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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Napoléon Le Petit + +Author: Victor Hugo + +Release Date: July 11, 2007 [EBook #22048] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NAPOLÉON LE PETIT *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + + + + +NAPOLÉON LE PETIT + +VICTOR HUGO + +ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX + +PARIS + +J. HETZEL & Cie--A. QUANTIN + +1882 + + + + +LIVRE PREMIER + +L'HOMME + + + + +I + +LE 20 DÉCEMBRE 1848 + + +Le jeudi 20 décembre 1848, l'assemblée constituante, entourée en ce +moment-là d'un imposant déploiement de troupes, étant en séance, à la +suite d'un rapport du représentant Waldeck-Rousseau, fait au nom de la +commission chargée de dépouiller le scrutin pour l'élection à la +présidence de la république, rapport où l'on avait remarqué cette phrase +qui en résumait toute la pensée: «C'est le sceau de son inviolable +puissance que la nation, par cette admirable exécution donnée à la loi +fondamentale, pose elle-même sur la constitution pour la rendre sainte +et inviolable»; au milieu du profond silence des neuf cents constituants +réunis en foule et presque au complet, le président de l'assemblée +nationale constituante, Armand Marrast, se leva et dit: + +«Au nom du peuple français, + +«Attendu que le citoyen Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, né à Paris, +remplit les conditions d'éligibilité prescrites par l'article 44 de la +constitution; + +«Attendu que, dans le scrutin ouvert sur toute l'étendue du territoire +de la république pour l'élection du président, il a réuni la majorité +absolue des suffrages; + +«En vertu des articles 47 et 48 de la constitution, l'assemblée +nationale le proclame président de la république depuis le présent jour +jusqu'au deuxième dimanche de mai 1852.» + +Un mouvement se fit sur les bancs et dans les tribunes pleines de +peuple; le président de l'assemblée constituante ajouta: + +«Aux termes du décret, j'invite le citoyen président de la république à +vouloir bien se transporter à la tribune pour y prêter serment.» + +Les représentants qui encombraient le couloir de droite remontèrent à +leurs places et laissèrent le passage libre. Il était environ quatre +heures du soir, la nuit tombait, l'immense salle de l'assemblée était +plongée à demi dans l'ombre, les lustres descendaient des plafonds, et +les huissiers venaient d'apporter les lampes sur la tribune. Le +président fit un signe et la porte de droite s'ouvrit. + +On vit alors entrer dans la salle et monter rapidement à la tribune un +homme jeune encore, vêtu de noir, ayant sur l'habit la plaque et le +grand cordon de la légion d'honneur. + +Toutes les têtes se tournèrent vers cet homme. Un visage blême dont les +lampes à abat-jour faisaient saillir les angles osseux et amaigris, un +nez gros et long, des moustaches, une mèche frisée sur un front étroit, +l'oeil petit et sans clarté, l'attitude timide et inquiète, nulle +ressemblance avec l'empereur; c'était le citoyen Charles-Louis-Napoléon +Bonaparte. + +Pendant l'espèce de rumeur qui suivit son entrée, il resta quelques +instants la main droite dans son habit boutonné, debout et immobile sur +la tribune dont le frontispice portait cette date: _22, 23, 24 février_, +et au-dessus de laquelle on lisait ces trois mots: _Liberté, Égalité, +Fraternité_. + +Avant d'être élu président de la république, Charles-Louis-Napoléon +Bonaparte était représentant du peuple. Il siégeait dans l'assemblée +depuis plusieurs mois, et, quoiqu'il assistât rarement à des séances +entières, on l'avait vu assez souvent s'asseoir à la place qu'il avait +choisie sur les bancs supérieurs de la gauche, dans la cinquième travée, +dans cette zone communément appelée la Montagne, derrière son ancien +précepteur, le représentant Vieillard. Cet homme n'était pas une +nouvelle figure pour l'assemblée, son entrée y produisit pourtant une +émotion profonde. C'est que pour tous, pour ses amis comme pour ses +adversaires, c'était l'avenir qui entrait, un avenir inconnu. Dans +l'espèce d'immense murmure qui se formait de la parole de tous, son nom +courait mêlé aux appréciations les plus diverses. Ses antagonistes +racontaient ses aventures, ses coups de main, Strasbourg, Boulogne, +l'aigle apprivoisé et le morceau de viande dans le petit chapeau. Ses +amis alléguaient son exil, sa proscription, sa prison, un bon livre sur +l'artillerie, ses écrits à Ham, empreints, à un certain degré, de +l'esprit libéral, démocratique et socialiste, la maturité d'un âge plus +sérieux; et à ceux qui rappelaient ses folies ils rappelaient ses +malheurs. + +Le général Cavaignac, qui, n'ayant pas été nommé président, venait de +déposer le pouvoir au sein de l'assemblée avec ce laconisme tranquille +qui sied aux républiques, assis à sa place habituelle en tête du banc +des ministres à gauche de la tribune, à côté du ministre de la justice +Marie, assistait, silencieux et les bras croisés, à cette installation +de l'homme nouveau. + +Enfin le silence se fit, le président de l'assemblée frappa quelques +coups de son couteau de bois sur la table, les dernières rumeurs +s'éteignirent, et le président de l'assemblée dit: + +--Je vais lire la formule du serment. + +Ce moment eut quelque chose de religieux. L'assemblée n'était plus +l'assemblée, c'était un temple. Ce qui ajoutait à l'immense +signification de ce serment, c'est qu'il était le seul qui fût prêté +dans toute l'étendue du territoire de la république. Février avait +aboli, avec raison, le serment politique, et la constitution, avec +raison également, n'avait conservé que le serment du président. Ce +serment avait le double caractère de la nécessité et de la grandeur; +c'était le pouvoir exécutif, pouvoir subordonné, qui le prêtait au +pouvoir législatif, pouvoir supérieur; c'était mieux que cela encore; à +l'inverse de la fiction monarchique où le peuple prêtait serment à +l'homme investi de la puissance, c'était l'homme investi de la puissance +qui prêtait serment au peuple. Le président, fonctionnaire et serviteur, +jurait fidélité au peuple souverain. Incliné devant la majesté nationale +visible dans l'assemblée omnipotente, il recevait de l'assemblée la +constitution et lui jurait obéissance. Les représentants étaient +inviolables, et lui ne l'était pas. Nous le répétons, citoyen +responsable devant tous les citoyens, il était dans la nation le seul +homme lié de la sorte. De là, dans ce serment unique et suprême, une +solennité qui saisissait le coeur. Celui qui écrit ces lignes était assis +sur son siège à l'assemblée le jour où ce serment fut prêté. Il est un +de ceux qui, en présence du monde civilisé pris à témoin, ont reçu ce +serment au nom du peuple, et qui l'ont encore dans leurs mains. Le +voici: + +«En présence de Dieu et devant le peuple français représenté par +l'assemblée nationale, je jure de rester fidèle à la république +démocratique une et indivisible et de remplir tous les devoirs que +m'impose la constitution.» + +Le président de l'assemblée, debout, lut cette formule majestueuse; +alors, toute l'assemblée faisant silence et recueillie, le citoyen +Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, levant la main droite, dit d'une voix +ferme et haute: + +--Je le jure! + +Le représentant Boulay (de la Meurthe), depuis vice-président de la +république, et qui connaissait Charles-Louis-Napoléon Bonaparte dès +l'enfance, s'écria: _C'est un honnête homme; il tiendra son serment!_ + +Le président de l'assemblée, toujours debout, reprit, et nous ne citons +ici que des paroles textuellement enregistrées au _Moniteur_:--Nous +prenons Dieu et les hommes à témoin du serment qui vient d'être prêté. +L'assemblée nationale en donne acte, ordonne qu'il sera transcrit au +procès-verbal, inséré au _Moniteur_, publié et affiché dans la forme des +actes législatifs. + +Il semblait que tout fût fini; on s'attendait à ce que le citoyen +Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, désormais président de la république +jusqu'au deuxième dimanche de mai 1852, descendit de la tribune. Il n'en +descendit pas; il sentit le noble besoin de se lier plus encore, s'il +était possible, et d'ajouter quelque chose au serment que la +constitution lui demandait, afin de faire voir à quel point ce serment +était chez lui libre et spontané; il demanda la parole.--Vous avez la +parole, dit le président de l'assemblée. + +L'attention et le silence redoublèrent. + +Le citoyen Louis-Napoléon Bonaparte déplia un papier et lut un discours. +Dans ce discours il annonçait et il installait le ministère nommé par +lui, et il disait: + +«Je veux, comme vous, citoyens représentants, rasseoir la société sur +ses bases, raffermir les institutions démocratiques, et rechercher tous +les moyens propres à soulager les maux de ce peuple généreux et +intelligent qui vient de me donner un témoignage si éclatant de sa +confiance[1].» + +Il remerciait son prédécesseur au pouvoir exécutif, le même qui put dire +plus tard ces belles paroles: _Je ne suis pas tombé du pouvoir, j'en +suis descendu,_ et il le glorifiait en ces termes: + +«La nouvelle administration, en entrant aux affaires, doit remercier +celle qui l'a précédée des efforts qu'elle a faits pour transmettre le +pouvoir intact, pour maintenir la tranquillité publique[2]. + +«La conduite de l'honorable général Cavaignac a été digne de la loyauté +de son caractère et de ce sentiment du devoir qui est la première +qualité du chef de l'état[3].» + +L'assemblée applaudit à ces paroles; mais ce qui frappa tous les +esprits, et ce qui se grava profondément dans toutes les mémoires, ce +qui eut un écho dans toutes les consciences loyales, ce fut cette +déclaration toute spontanée, nous le répétons, par laquelle il commença: + +«Les suffrages de la nation et le serment que je viens de prêter +commandent ma conduite future. + +«Mon devoir est tracé. Je le remplirai en homme d'honneur. + +«Je verrai des ennemis de la patrie dans tous ceux qui tenteraient de +changer, par des voies illégales, ce que la France entière a établi.» + +Quand il eut fini de parler, l'assemblée constituante se leva et poussa +d'une seule voix ce grand cri: Vive la république! + +Louis-Napoléon Bonaparte descendit de la tribune, alla droit au général +Cavaignac, et lui tendit la main. Le général hésita quelques instants à +accepter ce serrement de main. Tous ceux qui venaient d'entendre les +paroles de Louis Bonaparte, prononcées avec un accent si profond de +loyauté, blâmèrent le général. + +La constitution à laquelle Louis-Napoléon Bonaparte prêta serment le 20 +décembre 1848 «à la face de Dieu et des hommes» contenait, entre autres +articles, ceux-ci: + +«ART. 36. Les représentants du peuple sont inviolables. + +«ART. 37. Ils ne peuvent être arrêtés en matière criminelle, sauf le cas +de flagrant délit, ni poursuivis qu'après que l'assemblée a permis la +poursuite. + +«ART. 68. Toute mesure par laquelle le président de la république +dissout l'assemblée nationale, la proroge, ou met obstacle à l'exercice +de son mandat, est un crime de haute trahison. + +«Par ce seul fait, le président est déchu de ses fonctions, les citoyens +sont tenus de lui refuser obéissance; le pouvoir exécutif passe de plein +droit à l'assemblée nationale. Les juges de la haute cour se réunissent +immédiatement à peine de forfaiture; ils convoquent les jurés dans le +lieu qu'ils désignent pour procéder au jugement du président et de ses +complices; ils nomment eux-mêmes les magistrats chargés de remplir les +fonctions du ministère public.» + +Moins de trois ans après cette journée mémorable, le 2 décembre 1851, au +lever du jour, on put lire, à tous les coins des rues de Paris, +l'affiche que voici: + +AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS, + +LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE + +«Décrète: + +«ART. 1er. L'assemblée nationale est dissoute. + +«ART. 2. Le suffrage universel est rétabli. La loi du 31 mai est +abrogée. + +«ART. 3. Le peuple français est convoqué dans ses comices. + +«ART. 4. L'état de siège est décrété dans toute l'étendue de la première +division militaire. + +«ART. 5. Le conseil d'état est dissous. + +«ART. 6. Le ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent +décret. + +«Fait au palais de l'Élysée, le 2 décembre 1851. + +«LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.» + +En même temps Paris apprit que quinze représentants du peuple, +inviolables, avaient été arrêtés chez eux, dans la nuit, par ordre de +Louis-Napoléon Bonaparte. + + + + +II + +MANDAT DES REPRÉSENTANTS + + +Ceux qui ont reçu en dépôt pour le peuple, comme représentants du +peuple, le serment du 20 décembre 1848, ceux surtout qui, deux fois +investis de la confiance de la nation, le virent jurer comme +constituants et le virent violer comme législateurs, avaient assumé en +même temps que leur mandat deux devoirs. Le premier, c'était: le jour où +ce serment serait violé, de se lever, d'offrir leurs poitrines, de ne +calculer ni le nombre ni la force de l'ennemi, de couvrir de leurs corps +la souveraineté du peuple, et de saisir, pour combattre et pour jeter +bas l'usurpateur, toutes les armes, depuis la loi qu'on trouve dans le +code jusqu'au pavé qu'on prend dans la rue. Le second devoir, c'était, +après avoir accepté le combat et toutes ses chances, d'accepter la +proscription et toutes ses misères; de se dresser éternellement debout +devant le traître, son serment à la main; d'oublier leurs souffrances +intimes, leurs douleurs privées, leurs familles dispersées et mutilées, +leurs fortunes détruites, leurs affections brisées, leur coeur saignant, +de s'oublier eux-mêmes, et de n'avoir plus désormais qu'une plaie, la +plaie de la France; de crier justice! de ne se laisser jamais apaiser ni +fléchir, d'être implacables; de saisir l'abominable parjure couronné, +sinon avec la main de la loi, du moins avec les tenailles de la vérité, +et de faire rougir au feu de l'histoire toutes les lettres de son +serment et de les lui imprimer sur la face! + +Celui qui écrit ces lignes est de ceux qui n'ont reculé devant rien, le +2 décembre, pour accomplir le premier de ces deux grands devoirs; en +publiant ce livre, il remplit le second. + + + + +III + +MISE EN DEMEURE + + +Il est temps que la conscience humaine se réveille. + +Depuis le 2 décembre 1851, un guet-apens réussi, un crime odieux, +repoussant, infâme, inouï, si l'on songe au siècle où il a été commis, +triomphe et domine, s'érige en théorie, s'épanouit à la face du soleil, +fait des lois, rend des décrets, prend la société, la religion et la +famille sous sa protection, tend la main aux rois de l'Europe, qui +l'acceptent, et leur dit: mon frère ou mon cousin. Ce crime, personne ne +le conteste, pas même ceux qui en profitent et qui en vivent, ils disent +seulement qu'il a été «nécessaire»; pas même celui qui l'a commis, il +dit seulement, que, lui criminel, il a été «absous». Ce crime contient +tous les crimes, la trahison dans la conception, le parjure dans +l'exécution, le meurtre et l'assassinat dans la lutte, la spoliation, +l'escroquerie et le vol dans le triomphe; ce crime traîne après lui, +comme parties intégrantes de lui-même, la suppression des lois, la +violation des inviolabilités constitutionnelles, la séquestration +arbitraire, la confiscation des biens, les massacres nocturnes, les +fusillades secrètes, les commissions remplaçant les tribunaux, dix mille +citoyens déportés, quarante mille citoyens proscrits, soixante mille +familles ruinées et désespérées. Ces choses sont patentes. Eh bien! ceci +est poignant à dire, le silence se fait sur ce crime; il est là, on le +touche, on le voit, on passe outre et l'on va à ses affaires; la +boutique ouvre, la Bourse agiote, le commerce, assis sur son ballot, se +frotte les mains, et nous touchons presque au moment où l'on va trouver +cela tout simple. Celui qui aune de l'étoffe n'entend pas que le mètre +qu'il a dans la main lui parle et lui dit: «C'est une fausse mesure qui +gouverne.» Celui qui pèse une denrée n'entend pas que sa balance élève +la voix et lui dit: «C'est un faux poids qui règne.» Ordre étrange que +celui-là, ayant pour base le désordre suprême, la négation de tout +droit! l'équilibre fondé sur l'iniquité! + +Ajoutons, ce qui, du reste, va de soi, que l'auteur de ce crime est un +malfaiteur de la plus cynique et de la plus basse espèce. + +À l'heure qu'il est, que tous ceux qui portent une robe, une écharpe ou +un uniforme, que tous ceux qui servent cet homme le sachent, s'ils se +croient les agents d'un pouvoir, qu'ils se détrompent. Ils sont les +camarades d'un pirate. Depuis le 2 décembre, il n'y a plus en France de +fonctionnaires, il n'y a que des complices. Le moment est venu que +chacun se rende bien compte de ce qu'il a fait et de ce qu'il continue +de faire. Le gendarme qui a arrêté ceux que l'homme de Strasbourg et de +Boulogne appelle des «insurgés», a arrêté les gardiens de la +constitution. Le juge qui a jugé, les combattants de Paris ou des +provinces, a mis sur la sellette les soutiens de la loi. L'officier qui +a gardé à fond de cale les «condamnés», a détenu les défenseurs de la +république et de l'état. Le général d'Afrique qui emprisonne à Lambessa +les déportés courbés sous le soleil, frissonnants de fièvre, creusant +dans la terre brûlée un sillon qui sera leur fosse, ce général-là +séquestre, torture et assassine les hommes du droit. Tous, généraux, +officiers, gendarmes, juges, sont en pleine forfaiture. Ils ont devant +eux plus que des innocents, des héros! plus que des victimes, des +martyrs! + +Qu'on le sache donc, et qu'on se hâte, et, du moins, qu'on brise les +chaînes, qu'on tire les verrous, qu'on vide les pontons, qu'on ouvre les +geôles, puisqu'on n'a pas encore le courage de saisir l'épée! Allons, +consciences, debout! éveillez-vous, il est temps! + +Si la loi, le droit, le devoir, la raison, le bon sens, l'équité, la +justice, ne suffisent pas, qu'on songe à l'avenir. Si le remords se +tait, que la responsabilité parle! + +Et que tous ceux qui, propriétaires, serrent la main d'un magistrat; +banquiers, fêtent un général; paysans, saluent un gendarme; que tous +ceux qui ne s'éloignent pas de l'hôtel où est le ministre, de la maison +où est le préfet, comme d'un lazaret; que tous ceux qui, simples +citoyens, non fonctionnaires, vont aux bals et aux banquets de Louis +Bonaparte et ne voient pas que le drapeau noir est sur l'Élysée, que +tous ceux-là le sachent également, ce genre d'opprobre est contagieux; +s'ils échappent à la complicité matérielle, ils n'échappent pas à la +complicité morale. + +Le crime du 2 décembre les éclabousse. + +La situation présente, qui semble calme à qui ne pense pas, est +violente, qu'on ne s'y méprenne point. Quand la moralité publique +s'éclipse, il se fait dans l'ordre social une ombre qui épouvante. + +Toutes les garanties s'en vont, tous les points d'appui s'évanouissent. + +Désormais il n'y a pas en France un tribunal, pas une cour, pas un juge +qui puisse rendre la justice et prononcer une peine, à propos de quoi +que ce soit, contre qui que ce soit, au nom de quoi que ce soit. + +Qu'on traduise devant les assises un malfaiteur quelconque, le voleur +dira aux juges: Le chef de l'état a volé vingt-cinq millions à la +Banque; le faux témoin dira aux juges: Le chef de l'état a fait un +serment à la face de Dieu et des hommes, et ce serment, il l'a violé; le +coupable de séquestration arbitraire dira: Le chef de l'état a arrêté et +détenu contre toutes les lois les représentants du peuple souverain; +l'escroc dira: Le chef de l'état a escroqué son mandat, escroqué le +pouvoir, escroqué les Tuileries; le faussaire dira: Le chef de l'état a +falsifié un scrutin; le bandit du coin du bois dira: Le chef de l'état a +coupé leur bourse aux princes d'Orléans; le meurtrier dira: Le chef de +l'état a fusillé, mitraillé, sabré et égorgé les passants dans les +rues;--et tous ensemble, escroc, faussaire, faux témoin, bandit, voleur, +assassin, ajouteront:--Et vous, juges, vous êtes allés saluer cet homme, +vous êtes allés le louer de s'être parjuré, le complimenter d'avoir fait +un faux, le glorifier d'avoir escroqué, le féliciter d'avoir volé et le +remercier d'avoir assassiné! qu'est-ce que vous nous voulez? + +Certes, c'est là un état de choses grave. S'endormir sur une telle +situation, c'est une ignominie de plus. + +Il est temps, répétons-le, que ce monstrueux sommeil des consciences +finisse. Il ne faut pas qu'après cet effrayant scandale, le triomphe du +crime, ce scandale plus effrayant encore soit donné aux hommes: +l'indifférence du monde civilisé. + +Si cela était, l'histoire apparaîtrait un jour comme une vengeresse; et +dès à présent, de même que les lions blessés s'enfoncent dans les +solitudes, l'homme juste, voilant sa face en présence de cet abaissement +universel, se réfugierait dans l'immensité du mépris. + + + + +IV + +ON SE RÉVEILLERA + + +Mais cela ne sera pas; on se réveillera. + +Ce livre n'a pas d'autre but que de secouer ce sommeil. La France ne +doit pas même adhérer à ce gouvernement par le consentement de la +léthargie; à de certaines heures, en de certains lieux, à de certaines +ombres, dormir, c'est mourir. + +Ajoutons qu'au moment où nous sommes, la France, chose étrange à dire et +pourtant réelle, ne sait rien de ce qui s'est passé le 2 décembre et +depuis, ou le sait mal, et c'est là qu'est l'excuse. Cependant, grâce à +plusieurs publications généreuses et courageuses, les faits commencent à +percer. Ce livre est destiné à en mettre quelques-uns en lumière, et, +s'il plaît à Dieu, à les présenter tous sous leur vrai jour. Il importe +qu'on sache un peu ce que c'est que M. Bonaparte. À l'heure qu'il est, +grâce à la suppression de la tribune, grâce à la suppression de la +presse, grâce à la suppression de la parole, de la liberté et de la +vérité, suppression qui a eu pour résultat de tout permettre à M. +Bonaparte, mais qui a en même temps pour effet de frapper de nullité +tous ses actes sans exception, y compris l'inqualifiable scrutin du 20 +décembre, grâce, disons-nous, à cet étouffement de toute plainte et de +toute clarté, aucune chose, aucun homme, aucun fait, n'ont leur vraie +figure et ne portent leur vrai nom; le crime de M. Bonaparte n'est pas +crime, il s'appelle nécessité; le guet-apens de M. Bonaparte n'est pas +guet-apens, il s'appelle défense de l'ordre; les vols de M. Bonaparte ne +sont pas vols, ils s'appellent mesures d'état; les meurtres de M. +Bonaparte ne sont pas meurtres, ils s'appellent salut public; les +complices de M. Bonaparte ne sont pas des malfaiteurs, ils s'appellent +magistrats, sénateurs et conseillers d'état; les adversaires de M. +Bonaparte ne sont pas les soldats de la loi et du droit, ils s'appellent +jacques, démagogues et partageux. Aux yeux de la France, aux yeux de +l'Europe, le 2 décembre est encore masqué. Ce livre n'est pas autre +chose qu'une main qui sort de l'ombre et qui lui arrache le masque. + +Allons, nous allons exposer ce triomphe de l'ordre; nous allons peindre +ce gouvernement vigoureux, assis, carré, fort; ayant pour lui une foule +de petits jeunes gens qui ont plus d'ambition que de bottes, beaux fils +et vilains gueux; soutenu à la Bourse par Fould le juif, et à l'église +par Montalembert le catholique; estimé des femmes qui veulent être +filles et des hommes qui veulent être préfets; appuyé sur la coalition +des prostitutions; donnant des fêtes; faisant des cardinaux; portant +cravate blanche et claque sous le bras, ganté beurre frais comme Morny, +verni à neuf comme Maupas, frais brossé comme Persigny, riche, élégant, +propre, doré, brossé, joyeux, né dans une mare de sang. + +Oui, on se réveillera! + +Oui, on sortira de cette torpeur qui, pour un tel peuple, est la honte; +et quand la France sera réveillée, quand elle ouvrira les yeux, quand +elle distinguera, quand elle verra ce qu'elle a devant elle et à côté +d'elle, elle reculera, cette France, avec un frémissement terrible, +devant ce monstrueux forfait qui a osé l'épouser dans les ténèbres et +dont elle a partagé le lit. + +Alors l'heure suprême sonnera. + +Les sceptiques sourient et insistent; ils disent: «--N'espérez rien. Ce +régime, selon vous, est la honte de la France. Soit; cette honte est +cotée à la Bourse. N'espérez rien. Vous êtes des poètes et des rêveurs +si vous espérez. Regardez donc; la tribune, la presse, l'intelligence, +la parole, la pensée, tout ce qui était la liberté a disparu. Hier cela +remuait, cela vivait, aujourd'hui cela est pétrifié. Eh bien! on est +content, on s'accommode de cette pétrification, on en tire parti, on y +fait ses affaires, on vit là-dessus comme à l'ordinaire. La société +continue, et force honnêtes gens trouvent les choses bien ainsi. +Pourquoi voulez-vous que cette situation change? pourquoi voulez-vous +que cette situation finisse? Ne vous faites pas illusion, ceci est +solide, ceci est stable, ceci est le présent et l'avenir.» + +Nous sommes en Russie. La Néva est prise. On bâtit des maisons dessus; +de lourds chariots lui marchent sur le dos. Ce n'est plus de l'eau, +c'est de la roche. Les passants vont et viennent sur ce marbre qui a été +un fleuve. On improvise une ville, on trace des rues, on ouvre des +boutiques, on vend, on achète, on boit, on mange, on dort, on allume du +feu sur cette eau. On peut tout se permettre. Ne craignez rien, faites +ce qu'il vous plaira, riez, dansez, c'est plus solide que la terre +ferme. Vraiment, cela sonne sous le pied comme du granit. Vive l'hiver! +vive la glace! en voilà pour l'éternité. Et regardez le ciel, est-il +jour? est-il nuit? Une lueur blafarde et blême se traîne sur la neige; +on dirait que le soleil meurt. + +Non, tu ne meurs pas, liberté! Un de ces jours, au moment où on s'y +attendra le moins, à l'heure même où on t'aura le plus profondément +oubliée, tu te lèveras!--ô éblouissement! on verra tout à coup ta face +d'astre sortir de terre et resplendir à l'horizon. Sur toute cette +neige, sur toute cette glace, sur cette plaine dure et blanche, sur +cette eau devenue bloc, sur tout cet infâme hiver, tu lanceras ta flèche +d'or, ton ardent et éclatant rayon! la lumière, la chaleur, la vie!--Et +alors, écoutez! entendez-vous ce bruit sourd? entendez-vous ce +craquement profond et formidable? c'est la débâcle! c'est la Néva qui +s'écroule! c'est le fleuve qui reprend son cours! c'est l'eau vivante, +joyeuse et terrible qui soulève la glace hideuse et morte et qui la +brise!--C'était du granit, disiez-vous; voyez, cela se fend comme une +vitre! c'est la débâcle, vous dis-je! c'est la vérité qui revient; c'est +le progrès qui recommence, c'est l'humanité qui se remet en marche et +qui charrie, entraîne, arrache, emporte, heurte, mêle, écrase et noie +dans ses flots, comme les pauvres misérables meubles d'une masure, +non-seulement l'empire tout neuf de Louis Bonaparte, mais toutes les +constructions et toutes les oeuvres de l'antique despotisme éternel! +Regardez passer tout cela. Cela disparaît à jamais. Vous ne le reverrez +plus. Ce livre à demi submergé, c'est le vieux code d'iniquité! Ce +tréteau qui s'engloutit, c'est le trône! cet autre tréteau qui s'en va, +c'est l'échafaud! + +Et pour cet engloutissement immense, et pour cette victoire suprême de +la vie sur la mort, qu'a-t-il fallu? Un de tes regards, ô soleil! un de +tes rayons, ô liberté! + + + + +V + +BIOGRAPHIE + + +Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, né à Paris le 20 avril 1808, est fils +d'Hortense de Beauharnais, mariée par l'empereur à Louis-Napoléon, roi +de Hollande. En 1831, mêlé aux insurrections d'Italie, où son frère aîné +fut tué, Louis Bonaparte essaya de renverser la papauté. Le 30 octobre +1835 il tenta de renverser Louis-Philippe. Il avorta à Strasbourg, et, +gracié par le roi, s'embarqua pour l'Amérique, laissant juger ses +complices derrière lui. Le 11 novembre il écrivait: «Le roi, _dans sa +clémence_, a ordonné que je fusse conduit en Amérique»; il se déclarait +«vivement touché de _la générosité_ du roi», ajoutant: «Certes nous +sommes tous coupables envers le gouvernement d'avoir pris les armes +contre lui, mais _le plus coupable, c'est moi_», et terminait ainsi: +«J'étais _coupable_ envers le gouvernement; or le gouvernement a été +_généreux_ envers moi[4].» Il revint d'Amérique en Suisse, se fit nommer +capitaine d'artillerie à Berne et bourgeois de Salenstein en Turgovie, +évitant également, au milieu des complications diplomatiques causées par +sa présence, de se déclarer français et de s'avouer suisse, et se +bornant, pour rassurer le gouvernement français, à affirmer, par une +lettre du 20 août 1838, qu'il vit «presque seul» dans la maison «où sa +mère est morte», et que sa ferme volonté «est de rester tranquille». Le +6 août 1840, il débarqua à Boulogne, parodiant le débarquement à Cannes, +coiffé du petit chapeau[5], apportant un aigle doré au bout d'un drapeau +et un aigle vivant dans une cage, force proclamations, et soixante +valets, cuisiniers et palefreniers, déguisés en soldats français avec +des uniformes achetés au Temple et des boutons du 42e de ligne fabriqués +à Londres. Il jette de l'argent aux passants dans les rues de Boulogne, +met son chapeau à la pointe de son épée, et crie lui-même: _vive +l'empereur;_ tire à un officier[6] un coup de pistolet qui casse trois +dents à un soldat, et s'enfuit. Il est pris, on trouve sur lui cinq cent +mille francs en or et en bank-notes[7]; le procureur général +Franck-Carré lui dit en pleine cour des pairs: «Vous avez fait pratiquer +l'embauchage et distribuer l'argent pour acheter la trahison.» Les pairs +le condamnent à la prison perpétuelle. On l'enferme à Ham. Là son esprit +parut se replier et mûrir; il écrivit et publia des livres empreints, +malgré une certaine ignorance de la France et du siècle, de démocratie +et de progrès: l'_Extinction du paupérisme_, l'_Analyse de la question +des sucres_, les _Idées napoléoniennes_, où il fit l'empereur +«humanitaire». Dans un livre intitulé _Fragments historiques_, il +écrivit: «Je suis citoyen avant d'être Bonaparte.» Déjà en 1832, dans +son livre des _Rêveries politiques_, il s'était déclaré «républicain». +Après six ans de captivité, il s'échappa de la prison de Ham, déguisé en +maçon, et se réfugia en Angleterre. Février arriva, il acclama la +république, vint siéger comme représentant du peuple à l'assemblée +constituante, monta à la tribune le 21 septembre 1848, et dit: «Toute ma +vie sera consacrée à l'affermissement de la république», publia un +manifeste qui peut se résumer en deux lignes: liberté, progrès, +démocratie, amnistie, abolition des décrets de proscription et de +bannissement; fut élu président par cinq millions cinq cent mille voix, +jura solennellement la constitution le 20 décembre 1848, et, le 2 +décembre 1851, la brisa. Dans l'intervalle il avait détruit la +république romaine et restauré en 1849 cette papauté qu'il voulait jeter +bas en 1831. Il avait en outre pris on ne sait quelle part à l'obscure +affaire dite Loterie des lingots d'or; dans les semaines qui ont précédé +le coup d'état, ce sac était devenu transparent et l'on y avait aperçu +une main qui ressemblait à la sienne. Le 2 décembre et les jours +suivants, il a, lui pouvoir exécutif, attenté au pouvoir législatif, +arrêté les représentants, chassé l'assemblée, dissous le conseil d'état, +expulsé la haute cour de justice, supprimé les lois, pris vingt-cinq +millions à la Banque, gorgé l'armée d'or, mitraillé Paris, terrorisé la +France; depuis il a proscrit quatrevingt-quatre représentants du peuple, +volé aux princes d'Orléans les biens de Louis-Philippe leur père, auquel +il devait la vie, décrété le despotisme en cinquante-huit articles sous +le titre de constitution, garrotté la république, fait de l'épée de la +France un bâillon dans la bouche de la liberté, brocanté les chemins de +fer, fouillé les poches du peuple, réglé le budget par ukase, déporté en +Afrique et à Cayenne dix mille démocrates, exilé en Belgique, en +Espagne, en Piémont, en Suisse et en Angleterre quarante mille +républicains, mis dans toutes les âmes le deuil et sur tous les fronts +la rougeur. + +Louis Bonaparte croit monter au trône, il ne s'aperçoit pas qu'il monte +au poteau. + + + + +VI + +PORTRAIT + + +Louis Bonaparte est un homme de moyenne taille, froid, pâle, lent, qui a +l'air de n'être pas tout à fait réveillé. Il a publié, nous l'avons +rappelé déjà, un traité assez estimé sur l'artillerie, et connaît à fond +la manoeuvre du canon. Il monte bien à cheval. Sa parole traîne avec un +léger accent allemand. Ce qu'il y a d'histrion en lui a paru au tournoi +d'Eglington. Il a la moustache épaisse et couvrant le sourire comme le +duc d'Albe, et l'oeil éteint comme Charles IX. + +Si on le juge en dehors de ce qu'il appelle «ses actes nécessaires» ou +«ses grands actes», c'est un personnage vulgaire, puéril, théâtral et +vain. Les personnes invitées chez lui, l'été, à Saint-Cloud, reçoivent, +en même temps que l'invitation, l'ordre d'apporter une toilette du matin +et une toilette du soir. Il aime la gloriole, le pompon, l'aigrette, la +broderie, les paillettes et les passe quilles, les grands mots, les +grands titres, ce qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du +pouvoir. En sa qualité de parent de la bataille d'Austerlitz, il +s'habille en général. + +Peu lui importe d'être méprisé, il se contente de la figure du respect. + +Cet homme ternirait le second plan de l'histoire, il souille le premier. +L'Europe riait de l'autre continent en regardant Haïti quand elle a vu +apparaître ce Soulouque blanc. Il y a maintenant en Europe, au fond de +toutes les intelligences, même à l'étranger, une stupeur profonde, et +comme le sentiment d'un affront personnel; car le continent européen, +qu'il le veuille ou non, est solidaire de la France, et ce qui abaisse +la France humilie l'Europe. + +Avant le 2 décembre, les chefs de la droite disaient volontiers de Louis +Bonaparte: _C'est un idiot._ Ils se trompaient. Certes ce cerveau est +trouble, ce cerveau a des lacunes, mais on peut y déchiffrer par +endroits plusieurs pensées de suite et suffisamment enchaînées. C'est un +livre où il y a des pages arrachées. Louis Bonaparte a une idée fixe, +mais une idée fixe n'est pas l'idiotisme. Il sait ce qu'il veut, et il y +va. À travers la justice, à travers la loi, à travers la raison, à +travers l'honnêteté, à travers l'humanité, soit, mais il y va. + +Ce n'est pas un idiot. C'est un homme d'un autre temps que le nôtre. Il +semble absurde et fou parce qu'il est dépareillé. Transportez-le au +seizième siècle en Espagne, et Philippe II le reconnaîtra; en +Angleterre, et Henri VIII lui sourira; en Italie, et César Borgia lui +sautera au cou. Ou même bornez-vous à le placer hors de la civilisation +européenne, mettez-le, en 1817, à Janina, Ali Tepeleni lui tendra la +main. + +Il y a en lui du moyen âge et du bas-empire. Ce qu'il fait eût semblé +tout simple à Michel Ducas, à Romain Diogène, à Nicéphore Botoniate, à +l'eunuque Narsès, au vandale Stilicon, à Mahomet II, à Alexandre VI, à +Ezzelin de Padoue, et lui semble tout simple à lui. Seulement il oublie +ou il ignore qu'au temps où nous sommes ses actions auront à traverser +ces grands effluves de moralité humaine dégagées par nos trois siècles +lettrés et par la révolution française, et que, dans ce milieu, ses +actions prendront leur vraie figure et apparaîtront ce qu'elles sont, +hideuses. + +Ses partisans--il en a--le mettent volontiers en parallèle avec son +oncle, le premier Bonaparte. Ils disent: «L'un a fait le 18 brumaire, +l'autre a fait le 2 décembre; ce sont deux ambitieux.» Le premier +Bonaparte voulait réédifier l'empire d'occident, faire l'Europe vassale, +dominer le continent de sa puissance et l'éblouir de sa grandeur, +prendre un fauteuil et donner aux rois des tabourets, faire dire à +l'histoire: Nemrod, Cyrus, Alexandre, Annibal, César, Charlemagne, +Napoléon, être un maître du monde. Il l'a été. C'est pour cela qu'il a +fait le 18 brumaire. Celui-ci veut avoir des chevaux et des filles, être +appelé monseigneur, et bien vivre. C'est pour cela qu'il a fait le 2 +décembre. Ce sont deux ambitieux; la comparaison est juste. + +Ajoutons que, comme le premier, celui-ci veut aussi être empereur. Mais +ce qui calme un peu les comparaisons, c'est qu'il y a peut-être quelque +différence entre conquérir l'empire et le filouter. + +Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, et ce que rien ne peut voiler, +pas même cet éblouissant rideau de gloire et de malheur sur lequel on +lit: Arcole, Lodi, les Pyramides, Eylau, Friedland, Sainte-Hélène, ce +qui est certain, disons-nous, c'est que le 18 brumaire est un crime dont +le 2 décembre a élargi la tache sur la mémoire de Napoléon. + +M. Louis Bonaparte se laisse volontiers entrevoir socialiste. Il sent +qu'il y a là pour lui une sorte de champ vague, exploitable à +l'ambition. Nous l'avons dit, il a passé son temps dans sa prison à se +faire une quasi-réputation de démocrate. Un fait le peint. Quand il +publia, étant à Ham, son livre sur l'_Extinction du paupérisme_, livre +en apparence ayant pour but unique et exclusif de sonder la plaie des +misères du peuple et d'indiquer les moyens de la guérir, il envoya +l'ouvrage à un de ses amis avec ce billet, qui a passé sous nos yeux: +«Lisez ce travail sur le paupérisme, et dites-moi si vous pensez qu'il +soit de nature _à me faire du bien_.» + +Le grand talent de M. Louis Bonaparte, c'est le silence. + +Avant le 2 décembre, il avait un conseil des ministres qui s'imaginait +être quelque chose, étant responsable. Le président présidait. Jamais, +ou presque jamais, il ne prenait part aux discussions. Pendant que MM. +Odilon Barrot, Passy, Tocqueville, Dufaure ou Faucher parlaient, _il +construisait avec une attention profonde_, nous disait un de ses +ministres, _des cocottes en papier, ou dessinait des bonshommes sur les +dossiers_. + +Faire le mort, c'est là son art. Il reste muet et immobile, en regardant +d'un autre côté que son dessein, jusqu'à l'heure venue. Alors il tourne +la tête et fond sur sa proie. Sa politique vous apparaît brusquement à +un tournant inattendu, le pistolet au poing, _ut fur_. Jusque-là, le +moins de mouvement possible. Un moment, dans les trois années qui +viennent de s'écouler, on le vit de front avec Changarnier, qui, lui +aussi, méditait de son côté une entreprise. _Ibant obscuri_, comme dit +Virgile. La France considérait avec une certaine anxiété ces deux +hommes. Qu'y a-t-il entre eux? L'un ne rêve-t-il pas Cromwell? l'autre +ne rêve-t-il pas Monk? On s'interrogeait et on les regardait. Chez l'un +et chez l'autre même attitude de mystère, même tactique d'immobilité. +Bonaparte ne disait pas un mot, Changarnier ne faisait pas un geste; +l'un ne bougeait point, l'autre ne soufflait pas; tous deux semblaient +jouer à qui serait le plus statue. + +Ce silence, cependant, Louis Bonaparte le rompt quelquefois. Alors il ne +parle pas, il ment. Cet homme ment comme les autres hommes respirent. Il +annonce une intention honnête, prenez garde; il affirme, méfiez-vous; il +fait un serment, tremblez. + +Machiavel a fait des petits. Louis Bonaparte en est un. + +Annoncer une énormité dont le monde se récrie, la désavouer avec +indignation, jurer ses grands dieux, se déclarer honnête homme, puis, au +moment où l'on se rassure et où l'on rit de l'énormité en question, +l'exécuter. Ainsi il a fait pour le coup d'état, ainsi pour les décrets +de proscription, ainsi pour la spoliation des princes d'Orléans; ainsi +il fera pour l'invasion de la Belgique et de la Suisse, et pour le +reste. C'est là son procédé; pensez-en ce que vous voudrez; il s'en +sert, il le trouve bon, cela le regarde. Il aura à démêler la chose avec +l'histoire. + +On est de son cercle intime; il laisse entrevoir un projet qui semble, +non immoral, on n'y regarde pas de si près, mais insensé et dangereux, +et dangereux pour lui-même; on élève des objections; il écoute, ne +répond pas, cède quelquefois pour deux ou trois jours, puis reprend son +dessein, et fait sa volonté. + +Il y a à sa table, dans son cabinet de l'Élysée, un tiroir souvent +entr'ouvert. Il tire de là un papier, le lit à un ministre, c'est un +décret. Le ministre adhère ou résiste. S'il résiste, Louis Bonaparte +rejette le papier dans le tiroir où il y a beaucoup d'autres paperasses, +rêves d'homme tout-puissant, ferme ce tiroir, en prend la clef, et s'en +va sans dire un mot. Le ministre salue et se retire charmé de la +déférence. Le lendemain matin, le décret est au _Moniteur_. + +Quelquefois avec la signature du ministre. + +Grâce à cette façon de faire, il a toujours à son service l'inattendu, +grande force; et, ne rencontrant en lui-même aucun obstacle intérieur +dans ce que les autres hommes appellent conscience, il pousse son +dessein, n'importe à travers quoi, nous l'avons dit, n'importe sur quoi, +et touche son but. + +Il recule quelquefois, non devant l'effet moral de ses actes, mais +devant l'effet matériel. Les décrets d'expulsion de quatrevingt-quatre +représentants, publiés le 6 janvier par _le Moniteur_, révoltèrent le +sentiment public. Si bien liée que fût la France, on sentit le +tressaillement. On était encore très près du 2 décembre; toute émotion +pouvait avoir son danger. Louis Bonaparte le comprit. Le lendemain 10, +un second décret d'expulsion devait paraître, contenant huit cents noms. +Louis Bonaparte se fit apporter l'épreuve du _Moniteur_, la liste +remplissait quatorze colonnes du journal officiel. Il froissa l'épreuve, +la jeta au feu, et le décret ne parut pas. Les proscriptions +continuèrent, sans décret. + +Dans ses entreprises il a besoin d'aides et de collaborateurs; il lui +faut ce qu'il appelle lui-même «des hommes». Diogène les cherchait +tenant une lanterne, lui il les cherche un billet de banque à la main. +Il les trouve. De certains côtés de la nature humaine produisent toute +une espèce de personnages dont il est le centre naturel et qui se +groupent nécessairement autour de lui selon cette mystérieuse loi de +gravitation qui ne régit pas moins l'être moral que l'atome cosmique. +Pour entreprendre «l'acte du 2 décembre», pour l'exécuter et pour le +compléter, il lui fallait de ces hommes; il en eut. Aujourd'hui il en +est environné; ces hommes lui font cour et cortège; ils mêlent leur +rayonnement au sien. À de certaines époques de l'histoire, il y a des +pléiades de grands hommes; à d'autres époques, il y a des pléiades de +chenapans. + +Pourtant, ne pas confondre l'époque, la minute de Louis Bonaparte, avec +le dix-neuvième siècle; le champignon vénéneux pousse au pied du chêne, +mais n'est pas le chêne. + +M. Louis Bonaparte a réussi. Il a pour lui désormais l'argent, l'agio, +la banque, la bourse, le comptoir, le coffre-fort, et tous ces hommes +qui passent si facilement d'un bord à l'autre quand il n'y a à enjamber +que de la honte. Il a fait de M. Changarnier une dupe, de M. Thiers une +bouchée, de M. de Montalembert un complice, du pouvoir une caverne, du +budget sa métairie. On grave à la Monnaie une médaille, dite médaille du +2 décembre, en l'honneur de la manière dont il tient ses serments. La +frégate _la Constitution_ a été débaptisée, et s'appelle la frégate +_l'Élysée_. Il peut, quand il voudra, se faire sacrer par M. Sibour et +échanger la couchette de l'Élysée contre le lit des Tuileries. En +attendant, depuis sept mois, il s'étale; il a harangué, triomphé, +présidé des banquets, donné des bals, dansé, régné, paradé et fait la +roue; il s'est épanoui dans sa laideur à une loge d'Opéra, il s'est fait +appeler prince-président, il a distribué des drapeaux à l'armée et des +croix d'honneur aux commissaires de police. Quand il s'est agi de se +choisir un symbole, il s'est effacé et a pris l'aigle; modestie +d'épervier. + + + + +VII + +POUR FAIRE SUITE AUX PANÉGYRIQUES + + +Il a réussi. Il en résulte que les apothéoses ne lui manquent pas. Des +panégyristes, il en a plus que Trajan. Une chose me frappe pourtant, +c'est que dans toutes les qualités qu'on lui reconnaît depuis le 2 +décembre, dans tous les éloges qu'on lui adresse, il n'y a pas un mot +qui sorte de ceci: habileté, sang-froid, audace, adresse, affaire +admirablement préparée et conduite, instant bien choisi, secret bien +gardé, mesures bien prises. Fausses clefs bien faites. Tout est là. +Quand ces choses sont dites, tout est dit, à part quelques phrases sur +la «clémence»; et encore est-ce qu'on n'a pas loué la magnanimité de +Mandrin qui, quelquefois, ne prenait pas tout l'argent, et de Jean +l'Écorcheur qui, quelquefois, ne tuait pas tous les voyageurs! + +En dotant M. Bonaparte de douze millions, plus quatre millions pour +l'entretien des châteaux, le sénat, doté par M. Bonaparte d'un million, +félicite M. Bonaparte d'avoir «sauvé la société», à peu près comme un +personnage de comédie en félicite un autre d'avoir «sauvé la caisse». + +Quant à moi, j'en suis encore à chercher, dans les glorifications que +font de M. Bonaparte ses plus ardents apologistes, une louange qui ne +conviendrait pas à Cartouche et à Poulailler après un bon coup; et je +rougis quelquefois, pour la langue française et pour le nom de Napoléon, +des termes vraiment un peu crus et trop peu gazés et trop appropriés aux +faits, dans lesquels la magistrature et le clergé félicitent cet homme +pour avoir volé le pouvoir avec effraction de la constitution et s'être +nuitamment évadé de son serment. + +Après que toutes les effractions et tous les vols dont se compose le +succès de sa politique ont été accomplis, il a repris son vrai nom; +chacun alors a reconnu que cet homme était un monseigneur. C'est M. +Fortoul[8], disons-le en son honneur, qui s'en est aperçu le premier. + +Quand on mesure l'homme et qu'on le trouve si petit, et qu'ensuite on +mesure le succès et qu'on le trouve si énorme, il est impossible que +l'esprit n'éprouve pas quelque surprise. On se demande: comment a-t-il +fait? On décompose l'aventure et l'aventurier, et, en laissant à part le +parti qu'il tire de son nom et certains faits extérieurs dont il s'est +aidé dans son escalade, on ne trouve au fond de l'homme et de son +procédé que deux choses, la ruse et l'argent. + +La ruse; nous avons caractérisé déjà ce grand côté de Louis Bonaparte, +mais il est utile d'y insister. + +Le 27 novembre 1848, il disait à ses concitoyens dans son manifeste: + +«Je me sens obligé de vous faire connaître mes sentiments et mes +principes. _Il ne faut pas qu'il y ait d'équivoque entre vous et moi. Je +ne suis pas un ambitieux..._ Élevé dans les pays _libres_, à l'école du +malheur, _je resterai toujours fidèle_ aux devoirs que m'imposeront vos +suffrages et les volontés de l'assemblée. + +_«Je mettrai mon honneur à laisser, au bout de quatre ans, à mon +successeur, le pouvoir affermi, la liberté intacte, un progrès réel +accompli.»_ + +Le 31 décembre 1849, dans son premier message à l'assemblée, il +écrivait: «Je veux être digne de la confiance de la nation en maintenant +la constitution _que j'ai jurée_.» Le 12 novembre 1850, dans son second +message annuel à l'assemblée, il disait: «Si la constitution renferme +des vices et des dangers, vous êtes libres de les faire ressortir aux +yeux du pays; moi seul, _lié par mon serment_, je me renferme dans les +strictes limites qu'elle a tracées.» Le 4 septembre de la même année, à +Caen, il disait: «Lorsque partout la prospérité semble renaître, il +serait bien coupable, celui qui tenterait d'en arrêter l'essor _par le +changement de ce qui existe aujourd'hui._» Quelque temps auparavant, le +22 juillet 1849, lors de l'inauguration du chemin de fer de +Saint-Quentin, il était allé à Ham, il s'était frappé la poitrine devant +les souvenirs de Boulogne, et il avait prononcé ces paroles solennelles: + +«Aujourd'hui qu'élu par la France entière je suis devenu le chef +légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d'une +captivité qui avait pour cause _l'attaque contre un gouvernement +régulier_. + +«Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de +maux après elles, on comprend à peine _l'audace d'avoir voulu assumer +sur soi la terrible responsabilité d'un changement_; je ne me plains +donc pas d'avoir _expié ici_, par un emprisonnement de six années, _ma +témérité contre les lois de ma patrie_, et c'est avec bonheur que, dans +ces lieux mêmes où j'ai souffert, je vous propose un toast en l'honneur +des hommes qui sont déterminés, malgré leurs convictions, _à respecter +les institutions de leur pays_.[9]» + +Tout en disant cela, il conservait au fond de son coeur, et il l'a prouvé +depuis à sa façon, cette pensée écrite par lui dans cette même prison de +Ham: «Rarement les grandes entreprises réussissent du premier coup.» + +Vers la mi-novembre 1851, le représentant F..., élyséen, dînait chez M. +Bonaparte: + +--Que dit-on dans Paris et à l'assemblée? demanda le président au +représentant. + +--Hé, prince! + +--Eh bien? + +--On parle toujours... + +--De quoi? + +--Du coup d'état. + +--Et l'assemblée, y croit-elle? + +--Un peu, prince. + +--Et vous? + +--Moi, pas du tout. + +Louis Bonaparte prit vivement les deux mains de M. F..., et lui dit avec +attendrissement: + +--Je vous remercie, monsieur F...; vous, du moins vous ne me croyez pas +un coquin! + +Ceci se passait quinze jours avant le 2 décembre. + +À cette époque, et dans ce moment-là même, de l'aveu du complice Maupas, +on préparait Mazas. + +L'argent; c'est là l'autre force de M. Bonaparte. + +Parlons des faits prouvés juridiquement par les procès de Strasbourg et +de Boulogne. + +À Strasbourg, le 30 octobre 1836, le colonel Vaudrey, complice de M. +Bonaparte, charge les maréchaux des logis du 4e régiment d'artillerie de +«partager entre les canonniers de chaque batterie deux pièces d'or». + +Le 5 août 1840, dans le paquebot, nolisé par lui, _la Ville +d'Edimbourg_, en mer, M. Bonaparte appelle autour de lui les soixante +pauvres diables, ses domestiques, qu'il avait trompés en leur faisant +accroire qu'il allait à Hambourg en excursion de plaisir; il les +harangue du haut d'une de ses voitures accrochées sur le pont, leur +déclare son projet, leur jette leurs déguisements de soldats, et leur +donne à chacun cent francs par tête; puis il les fait boire. Un peu de +crapule ne gâte pas les grandes entreprises.--«J'ai vu, a dit devant la +cour des pairs le témoin Hobbs[10], garçon de barre, j'ai vu dans la +chambre beaucoup d'argent. Les passagers me paraissaient lire des +imprimés... Les passagers ont passé toute la nuit à boire et à manger. +Je ne faisais rien autre chose que de déboucher des bouteilles et servir +à manger.» Après le garçon de barre, voici le capitaine. Le juge +d'instruction demande au capitaine Crow:--«Avez-vous vu les passagers +boire?»--Crow: «Avec excès; je n'ai jamais vu semblable chose[11].» On +débarque, on rencontre le poste de douaniers de Wimereux. M. Louis +Bonaparte débute par offrir au lieutenant de douaniers une pension de +douze cents francs. Le juge d'instruction:--«N'avez-vous pas offert au +commandant du poste une somme d'argent s'il voulait marcher avec +vous?--Le prince: «Je la lui ai fait offrir, mais il l'a refusée[12].» + +On arrive à Boulogne. Ses aides de camp--il en avait dès lors--portaient +suspendus à leur cou des rouleaux de fer-blanc pleins de pièces d'or. +D'autres suivaient avec des sacs de monnaie à la main[13]. On jette de +l'argent aux pêcheurs et aux paysans en les invitant à crier: vive +l'empereur! «Il suffit de trois cents gueulards», avait dit un des +conjurés[14]. + +Louis Bonaparte aborde le 42e, caserné à Boulogne. Il dit au voltigeur +Georges Koehly: _Je suis Napoléon_; vous aurez des grades et des +décorations. Il dit au voltigeur Antoine Gendre: _Je suis le fils de +Napoléon_; nous allons à l'hôtel du Nord commander un dîner pour moi et +pour vous. Il dit au voltigeur Jean Meyer: _Vous serez bien payés_; il +dit au voltigeur Joseph Mény: _Vous viendrez à Paris, vous serez bien +payés[15]_. + +Un officier à côté de lui tenait à la main son chapeau plein de pièces +de cinq francs qu'il distribuait aux curieux, en disant: Criez: vive +l'empereur![16] + +Le grenadier Geoffroy, dans sa déposition, caractérise en ces termes la +tentative faite sur sa chambrée par un officier et par un sergent, du +complot: «Le sergent portait une bouteille, et l'officier avait le sabre +à la main.» Ces deux lignes, c'est tout le 2 décembre. + +Poursuivons. + +«Le lendemain, 17 juin, le commandant Mésonan, que je croyais parti, +entre dans mon cabinet, annoncé toujours par mon aide de camp. Je lui +dis: Commandant, je vous croyais parti.--Non, mon général, je ne suis +pas parti. J'ai une lettre à vous remettre.--Une lettre! et de +qui?--Lisez, mon général. + +«Je le fais asseoir; je prends la lettre; mais, au moment de l'ouvrir, +je m'aperçus que la suscription portait: À M. _le commandant Mésonan_. +Je lui dis: + +«Mais, mon cher commandant, c'est pour vous, ce n'est pas pour +moi.--Lisez, mon général!--J'ouvre la lettre et je lis: + +«--Mon cher commandant, il est de la plus grande nécessité que vous +voyiez de suite le général en question; vous savez que c'est un homme +d'exécution et sur qui on peut compter. Vous savez aussi que c'est un +homme que j'ai noté pour être un jour maréchal de France. _Vous lui +offrirez 100,000 francs de ma part_, et vous lui demanderez chez quel +banquier ou chez quel notaire il veut _que je lui fasse compter 300,000 +francs_, dans le cas où il perdrait son commandement.» + +«Je m'arrêtai, l'indignation me gagnant; je tournai le feuillet, et je +vis que la lettre était signée: _Louis-Napoléon..._ + +...«Je remis cette lettre au commandant, en lui disant que c'était un +parti ridicule et perdu.» + +Qui parle ainsi? le général Magnan. Où? en pleine cour des pairs. Devant +qui? Quel est l'homme assis sur la sellette, l'homme que Magnan couvre +de «ridicule», l'homme vers lequel Magnan tourne sa face «indignée»? +Louis Bonaparte. + +L'argent, et avec l'argent l'orgie, ce fut là son moyen d'action dans +ses trois entreprises, à Strasbourg, à Boulogne, à Paris. Deux +avortements, un succès. Magnan, qui se refusa à Boulogne, se vendit à +Paris. Si Louis Bonaparte avait été vaincu le 2 décembre, de même qu'on +a trouvé sur lui, à Boulogne, les cinq cent mille francs de Londres, on +aurait trouvé à l'Élysée les vingt-cinq millions de la Banque. + +Il y a donc eu en France, il faut en venir à parler froidement de ces +choses, en France, dans ce pays de l'épée, dans ce pays des chevaliers, +dans ce pays de Hoche, de Drouot et de Bayard, il y a eu un jour où un +homme, entouré de cinq ou six grecs politiques, experts en guet-apens et +maquignons de coups d'état, accoudé dans un cabinet doré, les pieds sur +les chenets, le cigare à la bouche, a tarifé l'honneur militaire, l'a +pesé dans un trébuchet comme denrée, comme chose vendable et achetable, +a estimé le général un million et le soldat un louis, et a dit de la +conscience de l'armée française: cela vaut tant. + +Et cet homme est le neveu de l'empereur. + +Du reste, ce neveu n'est pas superbe; il sait s'accommoder aux +nécessités de ses aventures, et il prend facilement et sans révolte le +pli quelconque de la destinée. Mettez-le à Londres, et, qu'il ait +intérêt à complaire au gouvernement anglais, il n'hésitera point, et, de +cette même main qui veut saisir le sceptre de Charlemagne, il empoignera +le bâton du policeman. Si je n'étais Napoléon, je voudrais être Vidocq. + +Et maintenant la pensée s'arrête. + +Et voilà par quel homme la France est gouvernée! Que dis-je, gouvernée? +possédée souverainement! + +Et chaque jour, et tous les matins, par ses décrets, par ses messages, +par ses harangues, par toutes les fatuités inouïes qu'il étale dans le +_Moniteur_, cet émigré, qui ne connaît pas la France, fait la leçon à la +France! et ce faquin dit à la France qu'il l'a sauvée! Et de qui? +d'elle-même! Avant lui la providence ne faisait que des sottises; le bon +Dieu l'a attendu pour tout remettre en ordre; enfin il est venu! Depuis +trente-six ans il y avait en France toutes sortes de choses +pernicieuses: cette «sonorité», la tribune; ce vacarme, la presse; cette +insolence, la pensée; cet abus criant, la liberté; il est venu, lui, et +à la place de la tribune il a mis le sénat; à la place de la presse, la +censure; à la place de la pensée, l'ineptie; à la place de la liberté, +le sabre; et de par le sabre, la censure, l'ineptie et le sénat, la +France est sauvée! Sauvée, bravo! et de qui, je le répète? d'elle-même; +car, qu'était-ce que la France, s'il vous plaît? c'était une peuplade de +pillards, de voleurs, de Jacques, d'assassins et de démagogues. Il a +fallu la lier, cette forcenée, cette France, et c'est M. Bonaparte Louis +qui lui a mis les poucettes. Maintenant elle est au cachot, à la diète, +au pain et à l'eau, punie, humiliée, garrottée, sous bonne garde; soyez +tranquilles, le sieur Bonaparte, gendarme à la résidence de l'Élysée, en +répond à l'Europe; il en fait son affaire; cette misérable France a la +camisole de force, et si elle bouge!...--Ah! qu'est-ce que c'est que ce +spectacle-là? qu'est-ce que c'est que ce rêve-là? qu'est-ce que c'est +que ce cauchemar-là? d'un côté une nation, la première des nations, et +de l'autre un homme, le dernier des hommes, et voilà ce que cet homme +fait à cette nation! Quoi! il la foule aux pieds, il lui rit au nez, il +la raille, il la brave, il la nie, il l'insulte, il la bafoue! Quoi! il +dit: il n'y a que moi! Quoi! dans ce pays de France où l'on ne pourrait +pas souffleter un homme, on peut souffleter le peuple! Ah! quelle +abominable honte! chaque fois que M. Bonaparte crache, il faut que tous +les visages s'essuient! Et cela pourrait durer! et vous me dites que +cela durera! non! non! par tout le sang que nous avons tous dans les +veines, non! cela ne durera pas! Ah! si cela durait, c'est qu'en effet +il n'y aurait pas de Dieu dans le ciel, ou qu'il n'y aurait plus de +France sur la terre! + + + + +LIVRE DEUXIEME + +LE GOUVERNEMENT + + + + +I + +LA CONSTITUTION + + +Roulement de tambour; manants, attention! + +«LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE, + +«Considérant que--toutes les lois restrictives de la liberté de la +presse ayant été rapportées, toutes les lois contre l'affichage et le +colportage ayant été abolies, le droit de réunion ayant été pleinement +rétabli, toutes les lois inconstitutionnelles et toutes les mesures +d'état de siége ayant été supprimées, chaque citoyen ayant pu dire ce +qu'il a voulu par toutes les formes de publicité, journal, affiche, +réunion électorale, tous les engagements pris, notamment le serment du +20 décembre 1848, ayant été scrupuleusement tenus, tous les faits ayant +été approfondis, toutes les questions posées et éclaircies, toutes les +candidatures publiquement débattues sans qu'on puisse alléguer que la +moindre violence ait été exercée contre le moindre citoyen,--dans la +liberté la plus complète, en un mot; + +«Le peuple souverain, interrogé sur cette question: + +«Le peuple français entend-il se remettre pieds et poings liés à la +discrétion de M. Louis Bonaparte?» + +«A répondu OUI par sept millions cinq cent mille suffrages. +(_Interruption de l'auteur_:--Nous reparlerons des 7,500,000 suffrages.) + +«PROMULGUE + +«LA CONSTITUTION DONT LA TENEUR SUIT: + +«_Article premier._ La constitution reconnaît, confirme et garantit les +grands principes proclamés en 1789, et qui sont la base du droit public +des français. + +«_Article deuxième et suivants._ La tribune et la presse, qui +entravaient la marche du progrès, sont remplacées par la police et la +censure et par les discussions secrètes du sénat, du corps législatif et +du conseil d'état. + +«_Article dernier._ Cette chose qu'on appelait l'intelligence humaine +est supprimée. + +«Fait au palais des Tuileries, 14 janvier 1852. + +«LOUIS-NAPOLÉON.» + +«Vu et scellé du grand sceau. + +«_Le garde des sceaux, ministre de la justice,_ + +«E. ROUHER.» + +Cette constitution, qui proclame et affirme hautement la révolution de +1789 dans ses principes et dans ses conséquences, et qui abolit +seulement la liberté, a été évidemment et heureusement inspirée à M. +Bonaparte par une vieille affiche d'un théâtre de province qu'il est à +propos de rappeler: + + AUJOURD'HUI + + GRANDE REPRÉSENTATION + + DE + + LA DAME BLANCHE + + OPÉRA EN 3 ACTES + +_Nota._ La musique, qui embarrassait la marche de l'action, sera +remplacée par un dialogue vif et piquant. + + + + +II + +LE SÉNAT + + +Le dialogue vif et piquant, c'est le conseil d'état, le corps législatif +et le sénat. + +Il y a donc un sénat? Sans doute. Ce «grand corps», ce «pouvoir +pondérateur», ce «modérateur suprême» est même la principale splendeur +de la constitution. Occupons-nous-en. + +Sénat. C'est un sénat. De quel sénat parlez-vous? Est-ce du sénat qui +délibérait sur la sauce à laquelle l'empereur mangerait le turbot? +Est-ce du sénat dont Napoléon disait, le 5 avril 1814: «Un signe était +un ordre pour le sénat, et il faisait toujours plus qu'on ne désirait de +lui»? Est-ce du sénat dont Napoléon disait en 1805: «Les lâches ont eu +peur de me déplaire»?[17] Est-ce du sénat qui arrachait à peu près le +même cri à Tibère: «Ah! les infâmes! plus esclaves qu'on ne veut!» +Est-ce du sénat qui faisait dire à Charles XII: «Envoyez ma botte à +Stockholm.--Pourquoi faire, sire? demandait le ministre.--Pour présider +le sénat.»--Non, ne plaisantons pas. Ils sont quatrevingts cette année, +ils seront cent cinquante l'an prochain. Ils ont, à eux seuls, et en +toute jouissance, quatorze articles de la constitution, depuis l'article +19 jusqu'à l'article 33. Ils sont «gardiens des libertés publiques»; +leurs fonctions sont gratuites, article 22; en conséquence, ils ont de +quinze à trente mille francs par an. Ils ont cette spécialité de toucher +leur traitement, et cette propriété de «ne point s'opposer» à la +promulgation des lois. Ils sont tous des illustrations»[18]. Ceci n'est +pas un «sénat manqué»[19], comme celui de l'autre Napoléon; ceci est un +sénat sérieux; les maréchaux en sont, les cardinaux en sont, M. Leboeuf +en est. + +--Que faites-vous dans ce pays? demande-t-on au sénat.--Nous sommes +chargés de garder les libertés publiques.--Qu'est-ce que tu fais dans +cette ville? demande Pierrot à Arlequin.--Je suis chargé, dit Arlequin, +de peigner le cheval de bronze. + +«On sait ce que c'est que l'esprit de corps; cet esprit poussera le +sénat à augmenter par tous les moyens son pouvoir. Il détruira, s'il le +peut, le corps législatif, et, si l'occasion s'en présente, il pactisera +avec les Bourbons.» + +Qui dit ceci? le premier consul. Où? Aux Tuileries, en avril 1804. + +«Sans titre, sans pouvoir, et en violation de tous les principes, il a +livré la patrie et consommé sa ruine. Il a été le jouet de hauts +intrigants... Je ne sache pas de corps qui doive s'inscrire dans +l'histoire avec plus d'ignominie que le sénat.» + +Qui dit cela? l'empereur. Où? À Sainte-Hélène. + +Il y a donc un sénat dans la «constitution du 14 janvier». Mais, +franchement, c'est une faute. On est accoutumé, maintenant que l'hygiène +publique a fait des progrès, à voir la voie publique mieux tenue que +cela. Depuis le sénat de l'empire, nous croyions qu'on ne déposait plus +de sénat le long des constitutions. + + + + +III + +LE CONSEIL D'ÉTAT ET LE CORPS LÉGISLATIF + + +Il y a aussi le conseil d'état et le corps législatif: le conseil d'état +joyeux, payé, joufflu, rose, gras, frais, l'oeil vif, l'oreille rouge, le +verbe haut, l'épée au côté, du ventre, brodé en or; le corps législatif, +pâle, maigre, triste, brodé en argent. Le conseil d'état va, vient, +entre, sort, revient, règle, dispose, décide, tranche, ordonne, voit +face à face Louis-Napoléon. Le corps législatif marche sur la pointe du +pied, roule son chapeau dans ses mains, met le doigt sur sa bouche, +sourit humblement, s'assied sur le coin de sa chaise, et ne parle que +quand on l'interroge. Ses paroles étant naturellement obscènes, défense +aux journaux d'y faire la moindre allusion. Le corps législatif vote les +lois et l'impôt, article 39, et quand, croyant avoir besoin d'un +renseignement, d'un détail, d'un chiffre, d'un éclaircissement, il se +présente chapeau bas à la porte des ministères pour parler aux +ministres, l'huissier l'attend dans l'antichambre et lui donne, en +éclatant de rire, une chiquenaude sur le nez. Tels sont les droits du +corps législatif. + +Constatons que cette situation mélancolique commençait en juin 1852 à +arracher quelques soupirs aux individus élégiaques qui font partie de la +chose. Le rapport de la commission du budget restera dans la mémoire des +hommes comme un des plus déchirants chefs-d'oeuvre du genre plaintif. +Redisons ces suaves accents: + +«Autrefois, vous le savez, les communications nécessaires en pareil cas +existaient directement entre les commissions et les ministres. C'est à +ceux-ci qu'on s'adressait pour obtenir les documents indispensables à +l'examen des affaires. Ils venaient eux-mêmes, avec les chefs de leurs +différents services, donner des explications verbales, suffisantes +souvent pour prévenir toute discussion ultérieure. Et les résolutions +que la commission du budget arrêtait après les avoir entendus étaient +directement soumises à la chambre. + +«Aujourd'hui nous ne pouvons avoir de rapport avec le gouvernement que +par l'intermédiaire du conseil d'état, qui, confident et organe de sa +pensée, a seul le droit de transmettre au corps législatif les documents +qu'à son tour il se fait remettre par les ministres. + +«En un mot, pour les rapports écrits comme pour les communications +verbales, les commissaires du gouvernement remplacent les ministres avec +lesquels ils ont dû préalablement s'entendre. + +«Quant aux modifications que la commission peut vouloir proposer, soit +par suite d'adoption d'amendements présentés par des députés, soit +d'après son propre examen du budget, elles doivent, avant que vous soyez +appelés à en délibérer, être renvoyées au conseil d'état et y être +discutées. + +«Là (il est impossible de ne pas le faire remarquer) elles n'ont pas +d'interprètes, pas de défenseurs officiels. + +«Ce mode de procéder paraît dériver de la constitution elle-même; et, +_si nous en parlons_, c'est _uniquement_ pour vous montrer qu'il a dû +entraîner des _lenteurs_ dans l'accomplissement de la tâche de la +commission du budget[20].» + +On n'est pas plus tendre dans le reproche; il est impossible de recevoir +avec plus de chasteté et de grâce ce que M. Bonaparte, dans son style +d'autocrate, appelle des «_garanties de calme_[21]», et ce que Molière, +dans sa liberté de grand écrivain, appelle des «coups de pied[22]...» + +Il y a donc dans la boutique où se fabriquent les lois et les budgets un +maître de la maison, le conseil d'état, et un domestique, le corps +législatif. Aux termes de la «constitution», qui est-ce qui nomme le +maître de la maison? M. Bonaparte. Qui est-ce qui nomme le domestique? +La nation. C'est bien. + + + + +IV + +LES FINANCES + + +Notons qu'à l'ombre de ces «institutions sages» et grâce au coup d'état, +qui, comme on sait, a rétabli l'ordre, les finances, la sécurité, et la +prospérité publique, le budget, de l'aveu de M. Gouin, se solde avec +cent vingt-trois millions de déficit. + +Quant au mouvement commercial depuis le coup d'état, quant à la +prospérité des intérêts, quant à la reprise des affaires, il suffit, +pour l'apprécier, de rejeter les mots et de prendre les chiffres. En +fait de chiffres, en voici un qui est officiel et qui est décisif: les +escomptes de la Banque de France n'ont produit pendant le premier +semestre de 1852 que 589,502 fr. 62 c. pour la caisse centrale, et les +bénéfices des succursales ne se sont élevés qu'à 651,108 fr. 7 c. C'est +la Banque elle-même qui en convient dans son rapport semestriel. + +Du reste M. Bonaparte ne se gêne pas avec l'impôt. Un beau matin il +s'éveille, bâille, se frotte les yeux, prend une plume et décrète quoi? +le budget. Achmet III voulut un jour lever des impôts à sa fantaisie. + +--Invincible seigneur, lui dit son vizir, tes sujets ne peuvent être +imposés au delà de ce que la loi et le prophète prescrivent. + +Ce même Bonaparte étant à Ham avait écrit: + +«Si les sommes prélevées chaque année sur la généralité des habitants +sont employées à des usages improductifs, comme à créer _des places +inutiles, à élever des monuments stériles, à entretenir au milieu d'une +paix profonde une armée plus dispendieuse que celle qui vainquit à +Austerlitz_, l'impôt dans ce cas devient un fardeau écrasant; il épuise +le pays, il prend sans rendre[23].» + +À propos de ce mot, budget, une observation nous vient à l'esprit. +Aujourd'hui, en 1852, les évêques et les conseillers à la cour de +cassation ont cinquante francs par jour, les archevêques, les +conseillers d'état, les premiers présidents et les procureurs généraux +ont par jour chacun soixante-neuf francs; les sénateurs, les préfets et +les généraux de division reçoivent par jour quatrevingt-trois francs; +les présidents de section du conseil d'état, par jour, deux cent +vingt-deux francs; les ministres, par jour, deux cent cinquante-deux +francs; monseigneur le prince-président, en comprenant comme de juste +dans sa dotation la somme pour les châteaux royaux, touche par jour +quarante-quatre mille quatre cent quarante-quatre francs quarante-quatre +centimes. On a fait la révolution du 2 décembre contre les Vingt-Cinq +Francs! + + + + +V + +LA LIBERTÉ DE LA PRESSE + + +Nous venons de voir ce que c'est que la législature, ce que c'est que +l'administration, ce que c'est que le budget. + +Et la justice! Ce qu'on appelait autrefois la cour de cassation n'est +plus que le greffe d'enregistrement des conseils de guerre. Un soldat +sort du corps de garde et écrit en marge du livre de la loi: _je veux_ +ou _je ne veux pas_. Partout le caporal ordonne et le magistrat +contre-signe. Allons, retroussez vos toges, marchez, ou sinon!...--De là +ces jugements, ces arrêts, ces condamnations abominables! Quel spectacle +que ce troupeau de juges, la tête basse et le dos tendu, menés, la +crosse aux reins, aux iniquités et aux turpitudes! + +Et la liberté de la presse! qu'en dire? N'est-il pas dérisoire seulement +de prononcer ce mot? Cette presse libre, honneur de l'esprit français, +clarté faite de tous les points à la fois sur toutes les questions, +éveil perpétuel de la nation, où est-elle? qu'est-ce que M. Bonaparte en +a fait? Elle est où est la tribune. À Paris, vingt journaux anéantis; +dans les départements, quatrevingts; cent journaux supprimés; +c'est-à-dire, à ne voir que le côté matériel de la question, le pain ôté +à d'innombrables familles; c'est-à-dire, sachez-le, bourgeois, cent +maisons confisquées, cent métairies prises à leurs propriétaires, cent +coupons de rente arrachés du grand-livre. Identité profonde des +principes; la liberté supprimée, c'est la propriété détruite. Que les +idiots égoïstes, applaudisseurs du coup d'état, méditent ceci! + +Pour loi de la presse, un décret posé sur elle; un fetfa, un firman daté +de l'étrier impérial; le régime de l'avertissement. On le connaît, ce +régime. On le voit tous les jours à l'oeuvre. Il fallait ces gens-là pour +inventer cette chose-là. Jamais le despotisme ne s'est montré plus +lourdement insolent et bête que dans cette espèce de censure du +lendemain, qui précède et annonce la suppression, et qui donne la +bastonnade à un journal avant de le tuer. Dans ce gouvernement le niais +corrige l'atroce et le tempère. Tout le décret de la presse peut se +résumer en une ligne: Je permets que tu parles, mais j'exige que tu te +taises. Qui donc règne? Est-ce Tibère? Est-ce Schahabaham?--Les trois +quarts des journalistes républicains déportés ou proscrits, le reste +traqué par les commissions mixtes, dispersé, errant, caché; çà et là, +dans quatre ou cinq journaux survivants, dans quatre ou cinq journaux +indépendants, mais guettés, sur la tête desquels pend le gourdin de +Maupas, quinze ou vingt écrivains courageux, sérieux, purs, honnêtes, +généreux, qui écrivent, la chaîne au cou et le boulet au pied; le talent +entre deux factionnaires, l'indépendance bâillonnée, l'honnêteté gardée +à vue, et Veuillot criant: Je suis libre! + + + + +VI + +NOUVEAUTÉS EN FAIT DE LÉGALITÉ + + +La presse a le droit d'être censurée, le droit d'être avertie, le droit +d'être suspendue, le droit d'être supprimée; elle a même le droit d'être +jugée. Jugée! par qui? Par les tribunaux. Quels tribunaux? les tribunaux +correctionnels. Et cet excellent jury trié? Progrès; il est dépassé. Le +jury est loin derrière nous, nous revenons aux juges du gouvernement: +«La répression est plus rapide et plus efficace», comme dit maître +Rouher. Et puis, c'est mieux; appelez les causes: police +correctionnelle, sixième chambre; première affaire, le nommé Roumage, +escroc; deuxième affaire, le nommé Lamennais, écrivain. Cela fait bon +effet, et accoutume le bourgeois à dire indistinctement un écrivain et +un escroc.--Certes, c'est là un avantage; mais au point de vue pratique, +au point de vue de la «pression», le gouvernement est-il bien sûr de ce +qu'il a fait là? est-il bien sûr que la sixième chambre vaudra mieux que +cette bonne cour d'assises de Paris, par exemple, laquelle avait pour la +présider des Partarieu-Lafosse si abjects, et pour la haranguer des Suin +si bas et des Mongis si plats? Peut-il raisonnablement espérer que les +juges correctionnels seront encore plus lâches et plus méprisables que +cela? Ces juges-là, tout payés qu'ils sont, travailleront-ils mieux que +ce jury-escouade, qui avait le ministère public pour caporal et qui +prononçait des condamnations et gesticulait des verdicts avec la +précision de la charge en douze temps, si bien que le préfet de police +Carlier disait avec bonhomie à un avocat célèbre, M. Desm.: _--Le jury! +quelle bête d'institution! quand on ne le fait pas, jamais il ne +condamne; quand on le fait, il condamne toujours._--Pleurons cet honnête +jury que Carlier faisait et que Rouher a défait. + +Ce gouvernement se sent hideux. Il ne veut pas de portrait, surtout pas +de miroir. Comme l'orfraie, il se réfugie dans la nuit; si on le voyait, +il en mourrait. Or il veut durer. Il n'entend pas qu'on parle de lui; il +n'entend pas qu'on le raconte. Il a imposé le silence à la presse en +France. On vient de voir comment. Mais faire taire la presse en France, +ce n'est qu'un demi-succès. On veut la faire taire à l'étranger. On a +essayé deux procès en Belgique; procès du _Bulletin français_, procès de +_la Nation_. Le loyal jury belge a acquitté. C'est gênant. Que fait-on? +On prend les journaux belges par la bourse. Vous avez des abonnés en +France; si vous nous «discutez», vous n'entrerez pas. Voulez-vous +entrer? Plaisez. On tâche de prendre les journaux anglais par la peur. +Si vous nous «discutez»...--décidément, non, on ne veut pas être +_discuté!_--nous chasserons de France vos correspondants. La presse +anglaise a éclaté de rire. Mais ce n'est pas tout. Il y a des écrivains +français hors de France. Ils sont proscrits, c'est-à-dire libres. S'ils +allaient parler, ceux-là? S'ils allaient écrire, ces démagogues? Ils en +sont bien capables; il faut les en empêcher. Comment faire? bâillonner +les gens à distance, ce n'est pas aisé. M. Bonaparte n'a pas le bras si +long que ça. Essayons pourtant, on leur fera des procès là où ils +seront. Soit, les jurys des pays libres comprendront que ces proscrits +représentent la justice et que le gouvernement bonapartiste, c'est +l'iniquité. Ces jurys feront ce qu'a fait le jury belge, ils +acquitteront. On priera les gouvernements amis d'expulser ces expulsés, +de bannir ces bannis. Soit, les proscrits iront ailleurs; ils trouveront +toujours un coin de terre libre où ils pourront parler. Comment faire +pour les atteindre? Rouher s'est cotisé avec Baroche, et à eux deux, ils +ont trouvé ceci: bâcler une loi sur les crimes commis par les français à +l'étranger, et y glisser les «délits de presse». Le conseil d'état a dit +oui et le corps législatif n'a pas dit non. Aujourd'hui c'est fait. Si +nous parlons hors de la France, on nous jugera en France; prison (pour +l'avenir, en cas), amendes et confiscations. Soit encore. Ce livre-ci +sera donc jugé en France et l'auteur dûment condamné, je m'y attends, et +je me borne à prévenir les individus quelconques, se disant magistrats, +qui, en robe noire ou en robe rouge, brasseront la chose, que le cas +échéant, la condamnation à un maximum quelconque bel et bien prononcée, +rien n'égalera mon dédain pour le jugement, si ce n'est mon mépris pour +les juges. Ceci est mon plaidoyer. + + + + +VII + +LES ADHÉRENTS + + +Qui se groupe autour de l'établissement? Nous l'avons dit, le coeur se +soulève d'y songer. Ah! ces gouvernants d'aujourd'hui, nous les +proscrits d'à présent, nous nous les rappelons lorsqu'ils étaient +représentants du peuple, il y a un an seulement, et qu'ils allaient et +venaient dans les couloirs de l'assemblée, la tête haute, avec des +façons d'indépendance et des allures et des airs de s'appartenir. Quelle +superbe! et comme on était fier! comme on mettait la main sur son coeur +en criant vive la république! Et si, à la tribune, quelque «terroriste», +quelque «montagnard», quelque «rouge» faisait allusion au coup d'état +comploté et à l'empire projeté, comme on lui vociférait: Vous êtes un +calomniateur! Comme on haussait les épaules au mot de sénat!--L'empire +aujourd'hui, s'écriait l'un, ce serait la boue et le sang; vous nous +calomniez, nous n'y tremperons jamais!--l'autre affirmait qu'il n'était +ministre du président que pour se dévouer à la défense de la +constitution et des lois; l'autre glorifiait la tribune comme le +palladium du pays; l'autre rappelait le serment de Louis Bonaparte, et +disait: Doutez-vous que ce soit un honnête homme? Ceux-ci, ils sont +deux, ont été jusqu'à voter et signer sa déchéance, le 2 décembre, dans +la mairie du dixième arrondissement; cet autre a envoyé le 4 décembre un +billet à celui qui écrit ces lignes pour le «féliciter d'avoir dicté la +proclamation de la gauche qui met Louis Bonaparte _hors la loi_...»--Et +les voilà sénateurs, conseillers d'état, ministres, passementés, +galonnés, dorés! Infâmes! avant de broder vos manches, lavez vos mains! + +M. Q.-B. va trouver M. O.-B. et lui dit: «--Comprenez-vous l'aplomb de +ce Bonaparte? n'a-t-il pas osé m'offrir une place de maître des +requêtes?--Vous avez refusé?--Certes.» Le lendemain, offre d'une place +de conseiller d'état, vingt-cinq mille francs; le maître des requêtes +indigné devient un conseiller d'état attendri. M. Q.-B. accepte. + +Une classe d'hommes s'est ralliée en masse, les imbéciles. Ils composent +la partie saine du corps législatif. C'est à eux que le «chef de l'état» +adresse ce boniment:--«La première épreuve de la constitution, d'origine +toute française, a dû vous convaincre que nous possédions les conditions +d'un gouvernement fort et libre... Le contrôle est sérieux, la +discussion est libre et le vote de l'impôt décisif... Il y a en France +un gouvernement animé de la foi et de l'amour du bien, qui repose sur le +peuple, source de tout pouvoir; sur l'armée, source de toute force; sur +la religion, source de toute justice. Recevez l'assurance de mes +sentiments.» Ces braves dupes, nous les connaissons aussi; nous en avons +vu bon nombre sur les bancs de la majorité à l'assemblée législative. +Leurs chefs, opérateurs habiles, avaient réussi à les terrifier, moyen +sûr de les conduire où l'on voulait. Ces chefs, ne pouvant plus employer +utilement les anciens épouvantails, les mots _jacobin_ et +_sans-culotte_, décidément trop usés, avaient remis à neuf le mot +_démagogue_. Ces meneurs, rompus aux pratiques et aux manoeuvres, +exploitaient le mot «la Montagne» avec succès; ils agitaient à propos +cet effrayant et magnifique souvenir. Avec ces quelques lettres de +l'alphabet, groupées en syllabes et accentuées +convenablement:--démagogie,--montagnards,--partageux,--communistes, +rouges,--ils faisaient passer des lueurs devant les yeux des niais. Ils +avaient trouvé moyen de pervertir les cerveaux de leurs collègues +ingénus au point d'y incruster, pour ainsi dire, des espèces de +dictionnaires où chacune des expressions dont se servaient les orateurs +et les écrivains de la démocratie se trouvait immédiatement +traduite.--_Humanité_, lisez: _Férocité_;--_Bien-être universel_, lisez: +_Bouleversement_--;--_République_, lisez:_Terrorisme_;--_Socialisme_, +lisez:_Pillage_;--_Fraternité_, lisez:_Massacre_; _Évangile_, lisez: +_Mort aux riches_. De telle sorte que lorsqu'un orateur de la gauche +disait, par exemple: _Nous voulons la suppression de la guerre et +l'abolition de la peine de mort_, une foule de pauvres gens, à droite, +entendaient distinctement:_Nous voulons tout mettre à feu et à sang_, +et, furieux, montraient le poing à l'orateur. Après de tels discours où +il n'avait été question que de liberté, de paix universelle, de +bien-être par le travail, de concorde et de progrès, on voyait les +représentants de cette catégorie que nous avons désignée en tête de ce +paragraphe se lever tout pâles; ils n'étaient pas bien sûrs de n'être +pas déjà guillotinés et s'en allaient chercher leurs chapeaux pour voir +s'ils avaient encore leurs têtes. + +Ces pauvres êtres effarés n'ont pas marchandé leur adhésion au 2 +décembre. C'est pour eux qu'a été spécialement inventée la +locution:--«Louis-Napoléon a sauvé la société.» + +Et ces éternels préfets, ces éternels maires, ces éternels capitouls, +ces éternels échevins, ces éternels complimenteurs du soleil levant ou +du lampion allumé, qui arrivent, le lendemain du succès, au vainqueur, +au triomphateur, au maître, à sa majesté Napoléon le Grand, à sa majesté +Louis XVIII, à sa majesté Alexandre Ier, à sa majesté Charles X, à sa +majesté Louis-Philippe, au citoyen Lamartine, au citoyen Cavaignac, à +monseigneur le prince-président, agenouillés, souriants, épanouis, +apportant dans des plats les clefs de leurs villes et sur leurs faces +les clefs de leurs consciences! + +Mais les imbéciles, c'est vieux, les imbéciles ont toujours fait partie +de toutes les institutions et sont presque une institution eux-mêmes; et +quant aux préfets et capitouls, quant à ces adorateurs de tous les +lendemains, insolents de bonheur et de platitude, cela s'est vu dans +tous les temps. Rendons justice au régime de décembre; il n'a pas +seulement ces partisans-là, il a des adhérents et des créatures qui ne +sont qu'à lui; il a produit des notabilités tout à fait neuves. + +Les nations ne connaissent jamais toutes leurs richesses en fait de +coquins. Il faut cette espèce de bouleversements, ce genre de +déménagements pour les leur faire voir. Alors les peuples s'émerveillent +de ce qui sort de la poussière. C'est splendide à contempler. Tel qui +était chaussé, vêtu et famé à faire crier après soi tous les chienlits +d'Europe, surgit ambassadeur. Celui-ci, qui entrevoyait Bicêtre et la +Roquette, se réveille général et grand-aigle de la légion d'honneur. +Tout aventurier endosse un habit officiel, s'accommode un bon oreiller +bourré de billets de Banque, prend une feuille de papier blanc, et écrit +dessus: Fin de mes aventures.--Vous savez bien? un tel?--Oui. Il est aux +galères?--Non, il est ministre. + + + + +VIII + +MENS AGITAT MOLEM + + +Au centre est l'homme; l'homme que nous avons dit; l'homme punique; +l'homme fatal, attaquant la civilisation pour arriver au pouvoir, +cherchant, ailleurs que dans le vrai peuple, on ne sait quelle +popularité féroce, exploitant les côtés encore sauvages du paysan et du +soldat, tâchant de réussir par les égoïsmes grossiers, par les passions +brutales, par les envies éveillées, par les appétits excités; quelque +chose comme Marat prince, au but près qui, chez Marat, était grand et, +chez Louis Bonaparte, est petit; l'homme qui tue, qui déporte, qui +exile, qui expulse, qui proscrit, qui spolie; cet homme au geste +accablé, à l'oeil vitreux, qui marche d'un air distrait au milieu des +choses horribles qu'il fait, comme une sorte de somnambule sinistre. + +On a dit de Louis Bonaparte, soit en mauvaise part, soit en bonne part, +car ces êtres étranges ont d'étranges flatteurs:--«C'est un dictateur, +c'est un despote, rien de plus.»--C'est cela à notre avis, et c'est +aussi autre chose. + +Le dictateur était un magistrat. Tite-Live[24] et Cicéron[25] +l'appellent _proetor maximus_; Sénèque[26] l'appelle _magister populi_; +ce qu'il décrétait était tenu pour arrêt d'en haut; Tite-Live[27] +dit:_pro numine observatum_. Dans ces temps de civilisation incomplète, +la rigidité des lois antiques n'ayant pas tout prévu, sa fonction était +de pourvoir au salut du peuple il était le produit de ce texte: _salus +populi lex esto_ Il faisait porter devant lui les vingt-quatre haches, +signes du droit de vie et de mort. Il était en dehors de la loi, +au-dessus de la loi, mais il ne pouvait toucher à la loi. La dictature +était un voile derrière lequel la loi restait entière. La loi était +avant le dictateur et était après le dictateur. Elle le ressaisissait à +sa sortie. Il était nommé pour un temps très court, six mois; _semestris +dictatura_, dit Tite-Live[28]. Habituellement, comme si cet énorme +pouvoir, même librement consenti par le peuple, finissait par peser +comme un remords, le dictateur se démettait avant la fin du terme. +Cincinnatus s'en alla au bout de huit jours. Il était interdit au +dictateur de disposer des deniers publics sans autorisation du sénat, et +de sortir de l'Italie. Il ne pouvait monter à cheval sans la permission +du peuple. Il pouvait être plébéien; Marcius Rutilus et Publius Philo +furent dictateurs. On créait un dictateur pour des objets fort +divers,--pour établir des fêtes à l'occasion des jours saints,--pour +enfoncer un clou sacré dans le mur du temple de Jupiter,--une fois, pour +nommer le sénat. Rome république porta quatrevingt-huit dictateurs. +Cette institution intermittente dura cent cinquante-trois ans, de l'an +552 de Rome à l'an 705. Elle commença par Servilius Geminus et arriva à +César en passant par Sylla. À César elle expira. La dictature était +faite pour être répudiée par Cincinnatus et épousée par César. César fut +cinq fois dictateur en cinq ans, de 706 à 711. Cette magistrature était +dangereuse; elle finit par dévorer la liberté. + +M. Bonaparte est-il un dictateur? nous ne voyons pas d'inconvénient à +répondre oui. _Prætor maximus_, général en chef? le drapeau le salue. +_Magister populi_, maître du peuple? demandez aux canons braqués sur les +places publiques. _Pro numine observatum_, tenu pour dieu? demandez à M. +Troplong. Il a nommé le sénat; il a institué des jours fériés; il a +pourvu au «salut de la société»; il a enfoncé un clou sacré dans le mur +du Panthéon et il a accroché à ce clou son coup d'état. Seulement il +fait et défait la loi à sa fantaisie, il monte à cheval sans permission, +et quant aux six mois, il prend un peu plus de temps. César avait pris +cinq ans, il prend le double; c'est juste. Jules César cinq, M. Louis +Bonaparte dix, la proportion est gardée. + +Du dictateur passons au despote. C'est l'autre qualification presque +acceptée par M. Bonaparte. Parlons un peu la langue du bas-empire. Elle +sied au sujet. + +Le Despotès venait après le Basileus. Il était, entre autres attributs, +général de l'infanterie et de la cavalerie, _magister utriusque +exercitus_. Ce fut l'empereur Alexis, surnommé l'Ange, qui créa la +dignité de despotès. Le despotès était moins que l'empereur et au-dessus +du sebastocrator ou auguste et du césar. + +On voit que c'est aussi un peu cela. M. Bonaparte est despotès en +admettant, ce qui est facile, que Magnan soit césar et que Maupas soit +auguste. + +Despote, dictateur, c'est admis. Tout ce grand éclat, tout ce triomphant +pouvoir, n'empêchent pas qu'il ne se passe dans Paris de petits +incidents comme celui-ci, que d'honnêtes badauds, témoins du fait, vous +racontent tout rêveurs: Deux hommes cheminent dans la rue, ils causent +de leurs affaires, de leur négoce. L'un d'eux parle de je ne sais quel +fripon dont il croit avoir à se plaindre. C'est un malheureux, dit-il, +c'est un escroc, c'est un gueux. Un agent de police entend ces derniers +mots:_--Monsieur_, dit-il, _vous parlez du président; je vous arrête_. + +Maintenant M. Bonaparte sera-t-il ou ne sera-t-il pas empereur? + +Belle question! Il est maître, il est cadi, mufti, bey, dey, soudan, +grand-khan, grand-lama, grand-mogol, grand-dragon, cousin du soleil, +commandeur des croyants, schah, czar, sophi et calife. Paris n'est plus +Paris, c'est Bagdad, avec un Giafar qui s'appelle Persigny et une +Schéhérazade qui risque d'avoir le cou coupé tous les matins et qui +s'appelle _le Constitutionnel_. M. Bonaparte peut tout ce qu'il lui +plaît sur les biens, sur les familles, sur les personnes. Si les +citoyens français veulent savoir la profondeur du «gouvernement» dans +lequel ils sont tombés, ils n'ont qu'à s'adresser à eux-mêmes quelques +questions. Voyons, juge, il t'arrache ta robe et t'envoie en prison. +Après? Voyons, sénat, conseil d'état, corps législatif, il saisit une +pelle et fait de vous un tas dans un coin. Après? Toi, propriétaire, il +te confisque ta maison d'été et ta maison d'hiver avec cours, écuries, +jardins et dépendances. Après? Toi, père, il te prend ta fille; toi, +frère, il te prend ta soeur; toi, bourgeois, il te prend ta femme, +d'autorité, de vive force. Après? Toi, passant, ton visage lui déplaît, +il te casse la tête d'un coup de pistolet et rentre chez lui. Après? + +Toutes ces choses faites, qu'en résulterait-il? Rien. Monseigneur le +prince-président a fait hier sa promenade habituelle aux Champs-Élysées +dans une calèche à la Daumont attelée de quatre chevaux, accompagné d'un +seul aide de camp. Voilà ce que diront les journaux. + +Il a effacé des murs _Liberté, Égalité, Fraternité_. Il a eu raison. Ah! +français! vous n'êtes plus ni libres, le gilet de force est là; ni +égaux, l'homme de guerre est tout; ni frères, la guerre civile couve +sous cette lugubre paix d'état de siège. + +Empereur? pourquoi pas? il a un Maury qui s'appelle Sibour; il a un +Fontanes, un Faciuntasinos, si vous l'aimez mieux, qui s'appelle +Fortoul; il a un Laplace qui répond au nom de Leverrier, mais qui n'a +pas fait la _Mécanique céleste_. Il trouvera aisément des Esménard et +des Luce de Lancival. Son Pie VII est à Rome dans la soutane de Pie IX. +Son uniforme vert, on l'a vu à Strasbourg; son aigle, on l'a vu à +Boulogne; sa redingote grise, ne la portait-il pas à Ham? casaque ou +redingote, c'est tout un. Madame de Staël sort de chez lui. Elle a écrit +_Lélia_. Il lui sourit en attendant qu'il l'exile. Tenez-vous à une +archiduchesse? attendez un peu, il en aura une. _Tu, felix Austria, +nube._ Son Murat se nomme Saint-Arnaud, son Talleyrand se nomme Morny, +son duc d'Enghien s'appelle le Droit. + +Regardez, que lui manque-t-il? rien; peu de chose; à peine Austerlitz et +Marengo. + +Prenez-en votre parti, il est empereur _in petto_; un de ces matins, il +le sera au soleil; il ne faut plus qu'une toute petite formalité, la +chose de faire sacrer et couronner à Notre-Dame son faux serment. Après +quoi ce sera beau; attendez-vous à un spectacle impérial. Attendez-vous +aux caprices. Attendez-vous aux surprises, aux stupeurs, aux +ébahissements, aux alliances de mots les plus inouïes, aux cacophonies +les plus intrépides; attendez-vous au prince Troplong, au duc Maupas, au +duc Mimerel, au marquis Leboeuf, au baron Baroche! En ligne, courtisans; +chapeau bas, sénateurs; l'écurie s'ouvre, monseigneur le cheval est +consul. Qu'on fasse dorer l'avoine de son altesse Incitatus. + +Tout s'avalera; l'hiatus du public sera prodigieux. Toutes les énormités +passeront. Les anciens gobe-mouches disparaîtront et feront place aux +gobe-baleines. + +Pour nous qui parlons, dès à présent l'empire existe, et, sans attendre +le proverbe du sénatus-consulte et la comédie du plébiscite, nous +envoyons ce billet de faire part à l'Europe: + + --La trahison du 2 décembre est accouchée de l'empire. + + La mère et l'enfant se portent mal. + + + + +IX + +LA TOUTE-PUISSANCE + + +Cet homme, oublions son 2 décembre, oublions son origine, voyons, +qu'est-il comme capacité politique? Voulez-vous le juger depuis huit +mois qu'il règne? regardez d'une part son pouvoir, d'autre part ses +actes. Que peut-il? Tout. Qu'a-t-il fait? Rien. Avec cette pleine +puissance, en huit mois un homme de génie eût changé la face de la +France, de l'Europe peut-être. Il n'eût, certes, pas effacé le crime du +point de départ, mais il l'eût couvert. À force d'améliorations +matérielles, il eût réussi peut-être à masquer à la nation son +abaissement moral. Même, il faut le dire, pour un dictateur de génie, la +chose n'était pas malaisée. Un certain nombre de problèmes sociaux, +élaborés dans ces dernières années par plusieurs esprits robustes, +semblaient mûrs et pouvaient recevoir, au grand profit et au grand +contentement du peuple, des solutions actuelles et relatives. Louis +Bonaparte n'a pas même paru s'en douter. Il n'en a abordé, il n'en a +entrevu aucun. Il n'a pas même retrouvé à l'Élysée quelques vieux restes +des méditations socialistes de Ham. Il a ajouté plusieurs crimes +nouveaux à son premier crime, et en cela il a été logique. Ces crimes +exceptés, il n'a rien produit. Omnipotence complète, initiative nulle. +Il a pris la France et n'en sait rien faire. En vérité, on est tenté de +plaindre cet eunuque se débattant avec la toute-puissance. + +Certes, ce dictateur s'agite, rendons-lui cette justice; il ne reste pas +un moment tranquille; il sent autour de lui avec effroi la solitude et +les ténèbres; ceux qui ont peur la nuit chantent, lui il se remue. Il +fait rage, il touche à tout, il court après les projets; ne pouvant +créer, il décrète; il cherche à donner le change sur sa nullité; c'est +le mouvement perpétuel; mais, hélas! cette roue tourne à vide. +Conversion des rentes? où est le profit jusqu'à ce jour? Économie de +dix-huit millions. Soit; les rentiers les perdent, mais le président et +le sénat, avec leurs deux dotations, les empochent, bénéfice pour la +France: zéro. Crédit foncier? les capitaux n'arrivent pas. Chemins de +fer? on les décrète, puis on les retire. Il en est de toutes ces choses +comme des cités ouvrières. Louis Bonaparte souscrit, mais ne paye pas. +Quant au budget, quant à ce budget contrôlé par les aveugles qui sont au +conseil d'état et voté par les muets qui sont au corps législatif, +l'abîme se fait dessous. Il n'y avait de possible et d'efficace qu'une +grosse économie sur l'armée, deux cent mille soldats laissés dans leurs +foyers, deux cents millions épargnés. Allez donc essayer de toucher à +l'armée! le soldat, qui redeviendrait libre, applaudirait; mais que +dirait l'officier? et, au fond, ce n'est pas le soldat, c'est l'officier +qu'on caresse. Et puis, il faut garder Paris et Lyon, et toutes les +villes, et, plus tard, quand on sera empereur, il faudra bien faire un +peu la guerre à l'Europe. Voyez le gouffre! Si, des questions +financières, on passe aux institutions politiques, oh! là, les +néo-bonapartistes s'épanouissent, là sont les créations! Quelles +créations, bon Dieu! Une constitution style Ravrio, nous venons de la +contempler, ornée de palmettes et de cous de cygne, apportée à l'Élysée +avec de vieux fauteuils dans les voitures du garde-meuble; le +sénat-conservateur recousu et redoré, le conseil d'état de 1806 retapé +et rebordé de quelques galons neufs; le vieux corps législatif rajusté, +recloué et repeint, avec Lainé de moins et Morny de plus! pour liberté +de la presse, le bureau de l'esprit public; pour liberté individuelle, +le ministère de la police. Toutes ces «institutions»--nous les avons +passées en revue--ne sont autre chose que l'ancien meuble de salon de +l'empire. Battez, époussetez, ôtez les toiles d'araignée, éclaboussez le +tout de taches de sang français, et vous avez l'établissement de 1852. +Ce bric-à-brac gouverne la France. Voilà les créations! Où est le bon +sens? où est la raison? où est la vérité? Pas un côté sain de l'esprit +contemporain qui ne soit heurté, pas une conquête juste de ce siècle qui +ne soit jetée à terre et brisée. Toutes les extravagances devenues +possibles. Ce que nous voyons depuis le 2 décembre, c'est le galop, à +travers l'absurde, d'un homme médiocre échappé. + +Ces hommes, le malfaiteur et ses complices, ont un pouvoir immense, +incomparable, absolu, illimité, suffisant, nous le répétons, pour +changer la face de l'Europe. Ils s'en servent pour jouir. S'amuser et +s'enrichir, tel est leur «socialisme». Ils ont arrêté le budget sur la +grande route; les coffres sont là ouverts; ils emplissent leurs +sacoches, ils ont de l'argent en veux-tu en voilà. Tous les traitements +sont doublés ou triplés, nous en avons dit plus haut les chiffres. Trois +ministres, Turgot,--il y a un Turgot dans cette affaire,--Persigny et +Maupas, ont chacun un million de fonds secrets; le sénat a un million, +le conseil d'état un demi-million, les officiers du 2 décembre ont un +mois-Napoléon, c'est-à-dire des millions; les soldats du 2 décembre ont +des médailles, c'est-à-dire des millions; M. Murat veut des millions et +en aura; un ministre se marie, vite un demi-million; M. Bonaparte, _quia +nominor Poleo_, a douze millions, plus quatre millions, seize millions. +Millions, millions! ce régime s'appelle Million. M. Bonaparte a trois +cents chevaux de luxe, les fruits et les légumes des châteaux nationaux, +et des parcs et jardins jadis royaux; il regorge; il disait l'autre +jour: _toutes mes voitures_; comme Charles-Quint disait: toutes mes +Espagnes, et comme Pierre le Grand disait: toutes mes Russies. Les noces +de Gamache sont à l'Élysée, les broches tournent nuit et jour devant des +feux de joie; on y consomme--ces bulletins-là se publient, ce sont les +bulletins du nouvel empire--six cent cinquante livres de viande par +jour; l'Élysée aura bientôt cent quarante-neuf cuisines comme le château +de Schoenbrunn; on boit, on mange, on rit, on banquette; banquet chez +tous les ministres, banquet à l'École militaire, banquet à l'Hôtel de +Ville, banquet aux Tuileries, fête monstre le 10 mai, fête encore plus +monstre le 15 août; on nage dans toutes les abondances et dans toutes +les ivresses. Et l'homme du peuple, le pauvre journalier auquel le +travail manque, le prolétaire en haillons, pieds nus, auquel l'été +n'apporte pas de pain et auquel l'hiver n'apporte pas de bois, dont la +vieille mère agonise sur une paillasse pourrie, dont la jeune fille se +prostitue au coin des rues pour vivre, dont les petits enfants +grelottent de faim, de fièvre et de froid dans les bouges du faubourg +Saint-Marceau, dans les greniers de Rouen, dans les caves de Lille, y +songe-t-on? que devient-il? que fait-on pour lui? Crève, chien! + + + + +X. + +LES DEUX PROFILS DE M. BONAPARTE + + +Le curieux, c'est qu'ils veulent qu'on les respecte; un général est +vénérable, un ministre est sacré. La comtesse d'Andl--, jeune femme de +Bruxelles, était à Paris en mars 1852; elle se trouvait un jour dans un +salon du faubourg Saint-Honoré. M. de P. entre; madame d'Andl--veut +sortir et passe devant lui, et il se trouve qu'en songeant à autre chose +probablement, elle hausse les épaules. M. de P. s'en aperçoit; le +lendemain madame d'Andl--est avertie que désormais, sous peine d'être +expulsée de France comme un représentant du peuple, elle ait à +s'abstenir de toute marque d'approbation ou d'improbation quand elle +voit des ministres. + +Sous ce gouvernement-caporal et sous cette constitution-consigne, tout +marche militairement. Le peuple français va à l'ordre pour savoir +comment il doit se lever, se coucher, s'habiller, en quelle toilette il +peut aller à l'audience du tribunal ou à la soirée de M. le préfet; +défense de faire des vers médiocres; défense de porter barbe; le jabot +et la cravate blanche sont lois de l'état. Règle, discipline, obéissance +passive, les yeux baissés, silence dans les rangs, tel est le joug sous +lequel se courbe en ce moment la nation de l'initiative et de la +liberté, la grande France révolutionnaire. Le réformateur ne s'arrêtera +que lorsque la France sera assez caserne pour que les généraux disent: À +la bonne heure! et assez séminaire pour que les évêques disent: C'est +assez! + +Aimez-vous le soldat? on en a mis partout. Le conseil municipal de +Toulouse donne sa démission; le préfet Chapuis-Montlaville remplace le +maire par un colonel, le premier adjoint par un colonel, et le deuxième +adjoint par un colonel[29]. Les gens de guerre prennent le haut du pavé. +«Les soldats, dit Mably, croyant être à la place des citoyens qui +avaient fait autrefois les consuls, les dictateurs, les censeurs et les +tribuns, associèrent au gouvernement des empereurs une espèce de +démocratie militaire.» Avez-vous un shako sur le crâne? faites ce qu'il +vous plaira. Un jeune homme rentrant du bal passe rue Richelieu devant +la porte de la Bibliothèque; le factionnaire le couche en joue et le +tue; le lendemain les journaux disent: «Le jeune homme est mort», et +c'est tout. Timour-Beig accorda à ses compagnons d'armes et à leurs +descendants jusqu'à la septième génération le droit d'impunité pour +quelque crime que ce fût, à moins que le délinquant n'eût commis le +crime neuf fois. Le factionnaire de la rue Richelieu a encore huit +citoyens à tuer avant d'être traduit devant un conseil de guerre. Il +fait bon d'être soldat, mais il ne fait pas bon d'être citoyen. En même +temps, cette malheureuse armée, on la déshonore. Le 3 décembre, on +décore les commissaires qui ont arrêté ses représentants et ses +généraux; il est vrai qu'elle-même a reçu deux louis par homme. Ô honte +de tous les côtés! l'argent aux soldats et la croix aux mouchards! + +Jésuitisme et caporalisme, c'est là ce régime tout entier. Tout +l'expédient politique de M. Bonaparte se compose de deux hypocrisies, +hypocrisie soldatesque tournée vers l'armée, hypocrisie catholique +tournée vers le clergé. Quand ce n'est pas Fracasse, c'est Basile. +Quelquefois, c'est les deux ensemble. De cette façon il parvient à ravir +d'aise en même temps Montalembert, qui ne croit pas à la France, et +Saint-Arnaud, qui ne croit pas en Dieu. + +Le dictateur sent-il l'encens? sent-il le tabac? cherchez. Il sent le +tabac et l'encens. Ô France! quel gouvernement! Les éperons passent sous +la soutane. Le coup d'état va à la messe, rosse les pékins, lit son +bréviaire, embrasse Catin, dit son, chapelet, vide les pots et fait ses +pâques. Le coup d'état affirme, ce qui est douteux, que nous sommes +revenus à l'époque des jacqueries; ce qui est certain, c'est qu'il nous +ramène _Diex el volt_. L'Élysée a la foi du templier, et la soif aussi. + +Jouir et bien vivre, répétons-le, et manger le budget; ne rien croire, +tout exploiter; compromettre à la fois deux choses saintes, l'honneur +militaire et la foi religieuse; tacher l'autel avec le sang et le +drapeau avec le goupillon; rendre le soldat ridicule et le prêtre un peu +féroce; mêler à cette grande escroquerie politique qu'il appelle son +pouvoir l'église et la nation, les consciences catholiques et les +consciences patriotes, voilà le procédé de Bonaparte le Petit. + +Tous ses actes, depuis les plus énormes jusqu'aux plus puérils, depuis +ce qui est hideux jusqu'à ce qui est risible, sont empreints de ce +double jeu. Par exemple les solennités nationales l'ennuient. 24 +février, 4 mai; il y a des souvenirs gênants ou dangereux qui reviennent +opiniâtrement à jour fixe. Un anniversaire est un importun. Supprimons +les anniversaires. Soit. Ne gardons qu'une fête, la nôtre. À merveille. +Mais avec une fête, une seule, comment satisfaire deux partis, le parti +soldat et le parti prêtre? Le parti soldat est voltairien. Où Canrobert +sourira, Riancey fera la grimace. Comment faire? vous allez voir. Les +grands escamoteurs ne sont pas embarrassés pour si peu. Le _Moniteur_ +déclare un beau matin qu'il n'y aura plus désormais qu'une fête +nationale, le 15 août. Sur ce, commentaire semi-officiel; les deux +masques du dictateur se mettent à parler.--Le 15 août, dit la bouche +Ratapoil, jour de la Saint-Napoléon!--Le 15 août, dit la +bouche-Tartuffe, fête de la sainte vierge! D'un côté le Deux-Décembre +enfle ses joues, grossit sa voix, tire son grand sabre et s'écrie: +sacrebleu, grognards! fêtons Napoléon le Grand! de l'autre il baisse les +yeux, fait le signe de la croix et marmotte: mes très chers frères, +adorons le sacré coeur de Marie! + +Le gouvernement actuel, main baignée de sang qui trempe le doigt dans +l'eau bénite. + + + + +XI + +CAPITULATION + + +Mais on nous dit: N'allez-vous pas un peu loin? n'êtes-vous pas injuste? +concédez-lui quelque chose. N'a-t-il pas, dans une certaine mesure, +«fait du socialisme»? Et l'on remet sur le tapis le crédit foncier, les +chemins de fer, l'abaissement de la rente, etc. + +Nous avons déjà apprécié ces mesures à leur juste valeur; mais en +admettant que ce soit là du «socialisme», vous seriez simples d'en +attribuer le mérite à M. Bonaparte. Ce n'est pas lui qui fait du +socialisme, c'est le temps. + +Un homme nage contre un courant rapide; il lutte avec des efforts +inouïs, il frappe le flot du poing, du front, de l'épaule et du genou. +Vous dites: il remontera. Un moment après, vous le regardez, il a +descendu. Il est beaucoup plus bas dans le fleuve qu'il n'était au point +de départ. Sans le savoir et sans s'en douter, à chaque effort qu'il +fait, il perd du terrain. Il s'imagine qu'il remonte, et il descend +toujours. Il croit avancer et il recule. Crédit foncier, comme vous +dites, abaissement de la rente, comme vous dites, M. Bonaparte a déjà +fait plusieurs de ces décrets que vous voulez bien qualifier de +socialistes, et il en fera encore. M. Changarnier eût triomphé au lieu +de M. Bonaparte, qu'il en eût fait. Henri V reviendrait demain, qu'il en +ferait. L'empereur d'Autriche en fait en Galicie, et l'empereur Nicolas +en Lithuanie. En somme et après tout, qu'est-ce que cela prouve? que ce +courant qui s'appelle Révolution est plus fort que ce nageur qui +s'appelle Despotisme. + +Mais ce socialisme même de M. Bonaparte, qu'est-il? Cela du socialisme? +je le nie. Haine de la bourgeoisie, soit; socialisme, non. Voyez le +ministère socialiste par excellence, le ministère de l'agriculture et du +commerce, il l'abolit. Que vous donne-t-il en compensation? le ministère +de la police. L'autre ministère socialiste, c'est le ministère de +l'instruction publique. Il est en danger. Un de ces matins on le +supprimera. Le point de départ du socialisme, c'est l'éducation, c'est +l'enseignement gratuit et obligatoire, c'est la lumière. Prendre les +enfants et en faire des hommes, prendre les hommes et en faire des +citoyens; des citoyens intelligents honnêtes, utiles, heureux. Le +progrès intellectuel, d'abord, le progrès moral d'abord; le progrès +matériel ensuite. Les deux premiers progrès amènent d'eux-mêmes et +irrésistiblement le dernier. Que fait M. Bonaparte? Il persécute et +étouffe partout l'enseignement. Il y a un paria dans notre France +d'aujourd'hui, c'est le maître d'école. + +Avez-vous jamais réfléchi à ce que c'est qu'un maître d'école, à cette +magistrature où se réfugiaient les tyrans d'autrefois comme les +criminels dans un temple lieu d'asile? avez-vous jamais songé à ce que +c'est que l'homme qui enseigne les enfants? Vous entrez chez un charron, +il fabrique des roues et des timons; vous dites: c'est un homme utile; +vous entrez chez un tisserand, il fabrique de la toile; vous dites: +c'est un homme précieux; vous entrez chez un forgeron, il fabrique des +pioches, des marteaux, des socs de charrue; vous dites: c'est un homme +nécessaire; ces hommes, ces bons travailleurs, vous les saluez. Vous +entrez chez un maître d'école, saluez plus bas; savez-vous ce qu'il +fait? il fabrique des esprits. + +Il est le charron, le tisserand et le forgeron de cette oeuvre dans +laquelle il aide Dieu: l'avenir. + +Eh bien! aujourd'hui, grâce au parti prêtre régnant, comme il ne faut +pas que le maître d'école travaille à cet avenir, comme il faut que +l'avenir soit fait d'ombre et d'abrutissement, et non d'intelligence et +de clarté, voulez-vous savoir de quelle façon on fait fonctionner cet +humble et grand magistrat, le maître d'école? Le maître d'école sert la +messe, chante au lutrin, sonne vêpres, range les chaises, renouvelle les +bouquets devant le sacré-coeur, fourbit les chandeliers de l'autel, +époussette le tabernacle, plie les chapes et les chasubles, tient en +ordre et en compte le linge de la sacristie, met de l'huile dans les +lampes, bat le coussin du confessionnal, balaye l'église et un peu le +presbytère; le temps qui lui reste, il peut, à la condition de ne +prononcer aucun de ces trois mots du démon, Patrie, République, Liberté, +l'employer, si bon lui semble, à faire épeler l'A, B, C aux petits +enfants. + +M. Bonaparte frappe à la fois l'enseignement en haut et en bas; en bas +pour plaire aux curés, en haut pour plaire aux évêques. En même temps +qu'il cherche à fermer l'école de village, il mutile le Collège de +France. Il renverse d'un coup de pied les chaires de Quinet et de +Michelet. Un beau matin, il déclare, par décret, suspectes les lettres +grecques et latines, et interdit le plus qu'il peut aux intelligences le +commerce des vieux poètes et des vieux historiens d'Athènes et de Rome, +flairant dans Eschyle et dans Tacite une vague odeur de démagogie. Il +met d'un trait de plume les médecins, par exemple, hors l'enseignement +littéraire, ce qui fait dire au docteur Serres: _Nous voilà dispensés +par décret de savoir lire et écrire_. + +Impôts nouveaux, impôts somptuaires, impôts vestiaires; _nemo audeat +comedere præter duo fercula cum potagio;_ impôt sur les vivants, impôt +sur les morts, impôt sur les successions, impôt sur les voitures, impôt +sur le papier; bravo, hurle le parti bedeau, moins de livres! impôt sur +les chiens, les colliers payeront; impôt sur les sénateurs, les +armoiries payeront. Voilà qui va être populaire! dit M. Bonaparte en se +frottant les mains. C'est l'empereur socialiste, vocifèrent les affidés +dans les faubourgs; c'est l'empereur catholique, murmurent les béats +dans les sacristies. Qu'il serait heureux, s'il pouvait passer ici pour +Constantin et là pour Babeuf! Les mots d'ordre se répètent, l'adhésion +se déclare, l'enthousiasme gagne de proche en proche, l'école militaire +dessine son chiffre avec des bayonnettes et des canons de pistolet, +l'abbé Gaume et le cardinal Gousset applaudissent, on couronne de fleurs +son buste à la halle, Nanterre lui dédie des rosières, l'ordre social +est décidément sauvé, la propriété, la famille et la religion respirent, +et la police lui dresse une statue. + +De bronze? + +Fi donc! c'est bon pour l'oncle. + +De marbre! _Tu es Pietri et super hanc pietram ædificabo effigiem +meam[30]_. + +Ce qu'il attaque, ce qu'il poursuit, ce qu'ils poursuivent tous avec +lui, ce sur quoi ils s'acharnent, ce qu'ils veulent écraser, brûler, +supprimer, détruire, anéantir, est-ce ce pauvre homme obscur qu'on +appelle instituteur primaire? est-ce ce carré de papier qu'on appelle un +journal? est-ce ce fascicule de feuillets qu'on appelle un livre? est-ce +cet engin de bois et de fer qu'on appelle une presse? non, c'est toi, +pensée, c'est toi, raison de l'homme, c'est toi, dix-neuvième siècle, +c'est toi, providence, c'est toi, Dieu! + +Nous qui les combattons, nous sommes «les éternels ennemis de l'ordre»; +nous sommes, car ils ne trouvent pas encore que ce mot soit usé, des +démagogues. + +Dans la langue du duc d'Albe, croire à la sainteté de la conscience +humaine, résister à l'inquisition, braver le bûcher pour sa foi, tirer +l'épée pour sa patrie, défendre son culte, sa ville, son foyer, sa +maison, sa famille, son Dieu, cela se nommait _la gueuserie_; dans la +langue de Louis Bonaparte, lutter pour la liberté, pour la justice, pour +le droit, combattre pour la cause du progrès, de la civilisation, de la +France, de l'humanité, vouloir l'abolition de la guerre et de la peine +de mort, prendre au sérieux la fraternité des hommes, croire au serment +juré, s'armer pour la constitution de son pays, défendre les lois, cela +s'appelle _la démagogie_. + +On est démagogue au dix-neuvième siècle comme on était gueux au +seizième. + +Ceci étant donné que le dictionnaire de l'académie n'existe plus, qu'il +fait nuit en plein midi, qu'un chat ne s'appelle plus un chat et que +Baroche ne s'appelle plus un fripon, que la justice est une chimère, que +l'histoire est un rêve, que le prince d'Orange est un gueux et le duc +d'Albe un juste, que Louis Bonaparte est identique à Napoléon le Grand, +que ceux qui ont violé la constitution sont des sauveurs et que ceux qui +l'ont défendue sont des brigands, en un mot, que l'honnêteté humaine est +morte, soit! alors j'admire ce gouvernement. Il va bien. Il est modèle +en son genre. Il comprime, il réprime, il opprime, il emprisonne, il +exile, il mitraille, il extermine, et même il «gracie»! il fait de +l'autorité à coups de canon et de la clémence à coups de plat de sabre. + +À votre aise, répètent quelques braves incorrigibles de l'ex-parti de +l'ordre, indignez-vous, raillez, flétrissez, conspuez, cela nous est +égal; vive la stabilité! tout cet ensemble constitue, après tout, un +gouvernement solide. + +Solide! nous nous sommes déjà expliqués sur cette solidité. + +Solide! je l'admire, cette solidité. S'il neigeait des journaux en +France seulement pendant deux jours, le matin du troisième jour on ne +saurait plus où M. Louis Bonaparte a passé. + +N'importe, cet homme pèse sur l'époque entière, il défigure le +dix-neuvième siècle, et il y aura peut-être dans ce siècle deux ou trois +années sur lesquelles, à je ne sais quelle trace ignoble, on reconnaîtra +que Louis Bonaparte s'est assis là. + +Cet homme, chose triste à dire, est maintenant la question de tous les +hommes. + +À de certaines époques dans l'histoire, le genre humain tout entier, de +tous les points de la terre, fixe les yeux sur un lieu mystérieux d'où +il semble que va sortir la destinée universelle. Il y a eu des heures où +le monde a regardé le Vatican; Grégoire VII, Léon X, avaient là leur +chaire; d'autres heures où il a contemplé le Louvre, Philippe-Auguste, +Louis IX, François Ier, Henri IV, étaient là; l'Escurial, Saint-Just, +Charles-Quint y songeait; Windsor, Élisabeth la Grande y régnait; +Versailles, Louis XIV entouré d'astres y rayonnait; le Kremlin, on y +entrevoyait Pierre le Grand; Potsdam, Frédéric II s'y enfermait avec +Voltaire...--Aujourd'hui, baisse la tête, histoire, l'univers regarde +l'Élysée! + +Cette espèce de porte bâtarde, gardée par deux guérites peintes en +coutil, à l'extrémité du faubourg Saint-Honoré, voilà ce que contemple +aujourd'hui, avec une sorte d'anxiété profonde, le regard du monde +civilisé!...--Ah! qu'est-ce que c'est que cet endroit d'où il n'est pas +sorti une idée qui ne fût un piége, pas une action qui ne fût un crime? +Qu'est-ce que c'est que cet endroit où habitent tous les cynismes avec +toutes les hypocrisies? Qu'est-ce que c'est que cet endroit où les +évêques coudoient Jeanne Poisson dans l'escalier, et, comme il y a cent +ans, la saluent jusqu'à terre; où Samuel Bernard rit dans un coin avec +Laubardemont; où Escobar entre donnant le bras à Gusman d'Alfarache; où, +rumeur affreuse, dans un fourré du jardin l'on dépêche, dit-on, à coups +de bayonnette, des hommes qu'on ne veut pas juger; où l'on entend un +homme dire à une femme qui intercède et qui pleure: «Je vous passe vos +amours, passez-moi mes haines!» Qu'est-ce que c'est que cet endroit où +l'orgie de 1852 importune et déshonore le deuil de 1815? où Césarion, +les bras croisés ou les mains derrière le dos, se promène sous ces mêmes +arbres, dans ces mêmes allées que hante encore le fantôme indigné de +César? + +Cet endroit, c'est la tache de Paris; cet endroit, c'est la souillure du +siècle; cette porte, d'où sortent toutes sortes de bruits joyeux, +fanfares, musiques, rires, chocs des verres, cette porte, saluée le jour +par les bataillons qui passent, illuminée la nuit, toute grande ouverte +avec une confiance insolente, c'est une sorte d'injure publique toujours +présente. Le centre de la honte du monde est là. + +Ah! à quoi songe la France? Certes, il faut réveiller cette nation; il +faut lui prendre le bras, il faut la secouer, il faut lui parler; il +faut parcourir les champs, entrer dans les villages, entrer dans les +casernes, parler au soldat qui ne sait plus ce qu'il a fait, parler au +laboureur qui a une gravure de l'empereur dans sa chaumière et qui vote +tout ce qu'on veut à cause de cela; il faut leur ôter le radieux fantôme +qu'ils ont devant les yeux; toute cette situation n'est autre chose +qu'un immense et fatal quiproquo; il faut éclaircir ce quiproquo, aller +au fond, désabuser le peuple, le peuple des campagnes surtout, le +remuer, l'agiter, l'émouvoir, lui montrer les maisons vides, lui montrer +les fosses ouvertes, lui faire toucher du doigt l'horreur de ce +régime-ci. Ce peuple est bon et honnête. Il comprendra. Oui, paysan, ils +sont deux, le grand et le petit, l'illustre et l'infâme, Napoléon et +Naboléon! + +Résumons ce gouvernement. + +Qui est à l'Élysée et aux Tuileries? le crime. Qui siége au Luxembourg? +la bassesse. Qui siége au palais Bourbon? l'imbécillité. Qui siège au +palais d'Orsay? la corruption. Qui siège au Palais de justice? la +prévarication. Et qui est dans les prisons, dans les forts, dans les +cellules, dans les casemates, dans les pontons, à Lambessa, à Cayenne, +dans l'exil? la loi, l'honneur, l'intelligence, la liberté, le droit. + +Proscrits, de quoi vous plaignez-vous? vous avez la bonne part. + + + + +LIVRE TROISIÈME + +LE CRIME + + + + +Mais ce gouvernement, ce gouvernement horrible, hypocrite et bête, ce +gouvernement qui fait hésiter entre l'éclat de rire et le sanglot, cette +constitution-gibet où pendent toutes nos libertés, ce gros suffrage +universel et ce petit suffrage universel, le premier nommant le +président, l'autre nommant les législateurs, le petit disant au gros: +_monseigneur, recevez ces millions_, le gros disant au petit: _reçois +l'assurance de mes sentiments_; ce sénat, ce conseil d'état, d'où toutes +ces choses sortent-elles? Mon Dieu! est-ce que nous en sommes déjà venus +à ce point qu'il soit nécessaire de le rappeler? + +D'où sort ce gouvernement? Regardez! cela coule encore, cela fume +encore, c'est du sang. + +Les morts sont loin, les morts sont morts. + +Ah! chose affreuse à penser et à dire, est-ce qu'on n'y songerait déjà +plus? + +Est-ce que, parce qu'on boit et mange, parce que la carrosserie va, +parce que toi, terrassier, tu as du travail au bois de Boulogne, parce +que toi, maçon, tu gagnes quarante sous par jour au Louvre, parce que +toi, banquier, tu as bonifié sur les métalliques de Vienne ou sur les +obligations Hope et compagnie, parce que les titres de noblesse sont +rétablis, parce qu'on peut s'appeler monsieur le comte et madame la +duchesse, parce que les processions sortent à la Fête-Dieu, parce qu'on +s'amuse, parce qu'on rit, parce que les murs de Paris sont couverts +d'affiches de fêtes et de spectacles, est-ce qu'on oublierait qu'il y a +des cadavres là-dessous? + +Est-ce que, parce qu'on a été au bal de l'École militaire, parce qu'on +est rentrée les yeux éblouis, la tête fatiguée, la robe déchirée, le +bouquet fané, et qu'on s'est jetée sur son lit et qu'on s'est endormie +en songeant à quelque joli officier, est-ce qu'on ne se souviendrait +plus qu'il y a là, sous l'herbe, dans une fosse obscure, dans un trou +profond, dans l'ombre inexorable de la mort, une foule immobile, glacée +et terrible, une multitude d'êtres humains déjà devenus informes, que +les vers dévorent, que la désagrégation consume, qui commencent à se +fondre avec la terre, qui existaient, qui travaillaient, qui pensaient, +qui aimaient, et qui avaient le droit de vivre et qu'on a tués? + +Ah! si l'on ne s'en souvient plus, rappelons-le à ceux qui l'oublient! +Réveillez-vous, gens qui dormez! les trépassés vont défiler devant vos +yeux. + + + + +EXTRAIT D'UN LIVRE INEDIT INTITULÉ + +LE CRIME DU DEUX DÉCEMBRE + + +Par Victor Hugo. Ce livre sera publié prochainement. Ce sera une +narration complète de l'infâme événement de 1851. Une grande partie est +déjà, écrite; l'auteur recueille en ce moment des matériaux pour le +reste. + +Il croit à propos d'entrer dès à présent dans quelques détails au sujet +de ce travail, qu'il s'est imposé comme un devoir. + +L'auteur se rend cette justice qu'en écrivant cette narration, austère +occupation de son exil, il a sans cesse présente à l'esprit la haute +responsabilité de l'historien. + +Quand elle paraîtra, cette narration soulèvera certainement de +nombreuses et violentes réclamations; l'auteur s'y attend; on ne taille +pas impunément dans la chair vive d'un crime contemporain, et à l'heure +qu'il est tout-puissant. Quoi qu'il en soit, quelles que soient ces +réclamations plus ou moins intéressées, et afin qu'on puisse en juger +d'avance le mérite, l'auteur croit devoir expliquer ici de quelle façon, +avec quel soin scrupuleux de la vérité cette histoire aura été écrite, +ou, pour mieux dire, ce procès-verbal du crime aura été dressé. + +Ce récit du 2 décembre contiendra, outre les faits généraux que personne +n'ignore, un très grand nombre de faits inconnus qui y sont mis au jour +pour la première fois. Plusieurs de ces faits, l'auteur les a vus, +touchés, traversés; de ceux-là il peut dire: _quoeque ipse vidi et quorum +pars fui_. Les membres de la gauche républicaine, dont la conduite a été +si intrépide, ont vu ces faits comme lui, et leur témoignage ne lui +manquera pas. Pour tout le reste, l'auteur a procédé à une véritable +information judiciaire; il s'est fait pour ainsi dire le juge +d'instruction de l'histoire; chaque acteur du drame, chaque combattant, +chaque victime, chaque témoin, est venu déposer devant lui; pour tous +les faits douteux, il a confronté les dires et au besoin les personnes. +En général, les historiens parlent aux faits morts; ils les touchent +dans la tombe de leurs verges de juges, les font lever et les +interrogent. Lui, c'est aux faits vivants qu'il a parlé. + +Tous les détails du 2 décembre ont de la sorte passé sous ses yeux; il +les a enregistrés tous, il les a pesés tous, aucun ne lui a échappé. +L'histoire pourra compléter ce récit; mais non l'infirmer. Les +magistrats manquant au devoir, il a fait leur office. Quand les +témoignages directs et de vive voix lui faisaient défaut, il a envoyé +sur les lieux ce qu'on pourrait appeler de réelles commissions +rogatoires. Il pourrait citer tel fait pour lequel il a dressé de +véritables questionnaires auxquels il a été minutieusement répondu. + +Il le répète, il a soumis le 2 décembre à un long et sévère +interrogatoire. Il a porté le flambeau aussi loin et aussi avant qu'il a +pu. Il a, grâce à cette enquête, en sa possession près de deux cents +dossiers dont ce livre sortira. Il n'est pas un fait de ce récit +derrière lequel, quand l'ouvrage sera publié, l'auteur ne puisse mettre +un nom. On comprendra qu'il s'en abstienne, on comprendra même qu'il +substitue quelquefois aux noms propres et même à de certaines +indications de lieux, des désignations aussi peu transparentes que +possible, en présence des proscriptions pendantes. Il ne veut pas +fournir une liste supplémentaire à M. Bonaparte. + +Certes, pas plus dans ce récit du 2 décembre que dans le livre qu'il +publie en ce moment, l'auteur n'est «impartial», comme on a l'habitude +de dire quand on veut louer un historien. L'impartialité, étrange vertu +que Tacite n'a pas. Malheur à qui resterait impartial devant les plaies +saignantes de la liberté! En présence du fait de décembre 1851, l'auteur +sent toute la nature humaine se soulever en lui, il ne s'en cache point, +et l'on doit s'en apercevoir en le lisant. Mais chez lui la passion pour +la vérité égale la passion pour le droit. L'homme indigné ne ment pas. +Cette histoire du 2 décembre donc, il le déclare au moment d'en citer +quelques pages, aura été écrite, on vient de voir comment, dans les +conditions de la réalité la plus absolue. + +Nous jugeons utile d'en détacher dès à présent et d'en publier ici même +un chapitre[31] qui, nous le pensons, frappera les esprits, en ce qu'il +jette un jour nouveau sur le «succès» de M. Bonaparte. Grâce aux +réticences des historiographes officiels du 2 décembre, on ne sait pas +assez combien le coup d'état a été près de sa perte et on ignore tout à +fait par quel moyen il s'est sauvé. Mettons ce fait spécial sous les +yeux du lecteur. + + + + +JOURNÉE DU 4 DÉCEMBRE + +LE COUP D'ÉTAT AUX ABOIS + + + + +I + + +«La résistance avait pris des proportions inattendues. + +«Le combat était devenu menaçant; ce n'était plus un combat, c'était une +bataille, et qui s'engageait de toutes parts. À l'Élysée et dans les +ministères les gens pâlissaient; on avait voulu des barricades, on en +avait. + +«Tout le centre de Paris se couvrait de redoutes improvisées; les +quartiers barricadés formaient une sorte d'immense trapèze compris entre +les Halles et la rue Rambuteau d'une part et les boulevards de l'autre, +et limité à l'est par la rue du Temple et à l'ouest par la rue +Montmartre. Ce vaste réseau de rues, coupé en tous sens de redoutes et +de retranchements, prenait d'heure en heure un aspect plus terrible et +devenait une sorte de forteresse. Les combattants des barricades +poussaient leurs grand'gardes jusque sur les quais. En dehors du trapèze +que nous venons d'indiquer, les barricades montaient, nous l'avons dit, +jusque dans le faubourg Saint-Martin et aux alentours du canal. Le +quartier des écoles, où le comité de résistance avait envoyé le +représentant de Flotte, était plus soulevé encore que la veille; la +banlieue prenait feu; on battait le rappel aux Batignolles; Madier de +Montjau agitait Belleville; trois barricades énormes se construisaient à +la Chapelle-Saint-Denis. Dans les rues marchandes les bourgeois +livraient leurs fusils, les femmes faisaient de la charpie.--Cela +marche! Paris est parti! nous criait B*** entrant tout radieux au comité +de résistance[32].--D'instant en instant les nouvelles nous arrivaient; +toutes les permanences des divers quartiers se mettaient en +communication avec nous. Les membres du comité délibéraient et lançaient +les ordres et les instructions de combat de tout côté. La victoire +semblait certaine. Il y eut un moment d'enthousiasme et de joie où ces +hommes, encore placés entre la vie et la mort, +s'embrassèrent.--Maintenant, s'écriait Jules Favre, qu'un régiment +tourne ou qu'une légion sorte, Louis Bonaparte est perdu!--Demain la +république sera à l'Hôtel de Ville, disait Michel (de Bourges). Tout +fermentait, tout bouillonnait; dans les quartiers les plus paisibles, on +déchirait les affiches, on démontait les ordonnances. Rue Beaubourg, +pendant qu'on construisait une barricade, les femmes aux fenêtres +criaient: courage! L'agitation gagnait même le faubourg Saint-Germain. À +l'hôtel de la rue de Jérusalem, centre de cette grande toile d'araignée +que la police étend sur Paris, tout tremblait; l'anxiété était profonde, +on entrevoyait la république victorieuse; dans les cours, dans les +bureaux, dans les couloirs, entre commis et sergents de ville, on +commençait à parler avec attendrissement de Caussidière. + +«S'il faut en croire ce qui a transpiré de cette caverne, le préfet +Maupas, si ardent la veille et si odieusement lancé en avant, commençait +à reculer et à défaillir. Il semblait prêter l'oreille avec terreur à ce +bruit de marée montante que faisait l'insurrection,--la sainte et +légitime insurrection du droit;--il bégayait, il balbutiait, le +commandement s'évanouissait dans sa bouche.--_Ce petit jeune homme a la +colique_, disait l'ancien préfet Carlier en le quittant. Dans cet +effarement, Maupas se pendait à Morny. Le télégraphe électrique était en +perpétuel dialogue de la préfecture de police au ministère de +l'intérieur et du ministère de l'intérieur à la préfecture de police. +Toutes les nouvelles les plus inquiétantes, tous les signes de panique +et de désarroi arrivaient coup sur coup du préfet au ministre. Morny, +moins effrayé, et homme d'esprit du moins, recevait toutes ces secousses +dans son cabinet. On a raconté qu'à la première il avait dit: Maupas est +malade, et à cette demande: que faut-il faire? avait répondu par le +télégraphe: couchez-vous!--à la seconde il répondit encore: +couchez-vous!--à la troisième, la patience lui échappant, il répondit: +couchez-vous, j... f...! + +«Le zèle des agents lâchait prise et commençait à tourner casaque. Un +homme intrépide, envoyé par le comité de résistance pour soulever le +faubourg Saint-Marceau, est arrêté rue des Fossés-Saint-Victor, les +poches pleines des proclamations et des décrets de la gauche. On le +dirige vers la préfecture de police; il s'attendait à être fusillé. +Comme l'escouade qui l'emmenait passait devant la Morgue, quai +Saint-Michel, des coups de fusil éclatent dans la Cité; le sergent de +ville qui conduisait l'escouade dit aux soldats: Regagnez votre poste, +je me charge du prisonnier. Les soldats éloignés, il coupe les cordes +qui liaient les poignets du prisonnier et lui dit:--Allez-vous-en, je +vous sauve la vie, n'oubliez pas que c'est moi qui vous ai mis en +liberté! Regardez-moi bien pour me reconnaître. + +«Les principaux complices militaires tenaient conseil; on agitait la +question de savoir s'il ne serait pas nécessaire que Louis Bonaparte +quittât immédiatement le faubourg Saint-Honoré et se transportât soit +aux Invalides, soit au palais du Luxembourg, deux points stratégiques +plus faciles à défendre d'un coup de main que l'Élysée. Les uns +opinaient pour les Invalides, les autres pour le Luxembourg. Une +altercation éclata à ce sujet entre deux généraux. + +«C'est dans ce moment-là que l'ancien roi de Westphalie, Jérôme +Bonaparte, voyant le coup d'état chanceler et prenant quelque souci du +lendemain, écrivit à son neveu cette lettre significative: + +«Mon cher neveu, + +«Le sang français a coulé; arrêtez-en l'effusion par un sérieux appel au +peuple. Vos sentiments sont mal compris. La seconde proclamation, dans +laquelle vous parlez du plébiscite, est mal reçue du peuple, qui ne le +considère pas comme le rétablissement du droit de suffrage. La liberté +est sans garantie si une assemblée ne contribue pas à la constitution de +la république. L'armée a la haute main. C'est le moment de compléter la +victoire matérielle par une victoire morale, et ce qu'un gouvernement ne +peut faire quand il est battu, il doit le faire quand il est victorieux. +Après avoir détruit les vieux partis, opérez la restauration du peuple; +proclamez que le suffrage universel, sincère, et agissant en harmonie +avec la plus grande liberté, nommera le président et l'assemblée +constituante pour sauver et restaurer la république. + + +«C'est au nom de la mémoire de mon frère, et en partageant son horreur +pour la guerre civile, que je vous écris; croyez-en ma vieille +expérience, et songez que la France, l'Europe et la postérité seront +appelées à juger votre conduite. + +«Votre oncle affectionné, + +«Jérôme Bonaparte.» + +«Place de la Madeleine, les deux représentants Fabvier et Crestin se +rencontraient et s'abordaient. Le général Fabvier faisait remarquer à +son collègue quatre pièces de canon attelées qui tournaient bride, +quittaient le boulevard et prenaient au galop la direction de +l'Élysée.--Est-ce que l'Élysée serait déjà sur la défensive? disait le +général.--Et Crestin, lui montrant au delà de la place de la Révolution +la façade du palais de l'assemblée, répondait:--Général, demain nous +serons là.--Du haut de quelques mansardes qui ont vue sur la cour des +écuries de l'Élysée, on remarquait depuis le matin dans cette cour trois +voitures de voyage attelées et chargées, les postillons en selle, et +prêtes à partir. + +«L'impulsion était donnée en effet, l'ébranlement de colère et de haine +devenait universel, le coup d'état semblait perdu; une secousse de plus, +et Louis Bonaparte tombait. Que la journée s'achevât comme elle avait +commencé, et tout était dit. Le coup d'état touchait au désespoir. +L'heure des résolutions suprêmes était venue. Qu'allait-il faire? Il +fallait qu'il frappât un grand coup, un coup inattendu, un coup +effroyable. Il était réduit à cette situation: périr,--ou se sauver +affreusement. + +«Louis Bonaparte n'avait pas quitté l'Élysée. Il se tenait dans un +cabinet du rez-de-chaussée, voisin de ce splendide salon doré, où, +enfant, en 1815, il avait assisté à la seconde abdication de Napoléon. +Il était là, seul; l'ordre était donné de ne laisser pénétrer personne +jusqu'à lui. De temps en temps la porte s'entre-bâillait, et la tête +grise du général Roguet, son aide de camp, apparaissait. Il n'était +permis qu'au général Roguet d'ouvrir cette porte et d'entrer. Le général +apportait les nouvelles, de plus en plus inquiétantes, et terminait +fréquemment par ces mots: cela ne va pas, ou: cela va mal. Quand il +avait fini, Louis Bonaparte, accoudé à une table, assis, les pieds sur +les chenets, devant un grand feu, tournait à demi la tête sur le dossier +de son fauteuil et, de son inflexion de voix la plus flegmatique, sans +émotion apparente, répondait invariablement ces quatre mots:--Qu'on +exécute mes ordres!--La dernière fois que le général Roguet entra de la +sorte avec de mauvaises nouvelles, il était près d'une heure,--lui-même +a raconté depuis ces détails, à l'honneur de l'impassibilité de son +maître,--il informa le prince que les barricades dans les rues du centre +tenaient bon et se multipliaient; que sur les boulevards les cris: à bas +le dictateur!--(il n'osa dire: à bas Soulouque!)--et les sifflets +éclataient partout au passage des troupes; que devant la galerie +Jouffroy un adjudant-major avait été poursuivi par la foule et qu'au +coin du café Cardinal, un capitaine d'état-major avait été précipité de +son cheval. Louis Bonaparte se souleva à demi de son fauteuil, et dit +avec calme au général en le regardant fixement:--Eh bien! qu'on dise à +Saint-Arnaud d'exécuter mes ordres. + +«Qu'était-ce que ces ordres? + +«On va le voir. + +«Ici nous nous recueillons, et le narrateur pose la plume avec une sorte +d'hésitation et d'angoisse. Nous abordons l'abominable péripétie de +cette lugubre journée du 4, le fait monstrueux d'où est sorti tout +sanglant le succès du coup d'état. Nous allons dévoiler la plus sinistre +des préméditations de Louis Bonaparte; nous allons révéler, dire, +détailler, raconter ce que tous les historiographes du 2 décembre ont +caché, ce que le général Magnan a soigneusement omis dans son rapport, +ce qu'à Paris même, là où ces choses ont été vues, on ose à peine se +chuchoter à l'oreille. Nous entrons dans l'horrible. + +«Le 2 décembre est un crime couvert de nuit, un cercueil fermé et muet, +des fentes duquel sortent des ruisseaux de sang. + +«Nous allons entr'ouvrir ce cercueil. + + +II + +«Dès le matin, car ici, insistons sur ce point, la préméditation est +incontestable, dès le matin des affiches étranges avaient été collées à +tous les coins de rue; ces affiches, nous les avons transcrites, on se +les rappelle. Depuis soixante ans que le canon des révolutions tonne à +de certains jours dans Paris et qu'il arrive parfois au pouvoir menacé +de recourir à des ressources désespérées, on n'avait encore rien vu de +pareil. Ces affiches annonçaient aux citoyens que tous les +attroupements, de quelque nature qu'ils fussent, seraient dispersés par +la force _sans sommation_. À Paris, ville centrale de la civilisation, +on croit difficilement qu'un homme aille à l'extrémité de son crime, et +l'on n'avait vu dans ces affiches qu'un procédé d'intimidation hideux, +sauvage, mais presque ridicule. + +«On se trompait. Ces affiches contenaient en germe le plan même de Louis +Bonaparte. Elles étaient sérieuses. + +«Un mot sur ce qui va être le théâtre de l'acte inouï préparé et +perpétré par l'homme de décembre. + +«De la Madeleine au faubourg Poissonnière le boulevard était libre; +depuis le théâtre du Gymnase jusqu'au théâtre de la porte Saint-Martin +il était barricadé, ainsi que la rue de Bondy, la rue Meslay, la rue de +la Lune et toutes les rues qui confinent ou débouchent aux portes +Saint-Denis et Saint-Martin. Au delà de la porte Saint-Martin le +boulevard redevenait libre jusqu'à la Bastille, à une barricade près, +qui avait été ébauchée à la hauteur du Château-d'Eau. Entre les deux +portes Saint-Denis et Saint-Martin, sept ou huit redoutes coupaient la +chaussée de distance en distance. Un carré de quatre barricades +enfermait la porte Saint-denis. Celle de ces quatre barricades qui +regardait la Madeleine et qui devait recevoir le premier choc des +troupes était construite au point culminant du boulevard, la gauche +appuyée à l'angle de la rue de la Lune et la droite à la rue Mazagran. +Quatre omnibus, cinq voitures de déménagement, le bureau de l'inspecteur +des fiacres renversé, les colonnes vespasiennes démolies, les bancs du +boulevard, les dalles de l'escalier de la rue de la Lune, la rampe de +fer du trottoir arrachée tout entière et d'un seul effort par le +formidable poignet de la foule, tel était cet entassement qui suffisait +à peine à barrer le boulevard, fort large en cet endroit. Point de pavé +à cause du macadam. La barricade n'atteignait même pas d'un bord à +l'autre du boulevard et laissait un grand espace libre du côté de la rue +Mazagran. Il y avait là une maison en construction. Voyant cette lacune, +un jeune homme bien mis était monté sur l'échafaudage, et seul, sans se +hâter, sans quitter son cigare, en avait coupé toutes les cordes. Des +fenêtres voisines on l'applaudissait en riant. Un moment après +l'échafaudage tombait à grand bruit, tout d'une pièce, et cet +écroulement complétait la barricade. + +«Pendant que cette redoute s'achevait, une vingtaine d'hommes entraient +au Gymnase par la porte des acteurs, et en sortaient quelques instants +après avec des fusils et un tambour trouvés dans le magasin des costumes +et qui faisaient partie de ce qu'on appelle, dans le langage des +théâtres, «les accessoires». Un d'eux prit le tambour et se mit à battre +le rappel. Les autres, avec des vespasiennes jetées bas, des voitures +couchées sur le flanc, des persiennes et des volets décrochés de leurs +gonds et de vieux décors du théâtre, construisirent à la hauteur du +poste Bonne-Nouvelle une petite barricade d'avant-poste ou plutôt une +lunette qui observait les boulevards Poissonnière et Montmartre et la +rue Hauteville. Les troupes avaient dès le matin évacué le corps de +garde. On prit le drapeau de ce corps de garde, qu'on planta sur la +barricade. C'est ce drapeau qui depuis a été déclaré par les journaux du +coup d'état «drapeau rouge». + +«Une quinzaine d'hommes s'installèrent dans ce poste avancé. Ils avaient +des fusils, mais point ou peu de cartouches. Derrière eux, la grande +barricade qui couvrait la porte Saint-Denis était occupée par une +centaine de combattants au milieu desquels on remarquait deux femmes et +un vieillard à cheveux blancs, appuyé de la main gauche sur une canne et +tenant de la main droite un fusil. Une des deux femmes portait un sabre +en bandoulière; en aidant à arracher la rampe du trottoir, elle s'était +coupé trois doigts de la main à l'angle d'un barreau de fer; elle +montrait sa blessure à la foule en criant: vive la république! L'autre +femme, montée au sommet de la barricade, appuyée à la hampe du drapeau, +escortée de deux hommes en blouse armés de fusils et présentant les +armes, lisait à haute voix l'appel aux armes des représentants de la +gauche; le peuple battait des mains. + +«Tout ceci se faisait entre midi et une heure. Une population immense, +en deçà des barricades, couvrait les trottoirs des deux côtés du +boulevard, silencieuse sur quelques points, sur d'autres criant: à bas +Soulouque! à bas le traître! + +«Par intervalle des convois lugubres traversaient cette multitude; +c'étaient des files de civières fermées, portées à bras par des +infirmiers et des soldats. En tête marchaient des hommes tenant de longs +bâtons auxquels pendaient des écriteaux bleus où l'on avait écrit en +grosses lettres: _Service des hôpitaux militaires_. Sur les rideaux des +civières on lisait: _Blessés. Ambulances_. Le temps était sombre et +pluvieux. + +«En ce moment-là il y avait foule à la Bourse; des afficheurs y +collaient sur tous les murs des dépêches annonçant les adhésions des +départements au coup d'état. Les agents de change, tout en poussant à la +hausse, riaient et levaient les épaules devant ces placards. Tout à coup +un spéculateur très connu, et grand applaudisseur du coup d'état depuis +deux jours, survient tout pâle et haletant comme quelqu'un qui s'enfuit, +et dit: On mitraille sur les boulevards. + +«Voici ce qui se passait: + + +III + +«Un peu après une heure, un quart d'heure après le dernier ordre donné +par Louis Bonaparte au général Roguet, les boulevards, dans toute leur +longueur depuis la Madeleine, s'étaient subitement couverts de cavalerie +et d'infanterie. La division Carrelet, presque entière, composée des +cinq brigades de Cotte, Bourgon, Canrobert, Dulac et Reybell, et +présentant un effectif de seize mille quatre cent dix hommes, avait pris +position et s'était échelonnée depuis la rue de la Paix jusqu'au +faubourg Poissonnière. Chaque brigade avait avec elle sa batterie. Rien +que sur le boulevard Poissonnière on comptait onze pièces de canon. Deux +qui se tournaient le dos avaient été braquées, l'une à l'entrée de la +rue Montmartre, l'autre à l'entrée du faubourg Montmartre, sans qu'on +pût deviner pourquoi, la rue et le faubourg n'offrant même pas +l'apparence d'une barricade. Les curieux, entassés sur les trottoirs et +aux fenêtres, considéraient avec stupeur cet encombrement d'affûts, de +sabres et de bayonnettes. + +«Les troupes riaient et causaient», dit un témoin; un autre témoin dit: +«Les soldats avaient un air étrange.» La plupart, la crosse en terre, +s'appuyaient sur leurs fusils et semblaient à demi chancelants de +lassitude, ou d'autre chose. Un de ces vieux officiers qui ont +l'habitude de regarder dans le fond des yeux du soldat, le général L*** +dit en passant devant le café Frascati: «Ils sont ivres.» + +«Des symptômes se manifestaient. + +«À un moment où la foule criait à la troupe: vive la république! à bas +Louis Bonaparte! on entendit un officier dire à demi-voix: _Ceci va +tourner à la charcuterie_. + +«Un bataillon d'infanterie débouche par la rue Richelieu. Devant le café +Cardinal il est accueilli par un cri unanime de: vive la république! Un +écrivain qui était là, rédacteur d'un journal conservateur, ajoute: _À +bas Soulouque!_ L'officier d'état-major qui conduisait le détachement +lui assène un coup de sabre qui, esquivé par l'écrivain, coupe un des +petits arbres du boulevard. + +«Comme le 1er de lanciers, commandé par le colonel Rochefort, arrivait à +la hauteur de la rue Taitbout, un groupe nombreux couvrait l'asphalte du +boulevard. C'étaient des habitants du quartier, des négociants, des +artistes, des journalistes, et parmi eux quelques femmes tenant de +jeunes enfants par la main. Au passage du régiment, hommes, femmes, tous +crient: vive la constitution! vive la loi! vive la république! Le +colonel Rochefort--le même qui avait présidé, le 31 octobre 1851, à +l'École militaire, le banquet donné par le 1er lanciers au 7e, et qui, +dans ce banquet, avait prononcé ce toast: «Au prince Napoléon, au chef +de l'état; il est la personnification de l'ordre dont nous sommes les +défenseurs»,--ce colonel, au cri tout légal poussé par la foule, lance +son cheval au milieu du groupe, à travers les chaises du trottoir; les +lanciers se ruent à sa suite, et hommes, femmes, enfants, tout est +sabré. «Bon nombre d'entre eux restèrent sur place», dit un apologiste +du coup d'état, lequel ajoute: «Ce fut l'affaire d'un instant[33].» + +«Vers deux heures, on braquait deux obusiers à l'extrémité du boulevard +Poissonnière, à cent cinquante pas de la petite barricade-lunette du +poste Bonne-Nouvelle. En mettant ces pièces en batterie, les soldats du +train, peu accoutumés pourtant aux fausses manoeuvres, brisèrent le timon +d'un caisson.--_Vous voyez bien qu'ils sont soûls!_ cria un homme du +peuple. + +«À deux heures et demie, car il faut suivre minute à minute et pas à pas +ce drame hideux, le feu s'ouvrit devant la barricade, mollement, et +comme avec distraction. Il semblait que les chefs militaires eussent +l'esprit à toute autre chose qu'à un combat. En effet, on va savoir à +quoi ils songeaient. + +«Le premier coup de canon, mal ajusté, passa par-dessus toutes les +barricades. Le projectile alla tuer au Château-d'Eau un jeune garçon qui +puisait de l'eau dans le bassin. + +«Les boutiques s'étaient fermées, et presque toutes les fenêtres. Une +croisée pourtant était restée ouverte à un étage supérieur de la maison +qui fait l'angle de la rue du Sentier. Les curieux continuaient +d'affluer principalement sur le trottoir méridional. C'était de la +foule, et rien de plus, hommes, femmes, enfants et vieillards, à +laquelle la barricade, peu attaquée, peu défendue, faisait l'effet de la +petite guerre. + +«Cette barricade était un spectacle en attendant qu'elle devînt un +prétexte. + + + + +IV + + +«Il y avait un quart d'heure environ que la troupe tiraillait et que la +barricade ripostait sans qu'il y eût un blessé de part ni d'autre, quand +tout à coup, comme par une commotion électrique, un mouvement +extraordinaire et terrible se fit dans l'infanterie d'abord, puis dans +la cavalerie. La troupe changea subitement de front. + +«Les historiographes du coup d'état ont raconté qu'un coup de feu, +dirigé contre les soldats, était parti de la fenêtre restée ouverte au +coin de la rue du Sentier. D'autres ont dit du faîte de la maison qui +fait l'angle de la rue Notre-Dame-de-Recouvrance et de la rue +Poissonnière. Selon d'autres, le coup serait un coup de pistolet et +aurait été tiré du toit de la haute maison qui marque le coin de la rue +Mazagran. Ce coup est contesté, mais ce qui est incontestable, c'est que +pour avoir tiré ce coup de pistolet problématique, qui n'est peut-être +autre chose qu'une porte fermée avec bruit, un dentiste habitant la +maison voisine a été fusillé. En somme, un coup de pistolet ou de fusil +venant d'une des maisons du boulevard a-t-il été entendu? est-ce vrai? +est-ce faux? une foule de témoins nient. + +«Si le coup de feu a été tiré, il reste à éclaircir une question: a-t-il +été une cause? ou a-t-il été un signal? + +«Quoi qu'il en soit, subitement, comme nous venons de le dire, la +cavalerie, l'infanterie, l'artillerie, firent front à la foule massée +sur les trottoirs, et, sans qu'on put deviner pourquoi, brusquement, +sans motif, «sans sommation», comme l'avaient déclaré les infâmes +affiches du matin, du Gymnase jusqu'aux Bains chinois, c'est-à-dire dans +toute la longueur du boulevard le plus riche, le plus vivant et le plus +joyeux de Paris, une tuerie commença. + +«L'armée se mit à fusiller le peuple à bout portant. + +«Ce fut un moment sinistre et inexprimable; les cris, les bras levés au +ciel, la surprise, l'épouvante, la foule fuyant dans toutes les +directions, une grêle de balles pleuvant et remontant depuis les pavés +jusqu'aux toits, en une minute les morts jonchant la chaussée, des +jeunes gens tombant le cigare à la bouche, des femmes en robes de +velours tuées roides par les biscaïens, deux libraires arquebusés au +seuil de leurs boutiques sans avoir su ce qu'on leur voulait, des coups +de fusil tirés par les soupiraux des caves et y tuant n'importe qui, le +bazar criblé d'obus et de boulets, l'hôtel Sallandrouze bombardé, la +Maison d'Or mitraillée, Tortoni pris d'assaut, des centaines de cadavres +sur le boulevard, un ruisseau de sang rue de Richelieu. + +«Qu'il soit encore ici permis au narrateur de s'interrompre. + +«En présence de ces faits sans nom, moi qui écris ces lignes, je le +déclare, je suis un greffier, j'enregistre le crime; j'appelle la cause. +Là est toute ma fonction. Je cite Louis Bonaparte, je cite Saint-Arnaud, +Maupas, Morny, Magnan, Carrelet, Canrobert, Reybell, ses complices; je +cite les autres encore dont on retrouvera ailleurs les noms; je cite les +bourreaux, les meurtriers, les témoins, les victimes, les canons chauds, +les sabres fumants, l'ivresse des soldats, le deuil des familles, les +mourants, les morts, l'horreur, le sang et les larmes à la barre du +monde civilisé. + +«Le narrateur seul, quel qu'il fût, on ne le croirait pas. Donnons donc +la parole aux faits vivants, aux faits saignants. Écoutons les +témoignages. + + + + +V + + +«Nous n'imprimerons pas le nom des témoins, nous avons dit pourquoi; +mais on reconnaîtra l'accent sincère et poignant de la réalité. + +«Un témoin dit: + +«... Je n'avais pas fait trois pas sur le trottoir quand la troupe qui +défilait s'arrêta tout à coup, fit volte-face la figure tournée vers le +midi, abattit ses armes, et fit feu sur la foule éperdue, par un +mouvement instantané. + +«Le feu continua sans interruption pendant vingt minutes, dominé de +temps en temps par quelques coups de canon. + +«Au premier feu, je me jetai à terre et je me traînai comme un reptile +sur le trottoir jusqu'à la première porte entr'ouverte que je pus +rencontrer. + +«C'était la boutique d'un marchand de vin, située au n° 180, à côté du +bazar de l'Industrie. J'entrai le dernier. La fusillade continuait +toujours. + +«Il y avait dans cette boutique près de cinquante personnes, et parmi +elles cinq ou six femmes, deux ou trois enfants. Trois malheureux +étaient entrés blessés, deux moururent au bout d'un quart d'heure +d'horribles souffrances; le troisième vivait encore quand je sortis de +cette boutique à quatre heures; il ne survécut pas du reste à sa +blessure, ainsi que je l'ai appris plus tard. + +«Pour donner une idée du public sur lequel la troupe avait tiré, je ne +puis rien faire de mieux que de citer quelques exemples des personnes +réunies dans cette boutique. + +«Quelques femmes, dont deux venaient d'acheter dans le quartier les +provisions de leur dîner; un petit clerc d'huissier envoyé en course par +son patron; deux ou trois coulissiers de la Bourse; deux ou trois +propriétaires; quelques ouvriers, peu ou point vêtus de blouse. Un des +malheureux réfugiés dans cette boutique m'a produit une vive impression; +c'était un homme d'une trentaine d'années, blond, vêtu d'un paletot +gris, il se rendait avec sa femme dîner au faubourg Montmartre dans sa +famille, quand il fut arrêté sur le boulevard par le passage de la +colonne de troupes. Dans le premier moment, et dès la première décharge, +sa femme et lui tombèrent; il se releva, fut entraîné dans la boutique +du marchand de vin, mais il n'avait plus sa femme à son bras, et son +désespoir ne peut être dépeint. Il voulait à toute force, et malgré nos +représentations, se faire ouvrir la porte et courir à la recherche de sa +femme au milieu de la mitraille qui balayait la rue. Nous eûmes les plus +grandes peines à le retenir pendant une heure. Le lendemain j'appris que +sa femme avait été tuée et que le cadavre avait été reconnu dans la cité +Bergère. Quinze jours plus tard, j'appris que ce malheureux, ayant +menacé de faire subir à M. Bonaparte la peine du talion, avait été +arrêté et transporté à Brest, en destination de Cayenne. Presque tous +les citoyens réunis dans la boutique du marchand de vin appartenaient +aux opinions monarchiques, et je ne rencontrai parmi eux qu'un ancien +compositeur de _la Réforme_, du nom de Meunier, et l'un de ses amis, qui +s'avouassent républicains. Vers quatre heures, je sortis de cette +boutique.» + +«Un témoin, de ceux qui croient avoir entendu le coup de feu parti de la +rue de Mazagran, ajoute: + +«Ce coup de feu, c'est pour la troupe le signal d'une fusillade dirigée +sur toutes les maisons et leurs fenêtres, dont le roulement dure au +moins trente minutes. Il est simultané depuis la porte Saint-Denis +jusqu'au café du Grand-Balcon. Le canon vient bientôt se mêler à la +mousqueterie.» + +«Un témoin dit: + +«... À trois heures et un quart un mouvement singulier a lieu. Les +soldats qui faisaient face à la porte Saint-Denis opèrent instantanément +un changement de front, s'appuyant sur les maisons depuis le Gymnase, la +maison du Pont-de-Fer, l'hôtel Saint-Phar, et aussitôt un feu roulant +s'exécute sur les personnes qui se trouvent au côté opposé, depuis la +rue Saint-Denis jusqu'à la rue Richelieu. Quelques minutes suffisent +pour couvrir les trottoirs de cadavres; les maisons sont criblées de +balles, et cette rage conserva son paroxysme pendant trois quarts +d'heure.» + +«Un témoin dit: + +«... Les premiers coups de canon dirigés sur la barricade Bonne-Nouvelle +avaient servi de signal au reste de la troupe, qui avait fait feu +presque en même temps sur tout ce qui se trouvait à portée de son +fusil.» + +«Un témoin dit: + +«Les paroles ne peuvent rendre un pareil acte de barbarie. Il faut en +avoir été témoin pour oser le redire et pour attester la vérité d'un +fait aussi inqualifiable. + +«Il a été tiré des coups de fusil par milliers, c'est inappréciable[34], +par la troupe, sur tout le monde inoffensif, et cela sans nécessité +aucune. On avait voulu produire une forte impression. Voilà tout.» + +«Un témoin dit: + +«Lorsque l'agitation était très grande sur le boulevard, la ligne, +suivie de l'artillerie et de la cavalerie, arrivait. On a vu un coup de +fusil tiré du milieu de la troupe, et il était facile de voir qu'il +avait été tiré en l'air, par la fumée qui s'élevait perpendiculairement. +Alors ce fut le signal de tirer sans sommation et de charger à la +bayonnette sur le peuple. Ceci est significatif, et prouve que la troupe +voulait avoir un semblant de motif pour commencer le massacre qui a +suivi.» + +«Un témoin raconte: + +«... Le canon chargé à mitraille hache les devantures des maisons depuis +le magasin du _Prophète_ jusqu'à la rue Montmartre. Du boulevard +Bonne-Nouvelle on a dû tirer aussi à boulet sur la maison Billecocq, car +elle a été atteinte à l'angle du côté d'Aubusson, et le boulet, après +avoir percé le mur, a pénétré dans l'intérieur.» + +«Un autre témoin, de ceux qui nient le coup de feu, dit: + +«On a cherché à atténuer cette fusillade et ces assassinats, en +prétendant que des fenêtres de quelques maisons on avait tiré sur les +troupes. Outre que le rapport officiel du général Magnan semble démentir +ce bruit, j'affirme que les décharges ont été instantanées de la porte +Saint-Denis à la porte Montmartre, et qu'il n'y a pas eu, avant la +décharge générale, un seul coup tiré isolément, soit des fenêtres, soit +par la troupe, du faubourg Saint-Denis au boulevard des Italiens.» + +«Un autre, qui n'a pas non plus entendu le coup de feu, dit: + +«Les troupes défilaient devant le perron de Tortoni, où j'étais depuis +vingt minutes environ, lorsque, avant qu'aucun bruit de coup de feu soit +arrivé à nous, elles s'ébranlent; la cavalerie prend le galop, +l'infanterie le pas de course. Tout d'un coup nous voyons venir du côté +du boulevard Poissonnière une nappe de feu qui s'étend et gagne +rapidement. La fusillade commencée, je puis garantir qu'aucune explosion +n'avait précédé, que pas un coup de fusil n'était parti des maisons +depuis le café Frascati jusqu'à l'endroit où je me tenais. Enfin, nous +voyons les canons des fusils des soldats qui étaient devant nous +s'abaisser et nous menacer. Nous nous réfugions rue Taitbout, sous une +porte cochère. Au même moment les balles passent par-dessus nous et +autour de nous. Une femme est tuée à dix pas de moi au moment où je me +cachais sous la porte cochère. Il n'y avait là, je peux le jurer, ni +barricade ni insurgés; il y avait des _chasseurs, et du gibier_ qui +fuyait, voilà tout.» + +«Cette image «chasseurs et gibier» est celle qui vient tout d'abord à +l'esprit de ceux qui ont vu cette chose épouvantable. Nous retrouvons +l'image dans les paroles d'un autre témoin: + +«... On voyait les gendarmes mobiles dans le bout de ma rue, et je sais +qu'il en était de même dans le voisinage, tenant leurs fusils et se +tenant eux-mêmes dans la position _du chasseur qui attend le départ du +gibier_, c'est-à-dire le fusil près de l'épaule pour être plus prompt à +ajuster et tirer.» + +«Aussi, pour prodiguer les premiers soins aux blessés tombés dans la rue +Montmartre près des portes, voyait-on de distance en distance les portes +s'ouvrir, un bras s'allonger et retirer avec précipitation le cadavre ou +le moribond que les balles lui disputaient encore.» + +«Un autre témoin rencontre encore la même image: + +«Les soldats embusqués au coin des rues attendaient les citoyens au +passage _comme des chasseurs guettent leur gibier_, et, à mesure qu'ils +les voyaient engagés dans la rue, ils tiraient sur eux _comme sur une +cible_. De nombreux citoyens ont été tués de cette manière, rue du +Sentier, rue Rougemont et rue du Faubourg-Poissonnière. + + * * * * * + +«Partez, disaient les officiers aux citoyens inoffensifs qui leur +demandaient protection. À cette parole ceux-ci s'éloignaient bien vite +et avec confiance; mais ce n'était là qu'un mot d'ordre qui signifiait: +_mort_, et, en effet, à peine avaient-ils fait quelques pas qu'ils +tombaient à la renverse.» + +«Au moment où le feu commençait sur les boulevards, dit un autre témoin, +un libraire voisin de la maison des tapis s'empressait de fermer sa +devanture, lorsque des fuyards cherchant à entrer sont soupçonnés par la +troupe ou la gendarmerie mobile, je ne sais laquelle, d'avoir fait feu +sur elles. La troupe pénètre dans la maison du libraire. Le libraire +veut faire des observations; il est seul amené devant sa porte, et sa +femme et sa fille n'ont que le temps de se jeter entre lui et les +soldats qu'il tombait mort. La femme avait la cuisse traversée et la +fille était sauvée par le busc de son corset. La femme, m'a-t-on dit, +est devenue folle depuis.» + +«Un autre témoin dit: + +«... Les soldats pénétrèrent dans les deux librairies qui sont entre la +maison du _Prophète_ et celle de M. Sallandrouze. Les meurtres commis +sont avérés. On a égorgé les deux libraires sur le trottoir. Les autres +prisonniers le furent dans les magasins.» + +«Terminons par ces trois extraits, qu'on ne peut transcrire sans +frissonner: + +«Dans le premier quart d'heure de cette horreur, dit un témoin, le feu, +un moment moins vif, laisse croire à quelques citoyens qui n'étaient que +blessés qu'ils pouvaient se relever. Parmi les hommes gisant devant le +_Prophète_ deux se soulevèrent. L'un prit la fuite par la rue du Sentier +dont quelques mètres seulement le séparaient. Il y parvint au milieu des +balles qui emportèrent sa casquette. Le second ne put que se mettre à +genoux, et, les mains jointes, supplier les soldats de lui faire grâce; +mais il tomba à l'instant même fusillé. Le lendemain on pouvait +remarquer, à côté du perron du _Prophète_, une place, à peine large de +quelques pieds, où plus de cent balles avaient porté. + +«À l'entrée de la rue Montmartre jusqu'à la fontaine, l'espace de +soixante pas, il y avait soixante cadavres, hommes, femmes, dames, +enfants, jeunes filles. Tous ces malheureux étaient tombés victimes des +premiers coups de feu tirés par la troupe et par la gendarmerie, placées +en face sur l'autre côté des boulevards. Tout cela fuyait aux premières +détonations, faisait encore quelques pas, puis enfin s'affaissait pour +ne plus se relever. Un jeune homme s'était réfugié dans le cadre d'une +porte cochère et s'abritait sous la saillie du mur du côté des +boulevards. _Il servait de cible_ aux soldats. Après dix minutes de +coups maladroits, il fut atteint malgré tous ses efforts pour s'amincir +en s'élevant, et on le vit s'affaisser aussi pour ne plus se relever.» + +«Un autre: + +«... Les glaces et les fenêtres de la maison du Pont-de-Fer furent +brisées. Un homme qui se trouvait dans la cour était devenu fou de +terreur. Les caves étaient pleines de femmes qui s'y étaient sauvées +inutilement. Les soldats faisaient feu dans les boutiques et par les +soupiraux des caves. De Tortoni au Gymnase, c'était comme cela. Cela +dura plus d'une heure.» + + + + +VI + + +«Bornons là ces extraits. Fermons cet appel lugubre. C'est assez pour +les preuves. + +«L'exécration du fait est patente. Cent autres témoignages que nous +avons là sous les yeux répètent presque dans les mêmes termes les mêmes +faits. Il est certain désormais, il est prouvé, il est hors de doute et +de question, il est visible comme le soleil que, le jeudi 4 décembre +1851, la population inoffensive de Paris, la population non mêlée au +combat, a été mitraillée sans sommation et massacrée dans un simple but +d'intimidation, et qu'il n'y a pas d'autre sens à donner au mot +mystérieux de M. Bonaparte. + +«Cette exécution dura jusqu'à la nuit tombante. Pendant plus d'une heure +ce fut sur le boulevard comme une orgie de mousqueterie et d'artillerie. +La canonnade et les feux de peloton se croisaient au hasard; à un +certain moment les soldats s'entre-tuaient. La batterie du 6e régiment +d'artillerie qui faisait partie de la brigade Canrobert fut démontée; +les chevaux, se cabrant au milieu des balles, brisèrent les +avant-trains, les roues et les timons, et de toute la batterie, en moins +d'une minute, il ne resta qu'une seule pièce qui pût rouler. Un escadron +entier du 1er lanciers fut obligé de se réfugier dans un hangar rue +Saint-Fiacre. On compta le lendemain, dans les flammes des lances, +soixante-dix trous de balle. La furie avait pris les soldats. Au coin de +la rue Rougemont, au milieu de la fumée, un général agita les bras comme +pour les retenir; un chirurgien aide-major du 27e faillit être tué par +des soldats qu'il voulait modérer. Un sergent dit à un officier qui lui +arrêtait le bras: Lieutenant, vous trahissez. Les soldats n'avaient plus +conscience d'eux-mêmes, ils étaient comme fous du crime qu'on leur +faisait commettre. Il vient un moment où l'abomination même de ce que +vous faites vous fait redoubler les coups. Le sang est une sorte de vin +horrible; le massacre enivre. + +«Il semblait qu'une main aveugle lançât la mort du fond d'une nuée. Les +soldats n'étaient plus que des projectiles. + +«Deux pièces étaient braquées de la chaussée du boulevard sur une seule +façade de maison, le magasin Sallandrouze, et tiraient sur la façade à +outrance, à toute volée, à quelques pas de distance, à bout portant. +Cette maison, ancien hôtel bâti en pierre de taille et remarquable par +son perron presque monumental, fendue par les boulets comme par des +coins de fer, s'ouvrait, se lézardait, se crevassait du haut en bas; les +soldats redoublaient. À chaque décharge un craquement se faisait +entendre. Tout à coup un officier d'artillerie arrive au galop et crie: +arrêtez! arrêtez! La maison penchait en avant; un boulet de plus, elle +croulait sur les canons et sur les canonniers. + +«Les canonniers étaient ivres au point que, ne sachant plus ce qu'ils +faisaient, plusieurs se laissèrent tuer par le recul des canons. Les +balles venaient à la fois de la porte Saint-Denis, du boulevard +Poissonnière et du boulevard Montmartre; les artilleurs, qui les +entendaient siffler dans tous les sens à leurs oreilles, se couchaient +sur leurs chevaux, les hommes du train se réfugiaient sous les caissons +et derrière les fourgons; on vit des soldats, laissant tomber leur képi, +s'enfuir éperdus dans la rue Notre-Dame-de-Recouvrance; des cavaliers +perdant la tête tiraient leurs carabines en l'air; d'autres mettaient +pied à terre et se faisaient un abri de leurs chevaux. Trois ou quatre +chevaux échappés couraient çà et là effarés de terreur. + +«Des jeux effroyables se mêlaient au massacre. Les tirailleurs de +Vincennes s'étaient établis sur une des barricades du boulevard qu'ils +avaient prise à la bayonnette, et de là ils s'exerçaient au tir sur les +passants éloignés. On entendait des maisons voisines ces dialogues +hideux:--Je gage que je descends celui-ci.--Je parie que non.--Je parie +que si.--Et le coup partait. Quand l'homme tombait, cela se devinait à +un éclat de rire. Lorsqu'une femme passait:--Tirez à la femme! criaient +les officiers; tirez aux femmes! + +«C'était là un des mots d'ordre; sur le boulevard Montmartre, où l'on +usait beaucoup de la bayonnette, un jeune capitaine d'état-major criait: +Piquez les femmes! + +«Une femme crut pouvoir traverser la rue Saint-Fiacre, un pain sous le +bras; un tirailleur l'abattit. + +«Rue Jean-Jacques-Rousseau on n'allait pas jusque-là; une femme cria: +vive la république! elle fut seulement fouettée par les soldats. Mais +revenons au boulevard. + +«Un passant, huissier, fut visé au front et atteint. Il tomba sur les +mains et sur les genoux en criant: grâce! Il reçut treize autres balles +dans le corps. Il a survécu. Par un hasard inouï, aucune blessure +n'était mortelle. La balle du front avait labouré la peau et fait le +tour du crâne sans le briser. + +«Un vieillard de quatrevingts ans, trouvé blotti on ne sait où, fut +amené devant le perron du _Prophète_ et fusillé. Il tomba.--_Il ne se +fera pas de bosse à la tête_, dit un soldat. Le vieillard était tombé +sur un monceau de cadavres. Deux jeunes gens d'Issy, mariés depuis un +mois et ayant épousé les deux soeurs, traversaient le boulevard, venant +de leurs affaires. Ils se virent couchés en joue. Ils se jetèrent à +genoux, ils criaient: Nous avons épousé les deux soeurs! On les tua. Un +marchand de coco, nommé Robert et demeurant faubourg Poissonnière, n° +97, s'enfuyait rue Montmartre, sa fontaine sur le dos. On le tua[35]. Un +enfant de treize ans, apprenti sellier, passait sur le boulevard devant +le café Vachette; on l'ajuste. Il pousse des cris désespérés; il tenait +à la main une bride de cheval; il l'agitait en disant: Je fais une +commission. On le tua. Trois balles lui trouèrent la poitrine. Tout le +long du boulevard on entendait les hurlements et les soubresauts des +blessés que les soldats lardaient à coups de bayonnette et laissaient là +sans même les achever. + +«Quelques bandits prenaient le temps de voler. Un caissier d'une +association dont le siège était rue de la Banque sort de sa caisse à +deux heures, va rue Bergère toucher un effet, revient avec l'argent, est +tué sur le boulevard. Quand on releva son cadavre, il n'avait plus sur +lui ni sa bague, ni sa montre, ni la somme d'argent qu'il rapportait. + +«Sous prétexte de coups de fusil tirés sur la troupe, on entra dans dix +ou douze maisons çà et là et l'on passa à la bayonnette tout ce qu'on y +trouva. Il y a à toutes les maisons du boulevard des conduits de fonte +par où les eaux sales des maisons se dégorgent au dehors dans le +ruisseau. Les soldats, sans savoir pourquoi, prenaient en défiance ou en +haine telle maison fermée du haut en bas, muette, morne, et qui, comme +toutes les maisons du boulevard, semblait inhabitée, tant elle était +silencieuse. Ils frappaient à la porte, la porte s'ouvrait, ils +entraient. Un moment après on voyait sortir de la bouche des conduits de +fonte un flot rouge et fumant. C'était du sang. + +«Un capitaine, les yeux hors de la tête, criait aux soldats: Pas de +quartier! Un chef de bataillon vociférait: Entrez dans les maisons et +tuez tout! + +«On entendait des sergents dire: Tapez sur les _bédouins, ferme sur les +bédouins _!--«Du temps de l'oncle, raconte un témoin, les soldats +appelaient les bourgeois pékins. Actuellement nous sommes des bédouins. +Lorsque les soldats massacraient les habitants, c'était au cri de: +_Hardi sur les bédouins!_» + +«Au cercle de Frascati, où plusieurs habitués, entre autres un vieux +général, étaient réunis, on entendait ce tonnerre de mousqueterie et de +canonnade, et l'on ne pouvait croire qu'on tirât à balle. On riait et +l'on disait: «C'est à poudre. Quelle mise en scène! Quel comédien que ce +Bonaparte-là!» On se croyait au Cirque. Tout à coup les soldats entrent +furieux, et veulent fusiller tout le monde. On ne se doutait pas du +danger qu'on courait. On riait toujours. Un témoin nous disait: _Nous +croyions que cela faisait partie de la bouffonnerie_. Cependant, les +soldats menaçant toujours, on finit par comprendre.--_Tuons tout_! +disaient-ils. Un lieutenant qui reconnut le vieux général les en +empêcha. Pourtant un sergent: _Lieutenant, f...-nous la paix; ce n'est +pas votre affaire, c'est la nôtre_. + +«Les soldats tuaient pour tuer. Un témoin dit: On a fusillé dans la cour +des maisons jusqu'aux chevaux, jusqu'aux chiens.» + +«Dans la maison qui fait, avec Frascati, l'angle de la rue Richelieu, on +voulait arquebuser tranquillement même les femmes et les enfants; ils +étaient déjà en tas pour cela en face d'un peloton quand un colonel +survint; il sursit au meurtre, parqua ces pauvres êtres tremblants dans +le passage des Panoramas, dont il fit fermer les grilles, et les sauva. +Un écrivain distingué, M. Lireux, ayant échappé aux premières balles, +fut promené deux heures durant, de corps de garde en corps de garde, +pour être fusillé. Il fallut des miracles pour le sauver. Le célèbre +artiste Sax, qui se trouvait par occasion dans le magasin de musique de +Brandus, allait y être fusillé, quand un général le reconnut. Partout +ailleurs on tua au hasard. + +«Le premier qui fut tué dans cette boucherie,--l'histoire garde aussi le +nom du premier massacré de la Saint-Barthélémy,--s'appelait Théodore +Debaecque, et demeurait dans la maison du coin de la rue du Sentier, par +laquelle le carnage commença. + + + + +VII + +«La tuerie terminée,--c'est-à-dire à la nuit noire,--on avait commencé +en plein jour,--on n'enleva pas les cadavres; ils étaient tellement +pressés que rien que devant une seule boutique, la boutique de +Barbedienne, on en compta trente-trois. Chaque carré de terre découpé +dans l'asphalte au pied des arbres du boulevard était un réservoir de +sang. «Les morts, dit un témoin, étaient entassés en monceaux, les uns +sur les autres, vieillards, enfants, blouses et paletots réunis dans un +indescriptible pêle-mêle, têtes, bras, jambes confondus.» + +«Un autre témoin décrit ainsi un groupe de trois individus: «Deux +étaient renversés sur le dos; un troisième, s'étant embarrassé entre +leurs jambes, était tombé sur eux.» Les cadavres isolés étaient rares, +on les remarquait plus que les autres. Un jeune homme bien vêtu était +assis, adossé à un mur, les jambes écartées, les bras à demi croisés, un +jonc de Verdier dans la main droite, et semblait regarder; il était +mort. Un peu plus loin les balles avaient cloué contre une boutique un +adolescent en pantalon de velours de coton, qui tenait à la main des +épreuves d'imprimerie. Le vent agitait ces feuilles sanglantes sur +lesquelles le poignet du mort s'était crispé. Un pauvre vieux, à cheveux +blancs, était étendu au milieu de la chaussée, avec son parapluie à côté +de lui. Il touchait presque du coude un jeune homme en bottes vernies et +en gants jaunes qui gisait ayant encore le lorgnon dans l'oeil. À +quelques pas était couchée, la tête sur le trottoir, les pieds sur le +pavé, une femme du peuple qui s'enfuyait son enfant dans ses bras. La +mère et l'enfant étaient morts, mais la mère n'avait pas lâché l'enfant. + +«Ah! vous me direz, monsieur Bonaparte, que vous en êtes bien fâché, +mais que c'est un malheur; qu'en présence de Paris prêt à se soulever il +a bien fallu prendre un parti et que vous avez été acculé à cette +nécessité; et que, quant au coup d'état, vous aviez des dettes, que vos +ministres avaient des dettes, que vos aides de camp avaient des dettes, +que vos valets de pied avaient des dettes; que vous répondiez de tout; +qu'on n'est pas prince, que diable! pour ne pas manger de temps en temps +quelques millions de trop; qu'il faut bien s'amuser un peu et jouir de +la vie; que c'est la faute à l'assemblée qui n'a pas su comprendre cela +et qui voulait vous condamner à quelque chose comme deux maigres +millions par an, et, qui plus est, vous forcer de quitter le pouvoir au +bout de vos quatre ans et d'exécuter la constitution; qu'on ne peut pas, +après tout, sortir de l'Élysée pour entrer à Clichy; que vous aviez en +vain eu recours aux petits expédients prévus par l'article 405; que les +scandales approchaient, que la presse démagogique jasait, que l'affaire +des lingots d'or allait éclater, que vous devez du respect au nom de +Napoléon, et que, ma foi! n'ayant plus d'autre choix, plutôt que d'être +un des vulgaires escrocs du code, vous avez mieux aimé être un des +grands assassins de l'histoire! + +«Donc, au lieu de vous souiller, ce sang vous a lavé. Fort bien. + +«Je continue. + +VIII + +«Quand ce fut fini, Paris vint voir; la foule afflua dans ces lieux +terribles; on la laissa faire. C'était le but du massacreur. Louis +Bonaparte n'avait pas fait cela pour le cacher. + +«Le côté sud du boulevard était couvert de papiers de cartouches +déchirées, le trottoir du côté nord disparaissait sous les plâtras +détachés par les balles des façades des maisons, et était tout blanc +comme s'il avait neigé; les flaques de sang faisaient de larges taches +noirâtres dans cette neige de débris. Le pied n'évitait un cadavre que +pour rencontrer des éclats de vitre, de plâtre ou de pierre; certaines +maisons étaient si écrasées de mitraille et de boulets qu'elles +semblaient prêtes à crouler, entre autres la maison Sallandrouze dont +nous avons parlé et le magasin de deuil au coin du faubourg Montmartre. +«La maison Billecoq, dit un témoin, est encore aujourd'hui étayée par de +fortes pièces en bois et la façade sera en partie reconstruite. La +maison des tapis est percée à jour en plusieurs endroits.» Un autre +témoin dit: «Toutes les maisons, depuis le cercle des étrangers jusqu'à +la rue Poissonnière, étaient littéralement criblées de balles, du côté +droit du boulevard surtout. Une des grandes glaces du magasin de la +_Petite Jeannette_ en avait reçu certainement plus de deux cents pour sa +part. Il n'y avait pas une fenêtre qui n'eût la sienne. On respirait une +atmosphère de salpêtre.» Trente-sept cadavres étaient entassés dans la +cité Bergère, et les passants pouvaient les compter à travers la grille. +Une femme était arrêtée à l'angle de la rue Richelieu. Elle regardait. +Tout à coup elle s'aperçoit qu'elle a les pieds mouillés:--Tiens, +dit-elle, il a donc plu? j'ai les pieds dans l'eau.--Non, madame, lui +dit un passant, ce n'est pas de l'eau.--Elle avait les pieds dans une +mare de sang. + +«Rue Grange-Batelière, on voyait dans un coin trois cadavres entièrement +nus. + +«Pendant la tuerie, les barricades du boulevard avaient été enlevées par +la brigade Bourgon. Les cadavres des défenseurs de la barricade de la +porte Saint-Denis dont nous avons parlé en commençant ce récit furent +entassés devant la porte de la maison Jouvin. Mais, dit un témoin, «ce +n'était rien comparé aux monceaux qui couvraient le boulevard». + +«À deux pas du théâtre des Variétés, la foule s'arrêtait devant une +casquette pleine de cervelle et de sang accrochée à une branche d'arbre. + +«Un témoin dit: «Un peu plus loin que les Variétés, je rencontre un +cadavre, la face contre terre; je veux le relever, aidé de quelques +personnes; des soldats nous repoussent... Un peu plus loin il y avait +deux corps, un homme et une femme, puis un seul, un ouvrier...» (nous +abrégeons...) «De la rue Montmartre à la rue du Sentier, _on marchait +littéralement dans le sang_; il couvrait le trottoir dans certains +endroits d'une épaisseur de quelques lignes, et, sans hyperbole, sans +exagération, il fallait des précautions pour ne pas y mettre les pieds. +Je comptai là trente-trois cadavres. Ce spectacle était au-dessus de mes +forces; je sentais de grosses larmes sillonner mes joues. Je demandai à +traverser la chaussée pour rentrer chez moi, ce qui me fut _accordé_.» + +«Un témoin dit: «L'aspect du boulevard était horrible. _Nous marchions +dans le sang, à la lettre._ Nous comptâmes dix-huit cadavres dans une +longueur de vingt-cinq pas.» + +«Un témoin, marchand de la rue du Sentier, dit: «J'ai fait le trajet du +boulevard du Temple chez moi; je suis rentré avec un pouce de sang à mon +pantalon.» + +«Le représentant Versigny raconte: «Nous apercevions au loin, jusque +près de la porte Saint-Denis, les immenses feux des bivouacs de la +troupe. C'était, avec quelques rares lampions, la seule clarté qui +permit de se retrouver au milieu de cet affreux carnage. Le combat du +jour n'était rien à côté de ces cadavres et de ce silence. R... et moi, +nous étions anéantis. Un citoyen vint à passer; sur une de mes +exclamations, il s'approcha, me prit la main et me dit:--Vous êtes +républicain, moi j'étais ce qu'on appelait un ami de l'ordre, un +réactionnaire; mais il faudrait être abandonné de Dieu pour ne pas +exécrer cette effroyable orgie. La France est déshonorée! et il nous +quitta en sanglotant.» + +«Un témoin qui nous permet de le nommer, un légitimiste, l'honorable M. +de Cherville, déclare: «... Le soir, j'ai voulu recommencer ces tristes +investigations. Je rencontrai, rue Le Peletier, MM. Bouillon et Gervais +(de Caen); nous fîmes quelques pas ensemble, et je glissai. Je me retins +à M. Bouillon. Je regardai à mes pieds. J'avais marché dans une large +flaque de sang. Alors M. Bouillon me raconta que le matin, étant à sa +fenêtre, il avait vu le pharmacien dont il me montrait la boutique, +occupé à en fermer la porte. Une femme tomba, le pharmacien se précipita +pour la relever; au même instant un soldat l'ajusta et le frappa à dix +pas d'une balle dans la tête. M. Bouillon, indigné et oubliant son +propre danger, cria aux passants qui étaient là: Vous témoignerez tous +de ce qui vient de se passer.» + +«Vers les onze heures du soir, quand les bivouacs furent allumés +partout, M. Bonaparte permit qu'on s'amusât. Il y eut sur le boulevard +comme une fête de nuit. Les soldats riaient et chantaient en jetant au +feu les débris des barricades, puis, comme à Strasbourg et à Boulogne, +vinrent les distributions d'argent. Écoutons ce que raconte un témoin: +«J'ai vu, à la porte Saint-Denis, un officier d'état-major remettre deux +cents francs au chef d'un détachement de vingt hommes en lui disant: Le +prince m'a chargé de vous remettre cet argent, pour être distribué à vos +braves soldats. Il ne bornera pas là les témoignages de sa +satisfaction.--Chaque soldat a reçu dix francs.» + +«Le soir d'Austerlitz, l'empereur disait:--Soldats, je suis content de +vous! + +«Un autre ajoute: «Les soldats, le cigare à la bouche, narguaient les +passants et faisaient sonner l'argent qu'ils avaient dans la poche.» Un +autre dit: «Les officiers cassaient les rouleaux de louis _comme des +bâtons de chocolat_.» + +«Les sentinelles ne permettaient qu'aux femmes de passer; si un homme se +présentait, on lui criait: au large! Des tables étaient dressées dans +les bivouacs; officiers et soldats y buvaient. La flamme des brasiers se +reflétait sur tous ces visages joyeux. Les bouchons et les capsules +blanches du vin de Champagne surnageaient sur les ruisseaux rouges de +sang. De bivouac à bivouac on s'appelait avec de grands cris et des +plaisanteries obscènes. On se saluait: vive les gendarmes! vive les +lanciers! et tous ajoutaient: vive Louis-Napoléon! On entendait le choc +des verres et le bruit des bouteilles brisées. Çà et là, dans l'ombre, +une bougie de cire jaune ou une lanterne à la main, des femmes rôdaient +parmi les cadavres, regardant l'une après l'autre ces faces pâles et +cherchant celle-ci son fils, celle-ci son père, celle-là son mari. + +IX + +«Délivrons-nous tout de suite de ces affreux détails. + +«Le lendemain 5, au cimetière Montmartre, on vit une chose épouvantable. + +«Un vaste espace, resté vague jusqu'à ce jour, fut «utilisé» pour +l'inhumation provisoire de quelques-uns des massacrés. Ils étaient +ensevelis la tête hors de terre, afin que leurs familles pussent les +reconnaître. La plupart, les pieds dehors, avec un peu de terre sur la +poitrine. La foule allait là, le flot des curieux vous poussait, on +errait au milieu des sépulcres, et par instants on sentait la terre +plier sous soi; on marchait sur le ventre d'un cadavre. On se +retournait, on voyait sortir de terre des bottes et des sabots ou des +brodequins de femme; de l'autre côté était la tête que votre pression +sur le corps faisait remuer. + +«Un témoin illustre, le grand statuaire David, aujourd'hui proscrit et +errant hors de France, dit: + +«J'ai vu au cimetière Montmartre une quarantaine de cadavres encore +vêtus de leurs habits; on les avait placés à côté l'un de l'autre; +quelques pelletées de terre les cachaient jusqu'à la tête, qu'on avait +laissée découverte, afin que les parents les reconnussent. Il y avait si +peu de terre qu'on voyait les pieds encore à découvert, et le public +marchait sur ces corps, ce qui était horrible. Il y avait là de nobles +têtes de jeunes hommes tout empreintes de courage; au milieu était une +pauvre femme, la domestique d'un boulanger, qui avait été tuée en +portant le pain aux pratiques de son maître, et à côté une belle jeune +fille, marchande de fleurs sur le boulevard. Ceux qui cherchaient des +personnes disparues étaient obligés de fouler aux pieds les corps afin +de pouvoir regarder de près les têtes. J'ai entendu un homme du peuple +dire avec une expression d'horreur: On marche comme sur un tremplin.» + +«La foule continua de se porter aux divers lieux où des victimes avaient +été déposées, notamment cité Bergère; si bien que ce même jour, 5, comme +la multitude croissait et devenait importune, et qu'il fallait éloigner +les curieux, on put lire sur un grand écriteau à l'entrée de la cité +Bergère ces mots en lettres majuscules: _Ici il n'y a plus de cadavres_. + +«Les trois cadavres nus de la rue Grange-Batelière ne furent enlevés que +le 5 au soir. + +«On le voit et nous y insistons, dans le premier moment et pour le +profit qu'il en voulait faire, le coup d'état ne chercha pas le moins du +monde à cacher son crime; la pudeur ne lui vint que plus tard; le +premier jour, bien au contraire, il l'étala. L'atrocité ne suffisait +pas, il fallait le cynisme. Massacrer n'était que le moyen, terrifier +était le but. + +X + +«Ce but fut-il atteint? + +«Oui. + +«Immédiatement, dès le soir du 4 décembre, le bouillonnement public +tomba. La stupeur glaça Paris. L'indignation qui élevait la voix devant +le coup d'état se tut subitement devant le carnage. Ceci ne ressemblait +plus à rien de l'histoire. On sentit qu'on avait affaire à quelqu'un +d'inconnu. + +«Crassus a écrasé les gladiateurs; Hérode a égorgé les enfants; Charles +IX a exterminé les huguenots, Pierre de Russie les strélitz, Méhémet-Ali +les mameluks, Mahmoud les janissaires; Danton a massacré les +prisonniers. Louis Bonaparte venait d'inventer un massacre nouveau, le +massacre des passants. + +«Ce massacre termina la lutte. Il y a des heures où ce qui devrait +exaspérer les peuples, les consterne. La population de Paris sentit +qu'elle avait le pied d'un bandit sur la gorge. Elle ne se débattit +plus. Ce même soir, Mathieu (de la Drôme) entra dans le lieu où siégeait +le comité de résistance et nous dit: «Nous ne sommes plus à Paris, nous +ne sommes plus sous la République; nous sommes à Naples et chez le roi +Bomba.» + +«À partir de ce moment, quels que fussent les efforts du comité, des +représentants et de leurs courageux auxiliaires, il n'y eut plus, sur +quelques points seulement, par exemple à cette barricade du +Petit-Carreau où tomba si héroïquement Denis Dussoubs, le frère du +représentant, qu'une résistance qui ressemblait moins à un combat qu'aux +dernières convulsions du désespoir. Tout était fini. + +«Le lendemain 5, les troupes victorieuses paradaient sur les boulevards. +On vit un général montrer son sabre nu au peuple et crier: _La +république, la voilà!_ + +«Ainsi un égorgement infâme, le massacre des passants, voilà ce que +contenait, comme nécessité suprême, la «mesure» du 2 décembre. Pour +l'entreprendre, il fallait être un traître; pour la faire réussir, il +fallait être un meurtrier. + +«C'est par ce procédé que le coup d'état conquit la France et vainquit +Paris. Oui, Paris! On a besoin de se le répéter à soi-même, c'est à +Paris que cela s'est passé! + +«Grand Dieu! les baskirs sont entrés dans Paris la lance haute en +chantant leur chant sauvage, Moscou avait été brûlé; les prussiens sont +entrés dans Paris, on avait pris Berlin; les autrichiens sont entrés +dans Paris, on avait bombardé Vienne; les anglais sont entrés dans +Paris, le camp de Boulogne avait menacé Londres; ils sont arrivés à nos +barrières, ces hommes de tous les peuples, tambours battants, clairons +en tête, drapeaux déployés, sabres nus, canons roulants, mèches +allumées, ivres, ennemis, vainqueurs, vengeurs, criant avec rage devant +les dômes de Paris les noms de leurs capitales, Londres, Berlin, Vienne, +Moscou! Eh bien! dès qu'ils ont mis le pied sur le seuil de cette ville, +dès que le sabot de leurs chevaux a sonné sur le pavé de nos rues, +autrichiens, anglais, prussiens, russes, tous, en pénétrant dans Paris, +ont entrevu dans ces murs, dans ces édifices, dans ce peuple, quelque +chose de prédestiné, de vénérable et d'auguste; tous ont senti la sainte +horreur de la ville sacrée; tous ont compris qu'ils avaient là, devant +eux, non la ville d'un peuple, mais la ville du genre humain; tous ont +baissé l'épée levée! Oui, massacrer les parisiens, traiter Paris en +place prise d'assaut, mettre à sac un quartier de Paris, violer la +seconde Ville Éternelle, assassiner la civilisation dans son sanctuaire, +mitrailler les vieillards, les enfants et les femmes dans cette grande +enceinte, foyer du monde, ce que Wellington avait défendu à ses +montagnards demi-nus, ce que Schwartzenberg avait interdit à ses +croates, ce que Blücher n'avait pas permis à sa landwehr, ce que Platow +n'avait pas osé faire faire par ses cosaques, toi, tu l'as fait faire +par des soldats français, misérable!» + + + + +LIVRE QUATRIÈME + +LES AUTRES CRIMES + + + + +I + +QUESTIONS SINISTRES + + +Quel est le total des morts? + +Louis Bonaparte, sentant venir l'histoire et s'imaginant que les Charles +IX peuvent atténuer les Saint-Barthélémy, a publié, comme pièce +_justificative_, un état dit «officiel des personnes décédées». On +remarque dans _cette liste alphabétique_[36] des mentions comme +celle-ci:--Adde, libraire, boulevard Poissonnière, 17, tué chez +lui.--Boursier, enfant de sept ans et demi, tué rue Tiquetonne.--Belval, +ébéniste, rue de la Lune, 10, tué chez lui.--Coquard, propriétaire à +Vire (Calvados), tué boulevard Montmartre.--Debaecque, négociant, rue du +Sentier, 45, tué chez lui.--De Couvercelle, fleuriste, rue Saint-Denis, +257, tué chez lui.--Labilte, bijoutier, boulevard Saint-Martin, 63, tué +chez lui.--Monpelas, parfumeur, rue Saint-Martin, 181, tué chez +lui.--Demoiselle Grellier, femme de ménage, faubourg Saint-Martin, 209, +tuée boulevard Montmartre.--Femme Guillard, dame de comptoir, faubourg +Saint-Denis, 77, tuée boulevard Saint-Denis.--Femme Garnier, dame de +confiance, boulevard Bonne-Nouvelle, 6, tuée boulevard +Saint-Denis.--Femme Ledaust, femme de ménage, passage du Caire, 76, à la +Morgue.--Françoise Noël, giletière, rue des Fossés-Montmartre, 20, morte +à la Charité.--Le comte Poninski, rentier, rue de la Paix, 32, tué +boulevard Montmartre.--Femme Raboisson, couturière, morte à la maison +nationale de santé.--Femme Vidal, rue du Temple, 97, morte à +l'Hôtel-Dieu.--Femme Seguin, brodeuse, rue Saint-Martin, 240, morte à +l'hospice Beaujon.--Demoiselle Seniac, demoiselle de boutique, rue du +Temple, 196, morte à l'hospice Beaujon.--Thirion de Montauban, +propriétaire, rue de Lancry, tué sur sa porte, etc., etc. + +Abrégeons. Louis Bonaparte, dans ce document, avoue cent +_quatrevingt-onze_ assassinats. + +Cette pièce enregistrée pour ce qu'elle vaut, quel est le vrai total? +Quel est le chiffre réel des victimes? De combien de cadavres le coup +d'état de décembre est-il jonché? Qui peut le dire? Qui le sait? Qui le +saura jamais? Comme on l'a vu plus haut, un témoin dépose: «Je comptai +là trente-trois cadavres»; un autre, sur un autre point du boulevard, +dit: «Nous comptâmes dix-huit cadavres dans une longueur de vingt ou +vingt-cinq pas»; un autre, placé ailleurs, dit: «Il y avait là, dans +soixante pas, plus de soixante cadavres.» L'écrivain si longtemps menacé +de mort nous a dit à nous-même: «J'ai vu de mes yeux plus de huit cents +morts dans toute la longueur du boulevard.» Maintenant cherchez, +calculez ce qu'il faut de crânes brisés et de poitrines défoncées par la +mitraille pour couvrir de sang «à la lettre» un demi-quart de lieue de +boulevards. Faites comme les femmes, comme les soeurs, comme les filles, +comme les mères désespérées, prenez un flambeau, allez-vous-en dans +cette nuit, tâtez à terre, tâtez le pavé, tâtez le mur, ramassez les +cadavres, questionnez les spectres, et comptez si vous pouvez. + +Le nombre des victimes! On en est réduit aux conjectures. C'est là une +question que l'histoire réserve. Cette question, nous prenons, quant à +nous, l'engagement de l'examiner et de l'approfondir plus tard. + +Le premier jour, Louis Bonaparte étala sa tuerie. Nous avons dit +pourquoi. Cela lui était utile. Après quoi, ayant tiré de la chose tout +le parti qu'il en voulait, il la cacha. On donna l'ordre aux gazettes +élyséennes de se taire, à Magnan d'omettre, aux historiographes +d'ignorer. On enterra les morts après minuit, sans flambeaux, sans +convois, sans chants, sans prêtres, furtivement. Défense aux familles de +pleurer trop haut. + +Et il n'y a pas eu seulement le massacre du boulevard, il y a eu le +reste, il y a eu les fusillades sommaires, les exécutions inédites. + +Un des témoins que nous avons interrogés demanda à un chef de bataillon +de la gendarmerie mobile, laquelle s'est distinguée dans ces +égorgements: Eh bien, voyons! le chiffre? Est-ce quatre cents?--L'homme +a haussé les épaules.--Est-ce six cents?--L'homme a hoché la +tête.--Est-ce huit cents?--Mettez douze cents, a dit l'officier, et vous +n'y serez pas encore. + +À l'heure qu'il est, personne ne sait au juste ce que c'est que le 2 +décembre, ce qu'il a fait, ce qu'il a osé, qui il a tué, qui il a +enseveli, qui il a enterré. Dès le matin du crime, les imprimeries ont +été mises sous le scellé, la parole a été supprimée par Louis Bonaparte, +homme de silence et de nuit. Le 2, le 3, le 4, le 5 et depuis, la vérité +a été prise à la gorge et étranglée au moment où elle allait parler. +Elle n'a pu même jeter un cri. Il a épaissi l'obscurité sur son +guet-apens, et il a en partie réussi. Quels que soient les efforts de +l'histoire, le 2 décembre plongera peut-être longtemps encore dans une +sorte d'affreux crépuscule. Ce crime est composé d'audace et d'ombre; +d'un côté il s'étale cyniquement au grand jour, de l'autre il se dérobe +et s'en va dans la brume. Effronterie oblique et hideuse qui cache on ne +sait quelles monstruosités sous son manteau. + +Ce qu'on entrevoit suffit. D'un certain côté du 2 décembre tout est +ténèbres, mais on voit des tombes dans ces ténèbres. + +Sous ce grand attentat on distingue confusément une foule d'attentats. +La providence le veut ainsi; elle attache aux trahisons des nécessités. +Ah! tu te parjures! ah! tu violes ton serment! ah! tu enfreins le droit +et la justice! Eh bien! prends une corde, car tu seras forcé +d'étrangler; prends un poignard, car tu seras forcé de poignarder; +prends une massue, car tu seras forcé d'écraser; prends de l'ombre et de +la nuit, car tu seras forcé de te cacher. Un crime appelle l'autre; +l'horreur est pleine de logique. On ne s'arrête pas, et on ne fait pas +un noeud au milieu. Allez! ceci d'abord; bien. Puis cela, puis cela +encore; allez toujours! La loi est comme le voile du temple; quand elle +se déchire, c'est du haut en bas. + +Oui, répétons-le, dans ce qu'on a appelé «l'acte du 2 décembre» on +trouve du crime à toute profondeur. Le parjure à la surface, +l'assassinat au fond. Meurtres partiels, tueries en masse, mitraillades +en plein jour, fusillades nocturnes, une vapeur de sang sort de toutes +parts du coup d'état. + +Cherchez dans la fosse commune des cimetières, cherchez sous les pavés +des rues, sous les talus du Champ de Mars, sous les arbres des jardins +publics, cherchez dans le lit de la Seine. + +Peu de révélations. C'est tout simple. Bonaparte a eu cet art monstrueux +de lier à lui une foule de malheureux hommes dans la nation officielle +par je ne sais quelle effroyable complicité universelle. Les papiers +timbrés des magistrats, les écritoires des greffiers, les gibernes des +soldats, les prières des prêtres sont ses complices. Il a jeté son crime +autour de lui comme un réseau, et les préfets, les maires, les juges, +les officiers et les soldats y sont pris. La complicité descend du +général au caporal, et remonte du caporal au président. Le sergent de +ville se sent compromis comme le ministre. Le gendarme dont le pistolet +s'est appuyé sur l'oreille d'un malheureux et dont l'uniforme est +éclaboussé de cervelle humaine, se sent coupable comme le colonel. En +haut, des hommes atroces ont donné des ordres qui ont été exécutés en +bas par des hommes féroces. La férocité garde le secret à l'atrocité. De +là ce silence hideux. + +Entre cette férocité et cette atrocité, il y a même eu émulation et +lutte; ce qui échappait à l'une était ressaisi par l'autre. L'avenir ne +voudra pas croire à ces prodiges d'acharnement. Un ouvrier passait sur +le Pont-au-Change, des gendarmes mobiles l'arrêtent; on lui flaire les +mains.--Il sent la poudre, dit un gendarme. On fusilla l'ouvrier; quatre +balles lui traversèrent le corps.--Jetez-le à l'eau! crie un sergent. +Les gendarmes le prennent par la tête et par les pieds et le jettent +par-dessus le pont.--L'homme fusillé et noyé s'en va à vau-l'eau. +Cependant il n'était pas mort; la fraîcheur glaciale de la rivière le +ranime; il était hors d'état de faire un mouvement, son sang coulait +dans l'eau par quatre trous, mais sa blouse le soutint, il vint échouer +sous l'arche d'un pont. Là des gens du port le trouvent, on le ramasse, +on le porte à l'hôpital, il guérit; guéri, il sort. Le lendemain on +l'arrête et on le traduit devant un conseil de guerre. La mort l'ayant +refusé, Louis Bonaparte l'a repris. L'homme est aujourd'hui à Lambessa. + +Ce que le Champ de Mars a vu particulièrement, les effroyables scènes +nocturnes qui l'ont épouvanté et déshonoré, l'histoire ne peut les dire +encore. Grâce à Louis Bonaparte, ce champ auguste de la Fédération peut +s'appeler désormais Haceldama. Un des malheureux soldats que l'homme du +2 décembre a transformés en bourreaux raconte avec horreur et à voix +basse que dans une seule nuit le nombre des fusillés n'a pas été de +moins de huit cents. + +Louis Bonaparte a creusé en hâte une fosse et y a jeté son crime. +Quelques pelletées de terre, le goupillon d'un prêtre, et tout a été +dit. Maintenant, le carnaval impérial danse dessus. + +Est-ce là tout? est-ce que cela est fini? est-ce que Dieu permet et +accepte de tels ensevelissements? Ne le croyez pas. Quelque jour, sous +les pieds de Bonaparte, entre les pavés de marbre de l'Élysée ou des +Tuileries, cette fosse se rouvrira brusquement, et l'on en verra sortir +l'un après l'autre chaque cadavre avec sa plaie, le jeune homme frappé +au coeur, le vieillard branlant sa vieille tête trouée d'une balle, la +mère sabrée avec son enfant tué dans ses bras, tous debout, livides, +terribles, et fixant sur leur assassin des yeux sanglants. + +En attendant ce jour, et dès à présent, l'histoire commence votre +procès, Louis Bonaparte. L'histoire rejette votre liste officielle des +morts et vos _pièces justificatives_. + +L'histoire dit qu'elles mentent et que vous mentez. + +Vous avez mis à la France un bandeau sur les yeux et un bâillon dans la +bouche. Pourquoi? + +Est-ce pour faire des actions loyales? Non, des crimes. Qui a peur de la +clarté fait le mal. + +Vous avez fusillé la nuit, au Champ de Mars, à la Préfecture, au Palais +de justice, sur les places, sur les quais, partout. + +Vous dites que non. + +Je dis que si. + +Avec vous on a le droit de supposer, le droit de soupçonner, le droit +d'accuser. + +Et quand vous niez, on a le droit de croire; votre négation est acquise +à l'affirmation. + +Votre 2 décembre est montré au doigt par la conscience publique. +Personne n'y songe sans un secret frisson. Qu'avez-vous fait dans cette +ombre-là? + +Vos jours sont hideux, vos nuits sont suspectes. + +Ah! homme de ténèbres que vous êtes! + + * * * * * + +Revenons à la boucherie du boulevard, au mot: «qu'on exécute mes +ordres!» et à la journée du 4. + +Louis Bonaparte, le soir de ce jour-là, dut se comparer à Charles X qui +n'avait pas voulu brûler Paris, et à Louis-Philippe qui n'avait pas +voulu verser le sang du peuple, et il dut se rendre à lui-même cette +justice qu'il était un grand politique. Quelques jours après, M. le +général Th..., anciennement attaché à l'un des fils du roi +Louis-Philippe, vint à l'Élysée. Du plus loin que Louis Bonaparte le +vit, faisant dans sa pensée la comparaison que nous venons d'indiquer, +il cria d'un air de triomphe au général: Eh bien? + +M. Louis Bonaparte est bien véritablement l'homme qui disait à l'un de +ses ministres d'autrefois, de qui nous le tenons: _Si j'avais été +Charles X et si, dans les journées de Juillet, j'avais pris Laffitte, +Benjamin Constant et Lafayette, je les aurais fait fusiller comme des +chiens_. + +Le 4 décembre, Louis Bonaparte eût été arraché le soir même de l'Élysée, +et la loi triomphait, s'il eût été un de ces hommes qui hésitent devant +un massacre. Par bonheur pour lui, il n'avait pas de ces délicatesses. +Quelques cadavres de plus ou de moins, qu'est-ce que cela fait? Allons, +tuez! tuez au hasard! sabrez! fusillez, canonnez, écrasez, broyez! +terrifiez-moi cette odieuse ville de Paris! Le coup d'état penchait, ce +grand meurtre le releva. Louis Bonaparte avait failli se perdre par sa +félonie, il se sauva par sa férocité. S'il n'avait été que Faliero, +c'était fait de lui; heureusement il était César Borgia. Il se jeta à la +nage avec son crime dans un fleuve de sang; un moins coupable s'y fût +noyé, il le traversa. C'est là ce qu'on appelle son succès. Aujourd'hui +il est sur l'autre rive, essayant de se sécher et de s'essuyer, tout +ruisselant de ce sang qu'il prend pour de la pourpre, et demandant +l'empire. + + + + +II + +SUITE DES CRIMES + + +Et voilà ce malfaiteur! + +Et l'on ne t'applaudirait pas, ô vérité, quand aux yeux de l'Europe, aux +yeux du monde, en présence du peuple, à la face de Dieu, en attestant +l'honneur, le serment, la foi, la religion, la sainteté de la vie +humaine, le droit, la générosité de toutes les âmes, les femmes, les +soeurs, les mères, la civilisation, la liberté, la république, la France, +devant ses valets, son sénat et son conseil d'état, devant ses généraux, +ses prêtres et ses agents de police, toi qui représentes le peuple, car +le peuple, c'est la réalité; toi qui représentes l'intelligence, car +l'intelligence, c'est la lumière; toi qui représentes l'humanité, car +l'humanité, c'est la raison; au nom du peuple enchaîné, au nom de +l'intelligence proscrite, au nom de l'humanité violée, devant ce tas +d'esclaves qui ne peut ou qui n'ose dire un mot, tu soufflettes ce +brigand de l'ordre! + +Ah! qu'un autre cherche des mots modérés. Oui, je suis net et dur, je +suis sans pitié pour cet impitoyable et je m'en fais gloire. + +Poursuivons. + +À ce que nous venons de raconter ajoutez tous les autres crimes sur +lesquels nous aurons plus d'une occasion de revenir, et dont, si Dieu +nous prête la vie, nous raconterons l'histoire en détail. Ajoutez les +incarcérations en masse avec des circonstances féroces, les prisons +regorgeant[37], le séquestre[38] des biens des proscrits dans dix +départements, notamment dans la Nièvre, dans l'Allier et dans les +Basses-Alpes; ajoutez la confiscation des biens d'Orléans avec le +morceau donné au clergé, Schinderhannes faisait toujours la part du +curé. Ajoutez les commissions mixtes et la commission dite de +clémence[39]; les conseils de guerre combinés avec les juges +d'instruction et multipliant les abominations, les exils par fournées, +l'expulsion d'une partie de la France hors de France; rien que pour un +seul département, l'Hérault, trois mille deux cents bannis ou déportés; +ajoutez cette épouvantable proscription, comparable aux plus tragiques +désolations de l'histoire, qui, pour tendance, pour opinion, pour +dissidence honnête avec ce gouvernement, pour une parole d'homme libre +dite même avant le 2 décembre, prend, saisit, appréhende, arrache le +laboureur à son champ, l'ouvrier à son métier, le propriétaire à sa +maison, le médecin à ses malades, le notaire à son étude, le conseiller +général à ses administrés, le juge à son tribunal, le mari à sa femme, +le frère à son frère, le père à ses enfants, l'enfant à ses parents, et +marque d'une croix sinistre toutes les têtes depuis les plus hautes +jusqu'aux plus obscures. Personne n'échappe. Un homme en haillons, la +barbe longue, entre un matin dans ma chambre à Bruxelles. J'arrive, +dit-il; j'ai fait la route à pied; voilà deux jours que je n'ai mangé. +On lui donne du pain. Il mange. Je lui dis:--D'où venez-vous?--De +Limoges.--Pourquoi êtes-vous ici?--Je ne sais pas; on m'a chassé de chez +nous.--Qu'est-ce que vous êtes?--Je suis sabotier. + +Ajoutez l'Afrique, ajoutez la Guyane, ajoutez les atrocités de Bertrand, +les atrocités de Canrobert, les atrocités d'Espinasse, les atrocités de +Martimprey; les cargaisons de femmes expédiées par le général Guyon; le +représentant Miot traîné de casemate en casemate; les baraques où l'on +est cent cinquante, sous le soleil des tropiques, avec la promiscuité, +avec l'ordure, avec la vermine, et où tous ces innocents, tous ces +patriotes, tous ces honnêtes gens expirent, loin des leurs, dans la +fièvre, dans la misère, dans l'horreur, dans le désespoir, se tordant +les mains. Ajoutez tous ces malheureux livrés aux gendarmes, liés deux à +deux, emmagasinés dans les faux ponts du _Magellan_, du _Canada_ ou du +_Duguesclin_; jetés à Lambessa, jetés à Cayenne avec les forçats, sans +savoir ce qu'on leur veut, sans pouvoir deviner ce qu'ils ont fait. +Celui-ci, Alphonse Lambert, de l'Indre, arraché de son lit mourant; cet +autre, Patureau Francoeur, vigneron, déporté parce que, dans son village, +on avait voulu en faire un président de la république; cet autre, +Valette, charpentier à Châteauroux, déporté pour avoir, six mois avant +le 2 décembre, un jour d'exécution capitale, refusé de dresser la +guillotine. + +Ajoutez la chasse aux hommes dans les villages, la battue de Viroy dans +les montagnes de Lure, la battue de Pellion dans les bois de Clamecy +avec quinze cents hommes; l'ordre rétabli à Crest, deux mille insurgés, +trois cents tués; les colonnes mobiles partout; quiconque se lève pour +la loi, sabré et arquebusé; celui-ci, Charles Sauvan, à Marseille, crie: +vive la république! un grenadier du 54e fait feu sur lui, la balle entre +par les reins et sort par le ventre; cet autre, Vincent, de Bourges, est +adjoint de sa commune; il proteste, comme magistrat, contre le coup +d'état; on le traque dans son village, il s'enfuit, on le poursuit, un +cavalier lui abat deux doigts d'un coup de sabre, un autre lui fend la +tête, il tombe; on le transporte au fort d'Ivry avant de le panser; +c'est un vieillard de soixante-seize ans. + +Ajoutez des faits comme ceux-ci: dans le Cher, le représentant Viguier +est arrêté. Arrêté, pourquoi? Parce qu'il est représentant, parce qu'il +est inviolable, parce que le suffrage du peuple l'a fait sacré. On jette +Viguier dans les prisons. Un jour, on lui permet de sortir _une heure_ +pour régler des affaires qui réclamaient impérieusement sa présence. +Avant de sortir, deux gendarmes, le nommé Pierre Guéret et le nommé +Dubernelle, brigadier, s'emparent de Viguier; le brigadier lui joint les +deux mains l'une contre l'autre, de façon que les paumes se touchent, et +lui lie étroitement les poignets avec une chaîne; le bout de la chaîne +pendait, le brigadier fait passer de force et à tours redoublés le bout +de chaîne entre les deux mains de Viguier, au risque de lui briser les +poignets par la pression. Les mains du prisonnier bleuissent et se +gonflent.--C'est la question que vous me donnez là, dit tranquillement +Viguier.--Cachez vos mains, répond le gendarme en ricanant, si vous avez +honte.--Misérable, reprend Viguier, celui de nous deux que cette chaîne +déshonore, c'est toi. Viguier traverse ainsi les rues de Bourges, qu'il +habite depuis trente ans, entre deux gendarmes, levant les mains, +montrant ses chaînes. Le représentant Viguier a soixante-dix ans. + +Ajoutez les fusillades sommaires dans vingt départements: «Tout ce qui +résiste», écrit le sieur Saint-Arnaud, ministre de la guerre, «doit être +fusillé au nom de la société en légitime défense[40]». «Six jours ont +suffi pour _écraser_ l'insurrection», mande le général Levaillant, +commandant l'état de siége du Var. «J'ai fait de bonnes prises», mande +de Saint-Étienne le commandant Viroy; «j'ai fusillé sans désemparer huit +individus; je traque les chefs dans les bois». À Bordeaux, le général +Bourjoly enjoint aux chefs de colonnes mobiles de «faire fusiller +sur-le-champ tous les individus pris les armes à la main». À +Forcalquier, c'est mieux encore; la proclamation d'état de siége porte: +«La ville de Forcalquier est en état de siége. Les citoyens _n'ayant pas +pris part_ aux événements de la journée et _détenteurs_ d'armes sont +sommés de les rendre sous peine d'être fusillés.» La colonne mobile de +Pézenas arrive à Servian; un homme cherche à s'échapper d'une maison +cernée, on le tue d'un coup de fusil. À Entrains, on fait quatrevingts +prisonniers; un se sauve à la nage, on fait feu sur lui, une balle +l'atteint, il disparaît sous l'eau; on fusille les autres. À ces choses +exécrables ajoutez ces choses infâmes: à Brioude, dans la Haute-Loire, +un homme et une femme jetés en prison pour avoir labouré le champ d'un +proscrit; à Loriol, dans la Drôme, Astier, garde champêtre, condamné à +vingt ans de travaux forcés pour avoir donné asile à des fugitifs; +ajoutez, et la plume tremble à écrire ceci, la peine de mort rétablie, +la guillotine politique relevée, des sentences horribles; les citoyens +condamnés à la mort sur l'échafaud par les juges janissaires des +conseils de guerre; à Clamecy, Milletot, Jouannin, Guillemot, Sabatier +et Four; à Lyon, Courty, Romegal, Bressieux, Fauritz, Julien, Roustain +et Garan, adjoint du maire de Cliouscat; à Montpellier, dix-sept pour +l'affaire de Bédarrieux, Mercadier, Delpech, Denis, André, Barthez, +Triadou, Pierre Carrière, Galzy, Calas dit le Vacher, Gardy, Jacques +Pagès, Michel Hercule, Mar, Vène, Frié, Malaterre, Beaumont, Pradal, les +six derniers par bonheur contumaces, et à Montpellier, encore quatre +autres, Choumac, Vidal, Cadelard et Pagès. Quel est le crime de ces +hommes? Leur crime c'est le vôtre, si vous êtes un bon citoyen, c'est le +mien à moi qui écris ces lignes, c'est l'obéissance à l'article 110 de +la constitution, c'est la résistance armée à l'attentat de Louis +Bonaparte; et le conseil «ordonne que l'exécution aura lieu _dans la +forme ordinaire_, sur une des places publiques de Béziers» pour les +quatre derniers, et pour les dix-sept autres «sur une des places +publiques de Bédarrieux»; _le Moniteur_ l'annonce; il est vrai que _le +Moniteur_ annonce en même temps que le service du dernier bal des +Tuileries était fait par trois cents maîtres d'hôtel dans la tenue +rigoureuse prescrite par le cérémonial de l'ancienne maison impériale. + +À moins qu'un universel cri d'horreur n'arrête à temps cet homme, toutes +ces têtes tomberont. + +À l'heure où nous écrivons ceci, voici ce qui vient de se passer à +Belley: + +Un homme de Bugez près Belley, un ouvrier nommé Charlet, avait ardemment +soutenu, au 10 décembre 1848, la candidature de Louis Bonaparte. Il +avait distribué des bulletins, appuyé, propagé, colporté; l'élection fut +pour lui un triomphe; il espérait en Louis-Napoléon, il prenait au +sérieux les écrits socialistes de l'homme de Ham et ses programmes +«humanitaires» et républicains; au 10 décembre il y a eu beaucoup de ces +dupes honnêtes; ce sont aujourd'hui les plus indignés. Quand Louis +Bonaparte fut au pouvoir, quand on vit l'homme à l'oeuvre, les illusions +s'évanouirent. Charlet, homme d'intelligence, fut un de ceux dont la +probité républicaine se révolta, et peu à peu, à mesure que Louis +Bonaparte s'enfonçait plus avant dans la réaction, Charlet se détachait +de lui; il passa ainsi de l'adhésion la plus confiante à l'opposition la +plus loyale et la plus vive. C'est l'histoire de beaucoup d'autres +nobles coeurs. + +Au 2 décembre, Charlet n'hésita pas. En présence de tous les attentats +réunis dans l'acte infâme de Louis Bonaparte, Charlet sentit la loi +remuer en lui; il se dit qu'il devait être d'autant plus sévère qu'il +était un de ceux dont la confiance avait été le plus trahie. Il comprit +clairement qu'il n'y avait plus qu'un devoir pour le citoyen, un devoir +étroit et qui se confondait avec le droit, défendre la république, +défendre la constitution, et résister par tous les moyens à l'homme que +la gauche, et son crime plus encore que la gauche, venait de mettre hors +la loi. Les réfugiés de Suisse passèrent la frontière en armes, +traversèrent le Rhône près d'Anglefort et entrèrent dans le département +de l'Ain. Charlet se joignit à eux. + +À Seyssel, la petite troupe rencontra les douaniers. Les douaniers, +complices volontaires ou égarés du coup d'état, voulurent s'opposer à +leur passage. Un engagement eut lieu, un douanier fut tué, Charlet fut +pris. + +Le coup d'état traduisit Charlet devant un conseil de guerre. On +l'accusait de la mort du douanier qui, après tout, n'était qu'un fait de +combat. Dans tous les cas, Charlet était étranger à cette mort; le +douanier était tombé percé d'une balle, et Charlet n'avait d'autre arme +qu'une lime aiguisée. Charlet ne reconnut pas pour un tribunal le groupe +d'hommes qui prétendait le juger. Il leur dit: Vous n'êtes pas des +juges; où est la loi? la loi est de mon côté.--Il refusa de répondre. + +Interrogé sur le fait du douanier tué, il eût pu tout éclaircir d'un +mot; mais descendre à une explication, c'eût été accepter dans une +certaine mesure ce tribunal. Il ne voulut pas; il garda le silence. + +Ces hommes le condamnèrent à mort «selon la forme ordinaire des +exécutions criminelles». + +La condamnation prononcée, on sembla l'oublier; les jours, les semaines, +les mois s'écoulaient. De toute part, dans la prison, on disait à +Charlet: Vous êtes sauvé. + +Le 29 juin, au point du jour, la ville de Belley vit une chose lugubre. +L'échafaud était sorti de terre pendant la nuit et se dressait au milieu +de la place publique. + +Les habitants s'abordaient tout pâles et s'interrogeaient: Avez-vous vu +ce qui est dans la place?--Oui.--Pour qui? + +C'était pour Charlet. + +La sentence de mort avait été déférée à M. Bonaparte; elle avait +longtemps dormi à l'Élysée; on avait d'autres affaires; mais un beau +matin, après sept mois, personne ne songeant plus ni à l'engagement de +Seyssel, ni au douanier tué, ni à Charlet, M. Bonaparte, ayant besoin +probablement de mettre quelque chose entre la fête du 10 mai et la fête +du 15 août, avait signé l'ordre d'exécution. + +Le 29 juin donc, il y a quelques jours à peine, Charlet fut extrait de +sa prison. On lui dit qu'il allait mourir. Il resta calme. Un homme qui +est avec la justice ne craint pas la mort, car il sent qu'il y a deux +choses en lui, l'une, son corps, qu'on peut tuer, l'autre, la justice, à +laquelle on ne lie pas les bras et dont la tête ne tombe pas sous le +couteau. + +On voulut faire monter Charlet en charrette.--Non, dit-il aux gendarmes, +j'irai à pied, je puis marcher, je n'ai pas peur. + +La foule était grande sur son passage. Tout le monde le connaissait dans +la ville et l'aimait; ses amis cherchaient son regard. Charlet, les bras +attachés derrière le dos, saluait de la tête à droite et à +gauche.--Adieu, Jacques! adieu, Pierre! disait-il, et il +souriait.--Adieu, Charlet, répondaient-ils, et tous pleuraient. La +gendarmerie et la troupe de ligne entouraient l'échafaud. Il y monta +d'un pas lent et ferme. Quand on le vit debout sur l'échafaud, la foule +eut un long frémissement; les femmes jetaient des cris, les hommes +crispaient le poing. + +Pendant qu'on le bouclait sur la bascule, il regarda le couperet et +dit:--Quand je pense que j'ai été bonapartiste! Puis, levant les yeux au +ciel, il cria: Vive la république! + +Un moment après sa tête tombait. + +Ce fut un deuil dans Belley et dans tous les villages de l'Ain.--Comment +est-il mort? demandait-on.--Bravement.--Dieu soit loué! + +C'est de cette façon qu'un homme vient d'être tué. + +La pensée succombe et s'abîme dans l'horreur en présence d'un fait si +monstrueux. + +Ce crime ajouté aux autres crimes les achève et les scelle d'une sorte +de sceau sinistre. + +C'est plus que le complément, c'est le couronnement. + +On sent que M. Bonaparte doit être content. Faire fusiller la nuit, dans +l'obscurité, dans la solitude, au Champ de Mars, sous les arches des +ponts, derrière un mur désert, n'importe qui, au hasard, pêle-mêle, des +inconnus, des ombres, dont on ne sait pas même le chiffre, faire tuer +des anonymes par des anonymes, et que tout cela s'en aille dans les +ténèbres, dans le néant, dans l'oubli, en somme, c'est peu satisfaisant +pour l'amour-propre; on a l'air de se cacher et vraiment on se cache en +effet; c'est médiocre. Les gens à scrupules ont le droit de vous dire: +Vous voyez bien que vous avez peur; vous n'oseriez faire ces choses-là +en public; vous reculez devant vos propres actes. Et, dans une certaine +mesure, ils semblent avoir raison. Arquebuser les gens la nuit, c'est +une violation de toutes les lois divines et humaines, mais ce n'est pas +assez insolent. On ne se sent pas triomphant après. Quelque chose de +mieux est possible. + +Le grand jour, la place publique, l'échafaud légal, l'appareil régulier +de la vindicte sociale, livrer les innocents à cela, les faire périr de +cette manière, ah! c'est différent; parlez-moi de ceci! Commettre un +meurtre en plein midi au beau milieu de la ville, au moyen d'une machine +appelée tribunal ou conseil de guerre, au moyen d'une autre machine, +lentement bâtie par un charpentier, ajustée, emboîtée, vissée et +graissée à loisir; dire: ce sera pour telle heure; apporter deux +corbeilles et dire: ceci sera pour le corps et ceci pour la tête; +l'heure venue, amener la victime liée de cordes, assistée d'un prêtre, +procéder au meurtre avec calme, charger un greffier d'en dresser +procès-verbal, entourer le meurtre de gendarmes le sabre nu, de telle +sorte que le peuple qui est là frissonne et ne sache plus ce qu'il voit, +et doute si ces hommes en uniforme sont une brigade de gendarmerie ou +une bande de brigands, et se demande, en regardant l'homme qui lâche le +couperet, si c'est le bourreau et si ce n'est pas plutôt un assassin! +voilà qui est hardi et ferme, voilà une parodie du fait légal bien +effrontée et bien tentante et qui vaut la peine d'être exécutée; voilà +un large et splendide soufflet sur la joue de la justice. À la bonne +heure! + +Faire cela sept mois après la lutte, froidement, inutilement, comme un +oubli qu'on répare, comme un devoir qu'on accomplit, c'est effrayant, +c'est complet; on a un air d'être dans son droit qui déconcerte les +consciences et qui fait frémir les honnêtes gens. + +Rapprochement terrible et qui contient toute la situation: Voici deux +hommes, un ouvrier et un prince. Le prince commet un crime, il entre aux +Tuileries; l'ouvrier fait son devoir, il monte sur l'échafaud. Et qui +est-ce qui dresse l'échafaud de l'ouvrier? C'est le prince. + +Oui, cet homme qui, s'il eût été vaincu en décembre, n'eût échappé à la +peine de mort que par l'omnipotence du progrès et par une extension, à +coup sûr trop généreuse, du principe de l'inviolabilité de la vie +humaine, cet homme, ce Louis Bonaparte, ce prince qui transporte les +façons de faire des Poulmann et des Soufflard dans la politique, c'est +lui qui rebâtit l'échafaud! et il ne tremble pas! et il ne pâlit pas! et +il ne sent pas que c'est là une échelle fatale, qu'on est maître de ne +point la relever, mais qu'une fois relevée on n'est plus maître de la +renverser, et que celui qui la dresse pour autrui la retrouve plus tard +pour lui-même. Elle le reconnaît et lui dit: tu m'as mise là; je t'ai +attendu. + +Non, cet homme ne raisonne pas; il a des besoins, il a des caprices, il +faut qu'il les satisfasse. Ce sont des envies de dictateur. La +toute-puissance serait fade si on ne l'assaisonnait de cette façon. +Allons, coupez la tête à Charlet et aux autres. M. Bonaparte est +prince-président de la république française; M. Bonaparte a seize +millions par an, quarante-quatre mille francs par jour, vingt-quatre +cuisiniers pour son service personnel et autant d'aides de camp; il a +droit de chasse aux étangs de Saclay et de Saint-Quentin, aux forêts de +Laigne, d'Ourscamp et de Carlemont, aux bois de Champagne et de Barbeau; +il a les Tuileries, le Louvre, l'Élysée, Rambouillet, Saint-Cloud, +Versailles, Compiègne; il a sa loge impériale à tous les spectacles, +fête et gala et musique tous les jours, le sourire de M. Sibour et le +bras de Mme la marquise de Douglas pour entrer au bal, tout cela ne lui +suffit pas, il lui faut encore cette guillotine. Il lui faut +quelques-uns de ces paniers rouges parmi les paniers de vin de +Champagne. + +Oh! cachons nos visages de nos deux mains! Cet homme, ce hideux boucher +du droit et de la justice, avait encore le tablier sur le ventre et les +mains dans les entrailles fumantes de la constitution et les pieds dans +le sang de toutes les lois égorgées, quand vous, juges, quand vous, +magistrats, hommes des lois, hommes du droit!...--Mais je m'arrête; je +vous retrouverai plus tard, avec vos robes noires et avec vos robes +rouges, avec vos robes couleur d'encre et vos robes couleur de sang, et +je les retrouverai aussi, je les ai déjà châtiés et je les châtierai +encore, ces autres, vos chefs, ces juristes souteneurs du guet-apens, +ces prostitués, ce Baroche, ce Suin, ce Royer, ce Mongis, ce Rouher, ce +Troplong, déserteurs des lois, tous ces noms qui n'expriment plus autre +chose que la quantité de mépris possible à l'homme! + +Et s'il n'a pas scié ses victimes entre deux planches comme Christiern +II, s'il n'a pas enfoui les gens en vie comme Ludovic le Maure, s'il n'a +pas bâti les murs de son palais avec des hommes vivants et des pierres +comme Timour-Beig, qui naquit, dit la légende, les mains fermées et +pleines de sang; s'il n'a pas ouvert le ventre aux femmes grosses comme +César, duc de Valentinois; s'il n'a pas estrapadé les femmes par les +seins, _testibusque viros_, comme Ferdinand de Tolède; s'il n'a pas roué +vif, brûlé vif, bouilli vif, écorché vif, crucifié, empalé, écartelé, ne +vous en prenez pas à lui, ce n'est pas sa faute; c'est que le siècle s'y +refuse obstinément. Il a fait tout ce qui était humainement ou +inhumainement possible. Le dix-neuvième siècle, siècle de douceur, +siècle de décadence, comme disent les absolutistes et les papistes, +étant donné, Louis Bonaparte a égalé en férocité ses contemporains +Haynau, Radetzky, Filangieri, Schwartzenberg et Ferdinand de Naples, et +les a dépassés même. Mérite rare, et dont il faut lui tenir compte comme +d'une difficulté de plus, la scène s'est passée en France. Rendons-lui +cette justice: au temps où nous sommes, Ludovic Sforce, le Valentinois, +le duc d'Albe, Timour et Christiern II n'auraient rien fait de plus que +Louis Bonaparte; dans leur époque, il eût fait tout ce qu'ils ont fait; +dans la nôtre, au moment de construire et de dresser les gibets, les +roues, les chevalets, les grues à estrapades, les tours vivantes, les +croix et les bûchers, ils se seraient arrêtés comme lui, malgré eux et à +leur insu, devant la résistance secrète et invincible du milieu moral, +devant la force invisible du progrès accompli, devant le formidable et +mystérieux refus de tout un siècle qui se lève, au nord, au midi, à +l'orient, à l'occident, autour des tyrans, et qui leur dit non! + + + + +III + +CE QU'EUT ÉTÉ 1852 + + +Mais sans cet abominable Deux-Décembre, «nécessaire», comme disent les +complices et à leur suite les dupes, que se serait-il donc passé en +France? Mon Dieu! ceci: + +Remontons de quelques pas en arrière et rappelons sommairement la +situation telle qu'elle était avant le coup d'état. + +Le parti du passé, sous le nom de l'ordre, résistait à la république, en +d'autres termes résistait à l'avenir. + +Qu'on s'y oppose ou non, qu'on y consente ou non, la république, toute +illusion laissée de côté, est l'avenir, prochain ou lointain, mais +inévitable des nations. + +Comment s'établira la république? Elle peut s'établir de deux façons, +par la lutte ou par le progrès. Les démocrates la veulent par le +progrès; leurs adversaires, les hommes du passé, semblent la vouloir par +la lutte. + +Comme nous venons de le rappeler, les hommes du passé résistent; ils +s'obstinent; ils donnent des coups de hache dans l'arbre, se figurant +qu'ils arrêteront la sève qui monte. Ils prodiguent la force, la +puérilité et la colère. + +Ne jetons aucune parole amère à nos anciens adversaires tombés avec +nous, le même jour que nous, et plusieurs honorablement de leur côté, +bornons-nous à constater que c'est dans cette lutte que la majorité de +l'assemblée législative de France était entrée dès les premiers jours de +son installation, dès le mois de mai 1849. + +Cette politique de résistance est une politique funeste. Cette lutte de +l'homme contre Dieu est nécessairement vaine; mais, nulle comme +résultat, elle est féconde en catastrophes. Ce qui doit être sera; il +faut que ce qui doit couler coule, que ce qui doit tomber tombe, que ce +qui doit naître naisse, que ce qui doit croître croisse; mais faites +obstacle à ces lois naturelles, le trouble survient, le désordre +commence. Chose triste, c'est ce désordre qu'on avait appelé l'ordre. + +Liez une veine, vous avez la maladie; entravez un fleuve, vous avez +l'inondation; barrez l'avenir, vous avez les révolutions. + +Obstinez-vous à conserver au milieu de vous, comme s'il était vivant, le +passé qui est mort, vous produisez je ne sais quel choléra moral; la +corruption se répand, elle est dans l'air, on la respire; des classes +entières de la société, les fonctionnaires, par exemple, tombent en +pourriture. Gardez les cadavres dans vos maisons; la peste éclatera. + +Fatalement, cette politique aveugle ceux qui la pratiquent. Ces hommes +qui se qualifient hommes d'état en sont à ne pas comprendre qu'ils ont +fait eux-mêmes, de leurs mains et à grand'peine et à la sueur de leur +front, ces événements terribles dont ils se lamentent, et que ces +catastrophes qui croulent sur eux ont été construites par eux. Que +dirait-on d'un paysan qui ferait un barrage d'un bord à l'autre d'une +rivière devant sa cabane, et qui, quand la rivière, devenue torrent, +déborderait, quand elle renverserait son mur, quand elle emporterait son +toit, s'écrierait: méchante rivière! Les hommes d'état du passé, ces +grands constructeurs de digues en travers des courants, passent leur +temps à s'écrier: méchant peuple! + +Otez Polignac et les ordonnances de juillet, c'est-à-dire le barrage, et +Charles X serait mort aux Tuileries. Réformez en 1847 la loi électorale, +c'est-à-dire encore ôtez le barrage, Louis-Philippe serait mort sur le +trône.--Est-ce à dire que la république ne serait pas venue? Cela, non. +La république, répétons-le, c'est l'avenir; elle serait venue, mais pas +à pas, progrès à progrès, conquête à conquête, comme un fleuve qui coule +et non comme un déluge qui envahit; elle serait venue à son heure, quand +tout aurait été prêt pour la recevoir; elle serait venue, non pas certes +plus viable, car dès à présent elle est indestructible, mais plus +tranquille, sans réaction possible, sans princes la guettant, sans coup +d'état derrière elle. + +La politique de résistance au mouvement humain excelle, insistons sur ce +point, à créer des cataclysmes artificiels. Ainsi elle avait réussi à +faire de l'année 1852 une sorte d'éventualité redoutable, et cela +toujours par le même procédé, au moyen d'un barrage. Voici un chemin de +fer, le convoi va passer dans une heure; jetez une poutre en travers des +rails, quand le convoi arrivera il s'y écrasera, vous aurez Fampoux; +ôtez la poutre avant l'arrivée du train, le convoi passera sans même se +douter qu'il y avait là une catastrophe. Cette poutre, c'est la loi du +31 mai. + +Les chefs de la majorité de l'assemblée législative l'avaient jetée en +travers de 1852, et ils criaient: c'est là que la société se brisera! La +gauche leur disait: ôtez la poutre! ôtez la poutre, laissez passer +librement le suffrage universel. Ceci est toute l'histoire de la loi du +31 mai. + +Ce sont là des choses qu'un enfant comprendrait et que les «hommes +d'état» ne comprennent pas. + +Maintenant répondons à la question que nous posions tout à +l'heure:--Sans le 2 décembre, que se serait-il passé en 1852? + +Supprimez la loi du 31 mai, ôtez au peuple son barrage, ôtez à Bonaparte +son levier, son arme, son prétexte, laissez tranquille le suffrage +universel, ôtez la poutre de dessus les rails, savez-vous ce que vous +auriez eu en 1852? + +Rien. + +Des élections. + +Des espèces de dimanches calmes où le peuple serait venu voter, hier +travailleur, aujourd'hui électeur, demain travailleur, toujours +souverain. + +On reprend: Oui, des élections! vous en parlez bien à votre aise. Mais +la «chambre rouge» qui serait sortie de ces élections? + +N'avait-on pas annoncé que la constituante de 1848 serait une «chambre +rouge»? Chambres rouges, croquemitaines rouges, toutes ces prédictions +se valent. Ceux qui promènent au bout d'un bâton ces fantasmagories +devant les populations effarouchées savent ce qu'ils font et rient +derrière la loque horrible qu'ils font flotter. Sous la longue robe +écarlate du fantôme auquel on avait donné ce nom, 1852, on voit passer +les bottes fortes du coup d'état. + + + + +IV + +LA JACQUERIE + + +Cependant après le 2 décembre, une fois le crime commis, il fallait bien +donner le change à l'opinion. Le coup d'état se mit à crier à la +jacquerie comme cet assassin qui criait au voleur. + +Ajoutons qu'une jacquerie avait été promise et que M. Bonaparte ne +pouvait, sans quelque inconvénient, manquer à la fois à toutes ses +promesses. Qu'était le spectre rouge, sinon la jacquerie? Il fallait +bien donner quelque réalité à ce spectre; on ne peut pas éclater de rire +brusquement au nez des populations et leur dire: Il n'y avait rien! je +vous ai toujours fait peur de vous-mêmes. + +Il y a donc eu JACQUERIE. Les promesses de l'affiche ont été tenues. + +Les imaginations de l'entourage se sont donné carrière; on a exhumé les +épouvantes de la Mère l'Oie, et plus d'un enfant, en lisant le journal, +aurait pu reconnaître l'ogre du bonhomme Perrault déguisé en socialiste; +on a supposé, on a inventé; la presse étant supprimée, c'était fort +simple; mentir est facile quand on a d'avance arraché la langue au +démenti. + +On a crié: Alerte, bourgeois! sans nous vous étiez perdus. Nous vous +avons mitraillés, mais c'était pour votre bien. Regardez, les lollards +étaient à vos portes, les anabaptistes escaladaient votre mur, les +hussites cognaient à vos persiennes, les maigres montaient votre +escalier, les ventres-creux convoitaient votre dîner. Alerte! N'a-t-on +pas un peu violé mesdames vos femmes? + +On a donné la parole à un des principaux rédacteurs de _la Patrie_, +nommé Froissard: + +«Je n'oserois écrire ni raconter les horribles faits et inconvenables +qu'ils faisoient aux dames. Mais entre les autres désordonnances et +vilains faits, ils tuèrent un chevalier et le boutèrent en une broche, +et le tournèrent au feu et le rôtirent devant la dame et ses enfants. +Après ce que dix ou douze eurent la dame efforcée et violée, ils les en +voulurent faire manger par force, et puis les tuèrent et firent mourir +de malemort. + +«Ces méchantes gens roboient et ardoient tout, et tuoient et efforçoient +et violoient toutes dames et pucelles sans pitié et sans merci, ainsi +comme des chiens enragés. + +«Tout en semblable manière si faites gens se maintenoient entre Paris et +Noyon, et entre Paris et Soissons et Ham en Vermandois, par toute la +terre de Coucy. Là étoient les grands violeurs et malfaiteurs; et +excluèrent, que entre la comté de Valois, que en l'évêché de Laon, de +Soissons et de Noyon, plus de cent châteaux et de bonnes maisons de +chevaliers et écuyers; et tuoient et roboient quand que ils trouvoient. +Mais _Dieu_ par sa grâce y mit tel remède, de quoi on le doit bien +regracier.» + +On remplaça seulement Dieu par monseigneur le prince-président. C'était +bien le moins. + +Aujourd'hui, après huit mois écoulés, on sait à quoi s'en tenir sur +cette «jacquerie»; les faits ont fini par arriver au jour. Et où? +Comment? Devant les tribunaux mêmes de M. Bonaparte. Les sous-préfets +dont les femmes avaient été violées n'avaient jamais été mariés; les +curés qui avaient été rôtis vifs et dont les Jacques avaient mangé le +coeur ont écrit qu'ils se portaient bien; les gendarmes autour des +cadavres desquels on avait dansé sont venus déposer devant les conseils +de guerre; les caisses publiques pillées se sont retrouvées intactes +entre les mains de M. Bonaparte qui les a «sauvées»; le fameux déficit +de cinq mille francs de Clamecy s'est réduit à deux cents francs +dépensés en bons de pain.--Une publication officielle avait dit le 8 +décembre: «Le curé, le maire et le sous-préfet de Joigny et plusieurs +gendarmes ont été lâchement massacrés.» Quelqu'un a répondu dans une +lettre rendue publique: «Pas une goutte de sang n'a été répandue à +Joigny; la vie de personne n'y a été menacée.» Qui a écrit cette lettre? +Ce même maire de Joigny, _lâchement massacré_. M. Henri de Lacretelle, +auquel une bande armée avait extorqué deux mille francs dans son château +de Cormatin, est encore stupéfait à cette heure, non de l'extorsion, +mais de l'invention. M. de Lamartine, qu'une autre bande avait voulu +saccager et probablement mettre à la lanterne, et dont le château de +Saint-Point avait été incendié, et qui «avait écrit pour réclamer le +secours du «gouvernement», a appris la chose par les journaux. + +La pièce suivante a été produite devant le conseil de guerre de la +Nièvre, présidé par l'ex-colonel Martimprey: + + +ORDRE DU COMITÉ + +«La probité est une vertu des républicains. + +«_Tout voleur ou pillard sera fusillé._ + +«Tout détenteur d'armes qui, dans les douze heures, ne les aura pas +déposées à la mairie ou qui ne les aura pas rendues, sera arrêté et +détenu jusqu'à nouvel ordre. + +«Tout citoyen ivre sera désarmé et emprisonné. + + «Clamecy, 7 décembre 1851. + + «Vive la république sociale! + + «_Le comité révolutionnaire social._» + +Ce qu'on vient de lire est la proclamation des «jacques». Mort aux +pillards! Mort aux voleurs! Tel est le cri de ces voleurs et de ces +pillards. + +Un de ces jacques, nommé Gustave Verdun-Lagarde, de Lot-et-Garonne, est +mort en exil à Bruxelles, le 1er mai 1852, léguant cent mille francs à +sa ville natale pour y fonder une école d'agriculture. Ce partageux a +partagé en effet. + +Il n'y a donc point eu, et les honnêtes biseauteurs du coup d'état en +conviennent aujourd'hui dans l'intimité avec un aimable enjouement, il +n'y a point eu de «jacquerie», c'est vrai; mais le tour est fait. + +Il y a eu dans les départements ce qu'il y a eu à Paris, la résistance +légale, la résistance prescrite aux citoyens par l'article 110 de la +constitution, et, au-dessus de la constitution, par le droit naturel; il +y a eu la _légitime défense_,--cette fois le mot est à sa place,--contre +les «sauveurs»; la lutte à main armée du droit et de la loi contre +l'infâme insurrection du pouvoir. La république, surprise par +guet-apens, s'est colletée avec le coup d'état. Voilà tout. + +Vingt-sept départements se sont levés. L'Ain, l'Aude, le Cher, les +Bouches-du-Rhône, la Côte-d'Or, la Haute-Garonne, Lot-et-Garonne, le +Loiret, la Marne, la Meurthe, le Nord, le Bas-Rhin, le Rhône, +Seine-et-Marne, ont fait dignement leur devoir; les Basses-Alpes, +l'Aveyron, la Drôme, le Gard, le Gers, l'Hérault, le Jura, la Nièvre, le +Puy-de-Dôme, Saône-et-Loire, le Var et Vaucluse l'ont fait +intrépidement. Ils ont succombé comme à Paris. + +Le coup d'état a été féroce là comme à Paris. Nous venons de jeter un +coup d'oeil sommaire sur ses crimes. + +C'est cette résistance légale, constitutionnelle, vertueuse, cette +résistance dans laquelle l'héroïsme fut du côté des citoyens, et +l'atrocité du côté du pouvoir, c'est là ce que le coup d'état a appelé +la jacquerie. Répétons-le, un peu de spectre rouge était utile. + +Cette jacquerie était à deux fins: elle servait de deux façons la +politique de l'Élysée; elle offrait un double avantage; d'une part faire +voter oui sur le «plébiscite», faire voter sous le sabre et en face du +spectre, comprimer les intelligents, effrayer les crédules, la terreur +pour ceux-ci, la peur pour ceux-là, comme nous l'expliquerons tout à +l'heure, tout le succès et tout le secret du vote du 20 décembre est là; +d'autre part, donner prétexte aux proscriptions. + +1852 ne contenait donc en soi-même aucun danger réel. La loi du 31 mai, +tuée moralement, était morte avant le 2 décembre. Une assemblée +nouvelle, un président nouveau, la constitution purement et simplement +mise en pratique, des élections, rien de plus. Ôtez M. Bonaparte, voilà +1852. + +Mais il fallait que M. Bonaparte s'en allât. Là était l'obstacle. De là +est venue la catastrophe. + + * * * * * + +Ainsi cet homme, un beau matin a pris à la gorge la constitution, la +république, la loi, la France; il a donné à l'avenir un coup de poignard +par derrière; il a foulé aux pieds le droit, le bon sens, la justice, la +raison, la liberté; il a arrêté des hommes inviolables, il a séquestré +des hommes innocents, il a banni des hommes illustres; il a empoigné le +peuple dans la personne de ses représentants; il a mitraillé les +boulevards de Paris; il a fait patauger sa cavalerie dans le sang des +vieillards et des femmes; il a arquebusé sans sommation, il a fusillé +sans jugement; il a empli Mazas, la Conciergerie, Sainte-Pélagie, +Vincennes; les forts, les cellules, les casemates, les cachots de +prisonniers, et de cadavres les cimetières; il a fait mettre à +Saint-Lazare la femme qui portait du pain à son mari caché, il a envoyé +aux galères pour vingt ans l'homme qui donnait asile à un proscrit; il a +déchiré tous les codes et violé tous les mandats; il a fait pourrir les +déportés par milliers dans la cale horrible des pontons; il a envoyé à +Lambessa et à Cayenne cent cinquante enfants de douze à quinze ans; lui +qui était plus grotesque que Falstaff, il est devenu plus terrible que +Richard III; et tout cela pourquoi? Parce qu'il y avait, il l'a dit, +«contre son pouvoir un complot»; parce que l'année qui finissait +s'entendait traîtreusement avec l'année qui commençait, pour le +renverser; parce que l'article 45 se concertait perfidement avec le +calendrier pour le mettre dehors; parce que le deuxième dimanche de mai +voulait le «déposer»; parce que son serment avait l'audace de tramer sa +chute; parce que sa parole d'honneur conspirait contre lui! + +Le lendemain du triomphe, on le raconte, il a dit: Le deuxième dimanche +de mai est mort. Non! c'est la probité qui est morte, c'est l'honneur +qui est mort, c'est le nom de l'empereur qui est mort! + +Comme l'homme qui est dans la chapelle Saint-Jérôme doit tressaillir, et +quel désespoir! Voici l'impopularité qui monte autour de la grande +figure, et c'est ce fatal neveu qui a posé l'échelle! Voici les grands +souvenirs qui s'effacent et les mauvais souvenirs qui reviennent. On +n'ose déjà plus parler d'Iéna, de Marengo, de Wagram. De quoi +parle-t-on? du duc d'Enghien, de Jaffa, du 18 brumaire. On oublie le +héros, et l'on ne voit plus que le despote. La caricature commence à +tourmenter le profil de César. Et puis quel personnage à côté de lui! Il +y a des gens déjà qui confondent l'oncle avec le neveu, à la joie de +l'Élysée et à la honte de la France! le parodiste prend des airs de chef +d'emploi. Hélas! sur cette immense splendeur il ne fallait pas moins que +cette immense souillure! Oui! pire que Hudson Lowe! Hudson Lowe n'était +qu'un geôlier, Hudson Lowe n'était qu'un bourreau. L'homme qui assassine +véritablement Napoléon, c'est Louis Bonaparte; Hudson Lowe n'avait tué +que sa vie, Louis Bonaparte tue sa gloire. + +Ah! le malheureux! il prend tout, il use tout, il salit tout, il +déshonore tout. Il choisit pour son guet-apens le mois, le jour +d'Austerlitz. Il revient de Satory comme on revient d'Aboukir. Il fait +sortir du 2 décembre je ne sais quel oiseau de nuit, et il le perche sur +le drapeau de France, et il dit: Soldats, voici l'aigle. Il emprunte à +Napoléon le chapeau et à Murat le plumet. Il a son étiquette impériale, +ses chambellans, ses aides de camp, ses courtisans. Sous l'empereur +c'étaient des rois, sous lui ce sont des laquais. Il a sa politique à +lui; il a son treize vendémiaire à lui; il a son dix-huit brumaire à +lui. Il se compare. À l'Élysée, Napoléon le Grand a disparu; on dit: +_l'oncle Napoléon_. L'homme du destin est passé Géronte. Le complet, ce +n'est pas le premier, c'est celui-ci. Il est évident que le premier +n'est venu que pour faire le lit du second. Louis Bonaparte, entouré de +valets et de filles, accommode pour les besoins de sa table et de son +alcôve le couronnement, le sacre, la légion d'honneur, le camp de +Boulogne, la colonne Vendôme, Lodi, Arcole, Saint-Jean d'Acre, Eylau, +Friedland, Champaubert...--Ah! français! regardez le pourceau couvert de +fange qui se vautre sur cette peau de lion! + + + + +LIVRE CINQUIÈME + +LE PARLEMENTARISME + + + + +I + + +Un jour, il y a soixante-trois ans de cela, le peuple français, possédé +par une famille depuis huit cents années, opprimé par les barons jusqu'à +Louis XI, et depuis Louis XI par les parlements, c'est-à-dire, pour +employer la sincère expression d'un grand seigneur du dix-huitième +siècle, «mangé d'abord par les loups et ensuite par les poux»; parqué en +provinces, en châtellenies, en bailliages et en sénéchaussées; exploité, +pressuré, taxé, taillé, pelé, tondu, rasé, rogné et vilipendé à merci; +mis à l'amende indéfiniment pour le bon plaisir des maîtres; gouverné, +conduit, mené, surmené, traîné, torturé; battu de verges et marqué d'un +fer chaud pour un jurement; envoyé aux galères pour un lapin tué sur les +terres du roi; pendu pour cinq sous; fournissant ses millions à +Versailles et son squelette à Montfaucon; chargé de prohibitions, +d'ordonnances, de patentes, de lettres royaux, d'édits bursaux et +ruraux, de lois, de codes, de coutumes; écrasé de gabelles, d'aides, de +censives, de mainmortes, d'accises et d'excises, de redevances, de +dîmes, de péages, de corvées, de banqueroutes; bâtonné d'un bâton qu'on +appelait sceptre; suant, soufflant, geignant, marchant toujours, +couronné, mais aux genoux, plus bête de somme que nation, se redressa +tout à coup, voulut devenir homme, et se mit en tête de demander des +comptes à la monarchie, de demander des comptes à la providence, et de +liquider ses huit siècles de misères. Ce fut un grand effort. + + + + +II + + +On choisit une vaste salle qu'on entoura de gradins, puis on prit des +planches, et avec ces planches on construisit au milieu de la salle une +espèce d'estrade. Quand l'estrade fut faite, ce qu'en ce temps-là on +appelait la nation, c'est-à-dire le clergé en soutanes rouges et +violettes, la noblesse empanachée de blanc et l'épée au côté, et la +bourgeoisie vêtue de noir, vinrent s'asseoir sur les gradins. À peine +fut-on assis, qu'on vit monter à l'estrade et s'y dresser une figure +extraordinaire.--Quel est ce monstre? dirent les uns; quel est ce géant? +dirent les autres. C'était un être singulier, inattendu, inconnu, +brusquement sorti de l'ombre, qui faisait peur et qui fascinait; une +maladie hideuse lui avait fait une sorte de tête de tigre; toutes les +laideurs semblaient avoir été déposées sur ce masque par tous les vices; +il était, comme la bourgeoisie, vêtu de noir, c'est-à-dire de deuil. Son +oeil fauve jetait sur l'assemblée des éblouissements; il ressemblait au +reproche et à la menace; tous le considéraient avec une sorte de +curiosité où se mêlait l'horreur. Il éleva la main, on fit silence. + +Alors on entendit sortir de cette face difforme une parole sublime. +C'était la voix du monde nouveau qui parlait par la bouche du vieux +monde; c'était 89 qui se levait debout et qui interpellait, et qui +accusait, et qui dénonçait à Dieu et aux hommes toutes les dates fatales +de la monarchie; c'était le passé, spectacle auguste, le passé meurtri +de liens, marqué à l'épaule, vieil esclave, vieux forçat, le passé +infortuné, qui appelait à grands cris l'avenir, l'avenir libérateur! +voilà ce que c'était que cet inconnu, voilà ce qu'il faisait sur cette +estrade. À sa parole, qui par moments était un tonnerre, préjugés, +fictions, abus, superstitions, erreurs, intolérance, ignorance, +fiscalités infâmes, pénalités barbares, autorités caduques, +magistratures vermoulues, codes décrépits, lois pourries, tout ce qui +devait périr eut un tremblement, et l'écroulement de ces choses +commença. Cette apparition formidable a laissé un nom dans la mémoire +des hommes; on devrait l'appeler la Révolution, on l'appelle Mirabeau. + + + + +III + + +Du jour où cet homme mit le pied sur cette estrade, cette estrade se +transfigura, la tribune française fut fondée. + +La tribune française! Il faudrait un livre pour dire ce que contient ce +mot. La tribune française, c'est, depuis soixante ans, la bouche ouverte +de l'esprit humain. De l'esprit humain disant tout, mêlant tout, +combinant tout, fécondant tout, le bien, le mal, le vrai, le faux, le +juste, l'injuste, le haut, le bas, l'horrible, le beau, le rêve, le +fait, la passion, la raison, l'amour, la haine, la matière, l'idéal; +mais en somme, car c'est là son travail sublime et éternel, faisant la +nuit pour en tirer le jour, faisant le chaos pour en tirer la vie, +faisant la révolution pour en tirer la république. + +Ce qui a passé sur cette tribune, ce qu'elle a vu, ce qu'elle a fait, +quelles tempêtes l'ont assaillie, quels événements elle a enfantés, +quels hommes l'ont ébranlée de leurs clameurs, quels hommes l'ont sacrée +de leurs paroles, comment le raconter? Après Mirabeau,--Vergniaud, +Camille Desmoulins, Saint-Just, ce jeune homme sévère, Danton, ce tribun +énorme, Robespierre, cette incarnation de l'année immense et terrible. +Là on a entendu de ces interruptions farouches:--Ah çà! vous, s'écrie un +orateur de la Convention, est-ce que vous allez me couper la parole +aujourd'hui?--Oui, répond une voix, et le cou demain!--Et de ces +apostrophes superbes:--Ministre de la justice, dit le général Foy à un +garde des sceaux inique, je vous condamne en sortant de cette enceinte à +regarder la statue de l'Hôpital!--Là, tout a été plaidé, nous venons de +le dire, les mauvaises causes comme les bonnes; les bonnes seulement ont +été gagnées définitivement; là, en présence des résistances, des +négations, des obstacles, ceux qui veulent l'avenir comme ceux qui +veulent le passé ont perdu patience; là il est arrivé à la vérité de +devenir violente et au mensonge de devenir furieux; là tous les extrêmes +ont surgi. À cette tribune, la guillotine a eu son orateur, Marat, et +l'inquisition, le sien, Montalembert. Terrorisme au nom du salut public, +terrorisme au nom de Rome; fiel dans les deux bouches, angoisse dans +l'auditoire; quand l'un parlait, on croyait voir glisser le couteau; +quand l'autre parlait, on croyait entendre pétiller le bûcher. Là ont +combattu les partis, tous avec acharnement, quelques-uns avec gloire. +Là, le pouvoir royal a violé le droit populaire dans la personne de +Manuel, devenue auguste pour l'histoire par cette violation; là ont +apparu, dédaignant le passé qu'ils servaient, deux vieillards +mélancoliques, Royer-Collard, la probité hautaine, Chateaubriand, le +génie amer; là, Thiers, l'adresse, a lutté contre Guizot, la force; là +on s'est mêlé, on s'est abordé, on s'est combattu, on a agité l'évidence +comme une épée. Là, pendant plus d'un quart de siècle, les haines, les +rages, les superstitions, les égoïsmes, les impostures, hurlant, +sifflant, aboyant, se dressant, se tordant, criant toujours les mêmes +calomnies, montrant toujours le même poing fermé, crachant depuis le +Christ les mêmes salives, ont tourbillonné comme une nuée d'orage autour +de ta face sereine, ô Vérité! + + + + +IV + + +Tout cela était vivant, ardent, fécond, tumultueux, grand. Et quand tout +avait été plaidé, débattu, scruté, fouillé, approfondi, dit, contredit, +que sortait-il du chaos? toujours l'étincelle; que sortait-il du nuage? +toujours la clarté. Tout ce que pouvait faire la tempête, c'était +d'agiter le rayon et de le changer en éclair. Là, à cette tribune, on a +posé, analysé, éclairé et presque toujours résolu toutes les questions, +questions de finances, questions de crédit, questions de travail, +questions de circulation, questions de salaire, questions d'état, +questions de territoire, questions de paix, questions de guerre. Là on a +prononcé, pour la première fois, ce mot qui contenait toute une société +nouvelle: les Droits de l'Homme. Là on a entendu sonner pendant +cinquante ans l'enclume sur laquelle des forgerons surhumains forgeaient +des idées pures; les idées, ces glaives du peuple, ces lances de la +justice, ces armures du droit. Là, pénétrés subitement d'effluves +sympathiques, comme des braises qui rougissent au vent, tous ceux qui +avaient un foyer en eux-mêmes, les puissants avocats, comme Ledru-Rollin +et Berryer, les grands historiens, comme Guizot, les grands poëtes, +comme Lamartine, se trouvaient tout de suite et naturellement grands +orateurs. + +Cette tribune était un lieu de force et de vertu. Elle vit, elle +inspira, car on croirait volontiers que ces émanations sortaient +d'elles, tous les dévouements, toutes les abnégations, toutes les +énergies, toutes les intrépidités. Quant à nous, nous honorons tous les +courages, même dans les rangs qui nous sont opposés. Un jour la tribune +fut enveloppée d'ombre; il sembla que l'abîme s'était fait autour +d'elle; on entendait dans cette ombre comme le mugissement d'une mer, et +tout à coup, dans cette nuit livide, à ce rebord de marbre où s'était +cramponnée la forte main de Danton, on vit apparaître une pique portant +une tête coupée. Boissy d'Anglas salua. + +Ce jour-là fut un jour menaçant. Mais le peuple ne renverse pas les +tribunes. Les tribunes sont à lui, et il le sait. Placez une tribune au +centre du monde, et avant peu, aux quatre coins de la terre, la +république se lèvera. La tribune rayonne pour le peuple, il ne l'ignore +pas. Quelquefois la tribune le courrouce et le fait écumer; il la bat de +son flot, il la couvre même ainsi qu'au 15 mai, puis il se retire +majestueusement comme l'océan et la laisse debout comme le phare. +Renverser les tribunes, quand on est le peuple, c'est une sottise; ce +n'est une bonne besogne que pour les tyrans. + +Le peuple se soulevait, s'irritait, s'indignait; quelque erreur +généreuse l'avait saisi, quelque illusion l'égarait; il se méprenait sur +un fait, sur un acte, sur une mesure, sur une loi; il entrait en colère, +il sortait de ce superbe calme où se repose sa force, il accourait sur +les places publiques avec des grondements sourds et des bonds +formidables; c'était une émeute, une insurrection, la guerre civile, une +révolution peut-être. La tribune était là. Une voix aimée s'élevait et +disait au peuple: arrête, regarde, écoute, juge! _Si forte virum quem +conspexere, silent_; ceci était vrai dans Rome et vrai à Paris; le +peuple s'arrêtait. Ô tribune! piédestal des hommes forts! de là +sortaient l'éloquence, la loi, l'autorité, le patriotisme, le +dévouement, et les grandes pensées, freins des peuples, muselières de +lions. + +En soixante ans toutes les natures d'esprit, toutes les sortes +d'intelligence, toutes les espèces de génie ont successivement pris la +parole dans ce lieu le plus sonore du monde. Depuis la première +constituante jusqu'à la dernière, depuis la première législative jusqu'à +la dernière, à travers la convention, les conseils et les chambres, +comptez les hommes si vous pouvez! C'est un dénombrement d'Homère. +Suivez la série. Que de figures qui contrastent depuis Danton jusqu'à +Thiers! Que de figures qui se ressemblent depuis Barrère jusqu'à +Baroche, depuis Lafayette jusqu'à Cavaignac! Aux noms que nous avons +déjà nommés, Mirabeau, Vergniaud, Danton, Saint-Just, Robespierre, +Camille Desmoulins, Manuel, Foy, Royer-Collard, Chateaubriand, Thiers, +Guizot, Ledru-Rollin, Berryer, Lamartine, ajoutez ces autres noms, +divers, parfois ennemis, savants, artistes, hommes d'état, hommes de +guerre, hommes de loi, démocrates, monarchistes, libéraux, socialistes, +républicains, tous fameux, quelques-uns illustres, ayant chacun +l'auréole qui lui est propre, Barnave, Cazalès, Maury, Mounier, Thouret, +Chapelier, Pétion, Buzot, Brissot, Sieyès, Condorcet, Chénier, Carnot, +Lanjuinais, Pontécoulant, Cambacérès, Talleyrand, Fontanes, Benjamin +Constant, Casimir Périer, Chauvelin, Voyer d'Argenson, Laffitte, Dupont +(de l'Eure), Camille Jordan, Lainé, Fitz-James, Bonald, Villèle, +Martignac, Cuvier, Villemain, les deux Lameth, les deux David, le +peintre en 93, le sculpteur en 48, Lamarque, Mauguin, Odilon Barrot, +Arago, Garnier-Pagès, Louis Blanc, Marc Dufraisse, Lamennais, Émile de +Girardin, Lamoricière, Dufaure, Crémieux, Michel (de Bourges), Jules +Favre...--Que de talents, que d'aptitudes variées! que de services +rendus! quelle lutte de toutes les réalités contre toutes les erreurs! +que de cerveaux en travail! quelle dépense, au profit du progrès, de +savoir, de philosophie, de passion, de conviction, d'expérience, de +sympathie, d'éloquence! que de chaleur fécondante répandue! quelle +immense traînée de lumière! + +Et nous ne les nommons pas tous. Pour nous servir d'une expression qu'on +emprunte quelquefois à l'auteur de ce livre, «nous en passons et des +meilleurs». Nous n'avons même pas signalé cette vaillante légion de +jeunes orateurs qui surgissait à gauche dans ces dernières années, +Arnauld (de l'Ariège), Bancel, Chauffour, Pascal Duprat, Esquiros, de +Flotte, Farcounet, Victor Hennequin, Madier de Montjau, Morellet, Noël +Parfait, Pelletier, Sain, Versigny. + +Insistons-y, à partir de Mirabeau, il y a eu dans le monde, dans la +sociabilité humaine, dans la civilisation, un point culminant, un lieu +central, un foyer, un sommet. Ce sommet, ce fut la tribune de France; +admirable point de repère pour les générations en marche, cime +éblouissante dans les temps paisibles, fanal dans l'obscurité des +catastrophes. Des extrémités de l'univers intelligent, les peuples +fixaient leur regard sur ce faîte où rayonnait l'esprit humain; quand +quelque brusque nuit les enveloppait, ils entendaient venir de là une +grande voix qui leur parlait dans l'ombre. _Admonet et magna testatur +voce per umbras._; Voix qui tout à coup, quand l'heure était venue, +chant du coq annonçant l'aube, cri de l'aigle appelant le soleil, +sonnait comme un clairon de guerre ou comme une trompette de jugement, +et faisait dresser debout, terribles, agitant leurs linceuls, cherchant +des glaives dans leurs sépulcres, toutes ces héroïques nations mortes, +la Pologne, la Hongrie, l'Italie! Alors, à cette voix de la France, le +ciel splendide de l'avenir s'entr'ouvrait, les vieux despotismes +aveuglés et épouvantés courbaient le front dans les ténèbres d'en bas, +et l'on voyait, les pieds sur la nuée, le front dans les étoiles, l'épée +flamboyante à la main, apparaître, ses grandes ailes ouvertes dans +l'azur, la Liberté, l'archange des peuples! + + + + +V + + +Cette tribune, c'était la terreur de toutes les tyrannies et de tous les +fanatismes, c'était l'espoir de tout ce qui est opprimé sous le ciel. +Quiconque mettait le pied sur ce sommet sentait distinctement les +pulsations du grand coeur de l'humanité; là, pourvu qu'il fût un homme de +bonne volonté, son âme grandissait en lui et rayonnait au dehors; +quelque chose d'universel s'emparait de lui et emplissait son esprit +comme le souffle emplit la voile; tant qu'il était sur ces quatre +planches, il était plus fort et meilleur; il se sentait, dans cette +minute sacrée, vivre de la vie collective des nations; il lui venait des +paroles bonnes pour tous les hommes; il apercevait, au delà de +l'assemblée groupée à ses pieds et souvent pleine de tumulte, le peuple +attentif, sérieux, l'oreille tendue et le doigt sur la bouche, et, au +delà du peuple, le genre humain pensif, assis en cercle et écoutant. +Telle était cette grande tribune du haut de laquelle un homme parlait au +monde. + +De cette tribune sans, cesse en vibration, partaient perpétuellement des +sortes d'ondes sonores, d'immenses oscillations de sentiments et d'idées +qui, de flot en flot et de peuple en peuple, allaient aux confins de la +terre remuer ces vagues intelligentes qu'on appelle des âmes. Souvent on +ne savait pourquoi telle loi, telle construction, telle institution +chancelait là-bas, plus loin que les frontières, plus loin que les mers; +la papauté au delà des Alpes, le trône du czar à l'extrémité de +l'Europe, l'esclavage en Amérique, la peine de mort partout. C'est que +la tribune de France avait tressailli. À de certaines heures un +tressaillement de cette tribune, c'était un tremblement de terre. La +tribune de France parlait, tout ce qui pense ici-bas entrait en +recueillement; les paroles dites s'en allaient dans l'obscurité, à +travers l'espace, au hasard, n'importe où;--ce n'est que du vent, ce +n'est que du bruit, disaient les esprits stériles qui vivent +d'ironie,--et le lendemain, ou trois mois après, ou un an plus tard, +quelque chose tombait sur la surface du globe, ou quelque chose +surgissait. Qui avait fait cela? Ce bruit qui s'était évanoui, ce vent +qui avait passé. Ce bruit, ce vent, c'était le verbe. Force sacrée. Du +verbe de Dieu est sortie la création des êtres; du verbe de l'homme +sortira la société des peuples. + + + + +VI + + +Une fois monté sur cette tribune, l'homme qui y était n'était plus un +homme; c'était cet ouvrier mystérieux qu'on voit le soir, au crépuscule, +marchant à grands pas dans les sillons et lançant dans l'espace, avec un +geste d'empire, les germes, les semences, la moisson future, la richesse +de l'été prochain, le pain, la vie. + +Il va, il vient, il revient; sa main s'ouvre et se vide, et s'emplit et +se vide encore; la plaine sombre s'émeut, la profonde nature +s'entr'ouvre, l'abîme inconnu de la création commence son travail, les +rosées en suspens descendent, le brin de folle avoine frissonne et songe +que l'épi de blé lui succédera; le soleil caché derrière l'horizon aime +ce que fait cet homme et sait que ses rayons ne seront pas perdus. +Oeuvre sainte et merveilleuse! + +L'orateur, c'est le semeur. Il prend dans son coeur ses instincts, ses +passions, ses croyances, ses souffrances, ses rêves, ses idées, et les +jette à poignées au milieu des hommes. Tout cerveau lui est sillon. Un +mot tombé de la tribune prend toujours racine quelque part et devient +une chose. Vous dites: ce n'est rien, c'est un homme qui parle; et vous +haussez les épaules. Esprits à courte vue! c'est un avenir qui germe; +c'est un monde qui éclôt. + + + + +VI + + +Deux grands problèmes pendent sur le monde: la guerre doit disparaître +et la conquête doit continuer. Ces deux nécessités de la civilisation en +croissance semblaient s'exclure. Comment satisfaire à l'une sans manquer +à l'autre? Qui pouvait résoudre les deux problèmes à la fois, qui les +résolvait? La tribune. La tribune, c'est la paix, et la tribune, c'est +la conquête. Les conquêtes par l'épée, qui en veut? Personne; Les +peuples sont des patries. Les conquêtes par l'idée, qui en veut? Tout le +monde. Les peuples sont l'humanité. Or deux tribunes éclatantes +dominaient les nations, la tribune anglaise, faisant les affaires, et la +tribune française, créant les idées. La tribune française avait élaboré +dès 89 tous les principes qui sont l'absolu politique, et elle avait +commencé à élaborer depuis 1848 tous les principes qui sont l'absolu +social. Une fois un principe tiré des limbes et mis au jour, elle le +jetait dans le monde armé de toutes pièces et lui disait: va! Le +principe conquérant entrait en campagne, rencontrait les douaniers à la +frontière et passait malgré les chiens de garde; rencontrait les +sentinelles aux portes de villes et passait malgré les consignes; +prenait le chemin de fer, montait sur le paquebot, parcourait les +continents, traversait les mers, abordait les passants sur les chemins, +s'asseyait au foyer des familles, se glissait entre l'ami et l'ami, +entre le frère et le frère, entre l'homme et la femme, entre le maître +et l'esclave, entre le peuple et le roi, et à ceux qui lui demandaient: +qui es-tu? il répondait: je suis la vérité; et à ceux qui lui +demandaient: d'où viens-tu? il répondait: je viens de France. Alors, +celui qui l'avait questionné lui tendait la main, et c'était mieux +qu'une province, c'était une intelligence annexée. Désormais entre +Paris, métropole, et cet homme isolé dans sa solitude, et cette ville +perdue au fond des bois ou des steppes, et ce peuple courbé sous le +joug, un courant de pensée et d'amour s'établissait. Sous l'influence de +ces courants, certaines nationalités s'affaiblissaient, certaines se +fortifiaient et se relevaient. Le sauvage se sentait moins sauvage, le +turc moins turc, le russe moins russe, le hongrois plus hongrois, +l'italien plus italien. Lentement et par degrés, l'esprit français, pour +le progrès universel, s'assimilait les nations. Grâce à cette admirable +langue française, composée par la providence avec un merveilleux +équilibre d'assez de consonnes pour être prononcée par les peuples du +nord, et d'assez de voyelles pour être prononcée par les peuples du +midi, grâce à cette langue qui est une puissance de la civilisation et +de l'humanité, peu à peu, et par son seul rayonnement, cette haute +tribune centrale de Paris conquérait les peuples et les faisait France. +La frontière matérielle de la France était ce qu'elle pouvait; mais il +n'y avait pas de traités de 1815 pour la frontière morale. La frontière +morale reculait sans cesse et allait s'élargissant de jour en jour, et +avant un quart de siècle peut-être on eût dit le monde français comme on +a dit le monde romain. + +Voilà ce qu'était, voilà ce que faisait pour la France la tribune, +prodigieuse turbine d'idées, gigantesque appareil de civilisation, +élevant perpétuellement le niveau des intelligences dans l'univers +entier, et dégageant, au milieu de l'humanité, une quantité énorme de +lumière. + +C'est là ce que M. Bonaparte a supprimé. + + + + +VIII + + +Oui, cette tribune, M. Louis Bonaparte l'a renversée. Cette puissance +créée par nos grands enfantements révolutionnaires, il l'a brisée, +broyée, écrasée, déchirée à la pointe des bayonnettes, foulée aux pieds +des chevaux. Son oncle avait émis un aphorisme: Le trône, c'est une +planche recouverte de velours; lui a émis le sien: La tribune, c'est une +planche recouverte d'une toile sur laquelle on lit: _Liberté, égalité, +fraternité_ Il a jeté la planche et la toile, et la liberté, et +l'égalité, et la fraternité, au feu d'un bivouac. Un éclat de rire des +soldats, un peu de fumée, et tout a été dit. + +Est-ce vrai? Est-ce possible? Cela s'est-il passé ainsi? Une telle chose +a-t-elle pu se voir? Mon Dieu, oui; c'est même fort simple. Pour couper +la tête de Cicéron et clouer ses deux mains sur les rostres, il suffit +d'une brute qui ait un couperet et d'une autre brute qui ait des clous +et un marteau. + +La tribune était pour, la France trois choses: un moyen d'initiation +extérieure, un procédé de gouvernement intérieur, une gloire. Louis +Bonaparte a supprimé l'initiation. La France enseignait les peuples, et +les conquérait par l'amour; à quoi bon? Il a supprimé le mode de +gouvernement, le sien vaut mieux. Il a soufflé sur la gloire, et l'a +éteinte. De certains souffles ont cette propriété. + +Du reste, attenter à la tribune, c'est un crime de famille. Le premier +Bonaparte l'avait déjà commis, mais du moins ce qu'il avait apporté à la +France pour remplacer cette gloire, c'était de la gloire, non de +l'ignominie. + +Louis Bonaparte ne s'est pas contenté de renverser la tribune. Il a +voulu la ridiculiser. C'est un effort comme un autre. C'est bien le +moins, quand on ne peut pas dire deux mots de suite, quand on ne +harangue que le cahier à la main, quand on est bègue de parole et +d'intelligence, qu'on se moque un peu de Mirabeau! Le général Ratapoil +dit au général Foy: tais-toi, bavard! Qu'est-ce que c'est que ça, la +tribune? s'écrie M. Bonaparte Louis; c'est du «parlementarisme»! Que +dites-vous de parlementarisme? Parlementarisme me plaît. Parlementarisme +est une perle. Voilà le dictionnaire enrichi. Cet académicien de coups +d'état fait des mots. Au fait, on n'est pas un barbare pour ne pas semer +de temps en temps un barbarisme. Lui aussi est un semeur; cela germe +dans la cervelle des niais. L'oncle avait «les idéologues»; le neveu a +«les parlementaristes». Parlementarisme, messieurs, parlementarisme, +mesdames. Cela répond à tout. Vous hasardez cette timide +observation:--Il est peut-être fâcheux qu'on ait ruiné tant de familles, +déporté tant d'hommes, proscrit tant de citoyens, empli tant de +civières, creusé tant de fosses, versé tant de sang...--Ah çà! réplique +une grosse voix qui a l'accent hollandais, vous regrettez donc le +«parlementarisme»? Tirez-vous de là. Parlementarisme est une trouvaille. +Je donne ma voix à M. Louis Bonaparte pour le premier fauteuil vacant à +l'institut. Comment donc! mais il faut encourager la néologie! Cet homme +sort du charnier, cet homme sort de la morgue, cet homme a les mains +fumantes comme un boucher, il se gratte l'oreille, sourit, et invente +des vocables comme Julie d'Angennes. Il marie l'esprit de l'hôtel de +Rambouillet à l'odeur de Montfaucon. C'est rare. Nous voterons pour lui +tous les deux, n'est-ce pas, monsieur de Montalembert? + + + + +IX + + +Donc «le parlementarisme», c'est-à-dire la garantie des citoyens, la +liberté de discussion, la liberté de la presse, la liberté individuelle, +le contrôle de l'impôt, la clarté dans les recettes et dans les +dépenses, la serrure de sûreté du coffre-fort public, le droit de savoir +ce qu'on fait de votre argent, la solidité du crédit, la liberté de +conscience, la liberté des cultes, le point d'appui de la propriété, le +recours contre les confiscations et les spoliations, la sécurité de +chacun, le contrepoids à l'arbitraire, la dignité de la nation, l'éclat +de la France, les fortes moeurs des peuples libres, l'initiative +publique, le mouvement, la vie, tout cela n'est plus. Effacé, anéanti, +disparu, évanoui! Et cette «délivrance» n'a coûté à la France que +quelque chose comme vingt-cinq millions partagés entre douze ou quinze +sauveurs et quarante mille francs d'eau-de-vie par brigade! Vraiment, ce +n'est pas cher; ces messieurs du coup d'état ont fait la chose au +rabais. + +Aujourd'hui c'est fait, c'est parfait, c'est complet. L'herbe pousse au +palais Bourbon. Une forêt vierge commence à croître entre le pont de la +Concorde et la place Bourgogne. On distingue dans la broussaille la +guérite d'un factionnaire. Le corps législatif épanche son urne dans les +roseaux et coule au pied de cette guérite avec un doux murmure. + +Aujourd'hui c'est terminé. Le grand oeuvre est accompli. Et les résultats +de la chose! Savez-vous bien que messieurs tels et tels ont gagné des +maisons de ville et des maisons des champs rien que sur le chemin de fer +de ceinture? Faites des affaires, gobergez-vous, prenez du ventre; il +n'est plus question d'être un grand peuple, d'être un puissant peuple, +d'être une nation libre, d'être un foyer lumineux; la France n'y voit +plus clair. Voilà un succès. La France vote Louis-Napoléon, porte +Louis-Napoléon, engraisse Louis-Napoléon, contemple Louis-Napoléon, +admire Louis-Napoléon, et en demeure stupide. Le but de la civilisation +est atteint. + +Aujourd'hui plus de tapage, plus de vacarme, plus de parlage, de +parlement et de parlementarisme. Le corps législatif, le sénat, le +conseil d'état sont des bouches cousues. On n'a plus à craindre de lire +un beau discours le matin en s'éveillant. C'en est fait de ce qui +pensait, de ce qui méditait, de ce qui créait, de ce qui parlait, de ce +qui brillait, de ce qui rayonnait dans ce grand peuple. Soyez fiers, +français! Levez la tête, français! Vous n'êtes plus rien, et cet homme +est tout. Il tient dans sa main votre intelligence comme un enfant tient +un oiseau. Le jour où il lui plaira, il donnera le coup de pouce au +génie de la France. Ce sera encore un vacarme de moins. En attendant, +répétons-le en choeur: plus de parlementarisme, plus de tribune. Au lieu +de toutes ces grandes voix qui dialoguaient pour l'enseignement du +monde, qui étaient l'une l'idée, l'autre le fait, l'autre le droit, +l'autre la justice, l'autre la gloire, l'autre la foi, l'autre +l'espérance, l'autre la science, l'autre le génie, qui instruisaient, +qui charmaient, qui rassuraient, qui consolaient, qui encourageaient, +qui fécondaient, au lieu de toutes ces voix sublimes, qu'est-ce qu'on +entend dans cette nuit noire qui couvre la France? Le bruit d'un éperon +qui sonne et d'un sabre qui traîne sur le pavé. + +Alléluia! dit M. Sibour. Hosanna! répond M. Parisis. + + + + +LIVRE SIXIÈME + +L'ABSOLUTION + +(PREMIÈRE FORME. LES 7,500,000 VOIX.) + + + + +LES 7,500,000 VOIX + + + + +I + + +On nous dit: Vous n'y songez pas! tous ces faits que vous appelez crimes +sont désormais des «faits accomplis», et par conséquent respectables; +tout cela est accepté, tout cela est adopté, tout cela est légitimé, +tout cela est couvert, tout cela est absous. + +--Accepté! adopté! légitimé! couvert! absous! par quoi? + +--Par un vote. + +--Quel vote? + +--Les sept millions cinq cent mille voix! + +--En effet. Il y a eu plébiscite, et vote, et 7,500,000 oui. Parlons-en. + + + + +II + + +Un brigand arrête une diligence au coin d'un bois. + +Il est à la tête d'une bande déterminée. + +Les voyageurs sont plus nombreux, mais ils sont séparés, désunis, +parqués dans des compartiments, à moitié endormis, surpris au milieu de +la nuit, saisis à l'improviste et sans armes. + +Le brigand leur ordonne de descendre, de ne pas jeter un cri, de ne pas +souffler mot et de se coucher la face contre terre. + +Quelques-uns résistent, il leur brûle la cervelle. + +Les autres obéissent et se couchent sur le pavé, muets, immobiles, +terrifiés, pêle-mêle avec les morts et pareils aux morts. + +Le brigand, pendant que ses complices leur tiennent le pied sur les +reins et le pistolet sur la tempe, fouille leurs poches, force leurs +malles et leur prend tout ce qu'ils ont de précieux. + +Les poches vidées, les malles pillées, le coup d'état fini, il leur dit: + +«--Maintenant, afin de me mettre en règle avec la justice, j'ai écrit +sur un papier que vous reconnaissez que tout ce que je vous ai pris +m'appartenait et que vous me le concédez de votre plein gré. J'entends +que ceci soit votre avis. On va vous mettre à chacun une plume dans la +main, et, sans dire un mot, sans faire un geste, sans quitter l'attitude +où vous êtes...» + +Le ventre contre terre, la face dans la boue... + +«... Vous étendrez le bras droit et vous signerez tous ce papier. Si +quelqu'un bouge ou parle, voici la gueule de mon pistolet. Du reste, +vous êtes libres.» + +Les voyageurs étendent le bras et signent. + +Cela fait, le brigand relève la tête et dit: + +--J'ai sept millions cinq cent mille voix. + + + + +III + + +M. Louis Bonaparte est président de cette diligence. + +Rappelons quelques principes. + +Pour qu'un scrutin politique soit valable, il faut trois conditions +absolues: premièrement, que le vote soit libre; deuxièmement, que le +vote soit éclairé; troisièmement, que le chiffre soit sincère. Si l'une +de ces trois conditions manque, le scrutin est nul. Qu'est-il, si les +trois à la fois font défaut? + +Appliquons ces règles. + +Premièrement. _Que le vote soit libre._ + +Quelle a été la liberté du vote du 20 décembre, nous venons de le dire; +nous avons exprimé cette liberté par une image frappante d'évidence. +Nous pouvons nous dispenser d'y rien ajouter. Que chacun de ceux qui ont +voté se recueille et se demande sous quelle violence morale et +matérielle il a déposé son bulletin dans la boîte. Nous pourrions citer +telle commune de l'Yonne où, sur cinq cents chefs de famille, quatre +cent trente ont été arrêtés; le reste a voté oui; telle commune du +Loiret où, sur six cent trente-neuf chefs de famille, quatre cent +quatrevingt-dix-sept ont été arrêtés ou expulsés; les cent quarante-deux +échappés ont voté oui; et ce que nous disons du Loiret et de l'Yonne, il +faudrait le dire de tous les départements. Depuis le 2 décembre, chaque +ville a sa nuée d'espions; chaque bourg, chaque village, chaque hameau a +son dénonciateur. Voter non, c'était la prison, c'était l'exil, c'était +Lambessa. Dans les villages de tel département on apportait à la porte +des mairies, nous disait un témoin oculaire, «des charges d'âne de +bulletins oui». Les maires, flanqués des gardes champêtres, les +remettaient aux paysans. Il fallait voter. À Savigny, près Saint-Maur, +le matin du vote, des gendarmes enthousiastes déclaraient que celui qui +voterait non ne coucherait pas dans son lit. La gendarmerie a écroué à +la maison d'arrêt de Valenciennes M. Parent fils, suppléant du juge de +paix du canton de Bouchain, pour avoir engagé des habitants +d'Avesne-le-Sec à voter non. Le neveu du représentant Aubry (du Nord) +ayant vu distribuer par les agents du préfet des bulletins oui, dans la +grande place de Lille, descendit sur cette place le lendemain et y +distribua des bulletins non; il fût arrêté et mis à la citadelle. + +Pour ce qui est du vote de l'armée, une partie a voté dans sa propre +cause. Le reste a suivi. + +Quant à la liberté même de ce vote des soldats, écoutons l'armée parler +elle-même. Voici ce qu'écrit un soldat du 6e de ligne commandé par le +colonel Garderens de Boisse: + +«Pour la troupe, le vote fut un appel. Les sous-officiers, les caporaux, +les tambours et les soldats, placés par rang de contrôle, étaient +appelés par le fourrier, en présence du colonel, du lieutenant-colonel, +du chef de bataillon et des officiers de la compagnie, et, au fur et à +mesure que chaque homme appelé répondait: _Présent_, son nom était +inscrit par le sergent-major. Le colonel disait, en se frottant les +mains:--«Ma foi, messieurs, cela va comme sur des roulettes», quand un +caporal de la compagnie à laquelle j'appartiens s'approche de la table +où était le sergent-major et le prie de lui céder la plume, afin qu'il +puisse inscrire lui-même son nom sur le registre Non qui devait rester +en blanc. + +«--Comment! s'écrie le colonel, vous qui êtes porté pour fourrier et qui +allez être nommé à la première vacance, vous désobéissez formellement à +votre colonel, et cela en présence de votre compagnie! Encore si ce +refus que vous faites en ce moment n'était qu'un acte d'insubordination. +Mais vous ne savez donc pas, malheureux, que par votre vote vous +réclamez la destruction de l'armée, l'incendie de la maison de votre +père, l'anéantissement de la société tout entière! Vous tendez la main à +la crapule! Comment! X..., vous que je voulais pousser, vous venez +aujourd'hui m'avouer tout cela?» + +«Le pauvre diable, on le pense bien, se laissa inscrire comme tous les +autres.» + +Multipliez ce colonel par six cent mille, vous avez la pression des +fonctionnaires de tout ordre, militaires, politiques, civils, +administratifs, ecclésiastiques, judiciaires, douaniers, municipaux, +scolaires, commerciaux, consulaires, par toute la France, sur le soldat, +le bourgeois et le paysan. Ajoutez, comme nous l'avons déjà indiqué plus +haut, la fausse jacquerie communiste et le réel terrorisme bonapartiste, +le gouvernement pesant par la fantasmagorie sur les faibles et par la +dictature sur les récalcitrants, et agitant deux épouvantes à la fois. +Il faudrait un volume spécial pour raconter, exposer et approfondir les +innombrables détails de cette immense extorsion de signatures qu'on +appelle le vote du 20 décembre. + +Le vote du 20 décembre a terrassé l'honneur, l'initiative, +l'intelligence et la vie morale de la nation. La France a été à ce vote +comme le troupeau va à l'abattoir. + +Passons. + +Deuxièmement. _Que le vote soit éclairé._ + +Voici qui est élémentaire: là où il n'y a pas de liberté de la presse, +il n'y a pas de vote. La liberté de la presse est la condition _sine qua +non_ du suffrage universel. Nullité radicale de tout scrutin fait en +l'absence de la liberté de la presse. La liberté de la presse entraîne +comme corollaires nécessaires la liberté de réunion, la liberté +d'affichage, la liberté de colportage, toutes les libertés qu'engendre +le droit, préexistant à tout, de s'éclairer avant de voter. Voter, c'est +gouverner; voter, c'est juger. Se figure-t-on un pilote aveugle au +gouvernail? Se figure-t-on le juge les oreilles bouchées et les yeux +crevés? Liberté donc, liberté de s'éclairer par tous les moyens, par +l'enquête, par la presse, par la parole, par la discussion. Ceci est la +garantie expresse et la condition d'être du suffrage universel. Pour +qu'une chose soit faite valablement, il faut qu'elle soit faite +sciemment. Où il n'y a pas de flambeau, il n'y pas d'acte. + +Ce sont là des axiomes. Hors de ces axiomes, tout est nul de soi. + +Maintenant, voyons. M. Bonaparte, dans son scrutin du 20 décembre, +a-t-il obéi à ces axiomes? A-t-il rempli ces conditions de presse libre, +de réunions libres, de tribune libre, d'affichage libre, de colportage +libre, d'enquête libre? Un immense éclat de rire répond, même à +l'Élysée. + +Ainsi vous êtes forcé vous-même d'en convenir; c'est comme cela qu'on a +usé du «suffrage universel»! + +Quoi! je ne sais rien de ce qui s'est passé! On a tué, égorgé, +mitraillé, assassiné, et je l'ignore! On a séquestré, torturé, expulsé, +exilé, déporté, et je l'entrevois à peine! Mon maire et mon curé me +disent: Ces gens-là qu'on emmène liés de cordes, ce sont des repris de +justice! Je suis un paysan, je cultive un coin de terre au fond d'une +province, vous supprimez le journal, vous étouffez les révélations, vous +empêchez la vérité de m'arriver, et vous me faites voter! Quoi! dans la +nuit la plus profonde! Quoi! à tâtons! Quoi! vous sortez brusquement de +l'ombre un sabre à la main, et vous me dites: vote! et vous appelez cela +un scrutin! + +Certes! un scrutin «libre et spontané», disent les feuilles du coup +d'état. + +Toutes les roueries ont travaillé à ce vote. Un maire de village, espèce +d'Escobar sauvageon poussé en plein champ, disait à ses paysans: _Si +vous votez oui, c'est pour la république; si vous votez non, c'est +contre la république_. Les paysans ont voté oui. + +Et puis éclairons une autre face de cette turpitude qu'on nomme «le +plébiscite du 20 décembre». Comment la question a-t-elle été posée? y +a-t-il eu choix possible? a-t-on, et c'était bien le moins que dût faire +un homme de coup d'état dans un si étrange scrutin que celui où il +remettait tout en question, a-t-on ouvert à chaque parti la porte par où +son principe pouvait entrer? a-t-il été permis aux légitimistes de se +tourner vers leur prince exilé et vers l'antique honneur des fleurs de +lys? a-t-il été permis aux orléanistes de se tourner vers cette famille +proscrite qu'honorent les vaillants services de deux soldats, MM. de +Joinville et d'Aumale, et qu'illustre cette grande âme, Mme la duchesse +d'Orléans? a-t-on offert au peuple,--qui n'est pas un parti, lui, qui +est le peuple, c'est-à-dire le souverain,--lui a-t-on offert cette +république vraie devant laquelle s'évanouit toute monarchie comme la +nuit devant le jour, cette république qui est l'avenir évident et +irrésistible du monde civilisé; la république sans dictature; la +république de concorde, de science et de liberté; la république du +suffrage universel, de la paix universelle et du bien-être universel; la +république initiatrice des peuples et libératrice des nationalités; +cette république qui, après tout et quoi qu'on fasse, «aura», comme l'a +dit ailleurs[41] l'auteur de ce livre, «la France demain et après-demain +l'Europe»? A-t-on offert cela? Non. Voici comment M. Bonaparte a +présenté la chose: il y a eu à ce scrutin deux candidats: premier +candidat, M. Bonaparte; deuxième candidat, l'abîme. La France a eu le +choix. Admirez l'adresse de l'homme et un peu son humilité. M. Bonaparte +s'est donné pour vis-à-vis dans cette affaire, qui? M. de Chambord? Non. +M. de Joinville? Non. La république? Encore moins. M. Bonaparte, comme +ces jolies créoles qui font ressortir leur beauté au moyen de quelque +effroyable hottentote, s'est donné pour concurrent dans cette élection +un fantôme, une vision, un socialisme de Nuremberg avec des dents et des +griffes et une braise dans les yeux, l'ogre du Petit Poucet, le vampire +de la Porte-Saint-Martin, l'hydre de Théramène, le grand serpent de mer +du _Constitutionnel_ que les actionnaires ont eu la bonne grâce de lui +prêter, le dragon de l'Apocalypse, la Tarasque, la Drée, le Gra-ouilli, +un épouvantail. Aidé d'un Ruggieri quelconque, M. Bonaparte a fait sur +ce monstre en carton un effet de feu de Bengale rouge, et a dit au +votant effaré: Il n'y a de possible que ceci ou moi; Choisis! Il a dit: +Choisis entre la belle et la bête; la bête, c'est le communisme; la +belle, c'est ma dictature. Choisis!--Pas de milieu! La société par +terre, ta maison brûlée, ta grange pillée, ta vache volée, ton champ +confisqué, ta femme violée, tes enfants massacrés, ton vin bu par +autrui, toi-même mangé tout vif par cette grande gueule béante que tu +vois là, ou moi empereur! Choisis. Moi ou Croquemitaine. + +Le bourgeois, effrayé et par conséquent enfant, le paysan, ignorant et +par conséquent enfant, ont préféré M. Bonaparte à Croquemitaine. C'est +là son triomphe. + +Disons pourtant que, sur dix millions de votants, il paraît que cinq +cent mille auraient encore mieux aimé Croquemitaine. + +Après tout, M. Bonaparte n'a eu que sept millions cinq cent mille voix. + +Donc, et de cette façon, librement, comme on voit, sciemment, comme on +voit, ce que M. Bonaparte a la bonté d'appeler le suffrage universel a +voté. Voté quoi? + +La dictature, l'autocratie, la servitude, la république despotat, la +France pachalik, les chaînes sur toutes les mains, le scellé sur toutes +les bouches, le silence, l'abaissement, la peur, l'espion âme de tout! +On a donné à un homme,--à vous!--l'omnipotence et l'omniscience! On a +fait de cet homme le constituant suprême, le législateur unique, l'alpha +du droit, l'oméga du pouvoir! On a décrété qu'il est Minos, qu'il est +Numa, qu'il est Solon, qu'il est Lycurgue! On a incarné en lui le +peuple, la nation, l'état, la loi! et pour dix ans! Quoi! voter, moi +citoyen, non-seulement mon dessaisissement, ma déchéance et mon +abdication, mais l'abdication pour dix années des générations nouvelles +du suffrage universel sur lesquelles je n'ai aucun droit, sur +lesquelles, vous usurpateur, vous me forcez d'usurper, ce qui, du reste, +soit dit en passant, suffirait pour frapper de nullité ce scrutin +monstrueux si toutes les nullités n'y étaient pas déjà amoncelées, +entassées et amalgamées! Quoi! c'est cela ce que vous me faites faire! +Vous me faites voter que tout est fini, qu'il n'y a plus rien, que le +peuple est un nègre! Quoi! vous me dites: Attendu que tu es souverain, +tu vas te donner un maître; attendu que tu es la France, tu vas devenir +Haïti! Quelle abominable dérision! + +Voilà le vote du 20 décembre, cette sanction, comme dit M. de Morny, +cette absolution, comme dit M. Bonaparte. + +Vraiment, dans peu de temps d'ici, dans un an, dans un mois, dans une +semaine peut-être, quand tout ce que nous voyons en ce moment se sera +évanoui, on aura quelque honte d'avoir fait, ne fût-ce qu'une minute, à +cet infâme semblant de vote qu'on appelle le scrutin des sept millions +cinq cent mille voix, l'honneur de le discuter. C'est là pourtant la +base unique, l'unique point d'appui, l'unique rempart de ce pouvoir +prodigieux de M. Bonaparte. Ce vote est l'excuse des lâches; ce vote est +le bouclier des consciences déshonorées. Généraux, magistrats, évêques, +toutes les forfaitures, toutes les prévarications, toutes les +complicités, réfugient derrière ce vote leur ignominie. La France a +parlé, disent-ils; _vox populi, vox Dei_, le suffrage universel a voté; +tout est couvert par un scrutin.--Ça un vote! ça un scrutin! on crache +dessus, et l'on passe. + +Troisièmement. Que le chiffre soit sincère. + +J'admire ce chiffre: 7,500,000. Il a dû faire bon effet, à travers le +brouillard du 1er janvier, en lettres d'or de trois pieds de haut, sur +le portail de Notre-Dame. + +J'admire ce chiffre. Savez-vous pourquoi? Parce que je le trouve humble. +7,500,000! Pourquoi 7,500,000? C'est peu. Personne ne refusait à M. +Bonaparte la bonne mesure. Après ce qu'il avait fait le 2 décembre, il +avait droit à mieux que cela. Vraiment, qui l'eût chicané? Qui +l'empêchait de mettre huit millions, dix millions, un chiffre rond? +Quant à moi, j'ai été trompé dans mes espérances. Je comptais sur +l'unanimité. Coup d'état, vous êtes modeste. + +Quoi! on a fait tout ce que nous venons de rappeler ou de raconter, on a +prêté un serment et l'on s'est parjuré, on était le gardien d'une +constitution et on l'a détruite, on était le serviteur d'une république +et on l'a trahie, on était l'agent d'une assemblée souveraine et on l'a +violemment brisée, on a fait de la consigne militaire un poignard pour +tuer l'honneur militaire, on s'est servi du drapeau de la France pour +essuyer de la boue et de la honte, on a mis les poucettes aux généraux +d'Afrique, on a fait voyager les représentants du peuple dans les +voitures cellulaires, on a empli Mazas, Vincennes, le mont Valérien et +Sainte-Pélagie d'hommes inviolables; on a arquebusé à bout portant sur +la barricade du droit le législateur revêtu de cette écharpe, signe +sacré et vénérable de la loi; on a donné à tel colonel que nous +pourrions nommer cent mille francs pour fouler aux pieds le devoir, et à +chaque soldat dix francs par jour; on a dépensé en quatre journées +quarante mille francs d'eau-de-vie par brigade; on a couvert de l'or de +la Banque le tapis franc de l'Élysée, et on a dit aux amis: prenez! on a +tué M. Adde chez lui, M. Belval chez lui, M. Debaecque chez lui, M. +Labilte chez lui, M. de Couvercelle chez lui, M. Monpelas chez lui, M. +Thirion de Montauban chez lui; on a massacré sur les boulevards et +ailleurs, fusillé on ne sait où on ne sait qui, commis force meurtres +dont on a la modestie de n'avouer que cent quatrevingt-onze, quoi! on a +changé les fossés des arbres du boulevard en cuvettes pleines de sang, +on a répandu le sang de l'enfant avec le sang de la mère, et mêlé à tout +cela le vin de Champagne des gendarmes, on a fait toutes ces choses, on +s'est donné toutes ces peines, et quand on demande à la nation: +êtes-vous contente? on n'obtient que sept millions cinq cent mille +oui!--Vraiment, ce n'est pas payé. + +Dévouez-vous donc à «sauver une société»! Ô ingratitude des peuples! + +En vérité, trois millions de bouches ont répondu non! Qui est-ce qui +disait donc que les sauvages de la mer du Sud appelaient les français +les _oui-oui_? + +Parlons sérieusement. Car l'ironie pèse dans ces matières tragiques. + +Gens du coup d'état, personne ne croit à vos sept millions cinq cent +mille voix. + +Tenez, un accès de franchise, avouez-le, vous êtes tous un peu grecs, +vous trichez. Dans votre bilan du 2 décembre, vous comptez trop de +votes,--et pas assez de cadavres. + +7,500,000! Qu'est-ce que c'est que ce chiffre-là? D'où vient-il? D'où +sort-il? Que voulez-vous que nous en fassions? + +Sept millions, huit millions, dix millions, qu'importe! nous vous +accordons tout et nous vous contestons tout. + +Les sept millions, vous les avez, plus les cinq cent mille; la somme +plus l'appoint, vous le dites, prince, vous l'affirmez, vous le jurez, +mais qui le prouve? + +Qui a compté? Baroche. Qui a scruté? Rouher. Qui a contrôlé? Piétri. Qui +a additionné? Maupas. Qui a vérifié? Troplong. Qui a proclamé? vous. + +C'est-à-dire que la bassesse a compté, la platitude a scruté, la rouerie +a contrôlé, le faux a additionné, la vénalité a vérifié, le mensonge a +proclamé. + +Bien. + +Sur ce, M. Bonaparte monte au Capitole, ordonne à M. Sibour de remercier +Jupiter, fait endosser une livrée bleu et or au sénat, bleu et argent au +corps législatif, vert et or à son cocher, met la main sur son coeur, +déclare qu'il est le produit du «suffrage universel», et que sa +«légitimité» est sortie de l'urne du scrutin. Cette urne est un gobelet. + + + + +IV + + +Nous le déclarons donc, nous le déclarons purement et simplement, le 20 +décembre 1851, dix-huit jours après le 2, M. Bonaparte a fourré la main +dans la conscience de chacun, et a volé à chacun son vote. D'autres font +le mouchoir, lui fait l'empire. Tous les jours, pour des espiègleries de +ce genre, un sergent de ville prend un homme au collet, et le mène au +poste. + +Entendons-nous pourtant. + +Est-ce à dire que nous prétendions que personne n'a réellement voté pour +M. Bonaparte? Que personne n'a volontairement dit oui? Que personne n'a +librement et sciemment accepté cet homme? + +Loin de là. + +M. Bonaparte a eu pour lui la tourbe des fonctionnaires, les douze cent +mille parasites du budget, et leurs tenants et aboutissants; les +corrompus, les compromis, les habiles; et à leur suite, les crétins, +masse notable. + +Il a eu pour lui MM. les cardinaux, MM. les évêques, MM. les chanoines, +MM. les curés, MM. les vicaires, L'ABSOLUTION.--LES 7,500,000 VOIX. + +MM. les archidiacres, diacres et sous-diacres, MM. les prébendiers, MM. +les marguilliers, MM. les sacristains, MM. les bedeaux, MM. les suisses +de paroisse, et les hommes «religieux», comme on dit. Oui, nous ne +faisons nulle difficulté d'en convenir, M. Bonaparte a eu pour lui tous +ces évêques qui se signent en Veuillot et en Montalembert, et tous ces +hommes religieux, race précieuse, ancienne, mais fort accrue et recrutée +depuis les terreurs propriétaires de 1848, lesquels prient en ces +termes: Ô mon Dieu! faites hausser les actions de Lyon! Doux seigneur +Jésus, faites-moi gagner vingt-cinq pour cent sur mon +Naples-certificats-Rothschild! Saints apôtres, vendez mes vins! +Bien-heureux martyrs, doublez mes loyers! Sainte Marie, mère de Dieu, +vierge immaculée, étoile de la mer, jardin fermé, _hortus conclusus_, +daignez jeter un oeil favorable sur mon petit commerce situé au coin de +la rue Tirechappe et de la rue Quincampoix! tour d'ivoire, faites que la +boutique d'en face aille mal! + +Ont voté réellement et incontestablement pour M. Bonaparte: première +catégorie, le fonctionnaire; deuxième catégorie, le niais; troisième +catégorie, le voltairien-propriétaire-industriel religieux. + +Disons-le, l'intelligence humaine, et l'intellect bourgeois en +particulier, ont de singulières énigmes. Nous le savons et nous n'avons +nul désir de le cacher; depuis le boutiquier jusqu'au banquier, depuis +le petit marchand jusqu'à l'agent de change, bon nombre d'hommes de +commerce et d'industrie en France, c'est-à-dire bon nombre de ces hommes +qui savent ce que c'est qu'une confiance bien placée, qu'un dépôt +fidèlement gardé, qu'une clef mise en mains sûres, ont voté, après le 2 +décembre, pour M. Bonaparte. Le vote consommé, vous auriez accosté un de +ces hommes de négoce, le premier venu, au hasard, et voici le dialogue +que vous auriez pu échanger avec lui: + +--Vous avez nommé Louis Bonaparte président de la république? + +--Oui. + +--Le prendriez-vous pour garçon de caisse? + +--Non, certes! + + + + +V + + +Et c'est là le scrutin,--répétons-le, insistons-y, ne nous lassons pas; +_je crie cent fois les mêmes choses_, dit Isaïe, _pour qu'on les entende +une fois_;--c'est là le scrutin, c'est là le plébiscite, c'est là le +vote, c'est là le décret souverain du «suffrage universel», à l'ombre +duquel s'abritent, dont se font un titre d'autorité et un diplôme de +gouvernement ces hommes qui tiennent la France aujourd'hui, qui +commandent, qui dominent, qui administrent, qui jugent, qui règnent, les +mains dans l'or jusqu'aux coudes, les pieds dans le sang jusqu'aux +genoux! + +Maintenant, et pour en finir, faisons une concession à M. Bonaparte. +Plus de chicanes. Son scrutin du 20 décembre a été libre, il a été +éclairé; tous les journaux ont imprimé ce qui leur a plu; qui a dit le +contraire? des calomniateurs; on a ouvert les réunions électorales, les +murs ont disparu sous les affiches, les passants de Paris ont balayé du +pied, sur les boulevards et dans les rues, une neige de bulletins +blancs, bleus, jaunes, rouges; a parlé qui a voulu, a écrit qui a voulu; +le chiffre est sincère; ce n'est pas Baroche qui a compté, c'est Barème; +Louis Blanc, Guinard, Félix Pyat, Raspail, Caussidière, Thoré, +Ledru-Rollin, Étienne Arago, Albert, Barbès, Blanqui et Gent ont été +scrutateurs; ce sont eux-mêmes qui ont proclamé les sept millions cinq +cent mille voix. Soit. Nous accordons tout cela. Après? Qu'est-ce que le +coup d'état en conclut? + +Ce qu'il en conclut? il se frotte les mains, il n'en demande pas +davantage, cela lui suffit, il conclut que c'est bien, que tout est +clos, que tout est fini, qu'on n'a plus rien à dire, qu'il est «absous». + +Halte-là! + +Le vote libre, le chiffre sincère, ce n'est que le côté matériel de la +question, il reste le côté moral. Il y a donc un côté moral? Mais oui, +prince, et c'est là précisément le vrai côté, le grand côté de cette +question du 2 décembre. Examinons-le. + + + + +VI + + +Il faut d'abord, monsieur Bonaparte, que vous sachiez un peu ce que +c'est que la conscience humaine. + +Il y a deux choses dans ce monde, apprenez cette nouveauté, qu'on +appelle le bien et le mal. Il faut qu'on vous le révèle, mentir n'est +pas bien, trahir est mal, assassiner est pire. Cela a beau être utile, +cela est défendu. Par qui? me direz-vous. Nous vous l'expliquerons plus +loin; mais poursuivons. L'homme, sachez encore cette particularité, est +un être pensant, libre dans ce monde, responsable dans l'autre. Chose +étrange et qui vous surprendra, il n'est pas fait uniquement pour jouir, +pour satisfaire toutes ses fantaisies, pour se mouvoir au hasard de ses +appétits, pour écraser ce qui est là devant lui quand il marche, brin +d'herbe ou parole jurée, pour dévorer ce qui se présente quand il a +faim. La vie n'est pas sa proie. Par exemple, pour passer de zéro par an +à douze cent mille francs il n'est pas permis de faire un serment qu'on +n'a pas l'intention de tenir, et, pour passer de douze cent mille francs +à douze millions, il n'est pas permis de briser la constitution et les +lois de son pays, de se ruer par guet-apens sur une assemblée +souveraine, de mitrailler Paris, de déporter dix mille personnes et d'en +proscrire quarante mille. Je continue de vous faire pénétrer dans ce +mystère singulier. Certes, il est agréable de faire mettre des bas de +soie blancs à ses laquais, mais, pour arriver à ce grand résultat, il +n'est pas permis de supprimer la gloire et la pensée d'un peuple, de +renverser la tribune centrale du monde civilisé, d'entraver le progrès +du genre humain et de verser des flots de sang. Cela est défendu. Par +qui? me répéterez-vous, vous qui ne voyez devant vous personne qui vous +défende rien. Patience. Vous le saurez tout à l'heure. + +Quoi!--ici vous vous révoltez, et je le comprends,--lorsqu'on a d'un +côté son intérêt, son ambition, sa fortune, son plaisir, un beau palais +à conserver faubourg Saint-Honoré, et de l'autre côté les jérémiades et +les criailleries des femmes auxquelles on prend leurs fils, des familles +auxquelles on arrache leur père, des enfants auxquels on ôte leur pain, +du peuple auquel on confisque sa liberté, de la société à laquelle on +retire son point d'appui, les lois; quoi! lorsque ces criailleries sont +d'un côté et l'intérêt de l'autre, il ne serait pas permis de dédaigner +ces vacarmes, de laisser «vociférer» tous ces gens-là, de marcher sur +l'obstacle, et d'aller tout naturellement là où l'on voit sa fortune, +son plaisir et le beau palais du faubourg Saint-Honoré! Voilà qui est +fort! Quoi! il faudrait se préoccuper de ce que, il y a trois ou quatre +ans, on ne sait plus quand, on ne sait plus où, un jour de décembre, +qu'il faisait très froid, qu'il pleuvait, qu'on avait besoin de quitter +une chambre d'auberge pour se loger mieux, on a prononcé, on ne sait +plus à propos de quoi, dans une salle mal éclairée, devant huit ou neuf +cents imbéciles qui vous ont cru, ces huit lettres: Je le jure! Quoi! +quand on médite «un grand acte» il faudrait passer son temps à +s'interroger sur ce qui pourra résulter du parti qu'on prend! se faire +un souci de ce que celui-ci sera mangé de vermine dans les casemates, de +ce que celui-là pourrira dans les pontons, de ce que cet autre crèvera à +Cayenne, de ce que cet autre aura été tué à coups de bayonnette, de ce +que cet autre aura été écrasé à coups de pavés, de ce que cet autre aura +été assez bête pour se faire fusiller, de ce que ceux-ci seront ruinés, +de ce que ceux-là seront exilés, et de ce que tous ces hommes qu'on +ruine, qu'on exile, qu'on fusille, qu'on massacre, qui pourrissent dans +les cales et qui crèvent en Afrique, seront d'honnêtes gens qui auront +fait leur devoir! c'est à ces choses-là qu'on s'arrêtera! Comment! on a +des besoins, on n'a pas d'argent, on est prince, le hasard vous met le +pouvoir dans les mains, on en use, on autorise des loteries, on fait +exposer des lingots d'or dans le passage Jouffroy, la poche de tout le +monde s'ouvre, on en tire ce qu'on peut, on en donne à ses amis, à des +compagnons dévoués auxquels on doit de la reconnaissance, et comme il +arrive un moment où l'indiscrétion publique se mêle de la chose, où +cette infâme liberté de la presse veut percer le mystère et où la +justice s'imagine que cela la regarde, il faudrait quitter l'Élysée, +sortir du pouvoir, et aller stupidement s'asseoir entre deux gendarmes +sur le banc de la sixième chambre! Allons donc! est-ce qu'il n'est pas +plus simple de s'asseoir sur le trône de l'empereur? est-ce qu'il n'est +pas plus simple de briser la liberté de la presse? est-ce qu'il n'est +pas plus simple de briser la justice? est-ce qu'il n'est pas plus court +de mettre les juges sous ses pieds? ils ne demandent pas mieux, +d'ailleurs! ils sont tout prêts! Et cela ne serait pas permis! Et cela +serait défendu! + +Oui, monseigneur, cela est défendu. + +Qui est-ce qui s'y oppose? Qui est-ce qui ne permet pas? Qui est-ce qui +défend? + +Monsieur Bonaparte, on est le maître, on a huit millions de voix pour +ses crimes et douze millions de francs pour ses menus plaisirs, on a un +sénat et M. Sibour dedans, on a des armées, des canons, des forteresses, +des Troplongs à plat ventre, des Baroche; quelqu'un qui est perdu dans +l'obscurité, un passant, un inconnu se dresse devant vous et vous dit: +Tu ne feras pas cela. + +Ce quelqu'un, cette bouche qui parle dans l'ombre, qu'on ne voit pas, +mais qu'on entend, ce passant, cet inconnu, cet insolent, c'est la +conscience humaine. + +Voilà ce que c'est que la conscience humaine. C'est quelqu'un, je le +répète, qu'on ne voit pas, et qui est plus fort qu'une armée, plus +nombreux que sept millions cinq cent mille voix, plus haut qu'un sénat, +plus religieux qu'un archevêque, plus savant en droit que M. Troplong, +plus prompt à devancer n'importe quelle justice que M. Baroche, et qui +tutoie votre majesté. + + + + +VII + + +Approfondissons un peu toutes ces nouveautés. + +Apprenez donc encore ceci, monsieur Bonaparte: ce qui distingue l'homme +de la brute, c'est la notion du bien et du mal, de ce bien et de ce mal +dont je vous parlais tout à l'heure. + +Là est l'abîme. + +L'animal est un être complet. Ce qui fait la grandeur de l'homme, c'est +d'être incomplet; c'est de se sentir par une foule de points hors du +fini; c'est de percevoir quelque chose au delà de soi, quelque chose en +deçà. Ce quelque chose qui est au delà et en deçà de l'homme, c'est le +mystère; c'est,--pour employer ces faibles expressions humaines qui sont +toujours successives et qui n'expriment jamais qu'un côté des +choses,--le monde moral. Ce monde moral, l'homme y baigne autant, plus +encore que dans le monde matériel. Il vit dans ce qu'il sent plus que +dans ce qu'il voit. La création a beau l'obséder, le besoin a beau +l'assaillir, la jouissance a beau le tenter, la bête qui est en lui a +beau le tourmenter, une sorte d'aspiration perpétuelle à une région +autre le jette irrésistiblement hors de la création, hors du besoin, +hors de la jouissance, hors de la bête. Il entrevoit toujours, partout, +à chaque instant, à toute minute, le monde supérieur, et il remplit son +âme de cette vision, et il en règle ses actions. Il ne se sent pas +achevé dans cette vie d'en bas. Il porte en lui, pour ainsi dire, un +exemplaire mystérieux du monde antérieur et ultérieur, du monde parfait, +auquel il compare sans cesse et malgré lui le monde imparfait, et +lui-même, et ses infirmités, et ses appétits, et ses passions et ses +actions. Quand il reconnaît qu'il s'approche de ce modèle idéal, il est +joyeux; quand il reconnaît qu'il s'en éloigne, il est triste. Il +comprend profondément qu'il n'y a rien d'inutile et d'admissible dans ce +monde, rien qui ne vienne de quelque chose et qui ne conduise à quelque +chose. Le juste, l'injuste, le bien, le mal, les bonnes oeuvres, les +actions mauvaises tombent dans le gouffre, mais ne se perdent pas, s'en +vont dans l'infini à la charge ou au bénéfice de ceux qui les +accomplissent. Après la mort on les retrouve, et le total se fait. Se +perdre, s'évanouir, s'anéantir, cesser d'être, n'est pas plus possible +pour l'atome moral que pour l'atome matériel. De là, en l'homme, ce +grand et double sentiment de sa liberté et de sa responsabilité. Il lui +est donné d'être bon ou d'être méchant. Ce sera un compte à régler. Il +peut être coupable; et, chose frappante et sur laquelle j'insiste, c'est +là sa grandeur. Rien de pareil pour la brute. Pour elle, rien que +l'instinct, boire à la soif, manger à la faim, procréer à la saison, +dormir quand le soleil se couche, s'éveiller quand il se lève, faire le +contraire si c'est une bête de nuit. L'animal n'a qu'une espèce de moi +obscur que n'éclaire aucune lueur morale. Toute sa loi, je le répète, +c'est l'instinct. L'instinct, sorte de rail où la nature fatale entraîne +la brute. Pas de liberté, donc pas de responsabilité; pas d'autre vie +par conséquent. La brute ne fait ni bien ni mal; elle ignore. Le tigre +est innocent. + +Si vous étiez par hasard innocent comme le tigre? + +À de certains moments on est tenté de croire que, n'ayant pas plus +d'avertissement intérieur que lui, vous n'avez pas plus de +responsabilité. + +Vraiment, il y a des heures où je vous plains. Qui sait? vous n'êtes +peut-être qu'une malheureuse force aveugle. + +Monsieur Louis Bonaparte, la notion du bien et du mal, vous ne l'avez +pas. Vous êtes le seul homme peut-être dans l'humanité tout entière qui +n'ait pas cette notion. Cela vous donne barre sur le genre humain. Oui, +vous êtes redoutable. C'est là ce qui fait votre génie, dit-on; je +conviens que, dans tous les cas, c'est ce qui fait en ce moment votre +puissance. + +Mais savez-vous ce qui sort de ce genre de puissance? le fait, oui; le +droit, non. + +Le crime essaye de tromper l'histoire sur son vrai nom; il vient et dit: +je suis le succès.--Tu es le crime! + +Vous êtes couronné et masqué. À bas le masque! À bas la couronne! + +Ah! vous perdez votre peine, vous perdez vos appels au peuple, vos +plébiscites, vos scrutins, vos bulletins, vos additions, vos commissions +exécutives proclamant le total, vos banderoles rouges ou vertes avec ce +chiffre en papier doré: 7,500,000! Vous ne tirerez rien de cette mise en +scène. Il y a des choses sur lesquelles on ne donne pas le change au +sentiment universel. Le genre humain, pris en masse, est un honnête +homme. + +Même autour de vous, on vous juge. Il n'est personne dans votre +domesticité, dans la galonnée comme dans la brodée, valet d'écurie ou +valet de sénat, qui ne dise tout bas ce que je dis tout haut. Ce que je +proclame, on le chuchote, voilà toute la différence. Vous êtes +omnipotent, on s'incline, rien de plus. On vous salue, la rougeur au +front. + +On se sent vil, mais on vous sait infâme. + +Tenez, puisque vous êtes en train de donner la chasse à ce que vous +appelez «les révoltés de décembre», puisque c'est là-dessus que vous +lâchez vos meutes, puisque vous avez institué un Maupas et créé un +ministère de la police spécialement pour cela, je vous dénonce cette +rebelle, cette réfractaire, cette insurgée, la conscience de chacun. + +Vous donnez de l'argent, mais c'est la main qui le reçoit, ce n'est pas +la conscience. La conscience! pendant que vous y êtes, inscrivez-la sur +vos listes d'exil. C'est là une opposante obstinée, opiniâtre, tenace, +inflexible, et qui met le trouble partout. Chassez-moi cela de France. +Vous serez tranquille après. + +Voulez-vous savoir comment elle vous traite, même chez vos amis? +Voulez-vous savoir en quels termes un honorable chevalier de Saint-Louis +de quatrevingts ans, grand adversaire «des démagogues» et votre +partisan, votait pour vous le 2 décembre?--«C'est un misérable, +disait-il, mais _un misérable nécessaire_.» + +Non! il n'y a pas de misérables nécessaires! Non! le crime n'est jamais +utile! Non! le crime n'est jamais bon! La société sauvée par trahison! +blasphème! Il faut laisser dire ces choses-là aux archevêques. Rien de +bon n'a pour base le mal. Le Dieu juste n'impose pas à l'humanité la +nécessité des misérables. Il n'y a de nécessaire en ce monde que la +justice et la vérité. Si ce vieillard eût regardé moins la vie et plus +la tombe, il eût vu cela. Cette parole est surprenante de la part d'un +vieillard, car il y a une lumière de Dieu qui éclaire les âmes proches +du tombeau et qui leur montre le vrai. + +Jamais le droit et le crime ne se rencontrent. Le jour où ils +s'accoupleraient, les mots de la langue humaine changeraient de sens, +toute certitude s'évanouirait, l'ombre sociale se ferait. Quand par +hasard--cela s'est vu parfois dans l'histoire,--il arrive que, pour un +moment, le crime a force de loi, quelque chose tremble dans les +fondements mêmes de l'humanité. _Jusque datum sceleri!_ s'écrie Lucain, +et ce vers traverse l'histoire comme un cri d'horreur. + +Donc, et de l'aveu de vos votants, vous êtes un misérable. J'ôte +nécessaire. Prenez votre parti de cette situation. + +Eh bien! soit, direz-vous. Mais c'est là le cas précisément; on se fait +«absoudre» par le suffrage universel. + +Impossible, + +Comment! impossible? + +Oui, impossible. Je vais vous faire toucher du doigt la chose. + + + + +VIII + + +Vous êtes capitaine d'artillerie à Berne, monsieur Louis Bonaparte. Vous +avez nécessairement une teinture d'algèbre et de géométrie. Voici des +axiomes dont vous avez probablement quelque idée: + +--2 et 2 font 4. + +--Entre deux points donnés, la ligne droite est le chemin le plus court. + +--La partie est moins grande que le tout. + +Maintenant faites déclarer par sept millions cinq cent mille voix que 2 +et 2 font 5, que la ligne droite est le chemin le plus long, que le tout +est moins grand que la partie; faites-le déclarer par huit millions, par +dix millions, par cent millions de voix, vous n'aurez pas avancé d'un +pas. + +Eh bien, ceci va vous surprendre, il y a des axiomes en probité, en +honnêteté, en justice, comme il y a des axiomes en géométrie, et la +vérité morale n'est pas plus à la merci d'un vote que la vérité +algébrique. + +La notion du bien et du mal est insoluble au suffrage universel. Il +n'est pas donné à un scrutin de faire que le faux soit le vrai et que +l'injuste soit le juste. On ne met pas la conscience humaine aux voix. + +Comprenez-vous maintenant? + +Voyez cette lampe, cette petite lumière obscure oubliée dans un coin, +perdue dans l'ombre. Regardez-la, admirez-la. Elle est à peine visible; +elle brûle solitairement. Faites souffler dessus sept millions cinq cent +mille bouches à la fois, vous ne l'éteindrez pas. Vous ne ferez pas même +broncher la flamme. Faites souffler l'ouragan. La flamme continuera de +monter droite et pure vers le ciel. + +Cette lampe, c'est la conscience. + +Cette flamme, c'est elle qui éclaire dans la nuit de l'exil le papier +sur lequel j'écris en ce moment. + + + + + +IX + + +Ainsi donc, quels que soient vos chiffres, controuvés ou non, extorqués +ou non, vrais ou faux, peu importe, ceux qui vivent l'oeil fixé sur la +justice disent et continueront de dire que le crime est le crime, que le +parjure est le parjure, que la trahison est la trahison, que le meurtre +est le meurtre, que le sang est le sang, que la boue est la boue, qu'un +scélérat est un scélérat, et que tel qui croit copier en petit Napoléon +copie en grand Lacenaire; ils disent cela et ils le répéteront, malgré +vos chiffres, attendu que sept millions cinq cent mille voix ne pèsent +rien contre la conscience de l'honnête homme; attendu que dix millions, +que cent millions de voix, que l'unanimité même du genre humain +scrutinant en masse ne compte pas devant cet atome, devant cette +parcelle de Dieu, l'âme du juste; attendu que le suffrage universel, qui +a toute souveraineté sur les questions politiques, n'a pas de +juridiction sur les questions morales. + +J'écarte pour le moment, comme je le disais tout à l'heure, vos procédés +du scrutin, les bandeaux sur les yeux, les bâillons dans les bouches, +les canons sur les places publiques, les sabres tirés, les mouchards +pullulant, le silence et la terreur conduisant le vote à l'urne comme le +malfaiteur au poste, j'écarte cela; je suppose, je vous le répète, le +suffrage universel vrai, libre, pur, réel, le suffrage universel +souverain de lui-même, comme il doit être, les journaux dans toutes les +mains, les hommes et les faits questionnés et approfondis, les affiches +couvrant les murailles, la parole partout, la lumière partout! Eh bien, +à ce suffrage universel là, soumettez-lui la paix et la guerre, +l'effectif de l'armée, le crédit, le budget, l'assistance publique, la +peine de mort, l'inamovibilité des juges, l'indissolubilité du mariage, +le divorce, l'état civil et politique de la femme, la gratuité de +l'enseignement, la constitution de la commune, les droits du travail, le +salaire du clergé, le libre échange, les chemins de fer, la circulation, +la colonisation, la fiscalité, tous les problèmes dont la solution +n'entraîne pas son abdication, car le suffrage universel peut tout, +hormis abdiquer; soumettez-les-lui, il les résoudra, sans doute avec +l'erreur possible, mais avec toute la somme de certitude que contient la +souveraineté humaine; il les résoudra magistralement. Maintenant essayez +de lui faire trancher la question de savoir si Jean ou Pierre a bien ou +mal fait de voler une pomme dans une métairie. Là il s'arrête. Là il +avorte. Pourquoi? Est-ce que cette question est plus basse? Non, c'est +qu'elle est plus haute. Tout ce qui constitue l'organisation propre des +sociétés, que vous les considériez comme territoire, comme commune, +comme état ou comme patrie, toute matière politique, financière, +sociale, dépend du suffrage universel et lui obéit; le plus petit atome +de la moindre question morale le brave. + +Le navire est à la merci de l'océan, l'étoile non. + +On a dit de M. Leverrier et de vous, monsieur Bonaparte, que vous étiez +les deux seuls hommes qui crussiez à votre étoile. Vous croyez à votre +étoile, en effet; vous la cherchez au-dessus de votre tête. Eh bien, +cette étoile que vous cherchez en dehors de vous, les autres hommes +l'ont en eux-mêmes. Elle rayonne sous la voûte de leur crâne, elle les +éclaire et les guide, elle leur fait voir les vrais contours de la vie, +elle leur montre dans l'obscurité de la destinée humaine le bien et le +mal, le juste et l'injuste, le réel et le faux, l'ignominie et +l'honneur, la droiture et la félonie, la vertu et le crime. Cette +étoile, sans laquelle l'âme humaine n'est que nuit, c'est la vérité +morale. + +Cette lumière vous manquant, vous vous êtes trompé. Votre scrutin du 20 +décembre n'est pour le penseur qu'une sorte de naïveté monstrueuse. Vous +avez appliqué ce que vous appelez le «suffrage universel» à une question +qui ne comportait pas le suffrage universel. Vous n'êtes pas un homme +politique, vous êtes un malfaiteur. Ce qu'il y a à faire de vous ne +regarde pas le suffrage universel. + +Oui, naïveté. J'y insiste. Le bandit des Abruzzes, les mains à peine +lavées et ayant encore du sang dans les ongles, va demander l'absolution +au prêtre; vous, vous avez demandé l'absolution au vote; seulement vous +avez oublié de vous confesser. Et en disant au vote: absous-moi, vous +lui avez mis sur la tempe le canon de votre pistolet. + +Ah! malheureux désespéré! Vous «absoudre», comme vous dites, cela est en +dehors du pouvoir populaire, cela est en dehors du pouvoir humain. + +Écoutez: + +Néron, qui avait inventé la société du Dix-Décembre, et qui, comme vous, +l'employait à applaudir ses comédies et même, comme vous encore, ses +tragédies, Néron, après avoir troué à coups de couteau le ventre de sa +mère, aurait pu, lui aussi, convoquer son suffrage universel à lui, +Néron, lequel ressemblait encore au vôtre en ce qu'il n'était pas non +plus gêné par la licence de la presse; Néron, pontife et empereur, +entouré des juges et des prêtres prosternés devant lui, aurait pu, +posant une de ses mains sanglantes sur le cadavre chaud de l'impératrice +et levant l'autre vers le ciel, prendre tout l'olympe à témoin qu'il +n'avait pas versé ce sang, et adjurer son suffrage universel de déclarer +à la face des dieux et des hommes que lui, Néron, n'avait pas tué cette +femme; son suffrage universel, fonctionnant à peu près comme le vôtre, +dans la même lumière et dans la même liberté, aurait pu affirmer par +sept millions cinq cent mille voix que le divin césar Néron, pontife et +empereur, n'avait fait aucun mal à cette femme qui était morte; sachez +cela, monsieur, Néron n'aurait pas été «absous»; il eût suffi qu'une +voix, une seule voix sur la terre, la plus humble et la plus obscure, +s'élevât au milieu de cette nuit profonde de l'empire romain et criât +dans les ténèbres: Néron est un parricide! pour que l'écho, l'éternel +écho de la conscience humaine, répétât à jamais, de peuple en peuple et +de siècle en siècle: Néron a tué sa mère! + +Eh bien! cette voix qui proteste dans l'ombre, c'est la mienne. Je crie +aujourd'hui, et, n'en doutez pas, la conscience universelle de +l'humanité redit avec moi: Louis Bonaparte a assassiné la France! Louis +Bonaparte a tué sa mère! + + + +LIVRE SEPTIÈME + +L'ABSOLUTION + + + + +DEUXIÈME FORME. LE SERMENT. + + + + +LE SERMENT + + + + +I + +À SERMENT, SERMENT ET DEMI + + +Qu'est-ce que c'est que Louis Bonaparte? c'est le parjure vivant, c'est +la restriction mentale incarnée, c'est la félonie en chair et en os, +c'est le faux serment coiffé d'un chapeau de général et se faisant +appeler monseigneur. + +Eh bien! qu'est-ce qu'il demande à la France, cet homme guet-apens? Un +serment. + +Un serment! + +Certes, après la journée du 20 décembre 1848 et la journée du 2 décembre +1851, après les représentants inviolables arrêtés et traqués, après la +république confisquée, après le coup d'état, on devait s'attendre de la +part de ce malfaiteur à un éclat de rire cynique et honnête à l'endroit +du serment, et que ce Sbrigani dirait à la France: Tiens! c'est vrai! +j'avais donné ma parole d'honneur. C'est très drôle. Ne parlons plus de +ces bêtises-là. + +Non pas, il veut un serment. + +Ainsi, maires, gendarmes, juges, espions, préfets, généraux, sergents de +ville, gardes champêtres, commissaires de police, magistrats, +fonctionnaires, sénateurs, conseillers d'état, législateurs, commis, +troupeau, c'est dit, il le veut, cette idée lui a passé par la tête, il +l'entend ainsi, c'est son plaisir; venez, hâtez-vous, défilez, vous dans +un greffe, vous dans un prétoire, vous sous l'oeil de votre brigadier, +vous chez le ministre; vous, sénateurs, aux Tuileries, dans le salon des +maréchaux; vous, mouchards à la préfecture de police; vous, premiers +présidents et procureurs généraux, dans son antichambre; accourez en +carrosse, à pied, à cheval, en robe, en écharpe, en costume, en +uniforme, drapés, dorés, pailletés, brodés, emplumés, l'épée au côté, la +toque au front, le rabat au cou, la ceinture au ventre; arrivez, les uns +devant le buste de plâtre, les autres devant l'homme même; c'est bien, +vous voilà, vous y êtes tous, personne ne manque, regardez-le bien en +face, recueillez-vous, fouillez dans votre conscience, dans votre +loyauté, dans votre pudeur, dans votre religion; ôtez votre gant, levez +la main, et prêtez serment à son parjure, et jurez fidélité à sa +trahison. + +Est-ce fait? Oui. Ah! quelle farce infâme! Donc Louis Bonaparte prend le +serment au sérieux. Vrai, il croit à ma parole, à la tienne, à la vôtre, +à la nôtre, à la leur; il croit à la parole de tout le monde, excepté à +la sienne. Il exige qu'autour de lui on jure et il ordonne qu'on soit +loyal. Il plaît à Messaline de s'entourer de pucelles. À merveille! + +Il veut qu'on ait de l'honneur; vous l'aurez pour entendu, Saint-Arnaud, +et vous vous le tiendrez pour dit, Maupas. + +Allons au fond des choses pourtant; il y a serment et serment. Le +serment que librement, solennellement, à la face de Dieu et des hommes, +après avoir reçu un mandat de confiance de six millions de citoyens, on +prête, en pleine assemblée nationale, à la constitution de son pays, à +la loi, au droit, à la nation, au peuple, à la France, ce n'est rien, +cela n'engage pas, on peut s'en jouer et en rire et le déchirer un beau +matin du talon de sa botte; mais le serment qu'on prête sous le canon, +sous le sabre, sous l'oeil de la police, pour garder l'emploi qui vous +fait vivre, pour conserver le grade qui est votre propriété, le serment +que pour sauver son pain et le pain de ses enfants on prête à un fourbe, +à un rebelle, au violateur des lois, au meurtrier de la république, à un +relaps de toutes les justices, à l'homme qui lui-même a brisé son +serment, oh! ce serment-là est sacré! ne plaisantons pas. + +Le serment qu'on prête au deux décembre, neveu du dix-huit brumaire, est +sacro-saint! + +Ce que j'en admire, c'est l'ineptie. Recevoir comme argent comptant et +espèces sonnantes tous ces _juro_ de la plèbe officielle; ne pas même +songer qu'on a défait tous les scrupules et qu'il ne saurait y avoir là +une seule parole de bon aloi! On est prince et on est traître. Donner +l'exemple au sommet de l'état et s'imaginer qu'il ne sera pas suivi! +Semer le plomb et se figurer qu'on récoltera de l'or! Ne pas même +s'apercevoir que toutes les consciences se modèlent en pareil cas sur la +conscience d'en haut, et que le faux serment du prince fait tous les +serments fausse monnaie! + + + + +II + +DIFFÉRENCE DES PRIX + + +Et puis, à qui demande-t-on des serments? À ce préfet? il a trahi +l'état. À ce général? il a trahi le drapeau. À ce magistrat? il a trahi +la loi. À tous ces fonctionnaires? ils ont trahi la république. Chose +curieuse et qui fait rêver le philosophe, que ce tas de traîtres d'où +sort ce tas de serments! + +Donc, insistons sur cette beauté du 2 décembre: + +M. Bonaparte Louis croit aux serments des gens! il croit aux serments +qu'on lui prête à lui! Quand M. Rouher ôte son gant et dit: je le jure; +quand M. Suin ôte son gant et dit: je le jure; quand M. Troplong met la +main sur la poitrine a l'endroit où est le troisième bouton des +sénateurs et le coeur des autres hommes, et dit: je le jure; M. Bonaparte +se sent les larmes aux yeux, additionne, ému, toutes ces loyautés et +contemple ces êtres avec attendrissement. Il se confie! il croit! Ô +abîme de candeur! En vérité, l'innocence des coquins cause parfois des +éblouissements à l'honnête homme. + +Une chose toutefois étonne l'observateur bienveillant et le fâche un +peu, c'est la façon capricieuse et disproportionnée dont les serments +sont payés, c'est l'inégalité des prix que M. Bonaparte met à cette +marchandise. Par exemple M. Vidocq, s'il était encore chef du service de +sûreté, aurait six mille francs de gages par an, M. Baroche en a quatre +vingt mille. Il suit de là que le serment de M. Vidocq ne lui +rapporterait par jour que seize francs soixante-six centimes, tandis que +le serment de M. Baroche rapporte par jour à M. Baroche deux cent +vingt-deux francs vingt-deux centimes. Ceci est évidemment injuste. +Pourquoi cette différence? Un serment est un serment; un serment se +compose d'un gant ôté et de huit lettres. Qu'est-ce que le serment de M. +Baroche a de plus que le serment de M. Vidocq? + +Vous me direz que cela tient à la diversité des fonctions; que M. +Baroche préside le conseil d'état et que M. Vidocq ne serait que chef du +service de sûreté. Je réponds que ce sont là des hasards que M. Baroche +excellerait probablement à diriger le service de sûreté, et que M. +Vidocq pourrait fort bien être président du conseil d'état. Ce n'est pas +là une raison. + +Y a-t-il donc des qualités diverses de serment? Est-ce comme pour les +messes? Y a-t-il, là aussi, les messes à quarante sous et les messes à +dix sous, lesquelles, comme disait ce curé, ne sont que «de la +gnognotte»? A-t-on du serment pour son argent? Y a-t-il, dans cette +denrée du serment, du superfin, de l'extra-fin, du fin et du demi-fin? +Les uns sont-ils mieux conditionnés que les autres? Sont-ils plus +solides, moins mêlés d'étoupe et de coton, meilleur teint? Y a-t-il les +serments tout neufs et qui n'ont pas servi, les serments usés aux +genoux, les serments rapiécés, les serments éculés? Y a-t-il du choix +enfin? qu'on nous le dise. La chose en vaut la peine. C'est nous qui +payons. Cette observation faite dans l'intérêt des contribuables, je +demande pardon à M. Vidocq de m'être servi de son nom. Je reconnais que +je n'en avais pas le droit. Au fait, M. Vidocq eût peut-être refusé le +serment. + + + + +III + +SERMENT DES LETTRÉS ET DES SAVANTS + + +Détail précieux, M. Bonaparte voulait qu'Arago jurât. Sachez cela, +l'astronomie doit prêter serment. Dans un état bien réglé, comme la +France ou la Chine, tout est fonction, même la science. Le mandarin de +l'institut relève du mandarin de la police. La grande lunette à pied +parallactique doit hommage lige à M. Bonaparte. Un astronome est une +espèce de sergent de ville du ciel. L'observatoire est une guérite comme +une autre. Il faut surveiller le bon Dieu qui est là-haut et qui semble +parfois ne pas se soumettre complètement à la constitution du 14 +janvier. Le ciel est plein d'allusions désagréables et a besoin d'être +bien tenu. La découverte d'une nouvelle tache au soleil constitue +évidemment un cas de censure. La prédiction d'une haute marée peut être +séditieuse. L'annonce d'une éclipse de lune peut être une trahison. Nous +sommes un peu lune à l'Élysée. L'astronomie libre est presque aussi +dangereuse que la presse libre. Sait-on ce qui se passe dans ces +tête-à-tête nocturnes entre Arago et Jupiter? Si c'était M. Leverrier, +bien! mais un membre du gouvernement provisoire! Prenez garde, monsieur +de Maupas! il faut que le bureau des longitudes jure de ne pas conspirer +avec les astres, et surtout avec ces folles faiseuses de coups d'état +célestes qu'on appelle les comètes. + +Et puis, nous l'avons dit déjà, on est fataliste quand on est Bonaparte. +Le grand Napoléon avait une étoile, le petit doit bien avoir une +nébuleuse; les astronomes sont certainement un peu astrologues. Prêtez +serment, messieurs. + +Il va sans dire qu'Arago a refusé. + +Une des vertus du serment à Louis Bonaparte, c'est que, selon qu'on le +refuse ou qu'on l'accorde, ce serment vous ôte ou vous rend les talents, +les mérites, les aptitudes. Vous êtes professeur de grec et de latin, +prêtez serment, sinon on vous chasse de votre chaire, vous ne savez plus +le latin ni le grec. Vous êtes professeur de rhétorique, prêtez serment, +autrement, tremblez! le récit de Théramène et le songe d'Athalie vous +sont interdits; vous errerez alentour le reste de vos jours sans pouvoir +y rentrer jamais. Vous êtes professeur de philosophie, prêtez serment à +M. Bonaparte, sinon vous devenez incapable de comprendre les mystères de +la conscience humaine et de les expliquer aux jeunes gens. Vous êtes +professeur de médecine, prêtez serment, sans quoi, vous ne savez plus +tâter le pouls à un fiévreux.--Mais si les bons professeurs s'en vont, +il n'y aura plus de bons élèves? En médecine particulièrement, ceci est +grave. Que deviendront les malades? Qui, les malades? il s'agit bien des +malades! L'important est que la médecine prête serment à M. Bonaparte. +D'ailleurs, ou les sept millions cinq cent mille voix n'ont aucun sens, +ou il est évident qu'il vaut mieux avoir la cuisse coupée par un âne +assermenté que par Dupuytren réfractaire. + +Ah! on veut en rire, mais tout ceci serre le coeur. Êtes-vous un jeune et +rare et généreux esprit comme Deschanel, une ferme et droite +intelligence comme Despois, une raison sérieuse et énergique comme +Jacques, un éminent écrivain, un historien populaire comme Michelet, +prêtez serment ou mourez de faim. + +Ils refusent. Le silence et l'ombre où ils rentrent stoïquement savent +le reste. + + + + +IV + +CURIOSITÉS DE LA CHOSE + + +Toute morale est niée par un tel serment, toute honte bue, toute pudeur +affrontée. Aucune raison pour qu'on ne voie pas des choses inouïes, on +les voit. Dans telle ville, à Évreux[42], par exemple, les juges qui ont +prêté le serment jugent les juges qui l'ont refusé; l'ignominie assise +sur le tribunal fait asseoir l'honneur sur la sellette; la conscience +vendue «blâme» la conscience honnête; la fille publique fouette la +vierge. + +Avec ce serment-là on marche de surprise en surprise. Nicolet n'est +qu'un maroufle près de M. Bonaparte. Quand M. Bonaparte a eu fait le +tour de ses valets, de ses complices et de ses victimes, et empoché le +serment de chacun, il s'est tourné avec bonhomie vers les vaillants +chefs de l'armée d'Afrique et leur a «tenu à peu près ce langage»:--À +propos, vous savez, je vous ai fait arrêter la nuit dans vos lits par +mes gens; mes mouchards sont entrés chez vous l'épée haute; je les ai +même décorés depuis pour ce fait d'armes; je vous ai fait menacer du +bâillon, si vous jetiez un cri; je vous ai fait prendre au collet par +mes argousins; je vous ai fait mettre à Mazas dans la cellule des +voleurs et à Ham dans ma cellule à moi; vous avez encore aux poignets +les marques de la corde dont je vous ai liés; bonjour, messieurs, Dieu +vous ait en sa sainte garde, jurez-moi fidélité.--Changarnier l'a +regardé fixement et lui a répondu: Non, traître! Bedeau lui a répondu: +Non, faussaire! Lamoricière lui a répondu: Non, parjure! Leflo lui a +répondu: Non, bandit! Charras lui a donné un soufflet. + +À l'heure qu'il est, la face de M. Bonaparte est rouge, non de la honte, +mais du soufflet. + +Autre variété du serment. Dans les casemates, dans les bastilles, dans +les pontons, dans les présides d'Afrique, il y a des prisonniers par +milliers. Qui sont ces prisonniers? Nous l'avons dit, des républicains, +des patriotes, des soldats de la loi, des innocents, des martyrs. Ce +qu'ils souffrent, des voix généreuses l'ont déjà dénoncé, on +l'entrevoit; nous-même, dans le livre spécial sur le 2 décembre, nous +achèverons de déchirer ce voile. Eh bien, veut-on savoir ce qui +arrive?--Quelquefois, à bout de souffrances, épuisés de forces, ployant +sous tant de misères, sans chaussures, sans pain, sans vêtements, sans +chemise, brûlés de fièvre, rongés de vermine, pauvres ouvriers arrachés +à leurs ateliers, pauvres paysans arrachés à leur charrue, pleurant une +femme, une mère, des enfants, une famille veuve ou orpheline sans pain +de son côté et peut-être sans asile, accablés, malades, mourants, +désespérés, quelques-uns de ces malheureux faiblissent et consentent à +«demander grâce». Alors on leur apporte à signer une lettre toute faite +et adressée à «monseigneur le prince-président». Cette lettre, nous la +publions telle que le sieur Quentin-Bauchart l'avoue: + +«Je, soussigné, déclare sur l'honneur accepter _avec reconnaissance_ la +grâce qui: m'est faite par le prince Louis-Napoléon, et m'engage à ne +plus faire partie des sociétés secrètes, à respecter les lois, et à être +_fidèle_ au gouvernement que le pays s'est donné parle vote des 20 et 21 +décembre 1851.» + +Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de ce fait grave. Ceci n'est pas de +la clémence octroyée, c'est de la clémence implorée. Cette formule: +demandez-nous votre grâce, signifie: accordez-nous notre grâce. +L'assassin, penché sur l'assassiné et le couteau levé, lui crie: Je t'ai +arrêté, saisi, terrassé, dépouillé, volé, percé de coups, te voilà sous +mes pieds; ton sang coule par vingt plaies; dis-moi que tu TE REPENS, et +je n'achèverai pas de te tuer.--Ce _repentir_ des innocents, exigé par +le criminel, n'est autre chose que la forme que prend au dehors son +remords intérieur. Il s'imagine être de cette façon rassuré contre son +propre crime. À quelques expédients qu'il ait recours pour s'étourdir, +quoiqu'il fasse sonner perpétuellement à ses oreilles les sept millions +cinq cent mille grelots de son «plébiscite», l'homme du coup d'état +songe par instants; il entrevoit vaguement un lendemain et se débat +contre l'avenir inévitable. Il lui faut purge légale, décharge, +mainlevée, quittance. Il la demande aux vaincus et au besoin il les met +à la torture pour l'obtenir. Au fond de la conscience de chaque +prisonnier, de chaque déporté, de chaque proscrit, Louis Bonaparte sent +qu'il y a un tribunal et que ce tribunal instruit son procès; il +tremble, le bourreau a une secrète peur de la victime, et, sous figure +d'une grâce accordée par lui à cette victime, il fait signer par ce juge +son acquittement. + +Il espère ainsi donner le change à la France qui, elle aussi, est une +conscience vivante et un tribunal attentif, et que, le jour de la +sentence venu, le voyant absous par ses victimes, elle lui fera grâce. +Il se trompe. Qu'il perce le mur d'un autre côté, ce n'est pas par là +qu'il échappera. + + + + +V + +LE 5 AVRIL 1852 + + +Le 5 avril 1852, voici ce qu'on a vu aux Tuileries. Vers huit heures du +soir l'antichambre s'est remplie d'hommes en robes rouges, graves, +majestueux, parlant bas, tenant à la main des toques de velours noir à +galons d'or, la plupart en cheveux blancs. C'étaient les présidents et +conseillers de la cour de cassation, les premiers présidents des cours +d'appel et les procureurs généraux; toute la haute magistrature de +France. Ces hommes restèrent dans cette antichambre. Un aide de camp les +introduisit et les laissa là. Un quart d'heure passa, puis une +demi-heure, puis une heure; ils allaient et venaient de long en large, +causant entre eux, tirant leurs montres, attendant un coup de sonnette. +Au bout d'une heure ils s'aperçurent qu'ils n'avaient pas même de +fauteuils pour s'asseoir. L'un d'eux, M. Troplong, alla dans une autre +antichambre où étaient les valets et se plaignit. On lui apporta une +chaise. Enfin une porte à deux battants s'ouvrit; ils entrèrent +pêle-mêle dans un salon. Là un homme en frac noir se tenait debout +adossé à une cheminée. Que venaient faire ces hommes en robes rouges +chez cet homme en habit noir? Ils venaient lui prêter serment. C'était +M. Bonaparte. Il leur fit un signe de tête, eux se courbèrent jusqu'à +terre, comme il convient. En avant de M. Bonaparte, à quelques pas, se +tenait son chancelier, M. Abbattucci, ancien député libéral, ministre de +la justice du coup d'état. On commença. M. Abbattucci fit un discours et +M. Bonaparte un speech. Le prince prononça, en regardant le tapis, +quelques mots traînants et dédaigneux; il parla de sa «légitimité»; +après quoi les magistrats jurèrent. Chacun leva la main à son tour. +Pendant qu'ils juraient, M. Bonaparte, le dos à demi tourné, causait +avec des aides de camp groupés derrière lui. Quand ce fut fini, il +tourna le dos tout à fait, et eux s'en allèrent, branlant la tête, +honteux et humiliés, non d'avoir fait une bassesse, mais de n'avoir pas +eu de chaises dans l'antichambre. + +Comme ils sortaient, ce dialogue fut entendu:--Voilà, disait l'un d'eux, +un serment qu'il a fallu prêter.--Et qu'il faudra tenir, reprit un +second.--Comme le maître de la maison, ajouta un troisième. + +Tout ceci est de l'abjection, passons. Parmi ces premiers présidents qui +juraient fidélité à Louis Bonaparte, il y avait un certain nombre +d'anciens pairs de France qui, comme pairs, avaient condamné Louis +Bonaparte à la prison perpétuelle. Mais pourquoi regarder si loin en +arrière? Passons encore; voici qui est mieux. Parmi ces magistrats, il y +avait sept hommes ainsi nommés: Hardouin, Moreau, Pataille, Cauchy, +Delapalme, Grandet, Quesnault. Ces sept hommes composaient avant le 2 +décembre la haute cour de justice; le premier, Hardouin, président; les +deux derniers, suppléants; les quatre autres, juges. Ces hommes avaient +reçu et accepté de la constitution de 1848 un mandat conçu en ces +termes: + +«ART. 68. Toute mesure par laquelle le président de la république +dissout l'assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l'exercice +de son mandat, est un crime de haute trahison. + +«Les juges de la haute cour se réunissent immédiatement à peine de +forfaiture; ils convoquent les jurés dans le lieu qu'ils désignent pour +procéder au jugement du président et de ses complices; ils nomment +eux-mêmes les magistrats chargés de remplir les fonctions de ministère +public.» + +Le 2 décembre, en présence de l'attentat flagrant, ils avaient commencé +le procès et nommé un procureur général, M. Renouard, qui avait accepté, +pour suivre contre Louis Bonaparte sur le fait du crime de haute +trahison. Joignons ce nom, Renouard, aux sept autres. Le 5 avril ils +étaient tous les huit dans l'antichambre de Louis Bonaparte. Ce qu'ils y +firent, on vient de le voir. + +Ici il est impossible de ne pas s'arrêter. + +Il y a des idées tristes sur lesquelles il faut avoir la force +d'insister; il y a des cloaques d'ignominie qu'il faut avoir le courage +de sonder. + +Voyez cet homme; il est né par hasard, par malheur, dans un taudis, dans +un bouge, dans un antre, on ne sait où, on ne sait de qui. Il est sorti +de la poussière pour tomber dans la boue. Il n'a eu de père et de mère +que juste ce qu'il en faut pour naître. Après quoi tout s'est retiré de +lui. Il a rampé comme il a pu. Il a grandi pieds nus, tête nue, en +haillons, sans savoir pour quoi faire il vivait; il ne sait pas lire. Il +ne sait pas qu'il y a des lois au-dessus de sa tête; à peine sait-il +qu'il y a un ciel. Il n'a pas de foyer, pas de toit, pas de famille, pas +de croyance, pas de livre. C'est une âme aveugle. Son intelligence ne +s'est jamais ouverte, car l'intelligence ne s'ouvre qu'à la lumière +comme les fleurs ne s'ouvrent qu'au jour, et il est dans la nuit. +Cependant il faut qu'il mange. La société en a fait une bête brute, la +faim en fait une bête fauve. Il attend les passants au coin d'un bois et +leur arrache leur bourse. On le prend et on l'envoie au bagne. C'est +bien. + +Maintenant voyez cet autre homme; ce n'est plus la casaque rouge, c'est +la robe rouge. Celui-ci croit en Dieu, lit Nicole, est janséniste et +dévot, va à confesse, rend le pain bénit. Il est bien né, comme on dit; +rien ne lui manque, rien ne lui a jamais manqué; sa famille a tout +prodigué à son enfance, les soins, les leçons, les conseils, les lettres +grecques et latines, les maîtres. C'est un personnage grave et +scrupuleux. Aussi en a-t-on fait un magistrat. Voyant cet homme passer +ses jours dans la méditation de tous les grands textes, sacrés et +profanes, dans l'étude du droit, dans la pratique de la religion, clans +la contemplation du juste et de l'injuste, la société a remis à sa garde +ce qu'elle a de plus auguste et de plus vénérable, le livre de la loi. +Elle l'a fait juge et punisseur de la trahison. Elle lui a dit:--Un jour +peut venir, une heure peut sonner où le chef de la force matérielle +foulera aux pieds la loi et le droit; alors, toi, homme de la justice, +tu te lèveras, et tu frapperas de ta verge l'homme du pouvoir.--Pour +cela, et dans l'attente de ce jour périlleux et suprême, elle le comble +de biens, et l'habille de pourpre et d'hermine. Ce jour vient en effet, +cette heure unique, sévère, solennelle, cette grande heure du devoir; +l'homme à la robe rouge commence à bégayer les paroles de la loi; tout à +coup il s'aperçoit que ce n'est pas la justice qui prévaut, que c'est la +trahison qui l'emporte; et alors, lui, cet homme qui a passé sa vie à se +pénétrer de la pure et sainte lumière du droit, cet homme qui n'est rien +s'il n'est pas le contempteur du succès injuste, cet homme lettré, cet +homme scrupuleux, cet homme religieux, ce juge auquel on a confié la +garde de la loi et en quelque sorte de la conscience universelle, il se +tourne vers le parjure triomphant, et de la même bouche, de la même voix +dont, si le traître eût été vaincu, il eût dit: criminel, je vous +condamne aux galères, il dit: monseigneur, je vous jure fidélité! + +Prenez une balance, mettez dans un plateau ce juge et dans l'autre ce +forçat, et dites-moi de quel côté cela penche. + + + + +VI + +SERMENT PARTOUT + + +Telles sont les choses qui ont été vues en France à l'occasion du +serment à M. Bonaparte. On a juré ici, là, partout; à Paris, en +province, au levant, au couchant, au septentrion, au midi. Ç'a été en +France, pendant tout un grand mois un tableau de bras tendus et de mains +levées; choeur final: Jurons, etc. Les ministres ont juré entre les mains +du président; les préfets entre les mains du ministre; la cohue entre +les mains des préfets. Qu'est-ce que M. Bonaparte fait de tous ces +serments-là? en fait-il la collection? où les met-il? On a remarqué que +le serment n'a guère été refusé que par des fonctionnaires non +rétribués, les conseillers généraux, par exemple. En réalité, c'est au +budget qu'on a prêté serment. On a entendu le 29 mars tel sénateur +réclamer à haute voix contre l'oubli de son nom qui était en quelque +sorte une pudeur du hasard. M. Sibour[43], archevêque de Paris, a juré; +M. Franck-Carré[44], procureur général près la cour des pairs dans +l'affaire de Boulogne, a juré; M. Dupin[45], président de l'assemblée +nationale le 2 décembre, a juré...--Ô mon Dieu! c'est à se tordre les +mains de honte! C'est pourtant une chose sainte, le serment! + +L'homme qui fait un serment n'est plus un homme, c'est un autel; Dieu y +descend. L'homme, cette infirmité, cette ombre, cet atome, ce grain de +sable, cette goutte d'eau, cette larme tombée des yeux du destin; +l'homme si petit, si débile, si incertain, si ignorant, si inquiet; +l'homme qui va dans le trouble et dans le doute, sachant d'hier peu de +chose et de demain rien, voyant sa route juste assez pour poser le pied +devant lui, le reste ténèbres; tremblant s'il regarde en avant, triste +s'il regarde en arrière; l'homme enveloppé dans ces immensités et dans +ces obscurités, le temps, l'espace, l'être, et perdu en elles; ayant un +gouffre en lui, son âme, et un gouffre hors de lui, le ciel; l'homme qui +à de certaines heures se courbe avec une sorte d'horreur sacrée sous +toutes les forces de la nature, sous le bruit de la mer, sous le +frémissement des arbres, sous l'ombre des montagnes, sous le rayonnement +des étoiles; l'homme qui ne peut lever la tête le jour sans être aveuglé +par la clarté, la nuit sans être écrasé par l'infini; l'homme qui ne +connaît rien, qui ne voit rien, qui n'entend rien; qui peut être emporté +demain, aujourd'hui, tout de suite, par le flot qui passe, par le vent +qui souffle, par le caillou qui tombe, par l'heure qui sonne; l'homme, à +un jour donné, cet être frissonnant, chancelant, misérable, hochet du +hasard, jouet de la minute qui s'écoule, se redresse tout à coup devant +l'énigme qu'on nomme vie humaine, sent qu'il y a en lui quelque chose de +plus grand que l'abîme, l'honneur; de plus fort que la fatalité, la +vertu; de plus profond que l'inconnu, la foi; et, seul, faible et nu, il +dit à tout ce formidable mystère qui le tient et qui l'enveloppe: fais +de moi ce que tu voudras, mais moi je ferai ceci et je ne ferai pas +cela; et fier, serein, tranquille, créant avec un mot un point fixe dans +cette sombre instabilité qui emplit l'horizon, comme le matelot jette +une ancre dans l'océan, il jette dans l'avenir son serment. + +Ô serment! confiance admirable du juste en lui-même! Sublime permission +d'affirmer donnée par Dieu à l'homme! C'est fini. Il n'y en a plus. +Encore une splendeur de l'âme qui s'évanouit! + + + + +LIVRE HUITIÈME + +LE PROGRÈS INCLUS DANS LE COUP D'ÉTAT + + + + +I + + +Parmi nous, démocrates, l'événement du 2 décembre a frappé de stupeur +beaucoup d'esprits sincères. Il a déconcerté ceux-ci, découragé ceux-là, +consterné plusieurs. J'en ai vu qui s'écriaient: _Finis Poloniæ!_ Quant +à moi, puisque à de certains moments il faut dire _Je_, et parler devant +l'histoire comme un témoin, je le proclame, j'ai vu cet événement sans +trouble. Je dis plus, il y a des moments où, en présence du +Deux-Décembre, je me déclare satisfait: + +Quand je parviens à m'abstraire du présent, quand il m'arrive de pouvoir +détourner mes yeux un instant de tous ces crimes, de tout ce sang versé, +de toutes ces victimes, de tous ces proscrits, de ces pontons où l'on +râle, de ces affreux bagnes de Lambessa et de Cayenne où l'on meurt +vite, de cet exil où l'on meurt lentement, de ce vote, de ce serment, de +cette immense tache de honte faite à la France et qui va s'élargissant +tous les jours; quand, oubliant pour quelques minutes ces douloureuses +pensées, obsession habituelle de mon esprit, je parviens à me renfermer +dans la froideur sévère de l'homme politique, et à ne plus considérer le +fait, mais les conséquences du fait; alors, parmi beaucoup de résultats +désastreux sans doute, des progrès réels, considérables, énormes, +m'apparaissent, et dans ce moment-là, si je suis toujours de ceux que le +Deux-Décembre indigne, je ne suis plus de ceux qu'il afflige. + +L'oeil fixé sur de certains côtés de l'avenir, j'en viens à me dire: +L'acte est infâme, mais le fait est bon. + +On a essayé d'expliquer l'inexplicable victoire du coup d'état de cent +façons:--l'équilibre s'est fait entre les diverses résistances possibles +et elles se sont neutralisées les unes par les autres;--le peuple a eu +peur de la bourgeoisie; la bourgeoisie a eu peur du peuple;--les +faubourgs ont hésité devant la restauration de la majorité, craignant, à +tort du reste, que leur victoire, ne ramenât au pouvoir cette droite si +profondément impopulaire; les boutiquiers ont reculé devant la +république rouge;--le peuple n'a pas compris; les classes moyennes ont +tergiversé;--les uns ont dit: qui allons-nous faire entrer dans le +palais législatif? les autres ont dit: qui allons-nous voir à l'hôtel de +ville?--enfin la rude répression de juin 1848, l'insurrection écrasée à +coups de canon, les carrières, les casemates, les transportations, +souvenir vivant et terrible;--et puis:--Si l'on avait pu battre le +rappel!--Si une seule légion était sortie!--Si M. Sibour avait été M. +Affre et s'était jeté au-devant des balles des prétoriens!--Si la haute +cour ne s'était pas laissé chasser par un caporal!--Si les juges avaient +fait comme les représentants, et si l'on avait vu les robes rouges dans +les barricades comme on y a vu les écharpes!--Si une seule arrestation +avait manqué!--Si un régiment avait hésité!--Si le massacre du boulevard +n'avait pas eu lieu ou avait mal tourné pour Louis Bonaparte! etc., +etc.--Tout cela est vrai, et pourtant c'est ce qui a été qui devait +être. Redisons-le, sous cette victoire monstrueuse et à son ombre, un +immense et définitif progrès s'accomplit. Le 2 décembre a réussi, parce +qu'à plus d'un point de vue, je le répète, il était bon, peut-être, +qu'il réussît. Toutes les explications sont justes, et toutes les +explications sont vaines. La main invisible est mêlée à tout cela. Louis +Bonaparte a commis le crime; la providence a fait l'événement. + +Il était nécessaire en effet que l'_ordre_ arrivât au bout de sa +logique. Il était nécessaire qu'on sût bien, et qu'on sût à jamais, que, +dans la bouche des hommes du passé, ce mot, ordre, signifie, faux +serment, parjure, pillage des deniers publics, guerre civile, conseils +de guerre, confiscation, séquestration, déportation, transportation, +proscription, fusillades, police, censure, déshonneur de l'armée, +négation du peuple, abaissement de la France, sénat muet, tribune à +terre, presse supprimée, guillotine politique, égorgement de la liberté, +étranglement du droit, viol des lois, souveraineté du sabre, massacre, +trahison, guet-apens. Le spectacle qu'on a sous les yeux est un +spectacle utile. Ce qu'on voit en France depuis le 2 décembre, c'est +l'orgie de l'ordre. + +Oui, la providence est dans cet événement. Songez encore à ceci: depuis +cinquante ans la république et l'empire emplissaient les imaginations, +l'une de son reflet de terreur, l'autre de son reflet de gloire. De la +république on ne voyait que 1793, c'est-à-dire les formidables +nécessités révolutionnaires, la fournaise; de l'empire on ne voyait +qu'Austerlitz. De là un préjugé contre la république et un prestige pour +l'empire. Or, quel est l'avenir de la France? est-ce l'empire? Non, +c'est la république. + +Il fallait renverser cette situation, supprimer le prestige pour ce qui +ne peut revivre et supprimer le préjugé contre ce qui doit être; la +providence l'a fait. Elle a détruit ces deux mirages. Février est venu +et a ôté à la république la terreur; Louis Bonaparte est venu et a ôté à +l'empire le prestige. Désormais 1848, la fraternité, se superpose à +1793, la terreur; Napoléon le Petit se superpose à Napoléon le Grand. +Les deux grandes choses, dont l'une effrayait et dont l'autre +éblouissait, reculent d'un plan. On n'aperçoit plus 93 qu'à travers sa +justification, et Napoléon qu'à travers sa caricature; la folle peur de +guillotine se dissipe, la vaine popularité impériale s'évanouit. Grâce à +1848, la république n'épouvante plus; grâce à Louis Bonaparte, l'empire +ne fascine plus. L'avenir est devenu possible. Ce sont là les secrets de +Dieu. + +Et puis, le mot république ne suffit pas; c'est la chose république +qu'il faut. Eh bien! nous aurons la chose avec le mot. Développons ceci. + + + + +II + + +En attendant les simplifications merveilleuses, mais ultérieures, +qu'amènera un jour l'union de l'Europe et la fédération démocratique du +continent, quelle sera en France la forme de l'édifice social dont le +penseur entrevoit dès à présent, à travers les ténèbres des dictatures, +les vagues et lumineux linéaments? + +Cette forme, la voici: + +La commune souveraine, régie par un maire élu; le suffrage universel +partout, subordonné, seulement en ce qui touche les actes généraux, à +l'unité nationale; voilà pour l'administration. Les syndicats et les +prud'hommes réglant les différends privés des associations et des +industries; le juré, magistrat du fait, éclairant le juge, magistrat du +droit; le juge élu; voilà pour la justice. Le prêtre hors de tout, +excepté de l'église, vivant l'oeil fixé sur son livre et sur le ciel, +étranger au budget, ignoré de l'état, connu seulement de ses croyants, +n'ayant plus l'autorité, mais ayant la liberté; voilà pour la religion. +La guerre bornée à la défense du territoire; la nation garde nationale, +divisée en trois bans, et pouvant se lever comme un seul homme; voilà +pour la puissance. La loi toujours, le droit toujours, le vote toujours; +le sabre nulle part. + +Or, à cet avenir, à cette magnifique réalisation de l'idéal +démocratique, quels étaient les obstacles? + +Il y avait quatre obstacles matériels, les voici: + +L'armée permanente, +L'administration centralisée, +Le clergé fonctionnaire, +La magistrature inamovible. + + + + +III + + +Ce que sont, ce qu'étaient ces quatre obstacles, même sous la république +de Février, même sous la constitution de 1848, le mal qu'ils +produisaient, le bien qu'ils empêchaient, quel passé ils éternisaient, +quel excellent ordre social ils ajournaient, le publiciste +l'entrevoyait, le philosophe le savait, la nation l'ignorait. + +Ces quatre institutions énormes, antiques, solides, arc-boutées les unes +sur les autres, mêlées à leur base et à leur sommet, croisant comme une +futaie de grands vieux arbres leurs racines sous nos pieds et leurs +branches sur nos têtes, étouffaient et écrasaient partout les germes +épars de la France nouvelle. Là où il y aurait eu la vie, le mouvement, +l'association, la liberté locale, la spontanéité communale, il y avait +le despotisme administratif; là où il y aurait eu la vigilance +intelligente, au besoin armée, du patriote et du citoyen, il y avait +l'obéissance passive du soldat; là où la vive foi chrétienne eût voulu +jaillir, il y avait le prêtre catholique; là où il y aurait eu la +justice, il y avait le juge. Et l'avenir était, là, sous les pieds des +générations souffrantes, qui ne pouvait sortir de terre et qui +attendait. + +Savait-on cela dans le peuple? S'en doutait-on? Le devinait-on? + +Non. + +Loin de là. Aux yeux du plus grand nombre, et des classes moyennes en +particulier, ces quatre obstacles étaient quatre supports. Magistrature, +armée, administration, clergé, c'étaient les quatre vertus de l'ordre, +les quatre forces sociales, les quatre colonnes saintes de l'antique +formation française. + +Attaquez cela, si vous l'osez! + +Je n'hésite pas à le dire, dans l'état d'aveuglement des meilleurs +esprits, avec la marche méthodique du progrès normal, avec nos +assemblées, dont on ne me soupçonnera pas d'être le détracteur, mais +qui, lorsqu'elles sont à la fois honnêtes et timides, ce qui arrive +souvent, ne se laissent volontiers gouverner que par leur moyenne, +c'est-à-dire par la médiocrité; avec les commissions d'initiative, les +lenteurs et les scrutins, si le 2 décembre n'était pas venu apporter sa +démonstration foudroyante, si la providence ne s'en était pas mêlée, la +France restait condamnée indéfiniment à la magistrature inamovible, à la +centralisation administrative, à l'armée permanente et au clergé +fonctionnaire. + +Certes, la puissance de la tribune et la puissance de la presse +combinées, ces deux grandes forces de la civilisation, ce n'est pas moi +qui cherche à les contester et à les amoindrir; mais, voyez pourtant, +combien eût-il fallu d'efforts de tout genre, en tout sens et sous +toutes les formes, par la tribune et par le journal, par le livre et par +la parole, pour en venir à ébranler seulement l'universel préjugé +favorable à ces quatre institutions fatales? Combien pour arriver à les +renverser? pour faire luire l'évidence à tous les yeux, pour vaincre les +résistances intéressées, passionnées ou inintelligentes, pour éclairer à +fond l'opinion publique, les consciences, les pouvoirs officiels, pour +faire pénétrer cette quadruple réforme d'abord dans les idées, puis dans +les lois? Comptez les discours, les écrits, les articles de journaux, +les projets de loi, les contre-projets, les amendements, les +sous-amendements, les rapports, les contre-rapports, les faits, les +incidents, les polémiques, les discussions, les affirmations, les +démentis, les orages, les pas en avant, les pas en arrière, les jours, +les semaines, les mois, les années, le quart de siècle, le demi-siècle! + + + + +IV + + +Je suppose sur les bancs d'une assemblée le plus intrépide des penseurs, +un éclatant esprit, un de ces hommes qui, lorsqu'ils se dressent debout +sur la tribune, la sentent sous eux trépied, y grandissent brusquement, +y deviennent colosses, dépassent de toute la tête les apparences +massives qui masquent les réalités, et voient distinctement l'avenir +par-dessus la haute et sombre muraille du présent. Cet homme, cet +orateur, ce voyant veut avertir son pays; ce prophète veut éclairer les +hommes d'état; il sait où sont les écueils; il sait que la société +croulera précisément par ces quatre faux points d'appui, la +centralisation administrative, l'armée permanente, le juge inamovible, +le prêtre salarié; il le sait, il veut que tous le sachent, il monte à +la tribune, il dit: + +--Je vous dénonce quatre grands périls publics. Votre ordre politique +porte en lui-même ce qui le tuera. Il faut transformer de fond en comble +l'administration, l'armée, le clergé et la magistrature; supprimer ici, +retrancher là, refaire tout, ou périr par ces quatre institutions que +vous prenez pour des éléments de durée et qui sont des éléments de +dissolution. + +On murmure. Il s'écrie: + +--Votre administration centralisée, savez-vous ce qu'elle peut devenir +aux mains d'un pouvoir exécutif parjure? Une immense trahison exécutée à +la fois sur toute la surface de la France par tous les fonctionnaires +sans exception. + +Les murmures éclatent de nouveau et avec plus de violence; on crie: à +l'ordre! l'orateur continue:--Savez-vous ce que peut devenir à un jour +donné votre armée permanente? Un instrument de crime. L'obéissance +passive, c'est la bayonnette éternellement posée sur le coeur de la loi. +Oui, ici même, dans cette France qui est l'initiatrice du monde, dans +cette terre de la tribune et de la presse, dans cette patrie de la +pensée humaine, oui, telle heure peut sonner où le sabre régnera, où +vous, législateurs inviolables, vous serez saisis au collet par des +caporaux, où nos glorieux régiments se transformeront, pour le profit +d'un homme et la honte d'un peuple, en hordes dorées et en bandes +prétoriennes, où l'épée de la France sera quelque chose qui frappe par +derrière comme, le poignard d'un sbire, où le sang de la première ville +du monde assassinée éclaboussera l'épaulette d'or de vos généraux! + +La rumeur devient tumulte; on crie: à l'ordre! de toutes parts.--On +interpelle l'orateur:--Vous venez d'insulter l'administration, +maintenant vous outragez l'armée!--Le président rappelle l'orateur à +l'ordre. + +L'orateur reprend: + +--Et s'il arrivait un jour qu'un homme ayant dans sa main les cinq cent +mille fonctionnaires qui constituent l'administration et les quatre cent +mille soldats qui composent l'armée, s'il arrivait que cet homme +déchirât la constitution, violât toutes les lois, enfreignît tous les +serments, brisât tous les droits, commît tous les crimes, savez-vous ce +que ferait votre magistrature inamovible, tutrice du droit, gardienne +des lois; savez-vous ce qu'elle ferait? Elle se tairait! + +Les clameurs empêchent l'orateur d'achever sa phrase. Le tumulte devient +tempête.--Cet homme ne respecte rien! Après l'administration et l'armée, +il traîne dans la boue la magistrature! La censure! la +censure!--L'orateur est censuré avec inscription au procès-verbal. Le +président lui déclare que s'il continue, l'assemblée sera consultée et +la parole lui sera retirée. + +L'orateur poursuit: + +--Et votre clergé salarié! et vos évêques fonctionnaires! Le jour où un +prétendant quelconque aura employé à tous ces attentats +l'administration, la magistrature et l'armée, le jour où toutes ces +institutions dégoutteront du sang versé par le traître et pour le +traître, placés entre l'homme qui aura commis les crimes et le Dieu qui +ordonne de jeter l'anathème au criminel, savez-vous ce qu'ils feront, +vos évêques? Ils se prosterneront, non devant le Dieu, mais devant +l'homme! + +Se figure-t-on la furie des huées, la mêlée d'imprécations qui +accueilleraient de telles paroles! Se figure-t-on les cris, les +apostrophes, les menaces, l'assemblée entière se levant en masse, la +tribune escaladée et à peine protégée par les huissiers!--L'orateur a +successivement profané toutes les arches saintes, et il a fini par +toucher au saint des saints, au clergé! Et puis que suppose-t-il là? +Quel amas d'hypothèses impossibles et infâmes?--Entend-on d'ici gronder +le Baroche et tonner le Dupin? L'orateur serait rappelé à l'ordre, +censuré, mis à l'amende, exclu de la chambre pour trois jours comme +Pierre Leroux et Émile de Girardin; qui sait même? peut-être expulsé +comme Manuel. + +Et le lendemain le bourgeois indigné dirait: c'est bien fait!--Et de +toutes parts les journaux de l'ordre montreraient le poing au +calomniateur. Et dans son propre parti, sur son propre banc à +l'assemblée, ses meilleurs amis l'abandonneraient et diraient: c'est sa +faute; il a été trop loin; il a supposé des chimères et des absurdités! + +Et après ce généreux et héroïque effort, il se trouverait que les quatre +institutions attaquées seraient choses plus vénérables et plus +impeccables que jamais, et que la question, au lieu d'avancer, aurait +reculé. + + + + +V + + +Mais la providence, elle, s'y prend autrement. Elle met splendidement la +chose sous vos yeux et vous dit: Voyez. + +Un homme vient un beau matin,--et quel homme! le premier venu, le +dernier venu, sans passé, sans avenir, sans génie, sans gloire, sans +prestige; est-ce un aventurier? est-ce un prince? cet homme a tout +bonnement les mains pleines d'argent, de billets de banque, d'actions de +chemins de fer, de places, de décorations, de sinécures; cet homme se +baisse vers les fonctionnaires et leur dit: Fonctionnaires, trahissez. + +Les fonctionnaires trahissent. + +Tous? Sans exception? + +Oui, tous. + +Il s'adresse aux généraux et leur dit: Généraux, massacrez. + +Les généraux massacrent. + +Il se tourne vers les juges inamovibles, et leur dit: + +--Magistrature, je brise la constitution, je me parjure, je dissous +l'assemblée souveraine, j'arrête les représentants sentants inviolables, +je pille les caisses publiques, je séquestre, je confisque, je bannis +qui me déplaît, je déporte à ma fantaisie, je mitraille sans sommation, +je fusille sans jugement, je commets tout ce qu'on est convenu d'appeler +crime, je viole tout ce qu'on est convenu d'appeler droit; regardez les +lois, elles sont sous mes pieds. + +--Nous ferons semblant de ne pas voir, disent les magistrats. + +--Vous êtes des insolents, réplique l'homme providentiel. Détourner les +yeux, c'est m'outrager. J'entends que vous m'aidiez. Juges, vous allez +aujourd'hui me féliciter, moi qui suis la force et le crime, et demain +ceux qui m'ont résisté, ceux qui sont l'honneur, le droit, la loi, vous +les jugerez--et vous les condamnerez. + +Les juges inamovibles baisent sa botte et se mettent à instruire +_l'affaire des troubles_. + +Par-dessus le marché, ils lui prêtent serment. + +Alors il aperçoit dans un coin le clergé doté, doré, crossé, chapé, +mitré, et il lui dit:--Ah! tu es là, toi, archevêque! Viens ici. Tu vas +me bénir tout cela. + +Et l'archevêque entonne son magnificat. + + + + +VI + + +Ah! quelle chose frappante et quel enseignement! _Erudimini_, dirait +Bossuet. + +Les ministres se sont figuré qu'ils dissolvaient l'assemblée; ils ont +dissous l'administration. + +Les soldats ont tiré sur l'armée et l'ont tuée. + +Les juges ont cru juger et condamner des innocents; ils ont jugé et +condamné à mort la magistrature inamovible. + +Les prêtres ont cru chanter un hosanna sur Louis Bonaparte; ils ont +chanté un De profundis sur le clergé. + + + + +VII + + +Quand Dieu veut détruire une chose, il en charge la chose elle-même. + +Toutes les institutions mauvaises de ce monde finissent par le suicide. + +Lorsqu'elles ont assez longtemps pesé sur les hommes, la providence, +comme le sultan à ses visirs, leur envoie le cordon par un muet; elles +s'exécutent. + +Louis Bonaparte est le muet de la providence. + + + + +CONCLUSION + + + + +PREMIERE PARTIE + +PETITESSE DU MAÎTRE, ABJECTION DE LA SITUATION + + + + +I + + +Soyez tranquilles, l'histoire le tient. + +Du reste, si ceci flatte l'amour-propre de M. Bonaparte d'être saisi par +l'histoire, s'il a par hasard, et vraiment on le croirait, sur sa valeur +comme scélérat politique, une illusion dans l'esprit, qu'il se l'ôte. + +Qu'il n'aille pas s'imaginer, parce qu'il a entassé horreurs sur +horreurs, qu'il se hissera jamais à la hauteur des grands bandits +historiques. Nous avons eu tort peut-être, dans quelques pages de ce +livre, çà et là, de le rapprocher de ces hommes. Non, quoiqu'il ait +commis des crimes énormes, il restera mesquin. Il ne sera jamais que +l'étrangleur nocturne de la liberté; il ne sera jamais que l'homme qui a +soûlé les soldats, non avec de la gloire, comme le premier Napoléon, +mais avec du vin; il ne sera jamais que le tyran pygmée d'un grand +peuple. L'acabit de l'individu se refuse de fond en comble à la +grandeur, même dans l'infamie. Dictateur, il est bouffon; qu'il se fasse +empereur, il sera grotesque. Ceci l'achèvera. Faire hausser les épaules +au genre humain, ce sera sa destinée. Sera-t-il moins rudement corrigé +pour cela? Point. Le dédain n'ôte rien à la colère; il sera hideux, et +il restera ridicule. Voilà tout. L'histoire rit et foudroie. + +Les plus indignés même ne le tireront point de là. Les grands penseurs +se plaisent à châtier les grands despotes, et quelquefois même les +grandissent un peu pour les rendre dignes de leur furie; mais que +voulez-vous que l'historien fasse de ce personnage? + +L'historien ne pourra que le mener à la postérité par l'oreille. + +L'homme une fois déshabillé du succès, le piédestal ôté, la poussière +tombée, le clinquant et l'oripeau et le grand sabre détachés, le pauvre +petit squelette mis à nu et grelottant, peut-on s'imaginer rien de plus +chétif et de plus piteux? + +L'histoire a ses tigres. Les historiens, gardiens immortels d'animaux +féroces, montrent aux nations cette ménagerie impériale. Tacite à lui +seul, ce grand belluaire, a pris et enfermé huit ou dix de ces tigres +dans les cages de fer de son style. Regardez-les, ils sont épouvantables +et superbes; leurs taches font partie de leur beauté. Celui-ci, c'est +Nemrod, le chasseur d'hommes; celui-ci, c'est Busiris, le tyran +d'Égypte; celui-ci, c'est Phalaris, qui faisait cuire des hommes vivants +dans un taureau d'airain, afin de faire mugir le taureau; celui-ci, +c'est Assuérus qui arracha la peau de la tête aux sept Macchabées et les +fit rôtir vifs; celui-ci, c'est Néron, le brûleur de Rome, qui enduisait +les chrétiens de cire et de bitume et les allumait comme des flambeaux; +celui-ci, c'est Tibère, l'homme de Caprée; celui-ci, c'est Domitien; +celui-ci, c'est Caracalla; celui-ci, c'est Héliogabale; cet autre, c'est +Commode, qui a ce mérite de plus dans l'horreur qu'il était le fils de +Marc-Aurèle; ceux-ci sont des czars; ceux-ci sont des sultans; ceux-ci +sont des papes; remarquez parmi eux le tigre Borgia; voici Philippe dit +le Bon, comme les furies étaient dites euménides; voici Richard III, +sinistre et difforme; voici, avec sa large face et son gros ventre, +Henri VIII, qui sur cinq femmes qu'il eut en tua trois dont il éventra +une; voici Christiern II, le Néron du nord; voici Philippe II, le Démon +du midi. Ils sont effrayants; écoutez-les rugir, considérez-les l'un +après l'autre; l'historien vous les amène, l'historien les traîne, +furieux et terribles, au bord de la cage, vous ouvre les gueules, vous +fait voir les dents, vous montre les griffes; vous pouvez dire de chacun +d'eux: c'est un tigre royal. En effet, ils ont été pris sur tous les +trônes. L'histoire les promène à travers les siècles. Elle empêche +qu'ils ne meurent; elle en a soin. Ce sont ses tigres. + +Elle ne mêle pas avec eux les chacals. + +Elle met et garde à part les bêtes immondes. M. Bonaparte sera, avec +Claude, avec Ferdinand VII d'Espagne, avec Ferdinand II de Naples, dans +la cage des hyènes. + +C'est un peu un brigand et beaucoup un coquin. On sent toujours en lui +le pauvre prince d'industrie qui vivait d'expédients en Angleterre; sa +prospérité actuelle, son triomphe et son empire et son gonflement n'y +font rien; ce manteau de pourpre traîne sur des bottes éculées. Napoléon +le Petit; rien de plus, rien de moins. Le titre de ce livre est bon. + +La bassesse de ses vices nuit à la grandeur de ses crimes. Que +voulez-vous? Pierre le Cruel massacrait, mais ne volait pas; Henri III +assassinait, mais n'escroquait pas. Timour écrasait les enfants aux +pieds des chevaux, à peu près comme M. Bonaparte a exterminé les femmes +et les vieillards sur le boulevard, mais il ne mentait pas. Écoutez +l'historien arabe: «Timour-Beig, sahebkeran (maître du monde et du +siècle, maître des conjonctions planétaires), naquit à Kesch en 1336; il +égorgea cent mille captifs; comme il assiégeait Siwas, les habitants, +pour le fléchir, lui envoyèrent mille petits enfants portant chacun un +koran sur leur tête et criant: Allah! Allah! Il fit enlever les livres +sacrés avec respect et écraser les enfants sous les pieds des chevaux; +il employa soixante-dix mille têtes humaines, avec du ciment, de la +pierre et de la brique, à bâtir des tours à Hérat, à Sebzvar, à Tékrit, +à Alep, à Bagdad; il détestait le mensonge; quand il avait donné sa +parole, on pouvait s'y fier.» + +M. Bonaparte n'est point de cette stature. Il n'a pas cette dignité que +les grands despotes d'orient et d'occident mêlent à la férocité. +L'ampleur césarienne lui manque. Pour faire bonne contenance et avoir +mine convenable parmi tous ces bourreaux illustres qui ont torturé +l'humanité depuis quatre mille ans, il ne faut pas faire hésiter +l'esprit entre un général de division et un batteur de grosse caisse des +Champs-Élysées; il ne faut pas avoir été policeman à Londres; il ne faut +pas avoir essuyé, les yeux baissés, en pleine cour des pairs, les mépris +hautains de M. Magnan; il ne faut pas être appelé pick-pocket par les +journaux anglais; il ne faut pas être menacé de Clichy; il ne faut pas, +en un mot, qu'il y ait du faquin dans l'homme. + +Monsieur Louis-Napoléon, vous êtes ambitieux, vous visez haut, mais il +faut bien vous dire la vérité. Eh bien, que voulez-vous que nous y +fassions? Vous avez eu beau, en renversant la tribune de France, +réaliser à votre manière le voeu de Caligula: je voudrais que le genre +humain n'eût qu'une tête pour le pouvoir décapiter d'un coup; vous avez +eu beau bannir par milliers les républicains, comme Philippe III +expulsait les maures et comme Torquemada chassait les juifs; vous avez +beau avoir des casemates comme Pierre le Cruel, des pontons comme +Hariadan, des dragonnades comme le père Letellier, et des oubliettes +comme Ezzelin III; vous avez beau vous être parjuré comme Ludovic +Sforce; vous avez beau avoir massacré et assassiné en masse comme +Charles IX; vous avez beau avoir fait tout cela; vous avez beau faire +venir tous ces noms à l'esprit quand on songe à votre nom, vous n'êtes +qu'un drôle. N'est pas un monstre qui veut. + + + + +II + + +De toute agglomération d'hommes, de toute cité, de toute nation, il se +dégage fatalement une force collective. + +Mettez cette force collective au service de la liberté, faites-la régir +par le suffrage universel, la cité devient commune, la nation devient +république. + +Cette force collective n'est pas, de sa nature, intelligente. Étant à +tous, elle n'est à personne; elle flotte pour ainsi dire en dehors du +peuple. + +Jusqu'au jour où, selon la vraie formule sociale qui est:--_le moins de +gouvernement possible_,--cette force pourra être réduite à ne plus être +qu'une police de la rue et du chemin, pavant les routes, allumant les +réverbères et surveillant les malfaiteurs, jusqu'à ce jour-là, cette +force collective, étant à la merci de beaucoup de hasards et +d'ambitions, a besoin d'être gardée et défendue par des institutions +jalouses, clairvoyantes, bien armées. + +Elle peut être asservie par la tradition; elle peut être surprise par la +ruse. + +Un homme peut se jeter dessus, la saisir, la brider, la dompter et la +faire marcher sur les citoyens. + +Le tyran est cet homme qui, sorti de la tradition comme Nicolas de +Russie, ou de la ruse comme Louis Bonaparte, s'empare à son profit et +dispose à son gré de la force collective d'un peuple. + +Cet homme-là, s'il est de naissance ce qu'est Nicolas, c'est l'ennemi +social; s'il a fait ce qu'a fait Louis Bonaparte, c'est le voleur +public. + +Le premier n'a rien à démêler avec la justice régulière et légale, avec +les articles des codes. Il a derrière lui, l'épiant et le guettant, la +haine au coeur et la vengeance à la main, dans son palais Orloff et dans +son peuple Mouravieff, il peut être assassiné par quelqu'un de son armée +ou empoisonné par quelqu'un de sa famille; il court la chance des +conspirations de casernes, des révoltes de régiments, des sociétés +militaires secrètes, des complots domestiques, des maladies brusques et +obscures, des coups terribles, des grandes catastrophes. Le second doit +tout simplement aller à Poissy. + +Le premier a ce qu'il faut pour mourir dans la pourpre et pour finir +pompeusement et royalement comme finissent les monarchies et les +tragédies. Le second doit vivre; vivre entre quatre murs derrière des +grilles qui le laissent voir au peuple, balayant des cours, faisant des +brosses de crin ou des chaussons de lisière, vidant des baquets, avec un +bonnet vert sur la tête, et des sabots aux pieds, et de la paille dans +ses sabots. + +Ah! meneurs de vieux partis, hommes de l'absolutisme, en France vous +avez voté en masse dans les 7,500,000 voix, hors de France vous avez +applaudi, et vous avez pris ce Cartouche pour le héros de l'ordre. Il +est assez féroce pour cela, j'en conviens; mais regardez la taille. Ne +soyez pas ingrats pour vos vrais colosses. Vous avez destitué trop vite +vos Haynau et vos Radetzky. Méditez surtout ce rapprochement qui s'offre +si naturellement à l'esprit. Qu'est-ce que c'est que ce Mandrin de +Lilliput près de Nicolas, czar et césar, empereur et pape, pouvoir +mi-parti bible et knout, qui damne et condamne, commande l'exercice à +huit cent mille soldats et à deux cent mille prêtres, tient dans sa main +droite les clefs du paradis et dans sa main gauche les clefs de la +Sibérie, et possède comme sa chose soixante millions d'hommes, les âmes +comme s'il était Dieu, les corps comme s'il était la tombe! + + + + +III + + +S'il n'y avait pas avant peu un dénouement brusque, imposant et +éclatant, si la situation actuelle de la nation française se prolongeait +et durait, le grand dommage, l'effrayant dommage, ce serait le dommage +moral. + +Les boulevards de Paris, les rues de Paris, les champs et les villes de +vingt départements en France ont été jonchés au 2 décembre de citoyens +tués et gisants; on a vu devant les seuils des pères et des mères +égorgés, des enfants sabrés, des femmes échevelées dans le sang et +éventrées par la mitraille; on a vu dans les maisons des suppliants +massacrés, les uns fusillés en tas dans leur cave, les autres dépêchés à +coups de bayonnette sous leurs lits, les autres renversés par une balle +sur la dalle de leur foyer; toutes sortes de mains sanglantes sont +encore empreintes à l'heure qu'il est, ici sur un mur, là sur une porte, +là dans une alcôve; après la victoire de Louis Bonaparte, Paris a +piétiné trois jours dans une boue rougeâtre; une casquette pleine de +cervelle humaine a été accrochée à un arbre du boulevard des Italiens; +moi qui écris ces lignes, j'ai vu, entre autres victimes, j'ai vu dans +la nuit du 4, près la barricade Mauconseil, un vieillard en cheveux +blancs étendu sur le pavé, la poitrine traversée d'un biscaïen et la +clavicule cassée; le ruisseau de la rue qui coulait sous lui entraînait +son sang; j'ai vu, j'ai touché de mes mains, j'ai aidé à déshabiller un +pauvre enfant de sept ans, tué, m'a-t-on dit, rue Tiquetonne; il était +pâle, sa tête allait et venait d'une épaule à l'autre pendant qu'on lui +ôtait ses vêtements, ses yeux à demi fermés étaient fixes, et en se +penchant près de sa bouche entr'ouverte il semblait qu'on l'entendit +encore murmurer faiblement: ma mère! + +Eh bien! il y a quelque chose qui est plus poignant que cet enfant tué, +plus lamentable que ce vieillard mitraillé, plus horrible que cette +loque tachée de cervelle humaine, plus effrayant que ces pavés rougis de +carnage, plus irréparable que ces hommes et ces femmes, que ces pères et +ces mères égorgés et assassinés, c'est l'honneur d'un grand peuple qui +s'évanouit. + +Certes, ces pyramides de morts qu'on voyait dans les cimetières après +que les fourgons qui venaient du Champ de Mars s'y étaient déchargés, +ces immenses fosses ouvertes qu'on emplissait le matin avec des corps +humains en se hâtant à cause des clartés grandissantes du crépuscule, +c'était affreux; mais ce qui est plus affreux encore, c'est de songer +qu'à l'heure où nous sommes les peuples doutent, et que pour eux la +France, cette grande splendeur morale, a disparu! + +Ce qui est plus navrant que les crânes fendus par le sabre, que les +poitrines défoncées par les boulets, plus désastreux que les maisons +violées, que le meurtre emplissant les rues, que le sang versé à +ruisseaux, c'est de penser que maintenant on se dit parmi tous les +peuples de la terre: Vous savez bien, cette nation des nations, ce +peuple du 14 juillet, ce peuple du 10 août, ce peuple de 1830, ce peuple +de 1848, cette race de géants qui écrasait les bastilles, cette race +d'hommes dont le visage éclairait, cette patrie du genre humain qui +produisait les héros et les penseurs, ces autres héros, qui faisait +toutes les révolutions et enfantait tous les enfantements, cette France +dont le nom voulait dire liberté, cette espèce d'âme du monde qui +rayonnait en Europe, cette lumière, eh bien! quelqu'un a marché dessus, +et l'a éteinte. Il n'y a plus de France. C'est fini. Regardez, ténèbres +partout. Le monde est à tâtons. + +Ah! c'était si grand! Où sont ces temps, ces beaux temps mêlés d'orages, +mais splendides, où tout était vie, où tout était liberté, où tout était +gloire? ces temps où le peuple français, réveillé avant tous et debout +dans l'ombre, le front blanchi par l'aube de l'avenir déjà levé pour +lui, disait aux autres peuples, encore assoupis et accablés et remuant à +peine leurs chaînes dans leur sommeil: Soyez tranquilles, je fais la +besogne de tous, je bêche la terre pour tous, je suis l'ouvrier de Dieu? + +Quelle douleur profonde! regardez cette torpeur où il y avait cette +puissance! regardez cette honte où il y avait cet orgueil! regardez ce +superbe peuple qui levait la tête, et qui la baisse! + +Hélas! Louis Bonaparte a fait plus que tuer les personnes, il a amoindri +les âmes; il a rapetissé le coeur du citoyen. Il faut être de la race des +indomptables et des invincibles pour persévérer à cette heure dans +l'âpre voie du renoncement et du devoir. Je ne sais quelle gangrène de +prospérité matérielle menace de faire tomber l'honnêteté publique en +pourriture. Oh! quel bonheur d'être banni, d'être tombé, d'être ruiné, +n'est-ce pas, braves ouvriers? n'est-ce pas, dignes paysans, chassés de +France, et qui n'avez pas d'asile, et qui n'avez pas de souliers? Quel +bonheur de manger du pain noir, de coucher sur un matelas jeté à terre, +d'avoir les coudes percés, d'être hors de tout cela, et à ceux qui vous +disent: vous êtes français! de répondre: je suis proscrit! + +Quelle misère que cette joie des intérêts et des cupidités +s'assouvissant dans l'auge du 2 décembre! Ma foi! vivons, faisons des +affaires, tripotons dans les actions de zinc ou de chemin de fer, +gagnons de l'argent; c'est ignoble, mais c'est excellent; un scrupule de +moins, un louis de plus; vendons toute notre âme à ce taux! On court, on +se rue, on fait antichambre, on boit toute honte, et si l'on ne peut +avoir une concession de chemins en France ou de terrains en Afrique, on +demande une place. Une foule de dévouements intrépides assiègent +l'Élysée et se groupent autour de l'homme. Junot, près du premier +Bonaparte, bravait les éclaboussures d'obus, ceux-ci, près du second, +bravent les éclaboussures de boue. Partager son ignominie, qu'est-ce que +cela leur fait, pourvu qu'ils partagent sa fortune! C'est à qui fera ce +trafic de soi-même le plus cyniquement, et parmi ces êtres il y a des +jeunes gens qui ont l'oeil pur et limpide et toute l'apparence de l'âge +généreux, et il y a des vieillards qui n'ont qu'une peur, c'est que la +place sollicitée ne leur arrive pas à temps et qu'ils ne parviennent pas +à se déshonorer avant de mourir. L'un se donnerait pour une préfecture, +l'autre pour une recette, l'autre pour un consulat; l'autre veut un +bureau de tabac, l'autre veut une ambassade. Tous veulent de l'argent, +ceux-ci moins, ceux-ci plus, car c'est au traitement qu'on songe, non à +la fonction. Chacun tend la main. Tous s'offrent. Un de ces jours on +établira un essayeur de consciences à la monnaie. + +Quoi! c'est là qu'on en est! Quoi! ceux mêmes qui ont soutenu le coup +d'état, ceux mêmes qui avaient peur du croquemitaine rouge et des +balivernes de jacquerie en 1852; ceux mêmes qui ont trouvé ce crime bon, +parce que, selon eux, il a tiré du péril leur rente, leur bordereau, +leur caisse, leur portefeuille, ceux-là mêmes ne comprennent pas que +l'intérêt matériel surnageant seul ne serait après tout qu'une triste +épave au milieu d'un immense naufrage moral, et que c'est une situation +effrayante et monstrueuse qu'on dise: tout est sauvé, fors l'honneur! + +Les mots indépendance, affranchissement, progrès, orgueil populaire, +fierté nationale, grandeur française, on ne peut plus les prononcer en +France. Chut! ces mots-là font trop de bruit; marchons sur la pointe du +pied et parlons bas. Nous sommes dans la chambre d'un malade. + +--Qu'est-ce que c'est que cet homme?--C'est le chef, c'est le maître. +Tout le monde lui obéit.--Ah! tout le monde le respecte alors?--Non, +tout le monde le méprise.--Ô situation! + +Et l'honneur militaire, où est-il? Ne parlons plus, si vous le voulez, +de ce que l'armée a fait en décembre, mais de ce qu'elle subit en ce +moment, de ce qui est à sa tête, de ce qui est sur sa tête. Y +songez-vous? y songe-t-elle? Ô armée de la république! armée qui as eu +pour capitaines des généraux payés quatre francs par jour, armée qui as +eu pour chefs, Carnot, l'austérité, Marceau, le désintéressement, Hoche, +l'honneur, Kléber, le dévouement, Joubert, la probité, Desaix, la vertu, +Bonaparte, le génie! ô armée française, pauvre malheureuse armée +héroïque fourvoyée à la suite de ces hommes-ci! Qu'en feront-ils? où la +mèneront-ils? de quelle façon l'occuperont-ils? quelles parodies +sommes-nous destinés à voir et à entendre? Hélas! qu'est-ce que c'est +que ces hommes qui commandent à nos régiments et qui gouvernent?--Le +maître, on le connaît. Celui-ci, qui a été ministre, allait être «saisi» +le 3 décembre, c'est pour cela qu'il a fait le 2. Cet autre est +«l'emprunteur» des vingt-cinq millions à la Banque. Cet autre est +l'homme des lingots d'or. À cet autre, avant qu'il fût ministre, «un +ami» disait:--_Ah çà! vous nous flouez avec vos actions de l'affaire en +question; ça me fatigue. S'il y a des escroqueries, que j'en sois au +moins!_ Cet autre, qui a des épaulettes, vient d'être convaincu de +quasi-stellionat. Cet autre, qui a aussi des épaulettes, a reçu le matin +du 2 décembre cent mille francs «pour les éventualités». Il n'était que +colonel; s'il eût été général, il eût eu davantage. Celui-ci, qui est +général, étant garde du corps de Louis XVIII et de faction derrière le +fauteuil du roi pendant la messe, a coupé un gland d'or du trône et l'a +mis dans sa poche; on l'a chassé des gardes pour cela. Certes, à ces +hommes aussi on pourrait élever une colonne _ex oere capto_, avec +l'argent pris. Cet autre, qui est général de division, a «détourné» +cinquante-deux mille francs, à la connaissance du colonel Charras, dans +la construction des villages Saint-André et Saint-Hippolyte, près +Mascara. Celui-ci, qui est général en chef, était surnommé à Gand, où on +le connaît, _le général Cinq-cents-francs_. Celui-ci, qui est ministre +de la guerre, n'a dû qu'à la clémence du général Rulhière de ne point +passer devant un conseil de guerre. Tels sont les hommes. C'est égal, en +avant; battez, tambours; sonnez, clairons; flottez, drapeaux! Soldats! +du haut de ces pyramides, les quarante voleurs vous contemplent! + +Avançons dans ce douloureux sujet, et voyons-en toutes les faces. + +Rien que le spectacle d'une fortune comme celle de M. Bonaparte placé au +sommet de l'état suffirait pour démoraliser un peuple. + +Il y a toujours, et par la faute des institutions sociales, qui +devraient, avant tout, éclairer et civiliser, il y a toujours dans une +population nombreuse comme la population de la France une classe qui +ignore, qui souffre, qui convoite, qui lutte, placée entre l'instinct +bestial qui pousse à prendre et la loi morale qui invite à travailler. +Dans la condition douloureuse et accablée où elle est encore, cette +classe, pour se maintenir dans la droiture et dans le bien, elle a +besoin de toutes les pures et saintes clartés qui se dégagent de +l'évangile; elle a besoin que l'esprit de Jésus d'une part, et d'autre +part l'esprit de la Révolution française, lui adressent les mêmes mâles +paroles, et lui montrent sans cesse, comme les seules lumières dignes +des yeux de l'homme, les hautes et mystérieuses lois de la destinée +humaine, l'abnégation, le dévouement, le sacrifice, le travail qui mène +au bien-être matériel, la probité qui mène au bien-être intérieur; même +avec ce perpétuel enseignement, à la fois divin et humain, cette classe +si digne de sympathie et de fraternité succombe souvent. La souffrance +et la tentation sont plus fortes que la vertu. Maintenant comprenez-vous +les infâmes conseils que le succès de M. Bonaparte lui donne? Un homme +pauvre, déguenillé, sans ressources, sans travail, est là dans l'ombre +au coin d'une rue, assis sur une borne; il médite et en même temps +repousse une mauvaise action; par moments il chancelle, par moments il +se redresse; il a faim et il a envie de voler; pour voler, il faut faire +une fausse clef, il faut escalader un mur; puis, la fausse clef faite et +le mur escaladé, il sera devant le coffre-fort; si quelqu'un se +réveille, si on lui résiste, il faudra tuer; ses cheveux se hérissent, +ses yeux deviennent hagards, sa conscience, voix de Dieu, se révolte en +lui et lui crie: arrête! c'est mal! ce sont des crimes! En ce moment, le +chef de l'état passe; l'homme voit M. Bonaparte en habit de général, +avec le cordon rouge, et des laquais en livrée galonnée d'or, galopant +vers son palais dans une voiture à quatre chevaux; le malheureux, +incertain devant son crime, regarde avidement cette vision splendide; et +la sérénité de M. Bonaparte, et ses épaulettes d'or, et le cordon rouge, +et la livrée, et le palais, et la voiture à quatre chevaux, lui disent: +Réussis! + +Il s'attache à cette apparition, il la suit, il court à l'Élysée; une +foule dorée s'y précipite à la suite du prince. Toutes sortes de +voitures passent sous cette porte, et il y entrevoit des hommes heureux +et rayonnants. Celui-ci, c'est un ambassadeur; l'ambassadeur le regarde +et lui dit: Réussis. Celui-ci, c'est un évêque; l'évêque le regarde et +lui dit: Réussis. Celui-ci, c'est un juge; le juge le regarde et lui +sourit, et lui dit: Réussis. + +Ainsi, échapper aux gendarmes, voilà désormais toute la loi morale. +Voler, piller, poignarder, assassiner, ce n'est mal que si on a la +bêtise de se laisser prendre. Tout homme qui médite un crime a une +constitution à violer, un serment à enfreindre, un obstacle à détruire. +En un mot, prenez bien vos mesures. Soyez habiles. Réussissez. Il n'y a +d'actions coupables que les coups manqués. + +Vous mettez la main dans la poche d'un passant, le soir, à la nuit +tombante, dans un lieu désert; il vous saisit; vous lâchez prise; il +vous arrête et vous mène au poste. Vous êtes coupable; aux galères! Vous +ne lâchez pas prise, vous avez un couteau sur vous, vous l'enfoncez dans +la gorge de l'homme; il tombe; le voilà mort; maintenant prenez-lui sa +bourse et allez-vous-en. Bravo! c'est une chose bien faite. Vous avez +fermé la bouche à la victime, au seul témoin qui pouvait parler. On n'a +rien à vous dire. + +Si vous n'aviez fait que voler l'homme, vous auriez tort; tuez-le, vous +avez raison. + +Réussissez, tout est là. + +Ah! ceci est redoutable. + +Le jour où la conscience humaine se déconcerterait, le jour où le succès +aurait raison devant elle, tout serait dit. La dernière lueur morale +remonterait au ciel. Il ferait nuit dans l'intérieur de l'homme. Vous +n'auriez plus qu'à vous dévorer entre vous, bêtes féroces! + +À la dégradation morale se joint la dégradation politique. M. Bonaparte +traite les gens de France en pays conquis. Il efface les inscriptions +républicaines; il coupe les arbres de la liberté et en fait des fagots. +Il y avait, place Bourgogne, une statue de la République; il y met la +pioche; il y avait sur les monnaies une figure de la République +couronnée d'épis; M. Bonaparte la remplace par le profil de M. +Bonaparte. Il fait couronner et haranguer son buste dans les marchés +comme le bailli Gessler faisait saluer son bonnet. Ces manants des +faubourgs avaient l'habitude de chanter en choeur, le soir, en revenant +du travail; ils chantaient les grands chants républicains, la +Marseillaise, le Chant du départ; injonction de se taire, le faubourien +ne chantera plus, il y a amnistie seulement pour les obscénités et les +chansons d'ivrogne. Le triomphe est tel qu'on ne se gêne plus. Hier on +se cachait encore, on fusillait la nuit; c'était de l'horreur, mais +c'était aussi de la pudeur; c'était un reste de respect pour le peuple; +on semblait supposer qu'il était encore assez vivant pour se révolter +s'il voyait de telles choses. Aujourd'hui on se montre, on ne craint +plus rien, on guillotine en plein jour. Qui guillotine-t-on? Qui? Les +hommes de la loi, et la justice est là. Qui? Les hommes du peuple, et le +peuple est là! Ce n'est pas tout. Il y a un homme en Europe qui fait +horreur à l'Europe; cet homme a mis à sac la Lombardie, il a dressé les +potences de la Hongrie, il a fait fouetter une femme sous le gibet où +pendaient, étranglés, son fils et son mari; on se rappelle encore la +lettre terrible où cette femme raconte le fait et dit: _Mon coeur est +devenu de pierre_. L'an dernier cet homme eut l'idée de visiter +l'Angleterre en touriste, et, étant à Londres, il lui prit la fantaisie +d'entrer dans une brasserie, la brasserie Barclay et Perkins. Là il fut +reconnu; une voix murmura: C'est Haynau!--C'est Haynau! répétèrent les +ouvriers.--Ce fut un cri effrayant; la foule se rua sur le misérable, +lui arracha à poignée ses infâmes cheveux blancs, lui cracha au visage, +et le jeta dehors. Eh bien, ce vieux bandit à épaulettes, ce Haynau, cet +homme qui porte encore sur sa joue l'immense soufflet du peuple anglais, +on annonce que «monseigneur le prince-président l'invite à visiter la +France». C'est juste; Londres lui a fait une avanie, Paris lui doit une +ovation. C'est une réparation. Soit. Nous assisterons à cela. Haynau a +recueilli des malédictions et des huées à la brasserie Perkins; il ira +chercher des fleurs à la brasserie Saint-Antoine. Le faubourg +Saint-Antoine recevra l'ordre d'être sage. Le faubourg Saint-Antoine, +muet, immobile, impassible, verra passer, triomphants et causant comme +deux amis, dans ces vieilles rues révolutionnaires, l'un en uniforme +français, l'autre en uniforme autrichien, Louis Bonaparte, le tueur du +boulevard, donnant le bras à Haynau, le fouetteur de femmes...--Va, +continue, affront sur affront, défigure cette France tombée à la +renverse sur le pavé! rends-la méconnaissable! écrase la face du peuple +à coups de talon! + +Oh! inspirez-moi, cherchez-moi, donnez-moi, inventez-moi un moyen, quel +qu'il soit, au poignard près, dont je ne veux pas,--un Brutus à cet +homme! fi donc! il ne mérite même pas Louvel!--trouvez-moi un moyen +quelconque de jeter bas cet homme et de délivrer ma patrie! de jeter bas +cet homme! cet homme de ruse, cet homme de mensonge, cet homme de +succès, cet homme de malheur! Un moyen, le premier venu, plume, épée, +pavé, émeute, par le peuple, par le soldat; oui, quel qu'il soit, pourvu +qu'il soit loyal et au grand jour, je le prends, nous le prenons tous, +nous, proscrits, s'il peut rétablir la liberté, délivrer la république, +relever notre pays de la honte, et faire rentrer dans sa poussière, dans +son oubli, dans son cloaque, ce ruffian impérial, ce prince +vide-gousset, ce bohémien des rois, ce traître, ce maître, cet écuyer de +Franconi! ce gouvernant radieux, inébranlable, satisfait, couronné de +son crime heureux, qui va et vient et se promène paisiblement à travers +Paris frémissant, et qui a tout pour lui, tout, la Bourse, la boutique, +la magistrature, toutes les influences, toutes les cautions, toutes les +invocations, depuis le Nom de Dieu du soldat jusqu'au Te Deum du prêtre! + +Vraiment, quand on a fixé trop longtemps son regard sur de certains +côtés de ce spectacle, il y a des heures où une sorte de vertige +prendrait les plus fermes esprits. + +Mais au moins se rend-il justice, ce Bonaparte? A-t-il une lueur, une +idée, un soupçon, une perception quelconque de son infamie? Réellement, +on est réduit à en douter. + +Oui, quelquefois, aux paroles superbes qui lui échappent, à le voir +adresser d'incroyables appels à la postérité, à cette postérité qui +frémira d'horreur et de colère devant lui, à l'entendre parler avec +aplomb de sa «légitimité» et de sa «mission», on serait presque tenté de +croire qu'il en est venu à se prendre lui-même en haute considération et +que la tête lui a tourné au point qu'il ne s'aperçoit plus de ce qu'il +est ni de ce qu'il fait. + +Il croit à l'adhésion des prolétaires, il croit à la bonne volonté des +rois, il croit à la fête des aigles, il croit aux harangues du conseil +d'état, il croit aux bénédictions des évêques, il croit au serment qu'il +s'est fait jurer, il croit aux sept millions cinq cent mille voix! + +Il parle à cette heure, se sentant en humeur d'Auguste, d'_amnistier_ +les proscrits. L'usurpation amnistiant le droit! la trahison amnistiant +l'honneur! la lâcheté amnistiant le courage! le crime amnistiant la +vertu! Il est à ce point abruti par son succès, qu'il trouve cela tout +simple. + +Bizarre effet d'enivrement! illusion d'optique! il voit dorée, splendide +et rayonnante cette chose du 14 janvier, cette constitution souillée de +boue, tachée de sang, ornée de chaînes, traînée au milieu des huées de +l'Europe par la police, le sénat, le corps législatif, et le conseil +d'état ferrés à neuf! Il prend pour un char de triomphe et veut faire +passer sous l'arc de l'Étoile cette claie sur laquelle, debout, hideux, +et le fouet à la main, il promène le cadavre sanglant de la république! + + + + +DEUXIÈME PARTIE + +DEUIL ET FOI + + + + +I + + +La providence amène à maturité, par le seul fait de la vie universelle, +les hommes, les choses, les événements. Il suffit, pour qu'un ancien +monde s'évanouisse, que la civilisation, montant majestueusement vers +son solstice, rayonne sur les vieilles institutions, sur les vieux +préjugés, sur les vieilles lois, sur les vieilles moeurs. Ce rayonnement +brûle le passé et le dévore. La civilisation éclaire, ceci est le fait +visible, et en même temps elle consume, ceci est le fait mystérieux. À +son influence, lentement et sans secousse, ce qui doit décliner décline, +ce qui doit vieillir vieillit; les rides viennent aux choses condamnées, +aux castes, aux codes, aux institutions, aux religions. Ce travail de +décrépitude se fait en quelque sorte de lui-même. Décrépitude féconde, +sous laquelle germe la vie nouvelle. Peu à peu la ruine se prépare; de +profondes lézardes qu'on ne voit pas se ramifient dans l'ombre et +mettent en poudre au dedans cette formation séculaire qui fait encore +masse au dehors; et voilà qu'un beau jour, tout à coup, cet antique +ensemble de faits vermoulus dont se composent les sociétés caduques +devient difforme; l'édifice se disjoint, se décloue, surplombe. Alors +tout ne tient plus à rien. Qu'il survienne un de ces géants propres aux +révolutions, que ce géant lève la main, et tout est dit. Il y a telle +heure dans l'histoire où un coup de coude de Danton ferait crouler +l'Europe. + +1848 fut une de ces heures. La vieille Europe féodale, monarchique et +papale, replâtrée si fatalement pour la France en 1815, chancela. Mais +Danton manquait. + +L'écroulement n'eut pas lieu. + +On a beaucoup dit, dans la phraséologie banale qui s'emploie en pareil +cas, que 1848 avait ouvert un gouffre. Point. Le cadavre du passé était +sur l'Europe; il y est encore à l'heure qu'il est. 1848 ouvrit une fosse +pour y jeter ce cadavre. C'est cette fosse qu'on a prise pour un +gouffre. + +En 1848, tout ce qui tenait au passé, tout ce qui vivait du cadavre, vit +de près cette fosse. Non-seulement les rois sur leurs trônes, les +cardinaux sous leurs barrettes, les juges à l'ombre de leur guillotine, +les capitaines sur leurs chevaux de guerre, s'émurent; mais quiconque +avait un intérêt quelconque dans ce qui allait disparaître; quiconque +cultivait à son profit une fiction sociale et avait à bail et à loyer un +abus; quiconque était gardien d'un mensonge, portier d'un préjugé ou +fermier d'une superstition; quiconque exploitait, usurait, pressurait, +mentait; quiconque vendait à faux poids, depuis ceux qui altèrent une +balance jusqu'à ceux qui falsifient la bible, depuis le mauvais marchand +jusqu'au mauvais prêtre, depuis ceux qui manipulent les chiffres jusqu'à +ceux qui monnoient les miracles; tous, depuis tel banquier juif qui se +sentit un peu catholique jusqu'à tel évêque qui en devint un peu juif, +tous les hommes du passé penchèrent leur tête les uns vers les autres et +tremblèrent. + +Cette fosse qui était béante, et où avaient failli tomber toutes les +fictions, leur trésor, qui pèsent sur l'homme depuis tant de siècles, +ils résolurent de la combler. Ils résolurent de la murer, d'y entasser +la pierre et la roche, et de dresser sur cet entassement un gibet, et +d'accrocher à ce gibet, morne et sanglante, cette grande coupable, la +Vérité. + +Ils résolurent d'en finir une fois pour toutes avec l'esprit +d'affranchissement et d'émancipation, et de refouler et de comprimer à +jamais la force ascensionnelle de l'humanité. + +L'entreprise était rude. Ce que c'était que cette entreprise, nous +l'avons indiqué déjà, plus d'une fois, dans ce livre et ailleurs. + +Défaire le travail de vingt générations; tuer dans le dix-neuvième +siècle, en le saisissant à la gorge, trois siècles, le seizième, le +dix-septième et le dix-huitième, c'est-à-dire Luther, Descartes et +Voltaire, l'examen religieux, l'examen philosophique, l'examen +universel; écraser dans toute l'Europe cette immense végétation de la +libre pensée, grand chêne ici, brin d'herbe là; marier le knout et +l'aspersoir; mettre plus d'Espagne dans le midi et plus de Russie dans +le nord; ressusciter tout ce qu'on pourrait de l'inquisition et étouffer +tout ce qu'on pourrait de l'intelligence; abêtir la jeunesse, en +d'autres termes, abrutir l'avenir; faire assister le monde à +l'auto-da-fé des idées; renverser les tribunes, supprimer le journal, +l'affiche, le livre, la parole, le cri, le murmure, le souffle; faire le +silence; poursuivre la pensée dans la casse d'imprimerie, dans le +composteur, dans la lettre de plomb, dans le cliché, dans la +lithographie, dans l'image, sur le théâtre, sur le tréteau, dans la +bouche du comédien, dans le cahier du maître d'école, dans la balle du +colporteur; donner à chacun pour foi, pour loi, pour but et pour dieu, +l'intérêt matériel; dire au peuple: mangez et ne pensez plus; ôter +l'homme du cerveau et le mettre dans le ventre; éteindre l'initiative +individuelle, la vie locale, l'élan national, tous les instincts +profonds qui poussent l'homme vers le droit; anéantir ce moi des nations +qu'on nomme patrie; détruire la nationalité chez les peuples partagés et +démembrés, les constitutions dans les états constitutionnels, la +république en France, la liberté partout; mettre partout le pied sur +l'effort humain. + +En un mot, fermer cet abîme qui s'appelle le progrès. + +Tel fut le plan vaste, énorme, européen, que personne ne conçut, car pas +un de ces hommes du vieux monde n'en eût eu le génie, mais que tous +suivirent. Quant au plan en lui-même, quant à cette immense idée de +compression universelle, d'où venait-elle? qui pourrait le dire? On la +vit dans l'air. Elle apparut du côté du passé. Elle éclaira certaines +âmes, elle montra certaines routes. Ce fut comme une lueur sortie de la +tombe de Machiavel. + +À de certains moments de l'histoire humaine, aux choses qui se trament, +aux choses qui se font, il semble que tous les vieux démons de +l'humanité, Louis XI, Philippe II, Catherine de Médicis, le duc d'Albe, +Torquemada, sont quelque part là, dans un coin, assis autour d'une table +et tenant conseil. + +On regarde, on cherche, et au lieu des colosses on voit des avortons. Où +l'on supposait le duc d'Albe, on trouve Schwartzenberg; où l'on +supposait Torquemada, on trouve Veuillot. L'antique despotisme européen +continue sa marche avec ces petits hommes et va toujours; il ressemble +au czar Pierre en voyage.--_On relaye avec ce qu'on trouve,_ +écrivait-il; _quand nous n'eûmes plus de chevaux tartares, nous prîmes +des ânes._ Pour atteindre à ce but, la compression de tout et de tous, +il fallait s'engager dans une voie obscure, tortueuse, âpre, difficile; +on s'y engagea. Quelques-uns de ceux qui y entrèrent savaient ce qu'ils +faisaient. + +Les partis vivent de mots; ces hommes, ces meneurs que 1848 effraya et +rallia, avaient, nous l'avons dit plus haut, trouvé leurs mots: +religion, famille, propriété. Ils exploitaient, avec cette vulgaire +adresse qui suffit lorsqu'on parle à la peur, certains côtés obscurs de +ce qu'on appelait socialisme. Il s'agissait de «sauver la religion, la +propriété et la famille». Sauvez le drapeau! disaient-ils. La tourbe des +intérêts effarouchés s'y rua. + +On se coalisa, on fit front, on fit bloc. On eut de la foule autour de +soi. Cette foule était composée d'éléments divers. Le propriétaire y +entra, parce que ses loyers avaient baissé; le paysan, parce qu'il avait +payé les 45 centimes; tel qui ne croyait pas en Dieu crut nécessaire de +sauver la religion parce qu'il avait été forcé de vendre ses chevaux. On +dégagea de cette foule la force qu'elle contenait et l'on s'en servit. +On fit de la compression avec tout, avec la loi, avec l'arbitraire, avec +les assemblées, avec la tribune, avec le jury, avec la magistrature, +avec la police, en Lombardie avec le sabre, à Naples avec le bagne, en +Hongrie avec le gibet. Pour remuseler les intelligences, pour remettre à +la chaîne les esprits, esclaves échappés, pour empêcher le passé de +disparaître, pour empêcher l'avenir de naître, pour rester les rois, les +puissants, les privilégiés, les heureux, tout devint bon, tout devint +juste, tout fut légitime. On fabriqua pour les besoins de la lutte et on +répandit dans le monde une morale de guet-apens contre la liberté, que +mirent en action Ferdinand à Palerme, Antonelli à Rome, Schwartzenberg à +Milan et à Pesth, et plus tard à Paris les hommes de décembre, ces loups +d'état. + +Il y avait un peuple parmi les peuples qui était une sorte d'aîné dans +cette famille d'opprimés, qui était comme un prophète dans la tribu +humaine. Ce peuple avait l'initiative de tout le mouvement humain. Il +allait, il disait: venez, et on le suivait. Comme complément à la +fraternité des hommes qui est dans l'évangile, il enseignait la +fraternité des nations. Il parlait par la voix de ses écrivains, de ses +poëtes, de ses philosophes, de ses orateurs comme par une seule bouche, +et ses paroles s'en allaient aux extrémités du monde se poser comme des +langues de feu sur le front de tous les peuples. Il présidait la cène +des intelligences. Il multipliait le pain de vie à ceux qui erraient +dans le désert. Un jour une tempête l'avait enveloppé; il marcha sur +l'abîme et dit aux peuples effrayés: pourquoi craignez-vous? Le flot des +révolutions soulevé par lui s'apaisa sous ses pieds, et, loin de +l'engloutir, le glorifia. Les nations malades, souffrantes, infirmes, se +pressaient autour de lui; celle-ci boitait, la chaîne de l'inquisition +rivée à son pied pendant trois siècles l'avait estropiée; il lui disait: +marche! et elle marchait; cette autre était aveugle, le vieux papisme +romain lui avait rempli les prunelles de brume et de nuit; il lui +disait: vois, elle ouvrait les yeux et voyait. Jetez vos béquilles, +c'est-à-dire vos préjugés, disait-il; jetez vos bandeaux, c'est-à-dire +vos superstitions, tenez-vous droits, levez la tête, regardez le ciel, +contemplez Dieu. L'avenir est à vous. Ô peuples! vous avez une lèpre, +l'ignorance; vous avez une peste, le fanatisme; il n'est pas un de vous +qui n'ait et qui ne porte une de ces affreuses maladies qu'on appelle un +despote; allez, marchez, brisez les liens du mal, je vous délivre, je +vous guéris! C'était par toute la terre une clameur reconnaissante des +peuples que cette parole faisait sains et forts. Un jour il s'approcha +de la Pologne morte, il leva le doigt et lui cria: lève-toi! la Pologne +morte se leva. + +Ce peuple, les hommes du passé, dont il annonçait la chute, le +redoutaient et le haïssaient. À force de ruse et de patience tortueuse +et d'audace, ils finirent par le saisir et vinrent à bout de le +garrotter. + +Depuis plus de trois années, le monde assiste à un immense supplice, à +un effrayant spectacle. Depuis plus de trois ans, les hommes du passé, +les scribes, les pharisiens, les publicains, les princes des prêtres, +crucifient, en présence du genre humain, le Christ des peuples, le +peuple français. Les uns ont fourni la croix, les autres les clous, les +autres le marteau. Falloux lui a mis au front la couronne d'épines. +Montalembert lui a appuyé sur la bouche l'éponge de vinaigre et de fiel. +Louis Bonaparte est le misérable soldat qui lui a donné le coup de lance +au flanc et lui a fait jeter le cri suprême: _Eli! Eli! Lamma +Sabacthani!_ + +Maintenant c'est fini. Le peuple français est mort. La grande tombe va +s'ouvrir. + +Pour trois jours. + + + + +II + + +Ayons foi. + +Non, ne nous laissons pas abattre. Désespérer, c'est déserter. + +Regardons l'avenir. + +L'avenir,--on ne sait pas quelles tempêtes nous séparent du port, mais +le port lointain et radieux, on l'aperçoit,--l'avenir, répétons-le, +c'est la république pour tous; ajoutons: l'avenir, c'est la paix avec +tous. + +Ne tombons pas dans le travers vulgaire qui est de maudire et de +déshonorer le siècle où l'on vit. Érasme a appelé le seizième siècle +«l'excrément des temps», _fex temporum_; Bossuet a qualifié ainsi le +dix-septième siècle: «temps mauvais et petit»; Rousseau a flétri le +dix-huitième siècle en ces termes: «cette grande pourriture où nous +vivons». La postérité a donné tort à ces esprits illustres. Elle a dit à +Érasme: le seizième siècle est grand; elle a dit à Bossuet: le +dix-septième siècle est grand; elle a dit à Rousseau: le dix-huitième +siècle est grand. + +L'infamie de ces siècles eût été réelle, d'ailleurs, que ces hommes +forts auraient eu tort de se plaindre. Le penseur doit accepter avec +simplicité et calme le milieu où la providence le place. La splendeur de +l'intelligence humaine, la hauteur du génie n'éclate pas moins par le +contraste que par l'harmonie avec les temps. L'homme stoïque et profond +n'est pas diminué par l'abjection extérieure. Virgile, Pétrarque, +Racine, sont grands dans leur pourpre; Job est plus grand sur son +fumier. + +Mais nous pouvons le dire, nous hommes du dix-neuvième siècle, le +dix-neuvième siècle n'est pas le fumier. Quelles que soient les hontes +de l'instant présent, quels que soient les coups dont le va-et-vient des +événements nous frappe, quelle que soit l'apparente désertion ou la +léthargie momentanée des esprits, aucun de nous, démocrates, ne reniera +cette magnifique époque où nous sommes, âge viril de l'humanité. + +Proclamons-le hautement, proclamons-le dans la chute et dans la défaite, +ce siècle est le plus grand des siècles; et savez-vous pourquoi? parce +qu'il est le plus doux. Ce siècle, immédiatement issu de la Révolution +française et son premier-né, affranchit l'esclave en Amérique, relève le +paria en Asie, éteint le suttee dans l'Inde, et écrase en Europe les +derniers tisons du bûcher, civilise la Turquie, fait pénétrer de +l'évangile jusque dans le koran, dignifie la femme, subordonne le droit +du plus fort au droit du plus juste, supprime les pirates, amoindrit les +pénalités, assainit les bagnes, jette le fer rouge à l'égout, condamne +la peine de mort, ôte le boulet du pied des forçats, abolit les +supplices, dégrade et flétrit la guerre, émousse les ducs d'Albe et les +Charles IX, arrache les griffes aux tyrans. + +Ce siècle proclame la souveraineté du citoyen et l'inviolabilité de la +vie; il couronne le peuple et sacre l'homme. + +Dans l'art il a tous les génies, écrivains, orateurs, poëtes, +historiens, publicistes, philosophes, peintres, statuaires, musiciens; +la majesté, la grâce, la puissance, la force, l'éclat, la profondeur, la +couleur, la forme, le style; il se retrempe à la fois dans le réel et +dans l'idéal, et porte à la main les deux foudres, le vrai et le beau. +Dans la science, il accomplit tous les miracles; il fait du coton un +salpêtre, de la vapeur un cheval, de la pile de Volta un ouvrier, du +fluide électrique un messager, du soleil un peintre; il s'arrose avec +l'eau souterraine en attendant qu'il se chauffe avec le feu central; il +ouvre sur les deux infinis ces deux fenêtres, le télescope sur +l'infiniment grand, le microscope sur l'infiniment petit, et il trouve +dans le premier abîme des astres et dans le second abîme des insectes +qui lui prouvent Dieu. Il supprime la durée, il supprime la distance, il +supprime la souffrance; il écrit une lettre de Paris à Londres, et il a +la réponse en dix minutes; il coupe une cuisse à un homme, l'homme +chante et sourit. + +Il n'a plus qu'à réaliser--et il y touche--un progrès qui n'est rien à +côté des autres miracles qu'il a déjà faits, il n'a qu'à trouver le +moyen de diriger dans une masse d'air une bulle d'air plus léger; il a +déjà la bulle d'air, il la tient emprisonnée; il n'a plus qu'à trouver +la force impulsive, qu'à faire le vide devant le ballon, par exemple, +qu'à brûler l'air devant l'aérostat comme fait la fusée devant elle; il +n'a plus qu'à résoudre d'une façon quelconque ce problème, et il le +résoudra, et savez-vous ce qui arrivera alors? à l'instant même les +frontières s'évanouissent, les barrières s'effacent, tout ce qui est +muraille de la Chine autour de la pensée, autour du commerce, autour de +l'industrie, autour des nationalités, autour du progrès s'écroule; en +dépit des censures, en dépit des index, il pleut des livres et des +journaux partout; Voltaire, Diderot, Rousseau, tombent en grêle sur +Rome, sur Naples, sur Vienne, sur Pétersbourg; le verbe humain est manne +et le serf le ramasse dans le sillon; les fanatismes meurent, +l'oppression est impossible; l'homme se traînait à terre, il échappe; la +civilisation se fait nuée d'oiseaux, et s'envole, et tourbillonne, et +s'abat joyeuse sur tous les points du globe à la fois; tenez, la voilà, +elle passe, braquez vos canons, vieux despotismes, elle vous dédaigne; +vous n'êtes que le boulet, elle est l'éclair; plus de haines, plus +d'intérêts s'entre-dévorant, plus de guerres; une sorte de vie nouvelle, +faite de concorde et de lumière, emporte et apaise le monde; la +fraternité des peuples traverse les espaces et communie dans l'éternel +azur, les hommes se mêlent dans les cieux. + +En attendant ce dernier progrès, voyez le point où ce siècle avait amené +la civilisation. + +Autrefois il y avait un monde où l'on marchait à pas lents, le dos +courbé, le front baissé; où le comte de Gouvon se faisait servir à table +par Jean-Jacques; où le chevalier de Rohan donnait des coups de bâton à +Voltaire; où l'on tournait Daniel de Foë au pilori; où une ville comme +Dijon était séparée d'une ville comme Paris par un testament à faire, +des voleurs à tous les coins de bois et dix jours de coche; où un livre +était une espèce d'infamie et d'ordure que le bourreau brûlait sur les +marches du palais de justice; où superstition et férocité se donnaient +la main; où le pape disait à l'empereur: _Jungamus dexteras, gladium +gladio copulemus_; où l'on rencontrait à chaque pas des croix auxquelles +pendaient des amulettes, et des gibets auxquels pendaient des hommes; où +il y avait des hérétiques, des juifs, des lépreux; où les maisons +avaient des créneaux et des meurtrières; où l'on fermait les rues avec +une chaîne, les fleuves avec une chaîne, les camps mêmes avec une +chaîne, comme à la bataille de Tolosa, les villes avec des murailles, +les royaumes avec des prohibitions et des pénalités; où, excepté +l'autorité et la force qui adhéraient étroitement, tout était parqué, +réparti, coupé, divisé, tronçonné, haï et haïssant, épars et mort; les +hommes poussière; le pouvoir bloc. Aujourd'hui il y a un monde où tout +est vivant, uni, combiné, accouplé, confondu; un monde où règnent la +pensée, le commerce et l'industrie; où la politique, de plus en plus +fixée, tend à se confondre avec la science; un monde où les derniers +échafauds et les derniers canons se hâtent de couper leurs dernières +têtes et de vomir leurs derniers obus; un monde où le jour croît à +chaque minute; un monde où la distance a disparu, où Constantinople est +plus près de Paris que n'était Lyon il y a cent ans, où l'Amérique et +l'Europe palpitent du même battement de coeur; un monde tout circulation +et tout amour, dont la France est le cerveau, dont les chemins de fer +sont les artères et dont les fils électriques sont les fibres. Est-ce +que vous ne voyez pas qu'exposer seulement une telle situation, c'est +tout expliquer, tout démontrer et tout résoudre? Est-ce que vous ne +sentez pas que le vieux monde avait fatalement une vieille âme, la +tyrannie, et que dans le monde nouveau va descendre nécessairement, +irrésistiblement, divinement, une jeune âme, la liberté? + +C'est là l'oeuvre qu'avait faite parmi les hommes et que continuait +splendidement le dix-neuvième siècle, ce siècle de stérilité, ce siècle +de décroissance, ce siècle de décadence, ce siècle d'abaissement, comme +disent les pédants, les rhéteurs, les imbéciles, et toute cette immonde +engeance de cagots, de fripons et de fourbes qui bave béatement du fiel +sur la gloire, qui déclare que Pascal est un fou, Voltaire un fat, et +Rousseau une brute, et dont le triomphe serait de mettre un bonnet d'âne +au genre humain. + +Vous parlez de bas-empire? Est-ce sérieusement? Est-ce que le bas-empire +avait derrière lui Jean Huss, Luther, Cervantes, Shakespeare, Pascal, +Molière, Voltaire, Montesquieu, Rousseau et Mirabeau? Est-ce que le +bas-empire avait derrière lui la prise de la Bastille, la fédération, +Danton, Robespierre, la Convention? Est-ce que le bas-empire avait +l'Amérique? Est-ce que le bas-empire avait le suffrage universel? Est-ce +que le bas-empire avait ces deux idées, patrie et humanité; patrie, +l'idée qui grandit le coeur; humanité, l'idée qui élargit l'horizon? +Savez-vous que sous le bas-empire Constantinople tombait en ruine et +avait fini par n'avoir plus que trente mille habitants? Paris en est-il +là? Parce que vous avez vu réussir un coup de main prétorien, vous vous +déclarez bas-empire! C'est vite dit, et lâchement pensé. Mais +réfléchissez donc, si vous pouvez. Est-ce que le bas-empire avait la +boussole, la pile, l'imprimerie, le journal, la locomotive, le +télégraphe électrique? Autant d'ailes qui emportent l'homme, et que le +bas-empire n'avait pas! Où le bas-empire rampait, le dix-neuvième siècle +plane. Y songez-vous? Quoi! nous reverrions l'impératrice Zoé, Romain +Argyre, Nicéphore Logothète, Michel Calafate! Allons donc! Est-ce que +vous vous imaginez que la providence se répète platement? Est-ce que +vous croyez que Dieu rabâche? + +Ayons foi! affirmons! l'ironie de soi-même est le commencement de la +bassesse. C'est en affirmant qu'on devient bon, c'est en affirmant qu'on +devient grand. Oui, l'affranchissement des intelligences, et par suite +l'affranchissement des peuples, c'était là la tâche sublime que le +dix-neuvième siècle accomplissait en collaboration avec la France, car +le double travail providentiel du temps et des hommes, de la maturation +et de l'action, se confondait dans l'oeuvre commune, et la grande époque +avait pour foyer la grande nation. + +Ô patrie! c'est à cette heure où te voilà sanglante, inanimée, la tête +pendante, les yeux fermés, la bouche ouverte et ne parlant plus, les +marques du fouet sur les épaules, les clous de la semelle des bourreaux +imprimés sur tout le corps, nue et souillée, et pareille à une chose +morte, objet de haine, objet de risée, hélas! c'est à cette heure, +patrie, que le coeur du proscrit déborde d'amour et de respect pour toi! + +Te voilà sans mouvement. Les hommes de despotisme et d'oppression rient +et savourent l'illusion orgueilleuse de ne plus te craindre. Rapides +joies. Les peuples qui sont dans les ténèbres oublient le passé et ne +voient que le présent et te méprisent. Pardonne-leur; ils ne savent ce +qu'ils font. Te mépriser! grand Dieu, mépriser la France? Et qui +sont-ils? Quelle langue parlent-ils? Quels livres ont-ils dans les +mains? Quels noms savent-ils par coeur? Quelle est l'affiche collée sur +le mur de leurs théâtres? Quelle forme ont leurs arts, leurs lois, leurs +moeurs, leurs vêtements, leurs plaisirs, leurs modes? Quelle est la +grande date pour eux comme pour nous? 89! S'ils ôtent la France de leur +âme, que leur reste-t-il? Ô peuple! fût-elle tombée et tombée à jamais, +est-ce qu'on méprise la Grèce? est-ce qu'on méprise l'Italie? est-ce +qu'on méprise la France? Regardez ces mamelles, c'est votre nourrice. +Regardez ce ventre, c'est votre mère. + +Si elle dort, si elle est en léthargie, silence et chapeau bas. Si elle +est morte, à genoux! + +Les exilés sont épars; la destinée a des souffles qui dispersent les +hommes comme une poignée de cendres. Les uns sont en Belgique, en +Piémont, en Suisse, où ils n'ont pas la liberté; les autres sont à +Londres, où ils n'ont pas de toit. Celui-ci, paysan, a été arraché à son +clos natal; celui-ci, soldat, n'a plus que le tronçon de son épée qu'on +a brisée dans sa main; celui-ci, ouvrier, ignore la langue du pays, il +est sans vêtements et sans souliers, il ne sait pas s'il mangera demain; +celui-ci a quitté une femme et des enfants, groupe bien-aimé, but de son +labeur, joie de sa vie; celui-ci a une vieille mère en cheveux blancs +qui le pleure; celui-là a un vieux père qui mourra sans l'avoir revu; +cet autre aimait, il a laissé derrière lui quelque être adoré qui +l'oubliera; ils lèvent la tête, ils se tendent la main les uns aux +autres, ils sourient; il n'est pas de peuple qui ne se range sur leur +passage avec respect et qui ne contemple avec un attendrissement +profond, comme un des plus beaux spectacles que le sort puisse donner +aux hommes, toutes ces consciences sereines, tous ces coeurs brisés. + +Ils souffrent, ils se taisent; en eux le citoyen a immolé l'homme; ils +regardent fixement l'adversité, ils ne crient même pas sous la verge +impitoyable du malheur: _Civis romanus sum!_ Mais le soir, quand on +rêve,--quand tout dans la ville étrangère se revêt de tristesse, car ce +qui semble froid le jour devient funèbre au crépuscule,--mais la nuit, +quand on ne dort pas, les âmes les plus stoïques s'ouvrent au deuil et à +l'accablement. Où sont les petits enfants? qui leur donnera du pain? qui +leur donnera le baiser de leur père? où est la femme? où est la mère? où +est le frère? où sont-ils tous? Et ces chansons qu'on entendait le soir +dans sa langue natale, où sont-elles? où est le bois, l'arbre, le +sentier, le toit plein de nids, le clocher entouré de tombes? où est la +rue, où est le faubourg, le réverbère allumé devant votre porte, les +amis, l'atelier, le métier, le travail accoutumé? Et les meubles vendus +à la criée, l'encan envahissant le sanctuaire domestique! Oh! que +d'adieux éternels! Détruit, mort, jeté aux quatre vents, cet être moral +qu'on appelle le foyer de famille et qui ne se compose pas seulement des +causeries, des tendresses et des embrassements, qui se compose aussi des +heures, des habitudes, de la visite des amis, du rire de celui-ci, du +serrement de main de celui-là, de la vue qu'on voyait de telle fenêtre, +de la place où était tel meuble, du fauteuil où l'aïeul s'était assis, +du tapis où les premiers-nés ont joué! Envolés, ces objets auxquels +s'était empreinte votre vie! évanouie, la forme visible des souvenirs! +Il y a dans la douleur des côtés intimes et obscurs où les plus fiers +courages fléchissent. L'orateur de Rome tendit sa tête sans pâlir au +couteau du centurion Lenas, mais il pleura en songeant à sa maison +démolie par Clodius. + +Les proscrits se taisent, ou, s'ils se plaignent, ce n'est qu'entre eux. +Comme ils se connaissent, et qu'ils sont doublement frères, ayant la +même patrie et ayant la même proscription, ils se racontent leurs +misères. Celui qui a de l'argent le partage avec ceux qui n'en ont pas, +celui qui a de la fermeté en donne à ceux qui en manquent. On échange +les souvenirs, les aspirations, les espérances. On se tourne, les bras +tendus dans l'ombre, vers ce qu'on a laissé derrière soi. Oh! qu'ils +soient heureux là-bas, ceux qui ne pensent plus à nous! Chacun souffre +et par moments s'irrite. On grave dans toutes les mémoires les noms de +tous les bourreaux. Chacun a quelque chose qu'il maudit, Mazas, le +ponton, la casemate, le dénonciateur qui a trahi, l'espion qui a guetté, +le gendarme qui a arrêté, Lambessa où l'on a un ami, Cayenne où l'on a +un frère; mais il y a une chose qu'ils bénissent tous, c'est toi, +France! + +Oh! une plainte, un mot contre toi, France! non, non! on n'a jamais plus +de patrie dans le coeur que lorsqu'on est saisi par l'exil. + +Ils feront leur devoir entier avec un front tranquille et une +persévérance inébranlable. Ne pas te revoir, c est là leur tristesse; ne +pas t'oublier, c'est là leur joie. + +Ah! quel deuil! et après huit mois on a beau se dire que cela est, on a +beau regarder autour de soi et voir la flèche de Saint-Michel au lieu du +Panthéon, et voir Sainte-Gudule au lieu de Notre-Dame, on n'y croit pas! + +Ainsi cela est vrai, on ne peut le nier, il faut en convenir, il faut le +reconnaître, dût-on expirer d'humiliation et de désespoir, ce qui est +là, à terre, c'est le dix-neuvième siècle, c'est la France! + +Quoi! c'est ce Bonaparte qui a fait cette ruine! + +Quoi! c'est au centre du plus grand peuple de la terre; quoi! c'est au +milieu du plus grand siècle de l'histoire que ce personnage s'est dressé +debout et a triomphé! Se faire de la France une proie, grand Dieu! ce +que le lion n'eût pas osé, le singe l'a fait! ce que l'aigle eût redouté +de saisir dans ses serres, le perroquet l'a pris dans sa patte! Quoi! +Louis XI y eût échoué! quoi! Richelieu s'y fût brisé! quoi! Napoléon n'y +eût pas suffi! En un jour, du soir au matin, l'absurde a été le +possible. Tout ce qui était axiome est devenu chimère. Tout ce qui était +mensonge est devenu fait vivant. Quoi! le plus éclatant concours +d'hommes! quoi! le plus magnifique mouvement d'idées! quoi! le plus +formidable enchaînement d'événements! quoi! ce qu'aucun Titan n'eût +contenu, ce qu'aucun Hercule n'eût détourné, le fleuve humain en marche, +la vague française en avant, la civilisation, le progrès, +l'intelligence, la révolution, la liberté, il a arrêté cela un beau +matin, purement et simplement, tout net, ce masque, ce nain, ce Tibère +avorton, ce néant! + +Dieu marchait, et allait devant lui. Louis Bonaparte, panache en tête, +s'est mis en travers et a dit à Dieu: Tu n'iras pas plus loin! + +Dieu s'est arrêté. + +Et vous vous figurez que cela est! et vous vous imaginez que ce +plébiscite existe, que cette constitution de je ne sais plus quel jour +de janvier existe, que ce sénat existe, que ce conseil d'état et ce +corps législatif existent! Vous vous imaginez qu'il y a un laquais qui +s'appelle Rouher, un valet qui s'appelle Troplong, un eunuque qui +s'appelle Baroche, et un sultan, un pacha, un maître qui se nomme Louis +Bonaparte! Vous ne voyez donc pas que c'est tout cela qui est chimère! +vous ne voyez donc pas que le Deux-Décembre n'est qu'une immense +illusion, une pause, un temps d'arrêt, une sorte de toile de manoeuvre +derrière laquelle Dieu, ce machiniste merveilleux, prépare et construit +le dernier acte, l'acte suprême et triomphal de la Révolution française! +Vous regardez stupidement la toile, les choses peintes sur ce canevas +grossier, le nez de celui-ci, les épaulettes de celui-là, le grand sabre +de cet autre, ces marchands d'eau de Cologne galonnés que vous appelez +des généraux, ces poussahs que vous appelez des magistrats, ces +bonshommes que vous appelez des sénateurs, ce mélange de caricatures et +de spectres, et vous prenez cela pour des réalités! Et vous n'entendez +pas au delà, dans l'ombre, ce bruit sourd! vous n'entendez pas quelqu'un +qui va et vient! vous ne voyez pas trembler cette toile au souffle de ce +qui est derrière! + + + + +NOTES + +[1: (Très bien! très bien!) _Moniteur_.] + +[2: (Marques d'adhésion.) _Moniteur._] + +[3: (Nouvelles marques d'assentiment.) _Moniteur._] + +[4: Lettre lue à la cour d'assises par l'avocat Parquin qui, après +l'avoir lue, s'écria: «Parmi les nombreux défauts de Louis-Napoléon, il +ne faut pas du moins compter l'ingratitude.»] + +[5: _Cour des pairs_. Attentat du 6 août 1840, page 140; témoin, +Geoffroy, grenadier.] + +[6: Le capitaine Col-Puygellier, qui lui avait dit: Vous êtes un +conspirateur et un traître.] + +[7: _Cour des pairs_. Témoin Adam, maire de Boulogne.] + +[8: Le premier rapport adressé à M. Bonaparte, et où M. Bonaparte est +qualifié _Monseigneur_, est signé FORTOUL.] + +[9: _Fragments historiques._] + +[10: _Cour des pairs_. Dépositions des témoins, p. 94.] + +[11: _Cour des pairs_. Dépositions des témoins, p. 75; voir aussi 81, 88 +à 94.] + +[12: _Cour des pairs_. Interrogatoire des inculpés, p. 13.] + +[13: _Cour des pairs_. Dépositions des témoins, p. 103, 185.] + +[14: «Le président: + +--Prévenu Querelles, ces enfants qui criaient ne sont-ils pas ces trois +cents gueulards que vous demandiez dans une lettre?» + +(Procès de Strasbourg.)] + +[15: _Cour des pairs_. Dépositions des témoins, p. 143, 155,156 et 158.] + +[16: _Cour des pairs_. Dépositions des témoins, témoin Febvre, +voltigeur, p. 142.] + +[17: Thibaudeau. _Histoire du Consulat et de l'Empire._] + +[18: «Toutes les illustrations du pays.» LOUIS BONAPARTE, _Appel au +peuple_, 2 décembre 1851.] + +[19: «Le sénat a été manqué. On n'aime pas on France à voir des gens +bien payés pour ne faire que quelques mauvais choix.»--Paroles de +Napoléon. _Mémorial de Sainte-Hélène._] + +[20: _Rapport de la commission du budget du corps législatif_, juin +1852.] + +[21: _Préambule de la constitution_.] + +[22: Crûment. Voyez les _Fourberies de Scapin_.] + +[23: _Extinction du paupérisme,_ p. 10.] + +[24: Lib. VII, cap. 31.] + +[25: De Republica, lib. I, cap. 40.] + +[26: Ep. 108.] + +[27: Lib. 111, cap. 5.] + +[28: Lib. VI, cap. 1.] + +[29: Ces trois colonels sont MM. Cailhassou, Dubarry et Policarpe.] + +[30: On lit dans une correspondance bonapartiste: + +«La commission nommée par les employés de la préfecture de police a +estimé que le bronze n'était pas digne de reproduire l'image du Prince; +c'est en marbre qu'elle sera taillée; c'est sur le marbre qu'on la +superposera. L'inscription suivante sera incrustée dans le luxe et la +magnificence de la pierre: «Souvenir du serment de fidélité au +prince-président, prêté par les employés de la préfecture de police, le +20 mai 1852, entre les mains de M. Piétri, préfet de police.» + +«Les souscriptions entre les employés, dont il a fallu modérer le zèle +seront ainsi réparties: chef de division, 10 fr.; chef de bureau, 6 fr.; +employés à 1,800 fr. d'appointements, 3 fr.; à 1,500 francs +d'appointements, 2 fr. 50;--enfin à 1,200 fr. d'appointements, 2 fr. On +calcule que cette souscription s'élèvera à plus de 6,000 francs.»] + +[31: L'auteur a voulu réserver uniquement au livre _Napoléon le Petit_ +ce chapitre, qui en fait partie intégrante. Il a donc récrit, pour +l'_Histoire d'un Crime_ le récit de la Journée du 4 Décembre, avec de +nouveaux faits, et à un autre point de vue.] + +[32: Un comité de résistance, chargé de centraliser l'action et de +diriger le combat, avait été nommé le 2 décembre au soir par les membres +de la gauche réunis en assemblée chez le représentant Lafou, quai +Jemmapes, n° 2. Ce comité, qui dut changer vingt-sept fois d'asile en +quatre jours, et qui, siégeant en quelque sorte jour et nuit, ne cessa +pas un seul instant d'agir pendant les crises diverses du coup d'état, +était composé des représentants Carnot, de Flotte, Jules Favre, Madier +de Montjau, Michel de Bourges, Schoelcher et Victor Hugo.] + +[33: Le capitaine Mauduit. _Révolution militaire du 2 décembre_, p. +217.] + +[34: Le témoin veut dire incalculable. Nous n'avons voulu rien changer +au texte.] + +[35: On peut nommer le témoin qui a vu ce fait. Il est proscrit. C'est +le représentant du peuple Versigny. Il dit: + +«Je vois encore, à la hauteur de la rue du Croissant, un malheureux +limonadier ambulant, sa fontaine en fer-blanc sur le dos, chanceler, +puis s'affaisser sur lui-même et tomber mort contre une devanture de +boutique. Lui seul, ayant pour toute arme sa sonnette, avait eu les +honneurs d'un feu de peloton.» + +Le même témoin ajoute: «Les soldats balayaient à coups de fusil des rues +où il n'y avait pas un pavé remué, pas un combattant.»] + +[36: L'employé qui a dressé cette liste, est, nous le savons, un +statisticien savant et exact, il a dressé cet état de bonne foi, nous +n'en doutons pas. Il a constaté ce qu'on lui a montré et ce qu'on lui a +laissé voir, mais il n'a rien pu sur ce qu'on lui a caché. Le champ +reste aux conjectures.] + +[37: Le _Bulletin des lois_ publie le décret suivant, en date du 27 +mars: + +«Vu la loi du 10 mai 1838, qui classe les dépenses ordinaires des +prisons départementales parmi celles qui doivent être inscrites aux +budgets départementaux; + +«Considérant que tel n'est pas le caractère des dépenses occasionnées +par les arrestations qui ont eu lieu à la suite des événements de +décembre; + +«Considérant que les faits en raison desquels ces arrestations se sont +multipliées se rattachaient à un _complot contre la sûreté de l'état_, +dont la répression importait à la société tout entière, et que dès lors +il est juste de faire acquitter par le trésor public l'excédant de +dépenses qui est résulté de l'_accroissement extraordinaire_ de la +population des prisons; + +«Décrète: + +«Il est ouvert au ministère de l'intérieur, sur les fonds de l'exercice +1851, un crédit extraordinaire de 250,000 francs, applicable au payement +des dépenses résultant des arrestations opérées à la suite des +événements de décembre.»] + +[38: «Digne, le 5 janvier 1852: + +«Le colonel commandant l'état de siége dans le département des +Basses-Alpes, + +«Arrête: + +«Dans le délai de dix jours, les biens des inculpés en fuite _seront +séquestrés_ et administrés par le directeur des domaines du département +des Basses-Alpes, conformément aux lois civiles et militaires, etc. + + «FRIRION.» + +On pourrait citer dix arrêtés semblables des commandants d'état de +siége. Le premier de ces malfaiteurs qui a commis ce crime de +confiscation des biens et qui a donné l'exemple de ce genre d'arrêtés +s'appelle Eynard. Il est général. Dès le 18 décembre il mettait sous le +séquestre les biens d'un certain nombre de citoyens de Moulins; «parce +que, dit-il avec cynisme, _l'instruction commencée ne laisse aucun +doute_ sur la part qu'ils ont prise _à l'insurrection_ et aux pillages +du département de l'Allier».] + +[39: Le chiffre des _condamnations_ intégralement maintenues (il s'agit +en majeure partie de transportations) se trouvait, à la date des +rapports, arrêté de la manière suivante: + +Par M. Canrobert 3,876 +Par M. Espinasse 3,625 +Par M. Quentin-Bauchard 1,634 + ----- + Total 9,135 + +] + +[40: Voici, telle qu'elle est au _Moniteur_, cette dépêche odieuse: + +«Toute insurrection armée a cessé à Paris par une répression vigoureuse. +La même énergie aura les mêmes effets partout. + +«Des bandes qui apportent le pillage, le viol et l'incendie se mettent +hors des lois. Avec elles on ne parlemente pas, on ne fait pas de +sommation, on les attaque, on les disperse. + +«Tout ce qui résiste doit être FUSILLÉ au nom de la société en légitime +défense.»] + +[41: _Littérature et Philosophie mêlées_, 1830.] + +[42: Le président du tribunal de commerce, à Évreux refuse le serment. +Laissons parler le _Moniteur_: + +«M. Verney, ancien président du tribunal de commerce d'Évreux, était +cité à comparaître jeudi dernier devant MM. les juges correctionnels +d'Évreux, en raison des faits qui ont dû se passer, le 29 avril dernier, +dans l'enceinte de l'audience consulaire. + +«M. Verney est prévenu du délit d'excitation à la haine et au mépris du +gouvernement.» + +Les juges de première instance renvoient M. Verney et le _blâment_ par +jugement. Appel _a minima_. du procureur de la république». Arrêt de la +cour d'appel de Rouen. + +La cour, + +«Attendu que les poursuites ont pour unique objet la répression du délit +d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement; + +«Attendu que ce délit résulterait, d'après la prévention, du dernier +paragraphe de la lettre écrite par Verney au procureur de la république +à Évreux, le 26 avril dernier, et qui est ainsi conçue: «Mais il serait +trop grave de revendiquer plus longtemps ce que nous croyons être le +droit. La magistrature elle-même nous saura gré de ne pas exposer la +robe du juge à succomber sous la force que nous annonce votre dépêche.» + +«Attendu que, _quelque blâmable qu'ait été la conduite de Verney dans +cette affaire_, la cour ne peut voir dans les termes de cette partie de +sa lettre le délit d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement, +puisque l'ordre en vertu duquel la force devait être employée pour +empêcher de siéger les juges qui avaient refusé de prêter serment +n'émanait pas du gouvernement; + +«Qu'il n'y a pas lieu dès lors de lui faire l'application de la loi +pénale; + +«Par ces motifs, + +«Confirme le jugement dont est appel, sans dépens.» + +La cour d'appel de Rouen a pour premier président M. Franck-Carré, +ancien procureur général près la cour des pairs dans le procès de +Boulogne, le même qui adressait à M. Louis Bonaparte ces paroles: «Vous +avez fait pratiquer l'embauchage et distribuer l'argent pour acheter la +trahison.»] + +[43: Comme sénateur.] + +[44: Comme premier président de la cour d'appel de Rouen.] + +[45: Comme membre de son conseil municipal.] + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Napoléon Le Petit, by Victor Hugo + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NAPOLÉON LE PETIT *** + +***** This file should be named 22048-8.txt or 22048-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/2/0/4/22048/ + +Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online +Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net. +This file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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