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+The Project Gutenberg EBook of La San-Felice, v. 9, by Alexandre Dumas
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: La San-Felice, v. 9
+
+Author: Alexandre Dumas
+
+Release Date: April 19, 2007 [EBook #21191]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, V. 9 ***
+
+
+
+
+Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
+
+
+
+
+
+
+ LA
+ SAN-FELICE
+
+ TOME IX
+
+ (Publié dans une autre édition sous le titre
+ de "EMMA LYONNA" Tome V)
+
+ PAR
+
+ ALEXANDRE DUMAS
+
+ PARIS
+ CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
+ ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
+ RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15
+ A LA LIBRAIRIE NOUVELLE
+
+ 1876
+
+
+
+ EMMA LYONNA
+
+
+
+
+ LXXXIII
+
+ L'APPARITION
+
+
+L'exécution de Caracciolo répandit dans Naples une consternation
+profonde. À quelque parti que l'on appartînt, on reconnaissait, dans
+l'amiral, un homme à la fois considérable par la naissance et par le
+génie; sa vie avait été irréprochable et pure de toutes ces souillures
+morales dont est si rarement exempte la vie d'un homme de cour. Il est
+vrai que Caracciolo n'avait été un homme de cour que dans ses moments
+perdus, et, dans ces moments-là, on l'a vu, il avait essayé de défendre
+la royauté avec autant de franchise et de courage qu'il avait défendu
+depuis la patrie.
+
+Cette exécution fut, surtout pour les prisonniers sous les yeux desquels
+elle avait eu lieu, un terrible spectacle. Ils y virent leur propre
+sentence, et, lorsque, au coucher du soleil, ainsi que le portait le
+jugement, la corde fut coupée et que ce cadavre, sur lequel tous les
+yeux étaient fixés, n'étant plus soutenu par rien, plongea dans la mer
+rapidement, entraîné par les boulets qu'on lui avait attachés aux pieds,
+un cri terrible, parti de la bouche des prisonniers, s'échappa de tous
+les bâtiments, et, courant à la surface des flots comme la plainte de
+l'esprit de la mer, eut son écho dans les flancs mêmes du _Foudroyant_.
+
+Le cardinal ignorait tout ce qui venait de se passer dans cette terrible
+journée, non-seulement le procès, mais encore l'arrestation de
+Caracciolo.--Nelson, on l'a vu, avait eu grand soin de se faire amener
+le prisonnier par le Granatello, défendant expressément de le faire
+passer par le camp de Ruffo; car, à coup sûr, le cardinal n'eût point
+permis qu'un officier anglais, avec lequel, d'ailleurs, il était depuis
+quelques jours en complète dissidence sur un point d'honneur aussi
+important que celui des traités, mît la main sur un prince napolitain,
+ce prince napolitain fût-il son ennemi; à plus forte raison sur
+Caracciolo, avec lequel il avait fait une espèce d'alliance sinon
+offensive, du moins défensive.
+
+On se rappelle, en effet, qu'en se quittant sur la plage de Cotona, le
+cardinal et le prince s'étaient promis de se sauvegarder l'un l'autre,
+et, à cette époque où l'on ne pouvait rien préjuger sur l'avenir, à
+moins d'être doué de l'esprit prophétique, on pouvait aussi bien penser
+que ce serait le prince qui sauvegarderait Ruffo, que Ruffo qui
+sauvegarderait le prince.
+
+Cependant, aux coups de canon tirés à bord du _Foudroyant_, et à la vue
+d'un cadavre suspendu à la vergue de misaine, on était accouru dire au
+cardinal qu'une exécution venait, sans aucun doute, d'avoir lieu à bord
+de la frégate _la Minerve_. Entraîné alors par un simple mouvement de
+curiosité, le cardinal monta sur la terrasse de sa maison. Il vit, à
+l'oeil nu, en effet, un cadavre qui se balançait en l'air, et envoya
+chercher une longue-vue. Mais, depuis que le cardinal avait quitté
+Caracciolo, celui-ci avait laissé pousser ses cheveux et sa barbe, ce
+qui, à cette distance surtout, le rendait méconnaissable à ses yeux. En
+outre, Caracciolo, pendu dans les habits sous lesquels il avait été
+pris, était vêtu en paysan. Le cardinal pensa donc que ce cadavre était
+celui de quelque espion qui s'était laissé prendre; et, sans plus se
+préoccuper de cet incident, il allait redescendre dans son cabinet,
+lorsqu'il vit une barque se détacher des flancs de _la Minerve_ et
+s'avancer directement vers lui.
+
+Cet incident le maintint à sa place.
+
+Au fur et à mesure que la barque s'approchait, le cardinal demeurait
+convaincu que c'était à lui que l'officier qui la montait avait affaire.
+Cet officier portait l'uniforme de la marine napolitaine, et, quoiqu'il
+eût été difficile au cardinal d'appliquer un nom à son visage, ce visage
+ne lui était pas tout à fait inconnu.
+
+Arrivé à quelques pas de la plage, l'officier, qui, depuis longtemps, de
+son côté, avait reconnu le cardinal, le salua respectueusement et lui
+montra le pli qu'il portait.
+
+Le cardinal descendit et se trouva en même temps que le messager à la
+porte de son cabinet.
+
+Le messager s'inclina, et, présentant le papier au cardinal:
+
+--À Votre Éminence, dit-il, de la part de Son Excellence le comte de
+Thurn, capitaine de la frégate _la Minerve_.
+
+--Y a-t-il une réponse, monsieur? demanda le cardinal.
+
+--Non, Votre Éminence, répondit l'officier.
+
+Et, s'inclinant, il se retira.
+
+Le cardinal demeura assez étonné, son papier à la main. La faiblesse de
+sa vue le forçait à rentrer dans son cabinet pour en prendre lecture. Il
+eût pu rappeler l'officier et l'interroger; mais celui-ci avait répondu,
+avec un désir visible de se retirer: «Il n'y a point de réponse.» Il le
+laissa donc continuer son chemin, rentra dans son cabinet, appela des
+lunettes au secours de ses mauvais yeux, ouvrit la lettre et lut:
+
+_Rapport à Son Éminence le cardinal Ruffo sur l'arrestation, le
+jugement, la condamnation et la mort de François Caracciolo._
+
+Le cardinal ne put retenir un cri dans lequel il y avait plus
+d'étonnement que de douleur: il croyait avoir mal lu.
+
+Il relut; puis l'idée lui vint alors que ce cadavre qu'il avait vu
+flotter à la pointe d'une vergue, au bout d'une corde, était celui de
+l'amiral Caracciolo.
+
+--Oh! murmura-t-il en laissant tomber son bras inerte le long de son
+corps, où en sommes-nous, si les Anglais viennent pendre les princes
+napolitains jusque dans le port de Naples?
+
+Puis, après un instant, s'asseyant à son bureau et ramenant de nouveau
+la lettre sous ses yeux, il lut:
+
+«Éminence,
+
+Je dois faire savoir à Votre Éminence que j'ai reçu ce matin, de
+l'amiral lord Nelson, de me porter immédiatement à bord de son bâtiment
+accompagné des cinq officiers de mon bord. J'ai accompli aussitôt cet
+ordre, et, en arrivant à bord du _Foudroyant_, j'ai reçu l'invitation
+par écrit de former sur le vaisseau même un conseil de guerre pour y
+juger le chevalier don Francesco Caracciolo, accusé de rébellion, envers
+Sa Majesté, notre auguste maître, et de porter une sentence sur la peine
+encourue par son délit. Cette invitation a été suivie immédiatement, et
+un conseil de guerre a été formé dans le carré des officiers dudit
+vaisseau. J'y ai, en même temps, fait amener le coupable. Je l'ai
+d'abord fait reconnaître par tous les officiers comme étant bien
+l'amiral; ensuite, je lui ai fait lire les charges réunies contre lui et
+lui ai demandé s'il avait quelque chose à dire pour sa défense. Il a
+répondu que _oui_; et, toute liberté lui ayant été donnée de se
+défendre, ses défenses se sont bornées à la dénégation d'avoir
+volontairement servi l'infâme République et à l'affirmation qu'il ne
+l'avait fait que contraint et forcé et sous la menace positive de le
+faire fusiller. Je lui ai adressé ensuite d'autres demandes, en réponse
+desquelles il n'a pu nier qu'il n'eût combattu en faveur de la
+soi-disant République contre les armées de Sa Majesté. Il a avoué aussi
+avoir dirigé l'attaque des chaloupes canonnières qui s'est opposée à
+l'entrée des troupes de Sa Majesté à Naples; mais il a déclaré qu'il
+ignorait que ces troupes fussent conduites par le cardinal, et qu'il les
+regardait simplement comme des bandes d'insurgés. Il a, en outre, avoué
+avoir donné par écrit des ordres tendants à s'opposer à la marche de
+l'armée royale. Enfin, interrogé pourquoi, puisqu'il servait contre sa
+volonté, il n'avait point essayé de se réfugier à Procida, ce qui était,
+en même temps, un moyen de se rallier au gouvernement légitime et
+d'échapper au gouvernement usurpateur, il a répondu qu'il n'avait point
+pris ce parti dans la crainte d'être mal reçu.
+
+»Éclairé sur ces divers points, le conseil de guerre, à la majorité des
+voix, a condamné François Caracciolo non-seulement à la peine de mort,
+mais encore à une mort ignominieuse.
+
+»Ladite sentence ayant été présentée à milord Nelson, il a approuvé la
+condamnation et ordonné qu'à cinq heures de ce même jour la sentence fût
+mise à exécution, en pendant le condamné à la vergue de misaine et en
+l'y laissant pendu jusqu'au coucher du soleil, heure à laquelle la corde
+serait coupée et le corps jeté à la mer.
+
+»Ce matin, à midi, j'ai reçu cet ordre; à une heure et demie, le
+coupable, condamné, était transporté à bord de _la Minerve_ et mis en
+chapelle, et, à cinq heures du soir, la sentence était accomplie selon
+l'ordre qui en avait été donné.
+
+»Je m'empresse, pour remplir mon devoir, de vous faire cette
+communication, et, avec le profond respect que je vous ai voué, j'ai
+l'honneur d'être,
+
+»De Votre Éminence,
+»Le très-dévoué serviteur,
+»Comte DE THURN.»
+
+Ruffo, atterré, relut deux fois la dernière phrase. Cette communication
+était-elle l'accomplissement d'un devoir, ou simplement une insulte.
+
+En tout cas, c'était un défi.
+
+Ruffo y vit une insulte.
+
+En effet, seul, comme vicaire général, seul, comme _aller ego_ du roi,
+Ruffo avait le droit de vie et de mort dans le royaume des Deux-Siciles.
+D'où venait donc que cet intrus, cet étranger, cet Anglais, dans le port
+de Naples, sous ses yeux, pour le défier sans doute,--après avoir
+déchiré la capitulation, après avoir, à l'aide d'une équivoque indigne
+d'un soldat loyal, fait conduire sous le feu des vaisseaux les tartanes
+qui portaient les prisonniers,--condamnait à mort, et à une mort infâme,
+un prince napolitain, plus grand que lui par la naissance, égal à lui
+par la dignité?
+
+Qui avait donné à ce juge improvisé de pareils pouvoirs?
+
+En tout cas, si ces pouvoirs avaient été donnés à un autre, les siens
+étaient annulés.
+
+Il est vrai que les gibets étaient dressés à Ischia; mais lui, Ruffo,
+n'avait rien à faire avec les îles. Les îles n'avaient point, comme
+Naples, été reconquises par lui; elles l'avaient été par les Anglais. Il
+n'y avait point de traité avec les îles. Enfin, le bourreau de Procida,
+Speciale, était un juge sicilien envoyé par le roi, et qui,
+conséquemment, condamnait légalement au nom du roi.
+
+Mais Nelson, sujet de Sa Majesté Britannique George III, comment
+pouvait-il condamner au nom de Sa Majesté Sicilienne Ferdinand Ier?
+
+Ruffo laissa tomber sa tête dans sa main. Un instant, tout ce que nous
+venons de dire se heurta et bouillonna dans son cerveau; puis, enfin, sa
+résolution fut prise. Il saisit une plume, et écrivit au roi la lettre
+suivante:
+
+_A Sa Majesté le roi des Deux-Siciles._
+
+«Sire,
+
+»L'oeuvre de la restauration de Votre Majesté est accomplie, et j'en
+bénis le Seigneur.
+
+»Mais c'est à la suite de beaucoup de peines et de longues fatigues que
+cette restauration s'est accomplie.
+
+»Le motif qui m'avait fait prendre la croix d'une main et l'épée de
+l'autre n'existe plus.
+
+»Je puis donc--je dirai plus--je dois donc rentrer dans cette obscurité
+dont je ne suis sorti qu'avec la conviction de servir les desseins de
+Dieu et dans l'espérance d'être utile à mon roi.
+
+»D'ailleurs, l'affaiblissement de mes facultés physiques et morales m'en
+fait un besoin, quand ma conscience ne m'en ferait pas un devoir.
+
+»J'ai donc l'honneur de supplier Votre Majesté de vouloir bien accepter
+ma démission.
+
+»J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.
+
+»F. cardinal RUFFO.»
+
+A peine cette lettre était-elle expédiée à Palerme par un messager sûr
+et qui était autorisé à requérir au besoin la première barque venue pour
+passer en Sicile, qu'il fut donné au cardinal avis de la publication de
+la note de Nelson, note dans laquelle l'amiral anglais accordait
+vingt-quatre heures aux républicains de la ville, et quarante-huit à
+ceux des environs de la capitale, pour faire leur soumission au roi
+Ferdinand.
+
+Au premier regard qu'il jeta sur cette note, il reconnut celle qu'il
+avait refusé à Nelson de faire imprimer. Cette note, comme tout ce qui
+sortait de la plume de l'amiral anglais, portait le caractère de la
+violence et de la brutalité.
+
+En lisant cette note et en voyant le pouvoir que s'y attribuait Nelson,
+le cardinal se félicita d'autant plus d'avoir envoyé sa démission.
+
+Mais, le 3 juillet, il recevait de la reine cette lettre, qui lui
+annonçait que sa démission était refusée:
+
+«J'ai reçu et lu avec le plus grand intérêt et la plus profonde
+attention la très-sage lettre de Votre Éminence, en date du 29 juin.
+
+»Tout ce que je pourrais dire à Votre Éminence des sentiments de
+gratitude dont mon coeur sera éternellement rempli à son égard resterait
+de beaucoup au-dessous de la vérité. J'apprécie ensuite ce que Votre
+Éminence me dit à l'endroit de sa démission et de son désir de repos.
+Mieux que personne, je sais combien la tranquillité est chose désirable,
+et combien ce calme devient précieux après avoir vécu au milieu des
+agitations et de l'ingratitude que porte avec soi le bien que l'on fait.
+
+»Elle l'éprouve depuis quelques mois seulement, Votre Éminence: qu'elle
+sache donc combien je dois être plus fatiguée, moi qui l'éprouve depuis
+vingt-deux ans! Non, quoi que dise Votre Éminence, je ne puis admettre
+son affaiblissement; car, quel que soit son dégoût, les admirables
+actions qu'elle a accomplies et la série de lettres à moi écrites avec
+tant de finesse et de talent prouvent, au contraire, toute la force et
+toute la puissance de ses facultés. C'est donc à moi, au lieu d'accepter
+cette fatale démission donnée par Votre Éminence dans un moment de
+fatigue, d'éperonner, au contraire, votre zèle, votre intelligence et
+votre coeur à terminer et à consolider l'oeuvre si glorieusement
+entreprise par vous, et à la poursuivre en rétablissant l'ordre à
+Naples, sur une base si sûre et si solide, que, du terrible malheur qui
+nous est arrivé, naisse un bien et une amélioration pour l'avenir, et
+c'est ce que me fait espérer le génie actif de Votre Éminence.
+
+»Le roi part demain soir avec le peu de troupes qu'il a pu réunir. De
+vive voix, beaucoup de choses s'éclairciront qui restent obscures par
+écrit. Quant à moi, j'éprouve une peine horrible à ne pas pouvoir
+accompagner le roi. Mon coeur eût été bien joyeux de voir son entrée à
+Naples. Entendre les acclamations de cette partie de son peuple qui lui
+est restée fidèle serait un baume infini pour mon coeur et adoucirait
+cette cruelle blessure dont je ne guérirai jamais. Mais mille réflexions
+m'ont retenue, et je reste ici pleurant et priant pour que Dieu illumine
+et fortifie le roi dans cette grande entreprise. Beaucoup de ceux qui
+accompagnent le roi vous porteront de ma part l'expression de ma vraie
+et profonde reconnaissance, ainsi que ma sincère admiration pour toute
+la miraculeuse opération que vous avez accomplie.
+
+»Je suis trop sincère cependant pour ne pas dire à Votre Éminence que
+cette capitulation avec les rebelles m'a souverainement déplu, et
+surtout après ce que je vous avais écrit et d'après ce que je vous avait
+dit. Aussi me suis-je tue là-dessus, ma sincérité ne me permettant pas
+de vous complimenter. Mais, aujourd'hui, tout est fini pour le mieux,
+et, comme je l'ai déjà dit à Votre Éminence, de vive voix, tout
+s'expliquera et, je l'espère, aura bonne fin, tout ayant été fait pour
+le plus grand bien et la plus grande gloire de l'État.
+
+»J'oserai, maintenant que Votre Éminence a un peu moins de travail à
+faire, la prier de m'entretenir régulièrement de toutes les choses
+importantes qui arriveront, et elle peut compter sur ma sincérité à lui
+en dire mon avis. Une seule chose me désespère, c'est de ne pouvoir
+l'assurer de vive voix de la vraie, profonde et éternelle reconnaissance
+et estime avec laquelle je suis, de Votre Éminence,
+
+»La sincère amie,
+
+»CAROLINE.»
+
+D'après ce que nous avons démontré à nos lecteurs, par tous les détails
+précédents, par les lettres des augustes époux que l'on a déjà lues, par
+celles de la reine que l'on vient de lire, il est facile de voir que le
+cardinal Ruffo, auquel un sentiment de droiture nous entraîne à rendre
+justice, a été, dans cette terrible réaction de 1799, le bouc émissaire
+de la royauté. Le romancier a déjà corrigé quelques-unes des erreurs des
+historiens:--_erreurs intéressées_ de la part des écrivains royalistes,
+qui ont voulu le rendre responsable, aux yeux de la postérité, des
+massacres commis à l'instigation d'un roi sans coeur et d'une reine
+vindicative;--_erreurs innocentes_ de la part des écrivains patriotes,
+qui, ne possédant point les documents que la chute d'un trône pouvait
+seule mettre dans les mains d'un écrivain impartial, n'ont point osé
+faire peser sur deux têtes couronnées une si terrible imputation, et
+leur ont cherché non-seulement un complice, mais encore un instigateur.
+
+Maintenant, reprenons notre récit. Non-seulement nous ne sommes point à
+la fin, mais à peine sommes-nous au commencement de la honte et du sang.
+
+
+
+
+ LXXXIV
+
+ CE QUI EMPÊCHAIT LE COLONEL MEJEAN DE SORTIR DU FORT SAINT-ELME AVEC
+ SALVATO, PENDANT LA NUIT DU 27 AU 28 JUIN.
+
+
+On se rappelle que, peu confiants, non pas dans la parole de Ruffo, mais
+dans l'adhésion de Nelson, Salvato et Luisa étaient allés chercher un
+refuge au château Saint-Elme, et l'on n'a point oublié que ce refuge
+avait été accordé par le comptable Mejean moyennant la somme de
+vingt-cinq mille francs par personne.
+
+Salvato, on se le rappelle encore, dans un voyage rapide qu'il avait
+fait à Molise, avait réalisé une somme de deux cent mille francs.
+
+Sur cette somme, cinquante mille francs, à peu près, avaient passé dans
+l'organisation de ses volontaires calabrais, dans les dépenses que les
+besoins des plus pauvres avaient nécessitées, dans l'aide donnée aux
+blessés et dans les gratifications accordées aux serviteurs qui leur
+avaient rendu des soins pendant leur séjour au Château-Neuf.
+
+Cent vingt-cinq mille francs, comme l'avait écrit Salvato à son père,
+avaient été enterrés, dans une cassette, au pied du laurier de Virgile,
+près de la grotte de Pouzzoles.
+
+Au moment de se séparer de Michele, qui avait suivi le sort de ses
+compagnons et qui s'était embarqué à bord des tartanes, Salvato avait
+fait accepter au jeune lazzarone, afin qu'il ne se trouvât point
+complétement dénué sur la terre étrangère, une somme de trois mille
+francs.
+
+Il restait donc à Salvato, au moment où il se réfugia au fort
+Saint-Elme, une somme de vingt-deux à vingt-trois mille francs.
+
+Son premier acte, au moment où il vint demander, au prix de quarante
+mille francs, l'hospitalité convenue entre le commandant du château
+Saint-Elme et lui, fut de remettre au colonel Mejean la moitié de la
+somme arrêtée, c'est-à-dire vingt mille francs, en lui promettant le
+reste pour la nuit même.
+
+Le colonel Mejean compta les vingt mille francs avec le plus grand soin,
+et, comme le compte s'y trouvait, le colonel installa Salvato et Luisa
+dans les deux meilleures chambres du château, après avoir enfermé les
+vingt mille francs dans le tiroir de son bureau.
+
+Le soir venu, Salvato annonça au colonel Mejean qu'il serait obligé de
+faire une course de nuit. Il le priait, en conséquence, de lui donner le
+mot d'ordre, afin de pouvoir rentrer au château quand le but de cette
+course serait rempli.
+
+Mejean répondit que Salvato, militaire, devait connaître mieux que
+personne la rigidité des règlements militaires; qu'il lui était
+impossible de confier à qui que ce fût un mot d'ordre qui, tombé dans
+une oreille infidèle, pouvait compromettre la sûreté du fort; mais,
+devinant pourquoi Salvato demandait à quitter momentanément le fort, il
+ajouta qu'il pouvait faire accompagner Salvato d'un de ses officiers,
+ou, s'il préférait sa compagnie, l'accompagner lui-même.
+
+Salvato répondit que la compagnie du colonel Mejean lui était on ne peut
+plus agréable, et que, si le colonel Mejean était libre, cette course
+aurait lieu la nuit même.
+
+La chose était impossible, le lieutenant-colonel auquel la garde du
+château devait être confiée ne devant revenir que dans la journée du
+surlendemain.
+
+Le colonel ajouta fort galamment, au reste, que, si c'était pour le
+payement des vingt mille francs, il pouvait, ayant un gage vivant entre
+les mains, et la moitié du prix convenu étant donnée d'avance, il
+pouvait attendre quelques jours.
+
+Salvato répondit que les bons comptes faisaient les bons amis, et que
+plus tôt il pourrait donner au colonel les vingt-mille francs restants,
+mieux vaudrait pour tous deux.
+
+La vérité était que le colonel Mejean avait réservé la prochaine nuit à
+un négociation personnelle.
+
+Il voulait tenter auprès du cardinal Ruffo une seconde ouverture, et, en
+conséquence, lui avait fait demander un sauf-conduit pour un de ses
+officiers, chargé de nouvelles propositions pour la reddition du fort.
+
+Cet officier, c'était lui-même.
+
+On ne nous accusera point de ménager nos compatriotes. Il s'est trouvé,
+du commissaire Feypoult au colonel Mejean, dans toute cette affaire de
+la conquête de Naples, quelques misérables comme les bureaux en
+dégorgent toujours à la suite des armées; et, de même que nous avons
+glorifié ceux qui avaient droit à la gloire, il faut que nous jetions la
+honte à la face de ceux qui n'ont droit qu'à la honte.
+
+Le devoir du cardinal Ruffo était d'accueillir toutes les ouvertures
+ayant pour but de ménager l'effusion du sang. Il envoya donc, à l'heure
+convenue, c'est-à-dire à dix heures du soir, le marquis Malaspina,
+porteur du sauf-conduit, et lui donna une escorte de dix hommes pour le
+faire respecter.
+
+Le colonel Mejean revêtit un habit bourgeois, se donna à lui-même pleins
+pouvoirs pour traiter, et, sous le titre de secrétaire du commandant du
+fort, suivit le marquis Malaspina et ses dix hommes.
+
+A onze heures, après être descendu par l'Infrascata, la rue Floria et la
+route de l'Arenaccia, jusqu'au pont de la Madeleine, le faux secrétaire
+arrivait à la maison du cardinal et était introduit près de Son
+Éminence.
+
+Cette entrevue avait lieu--forcé que nous sommes de revenir en arrière
+par les divers embranchements des nombreux épisodes de notre
+histoire--dans la nuit du 27 au 28 juin, avant que la cardinal connût le
+manque de foi de Nelson, mais quand, au contraire, ayant reçu dans la
+journée, des capitaines Troubridge et Ball, l'assurance que l'amiral ne
+s'opposait point à l'embarquement, il croyait encore à la fidèle
+observance des traités.
+
+Seulement, nous l'avons dit, le colonel Mejean avait déjà fait une
+première tentative auprès du cardinal, tentative qui avait été repoussée
+par cette simple réponse: «Je fais la guerre avec du fer et non avec de
+l'or!»
+
+Le cardinal Ruffo, déjà prévenu contre Mejean, fit donc médiocre visage
+à son secrétaire, ou plutôt, sans s'en douter, à lui-même:
+
+--Eh bien, monsieur, lui dit-il, êtes-vous chargé de me faire de vive
+voix des propositions, je ne dirai pas plus raisonnables, mais plus
+militaires que celles qui m'avaient été faites par écrit, et auxquelles
+vous connaissez sans doute ma réponse?
+
+Mejean se mordit les lèvres.
+
+--Mes propositions, c'est-à-dire celles du colonel Mejean, que j'ai
+l'honneur de représenter près de Votre Éminence, dit-il, ont deux faces:
+l'une spécifique, et par laquelle l'humanité m'ordonne de débuter;
+l'autre militaire, à laquelle le colonel ne recourra qu'à la dernière
+extrémité, mais à laquelle il recourra si Votre Éminence l'y force.
+
+--J'écoute, monsieur.
+
+--Mes collègues, ou plutôt les collègues du colonel Mejean, le
+commandant Massa et le commandant L'Aurora, ont traité et ont fait et
+obtenu les conditions que des rebelles pouvaient faire et doivent être
+trop contents d'avoir obtenues. Mais il n'en est point ainsi du colonel
+Mejean: ce n'est point un rebelle, c'est un ennemi, et un ennemi
+puissant, puisqu'il représente la France. S'il traite, il a donc droit à
+une meilleure capitulation que celle de MM. L'Aurora et Massa.
+
+--C'est trop juste, répondit le cardinal, et voici celle que j'offre:
+Les Français sortiront du fort Saint-Elme tambours battants, mèche
+allumée, avec tous les honneurs de la guerre, et se réuniront à leurs
+compatriotes, encore en garnison à Capoue et à Gaete, sans aucun
+engagement qui enchaîne leur libre arbitre.
+
+--Je ne vois pas là une grande amélioration sur le traité fait entre
+Votre Éminence et les commandants Massa et L'Aurora; eux aussi sortaient
+tambours battants, mèche allumée, et avaient droit de rester à Naples ou
+de se retirer en France.
+
+--Oui; mais, sur la plage, avant de s'embarquer, ils déposaient les
+armes.
+
+--Simple formalité, Votre Éminence en conviendra. Qu'eussent fait de
+leurs armes des bourgeois révoltés partant pour l'exil ou restant chez
+eux?
+
+--Alors, chez vous, monsieur, il me semble du moins, répliqua le
+cardinal, la question d'orgueil militaire est complétement mise de côté?
+
+--C'est la question avec laquelle on dirige les fanatiques et les sots.
+Les hommes intelligents,--et Votre Éminence ne trouvera point mauvais
+que je la range dans cette dernière catégorie,--les hommes intelligents
+voient au delà de cette fumée qu'on appelle la vanité.
+
+--Et que voyez-vous, monsieur, ou plutôt que voit le commandant Mejean
+au delà de cette fumée que l'on appelle la vanité?
+
+--Il voit une affaire, et même une bonne affaire, pour Votre Éminence et
+lui.
+
+--Une bonne affaire? Je me connais mal en affaires, monsieur, je vous en
+préviens. N'importe, expliquez-vous.
+
+--Voici deux forts rendus sur trois, c'est vrai; mais le troisième, et
+par sa position et par les hommes qui la défendent, est à peu près
+imprenable, ou bien nécessitera un long siége. Où sont vos ingénieurs,
+où sont vos pièces de gros calibre, où est votre armée pour faire le
+siége d'une citadelle comme celle que commande le colonel Mejean? Vous
+échouerez en arrivant au but, et, en échouant, Votre Éminence perdra
+tout le mérite d'une campagne magnifique, tandis que, pour quelques
+misérables centaines de mille livres que vous pouvez, en supposant que
+vous ne les ayez pas, lever en deux heures sur Naples vous couronnez
+l'édifice de la restauration et vous pouvez dire au roi: «Sire, le
+général Mack, avec une armée de soixante mille soldats, avec cent
+canons, avec un trésor de vingt millions, a perdu les États romains,
+Naples, la Calabre, le royaume enfin; moi, avec quelques paysans, j'ai
+reconquis tout ce que le général Mack avait perdu. Il m'en a coûté, il
+est vrai, cinq cent mille francs ou un million pour prendre le fort
+Saint-Elme; mais qu'est-ce qu'un million comparé au dégât qu'il pouvait
+faire? Car, enfin, sire, vous le savez mieux que personne, pourrez-vous
+ajouter, le fort Saint-Elme a été bâti, non point pour défendre Naples,
+mais pour la menacer, et la preuve, c'est qu'il existe une loi, rendue
+par votre auguste père, qui défend d'élever des maisons au-dessus d'une
+certaine hauteur, attendu qu'à une certaine hauteur, elles pourraient
+gêner le jeu des boulets et des obus. Or, Naples bombardée, ce n'était
+point une perte de cinq cent mille francs ou d'un million, c'était une
+perte incalculable.» Et, devant cette explication de votre conduite, le
+roi, croyez-moi, est un homme d'un trop grand sens pour ne point vous
+donner raison.
+
+--Alors, en cas de siége, reprit le cardinal, le colonel Mejean compte
+bombarder Naples?
+
+--Mais sans doute.
+
+--Ce sera une infamie gratuite.
+
+--Pardon, Votre Éminence, ce sera un cas de légitime défense: on nous
+attaque, nous ripostons.
+
+--Oui, mais ripostez du côté où l'on vous attaque, et, comme on vous
+attaquera du côté opposé à la ville, vous ne pourrez pas riposter du
+côté de la ville.
+
+--Bon! qui sait où vont les boulets et les bombes?
+
+--Ils vont du côté où on les pointe, monsieur: la chose est parfaitement
+sue, au contraire.
+
+--Eh bien, on les pointera du côté de la ville, en ce cas.
+
+--Pardon, monsieur; mais, si vous portiez l'habit militaire, au lieu de
+porter l'habit bourgeois, vous sauriez qu'une des premières lois de la
+guerre défend aux assiégés de tirer sur les maisons situées en un point
+d'où ne vient point l'attaque. Or, les batteries que l'on dirigera
+contre le château Saint-Elme étant établies du côté opposé à la ville,
+le feu du château Saint-Elme, sous peine de manquer à toutes les
+conventions qui régissent les peuples civilisés, ne pourra lancer un
+seul boulet, un seul obus, ou une seule bombe du côté opposé aux
+batteries qui l'attaqueront. Ne vous obstinez donc pas dans une erreur
+que ne commettrait certainement point le colonel Mejean, si j'avais
+l'honneur de discuter avec lui, au lieu de discuter avec vous.
+
+--Et si, cependant, il la commettait, cette erreur, et qu'au lieu de la
+reconnaître, il y persistât, que dirait Votre Éminence?
+
+--Je dirais, monsieur, que, s'écartant des lois reconnues par tous les
+peuples civilisés, lois que la France, qui se prétend à la tête de la
+civilisation, doit connaître mieux qu'aucun autre pays, il doit
+s'attendre à être traité lui-même en barbare. Et, comme il n'y a pas de
+forteresse imprenable, et que, par conséquent, le fort Saint-Elme serait
+pris un jour ou l'autre, ce jour-là, lui et la garnison seraient pendus
+aux créneaux de la citadelle.
+
+--Diable! comme vous y allez, monseigneur! dit le faux secrétaire avec
+une feinte gaieté.
+
+--Et ce n'est pas le tout! dit le cardinal en se levant à la force de
+ses poignets appuyés sur la table et en regardant fixement
+l'ambassadeur.
+
+--Comment, ce n'est pas le tout? Il lui arriverait donc encore quelque
+chose après avoir été pendu?
+
+--Non, mais avant de l'être, monsieur.
+
+--Et que lui arriverait-il, monseigneur?
+
+--Il lui arriverait que le cardinal Ruffo, regardant comme indigne de
+son caractère et de son rang de discuter plus longtemps les intérêts des
+rois et la vie des hommes avec un coquin de son espèce, l'inviterait à
+sortir de sa maison, et, s'il n'obéissait pas à l'instant même, le
+ferait jeter par la fenêtre.
+
+Le plénipotentiaire tressaillit.
+
+--Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voix jusqu'à la courtoisie et
+son visage jusqu'au sourire, comme vous n'êtes point le commandant du
+château Saint-Elme, que vous êtes seulement son envoyé, je me
+contenterai de vous prier, monsieur, de lui reporter mot pour mot la
+conversation que nous venons d'avoir ensemble, en l'assurant bien
+positivement qu'il est tout à fait inutile qu'il tente à l'avenir aucune
+nouvelle négociation avec moi.
+
+Sur quoi, le cardinal s'inclina, et, d'un geste moitié poli, moitié
+impératif, indiqua la porte au colonel, qui sortit, plus furieux encore
+de voir sa spéculation manquée qu'humilié de l'injure qui lui était
+faite.
+
+
+
+
+ LXXXV
+
+ OU IL EST PROUVÉ QUE FRÈRE JOSEPH VEILLAIT
+ SUR SALVATO
+
+
+C'était pendant la matinée du 27 que Salvato et Luisa avaient quitté le
+Château-Neuf pour le fort Saint-Elme: le même jour, les châteaux
+devaient être rendus aux Anglais, et les patriotes embarqués.
+
+Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaient pu voir les Anglais
+prendre possession des forts et les patriotes descendre dans les
+tartanes.
+
+Quoique tout parût s'accomplir loyalement et selon les conditions du
+traité, Salvato conserva les doutes qu'il avait conçus sur sa complète
+exécution.
+
+Il est vrai que, pendant tout le jour et pendant toute la soirée du 27,
+le vent avait soufflé de l'ouest, et s'était opposé à ce que les
+tartanes missent à la voile.
+
+Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le vent avait sauté au
+nord-nord-ouest, et, par conséquent, était devenu tout à fait favorable
+au départ; cependant, les tartanes ne bougeaient pas.
+
+Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, les regardait inquiet du haut
+des remparts, lorsqu'il fut joint par le colonel Mejean, lequel lui
+annonça que, contre son attente, le lieutenant-colonel étant de retour
+au fort vingt-quatre heures plus tôt qu'il ne le pensait, rien ne
+s'opposait à ce qu'il l'accompagnât dans la course qu'il comptait faire
+la prochaine nuit.
+
+La chose fut donc arrêtée.
+
+La journée se passa en conjectures. Le vent continuait d'être favorable,
+et Salvato ne voyait faire aucun préparatif de départ. Sa conviction
+était qu'il se préparait quelque catastrophe.
+
+Du point élevé où il se trouvait, il planait sur tout le golfe, et
+pouvait voir, à l'aide d'une longue-vue, tout ce qui se passait dans les
+tartanes et même sur les vaisseaux de guerre.
+
+Vers cinq heures, une barque, montée par un officier et quelques marins,
+se détacha des flancs du _Foudroyant_ et s'avança vers l'une des
+tartanes.
+
+Il se fit alors un grand mouvement à bord de la tartane que la barque
+venait d'accoster; douze personnes furent tirées de la tartane et
+descendirent dans la barque; puis la barque volta et rama de nouveau
+vers _le Foudroyant_, sur le pont duquel montèrent les douze patriotes,
+qui bientôt, pour ne plus reparaître, s'enfoncèrent dans les flancs du
+vaisseau.
+
+Ce fait, dont Salvato cherchait en vain l'explication, lui donna
+beaucoup à penser.
+
+La nuit vint. Cette excursion que devait faire Mejean inquiétait Luisa.
+Salvato lui en expliqua la cause en lui faisant part du marché qu'il
+avait conclu avec Mejean et moyennant lequel il avait acheté leur commun
+salut.
+
+Luisa serra la main de Salvato.
+
+--N'oublie pas, au besoin, lui dit-elle, que j'ai toute une fortune chez
+les pauvres Backer.
+
+--Mais à cette fortune, qui n'est point entièrement à toi, répondit en
+souriant Salvato, n'était-il pas convenu que nous ne toucherions qu'à la
+dernière extrémité?
+
+Luisa fit un signe affirmatif.
+
+Une heure avant, la sortie du fort, c'est-à-dire vers les onze heures,
+on discuta si l'on irait au tombeau de Virgile, distant d'un quart de
+lieue à peu près du fort Saint-Elme, avec une petite escorte,
+c'est-à-dire en ayant l'air de faire une patrouille,--ou bien si Salvato
+et Mejean iraient seuls et déguisés.
+
+On opta pour le déguisement.
+
+On se procura deux habits de paysan. Il fut convenu que, si l'on faisait
+quelque rencontre inattendue, ce serait Salvato qui prendrait la parole.
+Il parlait le patois napolitain de telle façon, qu'il était impossible
+de le reconnaître pour ce qu'il était.
+
+L'un prit un pic, et l'autre une bêche, et, à minuit, tous deux
+sortirent du fort. Ils semblaient deux ouvriers revenant de l'ouvrage et
+regagnant leur maison.
+
+La nuit, sans être sombre, était nuageuse. La lune, de temps en temps,
+disparaissait derrière des masses de vapeurs dont elle avait peine à
+percer l'opacité.
+
+Ils sortirent par une petite poterne faisant face au village
+d'Antiguano, mais prirent presque aussitôt un petit sentier tournant à
+gauche et conduisant à Pietra-Catella; puis ils s'engagèrent franchement
+dans le Vomero, prirent une ruelle qui les conduisit hors du village,
+laissèrent à gauche la Carone-del-Cielo, et, par l'étroit sentier qui
+conduit à la rampe du Pausilippe, ils gagnèrent le columbarium que l'on
+est convenu de désigner au voyageur sous le nom de tombeau de Virgile.
+
+--Il est inutile, mon cher colonel, fit Savalto, de vous apprendre ce
+que nous venons chercher ici.
+
+--Bon! quelque trésor enfoui à ce que je présume?
+
+--Vous avez deviné. Seulement, la somme ne vaut pas la peine d'être
+désignée sous le non de trésor. Cependant, soyez tranquille, ajouta-t-il
+ou souriant, elle est suffisante pour m'acquitter envers vous.
+
+Salvato s'avança vers le laurier et commença de fouiller la terre avec
+sa pioche.
+
+Mejean le suivait d'un oeil avide.
+
+Au bout de cinq minutes, le fer de la pioche résonna sur un corps dur.
+
+--Ah! ah! fit Mejean, qui suivait l'opération avec une attention
+ressemblant à de l'anxiété.
+
+--N'avez-vous point entendu raconter, colonel, dit en souriant Salvato,
+que les dieux mânes étaient les gardiens naturels des trésors?
+
+--Si fait, répondit Mejean; seulement, je ne crois point à tout ce que
+l'on me raconte... Mais chut! n'entendez-vous point du bruit?
+
+Tous deux écoutèrent.
+
+--C'est une charrette qui roule dans la grotte de Pouzzoles, répondit
+Salvato au bout de quelques secondes.
+
+Puis, se mettant à genoux, il écarta la terre avec les mains.
+
+--C'est étrange! dit-il, il me semble que cette terre a été nouvellement
+remuée.
+
+--Allons donc! dit Mejean, pas de mauvaise plaisanterie, mon hôte.
+
+--Ce n'est point une plaisanterie, dit Salvato en tirant le coffret hors
+de terre: la cassette est vide.
+
+Et il se sentit frissonner malgré lui. Il connaissait trop Mejean pour
+ignorer qu'il ne lui ferait point de grâce, et, d'ailleurs, il ne
+voulait point lui en demander.
+
+--Il est bizarre, dit Mejean, qu'on ait pris l'argent et laissé la
+cassette. Secouez-la donc; peut-être entendrons-nous sonner quelque
+chose.
+
+--Inutile! je sens bien, au poids, qu'elle est vide. D'ailleurs, entrons
+dans le columbarium, nous l'ouvrirons.
+
+--Vous en avez la clef?
+
+--Elle s'ouvre par un secret.
+
+On entra dans le columbarium; Mejean tira de sa poche une petite
+lanterne sourde, battit le briquet et alluma.
+
+Salvato poussa le ressort de la cassette: elle s'ouvrit.
+
+Elle était vide, en effet; mais, à la place de l'or, elle contenait un
+billet.
+
+Salvato et Mejean s'écrièrent en même temps:
+
+--Un billet!
+
+--Je comprends, dit Salvato.
+
+--Bon! l'or est-il retrouvé? demanda vivement le colonel.
+
+--Non; mais il n'est pas perdu, répliqua le jeune homme.
+
+Et, ouvrant le billet, à la lueur de la lanterne sourde, il lut:
+
+«Suivant tes instructions, je suis venu, dans la nuit du 27 au 28,
+chercher l'or qui était dans cette cassette, que je remets à cette même
+place, avec le présent billet.
+
+» Frère JOSEPH.»
+
+--Dans la nuit du 27 au 28! s'écria Mejean.
+
+--Oui; de sorte que, si nous étions venus la nuit dernière, au lieu de
+celle-ci, nous fussions arrivés à temps.
+
+--N'allez-vous pas dire que c'est ma faute? demanda vivement Mejean.
+
+--Non; car le mal, au bout du compte, n'est pas si grand que vous le
+croyez, et peut-être même n'y a-t-il pas de mal du tout.
+
+--Vous connaissez ce frère Joseph?
+
+--Oui.
+
+--Vous êtes sûr de lui?
+
+--Un peu plus que de moi-même.
+
+--Et vous savez où le trouver?
+
+--Je ne le chercherai même pas.
+
+--Comment ferons nous, alors?
+
+--Mais nous laisserons les conventions dans les mêmes termes.
+
+--Et les vingt mille francs?
+
+--Nous les prendrons ailleurs qu'où nous avons cru les trouver: voilà
+tout.
+
+--Quand?
+
+--Demain.
+
+--Vous êtes sûr?
+
+--Je l'espère.
+
+--Et si vous vous trompiez?
+
+--Alors, je vous dirais, comme les sectateurs du Prophète: «Dieu est
+grand!»
+
+Mejean passa la main sur son front humide de sueur.
+
+Salvato vit l'angoisse du colonel, lui dont la sérénité avait à peine
+été troublée un instant.
+
+--Et maintenant, dit-il, il nous faut remettre cette cassette à sa place
+et retourner au château.
+
+--Les mains vides? fit piteusement le colonel
+
+--Je n'y retourne pas les mains vides, puisque j'y retourne avec ce
+billet.
+
+--Quelle somme y avait-il dans le coffret? demanda Mejean.
+
+--Cent vingt-cinq mille francs, répondit Salvato en remettant le coffret
+à sa place et en ramenant dessus la terre avec ses pieds.
+
+--Si bien qu'à votre avis, ce billet vaut cent vingt-cinq mille francs?
+
+--Il vaut ce que vaut pour un fils la certitude d'être aimé de son
+père... Mais rentrons au château comme je le disais, mon cher colonel,
+et, demain, à dix heures, venez me trouver.
+
+--Pour quoi faire?
+
+--Pour recevoir de Luisa une lettre de change de vingt mille francs, à
+vue sur la première maison de banque de Naples.
+
+--Vous croyez qu'il y a, dans ce moment-ci, à Naples, une maison de
+banque qui payera à vue un billet de vingt mille francs?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Eh bien, moi, j'en doute. Les banquiers ne sont pas si bêtes que de
+payer en temps de révolution.
+
+--Vous verrez que ceux-là seront assez bêtes pour payer même en temps de
+révolution, et ceux-là pour deux raisons: la première, parce que
+c'étaient d'honnêtes gens...
+
+--Et la seconde?
+
+--Parce qu'ils sont morts.
+
+--Ah! ah! c'est sur les Backer, alors?
+
+--Justement.
+
+--En ce cas, c'est autre chose.
+
+--Vous avez confiance?
+
+--Oui.
+
+--C'est bien heureux!
+
+Mejean éteignit sa lanterne. Il avait trouvé un banquier qui, en temps
+de révolution, payait à vue une lettre de change: c'était plus que
+Diogène ne demandait à Athènes.
+
+Salvato pressa de ses pieds la terre qui recouvrait le coffret. En cas
+de retour de son père, l'absence du billet devait lui dire que Salvato
+était venu.
+
+Tous deux reprirent le même chemin qu'ils avaient déjà suivi et
+rentrèrent au château Saint-Elme aux premiers rayons du jour. Les nuits,
+au mois de juin, sont, on le sait, les plus courtes de l'année.
+
+Luisa attendait debout et tout habillée le retour de Salvato: son
+inquiétude ne lui avait point permis de se coucher.
+
+Salvato lui raconta tout ce qui s'était passé.
+
+Luisa prit un papier et écrivit dessus un ordre à la maison Backer de
+payer, à son débit et à vue, une somme de vingt mille francs.
+
+Puis, tendant le papier à Salvato:
+
+--Tenez, mon ami, dit-elle, portez cela au colonel; le pauvre homme
+dormira mieux avec cette lettre de change sous son oreiller. Je sais
+bien, ajouta-t-elle en riant, qu'à défaut des vingt mille francs, il lui
+reste notre tête; mais je doute que toutes les deux ensemble, une fois
+coupées, il les estimât vingt mille francs.
+
+L'espérance de Luisa fut trompée, comme l'avait été celle de Salvato. Le
+juge Speciale était arrivé la veille de Procida, où il avait fait pendre
+trente-sept personnes, et il avait mis, au nom du roi, le séquestre sur
+la maison Backer.
+
+Depuis la veille, les payements avaient cessé.
+
+
+
+
+ LXXXVI
+
+ LA BIENVENUE DE SA MAJESTÉ
+
+
+Dès le 25 juin, avant qu'il eût appris de la bouche même de Ruffo que
+celui-ci se séparait de la coalition, Nelson avait envoyé au colonel
+Mejean l'intimation suivante:
+
+«Monsieur, Son Éminence le cardinal Ruffo et le commandant en chef de
+l'armée russe vous ont fait sommation de vous rendre: je vous préviens
+que, si le terme qui vous à été accordé est outrepassé de deux heures,
+vous devrez en subir les conséquences, et que je n'accorderai plus rien
+de ce qui vous a été offert.
+
+»NELSON.»
+
+Pendant les jours qui suivirent cette sommation, c'est-à-dire du 26 au
+29, Nelson fut occupé à faire arrêter les patriotes, à marchander la
+trahison du fermier et à faire pendre Caracciolo; mais cette oeuvre de
+honte terminée, il put s'occuper de l'arrestation des patriotes qui
+n'étaient point encore entre ses mains et du siége du château
+Saint-Elme.
+
+En conséquence, il fit descendre à terre Troubridge avec treize cents
+Anglais, tandis que le capitaine Baillie se joignait à lui avec cinq
+cents Russes.
+
+Pendant les six premiers jours, Troubridge fut secondé par son ami le
+capitaine Ball; mais, celui-ci ayant été envoyé à Malte, il fut remplacé
+par le capitaine Benjamin Hollowel, celui-là même qui avait fait cadeau
+à Nelson d'un cercueil taillé dans le grand mât du vaisseau français
+_l'Orient_.
+
+Quoi qu'en aient dit les historiens italiens, une fois acculé au pied de
+ses murailles, Mejean, qui, par ses négociations, avait compromis
+l'honneur national, voulut sauver l'honneur français.
+
+Il se défendit courageusement, et le rapport à lord Keith, de Nelson,
+qui se connaissait en courage, rapport qui commence par ces mots:
+«_Pendant un combat acharné de huit jours_, dans lequel notre artillerie
+s'est avancée à cent quatre-vingts yards des fossés...» en est un
+éclatant témoignage.
+
+Pendant ces huit jours, le cardinal était resté les bras croisés sous sa
+tente.
+
+Dans la nuit du 8 au 9 juillet, on signala deux bâtiments que l'on crut
+reconnaître, l'un pour anglais, l'autre pour napolitain, et qui, passant
+à l'ouest de la flotte anglaise, faisaient voile vers Procida.
+
+Le matin du 9, en effet, on vit dans le port de cette île deux
+vaisseaux, dont l'un, le _Sea-Horse_, portait le pavillon anglais, et
+l'autre, _la Sirène_, portait non-seulement le pavillon napolitain, mais
+encore la bannière royale.
+
+Le 9, au matin, le cardinal recevait du roi cette lettre, sans grande
+importance pour notre histoire, mais qui prouvera du moins que nous
+n'avons laissé passer aucun document sans l'avoir lu et utilisé.
+
+«Procida, 9 juillet 1799.
+
+»Mon éminentissime,
+
+»Je vous envoie une foule d'exemplaires d'une lettre que j'ai écrite
+pour mes peuples. Faites-la-leur connaître immédiatement, et rendez-moi
+compte de l'exécution de mes ordres par Simonetti, avec lequel j'ai
+longuement causé ce matin. Vous comprendrez ma détermination à l'égard
+des employés du barreau.
+
+»Que Dieu vous garde comme je le désire.
+
+»Votre affectionné,
+
+»FERDINAND B.»
+
+Le roi était attendu de jour en jour. Le 2 juillet, il avait reçu les
+lettres de Nelson et de Hamilton qui lui annonçaient la mort de
+Caracciolo et qui le pressaient de venir.
+
+Le même jour, il écrivait au cardinal, dont il n'avait point encore reçu
+la démission:
+
+«Palerme, 2 juillet 1799.
+
+»Mon éminentissime,
+
+»Les lettres que je reçois aujourd'hui, et celle surtout que j'ai reçue
+dans la soirée du 20, m'ont vraiment consolé en me montrant que les
+choses _prennent un bon pli_, celui que je désirais, que je m'étais fixé
+d'avance pour faire marcher d'accord les affaires terrestres avec l'aide
+divine et vous mettre en état de me mieux servir.
+
+»Demain, selon l'invitation faite par l'amiral Nelson et par vous, et
+surtout pour faire honneur à ma parole, je partirai avec un convoi de
+troupes pour me rendre à Procida, où je vous reverrai, vous
+communiquerai mes ordres et prendrai toutes les dispositions nécessaires
+pour le bien, la sécurité et la félicité de tous les sujets qui sont
+restés fidèles.
+
+»Je vous en préviens d'avance, en vous assurant que vous retrouverez en
+moi,
+
+»Votre toujours affectionné,
+
+»FERDINAND B.»
+
+Et, en effet, le lendemain, 3 juillet, le roi s'embarquait, non point
+sur le _Sea-Horse_, comme l'y avait invité Nelson, mais sur la frégate
+_la Sirène_. Il craignait, en donnant, au retour, le même signe de
+préférence aux Anglais qu'il leur avait donné en allant,--il craignait,
+disons-nous, de porter à son comble la désaffection de la marine
+napolitaine, déjà grande par suite de la condamnation et de la mort de
+Caracciolo.
+
+Nous avons dit qu'aussitôt arrivé, le roi avait écrit au cardinal; mais
+on peut voir, malgré la protestation d'amitié qui termine la lettre, ou
+plutôt par cette même protestation d'amitié, qu'il y a un
+refroidissement visible entre ces deux illustres personnages.
+
+Ferdinand avait amené avec lui Acton et Castelcicala. La reine avait
+voulu rester à Palerme: elle savait combien elle était impopulaire à
+Naples et avait craint que sa présence ne nuisît au triomphe du roi.
+
+Toute la journée du 9, le roi resta à Procida, écoutant le rapport de
+Speciale, et, malgré son dégoût pour le travail, dressant lui-même la
+liste des membres de la nouvelle junte d'État qu'il devait instituer, et
+celle des coupables qu'elle allait avoir à juger.
+
+Il n'y a point à douter de la peine que daigna prendre, en cette
+circonstance, le roi Ferdinand,--cette double liste, que nous avons eu
+entre les mains et que nous avons renvoyée des archives de Naples à
+celles de Turin, étant tout entière écrite de la main de Sa Majesté.
+
+Mettons d'abord sous les yeux de nos lecteurs la liste des bourreaux: à
+tout seigneur tout honneur!
+
+Puis nous y mettrons celle des victimes.
+
+Cette junte d'État nommée par le roi se composait ainsi:
+
+Le président: Felice Ramani;
+
+Le procureur fiscal: Guidobaldi;
+
+Juges: les conseillers Antonio della Rocca, don Angelo di Fiore, don
+Gaetano Sambuti, don Vicenzo Speciale.
+
+Juges de vicairie: don Salvatore di Giovanni.
+
+Procureur des accusés: don Alessandro Nara.
+
+Défenseurs des accusés: les conseillers Vanvitelli et Mulès.
+
+Les deux derniers, comme on le comprend bien, n'étaient qu'une fiction
+de légalité.
+
+Cette junte d'État fut chargée de juger, c'est-à-dire de condamner
+extraordinairement et sans appel,
+
+A MORT:
+
+Tous ceux qui avaient enlevé, des mains du gouverneur Ricciardo Brandi,
+le château Saint-Elme,--Nicolino Caracciolo en tête, bien entendu;
+
+(Par bonheur, Nicolino Caracciolo, qui avait reçu mission de Salvato de
+sauver l'amiral Caracciolo, étant arrivé à la ferme le jour même de son
+arrestation, et ayant appris la trahison du fermier, n'avait point perdu
+un instant, s'était jeté dans la campagne et était venu se mettre sous
+la protection du commandant français de Capoue, le colonel Giraldon.)
+
+Tous ceux qui avaient aidé les Français à entrer à Naples;
+
+Tous ceux qui avaient pris les armes contre les lazzaroni;
+
+Tous ceux qui, après l'armistice, avaient conservé des relations avec
+les Français;
+
+Tous les magistrats de la République;
+
+Tous les représentants du gouvernement;
+
+Tous les représentants du peuple;
+
+Tous les ministres;
+
+Tous les généraux;
+
+Tous les juges de la haute commission militaire;
+
+Tous les juges du tribunal révolutionnaire;
+
+Tous ceux qui avaient combattu contre les armées du roi;
+
+Tous ceux qui avaient renversé la statue de Charles III;
+
+Tous ceux qui, à la place de cette statue, avaient planté l'arbre de la
+liberté;
+
+Tous ceux qui, sur la place du Palais, avaient coopéré ou même
+simplement assisté à la destruction des emblèmes de la royauté et des
+bannières bourboniennes ou anglaises;
+
+Enfin, tous ceux qui, dans leurs écrits ou dans leurs discours,
+s'étaient servis de termes offensants pour la personne du roi, de la
+reine, ou des membres de la famille royale.
+
+C'étaient à peu près quarante mille citoyens menacés de mort par une
+seule et même ordonnance.
+
+Les dispositions plus douces, c'est-à-dire celles qui n'emportaient que
+la condamnation à l'exil, menaçaient à peu près soixante mille
+personnes.
+
+C'était plus du quart de la population de Naples.
+
+Cette occupation, que le roi regardait comme pressée avant toutes, lui
+prit toute la journée du 9.
+
+Le 10 au matin, la frégate _la Sirène_ quitta le port de Procida et fit
+voile vers _le Foudroyant_.
+
+A peine le roi eut-il mis le pied sur le pont, que _le Foudroyant_, au
+coup de sifflet du contre-maître, se pavoisa comme pour une fête, et que
+l'on entendit les premières détonations d'une salve de trente et un
+coups de canon.
+
+Le bruit s'était déjà répandu que le roi était à Procida; la canonnade
+partie des flancs du _Foudroyant_ apprit au peuple qu'il était à bord du
+vaisseau amiral.
+
+Aussitôt, une foule immense accourut sur la plage de Chiaïa, de
+Santa-Lucia et de Marinella. Une multitude de barques, ornées de
+bannières de toutes couleurs, sortirent du port, ou plutôt se
+détachèrent de la rive et voguèrent vers l'escadre anglaise pour saluer
+le roi et lui souhaiter la bienvenue. En ce moment, et pendant que le
+roi était sur le pont, regardant, avec une longue-vue, le château
+Saint-Elme, contre lequel, en l'honneur de son arrivée, sans doute, le
+canon anglais faisait rage, un boulet anglais coupa, par hasard, la
+hampe du drapeau français arboré sur la forteresse, comme si les
+assiégeants eussent calculé ce moment pour donner au roi ce spectacle,
+qu'il regarda comme un heureux présage.
+
+Et, en effet, au lieu que ce fût la bannière tricolore qui reparût, ce
+fut la bannière blanche, c'est-à-dire le drapeau parlementaire.
+
+L'apparition inattendue de ce symbole de paix, qui semblait ménagée pour
+l'arrivée du roi, produisit un effet magique sur tous les assistants,
+qui éclatèrent en hourras et en applaudissements, tandis que les canons
+du château de l'Oeuf, du Château-Neuf et du château del Carmine
+répondaient joyeusement aux salves parties des flancs du vaisseau amiral
+anglais.
+
+Et, à propos de la chute de cette bannière, qu'on nous permette
+d'emprunter quelques lignes à Dominique Sacchinelli, l'historien du
+cardinal: elles sont assez curieuses pour trouver place ici,
+n'interrompant d'ailleurs aucunement notre récit.
+
+«Consacrons, dit-il, un paragraphe aux singuliers accidents du hasard,
+qui eurent lieu pendant cette révolution.
+
+»Le 23 janvier, un boulet lancé par les jacobins de Saint-Elme, coupa la
+lance de la bannière royale qui flottait sur le Château-Neuf, et sa
+chute détermina l'entrée des troupes françaises à Naples.
+
+»Le 22 mars, un obus fait tomber du château de Cotrone la bannière
+républicaine, et cet accident, considéré comme un miracle, amène la
+révolte de la garnison contre les patriotes et facilite aux royalistes
+l'occupation du château.
+
+»Enfin, le 10 juillet, la chute de la bannière française, déployée
+au-dessus du château Saint-Elme, amène la capitulation de ce fort.
+
+»Et, ajoute l'historien, celui qui voudrait confronter les dates verrait
+que tous ces accidents, de même que les plus importants qui eurent lieu
+pendant l'entreprise du cardinal Ruffo, eurent lieu des vendredis.»
+
+Détournons les yeux du château Saint-Elme, où nous aurons plus d'une
+fois encore l'occasion de les reporter, pour suivre du regard une barque
+qui se détache du rivage un peu au-dessus du pont de la Madeleine, et
+s'avance, sans pavillon, silencieuse et sévère, au milieu de toutes ces
+barques bruyantes et pavoisées.
+
+Elle porte le cardinal Ruffo, qui, en échange de l'hommage qu'il va
+faire au roi de son royaume reconquis, vient lui demander, pour toute
+grâce, de maintenir les traités qu'il a signés en son nom, et de ne pas
+faire à son honneur royal la souillure d'un manque de parole.
+
+Voilà encore une de ces occasions où le romancier est forcé de céder la
+plume à l'historien, et des faits où l'imagination n'a pas le droit
+d'ajouter un mot au texte implacable de l'annaliste.
+
+Et que le lecteur veuille bien se rappeler que les lignes que nous
+allons mettre sous ses yeux sont tirées d'un livre publié par Dominique
+Sacchinelli en 1836, c'est-à-dire en plein règne de Ferdinand II, ce
+grand étouffeur de la presse, et publié avec permission de la censure.
+
+Voici les propres paroles de l'honorable historien:
+
+«Pendant que l'on traitait avec le commandant français de la reddition
+du fort Saint-Elme, le cardinal se rendit à bord du _Foudroyant_, pour
+informer de vive voix le roi Ferdinand de ce qui était arrivé avec les
+Anglais, à l'endroit de la capitulation du Château-Neuf et du château de
+l'Oeuf, et du scandale que produisait la violation de ces traités. Sa
+Majesté se montra d'abord disposée à observer et à suivre la
+capitulation; cependant, elle ne voulut rien décider sans avoir entendu
+Nelson et Hamilton.
+
+»Tous deux furent appelés à donner leur avis.
+
+»Hamilton soutint cette doctrine diplomatique, que les souverains ne
+traitaient pas avec leurs sujets rebelles, et déclara que le traité
+devait être nul et non avenu.
+
+»Nelson ne chercha point de faux-fuyants. Il manifesta une haine
+profonde contre tout révolutionnaire à la mode française, disant qu'il
+fallait extirper jusqu'à la racine du mal pour empêcher de nouveaux
+malheurs, puisque, les républicains étant obstinés dans le péché et
+incapables de repentir, ils commettraient, aussitôt que s'en
+présenterait l'occasion, de pires et plus funestes excès, et qu'enfin
+l'exemple de leur impunité servirait d'aiguillon à tous les
+malintentionnés.
+
+»Et, de même que Nelson avait rendu inefficaces les remontrances faites
+par le cardinal Ruffo au moment du traité, de même il réussit par ses
+intrigues à paralyser les mêmes intentions du roi et le désir de
+clémence qu'il avait un moment manifesté.»
+
+Le roi décida donc, malgré les instances que le cardinal Ruffo poussa
+jusqu'à la supplication, Nelson et Hamilton, ces deux mauvais génies de
+son honneur, entendus,--que les capitulations du château de l'Oeuf et du
+Château-Neuf seraient tenues pour nulles et non avenues.
+
+A peine cette décision fut-elle prise, que le cardinal, se voilant le
+visage d'un pan de sa robe de pourpre, descendit dans le bateau qui
+l'avait amené et rentra dans cette maison où les traités avaient été
+signés, en vouant cette monarchie qu'il venait de rétablir aux
+vengeances, tardives peut-être, mais certaines, de la justice divine.
+
+Et, le même jour, les prisonniers détenus à bord du _Foudroyant_ et des
+felouques qui devaient les conduire en France furent débarqués et
+conduits, enchaînés deux à deux, dans les prisons du château de l'Oeuf,
+du Château-Neuf, du château des Carmes et de la Vicairie. Et, comme ces
+prisons n'étaient pas suffisantes,--les lettres du roi elles-mêmes
+accusent _huit mille captifs_,--ceux qui ne purent tenir dans ces quatre
+châteaux furent conduits aux Granili, convertis en prisons
+supplémentaires.
+
+Ce que voyant, les lazzaroni pensèrent qu'avec le roi Nasone, les jours
+des fêtes sanglantes étaient revenus, et, par conséquent, ils se
+remirent à piller, à brûler et à tuer avec plus d'entrain que jamais.
+
+Selon l'habitude que nous avons prise, depuis le commencement de ce
+livre, de ne rien affirmer des horreurs commises à cette époque, de si
+haut ou de si bas qu'elles vinssent, sans appuyer notre dire de
+documents authentiques, nous emprunterons les lignes suivantes à
+l'auteur des _Mémoires pour servir à l'histoire des révolutions de
+Naples_:
+
+«Les journées du 9 et du 10 furent signalées par les crimes et les
+infamies de toute espèce qui furent commis et desquels ma plume se
+refuse à tracer le tableau. Ayant allumé un grand feu en face du palais
+royal, les lazzaroni jetèrent dans les flammes sept malheureux arrêtés
+quelques jours auparavant, et poussèrent la cruauté jusqu'à manger les
+membres, tout saignants encore, de leurs victimes. L'infâme archiprêtre
+Rinaldi se glorifiait d'avoir pris part à cet immonde banquet.»
+
+Outre l'archiprêtre Rinaldi, un homme se faisait remarquer à cette orgie
+d'anthropophages: de même que Satan préside au sabbat, lui présidait à
+cette horrible subversion de toutes les lois de l'humanité.
+
+Cet homme était Gaetano Mammone.
+
+Rinaldi mangeait les chairs à moitié cuites; Mammone buvait le sang à
+même les blessures. Le hideux vampire a laissé une telle impression de
+terreur dans l'esprit des Napolitains, qu'aujourd'hui encore,
+aujourd'hui qu'il est mort depuis plus de quarante-cinq ans, pas un
+habitant de Sora, c'est-à-dire du pays où il était né, n'a osé répondre
+à mes questions et me donner des renseignements sur lui. «Il buvait le
+sang comme un ivrogne boit du vin!» voilà ce que j'ai entendu dire par
+dix vieillards qui l'avaient connu, et c'est en réalité la seule réponse
+qui m'ait été faite par vingt personnes différentes qui l'avaient vu
+s'enivrer de cette odieuse boisson.
+
+Mais un homme que l'on se fût attendu à voir prendre une part frénétique
+à la réaction, et qui, au grand étonnement de tous, au lieu d'y prendre
+part, paraissait, au contraire, la voir s'accomplir avec terreur,
+c'était fra Pacifico.
+
+Depuis le meurtre de l'amiral François Caracciolo, pour lequel il avait
+un culte, fra Pacifico avait senti toutes ses convictions l'abandonner.
+Comment pendait-on comme traître et comme jacobin un homme qu'il avait
+vu servir son roi avec tant de fidélité et combattre avec tant de
+courage?
+
+Puis un autre fait jetait encore un grand trouble dans son esprit,
+étroit mais loyal: comment, après avoir tant fait,--et fra Pacifico
+savait mieux que personne ce qu'il avait fait,--comment, après avoir
+tant fait, le cardinal était-il non-seulement sans puissance, mais à peu
+près disgracié? et comment était-ce Nelson, un Anglais,--qu'en sa
+qualité de bon chrétien, il détestait presque autant comme hérétique,
+qu'en sa qualité de bon royaliste il détestait les jacobins,--comment
+était-ce Nelson qui avait maintenant tout pouvoir, qui jugeait, qui
+condamnait, qui pendait?
+
+On avouera qu'il y avait dans ces deux faits de quoi jeter du doute même
+dans un cerveau plus fort que celui de fra Pacifico.
+
+Aussi, comme nous l'avons dit, voyait-on le pauvre moine en simple
+spectateur aux exploits de Rinaldi, de Mammone et des lazzaroni qui
+suivaient leur exemple. Quand la férocité de ces hordes de cannibales
+devenait trop grande, on le voyait même détourner la tête et s'éloigner,
+sans frapper comme d'habitude le pauvre Giacobino de son bâton; et, si
+c'était à pied qu'il vaguait ainsi par les rues, préoccupé d'une idée
+secrète, cette fameuse tige de laurier, autrefois massue, était devenue
+un bourdon de pèlerin, sur lequel, comme s'il était fatigué d'un long
+voyage, il appuyait, dans des haltes fréquentes et pensives, ses deux
+mains et son visage.
+
+Quelques personnes, qui avaient remarqué ce changement et que ce
+changement préoccupait, prétendaient même avoir vu fra Pacifico entrer
+dans des églises, s'y agenouiller et prier.
+
+Un capucin priant! Ceux à qui l'on racontait cela ne voulaient pas le
+croire.
+
+
+
+
+ LXXXVII
+
+ L'APPARITION
+
+
+Tandis que l'on égorgeait dans les rues de Naples, il y avait grande
+fête dans le port.
+
+D'abord, comme l'avait indiqué la bannière blanche élevée sur le fort
+Saint-Elme, au lieu et place de la bannière tricolore, le château
+Saint-Elme demandait à capituler, et des négociations s'étaient à
+l'instant même ouvertes entre le colonel Mejean et le capitaine
+Troubridge. Les principales questions étaient arrêtées; ce qui fait que
+le roi qui tenait, sinon à avoir, du moins à paraître conserver quelques
+égards pour le cardinal, pouvait lui écrire, vers trois heures de
+l'après-midi, le billet suivant:
+
+«A bord du _Foudroyant_, 10 juillet 1769.
+
+»Mon éminentissime, je viens, par la présente, vous prévenir que, ce
+soir, peut-être, Saint-Elme sera à nous. Je crois donc faire chose qui
+vous soit agréable en expédiant votre frère Ciccio à Palerme avec cette
+heureuse nouvelle. Je le récompenserai, en même temps, comme le méritent
+ses bons services et les vôtres. Faites donc qu'il soit prêt à partir
+avant l'_Ave Maria_. Conservez-vous en bonne santé, et croyez-moi
+toujours,
+
+»Votre même affectionné,
+
+»FERDINAND B.»
+
+Francesco Ruffo n'avait pas, fait un long séjour à Naples,--arrivé le 9
+au matin, il repartait le 10 au soir;--mais le roi, qui, sur les
+rapports de Nelson et de Hamilton, se défiait du cardinal, aimait mieux
+don Ciccio, comme il l'appelait, à Palerme que près de son frère.
+
+Don Ciccio, qui ne conspirait pas et qui n'avait jamais eu la moindre
+intention de conspirer, se trouva prêt à l'heure indiquée, et partit
+pour Palerme sans faire d'observations.
+
+Il avait laissé, en partant, à sept heures du soir, le vaisseau amiral
+préparé pour une grande fête. Le roi avait écarté le rapport de son juge
+de confiance Speciale, et, parmi les personnes qui étaient venues le
+visiter et le féliciter à bord, il avait fait un choix et distribué ses
+invitations pour le soir.
+
+Il y avait bal et souper à bord du _Foudroyant_.
+
+En un tour de main, et comme il arrive lorsque se fait entendre le
+branle-bas de combat, les cloisons de l'entre-pont furent enlevées,
+chaque canon devint un massif de fleurs ou un buffet de
+rafraîchissements, et, à neuf heures du soir, le vaisseau, illuminé de
+ses grandes vergues aux vergues de cacatois, était prêt à recevoir ses
+invités.
+
+On vit alors, à la lueur des flambeaux, et comme une illumination
+mouvante, se détacher du rivage des centaines de barques, les unes
+portant les élus qui devaient monter à bord, les autres les flatteurs
+qui venaient, avec des musiciens, donner des sérénades; les autres,
+enfin, contenaient les simples curieux venant pour voir et surtout pour
+être vus.
+
+Ces barques étaient surchargées de femmes élégantes, couvertes de
+diamants et de fleurs, et d'hommes bariolés de cordons et constellés de
+croix. Tout cela s'était tenu caché sous la République, et semblait
+sortir de terre au soleil de la royauté.
+
+Pâle et triste soleil, cependant, qui, dans cette journée du 10 juillet,
+s'était levé et se couchait à travers une vapeur de sang!
+
+Le bal commença: il avait lieu sur le pont.
+
+Ce devait être un spectacle magique que cette forteresse mouvante,
+illuminée de sa base à son faite, qui déployait au vent ses mille
+pavillons, et dont tous les cordages disparaissaient sous des branches
+de laurier.
+
+Nelson rendait, le 10 juillet 1799, à la royauté la fête que la royauté
+lui avait donnée le 22 septembre 1798.
+
+Comme l'autre, celle-ci devait avoir son apparition, mais plus terrible,
+plus fatale, plus funèbre encore que la première!
+
+Autour de ce bâtiment, où, la peur, plus encore que l'amour, avait réuni
+une cour à laquelle il ne manquait que les quelques personnes qui
+avaient suivi la royauté à Palerme, cour dont la belle courtisane était
+la reine, se pressaient, nous l'avons dit, plus de cent barques chargées
+de musiciens, qui, exécutant les mêmes airs que l'orchestre du vaisseau,
+étendaient, pour ainsi dire, sur le golfe, éclairé par une lune
+magnifique, une nappe d'harmonie.
+
+Naples était bien, cette nuit-là, la Parthénope antique, fille de la
+molle Eubée, et son golfe était bien celui des sirènes.
+
+Dans les plus voluptueuses fêtes données sur le lac Maréotis par
+Cléopâtre à Antoine, le ciel n'avait pas fourni un dais plus constellé
+d'étoiles, la mer miroir plus limpide, l'atmosphère une brise plus
+parfumée.
+
+Il est vrai que, de temps en temps, quelque cri de douleur, poussé par
+ceux que l'on égorgeait passait dans l'air, au milieu du frémissement
+des harpes, des violons et des guitares, pareil à une plainte de
+l'esprit des eaux, mais Alexandrie, dans ses jours de fête, n'avait-elle
+pas eu, elle aussi, les gémissements des esclaves sur lesquels on
+essayait des poisons?
+
+A minuit, une fusée qui éclata dans le profond azur du ciel napolitain,
+éparpillant ses étincelles d'or, donna le signal du souper. Le bal
+cessa, sans que la musique s'éteignît, et les danseurs, devenus
+convives, descendirent dans l'entre-pont, dont l'entrée jusque-là avait
+été défendue par des sentinelles.
+
+Si nous parlions encore aujourd'hui le langage en vogue à cette époque,
+nous dirions que Comus, Bacchus, Flore et Pomone avaient réuni, à bord
+du _Foudroyant_, leurs trésors les plus précieux. Les vins de France, de
+Hongrie, de Portugal, de Madère, du Cap, de la Commanderie, étincelaient
+dans des bouteilles du plus pur cristal d'Angleterre, et eussent pu
+donner non-seulement la gamme de toutes les couleurs, mais encore celle
+de toutes les pierres précieuses, depuis la limpidité du diamant
+jusqu'au carmin du rubis. Des chevreuils et des sangliers, rôtis tout
+entiers, des paons étalant leur queue d'émeraudes et de saphirs, des
+faisans dorés dressant hors du plat leur tête de pourpre et d'or, des
+poissons à épée menaçant les convives de leur lame, des langoustes
+gigantesques descendant en droite ligne de celles qu'Apicius faisait
+venir de Stromboli, des fruits de toute espèce, des fleurs de toute
+saison, encombraient une table qui s'étendait de la proue à la poupe de
+l'immense bâtiment, dont la longueur devenait incommensurable, centuplée
+qu'elle était par d'immenses glaces dressées à ses extrémités. A bâbord
+et à tribord du bâtiment, c'est-à-dire à droite et à gauche, tous les
+sabords étaient ouverts, et, à la poupe, aux deux côtés de la glace,
+deux grandes portes donnaient sur l'élégante galerie qui servait de
+balcon à l'amiral.
+
+Entre chaque sabord étincelaient--ornements pittoresques et guerriers
+tout à la fois--des trophées de mousquetons, de sabres, de pistolets, de
+piques et de haches d'abordage dont les lames, si souvent rougies de
+sang français, réfléchissaient et renvoyaient, éblouissant, l'éclat de
+mille bougies, et semblaient des soleils d'acier.
+
+Si habitué que le fut Ferdinand aux luxueux repas du palais royal, de la
+Favorite et de Caserte, il ne put, en mettant le pied sur le plancher de
+cette nouvelle salle à manger, retenir un cri d'admiration.
+
+Les palais d'Armide, popularisés par la poésie du Tasse, n'offraient
+rien de plus féerique ni de plus merveilleux.
+
+Le roi prit place à table, et désigna pour s'asseoir à sa droite Emma
+Lyonna, à sa gauche Nelson, et devant lui sir William. Les autres
+prirent place, selon les droits que l'étiquette leur donnait d'être plus
+ou moins rapprochés du roi.
+
+Tout le monde assis, l'oeil de Ferdinand erra vaguement sur cette double
+file de convives. Peut-être pensait-il que celui qui avait les premiers
+droits à cette fête en était non-seulement absent, mais exilé, et
+prononçait-il tout bas le nom du cardinal Ruffo.
+
+Mais Ferdinand n'était pas homme à garder longtemps dans son esprit une
+bonne pensée, surtout lorsque cette bonne pensée portait avec elle le
+reproche d'ingratitude.
+
+Il secoua la tête, prit le sourire narquois qui lui était habituel, et,
+de même qu'il avait dit, en rentrant à Caserte, après sa fuite de Rome:
+«On est mieux ici que sur la route d'Albano!» il se frotta les mains en
+disant, par allusion à la tempête qu'il avait essuyée lors de sa fuite
+en Sicile:
+
+--On est mieux ici que sur la route de Palerme!
+
+Une rougeur passa sur le front blafard et maladif de Nelson. Il pensait
+à Caracciolo, au triomphe de l'amiral napolitain pendant cette
+traversée, à l'injure qu'il lui avait faite en venant, déguisé en
+pilote, à son bord, et en conduisant le _Van-Guard_ au milieu des
+écueils qui hérissent l'entrée du port de Palerme, écueils dans
+lesquels, moins pratique de ces parages difficiles, il n'avait point osé
+s'aventurer.
+
+L'oeil unique de Nelson lança une flamme, puis un sourire crispa ses
+lèvres,--probablement celui de la vengeance satisfaite.
+
+Le pilote était parti pour l'Océan où il n'y a point dé port!
+
+A la fin du souper, la musique joua le _God save the king_, et Nelson,
+avec cet implacable orgueil anglais qui n'observe aucune convenance, se
+leva, et, sans songer, ou plutôt sans s'inquiéter s'il avait à sa table
+un autre souverain, porta la santé du roi George.
+
+Les hourras frénétiques des officiers anglais assis à la table de Nelson
+et ceux des matelots postés sur les vergues répondirent à ce toast; les
+canons de la seconde batterie éclatèrent.
+
+Le roi Ferdinand, qui, sous des dehors vulgaires, cachait une grande
+science et surtout une grande observation de l'étiquette, se mordit les
+lèvres jusqu'au sang.
+
+Cinq minutes après, sir William Hamilton porta, à son tour, la santé du
+roi Ferdinand. Les mêmes hourras éclatèrent, et le canon lui rendit les
+mêmes honneurs.
+
+Il n'en parut pas moins au roi Ferdinand que l'on avait interverti
+l'ordre des toasts et que c'était à lui qu'était dû l'honneur de la
+santé.
+
+Aussi, comme les barques qui entouraient le bâtiment et qui se
+pressaient surtout à l'arrière avaient fait entendre de frénétiques
+acclamations, le roi jugea qu'il devait partager ses remercîments entre
+les convives présents et ceux qui, moins heureux, mais non moins
+dévoués, entouraient _le Foudroyant_.
+
+Il fit donc un léger signe de tête pour remercier sir William, vida son
+verre à moitié plein, puis sortit sur la galerie, et alla saluer ceux
+qui, par crainte, par dévouement ou par bassesse, venaient de lui donner
+cette marque de sympathie.
+
+A la vue du roi, les hourras, les applaudissements, les acclamations,
+éclatèrent; les cris de «Vive le roi!» semblèrent sortir du fond de
+l'abîme pour monter au ciel.
+
+Le roi salua et commença le geste de porter la main à sa bouche; mais
+tout à coup sa main s'arrêta, son regard devint fixe, ses yeux se
+dilatèrent horriblement, ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et un
+cri rauque, peignant à la fois l'étonnement et la terreur, érailla sa
+gorge et sortit de sa poitrine.
+
+En même temps, un grand tumulte se fit à bord des barques, qui
+s'écartèrent à droite et à gauche en laissant un grand espace vide.
+
+Au milieu de cet espace s'élevait, chose terrible à voir, sortant de
+l'eau jusqu'à la ceinture, le cadavre d'un homme que, malgré les algues
+dont était couverte sa chevelure, aplatie contre les tempes, malgré sa
+barbe hérissée, malgré son visage livide, on pouvait reconnaître pour
+celui de l'amiral Caracciolo.
+
+Ces cris de «Vive le roi!» semblaient l'avoir tiré du fond de la mer, où
+il dormait depuis treize jours, pour venir mêler son cri de vengeance
+aux cris de la flatterie et de la lâcheté.
+
+Le roi, au premier coup d'oeil, l'avait reconnu; tout le monde l'avait
+reconnu. Voilà pourquoi Ferdinand était resté le bras suspendu, le
+regard fixe, l'oeil hagard, râlant un cri d'effroi; voilà pourquoi les
+barques s'étaient écartées d'un mouvement unanime et précipité.
+
+Ferdinand voulut un instant mettre en doute la réalité de cette
+apparition, mais inutilement: le cadavre, suivant le mouvement onduleux
+de la mer, s'inclinait et se redressait, comme s'il eût salué celui qui
+le regardait, muet et immobile d'épouvante.
+
+Mais peu à peu les nerfs crispés du roi se détendirent, sa main trembla
+et laissa tomber son verre, qui se brisa sur la galerie, et il rentra
+pâle, effaré, haletant, cachant sa tête dans ses mains en criant:
+
+--Que veut-il? que me demande-t-il?
+
+A la voix du roi, à la terreur visible qui se peignait sur ses traits,
+tous les convives se levèrent effrayés, et, se doutant que le roi avait
+vu de la galerie quelque spectacle qui l'avait effrayé, coururent à la
+galerie.
+
+Au même instant, ces mots, sortis de toutes les bouches comme un frisson
+électrique, passèrent par tous les coeurs:
+
+--L'amiral Caracciolo!
+
+Et, à ces mots, le roi, tombant sur un fauteuil, répéta:
+
+--Que veut-il? que me demande-t-il?
+
+--Que vous lui accordiez le pardon de sa trahison, sire, répondit sir
+William, courtisan jusqu'en face de ce roi éperdu et de ce cadavre
+menaçant.
+
+--Non! s'écria le roi, non! il veut autre chose! il demande autre chose!
+
+--Une sépulture chrétienne, sire, murmura à l'oreille de Ferdinand le
+chapelain du Foudroyant.
+
+--Il l'aura! répondit le roi, il l'aura!
+
+Puis, trébuchant dans les escaliers, se heurtant aux murailles du
+navire, il se précipita dans sa chambre, dont il referma la porte
+derrière lui.
+
+--Harry, prenez une barque et allez repêcher cette charogne, dit Nelson,
+de la même voix qu'il eût dit: «Déployez le grand hunier,» ou: «Carguez
+la voile de misaine.»
+
+
+
+
+ LXXXVIII
+
+ LES REMORDS DE FRA PACIFICO
+
+
+La fête de Nelson avait fini, comme le songe d'Athalie, par un coup de
+tonnerre.
+
+Emma Lyonna avait d'abord voulu tenir ferme devant la terrible
+apparition; mais le mouvement de la houle qui venait du sud-est,
+poussant d'un mouvement visible le cadavre vers le vaisseau, elle était
+rentrée à reculons et était tombée à moitié évanouie sur un fauteuil.
+
+C'est alors que Nelson, inébranlable dans son courage comme il était
+implacable dans sa haine, avait donné à Harry l'ordre que nous avons
+entendu.
+
+Harry avait obéi à l'instant même: une barque du vaisseau avait glissé
+sur ses palans, six hommes et un contre-maître y étaient descendus, et
+le capitaine Harry les avait suivis.
+
+Comme une volée d'oiseaux au milieu desquels s'abat un milan, toutes les
+barques, nous l'avons dit, s'étaient écartées du cadavre, et, musique
+muette, flambeaux éteints, glissaient à la surface de la mer, faisant
+jaillir à chaque coup de rames une gerbe d'étincelles.
+
+Celles qui étaient séparées de la terre par le cadavre faisaient un
+grand détour pour le contourner et agitaient d'autant plus leurs avirons
+qu'elles avaient un plus grand cercle à parcourir.
+
+Sur le bâtiment, tous les convives, levés de table, s'étaient rejetés en
+arrière et se pressaient du côté opposé à l'apparition, chacun appelant
+ses bateliers. Les officiers anglais, seuls, occupaient la galerie, et,
+par des railleries plus ou moins grossières, apostrophaient le cadavre,
+vers lequel s'avançaient à grands coups d'avirons le capitaine Harry et
+ses hommes.
+
+Arrivé près de lui, et voyant que ses hommes hésitaient à le toucher,
+Harry le prit par les cheveux et essaya de le soulever hors de l'eau;
+mais on eût dit, tant le corps était pesant, qu'il était retenu dans la
+mer par une force invisible, et les cheveux restèrent dans la main du
+capitaine.
+
+Il fit entendre un juron dans l'accent duquel le dégoût dominait, lava
+sa main dans la mer et ordonna à deux de ses hommes de prendre le
+cadavre par la corde restée à son cou, et de le tirer dans la barque.
+
+Mais la tête détachée du corps, dont elle ne pouvait supporter le poids,
+obéit seule à leur effort et vint rouler dans la barque.
+
+Harry frappa du pied.
+
+--Ah! démon! murmura-t-il, tu as beau faire, tu y viendras tout entier,
+dussé-je t'arracher membre à membre!
+
+Le roi priait dans sa cabine, tenant le chapelain par le collet de son
+habit et le secouant d'un tremblement nerveux; Nelson faisait respirer
+des sels à la belle Emma Lyonna; sir William essayait d'expliquer
+l'apparition à l'aide de la science; les officiers raillaient de plus en
+plus; les barques continuaient de fuir.
+
+Les matelots, d'après l'ordre du capitaine Harry, avaient passé la
+corde, qui serrait le cou de Caracciolo, sous ses bras, et attiraient à
+eux; mais, quoique les corps, dans l'eau, perdent un tiers à peu près de
+leur pesanteur, les efforts des quatre hommes réunis parvinrent à
+grand'peine à faire passer le tronc par-dessus le bordage du canot.
+
+Les officiers anglais battirent des mains avec de grands éclats de rire
+et en criant:
+
+--Hourra pour Harry!
+
+La barque regagna le bâtiment et fut amarrée sous le beaupré.
+
+Les officiers, curieux de connaître la cause de ce phénomène, passèrent
+du gaillard d'arrière au gaillard d'avant, tandis que les convives
+quittaient furtivement le vaisseau par les escaliers de tribord et de
+bâbord, pressés qu'ils étaient de fuir un spectacle qui, pour la plupart
+d'entre eux, avait quelque chose de diabolique, ou tout au moins de
+surnaturel.
+
+Sir William avait rencontré juste en disant que les corps des noyés,
+après un certain temps, se remplissaient d'air et d'eau, et revenaient
+naturellement à la surface de la mer; mais ce qu'il y avait d'étonnant,
+d'extraordinaire, de miraculeux, c'est que celui de l'amiral avait
+exécuté cette ascension, qui avait si fort épouvanté le roi, malgré les
+deux boulets qui lui avaient été attachés aux pieds.
+
+Le capitaine Harry, au rapport duquel nous empruntons ces détails, pesa
+les deux boulets; il affirme qu'ils pesaient deux cent cinquante livres.
+
+Le chapelain de _la Minerve_, celui-là même qui avait préparé Caracciolo
+à la mort, fut appelé et consulté sur ce qu'il y avait à faire du
+cadavre.
+
+--Le roi a-t-il été prévenu? demanda-t-il.
+
+--Le roi est un des premiers qui aient vu l'apparition, lui fut-il
+répondu.
+
+--Et qu'a-t-il dit?
+
+--Dans sa frayeur, il a permis que le cadavre eût une sépulture
+chrétienne.
+
+--Eh bien, alors, dit le chapelain, il faut faire ce que le roi a
+ordonné.
+
+--Faites ce qu'il y a à faire, lui fut-il répondu.
+
+Et l'on ne s'occupa plus de Caracciolo, tout le soin des funérailles
+étant abandonné au chapelain.
+
+Mais il lui vint bientôt un aide auquel il ne s'attendait pas.
+
+Le corps de l'amiral était resté, toujours vêtu de ses habits de paysan,
+moins la veste, qu'on lui avait ôtée pour l'exécution, au fond du canot
+qui l'avait recueilli. Le chapelain s'était assis à l'arrière de la
+barque, et, à la lueur d'un falot, il lisait les prières des morts, que,
+par cette belle nuit de juillet, il eût pu lire à la simple lumière de
+la lune.
+
+Vers le point du jour, il vit venir à lui une barque conduite par deux
+bateliers et montée par un seul moine. Ce moine, qui était de haute
+taille, se tenait debout à l'avant, aussi solide sur la pointe la plus
+étroite du bateau que s'il eût été marin lui-même.
+
+Comme il fut facilement reconnu par l'officier de quart que les nouveaux
+arrivants avaient affaire à la barque mortuaire et non au bateau, et que
+Nelson avait ordonné, sinon de faire, du moins de laisser faire, on ne
+s'inquiétait aucunement de ce canot, qui, d'ailleurs, ne portait qu'un
+moine et deux bateliers.
+
+En effet, les deux bateliers dirigeaient le canot droit sur la barque,
+près de laquelle il se rangea bord à bord.
+
+Le moine échangea quelques paroles avec le chapelain, sauta dans la
+barque, contempla un instant le cadavre en silence et en laissant
+échapper de grosses larmes de ses yeux.
+
+Pendant ce temps, le chapelain passa sur le canot qui avait amené le
+moine, et monta à bord du _Foudroyant_.
+
+Il venait y demander les derniers ordres de Nelson.
+
+Ces derniers ordres furent de faire du cadavre ce que l'on voudrait, le
+roi ayant permis qu'il eût une sépulture chrétienne.
+
+Cette permission fut rapportée par le chapelain au moine, qui prit alors
+le cadavre entre ses bras robustes et le transborda de la barque dans le
+canot.
+
+Le chapelain l'y suivit.
+
+Puis, sur l'ordre du moine, les deux rameurs qui étaient partis du quai
+del Piliere, nagèrent directement vers Sainte-Lucie, paroisse de
+Caracciolo.
+
+Quoique le quartier de Sainte-Lucie fût essentiellement royaliste,
+Caracciolo y avait fait tant de bien, qu'il y était adoré; d'ailleurs,
+du quartier Sainte-Lucie, la marine napolitaine tire ses meilleurs
+matelots, et tous ceux qui avaient servi sous l'amiral avaient conservé
+un vif souvenir de ces trois qualités d'un homme qui commande à d'autres
+hommes: le courage, la bonté, la justice.
+
+Or, Caracciolo réunissait à un degré supérieur ces trois qualités.
+
+Aussi, aux premiers mots qu'eut échangés le moine avec les quelques
+pêcheurs qu'il rencontra, et à peine le bruit eut-il couru que le corps
+de l'amiral venait chercher une sépulture au milieu de ses anciens amis,
+que tout le quartier fut en rumeur et que le moine n'eut que le choix à
+faire de la maison où le corps attendrait le moment de la sépulture.
+
+Il donna la préférence à celle qui se trouvait la plus rapprochée de la
+barque.
+
+Vingt bras s'offrirent pour transporter le cadavre; mais, comme il avait
+déjà fait, le moine le prit entre ses bras, traversa le quai avec son
+précieux fardeau, le coucha sur un lit, et revint chercher la tête pour
+la transporter à son tour comme il avait fait du tronc.
+
+Il demanda un drap pour l'ensevelir, et, cinq minutes après, vingt
+femmes revenaient, chacune criant:
+
+--C'était un martyr: prenez le mien; il portera bonheur à la maison.
+
+Le moine choisit le plus beau, le plus neuf, le plus fin, et, tandis que
+le chapelain continuait de lire les prières, que les femmes à genoux
+faisaient cercle autour du lit où l'amiral était déposé, et que les
+hommes, debout derrière elles, encombraient la porte qui dégorgeait
+jusque dans la rue, le moine, pieusement, dépouilla le corps, réunit la
+tête au tronc et l'ensevelit dans un double linceul.
+
+Dans la maison voisine, qui était celle d'un menuisier, on entendait
+retentir les coups de marteau: c'était la bière que l'on clouait à la
+hâte.
+
+A neuf heures, la bière fut apportée. Le moine y déposa le corps; puis
+toutes les femmes du quartier y apportèrent chacune, soit une branche de
+ce laurier qui pousse dans tous les jardins, soit une de ces fleurs qui
+pendent à toutes les fenêtres, de façon que le corps en fut entièrement
+couvert.
+
+En ce moment, les cloches de la petite église de Sainte-Lucie tintèrent
+tristement, et le clergé parut à la porte.
+
+On ferma la bière: six matelots la prirent sur leurs épaules; le moine
+la suivit, marchant derrière elle; toute la population de Sainte-Lucie
+suivit le moine.
+
+Une dalle était levée dans le choeur, à gauche de l'autel; les chants
+funèbres commencèrent.
+
+Exagéré en tout, ce peuple napolitain, qui peut-être avait battu des
+mains en voyant pendre Caracciolo, fondait en larmes et éclatait en
+sanglots au chant des prêtres qui priaient sur sa bière.
+
+Les hommes se frappaient la poitrine du poing, les femmes se déchiraient
+le visage avec leurs ongles.
+
+On eût dit qu'un malheur public, qu'une calamité universelle frappait le
+royaume.
+
+Mais cela ne s'étendait que de la descente du Géant au château de
+l'Oeuf; à cent pas de là, on égorgeait et l'on brûlait les patriotes.
+
+Le corps de Caracciolo fut déposé dans le caveau improvisé pour lui et
+qui n'était point celui de sa famille; la pierre fut scellée sur son
+corps, et aucune marque distinctive n'indiqua que c'était là que
+reposait la victime de Nelson et le défenseur de la liberté napolitaine.
+
+Les San-Luciotes, hommes et femmes, prièrent jusqu'au soir sur la tombe,
+et le moine avec eux.
+
+Le soir venu, le moine se leva, prit son bâton de laurier, qu'il avait
+laissé derrière la porte de la maison où avait été enseveli Caracciolo,
+remonta la descente du Géant, suivit la rue de Tolède au milieu des
+marques de vénération que lui donnait toute la basse population, entra
+au couvent de Saint-Estreim, en sortit un quart d'heure après, en
+poussant devant lui un âne avec lequel il prit le chemin du pont de la
+Madeleine.
+
+Quand il atteignit les avant-postes de l'armée du cardinal, les
+témoignages de sympathie qu'il recueillit furent encore plus nombreux et
+surtout plus bruyants que ceux qu'il avait recueillis dans la ville, et
+ce fut précédé de la rumeur qu'excitait sa vue qu'il arriva à la petite
+maison du cardinal, dont les portes s'ouvrirent devant lui comme devant
+une ancienne connaissance.
+
+Il attacha son âne à l'un des anneaux de la porte et monta l'escalier
+qui conduisait au premier étage. Le cardinal prenait le frais du soir
+sur sa terrasse, laquelle donnait sur la mer.
+
+Au bruit des pas du moine, il se retourna:
+
+--Ah! c'est vous, fra Pacifico, dit-il.
+
+Le moine poussa un soupir.
+
+--Moi-même, Éminence, dit-il.
+
+--Ah! ah! je suis aise de vous revoir. Vous avez été un bon et brave
+serviteur du roi pendant toute la campagne. Venez-vous me demander
+quelque chose? Si ce que vous venez me demander est en mon pouvoir, je
+le ferai. Mais je vous préviens d'avance, ajouta-t-il avec un sourire
+amer, que mon pouvoir n'est pas grand.
+
+Le moine secoua la tête.
+
+--J'espère que ce que je viens vous demander, dit-il, ne dépasse pas les
+limites de votre pouvoir, monseigneur.
+
+--Parlez, alors.
+
+--Je viens vous demander deux choses, monseigneur: mon congé, la
+campagne étant finie, et la route que je dois suivre pour aller à
+Jérusalem.
+
+Le cardinal regarda fra Pacifico avec étonnement.
+
+--Votre congé? dit-il. Il me semble que vous l'avez pris sans me le
+demander.
+
+--Monseigneur, j'étais rentré à mon couvent, c'est vrai; mais je m'y
+tenais aux ordres de Votre Éminence.
+
+Le cardinal fit un signe d'approbation.
+
+--Quant à la route de Jérusalem, dit-il, rien de plus facile que de vous
+l'indiquer. Mais, auparavant, cher fra Pacifico, puis-je vous demander,
+sans être indiscret, ce que vous allez faire en terre sainte?
+
+--Un pèlerinage au tombeau de Jésus, monseigneur.
+
+--Êtes-vous envoyé là par votre couvent, ou est-ce une pénitence que
+vous vous imposez?
+
+--C'est une pénitence que je m'impose.
+
+Le cardinal demeura un instant pensif.
+
+--Vous avez commis quelque gros péché? demanda-t-il.
+
+--J'en ai peur! répondit le moine.
+
+--Vous savez, dit le cardinal, que j'ai reçu de grands pouvoirs de
+l'Église?
+
+Le moine secoua la tête.
+
+--Monseigneur, dit-il, je crois que la pénitence que l'on s'impose
+soi-même est plus agréable à Dieu que celle qui nous est imposée.
+
+--Et comment comptez-vous faire ce voyage?
+
+--A pied et en demandant l'aumône.
+
+--Il est long et fatigant!
+
+--Je suis fort.
+
+--Il est dangereux!
+
+--Tant mieux! Je ne serais pas fâché d'avoir à frapper, pendant la
+route, sur autre chose que sur le pauvre Giacobino.
+
+--Vous serez obligé, pour ne pas mettre un trop long temps à votre
+voyage, de demander de temps en temps passage à des capitaines de
+bâtiment.
+
+--Je m'adresserai à des chrétiens, et, lorsque je leur dirai que je vais
+adorer le Christ, ils me l'accorderont.
+
+--A moins, toutefois, que vous ne préfériez que je vous recommande à
+quelque bâtiment anglais faisant voile pour Beyrouth ou
+Saint-Jean-d'Acre?
+
+--Je ne veux rien des Anglais, ce sont des hérétiques! dit fra Pacifico
+avec une expression de haine bien prononcée.
+
+--N'avez-vous que cela à leur reprocher? demanda Ruffo en fixant sur le
+moine son oeil perçant.
+
+--Et puis, ajouta fra Pacifico en étendant le poing vers la flotte
+britannique, et puis ils ont pendu mon amiral!
+
+--Et c'est là le crime dont tu vas demander pardon pour eux au tombeau
+du Christ?
+
+--Pour moi!... pas pour eux.
+
+--Pour toi? dit Ruffo avec étonnement.
+
+--N'y ai-je pas contribué? demanda le moine.
+
+--Comment?
+
+--En servant une mauvaise cause.
+
+Le cardinal sourit.
+
+--Tu crois donc la cause du roi une mauvaise cause?
+
+--Je crois que la cause qui a mis à mort mon amiral--qui était la
+justice, l'honneur, la loyauté en personne--ne pouvait être une bonne
+cause.
+
+Un nuage passa sur le front du cardinal, qui poussa un soupir.
+
+--Puis, continua le moine d'une voix sombre, le ciel a fait un miracle.
+
+--Lequel? demanda le cardinal, déjà instruit de la singulière apparition
+qui avait troublé la fête donnée la veille à bord du _Foudroyant_.
+
+--Le cadavre du martyr est sorti du fond de la mer, où il était depuis
+treize jours, pour venir reprocher sa mort au roi et à l'amiral Nelson;
+et, certes, le Seigneur n'eût point permis cela si cette mort eût été
+juste.
+
+Le cardinal baissa la tête.
+
+Puis, après un instant de silence:
+
+--Je comprends, dit-il. Et tu veux expier la part involontaire que tu as
+prise à cette mort?
+
+--Justement, monseigneur et voilà pourquoi je vous prie de m'enseigner
+la route la plus directe pour aller en terre sainte.
+
+--La route la plus directe serait de t'embarquer à Tarente et de
+débarquer à Beyrouth; mais, puisque, tu ne veux rien devoir aux
+Anglais...
+
+--Rien, monseigneur.
+
+--Eh bien, voici ton itinéraire... Le veux-tu par écrit?
+
+--Je ne sais pas lire; mais j'ai bonne mémoire, ne craignez rien.
+
+--Eh bien, tu partiras d'ici par Avellino, Bénévent, Manfredonia; à
+Manfredonia, tu t'embarqueras pour Scutari ou Delvino; tu traverseras le
+Pirée et tu iras à Salonique; à Salonique, tu trouveras, un bâtiment qui
+te conduira soit à Smyrne, soit à Chypre, soit à Beyrouth. Une fois à
+Beyrouth, en trois jours tu es à Jérusalem. Tu descends au couvent des
+Franciscains; tu vas faire tes dévotions au saint sépulcre, et, en
+priant Dieu de te pardonner ta faute, tu le pries, en même temps, de me
+pardonner la mienne.
+
+--Votre Éminence aussi a donc commis une faute? demanda fra Pacifico en
+regardant le cardinal avec étonnement.
+
+--Oui, et une grande faute, que Dieu, qui lit dans le fond des coeurs,
+me pardonnera peut-être, mais que la postérité ne me pardonnera point.
+
+--Laquelle?
+
+--J'ai remis sur le trône, dont la Providence l'avait précipité, un roi
+parjure, stupide et cruel. Va, frère, va! et prie pour nous deux!
+
+Cinq minutes après, fra Pacifico, monté sur son âne, prenait le chemin
+de Nola, sa première étape sur la route de Jérusalem.
+
+
+
+
+ LXXXIX
+
+ UN HOMME QUI TIENT SA PAROLE
+
+
+On se rappelle que, le jour même de l'arrivée du roi dans le golfe de
+Naples, un boulet anglais avait abattu la bannière tricolore qui
+flottait sur le château Saint-Elme, et que la bannière tricolore avait
+été remplacée par le drapeau parlementaire.
+
+Ce drapeau parlementaire avait donné si bon espoir au roi, qu'il
+avait--on doit encore se le rappeler--écrit à Palerme qu'il espérait que
+la capitulation serait signée le lendemain.
+
+Le roi se trompait; mais ce ne fut pas la faute du colonel Mejean, il
+faut lui rendre cette justice, s'il ne se rendit point le lendemain: ce
+fut celle du roi.
+
+Le roi avait eu si grand'peur lorsque, le 10 au soir, le cadavre de
+Caracciolo lui était apparu, qu'il resta au lit le lendemain toute la
+journée, tremblant la fièvre et refusant de monter sur le pont. On avait
+beau lui dire que, selon la permission qu'il en avait donnée, le cadavre
+avait été enterré le matin à dix heures, dans l'église de Sainte-Lucie;
+il faisait un mouvement de tête qui voulait dire: «Avec un gaillard
+comme celui-là, je ne me fie à rien.»
+
+Pendant la nuit, on changea d'ancrage et l'on alla jeter l'ancre entre
+le château de l'Oeuf et le Château-Neuf.
+
+Prévenu de ce changement, le roi consentit à sortir de sa chambre; mais,
+avant de monter sur le pont, il s'informa soigneusement si l'on ne
+voyait pas flotter quelque chose à la surface de la mer.
+
+Rien ne flottait, et pas un pli ne ridait la surface azurée.
+
+Le roi respira.
+
+Le duc della Salandra, lieutenant général des armées de Sa Majesté
+Sicilienne, l'attendait pour lui soumettre les conditions auxquelles le
+colonel Mejean offrait de rendre le fort.
+
+Voici ces conditions:
+
+«Article premier.--La garnison française du fort Saint-Elme se rendra
+prisonnière de guerre de Sa Majesté Sicilienne et de ses alliés, et ne
+servira point contre les puissances actuellement en guerre avec la
+république française, qu'elle ne soit régulièrement échangée.
+
+»Art. II.--Les grenadiers anglais prendront possession de la porte du
+fort dans la journée même de la capitulation.
+
+»Art. III.--La garnison française sortira du fort le lendemain du jour
+de la capitulation avec armes et bagages; hors de la porte du fort, elle
+attendra, pour être remplacée par lui, un détachement portugais,
+anglais, russe et napolitain, qui, la garnison sortie, prendra
+immédiatement possession du fort; là, elle déposera les armes.
+
+»Art. IV.--Les officiers conserveront leur épée.
+
+»Art. V.--La garnison sera embarquée sur l'escadre anglaise, jusqu'à ce
+que les bâtiments qui doivent la transporter en France soient prêts.
+
+»Art. VI.--Quand les grenadiers anglais prendront possession de la
+porte, _tous les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront consignés aux
+alliés._
+
+»Art. VII.--Une garde de soldats français sera mise autour du drapeau
+français pour empêcher qu'il ne soit détruit. Cette garde restera
+jusqu'à ce qu'un officier anglais et une garde anglaise viennent la
+relever; seulement alors, le pavillon de Sa Majesté pourra flotter sur
+le fort.
+
+»Art. VIII.--Toutes les propriétés particulières seront conservées à
+chaque propriétaire; toute propriété de l'État sera consignée avec le
+fort, et également les effets provenant du pillage.
+
+»Art. IX.--Les malades hors d'état d'être transportés resteront à Naples
+avec des chirurgiens français: ils y seront maintenus aux frais du
+gouvernement français et seront renvoyés en France aussitôt après leur
+guérison.»
+
+Cette capitulation, rédigée et datée de la veille, était déjà signée
+MEJEAN, et n'attendait que l'approbation du roi pour recevoir les
+signatures du duc della Salandra, du capitaine Troubridge et du
+capitaine Baillie.
+
+Le roi donna son autorisation, et elle fut signée le même jour.
+
+La signature du cardinal Ruffo manque à cette capitulation; ce qui
+prouve qu'il s'était complètement séparé des alliés.
+
+La capitulation, quoiqu'elle portât la date du 11, n'avait été signée
+que le 12, comme nous avons dit. Ce fut donc le 13 seulement que les
+alliés se présentèrent à la porte du château Saint-Elme, pour prendre
+possession de la forteresse.
+
+Une heure auparavant, Mejean fit prier Salvato de venir le trouver dans
+son cabinet.
+
+Salvato se rendit à l'invitation.
+
+Les deux hommes échangèrent un salut poli mais froid. Le colonel montra
+une chaise à Salvato: celui-ci s'assit.
+
+Le colonel resta debout, appuyé au dos de sa chaise.
+
+--Monsieur le général, dit-il à Salvato, vous rappelez-vous ce qui s'est
+passé dans cette salle la dernière fois que j'ai eu l'honneur de vous y
+recevoir?
+
+--Parfaitement, colonel: nous y conclûmes un traité.
+
+--Vous rappelez-vous dans quels termes le marché fut conclu?
+
+--Il fut convenu que, moyennant vingt mille francs par personne, vous
+nous déposeriez, la signora San-Felice et moi, sur la terre de France.
+
+--Les conditions ont-elles été remplies?
+
+--Pour une personne seulement.
+
+--Êtes-vous en mesure de les remplir pour l'autre?
+
+--Non.
+
+--Que faire?
+
+--Mais c'est bien simple, il me semble: vous voudriez me rendre un
+service que je ne voudrais pas le recevoir de vous.
+
+--Voilà qui me met à mon aise. Je devais recevoir quarante mille francs
+pour sauver deux personnes; j'en ai reçu vingt mille, j'en sauverai une
+seulement. Laquelle des deux dois-je sauver?
+
+--La plus faible, celle qui ne pourrait se sauver elle-même.
+
+--Avez-vous donc des chances de vous sauver, vous?
+
+--J'en ai.
+
+--Lesquelles?
+
+--N'avez-vous pas vu ce papier qui remplaçait l'argent dans la cassette
+et qui m'annonçait que l'on veillait sur moi?
+
+--Me donnerez-vous le déplaisir de vous livrer? Le sixième article de la
+capitulation dit que tous les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront
+livrés aux alliés.
+
+--Tranquillisez-vous: je me livrerai moi-même.
+
+--Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire, fit Mejean avec une
+inclination de tête qui signifiait: «Vous pouvez remonter chez vous.»
+
+--Mais, moi, je ne vous ai pas tout dit, fit à son tour Salvato, sans
+que l'on pût remarquer la moindre altération dans sa voix.
+
+--Parlez.
+
+--Ai-je le droit de vous demander quel moyen vous emploierez pour
+assurer le salut de la signora San-Felice? Car, vous le comprenez, si je
+me dévoue c'est pour qu'elle soit sauvée.
+
+--C'est trop juste, et vous avez le droit d'exiger sur ce point les
+détails les plus minutieux.
+
+--J'écoute.
+
+--Le neuvième article de la capitulation dit que les malades qui ne
+seront pas en état d'être transportés resteront à Naples. Une de nos
+vivandières est dans ce cas. Elle restera à Naples: la signora
+San-Felice prendra sa place, et son costume, et je vous réponds qu'il ne
+tombera pas un cheveu de sa tête.
+
+--C'est tout ce que je voulais savoir, monsieur, dit Salvato en se
+levant. Il ne me reste plus qu'à, vous prier de fair porter le plus tôt
+possible chez la signora le costume qu'elle doit revêtir.
+
+--Il y sera dans cinq minutes.
+
+Les deux hommes se saluèrent. Salvato sortit.
+
+Luisa attendait avec anxiété; elle n'ignorait point que Salvato n'avait
+pu payer que la moitié de la somme, et elle connaissait l'avarice du
+colonel Mejean.
+
+Salvato entra dans la chambre le sourire sur les lèvres.
+
+--Eh bien? lui demanda vivement Luisa.
+
+--Eh bien, tout est arrangé.
+
+--Il accepte ta parole?
+
+--Non, je lui ai fait une obligation. Tu sors du château Saint-Elme
+déguisée en vivandière et protégée par l'uniforme français.
+
+--Et toi?
+
+--Moi, j'aurai une petite formalité à remplir, qui me séparera de toi un
+instant.
+
+--Laquelle? demanda Luisa avec inquiétude.
+
+--C'est de prouver que, quoique né à Molise, je suis au service de la
+France. Rien de plus facile, tu comprends: tous mes papiers sont au
+palais d'Angri.
+
+--Mais tu me quittes?
+
+--Pour quelques heures seulement.
+
+--Quelques heures? Tu avais dit un instant.
+
+--Un instant, quelques heures. Diable! comme il faut être positif avec
+toi.
+
+Luisa lui jeta les bras autour du cou et l'embrassa tendrement.
+
+--Tu es homme, tu es fort, tu es un chêne, dit-elle; moi, je suis un
+roseau. Si tu t'éloignes de moi, je plie à tout vent. Que veux-tu! ton
+amour est le dévouement, le mien n'est que l'égoïsme.
+
+Salvato la serra contre son coeur, et, malgré lui, ses nerfs de fer
+tressaillirent si violemment, que Luisa le regarda étonnée.
+
+En ce moment, la porte s'ouvrit: on apportait l'habit de vivandière
+promis à Luisa.
+
+Salvato profita de cet incident pour changer le cours des pensées de
+Luisa. Il lui montra en riant les diverses pièces du costume qu'elle
+devait revêtir, et la toilette commença.
+
+Il était visible, à la sérénité du front de Luisa, que ses soupçons d'un
+instant étaient effacés. Elle était charmante dans sa jupe courte à
+revers rouges, et avec son chapeau orné de la cocarde tricolore.
+
+Salvato ne se lassait pas de la regarder et de lui dire. «Je t'aime! je
+t'aime! je t'aime!»
+
+Elle souriait, et son sourire était plus éloquent que toutes les
+paroles.
+
+L'heure passa comme une seconde.
+
+Le tambour battit. Ce tambour annonçait que les grenadiers anglais
+prenaient possession de la porte du fort.
+
+Salvato tressaillit malgré lui; une légère pâleur envahit son visage.
+
+Il jeta un regard sur la cour où était la garnison sous les armes.
+
+--Il est temps de descendre, dit-il à Luisa, et de prendre notre place
+dans les rangs.
+
+Tous deux descendirent; mais, sur le seuil, Salvato s'était arrêté, et,
+une dernière fois, en soupirant et en embrassant la chambre d'un regard,
+avait pressé Luisa contre son coeur.
+
+Là aussi, ils avaient été heureux.
+
+Par ces mots: _Les sujets de Sa Majesté Sicilienne seront consignés aux
+alliés,_ on avait entendu les otages qui avaient été confiés à Mejean.
+Ces otages, au nombre de cinq, étaient déjà dans la cour et formaient un
+groupe à part.
+
+Mejean fit signe à Salvato d'aller se joindre à eux et à Luisa de se
+mettre en serre-file.
+
+Il la plaça le plus près de lui possible, afin de pouvoir, en cas de
+besoin, lui porter la plus immédiate protection.
+
+Il n'y avait rien à dire: le colonel Mejean exécutait ses engagements
+avec la plus scrupuleuse régularité.
+
+Les tambours battirent: le cri «Marche!» retentit.
+
+Les rangs s'ouvrirent, les otages prirent leurs places.
+
+Les tambours débouchèrent par la porte du fort toute l'armée russe,
+anglaise et napolitaine attendait à l'extérieur.
+
+En avant de cette armée, les trois officiers supérieurs, le duc della
+Salandra, le capitaine Troubridge et le capitaine Baillie formaient un
+groupe.
+
+Pour faire honneur à la garnison, ils tenaient d'une main leur chapeau,
+de l'autre leur épée nue.
+
+Arrivé à l'endroit indiqué, le colonel Mejean fit entendre le mot
+«Halte!»
+
+Les soldats s'arrêtèrent, les otages sortirent des rangs.
+
+Puis, comme il était dit dans la capitulation, les soldats déposèrent
+leurs armes; les officiers gardèrent leur épée, qu'ils remirent au
+fourreau.
+
+Alors, le colonel Mejean s'avança vers le groupe des officiers alliés et
+dit:
+
+--Messieurs, en vertu de l'article 6 de la capitulation, j'ai l'honneur
+de vous remettre les otages qui étaient enfermés dans le fort.
+
+--Nous reconnaissons les avoir reçus, dit le duc della Salandra.
+
+Puis, jetant les yeux sur le groupe qui s'avançait:
+
+--Mais, dit-il, nous ne comptions que sur cinq, et il sont six.
+
+--Le sixième n'est point un otage, dit Salvato; le sixième est un
+ennemi.
+
+Puis, comme les regards des trois officiers étaient fixés sur lui,
+tandis que le colonel Mejean, ayant à son tour remis son épée au
+fourreau, allait reprendre son rang à la tête de la garnison:
+
+--Je suis, continua le jeune homme d'une voix haute et fière, je suis
+Salvato Palmieri, sujet napolitain, mais général au service de la
+France.
+
+Luisa, qui avait suivi toute la scène, avec le regard d'une amante, jeta
+un cri.
+
+--Il se perd, dit Mejean. Pourquoi a-t-il parlé? Il était si simple de
+ne rien dire!
+
+--Mais, s'il se perd, s'écria Luisa, je dois, je veux me perdre avec
+lui! Salvato! mon Salvato! attends-moi!
+
+Et, s'élançant hors des rangs, en écartant le colonel Mejean, qui lui
+barrait le passage, elle se jeta dans les bras du jeune homme en criant:
+
+--Et moi, je suis Luisa San-Felice! Tout avec lui! la vie ou la mort!
+
+--Messieurs, vous l'entendez, dit Salvato. Nous n'avons plus qu'une
+grâce à vous demander, c'est, pour le peu de temps que nous avons à
+vivre, de ne point nous séparer.
+
+Le duc della Salandra se retourna vers les deux autres officiers, comme
+pour les consulter.
+
+Ceux-ci regardaient les deux jeunes gens avec une certaine compassion.
+
+--Vous savez, dit le duc, qu'il y a des instructions toutes
+particulières du roi qui ordonnent de condamner à mort la San-Felice.
+
+--Mais elles ne défendent point de la condamner à mort avec son amant,
+fit observer Troubridge.
+
+--Non.
+
+--Eh bien, faisons pour eux ce qui dépend de nous: donnons-leur cette
+dernière satisfaction.
+
+--Le duc della Salandra fit un signe: quatre soldats napolitains
+sortirent des rangs.
+
+--Conduisez ces deux prisonniers au Château-Neuf, dit-il: vous en
+répondez sur votre tête.
+
+--Est-il permis à madame de quitter ce déguisement et de reprendre ses
+habits? demanda Salvato.
+
+--Et où sont ses habits? demanda le duc.
+
+--Dans sa chambre du château Saint-Elme.
+
+--Jurez-vous que ce n'est pas un prétexte que vous prenez pour essayer
+de fuir?
+
+--Je vous jure que madame et moi, dans un quart d'heure, viendrons nous
+remettre entre vos mains.
+
+--Allez! nous nous fions à votre parole.
+
+Les deux hommes se saluèrent, et Salvato et Luisa rentrèrent dans le
+fort.
+
+En rouvrant la porte de cette chambre, qu'elle croyait avoir quittée
+pour la liberté, l'amour et le bonheur, et où elle rentrait prisonnière
+et condamnée, Luisa se laissa tomber dans un fauteuil et éclata en
+sanglots.
+
+Salvato se mit à genoux devant elle.
+
+--Luisa, lui dit-il, Dieu m'est témoin que j'ai fait tout au monde pour
+te sauver. Tu as toujours refusé de me quitter; tu as dit: «Vivre ou
+mourir ensemble!» Nous avons vécu, nous avons été heureux ensemble; en
+quelques mois, nous avons épuisé plus de joie que la moitié des
+créatures humaines n'en éprouvent dans toute leur vie. Aujourd'hui, que
+l'heure de l'épreuve est venue, manqueras-tu de courage? Pauvre enfant!
+as-tu trop présumé de tes forces? Chère âme, t'es-tu mal jugée?
+
+Luisa souleva sa tête cachée dans la poitrine de Salvato, secoua ses
+longs cheveux qui lui retombaient sur le visage, et le regarda à travers
+ses larmes.
+
+--Pardonne-moi un moment de faiblesse, Salvato, lui dit-elle; tu vois
+que je n'ai pas peur de la mort, puisque c'est moi qui l'ai cherchée
+quand j'ai vu que tu m'avais trompée et que tu voulais mourir sans moi,
+mon bien-aimé. Tu as vu si j'ai hésité et si le cri qui devait nous
+réunir s'est fait attendre.
+
+--Chère Luisa!
+
+--Mais, en revoyant cette chambre, en songeant aux douces heures que
+nous y avons passées, en songeant que les portes d'un cachot vont
+s'ouvrir pour nous, en songeant que nous allons peut-être, éloignés l'un
+de l'autre, marcher à la mort séparés, oh! oui, mon coeur s'est brisé.
+Mais, à ta voix, regarde! les larmes tarissent, le sourire revient sur
+mes lèvres. Tant que la vie battra dans nos veines, nous nous aimerons,
+et, tant que nous nous aimerons, nous serons heureux. Vienne la mort! si
+la mort est l'éternité, la mort sera pour nous l'éternel amour.
+
+--Ah! je reconnais ma Luisa, dit Salvato.
+
+Puis, se levant et passant son bras autour de la taille de Luisa, tandis
+que de sa bouche il effleurait ses lèvres:
+
+--Debout, lui dit-il, debout, Romaine! debout, Aria! Nous leur avons
+promis d'être de retour dans un quart d'heure: ne les faisons pas
+attendre une seconde.
+
+Luisa avait repris son courage. Elle dépouilla rapidement son costume de
+vivandière et revêtit ses anciens habits; puis, avec la majesté d'une
+reine, avec ce pas que Virgile donne à la mère d'Énée et qui révèle les
+déesses, elle descendit l'escalier, traversa la cour, et, appuyée au
+bras de Salvato, sortit de la forteresse et marcha droit aux trois chefs
+de l'armée alliée.
+
+--Messieurs, leur dit-elle avec une grâce suprême et avec les accents
+les plus mélodieux de sa voix, recevez, à la fois, les remercîments
+d'une femme et les bénédictions d'une mourante,--car, je vous l'ai déjà
+dit, je suis condamnée d'avance,--pour avoir permis que nous ne fussions
+point séparés! Et, si vous pouvez faire que nous soyons enfermés
+ensemble, que nous marchions au supplice ensemble, que nous montions au
+même échafaud, cette bénédiction, je la renouvellerai sous la hache du
+bourreau.
+
+Salvato détacha son épée et la tendit à Baillie et à Troubridge, qui se
+reculèrent,--puis au duc della Salandra.
+
+--Je la prends, parce je suis forcé de la prendre, monsieur, dit
+celui-ci; mais Dieu m'est témoin que j'aimerais mieux vous la laisser.
+Je dirai plus, monsieur: je suis un soldat et non un gendarme, et, comme
+je n'ai aucun ordre relativement à vous...
+
+Il regarda les deux officiers, qui firent signe au duc qu'ils le
+laissaient absolument le maître.
+
+--En me rendant la liberté, dit Salvato, qui comprit ce que voulaient
+dire et les paroles interrompues et le signe qui achevait la pensée du
+duc della Salandra,--en me rendant la liberté, la rendez-vous à madame?
+
+--Impossible, monsieur! dit le duc: madame est nominativement désignée
+par le roi; madame doit être jugée. De toute mon âme, je désire qu'elle
+ne soit pas condamnée.
+
+Salvato salua.
+
+--Ce qu'elle a fait pour moi, je le fais pour elle; nos deux destinées
+sont inséparables dans la vie comme dans la mort.
+
+Et Salvato déposa un baiser sur le front de celle à laquelle il venait
+de se fiancer pour l'éternité.
+
+--Madame, dit le duc della Salandra, j'ai fait approcher une voiture,
+vous n'aurez pas l'ennui de traverser les rues de Naples entre quatre
+soldats.
+
+Luisa fit un signe de remercîment.
+
+Tous deux, précédés des quatre soldats, descendirent la route du Petraïo
+jusqu'au vico de Santa-Maria-Apparente. Là, une voiture les attendait au
+milieu d'une grande foule de curieux rassemblés.
+
+Au premier rang de cette foule, était un moine de l'ordre de
+Saint-Benoît.
+
+Au moment où Salvato passa devant lui, le moine leva son capuchon.
+
+Salvato tressaillit.
+
+--Qu'as-tu? lui demanda Luisa.
+
+--Mon père! lui murmura Salvato à l'oreille; rien n'est perdu!
+
+
+
+
+ XC
+
+ LA FOSSE DU CROCODILE
+
+
+Si vous demandez à voir, au Château-Neuf, le cachot qui porte le nom de
+_Fosse du crocodile_, le concierge vous montrera d'abord le squelette du
+gigantesque saurien qui lui a donné son nom, et que la tradition prétend
+avoir été pris dans cette fosse; puis il vous fera passer sous la porte
+au-dessus de laquelle il s'étend, puis il vous conduira à une porte
+étroite qui donne sur un escalier de vingt-deux degrés et qui mène à une
+troisième porte de chêne massif, garnie de fer, laquelle s'ouvre enfin
+sur une profonde et obscure caverne.
+
+Au milieu de ce sépulcre, oeuvre impie, creusé par la main des hommes
+pour ensevelir les cadavres vivants de leurs semblables, on se heurte à
+une masse de granit, sur laquelle on n'a d'autre prise que la barre de
+fer qui la traverse. Cette masse de granit ferme l'orifice d'un puits
+qui communique avec la mer. Dans les jours d'orage, la vague tourmentée
+et bondissante lance son écume à travers les interstices de la pierre
+mal jointe au pavé; l'eau salée envahit alors la caverne et poursuit le
+prisonnier jusque dans les angles les plus éloignés de sa prison.
+
+Par cette bouche de l'abîme, dit la lugubre légende, sortant du vaste
+sein de la mer, apparaissait autrefois l'immonde reptile qui a donné son
+nom à cette fosse.
+
+Presque toujours, il trouvait dans le cachot une proie humaine, et,
+après l'avoir dévorée, il se replongeait au gouffre.
+
+Là, dit encore le bruit populaire, furent jetés par les Espagnols la
+femme et les quatre enfants de Masaniello, ce roi des lazzaroni, qui
+entreprit de délivrer Naples, et qui eut le vertige du pouvoir, ni plus
+ni moins qu'un Caligula ou un Néron.
+
+Le peuple avait dévoré le père et le mari; le crocodile, qui a bien
+quelque ressemblance avec le peuple, dévora la mère et les enfants.
+
+Ce fut dans ce cachot que le commandant du Château-Neuf ordonna de
+conduire Salvato et Luisa.
+
+A la lueur d'une lampe pendue au plafond, les deux amants virent
+plusieurs prisonniers qui, à leur entrée, s'interrompirent dans leur
+conversation et jetèrent sur eux des regards inquiets. Mais, plus
+habitués aux demi-ténèbres de ce cachot, les yeux des prisonniers
+reconnurent les nouveaux venus, et un cri, tout à la fois de joie et de
+compassion, les accueillit. Un homme se jeta aux pieds de Luisa, une
+femme se jeta à son cou; trois prisonniers entourèrent Salvato et se
+saisirent de ses mains; et tous ne formèrent bientôt plus qu'un groupe,
+dans les accents confus duquel il eût été difficile de distinguer s'il y
+avait plus de contentement que de douleur.
+
+L'homme qui s'était jeté aux pieds de Luisa était Michele; la femme qui
+s'était jetée à son cou était Éléonor Pimentel; les trois prisonniers
+qui avaient entouré Salvato étaient Dominique Cirillo, Manthonnet et
+Velasco.
+
+--Ah! pauvre chère petite soeur! s'écria le premier Michele; qui nous
+eût dit que la sorcière Nanno prédisait si juste et devinait si vrai?
+
+Luisa ne put s'empêcher de frissonner, et, avec un sourire mélancolique,
+elle passa la main sur son cou si frêle et si délicat, et secoua la tête
+comme pour dire qu'il ne donnerait pas grand'peine au boureau.
+
+Hélas! elle se trompait, même dans cette dernière espérance.
+
+Le désordre causé parmi les prisonniers par l'arrivée de Salvato et de
+Luisa n'était pas encore calmé, lorsque la porte se rouvrit de nouveau
+et que l'on vit apparaître sur le sombre seuil un homme de haute taille,
+vêtu du costume de général républicain, déjà porté par Manthonnet.
+
+--Diable! dit-il en entrant, je suis tenté de dire, comme Jugurtha: «Les
+étuves de Rome ne sont pas chaudes.»
+
+--Hector Caraffa! s'écrièrent deux ou trois voix.
+
+--Dominique Cirillo! Velasco! Manthonnet! Salvato! Dans tous les cas, il
+y a meilleure compagnie ici que dans la prison Mamertine. Mesdames,
+votre serviteur! Comment donc! la signora Pimentel! la signora
+San-Felice! mais tout est réuni ici: la science, le courage, la poésie,
+l'amour, la musique. Nous n'aurons pas le temps de nous ennuyer.
+
+--Je ne crois pas qu'on nous le laisse, dit Cirillo de sa voix douce et
+triste.
+
+--Mais d'où venez-vous donc, mon cher Hector? demanda Manthonnet. Je
+vous croyais bien loin de nous, en sûreté derrière les murs de Pescara.
+
+--J'y étais en effet, dit Hector. Mais vous avez capitulé, le cardinal
+Ruffo m'a envoyé un double de votre capitulation, et m'a écrit d'en
+faire autant que vous autres; l'abbé Pronio m'écrivait, en même temps,
+de me rendre aux mêmes conditions, me promettant non-seulement la vie
+sauve, mais encore l'autorisation de me rendre en France. Je ne me suis
+pas cru déshonoré de faire ce que vous aviez fait; j'ai signé et livré
+la ville, comme vous avez livré les forts. Le lendemain, l'abbé est venu
+à moi, l'oreille basse et ne sachant comment m'annoncer la nouvelle. La
+nouvelle n'était pas bonne, en effet. Le roi lui avait écrit qu'ayant
+traité avec moi sans pouvoir, il eût à me remettre à lui pieds et poings
+liés, ou sinon sa tête lui répondait de la mienne. Pronio tenait à sa
+tête, quoiqu'elle ne fût pas belle; il m'a fait lier les pieds, il m'a
+fait lier les poings et m'a envoyé à Naples dans une charrette comme on
+envoie un veau au marché. Ce n'est qu'a l'intérieur du Château-Neuf, et
+quand la porte en a été refermée sur moi, qu'on m'a débarrassé de mes
+cordes et que l'on m'a conduit ici. Voilà toute mon histoire. A votre
+tour de conter les vôtres.
+
+Chacun raconta la sienne, à commencer par Salvato et Luisa. Nous la
+connaissons. Nous connaissons aussi celles de Cirillo, de Velasco, de
+Manthonnet, de Pimentel. Ils étaient descendus dans les felouques, sur
+la foi des traités, et Nelson les avait retenus prisonniers.
+
+--A propos, dit Ettore Caraffa quand chacun eut fait son récit, j'ai une
+bonne nouvelle à vous annoncer: Nicolino est sauvé.
+
+Une joyeuse exclamation s'échappa de toutes les bouches, et l'on demanda
+des détails.
+
+On se rappelle que, prévenu par le cardinal Ruffo, Salvato avait chargé
+à son tour Nicolino de prévenir l'amiral que sa vie était menacée;
+Nicolino était arrivé à la ferme où était caché son oncle une heure
+après que celui-ci avait été arrêté. Il avait appris la trahison du
+fermier, n'en avait point demandé davantage et était allé rejoindre
+Ettore Caraffa.
+
+Ettore Caraffa l'avait reçu à Pescara, où il avait pris part à la
+défense de la ville pendant les derniers jours; mais, lorsqu'il s'était
+agi de se rendre et de se livrer à l'abbé Pronio, Nicolino n'avait pas
+eu confiance, avait revêtu un habit de paysan et avait gagné la
+montagne. Des six conjurés que nous avons vus au château de la reine
+Jeanne au commencement de notre récit, c'était le seul qui ne fût point
+tombé aux mains de la réaction.
+
+Cette bonne nouvelle avait, en effet, fort réjoui les prisonniers; puis,
+comme nous l'avons dit, ils éprouvaient, au milieu de leur tristesse,
+une grande joie d'être réunis. Selon toute probabilité, ils seraient
+jugés et exécutés ensemble. Les girondins avaient joui du même bonheur,
+et l'on sait qu'ils l'avaient mis à profit.
+
+On apporta le souper pour tous, et des matelas pour les nouveaux venus.
+Tout en mangeant, Cirillo mit ses trois nouveaux compagnons au courant
+des us et coutumes de la prison, qu'ils habitaient déjà depuis treize
+jours et treize nuits.
+
+Les prisons étaient combles: le roi, nous l'avons vu dans une de ses
+lettres, avouait huit mille prisonniers.
+
+Chacun de ces cercles de l'enfer, qui aurait eu besoin d'un Dante pour
+être bien décrit, avait ses démons spéciaux chargés de tourmenter les
+damnés.
+
+Ils devaient rendre les chaînes plus pesantes, irriter la soif,
+prolonger les jeûnes, enlever la lumière, souiller les aliments, et,
+tout en faisant de la vie un cruel supplice, empêcher les prisonniers de
+mourir.
+
+Et, en effet, on devait penser que, soumis à de pareilles tortures
+précédant des supplices infamants, le suicide serait invoqué par les
+prisonniers comme un ange libérateur.
+
+Trois ou quatre fois pendant la nuit, on entrait dans les cachots sous
+prétexte de perquisition, et l'on réveillait ceux qui pouvaient dormir.
+Tout était défendu, non-seulement les couteaux et les fourchettes, mais
+encore les verres, sous prétexte qu'avec un fragment de verre, on
+pouvait s'ouvrir les veines;--les draps et les serviettes, sous prétexte
+qu'en les découpant et en les tressant, on pouvait s'en servir comme de
+cordes ou même en faire des échelles.
+
+L'histoire a conservé le nom de trois de ces tourmenteurs.
+
+L'un était un Suisse nommé Duece, qui donnait pour excuse de sa cruauté
+une famille nombreuse qu'il avait à nourrir.
+
+L'autre était un colonel de Gambs, un Allemand qui avait été sous les
+ordres de Mack et avait fui comme lui.
+
+Enfin, le troisième, notre ancienne connaissance, Scipion Lamarra, le
+porte-enseigne de la reine, que celle-ci avait si chaudement recommandé
+au cardinal, et qui avait fait honneur à sa royale protectrice en
+arrêtant, par trahison, Caracciolo, et en le conduisant à bord du
+_Foudroyant_.
+
+Mais il était convenu entre les prisonniers qu'ils ne donneraient pas à
+leurs bourreaux le plaisir du spectacle de leurs souffrances. S'ils
+venaient le jour, ils continuaient leur conversation, changeant de
+place, voilà tout, selon l'ordre des visiteurs; tandis que Velasco,
+charmant musicien, auquel on avait permis d'emporter sa guitare,
+accompagnait leurs perquisitions de ses airs les plus gais et de ses
+chants les plus joyeux. Si c'était la nuit, chacun se levait sans
+plaintes ni murmures,--et c'était vite fait, attendu que chacun, n'ayant
+que son matelas, se jetait dessus tout habillé.
+
+Pendant ce temps, on transformait, avec toute la célérité possible, le
+couvent de Monte-Olivetto en tribunal. Ce couvent avait été fondé en
+1411, par Cuzella d'Origlia, favori du roi Ladislas; le Tasse y avait
+trouvé un asile et fait une halte entre la folie et la prison: les
+prévenus devaient y faire une halte entre la prison et la mort.
+
+La halte était courte, et la mort ne se faisait point attendre. La junte
+d'État agissait selon le code sicilien, c'est-à-dire en vertu de
+l'antique procédure des barons siciliens rebelles. On prenait, pour
+l'appliquer, une loi du code de Roger, et l'on oubliait que Roger, moins
+jaloux de ses prérogatives que ne l'était le roi Ferdinand, n'avait
+point déclaré qu'un roi ne traitait point avec ses sujets rebelles,
+mais, au contraire, après avoir signé un traité avec les habitants de
+Bari et de Trani, qui s'étaient révoltés contre lui, l'avait
+ponctuellement exécuté.
+
+Cette procédure, qui ressemblait fort à celle de la chambre obscure,
+était terrible, en ce qu'elle ne présentait aucune sécurité aux
+prévenus. Les dénonciations et les espionnages étaient admis comme
+preuves, et les dénonciateurs et les espions comme témoins. Si le juge
+le jugeait utile, la torture accourait en aide à la vengeance, pour
+laquelle elle était encore un soutien, accusateurs et défenseurs étaient
+tous les hommes de la junte, c'est-à-dire les hommes du roi. Ni les uns
+ni les autres n'étaient les hommes des accusés. En outre, les
+accusateurs à charge, entendus secrètement et sans confrontation avec
+les accusés, n'avaient point pour contre-poids les témoins à décharge,
+qui, n'étant appelés ni publiquement ni secrètement, laissaient le
+prévenu tout entier sous le poids de son accusation et à la merci de ses
+juges. La sentence, remise alors à la conscience de ceux qui étaient
+chargés de se prononcer, demeurait sous le funeste arbitrage de la haine
+royale, sans appel, sans sursis, sans recours. Le gibet était dressé à
+la porte du tribunal; la sentence était prononcée dans la nuit, publiée
+le lendemain, et, le jour suivant, exécutée. Vingt-quatre heures de
+chapelle, puis l'échafaud.
+
+Pour ceux à qui Sa Majesté faisait grâce, restait la fosse de Favignana,
+c'est-à-dire une tombe.
+
+Avant d'arriver en Sicile, le voyageur qui va d'orient en occident, voit
+s'élancer, du sein de la mer, entre Marsala et Trapani, un écueil
+surmonté d'un fort, c'est-à-dire l'_Agusa_ des Romains, île fatale qui
+était déjà une prison du temps des empereurs païens. Un escalier, creusé
+dans la pierre, conduit de son sommet à une caverne placée au niveau de
+la mer. Une lumière funèbre y pénètre, sans que jamais cette lumière
+soit réchauffée par un rayon de soleil. Enfin, de sa voûte tombe une eau
+glacée, pluie éternelle qui ronge le granit le plus dur, qui tue l'homme
+le plus robuste.
+
+Cette fosse, cette tombe, ce sépulcre, c'était la clémence du roi de
+Naples!
+
+Revenons à notre récit.
+
+Nous avons vu--le soir où le beccaïo, tenant Salvato prisonnier, alla
+chercher, jusque dans son bouge, le bourreau pour le pendre,--nous avons
+vu que maître Danato était en train de supputer les gains qu'allaient
+lui procurer les nombreuses exécutions qu'il ne pouvait manquer de
+faire.
+
+Sur ces gains était basée la dot de trois cent ducats qu'il promettait à
+sa fille, le jour où elle épouserait Giovanni, le fils aîné du vieux
+Basso Tomeo.
+
+Aussi maître Donato avait-il manifesté une joie qui n'avait de
+comparable que celle du vieux Basso Tomeo, quand il avait vu, à la suite
+de la rupture des traités, les prisons s'emplir de prévenus, et avait
+appris de la bouche du roi lui-même, qu'il ne serait fait aucune grâce
+aux rebelles.
+
+Il y avait huit mille prisonniers: en cotant au plus bas, c'était au
+moins quatre mille exécutions.
+
+Quatre mille exécutions à dix ducats de prime par exécution, c'étaient
+quarante mille ducats; quarante mille ducats, c'étaient deux cent mille
+francs.
+
+Aussi maître Donato et son compère le pêcheur Basso Tomeo étaient-ils,
+dans les premiers jours de juillet, assis à la même table où nous les
+avons vus déjà, vidant un fiasco de vin de Capri, extra qu'ils avaient
+cru pouvoir se permettre, vu la circonstance, supputant sur leurs doigts
+ce que pouvait donner le minimum des exécutions.
+
+Ce minimum, à leur grande satisfaction à tous deux, ne pouvait s'élever
+à moins de trente à quarante mille ducats.
+
+En faveur de ce chiffre, et si on l'atteignait, maître Donato promettait
+d'élever la dot jusqu'au chiffre de six cents ducats.
+
+Maître Donato en était à cette concession, et peut-être, grâce à la
+bonne humeur que lui donnait cette perspective de potence et d'échafaud,
+qui s'étendait à perte de vue, comme l'allée des Sphinx, à Thèbes,
+allait-il en faire quelque autre encore, lorsque la porte s'ouvrit et
+qu'un huissier de la Vicaria, perdu dans la pénombre, demanda:
+
+--Maître Donato?
+
+--Avance à l'ordre! répondit celui-ci ignorant à qui il avait affaire,
+et porté qu'il était à la gaieté par les calculs qu'il avait faits et le
+vin qu'il avait bu.
+
+--Avancez à l'ordre vous-même! répondit l'huissier d'une voix
+impérative; car ce n'est pas moi qui ai un ordre à recevoir de vous,
+c'est vous qui avez un ordre à recevoir de moi.
+
+--Ouais! dit le père Basso Tomeo! qui avait l'habitude de voir dans les
+ténèbres, il me semble que je vois briller une chaîne d'argent sur un
+habit noir.
+
+--Huissier de la Vicaria, répéta la voix, de la part du procureur
+fiscal. Cela vous regarde, si vous le faites attendre.
+
+--Allez vite, allez vite, compère! dit Basso Tomeo. Il paraît que ça va
+chauffer.
+
+Et il se mit à chanter la tarentelle qui commence par ce vers poétique:
+
+ Polichinelle a trois cochons...
+
+--Voilà! cria maître Donato en se levant vivement de la table et en
+courant à la porte. Vous l'avez dit, Excellence, monseigneur Guidobaldi
+n'est point fait pour attendre.
+
+Et, sans prendre le temps de mettre son chapeau, maître Donato suivit
+l'huissier de la Vicaria.
+
+Le trajet est court de la rue des Soupirs-de-l'Abîme à la Vicaria.
+
+La Vicaria est l'ancien castel Capuano. Pendant la révolution
+napolitaine, elle joua le rôle qu'avait joué la Conciergerie dans la
+révolution française: elle servit de halte aux condamnés entre le
+jugement et la mort.
+
+C'était là que les patients, pour nous servir de l'expression consacrée
+à Naples, étaient mis _en chapelle_.
+
+Cette chapelle, qui n'est autre chose que la succursale de la prison,
+n'avait pas servi depuis les exécutions d'Emmanuele de Deo, de Galiani
+et de Vitagliano.
+
+Le procureur fiscal Guidobaldi la visitait, l'examinait et y faisait
+faire des réparations.
+
+Il devait s'assurer des serrures, des verrous et des anneaux scellés
+dans le plancher, et reconnaître s'ils étaient d'une solidité à toute
+épreuve.
+
+Se trouvant là, il avait pensé à faire d'une pierre deux coups et à
+envoyer chercher le bourreau.
+
+Nous avons, avec une espèce de respect religieux, pendant notre séjour à
+Naples, visité cette chapelle, où tout, excepté le tableau enlevé du
+grand autel, est dans le même état qu'alors.
+
+Elle s'élève au centre de la prison. On y arrive en traversant trois ou
+quatre grilles de fer.
+
+On monte deux gradins avant d'entrer dans la vraie chapelle,
+c'est-à-dire dans la chambre où est l'autel. Cette chambre prend sa
+lumière par une fenêtre basse percée au niveau du parquet et grillée
+d'un double barreau.
+
+De cette chambre, on arrive, en descendant quatre ou cinq degrés, dans
+une autre.
+
+C'est dans celle-là que les condamnés passaient les dernières
+vingt-quatre heures de la vie.
+
+De gros anneaux de fer scellés dans le plancher indiquent la place où
+les condamnés, couchés sur des matelas, faisaient leur veille d'agonie.
+Leur chaîne correspondait à ces anneaux.
+
+Sur l'une des faces de la muraille existait alors, et existe encore
+aujourd'hui, une grande fresque représentant Jésus en croix et Marie
+agenouillée à ses pieds.
+
+Derrière cette chambre, et en communication avec elle, se trouve un
+petit cabinet qui a une entrée à part.
+
+C'est dans ce petit cabinet, et par son entrée particulière, que sont
+introduits les pénitents blancs qui se chargent d'accompagner,
+d'encourager, de soutenir les condamnés au moment de leur mort.
+
+Il y a dans cette confrérie, dont les membres s'appellent _bianchi_, des
+prêtres et des laïques. Les prêtres écoutent la confession, donnent
+l'absolution et le viatique, c'est-à-dire les derniers sacrements, moins
+l'extrême-onction.
+
+L'extrême-onction étant réservée aux malades, et les condamnés n'étant
+point malades, mais destinés à périr _par accident_, ne peuvent recevoir
+l'extrême-onction, qui est le sacrement de l'agonie.
+
+Entrés dans ce cabinet, où ils revêtent cette longue robe blanche qui
+leur a fait donner le nom de _bianchi_, les pénitents n'abandonnent plus
+le condamné que quand son corps est déposé dans la fosse.
+
+Ils se tiennent près de lui pendant tout l'intervalle qui sépare la
+prison de l'échafaud. Sur l'échafaud, ils lui mettent la main sur
+l'épaule, afin de donner au patient tout le loisir de s'épancher en eux,
+et le bourreau ne peut le toucher que lorsqu'ils lèvent la main et
+disent:
+
+--Cet homme vous appartient.
+
+C'était vers cette dernière étape placée sur la route de la mort, que
+l'huissier de la Vicaria conduisait maître Donato.
+
+Celui-ci entra à la Vicaria, prit l'escalier à gauche, qui conduisait à
+la prison, longea tout un corridor bordé de cachots, franchit deux
+grilles, monta un escalier, traversa une troisième grille et se trouva à
+la porte de la chapelle.
+
+Il entra. La première pièce, c'est-à-dire celle de la chapelle, était
+vide. Il passa dans la seconde et vit le procureur fiscal qui faisait
+assurer la porte des _bianchi_, avec deux serrures et trois verrous.
+
+Il se tint debout au bas de l'escalier, et attendit respectueusement que
+le procureur fiscal s'aperçût de sa présence et lui adressât la parole.
+
+Au bout d'un instant, le procureur fiscal se retourna et découvrit celui
+qu'il avait envoyé chercher.
+
+--Ah! c'est vous, maître Donato, lui dit-il.
+
+--Prêt à exécuter vos ordres, Excellence, répondit l'exécuteur.
+
+--Vous savez que nous allons avoir pas mal d'exécutions à faire?
+
+--Je sais cela, répondit maître Donato avec une grimace qu'il avait
+l'intention de faire passer pour un sourire.
+
+--C'est pourquoi j'ai désiré qu'avant de commencer, nous nous entendions
+bien sur le chiffre de vos gages.
+
+--Ah! c'est bien simple, Excellence, répondit maître Donato d'un air
+détaché. J'ai six cents ducats de fixe et dix ducats de prime par
+exécution.
+
+--C'est bien simple! Peste! comme vous y allez, mon maître. Je ne trouve
+pas cela simple du tout, moi.
+
+--Pourquoi? demanda maître Donato avec un commencement d'inquiétude.
+
+--Parce que, supposé qu'il y ait quatre mille exécutions à dix ducats
+l'une, cela fait tout bonnement quarante mille ducats, sans compter les
+appointements fixes, c'est-à-dire à peu près le double de ce que gagne
+tout le tribunal, depuis le greffier jusqu'au président.
+
+--C'est vrai, fit maître Donato; mais je fais, à moi seul, la besogne
+qu'ils font tous ensemble, et ma besogne est plus dure: ils condamnent;
+moi, j'exécute.
+
+Le procureur fiscal, qui était en train de s'assurer qu'un anneau était
+bien scellé dans le parquet, se dressa, leva ses lunettes jusque sur son
+front et regarda maître Donato.
+
+--Ah! ah! dit-il, c'est votre opinion, maître Donato. Mais il y a une
+différence, cependant, entre vous et les juges: c'est que les juges sont
+inamovibles, et que vous pouvez être destitué, vous.
+
+--Moi? Et pourquoi serais-je destitué? Ai-je jamais refusé de faire mon
+devoir?
+
+--On vous accuse d'être tiède pour la bonne cause.
+
+--Ah! par exemple! moi qui me suis tenu les bras croisés tout le temps
+de la soi-disant République.
+
+--Parce qu'elle a été assez bête pour ne pas vous décroiser les bras. En
+tout cas, sachez une chose: c'est qu'il y a vingt-quatre dénonciations
+contre vous, et plus de douze cents demandes pour vous remplacer.
+
+--Ah! sainte madone del Carmine, que me dites-vous là, Excellence!
+
+--Et sans augmentation, sans prime, à appointements fixes.
+
+--Mais, Excellence, songez donc au travail que je vais avoir.
+
+--Cela compensera le temps où tu es resté sans rien faire.
+
+--Mais Votre Excellence veut donc la ruine d'un pauvre père de famille?
+
+--Ta ruine! Pourquoi penses-tu que je veuille ta ruine? Est-ce qu'il
+doit m'en revenir quelque chose? D'ailleurs, un homme n'est pas ruiné,
+ce me semble, avec huit cents ducats d'appointements.
+
+--D'abord, reprit vivement maître Donato, je n'en ai que six cents.
+
+--La magnificence de la junte ajoute, en raison des circonstances, deux
+cents ducats à tes gages.
+
+--Ah! monsieur le procureur fiscal, vous savez bien que ce n'est pas
+raisonnable.
+
+--Je ne sais pas si c'est raisonnable, dit Guidobaldi, qui commençait à
+se fatiguer de la discussion; mais je sais que c'est à prendre ou à
+laisser.
+
+--Mais songez donc, Excellence...
+
+--Tu refuses?
+
+--Mais non! mais non! s'écria maître Donato; seulement, je fais observer
+à Votre Excellence que j'ai une fille à marier, que nos enfants, à nous,
+sont de défaite difficile, et que j'avais compté sur le retour de notre
+bien-aimé roi pour doter ma pauvre Marina.
+
+--Elle est jolie, ta fille?...
+
+--C'est la plus belle fille de Naples.
+
+--Eh bien, la junte fera un sacrifice: il y aura un ducat par chaque
+exécution pour la dot de ta fille. Seulement, elle viendra toucher elle
+même.
+
+--Où?
+
+--Chez moi.
+
+--Ce sera un grand honneur, Excellence; mais n'importe!
+
+--N'importe quoi?
+
+--Je suis un homme ruiné, voilà tout.
+
+Et, en poussant des soupirs à émouvoir tout autre qu'un procureur
+fiscal, maître Donato sortit de la Vicaria et regagna sa maison, où
+l'attendaient Basso Tomeo et Marina, le premier dans l'impatience, la
+seconde dans l'inquiétude.
+
+La nouvelle, mauvaise pour maître Donato, était bonne pour Marina et
+pour Basso Tomeo, de sorte que, comme la plupart des nouvelles de ce
+monde, en vertu de la loi philosophique de compensation, elle apporta la
+douleur aux uns et la joie aux autres.
+
+Seulement, pour ménager la susceptibilité conjugale de Giovanni, on lui
+laissa ignorer l'article du traité passé entre son père et le procureur
+fiscal, article par lequel Marina était obligée d'aller elle-même
+toucher la prime[1].
+
+[Note 1: Comme on pourrait, à propos de cette diminution dans les
+honoraires du bourreau, nous accuser de faire de la fantaisie, nous
+citerons le texte même de l'historien Cuoco:
+
+«La prima operazione di Guidobaldi fù quella di transigere col
+carnefice. Al numero immenso di coloro ch'egli voleva impiccati, gli
+parve che fosse esorbitante la mercede di dieci ducati perciascuna
+operazione, che per antico stabilimento il carnefice esigeva del fisco.
+Credette poter procurare un gran risparmio sostituendo a quella mercede
+una pensione mensuale. Egli credeva che almeno per dieci mesi dovesie il
+carnefice essere ogni giorno occupato.»]
+
+
+
+
+ XCI
+
+ LES EXÉCUTIONS
+
+
+Le roi quitta Naples ou plutôt la pointe du Pausilippe,--car, ainsi que
+nous l'avons dit, il n'avait point osé descendre à Naples une seule fois
+pendant les vingt-huit jours qu'il était resté dans le golfe,--le roi,
+disons-nous, quitta la pointe du Pausilippe le 6 août, vers midi.
+
+Comme on peut le voir par la lettre suivante, adressée au cardinal, la
+traversée fut bonne, et aucun cadavre, comme celui de Caracciolo, ne
+vint plus se dresser devant son bâtiment.
+
+Voici la lettre du roi:
+
+«Palerme, 6 août 1799.
+
+»Mon éminentissime, je ne veux point tarder un moment à vous faire
+connaître mon heureuse arrivée à Palerme, après le plus heureux voyage
+du monde, attendu que, mardi matin, à onze heures, nous étions à la
+pointe du Pausilippe, et qu'aujourd'hui, à deux heures, nous avons jeté
+l'ancre dans le port de Palerme, avec une charmante brise et une mer
+comme un lac. J'ai revu toute ma famille en parfaite santé, et j'ai été
+reçu comme vous pouvez le croire. Donnez-moi, de votre côté, de bonnes
+nouvelles de nos affaires. Soignez-vous, et croyez-moi toujours votre
+même affectionné,
+
+»FERDINAND B.»
+
+Mais le roi n'avait pas voulu partir sans avoir vu manoeuvrer la junte
+et officier le bourreau. Le 6 août, c'est-à-dire le jour où il partit,
+les supplices avaient commencé depuis longtemps, et déjà sept victimes
+avaient été sacrifiées sur l'autel de la vengeance.
+
+Consignons ici les noms de ces sept premiers martyrs, et disons où ils
+furent exécutés.
+
+A la porte Capuana:
+
+ 6 juillet.--Dominico Perla.
+ 7 juillet.--Antonio Tramaglia.
+ 8 juillet.--Giuseppe Lotella.
+ 13 juillet.--Michelangelo Ciccone.
+ 14 juillet.--Nicola Carlomagno.
+
+Au Vieux-Marché:
+
+ 20 juillet.--Andrea Vitagliano.
+
+Dans le château del Carmine:
+
+ 3 août.--Gaetano Rossi.
+
+Je n'ai trouvé trace de Dominico Perla que dans la liste des suppliciés.
+J'ai vainement cherché qui il était et le crime qu'il avait commis. Son
+nom, dernière ingratitude du sort, n'est pas même inscrit dans le livre
+des _Martyrs de la liberté italienne_ d'Otto Vanucci.
+
+Sur le second, c'est-à-dire sur Tramaglia, nous avons trouvé cette
+simple mention: «Antonio Tramaglia, officier.»
+
+Le troisième, Giuseppe Lotella, était un pauvre traiteur établi près du
+théâtre des Florentins.
+
+Le quatrième, Michelangelo Ciccone, est une ancienne connaissance à
+nous: on se rappelle, en effet, le prêtre patriote que Dominico Cirillo
+envoya chercher pour recevoir la confession du sbire. Il s'était, comme
+nous croyons l'avoir dit, rendu célèbre par sa prédication libérale au
+grand air. Il avait fait dresser des chaires près de tous les arbres de
+la liberté, et, un crucifix à la main, parlant au nom du premier martyr
+de cette liberté dont il devait être martyr à son tour, il racontait à
+la foule les ténébreuses horreurs du despotisme et les splendides
+triomphes de la liberté,--appuyant surtout ses prédications sur ce que
+le Christ et les apôtres avaient toujours professé la liberté et
+l'égalité.
+
+Le cinquième, Nicola Carlomagno, avait été commissaire de la République.
+Monté sur l'échafaud, et tandis que l'on préparait la corde qui devait
+l'étrangler, il jeta un dernier regard sur la foule qui l'entourait, et,
+la voyant compacte et joyeuse:
+
+--Peuple stupide! s'écria-t-il à haute voix, tu te réjouis aujourd'hui
+de ma mort; mais viendra un jour où tu la pleureras avec des larmes
+amères; car mon sang retombera sur vos têtes à tous, et, si vous avez le
+bonheur d'être morts, sur celles de vos enfants!
+
+André Vitagliano, le sixième, était un beau et charmant jeune homme de
+vingt-huit ans, qu'il ne faut pas confondre avec cet autre martyr de la
+liberté qui mourut, quatre ans auparavant, sur le même échafaud
+qu'Emmanuele de Deo et Galiani.
+
+En sortant de sa prison pour aller au supplice, il dit au geôlier en lui
+donnant le peu d'argent qu'il avait sur lui:
+
+--Je te recommande mes compagnons: ce sont des hommes, et, comme, toi
+aussi, tu es un homme, peut-être, un jour, seras-tu aussi malheureux
+qu'ils le sont.
+
+Et il marcha souriant au supplice, monta souriant sur l'échafaud, et
+mourut en souriant.
+
+Le septième, Gaetano Rossi, était officier; mais, comme il fut exécuté
+dans l'intérieur du fort del Carmine, aucun détail n'a pu être recueilli
+sur sa mort.
+
+Dans une seule bibliothèque, on pourrait trouver des détails curieux sur
+les morts ignorées: c'est dans les archives de la confrérie des
+_bianchi_, qui, ainsi que nous l'avons dit, accompagnent les condamnés à
+l'échafaud; mais cette confrérie, entièrement dévouée à la dynastie
+déchue, nous a refusé tout renseignement.
+
+Ces premières têtes tombées, ou ces premiers corps suspendus au gibet,
+Naples resta onze jours sans exécution. Peut-être attendait-on des
+nouvelles de France.
+
+Nos affaires n'étaient point totalement désespérées en Italie.
+Championnet, comme nous l'avons dit, à la suite de la révolution du 20
+prairial, avait été remis à la tête de l'armée des Alpes et avait obtenu
+un brillant succès. Or, le nom de Championnet était un épouvantail pour
+Naples, et on l'avait vu arriver si rapidement de Civita-Castellana à
+Capoue, que l'on croyait qu'il lui faudrait à peine le double de temps
+pour arriver de Turin à Naples.
+
+Quelques voix commençaient à prononcer le nom de Bonaparte.
+
+La reine elle-même, dans une de ses lettres, et nous croyons avoir cité
+cette lettre, disait, à propos de la flotte française qui menaçait la
+Sicile, que, sans aucun doute, cette flotte avait pour but d'aller
+chercher Bonaparte en Égypte. La reine avait vu juste. Non-seulement le
+Directoire pensait au retour de Bonaparte, mais encore son frère Joseph
+lui écrivait pour lui dire la situation de nos armées en Italie et
+presser son retour en France.
+
+Cette lettre avait été portée à Bonaparte, au siége de
+Saint-Jean-d'Acre, par un Grec nommé Barbaki, auquel on avait promis
+trente mille francs s'il remettait cette lettre à Bonaparte en personne.
+Or, Bonaparte recevait cette lettre, qui lui donnait la première idée de
+son retour en France, au mois de mai 1799, c'est-à-dire au moment même
+où avait lieu la marche réactionnaire du cardinal.
+
+Toutes ces circonstances, jointes à ce que l'absence du roi avait rendu
+quelque pouvoir au cardinal, faisaient faire une halte à la mort. Il en
+coûtait surtout au cardinal de laisser exécuter des hommes qu'il
+reconnaissait être garantis par sa capitulation, et, au nombre de ces
+hommes, ce fort parmi les forts, ce rude capitaine que nous avons vu,
+une échelle sur l'épaule, l'épée entre les dents, la bannière de
+l'indépendance à la main, escalader les murs de la cité qui était un
+fief de sa famille, Hector Caraffa, enfin, qu'il avait, par une lettre
+de sa main, invité lui-même à se rendre.
+
+Mais, pendant cette trêve entre les bourreaux et les condamnés, le
+cardinal reçut du roi la lettre suivante, que nous reproduisons dans
+toute sa naïveté.
+
+«Palerme, 10 août 1799.
+
+Mon éminentissime, j'ai reçu votre lettre, qui m'a fort réjoui par tout
+ce qu'elle me dit de la tranquillité et du repos dont on jouit à Naples.
+J'approuve que vous n'ayez pas permis à Fra-Diavolo d'entrer à Gaete
+comme il le désirait; mais, tout en convenant avec vous que ce n'est
+qu'un chef de brigands, je n'en reconnais pas moins que nous lui avons
+de grandes obligations. Il faut donc continuer de s'en servir et prendre
+bien garde de le dégoûter. Mais, en même temps, il faut le convaincre de
+la nécessité d'imposer, à lui d'abord, et ensuite à ses hommes, le frein
+de la discipline, s'il veut acquérir un nouveau mérite à mes yeux.
+
+»Passons à autre chose.
+
+»Lorsque Pronio prit Pescara, il expédia un adjudant pour me donner avis
+qu'il avait en son pouvoir, et bien gardé, le célèbre comte de Ruvo,
+auquel il avait promis la vie, ce qui n'était pas en son pouvoir. Je lui
+renvoyai immédiatement le même adjudant avec ordre d'envoyer ledit Ruvo
+à Naples, en répondant de lui vie pour vie. Faites-moi savoir si Pronio
+a exécuté mes ordres.
+
+»Tenez-vous en bonne santé, et croyez-moi toujours votre même
+affectionné,
+
+»FERDINAND B.»
+
+N'est-ce pas une chose curieuse et qui mérite la publicité que cette
+lettre d'un roi qui recommande, dans un de ses paragraphes, de
+récompenser un brigand, et, dans un autre, de punir un grand citoyen!
+
+Mais plus curieux encore est ce post-scriptum:
+
+«En rentrant à la maison, je reçois beaucoup de lettres de Naples par
+deux bâtiments qui en arrivent. J'apprends par ces lettres qu'il y a eu
+du bruit au Vieux-Marché, parce qu'il ne s'y est plus fait d'exécutions,
+et, sur ce point, ni de vous, ni du gouvernement, je ne reçois aucune
+nouvelle, quoique ce soit votre devoir de m'en donner.
+
+»La junte d'État ne doit point hésiter dans ses opérations ni faire des
+rapports vagues et généraux. Il faut, quand les rapports sont faits,
+ordonner de les vérifier dans les vingt-quatre heures, frapper les chefs
+surtout, et, sans cérémonie aucune, les pendre. On m'avait promis des
+_justices_ pour lundi: j'espère qu'on ne les a pas remises à un autre
+jour. Si vous laissez entrevoir que vous avez peur, _vous êtes frits._»
+
+_Siete friti_: la chose est en toutes lettres, et il est impossible de
+la traduire autrement.
+
+Que vous semble-t-il du «Vous êtes frits!» C'est peu royal, n'est-ce
+pas? mais c'est expressif.
+
+Après une pareille recommandation, il n'y avait plus moyen de différer.
+Ces lettres reçues le 10 août au soir, furent transmises immédiatement à
+la junte d'État.
+
+Comme Hector Caraffa était particulièrement nommé dans la lettre royale,
+on résolut de commencer par lui et par sa fournée, c'est-à-dire par ses
+compagnons de captivité.
+
+En conséquence, le lendemain 11, à la visite de midi, présidée par le
+Suisse Duece, l'ordre fut donné de rouler les matelas et de les entasser
+dans un coin.
+
+--Ah! ah! dit Hector Caraffa à Manthonnet, il paraît que c'est pour ce
+soir.
+
+Salvato passa son bras autour de la taille de Luisa et l'embrassa au
+front.
+
+Luisa, sans répondre, laissa tomber sa tête sur l'épaule de son amant.
+
+--Pauvre femme! murmura Éléonor, la mort lui sera cruelle: elle aime!
+
+Luisa lui tendit la main.
+
+--Enfin, dit Cirillo, nous allons donc connaître ce grand secret discuté
+depuis Socrate jusqu'à nous, à savoir si l'homme a une âme.
+
+--Pourquoi pas? dit Velasco. Ma guitare en a bien une.
+
+Et il tira de son instrument quelques accords mélancoliques.
+
+--Oui, elle a une âme quand tu la touches, dit Manthonnet: ta main,
+c'est sa vie; retire ta main de dessus elle, l'instrument sera mort et
+l'âme envolée.
+
+--Malheureux! qui n'y croit pas, dit Éléonor Pimentel en levant au ciel
+ses grands yeux espagnols. J'y crois, moi.
+
+--Ah! vous êtes poëte, dit Cirillo, tandis que, moi, je suis médecin.
+
+Salvato entraîna Luisa dans un angle de la prison, s'assit sur une
+pierre et la fit asseoir sur son genou.
+
+--Écoute, ma bien-aimée, lui dit-il, pour la première fois nous allons
+parler gravement et sérieusement du danger que nous courons. Ce soir,
+nous serons conduits au tribunal; cette nuit, nous serons condamnés;
+demain, nous passerons la journée en chapelle; après-demain, nous serons
+exécutés.
+
+Salvato sentit tout le corps de Luisa frissonner entre ses bras.
+
+--Nous mourrons ensemble, dit-elle avec un soupir.
+
+--Pauvre chère créature! c'est ton amour qui parle; mais, chez toi, la
+nature se révolte à l'idée de la mort.
+
+--Ami, au lieu de m'encourager, vas-tu m'affaiblir?
+
+--Oui; car je veux obtenir de toi une chose, c'est que tu ne meures pas.
+
+--Tu veux obtenir de moi que je ne meure pas? Dépend-il donc de moi de
+vivre ou de mourir?
+
+--Tu n'as qu'un mot à dire pour échapper à la mort, momentanément, du
+moins.
+
+--Et toi, vivrais-tu?
+
+--Tu sais qu'en te montrant cet homme vêtu d'un costume de moine, je
+t'ai dit: «Mon père! tout n'est pas perdu.»
+
+--Oui. Et tu espères qu'il pourra te sauver?
+
+--Un père fait des miracles pour sauver son enfant, et mon père est une
+tête puissante, un coeur courageux, un esprit résolu. Mon père risquera
+sa vie, non pas une fois, mais dix fois, pour sauver la mienne.
+
+--S'il te sauve, il me sauvera avec toi.
+
+--Et si l'on nous sépare?
+
+Luisa jeta un cri.
+
+--Crois-tu donc qu'ils seront assez inhumains pour nous séparer?
+demanda-t-elle.
+
+--Il faut tout prévoir, dit Salvato, même le cas où mon père ne pourrait
+sauver que l'un de nous.
+
+--Qu'il te sauve, alors.
+
+Salvato sourit en haussant doucement les épaules.
+
+--Tu sais bien qu'en ce cas, dit-il, je n'accepterais pas son secours;
+mais...
+
+--Mais quoi? Achève.
+
+--Mais si, de ton côté, tout en restant prisonnière, tu ne courais plus
+danger de mort, il y a cent à parier contre un que mon père et moi te
+sauverions à ton tour.
+
+--Mon ami, mon cerveau se brise à chercher où tu veux en venir. Dis-moi
+tout de suite ce que tu as à me dire, ou je deviendrai folle.
+
+--Calme-toi, appuie-toi sur mon coeur et écoute.
+
+Luisa leva ses grands yeux interrogateurs sur son amant.
+
+--J'écoute, dit-elle.
+
+--Tu es enceinte, Luisa...
+
+Luisa tressaillit une seconde fois.
+
+--Oh! mon pauvre enfant! murmura-t-elle, qu'a-t-il fait, lui, pour
+mourir avec moi?
+
+--Eh bien, au lieu de mourir, il faut qu'il vive, et qu'en vivant, il
+sauve sa mère.
+
+--Que faire pour cela? Je ne te comprends p«s, Salvato.
+
+--La femme enceinte est sacrée pour la mort, et la loi ne peut frapper
+la mère que lorsqu'elle ne frappe plus l'enfant.
+
+--Que dis-tu?
+
+--La vérité. Attends le jugement, et, si, comme nous devons nous y
+attendre d'après ce que m'a dit le cardinal Ruffo, tu es condamnée
+d'avance, au moment où le juge prononcera ta sentence, déclare ta
+grossesse, et cette seule déclaration te donne un sursis de sept mois.
+
+Luisa regarda tristement Salvato.
+
+--Ami, dit-elle, est-ce toi, l'homme inébranlable dans l'honneur, qui me
+donnes le conseil de me déshonorer publiquement?
+
+--Je te donne le conseil de vivre, peu m'importe par quel moyen, pourvu
+que tu vives! Comprends-tu?
+
+Luisa continua du même ton, et comme si elle n'eût point entendu:
+
+--Tout le monde sait mon mari absent depuis plus de six mois, et j'irais
+dire hautement, quand on me condamnera injustement, pour un crime que je
+n'ai pas commis: «Je suis une femme infidèle, une épouse adultère.» Oh!
+je mourrais de honte, mon ami. Tu vois bien que mieux vaut mourir sur
+l'échafaud.
+
+--Mais lui?
+
+--Qui, lui?
+
+--Lui, notre enfant! As-tu le droit de le condamner à mort?
+
+--Dieu m'est témoin, mon ami, que, si, nous eussions vécu, que si, au
+sortir de mes entrailles déchirées, j'eusse entendu son premier
+vagissement, senti son haleine, baisé ses lèvres;--Dieu m'est témoin que
+j'eusse porté avec orgueil la honte de ma maternité; mais, toi mort
+demain, moi morte dans sept mois,--car il faut toujours que je
+meure!--le pauvre enfant sera non-seulement orphelin, mais flétri de la
+tache éternelle de sa naissance. Un geôlier impitoyable le jettera au
+coin d'une borne: il y mourra de faim, il y mourra de froid, il y sera
+écrasé sous les pieds des chevaux. Non, Salvato, qu'il disparaisse avec
+nous, et, si l'âme est immortelle, comme le croit Léonor et comme je
+l'espère aussi, nous nous présenterons à Dieu chargés du poids de nos
+fautes, mais conduisant avec nous l'ange qui nous les fera pardonner.
+
+--Luisa! Luisa! s'écria Salvato, pense! réfléchis!
+
+--Et lui! lui, là-bas, lui si bon, lui si noble, si grand, lorsque,
+sachant que j'ai eu le courage de le tromper, il apprendrait que je n'ai
+pas eu le courage de mourir; lorsque tout le monde autour de lui
+connaîtrait à quel prix j'ai racheté ma vie, sous quel fardeau de honte
+ne courberait-il pas le front! Oh! rien que de penser à cela, continua
+Luisa en se levant, mon ami, je me sens forte comme une Spartiate, et,
+si l'échafaud était là, j'y monterais en souriant!
+
+Salvato se laissa glisser à ses genoux et lui baisa passionnément la
+main.
+
+--J'ai fait ce que je devais faire, lui dit-il; je te remercie de faire
+ce que tu dois!
+
+
+
+
+ XCII
+
+ LE TRIBUNAL DE MONTE-OLIVETO
+
+
+Hector Caraffa ne s'était point trompé. A neuf heures du soir, on
+entendit les pas alourdis d'une troupe armée dans l'escalier qui
+conduisait au cachot des prisonniers; la porte s'ouvrit, et l'on vit
+dans la pénombre reluire les fusils des soldats.
+
+Les geôliers entrèrent; ils portaient des chaînes qu'ils jetèrent sur le
+pavé du cachot et qui, en tombant, rendirent un son lugubre.
+
+Le sang du noble comte de Ruvo se révolta.
+
+--Des chaînes! des chaînes! s'écria-t-il; ce n'est point pour nous, je
+présume?
+
+--Bon! Et pour qui donc voulez-vous que ce soit? demanda en goguenardant
+un des geôliers.
+
+Hector fit un geste de menace, chercha autour de lui un objet quelconque
+dont il pût se faire une arme, et, n'en trouvant point, il pesa du
+regard le rocher qui couvrait l'orifice du puits, et, comme Ajax, fut
+près de le soulever.
+
+Cirillo l'arrêta.
+
+--Ami, lui dit-il, la cicatrice la plus honorable, après celle que le
+fer de l'ennemi laisse au bras d'un héros, c'est celle que laissent au
+bras d'un patriote les chaînes d'un tyran. Voici mon bras; où sont nos
+chaînes?
+
+Et le noble vieillard tendit ses deux bras.
+
+Lorsque la porte s'était ouverte, Velasco, selon son habitude, jouait de
+la guitare et chantait, en s'accompagnant, une gaie chanson napolitaine.
+Les geôliers étaient entrés, ils avaient jeté leurs chaînes sur le pavé,
+et Velasco ne s'était pas interrompu.
+
+Hector Caraffa regarda tour à tour Dominique Cirillo et l'imperturbable
+chanteur.
+
+--Je suis honteux, dit-il; car je crois, en vérité, qu'il y a ici deux
+hommes qui sont plus braves que moi.
+
+Et il tendit les bras à son tour.
+
+Puis vint celui de Manthonnet.
+
+Puis Salvato s'approcha. Pendant qu'on l'enchaînait, Éléonor Pimentel et
+Michele, qui n'avaient pas perdu de vue Luisa pendant tout le temps
+qu'elle avait parlé à part avec son amant, soutenaient la jeune femme,
+tout près de tomber.
+
+Salvato enchaîné, Michele poussa un soupir, plutôt causé par le chagrin
+de quitter sa soeur que par la honte du traitement qu'il subissait, et
+s'approcha du geôlier.
+
+Velasco continuait de chanter sans que l'on pût reconnaître la moindre
+altération dans sa voix.
+
+Un geôlier vint à lui: il fit signe qu'on lui laissât finir son couplet,
+et, le couplet fini, brisa sa guitare et tendit les bras.
+
+On ne jugea point à propos d'enchaîner les femmes.
+
+Une portion des soldats remontèrent l'escalier, afin de laisser entre
+eux et leurs compagnons une place que prirent les prisonniers, car on ne
+pouvait monter que deux de front par l'étroite échelle; puis le reste du
+détachement se mit à leur suite, et l'on arriva dans la cour.
+
+Là, les soldats se placèrent sur deux rangs enfermant entre eux les
+prisonniers.
+
+D'autres soldats, placés en serre-file et portant des torches,
+éclairaient la marche funèbre.
+
+On parcourut ainsi, au milieu des insultes des lazzaroni, toute la rue
+Medina; on passa devant la maison des deux Backer, où redoublèrent les
+injures, la San-Felice ayant été reconnue; puis on prit la strada
+Monte-Oliveto, au bout de laquelle, sur le largo du même nom, s'ouvrait
+la porte du couvent transformé en tribunal.
+
+Les juges, disons mieux, les bourreaux, siégeaient au second étage.
+
+La grande salle, celle du réfectoire, avait été transformée en chambre
+de justice.
+
+Tendue de noir, elle n'avait d'autre ornement que des trophées de
+drapeaux aux armes des Bourbons de Naples et d'Espagne, et un immense
+Christ placé au-dessus de la tête du président, symbole de douleur, non
+d'équité, et qui semblait être là pour prouver que la justice humaine
+avait toujours été égarée, soit par la haine, soit par l'abjection, soit
+par la crainte.
+
+On fit passer les prisonniers par un couloir obscur longeant le
+prétoire; ils pouvaient entendre les rugissements de la foule qui les
+attendait.
+
+--Peuple immonde! murmura Hector Caraffa; sacrifiez-vous donc pour lui!
+
+--Ce n'est pas pour lui seulement que nous nous sacrifions, répondit
+Cirillo; c'est pour l'humanité tout entière. Le sang des martyrs est un
+terrible dissolvant pour les trônes!
+
+On ouvrit la porte qui conduisait à l'estrade préparée pour les
+prévenus. Un flot de lumière, une bouffée de chaleur, une tempête de
+cris, arrivèrent jusqu'à eux.
+
+Hector Caraffa, qui marchait le premier, s'arrêta comme suffoqué.
+
+--Entre là comme à Andria, dit Cirillo.
+
+Et l'intrépide capitaine apparut le premier sur l'estrade.
+
+Chacun de ses compagnons fut accueilli, comme il l'avait été lui-même,
+par des cris et des huées.
+
+A la vue des femmes, les cris et les huées redoublèrent.
+
+Salvato, voyant plier Luisa comme un roseau, lui passa son bras autour
+de la taille et la soutint.
+
+Puis il embrassa toute la salle d'un regard.
+
+Au premier rang des spectateurs, appuyé à la balustrade qui séparait le
+public des juges, était un moine bénédictin.
+
+Au moment ou les yeux de Salvato se fixèrent sur lui, il leva son
+capuchon.
+
+--Mon père! murmura tout bas Salvato à l'oreille de Luisa.
+
+Et Luisa se releva sous un rayon d'espoir, comme un beau lis sous un
+rayon de soleil.
+
+Les yeux des autres prévenus, qui n'avaient personne à chercher dans la
+salle, se portèrent sur le tribunal.
+
+Il se composait de sept juges, y compris le président, assis dans un
+hémicycle, en souvenir probablement de l'aréopage athénien.
+
+Les défenseurs et le procureur des accusés, dernière raillerie d'un
+semblant de justice, étaient adossés à l'estrade des accusés, avec
+lesquels ils n'avaient pas même été mis en communication.
+
+Un seul des conseillers manquait: don Vicenzo Speciale, le juge du roi.
+
+On savait si bien qu'il parlait au nom de Sa Majesté Sicilienne, que,
+quoique simple conseiller de nom, il était le véritable président du
+tribunal.
+
+Il est vrai qu'il y avait un homme qui luttait de zèle avec lui: c'était
+l'homme qui avait réduit les gages du bourreau, le procureur fiscal
+Guidobaldi.
+
+Les prévenus s'assirent.
+
+Quoique les fenêtres de la salle du tribunal, située au second étage,
+fussent ouvertes, les nombreux spectateurs et les nombreuses lumières
+rendaient l'atmosphère presque impossible à respirer.
+
+--Par le Christ! dit Hector Caraffa, on voit bien que nous sommes dans
+l'antichambre de l'enfer; on étouffe ici!
+
+Guidobaldi se retourna vivement vers lui.
+
+--Tu étoufferas bien autrement, lui dit-il, quand la corde te serrera la
+gorge!
+
+--Oh! monsieur, répondit Hector Caraffa, on voit bien que vous n'avez
+pas l'honneur de me connaître. On ne pend pas un homme de mon nom; on
+lui coupe le cou, et, alors, au lieu de ne pas respirer assez, il
+respire trop.
+
+En ce moment, un frémissement qui ressemblait à de la terreur parcourut
+la salle: la porte du cabinet des délibérations venait de s'ouvrir, et
+Speciale entrait.
+
+C'était un homme de cinquante-cinq à soixante ans, aux traits fortement
+accusés, aux cheveux plats et tombant le long de ses tempes, aux yeux
+noirs, petits, vifs, haineux, s'arrêtant avec une fixité qui devenait
+douloureuse pour celui sur lequel ils s'arrêtaient; un nez en bec de
+corbin s'abaissait sur des lèvres minces et sur un menton s'avançant
+presque de la longueur du nez.
+
+Cette tête se maintenait droite, malgré la bosse bien visible, qui, par
+derrière, soulevait la longue robe noire du conseiller. Il eût été
+grotesque s'il ne se fût rendu terrible.
+
+--J'ai toujours remarqué, dit Cirillo à Hector Caraffa à demi-voix, et
+cependant assez haut pour être entendu, que les hommes laids étaient
+méchants, les contrefaits pires. Et voilà, dit-il en montrant du doigt
+Speciale, voilà qui vient encore à l'appui de ma remarque.
+
+Speciale entendit ces paroles, fit tourner sa tête comme sur un pivot et
+chercha des yeux celui qui les avait prononcées.
+
+--Tournez-vous davantage, monsieur le juge, lui dit Michele, votre bosse
+nous empêche de voir.
+
+Et il éclata de rire, enchanté d'avoir mêlé son mot à la conversation.
+
+Cet éclat de rire eut dans la salle un écho homérique.
+
+Si cela continuait, la séance promettait d'être amusante pour les
+spectateurs.
+
+Speciale devint livide; mais, presque aussitôt, le rouge lui monta au
+visage comme s'il allait avoir un coup de sang.
+
+D'une seule enjambée, il franchit la distance qui le séparait de son
+fauteuil, et y tomba assis en grinçant des dents avec rage.
+
+--Voyons, dit-il, et procédons vivement. Comte de Ruvo, vos noms,
+prénoms, qualité, âge et profession?
+
+--Mes noms? répondit celui à qui la question était adressée, Ettore
+Caraffa, comte de Ruvo, des princes d'Andria. Mon âge? Trente-deux ans.
+Ma profession? Patriote.
+
+--Qu'avez-vous fait pendant la soi-disant République?
+
+--Vous pouvez prendre la chose de plus haut et me demander ce que j'ai
+fait sous la monarchie?
+
+--Inutile.
+
+--Ce n'est pas mon avis, et je vais vous le dire: j'ai conspiré, j'ai
+été mis au château Saint-Elme par cet immonde Vanni, qui ne se doutait
+pas, en se coupant la gorge, que l'on pouvait trouver pire que lui; je
+me suis sauvé; j'ai rejoint le brave et illustre Championnet; je l'ai
+aidé, avec mon ami Salvato, que voilà, à battre le général Mack à
+Civita-Castellana.
+
+--Donc, interrompit Speciale, vous avez servi contre votre pays?
+
+--Contre mon pays, non; contre le roi Ferdinand, oui. Mon pays est
+Naples, et la preuve que Naples n'a pas été d'avis que j'avais servi
+contre mon pays, c'est qu'elle m'a prié de la servir encore avec le
+grade de général.
+
+--Ce que vous avez accepté?
+
+--De grand coeur.
+
+--Messieurs, dit Speciale, j'espère que nous ne prendrons pas même la
+peine de délibérer sur le châtiment à infliger à ce traître, à ce
+renégat.
+
+Ruvo se leva, ou plutôt bondit sur ses pieds.
+
+--Ah! misérable, dit-il en secouant ses fers et en se penchant vers
+Speciale, ce sont ces chaînes qui te donnent le courage de m'insulter!
+Si j'étais libre, tu me parlerais autrement.
+
+--A mort! dit Speciale; et, comme tu as le droit, en ta qualité de
+prince, d'avoir la tête tranchée, tu l'auras, mais par la guillotine.
+
+--_Amen!_ dit Hector se rasseyant avec la plus grande insouciance et
+tournant le dos au tribunal.
+
+--A toi, Cirillo! dit Speciale. Tes noms, ton âge, ta qualité?
+
+--Dominique Cirillo, répondit d'une voix calme celui qui était
+interrogé. J'ai soixante ans. Sous la monarchie, j'ai été médecin; sous
+la République, représentant du peuple.
+
+--Et devant moi, aujourd'hui, qu'es-tu?
+
+--Devant toi, lâche! je suis un héros.
+
+--A mort! hurla Speciale.
+
+--A mort!... répéta comme un écho funèbre le tribunal.
+
+--Passons. A toi, là-bas! à toi, qui portes l'uniforme de général de la
+soi-disant République!
+
+--A moi? dirent, en même temps, Manthonnet et Salvato.
+
+--Non, à toi qui as été ministre de la guerre. Vite, tes noms!...
+
+Manthonnet l'interrompit.
+
+--Gabriel Manthonnet, quarante-deux ans.
+
+--Qu'as-tu fait sous la République?
+
+--De grandes choses, mais pas assez grandes encore, puisque nous avons
+fini par capituler.
+
+--Qu'as-tu à dire pour ta défense
+
+--J'ai capitulé.
+
+--Ce n'est point assez.
+
+--C'est fâcheux; mais je n'ai pas d'autre réponse à faire à ceux qui
+foulent aux pieds la loi sainte des traités.
+
+--A mort!
+
+--A mort! répéta le tribunal.
+
+--Et toi, Michele le Fou! continua Speciale. Qu'as-tu fait sous la
+République?
+
+--Je suis devenu sage, répondit Michele.
+
+--As-tu quelque chose à dire pour ta défense?
+
+--Ce serait inutile.
+
+--Pourquoi?
+
+--Parce que la sorcière Nanno m'a prédit que je serais colonel, puis
+pendu. J'ai été colonel; il me reste à être pendu. Tout ce que je
+pourrais dire ne m'en empêcherait pas. Ainsi donc, ne vous gênez pas
+pour chanter votre refrain: «A mort!»
+
+--A mort! répéta Speciale. A vous maintenant, continua-t-il en montrant
+du doigt la Pimentel.
+
+Elle se leva, belle, calme et grave comme une matrone antique.
+
+--Moi? dit-elle. Je me nomme Leonora Fonseca Pimentel; je suis âgée de
+trente-deux ans.
+
+--Qu'avez-vous à dire pour votre défense?
+
+--Rien; mais j'ai beaucoup à dire pour mon accusation, puisque,
+aujourd'hui, ce sont les héros que l'on accuse et les lâches que l'on
+récompense.
+
+--Dites alors, puisqu'il vous plaît de vous accuser vous-même.
+
+--J'ai la première crié aux Napolitains: «Vous êtes libres!» j'ai publié
+un journal dans lequel j'ai dévoilé les parjures, les lâchetés, les
+crimes des tyrans; j'ai dit, sur le théâtre San-Carlo, l'_Hymne à la
+Liberté_, de Monti; j'ai...
+
+--Assez, interrompit Speciale; vous continuerez votre panégyrique en
+marchant à la potence.
+
+Leonora se rassit, calme, comme elle s'était levée.
+
+--A toi, l'homme à la guitare! dit Speciale, s'adressant à Velasco; car
+on m'a dit que tu passais ton temps à jouer de la guitare dans ta
+prison.
+
+--Est-ce un crime de lèse-majesté?
+
+--Non; et, si tu n'avais fait que cela, quoique ce soit le plaisir d'un
+fainéant, tu ne serais point ici. Mais, puisque tu y es, fais-moi le
+plaisir de nous dire tes noms, prénoms, âge, qualité.
+
+--Et s'il ne me plaît point de vous répondre?
+
+--Cela ne m'empêchera pas de t'envoyer à la mort.
+
+--Bon! dit Velasco, j'irai bien sans que tu m'y envoies.
+
+Et, d'un seul bond, d'un bond de jaguar, il sauta par-dessus l'estrade
+et tomba au milieu du prétoire. Alors, sans qu'on eût le temps de
+l'arrêter, sans que l'on pût même deviner son intention, il s'élança
+vers la fenêtre en faisant tournoyer ses chaînes et en criant:
+
+--Place! place!
+
+Chacun s'écarta devant lui. Il bondit sur le rebord de la croisée, mais
+n'y demeura qu'un instant. Toute la salle poussa un cri de terreur: il
+venait de plonger dans le vide. Puis, presque aussitôt, on entendit la
+chute d'un corps pesant qui s'écrasait sur le pavé.
+
+Velasco était allé, comme il l'avait dit, à la mort, sans que Speciale
+l'y envoyât: il s'était brisé le crâne.
+
+Il se fit un instant de silence pénible dans cette salle si bruyante.
+Juges, accusés, spectateurs frissonnaient. Luisa se jeta entre les bras
+de son amant.
+
+--Faut-il lever la séance? demanda le président.
+
+--Pourquoi cela? dit Speciale. Vous l'eussiez condamné à mort: il s'est
+donné la mort lui-même; justice est faite. Répondez, monsieur le
+Français, continua-t-il en s'adressant à Salvato, et dites comment il se
+fait que vous comparaissiez devant nous.
+
+--Je comparais devant vous, dit Salvato, parce que je suis, non pas
+Français, mais Napolitain. Je me nomme Salvato Palmieri: j'ai vingt-six
+ans; j'adore la liberté, je déteste la tyrannie. C'est moi que la reine
+a voulu faire assassiner par son sbire Pasquale de Simone; c'est moi qui
+ai eu l'audace, en me défendant contre six assassins, d'en tuer deux et
+d'en blesser deux. J'ai mérité la mort: condamnez-moi.
+
+--Allons, dit Speciale, il ne faut pas refuser à ce digne patriote ce
+qu'il demande: la mort!
+
+--La mort! répéta le tribunal.
+
+Luisa s'attendait à ce résultat, et cependant elle laissa échapper un
+soupir qui ressemblait à un gémissement.
+
+Le moine bénédictin leva son capuchon et échangea un regard rapide avec
+Salvato.
+
+--La! maintenant, dit Speciale, au tour de la signora, et ce sera fini.
+Allons, quoique nous la sachions aussi bien que vous, contez-nous votre
+petite affaire. Nom, prénoms, âge et qualité, et, ensuite, nous
+passerons aux Backer.
+
+--Levez-vous, Luisa, et appuyez-vous à mon épaule, dit tout bas Salvato.
+
+Luisa se leva et prit le point d'appui qui lui était offert.
+
+En la voyant si jeune, si belle, si modeste, les spectateurs laissèrent
+échapper un murmure d'admiration et de pitié.
+
+--Huissier, dit Speciale, faites faire silence.
+
+--Silence! cria l'huissier.
+
+--Parlez, dit Salvato.
+
+--Je me nomme Luisa Molina San-Felice, dit la jeune femme d'une voix
+douce et tremblante; j'ai vingt-trois ans; je suis innocente du crime
+dont on m'accuse, mais je ne demande pas mieux que de mourir.
+
+--Alors, dit Speciale, impatient des marques de sympathie que de tous
+côtés on donnait à l'accusée; alors, vous prétendez que ce n'est pas
+vous qui avez dénoncé les banquiers Backer?
+
+--Elle le prétend d'autant plus justement, dit Michele, que la personne
+qui les a dénoncés, c'est moi; celui qui a été chez le général
+Championnet, c'est moi; celui qui a donné le conseil d'interroger
+Giovannina, c'est moi. Elle n'est pour rien dans tout cela, pauvre
+petite soeur! Aussi, vous pouvez bien la renvoyer tranquillement, elle,
+et lui demander des prières, comme à une sainte qu'elle est.
+
+--Tais-toi, Michele, tais-toi!... murmura Luisa.
+
+--Parle, au contraire, parle, Michele! dit Salvato.
+
+--Et je puis d'autant mieux parler, dit le lazzarone, qu'à cette heure
+où je suis condamné, il ne m'en reviendra ni plus ni moins. Pendu pour
+pendu, autant dire la vérité. Ce sont les mensonges qui étranglent les
+honnêtes gens, et non la corde. Eh bien, je disais donc que la Madone du
+pied de la Grotte, sa voisine, n'est pas plus pure qu'elle. Elle
+revenait tout exprès de Paestum pour les prévenir, ces pauvres Backer,
+quand elle les a rencontrés aux mains des soldats qui les conduisaient
+au Château-Neuf; et, avant de mourir, le fils lui a écrit pour lui dire
+qu'il savait bien que ce n'était point elle, mais que c'était moi qui
+étais la cause de sa mort. Donne la lettre, petite soeur, donne-la! Ces
+messieurs la liront; ils sont trop justes pour te condamner si tu es
+innocente.
+
+--Je ne l'ai point, murmura la San-Felice: je ne sais ce que j'en ai
+fait.
+
+--Je l'ai, moi, dit vivement Salvato; fouille dans cette poche, Luisa,
+et donne-la.
+
+--Tu le veux, Salvato! murmura Luisa.
+
+Puis, plus bas encore.
+
+--Et s'il allaient faire grâce!
+
+--Plût au ciel!
+
+--Mais toi?
+
+--Mon père est là.
+
+Luisa prit la lettre dans la poche de Salvato et la tendit au juge.
+
+--Messieurs, dit Speciale, cette lettre fût-elle de la main de Backer,
+vous ne lui accorderiez, je l'espère bien, que la confiance qu'elle
+mérite. Vous savez que Backer fils était l'amant de cette femme.
+
+--L'amant? s'écria Salvato. Oh! misérable! ne touche pas cette
+immaculée, même avec tes paroles!
+
+--Amoureux de moi, voulez-vous dire, monsieur?
+
+--Et amoureux jusqu'à la folie, car il n'y a qu'un fou qui puisse
+confier à une femme le secret d'une conspiration.
+
+--Lisez la lettre, dit Salvato en se levant, et tout haut.
+
+--Oui, tout haut! tout haut! cria l'auditoire.
+
+Speciale fut donc forcé d'obéir à cette voix publique, et lut la lettre
+que nous connaissons, et par laquelle André Backer, comme preuve de sa
+confiance envers Luisa, et de sa conviction qu'elle n'était pour rien
+dans la dénonciation du complot royaliste, donnait à la jeune femme la
+mission de distribuer une somme de quatre cent mille ducats aux victimes
+de la guerre civile.
+
+Les juges se regardèrent: il n'y avait pas moyen de condamner sur un
+fait aussi complètement démenti, où la victime absolvait et où le
+coupable se dénonçait lui-même.
+
+Cependant, l'ordre du roi était positif: il fallait condamner, et
+condamner à mort.
+
+Mais Speciale n'était point homme à demeurer embarrassé pour si peu.
+
+--C'est bien, dit-il, le tribunal abandonne ce chef d'accusation.
+
+Un murmure favorable accueillit ces paroles.
+
+--Mais, continua Speciale, vous êtes accusée d'un autre crime, non moins
+grave.
+
+--Lequel? demandèrent en même temps Luisa et Salvato.
+
+--Vous êtes accusée d'avoir donné asile à un homme qui venait à Naples
+pour conspirer contre le gouvernement, de l'avoir gardé six semaines
+chez vous, et de ne l'avoir laissé sortir que pour aller combattre les
+troupes du roi légitime.
+
+Luisa, pour toute réponse, baissa la tête et regarda tendrement Salvato.
+
+--Ah bien, en voilà une bonne! dit Michele. Est-ce qu'elle pouvait le
+laisser mourir à sa porte, sans secours? est-ce que la première loi de
+l'Évangile n'est pas de secourir notre prochain?
+
+--Les traîtres, interrompit Speciale, ne sont le prochain de personne.
+
+Puis, comme il était pressé d'en finir avec cette affaire, à laquelle
+plus qu'il n'eût voulu s'attachait l'intérêt public:
+
+--Ainsi, dit-il, vous avouez avoir reçu, caché, soigné un conspirateur,
+qui n'est sorti de chez vous que pour aller rejoindre les Français et
+les jacobins?
+
+--Je l'avoue, dit Luisa.
+
+--Cela suffit. C'est de la trahison, le crime est capital. A mort!
+
+--A mort! répéta sourdement le tribunal.
+
+Un long et douloureux murmure s'éleva de l'auditoire. Luisa San-Felice,
+calme et la main sur son coeur, se tourna vers les spectateurs pour les
+remercier; mais, tout à coup, elle s'arrêta, immobile et l'oeil fixe.
+
+--Qu'as-tu? lui demanda Salvato.
+
+--Là, là, vois-tu? dit-elle sans faire aucun geste et en se penchant en
+avant. Lui! lui! lui!
+
+Salvato se pencha à son tour du côté que lui indiquait Luisa et vit un
+homme de cinquante-cinq à soixante ans, vêtu de noir avec élégance,
+portant la croix de Malte brodée sur son habit. Il s'avançait lentement
+vers le tribunal, à travers la foule qui s'écartait devant lui.
+
+Il ouvrit la balustrade qui séparait le public de la junte, s'avança
+jusqu'au milieu du prétoire, et, s'adressant aux juges, qui le
+regardaient avec étonnement:
+
+--Vous venez de condamner cette femme à mort, dit-il; mais je viens vous
+dire que votre jugement ne peut recevoir son exécution.
+
+--Et pourquoi cela? demanda Speciale.
+
+--Parce qu'elle est enceinte, répondit-il.
+
+--Et comment le savez-vous?
+
+--Je suis son mari, le chevalier San-Felice.
+
+Il y eut un cri de joie dans l'auditoire, un cri d'admiration sur
+l'estrade des prévenus. Speciale pâlit en sentant que sa proie lui
+échappait. Les juges, inquiets, se regardèrent.
+
+--Luciano! Luciano! murmura Luisa en tendant les mains vers le
+chevalier, tandis que de grosses larmes d'attendrissement coulaient de
+ses yeux.
+
+Le chevalier s'avança vers l'estrade: les soldats s'écartèrent
+d'eux-mêmes.
+
+Il prit la main de sa femme et la baisa tendrement.
+
+--Ah! tu avais bien raison, Luisa, dit tout bas Salvato: cet homme est
+un ange, et je suis honteux d'être si peu de chose près de lui.
+
+--Conduisez les condamnés à la Vicaria, dit Speciale; et, ajouta-il,
+remmenez cette femme au Château-Neuf.
+
+La porte qui avait donné passage aux prévenus s'ouvrit pour laisser
+sortir les condamnés; mais, avant de quitter l'estrade, Salvato eut
+encore le temps d'échanger un dernier regard avec son père.
+
+
+
+
+ XCIII
+
+ EN CHAPELLE
+
+
+Selon l'ordre donné par Speciale, les condamnés furent conduits à la
+Vicaria, et Luisa ramenée au Château-Neuf.
+
+Toutefois, les deux amants, trouvant dans les soldats plus de pitié que
+dans les juges, eurent le loisir de se faire leurs adieux et d'échanger
+un dernier baiser.
+
+Plein de confiance dans son père, Salvato affirma, à son amie qu'il
+avait bonne espérance, et que, cette espérance, il ne la perdrait même
+pas au pied de l'échafaud.
+
+Luisa ne répondait que par ses larmes.
+
+Enfin, à la porte, il fallut se séparer.
+
+Les condamnés prirent par la calata Trinita-Maggiore, par la strada
+Trinita et par le vico Stoto; après quoi, la rue des Tribunaux les
+conduisit tout droit à la Vicaria.
+
+Luisa, au contraire, redescendit la strada Monte-Oliveto, la strada
+Medina et rentra au Château-Neuf, où, en vertu d'une recommandation du
+prince François, apportée par un homme inconnu, elle fut enfermée dans
+une chambre particulière.
+
+Nous n'essayerons pas de peindre la situation dans laquelle on la
+laissa: c'est à nos lecteurs de s'en faire une idée.
+
+Quant aux condamnés, ils s'acheminaient, comme nous l'avons dit, vers la
+Vicaria, jusqu'à la porte de laquelle leur firent cortége ceux qui
+avaient assisté à la séance du jugement.
+
+Il faut en excepter, cependant le chevalier San-Felice et le moine, qui
+s'étaient rapprochés l'un de l'autre, courant ensemble, au premier angle
+de la strada della Guercia, c'est-à-dire à l'angle du vico du même nom.
+
+La porte de la Vicaria était constamment ouverte; elle recevait du
+tribunal les condamnés, les gardait douze, quatorze, quinze heures, puis
+les rejetait à l'échafaud.
+
+La cour était pleine de soldats. Le soir, on étendait pour eux des
+matelas sous les arcades, et ils y couchaient, enveloppés dans leur
+capote ou dans leur manteau. D'ailleurs, on était aux jours les plus
+chauds de l'année.
+
+Les condamnés rentrèrent vers deux heures du matin, et furent conduits
+directement en chapelle.
+
+Ils étaient évidemment attendus: la chambre où se trouvait l'autel était
+éclairée avec des cierges; l'autre, avec une lampe suspendue au plafond.
+
+A terre étaient six matelas.
+
+Une escouade de geôliers attendaient dans cette chambre.
+
+Les soldats s'arrêtèrent sur la porte, prêts à faire feu si, au moment
+où l'on ôterait les chaînes aux condamnés, quelque rébellion se
+manifestait parmi eux.
+
+Ce n'était point à craindre. Arrivé à ce point, chacun d'eux se sentait
+non-seulement sous le regard curieux des contemporains, mais encore sous
+le regard impartial de la postérité, et nul n'était assez ennemi de sa
+renommée pour obscurcir, par quelque imprudente colère, la sérénité de
+sa mort.
+
+Ils se laissèrent donc, avec la même tranquillité que s'il s'agissait
+d'autres qu'eux, détacher les chaînes qui leur liaient les mains et
+mettre aux pieds celles qui les scellaient au parquet.
+
+L'anneau était assez près du lit et la chaîne assez longue pour que le
+condamné pût se coucher.
+
+Levé, il ne pouvait pas s'écarter du lit de plus d'un pas.
+
+En dix minutes, la double opération fut faite: les geôliers se
+retirèrent les premiers, les soldats ensuite.
+
+Puis la porte, avec ses triples verrous et ses doubles barres, se
+referma sur eux.
+
+--Mes amis, dit Cirillo, dès que le dernier grincement des portes fut
+éteint, laissez-moi, comme médecin, vous donner un conseil.
+
+--Ah! pardieu! dit en riant le comte de Ruvo, il sera le bienvenu,
+attendu que je me sens bien malade; si malade, que je ne passerai pas
+trois heures de l'après-midi.
+
+--Aussi, mon cher comte, répliqua Cirillo, ai-je dit un conseil et non
+pas une ordonnance.
+
+--Oh! alors, je retire mon observation: prenons que je n'ai rien dit.
+
+--Je parie, fit à son tour Salvato, que je devine le conseil que vous
+alliez nous donner, mon cher Hippocrate: vous alliez nous conseiller de
+dormir, n'est-ce pas?
+
+--Justement: le sommeil, c'est la force, et, quoique nous soyons hommes,
+l'heure venue, nous aurons besoin de notre force, et de toute notre
+force.
+
+--Comment, mon cher Cirillo, dit Manthonnet, vous qui êtes un homme de
+précaution, comment ne vous êtes-vous pas, dans la prévision de cette
+heure, prémuni d'une certaine poudre ou d'une liqueur quelconque qui
+nous dispense de danser au bout d'une corde, en face de ces imbéciles de
+lazzaroni, la gigue ridicule dont nous sommes menacés!
+
+--J'y ai pensé; mais, égoïste que je suis, ne me doutant pas que nous
+dussions mourir de compagnie, je n'y ai pensé que pour moi seul. Cette
+bague, comme celle d'Annibal, renferme la mort de celui qui la porte.
+
+--Ah! dit Caraffa, je comprends maintenant pourquoi vous nous conseillez
+de dormir: vous vous seriez endormi avec nous, mais vous ne vous seriez
+pas réveillé.
+
+--Tu te trompes, Hector. Je suis parfaitement décidé à mourir comme vous
+et avec vous, et, s'il y a quelqu'un qui ait mal dormi et qui, au moment
+de faire le grand voyage, se sente quelque faiblesse, cette bague est à
+lui.
+
+--Diable! fit Michele, c'est tentant.
+
+--La veux-tu, pauvre enfant du peuple, qui n'as pas comme nous, pour
+t'aider à mourir, la ressource de la science et de la philosophie?
+demanda Cirillo.
+
+--Merci, merci, docteur! dit Michele; ce serait du poison perdu.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Mais parce que la vieille Nanno m'a prédit que je serais pendu, et que
+rien ne peut m'empêcher d'être pendu. Faites donc votre cadeau à
+quelqu'un qui soit libre de mourir à sa façon.
+
+--J'accepte, docteur, dit la Pimentel; j'espère ne pas m'en servir; mais
+je suis femme, et, au moment suprême, je puis avoir un moment de
+faiblesse. Si ce malheur m'arrive, vous me pardonnerez, n'est-ce pas?
+
+--La voici; mais vous avez tort de douter de vous-même, dit Cirillo: je
+réponds de vous.
+
+--N'importe! fit Éléonor en tendant la main, donnez toujours.
+
+Le matelas du docteur était trop éloigné de celui d'Éléonor Pimentel
+pour que Cirillo passât l'anneau de la main à la main; mais il le donna
+au prisonnier le plus proche de lui, qui le fit passer à son voisin,
+lequel le remit à Éléonor.
+
+--On dit, fit celle-ci, que, lorsqu'on apporta à Cléopâtre l'aspic
+couché dans un panier de figues, elle commença par caresser le reptile
+en disant: «Sois la bienvenue, hideuse petite bête! tu me sembles belle,
+à moi, car tu es la liberté.» Toi aussi, tu es la liberté, ô bague
+précieuse, et je te baise comme une soeur.
+
+Salvato, ainsi qu'on l'a vu, n'avait point pris part à la conversation.
+Il se tenait assis sur son lit, les coudes posés sur ses genoux, sa tête
+dans ses mains.
+
+Hector Caraffa le regardait avec inquiétude. De son matelas, il pouvait
+atteindre jusqu'à lui.
+
+--Dors-tu ou rêves-tu? demanda-t-il.
+
+Salvato tira de ses mains sa tête parfaitement calme, et qui n'était
+triste que parce que la tristesse était le caractère de cette
+physionomie.
+
+--Non, dit-il, je réfléchis.
+
+--A quoi?
+
+--A un cas de conscience.
+
+--Ah! dit en riant Manthonnet, quel malheur que le cardinal Ruffo ne
+soit pas là!
+
+--Ce n'est pas à lui que je m'adresserais; car, ce cas de conscience,
+vous seul pouvez le résoudre.
+
+--Ah! pardieu! s'écria Hector Caraffa, je ne me doutais point que l'on
+m'enfermât ici pour faire partie d'un concile.
+
+--Cirillo, notre maître en philosophie, en science, en honneur surtout,
+a dit tout à l'heure: «J'ai du poison, mais je n'en ai que pour moi
+seul; donc, je ne m'en servirai pas.»
+
+--Le voulez-vous? dit vivement Éléonor. Je ne serais pas fâchée de vous
+le rendre, il me brûle les mains.
+
+--Non, merci; c'est une simple question qu'il me reste à vous poser.
+Vous ne voulez pas mourir seul, mon cher Cirillo, d'une mort douce et
+tranquille, tandis que vos compagnons mourraient d'une mort cruelle et
+infamante?
+
+--C'est vrai. Condamné en même temps qu'eux, il m'a semblé que je devais
+mourir avec eux et comme eux.
+
+--Maintenant, si, au lieu de la possibilité de mourir, vous aviez la
+certitude de vivre?
+
+--J'eusse refusé la vie par les mêmes raisons qui m'ont fait repousser
+la mort.
+
+--Vous pensez tous comme Cirillo?
+
+--Tous, répondirent d'une seule voix les quatre hommes.
+
+Éléonor Pimentel écoutait avec une avidité croissante.
+
+--Mais, continua Salvato, si votre salut pouvait amener le salut d'un
+autre, d'un être faible et innocent, qui, pour se soustraire à la mort,
+ne compte que sur vous, n'espère qu'en vous, et qui mourrait sans vous?
+
+--Oh! alors, s'écria vivement Éléonor Pimentel, ce serait notre devoir
+d'accepter.
+
+--Vous parlez en femme, Éléonor.
+
+--Et nous parlons en hommes, nous, reprit Cirillo, et, comme elle, nous
+vous disons: «Salvato, ce serait notre devoir d'accepter.»
+
+--C'est votre avis, Ruvo? demanda le jeune homme.
+
+--Oui.
+
+--C'est votre avis, Manthonnet?
+
+--Oui.
+
+--C'est votre avis, Michele?
+
+--Oh! oui, cent fois oui!
+
+Et, se penchant du côté de Salvato:
+
+--Au nom de la Madone, monsieur Salvato, sauvez-vous et sauvez-la! Ah!
+si je pouvais être sûr qu'elle ne mourra point, j'irais à la potence en
+dansant, et je crierais: «Vive la Madone!» la corde au cou.
+
+--C'est bien, dit Salvato, je sais ce que je voulais savoir; merci.
+
+Et tout rentra dans le silence.
+
+La lampe seule, qui avait épuisé son huile, pétilla un instant, jeta de
+petits éclairs, et lentement s'éteignit.
+
+Bientôt une lueur grisâtre, annonçant le jour qui devait être le dernier
+jour des condamnés, transparut tristement à travers les barreaux.
+
+--Voilà l'emblème de la mort: la lampe s'éteint, la nuit se fait, puis
+vient le crépuscule.
+
+--Êtes-vous bien sûr du crépuscule? demanda Cirillo.
+
+A huit heures du matin, ceux des condamnés qui dormaient furent éveillés
+par le bruit que fit, en s'ouvrant, la porte de la première chambre,
+c'est-à-dire celle où était l'autel.
+
+Les geôliers entrèrent dans la chambre des condamnés, et leur chef dit à
+haute voix:
+
+--La messe des morts!
+
+--A quoi bon la messe? dit Manthonnet. Croit-on que nous ne sachions pas
+bien mourir sans cela?
+
+--Nos bourreaux veulent mettre le bon Dieu de leur côté, répondit Ettore
+Caraffa.
+
+--Je ne vois nulle part que la messe soit instituée par l'Évangile, fit,
+à son tour, Cirillo, et l'Évangile est ma seule foi.
+
+--C'est bien, dit la même voix impérative: ne détachez que ceux qui
+voudront assister à l'office divin.
+
+--Détachez-moi, dit Salvato.
+
+Éléonor Pimentel et Michele firent la même demande.
+
+On les détacha tous trois.
+
+Ils passèrent dans la chambre à côté. Le prêtre était à l'autel: des
+soldats gardaient la porte, et l'on voyait briller dans le corridor les
+baïonnettes indiquant que le détachement était nombreux et que, par
+conséquent, les précautions étaient prises.
+
+Salvato ne s'était fait détacher que pour ne pas laisser échapper une
+occasion de se mettre en communication avec son père ou les agents de
+son père qui auraient entrepris de le sauver.
+
+Éléonor avait demandé à entendre la messe parce que, femme et poëte, son
+esprit la portait à participer au mystère divin.
+
+Michele, parce que, Napolitain et Lazzarone, il était convaincu que,
+sans messe, il n'y avait pas de bonne mort.
+
+Salvato se tint debout, près de la porte de communication des deux
+chambres; mais il eut beau interroger des yeux les assistants et plonger
+son regard dans le corridor, il ne vit rien qui pût lui faire soupçonner
+que l'on s'occupât de son salut.
+
+Éléonor prit une chaise et s'inclina, appuyée sur le dossier.
+
+Michele s'agenouilla sur les marches mêmes de l'autel.
+
+Michele représentait la foi absolue; Éléonor, l'espérance; Salvato, le
+doute.
+
+Salvato écouta la messe avec distraction; Éléonor avec recueillement;
+Michele avec extase.
+
+Il n'avait été que quatre mois patriote et colonel, il avait été toute
+sa vie lazzarone.
+
+La messe finie, le prêtre demanda:
+
+--Qui veut communier?
+
+--Moi! s'écria Michele.
+
+Éléonor s'inclina sans répondre; Salvato secoua la tête en signe de
+dénégation.
+
+Michele s'approcha du prêtre, se confessa à voix basse et communia.
+
+Puis tous trois furent réintégrés dans la seconde chambre, où on leur
+apporta à déjeuner, ainsi qu'à leurs compagnons.
+
+--Pour quelle heure? demanda, Cirillo aux geôliers qui apportaient le
+repas.
+
+L'un d'eux s'approcha de lui.
+
+--Je crois que c'est pour quatre heures, monsieur Cirillo, lui dit-il.
+
+--Ah! lui dit le docteur, tu me reconnais?
+
+--Vous avez, l'année dernière, guéri ma femme d'une fluxion de poitrine!
+
+--Et elle va bien depuis ce temps?
+
+--Oui, Excellence.
+
+Puis, à voix basse:
+
+--Je vous souhaiterais, ajouta-t-il en poussant un soupir, d'aussi longs
+jours que ceux qu'elle a probablement à vivre.
+
+--Mon ami, lui répondit Cirillo, les jours de l'homme sont comptés;
+seulement, Dieu est moins sévère que Sa Majesté le roi Ferdinand: Dieu,
+parfois, fait grâce; le roi Ferdinand, jamais! Tu dis que c'est pour
+quatre heures?
+
+--Je le crois, répondit le geôlier; mais, comme vous êtes beaucoup, ça
+avancera, peut-être d'une heure, afin qu'on ait le temps.
+
+Cirillo tira sa montre.
+
+--Dix heures et demie, dit-il.
+
+Puis, comme il allait la remettre à son gousset:
+
+--Bon! dit-il, j'allais oublier de la remonter. Ce n'est point une
+raison qu'elle s'arrête parce que je m'arrêterai.
+
+Et il remonta tranquillement sa montre.
+
+--Y a-t-il quelques-uns des condamnés qui désirent recevoir les secours
+de la religion? demanda le prêtre en apparaissant sur le seuil de la
+porte.
+
+--Non, répondirent d'une seule voix Cirillo, Ettore Caraffa et
+Manthonnet.
+
+--Comme vous voudrez, répondit le prêtre; c'est une affaire entre Dieu
+et vous.
+
+--Je crois, mon père, répondit Cirillo qu'il serait plus juste de dire
+entre Dieu et le roi Ferdinand.
+
+
+
+
+ XCIV
+
+ LA PORTE SANT'AGOSTINO-ALLA-ZECCA
+
+
+Vers trois heures et demie, les condamnés entendirent s'ouvrir la porte
+extérieure du cabinet des _bianchi_, dont ils étaient séparés par une
+forte cloison et par une porte garnie de bandes de fer, de cadenas et de
+verrous; puis, un bruit de pas et le chuchotement de plusieurs voix.
+
+Cirillo tira sa montre.
+
+--Trois heures et demie, dit-il: mon brave homme de geôlier ne s'est pas
+trompé.
+
+--Michele! dit Salvato au lazzarone, qui, depuis qu'il avait communié,
+se tenait absorbé dans sa prière.
+
+Michele tressaillit, et, sur un signe de Salvato, s'approcha de lui
+autant que le permettait la longueur de sa chaîne.
+
+--Excellence? demanda-t-il.
+
+--Tâche de ne pas t'éloigner de moi, et, s'il arrive quelque événement
+inattendu, profites-en.
+
+Michele secoua la tête.
+
+--Oh! Excellence, murmura-t-il, Nanno a dit que je serais pendu, je dois
+être pendu; cela ne peut se passer autrement.
+
+--Bah! qui sait? dit Salvato.
+
+On entendit s'ouvrir la porte opposée à celle qui donnait dans le
+cabinet des _bianchi_, c'est-à-dire celle de la chapelle, et un homme
+parut sur le seuil de la chambre des condamnés, tandis que le bruit des
+crosses de fusil que les soldats posaient à terre arrivait jusqu'à eux.
+
+Il n'y avait point à se tromper à l'aspect de cet homme: c'était le
+bourreau.
+
+Il compta les patients.
+
+--Six ducats de prime seulement! murmura-t-il avec un soupir. Et quand
+je songe que, de ce seul coup, soixante ducats me devaient revenir...
+Enfin, n'y pensons plus!
+
+Le procureur fiscal Guidobaldi entra, précédé d'un huissier tenant
+l'arrêt de la junte.
+
+--Détachez les condamnés, dit le procureur fiscal.
+
+Les geôliers obéirent.
+
+--A genoux pour entendre votre arrêt! dit Guidobaldi.
+
+--Avec votre permission, monsieur le procureur fiscal, dit Hector
+Caraffa, nous aimerions mieux l'entendre debout.
+
+Le ton de raillerie avec lequel étaient prononcées ces paroles fit
+grincer les dents du juge.
+
+--A genoux, debout, assis, peu importe de quelle façon vous l'entendrez,
+pourvu que vous l'entendiez et que l'arrêt s'exécute! Greffier, lisez
+l'arrêt.
+
+L'arrêt condamnait Dominique Cirillo, Gabriel Manthonnet, Salvato
+Palmieri, Michele il Pazzo et Leonora Pimentel à être pendus, et Hector
+Caraffa à avoir la tête tranchée.
+
+--C'est bien cela, dit Hector, et il n'y a rien à reprendre au jugement.
+
+--Alors, dit en raillant Guidobaldi, on peut l'exécuter?
+
+--Quand vous voudrez. Je suis prêt pour mon compte, et je présume que
+mes amis sont prêts comme moi.
+
+--Oui, répondirent les condamnés d'une seule voix.
+
+--Je dois cependant te dire une chose, à toi, Dominique Cirillo, dit
+Guidobaldi avec un effort qui prouvait ce que cette chose lui coûtait à
+dire.
+
+--Laquelle? demanda Cirillo.
+
+--Demande ta grâce au roi, et peut-être, comme tu as été son médecin, te
+l'accordera-t-il. En tout cas, cette demande faite, j'ai ordre
+d'accorder un sursis.
+
+Tous les regards se fixèrent sur Cirillo.
+
+Mais lui, avec sa voix douce, avec son visage calme, avec ses lèvres
+souriantes, répondit:
+
+--C'est inutilement qu'on cherche à flétrir ma réputation par une
+bassesse. Je refuse d'entrer dans cette honteuse voie de salut qui m'est
+offerte. J'ai été condamné avec des amis qui me sont chers; je veux
+mourir avec eux. J'attends mon repos de la mort, et je ne ferai rien
+pour la fuir et pour demeurer une heure de plus dans un monde où règnent
+l'adultère, le parjure et la perversité.
+
+Léonor saisit la main de Cirillo, et, après l'avoir baisée, brisa sur le
+plancher le flacon d'opium qu'elle avait reçu de lui.
+
+--Qu'est-ce que cela? demanda Guidobaldi en voyant la liqueur se
+répandre sur les dalles.
+
+--Un poison qui, en dix minutes, m'eût mise hors de tes atteintes,
+misérable! répondit-elle.
+
+--Et pourquoi renonces-tu à ce poison?
+
+--Parce que ce serait, il me semble, une lâcheté, du moment que Cirillo
+ne veut pas nous abandonner, d'abandonner Cirillo.
+
+--Bien, ma fille! s'écria Cirillo. Je ne dirai pas: «Tu es digne de
+moi!» je dirai: «Tu es digne de toi-même!»
+
+Léonor sourit, et, l'oeil au ciel, la main étendue, le sourire à la
+bouche:
+
+ _Forsan hæc olim meminisse juvabit!_
+
+dit-elle.
+
+--Voyons, dit Guidobaldi impatienté, est-ce fini, et personne n'a-t-il
+plus rien à demander?
+
+--Personne n'a rien demandé, d'abord, dit le comte de Ruvo.
+
+--Et personne ne demandera rien, dit Manthonnet, si ce n'est que nous
+finissions cette comédie de fausse clémence le plus tôt possible.
+
+--Geôlier, ouvrez la porte aux _bianchi_, dit le procureur fiscal.
+
+La porte du cabinet s'ouvrit, et les _bianchi_ parurent, revêtus de leur
+longues robes blanches.
+
+Ils étaient douze, deux par chaque condamné.
+
+La porte du cabinet se referma derrière eux.
+
+Un pénitent s'approcha de Salvato, lui prit la main, et fit, en la
+prenant, le signe maçonnique.
+
+Salvato lui rendit le même signe, sans que son visage trahit la moindre
+émotion.
+
+--Vous êtes prêt? demanda le pénitent.
+
+--Oui, répondit Salvato.
+
+La réponse ayant un double sens, personne ne la remarqua.
+
+Quant à Salvato, il ne reconnaissait pas la voix; mais le signe
+maçonnique lui apprenait qu'il avait affaire à un ami.
+
+Il échangea un regard avec Michele.
+
+--Rappelle-toi ce que je t'ai dit, Michele, fit Salvato.
+
+--Oui, Excellence, répondit le lazzarone.
+
+--Lequel de vous s'appelle Michele? demanda un pénitent.
+
+--Moi, dit vivement Michele croyant qu'il allait apprendre quelque bonne
+nouvelle.
+
+Le pénitent s'approcha de lui.
+
+--Vous avez une mère? lui demanda-t-il.
+
+--Oui, répondit Michele avec un soupir, et c'est le plus fort de ma
+peine, pauvre femme! Mais comment savez-vous cela?
+
+--Une pauvre vieille m'a arrêté au moment où j'entrais à la Vicaria.
+
+»--Excellence, m'a-t-elle dit, j'ai une prière à vous faire.
+
+»--Laquelle? ai-je demandé.
+
+»--Je voudrais savoir si vous faites partie des pénitents qui conduisent
+les condamnés à l'échafaud.
+
+»--Oui.
+
+»--Eh bien, l'un d'eux s'appelle Michele Marino; mais il est plus connu
+sous le nom de Michele il Pazzo.
+
+»--N'est-ce pas, lui ai-je demandé, celui qui a été colonel sous la
+soi-disant République?
+
+»--Oui, le malheureux enfant, répondit-elle, c'est bien lui!
+
+»--Eh bien, après?
+
+»--Eh bien, comme un brave chrétien que vous êtes, vous l'avertirez de
+tourner, en sortant de la Vicaria, la tête à gauche; je serai sur la
+pierre des Banqueroutiers pour le voir une dernière fois et lui donner
+ma bénédiction.»
+
+--Merci, Excellence, dit Michele. C'est un fait que la pauvre chère
+femme m'aime de tout son coeur. Je lui ai bien fait de la peine toute ma
+vie; mais, aujourd'hui, c'est la dernière que je lui ferai!
+
+Puis, en essuyant une larme:
+
+--Voulez-vous me faire l'honneur de m'assister? demanda-t-il au
+pénitent.
+
+--Volontiers, répondit celui-ci.
+
+--Allons, Michele, dit Salvato, ne nous faisons pas attendre.
+
+--Me voilà, monsieur Salvato, me voilà!
+
+Et Michele se mit à la suite de Salvato.
+
+Les condamnés sortirent de la salle où ils avaient été mis en chapelle,
+traversèrent la chambre où la messe leur avait été dite, et commencèrent
+d'entrer dans le corridor, le bourreau en tête.
+
+Ils marchaient dans la disposition qui, sans doute, était celle dans
+laquelle ils devaient être exécutés:
+
+Cirillo d'abord, puis Manthonnet, puis Michele, puis Éléonor Pimentel,
+puis Ettore Caraffa.
+
+Chacun des condamnés marchait entre deux _bianchi_.
+
+A la porte de la prison donnant dans la cour s'étendait une double file
+de soldats, allant de cette première porte à la seconde, qui débouchait
+sur la place de la Vicaria.
+
+Cette place était encombrée de peuple.
+
+A l'aspect des condamnés, une formidable rumeur s'éleva de la foule:
+
+--A mort, les jacobins! à mort!
+
+Il était évident que, sans la double file de soldats qui les protégeait,
+ils n'eussent point fait cinq pas dans la rue sans être mis en pièces.
+
+Des couteaux brillaient dans toutes les mains, des menaces dans tous les
+yeux.
+
+--Appuyez-vous sur mon épaule, dit à Salvato le pénitent qui marchait à
+sa droite et qui s'était fait connaître à lui pour maçon.
+
+--Croyez-vous donc que j'aie besoin d'être soutenu? lui demanda en
+souriant Salvato.
+
+--Non; mais j'ai des instructions à vous donner.
+
+On avait fait une quinzaine de pas hors de la Vicaria, et l'on se
+trouvait en face de la colonne qui surmonte la pierre dite des
+Banqueroutiers, parce que c'était en s'asseyant, le derrière nu, sur
+cette pierre que les banqueroutiers du moyen âge se déclaraient en
+faillite.
+
+--Halte! dit le pénitent qui était à la gauche de Michele.
+
+Dans ces sortes de marches funèbres, les pénitents jouissent d'une
+autorité que personne ne songe à leur contester.
+
+Maître Donato s'arrêta le premier, et, derrière lui, s'arrêtèrent
+pénitents, soldats, condamnés.
+
+--Jeune homme, dit à Michele le pénitent qui avait crié: «Halte!» fais
+tes adieux à ta mère! Femme, ajouta-t-il-en s'adressant à la vieille,
+donne la dernière bénédiction à ton fils!
+
+La vieille descendit de la pierre sur laquelle elle était montée, et
+Michele se jeta dans ses bras.
+
+Pendant quelques secondes, ni l'un ni l'autre ne purent parler.
+
+Le pénitent qui était à la droite de Salvato en profita pour lui dire:
+
+--Dans le vico Sant'Agostino-alla-Zecca, au moment où nous arriverons en
+face de l'église, il y aura un tumulte. Montez sur les marches de
+l'église et appuyez-vous contre la porte en la frappant du talon.
+
+--Le pénitent qui est à ma gauche est-il des nôtres?
+
+--Non. Faites semblant de vous occuper de Michele.
+
+Salvato se retourna vers le groupe que formaient Michele et sa mère.
+
+Michele venait de relever la tête et regardait autour de lui.
+
+--Et elle, demanda-t-il, elle n'est pas avec vous?
+
+--Qui, elle?
+
+--Assunta.
+
+--Ses frères et son père l'ont enfermée au couvent de l'Annonciata, où
+elle pleure et se désespère, et ils ont juré que, s'ils pouvaient
+t'arracher aux mains des soldats, le bourreau n'aurait pas le plaisir de
+te pendre, attendu qu'ils auraient celui de te mettre en pièces.
+Giovanni a même ajouté: «Ça me coûtera un ducat, mais n'importe!»
+
+--Ma mère, vous lui direz que je lui en voulais de m'avoir abandonné,
+mais qu'à cette heure, où je sais qu'il n'y a pas de sa faute, je lui
+pardonne.
+
+--Allons, dit le pénitent, il faut se quitter.
+
+Michele se mit à genoux devant sa mère, qui lui posa les deux mains sur
+la tête et le bénit mentalement; car la pauvre femme, étouffée par les
+sanglots, ne pouvait plus proférer une seule parole.
+
+Le pénitent prit la vieille femme par-dessous les bras et l'assit sur la
+pierre, où elle resta comme une masse inerte, la tête appuyée sur ses
+deux genoux.
+
+--Marchons, dit Michele.
+
+Et, de lui-même, il reprit son rang.
+
+Le pauvre garçon n'était ni un esprit fort comme Ruvo, ni un philosophe
+comme Cirillo, ni un coeur de bronze comme Manthonnet, ni un poëte comme
+Pimentel: c'était un enfant du peuple, accessible à tous les sentiments
+et ne sachant ni les réprimer ni les cacher.
+
+Il marchait la jambe ferme, la tête droite, mais les joues humides de
+larmes.
+
+On suivit un instant la strada dei Tribunali; puis on prit à gauche le
+vico delle Lite; on traversa la rue Forcella, et l'on entra dans le vico
+Sant'Agostino-alla-Zecca.
+
+Un homme se tenait à l'entrée de cette rue avec une charrette attelée de
+deux buffles.
+
+Il sembla à Salvato que le pénitent qui était à sa droite avait échangé
+un signe avec le charretier.
+
+--Tenez-vous prêt.
+
+--A quoi?
+
+--A ce que je vous ai dit.
+
+Salvato se retourna et vit que l'homme aux buffles suivait le cortège
+avec sa charrette.
+
+Un peu en avant de l'estrade del Pendino, la rue était barrée par une
+voiture de bois dont l'essieu était cassé.
+
+L'homme dételait ses chevaux, afin de décharger la voiture.
+
+Cinq ou six soldats se portèrent en avant en criant: «Place! place!» et
+en essayant, en effet, de débarrasser la rue.
+
+On était en face de l'église de Sant'Agostino-alla-Zecca.
+
+Tout à coup, des mugissements horribles se firent entendre, et, comme
+s'ils étaient atteints de folie, les buffles, les yeux sanglants, la
+langue pendante, soufflant le feu par les naseaux, traînant après eux la
+charrette avec un bruit pareil à celui du tonnerre, se ruèrent sur le
+cortège, foulant aux pieds, écrasant contre les maisons le peuple dont
+la rue était encombrée et l'arrière-garde des soldats, qui voulaient
+vainement les arrêter de leurs baïonnettes.
+
+Salvato comprit que c'était le moment. Il écarta du coude le second
+pénitent qui était à sa gauche, renversa le soldat qui faisait la file à
+sa hauteur, et en criant: «Gare les buffles!» et, comme s'il cherchait
+seulement à fuir le danger, il bondit sur les marches de l'église, et
+s'appuya à la porte, qu'il frappa du talon.
+
+La porte s'ouvrit, comme, dans une féerie bien machinée, s'ouvre une
+trappe anglaise, et, avant que l'on eût eu le temps de voir par où il
+avait disparu, elle se referma sur lui.
+
+Michele avait voulu suivre Salvato; mais un bras de fer l'avait arrêté.
+C'était celui du vieux pêcheur Basso Tomeo, le père d'Assunta.
+
+
+
+
+ XCV
+
+ COMMENT ON MOURAIT À NAPLES EN 1799
+
+
+Quatre hommes armés jusqu'aux dents attendaient Salvato dans l'intérieur
+de l'église.
+
+L'un d'eux lui ouvrit les bras. Salvato se jeta sur son coeur en criant:
+
+--Mon père!
+
+--Et maintenant, dit celui-ci, pas un instant à perdre! Viens! viens!
+
+--Mais fit Salvato résistant, ne pouvons-nous pas sauver mes compagnons?
+
+--N'y songeons même pas, dit Joseph Palmieri, ne songeons qu'à Luisa.
+
+--Ah! oui, s'écria Salvato. Luisa! sauvons Luisa!
+
+D'ailleurs, Salvato eût voulu résister, que la chose lui eût été
+impossible: au bruit des crosses de fusil contre la porte de l'église,
+Joseph Palmieri entraînait, avec la force d'un géant, son fils vers la
+sortie qui donne dans la rue des Chiarettieri-al-Pendino.
+
+A cette sortie, quatre chevaux tout sellés, ayant chacun une carabine à
+l'arçon, attendaient leurs cavaliers, guidés par deux paysans des
+Abruzzes.
+
+--Voici mon cheval, dit Joseph Palmieri en sautant en selle; et voilà le
+tien, ajouta-t-il en montrant un second cheval à son fils.
+
+Salvato était, lui aussi, en selle avant que son père eût achevé la
+phrase.
+
+--Suis-moi! lui cria Joseph.
+
+Et il s'élança le premier par le largo del Elmo, par le vico Grande, par
+la strada Egiziaca à Forcella.
+
+Salvato le suivit; les deux autres hommes galopèrent derrière Salvato.
+
+Cinq minutes après, ils sortaient de Naples par la porte de Nola,
+prenaient la route de Saint-Corme, se jetaient à gauche par un sentier à
+travers les marais, gagnaient au-dessus de Capodichino la route de
+Casoria, laissaient Sant'Antonio à leur gauche, Acerra à leur droite,
+et, distançant, grâce à l'excellence de leurs chevaux, les deux hommes
+qui leur servaient d'escorte, ils s'enfonçaient dans la vallée des
+Fourches-Caudines.
+
+Maintenant, pour ceux de nos lecteurs qui veulent l'explication de tout,
+nous donnerons cette explication en deux mots.
+
+Joseph Palmieri, dans un court voyage qu'il avait fait à Molise, avait
+trouvé une douzaine d'hommes dévoués, qu'il avait ramenés avec lui à
+Naples.
+
+Un de ses anciens amis, agrégé à la corporation des _bianchi_, s'était
+chargé, sous le prétexte d'assister Salvato comme pénitent, de faire
+savoir au condamné ce qui se tramait pour son salut.
+
+Un des paysans de Joseph Palmieri avait barré la rue avec une charrette
+de bois.
+
+L'autre attendait le passage du cortége avec une charrette attelée de
+deux buffles, tenant presque toute la largeur de la rue.
+
+Le cortége, passé, le paysan avait laissé tomber dans l'oreille de
+chacun du ses buffles un morceau d'amadou allumé.
+
+Les buffles étaient entrés en fureur et s'étaient élancés en mugissant
+dans la rue, renversant tout ce qu'ils rencontraient devant eux.
+
+De là le désordre dont Salvato avait profité.
+
+Ce désordre ne s'était point calmé à la disparition de Salvato.
+
+Nous avons dit que Michele avait été tenté de suivre celui-ci, mais
+avait été arrêté par le vieux pêcheur Basso Tomeo, qui avait juré de le
+disputer au bourreau.
+
+Et, en effet, une lutte s'était établie non-seulement entre les
+lazzaroni, qui voulaient mettre Michele en pièces, attendu qu'il avait
+déshonoré leur respectable corps en portant l'uniforme français, mais
+encore entre eux et Michele, qui, à tout prendre, aimait encore mieux
+être pendu que mis en pièces.
+
+Les soldats de l'escorte étaient venus en aide à Michele et étaient
+parvenus à le tirer des mains de ses anciens camarades, mais dans un
+déplorable état.
+
+Les lazzaroni ont la main leste, et il avaient eu le temps d'allonger à
+Michele deux ou trois coups de couteau.
+
+Il en résulta que, comme le pauvre diable ne pouvait plus marcher, on
+s'empara de la charrette qui barrait la rue pour lui faire faire le
+reste du chemin.
+
+Quant à Salvato, on s'était bien aperçu de sa fuite, puisque cette fuite
+avait été hâtée par les coups de crosse de fusil donnés par les soldats
+dans la porte de l'église; mais cette porte était trop solide pour être
+enfoncée: il fallait faire le tour de l'église et même de la rue par la
+strada del Pendino. On le fit, mais cela dura un quart d'heure, et,
+quand on arriva à la sortie de l'église, Salvato était hors de Naples,
+et, par conséquent, hors de danger.
+
+Aucun des autres condamnés n'avait fait le moindre mouvement pour fuir.
+
+Salvato disparu, Michele couché dans sa charrette, le cortége funèbre
+reprit donc sa marche vers le lieu de l'exécution, c'est-à-dire vers la
+place du Vieux-Marché.
+
+Mais, pour donner plus grande satisfaction au peuple, on lui fit faire
+un grand détour par la rue Francesca, de manière à le faire déboucher
+sur le quai.
+
+Les lazzaroni avaient reconnu Éléonor Pimentel, et, en dansant aux deux
+côtés du cortége, qu'ils accompagnaient avec des huées et des gestes
+obscènes, ils chantaient:
+
+ La signora Dianora,
+ Che cantava neoppa lo triato,
+ Mo alballa muzzo a lo mercato.
+
+ Viva, viva lo papa santo,
+ Che a marmato i cannoncini,
+ Per dustruggere i giacobini!
+
+ Viva la força e maestro Donato!
+ Sant'Antonio sia lodato!
+
+Ce qui voulait dire:
+
+ La signora Dianora,
+ Qui chantait sur le théâtre,
+ Maintenant danse au milieu du marché.
+
+ Vive, vive le saint pape,
+ Qui a envoyé de petits canons
+ Pour détruire les jacobins!
+
+ Vive la potence et maître Donato!
+ Et que saint Antoine soit loué!
+
+Ce fut au milieu de ces cris, de ces huées, de ces bouffonneries, de ces
+insultes, que les condamnés débouchèrent sur le quai, suivirent la
+strada Nuova, et atteignirent la rue des Soupirs-de-l'Abîme, d'où ils
+aperçurent les instruments du supplice, dressés au centre du
+Vieux-Marché.
+
+Il y avait six gibets et un échafaud.
+
+Un des gibets s'élevait au-dessus des autres à la hauteur de dix pieds.
+
+Une pensée obscène l'avait fait dresser pour Éléonor Pimentel.
+
+Comme on le voit, le roi de Naples était plein d'attention pour ses bons
+lazzaroni.
+
+Au coin du vico della Conciaria, un homme, hideux de mutilation, avec
+une balafre lui fendant le visage en deux et lui crevant un oeil, avec
+une main dont les doigts étaient coupés, avec une jambe de bois par
+laquelle il avait remplacé sa jambe brisée, attendait le cortége,
+au-devant duquel sa faiblesse ne lui avait pas permis d'aller.
+
+C'était le beccaïo.
+
+Il avait appris le jugement et la condamnation de Salvato et avait fait
+un effort, tout mal guéri qu'il était, pour avoir le plaisir de le voir
+pendre.
+
+--Où est-il, le jacobin? où est-il, le misérable? où est-il, le brigand?
+s'écria-t-il en essayant de franchir la haie des soldats.
+
+Michele reconnut sa voix, et, tout mourant qu'il était, il se souleva
+dans sa charrette, et, avec un éclat de rire:
+
+--Si c'est pour voir pendre le général Salvato que tu t'es dérangé,
+beccaïo, tu as perdu ta peine: il est sauvé!
+
+--Sauvé? s'écria le beccaïo; sauvé? Impossible!
+
+--Demande plutôt à ces messieurs, et vois la longue mine qu'ils font.
+Mais il y a encore une chance: c'est que tu te mettes à courir après
+lui. Tu as de bonnes jambes, tu le rattraperas.
+
+Le beccaïo poussa un hurlement de rage: une fois encore, sa vengeance
+lui échappait.
+
+--Place! crièrent les soldats en le repoussant à coups de crosse.
+
+Et le cortège passa.
+
+On arriva au pied des gibets. Là, un huissier attendait les condamnés
+pour leur lire la sentence.
+
+La sentence fut lue au milieu des rires, des huées, des insultes et des
+chants.
+
+La sentence lue, le bourreau s'avança vers le groupe des condamnés.
+
+On n'avait point fixé l'ordre dans lequel les patients devaient être
+exécutés.
+
+En voyant venir à eux le bourreau, Cirillo et Manthonnet firent un pas
+en avant.
+
+--Lequel des deux dois-je pendre le premier? demanda maître Donato.
+
+Manthonnet se baissa, ramassa deux pailles d'inégale grandeur et donna
+le choix à Cirillo.
+
+Cirillo tira la plus longue.
+
+--J'ai gagné, dit Manthonnet.
+
+Et il se livra à maître Donato.
+
+La corde au cou, il cria:
+
+--O peuple, qui aujourd'hui nous insultes, un jour, tu vengeras ceux qui
+sont morts pour la patrie!
+
+Maître Donato le poussa hors de l'échelle, et son corps se balança dans
+le vide.
+
+C'était le tour de Cirillo.
+
+Il essaya, une fois monté sur l'échelle, de prononcer quelques paroles;
+mais le bourreau ne lui en laissa pas le temps, et, aux acclamations des
+lazzaroni, son corps se balança près de celui de Manthonnet.
+
+Éléonor Pimentel s'avança.
+
+--Ce n'est pas encore ton tour, lui dit brutalement le bourreau.
+
+Elle fit un pas arrière et vit que l'on apportait Michele.
+
+Mais, au pied de la potence, celui-ci dit:
+
+--Laissez-moi essayer de monter tout seul à l'échelle, mes amis, ou
+sinon, on croira que c'est la peur qui m'ôte la force, et non mes
+blessures.
+
+Et, sans être soutenu, il monta les degrés de l'échelle jusqu'à ce que
+maître Donato lui eût dit:
+
+--Assez!
+
+Alors, il s'arrêta, et, comme il avait la corde passée d'avance autour
+du cou, le bourreau n'eut qu'un coup de genou à lui donner pour en finir
+avec lui.
+
+Au moment où il fut lancé dans le vide, il murmura le nom de «Nanno!...»
+Le reste de la phrase, si, toutefois, il y avait une phrase, fut
+étranglé par le noeud coulant.
+
+Chacune de ces exécutions était saluée par des hourras frénétiques et
+des cris furieux.
+
+Mais l'exécution que l'on attendait avec la plus grande impatience,
+c'était évidemment celle d'Éléonor Pimentel.
+
+Son tour était enfin arrivé; car maître Donato devait en finir avec les
+gibets avant de passer à la guillotine.
+
+L'huissier dit quelques mots tout bas à maître Donato, qui s'approcha
+d'Éléonor.
+
+L'héroïne avait repris son calme, un instant troublé par la vue de cette
+potence plus haute que les autres, vue qui avait, non pas brisé son
+courage, mais alarmé sa pudeur.
+
+--Madame, lui dit le bourreau d'un autre ton que celui dont il venait de
+lui parler cinq minutes auparavant, je suis chargé de vous dire que, si
+vous demandez la vie, il vous sera accordé un sursis pendant lequel
+votre requête sera envoyée au roi Ferdinand, qui peut-être, dans sa
+clémence, daignera y faire droit.
+
+--Demandez la vie! demandez la vie! répétèrent autour d'elle les
+pénitents qui l'avaient assistée, elle et ses compagnons.
+
+Elle sourit à cette marque de sympathie.
+
+--Et, si je demande autre chose que la vie, me l'accordera-t-on?
+
+--Peut-être, répliqua maître Donato.
+
+--En ce cas, dit-elle, donnez-moi un caleçon.
+
+--Bravo! cria Hector Caraffa, une Spartiate n'eût pas mieux dit!
+
+Le bourreau regarda l'huissier; on avait espéré une lâcheté de la femme:
+on avait tiré une sublime réponse de l'héroïne.
+
+L'huissier fit un signe.
+
+Maître Donato laissa tomber sa main immonde sur l'épaule nue de Léonora
+et l'attira vers le gibet le plus élevé.
+
+Arrivée au pied de la potence, elle en mesura des yeux la hauteur.
+
+Puis, se tournant vers le cercle de spectateurs qui enveloppait de tous
+côtés l'instrument du supplice:
+
+--Au nom de la pudeur, dit-elle, n'y a-t-il pas quelque mère de famille
+qui me donne un moyen d'échapper à cette infamie?
+
+Une femme lui jeta l'épingle d'argent avec laquelle elle attachait ses
+cheveux.
+
+Léonora poussa un cri de joie, et, à la hauteur du genou, à l'aide de
+cette épingle d'argent, attachant l'un à l'autre le devant et le
+derrière de sa robe, elle improvisa le caleçon qu'elle avait inutilement
+demandé.
+
+Puis elle gravit d'un pied ferme les degrés de l'échelle en disant les
+quatre premiers vers de _la Marseillaise napolitaine_, qu'elle avait
+chantée, le jour où l'on apprit la chute d'Altamura, sur le théâtre
+Saint-Charles.
+
+Avant que le quatrième vers fût achevé, cette âme héroïque était
+remontée au ciel.
+
+Les gibets étaient remplis, moins un: c'était celui qui était destiné à
+Salvato. Il ne restait plus personne à pendre, mais il restait quelqu'un
+à guillotiner.
+
+C'était le comte de Ruvo.
+
+--Enfin, dit-il lorsqu'il vit que maître Donato et ses aides en avaient
+fini avec le dernier cadavre, j'espère que c'est à mon tour, hein?
+
+--Oh! sois tranquille, dit maître Donato, je ne te ferai pas attendre.
+
+--Ah! ah! il paraît que, si je demande une faveur, cette faveur ne me
+sera pas accordée?
+
+--Qui sait? demande toujours.
+
+--Eh bien, je désire être guillotiné à l'envers, afin de voir tomber le
+fer qui me tranchera la gorge.
+
+Maître Donato regarda l'huissier: l'huissier fit signe qu'il ne voyait
+aucun empêchement à l'accomplissement de ce désir.
+
+--Il sera fait comme tu le veux, répondit le bourreau.
+
+Alors, Hector Caraffa monta lestement les degrés de l'échafaud, et,
+arrivé sur la plate-forme, il se coucha de lui-même sur la planche, le
+dos à terre, la face au ciel.
+
+On le lia ainsi; puis on le poussa sous le couperet.
+
+Et, comme le bourreau, étonné peut-être de cet indomptable courage,
+tardait un instant à remplir son terrible office:
+
+--_Taglia dunque, per Dio!_ lui cria le patient. (Coupe donc, pardieu!)
+
+Et, sur cet ordre, le fatal couperet tomba et la tête d'Hector Caraffa
+roula sur l'échafaud.
+
+Détournons les yeux de ce hideux champ de carnage que l'on appelle
+Naples, et reportons-les sur un autre point du royaume.
+
+
+
+
+ XCVI
+
+ LA GOELETTE _the Runner_
+
+
+Trois mois s'étaient écoulés depuis les événements que nous venons de
+raconter. Beaucoup de choses étaient changées à Naples, qu'avait
+abandonnée la flotte anglaise, et d'où le cardinal Ruffo était parti
+après avoir licencié son armée et résigné ses pouvoirs pour aller à
+Venise, comme simple cardinal, donner, au conclave, un successeur à Pie
+VI.
+
+Un des principaux changements avait été la nomination du prince de
+Cassero-Statella comme vice-roi de Naples, et celle du marquis Malaspina
+comme sous-secrétaire intime.
+
+La restauration du roi Ferdinand étant désormais assurée, les
+récompenses furent distribuées.
+
+Il était impossible de faire pour Nelson plus que l'on n'avait fait: il
+avait l'épée de Philippe V, il était duc de Bronte, il avait de son
+duché soixante-quinze mille livres de rente.
+
+Le cardinal Ruffo eut une rente viagère de quinze mille ducats
+(soixante-cinq mille francs), à prendre sur le revenu de San-Georgia la
+Malara, fief du prince de la Riccia, passé au gouvernement par défaut
+d'héritiers.
+
+Le duc de Baranello, frère aîné du cardinal, eut l'abbaye de
+Sainte-Sophie de Bénévent, une des plus riches du royaume.
+
+François Ruffo, que son frère avait nommé inspecteur de la guerre,--le
+même que nous avons vu envoyer à la cour de Palerme par Nelson, moitié
+comme messager, moitié comme otage,--eut une pension viagère de trois
+mille ducats.
+
+Le général Micheroux fut fait maréchal et eut un poste de confiance dans
+la diplomatie.
+
+De Cesare, le faux duc de Calabre, eut trois mille ducats de rente, et
+fut fait général.
+
+Fra-Diavolo fut fait colonel et nommé duc de Cassano.
+
+Enfin, Pronio, Mammone et Sciarpa furent nommés colonels et barons, avec
+des pensions et des terres, et furent décorés de l'ordre de
+Saint-Georges Constantinien.
+
+En outre pour récompenser les services nouveaux, on créa un nouvel ordre
+qui reçut le nom d'_ordre de Saint-Ferdinand et du Mérite_, avec cette
+légende: _Fidei et Merito_.
+
+Nelson en fut le premier dignitaire: en sa qualité d'hérétique, on ne
+pouvait lui donner l'ordre de Saint-Janvier, le premier de l'État.
+
+Enfin, après avoir récompensé tout le monde, Ferdinand pensa qu'il était
+juste qu'il se récompensât lui-même.
+
+Il fit venir de Rome Canova et lui commanda,--la chose est véritablement
+si étrange, que nous hésitons à la dire, de peur de n'être pas cru,--et
+lui commanda sa propre statue en Minerve!
+
+Pendant soixante ans, on a pu voir le grotesque et colossal
+chef-d'oeuvre dans une niche placée au dessus des premières marches du
+grand escalier du musée Borbonico, où il serait encore, si, à l'époque
+de ma nomination de directeur honoraire des beaux-arts, je ne l'eusse
+fait enlever de ce poste, non point parce qu'il était une reproduction
+ridicule de Ferdinand, mais parce que c'était une tache au génie du plus
+grand sculpteur de l'Italie, et une preuve du degré d'abaissement auquel
+peut descendre le ciseau d'un artiste qui, s'il eût eu quelque respect
+de lui-même, n'eût point consenti à prostituer son talent à l'exécution
+d'une pareille caricature.
+
+Puis enfin, comme la monarchie napolitaine était dans une veine
+heureuse, la belle et mélancolique archiduchesse que nous avons vue sur
+la galère royale, à peine accouchée de cette petite fille que nous avons
+dit devoir être un jour la duchesse de Berry, était, vers le mois de
+février ou de mars 1800 devenue enceinte de nouveau, et, malgré tous les
+événements que nous avons racontés et qui eussent pu influer sur sa
+grossesse, avait, au contraire, mené le plus heureusement du monde cette
+grossesse à son neuvième mois; de sorte que l'on n'attendait que son
+accouchement, surtout si elle accouchait d'un prince, pour faire à
+Palerme une série de fêtes dignes de la double circonstance qui en
+serait le motif.
+
+Une autre femme aussi attendait, non pas dans un palais, non pas au
+milieu de la soie et du velours, mais sur la paille d'un cachot un
+accouchement fatal et mortel; car à cet accouchement elle ne devait pas
+survivre.
+
+Cette autre femme, c'était la malheureuse Luisa Molina San-Felice, qui,
+ainsi que nous l'avons entendu, déclarée enceinte par son mari, avait
+été, par ordre du roi Ferdinand, acharné dans sa vengeance, conduite à
+Palerme et soumise à un conseil de médecins qui avait reconnu la
+grossesse.
+
+Mais le roi avait cru, lui si peu pitoyable cependant, à une conjuration
+de la pitié; il avait appelé son propre chirurgien, Antonio Villari, et,
+sous les peines les plus sévères, il lui avait ordonné de lui dire la
+vérité sur l'état de la prisonnière.
+
+Antonio Villari reconnut comme les autres la grossesse et l'affirma au
+roi sur son âme et sa conscience.
+
+Alors, le roi s'informa minutieusement de quelle époque à peu près
+datait la grossesse, afin de savoir à quelle époque, la mère étant
+délivrée, on pourrait l'abandonner au bourreau.
+
+Par bonheur, elle était jugée et condamnée, et, le jour même où l'enfant
+qui la protégeait serait arraché de ses flancs, elle pourrait être
+exécutée, sans délai ni retard.
+
+Ferdinand avait attaché son propre médecin, Antonio Villari, au service
+de la prisonnière, et il devait être non-seulement le premier, mais le
+seul, afin que nul ne contre-carrât ses projets de vengeance, prévenu de
+l'accouchement.
+
+Les deux accouchements, celui de la princesse qui devait donner un
+héritier au trône et celui de la condamnée qui devait donner une victime
+au bourreau, devaient se suivre à quelques semaines de distance;
+seulement, celui de la princesse devait précéder celui de la condamnée.
+
+C'était sur cette circonstance que le chevalier San-Felice avait fondé
+son dernier espoir.
+
+En effet, après avoir accompli sa miséricordieuse mission à Naples;
+après avoir, par sa déclaration au tribunal et par son respect pour la
+prisonnière, sauvegardé l'honneur de la femme, il était revenu à Palerme
+reprendre, chez le duc de Calabre, qui habitait le palais sénatorial, sa
+place accoutumée.
+
+Le jour même de son arrivée, comme il hésitait à se présenter devant le
+prince, celui-ci l'avait fait appeler, et, lui tendant sa main, que le
+chevalier avait baisée:
+
+--Mon cher San-Felice, lui dit-il, vous m'avez demandé la permission
+d'aller à Naples, et, sans vous demander ce que vous aviez à y faire,
+cette permission, je vous l'ai accordée. Maintenant, beaucoup de bruits
+différents, vrais ou faux, se sont répandus sur la cause de votre
+voyage: j'attends de vous, non comme prince, mais comme ami, d'être mis
+au courant par vous de ce que vous y avez fait. J'ai une grande
+considération pour vous, vous le savez, et, le jour où j'aurai pu vous
+rendre un grand service, sans avoir cru m'acquitter de ce que je vous
+dois, je serai le plus heureux homme du monde.
+
+Le chevalier avait voulu mettre un genou en terre; mais le prince l'en
+avait empêché, l'avait pris dans ses bras et serré contre son coeur.
+
+Alors, le chevalier lui avait tout raconté: son amitié avec le prince
+Caramanico, la promesse qu'il lui avait faite à son lit de mort, son
+mariage avec Luisa; enfin, il lui avait tout dit, excepté les
+confessions de Luisa; de sorte qu'aux yeux du prince, la paternité du
+chevalier ne fit aucun doute. Le chevalier finit par protester de
+l'innocence politique de Luisa et par demander sa grâce au prince.
+
+Celui-ci réfléchit un instant. Il connaissait le caractère cruel et
+vindicatif de son père; il savait quel serment celui-ci avait fait, et
+combien il lui serait difficile de le faire revenir sur ce serment.
+
+Mais tout à coup une idée lumineuse lui traversa le cerveau.
+
+--Attends-moi ici, lui dit-il: c'est bien le moins que, dans une affaire
+de cette importance, je consulte la princesse; en outre, elle est de bon
+conseil.
+
+Et il entra dans la chambre à coucher de sa femme.
+
+Cinq minutes après, la porte se rouvrit, et, le prince, passant la tête
+par l'ouverture, appela à lui le chevalier.
+
+Au moment où la porte de la chambre à coucher de la princesse se
+refermait sur San-Felice, une petite goëlette, qu'à la hauteur et à la
+flexibilité de ses mâts, on pouvait reconnaître de construction
+américaine, doublait le mont Pellegrino, suivait la longue jetée du
+château du Môle, terminée par la batterie, s'enfonçait dans la rade, et,
+naviguant, avec la même facilité que le ferait de nos jours un bateau à
+vapeur, entre les vaisseaux de guerre anglais et les bâtiments de
+commerce de tous les pays qui encombraient le port de Palerme, allait
+jeter l'ancre à une demi-encablure du château de Castel-Lamare,
+transformé depuis longtemps en prison d'État.
+
+Si le signe auquel nous avons dit qu'on pouvait reconnaître la
+nationalité de ce petit bâtiment n'eût point été suffisant à des yeux
+peu exercés, le drapeau qui se déployait à la corne de son grand mât, et
+sur lequel flottaient les étoiles d'Amérique, eût affirmé qu'il avait
+été construit sur le continent découvert par Christophe Colomb, et que,
+tout frêle qu'il était, il avait audacieusement et heureusement traversé
+l'Atlantique, comme un vaisseau à trois ponts ou une frégate de haut
+bord.
+
+Son nom, écrit en lettres d'or à l'arrière, _the Runner_, c'est-à-dire
+_le Coureur_, indiquait qu'il avait reçu un nom selon son mérite, non
+selon le caprice de son propriétaire.
+
+A peine l'ancre fut-elle jetée et eut-elle mordu le fond, que l'on vit
+le canot de la Santé s'approcher du _Runner_ avec toutes les formalités
+et précautions habituelles et que les questions et les réponses d'usage
+s'échangèrent.
+
+--Ohé! de la goëlette! cria-t-on, d'où venez-vous?
+
+--De Malte.
+
+--En droiture?
+
+--Non: nous avons touché à Marsala.
+
+--Voyons votre patente.
+
+Le capitaine, qui répondait à toutes ces questions en italien, mais avec
+un accent yankee très-prononcé, tendit le papier demandé, qu'on lui prit
+des mains avec une pincette, et qui, après avoir été lu, lui fut rendu
+de la même façon.
+
+--C'est bien, dit l'employé; vous pouvez descendre en canot et venir à
+la Santé avec nous.
+
+Le capitaine descendit en canot; quatre rameurs s'affolèrent après lui,
+et, escorté par la barque sanitaire, il traversa toute la rade pour
+aller joindre, de l'autre côté du port, le bâtiment appelé _la Salute_.
+
+
+
+
+ XCVII
+
+ LES NOUVELLES QU'APPORTAIT LA GOELETTE _the Runner_
+
+
+Le soir même du jour où nous avons vu le chevalier San-Felice entrer
+dans la chambre à coucher de la duchesse de Calabre, et le capitaine de
+la goëlette _the Runner_ se rendre à _la Salute_, toute la famille
+royale des Deux-Siciles était réunie dans cette même salle du palais où
+nous avons vu Ferdinand jouer au reversis avec le président Cardillo,
+Emma Lyonna faire tête avec des poignées d'or au banquier du pharaon, et
+la reine, retirée dans un coin avec les jeunes princesses, broder la
+bannière que le fidèle et intelligent Lamarra devait porter au cardinal
+Ruffo.
+
+Rien n'était changé: le roi jouait toujours au reversis; le président
+Cardillo arrachait toujours ses boutons; Emma Lyonna couvrait toujours
+d'or la table, tout en causant bas avec Nelson, appuyé à son fauteuil,
+et la reine et les jeunes princesses brodaient non plus un labarum de
+combat pour le cardinal, mais une bannière d'actions de grâce pour
+sainte Rosalie, douce vierge dont on essayait de souiller le nom en la
+faisant protectrice de ce trône, en train de se raffermir dans le sang.
+
+Seulement, depuis le jour où nous avons introduit nos lecteurs dans
+cette même salle, les choses étaient bien changées. D'exilé et vaincu
+qu'était Ferdinand, il était redevenu, grâce à Ruffo, conquérant et
+vainqueur. Aussi rien n'eût-il altéré le calme de cet auguste visage que
+Canova, nous l'avons dit, était occupé à faire jaillir en Minerve, non
+pas du cerveau de Jupiter, mais d'un magnifique bloc de marbre de
+Carrare, si quelques numéros du _Moniteur républicain_, arrivés de
+France, n'eussent jeté leur ombre sur cette nouvelle ère dans laquelle
+entrait la royauté sicilienne.
+
+Les Russes avaient été battus à Zurich par Masséna, et les Anglais à
+Almaker par Brune. Les Anglais avaient été forcés de se rembarquer, et
+Souvorov, laissant dix mille Russes sur le champ de bataille, n'avait
+échappé qu'en traversant un précipice, au fond duquel coulait la Reuss,
+sur deux sapins liés avec les ceintures de ses officiers, et qu'en
+repoussant dans l'abîme, une fois passé, le pont sur lequel il venait de
+le franchir.
+
+Ferdinand s'était donné quelques minutes de plaisir au milieu de l'ennui
+que lui causaient ces nouvelles, en raillant Nelson sur le rembarquement
+des Anglais, et Baillie sur la fuite de SOUVOROV.
+
+Il n'y avait rien à dire à un homme qui, en pareille circonstance,
+s'était si cruellement et si gaiement, tout à la fois, raillé lui-même.
+
+Aussi, Nelson s'était contenté de se mordre les lèvres, et Baillie, qui
+était Irlandais, mais d'origine française, ne s'était pas trop désespéré
+de l'échec arrivé aux troupes du tzar Paul Ier.
+
+Il est vrai que cela ne changeait rien aux affaires qui intéressaient
+directement Ferdinand, c'est-à-dire aux affaires d'Italie. L'Autriche
+était, grâce à ses victoires de Kokack en Allemagne, de Magnano en
+Italie, de la Trebbia et de Novi, l'Autriche était au pied des Alpes, et
+le Var, notre frontière antique, était menacé.
+
+Il est vrai encore que Rome et le territoire romain étaient reconquis
+par Burckard et Pronio, les deux lieutenants de Sa Majesté Sicilienne,
+et qu'en vertu du traité signé entre le général Burckard, commandant des
+troupes napolitaines, le commodore Troubridge, commandant des troupes
+britanniques, et le général Garnier, commandant des troupes françaises,
+il devait, en se retirant avec les honneurs de la guerre, avoir
+abandonné les États romains le 4 octobre.
+
+Il y avait dans tout cela, comme disait le roi Ferdinand, _à boire et à
+manger_. Puis, avec son insouciance napolitaine, il jetait en l'air,
+quitte à ce qu'il lui retombât sur le nez, le fameux proverbe que les
+Napolitains appliquent plus souvent encore au moral qu'au physique:
+
+--Bon! tout ce qui n'étrangle pas engraisse.
+
+Sa Majesté, assez peu inquiète des événements qui se passaient en Suisse
+et en Hollande, et fort rassurée sur ceux qui s'étaient accomplis,
+s'accomplissaient et devaient s'accomplir en Italie, faisait donc sa
+partie de reversis, raillant, tout à la fois, Cardillo, son adversaire,
+et Nelson et Baillie, ses alliés, lorsque le prince royal entra dans le
+salon, salua le roi, salua la reine, et, cherchant des yeux le prince de
+Castelcicala, resté à Palerme, près du roi, et nommé ministre des
+affaires étrangères, à cause de son dévouement, alla droit à lui et
+entama vivement avec Son Excellence une conversation à voix basse.
+
+Au bout de cinq minutes, le prince de Castelcicala traversa le salon
+dans toute sa longueur, alla droit, à son tour, à la reine, et lui dit
+tout bas quelques mots qui lui firent vivement redresser la tête.
+
+--Prévenez Nelson, dit la reine, et venez me rejoindre avec le prince de
+Calabre dans le cabinet à côté.
+
+Et, se levant, elle entra, en effet, dans un cabinet attenant au grand
+salon.
+
+Quelques secondes après, le prince de Castelcicala introduisait le
+prince, et Nelson entrait lui-même derrière eux, et refermait la porte
+sur lui.
+
+--Venez donc ici, François, dit la reine, et racontez-nous d'où vous
+tenez toute cette belle histoire que vient de me dire Castelcicala.
+
+--Madame, dit le prince en s'inclinant avec ce respect mêlé de crainte
+qu'il avait toujours eu pour sa mère, dont il ne se sentait pas aimé,
+madame, un de mes hommes, un homme sur lequel je puis compter, se
+trouvant par hasard aujourd'hui, vers deux heures de l'après-midi, à la
+police, a entendu dire que le capitaine d'un petit bâtiment américain
+qui est entré aujourd'hui dans le port, poussé, en sortant de Malte par
+un coup de vent du côté du cap Bon, avait rencontré deux bâtiments de
+guerre français, sur l'un desquels il avait tout lieu de croire que se
+trouvait le général Bonaparte.
+
+Nelson, voyant l'attention que chacun portait au récit du prince
+François, se le fit traduire en anglais par le ministre des affaires
+étrangères, et se contenta de hausser les épaules.
+
+--Et vous n'avez pas, en face d'une nouvelle de cette sorte, si vague
+qu'elle fût, cherché à voir ce capitaine, à vous informer par vous-même
+de ce qu'il y avait de réel dans ce bruit? Vraiment, François, vous êtes
+d'une insouciance impardonnable!
+
+Le prince s'inclina.
+
+--Madame, dit-il, ce n'était point à moi, qui ne suis rien dans le
+gouvernement, d'essayer de pénétrer des secrets de cette importance;
+mais j'ai envoyé la personne même qui avait recueilli ces rumeurs à bord
+de la goëlette américaine, lui ordonnant de s'informer à la source même,
+et, si ce capitaine lui paraissait digne de quelque créance, de l'amener
+au palais.
+
+--Eh bien? demanda impatiemment la reine.
+
+--Eh bien, madame, le capitaine attend dans le salon rouge.
+
+--Castelcicala, dit la reine, allez! et amenez-le ici par les corridors,
+afin qu'il ne traverse pas le salon.
+
+Il se fit un profond silence parmi les trois personnes qui se tenaient
+dans l'attente; puis, au bout d'une minute, la porte de dégagement se
+rouvrit et donna passage à un homme de cinquante à cinquante-cinq ans,
+portant un uniforme de fantaisie.
+
+--Le capitaine Skinner, dit le prince de Castelcicala en introduisant le
+touriste américain.
+
+Le capitaine Skinner était, comme nous l'avons dit, un homme ayant déjà
+passé le midi de la vie, de taille un peu au-dessus de la moyenne,
+admirablement pris dans sa taille, d'une figure grave mais sympathique,
+avec des cheveux grisonnant à peine, rejetés en arrière comme si le vent
+de la tempête, en lui soufflant au visage, les avait inclinés ainsi. Il
+portait le devant du visage sans barbe; mais d'épais favoris
+s'enfonçaient dans sa cravate de fine batiste et d'une irréprochable
+blancheur.
+
+Il s'inclina respectueusement devant la reine et devant le duc de
+Calabre, et salua Nelson comme il eût fait d'un personnage ordinaire; ce
+qui indiquait qu'il ne le connaissait point ou ne voulait point le
+connaître.
+
+--Monsieur, lui dit la reine, on m'assure que vous êtes porteur de
+nouvelles importantes; cela vous explique pourquoi j'ai désiré que vous
+prissiez la peine de passer au palais. Nous avons tous le plus grand
+intérêt à connaître ces nouvelles. Et, pour que vous sachiez devant qui
+vous allez parler, je suis la reine Marie-Caroline; voici mon fils, M.
+le duc de Calabre; voici mon ministre des affaires étrangères, M. le
+prince de Castelcicala; enfin, voici mon ami, mon soutien, mon sauveur,
+milord Nelson, duc de Bronte, baron du Nil.
+
+Le capitaine Skinner semblait chercher des yeux une cinquième personne,
+quand tout à coup la porte du cabinet donnant sur le salon s'ouvrit, et
+le roi parut.
+
+C'était évidemment cette cinquième personne que cherchait des yeux le
+capitaine Skinner.
+
+--_Madonna!_ s'écria le roi s'adressant à Caroline, savez-vous les
+nouvelles qui se répandent dans Palerme, ma chère maîtresse?
+
+--Je ne le sais pas encore, monsieur, répondit la reine; mais je vais le
+savoir, car voici monsieur qui les a apportées et qui me les va donner.
+
+--Ah! ah! fit le roi.
+
+--- J'attends que Leurs Majestés veuillent bien me faire l'honneur de
+m'interroger, dit le capitaine Skinner, et je me tiens à leurs ordres.
+
+--On dit, monsieur, demanda la reine, que vous pouvez nous donner des
+nouvelles du général Bonaparte?
+
+Un sourire passa sur les lèvres de l'Américain.
+
+--Et de sûres, oui, madame; car il y a trois jours que je l'ai rencontré
+en mer.
+
+--En mer? répéta la reine.
+
+--Que dit monsieur? demanda Nelson.
+
+Le prince de Castelcicala traduisit en anglais la réponse du capitaine
+américain.
+
+--A quelle hauteur? demanda Nelson.
+
+--Entre la Sicile et le cap Bon, répondit en excellent anglais le
+capitaine Skinner, ayant la Pantellerie à bâbord.
+
+--Alors, demanda Nelson, vers le 37e degré de latitude nord?
+
+--Vers le 37e degré de latitude nord et par le 9e degré et vingt minutes
+de longitude est.
+
+Le prince de Castelcicala traduisit au fur et à mesure au roi ce qui se
+disait. Pour la reine et pour le duc de Calabre, une traduction était
+inutile: ils parlaient tous deux anglais.
+
+--Impossible, dit Nelson. Sir Sidney Smith bloque le port d'Alexandrie,
+et il n'aurait pas laissé passer deux bâtiments français se rendant en
+France.
+
+--Bon! dit le roi, qui ne manquait jamais de donner son coup de dent à
+Nelson, vous avez bien laissé passer toute la flotte française, se
+rendant à Alexandrie!
+
+--C'était pour mieux l'anéantir à Aboukir, répondit Nelson.
+
+--Eh bien, dit le roi, courez donc après les deux bâtiments qu'a vus le
+capitaine Skinner, et anéantissez-les!
+
+--Le capitaine voudrait-il nous dire, demanda le duc de Calabre en
+faisant un double signe de respect à son père et à sa mère comme pour
+s'excuser d'oser prendre la parole devant eux, par quelles circonstances
+il se trouvait dans ces parages, et quelles causes lui font croire qu'un
+des deux bâtiments français qu'il a rencontrés était monté par le
+général Bonaparte?
+
+--Volontiers, Altesse, répondit le capitaine en s'inclinant. J'étais
+parti de Malte pour aller passer au détroit de Messine, quand j'ai été
+pris par un coup de vent de nord-est, à une lieue au sud du cap Passaro.
+J'ai laissé courir à l'abri de la Sicile jusqu'à l'île de Maritimo, et
+laissé porter avec le même vent sur le cap Bon, filant grand largue.
+
+--Et là? demanda le duc.
+
+--Là, je me suis trouvé en vue de deux bâtiments que j'ai reconnus pour
+français et qui m'ont reconnu pour américain. D'ailleurs, un coup de
+canon avait assuré leur pavillon et m'avait invité à déployer le mien.
+L'un d'eux m'a fait signe d'approcher, et, quand j'ai été à portée de la
+voix, un homme en costume d'officier général m'a crié:
+
+--Ohé! de la goëlette! avez-vous vu des bâtiments anglais?
+
+»--Aucun, général, ai-je répondu.
+
+»--Que fait la flotte de l'amiral Nelson?
+
+»--Une partie bloque Malte, l'autre est dans le port de Palerme.
+
+»--Où allez-vous?
+
+»--A Palerme.
+
+»--Eh bien, si vous y voyez l'amiral, dites-lui que je vais prendre en
+Italie la revanche d'Aboukir.
+
+»Et le bâtiment a continué sa route.
+
+»--Savez-vous comment se nomme le général qui vous a interrogé? m'a
+demandé mon second, qui s'était tenu près de moi pendant
+l'interrogatoire. Eh bien, c'est le général Bonaparte!
+
+On traduisit tout le récit du capitaine américain à Nelson, tandis que
+le roi, la reine et le duc de Calabre se regardaient, inquiets.
+
+--Et, demanda Nelson, vous ne savez pas les noms de ces deux bâtiments?
+
+--Je les ai approchés de si près, répondit le capitaine, que j'ai pu les
+lire: l'un s'appelle _le Muiron_, l'autre _le Carrère_.
+
+--Que veulent dire ces noms? demanda en allemand la reine au duc de
+Calabre. Je ne comprends pas leur signification.
+
+--Ce sont deux noms d'homme, madame, répondit le capitaine Skinner en
+allemand, et en parlant cette langue aussi purement que les deux autres
+dans lesquelles il s'était déjà exprimé.
+
+--Ces diables d'Américains! dit en français la reine, ils parlent toutes
+les langues.
+
+--Cela nous est nécessaire, madame, répondit en bon français le
+capitaine Skinner. Un peuple de marchands doit connaître toutes les
+langues dans lesquelles on peut demander le prix d'une balle de coton.
+
+--Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, que dites-vous de la nouvelle?
+
+--Je dis qu'elle est grave, sire, mais qu'il ne faut pas s'en inquiéter
+outre mesure. Lord Keith croise entre la Corse et la Sardaigne, et, vous
+le savez, la mer et les vents sont pour l'Angleterre.
+
+--Je vous remercie, monsieur, des renseignements que vous avez bien
+voulu me donner, dit la reine. Comptez-vous faire un long séjour à
+Palerme?
+
+--Je suis un touriste voyageant pour mon plaisir, madame, répondit le
+capitaine, et, à moins de désirs contraires de la part de Votre Majesté,
+vers la fin de la semaine prochaine, j'espère mettre à la voile.
+
+--Où vous trouverait-on, capitaine, si l'on avait besoin de nouveaux
+renseignements?
+
+--A mon bord. J'ai jeté l'ancre en face du fort de Castellamare, et, à
+moins d'ordres contraires, la place m'étant commode, je resterai où je
+suis.
+
+--François, dit la reine à son fils, vous veillerez à ce que le
+capitaine ne soit pas dérangé de la place qu'il a choisie. Il faut qu'on
+sache où le retrouver à la minute, si par hasard on a besoin de lui.
+
+Le prince s'inclina.
+
+--Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, à votre avis, qu'y a-t-il à
+faire, maintenant?
+
+--Sire, il y a votre partie de reversis à reprendre, comme si rien
+d'extraordinaire n'était arrivé. En supposant que le général Bonaparte
+aborde en France, ce n'est qu'un homme de plus.
+
+--Si vous n'eussiez pas été à Aboukir, milord, dit Skinner, ce n'était
+qu'un homme de moins; mais il est probable que, grâce à cet homme de
+moins, la flotte française était sauvée.
+
+Et, sur ces paroles, qui contenaient tout à la fois un compliment et une
+menace, le capitaine américain embrassa d'un salut les augustes
+personnages qui l'avaient appelé, et se retira.
+
+Et, selon le conseil que lui avait donné Nelson, le roi alla reprendre
+sa place à la table où l'attendait impatiemment le président Cardillo,
+et où l'attendaient patiemment, comme il convient à des courtisans bien
+dressés, le duc d'Ascoli et le marquis Cirillo.
+
+Ceux-ci étaient trop bien formés à l'étiquette des cours pour se
+permettre d'interroger le roi; mais le président Cardillo était moins
+rigide observateur du décorum que ces deux messieurs.
+
+--Eh bien, sire, cela valait-il la peine d'interrompre notre partie,
+dit-il, et de nous laisser le bec dans l'eau pendant un quart d'heure?
+
+--Ah! par ma foi! non, dit le roi, à ce que prétend l'amiral Nelson, du
+moins. Bonaparte a quitté l'Égypte, a passé, sans être vu, à travers la
+flotte de Sydney Smith. Il était, il y a quatre jours, à la hauteur du
+cap Bon. Il passera à travers la flotte de milord Keith, comme il a
+passé à travers celle de sir Sydney Smith, et, dans trois semaines, il
+sera à Paris. A vous de battre les cartes, président,--en attendant que
+Bonaparte batte les Autrichiens!
+
+Et, sur ce bon mot, dont il parut enchanté, le roi reprit sa partie,
+comme si, en effet, ce qu'il venait d'apprendre ne valait point la peine
+de l'interrompre.
+
+
+
+
+ XCVIII
+
+ LA FEMME ET LE MARI
+
+
+On se rappelle comment le prince de Calabre avait eu vent des nouvelles
+qu'il venait d'apporter à sa mère.
+
+Un homme _à lui_, se trouvant à la police, avait entendu répéter
+quelques paroles dites en l'air par le capitaine Skinner au directeur de
+_la Salute_.
+
+Le capitaine avait-il dit ces paroles avec intention ou au hasard? C'est
+ce que lui seul eût pu expliquer.
+
+Cet homme _à lui_, dont parlait le duc de Calabre, n'était autre que le
+chevalier San-Felice, qui, avec une recommandation du prince, allait
+demander au préfet de police une autorisation de pénétrer jusqu'à la
+malheureuse prisonnière.
+
+Cette autorisation, il l'avait obtenue, mais en promettant la plus
+entière discrétion, la prisonnière étant recommandée à la sévérité du
+préfet par le roi lui-même.
+
+Aussi était-ce pendant l'obscurité, entre dix et onze heures, que le
+chevalier devait être introduit dans la prison de sa femme.
+
+En rentrant au palais sénatorial, qu'habitait, comme nous l'avons dit,
+le prince royal, le chevalier raconta à Son Altesse ce qu'il avait
+entendu répéter à la police des propos tenus par un officier américain
+sur la rencontre que celui-ci aurait faite en mer du général Bonaparte.
+
+Le prince avait la vue longue, et il avait à l'instant même deviné les
+conséquences d'un pareil retour. Aussi la nouvelle lui avait-elle paru
+des plus importantes, et, pour en vérifier le degré de vérité, il avait
+prié le chevalier San-Felice de se faire conduire à l'instant même à
+bord du bâtiment américain.
+
+San-Felice eût dans tous les temps obéi au prince avec la rapidité du
+dévouement; mais, ce jour même, le prince l'avait comblé de bontés, et
+il regrettait de n'avoir, pour lui rendre service, qu'un ordre si simple
+à exécuter.
+
+Le chevalier, le cas échéant, était chargé de ramener au prince le
+capitaine américain.
+
+Il s'était donc, à l'instant même, rendu sur le port et, serrant
+soigneusement dans son portefeuille son ordre d'entrer dans la prison,
+il avait pris une de ces barques qui font des courses dans la rade et
+avait invité, avec sa douceur ordinaire, les mariniers qui la montaient
+à le conduire à la goëlette américaine.
+
+Si vulgaire et si fréquent que soit l'événement, l'entrée d'un navire
+dans un port est toujours un événement. Aussi à peine le chevalier
+San-Felice eût-il annoncé le but de sa course, que les mariniers,
+secondant ses désirs, mirent le cap sur le petit bâtiment, dont les deux
+mâts, gracieusement penchés en arrière, juraient par leur hauteur avec
+l'exiguïté de sa coque.
+
+Une garde assez sévère se faisait à bord de la goëlette; car à peine le
+matelot de quart eut-il aperçu la barque et jugé qu'elle se dirigeait
+vers le petit bâtiment, que le capitaine, rentré depuis une heure à
+peine de _la Salute_, fut prévenu de l'incident et monta rapidement sur
+le pont, suivi de son lieutenant, jeune homme de vingt-six à vingt-huit
+ans. Mais à peine eurent-ils jeté un coup d'oeil rapide sur la barque,
+qu'avec l'accent de l'étonnement et de l'inquiétude, ils échangèrent
+quelques paroles, et que le jeune homme disparut par l'escalier qui
+conduisait au salon.
+
+Le capitaine attendit seul.
+
+Le chevalier San-Felice, quoiqu'il n'y eût que deux marches à franchir
+pour monter sur le pont, crut devoir demander en anglais, au capitaine,
+la permission d'entrer à son bord. Mais celui-ci répondit par un cri de
+surprise, l'attira à lui et l'entraîna tout étonné sur une petite
+plate-forme située à l'arrière, entourée d'une balustrade de cuivre et
+formant tillac.
+
+Le chevalier ne savait que penser de cette réception, qui, au reste,
+n'avait rien d'hostile, et il regarda l'Américain d'un oeil
+interrogateur.
+
+Mais, alors, celui-ci, en excellent italien:
+
+--Je vous remercie de ne pas me reconnaître, chevalier, lui dit-il; cela
+prouve que mon déguisement est bon, quoique l'oeil d'un ami soit souvent
+moins perçant que celui d'un ennemi.
+
+Le chevalier continuait de regarder le capitaine, tâchant de rassembler
+ses souvenirs, mais ne se rappelant pas où il avait pu voir cette
+physionomie loyale et vigoureuse.
+
+--Je vais entrer dans votre vie, monsieur, lui dit le faux Américain,
+par un triste mais noble souvenir. J'étais au tribunal de Monte-Oliveto
+le jour où vous êtes venu sauver la vie à votre femme. C'est moi qui
+vous ai suivi et abordé au sortir du tribunal. Je portais alors l'habit
+d'un moine bénédictin.
+
+San-Felice fit un pas en arrière et pâlit légèrement.
+
+--Alors, murmura-t-il, vous êtes le père?
+
+--Oui. Vous souvenez-vous de ce que vous me dîtes lorsque je vous fis
+cette demi-confidence?
+
+--Je vous dis: «Faisons tout ce que nous pourrons pour la sauver.»
+
+--Et aujourd'hui?
+
+--Oh! aujourd'hui, de tout coeur, je vous répète la même chose.
+
+--Eh bien, moi, dit le faux Américain, je suis ici pour cela.
+
+--Et moi, dit le chevalier, j'ai l'espoir d'y réussir cette nuit.
+
+--Voudrez-vous me tenir au courant de vos tentatives?
+
+--Je vous le promets.
+
+--Maintenant, qui vous conduit vers moi, puisque vous ne m'avez pas
+reconnu?
+
+--L'ordre du prince royal. Le bruit s'est répandu que vous apportiez des
+nouvelles très-graves, et le prince m'envoie à vous avec l'intention de
+vous conduire au roi. Répugnez-vous à être présenté à Sa Majesté.
+
+--Je ne répugne à rien de ce qui peut servir vos projets et ne demande
+pas mieux que de détourner les regards de la police du véritable but qui
+m'amène ici.--Au reste, je doute qu'elle reconnaisse, sous ce costume et
+dans cette condition le frère Joseph, chirurgien du couvent du
+Mont-Cassin. Et reconnût-elle le frère Joseph, chirurgien du
+Mont-Cassin, qu'elle serait à cent lieues de se douter de ce qu'il vient
+faire à Palerme.
+
+--Écoutez-moi donc, alors.
+
+--J'écoute.
+
+--Tandis qu'avec le prince royal, vous irez au palais, et tandis que le
+roi vous y recevra, moi, avec une permission de la police, je pénétrerai
+jusqu'auprès de la prisonnière. Je vais lui faire part d'un projet
+arrêté aujourd'hui entre le duc, la duchesse de Calabre et moi. Si notre
+projet réussit, et je vous dirai ce soir quel est ce projet, vous n'avez
+plus rien à faire: la malheureuse est sauvée et l'exil remplace pour
+elle la peine capitale. Or, l'exil pour elle, c'est le bonheur: que Dieu
+lui donne donc l'exil! Si notre projet échoue, elle n'aura plus, je vous
+le déclare, d'espoir qu'en vous. Ce moment venu, vous me direz ce que
+vous désirez de moi. Coopération active ou simples prières, vous avez le
+droit de tout exiger. J'ai déjà fait le sacrifice de mon bonheur au
+sien: je suis prêt à faire le sacrifice de ma vie à la sienne.
+
+--Oh! oui, nous savons cela: vous êtes l'ange du dévouement.
+
+--Je fais ce que je dois, et c'est dans cette ville même que j'ai pris
+l'engagement que je remplis aujourd'hui. Maintenant, vous sortirez du
+palais à la même heure à peu près où je sortirai de la prison; le
+premier libre attendra l'autre à la place des Quatre-Cantons.
+
+--C'est convenu.
+
+--Alors, venez.
+
+--Un ordre à donner, et je suis à vous.
+
+On comprend le sentiment de délicatesse qui avait éloigné Salvato au
+moment où le chevalier était monté; mais son père, jugeant de quelles
+angoisses il devait être agité, voulait, en s'éloignant de la goëlette,
+lui dire ce qu'il ne savait que très-superficiellement, c'est-à-dire les
+conditions dans lesquelles les choses se trouvaient.
+
+Donc, tout était pour le mieux: Luisa était prisonnière mais vivante, et
+le chevalier San-Felice, le duc et la duchesse de Calabre conspiraient
+pour elle.
+
+Il était impossible qu'avec de pareilles protections, on ne parvint pas
+à la sauver.
+
+D'ailleurs, si l'on échouait, il serait là, lui, pour tenter, avec son
+père, quelque coup désespéré dans le genre de celui qui l'avait sauvé
+lui-même.
+
+Joseph Palmieri remonta: le chevalier l'attendait dans le canot qui
+l'avait amené. Le faux capitaine donna, en effet, très-haut quelques
+ordres en américain, et prit place près du chevalier.
+
+Nous avons vu comment les choses s'étaient passées au palais, et quelles
+nouvelles apportait le propriétaire de la goëlette; il nous reste à voir
+maintenant ce qui, pendant ce temps-là, s'était passé dans la prison, et
+quel était le projet qui avait été arrêté entre le chevalier et ses deux
+puissants protecteurs, le duc et la duchesse de Calabre.
+
+À dix heures précises, le chevalier frappait à la porte de la
+forteresse.
+
+Ce mot de forteresse indique que la prison dans laquelle était renfermée
+la malheureuse Luisa était plus qu'une prison ordinaire: c'était un
+donjon d'État.
+
+Ce fut donc au gouverneur que le chevalier fut conduit.
+
+En général, les militaires sont exempts de ces petites passions qui,
+dans les prisons civiles, se mettent au service des haines de la
+puissance. Le colonel qui remplissait la charge de gouverneur reçut et
+salua poliment le chevalier, prit connaissance de l'autorisation qu'il
+avait de communiquer avec la prisonnière, fit appeler le geôlier en chef
+et lui ordonna de conduire le chevalier à la chambre de la personne
+qu'il avait la permission de visiter.
+
+Puis, remarquant que la permission avait été délivrée sur la demande du
+prince et reconnaissant San-Felice pour être un des familiers du palais:
+
+--Je prie Votre Excellence, dit-il en prenant congé du chevalier, de
+mettre mes respects et mes hommages aux pieds de Son Altesse royale.
+
+Le chevalier, touché de rencontrer cette courtoisie là où il craignait
+de se heurter à quelque brutalité, promit non-seulement de s'acquitter
+de la commission, mais encore de dire à Son Altesse royale combien le
+gouverneur avait eu d'égards à sa recommandation.
+
+De son côté, le geôlier en chef, voyant la courtoisie avec laquelle le
+gouverneur parlait au chevalier, jugea que le chevalier était un
+très-grand personnage, et se hâta de le conduire avec toute sorte de
+saluts à la chambre de Luisa, située au second étage d'une des tours.
+
+Au fur et à mesure qu'il montait, le chevalier sentait sa poitrine
+s'oppresser. Comme nous l'avons dit, il n'avait pas revu Luisa depuis la
+séance du tribunal, et ce n'était point sans une profonde émotion qu'il
+allait se trouver en face d'elle. Aussi, en arrivant à la porte de la
+chambre, et, au moment où le geôlier allait mettre la clef dans la
+serrure, il lui posa la main sur l'épaule en murmurant:
+
+--Par grâce, mon ami, un instant!
+
+Le geôlier s'arrêta. Le chevalier s'appuya contre la muraille, les
+jambes lui manquaient.
+
+Mais les sens des prisonniers acquièrent, dans le silence, dans la
+solitude et dans la nuit, une acuité toute particulière. Luisa avait
+entendu des pas dans l'escalier, et avait reconnu que ces pas
+s'arrêtaient à sa porte.
+
+Or, ce n'était pas l'heure, à laquelle on avait l'habitude d'entrer dans
+sa prison. Inquiète, elle était descendue de son lit, où elle s'était
+jetée tout habillée; l'oreille tendue, les bras allongés, elle s'était
+rapprochée de la porte dans l'espoir de saisir quelque bruit qui lui
+permît de deviner dans quel but on venait la visiter au tiers de la
+nuit.
+
+Elle savait que, jusqu'à l'heure de son accouchement, sa vie était
+sauvegardée par l'ange protecteur qu'elle portait dans son sein; mais
+elle comptait les jours avec terreur; elle allait accomplir son septième
+mois.
+
+Pendant que le chevalier, appuyé à la muraille extérieure, et la main
+sur sa poitrine, tâchait de calmer les battements de son coeur, elle, de
+l'autre côté de la porte, écoutait donc, haletante et pleine
+d'angoisses.
+
+Le chevalier comprit qu'il ne pouvait rester ainsi éternellement. Il fit
+un appel à ses forces, et, d'une voix assez ferme:
+
+--Ouvrez maintenant, mon ami, dit-il au geôlier.
+
+Ces paroles étaient à peine prononcées qu'il lui sembla, de l'autre côté
+de la porte, entendre un faible cri: mais ce cri, si c'en était un, fut
+immédiatement étouffé par le grincement de la clef dans la serrure.
+
+La porte s'ouvrit; le chevalier s'arrêta sur le seuil.
+
+A deux pas, dans l'intérieur de la chambre, baignée tout entière par un
+rayon de la lune qui passait à travers la fenêtre grillée, mais sans
+vitres, Luisa était agenouillée, blanche, les cheveux épars, les mains
+allongées sur ses genoux et pareille à la _Madeleine_ de Canova.
+
+Elle avait, à travers la porte, reconnu la voix de son mari, et elle
+l'attendait dans l'attitude où la femme adultère attendait le Christ.
+
+Le chevalier, à son tour, poussa un cri, la souleva entre ses bras, et,
+à demi évanouie, l'emporta sur son lit.
+
+Le geôlier referma la porte en disant:
+
+--Quand Votre Excellence entendra sonner onze heures...
+
+--C'est bien, lui répondit San-Felice ne lui donnant pas le temps
+d'achever sa phrase.
+
+La chambre demeura sans autre lumière que le rayon de lune qui, suivant
+le mouvement de la nocturne planète, se rapprochait lentement des deux
+époux. Nous eussions dû dire: de ce père et de cette fille. Rien n'était
+plus paternel, en effet, que ce baiser dont Luciano couvrait le front
+pâle de Luisa; rien n'était plus filial que cette étreinte dont les bras
+tremblants de Luisa serraient Luciano.
+
+Ni l'un ni l'autre ne disaient une parole: on entendait seulement des
+sanglots étouffés.
+
+Le chevalier comprenait que la honte n'était pas la seule cause des
+sanglots de Luisa. Elle n'avait pas revu Salvato, elle avait entendu
+prononcer sa condamnation, elle ne savait pas ce qu'il était devenu.
+
+Elle n'osait faire une question, et, par un sentiment d'exquise
+délicatesse, le chevalier n'osait répondre à sa pensée.
+
+En ce moment, les angoisses de la mère se traduisaient par un mouvement
+si violent de l'enfant, que Luisa poussa un cri.
+
+Le chevalier l'avait senti, et un frisson avait passé par tous ses
+membres; mais, de sa voix douce:
+
+--Tranquillise-toi, innocente créature, dit-il: ton père vit, il est
+libre et ne court aucun danger.
+
+--Oh! Luciano! Luciano! s'écria Luisa en se laissant glisser aux pieds
+de San-Felice.
+
+--Mais, continua vivement le chevalier, je suis venu pour autre chose:
+je suis venu pour parler de toi, avec toi, mon enfant chéri.
+
+--De moi?
+
+--Oui, nous voulons te sauver, ma fille bien-aimée.
+
+Luisa secoua la tête en signe qu'elle croyait la chose impossible.
+
+--Je le sais, répondit San-Felice répondant à sa pensée, le roi t'a
+condamnée; mais nous avons un moyen d'obtenir ta grâce.
+
+--Ma grâce! un moyen! répéta Luisa; vous connaissez un moyen d'obtenir
+ma grâce?
+
+Et elle secoua la tête une seconde fois.
+
+--Oui, reprit San-Felice, et ce moyen, je vais te le dire. La princesse
+est grosse.
+
+--Heureuse mère! s'écria Luisa, elle n'attend pas avec terreur le jour
+où elle embrassera son enfant!
+
+Et elle se renversa en arrière, sanglotant et se tordant les bras.
+
+--Attends, attends, dit le chevalier, et prie pour sa délivrance: le
+jour de sa délivrance sera celui de ta liberté.
+
+--Je vous écoute, dit Luisa ramenant sa tête en avant et la laissant
+tomber sur la poitrine de son mari.
+
+--Tu sais, continua San-Felice, que, quand la, princesse royale de
+Naples accouche d'un garçon, elle a droit à trois grâces, qui ne lui
+sont jamais refusées?
+
+--Oui, je sais cela.
+
+--Eh bien, le jour où la princesse royale accouchera, au lieu de trois
+grâces, elle n'en demandera qu'une, et cette grâce sera la tienne.
+
+--Mais dit Luisa, si elle accouche d'une fille?
+
+--D'une fille! d'une fille! s'écria San-Felice, à la pensée duquel cette
+alternative ne s'était pas présentée. C'est impossible! Dieu ne le
+permettra pas!
+
+--Dieu a bien permis que je fusse injustement condamnée, dit Luisa avec
+un douloureux sourire.
+
+--C'est une épreuve! s'écria le chevalier, et nous sommes sur une terre
+d'épreuves.
+
+--Ainsi, c'est votre seul espoir? demanda Luisa.
+
+--Hélas! oui, répondit San-Felice; mais n'importe! Tiens (il tira un
+papier de sa poche), voici une supplique rédigée par le duc de Calabre,
+écrite par sa femme, signe-la, et fions-nous en Dieu.
+
+--Mais je n'ai ni plume ni encre.
+
+--J'en ai, moi, répondit le chevalier.
+
+Et, tirant un encrier de sa poche, il y trempa une plume; puis,
+soutenant Luisa, il la conduisit près de la fenêtre, pour que, éclairée
+par le rayon de la lune, elle pût signer.
+
+Luisa signa.
+
+--Là! dit-il en relevant la tête, je vais te laisser cette plume, cette
+encre et un cahier de papier; tu trouveras bien moyen de les cacher
+quelque part: ils peuvent t'être utiles.
+
+--Oh! oui, oui, donnez, mon ami! dit Luisa. Oh! comme vous êtes bon et
+comme vous pensez à tout! Mais qu'avez-vous, et que regardez-vous?
+
+En effet, les regards du chevalier s'étaient, à travers les doubles
+barreaux de la fenêtre, fixés sur la partie du port que l'on pouvait
+apercevoir par l'ouverture.
+
+A trente ou quarante mètres du pied de la tour, se balançait la goëlette
+du capitaine Skinner.
+
+--Miracle du ciel! murmura le chevalier. Allons! je commence à croire
+que c'est lui qui est destiné à te sauver.
+
+Un homme se promenait de long en large sur le pont, et, de temps en
+temps, jetait un regard avide sur le fort, comme s'il eût voulu en
+sonder les murailles.
+
+En ce moment, la clef grinça dans la serrure: onze heures sonnaient.
+
+Le chevalier prit la tête de Luisa entre ses deux mains et dirigea son
+regard vers le pont du petit bâtiment.
+
+--Vois-tu cet homme? lui dit-il à voix basse.
+
+--Oui, je le vois. Eh bien, après?
+
+--Eh bien, Luisa, cet homme, c'est lui.
+
+--Qui, lui? demanda la jeune femme toute frissonnante.
+
+--Celui qui te sauvera si je ne te sauve pas, moi. Mais (il lui prit la
+tête et lui baisa passionnément le front et les yeux) je te sauverai! je
+te sauverai! je te sauverai!
+
+Et il s'élança hors de la prison, dont la porte se referma sans que
+Luisa s'en aperçût.
+
+Toute son âme était passée dans ses yeux, et ses yeux dévoraient de leur
+regard cet homme qui se promenait sur le pont de la goëlette.
+
+
+
+
+ XCIX
+
+ PETITS ÉVÉNEMENTS GROUPÉS AUTOUR DES
+ GRANDS
+
+
+Si la scène se fût passée de jour, au lieu de se passer dans la nuit, le
+chevalier se fût précipité par les escaliers, sans s'inquiéter du
+geôlier en chef, et en continuant de s'écrier: «Je la sauverai!» Mais le
+corridor était dans l'obscurité la plus complète, n'ayant pas même le
+rayon de lune qui éclairait la prison de Luisa.
+
+Force lui fut d'attendre le guichetier et sa lanterne.
+
+Celui-ci le reconduisit avec les mêmes marques d'attention dont il
+l'avait comblé à son arrivée. Aussi, arrivé dans la cour, le chevalier
+mit-il la main à sa poche et, en tirant les quelques pièces d'or qu'elle
+contenait, les offrit-il au geôlier.
+
+Celui-ci les prit et les pesa d'un air mélancolique dans sa main en
+secouant la tête.
+
+--Mon ami, dit San-Felice, c'est bien peu, je le sais; mais je me
+souviendrai de toi, sois tranquille; seulement, c'est à la condition que
+tu auras toute sorte d'égards pour la pauvre femme qui est ta
+prisonnière.
+
+--Je ne me plains pas de ce que Votre Excellence me donne, tant s'en
+faut! répondit-il. Mais, si Son Excellence voulait, elle pourrait, d'un
+mot, faire plus pour moi que je ne pourrai jamais faire pour elle.
+
+--Et que puis-je faire pour toi? demanda San-Felice.
+
+--J'ai un fils, Excellence, et, depuis un an, je sollicite sans pouvoir
+l'obtenir, son admission comme geôlier dans la forteresse. S'il y était,
+je le chargerais spécialement du service de la dame en question, dont je
+ne peux pas m'occuper, n'ayant que la surveillance générale.
+
+--Je ne demande pas mieux, dit San-Felice, qui pensa tout de suite au
+parti qu'il pouvait tirer de ce protecteur de bas étage. Et de qui
+dépend sa nomination?
+
+--Sa nomination dépend du chef de la police.
+
+--T'es-tu déjà adressé à lui?
+
+--Oui; mais, vous comprenez, Excellence, il faudrait pouvoir... (et il
+fit le geste d'un homme qui compte de l'argent), et je ne suis pas
+riche.
+
+--C'est bien: tu feras une demande et tu me l'adresseras.
+
+--Excellence, dit le geôlier en chef en tirant un papier de sa poche,
+pendant que vous étiez dans la chambre de la prisonnière, j'ai rédigé ma
+demande, pensant que vous seriez assez bon pour vous en charger.
+
+--Je m'en charge, en effet, mon ami, dit le chevalier, et il ne dépendra
+pas de moi que tu n'obtiennes ce que tu désires. Si tu as besoin de moi,
+viens chez Son Altesse royale le duc de Calabre et demande le chevalier
+San-Felice.
+
+Et, mettant la pétition dans sa poche, le chevalier prit congé de son
+protégé, sortit de la forteresse et se dirigea vers la place des
+Quatre-Cantons, où, on se le rappelle, il avait rendez-vous avec le faux
+capitaine américain.
+
+Celui-ci l'attendait, et, en l'apercevant, marcha droit à lui.
+
+Tous deux s'abordèrent en s'interrogeant.
+
+Joseph Palmieri raconta sa visite au roi, se félicita de la façon dont
+il avait été reçu et surtout de la certitude où il était maintenant de
+pouvoir rester à son mouillage, c'est-à-dire dans le voisinage du fort.
+
+De son côté, le chevalier lui fit part de son projet, et, pour qu'il
+s'en rendît bien compte, lui donna à lire la demande en grâce rédigée
+par le duc de Calabre.
+
+Joseph Palmieri s'approcha de la lampe d'une madone et lut; dans sa
+distraction, le chevalier s'était trompé et lui avait donné à lire la
+supplique du geôlier en chef, au lieu de la demande en grâce du duc.
+
+Mais Joseph Palmieri n'était pas homme à laisser passer à portée de sa
+main une circonstance qui pût lui être utile sans mettre la main dessus.
+Il commença par prendre l'adresse du futur geôlier: _Tonino Monti, via
+della Salute, nº 7_; et, rendant la supplique au chevalier:
+
+--Vous vous êtes trompé de papier, lui dit-il.
+
+Le chevalier fouilla à sa poche et y trouva, en effet, le placet qu'il
+avait cru donner et en place duquel il avait donné la supplique du
+geôlier en chef.
+
+Joseph Palmieri la lut avec plus d'attention encore que la première.
+
+--Oui, sans doute, dit-il, si Ferdinand a un coeur, il y a une chance;
+mais je doute qu'il en ait un.
+
+Et il remit la demande en grâce au chevalier.
+
+--A quelle époque, demanda-t-il, comptez-vous sur l'accouchement de la
+princesse?
+
+--Mais elle attend sa délivrance du jour au lendemain.
+
+--Attendons comme elle, dit Palmieri. Mais, si le roi refuse, ou si elle
+accouche d'une fille?...
+
+--Alors, vous recevrez cette même supplique déchirée en morceaux, ce qui
+voudra dire que vous pouvez agir à votre tour, attendu que, de notre
+coté, il n'y aura plus d'espoir; ou sinon ce seul mot: SAUVÉE! vous dira
+tout ce que vous aurez besoin de savoir. Seulement, vous me donnez votre
+parole de ne rien tenter d'ici là?
+
+--Je vous la donne; seulement, vous me permettrez de m'informer
+topographiquement de la chambre qu'occupe la prisonnière dans la
+forteresse?
+
+Le chevalier saisit la main de son interlocuteur, en la lui serrant avec
+un mouvement de fiévreuse énergie.
+
+--La jeunesse est puissante devant le Seigneur, dit-il. La fenêtre de la
+prisonnière donne directement sur la goëlette le _Runner_.
+
+Et il s'éloigna rapidement en cachant son visage dans son manteau.
+
+Le chevalier ne s'était pas trompé, et, cette fois encore, les
+sympathiques effluves de la jeunesse avaient divisé leurs courants
+magnétiques. A peine le chevalier avait-il quitté la chambre de Luisa,
+après lui avoir fait remarquer cet homme, qui, à une demi-encablure du
+pied de la forteresse, se promenait pensif sur le pont de la goëlette,
+que Salvato--car c'était bien Salvato lui-même--crut entendre passer
+dans l'air son nom emporté par la brise de la nuit.
+
+Il leva la tête, ne vit rien et crut s'être trompé.
+
+Mais le même son frappa une seconde fois son oreille.
+
+Ses yeux se fixèrent alors sur l'ouverture sombre qui se dessinait dans
+la muraille grise, et, à travers les barreaux de cette ouverture, il
+crut voir s'agiter une main et un mouchoir.
+
+Le cri correspondant à celui qui sortait du coeur de la prisonnière
+s'élança du sien, et les ondes de l'air frémirent de nouveau, agitées
+par ces deux syllabes: «Luisa!»
+
+Le mouchoir se détacha de la main, flotta un instant dans l'air et tomba
+au pied de la muraille.
+
+Salvato eut la prudence d'attendre un instant, de regarder autour de lui
+si personne n'avait vu ce qui venait de se passer, et, s'étant assuré
+que tout était bien resté entre lui et la prisonnière, sans prévenir
+aucun des hommes de l'équipage, il mit le youyou à, la mer, et, comme un
+pêcheur qui tend ses ligues, il s'approcha de la plage.
+
+Un espace de terrain d'une dizaine de mètres séparait le quai du pied du
+mur de la prison, et le bonheur voulut qu'aucune sentinelle n'y fût
+placée.
+
+Salvato amarra son canot au rivage, ne fit qu'un bond, se trouva au pied
+de la muraille, ramassa le mouchoir et revint au canot.
+
+A peine y avait-il repris sa place, qu'il entendit le pas mesuré d'une
+patrouille; mais, au lieu de s'éloigner du quai, ce qui eût pu donner
+des soupçons, il enfonça le mouchoir dans sa poitrine et resta dans le
+canot, faisant avec sa ligne ce mouvement de haut en bas que fait un
+homme qui pêche à la palangre.
+
+La patrouille parut au pied de la tour; le sergent qui la commandait se
+détacha des rangs et s'approcha du canot.
+
+--Que fais-tu là? demanda-t-il à Salvato, vêtu en simple marin.
+
+Celui-ci lui fit répéter la question une seconde fois, comme s'il n'eût
+pas compris; puis:
+
+--Vous le voyez bien, répondit Salvato avec un accent anglais
+très-prononcé, je pêche.
+
+Quoique détestés par les Siciliens, les Anglais devaient à la présence
+de Nelson certains égards que l'on n'accordait point aux individus des
+autres nations.
+
+--Il est défendu d'amarrer des bateaux au quai, répondit le chef de la
+patrouille, et il y a de la place dans le port pour pêcher sans venir
+pêcher ici. Au large donc, l'ami!
+
+Salvato fit entendre un grognement de mauvaise humeur, tira du fond de
+la mer sa palangre, à laquelle il eut la chance de trouver pendu un
+calamaris, et rama vers la goëlette.
+
+--Bon! dit le sergent en rejoignant sa patrouille, voilà qui le changera
+de son boeuf salé.
+
+Et, enchanté de la plaisanterie, il disparut un instant sous une voûte
+dont il explora la profondeur sombre, reparut et continua sa ronde de
+nuit en longeant les murs extérieurs de la forteresse.
+
+Quant à Salvato, il s'était déjà plongé dans l'intérieur de la goëlette,
+baisant le mouchoir marqué d'une L, d'une S et d'une F.
+
+Un des quatre coins était noué; il y porta vivement la main et sentit un
+papier.
+
+Sur le papier étaient écrits ces mots:
+
+«Je t'ai reconnu, je te vois, je t'aime! Voici mon premier moment de
+joie depuis que je t'ai quitté.
+
+»Mon Dieu, pardonnez-moi si c'est parce que j'espère en lui que j'espère
+en vous!
+
+»Ta LUISA.»
+
+Salvato remonta sur le pont; ses yeux se reportèrent immédiatement vers
+l'ouverture.
+
+La main blanche se dessinait toujours sur les barreaux sombres.
+
+Salvato secoua le mouchoir, le baisa, et son nom passa de nouveau à son
+oreille avec la brise de la nuit.
+
+Mais, comme il eût été imprudent, par une nuit aussi claire, de
+continuer un semblable échange de signes, Salvato s'assit et demeura
+immobile, tandis qu'à travers le double barreau, son oeil, habitué aux
+ténèbres, pouvait encore distinguer la blanche apparition, vers laquelle
+ne le guidait plus la main imprudente.
+
+Quelques instants après, on entendit le bruit d'une double rame qui
+battait la mer, et l'on vit, à travers le labyrinthe de bâtiments qui
+couvraient le port, s'avancer une barque qui s'arrêta au pied du petit
+escalier de la goëlette.
+
+C'était Joseph Palmieri qui rentrait à bord.
+
+--Bonne nouvelle! s'écria en anglais Salvato, s'élançant dans les bras
+de son père. Elle est là, là, à cette fenêtre! Voilà son mouchoir et une
+lettre d'elle!
+
+Joseph Palmieri sourit d'un ineffable sourire et murmura:
+
+--O pauvre chevalier! tu avais bien raison de dire: «La jeunesse est
+puissante devant Dieu!»
+
+
+
+
+ C
+
+ LA NAISSANCE D'UN PRINCE ROYAL
+
+
+Quelques jours après les événements que nous venons de raconter, le roi
+chassait la caille à tir, escorté de son fidèle Jupiter, dans les
+jardins de la Bagaria et sur le versant septentrional des collines qui
+s'élèvent à quelque distance de la plage.
+
+Il avait avec lui les deux plus fidèles compagnons de ces sortes de
+plaisirs, excellents tireurs comme lui, sir William Hamilton et le
+président Cardillo.
+
+La chasse était splendide: c'était le retour des cailles.
+
+Les cailles, comme tout chasseur sait, ont par an deux passages. Dans le
+premier, aux mois d'avril et de mai, elles vont du midi au nord; à cette
+époque, elles sont maigres et sans saveur. Dans le second, qui a lieu au
+mois de septembre et d'octobre, elles sont, au contraire, grasses et
+succulentes, surtout en Sicile, leur première étape pour regagner
+l'Afrique.
+
+Le roi Ferdinand s'amusait donc,--nous ne dirons pas comme un roi, nous
+savons trop bien que, tout roi qu'il était, il ne s'était pas toujours
+amusé, mais comme un chasseur qui nage dans le gibier.
+
+Il avait tiré cinquante coups et tué cinquante pièces, et il offrait de
+parier qu'il irait ainsi jusqu'à la centaine, sans en manquer une seule.
+
+Tout à coup, on vit venir un cavalier courant à toute bride; et, guidé
+par les coups de fusil, à la distance de cinq cents pas à peu près des
+chasseurs, il arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers pour voir
+lequel des trois était le roi, et, l'ayant reconnu, il vint droit à lui.
+
+Ce cavalier était un messager que le duc de Calabre envoyait au roi, son
+père, pour lui annoncer que la duchesse était prise des premières
+douleurs, et, le prier, selon les lois de l'étiquette, d'assister à
+l'accouchement.
+
+--Bon! fit le roi, tu dis les premières douleurs?
+
+--Oui, sire.
+
+--En ce cas, j'ai bien une heure ou deux devant moi. Antonio Villari
+est-il là?
+
+--Oui, sire, et deux autres médecins avec lui.
+
+--Alors, tu vois bien: je n'y puis rien faire. Tout beau, Jupiter! Je
+vais encore tuer quelques cailles. Retourne à Palerme, et dis au prince
+que je te suis.
+
+Et il alla à Jupiter, qui, sur la recommandation de son maître, tenait
+l'arrêt aussi ferme que s'il eût été changé en pierre.
+
+La caille partit, le roi la tua.
+
+--Cinquante et une, Cardillo! dit-il.
+
+--Pardieu! dit le président, de mauvaise humeur de n'en être qu'à la
+trentaine, avec un chien comme le vôtre, ce n'est pas malin. Je ne sais
+même pas comment Votre Majesté se donne la peine de brûler de la poudre
+et de semer du plomb. A sa place, je prendrais le gibier à la main.
+
+Le domestique qui suivait le roi, lui passait, pendant ce temps, un
+autre fusil tout chargé.
+
+--Eh bien, dit le roi au messager, tu n'es pas encore parti?
+
+--J'attendais pour savoir si le roi n'avait pas d'autres ordres à me
+donner.
+
+--Tu diras à mon fils que j'en suis à ma cinquante et unième caille, et
+que Cardillo n'est encore qu'à sa trentième.
+
+Le messager repartit au galop, et la chasse continua.
+
+Le roi, en une heure, tua vingt-cinq autres cailles.
+
+Il changeait son fusil déchargé contre un fusil chargé, lorsqu'il vit
+revenir le même messager à fond de train.
+
+--Eh bien, lui cria-t-il, tu viens me dire que la duchesse est
+accouchée?
+
+--Non, sire; je viens, au contraire, dire à Votre Majesté qu'elle
+souffre beaucoup.
+
+--Que veut-elle que j'y fasse?
+
+--Votre Majesté sait qu'en pareille circonstance sa présence est
+commandée par le cérémonial. Il peut arriver un malheur.
+
+--Eh bien, demanda le président, qu'y a-t-il?
+
+--Il y a que cela ne va pas tout seul, à ce qu'il paraît, répondit
+Ferdinand.
+
+--De sorte que nous allons quitter la chasse au milieu de la journée? Au
+reste, que Votre Majesté la quitte si elle veut, je reste: je ne m'en
+retournerai que quand j'aurai mes cent pièces.
+
+--Ah! dit Ferdinand, une idée! Retourne vite à Palerme et ordonne de
+sonner toutes les cloches.
+
+--Et je puis dire à Son Altesse royale...?
+
+--Tu peux lui dire que j'y suis aussitôt que toi. As-tu vu nos chevaux?
+
+--Ils sont à la grille de la Bagaria, sire.
+
+--Eh bien, dis-leur, en passant, de se rapprocher.
+
+Le messager repartit au galop.
+
+Un quart d'heure après, toutes les cloches de Palerme étaient en branle.
+
+--Ah! dit le roi, voilà qui doit lui faire du bien. Et il continua sa
+chasse.
+
+Il en était à sa quatre-vingt-dixième caille, sans en avoir manqué une
+seule.
+
+--Voulez-vous parier que j'irai jusqu'à la centaine, sans un faux coup,
+Cardillo?
+
+--Ce n'est pas la peine.
+
+--Pourquoi cela?
+
+--Parce que voilà le messager qui revient.
+
+--Diable! dit Ferdinand. Tout beau, Jupiter! Je vais toujours tuer ma
+quatre-vingt-onzième, en attendant.
+
+La caille partit, le roi la tua.
+
+Lorsqu'il se retourna, le messager était près de lui.
+
+--Eh bien, lui demanda Ferdinand, les cloches l'ont-elles soulagée?
+
+--Non, sire: les médecins ont des craintes.
+
+--Les médecins ont des craintes! répéta Ferdinand en se grattant
+l'oreille. C'est grave, alors?
+
+--Très-grave, sire.
+
+--En ce cas, qu'on expose le saint sacrement.
+
+--Sire, je ferai observer à Votre Majesté que les médecins disent que
+votre présence est urgente.
+
+--Urgente! urgente! répéta Ferdinand avec impatience; je n'y ferai pas
+plus que le bon Dieu!
+
+--Sire, le cheval de Votre Majesté est là.
+
+--Je le vois bien, pardieu! Va, va, mon garçon; et, si le saint
+sacrement n'y fait rien, j'irai moi-même.
+
+Et il ajouta à voix basse:
+
+--Quand j'aurai tué mes cent cailles, bien entendu.
+
+Au bout d'un quart d'heure, le roi avait tué ces cent cailles. Sir
+William l'avait suivi de près et en avait tué quatre-vingt-sept. Le
+président Cardillo était de dix en arrière sur sir William et de
+vingt-trois sur le roi: aussi était-il furieux.
+
+Les cloches sonnaient toujours à grande volée, ce qui prouvait qu'il n'y
+avait pas de nouveau.
+
+--_Alla malora!_ dit le roi avec un soupir, il paraît qu'elle s'entête à
+ne rien finir que je ne sois là. Allons-y donc. On a bien raison de
+dire: «Ce que femme veut, Dieu le veut.»
+
+Et, sautant à cheval:
+
+--Vous êtes libres d'aller jusqu'à vos cent cailles, dit-il aux deux
+autres chasseurs. Moi, je retourne à Palerme.
+
+--En ce cas, dit sir William, je suis Votre Majesté: ma charge m'oblige
+à ne pas vous quitter dans un pareil moment.
+
+--C'est bien, allez, dit Cardillo; moi, je reste.
+
+Le roi et sir William mirent leurs montures au galop.
+
+Au moment où ils entraient dans la ville, le carillon des cloches cessa.
+
+--Ah! ah! dit le roi, il paraît que c'est fini. Maintenant, reste à
+savoir si c'est un garçon ou une fille.
+
+On passa devant une église: tous les cierges étaient allumés, le saint
+sacrement était exposé sur l'autel, l'église était pleine de gens qui
+priaient.
+
+On entendit le bruit des pétards et l'on vit l'air sillonné par les
+fusées.
+
+--Bien! dit le roi, voilà qui est de bon augure.
+
+Le roi vit de loin venir le même messager; il tenait son chapeau en
+l'air et criait: «Vive le roi!» Tout le monde courait après lui ou
+s'élançait au-devant de lui. C'était miracle qu'il n'écrasât personne.
+
+Du plus loin qu'il aperçut le roi:
+
+--Un prince, sire! un prince! cria-t-il.
+
+--Eh bien, dit le roi à sir William, quand j'aurais été là, je n'y
+aurais rien ajouté.
+
+Les cris du peuple annoncèrent l'arrivée de Ferdinand au palais.
+
+Tout le monde était dans la joie, et le roi était attendu avec la plus
+grande impatience.
+
+Le duc et la duchesse de Calabre avaient pris à coeur la cause de la
+San-Felice, non pour elle, qu'ils ne connaissaient pas, l'ayant vue à
+peine, mais pour son mari.
+
+Le pauvre chevalier, plus mort que vif, plus agité surtout que si
+c'était son propre sort qui allait se débattre, était à genoux dans un
+cabinet attenant à la chambre à coucher, et priait.
+
+C'est qu'il connaissait le roi, et qu'il savait qu'il avait beaucoup à
+craindre et peu à espérer.
+
+La jeune mère était dans son lit. Elle n'avait aucun doute, elle: qui
+pourrait refuser quelque chose à ce bel enfant qu'elle venait de mettre
+au monde avec tant de douleurs? Ce serait une impiété!
+
+Ne serait-il pas roi un jour? n'était-il pas d'heureux augure qu'il
+entrât dans la vie par la porte de la clémence et en balbutiant le mot
+_Grâce_!
+
+On avait eu le temps, son grand-père n'étant pas encore là au moment de
+sa naissance, de lui faire sa toilette et de lui passer une magnifique
+robe de dentelles.
+
+Il avait les cheveux blonds des princes autrichiens, des yeux bleus
+étonnés qui regardaient sans voir, la peau fraîche comme une rose et
+blanche comme du satin.
+
+La mère le tenait couché près d'elle, ne se lassant pas de l'embrasser.
+Elle lui avait glissé, dans les plis de la robe qui recouvrait ses
+langes royaux, la supplique de la malheureuse San-Felice.
+
+On entendit dans la rue, se rapprochant du palais sénatorial, les cris
+de «Vive le roi!»
+
+Le prince pâlit: il lui sembla, à lui si craintif devant son père, qu'il
+allait commettre un crime de lèse-majesté.
+
+La princesse fut plus courageuse que lui.
+
+--O François, dit-elle, nous ne pouvons cependant pas abandonner cette
+pauvre femme!
+
+San-Felice, qui entendit ces mots, ouvrit la porte de l'alcôve, et par
+cette porte passa sa tête pâle et effarée.
+
+--O mon prince! dit-il avec le ton du reproche.
+
+--J'ai promis, je tiendrai, dit François. J'entends les pas du roi: ne
+te montre pas, ou tu perds tout.
+
+San-Felice referma la porte du cabinet au moment où le roi ouvrait celle
+de la chambre à coucher.
+
+--Eh bien, eh bien, dit-il en entrant, tout est donc fini, et de la
+bonne façon, grâce à Dieu! Je te fais mon compliment, François.
+
+--Et à moi, sire? demanda l'accouchée.
+
+--A vous, je vous le ferai quand j'aurai vu l'enfant.
+
+--Sire, vous savez que j'ai droit à trois faveurs, dit la princesse,
+comme ayant donné un héritier au royaume?
+
+--Et on vous les accordera, si c'est un beau mâle.
+
+--Oh! sire, c'est un ange!
+
+Et elle prit l'enfant à son côté et le présenta au roi.
+
+--Ah! par ma foi, dit le roi en le lui prenant des mains et en se
+retournant vers son fils, je n'aurais pas mieux fait, moi qui m'en
+pique.
+
+Il y eut un moment de silence; toutes les respirations étaient arrêtées,
+tous les coeurs cessaient de battre.
+
+On attendait que le roi vît le placet.
+
+--Oh! oh! qu'a-t-il donc sous le bras?
+
+--Sire, dit Marie-Clémentine, au lieu des trois faveurs que l'on accorde
+d'habitude à la princesse royale qui donne un héritier à la couronne, je
+n'en demande qu'une.
+
+Et sa voix, en prononçant ces paroles, était si tremblante, que le roi
+la regardait avec étonnement.
+
+--Diable! ma chère fille, dit le roi, il paraît que c'est bien
+difficile, ce que vous désirez?
+
+Et, couchant l'enfant dans le pli de son bras gauche, il prit le papier
+de la main droite et le déplia lentement en regardant le prince
+François, qui pâlit, et la princesse Marie-Clémentine, qui se laissa
+retomber sur son oreiller.
+
+Le roi commença de lire; mais, dès les premiers mots, son sourcil se
+fronça et l'expression de son visage devint sinistre.
+
+--Oh! dit-il avant même d'avoir tourné la page, si c'était cela que vous
+aviez à me demander, monsieur mon fils, et vous, madame ma belle-fille,
+vous avez perdu votre peine. Cette femme est condamnée, cette femme
+mourra.
+
+--Sire! balbutia le prince.
+
+--Dieu lui-même voudrait la sauver, que j'entrerais en lutte contre
+Dieu!
+
+--Sire, au nom de cet enfant!
+
+--Tenez! s'écria le roi, reprenez-le, votre enfant! le voilà, je vous le
+rends.
+
+Et, le rejetant violemment sur le lit, il sortit en criant:
+
+--Jamais! jamais!
+
+La princesse Marie-Clémentine poussa un gémissement et prit dans ses
+bras son enfant qui pleurait.
+
+--Oh! pauvre innocent! dit-elle, cela te portera malheur...
+
+Le prince tomba sur une chaise sans avoir la force de prononcer une
+parole.
+
+Le chevalier poussa la porte du cabinet, et, plus pâle qu'un mort, il
+vint ramasser la supplique qui était tombée à terre.
+
+--O mon ami! dit le prince en lui tendant la main, tu le vois, il n'y a
+pas de notre faute.
+
+Mais lui, sans paraître voir ni entendre le prince, sortit en déchirant
+la supplique et en disant:
+
+--C'est véritablement un monstre que cet homme!
+
+
+
+
+ CI
+
+ TONINO MONTI
+
+
+A l'instant même où le roi s'élançait, furieux, hors de la chambre de la
+princesse royale, et où San-Felice le suivait en déchirant la supplique,
+le capitaine Skinner discutait dans sa cabine le prix de son engagement
+avec un grand et beau garçon de vingt-cinq ans, qui était venu s'offrir
+à lui pour faire partie de l'équipage de la goëlette.
+
+Quand nous disons _s'offrir à lui_, la chose pourrait être dite d'une
+façon plus exacte. La veille, un de ses meilleurs matelots, qui exerçait
+à bord le poste de contre-maître et qui était né à Palerme, chargé par
+le capitaine Skinner de recruter quelques hommes pour renforcer son
+équipage, avait vu, à la porte de la maison nº 7 de la rue della Salute,
+un beau jeune homme coiffé d'un bonnet de pêcheur et portant un caleçon
+relevé jusqu'au-dessus du genou, lequel laissait voir une jambe
+vigoureuse et fine tout à la fois.
+
+Il s'était arrêté un instant devant lui et l'avait regardé avec une
+attention et une persistance qui lui avaient valu, en patois sicilien,
+cette question:
+
+--Que me veux-tu?
+
+--Rien, avait répondu le contre-maître dans le même patois. Je te
+regarde et je me dis, à part moi, que c'est une honte.
+
+--Qu'est-ce qui est une honte?
+
+--Qu'un grand et fort gaillard comme toi, qui ferait un si beau matelot,
+soit destiné à faire un si mauvais geôlier.
+
+--Qui t'a dit cela? demanda le jeune homme.
+
+--Que t'importe, du moment que je le sais!
+
+Le jeune homme haussa les épaules.
+
+--Que veux-tu! dit-il, l'état de pêcheur ne nourrit pas son homme, et
+l'état de geôlier rapporte deux carlins par jour.
+
+--Bon! deux carlins par jour! dit le contre-maître en faisant claquer
+ses doigts: belle rétribution pour un si triste métier! Moi, je suis à
+bord d'un bâtiment où les mousses ont deux carlins, les novices quatre,
+et les matelots huit.
+
+--Tu gagnes huit carlins par jour, toi? demanda le jeune pêcheur.
+
+--Moi? J'en gagne douze: je suis contre-maître.
+
+--Peste! dit le pêcheur, quel commerce fait donc ton capitaine, pour
+payer ses hommes ce prix-là?
+
+--Il ne fait aucun commerce, il se promène.
+
+--Il est donc riche?
+
+--Il est millionnaire.
+
+--Bon état, et qui vaut encore mieux que celui de matelot à huit
+carlins.
+
+--Lequel, cependant, vaut mieux que celui de geôlier à deux.
+
+--Je ne dis pas; mais c'est mon père qui s'est coiffé de cette idée-là.
+Il veut absolument que je lui succède comme geôlier en chef.
+
+--Ce qui lui vaut?
+
+--Six carlins par jour.
+
+Le contre-maître se mit à rire.
+
+--Au fait, dit-il, voilà un riche avenir! Et tu es décidé?
+
+--Ah! je n'ai pas la vocation. Mais, ajouta-t-il avec l'insouciance des
+hommes du Midi, il faut bien faire quelque chose.
+
+--Ce n'est pas amusant de se lever la nuit, de faire des rondes dans les
+corridors, d'entrer dans les cachots, de voir de malheureux prisonniers
+qui pleurent!
+
+--Bah! on s'y habitue. Est-ce qu'il n'y a pas partout des gens qui
+pleurent!
+
+--Ah! je vois ce que c'est, dit le contre-maître: tu es amoureux, et tu
+ne veux pas quitter Palerme.
+
+--Amoureux! j'ai eu deux maîtresses dans ma vie, et l'une m'a quitté
+pour un officier anglais, l'autre pour un chanoine de Sainte-Rosalie.
+
+--Alors, libre comme l'air?
+
+--Libre comme l'air. Et, si tu as un bon poste à m'offrir, comme je ne
+suis pas encore nommé geôlier, que j'attends depuis trois ans ma
+nomination, fais tes offres.
+
+--Un bon poste?... Je n'en ai pas d'autre que celui de matelot à bord de
+mon bâtiment.
+
+--Et quel est ton bâtiment?
+
+--Le _Runner_.
+
+--Ah! ah! vous êtes de l'équipage américain?
+
+--Eh bien, as-tu quelque chose contre les Américains?
+
+--Ils sont hérétiques.
+
+--Celui-là est catholique comme toi et moi.
+
+--Et tu t'engages à me faire recevoir à bord?
+
+--J'en parlerai au capitaine.
+
+--Et j'aurai huit carlins par jour comme les autres?
+
+--Oui.
+
+--Fait-on la pagnote, ou est-on nourri?
+
+--On est nourri.
+
+--Convenablement?
+
+--On a le café et le petit verre de rhum le matin; à midi, la soupe, un
+morceau de boeuf ou de mouton rôti, du poisson, si l'on en a pincé, et,
+le soir, du macaroni.
+
+--Je voudrais voir cela.
+
+--Il ne tient qu'à toi. Il est onze heures et demie, on dîne à midi; je
+t'invite à dîner avec nous.
+
+--Et le capitaine?
+
+--Le capitaine? Est-ce qu'il fera attention à toi!
+
+--Ah! ma foi, dit le jeune homme, j'accepte; j'allais dîner avec un
+morceau de baccala.
+
+--Pouah! fit le contre-maître: il y a un chien à bord, il n'en veut pas.
+
+--_Madonna!_ dit le jeune homme, il y a beaucoup de chrétiens alors qui
+ne demanderaient pas mieux que d'être chiens à bord de ton bâtiment.
+
+Et, passant son bras sous celui du contre-maître, il suivit le quai
+jusqu'à la Marina.
+
+A la Marina, il y avait un canot amarré, près du débarcadère. Il était
+gardé par un seul matelot; mais le contre-maître fit entendre un
+roulement de son sifflet, et trois autres matelots accoururent et
+sautèrent dans la barque, où le contre-maître et le jeune pêcheur
+descendirent à leur tour.
+
+--Au _Runner_! et vivement! leur dit en mauvais anglais le contre-maître
+en prenant place au gouvernail.
+
+Les matelots se roidirent sur leurs rames, et la légère embarcation
+glissa sur l'eau.
+
+Dix minutes après, elle abordait l'escalier de bâbord du _Runner_.
+
+Le contre-maître avait dit la vérité: ni le capitaine ni son second ne
+parurent remarquer l'arrivée d'un étranger à bord. On se mit à table,
+et, comme la pêche avait été bonne et qu'un des matelots, Provençal de
+naissance, avait fait une bouillabaisse, le repas fut encore plus soigné
+que le contre-maître ne l'avait annoncé.
+
+Nous devons avouer que les trois plats qui se succédèrent, arrosés d'une
+demi-bouteille de vin de Calabre parurent produire une sensation
+favorable sur l'esprit de l'invité.
+
+Au dessert, le capitaine parut sur le pont, accompagné de son second,
+et, en se promenant, se dirigea vers l'avant du petit bâtiment.
+
+A l'approche du capitaine, les matelots se levèrent, et, comme le
+capitaine leur faisait signe de la main de se rasseoir:
+
+--Pardon, mon capitaine, dit le contre-maître, mais j'ai une prière à
+vous faire.
+
+--Et que veux-tu? demanda le capitaine Skinner en riant. Voyons, parle,
+mon brave Giovanni.
+
+--Ce n'est pas moi, capitaine, c'est un de mes compatriotes que j'ai
+racolé par les rues de Palerme, et que j'ai invité à dîner avec nous.
+
+--Ah! ah! Et où est-il, ton compatriote?
+
+--Le voilà, capitaine.
+
+--Que demande-t-il?
+
+--Une grande faveur, capitaine.
+
+--Laquelle?
+
+--Celle de boire à votre santé.
+
+--C'est chose accordée, dit le capitaine, et tout le bénéfice en sera
+pour moi.
+
+--Hourra pour le capitaine! crièrent les matelots d'une seule voix.
+
+Skinner salua de la tête.
+
+--Et comment s'appelle ton compatriote? demanda-t-il.
+
+--Ma foi, dit Giovanni, je n'en sais rien.
+
+--Je m'appelle votre serviteur, Excellence, répondit le jeune homme, et
+voudrais bien que vous me répondissiez que vous vous appelez mon maître.
+
+--Ah! ah! tu as de l'esprit, garçon!
+
+--Vous croyez, Excellence?
+
+--J'en suis sûr.
+
+--Depuis que ma mère me le disait quand j'étais tout petit, personne
+cependant ne s'en est aperçu.
+
+--Mais enfin tu as encore un autre nom que celui de mon serviteur?
+
+--J'en ai deux autres, Excellence.
+
+--Lesquels?
+
+--Tonino Monti.
+
+--Attends donc, attends donc, dit le capitaine comme s'il cherchait à
+rappeler ses souvenirs, il me semble que je te connais.
+
+Le jeune homme secoua dubitativement la tête.
+
+--Cela m'étonnerait bien, dit-il.
+
+--Je me rappelle... Oui, c'est cela. N'es-tu pas le fils du geôlier en
+chef du fort de Castellamare?
+
+--Ma foi, oui. Eh bien, il faut que vous soyez sorcier pour avoir deviné
+cela...
+
+--Je ne suis pas sorcier, mais je suis l'ami de quelqu'un qui sollicite
+pour toi le poste de geôlier, je suis l'ami du chevalier San-Felice.
+
+--Et qui ne l'obtiendra pas, naturellement.
+
+--Bon! et pourquoi ne l'obtiendrait-il pas? Le chevalier est
+non-seulement le bibliothécaire, mais encore l'ami du duc de Calabre.
+
+--Oui; mais il est le mari de la prisonnière si chaudement recommandée
+par Sa Majesté, et qui ne vit que par grâce. Si le chevalier avait eu
+quelqu'un d'influent, il aurait commencé par obtenir la vie de sa femme.
+
+--C'est justement parce qu'on lui a refusé ou qu'on lui refusera
+probablement une grande faveur que l'on sera charmé de lui en accorder
+une petite.
+
+--Que Dieu me fasse la grâce de ne pas vous entendre!
+
+--Et pourquoi cela?
+
+--Parce qu'il m'arrangerait mieux de vous servir que de servir le roi
+Ferdinand.
+
+--Je ne veux cependant pas, je te le déclare, répliqua en riant le
+capitaine Skinner, lui faire concurrence.
+
+--Oh! vous ne lui ferez pas concurrence, capitaine: je donne ma
+démission avant d'être nommé.
+
+--Ah! capitaine, dit Giovanni, acceptez-la. Tonino est un bon garçon.
+Pêcheur d'enfance, ça fera un excellent marin. Je réponds de lui. Nous
+serons tous contents de le voir porter sur le rôle de l'équipage.
+
+--Oh! oui, oui! s'écrièrent tous les matelots.
+
+--Capitaine, dit Tonino, la main sur sa poitrine, foi de Sicilien, si
+Votre Excellence m'accorde ma demande, vous serez content de moi.
+
+--Écoute, mon ami, répondit le capitaine, je ne demande pas mieux, car
+tu me parais un bon garçon. Mais je ne veux pas qu'on dise que je suis
+un racoleur, et qu'on m'accuse de t'avoir engagé pendant que tu étais
+ivre. Amuse-toi avec tes compagnons tant qu'il te plaira; mais rentre ce
+soir chez toi. Réfléchis cette nuit, demain toute la journée, et, demain
+au soir, si tu es toujours dans les mêmes intentions, reviens, et nous
+terminerons.
+
+--Vive le capitaine! cria Tonino.
+
+--Vive le capitaine! répéta tout l'équipage.
+
+--Voilà quatre piastres, dit Skinner: allez à terre, mangez-les,
+buvez-les, cela ne me regarde pas; mais que tout le monde, ce soir, soit
+ici, et qu'il n'y ait pas trace du vin que l'on aura bu. Allez.
+
+--Mais la goëlette, capitaine? demanda Giovanni.
+
+--Laisse deux hommes à bord.
+
+--Bon, capitaine! c'est à qui ne voudra pas rester.
+
+--Vous tirerez au sort, et chacune des victimes recevra une piastre pour
+consolation.
+
+On tira au sort, et les deux matelots qui tombèrent reçurent chacun une
+piastre.
+
+Le soir, à neuf heures, tout le monde était rentré, et, comme l'avait
+recommandé le capitaine, on était gai, mais voilà tout.
+
+Le capitaine passa la revue de son équipage, comme il avait l'habitude
+de le faire tous les soirs, et fit à Giovanni, mais pour lui seul, le
+signe de le suivre dans son cabinet.
+
+Dix minutes après, excepté les matelots du premier quart de nuit, tout
+le monde était couché à bord.
+
+Giovanni se glissa dans la cabine du capitaine, qui attendait avec son
+second. Tous deux paraissaient impatients.
+
+--Eh bien? lui demanda Skinner.
+
+--Eh bien, capitaine, il est à nous.
+
+--Tu en es sûr?
+
+--Comme si je le voyais déjà couché sur le rôle.
+
+--Et tu crois que demain...?
+
+--Demain, à six heures du soir, aussi vrai que je m'appelle Giovanni
+Capriolo, il aura signé.
+
+--Dieu le veuille! murmura le second: ce sera déjà la moitié de notre
+affaire faite.
+
+Et, en effet, le lendemain, comme l'avait promis Giovanni, et comme nous
+l'avons dit dans les premières lignes de ce chapitre, après avoir
+débattu pour la forme le chiffre des appointements, sur sa demande
+expresse consignée dans l'engagement, Tonino Monti, libre et majeur,
+s'engageait pour trois ans comme matelot à bord du _Runner_, et recevait
+d'avance trois mois d'appointements, se soumettant à toute la rigueur de
+la loi, s'il manquait à sa parole.
+
+
+
+
+ CII
+
+ LE GEOLIER EN CHEF
+
+
+Au moment où le nouvel enrôlé venait d'opposer--avec quelque difficulté
+d'exécution, mais lisiblement néanmoins,--sa signature au bas de
+l'engagement, un matelot entrait dans la cabine, tenant à la main une
+enveloppe contenant des papiers qu'un messager venait d'apporter de la
+part du chevalier San-Felice, avec recommandation expresse de ne les
+remettre qu'au capitaine Skinner lui-même.
+
+Dès midi, le bruit s'était répandu dans Palerme que la duchesse de
+Calabre était atteinte des douleurs de l'enfantement. Les propriétaires
+de la goëlette étaient trop intéressés à cet événement pour n'être point
+des premiers à en être instruits; puis le son des cloches, puis
+l'exposition du saint sacrement leur avaient appris les craintes de la
+cour; enfin, les pétards, les fusées et les illuminations les avaient
+mis au courant de l'heureux résultat auquel ils portaient un si vif
+intérêt, puisque la vie de la prisonnière y était en quelque sorte
+attachée.
+
+Le capitaine Skinner comprit donc à l'instant que l'enveloppe contenait,
+quelle qu'elle fût, la décision du roi.
+
+Il fit un signe à Salvato, qui jeta un coup d'oeil sur l'engagement, dit
+à Tonino que tout était bien ainsi, prit l'engagement et le mit dans sa
+poche.
+
+Tonino, enchanté de faire enfin légalement partie de l'équipage du
+_Runner_, remonta sur le pont.
+
+Salvato et son père, restés seuls, s'empressèrent de briser le cachet:
+l'enveloppe contenait la supplique de Luisa déchirée en huit ou dix
+morceaux.
+
+On le sait, cette réponse seule était significative; elle disait
+clairement: «Le roi a été impitoyable.»
+
+Mais à ces fragments déchirés étaient joints deux autres papiers
+intacts.
+
+Le premier, que Salvato ouvrit, était de l'écriture du chevalier.
+
+Il contenait ce qui suit:
+
+«J'allais vous envoyer ces papiers déchirés sans aucun
+commentaire,--car, ainsi que la chose était convenue entre nous, ils
+signifiaient que la princesse avait échoué, et que, de notre côté, il
+n'y avait plus d'espoir,--quand j'ai reçu du directeur de la police la
+nomination, sollicitée par moi, de Tonino Monti au poste de geôlier
+adjoint. Y a-t-il dans cette nomination un moyen de salut? Je n'en sais
+rien et n'essaye même pas de le chercher, tant ma tête est perdue; mais
+vous, vous êtes des hommes de ressource et d'imagination, vous avez des
+moyens de fuite qui me manquent, des hommes d'exécution que je n'ai pas
+et que je ne saurais où trouver. Cherchez, imaginez, inventez,
+jetez-vous, s'il le faut, dans l'insensé, dans l'impossible; mais
+sauvez-la!
+
+»Moi, je ne puis que la pleurer.
+
+»Ci-joint le brevet de Tonino Monti.»
+
+La nouvelle était terrible; mais ni Salvato ni son père n'avaient jamais
+compté sur la clémence royale. Le désappointement de ce côté-là était
+donc loin de produire l'effet qu'il avait produit sur le chevalier
+San-Felice.
+
+Les deux hommes se regardèrent avec tristesse, mais non avec désespoir.
+Il y avait plus: il leur semblait que cette nomination de Tonino Monti
+était une compensation à l'échec annoncé par la supplique déchirée.
+
+Comme on l'a vu, eux aussi avaient compté sur cet accident, et, en
+s'emparant à tout hasard de Tonino, avaient pris leurs mesures en
+conséquence.
+
+Leurs projets étaient bien vagues encore, ou plutôt ils n'avaient pas
+encore de projets. Ils étaient là, l'oeil au guet, l'oreille avide, le
+bras tendu, prêts à saisir l'occasion si l'occasion se présentait. Il
+leur avait semblé voir une lueur quelconque dans l'accaparement de
+Tonino; cette lueur s'augmentait de sa nomination. Eh bien, à la lueur
+de ce crépuscule, ils allaient chercher à donner un corps à ce rêve,
+jusque-là fugitif, insaisissable.
+
+Il était sept heures du soir. A huit, ils paraissaient avoir pris une
+résolution; car l'avis fut donné à tout l'équipage qu'on devait lever
+l'ancre dans l'après-midi du lendemain.
+
+Tonino fut autorisé à aller, dans la soirée même ou le lendemain dans la
+journée, prendre congé de son père. Mais il déclara qu'il craignait
+tellement la colère du bonhomme, que, loin d'aller prendre congé de lui,
+il se sauverait à fond de cale s'il le voyait venir du côté du bâtiment.
+
+Il paraît que Salvato et son père ne pouvaient rien désirer de mieux que
+cet effroi de Tonino; car ils échangèrent un signe de satisfaction.
+
+Maintenant, nous allons raconter les événements tels qu'ils se
+passèrent, sans essayer de leur donner d'autre explication que celle des
+faits.
+
+Le lendemain, vers cinq heures du soir, par un temps nuageux et sombre,
+la goëlette le _Runner_ commença de faire ses préparatifs pour lever
+l'ancre.
+
+Pendant cette opération, soit maladresse de l'équipage, soit défaut dans
+la chaîne, un anneau se rompit et l'ancre resta au fond.
+
+Cet accident arrive parfois, et, quand l'ancre n'est point restée à une
+trop grande profondeur, des plongeurs descendent au fond de l'eau dans
+laquelle a échoué le cabestan.
+
+Malgré l'accident arrivé à l'ancre, on ne continua pas moins
+d'appareiller; seulement, il fut convenu que, l'ancre n'étant qu'à trois
+brasses de profondeur, un canot resterait avec huit hommes et le
+contre-maître Giovanni pour repêcher l'ancre, et que la goëlette
+attendrait en croisant à l'entrée du port.
+
+Pour se faire visible dans une nuit sans lune, elle devait porter trois
+feux de couleurs différentes.
+
+Vers huit heures du soir, elle fut dégagée des différents navires
+stationnant dans le port et commença de courir des bordées à l'endroit
+convenu, tandis que les huit matelots dont on avait eu besoin pour la
+manoeuvre d'appareillage et de sortie revenaient avec la barque pour
+repêcher l'ancre.
+
+A la même heure, le geôlier en chef du fort de Castellamare, Ricciardo
+Monti, sortait de la prison, prévenant le gouverneur qu'il recevait une
+lettre de son fils lui annonçant que ce fils était nommé geôlier
+adjoint, selon son plus grand désir, et qu'il reviendrait avec lui entre
+neuf et dix heures, ayant à remplir quelques formalités de police.
+
+Sans doute, cette lettre lui avait été écrite par Tonino, sur le conseil
+de quelque camarade, afin de détourner l'attention de son père du départ
+de la goëlette, où il pouvait entendre dire que son fils était engagé.
+
+Le rendez-vous avait été donné à Ricciardo Monti dans une des petites
+tavernes de la piazza Marina. Sans défiance aucune, il entra en
+demandant Tonino Monti. On lui indiqua un corridor conduisant à une
+salle où, lui dit-on, son fils buvait avec trois ou quatre camarades.
+
+A peine fut-il entré dans la salle, où il chercha vainement des yeux
+celui qui lui avait donné rendez-vous, qu'il fut saisi par les quatre
+hommes, lié, bâillonné et couché sur un lit, avec l'assurance qu'il
+serait libre le lendemain matin et qu'il ne lui serait fait aucun mal
+s'il n'essayait pas de fuir.
+
+La seule violence qui lui fut faite et qui nécessita l'emploi de la
+force et surtout des menaces, fut de lui prendre le trousseau de clefs
+qu'il portait à sa ceinture, clefs à l'aide desquelles il entrait dans
+la chambre des prisonniers.
+
+Ce trousseau de clefs fut passé, à travers la porte entre-bâillée, à
+quelqu'un qui attendait derrière cette porte.
+
+Une demi-heure après, un jeune homme de l'âge et de la taille de Tonino
+frappait à la porte du fort et demandait à parler au gouverneur, de la
+part de son père.
+
+Le gouverneur ordonna qu'il fût introduit près de lui.
+
+Le jeune homme lui dit alors que Ricciardo Monti, au moment où il
+traversait la rue de Tolède, tout en fête à cause de l'accouchement de
+la princesse, avait été blessé par un mortarello qui avait éclaté, et
+transporté à l'hôpital dei Pellegrini.
+
+Le blessé l'avait aussitôt fait appeler, lui avait remis son trousseau
+et lui avait donné l'ordre de se rendre sur-le-champ chez Son Excellence
+le gouverneur, qui était prévenu par lui, de justifier de sa nomination
+en présentant le brevet à Son Excellence, et de le remplacer jusqu'à sa
+guérison, qui ne pouvait tarder.
+
+Le gouverneur lut le brevet du nouveau geôlier adjoint; il était
+parfaitement en règle. Il n'y avait rien d'extraordinaire dans
+l'accident de Ricciardo Monti, ces sortes d'accidents arrivant par
+centaines à chaque fête. Il avait, en effet, comme nous l'avons dit, été
+prévenu que son geôlier en chef sortait pour lui ramener son fils. Il ne
+prit donc aucun soupçon, invita le faux Tonino à garder provisoirement
+les clefs de son père, à se faire instruire de son service et à entrer
+en fonction.
+
+Le nouveau geôlier remit précieusement son brevet dans sa poche,
+rattacha à sa ceinture les clefs qu'il avait déposées sur la table du
+gouverneur et sortit.
+
+L'inspecteur, prévenu des désirs du gouverneur, le conduisit de corridor
+en corridor, lui montrant les chambres habitées.
+
+Il y en avait neuf.
+
+En passant devant celle de la San-Felice, il s'arrêta un instant pour
+lui expliquer l'importance de la prisonnière: on devait entrer dans sa
+chambre et s'assurer de sa présence trois fois le jour et deux fois la
+nuit: la première fois à neuf heures du soir, la seconde à trois heures
+du matin.
+
+De nouveaux ordres, au reste, avaient été donnés le jour même de
+redoubler de surveillance à l'intérieur et à l'extérieur.
+
+La tournée finie, l'inspecteur montra la chambre de garde. Le geôlier
+chargé de veiller sur cette partie de la forteresse devait y demeurer
+toute la nuit. Il avait quatre heures pour dormir dans le jour.
+
+S'il s'ennuyait ou craignait de s'endormir dans la chambre de garde, il
+était libre de se promener dans les corridors.
+
+Il était onze heures et demie lorsque l'inspecteur et le nouveau geôlier
+se séparèrent, l'inspecteur lui recommandant l'exactitude et la
+vigilance, le geôlier promettant que, sous ce nouveau rapport, il ferait
+encore plus qu'on n'attendait de lui.
+
+En effet, qui l'eût vu debout à la porte de la chambre de garde, donnant
+sur le premier corridor et s'ouvrant au pied de l'escalier nº 1, l'oeil
+ouvert, l'oreille au guet, n'aurait pu l'accuser de manquer à sa parole.
+
+Il se tint là debout et immobile jusqu'à ce que tout bruit s'éteignît
+dans le fort.
+
+Minuit sonna.
+
+
+
+
+ CIII
+
+ LA PATROUILLE
+
+
+Le douzième coup frappé sur le timbre avait à peine cessé de retentir,
+que le nouveau geôlier, que l'on eût pu prendre jusque-là pour la statue
+de l'attente, s'anima, et, comme mû d'une résolution subite, monta
+l'escalier sans hâte, mais sans lenteur. Et, en effet, si son pas était
+entendu, si son passage était remarqué, si une question lui avait été
+faite, il eût eu à répondre: «En l'absence de mon père, j'ai la
+surveillance de la prison; je surveille.»
+
+Mais tout dormait dans la citadelle: personne ne le vit, personne ne
+l'entendit, personne ne le questionna.
+
+Arrivé au second étage, il parcourut le corridor dans toute sa longueur,
+puis revint sur ses pas, mais avec plus de précautions, mais étouffant
+sa marche, l'oreille tendue, retenant son haleine.
+
+Tout à coup, il s'arrêta devant la porte de la prison de la San-Felice.
+
+Il tenait d'avance dans sa main la clef de cette porte.
+
+Il l'introduisit dans la serrure avec tant de précaution et la fit
+tourner avec tant de lenteur, qu'à peine entendit-on le grincement du
+fer sur le fer: la porte s'ouvrit.
+
+Cette fois, la nuit était sombre, le vent sifflait à travers les
+barreaux de la fenêtre, dont on ne distinguait pas même l'ouverture,
+tant l'obscurité était épaisse.
+
+Le jeune homme fit un pas dans la chambre en retenant son souffle.
+
+Puis, comme il cherchait en vain des yeux la prisonnière.
+
+--Luisa! murmura-t-il.
+
+Un souffle apporta à son oreille le nom de Salvato! puis, au moment
+même, deux bras s'élancèrent à son cou et une bouche s'appuya contre la
+sienne.
+
+Un souffle de flamme, un murmure de joie se croisèrent. C'était la
+première fois depuis le jour de la condamnation au tribunal, et, par
+conséquent, de leur séparation, que les deux amants se retrouvaient dans
+les bras l'un de l'autre.
+
+Sans doute, par des signes échangés entre eux dans la journée, Salvato
+avait prévenu Luisa de cette visite, de peur que la surprise ne lui
+arrachât quelque cri de terreur. Aussi, on l'a vu, pleine d'espérance,
+mais pleine de crainte, avait-elle attendu que Salvato prononçât son nom
+avant de lui répondre.
+
+Il y eut dans le rapprochement de ces deux coeurs, si profondément
+dévoués l'un à l'autre, un moment d'extase muette et immobile.
+
+Salvato en sortit le premier.
+
+--Allons, chère Luisa, dit-il, maintenant, pas un instant à perdre: nous
+sommes arrivés au moment suprême où notre sort commun va se décider. Je
+t'ai dit: «Sois calme et patiente: nous mourrons tous deux ou nous
+vivrons ensemble.» Tu as compté sur moi, me voilà.
+
+--Oh! oui, et Dieu est grand, Dieu est bon! Maintenant, que puis-je
+faire? comment puis-je t'aider?
+
+--Écoute, répondit Salvato. J'ai à accomplir un travail qui durera plus
+d'une heure, j'ai à scier les barreaux de ta fenêtre. Il est minuit et
+quelques minutes: nous avons encore quatre heures de nuit devant nous.
+Ne précipitons rien, mais réussissons cette nuit: demain, tout sera
+découvert.
+
+--Je te le demande une seconde fois, que ferai-je pendant cette heure?
+
+--Je laisse la porte entr'ouverte, comme elle l'est: moitié dans ta
+prison, moitié dehors, tu écoutes si quelque bruit ne nous menace pas
+d'un danger. Au moindre soupçon, tu m'appelles, je sors, je referme la
+porte sur toi. La porte refermée, je suis en ronde de nuit, n'inspirant
+nulle défiance puisqu'on me trouve dans l'exercice de mon devoir. Je
+rentre un quart d'heure après et j'achève l'oeuvre commencée.
+Maintenant, du courage et du sang-froid!
+
+--Sois tranquille, ami, je serai digne de toi, répondit Luisa en lui
+serrant la main avec une force presque virile.
+
+Salvato tira alors de sa poche deux limes fines à l'acier mordant, l'une
+pouvant casser pendant l'opération, et, Luisa s'étant, selon sa
+recommandation, placée de manière à percevoir tout bruit qui se ferait
+dans les corridors et dans les escaliers, Salvato commença de limer les
+barreaux de cette main ferme et assurée qu'aucun péril ne pouvait faire
+trembler.
+
+La lime était si fine, que l'on entendait à peine le cri de la morsure
+sur le fer. D'ailleurs, ce bruit, même plus perceptible, se fût perdu
+dans les sifflements du vent et les premiers grondements du tonnerre,
+annonçant un orage prochain.
+
+--Beau temps! murmura Salvato remerciant tout bas le tonnerre de se
+mettre de la partie.
+
+Et il continua son travail.
+
+Rien ne vint l'en distraire.
+
+Comme il l'avait prévu, au bout d'une heure, quatre barreaux furent
+sciés, et la fenêtre présenta une ouverture assez grande pour que deux
+personnes pussent passer par cette ouverture.
+
+Alors, il releva de nouveau son surtout et détacha une corde roulée
+autour de sa ceinture. Cette corde, solide, quoique finement tressée,
+était d'une longueur plus que suffisante pour toucher la terre.
+
+A l'une de ses extrémités était un anneau tout préparé, destiné à être
+passé dans la partie verticale du barreau scié par Salvato et restés
+adhérente et scellée à la muraille.
+
+Salvato fit, de distancé en distance, des noeuds à la corde, noeuds
+destinés à servir de point d'appui à ses mains et à ses genoux.
+
+Puis il sortit de la chambre et parcourut le corridor jusqu'à l'endroit
+où il aboutissait à l'escalier.
+
+Là, penché sur la lourde rampe de fer, l'oeil interrogeant les ténèbres,
+l'oreille interrogeant le silence, il demeura un instant immobile et
+sans respiration.
+
+--Rien!... murmura-t-il avec une expression de joie et de triomphe.
+
+Et, revenant vivement sur ses pas, il rentra dans la chambre, retira la
+clef de la porte, la referma en dedans, paralysa le serrure en y
+glissant trois ou quatre clous, prit Luisa dans ses bras, la pressa
+contre son coeur en lui recommandant le courage, fixa l'anneau à la tige
+de fer, lia, de peur qu'elles ne se desserrassent par le poids, l'une à
+l'autre les deux mains de Luisa, et l'invita à lui passer les deux bras
+autour du cou.
+
+Seulement alors, Luisa comprit le mode d'évasion que comptait employer
+Salvato, et le coeur lui faillit à l'idée qu'elle allait être suspendue
+dans le vide, et qu'il lui faudrait descendre de trente pieds de haut
+suspendue au cou de son amant, qui n'aurait lui-même d'autre appui que
+la corde.
+
+Cependant, sa terreur fut muette. Elle tomba à genoux, leva au ciel ses
+mains liées par le mouchoir, fit à voix basse une courte prière à Dieu,
+et se releva en disant:
+
+--Je suis prête.
+
+En ce moment, un éclair sillonna les nuées, épaisses et basses, et, à la
+lueur de cet éclair, Salvato put voir de grosses gouttes de sueur
+sillonner le visage pâle de Luisa.
+
+--Si c'est cette descente qui t'effraye, dit Salvato, qui comptait avec
+raison sur ses muscles de fer, je te réponds d'arriver à terre sans
+accident.
+
+--Mon ami, répondit Luisa, je te répète que je suis prête. J'ai
+confiance en toi, et je crois en Dieu.
+
+--Alors, dit Salvato, ne perdons pas une minute.
+
+Salvato passa la corde en dehors de la fenêtre, s'assura de sa solidité,
+tendit sa tête à Luisa pour qu'elle passât la chaîne de ses bras autour
+de son cou, monta sur un tabouret qu'il avait préparé, passa avec Luisa
+à travers l'ouverture, et, sans s'inquiéter du frissonnement nerveux qui
+agitait tout le corps de la pauvre femme, il saisit de ses genoux la
+corde qu'il tenait déjà de ses mains, et se lança dans le vide.
+
+Luisa retint un cri lorsqu'elle se sentit suspendue et balancée
+au-dessus de ces dalles, dont elle avait si souvent avec effroi mesuré
+la hauteur, et ferma les yeux en cherchant de ses lèvres celles de
+Salvato.
+
+--Ne crains rien, murmura tout bas Salvato; j'ai des forces pour trois
+fois la longueur de cette corde.
+
+Et, en effet, elle se sentait descendre d'un mouvement lent et mesuré
+indiquant à la fois la force et le sang-froid du puissant gymnaste qui
+essayait de la rassurer. Mais, à la moitié de la longueur de la corde,
+Salvato s'arrêta tout à coup.
+
+Luisa ouvrit les yeux.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle.
+
+--Silence! fit Salvato.
+
+Et il parut écouter avec une attention profonde.
+
+Au bout d'un instant:
+
+--N'entends-tu rien? demanda-t-il à Luisa d'une voix perceptible pour
+elle seule.
+
+--Les pas de plusieurs hommes, il me semble, répondit celle-ci d'une
+voix faible comme le dernier soupir de la brise expirante.
+
+--C'est quelque patrouille, fit Salvato. Nous n'aurions pas le temps de
+descendre avant qu'elle fût passée... Laissons-la passer, nous
+descendrons après.
+
+--Mon Dieu! mon Dieu! je n'ai plus de force! murmura Luisa.
+
+--Qu'importe, si j'en ai, moi! répondit Salvato.
+
+Pendant ce court dialogue, les pas s'étaient rapprochés, et Salvato,
+dont les yeux seuls étaient restés ouverts, voyait, à la lueur d'une
+lanterne portée par un soldat, poindre une patrouille de neuf hommes,
+contournant le pied de la muraille. Mais peu importait à Salvato;
+l'obscurité était si grande, qu'à moins d'un éclair, il était invisible
+à la hauteur à laquelle il était suspendu, et, comme il l'avait dit, il
+se sentait assez de forces pour attendre que la patrouille fût passée et
+eût disparu.
+
+La patrouille, en effet, passa sous les pieds des deux fugitifs; mais,
+au grand étonnement de Salvato, qui la suivait avidement des yeux, elle
+s'arrêta au pied de la tour, échangea quelques mots avec un soldat en
+sentinelle et qu'il n'avait pas encore aperçu, laissa un autre soldat à
+la place de celui-là, et s'enfonça sous la voûte, où un reflet de sa
+lanterne resta visible, preuve qu'elle ne l'avait pas franchie.
+
+Si rudement trempée que fût l'âme de Salvato, un frisson passa dans ses
+veines. Il avait tout deviné. La demande du prince de Calabre et de la
+princesse Marie-Clémentine avait ravivé la haine contre la San-Felice;
+de nouveaux ordres de surveillance avaient été donnés, et une sentinelle
+placée au pied de la tour était le résultat de ces ordres.
+
+Luisa, appuyée au coeur de Salvato, sentit, en quelque sorte, son coeur
+frémir.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle en ouvrant d'effroi ses grands yeux.
+
+--Rien, répondit Salvato; Dieu nous protégera!
+
+Et, en effet, les fugitifs avaient grand besoin de la protection de
+Dieu: une sentinelle se promenait au pied de la tour, et les forces de
+Salvato, suffisantes pour descendre, étaient insuffisantes pour
+remonter.
+
+D'ailleurs, descendre, c'était la mort possible; remonter, c'était la
+mort assurée.
+
+Salvato n'hésita point. Il profita du moment où, dans sa promenade
+régulière et bornée, la sentinelle s'éloignait tournant le dos pour
+achever de descendre. Mais, au moment même où il touchait la terre, le
+soldat se retournait. Il vit à dix pas de lui un groupe informe s'agiter
+dans l'ombre.
+
+--Qui vive? cria-t-il.
+
+Salvato, sans répondre, tenant Luisa à moitié évanouie de terreur entre
+ses bras, prit sa course vers la mer, où certainement l'attendait la
+barque.
+
+--Qui vive? répéta la sentinelle en s'apprêtant à mettre en joue.
+
+Salvato, toujours muet, pressa sa course. Il distinguait la barque, il
+voyait ses amis, il entendait la voix de son père, qui criait, à lui:
+«Courage!» et, à ses matelots; «Accostez!»
+
+--Qui vive? cria une troisième fois le soldat, le fusil à l'épaule.
+
+Et, comme la demande restait sans réponse, guidé par un éclair qui
+illumina le ciel en ce moment, le coup partit.
+
+Luisa sentit faiblir Salvato, qui tomba sur un genou, poussant un cri où
+l'on pouvait distinguer encore plus de rage que de douleur.
+
+Puis, d'une voix étouffée, tandis que le soldat qui venait de faire feu
+criait: «Aux armes!» lui essayait de crier une dernière fois:
+«Sauvez-la!»
+
+Luisa, à moitié évanouie, folle de douleur, incapable de faire un
+mouvement, les poignets liés l'un à l'autre, les bras passés autour du
+cou de Salvato, vit alors, comme dans un songe, se ruer l'une contre
+l'autre deux troupes d'hommes ou plutôt de démons furieux, luttant, se
+frappant, hurlant, la foulant aux pieds avec des cris de mort.
+
+Puis, au bout de cinq minutes, le combat, pour ainsi dire, se déchirait
+en deux: elle restait mourante aux mains des soldats, qui l'entraînaient
+vers la citadelle, tandis que les matelots emportaient dans leur barque
+Salvato mort, la balle du factionnaire lui ayant traversé le coeur et le
+père de Salvato, évanoui, d'un coup de crosse de fusil qu'il avait reçu
+sur la tête.
+
+En entrant dans sa prison, Luisa, quoique enceinte de sept mois
+seulement, Luisa, brisée par les émotions terribles qu'elle venait
+d'éprouver, fut prise des douleurs de l'enfantement, et, vers cinq
+heures du matin, accoucha d'un enfant mort.
+
+Une faveur ou plutôt un repentir de la Providence lui épargnait cette
+dernière douleur d'avoir à se séparer de son enfant!
+
+
+
+
+ CIV
+
+ L'ORDRE DU ROI
+
+
+Huit jours après les événements que nous venons de raconter, le vice-roi
+de Naples, prince de Cassero-Statella, étant au théâtre dei Fiorentini,
+avec notre vieille connaissance le marquis Malaspina, vit s'ouvrir la
+porte de sa loge, et, à travers cette porte, aperçut, debout dans le
+corridor, un huissier du palais, suivi d'un officier de marine.
+
+L'officier de marine tenait un pli scellé d'un large cachet rouge.
+
+--Monsieur le prince vice-roi! dit l'huissier.
+
+L'officier de marine s'inclina et tendit la dépêche au prince.
+
+--De quelle part? demanda le prince.
+
+--De la part de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles, répondit l'officier,
+et, la dépêche étant d'importance, j'oserai en demander un reçu à Votre
+Excellence.
+
+--Alors, vous venez de Palerme? demanda le prince.
+
+--J'en suis parti avant-hier, sur _la Sirène_, monseigneur.
+
+--La santé de Leurs Majestés était bonne?
+
+--Excellente, prince.
+
+--Donnez un reçu en mon nom, Malaspina.
+
+Le marquis tira un portefeuille de sa poche et commença d'écrire le
+reçu.
+
+--Que Votre Excellence, dit l'officier, ait la bonté d'indiquer le lieu
+et l'heure auxquels la dépêche a été remise au prince.
+
+--Ah ça! dit Malaspina, cette dépêche est donc bien importante?
+
+--De la plus haute importance, Excellence.
+
+Le marquis donna le reçu dans les conditions où le demandait l'officier
+et rentra dans la loge, dont la porte se referma sur lui.
+
+Le prince achevait de lire la dépêche.
+
+--Tenez, Malaspina, lui dit-il, cela vous, regarde.
+
+Et il lui passa le papier.
+
+Le marquis Malaspina le prit, et lut cet ordre, à la fois concis et
+terrible:
+
+«Je vous expédie la San-Felice. Que, dans les douze heures de son
+arrivée à Naples, elle soit exécutée.
+
+»Elle est confessée, et, par conséquent, en état de grâce.
+
+»FERDINAND B.»
+
+Malaspina regarda d'un oeil étonné le prince de Cassero-Statella.
+
+--Eh bien? demanda-t-il.
+
+--Eh bien, mon cher, avisez, cela vous regarde.
+
+Et le prince se remit à écouter le _Matrimonio segreto_, chef-d'oeuvre
+du pauvre Cimarosa, qui venait de mourir à Venise de la peur d'être
+pendu à Naples.
+
+Malaspina resta muet. Il n'avait jamais cru qu'au nombre de ses devoirs
+comme secrétaire du vice-roi, fût celui de préparer les exécutions
+capitales.
+
+Mais, nous l'avons dit, le marquis était un courtisan tout à la fois
+railleur obéissant; aussi le prince de Cassero n'eut qu'à se retourner
+vers lui une seconde fois, et lui dire: «Vous avez entendu!» pour qu'il
+s'inclinât et sortit, muet mais prêt à obéir.
+
+Il descendit, prit une voiture qui stationnait à la porte du théâtre, et
+se fit conduire à la Vicaria.
+
+La San-Felice venait d'y arriver, il y avait une heure à peine, brisée,
+mourante, anéantie. Elle avait été conduite à la chambre attenante à la
+chapelle, où nous avons vu Cirillo, Caraffa, Pimentel, Manthonnet et
+Michele suer leur agonie.
+
+La dépêche n'était accompagnée d'aucune autre instruction que celle-ci:
+
+«Son Excellence le prince de Cassero-Statella est chargé de l'exécution
+de cette femme, exécution dont il répond sur sa propre tête.»
+
+Le marquis Malaspina comprit, comme le lui avait dit le vice-roi, que
+c'était à lui d'aviser.
+
+Il pouvait hésiter avant de prendre un parti; mais, une fois son parti
+pris, il le mettait bravement à exécution.
+
+Il remonta en voiture, et dit au cocher:
+
+--Rue des Soupirs-de-l'Abîme!
+
+On se rappelle qui demeurait rue des Soupirs-de-l'Abîme: c'était maître
+Donato, le bourreau de Naples.
+
+Arrivé à la porte, le marquis Malaspina ressentit quelque répugnance à
+entrer dans cette demeure maudite.
+
+--Appelle maître Donato, dit-il au cocher, et fais qu'il vienne me
+parler.
+
+Le cocher descendit, ouvrit la porte, et cria:
+
+--Maître Donato! venez ici.
+
+On entendit alors une voix de femme qui répondait:
+
+--Mon père n'est point à Naples.
+
+--Comment, son père n'est point à Naples? Il est donc en congé, son
+père?
+
+--Non, Votre Excellence, répondit la même voix qui s'était rapprochée;
+il est à Salerne pour affaire de son état.
+
+--Comment, de son état? répondit Malaspina. Expliquez-moi cela, la belle
+enfant.
+
+Et, en effet, il venait de voir apparaître sur la porte une jeune femme,
+suivie pas à pas d'un homme qui semblait être son amant ou son époux.
+
+--Oh! Excellence, l'explication sera bien facile, répondit la jeune
+femme, qui n'était autre que Marina. Son confrère de Salerne est mort
+hier, et il y avait quatre exécutions à faire, deux demain, deux
+après-demain. Il est parti aujourd'hui à midi, et reviendra après-demain
+au soir.
+
+--Et il n'a laissé personne pour le remplacer? demanda le marquis.
+
+--Dame, non: aucun ordre n'a été donné, et les prisons, à ce qu'il
+paraît, sont à peu près vides. Il a pris ses aides avec lui, ne se fiant
+point à des gens avec qui il n'a point travaillé.
+
+--Et ce garçon-là ne saurait, au besoin, le remplacer? dit le marquis en
+montrant Giovanni.
+
+Giovanni,--on a deviné que c'était lui, dont les voeux avaient été
+comblés en devenant l'époux de Marina,--Giovanni secoua la tête:
+
+--Je ne suis pas le bourreau, dit-il, je suis pêcheur.
+
+--Et comment faire? demanda Malaspina. Donnez-moi un conseil, au moins,
+si vous ne voulez pas me donner un coup de main.
+
+--Dame, voyez! Vous êtes dans le quartier des bouchers,--les bouchers,
+en général, sont royalistes:--peut-être, lorsqu'il saura que ce n'est
+qu'un jacobin à pendre, peut-être y en aura-t-il quelqu'un qui consente
+à faire la chose.
+
+Malaspina comprit que c'était le seul parti qu'il eût à prendre, et, ne
+pouvant s'engager avec sa voiture dans le dédale de rues qui s'étendent
+entre le quai et le Vieux-Marché, il se mit en quête d'un bourreau
+amateur.
+
+Le marquis s'adressa à trois braves gens, qui refusèrent, quoiqu'il
+offrît jusqu'à soixante et dix piastres et qu'il montrât, signé de la
+main du roi, l'ordre d'exécuter dans les douze heures.
+
+Il sortait désespéré de chez le dernier, en murmurant: «Je ne peux
+pourtant pas la tuer moi-même!» lorsque celui-ci, frappé d'une idée
+lumineuse, le rappela.
+
+--Excellence, dit le boucher, je crois que j'ai votre affaire.
+
+--Ah! murmura Malaspina, c'est bien heureux!
+
+--J'ai un voisin... Il n'est pas boucher, il est tueur de boucs: vous ne
+tenez point absolument à un boucher, n'est-ce pas?
+
+--Je tiens à trouver un homme qui, comme vous le disiez tout à l'heure,
+fasse mon affaire.
+
+--Eh bien, adressez-vous au beccaïo. Il a été fort persécuté par les
+républicains, le pauvre homme! et il ne demandera pas mieux que de se
+venger.
+
+--Et où demeure-t-il, le beccaïo? demanda le marquis.
+
+--Viens ici, Peppìno, dit le boucher s'adressant à un jeune garçon
+couché dans un coin de la boutique sur un amas de peaux à moitié sèches;
+viens ici, et conduis Son Excellence chez le beccaïo.
+
+Le jeune garçon se leva, s'étira et, tout grognant d'être réveillé dans
+son premier sommeil, se prépara à obéir.
+
+--Allons, mon garçon, dit Malaspina pour l'encourager, si nous
+réussissons, il y a une piastre pour toi.
+
+--Mais, si vous ne réussissez pas, dit l'enfant avec la logique de
+l'égoïsme, j'aurai été dérangé tout de même, moi.
+
+--C'est juste, dit Malaspina: voilà la piastre, pour le cas où nous ne
+réussirions pas, et, si nous réussissons, il y en aura une seconde.
+
+--A la bonne heure! voilà qui est parler. Donnez vous la peine de me
+suivre, Excellence.
+
+--Est-ce loin? demanda Malaspina.
+
+--C'est là, Excellence; la rue à traverser, voilà tout.
+
+L'enfant marcha devant, le marquis suivit.
+
+Le guide avait dit vrai, il n'y avait que la rue à traverser. Seulement,
+la boutique du beccaïo était fermée; mais, à travers les contrevents mal
+joints, on voyait transparaître de la lumière.
+
+--Ohé! le beccaïo! cria l'enfant en frappant du poing contre la porte.
+
+--Qu'y a-t-il? demanda une voix rude.
+
+--Un monsieur habillé de drap qui veut vous parler[2].
+
+[Note 2: Le «vêtu de drap» (_vestito di panno_) est le signe
+d'aristocratie devant lequel s'inclinaient les Napolitains du dernier
+siècle.]
+
+Et, comme cette indication, si précise qu'elle fût, ne paraissait point
+hâter la détermination du beccaïo:
+
+--Ouvre mon ami, dit Malaspina; je viens de la part du vice-roi, et je
+suis son secrétaire.
+
+Ces mots opérèrent comme la baguette d'une fée: la porte s'ouvrit par
+magie, et, à la lueur d'une lampe fumeuse et près de s'éteindre,
+éclairant des amas d'ossements et de peaux sanglantes, il aperçut un
+être informe, mutilé, hideux.
+
+C'était le beccaïo avec son oeil crevé, sa main mutilée, sa jambe de
+bois.
+
+Debout à la porte de son charnier, il semblait le génie de la
+destruction.
+
+Malaspina, quoiqu'il eût le coeur fort solide à certains endroits, ne
+put réprimer un mouvement de dégoût.
+
+Le beccaïo s'en aperçut.
+
+--Ah! c'est vrai, dit-il en grinçant des dents, ce qui était sa manière
+de rire, je ne suis pas beau, Excellence. Mais je ne présume pas que
+vous veniez chercher ici une statue du musée Borbonico.
+
+--Non, je viens chercher un fidèle serviteur du roi, un homme qui n'aime
+pas les jacobins et qui ait juré de se venger d'eux. On m'a adressé à
+vous, et l'on m'a dit que vous étiez cet homme-là.
+
+--Et l'on ne vous a pas trompé. Donnez-vous donc la peine d'entrer,
+Excellence.
+
+Malgré la répugnance qu'il éprouvait à mettre le pied dans ce charnier,
+le marquis entra.
+
+Le gamin qui l'avait conduit, intéressé à connaître le résultat de la
+négociation, voulait se glisser derrière lui; mais le beccaïo leva sur
+l'enfant son bras mutilé.
+
+--Arrière, garçon! dit-il; tu n'as pas affaire avec nous.
+
+Et il referma la porte, au nez du gamin, qui resta dehors.
+
+Le beccaïo et le marquis Malaspina restèrent dix minutes, à peu près,
+enfermés ensemble; puis le marquis sortit.
+
+Le beccaïo l'accompagna jusqu'à la porte avec force révérences.
+
+A dix pas dans la rue, Malaspina rencontra son guide.
+
+--Ah! ah! dit-il, te voilà, garçon?
+
+--Certainement, me voilà, dit le gamin; j'attendais.
+
+--Et qu'attendais-tu?
+
+--J'attendais pour savoir si vous aviez réussi.
+
+--Oui. Et, dans ce cas-là...?
+
+--Votre Excellence se le rappelle, elle me devait une seconde piastre.
+
+Le marquis fouilla à sa poche.
+
+--Tiens, dit-il, la voilà.
+
+Et il lui donna une pièce d'argent.
+
+--Merci, Excellence, dit le gamin en la mettant dans la même main que la
+première, et en les faisant sauter toutes deux comme des castagnettes.
+Dieu vous donne une longue vie!
+
+Le marquis remonta dans sa voiture, en donnant l'ordre au cocher de
+toucher aux Florentins.
+
+Pendant ce temps, Peppino montait sur une borne, et, à la lueur de la
+lampe d'une madone, examinait la pièce qu'il venait de recevoir.
+
+--Oh! dit-il, il m'a donné un ducat au lieu d'une piastre! c'est deux
+carlins qu'il me vole. Ces grands seigneurs, sont-ils canailles!
+
+Pendant que Peppino faisait son apologie, le marquis Malaspina roulait
+vers les Florentins.
+
+A la porte du théâtre, ou plutôt sur la petite place qui la précède, il
+vit la voiture du vice-roi; ce qui indiquait que le prince était encore
+au spectacle.
+
+Il sauta à bas de son carrocello, paya son cocher, monta vivement et se
+fit ouvrir la porte de la loge du prince.
+
+Au bruit que fit cette porte en s'ouvrant, le prince se retourna.
+
+--Ah! ah! Malaspina, dit-il, c'est vous?
+
+--Oui, mon prince, répondit le marquis avec sa brutalité ordinaire.
+
+--Eh bien?
+
+--Tout est arrangé, et, demain, à dix heures du matin, les ordres de Sa
+Majesté seront exécutés.
+
+--Merci, répondit le prince. Mettez-vous donc là. Vous avez perdu le duo
+du second acte; mais, par bonheur, vous arrivez à temps pour le _Pira
+che spunti l'aurora_!
+
+
+
+
+ CV
+
+ LA MARTYRE
+
+
+Nous voudrions supprimer les derniers détails qui nous restent à
+raconter, et, arrivé au bout de la voie douloureuse, écrire simplement
+sur la pierre d'une tombe: CI-GÎT LUISA MOLINA SAN-FELICE, MARTYRE; mais
+l'implacable histoire qui nous a guidé pendant tout ce long récit veut
+que nous allions jusqu'au bout, les forces dussent-elles nous manquer,
+et dussions-nous, comme le divin maître, trois fois sur la route,
+succomber sous le poids de notre fardeau.
+
+Du moins, nous le jurons ici, nous ne faisons pas de l'horreur à
+plaisir. Nous n'inventons rien; nous racontons l'événement comme un
+simple spectateur de la tragédie le raconterait. Hélas! cette fois
+encore, la réalité dépassera tout ce que l'imagination pourrait
+inventer.
+
+Dieu du jugement dernier! Dieu vengeur! Dieu de Michel-Ange! donnez-nous
+la force d'aller jusqu'au bout!
+
+Comme nous l'avons indiqué dans le chapitre précédent, la prisonnière du
+fort de Castellamare avait été transportée, sortie à peine des douleurs
+de l'enfantement, de Palerme à Naples, sur la corvette _la Sirène_,
+avait été conduite, en arrivant, à la prison de la Vicaria et déposée
+dans la chambre attenante à la chapelle.
+
+Là, ne pouvant se tenir ni debout ni assise, elle était littéralement
+tombée sur un matelas, si faible, si mourante, si morte déjà, peut-on
+dire, que l'on avait jugé inutile de l'enchaîner. Les geôliers n'avaient
+pas plus craint de la voir fuir que le chasseur ne craint de voir
+s'envoler la colombe à laquelle son coup de fusil a brisé les deux
+ailes.
+
+En effet, les deux liens qui eussent pu l'attacher à la vie étaient
+rompus. Elle avait senti Salvato plier, tomber, expirer pour elle, et,
+comme un avertissement qu'elle n'avait pas le droit de survivre à celui
+qui l'avait tant aimée, elle avait vu l'enfant qui la protégeait, avant
+le terme fixé par la nature, se hâter de sortir de ses entrailles.
+
+Tirer à son tour l'âme de ce pauvre corps brisé était chose bien facile.
+
+Soit pitié, soit pour suivre ce terrible cérémonial de la mort, ses
+geôliers lui demandèrent si elle avait besoin de quelque chose.
+
+Elle n'eut point la force de répondre et se contenta de secouer la tête
+négativement.
+
+L'avis donné par Ferdinand qu'elle était en état de grâce, et pouvait
+mourir sans confession, avait été transmis au gouverneur de la Vicaria,
+et le prêtre, en conséquence, n'avait été convoqué que pour l'heure à
+laquelle elle devait quitter la prison, c'est-à-dire pour huit heures du
+matin.
+
+L'exécution ne devait avoir lieu qu'à dix heures; mais la pauvre femme,
+mourant sous l'accusation d'avoir causé le supplice des deux Backer,
+devait faire amende honorable à la porte de leur maison et à la place où
+ils avaient été fusillés.
+
+Puis il y avait un avantage très-grand à cette décision. On se rappelle
+cette lettre de Ferdinand où il dit au cardinal Ruffo qu'il ne s'étonne
+point qu'il y ait du bruit au Vieux-Marché, attendu que, depuis huit
+jours, on n'a pendu personne à Naples. Or, depuis plus d'un mois, il n'y
+avait pas eu d'exécution. On savait les prisons presque vidées par les
+bourreaux. On ne pouvait plus guère compter sur ce genre de spectacle
+pour maintenir le peuple dans la soumission. Le supplice de la
+San-Felice était donc le bienvenu, et il fallait le rendre le plus
+éclatant et le plus douloureux possible pour qu'il fît prendre patience
+à ces bêtes féroces du Vieux-Marché que, depuis six mois, Ferdinand
+nourrissait de chair humaine et désaltérait avec du sang.
+
+Il est vrai que le hasard, en éloignant maître Donato, c'est-à-dire le
+bourreau patenté, et en lui substituant le beccaïo, c'est-à-dire un
+bourreau amateur, ménageait, sous ce rapport, de douces surprises au
+peuple bien-aimé de Sa Majesté Sicilienne.
+
+Nous n'essayerons pas de peindre ce que fut pour la pauvre femme cette
+nuit d'angoisses. Seule, son amant mort, son enfant mort; jetée, le
+corps meurtri au dehors, mutilé au dedans, sur ce matelas funèbre, dans
+cette antichambre de l'échafaud qui avait vu passer tant de martyrs,
+elle resta dans l'atonie terrible de la prostration morale et physique;
+ne sortant de cette prostration que pour compter les heures, dont chaque
+vibration, comme un coup de poignard, pénétrait dans son coeur; puis, le
+dernier frisson du bronze éteint, le calcul fait du temps qui lui
+restait à vivre, laissant retomber sa tête sur sa poitrine, et rentrant
+dans sa somnolente agonie.
+
+Enfin, quatre heures, cinq heures, six heures sonnèrent, et le jour
+parut: le dernier!
+
+Il était sombre et pluvieux, en harmonie, du moins, avec la lugubre
+cérémonie qu'il allait éclairer: un sinistre jour de novembre, un de ces
+jours qui annoncent la mort de l'année.
+
+Le vent sifflait dans les corridors; la pluie, qui tombait à torrents,
+fouettait les fenêtres.
+
+Luisa, sentant que l'heure approchait, se souleva avec effort sur ses
+genoux, appuya sa tête à la muraille, et, grâce à cet appui, pouvant
+demeurer à demi debout, se mit à prier.
+
+Mais elle n'avait plus mémoire d'aucune prière, ou plutôt, n'ayant
+jamais prévu la situation où elle se trouvait, elle n'avait pas de
+prière pour cette situation, et, simple écho d'un coeur défaillant, ses
+lèvres répétaient: «Mon Dieu! mon Dieu! mon Dieu!»
+
+A sept heures, on ouvrit la porte extérieure des _bianchi_. Elle
+frissonna sans savoir quelle était la signification du bruit qu'elle
+entendait; mais tout bruit était pour elle un coup frappé par la mort
+sur la porte de la vie!
+
+A sept heures et demie, elle entendit un pas lourd et intermittent
+retentir dans la chapelle; puis la porte de sa prison s'ouvrit, et, sur
+le seuil, elle vit apparaître quelque chose de fantastique et de hideux,
+un être comme en enfantent les étreintes du cauchemar.
+
+C'était le beccaïo, avec sa jambe de bois, sa main gauche mutilée, son
+visage fendu, son oeil crevé.
+
+Un large couperet était passé dans sa ceinture, près de son couteau à
+égorger les moutons.
+
+Il riait.
+
+--Ah! ah! dit-il, te voilà, la belle! Je ne connaissais pas toute ma
+chance. Je savais bien que tu étais la dénonciatrice des pauvres Backer;
+mais je ne savais pas que tu fusses la maîtresse de cet infâme
+Salvato!... Il est donc mort! ajouta-t-il en grinçant des dents, et je
+n'aurai pas la joie de vous tuer tous les deux ensemble!... Au fait,
+reprit-il, j'aurais été trop embarrassé de savoir par lequel des deux
+commencer!
+
+Puis, descendant les trois ou quatre marches qui conduisaient de la
+chapelle dans la prison, et voyant la splendide chevelure de Luisa
+éparse sur ses épaules:
+
+--Ah! dit-il, voilà des cheveux qu'il faudra couper: c'est dommage.
+
+Il s'avança vers la prisonnière.
+
+--Allons, dit-il, levons-nous, il est temps.
+
+Et, d'un geste brutal, il étendit la main pour la saisir sous le bras.
+
+Mais, avant que sa jambe de bois lui eût permis de traverser la salle,
+la porte des _bianchi_ s'était ouverte, et un pénitent vêtu de la longue
+robe blanche, dont les yeux seuls brillaient à travers les ouvertures de
+sa cagoule, s'était placé entre le bourreau et la victime, et, étendant
+la main pour empêcher le beccaïo de faire un pas de plus:
+
+--Vous ne toucherez cette femme que sur l'échafaud, dit-il.
+
+Au son de cette voix, la San-Felice jeta un cri, et, retrouvant des
+forces qu'elle-même croyait perdues, elle se dressa tout debout sur ses
+pieds, s'appuyant à la muraille, comme si cette voix, si douce qu'elle
+fût, lui eût causé plus de terreur que la voix menaçante ou railleuse du
+beccaïo.
+
+--Il faut qu'elle soit en chemise et pieds nus pour faire amende
+honorable, répondit le beccaïo; il faut que ses cheveux soient coupés
+pour que je lui coupe la tête: qui lui coupera les cheveux? qui lui
+ôtera sa robe?
+
+--Moi, dit le pénitent de sa même voix, tout à la fois douce et ferme.
+
+--Oh! oui, vous, dit Luisa avec un inexprimable accent, et en joignant
+les mains.
+
+--Tu entends, dit le pénitent, sors et attends-nous dans la chapelle: tu
+n'as rien à faire ici.
+
+--J'ai tout droit sur cette femme! s'écria le beccaïo.
+
+--Tu as droit sur sa vie, non pas sur elle; tu as reçu des hommes
+l'ordre de la tuer; j'ai reçu de Dieu celui de l'aider à mourir;
+exécutons chacun l'ordre que nous avons reçu.
+
+--Ses effets m'appartiennent, son argent m'appartient, tout ce qui est à
+elle m'appartient. Rien que ses cheveux valent quatre ducats!
+
+--Voici cent piastres, dit le pénitent, jetant une bourse pleine d'or
+dans la chapelle pour forcer le beccaïo de l'y aller chercher. Tais-toi,
+et sors.
+
+Il y eut dans l'âme immonde de cet homme un instant de lutte entre
+l'avarice et la haine: l'avarice l'emporta. Il passa dans la chambre à
+côté, jurant et maudissant.
+
+Le pénitent le suivit, tira la porte sans la fermer, mais suffisamment
+pour dérober la prisonnière aux regards curieux.
+
+Nous avons dit quelle était la puissance des _bianchi_ et comment leur
+protection s'étendait sur les derniers moments des condamnés, qui
+n'appartenaient au bourreau que lorsqu'ils avaient levé la main de
+dessus l'épaule du patient et qu'ils avaient dit à l'exécuteur: _Cet
+homme (ou cette femme) est à toi._
+
+Le pénitent descendit lentement les marches de l'escalier, et, tirant
+des ciseaux de dessous sa robe, s'approcha de Luisa en les lui montrant.
+
+--Vous ou moi? demanda-t-il.
+
+--Vous! oh! vous! s'écria Luisa.
+
+Et elle se tourna vers lui, de manière qu'il pût accomplir cette suprême
+et funèbre tâche qu'on appelle la toilette du condamné.
+
+Le pénitent étouffa un soupir, leva les yeux au ciel, et l'on put voir,
+à travers l'ouverture de son masque de toile, de grosses larmes rouler
+de ses yeux.
+
+Puis il réunit le plus doucement qu'il put, de sa main gauche, la
+luxuriante chevelure de la prisonnière en une seule poignée, et,
+glissant, de la main droite, les ciseaux entre sa main gauche et le cou,
+en prenant toute précaution pour que le fer ne le touchât point, il
+coupa lentement cet ornement de la vie, qui devenait un obstacle à
+l'heure de la mort.
+
+--A qui voulez-vous que ces cheveux soient remis? demanda le pénitent
+lorsque les cheveux furent coupés.
+
+--Gardez-les pour l'amour de moi, je vous en supplie! dit Luisa.
+
+Le pénitent les approcha de sa bouche, pendant que Luisa ne pouvait le
+voir, et les baisa.
+
+--Et maintenant, dit Luisa en passant avec un frisson sa main derrière
+son cou dénudé, que me reste-il à faire?
+
+--Le jugement vous condamne à l'amende honorable, en chemise et pieds
+nus.
+
+--Oh! les tigres! murmura Luisa, chez qui la pudeur se révoltait.
+
+Le pénitent, sans dire un mot, rentra dans le vestiaire des _bianchi_, à
+la porte duquel se promenait une sentinelle, détacha une robe de
+pénitent, en coupa le capuchon avec ses ciseaux, et, la présentant à
+Luisa:
+
+--Hélas! dit-il, voilà tout ce que je puis faire pour vous.
+
+La condamnée poussa un cri de joie: elle avait compris que cette robe
+montant jusqu'à la naissance du cou et s'étendant sur ses pieds, n'était
+pas une chemise, mais un linceul qui voilait sa nudité à tous les
+regards et qui étendait à l'avance sur elle le suaire sacré de la mort.
+
+--Je sors, dit le pénitent: vous m'appellerez quand vous serez prête.
+
+Dix minutes après, on entendit la voix de Luisa qui disait:
+
+--Mon père!
+
+Le pénitent rentra.
+
+Luisa avait déposé ses habits sur un escabeau. Elle était vêtue de sa
+chemise, ou plutôt de sa robe; elle avait les pieds nus.
+
+L'extrémité de l'un d'eux sortait du bas de la toile: l'oeil du pénitent
+se porta sur la pointe de ce pied si délicat avec lequel elle devait,
+sur le pavé de Naples, marcher jusqu'à l'échafaud.
+
+--Dieu ne veut pas, dit-il, qu'il manque quelque chose à votre
+passion... Courage, martyre! vous êtes sur le chemin du ciel.
+
+Et, lui présentant son épaule, sur laquelle la prisonnière s'appuya, il
+monta avec elle les marches du petit escalier; et, poussant la porte de
+la chapelle:
+
+--Nous voilà, dit-il.
+
+--Vous y avez mis le temps! dit le beccaïo. Il est vrai que, quand la
+condamnée est belle...
+
+--Silence, misérable! dit le pénitent: tu as le droit de mort, pas celui
+d'insulte.
+
+On descendit l'escalier, on passa à travers les trois grilles, on arriva
+dans la cour.
+
+Douze prêtres attendaient avec les enfants de choeur portant les
+bannières et les croix.
+
+Vingt-quatre _bianchi_ se tenaient prêts à accompagner la patiente, et
+des moines de plusieurs ordres à couvert sous les arcades devaient
+compléter le cortége.
+
+La pluie tombait à torrents.
+
+Luisa regarda autour d'elle; elle semblait chercher quelque chose.
+
+--Que désirez-vous? demanda le pénitent.
+
+--Je voudrais bien un crucifix, demanda Luisa.
+
+Le pénitent tira de sa robe un petit crucifix d'argent suspendu par un
+ruban de velours noir, on lui passa le ruban au cou.
+
+--O mon Sauveur! dit-elle, jamais je ne souffrirai ce que vous avez
+souffert; mais je suis une femme: donnez-moi la force!
+
+Elle baisa le crucifix, et, comme fortifiée par ce baiser:
+
+--Allons, dit-elle!
+
+Le cortége s'ébranla. Les prêtres marchaient les premiers, chantant les
+prières des morts.
+
+Puis, hideux dans sa joie, riant d'un rire féroce, agitant de la main
+droite son couperet avec le signe d'un homme qui coupe une tête,
+s'appuyant de la main gauche sur un bâton pour aider sa marche
+disloquée, derrière les prêtres, marchait le beccaïo.
+
+Ensuite venait Luisa, le bras droit appuyé sur l'épaule du pénitent et
+pressant de la main gauche le crucifix sur ses lèvres.
+
+Derrière eux marchaient les vingt-quatre _bianchi_.
+
+Enfin, après les _bianchi_, venaient des moines de tous les ordres et de
+toutes les couleurs.
+
+Le cortége déboucha sur la place de la Vicaria: la foule était immense.
+
+Des cris de joie accueillirent le cortége, mêlés d'injures et de
+malédictions. Mais la victime était si jeune, si résignée, si belle;
+tant de rapports divers, dont quelques-uns n'étaient pas dénués
+d'intérêt et de sympathie, avaient couru sur son compte, qu'au bout de
+quelques instants, les injures et les menaces s'éteignirent peu à peu et
+firent place au silence.
+
+D'avance la voie douloureuse était tracée. Par la strada dei Tribunali,
+on gagna la rue de Tolède; puis on suivit la rue encombrée de monde. Les
+maisons semblaient bâties de têtes.
+
+A l'extrémité de la rue de Tolède, les prêtres tournèrent à gauche,
+passèrent devant Saint-Charles, tournèrent le largo Castello, et prirent
+la via Medina, où était située, on se le rappelle, la maison Backer.
+
+La grande porte avait été changée en reposoir, dont une espèce d'autel,
+chargé de fleurs de papier et de cierges que le vent avait éteints,
+formait la base.
+
+Le cortége s'y arrêta et fit autour de Luisa un grand demi-cercle dont
+elle devint le centre.
+
+La pluie avait trempé sa robe et l'avait collée à ses membres: elle
+s'agenouilla toute grelottante.
+
+--Priez! lui dit durement un prêtre.
+
+--Bienheureux martyrs, mes frères, dit Luisa, priez pour une martyre
+comme vous!
+
+On fit une station de dix minutes, à peu près; puis on se remit en
+marche.
+
+Cette fois, la funèbre procession revint sur ses pas, prit la strada del
+Molo, la strada Nuova, rentra dans le vieux Naples par la place du
+Marché, et s'arrêta en face du grand mur où les Backer avaient été
+fusillés.
+
+Le mauvais pavé des quais avait mis en sang les pieds de la martyre, la
+bise de la mer l'avait glacée. Elle gémissait sourdement à chaque pas
+qu'elle faisait; mais ses gémissements étaient couverts par les chants
+des hommes d'Église. Les forces lui manquaient; mais le pénitent lui
+avait passé le bras autour du corps et la soutenait.
+
+La même scène qu'à la porte de la maison se renouvela devant le mur.
+
+La San-Felice s'agenouilla ou plutôt tomba sur ses genoux, fit, mais
+d'une voix presque éteinte, la même prière. Il était évident qu'à demi
+épuisée par ses couches récentes, par son voyage sur une mer houleuse,
+ces dernières fatigues, ces dernières douleurs achevaient de l'épuiser,
+et que, si elle eût eu à faire encore la moitié du chemin qu'elle avait
+déjà fait, elle serait morte avant d'arriver à l'échafaud.
+
+Mais elle était arrivée!
+
+Du pied de ce mur, sa dernière station, elle entendait gronder comme un
+orage les vingt ou trente mille lazzaroni, hommes et femmes, qui
+encombraient déjà la place du Marché, sans compter ceux qui, pareils à
+des torrents se jetant dans un lac, y affluaient par ces mille petites
+rues, par cet inextricable réseau de ruelles qui aboutissent à cette
+place, forum de la populace napolitaine. Jamais elle n'eût pu passer au
+milieu de cette foule compacte, si la curiosité n'eût produit ce miracle
+de lui faire ouvrir ses rangs.
+
+Elle marchait les yeux fermés, appuyée à son consolateur, soutenue par
+lui, lorsque, tout à coup, elle sentit frissonner le bras qui lui
+enveloppait le corps. Ses yeux s'ouvrirent malgré elle... Elle aperçut
+l'échafaud!
+
+Il était dressé en face de la petite église de la Sainte-Croix, juste à
+l'endroit où fut décapité Conradin.
+
+Il se composait simplement d'une plate-forme élevée de trois mètres
+au-dessus du niveau de la place, avec un billot dessus.
+
+Il était découvert et sans balustrade, afin qu'aucun détail du drame qui
+allait s'y passer n'échappât aux spectateurs.
+
+On y montait par un escalier.
+
+L'escalier, chose de luxe, était là non point pour la commodité de la
+patiente, mais pour celle du beccaïo, qui, avec sa jambe de bois, n'eût
+pu gravir à une échelle.
+
+Dix heures sonnaient à l'église de la Sainte-Croix, lorsque, les
+prêtres, les pénitents et les moines s'étant rangés autour de
+l'échafaud, la condamnée parvint au pied de l'escalier.
+
+--Du courage! lui dit le pénitent: dans dix minutes, au lieu de mon bras
+débile, ce sera le bras puissant de Dieu qui vous soutiendra. Il y a
+moins loin de cet échafaud au ciel qu'il n'y a du pavé de cette place à
+l'échafaud.
+
+Luisa rassembla toutes ses forces et monta l'escalier. Le beccaïo
+l'avait précédée sur la plate-forme, où son apparition, hideuse et
+grotesque tout à la fois, avait excité une clameur universelle.
+
+Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, on ne voyait que des têtes
+mouvantes, que des bouches ouvertes, que des yeux avides et flamboyants.
+
+Par une seule ouverture, on voyait le quai chargé de monde, et, au delà
+du quai, la mer.
+
+--Allons, dit le beccaïo en titubant sur sa jambe de bois et en agitant
+son couperet, sommes-nous prêts, enfin?
+
+--Quand le moment sera venu, c'est moi qui vous le dirai, répondit le
+pénitent.
+
+Puis, à la patiente, avec une douceur infinie:
+
+--Ne désirez-vous rien? demanda-t-il.
+
+--Votre pardon! votre pardon! s'écria Luisa en tombant à genoux devant
+lui.
+
+Le pénitent étendit la main sur sa tête inclinée.
+
+--Soyez tous témoins, dit-il d'une voix haute, qu'en mon nom, au nom des
+hommes et de Dieu, je pardonne à cette femme.
+
+La même voix rude, qui, devant la maison des Backer avait ordonné à la
+San-Felice de prier, cria, du pied de l'échafaud:
+
+--Êtes-vous un prêtre, pour donner l'absolution?
+
+--Non, répondit le pénitent; mais, pour n'être point prêtre, mon droit
+n'en est pas moins sacré: je suis son mari!
+
+Et, relevant la condamnée, rejetant en arrière sa cagoule, il lui ouvrit
+les deux bras, et chacun put reconnaître, malgré l'expression de douleur
+imprimée sur elle, la douce figure du chevalier San-Felice.
+
+Luisa se laissa tomber en sanglotant sur la poitrine de son mari.
+
+Si endurcis que fussent les spectateurs, bien peu d'yeux restèrent secs
+à ce spectacle.
+
+Quelques voix, rares il est vrai, crièrent:
+
+--Grâce!
+
+C'était la protestation de l'humanité.
+
+Luisa comprit elle-même que l'heure était venue.
+
+Elle s'arracha des bras de son mari, et, chancelante, elle fit un pas du
+côté du bourreau en disant:
+
+--Mon Dieu! je me remets entre vos mains.
+
+Puis elle tomba à genoux, et, posant d'elle-même sa tête sur le billot:
+
+--Suis-je bien ainsi, monsieur? dit-elle.
+
+--Oui, répondit rudement le beccaïo.
+
+--Ne me faites pas souffrir, je vous prie.
+
+Le beccaïo, au milieu d'un silence de mort, leva le couperet...
+
+Mais, alors, il se passa une chose horrible.
+
+Soit que sa main fût mal assurée, soit que l'arme n'eût pas le poids
+nécessaire, le premier coup, en tombant, fit une large entaille au cou
+de la patiente, mais ne trancha point les vertèbres.
+
+Luisa poussa un cri, se releva sanglante et battant l'air de ses bras.
+
+Le bourreau la prit par ce qu'il lui restait de cheveux, la courba sur
+le billot, et frappa une seconde, une troisième fois, au milieu des
+imprécations de la multitude, sans parvenir à séparer la tête du tronc.
+
+Au troisième coup, folle de douleur, appelant Dieu et les hommes à son
+secours, Luisa, toute ruisselante de sang, s'échappa de ses mains, et,
+s'élançant, allait se jeter au milieu de la foule, lorsque le beccaïo,
+laissant tomber son couperet et saisissant son couteau d'égorgeur, arme
+qui lui était plus familière, arrêta la pauvre martyre, en lui faisant
+une ceinture de son bras, et lui plongea son couteau au-dessus de la
+clavicule.
+
+Le sang jaillit à flots: l'artère était coupée. Cette fois, la blessure
+était mortelle.
+
+Luisa poussa un soupir, leva les mains et les yeux au ciel, puis
+s'affaissa sur elle-même.
+
+Elle était morte.
+
+Dès le premier coup de couperet, le chevalier San-Felice s'était
+évanoui.
+
+C'était plus que n'en pouvait supporter, sans se mettre de la partie le
+peuple du Vieux-Marché, si habitué qu'il fût à de pareils spectacles. Il
+se rua sur l'échafaud, qu'il démolit en un instant; sur le beccaïo,
+qu'il mit en pièces en un clin d'oeil.
+
+Puis, de l'échafaud, il fit un bûcher, où il brûla le bourreau, tandis
+que quelques âmes pieuses priaient autour du corps de la victime,
+déposée au pied du grand autel de l'église del Carmine.
+
+Le chevalier, toujours évanoui, avait été transporté à l'office des
+_bianchi_.
+
+L'exécution de la malheureuse San-Felice fut la dernière qui eut lieu à
+Naples. Bonaparte, que le capitaine Skinner avait vu passer sur _le
+Muiron_, selon les prévisions du roi Ferdinand, trompant la vigilance de
+l'amiral Keith, débarquait, le 8 octobre, à Fréjus; le 9 novembre
+suivant, il faisait le coup d'État connu sous le nom de _18 brumaire_;
+le 14 juin, gagnait la bataille de Marengo, et, en signant la paix avec
+l'Autriche et les Deux-Siciles, exigeait de Ferdinand la fin des
+supplices, l'ouverture des prisons, le retour des proscrits.
+
+Pendant près d'un an, le sang avait coulé sur toutes les places
+publiques du royaume, et l'on évalue à plus de quatre mille les victimes
+de la réaction bourbonienne.
+
+Seulement, la junte d'État, qui croyait ses sentences sans appel, se
+trompait. A défaut de la justice humaine, les victimes ont fait appel à
+la justice divine, et Dieu a cassé ses jugements.
+
+La maison des Bourbons de Naples a cessé de régner, et, selon la parole
+du Seigneur, les crimes des pères sont retombés sur les enfants jusqu'à
+la troisième et la quatrième génération.
+
+Dieu seul est grand.
+
+Le capitaine Skinner, ou plutôt frère Joseph--les derniers devoirs
+rendus à Salvato--rentra au couvent du Mont-Cassin, et les pauvres
+malades des environs qui l'avaient demandé inutilement pendant trois ou
+quatre mois, virent briller de nouveau, du crépuscule à l'aurore, une
+lueur à la fenêtre la plus haute du couvent.
+
+C'était la lampe du moine sceptique, ou plutôt du père désolé, qui
+continuait de chercher Dieu et qui ne le trouvait pas.
+
+Aujourd'hui 25 février 1865, à dix heures du soir, j'ai achevé ce récit,
+commencé le 24 juillet 1863, jour anniversaire de ma naissance.
+
+Pendant près de dix-huit mois, j'ai laborieusement et consciencieusement
+élevé ce monument à la gloire du patriotisme napolitain et à la honte de
+la tyrannie bourbonienne.
+
+Impartial comme la justice, qu'il soit durable comme l'airain!
+
+
+
+
+ NOTE
+
+Pendant le cours de la publication du roman historique qu'on vient de
+lire, la lettre suivante a été adressée, par la fille de la malheureuse
+Luisa San-Felice, au directeur du journal _l'Indipendente_, que M. Alex.
+Dumas publie à Naples, et dans lequel a paru une traduction italienne de
+_la San-Felice_. Nous reproduisons cette lettre, ainsi que la réponse
+qu'y a faite M. Dumas, persuadés que ces curieux documents seront lus
+avec un vif intérêt.
+
+LES ÉDITEURS.
+
+
+_A M. le Directeur de_ L'INDIPENDENTE, _à Naples._
+
+«Monsieur le directeur,
+
+»Fille de Luisa Molina San-Felice, choisie pour sujet d'un roman que M.
+Dumas publie dans _l'Indipendente_, je sens le double devoir de
+revendiquer la véritable paternité de ma mère et de rectifier d'autres
+inexactitudes dans un roman qui veut être historique, l'histoire n'ayant
+jamais faussé l'âge ni les circonstances essentielles des personnes
+qu'elle se prend à décrire. Et, si j'accomplis un peu tard ce devoir, la
+raison en est que je mène une vie retirée et non occupée certainement à
+la lecture des journaux.
+
+»Sachez donc, et je puis vous le démontrer par des documents, que Luisa
+était fille de M. Pierre Molina et de madame Camille Salinero, mariés.
+Elle naquit le 28 février 1764, dans une maison contiguë à la paroisse
+de Santa-Anna di Palazzo, où elle fut baptisée. M. André delli Monti
+San-Felice, mari de Luisa Molina, naquit le 31 mars 1763, dans
+l'arrondissement de la paroisse de San-Liborio, où il fut baptisé. Il
+n'y eut donc pas entre lui et sa femme cette disparité prononcée d'âge
+que l'historien-romancier affirme, et le mariage fut contracté le 9
+septembre 1781, dans la paroisse de San-Marco di Palazzo.
+
+»Enfin, la dot de la Molina ne fut point de cinquante mille ducats; mais
+ses parents lui en assignèrent une de six mille ducats, comme il résulte
+du contrat passé par maître Donato Cervelli.
+
+»Ces renseignements auraient été donnés à M. Dumas, à seule fin
+d'épargner une qualification injurieuse à la Molina,--puisque, en vertu
+de la liberté de la presse, je ne puis empêcher la publication du
+roman,--s'il les avait demandés, sans se contenter d'affirmer, contre
+toute vérité, dans l'_Histoire des Bourbons de Naples_, pages 120 et
+121, qu'il est venu chez moi et que j'ai renié ma mère et lui ai refusé
+tout éclaircissement.
+
+»Veuillez donc publier la présente, et rectifier, dans l'édition que
+vous faites du roman, une filiation peu honorable pour ma famille, un
+âge contredit par les documents de naissance et une dot tout à fait
+imaginaire.
+
+»La loyauté avec laquelle vous procédez me rend sûre que vous voudrez
+bien faire toutes ces corrections, dont je vous remercie d'avance.
+
+»Votre très-dévouée,
+
+»MARIA-EMMANUELLA DELLI MONTI SAN-FELICE.
+
+Naples, 25 août 1864.
+
+
+Voici la réponse de M. Alex. Dumas à cette lettre:
+
+«Madame,
+
+» Si, dans le roman de _la San-Felice_, je me suis, en vertu des
+priviléges du romancier, écarté de la vérité matérielle pour me jeter
+dans le domaine de l'idéal, j'ai, au contraire, dans mon _Histoire des
+Bourbons de Naples_, suivi autant qu'il m'a été possible, cette voie
+sacrée du vrai de laquelle ne doit, sous aucun prétexte, s'écarter
+l'historien.
+
+»Je dis autant qu'il m'a été possible, madame, parce que Naples est la
+ville où il est le plus facile de se perdre en marchant à la suite de
+l'histoire, et en essayant de suivre ses traces. C'est pourquoi j'avais
+résolu de m'adresser directement à vous, qui, comme fille de la
+malheureuse victime de Ferdinand, me paraissiez la plus intéressée à ce
+que, pour la première fois, le jour se fît sur cette ténébreuse et
+sanglante aventure. J'essayai alors de parvenir jusqu'à vous, madame; la
+chose me fut impossible. Je chargeai un ami, votre compatriote, M. F.,
+de me suppléer: il eut l'honneur de vous dire dans quel but il désirait
+vous voir et quel était le renseignement qu'il tenait à recevoir de
+vous; mais il lui fut fait, de votre part, m'assure-t-il, une réponse si
+peu respectueuse pour la mémoire de madame votre mère, que, malgré son
+assurance, je ne pus croire que cette réponse vînt de vous. Je résolus
+donc de voir quelques personnes contemporaines de la martyre et de
+joindre aux renseignements renfermés dans Coletta, dans Cuoco et dans
+les autres historiens, ceux qui pourraient m'être donnés de vive voix.
+
+»Je vis, à cette occasion, un vieux médecin de quatre-vingt-deux ans,
+dont j'ai oublié le nom, et qui soignait le jeune prince delle Grazie,
+marié depuis, une tante de madame la princesse Maria, et enfin le duc de
+Rocca-Romana, Nicolino Caracciolo, qui habitait au Pausilippe.
+
+»Grâce à eux, je pus, à votre refus, madame, obtenir, pour mon _Histoire
+des Bourbons de Naples_, quelques renseignements que je crois exacts et
+contre lesquels, du moins, vous n'avez point protesté.
+
+»Mais, je vous le répète, madame, le champ ouvert au romancier est plus
+large que le chemin tracé à l'historien. En abordant, dans une
+publication de fantaisie et d'imagination, la déplorable période au
+milieu de laquelle tomba madame votre mère, j'ai voulu, pour ainsi dire,
+et par un sentiment de pure délicatesse, idéaliser les deux personnages
+principaux de mon livre, les deux héros de mon récit. J'ai voulu qu'on
+reconnût Luisa Molina, mais comme on reconnaissait, dans l'antiquité,
+les déesses qui apparaissaient aux mortels, c'est-à-dire à travers un
+nuage. Ce nuage devait enlever à cette apparition tout ce qu'elle aurait
+pu avoir de matériel. Il devait isoler le personnage de ses liens de
+famille, afin que ses plus proches parents le reconnussent, mais comme
+on reconnaît une ombre qui sort du tombeau et qui, redevenue visible,
+reste du moins impalpable.
+
+»Voilà, pourquoi, madame, je lui ai créé cette filiation tout imaginaire
+du prince Caramanico, et cela, parce que, voulant faire de Luisa Molina
+une créature à part qui fût l'assemblage de toutes les perfections, je
+voulais détourner sur elle un des rayons poétiques qui environnent le
+souvenir d'un homme qui a, chose rare, en se mêlant à l'histoire de
+Ferdinand et aux amours de Caroline, conservé l'auréole vaporeuse de la
+passion, de la loyauté et du malheur.
+
+»Quant à cela, madame, si c'est une faute, j'avoue l'avoir commise
+sciemment, et, persévérant dans mon erreur, j'ajouterai que, si mon
+roman était à faire au lieu d'être fait, votre réclamation, toute juste
+qu'elle est, ne me ferait rien changer à cette partie de mon récit.
+
+»Quant au second personnage que j'ai mis en scène et que j'ai baptisé du
+nom de Salvato Palmieri, inutile de dire que je sais parfaitement qu'il
+n'a jamais existé ou que, s'il a existé, ce n'est point dans les
+conditions où l'a placé ma plume.
+
+»Mais aurez-vous le courage, madame, de me faire le reproche de n'avoir
+pas fait revivre le personnage peu sympathique de Ferdinand Ferry,
+volontaire de la mort en 1799 et ministre de Ferdinand en 1848?
+Ferdinand Ferry, par malheur, n'était point un héros de roman, et
+peut-être cet amour immodéré que lui portait la chevalière San-Felice,
+et qui lui fit trahir le secret à elle confié par le malheureux Backer,
+eût été assez invraisemblable pour nuire à l'intérêt presque original
+que je voulais conserver à cet amour; car il me semble, à moi,
+qu'écrivant cette douloureuse et sympathique histoire, je devais faire
+de l'héroïne non-seulement une martyre, mais encore une sainte. L'amour,
+à un certain point de vue, est une religion: lui aussi a ses saints,
+madame, et, de ces saints-là, je ne vous en citerai que deux, qui ne
+sont pas les moins éloquents et les moins adorés du calendrier. Ces deux
+saints sont sainte Thérèse et saint Augustin, et vous voyez que j'oublie
+la sainte la plus populaire de toutes, celle à laquelle, en récompense
+de cet amour qui lui avait fait beaucoup pardonner, Jésus, ressuscité,
+daigne apparaître; vous voyez que j'oublie la Madeleine.
+
+»Passons au chevalier San-Felice. Au milieu de toutes les sanglantes
+exécutions de 99, il reste aussi complètement inaperçu que ce fameux
+Vatia dont la tour s'élève au bord du lac Fusaro et dont Sénèque disait:
+_O Vatia, solus scis vivere!_ Son pâle fantôme n'est animé ni par la
+haine ni par la vengeance. Le seul reflet qu'il reçoive des amours
+adultères de sa femme et de Ferry n'est pas même un reflet sanglant, et,
+dans ce cas, vous le savez, quand on n'est point le don Guttière de
+Calderon, on est le Georges Dandin de Molière. J'ai fait mieux que cela,
+je crois, du héros imaginaire que j'ai créé. J'en ai fait, non pas un
+mari cruel ou ridicule, j'en ai fait un père dévoué. S'il est, dans mon
+livre, plus vieux d'années qu'il n'était, il est, en même temps, plus
+riche de vertus, et lui, non plus que votre mère, madame, n'aura point à
+se plaindre à la postérité d'avoir glissé de la plume de l'histoire à
+celle du poëte et du romancier.
+
+»Et, dans l'avenir, madame, dans cet avenir qui est le véritable et
+probablement le seul Élysée où revivent les Didon et les Virgile, les
+Francesca et les Dante, les Herminie et les Tasse, quand quelque
+voyageur demandera: «Qu'est-ce que la San-Felice?» au lieu de
+s'adresser, comme moi, à quelqu'un de sa famille, qui répondrait comme
+il m'a été répondu, à moi: _Ne me parlez pas de cette femme, j'en ai
+honte!_ on ouvrira mon livre, et, par bonheur pour la renommée de cette
+famille, l'histoire sera oubliée, et c'est le roman qui sera devenu de
+l'histoire.
+
+»Veuillez agréer, madame, l'hommage de mes sentiments les plus
+distingués.
+
+»ALEX. DUMAS.
+
+»Saint-Gratien, 15 septembre 1864.»
+
+
+ FIN
+
+
+
+
+ TABLE
+
+
+ LXXXIII.--La reconnaissance royale
+ LXXXIV.--Ce qui empêchait le colonel Mejean de sortir du fort
+ Saint-Elme avec Salvato, pendant la nuit du 27 au 28 juin
+ LXXXV.--Où il est prouvé que frère Joseph veillait sur Salvato
+ LXXXVI.--La bienvenue de Sa Majesté
+ LXXXVII.--L'apparition
+ LXXXVIII.--Les remords de fra Pacifico
+ LXXXIX.--Un homme qui tient sa parole
+ XC.--La fosse du crocodile
+ XCI.--Les exécutions
+ XCII.--Le tribunal de Monte-Oliveto
+ XCIII.--En chapelle
+ XCIV.--La porte Sant'Agostino-alla-Zecca
+ XCV.--Comment on mourait à Naples en 1799
+ XCVI.--La goëlette _the Runner_
+ XCVII.--Les nouvelles qu'apportait la goëlette _the Runner_
+ XCVIII.--La femme et le mari
+ XCIX.--Petits événements groupés autour des grands
+ C.--La naissance d'un prince royal
+ CI.--Tonito Monti
+ CII.--Le geôlier en chef
+ CIII.--La patrouille
+ CIV.--L'ordre du roi
+ CV.--La martyre
+ NOTE
+
+Poissy.--Typ. S. Lejay et Cie.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La San-Felice, v. 9, by Alexandre Dumas
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, V. 9 ***
+
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+even without complying with the full terms of this agreement. See
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
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+ <title>The Project Gutenberg eBook of La San-Felice Tome IX, par Alexandre Dumas</title>
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+The Project Gutenberg EBook of La San-Felice, v. 9, by Alexandre Dumas
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: La San-Felice, v. 9
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+Author: Alexandre Dumas
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+Release Date: April 19, 2007 [EBook #21191]
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, V. 9 ***
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+Produced by Carlo Traverso, Rénald Lévesque and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
+http://gallica.bnf.fr)
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+
+
+
+
+ <h3>ALEXANDRE DUMAS</h3>
+
+<br>
+
+ <h1>LA<br>
+
+ SAN-FELICE</h1>
+
+ <h2>TOME IX</h2>
+<br>
+ <p class="mid">(Publié dans une autre édition<br>
+ sous le titre de "EMMA LYONNA" Tome V)
+<br>
+
+
+ <p class="mid">PARIS
+ CALMANN LÉVY, ÉDITEUR<br>
+
+ ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES<br>
+ RUE AUBER, 3, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15<br>
+ A LA LIBRAIRIE NOUVELLE</p>
+<br>
+ <h4>1876</h4>
+
+<br>
+
+ <h3>EMMA LYONNA</h3>
+
+<br>
+<br>
+
+
+<h3>
+LXXXIII<br><br>
+
+L'APPARITION</h3>
+<br>
+
+<p>L'exécution de Caracciolo répandit dans Naples
+une consternation profonde. À quelque parti que
+l'on appartînt, on reconnaissait, dans l'amiral, un
+homme à la fois considérable par la naissance et par
+le génie; sa vie avait été irréprochable et pure de
+toutes ces souillures morales dont est si rarement
+exempte la vie d'un homme de cour. Il est vrai que
+Caracciolo n'avait été un homme de cour que dans
+ses moments perdus, et, dans ces moments-là, on l'a
+vu, il avait essayé de défendre la royauté avec autant
+de franchise et de courage qu'il avait défendu
+depuis la patrie.</p>
+
+<p>Cette exécution fut, surtout pour les prisonniers
+sous les yeux desquels elle avait eu lieu, un terrible
+spectacle. Ils y virent leur propre sentence, et, lorsque,
+au coucher du soleil, ainsi que le portait le
+jugement, la corde fut coupée et que ce cadavre, sur
+lequel tous les yeux étaient fixés, n'étant plus soutenu
+par rien, plongea dans la mer rapidement, entraîné
+par les boulets qu'on lui avait attachés aux
+pieds, un cri terrible, parti de la bouche des prisonniers,
+s'échappa de tous les bâtiments, et, courant
+à la surface des flots comme la plainte de l'esprit de
+la mer, eut son écho dans les flancs mêmes du <i>Foudroyant</i>.</p>
+
+<p>Le cardinal ignorait tout ce qui venait de se passer
+dans cette terrible journée, non-seulement le procès,
+mais encore l'arrestation de Caracciolo.--Nelson,
+on l'a vu, avait eu grand soin de se faire amener
+le prisonnier par le Granatello, défendant expressément
+de le faire passer par le camp de Ruffo;
+car, à coup sûr, le cardinal n'eût point permis qu'un
+officier anglais, avec lequel, d'ailleurs, il était depuis
+quelques jours en complète dissidence sur un point
+d'honneur aussi important que celui des traités,
+mît la main sur un prince napolitain, ce prince napolitain
+fût-il son ennemi; à plus forte raison sur
+Caracciolo, avec lequel il avait fait une espèce d'alliance
+sinon offensive, du moins défensive.</p>
+
+<p>On se rappelle, en effet, qu'en se quittant sur la
+plage de Cotona, le cardinal et le prince s'étaient
+promis de se sauvegarder l'un l'autre, et, à cette
+époque où l'on ne pouvait rien préjuger sur l'avenir,
+à moins d'être doué de l'esprit prophétique, on
+pouvait aussi bien penser que ce serait le prince qui
+sauvegarderait Ruffo, que Ruffo qui sauvegarderait
+le prince.</p>
+
+<p>Cependant, aux coups de canon tirés à bord du
+<i>Foudroyant</i>, et à la vue d'un cadavre suspendu à la
+vergue de misaine, on était accouru dire au cardinal
+qu'une exécution venait, sans aucun doute, d'avoir
+lieu à bord de la frégate <i>la Minerve</i>. Entraîné alors
+par un simple mouvement de curiosité, le cardinal
+monta sur la terrasse de sa maison. Il vit, à l'oeil nu,
+en effet, un cadavre qui se balançait en l'air, et envoya
+chercher une longue-vue. Mais, depuis que le
+cardinal avait quitté Caracciolo, celui-ci avait laissé
+pousser ses cheveux et sa barbe, ce qui, à cette distance
+surtout, le rendait méconnaissable à ses yeux.
+En outre, Caracciolo, pendu dans les habits sous lesquels
+il avait été pris, était vêtu en paysan. Le cardinal
+pensa donc que ce cadavre était celui de quelque
+espion qui s'était laissé prendre; et, sans plus
+se préoccuper de cet incident, il allait redescendre
+dans son cabinet, lorsqu'il vit une barque se détacher
+des flancs de <i>la Minerve</i> et s'avancer directement
+vers lui.</p>
+
+<p>Cet incident le maintint à sa place.</p>
+
+<p>Au fur et à mesure que la barque s'approchait, le
+cardinal demeurait convaincu que c'était à lui que
+l'officier qui la montait avait affaire. Cet officier portait
+l'uniforme de la marine napolitaine, et, quoiqu'il
+eût été difficile au cardinal d'appliquer un nom à
+son visage, ce visage ne lui était pas tout à fait inconnu.</p>
+
+<p>Arrivé à quelques pas de la plage, l'officier, qui,
+depuis longtemps, de son côté, avait reconnu le
+cardinal, le salua respectueusement et lui montra le
+pli qu'il portait.</p>
+
+<p>Le cardinal descendit et se trouva en même temps
+que le messager à la porte de son cabinet.</p>
+
+<p>Le messager s'inclina, et, présentant le papier au
+cardinal:</p>
+
+<p>--À Votre Éminence, dit-il, de la part de Son
+Excellence le comte de Thurn, capitaine de la frégate
+<i>la Minerve</i>.</p>
+
+<p>--Y a-t-il une réponse, monsieur? demanda le
+cardinal.</p>
+
+<p>--Non, Votre Éminence, répondit l'officier.</p>
+
+<p>Et, s'inclinant, il se retira.</p>
+
+<p>Le cardinal demeura assez étonné, son papier à la
+main. La faiblesse de sa vue le forçait à rentrer dans
+son cabinet pour en prendre lecture. Il eût pu rappeler
+l'officier et l'interroger; mais celui-ci avait
+répondu, avec un désir visible de se retirer: «Il n'y
+a point de réponse.» Il le laissa donc continuer son
+chemin, rentra dans son cabinet, appela des lunettes
+au secours de ses mauvais yeux, ouvrit la lettre et
+lut:</p>
+
+<p><i>Rapport à Son Éminence le cardinal Ruffo sur l'arrestation,
+le jugement, la condamnation et la mort de
+François Caracciolo.</i></p>
+
+<p>Le cardinal ne put retenir un cri dans lequel il y
+avait plus d'étonnement que de douleur: il croyait
+avoir mal lu.</p>
+
+<p>Il relut; puis l'idée lui vint alors que ce cadavre
+qu'il avait vu flotter à la pointe d'une vergue, au
+bout d'une corde, était celui de l'amiral Caracciolo.</p>
+
+<p>--Oh! murmura-t-il en laissant tomber son bras
+inerte le long de son corps, où en sommes-nous, si
+les Anglais viennent pendre les princes napolitains
+jusque dans le port de Naples?</p>
+
+<p>Puis, après un instant, s'asseyant à son bureau et
+ramenant de nouveau la lettre sous ses yeux, il lut:</p>
+
+<p>«Éminence,</p>
+
+<p>Je dois faire savoir à Votre Éminence que j'ai
+reçu ce matin, de l'amiral lord Nelson, de me porter
+immédiatement à bord de son bâtiment accompagné
+des cinq officiers de mon bord. J'ai accompli aussitôt
+cet ordre, et, en arrivant à bord du <i>Foudroyant</i>, j'ai
+reçu l'invitation par écrit de former sur le vaisseau
+même un conseil de guerre pour y juger le chevalier
+don Francesco Caracciolo, accusé de rébellion, envers
+Sa Majesté, notre auguste maître, et de porter
+une sentence sur la peine encourue par son délit.
+Cette invitation a été suivie immédiatement, et un
+conseil de guerre a été formé dans le carré des officiers
+dudit vaisseau. J'y ai, en même temps, fait
+amener le coupable. Je l'ai d'abord fait reconnaître
+par tous les officiers comme étant bien l'amiral; ensuite,
+je lui ai fait lire les charges réunies contre lui
+et lui ai demandé s'il avait quelque chose à dire
+pour sa défense. Il a répondu que <i>oui</i>; et, toute
+liberté lui ayant été donnée de se défendre, ses défenses
+se sont bornées à la dénégation d'avoir volontairement
+servi l'infâme République et à l'affirmation
+qu'il ne l'avait fait que contraint et forcé et sous
+la menace positive de le faire fusiller. Je lui ai
+adressé ensuite d'autres demandes, en réponse desquelles
+il n'a pu nier qu'il n'eût combattu en faveur
+de la soi-disant République contre les armées de Sa
+Majesté. Il a avoué aussi avoir dirigé l'attaque des
+chaloupes canonnières qui s'est opposée à l'entrée
+des troupes de Sa Majesté à Naples; mais il a déclaré
+qu'il ignorait que ces troupes fussent conduites par
+le cardinal, et qu'il les regardait simplement comme
+des bandes d'insurgés. Il a, en outre, avoué avoir
+donné par écrit des ordres tendants à s'opposer à la
+marche de l'armée royale. Enfin, interrogé pourquoi,
+puisqu'il servait contre sa volonté, il n'avait
+point essayé de se réfugier à Procida, ce qui était,
+en même temps, un moyen de se rallier au gouvernement
+légitime et d'échapper au gouvernement
+usurpateur, il a répondu qu'il n'avait point pris ce
+parti dans la crainte d'être mal reçu.</p>
+
+<p>»Éclairé sur ces divers points, le conseil de guerre,
+à la majorité des voix, a condamné François Caracciolo
+non-seulement à la peine de mort, mais encore
+à une mort ignominieuse.</p>
+
+<p>»Ladite sentence ayant été présentée à milord
+Nelson, il a approuvé la condamnation et ordonné
+qu'à cinq heures de ce même jour la sentence fût
+mise à exécution, en pendant le condamné à la vergue
+de misaine et en l'y laissant pendu jusqu'au
+coucher du soleil, heure à laquelle la corde serait
+coupée et le corps jeté à la mer.</p>
+
+<p>»Ce matin, à midi, j'ai reçu cet ordre; à une
+heure et demie, le coupable, condamné, était transporté
+à bord de <i>la Minerve</i> et mis en chapelle, et,
+à cinq heures du soir, la sentence était accomplie
+selon l'ordre qui en avait été donné.</p>
+
+<p>»Je m'empresse, pour remplir mon devoir, de
+vous faire cette communication, et, avec le profond
+respect que je vous ai voué, j'ai l'honneur d'être,</p>
+
+
+<p>»De Votre Éminence,<br>
+»Le très-dévoué serviteur,<br>
+»Comte DE THURN.»</p>
+
+<p>Ruffo, atterré, relut deux fois la dernière phrase.
+Cette communication était-elle l'accomplissement
+d'un devoir, ou simplement une insulte.</p>
+
+<p>En tout cas, c'était un défi.</p>
+
+<p>Ruffo y vit une insulte.</p>
+
+<p>En effet, seul, comme vicaire général, seul,
+comme <i>aller ego</i> du roi, Ruffo avait le droit de vie
+et de mort dans le royaume des Deux-Siciles. D'où
+venait donc que cet intrus, cet étranger, cet Anglais,
+dans le port de Naples, sous ses yeux, pour le défier
+sans doute,--après avoir déchiré la capitulation,
+après avoir, à l'aide d'une équivoque indigne d'un
+soldat loyal, fait conduire sous le feu des vaisseaux
+les tartanes qui portaient les prisonniers,--condamnait
+à mort, et à une mort infâme, un prince
+napolitain, plus grand que lui par la naissance, égal
+à lui par la dignité?</p>
+
+<p>Qui avait donné à ce juge improvisé de pareils
+pouvoirs?</p>
+
+<p>En tout cas, si ces pouvoirs avaient été donnés à
+un autre, les siens étaient annulés.</p>
+
+<p>Il est vrai que les gibets étaient dressés à Ischia;
+mais lui, Ruffo, n'avait rien à faire avec les îles. Les
+îles n'avaient point, comme Naples, été reconquises
+par lui; elles l'avaient été par les Anglais. Il n'y
+avait point de traité avec les îles. Enfin, le bourreau
+de Procida, Speciale, était un juge sicilien envoyé
+par le roi, et qui, conséquemment, condamnait légalement
+au nom du roi.</p>
+
+<p>Mais Nelson, sujet de Sa Majesté Britannique
+George III, comment pouvait-il condamner au nom
+de Sa Majesté Sicilienne Ferdinand Ier?</p>
+
+<p>Ruffo laissa tomber sa tête dans sa main. Un
+instant, tout ce que nous venons de dire se heurta et
+bouillonna dans son cerveau; puis, enfin, sa résolution
+fut prise. Il saisit une plume, et écrivit au roi
+la lettre suivante:</p>
+
+<p><i>A Sa Majesté le roi des Deux-Siciles.</i></p>
+
+<p>«Sire,</p>
+
+<p>»L'oeuvre de la restauration de Votre Majesté est
+accomplie, et j'en bénis le Seigneur.</p>
+
+<p>»Mais c'est à la suite de beaucoup de peines et de
+longues fatigues que cette restauration s'est accomplie.</p>
+
+<p>»Le motif qui m'avait fait prendre la croix d'une
+main et l'épée de l'autre n'existe plus.</p>
+
+<p>»Je puis donc--je dirai plus--je dois donc
+rentrer dans cette obscurité dont je ne suis sorti
+qu'avec la conviction de servir les desseins de Dieu
+et dans l'espérance d'être utile à mon roi.</p>
+
+<p>»D'ailleurs, l'affaiblissement de mes facultés physiques
+et morales m'en fait un besoin, quand ma
+conscience ne m'en ferait pas un devoir.</p>
+
+<p>»J'ai donc l'honneur de supplier Votre Majesté de
+vouloir bien accepter ma démission.</p>
+
+<p>»J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, etc.</p>
+
+<p>»F. cardinal RUFFO.»</p>
+
+<p>A peine cette lettre était-elle expédiée à Palerme
+par un messager sûr et qui était autorisé à requérir
+au besoin la première barque venue pour passer en
+Sicile, qu'il fut donné au cardinal avis de la publication
+de la note de Nelson, note dans laquelle l'amiral
+anglais accordait vingt-quatre heures aux
+républicains de la ville, et quarante-huit à ceux des
+environs de la capitale, pour faire leur soumission
+au roi Ferdinand.</p>
+
+<p>Au premier regard qu'il jeta sur cette note, il reconnut
+celle qu'il avait refusé à Nelson de faire imprimer.
+Cette note, comme tout ce qui sortait de la
+plume de l'amiral anglais, portait le caractère de la
+violence et de la brutalité.</p>
+
+<p>En lisant cette note et en voyant le pouvoir que
+s'y attribuait Nelson, le cardinal se félicita d'autant
+plus d'avoir envoyé sa démission.</p>
+
+<p>Mais, le 3 juillet, il recevait de la reine cette
+lettre, qui lui annonçait que sa démission était refusée:</p>
+
+<p>«J'ai reçu et lu avec le plus grand intérêt et la
+plus profonde attention la très-sage lettre de Votre
+Éminence, en date du 29 juin.</p>
+
+<p>»Tout ce que je pourrais dire à Votre Éminence
+des sentiments de gratitude dont mon coeur sera
+éternellement rempli à son égard resterait de beaucoup
+au-dessous de la vérité. J'apprécie ensuite ce
+que Votre Éminence me dit à l'endroit de sa démission
+et de son désir de repos. Mieux que personne,
+je sais combien la tranquillité est chose désirable, et
+combien ce calme devient précieux après avoir vécu
+au milieu des agitations et de l'ingratitude que porte
+avec soi le bien que l'on fait.</p>
+
+<p>»Elle l'éprouve depuis quelques mois seulement,
+Votre Éminence: qu'elle sache donc combien je dois
+être plus fatiguée, moi qui l'éprouve depuis vingt-deux
+ans! Non, quoi que dise Votre Éminence, je ne
+puis admettre son affaiblissement; car, quel que soit
+son dégoût, les admirables actions qu'elle a accomplies
+et la série de lettres à moi écrites avec tant de
+finesse et de talent prouvent, au contraire, toute la
+force et toute la puissance de ses facultés. C'est
+donc à moi, au lieu d'accepter cette fatale démission
+donnée par Votre Éminence dans un moment de
+fatigue, d'éperonner, au contraire, votre zèle, votre
+intelligence et votre coeur à terminer et à consolider
+l'oeuvre si glorieusement entreprise par vous, et à la
+poursuivre en rétablissant l'ordre à Naples, sur une
+base si sûre et si solide, que, du terrible malheur
+qui nous est arrivé, naisse un bien et une amélioration
+pour l'avenir, et c'est ce que me fait espérer le
+génie actif de Votre Éminence.</p>
+
+<p>»Le roi part demain soir avec le peu de troupes
+qu'il a pu réunir. De vive voix, beaucoup de choses
+s'éclairciront qui restent obscures par écrit. Quant à
+moi, j'éprouve une peine horrible à ne pas pouvoir
+accompagner le roi. Mon coeur eût été bien joyeux
+de voir son entrée à Naples. Entendre les acclamations
+de cette partie de son peuple qui lui est restée
+fidèle serait un baume infini pour mon coeur et
+adoucirait cette cruelle blessure dont je ne guérirai
+jamais. Mais mille réflexions m'ont retenue, et je
+reste ici pleurant et priant pour que Dieu illumine et
+fortifie le roi dans cette grande entreprise. Beaucoup
+de ceux qui accompagnent le roi vous porteront
+de ma part l'expression de ma vraie et profonde
+reconnaissance, ainsi que ma sincère admiration
+pour toute la miraculeuse opération que vous avez
+accomplie.</p>
+
+<p>»Je suis trop sincère cependant pour ne pas dire
+à Votre Éminence que cette capitulation avec les
+rebelles m'a souverainement déplu, et surtout après
+ce que je vous avais écrit et d'après ce que je vous
+avait dit. Aussi me suis-je tue là-dessus, ma sincérité
+ne me permettant pas de vous complimenter. Mais,
+aujourd'hui, tout est fini pour le mieux, et, comme
+je l'ai déjà dit à Votre Éminence, de vive voix, tout
+s'expliquera et, je l'espère, aura bonne fin, tout
+ayant été fait pour le plus grand bien et la plus
+grande gloire de l'État.</p>
+
+<p>»J'oserai, maintenant que Votre Éminence a un
+peu moins de travail à faire, la prier de m'entretenir
+régulièrement de toutes les choses importantes qui
+arriveront, et elle peut compter sur ma sincérité à
+lui en dire mon avis. Une seule chose me désespère,
+c'est de ne pouvoir l'assurer de vive voix de la vraie,
+profonde et éternelle reconnaissance et estime avec
+laquelle je suis, de Votre Éminence,</p>
+
+<p>»La sincère amie,<br><br>
+»CAROLINE.»</p>
+
+<p>D'après ce que nous avons démontré à nos lecteurs,
+par tous les détails précédents, par les lettres des augustes
+époux que l'on a déjà lues, par celles de la
+reine que l'on vient de lire, il est facile de voir que
+le cardinal Ruffo, auquel un sentiment de droiture
+nous entraîne à rendre justice, a été, dans cette terrible
+réaction de 1799, le bouc émissaire de la
+royauté. Le romancier a déjà corrigé quelques-unes
+des erreurs des historiens:--<i>erreurs intéressées</i> de la
+part des écrivains royalistes, qui ont voulu le rendre
+responsable, aux yeux de la postérité, des massacres
+commis à l'instigation d'un roi sans coeur et d'une
+reine vindicative;--<i>erreurs innocentes</i> de la part des
+écrivains patriotes, qui, ne possédant point les documents
+que la chute d'un trône pouvait seule mettre
+dans les mains d'un écrivain impartial, n'ont point
+osé faire peser sur deux têtes couronnées une si terrible
+imputation, et leur ont cherché non-seulement
+un complice, mais encore un instigateur.</p>
+
+<p>Maintenant, reprenons notre récit. Non-seulement
+nous ne sommes point à la fin, mais à peine sommes-nous
+au commencement de la honte et du sang.</p>
+
+<br><br>
+
+
+<h3>LXXXIV
+<br><br>
+CE QUI EMPÊCHAIT LE COLONEL MEJEAN DE<br>
+SORTIR DU FORT SAINT-ELME AVEC SALVATO,<br>
+PENDANT LA NUIT DU 27 AU 28 JUIN.</h3>
+<br>
+
+<p>On se rappelle que, peu confiants, non pas dans la
+parole de Ruffo, mais dans l'adhésion de Nelson, Salvato
+et Luisa étaient allés chercher un refuge au château
+Saint-Elme, et l'on n'a point oublié que ce refuge
+avait été accordé par le comptable Mejean moyennant
+la somme de vingt-cinq mille francs par personne.</p>
+
+<p>Salvato, on se le rappelle encore, dans un voyage
+rapide qu'il avait fait à Molise, avait réalisé une
+somme de deux cent mille francs.</p>
+
+<p>Sur cette somme, cinquante mille francs, à peu
+près, avaient passé dans l'organisation de ses volontaires
+calabrais, dans les dépenses que les besoins
+des plus pauvres avaient nécessitées, dans l'aide
+donnée aux blessés et dans les gratifications accordées
+aux serviteurs qui leur avaient rendu des soins
+pendant leur séjour au Château-Neuf.</p>
+
+<p>Cent vingt-cinq mille francs, comme l'avait écrit
+Salvato à son père, avaient été enterrés, dans une
+cassette, au pied du laurier de Virgile, près de la
+grotte de Pouzzoles.</p>
+
+<p>Au moment de se séparer de Michele, qui avait
+suivi le sort de ses compagnons et qui s'était embarqué
+à bord des tartanes, Salvato avait fait accepter
+au jeune lazzarone, afin qu'il ne se trouvât point
+complétement dénué sur la terre étrangère, une
+somme de trois mille francs.</p>
+
+<p>Il restait donc à Salvato, au moment où il se réfugia
+au fort Saint-Elme, une somme de vingt-deux
+à vingt-trois mille francs.</p>
+
+<p>Son premier acte, au moment où il vint demander,
+au prix de quarante mille francs, l'hospitalité convenue
+entre le commandant du château Saint-Elme
+et lui, fut de remettre au colonel Mejean la moitié de
+la somme arrêtée, c'est-à-dire vingt mille francs, en
+lui promettant le reste pour la nuit même.</p>
+
+<p>Le colonel Mejean compta les vingt mille francs
+avec le plus grand soin, et, comme le compte s'y
+trouvait, le colonel installa Salvato et Luisa dans les
+deux meilleures chambres du château, après avoir
+enfermé les vingt mille francs dans le tiroir de son
+bureau.</p>
+
+<p>Le soir venu, Salvato annonça au colonel Mejean
+qu'il serait obligé de faire une course de nuit. Il le
+priait, en conséquence, de lui donner le mot d'ordre,
+afin de pouvoir rentrer au château quand le but de
+cette course serait rempli.</p>
+
+<p>Mejean répondit que Salvato, militaire, devait connaître
+mieux que personne la rigidité des règlements
+militaires; qu'il lui était impossible de confier à qui
+que ce fût un mot d'ordre qui, tombé dans une
+oreille infidèle, pouvait compromettre la sûreté du
+fort; mais, devinant pourquoi Salvato demandait à
+quitter momentanément le fort, il ajouta qu'il pouvait
+faire accompagner Salvato d'un de ses officiers,
+ou, s'il préférait sa compagnie, l'accompagner lui-même.</p>
+
+<p>Salvato répondit que la compagnie du colonel
+Mejean lui était on ne peut plus agréable, et que, si
+le colonel Mejean était libre, cette course aurait lieu
+la nuit même.</p>
+
+<p>La chose était impossible, le lieutenant-colonel
+auquel la garde du château devait être confiée ne
+devant revenir que dans la journée du surlendemain.</p>
+
+<p>Le colonel ajouta fort galamment, au reste, que, si
+c'était pour le payement des vingt mille francs, il
+pouvait, ayant un gage vivant entre les mains, et la
+moitié du prix convenu étant donnée d'avance, il
+pouvait attendre quelques jours.</p>
+
+<p>Salvato répondit que les bons comptes faisaient les
+bons amis, et que plus tôt il pourrait donner au colonel
+les vingt-mille francs restants, mieux vaudrait
+pour tous deux.</p>
+
+<p>La vérité était que le colonel Mejean avait réservé
+la prochaine nuit à un négociation personnelle.</p>
+
+<p>Il voulait tenter auprès du cardinal Ruffo une seconde
+ouverture, et, en conséquence, lui avait fait
+demander un sauf-conduit pour un de ses officiers,
+chargé de nouvelles propositions pour la reddition
+du fort.</p>
+
+<p>Cet officier, c'était lui-même.</p>
+
+<p>On ne nous accusera point de ménager nos compatriotes.
+Il s'est trouvé, du commissaire Feypoult
+au colonel Mejean, dans toute cette affaire de la conquête
+de Naples, quelques misérables comme les
+bureaux en dégorgent toujours à la suite des armées;
+et, de même que nous avons glorifié ceux qui avaient
+droit à la gloire, il faut que nous jetions la honte à la
+face de ceux qui n'ont droit qu'à la honte.</p>
+
+<p>Le devoir du cardinal Ruffo était d'accueillir
+toutes les ouvertures ayant pour but de ménager
+l'effusion du sang. Il envoya donc, à l'heure convenue,
+c'est-à-dire à dix heures du soir, le marquis
+Malaspina, porteur du sauf-conduit, et lui donna une
+escorte de dix hommes pour le faire respecter.</p>
+
+<p>Le colonel Mejean revêtit un habit bourgeois, se
+donna à lui-même pleins pouvoirs pour traiter, et,
+sous le titre de secrétaire du commandant du fort,
+suivit le marquis Malaspina et ses dix hommes.</p>
+
+<p>A onze heures, après être descendu par l'Infrascata,
+la rue Floria et la route de l'Arenaccia, jusqu'au
+pont de la Madeleine, le faux secrétaire arrivait à la
+maison du cardinal et était introduit près de Son
+Éminence.</p>
+
+<p>Cette entrevue avait lieu--forcé que nous sommes
+de revenir en arrière par les divers embranchements
+des nombreux épisodes de notre histoire--dans la
+nuit du 27 au 28 juin, avant que la cardinal connût
+le manque de foi de Nelson, mais quand, au contraire,
+ayant reçu dans la journée, des capitaines Troubridge
+et Ball, l'assurance que l'amiral ne s'opposait
+point à l'embarquement, il croyait encore à la fidèle
+observance des traités.</p>
+
+<p>Seulement, nous l'avons dit, le colonel Mejean
+avait déjà fait une première tentative auprès du
+cardinal, tentative qui avait été repoussée par cette
+simple réponse: «Je fais la guerre avec du fer et
+non avec de l'or!»</p>
+
+<p>Le cardinal Ruffo, déjà prévenu contre Mejean,
+fit donc médiocre visage à son secrétaire, ou plutôt,
+sans s'en douter, à lui-même:</p>
+
+<p>--Eh bien, monsieur, lui dit-il, êtes-vous chargé
+de me faire de vive voix des propositions, je ne dirai
+pas plus raisonnables, mais plus militaires que celles
+qui m'avaient été faites par écrit, et auxquelles vous
+connaissez sans doute ma réponse?</p>
+
+<p>Mejean se mordit les lèvres.</p>
+
+<p>--Mes propositions, c'est-à-dire celles du colonel
+Mejean, que j'ai l'honneur de représenter près de
+Votre Éminence, dit-il, ont deux faces: l'une spécifique,
+et par laquelle l'humanité m'ordonne de débuter;
+l'autre militaire, à laquelle le colonel ne recourra
+qu'à la dernière extrémité, mais à laquelle il
+recourra si Votre Éminence l'y force.</p>
+
+<p>--J'écoute, monsieur.</p>
+
+<p>--Mes collègues, ou plutôt les collègues du colonel
+Mejean, le commandant Massa et le commandant
+L'Aurora, ont traité et ont fait et obtenu les conditions
+que des rebelles pouvaient faire et doivent être
+trop contents d'avoir obtenues. Mais il n'en est point
+ainsi du colonel Mejean: ce n'est point un rebelle,
+c'est un ennemi, et un ennemi puissant, puisqu'il
+représente la France. S'il traite, il a donc droit à
+une meilleure capitulation que celle de MM. L'Aurora
+et Massa.</p>
+
+<p>--C'est trop juste, répondit le cardinal, et voici
+celle que j'offre: Les Français sortiront du fort
+Saint-Elme tambours battants, mèche allumée, avec
+tous les honneurs de la guerre, et se réuniront à
+leurs compatriotes, encore en garnison à Capoue et
+à Gaete, sans aucun engagement qui enchaîne leur
+libre arbitre.</p>
+
+<p>--Je ne vois pas là une grande amélioration sur
+le traité fait entre Votre Éminence et les commandants
+Massa et L'Aurora; eux aussi sortaient tambours
+battants, mèche allumée, et avaient droit de
+rester à Naples ou de se retirer en France.</p>
+
+<p>--Oui; mais, sur la plage, avant de s'embarquer,
+ils déposaient les armes.</p>
+
+<p>--Simple formalité, Votre Éminence en conviendra.
+Qu'eussent fait de leurs armes des bourgeois
+révoltés partant pour l'exil ou restant chez eux?</p>
+
+<p>--Alors, chez vous, monsieur, il me semble du
+moins, répliqua le cardinal, la question d'orgueil
+militaire est complétement mise de côté?</p>
+
+<p>--C'est la question avec laquelle on dirige les fanatiques
+et les sots. Les hommes intelligents,--et
+Votre Éminence ne trouvera point mauvais que je
+la range dans cette dernière catégorie,--les hommes
+intelligents voient au delà de cette fumée qu'on appelle
+la vanité.</p>
+
+<p>--Et que voyez-vous, monsieur, ou plutôt que
+voit le commandant Mejean au delà de cette fumée
+que l'on appelle la vanité?</p>
+
+<p>--Il voit une affaire, et même une bonne affaire,
+pour Votre Éminence et lui.</p>
+
+<p>--Une bonne affaire? Je me connais mal en affaires,
+monsieur, je vous en préviens. N'importe,
+expliquez-vous.</p>
+
+<p>--Voici deux forts rendus sur trois, c'est vrai;
+mais le troisième, et par sa position et par les hommes
+qui la défendent, est à peu près imprenable, ou bien
+nécessitera un long siége. Où sont vos ingénieurs,
+où sont vos pièces de gros calibre, où est votre armée
+pour faire le siége d'une citadelle comme celle
+que commande le colonel Mejean? Vous échouerez
+en arrivant au but, et, en échouant, Votre Éminence
+perdra tout le mérite d'une campagne magnifique,
+tandis que, pour quelques misérables centaines de
+mille livres que vous pouvez, en supposant que vous
+ne les ayez pas, lever en deux heures sur Naples
+vous couronnez l'édifice de la restauration et vous
+pouvez dire au roi: «Sire, le général Mack, avec une
+armée de soixante mille soldats, avec cent canons,
+avec un trésor de vingt millions, a perdu les États
+romains, Naples, la Calabre, le royaume enfin; moi,
+avec quelques paysans, j'ai reconquis tout ce que le
+général Mack avait perdu. Il m'en a coûté, il est
+vrai, cinq cent mille francs ou un million pour prendre
+le fort Saint-Elme; mais qu'est-ce qu'un million
+comparé au dégât qu'il pouvait faire? Car, enfin,
+sire, vous le savez mieux que personne, pourrez-vous
+ajouter, le fort Saint-Elme a été bâti, non point
+pour défendre Naples, mais pour la menacer, et la
+preuve, c'est qu'il existe une loi, rendue par votre
+auguste père, qui défend d'élever des maisons au-dessus
+d'une certaine hauteur, attendu qu'à une certaine
+hauteur, elles pourraient gêner le jeu des boulets
+et des obus. Or, Naples bombardée, ce n'était
+point une perte de cinq cent mille francs ou d'un
+million, c'était une perte incalculable.» Et, devant
+cette explication de votre conduite, le roi, croyez-moi,
+est un homme d'un trop grand sens pour ne
+point vous donner raison.</p>
+
+<p>--Alors, en cas de siége, reprit le cardinal, le colonel
+Mejean compte bombarder Naples?</p>
+
+<p>--Mais sans doute.</p>
+
+<p>--Ce sera une infamie gratuite.</p>
+
+<p>--Pardon, Votre Éminence, ce sera un cas de légitime
+défense: on nous attaque, nous ripostons.</p>
+
+<p>--Oui, mais ripostez du côté où l'on vous attaque,
+et, comme on vous attaquera du côté opposé
+à la ville, vous ne pourrez pas riposter du côté de la
+ville.</p>
+
+<p>--Bon! qui sait où vont les boulets et les bombes?</p>
+
+<p>--Ils vont du côté où on les pointe, monsieur: la
+chose est parfaitement sue, au contraire.</p>
+
+<p>--Eh bien, on les pointera du côté de la ville, en
+ce cas.</p>
+
+<p>--Pardon, monsieur; mais, si vous portiez l'habit
+militaire, au lieu de porter l'habit bourgeois, vous
+sauriez qu'une des premières lois de la guerre défend
+aux assiégés de tirer sur les maisons situées en un
+point d'où ne vient point l'attaque. Or, les batteries
+que l'on dirigera contre le château Saint-Elme étant
+établies du côté opposé à la ville, le feu du château
+Saint-Elme, sous peine de manquer à toutes les conventions
+qui régissent les peuples civilisés, ne pourra
+lancer un seul boulet, un seul obus, ou une seule
+bombe du côté opposé aux batteries qui l'attaqueront.
+Ne vous obstinez donc pas dans une erreur
+que ne commettrait certainement point le colonel
+Mejean, si j'avais l'honneur de discuter avec lui, au
+lieu de discuter avec vous.</p>
+
+<p>--Et si, cependant, il la commettait, cette erreur,
+et qu'au lieu de la reconnaître, il y persistât, que dirait
+Votre Éminence?</p>
+
+<p>--Je dirais, monsieur, que, s'écartant des lois
+reconnues par tous les peuples civilisés, lois que la
+France, qui se prétend à la tête de la civilisation,
+doit connaître mieux qu'aucun autre pays, il doit
+s'attendre à être traité lui-même en barbare. Et,
+comme il n'y a pas de forteresse imprenable, et que,
+par conséquent, le fort Saint-Elme serait pris un jour
+ou l'autre, ce jour-là, lui et la garnison seraient pendus
+aux créneaux de la citadelle.</p>
+
+<p>--Diable! comme vous y allez, monseigneur! dit
+le faux secrétaire avec une feinte gaieté.</p>
+
+<p>--Et ce n'est pas le tout! dit le cardinal en se levant
+à la force de ses poignets appuyés sur la table
+et en regardant fixement l'ambassadeur.</p>
+
+<p>--Comment, ce n'est pas le tout? Il lui arriverait
+donc encore quelque chose après avoir été pendu?</p>
+
+<p>--Non, mais avant de l'être, monsieur.</p>
+
+<p>--Et que lui arriverait-il, monseigneur?</p>
+
+<p>--Il lui arriverait que le cardinal Ruffo, regardant
+comme indigne de son caractère et de son rang de
+discuter plus longtemps les intérêts des rois et la vie
+des hommes avec un coquin de son espèce, l'inviterait
+à sortir de sa maison, et, s'il n'obéissait pas à
+l'instant même, le ferait jeter par la fenêtre.</p>
+
+<p>Le plénipotentiaire tressaillit.</p>
+
+<p>--Mais, continua Ruffo en adoucissant sa voix
+jusqu'à la courtoisie et son visage jusqu'au sourire,
+comme vous n'êtes point le commandant du château
+Saint-Elme, que vous êtes seulement son envoyé, je
+me contenterai de vous prier, monsieur, de lui reporter
+mot pour mot la conversation que nous venons
+d'avoir ensemble, en l'assurant bien positivement
+qu'il est tout à fait inutile qu'il tente à l'avenir
+aucune nouvelle négociation avec moi.</p>
+
+<p>Sur quoi, le cardinal s'inclina, et, d'un geste moitié
+poli, moitié impératif, indiqua la porte au colonel,
+qui sortit, plus furieux encore de voir sa spéculation
+manquée qu'humilié de l'injure qui lui était
+faite.</p>
+<br><br>
+
+<h3>LXXXV
+<br><br>
+OU IL EST PROUVÉ QUE FRÈRE JOSEPH VEILLAIT<br>
+
+SUR SALVATO</h3>
+<br>
+<p>C'était pendant la matinée du 27 que Salvato et
+Luisa avaient quitté le Château-Neuf pour le fort
+Saint-Elme: le même jour, les châteaux devaient
+être rendus aux Anglais, et les patriotes embarqués.</p>
+
+<p>Du haut des remparts, Salvato et Luisa avaient pu
+voir les Anglais prendre possession des forts et les
+patriotes descendre dans les tartanes.</p>
+
+<p>Quoique tout parût s'accomplir loyalement et selon
+les conditions du traité, Salvato conserva les doutes
+qu'il avait conçus sur sa complète exécution.</p>
+
+<p>Il est vrai que, pendant tout le jour et pendant
+toute la soirée du 27, le vent avait soufflé de l'ouest,
+et s'était opposé à ce que les tartanes missent à la
+voile.</p>
+
+<p>Mais, pendant la nuit du 27 au 28, le vent avait
+sauté au nord-nord-ouest, et, par conséquent, était
+devenu tout à fait favorable au départ; cependant,
+les tartanes ne bougeaient pas.</p>
+
+<p>Salvato, ayant Luisa appuyée à son bras, les
+regardait inquiet du haut des remparts, lorsqu'il fut
+joint par le colonel Mejean, lequel lui annonça que,
+contre son attente, le lieutenant-colonel étant de
+retour au fort vingt-quatre heures plus tôt qu'il ne
+le pensait, rien ne s'opposait à ce qu'il l'accompagnât
+dans la course qu'il comptait faire la prochaine
+nuit.</p>
+
+<p>La chose fut donc arrêtée.</p>
+
+<p>La journée se passa en conjectures. Le vent continuait
+d'être favorable, et Salvato ne voyait faire
+aucun préparatif de départ. Sa conviction était qu'il
+se préparait quelque catastrophe.</p>
+
+<p>Du point élevé où il se trouvait, il planait sur
+tout le golfe, et pouvait voir, à l'aide d'une longue-vue,
+tout ce qui se passait dans les tartanes et même
+sur les vaisseaux de guerre.</p>
+
+<p>Vers cinq heures, une barque, montée par un officier
+et quelques marins, se détacha des flancs du
+<i>Foudroyant</i> et s'avança vers l'une des tartanes.</p>
+
+<p>Il se fit alors un grand mouvement à bord de la
+tartane que la barque venait d'accoster; douze
+personnes furent tirées de la tartane et descendirent
+dans la barque; puis la barque volta et rama de
+nouveau vers <i>le Foudroyant</i>, sur le pont duquel
+montèrent les douze patriotes, qui bientôt, pour ne
+plus reparaître, s'enfoncèrent dans les flancs du
+vaisseau.</p>
+
+<p>Ce fait, dont Salvato cherchait en vain l'explication,
+lui donna beaucoup à penser.</p>
+
+<p>La nuit vint. Cette excursion que devait faire Mejean
+inquiétait Luisa. Salvato lui en expliqua la
+cause en lui faisant part du marché qu'il avait conclu
+avec Mejean et moyennant lequel il avait acheté leur
+commun salut.</p>
+
+<p>Luisa serra la main de Salvato.</p>
+
+<p>--N'oublie pas, au besoin, lui dit-elle, que j'ai
+toute une fortune chez les pauvres Backer.</p>
+
+<p>--Mais à cette fortune, qui n'est point entièrement
+à toi, répondit en souriant Salvato, n'était-il
+pas convenu que nous ne toucherions qu'à la dernière
+extrémité?</p>
+
+<p>Luisa fit un signe affirmatif.</p>
+
+<p>Une heure avant, la sortie du fort, c'est-à-dire vers
+les onze heures, on discuta si l'on irait au tombeau
+de Virgile, distant d'un quart de lieue à peu près du
+fort Saint-Elme, avec une petite escorte, c'est-à-dire
+en ayant l'air de faire une patrouille,--ou bien si
+Salvato et Mejean iraient seuls et déguisés.</p>
+
+<p>On opta pour le déguisement.</p>
+
+<p>On se procura deux habits de paysan. Il fut convenu
+que, si l'on faisait quelque rencontre inattendue,
+ce serait Salvato qui prendrait la parole. Il
+parlait le patois napolitain de telle façon, qu'il était
+impossible de le reconnaître pour ce qu'il était.</p>
+
+<p>L'un prit un pic, et l'autre une bêche, et, à minuit,
+tous deux sortirent du fort. Ils semblaient deux
+ouvriers revenant de l'ouvrage et regagnant leur
+maison.</p>
+
+<p>La nuit, sans être sombre, était nuageuse. La
+lune, de temps en temps, disparaissait derrière des
+masses de vapeurs dont elle avait peine à percer
+l'opacité.</p>
+
+<p>Ils sortirent par une petite poterne faisant face au
+village d'Antiguano, mais prirent presque aussitôt
+un petit sentier tournant à gauche et conduisant à
+Pietra-Catella; puis ils s'engagèrent franchement
+dans le Vomero, prirent une ruelle qui les conduisit
+hors du village, laissèrent à gauche la Carone-del-Cielo,
+et, par l'étroit sentier qui conduit à la rampe
+du Pausilippe, ils gagnèrent le columbarium que
+l'on est convenu de désigner au voyageur sous le
+nom de tombeau de Virgile.</p>
+
+<p>--Il est inutile, mon cher colonel, fit Savalto, de
+vous apprendre ce que nous venons chercher ici.</p>
+
+<p>--Bon! quelque trésor enfoui à ce que je présume?</p>
+
+<p>--Vous avez deviné. Seulement, la somme ne
+vaut pas la peine d'être désignée sous le non de trésor.
+Cependant, soyez tranquille, ajouta-t-il ou souriant,
+elle est suffisante pour m'acquitter envers
+vous.</p>
+
+<p>Salvato s'avança vers le laurier et commença de
+fouiller la terre avec sa pioche.</p>
+
+<p>Mejean le suivait d'un oeil avide.</p>
+
+<p>Au bout de cinq minutes, le fer de la pioche résonna
+sur un corps dur.</p>
+
+<p>--Ah! ah! fit Mejean, qui suivait l'opération avec
+une attention ressemblant à de l'anxiété.</p>
+
+<p>--N'avez-vous point entendu raconter, colonel,
+dit en souriant Salvato, que les dieux mânes étaient
+les gardiens naturels des trésors?</p>
+
+<p>--Si fait, répondit Mejean; seulement, je ne
+crois point à tout ce que l'on me raconte... Mais
+chut! n'entendez-vous point du bruit?</p>
+
+<p>Tous deux écoutèrent.</p>
+
+<p>--C'est une charrette qui roule dans la grotte de
+Pouzzoles, répondit Salvato au bout de quelques
+secondes.</p>
+
+<p>Puis, se mettant à genoux, il écarta la terre avec
+les mains.</p>
+
+<p>--C'est étrange! dit-il, il me semble que cette
+terre a été nouvellement remuée.</p>
+
+<p>--Allons donc! dit Mejean, pas de mauvaise plaisanterie,
+mon hôte.</p>
+
+<p>--Ce n'est point une plaisanterie, dit Salvato en
+tirant le coffret hors de terre: la cassette est vide.</p>
+
+<p>Et il se sentit frissonner malgré lui. Il connaissait
+trop Mejean pour ignorer qu'il ne lui ferait point de
+grâce, et, d'ailleurs, il ne voulait point lui en demander.</p>
+
+<p>--Il est bizarre, dit Mejean, qu'on ait pris l'argent
+et laissé la cassette. Secouez-la donc; peut-être entendrons-nous
+sonner quelque chose.</p>
+
+<p>--Inutile! je sens bien, au poids, qu'elle est vide.
+D'ailleurs, entrons dans le columbarium, nous l'ouvrirons.</p>
+
+<p>--Vous en avez la clef?</p>
+
+<p>--Elle s'ouvre par un secret.</p>
+
+<p>On entra dans le columbarium; Mejean tira de
+sa poche une petite lanterne sourde, battit le briquet
+et alluma.</p>
+
+<p>Salvato poussa le ressort de la cassette: elle s'ouvrit.</p>
+
+<p>Elle était vide, en effet; mais, à la place de l'or,
+elle contenait un billet.</p>
+
+<p>Salvato et Mejean s'écrièrent en même temps:</p>
+
+<p>--Un billet!</p>
+
+<p>--Je comprends, dit Salvato.</p>
+
+<p>--Bon! l'or est-il retrouvé? demanda vivement le
+colonel.</p>
+
+<p>--Non; mais il n'est pas perdu, répliqua le jeune
+homme.</p>
+
+<p>Et, ouvrant le billet, à la lueur de la lanterne
+sourde, il lut:</p>
+
+<p>
+«Suivant tes instructions, je suis venu, dans la
+nuit du 27 au 28, chercher l'or qui était dans cette
+cassette, que je remets à cette même place, avec le
+présent billet.</p>
+
+<p>» Frère JOSEPH.»</p>
+
+<p>--Dans la nuit du 27 au 28! s'écria Mejean.</p>
+
+<p>--Oui; de sorte que, si nous étions venus la nuit
+dernière, au lieu de celle-ci, nous fussions arrivés à
+temps.</p>
+
+<p>--N'allez-vous pas dire que c'est ma faute? demanda
+vivement Mejean.</p>
+
+<p>--Non; car le mal, au bout du compte, n'est pas
+si grand que vous le croyez, et peut-être même n'y
+a-t-il pas de mal du tout.</p>
+
+<p>--Vous connaissez ce frère Joseph?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Vous êtes sûr de lui?</p>
+
+<p>--Un peu plus que de moi-même.</p>
+
+<p>--Et vous savez où le trouver?</p>
+
+<p>--Je ne le chercherai même pas.</p>
+
+<p>--Comment ferons nous, alors?</p>
+
+<p>--Mais nous laisserons les conventions dans les
+mêmes termes.</p>
+
+<p>--Et les vingt mille francs?</p>
+
+<p>--Nous les prendrons ailleurs qu'où nous avons
+cru les trouver: voilà tout.</p>
+
+<p>--Quand?</p>
+
+<p>--Demain.</p>
+
+<p>--Vous êtes sûr?</p>
+
+<p>--Je l'espère.</p>
+
+<p>--Et si vous vous trompiez?</p>
+
+<p>--Alors, je vous dirais, comme les sectateurs du
+Prophète: «Dieu est grand!»</p>
+
+<p>Mejean passa la main sur son front humide de
+sueur.</p>
+
+<p>Salvato vit l'angoisse du colonel, lui dont la sérénité
+avait à peine été troublée un instant.</p>
+
+<p>--Et maintenant, dit-il, il nous faut remettre cette
+cassette à sa place et retourner au château.</p>
+
+<p>--Les mains vides? fit piteusement le colonel
+
+--Je n'y retourne pas les mains vides, puisque j'y
+retourne avec ce billet.</p>
+
+<p>--Quelle somme y avait-il dans le coffret? demanda
+Mejean.</p>
+
+<p>--Cent vingt-cinq mille francs, répondit Salvato
+en remettant le coffret à sa place et en ramenant
+dessus la terre avec ses pieds.</p>
+
+<p>--Si bien qu'à votre avis, ce billet vaut cent vingt-cinq
+mille francs?</p>
+
+<p>--Il vaut ce que vaut pour un fils la certitude
+d'être aimé de son père... Mais rentrons au château
+comme je le disais, mon cher colonel, et, demain, à
+dix heures, venez me trouver.</p>
+
+<p>--Pour quoi faire?</p>
+
+<p>--Pour recevoir de Luisa une lettre de change de
+vingt mille francs, à vue sur la première maison de
+banque de Naples.</p>
+
+<p>--Vous croyez qu'il y a, dans ce moment-ci, à
+Naples, une maison de banque qui payera à vue un
+billet de vingt mille francs?</p>
+
+<p>--J'en suis sûr.</p>
+
+<p>--Eh bien, moi, j'en doute. Les banquiers ne sont
+pas si bêtes que de payer en temps de révolution.</p>
+
+<p>--Vous verrez que ceux-là seront assez bêtes pour
+payer même en temps de révolution, et ceux-là pour
+deux raisons: la première, parce que c'étaient d'honnêtes
+gens...</p>
+
+<p>--Et la seconde?</p>
+
+<p>--Parce qu'ils sont morts.</p>
+
+<p>--Ah! ah! c'est sur les Backer, alors?</p>
+
+<p>--Justement.</p>
+
+<p>--En ce cas, c'est autre chose.</p>
+
+<p>--Vous avez confiance?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--C'est bien heureux!</p>
+
+<p>Mejean éteignit sa lanterne. Il avait trouvé un banquier
+qui, en temps de révolution, payait à vue une
+lettre de change: c'était plus que Diogène ne demandait
+à Athènes.</p>
+
+<p>Salvato pressa de ses pieds la terre qui recouvrait
+le coffret. En cas de retour de son père, l'absence du
+billet devait lui dire que Salvato était venu.</p>
+
+<p>Tous deux reprirent le même chemin qu'ils avaient
+déjà suivi et rentrèrent au château Saint-Elme aux
+premiers rayons du jour. Les nuits, au mois de juin,
+sont, on le sait, les plus courtes de l'année.</p>
+
+<p>Luisa attendait debout et tout habillée le retour
+de Salvato: son inquiétude ne lui avait point permis
+de se coucher.</p>
+
+<p>Salvato lui raconta tout ce qui s'était passé.</p>
+
+<p>Luisa prit un papier et écrivit dessus un ordre à
+la maison Backer de payer, à son débit et à vue, une
+somme de vingt mille francs.</p>
+
+<p>Puis, tendant le papier à Salvato:</p>
+
+<p>--Tenez, mon ami, dit-elle, portez cela au colonel;
+le pauvre homme dormira mieux avec cette
+lettre de change sous son oreiller. Je sais bien,
+ajouta-t-elle en riant, qu'à défaut des vingt mille
+francs, il lui reste notre tête; mais je doute que toutes
+les deux ensemble, une fois coupées, il les estimât
+vingt mille francs.</p>
+
+<p>L'espérance de Luisa fut trompée, comme l'avait
+été celle de Salvato. Le juge Speciale était arrivé la
+veille de Procida, où il avait fait pendre trente-sept
+personnes, et il avait mis, au nom du roi, le séquestre
+sur la maison Backer.</p>
+
+<p>Depuis la veille, les payements avaient cessé.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>LXXXVI
+<br><br>
+LA BIENVENUE DE SA MAJESTÉ</h3>
+<br>
+
+<p>Dès le 25 juin, avant qu'il eût appris de la bouche
+même de Ruffo que celui-ci se séparait de la coalition,
+Nelson avait envoyé au colonel Mejean l'intimation
+suivante:</p>
+
+<p>
+«Monsieur, Son Éminence le cardinal Ruffo et
+le commandant en chef de l'armée russe vous ont
+fait sommation de vous rendre: je vous préviens
+que, si le terme qui vous à été accordé est outrepassé
+de deux heures, vous devrez en subir les conséquences,
+et que je n'accorderai plus rien de ce qui
+vous a été offert.</p>
+
+<p>»NELSON.»</p>
+
+<p>Pendant les jours qui suivirent cette sommation,
+c'est-à-dire du 26 au 29, Nelson fut occupé à faire
+arrêter les patriotes, à marchander la trahison du
+fermier et à faire pendre Caracciolo; mais cette
+oeuvre de honte terminée, il put s'occuper de l'arrestation
+des patriotes qui n'étaient point encore entre
+ses mains et du siége du château Saint-Elme.</p>
+
+<p>En conséquence, il fit descendre à terre Troubridge
+avec treize cents Anglais, tandis que le capitaine
+Baillie se joignait à lui avec cinq cents Russes.</p>
+
+<p>Pendant les six premiers jours, Troubridge fut
+secondé par son ami le capitaine Ball; mais, celui-ci
+ayant été envoyé à Malte, il fut remplacé par le capitaine
+Benjamin Hollowel, celui-là même qui avait
+fait cadeau à Nelson d'un cercueil taillé dans le grand
+mât du vaisseau français <i>l'Orient</i>.</p>
+
+<p>Quoi qu'en aient dit les historiens italiens, une
+fois acculé au pied de ses murailles, Mejean, qui,
+par ses négociations, avait compromis l'honneur
+national, voulut sauver l'honneur français.</p>
+
+<p>Il se défendit courageusement, et le rapport à lord
+Keith, de Nelson, qui se connaissait en courage,
+rapport qui commence par ces mots: «<i>Pendant un
+combat acharné de huit jours</i>, dans lequel notre artillerie
+s'est avancée à cent quatre-vingts yards des
+fossés...» en est un éclatant témoignage.</p>
+
+<p>Pendant ces huit jours, le cardinal était resté les
+bras croisés sous sa tente.</p>
+
+<p>Dans la nuit du 8 au 9 juillet, on signala deux
+bâtiments que l'on crut reconnaître, l'un pour anglais,
+l'autre pour napolitain, et qui, passant à l'ouest
+de la flotte anglaise, faisaient voile vers Procida.</p>
+
+<p>Le matin du 9, en effet, on vit dans le port de cette
+île deux vaisseaux, dont l'un, le <i>Sea-Horse</i>, portait
+le pavillon anglais, et l'autre, <i>la Sirène</i>, portait non-seulement
+le pavillon napolitain, mais encore la
+bannière royale.</p>
+
+<p>Le 9, au matin, le cardinal recevait du roi cette
+lettre, sans grande importance pour notre histoire,
+mais qui prouvera du moins que nous n'avons
+laissé passer aucun document sans l'avoir lu et
+utilisé.</p>
+
+<p>«Procida, 9 juillet 1799.</p>
+
+<p>»Mon éminentissime,</p>
+
+<p>»Je vous envoie une foule d'exemplaires d'une
+lettre que j'ai écrite pour mes peuples. Faites-la-leur
+connaître immédiatement, et rendez-moi compte de
+l'exécution de mes ordres par Simonetti, avec lequel
+j'ai longuement causé ce matin. Vous comprendrez
+ma détermination à l'égard des employés du barreau.</p>
+
+<p>»Que Dieu vous garde comme je le désire.</p>
+
+<p>»Votre affectionné,</p>
+
+<p>»FERDINAND B.»</p>
+
+<p>Le roi était attendu de jour en jour. Le 2 juillet,
+il avait reçu les lettres de Nelson et de Hamilton qui
+lui annonçaient la mort de Caracciolo et qui le pressaient
+de venir.</p>
+
+<p>Le même jour, il écrivait au cardinal, dont il
+n'avait point encore reçu la démission:</p>
+
+<p>«Palerme, 2 juillet 1799.</p>
+
+<p>»Mon éminentissime,</p>
+
+<p>»Les lettres que je reçois aujourd'hui, et celle surtout
+que j'ai reçue dans la soirée du 20, m'ont vraiment
+consolé en me montrant que les choses <i>prennent
+un bon pli</i>, celui que je désirais, que je m'étais
+fixé d'avance pour faire marcher d'accord les affaires
+terrestres avec l'aide divine et vous mettre en état de
+me mieux servir.</p>
+
+<p>»Demain, selon l'invitation faite par l'amiral
+Nelson et par vous, et surtout pour faire honneur
+à ma parole, je partirai avec un convoi de troupes
+pour me rendre à Procida, où je vous reverrai, vous
+communiquerai mes ordres et prendrai toutes les
+dispositions nécessaires pour le bien, la sécurité et
+la félicité de tous les sujets qui sont restés fidèles.</p>
+
+<p>»Je vous en préviens d'avance, en vous assurant
+que vous retrouverez en moi,</p>
+
+
+<p>»Votre toujours affectionné,</p>
+
+<p>»FERDINAND B.»</p>
+
+<p>Et, en effet, le lendemain, 3 juillet, le roi s'embarquait,
+non point sur le <i>Sea-Horse</i>, comme l'y avait
+invité Nelson, mais sur la frégate <i>la Sirène</i>. Il craignait,
+en donnant, au retour, le même signe de
+préférence aux Anglais qu'il leur avait donné en
+allant,--il craignait, disons-nous, de porter à son
+comble la désaffection de la marine napolitaine, déjà
+grande par suite de la condamnation et de la mort
+de Caracciolo.</p>
+
+<p>Nous avons dit qu'aussitôt arrivé, le roi avait écrit
+au cardinal; mais on peut voir, malgré la protestation
+d'amitié qui termine la lettre, ou plutôt par
+cette même protestation d'amitié, qu'il y a un refroidissement
+visible entre ces deux illustres personnages.</p>
+
+<p>Ferdinand avait amené avec lui Acton et Castelcicala.
+La reine avait voulu rester à Palerme: elle
+savait combien elle était impopulaire à Naples et
+avait craint que sa présence ne nuisît au triomphe
+du roi.</p>
+
+<p>Toute la journée du 9, le roi resta à Procida, écoutant
+le rapport de Speciale, et, malgré son dégoût
+pour le travail, dressant lui-même la liste des membres
+de la nouvelle junte d'État qu'il devait instituer,
+et celle des coupables qu'elle allait avoir à
+juger.</p>
+
+<p>Il n'y a point à douter de la peine que daigna prendre,
+en cette circonstance, le roi Ferdinand,--cette
+double liste, que nous avons eu entre les mains et
+que nous avons renvoyée des archives de Naples à
+celles de Turin, étant tout entière écrite de la main
+de Sa Majesté.</p>
+
+<p>Mettons d'abord sous les yeux de nos lecteurs la
+liste des bourreaux: à tout seigneur tout honneur!</p>
+
+<p>Puis nous y mettrons celle des victimes.</p>
+
+<p>Cette junte d'État nommée par le roi se composait
+ainsi:</p>
+
+<p>Le président: Felice Ramani;</p>
+
+<p>Le procureur fiscal: Guidobaldi;</p>
+
+<p>Juges: les conseillers Antonio della Rocca, don
+Angelo di Fiore, don Gaetano Sambuti, don Vicenzo
+Speciale.</p>
+
+<p>Juges de vicairie: don Salvatore di Giovanni.</p>
+
+<p>Procureur des accusés: don Alessandro Nara.</p>
+
+<p>Défenseurs des accusés: les conseillers Vanvitelli
+et Mulès.</p>
+
+<p>Les deux derniers, comme on le comprend bien,
+n'étaient qu'une fiction de légalité.</p>
+
+<p>Cette junte d'État fut chargée de juger, c'est-à-dire
+de condamner extraordinairement et sans appel,</p>
+
+<p>A MORT:</p>
+
+<p>Tous ceux qui avaient enlevé, des mains du gouverneur
+Ricciardo Brandi, le château Saint-Elme,--Nicolino
+Caracciolo en tête, bien entendu;</p>
+
+<p>(Par bonheur, Nicolino Caracciolo, qui avait reçu
+mission de Salvato de sauver l'amiral Caracciolo,
+étant arrivé à la ferme le jour même de son arrestation,
+et ayant appris la trahison du fermier, n'avait
+point perdu un instant, s'était jeté dans la
+campagne et était venu se mettre sous la protection
+du commandant français de Capoue, le colonel Giraldon.)</p>
+
+<p>Tous ceux qui avaient aidé les Français à entrer à
+Naples;</p>
+
+<p>Tous ceux qui avaient pris les armes contre les
+lazzaroni;</p>
+
+<p>Tous ceux qui, après l'armistice, avaient conservé
+des relations avec les Français;</p>
+
+<p>Tous les magistrats de la République;</p>
+
+<p>Tous les représentants du gouvernement;</p>
+
+<p>Tous les représentants du peuple;</p>
+
+<p>Tous les ministres;</p>
+
+<p>Tous les généraux;</p>
+
+<p>Tous les juges de la haute commission militaire;</p>
+
+<p>Tous les juges du tribunal révolutionnaire;</p>
+
+<p>Tous ceux qui avaient combattu contre les armées
+du roi;</p>
+
+<p>Tous ceux qui avaient renversé la statue de Charles
+III;</p>
+
+<p>Tous ceux qui, à la place de cette statue, avaient
+planté l'arbre de la liberté;</p>
+
+<p>Tous ceux qui, sur la place du Palais, avaient coopéré
+ou même simplement assisté à la destruction
+des emblèmes de la royauté et des bannières bourboniennes
+ou anglaises;</p>
+
+<p>Enfin, tous ceux qui, dans leurs écrits ou dans
+leurs discours, s'étaient servis de termes offensants
+pour la personne du roi, de la reine, ou des membres
+de la famille royale.</p>
+
+<p>C'étaient à peu près quarante mille citoyens menacés
+de mort par une seule et même ordonnance.</p>
+
+<p>Les dispositions plus douces, c'est-à-dire celles
+qui n'emportaient que la condamnation à l'exil, menaçaient
+à peu près soixante mille personnes.</p>
+
+<p>C'était plus du quart de la population de Naples.</p>
+
+<p>Cette occupation, que le roi regardait comme pressée
+avant toutes, lui prit toute la journée du 9.</p>
+
+<p>Le 10 au matin, la frégate <i>la Sirène</i> quitta le port
+de Procida et fit voile vers <i>le Foudroyant</i>.</p>
+
+<p>A peine le roi eut-il mis le pied sur le pont, que
+<i>le Foudroyant</i>, au coup de sifflet du contre-maître, se
+pavoisa comme pour une fête, et que l'on entendit
+les premières détonations d'une salve de trente et un
+coups de canon.</p>
+
+<p>Le bruit s'était déjà répandu que le roi était à Procida;
+la canonnade partie des flancs du <i>Foudroyant</i>
+apprit au peuple qu'il était à bord du vaisseau
+amiral.</p>
+
+<p>Aussitôt, une foule immense accourut sur la plage
+de Chiaïa, de Santa-Lucia et de Marinella. Une multitude
+de barques, ornées de bannières de toutes couleurs,
+sortirent du port, ou plutôt se détachèrent de
+la rive et voguèrent vers l'escadre anglaise pour saluer
+le roi et lui souhaiter la bienvenue. En ce moment,
+et pendant que le roi était sur le pont, regardant,
+avec une longue-vue, le château Saint-Elme,
+contre lequel, en l'honneur de son arrivée, sans
+doute, le canon anglais faisait rage, un boulet anglais
+coupa, par hasard, la hampe du drapeau français
+arboré sur la forteresse, comme si les assiégeants
+eussent calculé ce moment pour donner au
+roi ce spectacle, qu'il regarda comme un heureux
+présage.</p>
+
+<p>Et, en effet, au lieu que ce fût la bannière tricolore
+qui reparût, ce fut la bannière blanche, c'est-à-dire
+le drapeau parlementaire.</p>
+
+<p>L'apparition inattendue de ce symbole de paix,
+qui semblait ménagée pour l'arrivée du roi, produisit
+un effet magique sur tous les assistants, qui éclatèrent
+en hourras et en applaudissements, tandis que
+les canons du château de l'Oeuf, du Château-Neuf et
+du château del Carmine répondaient joyeusement
+aux salves parties des flancs du vaisseau amiral anglais.</p>
+
+<p>Et, à propos de la chute de cette bannière, qu'on
+nous permette d'emprunter quelques lignes à Dominique
+Sacchinelli, l'historien du cardinal: elles sont
+assez curieuses pour trouver place ici, n'interrompant
+d'ailleurs aucunement notre récit.</p>
+
+<p>«Consacrons, dit-il, un paragraphe aux singuliers
+accidents du hasard, qui eurent lieu pendant cette
+révolution.</p>
+
+<p>»Le 23 janvier, un boulet lancé par les jacobins
+de Saint-Elme, coupa la lance de la bannière royale
+qui flottait sur le Château-Neuf, et sa chute détermina
+l'entrée des troupes françaises à Naples.</p>
+
+<p>»Le 22 mars, un obus fait tomber du château de
+Cotrone la bannière républicaine, et cet accident,
+considéré comme un miracle, amène la révolte de la
+garnison contre les patriotes et facilite aux royalistes
+l'occupation du château.</p>
+
+<p>»Enfin, le 10 juillet, la chute de la bannière française,
+déployée au-dessus du château Saint-Elme,
+amène la capitulation de ce fort.</p>
+
+<p>»Et, ajoute l'historien, celui qui voudrait confronter
+les dates verrait que tous ces accidents, de
+même que les plus importants qui eurent lieu pendant
+l'entreprise du cardinal Ruffo, eurent lieu des
+vendredis.»</p>
+
+<p>Détournons les yeux du château Saint-Elme, où
+nous aurons plus d'une fois encore l'occasion de les
+reporter, pour suivre du regard une barque qui se
+détache du rivage un peu au-dessus du pont de la
+Madeleine, et s'avance, sans pavillon, silencieuse et
+sévère, au milieu de toutes ces barques bruyantes et
+pavoisées.</p>
+
+<p>Elle porte le cardinal Ruffo, qui, en échange de
+l'hommage qu'il va faire au roi de son royaume reconquis,
+vient lui demander, pour toute grâce, de
+maintenir les traités qu'il a signés en son nom, et de
+ne pas faire à son honneur royal la souillure d'un
+manque de parole.</p>
+
+<p>Voilà encore une de ces occasions où le romancier
+est forcé de céder la plume à l'historien, et des faits
+où l'imagination n'a pas le droit d'ajouter un mot
+au texte implacable de l'annaliste.</p>
+
+<p>Et que le lecteur veuille bien se rappeler que les
+lignes que nous allons mettre sous ses yeux sont tirées
+d'un livre publié par Dominique Sacchinelli en
+1836, c'est-à-dire en plein règne de Ferdinand II, ce
+grand étouffeur de la presse, et publié avec permission
+de la censure.</p>
+
+<p>Voici les propres paroles de l'honorable historien:</p>
+
+<p>«Pendant que l'on traitait avec le commandant
+français de la reddition du fort Saint-Elme, le cardinal
+se rendit à bord du <i>Foudroyant</i>, pour informer
+de vive voix le roi Ferdinand de ce qui était arrivé
+avec les Anglais, à l'endroit de la capitulation du
+Château-Neuf et du château de l'Oeuf, et du scandale
+que produisait la violation de ces traités. Sa
+Majesté se montra d'abord disposée à observer et à
+suivre la capitulation; cependant, elle ne voulut rien
+décider sans avoir entendu Nelson et Hamilton.</p>
+
+<p>»Tous deux furent appelés à donner leur avis.</p>
+
+<p>»Hamilton soutint cette doctrine diplomatique,
+que les souverains ne traitaient pas avec leurs sujets
+rebelles, et déclara que le traité devait être nul et
+non avenu.</p>
+
+<p>»Nelson ne chercha point de faux-fuyants. Il manifesta
+une haine profonde contre tout révolutionnaire
+à la mode française, disant qu'il fallait extirper
+jusqu'à la racine du mal pour empêcher de nouveaux
+malheurs, puisque, les républicains étant obstinés
+dans le péché et incapables de repentir, ils commettraient,
+aussitôt que s'en présenterait l'occasion, de
+pires et plus funestes excès, et qu'enfin l'exemple de
+leur impunité servirait d'aiguillon à tous les malintentionnés.</p>
+
+<p>»Et, de même que Nelson avait rendu inefficaces
+les remontrances faites par le cardinal Ruffo au moment
+du traité, de même il réussit par ses intrigues à
+paralyser les mêmes intentions du roi et le désir de
+clémence qu'il avait un moment manifesté.»</p>
+
+<p>Le roi décida donc, malgré les instances que le
+cardinal Ruffo poussa jusqu'à la supplication, Nelson
+et Hamilton, ces deux mauvais génies de son
+honneur, entendus,--que les capitulations du château
+de l'Oeuf et du Château-Neuf seraient tenues
+pour nulles et non avenues.</p>
+
+<p>A peine cette décision fut-elle prise, que le cardinal,
+se voilant le visage d'un pan de sa robe de
+pourpre, descendit dans le bateau qui l'avait amené
+et rentra dans cette maison où les traités avaient été
+signés, en vouant cette monarchie qu'il venait de
+rétablir aux vengeances, tardives peut-être, mais
+certaines, de la justice divine.</p>
+
+<p>Et, le même jour, les prisonniers détenus à bord du
+<i>Foudroyant</i> et des felouques qui devaient les conduire
+en France furent débarqués et conduits, enchaînés
+deux à deux, dans les prisons du château de l'Oeuf,
+du Château-Neuf, du château des Carmes et de la
+Vicairie. Et, comme ces prisons n'étaient pas suffisantes,--les
+lettres du roi elles-mêmes accusent
+<i>huit mille captifs</i>,--ceux qui ne purent tenir dans
+ces quatre châteaux furent conduits aux Granili,
+convertis en prisons supplémentaires.</p>
+
+<p>Ce que voyant, les lazzaroni pensèrent qu'avec le
+roi Nasone, les jours des fêtes sanglantes étaient revenus,
+et, par conséquent, ils se remirent à piller, à
+brûler et à tuer avec plus d'entrain que jamais.</p>
+
+<p>Selon l'habitude que nous avons prise, depuis le
+commencement de ce livre, de ne rien affirmer des
+horreurs commises à cette époque, de si haut ou de
+si bas qu'elles vinssent, sans appuyer notre dire de
+documents authentiques, nous emprunterons les
+lignes suivantes à l'auteur des <i>Mémoires pour servir
+à l'histoire des révolutions de Naples</i>:</p>
+
+<p>«Les journées du 9 et du 10 furent signalées par
+les crimes et les infamies de toute espèce qui furent
+commis et desquels ma plume se refuse à tracer le
+tableau. Ayant allumé un grand feu en face du palais
+royal, les lazzaroni jetèrent dans les flammes sept
+malheureux arrêtés quelques jours auparavant, et
+poussèrent la cruauté jusqu'à manger les membres,
+tout saignants encore, de leurs victimes. L'infâme
+archiprêtre Rinaldi se glorifiait d'avoir pris part à cet
+immonde banquet,»</p>
+
+<p>Outre l'archiprêtre Rinaldi, un homme se faisait
+remarquer à cette orgie d'anthropophages: de même
+que Satan préside au sabbat, lui présidait à cette
+horrible subversion de toutes les lois de l'humanité.</p>
+
+<p>Cet homme était Gaetano Mammone.</p>
+
+<p>Rinaldi mangeait les chairs à moitié cuites; Mammone
+buvait le sang à même les blessures. Le hideux
+vampire a laissé une telle impression de terreur
+dans l'esprit des Napolitains, qu'aujourd'hui
+encore, aujourd'hui qu'il est mort depuis plus de
+quarante-cinq ans, pas un habitant de Sora, c'est-à-dire
+du pays où il était né, n'a osé répondre à mes
+questions et me donner des renseignements sur lui.
+«Il buvait le sang comme un ivrogne boit du vin!»
+voilà ce que j'ai entendu dire par dix vieillards qui
+l'avaient connu, et c'est en réalité la seule réponse
+qui m'ait été faite par vingt personnes différentes qui
+l'avaient vu s'enivrer de cette odieuse boisson.</p>
+
+<p>Mais un homme que l'on se fût attendu à voir
+prendre une part frénétique à la réaction, et qui,
+au grand étonnement de tous, au lieu d'y prendre
+part, paraissait, au contraire, la voir s'accomplir avec
+terreur, c'était fra Pacifico.</p>
+
+<p>Depuis le meurtre de l'amiral François Caracciolo,
+pour lequel il avait un culte, fra Pacifico avait senti
+toutes ses convictions l'abandonner. Comment pendait-on
+comme traître et comme jacobin un homme
+qu'il avait vu servir son roi avec tant de fidélité et
+combattre avec tant de courage?</p>
+
+<p>Puis un autre fait jetait encore un grand trouble
+dans son esprit, étroit mais loyal: comment, après
+avoir tant fait,--et fra Pacifico savait mieux que
+personne ce qu'il avait fait,--comment, après avoir
+tant fait, le cardinal était-il non-seulement sans
+puissance, mais à peu près disgracié? et comment
+était-ce Nelson, un Anglais,--qu'en sa qualité de
+bon chrétien, il détestait presque autant comme hérétique,
+qu'en sa qualité de bon royaliste il détestait
+les jacobins,--comment était-ce Nelson qui avait
+maintenant tout pouvoir, qui jugeait, qui condamnait,
+qui pendait?</p>
+
+<p>On avouera qu'il y avait dans ces deux faits de
+quoi jeter du doute même dans un cerveau plus fort
+que celui de fra Pacifico.</p>
+
+<p>Aussi, comme nous l'avons dit, voyait-on le pauvre
+moine en simple spectateur aux exploits de Rinaldi,
+de Mammone et des lazzaroni qui suivaient leur
+exemple. Quand la férocité de ces hordes de cannibales
+devenait trop grande, on le voyait même détourner
+la tête et s'éloigner, sans frapper comme
+d'habitude le pauvre Giacobino de son bâton; et, si
+c'était à pied qu'il vaguait ainsi par les rues, préoccupé
+d'une idée secrète, cette fameuse tige de laurier,
+autrefois massue, était devenue un bourdon de pèlerin,
+sur lequel, comme s'il était fatigué d'un long
+voyage, il appuyait, dans des haltes fréquentes et
+pensives, ses deux mains et son visage.</p>
+
+<p>Quelques personnes, qui avaient remarqué ce
+changement et que ce changement préoccupait, prétendaient
+même avoir vu fra Pacifico entrer dans des
+églises, s'y agenouiller et prier.</p>
+
+<p>Un capucin priant! Ceux à qui l'on racontait cela
+ne voulaient pas le croire.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>LXXXVII
+<br><br>
+L'APPARITION</h3>
+<br>
+
+<p>Tandis que l'on égorgeait dans les rues de Naples,
+il y avait grande fête dans le port.</p>
+
+<p>D'abord, comme l'avait indiqué la bannière blanche
+élevée sur le fort Saint-Elme, au lieu et place de
+la bannière tricolore, le château Saint-Elme demandait
+à capituler, et des négociations s'étaient à l'instant
+même ouvertes entre le colonel Mejean et le capitaine
+Troubridge. Les principales questions étaient
+arrêtées; ce qui fait que le roi qui tenait, sinon à
+avoir, du moins à paraître conserver quelques égards
+pour le cardinal, pouvait lui écrire, vers trois heures
+de l'après-midi, le billet suivant:</p>
+
+<p>«A bord du <i>Foudroyant</i>, 10 juillet 1769.</p>
+
+<p>»Mon éminentissime, je viens, par la présente,
+vous prévenir que, ce soir, peut-être, Saint-Elme sera
+à nous. Je crois donc faire chose qui vous soit agréable
+en expédiant votre frère Ciccio à Palerme avec
+cette heureuse nouvelle. Je le récompenserai, en
+même temps, comme le méritent ses bons services et
+les vôtres. Faites donc qu'il soit prêt à partir avant
+l'<i>Ave Maria</i>. Conservez-vous en bonne santé, et
+croyez-moi toujours
+
+»Votre même affectionné,</p>
+
+<p>»FERDINAND B.»</p>
+
+<p>Francesco Ruffo n'avait pas, fait un long séjour à
+Naples,--arrivé le 9 au matin, il repartait le 10 au
+soir;--mais le roi, qui, sur les rapports de Nelson
+et de Hamilton, se défiait du cardinal, aimait mieux
+don Ciccio, comme il l'appelait, à Palerme que près
+de son frère.</p>
+
+<p>Don Ciccio, qui ne conspirait pas et qui n'avait jamais
+eu la moindre intention de conspirer, se trouva
+prêt à l'heure indiquée, et partit pour Palerme sans
+faire d'observations.</p>
+
+<p>Il avait laissé, en partant, à sept heures du soir,
+le vaisseau amiral préparé pour une grande fête. Le
+roi avait écarté le rapport de son juge de confiance
+Speciale, et, parmi les personnes qui étaient venues
+le visiter et le féliciter à bord, il avait fait un choix
+et distribué ses invitations pour le soir.</p>
+
+<p>Il y avait bal et souper à bord du <i>Foudroyant</i>.</p>
+
+<p>En un tour de main, et comme il arrive lorsque
+se fait entendre le branle-bas de combat, les cloisons
+de l'entre-pont furent enlevées, chaque canon devint
+un massif de fleurs ou un buffet de rafraîchissements,
+et, à neuf heures du soir, le vaisseau,
+illuminé de ses grandes vergues aux vergues de cacatois,
+était prêt à recevoir ses invités.</p>
+
+<p>On vit alors, à la lueur des flambeaux, et comme
+une illumination mouvante, se détacher du rivage
+des centaines de barques, les unes portant les élus
+qui devaient monter à bord, les autres les flatteurs
+qui venaient, avec des musiciens, donner des sérénades;
+les autres, enfin, contenaient les simples
+curieux venant pour voir et surtout pour être vus.</p>
+
+<p>Ces barques étaient surchargées de femmes élégantes,
+couvertes de diamants et de fleurs, et
+d'hommes bariolés de cordons et constellés de croix.
+Tout cela s'était tenu caché sous la République, et
+semblait sortir de terre au soleil de la royauté.</p>
+
+<p>Pâle et triste soleil, cependant, qui, dans cette
+journée du 10 juillet, s'était levé et se couchait à
+travers une vapeur de sang!</p>
+
+<p>Le bal commença: il avait lieu sur le pont.</p>
+
+<p>Ce devait être un spectacle magique que cette forteresse
+mouvante, illuminée de sa base à son faite,
+qui déployait au vent ses mille pavillons, et dont
+tous les cordages disparaissaient sous des branches
+de laurier.</p>
+
+<p>Nelson rendait, le 10 juillet 1799, à la royauté la
+fête que la royauté lui avait donnée le 22 septembre
+1798.</p>
+
+<p>Comme l'autre, celle-ci devait avoir son apparition,
+mais plus terrible, plus fatale, plus funèbre
+encore que la première!</p>
+
+<p>Autour de ce bâtiment, où, la peur, plus encore
+que l'amour, avait réuni une cour à laquelle il ne
+manquait que les quelques personnes qui avaient
+suivi la royauté à Palerme, cour dont la belle courtisane
+était la reine, se pressaient, nous l'avons dit,
+plus de cent barques chargées de musiciens, qui,
+exécutant les mêmes airs que l'orchestre du vaisseau,
+étendaient, pour ainsi dire, sur le golfe, éclairé par
+une lune magnifique, une nappe d'harmonie.</p>
+
+<p>Naples était bien, cette nuit-là, la Parthénope antique,
+fille de la molle Eubée, et son golfe était bien
+celui des sirènes.</p>
+
+<p>Dans les plus voluptueuses fêtes données sur le
+lac Maréotis par Cléopâtre à Antoine, le ciel n'avait
+pas fourni un dais plus constellé d'étoiles, la mer
+miroir plus limpide, l'atmosphère une brise plus
+parfumée.</p>
+
+<p>Il est vrai que, de temps en temps, quelque cri de
+douleur, poussé par ceux que l'on égorgeait passait
+dans l'air, au milieu du frémissement des harpes,
+des violons et des guitares, pareil à une plainte de
+l'esprit des eaux, mais Alexandrie, dans ses jours de
+fête, n'avait-elle pas eu, elle aussi, les gémissements
+des esclaves sur lesquels on essayait des poisons?</p>
+
+<p>A minuit, une fusée qui éclata dans le profond
+azur du ciel napolitain, éparpillant ses étincelles
+d'or, donna le signal du souper. Le bal cessa, sans
+que la musique s'éteignît, et les danseurs, devenus
+convives, descendirent dans l'entre-pont, dont l'entrée
+jusque-là avait été défendue par des sentinelles.</p>
+
+<p>Si nous parlions encore aujourd'hui le langage en
+vogue à cette époque, nous dirions que Comus, Bacchus,
+Flore et Pomone avaient réuni, à bord du
+<i>Foudroyant</i>, leurs trésors les plus précieux. Les vins
+de France, de Hongrie, de Portugal, de Madère, du
+Cap, de la Commanderie, étincelaient dans des bouteilles
+du plus pur cristal d'Angleterre, et eussent pu
+donner non-seulement la gamme de toutes les couleurs,
+mais encore celle de toutes les pierres précieuses,
+depuis la limpidité du diamant jusqu'au carmin
+du rubis. Des chevreuils et des sangliers, rôtis tout
+entiers, des paons étalant leur queue d'émeraudes et
+de saphirs, des faisans dorés dressant hors du plat
+leur tête de pourpre et d'or, des poissons à épée
+menaçant les convives de leur lame, des langoustes
+gigantesques descendant en droite ligne de celles
+qu'Apicius faisait venir de Stromboli, des fruits de
+toute espèce, des fleurs de toute saison, encombraient
+une table qui s'étendait de la proue à la poupe de
+l'immense bâtiment, dont la longueur devenait
+incommensurable, centuplée qu'elle était par d'immenses
+glaces dressées à ses extrémités. A bâbord
+et à tribord du bâtiment, c'est-à-dire à droite et à
+gauche, tous les sabords étaient ouverts, et, à la
+poupe, aux deux côtés de la glace, deux grandes
+portes donnaient sur l'élégante galerie qui servait
+de balcon à l'amiral.</p>
+
+<p>Entre chaque sabord étincelaient--ornements
+pittoresques et guerriers tout à la fois--des
+trophées de mousquetons, de sabres, de pistolets, de
+piques et de haches d'abordage dont les lames, si
+souvent rougies de sang français, réfléchissaient et
+renvoyaient, éblouissant, l'éclat de mille bougies, et
+semblaient des soleils d'acier.</p>
+
+<p>Si habitué que le fut Ferdinand aux luxueux
+repas du palais royal, de la Favorite et de Caserte,
+il ne put, en mettant le pied sur le plancher de cette
+nouvelle salle à manger, retenir un cri d'admiration.</p>
+
+<p>Les palais d'Armide, popularisés par la poésie du
+Tasse, n'offraient rien de plus féerique ni de plus
+merveilleux.</p>
+
+<p>Le roi prit place à table, et désigna pour s'asseoir
+à sa droite Emma Lyonna, à sa gauche Nelson, et
+devant lui sir William. Les autres prirent place, selon
+les droits que l'étiquette leur donnait d'être plus
+ou moins rapprochés du roi.</p>
+
+<p>Tout le monde assis, l'oeil de Ferdinand erra vaguement
+sur cette double file de convives. Peut-être
+pensait-il que celui qui avait les premiers droits
+à cette fête en était non-seulement absent, mais
+exilé, et prononçait-il tout bas le nom du cardinal
+Ruffo.</p>
+
+<p>Mais Ferdinand n'était pas homme à garder longtemps
+dans son esprit une bonne pensée, surtout
+lorsque cette bonne pensée portait avec elle le reproche
+d'ingratitude.</p>
+
+<p>Il secoua la tête, prit le sourire narquois qui lui
+était habituel, et, de même qu'il avait dit, en rentrant
+à Caserte, après sa fuite de Rome: «On est
+mieux ici que sur la route d'Albano!» il se frotta les
+mains en disant, par allusion à la tempête qu'il avait
+essuyée lors de sa fuite en Sicile:</p>
+
+<p>--On est mieux ici que sur la route de Palerme!</p>
+
+<p>Une rougeur passa sur le front blafard et maladif
+de Nelson. Il pensait à Caracciolo, au triomphe de
+l'amiral napolitain pendant cette traversée, à l'injure
+qu'il lui avait faite en venant, déguisé en pilote,
+à son bord, et en conduisant le <i>Van-Guard</i> au milieu
+des écueils qui hérissent l'entrée du port de Palerme,
+écueils dans lesquels, moins pratique de ces parages
+difficiles, il n'avait point osé s'aventurer.</p>
+
+<p>L'oeil unique de Nelson lança une flamme, puis un
+sourire crispa ses lèvres,--probablement celui de
+la vengeance satisfaite.</p>
+
+<p>Le pilote était parti pour l'Océan où il n'y a point
+dé port!</p>
+
+<p>A la fin du souper, la musique joua le <i>God save
+the king</i>, et Nelson, avec cet implacable orgueil anglais
+qui n'observe aucune convenance, se leva, et,
+sans songer, ou plutôt sans s'inquiéter s'il avait à sa
+table un autre souverain, porta la santé du roi
+George.</p>
+
+<p>Les hourras frénétiques des officiers anglais assis à
+la table de Nelson et ceux des matelots postés sur les
+vergues répondirent à ce toast; les canons de la
+seconde batterie éclatèrent.</p>
+
+<p>Le roi Ferdinand, qui, sous des dehors vulgaires,
+cachait une grande science et surtout une grande
+observation de l'étiquette, se mordit les lèvres jusqu'au
+sang.</p>
+
+<p>Cinq minutes après, sir William Hamilton porta, à
+son tour, la santé du roi Ferdinand. Les mêmes
+hourras éclatèrent, et le canon lui rendit les mêmes
+honneurs.</p>
+
+<p>Il n'en parut pas moins au roi Ferdinand que l'on
+avait interverti l'ordre des toasts et que c'était à lui
+qu'était dû l'honneur de la santé.</p>
+
+<p>Aussi, comme les barques qui entouraient le bâtiment
+et qui se pressaient surtout à l'arrière avaient
+fait entendre de frénétiques acclamations, le roi jugea
+qu'il devait partager ses remercîments entre les
+convives présents et ceux qui, moins heureux, mais
+non moins dévoués, entouraient <i>le Foudroyant</i>.</p>
+
+<p>Il fit donc un léger signe de tête pour remercier
+sir William, vida son verre à moitié plein, puis sortit
+sur la galerie, et alla saluer ceux qui, par crainte,
+par dévouement ou par bassesse, venaient de lui
+donner cette marque de sympathie.</p>
+
+<p>A la vue du roi, les hourras, les applaudissements,
+les acclamations, éclatèrent; les cris de «Vive le
+roi!» semblèrent sortir du fond de l'abîme pour
+monter au ciel.</p>
+
+<p>Le roi salua et commença le geste de porter la
+main à sa bouche; mais tout à coup sa main s'arrêta,
+son regard devint fixe, ses yeux se dilatèrent horriblement,
+ses cheveux se dressèrent sur sa tête, et un
+cri rauque, peignant à la fois l'étonnement et la terreur,
+érailla sa gorge et sortit de sa poitrine.</p>
+
+<p>En même temps, un grand tumulte se fit à bord
+des barques, qui s'écartèrent à droite et à gauche en
+laissant un grand espace vide.</p>
+
+<p>Au milieu de cet espace s'élevait, chose terrible à
+voir, sortant de l'eau jusqu'à la ceinture, le cadavre
+d'un homme que, malgré les algues dont était couverte
+sa chevelure, aplatie contre les tempes, malgré
+sa barbe hérissée, malgré son visage livide, on pouvait
+reconnaître pour celui de l'amiral Caracciolo.</p>
+
+<p>Ces cris de «Vive le roi!» semblaient l'avoir tiré
+du fond de la mer, où il dormait depuis treize jours,
+pour venir mêler son cri de vengeance aux cris de
+la flatterie et de la lâcheté.</p>
+
+<p>Le roi, au premier coup d'oeil, l'avait reconnu;
+tout le monde l'avait reconnu. Voilà pourquoi Ferdinand
+était resté le bras suspendu, le regard fixe,
+l'oeil hagard, râlant un cri d'effroi; voilà pourquoi
+les barques s'étaient écartées d'un mouvement unanime
+et précipité.</p>
+
+<p>Ferdinand voulut un instant mettre en doute la
+réalité de cette apparition, mais inutilement: le
+cadavre, suivant le mouvement onduleux de la mer,
+s'inclinait et se redressait, comme s'il eût salué celui
+qui le regardait, muet et immobile d'épouvante.</p>
+
+<p>Mais peu à peu les nerfs crispés du roi se détendirent,
+sa main trembla et laissa tomber son verre,
+qui se brisa sur la galerie, et il rentra pâle, effaré,
+haletant, cachant sa tête dans ses mains en criant:</p>
+
+<p>--Que veut-il? que me demande-t-il?</p>
+
+<p>A la voix du roi, à la terreur visible qui se peignait
+sur ses traits, tous les convives se levèrent
+effrayés, et, se doutant que le roi avait vu de la galerie
+quelque spectacle qui l'avait effrayé, coururent à
+la galerie.</p>
+
+<p>Au même instant, ces mots, sortis de toutes les
+bouches comme un frisson électrique, passèrent par
+tous les coeurs:</p>
+
+<p>--L'amiral Caracciolo!</p>
+
+<p>Et, à ces mots, le roi, tombant sur un fauteuil,
+répéta:</p>
+
+<p>--Que veut-il? que me demande-t-il?</p>
+
+<p>--Que vous lui accordiez le pardon de sa trahison,
+sire, répondit sir William, courtisan jusqu'en
+face de ce roi éperdu et de ce cadavre menaçant.</p>
+
+<p>--Non! s'écria le roi, non! il veut autre chose! il
+demande autre chose!</p>
+
+<p>--Une sépulture chrétienne, sire, murmura à
+l'oreille de Ferdinand le chapelain du Foudroyant.</p>
+
+<p>--Il l'aura! répondit le roi, il l'aura!</p>
+
+<p>Puis, trébuchant dans les escaliers, se heurtant
+aux murailles du navire, il se précipita dans sa
+chambre, dont il referma la porte derrière lui.</p>
+
+<p>--Harry, prenez une barque et allez repêcher
+cette charogne, dit Nelson, de la même voix qu'il eût
+dit: «Déployez le grand hunier,» ou: «Carguez la
+voile de misaine.»</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>LXXXVIII
+<br><br>
+LES REMORDS DE FRA PACIFICO</h3>
+<br>
+
+<p>La fête de Nelson avait fini, comme le songe
+d'Athalie, par un coup de tonnerre.</p>
+
+<p>Emma Lyonna avait d'abord voulu tenir ferme
+devant la terrible apparition; mais le mouvement
+de la houle qui venait du sud-est, poussant d'un
+mouvement visible le cadavre vers le vaisseau, elle
+était rentrée à reculons et était tombée à moitié évanouie
+sur un fauteuil.</p>
+
+<p>C'est alors que Nelson, inébranlable dans son
+courage comme il était implacable dans sa haine,
+avait donné à Harry l'ordre que nous avons entendu.</p>
+
+<p>Harry avait obéi à l'instant même: une barque
+du vaisseau avait glissé sur ses palans, six hommes
+et un contre-maître y étaient descendus, et le capitaine
+Harry les avait suivis.</p>
+
+<p>Comme une volée d'oiseaux au milieu desquels
+s'abat un milan, toutes les barques, nous l'avons dit,
+s'étaient écartées du cadavre, et, musique muette,
+flambeaux éteints, glissaient à la surface de la mer,
+faisant jaillir à chaque coup de rames une gerbe d'étincelles.</p>
+
+<p>Celles qui étaient séparées de la terre par le
+cadavre faisaient un grand détour pour le contourner
+et agitaient d'autant plus leurs avirons
+qu'elles avaient un plus grand cercle à parcourir.</p>
+
+<p>Sur le bâtiment, tous les convives, levés de table,
+s'étaient rejetés en arrière et se pressaient du côté
+opposé à l'apparition, chacun appelant ses bateliers.
+Les officiers anglais, seuls, occupaient la galerie, et,
+par des railleries plus ou moins grossières, apostrophaient
+le cadavre, vers lequel s'avançaient à grands
+coups d'avirons le capitaine Harry et ses hommes.</p>
+
+<p>Arrivé près de lui, et voyant que ses hommes hésitaient
+à le toucher, Harry le prit par les cheveux
+et essaya de le soulever hors de l'eau; mais on eût
+dit, tant le corps était pesant, qu'il était retenu dans
+la mer par une force invisible, et les cheveux restèrent
+dans la main du capitaine.</p>
+
+<p>Il fit entendre un juron dans l'accent duquel le
+dégoût dominait, lava sa main dans la mer et ordonna
+à deux de ses hommes de prendre le cadavre
+par la corde restée à son cou, et de le tirer dans la
+barque.</p>
+
+<p>Mais la tête détachée du corps, dont elle ne pouvait
+supporter le poids, obéit seule à leur effort et
+vint rouler dans la barque.</p>
+
+<p>Harry frappa du pied.</p>
+
+<p>--Ah! démon! murmura-t-il, tu as beau faire, tu
+y viendras tout entier, dussé-je t'arracher membre
+à membre!</p>
+
+<p>Le roi priait dans sa cabine, tenant le chapelain
+par le collet de son habit et le secouant d'un tremblement
+nerveux; Nelson faisait respirer des sels à
+la belle Emma Lyonna; sir William essayait d'expliquer
+l'apparition à l'aide de la science; les officiers
+raillaient de plus en plus; les barques continuaient
+de fuir.</p>
+
+<p>Les matelots, d'après l'ordre du capitaine Harry,
+avaient passé la corde, qui serrait le cou de Caracciolo,
+sous ses bras, et attiraient à eux; mais, quoique
+les corps, dans l'eau, perdent un tiers à peu près
+de leur pesanteur, les efforts des quatre hommes
+réunis parvinrent à grand'peine à faire passer le
+tronc par-dessus le bordage du canot.</p>
+
+<p>Les officiers anglais battirent des mains avec de
+grands éclats de rire et en criant:</p>
+
+<p>--Hourra pour Harry!</p>
+
+<p>La barque regagna le bâtiment et fut amarrée
+sous le beaupré.</p>
+
+<p>Les officiers, curieux de connaître la cause de ce
+phénomène, passèrent du gaillard d'arrière au gaillard
+d'avant, tandis que les convives quittaient furtivement
+le vaisseau par les escaliers de tribord et de
+bâbord, pressés qu'ils étaient de fuir un spectacle
+qui, pour la plupart d'entre eux, avait quelque chose
+de diabolique, ou tout au moins de surnaturel.</p>
+
+<p>Sir William avait rencontré juste en disant que
+les corps des noyés, après un certain temps, se remplissaient
+d'air et d'eau, et revenaient naturellement
+à la surface de la mer; mais ce qu'il y avait d'étonnant,
+d'extraordinaire, de miraculeux, c'est que
+celui de l'amiral avait exécuté cette ascension, qui
+avait si fort épouvanté le roi, malgré les deux
+boulets qui lui avaient été attachés aux pieds.</p>
+
+<p>Le capitaine Harry, au rapport duquel nous empruntons
+ces détails, pesa les deux boulets; il affirme
+qu'ils pesaient deux cent cinquante livres.</p>
+
+<p>Le chapelain de <i>la Minerve</i>, celui-là même qui
+avait préparé Caracciolo à la mort, fut appelé et
+consulté sur ce qu'il y avait à faire du cadavre.</p>
+
+<p>--Le roi a-t-il été prévenu? demanda-t-il.</p>
+
+<p>--Le roi est un des premiers qui aient vu l'apparition,
+lui fut-il répondu.</p>
+
+<p>--Et qu'a-t-il dit?</p>
+
+<p>--Dans sa frayeur, il a permis que le cadavre eût
+une sépulture chrétienne.</p>
+
+<p>--Eh bien, alors, dit le chapelain, il faut faire ce
+que le roi a ordonné.</p>
+
+<p>--Faites ce qu'il y a à faire, lui fut-il répondu.</p>
+
+<p>Et l'on ne s'occupa plus de Caracciolo, tout le soin
+des funérailles étant abandonné au chapelain.</p>
+
+<p>Mais il lui vint bientôt un aide auquel il ne s'attendait
+pas.</p>
+
+<p>Le corps de l'amiral était resté, toujours vêtu de
+ses habits de paysan, moins la veste, qu'on lui avait
+ôtée pour l'exécution, au fond du canot qui l'avait
+recueilli. Le chapelain s'était assis à l'arrière de la
+barque, et, à la lueur d'un falot, il lisait les prières
+des morts, que, par cette belle nuit de juillet, il eût
+pu lire à la simple lumière de la lune.</p>
+
+<p>Vers le point du jour, il vit venir à lui une barque
+conduite par deux bateliers et montée par un seul
+moine. Ce moine, qui était de haute taille, se tenait
+debout à l'avant, aussi solide sur la pointe la plus
+étroite du bateau que s'il eût été marin lui-même.</p>
+
+<p>Comme il fut facilement reconnu par l'officier de
+quart que les nouveaux arrivants avaient affaire à
+la barque mortuaire et non au bateau, et que Nelson
+avait ordonné, sinon de faire, du moins de laisser
+faire, on ne s'inquiétait aucunement de ce canot,
+qui, d'ailleurs, ne portait qu'un moine et deux bateliers.</p>
+
+<p>En effet, les deux bateliers dirigeaient le canot
+droit sur la barque, près de laquelle il se rangea
+bord à bord.</p>
+
+<p>Le moine échangea quelques paroles avec le chapelain,
+sauta dans la barque, contempla un instant le
+cadavre en silence et en laissant échapper de grosses
+larmes de ses yeux.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, le chapelain passa sur le canot
+qui avait amené le moine, et monta à bord du
+<i>Foudroyant</i>.</p>
+
+<p>Il venait y demander les derniers ordres de Nelson.</p>
+
+<p>Ces derniers ordres furent de faire du cadavre ce
+que l'on voudrait, le roi ayant permis qu'il eût une
+sépulture chrétienne.</p>
+
+<p>Cette permission fut rapportée par le chapelain
+au moine, qui prit alors le cadavre entre ses bras
+robustes et le transborda de la barque dans le canot.</p>
+
+<p>Le chapelain l'y suivit.</p>
+
+<p>Puis, sur l'ordre du moine, les deux rameurs qui
+étaient partis du quai del Piliere, nagèrent directement
+vers Sainte-Lucie, paroisse de Caracciolo.</p>
+
+<p>Quoique le quartier de Sainte-Lucie fût essentiellement
+royaliste, Caracciolo y avait fait tant de
+bien, qu'il y était adoré; d'ailleurs, du quartier
+Sainte-Lucie, la marine napolitaine tire ses meilleurs
+matelots, et tous ceux qui avaient servi sous
+l'amiral avaient conservé un vif souvenir de ces
+trois qualités d'un homme qui commande à d'autres
+hommes: le courage, la bonté, la justice.</p>
+
+<p>Or, Caracciolo réunissait à un degré supérieur ces
+trois qualités.</p>
+
+<p>Aussi, aux premiers mots qu'eut échangés le moine
+avec les quelques pêcheurs qu'il rencontra, et à
+peine le bruit eut-il couru que le corps de l'amiral
+venait chercher une sépulture au milieu de ses anciens
+amis, que tout le quartier fut en rumeur et que
+le moine n'eut que le choix à faire de la maison où
+le corps attendrait le moment de la sépulture.</p>
+
+<p>Il donna la préférence à celle qui se trouvait la
+plus rapprochée de la barque.</p>
+
+<p>Vingt bras s'offrirent pour transporter le cadavre;
+mais, comme il avait déjà fait, le moine le prit entre
+ses bras, traversa le quai avec son précieux fardeau,
+le coucha sur un lit, et revint chercher la tête pour
+la transporter à son tour comme il avait fait du
+tronc.</p>
+
+<p>Il demanda un drap pour l'ensevelir, et, cinq minutes
+après, vingt femmes revenaient, chacune criant:</p>
+
+<p>--C'était un martyr: prenez le mien; il portera
+bonheur à la maison.</p>
+
+<p>Le moine choisit le plus beau, le plus neuf, le plus
+fin, et, tandis que le chapelain continuait de lire les
+prières, que les femmes à genoux faisaient cercle
+autour du lit où l'amiral était déposé, et que les
+hommes, debout derrière elles, encombraient la
+porte qui dégorgeait jusque dans la rue, le moine,
+pieusement, dépouilla le corps, réunit la tête au
+tronc et l'ensevelit dans un double linceul.</p>
+
+<p>Dans la maison voisine, qui était celle d'un menuisier,
+on entendait retentir les coups de marteau:
+c'était la bière que l'on clouait à la hâte.</p>
+
+<p>A neuf heures, la bière fut apportée. Le moine y
+déposa le corps; puis toutes les femmes du quartier y
+apportèrent chacune, soit une branche de ce laurier
+qui pousse dans tous les jardins, soit une de ces
+fleurs qui pendent à toutes les fenêtres, de façon que
+le corps en fut entièrement couvert.</p>
+
+<p>En ce moment, les cloches de la petite église de
+Sainte-Lucie tintèrent tristement, et le clergé parut
+à la porte.</p>
+
+<p>On ferma la bière: six matelots la prirent sur
+leurs épaules; le moine la suivit, marchant derrière
+elle; toute la population de Sainte-Lucie suivit le
+moine.</p>
+
+<p>Une dalle était levée dans le choeur, à gauche de
+l'autel; les chants funèbres commencèrent.</p>
+
+<p>Exagéré en tout, ce peuple napolitain, qui peut-être
+avait battu des mains en voyant pendre Caracciolo,
+fondait en larmes et éclatait en sanglots au
+chant des prêtres qui priaient sur sa bière.</p>
+
+<p>Les hommes se frappaient la poitrine du poing,
+les femmes se déchiraient le visage avec leurs ongles.</p>
+
+<p>On eût dit qu'un malheur public, qu'une calamité
+universelle frappait le royaume.</p>
+
+<p>Mais cela ne s'étendait que de la descente du Géant
+au château de l'Oeuf; à cent pas de là, on égorgeait
+et l'on brûlait les patriotes.</p>
+
+<p>Le corps de Caracciolo fut déposé dans le caveau
+improvisé pour lui et qui n'était point celui de sa
+famille; la pierre fut scellée sur son corps, et aucune
+marque distinctive n'indiqua que c'était là que
+reposait la victime de Nelson et le défenseur de la
+liberté napolitaine.</p>
+
+<p>Les San-Luciotes, hommes et femmes, prièrent
+jusqu'au soir sur la tombe, et le moine avec eux.</p>
+
+<p>Le soir venu, le moine se leva, prit son bâton de
+laurier, qu'il avait laissé derrière la porte de la
+maison où avait été enseveli Caracciolo, remonta la
+descente du Géant, suivit la rue de Tolède au milieu
+des marques de vénération que lui donnait toute la
+basse population, entra au couvent de Saint-Estreim,
+en sortit un quart d'heure après, en poussant devant
+lui un âne avec lequel il prit le chemin du pont de
+la Madeleine.</p>
+
+<p>Quand il atteignit les avant-postes de l'armée du
+cardinal, les témoignages de sympathie qu'il recueillit
+furent encore plus nombreux et surtout plus
+bruyants que ceux qu'il avait recueillis dans la ville,
+et ce fut précédé de la rumeur qu'excitait sa vue
+qu'il arriva à la petite maison du cardinal, dont les
+portes s'ouvrirent devant lui comme devant une ancienne
+connaissance.</p>
+
+<p>Il attacha son âne à l'un des anneaux de la porte
+et monta l'escalier qui conduisait au premier étage.
+Le cardinal prenait le frais du soir sur sa terrasse,
+laquelle donnait sur la mer.</p>
+
+<p>Au bruit des pas du moine, il se retourna:</p>
+
+<p>--Ah! c'est vous, fra Pacifico, dit-il.</p>
+
+<p>Le moine poussa un soupir.</p>
+
+<p>--Moi-même, Éminence, dit-il.</p>
+
+<p>--Ah! ah! je suis aise de vous revoir. Vous avez
+été un bon et brave serviteur du roi pendant toute la
+campagne. Venez-vous me demander quelque chose?
+Si ce que vous venez me demander est en mon pouvoir,
+je le ferai. Mais je vous préviens d'avance,
+ajouta-t-il avec un sourire amer, que mon pouvoir
+n'est pas grand.</p>
+
+<p>Le moine secoua la tête.</p>
+
+<p>--J'espère que ce que je viens vous demander,
+dit-il, ne dépasse pas les limites de votre pouvoir,
+monseigneur.</p>
+
+<p>--Parlez, alors.</p>
+
+<p>--Je viens vous demander deux choses, monseigneur:
+mon congé, la campagne étant finie, et la
+route que je dois suivre pour aller à Jérusalem.</p>
+
+<p>Le cardinal regarda fra Pacifico avec étonnement.</p>
+
+<p>--Votre congé? dit-il. Il me semble que vous
+l'avez pris sans me le demander.</p>
+
+<p>--Monseigneur, j'étais rentré à mon couvent,
+c'est vrai; mais je m'y tenais aux ordres de Votre
+Éminence.</p>
+
+<p>Le cardinal fit un signe d'approbation.</p>
+
+<p>--Quant à la route de Jérusalem, dit-il, rien de
+plus facile que de vous l'indiquer. Mais, auparavant,
+cher fra Pacifico, puis-je vous demander, sans être
+indiscret, ce que vous allez faire en terre sainte?</p>
+
+<p>--Un pèlerinage au tombeau de Jésus, monseigneur.</p>
+
+<p>--Êtes-vous envoyé là par votre couvent, ou est-ce
+une pénitence que vous vous imposez?</p>
+
+<p>--C'est une pénitence que je m'impose.</p>
+
+<p>Le cardinal demeura un instant pensif.</p>
+
+<p>--Vous avez commis quelque gros péché? demanda-t-il.</p>
+
+<p>--J'en ai peur! répondit le moine.</p>
+
+<p>--Vous savez, dit le cardinal, que j'ai reçu de
+grands pouvoirs de l'Église?</p>
+
+<p>Le moine secoua la tête.</p>
+
+<p>--Monseigneur, dit-il, je crois que la pénitence
+que l'on s'impose soi-même est plus agréable à Dieu
+que celle qui nous est imposée.</p>
+
+<p>--Et comment comptez-vous faire ce voyage?</p>
+
+<p>--A pied et en demandant l'aumône.</p>
+
+<p>--Il est long et fatigant!</p>
+
+<p>--Je suis fort.</p>
+
+<p>--Il est dangereux!</p>
+
+<p>--Tant mieux! Je ne serais pas fâché d'avoir à
+frapper, pendant la route, sur autre chose que sur le
+pauvre Giacobino.</p>
+
+<p>--Vous serez obligé, pour ne pas mettre un trop
+long temps à votre voyage, de demander de temps
+en temps passage à des capitaines de bâtiment.</p>
+
+<p>--Je m'adresserai à des chrétiens, et, lorsque je
+leur dirai que je vais adorer le Christ, ils me l'accorderont.</p>
+
+<p>--A moins, toutefois, que vous ne préfériez que
+je vous recommande à quelque bâtiment anglais faisant
+voile pour Beyrouth ou Saint-Jean-d'Acre?</p>
+
+<p>--Je ne veux rien des Anglais, ce sont des hérétiques!
+dit fra Pacifico avec une expression de haine
+bien prononcée.</p>
+
+<p>--N'avez-vous que cela à leur reprocher? demanda
+Ruffo en fixant sur le moine son oeil perçant.</p>
+
+<p>--Et puis, ajouta fra Pacifico en étendant le poing
+vers la flotte britannique, et puis ils ont pendu mon
+amiral!</p>
+
+<p>--Et c'est là le crime dont tu vas demander pardon
+pour eux au tombeau du Christ?</p>
+
+<p>--Pour moi!... pas pour eux.</p>
+
+<p>--Pour toi? dit Ruffo avec étonnement.</p>
+
+<p>--N'y ai-je pas contribué? demanda le moine.</p>
+
+<p>--Comment?</p>
+
+<p>--En servant une mauvaise cause.</p>
+
+<p>Le cardinal sourit.</p>
+
+<p>--Tu crois donc la cause du roi une mauvaise
+cause?</p>
+
+<p>--Je crois que la cause qui a mis à mort mon amiral--qui
+était la justice, l'honneur, la loyauté en
+personne--ne pouvait être une bonne cause.</p>
+
+<p>Un nuage passa sur le front du cardinal, qui
+poussa un soupir.</p>
+
+<p>--Puis, continua le moine d'une voix sombre, le
+ciel a fait un miracle.</p>
+
+<p>--Lequel? demanda le cardinal, déjà instruit de
+la singulière apparition qui avait troublé la fête
+donnée la veille à bord du <i>Foudroyant</i>.</p>
+
+<p>--Le cadavre du martyr est sorti du fond de la
+mer, où il était depuis treize jours, pour venir reprocher
+sa mort au roi et à l'amiral Nelson; et, certes,
+le Seigneur n'eût point permis cela si cette mort eût
+été juste.</p>
+
+<p>Le cardinal baissa la tête.</p>
+
+<p>Puis, après un instant de silence:</p>
+
+<p>--Je comprends, dit-il. Et tu veux expier la part
+involontaire que tu as prise à cette mort?</p>
+
+<p>--Justement, monseigneur et voilà pourquoi je
+vous prie de m'enseigner la route la plus directe pour
+aller en terre sainte.</p>
+
+<p>--La route la plus directe serait de t'embarquer
+à Tarente et de débarquer à Beyrouth; mais, puisque,
+tu ne veux rien devoir aux Anglais...</p>
+
+<p>--Rien, monseigneur.</p>
+
+<p>--Eh bien, voici ton itinéraire... Le veux-tu par
+écrit?</p>
+
+<p>--Je ne sais pas lire; mais j'ai bonne mémoire, ne
+craignez rien.</p>
+
+<p>--Eh bien, tu partiras d'ici par Avellino, Bénévent,
+Manfredonia; à Manfredonia, tu t'embarqueras
+pour Scutari ou Delvino; tu traverseras le Pirée et tu
+iras à Salonique; à Salonique, tu trouveras, un bâtiment
+qui te conduira soit à Smyrne, soit à Chypre,
+soit à Beyrouth. Une fois à Beyrouth, en trois jours tu
+es à Jérusalem. Tu descends au couvent des Franciscains;
+tu vas faire tes dévotions au saint sépulcre,
+et, en priant Dieu de te pardonner ta faute, tu le
+pries, en même temps, de me pardonner la mienne.</p>
+
+<p>--Votre Éminence aussi a donc commis une faute?
+demanda fra Pacifico en regardant le cardinal avec
+étonnement.</p>
+
+<p>--Oui, et une grande faute, que Dieu, qui lit dans
+le fond des coeurs, me pardonnera peut-être, mais
+que la postérité ne me pardonnera point.</p>
+
+<p>--Laquelle?</p>
+
+<p>--J'ai remis sur le trône, dont la Providence
+l'avait précipité, un roi parjure, stupide et cruel. Va,
+frère, va! et prie pour nous deux!</p>
+
+<p>Cinq minutes après, fra Pacifico, monté sur son
+âne, prenait le chemin de Nola, sa première étape
+sur la route de Jérusalem.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>LXXXIX
+<br><br>
+UN HOMME QUI TIENT SA PAROLE</h3>
+<br>
+
+<p>On se rappelle que, le jour même de l'arrivée du
+roi dans le golfe de Naples, un boulet anglais avait
+abattu la bannière tricolore qui flottait sur le château
+Saint-Elme, et que la bannière tricolore avait été
+remplacée par le drapeau parlementaire.</p>
+
+<p>Ce drapeau parlementaire avait donné si bon
+espoir au roi, qu'il avait--on doit encore se le rappeler--écrit
+à Palerme qu'il espérait que la capitulation
+serait signée le lendemain.</p>
+
+<p>Le roi se trompait; mais ce ne fut pas la faute du
+colonel Mejean, il faut lui rendre cette justice, s'il
+ne se rendit point le lendemain: ce fut celle du roi.</p>
+
+<p>Le roi avait eu si grand'peur lorsque, le 10 au
+soir, le cadavre de Caracciolo lui était apparu, qu'il
+resta au lit le lendemain toute la journée, tremblant
+la fièvre et refusant de monter sur le pont. On avait
+beau lui dire que, selon la permission qu'il en avait
+donnée, le cadavre avait été enterré le matin à dix
+heures, dans l'église de Sainte-Lucie; il faisait un
+mouvement de tête qui voulait dire: «Avec un gaillard
+comme celui-là, je ne me fie à rien.»</p>
+
+<p>Pendant la nuit, on changea d'ancrage et l'on
+alla jeter l'ancre entre le château de l'Oeuf et le
+Château-Neuf.</p>
+
+<p>Prévenu de ce changement, le roi consentit à
+sortir de sa chambre; mais, avant de monter sur le
+pont, il s'informa soigneusement si l'on ne voyait
+pas flotter quelque chose à la surface de la mer.</p>
+
+<p>Rien ne flottait, et pas un pli ne ridait la surface
+azurée.</p>
+
+<p>Le roi respira.</p>
+
+<p>Le duc della Salandra, lieutenant général des
+armées de Sa Majesté Sicilienne, l'attendait pour lui
+soumettre les conditions auxquelles le colonel Mejean
+offrait de rendre le fort.</p>
+
+<p>Voici ces conditions:</p>
+
+<p>«Article premier.--La garnison française du fort
+Saint-Elme se rendra prisonnière de guerre de Sa
+Majesté Sicilienne et de ses alliés, et ne servira point
+contre les puissances actuellement en guerre avec la
+république française, qu'elle ne soit régulièrement
+échangée.</p>
+
+<p>»Art. II.--Les grenadiers anglais prendront possession
+de la porte du fort dans la journée même de
+la capitulation.</p>
+
+<p>»Art. III.--La garnison française sortira du fort
+le lendemain du jour de la capitulation avec armes
+et bagages; hors de la porte du fort, elle attendra,
+pour être remplacée par lui, un détachement portugais,
+anglais, russe et napolitain, qui, la garnison
+sortie, prendra immédiatement possession du fort;
+là, elle déposera les armes.</p>
+
+<p>»Art. IV.--Les officiers conserveront leur épée.</p>
+
+<p>»Art. V.--La garnison sera embarquée sur
+l'escadre anglaise, jusqu'à ce que les bâtiments qui
+doivent la transporter en France soient prêts.</p>
+
+<p>»Art. VI.--Quand les grenadiers anglais prendront
+possession de la porte, <i>tous les sujets de Sa
+Majesté Sicilienne seront consignés aux alliés.</i></p>
+
+<p>»Art. VII.--Une garde de soldats français sera
+mise autour du drapeau français pour empêcher
+qu'il ne soit détruit. Cette garde restera jusqu'à ce
+qu'un officier anglais et une garde anglaise viennent
+la relever; seulement alors, le pavillon de Sa Majesté
+pourra flotter sur le fort.</p>
+
+<p>»Art. VIII.--Toutes les propriétés particulières
+seront conservées à chaque propriétaire; toute propriété
+de l'État sera consignée avec le fort, et également
+les effets provenant du pillage.</p>
+
+<p>»Art. IX.--Les malades hors d'état d'être transportés
+resteront à Naples avec des chirurgiens français:
+ils y seront maintenus aux frais du gouvernement
+français et seront renvoyés en France aussitôt
+après leur guérison.»</p>
+
+<p>Cette capitulation, rédigée et datée de la veille,
+était déjà signée MEJEAN, et n'attendait que l'approbation
+du roi pour recevoir les signatures du duc
+della Salandra, du capitaine Troubridge et du capitaine
+Baillie.</p>
+
+<p>Le roi donna son autorisation, et elle fut signée
+le même jour.</p>
+
+<p>La signature du cardinal Ruffo manque à cette capitulation;
+ce qui prouve qu'il s'était complètement
+séparé des alliés.</p>
+
+<p>La capitulation, quoiqu'elle portât la date du 11,
+n'avait été signée que le 12, comme nous avons dit.
+Ce fut donc le 13 seulement que les alliés se présentèrent
+à la porte du château Saint-Elme, pour prendre
+possession de la forteresse.</p>
+
+<p>Une heure auparavant, Mejean fit prier Salvato de
+venir le trouver dans son cabinet.</p>
+
+<p>Salvato se rendit à l'invitation.</p>
+
+<p>Les deux hommes échangèrent un salut poli mais
+froid. Le colonel montra une chaise à Salvato: celui-ci
+s'assit.</p>
+
+<p>Le colonel resta debout, appuyé au dos de sa
+chaise.</p>
+
+<p>--Monsieur le général, dit-il à Salvato, vous rappelez-vous
+ce qui s'est passé dans cette salle la dernière
+fois que j'ai eu l'honneur de vous y recevoir?</p>
+
+<p>--Parfaitement, colonel: nous y conclûmes un
+traité.</p>
+
+<p>--Vous rappelez-vous dans quels termes le marché
+fut conclu?</p>
+
+<p>--Il fut convenu que, moyennant vingt mille
+francs par personne, vous nous déposeriez, la signora
+San-Felice et moi, sur la terre de France.</p>
+
+<p>--Les conditions ont-elles été remplies?</p>
+
+<p>--Pour une personne seulement.</p>
+
+<p>--Êtes-vous en mesure de les remplir pour
+l'autre?</p>
+
+<p>--Non.</p>
+
+<p>--Que faire?</p>
+
+<p>--Mais c'est bien simple, il me semble: vous voudriez
+me rendre un service que je ne voudrais pas le
+recevoir de vous.</p>
+
+<p>--Voilà qui me met à mon aise. Je devais recevoir
+quarante mille francs pour sauver deux personnes;
+j'en ai reçu vingt mille, j'en sauverai une
+seulement. Laquelle des deux dois-je sauver?</p>
+
+<p>--La plus faible, celle qui ne pourrait se sauver
+elle-même.</p>
+
+<p>--Avez-vous donc des chances de vous sauver,
+vous?</p>
+
+<p>--J'en ai.</p>
+
+<p>--Lesquelles?</p>
+
+<p>--N'avez-vous pas vu ce papier qui remplaçait
+l'argent dans la cassette et qui m'annonçait que l'on
+veillait sur moi?</p>
+
+<p>--Me donnerez-vous le déplaisir de vous livrer?
+Le sixième article de la capitulation dit que tous les
+sujets de Sa Majesté Sicilienne seront livrés aux
+alliés.</p>
+
+<p>--Tranquillisez-vous: je me livrerai moi-même.</p>
+
+<p>--Je vous ai dit tout ce que j'avais à vous dire,
+fit Mejean avec une inclination de tête qui signifiait:
+«Vous pouvez remonter chez vous.»</p>
+
+<p>--Mais, moi, je ne vous ai pas tout dit, fit à son
+tour Salvato, sans que l'on pût remarquer la moindre
+altération dans sa voix.</p>
+
+<p>--Parlez.</p>
+
+<p>--Ai-je le droit de vous demander quel moyen
+vous emploierez pour assurer le salut de la signora
+San-Felice? Car, vous le comprenez, si je me dévoue
+c'est pour qu'elle soit sauvée.</p>
+
+<p>--C'est trop juste, et vous avez le droit d'exiger
+sur ce point les détails les plus minutieux.</p>
+
+<p>--J'écoute.</p>
+
+<p>--Le neuvième article de la capitulation dit que
+les malades qui ne seront pas en état d'être transportés
+resteront à Naples. Une de nos vivandières est
+dans ce cas. Elle restera à Naples: la signora San-Felice
+prendra sa place, et son costume, et je vous
+réponds qu'il ne tombera pas un cheveu de sa tête.</p>
+
+<p>--C'est tout ce que je voulais savoir, monsieur,
+dit Salvato en se levant. Il ne me reste plus qu'à,
+vous prier de fair porter le plus tôt possible chez la
+signora le costume qu'elle doit revêtir.</p>
+
+<p>--Il y sera dans cinq minutes.</p>
+
+<p>Les deux hommes se saluèrent. Salvato sortit.</p>
+
+<p>Luisa attendait avec anxiété; elle n'ignorait point
+que Salvato n'avait pu payer que la moitié de la
+somme, et elle connaissait l'avarice du colonel Mejean.</p>
+
+<p>Salvato entra dans la chambre le sourire sur les
+lèvres.</p>
+
+<p>--Eh bien? lui demanda vivement Luisa.</p>
+
+<p>--Eh bien, tout est arrangé.</p>
+
+<p>--Il accepte ta parole?</p>
+
+<p>--Non, je lui ai fait une obligation. Tu sors du
+château Saint-Elme déguisée en vivandière et protégée
+par l'uniforme français.</p>
+
+<p>--Et toi?</p>
+
+<p>--Moi, j'aurai une petite formalité à remplir, qui
+me séparera de toi un instant.</p>
+
+<p>--Laquelle? demanda Luisa avec inquiétude.</p>
+
+<p>--C'est de prouver que, quoique né à Molise, je
+suis au service de la France. Rien de plus facile, tu
+comprends: tous mes papiers sont au palais d'Angri.</p>
+
+<p>--Mais tu me quittes?</p>
+
+<p>--Pour quelques heures seulement.</p>
+
+<p>--Quelques heures? Tu avais dit un instant.</p>
+
+<p>--Un instant, quelques heures. Diable! comme
+il faut être positif avec toi.</p>
+
+<p>Luisa lui jeta les bras autour du cou et l'embrassa
+tendrement.</p>
+
+<p>--Tu es homme, tu es fort, tu es un chêne, dit-elle;
+moi, je suis un roseau. Si tu t'éloignes de moi,
+je plie à tout vent. Que veux-tu! ton amour est le
+dévouement, le mien n'est que l'égoïsme.</p>
+
+<p>Salvato la serra contre son coeur, et, malgré lui,
+ses nerfs de fer tressaillirent si violemment, que
+Luisa le regarda étonnée.</p>
+
+<p>En ce moment, la porte s'ouvrit: on apportait
+l'habit de vivandière promis à Luisa.</p>
+
+<p>Salvato profita de cet incident pour changer le
+cours des pensées de Luisa. Il lui montra en riant
+les diverses pièces du costume qu'elle devait revêtir,
+et la toilette commença.</p>
+
+<p>Il était visible, à la sérénité du front de Luisa, que
+ses soupçons d'un instant étaient effacés. Elle était
+charmante dans sa jupe courte à revers rouges, et
+avec son chapeau orné de la cocarde tricolore.</p>
+
+<p>Salvato ne se lassait pas de la regarder et de lui
+dire. «Je t'aime! je t'aime! je t'aime!»</p>
+
+<p>Elle souriait, et son sourire était plus éloquent que
+toutes les paroles.</p>
+
+<p>L'heure passa comme une seconde.</p>
+
+<p>Le tambour battit. Ce tambour annonçait que les
+grenadiers anglais prenaient possession de la porte
+du fort.</p>
+
+<p>Salvato tressaillit malgré lui; une légère pâleur
+envahit son visage.</p>
+
+<p>Il jeta un regard sur la cour où était la garnison
+sous les armes.</p>
+
+<p>--Il est temps de descendre, dit-il à Luisa, et de
+prendre notre place dans les rangs.</p>
+
+<p>Tous deux descendirent; mais, sur le seuil, Salvato
+s'était arrêté, et, une dernière fois, en soupirant et
+en embrassant la chambre d'un regard, avait pressé
+Luisa contre son coeur.</p>
+
+<p>Là aussi, ils avaient été heureux.</p>
+
+<p>Par ces mots: <i>Les sujets de Sa Majesté Sicilienne
+seront consignés aux alliés,</i> on avait entendu les otages
+qui avaient été confiés à Mejean. Ces otages, au
+nombre de cinq, étaient déjà dans la cour et formaient
+un groupe à part.</p>
+
+<p>Mejean fit signe à Salvato d'aller se joindre à eux
+et à Luisa de se mettre en serre-file.</p>
+
+<p>Il la plaça le plus près de lui possible, afin de pouvoir,
+en cas de besoin, lui porter la plus immédiate
+protection.</p>
+
+<p>Il n'y avait rien à dire: le colonel Mejean exécutait
+ses engagements avec la plus scrupuleuse régularité.</p>
+
+<p>Les tambours battirent: le cri «Marche!» retentit.</p>
+
+<p>Les rangs s'ouvrirent, les otages prirent leurs
+places.</p>
+
+<p>Les tambours débouchèrent par la porte du fort
+toute l'armée russe, anglaise et napolitaine attendait
+à l'extérieur.</p>
+
+<p>En avant de cette armée, les trois officiers supérieurs,
+le duc della Salandra, le capitaine Troubridge
+et le capitaine Baillie formaient un groupe.</p>
+
+<p>Pour faire honneur à la garnison, ils tenaient
+d'une main leur chapeau, de l'autre leur épée nue.</p>
+
+<p>Arrivé à l'endroit indiqué, le colonel Mejean fit
+entendre le mot «Halte!»</p>
+
+<p>Les soldats s'arrêtèrent, les otages sortirent des
+rangs.</p>
+
+<p>Puis, comme il était dit dans la capitulation, les
+soldats déposèrent leurs armes; les officiers gardèrent
+leur épée, qu'ils remirent au fourreau.</p>
+
+<p>Alors, le colonel Mejean s'avança vers le groupe
+des officiers alliés et dit:</p>
+
+<p>--Messieurs, en vertu de l'article 6 de la capitulation,
+j'ai l'honneur de vous remettre les otages qui
+étaient enfermés dans le fort.</p>
+
+<p>--Nous reconnaissons les avoir reçus, dit le duc
+della Salandra.</p>
+
+<p>Puis, jetant les yeux sur le groupe qui s'avançait:</p>
+
+<p>--Mais, dit-il, nous ne comptions que sur cinq,
+et il sont six.</p>
+
+<p>--Le sixième n'est point un otage, dit Salvato;
+le sixième est un ennemi.</p>
+
+<p>Puis, comme les regards des trois officiers étaient
+fixés sur lui, tandis que le colonel Mejean, ayant à
+son tour remis son épée au fourreau, allait reprendre
+son rang à la tête de la garnison:</p>
+
+<p>--Je suis, continua le jeune homme d'une voix
+haute et fière, je suis Salvato Palmieri, sujet napolitain,
+mais général au service de la France.</p>
+
+<p>Luisa, qui avait suivi toute la scène, avec le regard
+d'une amante, jeta un cri.</p>
+
+<p>--Il se perd, dit Mejean. Pourquoi a-t-il parlé? Il
+était si simple de ne rien dire!</p>
+
+<p>--Mais, s'il se perd, s'écria Luisa, je dois, je veux
+me perdre avec lui! Salvato! mon Salvato! attends-moi!</p>
+
+<p>Et, s'élançant hors des rangs, en écartant le colonel
+Mejean, qui lui barrait le passage, elle se jeta
+dans les bras du jeune homme en criant:</p>
+
+<p>--Et moi, je suis Luisa San-Felice! Tout avec lui!
+la vie ou la mort!</p>
+
+<p>--Messieurs, vous l'entendez, dit Salvato. Nous
+n'avons plus qu'une grâce à vous demander, c'est,
+pour le peu de temps que nous avons à vivre, de ne
+point nous séparer.</p>
+
+<p>Le duc della Salandra se retourna vers les deux
+autres officiers, comme pour les consulter.</p>
+
+<p>Ceux-ci regardaient les deux jeunes gens avec une
+certaine compassion.</p>
+
+<p>--Vous savez, dit le duc, qu'il y a des instructions
+toutes particulières du roi qui ordonnent de condamner
+à mort la San-Felice.</p>
+
+<p>--Mais elles ne défendent point de la condamner
+à mort avec son amant, fit observer Troubridge.</p>
+
+<p>--Non.</p>
+
+<p>--Eh bien, faisons pour eux ce qui dépend de
+nous: donnons-leur cette dernière satisfaction.</p>
+
+<p>--Le duc della Salandra fit un signe: quatre soldats
+napolitains sortirent des rangs.</p>
+
+<p>--Conduisez ces deux prisonniers au Château-Neuf,
+dit-il: vous en répondez sur votre tête.</p>
+
+<p>--Est-il permis à madame de quitter ce déguisement
+et de reprendre ses habits? demanda Salvato.</p>
+
+<p>--Et où sont ses habits? demanda le duc.</p>
+
+<p>--Dans sa chambre du château Saint-Elme.</p>
+
+<p>--Jurez-vous que ce n'est pas un prétexte que
+vous prenez pour essayer de fuir?</p>
+
+<p>--Je vous jure que madame et moi, dans un
+quart d'heure, viendrons nous remettre entre vos
+mains.</p>
+
+<p>--Allez! nous nous fions à votre parole.</p>
+
+<p>Les deux hommes se saluèrent, et Salvato et
+Luisa rentrèrent dans le fort.</p>
+
+<p>En rouvrant la porte de cette chambre, qu'elle
+croyait avoir quittée pour la liberté, l'amour et le
+bonheur, et où elle rentrait prisonnière et condamnée,
+Luisa se laissa tomber dans un fauteuil
+et éclata en sanglots.</p>
+
+<p>Salvato se mit à genoux devant elle.</p>
+
+<p>--Luisa, lui dit-il, Dieu m'est témoin que j'ai fait
+tout au monde pour te sauver. Tu as toujours refusé
+de me quitter; tu as dit: «Vivre ou mourir ensemble!»
+Nous avons vécu, nous avons été heureux ensemble;
+en quelques mois, nous avons épuisé plus
+de joie que la moitié des créatures humaines n'en
+éprouvent dans toute leur vie. Aujourd'hui, que
+l'heure de l'épreuve est venue, manqueras-tu de courage?
+Pauvre enfant! as-tu trop présumé de tes
+forces? Chère âme, t'es-tu mal jugée?</p>
+
+<p>Luisa souleva sa tête cachée dans la poitrine de
+Salvato, secoua ses longs cheveux qui lui retombaient
+sur le visage, et le regarda à travers ses
+larmes.</p>
+
+<p>--Pardonne-moi un moment de faiblesse, Salvato,
+lui dit-elle; tu vois que je n'ai pas peur de la mort,
+puisque c'est moi qui l'ai cherchée quand j'ai vu que
+tu m'avais trompée et que tu voulais mourir sans
+moi, mon bien-aimé. Tu as vu si j'ai hésité et si le
+cri qui devait nous réunir s'est fait attendre.</p>
+
+<p>--Chère Luisa!</p>
+
+<p>--Mais, en revoyant cette chambre, en songeant
+aux douces heures que nous y avons passées, en songeant
+que les portes d'un cachot vont s'ouvrir pour
+nous, en songeant que nous allons peut-être, éloignés
+l'un de l'autre, marcher à la mort séparés, oh!
+oui, mon coeur s'est brisé. Mais, à ta voix, regarde!
+les larmes tarissent, le sourire revient sur mes lèvres.
+Tant que la vie battra dans nos veines, nous nous
+aimerons, et, tant que nous nous aimerons, nous
+serons heureux. Vienne la mort! si la mort est l'éternité,
+la mort sera pour nous l'éternel amour.</p>
+
+<p>--Ah! je reconnais ma Luisa, dit Salvato.</p>
+
+<p>Puis, se levant et passant son bras autour de la
+taille de Luisa, tandis que de sa bouche il effleurait
+ses lèvres:</p>
+
+<p>--Debout, lui dit-il, debout, Romaine! debout,
+Aria! Nous leur avons promis d'être de retour dans
+un quart d'heure: ne les faisons pas attendre une
+seconde.</p>
+
+<p>Luisa avait repris son courage. Elle dépouilla rapidement
+son costume de vivandière et revêtit ses anciens
+habits; puis, avec la majesté d'une reine, avec
+ce pas que Virgile donne à la mère d'Énée et qui
+révèle les déesses, elle descendit l'escalier, traversa
+la cour, et, appuyée au bras de Salvato, sortit de la
+forteresse et marcha droit aux trois chefs de l'armée
+alliée.</p>
+
+<p>--Messieurs, leur dit-elle avec une grâce suprême
+et avec les accents les plus mélodieux de sa voix, recevez,
+à la fois, les remercîments d'une femme et les
+bénédictions d'une mourante,--car, je vous l'ai
+déjà dit, je suis condamnée d'avance,--pour avoir
+permis que nous ne fussions point séparés! Et, si
+vous pouvez faire que nous soyons enfermés ensemble,
+que nous marchions au supplice ensemble,
+que nous montions au même échafaud, cette bénédiction,
+je la renouvellerai sous la hache du bourreau.</p>
+
+<p>Salvato détacha son épée et la tendit à Baillie et à
+Troubridge, qui se reculèrent,--puis au duc della
+Salandra.</p>
+
+<p>--Je la prends, parce je suis forcé de la prendre,
+monsieur, dit celui-ci; mais Dieu m'est témoin que
+j'aimerais mieux vous la laisser. Je dirai plus, monsieur:
+je suis un soldat et non un gendarme, et,
+comme je n'ai aucun ordre relativement à vous...</p>
+
+<p>Il regarda les deux officiers, qui firent signe au
+duc qu'ils le laissaient absolument le maître.</p>
+
+<p>--En me rendant la liberté, dit Salvato, qui comprit
+ce que voulaient dire et les paroles interrompues
+et le signe qui achevait la pensée du duc della Salandra,--en
+me rendant la liberté, la rendez-vous
+à madame?</p>
+
+<p>--Impossible, monsieur! dit le duc: madame est
+nominativement désignée par le roi; madame doit
+être jugée. De toute mon âme, je désire qu'elle ne
+soit pas condamnée.</p>
+
+<p>Salvato salua.</p>
+
+<p>--Ce qu'elle a fait pour moi, je le fais pour elle;
+nos deux destinées sont inséparables dans la vie
+comme dans la mort.</p>
+
+<p>Et Salvato déposa un baiser sur le front de celle à
+laquelle il venait de se fiancer pour l'éternité.</p>
+
+<p>--Madame, dit le duc della Salandra, j'ai fait
+approcher une voiture, vous n'aurez pas l'ennui de
+traverser les rues de Naples entre quatre soldats.</p>
+
+<p>Luisa fit un signe de remercîment.</p>
+
+<p>Tous deux, précédés des quatre soldats, descendirent
+la route du Petraïo jusqu'au vico de Santa-Maria-Apparente.
+Là, une voiture les attendait au
+milieu d'une grande foule de curieux rassemblés.</p>
+
+<p>Au premier rang de cette foule, était un moine de
+l'ordre de Saint-Benoît.</p>
+
+<p>Au moment où Salvato passa devant lui, le moine
+leva son capuchon.</p>
+
+<p>Salvato tressaillit.</p>
+
+<p>--Qu'as-tu? lui demanda Luisa.</p>
+
+<p>--Mon père! lui murmura Salvato à l'oreille;
+rien n'est perdu!</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XC
+<br><br>
+LA FOSSE DU CROCODILE</h3>
+<br>
+
+
+<p>Si vous demandez à voir, au Château-Neuf, le cachot
+qui porte le nom de <i>Fosse du crocodile</i>, le concierge
+vous montrera d'abord le squelette du gigantesque
+saurien qui lui a donné son nom, et que la
+tradition prétend avoir été pris dans cette fosse; puis
+il vous fera passer sous la porte au-dessus de laquelle
+il s'étend, puis il vous conduira à une porte
+étroite qui donne sur un escalier de vingt-deux degrés
+et qui mène à une troisième porte de chêne
+massif, garnie de fer, laquelle s'ouvre enfin sur une
+profonde et obscure caverne.</p>
+
+<p>Au milieu de ce sépulcre, oeuvre impie, creusé par
+la main des hommes pour ensevelir les cadavres vivants
+de leurs semblables, on se heurte à une masse
+de granit, sur laquelle on n'a d'autre prise que la
+barre de fer qui la traverse. Cette masse de granit
+ferme l'orifice d'un puits qui communique avec la
+mer. Dans les jours d'orage, la vague tourmentée et
+bondissante lance son écume à travers les interstices
+de la pierre mal jointe au pavé; l'eau salée envahit
+alors la caverne et poursuit le prisonnier jusque dans
+les angles les plus éloignés de sa prison.</p>
+
+<p>Par cette bouche de l'abîme, dit la lugubre légende,
+sortant du vaste sein de la mer, apparaissait
+autrefois l'immonde reptile qui a donné son nom à
+cette fosse.</p>
+
+<p>Presque toujours, il trouvait dans le cachot une
+proie humaine, et, après l'avoir dévorée, il se replongeait
+au gouffre.</p>
+
+<p>Là, dit encore le bruit populaire, furent jetés par
+les Espagnols la femme et les quatre enfants de
+Masaniello, ce roi des lazzaroni, qui entreprit de
+délivrer Naples, et qui eut le vertige du pouvoir, ni
+plus ni moins qu'un Caligula ou un Néron.</p>
+
+<p>Le peuple avait dévoré le père et le mari; le crocodile,
+qui a bien quelque ressemblance avec le
+peuple, dévora la mère et les enfants.</p>
+
+<p>Ce fut dans ce cachot que le commandant du
+Château-Neuf ordonna de conduire Salvato et
+Luisa.</p>
+
+<p>A la lueur d'une lampe pendue au plafond, les
+deux amants virent plusieurs prisonniers qui, à
+leur entrée, s'interrompirent dans leur conversation
+et jetèrent sur eux des regards inquiets. Mais,
+plus habitués aux demi-ténèbres de ce cachot, les
+yeux des prisonniers reconnurent les nouveaux venus,
+et un cri, tout à la fois de joie et de compassion,
+les accueillit. Un homme se jeta aux pieds de Luisa,
+une femme se jeta à son cou; trois prisonniers entourèrent
+Salvato et se saisirent de ses mains; et
+tous ne formèrent bientôt plus qu'un groupe, dans
+les accents confus duquel il eût été difficile de distinguer
+s'il y avait plus de contentement que de douleur.</p>
+
+<p>L'homme qui s'était jeté aux pieds de Luisa était
+Michele; la femme qui s'était jetée à son cou était
+Éléonor Pimentel; les trois prisonniers qui avaient
+entouré Salvato étaient Dominique Cirillo, Manthonnet
+et Velasco.</p>
+
+<p>--Ah! pauvre chère petite soeur! s'écria le premier
+Michele; qui nous eût dit que la sorcière
+Nanno prédisait si juste et devinait si vrai?</p>
+
+<p>Luisa ne put s'empêcher de frissonner, et, avec un
+sourire mélancolique, elle passa la main sur son cou
+si frêle et si délicat, et secoua la tête comme pour
+dire qu'il ne donnerait pas grand'peine au boureau.</p>
+
+<p>Hélas! elle se trompait, même dans cette dernière
+espérance.</p>
+
+<p>Le désordre causé parmi les prisonniers par l'arrivée
+de Salvato et de Luisa n'était pas encore calmé,
+lorsque la porte se rouvrit de nouveau et que l'on vit
+apparaître sur le sombre seuil un homme de haute
+taille, vêtu du costume de général républicain, déjà
+porté par Manthonnet.</p>
+
+<p>--Diable! dit-il en entrant, je suis tenté de dire,
+comme Jugurtha: «Les étuves de Rome ne sont pas
+chaudes.»</p>
+
+<p>--Hector Caraffa! s'écrièrent deux ou trois voix.</p>
+
+<p>--Dominique Cirillo! Velasco! Manthonnet! Salvato!
+Dans tous les cas, il y a meilleure compagnie
+ici que dans la prison Mamertine. Mesdames,
+votre serviteur! Comment donc! la signora Pimentel!
+la signora San-Felice! mais tout est réuni
+ici: la science, le courage, la poésie, l'amour, la musique.
+Nous n'aurons pas le temps de nous ennuyer.</p>
+
+<p>--Je ne crois pas qu'on nous le laisse, dit Cirillo
+de sa voix douce et triste.</p>
+
+<p>--Mais d'où venez-vous donc, mon cher Hector?
+demanda Manthonnet. Je vous croyais bien loin de
+nous, en sûreté derrière les murs de Pescara.</p>
+
+<p>--J'y étais en effet, dit Hector. Mais vous avez
+capitulé, le cardinal Ruffo m'a envoyé un double de
+votre capitulation, et m'a écrit d'en faire autant que
+vous autres; l'abbé Pronio m'écrivait, en même
+temps, de me rendre aux mêmes conditions, me
+promettant non-seulement la vie sauve, mais encore
+l'autorisation de me rendre en France. Je ne me suis
+pas cru déshonoré de faire ce que vous aviez fait; j'ai
+signé et livré la ville, comme vous avez livré les
+forts. Le lendemain, l'abbé est venu à moi, l'oreille
+basse et ne sachant comment m'annoncer la nouvelle.
+La nouvelle n'était pas bonne, en effet. Le roi
+lui avait écrit qu'ayant traité avec moi sans pouvoir,
+il eût à me remettre à lui pieds et poings liés, ou sinon
+sa tête lui répondait de la mienne. Pronio tenait
+à sa tête, quoiqu'elle ne fût pas belle; il m'a fait lier
+les pieds, il m'a fait lier les poings et m'a envoyé à
+Naples dans une charrette comme on envoie un veau
+au marché. Ce n'est qu'a l'intérieur du Château-Neuf,
+et quand la porte en a été refermée sur moi,
+qu'on m'a débarrassé de mes cordes et que l'on m'a
+conduit ici. Voilà toute mon histoire. A votre tour
+de conter les vôtres.</p>
+
+<p>Chacun raconta la sienne, à commencer par Salvato
+et Luisa. Nous la connaissons. Nous connaissons
+aussi celles de Cirillo, de Velasco, de Manthonnet,
+de Pimentel. Ils étaient descendus dans les felouques,
+sur la foi des traités, et Nelson les avait
+retenus prisonniers.</p>
+
+<p>--A propos, dit Ettore Caraffa quand chacun eut
+fait son récit, j'ai une bonne nouvelle à vous annoncer:
+Nicolino est sauvé.</p>
+
+<p>Une joyeuse exclamation s'échappa de toutes les
+bouches, et l'on demanda des détails.</p>
+
+<p>On se rappelle que, prévenu par le cardinal Ruffo,
+Salvato avait chargé à son tour Nicolino de prévenir
+l'amiral que sa vie était menacée; Nicolino
+était arrivé à la ferme où était caché son oncle
+une heure après que celui-ci avait été arrêté. Il avait
+appris la trahison du fermier, n'en avait point
+demandé davantage et était allé rejoindre Ettore
+Caraffa.</p>
+
+<p>Ettore Caraffa l'avait reçu à Pescara, où il avait
+pris part à la défense de la ville pendant les derniers
+jours; mais, lorsqu'il s'était agi de se rendre et de
+se livrer à l'abbé Pronio, Nicolino n'avait pas eu
+confiance, avait revêtu un habit de paysan et avait
+gagné la montagne. Des six conjurés que nous avons
+vus au château de la reine Jeanne au commencement
+de notre récit, c'était le seul qui ne fût point tombé
+aux mains de la réaction.</p>
+
+<p>Cette bonne nouvelle avait, en effet, fort réjoui
+les prisonniers; puis, comme nous l'avons dit, ils
+éprouvaient, au milieu de leur tristesse, une
+grande joie d'être réunis. Selon toute probabilité,
+ils seraient jugés et exécutés ensemble. Les girondins
+avaient joui du même bonheur, et l'on sait
+qu'ils l'avaient mis à profit.</p>
+
+<p>On apporta le souper pour tous, et des matelas
+pour les nouveaux venus. Tout en mangeant, Cirillo
+mit ses trois nouveaux compagnons au courant des
+us et coutumes de la prison, qu'ils habitaient déjà
+depuis treize jours et treize nuits.</p>
+
+<p>Les prisons étaient combles: le roi, nous l'avons
+vu dans une de ses lettres, avouait huit mille prisonniers.</p>
+
+<p>Chacun de ces cercles de l'enfer, qui aurait eu
+besoin d'un Dante pour être bien décrit, avait ses
+démons spéciaux chargés de tourmenter les damnés.</p>
+
+<p>Ils devaient rendre les chaînes plus pesantes, irriter
+la soif, prolonger les jeûnes, enlever la lumière,
+souiller les aliments, et, tout en faisant de la vie un
+cruel supplice, empêcher les prisonniers de mourir.</p>
+
+<p>Et, en effet, on devait penser que, soumis à de
+pareilles tortures précédant des supplices infamants,
+le suicide serait invoqué par les prisonniers comme
+un ange libérateur.</p>
+
+<p>Trois ou quatre fois pendant la nuit, on entrait
+dans les cachots sous prétexte de perquisition, et
+l'on réveillait ceux qui pouvaient dormir. Tout était
+défendu, non-seulement les couteaux et les fourchettes,
+mais encore les verres, sous prétexte qu'avec
+un fragment de verre, on pouvait s'ouvrir les
+veines;--les draps et les serviettes, sous prétexte
+qu'en les découpant et en les tressant, on pouvait
+s'en servir comme de cordes ou même en faire des
+échelles.</p>
+
+<p>L'histoire a conservé le nom de trois de ces tourmenteurs.</p>
+
+<p>L'un était un Suisse nommé Duece, qui donnait
+pour excuse de sa cruauté une famille nombreuse
+qu'il avait à nourrir.</p>
+
+<p>L'autre était un colonel de Gambs, un Allemand
+qui avait été sous les ordres de Mack et avait fui
+comme lui.</p>
+
+<p>Enfin, le troisième, notre ancienne connaissance,
+Scipion Lamarra, le porte-enseigne de la reine, que
+celle-ci avait si chaudement recommandé au cardinal,
+et qui avait fait honneur à sa royale protectrice
+en arrêtant, par trahison, Caracciolo, et en le conduisant
+à bord du <i>Foudroyant</i>.</p>
+
+<p>Mais il était convenu entre les prisonniers qu'ils ne
+donneraient pas à leurs bourreaux le plaisir du spectacle
+de leurs souffrances. S'ils venaient le jour, ils
+continuaient leur conversation, changeant de place,
+voilà tout, selon l'ordre des visiteurs; tandis que
+Velasco, charmant musicien, auquel on avait permis
+d'emporter sa guitare, accompagnait leurs perquisitions
+de ses airs les plus gais et de ses chants les plus
+joyeux. Si c'était la nuit, chacun se levait sans
+plaintes ni murmures,--et c'était vite fait, attendu
+que chacun, n'ayant que son matelas, se jetait dessus
+tout habillé.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, on transformait, avec toute la
+célérité possible, le couvent de Monte-Olivetto en
+tribunal. Ce couvent avait été fondé en 1411, par
+Cuzella d'Origlia, favori du roi Ladislas; le Tasse y
+avait trouvé un asile et fait une halte entre la folie
+et la prison: les prévenus devaient y faire une halte
+entre la prison et la mort.</p>
+
+<p>La halte était courte, et la mort ne se faisait point
+attendre. La junte d'État agissait selon le code sicilien,
+c'est-à-dire en vertu de l'antique procédure
+des barons siciliens rebelles. On prenait, pour l'appliquer,
+une loi du code de Roger, et l'on oubliait
+que Roger, moins jaloux de ses prérogatives que ne
+l'était le roi Ferdinand, n'avait point déclaré qu'un
+roi ne traitait point avec ses sujets rebelles, mais, au
+contraire, après avoir signé un traité avec les habitants
+de Bari et de Trani, qui s'étaient révoltés contre
+lui, l'avait ponctuellement exécuté.</p>
+
+<p>Cette procédure, qui ressemblait fort à celle de la
+chambre obscure, était terrible, en ce qu'elle ne
+présentait aucune sécurité aux prévenus. Les dénonciations
+et les espionnages étaient admis comme
+preuves, et les dénonciateurs et les espions comme
+témoins. Si le juge le jugeait utile, la torture accourait
+en aide à la vengeance, pour laquelle elle était
+encore un soutien, accusateurs et défenseurs étaient
+tous les hommes de la junte, c'est-à-dire les hommes
+du roi. Ni les uns ni les autres n'étaient les hommes
+des accusés. En outre, les accusateurs à charge, entendus
+secrètement et sans confrontation avec les
+accusés, n'avaient point pour contre-poids les témoins
+à décharge, qui, n'étant appelés ni publiquement
+ni secrètement, laissaient le prévenu tout entier
+sous le poids de son accusation et à la merci de ses
+juges. La sentence, remise alors à la conscience de
+ceux qui étaient chargés de se prononcer, demeurait
+sous le funeste arbitrage de la haine royale, sans
+appel, sans sursis, sans recours. Le gibet était dressé
+à la porte du tribunal; la sentence était prononcée
+dans la nuit, publiée le lendemain, et, le jour suivant,
+exécutée. Vingt-quatre heures de chapelle,
+puis l'échafaud.</p>
+
+<p>Pour ceux à qui Sa Majesté faisait grâce, restait
+la fosse de Favignana, c'est-à-dire une tombe.</p>
+
+<p>Avant d'arriver en Sicile, le voyageur qui va
+d'orient en occident, voit s'élancer, du sein de la
+mer, entre Marsala et Trapani, un écueil surmonté
+d'un fort, c'est-à-dire l'<i>Agusa</i> des Romains, île fatale
+qui était déjà une prison du temps des empereurs
+païens. Un escalier, creusé dans la pierre, conduit
+de son sommet à une caverne placée au niveau de la
+mer. Une lumière funèbre y pénètre, sans que jamais
+cette lumière soit réchauffée par un rayon de soleil.
+Enfin, de sa voûte tombe une eau glacée, pluie
+éternelle qui ronge le granit le plus dur, qui tue
+l'homme le plus robuste.</p>
+
+<p>Cette fosse, cette tombe, ce sépulcre, c'était la
+clémence du roi de Naples!</p>
+
+<p>Revenons à notre récit.</p>
+
+<p>Nous avons vu--le soir où le beccaïo, tenant
+Salvato prisonnier, alla chercher, jusque dans son
+bouge, le bourreau pour le pendre,--nous avons
+vu que maître Danato était en train de supputer les
+gains qu'allaient lui procurer les nombreuses exécutions
+qu'il ne pouvait manquer de faire.</p>
+
+<p>Sur ces gains était basée la dot de trois cent ducats
+qu'il promettait à sa fille, le jour où elle épouserait
+Giovanni, le fils aîné du vieux Basso Tomeo.</p>
+
+<p>Aussi maître Donato avait-il manifesté une joie
+qui n'avait de comparable que celle du vieux Basso
+Tomeo, quand il avait vu, à la suite de la rupture
+des traités, les prisons s'emplir de prévenus, et avait
+appris de la bouche du roi lui-même, qu'il ne serait
+fait aucune grâce aux rebelles.</p>
+
+<p>Il y avait huit mille prisonniers: en cotant au
+plus bas, c'était au moins quatre mille exécutions.</p>
+
+<p>Quatre mille exécutions à dix ducats de prime par
+exécution, c'étaient quarante mille ducats; quarante
+mille ducats, c'étaient deux cent mille francs.</p>
+
+<p>Aussi maître Donato et son compère le pêcheur
+Basso Tomeo étaient-ils, dans les premiers jours de
+juillet, assis à la même table où nous les avons vus
+déjà, vidant un fiasco de vin de Capri, extra qu'ils
+avaient cru pouvoir se permettre, vu la circonstance,
+supputant sur leurs doigts ce que pouvait donner le
+minimum des exécutions.</p>
+
+<p>Ce minimum, à leur grande satisfaction à tous
+deux, ne pouvait s'élever à moins de trente à quarante
+mille ducats.</p>
+
+<p>En faveur de ce chiffre, et si on l'atteignait, maître
+Donato promettait d'élever la dot jusqu'au chiffre de
+six cents ducats.</p>
+
+<p>Maître Donato en était à cette concession, et peut-être,
+grâce à la bonne humeur que lui donnait cette
+perspective de potence et d'échafaud, qui s'étendait
+à perte de vue, comme l'allée des Sphinx, à Thèbes,
+allait-il en faire quelque autre encore, lorsque la porte
+s'ouvrit et qu'un huissier de la Vicaria, perdu dans la
+pénombre, demanda:</p>
+
+<p>--Maître Donato?</p>
+
+<p>--Avance à l'ordre! répondit celui-ci ignorant à
+qui il avait affaire, et porté qu'il était à la gaieté par
+les calculs qu'il avait faits et le vin qu'il avait bu.</p>
+
+<p>--Avancez à l'ordre vous-même! répondit l'huissier
+d'une voix impérative; car ce n'est pas moi qui
+ai un ordre à recevoir de vous, c'est vous qui avez
+un ordre à recevoir de moi.</p>
+
+<p>--Ouais! dit le père Basso Tomeo! qui avait l'habitude
+de voir dans les ténèbres, il me semble que je
+vois briller une chaîne d'argent sur un habit noir.</p>
+
+<p>--Huissier de la Vicaria, répéta la voix, de la part
+du procureur fiscal. Cela vous regarde, si vous le
+faites attendre.</p>
+
+<p>--Allez vite, allez vite, compère! dit Basso Tomeo.
+Il paraît que ça va chauffer.</p>
+
+<p>Et il se mit à chanter la tarentelle qui commence
+par ce vers poétique:</p>
+
+<p>Polichinelle a trois cochons...</p>
+
+<p>--Voilà! cria maître Donato en se levant vivement
+de la table et en courant à la porte. Vous l'avez
+dit, Excellence, monseigneur Guidobaldi n'est point
+fait pour attendre.</p>
+
+<p>Et, sans prendre le temps de mettre son chapeau,
+maître Donato suivit l'huissier de la Vicaria.</p>
+
+<p>Le trajet est court de la rue des Soupirs-de-l'Abîme
+à la Vicaria.</p>
+
+<p>La Vicaria est l'ancien castel Capuano. Pendant la
+révolution napolitaine, elle joua le rôle qu'avait joué
+la Conciergerie dans la révolution française: elle servit
+de halte aux condamnés entre le jugement et la
+mort.</p>
+
+<p>C'était là que les patients, pour nous servir de l'expression
+consacrée à Naples, étaient mis <i>en chapelle</i>.</p>
+
+<p>Cette chapelle, qui n'est autre chose que la succursale
+de la prison, n'avait pas servi depuis les exécutions
+d'Emmanuele de Deo, de Galiani et de Vitagliano.</p>
+
+<p>Le procureur fiscal Guidobaldi la visitait, l'examinait
+et y faisait faire des réparations.</p>
+
+<p>Il devait s'assurer des serrures, des verrous et des
+anneaux scellés dans le plancher, et reconnaître s'ils
+étaient d'une solidité à toute épreuve.</p>
+
+<p>Se trouvant là, il avait pensé à faire d'une pierre
+deux coups et à envoyer chercher le bourreau.</p>
+
+<p>Nous avons, avec une espèce de respect religieux,
+pendant notre séjour à Naples, visité cette chapelle,
+où tout, excepté le tableau enlevé du grand autel, est
+dans le même état qu'alors.</p>
+
+<p>Elle s'élève au centre de la prison. On y arrive en
+traversant trois ou quatre grilles de fer.</p>
+
+<p>On monte deux gradins avant d'entrer dans la
+vraie chapelle, c'est-à-dire dans la chambre où est
+l'autel. Cette chambre prend sa lumière par une
+fenêtre basse percée au niveau du parquet et grillée
+d'un double barreau.</p>
+
+<p>De cette chambre, on arrive, en descendant quatre
+ou cinq degrés, dans une autre.</p>
+
+<p>C'est dans celle-là que les condamnés passaient
+les dernières vingt-quatre heures de la vie.</p>
+
+<p>De gros anneaux de fer scellés dans le plancher
+indiquent la place où les condamnés, couchés sur des
+matelas, faisaient leur veille d'agonie. Leur chaîne
+correspondait à ces anneaux.</p>
+
+<p>Sur l'une des faces de la muraille existait alors, et
+existe encore aujourd'hui, une grande fresque représentant
+Jésus en croix et Marie agenouillée à ses
+pieds.</p>
+
+<p>Derrière cette chambre, et en communication avec
+elle, se trouve un petit cabinet qui a une entrée à
+part.</p>
+
+<p>C'est dans ce petit cabinet, et par son entrée particulière,
+que sont introduits les pénitents blancs
+qui se chargent d'accompagner, d'encourager, de
+soutenir les condamnés au moment de leur mort.</p>
+
+<p>Il y a dans cette confrérie, dont les membres s'appellent
+<i>bianchi</i>, des prêtres et des laïques. Les prêtres
+écoutent la confession, donnent l'absolution et le
+viatique, c'est-à-dire les derniers sacrements, moins
+l'extrême-onction.</p>
+
+<p>L'extrême-onction étant réservée aux malades, et
+les condamnés n'étant point malades, mais destinés
+à périr <i>par accident</i>, ne peuvent recevoir l'extrême-onction,
+qui est le sacrement de l'agonie.</p>
+
+<p>Entrés dans ce cabinet, où ils revêtent cette longue
+robe blanche qui leur a fait donner le nom de
+<i>bianchi</i>, les pénitents n'abandonnent plus le condamné
+que quand son corps est déposé dans la fosse.</p>
+
+<p>Ils se tiennent près de lui pendant tout l'intervalle
+qui sépare la prison de l'échafaud. Sur l'échafaud,
+ils lui mettent la main sur l'épaule, afin de donner
+au patient tout le loisir de s'épancher en eux, et le
+bourreau ne peut le toucher que lorsqu'ils lèvent la
+main et disent:</p>
+
+<p>--Cet homme vous appartient.</p>
+
+<p>C'était vers cette dernière étape placée sur la route
+de la mort, que l'huissier de la Vicaria conduisait
+maître Donato.</p>
+
+<p>Celui-ci entra à la Vicaria, prit l'escalier à gauche,
+qui conduisait à la prison, longea tout un corridor
+bordé de cachots, franchit deux grilles, monta un
+escalier, traversa une troisième grille et se trouva à
+la porte de la chapelle.</p>
+
+<p>Il entra. La première pièce, c'est-à-dire celle de la
+chapelle, était vide. Il passa dans la seconde et vit
+le procureur fiscal qui faisait assurer la porte des
+<i>bianchi</i>, avec deux serrures et trois verrous.</p>
+
+<p>Il se tint debout au bas de l'escalier, et attendit
+respectueusement que le procureur fiscal s'aperçût
+de sa présence et lui adressât la parole.</p>
+
+<p>Au bout d'un instant, le procureur fiscal se retourna
+et découvrit celui qu'il avait envoyé chercher.</p>
+
+<p>--Ah! c'est vous, maître Donato, lui dit-il.</p>
+
+<p>--Prêt à exécuter vos ordres, Excellence, répondit
+l'exécuteur.</p>
+
+<p>--Vous savez que nous allons avoir pas mal
+d'exécutions à faire?</p>
+
+<p>--Je sais cela, répondit maître Donato avec une
+grimace qu'il avait l'intention de faire passer pour
+un sourire.</p>
+
+<p>--C'est pourquoi j'ai désiré qu'avant de commencer,
+nous nous entendions bien sur le chiffre de
+vos gages.</p>
+
+<p>--Ah! c'est bien simple, Excellence, répondit
+maître Donato d'un air détaché. J'ai six cents ducats
+de fixe et dix ducats de prime par exécution.</p>
+
+<p>--C'est bien simple! Peste! comme vous y allez,
+mon maître. Je ne trouve pas cela simple du tout,
+moi.</p>
+
+<p>--Pourquoi? demanda maître Donato avec un
+commencement d'inquiétude.</p>
+
+<p>--Parce que, supposé qu'il y ait quatre mille
+exécutions à dix ducats l'une, cela fait tout bonnement
+quarante mille ducats, sans compter les appointements
+fixes, c'est-à-dire à peu près le double
+de ce que gagne tout le tribunal, depuis le greffier
+jusqu'au président.</p>
+
+<p>--C'est vrai, fit maître Donato; mais je fais, à
+moi seul, la besogne qu'ils font tous ensemble, et
+ma besogne est plus dure: ils condamnent; moi,
+j'exécute.</p>
+
+<p>Le procureur fiscal, qui était en train de s'assurer
+qu'un anneau était bien scellé dans le parquet, se
+dressa, leva ses lunettes jusque sur son front et regarda
+maître Donato.</p>
+
+<p>--Ah! ah! dit-il, c'est votre opinion, maître Donato.
+Mais il y a une différence, cependant, entre
+vous et les juges: c'est que les juges sont inamovibles,
+et que vous pouvez être destitué, vous.</p>
+
+<p>--Moi? Et pourquoi serais-je destitué? Ai-je jamais
+refusé de faire mon devoir?</p>
+
+<p>--On vous accuse d'être tiède pour la bonne
+cause.</p>
+
+<p>--Ah! par exemple! moi qui me suis tenu les
+bras croisés tout le temps de la soi-disant République.</p>
+
+<p>--Parce qu'elle a été assez bête pour ne pas vous
+décroiser les bras. En tout cas, sachez une chose:
+c'est qu'il y a vingt-quatre dénonciations contre
+vous, et plus de douze cents demandes pour vous
+remplacer.</p>
+
+<p>--Ah! sainte madone del Carmine, que me dites-vous
+là, Excellence!</p>
+
+<p>--Et sans augmentation, sans prime, à appointements
+fixes.</p>
+
+<p>--Mais, Excellence, songez donc au travail que
+je vais avoir.</p>
+
+<p>--Cela compensera le temps où tu es resté sans
+rien faire.</p>
+
+<p>--Mais Votre Excellence veut donc la ruine d'un
+pauvre père de famille?</p>
+
+<p>--Ta ruine! Pourquoi penses-tu que je veuille ta
+ruine? Est-ce qu'il doit m'en revenir quelque chose?
+D'ailleurs, un homme n'est pas ruiné, ce me semble,
+avec huit cents ducats d'appointements.</p>
+
+<p>--D'abord, reprit vivement maître Donato, je
+n'en ai que six cents.</p>
+
+<p>--La magnificence de la junte ajoute, en raison
+des circonstances, deux cents ducats à tes gages.</p>
+
+<p>--Ah! monsieur le procureur fiscal, vous savez
+bien que ce n'est pas raisonnable.</p>
+
+<p>--Je ne sais pas si c'est raisonnable, dit Guidobaldi,
+qui commençait à se fatiguer de la discussion;
+mais je sais que c'est à prendre ou à laisser.</p>
+
+<p>--Mais songez donc, Excellence...</p>
+
+<p>--Tu refuses?</p>
+
+<p>--Mais non! mais non! s'écria maître Donato;
+seulement, je fais observer à Votre Excellence que
+j'ai une fille à marier, que nos enfants, à nous, sont
+de défaite difficile, et que j'avais compté sur le retour
+de notre bien-aimé roi pour doter ma pauvre
+Marina.</p>
+
+<p>--Elle est jolie, ta fille?...</p>
+
+<p>--C'est la plus belle fille de Naples.</p>
+
+<p>--Eh bien, la junte fera un sacrifice: il y aura
+un ducat par chaque exécution pour la dot de ta fille.
+Seulement, elle viendra toucher elle même.</p>
+
+<p>--Où?</p>
+
+<p>--Chez moi.</p>
+
+<p>--Ce sera un grand honneur, Excellence; mais
+n'importe!</p>
+
+<p>--N'importe quoi?</p>
+
+<p>--Je suis un homme ruiné, voilà tout.</p>
+
+<p>Et, en poussant des soupirs à émouvoir tout autre
+qu'un procureur fiscal, maître Donato sortit de la
+Vicaria et regagna sa maison, où l'attendaient Basso
+Tomeo et Marina, le premier dans l'impatience, la
+seconde dans l'inquiétude.</p>
+
+<p>La nouvelle, mauvaise pour maître Donato, était
+bonne pour Marina et pour Basso Tomeo, de sorte
+que, comme la plupart des nouvelles de ce monde,
+en vertu de la loi philosophique de compensation,
+elle apporta la douleur aux uns et la joie aux autres.</p>
+
+<p>Seulement, pour ménager la susceptibilité conjugale
+de Giovanni, on lui laissa ignorer l'article du
+traité passé entre son père et le procureur fiscal, article
+par lequel Marina était obligée d'aller elle-même
+toucher la prime<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a>
+<a href="#footnote1"><sup class="sml">1</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote1"
+name="footnote1"></a><b>Note 1:</b><a href="#footnotetag1">
+(retour) </a><p>Comme on pourrait, à propos de cette diminution dans les
+honoraires du bourreau, nous accuser de faire de la fantaisie,
+nous citerons le texte même de l'historien Cuoco:</p>
+
+<p>«La prima operazione di Guidobaldi fù quella di transigere
+col carnefice. Al numero immenso di coloro ch'egli voleva impiccati,
+gli parve che fosse esorbitante la mercede di dieci ducati
+perciascuna operazione, che per antico stabilimento il carnefice
+esigeva del fisco. Credette poter procurare un gran risparmio
+sostituendo a quella mercede una pensione mensuale. Egli credeva
+che almeno per dieci mesi dovesie il carnefice essere ogni giorno
+occupato.»
+</blockquote>
+<br><br>
+
+
+<h3>XCI
+<br><br>
+LES EXÉCUTIONS</h3>
+<br>
+
+<p>Le roi quitta Naples ou plutôt la pointe du Pausilippe,--car,
+ainsi que nous l'avons dit, il n'avait
+point osé descendre à Naples une seule fois pendant
+les vingt-huit jours qu'il était resté dans le golfe,--le
+roi, disons-nous, quitta la pointe du Pausilippe
+le 6 août, vers midi.</p>
+
+<p>Comme on peut le voir par la lettre suivante,
+adressée au cardinal, la traversée fut bonne, et aucun
+cadavre, comme celui de Caracciolo, ne vint
+plus se dresser devant son bâtiment.</p>
+
+<p>Voici la lettre du roi:</p>
+
+<p>«Palerme, 6 août 1799.</p>
+
+<p>»Mon éminentissime, je ne veux point tarder un
+moment à vous faire connaître mon heureuse arrivée
+à Palerme, après le plus heureux voyage du
+monde, attendu que, mardi matin, à onze heures,
+nous étions à la pointe du Pausilippe, et qu'aujourd'hui,
+à deux heures, nous avons jeté l'ancre dans le
+port de Palerme, avec une charmante brise et une
+mer comme un lac. J'ai revu toute ma famille en
+parfaite santé, et j'ai été reçu comme vous pouvez
+le croire. Donnez-moi, de votre côté, de bonnes nouvelles
+de nos affaires. Soignez-vous, et croyez-moi
+toujours votre même affectionné,</p>
+
+<p>»FERDINAND B.»</p>
+
+<p>Mais le roi n'avait pas voulu partir sans avoir vu
+manoeuvrer la junte et officier le bourreau. Le 6 août,
+c'est-à-dire le jour où il partit, les supplices avaient
+commencé depuis longtemps, et déjà sept victimes
+avaient été sacrifiées sur l'autel de la vengeance.</p>
+
+<p>Consignons ici les noms de ces sept premiers martyrs,
+et disons où ils furent exécutés.</p>
+
+<p>A la porte Capuana:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>6 juillet.--Dominico Perla.</p>
+<p>7 juillet.--Antonio Tramaglia.</p>
+<p>8 juillet.--Giuseppe Lotella.</p>
+<p>13 juillet.--Michelangelo Ciccone.</p>
+<p>14 juillet.--Nicola Carlomagno.</p>
+</div></div>
+
+<p>Au Vieux-Marché:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>20 juillet.--Andrea Vitagliano.</p>
+</div></div>
+
+<p>Dans le château del Carmine:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>3 août.--Gaetano Rossi.</p>
+</div></div>
+
+<p>Je n'ai trouvé trace de Dominico Perla que dans
+la liste des suppliciés. J'ai vainement cherché qui il
+était et le crime qu'il avait commis. Son nom, dernière
+ingratitude du sort, n'est pas même inscrit
+dans le livre des <i>Martyrs de la liberté italienne</i> d'Otto
+Vanucci.</p>
+
+<p>Sur le second, c'est-à-dire sur Tramaglia, nous
+avons trouvé cette simple mention: «Antonio Tramaglia,
+officier.»</p>
+
+<p>Le troisième, Giuseppe Lotella, était un pauvre
+traiteur établi près du théâtre des Florentins.</p>
+
+<p>Le quatrième, Michelangelo Ciccone, est une ancienne
+connaissance à nous: on se rappelle, en effet,
+le prêtre patriote que Dominico Cirillo envoya chercher
+pour recevoir la confession du sbire. Il s'était,
+comme nous croyons l'avoir dit, rendu célèbre par
+sa prédication libérale au grand air. Il avait fait
+dresser des chaires près de tous les arbres de la liberté,
+et, un crucifix à la main, parlant au nom du
+premier martyr de cette liberté dont il devait être
+martyr à son tour, il racontait à la foule les ténébreuses
+horreurs du despotisme et les splendides
+triomphes de la liberté,--appuyant surtout ses prédications
+sur ce que le Christ et les apôtres avaient
+toujours professé la liberté et l'égalité.</p>
+
+<p>Le cinquième, Nicola Carlomagno, avait été commissaire
+de la République. Monté sur l'échafaud, et
+tandis que l'on préparait la corde qui devait l'étrangler,
+il jeta un dernier regard sur la foule qui l'entourait,
+et, la voyant compacte et joyeuse:</p>
+
+<p>--Peuple stupide! s'écria-t-il à haute voix, tu te
+réjouis aujourd'hui de ma mort; mais viendra un
+jour où tu la pleureras avec des larmes amères; car
+mon sang retombera sur vos têtes à tous, et, si vous
+avez le bonheur d'être morts, sur celles de vos enfants!</p>
+
+<p>André Vitagliano, le sixième, était un beau et
+charmant jeune homme de vingt-huit ans, qu'il ne
+faut pas confondre avec cet autre martyr de la liberté
+qui mourut, quatre ans auparavant, sur le
+même échafaud qu'Emmanuele de Deo et Galiani.</p>
+
+<p>En sortant de sa prison pour aller au supplice, il
+dit au geôlier en lui donnant le peu d'argent qu'il
+avait sur lui:</p>
+
+<p>--Je te recommande mes compagnons: ce sont
+des hommes, et, comme, toi aussi, tu es un homme,
+peut-être, un jour, seras-tu aussi malheureux qu'ils
+le sont.</p>
+
+<p>Et il marcha souriant au supplice, monta souriant
+sur l'échafaud, et mourut en souriant.</p>
+
+<p>Le septième, Gaetano Rossi, était officier; mais,
+comme il fut exécuté dans l'intérieur du fort del Carmine,
+aucun détail n'a pu être recueilli sur sa mort.</p>
+
+<p>Dans une seule bibliothèque, on pourrait trouver
+des détails curieux sur les morts ignorées: c'est
+dans les archives de la confrérie des <i>bianchi</i>, qui,
+ainsi que nous l'avons dit, accompagnent les condamnés
+à l'échafaud; mais cette confrérie, entièrement
+dévouée à la dynastie déchue, nous a refusé
+tout renseignement.</p>
+
+<p>Ces premières têtes tombées, ou ces premiers corps
+suspendus au gibet, Naples resta onze jours sans
+exécution. Peut-être attendait-on des nouvelles de
+France.</p>
+
+<p>Nos affaires n'étaient point totalement désespérées
+en Italie. Championnet, comme nous l'avons dit, à
+la suite de la révolution du 20 prairial, avait été
+remis à la tête de l'armée des Alpes et avait obtenu
+un brillant succès. Or, le nom de Championnet était
+un épouvantail pour Naples, et on l'avait vu arriver
+si rapidement de Civita-Castellana à Capoue, que
+l'on croyait qu'il lui faudrait à peine le double de
+temps pour arriver de Turin à Naples.</p>
+
+<p>Quelques voix commençaient à prononcer le nom
+de Bonaparte.</p>
+
+<p>La reine elle-même, dans une de ses lettres, et
+nous croyons avoir cité cette lettre, disait, à propos
+de la flotte française qui menaçait la Sicile, que, sans
+aucun doute, cette flotte avait pour but d'aller chercher
+Bonaparte en Égypte. La reine avait vu juste.
+Non-seulement le Directoire pensait au retour de
+Bonaparte, mais encore son frère Joseph lui écrivait
+pour lui dire la situation de nos armées en Italie
+et presser son retour en France.</p>
+
+<p>Cette lettre avait été portée à Bonaparte, au siége
+de Saint-Jean-d'Acre, par un Grec nommé Barbaki,
+auquel on avait promis trente mille francs s'il remettait
+cette lettre à Bonaparte en personne. Or,
+Bonaparte recevait cette lettre, qui lui donnait la
+première idée de son retour en France, au mois de
+mai 1799, c'est-à-dire au moment même où avait
+lieu la marche réactionnaire du cardinal.</p>
+
+<p>Toutes ces circonstances, jointes à ce que l'absence
+du roi avait rendu quelque pouvoir au cardinal, faisaient
+faire une halte à la mort. Il en coûtait surtout
+au cardinal de laisser exécuter des hommes qu'il reconnaissait
+être garantis par sa capitulation, et, au
+nombre de ces hommes, ce fort parmi les forts, ce
+rude capitaine que nous avons vu, une échelle sur
+l'épaule, l'épée entre les dents, la bannière de l'indépendance
+à la main, escalader les murs de la cité
+qui était un fief de sa famille, Hector Caraffa, enfin,
+qu'il avait, par une lettre de sa main, invité lui-même
+à se rendre.</p>
+
+<p>Mais, pendant cette trêve entre les bourreaux et
+les condamnés, le cardinal reçut du roi la lettre suivante,
+que nous reproduisons dans toute sa naïveté.</p>
+
+<p>«Palerme, 10 août 1799.</p>
+
+<p>»Mon éminentissime, j'ai reçu votre lettre, qui
+m'a fort réjoui par tout ce qu'elle me dit de la tranquillité
+et du repos dont on jouit à Naples. J'approuve
+que vous n'ayez pas permis à Fra-Diavolo
+d'entrer à Gaete comme il le désirait; mais, tout en
+convenant avec vous que ce n'est qu'un chef de brigands,
+je n'en reconnais pas moins que nous lui
+avons de grandes obligations. Il faut donc continuer
+de s'en servir et prendre bien garde de le dégoûter.
+Mais, en même temps, il faut le convaincre de la
+nécessité d'imposer, à lui d'abord, et ensuite à ses
+hommes, le frein de la discipline, s'il veut acquérir
+un nouveau mérite à mes yeux.</p>
+
+<p>»Passons à autre chose.</p>
+
+<p>»Lorsque Pronio prit Pescara, il expédia un adjudant
+pour me donner avis qu'il avait en son pouvoir,
+et bien gardé, le célèbre comte de Ruvo, auquel
+il avait promis la vie, ce qui n'était pas en son
+pouvoir. Je lui renvoyai immédiatement le même
+adjudant avec ordre d'envoyer ledit Ruvo à Naples,
+en répondant de lui vie pour vie. Faites-moi savoir
+si Pronio a exécuté mes ordres.</p>
+
+<p>»Tenez-vous en bonne santé, et croyez-moi toujours
+votre même affectionné,</p>
+
+<p>»FERDINAND B.»</p>
+
+<p>N'est-ce pas une chose curieuse et qui mérite la
+publicité que cette lettre d'un roi qui recommande,
+dans un de ses paragraphes, de récompenser un
+brigand, et, dans un autre, de punir un grand citoyen!</p>
+
+<p>Mais plus curieux encore est ce post-scriptum:</p>
+
+<p>«En rentrant à la maison, je reçois beaucoup de
+lettres de Naples par deux bâtiments qui en arrivent.
+J'apprends par ces lettres qu'il y a eu du bruit au
+Vieux-Marché, parce qu'il ne s'y est plus fait d'exécutions,
+et, sur ce point, ni de vous, ni du gouvernement,
+je ne reçois aucune nouvelle, quoique ce
+soit votre devoir de m'en donner.</p>
+
+<p>»La junte d'État ne doit point hésiter dans ses
+opérations ni faire des rapports vagues et généraux.
+Il faut, quand les rapports sont faits, ordonner de
+les vérifier dans les vingt-quatre heures, frapper les
+chefs surtout, et, sans cérémonie aucune, les pendre.
+On m'avait promis des <i>justices</i> pour lundi: j'espère
+qu'on ne les a pas remises à un autre jour. Si
+vous laissez entrevoir que vous avez peur, <i>vous êtes
+frits.</i>»</p>
+
+<p><i>Siete friti</i>: la chose est en toutes lettres, et il est
+impossible de la traduire autrement.</p>
+
+<p>Que vous semble-t-il du «Vous êtes frits!» C'est
+peu royal, n'est-ce pas? mais c'est expressif.</p>
+
+<p>Après une pareille recommandation, il n'y avait
+plus moyen de différer. Ces lettres reçues le 10 août
+au soir, furent transmises immédiatement à la junte
+d'État.</p>
+
+<p>Comme Hector Caraffa était particulièrement
+nommé dans la lettre royale, on résolut de commencer
+par lui et par sa fournée, c'est-à-dire par ses
+compagnons de captivité.</p>
+
+<p>En conséquence, le lendemain 11, à la visite de
+midi, présidée par le Suisse Duece, l'ordre fut
+donné de rouler les matelas et de les entasser dans
+un coin.</p>
+
+<p>--Ah! ah! dit Hector Caraffa à Manthonnet, il
+paraît que c'est pour ce soir.</p>
+
+<p>Salvato passa son bras autour de la taille de Luisa
+et l'embrassa au front.</p>
+
+<p>Luisa, sans répondre, laissa tomber sa tête sur
+l'épaule de son amant.</p>
+
+<p>--Pauvre femme! murmura Éléonor, la mort
+lui sera cruelle: elle aime!</p>
+
+<p>Luisa lui tendit la main.</p>
+
+<p>--Enfin, dit Cirillo, nous allons donc connaître
+ce grand secret discuté depuis Socrate jusqu'à nous,
+à savoir si l'homme a une âme.</p>
+
+<p>--Pourquoi pas? dit Velasco. Ma guitare en a bien
+une.</p>
+
+<p>Et il tira de son instrument quelques accords mélancoliques.</p>
+
+<p>--Oui, elle a une âme quand tu la touches, dit
+Manthonnet: ta main, c'est sa vie; retire ta main
+de dessus elle, l'instrument sera mort et l'âme envolée.</p>
+
+<p>--Malheureux! qui n'y croit pas, dit Éléonor Pimentel
+en levant au ciel ses grands yeux espagnols.
+J'y crois, moi.</p>
+
+<p>--Ah! vous êtes poëte, dit Cirillo, tandis que, moi,
+je suis médecin.</p>
+
+<p>Salvato entraîna Luisa dans un angle de la prison,
+s'assit sur une pierre et la fit asseoir sur son genou.</p>
+
+<p>--Écoute, ma bien-aimée, lui dit-il, pour la première
+fois nous allons parler gravement et sérieusement
+du danger que nous courons. Ce soir, nous serons
+conduits au tribunal; cette nuit, nous serons
+condamnés; demain, nous passerons la journée en
+chapelle; après-demain, nous serons exécutés.</p>
+
+<p>Salvato sentit tout le corps de Luisa frissonner
+entre ses bras.</p>
+
+<p>--Nous mourrons ensemble, dit-elle avec un
+soupir.</p>
+
+<p>--Pauvre chère créature! c'est ton amour qui
+parle; mais, chez toi, la nature se révolte à l'idée de
+la mort.</p>
+
+<p>--Ami, au lieu de m'encourager, vas-tu m'affaiblir?</p>
+
+<p>--Oui; car je veux obtenir de toi une chose, c'est
+que tu ne meures pas.</p>
+
+<p>--Tu veux obtenir de moi que je ne meure pas?
+Dépend-il donc de moi de vivre ou de mourir?</p>
+
+<p>--Tu n'as qu'un mot à dire pour échapper à la
+mort, momentanément, du moins.</p>
+
+<p>--Et toi, vivrais-tu?</p>
+
+<p>--Tu sais qu'en te montrant cet homme vêtu
+d'un costume de moine, je t'ai dit: «Mon père! tout
+n'est pas perdu.»</p>
+
+<p>--Oui. Et tu espères qu'il pourra te sauver?</p>
+
+<p>--Un père fait des miracles pour sauver son
+enfant, et mon père est une tête puissante, un coeur
+courageux, un esprit résolu. Mon père risquera sa
+vie, non pas une fois, mais dix fois, pour sauver la
+mienne.</p>
+
+<p>--S'il te sauve, il me sauvera avec toi.</p>
+
+<p>--Et si l'on nous sépare?</p>
+
+<p>Luisa jeta un cri.</p>
+
+<p>--Crois-tu donc qu'ils seront assez inhumains
+pour nous séparer? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>--Il faut tout prévoir, dit Salvato, même le cas
+où mon père ne pourrait sauver que l'un de nous.</p>
+
+<p>--Qu'il te sauve, alors.</p>
+
+<p>Salvato sourit en haussant doucement les épaules.</p>
+
+<p>--Tu sais bien qu'en ce cas, dit-il, je n'accepterais
+pas son secours; mais...</p>
+
+<p>--Mais quoi? Achève.</p>
+
+<p>--Mais si, de ton côté, tout en restant prisonnière,
+tu ne courais plus danger de mort, il y a cent
+à parier contre un que mon père et moi te sauverions
+à ton tour.</p>
+
+<p>--Mon ami, mon cerveau se brise à chercher où
+tu veux en venir. Dis-moi tout de suite ce que tu as à
+me dire, ou je deviendrai folle.</p>
+
+<p>--Calme-toi, appuie-toi sur mon coeur et écoute.</p>
+
+<p>Luisa leva ses grands yeux interrogateurs sur son
+amant.</p>
+
+<p>--J'écoute, dit-elle.</p>
+
+<p>--Tu es enceinte, Luisa...</p>
+
+<p>Luisa tressaillit une seconde fois.</p>
+
+<p>--Oh! mon pauvre enfant! murmura-t-elle, qu'a-t-il
+fait, lui, pour mourir avec moi?</p>
+
+<p>--Eh bien, au lieu de mourir, il faut qu'il vive,
+et qu'en vivant, il sauve sa mère.</p>
+
+<p>--Que faire pour cela? Je ne te comprends p«s,
+Salvato.</p>
+
+<p>--La femme enceinte est sacrée pour la mort, et
+la loi ne peut frapper la mère que lorsqu'elle ne
+frappe plus l'enfant.</p>
+
+<p>--Que dis-tu?</p>
+
+<p>--La vérité. Attends le jugement, et, si, comme
+nous devons nous y attendre d'après ce que m'a dit
+le cardinal Ruffo, tu es condamnée d'avance, au moment
+où le juge prononcera ta sentence, déclare ta
+grossesse, et cette seule déclaration te donne un
+sursis de sept mois.</p>
+
+<p>Luisa regarda tristement Salvato.</p>
+
+<p>--Ami, dit-elle, est-ce toi, l'homme inébranlable
+dans l'honneur, qui me donnes le conseil de me
+déshonorer publiquement?</p>
+
+<p>--Je te donne le conseil de vivre, peu m'importe
+par quel moyen, pourvu que tu vives! Comprends-tu?</p>
+
+<p>Luisa continua du même ton, et comme si elle
+n'eût point entendu:</p>
+
+<p>--Tout le monde sait mon mari absent depuis
+plus de six mois, et j'irais dire hautement, quand
+on me condamnera injustement, pour un crime que
+je n'ai pas commis: «Je suis une femme infidèle,
+une épouse adultère.» Oh! je mourrais de honte,
+mon ami. Tu vois bien que mieux vaut mourir sur
+l'échafaud.</p>
+
+<p>--Mais lui?</p>
+
+<p>--Qui, lui?</p>
+
+<p>--Lui, notre enfant! As-tu le droit de le condamner
+à mort?</p>
+
+<p>--Dieu m'est témoin, mon ami, que, si, nous
+eussions vécu, que si, au sortir de mes entrailles
+déchirées, j'eusse entendu son premier vagissement,
+senti son haleine, baisé ses lèvres;--Dieu m'est
+témoin que j'eusse porté avec orgueil la honte de ma
+maternité; mais, toi mort demain, moi morte dans
+sept mois,--car il faut toujours que je meure!--le
+pauvre enfant sera non-seulement orphelin, mais
+flétri de la tache éternelle de sa naissance. Un geôlier
+impitoyable le jettera au coin d'une borne: il y
+mourra de faim, il y mourra de froid, il y sera
+écrasé sous les pieds des chevaux. Non, Salvato, qu'il
+disparaisse avec nous, et, si l'âme est immortelle,
+comme le croit Léonor et comme je l'espère aussi,
+nous nous présenterons à Dieu chargés du poids de
+nos fautes, mais conduisant avec nous l'ange qui
+nous les fera pardonner.</p>
+
+<p>--Luisa! Luisa! s'écria Salvato, pense! réfléchis!</p>
+
+<p>--Et lui! lui, là-bas, lui si bon, lui si noble, si
+grand, lorsque, sachant que j'ai eu le courage de le
+tromper, il apprendrait que je n'ai pas eu le courage
+de mourir; lorsque tout le monde autour de lui connaîtrait
+à quel prix j'ai racheté ma vie, sous quel
+fardeau de honte ne courberait-il pas le front! Oh!
+rien que de penser à cela, continua Luisa en se
+levant, mon ami, je me sens forte comme une Spartiate,
+et, si l'échafaud était là, j'y monterais en souriant!</p>
+
+<p>Salvato se laissa glisser à ses genoux et lui baisa
+passionnément la main.</p>
+
+<p>--J'ai fait ce que je devais faire, lui dit-il; je te
+remercie de faire ce que tu dois!</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XCII
+<br><br>
+LE TRIBUNAL DE MONTE-OLIVETO</h3>
+<br>
+
+<p>Hector Caraffa ne s'était point trompé. A neuf
+heures du soir, on entendit les pas alourdis d'une
+troupe armée dans l'escalier qui conduisait au cachot
+des prisonniers; la porte s'ouvrit, et l'on vit dans la
+pénombre reluire les fusils des soldats.</p>
+
+<p>Les geôliers entrèrent; ils portaient des chaînes
+qu'ils jetèrent sur le pavé du cachot et qui, en tombant,
+rendirent un son lugubre.</p>
+
+<p>Le sang du noble comte de Ruvo se révolta.</p>
+
+<p>--Des chaînes! des chaînes! s'écria-t-il; ce n'est
+point pour nous, je présume?</p>
+
+<p>--Bon! Et pour qui donc voulez-vous que ce soit?
+demanda en goguenardant un des geôliers.</p>
+
+<p>Hector fit un geste de menace, chercha autour de
+lui un objet quelconque dont il pût se faire une
+arme, et, n'en trouvant point, il pesa du regard le
+rocher qui couvrait l'orifice du puits, et, comme
+Ajax, fut près de le soulever.</p>
+
+<p>Cirillo l'arrêta.</p>
+
+<p>--Ami, lui dit-il, la cicatrice la plus honorable,
+après celle que le fer de l'ennemi laisse au bras d'un
+héros, c'est celle que laissent au bras d'un patriote
+les chaînes d'un tyran. Voici mon bras; où sont nos
+chaînes?</p>
+
+<p>Et le noble vieillard tendit ses deux bras.</p>
+
+<p>Lorsque la porte s'était ouverte, Velasco, selon
+son habitude, jouait de la guitare et chantait, en
+s'accompagnant, une gaie chanson napolitaine. Les
+geôliers étaient entrés, ils avaient jeté leurs chaînes
+sur le pavé, et Velasco ne s'était pas interrompu.</p>
+
+<p>Hector Caraffa regarda tour à tour Dominique
+Cirillo et l'imperturbable chanteur.</p>
+
+<p>--Je suis honteux, dit-il; car je crois, en vérité,
+qu'il y a ici deux hommes qui sont plus braves que
+moi.</p>
+
+<p>Et il tendit les bras à son tour.</p>
+
+<p>Puis vint celui de Manthonnet.</p>
+
+<p>Puis Salvato s'approcha. Pendant qu'on l'enchaînait,
+Éléonor Pimentel et Michele, qui n'avaient pas
+perdu de vue Luisa pendant tout le temps qu'elle
+avait parlé à part avec son amant, soutenaient la
+jeune femme, tout près de tomber.</p>
+
+<p>Salvato enchaîné, Michele poussa un soupir, plutôt
+causé par le chagrin de quitter sa soeur que par la
+honte du traitement qu'il subissait, et s'approcha du
+geôlier.</p>
+
+<p>Velasco continuait de chanter sans que l'on pût reconnaître
+la moindre altération dans sa voix.</p>
+
+<p>Un geôlier vint à lui: il fit signe qu'on lui laissât
+finir son couplet, et, le couplet fini, brisa sa guitare
+et tendit les bras.</p>
+
+<p>On ne jugea point à propos d'enchaîner les
+femmes.</p>
+
+<p>Une portion des soldats remontèrent l'escalier, afin
+de laisser entre eux et leurs compagnons une place
+que prirent les prisonniers, car on ne pouvait monter
+que deux de front par l'étroite échelle; puis le reste
+du détachement se mit à leur suite, et l'on arriva
+dans la cour.</p>
+
+<p>Là, les soldats se placèrent sur deux rangs enfermant
+entre eux les prisonniers.</p>
+
+<p>D'autres soldats, placés en serre-file et portant des
+torches, éclairaient la marche funèbre.</p>
+
+<p>On parcourut ainsi, au milieu des insultes des lazzaroni,
+toute la rue Medina; on passa devant la maison
+des deux Backer, où redoublèrent les injures, la
+San-Felice ayant été reconnue; puis on prit la strada
+Monte-Oliveto, au bout de laquelle, sur le largo du
+même nom, s'ouvrait la porte du couvent transformé
+en tribunal.</p>
+
+<p>Les juges, disons mieux, les bourreaux, siégeaient
+au second étage.</p>
+
+<p>La grande salle, celle du réfectoire, avait été transformée
+en chambre de justice.</p>
+
+<p>Tendue de noir, elle n'avait d'autre ornement que
+des trophées de drapeaux aux armes des Bourbons
+de Naples et d'Espagne, et un immense Christ placé
+au-dessus de la tête du président, symbole de douleur,
+non d'équité, et qui semblait être là pour prouver
+que la justice humaine avait toujours été égarée,
+soit par la haine, soit par l'abjection, soit par la
+crainte.</p>
+
+<p>On fit passer les prisonniers par un couloir obscur
+longeant le prétoire; ils pouvaient entendre les rugissements
+de la foule qui les attendait.</p>
+
+<p>--Peuple immonde! murmura Hector Caraffa;
+sacrifiez-vous donc pour lui!</p>
+
+<p>--Ce n'est pas pour lui seulement que nous nous
+sacrifions, répondit Cirillo; c'est pour l'humanité tout
+entière. Le sang des martyrs est un terrible dissolvant
+pour les trônes!</p>
+
+<p>On ouvrit la porte qui conduisait à l'estrade préparée
+pour les prévenus. Un flot de lumière, une
+bouffée de chaleur, une tempête de cris, arrivèrent
+jusqu'à eux.</p>
+
+<p>Hector Caraffa, qui marchait le premier, s'arrêta
+comme suffoqué.</p>
+
+<p>--Entre là comme à Andria, dit Cirillo.</p>
+
+<p>Et l'intrépide capitaine apparut le premier sur
+l'estrade.</p>
+
+<p>Chacun de ses compagnons fut accueilli, comme il
+l'avait été lui-même, par des cris et des huées.</p>
+
+<p>A la vue des femmes, les cris et les huées redoublèrent.</p>
+
+<p>Salvato, voyant plier Luisa comme un roseau,
+lui passa son bras autour de la taille et la soutint.</p>
+
+<p>Puis il embrassa toute la salle d'un regard.</p>
+
+<p>Au premier rang des spectateurs, appuyé à la balustrade
+qui séparait le public des juges, était un
+moine bénédictin.</p>
+
+<p>Au moment ou les yeux de Salvato se fixèrent
+sur lui, il leva son capuchon.</p>
+
+<p>--Mon père! murmura tout bas Salvato à l'oreille
+de Luisa.</p>
+
+<p>Et Luisa se releva sous un rayon d'espoir, comme
+un beau lis sous un rayon de soleil.</p>
+
+<p>Les yeux des autres prévenus, qui n'avaient personne
+à chercher dans la salle, se portèrent sur le
+tribunal.</p>
+
+<p>Il se composait de sept juges, y compris le président,
+assis dans un hémicycle, en souvenir probablement
+de l'aréopage athénien.</p>
+
+<p>Les défenseurs et le procureur des accusés, dernière
+raillerie d'un semblant de justice, étaient
+adossés à l'estrade des accusés, avec lesquels ils
+n'avaient pas même été mis en communication.</p>
+
+<p>Un seul des conseillers manquait: don Vicenzo
+Speciale, le juge du roi.</p>
+
+<p>On savait si bien qu'il parlait au nom de Sa
+Majesté Sicilienne, que, quoique simple conseiller
+de nom, il était le véritable président du tribunal.</p>
+
+<p>Il est vrai qu'il y avait un homme qui luttait de
+zèle avec lui: c'était l'homme qui avait réduit
+les gages du bourreau, le procureur fiscal Guidobaldi.</p>
+
+<p>Les prévenus s'assirent.</p>
+
+<p>Quoique les fenêtres de la salle du tribunal, située
+au second étage, fussent ouvertes, les nombreux
+spectateurs et les nombreuses lumières rendaient
+l'atmosphère presque impossible à respirer.</p>
+
+<p>--Par le Christ! dit Hector Caraffa, on voit bien
+que nous sommes dans l'antichambre de l'enfer; on
+étouffe ici!</p>
+
+<p>Guidobaldi se retourna vivement vers lui.</p>
+
+<p>--Tu étoufferas bien autrement, lui dit-il, quand
+la corde te serrera la gorge!</p>
+
+<p>--Oh! monsieur, répondit Hector Caraffa, on voit
+bien que vous n'avez pas l'honneur de me connaître.
+On ne pend pas un homme de mon nom; on lui
+coupe le cou, et, alors, au lieu de ne pas respirer
+assez, il respire trop.</p>
+
+<p>En ce moment, un frémissement qui ressemblait
+à de la terreur parcourut la salle: la porte du cabinet
+des délibérations venait de s'ouvrir, et Speciale
+entrait.</p>
+
+<p>C'était un homme de cinquante-cinq à soixante
+ans, aux traits fortement accusés, aux cheveux plats
+et tombant le long de ses tempes, aux yeux noirs,
+petits, vifs, haineux, s'arrêtant avec une fixité qui
+devenait douloureuse pour celui sur lequel ils s'arrêtaient;
+un nez en bec de corbin s'abaissait sur des
+lèvres minces et sur un menton s'avançant presque
+de la longueur du nez.</p>
+
+<p>Cette tête se maintenait droite, malgré la bosse
+bien visible, qui, par derrière, soulevait la longue
+robe noire du conseiller. Il eût été grotesque s'il ne
+se fût rendu terrible.</p>
+
+<p>--J'ai toujours remarqué, dit Cirillo à Hector
+Caraffa à demi-voix, et cependant assez haut pour
+être entendu, que les hommes laids étaient méchants,
+les contrefaits pires. Et voilà, dit-il en montrant du
+doigt Speciale, voilà qui vient encore à l'appui de
+ma remarque.</p>
+
+<p>Speciale entendit ces paroles, fit tourner sa tête
+comme sur un pivot et chercha des yeux celui qui
+les avait prononcées.</p>
+
+<p>--Tournez-vous davantage, monsieur le juge,
+lui dit Michele, votre bosse nous empêche de voir.</p>
+
+<p>Et il éclata de rire, enchanté d'avoir mêlé son mot
+à la conversation.</p>
+
+<p>Cet éclat de rire eut dans la salle un écho homérique.</p>
+
+<p>Si cela continuait, la séance promettait d'être
+amusante pour les spectateurs.</p>
+
+<p>Speciale devint livide; mais, presque aussitôt, le
+rouge lui monta au visage comme s'il allait avoir un
+coup de sang.</p>
+
+<p>D'une seule enjambée, il franchit la distance qui
+le séparait de son fauteuil, et y tomba assis en grinçant
+des dents avec rage.</p>
+
+<p>--Voyons, dit-il, et procédons vivement. Comte de
+Ruvo, vos noms, prénoms, qualité, âge et profession?</p>
+
+<p>--Mes noms? répondit celui à qui la question
+était adressée, Ettore Caraffa, comte de Ruvo, des
+princes d'Andria. Mon âge? Trente-deux ans. Ma
+profession? Patriote.</p>
+
+<p>--Qu'avez-vous fait pendant la soi-disant République?</p>
+
+<p>--Vous pouvez prendre la chose de plus haut et
+me demander ce que j'ai fait sous la monarchie?</p>
+
+<p>--Inutile.</p>
+
+<p>--Ce n'est pas mon avis, et je vais vous le dire:
+j'ai conspiré, j'ai été mis au château Saint-Elme par
+cet immonde Vanni, qui ne se doutait pas, en se
+coupant la gorge, que l'on pouvait trouver pire que
+lui; je me suis sauvé; j'ai rejoint le brave et illustre
+Championnet; je l'ai aidé, avec mon ami Salvato,
+que voilà, à battre le général Mack à Civita-Castellana.</p>
+
+<p>--Donc, interrompit Speciale, vous avez servi
+contre votre pays?</p>
+
+<p>--Contre mon pays, non; contre le roi Ferdinand,
+oui. Mon pays est Naples, et la preuve que
+Naples n'a pas été d'avis que j'avais servi contre
+mon pays, c'est qu'elle m'a prié de la servir encore
+avec le grade de général.</p>
+
+<p>--Ce que vous avez accepté?</p>
+
+<p>--De grand coeur.</p>
+
+<p>--Messieurs, dit Speciale, j'espère que nous ne
+prendrons pas même la peine de délibérer sur le
+châtiment à infliger à ce traître, à ce renégat.</p>
+
+<p>Ruvo se leva, ou plutôt bondit sur ses pieds.</p>
+
+<p>--Ah! misérable, dit-il en secouant ses fers et en
+se penchant vers Speciale, ce sont ces chaînes qui te
+donnent le courage de m'insulter! Si j'étais libre, tu
+me parlerais autrement.</p>
+
+<p>--A mort! dit Speciale; et, comme tu as le droit,
+en ta qualité de prince, d'avoir la tête tranchée, tu
+l'auras, mais par la guillotine.</p>
+
+<p>--<i>Amen!</i> dit Hector se rasseyant avec la plus
+grande insouciance et tournant le dos au tribunal.</p>
+
+<p>--A toi, Cirillo! dit Speciale. Tes noms, ton âge,
+ta qualité?</p>
+
+<p>--Dominique Cirillo, répondit d'une voix calme
+celui qui était interrogé. J'ai soixante ans. Sous la
+monarchie, j'ai été médecin; sous la République, représentant
+du peuple.</p>
+
+<p>--Et devant moi, aujourd'hui, qu'es-tu?</p>
+
+<p>--Devant toi, lâche! je suis un héros.</p>
+
+<p>--A mort! hurla Speciale.</p>
+
+<p>--A mort!... répéta comme un écho funèbre le
+tribunal.</p>
+
+<p>--Passons. A toi, là-bas! à toi, qui portes l'uniforme
+de général de la soi-disant République!</p>
+
+<p>--A moi? dirent, en même temps, Manthonnet et Salvato.</p>
+
+<p>--Non, à toi qui as été ministre de la guerre. Vite,
+tes noms!...</p>
+
+<p>Manthonnet l'interrompit.</p>
+
+<p>--Gabriel Manthonnet, quarante-deux ans.</p>
+
+<p>--Qu'as-tu fait sous la République?</p>
+
+<p>--De grandes choses, mais pas assez grandes encore,
+puisque nous avons fini par capituler.</p>
+
+<p>--Qu'as-tu à dire pour ta défense
+
+--J'ai capitulé.</p>
+
+<p>--Ce n'est point assez.</p>
+
+<p>--C'est fâcheux; mais je n'ai pas d'autre réponse
+à faire à ceux qui foulent aux pieds la loi
+sainte des traités.</p>
+
+<p>--A mort!</p>
+
+<p>--A mort! répéta le tribunal.</p>
+
+<p>--Et toi, Michele le Fou! continua Speciale. Qu'as-tu
+fait sous la République?</p>
+
+<p>--Je suis devenu sage, répondit Michele.</p>
+
+<p>--As-tu quelque chose à dire pour ta défense?</p>
+
+<p>--Ce serait inutile.</p>
+
+<p>--Pourquoi?</p>
+
+<p>--Parce que la sorcière Nanno m'a prédit que je
+serais colonel, puis pendu. J'ai été colonel; il me
+reste à être pendu. Tout ce que je pourrais dire ne
+m'en empêcherait pas. Ainsi donc, ne vous gênez pas
+pour chanter votre refrain: «A mort!»</p>
+
+<p>--A mort! répéta Speciale. A vous maintenant,
+continua-t-il en montrant du doigt la Pimentel.</p>
+
+<p>Elle se leva, belle, calme et grave comme une
+matrone antique.</p>
+
+<p>--Moi? dit-elle. Je me nomme Leonora Fonseca
+Pimentel; je suis âgée de trente-deux ans.</p>
+
+<p>--Qu'avez-vous à dire pour votre défense?</p>
+
+<p>--Rien; mais j'ai beaucoup à dire pour mon accusation,
+puisque, aujourd'hui, ce sont les héros que
+l'on accuse et les lâches que l'on récompense.</p>
+
+<p>--Dites alors, puisqu'il vous plaît de vous accuser
+vous-même.</p>
+
+<p>--J'ai la première crié aux Napolitains: «Vous
+êtes libres!» j'ai publié un journal dans lequel j'ai
+dévoilé les parjures, les lâchetés, les crimes des
+tyrans; j'ai dit, sur le théâtre San-Carlo, l'<i>Hymne
+à la Liberté</i>, de Monti; j'ai...</p>
+
+<p>--Assez, interrompit Speciale; vous continuerez
+votre panégyrique en marchant à la potence.</p>
+
+<p>Leonora se rassit, calme, comme elle s'était levée.</p>
+
+<p>--A toi, l'homme à la guitare! dit Speciale,
+s'adressant à Velasco; car on m'a dit que tu passais
+ton temps à jouer de la guitare dans ta prison.</p>
+
+<p>--Est-ce un crime de lèse-majesté?</p>
+
+<p>--Non; et, si tu n'avais fait que cela, quoique ce
+soit le plaisir d'un fainéant, tu ne serais point ici.
+Mais, puisque tu y es, fais-moi le plaisir de nous dire
+tes noms, prénoms, âge, qualité.</p>
+
+<p>--Et s'il ne me plaît point de vous répondre?</p>
+
+<p>--Cela ne m'empêchera pas de t'envoyer à la
+mort.</p>
+
+<p>--Bon! dit Velasco, j'irai bien sans que tu m'y
+envoies.</p>
+
+<p>Et, d'un seul bond, d'un bond de jaguar, il sauta
+par-dessus l'estrade et tomba au milieu du prétoire.
+Alors, sans qu'on eût le temps de l'arrêter, sans que
+l'on pût même deviner son intention, il s'élança
+vers la fenêtre en faisant tournoyer ses chaînes et en
+criant:</p>
+
+<p>--Place! place!</p>
+
+<p>Chacun s'écarta devant lui. Il bondit sur le rebord
+de la croisée, mais n'y demeura qu'un instant. Toute
+la salle poussa un cri de terreur: il venait de plonger
+dans le vide. Puis, presque aussitôt, on entendit la
+chute d'un corps pesant qui s'écrasait sur le pavé.</p>
+
+<p>Velasco était allé, comme il l'avait dit, à la mort,
+sans que Speciale l'y envoyât: il s'était brisé le
+crâne.</p>
+
+<p>Il se fit un instant de silence pénible dans cette
+salle si bruyante. Juges, accusés, spectateurs frissonnaient.
+Luisa se jeta entre les bras de son amant.</p>
+
+<p>--Faut-il lever la séance? demanda le président.</p>
+
+<p>--Pourquoi cela? dit Speciale. Vous l'eussiez
+condamné à mort: il s'est donné la mort lui-même;
+justice est faite. Répondez, monsieur le Français,
+continua-t-il en s'adressant à Salvato, et dites comment
+il se fait que vous comparaissiez devant nous.</p>
+
+<p>--Je comparais devant vous, dit Salvato, parce
+que je suis, non pas Français, mais Napolitain. Je
+me nomme Salvato Palmieri: j'ai vingt-six ans;
+j'adore la liberté, je déteste la tyrannie. C'est moi
+que la reine a voulu faire assassiner par son sbire
+Pasquale de Simone; c'est moi qui ai eu l'audace,
+en me défendant contre six assassins, d'en tuer deux
+et d'en blesser deux. J'ai mérité la mort: condamnez-moi.</p>
+
+<p>--Allons, dit Speciale, il ne faut pas refuser à ce
+digne patriote ce qu'il demande: la mort!</p>
+
+<p>--La mort! répéta le tribunal.</p>
+
+<p>Luisa s'attendait à ce résultat, et cependant elle
+laissa échapper un soupir qui ressemblait à un gémissement.</p>
+
+<p>Le moine bénédictin leva son capuchon et échangea
+un regard rapide avec Salvato.</p>
+
+<p>--La! maintenant, dit Speciale, au tour de la
+signora, et ce sera fini. Allons, quoique nous la sachions
+aussi bien que vous, contez-nous votre petite
+affaire. Nom, prénoms, âge et qualité, et, ensuite,
+nous passerons aux Backer.</p>
+
+<p>--Levez-vous, Luisa, et appuyez-vous à mon
+épaule, dit tout bas Salvato.</p>
+
+<p>Luisa se leva et prit le point d'appui qui lui était
+offert.</p>
+
+<p>En la voyant si jeune, si belle, si modeste, les
+spectateurs laissèrent échapper un murmure d'admiration
+et de pitié.</p>
+
+<p>--Huissier, dit Speciale, faites faire silence.</p>
+
+<p>--Silence! cria l'huissier.</p>
+
+<p>--Parlez, dit Salvato.</p>
+
+<p>--Je me nomme Luisa Molina San-Felice, dit la
+jeune femme d'une voix douce et tremblante; j'ai
+vingt-trois ans; je suis innocente du crime dont on
+m'accuse, mais je ne demande pas mieux que de
+mourir.</p>
+
+<p>--Alors, dit Speciale, impatient des marques de
+sympathie que de tous côtés on donnait à l'accusée;
+alors, vous prétendez que ce n'est pas vous qui avez
+dénoncé les banquiers Backer?</p>
+
+<p>--Elle le prétend d'autant plus justement, dit
+Michele, que la personne qui les a dénoncés, c'est
+moi; celui qui a été chez le général Championnet,
+c'est moi; celui qui a donné le conseil d'interroger
+Giovannina, c'est moi. Elle n'est pour rien dans tout
+cela, pauvre petite soeur! Aussi, vous pouvez bien la
+renvoyer tranquillement, elle, et lui demander des
+prières, comme à une sainte qu'elle est.</p>
+
+<p>--Tais-toi, Michele, tais-toi!... murmura Luisa.</p>
+
+<p>--Parle, au contraire, parle, Michele! dit Salvato.</p>
+
+<p>--Et je puis d'autant mieux parler, dit le lazzarone,
+qu'à cette heure où je suis condamné, il ne
+m'en reviendra ni plus ni moins. Pendu pour pendu,
+autant dire la vérité. Ce sont les mensonges qui
+étranglent les honnêtes gens, et non la corde. Eh
+bien, je disais donc que la Madone du pied de la
+Grotte, sa voisine, n'est pas plus pure qu'elle. Elle
+revenait tout exprès de Paestum pour les prévenir,
+ces pauvres Backer, quand elle les a rencontrés aux
+mains des soldats qui les conduisaient au Château-Neuf;
+et, avant de mourir, le fils lui a écrit pour
+lui dire qu'il savait bien que ce n'était point elle,
+mais que c'était moi qui étais la cause de sa mort.
+Donne la lettre, petite soeur, donne-la! Ces messieurs
+la liront; ils sont trop justes pour te condamner si tu
+es innocente.</p>
+
+<p>--Je ne l'ai point, murmura la San-Felice: je ne
+sais ce que j'en ai fait.</p>
+
+<p>--Je l'ai, moi, dit vivement Salvato; fouille dans
+cette poche, Luisa, et donne-la.</p>
+
+<p>--Tu le veux, Salvato! murmura Luisa.</p>
+
+<p>Puis, plus bas encore.</p>
+
+<p>--Et s'il allaient faire grâce!</p>
+
+<p>--Plût au ciel!</p>
+
+<p>--Mais toi?</p>
+
+<p>--Mon père est là.</p>
+
+<p>Luisa prit la lettre dans la poche de Salvato et la
+tendit au juge.</p>
+
+<p>--Messieurs, dit Speciale, cette lettre fût-elle de
+la main de Backer, vous ne lui accorderiez, je l'espère
+bien, que la confiance qu'elle mérite. Vous
+savez que Backer fils était l'amant de cette femme.</p>
+
+<p>--L'amant? s'écria Salvato. Oh! misérable! ne
+touche pas cette immaculée, même avec tes paroles!</p>
+
+<p>--Amoureux de moi, voulez-vous dire, monsieur?</p>
+
+<p>--Et amoureux jusqu'à la folie, car il n'y a qu'un
+fou qui puisse confier à une femme le secret d'une
+conspiration.</p>
+
+<p>--Lisez la lettre, dit Salvato en se levant, et tout
+haut.</p>
+
+<p>--Oui, tout haut! tout haut! cria l'auditoire.</p>
+
+<p>Speciale fut donc forcé d'obéir à cette voix publique,
+et lut la lettre que nous connaissons, et par
+laquelle André Backer, comme preuve de sa confiance
+envers Luisa, et de sa conviction qu'elle n'était
+pour rien dans la dénonciation du complot royaliste,
+donnait à la jeune femme la mission de distribuer
+une somme de quatre cent mille ducats aux victimes
+de la guerre civile.</p>
+
+<p>Les juges se regardèrent: il n'y avait pas moyen
+de condamner sur un fait aussi complètement démenti,
+où la victime absolvait et où le coupable se
+dénonçait lui-même.</p>
+
+<p>Cependant, l'ordre du roi était positif: il fallait
+condamner, et condamner à mort.</p>
+
+<p>Mais Speciale n'était point homme à demeurer
+embarrassé pour si peu.</p>
+
+<p>--C'est bien, dit-il, le tribunal abandonne ce chef
+d'accusation.</p>
+
+<p>Un murmure favorable accueillit ces paroles.</p>
+
+<p>--Mais, continua Speciale, vous êtes accusée d'un
+autre crime, non moins grave.</p>
+
+<p>--Lequel? demandèrent en même temps Luisa et
+Salvato.</p>
+
+<p>--Vous êtes accusée d'avoir donné asile à un
+homme qui venait à Naples pour conspirer contre le
+gouvernement, de l'avoir gardé six semaines chez
+vous, et de ne l'avoir laissé sortir que pour aller
+combattre les troupes du roi légitime.</p>
+
+<p>Luisa, pour toute réponse, baissa la tête et regarda
+tendrement Salvato.</p>
+
+<p>--Ah bien, en voilà une bonne! dit Michele. Est-ce
+qu'elle pouvait le laisser mourir à sa porte, sans
+secours? est-ce que la première loi de l'Évangile
+n'est pas de secourir notre prochain?</p>
+
+<p>--Les traîtres, interrompit Speciale, ne sont le
+prochain de personne.</p>
+
+<p>Puis, comme il était pressé d'en finir avec cette
+affaire, à laquelle plus qu'il n'eût voulu s'attachait
+l'intérêt public:</p>
+
+<p>--Ainsi, dit-il, vous avouez avoir reçu, caché,
+soigné un conspirateur, qui n'est sorti de chez vous
+que pour aller rejoindre les Français et les jacobins?</p>
+
+<p>--Je l'avoue, dit Luisa.</p>
+
+<p>--Cela suffit. C'est de la trahison, le crime est capital.
+A mort!</p>
+
+<p>--A mort! répéta sourdement le tribunal.</p>
+
+<p>Un long et douloureux murmure s'éleva de l'auditoire.
+Luisa San-Felice, calme et la main sur son
+coeur, se tourna vers les spectateurs pour les remercier;
+mais, tout à coup, elle s'arrêta, immobile et
+l'oeil fixe.</p>
+
+<p>--Qu'as-tu? lui demanda Salvato.</p>
+
+<p>--Là, là, vois-tu? dit-elle sans faire aucun geste
+et en se penchant en avant. Lui! lui! lui!</p>
+
+<p>Salvato se pencha à son tour du côté que lui indiquait
+Luisa et vit un homme de cinquante-cinq à
+soixante ans, vêtu de noir avec élégance, portant la
+croix de Malte brodée sur son habit. Il s'avançait
+lentement vers le tribunal, à travers la foule qui s'écartait
+devant lui.</p>
+
+<p>Il ouvrit la balustrade qui séparait le public de la
+junte, s'avança jusqu'au milieu du prétoire, et, s'adressant
+aux juges, qui le regardaient avec étonnement:</p>
+
+<p>--Vous venez de condamner cette femme à mort,
+dit-il; mais je viens vous dire que votre jugement ne
+peut recevoir son exécution.</p>
+
+<p>--Et pourquoi cela? demanda Speciale.</p>
+
+<p>--Parce qu'elle est enceinte, répondit-il.</p>
+
+<p>--Et comment le savez-vous?</p>
+
+<p>--Je suis son mari, le chevalier San-Felice.</p>
+
+<p>Il y eut un cri de joie dans l'auditoire, un cri d'admiration
+sur l'estrade des prévenus. Speciale pâlit
+en sentant que sa proie lui échappait. Les juges, inquiets,
+se regardèrent.</p>
+
+<p>--Luciano! Luciano! murmura Luisa en tendant
+les mains vers le chevalier, tandis que de grosses larmes
+d'attendrissement coulaient de ses yeux.</p>
+
+<p>Le chevalier s'avança vers l'estrade: les soldats
+s'écartèrent d'eux-mêmes.</p>
+
+<p>Il prit la main de sa femme et la baisa tendrement.</p>
+
+<p>--Ah! tu avais bien raison, Luisa, dit tout bas
+Salvato: cet homme est un ange, et je suis honteux
+d'être si peu de chose près de lui.</p>
+
+<p>--Conduisez les condamnés à la Vicaria, dit Speciale;
+et, ajouta-il, remmenez cette femme au Château-Neuf.</p>
+
+<p>La porte qui avait donné passage aux prévenus
+s'ouvrit pour laisser sortir les condamnés; mais,
+avant de quitter l'estrade, Salvato eut encore le
+temps d'échanger un dernier regard avec son père.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XCIII
+<br><br>
+EN CHAPELLE</h3>
+<br>
+
+<p>Selon l'ordre donné par Speciale, les condamnés
+furent conduits à la Vicaria, et Luisa ramenée au
+Château-Neuf.</p>
+
+<p>Toutefois, les deux amants, trouvant dans les soldats
+plus de pitié que dans les juges, eurent le loisir
+de se faire leurs adieux et d'échanger un dernier
+baiser.</p>
+
+<p>Plein de confiance dans son père, Salvato affirma,
+à son amie qu'il avait bonne espérance, et que,
+cette espérance, il ne la perdrait même pas au pied
+de l'échafaud.</p>
+
+<p>Luisa ne répondait que par ses larmes.</p>
+
+<p>Enfin, à la porte, il fallut se séparer.</p>
+
+<p>Les condamnés prirent par la calata Trinita-Maggiore,
+par la strada Trinita et par le vico Stoto; après
+quoi, la rue des Tribunaux les conduisit tout droit à
+la Vicaria.</p>
+
+<p>Luisa, au contraire, redescendit la strada Monte-Oliveto,
+la strada Medina et rentra au Château-Neuf,
+où, en vertu d'une recommandation du prince François,
+apportée par un homme inconnu, elle fut enfermée
+dans une chambre particulière.</p>
+
+<p>Nous n'essayerons pas de peindre la situation dans
+laquelle on la laissa: c'est à nos lecteurs de s'en faire
+une idée.</p>
+
+<p>Quant aux condamnés, ils s'acheminaient, comme
+nous l'avons dit, vers la Vicaria, jusqu'à la porte de
+laquelle leur firent cortége ceux qui avaient assisté à
+la séance du jugement.</p>
+
+<p>Il faut en excepter, cependant le chevalier San-Felice
+et le moine, qui s'étaient rapprochés l'un de
+l'autre, courant ensemble, au premier angle de la
+strada della Guercia, c'est-à-dire à l'angle du vico
+du même nom.</p>
+
+<p>La porte de la Vicaria était constamment ouverte;
+elle recevait du tribunal les condamnés, les gardait
+douze, quatorze, quinze heures, puis les rejetait à
+l'échafaud.</p>
+
+<p>La cour était pleine de soldats. Le soir, on étendait
+pour eux des matelas sous les arcades, et ils y couchaient,
+enveloppés dans leur capote ou dans leur
+manteau. D'ailleurs, on était aux jours les plus
+chauds de l'année.</p>
+
+<p>Les condamnés rentrèrent vers deux heures du
+matin, et furent conduits directement en chapelle.</p>
+
+<p>Ils étaient évidemment attendus: la chambre où
+se trouvait l'autel était éclairée avec des cierges;
+l'autre, avec une lampe suspendue au plafond.</p>
+
+<p>A terre étaient six matelas.</p>
+
+<p>Une escouade de geôliers attendaient dans cette
+chambre.</p>
+
+<p>Les soldats s'arrêtèrent sur la porte, prêts à faire
+feu si, au moment où l'on ôterait les chaînes aux
+condamnés, quelque rébellion se manifestait parmi
+eux.</p>
+
+<p>Ce n'était point à craindre. Arrivé à ce point,
+chacun d'eux se sentait non-seulement sous le regard
+curieux des contemporains, mais encore sous le
+regard impartial de la postérité, et nul n'était assez
+ennemi de sa renommée pour obscurcir, par quelque
+imprudente colère, la sérénité de sa mort.</p>
+
+<p>Ils se laissèrent donc, avec la même tranquillité
+que s'il s'agissait d'autres qu'eux, détacher les
+chaînes qui leur liaient les mains et mettre aux pieds
+celles qui les scellaient au parquet.</p>
+
+<p>L'anneau était assez près du lit et la chaîne assez
+longue pour que le condamné pût se coucher.</p>
+
+<p>Levé, il ne pouvait pas s'écarter du lit de plus
+d'un pas.</p>
+
+<p>En dix minutes, la double opération fut faite: les
+geôliers se retirèrent les premiers, les soldats ensuite.</p>
+
+<p>Puis la porte, avec ses triples verrous et ses doubles
+barres, se referma sur eux.</p>
+
+<p>--Mes amis, dit Cirillo, dès que le dernier grincement
+des portes fut éteint, laissez-moi, comme médecin,
+vous donner un conseil.</p>
+
+<p>--Ah! pardieu! dit en riant le comte de Ruvo, il
+sera le bienvenu, attendu que je me sens bien malade;
+si malade, que je ne passerai pas trois heures
+de l'après-midi.</p>
+
+<p>--Aussi, mon cher comte, répliqua Cirillo, ai-je
+dit un conseil et non pas une ordonnance.</p>
+
+<p>--Oh! alors, je retire mon observation: prenons
+que je n'ai rien dit.</p>
+
+<p>--Je parie, fit à son tour Salvato, que je devine le
+conseil que vous alliez nous donner, mon cher Hippocrate:
+vous alliez nous conseiller de dormir, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>--Justement: le sommeil, c'est la force, et, quoique
+nous soyons hommes, l'heure venue, nous aurons
+besoin de notre force, et de toute notre force.</p>
+
+<p>--Comment, mon cher Cirillo, dit Manthonnet,
+vous qui êtes un homme de précaution, comment
+ne vous êtes-vous pas, dans la prévision de cette
+heure, prémuni d'une certaine poudre ou d'une liqueur
+quelconque qui nous dispense de danser au
+bout d'une corde, en face de ces imbéciles de lazzaroni,
+la gigue ridicule dont nous sommes menacés!</p>
+
+<p>--J'y ai pensé; mais, égoïste que je suis, ne me
+doutant pas que nous dussions mourir de compagnie,
+je n'y ai pensé que pour moi seul. Cette bague,
+comme celle d'Annibal, renferme la mort de celui
+qui la porte.</p>
+
+<p>--Ah! dit Caraffa, je comprends maintenant
+pourquoi vous nous conseillez de dormir: vous
+vous seriez endormi avec nous, mais vous ne vous
+seriez pas réveillé.</p>
+
+<p>--Tu te trompes, Hector. Je suis parfaitement
+décidé à mourir comme vous et avec vous, et, s'il y
+a quelqu'un qui ait mal dormi et qui, au moment de
+faire le grand voyage, se sente quelque faiblesse,
+cette bague est à lui.</p>
+
+<p>--Diable! fit Michele, c'est tentant.</p>
+
+<p>--La veux-tu, pauvre enfant du peuple, qui n'as
+pas comme nous, pour t'aider à mourir, la ressource
+de la science et de la philosophie? demanda Cirillo.</p>
+
+<p>--Merci, merci, docteur! dit Michele; ce serait du
+poison perdu.</p>
+
+<p>--Pourquoi cela?</p>
+
+<p>--Mais parce que la vieille Nanno m'a prédit que
+je serais pendu, et que rien ne peut m'empêcher
+d'être pendu. Faites donc votre cadeau à quelqu'un
+qui soit libre de mourir à sa façon
+
+--J'accepte, docteur, dit la Pimentel; j'espère
+ne pas m'en servir; mais je suis femme, et, au moment
+suprême, je puis avoir un moment de faiblesse.
+Si ce malheur m'arrive, vous me pardonnerez, n'est-ce
+pas?</p>
+
+<p>--La voici; mais vous avez tort de douter de
+vous-même, dit Cirillo: je réponds de vous.</p>
+
+<p>--N'importe! fit Éléonor en tendant la main,
+donnez toujours.</p>
+
+<p>Le matelas du docteur était trop éloigné de celui
+d'Éléonor Pimentel pour que Cirillo passât l'anneau
+de la main à la main; mais il le donna au prisonnier
+le plus proche de lui, qui le fit passer à son voisin,
+lequel le remit à Éléonor.</p>
+
+<p>--On dit, fit celle-ci, que, lorsqu'on apporta à
+Cléopâtre l'aspic couché dans un panier de figues,
+elle commença par caresser le reptile en disant:
+«Sois la bienvenue, hideuse petite bête! tu me
+sembles belle, à moi, car tu es la liberté.» Toi aussi,
+tu es la liberté, ô bague précieuse, et je te baise
+comme une soeur.</p>
+
+<p>Salvato, ainsi qu'on l'a vu, n'avait point pris part
+à la conversation. Il se tenait assis sur son lit, les
+coudes posés sur ses genoux, sa tête dans ses mains.</p>
+
+<p>Hector Caraffa le regardait avec inquiétude. De
+son matelas, il pouvait atteindre jusqu'à lui.</p>
+
+<p>--Dors-tu ou rêves-tu? demanda-t-il.</p>
+
+<p>Salvato tira de ses mains sa tête parfaitement
+calme, et qui n'était triste que parce que la tristesse
+était le caractère de cette physionomie.</p>
+
+<p>--Non, dit-il, je réfléchis.</p>
+
+<p>--A quoi?</p>
+
+<p>--A un cas de conscience.</p>
+
+<p>--Ah! dit en riant Manthonnet, quel malheur
+que le cardinal Ruffo ne soit pas là!</p>
+
+<p>--Ce n'est pas à lui que je m'adresserais; car, ce
+cas de conscience, vous seul pouvez le résoudre.</p>
+
+<p>--Ah! pardieu! s'écria Hector Caraffa, je ne me
+doutais point que l'on m'enfermât ici pour faire
+partie d'un concile.</p>
+
+<p>--Cirillo, notre maître en philosophie, en science,
+en honneur surtout, a dit tout à l'heure: «J'ai du
+poison, mais je n'en ai que pour moi seul; donc, je
+ne m'en servirai pas.»</p>
+
+<p>--Le voulez-vous? dit vivement Éléonor. Je ne
+serais pas fâchée de vous le rendre, il me brûle les
+mains.</p>
+
+<p>--Non, merci; c'est une simple question qu'il
+me reste à vous poser. Vous ne voulez pas mourir
+seul, mon cher Cirillo, d'une mort douce et tranquille,
+tandis que vos compagnons mourraient d'une
+mort cruelle et infamante?</p>
+
+<p>--C'est vrai. Condamné en même temps qu'eux,
+il m'a semblé que je devais mourir avec eux et
+comme eux.</p>
+
+<p>--Maintenant, si, au lieu de la possibilité de mourir,
+vous aviez la certitude de vivre?</p>
+
+<p>--J'eusse refusé la vie par les mêmes raisons qui
+m'ont fait repousser la mort.</p>
+
+<p>--Vous pensez tous comme Cirillo?</p>
+
+<p>--Tous, répondirent d'une seule voix les quatre
+hommes.</p>
+
+<p>Éléonor Pimentel écoutait avec une avidité croissante.</p>
+
+<p>--Mais, continua Salvato, si votre salut pouvait
+amener le salut d'un autre, d'un être faible et innocent,
+qui, pour se soustraire à la mort, ne compte
+que sur vous, n'espère qu'en vous, et qui mourrait
+sans vous?</p>
+
+<p>--Oh! alors, s'écria vivement Éléonor Pimentel,
+ce serait notre devoir d'accepter.</p>
+
+<p>--Vous parlez en femme, Éléonor.</p>
+
+<p>--Et nous parlons en hommes, nous, reprit
+Cirillo, et, comme elle, nous vous disons: «Salvato,
+ce serait notre devoir d'accepter.»</p>
+
+<p>--C'est votre avis, Ruvo? demanda le jeune
+homme.</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--C'est votre avis, Manthonnet?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--C'est votre avis, Michele?</p>
+
+<p>--Oh! oui, cent fois oui!</p>
+
+<p>Et, se penchant du côté de Salvato:</p>
+
+<p>--Au nom de la Madone, monsieur Salvato,
+sauvez-vous et sauvez-la! Ah! si je pouvais être sûr
+qu'elle ne mourra point, j'irais à la potence en dansant,
+et je crierais: «Vive la Madone!» la corde au
+cou.</p>
+
+<p>--C'est bien, dit Salvato, je sais ce que je voulais
+savoir; merci.</p>
+
+<p>Et tout rentra dans le silence.</p>
+
+<p>La lampe seule, qui avait épuisé son huile, pétilla
+un instant, jeta de petits éclairs, et lentement
+s'éteignit.</p>
+
+<p>Bientôt une lueur grisâtre, annonçant le jour qui
+devait être le dernier jour des condamnés, transparut
+tristement à travers les barreaux.</p>
+
+<p>--Voilà l'emblème de la mort: la lampe s'éteint,
+la nuit se fait, puis vient le crépuscule.</p>
+
+<p>--Êtes-vous bien sûr du crépuscule? demanda
+Cirillo.</p>
+
+<p>A huit heures du matin, ceux des condamnés qui
+dormaient furent éveillés par le bruit que fit, en
+s'ouvrant, la porte de la première chambre, c'est-à-dire
+celle où était l'autel.</p>
+
+<p>Les geôliers entrèrent dans la chambre des condamnés,
+et leur chef dit à haute voix:</p>
+
+<p>--La messe des morts!</p>
+
+<p>--A quoi bon la messe? dit Manthonnet. Croit-on
+que nous ne sachions pas bien mourir sans cela?</p>
+
+<p>--Nos bourreaux veulent mettre le bon Dieu de
+leur côté, répondit Ettore Caraffa.</p>
+
+<p>--Je ne vois nulle part que la messe soit instituée
+par l'Évangile, fit, à son tour, Cirillo, et l'Évangile
+est ma seule foi.</p>
+
+<p>--C'est bien, dit la même voix impérative: ne
+détachez que ceux qui voudront assister à l'office
+divin.</p>
+
+<p>--Détachez-moi, dit Salvato.</p>
+
+<p>Éléonor Pimentel et Michele firent la même demande.</p>
+
+<p>On les détacha tous trois.</p>
+
+<p>Ils passèrent dans la chambre à côté. Le prêtre
+était à l'autel: des soldats gardaient la porte, et l'on
+voyait briller dans le corridor les baïonnettes indiquant
+que le détachement était nombreux et que,
+par conséquent, les précautions étaient prises.</p>
+
+<p>Salvato ne s'était fait détacher que pour ne pas
+laisser échapper une occasion de se mettre en communication
+avec son père ou les agents de son père
+qui auraient entrepris de le sauver.</p>
+
+<p>Éléonor avait demandé à entendre la messe parce
+que, femme et poëte, son esprit la portait à participer
+au mystère divin.</p>
+
+<p>Michele, parce que, Napolitain et Lazzarone, il était
+convaincu que, sans messe, il n'y avait pas de
+bonne mort.</p>
+
+<p>Salvato se tint debout, près de la porte de communication
+des deux chambres; mais il eut beau interroger
+des yeux les assistants et plonger son regard
+dans le corridor, il ne vit rien qui pût lui faire soupçonner
+que l'on s'occupât de son salut.</p>
+
+<p>Éléonor prit une chaise et s'inclina, appuyée sur
+le dossier.</p>
+
+<p>Michele s'agenouilla sur les marches mêmes de
+l'autel.</p>
+
+<p>Michele représentait la foi absolue; Éléonor, l'espérance;
+Salvato, le doute.</p>
+
+<p>Salvato écouta la messe avec distraction; Éléonor
+avec recueillement; Michele avec extase.</p>
+
+<p>Il n'avait été que quatre mois patriote et colonel,
+il avait été toute sa vie lazzarone.</p>
+
+<p>La messe finie, le prêtre demanda:</p>
+
+<p>--Qui veut communier?</p>
+
+<p>--Moi! s'écria Michele.</p>
+
+<p>Éléonor s'inclina sans répondre; Salvato secoua
+la tête en signe de dénégation.</p>
+
+<p>Michele s'approcha du prêtre, se confessa à voix
+basse et communia.</p>
+
+<p>Puis tous trois furent réintégrés dans la seconde
+chambre, où on leur apporta à déjeuner, ainsi qu'à
+leurs compagnons.</p>
+
+<p>--Pour quelle heure? demanda, Cirillo aux geôliers
+qui apportaient le repas.</p>
+
+<p>L'un d'eux s'approcha de lui.</p>
+
+<p>--Je crois que c'est pour quatre heures, monsieur
+Cirillo, lui dit-il.</p>
+
+<p>--Ah! lui dit le docteur, tu me reconnais?</p>
+
+<p>--Vous avez, l'année dernière, guéri ma femme
+d'une fluxion de poitrine!</p>
+
+<p>--Et elle va bien depuis ce temps?</p>
+
+<p>--Oui, Excellence.</p>
+
+<p>Puis, à voix basse:</p>
+
+<p>--Je vous souhaiterais, ajouta-t-il en poussant un
+soupir, d'aussi longs jours que ceux qu'elle a probablement
+à vivre.</p>
+
+<p>--Mon ami, lui répondit Cirillo, les jours de
+l'homme sont comptés; seulement, Dieu est moins
+sévère que Sa Majesté le roi Ferdinand: Dieu, parfois,
+fait grâce; le roi Ferdinand, jamais! Tu dis que
+c'est pour quatre heures?</p>
+
+<p>--Je le crois, répondit le geôlier; mais, comme
+vous êtes beaucoup, ça avancera, peut-être d'une
+heure, afin qu'on ait le temps.</p>
+
+<p>Cirillo tira sa montre.</p>
+
+<p>--Dix heures et demie, dit-il.</p>
+
+<p>Puis, comme il allait la remettre à son gousset:</p>
+
+<p>--Bon! dit-il, j'allais oublier de la remonter. Ce
+n'est point une raison qu'elle s'arrête parce que je
+m'arrêterai.</p>
+
+<p>Et il remonta tranquillement sa montre.</p>
+
+<p>--Y a-t-il quelques-uns des condamnés qui désirent
+recevoir les secours de la religion? demanda le
+prêtre en apparaissant sur le seuil de la porte.</p>
+
+<p>--Non, répondirent d'une seule voix Cirillo,
+Ettore Caraffa et Manthonnet.</p>
+
+<p>--Comme vous voudrez, répondit le prêtre; c'est
+une affaire entre Dieu et vous.</p>
+
+<p>--Je crois, mon père, répondit Cirillo qu'il serait
+plus juste de dire entre Dieu et le roi Ferdinand.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XCIV
+<br><br>
+LA PORTE SANT'AGOSTINO-ALLA-ZECCA</h3>
+<br>
+
+<p>Vers trois heures et demie, les condamnés entendirent
+s'ouvrir la porte extérieure du cabinet des
+<i>bianchi</i>, dont ils étaient séparés par une forte
+cloison et par une porte garnie de bandes de fer, de
+cadenas et de verrous; puis, un bruit de pas et le
+chuchotement de plusieurs voix.</p>
+
+<p>Cirillo tira sa montre.</p>
+
+<p>--Trois heures et demie, dit-il: mon brave
+homme de geôlier ne s'est pas trompé.</p>
+
+<p>--Michele! dit Salvato au lazzarone, qui, depuis
+qu'il avait communié, se tenait absorbé dans sa
+prière.</p>
+
+<p>Michele tressaillit, et, sur un signe de Salvato,
+s'approcha de lui autant que le permettait la longueur
+de sa chaîne.</p>
+
+<p>--Excellence? demanda-t-il.</p>
+
+<p>--Tâche de ne pas t'éloigner de moi, et, s'il arrive
+quelque événement inattendu, profites-en.</p>
+
+<p>Michele secoua la tête.</p>
+
+<p>--Oh! Excellence, murmura-t-il, Nanno a dit que
+je serais pendu, je dois être pendu; cela ne peut se
+passer autrement.</p>
+
+<p>--Bah! qui sait? dit Salvato.</p>
+
+<p>On entendit s'ouvrir la porte opposée à celle qui
+donnait dans le cabinet des <i>bianchi</i>, c'est-à-dire celle
+de la chapelle, et un homme parut sur le seuil de la
+chambre des condamnés, tandis que le bruit des
+crosses de fusil que les soldats posaient à terre arrivait
+jusqu'à eux.</p>
+
+<p>Il n'y avait point à se tromper à l'aspect de cet
+homme: c'était le bourreau.</p>
+
+<p>Il compta les patients.</p>
+
+<p>--Six ducats de prime seulement! murmura-t-il
+avec un soupir. Et quand je songe que, de ce seul
+coup, soixante ducats me devaient revenir... Enfin,
+n'y pensons plus!</p>
+
+<p>Le procureur fiscal Guidobaldi entra, précédé d'un
+huissier tenant l'arrêt de la junte.</p>
+
+<p>--Détachez les condamnés, dit le procureur
+fiscal.</p>
+
+<p>Les geôliers obéirent.</p>
+
+<p>--A genoux pour entendre votre arrêt! dit Guidobaldi.</p>
+
+<p>--Avec votre permission, monsieur le procureur
+fiscal, dit Hector Caraffa, nous aimerions mieux
+l'entendre debout.</p>
+
+<p>Le ton de raillerie avec lequel étaient prononcées
+ces paroles fit grincer les dents du juge.</p>
+
+<p>--A genoux, debout, assis, peu importe de quelle
+façon vous l'entendrez, pourvu que vous l'entendiez
+et que l'arrêt s'exécute! Greffier, lisez l'arrêt.</p>
+
+<p>L'arrêt condamnait Dominique Cirillo, Gabriel
+Manthonnet, Salvato Palmieri, Michele il Pazzo et
+Leonora Pimentel à être pendus, et Hector Caraffa à
+avoir la tête tranchée.</p>
+
+<p>--C'est bien cela, dit Hector, et il n'y a rien à
+reprendre au jugement.</p>
+
+<p>--Alors, dit en raillant Guidobaldi, on peut
+l'exécuter?</p>
+
+<p>--Quand vous voudrez. Je suis prêt pour mon
+compte, et je présume que mes amis sont prêts
+comme moi.</p>
+
+<p>--Oui, répondirent les condamnés d'une seule
+voix.</p>
+
+<p>--Je dois cependant te dire une chose, à toi,
+Dominique Cirillo, dit Guidobaldi avec un effort qui
+prouvait ce que cette chose lui coûtait à dire.</p>
+
+<p>--Laquelle? demanda Cirillo.</p>
+
+<p>--Demande ta grâce au roi, et peut-être, comme
+tu as été son médecin, te l'accordera-t-il. En tout
+cas, cette demande faite, j'ai ordre d'accorder un
+sursis.</p>
+
+<p>Tous les regards se fixèrent sur Cirillo.</p>
+
+<p>Mais lui, avec sa voix douce, avec son visage
+calme, avec ses lèvres souriantes, répondit:</p>
+
+<p>--C'est inutilement qu'on cherche à flétrir ma
+réputation par une bassesse. Je refuse d'entrer dans
+cette honteuse voie de salut qui m'est offerte. J'ai été
+condamné avec des amis qui me sont chers; je veux
+mourir avec eux. J'attends mon repos de la mort, et
+je ne ferai rien pour la fuir et pour demeurer une
+heure de plus dans un monde où règnent l'adultère,
+le parjure et la perversité.</p>
+
+<p>Léonor saisit la main de Cirillo, et, après l'avoir
+baisée, brisa sur le plancher le flacon d'opium qu'elle
+avait reçu de lui.</p>
+
+<p>--Qu'est-ce que cela? demanda Guidobaldi en
+voyant la liqueur se répandre sur les dalles.</p>
+
+<p>--Un poison qui, en dix minutes, m'eût mise
+hors de tes atteintes, misérable! répondit-elle.</p>
+
+<p>--Et pourquoi renonces-tu à ce poison?</p>
+
+<p>--Parce que ce serait, il me semble, une lâcheté,
+du moment que Cirillo ne veut pas nous abandonner,
+d'abandonner Cirillo.</p>
+
+<p>--Bien, ma fille! s'écria Cirillo. Je ne dirai pas:
+«Tu es digne de moi!» je dirai: «Tu es digne de
+toi-même!»</p>
+
+<p>Léonor sourit, et, l'oeil au ciel, la main étendue,
+le sourire à la bouche:</p>
+
+<p class="mid"><i>Forsan hæc olim meminisse juvabit!</i></p>
+
+<p>dit-elle.</p>
+
+<p>--Voyons, dit Guidobaldi impatienté, est-ce fini,
+et personne n'a-t-il plus rien à demander?</p>
+
+<p>--Personne n'a rien demandé, d'abord, dit le
+comte de Ruvo.</p>
+
+<p>--Et personne ne demandera rien, dit Manthonnet,
+si ce n'est que nous finissions cette comédie
+de fausse clémence le plus tôt possible.</p>
+
+<p>--Geôlier, ouvrez la porte aux <i>bianchi</i>, dit le
+procureur fiscal.</p>
+
+<p>La porte du cabinet s'ouvrit, et les <i>bianchi</i> parurent,
+revêtus de leur longues robes blanches.</p>
+
+<p>Ils étaient douze, deux par chaque condamné.</p>
+
+<p>La porte du cabinet se referma derrière eux.</p>
+
+<p>Un pénitent s'approcha de Salvato, lui prit la
+main, et fit, en la prenant, le signe maçonnique.</p>
+
+<p>Salvato lui rendit le même signe, sans que son
+visage trahit la moindre émotion.</p>
+
+<p>--Vous êtes prêt? demanda le pénitent.</p>
+
+<p>--Oui, répondit Salvato.</p>
+
+<p>La réponse ayant un double sens, personne ne la
+remarqua.</p>
+
+<p>Quant à Salvato, il ne reconnaissait pas la voix;
+mais le signe maçonnique lui apprenait qu'il avait
+affaire à un ami.</p>
+
+<p>Il échangea un regard avec Michele.</p>
+
+<p>--Rappelle-toi ce que je t'ai dit, Michele, fit Salvato.</p>
+
+<p>--Oui, Excellence, répondit le lazzarone.</p>
+
+<p>--Lequel de vous s'appelle Michele? demanda un
+pénitent.</p>
+
+<p>--Moi, dit vivement Michele croyant qu'il allait
+apprendre quelque bonne nouvelle.</p>
+
+<p>Le pénitent s'approcha de lui.</p>
+
+<p>--Vous avez une mère? lui demanda-t-il.</p>
+
+<p>--Oui, répondit Michele avec un soupir, et c'est
+le plus fort de ma peine, pauvre femme! Mais comment
+savez-vous cela?</p>
+
+<p>--Une pauvre vieille m'a arrêté au moment où
+j'entrais à la Vicaria.</p>
+
+<p>»--Excellence, m'a-t-elle dit, j'ai une prière à
+vous faire.</p>
+
+<p>»--Laquelle? ai-je demandé.</p>
+
+<p>»--Je voudrais savoir si vous faites partie des
+pénitents qui conduisent les condamnés à l'échafaud.</p>
+
+<p>»--Oui.</p>
+
+<p>»--Eh bien, l'un d'eux s'appelle Michele Marino;
+mais il est plus connu sous le nom de Michele il
+Pazzo.</p>
+
+<p>»--N'est-ce pas, lui ai-je demandé, celui qui a
+été colonel sous la soi-disant République?</p>
+
+<p>»--Oui, le malheureux enfant, répondit-elle, c'est
+bien lui!</p>
+
+<p>»--Eh bien, après?</p>
+
+<p>»--Eh bien, comme un brave chrétien que vous
+êtes, vous l'avertirez de tourner, en sortant de la
+Vicaria, la tête à gauche; je serai sur la pierre des
+Banqueroutiers pour le voir une dernière fois et lui
+donner ma bénédiction.»</p>
+
+<p>--Merci, Excellence, dit Michele. C'est un fait
+que la pauvre chère femme m'aime de tout son coeur.
+Je lui ai bien fait de la peine toute ma vie; mais,
+aujourd'hui, c'est la dernière que je lui ferai!</p>
+
+<p>Puis, en essuyant une larme:</p>
+
+<p>--Voulez-vous me faire l'honneur de m'assister?
+demanda-t-il au pénitent.</p>
+
+<p>--Volontiers, répondit celui-ci.</p>
+
+<p>--Allons, Michele, dit Salvato, ne nous faisons
+pas attendre.</p>
+
+<p>--Me voilà, monsieur Salvato, me voilà!</p>
+
+<p>Et Michele se mit à la suite de Salvato.</p>
+
+<p>Les condamnés sortirent de la salle où ils avaient
+été mis en chapelle, traversèrent la chambre où la
+messe leur avait été dite, et commencèrent d'entrer
+dans le corridor, le bourreau en tête.</p>
+
+<p>Ils marchaient dans la disposition qui, sans doute,
+était celle dans laquelle ils devaient être exécutés:</p>
+
+<p>Cirillo d'abord, puis Manthonnet, puis Michele,
+puis Éléonor Pimentel, puis Ettore Caraffa.</p>
+
+<p>Chacun des condamnés marchait entre deux <i>bianchi</i>.</p>
+
+<p>A la porte de la prison donnant dans la cour
+s'étendait une double file de soldats, allant de cette
+première porte à la seconde, qui débouchait sur la
+place de la Vicaria.</p>
+
+<p>Cette place était encombrée de peuple.</p>
+
+<p>A l'aspect des condamnés, une formidable rumeur
+s'éleva de la foule:</p>
+
+<p>--A mort, les jacobins! à mort!</p>
+
+<p>Il était évident que, sans la double file de soldats
+qui les protégeait, ils n'eussent point fait cinq pas
+dans la rue sans être mis en pièces.</p>
+
+<p>Des couteaux brillaient dans toutes les mains, des
+menaces dans tous les yeux.</p>
+
+<p>--Appuyez-vous sur mon épaule, dit à Salvato le
+pénitent qui marchait à sa droite et qui s'était fait
+connaître à lui pour maçon.</p>
+
+<p>--Croyez-vous donc que j'aie besoin d'être soutenu?
+lui demanda en souriant Salvato.</p>
+
+<p>--Non; mais j'ai des instructions à vous donner.</p>
+
+<p>On avait fait une quinzaine de pas hors de la
+Vicaria, et l'on se trouvait en face de la colonne qui
+surmonte la pierre dite des Banqueroutiers, parce
+que c'était en s'asseyant, le derrière nu, sur cette
+pierre que les banqueroutiers du moyen âge se déclaraient
+en faillite.</p>
+
+<p>--Halte! dit le pénitent qui était à la gauche de
+Michele.</p>
+
+<p>Dans ces sortes de marches funèbres, les pénitents
+jouissent d'une autorité que personne ne songe à
+leur contester.</p>
+
+<p>Maître Donato s'arrêta le premier, et, derrière lui,
+s'arrêtèrent pénitents, soldats, condamnés.</p>
+
+<p>--Jeune homme, dit à Michele le pénitent qui
+avait crié: «Halte!» fais tes adieux à ta mère!Femme,
+ajouta-t-il-en s'adressant à la vieille, donne
+la dernière bénédiction à ton fils!</p>
+
+<p>La vieille descendit de la pierre sur laquelle elle
+était montée, et Michele se jeta dans ses bras.</p>
+
+<p>Pendant quelques secondes, ni l'un ni l'autre ne
+purent parler.</p>
+
+<p>Le pénitent qui était à la droite de Salvato en
+profita pour lui dire:</p>
+
+<p>--Dans le vico Sant'Agostino-alla-Zecca, au moment
+où nous arriverons en face de l'église, il y
+aura un tumulte. Montez sur les marches de l'église
+et appuyez-vous contre la porte en la frappant du
+talon.</p>
+
+<p>--Le pénitent qui est à ma gauche est-il des
+nôtres?</p>
+
+<p>--Non. Faites semblant de vous occuper de
+Michele.</p>
+
+<p>Salvato se retourna vers le groupe que formaient
+Michele et sa mère.</p>
+
+<p>Michele venait de relever la tête et regardait autour
+de lui.</p>
+
+<p>--Et elle, demanda-t-il, elle n'est pas avec vous?</p>
+
+<p>--Qui, elle?</p>
+
+<p>--Assunta.</p>
+
+<p>--Ses frères et son père l'ont enfermée au couvent
+de l'Annonciata, où elle pleure et se désespère,
+et ils ont juré que, s'ils pouvaient t'arracher aux
+mains des soldats, le bourreau n'aurait pas le plaisir
+de te pendre, attendu qu'ils auraient celui de te
+mettre en pièces. Giovanni a même ajouté: «Ça me
+coûtera un ducat, mais n'importe!»</p>
+
+<p>--Ma mère, vous lui direz que je lui en voulais
+de m'avoir abandonné, mais qu'à cette heure, où je
+sais qu'il n'y a pas de sa faute, je lui pardonne.</p>
+
+<p>--Allons, dit le pénitent, il faut se quitter.</p>
+
+<p>Michele se mit à genoux devant sa mère, qui lui
+posa les deux mains sur la tête et le bénit mentalement;
+car la pauvre femme, étouffée par les sanglots,
+ne pouvait plus proférer une seule parole.</p>
+
+<p>Le pénitent prit la vieille femme par-dessous les
+bras et l'assit sur la pierre, où elle resta comme une
+masse inerte, la tête appuyée sur ses deux genoux.</p>
+
+<p>--Marchons, dit Michele.</p>
+
+<p>Et, de lui-même, il reprit son rang.</p>
+
+<p>Le pauvre garçon n'était ni un esprit fort comme
+Ruvo, ni un philosophe comme Cirillo, ni un coeur
+de bronze comme Manthonnet, ni un poëte comme
+Pimentel: c'était un enfant du peuple, accessible à
+tous les sentiments et ne sachant ni les réprimer ni
+les cacher.</p>
+
+<p>Il marchait la jambe ferme, la tête droite, mais les
+joues humides de larmes.</p>
+
+<p>On suivit un instant la strada dei Tribunali; puis
+on prit à gauche le vico delle Lite; on traversa la
+rue Forcella, et l'on entra dans le vico Sant'Agostino-alla-Zecca.</p>
+
+<p>Un homme se tenait à l'entrée de cette rue avec
+une charrette attelée de deux buffles.</p>
+
+<p>Il sembla à Salvato que le pénitent qui était à sa
+droite avait échangé un signe avec le charretier.</p>
+
+<p>--Tenez-vous prêt.</p>
+
+<p>--A quoi?</p>
+
+<p>--A ce que je vous ai dit.</p>
+
+<p>Salvato se retourna et vit que l'homme aux buffles
+suivait le cortège avec sa charrette.</p>
+
+<p>Un peu en avant de l'estrade del Pendino, la rue
+était barrée par une voiture de bois dont l'essieu
+était cassé.</p>
+
+<p>L'homme dételait ses chevaux, afin de décharger
+la voiture.</p>
+
+<p>Cinq ou six soldats se portèrent en avant en criant:
+«Place! place!» et en essayant, en effet, de débarrasser
+la rue.</p>
+
+<p>On était en face de l'église de Sant'Agostino-alla-Zecca.</p>
+
+<p>Tout à coup, des mugissements horribles se firent
+entendre, et, comme s'ils étaient atteints de folie,
+les buffles, les yeux sanglants, la langue pendante,
+soufflant le feu par les naseaux, traînant après eux
+la charrette avec un bruit pareil à celui du tonnerre,
+se ruèrent sur le cortège, foulant aux pieds, écrasant
+contre les maisons le peuple dont la rue était encombrée
+et l'arrière-garde des soldats, qui voulaient
+vainement les arrêter de leurs baïonnettes.</p>
+
+<p>Salvato comprit que c'était le moment. Il écarta
+du coude le second pénitent qui était à sa gauche,
+renversa le soldat qui faisait la file à sa hauteur, et
+en criant: «Gare les buffles!» et, comme s'il cherchait
+seulement à fuir le danger, il bondit sur les
+marches de l'église, et s'appuya à la porte, qu'il
+frappa du talon.</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit, comme, dans une féerie bien
+machinée, s'ouvre une trappe anglaise, et, avant
+que l'on eût eu le temps de voir par où il avait disparu,
+elle se referma sur lui.</p>
+
+<p>Michele avait voulu suivre Salvato; mais un bras
+de fer l'avait arrêté. C'était celui du vieux pêcheur
+Basso Tomeo, le père d'Assunta.</p>
+<br><br>
+
+<h3>XCV
+<br><br>
+COMMENT ON MOURAIT À NAPLES EN 1799</h3>
+<br>
+
+<p>Quatre hommes armés jusqu'aux dents attendaient
+Salvato dans l'intérieur de l'église.</p>
+
+<p>L'un d'eux lui ouvrit les bras. Salvato se jeta sur
+son coeur en criant:</p>
+
+<p>--Mon père!</p>
+
+<p>--Et maintenant, dit celui-ci, pas un instant à
+perdre! Viens! viens!</p>
+
+<p>--Mais fit Salvato résistant, ne pouvons-nous pas
+sauver mes compagnons?</p>
+
+<p>--N'y songeons même pas, dit Joseph Palmieri,
+ne songeons qu'à Luisa.</p>
+
+<p>--Ah! oui, s'écria Salvato. Luisa! sauvons
+Luisa!</p>
+
+<p>D'ailleurs, Salvato eût voulu résister, que la chose
+lui eût été impossible: au bruit des crosses de fusil
+contre la porte de l'église, Joseph Palmieri entraînait,
+avec la force d'un géant, son fils vers la sortie qui
+donne dans la rue des Chiarettieri-al-Pendino.</p>
+
+<p>A cette sortie, quatre chevaux tout sellés, ayant
+chacun une carabine à l'arçon, attendaient leurs cavaliers,
+guidés par deux paysans des Abruzzes.</p>
+
+<p>--Voici mon cheval, dit Joseph Palmieri en sautant
+en selle; et voilà le tien, ajouta-t-il en montrant
+un second cheval à son fils.</p>
+
+<p>Salvato était, lui aussi, en selle avant que son père
+eût achevé la phrase.</p>
+
+<p>--Suis-moi! lui cria Joseph.</p>
+
+<p>Et il s'élança le premier par le largo del Elmo,
+par le vico Grande, par la strada Egiziaca à Forcella.</p>
+
+<p>Salvato le suivit; les deux autres hommes galopèrent
+derrière Salvato.</p>
+
+<p>Cinq minutes après, ils sortaient de Naples par la
+porte de Nola, prenaient la route de Saint-Corme,
+se jetaient à gauche par un sentier à travers les marais,
+gagnaient au-dessus de Capodichino la route
+de Casoria, laissaient Sant'Antonio à leur gauche,
+Acerra à leur droite, et, distançant, grâce à l'excellence
+de leurs chevaux, les deux hommes qui leur
+servaient d'escorte, ils s'enfonçaient dans la vallée
+des Fourches-Caudines.</p>
+
+<p>Maintenant, pour ceux de nos lecteurs qui veulent
+l'explication de tout, nous donnerons cette explication
+en deux mots.</p>
+
+<p>Joseph Palmieri, dans un court voyage qu'il avait
+fait à Molise, avait trouvé une douzaine d'hommes
+dévoués, qu'il avait ramenés avec lui à Naples.</p>
+
+<p>Un de ses anciens amis, agrégé à la corporation
+des <i>bianchi</i>, s'était chargé, sous le prétexte d'assister
+Salvato comme pénitent, de faire savoir au condamné
+ce qui se tramait pour son salut.</p>
+
+<p>Un des paysans de Joseph Palmieri avait barré
+la rue avec une charrette de bois.</p>
+
+<p>L'autre attendait le passage du cortége avec une
+charrette attelée de deux buffles, tenant presque
+toute la largeur de la rue.</p>
+
+<p>Le cortége, passé, le paysan avait laissé tomber
+dans l'oreille de chacun du ses buffles un morceau
+d'amadou allumé.</p>
+
+<p>Les buffles étaient entrés en fureur et s'étaient
+élancés en mugissant dans la rue, renversant tout ce
+qu'ils rencontraient devant eux.</p>
+
+<p>De là le désordre dont Salvato avait profité.</p>
+
+<p>Ce désordre ne s'était point calmé à la disparition
+de Salvato.</p>
+
+<p>Nous avons dit que Michele avait été tenté de
+suivre celui-ci, mais avait été arrêté par le vieux
+pêcheur Basso Tomeo, qui avait juré de le disputer
+au bourreau.</p>
+
+<p>Et, en effet, une lutte s'était établie non-seulement
+entre les lazzaroni, qui voulaient mettre Michele en
+pièces, attendu qu'il avait déshonoré leur respectable
+corps en portant l'uniforme français, mais encore
+entre eux et Michele, qui, à tout prendre, aimait
+encore mieux être pendu que mis en pièces.</p>
+
+<p>Les soldats de l'escorte étaient venus en aide à
+Michele et étaient parvenus à le tirer des mains de
+ses anciens camarades, mais dans un déplorable état.</p>
+
+<p>Les lazzaroni ont la main leste, et il avaient eu le
+temps d'allonger à Michele deux ou trois coups de
+couteau.</p>
+
+<p>Il en résulta que, comme le pauvre diable ne
+pouvait plus marcher, on s'empara de la charrette
+qui barrait la rue pour lui faire faire le reste du
+chemin.</p>
+
+<p>Quant à Salvato, on s'était bien aperçu de sa fuite,
+puisque cette fuite avait été hâtée par les coups de
+crosse de fusil donnés par les soldats dans la porte
+de l'église; mais cette porte était trop solide pour
+être enfoncée: il fallait faire le tour de l'église et
+même de la rue par la strada del Pendino. On le fit,
+mais cela dura un quart d'heure, et, quand on arriva
+à la sortie de l'église, Salvato était hors de Naples,
+et, par conséquent, hors de danger.</p>
+
+<p>Aucun des autres condamnés n'avait fait le moindre
+mouvement pour fuir.</p>
+
+<p>Salvato disparu, Michele couché dans sa charrette,
+le cortége funèbre reprit donc sa marche vers le
+lieu de l'exécution, c'est-à-dire vers la place du
+Vieux-Marché.</p>
+
+<p>Mais, pour donner plus grande satisfaction au
+peuple, on lui fit faire un grand détour par la rue
+Francesca, de manière à le faire déboucher sur le
+quai.</p>
+
+<p>Les lazzaroni avaient reconnu Éléonor Pimentel,
+et, en dansant aux deux côtés du cortége, qu'ils
+accompagnaient avec des huées et des gestes obscènes,
+ils chantaient:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i24"> La signora Dianora,</p>
+<p class="i20">Che cantava neoppa lo triato,</p>
+<p class="i20">Mo alballa muzzo a lo mercato.</p>
+<br>
+<p class="i24"> Viva, viva lo papa santo,</p>
+<p class="i20">Che a marmato i cannoncini,</p>
+<p class="i20">Per dustruggere i giacobini!</p>
+<br>
+<p class="i20">Viva la força e maestro Donato!</p>
+<p class="i20">Sant'Antonio sia lodato!</p>
+</div></div>
+
+<p>Ce qui voulait dire:</p>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p class="i24"> La signora Dianora,</p>
+<p class="i20">Qui chantait sur le théâtre,</p>
+<p class="i20">Maintenant danse au milieu du marché.</p>
+<br>
+<p class="i24"> Vive, vive le saint pape,</p>
+<p class="i20">Qui a envoyé de petits canons</p>
+<p class="i20">Pour détruire les jacobins!</p>
+<br>
+<p class="i20">Vive la potence et maître Donato!</p>
+<p class="i20">Et que saint Antoine soit loué!</p>
+</div></div>
+
+<p>Ce fut au milieu de ces cris, de ces huées, de ces
+bouffonneries, de ces insultes, que les condamnés
+débouchèrent sur le quai, suivirent la strada Nuova,
+et atteignirent la rue des Soupirs-de-l'Abîme, d'où
+ils aperçurent les instruments du supplice, dressés
+au centre du Vieux-Marché.</p>
+
+<p>Il y avait six gibets et un échafaud.</p>
+
+<p>Un des gibets s'élevait au-dessus des autres à la
+hauteur de dix pieds.</p>
+
+<p>Une pensée obscène l'avait fait dresser pour Éléonor
+Pimentel.</p>
+
+<p>Comme on le voit, le roi de Naples était plein
+d'attention pour ses bons lazzaroni.</p>
+
+<p>Au coin du vico della Conciaria, un homme,
+hideux de mutilation, avec une balafre lui fendant
+le visage en deux et lui crevant un oeil, avec une
+main dont les doigts étaient coupés, avec une jambe
+de bois par laquelle il avait remplacé sa jambe brisée,
+attendait le cortége, au-devant duquel sa faiblesse
+ne lui avait pas permis d'aller.</p>
+
+<p>C'était le beccaïo.</p>
+
+<p>Il avait appris le jugement et la condamnation de
+Salvato et avait fait un effort, tout mal guéri qu'il
+était, pour avoir le plaisir de le voir pendre.</p>
+
+<p>--Où est-il, le jacobin? où est-il, le misérable? où
+est-il, le brigand? s'écria-t-il en essayant de franchir
+la haie des soldats.</p>
+
+<p>Michele reconnut sa voix, et, tout mourant qu'il
+était, il se souleva dans sa charrette, et, avec un éclat
+de rire:</p>
+
+<p>--Si c'est pour voir pendre le général Salvato
+que tu t'es dérangé, beccaïo, tu as perdu ta peine:
+il est sauvé!</p>
+
+<p>--Sauvé? s'écria le beccaïo; sauvé? Impossible!</p>
+
+<p>--Demande plutôt à ces messieurs, et vois la
+longue mine qu'ils font. Mais il y a encore une
+chance: c'est que tu te mettes à courir après lui. Tu
+as de bonnes jambes, tu le rattraperas.</p>
+
+<p>Le beccaïo poussa un hurlement de rage: une fois
+encore, sa vengeance lui échappait.</p>
+
+<p>--Place! crièrent les soldats en le repoussant à
+coups de crosse.</p>
+
+<p>Et le cortège passa.</p>
+
+<p>On arriva au pied des gibets. Là, un huissier attendait
+les condamnés pour leur lire la sentence.</p>
+
+<p>La sentence fut lue au milieu des rires, des huées,
+des insultes et des chants.</p>
+
+<p>La sentence lue, le bourreau s'avança vers le
+groupe des condamnés.</p>
+
+<p>On n'avait point fixé l'ordre dans lequel les patients
+devaient être exécutés.</p>
+
+<p>En voyant venir à eux le bourreau, Cirillo et
+Manthonnet firent un pas en avant.</p>
+
+<p>--Lequel des deux dois-je pendre le premier?
+demanda maître Donato.</p>
+
+<p>Manthonnet se baissa, ramassa deux pailles d'inégale
+grandeur et donna le choix à Cirillo.</p>
+
+<p>Cirillo tira la plus longue.</p>
+
+<p>--J'ai gagné, dit Manthonnet.</p>
+
+<p>Et il se livra à maître Donato.</p>
+
+<p>La corde au cou, il cria:</p>
+
+<p>--O peuple, qui aujourd'hui nous insultes, un
+jour, tu vengeras ceux qui sont morts pour la
+patrie!</p>
+
+<p>Maître Donato le poussa hors de l'échelle, et son
+corps se balança dans le vide.</p>
+
+<p>C'était le tour de Cirillo.</p>
+
+<p>Il essaya, une fois monté sur l'échelle, de prononcer
+quelques paroles; mais le bourreau ne lui en
+laissa pas le temps, et, aux acclamations des lazzaroni,
+son corps se balança près de celui de Manthonnet.</p>
+
+<p>Éléonor Pimentel s'avança.</p>
+
+<p>--Ce n'est pas encore ton tour, lui dit brutalement
+le bourreau.</p>
+
+<p>Elle fit un pas arrière et vit que l'on apportait Michele.</p>
+
+<p>Mais, au pied de la potence, celui-ci dit:</p>
+
+<p>--Laissez-moi essayer de monter tout seul à l'échelle,
+mes amis, ou sinon, on croira que c'est la
+peur qui m'ôte la force, et non mes blessures.</p>
+
+<p>Et, sans être soutenu, il monta les degrés de l'échelle
+jusqu'à ce que maître Donato lui eût dit:</p>
+
+<p>--Assez!</p>
+
+<p>Alors, il s'arrêta, et, comme il avait la corde passée
+d'avance autour du cou, le bourreau n'eut qu'un
+coup de genou à lui donner pour en finir avec lui.</p>
+
+<p>Au moment où il fut lancé dans le vide, il murmura
+le nom de «Nanno!...» Le reste de la phrase,
+si, toutefois, il y avait une phrase, fut étranglé par
+le noeud coulant.</p>
+
+<p>Chacune de ces exécutions était saluée par des
+hourras frénétiques et des cris furieux.</p>
+
+<p>Mais l'exécution que l'on attendait avec la plus
+grande impatience, c'était évidemment celle d'Éléonor
+Pimentel.</p>
+
+<p>Son tour était enfin arrivé; car maître Donato
+devait en finir avec les gibets avant de passer à la
+guillotine.</p>
+
+<p>L'huissier dit quelques mots tout bas à maître Donato,
+qui s'approcha d'Éléonor.</p>
+
+<p>L'héroïne avait repris son calme, un instant troublé
+par la vue de cette potence plus haute que les autres,
+vue qui avait, non pas brisé son courage, mais
+alarmé sa pudeur.</p>
+
+<p>--Madame, lui dit le bourreau d'un autre ton que
+celui dont il venait de lui parler cinq minutes auparavant,
+je suis chargé de vous dire que, si vous demandez
+la vie, il vous sera accordé un sursis pendant
+lequel votre requête sera envoyée au roi Ferdinand,
+qui peut-être, dans sa clémence, daignera y faire
+droit.</p>
+
+<p>--Demandez la vie! demandez la vie! répétèrent
+autour d'elle les pénitents qui l'avaient assistée, elle
+et ses compagnons.</p>
+
+<p>Elle sourit à cette marque de sympathie.</p>
+
+<p>--Et, si je demande autre chose que la vie, me
+l'accordera-t-on?</p>
+
+<p>--Peut-être, répliqua maître Donato.</p>
+
+<p>--En ce cas, dit-elle, donnez-moi un caleçon.</p>
+
+<p>--Bravo! cria Hector Caraffa, une Spartiate n'eût
+pas mieux dit!</p>
+
+<p>Le bourreau regarda l'huissier; on avait espéré
+une lâcheté de la femme: on avait tiré une sublime
+réponse de l'héroïne.</p>
+
+<p>L'huissier fit un signe.</p>
+
+<p>Maître Donato laissa tomber sa main immonde sur
+l'épaule nue de Léonora et l'attira vers le gibet le
+plus élevé.</p>
+
+<p>Arrivée au pied de la potence, elle en mesura des
+yeux la hauteur.</p>
+
+<p>Puis, se tournant vers le cercle de spectateurs qui
+enveloppait de tous côtés l'instrument du supplice:</p>
+
+<p>--Au nom de la pudeur, dit-elle, n'y a-t-il pas
+quelque mère de famille qui me donne un moyen
+d'échapper à cette infamie?</p>
+
+<p>Une femme lui jeta l'épingle d'argent avec laquelle
+elle attachait ses cheveux.</p>
+
+<p>Léonora poussa un cri de joie, et, à la hauteur du
+genou, à l'aide de cette épingle d'argent, attachant
+l'un à l'autre le devant et le derrière de sa robe, elle
+improvisa le caleçon qu'elle avait inutilement demandé.</p>
+
+<p>Puis elle gravit d'un pied ferme les degrés de
+l'échelle en disant les quatre premiers vers de <i>la
+Marseillaise napolitaine</i>, qu'elle avait chantée, le
+jour où l'on apprit la chute d'Altamura, sur le théâtre
+Saint-Charles.</p>
+
+<p>Avant que le quatrième vers fût achevé, cette âme
+héroïque était remontée au ciel.</p>
+
+<p>Les gibets étaient remplis, moins un: c'était celui
+qui était destiné à Salvato. Il ne restait plus personne
+à pendre, mais il restait quelqu'un à guillotiner.</p>
+
+<p>C'était le comte de Ruvo.</p>
+
+<p>--Enfin, dit-il lorsqu'il vit que maître Donato et
+ses aides en avaient fini avec le dernier cadavre,
+j'espère que c'est à mon tour, hein?</p>
+
+<p>--Oh! sois tranquille, dit maître Donato, je ne te
+ferai pas attendre.</p>
+
+<p>--Ah! ah! il paraît que, si je demande une faveur,
+cette faveur ne me sera pas accordée?</p>
+
+<p>--Qui sait? demande toujours.</p>
+
+<p>--Eh bien, je désire être guillotiné à l'envers,
+afin de voir tomber le fer qui me tranchera la gorge.</p>
+
+<p>Maître Donato regarda l'huissier: l'huissier fit signe
+qu'il ne voyait aucun empêchement à l'accomplissement
+de ce désir.</p>
+
+<p>--Il sera fait comme tu le veux, répondit le bourreau.</p>
+
+<p>Alors, Hector Caraffa monta lestement les degrés
+de l'échafaud, et, arrivé sur la plate-forme, il se coucha
+de lui-même sur la planche, le dos à terre, la
+face au ciel.</p>
+
+<p>On le lia ainsi; puis on le poussa sous le couperet.</p>
+
+<p>Et, comme le bourreau, étonné peut-être de cet
+indomptable courage, tardait un instant à remplir
+son terrible office:</p>
+
+<p>--<i>Taglia dunque, per Dio!</i> lui cria le patient.
+(Coupe donc, pardieu!)</p>
+
+<p>Et, sur cet ordre, le fatal couperet tomba et la
+tête d'Hector Caraffa roula sur l'échafaud.</p>
+
+<p>Détournons les yeux de ce hideux champ de carnage
+que l'on appelle Naples, et reportons-les sur un
+autre point du royaume.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XCVI
+<br><br>
+LA GOELETTE <i>the Runner</i></h3>
+<br>
+
+<p>Trois mois s'étaient écoulés depuis les événements
+que nous venons de raconter. Beaucoup de choses
+étaient changées à Naples, qu'avait abandonnée la
+flotte anglaise, et d'où le cardinal Ruffo était parti
+après avoir licencié son armée et résigné ses pouvoirs
+pour aller à Venise, comme simple cardinal, donner,
+au conclave, un successeur à Pie VI.</p>
+
+<p>Un des principaux changements avait été la nomination
+du prince de Cassero-Statella comme vice-roi
+de Naples, et celle du marquis Malaspina comme
+sous-secrétaire intime.</p>
+
+<p>La restauration du roi Ferdinand étant désormais
+assurée, les récompenses furent distribuées.</p>
+
+<p>Il était impossible de faire pour Nelson plus que
+l'on n'avait fait: il avait l'épée de Philippe V, il était
+duc de Bronte, il avait de son duché soixante-quinze
+mille livres de rente.</p>
+
+<p>Le cardinal Ruffo eut une rente viagère de quinze
+mille ducats (soixante-cinq mille francs), à prendre
+sur le revenu de San-Georgia la Malara, fief du
+prince de la Riccia, passé au gouvernement par défaut
+d'héritiers.</p>
+
+<p>Le duc de Baranello, frère aîné du cardinal, eut
+l'abbaye de Sainte-Sophie de Bénévent, une des plus
+riches du royaume.</p>
+
+<p>François Ruffo, que son frère avait nommé inspecteur
+de la guerre,--le même que nous avons vu
+envoyer à la cour de Palerme par Nelson, moitié
+comme messager, moitié comme otage,--eut une
+pension viagère de trois mille ducats.</p>
+
+<p>Le général Micheroux fut fait maréchal et eut un
+poste de confiance dans la diplomatie.</p>
+
+<p>De Cesare, le faux duc de Calabre, eut trois mille
+ducats de rente, et fut fait général.</p>
+
+<p>Fra-Diavolo fut fait colonel et nommé duc de Cassano.</p>
+
+<p>Enfin, Pronio, Mammone et Sciarpa furent nommés
+colonels et barons, avec des pensions et des
+terres, et furent décorés de l'ordre de Saint-Georges
+Constantinien.</p>
+
+<p>En outre pour récompenser les services nouveaux,
+on créa un nouvel ordre qui reçut le nom
+d'<i>ordre de Saint-Ferdinand et du Mérite</i>, avec cette
+légende: <i>Fidei et Merito</i>.</p>
+
+<p>Nelson en fut le premier dignitaire: en sa qualité
+d'hérétique, on ne pouvait lui donner l'ordre de
+Saint-Janvier, le premier de l'État.</p>
+
+<p>Enfin, après avoir récompensé tout le monde,
+Ferdinand pensa qu'il était juste qu'il se récompensât
+lui-même.</p>
+
+<p>Il fit venir de Rome Canova et lui commanda,--la
+chose est véritablement si étrange, que nous hésitons
+à la dire, de peur de n'être pas cru,--et lui
+commanda sa propre statue en Minerve!</p>
+
+<p>Pendant soixante ans, on a pu voir le grotesque et
+colossal chef-d'oeuvre dans une niche placée au dessus
+des premières marches du grand escalier du
+musée Borbonico, où il serait encore, si, à l'époque
+de ma nomination de directeur honoraire des beaux-arts,
+je ne l'eusse fait enlever de ce poste, non point
+parce qu'il était une reproduction ridicule de Ferdinand,
+mais parce que c'était une tache au génie
+du plus grand sculpteur de l'Italie, et une preuve du
+degré d'abaissement auquel peut descendre le ciseau
+d'un artiste qui, s'il eût eu quelque respect de lui-même,
+n'eût point consenti à prostituer son talent à
+l'exécution d'une pareille caricature.</p>
+
+<p>Puis enfin, comme la monarchie napolitaine était
+dans une veine heureuse, la belle et mélancolique archiduchesse
+que nous avons vue sur la galère royale,
+à peine accouchée de cette petite fille que nous
+avons dit devoir être un jour la duchesse de Berry,
+était, vers le mois de février ou de mars 1800 devenue
+enceinte de nouveau, et, malgré tous les événements
+que nous avons racontés et qui eussent pu influer
+sur sa grossesse, avait, au contraire, mené
+le plus heureusement du monde cette grossesse à
+son neuvième mois; de sorte que l'on n'attendait
+que son accouchement, surtout si elle accouchait
+d'un prince, pour faire à Palerme une série de fêtes
+dignes de la double circonstance qui en serait le
+motif.</p>
+
+<p>Une autre femme aussi attendait, non pas dans un
+palais, non pas au milieu de la soie et du velours,
+mais sur la paille d'un cachot un accouchement
+fatal et mortel; car à cet accouchement elle ne devait
+pas survivre.</p>
+
+<p>Cette autre femme, c'était la malheureuse Luisa
+Molina San-Felice, qui, ainsi que nous l'avons entendu,
+déclarée enceinte par son mari, avait été, par
+ordre du roi Ferdinand, acharné dans sa vengeance,
+conduite à Palerme et soumise à un conseil de médecins
+qui avait reconnu la grossesse.</p>
+
+<p>Mais le roi avait cru, lui si peu pitoyable cependant,
+à une conjuration de la pitié; il avait appelé son propre
+chirurgien, Antonio Villari, et, sous les peines les
+plus sévères, il lui avait ordonné de lui dire la vérité
+sur l'état de la prisonnière.</p>
+
+<p>Antonio Villari reconnut comme les autres la grossesse
+et l'affirma au roi sur son âme et sa conscience.</p>
+
+<p>Alors, le roi s'informa minutieusement de quelle
+époque à peu près datait la grossesse, afin de savoir
+à quelle époque, la mère étant délivrée, on pourrait
+l'abandonner au bourreau.</p>
+
+<p>Par bonheur, elle était jugée et condamnée, et, le
+jour même où l'enfant qui la protégeait serait arraché
+de ses flancs, elle pourrait être exécutée, sans
+délai ni retard.</p>
+
+<p>Ferdinand avait attaché son propre médecin, Antonio
+Villari, au service de la prisonnière, et il devait
+être non-seulement le premier, mais le seul,
+afin que nul ne contre-carrât ses projets de vengeance,
+prévenu de l'accouchement.</p>
+
+<p>Les deux accouchements, celui de la princesse
+qui devait donner un héritier au trône et celui de la
+condamnée qui devait donner une victime au bourreau,
+devaient se suivre à quelques semaines de
+distance; seulement, celui de la princesse devait
+précéder celui de la condamnée.</p>
+
+<p>C'était sur cette circonstance que le chevalier San-Felice
+avait fondé son dernier espoir.</p>
+
+<p>En effet, après avoir accompli sa miséricordieuse
+mission à Naples; après avoir, par sa déclaration au
+tribunal et par son respect pour la prisonnière, sauvegardé
+l'honneur de la femme, il était revenu à
+Palerme reprendre, chez le duc de Calabre, qui
+habitait le palais sénatorial, sa place accoutumée.</p>
+
+<p>Le jour même de son arrivée, comme il hésitait à
+se présenter devant le prince, celui-ci l'avait fait
+appeler, et, lui tendant sa main, que le chevalier
+avait baisée:</p>
+
+<p>--Mon cher San-Felice, lui dit-il, vous m'avez
+demandé la permission d'aller à Naples, et, sans
+vous demander ce que vous aviez à y faire, cette
+permission, je vous l'ai accordée. Maintenant, beaucoup
+de bruits différents, vrais ou faux, se sont
+répandus sur la cause de votre voyage: j'attends de
+vous, non comme prince, mais comme ami, d'être
+mis au courant par vous de ce que vous y avez fait.
+J'ai une grande considération pour vous, vous le
+savez, et, le jour où j'aurai pu vous rendre un grand
+service, sans avoir cru m'acquitter de ce que je vous
+dois, je serai le plus heureux homme du monde.</p>
+
+<p>Le chevalier avait voulu mettre un genou en terre;
+mais le prince l'en avait empêché, l'avait pris dans
+ses bras et serré contre son coeur.</p>
+
+<p>Alors, le chevalier lui avait tout raconté: son
+amitié avec le prince Caramanico, la promesse qu'il
+lui avait faite à son lit de mort, son mariage avec
+Luisa; enfin, il lui avait tout dit, excepté les confessions
+de Luisa; de sorte qu'aux yeux du prince, la
+paternité du chevalier ne fit aucun doute. Le chevalier
+finit par protester de l'innocence politique de
+Luisa et par demander sa grâce au prince.</p>
+
+<p>Celui-ci réfléchit un instant. Il connaissait le
+caractère cruel et vindicatif de son père; il savait
+quel serment celui-ci avait fait, et combien il lui
+serait difficile de le faire revenir sur ce serment.</p>
+
+<p>Mais tout à coup une idée lumineuse lui traversa
+le cerveau.</p>
+
+<p>--Attends-moi ici, lui dit-il: c'est bien le moins
+que, dans une affaire de cette importance, je consulte
+la princesse; en outre, elle est de bon conseil.</p>
+
+<p>Et il entra dans la chambre à coucher de sa femme.</p>
+
+<p>Cinq minutes après, la porte se rouvrit, et, le
+prince, passant la tête par l'ouverture, appela à lui
+le chevalier.</p>
+
+<p>Au moment où la porte de la chambre à coucher
+de la princesse se refermait sur San-Felice, une
+petite goëlette, qu'à la hauteur et à la flexibilité de
+ses mâts, on pouvait reconnaître de construction
+américaine, doublait le mont Pellegrino, suivait la
+longue jetée du château du Môle, terminée par la
+batterie, s'enfonçait dans la rade, et, naviguant,
+avec la même facilité que le ferait de nos jours un
+bateau à vapeur, entre les vaisseaux de guerre anglais
+et les bâtiments de commerce de tous les pays
+qui encombraient le port de Palerme, allait jeter
+l'ancre à une demi-encablure du château de Castel-Lamare,
+transformé depuis longtemps en prison
+d'État.</p>
+
+<p>Si le signe auquel nous avons dit qu'on pouvait
+reconnaître la nationalité de ce petit bâtiment n'eût
+point été suffisant à des yeux peu exercés, le drapeau
+qui se déployait à la corne de son grand mât, et sur
+lequel flottaient les étoiles d'Amérique, eût affirmé
+qu'il avait été construit sur le continent découvert
+par Christophe Colomb, et que, tout frêle qu'il était,
+il avait audacieusement et heureusement traversé
+l'Atlantique, comme un vaisseau à trois ponts ou
+une frégate de haut bord.</p>
+
+<p>Son nom, écrit en lettres d'or à l'arrière, <i>the Runner</i>,
+c'est-à-dire <i>le Coureur</i>, indiquait qu'il avait
+reçu un nom selon son mérite, non selon le caprice
+de son propriétaire.</p>
+
+<p>A peine l'ancre fut-elle jetée et eut-elle mordu le
+fond, que l'on vit le canot de la Santé s'approcher
+du <i>Runner</i> avec toutes les formalités et précautions
+habituelles et que les questions et les réponses
+d'usage s'échangèrent.</p>
+
+<p>--Ohé! de la goëlette! cria-t-on, d'où venez-vous?</p>
+
+<p>--De Malte.</p>
+
+<p>--En droiture?</p>
+
+<p>--Non: nous avons touché à Marsala.</p>
+
+<p>--Voyons votre patente.</p>
+
+<p>Le capitaine, qui répondait à toutes ces questions
+en italien, mais avec un accent yankee très-prononcé,
+tendit le papier demandé, qu'on lui prit des mains
+avec une pincette, et qui, après avoir été lu, lui fut
+rendu de la même façon.</p>
+
+<p>--C'est bien, dit l'employé; vous pouvez descendre
+en canot et venir à la Santé avec nous.</p>
+
+<p>Le capitaine descendit en canot; quatre rameurs
+s'affolèrent après lui, et, escorté par la barque sanitaire,
+il traversa toute la rade pour aller joindre, de
+l'autre côté du port, le bâtiment appelé <i>la Salute</i>.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XCVII
+<br><br>
+LES NOUVELLES QU'APPORTAIT LA GOELETTE<br>
+<i>the Runner</i></h3>
+<br>
+
+<p>Le soir même du jour où nous avons vu le chevalier
+San-Felice entrer dans la chambre à coucher de
+la duchesse de Calabre, et le capitaine de la goëlette
+<i>the Runner</i> se rendre à <i>la Salute</i>, toute la famille
+royale des Deux-Siciles était réunie dans cette même
+salle du palais où nous avons vu Ferdinand jouer au
+reversis avec le président Cardillo, Emma Lyonna
+faire tête avec des poignées d'or au banquier du
+pharaon, et la reine, retirée dans un coin avec les
+jeunes princesses, broder la bannière que le fidèle
+et intelligent Lamarra devait porter au cardinal
+Ruffo.</p>
+
+<p>Rien n'était changé: le roi jouait toujours au reversis;
+le président Cardillo arrachait toujours ses
+boutons; Emma Lyonna couvrait toujours d'or la
+table, tout en causant bas avec Nelson, appuyé à
+son fauteuil, et la reine et les jeunes princesses brodaient
+non plus un labarum de combat pour le cardinal,
+mais une bannière d'actions de grâce pour
+sainte Rosalie, douce vierge dont on essayait de
+souiller le nom en la faisant protectrice de ce trône,
+en train de se raffermir dans le sang.</p>
+
+<p>Seulement, depuis le jour où nous avons introduit
+nos lecteurs dans cette même salle, les choses étaient
+bien changées. D'exilé et vaincu qu'était Ferdinand,
+il était redevenu, grâce à Ruffo, conquérant et vainqueur.
+Aussi rien n'eût-il altéré le calme de cet auguste
+visage que Canova, nous l'avons dit, était
+occupé à faire jaillir en Minerve, non pas du cerveau
+de Jupiter, mais d'un magnifique bloc de marbre de
+Carrare, si quelques numéros du <i>Moniteur républicain</i>,
+arrivés de France, n'eussent jeté leur ombre
+sur cette nouvelle ère dans laquelle entrait la royauté
+sicilienne.</p>
+
+<p>Les Russes avaient été battus à Zurich par Masséna,
+et les Anglais à Almaker par Brune. Les Anglais
+avaient été forcés de se rembarquer, et Souvorov,
+laissant dix mille Russes sur le champ de bataille,
+n'avait échappé qu'en traversant un précipice, au
+fond duquel coulait la Reuss, sur deux sapins liés
+avec les ceintures de ses officiers, et qu'en repoussant
+dans l'abîme, une fois passé, le pont sur lequel
+il venait de le franchir.</p>
+
+<p>Ferdinand s'était donné quelques minutes de plaisir
+au milieu de l'ennui que lui causaient ces nouvelles,
+en raillant Nelson sur le rembarquement des
+Anglais, et Baillie sur la fuite de SOUVOROV.</p>
+
+<p>Il n'y avait rien à dire à un homme qui, en pareille
+circonstance, s'était si cruellement et si gaiement,
+tout à la fois, raillé lui-même.</p>
+
+<p>Aussi, Nelson s'était contenté de se mordre les
+lèvres, et Baillie, qui était Irlandais, mais d'origine
+française, ne s'était pas trop désespéré de l'échec
+arrivé aux troupes du tzar Paul Ier.</p>
+
+<p>Il est vrai que cela ne changeait rien aux affaires
+qui intéressaient directement Ferdinand, c'est-à-dire
+aux affaires d'Italie. L'Autriche était, grâce à ses
+victoires de Kokack en Allemagne, de Magnano en
+Italie, de la Trebbia et de Novi, l'Autriche était au
+pied des Alpes, et le Var, notre frontière antique,
+était menacé.</p>
+
+<p>Il est vrai encore que Rome et le territoire romain
+étaient reconquis par Burckard et Pronio, les deux
+lieutenants de Sa Majesté Sicilienne, et qu'en vertu
+du traité signé entre le général Burckard, commandant
+des troupes napolitaines, le commodore Troubridge,
+commandant des troupes britanniques, et le
+général Garnier, commandant des troupes françaises,
+il devait, en se retirant avec les honneurs de la
+guerre, avoir abandonné les États romains le 4
+octobre.</p>
+
+<p>Il y avait dans tout cela, comme disait le roi Ferdinand,
+<i>à boire et à manger</i>. Puis, avec son insouciance
+napolitaine, il jetait en l'air, quitte à ce qu'il
+lui retombât sur le nez, le fameux proverbe que les
+Napolitains appliquent plus souvent encore au moral
+qu'au physique:</p>
+
+<p>--Bon! tout ce qui n'étrangle pas engraisse.</p>
+
+<p>Sa Majesté, assez peu inquiète des événements qui
+se passaient en Suisse et en Hollande, et fort rassurée
+sur ceux qui s'étaient accomplis, s'accomplissaient
+et devaient s'accomplir en Italie, faisait donc
+sa partie de reversis, raillant, tout à la fois, Cardillo,
+son adversaire, et Nelson et Baillie, ses alliés, lorsque
+le prince royal entra dans le salon, salua le roi,
+salua la reine, et, cherchant des yeux le prince de
+Castelcicala, resté à Palerme, près du roi, et nommé
+ministre des affaires étrangères, à cause de son dévouement,
+alla droit à lui et entama vivement avec
+Son Excellence une conversation à voix basse.</p>
+
+<p>Au bout de cinq minutes, le prince de Castelcicala
+traversa le salon dans toute sa longueur, alla droit,
+à son tour, à la reine, et lui dit tout bas quelques
+mots qui lui firent vivement redresser la tête.</p>
+
+<p>--Prévenez Nelson, dit la reine, et venez me
+rejoindre avec le prince de Calabre dans le cabinet
+à côté.</p>
+
+<p>Et, se levant, elle entra, en effet, dans un cabinet
+attenant au grand salon.</p>
+
+<p>Quelques secondes après, le prince de Castelcicala
+introduisait le prince, et Nelson entrait lui-même
+derrière eux, et refermait la porte sur lui.</p>
+
+<p>--Venez donc ici, François, dit la reine, et racontez-nous
+d'où vous tenez toute cette belle histoire
+que vient de me dire Castelcicala.</p>
+
+<p>--Madame, dit le prince en s'inclinant avec ce
+respect mêlé de crainte qu'il avait toujours eu pour
+sa mère, dont il ne se sentait pas aimé, madame, un
+de mes hommes, un homme sur lequel je puis compter,
+se trouvant par hasard aujourd'hui, vers deux
+heures de l'après-midi, à la police, a entendu dire
+que le capitaine d'un petit bâtiment américain qui
+est entré aujourd'hui dans le port, poussé, en sortant
+de Malte par un coup de vent du côté du cap Bon,
+avait rencontré deux bâtiments de guerre français,
+sur l'un desquels il avait tout lieu de croire que se
+trouvait le général Bonaparte.</p>
+
+<p>Nelson, voyant l'attention que chacun portait au
+récit du prince François, se le fit traduire en anglais
+par le ministre des affaires étrangères, et se contenta
+de hausser les épaules.</p>
+
+<p>--Et vous n'avez pas, en face d'une nouvelle de
+cette sorte, si vague qu'elle fût, cherché à voir ce capitaine,
+à vous informer par vous-même de ce qu'il
+y avait de réel dans ce bruit? Vraiment, François,
+vous êtes d'une insouciance impardonnable!</p>
+
+<p>Le prince s'inclina.</p>
+
+<p>--Madame, dit-il, ce n'était point à moi, qui ne
+suis rien dans le gouvernement, d'essayer de pénétrer
+des secrets de cette importance; mais j'ai envoyé
+la personne même qui avait recueilli ces rumeurs à
+bord de la goëlette américaine, lui ordonnant de
+s'informer à la source même, et, si ce capitaine lui
+paraissait digne de quelque créance, de l'amener au
+palais.</p>
+
+<p>--Eh bien? demanda impatiemment la reine.</p>
+
+<p>--Eh bien, madame, le capitaine attend dans le
+salon rouge.</p>
+
+<p>--Castelcicala, dit la reine, allez! et amenez-le
+ici par les corridors, afin qu'il ne traverse pas le
+salon.</p>
+
+<p>Il se fit un profond silence parmi les trois personnes
+qui se tenaient dans l'attente; puis, au bout
+d'une minute, la porte de dégagement se rouvrit et
+donna passage à un homme de cinquante à cinquante-cinq
+ans, portant un uniforme de fantaisie.</p>
+
+<p>--Le capitaine Skinner, dit le prince de Castelcicala
+en introduisant le touriste américain.</p>
+
+<p>Le capitaine Skinner était, comme nous l'avons
+dit, un homme ayant déjà passé le midi de la vie,
+de taille un peu au-dessus de la moyenne, admirablement
+pris dans sa taille, d'une figure grave mais
+sympathique, avec des cheveux grisonnant à peine,
+rejetés en arrière comme si le vent de la tempête, en
+lui soufflant au visage, les avait inclinés ainsi. Il
+portait le devant du visage sans barbe; mais d'épais
+favoris s'enfonçaient dans sa cravate de fine batiste
+et d'une irréprochable blancheur.</p>
+
+<p>Il s'inclina respectueusement devant la reine et
+devant le duc de Calabre, et salua Nelson comme il
+eût fait d'un personnage ordinaire; ce qui indiquait
+qu'il ne le connaissait point ou ne voulait point le
+connaître.</p>
+
+<p>--Monsieur, lui dit la reine, on m'assure que vous
+êtes porteur de nouvelles importantes; cela vous
+explique pourquoi j'ai désiré que vous prissiez la
+peine de passer au palais. Nous avons tous le plus
+grand intérêt à connaître ces nouvelles. Et, pour
+que vous sachiez devant qui vous allez parler, je
+suis la reine Marie-Caroline; voici mon fils, M. le
+duc de Calabre; voici mon ministre des affaires
+étrangères, M. le prince de Castelcicala; enfin, voici
+mon ami, mon soutien, mon sauveur, milord Nelson,
+duc de Bronte, baron du Nil.</p>
+
+<p>Le capitaine Skinner semblait chercher des yeux
+une cinquième personne, quand tout à coup la porte
+du cabinet donnant sur le salon s'ouvrit, et le roi
+parut.</p>
+
+<p>C'était évidemment cette cinquième personne que
+cherchait des yeux le capitaine Skinner.</p>
+
+<p>--<i>Madonna!</i> s'écria le roi s'adressant à Caroline,
+savez-vous les nouvelles qui se répandent dans Palerme,
+ma chère maîtresse?</p>
+
+<p>--Je ne le sais pas encore, monsieur, répondit la
+reine; mais je vais le savoir, car voici monsieur qui
+les a apportées et qui me les va donner.</p>
+
+<p>--Ah! ah! fit le roi.</p>
+
+<p>--- J'attends que Leurs Majestés veuillent bien me
+faire l'honneur de m'interroger, dit le capitaine
+Skinner, et je me tiens à leurs ordres.</p>
+
+<p>--On dit, monsieur, demanda la reine, que vous
+pouvez nous donner des nouvelles du général Bonaparte?</p>
+
+<p>Un sourire passa sur les lèvres de l'Américain.</p>
+
+<p>--Et de sûres, oui, madame; car il y a trois jours
+que je l'ai rencontré en mer.</p>
+
+<p>--En mer? répéta la reine.</p>
+
+<p>--Que dit monsieur? demanda Nelson.</p>
+
+<p>Le prince de Castelcicala traduisit en anglais la
+réponse du capitaine américain.</p>
+
+<p>--A quelle hauteur? demanda Nelson.</p>
+
+<p>--Entre la Sicile et le cap Bon, répondit en excellent
+anglais le capitaine Skinner, ayant la Pantellerie
+à bâbord.</p>
+
+<p>--Alors, demanda Nelson, vers le 37e degré de
+latitude nord?</p>
+
+<p>--Vers le 37e degré de latitude nord et par le 9e
+degré et vingt minutes de longitude est.</p>
+
+<p>Le prince de Castelcicala traduisit au fur et à
+mesure au roi ce qui se disait. Pour la reine et pour
+le duc de Calabre, une traduction était inutile: ils
+parlaient tous deux anglais.</p>
+
+<p>--Impossible, dit Nelson. Sir Sidney Smith bloque
+le port d'Alexandrie, et il n'aurait pas laissé passer
+deux bâtiments français se rendant en France.</p>
+
+<p>--Bon! dit le roi, qui ne manquait jamais de
+donner son coup de dent à Nelson, vous avez bien
+laissé passer toute la flotte française, se rendant à
+Alexandrie!</p>
+
+<p>--C'était pour mieux l'anéantir à Aboukir, répondit
+Nelson.</p>
+
+<p>--Eh bien, dit le roi, courez donc après les deux
+bâtiments qu'a vus le capitaine Skinner, et anéantissez-les!</p>
+
+<p>--Le capitaine voudrait-il nous dire, demanda le
+duc de Calabre en faisant un double signe de respect
+à son père et à sa mère comme pour s'excuser d'oser
+prendre la parole devant eux, par quelles circonstances
+il se trouvait dans ces parages, et quelles
+causes lui font croire qu'un des deux bâtiments français
+qu'il a rencontrés était monté par le général
+Bonaparte?</p>
+
+<p>--Volontiers, Altesse, répondit le capitaine en
+s'inclinant. J'étais parti de Malte pour aller passer
+au détroit de Messine, quand j'ai été pris par un coup
+de vent de nord-est, à une lieue au sud du cap Passaro.
+J'ai laissé courir à l'abri de la Sicile jusqu'à
+l'île de Maritimo, et laissé porter avec le même vent
+sur le cap Bon, filant grand largue.</p>
+
+<p>--Et là? demanda le duc.</p>
+
+<p>--Là, je me suis trouvé en vue de deux bâtiments
+que j'ai reconnus pour français et qui m'ont
+reconnu pour américain. D'ailleurs, un coup de canon
+avait assuré leur pavillon et m'avait invité à
+déployer le mien. L'un d'eux m'a fait signe d'approcher,
+et, quand j'ai été à portée de la voix, un
+homme en costume d'officier général m'a crié:</p>
+
+<p>--Ohé! de la goëlette! avez-vous vu des bâtiments
+anglais?</p>
+
+<p>»--Aucun, général, ai-je répondu.</p>
+
+<p>»--Que fait la flotte de l'amiral Nelson?</p>
+
+<p>»--Une partie bloque Malte, l'autre est dans le
+port de Palerme.</p>
+
+<p>»--Où allez-vous?</p>
+
+<p>»--A Palerme.</p>
+
+<p>»--Eh bien, si vous y voyez l'amiral, dites-lui
+que je vais prendre en Italie la revanche d'Aboukir.</p>
+
+<p>»Et le bâtiment a continué sa route.</p>
+
+<p>»--Savez-vous comment se nomme le général qui
+vous a interrogé? m'a demandé mon second, qui
+s'était tenu près de moi pendant l'interrogatoire. Eh
+bien, c'est le général Bonaparte!</p>
+
+<p>On traduisit tout le récit du capitaine américain à
+Nelson, tandis que le roi, la reine et le duc de Calabre
+se regardaient, inquiets.</p>
+
+<p>--Et, demanda Nelson, vous ne savez pas les noms
+de ces deux bâtiments?</p>
+
+<p>--Je les ai approchés de si près, répondit le capitaine,
+que j'ai pu les lire: l'un s'appelle <i>le Muiron</i>,
+l'autre <i>le Carrère</i>.</p>
+
+<p>--Que veulent dire ces noms? demanda en allemand
+la reine au duc de Calabre. Je ne comprends
+pas leur signification.</p>
+
+<p>--Ce sont deux noms d'homme, madame, répondit
+le capitaine Skinner en allemand, et en parlant
+cette langue aussi purement que les deux autres dans
+lesquelles il s'était déjà exprimé.</p>
+
+<p>--Ces diables d'Américains! dit en français la
+reine, ils parlent toutes les langues.</p>
+
+<p>--Cela nous est nécessaire, madame, répondit en
+bon français le capitaine Skinner. Un peuple de
+marchands doit connaître toutes les langues dans
+lesquelles on peut demander le prix d'une balle de
+coton.</p>
+
+<p>--Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, que
+dites-vous de la nouvelle?</p>
+
+<p>--Je dis qu'elle est grave, sire, mais qu'il ne faut
+pas s'en inquiéter outre mesure. Lord Keith croise
+entre la Corse et la Sardaigne, et, vous le savez, la
+mer et les vents sont pour l'Angleterre.</p>
+
+<p>--Je vous remercie, monsieur, des renseignements
+que vous avez bien voulu me donner, dit la reine.
+Comptez-vous faire un long séjour à Palerme?</p>
+
+<p>--Je suis un touriste voyageant pour mon plaisir,
+madame, répondit le capitaine, et, à moins de désirs
+contraires de la part de Votre Majesté, vers la fin de
+la semaine prochaine, j'espère mettre à la voile.</p>
+
+<p>--Où vous trouverait-on, capitaine, si l'on avait
+besoin de nouveaux renseignements?</p>
+
+<p>--A mon bord. J'ai jeté l'ancre en face du fort
+de Castellamare, et, à moins d'ordres contraires,
+la place m'étant commode, je resterai où je suis.</p>
+
+<p>--François, dit la reine à son fils, vous veillerez
+à ce que le capitaine ne soit pas dérangé de la place
+qu'il a choisie. Il faut qu'on sache où le retrouver à
+la minute, si par hasard on a besoin de lui.</p>
+
+<p>Le prince s'inclina.</p>
+
+<p>--Eh bien, milord Nelson, demanda le roi, à
+votre avis, qu'y a-t-il à faire, maintenant?</p>
+
+<p>--Sire, il y a votre partie de reversis à reprendre,
+comme si rien d'extraordinaire n'était arrivé. En
+supposant que le général Bonaparte aborde en
+France, ce n'est qu'un homme de plus.</p>
+
+<p>--Si vous n'eussiez pas été à Aboukir, milord, dit
+Skinner, ce n'était qu'un homme de moins; mais il
+est probable que, grâce à cet homme de moins, la
+flotte française était sauvée.</p>
+
+<p>Et, sur ces paroles, qui contenaient tout à la fois
+un compliment et une menace, le capitaine américain
+embrassa d'un salut les augustes personnages
+qui l'avaient appelé, et se retira.</p>
+
+<p>Et, selon le conseil que lui avait donné Nelson, le
+roi alla reprendre sa place à la table où l'attendait
+impatiemment le président Cardillo, et où l'attendaient
+patiemment, comme il convient à des courtisans
+bien dressés, le duc d'Ascoli et le marquis
+Cirillo.</p>
+
+<p>Ceux-ci étaient trop bien formés à l'étiquette des
+cours pour se permettre d'interroger le roi; mais le
+président Cardillo était moins rigide observateur du
+décorum que ces deux messieurs.</p>
+
+<p>--Eh bien, sire, cela valait-il la peine d'interrompre
+notre partie, dit-il, et de nous laisser le bec
+dans l'eau pendant un quart d'heure?</p>
+
+<p>--Ah! par ma foi! non, dit le roi, à ce que prétend
+l'amiral Nelson, du moins. Bonaparte a quitté
+l'Égypte, a passé, sans être vu, à travers la flotte de
+Sydney Smith. Il était, il y a quatre jours, à la hauteur
+du cap Bon. Il passera à travers la flotte de
+milord Keith, comme il a passé à travers celle de sir
+Sydney Smith, et, dans trois semaines, il sera à
+Paris. A vous de battre les cartes, président,--en
+attendant que Bonaparte batte les Autrichiens!</p>
+
+<p>Et, sur ce bon mot, dont il parut enchanté, le roi
+reprit sa partie, comme si, en effet, ce qu'il venait
+d'apprendre ne valait point la peine de l'interrompre.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>XCVIII
+<br><br>
+LA FEMME ET LE MARI</h3>
+<br>
+
+<p>On se rappelle comment le prince de Calabre avait
+eu vent des nouvelles qu'il venait d'apporter à sa
+mère.</p>
+
+<p>Un homme <i>à lui</i>, se trouvant à la police, avait entendu
+répéter quelques paroles dites en l'air par le
+capitaine Skinner au directeur de <i>la Salute</i>.</p>
+
+<p>Le capitaine avait-il dit ces paroles avec intention
+ou au hasard? C'est ce que lui seul eût pu expliquer.</p>
+
+<p>Cet homme <i>à lui</i>, dont parlait le duc de Calabre,
+n'était autre que le chevalier San-Felice, qui, avec
+une recommandation du prince, allait demander au
+préfet de police une autorisation de pénétrer jusqu'à
+la malheureuse prisonnière.</p>
+
+<p>Cette autorisation, il l'avait obtenue, mais en promettant
+la plus entière discrétion, la prisonnière
+étant recommandée à la sévérité du préfet par le
+roi lui-même.</p>
+
+<p>Aussi était-ce pendant l'obscurité, entre dix et
+onze heures, que le chevalier devait être introduit
+dans la prison de sa femme.</p>
+
+<p>En rentrant au palais sénatorial, qu'habitait,
+comme nous l'avons dit, le prince royal, le chevalier
+raconta à Son Altesse ce qu'il avait entendu répéter
+à la police des propos tenus par un officier américain
+sur la rencontre que celui-ci aurait faite en mer
+du général Bonaparte.</p>
+
+<p>Le prince avait la vue longue, et il avait à l'instant
+même deviné les conséquences d'un pareil
+retour. Aussi la nouvelle lui avait-elle paru des plus
+importantes, et, pour en vérifier le degré de vérité,
+il avait prié le chevalier San-Felice de se faire conduire
+à l'instant même à bord du bâtiment américain.</p>
+
+<p>San-Felice eût dans tous les temps obéi au prince
+avec la rapidité du dévouement; mais, ce jour même,
+le prince l'avait comblé de bontés, et il regrettait de
+n'avoir, pour lui rendre service, qu'un ordre si simple
+à exécuter.</p>
+
+<p>Le chevalier, le cas échéant, était chargé de ramener
+au prince le capitaine américain.</p>
+
+<p>Il s'était donc, à l'instant même, rendu sur le port
+et, serrant soigneusement dans son portefeuille son
+ordre d'entrer dans la prison, il avait pris une de ces
+barques qui font des courses dans la rade et avait
+invité, avec sa douceur ordinaire, les mariniers qui
+la montaient à le conduire à la goëlette américaine.</p>
+
+<p>Si vulgaire et si fréquent que soit l'événement,
+l'entrée d'un navire dans un port est toujours un
+événement. Aussi à peine le chevalier San-Felice
+eût-il annoncé le but de sa course, que les mariniers,
+secondant ses désirs, mirent le cap sur le petit bâtiment,
+dont les deux mâts, gracieusement penchés
+en arrière, juraient par leur hauteur avec l'exiguïté
+de sa coque.</p>
+
+<p>Une garde assez sévère se faisait à bord de la
+goëlette; car à peine le matelot de quart eut-il aperçu
+la barque et jugé qu'elle se dirigeait vers le petit
+bâtiment, que le capitaine, rentré depuis une heure
+à peine de <i>la Salute</i>, fut prévenu de l'incident et
+monta rapidement sur le pont, suivi de son lieutenant,
+jeune homme de vingt-six à vingt-huit ans.
+Mais à peine eurent-ils jeté un coup d'oeil rapide sur
+la barque, qu'avec l'accent de l'étonnement et de
+l'inquiétude, ils échangèrent quelques paroles, et
+que le jeune homme disparut par l'escalier qui conduisait
+au salon.</p>
+
+<p>Le capitaine attendit seul.</p>
+
+<p>Le chevalier San-Felice, quoiqu'il n'y eût que deux
+marches à franchir pour monter sur le pont, crut
+devoir demander en anglais, au capitaine, la permission
+d'entrer à son bord. Mais celui-ci répondit par
+un cri de surprise, l'attira à lui et l'entraîna tout
+étonné sur une petite plate-forme située à l'arrière,
+entourée d'une balustrade de cuivre et formant
+tillac.</p>
+
+<p>Le chevalier ne savait que penser de cette réception,
+qui, au reste, n'avait rien d'hostile, et il regarda
+l'Américain d'un oeil interrogateur.</p>
+
+<p>Mais, alors, celui-ci, en excellent italien:</p>
+
+<p>--Je vous remercie de ne pas me reconnaître, chevalier,
+lui dit-il; cela prouve que mon déguisement
+est bon, quoique l'oeil d'un ami soit souvent moins
+perçant que celui d'un ennemi.</p>
+
+<p>Le chevalier continuait de regarder le capitaine,
+tâchant de rassembler ses souvenirs, mais ne se
+rappelant pas où il avait pu voir cette physionomie
+loyale et vigoureuse.</p>
+
+<p>--Je vais entrer dans votre vie, monsieur, lui dit
+le faux Américain, par un triste mais noble souvenir.
+J'étais au tribunal de Monte-Oliveto le jour
+où vous êtes venu sauver la vie à votre femme. C'est
+moi qui vous ai suivi et abordé au sortir du tribunal.
+Je portais alors l'habit d'un moine bénédictin.</p>
+
+<p>San-Felice fit un pas en arrière et pâlit légèrement.</p>
+
+<p>--Alors, murmura-t-il, vous êtes le père?</p>
+
+<p>--Oui. Vous souvenez-vous de ce que vous me
+dîtes lorsque je vous fis cette demi-confidence?</p>
+
+<p>--Je vous dis: «Faisons tout ce que nous pourrons
+pour la sauver.»</p>
+
+<p>--Et aujourd'hui?</p>
+
+<p>--Oh! aujourd'hui, de tout coeur, je vous répète
+la même chose.</p>
+
+<p>--Eh bien, moi, dit le faux Américain, je suis ici
+pour cela.</p>
+
+<p>--Et moi, dit le chevalier, j'ai l'espoir d'y réussir
+cette nuit.</p>
+
+<p>--Voudrez-vous me tenir au courant de vos tentatives?</p>
+
+<p>--Je vous le promets.</p>
+
+<p>--Maintenant, qui vous conduit vers moi, puisque
+vous ne m'avez pas reconnu?</p>
+
+<p>--L'ordre du prince royal. Le bruit s'est répandu
+que vous apportiez des nouvelles très-graves, et
+le prince m'envoie à vous avec l'intention de vous
+conduire au roi. Répugnez-vous à être présenté à
+Sa Majesté.</p>
+
+<p>--Je ne répugne à rien de ce qui peut servir vos
+projets et ne demande pas mieux que de détourner
+les regards de la police du véritable but qui m'amène
+ici.--Au reste, je doute qu'elle reconnaisse, sous
+ce costume et dans cette condition le frère Joseph,
+chirurgien du couvent du Mont-Cassin. Et reconnût-elle
+le frère Joseph, chirurgien du Mont-Cassin,
+qu'elle serait à cent lieues de se douter de ce qu'il
+vient faire à Palerme.</p>
+
+<p>--Écoutez-moi donc, alors.</p>
+
+<p>--J'écoute.</p>
+
+<p>--Tandis qu'avec le prince royal, vous irez au
+palais, et tandis que le roi vous y recevra, moi,
+avec une permission de la police, je pénétrerai jusqu'auprès
+de la prisonnière. Je vais lui faire part
+d'un projet arrêté aujourd'hui entre le duc, la duchesse
+de Calabre et moi. Si notre projet réussit, et
+je vous dirai ce soir quel est ce projet, vous n'avez
+plus rien à faire: la malheureuse est sauvée et l'exil
+remplace pour elle la peine capitale. Or, l'exil pour
+elle, c'est le bonheur: que Dieu lui donne donc
+l'exil! Si notre projet échoue, elle n'aura plus, je
+vous le déclare, d'espoir qu'en vous. Ce moment
+venu, vous me direz ce que vous désirez de moi.
+Coopération active ou simples prières, vous avez le
+droit de tout exiger. J'ai déjà fait le sacrifice de mon
+bonheur au sien: je suis prêt à faire le sacrifice de
+ma vie à la sienne.</p>
+
+<p>--Oh! oui, nous savons cela: vous êtes l'ange
+du dévouement.</p>
+
+<p>--Je fais ce que je dois, et c'est dans cette ville
+même que j'ai pris l'engagement que je remplis aujourd'hui.
+Maintenant, vous sortirez du palais à la
+même heure à peu près où je sortirai de la prison;
+le premier libre attendra l'autre à la place des
+Quatre-Cantons.</p>
+
+<p>--C'est convenu.</p>
+
+<p>--Alors, venez.</p>
+
+<p>--Un ordre à donner, et je suis à vous.</p>
+
+<p>On comprend le sentiment de délicatesse qui avait
+éloigné Salvato au moment où le chevalier était
+monté; mais son père, jugeant de quelles angoisses
+il devait être agité, voulait, en s'éloignant de la goëlette,
+lui dire ce qu'il ne savait que très-superficiellement,
+c'est-à-dire les conditions dans lesquelles les
+choses se trouvaient.</p>
+
+<p>Donc, tout était pour le mieux: Luisa était prisonnière
+mais vivante, et le chevalier San-Felice, le duc
+et la duchesse de Calabre conspiraient pour elle.</p>
+
+<p>Il était impossible qu'avec de pareilles protections,
+on ne parvint pas à la sauver.</p>
+
+<p>D'ailleurs, si l'on échouait, il serait là, lui, pour
+tenter, avec son père, quelque coup désespéré dans
+le genre de celui qui l'avait sauvé lui-même.</p>
+
+<p>Joseph Palmieri remonta: le chevalier l'attendait
+dans le canot qui l'avait amené. Le faux capitaine
+donna, en effet, très-haut quelques ordres en américain,
+et prit place près du chevalier.</p>
+
+<p>Nous avons vu comment les choses s'étaient passées
+au palais, et quelles nouvelles apportait le propriétaire
+de la goëlette; il nous reste à voir maintenant
+ce qui, pendant ce temps-là, s'était passé dans
+la prison, et quel était le projet qui avait été arrêté
+entre le chevalier et ses deux puissants protecteurs,
+le duc et la duchesse de Calabre.</p>
+
+<p>À dix heures précises, le chevalier frappait à la
+porte de la forteresse.</p>
+
+<p>Ce mot de forteresse indique que la prison dans
+laquelle était renfermée la malheureuse Luisa était
+plus qu'une prison ordinaire: c'était un donjon
+d'État.</p>
+
+<p>Ce fut donc au gouverneur que le chevalier fut
+conduit.</p>
+
+<p>En général, les militaires sont exempts de ces petites
+passions qui, dans les prisons civiles, se mettent
+au service des haines de la puissance. Le colonel
+qui remplissait la charge de gouverneur reçut et salua
+poliment le chevalier, prit connaissance de l'autorisation
+qu'il avait de communiquer avec la prisonnière,
+fit appeler le geôlier en chef et lui ordonna
+de conduire le chevalier à la chambre de la personne
+qu'il avait la permission de visiter.</p>
+
+<p>Puis, remarquant que la permission avait été délivrée
+sur la demande du prince et reconnaissant San-Felice
+pour être un des familiers du palais:</p>
+
+<p>--Je prie Votre Excellence, dit-il en prenant
+congé du chevalier, de mettre mes respects et mes
+hommages aux pieds de Son Altesse royale.</p>
+
+<p>Le chevalier, touché de rencontrer cette courtoisie
+là où il craignait de se heurter à quelque brutalité,
+promit non-seulement de s'acquitter de la commission,
+mais encore de dire à Son Altesse royale combien
+le gouverneur avait eu d'égards à sa recommandation.</p>
+
+<p>De son côté, le geôlier en chef, voyant la courtoisie
+avec laquelle le gouverneur parlait au chevalier,
+jugea que le chevalier était un très-grand personnage,
+et se hâta de le conduire avec toute sorte
+de saluts à la chambre de Luisa, située au second
+étage d'une des tours.</p>
+
+<p>Au fur et à mesure qu'il montait, le chevalier sentait
+sa poitrine s'oppresser. Comme nous l'avons dit,
+il n'avait pas revu Luisa depuis la séance du tribunal,
+et ce n'était point sans une profonde émotion
+qu'il allait se trouver en face d'elle. Aussi, en arrivant
+à la porte de la chambre, et, au moment où le
+geôlier allait mettre la clef dans la serrure, il lui
+posa la main sur l'épaule en murmurant:</p>
+
+<p>--Par grâce, mon ami, un instant!</p>
+
+<p>Le geôlier s'arrêta. Le chevalier s'appuya contre
+la muraille, les jambes lui manquaient.</p>
+
+<p>Mais les sens des prisonniers acquièrent, dans le
+silence, dans la solitude et dans la nuit, une acuité
+toute particulière. Luisa avait entendu des pas dans
+l'escalier, et avait reconnu que ces pas s'arrêtaient
+à sa porte.</p>
+
+<p>Or, ce n'était pas l'heure, à laquelle on avait l'habitude
+d'entrer dans sa prison. Inquiète, elle était
+descendue de son lit, où elle s'était jetée tout habillée;
+l'oreille tendue, les bras allongés, elle s'était
+rapprochée de la porte dans l'espoir de saisir quelque
+bruit qui lui permît de deviner dans quel but on
+venait la visiter au tiers de la nuit.</p>
+
+<p>Elle savait que, jusqu'à l'heure de son accouchement,
+sa vie était sauvegardée par l'ange protecteur
+qu'elle portait dans son sein; mais elle comptait
+les jours avec terreur; elle allait accomplir son septième
+mois.</p>
+
+<p>Pendant que le chevalier, appuyé à la muraille
+extérieure, et la main sur sa poitrine, tâchait de
+calmer les battements de son coeur, elle, de l'autre
+côté de la porte, écoutait donc, haletante et pleine
+d'angoisses.</p>
+
+<p>Le chevalier comprit qu'il ne pouvait rester ainsi
+éternellement. Il fit un appel à ses forces, et, d'une
+voix assez ferme:</p>
+
+<p>--Ouvrez maintenant, mon ami, dit-il au geôlier.</p>
+
+<p>Ces paroles étaient à peine prononcées qu'il lui
+sembla, de l'autre côté de la porte, entendre un
+faible cri: mais ce cri, si c'en était un, fut immédiatement
+étouffé par le grincement de la clef dans la
+serrure.</p>
+
+<p>La porte s'ouvrit; le chevalier s'arrêta sur le seuil.</p>
+
+<p>A deux pas, dans l'intérieur de la chambre, baignée
+tout entière par un rayon de la lune qui passait
+à travers la fenêtre grillée, mais sans vitres, Luisa
+était agenouillée, blanche, les cheveux épars, les
+mains allongées sur ses genoux et pareille à la <i>Madeleine</i>
+de Canova.</p>
+
+<p>Elle avait, à travers la porte, reconnu la voix de
+son mari, et elle l'attendait dans l'attitude où la
+femme adultère attendait le Christ.</p>
+
+<p>Le chevalier, à son tour, poussa un cri, la souleva
+entre ses bras, et, à demi évanouie, l'emporta sur
+son lit.</p>
+
+<p>Le geôlier referma la porte en disant:</p>
+
+<p>--Quand Votre Excellence entendra sonner onze
+heures...</p>
+
+<p>--C'est bien, lui répondit San-Felice ne lui donnant
+pas le temps d'achever sa phrase.</p>
+
+<p>La chambre demeura sans autre lumière que le
+rayon de lune qui, suivant le mouvement de la nocturne
+planète, se rapprochait lentement des deux
+époux. Nous eussions dû dire: de ce père et de cette
+fille. Rien n'était plus paternel, en effet, que ce
+baiser dont Luciano couvrait le front pâle de Luisa;
+rien n'était plus filial que cette étreinte dont les
+bras tremblants de Luisa serraient Luciano.</p>
+
+<p>Ni l'un ni l'autre ne disaient une parole: on entendait
+seulement des sanglots étouffés.</p>
+
+<p>Le chevalier comprenait que la honte n'était pas
+la seule cause des sanglots de Luisa. Elle n'avait
+pas revu Salvato, elle avait entendu prononcer sa
+condamnation, elle ne savait pas ce qu'il était devenu.</p>
+
+<p>Elle n'osait faire une question, et, par un sentiment
+d'exquise délicatesse, le chevalier n'osait
+répondre à sa pensée.</p>
+
+<p>En ce moment, les angoisses de la mère se traduisaient
+par un mouvement si violent de l'enfant,
+que Luisa poussa un cri.</p>
+
+<p>Le chevalier l'avait senti, et un frisson avait passé
+par tous ses membres; mais, de sa voix douce:</p>
+
+<p>--Tranquillise-toi, innocente créature, dit-il:
+ton père vit, il est libre et ne court aucun danger.</p>
+
+<p>--Oh! Luciano! Luciano! s'écria Luisa en se
+laissant glisser aux pieds de San-Felice.</p>
+
+<p>--Mais, continua vivement le chevalier, je suis
+venu pour autre chose: je suis venu pour parler de
+toi, avec toi, mon enfant chéri.</p>
+
+<p>--De moi?</p>
+
+<p>--Oui, nous voulons te sauver, ma fille bien-aimée.</p>
+
+<p>Luisa secoua la tête en signe qu'elle croyait la
+chose impossible.</p>
+
+<p>--Je le sais, répondit San-Felice répondant à sa
+pensée, le roi t'a condamnée; mais nous avons un
+moyen d'obtenir ta grâce.</p>
+
+<p>--Ma grâce! un moyen! répéta Luisa; vous connaissez
+un moyen d'obtenir ma grâce?</p>
+
+<p>Et elle secoua la tête une seconde fois.</p>
+
+<p>--Oui, reprit San-Felice, et ce moyen, je vais te
+le dire. La princesse est grosse.</p>
+
+<p>--Heureuse mère! s'écria Luisa, elle n'attend
+pas avec terreur le jour où elle embrassera son enfant!</p>
+
+<p>Et elle se renversa en arrière, sanglotant et se
+tordant les bras.</p>
+
+<p>--Attends, attends, dit le chevalier, et prie pour
+sa délivrance: le jour de sa délivrance sera celui de
+ta liberté.</p>
+
+<p>--Je vous écoute, dit Luisa ramenant sa tête en
+avant et la laissant tomber sur la poitrine de son
+mari.</p>
+
+<p>--Tu sais, continua San-Felice, que, quand la,
+princesse royale de Naples accouche d'un garçon,
+elle a droit à trois grâces, qui ne lui sont jamais
+refusées?</p>
+
+<p>--Oui, je sais cela.</p>
+
+<p>--Eh bien, le jour où la princesse royale accouchera,
+au lieu de trois grâces, elle n'en demandera
+qu'une, et cette grâce sera la tienne.</p>
+
+<p>--Mais dit Luisa, si elle accouche d'une fille?</p>
+
+<p>--D'une fille! d'une fille! s'écria San-Felice, à
+la pensée duquel cette alternative ne s'était pas
+présentée. C'est impossible! Dieu ne le permettra
+pas!</p>
+
+<p>--Dieu a bien permis que je fusse injustement
+condamnée, dit Luisa avec un douloureux sourire.</p>
+
+<p>--C'est une épreuve! s'écria le chevalier, et nous
+sommes sur une terre d'épreuves.</p>
+
+<p>--Ainsi, c'est votre seul espoir? demanda Luisa.</p>
+
+<p>--Hélas! oui, répondit San-Felice; mais n'importe!
+Tiens (il tira un papier de sa poche), voici
+une supplique rédigée par le duc de Calabre, écrite
+par sa femme, signe-la, et fions-nous en Dieu.</p>
+
+<p>--Mais je n'ai ni plume ni encre.</p>
+
+<p>--J'en ai, moi, répondit le chevalier.</p>
+
+<p>Et, tirant un encrier de sa poche, il y trempa une
+plume; puis, soutenant Luisa, il la conduisit près
+de la fenêtre, pour que, éclairée par le rayon de la
+lune, elle pût signer.</p>
+
+<p>Luisa signa.</p>
+
+<p>--Là! dit-il en relevant la tête, je vais te laisser
+cette plume, cette encre et un cahier de papier; tu
+trouveras bien moyen de les cacher quelque part:
+ils peuvent t'être utiles.</p>
+
+<p>--Oh! oui, oui, donnez, mon ami! dit Luisa.
+Oh! comme vous êtes bon et comme vous pensez à
+tout! Mais qu'avez-vous, et que regardez-vous?</p>
+
+<p>En effet, les regards du chevalier s'étaient, à travers
+les doubles barreaux de la fenêtre, fixés sur la
+partie du port que l'on pouvait apercevoir par l'ouverture.</p>
+
+<p>A trente ou quarante mètres du pied de la tour,
+se balançait la goëlette du capitaine Skinner.</p>
+
+<p>--Miracle du ciel! murmura le chevalier. Allons!
+je commence à croire que c'est lui qui est destiné à
+te sauver.</p>
+
+<p>Un homme se promenait de long en large sur le
+pont, et, de temps en temps, jetait un regard avide
+sur le fort, comme s'il eût voulu en sonder les murailles.</p>
+
+<p>En ce moment, la clef grinça dans la serrure:
+onze heures sonnaient.</p>
+
+<p>Le chevalier prit la tête de Luisa entre ses deux
+mains et dirigea son regard vers le pont du petit
+bâtiment.</p>
+
+<p>--Vois-tu cet homme? lui dit-il à voix basse.</p>
+
+<p>--Oui, je le vois. Eh bien, après?</p>
+
+<p>--Eh bien, Luisa, cet homme, c'est lui.</p>
+
+<p>--Qui, lui? demanda la jeune femme toute frissonnante.</p>
+
+<p>--Celui qui te sauvera si je ne te sauve pas, moi.
+Mais (il lui prit la tête et lui baisa passionnément le
+front et les yeux) je te sauverai! je te sauverai! je
+te sauverai!</p>
+
+<p>Et il s'élança hors de la prison, dont la porte se
+referma sans que Luisa s'en aperçût.</p>
+
+<p>Toute son âme était passée dans ses yeux, et ses
+yeux dévoraient de leur regard cet homme qui se
+promenait sur le pont de la goëlette.</p>
+<br><br>
+
+<h3>XCIX
+<br><br>
+PETITS ÉVÉNEMENTS GROUPÉS AUTOUR DES<br>
+GRANDS</h3>
+<br>
+
+<p>Si la scène se fût passée de jour, au lieu de se
+passer dans la nuit, le chevalier se fût précipité par
+les escaliers, sans s'inquiéter du geôlier en chef, et
+en continuant de s'écrier: «Je la sauverai!» Mais
+le corridor était dans l'obscurité la plus complète,
+n'ayant pas même le rayon de lune qui éclairait la
+prison de Luisa.</p>
+
+<p>Force lui fut d'attendre le guichetier et sa
+lanterne.</p>
+
+<p>Celui-ci le reconduisit avec les mêmes marques
+d'attention dont il l'avait comblé à son arrivée.
+Aussi, arrivé dans la cour, le chevalier mit-il la
+main à sa poche et, en tirant les quelques pièces
+d'or qu'elle contenait, les offrit-il au geôlier.</p>
+
+<p>Celui-ci les prit et les pesa d'un air mélancolique
+dans sa main en secouant la tête.</p>
+
+<p>--Mon ami, dit San-Felice, c'est bien peu, je le
+sais; mais je me souviendrai de toi, sois tranquille;
+seulement, c'est à la condition que tu auras toute
+sorte d'égards pour la pauvre femme qui est ta prisonnière.</p>
+
+<p>--Je ne me plains pas de ce que Votre Excellence
+me donne, tant s'en faut! répondit-il. Mais, si Son
+Excellence voulait, elle pourrait, d'un mot, faire
+plus pour moi que je ne pourrai jamais faire pour
+elle.</p>
+
+<p>--Et que puis-je faire pour toi? demanda San-Felice.</p>
+
+<p>--J'ai un fils, Excellence, et, depuis un an, je sollicite
+sans pouvoir l'obtenir, son admission comme
+geôlier dans la forteresse. S'il y était, je le chargerais
+spécialement du service de la dame en question,
+dont je ne peux pas m'occuper, n'ayant que la surveillance
+générale.</p>
+
+<p>--Je ne demande pas mieux, dit San-Felice, qui
+pensa tout de suite au parti qu'il pouvait tirer de
+ce protecteur de bas étage. Et de qui dépend sa
+nomination?</p>
+
+<p>--Sa nomination dépend du chef de la police.</p>
+
+<p>--T'es-tu déjà adressé à lui?</p>
+
+<p>--Oui; mais, vous comprenez, Excellence, il faudrait
+pouvoir... (et il fit le geste d'un homme qui
+compte de l'argent), et je ne suis pas riche.</p>
+
+<p>--C'est bien: tu feras une demande et tu me
+l'adresseras.</p>
+
+<p>--Excellence, dit le geôlier en chef en tirant un
+papier de sa poche, pendant que vous étiez dans la
+chambre de la prisonnière, j'ai rédigé ma demande,
+pensant que vous seriez assez bon pour vous en
+charger.</p>
+
+<p>--Je m'en charge, en effet, mon ami, dit le chevalier,
+et il ne dépendra pas de moi que tu n'obtiennes
+ce que tu désires. Si tu as besoin de moi, viens chez
+Son Altesse royale le duc de Calabre et demande le
+chevalier San-Felice.</p>
+
+<p>Et, mettant la pétition dans sa poche, le chevalier
+prit congé de son protégé, sortit de la forteresse
+et se dirigea vers la place des Quatre-Cantons, où,
+on se le rappelle, il avait rendez-vous avec le faux
+capitaine américain.</p>
+
+<p>Celui-ci l'attendait, et, en l'apercevant, marcha
+droit à lui.</p>
+
+<p>Tous deux s'abordèrent en s'interrogeant.</p>
+
+<p>Joseph Palmieri raconta sa visite au roi, se félicita
+de la façon dont il avait été reçu et surtout de la certitude
+où il était maintenant de pouvoir rester à son
+mouillage, c'est-à-dire dans le voisinage du fort.</p>
+
+<p>De son côté, le chevalier lui fit part de son projet,
+et, pour qu'il s'en rendît bien compte, lui donna à
+lire la demande en grâce rédigée par le duc de
+Calabre.</p>
+
+<p>Joseph Palmieri s'approcha de la lampe d'une madone
+et lut; dans sa distraction, le chevalier s'était
+trompé et lui avait donné à lire la supplique du
+geôlier en chef, au lieu de la demande en grâce du
+duc.</p>
+
+<p>Mais Joseph Palmieri n'était pas homme à laisser
+passer à portée de sa main une circonstance qui pût
+lui être utile sans mettre la main dessus. Il commença
+par prendre l'adresse du futur geôlier: <i>Tonino
+Monti, via della Salute, nº 7</i>; et, rendant la supplique
+au chevalier:</p>
+
+<p>--Vous vous êtes trompé de papier, lui dit-il.</p>
+
+<p>Le chevalier fouilla à sa poche et y trouva, en
+effet, le placet qu'il avait cru donner et en place duquel
+il avait donné la supplique du geôlier en chef.</p>
+
+<p>Joseph Palmieri la lut avec plus d'attention encore
+que la première.</p>
+
+<p>--Oui, sans doute, dit-il, si Ferdinand a un coeur,
+il y a une chance; mais je doute qu'il en ait un.</p>
+
+<p>Et il remit la demande en grâce au chevalier.</p>
+
+<p>--A quelle époque, demanda-t-il, comptez-vous
+sur l'accouchement de la princesse?</p>
+
+<p>--Mais elle attend sa délivrance du jour au lendemain.</p>
+
+<p>--Attendons comme elle, dit Palmieri. Mais, si le
+roi refuse, ou si elle accouche d'une fille?...</p>
+
+<p>--Alors, vous recevrez cette même supplique déchirée
+en morceaux, ce qui voudra dire que vous
+pouvez agir à votre tour, attendu que, de notre coté,
+il n'y aura plus d'espoir; ou sinon ce seul mot:
+SAUVÉE! vous dira tout ce que vous aurez besoin de
+savoir. Seulement, vous me donnez votre parole de
+ne rien tenter d'ici là?</p>
+
+<p>--Je vous la donne; seulement, vous me permettrez
+de m'informer topographiquement de la chambre
+qu'occupe la prisonnière dans la forteresse?</p>
+
+<p>Le chevalier saisit la main de son interlocuteur,
+en la lui serrant avec un mouvement de fiévreuse
+énergie.</p>
+
+<p>--La jeunesse est puissante devant le Seigneur,
+dit-il. La fenêtre de la prisonnière donne directement
+sur la goëlette le <i>Runner</i>.</p>
+
+<p>Et il s'éloigna rapidement en cachant son visage
+dans son manteau.</p>
+
+<p>Le chevalier ne s'était pas trompé, et, cette fois
+encore, les sympathiques effluves de la jeunesse
+avaient divisé leurs courants magnétiques. A peine
+le chevalier avait-il quitté la chambre de Luisa, après
+lui avoir fait remarquer cet homme, qui, à une demi-encablure
+du pied de la forteresse, se promenait pensif
+sur le pont de la goëlette, que Salvato--car c'était
+bien Salvato lui-même--crut entendre passer dans
+l'air son nom emporté par la brise de la nuit.</p>
+
+<p>Il leva la tête, ne vit rien et crut s'être trompé.</p>
+
+<p>Mais le même son frappa une seconde fois son
+oreille.</p>
+
+<p>Ses yeux se fixèrent alors sur l'ouverture sombre
+qui se dessinait dans la muraille grise, et, à travers
+les barreaux de cette ouverture, il crut voir s'agiter
+une main et un mouchoir.</p>
+
+<p>Le cri correspondant à celui qui sortait du coeur
+de la prisonnière s'élança du sien, et les ondes de l'air
+frémirent de nouveau, agitées par ces deux syllabes:
+«Luisa!»</p>
+
+<p>Le mouchoir se détacha de la main, flotta un instant
+dans l'air et tomba au pied de la muraille.</p>
+
+<p>Salvato eut la prudence d'attendre un instant, de
+regarder autour de lui si personne n'avait vu ce qui
+venait de se passer, et, s'étant assuré que tout était
+bien resté entre lui et la prisonnière, sans prévenir
+aucun des hommes de l'équipage, il mit le youyou à,
+la mer, et, comme un pêcheur qui tend ses ligues, il
+s'approcha de la plage.</p>
+
+<p>Un espace de terrain d'une dizaine de mètres séparait
+le quai du pied du mur de la prison, et le
+bonheur voulut qu'aucune sentinelle n'y fût placée.</p>
+
+<p>Salvato amarra son canot au rivage, ne fit qu'un
+bond, se trouva au pied de la muraille, ramassa le
+mouchoir et revint au canot.</p>
+
+<p>A peine y avait-il repris sa place, qu'il entendit le
+pas mesuré d'une patrouille; mais, au lieu de s'éloigner
+du quai, ce qui eût pu donner des soupçons, il
+enfonça le mouchoir dans sa poitrine et resta dans le
+canot, faisant avec sa ligne ce mouvement de haut
+en bas que fait un homme qui pêche à la palangre.</p>
+
+<p>La patrouille parut au pied de la tour; le sergent
+qui la commandait se détacha des rangs et s'approcha
+du canot.</p>
+
+<p>--Que fais-tu là? demanda-t-il à Salvato, vêtu en
+simple marin.</p>
+
+<p>Celui-ci lui fit répéter la question une seconde fois,
+comme s'il n'eût pas compris; puis:</p>
+
+<p>--Vous le voyez bien, répondit Salvato avec un
+accent anglais très-prononcé, je pêche.</p>
+
+<p>Quoique détestés par les Siciliens, les Anglais devaient
+à la présence de Nelson certains égards que
+l'on n'accordait point aux individus des autres nations.</p>
+
+<p>--Il est défendu d'amarrer des bateaux au quai,
+répondit le chef de la patrouille, et il y a de la place
+dans le port pour pêcher sans venir pêcher ici. Au
+large donc, l'ami!</p>
+
+<p>Salvato fit entendre un grognement de mauvaise
+humeur, tira du fond de la mer sa palangre, à
+laquelle il eut la chance de trouver pendu un calamaris,
+et rama vers la goëlette.</p>
+
+<p>--Bon! dit le sergent en rejoignant sa patrouille,
+voilà qui le changera de son boeuf salé.</p>
+
+<p>Et, enchanté de la plaisanterie, il disparut un instant
+sous une voûte dont il explora la profondeur
+sombre, reparut et continua sa ronde de nuit en
+longeant les murs extérieurs de la forteresse.</p>
+
+<p>Quant à Salvato, il s'était déjà plongé dans l'intérieur
+de la goëlette, baisant le mouchoir marqué
+d'une L, d'une S et d'une F.</p>
+
+<p>Un des quatre coins était noué; il y porta vivement
+la main et sentit un papier.</p>
+
+<p>Sur le papier étaient écrits ces mots:</p>
+
+<p>«Je t'ai reconnu, je te vois, je t'aime! Voici mon
+premier moment de joie depuis que je t'ai quitté.</p>
+
+<p>»Mon Dieu, pardonnez-moi si c'est parce que j'espère
+en lui que j'espère en vous!</p>
+
+<p>»Ta LUISA.»</p>
+
+<p>Salvato remonta sur le pont; ses yeux se reportèrent
+immédiatement vers l'ouverture.</p>
+
+<p>La main blanche se dessinait toujours sur les barreaux
+sombres.</p>
+
+<p>Salvato secoua le mouchoir, le baisa, et son nom
+passa de nouveau à son oreille avec la brise de la
+nuit.</p>
+
+<p>Mais, comme il eût été imprudent, par une nuit
+aussi claire, de continuer un semblable échange de
+signes, Salvato s'assit et demeura immobile, tandis
+qu'à travers le double barreau, son oeil, habitué aux
+ténèbres, pouvait encore distinguer la blanche apparition,
+vers laquelle ne le guidait plus la main imprudente.</p>
+
+<p>Quelques instants après, on entendit le bruit d'une
+double rame qui battait la mer, et l'on vit, à travers
+le labyrinthe de bâtiments qui couvraient le port,
+s'avancer une barque qui s'arrêta au pied du petit
+escalier de la goëlette.</p>
+
+<p>C'était Joseph Palmieri qui rentrait à bord.</p>
+
+<p>--Bonne nouvelle! s'écria en anglais Salvato,
+s'élançant dans les bras de son père. Elle est là, là,
+à cette fenêtre! Voilà son mouchoir et une lettre
+d'elle!</p>
+
+<p>Joseph Palmieri sourit d'un ineffable sourire et
+murmura:</p>
+
+<p>--O pauvre chevalier! tu avais bien raison de
+dire: «La jeunesse est puissante devant Dieu!»</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>C
+<br><br>
+LA NAISSANCE D'UN PRINCE ROYAL</h3>
+
+<br>
+
+<p>Quelques jours après les événements que nous
+venons de raconter, le roi chassait la caille à tir,
+escorté de son fidèle Jupiter, dans les jardins de la
+Bagaria et sur le versant septentrional des collines
+qui s'élèvent à quelque distance de la plage.</p>
+
+<p>Il avait avec lui les deux plus fidèles compagnons
+de ces sortes de plaisirs, excellents tireurs comme
+lui, sir William Hamilton et le président Cardillo.</p>
+
+<p>La chasse était splendide: c'était le retour des
+cailles.</p>
+
+<p>Les cailles, comme tout chasseur sait, ont par an
+deux passages. Dans le premier, aux mois d'avril et
+de mai, elles vont du midi au nord; à cette époque,
+elles sont maigres et sans saveur. Dans le second,
+qui a lieu au mois de septembre et d'octobre, elles
+sont, au contraire, grasses et succulentes, surtout en
+Sicile, leur première étape pour regagner l'Afrique.</p>
+
+<p>Le roi Ferdinand s'amusait donc,--nous ne dirons
+pas comme un roi, nous savons trop bien que,
+tout roi qu'il était, il ne s'était pas toujours amusé,
+mais comme un chasseur qui nage dans le gibier.</p>
+
+<p>Il avait tiré cinquante coups et tué cinquante
+pièces, et il offrait de parier qu'il irait ainsi jusqu'à
+la centaine, sans en manquer une seule.</p>
+
+<p>Tout à coup, on vit venir un cavalier courant à
+toute bride; et, guidé par les coups de fusil, à la distance
+de cinq cents pas à peu près des chasseurs, il
+arrêta son cheval, se dressa sur ses étriers pour voir
+lequel des trois était le roi, et, l'ayant reconnu, il
+vint droit à lui.</p>
+
+<p>Ce cavalier était un messager que le duc de Calabre
+envoyait au roi, son père, pour lui annoncer que
+la duchesse était prise des premières douleurs, et, le
+prier, selon les lois de l'étiquette, d'assister à l'accouchement.</p>
+
+<p>--Bon! fit le roi, tu dis les premières douleurs?</p>
+
+<p>--Oui, sire.</p>
+
+<p>--En ce cas, j'ai bien une heure ou deux devant
+moi. Antonio Villari est-il là?</p>
+
+<p>--Oui, sire, et deux autres médecins avec lui.</p>
+
+<p>--Alors, tu vois bien: je n'y puis rien faire. Tout
+beau, Jupiter! Je vais encore tuer quelques cailles.
+Retourne à Palerme, et dis au prince que je te suis.</p>
+
+<p>Et il alla à Jupiter, qui, sur la recommandation de
+son maître, tenait l'arrêt aussi ferme que s'il eût
+été changé en pierre.</p>
+
+<p>La caille partit, le roi la tua.</p>
+
+<p>--Cinquante et une, Cardillo! dit-il.</p>
+
+<p>--Pardieu! dit le président, de mauvaise humeur
+de n'en être qu'à la trentaine, avec un chien comme
+le vôtre, ce n'est pas malin. Je ne sais même pas
+comment Votre Majesté se donne la peine de brûler
+de la poudre et de semer du plomb. A sa place, je
+prendrais le gibier à la main.</p>
+
+<p>Le domestique qui suivait le roi, lui passait, pendant
+ce temps, un autre fusil tout chargé.</p>
+
+<p>--Eh bien, dit le roi au messager, tu n'es pas encore
+parti?</p>
+
+<p>--J'attendais pour savoir si le roi n'avait pas
+d'autres ordres à me donner.</p>
+
+<p>--Tu diras à mon fils que j'en suis à ma cinquante
+et unième caille, et que Cardillo n'est encore
+qu'à sa trentième.</p>
+
+<p>Le messager repartit au galop, et la chasse continua.</p>
+
+<p>Le roi, en une heure, tua vingt-cinq autres
+cailles.</p>
+
+<p>Il changeait son fusil déchargé contre un fusil
+chargé, lorsqu'il vit revenir le même messager à
+fond de train.</p>
+
+<p>--Eh bien, lui cria-t-il, tu viens me dire que la
+duchesse est accouchée?</p>
+
+<p>--Non, sire; je viens, au contraire, dire à Votre
+Majesté qu'elle souffre beaucoup.</p>
+
+<p>--Que veut-elle que j'y fasse?</p>
+
+<p>--Votre Majesté sait qu'en pareille circonstance
+sa présence est commandée par le cérémonial. Il
+peut arriver un malheur.</p>
+
+<p>--Eh bien, demanda le président, qu'y a-t-il?</p>
+
+<p>--Il y a que cela ne va pas tout seul, à ce qu'il
+paraît, répondit Ferdinand.</p>
+
+<p>--De sorte que nous allons quitter la chasse au
+milieu de la journée? Au reste, que Votre Majesté
+la quitte si elle veut, je reste: je ne m'en retournerai
+que quand j'aurai mes cent pièces.</p>
+
+<p>--Ah! dit Ferdinand, une idée! Retourne vite à
+Palerme et ordonne de sonner toutes les cloches.</p>
+
+<p>--Et je puis dire à Son Altesse royale...?</p>
+
+<p>--Tu peux lui dire que j'y suis aussitôt que toi.
+As-tu vu nos chevaux?</p>
+
+<p>--Ils sont à la grille de la Bagaria, sire.</p>
+
+<p>--Eh bien, dis-leur, en passant, de se rapprocher.</p>
+
+<p>Le messager repartit au galop.</p>
+
+<p>Un quart d'heure après, toutes les cloches de Palerme
+étaient en branle.</p>
+
+<p>--Ah! dit le roi, voilà qui doit lui faire du bien.
+Et il continua sa chasse.</p>
+
+<p>Il en était à sa quatre-vingt-dixième caille, sans
+en avoir manqué une seule.</p>
+
+<p>--Voulez-vous parier que j'irai jusqu'à la centaine,
+sans un faux coup, Cardillo?</p>
+
+<p>--Ce n'est pas la peine.</p>
+
+<p>--Pourquoi cela?</p>
+
+<p>--Parce que voilà le messager qui revient.</p>
+
+<p>--Diable! dit Ferdinand. Tout beau, Jupiter! Je
+vais toujours tuer ma quatre-vingt-onzième, en attendant.</p>
+
+<p>La caille partit, le roi la tua.</p>
+
+<p>Lorsqu'il se retourna, le messager était près de
+lui.</p>
+
+<p>--Eh bien, lui demanda Ferdinand, les cloches
+l'ont-elles soulagée?</p>
+
+<p>--Non, sire: les médecins ont des craintes.</p>
+
+<p>--Les médecins ont des craintes! répéta Ferdinand
+en se grattant l'oreille. C'est grave, alors?</p>
+
+<p>--Très-grave, sire.</p>
+
+<p>--En ce cas, qu'on expose le saint sacrement.</p>
+
+<p>--Sire, je ferai observer à Votre Majesté que les
+médecins disent que votre présence est urgente.</p>
+
+<p>--Urgente! urgente! répéta Ferdinand avec impatience;
+je n'y ferai pas plus que le bon Dieu!</p>
+
+<p>--Sire, le cheval de Votre Majesté est là.</p>
+
+<p>--Je le vois bien, pardieu! Va, va, mon garçon;
+et, si le saint sacrement n'y fait rien, j'irai moi-même.</p>
+
+<p>Et il ajouta à voix basse:</p>
+
+<p>--Quand j'aurai tué mes cent cailles, bien entendu.</p>
+
+<p>Au bout d'un quart d'heure, le roi avait tué ces
+cent cailles. Sir William l'avait suivi de près et en
+avait tué quatre-vingt-sept. Le président Cardillo
+était de dix en arrière sur sir William et de vingt-trois
+sur le roi: aussi était-il furieux.</p>
+
+<p>Les cloches sonnaient toujours à grande volée, ce
+qui prouvait qu'il n'y avait pas de nouveau.</p>
+
+<p>--<i>Alla malora!</i> dit le roi avec un soupir, il paraît
+qu'elle s'entête à ne rien finir que je ne sois là.
+Allons-y donc. On a bien raison de dire: «Ce que
+femme veut, Dieu le veut.»</p>
+
+<p>Et, sautant à cheval:</p>
+
+<p>--Vous êtes libres d'aller jusqu'à vos cent cailles,
+dit-il aux deux autres chasseurs. Moi, je retourne à
+Palerme.</p>
+
+<p>--En ce cas, dit sir William, je suis Votre Majesté:
+ma charge m'oblige à ne pas vous quitter dans
+un pareil moment.</p>
+
+<p>--C'est bien, allez, dit Cardillo; moi, je reste.</p>
+
+<p>Le roi et sir William mirent leurs montures au
+galop.</p>
+
+<p>Au moment où ils entraient dans la ville, le carillon
+des cloches cessa.</p>
+
+<p>--Ah! ah! dit le roi, il paraît que c'est fini.
+Maintenant, reste à savoir si c'est un garçon ou une
+fille.</p>
+
+<p>On passa devant une église: tous les cierges
+étaient allumés, le saint sacrement était exposé
+sur l'autel, l'église était pleine de gens qui priaient.</p>
+
+<p>On entendit le bruit des pétards et l'on vit l'air
+sillonné par les fusées.</p>
+
+<p>--Bien! dit le roi, voilà qui est de bon augure.</p>
+
+<p>Le roi vit de loin venir le même messager; il
+tenait son chapeau en l'air et criait: «Vive le roi!»
+Tout le monde courait après lui ou s'élançait au-devant
+de lui. C'était miracle qu'il n'écrasât personne.</p>
+
+<p>Du plus loin qu'il aperçut le roi:</p>
+
+<p>--Un prince, sire! un prince! cria-t-il.</p>
+
+<p>--Eh bien, dit le roi à sir William, quand j'aurais
+été là, je n'y aurais rien ajouté.</p>
+
+<p>Les cris du peuple annoncèrent l'arrivée de Ferdinand
+au palais.</p>
+
+<p>Tout le monde était dans la joie, et le roi était attendu
+avec la plus grande impatience.</p>
+
+<p>Le duc et la duchesse de Calabre avaient pris à
+coeur la cause de la San-Felice, non pour elle, qu'ils
+ne connaissaient pas, l'ayant vue à peine, mais pour
+son mari.</p>
+
+<p>Le pauvre chevalier, plus mort que vif, plus agité
+surtout que si c'était son propre sort qui allait se
+débattre, était à genoux dans un cabinet attenant à
+la chambre à coucher, et priait.</p>
+
+<p>C'est qu'il connaissait le roi, et qu'il savait qu'il
+avait beaucoup à craindre et peu à espérer.</p>
+
+<p>La jeune mère était dans son lit. Elle n'avait aucun
+doute, elle: qui pourrait refuser quelque chose
+à ce bel enfant qu'elle venait de mettre au monde
+avec tant de douleurs? Ce serait une impiété!</p>
+
+<p>Ne serait-il pas roi un jour? n'était-il pas d'heureux
+augure qu'il entrât dans la vie par la porte de
+la clémence et en balbutiant le mot <i>Grâce</i>!</p>
+
+<p>On avait eu le temps, son grand-père n'étant pas
+encore là au moment de sa naissance, de lui faire sa
+toilette et de lui passer une magnifique robe de
+dentelles.</p>
+
+<p>Il avait les cheveux blonds des princes autrichiens,
+des yeux bleus étonnés qui regardaient sans
+voir, la peau fraîche comme une rose et blanche
+comme du satin.</p>
+
+<p>La mère le tenait couché près d'elle, ne se lassant
+pas de l'embrasser. Elle lui avait glissé, dans les plis
+de la robe qui recouvrait ses langes royaux, la
+supplique de la malheureuse San-Felice.</p>
+
+<p>On entendit dans la rue, se rapprochant du palais
+sénatorial, les cris de «Vive le roi!»</p>
+
+<p>Le prince pâlit: il lui sembla, à lui si craintif devant
+son père, qu'il allait commettre un crime de
+lèse-majesté.</p>
+
+<p>La princesse fut plus courageuse que lui.</p>
+
+<p>--O François, dit-elle, nous ne pouvons cependant
+pas abandonner cette pauvre femme!</p>
+
+<p>San-Felice, qui entendit ces mots, ouvrit la porte
+de l'alcôve, et par cette porte passa sa tête pâle et
+effarée.</p>
+
+<p>--O mon prince! dit-il avec le ton du reproche.</p>
+
+<p>--J'ai promis, je tiendrai, dit François. J'entends
+les pas du roi: ne te montre pas, ou tu perds
+tout.</p>
+
+<p>San-Felice referma la porte du cabinet au moment
+où le roi ouvrait celle de la chambre à coucher.</p>
+
+<p>--Eh bien, eh bien, dit-il en entrant, tout est
+donc fini, et de la bonne façon, grâce à Dieu! Je te
+fais mon compliment, François.</p>
+
+<p>--Et à moi, sire? demanda l'accouchée.</p>
+
+<p>--A vous, je vous le ferai quand j'aurai vu l'enfant.</p>
+
+<p>--Sire, vous savez que j'ai droit à trois faveurs,
+dit la princesse, comme ayant donné un héritier au
+royaume?</p>
+
+<p>--Et on vous les accordera, si c'est un beau mâle.</p>
+
+<p>--Oh! sire, c'est un ange!</p>
+
+<p>Et elle prit l'enfant à son côté et le présenta au
+roi.</p>
+
+<p>--Ah! par ma foi, dit le roi en le lui prenant des
+mains et en se retournant vers son fils, je n'aurais
+pas mieux fait, moi qui m'en pique.</p>
+
+<p>Il y eut un moment de silence; toutes les respirations
+étaient arrêtées, tous les coeurs cessaient de
+battre.</p>
+
+<p>On attendait que le roi vît le placet.</p>
+
+<p>--Oh! oh! qu'a-t-il donc sous le bras?</p>
+
+<p>--Sire, dit Marie-Clémentine, au lieu des trois
+faveurs que l'on accorde d'habitude à la princesse
+royale qui donne un héritier à la couronne, je n'en
+demande qu'une.</p>
+
+<p>Et sa voix, en prononçant ces paroles, était si
+tremblante, que le roi la regardait avec étonnement.</p>
+
+<p>--Diable! ma chère fille, dit le roi, il paraît que
+c'est bien difficile, ce que vous désirez?</p>
+
+<p>Et, couchant l'enfant dans le pli de son bras
+gauche, il prit le papier de la main droite et le déplia
+lentement en regardant le prince François, qui pâlit,
+et la princesse Marie-Clémentine, qui se laissa retomber
+sur son oreiller.</p>
+
+<p>Le roi commença de lire; mais, dès les premiers
+mots, son sourcil se fronça et l'expression de son
+visage devint sinistre.</p>
+
+<p>--Oh! dit-il avant même d'avoir tourné la page,
+si c'était cela que vous aviez à me demander, monsieur
+mon fils, et vous, madame ma belle-fille, vous
+avez perdu votre peine. Cette femme est condamnée,
+cette femme mourra.</p>
+
+<p>--Sire! balbutia le prince.</p>
+
+<p>--Dieu lui-même voudrait la sauver, que j'entrerais
+en lutte contre Dieu!</p>
+
+<p>--Sire, au nom de cet enfant!</p>
+
+<p>--Tenez! s'écria le roi, reprenez-le, votre enfant!
+le voilà, je vous le rends.</p>
+
+<p>Et, le rejetant violemment sur le lit, il sortit en
+criant:</p>
+
+<p>--Jamais! jamais!</p>
+
+<p>La princesse Marie-Clémentine poussa un gémissement
+et prit dans ses bras son enfant qui pleurait.</p>
+
+<p>--Oh! pauvre innocent! dit-elle, cela te portera
+malheur...</p>
+
+<p>Le prince tomba sur une chaise sans avoir la force
+de prononcer une parole.</p>
+
+<p>Le chevalier poussa la porte du cabinet, et, plus
+pâle qu'un mort, il vint ramasser la supplique qui
+était tombée à terre.</p>
+
+<p>--O mon ami! dit le prince en lui tendant la
+main, tu le vois, il n'y a pas de notre faute.</p>
+
+<p>Mais lui, sans paraître voir ni entendre le prince,
+sortit en déchirant la supplique et en disant:</p>
+
+<p>--C'est véritablement un monstre que cet
+homme!</p>
+<br><br>
+
+<h3>CI
+<br><br>
+TONINO MONTI</h3>
+<br>
+<p>A l'instant même où le roi s'élançait, furieux,
+hors de la chambre de la princesse royale, et où
+San-Felice le suivait en déchirant la supplique, le
+capitaine Skinner discutait dans sa cabine le prix de
+son engagement avec un grand et beau garçon de
+vingt-cinq ans, qui était venu s'offrir à lui pour faire
+partie de l'équipage de la goëlette.</p>
+
+<p>Quand nous disons <i>s'offrir à lui</i>, la chose pourrait
+être dite d'une façon plus exacte. La veille, un de ses
+meilleurs matelots, qui exerçait à bord le poste de
+contre-maître et qui était né à Palerme, chargé par
+le capitaine Skinner de recruter quelques hommes
+pour renforcer son équipage, avait vu, à la porte de
+la maison nº 7 de la rue della Salute, un beau jeune
+homme coiffé d'un bonnet de pêcheur et portant un
+caleçon relevé jusqu'au-dessus du genou, lequel
+laissait voir une jambe vigoureuse et fine tout à la
+fois.</p>
+
+<p>Il s'était arrêté un instant devant lui et l'avait regardé
+avec une attention et une persistance qui lui
+avaient valu, en patois sicilien, cette question:</p>
+
+<p>--Que me veux-tu?</p>
+
+<p>--Rien, avait répondu le contre-maître dans le
+même patois. Je te regarde et je me dis, à part moi,
+que c'est une honte.</p>
+
+<p>--Qu'est-ce qui est une honte?</p>
+
+<p>--Qu'un grand et fort gaillard comme toi, qui
+ferait un si beau matelot, soit destiné à faire un si
+mauvais geôlier.</p>
+
+<p>--Qui t'a dit cela? demanda le jeune homme.</p>
+
+<p>--Que t'importe, du moment que je le sais!</p>
+
+<p>Le jeune homme haussa les épaules.</p>
+
+<p>--Que veux-tu! dit-il, l'état de pêcheur ne nourrit
+pas son homme, et l'état de geôlier rapporte deux
+carlins par jour.</p>
+
+<p>--Bon! deux carlins par jour! dit le contre-maître
+en faisant claquer ses doigts: belle rétribution
+pour un si triste métier! Moi, je suis à bord
+d'un bâtiment où les mousses ont deux carlins, les
+novices quatre, et les matelots huit.</p>
+
+<p>--Tu gagnes huit carlins par jour, toi? demanda
+le jeune pêcheur.</p>
+
+<p>--Moi? J'en gagne douze: je suis contre-maître.</p>
+
+<p>--Peste! dit le pêcheur, quel commerce fait
+donc ton capitaine, pour payer ses hommes ce
+prix-là?</p>
+
+<p>--Il ne fait aucun commerce, il se promène.</p>
+
+<p>--Il est donc riche?</p>
+
+<p>--Il est millionnaire.</p>
+
+<p>--Bon état, et qui vaut encore mieux que celui de
+matelot à huit carlins.</p>
+
+<p>--Lequel, cependant, vaut mieux que celui de
+geôlier à deux.</p>
+
+<p>--Je ne dis pas; mais c'est mon père qui s'est
+coiffé de cette idée-là. Il veut absolument que je
+lui succède comme geôlier en chef.</p>
+
+<p>--Ce qui lui vaut?</p>
+
+<p>--Six carlins par jour.</p>
+
+<p>Le contre-maître se mit à rire.</p>
+
+<p>--Au fait, dit-il, voilà un riche avenir! Et tu es
+décidé?</p>
+
+<p>--Ah! je n'ai pas la vocation. Mais, ajouta-t-il
+avec l'insouciance des hommes du Midi, il faut bien
+faire quelque chose.</p>
+
+<p>--Ce n'est pas amusant de se lever la nuit, de
+faire des rondes dans les corridors, d'entrer dans les
+cachots, de voir de malheureux prisonniers qui
+pleurent!</p>
+
+<p>--Bah! on s'y habitue. Est-ce qu'il n'y a pas partout
+des gens qui pleurent!</p>
+
+<p>--Ah! je vois ce que c'est, dit le contre-maître:
+tu es amoureux, et tu ne veux pas quitter Palerme.</p>
+
+<p>--Amoureux! j'ai eu deux maîtresses dans ma
+vie, et l'une m'a quitté pour un officier anglais,
+l'autre pour un chanoine de Sainte-Rosalie.</p>
+
+<p>--Alors, libre comme l'air?</p>
+
+<p>--Libre comme l'air. Et, si tu as un bon poste à
+m'offrir, comme je ne suis pas encore nommé geôlier,
+que j'attends depuis trois ans ma nomination,
+fais tes offres.</p>
+
+<p>--Un bon poste?... Je n'en ai pas d'autre que
+celui de matelot à bord de mon bâtiment.</p>
+
+<p>--Et quel est ton bâtiment?</p>
+
+<p>--Le <i>Runner</i>.</p>
+
+<p>--Ah! ah! vous êtes de l'équipage américain?</p>
+
+<p>--Eh bien, as-tu quelque chose contre les Américains?</p>
+
+<p>--Ils sont hérétiques.</p>
+
+<p>--Celui-là est catholique comme toi et moi.</p>
+
+<p>--Et tu t'engages à me faire recevoir à bord?</p>
+
+<p>--J'en parlerai au capitaine.</p>
+
+<p>--Et j'aurai huit carlins par jour comme les
+autres?</p>
+
+<p>--Oui.</p>
+
+<p>--Fait-on la pagnote, ou est-on nourri?</p>
+
+<p>--On est nourri.</p>
+
+<p>--Convenablement?</p>
+
+<p>--On a le café et le petit verre de rhum le matin;
+à midi, la soupe, un morceau de boeuf ou de mouton
+rôti, du poisson, si l'on en a pincé, et, le soir, du
+macaroni.</p>
+
+<p>--Je voudrais voir cela.</p>
+
+<p>--Il ne tient qu'à toi. Il est onze heures et demie,
+on dîne à midi; je t'invite à dîner avec nous.</p>
+
+<p>--Et le capitaine?</p>
+
+<p>--Le capitaine? Est-ce qu'il fera attention à toi!</p>
+
+<p>--Ah! ma foi, dit le jeune homme, j'accepte;
+j'allais dîner avec un morceau de baccala.</p>
+
+<p>--Pouah! fit le contre-maître: il y a un chien à
+bord, il n'en veut pas.</p>
+
+<p>--<i>Madonna!</i> dit le jeune homme, il y a beaucoup
+de chrétiens alors qui ne demanderaient pas mieux
+que d'être chiens à bord de ton bâtiment.</p>
+
+<p>Et, passant son bras sous celui du contre-maître, il
+suivit le quai jusqu'à la Marina.</p>
+
+<p>A la Marina, il y avait un canot amarré, près du
+débarcadère. Il était gardé par un seul matelot;
+mais le contre-maître fit entendre un roulement de
+son sifflet, et trois autres matelots accoururent et
+sautèrent dans la barque, où le contre-maître et le
+jeune pêcheur descendirent à leur tour.</p>
+
+<p>--Au <i>Runner</i>! et vivement! leur dit en mauvais
+anglais le contre-maître en prenant place au gouvernail.</p>
+
+<p>Les matelots se roidirent sur leurs rames, et la
+légère embarcation glissa sur l'eau.</p>
+
+<p>Dix minutes après, elle abordait l'escalier de bâbord
+du <i>Runner</i>.</p>
+
+<p>Le contre-maître avait dit la vérité: ni le capitaine
+ni son second ne parurent remarquer l'arrivée
+d'un étranger à bord. On se mit à table, et, comme
+la pêche avait été bonne et qu'un des matelots, Provençal
+de naissance, avait fait une bouillabaisse, le
+repas fut encore plus soigné que le contre-maître ne
+l'avait annoncé.</p>
+
+<p>Nous devons avouer que les trois plats qui se succédèrent,
+arrosés d'une demi-bouteille de vin de Calabre
+parurent produire une sensation favorable sur
+l'esprit de l'invité.</p>
+
+<p>Au dessert, le capitaine parut sur le pont, accompagné
+de son second, et, en se promenant, se dirigea
+vers l'avant du petit bâtiment.</p>
+
+<p>A l'approche du capitaine, les matelots se levèrent,
+et, comme le capitaine leur faisait signe de la
+main de se rasseoir:</p>
+
+<p>--Pardon, mon capitaine, dit le contre-maître,
+mais j'ai une prière à vous faire.</p>
+
+<p>--Et que veux-tu? demanda le capitaine Skinner
+en riant. Voyons, parle, mon brave Giovanni.</p>
+
+<p>--Ce n'est pas moi, capitaine, c'est un de mes
+compatriotes que j'ai racolé par les rues de Palerme,
+et que j'ai invité à dîner avec nous.</p>
+
+<p>--Ah! ah! Et où est-il, ton compatriote?</p>
+
+<p>--Le voilà, capitaine.</p>
+
+<p>--Que demande-t-il?</p>
+
+<p>--Une grande faveur, capitaine.</p>
+
+<p>--Laquelle?</p>
+
+<p>--Celle de boire à votre santé.</p>
+
+<p>--C'est chose accordée, dit le capitaine, et tout le
+bénéfice en sera pour moi.</p>
+
+<p>--Hourra pour le capitaine! crièrent les matelots
+d'une seule voix.</p>
+
+<p>Skinner salua de la tête.</p>
+
+<p>--Et comment s'appelle ton compatriote? demanda-t-il.</p>
+
+<p>--Ma foi, dit Giovanni, je n'en sais rien.</p>
+
+<p>--Je m'appelle votre serviteur, Excellence, répondit
+le jeune homme, et voudrais bien que vous
+me répondissiez que vous vous appelez mon maître.</p>
+
+<p>--Ah! ah! tu as de l'esprit, garçon!</p>
+
+<p>--Vous croyez, Excellence?</p>
+
+<p>--J'en suis sûr.</p>
+
+<p>--Depuis que ma mère me le disait quand j'étais
+tout petit, personne cependant ne s'en est aperçu.</p>
+
+<p>--Mais enfin tu as encore un autre nom que celui
+de mon serviteur?</p>
+
+<p>--J'en ai deux autres, Excellence.</p>
+
+<p>--Lesquels?</p>
+
+<p>--Tonino Monti.</p>
+
+<p>--Attends donc, attends donc, dit le capitaine
+comme s'il cherchait à rappeler ses souvenirs, il me
+semble que je te connais.</p>
+
+<p>Le jeune homme secoua dubitativement la tête.</p>
+
+<p>--Cela m'étonnerait bien, dit-il.</p>
+
+<p>--Je me rappelle... Oui, c'est cela. N'es-tu pas
+le fils du geôlier en chef du fort de Castellamare?</p>
+
+<p>--Ma foi, oui. Eh bien, il faut que vous soyez
+sorcier pour avoir deviné cela...</p>
+
+<p>--Je ne suis pas sorcier, mais je suis l'ami de
+quelqu'un qui sollicite pour toi le poste de geôlier,
+je suis l'ami du chevalier San-Felice.</p>
+
+<p>--Et qui ne l'obtiendra pas, naturellement.</p>
+
+<p>--Bon! et pourquoi ne l'obtiendrait-il pas? Le
+chevalier est non-seulement le bibliothécaire, mais
+encore l'ami du duc de Calabre.</p>
+
+<p>--Oui; mais il est le mari de la prisonnière si
+chaudement recommandée par Sa Majesté, et qui ne
+vit que par grâce. Si le chevalier avait eu quelqu'un
+d'influent, il aurait commencé par obtenir la vie de
+sa femme.</p>
+
+<p>--C'est justement parce qu'on lui a refusé ou
+qu'on lui refusera probablement une grande faveur
+que l'on sera charmé de lui en accorder une petite.</p>
+
+<p>--Que Dieu me fasse la grâce de ne pas vous
+entendre!</p>
+
+<p>--Et pourquoi cela?</p>
+
+<p>--Parce qu'il m'arrangerait mieux de vous servir
+que de servir le roi Ferdinand.</p>
+
+<p>--Je ne veux cependant pas, je te le déclare, répliqua
+en riant le capitaine Skinner, lui faire concurrence.</p>
+
+<p>--Oh! vous ne lui ferez pas concurrence, capitaine:
+je donne ma démission avant d'être nommé.</p>
+
+<p>--Ah! capitaine, dit Giovanni, acceptez-la. Tonino
+est un bon garçon. Pêcheur d'enfance, ça fera
+un excellent marin. Je réponds de lui. Nous serons
+tous contents de le voir porter sur le rôle de l'équipage.</p>
+
+<p>--Oh! oui, oui! s'écrièrent tous les matelots.</p>
+
+<p>--Capitaine, dit Tonino, la main sur sa poitrine,
+foi de Sicilien, si Votre Excellence m'accorde ma
+demande, vous serez content de moi.</p>
+
+<p>--Écoute, mon ami, répondit le capitaine, je ne
+demande pas mieux, car tu me parais un bon garçon.
+Mais je ne veux pas qu'on dise que je suis un
+racoleur, et qu'on m'accuse de t'avoir engagé pendant
+que tu étais ivre. Amuse-toi avec tes compagnons
+tant qu'il te plaira; mais rentre ce soir chez
+toi. Réfléchis cette nuit, demain toute la journée, et,
+demain au soir, si tu es toujours dans les mêmes intentions,
+reviens, et nous terminerons.</p>
+
+<p>--Vive le capitaine! cria Tonino.</p>
+
+<p>--Vive le capitaine! répéta tout l'équipage.</p>
+
+<p>--Voilà quatre piastres, dit Skinner: allez à
+terre, mangez-les, buvez-les, cela ne me regarde
+pas; mais que tout le monde, ce soir, soit ici, et
+qu'il n'y ait pas trace du vin que l'on aura bu.
+Allez.</p>
+
+<p>--Mais la goëlette, capitaine? demanda Giovanni.</p>
+
+<p>--Laisse deux hommes à bord.</p>
+
+<p>--Bon, capitaine! c'est à qui ne voudra pas rester.</p>
+
+<p>--Vous tirerez au sort, et chacune des victimes
+recevra une piastre pour consolation.</p>
+
+<p>On tira au sort, et les deux matelots qui tombèrent
+reçurent chacun une piastre.</p>
+
+<p>Le soir, à neuf heures, tout le monde était rentré,
+et, comme l'avait recommandé le capitaine, on était
+gai, mais voilà tout.</p>
+
+<p>Le capitaine passa la revue de son équipage,
+comme il avait l'habitude de le faire tous les soirs, et
+fit à Giovanni, mais pour lui seul, le signe de le
+suivre dans son cabinet.</p>
+
+<p>Dix minutes après, excepté les matelots du premier
+quart de nuit, tout le monde était couché à
+bord.</p>
+
+<p>Giovanni se glissa dans la cabine du capitaine,
+qui attendait avec son second. Tous deux paraissaient
+impatients.</p>
+
+<p>--Eh bien? lui demanda Skinner.</p>
+
+<p>--Eh bien, capitaine, il est à nous.</p>
+
+<p>--Tu en es sûr?</p>
+
+<p>--Comme si je le voyais déjà couché sur le rôle.</p>
+
+<p>--Et tu crois que demain...?</p>
+
+<p>--Demain, à six heures du soir, aussi vrai que
+je m'appelle Giovanni Capriolo, il aura signé.</p>
+
+<p>--Dieu le veuille! murmura le second: ce sera
+déjà la moitié de notre affaire faite.</p>
+
+<p>Et, en effet, le lendemain, comme l'avait promis
+Giovanni, et comme nous l'avons dit dans les premières
+lignes de ce chapitre, après avoir débattu
+pour la forme le chiffre des appointements, sur sa
+demande expresse consignée dans l'engagement, Tonino
+Monti, libre et majeur, s'engageait pour trois
+ans comme matelot à bord du <i>Runner</i>, et recevait
+d'avance trois mois d'appointements, se soumettant
+à toute la rigueur de la loi, s'il manquait à sa parole.</p>
+<br><br>
+
+
+
+<h3>CII
+<br><br>
+LE GEOLIER EN CHEF</h3>
+<br>
+
+<p>Au moment où le nouvel enrôlé venait d'opposer--avec
+quelque difficulté d'exécution, mais lisiblement
+néanmoins,--sa signature au bas de l'engagement,
+un matelot entrait dans la cabine, tenant à
+la main une enveloppe contenant des papiers qu'un
+messager venait d'apporter de la part du chevalier
+San-Felice, avec recommandation expresse de ne les
+remettre qu'au capitaine Skinner lui-même.</p>
+
+<p>Dès midi, le bruit s'était répandu dans Palerme
+que la duchesse de Calabre était atteinte des douleurs
+de l'enfantement. Les propriétaires de la goëlette
+étaient trop intéressés à cet événement pour
+n'être point des premiers à en être instruits; puis le
+son des cloches, puis l'exposition du saint sacrement
+leur avaient appris les craintes de la cour; enfin,
+les pétards, les fusées et les illuminations les avaient
+mis au courant de l'heureux résultat auquel ils portaient
+un si vif intérêt, puisque la vie de la prisonnière
+y était en quelque sorte attachée.</p>
+
+<p>Le capitaine Skinner comprit donc à l'instant que
+l'enveloppe contenait, quelle qu'elle fût, la décision
+du roi.</p>
+
+<p>Il fit un signe à Salvato, qui jeta un coup d'oeil
+sur l'engagement, dit à Tonino que tout était bien
+ainsi, prit l'engagement et le mit dans sa poche.</p>
+
+<p>Tonino, enchanté de faire enfin légalement partie
+de l'équipage du <i>Runner</i>, remonta sur le pont.</p>
+
+<p>Salvato et son père, restés seuls, s'empressèrent
+de briser le cachet: l'enveloppe contenait la supplique
+de Luisa déchirée en huit ou dix morceaux.</p>
+
+<p>On le sait, cette réponse seule était significative;
+elle disait clairement: «Le roi a été impitoyable.»</p>
+
+<p>Mais à ces fragments déchirés étaient joints deux
+autres papiers intacts.</p>
+
+<p>Le premier, que Salvato ouvrit, était de l'écriture
+du chevalier.</p>
+
+<p>Il contenait ce qui suit:</p>
+
+<p>«J'allais vous envoyer ces papiers déchirés sans
+aucun commentaire,--car, ainsi que la chose était
+convenue entre nous, ils signifiaient que la princesse
+avait échoué, et que, de notre côté, il n'y avait plus
+d'espoir,--quand j'ai reçu du directeur de la police
+la nomination, sollicitée par moi, de Tonino Monti
+au poste de geôlier adjoint. Y a-t-il dans cette nomination
+un moyen de salut? Je n'en sais rien et
+n'essaye même pas de le chercher, tant ma tête est
+perdue; mais vous, vous êtes des hommes de ressource
+et d'imagination, vous avez des moyens de
+fuite qui me manquent, des hommes d'exécution que
+je n'ai pas et que je ne saurais où trouver. Cherchez,
+imaginez, inventez, jetez-vous, s'il le faut, dans l'insensé,
+dans l'impossible; mais sauvez-la!</p>
+
+<p>»Moi, je ne puis que la pleurer.</p>
+
+<p>»Ci-joint le brevet de Tonino Monti.»</p>
+
+<p>La nouvelle était terrible; mais ni Salvato ni son
+père n'avaient jamais compté sur la clémence royale.
+Le désappointement de ce côté-là était donc loin de
+produire l'effet qu'il avait produit sur le chevalier
+San-Felice.</p>
+
+<p>Les deux hommes se regardèrent avec tristesse,
+mais non avec désespoir. Il y avait plus: il leur semblait
+que cette nomination de Tonino Monti était
+une compensation à l'échec annoncé par la supplique
+déchirée.</p>
+
+<p>Comme on l'a vu, eux aussi avaient compté sur cet
+accident, et, en s'emparant à tout hasard de Tonino,
+avaient pris leurs mesures en conséquence.</p>
+
+<p>Leurs projets étaient bien vagues encore, ou plutôt
+ils n'avaient pas encore de projets. Ils étaient là,
+l'oeil au guet, l'oreille avide, le bras tendu, prêts
+à saisir l'occasion si l'occasion se présentait. Il leur
+avait semblé voir une lueur quelconque dans l'accaparement
+de Tonino; cette lueur s'augmentait de
+sa nomination. Eh bien, à la lueur de ce crépuscule,
+ils allaient chercher à donner un corps à ce rêve,
+jusque-là fugitif, insaisissable.</p>
+
+<p>Il était sept heures du soir. A huit, ils paraissaient
+avoir pris une résolution; car l'avis fut donné à tout
+l'équipage qu'on devait lever l'ancre dans l'après-midi
+du lendemain.</p>
+
+<p>Tonino fut autorisé à aller, dans la soirée même
+ou le lendemain dans la journée, prendre congé de
+son père. Mais il déclara qu'il craignait tellement la
+colère du bonhomme, que, loin d'aller prendre congé
+de lui, il se sauverait à fond de cale s'il le voyait
+venir du côté du bâtiment.</p>
+
+<p>Il paraît que Salvato et son père ne pouvaient rien
+désirer de mieux que cet effroi de Tonino; car ils
+échangèrent un signe de satisfaction.</p>
+
+<p>Maintenant, nous allons raconter les événements
+tels qu'ils se passèrent, sans essayer de leur donner
+d'autre explication que celle des faits.</p>
+
+<p>Le lendemain, vers cinq heures du soir, par un
+temps nuageux et sombre, la goëlette le <i>Runner</i>
+commença de faire ses préparatifs pour lever
+l'ancre.</p>
+
+<p>Pendant cette opération, soit maladresse de l'équipage,
+soit défaut dans la chaîne, un anneau se
+rompit et l'ancre resta au fond.</p>
+
+<p>Cet accident arrive parfois, et, quand l'ancre n'est
+point restée à une trop grande profondeur, des
+plongeurs descendent au fond de l'eau dans laquelle
+a échoué le cabestan.</p>
+
+<p>Malgré l'accident arrivé à l'ancre, on ne continua
+pas moins d'appareiller; seulement, il fut convenu
+que, l'ancre n'étant qu'à trois brasses de profondeur,
+un canot resterait avec huit hommes et le contre-maître
+Giovanni pour repêcher l'ancre, et que la
+goëlette attendrait en croisant à l'entrée du port.</p>
+
+<p>Pour se faire visible dans une nuit sans lune,
+elle devait porter trois feux de couleurs différentes.</p>
+
+<p>Vers huit heures du soir, elle fut dégagée des différents
+navires stationnant dans le port et commença
+de courir des bordées à l'endroit convenu, tandis
+que les huit matelots dont on avait eu besoin pour
+la manoeuvre d'appareillage et de sortie revenaient
+avec la barque pour repêcher l'ancre.</p>
+
+<p>A la même heure, le geôlier en chef du fort de
+Castellamare, Ricciardo Monti, sortait de la prison,
+prévenant le gouverneur qu'il recevait une lettre de
+son fils lui annonçant que ce fils était nommé geôlier
+adjoint, selon son plus grand désir, et qu'il reviendrait
+avec lui entre neuf et dix heures, ayant à remplir
+quelques formalités de police.</p>
+
+<p>Sans doute, cette lettre lui avait été écrite par Tonino,
+sur le conseil de quelque camarade, afin de
+détourner l'attention de son père du départ de la
+goëlette, où il pouvait entendre dire que son fils
+était engagé.</p>
+
+<p>Le rendez-vous avait été donné à Ricciardo Monti
+dans une des petites tavernes de la piazza Marina.
+Sans défiance aucune, il entra en demandant Tonino
+Monti. On lui indiqua un corridor conduisant à une
+salle où, lui dit-on, son fils buvait avec trois ou quatre
+camarades.</p>
+
+<p>A peine fut-il entré dans la salle, où il chercha
+vainement des yeux celui qui lui avait donné rendez-vous,
+qu'il fut saisi par les quatre hommes, lié,
+bâillonné et couché sur un lit, avec l'assurance qu'il
+serait libre le lendemain matin et qu'il ne lui serait
+fait aucun mal s'il n'essayait pas de fuir.</p>
+
+<p>La seule violence qui lui fut faite et qui nécessita
+l'emploi de la force et surtout des menaces, fut de
+lui prendre le trousseau de clefs qu'il portait à sa
+ceinture, clefs à l'aide desquelles il entrait dans la
+chambre des prisonniers.</p>
+
+<p>Ce trousseau de clefs fut passé, à travers la porte
+entre-bâillée, à quelqu'un qui attendait derrière cette
+porte.</p>
+
+<p>Une demi-heure après, un jeune homme de l'âge
+et de la taille de Tonino frappait à la porte du fort
+et demandait à parler au gouverneur, de la part de
+son père.</p>
+
+<p>Le gouverneur ordonna qu'il fût introduit près de
+lui.</p>
+
+<p>Le jeune homme lui dit alors que Ricciardo Monti,
+au moment où il traversait la rue de Tolède, tout en
+fête à cause de l'accouchement de la princesse, avait
+été blessé par un mortarello qui avait éclaté, et
+transporté à l'hôpital dei Pellegrini.</p>
+
+<p>Le blessé l'avait aussitôt fait appeler, lui avait remis
+son trousseau et lui avait donné l'ordre de se
+rendre sur-le-champ chez Son Excellence le gouverneur,
+qui était prévenu par lui, de justifier de sa
+nomination en présentant le brevet à Son Excellence,
+et de le remplacer jusqu'à sa guérison, qui ne pouvait
+tarder.</p>
+
+<p>Le gouverneur lut le brevet du nouveau geôlier
+adjoint; il était parfaitement en règle. Il n'y avait
+rien d'extraordinaire dans l'accident de Ricciardo
+Monti, ces sortes d'accidents arrivant par centaines
+à chaque fête. Il avait, en effet, comme nous l'avons
+dit, été prévenu que son geôlier en chef sortait pour
+lui ramener son fils. Il ne prit donc aucun soupçon,
+invita le faux Tonino à garder provisoirement les
+clefs de son père, à se faire instruire de son service
+et à entrer en fonction.</p>
+
+<p>Le nouveau geôlier remit précieusement son brevet
+dans sa poche, rattacha à sa ceinture les clefs
+qu'il avait déposées sur la table du gouverneur et
+sortit.</p>
+
+<p>L'inspecteur, prévenu des désirs du gouverneur,
+le conduisit de corridor en corridor, lui montrant
+les chambres habitées.</p>
+
+<p>Il y en avait neuf.</p>
+
+<p>En passant devant celle de la San-Felice, il s'arrêta
+un instant pour lui expliquer l'importance de la
+prisonnière: on devait entrer dans sa chambre et
+s'assurer de sa présence trois fois le jour et deux fois
+la nuit: la première fois à neuf heures du soir, la
+seconde à trois heures du matin.</p>
+
+<p>De nouveaux ordres, au reste, avaient été donnés
+le jour même de redoubler de surveillance à l'intérieur
+et à l'extérieur.</p>
+
+<p>La tournée finie, l'inspecteur montra la chambre
+de garde. Le geôlier chargé de veiller sur cette partie
+de la forteresse devait y demeurer toute la nuit. Il
+avait quatre heures pour dormir dans le jour.</p>
+
+<p>S'il s'ennuyait ou craignait de s'endormir dans la
+chambre de garde, il était libre de se promener dans
+les corridors.</p>
+
+<p>Il était onze heures et demie lorsque l'inspecteur
+et le nouveau geôlier se séparèrent, l'inspecteur lui
+recommandant l'exactitude et la vigilance, le geôlier
+promettant que, sous ce nouveau rapport, il ferait
+encore plus qu'on n'attendait de lui.</p>
+
+<p>En effet, qui l'eût vu debout à la porte de la chambre
+de garde, donnant sur le premier corridor et
+s'ouvrant au pied de l'escalier nº 1, l'oeil ouvert,
+l'oreille au guet, n'aurait pu l'accuser de manquer
+à sa parole.</p>
+
+<p>Il se tint là debout et immobile jusqu'à ce que tout
+bruit s'éteignît dans le fort.</p>
+
+<p>Minuit sonna.</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>CIII
+<br><br>
+LA PATROUILLE</h3>
+<br>
+
+<p>Le douzième coup frappé sur le timbre avait à
+peine cessé de retentir, que le nouveau geôlier, que
+l'on eût pu prendre jusque-là pour la statue de
+l'attente, s'anima, et, comme mû d'une résolution
+subite, monta l'escalier sans hâte, mais sans lenteur.
+Et, en effet, si son pas était entendu, si son passage
+était remarqué, si une question lui avait été faite, il
+eût eu à répondre: «En l'absence de mon père, j'ai
+la surveillance de la prison; je surveille.»</p>
+
+<p>Mais tout dormait dans la citadelle: personne ne
+le vit, personne ne l'entendit, personne ne le questionna.</p>
+
+<p>Arrivé au second étage, il parcourut le corridor
+dans toute sa longueur, puis revint sur ses pas, mais
+avec plus de précautions, mais étouffant sa marche,
+l'oreille tendue, retenant son haleine.</p>
+
+<p>Tout à coup, il s'arrêta devant la porte de la prison
+de la San-Felice.</p>
+
+<p>Il tenait d'avance dans sa main la clef de cette
+porte.</p>
+
+<p>Il l'introduisit dans la serrure avec tant de précaution
+et la fit tourner avec tant de lenteur, qu'à
+peine entendit-on le grincement du fer sur le fer: la
+porte s'ouvrit.</p>
+
+<p>Cette fois, la nuit était sombre, le vent sifflait à
+travers les barreaux de la fenêtre, dont on ne distinguait
+pas même l'ouverture, tant l'obscurité était
+épaisse.</p>
+
+<p>Le jeune homme fit un pas dans la chambre en
+retenant son souffle.</p>
+
+<p>Puis, comme il cherchait en vain des yeux la
+prisonnière.</p>
+
+<p>--Luisa! murmura-t-il.</p>
+
+<p>Un souffle apporta à son oreille le nom de Salvato!
+puis, au moment même, deux bras s'élancèrent à son
+cou et une bouche s'appuya contre la sienne.</p>
+
+<p>Un souffle de flamme, un murmure de joie se
+croisèrent. C'était la première fois depuis le jour de
+la condamnation au tribunal, et, par conséquent, de
+leur séparation, que les deux amants se retrouvaient
+dans les bras l'un de l'autre.</p>
+
+<p>Sans doute, par des signes échangés entre eux
+dans la journée, Salvato avait prévenu Luisa de
+cette visite, de peur que la surprise ne lui arrachât
+quelque cri de terreur. Aussi, on l'a vu, pleine d'espérance,
+mais pleine de crainte, avait-elle attendu
+que Salvato prononçât son nom avant de lui répondre.</p>
+
+<p>Il y eut dans le rapprochement de ces deux coeurs,
+si profondément dévoués l'un à l'autre, un moment
+d'extase muette et immobile.</p>
+
+<p>Salvato en sortit le premier.</p>
+
+<p>--Allons, chère Luisa, dit-il, maintenant, pas un
+instant à perdre: nous sommes arrivés au moment
+suprême où notre sort commun va se décider. Je
+t'ai dit: «Sois calme et patiente: nous mourrons
+tous deux ou nous vivrons ensemble.» Tu as
+compté sur moi, me voilà.</p>
+
+<p>--Oh! oui, et Dieu est grand, Dieu est bon!
+Maintenant, que puis-je faire? comment puis-je
+t'aider?</p>
+
+<p>--Écoute, répondit Salvato. J'ai à accomplir un
+travail qui durera plus d'une heure, j'ai à scier les
+barreaux de ta fenêtre. Il est minuit et quelques minutes:
+nous avons encore quatre heures de nuit devant
+nous. Ne précipitons rien, mais réussissons cette
+nuit: demain, tout sera découvert.</p>
+
+<p>--Je te le demande une seconde fois, que ferai-je
+pendant cette heure?</p>
+
+<p>--Je laisse la porte entr'ouverte, comme elle l'est:
+moitié dans ta prison, moitié dehors, tu écoutes si
+quelque bruit ne nous menace pas d'un danger. Au
+moindre soupçon, tu m'appelles, je sors, je referme
+la porte sur toi. La porte refermée, je suis en ronde
+de nuit, n'inspirant nulle défiance puisqu'on me
+trouve dans l'exercice de mon devoir. Je rentre un
+quart d'heure après et j'achève l'oeuvre commencée.
+Maintenant, du courage et du sang-froid!</p>
+
+<p>--Sois tranquille, ami, je serai digne de toi, répondit
+Luisa en lui serrant la main avec une force
+presque virile.</p>
+
+<p>Salvato tira alors de sa poche deux limes fines à
+l'acier mordant, l'une pouvant casser pendant l'opération,
+et, Luisa s'étant, selon sa recommandation,
+placée de manière à percevoir tout bruit qui se
+ferait dans les corridors et dans les escaliers, Salvato
+commença de limer les barreaux de cette
+main ferme et assurée qu'aucun péril ne pouvait
+faire trembler.</p>
+
+<p>La lime était si fine, que l'on entendait à peine le
+cri de la morsure sur le fer. D'ailleurs, ce bruit,
+même plus perceptible, se fût perdu dans les sifflements
+du vent et les premiers grondements du
+tonnerre, annonçant un orage prochain.</p>
+
+<p>--Beau temps! murmura Salvato remerciant tout
+bas le tonnerre de se mettre de la partie.</p>
+
+<p>Et il continua son travail.</p>
+
+<p>Rien ne vint l'en distraire.</p>
+
+<p>Comme il l'avait prévu, au bout d'une heure,
+quatre barreaux furent sciés, et la fenêtre présenta
+une ouverture assez grande pour que deux personnes
+pussent passer par cette ouverture.</p>
+
+<p>Alors, il releva de nouveau son surtout et détacha
+une corde roulée autour de sa ceinture. Cette corde,
+solide, quoique finement tressée, était d'une longueur
+plus que suffisante pour toucher la terre.</p>
+
+<p>A l'une de ses extrémités était un anneau tout
+préparé, destiné à être passé dans la partie verticale
+du barreau scié par Salvato et restés adhérente et
+scellée à la muraille.</p>
+
+<p>Salvato fit, de distancé en distance, des noeuds à
+la corde, noeuds destinés à servir de point d'appui
+à ses mains et à ses genoux.</p>
+
+<p>Puis il sortit de la chambre et parcourut le corridor
+jusqu'à l'endroit où il aboutissait à l'escalier.</p>
+
+<p>Là, penché sur la lourde rampe de fer, l'oeil interrogeant
+les ténèbres, l'oreille interrogeant le silence,
+il demeura un instant immobile et sans respiration.</p>
+
+<p>--Rien!... murmura-t-il avec une expression de joie
+et de triomphe.</p>
+
+<p>Et, revenant vivement sur ses pas, il rentra dans
+la chambre, retira la clef de la porte, la referma en
+dedans, paralysa le serrure en y glissant trois ou
+quatre clous, prit Luisa dans ses bras, la pressa contre
+son coeur en lui recommandant le courage, fixa l'anneau
+à la tige de fer, lia, de peur qu'elles ne se desserrassent
+par le poids, l'une à l'autre les deux mains
+de Luisa, et l'invita à lui passer les deux bras autour
+du cou.</p>
+
+<p>Seulement alors, Luisa comprit le mode d'évasion
+que comptait employer Salvato, et le coeur lui faillit
+à l'idée qu'elle allait être suspendue dans le vide, et
+qu'il lui faudrait descendre de trente pieds de haut
+suspendue au cou de son amant, qui n'aurait lui-même
+d'autre appui que la corde.</p>
+
+<p>Cependant, sa terreur fut muette. Elle tomba à
+genoux, leva au ciel ses mains liées par le mouchoir,
+fit à voix basse une courte prière à Dieu, et se releva
+en disant:</p>
+
+<p>--Je suis prête.</p>
+
+<p>En ce moment, un éclair sillonna les nuées, épaisses
+et basses, et, à la lueur de cet éclair, Salvato put
+voir de grosses gouttes de sueur sillonner le visage
+pâle de Luisa.</p>
+
+<p>--Si c'est cette descente qui t'effraye, dit Salvato,
+qui comptait avec raison sur ses muscles de fer, je te
+réponds d'arriver à terre sans accident.</p>
+
+<p>--Mon ami, répondit Luisa, je te répète que je
+suis prête. J'ai confiance en toi, et je crois en Dieu.</p>
+
+<p>--Alors, dit Salvato, ne perdons pas une minute.</p>
+
+<p>Salvato passa la corde en dehors de la fenêtre, s'assura
+de sa solidité, tendit sa tête à Luisa pour qu'elle
+passât la chaîne de ses bras autour de son cou,
+monta sur un tabouret qu'il avait préparé, passa
+avec Luisa à travers l'ouverture, et, sans s'inquiéter
+du frissonnement nerveux qui agitait tout le corps
+de la pauvre femme, il saisit de ses genoux la corde
+qu'il tenait déjà de ses mains, et se lança dans le
+vide.</p>
+
+<p>Luisa retint un cri lorsqu'elle se sentit suspendue
+et balancée au-dessus de ces dalles, dont elle avait si
+souvent avec effroi mesuré la hauteur, et ferma les
+yeux en cherchant de ses lèvres celles de Salvato.</p>
+
+<p>--Ne crains rien, murmura tout bas Salvato; j'ai
+des forces pour trois fois la longueur de cette corde.</p>
+
+<p>Et, en effet, elle se sentait descendre d'un mouvement
+lent et mesuré indiquant à la fois la force et
+le sang-froid du puissant gymnaste qui essayait de la
+rassurer. Mais, à la moitié de la longueur de la corde,
+Salvato s'arrêta tout à coup.</p>
+
+<p>Luisa ouvrit les yeux.</p>
+
+<p>--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle.</p>
+
+<p>--Silence! fit Salvato.</p>
+
+<p>Et il parut écouter avec une attention profonde.</p>
+
+<p>Au bout d'un instant:</p>
+
+<p>--N'entends-tu rien? demanda-t-il à Luisa d'une
+voix perceptible pour elle seule.</p>
+
+<p>--Les pas de plusieurs hommes, il me semble,
+répondit celle-ci d'une voix faible comme le dernier
+soupir de la brise expirante.</p>
+
+<p>--C'est quelque patrouille, fit Salvato. Nous
+n'aurions pas le temps de descendre avant qu'elle
+fût passée... Laissons-la passer, nous descendrons
+après.</p>
+
+<p>--Mon Dieu! mon Dieu! je n'ai plus de force!
+murmura Luisa.</p>
+
+<p>--Qu'importe, si j'en ai, moi! répondit Salvato.</p>
+
+<p>Pendant ce court dialogue, les pas s'étaient rapprochés,
+et Salvato, dont les yeux seuls étaient
+restés ouverts, voyait, à la lueur d'une lanterne
+portée par un soldat, poindre une patrouille de neuf
+hommes, contournant le pied de la muraille. Mais
+peu importait à Salvato; l'obscurité était si grande,
+qu'à moins d'un éclair, il était invisible à la hauteur
+à laquelle il était suspendu, et, comme il l'avait dit,
+il se sentait assez de forces pour attendre que la
+patrouille fût passée et eût disparu.</p>
+
+<p>La patrouille, en effet, passa sous les pieds des
+deux fugitifs; mais, au grand étonnement de Salvato,
+qui la suivait avidement des yeux, elle s'arrêta
+au pied de la tour, échangea quelques mots
+avec un soldat en sentinelle et qu'il n'avait pas
+encore aperçu, laissa un autre soldat à la place de
+celui-là, et s'enfonça sous la voûte, où un reflet de sa
+lanterne resta visible, preuve qu'elle ne l'avait pas
+franchie.</p>
+
+<p>Si rudement trempée que fût l'âme de Salvato, un
+frisson passa dans ses veines. Il avait tout deviné. La
+demande du prince de Calabre et de la princesse
+Marie-Clémentine avait ravivé la haine contre la San-Felice;
+de nouveaux ordres de surveillance avaient
+été donnés, et une sentinelle placée au pied de la tour
+était le résultat de ces ordres.</p>
+
+<p>Luisa, appuyée au coeur de Salvato, sentit, en
+quelque sorte, son coeur frémir.</p>
+
+<p>--Qu'y a-t-il? demanda-t-elle en ouvrant d'effroi
+ses grands yeux.</p>
+
+<p>--Rien, répondit Salvato; Dieu nous protégera!</p>
+
+<p>Et, en effet, les fugitifs avaient grand besoin de la
+protection de Dieu: une sentinelle se promenait au
+pied de la tour, et les forces de Salvato, suffisantes
+pour descendre, étaient insuffisantes pour remonter.</p>
+
+<p>D'ailleurs, descendre, c'était la mort possible; remonter,
+c'était la mort assurée.</p>
+
+<p>Salvato n'hésita point. Il profita du moment où,
+dans sa promenade régulière et bornée, la sentinelle
+s'éloignait tournant le dos pour achever de descendre.
+Mais, au moment même où il touchait la terre,
+le soldat se retournait. Il vit à dix pas de lui un
+groupe informe s'agiter dans l'ombre.</p>
+
+<p>--Qui vive? cria-t-il.</p>
+
+<p>Salvato, sans répondre, tenant Luisa à moitié
+évanouie de terreur entre ses bras, prit sa course
+vers la mer, où certainement l'attendait la barque.</p>
+
+<p>--Qui vive? répéta la sentinelle en s'apprêtant à
+mettre en joue.</p>
+
+<p>Salvato, toujours muet, pressa sa course. Il distinguait
+la barque, il voyait ses amis, il entendait la
+voix de son père, qui criait, à lui: «Courage!» et,
+à ses matelots; «Accostez!»</p>
+
+<p>--Qui vive? cria une troisième fois le soldat, le
+fusil à l'épaule.</p>
+
+<p>Et, comme la demande restait sans réponse, guidé
+par un éclair qui illumina le ciel en ce moment, le
+coup partit.</p>
+
+<p>Luisa sentit faiblir Salvato, qui tomba sur un
+genou, poussant un cri où l'on pouvait distinguer
+encore plus de rage que de douleur.</p>
+
+<p>Puis, d'une voix étouffée, tandis que le soldat qui
+venait de faire feu criait: «Aux armes!» lui essayait
+de crier une dernière fois: «Sauvez-la!»</p>
+
+<p>Luisa, à moitié évanouie, folle de douleur, incapable
+de faire un mouvement, les poignets liés l'un à
+l'autre, les bras passés autour du cou de Salvato, vit
+alors, comme dans un songe, se ruer l'une contre
+l'autre deux troupes d'hommes ou plutôt de démons
+furieux, luttant, se frappant, hurlant, la foulant aux
+pieds avec des cris de mort.</p>
+
+<p>Puis, au bout de cinq minutes, le combat, pour
+ainsi dire, se déchirait en deux: elle restait mourante
+aux mains des soldats, qui l'entraînaient vers
+la citadelle, tandis que les matelots emportaient dans
+leur barque Salvato mort, la balle du factionnaire
+lui ayant traversé le coeur et le père de Salvato,
+évanoui, d'un coup de crosse de fusil qu'il avait reçu
+sur la tête.</p>
+
+<p>En entrant dans sa prison, Luisa, quoique enceinte
+de sept mois seulement, Luisa, brisée par les émotions
+terribles qu'elle venait d'éprouver, fut prise
+des douleurs de l'enfantement, et, vers cinq heures
+du matin, accoucha d'un enfant mort.</p>
+
+<p>Une faveur ou plutôt un repentir de la Providence
+lui épargnait cette dernière douleur d'avoir à se
+séparer de son enfant!</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>CIV
+<br><br>
+L'ORDRE DU ROI</h3>
+<br>
+
+<p>Huit jours après les événements que nous venons
+de raconter, le vice-roi de Naples, prince de Cassero-Statella,
+étant au théâtre dei Fiorentini, avec notre
+vieille connaissance le marquis Malaspina, vit s'ouvrir
+la porte de sa loge, et, à travers cette porte,
+aperçut, debout dans le corridor, un huissier du
+palais, suivi d'un officier de marine.</p>
+
+<p>L'officier de marine tenait un pli scellé d'un large
+cachet rouge.</p>
+
+<p>--Monsieur le prince vice-roi! dit l'huissier.</p>
+
+<p>L'officier de marine s'inclina et tendit la dépêche
+au prince.</p>
+
+<p>--De quelle part? demanda le prince.</p>
+
+<p>--De la part de Sa Majesté le roi des Deux-Siciles,
+répondit l'officier, et, la dépêche étant d'importance,
+j'oserai en demander un reçu à Votre Excellence.</p>
+
+<p>--Alors, vous venez de Palerme? demanda le
+prince.</p>
+
+<p>--J'en suis parti avant-hier, sur <i>la Sirène</i>, monseigneur.</p>
+
+<p>--La santé de Leurs Majestés était bonne?</p>
+
+<p>--Excellente, prince.</p>
+
+<p>--Donnez un reçu en mon nom, Malaspina.</p>
+
+<p>Le marquis tira un portefeuille de sa poche et
+commença d'écrire le reçu.</p>
+
+<p>--Que Votre Excellence, dit l'officier, ait la bonté
+d'indiquer le lieu et l'heure auxquels la dépêche a
+été remise au prince.</p>
+
+<p>--Ah ça! dit Malaspina, cette dépêche est donc
+bien importante?</p>
+
+<p>--De la plus haute importance, Excellence.</p>
+
+<p>Le marquis donna le reçu dans les conditions où le
+demandait l'officier et rentra dans la loge, dont la
+porte se referma sur lui.</p>
+
+<p>Le prince achevait de lire la dépêche.</p>
+
+<p>--Tenez, Malaspina, lui dit-il, cela vous, regarde.</p>
+
+<p>Et il lui passa le papier.</p>
+
+<p>Le marquis Malaspina le prit, et lut cet ordre, à la
+fois concis et terrible:</p>
+
+<p>«Je vous expédie la San-Felice. Que, dans les
+douze heures de son arrivée à Naples, elle soit
+exécutée.</p>
+
+<p>»Elle est confessée, et, par conséquent, en état de
+grâce.</p>
+
+<p>»FERDINAND B.»</p>
+
+<p>Malaspina regarda d'un oeil étonné le prince de
+Cassero-Statella.</p>
+
+<p>--Eh bien? demanda-t-il.</p>
+
+<p>--Eh bien, mon cher, avisez, cela vous regarde.</p>
+
+<p>Et le prince se remit à écouter le <i>Matrimonio segreto</i>,
+chef-d'oeuvre du pauvre Cimarosa, qui venait
+de mourir à Venise de la peur d'être pendu à Naples.</p>
+
+<p>Malaspina resta muet. Il n'avait jamais cru qu'au
+nombre de ses devoirs comme secrétaire du vice-roi,
+fût celui de préparer les exécutions capitales.</p>
+
+<p>Mais, nous l'avons dit, le marquis était un courtisan
+tout à la fois railleur obéissant; aussi le prince
+de Cassero n'eut qu'à se retourner vers lui une seconde
+fois, et lui dire: «Vous avez entendu!» pour
+qu'il s'inclinât et sortit, muet mais prêt à obéir.</p>
+
+<p>Il descendit, prit une voiture qui stationnait à la
+porte du théâtre, et se fit conduire à la Vicaria.</p>
+
+<p>La San-Felice venait d'y arriver, il y avait une
+heure à peine, brisée, mourante, anéantie. Elle avait
+été conduite à la chambre attenante à la chapelle, où
+nous avons vu Cirillo, Caraffa, Pimentel, Manthonnet
+et Michele suer leur agonie.</p>
+
+<p>La dépêche n'était accompagnée d'aucune autre
+instruction que celle-ci:</p>
+
+<p>«Son Excellence le prince de Cassero-Statella est
+chargé de l'exécution de cette femme, exécution dont
+il répond sur sa propre tête.»</p>
+
+<p>Le marquis Malaspina comprit, comme le lui avait
+dit le vice-roi, que c'était à lui d'aviser.</p>
+
+<p>Il pouvait hésiter avant de prendre un parti;
+mais, une fois son parti pris, il le mettait bravement
+à exécution.</p>
+
+<p>Il remonta en voiture, et dit au cocher:</p>
+
+<p>--Rue des Soupirs-de-l'Abîme!</p>
+
+<p>On se rappelle qui demeurait rue des Soupirs-de-l'Abîme:
+c'était maître Donato, le bourreau de
+Naples.</p>
+
+<p>Arrivé à la porte, le marquis Malaspina ressentit
+quelque répugnance à entrer dans cette demeure
+maudite.</p>
+
+<p>--Appelle maître Donato, dit-il au cocher, et fais
+qu'il vienne me parler.</p>
+
+<p>Le cocher descendit, ouvrit la porte, et cria:</p>
+
+<p>--Maître Donato! venez ici.</p>
+
+<p>On entendit alors une voix de femme qui répondait:</p>
+
+<p>--Mon père n'est point à Naples.</p>
+
+<p>--Comment, son père n'est point à Naples? Il est
+donc en congé, son père?</p>
+
+<p>--Non, Votre Excellence, répondit la même voix
+qui s'était rapprochée; il est à Salerne pour affaire
+de son état.</p>
+
+<p>--Comment, de son état? répondit Malaspina.
+Expliquez-moi cela, la belle enfant.</p>
+
+<p>Et, en effet, il venait de voir apparaître sur la
+porte une jeune femme, suivie pas à pas d'un homme
+qui semblait être son amant ou son époux.</p>
+
+<p>--Oh! Excellence, l'explication sera bien facile,
+répondit la jeune femme, qui n'était autre que Marina.
+Son confrère de Salerne est mort hier, et il y
+avait quatre exécutions à faire, deux demain, deux
+après-demain. Il est parti aujourd'hui à midi, et reviendra
+après-demain au soir.</p>
+
+<p>--Et il n'a laissé personne pour le remplacer?
+demanda le marquis.</p>
+
+<p>--Dame, non: aucun ordre n'a été donné, et les
+prisons, à ce qu'il paraît, sont à peu près vides. Il a
+pris ses aides avec lui, ne se fiant point à des gens
+avec qui il n'a point travaillé.</p>
+
+<p>--Et ce garçon-là ne saurait, au besoin, le remplacer?
+dit le marquis en montrant Giovanni.</p>
+
+<p>Giovanni,--on a deviné que c'était lui, dont les
+voeux avaient été comblés en devenant l'époux de
+Marina,--Giovanni secoua la tête:</p>
+
+<p>--Je ne suis pas le bourreau, dit-il, je suis pêcheur.</p>
+
+<p>--Et comment faire? demanda Malaspina. Donnez-moi
+un conseil, au moins, si vous ne voulez pas
+me donner un coup de main.</p>
+
+<p>--Dame, voyez! Vous êtes dans le quartier des
+bouchers,--les bouchers, en général, sont royalistes:--peut-être,
+lorsqu'il saura que ce n'est qu'un
+jacobin à pendre, peut-être y en aura-t-il quelqu'un
+qui consente à faire la chose.</p>
+
+<p>Malaspina comprit que c'était le seul parti qu'il
+eût à prendre, et, ne pouvant s'engager avec sa voiture
+dans le dédale de rues qui s'étendent entre le
+quai et le Vieux-Marché, il se mit en quête d'un
+bourreau amateur.</p>
+
+<p>Le marquis s'adressa à trois braves gens, qui refusèrent,
+quoiqu'il offrît jusqu'à soixante et dix
+piastres et qu'il montrât, signé de la main du roi,
+l'ordre d'exécuter dans les douze heures.</p>
+
+<p>Il sortait désespéré de chez le dernier, en murmurant:
+«Je ne peux pourtant pas la tuer moi-même!»
+lorsque celui-ci, frappé d'une idée lumineuse,
+le rappela.</p>
+
+<p>--Excellence, dit le boucher, je crois que j'ai votre
+affaire.</p>
+
+<p>--Ah! murmura Malaspina, c'est bien heureux!</p>
+
+<p>--J'ai un voisin... Il n'est pas boucher, il est
+tueur de boucs: vous ne tenez point absolument à
+un boucher, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>--Je tiens à trouver un homme qui, comme vous
+le disiez tout à l'heure, fasse mon affaire.</p>
+
+<p>--Eh bien, adressez-vous au beccaïo. Il a été fort
+persécuté par les républicains, le pauvre homme! et
+il ne demandera pas mieux que de se venger.</p>
+
+<p>--Et où demeure-t-il, le beccaïo? demanda le
+marquis.</p>
+
+<p>--Viens ici, Peppìno, dit le boucher s'adressant à
+un jeune garçon couché dans un coin de la boutique
+sur un amas de peaux à moitié sèches; viens ici, et
+conduis Son Excellence chez le beccaïo.</p>
+
+<p>Le jeune garçon se leva, s'étira et, tout grognant
+d'être réveillé dans son premier sommeil, se prépara
+à obéir.</p>
+
+<p>--Allons, mon garçon, dit Malaspina pour l'encourager,
+si nous réussissons, il y a une piastre
+pour toi.</p>
+
+<p>--Mais, si vous ne réussissez pas, dit l'enfant avec
+la logique de l'égoïsme, j'aurai été dérangé tout de
+même, moi.</p>
+
+<p>--C'est juste, dit Malaspina: voilà la piastre,
+pour le cas où nous ne réussirions pas, et, si nous
+réussissons, il y en aura une seconde.</p>
+
+<p>--A la bonne heure! voilà qui est parler. Donnez vous
+la peine de me suivre, Excellence.</p>
+
+<p>--Est-ce loin? demanda Malaspina.</p>
+
+<p>--C'est là, Excellence; la rue à traverser, voilà
+tout.</p>
+
+<p>L'enfant marcha devant, le marquis suivit.</p>
+
+<p>Le guide avait dit vrai, il n'y avait que la rue à
+traverser. Seulement, la boutique du beccaïo était
+fermée; mais, à travers les contrevents mal joints,
+on voyait transparaître de la lumière.</p>
+
+<p>--Ohé! le beccaïo! cria l'enfant en frappant du
+poing contre la porte.</p>
+
+<p>--Qu'y a-t-il? demanda une voix rude.</p>
+
+<p>--Un monsieur habillé de drap qui veut vous
+parler<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a>
+<a href="#footnote2"><sup class="sml">2</sup></a>.</p>
+
+<blockquote class="footnote"><a id="footnote2"
+name="footnote2"></a><b>Note 2:</b><a href="#footnotetag2">
+(retour) </a> Le «vêtu de drap» (<i>vestito di panno</i>) est le signe
+d'aristocratie devant lequel s'inclinaient les Napolitains du dernier
+siècle.</blockquote>
+
+<p>Et, comme cette indication, si précise qu'elle
+fût, ne paraissait point hâter la détermination du
+beccaïo:</p>
+
+<p>--Ouvre mon ami, dit Malaspina; je viens de la
+part du vice-roi, et je suis son secrétaire.</p>
+
+<p>Ces mots opérèrent comme la baguette d'une fée:
+la porte s'ouvrit par magie, et, à la lueur d'une
+lampe fumeuse et près de s'éteindre, éclairant des
+amas d'ossements et de peaux sanglantes, il aperçut
+un être informe, mutilé, hideux.</p>
+
+<p>C'était le beccaïo avec son oeil crevé, sa main
+mutilée, sa jambe de bois.</p>
+
+<p>Debout à la porte de son charnier, il semblait le
+génie de la destruction.</p>
+
+<p>Malaspina, quoiqu'il eût le coeur fort solide à
+certains endroits, ne put réprimer un mouvement de
+dégoût.</p>
+
+<p>Le beccaïo s'en aperçut.</p>
+
+<p>--Ah! c'est vrai, dit-il en grinçant des dents, ce
+qui était sa manière de rire, je ne suis pas beau,
+Excellence. Mais je ne présume pas que vous veniez
+chercher ici une statue du musée Borbonico.</p>
+
+<p>--Non, je viens chercher un fidèle serviteur du
+roi, un homme qui n'aime pas les jacobins et qui ait
+juré de se venger d'eux. On m'a adressé à vous, et
+l'on m'a dit que vous étiez cet homme-là.</p>
+
+<p>--Et l'on ne vous a pas trompé. Donnez-vous
+donc la peine d'entrer, Excellence.</p>
+
+<p>Malgré la répugnance qu'il éprouvait à mettre le
+pied dans ce charnier, le marquis entra.</p>
+
+<p>Le gamin qui l'avait conduit, intéressé à connaître
+le résultat de la négociation, voulait se glisser
+derrière lui; mais le beccaïo leva sur l'enfant son
+bras mutilé.</p>
+
+<p>--Arrière, garçon! dit-il; tu n'as pas affaire avec
+nous.</p>
+
+<p>Et il referma la porte, au nez du gamin, qui resta
+dehors.</p>
+
+<p>Le beccaïo et le marquis Malaspina restèrent dix
+minutes, à peu près, enfermés ensemble; puis le
+marquis sortit.</p>
+
+<p>Le beccaïo l'accompagna jusqu'à la porte avec
+force révérences.</p>
+
+<p>A dix pas dans la rue, Malaspina rencontra son
+guide.</p>
+
+<p>--Ah! ah! dit-il, te voilà, garçon?</p>
+
+<p>--Certainement, me voilà, dit le gamin; j'attendais.</p>
+
+<p>--Et qu'attendais-tu?</p>
+
+<p>--J'attendais pour savoir si vous aviez réussi.</p>
+
+<p>--Oui. Et, dans ce cas-là...?</p>
+
+<p>--Votre Excellence se le rappelle, elle me devait
+une seconde piastre.</p>
+
+<p>Le marquis fouilla à sa poche.</p>
+
+<p>--Tiens, dit-il, la voilà.</p>
+
+<p>Et il lui donna une pièce d'argent.</p>
+
+<p>--Merci, Excellence, dit le gamin en la mettant
+dans la même main que la première, et en les faisant
+sauter toutes deux comme des castagnettes. Dieu
+vous donne une longue vie!</p>
+
+<p>Le marquis remonta dans sa voiture, en donnant
+l'ordre au cocher de toucher aux Florentins.</p>
+
+<p>Pendant ce temps, Peppino montait sur une borne,
+et, à la lueur de la lampe d'une madone, examinait
+la pièce qu'il venait de recevoir.</p>
+
+<p>--Oh! dit-il, il m'a donné un ducat au lieu d'une
+piastre! c'est deux carlins qu'il me vole. Ces grands
+seigneurs, sont-ils canailles!</p>
+
+<p>Pendant que Peppino faisait son apologie, le
+marquis Malaspina roulait vers les Florentins.</p>
+
+<p>A la porte du théâtre, ou plutôt sur la petite place
+qui la précède, il vit la voiture du vice-roi; ce qui
+indiquait que le prince était encore au spectacle.</p>
+
+<p>Il sauta à bas de son carrocello, paya son cocher,
+monta vivement et se fit ouvrir la porte de la loge
+du prince.</p>
+
+<p>Au bruit que fit cette porte en s'ouvrant, le prince
+se retourna.</p>
+
+<p>--Ah! ah! Malaspina, dit-il, c'est vous?</p>
+
+<p>--Oui, mon prince, répondit le marquis avec sa
+brutalité ordinaire.</p>
+
+<p>--Eh bien?</p>
+
+<p>--Tout est arrangé, et, demain, à dix heures du
+matin, les ordres de Sa Majesté seront exécutés.</p>
+
+<p>--Merci, répondit le prince. Mettez-vous donc là.
+Vous avez perdu le duo du second acte; mais, par
+bonheur, vous arrivez à temps pour le <i>Pira che
+spunti l'aurora</i>!</p>
+<br><br>
+
+
+<h3>CV
+<br><br>
+LA MARTYRE</h3>
+<br>
+
+<p>Nous voudrions supprimer les derniers détails qui
+nous restent à raconter, et, arrivé au bout de la voie
+douloureuse, écrire simplement sur la pierre d'une
+tombe: CI-GÎT LUISA MOLINA SAN-FELICE, MARTYRE;
+mais l'implacable histoire qui nous a guidé pendant
+tout ce long récit veut que nous allions jusqu'au
+bout, les forces dussent-elles nous manquer, et
+dussions-nous, comme le divin maître, trois fois sur
+la route, succomber sous le poids de notre fardeau.</p>
+
+<p>Du moins, nous le jurons ici, nous ne faisons pas
+de l'horreur à plaisir. Nous n'inventons rien; nous
+racontons l'événement comme un simple spectateur
+de la tragédie le raconterait. Hélas! cette fois encore,
+la réalité dépassera tout ce que l'imagination pourrait
+inventer.</p>
+
+<p>Dieu du jugement dernier! Dieu vengeur! Dieu
+de Michel-Ange! donnez-nous la force d'aller jusqu'au
+bout!</p>
+
+<p>Comme nous l'avons indiqué dans le chapitre précédent,
+la prisonnière du fort de Castellamare avait
+été transportée, sortie à peine des douleurs de l'enfantement,
+de Palerme à Naples, sur la corvette <i>la
+Sirène</i>, avait été conduite, en arrivant, à la prison de
+la Vicaria et déposée dans la chambre attenante à
+la chapelle.</p>
+
+<p>Là, ne pouvant se tenir ni debout ni assise, elle
+était littéralement tombée sur un matelas, si faible,
+si mourante, si morte déjà, peut-on dire, que l'on
+avait jugé inutile de l'enchaîner. Les geôliers n'avaient
+pas plus craint de la voir fuir que le chasseur
+ne craint de voir s'envoler la colombe à laquelle son
+coup de fusil a brisé les deux ailes.</p>
+
+<p>En effet, les deux liens qui eussent pu l'attacher
+à la vie étaient rompus. Elle avait senti Salvato
+plier, tomber, expirer pour elle, et, comme un avertissement
+qu'elle n'avait pas le droit de survivre à
+celui qui l'avait tant aimée, elle avait vu l'enfant
+qui la protégeait, avant le terme fixé par la nature,
+se hâter de sortir de ses entrailles.</p>
+
+<p>Tirer à son tour l'âme de ce pauvre corps brisé
+était chose bien facile.</p>
+
+<p>Soit pitié, soit pour suivre ce terrible cérémonial
+de la mort, ses geôliers lui demandèrent si elle avait
+besoin de quelque chose.</p>
+
+<p>Elle n'eut point la force de répondre et se contenta
+de secouer la tête négativement.</p>
+
+<p>L'avis donné par Ferdinand qu'elle était en état
+de grâce, et pouvait mourir sans confession, avait
+été transmis au gouverneur de la Vicaria, et le prêtre,
+en conséquence, n'avait été convoqué que pour
+l'heure à laquelle elle devait quitter la prison, c'est-à-dire
+pour huit heures du matin.</p>
+
+<p>L'exécution ne devait avoir lieu qu'à dix heures;
+mais la pauvre femme, mourant sous l'accusation
+d'avoir causé le supplice des deux Backer, devait
+faire amende honorable à la porte de leur maison
+et à la place où ils avaient été fusillés.</p>
+
+<p>Puis il y avait un avantage très-grand à cette décision.
+On se rappelle cette lettre de Ferdinand où
+il dit au cardinal Ruffo qu'il ne s'étonne point qu'il
+y ait du bruit au Vieux-Marché, attendu que, depuis
+huit jours, on n'a pendu personne à Naples. Or, depuis
+plus d'un mois, il n'y avait pas eu d'exécution.
+On savait les prisons presque vidées par les bourreaux.
+On ne pouvait plus guère compter sur ce
+genre de spectacle pour maintenir le peuple dans la
+soumission. Le supplice de la San-Felice était donc
+le bienvenu, et il fallait le rendre le plus éclatant
+et le plus douloureux possible pour qu'il fît prendre
+patience à ces bêtes féroces du Vieux-Marché que,
+depuis six mois, Ferdinand nourrissait de chair humaine
+et désaltérait avec du sang.</p>
+
+<p>Il est vrai que le hasard, en éloignant maître Donato,
+c'est-à-dire le bourreau patenté, et en lui substituant
+le beccaïo, c'est-à-dire un bourreau amateur,
+ménageait, sous ce rapport, de douces surprises au
+peuple bien-aimé de Sa Majesté Sicilienne.</p>
+
+<p>Nous n'essayerons pas de peindre ce que fut pour
+la pauvre femme cette nuit d'angoisses. Seule, son
+amant mort, son enfant mort; jetée, le corps meurtri
+au dehors, mutilé au dedans, sur ce matelas funèbre,
+dans cette antichambre de l'échafaud qui
+avait vu passer tant de martyrs, elle resta dans l'atonie
+terrible de la prostration morale et physique;
+ne sortant de cette prostration que pour compter
+les heures, dont chaque vibration, comme un coup
+de poignard, pénétrait dans son coeur; puis, le dernier
+frisson du bronze éteint, le calcul fait du temps
+qui lui restait à vivre, laissant retomber sa tête
+sur sa poitrine, et rentrant dans sa somnolente
+agonie.</p>
+
+<p>Enfin, quatre heures, cinq heures, six heures sonnèrent,
+et le jour parut: le dernier!</p>
+
+<p>Il était sombre et pluvieux, en harmonie, du moins,
+avec la lugubre cérémonie qu'il allait éclairer: un
+sinistre jour de novembre, un de ces jours qui annoncent
+la mort de l'année.</p>
+
+<p>Le vent sifflait dans les corridors; la pluie, qui
+tombait à torrents, fouettait les fenêtres.</p>
+
+<p>Luisa, sentant que l'heure approchait, se souleva
+avec effort sur ses genoux, appuya sa tête à la muraille,
+et, grâce à cet appui, pouvant demeurer à
+demi debout, se mit à prier.</p>
+
+<p>Mais elle n'avait plus mémoire d'aucune prière,
+ou plutôt, n'ayant jamais prévu la situation où elle
+se trouvait, elle n'avait pas de prière pour cette situation,
+et, simple écho d'un coeur défaillant, ses lèvres
+répétaient: «Mon Dieu! mon Dieu! mon
+Dieu!»</p>
+
+<p>A sept heures, on ouvrit la porte extérieure des
+<i>bianchi</i>. Elle frissonna sans savoir quelle était la signification
+du bruit qu'elle entendait; mais tout
+bruit était pour elle un coup frappé par la mort sur
+la porte de la vie!</p>
+
+<p>A sept heures et demie, elle entendit un pas lourd
+et intermittent retentir dans la chapelle; puis la porte
+de sa prison s'ouvrit, et, sur le seuil, elle vit apparaître
+quelque chose de fantastique et de hideux, un
+être comme en enfantent les étreintes du cauchemar.</p>
+
+<p>C'était le beccaïo, avec sa jambe de bois, sa main
+gauche mutilée, son visage fendu, son oeil crevé.</p>
+
+<p>Un large couperet était passé dans sa ceinture,
+près de son couteau à égorger les moutons.</p>
+
+<p>Il riait.</p>
+
+<p>--Ah! ah! dit-il, te voilà, la belle! Je ne connaissais
+pas toute ma chance. Je savais bien que tu
+étais la dénonciatrice des pauvres Backer; mais je ne
+savais pas que tu fusses la maîtresse de cet infâme
+Salvato!... Il est donc mort! ajouta-t-il en grinçant
+des dents, et je n'aurai pas la joie de vous tuer tous
+les deux ensemble!... Au fait, reprit-il, j'aurais été
+trop embarrassé de savoir par lequel des deux commencer!</p>
+
+<p>Puis, descendant les trois ou quatre marches qui
+conduisaient de la chapelle dans la prison, et voyant
+la splendide chevelure de Luisa éparse sur ses
+épaules:</p>
+
+<p>--Ah! dit-il, voilà des cheveux qu'il faudra couper:
+c'est dommage.</p>
+
+<p>Il s'avança vers la prisonnière.</p>
+
+<p>--Allons, dit-il, levons-nous, il est temps.</p>
+
+<p>Et, d'un geste brutal, il étendit la main pour la
+saisir sous le bras.</p>
+
+<p>Mais, avant que sa jambe de bois lui eût permis
+de traverser la salle, la porte des <i>bianchi</i> s'était ouverte,
+et un pénitent vêtu de la longue robe blanche,
+dont les yeux seuls brillaient à travers les ouvertures
+de sa cagoule, s'était placé entre le bourreau et la
+victime, et, étendant la main pour empêcher le beccaïo
+de faire un pas de plus:</p>
+
+<p>--Vous ne toucherez cette femme que sur l'échafaud,
+dit-il.</p>
+
+<p>Au son de cette voix, la San-Felice jeta un cri, et,
+retrouvant des forces qu'elle-même croyait perdues,
+elle se dressa tout debout sur ses pieds, s'appuyant à
+la muraille, comme si cette voix, si douce qu'elle
+fût, lui eût causé plus de terreur que la voix menaçante
+ou railleuse du beccaïo.</p>
+
+<p>--Il faut qu'elle soit en chemise et pieds nus pour
+faire amende honorable, répondit le beccaïo; il faut
+que ses cheveux soient coupés pour que je lui coupe
+la tête: qui lui coupera les cheveux? qui lui ôtera
+sa robe?</p>
+
+<p>--Moi, dit le pénitent de sa même voix, tout à la
+fois douce et ferme.</p>
+
+<p>--Oh! oui, vous, dit Luisa avec un inexprimable
+accent, et en joignant les mains.</p>
+
+<p>--Tu entends, dit le pénitent, sors et attends-nous
+dans la chapelle: tu n'as rien à faire ici.</p>
+
+<p>--J'ai tout droit sur cette femme! s'écria le beccaïo.</p>
+
+<p>--Tu as droit sur sa vie, non pas sur elle; tu as
+reçu des hommes l'ordre de la tuer; j'ai reçu de Dieu
+celui de l'aider à mourir; exécutons chacun l'ordre
+que nous avons reçu.</p>
+
+<p>--Ses effets m'appartiennent, son argent m'appartient,
+tout ce qui est à elle m'appartient. Rien
+que ses cheveux valent quatre ducats!</p>
+
+<p>--Voici cent piastres, dit le pénitent, jetant une
+bourse pleine d'or dans la chapelle pour forcer le
+beccaïo de l'y aller chercher. Tais-toi, et sors.</p>
+
+<p>Il y eut dans l'âme immonde de cet homme un
+instant de lutte entre l'avarice et la haine: l'avarice
+l'emporta. Il passa dans la chambre à côté, jurant et
+maudissant.</p>
+
+<p>Le pénitent le suivit, tira la porte sans la fermer,
+mais suffisamment pour dérober la prisonnière aux
+regards curieux.</p>
+
+<p>Nous avons dit quelle était la puissance des <i>bianchi</i>
+et comment leur protection s'étendait sur les derniers
+moments des condamnés, qui n'appartenaient
+au bourreau que lorsqu'ils avaient levé la main de
+dessus l'épaule du patient et qu'ils avaient dit à l'exécuteur:
+<i>Cet homme (ou cette femme) est à toi.</i></p>
+
+<p>Le pénitent descendit lentement les marches de
+l'escalier, et, tirant des ciseaux de dessous sa robe,
+s'approcha de Luisa en les lui montrant.</p>
+
+<p>--Vous ou moi? demanda-t-il.</p>
+
+<p>--Vous! oh! vous! s'écria Luisa.</p>
+
+<p>Et elle se tourna vers lui, de manière qu'il pût accomplir
+cette suprême et funèbre tâche qu'on appelle
+la toilette du condamné.</p>
+
+<p>Le pénitent étouffa un soupir, leva les yeux au
+ciel, et l'on put voir, à travers l'ouverture de son
+masque de toile, de grosses larmes rouler de ses
+yeux.</p>
+
+<p>Puis il réunit le plus doucement qu'il put, de sa
+main gauche, la luxuriante chevelure de la prisonnière
+en une seule poignée, et, glissant, de la main
+droite, les ciseaux entre sa main gauche et le cou, en
+prenant toute précaution pour que le fer ne le touchât
+point, il coupa lentement cet ornement de la
+vie, qui devenait un obstacle à l'heure de la mort.</p>
+
+<p>--A qui voulez-vous que ces cheveux soient
+remis? demanda le pénitent lorsque les cheveux furent
+coupés.</p>
+
+<p>--Gardez-les pour l'amour de moi, je vous en
+supplie! dit Luisa.</p>
+
+<p>Le pénitent les approcha de sa bouche, pendant
+que Luisa ne pouvait le voir, et les baisa.</p>
+
+<p>--Et maintenant, dit Luisa en passant avec un
+frisson sa main derrière son cou dénudé, que me
+reste-il à faire?</p>
+
+<p>--Le jugement vous condamne à l'amende honorable,
+en chemise et pieds nus.</p>
+
+<p>--Oh! les tigres! murmura Luisa, chez qui la pudeur
+se révoltait.</p>
+
+<p>Le pénitent, sans dire un mot, rentra dans le vestiaire
+des <i>bianchi</i>, à la porte duquel se promenait
+une sentinelle, détacha une robe de pénitent, en
+coupa le capuchon avec ses ciseaux, et, la présentant
+à Luisa:</p>
+
+<p>--Hélas! dit-il, voilà tout ce que je puis faire pour
+vous.</p>
+
+<p>La condamnée poussa un cri de joie: elle avait
+compris que cette robe montant jusqu'à la naissance
+du cou et s'étendant sur ses pieds, n'était pas une
+chemise, mais un linceul qui voilait sa nudité à tous
+les regards et qui étendait à l'avance sur elle le
+suaire sacré de la mort.</p>
+
+<p>--Je sors, dit le pénitent: vous m'appellerez
+quand vous serez prête.</p>
+
+<p>Dix minutes après, on entendit la voix de Luisa
+qui disait:</p>
+
+<p>--Mon père!</p>
+
+<p>Le pénitent rentra.</p>
+
+<p>Luisa avait déposé ses habits sur un escabeau. Elle
+était vêtue de sa chemise, ou plutôt de sa robe; elle
+avait les pieds nus.</p>
+
+<p>L'extrémité de l'un d'eux sortait du bas de la toile:
+l'oeil du pénitent se porta sur la pointe de ce pied si
+délicat avec lequel elle devait, sur le pavé de Naples,
+marcher jusqu'à l'échafaud.</p>
+
+<p>--Dieu ne veut pas, dit-il, qu'il manque quelque
+chose à votre passion... Courage, martyre! vous êtes
+sur le chemin du ciel.</p>
+
+<p>Et, lui présentant son épaule, sur laquelle la prisonnière
+s'appuya, il monta avec elle les marches
+du petit escalier; et, poussant la porte de la chapelle:</p>
+
+<p>--Nous voilà, dit-il.</p>
+
+<p>--Vous y avez mis le temps! dit le beccaïo. Il est
+vrai que, quand la condamnée est belle...</p>
+
+<p>--Silence, misérable! dit le pénitent: tu as le
+droit de mort, pas celui d'insulte.</p>
+
+<p>On descendit l'escalier, on passa à travers les trois
+grilles, on arriva dans la cour.</p>
+
+<p>Douze prêtres attendaient avec les enfants de
+choeur portant les bannières et les croix.</p>
+
+<p>Vingt-quatre <i>bianchi</i> se tenaient prêts à accompagner
+la patiente, et des moines de plusieurs ordres
+à couvert sous les arcades devaient compléter le cortége.</p>
+
+<p>La pluie tombait à torrents.</p>
+
+<p>Luisa regarda autour d'elle; elle semblait chercher
+quelque chose.</p>
+
+<p>--Que désirez-vous? demanda le pénitent.</p>
+
+<p>--Je voudrais bien un crucifix, demanda Luisa.</p>
+
+<p>Le pénitent tira de sa robe un petit crucifix d'argent
+suspendu par un ruban de velours noir, on lui
+passa le ruban au cou.</p>
+
+<p>--O mon Sauveur! dit-elle, jamais je ne souffrirai
+ce que vous avez souffert; mais je suis une femme:
+donnez-moi la force!</p>
+
+<p>Elle baisa le crucifix, et, comme fortifiée par ce
+baiser:</p>
+
+<p>--Allons, dit-elle!</p>
+
+<p>Le cortége s'ébranla. Les prêtres marchaient les
+premiers, chantant les prières des morts.</p>
+
+<p>Puis, hideux dans sa joie, riant d'un rire féroce,
+agitant de la main droite son couperet avec le signe
+d'un homme qui coupe une tête, s'appuyant de la
+main gauche sur un bâton pour aider sa marche disloquée,
+derrière les prêtres, marchait le beccaïo.</p>
+
+<p>Ensuite venait Luisa, le bras droit appuyé sur
+l'épaule du pénitent et pressant de la main gauche
+le crucifix sur ses lèvres.</p>
+
+<p>Derrière eux marchaient les vingt-quatre <i>bianchi</i>.</p>
+
+<p>Enfin, après les <i>bianchi</i>, venaient des moines de
+tous les ordres et de toutes les couleurs.</p>
+
+<p>Le cortége déboucha sur la place de la Vicaria:
+la foule était immense.</p>
+
+<p>Des cris de joie accueillirent le cortége, mêlés
+d'injures et de malédictions. Mais la victime était si
+jeune, si résignée, si belle; tant de rapports divers,
+dont quelques-uns n'étaient pas dénués d'intérêt et
+de sympathie, avaient couru sur son compte, qu'au
+bout de quelques instants, les injures et les menaces
+s'éteignirent peu à peu et firent place au silence.</p>
+
+<p>D'avance la voie douloureuse était tracée. Par la
+strada dei Tribunali, on gagna la rue de Tolède;
+puis on suivit la rue encombrée de monde. Les maisons
+semblaient bâties de têtes.</p>
+
+<p>A l'extrémité de la rue de Tolède, les prêtres tournèrent
+à gauche, passèrent devant Saint-Charles,
+tournèrent le largo Castello, et prirent la via Medina,
+où était située, on se le rappelle, la maison
+Backer.</p>
+
+<p>La grande porte avait été changée en reposoir,
+dont une espèce d'autel, chargé de fleurs de papier
+et de cierges que le vent avait éteints, formait la
+base.</p>
+
+<p>Le cortége s'y arrêta et fit autour de Luisa un
+grand demi-cercle dont elle devint le centre.</p>
+
+<p>La pluie avait trempé sa robe et l'avait collée à ses
+membres: elle s'agenouilla toute grelottante.</p>
+
+<p>--Priez! lui dit durement un prêtre.</p>
+
+<p>--Bienheureux martyrs, mes frères, dit Luisa,
+priez pour une martyre comme vous!</p>
+
+<p>On fit une station de dix minutes, à peu près;
+puis on se remit en marche.</p>
+
+<p>Cette fois, la funèbre procession revint sur ses pas,
+prit la strada del Molo, la strada Nuova, rentra dans
+le vieux Naples par la place du Marché, et s'arrêta en
+face du grand mur où les Backer avaient été
+fusillés.</p>
+
+<p>Le mauvais pavé des quais avait mis en sang les
+pieds de la martyre, la bise de la mer l'avait glacée.
+Elle gémissait sourdement à chaque pas qu'elle faisait;
+mais ses gémissements étaient couverts par les
+chants des hommes d'Église. Les forces lui manquaient;
+mais le pénitent lui avait passé le bras autour
+du corps et la soutenait.</p>
+
+<p>La même scène qu'à la porte de la maison se
+renouvela devant le mur.</p>
+
+<p>La San-Felice s'agenouilla ou plutôt tomba sur ses
+genoux, fit, mais d'une voix presque éteinte, la
+même prière. Il était évident qu'à demi épuisée par
+ses couches récentes, par son voyage sur une mer
+houleuse, ces dernières fatigues, ces dernières douleurs
+achevaient de l'épuiser, et que, si elle eût eu à
+faire encore la moitié du chemin qu'elle avait déjà
+fait, elle serait morte avant d'arriver à l'échafaud.</p>
+
+<p>Mais elle était arrivée!</p>
+
+<p>Du pied de ce mur, sa dernière station, elle entendait
+gronder comme un orage les vingt ou trente
+mille lazzaroni, hommes et femmes, qui encombraient
+déjà la place du Marché, sans compter ceux
+qui, pareils à des torrents se jetant dans un lac, y
+affluaient par ces mille petites rues, par cet inextricable
+réseau de ruelles qui aboutissent à cette place,
+forum de la populace napolitaine. Jamais elle n'eût
+pu passer au milieu de cette foule compacte, si la
+curiosité n'eût produit ce miracle de lui faire ouvrir
+ses rangs.</p>
+
+<p>Elle marchait les yeux fermés, appuyée à son consolateur,
+soutenue par lui, lorsque, tout à coup, elle
+sentit frissonner le bras qui lui enveloppait le corps.
+Ses yeux s'ouvrirent malgré elle... Elle aperçut
+l'échafaud!</p>
+
+<p>Il était dressé en face de la petite église de la
+Sainte-Croix, juste à l'endroit où fut décapité Conradin.</p>
+
+<p>Il se composait simplement d'une plate-forme
+élevée de trois mètres au-dessus du niveau de la
+place, avec un billot dessus.</p>
+
+<p>Il était découvert et sans balustrade, afin qu'aucun
+détail du drame qui allait s'y passer n'échappât aux
+spectateurs.</p>
+
+<p>On y montait par un escalier.</p>
+
+<p>L'escalier, chose de luxe, était là non point pour
+la commodité de la patiente, mais pour celle du
+beccaïo, qui, avec sa jambe de bois, n'eût pu gravir
+à une échelle.</p>
+
+<p>Dix heures sonnaient à l'église de la Sainte-Croix,
+lorsque, les prêtres, les pénitents et les moines
+s'étant rangés autour de l'échafaud, la condamnée
+parvint au pied de l'escalier.</p>
+
+<p>--Du courage! lui dit le pénitent: dans dix minutes,
+au lieu de mon bras débile, ce sera le bras
+puissant de Dieu qui vous soutiendra. Il y a moins
+loin de cet échafaud au ciel qu'il n'y a du pavé de
+cette place à l'échafaud.</p>
+
+<p>Luisa rassembla toutes ses forces et monta l'escalier.
+Le beccaïo l'avait précédée sur la plate-forme,
+où son apparition, hideuse et grotesque tout à la
+fois, avait excité une clameur universelle.</p>
+
+<p>Aussi loin que le regard pouvait s'étendre, on ne
+voyait que des têtes mouvantes, que des bouches
+ouvertes, que des yeux avides et flamboyants.</p>
+
+<p>Par une seule ouverture, on voyait le quai chargé
+de monde, et, au delà du quai, la mer.</p>
+
+<p>--Allons, dit le beccaïo en titubant sur sa jambe
+de bois et en agitant son couperet, sommes-nous
+prêts, enfin?</p>
+
+<p>--Quand le moment sera venu, c'est moi qui vous
+le dirai, répondit le pénitent.</p>
+
+<p>Puis, à la patiente, avec une douceur infinie:</p>
+
+<p>--Ne désirez-vous rien? demanda-t-il.</p>
+
+<p>--Votre pardon! votre pardon! s'écria Luisa en
+tombant à genoux devant lui.</p>
+
+<p>Le pénitent étendit la main sur sa tête inclinée.</p>
+
+<p>--Soyez tous témoins, dit-il d'une voix haute,
+qu'en mon nom, au nom des hommes et de Dieu, je
+pardonne à cette femme.</p>
+
+<p>La même voix rude, qui, devant la maison des
+Backer avait ordonné à la San-Felice de prier, cria,
+du pied de l'échafaud:</p>
+
+<p>--Êtes-vous un prêtre, pour donner l'absolution?</p>
+
+<p>--Non, répondit le pénitent; mais, pour n'être
+point prêtre, mon droit n'en est pas moins sacré: je
+suis son mari!</p>
+
+<p>Et, relevant la condamnée, rejetant en arrière sa
+cagoule, il lui ouvrit les deux bras, et chacun put
+reconnaître, malgré l'expression de douleur imprimée
+sur elle, la douce figure du chevalier San-Felice.</p>
+
+<p>Luisa se laissa tomber en sanglotant sur la poitrine
+de son mari.</p>
+
+<p>Si endurcis que fussent les spectateurs, bien peu
+d'yeux restèrent secs à ce spectacle.</p>
+
+<p>Quelques voix, rares il est vrai, crièrent:</p>
+
+<p>--Grâce!</p>
+
+<p>C'était la protestation de l'humanité.</p>
+
+<p>Luisa comprit elle-même que l'heure était venue.</p>
+
+<p>Elle s'arracha des bras de son mari, et, chancelante,
+elle fit un pas du côté du bourreau en disant:</p>
+
+<p>--Mon Dieu! je me remets entre vos mains.</p>
+
+<p>Puis elle tomba à genoux, et, posant d'elle-même
+sa tête sur le billot:</p>
+
+<p>--Suis-je bien ainsi, monsieur? dit-elle.</p>
+
+<p>--Oui, répondit rudement le beccaïo.</p>
+
+<p>--Ne me faites pas souffrir, je vous prie.</p>
+
+<p>Le beccaïo, au milieu d'un silence de mort, leva
+le couperet...</p>
+
+<p>Mais, alors, il se passa une chose horrible.</p>
+
+<p>Soit que sa main fût mal assurée, soit que l'arme
+n'eût pas le poids nécessaire, le premier coup, en
+tombant, fit une large entaille au cou de la patiente,
+mais ne trancha point les vertèbres.</p>
+
+<p>Luisa poussa un cri, se releva sanglante et battant
+l'air de ses bras.</p>
+
+<p>Le bourreau la prit par ce qu'il lui restait de cheveux,
+la courba sur le billot, et frappa une seconde,
+une troisième fois, au milieu des imprécations de
+la multitude, sans parvenir à séparer la tête du
+tronc.</p>
+
+<p>Au troisième coup, folle de douleur, appelant
+Dieu et les hommes à son secours, Luisa, toute ruisselante
+de sang, s'échappa de ses mains, et, s'élançant,
+allait se jeter au milieu de la foule, lorsque le
+beccaïo, laissant tomber son couperet et saisissant
+son couteau d'égorgeur, arme qui lui était plus familière,
+arrêta la pauvre martyre, en lui faisant une
+ceinture de son bras, et lui plongea son couteau au-dessus
+de la clavicule.</p>
+
+<p>Le sang jaillit à flots: l'artère était coupée. Cette
+fois, la blessure était mortelle.</p>
+
+<p>Luisa poussa un soupir, leva les mains et les yeux
+au ciel, puis s'affaissa sur elle-même.</p>
+
+<p>Elle était morte.</p>
+
+<p>Dès le premier coup de couperet, le chevalier San-Felice
+s'était évanoui.</p>
+
+<p>C'était plus que n'en pouvait supporter, sans se
+mettre de la partie le peuple du Vieux-Marché, si
+habitué qu'il fût à de pareils spectacles. Il se rua sur
+l'échafaud, qu'il démolit en un instant; sur le
+beccaïo, qu'il mit en pièces en un clin d'oeil.</p>
+
+<p>Puis, de l'échafaud, il fit un bûcher, où il brûla
+le bourreau, tandis que quelques âmes pieuses
+priaient autour du corps de la victime, déposée au
+pied du grand autel de l'église del Carmine.</p>
+
+<p>Le chevalier, toujours évanoui, avait été transporté
+à l'office des <i>bianchi</i>.</p>
+
+<p>L'exécution de la malheureuse San-Felice fut la
+dernière qui eut lieu à Naples. Bonaparte, que le
+capitaine Skinner avait vu passer sur <i>le Muiron</i>,
+selon les prévisions du roi Ferdinand, trompant la
+vigilance de l'amiral Keith, débarquait, le 8 octobre,
+à Fréjus; le 9 novembre suivant, il faisait le coup
+d'État connu sous le nom de <i>18 brumaire</i>; le 14 juin,
+gagnait la bataille de Marengo, et, en signant la
+paix avec l'Autriche et les Deux-Siciles, exigeait de
+Ferdinand la fin des supplices, l'ouverture des prisons,
+le retour des proscrits.</p>
+
+<p>Pendant près d'un an, le sang avait coulé sur
+toutes les places publiques du royaume, et l'on évalue
+à plus de quatre mille les victimes de la réaction
+bourbonienne.</p>
+
+<p>Seulement, la junte d'État, qui croyait ses sentences
+sans appel, se trompait. A défaut de la justice
+humaine, les victimes ont fait appel à la justice divine,
+et Dieu a cassé ses jugements.</p>
+
+<p>La maison des Bourbons de Naples a cessé de régner,
+et, selon la parole du Seigneur, les crimes des
+pères sont retombés sur les enfants jusqu'à la troisième
+et la quatrième génération.</p>
+
+<p>Dieu seul est grand.</p>
+
+<p>Le capitaine Skinner, ou plutôt frère Joseph--les
+derniers devoirs rendus à Salvato--rentra au
+couvent du Mont-Cassin, et les pauvres malades des
+environs qui l'avaient demandé inutilement pendant
+trois ou quatre mois, virent briller de nouveau, du
+crépuscule à l'aurore, une lueur à la fenêtre la plus
+haute du couvent.</p>
+
+<p>C'était la lampe du moine sceptique, ou plutôt
+du père désolé, qui continuait de chercher Dieu et
+qui ne le trouvait pas.</p>
+
+<p>Aujourd'hui 25 février 1865, à dix heures du soir,
+j'ai achevé ce récit, commencé le 24 juillet 1863, jour
+anniversaire de ma naissance.</p>
+
+<p>Pendant près de dix-huit mois, j'ai laborieusement
+et consciencieusement élevé ce monument à la gloire
+du patriotisme napolitain et à la honte de la tyrannie
+bourbonienne.</p>
+
+<p>Impartial comme la justice, qu'il soit durable
+comme l'airain!</p>
+<br><br>
+
+<h3>NOTE</h3>
+<br>
+
+<p>Pendant le cours de la publication du roman
+historique qu'on vient de lire, la lettre suivante a
+été adressée, par la fille de la malheureuse Luisa
+San-Felice, au directeur du journal <i>l'Indipendente</i>,
+que M. Alex. Dumas publie à Naples, et dans lequel
+a paru une traduction italienne de <i>la San-Felice</i>.
+Nous reproduisons cette lettre, ainsi que la réponse
+qu'y a faite M. Dumas, persuadés que ces curieux
+documents seront lus avec un vif intérêt.</p>
+
+<p>LES ÉDITEURS.</p>
+<br>
+
+<p><i>A M. le Directeur de</i> L'INDIPENDENTE, <i>à Naples.</i></p>
+
+<p>«Monsieur le directeur,</p>
+
+<p>»Fille de Luisa Molina San-Felice, choisie pour
+sujet d'un roman que M. Dumas publie dans <i>l'Indipendente</i>,
+je sens le double devoir de revendiquer la
+véritable paternité de ma mère et de rectifier d'autres
+inexactitudes dans un roman qui veut être historique,
+l'histoire n'ayant jamais faussé l'âge ni
+les circonstances essentielles des personnes qu'elle se
+prend à décrire. Et, si j'accomplis un peu tard ce
+devoir, la raison en est que je mène une vie retirée
+et non occupée certainement à la lecture des journaux.</p>
+
+<p>»Sachez donc, et je puis vous le démontrer par
+des documents, que Luisa était fille de M. Pierre
+Molina et de madame Camille Salinero, mariés. Elle
+naquit le 28 février 1764, dans une maison contiguë
+à la paroisse de Santa-Anna di Palazzo, où elle fut
+baptisée. M. André delli Monti San-Felice, mari de
+Luisa Molina, naquit le 31 mars 1763, dans l'arrondissement
+de la paroisse de San-Liborio, où il fut
+baptisé. Il n'y eut donc pas entre lui et sa femme
+cette disparité prononcée d'âge que l'historien-romancier
+affirme, et le mariage fut contracté le
+9 septembre 1781, dans la paroisse de San-Marco di
+Palazzo.</p>
+
+<p>»Enfin, la dot de la Molina ne fut point de cinquante
+mille ducats; mais ses parents lui en assignèrent
+une de six mille ducats, comme il résulte du
+contrat passé par maître Donato Cervelli.</p>
+
+<p>»Ces renseignements auraient été donnés à
+M. Dumas, à seule fin d'épargner une qualification
+injurieuse à la Molina,--puisque, en vertu de la
+liberté de la presse, je ne puis empêcher la publication
+du roman,--s'il les avait demandés, sans se
+contenter d'affirmer, contre toute vérité, dans l'<i>Histoire
+des Bourbons de Naples</i>, pages 120 et 121, qu'il
+est venu chez moi et que j'ai renié ma mère et lui
+ai refusé tout éclaircissement.</p>
+
+<p>»Veuillez donc publier la présente, et rectifier,
+dans l'édition que vous faites du roman, une filiation
+peu honorable pour ma famille, un âge contredit
+par les documents de naissance et une dot tout à fait
+imaginaire.</p>
+
+<p>»La loyauté avec laquelle vous procédez me rend
+sûre que vous voudrez bien faire toutes ces corrections,
+dont je vous remercie d'avance.</p>
+
+<p>»Votre très-dévouée,</p>
+
+<p>»MARIA-EMMANUELLA DELLI MONTI SAN-FELICE.</p>
+
+<p>Naples, 25 août 1864.</p>
+<br>
+
+
+<p>Voici la réponse de M. Alex. Dumas à cette lettre:</p>
+
+<p>«Madame,</p>
+
+<p>» Si, dans le roman de <i>la San-Felice</i>, je me suis,
+en vertu des priviléges du romancier, écarté de la
+vérité matérielle pour me jeter dans le domaine de
+l'idéal, j'ai, au contraire, dans mon <i>Histoire des
+Bourbons de Naples</i>, suivi autant qu'il m'a été possible,
+cette voie sacrée du vrai de laquelle ne doit,
+sous aucun prétexte, s'écarter l'historien.</p>
+
+<p>»Je dis autant qu'il m'a été possible, madame,
+parce que Naples est la ville où il est le plus facile
+de se perdre en marchant à la suite de l'histoire, et
+en essayant de suivre ses traces. C'est pourquoi
+j'avais résolu de m'adresser directement à vous,
+qui, comme fille de la malheureuse victime de
+Ferdinand, me paraissiez la plus intéressée à ce
+que, pour la première fois, le jour se fît sur cette
+ténébreuse et sanglante aventure. J'essayai alors de
+parvenir jusqu'à vous, madame; la chose me fut
+impossible. Je chargeai un ami, votre compatriote,
+M. F., de me suppléer: il eut l'honneur de vous dire
+dans quel but il désirait vous voir et quel était le
+renseignement qu'il tenait à recevoir de vous; mais
+il lui fut fait, de votre part, m'assure-t-il, une réponse
+si peu respectueuse pour la mémoire de madame
+votre mère, que, malgré son assurance, je ne pus
+croire que cette réponse vînt de vous. Je résolus
+donc de voir quelques personnes contemporaines de
+la martyre et de joindre aux renseignements renfermés
+dans Coletta, dans Cuoco et dans les autres
+historiens, ceux qui pourraient m'être donnés de
+vive voix.</p>
+
+<p>»Je vis, à cette occasion, un vieux médecin de
+quatre-vingt-deux ans, dont j'ai oublié le nom, et
+qui soignait le jeune prince delle Grazie, marié depuis,
+une tante de madame la princesse Maria, et
+enfin le duc de Rocca-Romana, Nicolino Caracciolo,
+qui habitait au Pausilippe.</p>
+
+<p>»Grâce à eux, je pus, à votre refus, madame,
+obtenir, pour mon <i>Histoire des Bourbons de Naples</i>,
+quelques renseignements que je crois exacts et contre
+lesquels, du moins, vous n'avez point protesté.</p>
+
+<p>»Mais, je vous le répète, madame, le champ ouvert
+au romancier est plus large que le chemin tracé
+à l'historien. En abordant, dans une publication de
+fantaisie et d'imagination, la déplorable période au
+milieu de laquelle tomba madame votre mère, j'ai
+voulu, pour ainsi dire, et par un sentiment de pure
+délicatesse, idéaliser les deux personnages principaux
+de mon livre, les deux héros de mon récit. J'ai
+voulu qu'on reconnût Luisa Molina, mais comme
+on reconnaissait, dans l'antiquité, les déesses qui
+apparaissaient aux mortels, c'est-à-dire à travers
+un nuage. Ce nuage devait enlever à cette apparition
+tout ce qu'elle aurait pu avoir de matériel. Il
+devait isoler le personnage de ses liens de famille,
+afin que ses plus proches parents le reconnussent,
+mais comme on reconnaît une ombre qui sort du
+tombeau et qui, redevenue visible, reste du moins
+impalpable.</p>
+
+<p>»Voilà, pourquoi, madame, je lui ai créé cette
+filiation tout imaginaire du prince Caramanico, et
+cela, parce que, voulant faire de Luisa Molina une
+créature à part qui fût l'assemblage de toutes les
+perfections, je voulais détourner sur elle un des
+rayons poétiques qui environnent le souvenir d'un
+homme qui a, chose rare, en se mêlant à l'histoire
+de Ferdinand et aux amours de Caroline, conservé
+l'auréole vaporeuse de la passion, de la loyauté et du
+malheur.</p>
+
+<p>»Quant à cela, madame, si c'est une faute,
+j'avoue l'avoir commise sciemment, et, persévérant
+dans mon erreur, j'ajouterai que, si mon roman
+était à faire au lieu d'être fait, votre réclamation,
+toute juste qu'elle est, ne me ferait rien changer à
+cette partie de mon récit.</p>
+
+<p>»Quant au second personnage que j'ai mis en
+scène et que j'ai baptisé du nom de Salvato Palmieri,
+inutile de dire que je sais parfaitement qu'il n'a
+jamais existé ou que, s'il a existé, ce n'est point dans
+les conditions où l'a placé ma plume.</p>
+
+<p>»Mais aurez-vous le courage, madame, de me
+faire le reproche de n'avoir pas fait revivre le personnage
+peu sympathique de Ferdinand Ferry, volontaire
+de la mort en 1799 et ministre de Ferdinand
+en 1848? Ferdinand Ferry, par malheur, n'était
+point un héros de roman, et peut-être cet amour
+immodéré que lui portait la chevalière San-Felice,
+et qui lui fit trahir le secret à elle confié par le malheureux
+Backer, eût été assez invraisemblable pour
+nuire à l'intérêt presque original que je voulais conserver
+à cet amour; car il me semble, à moi, qu'écrivant
+cette douloureuse et sympathique histoire, je
+devais faire de l'héroïne non-seulement une martyre,
+mais encore une sainte. L'amour, à un certain point
+de vue, est une religion: lui aussi a ses saints,
+madame, et, de ces saints-là, je ne vous en citerai
+que deux, qui ne sont pas les moins éloquents et les
+moins adorés du calendrier. Ces deux saints sont
+sainte Thérèse et saint Augustin, et vous voyez que
+j'oublie la sainte la plus populaire de toutes, celle à
+laquelle, en récompense de cet amour qui lui avait
+fait beaucoup pardonner, Jésus, ressuscité, daigne
+apparaître; vous voyez que j'oublie la Madeleine.</p>
+
+<p>»Passons au chevalier San-Felice. Au milieu de
+toutes les sanglantes exécutions de 99, il reste aussi
+complètement inaperçu que ce fameux Vatia dont la
+tour s'élève au bord du lac Fusaro et dont Sénèque
+disait: <i>O Vatia, solus scis vivere!</i> Son pâle fantôme
+n'est animé ni par la haine ni par la vengeance. Le
+seul reflet qu'il reçoive des amours adultères de sa
+femme et de Ferry n'est pas même un reflet sanglant,
+et, dans ce cas, vous le savez, quand on n'est
+point le don Guttière de Calderon, on est le Georges
+Dandin de Molière. J'ai fait mieux que cela, je crois,
+du héros imaginaire que j'ai créé. J'en ai fait, non
+pas un mari cruel ou ridicule, j'en ai fait un père
+dévoué. S'il est, dans mon livre, plus vieux d'années
+qu'il n'était, il est, en même temps, plus riche de
+vertus, et lui, non plus que votre mère, madame,
+n'aura point à se plaindre à la postérité d'avoir glissé
+de la plume de l'histoire à celle du poëte et du romancier.</p>
+
+<p>»Et, dans l'avenir, madame, dans cet avenir
+qui est le véritable et probablement le seul Élysée
+où revivent les Didon et les Virgile, les Francesca et
+les Dante, les Herminie et les Tasse, quand quelque
+voyageur demandera: «Qu'est-ce que la San-Felice?»
+au lieu de s'adresser, comme moi, à quelqu'un
+de sa famille, qui répondrait comme il m'a été
+répondu, à moi: <i>Ne me parlez pas de cette femme,
+j'en ai honte!</i> on ouvrira mon livre, et, par bonheur
+pour la renommée de cette famille, l'histoire
+sera oubliée, et c'est le roman qui sera devenu de
+l'histoire.</p>
+
+<p>»Veuillez agréer, madame, l'hommage de mes
+sentiments les plus distingués.</p>
+
+<p>»ALEX. DUMAS.</p>
+
+<p>»Saint-Gratien, 15 septembre 1864.»</p>
+<br>
+<p class="mid">FIN</p>
+<br>
+
+<h3>TABLE</h3>
+
+<div class="poem"><div class="stanza">
+<p>LXXXIII.--La reconnaissance royale</p>
+
+<p>LXXXIV.--Ce qui empêchait le colonel Mejean de sortir
+ du fort Saint-Elme avec Salvato, pendant
+ la nuit du 27 au 28 juin</p>
+
+<p>LXXXV.--Où il est prouvé que frère Joseph veillait
+ sur Salvato</p>
+
+<p>LXXXVI.--La bienvenue de Sa Majesté</p>
+
+<p>LXXXVII.--L'apparition</p>
+
+<p>LXXXVIII.--Les remords de fra Pacifico</p>
+
+<p>LXXXIX.--Un homme qui tient sa parole</p>
+
+<p>XC.--La fosse du crocodile</p>
+
+<p>XCI.--Les exécutions</p>
+
+<p>XCII.--Le tribunal de Monte-Oliveto</p>
+
+<p>XCIII.--En chapelle</p>
+
+<p>XCIV.--La porte Sant'Agostino-alla-Zecca</p>
+
+<p>XCV.--Comment on mourait à Naples en 1799</p>
+
+<p>XCVI.--La goëlette <i>the Runner</i></p>
+
+<p>XCVII.--Les nouvelles qu'apportait la goëlette <i>the
+ Runner</i></p>
+
+<p>XCVIII.--La femme et le mari</p>
+
+<p>XCIX.--Petits événements groupés autour des
+ grands</p>
+
+<p>C.--La naissance d'un prince royal</p>
+
+<p>CI.--Tonito Monti</p>
+
+<p>CII.--Le geôlier en chef</p>
+
+<p>CIII.--La patrouille</p>
+
+<p>CIV.--L'ordre du roi</p>
+
+<p>CV.--La martyre</p>
+
+<p>NOTE</p>
+</div></div>
+
+<p>Poissy.--Typ. S. Lejay et Cie.</p>
+
+<br><br>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of La San-Felice, v. 9, by Alexandre Dumas
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA SAN-FELICE, V. 9 ***
+
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+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
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+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
+metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be
+in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES.
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+Procedures for determining public domain status are described in
+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize
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+Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for
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