitôt, une foule immense accourut sur la plage +de Chiaïa, de Santa-Lucia et de Marinella. Une multitude +de barques, ornées de bannières de toutes couleurs, +sortirent du port, ou plutôt se détachèrent de +la rive et voguèrent vers l'escadre anglaise pour saluer +le roi et lui souhaiter la bienvenue. En ce moment, +et pendant que le roi était sur le pont, regardant, +avec une longue-vue, le château Saint-Elme, +contre lequel, en l'honneur de son arrivée, sans +doute, le canon anglais faisait rage, un boulet anglais +coupa, par hasard, la hampe du drapeau français +arboré sur la forteresse, comme si les assiégeants +eussent calculé ce moment pour donner au +roi ce spectacle, qu'il regarda comme un heureux +présage.</p> + +<p>Et, en effet, au lieu que ce fût la bannière tricolore +qui reparût, ce fut la bannière blanche, c'est-à-dire +le drapeau parlementaire.</p> + +<p>L'apparition inattendue de ce symbole de paix, +qui semblait ménagée pour l'arrivée du roi, produisit +un effet magique sur tous les assistants, qui éclatèrent +en hourras et en applaudissements, tandis que +les canons du château de l'Oeuf, du Château-Neuf et +du château del Carmine répondaient joyeusement +aux salves parties des flancs du vaisseau amiral anglais.</p> + +<p>Et, à propos de la chute de cette bannière, qu'on +nous permette d'emprunter quelques lignes à Dominique +Sacchinelli, l'historien du cardinal: elles sont +assez curieuses pour trouver place ici, n'interrompant +d'ailleurs aucunement notre récit.</p> + +<p>«Consacrons, dit-il, un paragraphe aux singuliers +accidents du hasard, qui eurent lieu pendant cette +révolution.</p> + +<p>»Le 23 janvier, un boulet lancé par les jacobins +de Saint-Elme, coupa la lance de la bannière royale +qui flottait sur le Château-Neuf, et sa chute détermina +l'entrée des troupes françaises à Naples.</p> + +<p>»Le 22 mars, un obus fait tomber du château de +Cotrone la bannière républicaine, et cet accident, +considéré comme un miracle, amène la révolte de la +garnison contre les patriotes et facilite aux royalistes +l'occupation du château.</p> + +<p>»Enfin, le 10 juillet, la chute de la bannière française, +déployée au-dessus du château Saint-Elme, +amène la capitulation de ce fort.</p> + +<p>»Et, ajoute l'historien, celui qui voudrait confronter +les dates verrait que tous ces accidents, de +même que les plus importants qui eurent lieu pendant +l'entreprise du cardinal Ruffo, eurent lieu des +vendredis.»</p> + +<p>Détournons les yeux du château Saint-Elme, où +nous aurons plus d'une fois encore l'occasion de les +reporter, pour suivre du regard une barque qui se +détache du rivage un peu au-dessus du pont de la +Madeleine, et s'avance, sans pavillon, silencieuse et +sévère, au milieu de toutes ces barques bruyantes et +pavoisées.</p> + +<p>Elle porte le cardinal Ruffo, qui, en échange de +l'hommage qu'il va faire au roi de son royaume reconquis, +vient lui demander, pour toute grâce, de +maintenir les traités qu'il a signés en son nom, et de +ne pas faire à son honneur royal la souillure d'un +manque de parole.</p> + +<p>Voilà encore une de ces occasions où le romancier +est forcé de céder la plume à l'historien, et des faits +où l'imagination n'a pas le droit d'ajouter un mot +au texte implacable de l'annaliste.</p> + +<p>Et que le lecteur veuille bien se rappeler que les +lignes que nous allons mettre sous ses yeux sont tirées +d'un livre publié par Dominique Sacchinelli en +1836, c'est-à-dire en plein règne de Ferdinand II, ce +grand étouffeur de la presse, et publié avec permission +de la censure.</p> + +<p>Voici les propres paroles de l'honorable historien:</p> + +<p>«Pendant que l'on traitait avec le commandant +français de la reddition du fort Saint-Elme, le cardinal +se rendit à bord du <i>Foudroyant</i>, pour informer +de vive voix le roi Ferdinand de ce qui était arrivé +avec les Anglais, à l'endroit de la capitulation du +Château-Neuf et du château de l'Oeuf, et du scandale +que produisait la violation de ces traités. Sa +Majesté se montra d'abord disposée à observer et à +suivre la capitulation; cependant, elle ne voulut rien +décider sans avoir entendu Nelson et Hamilton.</p> + +<p>»Tous deux furent appelés à donner leur avis.</p> + +<p>»Hamilton soutint cette doctrine diplomatique, +que les souverains ne traitaient pas avec leurs sujets +rebelles, et déclara que le traité devait être nul et +non avenu.</p> + +<p>»Nelson ne chercha point de faux-fuyants. Il manifesta +une haine profonde contre tout révolutionnaire +à la mode française, disant qu'il fallait extirper +jusqu'à la racine du mal pour empêcher de nouveaux +malheurs, puisque, les républicains étant obstinés +dans le péché et incapables de repentir, ils commettraient, +aussitôt que s'en présenterait l'occasion, de +pires et plus funestes excès, et qu'enfin l'exemple de +leur impunité servirait d'aiguillon à tous les malintentionnés.</p> + +<p>»Et, de même que Nelson avait rendu inefficaces +les remontrances faites par le cardinal Ruffo au moment +du traité, de même il réussit par ses intrigues à +paralyser les mêmes intentions du roi et le désir de +clémence qu'il avait un moment manifesté.»</p> + +<p>Le roi décida donc, malgré les instances que le +cardinal Ruffo poussa jusqu'à la supplication, Nelson +et Hamilton, ces deux mauvais génies de son +honneur, entendus,--que les capitulations du château +de l'Oeuf et du Château-Neuf seraient tenues +pour nulles et non avenues.</p> + +<p>A peine cette décision fut-elle prise, que le cardinal, +se voilant le visage d'un pan de sa robe de +pourpre, descendit dans le bateau qui l'avait amené +et rentra dans cette maison où les traités avaient été +signés, en vouant cette monarchie qu'il venait de +rétablir aux vengeances, tardives peut-être, mais +certaines, de la justice divine.</p> + +<p>Et, le même jour, les prisonniers détenus à bord du +<i>Foudroyant</i> et des felouques qui devaient les conduire +en France furent débarqués et conduits, enchaînés +deux à deux, dans les prisons du château de l'Oeuf, +du Château-Neuf, du château des Carmes et de la +Vicairie. Et, comme ces prisons n'étaient pas suffisantes,--les +lettres du roi elles-mêmes accusent +<i>huit mille captifs</i>,--ceux qui ne purent tenir dans +ces quatre châteaux furent conduits aux Granili, +convertis en prisons supplémentaires.</p> + +<p>Ce que voyant, les lazzaroni pensèrent qu'avec le +roi Nasone, les jours des fêtes sanglantes étaient revenus, +et, par conséquent, ils se remirent à piller, à +brûler et à tuer avec plus d'entrain que jamais.</p> + +<p>Selon l'habitude que nous avons prise, depuis le +commencement de ce livre, de ne rien affirmer des +horreurs commises à cette époque, de si haut ou de +si bas qu'elles vinssent, sans appuyer notre dire de +documents authentiques, nous emprunterons les +lignes suivantes à l'auteur des <i>Mémoires pour servir +à l'histoire des révolutions de Naples</i>:</p> + +<p>«Les journées du 9 et du 10 furent signalées par +les crimes et les infamies de toute espèce qui furent +commis et desquels ma plume se refuse à tracer le +tableau. Ayant allumé un grand feu en face du palais +royal, les lazzaroni jetèrent dans les flammes sept +malheureux arrêtés quelques jours auparavant, et +poussèrent la cruauté jusqu'à manger les membres, +tout saignants encore, de leurs victimes. L'infâme +archiprêtre Rinaldi se glorifiait d'avoir pris part à cet +immonde banquet,»</p> + +<p>Outre l'archiprêtre Rinaldi, un homme se faisait +remarquer à cette orgie d'anthropophages: de même +que Satan préside au sabbat, lui présidait à cette +horrible subversion de toutes les lois de l'humanité.</p> + +<p>Cet homme était Gaetano Mammone.</p> + +<p>Rinaldi mangeait les chairs à moitié cuites; Mammone +buvait le sang à même les blessures. Le hideux +vampire a laissé une telle impression de terreur +dans l'esprit des Napolitains, qu'aujourd'hui +encore, aujourd'hui qu'il est mort depuis plus de +quarante-cinq ans, pas un habitant de Sora, c'est-à-dire +du pays où il était né, n'a osé répondre à mes +questions et me donner des renseignements sur lui. +«Il buvait le sang comme un ivrogne boit du vin!» +voilà ce que j'ai entendu dire par dix vieillards qui +l'avaient connu, et c'est en réalité la seule réponse +qui m'ait été faite par vingt personnes différentes qui +l'avaient vu s'enivrer de cette odieuse boisson.</p> + +<p>Mais un homme que l'on se fût attendu à voir +prendre une part frénétique à la réaction, et qui, +au grand étonnement de tous, au lieu d'y prendre +part, paraissait, au contraire, la voir s'accomplir avec +terreur, c'était fra Pacifico.</p> + +<p>Depuis le meurtre de l'amiral François Caracciolo, +pour lequel il avait un culte, fra Pacifico avait senti +toutes ses convictions l'abandonner. Comment pendait-on +comme traître et comme jacobin un homme +qu'il avait vu servir son roi avec tant de fidélité et +combattre avec tant de courage?</p> + +<p>Puis un autre fait jetait encore un grand trouble +dans son esprit, étroit mais loyal: comment, après +avoir tant fait,--et fra Pacifico savait mieux que +personne ce qu'il avait fait,--comment, après avoir +tant fait, le cardinal était-il non-seulement sans +puissance, mais à peu près disgracié? et comment +était-ce Nelson, un Anglais,--qu'en sa qualité de +bon chrétien, il détestait presque autant comme hérétique, +qu'en sa qualité de bon royaliste il détestait +les jacobins,--comment était-ce Nelson qui avait +maintenant tout pouvoir, qui jugeait, qui condamnait, +qui pendait?</p> + +<p>On avouera qu'il y avait dans ces deux faits de +quoi jeter du doute même dans un cerveau plus fort +que celui de fra Pacifico.</p> + +<p>Aussi, comme nous l'avons dit, voyait-on le pauvre +moine en simple spectateur aux exploits de Rinaldi, +de Mammone et des lazzaroni qui suivaient leur +exemple. Quand la férocité de ces hordes de cannibales +devenait trop grande, on le voyait même détourner +la tête et s'éloigner, sans frapper comme +d'habitude le pauvre Giacobino de son bâton; et, si +c'était à pied qu'il vaguait ainsi par les rues, préoccupé +d'une idée secrète, cette fameuse tige de laurier, +autrefois massue, était devenue un bourdon de pèlerin, +sur lequel, comme s'il était fatigué d'un long +voyage, il appuyait, dans des haltes fréquentes et +pensives, ses deux mains et son visage.</p> + +<p>Quelques personnes, qui avaient remarqué ce +changement et que ce changement préoccupait, prétendaient +même avoir vu fra Pacifico entrer dans des +églises, s'y agenouiller et prier.</p> + +<p>Un capucin priant! Ceux à qui l'on racontait cela +ne voulaient pas le croire.</p> +<br><br> + + +<h3>LXXXVII +<br><br> +L'APPARITION</h3> +<br> + +<p>Tandis que l'on égorgeait dans les rues de Naples, +il y avait grande fête dans le port.</p> + +<p>D'abord, comme l'avait indiqué la bannière blanche +élevée sur le fort Saint-Elme, au lieu et place de +la bannière tricolore, le château Saint-Elme demandait +à capituler, et des négociations s'étaient à l'instant +même ouvertes entre le colonel Mejean et le capitaine +Troubridge. Les principales questions étaient +arrêtées; ce qui fait que le roi qui tenait, sinon à +avoir, du moins à paraître conserver quelques égards +pour le cardinal, pouvait lui écrire, vers trois heures +de l'après-midi, le billet suivant:</p> + +<p>«A bord du <i>Foudroyant</i>, 10 juillet 1769.</p> + +<p>»Mon éminentissime, je viens, par la présente, +vous prévenir que, ce soir, peut-être, Saint-Elme sera +à nous. Je crois donc faire chose qui vous soit agréable +en expédiant votre frère Ciccio à Palerme avec +cette heureuse nouvelle. Je le récompenserai, en +même temps, comme le méritent ses bons services et +les vôtres. Faites donc qu'il soit prêt à partir avant +l'<i>Ave Maria</i>. Conservez-vous en bonne santé, et +croyez-moi toujours + +»Votre même affectionné,</p> + +<p>»FERDINAND B.»</p> + +<p>Francesco Ruffo n'avait pas, fait un long séjour à +Naples,--arrivé le 9 au matin, il repartait le 10 au +soir;--mais le roi, qui, sur les rapports de Nelson +et de Hamilton, se défiait du cardinal, aimait mieux +don Ciccio, comme il l'appelait, à Palerme que près +de son frère.</p> + +<p>Don Ciccio, qui ne conspirait pas et qui n'avait jamais +eu la moindre intention de conspirer, se trouva +prêt à l'heure indiquée, et partit pour Palerme sans +faire d'observations.</p> + +<p>Il avait laissé, en partant, à sept heures du soir, +le vaisseau amiral préparé pour une grande fête. Le +roi avait écarté le rapport de son juge de confiance +Speciale, et, parmi les personnes qui étaient venues +le visiter et le féliciter à bord, il avait fait un choix +et distribué ses invitations pour le soir.</p> + +<p>Il y avait bal et souper à bord du <i>Foudroyant</i>.</p> + +<p>En un tour de main, et comme il arrive lorsque +se fait entendre le branle-bas de combat, les cloisons +de l'entre-pont furent enlevées, chaque canon devint +un massif de fleurs ou un buffet de rafraîchissements, +et, à neuf heures du soir, le vaisseau, +illuminé de ses grandes vergues aux vergues de cacatois, +était prêt à recevoir ses invités.</p> + +<p>On vit alors, à la lueur des flambeaux, et comme +une illumination mouvante, se détacher du rivage +des centaines de barques, les unes portant les élus +qui devaient monter à bord, les autres les flatteurs +qui venaient, avec des musiciens, donner des sérénades; +les autres, enfin, contenaient les simples +curieux venant pour voir et surtout pour être vus.</p> + +<p>Ces barques étaient surchargées de femmes élégantes, +couvertes de diamants et de fleurs, et +d'hommes bariolés de cordons et constellés de croix. +Tout cela s'était tenu caché sous la République, et +semblait sortir de terre au soleil de la royauté.</p> + +<p>Pâle et triste soleil, cependant, qui, dans cette +journée du 10 juillet, s'était levé et se couchait à +travers une vapeur de sang!</p> + +<p>Le bal commença: il avait lieu sur le pont.</p> + +<p>Ce devait être un spectacle magique que cette forteresse +mouvante, illuminée de sa base à son faite, +qui déployait au vent ses mille pavillons, et dont +tous les cordages disparaissaient sous des branches +de laurier.</p> + +<p>Nelson rendait, le 10 juillet 1799, à la royauté la +fête que la royauté lui avait donnée le 22 septembre +1798.</p> + +<p>Comme l'autre, celle-ci devait avoir son apparition, +mais plus terrible, plus fatale, plus funèbre +encore que la première!</p> + +<p>Autour de ce bâtiment, où, la peur, plus encore +que l'amour, avait réuni une cour à laquelle il ne +manquait que les quelques personnes qui avaient +suivi la royauté à Palerme, cour dont la belle courtisane +était la reine, se pressaient, nous l'avons dit, +plus de cent barques chargées de musiciens, qui, +exécutant les mêmes airs que l'orchestre du vaisseau, +étendaient, pour ainsi dire, sur le golfe, éclairé par +une lune magnifique, une nappe d'harmonie.</p> + +<p>Naples était bien, cette nuit-là, la Parthénope antique, +fille de la molle Eubée, et son golfe était bien +celui des sirènes.</p> + +<p>Dans les plus voluptueuses fêtes données sur le +lac Maréotis par Cléopâtre à Antoine, le ciel n'avait +pas fourni un dais plus constellé d'étoiles, la mer +miroir plus limpide, l'atmosphère une brise plus +parfumée.</p> + +<p>Il est vrai que, de temps en temps, quelque cri de +douleur, poussé par ceux que l'on égorgeait passait +dans l'air, au milieu du frémissement des harpes, +des violons et des guitares, pareil à une plainte de +l'esprit des eaux, mais Alexandrie, dans ses jours de +fête, n'avait-elle pas eu, elle aussi, les gémissements +des esclaves sur lesquels on essayait des poisons?</p> + +<p>A minuit, une fusée qui éclata dans le profond +azur du ciel napolitain, éparpillant ses étincelles +d'or, donna le signal du souper. Le bal cessa, sans +que la musique s'éteignît, et les danseurs, devenus +convives, descendirent dans l'entre-pont, dont l'entrée +jusque-là avait été défendue par des sentinelles.</p> + +<p>Si nous parlions encore aujourd'hui le langage en +vogue à cette époque, nous dirions que Comus, Bacchus, +Flore et Pomone avaient réuni, à bord du +<i>Foudroyant</i>, leurs trésors les plus précieux. Les vins +de France, de Hongrie, de Portugal, de Madère, du +Cap, de la Commanderie, étincelaient dans des bouteilles +du plus pur cristal d'Angleterre, et eussent pu +donner non-seulement la gamme de toutes les couleurs, +mais encore celle de toutes les pierres précieuses, +depuis la limpidité du diamant jusqu'au carmin +du rubis. Des chevreuils et des sangliers, rôtis tout +entiers, des paons étalant leur queue d'émeraudes et +de saphirs, des faisans dorés dressant hors du plat +leur tête de pourpre et d'or, des poissons à épée +menaçant les convives de leur lame, des langoustes +gigantesques descendant en droite ligne de celles +qu'Apicius faisait venir de Stromboli, des fruits de +toute espèce, des fleurs de toute saison, encombraient +une table qui s'étendait de la proue à la poupe de +l'immense bâtiment, dont la longueur devenait +incommensurable, centuplée qu'elle était par d'immenses +glaces dressées à ses extrémités. A bâbord +et à tribord du bâtiment, c'est-à-dire à droite et à +gauche, tous les sabords étaient ouverts, et, à la +poupe, aux deux côtés de la glace, deux grandes +portes donnaient sur l'élégante galerie qui servait +de balcon à l'amiral.</p> + +<p>Entre chaque sabord étincelaient--ornements +pittoresques et guerriers tout à la fois--des +trophées de mousquetons, de sabres, de pistolets, de +piques et de haches d'abordage dont les lames, si +souvent rougies de sang français, réfléchissaient et +renvoyaient, éblouissant, l'éclat de mille bougies, et +semblaient des soleils d'acier.</p> + +<p>Si habitué que le fut Ferdinand aux luxueux +repas du palais royal, de la Favorite et de Caserte, +il ne put, en mettant le pied sur le plancher de cette +nouvelle salle à manger, retenir un cri d'admiration.</p> + +<p>Les palais d'Armide, popularisés par la poésie du +Tasse, n'offraient rien de plus féerique ni de plus +merveilleux.</p> + +<p>Le roi prit place à table, et désigna pour s'asseoir +à sa droite Emma Lyonna, à sa gauche Nelson, et +devant lui sir William. Les autres prirent place, selon +les droits que l'étiquette leur donnait d'être plus +ou moins rapprochés du roi.</p> + +<p>Tout le monde assis, l'oeil de Ferdinand erra vaguement +sur cette double file de convives. Peut-être +pensait-il que celui qui avait les premiers droits +à cette fête en était non-seulement absent, mais +exilé, et prononçait-il tout bas le nom du cardinal +Ruffo.</p> + +<p>Mais Ferdinand n'était pas homme à garder longtemps +dans son esprit une bonne pensée, surtout +lorsque cette bonne pensée portait avec elle le reproche +d'ingratitude.</p> + +<p>Il secoua la tête, prit le sourire narquois qui lui +était habituel, et, de même qu'il avait dit, en rentrant +à Caserte, après sa fuite de Rome: «On est +mieux ici que sur la route d'Albano!» il se frotta les +mains en disant, par allusion à la tempête qu'il avait +essuyée lors de sa fuite en Sicile:</p> + +<p>--On est mieux ici que sur la route de Palerme!</p> + +<p>Une rougeur passa sur le front blafard et maladif +de Nelson. Il pensait à Caracciolo, au triomphe de +l'amiral napolitain pendant cette traversée, à l'injure +qu'il lui avait faite en venant, déguisé en pilote, +à son bord, et en conduisant le <i>Van-Guard</i> au milieu +des écueils qui hérissent l'entrée du port de Palerme, +écueils dans lesquels, moins pratique de ces parages +difficiles, il n'avait point osé s'aventurer.</p> + +<p>L'oeil unique de Nelson lança une flamme, puis un +sourire crispa ses lèvres,--probablement celui de +la vengeance satisfaite.</p> + +<p>Le pilote était parti pour l'Océan où il n'y a point +dé port!</p> + +<p>A la fin du souper, la musique joua le <i>God save +the king</i>, et Nelson, avec cet implacable orgueil anglais +qui n'observe aucune convenance, se leva, et, +sans songer, ou plutôt sans s'inquiéter s'il avait à sa +table un autre souverain, porta la santé du roi +George.</p> + +<p>Les hourras frénétiques des officiers anglais assis à +la table de Nelson et ceux des matelots postés sur les +vergues répondirent à ce toast; les canons de la +seconde batterie éclatèrent.</p> + +<p>Le roi Ferdinand, qui, sous des dehors vulgaires, +cachait une grande science et surtout une grande +observation de l'étiquette, se mordit les lèvres jusqu'au +sang.</p> + +<p>Cinq minutes après, sir William Hamilton porta, à +son tour, la santé du roi Ferdinand. Les mêmes +hourras éclatèrent, et le canon lui rendit les mêmes +honneurs.</p> + +<p>Il n'en parut pas moins au roi Ferdinand que l'on +avait interverti l'ordre des toasts et que c'était à lui +qu'était dû l'honneur de la santé.</p> + +<p>Aussi, comme les barques qui entouraient le bâtiment +et qui se pressaient surtout à l'arrière avaient +fait entendre de frénétiques acclamations, le roi jugea +qu'il devait partager ses remercîments entre les +convives présents et ceux qui, moins heureux, mais +non moins dévoués, entouraient <i>le Foudroyant</i>.</p> + +<p>Il fit donc un léger signe de tête pour remercier +sir William, vida son verre à moitié plein, puis sortit +sur la galerie, et alla saluer ceux qui, par crainte, +par dévouement ou par bassesse, venaient de lui +donner cette marque de sympathie.</p> + +<p>A la vue du roi, les hourras, les applaudissements, +les acclamations, éclatèrent; les cris de «Vive le +roi!» semblèrent sortir du fond de l'abîme pour +monter au ciel.</p> + +<p>Le roi salua et commença le geste de porter la +main à sa bouche; mais tout à coup sa main s'arrêta, +son regard devint fixe, ses yeux se dilatèrent horriblement, +ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et un +cri rauque, peignant à la fois l'étonnement et la terreur, +érailla sa gorge et sortit de sa poitrine.</p> + +<p>En même temps, un grand tumulte se fit à bord +des barques, qui s'écartèrent à droite et à gauche en +laissant un grand espace vide.</p> + +<p>Au milieu de cet espace s'élevait, chose terrible à +voir, sortant de l'eau jusqu'à la ceinture, le cadavre +d'un homme que, malgré les algues dont était couverte +sa chevelure, aplatie contre les tempes, malgré +sa barbe hérissée, malgré son visage livide, on pouvait +reconnaître pour celui de l'amiral Caracciolo.</p> + +<p>Ces cris de «Vive le roi!» semblaient l'avoir tiré +du fond de la mer, où il dormait depuis treize jours, +pour venir mêler son cri de vengeance aux cris de +la flatterie et de la lâcheté.</p> + +<p>Le roi, au premier coup d'oeil, l'avait reconnu; +tout le monde l'avait reconnu. Voilà pourquoi Ferdinand +était resté le bras suspendu, le regard fixe, +l'oeil hagard, râlant un cri d'effroi; voilà pourquoi +les barques s'étaient écartées d'un mouvement unanime +et précipité.</p> + +<p>Ferdinand voulut un instant mettre en doute la +réalité de cette apparition, mais inutilement: le +cadavre, suivant le mouvement onduleux de la mer, +s'inclinait et se redressait, comme s'il eût salué celui +qui le regardait, muet et immobile d'épouvante.</p> + +<p>Mais peu à peu les nerfs crispés du roi se détendirent, +sa main trembla et laissa tomber son verre, +qui se brisa sur la galerie, et il rentra pâle, effaré, +haletant, cachant sa tête dans ses mains en criant:</p> + +<p>--Que veut-il? que me demande-t-il?</p> + +<p>A la voix du roi, à la terreur visible qui se peignait +sur ses traits, tous les convives se levèrent +effrayés, et, se doutant que le roi avait vu de la galerie +quelque spectacle qui l'avait effrayé, coururent à +la galerie.</p> + +<p>Au même instant, ces mots, sortis de toutes les +bouches comme un frisson électrique, passèrent par +tous les coeurs:</p> + +<p>--L'amiral Caracciolo!</p> + +<p>Et, à ces mots, le roi, tombant sur un fauteuil, +répéta:</p> + +<p>--Que veut-il? que me demande-t-il?</p> + +<p>--Que vous lui accordiez le pardon de sa trahison, +sire, répondit sir William, courtisan jusqu'en +face de ce roi éperdu et de ce cadavre menaçant.</p> + +<p>--Non! s'écria le roi, non! il veut autre chose! il +demande autre chose!</p> + +<p>--Une sépulture chrétienne, sire, murmura à +l'oreille de Ferdinand le chapelain du Foudroyant.</p> + +<p>--Il l'aura! répondit le roi, il l'aura!</p> + +<p>Puis, trébuchant dans les escaliers, se heurtant +aux murailles du navire, il se précipita dans sa +chambre, dont il referma la porte derrière lui.</p> + +<p>--Harry, prenez une barque et allez repêcher +cette charogne, dit Nelson, de la même voix qu'il eût +dit: «Déployez le grand hunier,» ou: «Carguez la +voile de misaine.»</p> +<br><br> + + +<h3>LXXXVIII +<br><br> +LES REMORDS DE FRA PACIFICO</h3> +<br> + +<p>La fête de Nelson avait fini, comme le songe +d'Athalie, par un coup de tonnerre.</p> + +<p>Emma Lyonna avait d'abord voulu tenir ferme +devant la terrible apparition; mais le mouvement +de la houle qui venait du sud-est, poussant d'un +mouvement visible le cadavre vers le vaisseau, elle +était rentrée à reculons et était tombée à moitié évanouie +sur un fauteuil.</p> + +<p>C'est alors que Nelson, inébranlable dans son +courage comme il était implacable dans sa haine, +avait donné à Harry l'ordre que nous avons entendu.</p> + +<p>Harry avait obéi à l'instant même: une barque +du vaisseau avait glissé sur ses palans, six hommes +et un contre-maître y étaient descendus, et le capitaine +Harry les avait suivis.</p> + +<p>Comme une volée d'oiseaux au milieu desquels +s'abat un milan, toutes les barques, nous l'avons dit, +s'étaient écartées du cadavre, et, musique muette, +flambeaux éteints, glissaient à la surface de la mer, +faisant jaillir à chaque coup de rames une gerbe d'étincelles.</p> + +<p>Celles qui étaient séparées de la terre par le +cadavre faisaient un grand détour pour le contourner +et agitaient d'autant plus leurs avirons +qu'elles avaient un plus grand cercle à parcourir.</p> + +<p>Sur le bâtiment, tous les convives, levés de table, +s'étaient rejetés en arrière et se pressaient du côté +opposé à l'apparition, chacun appelant ses bateliers. +Les officiers anglais, seuls, occupaient la galerie, et, +par des railleries plus ou moins grossières, apostrophaient +le cadavre, vers lequel s'avançaient à grands +coups d'avirons le capitaine Harry et ses hommes.</p> + +<p>Arrivé près de lui, et voyant que ses hommes hésitaient +à le toucher, Harry le prit par les cheveux +et essaya de le soulever hors de l'eau; mais on eût +dit, tant le corps était pesant, qu'il était retenu dans +la mer par une force invisible, et les cheveux restèrent +dans la main du capitaine.</p> + +<p>Il fit entendre un juron dans l'accent duquel le +dégoût dominait, lava sa main dans la mer et ordonna +à deux de ses hommes de prendre le cadavre +par la corde restée à son cou, et de le tirer dans la +barque.</p> + +<p>Mais la tête détachée du corps, dont elle ne pouvait +supporter le poids, obéit seule à leur effort et +vint rouler dans la barque.</p> + +<p>Harry frappa du pied.</p> + +<p>--Ah! démon! murmura-t-il, tu as beau faire, tu +y viendras tout entier, dussé-je t'arracher membre +à membre!</p> + +<p>Le roi priait dans sa cabine, tenant le chapelain +par le collet de son habit et le secouant d'un tremblement +nerveux; Nelson faisait respirer des sels à +la belle Emma Lyonna; sir William essayait d'expliquer +l'apparition à l'aide de la science; les officiers +raillaient de plus en plus; les barques continuaient +de fuir.</p> + +<p>Les matelots, d'après l'ordre du capitaine Harry, +avaient passé la corde, qui serrait le cou de Caracciolo, +sous ses bras, et attiraient à eux; mais, quoique +les corps, dans l'eau, perdent un tiers à peu près +de leur pesanteur, les efforts des quatre hommes +réunis parvinrent à grand'peine à faire passer le +tronc par-dessus le bordage du canot.</p> + +<p>Les officiers anglais battirent des mains avec de +grands éclats de rire et en criant:</p> + +<p>--Hourra pour Harry!</p> + +<p>La barque regagna le bâtiment et fut amarrée +sous le beaupré.</p> + +<p>Les officiers, curieux de connaître la cause de ce +phénomène, passèrent du gaillard d'arrière au gaillard +d'avant, tandis que les convives quittaient furtivement +le vaisseau par les escaliers de tribord et de +bâbord, pressés qu'ils étaient de fuir un spectacle +qui, pour la plupart d'entre eux, avait quelque chose +de diabolique, ou tout au moins de surnaturel.</p> + +<p>Sir William avait rencontré juste en disant que +les corps des noyés, après un certain temps, se remplissaient +d'air et d'eau, et revenaient naturellement +à la surface de la mer; mais ce qu'il y avait d'étonnant, +d'extraordinaire, de miraculeux, c'est que +celui de l'amiral avait exécuté cette ascension, qui +avait si fort épouvanté le roi, malgré les deux +boulets qui lui avaient été attachés aux pieds.</p> + +<p>Le capitaine Harry, au rapport duquel nous empruntons +ces détails, pesa les deux boulets; il affirme +qu'ils pesaient deux cent cinquante livres.</p> + +<p>Le chapelain de <i>la Minerve</i>, celui-là même qui +avait préparé Caracciolo à la mort, fut appelé et +consulté sur ce qu'il y avait à faire du cadavre.</p> + +<p>--Le roi a-t-il été prévenu? demanda-t-il.</p> + +<p>--Le roi est un des premiers qui aient vu l'apparition, +lui fut-il répondu.</p> + +<p>--Et qu'a-t-il dit?</p> + +<p>--Dans sa frayeur, il a permis que le cadavre eût +une sépulture chrétienne.</p> + +<p>--Eh bien, alors, dit le chapelain, il faut faire ce +que le roi a ordonné.</p> + +<p>--Faites ce qu'il y a à faire, lui fut-il répondu.</p> + +<p>Et l'on ne s'occupa plus de Caracciolo, tout le soin +des funérailles étant abandonné au chapelain.</p> + +<p>Mais il lui vint bientôt un aide auquel il ne s'attendait +pas.</p> + +<p>Le corps de l'amiral était resté, toujours vêtu de +ses habits de paysan, moins la veste, qu'on lui avait +ôtée pour l'exécution, au fond du canot qui l'avait +recueilli. Le chapelain s'était assis à l'arrière de la +barque, et, à la lueur d'un falot, il lisait les prières +des morts, que, par cette belle nuit de juillet, il eût +pu lire à la simple lumière de la lune.</p> + +<p>Vers le point du jour, il vit venir à lui une barque +conduite par deux bateliers et montée par un seul +moine. Ce moine, qui était de haute taille, se tenait +debout à l'avant, aussi solide sur la pointe la plus +étroite du bateau que s'il eût été marin lui-même.</p> + +<p>Comme il fut facilement reconnu par l'officier de +quart que les nouveaux arrivants avaient affaire à +la barque mortuaire et non au bateau, et que Nelson +avait ordonné, sinon de faire, du moins de laisser +faire, on ne s'inquiétait aucunement de ce canot, +qui, d'ailleurs, ne portait qu'un moine et deux bateliers.</p> + +<p>En effet, les deux bateliers dirigeaient le canot +droit sur la barque, près de laquelle il se rangea +bord à bord.</p> + +<p>Le moine échangea quelques paroles avec le chapelain, +sauta dans la barque, contempla un instant le +cadavre en silence et en laissant échapper de grosses +larmes de ses yeux.</p> + +<p>Pendant ce temps, le chapelain passa sur le canot +qui avait amené le moine, et monta à bord du +<i>Foudroyant</i>.</p> + +<p>Il venait y demander les derniers ordres de Nelson.</p> + +<p>Ces derniers ordres furent de faire du cadavre ce +que l'on voudrait, le roi ayant permis qu'il eût une +sépulture chrétienne.</p> + +<p>Cette permission fut rapportée par le chapelain +au moine, qui prit alors le cadavre entre ses bras +robustes et le transborda de la barque dans le canot.</p> + +<p>Le chapelain l'y suivit.</p> + +<p>Puis, sur l'ordre du moine, les deux rameurs qui +étaient partis du quai del Piliere, nagèrent directement +vers Sainte-Lucie, paroisse de Caracciolo.</p> + +<p>Quoique le quartier de Sainte-Lucie fût essentiellement +royaliste, Caracciolo y avait fait tant de +bien, qu'il y était adoré; d'ailleurs, du quartier +Sainte-Lucie, la marine napolitaine tire ses meilleurs +matelots, et tous ceux qui avaient servi sous +l'amiral avaient conservé un vif souvenir de ces +trois qualités d'un homme qui commande à d'autres +hommes: le courage, la bonté, la justice.</p> + +<p>Or, Caracciolo réunissait à un degré supérieur ces +trois qualités.</p> + +<p>Aussi, aux premiers mots qu'eut échangés le moine +avec les quelques pêcheurs qu'il rencontra, et à +peine le bruit eut-il couru que le corps de l'amiral +venait chercher une sépulture au milieu de ses anciens +amis, que tout le quartier fut en rumeur et que +le moine n'eut que le choix à faire de la maison où +le corps attendrait le moment de la sépulture.</p> + +<p>Il donna la préférence à celle qui se trouvait la +plus rapprochée de la barque.</p> + +<p>Vingt bras s'offrirent pour transporter le cadavre; +mais, comme il avait déjà fait, le moine le prit entre +ses bras, traversa le quai avec son précieux fardeau, +le coucha sur un lit, et revint chercher la tête pour +la transporter à son tour comme il avait fait du +tronc.</p> + +<p>Il demanda un drap pour l'ensevelir, et, cinq minutes +après, vingt femmes revenaient, chacune criant:</p> + +<p>--C'était un martyr: prenez le mien; il portera +bonheur à la maison.</p> + +<p>Le moine choisit le plus beau, le plus neuf, le plus +fin, et, tandis que le chapelain continuait de lire les +prières, que les femmes à genoux faisaient cercle +autour du lit où l'amiral était déposé, et que les +hommes, debout derrière elles, encombraient la +porte qui dégorgeait jusque dans la rue, le moine, +pieusement, dépouilla le corps, réunit la tête au +tronc et l'ensevelit dans un double linceul.</p> + +<p>Dans la maison voisine, qui était celle d'un menuisier, +on entendait retentir les coups de marteau: +c'était la bière que l'on clouait à la hâte.</p> + +<p>A neuf heures, la bière fut apportée. Le moine y +déposa le corps; puis toutes les femmes du quartier y +apportèrent chacune, soit une branche de ce laurier +qui pousse dans tous les jardins, soit une de ces +fleurs qui pendent à toutes les fenêtres, de façon que +le corps en fut entièrement couvert.</p> + +<p>En ce moment, les cloches de la petite église de +Sainte-Lucie tintèrent tristement, et le clergé parut +à la porte.</p> + +<p>On ferma la bière: six matelots la prirent sur +leurs épaules; le moine la suivit, marchant derrière +elle; toute la population de Sainte-Lucie suivit le +moine.</p> + +<p>Une dalle était levée dans le choeur, à gauche de +l'autel; les chants funèbres commencèrent.</p> + +<p>Exagéré en tout, ce peuple napolitain, qui peut-être +avait battu des mains en voyant pendre Caracciolo, +fondait en larmes et éclatait en sanglots au +chant des prêtres qui priaient sur sa bière.</p> + +<p>Les hommes se frappaient la poitrine du poing, +les femmes se déchiraient le visage avec leurs ongles.</p> + +<p>On eût dit qu'un malheur public, qu'une calamité +universelle frappait le royaume.</p> + +<p>Mais cela ne s'étendait que de la descente du Géant +au château de l'Oeuf; à cent pas de là, on égorgeait +et l'on brûlait les patriotes.</p> + +<p>Le corps de Caracciolo fut déposé dans le caveau +improvisé pour lui et qui n'était point celui de sa +famille; la pierre fut scellée sur son corps, et aucune +marque distinctive n'indiqua que c'était là que +reposait la victime de Nelson et le défenseur de la +liberté napolitaine.</p> + +<p>Les San-Luciotes, hommes et femmes, prièrent +jusqu'au soir sur la tombe, et le moine avec eux.</p> + +<p>Le soir venu, le moine se leva, prit son bâton de +laurier, qu'il avait laissé derrière la porte de la +maison où avait été enseveli Caracciolo, remonta la +descente du Géant, suivit la rue de Tolède au milieu +des marques de vénération que lui donnait toute la +basse population, entra au couvent de Saint-Estreim, +en sortit un quart d'heure après, en poussant devant +lui un âne avec lequel il prit le chemin du pont de +la Madeleine.</p> + +<p>Quand il atteignit les avant-postes de l'armée du +cardinal, les témoignages de sympathie qu'il recueillit +furent encore plus nombreux et surtout plus +bruyants que ceux qu'il avait recueillis dans la ville, +et ce fut précédé de la rumeur qu'excitait sa vue +qu'il arriva à la petite maison du cardinal, dont les +portes s'ouvrirent devant lui comme devant une ancienne +connaissance.</p> + +<p>Il attacha son âne à l'un des anneaux de la porte +et monta l'escalier qui conduisait au premier étage. +Le cardinal prenait le frais du soir sur sa terrasse, +laquelle donnait sur la mer.</p> + +<p>Au bruit des pas du moine, il se retourna:</p> + +<p>--Ah! c'est vous, fra Pacifico, dit-il.</p> + +<p>Le moine poussa un soupir.</p> + +<p>--Moi-même, Éminence, dit-il.</p> + +<p>--Ah! ah! je suis aise de vous revoir. Vous avez +été un bon et brave serviteur du roi pendant toute la +campagne. Venez-vous me demander quelque chose? +Si ce que vous venez me demander est en mon pouvoir, +je le ferai. Mais je vous préviens d'avance, +ajouta-t-il avec un sourire amer, que mon pouvoir +n'est pas grand.</p> + +<p>Le moine secoua la tête.</p> + +<p>--J'espère que ce que je viens vous demander, +dit-il, ne dépasse pas les limites de votre pouvoir, +monseigneur.</p> + +<p>--Parlez, alors.</p> + +<p>--Je viens vous demander deux choses, monseigneur: +mon congé, la campagne étant finie, et la +route que je dois suivre pour aller à Jérusalem.</p> + +<p>Le cardinal regarda fra Pacifico avec étonnement.</p> + +<p>--Votre congé? dit-il. Il me semble que vous +l'avez pris sans me le demander.</p> + +<p>--Monseigneur, j'étais rentré à mon couvent, +c'est vrai; mais je m'y tenais aux ordres de Votre +Éminence.</p> + +<p>Le cardinal fit un signe d'approbation.</p> + +<p>--Quant à la route de Jérusalem, dit-il, rien de +plus facile que de vous l'indiquer. Mais, auparavant, +cher fra Pacifico, puis-je vous demander, sans être +indiscret, ce que vous allez faire en terre sainte?</p> + +<p>--Un pèlerinage au tombeau de Jésus, monseigneur.</p> + +<p>--Êtes-vous envoyé là par votre couvent, ou est-ce +une pénitence que vous vous imposez?</p> + +<p>--C'est une pénitence que je m'impose.</p> + +<p>Le cardinal demeura un instant pensif.</p> + +<p>--Vous avez commis quelque gros péché? demanda-t-il.</p> + +<p>--J'en ai peur! répondit le moine.</p> + +<p>--Vous savez, dit le cardinal, que j'ai reçu de +grands pouvoirs de l'Église?</p> + +<p>Le moine secoua la tête.</p> + +<p>--Monseigneur, dit-il, je crois que la pénitence +que l'on s'impose soi-même est plus agréable à Dieu +que celle qui nous est imposée.</p> + +<p>--Et comment comptez-vous faire ce voyage?</p> + +<p>--A pied et en demandant l'aumône.</p> + +<p>--Il est long et fatigant!</p> + +<p>--Je suis fort.</p> + +<p>--Il est dangereux!</p> + +<p>--Tant mieux! Je ne serais pas fâché d'avoir à +frapper, pendant la route, sur autre chose que sur le +pauvre Giacobino.</p> + +<p>--Vous serez obligé, pour ne pas mettre un trop +long temps à votre voyage, de demander de temps +en temps passage à des capitaines de bâtiment.</p> + +<p>--Je m'adresserai à des chrétiens, et, lorsque je +leur dirai que je vais adorer le Christ, ils me l'accorderont.</p> + +<p>--A moins, toutefois, que vous ne préfériez que +je vous recommande à quelque bâtiment anglais faisant +voile pour Beyrouth ou Saint-Jean-d'Acre?</p> + +<p>--Je ne veux rien des Anglais, ce sont des hérétiques! +dit fra Pacifico avec une expression de haine +bien prononcée.</p> + +<p>--N'avez-vous que cela à leur reprocher? demanda +Ruffo en fixant sur le moine son oeil perçant.</p> + +<p>--Et puis, ajouta fra Pacifico en étendant le poing +vers la flotte britannique, et puis ils ont pendu mon +amiral!</p> + +<p>--Et c'est là le crime dont tu vas demander pardon +pour eux au tombeau du Christ?</p> + +<p>--Pour moi!... pas pour eux.</p> + +<p>--Pour toi? dit Ruffo avec étonnement.</p> + +<p>--N'y ai-je pas contribué? demanda le moine.</p> + +<p>--Comment?</p> + +<p>--En servant une mauvaise cause.</p> + +<p>Le cardinal sourit.</p> + +<p>--Tu crois donc la cause du roi une mauvaise +cause?</p> + +<p>--Je crois que la cause qui a mis à mort mon amiral--qui +était la justice, l'honneur, la loyauté en +personne--ne pouvait être une bonne cause.</p> + +<p>Un nuage passa sur le front du cardinal, qui +poussa un soupir.</p> + +<p>--Puis, continua le moine d'une voix sombre, le +ciel a fait un miracle.</p> + +<p>--Lequel? demanda le cardinal, déjà instruit de +la singulière apparition qui avait troublé la fête +donnée la veille à bord du <i>Foudroyant</i>.</p> + +<p>--Le cadavre du martyr est sorti du fond de la +mer, où il était depuis treize jours, pour venir reprocher +sa mort au roi et à l'amiral Nelson; et, certes, +le Seigneur n'eût point permis cela si cette mort eût +été juste.</p> + +<p>Le cardinal baissa la tête.</p> + +<p>Puis, après un instant de silence:</p> + +<p>--Je comprends, dit-il. Et tu veux expier la part +involontaire que tu as prise à cette mort?</p> + +<p>--Justement, monseigneur et voilà pourquoi je +vous prie de m'enseigner la route la plus directe pour +aller en terre sainte.</p> + +<p>--La route la plus directe serait de t'embarquer +à Tarente et de débarquer à Beyrouth; mais, puisque, +tu ne veux rien devoir aux Anglais...</p> + +<p>--Rien, monseigneur.</p> + +<p>--Eh bien, voici ton itinéraire... Le veux-tu par +écrit?</p> + +<p>--Je ne sais pas lire; mais j'ai bonne mémoire, ne +craignez rien.</p> + +<p>--Eh bien, tu partiras d'ici par Avellino, Bénévent, +Manfredonia; à Manfredonia, tu t'embarqueras +pour Scutari ou Delvino; tu traverseras le Pirée et tu +iras à Salonique; à Salonique, tu trouveras, un bâtiment +qui te conduira soit à Smyrne, soit à Chypre, +soit à Beyrouth. Une fois à Beyrouth, en trois jours tu +es à Jérusalem. Tu descends au couvent des Franciscains; +tu vas faire tes dévotions au saint sépulcre, +et, en priant Dieu de te pardonner ta faute, tu le +pries, en même temps, de me pardonner la mienne.</p> + +<p>--Votre Éminence aussi a donc commis une faute? +demanda fra Pacifico en regardant le cardinal avec +étonnement.</p> + +<p>--Oui, et une grande faute, que Dieu, qui lit dans +le fond des coeurs, me pardonnera peut-être, mais +que la postérité ne me pardonnera point.</p> + +<p>--Laquelle?</p> + +<p>--J'ai remis sur le trône, dont la Providence +l'avait précipité, un roi parjure, stupide et cruel. Va, +frère, va! et prie pour nous deux!</p> + +<p>Cinq minutes après, fra Pacifico, monté sur son +âne, prenait le chemin de Nola, sa première étape +sur la route de Jérusalem.</p> +<br><br> + + +<h3>LXXXIX +<br><br> +UN HOMME QUI TIENT SA PAROLE</h3> +<br> + +<p>On se rappelle que, le jour même de l'arrivée du +roi dans le golfe de Naples, un boulet anglais avait +abattu la bannière tricolore qui flottait sur le château +Saint-Elme, et que la bannière tricolore avait été +remplacée par le drapeau parlementaire.</p> + +<p>Ce drapeau parlementaire avait donné si bon +espoir au roi, qu'il avait--on doit encore se le rappeler--écrit +à Palerme qu'il espérait que la capitulation +serait signée le lendemain.</p> + +<p>Le roi se trompait; mais ce ne fut pas la faute du +colonel Mejean, il faut lui rendre cette justice, s'il +ne se rendit point le lendemain: ce fut celle du roi.</p> + +<p>Le roi avait eu si grand'peur lorsque, le 10 au +soir, le cadavre de Caracciolo lui était apparu, qu'il +resta au lit le lendemain toute la journée, tremblant +la fièvre et refusant de monter sur le pont. On avait +beau lui dire que, selon la permission qu'il en avait +donnée, le cadavre avait été enterré le matin à dix +heures, dans l'église de Sainte-Lucie; il faisait un +mouvement de tête qui voulait dire: «Avec un gaillard +comme celui-là, je ne me fie à rien.»</p> + +<p>Pendant la nuit, on changea d'ancrage et l'on +alla jeter l'ancre entre le château de l'Oeuf et le +Château-Neuf.</p> + +<p>Prévenu de ce changement, le roi consentit à +sortir de sa chambre; mais, avant de monter sur le +pont, il s'informa soigneusement si l'on ne voyait +pas flotter quelque chose à la surface de la mer.</p> + +<p>Rien ne flottait, et pas un pli ne ridait la surface +azurée.</p> + +<p>Le roi respira.</p> + +<p>Le duc della Salandra, lieutenant général des +armées de Sa Majesté Sicilienne, l'attendait pour lui +soumettre les conditions auxquelles le colonel Mejean +offrait de rendre le fort.</p> + +<p>Voici ces conditions:</p> + +<p>«Article premier.--La garnison française du fort +Saint-Elme se rendra prisonnière de guerre de Sa +Majesté Sicilienne et de ses alliés, et ne servira point +contre les puissances actuellement en guerre avec la +république française, qu'elle ne soit régulièrement +échangée.</p> + +<p>»Art. II.--Les grenadiers anglais prendront possession +de la porte du fort dans la journée même de +la capitulation.</p> + +<p>»Art. III.--La garnison française sortira du fort +le lendemain du jour de la capitulation avec armes +et bagages; hors de la porte du fort, elle attendra, +pour être remplacée par lui, un détachement portugais, +anglais, russe et napolitain, qui, la garnison +sortie, prendra immédiatement possession du fort; +là, elle déposera les armes.</p> + +<p>»Art. IV.--Les officiers conserveront leur épée.</p> + +<p>»Art. V.--La garnison sera embarquée sur +l'escadre anglaise, jusqu'à ce que les bâtiments qui +doivent la transporter en France soient prêts.</p> + +<p>»Art. VI.--Quand les grenadiers anglais prendront +possession de la porte, <i>tous les sujets de Sa +Majesté Sicilienne seront consignés aux alliés.</i></p> + +<p>»Art. VII.--Une garde de soldats français sera +mise autour du drapeau français pour empêcher +qu'il ne soit détruit. Cette garde restera jusqu'à ce +qu'un officier anglais et une garde anglaise viennent +la relever; seulement alors, le pavillon de Sa Majesté +pourra flotter sur le fort.</p> + +<p>»Art. VIII.--Toutes les propriétés particulières +seront conservées à chaque propriétaire; toute propriété +de l'État sera consignée avec le fort, et également +les effets provenant du pillage.</p> + +<p>»Art. IX.--Les malades hors d'état d'être transportés +resteront à Naples avec des chirurgiens français: +ils y seront maintenus aux frais du gouvernement +français et seront renvoyés en France aussitôt +après leur guérison.»</p> + +<p>Cette capitulation, rédigée et datée de la veille, +était déjà signée MEJEAN, et n'attendait que l'approbation +du roi pour recevoir les signatures du duc +della Salandra, du capitaine Troubridge et du capitaine +Baillie.</p> + +<p>Le roi donna son autorisation, et elle fut signée +le même jour.</p> + +<p>La signature du cardinal Ruffo manque à cette capitulation; +ce qui prouve qu'il s'était complètement +séparé des alliés.</p> + +<p>La capitulation, quoiqu'elle portât la date du 11, +n'avait été signée que le 12, comme nous avons dit. +Ce fut donc le 13 seulement que les alliés se présentèrent +à la porte du château Saint-Elme, pour prendre +possession de la forteresse.</p> + +<p>Une heure auparavant, Mejean fit prier Salvato de +venir le trouver dans son cabinet.</p> + +<p>Salvato se rendit à l'invitation.</p> + +<p>Les deux hommes échangèrent un salut poli mais +froid. Le colonel montra une chaise à Salvato: celui-ci +s'assit.</p> + +<p>Le colonel resta debout, appuyé au dos de sa +chaise.</p> + +<p>--Monsieur le général, dit-il à Salvato, vous rappelez-vous +ce qui s'est passé dans cette salle la dernière +fois que j'ai eu l'honneur de vous y recevoir?</p> + +<p>--Parfaitement, colonel: nous y conclûmes un +traité.</p> + +<p>--Vous rappelez-vous dans quels termes le marché +fut conclu?</p> + +<p>--Il fut convenu que, moyennant vingt mille +francs par personne, vous nous déposeriez, la signora +San-Felice et moi, sur la terre de France.</p> + +<p>--Les conditions ont-elles été remplies?</p> + +<p>--Pour une personne seulement.</p> + +<p>--Êtes-vous en mesure de les remplir pour +l'autre?</p> + +<p>--Non.</p> + +<p>--Que faire?</p> + +<p>--Mais c'est bien simple, il me semble: vous voudriez +me rendre un service que je ne voudrais pas le +recevoir de vous.</p> + +<p>--Voilà qui me met à mon aise. Je devais recevoir +quarante mille francs pour sauver deux personnes; +j'en ai reçu vingt mille, j'en sauverai une +seulement. Laquelle des deux dois-je sauver?</p> + +<p>--La plus faible, celle qui ne pourrait se sauver +elle-même.</p> + +<p>--Avez-vous donc des chances de vous sauver, +vous?</p> + +<p>--J'en ai.</p> + +<p>--Lesquelles?</p> + +<p>--N'avez-vous pas vu ce papier qui remplaçait +l'argent dans la cassette et qui m'annonçait que l'on +veillait sur moi?</p> + +<p>--Me donnerez-vous le déplaisir de vous livrer? +Le sixième article de la capitulation dit que tous les +sujets de Sa Majesté Sicilienne seront livrés aux +alliés.</p> + +<p>--Tranquillisez-vous: je me livrerai moi-même.</p> + +<p>--Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire, +fit Mejean avec une inclination de tête qui signifiait: +«Vous pouvez remonter chez vous.»</p> + +<p>--Mais, moi, je ne vous ai pas tout dit, fit à son +tour Salvato, sans que l'on pût remarquer la moindre +altération dans sa voix.</p> + +<p>--Parlez.</p> + +<p>--Ai-je le droit de vous demander quel moyen +vous emploierez pour assurer le salut de la signora +San-Felice? Car, vous le comprenez, si je me dévoue +c'est pour qu'elle soit sauvée.</p> + +<p>--C'est trop juste, et vous avez le droit d'exiger +sur ce point les détails les plus minutieux.</p> + +<p>--J'écoute.</p> + +<p>--Le neuvième article de la capitulation dit que +les malades qui ne seront pas en état d'être transportés +resteront à Naples. Une de nos vivandières est +dans ce cas. Elle restera à Naples: la signora San-Felice +prendra sa place, et son costume, et je vous +réponds qu'il ne tombera pas un cheveu de sa tête.</p> + +<p>--C'est tout ce que je voulais savoir, monsieur, +dit Salvato en se levant. Il ne me reste plus qu'à, +vous prier de fair porter le plus tôt possible chez la +signora le costume qu'elle doit revêtir.</p> + +<p>--Il y sera dans cinq minutes.</p> + +<p>Les deux hommes se saluèrent. Salvato sortit.</p> + +<p>Luisa attendait avec anxiété; elle n'ignorait point +que Salvato n'avait pu payer que la moitié de la +somme, et elle connaissait l'avarice du colonel Mejean.</p> + +<p>Salvato entra dans la chambre le sourire sur les +lèvres.</p> + +<p>--Eh bien? lui demanda vivement Luisa.</p> + +<p>--Eh bien, tout est arrangé.</p> + +<p>--Il accepte ta parole?</p> + +<p>--Non, je lui ai fait une obligation. Tu sors du +château Saint-Elme déguisée en vivandière et protégée +par l'uniforme français.</p> + +<p>--Et toi?</p> + +<p>--Moi, j'aurai une petite formalité à remplir, qui +me séparera de toi un instant.</p> + +<p>--Laquelle? demanda Luisa avec inquiétude.</p> + +<p>--C'est de prouver que, quoique né à Molise, je +suis au service de la France. Rien de plus facile, tu +comprends: tous mes papiers sont au palais d'Angri.</p> + +<p>--Mais tu me quittes?</p> + +<p>--Pour quelques heures seulement.</p> + +<p>--Quelques heures? Tu avais dit un instant.</p> + +<p>--Un instant, quelques heures. Diable! comme +il faut être positif avec toi.</p> + +<p>Luisa lui jeta les bras autour du cou et l'embrassa +tendrement.</p> + +<p>--Tu es homme, tu es fort, tu es un chêne, dit-elle; +moi, je suis un roseau. Si tu t'éloignes de moi, +je plie à tout vent. Que veux-tu! ton amour est le +dévouement, le mien n'est que l'égoïsme.</p> + +<p>Salvato la serra contre son coeur, et, malgré lui, +ses nerfs de fer tressaillirent si violemment, que +Luisa le regarda étonnée.</p> + +<p>En ce moment, la porte s'ouvrit: on apportait +l'habit de vivandière promis à Luisa.</p> + +<p>Salvato profita de cet incident pour changer le +cours des pensées de Luisa. Il lui montra en riant +les diverses pièces du costume qu'elle devait revêtir, +et la toilette commença.</p> + +<p>Il était visible, à la sérénité du front de Luisa, que +ses soupçons d'un instant étaient effacés. Elle était +charmante dans sa jupe courte à revers rouges, et +avec son chapeau orné de la cocarde tricolore.</p> + +<p>Salvato ne se lassait pas de la regarder et de lui +dire. «Je t'aime! je t'aime! je t'aime!»</p> + +<p>Elle souriait, et son sourire était plus éloquent que +toutes les paroles.</p> + +<p>L'heure passa comme une seconde.</p> + +<p>Le tambour battit. Ce tambour annonçait que les +grenadiers anglais prenaient possession de la porte +du fort.</p> + +<p>Salvato tressaillit malgré lui; une légère pâleur +envahit son visage.</p> + +<p>Il jeta un regard sur la cour où était la garnison +sous les armes.</p> + +<p>--Il est temps de descendre, dit-il à Luisa, et de +prendre notre place dans les rangs.</p> + +<p>Tous deux descendirent; mais, sur le seuil, Salvato +s'était arrêté, et, une dernière fois, en soupirant et +en embrassant la chambre d'un regard, avait pressé +Luisa contre son coeur.</p> + +<p>Là aussi, ils avaient été heureux.</p> + +<p>Par ces mots: <i>Les sujets de Sa Majesté Sicilienne +seront consignés aux alliés,</i> on avait entendu les otages +qui avaient été confiés à Mejean. Ces otages, au +nombre de cinq, étaient déjà dans la cour et formaient +un groupe à part.</p> + +<p>Mejean fit signe à Salvato d'aller se joindre à eux +et à Luisa de se mettre en serre-file.</p> + +<p>Il la plaça le plus près de lui possible, afin de pouvoir, +en cas de besoin, lui porter la plus immédiate +protection.</p> + +<p>Il n'y avait rien à dire: le colonel Mejean exécutait +ses engagements avec la plus scrupuleuse régularité.</p> + +<p>Les tambours battirent: le cri «Marche!» retentit.</p> + +<p>Les rangs s'ouvrirent, les otages prirent leurs +places.</p> + +<p>Les tambours débouchèrent par la porte du fort +toute l'armée russe, anglaise et napolitaine attendait +à l'extérieur.</p> + +<p>En avant de cette armée, les trois officiers supérieurs, +le duc della Salandra, le capitaine Troubridge +et le capitaine Baillie formaient un groupe.</p> + +<p>Pour faire honneur à la garnison, ils tenaient +d'une main leur chapeau, de l'autre leur épée nue.</p> + +<p>Arrivé à l'endroit indiqué, le colonel Mejean fit +entendre le mot «Halte!»</p> + +<p>Les soldats s'arrêtèrent, les otages sortirent des +rangs.</p> + +<p>Puis, comme il était dit dans la capitulation, les +soldats déposèrent leurs armes; les officiers gardèrent +leur épée, qu'ils remirent au fourreau.</p> + +<p>Alors, le colonel Mejean s'avança vers le groupe +des officiers alliés et dit:</p> + +<p>--Messieurs, en vertu de l'article 6 de la capitulation, +j'ai l'honneur de vous remettre les otages qui +étaient enfermés dans le fort.</p> + +<p>--Nous reconnaissons les avoir reçus, dit le duc +della Salandra.</p> + +<p>Puis, jetant les yeux sur le groupe qui s'avançait:</p> + +<p>--Mais, dit-il, nous ne comptions que sur cinq, +et il sont six.</p> + +<p>--Le sixième n'est point un otage, dit Salvato; +le sixième est un ennemi.</p> + +<p>Puis, comme les regards des trois officiers étaient +fixés sur lui, tandis que le colonel Mejean, ayant à +son tour remis son épée au fourreau, allait reprendre +son rang à la tête de la garnison:</p> + +<p>--Je suis, continua le jeune homme d'une voix +haute et fière, je suis Salvato Palmieri, sujet napolitain, +mais général au service de la France.</p> + +<p>Luisa, qui avait suivi toute la scène, avec le regard +d'une amante, jeta un cri.</p> + +<p>--Il se perd, dit Mejean. Pourquoi a-t-il parlé? Il +était si simple de ne rien dire!</p> + +<p>--Mais, s'il se perd, s'écria Luisa, je dois, je veux +me perdre avec lui! Salvato! mon Salvato! attends-moi!</p> + +<p>Et, s'élançant hors des rangs, en écartant le colonel +Mejean, qui lui barrait le passage, elle se jeta +dans les bras du jeune homme en criant:</p> + +<p>--Et moi, je suis Luisa San-Felice! Tout avec lui! +la vie ou la mort!</p> + +<p>--Messieurs, vous l'entendez, dit Salvato. Nous +n'avons plus qu'une grâce à vous demander, c'est, +pour le peu de temps que nous avons à vivre, de ne +point nous séparer.</p> + +<p>Le duc della Salandra se retourna vers les deux +autres officiers, comme pour les consulter.</p> + +<p>Ceux-ci regardaient les deux jeunes gens avec une +certaine compassion.</p> + +<p>--Vous savez, dit le duc, qu'il y a des instructions +toutes particulières du roi qui ordonnent de condamner +à mort la San-Felice.</p> + +<p>--Mais elles ne défendent point de la condamner +à mort avec son amant, fit observer Troubridge.</p> + +<p>--Non.</p> + +<p>--Eh bien, faisons pour eux ce qui dépend de +nous: donnons-leur cette dernière satisfaction.</p> + +<p>--Le duc della Salandra fit un signe: quatre soldats +napolitains sortirent des rangs.</p> + +<p>--Conduisez ces deux prisonniers au Château-Neuf, +dit-il: vous en répondez sur votre tête.</p> + +<p>--Est-il permis à madame de quitter ce déguisement +et de reprendre ses habits? demanda Salvato.</p> + +<p>--Et où sont ses habits? demanda le duc.</p> + +<p>--Dans sa chambre du château Saint-Elme.</p> + +<p>--Jurez-vous que ce n'est pas un prétexte que +vous prenez pour essayer de fuir?</p> + +<p>--Je vous jure que madame et moi, dans un +quart d'heure, viendrons nous remettre entre vos +mains.</p> + +<p>--Allez! nous nous fions à votre parole.</p> + +<p>Les deux hommes se saluèrent, et Salvato et +Luisa rentrèrent dans le fort.</p> + +<p>En rouvrant la porte de cette chambre, qu'elle +croyait avoir quittée pour la liberté, l'amour et le +bonheur, et où elle rentrait prisonnière et condamnée, +Luisa se laissa tomber dans un fauteuil +et éclata en sanglots.</p> + +<p>Salvato se mit à genoux devant elle.</p> + +<p>--Luisa, lui dit-il, Dieu m'est témoin que j'ai fait +tout au monde pour te sauver. Tu as toujours refusé +de me quitter; tu as dit: «Vivre ou mourir ensemble!» +Nous avons vécu, nous avons été heureux ensemble; +en quelques mois, nous avons épuisé plus +de joie que la moitié des créatures humaines n'en +éprouvent dans toute leur vie. Aujourd'hui, que +l'heure de l'épreuve est venue, manqueras-tu de courage? +Pauvre enfant! as-tu trop présumé de tes +forces? Chère âme, t'es-tu mal jugée?</p> + +<p>Luisa souleva sa tête cachée dans la poitrine de +Salvato, secoua ses longs cheveux qui lui retombaient +sur le visage, et le regarda à travers ses +larmes.</p> + +<p>--Pardonne-moi un moment de faiblesse, Salvato, +lui dit-elle; tu vois que je n'ai pas peur de la mort, +puisque c'est moi qui l'ai cherchée quand j'ai vu que +tu m'avais trompée et que tu voulais mourir sans +moi, mon bien-aimé. Tu as vu si j'ai hésité et si le +cri qui devait nous réunir s'est fait attendre.</p> + +<p>--Chère Luisa!</p> + +<p>--Mais, en revoyant cette chambre, en songeant +aux douces heures que nous y avons passées, en songeant +que les portes d'un cachot vont s'ouvrir pour +nous, en songeant que nous allons peut-être, éloignés +l'un de l'autre, marcher à la mort séparés, oh! +oui, mon coeur s'est brisé. Mais, à ta voix, regarde! +les larmes tarissent, le sourire revient sur mes lèvres. +Tant que la vie battra dans nos veines, nous nous +aimerons, et, tant que nous nous aimerons, nous +serons heureux. Vienne la mort! si la mort est l'éternité, +la mort sera pour nous l'éternel amour.</p> + +<p>--Ah! je reconnais ma Luisa, dit Salvato.</p> + +<p>Puis, se levant et passant son bras autour de la +taille de Luisa, tandis que de sa bouche il effleurait +ses lèvres:</p> + +<p>--Debout, lui dit-il, debout, Romaine! debout, +Aria! Nous leur avons promis d'être de retour dans +un quart d'heure: ne les faisons pas attendre une +seconde.</p> + +<p>Luisa avait repris son courage. Elle dépouilla rapidement +son costume de vivandière et revêtit ses anciens +habits; puis, avec la majesté d'une reine, avec +ce pas que Virgile donne à la mère d'Énée et qui +révèle les déesses, elle descendit l'escalier, traversa +la cour, et, appuyée au bras de Salvato, sortit de la +forteresse et marcha droit aux trois chefs de l'armée +alliée.</p> + +<p>--Messieurs, leur dit-elle avec une grâce suprême +et avec les accents les plus mélodieux de sa voix, recevez, +à la fois, les remercîments d'une femme et les +bénédictions d'une mourante,--car, je vous l'ai +déjà dit, je suis condamnée d'avance,--pour avoir +permis que nous ne fussions point séparés! Et, si +vous pouvez faire que nous soyons enfermés ensemble, +que nous marchions au supplice ensemble, +que nous montions au même échafaud, cette bénédiction, +je la renouvellerai sous la hache du bourreau.</p> + +<p>Salvato détacha son épée et la tendit à Baillie et à +Troubridge, qui se reculèrent,--puis au duc della +Salandra.</p> + +<p>--Je la prends, parce je suis forcé de la prendre, +monsieur, dit celui-ci; mais Dieu m'est témoin que +j'aimerais mieux vous la laisser. Je dirai plus, monsieur: +je suis un soldat et non un gendarme, et, +comme je n'ai aucun ordre relativement à vous...</p> + +<p>Il regarda les deux officiers, qui firent signe au +duc qu'ils le laissaient absolument le maître.</p> + +<p>--En me rendant la liberté, dit Salvato, qui comprit +ce que voulaient dire et les paroles interrompues +et le signe qui achevait la pensée du duc della Salandra,--en +me rendant la liberté, la rendez-vous +à madame?</p> + +<p>--Impossible, monsieur! dit le duc: madame est +nominativement désignée par le roi; madame doit +être jugée. De toute mon âme, je désire qu'elle ne +soit pas condamnée.</p> + +<p>Salvato salua.</p> + +<p>--Ce qu'elle a fait pour moi, je le fais pour elle; +nos deux destinées sont inséparables dans la vie +comme dans la mort.</p> + +<p>Et Salvato déposa un baiser sur le front de celle à +laquelle il venait de se fiancer pour l'éternité.</p> + +<p>--Madame, dit le duc della Salandra, j'ai fait +approcher une voiture, vous n'aurez pas l'ennui de +traverser les rues de Naples entre quatre soldats.</p> + +<p>Luisa fit un signe de remercîment.</p> + +<p>Tous deux, précédés des quatre soldats, descendirent +la route du Petraïo jusqu'au vico de Santa-Maria-Apparente. +Là, une voiture les attendait au +milieu d'une grande foule de curieux rassemblés.</p> + +<p>Au premier rang de cette foule, était un moine de +l'ordre de Saint-Benoît.</p> + +<p>Au moment où Salvato passa devant lui, le moine +leva son capuchon.</p> + +<p>Salvato tressaillit.</p> + +<p>--Qu'as-tu? lui demanda Luisa.</p> + +<p>--Mon père! lui murmura Salvato à l'oreille; +rien n'est perdu!</p> +<br><br> + + +<h3>XC +<br><br> +LA FOSSE DU CROCODILE</h3> +<br> + + +<p>Si vous demandez à voir, au Château-Neuf, le cachot +qui porte le nom de <i>Fosse du crocodile</i>, le concierge +vous montrera d'abord le squelette du gigantesque +saurien qui lui a donné son nom, et que la +tradition prétend avoir été pris dans cette fosse; puis +il vous fera passer sous la porte au-dessus de laquelle +il s'étend, puis il vous conduira à une porte +étroite qui donne sur un escalier de vingt-deux degrés +et qui mène à une troisième porte de chêne +massif, garnie de fer, laquelle s'ouvre enfin sur une +profonde et obscure caverne.</p> + +<p>Au milieu de ce sépulcre, oeuvre impie, creusé par +la main des hommes pour ensevelir les cadavres vivants +de leurs semblables, on se heurte à une masse +de granit, sur laquelle on n'a d'autre prise que la +barre de fer qui la traverse. Cette masse de granit +ferme l'orifice d'un puits qui communique avec la +mer. Dans les jours d'orage, la vague tourmentée et +bondissante lance son écume à travers les interstices +de la pierre mal jointe au pavé; l'eau salée envahit +alors la caverne et poursuit le prisonnier jusque dans +les angles les plus éloignés de sa prison.</p> + +<p>Par cette bouche de l'abîme, dit la lugubre légende, +sortant du vaste sein de la mer, apparaissait +autrefois l'immonde reptile qui a donné son nom à +cette fosse.</p> + +<p>Presque toujours, il trouvait dans le cachot une +proie humaine, et, après l'avoir dévorée, il se replongeait +au gouffre.</p> + +<p>Là, dit encore le bruit populaire, furent jetés par +les Espagnols la femme et les quatre enfants de +Masaniello, ce roi des lazzaroni, qui entreprit de +délivrer Naples, et qui eut le vertige du pouvoir, ni +plus ni moins qu'un Caligula ou un Néron.</p> + +<p>Le peuple avait dévoré le père et le mari; le crocodile, +qui a bien quelque ressemblance avec le +peuple, dévora la mère et les enfants.</p> + +<p>Ce fut dans ce cachot que le commandant du +Château-Neuf ordonna de conduire Salvato et +Luisa.</p> + +<p>A la lueur d'une lampe pendue au plafond, les +deux amants virent plusieurs prisonniers qui, à +leur entrée, s'interrompirent dans leur conversation +et jetèrent sur eux des regards inquiets. Mais, +plus habitués aux demi-ténèbres de ce cachot, les +yeux des prisonniers reconnurent les nouveaux venus, +et un cri, tout à la fois de joie et de compassion, +les accueillit. Un homme se jeta aux pieds de Luisa, +une femme se jeta à son cou; trois prisonniers entourèrent +Salvato et se saisirent de ses mains; et +tous ne formèrent bientôt plus qu'un groupe, dans +les accents confus duquel il eût été difficile de distinguer +s'il y avait plus de contentement que de douleur.</p> + +<p>L'homme qui s'était jeté aux pieds de Luisa était +Michele; la femme qui s'était jetée à son cou était +Éléonor Pimentel; les trois prisonniers qui avaient +entouré Salvato étaient Dominique Cirillo, Manthonnet +et Velasco.</p> + +<p>--Ah! pauvre chère petite soeur! s'écria le premier +Michele; qui nous eût dit que la sorcière +Nanno prédisait si juste et devinait si vrai?</p> + +<p>Luisa ne put s'empêcher de frissonner, et, avec un +sourire mélancolique, elle passa la main sur son cou +si frêle et si délicat, et secoua la tête comme pour +dire qu'il ne donnerait pas grand'peine au boureau.</p> + +<p>Hélas! elle se trompait, même dans cette dernière +espérance.</p> + +<p>Le désordre causé parmi les prisonniers par l'arrivée +de Salvato et de Luisa n'était pas encore calmé, +lorsque la porte se rouvrit de nouveau et que l'on vit +apparaître sur le sombre seuil un homme de haute +taille, vêtu du costume de général républicain, déjà +porté par Manthonnet.</p> + +<p>--Diable! dit-il en entrant, je suis tenté de dire, +comme Jugurtha: «Les étuves de Rome ne sont pas +chaudes.»</p> + +<p>--Hector Caraffa! s'écrièrent deux ou trois voix.</p> + +<p>--Dominique Cirillo! Velasco! Manthonnet! Salvato! +Dans tous les cas, il y a meilleure compagnie +ici que dans la prison Mamertine. Mesdames, +votre serviteur! Comment donc! la signora Pimentel! +la signora San-Felice! mais tout est réuni +ici: la science, le courage, la poésie, l'amour, la musique. +Nous n'aurons pas le temps de nous ennuyer.</p> + +<p>--Je ne crois pas qu'on nous le laisse, dit Cirillo +de sa voix douce et triste.</p> + +<p>--Mais d'où venez-vous donc, mon cher Hector? +demanda Manthonnet. Je vous croyais bien loin de +nous, en sûreté derrière les murs de Pescara.</p> + +<p>--J'y étais en effet, dit Hector. Mais vous avez +capitulé, le cardinal Ruffo m'a envoyé un double de +votre capitulation, et m'a écrit d'en faire autant que +vous autres; l'abbé Pronio m'écrivait, en même +temps, de me rendre aux mêmes conditions, me +promettant non-seulement la vie sauve, mais encore +l'autorisation de me rendre en France. Je ne me suis +pas cru déshonoré de faire ce que vous aviez fait; j'ai +signé et livré la ville, comme vous avez livré les +forts. Le lendemain, l'abbé est venu à moi, l'oreille +basse et ne sachant comment m'annoncer la nouvelle. +La nouvelle n'était pas bonne, en effet. Le roi +lui avait écrit qu'ayant traité avec moi sans pouvoir, +il eût à me remettre à lui pieds et poings liés, ou sinon +sa tête lui répondait de la mienne. Pronio tenait +à sa tête, quoiqu'elle ne fût pas belle; il m'a fait lier +les pieds, il m'a fait lier les poings et m'a envoyé à +Naples dans une charrette comme on envoie un veau +au marché. Ce n'est qu'a l'intérieur du Château-Neuf, +et quand la porte en a été refermée sur moi, +qu'on m'a débarrassé de mes cordes et que l'on m'a +conduit ici. Voilà toute mon histoire. A votre tour +de conter les vôtres.</p> + +<p>Chacun raconta la sienne, à commencer par Salvato +et Luisa. Nous la connaissons. Nous connaissons +aussi celles de Cirillo, de Velasco, de Manthonnet, +de Pimentel. Ils étaient descendus dans les felouques, +sur la foi des traités, et Nelson les avait +retenus prisonniers.</p> + +<p>--A propos, dit Ettore Caraffa quand chacun eut +fait son récit, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer: +Nicolino est sauvé.</p> + +<p>Une joyeuse exclamation s'échappa de toutes les +bouches, et l'on demanda des détails.</p> + +<p>On se rappelle que, prévenu par le cardinal Ruffo, +Salvato avait chargé à son tour Nicolino de prévenir +l'amiral que sa vie était menacée; Nicolino +était arrivé à la ferme où était caché son oncle +une heure après que celui-ci avait été arrêté. Il avait +appris la trahison du fermier, n'en avait point +demandé davantage et était allé rejoindre Ettore +Caraffa.</p> + +<p>Ettore Caraffa l'avait reçu à Pescara, où il avait +pris part à la défense de la ville pendant les derniers +jours; mais, lorsqu'il s'était agi de se rendre et de +se livrer à l'abbé Pronio, Nicolino n'avait pas eu +confiance, avait revêtu un habit de paysan et avait +gagné la montagne. Des six conjurés que nous avons +vus au château de la reine Jeanne au commencement +de notre récit, c'était le seul qui ne fût point tombé +aux mains de la réaction.</p> + +<p>Cette bonne nouvelle avait, en effet, fort réjoui +les prisonniers; puis, comme nous l'avons dit, ils +éprouvaient, au milieu de leur tristesse, une +grande joie d'être réunis. Selon toute probabilité, +ils seraient jugés et exécutés ensemble. Les girondins +avaient joui du même bonheur, et l'on sait +qu'ils l'avaient mis à profit.</p> + +<p>On apporta le souper pour tous, et des matelas +pour les nouveaux venus. Tout en mangeant, Cirillo +mit ses trois nouveaux compagnons au courant des +us et coutumes de la prison, qu'ils habitaient déjà +depuis treize jours et treize nuits.</p> + +<p>Les prisons étaient combles: le roi, nous l'avons +vu dans une de ses lettres, avouait huit mille prisonniers.</p> + +<p>Chacun de ces cercles de l'enfer, qui aurait eu +besoin d'un Dante pour être bien décrit, avait ses +démons spéciaux chargés de tourmenter les damnés.</p> + +<p>Ils devaient rendre les chaînes plus pesantes, irriter +la soif, prolonger les jeûnes, enlever la lumière, +souiller les aliments, et, tout en faisant de la vie un +cruel supplice, empêcher les prisonniers de mourir.</p> + +<p>Et, en effet, on devait penser que, soumis à de +pareilles tortures précédant des supplices infamants, +le suicide serait invoqué par les prisonniers comme +un ange libérateur.</p> + +<p>Trois ou quatre fois pendant la nuit, on entrait +dans les cachots sous prétexte de perquisition, et +l'on réveillait ceux qui pouvaient dormir. Tout était +défendu, non-seulement les couteaux et les fourchettes, +mais encore les verres, sous prétexte qu'avec +un fragment de verre, on pouvait s'ouvrir les +veines;--les draps et les serviettes, sous prétexte +qu'en les découpant et en les tressant, on pouvait +s'en servir comme de cordes ou même en faire des +échelles.</p> + +<p>L'histoire a conservé le nom de trois de ces tourmenteurs.</p> + +<p>L'un était un Suisse nommé Duece, qui donnait +pour excuse de sa cruauté une famille nombreuse +qu'il avait à nourrir.</p> + +<p>L'autre était un colonel de Gambs, un Allemand +qui avait été sous les ordres de Mack et avait fui +comme lui.</p> + +<p>Enfin, le troisième, notre ancienne connaissance, +Scipion Lamarra, le porte-enseigne de la reine, que +celle-ci avait si chaudement recommandé au cardinal, +et qui avait fait honneur à sa royale protectrice +en arrêtant, par trahison, Caracciolo, et en le conduisant +à bord du <i>Foudroyant</i>.</p> + +<p>Mais il était convenu entre les prisonniers qu'ils ne +donneraient pas à leurs bourreaux le plaisir du spectacle +de leurs souffrances. S'ils venaient le jour, ils +continuaient leur conversation, changeant de place, +voilà tout, selon l'ordre des visiteurs; tandis que +Velasco, charmant musicien, auquel on avait permis +d'emporter sa guitare, accompagnait leurs perquisitions +de ses airs les plus gais et de ses chants les plus +joyeux. Si c'était la nuit, chacun se levait sans +plaintes ni murmures,--et c'était vite fait, attendu +que chacun, n'ayant que son matelas, se jetait dessus +tout habillé.</p> + +<p>Pendant ce temps, on transformait, avec toute la +célérité possible, le couvent de Monte-Olivetto en +tribunal. Ce couvent avait été fondé en 1411, par +Cuzella d'Origlia, favori du roi Ladislas; le Tasse y +avait trouvé un asile et fait une halte entre la folie +et la prison: les prévenus devaient y faire une halte +entre la prison et la mort.</p> + +<p>La halte était courte, et la mort ne se faisait point +attendre. La junte d'État agissait selon le code sicilien, +c'est-à-dire en vertu de l'antique procédure +des barons siciliens rebelles. On prenait, pour l'appliquer, +une loi du code de Roger, et l'on oubliait +que Roger, moins jaloux de ses prérogatives que ne +l'était le roi Ferdinand, n'avait point déclaré qu'un +roi ne traitait point avec ses sujets rebelles, mais, au +contraire, après avoir signé un traité avec les habitants +de Bari et de Trani, qui s'étaient révoltés contre +lui, l'avait ponctuellement exécuté.</p> + +<p>Cette procédure, qui ressemblait fort à celle de la +chambre obscure, était terrible, en ce qu'elle ne +présentait aucune sécurité aux prévenus. Les dénonciations +et les espionnages étaient admis comme +preuves, et les dénonciateurs et les espions comme +témoins. Si le juge le jugeait utile, la torture accourait +en aide à la vengeance, pour laquelle elle était +encore un soutien, accusateurs et défenseurs étaient +tous les hommes de la junte, c'est-à-dire les hommes +du roi. Ni les uns ni les autres n'étaient les hommes +des accusés. En outre, les accusateurs à charge, entendus +secrètement et sans confrontation avec les +accusés, n'avaient point pour contre-poids les témoins +à décharge, qui, n'étant appelés ni publiquement +ni secrètement, laissaient le prévenu tout entier +sous le poids de son accusation et à la merci de ses +juges. La sentence, remise alors à la conscience de +ceux qui étaient chargés de se prononcer, demeurait +sous le funeste arbitrage de la haine royale, sans +appel, sans sursis, sans recours. Le gibet était dressé +à la porte du tribunal; la sentence était prononcée +dans la nuit, publiée le lendemain, et, le jour suivant, +exécutée. Vingt-quatre heures de chapelle, +puis l'échafaud.</p> + +<p>Pour ceux à qui Sa Majesté faisait grâce, restait +la fosse de Favignana, c'est-à-dire une tombe.</p> + +<p>Avant d'arriver en Sicile, le voyageur qui va +d'orient en occident, voit s'élancer, du sein de la +mer, entre Marsala et Trapani, un écueil surmonté +d'un fort, c'est-à-dire l'<i>Agusa</i> des Romains, île fatale +qui était déjà une prison du temps des empereurs +païens. Un escalier, creusé dans la pierre, conduit +de son sommet à une caverne placée au niveau de la +mer. Une lumière funèbre y pénètre, sans que jamais +cette lumière soit réchauffée par un rayon de soleil. +Enfin, de sa voûte tombe une eau glacée, pluie +éternelle qui ronge le granit le plus dur, qui tue +l'homme le plus robuste.</p> + +<p>Cette fosse, cette tombe, ce sépulcre, c'était la +clémence du roi de Naples!</p> + +<p>Revenons à notre récit.</p> + +<p>Nous avons vu--le soir où le beccaïo, tenant +Salvato prisonnier, alla chercher, jusque dans son +bouge, le bourreau pour le pendre,--nous avons +vu que maître Danato était en train de supputer les +gains qu'allaient lui procurer les nombreuses exécutions +qu'il ne pouvait manquer de faire.</p> + +<p>Sur ces gains était basée la dot de trois cent ducats +qu'il promettait à sa fille, le jour où elle épouserait +Giovanni, le fils aîné du vieux Basso Tomeo.</p> + +<p>Aussi maître Donato avait-il manifesté une joie +qui n'avait de comparable que celle du vieux Basso +Tomeo, quand il avait vu, à la suite de la rupture +des traités, les prisons s'emplir de prévenus, et avait +appris de la bouche du roi lui-même, qu'il ne serait +fait aucune grâce aux rebelles.</p> + +<p>Il y avait huit mille prisonniers: en cotant au +plus bas, c'était au moins quatre mille exécutions.</p> + +<p>Quatre mille exécutions à dix ducats de prime par +exécution, c'étaient quarante mille ducats; quarante +mille ducats, c'étaient deux cent mille francs.</p> + +<p>Aussi maître Donato et son compère le pêcheur +Basso Tomeo étaient-ils, dans les premiers jours de +juillet, assis à la même table où nous les avons vus +déjà, vidant un fiasco de vin de Capri, extra qu'ils +avaient cru pouvoir se permettre, vu la circonstance, +supputant sur leurs doigts ce que pouvait donner le +minimum des exécutions.</p> + +<p>Ce minimum, à leur grande satisfaction à tous +deux, ne pouvait s'élever à moins de trente à quarante +mille ducats.</p> + +<p>En faveur de ce chiffre, et si on l'atteignait, maître +Donato promettait d'élever la dot jusqu'au chiffre de +six cents ducats.</p> + +<p>Maître Donato en était à cette concession, et peut-être, +grâce à la bonne humeur que lui donnait cette +perspective de potence et d'échafaud, qui s'étendait +à perte de vue, comme l'allée des Sphinx, à Thèbes, +allait-il en faire quelque autre encore, lorsque la porte +s'ouvrit et qu'un huissier de la Vicaria, perdu dans la +pénombre, demanda:</p> + +<p>--Maître Donato?</p> + +<p>--Avance à l'ordre! répondit celui-ci ignorant à +qui il avait affaire, et porté qu'il était à la gaieté par +les calculs qu'il avait faits et le vin qu'il avait bu.</p> + +<p>--Avancez à l'ordre vous-même! répondit l'huissier +d'une voix impérative; car ce n'est pas moi qui +ai un ordre à recevoir de vous, c'est vous qui avez +un ordre à recevoir de moi.</p> + +<p>--Ouais! dit le père Basso Tomeo! qui avait l'habitude +de voir dans les ténèbres, il me semble que je +vois briller une chaîne d'argent sur un habit noir.</p> + +<p>--Huissier de la Vicaria, répéta la voix, de la part +du procureur fiscal. Cela vous regarde, si vous le +faites attendre.</p> + +<p>--Allez vite, allez vite, compère! dit Basso Tomeo. +Il paraît que ça va chauffer.</p> + +<p>Et il se mit à chanter la tarentelle qui commence +par ce vers poétique:</p> + +<p>Polichinelle a trois cochons...</p> + +<p>--Voilà! cria maître Donato en se levant vivement +de la table et en courant à la porte. Vous l'avez +dit, Excellence, monseigneur Guidobaldi n'est point +fait pour attendre.</p> + +<p>Et, sans prendre le temps de mettre son chapeau, +maître Donato suivit l'huissier de la Vicaria.</p> + +<p>Le trajet est court de la rue des Soupirs-de-l'Abîme +à la Vicaria.</p> + +<p>La Vicaria est l'ancien castel Capuano. Pendant la +révolution napolitaine, elle joua le rôle qu'avait joué +la Conciergerie dans la révolution française: elle servit +de halte aux condamnés entre le jugement et la +mort.</p> + +<p>C'était là que les patients, pour nous servir de l'expression +consacrée à Naples, étaient mis <i>en chapelle</i>.</p> + +<p>Cette chapelle, qui n'est autre chose que la succursale +de la prison, n'avait pas servi depuis les exécutions +d'Emmanuele de Deo, de Galiani et de Vitagliano.</p> + +<p>Le procureur fiscal Guidobaldi la visitait, l'examinait +et y faisait faire des réparations.</p> + +<p>Il devait s'assurer des serrures, des verrous et des +anneaux scellés dans le plancher, et reconnaître s'ils +étaient d'une solidité à toute épreuve.</p> + +<p>Se trouvant là, il avait pensé à faire d'une pierre +deux coups et à envoyer chercher le bourreau.</p> + +<p>Nous avons, avec une espèce de respect religieux, +pendant notre séjour à Naples, visité cette chapelle, +où tout, excepté le tableau enlevé du grand autel, est +dans le même état qu'alors.</p> + +<p>Elle s'élève au centre de la prison. On y arrive en +traversant trois ou quatre grilles de fer.</p> + +<p>On monte deux gradins avant d'entrer dans la +vraie chapelle, c'est-à-dire dans la chambre où est +l'autel. Cette chambre prend sa lumière par une +fenêtre basse percée au niveau du parquet et grillée +d'un double barreau.</p> + +<p>De cette chambre, on arrive, en descendant quatre +ou cinq degrés, dans une autre.</p> + +<p>C'est dans celle-là que les condamnés passaient +les dernières vingt-quatre heures de la vie.</p> + +<p>De gros anneaux de fer scellés dans le plancher +indiquent la place où les condamnés, couchés sur des +matelas, faisaient leur veille d'agonie. Leur chaîne +correspondait à ces anneaux.</p> + +<p>Sur l'une des faces de la muraille existait alors, et +existe encore aujourd'hui, une grande fresque représentant +Jésus en croix et Marie agenouillée à ses +pieds.</p> + +<p>Derrière cette chambre, et en communication avec +elle, se trouve un petit cabinet qui a une entrée à +part.</p> + +<p>C'est dans ce petit cabinet, et par son entrée particulière, +que sont introduits les pénitents blancs +qui se chargent d'accompagner, d'encourager, de +soutenir les condamnés au moment de leur mort.</p> + +<p>Il y a dans cette confrérie, dont les membres s'appellent +<i>bianchi</i>, des prêtres et des laïques. Les prêtres +écoutent la confession, donnent l'absolution et le +viatique, c'est-à-dire les derniers sacrements, moins +l'extrême-onction.</p> + +<p>L'extrême-onction étant réservée aux malades, et +les condamnés n'étant point malades, mais destinés +à périr <i>par accident</i>, ne peuvent recevoir l'extrême-onction, +qui est le sacrement de l'agonie.</p> + +<p>Entrés dans ce cabinet, où ils revêtent cette longue +robe blanche qui leur a fait donner le nom de +<i>bianchi</i>, les pénitents n'abandonnent plus le condamné +que quand son corps est déposé dans la fosse.</p> + +<p>Ils se tiennent près de lui pendant tout l'intervalle +qui sépare la prison de l'échafaud. Sur l'échafaud, +ils lui mettent la main sur l'épaule, afin de donner +au patient tout le loisir de s'épancher en eux, et le +bourreau ne peut le toucher que lorsqu'ils lèvent la +main et disent:</p> + +<p>--Cet homme vous appartient.</p> + +<p>C'était vers cette dernière étape placée sur la route +de la mort, que l'huissier de la Vicaria conduisait +maître Donato.</p> + +<p>Celui-ci entra à la Vicaria, prit l'escalier à gauche, +qui conduisait à la prison, longea tout un corridor +bordé de cachots, franchit deux grilles, monta un +escalier, traversa une troisième grille et se trouva à +la porte de la chapelle.</p> + +<p>Il entra. La première pièce, c'est-à-dire celle de la +chapelle, était vide. Il passa dans la seconde et vit +le procureur fiscal qui faisait assurer la porte des +<i>bianchi</i>, avec deux serrures et trois verrous.</p> + +<p>Il se tint debout au bas de l'escalier, et attendit +respectueusement que le procureur fiscal s'aperçût +de sa présence et lui adressât la parole.</p> + +<p>Au bout d'un instant, le procureur fiscal se retourna +et découvrit celui qu'il avait envoyé chercher.</p> + +<p>--Ah! c'est vous, maître Donato, lui dit-il.</p> + +<p>--Prêt à exécuter vos ordres, Excellence, répondit +l'exécuteur.</p> + +<p>--Vous savez que nous allons avoir pas mal +d'exécutions à faire?</p> + +<p>--Je sais cela, répondit maître Donato avec une +grimace qu'il avait l'intention de faire passer pour +un sourire.</p> + +<p>--C'est pourquoi j'ai désiré qu'avant de commencer, +nous nous entendions bien sur le chiffre de +vos gages.</p> + +<p>--Ah! c'est bien simple, Excellence, répondit +maître Donato d'un air détaché. J'ai six cents ducats +de fixe et dix ducats de prime par exécution.</p> + +<p>--C'est bien simple! Peste! comme vous y allez, +mon maître. Je ne trouve pas cela simple du tout, +moi.</p> + +<p>--Pourquoi? demanda maître Donato avec un +commencement d'inquiétude.</p> + +<p>--Parce que, supposé qu'il y ait quatre mille +exécutions à dix ducats l'une, cela fait tout bonnement +quarante mille ducats, sans compter les appointements +fixes, c'est-à-dire à peu près le double +de ce que gagne tout le tribunal, depuis le greffier +jusqu'au président.</p> + +<p>--C'est vrai, fit maître Donato; mais je fais, à +moi seul, la besogne qu'ils font tous ensemble, et +ma besogne est plus dure: ils condamnent; moi, +j'exécute.</p> + +<p>Le procureur fiscal, qui était en train de s'assurer +qu'un anneau était bien scellé dans le parquet, se +dressa, leva ses lunettes jusque sur son front et regarda +maître Donato.</p> + +<p>--Ah! ah! dit-il, c'est votre opinion, maître Donato. +Mais il y a une différence, cependant, entre +vous et les juges: c'est que les juges sont inamovibles, +et que vous pouvez être destitué, vous.</p> + +<p>--Moi? Et pourquoi serais-je destitué? Ai-je jamais +refusé de faire mon devoir?</p> + +<p>--On vous accuse d'être tiède pour la bonne +cause.</p> + +<p>--Ah! par exemple! moi qui me suis tenu les +bras croisés tout le temps de la soi-disant République.</p> + +<p>--Parce qu'elle a été assez bête pour ne pas vous +décroiser les bras. En tout cas, sachez une chose: +c'est qu'il y a vingt-quatre dénonciations contre +vous, et plus de douze cents demandes pour vous +remplacer.</p> + +<p>--Ah! sainte madone del Carmine, que me dites-vous +là, Excellence!</p> + +<p>--Et sans augmentation, sans prime, à appointements +fixes.</p> + +<p>--Mais, Excellence, songez donc au travail que +je vais avoir.</p> + +<p>--Cela compensera le temps où tu es resté sans +rien faire.</p> + +<p>--Mais Votre Excellence veut donc la ruine d'un +pauvre père de famille?</p> + +<p>--Ta ruine! Pourquoi penses-tu que je veuille ta +ruine? Est-ce qu'il doit m'en revenir quelque chose? +D'ailleurs, un homme n'est pas ruiné, ce me semble, +avec huit cents ducats d'appointements.</p> + +<p>--D'abord, reprit vivement maître Donato, je +n'en ai que six cents.</p> + +<p>--La magnificence de la junte ajoute, en raison +des circonstances, deux cents ducats à tes gages.</p> + +<p>--Ah! monsieur le procureur fiscal, vous savez +bien que ce n'est pas raisonnable.</p> + +<p>--Je ne sais pas si c'est raisonnable, dit Guidobaldi, +qui commençait à se fatiguer de la discussion; +mais je sais que c'est à prendre ou à laisser.</p> + +<p>--Mais songez donc, Excellence...</p> + +<p>--Tu refuses?</p> + +<p>--Mais non! mais non! s'écria maître Donato; +seulement, je fais observer à Votre Excellence que +j'ai une fille à marier, que nos enfants, à nous, sont +de défaite difficile, et que j'avais compté sur le retour +de notre bien-aimé roi pour doter ma pauvre +Marina.</p> + +<p>--Elle est jolie, ta fille?...</p> + +<p>--C'est la plus belle fille de Naples.</p> + +<p>--Eh bien, la junte fera un sacrifice: il y aura +un ducat par chaque exécution pour la dot de ta fille. +Seulement, elle viendra toucher elle même.</p> + +<p>--Où?</p> + +<p>--Chez moi.</p> + +<p>--Ce sera un grand honneur, Excellence; mais +n'importe!</p> + +<p>--N'importe quoi?</p> + +<p>--Je suis un homme ruiné, voilà tout.</p> + +<p>Et, en poussant des soupirs à émouvoir tout autre +qu'un procureur fiscal, maître Donato sortit de la +Vicaria et regagna sa maison, où l'attendaient Basso +Tomeo et Marina, le premier dans l'impatience, la +seconde dans l'inquiétude.</p> + +<p>La nouvelle, mauvaise pour maître Donato, était +bonne pour Marina et pour Basso Tomeo, de sorte +que, comme la plupart des nouvelles de ce monde, +en vertu de la loi philosophique de compensation, +elle apporta la douleur aux uns et la joie aux autres.</p> + +<p>Seulement, pour ménager la susceptibilité conjugale +de Giovanni, on lui laissa ignorer l'article du +traité passé entre son père et le procureur fiscal, article +par lequel Marina était obligée d'aller elle-même +toucher la prime<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a> +<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote1" +name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1"> +(retour) </a><p>Comme on pourrait, à propos de cette diminution dans les +honoraires du bourreau, nous accuser de faire de la fantaisie, +nous citerons le texte même de l'historien Cuoco:</p> + +<p>«La prima operazione di Guidobaldi fù quella di transigere +col carnefice. Al numero immenso di coloro ch'egli voleva impiccati, +gli parve che fosse esorbitante la mercede di dieci ducati +perciascuna operazione, che per antico stabilimento il carnefice +esigeva del fisco. Credette poter procurare un gran risparmio +sostituendo a quella mercede una pensione mensuale. Egli credeva +che almeno per dieci mesi dovesie il carnefice essere ogni giorno +occupato.» +</blockquote> +<br><br> + + +<h3>XCI +<br><br> +LES EXÉCUTIONS</h3> +<br> + +<p>Le roi quitta Naples ou plutôt la pointe du Pausilippe,--car, +ainsi que nous l'avons dit, il n'avait +point osé descendre à Naples une seule fois pendant +les vingt-huit jours qu'il était resté dans le golfe,--le +roi, disons-nous, quitta la pointe du Pausilippe +le 6 août, vers midi.</p> + +<p>Comme on peut le voir par la lettre suivante, +adressée au cardinal, la traversée fut bonne, et aucun +cadavre, comme celui de Caracciolo, ne vint +plus se dresser devant son bâtiment.</p> + +<p>Voici la lettre du roi:</p> + +<p>«Palerme, 6 août 1799.</p> + +<p>»Mon éminentissime, je ne veux point tarder un +moment à vous faire connaître mon heureuse arrivée +à Palerme, après le plus heureux voyage du +monde, attendu que, mardi matin, à onze heures, +nous étions à la pointe du Pausilippe, et qu'aujourd'hui, +à deux heures, nous avons jeté l'ancre dans le +port de Palerme, avec une charmante brise et une +mer comme un lac. J'ai revu toute ma famille en +parfaite santé, et j'ai été reçu comme vous pouvez +le croire. Donnez-moi, de votre côté, de bonnes nouvelles +de nos affaires. Soignez-vous, et croyez-moi +toujours votre même affectionné,</p> + +<p>»FERDINAND B.»</p> + +<p>Mais le roi n'avait pas voulu partir sans avoir vu +manoeuvrer la junte et officier le bourreau. Le 6 août, +c'est-à-dire le jour où il partit, les supplices avaient +commencé depuis longtemps, et déjà sept victimes +avaient été sacrifiées sur l'autel de la vengeance.</p> + +<p>Consignons ici les noms de ces sept premiers martyrs, +et disons où ils furent exécutés.</p> + +<p>A la porte Capuana:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p>6 juillet.--Dominico Perla.</p> +<p>7 juillet.--Antonio Tramaglia.</p> +<p>8 juillet.--Giuseppe Lotella.</p> +<p>13 juillet.--Michelangelo Ciccone.</p> +<p>14 juillet.--Nicola Carlomagno.</p> +</div></div> + +<p>Au Vieux-Marché:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p>20 juillet.--Andrea Vitagliano.</p> +</div></div> + +<p>Dans le château del Carmine:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p>3 août.--Gaetano Rossi.</p> +</div></div> + +<p>Je n'ai trouvé trace de Dominico Perla que dans +la liste des suppliciés. J'ai vainement cherché qui il +était et le crime qu'il avait commis. Son nom, dernière +ingratitude du sort, n'est pas même inscrit +dans le livre des <i>Martyrs de la liberté italienne</i> d'Otto +Vanucci.</p> + +<p>Sur le second, c'est-à-dire sur Tramaglia, nous +avons trouvé cette simple mention: «Antonio Tramaglia, +officier.»</p> + +<p>Le troisième, Giuseppe Lotella, était un pauvre +traiteur établi près du théâtre des Florentins.</p> + +<p>Le quatrième, Michelangelo Ciccone, est une ancienne +connaissance à nous: on se rappelle, en effet, +le prêtre patriote que Dominico Cirillo envoya chercher +pour recevoir la confession du sbire. Il s'était, +comme nous croyons l'avoir dit, rendu célèbre par +sa prédication libérale au grand air. Il avait fait +dresser des chaires près de tous les arbres de la liberté, +et, un crucifix à la main, parlant au nom du +premier martyr de cette liberté dont il devait être +martyr à son tour, il racontait à la foule les ténébreuses +horreurs du despotisme et les splendides +triomphes de la liberté,--appuyant surtout ses prédications +sur ce que le Christ et les apôtres avaient +toujours professé la liberté et l'égalité.</p> + +<p>Le cinquième, Nicola Carlomagno, avait été commissaire +de la République. Monté sur l'échafaud, et +tandis que l'on préparait la corde qui devait l'étrangler, +il jeta un dernier regard sur la foule qui l'entourait, +et, la voyant compacte et joyeuse:</p> + +<p>--Peuple stupide! s'écria-t-il à haute voix, tu te +réjouis aujourd'hui de ma mort; mais viendra un +jour où tu la pleureras avec des larmes amères; car +mon sang retombera sur vos têtes à tous, et, si vous +avez le bonheur d'être morts, sur celles de vos enfants!</p> + +<p>André Vitagliano, le sixième, était un beau et +charmant jeune homme de vingt-huit ans, qu'il ne +faut pas confondre avec cet autre martyr de la liberté +qui mourut, quatre ans auparavant, sur le +même échafaud qu'Emmanuele de Deo et Galiani.</p> + +<p>En sortant de sa prison pour aller au supplice, il +dit au geôlier en lui donnant le peu d'argent qu'il +avait sur lui:</p> + +<p>--Je te recommande mes compagnons: ce sont +des hommes, et, comme, toi aussi, tu es un homme, +peut-être, un jour, seras-tu aussi malheureux qu'ils +le sont.</p> + +<p>Et il marcha souriant au supplice, monta souriant +sur l'échafaud, et mourut en souriant.</p> + +<p>Le septième, Gaetano Rossi, était officier; mais, +comme il fut exécuté dans l'intérieur du fort del Carmine, +aucun détail n'a pu être recueilli sur sa mort.</p> + +<p>Dans une seule bibliothèque, on pourrait trouver +des détails curieux sur les morts ignorées: c'est +dans les archives de la confrérie des <i>bianchi</i>, qui, +ainsi que nous l'avons dit, accompagnent les condamnés +à l'échafaud; mais cette confrérie, entièrement +dévouée à la dynastie déchue, nous a refusé +tout renseignement.</p> + +<p>Ces premières têtes tombées, ou ces premiers corps +suspendus au gibet, Naples resta onze jours sans +exécution. Peut-être attendait-on des nouvelles de +France.</p> + +<p>Nos affaires n'étaient point totalement désespérées +en Italie. Championnet, comme nous l'avons dit, à +la suite de la révolution du 20 prairial, avait été +remis à la tête de l'armée des Alpes et avait obtenu +un brillant succès. Or, le nom de Championnet était +un épouvantail pour Naples, et on l'avait vu arriver +si rapidement de Civita-Castellana à Capoue, que +l'on croyait qu'il lui faudrait à peine le double de +temps pour arriver de Turin à Naples.</p> + +<p>Quelques voix commençaient à prononcer le nom +de Bonaparte.</p> + +<p>La reine elle-même, dans une de ses lettres, et +nous croyons avoir cité cette lettre, disait, à propos +de la flotte française qui menaçait la Sicile, que, sans +aucun doute, cette flotte avait pour but d'aller chercher +Bonaparte en Égypte. La reine avait vu juste. +Non-seulement le Directoire pensait au retour de +Bonaparte, mais encore son frère Joseph lui écrivait +pour lui dire la situation de nos armées en Italie +et presser son retour en France.</p> + +<p>Cette lettre avait été portée à Bonaparte, au siége +de Saint-Jean-d'Acre, par un Grec nommé Barbaki, +auquel on avait promis trente mille francs s'il remettait +cette lettre à Bonaparte en personne. Or, +Bonaparte recevait cette lettre, qui lui donnait la +première idée de son retour en France, au mois de +mai 1799, c'est-à-dire au moment même où avait +lieu la marche réactionnaire du cardinal.</p> + +<p>Toutes ces circonstances, jointes à ce que l'absence +du roi avait rendu quelque pouvoir au cardinal, faisaient +faire une halte à la mort. Il en coûtait surtout +au cardinal de laisser exécuter des hommes qu'il reconnaissait +être garantis par sa capitulation, et, au +nombre de ces hommes, ce fort parmi les forts, ce +rude capitaine que nous avons vu, une échelle sur +l'épaule, l'épée entre les dents, la bannière de l'indépendance +à la main, escalader les murs de la cité +qui était un fief de sa famille, Hector Caraffa, enfin, +qu'il avait, par une lettre de sa main, invité lui-même +à se rendre.</p> + +<p>Mais, pendant cette trêve entre les bourreaux et +les condamnés, le cardinal reçut du roi la lettre suivante, +que nous reproduisons dans toute sa naïveté.</p> + +<p>«Palerme, 10 août 1799.</p> + +<p>»Mon éminentissime, j'ai reçu votre lettre, qui +m'a fort réjoui par tout ce qu'elle me dit de la tranquillité +et du repos dont on jouit à Naples. J'approuve +que vous n'ayez pas permis à Fra-Diavolo +d'entrer à Gaete comme il le désirait; mais, tout en +convenant avec vous que ce n'est qu'un chef de brigands, +je n'en reconnais pas moins que nous lui +avons de grandes obligations. Il faut donc continuer +de s'en servir et prendre bien garde de le dégoûter. +Mais, en même temps, il faut le convaincre de la +nécessité d'imposer, à lui d'abord, et ensuite à ses +hommes, le frein de la discipline, s'il veut acquérir +un nouveau mérite à mes yeux.</p> + +<p>»Passons à autre chose.</p> + +<p>»Lorsque Pronio prit Pescara, il expédia un adjudant +pour me donner avis qu'il avait en son pouvoir, +et bien gardé, le célèbre comte de Ruvo, auquel +il avait promis la vie, ce qui n'était pas en son +pouvoir. Je lui renvoyai immédiatement le même +adjudant avec ordre d'envoyer ledit Ruvo à Naples, +en répondant de lui vie pour vie. Faites-moi savoir +si Pronio a exécuté mes ordres.</p> + +<p>»Tenez-vous en bonne santé, et croyez-moi toujours +votre même affectionné,</p> + +<p>»FERDINAND B.»</p> + +<p>N'est-ce pas une chose curieuse et qui mérite la +publicité que cette lettre d'un roi qui recommande, +dans un de ses paragraphes, de récompenser un +brigand, et, dans un autre, de punir un grand citoyen!</p> + +<p>Mais plus curieux encore est ce post-scriptum:</p> + +<p>«En rentrant à la maison, je reçois beaucoup de +lettres de Naples par deux bâtiments qui en arrivent. +J'apprends par ces lettres qu'il y a eu du bruit au +Vieux-Marché, parce qu'il ne s'y est plus fait d'exécutions, +et, sur ce point, ni de vous, ni du gouvernement, +je ne reçois aucune nouvelle, quoique ce +soit votre devoir de m'en donner.</p> + +<p>»La junte d'État ne doit point hésiter dans ses +opérations ni faire des rapports vagues et généraux. +Il faut, quand les rapports sont faits, ordonner de +les vérifier dans les vingt-quatre heures, frapper les +chefs surtout, et, sans cérémonie aucune, les pendre. +On m'avait promis des <i>justices</i> pour lundi: j'espère +qu'on ne les a pas remises à un autre jour. Si +vous laissez entrevoir que vous avez peur, <i>vous êtes +frits.</i>»</p> + +<p><i>Siete friti</i>: la chose est en toutes lettres, et il est +impossible de la traduire autrement.</p> + +<p>Que vous semble-t-il du «Vous êtes frits!» C'est +peu royal, n'est-ce pas? mais c'est expressif.</p> + +<p>Après une pareille recommandation, il n'y avait +plus moyen de différer. Ces lettres reçues le 10 août +au soir, furent transmises immédiatement à la junte +d'État.</p> + +<p>Comme Hector Caraffa était particulièrement +nommé dans la lettre royale, on résolut de commencer +par lui et par sa fournée, c'est-à-dire par ses +compagnons de captivité.</p> + +<p>En conséquence, le lendemain 11, à la visite de +midi, présidée par le Suisse Duece, l'ordre fut +donné de rouler les matelas et de les entasser dans +un coin.</p> + +<p>--Ah! ah! dit Hector Caraffa à Manthonnet, il +paraît que c'est pour ce soir.</p> + +<p>Salvato passa son bras autour de la taille de Luisa +et l'embrassa au front.</p> + +<p>Luisa, sans répondre, laissa tomber sa tête sur +l'épaule de son amant.</p> + +<p>--Pauvre femme! murmura Éléonor, la mort +lui sera cruelle: elle aime!</p> + +<p>Luisa lui tendit la main.</p> + +<p>--Enfin, dit Cirillo, nous allons donc connaître +ce grand secret discuté depuis Socrate jusqu'à nous, +à savoir si l'homme a une âme.</p> + +<p>--Pourquoi pas? dit Velasco. Ma guitare en a bien +une.</p> + +<p>Et il tira de son instrument quelques accords mélancoliques.</p> + +<p>--Oui, elle a une âme quand tu la touches, dit +Manthonnet: ta main, c'est sa vie; retire ta main +de dessus elle, l'instrument sera mort et l'âme envolée.</p> + +<p>--Malheureux! qui n'y croit pas, dit Éléonor Pimentel +en levant au ciel ses grands yeux espagnols. +J'y crois, moi.</p> + +<p>--Ah! vous êtes poëte, dit Cirillo, tandis que, moi, +je suis médecin.</p> + +<p>Salvato entraîna Luisa dans un angle de la prison, +s'assit sur une pierre et la fit asseoir sur son genou.</p> + +<p>--Écoute, ma bien-aimée, lui dit-il, pour la première +fois nous allons parler gravement et sérieusement +du danger que nous courons. Ce soir, nous serons +conduits au tribunal; cette nuit, nous serons +condamnés; demain, nous passerons la journée en +chapelle; après-demain, nous serons exécutés.</p> + +<p>Salvato sentit tout le corps de Luisa frissonner +entre ses bras.</p> + +<p>--Nous mourrons ensemble, dit-elle avec un +soupir.</p> + +<p>--Pauvre chère créature! c'est ton amour qui +parle; mais, chez toi, la nature se révolte à l'idée de +la mort.</p> + +<p>--Ami, au lieu de m'encourager, vas-tu m'affaiblir?</p> + +<p>--Oui; car je veux obtenir de toi une chose, c'est +que tu ne meures pas.</p> + +<p>--Tu veux obtenir de moi que je ne meure pas? +Dépend-il donc de moi de vivre ou de mourir?</p> + +<p>--Tu n'as qu'un mot à dire pour échapper à la +mort, momentanément, du moins.</p> + +<p>--Et toi, vivrais-tu?</p> + +<p>--Tu sais qu'en te montrant cet homme vêtu +d'un costume de moine, je t'ai dit: «Mon père! tout +n'est pas perdu.»</p> + +<p>--Oui. Et tu espères qu'il pourra te sauver?</p> + +<p>--Un père fait des miracles pour sauver son +enfant, et mon père est une tête puissante, un coeur +courageux, un esprit résolu. Mon père risquera sa +vie, non pas une fois, mais dix fois, pour sauver la +mienne.</p> + +<p>--S'il te sauve, il me sauvera avec toi.</p> + +<p>--Et si l'on nous sépare?</p> + +<p>Luisa jeta un cri.</p> + +<p>--Crois-tu donc qu'ils seront assez inhumains +pour nous séparer? demanda-t-elle.</p> + +<p>--Il faut tout prévoir, dit Salvato, même le cas +où mon père ne pourrait sauver que l'un de nous.</p> + +<p>--Qu'il te sauve, alors.</p> + +<p>Salvato sourit en haussant doucement les épaules.</p> + +<p>--Tu sais bien qu'en ce cas, dit-il, je n'accepterais +pas son secours; mais...</p> + +<p>--Mais quoi? Achève.</p> + +<p>--Mais si, de ton côté, tout en restant prisonnière, +tu ne courais plus danger de mort, il y a cent +à parier contre un que mon père et moi te sauverions +à ton tour.</p> + +<p>--Mon ami, mon cerveau se brise à chercher où +tu veux en venir. Dis-moi tout de suite ce que tu as à +me dire, ou je deviendrai folle.</p> + +<p>--Calme-toi, appuie-toi sur mon coeur et écoute.</p> + +<p>Luisa leva ses grands yeux interrogateurs sur son +amant.</p> + +<p>--J'écoute, dit-elle.</p> + +<p>--Tu es enceinte, Luisa...</p> + +<p>Luisa tressaillit une seconde fois.</p> + +<p>--Oh! mon pauvre enfant! murmura-t-elle, qu'a-t-il +fait, lui, pour mourir avec moi?</p> + +<p>--Eh bien, au lieu de mourir, il faut qu'il vive, +et qu'en vivant, il sauve sa mère.</p> + +<p>--Que faire pour cela? Je ne te comprends p«s, +Salvato.</p> + +<p>--La femme enceinte est sacrée pour la mort, et +la loi ne peut frapper la mère que lorsqu'elle ne +frappe plus l'enfant.</p> + +<p>--Que dis-tu?</p> + +<p>--La vérité. Attends le jugement, et, si, comme +nous devons nous y attendre d'après ce que m'a dit +le cardinal Ruffo, tu es condamnée d'avance, au moment +où le juge prononcera ta sentence, déclare ta +grossesse, et cette seule déclaration te donne un +sursis de sept mois.</p> + +<p>Luisa regarda tristement Salvato.</p> + +<p>--Ami, dit-elle, est-ce toi, l'homme inébranlable +dans l'honneur, qui me donnes le conseil de me +déshonorer publiquement?</p> + +<p>--Je te donne le conseil de vivre, peu m'importe +par quel moyen, pourvu que tu vives! Comprends-tu?</p> + +<p>Luisa continua du même ton, et comme si elle +n'eût point entendu:</p> + +<p>--Tout le monde sait mon mari absent depuis +plus de six mois, et j'irais dire hautement, quand +on me condamnera injustement, pour un crime que +je n'ai pas commis: «Je suis une femme infidèle, +une épouse adultère.» Oh! je mourrais de honte, +mon ami. Tu vois bien que mieux vaut mourir sur +l'échafaud.</p> + +<p>--Mais lui?</p> + +<p>--Qui, lui?</p> + +<p>--Lui, notre enfant! As-tu le droit de le condamner +à mort?</p> + +<p>--Dieu m'est témoin, mon ami, que, si, nous +eussions vécu, que si, au sortir de mes entrailles +déchirées, j'eusse entendu son premier vagissement, +senti son haleine, baisé ses lèvres;--Dieu m'est +témoin que j'eusse porté avec orgueil la honte de ma +maternité; mais, toi mort demain, moi morte dans +sept mois,--car il faut toujours que je meure!--le +pauvre enfant sera non-seulement orphelin, mais +flétri de la tache éternelle de sa naissance. Un geôlier +impitoyable le jettera au coin d'une borne: il y +mourra de faim, il y mourra de froid, il y sera +écrasé sous les pieds des chevaux. Non, Salvato, qu'il +disparaisse avec nous, et, si l'âme est immortelle, +comme le croit Léonor et comme je l'espère aussi, +nous nous présenterons à Dieu chargés du poids de +nos fautes, mais conduisant avec nous l'ange qui +nous les fera pardonner.</p> + +<p>--Luisa! Luisa! s'écria Salvato, pense! réfléchis!</p> + +<p>--Et lui! lui, là-bas, lui si bon, lui si noble, si +grand, lorsque, sachant que j'ai eu le courage de le +tromper, il apprendrait que je n'ai pas eu le courage +de mourir; lorsque tout le monde autour de lui connaîtrait +à quel prix j'ai racheté ma vie, sous quel +fardeau de honte ne courberait-il pas le front! Oh! +rien que de penser à cela, continua Luisa en se +levant, mon ami, je me sens forte comme une Spartiate, +et, si l'échafaud était là, j'y monterais en souriant!</p> + +<p>Salvato se laissa glisser à ses genoux et lui baisa +passionnément la main.</p> + +<p>--J'ai fait ce que je devais faire, lui dit-il; je te +remercie de faire ce que tu dois!</p> +<br><br> + + +<h3>XCII +<br><br> +LE TRIBUNAL DE MONTE-OLIVETO</h3> +<br> + +<p>Hector Caraffa ne s'était point trompé. A neuf +heures du soir, on entendit les pas alourdis d'une +troupe armée dans l'escalier qui conduisait au cachot +des prisonniers; la porte s'ouvrit, et l'on vit dans la +pénombre reluire les fusils des soldats.</p> + +<p>Les geôliers entrèrent; ils portaient des chaînes +qu'ils jetèrent sur le pavé du cachot et qui, en tombant, +rendirent un son lugubre.</p> + +<p>Le sang du noble comte de Ruvo se révolta.</p> + +<p>--Des chaînes! des chaînes! s'écria-t-il; ce n'est +point pour nous, je présume?</p> + +<p>--Bon! Et pour qui donc voulez-vous que ce soit? +demanda en goguenardant un des geôliers.</p> + +<p>Hector fit un geste de menace, chercha autour de +lui un objet quelconque dont il pût se faire une +arme, et, n'en trouvant point, il pesa du regard le +rocher qui couvrait l'orifice du puits, et, comme +Ajax, fut près de le soulever.</p> + +<p>Cirillo l'arrêta.</p> + +<p>--Ami, lui dit-il, la cicatrice la plus honorable, +après celle que le fer de l'ennemi laisse au bras d'un +héros, c'est celle que laissent au bras d'un patriote +les chaînes d'un tyran. Voici mon bras; où sont nos +chaînes?</p> + +<p>Et le noble vieillard tendit ses deux bras.</p> + +<p>Lorsque la porte s'était ouverte, Velasco, selon +son habitude, jouait de la guitare et chantait, en +s'accompagnant, une gaie chanson napolitaine. Les +geôliers étaient entrés, ils avaient jeté leurs chaînes +sur le pavé, et Velasco ne s'était pas interrompu.</p> + +<p>Hector Caraffa regarda tour à tour Dominique +Cirillo et l'imperturbable chanteur.</p> + +<p>--Je suis honteux, dit-il; car je crois, en vérité, +qu'il y a ici deux hommes qui sont plus braves que +moi.</p> + +<p>Et il tendit les bras à son tour.</p> + +<p>Puis vint celui de Manthonnet.</p> + +<p>Puis Salvato s'approcha. Pendant qu'on l'enchaînait, +Éléonor Pimentel et Michele, qui n'avaient pas +perdu de vue Luisa pendant tout le temps qu'elle +avait parlé à part avec son amant, soutenaient la +jeune femme, tout près de tomber.</p> + +<p>Salvato enchaîné, Michele poussa un soupir, plutôt +causé par le chagrin de quitter sa soeur que par la +honte du traitement qu'il subissait, et s'approcha du +geôlier.</p> + +<p>Velasco continuait de chanter sans que l'on pût reconnaître +la moindre altération dans sa voix.</p> + +<p>Un geôlier vint à lui: il fit signe qu'on lui laissât +finir son couplet, et, le couplet fini, brisa sa guitare +et tendit les bras.</p> + +<p>On ne jugea point à propos d'enchaîner les +femmes.</p> + +<p>Une portion des soldats remontèrent l'escalier, afin +de laisser entre eux et leurs compagnons une place +que prirent les prisonniers, car on ne pouvait monter +que deux de front par l'étroite échelle; puis le reste +du détachement se mit à leur suite, et l'on arriva +dans la cour.</p> + +<p>Là, les soldats se placèrent sur deux rangs enfermant +entre eux les prisonniers.</p> + +<p>D'autres soldats, placés en serre-file et portant des +torches, éclairaient la marche funèbre.</p> + +<p>On parcourut ainsi, au milieu des insultes des lazzaroni, +toute la rue Medina; on passa devant la maison +des deux Backer, où redoublèrent les injures, la +San-Felice ayant été reconnue; puis on prit la strada +Monte-Oliveto, au bout de laquelle, sur le largo du +même nom, s'ouvrait la porte du couvent transformé +en tribunal.</p> + +<p>Les juges, disons mieux, les bourreaux, siégeaient +au second étage.</p> + +<p>La grande salle, celle du réfectoire, avait été transformée +en chambre de justice.</p> + +<p>Tendue de noir, elle n'avait d'autre ornement que +des trophées de drapeaux aux armes des Bourbons +de Naples et d'Espagne, et un immense Christ placé +au-dessus de la tête du président, symbole de douleur, +non d'équité, et qui semblait être là pour prouver +que la justice humaine avait toujours été égarée, +soit par la haine, soit par l'abjection, soit par la +crainte.</p> + +<p>On fit passer les prisonniers par un couloir obscur +longeant le prétoire; ils pouvaient entendre les rugissements +de la foule qui les attendait.</p> + +<p>--Peuple immonde! murmura Hector Caraffa; +sacrifiez-vous donc pour lui!</p> + +<p>--Ce n'est pas pour lui seulement que nous nous +sacrifions, répondit Cirillo; c'est pour l'humanité tout +entière. Le sang des martyrs est un terrible dissolvant +pour les trônes!</p> + +<p>On ouvrit la porte qui conduisait à l'estrade préparée +pour les prévenus. Un flot de lumière, une +bouffée de chaleur, une tempête de cris, arrivèrent +jusqu'à eux.</p> + +<p>Hector Caraffa, qui marchait le premier, s'arrêta +comme suffoqué.</p> + +<p>--Entre là comme à Andria, dit Cirillo.</p> + +<p>Et l'intrépide capitaine apparut le premier sur +l'estrade.</p> + +<p>Chacun de ses compagnons fut accueilli, comme il +l'avait été lui-même, par des cris et des huées.</p> + +<p>A la vue des femmes, les cris et les huées redoublèrent.</p> + +<p>Salvato, voyant plier Luisa comme un roseau, +lui passa son bras autour de la taille et la soutint.</p> + +<p>Puis il embrassa toute la salle d'un regard.</p> + +<p>Au premier rang des spectateurs, appuyé à la balustrade +qui séparait le public des juges, était un +moine bénédictin.</p> + +<p>Au moment ou les yeux de Salvato se fixèrent +sur lui, il leva son capuchon.</p> + +<p>--Mon père! murmura tout bas Salvato à l'oreille +de Luisa.</p> + +<p>Et Luisa se releva sous un rayon d'espoir, comme +un beau lis sous un rayon de soleil.</p> + +<p>Les yeux des autres prévenus, qui n'avaient personne +à chercher dans la salle, se portèrent sur le +tribunal.</p> + +<p>Il se composait de sept juges, y compris le président, +assis dans un hémicycle, en souvenir probablement +de l'aréopage athénien.</p> + +<p>Les défenseurs et le procureur des accusés, dernière +raillerie d'un semblant de justice, étaient +adossés à l'estrade des accusés, avec lesquels ils +n'avaient pas même été mis en communication.</p> + +<p>Un seul des conseillers manquait: don Vicenzo +Speciale, le juge du roi.</p> + +<p>On savait si bien qu'il parlait au nom de Sa +Majesté Sicilienne, que, quoique simple conseiller +de nom, il était le véritable président du tribunal.</p> + +<p>Il est vrai qu'il y avait un homme qui luttait de +zèle avec lui: c'était l'homme qui avait réduit +les gages du bourreau, le procureur fiscal Guidobaldi.</p> + +<p>Les prévenus s'assirent.</p> + +<p>Quoique les fenêtres de la salle du tribunal, située +au second étage, fussent ouvertes, les nombreux +spectateurs et les nombreuses lumières rendaient +l'atmosphère presque impossible à respirer.</p> + +<p>--Par le Christ! dit Hector Caraffa, on voit bien +que nous sommes dans l'antichambre de l'enfer; on +étouffe ici!</p> + +<p>Guidobaldi se retourna vivement vers lui.</p> + +<p>--Tu étoufferas bien autrement, lui dit-il, quand +la corde te serrera la gorge!</p> + +<p>--Oh! monsieur, répondit Hector Caraffa, on voit +bien que vous n'avez pas l'honneur de me connaître. +On ne pend pas un homme de mon nom; on lui +coupe le cou, et, alors, au lieu de ne pas respirer +assez, il respire trop.</p> + +<p>En ce moment, un frémissement qui ressemblait +à de la terreur parcourut la salle: la porte du cabinet +des délibérations venait de s'ouvrir, et Speciale +entrait.</p> + +<p>C'était un homme de cinquante-cinq à soixante +ans, aux traits fortement accusés, aux cheveux plats +et tombant le long de ses tempes, aux yeux noirs, +petits, vifs, haineux, s'arrêtant avec une fixité qui +devenait douloureuse pour celui sur lequel ils s'arrêtaient; +un nez en bec de corbin s'abaissait sur des +lèvres minces et sur un menton s'avançant presque +de la longueur du nez.</p> + +<p>Cette tête se maintenait droite, malgré la bosse +bien visible, qui, par derrière, soulevait la longue +robe noire du conseiller. Il eût été grotesque s'il ne +se fût rendu terrible.</p> + +<p>--J'ai toujours remarqué, dit Cirillo à Hector +Caraffa à demi-voix, et cependant assez haut pour +être entendu, que les hommes laids étaient méchants, +les contrefaits pires. Et voilà, dit-il en montrant du +doigt Speciale, voilà qui vient encore à l'appui de +ma remarque.</p> + +<p>Speciale entendit ces paroles, fit tourner sa tête +comme sur un pivot et chercha des yeux celui qui +les avait prononcées.</p> + +<p>--Tournez-vous davantage, monsieur le juge, +lui dit Michele, votre bosse nous empêche de voir.</p> + +<p>Et il éclata de rire, enchanté d'avoir mêlé son mot +à la conversation.</p> + +<p>Cet éclat de rire eut dans la salle un écho homérique.</p> + +<p>Si cela continuait, la séance promettait d'être +amusante pour les spectateurs.</p> + +<p>Speciale devint livide; mais, presque aussitôt, le +rouge lui monta au visage comme s'il allait avoir un +coup de sang.</p> + +<p>D'une seule enjambée, il franchit la distance qui +le séparait de son fauteuil, et y tomba assis en grinçant +des dents avec rage.</p> + +<p>--Voyons, dit-il, et procédons vivement. Comte de +Ruvo, vos noms, prénoms, qualité, âge et profession?</p> + +<p>--Mes noms? répondit celui à qui la question +était adressée, Ettore Caraffa, comte de Ruvo, des +princes d'Andria. Mon âge? Trente-deux ans. Ma +profession? Patriote.</p> + +<p>--Qu'avez-vous fait pendant la soi-disant République?</p> + +<p>--Vous pouvez prendre la chose de plus haut et +me demander ce que j'ai fait sous la monarchie?</p> + +<p>--Inutile.</p> + +<p>--Ce n'est pas mon avis, et je vais vous le dire: +j'ai conspiré, j'ai été mis au château Saint-Elme par +cet immonde Vanni, qui ne se doutait pas, en se +coupant la gorge, que l'on pouvait trouver pire que +lui; je me suis sauvé; j'ai rejoint le brave et illustre +Championnet; je l'ai aidé, avec mon ami Salvato, +que voilà, à battre le général Mack à Civita-Castellana.</p> + +<p>--Donc, interrompit Speciale, vous avez servi +contre votre pays?</p> + +<p>--Contre mon pays, non; contre le roi Ferdinand, +oui. Mon pays est Naples, et la preuve que +Naples n'a pas été d'avis que j'avais servi contre +mon pays, c'est qu'elle m'a prié de la servir encore +avec le grade de général.</p> + +<p>--Ce que vous avez accepté?</p> + +<p>--De grand coeur.</p> + +<p>--Messieurs, dit Speciale, j'espère que nous ne +prendrons pas même la peine de délibérer sur le +châtiment à infliger à ce traître, à ce renégat.</p> + +<p>Ruvo se leva, ou plutôt bondit sur ses pieds.</p> + +<p>--Ah! misérable, dit-il en secouant ses fers et en +se penchant vers Speciale, ce sont ces chaînes qui te +donnent le courage de m'insulter! Si j'étais libre, tu +me parlerais autrement.</p> + +<p>--A mort! dit Speciale; et, comme tu as le droit, +en ta qualité de prince, d'avoir la tête tranchée, tu +l'auras, mais par la guillotine.</p> + +<p>--<i>Amen!</i> dit Hector se rasseyant avec la plus +grande insouciance et tournant le dos au tribunal.</p> + +<p>--A toi, Cirillo! dit Speciale. Tes noms, ton âge, +ta qualité?</p> + +<p>--Dominique Cirillo, répondit d'une voix calme +celui qui était interrogé. J'ai soixante ans. Sous la +monarchie, j'ai été médecin; sous la République, représentant +du peuple.</p> + +<p>--Et devant moi, aujourd'hui, qu'es-tu?</p> + +<p>--Devant toi, lâche! je suis un héros.</p> + +<p>--A mort! hurla Speciale.</p> + +<p>--A mort!... répéta comme un écho funèbre le +tribunal.</p> + +<p>--Passons. A toi, là-bas! à toi, qui portes l'uniforme +de général de la soi-disant République!</p> + +<p>--A moi? dirent, en même temps, Manthonnet et Salvato.</p> + +<p>--Non, à toi qui as été ministre de la guerre. Vite, +tes noms!...</p> + +<p>Manthonnet l'interrompit.</p> + +<p>--Gabriel Manthonnet, quarante-deux ans.</p> + +<p>--Qu'as-tu fait sous la République?</p> + +<p>--De grandes choses, mais pas assez grandes encore, +puisque nous avons fini par capituler.</p> + +<p>--Qu'as-tu à dire pour ta défense + +--J'ai capitulé.</p> + +<p>--Ce n'est point assez.</p> + +<p>--C'est fâcheux; mais je n'ai pas d'autre réponse +à faire à ceux qui foulent aux pieds la loi +sainte des traités.</p> + +<p>--A mort!</p> + +<p>--A mort! répéta le tribunal.</p> + +<p>--Et toi, Michele le Fou! continua Speciale. Qu'as-tu +fait sous la République?</p> + +<p>--Je suis devenu sage, répondit Michele.</p> + +<p>--As-tu quelque chose à dire pour ta défense?</p> + +<p>--Ce serait inutile.</p> + +<p>--Pourquoi?</p> + +<p>--Parce que la sorcière Nanno m'a prédit que je +serais colonel, puis pendu. J'ai été colonel; il me +reste à être pendu. Tout ce que je pourrais dire ne +m'en empêcherait pas. Ainsi donc, ne vous gênez pas +pour chanter votre refrain: «A mort!»</p> + +<p>--A mort! répéta Speciale. A vous maintenant, +continua-t-il en montrant du doigt la Pimentel.</p> + +<p>Elle se leva, belle, calme et grave comme une +matrone antique.</p> + +<p>--Moi? dit-elle. Je me nomme Leonora Fonseca +Pimentel; je suis âgée de trente-deux ans.</p> + +<p>--Qu'avez-vous à dire pour votre défense?</p> + +<p>--Rien; mais j'ai beaucoup à dire pour mon accusation, +puisque, aujourd'hui, ce sont les héros que +l'on accuse et les lâches que l'on récompense.</p> + +<p>--Dites alors, puisqu'il vous plaît de vous accuser +vous-même.</p> + +<p>--J'ai la première crié aux Napolitains: «Vous +êtes libres!» j'ai publié un journal dans lequel j'ai +dévoilé les parjures, les lâchetés, les crimes des +tyrans; j'ai dit, sur le théâtre San-Carlo, l'<i>Hymne +à la Liberté</i>, de Monti; j'ai...</p> + +<p>--Assez, interrompit Speciale; vous continuerez +votre panégyrique en marchant à la potence.</p> + +<p>Leonora se rassit, calme, comme elle s'était levée.</p> + +<p>--A toi, l'homme à la guitare! dit Speciale, +s'adressant à Velasco; car on m'a dit que tu passais +ton temps à jouer de la guitare dans ta prison.</p> + +<p>--Est-ce un crime de lèse-majesté?</p> + +<p>--Non; et, si tu n'avais fait que cela, quoique ce +soit le plaisir d'un fainéant, tu ne serais point ici. +Mais, puisque tu y es, fais-moi le plaisir de nous dire +tes noms, prénoms, âge, qualité.</p> + +<p>--Et s'il ne me plaît point de vous répondre?</p> + +<p>--Cela ne m'empêchera pas de t'envoyer à la +mort.</p> + +<p>--Bon! dit Velasco, j'irai bien sans que tu m'y +envoies.</p> + +<p>Et, d'un seul bond, d'un bond de jaguar, il sauta +par-dessus l'estrade et tomba au milieu du prétoire. +Alors, sans qu'on eût le temps de l'arrêter, sans que +l'on pût même deviner son intention, il s'élança +vers la fenêtre en faisant tournoyer ses chaînes et en +criant:</p> + +<p>--Place! place!</p> + +<p>Chacun s'écarta devant lui. Il bondit sur le rebord +de la croisée, mais n'y demeura qu'un instant. Toute +la salle poussa un cri de terreur: il venait de plonger +dans le vide. Puis, presque aussitôt, on entendit la +chute d'un corps pesant qui s'écrasait sur le pavé.</p> + +<p>Velasco était allé, comme il l'avait dit, à la mort, +sans que Speciale l'y envoyât: il s'était brisé le +crâne.</p> + +<p>Il se fit un instant de silence pénible dans cette +salle si bruyante. Juges, accusés, spectateurs frissonnaient. +Luisa se jeta entre les bras de son amant.</p> + +<p>--Faut-il lever la séance? demanda le président.</p> + +<p>--Pourquoi cela? dit Speciale. Vous l'eussiez +condamné à mort: il s'est donné la mort lui-même; +justice est faite. Répondez, monsieur le Français, +continua-t-il en s'adressant à Salvato, et dites comment +il se fait que vous comparaissiez devant nous.</p> + +<p>--Je comparais devant vous, dit Salvato, parce +que je suis, non pas Français, mais Napolitain. Je +me nomme Salvato Palmieri: j'ai vingt-six ans; +j'adore la liberté, je déteste la tyrannie. C'est moi +que la reine a voulu faire assassiner par son sbire +Pasquale de Simone; c'est moi qui ai eu l'audace, +en me défendant contre six assassins, d'en tuer deux +et d'en blesser deux. J'ai mérité la mort: condamnez-moi.</p> + +<p>--Allons, dit Speciale, il ne faut pas refuser à ce +digne patriote ce qu'il demande: la mort!</p> + +<p>--La mort! répéta le tribunal.</p> + +<p>Luisa s'attendait à ce résultat, et cependant elle +laissa échapper un soupir qui ressemblait à un gémissement.</p> + +<p>Le moine bénédictin leva son capuchon et échangea +un regard rapide avec Salvato.</p> + +<p>--La! maintenant, dit Speciale, au tour de la +signora, et ce sera fini. Allons, quoique nous la sachions +aussi bien que vous, contez-nous votre petite +affaire. Nom, prénoms, âge et qualité, et, ensuite, +nous passerons aux Backer.</p> + +<p>--Levez-vous, Luisa, et appuyez-vous à mon +épaule, dit tout bas Salvato.</p> + +<p>Luisa se leva et prit le point d'appui qui lui était +offert.</p> + +<p>En la voyant si jeune, si belle, si modeste, les +spectateurs laissèrent échapper un murmure d'admiration +et de pitié.</p> + +<p>--Huissier, dit Speciale, faites faire silence.</p> + +<p>--Silence! cria l'huissier.</p> + +<p>--Parlez, dit Salvato.</p> + +<p>--Je me nomme Luisa Molina San-Felice, dit la +jeune femme d'une voix douce et tremblante; j'ai +vingt-trois ans; je suis innocente du crime dont on +m'accuse, mais je ne demande pas mieux que de +mourir.</p> + +<p>--Alors, dit Speciale, impatient des marques de +sympathie que de tous côtés on donnait à l'accusée; +alors, vous prétendez que ce n'est pas vous qui avez +dénoncé les banquiers Backer?</p> + +<p>--Elle le prétend d'autant plus justement, dit +Michele, que la personne qui les a dénoncés, c'est +moi; celui qui a été chez le général Championnet, +c'est moi; celui qui a donné le conseil d'interroger +Giovannina, c'est moi. Elle n'est pour rien dans tout +cela, pauvre petite soeur! Aussi, vous pouvez bien la +renvoyer tranquillement, elle, et lui demander des +prières, comme à une sainte qu'elle est.</p> + +<p>--Tais-toi, Michele, tais-toi!... murmura Luisa.</p> + +<p>--Parle, au contraire, parle, Michele! dit Salvato.</p> + +<p>--Et je puis d'autant mieux parler, dit le lazzarone, +qu'à cette heure où je suis condamné, il ne +m'en reviendra ni plus ni moins. Pendu pour pendu, +autant dire la vérité. Ce sont les mensonges qui +étranglent les honnêtes gens, et non la corde. Eh +bien, je disais donc que la Madone du pied de la +Grotte, sa voisine, n'est pas plus pure qu'elle. Elle +revenait tout exprès de Paestum pour les prévenir, +ces pauvres Backer, quand elle les a rencontrés aux +mains des soldats qui les conduisaient au Château-Neuf; +et, avant de mourir, le fils lui a écrit pour +lui dire qu'il savait bien que ce n'était point elle, +mais que c'était moi qui étais la cause de sa mort. +Donne la lettre, petite soeur, donne-la! Ces messieurs +la liront; ils sont trop justes pour te condamner si tu +es innocente.</p> + +<p>--Je ne l'ai point, murmura la San-Felice: je ne +sais ce que j'en ai fait.</p> + +<p>--Je l'ai, moi, dit vivement Salvato; fouille dans +cette poche, Luisa, et donne-la.</p> + +<p>--Tu le veux, Salvato! murmura Luisa.</p> + +<p>Puis, plus bas encore.</p> + +<p>--Et s'il allaient faire grâce!</p> + +<p>--Plût au ciel!</p> + +<p>--Mais toi?</p> + +<p>--Mon père est là.</p> + +<p>Luisa prit la lettre dans la poche de Salvato et la +tendit au juge.</p> + +<p>--Messieurs, dit Speciale, cette lettre fût-elle de +la main de Backer, vous ne lui accorderiez, je l'espère +bien, que la confiance qu'elle mérite. Vous +savez que Backer fils était l'amant de cette femme.</p> + +<p>--L'amant? s'écria Salvato. Oh! misérable! ne +touche pas cette immaculée, même avec tes paroles!</p> + +<p>--Amoureux de moi, voulez-vous dire, monsieur?</p> + +<p>--Et amoureux jusqu'à la folie, car il n'y a qu'un +fou qui puisse confier à une femme le secret d'une +conspiration.</p> + +<p>--Lisez la lettre, dit Salvato en se levant, et tout +haut.</p> + +<p>--Oui, tout haut! tout haut! cria l'auditoire.</p> + +<p>Speciale fut donc forcé d'obéir à cette voix publique, +et lut la lettre que nous connaissons, et par +laquelle André Backer, comme preuve de sa confiance +envers Luisa, et de sa conviction qu'elle n'était +pour rien dans la dénonciation du complot royaliste, +donnait à la jeune femme la mission de distribuer +une somme de quatre cent mille ducats aux victimes +de la guerre civile.</p> + +<p>Les juges se regardèrent: il n'y avait pas moyen +de condamner sur un fait aussi complètement démenti, +où la victime absolvait et où le coupable se +dénonçait lui-même.</p> + +<p>Cependant, l'ordre du roi était positif: il fallait +condamner, et condamner à mort.</p> + +<p>Mais Speciale n'était point homme à demeurer +embarrassé pour si peu.</p> + +<p>--C'est bien, dit-il, le tribunal abandonne ce chef +d'accusation.</p> + +<p>Un murmure favorable accueillit ces paroles.</p> + +<p>--Mais, continua Speciale, vous êtes accusée d'un +autre crime, non moins grave.</p> + +<p>--Lequel? demandèrent en même temps Luisa et +Salvato.</p> + +<p>--Vous êtes accusée d'avoir donné asile à un +homme qui venait à Naples pour conspirer contre le +gouvernement, de l'avoir gardé six semaines chez +vous, et de ne l'avoir laissé sortir que pour aller +combattre les troupes du roi légitime.</p> + +<p>Luisa, pour toute réponse, baissa la tête et regarda +tendrement Salvato.</p> + +<p>--Ah bien, en voilà une bonne! dit Michele. Est-ce +qu'elle pouvait le laisser mourir à sa porte, sans +secours? est-ce que la première loi de l'Évangile +n'est pas de secourir notre prochain?</p> + +<p>--Les traîtres, interrompit Speciale, ne sont le +prochain de personne.</p> + +<p>Puis, comme il était pressé d'en finir avec cette +affaire, à laquelle plus qu'il n'eût voulu s'attachait +l'intérêt public:</p> + +<p>--Ainsi, dit-il, vous avouez avoir reçu, caché, +soigné un conspirateur, qui n'est sorti de chez vous +que pour aller rejoindre les Français et les jacobins?</p> + +<p>--Je l'avoue, dit Luisa.</p> + +<p>--Cela suffit. C'est de la trahison, le crime est capital. +A mort!</p> + +<p>--A mort! répéta sourdement le tribunal.</p> + +<p>Un long et douloureux murmure s'éleva de l'auditoire. +Luisa San-Felice, calme et la main sur son +coeur, se tourna vers les spectateurs pour les remercier; +mais, tout à coup, elle s'arrêta, immobile et +l'oeil fixe.</p> + +<p>--Qu'as-tu? lui demanda Salvato.</p> + +<p>--Là, là, vois-tu? dit-elle sans faire aucun geste +et en se penchant en avant. Lui! lui! lui!</p> + +<p>Salvato se pencha à son tour du côté que lui indiquait +Luisa et vit un homme de cinquante-cinq à +soixante ans, vêtu de noir avec élégance, portant la +croix de Malte brodée sur son habit. Il s'avançait +lentement vers le tribunal, à travers la foule qui s'écartait +devant lui.</p> + +<p>Il ouvrit la balustrade qui séparait le public de la +junte, s'avança jusqu'au milieu du prétoire, et, s'adressant +aux juges, qui le regardaient avec étonnement:</p> + +<p>--Vous venez de condamner cette femme à mort, +dit-il; mais je viens vous dire que votre jugement ne +peut recevoir son exécution.</p> + +<p>--Et pourquoi cela? demanda Speciale.</p> + +<p>--Parce qu'elle est enceinte, répondit-il.</p> + +<p>--Et comment le savez-vous?</p> + +<p>--Je suis son mari, le chevalier San-Felice.</p> + +<p>Il y eut un cri de joie dans l'auditoire, un cri d'admiration +sur l'estrade des prévenus. Speciale pâlit +en sentant que sa proie lui échappait. Les juges, inquiets, +se regardèrent.</p> + +<p>--Luciano! Luciano! murmura Luisa en tendant +les mains vers le chevalier, tandis que de grosses larmes +d'attendrissement coulaient de ses yeux.</p> + +<p>Le chevalier s'avança vers l'estrade: les soldats +s'écartèrent d'eux-mêmes.</p> + +<p>Il prit la main de sa femme et la baisa tendrement.</p> + +<p>--Ah! tu avais bien raison, Luisa, dit tout bas +Salvato: cet homme est un ange, et je suis honteux +d'être si peu de chose près de lui.</p> + +<p>--Conduisez les condamnés à la Vicaria, dit Speciale; +et, ajouta-il, remmenez cette femme au Château-Neuf.</p> + +<p>La porte qui avait donné passage aux prévenus +s'ouvrit pour laisser sortir les condamnés; mais, +avant de quitter l'estrade, Salvato eut encore le +temps d'échanger un dernier regard avec son père.</p> +<br><br> + + +<h3>XCIII +<br><br> +EN CHAPELLE</h3> +<br> + +<p>Selon l'ordre donné par Speciale, les condamnés +furent conduits à la Vicaria, et Luisa ramenée au +Château-Neuf.</p> + +<p>Toutefois, les deux amants, trouvant dans les soldats +plus de pitié que dans les juges, eurent le loisir +de se faire leurs adieux et d'échanger un dernier +baiser.</p> + +<p>Plein de confiance dans son père, Salvato affirma, +à son amie qu'il avait bonne espérance, et que, +cette espérance, il ne la perdrait même pas au pied +de l'échafaud.</p> + +<p>Luisa ne répondait que par ses larmes.</p> + +<p>Enfin, à la porte, il fallut se séparer.</p> + +<p>Les condamnés prirent par la calata Trinita-Maggiore, +par la strada Trinita et par le vico Stoto; après +quoi, la rue des Tribunaux les conduisit tout droit à +la Vicaria.</p> + +<p>Luisa, au contraire, redescendit la strada Monte-Oliveto, +la strada Medina et rentra au Château-Neuf, +où, en vertu d'une recommandation du prince François, +apportée par un homme inconnu, elle fut enfermée +dans une chambre particulière.</p> + +<p>Nous n'essayerons pas de peindre la situation dans +laquelle on la laissa: c'est à nos lecteurs de s'en faire +une idée.</p> + +<p>Quant aux condamnés, ils s'acheminaient, comme +nous l'avons dit, vers la Vicaria, jusqu'à la porte de +laquelle leur firent cortége ceux qui avaient assisté à +la séance du jugement.</p> + +<p>Il faut en excepter, cependant le chevalier San-Felice +et le moine, qui s'étaient rapprochés l'un de +l'autre, courant ensemble, au premier angle de la +strada della Guercia, c'est-à-dire à l'angle du vico +du même nom.</p> + +<p>La porte de la Vicaria était constamment ouverte; +elle recevait du tribunal les condamnés, les gardait +douze, quatorze, quinze heures, puis les rejetait à +l'échafaud.</p> + +<p>La cour était pleine de soldats. Le soir, on étendait +pour eux des matelas sous les arcades, et ils y couchaient, +enveloppés dans leur capote ou dans leur +manteau. D'ailleurs, on était aux jours les plus +chauds de l'année.</p> + +<p>Les condamnés rentrèrent vers deux heures du +matin, et furent conduits directement en chapelle.</p> + +<p>Ils étaient évidemment attendus: la chambre où +se trouvait l'autel était éclairée avec des cierges; +l'autre, avec une lampe suspendue au plafond.</p> + +<p>A terre étaient six matelas.</p> + +<p>Une escouade de geôliers attendaient dans cette +chambre.</p> + +<p>Les soldats s'arrêtèrent sur la porte, prêts à faire +feu si, au moment où l'on ôterait les chaînes aux +condamnés, quelque rébellion se manifestait parmi +eux.</p> + +<p>Ce n'était point à craindre. Arrivé à ce point, +chacun d'eux se sentait non-seulement sous le regard +curieux des contemporains, mais encore sous le +regard impartial de la postérité, et nul n'était assez +ennemi de sa renommée pour obscurcir, par quelque +imprudente colère, la sérénité de sa mort.</p> + +<p>Ils se laissèrent donc, avec la même tranquillité +que s'il s'agissait d'autres qu'eux, détacher les +chaînes qui leur liaient les mains et mettre aux pieds +celles qui les scellaient au parquet.</p> + +<p>L'anneau était assez près du lit et la chaîne assez +longue pour que le condamné pût se coucher.</p> + +<p>Levé, il ne pouvait pas s'écarter du lit de plus +d'un pas.</p> + +<p>En dix minutes, la double opération fut faite: les +geôliers se retirèrent les premiers, les soldats ensuite.</p> + +<p>Puis la porte, avec ses triples verrous et ses doubles +barres, se referma sur eux.</p> + +<p>--Mes amis, dit Cirillo, dès que le dernier grincement +des portes fut éteint, laissez-moi, comme médecin, +vous donner un conseil.</p> + +<p>--Ah! pardieu! dit en riant le comte de Ruvo, il +sera le bienvenu, attendu que je me sens bien malade; +si malade, que je ne passerai pas trois heures +de l'après-midi.</p> + +<p>--Aussi, mon cher comte, répliqua Cirillo, ai-je +dit un conseil et non pas une ordonnance.</p> + +<p>--Oh! alors, je retire mon observation: prenons +que je n'ai rien dit.</p> + +<p>--Je parie, fit à son tour Salvato, que je devine le +conseil que vous alliez nous donner, mon cher Hippocrate: +vous alliez nous conseiller de dormir, n'est-ce +pas?</p> + +<p>--Justement: le sommeil, c'est la force, et, quoique +nous soyons hommes, l'heure venue, nous aurons +besoin de notre force, et de toute notre force.</p> + +<p>--Comment, mon cher Cirillo, dit Manthonnet, +vous qui êtes un homme de précaution, comment +ne vous êtes-vous pas, dans la prévision de cette +heure, prémuni d'une certaine poudre ou d'une liqueur +quelconque qui nous dispense de danser au +bout d'une corde, en face de ces imbéciles de lazzaroni, +la gigue ridicule dont nous sommes menacés!</p> + +<p>--J'y ai pensé; mais, égoïste que je suis, ne me +doutant pas que nous dussions mourir de compagnie, +je n'y ai pensé que pour moi seul. Cette bague, +comme celle d'Annibal, renferme la mort de celui +qui la porte.</p> + +<p>--Ah! dit Caraffa, je comprends maintenant +pourquoi vous nous conseillez de dormir: vous +vous seriez endormi avec nous, mais vous ne vous +seriez pas réveillé.</p> + +<p>--Tu te trompes, Hector. Je suis parfaitement +décidé à mourir comme vous et avec vous, et, s'il y +a quelqu'un qui ait mal dormi et qui, au moment de +faire le grand voyage, se sente quelque faiblesse, +cette bague est à lui.</p> + +<p>--Diable! fit Michele, c'est tentant.</p> + +<p>--La veux-tu, pauvre enfant du peuple, qui n'as +pas comme nous, pour t'aider à mourir, la ressource +de la science et de la philosophie? demanda Cirillo.</p> + +<p>--Merci, merci, docteur! dit Michele; ce serait du +poison perdu.</p> + +<p>--Pourquoi cela?</p> + +<p>--Mais parce que la vieille Nanno m'a prédit que +je serais pendu, et que rien ne peut m'empêcher +d'être pendu. Faites donc votre cadeau à quelqu'un +qui soit libre de mourir à sa façon + +--J'accepte, docteur, dit la Pimentel; j'espère +ne pas m'en servir; mais je suis femme, et, au moment +suprême, je puis avoir un moment de faiblesse. +Si ce malheur m'arrive, vous me pardonnerez, n'est-ce +pas?</p> + +<p>--La voici; mais vous avez tort de douter de +vous-même, dit Cirillo: je réponds de vous.</p> + +<p>--N'importe! fit Éléonor en tendant la main, +donnez toujours.</p> + +<p>Le matelas du docteur était trop éloigné de celui +d'Éléonor Pimentel pour que Cirillo passât l'anneau +de la main à la main; mais il le donna au prisonnier +le plus proche de lui, qui le fit passer à son voisin, +lequel le remit à Éléonor.</p> + +<p>--On dit, fit celle-ci, que, lorsqu'on apporta à +Cléopâtre l'aspic couché dans un panier de figues, +elle commença par caresser le reptile en disant: +«Sois la bienvenue, hideuse petite bête! tu me +sembles belle, à moi, car tu es la liberté.» Toi aussi, +tu es la liberté, ô bague précieuse, et je te baise +comme une soeur.</p> + +<p>Salvato, ainsi qu'on l'a vu, n'avait point pris part +à la conversation. Il se tenait assis sur son lit, les +coudes posés sur ses genoux, sa tête dans ses mains.</p> + +<p>Hector Caraffa le regardait avec inquiétude. De +son matelas, il pouvait atteindre jusqu'à lui.</p> + +<p>--Dors-tu ou rêves-tu? demanda-t-il.</p> + +<p>Salvato tira de ses mains sa tête parfaitement +calme, et qui n'était triste que parce que la tristesse +était le caractère de cette physionomie.</p> + +<p>--Non, dit-il, je réfléchis.</p> + +<p>--A quoi?</p> + +<p>--A un cas de conscience.</p> + +<p>--Ah! dit en riant Manthonnet, quel malheur +que le cardinal Ruffo ne soit pas là!</p> + +<p>--Ce n'est pas à lui que je m'adresserais; car, ce +cas de conscience, vous seul pouvez le résoudre.</p> + +<p>--Ah! pardieu! s'écria Hector Caraffa, je ne me +doutais point que l'on m'enfermât ici pour faire +partie d'un concile.</p> + +<p>--Cirillo, notre maître en philosophie, en science, +en honneur surtout, a dit tout à l'heure: «J'ai du +poison, mais je n'en ai que pour moi seul; donc, je +ne m'en servirai pas.»</p> + +<p>--Le voulez-vous? dit vivement Éléonor. Je ne +serais pas fâchée de vous le rendre, il me brûle les +mains.</p> + +<p>--Non, merci; c'est une simple question qu'il +me reste à vous poser. Vous ne voulez pas mourir +seul, mon cher Cirillo, d'une mort douce et tranquille, +tandis que vos compagnons mourraient d'une +mort cruelle et infamante?</p> + +<p>--C'est vrai. Condamné en même temps qu'eux, +il m'a semblé que je devais mourir avec eux et +comme eux.</p> + +<p>--Maintenant, si, au lieu de la possibilité de mourir, +vous aviez la certitude de vivre?</p> + +<p>--J'eusse refusé la vie par les mêmes raisons qui +m'ont fait repousser la mort.</p> + +<p>--Vous pensez tous comme Cirillo?</p> + +<p>--Tous, répondirent d'une seule voix les quatre +hommes.</p> + +<p>Éléonor Pimentel écoutait avec une avidité croissante.</p> + +<p>--Mais, continua Salvato, si votre salut pouvait +amener le salut d'un autre, d'un être faible et innocent, +qui, pour se soustraire à la mort, ne compte +que sur vous, n'espère qu'en vous, et qui mourrait +sans vous?</p> + +<p>--Oh! alors, s'écria vivement Éléonor Pimentel, +ce serait notre devoir d'accepter.</p> + +<p>--Vous parlez en femme, Éléonor.</p> + +<p>--Et nous parlons en hommes, nous, reprit +Cirillo, et, comme elle, nous vous disons: «Salvato, +ce serait notre devoir d'accepter.»</p> + +<p>--C'est votre avis, Ruvo? demanda le jeune +homme.</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--C'est votre avis, Manthonnet?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--C'est votre avis, Michele?</p> + +<p>--Oh! oui, cent fois oui!</p> + +<p>Et, se penchant du côté de Salvato:</p> + +<p>--Au nom de la Madone, monsieur Salvato, +sauvez-vous et sauvez-la! Ah! si je pouvais être sûr +qu'elle ne mourra point, j'irais à la potence en dansant, +et je crierais: «Vive la Madone!» la corde au +cou.</p> + +<p>--C'est bien, dit Salvato, je sais ce que je voulais +savoir; merci.</p> + +<p>Et tout rentra dans le silence.</p> + +<p>La lampe seule, qui avait épuisé son huile, pétilla +un instant, jeta de petits éclairs, et lentement +s'éteignit.</p> + +<p>Bientôt une lueur grisâtre, annonçant le jour qui +devait être le dernier jour des condamnés, transparut +tristement à travers les barreaux.</p> + +<p>--Voilà l'emblème de la mort: la lampe s'éteint, +la nuit se fait, puis vient le crépuscule.</p> + +<p>--Êtes-vous bien sûr du crépuscule? demanda +Cirillo.</p> + +<p>A huit heures du matin, ceux des condamnés qui +dormaient furent éveillés par le bruit que fit, en +s'ouvrant, la porte de la première chambre, c'est-à-dire +celle où était l'autel.</p> + +<p>Les geôliers entrèrent dans la chambre des condamnés, +et leur chef dit à haute voix:</p> + +<p>--La messe des morts!</p> + +<p>--A quoi bon la messe? dit Manthonnet. Croit-on +que nous ne sachions pas bien mourir sans cela?</p> + +<p>--Nos bourreaux veulent mettre le bon Dieu de +leur côté, répondit Ettore Caraffa.</p> + +<p>--Je ne vois nulle part que la messe soit instituée +par l'Évangile, fit, à son tour, Cirillo, et l'Évangile +est ma seule foi.</p> + +<p>--C'est bien, dit la même voix impérative: ne +détachez que ceux qui voudront assister à l'office +divin.</p> + +<p>--Détachez-moi, dit Salvato.</p> + +<p>Éléonor Pimentel et Michele firent la même demande.</p> + +<p>On les détacha tous trois.</p> + +<p>Ils passèrent dans la chambre à côté. Le prêtre +était à l'autel: des soldats gardaient la porte, et l'on +voyait briller dans le corridor les baïonnettes indiquant +que le détachement était nombreux et que, +par conséquent, les précautions étaient prises.</p> + +<p>Salvato ne s'était fait détacher que pour ne pas +laisser échapper une occasion de se mettre en communication +avec son père ou les agents de son père +qui auraient entrepris de le sauver.</p> + +<p>Éléonor avait demandé à entendre la messe parce +que, femme et poëte, son esprit la portait à participer +au mystère divin.</p> + +<p>Michele, parce que, Napolitain et Lazzarone, il était +convaincu que, sans messe, il n'y avait pas de +bonne mort.</p> + +<p>Salvato se tint debout, près de la porte de communication +des deux chambres; mais il eut beau interroger +des yeux les assistants et plonger son regard +dans le corridor, il ne vit rien qui pût lui faire soupçonner +que l'on s'occupât de son salut.</p> + +<p>Éléonor prit une chaise et s'inclina, appuyée sur +le dossier.</p> + +<p>Michele s'agenouilla sur les marches mêmes de +l'autel.</p> + +<p>Michele représentait la foi absolue; Éléonor, l'espérance; +Salvato, le doute.</p> + +<p>Salvato écouta la messe avec distraction; Éléonor +avec recueillement; Michele avec extase.</p> + +<p>Il n'avait été que quatre mois patriote et colonel, +il avait été toute sa vie lazzarone.</p> + +<p>La messe finie, le prêtre demanda:</p> + +<p>--Qui veut communier?</p> + +<p>--Moi! s'écria Michele.</p> + +<p>Éléonor s'inclina sans répondre; Salvato secoua +la tête en signe de dénégation.</p> + +<p>Michele s'approcha du prêtre, se confessa à voix +basse et communia.</p> + +<p>Puis tous trois furent réintégrés dans la seconde +chambre, où on leur apporta à déjeuner, ainsi qu'à +leurs compagnons.</p> + +<p>--Pour quelle heure? demanda, Cirillo aux geôliers +qui apportaient le repas.</p> + +<p>L'un d'eux s'approcha de lui.</p> + +<p>--Je crois que c'est pour quatre heures, monsieur +Cirillo, lui dit-il.</p> + +<p>--Ah! lui dit le docteur, tu me reconnais?</p> + +<p>--Vous avez, l'année dernière, guéri ma femme +d'une fluxion de poitrine!</p> + +<p>--Et elle va bien depuis ce temps?</p> + +<p>--Oui, Excellence.</p> + +<p>Puis, à voix basse:</p> + +<p>--Je vous souhaiterais, ajouta-t-il en poussant un +soupir, d'aussi longs jours que ceux qu'elle a probablement +à vivre.</p> + +<p>--Mon ami, lui répondit Cirillo, les jours de +l'homme sont comptés; seulement, Dieu est moins +sévère que Sa Majesté le roi Ferdinand: Dieu, parfois, +fait grâce; le roi Ferdinand, jamais! Tu dis que +c'est pour quatre heures?</p> + +<p>--Je le crois, répondit le geôlier; mais, comme +vous êtes beaucoup, ça avancera, peut-être d'une +heure, afin qu'on ait le temps.</p> + +<p>Cirillo tira sa montre.</p> + +<p>--Dix heures et demie, dit-il.</p> + +<p>Puis, comme il allait la remettre à son gousset:</p> + +<p>--Bon! dit-il, j'allais oublier de la remonter. Ce +n'est point une raison qu'elle s'arrête parce que je +m'arrêterai.</p> + +<p>Et il remonta tranquillement sa montre.</p> + +<p>--Y a-t-il quelques-uns des condamnés qui désirent +recevoir les secours de la religion? demanda le +prêtre en apparaissant sur le seuil de la porte.</p> + +<p>--Non, répondirent d'une seule voix Cirillo, +Ettore Caraffa et Manthonnet.</p> + +<p>--Comme vous voudrez, répondit le prêtre; c'est +une affaire entre Dieu et vous.</p> + +<p>--Je crois, mon père, répondit Cirillo qu'il serait +plus juste de dire entre Dieu et le roi Ferdinand.</p> +<br><br> + + +<h3>XCIV +<br><br> +LA PORTE SANT'AGOSTINO-ALLA-ZECCA</h3> +<br> + +<p>Vers trois heures et demie, les condamnés entendirent +s'ouvrir la porte extérieure du cabinet des +<i>bianchi</i>, dont ils étaient séparés par une forte +cloison et par une porte garnie de bandes de fer, de +cadenas et de verrous; puis, un bruit de pas et le +chuchotement de plusieurs voix.</p> + +<p>Cirillo tira sa montre.</p> + +<p>--Trois heures et demie, dit-il: mon brave +homme de geôlier ne s'est pas trompé.</p> + +<p>--Michele! dit Salvato au lazzarone, qui, depuis +qu'il avait communié, se tenait absorbé dans sa +prière.</p> + +<p>Michele tressaillit, et, sur un signe de Salvato, +s'approcha de lui autant que le permettait la longueur +de sa chaîne.</p> + +<p>--Excellence? demanda-t-il.</p> + +<p>--Tâche de ne pas t'éloigner de moi, et, s'il arrive +quelque événement inattendu, profites-en.</p> + +<p>Michele secoua la tête.</p> + +<p>--Oh! Excellence, murmura-t-il, Nanno a dit que +je serais pendu, je dois être pendu; cela ne peut se +passer autrement.</p> + +<p>--Bah! qui sait? dit Salvato.</p> + +<p>On entendit s'ouvrir la porte opposée à celle qui +donnait dans le cabinet des <i>bianchi</i>, c'est-à-dire celle +de la chapelle, et un homme parut sur le seuil de la +chambre des condamnés, tandis que le bruit des +crosses de fusil que les soldats posaient à terre arrivait +jusqu'à eux.</p> + +<p>Il n'y avait point à se tromper à l'aspect de cet +homme: c'était le bourreau.</p> + +<p>Il compta les patients.</p> + +<p>--Six ducats de prime seulement! murmura-t-il +avec un soupir. Et quand je songe que, de ce seul +coup, soixante ducats me devaient revenir... Enfin, +n'y pensons plus!</p> + +<p>Le procureur fiscal Guidobaldi entra, précédé d'un +huissier tenant l'arrêt de la junte.</p> + +<p>--Détachez les condamnés, dit le procureur +fiscal.</p> + +<p>Les geôliers obéirent.</p> + +<p>--A genoux pour entendre votre arrêt! dit Guidobaldi.</p> + +<p>--Avec votre permission, monsieur le procureur +fiscal, dit Hector Caraffa, nous aimerions mieux +l'entendre debout.</p> + +<p>Le ton de raillerie avec lequel étaient prononcées +ces paroles fit grincer les dents du juge.</p> + +<p>--A genoux, debout, assis, peu importe de quelle +façon vous l'entendrez, pourvu que vous l'entendiez +et que l'arrêt s'exécute! Greffier, lisez l'arrêt.</p> + +<p>L'arrêt condamnait Dominique Cirillo, Gabriel +Manthonnet, Salvato Palmieri, Michele il Pazzo et +Leonora Pimentel à être pendus, et Hector Caraffa à +avoir la tête tranchée.</p> + +<p>--C'est bien cela, dit Hector, et il n'y a rien à +reprendre au jugement.</p> + +<p>--Alors, dit en raillant Guidobaldi, on peut +l'exécuter?</p> + +<p>--Quand vous voudrez. Je suis prêt pour mon +compte, et je présume que mes amis sont prêts +comme moi.</p> + +<p>--Oui, répondirent les condamnés d'une seule +voix.</p> + +<p>--Je dois cependant te dire une chose, à toi, +Dominique Cirillo, dit Guidobaldi avec un effort qui +prouvait ce que cette chose lui coûtait à dire.</p> + +<p>--Laquelle? demanda Cirillo.</p> + +<p>--Demande ta grâce au roi, et peut-être, comme +tu as été son médecin, te l'accordera-t-il. En tout +cas, cette demande faite, j'ai ordre d'accorder un +sursis.</p> + +<p>Tous les regards se fixèrent sur Cirillo.</p> + +<p>Mais lui, avec sa voix douce, avec son visage +calme, avec ses lèvres souriantes, répondit:</p> + +<p>--C'est inutilement qu'on cherche à flétrir ma +réputation par une bassesse. Je refuse d'entrer dans +cette honteuse voie de salut qui m'est offerte. J'ai été +condamné avec des amis qui me sont chers; je veux +mourir avec eux. J'attends mon repos de la mort, et +je ne ferai rien pour la fuir et pour demeurer une +heure de plus dans un monde où règnent l'adultère, +le parjure et la perversité.</p> + +<p>Léonor saisit la main de Cirillo, et, après l'avoir +baisée, brisa sur le plancher le flacon d'opium qu'elle +avait reçu de lui.</p> + +<p>--Qu'est-ce que cela? demanda Guidobaldi en +voyant la liqueur se répandre sur les dalles.</p> + +<p>--Un poison qui, en dix minutes, m'eût mise +hors de tes atteintes, misérable! répondit-elle.</p> + +<p>--Et pourquoi renonces-tu à ce poison?</p> + +<p>--Parce que ce serait, il me semble, une lâcheté, +du moment que Cirillo ne veut pas nous abandonner, +d'abandonner Cirillo.</p> + +<p>--Bien, ma fille! s'écria Cirillo. Je ne dirai pas: +«Tu es digne de moi!» je dirai: «Tu es digne de +toi-même!»</p> + +<p>Léonor sourit, et, l'oeil au ciel, la main étendue, +le sourire à la bouche:</p> + +<p class="mid"><i>Forsan hæc olim meminisse juvabit!</i></p> + +<p>dit-elle.</p> + +<p>--Voyons, dit Guidobaldi impatienté, est-ce fini, +et personne n'a-t-il plus rien à demander?</p> + +<p>--Personne n'a rien demandé, d'abord, dit le +comte de Ruvo.</p> + +<p>--Et personne ne demandera rien, dit Manthonnet, +si ce n'est que nous finissions cette comédie +de fausse clémence le plus tôt possible.</p> + +<p>--Geôlier, ouvrez la porte aux <i>bianchi</i>, dit le +procureur fiscal.</p> + +<p>La porte du cabinet s'ouvrit, et les <i>bianchi</i> parurent, +revêtus de leur longues robes blanches.</p> + +<p>Ils étaient douze, deux par chaque condamné.</p> + +<p>La porte du cabinet se referma derrière eux.</p> + +<p>Un pénitent s'approcha de Salvato, lui prit la +main, et fit, en la prenant, le signe maçonnique.</p> + +<p>Salvato lui rendit le même signe, sans que son +visage trahit la moindre émotion.</p> + +<p>--Vous êtes prêt? demanda le pénitent.</p> + +<p>--Oui, répondit Salvato.</p> + +<p>La réponse ayant un double sens, personne ne la +remarqua.</p> + +<p>Quant à Salvato, il ne reconnaissait pas la voix; +mais le signe maçonnique lui apprenait qu'il avait +affaire à un ami.</p> + +<p>Il échangea un regard avec Michele.</p> + +<p>--Rappelle-toi ce que je t'ai dit, Michele, fit Salvato.</p> + +<p>--Oui, Excellence, répondit le lazzarone.</p> + +<p>--Lequel de vous s'appelle Michele? demanda un +pénitent.</p> + +<p>--Moi, dit vivement Michele croyant qu'il allait +apprendre quelque bonne nouvelle.</p> + +<p>Le pénitent s'approcha de lui.</p> + +<p>--Vous avez une mère? lui demanda-t-il.</p> + +<p>--Oui, répondit Michele avec un soupir, et c'est +le plus fort de ma peine, pauvre femme! Mais comment +savez-vous cela?</p> + +<p>--Une pauvre vieille m'a arrêté au moment où +j'entrais à la Vicaria.</p> + +<p>»--Excellence, m'a-t-elle dit, j'ai une prière à +vous faire.</p> + +<p>»--Laquelle? ai-je demandé.</p> + +<p>»--Je voudrais savoir si vous faites partie des +pénitents qui conduisent les condamnés à l'échafaud.</p> + +<p>»--Oui.</p> + +<p>»--Eh bien, l'un d'eux s'appelle Michele Marino; +mais il est plus connu sous le nom de Michele il +Pazzo.</p> + +<p>»--N'est-ce pas, lui ai-je demandé, celui qui a +été colonel sous la soi-disant République?</p> + +<p>»--Oui, le malheureux enfant, répondit-elle, c'est +bien lui!</p> + +<p>»--Eh bien, après?</p> + +<p>»--Eh bien, comme un brave chrétien que vous +êtes, vous l'avertirez de tourner, en sortant de la +Vicaria, la tête à gauche; je serai sur la pierre des +Banqueroutiers pour le voir une dernière fois et lui +donner ma bénédiction.»</p> + +<p>--Merci, Excellence, dit Michele. C'est un fait +que la pauvre chère femme m'aime de tout son coeur. +Je lui ai bien fait de la peine toute ma vie; mais, +aujourd'hui, c'est la dernière que je lui ferai!</p> + +<p>Puis, en essuyant une larme:</p> + +<p>--Voulez-vous me faire l'honneur de m'assister? +demanda-t-il au pénitent.</p> + +<p>--Volontiers, répondit celui-ci.</p> + +<p>--Allons, Michele, dit Salvato, ne nous faisons +pas attendre.</p> + +<p>--Me voilà, monsieur Salvato, me voilà!</p> + +<p>Et Michele se mit à la suite de Salvato.</p> + +<p>Les condamnés sortirent de la salle où ils avaient +été mis en chapelle, traversèrent la chambre où la +messe leur avait été dite, et commencèrent d'entrer +dans le corridor, le bourreau en tête.</p> + +<p>Ils marchaient dans la disposition qui, sans doute, +était celle dans laquelle ils devaient être exécutés:</p> + +<p>Cirillo d'abord, puis Manthonnet, puis Michele, +puis Éléonor Pimentel, puis Ettore Caraffa.</p> + +<p>Chacun des condamnés marchait entre deux <i>bianchi</i>.</p> + +<p>A la porte de la prison donnant dans la cour +s'étendait une double file de soldats, allant de cette +première porte à la seconde, qui débouchait sur la +place de la Vicaria.</p> + +<p>Cette place était encombrée de peuple.</p> + +<p>A l'aspect des condamnés, une formidable rumeur +s'éleva de la foule:</p> + +<p>--A mort, les jacobins! à mort!</p> + +<p>Il était évident que, sans la double file de soldats +qui les protégeait, ils n'eussent point fait cinq pas +dans la rue sans être mis en pièces.</p> + +<p>Des couteaux brillaient dans toutes les mains, des +menaces dans tous les yeux.</p> + +<p>--Appuyez-vous sur mon épaule, dit à Salvato le +pénitent qui marchait à sa droite et qui s'était fait +connaître à lui pour maçon.</p> + +<p>--Croyez-vous donc que j'aie besoin d'être soutenu? +lui demanda en souriant Salvato.</p> + +<p>--Non; mais j'ai des instructions à vous donner.</p> + +<p>On avait fait une quinzaine de pas hors de la +Vicaria, et l'on se trouvait en face de la colonne qui +surmonte la pierre dite des Banqueroutiers, parce +que c'était en s'asseyant, le derrière nu, sur cette +pierre que les banqueroutiers du moyen âge se déclaraient +en faillite.</p> + +<p>--Halte! dit le pénitent qui était à la gauche de +Michele.</p> + +<p>Dans ces sortes de marches funèbres, les pénitents +jouissent d'une autorité que personne ne songe à +leur contester.</p> + +<p>Maître Donato s'arrêta le premier, et, derrière lui, +s'arrêtèrent pénitents, soldats, condamnés.</p> + +<p>--Jeune homme, dit à Michele le pénitent qui +avait crié: «Halte!» fais tes adieux à ta mère!Femme, +ajouta-t-il-en s'adressant à la vieille, donne +la dernière bénédiction à ton fils!</p> + +<p>La vieille descendit de la pierre sur laquelle elle +était montée, et Michele se jeta dans ses bras.</p> + +<p>Pendant quelques secondes, ni l'un ni l'autre ne +purent parler.</p> + +<p>Le pénitent qui était à la droite de Salvato en +profita pour lui dire:</p> + +<p>--Dans le vico Sant'Agostino-alla-Zecca, au moment +où nous arriverons en face de l'église, il y +aura un tumulte. Montez sur les marches de l'église +et appuyez-vous contre la porte en la frappant du +talon.</p> + +<p>--Le pénitent qui est à ma gauche est-il des +nôtres?</p> + +<p>--Non. Faites semblant de vous occuper de +Michele.</p> + +<p>Salvato se retourna vers le groupe que formaient +Michele et sa mère.</p> + +<p>Michele venait de relever la tête et regardait autour +de lui.</p> + +<p>--Et elle, demanda-t-il, elle n'est pas avec vous?</p> + +<p>--Qui, elle?</p> + +<p>--Assunta.</p> + +<p>--Ses frères et son père l'ont enfermée au couvent +de l'Annonciata, où elle pleure et se désespère, +et ils ont juré que, s'ils pouvaient t'arracher aux +mains des soldats, le bourreau n'aurait pas le plaisir +de te pendre, attendu qu'ils auraient celui de te +mettre en pièces. Giovanni a même ajouté: «Ça me +coûtera un ducat, mais n'importe!»</p> + +<p>--Ma mère, vous lui direz que je lui en voulais +de m'avoir abandonné, mais qu'à cette heure, où je +sais qu'il n'y a pas de sa faute, je lui pardonne.</p> + +<p>--Allons, dit le pénitent, il faut se quitter.</p> + +<p>Michele se mit à genoux devant sa mère, qui lui +posa les deux mains sur la tête et le bénit mentalement; +car la pauvre femme, étouffée par les sanglots, +ne pouvait plus proférer une seule parole.</p> + +<p>Le pénitent prit la vieille femme par-dessous les +bras et l'assit sur la pierre, où elle resta comme une +masse inerte, la tête appuyée sur ses deux genoux.</p> + +<p>--Marchons, dit Michele.</p> + +<p>Et, de lui-même, il reprit son rang.</p> + +<p>Le pauvre garçon n'était ni un esprit fort comme +Ruvo, ni un philosophe comme Cirillo, ni un coeur +de bronze comme Manthonnet, ni un poëte comme +Pimentel: c'était un enfant du peuple, accessible à +tous les sentiments et ne sachant ni les réprimer ni +les cacher.</p> + +<p>Il marchait la jambe ferme, la tête droite, mais les +joues humides de larmes.</p> + +<p>On suivit un instant la strada dei Tribunali; puis +on prit à gauche le vico delle Lite; on traversa la +rue Forcella, et l'on entra dans le vico Sant'Agostino-alla-Zecca.</p> + +<p>Un homme se tenait à l'entrée de cette rue avec +une charrette attelée de deux buffles.</p> + +<p>Il sembla à Salvato que le pénitent qui était à sa +droite avait échangé un signe avec le charretier.</p> + +<p>--Tenez-vous prêt.</p> + +<p>--A quoi?</p> + +<p>--A ce que je vous ai dit.</p> + +<p>Salvato se retourna et vit que l'homme aux buffles +suivait le cortège avec sa charrette.</p> + +<p>Un peu en avant de l'estrade del Pendino, la rue +était barrée par une voiture de bois dont l'essieu +était cassé.</p> + +<p>L'homme dételait ses chevaux, afin de décharger +la voiture.</p> + +<p>Cinq ou six soldats se portèrent en avant en criant: +«Place! place!» et en essayant, en effet, de débarrasser +la rue.</p> + +<p>On était en face de l'église de Sant'Agostino-alla-Zecca.</p> + +<p>Tout à coup, des mugissements horribles se firent +entendre, et, comme s'ils étaient atteints de folie, +les buffles, les yeux sanglants, la langue pendante, +soufflant le feu par les naseaux, traînant après eux +la charrette avec un bruit pareil à celui du tonnerre, +se ruèrent sur le cortège, foulant aux pieds, écrasant +contre les maisons le peuple dont la rue était encombrée +et l'arrière-garde des soldats, qui voulaient +vainement les arrêter de leurs baïonnettes.</p> + +<p>Salvato comprit que c'était le moment. Il écarta +du coude le second pénitent qui était à sa gauche, +renversa le soldat qui faisait la file à sa hauteur, et +en criant: «Gare les buffles!» et, comme s'il cherchait +seulement à fuir le danger, il bondit sur les +marches de l'église, et s'appuya à la porte, qu'il +frappa du talon.</p> + +<p>La porte s'ouvrit, comme, dans une féerie bien +machinée, s'ouvre une trappe anglaise, et, avant +que l'on eût eu le temps de voir par où il avait disparu, +elle se referma sur lui.</p> + +<p>Michele avait voulu suivre Salvato; mais un bras +de fer l'avait arrêté. C'était celui du vieux pêcheur +Basso Tomeo, le père d'Assunta.</p> +<br><br> + +<h3>XCV +<br><br> +COMMENT ON MOURAIT À NAPLES EN 1799</h3> +<br> + +<p>Quatre hommes armés jusqu'aux dents attendaient +Salvato dans l'intérieur de l'église.</p> + +<p>L'un d'eux lui ouvrit les bras. Salvato se jeta sur +son coeur en criant:</p> + +<p>--Mon père!</p> + +<p>--Et maintenant, dit celui-ci, pas un instant à +perdre! Viens! viens!</p> + +<p>--Mais fit Salvato résistant, ne pouvons-nous pas +sauver mes compagnons?</p> + +<p>--N'y songeons même pas, dit Joseph Palmieri, +ne songeons qu'à Luisa.</p> + +<p>--Ah! oui, s'écria Salvato. Luisa! sauvons +Luisa!</p> + +<p>D'ailleurs, Salvato eût voulu résister, que la chose +lui eût été impossible: au bruit des crosses de fusil +contre la porte de l'église, Joseph Palmieri entraînait, +avec la force d'un géant, son fils vers la sortie qui +donne dans la rue des Chiarettieri-al-Pendino.</p> + +<p>A cette sortie, quatre chevaux tout sellés, ayant +chacun une carabine à l'arçon, attendaient leurs cavaliers, +guidés par deux paysans des Abruzzes.</p> + +<p>--Voici mon cheval, dit Joseph Palmieri en sautant +en selle; et voilà le tien, ajouta-t-il en montrant +un second cheval à son fils.</p> + +<p>Salvato était, lui aussi, en selle avant que son père +eût achevé la phrase.</p> + +<p>--Suis-moi! lui cria Joseph.</p> + +<p>Et il s'élança le premier par le largo del Elmo, +par le vico Grande, par la strada Egiziaca à Forcella.</p> + +<p>Salvato le suivit; les deux autres hommes galopèrent +derrière Salvato.</p> + +<p>Cinq minutes après, ils sortaient de Naples par la +porte de Nola, prenaient la route de Saint-Corme, +se jetaient à gauche par un sentier à travers les marais, +gagnaient au-dessus de Capodichino la route +de Casoria, laissaient Sant'Antonio à leur gauche, +Acerra à leur droite, et, distançant, grâce à l'excellence +de leurs chevaux, les deux hommes qui leur +servaient d'escorte, ils s'enfonçaient dans la vallée +des Fourches-Caudines.</p> + +<p>Maintenant, pour ceux de nos lecteurs qui veulent +l'explication de tout, nous donnerons cette explication +en deux mots.</p> + +<p>Joseph Palmieri, dans un court voyage qu'il avait +fait à Molise, avait trouvé une douzaine d'hommes +dévoués, qu'il avait ramenés avec lui à Naples.</p> + +<p>Un de ses anciens amis, agrégé à la corporation +des <i>bianchi</i>, s'était chargé, sous le prétexte d'assister +Salvato comme pénitent, de faire savoir au condamné +ce qui se tramait pour son salut.</p> + +<p>Un des paysans de Joseph Palmieri avait barré +la rue avec une charrette de bois.</p> + +<p>L'autre attendait le passage du cortége avec une +charrette attelée de deux buffles, tenant presque +toute la largeur de la rue.</p> + +<p>Le cortége, passé, le paysan avait laissé tomber +dans l'oreille de chacun du ses buffles un morceau +d'amadou allumé.</p> + +<p>Les buffles étaient entrés en fureur et s'étaient +élancés en mugissant dans la rue, renversant tout ce +qu'ils rencontraient devant eux.</p> + +<p>De là le désordre dont Salvato avait profité.</p> + +<p>Ce désordre ne s'était point calmé à la disparition +de Salvato.</p> + +<p>Nous avons dit que Michele avait été tenté de +suivre celui-ci, mais avait été arrêté par le vieux +pêcheur Basso Tomeo, qui avait juré de le disputer +au bourreau.</p> + +<p>Et, en effet, une lutte s'était établie non-seulement +entre les lazzaroni, qui voulaient mettre Michele en +pièces, attendu qu'il avait déshonoré leur respectable +corps en portant l'uniforme français, mais encore +entre eux et Michele, qui, à tout prendre, aimait +encore mieux être pendu que mis en pièces.</p> + +<p>Les soldats de l'escorte étaient venus en aide à +Michele et étaient parvenus à le tirer des mains de +ses anciens camarades, mais dans un déplorable état.</p> + +<p>Les lazzaroni ont la main leste, et il avaient eu le +temps d'allonger à Michele deux ou trois coups de +couteau.</p> + +<p>Il en résulta que, comme le pauvre diable ne +pouvait plus marcher, on s'empara de la charrette +qui barrait la rue pour lui faire faire le reste du +chemin.</p> + +<p>Quant à Salvato, on s'était bien aperçu de sa fuite, +puisque cette fuite avait été hâtée par les coups de +crosse de fusil donnés par les soldats dans la porte +de l'église; mais cette porte était trop solide pour +être enfoncée: il fallait faire le tour de l'église et +même de la rue par la strada del Pendino. On le fit, +mais cela dura un quart d'heure, et, quand on arriva +à la sortie de l'église, Salvato était hors de Naples, +et, par conséquent, hors de danger.</p> + +<p>Aucun des autres condamnés n'avait fait le moindre +mouvement pour fuir.</p> + +<p>Salvato disparu, Michele couché dans sa charrette, +le cortége funèbre reprit donc sa marche vers le +lieu de l'exécution, c'est-à-dire vers la place du +Vieux-Marché.</p> + +<p>Mais, pour donner plus grande satisfaction au +peuple, on lui fit faire un grand détour par la rue +Francesca, de manière à le faire déboucher sur le +quai.</p> + +<p>Les lazzaroni avaient reconnu Éléonor Pimentel, +et, en dansant aux deux côtés du cortége, qu'ils +accompagnaient avec des huées et des gestes obscènes, +ils chantaient:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i24"> La signora Dianora,</p> +<p class="i20">Che cantava neoppa lo triato,</p> +<p class="i20">Mo alballa muzzo a lo mercato.</p> +<br> +<p class="i24"> Viva, viva lo papa santo,</p> +<p class="i20">Che a marmato i cannoncini,</p> +<p class="i20">Per dustruggere i giacobini!</p> +<br> +<p class="i20">Viva la força e maestro Donato!</p> +<p class="i20">Sant'Antonio sia lodato!</p> +</div></div> + +<p>Ce qui voulait dire:</p> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p class="i24"> La signora Dianora,</p> +<p class="i20">Qui chantait sur le théâtre,</p> +<p class="i20">Maintenant danse au milieu du marché.</p> +<br> +<p class="i24"> Vive, vive le saint pape,</p> +<p class="i20">Qui a envoyé de petits canons</p> +<p class="i20">Pour détruire les jacobins!</p> +<br> +<p class="i20">Vive la potence et maître Donato!</p> +<p class="i20">Et que saint Antoine soit loué!</p> +</div></div> + +<p>Ce fut au milieu de ces cris, de ces huées, de ces +bouffonneries, de ces insultes, que les condamnés +débouchèrent sur le quai, suivirent la strada Nuova, +et atteignirent la rue des Soupirs-de-l'Abîme, d'où +ils aperçurent les instruments du supplice, dressés +au centre du Vieux-Marché.</p> + +<p>Il y avait six gibets et un échafaud.</p> + +<p>Un des gibets s'élevait au-dessus des autres à la +hauteur de dix pieds.</p> + +<p>Une pensée obscène l'avait fait dresser pour Éléonor +Pimentel.</p> + +<p>Comme on le voit, le roi de Naples était plein +d'attention pour ses bons lazzaroni.</p> + +<p>Au coin du vico della Conciaria, un homme, +hideux de mutilation, avec une balafre lui fendant +le visage en deux et lui crevant un oeil, avec une +main dont les doigts étaient coupés, avec une jambe +de bois par laquelle il avait remplacé sa jambe brisée, +attendait le cortége, au-devant duquel sa faiblesse +ne lui avait pas permis d'aller.</p> + +<p>C'était le beccaïo.</p> + +<p>Il avait appris le jugement et la condamnation de +Salvato et avait fait un effort, tout mal guéri qu'il +était, pour avoir le plaisir de le voir pendre.</p> + +<p>--Où est-il, le jacobin? où est-il, le misérable? où +est-il, le brigand? s'écria-t-il en essayant de franchir +la haie des soldats.</p> + +<p>Michele reconnut sa voix, et, tout mourant qu'il +était, il se souleva dans sa charrette, et, avec un éclat +de rire:</p> + +<p>--Si c'est pour voir pendre le général Salvato +que tu t'es dérangé, beccaïo, tu as perdu ta peine: +il est sauvé!</p> + +<p>--Sauvé? s'écria le beccaïo; sauvé? Impossible!</p> + +<p>--Demande plutôt à ces messieurs, et vois la +longue mine qu'ils font. Mais il y a encore une +chance: c'est que tu te mettes à courir après lui. Tu +as de bonnes jambes, tu le rattraperas.</p> + +<p>Le beccaïo poussa un hurlement de rage: une fois +encore, sa vengeance lui échappait.</p> + +<p>--Place! crièrent les soldats en le repoussant à +coups de crosse.</p> + +<p>Et le cortège passa.</p> + +<p>On arriva au pied des gibets. Là, un huissier attendait +les condamnés pour leur lire la sentence.</p> + +<p>La sentence fut lue au milieu des rires, des huées, +des insultes et des chants.</p> + +<p>La sentence lue, le bourreau s'avança vers le +groupe des condamnés.</p> + +<p>On n'avait point fixé l'ordre dans lequel les patients +devaient être exécutés.</p> + +<p>En voyant venir à eux le bourreau, Cirillo et +Manthonnet firent un pas en avant.</p> + +<p>--Lequel des deux dois-je pendre le premier? +demanda maître Donato.</p> + +<p>Manthonnet se baissa, ramassa deux pailles d'inégale +grandeur et donna le choix à Cirillo.</p> + +<p>Cirillo tira la plus longue.</p> + +<p>--J'ai gagné, dit Manthonnet.</p> + +<p>Et il se livra à maître Donato.</p> + +<p>La corde au cou, il cria:</p> + +<p>--O peuple, qui aujourd'hui nous insultes, un +jour, tu vengeras ceux qui sont morts pour la +patrie!</p> + +<p>Maître Donato le poussa hors de l'échelle, et son +corps se balança dans le vide.</p> + +<p>C'était le tour de Cirillo.</p> + +<p>Il essaya, une fois monté sur l'échelle, de prononcer +quelques paroles; mais le bourreau ne lui en +laissa pas le temps, et, aux acclamations des lazzaroni, +son corps se balança près de celui de Manthonnet.</p> + +<p>Éléonor Pimentel s'avança.</p> + +<p>--Ce n'est pas encore ton tour, lui dit brutalement +le bourreau.</p> + +<p>Elle fit un pas arrière et vit que l'on apportait Michele.</p> + +<p>Mais, au pied de la potence, celui-ci dit:</p> + +<p>--Laissez-moi essayer de monter tout seul à l'échelle, +mes amis, ou sinon, on croira que c'est la +peur qui m'ôte la force, et non mes blessures.</p> + +<p>Et, sans être soutenu, il monta les degrés de l'échelle +jusqu'à ce que maître Donato lui eût dit:</p> + +<p>--Assez!</p> + +<p>Alors, il s'arrêta, et, comme il avait la corde passée +d'avance autour du cou, le bourreau n'eut qu'un +coup de genou à lui donner pour en finir avec lui.</p> + +<p>Au moment où il fut lancé dans le vide, il murmura +le nom de «Nanno!...» Le reste de la phrase, +si, toutefois, il y avait une phrase, fut étranglé par +le noeud coulant.</p> + +<p>Chacune de ces exécutions était saluée par des +hourras frénétiques et des cris furieux.</p> + +<p>Mais l'exécution que l'on attendait avec la plus +grande impatience, c'était évidemment celle d'Éléonor +Pimentel.</p> + +<p>Son tour était enfin arrivé; car maître Donato +devait en finir avec les gibets avant de passer à la +guillotine.</p> + +<p>L'huissier dit quelques mots tout bas à maître Donato, +qui s'approcha d'Éléonor.</p> + +<p>L'héroïne avait repris son calme, un instant troublé +par la vue de cette potence plus haute que les autres, +vue qui avait, non pas brisé son courage, mais +alarmé sa pudeur.</p> + +<p>--Madame, lui dit le bourreau d'un autre ton que +celui dont il venait de lui parler cinq minutes auparavant, +je suis chargé de vous dire que, si vous demandez +la vie, il vous sera accordé un sursis pendant +lequel votre requête sera envoyée au roi Ferdinand, +qui peut-être, dans sa clémence, daignera y faire +droit.</p> + +<p>--Demandez la vie! demandez la vie! répétèrent +autour d'elle les pénitents qui l'avaient assistée, elle +et ses compagnons.</p> + +<p>Elle sourit à cette marque de sympathie.</p> + +<p>--Et, si je demande autre chose que la vie, me +l'accordera-t-on?</p> + +<p>--Peut-être, répliqua maître Donato.</p> + +<p>--En ce cas, dit-elle, donnez-moi un caleçon.</p> + +<p>--Bravo! cria Hector Caraffa, une Spartiate n'eût +pas mieux dit!</p> + +<p>Le bourreau regarda l'huissier; on avait espéré +une lâcheté de la femme: on avait tiré une sublime +réponse de l'héroïne.</p> + +<p>L'huissier fit un signe.</p> + +<p>Maître Donato laissa tomber sa main immonde sur +l'épaule nue de Léonora et l'attira vers le gibet le +plus élevé.</p> + +<p>Arrivée au pied de la potence, elle en mesura des +yeux la hauteur.</p> + +<p>Puis, se tournant vers le cercle de spectateurs qui +enveloppait de tous côtés l'instrument du supplice:</p> + +<p>--Au nom de la pudeur, dit-elle, n'y a-t-il pas +quelque mère de famille qui me donne un moyen +d'échapper à cette infamie?</p> + +<p>Une femme lui jeta l'épingle d'argent avec laquelle +elle attachait ses cheveux.</p> + +<p>Léonora poussa un cri de joie, et, à la hauteur du +genou, à l'aide de cette épingle d'argent, attachant +l'un à l'autre le devant et le derrière de sa robe, elle +improvisa le caleçon qu'elle avait inutilement demandé.</p> + +<p>Puis elle gravit d'un pied ferme les degrés de +l'échelle en disant les quatre premiers vers de <i>la +Marseillaise napolitaine</i>, qu'elle avait chantée, le +jour où l'on apprit la chute d'Altamura, sur le théâtre +Saint-Charles.</p> + +<p>Avant que le quatrième vers fût achevé, cette âme +héroïque était remontée au ciel.</p> + +<p>Les gibets étaient remplis, moins un: c'était celui +qui était destiné à Salvato. Il ne restait plus personne +à pendre, mais il restait quelqu'un à guillotiner.</p> + +<p>C'était le comte de Ruvo.</p> + +<p>--Enfin, dit-il lorsqu'il vit que maître Donato et +ses aides en avaient fini avec le dernier cadavre, +j'espère que c'est à mon tour, hein?</p> + +<p>--Oh! sois tranquille, dit maître Donato, je ne te +ferai pas attendre.</p> + +<p>--Ah! ah! il paraît que, si je demande une faveur, +cette faveur ne me sera pas accordée?</p> + +<p>--Qui sait? demande toujours.</p> + +<p>--Eh bien, je désire être guillotiné à l'envers, +afin de voir tomber le fer qui me tranchera la gorge.</p> + +<p>Maître Donato regarda l'huissier: l'huissier fit signe +qu'il ne voyait aucun empêchement à l'accomplissement +de ce désir.</p> + +<p>--Il sera fait comme tu le veux, répondit le bourreau.</p> + +<p>Alors, Hector Caraffa monta lestement les degrés +de l'échafaud, et, arrivé sur la plate-forme, il se coucha +de lui-même sur la planche, le dos à terre, la +face au ciel.</p> + +<p>On le lia ainsi; puis on le poussa sous le couperet.</p> + +<p>Et, comme le bourreau, étonné peut-être de cet +indomptable courage, tardait un instant à remplir +son terrible office:</p> + +<p>--<i>Taglia dunque, per Dio!</i> lui cria le patient. +(Coupe donc, pardieu!)</p> + +<p>Et, sur cet ordre, le fatal couperet tomba et la +tête d'Hector Caraffa roula sur l'échafaud.</p> + +<p>Détournons les yeux de ce hideux champ de carnage +que l'on appelle Naples, et reportons-les sur un +autre point du royaume.</p> +<br><br> + + +<h3>XCVI +<br><br> +LA GOELETTE <i>the Runner</i></h3> +<br> + +<p>Trois mois s'étaient écoulés depuis les événements +que nous venons de raconter. Beaucoup de choses +étaient changées à Naples, qu'avait abandonnée la +flotte anglaise, et d'où le cardinal Ruffo était parti +après avoir licencié son armée et résigné ses pouvoirs +pour aller à Venise, comme simple cardinal, donner, +au conclave, un successeur à Pie VI.</p> + +<p>Un des principaux changements avait été la nomination +du prince de Cassero-Statella comme vice-roi +de Naples, et celle du marquis Malaspina comme +sous-secrétaire intime.</p> + +<p>La restauration du roi Ferdinand étant désormais +assurée, les récompenses furent distribuées.</p> + +<p>Il était impossible de faire pour Nelson plus que +l'on n'avait fait: il avait l'épée de Philippe V, il était +duc de Bronte, il avait de son duché soixante-quinze +mille livres de rente.</p> + +<p>Le cardinal Ruffo eut une rente viagère de quinze +mille ducats (soixante-cinq mille francs), à prendre +sur le revenu de San-Georgia la Malara, fief du +prince de la Riccia, passé au gouvernement par défaut +d'héritiers.</p> + +<p>Le duc de Baranello, frère aîné du cardinal, eut +l'abbaye de Sainte-Sophie de Bénévent, une des plus +riches du royaume.</p> + +<p>François Ruffo, que son frère avait nommé inspecteur +de la guerre,--le même que nous avons vu +envoyer à la cour de Palerme par Nelson, moitié +comme messager, moitié comme otage,--eut une +pension viagère de trois mille ducats.</p> + +<p>Le général Micheroux fut fait maréchal et eut un +poste de confiance dans la diplomatie.</p> + +<p>De Cesare, le faux duc de Calabre, eut trois mille +ducats de rente, et fut fait général.</p> + +<p>Fra-Diavolo fut fait colonel et nommé duc de Cassano.</p> + +<p>Enfin, Pronio, Mammone et Sciarpa furent nommés +colonels et barons, avec des pensions et des +terres, et furent décorés de l'ordre de Saint-Georges +Constantinien.</p> + +<p>En outre pour récompenser les services nouveaux, +on créa un nouvel ordre qui reçut le nom +d'<i>ordre de Saint-Ferdinand et du Mérite</i>, avec cette +légende: <i>Fidei et Merito</i>.</p> + +<p>Nelson en fut le premier dignitaire: en sa qualité +d'hérétique, on ne pouvait lui donner l'ordre de +Saint-Janvier, le premier de l'État.</p> + +<p>Enfin, après avoir récompensé tout le monde, +Ferdinand pensa qu'il était juste qu'il se récompensât +lui-même.</p> + +<p>Il fit venir de Rome Canova et lui commanda,--la +chose est véritablement si étrange, que nous hésitons +à la dire, de peur de n'être pas cru,--et lui +commanda sa propre statue en Minerve!</p> + +<p>Pendant soixante ans, on a pu voir le grotesque et +colossal chef-d'oeuvre dans une niche placée au dessus +des premières marches du grand escalier du +musée Borbonico, où il serait encore, si, à l'époque +de ma nomination de directeur honoraire des beaux-arts, +je ne l'eusse fait enlever de ce poste, non point +parce qu'il était une reproduction ridicule de Ferdinand, +mais parce que c'était une tache au génie +du plus grand sculpteur de l'Italie, et une preuve du +degré d'abaissement auquel peut descendre le ciseau +d'un artiste qui, s'il eût eu quelque respect de lui-même, +n'eût point consenti à prostituer son talent à +l'exécution d'une pareille caricature.</p> + +<p>Puis enfin, comme la monarchie napolitaine était +dans une veine heureuse, la belle et mélancolique archiduchesse +que nous avons vue sur la galère royale, +à peine accouchée de cette petite fille que nous +avons dit devoir être un jour la duchesse de Berry, +était, vers le mois de février ou de mars 1800 devenue +enceinte de nouveau, et, malgré tous les événements +que nous avons racontés et qui eussent pu influer +sur sa grossesse, avait, au contraire, mené +le plus heureusement du monde cette grossesse à +son neuvième mois; de sorte que l'on n'attendait +que son accouchement, surtout si elle accouchait +d'un prince, pour faire à Palerme une série de fêtes +dignes de la double circonstance qui en serait le +motif.</p> + +<p>Une autre femme aussi attendait, non pas dans un +palais, non pas au milieu de la soie et du velours, +mais sur la paille d'un cachot un accouchement +fatal et mortel; car à cet accouchement elle ne devait +pas survivre.</p> + +<p>Cette autre femme, c'était la malheureuse Luisa +Molina San-Felice, qui, ainsi que nous l'avons entendu, +déclarée enceinte par son mari, avait été, par +ordre du roi Ferdinand, acharné dans sa vengeance, +conduite à Palerme et soumise à un conseil de médecins +qui avait reconnu la grossesse.</p> + +<p>Mais le roi avait cru, lui si peu pitoyable cependant, +à une conjuration de la pitié; il avait appelé son propre +chirurgien, Antonio Villari, et, sous les peines les +plus sévères, il lui avait ordonné de lui dire la vérité +sur l'état de la prisonnière.</p> + +<p>Antonio Villari reconnut comme les autres la grossesse +et l'affirma au roi sur son âme et sa conscience.</p> + +<p>Alors, le roi s'informa minutieusement de quelle +époque à peu près datait la grossesse, afin de savoir +à quelle époque, la mère étant délivrée, on pourrait +l'abandonner au bourreau.</p> + +<p>Par bonheur, elle était jugée et condamnée, et, le +jour même où l'enfant qui la protégeait serait arraché +de ses flancs, elle pourrait être exécutée, sans +délai ni retard.</p> + +<p>Ferdinand avait attaché son propre médecin, Antonio +Villari, au service de la prisonnière, et il devait +être non-seulement le premier, mais le seul, +afin que nul ne contre-carrât ses projets de vengeance, +prévenu de l'accouchement.</p> + +<p>Les deux accouchements, celui de la princesse +qui devait donner un héritier au trône et celui de la +condamnée qui devait donner une victime au bourreau, +devaient se suivre à quelques semaines de +distance; seulement, celui de la princesse devait +précéder celui de la condamnée.</p> + +<p>C'était sur cette circonstance que le chevalier San-Felice +avait fondé son dernier espoir.</p> + +<p>En effet, après avoir accompli sa miséricordieuse +mission à Naples; après avoir, par sa déclaration au +tribunal et par son respect pour la prisonnière, sauvegardé +l'honneur de la femme, il était revenu à +Palerme reprendre, chez le duc de Calabre, qui +habitait le palais sénatorial, sa place accoutumée.</p> + +<p>Le jour même de son arrivée, comme il hésitait à +se présenter devant le prince, celui-ci l'avait fait +appeler, et, lui tendant sa main, que le chevalier +avait baisée:</p> + +<p>--Mon cher San-Felice, lui dit-il, vous m'avez +demandé la permission d'aller à Naples, et, sans +vous demander ce que vous aviez à y faire, cette +permission, je vous l'ai accordée. Maintenant, beaucoup +de bruits différents, vrais ou faux, se sont +répandus sur la cause de votre voyage: j'attends de +vous, non comme prince, mais comme ami, d'être +mis au courant par vous de ce que vous y avez fait. +J'ai une grande considération pour vous, vous le +savez, et, le jour où j'aurai pu vous rendre un grand +service, sans avoir cru m'acquitter de ce que je vous +dois, je serai le plus heureux homme du monde.</p> + +<p>Le chevalier avait voulu mettre un genou en terre; +mais le prince l'en avait empêché, l'avait pris dans +ses bras et serré contre son coeur.</p> + +<p>Alors, le chevalier lui avait tout raconté: son +amitié avec le prince Caramanico, la promesse qu'il +lui avait faite à son lit de mort, son mariage avec +Luisa; enfin, il lui avait tout dit, excepté les confessions +de Luisa; de sorte qu'aux yeux du prince, la +paternité du chevalier ne fit aucun doute. Le chevalier +finit par protester de l'innocence politique de +Luisa et par demander sa grâce au prince.</p> + +<p>Celui-ci réfléchit un instant. Il connaissait le +caractère cruel et vindicatif de son père; il savait +quel serment celui-ci avait fait, et combien il lui +serait difficile de le faire revenir sur ce serment.</p> + +<p>Mais tout à coup une idée lumineuse lui traversa +le cerveau.</p> + +<p>--Attends-moi ici, lui dit-il: c'est bien le moins +que, dans une affaire de cette importance, je consulte +la princesse; en outre, elle est de bon conseil.</p> + +<p>Et il entra dans la chambre à coucher de sa femme.</p> + +<p>Cinq minutes après, la porte se rouvrit, et, le +prince, passant la tête par l'ouverture, appela à lui +le chevalier.</p> + +<p>Au moment où la porte de la chambre à coucher +de la princesse se refermait sur San-Felice, une +petite goëlette, qu'à la hauteur et à la flexibilité de +ses mâts, on pouvait reconnaître de construction +américaine, doublait le mont Pellegrino, suivait la +longue jetée du château du Môle, terminée par la +batterie, s'enfonçait dans la rade, et, naviguant, +avec la même facilité que le ferait de nos jours un +bateau à vapeur, entre les vaisseaux de guerre anglais +et les bâtiments de commerce de tous les pays +qui encombraient le port de Palerme, allait jeter +l'ancre à une demi-encablure du château de Castel-Lamare, +transformé depuis longtemps en prison +d'État.</p> + +<p>Si le signe auquel nous avons dit qu'on pouvait +reconnaître la nationalité de ce petit bâtiment n'eût +point été suffisant à des yeux peu exercés, le drapeau +qui se déployait à la corne de son grand mât, et sur +lequel flottaient les étoiles d'Amérique, eût affirmé +qu'il avait été construit sur le continent découvert +par Christophe Colomb, et que, tout frêle qu'il était, +il avait audacieusement et heureusement traversé +l'Atlantique, comme un vaisseau à trois ponts ou +une frégate de haut bord.</p> + +<p>Son nom, écrit en lettres d'or à l'arrière, <i>the Runner</i>, +c'est-à-dire <i>le Coureur</i>, indiquait qu'il avait +reçu un nom selon son mérite, non selon le caprice +de son propriétaire.</p> + +<p>A peine l'ancre fut-elle jetée et eut-elle mordu le +fond, que l'on vit le canot de la Santé s'approcher +du <i>Runner</i> avec toutes les formalités et précautions +habituelles et que les questions et les réponses +d'usage s'échangèrent.</p> + +<p>--Ohé! de la goëlette! cria-t-on, d'où venez-vous?</p> + +<p>--De Malte.</p> + +<p>--En droiture?</p> + +<p>--Non: nous avons touché à Marsala.</p> + +<p>--Voyons votre patente.</p> + +<p>Le capitaine, qui répondait à toutes ces questions +en italien, mais avec un accent yankee très-prononcé, +tendit le papier demandé, qu'on lui prit des mains +avec une pincette, et qui, après avoir été lu, lui fut +rendu de la même façon.</p> + +<p>--C'est bien, dit l'employé; vous pouvez descendre +en canot et venir à la Santé avec nous.</p> + +<p>Le capitaine descendit en canot; quatre rameurs +s'affolèrent après lui, et, escorté par la barque sanitaire, +il traversa toute la rade pour aller joindre, de +l'autre côté du port, le bâtiment appelé <i>la Salute</i>.</p> +<br><br> + + +<h3>XCVII +<br><br> +LES NOUVELLES QU'APPORTAIT LA GOELETTE<br> +<i>the Runner</i></h3> +<br> + +<p>Le soir même du jour où nous avons vu le chevalier +San-Felice entrer dans la chambre à coucher de +la duchesse de Calabre, et le capitaine de la goëlette +<i>the Runner</i> se rendre à <i>la Salute</i>, toute la famille +royale des Deux-Siciles était réunie dans cette même +salle du palais où nous avons vu Ferdinand jouer au +reversis avec le président Cardillo, Emma Lyonna +faire tête avec des poignées d'or au banquier du +pharaon, et la reine, retirée dans un coin avec les +jeunes princesses, broder la bannière que le fidèle +et intelligent Lamarra devait porter au cardinal +Ruffo.</p> + +<p>Rien n'était changé: le roi jouait toujours au reversis; +le président Cardillo arrachait toujours ses +boutons; Emma Lyonna couvrait toujours d'or la +table, tout en causant bas avec Nelson, appuyé à +son fauteuil, et la reine et les jeunes princesses brodaient +non plus un labarum de combat pour le cardinal, +mais une bannière d'actions de grâce pour +sainte Rosalie, douce vierge dont on essayait de +souiller le nom en la faisant protectrice de ce trône, +en train de se raffermir dans le sang.</p> + +<p>Seulement, depuis le jour où nous avons introduit +nos lecteurs dans cette même salle, les choses étaient +bien changées. D'exilé et vaincu qu'était Ferdinand, +il était redevenu, grâce à Ruffo, conquérant et vainqueur. +Aussi rien n'eût-il altéré le calme de cet auguste +visage que Canova, nous l'avons dit, était +occupé à faire jaillir en Minerve, non pas du cerveau +de Jupiter, mais d'un magnifique bloc de marbre de +Carrare, si quelques numéros du <i>Moniteur républicain</i>, +arrivés de France, n'eussent jeté leur ombre +sur cette nouvelle ère dans laquelle entrait la royauté +sicilienne.</p> + +<p>Les Russes avaient été battus à Zurich par Masséna, +et les Anglais à Almaker par Brune. Les Anglais +avaient été forcés de se rembarquer, et Souvorov, +laissant dix mille Russes sur le champ de bataille, +n'avait échappé qu'en traversant un précipice, au +fond duquel coulait la Reuss, sur deux sapins liés +avec les ceintures de ses officiers, et qu'en repoussant +dans l'abîme, une fois passé, le pont sur lequel +il venait de le franchir.</p> + +<p>Ferdinand s'était donné quelques minutes de plaisir +au milieu de l'ennui que lui causaient ces nouvelles, +en raillant Nelson sur le rembarquement des +Anglais, et Baillie sur la fuite de SOUVOROV.</p> + +<p>Il n'y avait rien à dire à un homme qui, en pareille +circonstance, s'était si cruellement et si gaiement, +tout à la fois, raillé lui-même.</p> + +<p>Aussi, Nelson s'était contenté de se mordre les +lèvres, et Baillie, qui était Irlandais, mais d'origine +française, ne s'était pas trop désespéré de l'échec +arrivé aux troupes du tzar Paul Ier.</p> + +<p>Il est vrai que cela ne changeait rien aux affaires +qui intéressaient directement Ferdinand, c'est-à-dire +aux affaires d'Italie. L'Autriche était, grâce à ses +victoires de Kokack en Allemagne, de Magnano en +Italie, de la Trebbia et de Novi, l'Autriche était au +pied des Alpes, et le Var, notre frontière antique, +était menacé.</p> + +<p>Il est vrai encore que Rome et le territoire romain +étaient reconquis par Burckard et Pronio, les deux +lieutenants de Sa Majesté Sicilienne, et qu'en vertu +du traité signé entre le général Burckard, commandant +des troupes napolitaines, le commodore Troubridge, +commandant des troupes britanniques, et le +général Garnier, commandant des troupes françaises, +il devait, en se retirant avec les honneurs de la +guerre, avoir abandonné les États romains le 4 +octobre.</p> + +<p>Il y avait dans tout cela, comme disait le roi Ferdinand, +<i>à boire et à manger</i>. Puis, avec son insouciance +napolitaine, il jetait en l'air, quitte à ce qu'il +lui retombât sur le nez, le fameux proverbe que les +Napolitains appliquent plus souvent encore au moral +qu'au physique:</p> + +<p>--Bon! tout ce qui n'étrangle pas engraisse.</p> + +<p>Sa Majesté, assez peu inquiète des événements qui +se passaient en Suisse et en Hollande, et fort rassurée +sur ceux qui s'étaient accomplis, s'accomplissaient +et devaient s'accomplir en Italie, faisait donc +sa partie de reversis, raillant, tout à la fois, Cardillo, +son adversaire, et Nelson et Baillie, ses alliés, lorsque +le prince royal entra dans le salon, salua le roi, +salua la reine, et, cherchant des yeux le prince de +Castelcicala, resté à Palerme, près du roi, et nommé +ministre des affaires étrangères, à cause de son dévouement, +alla droit à lui et entama vivement avec +Son Excellence une conversation à voix basse.</p> + +<p>Au bout de cinq minutes, le prince de Castelcicala +traversa le salon dans toute sa longueur, alla droit, +à son tour, à la reine, et lui dit tout bas quelques +mots qui lui firent vivement redresser la tête.</p> + +<p>--Prévenez Nelson, dit la reine, et venez me +rejoindre avec le prince de Calabre dans le cabinet +à côté.</p> + +<p>Et, se levant, elle entra, en effet, dans un cabinet +attenant au grand salon.</p> + +<p>Quelques secondes après, le prince de Castelcicala +introduisait le prince, et Nelson entrait lui-même +derrière eux, et refermait la porte sur lui.</p> + +<p>--Venez donc ici, François, dit la reine, et racontez-nous +d'où vous tenez toute cette belle histoire +que vient de me dire Castelcicala.</p> + +<p>--Madame, dit le prince en s'inclinant avec ce +respect mêlé de crainte qu'il avait toujours eu pour +sa mère, dont il ne se sentait pas aimé, madame, un +de mes hommes, un homme sur lequel je puis compter, +se trouvant par hasard aujourd'hui, vers deux +heures de l'après-midi, à la police, a entendu dire +que le capitaine d'un petit bâtiment américain qui +est entré aujourd'hui dans le port, poussé, en sortant +de Malte par un coup de vent du côté du cap Bon, +avait rencontré deux bâtiments de guerre français, +sur l'un desquels il avait tout lieu de croire que se +trouvait le général Bonaparte.</p> + +<p>Nelson, voyant l'attention que chacun portait au +récit du prince François, se le fit traduire en anglais +par le ministre des affaires étrangères, et se contenta +de hausser les épaules.</p> + +<p>--Et vous n'avez pas, en face d'une nouvelle de +cette sorte, si vague qu'elle fût, cherché à voir ce capitaine, +à vous informer par vous-même de ce qu'il +y avait de réel dans ce bruit? Vraiment, François, +vous êtes d'une insouciance impardonnable!</p> + +<p>Le prince s'inclina.</p> + +<p>--Madame, dit-il, ce n'était point à moi, qui ne +suis rien dans le gouvernement, d'essayer de pénétrer +des secrets de cette importance; mais j'ai envoyé +la personne même qui avait recueilli ces rumeurs à +bord de la goëlette américaine, lui ordonnant de +s'informer à la source même, et, si ce capitaine lui +paraissait digne de quelque créance, de l'amener au +palais.</p> + +<p>--Eh bien? demanda impatiemment la reine.</p> + +<p>--Eh bien, madame, le capitaine attend dans le +salon rouge.</p> + +<p>--Castelcicala, dit la reine, allez! et amenez-le +ici par les corridors, afin qu'il ne traverse pas le +salon.</p> + +<p>Il se fit un profond silence parmi les trois personnes +qui se tenaient dans l'attente; puis, au bout +d'une minute, la porte de dégagement se rouvrit et +donna passage à un homme de cinquante à cinquante-cinq +ans, portant un uniforme de fantaisie.</p> + +<p>--Le capitaine Skinner, dit le prince de Castelcicala +en introduisant le touriste américain.</p> + +<p>Le capitaine Skinner était, comme nous l'avons +dit, un homme ayant déjà passé le midi de la vie, +de taille un peu au-dessus de la moyenne, admirablement +pris dans sa taille, d'une figure grave mais +sympathique, avec des cheveux grisonnant à peine, +rejetés en arrière comme si le vent de la tempête, en +lui soufflant au visage, les avait inclinés ainsi. Il +portait le devant du visage sans barbe; mais d'épais +favoris s'enfonçaient dans sa cravate de fine batiste +et d'une irréprochable blancheur.</p> + +<p>Il s'inclina respectueusement devant la reine et +devant le duc de Calabre, et salua Nelson comme il +eût fait d'un personnage ordinaire; ce qui indiquait +qu'il ne le connaissait point ou ne voulait point le +connaître.</p> + +<p>--Monsieur, lui dit la reine, on m'assure que vous +êtes porteur de nouvelles importantes; cela vous +explique pourquoi j'ai désiré que vous prissiez la +peine de passer au palais. Nous avons tous le plus +grand intérêt à connaître ces nouvelles. Et, pour +que vous sachiez devant qui vous allez parler, je +suis la reine Marie-Caroline; voici mon fils, M. le +duc de Calabre; voici mon ministre des affaires +étrangères, M. le prince de Castelcicala; enfin, voici +mon ami, mon soutien, mon sauveur, milord Nelson, +duc de Bronte, baron du Nil.</p> + +<p>Le capitaine Skinner semblait chercher des yeux +une cinquième personne, quand tout à coup la porte +du cabinet donnant sur le salon s'ouvrit, et le roi +parut.</p> + +<p>C'était évidemment cette cinquième personne que +cherchait des yeux le capitaine Skinner.</p> + +<p>--<i>Madonna!</i> s'écria le roi s'adressant à Caroline, +savez-vous les nouvelles qui se répandent dans Palerme, +ma chère maîtresse?</p> + +<p>--Je ne le sais pas encore, monsieur, répondit la +reine; mais je vais le savoir, car voici monsieur qui +les a apportées et qui me les va donner.</p> + +<p>--Ah! ah! fit le roi.</p> + +<p>--- J'attends que Leurs Majestés veuillent bien me +faire l'honneur de m'interroger, dit le capitaine +Skinner, et je me tiens à leurs ordres.</p> + +<p>--On dit, monsieur, demanda la reine, que vous +pouvez nous donner des nouvelles du général Bonaparte?</p> + +<p>Un sourire passa sur les lèvres de l'Américain.</p> + +<p>--Et de sûres, oui, madame; car il y a trois jours +que je l'ai rencontré en mer.</p> + +<p>--En mer? répéta la reine.</p> + +<p>--Que dit monsieur? demanda Nelson.</p> + +<p>Le prince de Castelcicala traduisit en anglais la +réponse du capitaine américain.</p> + +<p>--A quelle hauteur? demanda Nelson.</p> + +<p>--Entre la Sicile et le cap Bon, répondit en excellent +anglais le capitaine Skinner, ayant la Pantellerie +à bâbord.</p> + +<p>--Alors, demanda Nelson, vers le 37e degré de +latitude nord?</p> + +<p>--Vers le 37e degré de latitude nord et par le 9e +degré et vingt minutes de longitude est.</p> + +<p>Le prince de Castelcicala traduisit au fur et à +mesure au roi ce qui se disait. Pour la reine et pour +le duc de Calabre, une traduction était inutile: ils +parlaient tous deux anglais.</p> + +<p>--Impossible, dit Nelson. Sir Sidney Smith bloque +le port d'Alexandrie, et il n'aurait pas laissé passer +deux bâtiments français se rendant en France.</p> + +<p>--Bon! dit le roi, qui ne manquait jamais de +donner son coup de dent à Nelson, vous avez bien +laissé passer toute la flotte française, se rendant à +Alexandrie!</p> + +<p>--C'était pour mieux l'anéantir à Aboukir, répondit +Nelson.</p> + +<p>--Eh bien, dit le roi, courez donc après les deux +bâtiments qu'a vus le capitaine Skinner, et anéantissez-les!</p> + +<p>--Le capitaine voudrait-il nous dire, demanda le +duc de Calabre en faisant un double signe de respect +à son père et à sa mère comme pour s'excuser d'oser +prendre la parole devant eux, par quelles circonstances +il se trouvait dans ces parages, et quelles +causes lui font croire qu'un des deux bâtiments français +qu'il a rencontrés était monté par le général +Bonaparte?</p> + +<p>--Volontiers, Altesse, répondit le capitaine en +s'inclinant. J'étais parti de Malte pour aller passer +au détroit de Messine, quand j'ai été pris par un coup +de vent de nord-est, à une lieue au sud du cap Passaro. +J'ai laissé courir à l'abri de la Sicile jusqu'à +l'île de Maritimo, et laissé porter avec le même vent +sur le cap Bon, filant grand largue.</p> + +<p>--Et là? demanda le duc.</p> + +<p>--Là, je me suis trouvé en vue de deux bâtiments +que j'ai reconnus pour français et qui m'ont +reconnu pour américain. D'ailleurs, un coup de canon +avait assuré leur pavillon et m'avait invité à +déployer le mien. L'un d'eux m'a fait signe d'approcher, +et, quand j'ai été à portée de la voix, un +homme en costume d'officier général m'a crié:</p> + +<p>--Ohé! de la goëlette! avez-vous vu des bâtiments +anglais?</p> + +<p>»--Aucun, général, ai-je répondu.</p> + +<p>»--Que fait la flotte de l'amiral Nelson?</p> + +<p>»--Une partie bloque Malte, l'autre est dans le +port de Palerme.</p> + +<p>»--Où allez-vous?</p> + +<p>»--A Palerme.</p> + +<p>»--Eh bien, si vous y voyez l'amiral, dites-lui +que je vais prendre en Italie la revanche d'Aboukir.</p> + +<p>»Et le bâtiment a continué sa route.</p> + +<p>»--Savez-vous comment se nomme le général qui +vous a interrogé? m'a demandé mon second, qui +s'était tenu près de moi pendant l'interrogatoire. Eh +bien, c'est le général Bonaparte!</p> + +<p>On traduisit tout le récit du capitaine américain à +Nelson, tandis que le roi, la reine et le duc de Calabre +se regardaient, inquiets.</p> + +<p>--Et, demanda Nelson, vous ne savez pas les noms +de ces deux bâtiments?</p> + +<p>--Je les ai approchés de si près, répondit le capitaine, +que j'ai pu les lire: l'un s'appelle <i>le Muiron</i>, +l'autre <i>le Carrère</i>.</p> + +<p>--Que veulent dire ces noms? demanda en allemand +la reine au duc de Calabre. Je ne comprends +pas leur signification.</p> + +<p>--Ce sont deux noms d'homme, madame, répondit +le capitaine Skinner en allemand, et en parlant +cette langue aussi purement que les deux autres dans +lesquelles il s'était déjà exprimé.</p> + +<p>--Ces diables d'Américains! dit en français la +reine, ils parlent toutes les langues.</p> + +<p>--Cela nous est nécessaire, madame, répondit en +bon français le capitaine Skinner. Un peuple de +marchands doit connaître toutes les langues dans +lesquelles on peut demander le prix d'une balle de +coton.</p> + +<p>--Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, que +dites-vous de la nouvelle?</p> + +<p>--Je dis qu'elle est grave, sire, mais qu'il ne faut +pas s'en inquiéter outre mesure. Lord Keith croise +entre la Corse et la Sardaigne, et, vous le savez, la +mer et les vents sont pour l'Angleterre.</p> + +<p>--Je vous remercie, monsieur, des renseignements +que vous avez bien voulu me donner, dit la reine. +Comptez-vous faire un long séjour à Palerme?</p> + +<p>--Je suis un touriste voyageant pour mon plaisir, +madame, répondit le capitaine, et, à moins de désirs +contraires de la part de Votre Majesté, vers la fin de +la semaine prochaine, j'espère mettre à la voile.</p> + +<p>--Où vous trouverait-on, capitaine, si l'on avait +besoin de nouveaux renseignements?</p> + +<p>--A mon bord. J'ai jeté l'ancre en face du fort +de Castellamare, et, à moins d'ordres contraires, +la place m'étant commode, je resterai où je suis.</p> + +<p>--François, dit la reine à son fils, vous veillerez +à ce que le capitaine ne soit pas dérangé de la place +qu'il a choisie. Il faut qu'on sache où le retrouver à +la minute, si par hasard on a besoin de lui.</p> + +<p>Le prince s'inclina.</p> + +<p>--Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, à +votre avis, qu'y a-t-il à faire, maintenant?</p> + +<p>--Sire, il y a votre partie de reversis à reprendre, +comme si rien d'extraordinaire n'était arrivé. En +supposant que le général Bonaparte aborde en +France, ce n'est qu'un homme de plus.</p> + +<p>--Si vous n'eussiez pas été à Aboukir, milord, dit +Skinner, ce n'était qu'un homme de moins; mais il +est probable que, grâce à cet homme de moins, la +flotte française était sauvée.</p> + +<p>Et, sur ces paroles, qui contenaient tout à la fois +un compliment et une menace, le capitaine américain +embrassa d'un salut les augustes personnages +qui l'avaient appelé, et se retira.</p> + +<p>Et, selon le conseil que lui avait donné Nelson, le +roi alla reprendre sa place à la table où l'attendait +impatiemment le président Cardillo, et où l'attendaient +patiemment, comme il convient à des courtisans +bien dressés, le duc d'Ascoli et le marquis +Cirillo.</p> + +<p>Ceux-ci étaient trop bien formés à l'étiquette des +cours pour se permettre d'interroger le roi; mais le +président Cardillo était moins rigide observateur du +décorum que ces deux messieurs.</p> + +<p>--Eh bien, sire, cela valait-il la peine d'interrompre +notre partie, dit-il, et de nous laisser le bec +dans l'eau pendant un quart d'heure?</p> + +<p>--Ah! par ma foi! non, dit le roi, à ce que prétend +l'amiral Nelson, du moins. Bonaparte a quitté +l'Égypte, a passé, sans être vu, à travers la flotte de +Sydney Smith. Il était, il y a quatre jours, à la hauteur +du cap Bon. Il passera à travers la flotte de +milord Keith, comme il a passé à travers celle de sir +Sydney Smith, et, dans trois semaines, il sera à +Paris. A vous de battre les cartes, président,--en +attendant que Bonaparte batte les Autrichiens!</p> + +<p>Et, sur ce bon mot, dont il parut enchanté, le roi +reprit sa partie, comme si, en effet, ce qu'il venait +d'apprendre ne valait point la peine de l'interrompre.</p> +<br><br> + + +<h3>XCVIII +<br><br> +LA FEMME ET LE MARI</h3> +<br> + +<p>On se rappelle comment le prince de Calabre avait +eu vent des nouvelles qu'il venait d'apporter à sa +mère.</p> + +<p>Un homme <i>à lui</i>, se trouvant à la police, avait entendu +répéter quelques paroles dites en l'air par le +capitaine Skinner au directeur de <i>la Salute</i>.</p> + +<p>Le capitaine avait-il dit ces paroles avec intention +ou au hasard? C'est ce que lui seul eût pu expliquer.</p> + +<p>Cet homme <i>à lui</i>, dont parlait le duc de Calabre, +n'était autre que le chevalier San-Felice, qui, avec +une recommandation du prince, allait demander au +préfet de police une autorisation de pénétrer jusqu'à +la malheureuse prisonnière.</p> + +<p>Cette autorisation, il l'avait obtenue, mais en promettant +la plus entière discrétion, la prisonnière +étant recommandée à la sévérité du préfet par le +roi lui-même.</p> + +<p>Aussi était-ce pendant l'obscurité, entre dix et +onze heures, que le chevalier devait être introduit +dans la prison de sa femme.</p> + +<p>En rentrant au palais sénatorial, qu'habitait, +comme nous l'avons dit, le prince royal, le chevalier +raconta à Son Altesse ce qu'il avait entendu répéter +à la police des propos tenus par un officier américain +sur la rencontre que celui-ci aurait faite en mer +du général Bonaparte.</p> + +<p>Le prince avait la vue longue, et il avait à l'instant +même deviné les conséquences d'un pareil +retour. Aussi la nouvelle lui avait-elle paru des plus +importantes, et, pour en vérifier le degré de vérité, +il avait prié le chevalier San-Felice de se faire conduire +à l'instant même à bord du bâtiment américain.</p> + +<p>San-Felice eût dans tous les temps obéi au prince +avec la rapidité du dévouement; mais, ce jour même, +le prince l'avait comblé de bontés, et il regrettait de +n'avoir, pour lui rendre service, qu'un ordre si simple +à exécuter.</p> + +<p>Le chevalier, le cas échéant, était chargé de ramener +au prince le capitaine américain.</p> + +<p>Il s'était donc, à l'instant même, rendu sur le port +et, serrant soigneusement dans son portefeuille son +ordre d'entrer dans la prison, il avait pris une de ces +barques qui font des courses dans la rade et avait +invité, avec sa douceur ordinaire, les mariniers qui +la montaient à le conduire à la goëlette américaine.</p> + +<p>Si vulgaire et si fréquent que soit l'événement, +l'entrée d'un navire dans un port est toujours un +événement. Aussi à peine le chevalier San-Felice +eût-il annoncé le but de sa course, que les mariniers, +secondant ses désirs, mirent le cap sur le petit bâtiment, +dont les deux mâts, gracieusement penchés +en arrière, juraient par leur hauteur avec l'exiguïté +de sa coque.</p> + +<p>Une garde assez sévère se faisait à bord de la +goëlette; car à peine le matelot de quart eut-il aperçu +la barque et jugé qu'elle se dirigeait vers le petit +bâtiment, que le capitaine, rentré depuis une heure +à peine de <i>la Salute</i>, fut prévenu de l'incident et +monta rapidement sur le pont, suivi de son lieutenant, +jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans. +Mais à peine eurent-ils jeté un coup d'oeil rapide sur +la barque, qu'avec l'accent de l'étonnement et de +l'inquiétude, ils échangèrent quelques paroles, et +que le jeune homme disparut par l'escalier qui conduisait +au salon.</p> + +<p>Le capitaine attendit seul.</p> + +<p>Le chevalier San-Felice, quoiqu'il n'y eût que deux +marches à franchir pour monter sur le pont, crut +devoir demander en anglais, au capitaine, la permission +d'entrer à son bord. Mais celui-ci répondit par +un cri de surprise, l'attira à lui et l'entraîna tout +étonné sur une petite plate-forme située à l'arrière, +entourée d'une balustrade de cuivre et formant +tillac.</p> + +<p>Le chevalier ne savait que penser de cette réception, +qui, au reste, n'avait rien d'hostile, et il regarda +l'Américain d'un oeil interrogateur.</p> + +<p>Mais, alors, celui-ci, en excellent italien:</p> + +<p>--Je vous remercie de ne pas me reconnaître, chevalier, +lui dit-il; cela prouve que mon déguisement +est bon, quoique l'oeil d'un ami soit souvent moins +perçant que celui d'un ennemi.</p> + +<p>Le chevalier continuait de regarder le capitaine, +tâchant de rassembler ses souvenirs, mais ne se +rappelant pas où il avait pu voir cette physionomie +loyale et vigoureuse.</p> + +<p>--Je vais entrer dans votre vie, monsieur, lui dit +le faux Américain, par un triste mais noble souvenir. +J'étais au tribunal de Monte-Oliveto le jour +où vous êtes venu sauver la vie à votre femme. C'est +moi qui vous ai suivi et abordé au sortir du tribunal. +Je portais alors l'habit d'un moine bénédictin.</p> + +<p>San-Felice fit un pas en arrière et pâlit légèrement.</p> + +<p>--Alors, murmura-t-il, vous êtes le père?</p> + +<p>--Oui. Vous souvenez-vous de ce que vous me +dîtes lorsque je vous fis cette demi-confidence?</p> + +<p>--Je vous dis: «Faisons tout ce que nous pourrons +pour la sauver.»</p> + +<p>--Et aujourd'hui?</p> + +<p>--Oh! aujourd'hui, de tout coeur, je vous répète +la même chose.</p> + +<p>--Eh bien, moi, dit le faux Américain, je suis ici +pour cela.</p> + +<p>--Et moi, dit le chevalier, j'ai l'espoir d'y réussir +cette nuit.</p> + +<p>--Voudrez-vous me tenir au courant de vos tentatives?</p> + +<p>--Je vous le promets.</p> + +<p>--Maintenant, qui vous conduit vers moi, puisque +vous ne m'avez pas reconnu?</p> + +<p>--L'ordre du prince royal. Le bruit s'est répandu +que vous apportiez des nouvelles très-graves, et +le prince m'envoie à vous avec l'intention de vous +conduire au roi. Répugnez-vous à être présenté à +Sa Majesté.</p> + +<p>--Je ne répugne à rien de ce qui peut servir vos +projets et ne demande pas mieux que de détourner +les regards de la police du véritable but qui m'amène +ici.--Au reste, je doute qu'elle reconnaisse, sous +ce costume et dans cette condition le frère Joseph, +chirurgien du couvent du Mont-Cassin. Et reconnût-elle +le frère Joseph, chirurgien du Mont-Cassin, +qu'elle serait à cent lieues de se douter de ce qu'il +vient faire à Palerme.</p> + +<p>--Écoutez-moi donc, alors.</p> + +<p>--J'écoute.</p> + +<p>--Tandis qu'avec le prince royal, vous irez au +palais, et tandis que le roi vous y recevra, moi, +avec une permission de la police, je pénétrerai jusqu'auprès +de la prisonnière. Je vais lui faire part +d'un projet arrêté aujourd'hui entre le duc, la duchesse +de Calabre et moi. Si notre projet réussit, et +je vous dirai ce soir quel est ce projet, vous n'avez +plus rien à faire: la malheureuse est sauvée et l'exil +remplace pour elle la peine capitale. Or, l'exil pour +elle, c'est le bonheur: que Dieu lui donne donc +l'exil! Si notre projet échoue, elle n'aura plus, je +vous le déclare, d'espoir qu'en vous. Ce moment +venu, vous me direz ce que vous désirez de moi. +Coopération active ou simples prières, vous avez le +droit de tout exiger. J'ai déjà fait le sacrifice de mon +bonheur au sien: je suis prêt à faire le sacrifice de +ma vie à la sienne.</p> + +<p>--Oh! oui, nous savons cela: vous êtes l'ange +du dévouement.</p> + +<p>--Je fais ce que je dois, et c'est dans cette ville +même que j'ai pris l'engagement que je remplis aujourd'hui. +Maintenant, vous sortirez du palais à la +même heure à peu près où je sortirai de la prison; +le premier libre attendra l'autre à la place des +Quatre-Cantons.</p> + +<p>--C'est convenu.</p> + +<p>--Alors, venez.</p> + +<p>--Un ordre à donner, et je suis à vous.</p> + +<p>On comprend le sentiment de délicatesse qui avait +éloigné Salvato au moment où le chevalier était +monté; mais son père, jugeant de quelles angoisses +il devait être agité, voulait, en s'éloignant de la goëlette, +lui dire ce qu'il ne savait que très-superficiellement, +c'est-à-dire les conditions dans lesquelles les +choses se trouvaient.</p> + +<p>Donc, tout était pour le mieux: Luisa était prisonnière +mais vivante, et le chevalier San-Felice, le duc +et la duchesse de Calabre conspiraient pour elle.</p> + +<p>Il était impossible qu'avec de pareilles protections, +on ne parvint pas à la sauver.</p> + +<p>D'ailleurs, si l'on échouait, il serait là, lui, pour +tenter, avec son père, quelque coup désespéré dans +le genre de celui qui l'avait sauvé lui-même.</p> + +<p>Joseph Palmieri remonta: le chevalier l'attendait +dans le canot qui l'avait amené. Le faux capitaine +donna, en effet, très-haut quelques ordres en américain, +et prit place près du chevalier.</p> + +<p>Nous avons vu comment les choses s'étaient passées +au palais, et quelles nouvelles apportait le propriétaire +de la goëlette; il nous reste à voir maintenant +ce qui, pendant ce temps-là, s'était passé dans +la prison, et quel était le projet qui avait été arrêté +entre le chevalier et ses deux puissants protecteurs, +le duc et la duchesse de Calabre.</p> + +<p>À dix heures précises, le chevalier frappait à la +porte de la forteresse.</p> + +<p>Ce mot de forteresse indique que la prison dans +laquelle était renfermée la malheureuse Luisa était +plus qu'une prison ordinaire: c'était un donjon +d'État.</p> + +<p>Ce fut donc au gouverneur que le chevalier fut +conduit.</p> + +<p>En général, les militaires sont exempts de ces petites +passions qui, dans les prisons civiles, se mettent +au service des haines de la puissance. Le colonel +qui remplissait la charge de gouverneur reçut et salua +poliment le chevalier, prit connaissance de l'autorisation +qu'il avait de communiquer avec la prisonnière, +fit appeler le geôlier en chef et lui ordonna +de conduire le chevalier à la chambre de la personne +qu'il avait la permission de visiter.</p> + +<p>Puis, remarquant que la permission avait été délivrée +sur la demande du prince et reconnaissant San-Felice +pour être un des familiers du palais:</p> + +<p>--Je prie Votre Excellence, dit-il en prenant +congé du chevalier, de mettre mes respects et mes +hommages aux pieds de Son Altesse royale.</p> + +<p>Le chevalier, touché de rencontrer cette courtoisie +là où il craignait de se heurter à quelque brutalité, +promit non-seulement de s'acquitter de la commission, +mais encore de dire à Son Altesse royale combien +le gouverneur avait eu d'égards à sa recommandation.</p> + +<p>De son côté, le geôlier en chef, voyant la courtoisie +avec laquelle le gouverneur parlait au chevalier, +jugea que le chevalier était un très-grand personnage, +et se hâta de le conduire avec toute sorte +de saluts à la chambre de Luisa, située au second +étage d'une des tours.</p> + +<p>Au fur et à mesure qu'il montait, le chevalier sentait +sa poitrine s'oppresser. Comme nous l'avons dit, +il n'avait pas revu Luisa depuis la séance du tribunal, +et ce n'était point sans une profonde émotion +qu'il allait se trouver en face d'elle. Aussi, en arrivant +à la porte de la chambre, et, au moment où le +geôlier allait mettre la clef dans la serrure, il lui +posa la main sur l'épaule en murmurant:</p> + +<p>--Par grâce, mon ami, un instant!</p> + +<p>Le geôlier s'arrêta. Le chevalier s'appuya contre +la muraille, les jambes lui manquaient.</p> + +<p>Mais les sens des prisonniers acquièrent, dans le +silence, dans la solitude et dans la nuit, une acuité +toute particulière. Luisa avait entendu des pas dans +l'escalier, et avait reconnu que ces pas s'arrêtaient +à sa porte.</p> + +<p>Or, ce n'était pas l'heure, à laquelle on avait l'habitude +d'entrer dans sa prison. Inquiète, elle était +descendue de son lit, où elle s'était jetée tout habillée; +l'oreille tendue, les bras allongés, elle s'était +rapprochée de la porte dans l'espoir de saisir quelque +bruit qui lui permît de deviner dans quel but on +venait la visiter au tiers de la nuit.</p> + +<p>Elle savait que, jusqu'à l'heure de son accouchement, +sa vie était sauvegardée par l'ange protecteur +qu'elle portait dans son sein; mais elle comptait +les jours avec terreur; elle allait accomplir son septième +mois.</p> + +<p>Pendant que le chevalier, appuyé à la muraille +extérieure, et la main sur sa poitrine, tâchait de +calmer les battements de son coeur, elle, de l'autre +côté de la porte, écoutait donc, haletante et pleine +d'angoisses.</p> + +<p>Le chevalier comprit qu'il ne pouvait rester ainsi +éternellement. Il fit un appel à ses forces, et, d'une +voix assez ferme:</p> + +<p>--Ouvrez maintenant, mon ami, dit-il au geôlier.</p> + +<p>Ces paroles étaient à peine prononcées qu'il lui +sembla, de l'autre côté de la porte, entendre un +faible cri: mais ce cri, si c'en était un, fut immédiatement +étouffé par le grincement de la clef dans la +serrure.</p> + +<p>La porte s'ouvrit; le chevalier s'arrêta sur le seuil.</p> + +<p>A deux pas, dans l'intérieur de la chambre, baignée +tout entière par un rayon de la lune qui passait +à travers la fenêtre grillée, mais sans vitres, Luisa +était agenouillée, blanche, les cheveux épars, les +mains allongées sur ses genoux et pareille à la <i>Madeleine</i> +de Canova.</p> + +<p>Elle avait, à travers la porte, reconnu la voix de +son mari, et elle l'attendait dans l'attitude où la +femme adultère attendait le Christ.</p> + +<p>Le chevalier, à son tour, poussa un cri, la souleva +entre ses bras, et, à demi évanouie, l'emporta sur +son lit.</p> + +<p>Le geôlier referma la porte en disant:</p> + +<p>--Quand Votre Excellence entendra sonner onze +heures...</p> + +<p>--C'est bien, lui répondit San-Felice ne lui donnant +pas le temps d'achever sa phrase.</p> + +<p>La chambre demeura sans autre lumière que le +rayon de lune qui, suivant le mouvement de la nocturne +planète, se rapprochait lentement des deux +époux. Nous eussions dû dire: de ce père et de cette +fille. Rien n'était plus paternel, en effet, que ce +baiser dont Luciano couvrait le front pâle de Luisa; +rien n'était plus filial que cette étreinte dont les +bras tremblants de Luisa serraient Luciano.</p> + +<p>Ni l'un ni l'autre ne disaient une parole: on entendait +seulement des sanglots étouffés.</p> + +<p>Le chevalier comprenait que la honte n'était pas +la seule cause des sanglots de Luisa. Elle n'avait +pas revu Salvato, elle avait entendu prononcer sa +condamnation, elle ne savait pas ce qu'il était devenu.</p> + +<p>Elle n'osait faire une question, et, par un sentiment +d'exquise délicatesse, le chevalier n'osait +répondre à sa pensée.</p> + +<p>En ce moment, les angoisses de la mère se traduisaient +par un mouvement si violent de l'enfant, +que Luisa poussa un cri.</p> + +<p>Le chevalier l'avait senti, et un frisson avait passé +par tous ses membres; mais, de sa voix douce:</p> + +<p>--Tranquillise-toi, innocente créature, dit-il: +ton père vit, il est libre et ne court aucun danger.</p> + +<p>--Oh! Luciano! Luciano! s'écria Luisa en se +laissant glisser aux pieds de San-Felice.</p> + +<p>--Mais, continua vivement le chevalier, je suis +venu pour autre chose: je suis venu pour parler de +toi, avec toi, mon enfant chéri.</p> + +<p>--De moi?</p> + +<p>--Oui, nous voulons te sauver, ma fille bien-aimée.</p> + +<p>Luisa secoua la tête en signe qu'elle croyait la +chose impossible.</p> + +<p>--Je le sais, répondit San-Felice répondant à sa +pensée, le roi t'a condamnée; mais nous avons un +moyen d'obtenir ta grâce.</p> + +<p>--Ma grâce! un moyen! répéta Luisa; vous connaissez +un moyen d'obtenir ma grâce?</p> + +<p>Et elle secoua la tête une seconde fois.</p> + +<p>--Oui, reprit San-Felice, et ce moyen, je vais te +le dire. La princesse est grosse.</p> + +<p>--Heureuse mère! s'écria Luisa, elle n'attend +pas avec terreur le jour où elle embrassera son enfant!</p> + +<p>Et elle se renversa en arrière, sanglotant et se +tordant les bras.</p> + +<p>--Attends, attends, dit le chevalier, et prie pour +sa délivrance: le jour de sa délivrance sera celui de +ta liberté.</p> + +<p>--Je vous écoute, dit Luisa ramenant sa tête en +avant et la laissant tomber sur la poitrine de son +mari.</p> + +<p>--Tu sais, continua San-Felice, que, quand la, +princesse royale de Naples accouche d'un garçon, +elle a droit à trois grâces, qui ne lui sont jamais +refusées?</p> + +<p>--Oui, je sais cela.</p> + +<p>--Eh bien, le jour où la princesse royale accouchera, +au lieu de trois grâces, elle n'en demandera +qu'une, et cette grâce sera la tienne.</p> + +<p>--Mais dit Luisa, si elle accouche d'une fille?</p> + +<p>--D'une fille! d'une fille! s'écria San-Felice, à +la pensée duquel cette alternative ne s'était pas +présentée. C'est impossible! Dieu ne le permettra +pas!</p> + +<p>--Dieu a bien permis que je fusse injustement +condamnée, dit Luisa avec un douloureux sourire.</p> + +<p>--C'est une épreuve! s'écria le chevalier, et nous +sommes sur une terre d'épreuves.</p> + +<p>--Ainsi, c'est votre seul espoir? demanda Luisa.</p> + +<p>--Hélas! oui, répondit San-Felice; mais n'importe! +Tiens (il tira un papier de sa poche), voici +une supplique rédigée par le duc de Calabre, écrite +par sa femme, signe-la, et fions-nous en Dieu.</p> + +<p>--Mais je n'ai ni plume ni encre.</p> + +<p>--J'en ai, moi, répondit le chevalier.</p> + +<p>Et, tirant un encrier de sa poche, il y trempa une +plume; puis, soutenant Luisa, il la conduisit près +de la fenêtre, pour que, éclairée par le rayon de la +lune, elle pût signer.</p> + +<p>Luisa signa.</p> + +<p>--Là! dit-il en relevant la tête, je vais te laisser +cette plume, cette encre et un cahier de papier; tu +trouveras bien moyen de les cacher quelque part: +ils peuvent t'être utiles.</p> + +<p>--Oh! oui, oui, donnez, mon ami! dit Luisa. +Oh! comme vous êtes bon et comme vous pensez à +tout! Mais qu'avez-vous, et que regardez-vous?</p> + +<p>En effet, les regards du chevalier s'étaient, à travers +les doubles barreaux de la fenêtre, fixés sur la +partie du port que l'on pouvait apercevoir par l'ouverture.</p> + +<p>A trente ou quarante mètres du pied de la tour, +se balançait la goëlette du capitaine Skinner.</p> + +<p>--Miracle du ciel! murmura le chevalier. Allons! +je commence à croire que c'est lui qui est destiné à +te sauver.</p> + +<p>Un homme se promenait de long en large sur le +pont, et, de temps en temps, jetait un regard avide +sur le fort, comme s'il eût voulu en sonder les murailles.</p> + +<p>En ce moment, la clef grinça dans la serrure: +onze heures sonnaient.</p> + +<p>Le chevalier prit la tête de Luisa entre ses deux +mains et dirigea son regard vers le pont du petit +bâtiment.</p> + +<p>--Vois-tu cet homme? lui dit-il à voix basse.</p> + +<p>--Oui, je le vois. Eh bien, après?</p> + +<p>--Eh bien, Luisa, cet homme, c'est lui.</p> + +<p>--Qui, lui? demanda la jeune femme toute frissonnante.</p> + +<p>--Celui qui te sauvera si je ne te sauve pas, moi. +Mais (il lui prit la tête et lui baisa passionnément le +front et les yeux) je te sauverai! je te sauverai! je +te sauverai!</p> + +<p>Et il s'élança hors de la prison, dont la porte se +referma sans que Luisa s'en aperçût.</p> + +<p>Toute son âme était passée dans ses yeux, et ses +yeux dévoraient de leur regard cet homme qui se +promenait sur le pont de la goëlette.</p> +<br><br> + +<h3>XCIX +<br><br> +PETITS ÉVÉNEMENTS GROUPÉS AUTOUR DES<br> +GRANDS</h3> +<br> + +<p>Si la scène se fût passée de jour, au lieu de se +passer dans la nuit, le chevalier se fût précipité par +les escaliers, sans s'inquiéter du geôlier en chef, et +en continuant de s'écrier: «Je la sauverai!» Mais +le corridor était dans l'obscurité la plus complète, +n'ayant pas même le rayon de lune qui éclairait la +prison de Luisa.</p> + +<p>Force lui fut d'attendre le guichetier et sa +lanterne.</p> + +<p>Celui-ci le reconduisit avec les mêmes marques +d'attention dont il l'avait comblé à son arrivée. +Aussi, arrivé dans la cour, le chevalier mit-il la +main à sa poche et, en tirant les quelques pièces +d'or qu'elle contenait, les offrit-il au geôlier.</p> + +<p>Celui-ci les prit et les pesa d'un air mélancolique +dans sa main en secouant la tête.</p> + +<p>--Mon ami, dit San-Felice, c'est bien peu, je le +sais; mais je me souviendrai de toi, sois tranquille; +seulement, c'est à la condition que tu auras toute +sorte d'égards pour la pauvre femme qui est ta prisonnière.</p> + +<p>--Je ne me plains pas de ce que Votre Excellence +me donne, tant s'en faut! répondit-il. Mais, si Son +Excellence voulait, elle pourrait, d'un mot, faire +plus pour moi que je ne pourrai jamais faire pour +elle.</p> + +<p>--Et que puis-je faire pour toi? demanda San-Felice.</p> + +<p>--J'ai un fils, Excellence, et, depuis un an, je sollicite +sans pouvoir l'obtenir, son admission comme +geôlier dans la forteresse. S'il y était, je le chargerais +spécialement du service de la dame en question, +dont je ne peux pas m'occuper, n'ayant que la surveillance +générale.</p> + +<p>--Je ne demande pas mieux, dit San-Felice, qui +pensa tout de suite au parti qu'il pouvait tirer de +ce protecteur de bas étage. Et de qui dépend sa +nomination?</p> + +<p>--Sa nomination dépend du chef de la police.</p> + +<p>--T'es-tu déjà adressé à lui?</p> + +<p>--Oui; mais, vous comprenez, Excellence, il faudrait +pouvoir... (et il fit le geste d'un homme qui +compte de l'argent), et je ne suis pas riche.</p> + +<p>--C'est bien: tu feras une demande et tu me +l'adresseras.</p> + +<p>--Excellence, dit le geôlier en chef en tirant un +papier de sa poche, pendant que vous étiez dans la +chambre de la prisonnière, j'ai rédigé ma demande, +pensant que vous seriez assez bon pour vous en +charger.</p> + +<p>--Je m'en charge, en effet, mon ami, dit le chevalier, +et il ne dépendra pas de moi que tu n'obtiennes +ce que tu désires. Si tu as besoin de moi, viens chez +Son Altesse royale le duc de Calabre et demande le +chevalier San-Felice.</p> + +<p>Et, mettant la pétition dans sa poche, le chevalier +prit congé de son protégé, sortit de la forteresse +et se dirigea vers la place des Quatre-Cantons, où, +on se le rappelle, il avait rendez-vous avec le faux +capitaine américain.</p> + +<p>Celui-ci l'attendait, et, en l'apercevant, marcha +droit à lui.</p> + +<p>Tous deux s'abordèrent en s'interrogeant.</p> + +<p>Joseph Palmieri raconta sa visite au roi, se félicita +de la façon dont il avait été reçu et surtout de la certitude +où il était maintenant de pouvoir rester à son +mouillage, c'est-à-dire dans le voisinage du fort.</p> + +<p>De son côté, le chevalier lui fit part de son projet, +et, pour qu'il s'en rendît bien compte, lui donna à +lire la demande en grâce rédigée par le duc de +Calabre.</p> + +<p>Joseph Palmieri s'approcha de la lampe d'une madone +et lut; dans sa distraction, le chevalier s'était +trompé et lui avait donné à lire la supplique du +geôlier en chef, au lieu de la demande en grâce du +duc.</p> + +<p>Mais Joseph Palmieri n'était pas homme à laisser +passer à portée de sa main une circonstance qui pût +lui être utile sans mettre la main dessus. Il commença +par prendre l'adresse du futur geôlier: <i>Tonino +Monti, via della Salute, nº 7</i>; et, rendant la supplique +au chevalier:</p> + +<p>--Vous vous êtes trompé de papier, lui dit-il.</p> + +<p>Le chevalier fouilla à sa poche et y trouva, en +effet, le placet qu'il avait cru donner et en place duquel +il avait donné la supplique du geôlier en chef.</p> + +<p>Joseph Palmieri la lut avec plus d'attention encore +que la première.</p> + +<p>--Oui, sans doute, dit-il, si Ferdinand a un coeur, +il y a une chance; mais je doute qu'il en ait un.</p> + +<p>Et il remit la demande en grâce au chevalier.</p> + +<p>--A quelle époque, demanda-t-il, comptez-vous +sur l'accouchement de la princesse?</p> + +<p>--Mais elle attend sa délivrance du jour au lendemain.</p> + +<p>--Attendons comme elle, dit Palmieri. Mais, si le +roi refuse, ou si elle accouche d'une fille?...</p> + +<p>--Alors, vous recevrez cette même supplique déchirée +en morceaux, ce qui voudra dire que vous +pouvez agir à votre tour, attendu que, de notre coté, +il n'y aura plus d'espoir; ou sinon ce seul mot: +SAUVÉE! vous dira tout ce que vous aurez besoin de +savoir. Seulement, vous me donnez votre parole de +ne rien tenter d'ici là?</p> + +<p>--Je vous la donne; seulement, vous me permettrez +de m'informer topographiquement de la chambre +qu'occupe la prisonnière dans la forteresse?</p> + +<p>Le chevalier saisit la main de son interlocuteur, +en la lui serrant avec un mouvement de fiévreuse +énergie.</p> + +<p>--La jeunesse est puissante devant le Seigneur, +dit-il. La fenêtre de la prisonnière donne directement +sur la goëlette le <i>Runner</i>.</p> + +<p>Et il s'éloigna rapidement en cachant son visage +dans son manteau.</p> + +<p>Le chevalier ne s'était pas trompé, et, cette fois +encore, les sympathiques effluves de la jeunesse +avaient divisé leurs courants magnétiques. A peine +le chevalier avait-il quitté la chambre de Luisa, après +lui avoir fait remarquer cet homme, qui, à une demi-encablure +du pied de la forteresse, se promenait pensif +sur le pont de la goëlette, que Salvato--car c'était +bien Salvato lui-même--crut entendre passer dans +l'air son nom emporté par la brise de la nuit.</p> + +<p>Il leva la tête, ne vit rien et crut s'être trompé.</p> + +<p>Mais le même son frappa une seconde fois son +oreille.</p> + +<p>Ses yeux se fixèrent alors sur l'ouverture sombre +qui se dessinait dans la muraille grise, et, à travers +les barreaux de cette ouverture, il crut voir s'agiter +une main et un mouchoir.</p> + +<p>Le cri correspondant à celui qui sortait du coeur +de la prisonnière s'élança du sien, et les ondes de l'air +frémirent de nouveau, agitées par ces deux syllabes: +«Luisa!»</p> + +<p>Le mouchoir se détacha de la main, flotta un instant +dans l'air et tomba au pied de la muraille.</p> + +<p>Salvato eut la prudence d'attendre un instant, de +regarder autour de lui si personne n'avait vu ce qui +venait de se passer, et, s'étant assuré que tout était +bien resté entre lui et la prisonnière, sans prévenir +aucun des hommes de l'équipage, il mit le youyou à, +la mer, et, comme un pêcheur qui tend ses ligues, il +s'approcha de la plage.</p> + +<p>Un espace de terrain d'une dizaine de mètres séparait +le quai du pied du mur de la prison, et le +bonheur voulut qu'aucune sentinelle n'y fût placée.</p> + +<p>Salvato amarra son canot au rivage, ne fit qu'un +bond, se trouva au pied de la muraille, ramassa le +mouchoir et revint au canot.</p> + +<p>A peine y avait-il repris sa place, qu'il entendit le +pas mesuré d'une patrouille; mais, au lieu de s'éloigner +du quai, ce qui eût pu donner des soupçons, il +enfonça le mouchoir dans sa poitrine et resta dans le +canot, faisant avec sa ligne ce mouvement de haut +en bas que fait un homme qui pêche à la palangre.</p> + +<p>La patrouille parut au pied de la tour; le sergent +qui la commandait se détacha des rangs et s'approcha +du canot.</p> + +<p>--Que fais-tu là? demanda-t-il à Salvato, vêtu en +simple marin.</p> + +<p>Celui-ci lui fit répéter la question une seconde fois, +comme s'il n'eût pas compris; puis:</p> + +<p>--Vous le voyez bien, répondit Salvato avec un +accent anglais très-prononcé, je pêche.</p> + +<p>Quoique détestés par les Siciliens, les Anglais devaient +à la présence de Nelson certains égards que +l'on n'accordait point aux individus des autres nations.</p> + +<p>--Il est défendu d'amarrer des bateaux au quai, +répondit le chef de la patrouille, et il y a de la place +dans le port pour pêcher sans venir pêcher ici. Au +large donc, l'ami!</p> + +<p>Salvato fit entendre un grognement de mauvaise +humeur, tira du fond de la mer sa palangre, à +laquelle il eut la chance de trouver pendu un calamaris, +et rama vers la goëlette.</p> + +<p>--Bon! dit le sergent en rejoignant sa patrouille, +voilà qui le changera de son boeuf salé.</p> + +<p>Et, enchanté de la plaisanterie, il disparut un instant +sous une voûte dont il explora la profondeur +sombre, reparut et continua sa ronde de nuit en +longeant les murs extérieurs de la forteresse.</p> + +<p>Quant à Salvato, il s'était déjà plongé dans l'intérieur +de la goëlette, baisant le mouchoir marqué +d'une L, d'une S et d'une F.</p> + +<p>Un des quatre coins était noué; il y porta vivement +la main et sentit un papier.</p> + +<p>Sur le papier étaient écrits ces mots:</p> + +<p>«Je t'ai reconnu, je te vois, je t'aime! Voici mon +premier moment de joie depuis que je t'ai quitté.</p> + +<p>»Mon Dieu, pardonnez-moi si c'est parce que j'espère +en lui que j'espère en vous!</p> + +<p>»Ta LUISA.»</p> + +<p>Salvato remonta sur le pont; ses yeux se reportèrent +immédiatement vers l'ouverture.</p> + +<p>La main blanche se dessinait toujours sur les barreaux +sombres.</p> + +<p>Salvato secoua le mouchoir, le baisa, et son nom +passa de nouveau à son oreille avec la brise de la +nuit.</p> + +<p>Mais, comme il eût été imprudent, par une nuit +aussi claire, de continuer un semblable échange de +signes, Salvato s'assit et demeura immobile, tandis +qu'à travers le double barreau, son oeil, habitué aux +ténèbres, pouvait encore distinguer la blanche apparition, +vers laquelle ne le guidait plus la main imprudente.</p> + +<p>Quelques instants après, on entendit le bruit d'une +double rame qui battait la mer, et l'on vit, à travers +le labyrinthe de bâtiments qui couvraient le port, +s'avancer une barque qui s'arrêta au pied du petit +escalier de la goëlette.</p> + +<p>C'était Joseph Palmieri qui rentrait à bord.</p> + +<p>--Bonne nouvelle! s'écria en anglais Salvato, +s'élançant dans les bras de son père. Elle est là, là, +à cette fenêtre! Voilà son mouchoir et une lettre +d'elle!</p> + +<p>Joseph Palmieri sourit d'un ineffable sourire et +murmura:</p> + +<p>--O pauvre chevalier! tu avais bien raison de +dire: «La jeunesse est puissante devant Dieu!»</p> +<br><br> + + +<h3>C +<br><br> +LA NAISSANCE D'UN PRINCE ROYAL</h3> + +<br> + +<p>Quelques jours après les événements que nous +venons de raconter, le roi chassait la caille à tir, +escorté de son fidèle Jupiter, dans les jardins de la +Bagaria et sur le versant septentrional des collines +qui s'élèvent à quelque distance de la plage.</p> + +<p>Il avait avec lui les deux plus fidèles compagnons +de ces sortes de plaisirs, excellents tireurs comme +lui, sir William Hamilton et le président Cardillo.</p> + +<p>La chasse était splendide: c'était le retour des +cailles.</p> + +<p>Les cailles, comme tout chasseur sait, ont par an +deux passages. Dans le premier, aux mois d'avril et +de mai, elles vont du midi au nord; à cette époque, +elles sont maigres et sans saveur. Dans le second, +qui a lieu au mois de septembre et d'octobre, elles +sont, au contraire, grasses et succulentes, surtout en +Sicile, leur première étape pour regagner l'Afrique.</p> + +<p>Le roi Ferdinand s'amusait donc,--nous ne dirons +pas comme un roi, nous savons trop bien que, +tout roi qu'il était, il ne s'était pas toujours amusé, +mais comme un chasseur qui nage dans le gibier.</p> + +<p>Il avait tiré cinquante coups et tué cinquante +pièces, et il offrait de parier qu'il irait ainsi jusqu'à +la centaine, sans en manquer une seule.</p> + +<p>Tout à coup, on vit venir un cavalier courant à +toute bride; et, guidé par les coups de fusil, à la distance +de cinq cents pas à peu près des chasseurs, il +arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers pour voir +lequel des trois était le roi, et, l'ayant reconnu, il +vint droit à lui.</p> + +<p>Ce cavalier était un messager que le duc de Calabre +envoyait au roi, son père, pour lui annoncer que +la duchesse était prise des premières douleurs, et, le +prier, selon les lois de l'étiquette, d'assister à l'accouchement.</p> + +<p>--Bon! fit le roi, tu dis les premières douleurs?</p> + +<p>--Oui, sire.</p> + +<p>--En ce cas, j'ai bien une heure ou deux devant +moi. Antonio Villari est-il là?</p> + +<p>--Oui, sire, et deux autres médecins avec lui.</p> + +<p>--Alors, tu vois bien: je n'y puis rien faire. Tout +beau, Jupiter! Je vais encore tuer quelques cailles. +Retourne à Palerme, et dis au prince que je te suis.</p> + +<p>Et il alla à Jupiter, qui, sur la recommandation de +son maître, tenait l'arrêt aussi ferme que s'il eût +été changé en pierre.</p> + +<p>La caille partit, le roi la tua.</p> + +<p>--Cinquante et une, Cardillo! dit-il.</p> + +<p>--Pardieu! dit le président, de mauvaise humeur +de n'en être qu'à la trentaine, avec un chien comme +le vôtre, ce n'est pas malin. Je ne sais même pas +comment Votre Majesté se donne la peine de brûler +de la poudre et de semer du plomb. A sa place, je +prendrais le gibier à la main.</p> + +<p>Le domestique qui suivait le roi, lui passait, pendant +ce temps, un autre fusil tout chargé.</p> + +<p>--Eh bien, dit le roi au messager, tu n'es pas encore +parti?</p> + +<p>--J'attendais pour savoir si le roi n'avait pas +d'autres ordres à me donner.</p> + +<p>--Tu diras à mon fils que j'en suis à ma cinquante +et unième caille, et que Cardillo n'est encore +qu'à sa trentième.</p> + +<p>Le messager repartit au galop, et la chasse continua.</p> + +<p>Le roi, en une heure, tua vingt-cinq autres +cailles.</p> + +<p>Il changeait son fusil déchargé contre un fusil +chargé, lorsqu'il vit revenir le même messager à +fond de train.</p> + +<p>--Eh bien, lui cria-t-il, tu viens me dire que la +duchesse est accouchée?</p> + +<p>--Non, sire; je viens, au contraire, dire à Votre +Majesté qu'elle souffre beaucoup.</p> + +<p>--Que veut-elle que j'y fasse?</p> + +<p>--Votre Majesté sait qu'en pareille circonstance +sa présence est commandée par le cérémonial. Il +peut arriver un malheur.</p> + +<p>--Eh bien, demanda le président, qu'y a-t-il?</p> + +<p>--Il y a que cela ne va pas tout seul, à ce qu'il +paraît, répondit Ferdinand.</p> + +<p>--De sorte que nous allons quitter la chasse au +milieu de la journée? Au reste, que Votre Majesté +la quitte si elle veut, je reste: je ne m'en retournerai +que quand j'aurai mes cent pièces.</p> + +<p>--Ah! dit Ferdinand, une idée! Retourne vite à +Palerme et ordonne de sonner toutes les cloches.</p> + +<p>--Et je puis dire à Son Altesse royale...?</p> + +<p>--Tu peux lui dire que j'y suis aussitôt que toi. +As-tu vu nos chevaux?</p> + +<p>--Ils sont à la grille de la Bagaria, sire.</p> + +<p>--Eh bien, dis-leur, en passant, de se rapprocher.</p> + +<p>Le messager repartit au galop.</p> + +<p>Un quart d'heure après, toutes les cloches de Palerme +étaient en branle.</p> + +<p>--Ah! dit le roi, voilà qui doit lui faire du bien. +Et il continua sa chasse.</p> + +<p>Il en était à sa quatre-vingt-dixième caille, sans +en avoir manqué une seule.</p> + +<p>--Voulez-vous parier que j'irai jusqu'à la centaine, +sans un faux coup, Cardillo?</p> + +<p>--Ce n'est pas la peine.</p> + +<p>--Pourquoi cela?</p> + +<p>--Parce que voilà le messager qui revient.</p> + +<p>--Diable! dit Ferdinand. Tout beau, Jupiter! Je +vais toujours tuer ma quatre-vingt-onzième, en attendant.</p> + +<p>La caille partit, le roi la tua.</p> + +<p>Lorsqu'il se retourna, le messager était près de +lui.</p> + +<p>--Eh bien, lui demanda Ferdinand, les cloches +l'ont-elles soulagée?</p> + +<p>--Non, sire: les médecins ont des craintes.</p> + +<p>--Les médecins ont des craintes! répéta Ferdinand +en se grattant l'oreille. C'est grave, alors?</p> + +<p>--Très-grave, sire.</p> + +<p>--En ce cas, qu'on expose le saint sacrement.</p> + +<p>--Sire, je ferai observer à Votre Majesté que les +médecins disent que votre présence est urgente.</p> + +<p>--Urgente! urgente! répéta Ferdinand avec impatience; +je n'y ferai pas plus que le bon Dieu!</p> + +<p>--Sire, le cheval de Votre Majesté est là.</p> + +<p>--Je le vois bien, pardieu! Va, va, mon garçon; +et, si le saint sacrement n'y fait rien, j'irai moi-même.</p> + +<p>Et il ajouta à voix basse:</p> + +<p>--Quand j'aurai tué mes cent cailles, bien entendu.</p> + +<p>Au bout d'un quart d'heure, le roi avait tué ces +cent cailles. Sir William l'avait suivi de près et en +avait tué quatre-vingt-sept. Le président Cardillo +était de dix en arrière sur sir William et de vingt-trois +sur le roi: aussi était-il furieux.</p> + +<p>Les cloches sonnaient toujours à grande volée, ce +qui prouvait qu'il n'y avait pas de nouveau.</p> + +<p>--<i>Alla malora!</i> dit le roi avec un soupir, il paraît +qu'elle s'entête à ne rien finir que je ne sois là. +Allons-y donc. On a bien raison de dire: «Ce que +femme veut, Dieu le veut.»</p> + +<p>Et, sautant à cheval:</p> + +<p>--Vous êtes libres d'aller jusqu'à vos cent cailles, +dit-il aux deux autres chasseurs. Moi, je retourne à +Palerme.</p> + +<p>--En ce cas, dit sir William, je suis Votre Majesté: +ma charge m'oblige à ne pas vous quitter dans +un pareil moment.</p> + +<p>--C'est bien, allez, dit Cardillo; moi, je reste.</p> + +<p>Le roi et sir William mirent leurs montures au +galop.</p> + +<p>Au moment où ils entraient dans la ville, le carillon +des cloches cessa.</p> + +<p>--Ah! ah! dit le roi, il paraît que c'est fini. +Maintenant, reste à savoir si c'est un garçon ou une +fille.</p> + +<p>On passa devant une église: tous les cierges +étaient allumés, le saint sacrement était exposé +sur l'autel, l'église était pleine de gens qui priaient.</p> + +<p>On entendit le bruit des pétards et l'on vit l'air +sillonné par les fusées.</p> + +<p>--Bien! dit le roi, voilà qui est de bon augure.</p> + +<p>Le roi vit de loin venir le même messager; il +tenait son chapeau en l'air et criait: «Vive le roi!» +Tout le monde courait après lui ou s'élançait au-devant +de lui. C'était miracle qu'il n'écrasât personne.</p> + +<p>Du plus loin qu'il aperçut le roi:</p> + +<p>--Un prince, sire! un prince! cria-t-il.</p> + +<p>--Eh bien, dit le roi à sir William, quand j'aurais +été là, je n'y aurais rien ajouté.</p> + +<p>Les cris du peuple annoncèrent l'arrivée de Ferdinand +au palais.</p> + +<p>Tout le monde était dans la joie, et le roi était attendu +avec la plus grande impatience.</p> + +<p>Le duc et la duchesse de Calabre avaient pris à +coeur la cause de la San-Felice, non pour elle, qu'ils +ne connaissaient pas, l'ayant vue à peine, mais pour +son mari.</p> + +<p>Le pauvre chevalier, plus mort que vif, plus agité +surtout que si c'était son propre sort qui allait se +débattre, était à genoux dans un cabinet attenant à +la chambre à coucher, et priait.</p> + +<p>C'est qu'il connaissait le roi, et qu'il savait qu'il +avait beaucoup à craindre et peu à espérer.</p> + +<p>La jeune mère était dans son lit. Elle n'avait aucun +doute, elle: qui pourrait refuser quelque chose +à ce bel enfant qu'elle venait de mettre au monde +avec tant de douleurs? Ce serait une impiété!</p> + +<p>Ne serait-il pas roi un jour? n'était-il pas d'heureux +augure qu'il entrât dans la vie par la porte de +la clémence et en balbutiant le mot <i>Grâce</i>!</p> + +<p>On avait eu le temps, son grand-père n'étant pas +encore là au moment de sa naissance, de lui faire sa +toilette et de lui passer une magnifique robe de +dentelles.</p> + +<p>Il avait les cheveux blonds des princes autrichiens, +des yeux bleus étonnés qui regardaient sans +voir, la peau fraîche comme une rose et blanche +comme du satin.</p> + +<p>La mère le tenait couché près d'elle, ne se lassant +pas de l'embrasser. Elle lui avait glissé, dans les plis +de la robe qui recouvrait ses langes royaux, la +supplique de la malheureuse San-Felice.</p> + +<p>On entendit dans la rue, se rapprochant du palais +sénatorial, les cris de «Vive le roi!»</p> + +<p>Le prince pâlit: il lui sembla, à lui si craintif devant +son père, qu'il allait commettre un crime de +lèse-majesté.</p> + +<p>La princesse fut plus courageuse que lui.</p> + +<p>--O François, dit-elle, nous ne pouvons cependant +pas abandonner cette pauvre femme!</p> + +<p>San-Felice, qui entendit ces mots, ouvrit la porte +de l'alcôve, et par cette porte passa sa tête pâle et +effarée.</p> + +<p>--O mon prince! dit-il avec le ton du reproche.</p> + +<p>--J'ai promis, je tiendrai, dit François. J'entends +les pas du roi: ne te montre pas, ou tu perds +tout.</p> + +<p>San-Felice referma la porte du cabinet au moment +où le roi ouvrait celle de la chambre à coucher.</p> + +<p>--Eh bien, eh bien, dit-il en entrant, tout est +donc fini, et de la bonne façon, grâce à Dieu! Je te +fais mon compliment, François.</p> + +<p>--Et à moi, sire? demanda l'accouchée.</p> + +<p>--A vous, je vous le ferai quand j'aurai vu l'enfant.</p> + +<p>--Sire, vous savez que j'ai droit à trois faveurs, +dit la princesse, comme ayant donné un héritier au +royaume?</p> + +<p>--Et on vous les accordera, si c'est un beau mâle.</p> + +<p>--Oh! sire, c'est un ange!</p> + +<p>Et elle prit l'enfant à son côté et le présenta au +roi.</p> + +<p>--Ah! par ma foi, dit le roi en le lui prenant des +mains et en se retournant vers son fils, je n'aurais +pas mieux fait, moi qui m'en pique.</p> + +<p>Il y eut un moment de silence; toutes les respirations +étaient arrêtées, tous les coeurs cessaient de +battre.</p> + +<p>On attendait que le roi vît le placet.</p> + +<p>--Oh! oh! qu'a-t-il donc sous le bras?</p> + +<p>--Sire, dit Marie-Clémentine, au lieu des trois +faveurs que l'on accorde d'habitude à la princesse +royale qui donne un héritier à la couronne, je n'en +demande qu'une.</p> + +<p>Et sa voix, en prononçant ces paroles, était si +tremblante, que le roi la regardait avec étonnement.</p> + +<p>--Diable! ma chère fille, dit le roi, il paraît que +c'est bien difficile, ce que vous désirez?</p> + +<p>Et, couchant l'enfant dans le pli de son bras +gauche, il prit le papier de la main droite et le déplia +lentement en regardant le prince François, qui pâlit, +et la princesse Marie-Clémentine, qui se laissa retomber +sur son oreiller.</p> + +<p>Le roi commença de lire; mais, dès les premiers +mots, son sourcil se fronça et l'expression de son +visage devint sinistre.</p> + +<p>--Oh! dit-il avant même d'avoir tourné la page, +si c'était cela que vous aviez à me demander, monsieur +mon fils, et vous, madame ma belle-fille, vous +avez perdu votre peine. Cette femme est condamnée, +cette femme mourra.</p> + +<p>--Sire! balbutia le prince.</p> + +<p>--Dieu lui-même voudrait la sauver, que j'entrerais +en lutte contre Dieu!</p> + +<p>--Sire, au nom de cet enfant!</p> + +<p>--Tenez! s'écria le roi, reprenez-le, votre enfant! +le voilà, je vous le rends.</p> + +<p>Et, le rejetant violemment sur le lit, il sortit en +criant:</p> + +<p>--Jamais! jamais!</p> + +<p>La princesse Marie-Clémentine poussa un gémissement +et prit dans ses bras son enfant qui pleurait.</p> + +<p>--Oh! pauvre innocent! dit-elle, cela te portera +malheur...</p> + +<p>Le prince tomba sur une chaise sans avoir la force +de prononcer une parole.</p> + +<p>Le chevalier poussa la porte du cabinet, et, plus +pâle qu'un mort, il vint ramasser la supplique qui +était tombée à terre.</p> + +<p>--O mon ami! dit le prince en lui tendant la +main, tu le vois, il n'y a pas de notre faute.</p> + +<p>Mais lui, sans paraître voir ni entendre le prince, +sortit en déchirant la supplique et en disant:</p> + +<p>--C'est véritablement un monstre que cet +homme!</p> +<br><br> + +<h3>CI +<br><br> +TONINO MONTI</h3> +<br> +<p>A l'instant même où le roi s'élançait, furieux, +hors de la chambre de la princesse royale, et où +San-Felice le suivait en déchirant la supplique, le +capitaine Skinner discutait dans sa cabine le prix de +son engagement avec un grand et beau garçon de +vingt-cinq ans, qui était venu s'offrir à lui pour faire +partie de l'équipage de la goëlette.</p> + +<p>Quand nous disons <i>s'offrir à lui</i>, la chose pourrait +être dite d'une façon plus exacte. La veille, un de ses +meilleurs matelots, qui exerçait à bord le poste de +contre-maître et qui était né à Palerme, chargé par +le capitaine Skinner de recruter quelques hommes +pour renforcer son équipage, avait vu, à la porte de +la maison nº 7 de la rue della Salute, un beau jeune +homme coiffé d'un bonnet de pêcheur et portant un +caleçon relevé jusqu'au-dessus du genou, lequel +laissait voir une jambe vigoureuse et fine tout à la +fois.</p> + +<p>Il s'était arrêté un instant devant lui et l'avait regardé +avec une attention et une persistance qui lui +avaient valu, en patois sicilien, cette question:</p> + +<p>--Que me veux-tu?</p> + +<p>--Rien, avait répondu le contre-maître dans le +même patois. Je te regarde et je me dis, à part moi, +que c'est une honte.</p> + +<p>--Qu'est-ce qui est une honte?</p> + +<p>--Qu'un grand et fort gaillard comme toi, qui +ferait un si beau matelot, soit destiné à faire un si +mauvais geôlier.</p> + +<p>--Qui t'a dit cela? demanda le jeune homme.</p> + +<p>--Que t'importe, du moment que je le sais!</p> + +<p>Le jeune homme haussa les épaules.</p> + +<p>--Que veux-tu! dit-il, l'état de pêcheur ne nourrit +pas son homme, et l'état de geôlier rapporte deux +carlins par jour.</p> + +<p>--Bon! deux carlins par jour! dit le contre-maître +en faisant claquer ses doigts: belle rétribution +pour un si triste métier! Moi, je suis à bord +d'un bâtiment où les mousses ont deux carlins, les +novices quatre, et les matelots huit.</p> + +<p>--Tu gagnes huit carlins par jour, toi? demanda +le jeune pêcheur.</p> + +<p>--Moi? J'en gagne douze: je suis contre-maître.</p> + +<p>--Peste! dit le pêcheur, quel commerce fait +donc ton capitaine, pour payer ses hommes ce +prix-là?</p> + +<p>--Il ne fait aucun commerce, il se promène.</p> + +<p>--Il est donc riche?</p> + +<p>--Il est millionnaire.</p> + +<p>--Bon état, et qui vaut encore mieux que celui de +matelot à huit carlins.</p> + +<p>--Lequel, cependant, vaut mieux que celui de +geôlier à deux.</p> + +<p>--Je ne dis pas; mais c'est mon père qui s'est +coiffé de cette idée-là. Il veut absolument que je +lui succède comme geôlier en chef.</p> + +<p>--Ce qui lui vaut?</p> + +<p>--Six carlins par jour.</p> + +<p>Le contre-maître se mit à rire.</p> + +<p>--Au fait, dit-il, voilà un riche avenir! Et tu es +décidé?</p> + +<p>--Ah! je n'ai pas la vocation. Mais, ajouta-t-il +avec l'insouciance des hommes du Midi, il faut bien +faire quelque chose.</p> + +<p>--Ce n'est pas amusant de se lever la nuit, de +faire des rondes dans les corridors, d'entrer dans les +cachots, de voir de malheureux prisonniers qui +pleurent!</p> + +<p>--Bah! on s'y habitue. Est-ce qu'il n'y a pas partout +des gens qui pleurent!</p> + +<p>--Ah! je vois ce que c'est, dit le contre-maître: +tu es amoureux, et tu ne veux pas quitter Palerme.</p> + +<p>--Amoureux! j'ai eu deux maîtresses dans ma +vie, et l'une m'a quitté pour un officier anglais, +l'autre pour un chanoine de Sainte-Rosalie.</p> + +<p>--Alors, libre comme l'air?</p> + +<p>--Libre comme l'air. Et, si tu as un bon poste à +m'offrir, comme je ne suis pas encore nommé geôlier, +que j'attends depuis trois ans ma nomination, +fais tes offres.</p> + +<p>--Un bon poste?... Je n'en ai pas d'autre que +celui de matelot à bord de mon bâtiment.</p> + +<p>--Et quel est ton bâtiment?</p> + +<p>--Le <i>Runner</i>.</p> + +<p>--Ah! ah! vous êtes de l'équipage américain?</p> + +<p>--Eh bien, as-tu quelque chose contre les Américains?</p> + +<p>--Ils sont hérétiques.</p> + +<p>--Celui-là est catholique comme toi et moi.</p> + +<p>--Et tu t'engages à me faire recevoir à bord?</p> + +<p>--J'en parlerai au capitaine.</p> + +<p>--Et j'aurai huit carlins par jour comme les +autres?</p> + +<p>--Oui.</p> + +<p>--Fait-on la pagnote, ou est-on nourri?</p> + +<p>--On est nourri.</p> + +<p>--Convenablement?</p> + +<p>--On a le café et le petit verre de rhum le matin; +à midi, la soupe, un morceau de boeuf ou de mouton +rôti, du poisson, si l'on en a pincé, et, le soir, du +macaroni.</p> + +<p>--Je voudrais voir cela.</p> + +<p>--Il ne tient qu'à toi. Il est onze heures et demie, +on dîne à midi; je t'invite à dîner avec nous.</p> + +<p>--Et le capitaine?</p> + +<p>--Le capitaine? Est-ce qu'il fera attention à toi!</p> + +<p>--Ah! ma foi, dit le jeune homme, j'accepte; +j'allais dîner avec un morceau de baccala.</p> + +<p>--Pouah! fit le contre-maître: il y a un chien à +bord, il n'en veut pas.</p> + +<p>--<i>Madonna!</i> dit le jeune homme, il y a beaucoup +de chrétiens alors qui ne demanderaient pas mieux +que d'être chiens à bord de ton bâtiment.</p> + +<p>Et, passant son bras sous celui du contre-maître, il +suivit le quai jusqu'à la Marina.</p> + +<p>A la Marina, il y avait un canot amarré, près du +débarcadère. Il était gardé par un seul matelot; +mais le contre-maître fit entendre un roulement de +son sifflet, et trois autres matelots accoururent et +sautèrent dans la barque, où le contre-maître et le +jeune pêcheur descendirent à leur tour.</p> + +<p>--Au <i>Runner</i>! et vivement! leur dit en mauvais +anglais le contre-maître en prenant place au gouvernail.</p> + +<p>Les matelots se roidirent sur leurs rames, et la +légère embarcation glissa sur l'eau.</p> + +<p>Dix minutes après, elle abordait l'escalier de bâbord +du <i>Runner</i>.</p> + +<p>Le contre-maître avait dit la vérité: ni le capitaine +ni son second ne parurent remarquer l'arrivée +d'un étranger à bord. On se mit à table, et, comme +la pêche avait été bonne et qu'un des matelots, Provençal +de naissance, avait fait une bouillabaisse, le +repas fut encore plus soigné que le contre-maître ne +l'avait annoncé.</p> + +<p>Nous devons avouer que les trois plats qui se succédèrent, +arrosés d'une demi-bouteille de vin de Calabre +parurent produire une sensation favorable sur +l'esprit de l'invité.</p> + +<p>Au dessert, le capitaine parut sur le pont, accompagné +de son second, et, en se promenant, se dirigea +vers l'avant du petit bâtiment.</p> + +<p>A l'approche du capitaine, les matelots se levèrent, +et, comme le capitaine leur faisait signe de la +main de se rasseoir:</p> + +<p>--Pardon, mon capitaine, dit le contre-maître, +mais j'ai une prière à vous faire.</p> + +<p>--Et que veux-tu? demanda le capitaine Skinner +en riant. Voyons, parle, mon brave Giovanni.</p> + +<p>--Ce n'est pas moi, capitaine, c'est un de mes +compatriotes que j'ai racolé par les rues de Palerme, +et que j'ai invité à dîner avec nous.</p> + +<p>--Ah! ah! Et où est-il, ton compatriote?</p> + +<p>--Le voilà, capitaine.</p> + +<p>--Que demande-t-il?</p> + +<p>--Une grande faveur, capitaine.</p> + +<p>--Laquelle?</p> + +<p>--Celle de boire à votre santé.</p> + +<p>--C'est chose accordée, dit le capitaine, et tout le +bénéfice en sera pour moi.</p> + +<p>--Hourra pour le capitaine! crièrent les matelots +d'une seule voix.</p> + +<p>Skinner salua de la tête.</p> + +<p>--Et comment s'appelle ton compatriote? demanda-t-il.</p> + +<p>--Ma foi, dit Giovanni, je n'en sais rien.</p> + +<p>--Je m'appelle votre serviteur, Excellence, répondit +le jeune homme, et voudrais bien que vous +me répondissiez que vous vous appelez mon maître.</p> + +<p>--Ah! ah! tu as de l'esprit, garçon!</p> + +<p>--Vous croyez, Excellence?</p> + +<p>--J'en suis sûr.</p> + +<p>--Depuis que ma mère me le disait quand j'étais +tout petit, personne cependant ne s'en est aperçu.</p> + +<p>--Mais enfin tu as encore un autre nom que celui +de mon serviteur?</p> + +<p>--J'en ai deux autres, Excellence.</p> + +<p>--Lesquels?</p> + +<p>--Tonino Monti.</p> + +<p>--Attends donc, attends donc, dit le capitaine +comme s'il cherchait à rappeler ses souvenirs, il me +semble que je te connais.</p> + +<p>Le jeune homme secoua dubitativement la tête.</p> + +<p>--Cela m'étonnerait bien, dit-il.</p> + +<p>--Je me rappelle... Oui, c'est cela. N'es-tu pas +le fils du geôlier en chef du fort de Castellamare?</p> + +<p>--Ma foi, oui. Eh bien, il faut que vous soyez +sorcier pour avoir deviné cela...</p> + +<p>--Je ne suis pas sorcier, mais je suis l'ami de +quelqu'un qui sollicite pour toi le poste de geôlier, +je suis l'ami du chevalier San-Felice.</p> + +<p>--Et qui ne l'obtiendra pas, naturellement.</p> + +<p>--Bon! et pourquoi ne l'obtiendrait-il pas? Le +chevalier est non-seulement le bibliothécaire, mais +encore l'ami du duc de Calabre.</p> + +<p>--Oui; mais il est le mari de la prisonnière si +chaudement recommandée par Sa Majesté, et qui ne +vit que par grâce. Si le chevalier avait eu quelqu'un +d'influent, il aurait commencé par obtenir la vie de +sa femme.</p> + +<p>--C'est justement parce qu'on lui a refusé ou +qu'on lui refusera probablement une grande faveur +que l'on sera charmé de lui en accorder une petite.</p> + +<p>--Que Dieu me fasse la grâce de ne pas vous +entendre!</p> + +<p>--Et pourquoi cela?</p> + +<p>--Parce qu'il m'arrangerait mieux de vous servir +que de servir le roi Ferdinand.</p> + +<p>--Je ne veux cependant pas, je te le déclare, répliqua +en riant le capitaine Skinner, lui faire concurrence.</p> + +<p>--Oh! vous ne lui ferez pas concurrence, capitaine: +je donne ma démission avant d'être nommé.</p> + +<p>--Ah! capitaine, dit Giovanni, acceptez-la. Tonino +est un bon garçon. Pêcheur d'enfance, ça fera +un excellent marin. Je réponds de lui. Nous serons +tous contents de le voir porter sur le rôle de l'équipage.</p> + +<p>--Oh! oui, oui! s'écrièrent tous les matelots.</p> + +<p>--Capitaine, dit Tonino, la main sur sa poitrine, +foi de Sicilien, si Votre Excellence m'accorde ma +demande, vous serez content de moi.</p> + +<p>--Écoute, mon ami, répondit le capitaine, je ne +demande pas mieux, car tu me parais un bon garçon. +Mais je ne veux pas qu'on dise que je suis un +racoleur, et qu'on m'accuse de t'avoir engagé pendant +que tu étais ivre. Amuse-toi avec tes compagnons +tant qu'il te plaira; mais rentre ce soir chez +toi. Réfléchis cette nuit, demain toute la journée, et, +demain au soir, si tu es toujours dans les mêmes intentions, +reviens, et nous terminerons.</p> + +<p>--Vive le capitaine! cria Tonino.</p> + +<p>--Vive le capitaine! répéta tout l'équipage.</p> + +<p>--Voilà quatre piastres, dit Skinner: allez à +terre, mangez-les, buvez-les, cela ne me regarde +pas; mais que tout le monde, ce soir, soit ici, et +qu'il n'y ait pas trace du vin que l'on aura bu. +Allez.</p> + +<p>--Mais la goëlette, capitaine? demanda Giovanni.</p> + +<p>--Laisse deux hommes à bord.</p> + +<p>--Bon, capitaine! c'est à qui ne voudra pas rester.</p> + +<p>--Vous tirerez au sort, et chacune des victimes +recevra une piastre pour consolation.</p> + +<p>On tira au sort, et les deux matelots qui tombèrent +reçurent chacun une piastre.</p> + +<p>Le soir, à neuf heures, tout le monde était rentré, +et, comme l'avait recommandé le capitaine, on était +gai, mais voilà tout.</p> + +<p>Le capitaine passa la revue de son équipage, +comme il avait l'habitude de le faire tous les soirs, et +fit à Giovanni, mais pour lui seul, le signe de le +suivre dans son cabinet.</p> + +<p>Dix minutes après, excepté les matelots du premier +quart de nuit, tout le monde était couché à +bord.</p> + +<p>Giovanni se glissa dans la cabine du capitaine, +qui attendait avec son second. Tous deux paraissaient +impatients.</p> + +<p>--Eh bien? lui demanda Skinner.</p> + +<p>--Eh bien, capitaine, il est à nous.</p> + +<p>--Tu en es sûr?</p> + +<p>--Comme si je le voyais déjà couché sur le rôle.</p> + +<p>--Et tu crois que demain...?</p> + +<p>--Demain, à six heures du soir, aussi vrai que +je m'appelle Giovanni Capriolo, il aura signé.</p> + +<p>--Dieu le veuille! murmura le second: ce sera +déjà la moitié de notre affaire faite.</p> + +<p>Et, en effet, le lendemain, comme l'avait promis +Giovanni, et comme nous l'avons dit dans les premières +lignes de ce chapitre, après avoir débattu +pour la forme le chiffre des appointements, sur sa +demande expresse consignée dans l'engagement, Tonino +Monti, libre et majeur, s'engageait pour trois +ans comme matelot à bord du <i>Runner</i>, et recevait +d'avance trois mois d'appointements, se soumettant +à toute la rigueur de la loi, s'il manquait à sa parole.</p> +<br><br> + + + +<h3>CII +<br><br> +LE GEOLIER EN CHEF</h3> +<br> + +<p>Au moment où le nouvel enrôlé venait d'opposer--avec +quelque difficulté d'exécution, mais lisiblement +néanmoins,--sa signature au bas de l'engagement, +un matelot entrait dans la cabine, tenant à +la main une enveloppe contenant des papiers qu'un +messager venait d'apporter de la part du chevalier +San-Felice, avec recommandation expresse de ne les +remettre qu'au capitaine Skinner lui-même.</p> + +<p>Dès midi, le bruit s'était répandu dans Palerme +que la duchesse de Calabre était atteinte des douleurs +de l'enfantement. Les propriétaires de la goëlette +étaient trop intéressés à cet événement pour +n'être point des premiers à en être instruits; puis le +son des cloches, puis l'exposition du saint sacrement +leur avaient appris les craintes de la cour; enfin, +les pétards, les fusées et les illuminations les avaient +mis au courant de l'heureux résultat auquel ils portaient +un si vif intérêt, puisque la vie de la prisonnière +y était en quelque sorte attachée.</p> + +<p>Le capitaine Skinner comprit donc à l'instant que +l'enveloppe contenait, quelle qu'elle fût, la décision +du roi.</p> + +<p>Il fit un signe à Salvato, qui jeta un coup d'oeil +sur l'engagement, dit à Tonino que tout était bien +ainsi, prit l'engagement et le mit dans sa poche.</p> + +<p>Tonino, enchanté de faire enfin légalement partie +de l'équipage du <i>Runner</i>, remonta sur le pont.</p> + +<p>Salvato et son père, restés seuls, s'empressèrent +de briser le cachet: l'enveloppe contenait la supplique +de Luisa déchirée en huit ou dix morceaux.</p> + +<p>On le sait, cette réponse seule était significative; +elle disait clairement: «Le roi a été impitoyable.»</p> + +<p>Mais à ces fragments déchirés étaient joints deux +autres papiers intacts.</p> + +<p>Le premier, que Salvato ouvrit, était de l'écriture +du chevalier.</p> + +<p>Il contenait ce qui suit:</p> + +<p>«J'allais vous envoyer ces papiers déchirés sans +aucun commentaire,--car, ainsi que la chose était +convenue entre nous, ils signifiaient que la princesse +avait échoué, et que, de notre côté, il n'y avait plus +d'espoir,--quand j'ai reçu du directeur de la police +la nomination, sollicitée par moi, de Tonino Monti +au poste de geôlier adjoint. Y a-t-il dans cette nomination +un moyen de salut? Je n'en sais rien et +n'essaye même pas de le chercher, tant ma tête est +perdue; mais vous, vous êtes des hommes de ressource +et d'imagination, vous avez des moyens de +fuite qui me manquent, des hommes d'exécution que +je n'ai pas et que je ne saurais où trouver. Cherchez, +imaginez, inventez, jetez-vous, s'il le faut, dans l'insensé, +dans l'impossible; mais sauvez-la!</p> + +<p>»Moi, je ne puis que la pleurer.</p> + +<p>»Ci-joint le brevet de Tonino Monti.»</p> + +<p>La nouvelle était terrible; mais ni Salvato ni son +père n'avaient jamais compté sur la clémence royale. +Le désappointement de ce côté-là était donc loin de +produire l'effet qu'il avait produit sur le chevalier +San-Felice.</p> + +<p>Les deux hommes se regardèrent avec tristesse, +mais non avec désespoir. Il y avait plus: il leur semblait +que cette nomination de Tonino Monti était +une compensation à l'échec annoncé par la supplique +déchirée.</p> + +<p>Comme on l'a vu, eux aussi avaient compté sur cet +accident, et, en s'emparant à tout hasard de Tonino, +avaient pris leurs mesures en conséquence.</p> + +<p>Leurs projets étaient bien vagues encore, ou plutôt +ils n'avaient pas encore de projets. Ils étaient là, +l'oeil au guet, l'oreille avide, le bras tendu, prêts +à saisir l'occasion si l'occasion se présentait. Il leur +avait semblé voir une lueur quelconque dans l'accaparement +de Tonino; cette lueur s'augmentait de +sa nomination. Eh bien, à la lueur de ce crépuscule, +ils allaient chercher à donner un corps à ce rêve, +jusque-là fugitif, insaisissable.</p> + +<p>Il était sept heures du soir. A huit, ils paraissaient +avoir pris une résolution; car l'avis fut donné à tout +l'équipage qu'on devait lever l'ancre dans l'après-midi +du lendemain.</p> + +<p>Tonino fut autorisé à aller, dans la soirée même +ou le lendemain dans la journée, prendre congé de +son père. Mais il déclara qu'il craignait tellement la +colère du bonhomme, que, loin d'aller prendre congé +de lui, il se sauverait à fond de cale s'il le voyait +venir du côté du bâtiment.</p> + +<p>Il paraît que Salvato et son père ne pouvaient rien +désirer de mieux que cet effroi de Tonino; car ils +échangèrent un signe de satisfaction.</p> + +<p>Maintenant, nous allons raconter les événements +tels qu'ils se passèrent, sans essayer de leur donner +d'autre explication que celle des faits.</p> + +<p>Le lendemain, vers cinq heures du soir, par un +temps nuageux et sombre, la goëlette le <i>Runner</i> +commença de faire ses préparatifs pour lever +l'ancre.</p> + +<p>Pendant cette opération, soit maladresse de l'équipage, +soit défaut dans la chaîne, un anneau se +rompit et l'ancre resta au fond.</p> + +<p>Cet accident arrive parfois, et, quand l'ancre n'est +point restée à une trop grande profondeur, des +plongeurs descendent au fond de l'eau dans laquelle +a échoué le cabestan.</p> + +<p>Malgré l'accident arrivé à l'ancre, on ne continua +pas moins d'appareiller; seulement, il fut convenu +que, l'ancre n'étant qu'à trois brasses de profondeur, +un canot resterait avec huit hommes et le contre-maître +Giovanni pour repêcher l'ancre, et que la +goëlette attendrait en croisant à l'entrée du port.</p> + +<p>Pour se faire visible dans une nuit sans lune, +elle devait porter trois feux de couleurs différentes.</p> + +<p>Vers huit heures du soir, elle fut dégagée des différents +navires stationnant dans le port et commença +de courir des bordées à l'endroit convenu, tandis +que les huit matelots dont on avait eu besoin pour +la manoeuvre d'appareillage et de sortie revenaient +avec la barque pour repêcher l'ancre.</p> + +<p>A la même heure, le geôlier en chef du fort de +Castellamare, Ricciardo Monti, sortait de la prison, +prévenant le gouverneur qu'il recevait une lettre de +son fils lui annonçant que ce fils était nommé geôlier +adjoint, selon son plus grand désir, et qu'il reviendrait +avec lui entre neuf et dix heures, ayant à remplir +quelques formalités de police.</p> + +<p>Sans doute, cette lettre lui avait été écrite par Tonino, +sur le conseil de quelque camarade, afin de +détourner l'attention de son père du départ de la +goëlette, où il pouvait entendre dire que son fils +était engagé.</p> + +<p>Le rendez-vous avait été donné à Ricciardo Monti +dans une des petites tavernes de la piazza Marina. +Sans défiance aucune, il entra en demandant Tonino +Monti. On lui indiqua un corridor conduisant à une +salle où, lui dit-on, son fils buvait avec trois ou quatre +camarades.</p> + +<p>A peine fut-il entré dans la salle, où il chercha +vainement des yeux celui qui lui avait donné rendez-vous, +qu'il fut saisi par les quatre hommes, lié, +bâillonné et couché sur un lit, avec l'assurance qu'il +serait libre le lendemain matin et qu'il ne lui serait +fait aucun mal s'il n'essayait pas de fuir.</p> + +<p>La seule violence qui lui fut faite et qui nécessita +l'emploi de la force et surtout des menaces, fut de +lui prendre le trousseau de clefs qu'il portait à sa +ceinture, clefs à l'aide desquelles il entrait dans la +chambre des prisonniers.</p> + +<p>Ce trousseau de clefs fut passé, à travers la porte +entre-bâillée, à quelqu'un qui attendait derrière cette +porte.</p> + +<p>Une demi-heure après, un jeune homme de l'âge +et de la taille de Tonino frappait à la porte du fort +et demandait à parler au gouverneur, de la part de +son père.</p> + +<p>Le gouverneur ordonna qu'il fût introduit près de +lui.</p> + +<p>Le jeune homme lui dit alors que Ricciardo Monti, +au moment où il traversait la rue de Tolède, tout en +fête à cause de l'accouchement de la princesse, avait +été blessé par un mortarello qui avait éclaté, et +transporté à l'hôpital dei Pellegrini.</p> + +<p>Le blessé l'avait aussitôt fait appeler, lui avait remis +son trousseau et lui avait donné l'ordre de se +rendre sur-le-champ chez Son Excellence le gouverneur, +qui était prévenu par lui, de justifier de sa +nomination en présentant le brevet à Son Excellence, +et de le remplacer jusqu'à sa guérison, qui ne pouvait +tarder.</p> + +<p>Le gouverneur lut le brevet du nouveau geôlier +adjoint; il était parfaitement en règle. Il n'y avait +rien d'extraordinaire dans l'accident de Ricciardo +Monti, ces sortes d'accidents arrivant par centaines +à chaque fête. Il avait, en effet, comme nous l'avons +dit, été prévenu que son geôlier en chef sortait pour +lui ramener son fils. Il ne prit donc aucun soupçon, +invita le faux Tonino à garder provisoirement les +clefs de son père, à se faire instruire de son service +et à entrer en fonction.</p> + +<p>Le nouveau geôlier remit précieusement son brevet +dans sa poche, rattacha à sa ceinture les clefs +qu'il avait déposées sur la table du gouverneur et +sortit.</p> + +<p>L'inspecteur, prévenu des désirs du gouverneur, +le conduisit de corridor en corridor, lui montrant +les chambres habitées.</p> + +<p>Il y en avait neuf.</p> + +<p>En passant devant celle de la San-Felice, il s'arrêta +un instant pour lui expliquer l'importance de la +prisonnière: on devait entrer dans sa chambre et +s'assurer de sa présence trois fois le jour et deux fois +la nuit: la première fois à neuf heures du soir, la +seconde à trois heures du matin.</p> + +<p>De nouveaux ordres, au reste, avaient été donnés +le jour même de redoubler de surveillance à l'intérieur +et à l'extérieur.</p> + +<p>La tournée finie, l'inspecteur montra la chambre +de garde. Le geôlier chargé de veiller sur cette partie +de la forteresse devait y demeurer toute la nuit. Il +avait quatre heures pour dormir dans le jour.</p> + +<p>S'il s'ennuyait ou craignait de s'endormir dans la +chambre de garde, il était libre de se promener dans +les corridors.</p> + +<p>Il était onze heures et demie lorsque l'inspecteur +et le nouveau geôlier se séparèrent, l'inspecteur lui +recommandant l'exactitude et la vigilance, le geôlier +promettant que, sous ce nouveau rapport, il ferait +encore plus qu'on n'attendait de lui.</p> + +<p>En effet, qui l'eût vu debout à la porte de la chambre +de garde, donnant sur le premier corridor et +s'ouvrant au pied de l'escalier nº 1, l'oeil ouvert, +l'oreille au guet, n'aurait pu l'accuser de manquer +à sa parole.</p> + +<p>Il se tint là debout et immobile jusqu'à ce que tout +bruit s'éteignît dans le fort.</p> + +<p>Minuit sonna.</p> +<br><br> + + +<h3>CIII +<br><br> +LA PATROUILLE</h3> +<br> + +<p>Le douzième coup frappé sur le timbre avait à +peine cessé de retentir, que le nouveau geôlier, que +l'on eût pu prendre jusque-là pour la statue de +l'attente, s'anima, et, comme mû d'une résolution +subite, monta l'escalier sans hâte, mais sans lenteur. +Et, en effet, si son pas était entendu, si son passage +était remarqué, si une question lui avait été faite, il +eût eu à répondre: «En l'absence de mon père, j'ai +la surveillance de la prison; je surveille.»</p> + +<p>Mais tout dormait dans la citadelle: personne ne +le vit, personne ne l'entendit, personne ne le questionna.</p> + +<p>Arrivé au second étage, il parcourut le corridor +dans toute sa longueur, puis revint sur ses pas, mais +avec plus de précautions, mais étouffant sa marche, +l'oreille tendue, retenant son haleine.</p> + +<p>Tout à coup, il s'arrêta devant la porte de la prison +de la San-Felice.</p> + +<p>Il tenait d'avance dans sa main la clef de cette +porte.</p> + +<p>Il l'introduisit dans la serrure avec tant de précaution +et la fit tourner avec tant de lenteur, qu'à +peine entendit-on le grincement du fer sur le fer: la +porte s'ouvrit.</p> + +<p>Cette fois, la nuit était sombre, le vent sifflait à +travers les barreaux de la fenêtre, dont on ne distinguait +pas même l'ouverture, tant l'obscurité était +épaisse.</p> + +<p>Le jeune homme fit un pas dans la chambre en +retenant son souffle.</p> + +<p>Puis, comme il cherchait en vain des yeux la +prisonnière.</p> + +<p>--Luisa! murmura-t-il.</p> + +<p>Un souffle apporta à son oreille le nom de Salvato! +puis, au moment même, deux bras s'élancèrent à son +cou et une bouche s'appuya contre la sienne.</p> + +<p>Un souffle de flamme, un murmure de joie se +croisèrent. C'était la première fois depuis le jour de +la condamnation au tribunal, et, par conséquent, de +leur séparation, que les deux amants se retrouvaient +dans les bras l'un de l'autre.</p> + +<p>Sans doute, par des signes échangés entre eux +dans la journée, Salvato avait prévenu Luisa de +cette visite, de peur que la surprise ne lui arrachât +quelque cri de terreur. Aussi, on l'a vu, pleine d'espérance, +mais pleine de crainte, avait-elle attendu +que Salvato prononçât son nom avant de lui répondre.</p> + +<p>Il y eut dans le rapprochement de ces deux coeurs, +si profondément dévoués l'un à l'autre, un moment +d'extase muette et immobile.</p> + +<p>Salvato en sortit le premier.</p> + +<p>--Allons, chère Luisa, dit-il, maintenant, pas un +instant à perdre: nous sommes arrivés au moment +suprême où notre sort commun va se décider. Je +t'ai dit: «Sois calme et patiente: nous mourrons +tous deux ou nous vivrons ensemble.» Tu as +compté sur moi, me voilà.</p> + +<p>--Oh! oui, et Dieu est grand, Dieu est bon! +Maintenant, que puis-je faire? comment puis-je +t'aider?</p> + +<p>--Écoute, répondit Salvato. J'ai à accomplir un +travail qui durera plus d'une heure, j'ai à scier les +barreaux de ta fenêtre. Il est minuit et quelques minutes: +nous avons encore quatre heures de nuit devant +nous. Ne précipitons rien, mais réussissons cette +nuit: demain, tout sera découvert.</p> + +<p>--Je te le demande une seconde fois, que ferai-je +pendant cette heure?</p> + +<p>--Je laisse la porte entr'ouverte, comme elle l'est: +moitié dans ta prison, moitié dehors, tu écoutes si +quelque bruit ne nous menace pas d'un danger. Au +moindre soupçon, tu m'appelles, je sors, je referme +la porte sur toi. La porte refermée, je suis en ronde +de nuit, n'inspirant nulle défiance puisqu'on me +trouve dans l'exercice de mon devoir. Je rentre un +quart d'heure après et j'achève l'oeuvre commencée. +Maintenant, du courage et du sang-froid!</p> + +<p>--Sois tranquille, ami, je serai digne de toi, répondit +Luisa en lui serrant la main avec une force +presque virile.</p> + +<p>Salvato tira alors de sa poche deux limes fines à +l'acier mordant, l'une pouvant casser pendant l'opération, +et, Luisa s'étant, selon sa recommandation, +placée de manière à percevoir tout bruit qui se +ferait dans les corridors et dans les escaliers, Salvato +commença de limer les barreaux de cette +main ferme et assurée qu'aucun péril ne pouvait +faire trembler.</p> + +<p>La lime était si fine, que l'on entendait à peine le +cri de la morsure sur le fer. D'ailleurs, ce bruit, +même plus perceptible, se fût perdu dans les sifflements +du vent et les premiers grondements du +tonnerre, annonçant un orage prochain.</p> + +<p>--Beau temps! murmura Salvato remerciant tout +bas le tonnerre de se mettre de la partie.</p> + +<p>Et il continua son travail.</p> + +<p>Rien ne vint l'en distraire.</p> + +<p>Comme il l'avait prévu, au bout d'une heure, +quatre barreaux furent sciés, et la fenêtre présenta +une ouverture assez grande pour que deux personnes +pussent passer par cette ouverture.</p> + +<p>Alors, il releva de nouveau son surtout et détacha +une corde roulée autour de sa ceinture. Cette corde, +solide, quoique finement tressée, était d'une longueur +plus que suffisante pour toucher la terre.</p> + +<p>A l'une de ses extrémités était un anneau tout +préparé, destiné à être passé dans la partie verticale +du barreau scié par Salvato et restés adhérente et +scellée à la muraille.</p> + +<p>Salvato fit, de distancé en distance, des noeuds à +la corde, noeuds destinés à servir de point d'appui +à ses mains et à ses genoux.</p> + +<p>Puis il sortit de la chambre et parcourut le corridor +jusqu'à l'endroit où il aboutissait à l'escalier.</p> + +<p>Là, penché sur la lourde rampe de fer, l'oeil interrogeant +les ténèbres, l'oreille interrogeant le silence, +il demeura un instant immobile et sans respiration.</p> + +<p>--Rien!... murmura-t-il avec une expression de joie +et de triomphe.</p> + +<p>Et, revenant vivement sur ses pas, il rentra dans +la chambre, retira la clef de la porte, la referma en +dedans, paralysa le serrure en y glissant trois ou +quatre clous, prit Luisa dans ses bras, la pressa contre +son coeur en lui recommandant le courage, fixa l'anneau +à la tige de fer, lia, de peur qu'elles ne se desserrassent +par le poids, l'une à l'autre les deux mains +de Luisa, et l'invita à lui passer les deux bras autour +du cou.</p> + +<p>Seulement alors, Luisa comprit le mode d'évasion +que comptait employer Salvato, et le coeur lui faillit +à l'idée qu'elle allait être suspendue dans le vide, et +qu'il lui faudrait descendre de trente pieds de haut +suspendue au cou de son amant, qui n'aurait lui-même +d'autre appui que la corde.</p> + +<p>Cependant, sa terreur fut muette. Elle tomba à +genoux, leva au ciel ses mains liées par le mouchoir, +fit à voix basse une courte prière à Dieu, et se releva +en disant:</p> + +<p>--Je suis prête.</p> + +<p>En ce moment, un éclair sillonna les nuées, épaisses +et basses, et, à la lueur de cet éclair, Salvato put +voir de grosses gouttes de sueur sillonner le visage +pâle de Luisa.</p> + +<p>--Si c'est cette descente qui t'effraye, dit Salvato, +qui comptait avec raison sur ses muscles de fer, je te +réponds d'arriver à terre sans accident.</p> + +<p>--Mon ami, répondit Luisa, je te répète que je +suis prête. J'ai confiance en toi, et je crois en Dieu.</p> + +<p>--Alors, dit Salvato, ne perdons pas une minute.</p> + +<p>Salvato passa la corde en dehors de la fenêtre, s'assura +de sa solidité, tendit sa tête à Luisa pour qu'elle +passât la chaîne de ses bras autour de son cou, +monta sur un tabouret qu'il avait préparé, passa +avec Luisa à travers l'ouverture, et, sans s'inquiéter +du frissonnement nerveux qui agitait tout le corps +de la pauvre femme, il saisit de ses genoux la corde +qu'il tenait déjà de ses mains, et se lança dans le +vide.</p> + +<p>Luisa retint un cri lorsqu'elle se sentit suspendue +et balancée au-dessus de ces dalles, dont elle avait si +souvent avec effroi mesuré la hauteur, et ferma les +yeux en cherchant de ses lèvres celles de Salvato.</p> + +<p>--Ne crains rien, murmura tout bas Salvato; j'ai +des forces pour trois fois la longueur de cette corde.</p> + +<p>Et, en effet, elle se sentait descendre d'un mouvement +lent et mesuré indiquant à la fois la force et +le sang-froid du puissant gymnaste qui essayait de la +rassurer. Mais, à la moitié de la longueur de la corde, +Salvato s'arrêta tout à coup.</p> + +<p>Luisa ouvrit les yeux.</p> + +<p>--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle.</p> + +<p>--Silence! fit Salvato.</p> + +<p>Et il parut écouter avec une attention profonde.</p> + +<p>Au bout d'un instant:</p> + +<p>--N'entends-tu rien? demanda-t-il à Luisa d'une +voix perceptible pour elle seule.</p> + +<p>--Les pas de plusieurs hommes, il me semble, +répondit celle-ci d'une voix faible comme le dernier +soupir de la brise expirante.</p> + +<p>--C'est quelque patrouille, fit Salvato. Nous +n'aurions pas le temps de descendre avant qu'elle +fût passée... Laissons-la passer, nous descendrons +après.</p> + +<p>--Mon Dieu! mon Dieu! je n'ai plus de force! +murmura Luisa.</p> + +<p>--Qu'importe, si j'en ai, moi! répondit Salvato.</p> + +<p>Pendant ce court dialogue, les pas s'étaient rapprochés, +et Salvato, dont les yeux seuls étaient +restés ouverts, voyait, à la lueur d'une lanterne +portée par un soldat, poindre une patrouille de neuf +hommes, contournant le pied de la muraille. Mais +peu importait à Salvato; l'obscurité était si grande, +qu'à moins d'un éclair, il était invisible à la hauteur +à laquelle il était suspendu, et, comme il l'avait dit, +il se sentait assez de forces pour attendre que la +patrouille fût passée et eût disparu.</p> + +<p>La patrouille, en effet, passa sous les pieds des +deux fugitifs; mais, au grand étonnement de Salvato, +qui la suivait avidement des yeux, elle s'arrêta +au pied de la tour, échangea quelques mots +avec un soldat en sentinelle et qu'il n'avait pas +encore aperçu, laissa un autre soldat à la place de +celui-là, et s'enfonça sous la voûte, où un reflet de sa +lanterne resta visible, preuve qu'elle ne l'avait pas +franchie.</p> + +<p>Si rudement trempée que fût l'âme de Salvato, un +frisson passa dans ses veines. Il avait tout deviné. La +demande du prince de Calabre et de la princesse +Marie-Clémentine avait ravivé la haine contre la San-Felice; +de nouveaux ordres de surveillance avaient +été donnés, et une sentinelle placée au pied de la tour +était le résultat de ces ordres.</p> + +<p>Luisa, appuyée au coeur de Salvato, sentit, en +quelque sorte, son coeur frémir.</p> + +<p>--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle en ouvrant d'effroi +ses grands yeux.</p> + +<p>--Rien, répondit Salvato; Dieu nous protégera!</p> + +<p>Et, en effet, les fugitifs avaient grand besoin de la +protection de Dieu: une sentinelle se promenait au +pied de la tour, et les forces de Salvato, suffisantes +pour descendre, étaient insuffisantes pour remonter.</p> + +<p>D'ailleurs, descendre, c'était la mort possible; remonter, +c'était la mort assurée.</p> + +<p>Salvato n'hésita point. Il profita du moment où, +dans sa promenade régulière et bornée, la sentinelle +s'éloignait tournant le dos pour achever de descendre. +Mais, au moment même où il touchait la terre, +le soldat se retournait. Il vit à dix pas de lui un +groupe informe s'agiter dans l'ombre.</p> + +<p>--Qui vive? cria-t-il.</p> + +<p>Salvato, sans répondre, tenant Luisa à moitié +évanouie de terreur entre ses bras, prit sa course +vers la mer, où certainement l'attendait la barque.</p> + +<p>--Qui vive? répéta la sentinelle en s'apprêtant à +mettre en joue.</p> + +<p>Salvato, toujours muet, pressa sa course. Il distinguait +la barque, il voyait ses amis, il entendait la +voix de son père, qui criait, à lui: «Courage!» et, +à ses matelots; «Accostez!»</p> + +<p>--Qui vive? cria une troisième fois le soldat, le +fusil à l'épaule.</p> + +<p>Et, comme la demande restait sans réponse, guidé +par un éclair qui illumina le ciel en ce moment, le +coup partit.</p> + +<p>Luisa sentit faiblir Salvato, qui tomba sur un +genou, poussant un cri où l'on pouvait distinguer +encore plus de rage que de douleur.</p> + +<p>Puis, d'une voix étouffée, tandis que le soldat qui +venait de faire feu criait: «Aux armes!» lui essayait +de crier une dernière fois: «Sauvez-la!»</p> + +<p>Luisa, à moitié évanouie, folle de douleur, incapable +de faire un mouvement, les poignets liés l'un à +l'autre, les bras passés autour du cou de Salvato, vit +alors, comme dans un songe, se ruer l'une contre +l'autre deux troupes d'hommes ou plutôt de démons +furieux, luttant, se frappant, hurlant, la foulant aux +pieds avec des cris de mort.</p> + +<p>Puis, au bout de cinq minutes, le combat, pour +ainsi dire, se déchirait en deux: elle restait mourante +aux mains des soldats, qui l'entraînaient vers +la citadelle, tandis que les matelots emportaient dans +leur barque Salvato mort, la balle du factionnaire +lui ayant traversé le coeur et le père de Salvato, +évanoui, d'un coup de crosse de fusil qu'il avait reçu +sur la tête.</p> + +<p>En entrant dans sa prison, Luisa, quoique enceinte +de sept mois seulement, Luisa, brisée par les émotions +terribles qu'elle venait d'éprouver, fut prise +des douleurs de l'enfantement, et, vers cinq heures +du matin, accoucha d'un enfant mort.</p> + +<p>Une faveur ou plutôt un repentir de la Providence +lui épargnait cette dernière douleur d'avoir à se +séparer de son enfant!</p> +<br><br> + + +<h3>CIV +<br><br> +L'ORDRE DU ROI</h3> +<br> + +<p>Huit jours après les événements que nous venons +de raconter, le vice-roi de Naples, prince de Cassero-Statella, +étant au théâtre dei Fiorentini, avec notre +vieille connaissance le marquis Malaspina, vit s'ouvrir +la porte de sa loge, et, à travers cette porte, +aperçut, debout dans le corridor, un huissier du +palais, suivi d'un officier de marine.</p> + +<p>L'officier de marine tenait un pli scellé d'un large +cachet rouge.</p> + +<p>--Monsieur le prince vice-roi! dit l'huissier.</p> + +<p>L'officier de marine s'inclina et tendit la dépêche +au prince.</p> + +<p>--De quelle part? demanda le prince.</p> + +<p>--De la part de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, +répondit l'officier, et, la dépêche étant d'importance, +j'oserai en demander un reçu à Votre Excellence.</p> + +<p>--Alors, vous venez de Palerme? demanda le +prince.</p> + +<p>--J'en suis parti avant-hier, sur <i>la Sirène</i>, monseigneur.</p> + +<p>--La santé de Leurs Majestés était bonne?</p> + +<p>--Excellente, prince.</p> + +<p>--Donnez un reçu en mon nom, Malaspina.</p> + +<p>Le marquis tira un portefeuille de sa poche et +commença d'écrire le reçu.</p> + +<p>--Que Votre Excellence, dit l'officier, ait la bonté +d'indiquer le lieu et l'heure auxquels la dépêche a +été remise au prince.</p> + +<p>--Ah ça! dit Malaspina, cette dépêche est donc +bien importante?</p> + +<p>--De la plus haute importance, Excellence.</p> + +<p>Le marquis donna le reçu dans les conditions où le +demandait l'officier et rentra dans la loge, dont la +porte se referma sur lui.</p> + +<p>Le prince achevait de lire la dépêche.</p> + +<p>--Tenez, Malaspina, lui dit-il, cela vous, regarde.</p> + +<p>Et il lui passa le papier.</p> + +<p>Le marquis Malaspina le prit, et lut cet ordre, à la +fois concis et terrible:</p> + +<p>«Je vous expédie la San-Felice. Que, dans les +douze heures de son arrivée à Naples, elle soit +exécutée.</p> + +<p>»Elle est confessée, et, par conséquent, en état de +grâce.</p> + +<p>»FERDINAND B.»</p> + +<p>Malaspina regarda d'un oeil étonné le prince de +Cassero-Statella.</p> + +<p>--Eh bien? demanda-t-il.</p> + +<p>--Eh bien, mon cher, avisez, cela vous regarde.</p> + +<p>Et le prince se remit à écouter le <i>Matrimonio segreto</i>, +chef-d'oeuvre du pauvre Cimarosa, qui venait +de mourir à Venise de la peur d'être pendu à Naples.</p> + +<p>Malaspina resta muet. Il n'avait jamais cru qu'au +nombre de ses devoirs comme secrétaire du vice-roi, +fût celui de préparer les exécutions capitales.</p> + +<p>Mais, nous l'avons dit, le marquis était un courtisan +tout à la fois railleur obéissant; aussi le prince +de Cassero n'eut qu'à se retourner vers lui une seconde +fois, et lui dire: «Vous avez entendu!» pour +qu'il s'inclinât et sortit, muet mais prêt à obéir.</p> + +<p>Il descendit, prit une voiture qui stationnait à la +porte du théâtre, et se fit conduire à la Vicaria.</p> + +<p>La San-Felice venait d'y arriver, il y avait une +heure à peine, brisée, mourante, anéantie. Elle avait +été conduite à la chambre attenante à la chapelle, où +nous avons vu Cirillo, Caraffa, Pimentel, Manthonnet +et Michele suer leur agonie.</p> + +<p>La dépêche n'était accompagnée d'aucune autre +instruction que celle-ci:</p> + +<p>«Son Excellence le prince de Cassero-Statella est +chargé de l'exécution de cette femme, exécution dont +il répond sur sa propre tête.»</p> + +<p>Le marquis Malaspina comprit, comme le lui avait +dit le vice-roi, que c'était à lui d'aviser.</p> + +<p>Il pouvait hésiter avant de prendre un parti; +mais, une fois son parti pris, il le mettait bravement +à exécution.</p> + +<p>Il remonta en voiture, et dit au cocher:</p> + +<p>--Rue des Soupirs-de-l'Abîme!</p> + +<p>On se rappelle qui demeurait rue des Soupirs-de-l'Abîme: +c'était maître Donato, le bourreau de +Naples.</p> + +<p>Arrivé à la porte, le marquis Malaspina ressentit +quelque répugnance à entrer dans cette demeure +maudite.</p> + +<p>--Appelle maître Donato, dit-il au cocher, et fais +qu'il vienne me parler.</p> + +<p>Le cocher descendit, ouvrit la porte, et cria:</p> + +<p>--Maître Donato! venez ici.</p> + +<p>On entendit alors une voix de femme qui répondait:</p> + +<p>--Mon père n'est point à Naples.</p> + +<p>--Comment, son père n'est point à Naples? Il est +donc en congé, son père?</p> + +<p>--Non, Votre Excellence, répondit la même voix +qui s'était rapprochée; il est à Salerne pour affaire +de son état.</p> + +<p>--Comment, de son état? répondit Malaspina. +Expliquez-moi cela, la belle enfant.</p> + +<p>Et, en effet, il venait de voir apparaître sur la +porte une jeune femme, suivie pas à pas d'un homme +qui semblait être son amant ou son époux.</p> + +<p>--Oh! Excellence, l'explication sera bien facile, +répondit la jeune femme, qui n'était autre que Marina. +Son confrère de Salerne est mort hier, et il y +avait quatre exécutions à faire, deux demain, deux +après-demain. Il est parti aujourd'hui à midi, et reviendra +après-demain au soir.</p> + +<p>--Et il n'a laissé personne pour le remplacer? +demanda le marquis.</p> + +<p>--Dame, non: aucun ordre n'a été donné, et les +prisons, à ce qu'il paraît, sont à peu près vides. Il a +pris ses aides avec lui, ne se fiant point à des gens +avec qui il n'a point travaillé.</p> + +<p>--Et ce garçon-là ne saurait, au besoin, le remplacer? +dit le marquis en montrant Giovanni.</p> + +<p>Giovanni,--on a deviné que c'était lui, dont les +voeux avaient été comblés en devenant l'époux de +Marina,--Giovanni secoua la tête:</p> + +<p>--Je ne suis pas le bourreau, dit-il, je suis pêcheur.</p> + +<p>--Et comment faire? demanda Malaspina. Donnez-moi +un conseil, au moins, si vous ne voulez pas +me donner un coup de main.</p> + +<p>--Dame, voyez! Vous êtes dans le quartier des +bouchers,--les bouchers, en général, sont royalistes:--peut-être, +lorsqu'il saura que ce n'est qu'un +jacobin à pendre, peut-être y en aura-t-il quelqu'un +qui consente à faire la chose.</p> + +<p>Malaspina comprit que c'était le seul parti qu'il +eût à prendre, et, ne pouvant s'engager avec sa voiture +dans le dédale de rues qui s'étendent entre le +quai et le Vieux-Marché, il se mit en quête d'un +bourreau amateur.</p> + +<p>Le marquis s'adressa à trois braves gens, qui refusèrent, +quoiqu'il offrît jusqu'à soixante et dix +piastres et qu'il montrât, signé de la main du roi, +l'ordre d'exécuter dans les douze heures.</p> + +<p>Il sortait désespéré de chez le dernier, en murmurant: +«Je ne peux pourtant pas la tuer moi-même!» +lorsque celui-ci, frappé d'une idée lumineuse, +le rappela.</p> + +<p>--Excellence, dit le boucher, je crois que j'ai votre +affaire.</p> + +<p>--Ah! murmura Malaspina, c'est bien heureux!</p> + +<p>--J'ai un voisin... Il n'est pas boucher, il est +tueur de boucs: vous ne tenez point absolument à +un boucher, n'est-ce pas?</p> + +<p>--Je tiens à trouver un homme qui, comme vous +le disiez tout à l'heure, fasse mon affaire.</p> + +<p>--Eh bien, adressez-vous au beccaïo. Il a été fort +persécuté par les républicains, le pauvre homme! et +il ne demandera pas mieux que de se venger.</p> + +<p>--Et où demeure-t-il, le beccaïo? demanda le +marquis.</p> + +<p>--Viens ici, Peppìno, dit le boucher s'adressant à +un jeune garçon couché dans un coin de la boutique +sur un amas de peaux à moitié sèches; viens ici, et +conduis Son Excellence chez le beccaïo.</p> + +<p>Le jeune garçon se leva, s'étira et, tout grognant +d'être réveillé dans son premier sommeil, se prépara +à obéir.</p> + +<p>--Allons, mon garçon, dit Malaspina pour l'encourager, +si nous réussissons, il y a une piastre +pour toi.</p> + +<p>--Mais, si vous ne réussissez pas, dit l'enfant avec +la logique de l'égoïsme, j'aurai été dérangé tout de +même, moi.</p> + +<p>--C'est juste, dit Malaspina: voilà la piastre, +pour le cas où nous ne réussirions pas, et, si nous +réussissons, il y en aura une seconde.</p> + +<p>--A la bonne heure! voilà qui est parler. Donnez vous +la peine de me suivre, Excellence.</p> + +<p>--Est-ce loin? demanda Malaspina.</p> + +<p>--C'est là, Excellence; la rue à traverser, voilà +tout.</p> + +<p>L'enfant marcha devant, le marquis suivit.</p> + +<p>Le guide avait dit vrai, il n'y avait que la rue à +traverser. Seulement, la boutique du beccaïo était +fermée; mais, à travers les contrevents mal joints, +on voyait transparaître de la lumière.</p> + +<p>--Ohé! le beccaïo! cria l'enfant en frappant du +poing contre la porte.</p> + +<p>--Qu'y a-t-il? demanda une voix rude.</p> + +<p>--Un monsieur habillé de drap qui veut vous +parler<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a> +<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>.</p> + +<blockquote class="footnote"><a id="footnote2" +name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2"> +(retour) </a> Le «vêtu de drap» (<i>vestito di panno</i>) est le signe +d'aristocratie devant lequel s'inclinaient les Napolitains du dernier +siècle.</blockquote> + +<p>Et, comme cette indication, si précise qu'elle +fût, ne paraissait point hâter la détermination du +beccaïo:</p> + +<p>--Ouvre mon ami, dit Malaspina; je viens de la +part du vice-roi, et je suis son secrétaire.</p> + +<p>Ces mots opérèrent comme la baguette d'une fée: +la porte s'ouvrit par magie, et, à la lueur d'une +lampe fumeuse et près de s'éteindre, éclairant des +amas d'ossements et de peaux sanglantes, il aperçut +un être informe, mutilé, hideux.</p> + +<p>C'était le beccaïo avec son oeil crevé, sa main +mutilée, sa jambe de bois.</p> + +<p>Debout à la porte de son charnier, il semblait le +génie de la destruction.</p> + +<p>Malaspina, quoiqu'il eût le coeur fort solide à +certains endroits, ne put réprimer un mouvement de +dégoût.</p> + +<p>Le beccaïo s'en aperçut.</p> + +<p>--Ah! c'est vrai, dit-il en grinçant des dents, ce +qui était sa manière de rire, je ne suis pas beau, +Excellence. Mais je ne présume pas que vous veniez +chercher ici une statue du musée Borbonico.</p> + +<p>--Non, je viens chercher un fidèle serviteur du +roi, un homme qui n'aime pas les jacobins et qui ait +juré de se venger d'eux. On m'a adressé à vous, et +l'on m'a dit que vous étiez cet homme-là.</p> + +<p>--Et l'on ne vous a pas trompé. Donnez-vous +donc la peine d'entrer, Excellence.</p> + +<p>Malgré la répugnance qu'il éprouvait à mettre le +pied dans ce charnier, le marquis entra.</p> + +<p>Le gamin qui l'avait conduit, intéressé à connaître +le résultat de la négociation, voulait se glisser +derrière lui; mais le beccaïo leva sur l'enfant son +bras mutilé.</p> + +<p>--Arrière, garçon! dit-il; tu n'as pas affaire avec +nous.</p> + +<p>Et il referma la porte, au nez du gamin, qui resta +dehors.</p> + +<p>Le beccaïo et le marquis Malaspina restèrent dix +minutes, à peu près, enfermés ensemble; puis le +marquis sortit.</p> + +<p>Le beccaïo l'accompagna jusqu'à la porte avec +force révérences.</p> + +<p>A dix pas dans la rue, Malaspina rencontra son +guide.</p> + +<p>--Ah! ah! dit-il, te voilà, garçon?</p> + +<p>--Certainement, me voilà, dit le gamin; j'attendais.</p> + +<p>--Et qu'attendais-tu?</p> + +<p>--J'attendais pour savoir si vous aviez réussi.</p> + +<p>--Oui. Et, dans ce cas-là...?</p> + +<p>--Votre Excellence se le rappelle, elle me devait +une seconde piastre.</p> + +<p>Le marquis fouilla à sa poche.</p> + +<p>--Tiens, dit-il, la voilà.</p> + +<p>Et il lui donna une pièce d'argent.</p> + +<p>--Merci, Excellence, dit le gamin en la mettant +dans la même main que la première, et en les faisant +sauter toutes deux comme des castagnettes. Dieu +vous donne une longue vie!</p> + +<p>Le marquis remonta dans sa voiture, en donnant +l'ordre au cocher de toucher aux Florentins.</p> + +<p>Pendant ce temps, Peppino montait sur une borne, +et, à la lueur de la lampe d'une madone, examinait +la pièce qu'il venait de recevoir.</p> + +<p>--Oh! dit-il, il m'a donné un ducat au lieu d'une +piastre! c'est deux carlins qu'il me vole. Ces grands +seigneurs, sont-ils canailles!</p> + +<p>Pendant que Peppino faisait son apologie, le +marquis Malaspina roulait vers les Florentins.</p> + +<p>A la porte du théâtre, ou plutôt sur la petite place +qui la précède, il vit la voiture du vice-roi; ce qui +indiquait que le prince était encore au spectacle.</p> + +<p>Il sauta à bas de son carrocello, paya son cocher, +monta vivement et se fit ouvrir la porte de la loge +du prince.</p> + +<p>Au bruit que fit cette porte en s'ouvrant, le prince +se retourna.</p> + +<p>--Ah! ah! Malaspina, dit-il, c'est vous?</p> + +<p>--Oui, mon prince, répondit le marquis avec sa +brutalité ordinaire.</p> + +<p>--Eh bien?</p> + +<p>--Tout est arrangé, et, demain, à dix heures du +matin, les ordres de Sa Majesté seront exécutés.</p> + +<p>--Merci, répondit le prince. Mettez-vous donc là. +Vous avez perdu le duo du second acte; mais, par +bonheur, vous arrivez à temps pour le <i>Pira che +spunti l'aurora</i>!</p> +<br><br> + + +<h3>CV +<br><br> +LA MARTYRE</h3> +<br> + +<p>Nous voudrions supprimer les derniers détails qui +nous restent à raconter, et, arrivé au bout de la voie +douloureuse, écrire simplement sur la pierre d'une +tombe: CI-GÎT LUISA MOLINA SAN-FELICE, MARTYRE; +mais l'implacable histoire qui nous a guidé pendant +tout ce long récit veut que nous allions jusqu'au +bout, les forces dussent-elles nous manquer, et +dussions-nous, comme le divin maître, trois fois sur +la route, succomber sous le poids de notre fardeau.</p> + +<p>Du moins, nous le jurons ici, nous ne faisons pas +de l'horreur à plaisir. Nous n'inventons rien; nous +racontons l'événement comme un simple spectateur +de la tragédie le raconterait. Hélas! cette fois encore, +la réalité dépassera tout ce que l'imagination pourrait +inventer.</p> + +<p>Dieu du jugement dernier! Dieu vengeur! Dieu +de Michel-Ange! donnez-nous la force d'aller jusqu'au +bout!</p> + +<p>Comme nous l'avons indiqué dans le chapitre précédent, +la prisonnière du fort de Castellamare avait +été transportée, sortie à peine des douleurs de l'enfantement, +de Palerme à Naples, sur la corvette <i>la +Sirène</i>, avait été conduite, en arrivant, à la prison de +la Vicaria et déposée dans la chambre attenante à +la chapelle.</p> + +<p>Là, ne pouvant se tenir ni debout ni assise, elle +était littéralement tombée sur un matelas, si faible, +si mourante, si morte déjà, peut-on dire, que l'on +avait jugé inutile de l'enchaîner. Les geôliers n'avaient +pas plus craint de la voir fuir que le chasseur +ne craint de voir s'envoler la colombe à laquelle son +coup de fusil a brisé les deux ailes.</p> + +<p>En effet, les deux liens qui eussent pu l'attacher +à la vie étaient rompus. Elle avait senti Salvato +plier, tomber, expirer pour elle, et, comme un avertissement +qu'elle n'avait pas le droit de survivre à +celui qui l'avait tant aimée, elle avait vu l'enfant +qui la protégeait, avant le terme fixé par la nature, +se hâter de sortir de ses entrailles.</p> + +<p>Tirer à son tour l'âme de ce pauvre corps brisé +était chose bien facile.</p> + +<p>Soit pitié, soit pour suivre ce terrible cérémonial +de la mort, ses geôliers lui demandèrent si elle avait +besoin de quelque chose.</p> + +<p>Elle n'eut point la force de répondre et se contenta +de secouer la tête négativement.</p> + +<p>L'avis donné par Ferdinand qu'elle était en état +de grâce, et pouvait mourir sans confession, avait +été transmis au gouverneur de la Vicaria, et le prêtre, +en conséquence, n'avait été convoqué que pour +l'heure à laquelle elle devait quitter la prison, c'est-à-dire +pour huit heures du matin.</p> + +<p>L'exécution ne devait avoir lieu qu'à dix heures; +mais la pauvre femme, mourant sous l'accusation +d'avoir causé le supplice des deux Backer, devait +faire amende honorable à la porte de leur maison +et à la place où ils avaient été fusillés.</p> + +<p>Puis il y avait un avantage très-grand à cette décision. +On se rappelle cette lettre de Ferdinand où +il dit au cardinal Ruffo qu'il ne s'étonne point qu'il +y ait du bruit au Vieux-Marché, attendu que, depuis +huit jours, on n'a pendu personne à Naples. Or, depuis +plus d'un mois, il n'y avait pas eu d'exécution. +On savait les prisons presque vidées par les bourreaux. +On ne pouvait plus guère compter sur ce +genre de spectacle pour maintenir le peuple dans la +soumission. Le supplice de la San-Felice était donc +le bienvenu, et il fallait le rendre le plus éclatant +et le plus douloureux possible pour qu'il fît prendre +patience à ces bêtes féroces du Vieux-Marché que, +depuis six mois, Ferdinand nourrissait de chair humaine +et désaltérait avec du sang.</p> + +<p>Il est vrai que le hasard, en éloignant maître Donato, +c'est-à-dire le bourreau patenté, et en lui substituant +le beccaïo, c'est-à-dire un bourreau amateur, +ménageait, sous ce rapport, de douces surprises au +peuple bien-aimé de Sa Majesté Sicilienne.</p> + +<p>Nous n'essayerons pas de peindre ce que fut pour +la pauvre femme cette nuit d'angoisses. Seule, son +amant mort, son enfant mort; jetée, le corps meurtri +au dehors, mutilé au dedans, sur ce matelas funèbre, +dans cette antichambre de l'échafaud qui +avait vu passer tant de martyrs, elle resta dans l'atonie +terrible de la prostration morale et physique; +ne sortant de cette prostration que pour compter +les heures, dont chaque vibration, comme un coup +de poignard, pénétrait dans son coeur; puis, le dernier +frisson du bronze éteint, le calcul fait du temps +qui lui restait à vivre, laissant retomber sa tête +sur sa poitrine, et rentrant dans sa somnolente +agonie.</p> + +<p>Enfin, quatre heures, cinq heures, six heures sonnèrent, +et le jour parut: le dernier!</p> + +<p>Il était sombre et pluvieux, en harmonie, du moins, +avec la lugubre cérémonie qu'il allait éclairer: un +sinistre jour de novembre, un de ces jours qui annoncent +la mort de l'année.</p> + +<p>Le vent sifflait dans les corridors; la pluie, qui +tombait à torrents, fouettait les fenêtres.</p> + +<p>Luisa, sentant que l'heure approchait, se souleva +avec effort sur ses genoux, appuya sa tête à la muraille, +et, grâce à cet appui, pouvant demeurer à +demi debout, se mit à prier.</p> + +<p>Mais elle n'avait plus mémoire d'aucune prière, +ou plutôt, n'ayant jamais prévu la situation où elle +se trouvait, elle n'avait pas de prière pour cette situation, +et, simple écho d'un coeur défaillant, ses lèvres +répétaient: «Mon Dieu! mon Dieu! mon +Dieu!»</p> + +<p>A sept heures, on ouvrit la porte extérieure des +<i>bianchi</i>. Elle frissonna sans savoir quelle était la signification +du bruit qu'elle entendait; mais tout +bruit était pour elle un coup frappé par la mort sur +la porte de la vie!</p> + +<p>A sept heures et demie, elle entendit un pas lourd +et intermittent retentir dans la chapelle; puis la porte +de sa prison s'ouvrit, et, sur le seuil, elle vit apparaître +quelque chose de fantastique et de hideux, un +être comme en enfantent les étreintes du cauchemar.</p> + +<p>C'était le beccaïo, avec sa jambe de bois, sa main +gauche mutilée, son visage fendu, son oeil crevé.</p> + +<p>Un large couperet était passé dans sa ceinture, +près de son couteau à égorger les moutons.</p> + +<p>Il riait.</p> + +<p>--Ah! ah! dit-il, te voilà, la belle! Je ne connaissais +pas toute ma chance. Je savais bien que tu +étais la dénonciatrice des pauvres Backer; mais je ne +savais pas que tu fusses la maîtresse de cet infâme +Salvato!... Il est donc mort! ajouta-t-il en grinçant +des dents, et je n'aurai pas la joie de vous tuer tous +les deux ensemble!... Au fait, reprit-il, j'aurais été +trop embarrassé de savoir par lequel des deux commencer!</p> + +<p>Puis, descendant les trois ou quatre marches qui +conduisaient de la chapelle dans la prison, et voyant +la splendide chevelure de Luisa éparse sur ses +épaules:</p> + +<p>--Ah! dit-il, voilà des cheveux qu'il faudra couper: +c'est dommage.</p> + +<p>Il s'avança vers la prisonnière.</p> + +<p>--Allons, dit-il, levons-nous, il est temps.</p> + +<p>Et, d'un geste brutal, il étendit la main pour la +saisir sous le bras.</p> + +<p>Mais, avant que sa jambe de bois lui eût permis +de traverser la salle, la porte des <i>bianchi</i> s'était ouverte, +et un pénitent vêtu de la longue robe blanche, +dont les yeux seuls brillaient à travers les ouvertures +de sa cagoule, s'était placé entre le bourreau et la +victime, et, étendant la main pour empêcher le beccaïo +de faire un pas de plus:</p> + +<p>--Vous ne toucherez cette femme que sur l'échafaud, +dit-il.</p> + +<p>Au son de cette voix, la San-Felice jeta un cri, et, +retrouvant des forces qu'elle-même croyait perdues, +elle se dressa tout debout sur ses pieds, s'appuyant à +la muraille, comme si cette voix, si douce qu'elle +fût, lui eût causé plus de terreur que la voix menaçante +ou railleuse du beccaïo.</p> + +<p>--Il faut qu'elle soit en chemise et pieds nus pour +faire amende honorable, répondit le beccaïo; il faut +que ses cheveux soient coupés pour que je lui coupe +la tête: qui lui coupera les cheveux? qui lui ôtera +sa robe?</p> + +<p>--Moi, dit le pénitent de sa même voix, tout à la +fois douce et ferme.</p> + +<p>--Oh! oui, vous, dit Luisa avec un inexprimable +accent, et en joignant les mains.</p> + +<p>--Tu entends, dit le pénitent, sors et attends-nous +dans la chapelle: tu n'as rien à faire ici.</p> + +<p>--J'ai tout droit sur cette femme! s'écria le beccaïo.</p> + +<p>--Tu as droit sur sa vie, non pas sur elle; tu as +reçu des hommes l'ordre de la tuer; j'ai reçu de Dieu +celui de l'aider à mourir; exécutons chacun l'ordre +que nous avons reçu.</p> + +<p>--Ses effets m'appartiennent, son argent m'appartient, +tout ce qui est à elle m'appartient. Rien +que ses cheveux valent quatre ducats!</p> + +<p>--Voici cent piastres, dit le pénitent, jetant une +bourse pleine d'or dans la chapelle pour forcer le +beccaïo de l'y aller chercher. Tais-toi, et sors.</p> + +<p>Il y eut dans l'âme immonde de cet homme un +instant de lutte entre l'avarice et la haine: l'avarice +l'emporta. Il passa dans la chambre à côté, jurant et +maudissant.</p> + +<p>Le pénitent le suivit, tira la porte sans la fermer, +mais suffisamment pour dérober la prisonnière aux +regards curieux.</p> + +<p>Nous avons dit quelle était la puissance des <i>bianchi</i> +et comment leur protection s'étendait sur les derniers +moments des condamnés, qui n'appartenaient +au bourreau que lorsqu'ils avaient levé la main de +dessus l'épaule du patient et qu'ils avaient dit à l'exécuteur: +<i>Cet homme (ou cette femme) est à toi.</i></p> + +<p>Le pénitent descendit lentement les marches de +l'escalier, et, tirant des ciseaux de dessous sa robe, +s'approcha de Luisa en les lui montrant.</p> + +<p>--Vous ou moi? demanda-t-il.</p> + +<p>--Vous! oh! vous! s'écria Luisa.</p> + +<p>Et elle se tourna vers lui, de manière qu'il pût accomplir +cette suprême et funèbre tâche qu'on appelle +la toilette du condamné.</p> + +<p>Le pénitent étouffa un soupir, leva les yeux au +ciel, et l'on put voir, à travers l'ouverture de son +masque de toile, de grosses larmes rouler de ses +yeux.</p> + +<p>Puis il réunit le plus doucement qu'il put, de sa +main gauche, la luxuriante chevelure de la prisonnière +en une seule poignée, et, glissant, de la main +droite, les ciseaux entre sa main gauche et le cou, en +prenant toute précaution pour que le fer ne le touchât +point, il coupa lentement cet ornement de la +vie, qui devenait un obstacle à l'heure de la mort.</p> + +<p>--A qui voulez-vous que ces cheveux soient +remis? demanda le pénitent lorsque les cheveux furent +coupés.</p> + +<p>--Gardez-les pour l'amour de moi, je vous en +supplie! dit Luisa.</p> + +<p>Le pénitent les approcha de sa bouche, pendant +que Luisa ne pouvait le voir, et les baisa.</p> + +<p>--Et maintenant, dit Luisa en passant avec un +frisson sa main derrière son cou dénudé, que me +reste-il à faire?</p> + +<p>--Le jugement vous condamne à l'amende honorable, +en chemise et pieds nus.</p> + +<p>--Oh! les tigres! murmura Luisa, chez qui la pudeur +se révoltait.</p> + +<p>Le pénitent, sans dire un mot, rentra dans le vestiaire +des <i>bianchi</i>, à la porte duquel se promenait +une sentinelle, détacha une robe de pénitent, en +coupa le capuchon avec ses ciseaux, et, la présentant +à Luisa:</p> + +<p>--Hélas! dit-il, voilà tout ce que je puis faire pour +vous.</p> + +<p>La condamnée poussa un cri de joie: elle avait +compris que cette robe montant jusqu'à la naissance +du cou et s'étendant sur ses pieds, n'était pas une +chemise, mais un linceul qui voilait sa nudité à tous +les regards et qui étendait à l'avance sur elle le +suaire sacré de la mort.</p> + +<p>--Je sors, dit le pénitent: vous m'appellerez +quand vous serez prête.</p> + +<p>Dix minutes après, on entendit la voix de Luisa +qui disait:</p> + +<p>--Mon père!</p> + +<p>Le pénitent rentra.</p> + +<p>Luisa avait déposé ses habits sur un escabeau. Elle +était vêtue de sa chemise, ou plutôt de sa robe; elle +avait les pieds nus.</p> + +<p>L'extrémité de l'un d'eux sortait du bas de la toile: +l'oeil du pénitent se porta sur la pointe de ce pied si +délicat avec lequel elle devait, sur le pavé de Naples, +marcher jusqu'à l'échafaud.</p> + +<p>--Dieu ne veut pas, dit-il, qu'il manque quelque +chose à votre passion... Courage, martyre! vous êtes +sur le chemin du ciel.</p> + +<p>Et, lui présentant son épaule, sur laquelle la prisonnière +s'appuya, il monta avec elle les marches +du petit escalier; et, poussant la porte de la chapelle:</p> + +<p>--Nous voilà, dit-il.</p> + +<p>--Vous y avez mis le temps! dit le beccaïo. Il est +vrai que, quand la condamnée est belle...</p> + +<p>--Silence, misérable! dit le pénitent: tu as le +droit de mort, pas celui d'insulte.</p> + +<p>On descendit l'escalier, on passa à travers les trois +grilles, on arriva dans la cour.</p> + +<p>Douze prêtres attendaient avec les enfants de +choeur portant les bannières et les croix.</p> + +<p>Vingt-quatre <i>bianchi</i> se tenaient prêts à accompagner +la patiente, et des moines de plusieurs ordres +à couvert sous les arcades devaient compléter le cortége.</p> + +<p>La pluie tombait à torrents.</p> + +<p>Luisa regarda autour d'elle; elle semblait chercher +quelque chose.</p> + +<p>--Que désirez-vous? demanda le pénitent.</p> + +<p>--Je voudrais bien un crucifix, demanda Luisa.</p> + +<p>Le pénitent tira de sa robe un petit crucifix d'argent +suspendu par un ruban de velours noir, on lui +passa le ruban au cou.</p> + +<p>--O mon Sauveur! dit-elle, jamais je ne souffrirai +ce que vous avez souffert; mais je suis une femme: +donnez-moi la force!</p> + +<p>Elle baisa le crucifix, et, comme fortifiée par ce +baiser:</p> + +<p>--Allons, dit-elle!</p> + +<p>Le cortége s'ébranla. Les prêtres marchaient les +premiers, chantant les prières des morts.</p> + +<p>Puis, hideux dans sa joie, riant d'un rire féroce, +agitant de la main droite son couperet avec le signe +d'un homme qui coupe une tête, s'appuyant de la +main gauche sur un bâton pour aider sa marche disloquée, +derrière les prêtres, marchait le beccaïo.</p> + +<p>Ensuite venait Luisa, le bras droit appuyé sur +l'épaule du pénitent et pressant de la main gauche +le crucifix sur ses lèvres.</p> + +<p>Derrière eux marchaient les vingt-quatre <i>bianchi</i>.</p> + +<p>Enfin, après les <i>bianchi</i>, venaient des moines de +tous les ordres et de toutes les couleurs.</p> + +<p>Le cortége déboucha sur la place de la Vicaria: +la foule était immense.</p> + +<p>Des cris de joie accueillirent le cortége, mêlés +d'injures et de malédictions. Mais la victime était si +jeune, si résignée, si belle; tant de rapports divers, +dont quelques-uns n'étaient pas dénués d'intérêt et +de sympathie, avaient couru sur son compte, qu'au +bout de quelques instants, les injures et les menaces +s'éteignirent peu à peu et firent place au silence.</p> + +<p>D'avance la voie douloureuse était tracée. Par la +strada dei Tribunali, on gagna la rue de Tolède; +puis on suivit la rue encombrée de monde. Les maisons +semblaient bâties de têtes.</p> + +<p>A l'extrémité de la rue de Tolède, les prêtres tournèrent +à gauche, passèrent devant Saint-Charles, +tournèrent le largo Castello, et prirent la via Medina, +où était située, on se le rappelle, la maison +Backer.</p> + +<p>La grande porte avait été changée en reposoir, +dont une espèce d'autel, chargé de fleurs de papier +et de cierges que le vent avait éteints, formait la +base.</p> + +<p>Le cortége s'y arrêta et fit autour de Luisa un +grand demi-cercle dont elle devint le centre.</p> + +<p>La pluie avait trempé sa robe et l'avait collée à ses +membres: elle s'agenouilla toute grelottante.</p> + +<p>--Priez! lui dit durement un prêtre.</p> + +<p>--Bienheureux martyrs, mes frères, dit Luisa, +priez pour une martyre comme vous!</p> + +<p>On fit une station de dix minutes, à peu près; +puis on se remit en marche.</p> + +<p>Cette fois, la funèbre procession revint sur ses pas, +prit la strada del Molo, la strada Nuova, rentra dans +le vieux Naples par la place du Marché, et s'arrêta en +face du grand mur où les Backer avaient été +fusillés.</p> + +<p>Le mauvais pavé des quais avait mis en sang les +pieds de la martyre, la bise de la mer l'avait glacée. +Elle gémissait sourdement à chaque pas qu'elle faisait; +mais ses gémissements étaient couverts par les +chants des hommes d'Église. Les forces lui manquaient; +mais le pénitent lui avait passé le bras autour +du corps et la soutenait.</p> + +<p>La même scène qu'à la porte de la maison se +renouvela devant le mur.</p> + +<p>La San-Felice s'agenouilla ou plutôt tomba sur ses +genoux, fit, mais d'une voix presque éteinte, la +même prière. Il était évident qu'à demi épuisée par +ses couches récentes, par son voyage sur une mer +houleuse, ces dernières fatigues, ces dernières douleurs +achevaient de l'épuiser, et que, si elle eût eu à +faire encore la moitié du chemin qu'elle avait déjà +fait, elle serait morte avant d'arriver à l'échafaud.</p> + +<p>Mais elle était arrivée!</p> + +<p>Du pied de ce mur, sa dernière station, elle entendait +gronder comme un orage les vingt ou trente +mille lazzaroni, hommes et femmes, qui encombraient +déjà la place du Marché, sans compter ceux +qui, pareils à des torrents se jetant dans un lac, y +affluaient par ces mille petites rues, par cet inextricable +réseau de ruelles qui aboutissent à cette place, +forum de la populace napolitaine. Jamais elle n'eût +pu passer au milieu de cette foule compacte, si la +curiosité n'eût produit ce miracle de lui faire ouvrir +ses rangs.</p> + +<p>Elle marchait les yeux fermés, appuyée à son consolateur, +soutenue par lui, lorsque, tout à coup, elle +sentit frissonner le bras qui lui enveloppait le corps. +Ses yeux s'ouvrirent malgré elle... Elle aperçut +l'échafaud!</p> + +<p>Il était dressé en face de la petite église de la +Sainte-Croix, juste à l'endroit où fut décapité Conradin.</p> + +<p>Il se composait simplement d'une plate-forme +élevée de trois mètres au-dessus du niveau de la +place, avec un billot dessus.</p> + +<p>Il était découvert et sans balustrade, afin qu'aucun +détail du drame qui allait s'y passer n'échappât aux +spectateurs.</p> + +<p>On y montait par un escalier.</p> + +<p>L'escalier, chose de luxe, était là non point pour +la commodité de la patiente, mais pour celle du +beccaïo, qui, avec sa jambe de bois, n'eût pu gravir +à une échelle.</p> + +<p>Dix heures sonnaient à l'église de la Sainte-Croix, +lorsque, les prêtres, les pénitents et les moines +s'étant rangés autour de l'échafaud, la condamnée +parvint au pied de l'escalier.</p> + +<p>--Du courage! lui dit le pénitent: dans dix minutes, +au lieu de mon bras débile, ce sera le bras +puissant de Dieu qui vous soutiendra. Il y a moins +loin de cet échafaud au ciel qu'il n'y a du pavé de +cette place à l'échafaud.</p> + +<p>Luisa rassembla toutes ses forces et monta l'escalier. +Le beccaïo l'avait précédée sur la plate-forme, +où son apparition, hideuse et grotesque tout à la +fois, avait excité une clameur universelle.</p> + +<p>Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, on ne +voyait que des têtes mouvantes, que des bouches +ouvertes, que des yeux avides et flamboyants.</p> + +<p>Par une seule ouverture, on voyait le quai chargé +de monde, et, au delà du quai, la mer.</p> + +<p>--Allons, dit le beccaïo en titubant sur sa jambe +de bois et en agitant son couperet, sommes-nous +prêts, enfin?</p> + +<p>--Quand le moment sera venu, c'est moi qui vous +le dirai, répondit le pénitent.</p> + +<p>Puis, à la patiente, avec une douceur infinie:</p> + +<p>--Ne désirez-vous rien? demanda-t-il.</p> + +<p>--Votre pardon! votre pardon! s'écria Luisa en +tombant à genoux devant lui.</p> + +<p>Le pénitent étendit la main sur sa tête inclinée.</p> + +<p>--Soyez tous témoins, dit-il d'une voix haute, +qu'en mon nom, au nom des hommes et de Dieu, je +pardonne à cette femme.</p> + +<p>La même voix rude, qui, devant la maison des +Backer avait ordonné à la San-Felice de prier, cria, +du pied de l'échafaud:</p> + +<p>--Êtes-vous un prêtre, pour donner l'absolution?</p> + +<p>--Non, répondit le pénitent; mais, pour n'être +point prêtre, mon droit n'en est pas moins sacré: je +suis son mari!</p> + +<p>Et, relevant la condamnée, rejetant en arrière sa +cagoule, il lui ouvrit les deux bras, et chacun put +reconnaître, malgré l'expression de douleur imprimée +sur elle, la douce figure du chevalier San-Felice.</p> + +<p>Luisa se laissa tomber en sanglotant sur la poitrine +de son mari.</p> + +<p>Si endurcis que fussent les spectateurs, bien peu +d'yeux restèrent secs à ce spectacle.</p> + +<p>Quelques voix, rares il est vrai, crièrent:</p> + +<p>--Grâce!</p> + +<p>C'était la protestation de l'humanité.</p> + +<p>Luisa comprit elle-même que l'heure était venue.</p> + +<p>Elle s'arracha des bras de son mari, et, chancelante, +elle fit un pas du côté du bourreau en disant:</p> + +<p>--Mon Dieu! je me remets entre vos mains.</p> + +<p>Puis elle tomba à genoux, et, posant d'elle-même +sa tête sur le billot:</p> + +<p>--Suis-je bien ainsi, monsieur? dit-elle.</p> + +<p>--Oui, répondit rudement le beccaïo.</p> + +<p>--Ne me faites pas souffrir, je vous prie.</p> + +<p>Le beccaïo, au milieu d'un silence de mort, leva +le couperet...</p> + +<p>Mais, alors, il se passa une chose horrible.</p> + +<p>Soit que sa main fût mal assurée, soit que l'arme +n'eût pas le poids nécessaire, le premier coup, en +tombant, fit une large entaille au cou de la patiente, +mais ne trancha point les vertèbres.</p> + +<p>Luisa poussa un cri, se releva sanglante et battant +l'air de ses bras.</p> + +<p>Le bourreau la prit par ce qu'il lui restait de cheveux, +la courba sur le billot, et frappa une seconde, +une troisième fois, au milieu des imprécations de +la multitude, sans parvenir à séparer la tête du +tronc.</p> + +<p>Au troisième coup, folle de douleur, appelant +Dieu et les hommes à son secours, Luisa, toute ruisselante +de sang, s'échappa de ses mains, et, s'élançant, +allait se jeter au milieu de la foule, lorsque le +beccaïo, laissant tomber son couperet et saisissant +son couteau d'égorgeur, arme qui lui était plus familière, +arrêta la pauvre martyre, en lui faisant une +ceinture de son bras, et lui plongea son couteau au-dessus +de la clavicule.</p> + +<p>Le sang jaillit à flots: l'artère était coupée. Cette +fois, la blessure était mortelle.</p> + +<p>Luisa poussa un soupir, leva les mains et les yeux +au ciel, puis s'affaissa sur elle-même.</p> + +<p>Elle était morte.</p> + +<p>Dès le premier coup de couperet, le chevalier San-Felice +s'était évanoui.</p> + +<p>C'était plus que n'en pouvait supporter, sans se +mettre de la partie le peuple du Vieux-Marché, si +habitué qu'il fût à de pareils spectacles. Il se rua sur +l'échafaud, qu'il démolit en un instant; sur le +beccaïo, qu'il mit en pièces en un clin d'oeil.</p> + +<p>Puis, de l'échafaud, il fit un bûcher, où il brûla +le bourreau, tandis que quelques âmes pieuses +priaient autour du corps de la victime, déposée au +pied du grand autel de l'église del Carmine.</p> + +<p>Le chevalier, toujours évanoui, avait été transporté +à l'office des <i>bianchi</i>.</p> + +<p>L'exécution de la malheureuse San-Felice fut la +dernière qui eut lieu à Naples. Bonaparte, que le +capitaine Skinner avait vu passer sur <i>le Muiron</i>, +selon les prévisions du roi Ferdinand, trompant la +vigilance de l'amiral Keith, débarquait, le 8 octobre, +à Fréjus; le 9 novembre suivant, il faisait le coup +d'État connu sous le nom de <i>18 brumaire</i>; le 14 juin, +gagnait la bataille de Marengo, et, en signant la +paix avec l'Autriche et les Deux-Siciles, exigeait de +Ferdinand la fin des supplices, l'ouverture des prisons, +le retour des proscrits.</p> + +<p>Pendant près d'un an, le sang avait coulé sur +toutes les places publiques du royaume, et l'on évalue +à plus de quatre mille les victimes de la réaction +bourbonienne.</p> + +<p>Seulement, la junte d'État, qui croyait ses sentences +sans appel, se trompait. A défaut de la justice +humaine, les victimes ont fait appel à la justice divine, +et Dieu a cassé ses jugements.</p> + +<p>La maison des Bourbons de Naples a cessé de régner, +et, selon la parole du Seigneur, les crimes des +pères sont retombés sur les enfants jusqu'à la troisième +et la quatrième génération.</p> + +<p>Dieu seul est grand.</p> + +<p>Le capitaine Skinner, ou plutôt frère Joseph--les +derniers devoirs rendus à Salvato--rentra au +couvent du Mont-Cassin, et les pauvres malades des +environs qui l'avaient demandé inutilement pendant +trois ou quatre mois, virent briller de nouveau, du +crépuscule à l'aurore, une lueur à la fenêtre la plus +haute du couvent.</p> + +<p>C'était la lampe du moine sceptique, ou plutôt +du père désolé, qui continuait de chercher Dieu et +qui ne le trouvait pas.</p> + +<p>Aujourd'hui 25 février 1865, à dix heures du soir, +j'ai achevé ce récit, commencé le 24 juillet 1863, jour +anniversaire de ma naissance.</p> + +<p>Pendant près de dix-huit mois, j'ai laborieusement +et consciencieusement élevé ce monument à la gloire +du patriotisme napolitain et à la honte de la tyrannie +bourbonienne.</p> + +<p>Impartial comme la justice, qu'il soit durable +comme l'airain!</p> +<br><br> + +<h3>NOTE</h3> +<br> + +<p>Pendant le cours de la publication du roman +historique qu'on vient de lire, la lettre suivante a +été adressée, par la fille de la malheureuse Luisa +San-Felice, au directeur du journal <i>l'Indipendente</i>, +que M. Alex. Dumas publie à Naples, et dans lequel +a paru une traduction italienne de <i>la San-Felice</i>. +Nous reproduisons cette lettre, ainsi que la réponse +qu'y a faite M. Dumas, persuadés que ces curieux +documents seront lus avec un vif intérêt.</p> + +<p>LES ÉDITEURS.</p> +<br> + +<p><i>A M. le Directeur de</i> L'INDIPENDENTE, <i>à Naples.</i></p> + +<p>«Monsieur le directeur,</p> + +<p>»Fille de Luisa Molina San-Felice, choisie pour +sujet d'un roman que M. Dumas publie dans <i>l'Indipendente</i>, +je sens le double devoir de revendiquer la +véritable paternité de ma mère et de rectifier d'autres +inexactitudes dans un roman qui veut être historique, +l'histoire n'ayant jamais faussé l'âge ni +les circonstances essentielles des personnes qu'elle se +prend à décrire. Et, si j'accomplis un peu tard ce +devoir, la raison en est que je mène une vie retirée +et non occupée certainement à la lecture des journaux.</p> + +<p>»Sachez donc, et je puis vous le démontrer par +des documents, que Luisa était fille de M. Pierre +Molina et de madame Camille Salinero, mariés. Elle +naquit le 28 février 1764, dans une maison contiguë +à la paroisse de Santa-Anna di Palazzo, où elle fut +baptisée. M. André delli Monti San-Felice, mari de +Luisa Molina, naquit le 31 mars 1763, dans l'arrondissement +de la paroisse de San-Liborio, où il fut +baptisé. Il n'y eut donc pas entre lui et sa femme +cette disparité prononcée d'âge que l'historien-romancier +affirme, et le mariage fut contracté le +9 septembre 1781, dans la paroisse de San-Marco di +Palazzo.</p> + +<p>»Enfin, la dot de la Molina ne fut point de cinquante +mille ducats; mais ses parents lui en assignèrent +une de six mille ducats, comme il résulte du +contrat passé par maître Donato Cervelli.</p> + +<p>»Ces renseignements auraient été donnés à +M. Dumas, à seule fin d'épargner une qualification +injurieuse à la Molina,--puisque, en vertu de la +liberté de la presse, je ne puis empêcher la publication +du roman,--s'il les avait demandés, sans se +contenter d'affirmer, contre toute vérité, dans l'<i>Histoire +des Bourbons de Naples</i>, pages 120 et 121, qu'il +est venu chez moi et que j'ai renié ma mère et lui +ai refusé tout éclaircissement.</p> + +<p>»Veuillez donc publier la présente, et rectifier, +dans l'édition que vous faites du roman, une filiation +peu honorable pour ma famille, un âge contredit +par les documents de naissance et une dot tout à fait +imaginaire.</p> + +<p>»La loyauté avec laquelle vous procédez me rend +sûre que vous voudrez bien faire toutes ces corrections, +dont je vous remercie d'avance.</p> + +<p>»Votre très-dévouée,</p> + +<p>»MARIA-EMMANUELLA DELLI MONTI SAN-FELICE.</p> + +<p>Naples, 25 août 1864.</p> +<br> + + +<p>Voici la réponse de M. Alex. Dumas à cette lettre:</p> + +<p>«Madame,</p> + +<p>» Si, dans le roman de <i>la San-Felice</i>, je me suis, +en vertu des priviléges du romancier, écarté de la +vérité matérielle pour me jeter dans le domaine de +l'idéal, j'ai, au contraire, dans mon <i>Histoire des +Bourbons de Naples</i>, suivi autant qu'il m'a été possible, +cette voie sacrée du vrai de laquelle ne doit, +sous aucun prétexte, s'écarter l'historien.</p> + +<p>»Je dis autant qu'il m'a été possible, madame, +parce que Naples est la ville où il est le plus facile +de se perdre en marchant à la suite de l'histoire, et +en essayant de suivre ses traces. C'est pourquoi +j'avais résolu de m'adresser directement à vous, +qui, comme fille de la malheureuse victime de +Ferdinand, me paraissiez la plus intéressée à ce +que, pour la première fois, le jour se fît sur cette +ténébreuse et sanglante aventure. J'essayai alors de +parvenir jusqu'à vous, madame; la chose me fut +impossible. Je chargeai un ami, votre compatriote, +M. F., de me suppléer: il eut l'honneur de vous dire +dans quel but il désirait vous voir et quel était le +renseignement qu'il tenait à recevoir de vous; mais +il lui fut fait, de votre part, m'assure-t-il, une réponse +si peu respectueuse pour la mémoire de madame +votre mère, que, malgré son assurance, je ne pus +croire que cette réponse vînt de vous. Je résolus +donc de voir quelques personnes contemporaines de +la martyre et de joindre aux renseignements renfermés +dans Coletta, dans Cuoco et dans les autres +historiens, ceux qui pourraient m'être donnés de +vive voix.</p> + +<p>»Je vis, à cette occasion, un vieux médecin de +quatre-vingt-deux ans, dont j'ai oublié le nom, et +qui soignait le jeune prince delle Grazie, marié depuis, +une tante de madame la princesse Maria, et +enfin le duc de Rocca-Romana, Nicolino Caracciolo, +qui habitait au Pausilippe.</p> + +<p>»Grâce à eux, je pus, à votre refus, madame, +obtenir, pour mon <i>Histoire des Bourbons de Naples</i>, +quelques renseignements que je crois exacts et contre +lesquels, du moins, vous n'avez point protesté.</p> + +<p>»Mais, je vous le répète, madame, le champ ouvert +au romancier est plus large que le chemin tracé +à l'historien. En abordant, dans une publication de +fantaisie et d'imagination, la déplorable période au +milieu de laquelle tomba madame votre mère, j'ai +voulu, pour ainsi dire, et par un sentiment de pure +délicatesse, idéaliser les deux personnages principaux +de mon livre, les deux héros de mon récit. J'ai +voulu qu'on reconnût Luisa Molina, mais comme +on reconnaissait, dans l'antiquité, les déesses qui +apparaissaient aux mortels, c'est-à-dire à travers +un nuage. Ce nuage devait enlever à cette apparition +tout ce qu'elle aurait pu avoir de matériel. Il +devait isoler le personnage de ses liens de famille, +afin que ses plus proches parents le reconnussent, +mais comme on reconnaît une ombre qui sort du +tombeau et qui, redevenue visible, reste du moins +impalpable.</p> + +<p>»Voilà, pourquoi, madame, je lui ai créé cette +filiation tout imaginaire du prince Caramanico, et +cela, parce que, voulant faire de Luisa Molina une +créature à part qui fût l'assemblage de toutes les +perfections, je voulais détourner sur elle un des +rayons poétiques qui environnent le souvenir d'un +homme qui a, chose rare, en se mêlant à l'histoire +de Ferdinand et aux amours de Caroline, conservé +l'auréole vaporeuse de la passion, de la loyauté et du +malheur.</p> + +<p>»Quant à cela, madame, si c'est une faute, +j'avoue l'avoir commise sciemment, et, persévérant +dans mon erreur, j'ajouterai que, si mon roman +était à faire au lieu d'être fait, votre réclamation, +toute juste qu'elle est, ne me ferait rien changer à +cette partie de mon récit.</p> + +<p>»Quant au second personnage que j'ai mis en +scène et que j'ai baptisé du nom de Salvato Palmieri, +inutile de dire que je sais parfaitement qu'il n'a +jamais existé ou que, s'il a existé, ce n'est point dans +les conditions où l'a placé ma plume.</p> + +<p>»Mais aurez-vous le courage, madame, de me +faire le reproche de n'avoir pas fait revivre le personnage +peu sympathique de Ferdinand Ferry, volontaire +de la mort en 1799 et ministre de Ferdinand +en 1848? Ferdinand Ferry, par malheur, n'était +point un héros de roman, et peut-être cet amour +immodéré que lui portait la chevalière San-Felice, +et qui lui fit trahir le secret à elle confié par le malheureux +Backer, eût été assez invraisemblable pour +nuire à l'intérêt presque original que je voulais conserver +à cet amour; car il me semble, à moi, qu'écrivant +cette douloureuse et sympathique histoire, je +devais faire de l'héroïne non-seulement une martyre, +mais encore une sainte. L'amour, à un certain point +de vue, est une religion: lui aussi a ses saints, +madame, et, de ces saints-là, je ne vous en citerai +que deux, qui ne sont pas les moins éloquents et les +moins adorés du calendrier. Ces deux saints sont +sainte Thérèse et saint Augustin, et vous voyez que +j'oublie la sainte la plus populaire de toutes, celle à +laquelle, en récompense de cet amour qui lui avait +fait beaucoup pardonner, Jésus, ressuscité, daigne +apparaître; vous voyez que j'oublie la Madeleine.</p> + +<p>»Passons au chevalier San-Felice. Au milieu de +toutes les sanglantes exécutions de 99, il reste aussi +complètement inaperçu que ce fameux Vatia dont la +tour s'élève au bord du lac Fusaro et dont Sénèque +disait: <i>O Vatia, solus scis vivere!</i> Son pâle fantôme +n'est animé ni par la haine ni par la vengeance. Le +seul reflet qu'il reçoive des amours adultères de sa +femme et de Ferry n'est pas même un reflet sanglant, +et, dans ce cas, vous le savez, quand on n'est +point le don Guttière de Calderon, on est le Georges +Dandin de Molière. J'ai fait mieux que cela, je crois, +du héros imaginaire que j'ai créé. J'en ai fait, non +pas un mari cruel ou ridicule, j'en ai fait un père +dévoué. S'il est, dans mon livre, plus vieux d'années +qu'il n'était, il est, en même temps, plus riche de +vertus, et lui, non plus que votre mère, madame, +n'aura point à se plaindre à la postérité d'avoir glissé +de la plume de l'histoire à celle du poëte et du romancier.</p> + +<p>»Et, dans l'avenir, madame, dans cet avenir +qui est le véritable et probablement le seul Élysée +où revivent les Didon et les Virgile, les Francesca et +les Dante, les Herminie et les Tasse, quand quelque +voyageur demandera: «Qu'est-ce que la San-Felice?» +au lieu de s'adresser, comme moi, à quelqu'un +de sa famille, qui répondrait comme il m'a été +répondu, à moi: <i>Ne me parlez pas de cette femme, +j'en ai honte!</i> on ouvrira mon livre, et, par bonheur +pour la renommée de cette famille, l'histoire +sera oubliée, et c'est le roman qui sera devenu de +l'histoire.</p> + +<p>»Veuillez agréer, madame, l'hommage de mes +sentiments les plus distingués.</p> + +<p>»ALEX. DUMAS.</p> + +<p>»Saint-Gratien, 15 septembre 1864.»</p> +<br> +<p class="mid">FIN</p> +<br> + +<h3>TABLE</h3> + +<div class="poem"><div class="stanza"> +<p>LXXXIII.--La reconnaissance royale</p> + +<p>LXXXIV.--Ce qui empêchait le colonel Mejean de sortir + du fort Saint-Elme avec Salvato, pendant + la nuit du 27 au 28 juin</p> + +<p>LXXXV.--Où il est prouvé que frère Joseph veillait + sur Salvato</p> + +<p>LXXXVI.--La bienvenue de Sa Majesté</p> + +<p>LXXXVII.--L'apparition</p> + +<p>LXXXVIII.--Les remords de fra Pacifico</p> + +<p>LXXXIX.--Un homme qui tient sa parole</p> + +<p>XC.--La fosse du crocodile</p> + +<p>XCI.--Les exécutions</p> + +<p>XCII.--Le tribunal de Monte-Oliveto</p> + +<p>XCIII.--En chapelle</p> + +<p>XCIV.--La porte Sant'Agostino-alla-Zecca</p> + +<p>XCV.--Comment on mourait à Naples en 1799</p> + +<p>XCVI.--La goëlette <i>the Runner</i></p> + +<p>XCVII.--Les nouvelles qu'apportait la goëlette <i>the + Runner</i></p> + +<p>XCVIII.--La femme et le mari</p> + +<p>XCIX.--Petits événements groupés autour des + grands</p> + +<p>C.--La naissance d'un prince royal</p> + +<p>CI.--Tonito Monti</p> + +<p>CII.--Le geôlier en chef</p> + +<p>CIII.--La patrouille</p> + +<p>CIV.--L'ordre du roi</p> + +<p>CV.--La martyre</p> + +<p>NOTE</p> +</div></div> + +<p>Poissy.--Typ. S. Lejay et Cie.</p> + +<br><br> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of La San-Felice, v. 9, by Alexandre Dumas + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, V. 9 *** + +***** This file should be named 21191-h.htm or 21191-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/1/1/9/21191/ + +Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +http://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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