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+The Project Gutenberg EBook of Napoléon Le Petit, by Victor Hugo
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Napoléon Le Petit
+
+Author: Victor Hugo
+
+Release Date: July 11, 2007 [EBook #22048]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK NAPOLÉON LE PETIT ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Eric Vautier and the Online
+Distributed Proofreaders Europe at http://dp.rastko.net.
+This file was produced from images generously made available
+by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica)
+
+
+
+
+
+NAPOLÉON LE PETIT
+
+VICTOR HUGO
+
+ÉDITION DÉFINITIVE D'APRÈS LES MANUSCRITS ORIGINAUX
+
+PARIS
+
+J. HETZEL & Cie--A. QUANTIN
+
+1882
+
+
+
+
+LIVRE PREMIER
+
+L'HOMME
+
+
+
+
+I
+
+LE 20 DÉCEMBRE 1848
+
+
+Le jeudi 20 décembre 1848, l'assemblée constituante, entourée en ce
+moment-là d'un imposant déploiement de troupes, étant en séance, à la
+suite d'un rapport du représentant Waldeck-Rousseau, fait au nom de la
+commission chargée de dépouiller le scrutin pour l'élection à la
+présidence de la république, rapport où l'on avait remarqué cette phrase
+qui en résumait toute la pensée: «C'est le sceau de son inviolable
+puissance que la nation, par cette admirable exécution donnée à la loi
+fondamentale, pose elle-même sur la constitution pour la rendre sainte
+et inviolable»; au milieu du profond silence des neuf cents constituants
+réunis en foule et presque au complet, le président de l'assemblée
+nationale constituante, Armand Marrast, se leva et dit:
+
+«Au nom du peuple français,
+
+«Attendu que le citoyen Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, né à Paris,
+remplit les conditions d'éligibilité prescrites par l'article 44 de la
+constitution;
+
+«Attendu que, dans le scrutin ouvert sur toute l'étendue du territoire
+de la république pour l'élection du président, il a réuni la majorité
+absolue des suffrages;
+
+«En vertu des articles 47 et 48 de la constitution, l'assemblée
+nationale le proclame président de la république depuis le présent jour
+jusqu'au deuxième dimanche de mai 1852.»
+
+Un mouvement se fit sur les bancs et dans les tribunes pleines de
+peuple; le président de l'assemblée constituante ajouta:
+
+«Aux termes du décret, j'invite le citoyen président de la république à
+vouloir bien se transporter à la tribune pour y prêter serment.»
+
+Les représentants qui encombraient le couloir de droite remontèrent à
+leurs places et laissèrent le passage libre. Il était environ quatre
+heures du soir, la nuit tombait, l'immense salle de l'assemblée était
+plongée à demi dans l'ombre, les lustres descendaient des plafonds, et
+les huissiers venaient d'apporter les lampes sur la tribune. Le
+président fit un signe et la porte de droite s'ouvrit.
+
+On vit alors entrer dans la salle et monter rapidement à la tribune un
+homme jeune encore, vêtu de noir, ayant sur l'habit la plaque et le
+grand cordon de la légion d'honneur.
+
+Toutes les têtes se tournèrent vers cet homme. Un visage blême dont les
+lampes à abat-jour faisaient saillir les angles osseux et amaigris, un
+nez gros et long, des moustaches, une mèche frisée sur un front étroit,
+l'oeil petit et sans clarté, l'attitude timide et inquiète, nulle
+ressemblance avec l'empereur; c'était le citoyen Charles-Louis-Napoléon
+Bonaparte.
+
+Pendant l'espèce de rumeur qui suivit son entrée, il resta quelques
+instants la main droite dans son habit boutonné, debout et immobile sur
+la tribune dont le frontispice portait cette date: _22, 23, 24 février_,
+et au-dessus de laquelle on lisait ces trois mots: _Liberté, Égalité,
+Fraternité_.
+
+Avant d'être élu président de la république, Charles-Louis-Napoléon
+Bonaparte était représentant du peuple. Il siégeait dans l'assemblée
+depuis plusieurs mois, et, quoiqu'il assistât rarement à des séances
+entières, on l'avait vu assez souvent s'asseoir à la place qu'il avait
+choisie sur les bancs supérieurs de la gauche, dans la cinquième travée,
+dans cette zone communément appelée la Montagne, derrière son ancien
+précepteur, le représentant Vieillard. Cet homme n'était pas une
+nouvelle figure pour l'assemblée, son entrée y produisit pourtant une
+émotion profonde. C'est que pour tous, pour ses amis comme pour ses
+adversaires, c'était l'avenir qui entrait, un avenir inconnu. Dans
+l'espèce d'immense murmure qui se formait de la parole de tous, son nom
+courait mêlé aux appréciations les plus diverses. Ses antagonistes
+racontaient ses aventures, ses coups de main, Strasbourg, Boulogne,
+l'aigle apprivoisé et le morceau de viande dans le petit chapeau. Ses
+amis alléguaient son exil, sa proscription, sa prison, un bon livre sur
+l'artillerie, ses écrits à Ham, empreints, à un certain degré, de
+l'esprit libéral, démocratique et socialiste, la maturité d'un âge plus
+sérieux; et à ceux qui rappelaient ses folies ils rappelaient ses
+malheurs.
+
+Le général Cavaignac, qui, n'ayant pas été nommé président, venait de
+déposer le pouvoir au sein de l'assemblée avec ce laconisme tranquille
+qui sied aux républiques, assis à sa place habituelle en tête du banc
+des ministres à gauche de la tribune, à côté du ministre de la justice
+Marie, assistait, silencieux et les bras croisés, à cette installation
+de l'homme nouveau.
+
+Enfin le silence se fit, le président de l'assemblée frappa quelques
+coups de son couteau de bois sur la table, les dernières rumeurs
+s'éteignirent, et le président de l'assemblée dit:
+
+--Je vais lire la formule du serment.
+
+Ce moment eut quelque chose de religieux. L'assemblée n'était plus
+l'assemblée, c'était un temple. Ce qui ajoutait à l'immense
+signification de ce serment, c'est qu'il était le seul qui fût prêté
+dans toute l'étendue du territoire de la république. Février avait
+aboli, avec raison, le serment politique, et la constitution, avec
+raison également, n'avait conservé que le serment du président. Ce
+serment avait le double caractère de la nécessité et de la grandeur;
+c'était le pouvoir exécutif, pouvoir subordonné, qui le prêtait au
+pouvoir législatif, pouvoir supérieur; c'était mieux que cela encore; à
+l'inverse de la fiction monarchique où le peuple prêtait serment à
+l'homme investi de la puissance, c'était l'homme investi de la puissance
+qui prêtait serment au peuple. Le président, fonctionnaire et serviteur,
+jurait fidélité au peuple souverain. Incliné devant la majesté nationale
+visible dans l'assemblée omnipotente, il recevait de l'assemblée la
+constitution et lui jurait obéissance. Les représentants étaient
+inviolables, et lui ne l'était pas. Nous le répétons, citoyen
+responsable devant tous les citoyens, il était dans la nation le seul
+homme lié de la sorte. De là, dans ce serment unique et suprême, une
+solennité qui saisissait le coeur. Celui qui écrit ces lignes était assis
+sur son siège à l'assemblée le jour où ce serment fut prêté. Il est un
+de ceux qui, en présence du monde civilisé pris à témoin, ont reçu ce
+serment au nom du peuple, et qui l'ont encore dans leurs mains. Le
+voici:
+
+«En présence de Dieu et devant le peuple français représenté par
+l'assemblée nationale, je jure de rester fidèle à la république
+démocratique une et indivisible et de remplir tous les devoirs que
+m'impose la constitution.»
+
+Le président de l'assemblée, debout, lut cette formule majestueuse;
+alors, toute l'assemblée faisant silence et recueillie, le citoyen
+Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, levant la main droite, dit d'une voix
+ferme et haute:
+
+--Je le jure!
+
+Le représentant Boulay (de la Meurthe), depuis vice-président de la
+république, et qui connaissait Charles-Louis-Napoléon Bonaparte dès
+l'enfance, s'écria: _C'est un honnête homme; il tiendra son serment!_
+
+Le président de l'assemblée, toujours debout, reprit, et nous ne citons
+ici que des paroles textuellement enregistrées au _Moniteur_:--Nous
+prenons Dieu et les hommes à témoin du serment qui vient d'être prêté.
+L'assemblée nationale en donne acte, ordonne qu'il sera transcrit au
+procès-verbal, inséré au _Moniteur_, publié et affiché dans la forme des
+actes législatifs.
+
+Il semblait que tout fût fini; on s'attendait à ce que le citoyen
+Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, désormais président de la république
+jusqu'au deuxième dimanche de mai 1852, descendit de la tribune. Il n'en
+descendit pas; il sentit le noble besoin de se lier plus encore, s'il
+était possible, et d'ajouter quelque chose au serment que la
+constitution lui demandait, afin de faire voir à quel point ce serment
+était chez lui libre et spontané; il demanda la parole.--Vous avez la
+parole, dit le président de l'assemblée.
+
+L'attention et le silence redoublèrent.
+
+Le citoyen Louis-Napoléon Bonaparte déplia un papier et lut un discours.
+Dans ce discours il annonçait et il installait le ministère nommé par
+lui, et il disait:
+
+«Je veux, comme vous, citoyens représentants, rasseoir la société sur
+ses bases, raffermir les institutions démocratiques, et rechercher tous
+les moyens propres à soulager les maux de ce peuple généreux et
+intelligent qui vient de me donner un témoignage si éclatant de sa
+confiance[1].»
+
+Il remerciait son prédécesseur au pouvoir exécutif, le même qui put dire
+plus tard ces belles paroles: _Je ne suis pas tombé du pouvoir, j'en
+suis descendu,_ et il le glorifiait en ces termes:
+
+«La nouvelle administration, en entrant aux affaires, doit remercier
+celle qui l'a précédée des efforts qu'elle a faits pour transmettre le
+pouvoir intact, pour maintenir la tranquillité publique[2].
+
+«La conduite de l'honorable général Cavaignac a été digne de la loyauté
+de son caractère et de ce sentiment du devoir qui est la première
+qualité du chef de l'état[3].»
+
+L'assemblée applaudit à ces paroles; mais ce qui frappa tous les
+esprits, et ce qui se grava profondément dans toutes les mémoires, ce
+qui eut un écho dans toutes les consciences loyales, ce fut cette
+déclaration toute spontanée, nous le répétons, par laquelle il commença:
+
+«Les suffrages de la nation et le serment que je viens de prêter
+commandent ma conduite future.
+
+«Mon devoir est tracé. Je le remplirai en homme d'honneur.
+
+«Je verrai des ennemis de la patrie dans tous ceux qui tenteraient de
+changer, par des voies illégales, ce que la France entière a établi.»
+
+Quand il eut fini de parler, l'assemblée constituante se leva et poussa
+d'une seule voix ce grand cri: Vive la république!
+
+Louis-Napoléon Bonaparte descendit de la tribune, alla droit au général
+Cavaignac, et lui tendit la main. Le général hésita quelques instants à
+accepter ce serrement de main. Tous ceux qui venaient d'entendre les
+paroles de Louis Bonaparte, prononcées avec un accent si profond de
+loyauté, blâmèrent le général.
+
+La constitution à laquelle Louis-Napoléon Bonaparte prêta serment le 20
+décembre 1848 «à la face de Dieu et des hommes» contenait, entre autres
+articles, ceux-ci:
+
+«ART. 36. Les représentants du peuple sont inviolables.
+
+«ART. 37. Ils ne peuvent être arrêtés en matière criminelle, sauf le cas
+de flagrant délit, ni poursuivis qu'après que l'assemblée a permis la
+poursuite.
+
+«ART. 68. Toute mesure par laquelle le président de la république
+dissout l'assemblée nationale, la proroge, ou met obstacle à l'exercice
+de son mandat, est un crime de haute trahison.
+
+«Par ce seul fait, le président est déchu de ses fonctions, les citoyens
+sont tenus de lui refuser obéissance; le pouvoir exécutif passe de plein
+droit à l'assemblée nationale. Les juges de la haute cour se réunissent
+immédiatement à peine de forfaiture; ils convoquent les jurés dans le
+lieu qu'ils désignent pour procéder au jugement du président et de ses
+complices; ils nomment eux-mêmes les magistrats chargés de remplir les
+fonctions du ministère public.»
+
+Moins de trois ans après cette journée mémorable, le 2 décembre 1851, au
+lever du jour, on put lire, à tous les coins des rues de Paris,
+l'affiche que voici:
+
+AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS,
+
+LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE
+
+«Décrète:
+
+«ART. 1er. L'assemblée nationale est dissoute.
+
+«ART. 2. Le suffrage universel est rétabli. La loi du 31 mai est
+abrogée.
+
+«ART. 3. Le peuple français est convoqué dans ses comices.
+
+«ART. 4. L'état de siège est décrété dans toute l'étendue de la première
+division militaire.
+
+«ART. 5. Le conseil d'état est dissous.
+
+«ART. 6. Le ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent
+décret.
+
+«Fait au palais de l'Élysée, le 2 décembre 1851.
+
+«LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.»
+
+En même temps Paris apprit que quinze représentants du peuple,
+inviolables, avaient été arrêtés chez eux, dans la nuit, par ordre de
+Louis-Napoléon Bonaparte.
+
+
+
+
+II
+
+MANDAT DES REPRÉSENTANTS
+
+
+Ceux qui ont reçu en dépôt pour le peuple, comme représentants du
+peuple, le serment du 20 décembre 1848, ceux surtout qui, deux fois
+investis de la confiance de la nation, le virent jurer comme
+constituants et le virent violer comme législateurs, avaient assumé en
+même temps que leur mandat deux devoirs. Le premier, c'était: le jour où
+ce serment serait violé, de se lever, d'offrir leurs poitrines, de ne
+calculer ni le nombre ni la force de l'ennemi, de couvrir de leurs corps
+la souveraineté du peuple, et de saisir, pour combattre et pour jeter
+bas l'usurpateur, toutes les armes, depuis la loi qu'on trouve dans le
+code jusqu'au pavé qu'on prend dans la rue. Le second devoir, c'était,
+après avoir accepté le combat et toutes ses chances, d'accepter la
+proscription et toutes ses misères; de se dresser éternellement debout
+devant le traître, son serment à la main; d'oublier leurs souffrances
+intimes, leurs douleurs privées, leurs familles dispersées et mutilées,
+leurs fortunes détruites, leurs affections brisées, leur coeur saignant,
+de s'oublier eux-mêmes, et de n'avoir plus désormais qu'une plaie, la
+plaie de la France; de crier justice! de ne se laisser jamais apaiser ni
+fléchir, d'être implacables; de saisir l'abominable parjure couronné,
+sinon avec la main de la loi, du moins avec les tenailles de la vérité,
+et de faire rougir au feu de l'histoire toutes les lettres de son
+serment et de les lui imprimer sur la face!
+
+Celui qui écrit ces lignes est de ceux qui n'ont reculé devant rien, le
+2 décembre, pour accomplir le premier de ces deux grands devoirs; en
+publiant ce livre, il remplit le second.
+
+
+
+
+III
+
+MISE EN DEMEURE
+
+
+Il est temps que la conscience humaine se réveille.
+
+Depuis le 2 décembre 1851, un guet-apens réussi, un crime odieux,
+repoussant, infâme, inouï, si l'on songe au siècle où il a été commis,
+triomphe et domine, s'érige en théorie, s'épanouit à la face du soleil,
+fait des lois, rend des décrets, prend la société, la religion et la
+famille sous sa protection, tend la main aux rois de l'Europe, qui
+l'acceptent, et leur dit: mon frère ou mon cousin. Ce crime, personne ne
+le conteste, pas même ceux qui en profitent et qui en vivent, ils disent
+seulement qu'il a été «nécessaire»; pas même celui qui l'a commis, il
+dit seulement, que, lui criminel, il a été «absous». Ce crime contient
+tous les crimes, la trahison dans la conception, le parjure dans
+l'exécution, le meurtre et l'assassinat dans la lutte, la spoliation,
+l'escroquerie et le vol dans le triomphe; ce crime traîne après lui,
+comme parties intégrantes de lui-même, la suppression des lois, la
+violation des inviolabilités constitutionnelles, la séquestration
+arbitraire, la confiscation des biens, les massacres nocturnes, les
+fusillades secrètes, les commissions remplaçant les tribunaux, dix mille
+citoyens déportés, quarante mille citoyens proscrits, soixante mille
+familles ruinées et désespérées. Ces choses sont patentes. Eh bien! ceci
+est poignant à dire, le silence se fait sur ce crime; il est là, on le
+touche, on le voit, on passe outre et l'on va à ses affaires; la
+boutique ouvre, la Bourse agiote, le commerce, assis sur son ballot, se
+frotte les mains, et nous touchons presque au moment où l'on va trouver
+cela tout simple. Celui qui aune de l'étoffe n'entend pas que le mètre
+qu'il a dans la main lui parle et lui dit: «C'est une fausse mesure qui
+gouverne.» Celui qui pèse une denrée n'entend pas que sa balance élève
+la voix et lui dit: «C'est un faux poids qui règne.» Ordre étrange que
+celui-là, ayant pour base le désordre suprême, la négation de tout
+droit! l'équilibre fondé sur l'iniquité!
+
+Ajoutons, ce qui, du reste, va de soi, que l'auteur de ce crime est un
+malfaiteur de la plus cynique et de la plus basse espèce.
+
+À l'heure qu'il est, que tous ceux qui portent une robe, une écharpe ou
+un uniforme, que tous ceux qui servent cet homme le sachent, s'ils se
+croient les agents d'un pouvoir, qu'ils se détrompent. Ils sont les
+camarades d'un pirate. Depuis le 2 décembre, il n'y a plus en France de
+fonctionnaires, il n'y a que des complices. Le moment est venu que
+chacun se rende bien compte de ce qu'il a fait et de ce qu'il continue
+de faire. Le gendarme qui a arrêté ceux que l'homme de Strasbourg et de
+Boulogne appelle des «insurgés», a arrêté les gardiens de la
+constitution. Le juge qui a jugé, les combattants de Paris ou des
+provinces, a mis sur la sellette les soutiens de la loi. L'officier qui
+a gardé à fond de cale les «condamnés», a détenu les défenseurs de la
+république et de l'état. Le général d'Afrique qui emprisonne à Lambessa
+les déportés courbés sous le soleil, frissonnants de fièvre, creusant
+dans la terre brûlée un sillon qui sera leur fosse, ce général-là
+séquestre, torture et assassine les hommes du droit. Tous, généraux,
+officiers, gendarmes, juges, sont en pleine forfaiture. Ils ont devant
+eux plus que des innocents, des héros! plus que des victimes, des
+martyrs!
+
+Qu'on le sache donc, et qu'on se hâte, et, du moins, qu'on brise les
+chaînes, qu'on tire les verrous, qu'on vide les pontons, qu'on ouvre les
+geôles, puisqu'on n'a pas encore le courage de saisir l'épée! Allons,
+consciences, debout! éveillez-vous, il est temps!
+
+Si la loi, le droit, le devoir, la raison, le bon sens, l'équité, la
+justice, ne suffisent pas, qu'on songe à l'avenir. Si le remords se
+tait, que la responsabilité parle!
+
+Et que tous ceux qui, propriétaires, serrent la main d'un magistrat;
+banquiers, fêtent un général; paysans, saluent un gendarme; que tous
+ceux qui ne s'éloignent pas de l'hôtel où est le ministre, de la maison
+où est le préfet, comme d'un lazaret; que tous ceux qui, simples
+citoyens, non fonctionnaires, vont aux bals et aux banquets de Louis
+Bonaparte et ne voient pas que le drapeau noir est sur l'Élysée, que
+tous ceux-là le sachent également, ce genre d'opprobre est contagieux;
+s'ils échappent à la complicité matérielle, ils n'échappent pas à la
+complicité morale.
+
+Le crime du 2 décembre les éclabousse.
+
+La situation présente, qui semble calme à qui ne pense pas, est
+violente, qu'on ne s'y méprenne point. Quand la moralité publique
+s'éclipse, il se fait dans l'ordre social une ombre qui épouvante.
+
+Toutes les garanties s'en vont, tous les points d'appui s'évanouissent.
+
+Désormais il n'y a pas en France un tribunal, pas une cour, pas un juge
+qui puisse rendre la justice et prononcer une peine, à propos de quoi
+que ce soit, contre qui que ce soit, au nom de quoi que ce soit.
+
+Qu'on traduise devant les assises un malfaiteur quelconque, le voleur
+dira aux juges: Le chef de l'état a volé vingt-cinq millions à la
+Banque; le faux témoin dira aux juges: Le chef de l'état a fait un
+serment à la face de Dieu et des hommes, et ce serment, il l'a violé; le
+coupable de séquestration arbitraire dira: Le chef de l'état a arrêté et
+détenu contre toutes les lois les représentants du peuple souverain;
+l'escroc dira: Le chef de l'état a escroqué son mandat, escroqué le
+pouvoir, escroqué les Tuileries; le faussaire dira: Le chef de l'état a
+falsifié un scrutin; le bandit du coin du bois dira: Le chef de l'état a
+coupé leur bourse aux princes d'Orléans; le meurtrier dira: Le chef de
+l'état a fusillé, mitraillé, sabré et égorgé les passants dans les
+rues;--et tous ensemble, escroc, faussaire, faux témoin, bandit, voleur,
+assassin, ajouteront:--Et vous, juges, vous êtes allés saluer cet homme,
+vous êtes allés le louer de s'être parjuré, le complimenter d'avoir fait
+un faux, le glorifier d'avoir escroqué, le féliciter d'avoir volé et le
+remercier d'avoir assassiné! qu'est-ce que vous nous voulez?
+
+Certes, c'est là un état de choses grave. S'endormir sur une telle
+situation, c'est une ignominie de plus.
+
+Il est temps, répétons-le, que ce monstrueux sommeil des consciences
+finisse. Il ne faut pas qu'après cet effrayant scandale, le triomphe du
+crime, ce scandale plus effrayant encore soit donné aux hommes:
+l'indifférence du monde civilisé.
+
+Si cela était, l'histoire apparaîtrait un jour comme une vengeresse; et
+dès à présent, de même que les lions blessés s'enfoncent dans les
+solitudes, l'homme juste, voilant sa face en présence de cet abaissement
+universel, se réfugierait dans l'immensité du mépris.
+
+
+
+
+IV
+
+ON SE RÉVEILLERA
+
+
+Mais cela ne sera pas; on se réveillera.
+
+Ce livre n'a pas d'autre but que de secouer ce sommeil. La France ne
+doit pas même adhérer à ce gouvernement par le consentement de la
+léthargie; à de certaines heures, en de certains lieux, à de certaines
+ombres, dormir, c'est mourir.
+
+Ajoutons qu'au moment où nous sommes, la France, chose étrange à dire et
+pourtant réelle, ne sait rien de ce qui s'est passé le 2 décembre et
+depuis, ou le sait mal, et c'est là qu'est l'excuse. Cependant, grâce à
+plusieurs publications généreuses et courageuses, les faits commencent à
+percer. Ce livre est destiné à en mettre quelques-uns en lumière, et,
+s'il plaît à Dieu, à les présenter tous sous leur vrai jour. Il importe
+qu'on sache un peu ce que c'est que M. Bonaparte. À l'heure qu'il est,
+grâce à la suppression de la tribune, grâce à la suppression de la
+presse, grâce à la suppression de la parole, de la liberté et de la
+vérité, suppression qui a eu pour résultat de tout permettre à M.
+Bonaparte, mais qui a en même temps pour effet de frapper de nullité
+tous ses actes sans exception, y compris l'inqualifiable scrutin du 20
+décembre, grâce, disons-nous, à cet étouffement de toute plainte et de
+toute clarté, aucune chose, aucun homme, aucun fait, n'ont leur vraie
+figure et ne portent leur vrai nom; le crime de M. Bonaparte n'est pas
+crime, il s'appelle nécessité; le guet-apens de M. Bonaparte n'est pas
+guet-apens, il s'appelle défense de l'ordre; les vols de M. Bonaparte ne
+sont pas vols, ils s'appellent mesures d'état; les meurtres de M.
+Bonaparte ne sont pas meurtres, ils s'appellent salut public; les
+complices de M. Bonaparte ne sont pas des malfaiteurs, ils s'appellent
+magistrats, sénateurs et conseillers d'état; les adversaires de M.
+Bonaparte ne sont pas les soldats de la loi et du droit, ils s'appellent
+jacques, démagogues et partageux. Aux yeux de la France, aux yeux de
+l'Europe, le 2 décembre est encore masqué. Ce livre n'est pas autre
+chose qu'une main qui sort de l'ombre et qui lui arrache le masque.
+
+Allons, nous allons exposer ce triomphe de l'ordre; nous allons peindre
+ce gouvernement vigoureux, assis, carré, fort; ayant pour lui une foule
+de petits jeunes gens qui ont plus d'ambition que de bottes, beaux fils
+et vilains gueux; soutenu à la Bourse par Fould le juif, et à l'église
+par Montalembert le catholique; estimé des femmes qui veulent être
+filles et des hommes qui veulent être préfets; appuyé sur la coalition
+des prostitutions; donnant des fêtes; faisant des cardinaux; portant
+cravate blanche et claque sous le bras, ganté beurre frais comme Morny,
+verni à neuf comme Maupas, frais brossé comme Persigny, riche, élégant,
+propre, doré, brossé, joyeux, né dans une mare de sang.
+
+Oui, on se réveillera!
+
+Oui, on sortira de cette torpeur qui, pour un tel peuple, est la honte;
+et quand la France sera réveillée, quand elle ouvrira les yeux, quand
+elle distinguera, quand elle verra ce qu'elle a devant elle et à côté
+d'elle, elle reculera, cette France, avec un frémissement terrible,
+devant ce monstrueux forfait qui a osé l'épouser dans les ténèbres et
+dont elle a partagé le lit.
+
+Alors l'heure suprême sonnera.
+
+Les sceptiques sourient et insistent; ils disent: «--N'espérez rien. Ce
+régime, selon vous, est la honte de la France. Soit; cette honte est
+cotée à la Bourse. N'espérez rien. Vous êtes des poètes et des rêveurs
+si vous espérez. Regardez donc; la tribune, la presse, l'intelligence,
+la parole, la pensée, tout ce qui était la liberté a disparu. Hier cela
+remuait, cela vivait, aujourd'hui cela est pétrifié. Eh bien! on est
+content, on s'accommode de cette pétrification, on en tire parti, on y
+fait ses affaires, on vit là-dessus comme à l'ordinaire. La société
+continue, et force honnêtes gens trouvent les choses bien ainsi.
+Pourquoi voulez-vous que cette situation change? pourquoi voulez-vous
+que cette situation finisse? Ne vous faites pas illusion, ceci est
+solide, ceci est stable, ceci est le présent et l'avenir.»
+
+Nous sommes en Russie. La Néva est prise. On bâtit des maisons dessus;
+de lourds chariots lui marchent sur le dos. Ce n'est plus de l'eau,
+c'est de la roche. Les passants vont et viennent sur ce marbre qui a été
+un fleuve. On improvise une ville, on trace des rues, on ouvre des
+boutiques, on vend, on achète, on boit, on mange, on dort, on allume du
+feu sur cette eau. On peut tout se permettre. Ne craignez rien, faites
+ce qu'il vous plaira, riez, dansez, c'est plus solide que la terre
+ferme. Vraiment, cela sonne sous le pied comme du granit. Vive l'hiver!
+vive la glace! en voilà pour l'éternité. Et regardez le ciel, est-il
+jour? est-il nuit? Une lueur blafarde et blême se traîne sur la neige;
+on dirait que le soleil meurt.
+
+Non, tu ne meurs pas, liberté! Un de ces jours, au moment où on s'y
+attendra le moins, à l'heure même où on t'aura le plus profondément
+oubliée, tu te lèveras!--ô éblouissement! on verra tout à coup ta face
+d'astre sortir de terre et resplendir à l'horizon. Sur toute cette
+neige, sur toute cette glace, sur cette plaine dure et blanche, sur
+cette eau devenue bloc, sur tout cet infâme hiver, tu lanceras ta flèche
+d'or, ton ardent et éclatant rayon! la lumière, la chaleur, la vie!--Et
+alors, écoutez! entendez-vous ce bruit sourd? entendez-vous ce
+craquement profond et formidable? c'est la débâcle! c'est la Néva qui
+s'écroule! c'est le fleuve qui reprend son cours! c'est l'eau vivante,
+joyeuse et terrible qui soulève la glace hideuse et morte et qui la
+brise!--C'était du granit, disiez-vous; voyez, cela se fend comme une
+vitre! c'est la débâcle, vous dis-je! c'est la vérité qui revient; c'est
+le progrès qui recommence, c'est l'humanité qui se remet en marche et
+qui charrie, entraîne, arrache, emporte, heurte, mêle, écrase et noie
+dans ses flots, comme les pauvres misérables meubles d'une masure,
+non-seulement l'empire tout neuf de Louis Bonaparte, mais toutes les
+constructions et toutes les oeuvres de l'antique despotisme éternel!
+Regardez passer tout cela. Cela disparaît à jamais. Vous ne le reverrez
+plus. Ce livre à demi submergé, c'est le vieux code d'iniquité! Ce
+tréteau qui s'engloutit, c'est le trône! cet autre tréteau qui s'en va,
+c'est l'échafaud!
+
+Et pour cet engloutissement immense, et pour cette victoire suprême de
+la vie sur la mort, qu'a-t-il fallu? Un de tes regards, ô soleil! un de
+tes rayons, ô liberté!
+
+
+
+
+V
+
+BIOGRAPHIE
+
+
+Charles-Louis-Napoléon Bonaparte, né à Paris le 20 avril 1808, est fils
+d'Hortense de Beauharnais, mariée par l'empereur à Louis-Napoléon, roi
+de Hollande. En 1831, mêlé aux insurrections d'Italie, où son frère aîné
+fut tué, Louis Bonaparte essaya de renverser la papauté. Le 30 octobre
+1835 il tenta de renverser Louis-Philippe. Il avorta à Strasbourg, et,
+gracié par le roi, s'embarqua pour l'Amérique, laissant juger ses
+complices derrière lui. Le 11 novembre il écrivait: «Le roi, _dans sa
+clémence_, a ordonné que je fusse conduit en Amérique»; il se déclarait
+«vivement touché de _la générosité_ du roi», ajoutant: «Certes nous
+sommes tous coupables envers le gouvernement d'avoir pris les armes
+contre lui, mais _le plus coupable, c'est moi_», et terminait ainsi:
+«J'étais _coupable_ envers le gouvernement; or le gouvernement a été
+_généreux_ envers moi[4].» Il revint d'Amérique en Suisse, se fit nommer
+capitaine d'artillerie à Berne et bourgeois de Salenstein en Turgovie,
+évitant également, au milieu des complications diplomatiques causées par
+sa présence, de se déclarer français et de s'avouer suisse, et se
+bornant, pour rassurer le gouvernement français, à affirmer, par une
+lettre du 20 août 1838, qu'il vit «presque seul» dans la maison «où sa
+mère est morte», et que sa ferme volonté «est de rester tranquille». Le
+6 août 1840, il débarqua à Boulogne, parodiant le débarquement à Cannes,
+coiffé du petit chapeau[5], apportant un aigle doré au bout d'un drapeau
+et un aigle vivant dans une cage, force proclamations, et soixante
+valets, cuisiniers et palefreniers, déguisés en soldats français avec
+des uniformes achetés au Temple et des boutons du 42e de ligne fabriqués
+à Londres. Il jette de l'argent aux passants dans les rues de Boulogne,
+met son chapeau à la pointe de son épée, et crie lui-même: _vive
+l'empereur;_ tire à un officier[6] un coup de pistolet qui casse trois
+dents à un soldat, et s'enfuit. Il est pris, on trouve sur lui cinq cent
+mille francs en or et en bank-notes[7]; le procureur général
+Franck-Carré lui dit en pleine cour des pairs: «Vous avez fait pratiquer
+l'embauchage et distribuer l'argent pour acheter la trahison.» Les pairs
+le condamnent à la prison perpétuelle. On l'enferme à Ham. Là son esprit
+parut se replier et mûrir; il écrivit et publia des livres empreints,
+malgré une certaine ignorance de la France et du siècle, de démocratie
+et de progrès: l'_Extinction du paupérisme_, l'_Analyse de la question
+des sucres_, les _Idées napoléoniennes_, où il fit l'empereur
+«humanitaire». Dans un livre intitulé _Fragments historiques_, il
+écrivit: «Je suis citoyen avant d'être Bonaparte.» Déjà en 1832, dans
+son livre des _Rêveries politiques_, il s'était déclaré «républicain».
+Après six ans de captivité, il s'échappa de la prison de Ham, déguisé en
+maçon, et se réfugia en Angleterre. Février arriva, il acclama la
+république, vint siéger comme représentant du peuple à l'assemblée
+constituante, monta à la tribune le 21 septembre 1848, et dit: «Toute ma
+vie sera consacrée à l'affermissement de la république», publia un
+manifeste qui peut se résumer en deux lignes: liberté, progrès,
+démocratie, amnistie, abolition des décrets de proscription et de
+bannissement; fut élu président par cinq millions cinq cent mille voix,
+jura solennellement la constitution le 20 décembre 1848, et, le 2
+décembre 1851, la brisa. Dans l'intervalle il avait détruit la
+république romaine et restauré en 1849 cette papauté qu'il voulait jeter
+bas en 1831. Il avait en outre pris on ne sait quelle part à l'obscure
+affaire dite Loterie des lingots d'or; dans les semaines qui ont précédé
+le coup d'état, ce sac était devenu transparent et l'on y avait aperçu
+une main qui ressemblait à la sienne. Le 2 décembre et les jours
+suivants, il a, lui pouvoir exécutif, attenté au pouvoir législatif,
+arrêté les représentants, chassé l'assemblée, dissous le conseil d'état,
+expulsé la haute cour de justice, supprimé les lois, pris vingt-cinq
+millions à la Banque, gorgé l'armée d'or, mitraillé Paris, terrorisé la
+France; depuis il a proscrit quatrevingt-quatre représentants du peuple,
+volé aux princes d'Orléans les biens de Louis-Philippe leur père, auquel
+il devait la vie, décrété le despotisme en cinquante-huit articles sous
+le titre de constitution, garrotté la république, fait de l'épée de la
+France un bâillon dans la bouche de la liberté, brocanté les chemins de
+fer, fouillé les poches du peuple, réglé le budget par ukase, déporté en
+Afrique et à Cayenne dix mille démocrates, exilé en Belgique, en
+Espagne, en Piémont, en Suisse et en Angleterre quarante mille
+républicains, mis dans toutes les âmes le deuil et sur tous les fronts
+la rougeur.
+
+Louis Bonaparte croit monter au trône, il ne s'aperçoit pas qu'il monte
+au poteau.
+
+
+
+
+VI
+
+PORTRAIT
+
+
+Louis Bonaparte est un homme de moyenne taille, froid, pâle, lent, qui a
+l'air de n'être pas tout à fait réveillé. Il a publié, nous l'avons
+rappelé déjà, un traité assez estimé sur l'artillerie, et connaît à fond
+la manoeuvre du canon. Il monte bien à cheval. Sa parole traîne avec un
+léger accent allemand. Ce qu'il y a d'histrion en lui a paru au tournoi
+d'Eglington. Il a la moustache épaisse et couvrant le sourire comme le
+duc d'Albe, et l'oeil éteint comme Charles IX.
+
+Si on le juge en dehors de ce qu'il appelle «ses actes nécessaires» ou
+«ses grands actes», c'est un personnage vulgaire, puéril, théâtral et
+vain. Les personnes invitées chez lui, l'été, à Saint-Cloud, reçoivent,
+en même temps que l'invitation, l'ordre d'apporter une toilette du matin
+et une toilette du soir. Il aime la gloriole, le pompon, l'aigrette, la
+broderie, les paillettes et les passe quilles, les grands mots, les
+grands titres, ce qui sonne, ce qui brille, toutes les verroteries du
+pouvoir. En sa qualité de parent de la bataille d'Austerlitz, il
+s'habille en général.
+
+Peu lui importe d'être méprisé, il se contente de la figure du respect.
+
+Cet homme ternirait le second plan de l'histoire, il souille le premier.
+L'Europe riait de l'autre continent en regardant Haïti quand elle a vu
+apparaître ce Soulouque blanc. Il y a maintenant en Europe, au fond de
+toutes les intelligences, même à l'étranger, une stupeur profonde, et
+comme le sentiment d'un affront personnel; car le continent européen,
+qu'il le veuille ou non, est solidaire de la France, et ce qui abaisse
+la France humilie l'Europe.
+
+Avant le 2 décembre, les chefs de la droite disaient volontiers de Louis
+Bonaparte: _C'est un idiot._ Ils se trompaient. Certes ce cerveau est
+trouble, ce cerveau a des lacunes, mais on peut y déchiffrer par
+endroits plusieurs pensées de suite et suffisamment enchaînées. C'est un
+livre où il y a des pages arrachées. Louis Bonaparte a une idée fixe,
+mais une idée fixe n'est pas l'idiotisme. Il sait ce qu'il veut, et il y
+va. À travers la justice, à travers la loi, à travers la raison, à
+travers l'honnêteté, à travers l'humanité, soit, mais il y va.
+
+Ce n'est pas un idiot. C'est un homme d'un autre temps que le nôtre. Il
+semble absurde et fou parce qu'il est dépareillé. Transportez-le au
+seizième siècle en Espagne, et Philippe II le reconnaîtra; en
+Angleterre, et Henri VIII lui sourira; en Italie, et César Borgia lui
+sautera au cou. Ou même bornez-vous à le placer hors de la civilisation
+européenne, mettez-le, en 1817, à Janina, Ali Tepeleni lui tendra la
+main.
+
+Il y a en lui du moyen âge et du bas-empire. Ce qu'il fait eût semblé
+tout simple à Michel Ducas, à Romain Diogène, à Nicéphore Botoniate, à
+l'eunuque Narsès, au vandale Stilicon, à Mahomet II, à Alexandre VI, à
+Ezzelin de Padoue, et lui semble tout simple à lui. Seulement il oublie
+ou il ignore qu'au temps où nous sommes ses actions auront à traverser
+ces grands effluves de moralité humaine dégagées par nos trois siècles
+lettrés et par la révolution française, et que, dans ce milieu, ses
+actions prendront leur vraie figure et apparaîtront ce qu'elles sont,
+hideuses.
+
+Ses partisans--il en a--le mettent volontiers en parallèle avec son
+oncle, le premier Bonaparte. Ils disent: «L'un a fait le 18 brumaire,
+l'autre a fait le 2 décembre; ce sont deux ambitieux.» Le premier
+Bonaparte voulait réédifier l'empire d'occident, faire l'Europe vassale,
+dominer le continent de sa puissance et l'éblouir de sa grandeur,
+prendre un fauteuil et donner aux rois des tabourets, faire dire à
+l'histoire: Nemrod, Cyrus, Alexandre, Annibal, César, Charlemagne,
+Napoléon, être un maître du monde. Il l'a été. C'est pour cela qu'il a
+fait le 18 brumaire. Celui-ci veut avoir des chevaux et des filles, être
+appelé monseigneur, et bien vivre. C'est pour cela qu'il a fait le 2
+décembre. Ce sont deux ambitieux; la comparaison est juste.
+
+Ajoutons que, comme le premier, celui-ci veut aussi être empereur. Mais
+ce qui calme un peu les comparaisons, c'est qu'il y a peut-être quelque
+différence entre conquérir l'empire et le filouter.
+
+Quoi qu'il en soit, ce qui est certain, et ce que rien ne peut voiler,
+pas même cet éblouissant rideau de gloire et de malheur sur lequel on
+lit: Arcole, Lodi, les Pyramides, Eylau, Friedland, Sainte-Hélène, ce
+qui est certain, disons-nous, c'est que le 18 brumaire est un crime dont
+le 2 décembre a élargi la tache sur la mémoire de Napoléon.
+
+M. Louis Bonaparte se laisse volontiers entrevoir socialiste. Il sent
+qu'il y a là pour lui une sorte de champ vague, exploitable à
+l'ambition. Nous l'avons dit, il a passé son temps dans sa prison à se
+faire une quasi-réputation de démocrate. Un fait le peint. Quand il
+publia, étant à Ham, son livre sur l'_Extinction du paupérisme_, livre
+en apparence ayant pour but unique et exclusif de sonder la plaie des
+misères du peuple et d'indiquer les moyens de la guérir, il envoya
+l'ouvrage à un de ses amis avec ce billet, qui a passé sous nos yeux:
+«Lisez ce travail sur le paupérisme, et dites-moi si vous pensez qu'il
+soit de nature _à me faire du bien_.»
+
+Le grand talent de M. Louis Bonaparte, c'est le silence.
+
+Avant le 2 décembre, il avait un conseil des ministres qui s'imaginait
+être quelque chose, étant responsable. Le président présidait. Jamais,
+ou presque jamais, il ne prenait part aux discussions. Pendant que MM.
+Odilon Barrot, Passy, Tocqueville, Dufaure ou Faucher parlaient, _il
+construisait avec une attention profonde_, nous disait un de ses
+ministres, _des cocottes en papier, ou dessinait des bonshommes sur les
+dossiers_.
+
+Faire le mort, c'est là son art. Il reste muet et immobile, en regardant
+d'un autre côté que son dessein, jusqu'à l'heure venue. Alors il tourne
+la tête et fond sur sa proie. Sa politique vous apparaît brusquement à
+un tournant inattendu, le pistolet au poing, _ut fur_. Jusque-là, le
+moins de mouvement possible. Un moment, dans les trois années qui
+viennent de s'écouler, on le vit de front avec Changarnier, qui, lui
+aussi, méditait de son côté une entreprise. _Ibant obscuri_, comme dit
+Virgile. La France considérait avec une certaine anxiété ces deux
+hommes. Qu'y a-t-il entre eux? L'un ne rêve-t-il pas Cromwell? l'autre
+ne rêve-t-il pas Monk? On s'interrogeait et on les regardait. Chez l'un
+et chez l'autre même attitude de mystère, même tactique d'immobilité.
+Bonaparte ne disait pas un mot, Changarnier ne faisait pas un geste;
+l'un ne bougeait point, l'autre ne soufflait pas; tous deux semblaient
+jouer à qui serait le plus statue.
+
+Ce silence, cependant, Louis Bonaparte le rompt quelquefois. Alors il ne
+parle pas, il ment. Cet homme ment comme les autres hommes respirent. Il
+annonce une intention honnête, prenez garde; il affirme, méfiez-vous; il
+fait un serment, tremblez.
+
+Machiavel a fait des petits. Louis Bonaparte en est un.
+
+Annoncer une énormité dont le monde se récrie, la désavouer avec
+indignation, jurer ses grands dieux, se déclarer honnête homme, puis, au
+moment où l'on se rassure et où l'on rit de l'énormité en question,
+l'exécuter. Ainsi il a fait pour le coup d'état, ainsi pour les décrets
+de proscription, ainsi pour la spoliation des princes d'Orléans; ainsi
+il fera pour l'invasion de la Belgique et de la Suisse, et pour le
+reste. C'est là son procédé; pensez-en ce que vous voudrez; il s'en
+sert, il le trouve bon, cela le regarde. Il aura à démêler la chose avec
+l'histoire.
+
+On est de son cercle intime; il laisse entrevoir un projet qui semble,
+non immoral, on n'y regarde pas de si près, mais insensé et dangereux,
+et dangereux pour lui-même; on élève des objections; il écoute, ne
+répond pas, cède quelquefois pour deux ou trois jours, puis reprend son
+dessein, et fait sa volonté.
+
+Il y a à sa table, dans son cabinet de l'Élysée, un tiroir souvent
+entr'ouvert. Il tire de là un papier, le lit à un ministre, c'est un
+décret. Le ministre adhère ou résiste. S'il résiste, Louis Bonaparte
+rejette le papier dans le tiroir où il y a beaucoup d'autres paperasses,
+rêves d'homme tout-puissant, ferme ce tiroir, en prend la clef, et s'en
+va sans dire un mot. Le ministre salue et se retire charmé de la
+déférence. Le lendemain matin, le décret est au _Moniteur_.
+
+Quelquefois avec la signature du ministre.
+
+Grâce à cette façon de faire, il a toujours à son service l'inattendu,
+grande force; et, ne rencontrant en lui-même aucun obstacle intérieur
+dans ce que les autres hommes appellent conscience, il pousse son
+dessein, n'importe à travers quoi, nous l'avons dit, n'importe sur quoi,
+et touche son but.
+
+Il recule quelquefois, non devant l'effet moral de ses actes, mais
+devant l'effet matériel. Les décrets d'expulsion de quatrevingt-quatre
+représentants, publiés le 6 janvier par _le Moniteur_, révoltèrent le
+sentiment public. Si bien liée que fût la France, on sentit le
+tressaillement. On était encore très près du 2 décembre; toute émotion
+pouvait avoir son danger. Louis Bonaparte le comprit. Le lendemain 10,
+un second décret d'expulsion devait paraître, contenant huit cents noms.
+Louis Bonaparte se fit apporter l'épreuve du _Moniteur_, la liste
+remplissait quatorze colonnes du journal officiel. Il froissa l'épreuve,
+la jeta au feu, et le décret ne parut pas. Les proscriptions
+continuèrent, sans décret.
+
+Dans ses entreprises il a besoin d'aides et de collaborateurs; il lui
+faut ce qu'il appelle lui-même «des hommes». Diogène les cherchait
+tenant une lanterne, lui il les cherche un billet de banque à la main.
+Il les trouve. De certains côtés de la nature humaine produisent toute
+une espèce de personnages dont il est le centre naturel et qui se
+groupent nécessairement autour de lui selon cette mystérieuse loi de
+gravitation qui ne régit pas moins l'être moral que l'atome cosmique.
+Pour entreprendre «l'acte du 2 décembre», pour l'exécuter et pour le
+compléter, il lui fallait de ces hommes; il en eut. Aujourd'hui il en
+est environné; ces hommes lui font cour et cortège; ils mêlent leur
+rayonnement au sien. À de certaines époques de l'histoire, il y a des
+pléiades de grands hommes; à d'autres époques, il y a des pléiades de
+chenapans.
+
+Pourtant, ne pas confondre l'époque, la minute de Louis Bonaparte, avec
+le dix-neuvième siècle; le champignon vénéneux pousse au pied du chêne,
+mais n'est pas le chêne.
+
+M. Louis Bonaparte a réussi. Il a pour lui désormais l'argent, l'agio,
+la banque, la bourse, le comptoir, le coffre-fort, et tous ces hommes
+qui passent si facilement d'un bord à l'autre quand il n'y a à enjamber
+que de la honte. Il a fait de M. Changarnier une dupe, de M. Thiers une
+bouchée, de M. de Montalembert un complice, du pouvoir une caverne, du
+budget sa métairie. On grave à la Monnaie une médaille, dite médaille du
+2 décembre, en l'honneur de la manière dont il tient ses serments. La
+frégate _la Constitution_ a été débaptisée, et s'appelle la frégate
+_l'Élysée_. Il peut, quand il voudra, se faire sacrer par M. Sibour et
+échanger la couchette de l'Élysée contre le lit des Tuileries. En
+attendant, depuis sept mois, il s'étale; il a harangué, triomphé,
+présidé des banquets, donné des bals, dansé, régné, paradé et fait la
+roue; il s'est épanoui dans sa laideur à une loge d'Opéra, il s'est fait
+appeler prince-président, il a distribué des drapeaux à l'armée et des
+croix d'honneur aux commissaires de police. Quand il s'est agi de se
+choisir un symbole, il s'est effacé et a pris l'aigle; modestie
+d'épervier.
+
+
+
+
+VII
+
+POUR FAIRE SUITE AUX PANÉGYRIQUES
+
+
+Il a réussi. Il en résulte que les apothéoses ne lui manquent pas. Des
+panégyristes, il en a plus que Trajan. Une chose me frappe pourtant,
+c'est que dans toutes les qualités qu'on lui reconnaît depuis le 2
+décembre, dans tous les éloges qu'on lui adresse, il n'y a pas un mot
+qui sorte de ceci: habileté, sang-froid, audace, adresse, affaire
+admirablement préparée et conduite, instant bien choisi, secret bien
+gardé, mesures bien prises. Fausses clefs bien faites. Tout est là.
+Quand ces choses sont dites, tout est dit, à part quelques phrases sur
+la «clémence»; et encore est-ce qu'on n'a pas loué la magnanimité de
+Mandrin qui, quelquefois, ne prenait pas tout l'argent, et de Jean
+l'Écorcheur qui, quelquefois, ne tuait pas tous les voyageurs!
+
+En dotant M. Bonaparte de douze millions, plus quatre millions pour
+l'entretien des châteaux, le sénat, doté par M. Bonaparte d'un million,
+félicite M. Bonaparte d'avoir «sauvé la société», à peu près comme un
+personnage de comédie en félicite un autre d'avoir «sauvé la caisse».
+
+Quant à moi, j'en suis encore à chercher, dans les glorifications que
+font de M. Bonaparte ses plus ardents apologistes, une louange qui ne
+conviendrait pas à Cartouche et à Poulailler après un bon coup; et je
+rougis quelquefois, pour la langue française et pour le nom de Napoléon,
+des termes vraiment un peu crus et trop peu gazés et trop appropriés aux
+faits, dans lesquels la magistrature et le clergé félicitent cet homme
+pour avoir volé le pouvoir avec effraction de la constitution et s'être
+nuitamment évadé de son serment.
+
+Après que toutes les effractions et tous les vols dont se compose le
+succès de sa politique ont été accomplis, il a repris son vrai nom;
+chacun alors a reconnu que cet homme était un monseigneur. C'est M.
+Fortoul[8], disons-le en son honneur, qui s'en est aperçu le premier.
+
+Quand on mesure l'homme et qu'on le trouve si petit, et qu'ensuite on
+mesure le succès et qu'on le trouve si énorme, il est impossible que
+l'esprit n'éprouve pas quelque surprise. On se demande: comment a-t-il
+fait? On décompose l'aventure et l'aventurier, et, en laissant à part le
+parti qu'il tire de son nom et certains faits extérieurs dont il s'est
+aidé dans son escalade, on ne trouve au fond de l'homme et de son
+procédé que deux choses, la ruse et l'argent.
+
+La ruse; nous avons caractérisé déjà ce grand côté de Louis Bonaparte,
+mais il est utile d'y insister.
+
+Le 27 novembre 1848, il disait à ses concitoyens dans son manifeste:
+
+«Je me sens obligé de vous faire connaître mes sentiments et mes
+principes. _Il ne faut pas qu'il y ait d'équivoque entre vous et moi. Je
+ne suis pas un ambitieux..._ Élevé dans les pays _libres_, à l'école du
+malheur, _je resterai toujours fidèle_ aux devoirs que m'imposeront vos
+suffrages et les volontés de l'assemblée.
+
+_«Je mettrai mon honneur à laisser, au bout de quatre ans, à mon
+successeur, le pouvoir affermi, la liberté intacte, un progrès réel
+accompli.»_
+
+Le 31 décembre 1849, dans son premier message à l'assemblée, il
+écrivait: «Je veux être digne de la confiance de la nation en maintenant
+la constitution _que j'ai jurée_.» Le 12 novembre 1850, dans son second
+message annuel à l'assemblée, il disait: «Si la constitution renferme
+des vices et des dangers, vous êtes libres de les faire ressortir aux
+yeux du pays; moi seul, _lié par mon serment_, je me renferme dans les
+strictes limites qu'elle a tracées.» Le 4 septembre de la même année, à
+Caen, il disait: «Lorsque partout la prospérité semble renaître, il
+serait bien coupable, celui qui tenterait d'en arrêter l'essor _par le
+changement de ce qui existe aujourd'hui._» Quelque temps auparavant, le
+22 juillet 1849, lors de l'inauguration du chemin de fer de
+Saint-Quentin, il était allé à Ham, il s'était frappé la poitrine devant
+les souvenirs de Boulogne, et il avait prononcé ces paroles solennelles:
+
+«Aujourd'hui qu'élu par la France entière je suis devenu le chef
+légitime de cette grande nation, je ne saurais me glorifier d'une
+captivité qui avait pour cause _l'attaque contre un gouvernement
+régulier_.
+
+«Quand on a vu combien les révolutions les plus justes entraînent de
+maux après elles, on comprend à peine _l'audace d'avoir voulu assumer
+sur soi la terrible responsabilité d'un changement_; je ne me plains
+donc pas d'avoir _expié ici_, par un emprisonnement de six années, _ma
+témérité contre les lois de ma patrie_, et c'est avec bonheur que, dans
+ces lieux mêmes où j'ai souffert, je vous propose un toast en l'honneur
+des hommes qui sont déterminés, malgré leurs convictions, _à respecter
+les institutions de leur pays_.[9]»
+
+Tout en disant cela, il conservait au fond de son coeur, et il l'a prouvé
+depuis à sa façon, cette pensée écrite par lui dans cette même prison de
+Ham: «Rarement les grandes entreprises réussissent du premier coup.»
+
+Vers la mi-novembre 1851, le représentant F..., élyséen, dînait chez M.
+Bonaparte:
+
+--Que dit-on dans Paris et à l'assemblée? demanda le président au
+représentant.
+
+--Hé, prince!
+
+--Eh bien?
+
+--On parle toujours...
+
+--De quoi?
+
+--Du coup d'état.
+
+--Et l'assemblée, y croit-elle?
+
+--Un peu, prince.
+
+--Et vous?
+
+--Moi, pas du tout.
+
+Louis Bonaparte prit vivement les deux mains de M. F..., et lui dit avec
+attendrissement:
+
+--Je vous remercie, monsieur F...; vous, du moins vous ne me croyez pas
+un coquin!
+
+Ceci se passait quinze jours avant le 2 décembre.
+
+À cette époque, et dans ce moment-là même, de l'aveu du complice Maupas,
+on préparait Mazas.
+
+L'argent; c'est là l'autre force de M. Bonaparte.
+
+Parlons des faits prouvés juridiquement par les procès de Strasbourg et
+de Boulogne.
+
+À Strasbourg, le 30 octobre 1836, le colonel Vaudrey, complice de M.
+Bonaparte, charge les maréchaux des logis du 4e régiment d'artillerie de
+«partager entre les canonniers de chaque batterie deux pièces d'or».
+
+Le 5 août 1840, dans le paquebot, nolisé par lui, _la Ville
+d'Edimbourg_, en mer, M. Bonaparte appelle autour de lui les soixante
+pauvres diables, ses domestiques, qu'il avait trompés en leur faisant
+accroire qu'il allait à Hambourg en excursion de plaisir; il les
+harangue du haut d'une de ses voitures accrochées sur le pont, leur
+déclare son projet, leur jette leurs déguisements de soldats, et leur
+donne à chacun cent francs par tête; puis il les fait boire. Un peu de
+crapule ne gâte pas les grandes entreprises.--«J'ai vu, a dit devant la
+cour des pairs le témoin Hobbs[10], garçon de barre, j'ai vu dans la
+chambre beaucoup d'argent. Les passagers me paraissaient lire des
+imprimés... Les passagers ont passé toute la nuit à boire et à manger.
+Je ne faisais rien autre chose que de déboucher des bouteilles et servir
+à manger.» Après le garçon de barre, voici le capitaine. Le juge
+d'instruction demande au capitaine Crow:--«Avez-vous vu les passagers
+boire?»--Crow: «Avec excès; je n'ai jamais vu semblable chose[11].» On
+débarque, on rencontre le poste de douaniers de Wimereux. M. Louis
+Bonaparte débute par offrir au lieutenant de douaniers une pension de
+douze cents francs. Le juge d'instruction:--«N'avez-vous pas offert au
+commandant du poste une somme d'argent s'il voulait marcher avec
+vous?--Le prince: «Je la lui ai fait offrir, mais il l'a refusée[12].»
+
+On arrive à Boulogne. Ses aides de camp--il en avait dès lors--portaient
+suspendus à leur cou des rouleaux de fer-blanc pleins de pièces d'or.
+D'autres suivaient avec des sacs de monnaie à la main[13]. On jette de
+l'argent aux pêcheurs et aux paysans en les invitant à crier: vive
+l'empereur! «Il suffit de trois cents gueulards», avait dit un des
+conjurés[14].
+
+Louis Bonaparte aborde le 42e, caserné à Boulogne. Il dit au voltigeur
+Georges Koehly: _Je suis Napoléon_; vous aurez des grades et des
+décorations. Il dit au voltigeur Antoine Gendre: _Je suis le fils de
+Napoléon_; nous allons à l'hôtel du Nord commander un dîner pour moi et
+pour vous. Il dit au voltigeur Jean Meyer: _Vous serez bien payés_; il
+dit au voltigeur Joseph Mény: _Vous viendrez à Paris, vous serez bien
+payés[15]_.
+
+Un officier à côté de lui tenait à la main son chapeau plein de pièces
+de cinq francs qu'il distribuait aux curieux, en disant: Criez: vive
+l'empereur![16]
+
+Le grenadier Geoffroy, dans sa déposition, caractérise en ces termes la
+tentative faite sur sa chambrée par un officier et par un sergent, du
+complot: «Le sergent portait une bouteille, et l'officier avait le sabre
+à la main.» Ces deux lignes, c'est tout le 2 décembre.
+
+Poursuivons.
+
+«Le lendemain, 17 juin, le commandant Mésonan, que je croyais parti,
+entre dans mon cabinet, annoncé toujours par mon aide de camp. Je lui
+dis: Commandant, je vous croyais parti.--Non, mon général, je ne suis
+pas parti. J'ai une lettre à vous remettre.--Une lettre! et de
+qui?--Lisez, mon général.
+
+«Je le fais asseoir; je prends la lettre; mais, au moment de l'ouvrir,
+je m'aperçus que la suscription portait: À M. _le commandant Mésonan_.
+Je lui dis:
+
+«Mais, mon cher commandant, c'est pour vous, ce n'est pas pour
+moi.--Lisez, mon général!--J'ouvre la lettre et je lis:
+
+«--Mon cher commandant, il est de la plus grande nécessité que vous
+voyiez de suite le général en question; vous savez que c'est un homme
+d'exécution et sur qui on peut compter. Vous savez aussi que c'est un
+homme que j'ai noté pour être un jour maréchal de France. _Vous lui
+offrirez 100,000 francs de ma part_, et vous lui demanderez chez quel
+banquier ou chez quel notaire il veut _que je lui fasse compter 300,000
+francs_, dans le cas où il perdrait son commandement.»
+
+«Je m'arrêtai, l'indignation me gagnant; je tournai le feuillet, et je
+vis que la lettre était signée: _Louis-Napoléon..._
+
+...«Je remis cette lettre au commandant, en lui disant que c'était un
+parti ridicule et perdu.»
+
+Qui parle ainsi? le général Magnan. Où? en pleine cour des pairs. Devant
+qui? Quel est l'homme assis sur la sellette, l'homme que Magnan couvre
+de «ridicule», l'homme vers lequel Magnan tourne sa face «indignée»?
+Louis Bonaparte.
+
+L'argent, et avec l'argent l'orgie, ce fut là son moyen d'action dans
+ses trois entreprises, à Strasbourg, à Boulogne, à Paris. Deux
+avortements, un succès. Magnan, qui se refusa à Boulogne, se vendit à
+Paris. Si Louis Bonaparte avait été vaincu le 2 décembre, de même qu'on
+a trouvé sur lui, à Boulogne, les cinq cent mille francs de Londres, on
+aurait trouvé à l'Élysée les vingt-cinq millions de la Banque.
+
+Il y a donc eu en France, il faut en venir à parler froidement de ces
+choses, en France, dans ce pays de l'épée, dans ce pays des chevaliers,
+dans ce pays de Hoche, de Drouot et de Bayard, il y a eu un jour où un
+homme, entouré de cinq ou six grecs politiques, experts en guet-apens et
+maquignons de coups d'état, accoudé dans un cabinet doré, les pieds sur
+les chenets, le cigare à la bouche, a tarifé l'honneur militaire, l'a
+pesé dans un trébuchet comme denrée, comme chose vendable et achetable,
+a estimé le général un million et le soldat un louis, et a dit de la
+conscience de l'armée française: cela vaut tant.
+
+Et cet homme est le neveu de l'empereur.
+
+Du reste, ce neveu n'est pas superbe; il sait s'accommoder aux
+nécessités de ses aventures, et il prend facilement et sans révolte le
+pli quelconque de la destinée. Mettez-le à Londres, et, qu'il ait
+intérêt à complaire au gouvernement anglais, il n'hésitera point, et, de
+cette même main qui veut saisir le sceptre de Charlemagne, il empoignera
+le bâton du policeman. Si je n'étais Napoléon, je voudrais être Vidocq.
+
+Et maintenant la pensée s'arrête.
+
+Et voilà par quel homme la France est gouvernée! Que dis-je, gouvernée?
+possédée souverainement!
+
+Et chaque jour, et tous les matins, par ses décrets, par ses messages,
+par ses harangues, par toutes les fatuités inouïes qu'il étale dans le
+_Moniteur_, cet émigré, qui ne connaît pas la France, fait la leçon à la
+France! et ce faquin dit à la France qu'il l'a sauvée! Et de qui?
+d'elle-même! Avant lui la providence ne faisait que des sottises; le bon
+Dieu l'a attendu pour tout remettre en ordre; enfin il est venu! Depuis
+trente-six ans il y avait en France toutes sortes de choses
+pernicieuses: cette «sonorité», la tribune; ce vacarme, la presse; cette
+insolence, la pensée; cet abus criant, la liberté; il est venu, lui, et
+à la place de la tribune il a mis le sénat; à la place de la presse, la
+censure; à la place de la pensée, l'ineptie; à la place de la liberté,
+le sabre; et de par le sabre, la censure, l'ineptie et le sénat, la
+France est sauvée! Sauvée, bravo! et de qui, je le répète? d'elle-même;
+car, qu'était-ce que la France, s'il vous plaît? c'était une peuplade de
+pillards, de voleurs, de Jacques, d'assassins et de démagogues. Il a
+fallu la lier, cette forcenée, cette France, et c'est M. Bonaparte Louis
+qui lui a mis les poucettes. Maintenant elle est au cachot, à la diète,
+au pain et à l'eau, punie, humiliée, garrottée, sous bonne garde; soyez
+tranquilles, le sieur Bonaparte, gendarme à la résidence de l'Élysée, en
+répond à l'Europe; il en fait son affaire; cette misérable France a la
+camisole de force, et si elle bouge!...--Ah! qu'est-ce que c'est que ce
+spectacle-là? qu'est-ce que c'est que ce rêve-là? qu'est-ce que c'est
+que ce cauchemar-là? d'un côté une nation, la première des nations, et
+de l'autre un homme, le dernier des hommes, et voilà ce que cet homme
+fait à cette nation! Quoi! il la foule aux pieds, il lui rit au nez, il
+la raille, il la brave, il la nie, il l'insulte, il la bafoue! Quoi! il
+dit: il n'y a que moi! Quoi! dans ce pays de France où l'on ne pourrait
+pas souffleter un homme, on peut souffleter le peuple! Ah! quelle
+abominable honte! chaque fois que M. Bonaparte crache, il faut que tous
+les visages s'essuient! Et cela pourrait durer! et vous me dites que
+cela durera! non! non! par tout le sang que nous avons tous dans les
+veines, non! cela ne durera pas! Ah! si cela durait, c'est qu'en effet
+il n'y aurait pas de Dieu dans le ciel, ou qu'il n'y aurait plus de
+France sur la terre!
+
+
+
+
+LIVRE DEUXIEME
+
+LE GOUVERNEMENT
+
+
+
+
+I
+
+LA CONSTITUTION
+
+
+Roulement de tambour; manants, attention!
+
+«LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,
+
+«Considérant que--toutes les lois restrictives de la liberté de la
+presse ayant été rapportées, toutes les lois contre l'affichage et le
+colportage ayant été abolies, le droit de réunion ayant été pleinement
+rétabli, toutes les lois inconstitutionnelles et toutes les mesures
+d'état de siége ayant été supprimées, chaque citoyen ayant pu dire ce
+qu'il a voulu par toutes les formes de publicité, journal, affiche,
+réunion électorale, tous les engagements pris, notamment le serment du
+20 décembre 1848, ayant été scrupuleusement tenus, tous les faits ayant
+été approfondis, toutes les questions posées et éclaircies, toutes les
+candidatures publiquement débattues sans qu'on puisse alléguer que la
+moindre violence ait été exercée contre le moindre citoyen,--dans la
+liberté la plus complète, en un mot;
+
+«Le peuple souverain, interrogé sur cette question:
+
+«Le peuple français entend-il se remettre pieds et poings liés à la
+discrétion de M. Louis Bonaparte?»
+
+«A répondu OUI par sept millions cinq cent mille suffrages.
+(_Interruption de l'auteur_:--Nous reparlerons des 7,500,000 suffrages.)
+
+«PROMULGUE
+
+«LA CONSTITUTION DONT LA TENEUR SUIT:
+
+«_Article premier._ La constitution reconnaît, confirme et garantit les
+grands principes proclamés en 1789, et qui sont la base du droit public
+des français.
+
+«_Article deuxième et suivants._ La tribune et la presse, qui
+entravaient la marche du progrès, sont remplacées par la police et la
+censure et par les discussions secrètes du sénat, du corps législatif et
+du conseil d'état.
+
+«_Article dernier._ Cette chose qu'on appelait l'intelligence humaine
+est supprimée.
+
+«Fait au palais des Tuileries, 14 janvier 1852.
+
+«LOUIS-NAPOLÉON.»
+
+«Vu et scellé du grand sceau.
+
+«_Le garde des sceaux, ministre de la justice,_
+
+«E. ROUHER.»
+
+Cette constitution, qui proclame et affirme hautement la révolution de
+1789 dans ses principes et dans ses conséquences, et qui abolit
+seulement la liberté, a été évidemment et heureusement inspirée à M.
+Bonaparte par une vieille affiche d'un théâtre de province qu'il est à
+propos de rappeler:
+
+ AUJOURD'HUI
+
+ GRANDE REPRÉSENTATION
+
+ DE
+
+ LA DAME BLANCHE
+
+ OPÉRA EN 3 ACTES
+
+_Nota._ La musique, qui embarrassait la marche de l'action, sera
+remplacée par un dialogue vif et piquant.
+
+
+
+
+II
+
+LE SÉNAT
+
+
+Le dialogue vif et piquant, c'est le conseil d'état, le corps législatif
+et le sénat.
+
+Il y a donc un sénat? Sans doute. Ce «grand corps», ce «pouvoir
+pondérateur», ce «modérateur suprême» est même la principale splendeur
+de la constitution. Occupons-nous-en.
+
+Sénat. C'est un sénat. De quel sénat parlez-vous? Est-ce du sénat qui
+délibérait sur la sauce à laquelle l'empereur mangerait le turbot?
+Est-ce du sénat dont Napoléon disait, le 5 avril 1814: «Un signe était
+un ordre pour le sénat, et il faisait toujours plus qu'on ne désirait de
+lui»? Est-ce du sénat dont Napoléon disait en 1805: «Les lâches ont eu
+peur de me déplaire»?[17] Est-ce du sénat qui arrachait à peu près le
+même cri à Tibère: «Ah! les infâmes! plus esclaves qu'on ne veut!»
+Est-ce du sénat qui faisait dire à Charles XII: «Envoyez ma botte à
+Stockholm.--Pourquoi faire, sire? demandait le ministre.--Pour présider
+le sénat.»--Non, ne plaisantons pas. Ils sont quatrevingts cette année,
+ils seront cent cinquante l'an prochain. Ils ont, à eux seuls, et en
+toute jouissance, quatorze articles de la constitution, depuis l'article
+19 jusqu'à l'article 33. Ils sont «gardiens des libertés publiques»;
+leurs fonctions sont gratuites, article 22; en conséquence, ils ont de
+quinze à trente mille francs par an. Ils ont cette spécialité de toucher
+leur traitement, et cette propriété de «ne point s'opposer» à la
+promulgation des lois. Ils sont tous des illustrations»[18]. Ceci n'est
+pas un «sénat manqué»[19], comme celui de l'autre Napoléon; ceci est un
+sénat sérieux; les maréchaux en sont, les cardinaux en sont, M. Leboeuf
+en est.
+
+--Que faites-vous dans ce pays? demande-t-on au sénat.--Nous sommes
+chargés de garder les libertés publiques.--Qu'est-ce que tu fais dans
+cette ville? demande Pierrot à Arlequin.--Je suis chargé, dit Arlequin,
+de peigner le cheval de bronze.
+
+«On sait ce que c'est que l'esprit de corps; cet esprit poussera le
+sénat à augmenter par tous les moyens son pouvoir. Il détruira, s'il le
+peut, le corps législatif, et, si l'occasion s'en présente, il pactisera
+avec les Bourbons.»
+
+Qui dit ceci? le premier consul. Où? Aux Tuileries, en avril 1804.
+
+«Sans titre, sans pouvoir, et en violation de tous les principes, il a
+livré la patrie et consommé sa ruine. Il a été le jouet de hauts
+intrigants... Je ne sache pas de corps qui doive s'inscrire dans
+l'histoire avec plus d'ignominie que le sénat.»
+
+Qui dit cela? l'empereur. Où? À Sainte-Hélène.
+
+Il y a donc un sénat dans la «constitution du 14 janvier». Mais,
+franchement, c'est une faute. On est accoutumé, maintenant que l'hygiène
+publique a fait des progrès, à voir la voie publique mieux tenue que
+cela. Depuis le sénat de l'empire, nous croyions qu'on ne déposait plus
+de sénat le long des constitutions.
+
+
+
+
+III
+
+LE CONSEIL D'ÉTAT ET LE CORPS LÉGISLATIF
+
+
+Il y a aussi le conseil d'état et le corps législatif: le conseil d'état
+joyeux, payé, joufflu, rose, gras, frais, l'oeil vif, l'oreille rouge, le
+verbe haut, l'épée au côté, du ventre, brodé en or; le corps législatif,
+pâle, maigre, triste, brodé en argent. Le conseil d'état va, vient,
+entre, sort, revient, règle, dispose, décide, tranche, ordonne, voit
+face à face Louis-Napoléon. Le corps législatif marche sur la pointe du
+pied, roule son chapeau dans ses mains, met le doigt sur sa bouche,
+sourit humblement, s'assied sur le coin de sa chaise, et ne parle que
+quand on l'interroge. Ses paroles étant naturellement obscènes, défense
+aux journaux d'y faire la moindre allusion. Le corps législatif vote les
+lois et l'impôt, article 39, et quand, croyant avoir besoin d'un
+renseignement, d'un détail, d'un chiffre, d'un éclaircissement, il se
+présente chapeau bas à la porte des ministères pour parler aux
+ministres, l'huissier l'attend dans l'antichambre et lui donne, en
+éclatant de rire, une chiquenaude sur le nez. Tels sont les droits du
+corps législatif.
+
+Constatons que cette situation mélancolique commençait en juin 1852 à
+arracher quelques soupirs aux individus élégiaques qui font partie de la
+chose. Le rapport de la commission du budget restera dans la mémoire des
+hommes comme un des plus déchirants chefs-d'oeuvre du genre plaintif.
+Redisons ces suaves accents:
+
+«Autrefois, vous le savez, les communications nécessaires en pareil cas
+existaient directement entre les commissions et les ministres. C'est à
+ceux-ci qu'on s'adressait pour obtenir les documents indispensables à
+l'examen des affaires. Ils venaient eux-mêmes, avec les chefs de leurs
+différents services, donner des explications verbales, suffisantes
+souvent pour prévenir toute discussion ultérieure. Et les résolutions
+que la commission du budget arrêtait après les avoir entendus étaient
+directement soumises à la chambre.
+
+«Aujourd'hui nous ne pouvons avoir de rapport avec le gouvernement que
+par l'intermédiaire du conseil d'état, qui, confident et organe de sa
+pensée, a seul le droit de transmettre au corps législatif les documents
+qu'à son tour il se fait remettre par les ministres.
+
+«En un mot, pour les rapports écrits comme pour les communications
+verbales, les commissaires du gouvernement remplacent les ministres avec
+lesquels ils ont dû préalablement s'entendre.
+
+«Quant aux modifications que la commission peut vouloir proposer, soit
+par suite d'adoption d'amendements présentés par des députés, soit
+d'après son propre examen du budget, elles doivent, avant que vous soyez
+appelés à en délibérer, être renvoyées au conseil d'état et y être
+discutées.
+
+«Là (il est impossible de ne pas le faire remarquer) elles n'ont pas
+d'interprètes, pas de défenseurs officiels.
+
+«Ce mode de procéder paraît dériver de la constitution elle-même; et,
+_si nous en parlons_, c'est _uniquement_ pour vous montrer qu'il a dû
+entraîner des _lenteurs_ dans l'accomplissement de la tâche de la
+commission du budget[20].»
+
+On n'est pas plus tendre dans le reproche; il est impossible de recevoir
+avec plus de chasteté et de grâce ce que M. Bonaparte, dans son style
+d'autocrate, appelle des «_garanties de calme_[21]», et ce que Molière,
+dans sa liberté de grand écrivain, appelle des «coups de pied[22]...»
+
+Il y a donc dans la boutique où se fabriquent les lois et les budgets un
+maître de la maison, le conseil d'état, et un domestique, le corps
+législatif. Aux termes de la «constitution», qui est-ce qui nomme le
+maître de la maison? M. Bonaparte. Qui est-ce qui nomme le domestique?
+La nation. C'est bien.
+
+
+
+
+IV
+
+LES FINANCES
+
+
+Notons qu'à l'ombre de ces «institutions sages» et grâce au coup d'état,
+qui, comme on sait, a rétabli l'ordre, les finances, la sécurité, et la
+prospérité publique, le budget, de l'aveu de M. Gouin, se solde avec
+cent vingt-trois millions de déficit.
+
+Quant au mouvement commercial depuis le coup d'état, quant à la
+prospérité des intérêts, quant à la reprise des affaires, il suffit,
+pour l'apprécier, de rejeter les mots et de prendre les chiffres. En
+fait de chiffres, en voici un qui est officiel et qui est décisif: les
+escomptes de la Banque de France n'ont produit pendant le premier
+semestre de 1852 que 589,502 fr. 62 c. pour la caisse centrale, et les
+bénéfices des succursales ne se sont élevés qu'à 651,108 fr. 7 c. C'est
+la Banque elle-même qui en convient dans son rapport semestriel.
+
+Du reste M. Bonaparte ne se gêne pas avec l'impôt. Un beau matin il
+s'éveille, bâille, se frotte les yeux, prend une plume et décrète quoi?
+le budget. Achmet III voulut un jour lever des impôts à sa fantaisie.
+
+--Invincible seigneur, lui dit son vizir, tes sujets ne peuvent être
+imposés au delà de ce que la loi et le prophète prescrivent.
+
+Ce même Bonaparte étant à Ham avait écrit:
+
+«Si les sommes prélevées chaque année sur la généralité des habitants
+sont employées à des usages improductifs, comme à créer _des places
+inutiles, à élever des monuments stériles, à entretenir au milieu d'une
+paix profonde une armée plus dispendieuse que celle qui vainquit à
+Austerlitz_, l'impôt dans ce cas devient un fardeau écrasant; il épuise
+le pays, il prend sans rendre[23].»
+
+À propos de ce mot, budget, une observation nous vient à l'esprit.
+Aujourd'hui, en 1852, les évêques et les conseillers à la cour de
+cassation ont cinquante francs par jour, les archevêques, les
+conseillers d'état, les premiers présidents et les procureurs généraux
+ont par jour chacun soixante-neuf francs; les sénateurs, les préfets et
+les généraux de division reçoivent par jour quatrevingt-trois francs;
+les présidents de section du conseil d'état, par jour, deux cent
+vingt-deux francs; les ministres, par jour, deux cent cinquante-deux
+francs; monseigneur le prince-président, en comprenant comme de juste
+dans sa dotation la somme pour les châteaux royaux, touche par jour
+quarante-quatre mille quatre cent quarante-quatre francs quarante-quatre
+centimes. On a fait la révolution du 2 décembre contre les Vingt-Cinq
+Francs!
+
+
+
+
+V
+
+LA LIBERTÉ DE LA PRESSE
+
+
+Nous venons de voir ce que c'est que la législature, ce que c'est que
+l'administration, ce que c'est que le budget.
+
+Et la justice! Ce qu'on appelait autrefois la cour de cassation n'est
+plus que le greffe d'enregistrement des conseils de guerre. Un soldat
+sort du corps de garde et écrit en marge du livre de la loi: _je veux_
+ou _je ne veux pas_. Partout le caporal ordonne et le magistrat
+contre-signe. Allons, retroussez vos toges, marchez, ou sinon!...--De là
+ces jugements, ces arrêts, ces condamnations abominables! Quel spectacle
+que ce troupeau de juges, la tête basse et le dos tendu, menés, la
+crosse aux reins, aux iniquités et aux turpitudes!
+
+Et la liberté de la presse! qu'en dire? N'est-il pas dérisoire seulement
+de prononcer ce mot? Cette presse libre, honneur de l'esprit français,
+clarté faite de tous les points à la fois sur toutes les questions,
+éveil perpétuel de la nation, où est-elle? qu'est-ce que M. Bonaparte en
+a fait? Elle est où est la tribune. À Paris, vingt journaux anéantis;
+dans les départements, quatrevingts; cent journaux supprimés;
+c'est-à-dire, à ne voir que le côté matériel de la question, le pain ôté
+à d'innombrables familles; c'est-à-dire, sachez-le, bourgeois, cent
+maisons confisquées, cent métairies prises à leurs propriétaires, cent
+coupons de rente arrachés du grand-livre. Identité profonde des
+principes; la liberté supprimée, c'est la propriété détruite. Que les
+idiots égoïstes, applaudisseurs du coup d'état, méditent ceci!
+
+Pour loi de la presse, un décret posé sur elle; un fetfa, un firman daté
+de l'étrier impérial; le régime de l'avertissement. On le connaît, ce
+régime. On le voit tous les jours à l'oeuvre. Il fallait ces gens-là pour
+inventer cette chose-là. Jamais le despotisme ne s'est montré plus
+lourdement insolent et bête que dans cette espèce de censure du
+lendemain, qui précède et annonce la suppression, et qui donne la
+bastonnade à un journal avant de le tuer. Dans ce gouvernement le niais
+corrige l'atroce et le tempère. Tout le décret de la presse peut se
+résumer en une ligne: Je permets que tu parles, mais j'exige que tu te
+taises. Qui donc règne? Est-ce Tibère? Est-ce Schahabaham?--Les trois
+quarts des journalistes républicains déportés ou proscrits, le reste
+traqué par les commissions mixtes, dispersé, errant, caché; çà et là,
+dans quatre ou cinq journaux survivants, dans quatre ou cinq journaux
+indépendants, mais guettés, sur la tête desquels pend le gourdin de
+Maupas, quinze ou vingt écrivains courageux, sérieux, purs, honnêtes,
+généreux, qui écrivent, la chaîne au cou et le boulet au pied; le talent
+entre deux factionnaires, l'indépendance bâillonnée, l'honnêteté gardée
+à vue, et Veuillot criant: Je suis libre!
+
+
+
+
+VI
+
+NOUVEAUTÉS EN FAIT DE LÉGALITÉ
+
+
+La presse a le droit d'être censurée, le droit d'être avertie, le droit
+d'être suspendue, le droit d'être supprimée; elle a même le droit d'être
+jugée. Jugée! par qui? Par les tribunaux. Quels tribunaux? les tribunaux
+correctionnels. Et cet excellent jury trié? Progrès; il est dépassé. Le
+jury est loin derrière nous, nous revenons aux juges du gouvernement:
+«La répression est plus rapide et plus efficace», comme dit maître
+Rouher. Et puis, c'est mieux; appelez les causes: police
+correctionnelle, sixième chambre; première affaire, le nommé Roumage,
+escroc; deuxième affaire, le nommé Lamennais, écrivain. Cela fait bon
+effet, et accoutume le bourgeois à dire indistinctement un écrivain et
+un escroc.--Certes, c'est là un avantage; mais au point de vue pratique,
+au point de vue de la «pression», le gouvernement est-il bien sûr de ce
+qu'il a fait là? est-il bien sûr que la sixième chambre vaudra mieux que
+cette bonne cour d'assises de Paris, par exemple, laquelle avait pour la
+présider des Partarieu-Lafosse si abjects, et pour la haranguer des Suin
+si bas et des Mongis si plats? Peut-il raisonnablement espérer que les
+juges correctionnels seront encore plus lâches et plus méprisables que
+cela? Ces juges-là, tout payés qu'ils sont, travailleront-ils mieux que
+ce jury-escouade, qui avait le ministère public pour caporal et qui
+prononçait des condamnations et gesticulait des verdicts avec la
+précision de la charge en douze temps, si bien que le préfet de police
+Carlier disait avec bonhomie à un avocat célèbre, M. Desm.: _--Le jury!
+quelle bête d'institution! quand on ne le fait pas, jamais il ne
+condamne; quand on le fait, il condamne toujours._--Pleurons cet honnête
+jury que Carlier faisait et que Rouher a défait.
+
+Ce gouvernement se sent hideux. Il ne veut pas de portrait, surtout pas
+de miroir. Comme l'orfraie, il se réfugie dans la nuit; si on le voyait,
+il en mourrait. Or il veut durer. Il n'entend pas qu'on parle de lui; il
+n'entend pas qu'on le raconte. Il a imposé le silence à la presse en
+France. On vient de voir comment. Mais faire taire la presse en France,
+ce n'est qu'un demi-succès. On veut la faire taire à l'étranger. On a
+essayé deux procès en Belgique; procès du _Bulletin français_, procès de
+_la Nation_. Le loyal jury belge a acquitté. C'est gênant. Que fait-on?
+On prend les journaux belges par la bourse. Vous avez des abonnés en
+France; si vous nous «discutez», vous n'entrerez pas. Voulez-vous
+entrer? Plaisez. On tâche de prendre les journaux anglais par la peur.
+Si vous nous «discutez»...--décidément, non, on ne veut pas être
+_discuté!_--nous chasserons de France vos correspondants. La presse
+anglaise a éclaté de rire. Mais ce n'est pas tout. Il y a des écrivains
+français hors de France. Ils sont proscrits, c'est-à-dire libres. S'ils
+allaient parler, ceux-là? S'ils allaient écrire, ces démagogues? Ils en
+sont bien capables; il faut les en empêcher. Comment faire? bâillonner
+les gens à distance, ce n'est pas aisé. M. Bonaparte n'a pas le bras si
+long que ça. Essayons pourtant, on leur fera des procès là où ils
+seront. Soit, les jurys des pays libres comprendront que ces proscrits
+représentent la justice et que le gouvernement bonapartiste, c'est
+l'iniquité. Ces jurys feront ce qu'a fait le jury belge, ils
+acquitteront. On priera les gouvernements amis d'expulser ces expulsés,
+de bannir ces bannis. Soit, les proscrits iront ailleurs; ils trouveront
+toujours un coin de terre libre où ils pourront parler. Comment faire
+pour les atteindre? Rouher s'est cotisé avec Baroche, et à eux deux, ils
+ont trouvé ceci: bâcler une loi sur les crimes commis par les français à
+l'étranger, et y glisser les «délits de presse». Le conseil d'état a dit
+oui et le corps législatif n'a pas dit non. Aujourd'hui c'est fait. Si
+nous parlons hors de la France, on nous jugera en France; prison (pour
+l'avenir, en cas), amendes et confiscations. Soit encore. Ce livre-ci
+sera donc jugé en France et l'auteur dûment condamné, je m'y attends, et
+je me borne à prévenir les individus quelconques, se disant magistrats,
+qui, en robe noire ou en robe rouge, brasseront la chose, que le cas
+échéant, la condamnation à un maximum quelconque bel et bien prononcée,
+rien n'égalera mon dédain pour le jugement, si ce n'est mon mépris pour
+les juges. Ceci est mon plaidoyer.
+
+
+
+
+VII
+
+LES ADHÉRENTS
+
+
+Qui se groupe autour de l'établissement? Nous l'avons dit, le coeur se
+soulève d'y songer. Ah! ces gouvernants d'aujourd'hui, nous les
+proscrits d'à présent, nous nous les rappelons lorsqu'ils étaient
+représentants du peuple, il y a un an seulement, et qu'ils allaient et
+venaient dans les couloirs de l'assemblée, la tête haute, avec des
+façons d'indépendance et des allures et des airs de s'appartenir. Quelle
+superbe! et comme on était fier! comme on mettait la main sur son coeur
+en criant vive la république! Et si, à la tribune, quelque «terroriste»,
+quelque «montagnard», quelque «rouge» faisait allusion au coup d'état
+comploté et à l'empire projeté, comme on lui vociférait: Vous êtes un
+calomniateur! Comme on haussait les épaules au mot de sénat!--L'empire
+aujourd'hui, s'écriait l'un, ce serait la boue et le sang; vous nous
+calomniez, nous n'y tremperons jamais!--l'autre affirmait qu'il n'était
+ministre du président que pour se dévouer à la défense de la
+constitution et des lois; l'autre glorifiait la tribune comme le
+palladium du pays; l'autre rappelait le serment de Louis Bonaparte, et
+disait: Doutez-vous que ce soit un honnête homme? Ceux-ci, ils sont
+deux, ont été jusqu'à voter et signer sa déchéance, le 2 décembre, dans
+la mairie du dixième arrondissement; cet autre a envoyé le 4 décembre un
+billet à celui qui écrit ces lignes pour le «féliciter d'avoir dicté la
+proclamation de la gauche qui met Louis Bonaparte _hors la loi_...»--Et
+les voilà sénateurs, conseillers d'état, ministres, passementés,
+galonnés, dorés! Infâmes! avant de broder vos manches, lavez vos mains!
+
+M. Q.-B. va trouver M. O.-B. et lui dit: «--Comprenez-vous l'aplomb de
+ce Bonaparte? n'a-t-il pas osé m'offrir une place de maître des
+requêtes?--Vous avez refusé?--Certes.» Le lendemain, offre d'une place
+de conseiller d'état, vingt-cinq mille francs; le maître des requêtes
+indigné devient un conseiller d'état attendri. M. Q.-B. accepte.
+
+Une classe d'hommes s'est ralliée en masse, les imbéciles. Ils composent
+la partie saine du corps législatif. C'est à eux que le «chef de l'état»
+adresse ce boniment:--«La première épreuve de la constitution, d'origine
+toute française, a dû vous convaincre que nous possédions les conditions
+d'un gouvernement fort et libre... Le contrôle est sérieux, la
+discussion est libre et le vote de l'impôt décisif... Il y a en France
+un gouvernement animé de la foi et de l'amour du bien, qui repose sur le
+peuple, source de tout pouvoir; sur l'armée, source de toute force; sur
+la religion, source de toute justice. Recevez l'assurance de mes
+sentiments.» Ces braves dupes, nous les connaissons aussi; nous en avons
+vu bon nombre sur les bancs de la majorité à l'assemblée législative.
+Leurs chefs, opérateurs habiles, avaient réussi à les terrifier, moyen
+sûr de les conduire où l'on voulait. Ces chefs, ne pouvant plus employer
+utilement les anciens épouvantails, les mots _jacobin_ et
+_sans-culotte_, décidément trop usés, avaient remis à neuf le mot
+_démagogue_. Ces meneurs, rompus aux pratiques et aux manoeuvres,
+exploitaient le mot «la Montagne» avec succès; ils agitaient à propos
+cet effrayant et magnifique souvenir. Avec ces quelques lettres de
+l'alphabet, groupées en syllabes et accentuées
+convenablement:--démagogie,--montagnards,--partageux,--communistes,
+rouges,--ils faisaient passer des lueurs devant les yeux des niais. Ils
+avaient trouvé moyen de pervertir les cerveaux de leurs collègues
+ingénus au point d'y incruster, pour ainsi dire, des espèces de
+dictionnaires où chacune des expressions dont se servaient les orateurs
+et les écrivains de la démocratie se trouvait immédiatement
+traduite.--_Humanité_, lisez: _Férocité_;--_Bien-être universel_, lisez:
+_Bouleversement_--;--_République_, lisez:_Terrorisme_;--_Socialisme_,
+lisez:_Pillage_;--_Fraternité_, lisez:_Massacre_; _Évangile_, lisez:
+_Mort aux riches_. De telle sorte que lorsqu'un orateur de la gauche
+disait, par exemple: _Nous voulons la suppression de la guerre et
+l'abolition de la peine de mort_, une foule de pauvres gens, à droite,
+entendaient distinctement:_Nous voulons tout mettre à feu et à sang_,
+et, furieux, montraient le poing à l'orateur. Après de tels discours où
+il n'avait été question que de liberté, de paix universelle, de
+bien-être par le travail, de concorde et de progrès, on voyait les
+représentants de cette catégorie que nous avons désignée en tête de ce
+paragraphe se lever tout pâles; ils n'étaient pas bien sûrs de n'être
+pas déjà guillotinés et s'en allaient chercher leurs chapeaux pour voir
+s'ils avaient encore leurs têtes.
+
+Ces pauvres êtres effarés n'ont pas marchandé leur adhésion au 2
+décembre. C'est pour eux qu'a été spécialement inventée la
+locution:--«Louis-Napoléon a sauvé la société.»
+
+Et ces éternels préfets, ces éternels maires, ces éternels capitouls,
+ces éternels échevins, ces éternels complimenteurs du soleil levant ou
+du lampion allumé, qui arrivent, le lendemain du succès, au vainqueur,
+au triomphateur, au maître, à sa majesté Napoléon le Grand, à sa majesté
+Louis XVIII, à sa majesté Alexandre Ier, à sa majesté Charles X, à sa
+majesté Louis-Philippe, au citoyen Lamartine, au citoyen Cavaignac, à
+monseigneur le prince-président, agenouillés, souriants, épanouis,
+apportant dans des plats les clefs de leurs villes et sur leurs faces
+les clefs de leurs consciences!
+
+Mais les imbéciles, c'est vieux, les imbéciles ont toujours fait partie
+de toutes les institutions et sont presque une institution eux-mêmes; et
+quant aux préfets et capitouls, quant à ces adorateurs de tous les
+lendemains, insolents de bonheur et de platitude, cela s'est vu dans
+tous les temps. Rendons justice au régime de décembre; il n'a pas
+seulement ces partisans-là, il a des adhérents et des créatures qui ne
+sont qu'à lui; il a produit des notabilités tout à fait neuves.
+
+Les nations ne connaissent jamais toutes leurs richesses en fait de
+coquins. Il faut cette espèce de bouleversements, ce genre de
+déménagements pour les leur faire voir. Alors les peuples s'émerveillent
+de ce qui sort de la poussière. C'est splendide à contempler. Tel qui
+était chaussé, vêtu et famé à faire crier après soi tous les chienlits
+d'Europe, surgit ambassadeur. Celui-ci, qui entrevoyait Bicêtre et la
+Roquette, se réveille général et grand-aigle de la légion d'honneur.
+Tout aventurier endosse un habit officiel, s'accommode un bon oreiller
+bourré de billets de Banque, prend une feuille de papier blanc, et écrit
+dessus: Fin de mes aventures.--Vous savez bien? un tel?--Oui. Il est aux
+galères?--Non, il est ministre.
+
+
+
+
+VIII
+
+MENS AGITAT MOLEM
+
+
+Au centre est l'homme; l'homme que nous avons dit; l'homme punique;
+l'homme fatal, attaquant la civilisation pour arriver au pouvoir,
+cherchant, ailleurs que dans le vrai peuple, on ne sait quelle
+popularité féroce, exploitant les côtés encore sauvages du paysan et du
+soldat, tâchant de réussir par les égoïsmes grossiers, par les passions
+brutales, par les envies éveillées, par les appétits excités; quelque
+chose comme Marat prince, au but près qui, chez Marat, était grand et,
+chez Louis Bonaparte, est petit; l'homme qui tue, qui déporte, qui
+exile, qui expulse, qui proscrit, qui spolie; cet homme au geste
+accablé, à l'oeil vitreux, qui marche d'un air distrait au milieu des
+choses horribles qu'il fait, comme une sorte de somnambule sinistre.
+
+On a dit de Louis Bonaparte, soit en mauvaise part, soit en bonne part,
+car ces êtres étranges ont d'étranges flatteurs:--«C'est un dictateur,
+c'est un despote, rien de plus.»--C'est cela à notre avis, et c'est
+aussi autre chose.
+
+Le dictateur était un magistrat. Tite-Live[24] et Cicéron[25]
+l'appellent _proetor maximus_; Sénèque[26] l'appelle _magister populi_;
+ce qu'il décrétait était tenu pour arrêt d'en haut; Tite-Live[27]
+dit:_pro numine observatum_. Dans ces temps de civilisation incomplète,
+la rigidité des lois antiques n'ayant pas tout prévu, sa fonction était
+de pourvoir au salut du peuple il était le produit de ce texte: _salus
+populi lex esto_ Il faisait porter devant lui les vingt-quatre haches,
+signes du droit de vie et de mort. Il était en dehors de la loi,
+au-dessus de la loi, mais il ne pouvait toucher à la loi. La dictature
+était un voile derrière lequel la loi restait entière. La loi était
+avant le dictateur et était après le dictateur. Elle le ressaisissait à
+sa sortie. Il était nommé pour un temps très court, six mois; _semestris
+dictatura_, dit Tite-Live[28]. Habituellement, comme si cet énorme
+pouvoir, même librement consenti par le peuple, finissait par peser
+comme un remords, le dictateur se démettait avant la fin du terme.
+Cincinnatus s'en alla au bout de huit jours. Il était interdit au
+dictateur de disposer des deniers publics sans autorisation du sénat, et
+de sortir de l'Italie. Il ne pouvait monter à cheval sans la permission
+du peuple. Il pouvait être plébéien; Marcius Rutilus et Publius Philo
+furent dictateurs. On créait un dictateur pour des objets fort
+divers,--pour établir des fêtes à l'occasion des jours saints,--pour
+enfoncer un clou sacré dans le mur du temple de Jupiter,--une fois, pour
+nommer le sénat. Rome république porta quatrevingt-huit dictateurs.
+Cette institution intermittente dura cent cinquante-trois ans, de l'an
+552 de Rome à l'an 705. Elle commença par Servilius Geminus et arriva à
+César en passant par Sylla. À César elle expira. La dictature était
+faite pour être répudiée par Cincinnatus et épousée par César. César fut
+cinq fois dictateur en cinq ans, de 706 à 711. Cette magistrature était
+dangereuse; elle finit par dévorer la liberté.
+
+M. Bonaparte est-il un dictateur? nous ne voyons pas d'inconvénient à
+répondre oui. _Prætor maximus_, général en chef? le drapeau le salue.
+_Magister populi_, maître du peuple? demandez aux canons braqués sur les
+places publiques. _Pro numine observatum_, tenu pour dieu? demandez à M.
+Troplong. Il a nommé le sénat; il a institué des jours fériés; il a
+pourvu au «salut de la société»; il a enfoncé un clou sacré dans le mur
+du Panthéon et il a accroché à ce clou son coup d'état. Seulement il
+fait et défait la loi à sa fantaisie, il monte à cheval sans permission,
+et quant aux six mois, il prend un peu plus de temps. César avait pris
+cinq ans, il prend le double; c'est juste. Jules César cinq, M. Louis
+Bonaparte dix, la proportion est gardée.
+
+Du dictateur passons au despote. C'est l'autre qualification presque
+acceptée par M. Bonaparte. Parlons un peu la langue du bas-empire. Elle
+sied au sujet.
+
+Le Despotès venait après le Basileus. Il était, entre autres attributs,
+général de l'infanterie et de la cavalerie, _magister utriusque
+exercitus_. Ce fut l'empereur Alexis, surnommé l'Ange, qui créa la
+dignité de despotès. Le despotès était moins que l'empereur et au-dessus
+du sebastocrator ou auguste et du césar.
+
+On voit que c'est aussi un peu cela. M. Bonaparte est despotès en
+admettant, ce qui est facile, que Magnan soit césar et que Maupas soit
+auguste.
+
+Despote, dictateur, c'est admis. Tout ce grand éclat, tout ce triomphant
+pouvoir, n'empêchent pas qu'il ne se passe dans Paris de petits
+incidents comme celui-ci, que d'honnêtes badauds, témoins du fait, vous
+racontent tout rêveurs: Deux hommes cheminent dans la rue, ils causent
+de leurs affaires, de leur négoce. L'un d'eux parle de je ne sais quel
+fripon dont il croit avoir à se plaindre. C'est un malheureux, dit-il,
+c'est un escroc, c'est un gueux. Un agent de police entend ces derniers
+mots:_--Monsieur_, dit-il, _vous parlez du président; je vous arrête_.
+
+Maintenant M. Bonaparte sera-t-il ou ne sera-t-il pas empereur?
+
+Belle question! Il est maître, il est cadi, mufti, bey, dey, soudan,
+grand-khan, grand-lama, grand-mogol, grand-dragon, cousin du soleil,
+commandeur des croyants, schah, czar, sophi et calife. Paris n'est plus
+Paris, c'est Bagdad, avec un Giafar qui s'appelle Persigny et une
+Schéhérazade qui risque d'avoir le cou coupé tous les matins et qui
+s'appelle _le Constitutionnel_. M. Bonaparte peut tout ce qu'il lui
+plaît sur les biens, sur les familles, sur les personnes. Si les
+citoyens français veulent savoir la profondeur du «gouvernement» dans
+lequel ils sont tombés, ils n'ont qu'à s'adresser à eux-mêmes quelques
+questions. Voyons, juge, il t'arrache ta robe et t'envoie en prison.
+Après? Voyons, sénat, conseil d'état, corps législatif, il saisit une
+pelle et fait de vous un tas dans un coin. Après? Toi, propriétaire, il
+te confisque ta maison d'été et ta maison d'hiver avec cours, écuries,
+jardins et dépendances. Après? Toi, père, il te prend ta fille; toi,
+frère, il te prend ta soeur; toi, bourgeois, il te prend ta femme,
+d'autorité, de vive force. Après? Toi, passant, ton visage lui déplaît,
+il te casse la tête d'un coup de pistolet et rentre chez lui. Après?
+
+Toutes ces choses faites, qu'en résulterait-il? Rien. Monseigneur le
+prince-président a fait hier sa promenade habituelle aux Champs-Élysées
+dans une calèche à la Daumont attelée de quatre chevaux, accompagné d'un
+seul aide de camp. Voilà ce que diront les journaux.
+
+Il a effacé des murs _Liberté, Égalité, Fraternité_. Il a eu raison. Ah!
+français! vous n'êtes plus ni libres, le gilet de force est là; ni
+égaux, l'homme de guerre est tout; ni frères, la guerre civile couve
+sous cette lugubre paix d'état de siège.
+
+Empereur? pourquoi pas? il a un Maury qui s'appelle Sibour; il a un
+Fontanes, un Faciuntasinos, si vous l'aimez mieux, qui s'appelle
+Fortoul; il a un Laplace qui répond au nom de Leverrier, mais qui n'a
+pas fait la _Mécanique céleste_. Il trouvera aisément des Esménard et
+des Luce de Lancival. Son Pie VII est à Rome dans la soutane de Pie IX.
+Son uniforme vert, on l'a vu à Strasbourg; son aigle, on l'a vu à
+Boulogne; sa redingote grise, ne la portait-il pas à Ham? casaque ou
+redingote, c'est tout un. Madame de Staël sort de chez lui. Elle a écrit
+_Lélia_. Il lui sourit en attendant qu'il l'exile. Tenez-vous à une
+archiduchesse? attendez un peu, il en aura une. _Tu, felix Austria,
+nube._ Son Murat se nomme Saint-Arnaud, son Talleyrand se nomme Morny,
+son duc d'Enghien s'appelle le Droit.
+
+Regardez, que lui manque-t-il? rien; peu de chose; à peine Austerlitz et
+Marengo.
+
+Prenez-en votre parti, il est empereur _in petto_; un de ces matins, il
+le sera au soleil; il ne faut plus qu'une toute petite formalité, la
+chose de faire sacrer et couronner à Notre-Dame son faux serment. Après
+quoi ce sera beau; attendez-vous à un spectacle impérial. Attendez-vous
+aux caprices. Attendez-vous aux surprises, aux stupeurs, aux
+ébahissements, aux alliances de mots les plus inouïes, aux cacophonies
+les plus intrépides; attendez-vous au prince Troplong, au duc Maupas, au
+duc Mimerel, au marquis Leboeuf, au baron Baroche! En ligne, courtisans;
+chapeau bas, sénateurs; l'écurie s'ouvre, monseigneur le cheval est
+consul. Qu'on fasse dorer l'avoine de son altesse Incitatus.
+
+Tout s'avalera; l'hiatus du public sera prodigieux. Toutes les énormités
+passeront. Les anciens gobe-mouches disparaîtront et feront place aux
+gobe-baleines.
+
+Pour nous qui parlons, dès à présent l'empire existe, et, sans attendre
+le proverbe du sénatus-consulte et la comédie du plébiscite, nous
+envoyons ce billet de faire part à l'Europe:
+
+ --La trahison du 2 décembre est accouchée de l'empire.
+
+ La mère et l'enfant se portent mal.
+
+
+
+
+IX
+
+LA TOUTE-PUISSANCE
+
+
+Cet homme, oublions son 2 décembre, oublions son origine, voyons,
+qu'est-il comme capacité politique? Voulez-vous le juger depuis huit
+mois qu'il règne? regardez d'une part son pouvoir, d'autre part ses
+actes. Que peut-il? Tout. Qu'a-t-il fait? Rien. Avec cette pleine
+puissance, en huit mois un homme de génie eût changé la face de la
+France, de l'Europe peut-être. Il n'eût, certes, pas effacé le crime du
+point de départ, mais il l'eût couvert. À force d'améliorations
+matérielles, il eût réussi peut-être à masquer à la nation son
+abaissement moral. Même, il faut le dire, pour un dictateur de génie, la
+chose n'était pas malaisée. Un certain nombre de problèmes sociaux,
+élaborés dans ces dernières années par plusieurs esprits robustes,
+semblaient mûrs et pouvaient recevoir, au grand profit et au grand
+contentement du peuple, des solutions actuelles et relatives. Louis
+Bonaparte n'a pas même paru s'en douter. Il n'en a abordé, il n'en a
+entrevu aucun. Il n'a pas même retrouvé à l'Élysée quelques vieux restes
+des méditations socialistes de Ham. Il a ajouté plusieurs crimes
+nouveaux à son premier crime, et en cela il a été logique. Ces crimes
+exceptés, il n'a rien produit. Omnipotence complète, initiative nulle.
+Il a pris la France et n'en sait rien faire. En vérité, on est tenté de
+plaindre cet eunuque se débattant avec la toute-puissance.
+
+Certes, ce dictateur s'agite, rendons-lui cette justice; il ne reste pas
+un moment tranquille; il sent autour de lui avec effroi la solitude et
+les ténèbres; ceux qui ont peur la nuit chantent, lui il se remue. Il
+fait rage, il touche à tout, il court après les projets; ne pouvant
+créer, il décrète; il cherche à donner le change sur sa nullité; c'est
+le mouvement perpétuel; mais, hélas! cette roue tourne à vide.
+Conversion des rentes? où est le profit jusqu'à ce jour? Économie de
+dix-huit millions. Soit; les rentiers les perdent, mais le président et
+le sénat, avec leurs deux dotations, les empochent, bénéfice pour la
+France: zéro. Crédit foncier? les capitaux n'arrivent pas. Chemins de
+fer? on les décrète, puis on les retire. Il en est de toutes ces choses
+comme des cités ouvrières. Louis Bonaparte souscrit, mais ne paye pas.
+Quant au budget, quant à ce budget contrôlé par les aveugles qui sont au
+conseil d'état et voté par les muets qui sont au corps législatif,
+l'abîme se fait dessous. Il n'y avait de possible et d'efficace qu'une
+grosse économie sur l'armée, deux cent mille soldats laissés dans leurs
+foyers, deux cents millions épargnés. Allez donc essayer de toucher à
+l'armée! le soldat, qui redeviendrait libre, applaudirait; mais que
+dirait l'officier? et, au fond, ce n'est pas le soldat, c'est l'officier
+qu'on caresse. Et puis, il faut garder Paris et Lyon, et toutes les
+villes, et, plus tard, quand on sera empereur, il faudra bien faire un
+peu la guerre à l'Europe. Voyez le gouffre! Si, des questions
+financières, on passe aux institutions politiques, oh! là, les
+néo-bonapartistes s'épanouissent, là sont les créations! Quelles
+créations, bon Dieu! Une constitution style Ravrio, nous venons de la
+contempler, ornée de palmettes et de cous de cygne, apportée à l'Élysée
+avec de vieux fauteuils dans les voitures du garde-meuble; le
+sénat-conservateur recousu et redoré, le conseil d'état de 1806 retapé
+et rebordé de quelques galons neufs; le vieux corps législatif rajusté,
+recloué et repeint, avec Lainé de moins et Morny de plus! pour liberté
+de la presse, le bureau de l'esprit public; pour liberté individuelle,
+le ministère de la police. Toutes ces «institutions»--nous les avons
+passées en revue--ne sont autre chose que l'ancien meuble de salon de
+l'empire. Battez, époussetez, ôtez les toiles d'araignée, éclaboussez le
+tout de taches de sang français, et vous avez l'établissement de 1852.
+Ce bric-à-brac gouverne la France. Voilà les créations! Où est le bon
+sens? où est la raison? où est la vérité? Pas un côté sain de l'esprit
+contemporain qui ne soit heurté, pas une conquête juste de ce siècle qui
+ne soit jetée à terre et brisée. Toutes les extravagances devenues
+possibles. Ce que nous voyons depuis le 2 décembre, c'est le galop, à
+travers l'absurde, d'un homme médiocre échappé.
+
+Ces hommes, le malfaiteur et ses complices, ont un pouvoir immense,
+incomparable, absolu, illimité, suffisant, nous le répétons, pour
+changer la face de l'Europe. Ils s'en servent pour jouir. S'amuser et
+s'enrichir, tel est leur «socialisme». Ils ont arrêté le budget sur la
+grande route; les coffres sont là ouverts; ils emplissent leurs
+sacoches, ils ont de l'argent en veux-tu en voilà. Tous les traitements
+sont doublés ou triplés, nous en avons dit plus haut les chiffres. Trois
+ministres, Turgot,--il y a un Turgot dans cette affaire,--Persigny et
+Maupas, ont chacun un million de fonds secrets; le sénat a un million,
+le conseil d'état un demi-million, les officiers du 2 décembre ont un
+mois-Napoléon, c'est-à-dire des millions; les soldats du 2 décembre ont
+des médailles, c'est-à-dire des millions; M. Murat veut des millions et
+en aura; un ministre se marie, vite un demi-million; M. Bonaparte, _quia
+nominor Poleo_, a douze millions, plus quatre millions, seize millions.
+Millions, millions! ce régime s'appelle Million. M. Bonaparte a trois
+cents chevaux de luxe, les fruits et les légumes des châteaux nationaux,
+et des parcs et jardins jadis royaux; il regorge; il disait l'autre
+jour: _toutes mes voitures_; comme Charles-Quint disait: toutes mes
+Espagnes, et comme Pierre le Grand disait: toutes mes Russies. Les noces
+de Gamache sont à l'Élysée, les broches tournent nuit et jour devant des
+feux de joie; on y consomme--ces bulletins-là se publient, ce sont les
+bulletins du nouvel empire--six cent cinquante livres de viande par
+jour; l'Élysée aura bientôt cent quarante-neuf cuisines comme le château
+de Schoenbrunn; on boit, on mange, on rit, on banquette; banquet chez
+tous les ministres, banquet à l'École militaire, banquet à l'Hôtel de
+Ville, banquet aux Tuileries, fête monstre le 10 mai, fête encore plus
+monstre le 15 août; on nage dans toutes les abondances et dans toutes
+les ivresses. Et l'homme du peuple, le pauvre journalier auquel le
+travail manque, le prolétaire en haillons, pieds nus, auquel l'été
+n'apporte pas de pain et auquel l'hiver n'apporte pas de bois, dont la
+vieille mère agonise sur une paillasse pourrie, dont la jeune fille se
+prostitue au coin des rues pour vivre, dont les petits enfants
+grelottent de faim, de fièvre et de froid dans les bouges du faubourg
+Saint-Marceau, dans les greniers de Rouen, dans les caves de Lille, y
+songe-t-on? que devient-il? que fait-on pour lui? Crève, chien!
+
+
+
+
+X.
+
+LES DEUX PROFILS DE M. BONAPARTE
+
+
+Le curieux, c'est qu'ils veulent qu'on les respecte; un général est
+vénérable, un ministre est sacré. La comtesse d'Andl--, jeune femme de
+Bruxelles, était à Paris en mars 1852; elle se trouvait un jour dans un
+salon du faubourg Saint-Honoré. M. de P. entre; madame d'Andl--veut
+sortir et passe devant lui, et il se trouve qu'en songeant à autre chose
+probablement, elle hausse les épaules. M. de P. s'en aperçoit; le
+lendemain madame d'Andl--est avertie que désormais, sous peine d'être
+expulsée de France comme un représentant du peuple, elle ait à
+s'abstenir de toute marque d'approbation ou d'improbation quand elle
+voit des ministres.
+
+Sous ce gouvernement-caporal et sous cette constitution-consigne, tout
+marche militairement. Le peuple français va à l'ordre pour savoir
+comment il doit se lever, se coucher, s'habiller, en quelle toilette il
+peut aller à l'audience du tribunal ou à la soirée de M. le préfet;
+défense de faire des vers médiocres; défense de porter barbe; le jabot
+et la cravate blanche sont lois de l'état. Règle, discipline, obéissance
+passive, les yeux baissés, silence dans les rangs, tel est le joug sous
+lequel se courbe en ce moment la nation de l'initiative et de la
+liberté, la grande France révolutionnaire. Le réformateur ne s'arrêtera
+que lorsque la France sera assez caserne pour que les généraux disent: À
+la bonne heure! et assez séminaire pour que les évêques disent: C'est
+assez!
+
+Aimez-vous le soldat? on en a mis partout. Le conseil municipal de
+Toulouse donne sa démission; le préfet Chapuis-Montlaville remplace le
+maire par un colonel, le premier adjoint par un colonel, et le deuxième
+adjoint par un colonel[29]. Les gens de guerre prennent le haut du pavé.
+«Les soldats, dit Mably, croyant être à la place des citoyens qui
+avaient fait autrefois les consuls, les dictateurs, les censeurs et les
+tribuns, associèrent au gouvernement des empereurs une espèce de
+démocratie militaire.» Avez-vous un shako sur le crâne? faites ce qu'il
+vous plaira. Un jeune homme rentrant du bal passe rue Richelieu devant
+la porte de la Bibliothèque; le factionnaire le couche en joue et le
+tue; le lendemain les journaux disent: «Le jeune homme est mort», et
+c'est tout. Timour-Beig accorda à ses compagnons d'armes et à leurs
+descendants jusqu'à la septième génération le droit d'impunité pour
+quelque crime que ce fût, à moins que le délinquant n'eût commis le
+crime neuf fois. Le factionnaire de la rue Richelieu a encore huit
+citoyens à tuer avant d'être traduit devant un conseil de guerre. Il
+fait bon d'être soldat, mais il ne fait pas bon d'être citoyen. En même
+temps, cette malheureuse armée, on la déshonore. Le 3 décembre, on
+décore les commissaires qui ont arrêté ses représentants et ses
+généraux; il est vrai qu'elle-même a reçu deux louis par homme. Ô honte
+de tous les côtés! l'argent aux soldats et la croix aux mouchards!
+
+Jésuitisme et caporalisme, c'est là ce régime tout entier. Tout
+l'expédient politique de M. Bonaparte se compose de deux hypocrisies,
+hypocrisie soldatesque tournée vers l'armée, hypocrisie catholique
+tournée vers le clergé. Quand ce n'est pas Fracasse, c'est Basile.
+Quelquefois, c'est les deux ensemble. De cette façon il parvient à ravir
+d'aise en même temps Montalembert, qui ne croit pas à la France, et
+Saint-Arnaud, qui ne croit pas en Dieu.
+
+Le dictateur sent-il l'encens? sent-il le tabac? cherchez. Il sent le
+tabac et l'encens. Ô France! quel gouvernement! Les éperons passent sous
+la soutane. Le coup d'état va à la messe, rosse les pékins, lit son
+bréviaire, embrasse Catin, dit son, chapelet, vide les pots et fait ses
+pâques. Le coup d'état affirme, ce qui est douteux, que nous sommes
+revenus à l'époque des jacqueries; ce qui est certain, c'est qu'il nous
+ramène _Diex el volt_. L'Élysée a la foi du templier, et la soif aussi.
+
+Jouir et bien vivre, répétons-le, et manger le budget; ne rien croire,
+tout exploiter; compromettre à la fois deux choses saintes, l'honneur
+militaire et la foi religieuse; tacher l'autel avec le sang et le
+drapeau avec le goupillon; rendre le soldat ridicule et le prêtre un peu
+féroce; mêler à cette grande escroquerie politique qu'il appelle son
+pouvoir l'église et la nation, les consciences catholiques et les
+consciences patriotes, voilà le procédé de Bonaparte le Petit.
+
+Tous ses actes, depuis les plus énormes jusqu'aux plus puérils, depuis
+ce qui est hideux jusqu'à ce qui est risible, sont empreints de ce
+double jeu. Par exemple les solennités nationales l'ennuient. 24
+février, 4 mai; il y a des souvenirs gênants ou dangereux qui reviennent
+opiniâtrement à jour fixe. Un anniversaire est un importun. Supprimons
+les anniversaires. Soit. Ne gardons qu'une fête, la nôtre. À merveille.
+Mais avec une fête, une seule, comment satisfaire deux partis, le parti
+soldat et le parti prêtre? Le parti soldat est voltairien. Où Canrobert
+sourira, Riancey fera la grimace. Comment faire? vous allez voir. Les
+grands escamoteurs ne sont pas embarrassés pour si peu. Le _Moniteur_
+déclare un beau matin qu'il n'y aura plus désormais qu'une fête
+nationale, le 15 août. Sur ce, commentaire semi-officiel; les deux
+masques du dictateur se mettent à parler.--Le 15 août, dit la bouche
+Ratapoil, jour de la Saint-Napoléon!--Le 15 août, dit la
+bouche-Tartuffe, fête de la sainte vierge! D'un côté le Deux-Décembre
+enfle ses joues, grossit sa voix, tire son grand sabre et s'écrie:
+sacrebleu, grognards! fêtons Napoléon le Grand! de l'autre il baisse les
+yeux, fait le signe de la croix et marmotte: mes très chers frères,
+adorons le sacré coeur de Marie!
+
+Le gouvernement actuel, main baignée de sang qui trempe le doigt dans
+l'eau bénite.
+
+
+
+
+XI
+
+CAPITULATION
+
+
+Mais on nous dit: N'allez-vous pas un peu loin? n'êtes-vous pas injuste?
+concédez-lui quelque chose. N'a-t-il pas, dans une certaine mesure,
+«fait du socialisme»? Et l'on remet sur le tapis le crédit foncier, les
+chemins de fer, l'abaissement de la rente, etc.
+
+Nous avons déjà apprécié ces mesures à leur juste valeur; mais en
+admettant que ce soit là du «socialisme», vous seriez simples d'en
+attribuer le mérite à M. Bonaparte. Ce n'est pas lui qui fait du
+socialisme, c'est le temps.
+
+Un homme nage contre un courant rapide; il lutte avec des efforts
+inouïs, il frappe le flot du poing, du front, de l'épaule et du genou.
+Vous dites: il remontera. Un moment après, vous le regardez, il a
+descendu. Il est beaucoup plus bas dans le fleuve qu'il n'était au point
+de départ. Sans le savoir et sans s'en douter, à chaque effort qu'il
+fait, il perd du terrain. Il s'imagine qu'il remonte, et il descend
+toujours. Il croit avancer et il recule. Crédit foncier, comme vous
+dites, abaissement de la rente, comme vous dites, M. Bonaparte a déjà
+fait plusieurs de ces décrets que vous voulez bien qualifier de
+socialistes, et il en fera encore. M. Changarnier eût triomphé au lieu
+de M. Bonaparte, qu'il en eût fait. Henri V reviendrait demain, qu'il en
+ferait. L'empereur d'Autriche en fait en Galicie, et l'empereur Nicolas
+en Lithuanie. En somme et après tout, qu'est-ce que cela prouve? que ce
+courant qui s'appelle Révolution est plus fort que ce nageur qui
+s'appelle Despotisme.
+
+Mais ce socialisme même de M. Bonaparte, qu'est-il? Cela du socialisme?
+je le nie. Haine de la bourgeoisie, soit; socialisme, non. Voyez le
+ministère socialiste par excellence, le ministère de l'agriculture et du
+commerce, il l'abolit. Que vous donne-t-il en compensation? le ministère
+de la police. L'autre ministère socialiste, c'est le ministère de
+l'instruction publique. Il est en danger. Un de ces matins on le
+supprimera. Le point de départ du socialisme, c'est l'éducation, c'est
+l'enseignement gratuit et obligatoire, c'est la lumière. Prendre les
+enfants et en faire des hommes, prendre les hommes et en faire des
+citoyens; des citoyens intelligents honnêtes, utiles, heureux. Le
+progrès intellectuel, d'abord, le progrès moral d'abord; le progrès
+matériel ensuite. Les deux premiers progrès amènent d'eux-mêmes et
+irrésistiblement le dernier. Que fait M. Bonaparte? Il persécute et
+étouffe partout l'enseignement. Il y a un paria dans notre France
+d'aujourd'hui, c'est le maître d'école.
+
+Avez-vous jamais réfléchi à ce que c'est qu'un maître d'école, à cette
+magistrature où se réfugiaient les tyrans d'autrefois comme les
+criminels dans un temple lieu d'asile? avez-vous jamais songé à ce que
+c'est que l'homme qui enseigne les enfants? Vous entrez chez un charron,
+il fabrique des roues et des timons; vous dites: c'est un homme utile;
+vous entrez chez un tisserand, il fabrique de la toile; vous dites:
+c'est un homme précieux; vous entrez chez un forgeron, il fabrique des
+pioches, des marteaux, des socs de charrue; vous dites: c'est un homme
+nécessaire; ces hommes, ces bons travailleurs, vous les saluez. Vous
+entrez chez un maître d'école, saluez plus bas; savez-vous ce qu'il
+fait? il fabrique des esprits.
+
+Il est le charron, le tisserand et le forgeron de cette oeuvre dans
+laquelle il aide Dieu: l'avenir.
+
+Eh bien! aujourd'hui, grâce au parti prêtre régnant, comme il ne faut
+pas que le maître d'école travaille à cet avenir, comme il faut que
+l'avenir soit fait d'ombre et d'abrutissement, et non d'intelligence et
+de clarté, voulez-vous savoir de quelle façon on fait fonctionner cet
+humble et grand magistrat, le maître d'école? Le maître d'école sert la
+messe, chante au lutrin, sonne vêpres, range les chaises, renouvelle les
+bouquets devant le sacré-coeur, fourbit les chandeliers de l'autel,
+époussette le tabernacle, plie les chapes et les chasubles, tient en
+ordre et en compte le linge de la sacristie, met de l'huile dans les
+lampes, bat le coussin du confessionnal, balaye l'église et un peu le
+presbytère; le temps qui lui reste, il peut, à la condition de ne
+prononcer aucun de ces trois mots du démon, Patrie, République, Liberté,
+l'employer, si bon lui semble, à faire épeler l'A, B, C aux petits
+enfants.
+
+M. Bonaparte frappe à la fois l'enseignement en haut et en bas; en bas
+pour plaire aux curés, en haut pour plaire aux évêques. En même temps
+qu'il cherche à fermer l'école de village, il mutile le Collège de
+France. Il renverse d'un coup de pied les chaires de Quinet et de
+Michelet. Un beau matin, il déclare, par décret, suspectes les lettres
+grecques et latines, et interdit le plus qu'il peut aux intelligences le
+commerce des vieux poètes et des vieux historiens d'Athènes et de Rome,
+flairant dans Eschyle et dans Tacite une vague odeur de démagogie. Il
+met d'un trait de plume les médecins, par exemple, hors l'enseignement
+littéraire, ce qui fait dire au docteur Serres: _Nous voilà dispensés
+par décret de savoir lire et écrire_.
+
+Impôts nouveaux, impôts somptuaires, impôts vestiaires; _nemo audeat
+comedere præter duo fercula cum potagio;_ impôt sur les vivants, impôt
+sur les morts, impôt sur les successions, impôt sur les voitures, impôt
+sur le papier; bravo, hurle le parti bedeau, moins de livres! impôt sur
+les chiens, les colliers payeront; impôt sur les sénateurs, les
+armoiries payeront. Voilà qui va être populaire! dit M. Bonaparte en se
+frottant les mains. C'est l'empereur socialiste, vocifèrent les affidés
+dans les faubourgs; c'est l'empereur catholique, murmurent les béats
+dans les sacristies. Qu'il serait heureux, s'il pouvait passer ici pour
+Constantin et là pour Babeuf! Les mots d'ordre se répètent, l'adhésion
+se déclare, l'enthousiasme gagne de proche en proche, l'école militaire
+dessine son chiffre avec des bayonnettes et des canons de pistolet,
+l'abbé Gaume et le cardinal Gousset applaudissent, on couronne de fleurs
+son buste à la halle, Nanterre lui dédie des rosières, l'ordre social
+est décidément sauvé, la propriété, la famille et la religion respirent,
+et la police lui dresse une statue.
+
+De bronze?
+
+Fi donc! c'est bon pour l'oncle.
+
+De marbre! _Tu es Pietri et super hanc pietram ædificabo effigiem
+meam[30]_.
+
+Ce qu'il attaque, ce qu'il poursuit, ce qu'ils poursuivent tous avec
+lui, ce sur quoi ils s'acharnent, ce qu'ils veulent écraser, brûler,
+supprimer, détruire, anéantir, est-ce ce pauvre homme obscur qu'on
+appelle instituteur primaire? est-ce ce carré de papier qu'on appelle un
+journal? est-ce ce fascicule de feuillets qu'on appelle un livre? est-ce
+cet engin de bois et de fer qu'on appelle une presse? non, c'est toi,
+pensée, c'est toi, raison de l'homme, c'est toi, dix-neuvième siècle,
+c'est toi, providence, c'est toi, Dieu!
+
+Nous qui les combattons, nous sommes «les éternels ennemis de l'ordre»;
+nous sommes, car ils ne trouvent pas encore que ce mot soit usé, des
+démagogues.
+
+Dans la langue du duc d'Albe, croire à la sainteté de la conscience
+humaine, résister à l'inquisition, braver le bûcher pour sa foi, tirer
+l'épée pour sa patrie, défendre son culte, sa ville, son foyer, sa
+maison, sa famille, son Dieu, cela se nommait _la gueuserie_; dans la
+langue de Louis Bonaparte, lutter pour la liberté, pour la justice, pour
+le droit, combattre pour la cause du progrès, de la civilisation, de la
+France, de l'humanité, vouloir l'abolition de la guerre et de la peine
+de mort, prendre au sérieux la fraternité des hommes, croire au serment
+juré, s'armer pour la constitution de son pays, défendre les lois, cela
+s'appelle _la démagogie_.
+
+On est démagogue au dix-neuvième siècle comme on était gueux au
+seizième.
+
+Ceci étant donné que le dictionnaire de l'académie n'existe plus, qu'il
+fait nuit en plein midi, qu'un chat ne s'appelle plus un chat et que
+Baroche ne s'appelle plus un fripon, que la justice est une chimère, que
+l'histoire est un rêve, que le prince d'Orange est un gueux et le duc
+d'Albe un juste, que Louis Bonaparte est identique à Napoléon le Grand,
+que ceux qui ont violé la constitution sont des sauveurs et que ceux qui
+l'ont défendue sont des brigands, en un mot, que l'honnêteté humaine est
+morte, soit! alors j'admire ce gouvernement. Il va bien. Il est modèle
+en son genre. Il comprime, il réprime, il opprime, il emprisonne, il
+exile, il mitraille, il extermine, et même il «gracie»! il fait de
+l'autorité à coups de canon et de la clémence à coups de plat de sabre.
+
+À votre aise, répètent quelques braves incorrigibles de l'ex-parti de
+l'ordre, indignez-vous, raillez, flétrissez, conspuez, cela nous est
+égal; vive la stabilité! tout cet ensemble constitue, après tout, un
+gouvernement solide.
+
+Solide! nous nous sommes déjà expliqués sur cette solidité.
+
+Solide! je l'admire, cette solidité. S'il neigeait des journaux en
+France seulement pendant deux jours, le matin du troisième jour on ne
+saurait plus où M. Louis Bonaparte a passé.
+
+N'importe, cet homme pèse sur l'époque entière, il défigure le
+dix-neuvième siècle, et il y aura peut-être dans ce siècle deux ou trois
+années sur lesquelles, à je ne sais quelle trace ignoble, on reconnaîtra
+que Louis Bonaparte s'est assis là.
+
+Cet homme, chose triste à dire, est maintenant la question de tous les
+hommes.
+
+À de certaines époques dans l'histoire, le genre humain tout entier, de
+tous les points de la terre, fixe les yeux sur un lieu mystérieux d'où
+il semble que va sortir la destinée universelle. Il y a eu des heures où
+le monde a regardé le Vatican; Grégoire VII, Léon X, avaient là leur
+chaire; d'autres heures où il a contemplé le Louvre, Philippe-Auguste,
+Louis IX, François Ier, Henri IV, étaient là; l'Escurial, Saint-Just,
+Charles-Quint y songeait; Windsor, Élisabeth la Grande y régnait;
+Versailles, Louis XIV entouré d'astres y rayonnait; le Kremlin, on y
+entrevoyait Pierre le Grand; Potsdam, Frédéric II s'y enfermait avec
+Voltaire...--Aujourd'hui, baisse la tête, histoire, l'univers regarde
+l'Élysée!
+
+Cette espèce de porte bâtarde, gardée par deux guérites peintes en
+coutil, à l'extrémité du faubourg Saint-Honoré, voilà ce que contemple
+aujourd'hui, avec une sorte d'anxiété profonde, le regard du monde
+civilisé!...--Ah! qu'est-ce que c'est que cet endroit d'où il n'est pas
+sorti une idée qui ne fût un piége, pas une action qui ne fût un crime?
+Qu'est-ce que c'est que cet endroit où habitent tous les cynismes avec
+toutes les hypocrisies? Qu'est-ce que c'est que cet endroit où les
+évêques coudoient Jeanne Poisson dans l'escalier, et, comme il y a cent
+ans, la saluent jusqu'à terre; où Samuel Bernard rit dans un coin avec
+Laubardemont; où Escobar entre donnant le bras à Gusman d'Alfarache; où,
+rumeur affreuse, dans un fourré du jardin l'on dépêche, dit-on, à coups
+de bayonnette, des hommes qu'on ne veut pas juger; où l'on entend un
+homme dire à une femme qui intercède et qui pleure: «Je vous passe vos
+amours, passez-moi mes haines!» Qu'est-ce que c'est que cet endroit où
+l'orgie de 1852 importune et déshonore le deuil de 1815? où Césarion,
+les bras croisés ou les mains derrière le dos, se promène sous ces mêmes
+arbres, dans ces mêmes allées que hante encore le fantôme indigné de
+César?
+
+Cet endroit, c'est la tache de Paris; cet endroit, c'est la souillure du
+siècle; cette porte, d'où sortent toutes sortes de bruits joyeux,
+fanfares, musiques, rires, chocs des verres, cette porte, saluée le jour
+par les bataillons qui passent, illuminée la nuit, toute grande ouverte
+avec une confiance insolente, c'est une sorte d'injure publique toujours
+présente. Le centre de la honte du monde est là.
+
+Ah! à quoi songe la France? Certes, il faut réveiller cette nation; il
+faut lui prendre le bras, il faut la secouer, il faut lui parler; il
+faut parcourir les champs, entrer dans les villages, entrer dans les
+casernes, parler au soldat qui ne sait plus ce qu'il a fait, parler au
+laboureur qui a une gravure de l'empereur dans sa chaumière et qui vote
+tout ce qu'on veut à cause de cela; il faut leur ôter le radieux fantôme
+qu'ils ont devant les yeux; toute cette situation n'est autre chose
+qu'un immense et fatal quiproquo; il faut éclaircir ce quiproquo, aller
+au fond, désabuser le peuple, le peuple des campagnes surtout, le
+remuer, l'agiter, l'émouvoir, lui montrer les maisons vides, lui montrer
+les fosses ouvertes, lui faire toucher du doigt l'horreur de ce
+régime-ci. Ce peuple est bon et honnête. Il comprendra. Oui, paysan, ils
+sont deux, le grand et le petit, l'illustre et l'infâme, Napoléon et
+Naboléon!
+
+Résumons ce gouvernement.
+
+Qui est à l'Élysée et aux Tuileries? le crime. Qui siége au Luxembourg?
+la bassesse. Qui siége au palais Bourbon? l'imbécillité. Qui siège au
+palais d'Orsay? la corruption. Qui siège au Palais de justice? la
+prévarication. Et qui est dans les prisons, dans les forts, dans les
+cellules, dans les casemates, dans les pontons, à Lambessa, à Cayenne,
+dans l'exil? la loi, l'honneur, l'intelligence, la liberté, le droit.
+
+Proscrits, de quoi vous plaignez-vous? vous avez la bonne part.
+
+
+
+
+LIVRE TROISIÈME
+
+LE CRIME
+
+
+
+
+Mais ce gouvernement, ce gouvernement horrible, hypocrite et bête, ce
+gouvernement qui fait hésiter entre l'éclat de rire et le sanglot, cette
+constitution-gibet où pendent toutes nos libertés, ce gros suffrage
+universel et ce petit suffrage universel, le premier nommant le
+président, l'autre nommant les législateurs, le petit disant au gros:
+_monseigneur, recevez ces millions_, le gros disant au petit: _reçois
+l'assurance de mes sentiments_; ce sénat, ce conseil d'état, d'où toutes
+ces choses sortent-elles? Mon Dieu! est-ce que nous en sommes déjà venus
+à ce point qu'il soit nécessaire de le rappeler?
+
+D'où sort ce gouvernement? Regardez! cela coule encore, cela fume
+encore, c'est du sang.
+
+Les morts sont loin, les morts sont morts.
+
+Ah! chose affreuse à penser et à dire, est-ce qu'on n'y songerait déjà
+plus?
+
+Est-ce que, parce qu'on boit et mange, parce que la carrosserie va,
+parce que toi, terrassier, tu as du travail au bois de Boulogne, parce
+que toi, maçon, tu gagnes quarante sous par jour au Louvre, parce que
+toi, banquier, tu as bonifié sur les métalliques de Vienne ou sur les
+obligations Hope et compagnie, parce que les titres de noblesse sont
+rétablis, parce qu'on peut s'appeler monsieur le comte et madame la
+duchesse, parce que les processions sortent à la Fête-Dieu, parce qu'on
+s'amuse, parce qu'on rit, parce que les murs de Paris sont couverts
+d'affiches de fêtes et de spectacles, est-ce qu'on oublierait qu'il y a
+des cadavres là-dessous?
+
+Est-ce que, parce qu'on a été au bal de l'École militaire, parce qu'on
+est rentrée les yeux éblouis, la tête fatiguée, la robe déchirée, le
+bouquet fané, et qu'on s'est jetée sur son lit et qu'on s'est endormie
+en songeant à quelque joli officier, est-ce qu'on ne se souviendrait
+plus qu'il y a là, sous l'herbe, dans une fosse obscure, dans un trou
+profond, dans l'ombre inexorable de la mort, une foule immobile, glacée
+et terrible, une multitude d'êtres humains déjà devenus informes, que
+les vers dévorent, que la désagrégation consume, qui commencent à se
+fondre avec la terre, qui existaient, qui travaillaient, qui pensaient,
+qui aimaient, et qui avaient le droit de vivre et qu'on a tués?
+
+Ah! si l'on ne s'en souvient plus, rappelons-le à ceux qui l'oublient!
+Réveillez-vous, gens qui dormez! les trépassés vont défiler devant vos
+yeux.
+
+
+
+
+EXTRAIT D'UN LIVRE INEDIT INTITULÉ
+
+LE CRIME DU DEUX DÉCEMBRE
+
+
+Par Victor Hugo. Ce livre sera publié prochainement. Ce sera une
+narration complète de l'infâme événement de 1851. Une grande partie est
+déjà, écrite; l'auteur recueille en ce moment des matériaux pour le
+reste.
+
+Il croit à propos d'entrer dès à présent dans quelques détails au sujet
+de ce travail, qu'il s'est imposé comme un devoir.
+
+L'auteur se rend cette justice qu'en écrivant cette narration, austère
+occupation de son exil, il a sans cesse présente à l'esprit la haute
+responsabilité de l'historien.
+
+Quand elle paraîtra, cette narration soulèvera certainement de
+nombreuses et violentes réclamations; l'auteur s'y attend; on ne taille
+pas impunément dans la chair vive d'un crime contemporain, et à l'heure
+qu'il est tout-puissant. Quoi qu'il en soit, quelles que soient ces
+réclamations plus ou moins intéressées, et afin qu'on puisse en juger
+d'avance le mérite, l'auteur croit devoir expliquer ici de quelle façon,
+avec quel soin scrupuleux de la vérité cette histoire aura été écrite,
+ou, pour mieux dire, ce procès-verbal du crime aura été dressé.
+
+Ce récit du 2 décembre contiendra, outre les faits généraux que personne
+n'ignore, un très grand nombre de faits inconnus qui y sont mis au jour
+pour la première fois. Plusieurs de ces faits, l'auteur les a vus,
+touchés, traversés; de ceux-là il peut dire: _quoeque ipse vidi et quorum
+pars fui_. Les membres de la gauche républicaine, dont la conduite a été
+si intrépide, ont vu ces faits comme lui, et leur témoignage ne lui
+manquera pas. Pour tout le reste, l'auteur a procédé à une véritable
+information judiciaire; il s'est fait pour ainsi dire le juge
+d'instruction de l'histoire; chaque acteur du drame, chaque combattant,
+chaque victime, chaque témoin, est venu déposer devant lui; pour tous
+les faits douteux, il a confronté les dires et au besoin les personnes.
+En général, les historiens parlent aux faits morts; ils les touchent
+dans la tombe de leurs verges de juges, les font lever et les
+interrogent. Lui, c'est aux faits vivants qu'il a parlé.
+
+Tous les détails du 2 décembre ont de la sorte passé sous ses yeux; il
+les a enregistrés tous, il les a pesés tous, aucun ne lui a échappé.
+L'histoire pourra compléter ce récit; mais non l'infirmer. Les
+magistrats manquant au devoir, il a fait leur office. Quand les
+témoignages directs et de vive voix lui faisaient défaut, il a envoyé
+sur les lieux ce qu'on pourrait appeler de réelles commissions
+rogatoires. Il pourrait citer tel fait pour lequel il a dressé de
+véritables questionnaires auxquels il a été minutieusement répondu.
+
+Il le répète, il a soumis le 2 décembre à un long et sévère
+interrogatoire. Il a porté le flambeau aussi loin et aussi avant qu'il a
+pu. Il a, grâce à cette enquête, en sa possession près de deux cents
+dossiers dont ce livre sortira. Il n'est pas un fait de ce récit
+derrière lequel, quand l'ouvrage sera publié, l'auteur ne puisse mettre
+un nom. On comprendra qu'il s'en abstienne, on comprendra même qu'il
+substitue quelquefois aux noms propres et même à de certaines
+indications de lieux, des désignations aussi peu transparentes que
+possible, en présence des proscriptions pendantes. Il ne veut pas
+fournir une liste supplémentaire à M. Bonaparte.
+
+Certes, pas plus dans ce récit du 2 décembre que dans le livre qu'il
+publie en ce moment, l'auteur n'est «impartial», comme on a l'habitude
+de dire quand on veut louer un historien. L'impartialité, étrange vertu
+que Tacite n'a pas. Malheur à qui resterait impartial devant les plaies
+saignantes de la liberté! En présence du fait de décembre 1851, l'auteur
+sent toute la nature humaine se soulever en lui, il ne s'en cache point,
+et l'on doit s'en apercevoir en le lisant. Mais chez lui la passion pour
+la vérité égale la passion pour le droit. L'homme indigné ne ment pas.
+Cette histoire du 2 décembre donc, il le déclare au moment d'en citer
+quelques pages, aura été écrite, on vient de voir comment, dans les
+conditions de la réalité la plus absolue.
+
+Nous jugeons utile d'en détacher dès à présent et d'en publier ici même
+un chapitre[31] qui, nous le pensons, frappera les esprits, en ce qu'il
+jette un jour nouveau sur le «succès» de M. Bonaparte. Grâce aux
+réticences des historiographes officiels du 2 décembre, on ne sait pas
+assez combien le coup d'état a été près de sa perte et on ignore tout à
+fait par quel moyen il s'est sauvé. Mettons ce fait spécial sous les
+yeux du lecteur.
+
+
+
+
+JOURNÉE DU 4 DÉCEMBRE
+
+LE COUP D'ÉTAT AUX ABOIS
+
+
+
+
+I
+
+
+«La résistance avait pris des proportions inattendues.
+
+«Le combat était devenu menaçant; ce n'était plus un combat, c'était une
+bataille, et qui s'engageait de toutes parts. À l'Élysée et dans les
+ministères les gens pâlissaient; on avait voulu des barricades, on en
+avait.
+
+«Tout le centre de Paris se couvrait de redoutes improvisées; les
+quartiers barricadés formaient une sorte d'immense trapèze compris entre
+les Halles et la rue Rambuteau d'une part et les boulevards de l'autre,
+et limité à l'est par la rue du Temple et à l'ouest par la rue
+Montmartre. Ce vaste réseau de rues, coupé en tous sens de redoutes et
+de retranchements, prenait d'heure en heure un aspect plus terrible et
+devenait une sorte de forteresse. Les combattants des barricades
+poussaient leurs grand'gardes jusque sur les quais. En dehors du trapèze
+que nous venons d'indiquer, les barricades montaient, nous l'avons dit,
+jusque dans le faubourg Saint-Martin et aux alentours du canal. Le
+quartier des écoles, où le comité de résistance avait envoyé le
+représentant de Flotte, était plus soulevé encore que la veille; la
+banlieue prenait feu; on battait le rappel aux Batignolles; Madier de
+Montjau agitait Belleville; trois barricades énormes se construisaient à
+la Chapelle-Saint-Denis. Dans les rues marchandes les bourgeois
+livraient leurs fusils, les femmes faisaient de la charpie.--Cela
+marche! Paris est parti! nous criait B*** entrant tout radieux au comité
+de résistance[32].--D'instant en instant les nouvelles nous arrivaient;
+toutes les permanences des divers quartiers se mettaient en
+communication avec nous. Les membres du comité délibéraient et lançaient
+les ordres et les instructions de combat de tout côté. La victoire
+semblait certaine. Il y eut un moment d'enthousiasme et de joie où ces
+hommes, encore placés entre la vie et la mort,
+s'embrassèrent.--Maintenant, s'écriait Jules Favre, qu'un régiment
+tourne ou qu'une légion sorte, Louis Bonaparte est perdu!--Demain la
+république sera à l'Hôtel de Ville, disait Michel (de Bourges). Tout
+fermentait, tout bouillonnait; dans les quartiers les plus paisibles, on
+déchirait les affiches, on démontait les ordonnances. Rue Beaubourg,
+pendant qu'on construisait une barricade, les femmes aux fenêtres
+criaient: courage! L'agitation gagnait même le faubourg Saint-Germain. À
+l'hôtel de la rue de Jérusalem, centre de cette grande toile d'araignée
+que la police étend sur Paris, tout tremblait; l'anxiété était profonde,
+on entrevoyait la république victorieuse; dans les cours, dans les
+bureaux, dans les couloirs, entre commis et sergents de ville, on
+commençait à parler avec attendrissement de Caussidière.
+
+«S'il faut en croire ce qui a transpiré de cette caverne, le préfet
+Maupas, si ardent la veille et si odieusement lancé en avant, commençait
+à reculer et à défaillir. Il semblait prêter l'oreille avec terreur à ce
+bruit de marée montante que faisait l'insurrection,--la sainte et
+légitime insurrection du droit;--il bégayait, il balbutiait, le
+commandement s'évanouissait dans sa bouche.--_Ce petit jeune homme a la
+colique_, disait l'ancien préfet Carlier en le quittant. Dans cet
+effarement, Maupas se pendait à Morny. Le télégraphe électrique était en
+perpétuel dialogue de la préfecture de police au ministère de
+l'intérieur et du ministère de l'intérieur à la préfecture de police.
+Toutes les nouvelles les plus inquiétantes, tous les signes de panique
+et de désarroi arrivaient coup sur coup du préfet au ministre. Morny,
+moins effrayé, et homme d'esprit du moins, recevait toutes ces secousses
+dans son cabinet. On a raconté qu'à la première il avait dit: Maupas est
+malade, et à cette demande: que faut-il faire? avait répondu par le
+télégraphe: couchez-vous!--à la seconde il répondit encore:
+couchez-vous!--à la troisième, la patience lui échappant, il répondit:
+couchez-vous, j... f...!
+
+«Le zèle des agents lâchait prise et commençait à tourner casaque. Un
+homme intrépide, envoyé par le comité de résistance pour soulever le
+faubourg Saint-Marceau, est arrêté rue des Fossés-Saint-Victor, les
+poches pleines des proclamations et des décrets de la gauche. On le
+dirige vers la préfecture de police; il s'attendait à être fusillé.
+Comme l'escouade qui l'emmenait passait devant la Morgue, quai
+Saint-Michel, des coups de fusil éclatent dans la Cité; le sergent de
+ville qui conduisait l'escouade dit aux soldats: Regagnez votre poste,
+je me charge du prisonnier. Les soldats éloignés, il coupe les cordes
+qui liaient les poignets du prisonnier et lui dit:--Allez-vous-en, je
+vous sauve la vie, n'oubliez pas que c'est moi qui vous ai mis en
+liberté! Regardez-moi bien pour me reconnaître.
+
+«Les principaux complices militaires tenaient conseil; on agitait la
+question de savoir s'il ne serait pas nécessaire que Louis Bonaparte
+quittât immédiatement le faubourg Saint-Honoré et se transportât soit
+aux Invalides, soit au palais du Luxembourg, deux points stratégiques
+plus faciles à défendre d'un coup de main que l'Élysée. Les uns
+opinaient pour les Invalides, les autres pour le Luxembourg. Une
+altercation éclata à ce sujet entre deux généraux.
+
+«C'est dans ce moment-là que l'ancien roi de Westphalie, Jérôme
+Bonaparte, voyant le coup d'état chanceler et prenant quelque souci du
+lendemain, écrivit à son neveu cette lettre significative:
+
+«Mon cher neveu,
+
+«Le sang français a coulé; arrêtez-en l'effusion par un sérieux appel au
+peuple. Vos sentiments sont mal compris. La seconde proclamation, dans
+laquelle vous parlez du plébiscite, est mal reçue du peuple, qui ne le
+considère pas comme le rétablissement du droit de suffrage. La liberté
+est sans garantie si une assemblée ne contribue pas à la constitution de
+la république. L'armée a la haute main. C'est le moment de compléter la
+victoire matérielle par une victoire morale, et ce qu'un gouvernement ne
+peut faire quand il est battu, il doit le faire quand il est victorieux.
+Après avoir détruit les vieux partis, opérez la restauration du peuple;
+proclamez que le suffrage universel, sincère, et agissant en harmonie
+avec la plus grande liberté, nommera le président et l'assemblée
+constituante pour sauver et restaurer la république.
+
+
+«C'est au nom de la mémoire de mon frère, et en partageant son horreur
+pour la guerre civile, que je vous écris; croyez-en ma vieille
+expérience, et songez que la France, l'Europe et la postérité seront
+appelées à juger votre conduite.
+
+«Votre oncle affectionné,
+
+«Jérôme Bonaparte.»
+
+«Place de la Madeleine, les deux représentants Fabvier et Crestin se
+rencontraient et s'abordaient. Le général Fabvier faisait remarquer à
+son collègue quatre pièces de canon attelées qui tournaient bride,
+quittaient le boulevard et prenaient au galop la direction de
+l'Élysée.--Est-ce que l'Élysée serait déjà sur la défensive? disait le
+général.--Et Crestin, lui montrant au delà de la place de la Révolution
+la façade du palais de l'assemblée, répondait:--Général, demain nous
+serons là.--Du haut de quelques mansardes qui ont vue sur la cour des
+écuries de l'Élysée, on remarquait depuis le matin dans cette cour trois
+voitures de voyage attelées et chargées, les postillons en selle, et
+prêtes à partir.
+
+«L'impulsion était donnée en effet, l'ébranlement de colère et de haine
+devenait universel, le coup d'état semblait perdu; une secousse de plus,
+et Louis Bonaparte tombait. Que la journée s'achevât comme elle avait
+commencé, et tout était dit. Le coup d'état touchait au désespoir.
+L'heure des résolutions suprêmes était venue. Qu'allait-il faire? Il
+fallait qu'il frappât un grand coup, un coup inattendu, un coup
+effroyable. Il était réduit à cette situation: périr,--ou se sauver
+affreusement.
+
+«Louis Bonaparte n'avait pas quitté l'Élysée. Il se tenait dans un
+cabinet du rez-de-chaussée, voisin de ce splendide salon doré, où,
+enfant, en 1815, il avait assisté à la seconde abdication de Napoléon.
+Il était là, seul; l'ordre était donné de ne laisser pénétrer personne
+jusqu'à lui. De temps en temps la porte s'entre-bâillait, et la tête
+grise du général Roguet, son aide de camp, apparaissait. Il n'était
+permis qu'au général Roguet d'ouvrir cette porte et d'entrer. Le général
+apportait les nouvelles, de plus en plus inquiétantes, et terminait
+fréquemment par ces mots: cela ne va pas, ou: cela va mal. Quand il
+avait fini, Louis Bonaparte, accoudé à une table, assis, les pieds sur
+les chenets, devant un grand feu, tournait à demi la tête sur le dossier
+de son fauteuil et, de son inflexion de voix la plus flegmatique, sans
+émotion apparente, répondait invariablement ces quatre mots:--Qu'on
+exécute mes ordres!--La dernière fois que le général Roguet entra de la
+sorte avec de mauvaises nouvelles, il était près d'une heure,--lui-même
+a raconté depuis ces détails, à l'honneur de l'impassibilité de son
+maître,--il informa le prince que les barricades dans les rues du centre
+tenaient bon et se multipliaient; que sur les boulevards les cris: à bas
+le dictateur!--(il n'osa dire: à bas Soulouque!)--et les sifflets
+éclataient partout au passage des troupes; que devant la galerie
+Jouffroy un adjudant-major avait été poursuivi par la foule et qu'au
+coin du café Cardinal, un capitaine d'état-major avait été précipité de
+son cheval. Louis Bonaparte se souleva à demi de son fauteuil, et dit
+avec calme au général en le regardant fixement:--Eh bien! qu'on dise à
+Saint-Arnaud d'exécuter mes ordres.
+
+«Qu'était-ce que ces ordres?
+
+«On va le voir.
+
+«Ici nous nous recueillons, et le narrateur pose la plume avec une sorte
+d'hésitation et d'angoisse. Nous abordons l'abominable péripétie de
+cette lugubre journée du 4, le fait monstrueux d'où est sorti tout
+sanglant le succès du coup d'état. Nous allons dévoiler la plus sinistre
+des préméditations de Louis Bonaparte; nous allons révéler, dire,
+détailler, raconter ce que tous les historiographes du 2 décembre ont
+caché, ce que le général Magnan a soigneusement omis dans son rapport,
+ce qu'à Paris même, là où ces choses ont été vues, on ose à peine se
+chuchoter à l'oreille. Nous entrons dans l'horrible.
+
+«Le 2 décembre est un crime couvert de nuit, un cercueil fermé et muet,
+des fentes duquel sortent des ruisseaux de sang.
+
+«Nous allons entr'ouvrir ce cercueil.
+
+
+II
+
+«Dès le matin, car ici, insistons sur ce point, la préméditation est
+incontestable, dès le matin des affiches étranges avaient été collées à
+tous les coins de rue; ces affiches, nous les avons transcrites, on se
+les rappelle. Depuis soixante ans que le canon des révolutions tonne à
+de certains jours dans Paris et qu'il arrive parfois au pouvoir menacé
+de recourir à des ressources désespérées, on n'avait encore rien vu de
+pareil. Ces affiches annonçaient aux citoyens que tous les
+attroupements, de quelque nature qu'ils fussent, seraient dispersés par
+la force _sans sommation_. À Paris, ville centrale de la civilisation,
+on croit difficilement qu'un homme aille à l'extrémité de son crime, et
+l'on n'avait vu dans ces affiches qu'un procédé d'intimidation hideux,
+sauvage, mais presque ridicule.
+
+«On se trompait. Ces affiches contenaient en germe le plan même de Louis
+Bonaparte. Elles étaient sérieuses.
+
+«Un mot sur ce qui va être le théâtre de l'acte inouï préparé et
+perpétré par l'homme de décembre.
+
+«De la Madeleine au faubourg Poissonnière le boulevard était libre;
+depuis le théâtre du Gymnase jusqu'au théâtre de la porte Saint-Martin
+il était barricadé, ainsi que la rue de Bondy, la rue Meslay, la rue de
+la Lune et toutes les rues qui confinent ou débouchent aux portes
+Saint-Denis et Saint-Martin. Au delà de la porte Saint-Martin le
+boulevard redevenait libre jusqu'à la Bastille, à une barricade près,
+qui avait été ébauchée à la hauteur du Château-d'Eau. Entre les deux
+portes Saint-Denis et Saint-Martin, sept ou huit redoutes coupaient la
+chaussée de distance en distance. Un carré de quatre barricades
+enfermait la porte Saint-denis. Celle de ces quatre barricades qui
+regardait la Madeleine et qui devait recevoir le premier choc des
+troupes était construite au point culminant du boulevard, la gauche
+appuyée à l'angle de la rue de la Lune et la droite à la rue Mazagran.
+Quatre omnibus, cinq voitures de déménagement, le bureau de l'inspecteur
+des fiacres renversé, les colonnes vespasiennes démolies, les bancs du
+boulevard, les dalles de l'escalier de la rue de la Lune, la rampe de
+fer du trottoir arrachée tout entière et d'un seul effort par le
+formidable poignet de la foule, tel était cet entassement qui suffisait
+à peine à barrer le boulevard, fort large en cet endroit. Point de pavé
+à cause du macadam. La barricade n'atteignait même pas d'un bord à
+l'autre du boulevard et laissait un grand espace libre du côté de la rue
+Mazagran. Il y avait là une maison en construction. Voyant cette lacune,
+un jeune homme bien mis était monté sur l'échafaudage, et seul, sans se
+hâter, sans quitter son cigare, en avait coupé toutes les cordes. Des
+fenêtres voisines on l'applaudissait en riant. Un moment après
+l'échafaudage tombait à grand bruit, tout d'une pièce, et cet
+écroulement complétait la barricade.
+
+«Pendant que cette redoute s'achevait, une vingtaine d'hommes entraient
+au Gymnase par la porte des acteurs, et en sortaient quelques instants
+après avec des fusils et un tambour trouvés dans le magasin des costumes
+et qui faisaient partie de ce qu'on appelle, dans le langage des
+théâtres, «les accessoires». Un d'eux prit le tambour et se mit à battre
+le rappel. Les autres, avec des vespasiennes jetées bas, des voitures
+couchées sur le flanc, des persiennes et des volets décrochés de leurs
+gonds et de vieux décors du théâtre, construisirent à la hauteur du
+poste Bonne-Nouvelle une petite barricade d'avant-poste ou plutôt une
+lunette qui observait les boulevards Poissonnière et Montmartre et la
+rue Hauteville. Les troupes avaient dès le matin évacué le corps de
+garde. On prit le drapeau de ce corps de garde, qu'on planta sur la
+barricade. C'est ce drapeau qui depuis a été déclaré par les journaux du
+coup d'état «drapeau rouge».
+
+«Une quinzaine d'hommes s'installèrent dans ce poste avancé. Ils avaient
+des fusils, mais point ou peu de cartouches. Derrière eux, la grande
+barricade qui couvrait la porte Saint-Denis était occupée par une
+centaine de combattants au milieu desquels on remarquait deux femmes et
+un vieillard à cheveux blancs, appuyé de la main gauche sur une canne et
+tenant de la main droite un fusil. Une des deux femmes portait un sabre
+en bandoulière; en aidant à arracher la rampe du trottoir, elle s'était
+coupé trois doigts de la main à l'angle d'un barreau de fer; elle
+montrait sa blessure à la foule en criant: vive la république! L'autre
+femme, montée au sommet de la barricade, appuyée à la hampe du drapeau,
+escortée de deux hommes en blouse armés de fusils et présentant les
+armes, lisait à haute voix l'appel aux armes des représentants de la
+gauche; le peuple battait des mains.
+
+«Tout ceci se faisait entre midi et une heure. Une population immense,
+en deçà des barricades, couvrait les trottoirs des deux côtés du
+boulevard, silencieuse sur quelques points, sur d'autres criant: à bas
+Soulouque! à bas le traître!
+
+«Par intervalle des convois lugubres traversaient cette multitude;
+c'étaient des files de civières fermées, portées à bras par des
+infirmiers et des soldats. En tête marchaient des hommes tenant de longs
+bâtons auxquels pendaient des écriteaux bleus où l'on avait écrit en
+grosses lettres: _Service des hôpitaux militaires_. Sur les rideaux des
+civières on lisait: _Blessés. Ambulances_. Le temps était sombre et
+pluvieux.
+
+«En ce moment-là il y avait foule à la Bourse; des afficheurs y
+collaient sur tous les murs des dépêches annonçant les adhésions des
+départements au coup d'état. Les agents de change, tout en poussant à la
+hausse, riaient et levaient les épaules devant ces placards. Tout à coup
+un spéculateur très connu, et grand applaudisseur du coup d'état depuis
+deux jours, survient tout pâle et haletant comme quelqu'un qui s'enfuit,
+et dit: On mitraille sur les boulevards.
+
+«Voici ce qui se passait:
+
+
+III
+
+«Un peu après une heure, un quart d'heure après le dernier ordre donné
+par Louis Bonaparte au général Roguet, les boulevards, dans toute leur
+longueur depuis la Madeleine, s'étaient subitement couverts de cavalerie
+et d'infanterie. La division Carrelet, presque entière, composée des
+cinq brigades de Cotte, Bourgon, Canrobert, Dulac et Reybell, et
+présentant un effectif de seize mille quatre cent dix hommes, avait pris
+position et s'était échelonnée depuis la rue de la Paix jusqu'au
+faubourg Poissonnière. Chaque brigade avait avec elle sa batterie. Rien
+que sur le boulevard Poissonnière on comptait onze pièces de canon. Deux
+qui se tournaient le dos avaient été braquées, l'une à l'entrée de la
+rue Montmartre, l'autre à l'entrée du faubourg Montmartre, sans qu'on
+pût deviner pourquoi, la rue et le faubourg n'offrant même pas
+l'apparence d'une barricade. Les curieux, entassés sur les trottoirs et
+aux fenêtres, considéraient avec stupeur cet encombrement d'affûts, de
+sabres et de bayonnettes.
+
+«Les troupes riaient et causaient», dit un témoin; un autre témoin dit:
+«Les soldats avaient un air étrange.» La plupart, la crosse en terre,
+s'appuyaient sur leurs fusils et semblaient à demi chancelants de
+lassitude, ou d'autre chose. Un de ces vieux officiers qui ont
+l'habitude de regarder dans le fond des yeux du soldat, le général L***
+dit en passant devant le café Frascati: «Ils sont ivres.»
+
+«Des symptômes se manifestaient.
+
+«À un moment où la foule criait à la troupe: vive la république! à bas
+Louis Bonaparte! on entendit un officier dire à demi-voix: _Ceci va
+tourner à la charcuterie_.
+
+«Un bataillon d'infanterie débouche par la rue Richelieu. Devant le café
+Cardinal il est accueilli par un cri unanime de: vive la république! Un
+écrivain qui était là, rédacteur d'un journal conservateur, ajoute: _À
+bas Soulouque!_ L'officier d'état-major qui conduisait le détachement
+lui assène un coup de sabre qui, esquivé par l'écrivain, coupe un des
+petits arbres du boulevard.
+
+«Comme le 1er de lanciers, commandé par le colonel Rochefort, arrivait à
+la hauteur de la rue Taitbout, un groupe nombreux couvrait l'asphalte du
+boulevard. C'étaient des habitants du quartier, des négociants, des
+artistes, des journalistes, et parmi eux quelques femmes tenant de
+jeunes enfants par la main. Au passage du régiment, hommes, femmes, tous
+crient: vive la constitution! vive la loi! vive la république! Le
+colonel Rochefort--le même qui avait présidé, le 31 octobre 1851, à
+l'École militaire, le banquet donné par le 1er lanciers au 7e, et qui,
+dans ce banquet, avait prononcé ce toast: «Au prince Napoléon, au chef
+de l'état; il est la personnification de l'ordre dont nous sommes les
+défenseurs»,--ce colonel, au cri tout légal poussé par la foule, lance
+son cheval au milieu du groupe, à travers les chaises du trottoir; les
+lanciers se ruent à sa suite, et hommes, femmes, enfants, tout est
+sabré. «Bon nombre d'entre eux restèrent sur place», dit un apologiste
+du coup d'état, lequel ajoute: «Ce fut l'affaire d'un instant[33].»
+
+«Vers deux heures, on braquait deux obusiers à l'extrémité du boulevard
+Poissonnière, à cent cinquante pas de la petite barricade-lunette du
+poste Bonne-Nouvelle. En mettant ces pièces en batterie, les soldats du
+train, peu accoutumés pourtant aux fausses manoeuvres, brisèrent le timon
+d'un caisson.--_Vous voyez bien qu'ils sont soûls!_ cria un homme du
+peuple.
+
+«À deux heures et demie, car il faut suivre minute à minute et pas à pas
+ce drame hideux, le feu s'ouvrit devant la barricade, mollement, et
+comme avec distraction. Il semblait que les chefs militaires eussent
+l'esprit à toute autre chose qu'à un combat. En effet, on va savoir à
+quoi ils songeaient.
+
+«Le premier coup de canon, mal ajusté, passa par-dessus toutes les
+barricades. Le projectile alla tuer au Château-d'Eau un jeune garçon qui
+puisait de l'eau dans le bassin.
+
+«Les boutiques s'étaient fermées, et presque toutes les fenêtres. Une
+croisée pourtant était restée ouverte à un étage supérieur de la maison
+qui fait l'angle de la rue du Sentier. Les curieux continuaient
+d'affluer principalement sur le trottoir méridional. C'était de la
+foule, et rien de plus, hommes, femmes, enfants et vieillards, à
+laquelle la barricade, peu attaquée, peu défendue, faisait l'effet de la
+petite guerre.
+
+«Cette barricade était un spectacle en attendant qu'elle devînt un
+prétexte.
+
+
+
+
+IV
+
+
+«Il y avait un quart d'heure environ que la troupe tiraillait et que la
+barricade ripostait sans qu'il y eût un blessé de part ni d'autre, quand
+tout à coup, comme par une commotion électrique, un mouvement
+extraordinaire et terrible se fit dans l'infanterie d'abord, puis dans
+la cavalerie. La troupe changea subitement de front.
+
+«Les historiographes du coup d'état ont raconté qu'un coup de feu,
+dirigé contre les soldats, était parti de la fenêtre restée ouverte au
+coin de la rue du Sentier. D'autres ont dit du faîte de la maison qui
+fait l'angle de la rue Notre-Dame-de-Recouvrance et de la rue
+Poissonnière. Selon d'autres, le coup serait un coup de pistolet et
+aurait été tiré du toit de la haute maison qui marque le coin de la rue
+Mazagran. Ce coup est contesté, mais ce qui est incontestable, c'est que
+pour avoir tiré ce coup de pistolet problématique, qui n'est peut-être
+autre chose qu'une porte fermée avec bruit, un dentiste habitant la
+maison voisine a été fusillé. En somme, un coup de pistolet ou de fusil
+venant d'une des maisons du boulevard a-t-il été entendu? est-ce vrai?
+est-ce faux? une foule de témoins nient.
+
+«Si le coup de feu a été tiré, il reste à éclaircir une question: a-t-il
+été une cause? ou a-t-il été un signal?
+
+«Quoi qu'il en soit, subitement, comme nous venons de le dire, la
+cavalerie, l'infanterie, l'artillerie, firent front à la foule massée
+sur les trottoirs, et, sans qu'on put deviner pourquoi, brusquement,
+sans motif, «sans sommation», comme l'avaient déclaré les infâmes
+affiches du matin, du Gymnase jusqu'aux Bains chinois, c'est-à-dire dans
+toute la longueur du boulevard le plus riche, le plus vivant et le plus
+joyeux de Paris, une tuerie commença.
+
+«L'armée se mit à fusiller le peuple à bout portant.
+
+«Ce fut un moment sinistre et inexprimable; les cris, les bras levés au
+ciel, la surprise, l'épouvante, la foule fuyant dans toutes les
+directions, une grêle de balles pleuvant et remontant depuis les pavés
+jusqu'aux toits, en une minute les morts jonchant la chaussée, des
+jeunes gens tombant le cigare à la bouche, des femmes en robes de
+velours tuées roides par les biscaïens, deux libraires arquebusés au
+seuil de leurs boutiques sans avoir su ce qu'on leur voulait, des coups
+de fusil tirés par les soupiraux des caves et y tuant n'importe qui, le
+bazar criblé d'obus et de boulets, l'hôtel Sallandrouze bombardé, la
+Maison d'Or mitraillée, Tortoni pris d'assaut, des centaines de cadavres
+sur le boulevard, un ruisseau de sang rue de Richelieu.
+
+«Qu'il soit encore ici permis au narrateur de s'interrompre.
+
+«En présence de ces faits sans nom, moi qui écris ces lignes, je le
+déclare, je suis un greffier, j'enregistre le crime; j'appelle la cause.
+Là est toute ma fonction. Je cite Louis Bonaparte, je cite Saint-Arnaud,
+Maupas, Morny, Magnan, Carrelet, Canrobert, Reybell, ses complices; je
+cite les autres encore dont on retrouvera ailleurs les noms; je cite les
+bourreaux, les meurtriers, les témoins, les victimes, les canons chauds,
+les sabres fumants, l'ivresse des soldats, le deuil des familles, les
+mourants, les morts, l'horreur, le sang et les larmes à la barre du
+monde civilisé.
+
+«Le narrateur seul, quel qu'il fût, on ne le croirait pas. Donnons donc
+la parole aux faits vivants, aux faits saignants. Écoutons les
+témoignages.
+
+
+
+
+V
+
+
+«Nous n'imprimerons pas le nom des témoins, nous avons dit pourquoi;
+mais on reconnaîtra l'accent sincère et poignant de la réalité.
+
+«Un témoin dit:
+
+«... Je n'avais pas fait trois pas sur le trottoir quand la troupe qui
+défilait s'arrêta tout à coup, fit volte-face la figure tournée vers le
+midi, abattit ses armes, et fit feu sur la foule éperdue, par un
+mouvement instantané.
+
+«Le feu continua sans interruption pendant vingt minutes, dominé de
+temps en temps par quelques coups de canon.
+
+«Au premier feu, je me jetai à terre et je me traînai comme un reptile
+sur le trottoir jusqu'à la première porte entr'ouverte que je pus
+rencontrer.
+
+«C'était la boutique d'un marchand de vin, située au n° 180, à côté du
+bazar de l'Industrie. J'entrai le dernier. La fusillade continuait
+toujours.
+
+«Il y avait dans cette boutique près de cinquante personnes, et parmi
+elles cinq ou six femmes, deux ou trois enfants. Trois malheureux
+étaient entrés blessés, deux moururent au bout d'un quart d'heure
+d'horribles souffrances; le troisième vivait encore quand je sortis de
+cette boutique à quatre heures; il ne survécut pas du reste à sa
+blessure, ainsi que je l'ai appris plus tard.
+
+«Pour donner une idée du public sur lequel la troupe avait tiré, je ne
+puis rien faire de mieux que de citer quelques exemples des personnes
+réunies dans cette boutique.
+
+«Quelques femmes, dont deux venaient d'acheter dans le quartier les
+provisions de leur dîner; un petit clerc d'huissier envoyé en course par
+son patron; deux ou trois coulissiers de la Bourse; deux ou trois
+propriétaires; quelques ouvriers, peu ou point vêtus de blouse. Un des
+malheureux réfugiés dans cette boutique m'a produit une vive impression;
+c'était un homme d'une trentaine d'années, blond, vêtu d'un paletot
+gris, il se rendait avec sa femme dîner au faubourg Montmartre dans sa
+famille, quand il fut arrêté sur le boulevard par le passage de la
+colonne de troupes. Dans le premier moment, et dès la première décharge,
+sa femme et lui tombèrent; il se releva, fut entraîné dans la boutique
+du marchand de vin, mais il n'avait plus sa femme à son bras, et son
+désespoir ne peut être dépeint. Il voulait à toute force, et malgré nos
+représentations, se faire ouvrir la porte et courir à la recherche de sa
+femme au milieu de la mitraille qui balayait la rue. Nous eûmes les plus
+grandes peines à le retenir pendant une heure. Le lendemain j'appris que
+sa femme avait été tuée et que le cadavre avait été reconnu dans la cité
+Bergère. Quinze jours plus tard, j'appris que ce malheureux, ayant
+menacé de faire subir à M. Bonaparte la peine du talion, avait été
+arrêté et transporté à Brest, en destination de Cayenne. Presque tous
+les citoyens réunis dans la boutique du marchand de vin appartenaient
+aux opinions monarchiques, et je ne rencontrai parmi eux qu'un ancien
+compositeur de _la Réforme_, du nom de Meunier, et l'un de ses amis, qui
+s'avouassent républicains. Vers quatre heures, je sortis de cette
+boutique.»
+
+«Un témoin, de ceux qui croient avoir entendu le coup de feu parti de la
+rue de Mazagran, ajoute:
+
+«Ce coup de feu, c'est pour la troupe le signal d'une fusillade dirigée
+sur toutes les maisons et leurs fenêtres, dont le roulement dure au
+moins trente minutes. Il est simultané depuis la porte Saint-Denis
+jusqu'au café du Grand-Balcon. Le canon vient bientôt se mêler à la
+mousqueterie.»
+
+«Un témoin dit:
+
+«... À trois heures et un quart un mouvement singulier a lieu. Les
+soldats qui faisaient face à la porte Saint-Denis opèrent instantanément
+un changement de front, s'appuyant sur les maisons depuis le Gymnase, la
+maison du Pont-de-Fer, l'hôtel Saint-Phar, et aussitôt un feu roulant
+s'exécute sur les personnes qui se trouvent au côté opposé, depuis la
+rue Saint-Denis jusqu'à la rue Richelieu. Quelques minutes suffisent
+pour couvrir les trottoirs de cadavres; les maisons sont criblées de
+balles, et cette rage conserva son paroxysme pendant trois quarts
+d'heure.»
+
+«Un témoin dit:
+
+«... Les premiers coups de canon dirigés sur la barricade Bonne-Nouvelle
+avaient servi de signal au reste de la troupe, qui avait fait feu
+presque en même temps sur tout ce qui se trouvait à portée de son
+fusil.»
+
+«Un témoin dit:
+
+«Les paroles ne peuvent rendre un pareil acte de barbarie. Il faut en
+avoir été témoin pour oser le redire et pour attester la vérité d'un
+fait aussi inqualifiable.
+
+«Il a été tiré des coups de fusil par milliers, c'est inappréciable[34],
+par la troupe, sur tout le monde inoffensif, et cela sans nécessité
+aucune. On avait voulu produire une forte impression. Voilà tout.»
+
+«Un témoin dit:
+
+«Lorsque l'agitation était très grande sur le boulevard, la ligne,
+suivie de l'artillerie et de la cavalerie, arrivait. On a vu un coup de
+fusil tiré du milieu de la troupe, et il était facile de voir qu'il
+avait été tiré en l'air, par la fumée qui s'élevait perpendiculairement.
+Alors ce fut le signal de tirer sans sommation et de charger à la
+bayonnette sur le peuple. Ceci est significatif, et prouve que la troupe
+voulait avoir un semblant de motif pour commencer le massacre qui a
+suivi.»
+
+«Un témoin raconte:
+
+«... Le canon chargé à mitraille hache les devantures des maisons depuis
+le magasin du _Prophète_ jusqu'à la rue Montmartre. Du boulevard
+Bonne-Nouvelle on a dû tirer aussi à boulet sur la maison Billecocq, car
+elle a été atteinte à l'angle du côté d'Aubusson, et le boulet, après
+avoir percé le mur, a pénétré dans l'intérieur.»
+
+«Un autre témoin, de ceux qui nient le coup de feu, dit:
+
+«On a cherché à atténuer cette fusillade et ces assassinats, en
+prétendant que des fenêtres de quelques maisons on avait tiré sur les
+troupes. Outre que le rapport officiel du général Magnan semble démentir
+ce bruit, j'affirme que les décharges ont été instantanées de la porte
+Saint-Denis à la porte Montmartre, et qu'il n'y a pas eu, avant la
+décharge générale, un seul coup tiré isolément, soit des fenêtres, soit
+par la troupe, du faubourg Saint-Denis au boulevard des Italiens.»
+
+«Un autre, qui n'a pas non plus entendu le coup de feu, dit:
+
+«Les troupes défilaient devant le perron de Tortoni, où j'étais depuis
+vingt minutes environ, lorsque, avant qu'aucun bruit de coup de feu soit
+arrivé à nous, elles s'ébranlent; la cavalerie prend le galop,
+l'infanterie le pas de course. Tout d'un coup nous voyons venir du côté
+du boulevard Poissonnière une nappe de feu qui s'étend et gagne
+rapidement. La fusillade commencée, je puis garantir qu'aucune explosion
+n'avait précédé, que pas un coup de fusil n'était parti des maisons
+depuis le café Frascati jusqu'à l'endroit où je me tenais. Enfin, nous
+voyons les canons des fusils des soldats qui étaient devant nous
+s'abaisser et nous menacer. Nous nous réfugions rue Taitbout, sous une
+porte cochère. Au même moment les balles passent par-dessus nous et
+autour de nous. Une femme est tuée à dix pas de moi au moment où je me
+cachais sous la porte cochère. Il n'y avait là, je peux le jurer, ni
+barricade ni insurgés; il y avait des _chasseurs, et du gibier_ qui
+fuyait, voilà tout.»
+
+«Cette image «chasseurs et gibier» est celle qui vient tout d'abord à
+l'esprit de ceux qui ont vu cette chose épouvantable. Nous retrouvons
+l'image dans les paroles d'un autre témoin:
+
+«... On voyait les gendarmes mobiles dans le bout de ma rue, et je sais
+qu'il en était de même dans le voisinage, tenant leurs fusils et se
+tenant eux-mêmes dans la position _du chasseur qui attend le départ du
+gibier_, c'est-à-dire le fusil près de l'épaule pour être plus prompt à
+ajuster et tirer.»
+
+«Aussi, pour prodiguer les premiers soins aux blessés tombés dans la rue
+Montmartre près des portes, voyait-on de distance en distance les portes
+s'ouvrir, un bras s'allonger et retirer avec précipitation le cadavre ou
+le moribond que les balles lui disputaient encore.»
+
+«Un autre témoin rencontre encore la même image:
+
+«Les soldats embusqués au coin des rues attendaient les citoyens au
+passage _comme des chasseurs guettent leur gibier_, et, à mesure qu'ils
+les voyaient engagés dans la rue, ils tiraient sur eux _comme sur une
+cible_. De nombreux citoyens ont été tués de cette manière, rue du
+Sentier, rue Rougemont et rue du Faubourg-Poissonnière.
+
+ * * * * *
+
+«Partez, disaient les officiers aux citoyens inoffensifs qui leur
+demandaient protection. À cette parole ceux-ci s'éloignaient bien vite
+et avec confiance; mais ce n'était là qu'un mot d'ordre qui signifiait:
+_mort_, et, en effet, à peine avaient-ils fait quelques pas qu'ils
+tombaient à la renverse.»
+
+«Au moment où le feu commençait sur les boulevards, dit un autre témoin,
+un libraire voisin de la maison des tapis s'empressait de fermer sa
+devanture, lorsque des fuyards cherchant à entrer sont soupçonnés par la
+troupe ou la gendarmerie mobile, je ne sais laquelle, d'avoir fait feu
+sur elles. La troupe pénètre dans la maison du libraire. Le libraire
+veut faire des observations; il est seul amené devant sa porte, et sa
+femme et sa fille n'ont que le temps de se jeter entre lui et les
+soldats qu'il tombait mort. La femme avait la cuisse traversée et la
+fille était sauvée par le busc de son corset. La femme, m'a-t-on dit,
+est devenue folle depuis.»
+
+«Un autre témoin dit:
+
+«... Les soldats pénétrèrent dans les deux librairies qui sont entre la
+maison du _Prophète_ et celle de M. Sallandrouze. Les meurtres commis
+sont avérés. On a égorgé les deux libraires sur le trottoir. Les autres
+prisonniers le furent dans les magasins.»
+
+«Terminons par ces trois extraits, qu'on ne peut transcrire sans
+frissonner:
+
+«Dans le premier quart d'heure de cette horreur, dit un témoin, le feu,
+un moment moins vif, laisse croire à quelques citoyens qui n'étaient que
+blessés qu'ils pouvaient se relever. Parmi les hommes gisant devant le
+_Prophète_ deux se soulevèrent. L'un prit la fuite par la rue du Sentier
+dont quelques mètres seulement le séparaient. Il y parvint au milieu des
+balles qui emportèrent sa casquette. Le second ne put que se mettre à
+genoux, et, les mains jointes, supplier les soldats de lui faire grâce;
+mais il tomba à l'instant même fusillé. Le lendemain on pouvait
+remarquer, à côté du perron du _Prophète_, une place, à peine large de
+quelques pieds, où plus de cent balles avaient porté.
+
+«À l'entrée de la rue Montmartre jusqu'à la fontaine, l'espace de
+soixante pas, il y avait soixante cadavres, hommes, femmes, dames,
+enfants, jeunes filles. Tous ces malheureux étaient tombés victimes des
+premiers coups de feu tirés par la troupe et par la gendarmerie, placées
+en face sur l'autre côté des boulevards. Tout cela fuyait aux premières
+détonations, faisait encore quelques pas, puis enfin s'affaissait pour
+ne plus se relever. Un jeune homme s'était réfugié dans le cadre d'une
+porte cochère et s'abritait sous la saillie du mur du côté des
+boulevards. _Il servait de cible_ aux soldats. Après dix minutes de
+coups maladroits, il fut atteint malgré tous ses efforts pour s'amincir
+en s'élevant, et on le vit s'affaisser aussi pour ne plus se relever.»
+
+«Un autre:
+
+«... Les glaces et les fenêtres de la maison du Pont-de-Fer furent
+brisées. Un homme qui se trouvait dans la cour était devenu fou de
+terreur. Les caves étaient pleines de femmes qui s'y étaient sauvées
+inutilement. Les soldats faisaient feu dans les boutiques et par les
+soupiraux des caves. De Tortoni au Gymnase, c'était comme cela. Cela
+dura plus d'une heure.»
+
+
+
+
+VI
+
+
+«Bornons là ces extraits. Fermons cet appel lugubre. C'est assez pour
+les preuves.
+
+«L'exécration du fait est patente. Cent autres témoignages que nous
+avons là sous les yeux répètent presque dans les mêmes termes les mêmes
+faits. Il est certain désormais, il est prouvé, il est hors de doute et
+de question, il est visible comme le soleil que, le jeudi 4 décembre
+1851, la population inoffensive de Paris, la population non mêlée au
+combat, a été mitraillée sans sommation et massacrée dans un simple but
+d'intimidation, et qu'il n'y a pas d'autre sens à donner au mot
+mystérieux de M. Bonaparte.
+
+«Cette exécution dura jusqu'à la nuit tombante. Pendant plus d'une heure
+ce fut sur le boulevard comme une orgie de mousqueterie et d'artillerie.
+La canonnade et les feux de peloton se croisaient au hasard; à un
+certain moment les soldats s'entre-tuaient. La batterie du 6e régiment
+d'artillerie qui faisait partie de la brigade Canrobert fut démontée;
+les chevaux, se cabrant au milieu des balles, brisèrent les
+avant-trains, les roues et les timons, et de toute la batterie, en moins
+d'une minute, il ne resta qu'une seule pièce qui pût rouler. Un escadron
+entier du 1er lanciers fut obligé de se réfugier dans un hangar rue
+Saint-Fiacre. On compta le lendemain, dans les flammes des lances,
+soixante-dix trous de balle. La furie avait pris les soldats. Au coin de
+la rue Rougemont, au milieu de la fumée, un général agita les bras comme
+pour les retenir; un chirurgien aide-major du 27e faillit être tué par
+des soldats qu'il voulait modérer. Un sergent dit à un officier qui lui
+arrêtait le bras: Lieutenant, vous trahissez. Les soldats n'avaient plus
+conscience d'eux-mêmes, ils étaient comme fous du crime qu'on leur
+faisait commettre. Il vient un moment où l'abomination même de ce que
+vous faites vous fait redoubler les coups. Le sang est une sorte de vin
+horrible; le massacre enivre.
+
+«Il semblait qu'une main aveugle lançât la mort du fond d'une nuée. Les
+soldats n'étaient plus que des projectiles.
+
+«Deux pièces étaient braquées de la chaussée du boulevard sur une seule
+façade de maison, le magasin Sallandrouze, et tiraient sur la façade à
+outrance, à toute volée, à quelques pas de distance, à bout portant.
+Cette maison, ancien hôtel bâti en pierre de taille et remarquable par
+son perron presque monumental, fendue par les boulets comme par des
+coins de fer, s'ouvrait, se lézardait, se crevassait du haut en bas; les
+soldats redoublaient. À chaque décharge un craquement se faisait
+entendre. Tout à coup un officier d'artillerie arrive au galop et crie:
+arrêtez! arrêtez! La maison penchait en avant; un boulet de plus, elle
+croulait sur les canons et sur les canonniers.
+
+«Les canonniers étaient ivres au point que, ne sachant plus ce qu'ils
+faisaient, plusieurs se laissèrent tuer par le recul des canons. Les
+balles venaient à la fois de la porte Saint-Denis, du boulevard
+Poissonnière et du boulevard Montmartre; les artilleurs, qui les
+entendaient siffler dans tous les sens à leurs oreilles, se couchaient
+sur leurs chevaux, les hommes du train se réfugiaient sous les caissons
+et derrière les fourgons; on vit des soldats, laissant tomber leur képi,
+s'enfuir éperdus dans la rue Notre-Dame-de-Recouvrance; des cavaliers
+perdant la tête tiraient leurs carabines en l'air; d'autres mettaient
+pied à terre et se faisaient un abri de leurs chevaux. Trois ou quatre
+chevaux échappés couraient çà et là effarés de terreur.
+
+«Des jeux effroyables se mêlaient au massacre. Les tirailleurs de
+Vincennes s'étaient établis sur une des barricades du boulevard qu'ils
+avaient prise à la bayonnette, et de là ils s'exerçaient au tir sur les
+passants éloignés. On entendait des maisons voisines ces dialogues
+hideux:--Je gage que je descends celui-ci.--Je parie que non.--Je parie
+que si.--Et le coup partait. Quand l'homme tombait, cela se devinait à
+un éclat de rire. Lorsqu'une femme passait:--Tirez à la femme! criaient
+les officiers; tirez aux femmes!
+
+«C'était là un des mots d'ordre; sur le boulevard Montmartre, où l'on
+usait beaucoup de la bayonnette, un jeune capitaine d'état-major criait:
+Piquez les femmes!
+
+«Une femme crut pouvoir traverser la rue Saint-Fiacre, un pain sous le
+bras; un tirailleur l'abattit.
+
+«Rue Jean-Jacques-Rousseau on n'allait pas jusque-là; une femme cria:
+vive la république! elle fut seulement fouettée par les soldats. Mais
+revenons au boulevard.
+
+«Un passant, huissier, fut visé au front et atteint. Il tomba sur les
+mains et sur les genoux en criant: grâce! Il reçut treize autres balles
+dans le corps. Il a survécu. Par un hasard inouï, aucune blessure
+n'était mortelle. La balle du front avait labouré la peau et fait le
+tour du crâne sans le briser.
+
+«Un vieillard de quatrevingts ans, trouvé blotti on ne sait où, fut
+amené devant le perron du _Prophète_ et fusillé. Il tomba.--_Il ne se
+fera pas de bosse à la tête_, dit un soldat. Le vieillard était tombé
+sur un monceau de cadavres. Deux jeunes gens d'Issy, mariés depuis un
+mois et ayant épousé les deux soeurs, traversaient le boulevard, venant
+de leurs affaires. Ils se virent couchés en joue. Ils se jetèrent à
+genoux, ils criaient: Nous avons épousé les deux soeurs! On les tua. Un
+marchand de coco, nommé Robert et demeurant faubourg Poissonnière, n°
+97, s'enfuyait rue Montmartre, sa fontaine sur le dos. On le tua[35]. Un
+enfant de treize ans, apprenti sellier, passait sur le boulevard devant
+le café Vachette; on l'ajuste. Il pousse des cris désespérés; il tenait
+à la main une bride de cheval; il l'agitait en disant: Je fais une
+commission. On le tua. Trois balles lui trouèrent la poitrine. Tout le
+long du boulevard on entendait les hurlements et les soubresauts des
+blessés que les soldats lardaient à coups de bayonnette et laissaient là
+sans même les achever.
+
+«Quelques bandits prenaient le temps de voler. Un caissier d'une
+association dont le siège était rue de la Banque sort de sa caisse à
+deux heures, va rue Bergère toucher un effet, revient avec l'argent, est
+tué sur le boulevard. Quand on releva son cadavre, il n'avait plus sur
+lui ni sa bague, ni sa montre, ni la somme d'argent qu'il rapportait.
+
+«Sous prétexte de coups de fusil tirés sur la troupe, on entra dans dix
+ou douze maisons çà et là et l'on passa à la bayonnette tout ce qu'on y
+trouva. Il y a à toutes les maisons du boulevard des conduits de fonte
+par où les eaux sales des maisons se dégorgent au dehors dans le
+ruisseau. Les soldats, sans savoir pourquoi, prenaient en défiance ou en
+haine telle maison fermée du haut en bas, muette, morne, et qui, comme
+toutes les maisons du boulevard, semblait inhabitée, tant elle était
+silencieuse. Ils frappaient à la porte, la porte s'ouvrait, ils
+entraient. Un moment après on voyait sortir de la bouche des conduits de
+fonte un flot rouge et fumant. C'était du sang.
+
+«Un capitaine, les yeux hors de la tête, criait aux soldats: Pas de
+quartier! Un chef de bataillon vociférait: Entrez dans les maisons et
+tuez tout!
+
+«On entendait des sergents dire: Tapez sur les _bédouins, ferme sur les
+bédouins _!--«Du temps de l'oncle, raconte un témoin, les soldats
+appelaient les bourgeois pékins. Actuellement nous sommes des bédouins.
+Lorsque les soldats massacraient les habitants, c'était au cri de:
+_Hardi sur les bédouins!_»
+
+«Au cercle de Frascati, où plusieurs habitués, entre autres un vieux
+général, étaient réunis, on entendait ce tonnerre de mousqueterie et de
+canonnade, et l'on ne pouvait croire qu'on tirât à balle. On riait et
+l'on disait: «C'est à poudre. Quelle mise en scène! Quel comédien que ce
+Bonaparte-là!» On se croyait au Cirque. Tout à coup les soldats entrent
+furieux, et veulent fusiller tout le monde. On ne se doutait pas du
+danger qu'on courait. On riait toujours. Un témoin nous disait: _Nous
+croyions que cela faisait partie de la bouffonnerie_. Cependant, les
+soldats menaçant toujours, on finit par comprendre.--_Tuons tout_!
+disaient-ils. Un lieutenant qui reconnut le vieux général les en
+empêcha. Pourtant un sergent: _Lieutenant, f...-nous la paix; ce n'est
+pas votre affaire, c'est la nôtre_.
+
+«Les soldats tuaient pour tuer. Un témoin dit: On a fusillé dans la cour
+des maisons jusqu'aux chevaux, jusqu'aux chiens.»
+
+«Dans la maison qui fait, avec Frascati, l'angle de la rue Richelieu, on
+voulait arquebuser tranquillement même les femmes et les enfants; ils
+étaient déjà en tas pour cela en face d'un peloton quand un colonel
+survint; il sursit au meurtre, parqua ces pauvres êtres tremblants dans
+le passage des Panoramas, dont il fit fermer les grilles, et les sauva.
+Un écrivain distingué, M. Lireux, ayant échappé aux premières balles,
+fut promené deux heures durant, de corps de garde en corps de garde,
+pour être fusillé. Il fallut des miracles pour le sauver. Le célèbre
+artiste Sax, qui se trouvait par occasion dans le magasin de musique de
+Brandus, allait y être fusillé, quand un général le reconnut. Partout
+ailleurs on tua au hasard.
+
+«Le premier qui fut tué dans cette boucherie,--l'histoire garde aussi le
+nom du premier massacré de la Saint-Barthélémy,--s'appelait Théodore
+Debaecque, et demeurait dans la maison du coin de la rue du Sentier, par
+laquelle le carnage commença.
+
+
+
+
+VII
+
+«La tuerie terminée,--c'est-à-dire à la nuit noire,--on avait commencé
+en plein jour,--on n'enleva pas les cadavres; ils étaient tellement
+pressés que rien que devant une seule boutique, la boutique de
+Barbedienne, on en compta trente-trois. Chaque carré de terre découpé
+dans l'asphalte au pied des arbres du boulevard était un réservoir de
+sang. «Les morts, dit un témoin, étaient entassés en monceaux, les uns
+sur les autres, vieillards, enfants, blouses et paletots réunis dans un
+indescriptible pêle-mêle, têtes, bras, jambes confondus.»
+
+«Un autre témoin décrit ainsi un groupe de trois individus: «Deux
+étaient renversés sur le dos; un troisième, s'étant embarrassé entre
+leurs jambes, était tombé sur eux.» Les cadavres isolés étaient rares,
+on les remarquait plus que les autres. Un jeune homme bien vêtu était
+assis, adossé à un mur, les jambes écartées, les bras à demi croisés, un
+jonc de Verdier dans la main droite, et semblait regarder; il était
+mort. Un peu plus loin les balles avaient cloué contre une boutique un
+adolescent en pantalon de velours de coton, qui tenait à la main des
+épreuves d'imprimerie. Le vent agitait ces feuilles sanglantes sur
+lesquelles le poignet du mort s'était crispé. Un pauvre vieux, à cheveux
+blancs, était étendu au milieu de la chaussée, avec son parapluie à côté
+de lui. Il touchait presque du coude un jeune homme en bottes vernies et
+en gants jaunes qui gisait ayant encore le lorgnon dans l'oeil. À
+quelques pas était couchée, la tête sur le trottoir, les pieds sur le
+pavé, une femme du peuple qui s'enfuyait son enfant dans ses bras. La
+mère et l'enfant étaient morts, mais la mère n'avait pas lâché l'enfant.
+
+«Ah! vous me direz, monsieur Bonaparte, que vous en êtes bien fâché,
+mais que c'est un malheur; qu'en présence de Paris prêt à se soulever il
+a bien fallu prendre un parti et que vous avez été acculé à cette
+nécessité; et que, quant au coup d'état, vous aviez des dettes, que vos
+ministres avaient des dettes, que vos aides de camp avaient des dettes,
+que vos valets de pied avaient des dettes; que vous répondiez de tout;
+qu'on n'est pas prince, que diable! pour ne pas manger de temps en temps
+quelques millions de trop; qu'il faut bien s'amuser un peu et jouir de
+la vie; que c'est la faute à l'assemblée qui n'a pas su comprendre cela
+et qui voulait vous condamner à quelque chose comme deux maigres
+millions par an, et, qui plus est, vous forcer de quitter le pouvoir au
+bout de vos quatre ans et d'exécuter la constitution; qu'on ne peut pas,
+après tout, sortir de l'Élysée pour entrer à Clichy; que vous aviez en
+vain eu recours aux petits expédients prévus par l'article 405; que les
+scandales approchaient, que la presse démagogique jasait, que l'affaire
+des lingots d'or allait éclater, que vous devez du respect au nom de
+Napoléon, et que, ma foi! n'ayant plus d'autre choix, plutôt que d'être
+un des vulgaires escrocs du code, vous avez mieux aimé être un des
+grands assassins de l'histoire!
+
+«Donc, au lieu de vous souiller, ce sang vous a lavé. Fort bien.
+
+«Je continue.
+
+VIII
+
+«Quand ce fut fini, Paris vint voir; la foule afflua dans ces lieux
+terribles; on la laissa faire. C'était le but du massacreur. Louis
+Bonaparte n'avait pas fait cela pour le cacher.
+
+«Le côté sud du boulevard était couvert de papiers de cartouches
+déchirées, le trottoir du côté nord disparaissait sous les plâtras
+détachés par les balles des façades des maisons, et était tout blanc
+comme s'il avait neigé; les flaques de sang faisaient de larges taches
+noirâtres dans cette neige de débris. Le pied n'évitait un cadavre que
+pour rencontrer des éclats de vitre, de plâtre ou de pierre; certaines
+maisons étaient si écrasées de mitraille et de boulets qu'elles
+semblaient prêtes à crouler, entre autres la maison Sallandrouze dont
+nous avons parlé et le magasin de deuil au coin du faubourg Montmartre.
+«La maison Billecoq, dit un témoin, est encore aujourd'hui étayée par de
+fortes pièces en bois et la façade sera en partie reconstruite. La
+maison des tapis est percée à jour en plusieurs endroits.» Un autre
+témoin dit: «Toutes les maisons, depuis le cercle des étrangers jusqu'à
+la rue Poissonnière, étaient littéralement criblées de balles, du côté
+droit du boulevard surtout. Une des grandes glaces du magasin de la
+_Petite Jeannette_ en avait reçu certainement plus de deux cents pour sa
+part. Il n'y avait pas une fenêtre qui n'eût la sienne. On respirait une
+atmosphère de salpêtre.» Trente-sept cadavres étaient entassés dans la
+cité Bergère, et les passants pouvaient les compter à travers la grille.
+Une femme était arrêtée à l'angle de la rue Richelieu. Elle regardait.
+Tout à coup elle s'aperçoit qu'elle a les pieds mouillés:--Tiens,
+dit-elle, il a donc plu? j'ai les pieds dans l'eau.--Non, madame, lui
+dit un passant, ce n'est pas de l'eau.--Elle avait les pieds dans une
+mare de sang.
+
+«Rue Grange-Batelière, on voyait dans un coin trois cadavres entièrement
+nus.
+
+«Pendant la tuerie, les barricades du boulevard avaient été enlevées par
+la brigade Bourgon. Les cadavres des défenseurs de la barricade de la
+porte Saint-Denis dont nous avons parlé en commençant ce récit furent
+entassés devant la porte de la maison Jouvin. Mais, dit un témoin, «ce
+n'était rien comparé aux monceaux qui couvraient le boulevard».
+
+«À deux pas du théâtre des Variétés, la foule s'arrêtait devant une
+casquette pleine de cervelle et de sang accrochée à une branche d'arbre.
+
+«Un témoin dit: «Un peu plus loin que les Variétés, je rencontre un
+cadavre, la face contre terre; je veux le relever, aidé de quelques
+personnes; des soldats nous repoussent... Un peu plus loin il y avait
+deux corps, un homme et une femme, puis un seul, un ouvrier...» (nous
+abrégeons...) «De la rue Montmartre à la rue du Sentier, _on marchait
+littéralement dans le sang_; il couvrait le trottoir dans certains
+endroits d'une épaisseur de quelques lignes, et, sans hyperbole, sans
+exagération, il fallait des précautions pour ne pas y mettre les pieds.
+Je comptai là trente-trois cadavres. Ce spectacle était au-dessus de mes
+forces; je sentais de grosses larmes sillonner mes joues. Je demandai à
+traverser la chaussée pour rentrer chez moi, ce qui me fut _accordé_.»
+
+«Un témoin dit: «L'aspect du boulevard était horrible. _Nous marchions
+dans le sang, à la lettre._ Nous comptâmes dix-huit cadavres dans une
+longueur de vingt-cinq pas.»
+
+«Un témoin, marchand de la rue du Sentier, dit: «J'ai fait le trajet du
+boulevard du Temple chez moi; je suis rentré avec un pouce de sang à mon
+pantalon.»
+
+«Le représentant Versigny raconte: «Nous apercevions au loin, jusque
+près de la porte Saint-Denis, les immenses feux des bivouacs de la
+troupe. C'était, avec quelques rares lampions, la seule clarté qui
+permit de se retrouver au milieu de cet affreux carnage. Le combat du
+jour n'était rien à côté de ces cadavres et de ce silence. R... et moi,
+nous étions anéantis. Un citoyen vint à passer; sur une de mes
+exclamations, il s'approcha, me prit la main et me dit:--Vous êtes
+républicain, moi j'étais ce qu'on appelait un ami de l'ordre, un
+réactionnaire; mais il faudrait être abandonné de Dieu pour ne pas
+exécrer cette effroyable orgie. La France est déshonorée! et il nous
+quitta en sanglotant.»
+
+«Un témoin qui nous permet de le nommer, un légitimiste, l'honorable M.
+de Cherville, déclare: «... Le soir, j'ai voulu recommencer ces tristes
+investigations. Je rencontrai, rue Le Peletier, MM. Bouillon et Gervais
+(de Caen); nous fîmes quelques pas ensemble, et je glissai. Je me retins
+à M. Bouillon. Je regardai à mes pieds. J'avais marché dans une large
+flaque de sang. Alors M. Bouillon me raconta que le matin, étant à sa
+fenêtre, il avait vu le pharmacien dont il me montrait la boutique,
+occupé à en fermer la porte. Une femme tomba, le pharmacien se précipita
+pour la relever; au même instant un soldat l'ajusta et le frappa à dix
+pas d'une balle dans la tête. M. Bouillon, indigné et oubliant son
+propre danger, cria aux passants qui étaient là: Vous témoignerez tous
+de ce qui vient de se passer.»
+
+«Vers les onze heures du soir, quand les bivouacs furent allumés
+partout, M. Bonaparte permit qu'on s'amusât. Il y eut sur le boulevard
+comme une fête de nuit. Les soldats riaient et chantaient en jetant au
+feu les débris des barricades, puis, comme à Strasbourg et à Boulogne,
+vinrent les distributions d'argent. Écoutons ce que raconte un témoin:
+«J'ai vu, à la porte Saint-Denis, un officier d'état-major remettre deux
+cents francs au chef d'un détachement de vingt hommes en lui disant: Le
+prince m'a chargé de vous remettre cet argent, pour être distribué à vos
+braves soldats. Il ne bornera pas là les témoignages de sa
+satisfaction.--Chaque soldat a reçu dix francs.»
+
+«Le soir d'Austerlitz, l'empereur disait:--Soldats, je suis content de
+vous!
+
+«Un autre ajoute: «Les soldats, le cigare à la bouche, narguaient les
+passants et faisaient sonner l'argent qu'ils avaient dans la poche.» Un
+autre dit: «Les officiers cassaient les rouleaux de louis _comme des
+bâtons de chocolat_.»
+
+«Les sentinelles ne permettaient qu'aux femmes de passer; si un homme se
+présentait, on lui criait: au large! Des tables étaient dressées dans
+les bivouacs; officiers et soldats y buvaient. La flamme des brasiers se
+reflétait sur tous ces visages joyeux. Les bouchons et les capsules
+blanches du vin de Champagne surnageaient sur les ruisseaux rouges de
+sang. De bivouac à bivouac on s'appelait avec de grands cris et des
+plaisanteries obscènes. On se saluait: vive les gendarmes! vive les
+lanciers! et tous ajoutaient: vive Louis-Napoléon! On entendait le choc
+des verres et le bruit des bouteilles brisées. Çà et là, dans l'ombre,
+une bougie de cire jaune ou une lanterne à la main, des femmes rôdaient
+parmi les cadavres, regardant l'une après l'autre ces faces pâles et
+cherchant celle-ci son fils, celle-ci son père, celle-là son mari.
+
+IX
+
+«Délivrons-nous tout de suite de ces affreux détails.
+
+«Le lendemain 5, au cimetière Montmartre, on vit une chose épouvantable.
+
+«Un vaste espace, resté vague jusqu'à ce jour, fut «utilisé» pour
+l'inhumation provisoire de quelques-uns des massacrés. Ils étaient
+ensevelis la tête hors de terre, afin que leurs familles pussent les
+reconnaître. La plupart, les pieds dehors, avec un peu de terre sur la
+poitrine. La foule allait là, le flot des curieux vous poussait, on
+errait au milieu des sépulcres, et par instants on sentait la terre
+plier sous soi; on marchait sur le ventre d'un cadavre. On se
+retournait, on voyait sortir de terre des bottes et des sabots ou des
+brodequins de femme; de l'autre côté était la tête que votre pression
+sur le corps faisait remuer.
+
+«Un témoin illustre, le grand statuaire David, aujourd'hui proscrit et
+errant hors de France, dit:
+
+«J'ai vu au cimetière Montmartre une quarantaine de cadavres encore
+vêtus de leurs habits; on les avait placés à côté l'un de l'autre;
+quelques pelletées de terre les cachaient jusqu'à la tête, qu'on avait
+laissée découverte, afin que les parents les reconnussent. Il y avait si
+peu de terre qu'on voyait les pieds encore à découvert, et le public
+marchait sur ces corps, ce qui était horrible. Il y avait là de nobles
+têtes de jeunes hommes tout empreintes de courage; au milieu était une
+pauvre femme, la domestique d'un boulanger, qui avait été tuée en
+portant le pain aux pratiques de son maître, et à côté une belle jeune
+fille, marchande de fleurs sur le boulevard. Ceux qui cherchaient des
+personnes disparues étaient obligés de fouler aux pieds les corps afin
+de pouvoir regarder de près les têtes. J'ai entendu un homme du peuple
+dire avec une expression d'horreur: On marche comme sur un tremplin.»
+
+«La foule continua de se porter aux divers lieux où des victimes avaient
+été déposées, notamment cité Bergère; si bien que ce même jour, 5, comme
+la multitude croissait et devenait importune, et qu'il fallait éloigner
+les curieux, on put lire sur un grand écriteau à l'entrée de la cité
+Bergère ces mots en lettres majuscules: _Ici il n'y a plus de cadavres_.
+
+«Les trois cadavres nus de la rue Grange-Batelière ne furent enlevés que
+le 5 au soir.
+
+«On le voit et nous y insistons, dans le premier moment et pour le
+profit qu'il en voulait faire, le coup d'état ne chercha pas le moins du
+monde à cacher son crime; la pudeur ne lui vint que plus tard; le
+premier jour, bien au contraire, il l'étala. L'atrocité ne suffisait
+pas, il fallait le cynisme. Massacrer n'était que le moyen, terrifier
+était le but.
+
+X
+
+«Ce but fut-il atteint?
+
+«Oui.
+
+«Immédiatement, dès le soir du 4 décembre, le bouillonnement public
+tomba. La stupeur glaça Paris. L'indignation qui élevait la voix devant
+le coup d'état se tut subitement devant le carnage. Ceci ne ressemblait
+plus à rien de l'histoire. On sentit qu'on avait affaire à quelqu'un
+d'inconnu.
+
+«Crassus a écrasé les gladiateurs; Hérode a égorgé les enfants; Charles
+IX a exterminé les huguenots, Pierre de Russie les strélitz, Méhémet-Ali
+les mameluks, Mahmoud les janissaires; Danton a massacré les
+prisonniers. Louis Bonaparte venait d'inventer un massacre nouveau, le
+massacre des passants.
+
+«Ce massacre termina la lutte. Il y a des heures où ce qui devrait
+exaspérer les peuples, les consterne. La population de Paris sentit
+qu'elle avait le pied d'un bandit sur la gorge. Elle ne se débattit
+plus. Ce même soir, Mathieu (de la Drôme) entra dans le lieu où siégeait
+le comité de résistance et nous dit: «Nous ne sommes plus à Paris, nous
+ne sommes plus sous la République; nous sommes à Naples et chez le roi
+Bomba.»
+
+«À partir de ce moment, quels que fussent les efforts du comité, des
+représentants et de leurs courageux auxiliaires, il n'y eut plus, sur
+quelques points seulement, par exemple à cette barricade du
+Petit-Carreau où tomba si héroïquement Denis Dussoubs, le frère du
+représentant, qu'une résistance qui ressemblait moins à un combat qu'aux
+dernières convulsions du désespoir. Tout était fini.
+
+«Le lendemain 5, les troupes victorieuses paradaient sur les boulevards.
+On vit un général montrer son sabre nu au peuple et crier: _La
+république, la voilà!_
+
+«Ainsi un égorgement infâme, le massacre des passants, voilà ce que
+contenait, comme nécessité suprême, la «mesure» du 2 décembre. Pour
+l'entreprendre, il fallait être un traître; pour la faire réussir, il
+fallait être un meurtrier.
+
+«C'est par ce procédé que le coup d'état conquit la France et vainquit
+Paris. Oui, Paris! On a besoin de se le répéter à soi-même, c'est à
+Paris que cela s'est passé!
+
+«Grand Dieu! les baskirs sont entrés dans Paris la lance haute en
+chantant leur chant sauvage, Moscou avait été brûlé; les prussiens sont
+entrés dans Paris, on avait pris Berlin; les autrichiens sont entrés
+dans Paris, on avait bombardé Vienne; les anglais sont entrés dans
+Paris, le camp de Boulogne avait menacé Londres; ils sont arrivés à nos
+barrières, ces hommes de tous les peuples, tambours battants, clairons
+en tête, drapeaux déployés, sabres nus, canons roulants, mèches
+allumées, ivres, ennemis, vainqueurs, vengeurs, criant avec rage devant
+les dômes de Paris les noms de leurs capitales, Londres, Berlin, Vienne,
+Moscou! Eh bien! dès qu'ils ont mis le pied sur le seuil de cette ville,
+dès que le sabot de leurs chevaux a sonné sur le pavé de nos rues,
+autrichiens, anglais, prussiens, russes, tous, en pénétrant dans Paris,
+ont entrevu dans ces murs, dans ces édifices, dans ce peuple, quelque
+chose de prédestiné, de vénérable et d'auguste; tous ont senti la sainte
+horreur de la ville sacrée; tous ont compris qu'ils avaient là, devant
+eux, non la ville d'un peuple, mais la ville du genre humain; tous ont
+baissé l'épée levée! Oui, massacrer les parisiens, traiter Paris en
+place prise d'assaut, mettre à sac un quartier de Paris, violer la
+seconde Ville Éternelle, assassiner la civilisation dans son sanctuaire,
+mitrailler les vieillards, les enfants et les femmes dans cette grande
+enceinte, foyer du monde, ce que Wellington avait défendu à ses
+montagnards demi-nus, ce que Schwartzenberg avait interdit à ses
+croates, ce que Blücher n'avait pas permis à sa landwehr, ce que Platow
+n'avait pas osé faire faire par ses cosaques, toi, tu l'as fait faire
+par des soldats français, misérable!»
+
+
+
+
+LIVRE QUATRIÈME
+
+LES AUTRES CRIMES
+
+
+
+
+I
+
+QUESTIONS SINISTRES
+
+
+Quel est le total des morts?
+
+Louis Bonaparte, sentant venir l'histoire et s'imaginant que les Charles
+IX peuvent atténuer les Saint-Barthélémy, a publié, comme pièce
+_justificative_, un état dit «officiel des personnes décédées». On
+remarque dans _cette liste alphabétique_[36] des mentions comme
+celle-ci:--Adde, libraire, boulevard Poissonnière, 17, tué chez
+lui.--Boursier, enfant de sept ans et demi, tué rue Tiquetonne.--Belval,
+ébéniste, rue de la Lune, 10, tué chez lui.--Coquard, propriétaire à
+Vire (Calvados), tué boulevard Montmartre.--Debaecque, négociant, rue du
+Sentier, 45, tué chez lui.--De Couvercelle, fleuriste, rue Saint-Denis,
+257, tué chez lui.--Labilte, bijoutier, boulevard Saint-Martin, 63, tué
+chez lui.--Monpelas, parfumeur, rue Saint-Martin, 181, tué chez
+lui.--Demoiselle Grellier, femme de ménage, faubourg Saint-Martin, 209,
+tuée boulevard Montmartre.--Femme Guillard, dame de comptoir, faubourg
+Saint-Denis, 77, tuée boulevard Saint-Denis.--Femme Garnier, dame de
+confiance, boulevard Bonne-Nouvelle, 6, tuée boulevard
+Saint-Denis.--Femme Ledaust, femme de ménage, passage du Caire, 76, à la
+Morgue.--Françoise Noël, giletière, rue des Fossés-Montmartre, 20, morte
+à la Charité.--Le comte Poninski, rentier, rue de la Paix, 32, tué
+boulevard Montmartre.--Femme Raboisson, couturière, morte à la maison
+nationale de santé.--Femme Vidal, rue du Temple, 97, morte à
+l'Hôtel-Dieu.--Femme Seguin, brodeuse, rue Saint-Martin, 240, morte à
+l'hospice Beaujon.--Demoiselle Seniac, demoiselle de boutique, rue du
+Temple, 196, morte à l'hospice Beaujon.--Thirion de Montauban,
+propriétaire, rue de Lancry, tué sur sa porte, etc., etc.
+
+Abrégeons. Louis Bonaparte, dans ce document, avoue cent
+_quatrevingt-onze_ assassinats.
+
+Cette pièce enregistrée pour ce qu'elle vaut, quel est le vrai total?
+Quel est le chiffre réel des victimes? De combien de cadavres le coup
+d'état de décembre est-il jonché? Qui peut le dire? Qui le sait? Qui le
+saura jamais? Comme on l'a vu plus haut, un témoin dépose: «Je comptai
+là trente-trois cadavres»; un autre, sur un autre point du boulevard,
+dit: «Nous comptâmes dix-huit cadavres dans une longueur de vingt ou
+vingt-cinq pas»; un autre, placé ailleurs, dit: «Il y avait là, dans
+soixante pas, plus de soixante cadavres.» L'écrivain si longtemps menacé
+de mort nous a dit à nous-même: «J'ai vu de mes yeux plus de huit cents
+morts dans toute la longueur du boulevard.» Maintenant cherchez,
+calculez ce qu'il faut de crânes brisés et de poitrines défoncées par la
+mitraille pour couvrir de sang «à la lettre» un demi-quart de lieue de
+boulevards. Faites comme les femmes, comme les soeurs, comme les filles,
+comme les mères désespérées, prenez un flambeau, allez-vous-en dans
+cette nuit, tâtez à terre, tâtez le pavé, tâtez le mur, ramassez les
+cadavres, questionnez les spectres, et comptez si vous pouvez.
+
+Le nombre des victimes! On en est réduit aux conjectures. C'est là une
+question que l'histoire réserve. Cette question, nous prenons, quant à
+nous, l'engagement de l'examiner et de l'approfondir plus tard.
+
+Le premier jour, Louis Bonaparte étala sa tuerie. Nous avons dit
+pourquoi. Cela lui était utile. Après quoi, ayant tiré de la chose tout
+le parti qu'il en voulait, il la cacha. On donna l'ordre aux gazettes
+élyséennes de se taire, à Magnan d'omettre, aux historiographes
+d'ignorer. On enterra les morts après minuit, sans flambeaux, sans
+convois, sans chants, sans prêtres, furtivement. Défense aux familles de
+pleurer trop haut.
+
+Et il n'y a pas eu seulement le massacre du boulevard, il y a eu le
+reste, il y a eu les fusillades sommaires, les exécutions inédites.
+
+Un des témoins que nous avons interrogés demanda à un chef de bataillon
+de la gendarmerie mobile, laquelle s'est distinguée dans ces
+égorgements: Eh bien, voyons! le chiffre? Est-ce quatre cents?--L'homme
+a haussé les épaules.--Est-ce six cents?--L'homme a hoché la
+tête.--Est-ce huit cents?--Mettez douze cents, a dit l'officier, et vous
+n'y serez pas encore.
+
+À l'heure qu'il est, personne ne sait au juste ce que c'est que le 2
+décembre, ce qu'il a fait, ce qu'il a osé, qui il a tué, qui il a
+enseveli, qui il a enterré. Dès le matin du crime, les imprimeries ont
+été mises sous le scellé, la parole a été supprimée par Louis Bonaparte,
+homme de silence et de nuit. Le 2, le 3, le 4, le 5 et depuis, la vérité
+a été prise à la gorge et étranglée au moment où elle allait parler.
+Elle n'a pu même jeter un cri. Il a épaissi l'obscurité sur son
+guet-apens, et il a en partie réussi. Quels que soient les efforts de
+l'histoire, le 2 décembre plongera peut-être longtemps encore dans une
+sorte d'affreux crépuscule. Ce crime est composé d'audace et d'ombre;
+d'un côté il s'étale cyniquement au grand jour, de l'autre il se dérobe
+et s'en va dans la brume. Effronterie oblique et hideuse qui cache on ne
+sait quelles monstruosités sous son manteau.
+
+Ce qu'on entrevoit suffit. D'un certain côté du 2 décembre tout est
+ténèbres, mais on voit des tombes dans ces ténèbres.
+
+Sous ce grand attentat on distingue confusément une foule d'attentats.
+La providence le veut ainsi; elle attache aux trahisons des nécessités.
+Ah! tu te parjures! ah! tu violes ton serment! ah! tu enfreins le droit
+et la justice! Eh bien! prends une corde, car tu seras forcé
+d'étrangler; prends un poignard, car tu seras forcé de poignarder;
+prends une massue, car tu seras forcé d'écraser; prends de l'ombre et de
+la nuit, car tu seras forcé de te cacher. Un crime appelle l'autre;
+l'horreur est pleine de logique. On ne s'arrête pas, et on ne fait pas
+un noeud au milieu. Allez! ceci d'abord; bien. Puis cela, puis cela
+encore; allez toujours! La loi est comme le voile du temple; quand elle
+se déchire, c'est du haut en bas.
+
+Oui, répétons-le, dans ce qu'on a appelé «l'acte du 2 décembre» on
+trouve du crime à toute profondeur. Le parjure à la surface,
+l'assassinat au fond. Meurtres partiels, tueries en masse, mitraillades
+en plein jour, fusillades nocturnes, une vapeur de sang sort de toutes
+parts du coup d'état.
+
+Cherchez dans la fosse commune des cimetières, cherchez sous les pavés
+des rues, sous les talus du Champ de Mars, sous les arbres des jardins
+publics, cherchez dans le lit de la Seine.
+
+Peu de révélations. C'est tout simple. Bonaparte a eu cet art monstrueux
+de lier à lui une foule de malheureux hommes dans la nation officielle
+par je ne sais quelle effroyable complicité universelle. Les papiers
+timbrés des magistrats, les écritoires des greffiers, les gibernes des
+soldats, les prières des prêtres sont ses complices. Il a jeté son crime
+autour de lui comme un réseau, et les préfets, les maires, les juges,
+les officiers et les soldats y sont pris. La complicité descend du
+général au caporal, et remonte du caporal au président. Le sergent de
+ville se sent compromis comme le ministre. Le gendarme dont le pistolet
+s'est appuyé sur l'oreille d'un malheureux et dont l'uniforme est
+éclaboussé de cervelle humaine, se sent coupable comme le colonel. En
+haut, des hommes atroces ont donné des ordres qui ont été exécutés en
+bas par des hommes féroces. La férocité garde le secret à l'atrocité. De
+là ce silence hideux.
+
+Entre cette férocité et cette atrocité, il y a même eu émulation et
+lutte; ce qui échappait à l'une était ressaisi par l'autre. L'avenir ne
+voudra pas croire à ces prodiges d'acharnement. Un ouvrier passait sur
+le Pont-au-Change, des gendarmes mobiles l'arrêtent; on lui flaire les
+mains.--Il sent la poudre, dit un gendarme. On fusilla l'ouvrier; quatre
+balles lui traversèrent le corps.--Jetez-le à l'eau! crie un sergent.
+Les gendarmes le prennent par la tête et par les pieds et le jettent
+par-dessus le pont.--L'homme fusillé et noyé s'en va à vau-l'eau.
+Cependant il n'était pas mort; la fraîcheur glaciale de la rivière le
+ranime; il était hors d'état de faire un mouvement, son sang coulait
+dans l'eau par quatre trous, mais sa blouse le soutint, il vint échouer
+sous l'arche d'un pont. Là des gens du port le trouvent, on le ramasse,
+on le porte à l'hôpital, il guérit; guéri, il sort. Le lendemain on
+l'arrête et on le traduit devant un conseil de guerre. La mort l'ayant
+refusé, Louis Bonaparte l'a repris. L'homme est aujourd'hui à Lambessa.
+
+Ce que le Champ de Mars a vu particulièrement, les effroyables scènes
+nocturnes qui l'ont épouvanté et déshonoré, l'histoire ne peut les dire
+encore. Grâce à Louis Bonaparte, ce champ auguste de la Fédération peut
+s'appeler désormais Haceldama. Un des malheureux soldats que l'homme du
+2 décembre a transformés en bourreaux raconte avec horreur et à voix
+basse que dans une seule nuit le nombre des fusillés n'a pas été de
+moins de huit cents.
+
+Louis Bonaparte a creusé en hâte une fosse et y a jeté son crime.
+Quelques pelletées de terre, le goupillon d'un prêtre, et tout a été
+dit. Maintenant, le carnaval impérial danse dessus.
+
+Est-ce là tout? est-ce que cela est fini? est-ce que Dieu permet et
+accepte de tels ensevelissements? Ne le croyez pas. Quelque jour, sous
+les pieds de Bonaparte, entre les pavés de marbre de l'Élysée ou des
+Tuileries, cette fosse se rouvrira brusquement, et l'on en verra sortir
+l'un après l'autre chaque cadavre avec sa plaie, le jeune homme frappé
+au coeur, le vieillard branlant sa vieille tête trouée d'une balle, la
+mère sabrée avec son enfant tué dans ses bras, tous debout, livides,
+terribles, et fixant sur leur assassin des yeux sanglants.
+
+En attendant ce jour, et dès à présent, l'histoire commence votre
+procès, Louis Bonaparte. L'histoire rejette votre liste officielle des
+morts et vos _pièces justificatives_.
+
+L'histoire dit qu'elles mentent et que vous mentez.
+
+Vous avez mis à la France un bandeau sur les yeux et un bâillon dans la
+bouche. Pourquoi?
+
+Est-ce pour faire des actions loyales? Non, des crimes. Qui a peur de la
+clarté fait le mal.
+
+Vous avez fusillé la nuit, au Champ de Mars, à la Préfecture, au Palais
+de justice, sur les places, sur les quais, partout.
+
+Vous dites que non.
+
+Je dis que si.
+
+Avec vous on a le droit de supposer, le droit de soupçonner, le droit
+d'accuser.
+
+Et quand vous niez, on a le droit de croire; votre négation est acquise
+à l'affirmation.
+
+Votre 2 décembre est montré au doigt par la conscience publique.
+Personne n'y songe sans un secret frisson. Qu'avez-vous fait dans cette
+ombre-là?
+
+Vos jours sont hideux, vos nuits sont suspectes.
+
+Ah! homme de ténèbres que vous êtes!
+
+ * * * * *
+
+Revenons à la boucherie du boulevard, au mot: «qu'on exécute mes
+ordres!» et à la journée du 4.
+
+Louis Bonaparte, le soir de ce jour-là, dut se comparer à Charles X qui
+n'avait pas voulu brûler Paris, et à Louis-Philippe qui n'avait pas
+voulu verser le sang du peuple, et il dut se rendre à lui-même cette
+justice qu'il était un grand politique. Quelques jours après, M. le
+général Th..., anciennement attaché à l'un des fils du roi
+Louis-Philippe, vint à l'Élysée. Du plus loin que Louis Bonaparte le
+vit, faisant dans sa pensée la comparaison que nous venons d'indiquer,
+il cria d'un air de triomphe au général: Eh bien?
+
+M. Louis Bonaparte est bien véritablement l'homme qui disait à l'un de
+ses ministres d'autrefois, de qui nous le tenons: _Si j'avais été
+Charles X et si, dans les journées de Juillet, j'avais pris Laffitte,
+Benjamin Constant et Lafayette, je les aurais fait fusiller comme des
+chiens_.
+
+Le 4 décembre, Louis Bonaparte eût été arraché le soir même de l'Élysée,
+et la loi triomphait, s'il eût été un de ces hommes qui hésitent devant
+un massacre. Par bonheur pour lui, il n'avait pas de ces délicatesses.
+Quelques cadavres de plus ou de moins, qu'est-ce que cela fait? Allons,
+tuez! tuez au hasard! sabrez! fusillez, canonnez, écrasez, broyez!
+terrifiez-moi cette odieuse ville de Paris! Le coup d'état penchait, ce
+grand meurtre le releva. Louis Bonaparte avait failli se perdre par sa
+félonie, il se sauva par sa férocité. S'il n'avait été que Faliero,
+c'était fait de lui; heureusement il était César Borgia. Il se jeta à la
+nage avec son crime dans un fleuve de sang; un moins coupable s'y fût
+noyé, il le traversa. C'est là ce qu'on appelle son succès. Aujourd'hui
+il est sur l'autre rive, essayant de se sécher et de s'essuyer, tout
+ruisselant de ce sang qu'il prend pour de la pourpre, et demandant
+l'empire.
+
+
+
+
+II
+
+SUITE DES CRIMES
+
+
+Et voilà ce malfaiteur!
+
+Et l'on ne t'applaudirait pas, ô vérité, quand aux yeux de l'Europe, aux
+yeux du monde, en présence du peuple, à la face de Dieu, en attestant
+l'honneur, le serment, la foi, la religion, la sainteté de la vie
+humaine, le droit, la générosité de toutes les âmes, les femmes, les
+soeurs, les mères, la civilisation, la liberté, la république, la France,
+devant ses valets, son sénat et son conseil d'état, devant ses généraux,
+ses prêtres et ses agents de police, toi qui représentes le peuple, car
+le peuple, c'est la réalité; toi qui représentes l'intelligence, car
+l'intelligence, c'est la lumière; toi qui représentes l'humanité, car
+l'humanité, c'est la raison; au nom du peuple enchaîné, au nom de
+l'intelligence proscrite, au nom de l'humanité violée, devant ce tas
+d'esclaves qui ne peut ou qui n'ose dire un mot, tu soufflettes ce
+brigand de l'ordre!
+
+Ah! qu'un autre cherche des mots modérés. Oui, je suis net et dur, je
+suis sans pitié pour cet impitoyable et je m'en fais gloire.
+
+Poursuivons.
+
+À ce que nous venons de raconter ajoutez tous les autres crimes sur
+lesquels nous aurons plus d'une occasion de revenir, et dont, si Dieu
+nous prête la vie, nous raconterons l'histoire en détail. Ajoutez les
+incarcérations en masse avec des circonstances féroces, les prisons
+regorgeant[37], le séquestre[38] des biens des proscrits dans dix
+départements, notamment dans la Nièvre, dans l'Allier et dans les
+Basses-Alpes; ajoutez la confiscation des biens d'Orléans avec le
+morceau donné au clergé, Schinderhannes faisait toujours la part du
+curé. Ajoutez les commissions mixtes et la commission dite de
+clémence[39]; les conseils de guerre combinés avec les juges
+d'instruction et multipliant les abominations, les exils par fournées,
+l'expulsion d'une partie de la France hors de France; rien que pour un
+seul département, l'Hérault, trois mille deux cents bannis ou déportés;
+ajoutez cette épouvantable proscription, comparable aux plus tragiques
+désolations de l'histoire, qui, pour tendance, pour opinion, pour
+dissidence honnête avec ce gouvernement, pour une parole d'homme libre
+dite même avant le 2 décembre, prend, saisit, appréhende, arrache le
+laboureur à son champ, l'ouvrier à son métier, le propriétaire à sa
+maison, le médecin à ses malades, le notaire à son étude, le conseiller
+général à ses administrés, le juge à son tribunal, le mari à sa femme,
+le frère à son frère, le père à ses enfants, l'enfant à ses parents, et
+marque d'une croix sinistre toutes les têtes depuis les plus hautes
+jusqu'aux plus obscures. Personne n'échappe. Un homme en haillons, la
+barbe longue, entre un matin dans ma chambre à Bruxelles. J'arrive,
+dit-il; j'ai fait la route à pied; voilà deux jours que je n'ai mangé.
+On lui donne du pain. Il mange. Je lui dis:--D'où venez-vous?--De
+Limoges.--Pourquoi êtes-vous ici?--Je ne sais pas; on m'a chassé de chez
+nous.--Qu'est-ce que vous êtes?--Je suis sabotier.
+
+Ajoutez l'Afrique, ajoutez la Guyane, ajoutez les atrocités de Bertrand,
+les atrocités de Canrobert, les atrocités d'Espinasse, les atrocités de
+Martimprey; les cargaisons de femmes expédiées par le général Guyon; le
+représentant Miot traîné de casemate en casemate; les baraques où l'on
+est cent cinquante, sous le soleil des tropiques, avec la promiscuité,
+avec l'ordure, avec la vermine, et où tous ces innocents, tous ces
+patriotes, tous ces honnêtes gens expirent, loin des leurs, dans la
+fièvre, dans la misère, dans l'horreur, dans le désespoir, se tordant
+les mains. Ajoutez tous ces malheureux livrés aux gendarmes, liés deux à
+deux, emmagasinés dans les faux ponts du _Magellan_, du _Canada_ ou du
+_Duguesclin_; jetés à Lambessa, jetés à Cayenne avec les forçats, sans
+savoir ce qu'on leur veut, sans pouvoir deviner ce qu'ils ont fait.
+Celui-ci, Alphonse Lambert, de l'Indre, arraché de son lit mourant; cet
+autre, Patureau Francoeur, vigneron, déporté parce que, dans son village,
+on avait voulu en faire un président de la république; cet autre,
+Valette, charpentier à Châteauroux, déporté pour avoir, six mois avant
+le 2 décembre, un jour d'exécution capitale, refusé de dresser la
+guillotine.
+
+Ajoutez la chasse aux hommes dans les villages, la battue de Viroy dans
+les montagnes de Lure, la battue de Pellion dans les bois de Clamecy
+avec quinze cents hommes; l'ordre rétabli à Crest, deux mille insurgés,
+trois cents tués; les colonnes mobiles partout; quiconque se lève pour
+la loi, sabré et arquebusé; celui-ci, Charles Sauvan, à Marseille, crie:
+vive la république! un grenadier du 54e fait feu sur lui, la balle entre
+par les reins et sort par le ventre; cet autre, Vincent, de Bourges, est
+adjoint de sa commune; il proteste, comme magistrat, contre le coup
+d'état; on le traque dans son village, il s'enfuit, on le poursuit, un
+cavalier lui abat deux doigts d'un coup de sabre, un autre lui fend la
+tête, il tombe; on le transporte au fort d'Ivry avant de le panser;
+c'est un vieillard de soixante-seize ans.
+
+Ajoutez des faits comme ceux-ci: dans le Cher, le représentant Viguier
+est arrêté. Arrêté, pourquoi? Parce qu'il est représentant, parce qu'il
+est inviolable, parce que le suffrage du peuple l'a fait sacré. On jette
+Viguier dans les prisons. Un jour, on lui permet de sortir _une heure_
+pour régler des affaires qui réclamaient impérieusement sa présence.
+Avant de sortir, deux gendarmes, le nommé Pierre Guéret et le nommé
+Dubernelle, brigadier, s'emparent de Viguier; le brigadier lui joint les
+deux mains l'une contre l'autre, de façon que les paumes se touchent, et
+lui lie étroitement les poignets avec une chaîne; le bout de la chaîne
+pendait, le brigadier fait passer de force et à tours redoublés le bout
+de chaîne entre les deux mains de Viguier, au risque de lui briser les
+poignets par la pression. Les mains du prisonnier bleuissent et se
+gonflent.--C'est la question que vous me donnez là, dit tranquillement
+Viguier.--Cachez vos mains, répond le gendarme en ricanant, si vous avez
+honte.--Misérable, reprend Viguier, celui de nous deux que cette chaîne
+déshonore, c'est toi. Viguier traverse ainsi les rues de Bourges, qu'il
+habite depuis trente ans, entre deux gendarmes, levant les mains,
+montrant ses chaînes. Le représentant Viguier a soixante-dix ans.
+
+Ajoutez les fusillades sommaires dans vingt départements: «Tout ce qui
+résiste», écrit le sieur Saint-Arnaud, ministre de la guerre, «doit être
+fusillé au nom de la société en légitime défense[40]». «Six jours ont
+suffi pour _écraser_ l'insurrection», mande le général Levaillant,
+commandant l'état de siége du Var. «J'ai fait de bonnes prises», mande
+de Saint-Étienne le commandant Viroy; «j'ai fusillé sans désemparer huit
+individus; je traque les chefs dans les bois». À Bordeaux, le général
+Bourjoly enjoint aux chefs de colonnes mobiles de «faire fusiller
+sur-le-champ tous les individus pris les armes à la main». À
+Forcalquier, c'est mieux encore; la proclamation d'état de siége porte:
+«La ville de Forcalquier est en état de siége. Les citoyens _n'ayant pas
+pris part_ aux événements de la journée et _détenteurs_ d'armes sont
+sommés de les rendre sous peine d'être fusillés.» La colonne mobile de
+Pézenas arrive à Servian; un homme cherche à s'échapper d'une maison
+cernée, on le tue d'un coup de fusil. À Entrains, on fait quatrevingts
+prisonniers; un se sauve à la nage, on fait feu sur lui, une balle
+l'atteint, il disparaît sous l'eau; on fusille les autres. À ces choses
+exécrables ajoutez ces choses infâmes: à Brioude, dans la Haute-Loire,
+un homme et une femme jetés en prison pour avoir labouré le champ d'un
+proscrit; à Loriol, dans la Drôme, Astier, garde champêtre, condamné à
+vingt ans de travaux forcés pour avoir donné asile à des fugitifs;
+ajoutez, et la plume tremble à écrire ceci, la peine de mort rétablie,
+la guillotine politique relevée, des sentences horribles; les citoyens
+condamnés à la mort sur l'échafaud par les juges janissaires des
+conseils de guerre; à Clamecy, Milletot, Jouannin, Guillemot, Sabatier
+et Four; à Lyon, Courty, Romegal, Bressieux, Fauritz, Julien, Roustain
+et Garan, adjoint du maire de Cliouscat; à Montpellier, dix-sept pour
+l'affaire de Bédarrieux, Mercadier, Delpech, Denis, André, Barthez,
+Triadou, Pierre Carrière, Galzy, Calas dit le Vacher, Gardy, Jacques
+Pagès, Michel Hercule, Mar, Vène, Frié, Malaterre, Beaumont, Pradal, les
+six derniers par bonheur contumaces, et à Montpellier, encore quatre
+autres, Choumac, Vidal, Cadelard et Pagès. Quel est le crime de ces
+hommes? Leur crime c'est le vôtre, si vous êtes un bon citoyen, c'est le
+mien à moi qui écris ces lignes, c'est l'obéissance à l'article 110 de
+la constitution, c'est la résistance armée à l'attentat de Louis
+Bonaparte; et le conseil «ordonne que l'exécution aura lieu _dans la
+forme ordinaire_, sur une des places publiques de Béziers» pour les
+quatre derniers, et pour les dix-sept autres «sur une des places
+publiques de Bédarrieux»; _le Moniteur_ l'annonce; il est vrai que _le
+Moniteur_ annonce en même temps que le service du dernier bal des
+Tuileries était fait par trois cents maîtres d'hôtel dans la tenue
+rigoureuse prescrite par le cérémonial de l'ancienne maison impériale.
+
+À moins qu'un universel cri d'horreur n'arrête à temps cet homme, toutes
+ces têtes tomberont.
+
+À l'heure où nous écrivons ceci, voici ce qui vient de se passer à
+Belley:
+
+Un homme de Bugez près Belley, un ouvrier nommé Charlet, avait ardemment
+soutenu, au 10 décembre 1848, la candidature de Louis Bonaparte. Il
+avait distribué des bulletins, appuyé, propagé, colporté; l'élection fut
+pour lui un triomphe; il espérait en Louis-Napoléon, il prenait au
+sérieux les écrits socialistes de l'homme de Ham et ses programmes
+«humanitaires» et républicains; au 10 décembre il y a eu beaucoup de ces
+dupes honnêtes; ce sont aujourd'hui les plus indignés. Quand Louis
+Bonaparte fut au pouvoir, quand on vit l'homme à l'oeuvre, les illusions
+s'évanouirent. Charlet, homme d'intelligence, fut un de ceux dont la
+probité républicaine se révolta, et peu à peu, à mesure que Louis
+Bonaparte s'enfonçait plus avant dans la réaction, Charlet se détachait
+de lui; il passa ainsi de l'adhésion la plus confiante à l'opposition la
+plus loyale et la plus vive. C'est l'histoire de beaucoup d'autres
+nobles coeurs.
+
+Au 2 décembre, Charlet n'hésita pas. En présence de tous les attentats
+réunis dans l'acte infâme de Louis Bonaparte, Charlet sentit la loi
+remuer en lui; il se dit qu'il devait être d'autant plus sévère qu'il
+était un de ceux dont la confiance avait été le plus trahie. Il comprit
+clairement qu'il n'y avait plus qu'un devoir pour le citoyen, un devoir
+étroit et qui se confondait avec le droit, défendre la république,
+défendre la constitution, et résister par tous les moyens à l'homme que
+la gauche, et son crime plus encore que la gauche, venait de mettre hors
+la loi. Les réfugiés de Suisse passèrent la frontière en armes,
+traversèrent le Rhône près d'Anglefort et entrèrent dans le département
+de l'Ain. Charlet se joignit à eux.
+
+À Seyssel, la petite troupe rencontra les douaniers. Les douaniers,
+complices volontaires ou égarés du coup d'état, voulurent s'opposer à
+leur passage. Un engagement eut lieu, un douanier fut tué, Charlet fut
+pris.
+
+Le coup d'état traduisit Charlet devant un conseil de guerre. On
+l'accusait de la mort du douanier qui, après tout, n'était qu'un fait de
+combat. Dans tous les cas, Charlet était étranger à cette mort; le
+douanier était tombé percé d'une balle, et Charlet n'avait d'autre arme
+qu'une lime aiguisée. Charlet ne reconnut pas pour un tribunal le groupe
+d'hommes qui prétendait le juger. Il leur dit: Vous n'êtes pas des
+juges; où est la loi? la loi est de mon côté.--Il refusa de répondre.
+
+Interrogé sur le fait du douanier tué, il eût pu tout éclaircir d'un
+mot; mais descendre à une explication, c'eût été accepter dans une
+certaine mesure ce tribunal. Il ne voulut pas; il garda le silence.
+
+Ces hommes le condamnèrent à mort «selon la forme ordinaire des
+exécutions criminelles».
+
+La condamnation prononcée, on sembla l'oublier; les jours, les semaines,
+les mois s'écoulaient. De toute part, dans la prison, on disait à
+Charlet: Vous êtes sauvé.
+
+Le 29 juin, au point du jour, la ville de Belley vit une chose lugubre.
+L'échafaud était sorti de terre pendant la nuit et se dressait au milieu
+de la place publique.
+
+Les habitants s'abordaient tout pâles et s'interrogeaient: Avez-vous vu
+ce qui est dans la place?--Oui.--Pour qui?
+
+C'était pour Charlet.
+
+La sentence de mort avait été déférée à M. Bonaparte; elle avait
+longtemps dormi à l'Élysée; on avait d'autres affaires; mais un beau
+matin, après sept mois, personne ne songeant plus ni à l'engagement de
+Seyssel, ni au douanier tué, ni à Charlet, M. Bonaparte, ayant besoin
+probablement de mettre quelque chose entre la fête du 10 mai et la fête
+du 15 août, avait signé l'ordre d'exécution.
+
+Le 29 juin donc, il y a quelques jours à peine, Charlet fut extrait de
+sa prison. On lui dit qu'il allait mourir. Il resta calme. Un homme qui
+est avec la justice ne craint pas la mort, car il sent qu'il y a deux
+choses en lui, l'une, son corps, qu'on peut tuer, l'autre, la justice, à
+laquelle on ne lie pas les bras et dont la tête ne tombe pas sous le
+couteau.
+
+On voulut faire monter Charlet en charrette.--Non, dit-il aux gendarmes,
+j'irai à pied, je puis marcher, je n'ai pas peur.
+
+La foule était grande sur son passage. Tout le monde le connaissait dans
+la ville et l'aimait; ses amis cherchaient son regard. Charlet, les bras
+attachés derrière le dos, saluait de la tête à droite et à
+gauche.--Adieu, Jacques! adieu, Pierre! disait-il, et il
+souriait.--Adieu, Charlet, répondaient-ils, et tous pleuraient. La
+gendarmerie et la troupe de ligne entouraient l'échafaud. Il y monta
+d'un pas lent et ferme. Quand on le vit debout sur l'échafaud, la foule
+eut un long frémissement; les femmes jetaient des cris, les hommes
+crispaient le poing.
+
+Pendant qu'on le bouclait sur la bascule, il regarda le couperet et
+dit:--Quand je pense que j'ai été bonapartiste! Puis, levant les yeux au
+ciel, il cria: Vive la république!
+
+Un moment après sa tête tombait.
+
+Ce fut un deuil dans Belley et dans tous les villages de l'Ain.--Comment
+est-il mort? demandait-on.--Bravement.--Dieu soit loué!
+
+C'est de cette façon qu'un homme vient d'être tué.
+
+La pensée succombe et s'abîme dans l'horreur en présence d'un fait si
+monstrueux.
+
+Ce crime ajouté aux autres crimes les achève et les scelle d'une sorte
+de sceau sinistre.
+
+C'est plus que le complément, c'est le couronnement.
+
+On sent que M. Bonaparte doit être content. Faire fusiller la nuit, dans
+l'obscurité, dans la solitude, au Champ de Mars, sous les arches des
+ponts, derrière un mur désert, n'importe qui, au hasard, pêle-mêle, des
+inconnus, des ombres, dont on ne sait pas même le chiffre, faire tuer
+des anonymes par des anonymes, et que tout cela s'en aille dans les
+ténèbres, dans le néant, dans l'oubli, en somme, c'est peu satisfaisant
+pour l'amour-propre; on a l'air de se cacher et vraiment on se cache en
+effet; c'est médiocre. Les gens à scrupules ont le droit de vous dire:
+Vous voyez bien que vous avez peur; vous n'oseriez faire ces choses-là
+en public; vous reculez devant vos propres actes. Et, dans une certaine
+mesure, ils semblent avoir raison. Arquebuser les gens la nuit, c'est
+une violation de toutes les lois divines et humaines, mais ce n'est pas
+assez insolent. On ne se sent pas triomphant après. Quelque chose de
+mieux est possible.
+
+Le grand jour, la place publique, l'échafaud légal, l'appareil régulier
+de la vindicte sociale, livrer les innocents à cela, les faire périr de
+cette manière, ah! c'est différent; parlez-moi de ceci! Commettre un
+meurtre en plein midi au beau milieu de la ville, au moyen d'une machine
+appelée tribunal ou conseil de guerre, au moyen d'une autre machine,
+lentement bâtie par un charpentier, ajustée, emboîtée, vissée et
+graissée à loisir; dire: ce sera pour telle heure; apporter deux
+corbeilles et dire: ceci sera pour le corps et ceci pour la tête;
+l'heure venue, amener la victime liée de cordes, assistée d'un prêtre,
+procéder au meurtre avec calme, charger un greffier d'en dresser
+procès-verbal, entourer le meurtre de gendarmes le sabre nu, de telle
+sorte que le peuple qui est là frissonne et ne sache plus ce qu'il voit,
+et doute si ces hommes en uniforme sont une brigade de gendarmerie ou
+une bande de brigands, et se demande, en regardant l'homme qui lâche le
+couperet, si c'est le bourreau et si ce n'est pas plutôt un assassin!
+voilà qui est hardi et ferme, voilà une parodie du fait légal bien
+effrontée et bien tentante et qui vaut la peine d'être exécutée; voilà
+un large et splendide soufflet sur la joue de la justice. À la bonne
+heure!
+
+Faire cela sept mois après la lutte, froidement, inutilement, comme un
+oubli qu'on répare, comme un devoir qu'on accomplit, c'est effrayant,
+c'est complet; on a un air d'être dans son droit qui déconcerte les
+consciences et qui fait frémir les honnêtes gens.
+
+Rapprochement terrible et qui contient toute la situation: Voici deux
+hommes, un ouvrier et un prince. Le prince commet un crime, il entre aux
+Tuileries; l'ouvrier fait son devoir, il monte sur l'échafaud. Et qui
+est-ce qui dresse l'échafaud de l'ouvrier? C'est le prince.
+
+Oui, cet homme qui, s'il eût été vaincu en décembre, n'eût échappé à la
+peine de mort que par l'omnipotence du progrès et par une extension, à
+coup sûr trop généreuse, du principe de l'inviolabilité de la vie
+humaine, cet homme, ce Louis Bonaparte, ce prince qui transporte les
+façons de faire des Poulmann et des Soufflard dans la politique, c'est
+lui qui rebâtit l'échafaud! et il ne tremble pas! et il ne pâlit pas! et
+il ne sent pas que c'est là une échelle fatale, qu'on est maître de ne
+point la relever, mais qu'une fois relevée on n'est plus maître de la
+renverser, et que celui qui la dresse pour autrui la retrouve plus tard
+pour lui-même. Elle le reconnaît et lui dit: tu m'as mise là; je t'ai
+attendu.
+
+Non, cet homme ne raisonne pas; il a des besoins, il a des caprices, il
+faut qu'il les satisfasse. Ce sont des envies de dictateur. La
+toute-puissance serait fade si on ne l'assaisonnait de cette façon.
+Allons, coupez la tête à Charlet et aux autres. M. Bonaparte est
+prince-président de la république française; M. Bonaparte a seize
+millions par an, quarante-quatre mille francs par jour, vingt-quatre
+cuisiniers pour son service personnel et autant d'aides de camp; il a
+droit de chasse aux étangs de Saclay et de Saint-Quentin, aux forêts de
+Laigne, d'Ourscamp et de Carlemont, aux bois de Champagne et de Barbeau;
+il a les Tuileries, le Louvre, l'Élysée, Rambouillet, Saint-Cloud,
+Versailles, Compiègne; il a sa loge impériale à tous les spectacles,
+fête et gala et musique tous les jours, le sourire de M. Sibour et le
+bras de Mme la marquise de Douglas pour entrer au bal, tout cela ne lui
+suffit pas, il lui faut encore cette guillotine. Il lui faut
+quelques-uns de ces paniers rouges parmi les paniers de vin de
+Champagne.
+
+Oh! cachons nos visages de nos deux mains! Cet homme, ce hideux boucher
+du droit et de la justice, avait encore le tablier sur le ventre et les
+mains dans les entrailles fumantes de la constitution et les pieds dans
+le sang de toutes les lois égorgées, quand vous, juges, quand vous,
+magistrats, hommes des lois, hommes du droit!...--Mais je m'arrête; je
+vous retrouverai plus tard, avec vos robes noires et avec vos robes
+rouges, avec vos robes couleur d'encre et vos robes couleur de sang, et
+je les retrouverai aussi, je les ai déjà châtiés et je les châtierai
+encore, ces autres, vos chefs, ces juristes souteneurs du guet-apens,
+ces prostitués, ce Baroche, ce Suin, ce Royer, ce Mongis, ce Rouher, ce
+Troplong, déserteurs des lois, tous ces noms qui n'expriment plus autre
+chose que la quantité de mépris possible à l'homme!
+
+Et s'il n'a pas scié ses victimes entre deux planches comme Christiern
+II, s'il n'a pas enfoui les gens en vie comme Ludovic le Maure, s'il n'a
+pas bâti les murs de son palais avec des hommes vivants et des pierres
+comme Timour-Beig, qui naquit, dit la légende, les mains fermées et
+pleines de sang; s'il n'a pas ouvert le ventre aux femmes grosses comme
+César, duc de Valentinois; s'il n'a pas estrapadé les femmes par les
+seins, _testibusque viros_, comme Ferdinand de Tolède; s'il n'a pas roué
+vif, brûlé vif, bouilli vif, écorché vif, crucifié, empalé, écartelé, ne
+vous en prenez pas à lui, ce n'est pas sa faute; c'est que le siècle s'y
+refuse obstinément. Il a fait tout ce qui était humainement ou
+inhumainement possible. Le dix-neuvième siècle, siècle de douceur,
+siècle de décadence, comme disent les absolutistes et les papistes,
+étant donné, Louis Bonaparte a égalé en férocité ses contemporains
+Haynau, Radetzky, Filangieri, Schwartzenberg et Ferdinand de Naples, et
+les a dépassés même. Mérite rare, et dont il faut lui tenir compte comme
+d'une difficulté de plus, la scène s'est passée en France. Rendons-lui
+cette justice: au temps où nous sommes, Ludovic Sforce, le Valentinois,
+le duc d'Albe, Timour et Christiern II n'auraient rien fait de plus que
+Louis Bonaparte; dans leur époque, il eût fait tout ce qu'ils ont fait;
+dans la nôtre, au moment de construire et de dresser les gibets, les
+roues, les chevalets, les grues à estrapades, les tours vivantes, les
+croix et les bûchers, ils se seraient arrêtés comme lui, malgré eux et à
+leur insu, devant la résistance secrète et invincible du milieu moral,
+devant la force invisible du progrès accompli, devant le formidable et
+mystérieux refus de tout un siècle qui se lève, au nord, au midi, à
+l'orient, à l'occident, autour des tyrans, et qui leur dit non!
+
+
+
+
+III
+
+CE QU'EUT ÉTÉ 1852
+
+
+Mais sans cet abominable Deux-Décembre, «nécessaire», comme disent les
+complices et à leur suite les dupes, que se serait-il donc passé en
+France? Mon Dieu! ceci:
+
+Remontons de quelques pas en arrière et rappelons sommairement la
+situation telle qu'elle était avant le coup d'état.
+
+Le parti du passé, sous le nom de l'ordre, résistait à la république, en
+d'autres termes résistait à l'avenir.
+
+Qu'on s'y oppose ou non, qu'on y consente ou non, la république, toute
+illusion laissée de côté, est l'avenir, prochain ou lointain, mais
+inévitable des nations.
+
+Comment s'établira la république? Elle peut s'établir de deux façons,
+par la lutte ou par le progrès. Les démocrates la veulent par le
+progrès; leurs adversaires, les hommes du passé, semblent la vouloir par
+la lutte.
+
+Comme nous venons de le rappeler, les hommes du passé résistent; ils
+s'obstinent; ils donnent des coups de hache dans l'arbre, se figurant
+qu'ils arrêteront la sève qui monte. Ils prodiguent la force, la
+puérilité et la colère.
+
+Ne jetons aucune parole amère à nos anciens adversaires tombés avec
+nous, le même jour que nous, et plusieurs honorablement de leur côté,
+bornons-nous à constater que c'est dans cette lutte que la majorité de
+l'assemblée législative de France était entrée dès les premiers jours de
+son installation, dès le mois de mai 1849.
+
+Cette politique de résistance est une politique funeste. Cette lutte de
+l'homme contre Dieu est nécessairement vaine; mais, nulle comme
+résultat, elle est féconde en catastrophes. Ce qui doit être sera; il
+faut que ce qui doit couler coule, que ce qui doit tomber tombe, que ce
+qui doit naître naisse, que ce qui doit croître croisse; mais faites
+obstacle à ces lois naturelles, le trouble survient, le désordre
+commence. Chose triste, c'est ce désordre qu'on avait appelé l'ordre.
+
+Liez une veine, vous avez la maladie; entravez un fleuve, vous avez
+l'inondation; barrez l'avenir, vous avez les révolutions.
+
+Obstinez-vous à conserver au milieu de vous, comme s'il était vivant, le
+passé qui est mort, vous produisez je ne sais quel choléra moral; la
+corruption se répand, elle est dans l'air, on la respire; des classes
+entières de la société, les fonctionnaires, par exemple, tombent en
+pourriture. Gardez les cadavres dans vos maisons; la peste éclatera.
+
+Fatalement, cette politique aveugle ceux qui la pratiquent. Ces hommes
+qui se qualifient hommes d'état en sont à ne pas comprendre qu'ils ont
+fait eux-mêmes, de leurs mains et à grand'peine et à la sueur de leur
+front, ces événements terribles dont ils se lamentent, et que ces
+catastrophes qui croulent sur eux ont été construites par eux. Que
+dirait-on d'un paysan qui ferait un barrage d'un bord à l'autre d'une
+rivière devant sa cabane, et qui, quand la rivière, devenue torrent,
+déborderait, quand elle renverserait son mur, quand elle emporterait son
+toit, s'écrierait: méchante rivière! Les hommes d'état du passé, ces
+grands constructeurs de digues en travers des courants, passent leur
+temps à s'écrier: méchant peuple!
+
+Otez Polignac et les ordonnances de juillet, c'est-à-dire le barrage, et
+Charles X serait mort aux Tuileries. Réformez en 1847 la loi électorale,
+c'est-à-dire encore ôtez le barrage, Louis-Philippe serait mort sur le
+trône.--Est-ce à dire que la république ne serait pas venue? Cela, non.
+La république, répétons-le, c'est l'avenir; elle serait venue, mais pas
+à pas, progrès à progrès, conquête à conquête, comme un fleuve qui coule
+et non comme un déluge qui envahit; elle serait venue à son heure, quand
+tout aurait été prêt pour la recevoir; elle serait venue, non pas certes
+plus viable, car dès à présent elle est indestructible, mais plus
+tranquille, sans réaction possible, sans princes la guettant, sans coup
+d'état derrière elle.
+
+La politique de résistance au mouvement humain excelle, insistons sur ce
+point, à créer des cataclysmes artificiels. Ainsi elle avait réussi à
+faire de l'année 1852 une sorte d'éventualité redoutable, et cela
+toujours par le même procédé, au moyen d'un barrage. Voici un chemin de
+fer, le convoi va passer dans une heure; jetez une poutre en travers des
+rails, quand le convoi arrivera il s'y écrasera, vous aurez Fampoux;
+ôtez la poutre avant l'arrivée du train, le convoi passera sans même se
+douter qu'il y avait là une catastrophe. Cette poutre, c'est la loi du
+31 mai.
+
+Les chefs de la majorité de l'assemblée législative l'avaient jetée en
+travers de 1852, et ils criaient: c'est là que la société se brisera! La
+gauche leur disait: ôtez la poutre! ôtez la poutre, laissez passer
+librement le suffrage universel. Ceci est toute l'histoire de la loi du
+31 mai.
+
+Ce sont là des choses qu'un enfant comprendrait et que les «hommes
+d'état» ne comprennent pas.
+
+Maintenant répondons à la question que nous posions tout à
+l'heure:--Sans le 2 décembre, que se serait-il passé en 1852?
+
+Supprimez la loi du 31 mai, ôtez au peuple son barrage, ôtez à Bonaparte
+son levier, son arme, son prétexte, laissez tranquille le suffrage
+universel, ôtez la poutre de dessus les rails, savez-vous ce que vous
+auriez eu en 1852?
+
+Rien.
+
+Des élections.
+
+Des espèces de dimanches calmes où le peuple serait venu voter, hier
+travailleur, aujourd'hui électeur, demain travailleur, toujours
+souverain.
+
+On reprend: Oui, des élections! vous en parlez bien à votre aise. Mais
+la «chambre rouge» qui serait sortie de ces élections?
+
+N'avait-on pas annoncé que la constituante de 1848 serait une «chambre
+rouge»? Chambres rouges, croquemitaines rouges, toutes ces prédictions
+se valent. Ceux qui promènent au bout d'un bâton ces fantasmagories
+devant les populations effarouchées savent ce qu'ils font et rient
+derrière la loque horrible qu'ils font flotter. Sous la longue robe
+écarlate du fantôme auquel on avait donné ce nom, 1852, on voit passer
+les bottes fortes du coup d'état.
+
+
+
+
+IV
+
+LA JACQUERIE
+
+
+Cependant après le 2 décembre, une fois le crime commis, il fallait bien
+donner le change à l'opinion. Le coup d'état se mit à crier à la
+jacquerie comme cet assassin qui criait au voleur.
+
+Ajoutons qu'une jacquerie avait été promise et que M. Bonaparte ne
+pouvait, sans quelque inconvénient, manquer à la fois à toutes ses
+promesses. Qu'était le spectre rouge, sinon la jacquerie? Il fallait
+bien donner quelque réalité à ce spectre; on ne peut pas éclater de rire
+brusquement au nez des populations et leur dire: Il n'y avait rien! je
+vous ai toujours fait peur de vous-mêmes.
+
+Il y a donc eu JACQUERIE. Les promesses de l'affiche ont été tenues.
+
+Les imaginations de l'entourage se sont donné carrière; on a exhumé les
+épouvantes de la Mère l'Oie, et plus d'un enfant, en lisant le journal,
+aurait pu reconnaître l'ogre du bonhomme Perrault déguisé en socialiste;
+on a supposé, on a inventé; la presse étant supprimée, c'était fort
+simple; mentir est facile quand on a d'avance arraché la langue au
+démenti.
+
+On a crié: Alerte, bourgeois! sans nous vous étiez perdus. Nous vous
+avons mitraillés, mais c'était pour votre bien. Regardez, les lollards
+étaient à vos portes, les anabaptistes escaladaient votre mur, les
+hussites cognaient à vos persiennes, les maigres montaient votre
+escalier, les ventres-creux convoitaient votre dîner. Alerte! N'a-t-on
+pas un peu violé mesdames vos femmes?
+
+On a donné la parole à un des principaux rédacteurs de _la Patrie_,
+nommé Froissard:
+
+«Je n'oserois écrire ni raconter les horribles faits et inconvenables
+qu'ils faisoient aux dames. Mais entre les autres désordonnances et
+vilains faits, ils tuèrent un chevalier et le boutèrent en une broche,
+et le tournèrent au feu et le rôtirent devant la dame et ses enfants.
+Après ce que dix ou douze eurent la dame efforcée et violée, ils les en
+voulurent faire manger par force, et puis les tuèrent et firent mourir
+de malemort.
+
+«Ces méchantes gens roboient et ardoient tout, et tuoient et efforçoient
+et violoient toutes dames et pucelles sans pitié et sans merci, ainsi
+comme des chiens enragés.
+
+«Tout en semblable manière si faites gens se maintenoient entre Paris et
+Noyon, et entre Paris et Soissons et Ham en Vermandois, par toute la
+terre de Coucy. Là étoient les grands violeurs et malfaiteurs; et
+excluèrent, que entre la comté de Valois, que en l'évêché de Laon, de
+Soissons et de Noyon, plus de cent châteaux et de bonnes maisons de
+chevaliers et écuyers; et tuoient et roboient quand que ils trouvoient.
+Mais _Dieu_ par sa grâce y mit tel remède, de quoi on le doit bien
+regracier.»
+
+On remplaça seulement Dieu par monseigneur le prince-président. C'était
+bien le moins.
+
+Aujourd'hui, après huit mois écoulés, on sait à quoi s'en tenir sur
+cette «jacquerie»; les faits ont fini par arriver au jour. Et où?
+Comment? Devant les tribunaux mêmes de M. Bonaparte. Les sous-préfets
+dont les femmes avaient été violées n'avaient jamais été mariés; les
+curés qui avaient été rôtis vifs et dont les Jacques avaient mangé le
+coeur ont écrit qu'ils se portaient bien; les gendarmes autour des
+cadavres desquels on avait dansé sont venus déposer devant les conseils
+de guerre; les caisses publiques pillées se sont retrouvées intactes
+entre les mains de M. Bonaparte qui les a «sauvées»; le fameux déficit
+de cinq mille francs de Clamecy s'est réduit à deux cents francs
+dépensés en bons de pain.--Une publication officielle avait dit le 8
+décembre: «Le curé, le maire et le sous-préfet de Joigny et plusieurs
+gendarmes ont été lâchement massacrés.» Quelqu'un a répondu dans une
+lettre rendue publique: «Pas une goutte de sang n'a été répandue à
+Joigny; la vie de personne n'y a été menacée.» Qui a écrit cette lettre?
+Ce même maire de Joigny, _lâchement massacré_. M. Henri de Lacretelle,
+auquel une bande armée avait extorqué deux mille francs dans son château
+de Cormatin, est encore stupéfait à cette heure, non de l'extorsion,
+mais de l'invention. M. de Lamartine, qu'une autre bande avait voulu
+saccager et probablement mettre à la lanterne, et dont le château de
+Saint-Point avait été incendié, et qui «avait écrit pour réclamer le
+secours du «gouvernement», a appris la chose par les journaux.
+
+La pièce suivante a été produite devant le conseil de guerre de la
+Nièvre, présidé par l'ex-colonel Martimprey:
+
+
+ORDRE DU COMITÉ
+
+«La probité est une vertu des républicains.
+
+«_Tout voleur ou pillard sera fusillé._
+
+«Tout détenteur d'armes qui, dans les douze heures, ne les aura pas
+déposées à la mairie ou qui ne les aura pas rendues, sera arrêté et
+détenu jusqu'à nouvel ordre.
+
+«Tout citoyen ivre sera désarmé et emprisonné.
+
+ «Clamecy, 7 décembre 1851.
+
+ «Vive la république sociale!
+
+ «_Le comité révolutionnaire social._»
+
+Ce qu'on vient de lire est la proclamation des «jacques». Mort aux
+pillards! Mort aux voleurs! Tel est le cri de ces voleurs et de ces
+pillards.
+
+Un de ces jacques, nommé Gustave Verdun-Lagarde, de Lot-et-Garonne, est
+mort en exil à Bruxelles, le 1er mai 1852, léguant cent mille francs à
+sa ville natale pour y fonder une école d'agriculture. Ce partageux a
+partagé en effet.
+
+Il n'y a donc point eu, et les honnêtes biseauteurs du coup d'état en
+conviennent aujourd'hui dans l'intimité avec un aimable enjouement, il
+n'y a point eu de «jacquerie», c'est vrai; mais le tour est fait.
+
+Il y a eu dans les départements ce qu'il y a eu à Paris, la résistance
+légale, la résistance prescrite aux citoyens par l'article 110 de la
+constitution, et, au-dessus de la constitution, par le droit naturel; il
+y a eu la _légitime défense_,--cette fois le mot est à sa place,--contre
+les «sauveurs»; la lutte à main armée du droit et de la loi contre
+l'infâme insurrection du pouvoir. La république, surprise par
+guet-apens, s'est colletée avec le coup d'état. Voilà tout.
+
+Vingt-sept départements se sont levés. L'Ain, l'Aude, le Cher, les
+Bouches-du-Rhône, la Côte-d'Or, la Haute-Garonne, Lot-et-Garonne, le
+Loiret, la Marne, la Meurthe, le Nord, le Bas-Rhin, le Rhône,
+Seine-et-Marne, ont fait dignement leur devoir; les Basses-Alpes,
+l'Aveyron, la Drôme, le Gard, le Gers, l'Hérault, le Jura, la Nièvre, le
+Puy-de-Dôme, Saône-et-Loire, le Var et Vaucluse l'ont fait
+intrépidement. Ils ont succombé comme à Paris.
+
+Le coup d'état a été féroce là comme à Paris. Nous venons de jeter un
+coup d'oeil sommaire sur ses crimes.
+
+C'est cette résistance légale, constitutionnelle, vertueuse, cette
+résistance dans laquelle l'héroïsme fut du côté des citoyens, et
+l'atrocité du côté du pouvoir, c'est là ce que le coup d'état a appelé
+la jacquerie. Répétons-le, un peu de spectre rouge était utile.
+
+Cette jacquerie était à deux fins: elle servait de deux façons la
+politique de l'Élysée; elle offrait un double avantage; d'une part faire
+voter oui sur le «plébiscite», faire voter sous le sabre et en face du
+spectre, comprimer les intelligents, effrayer les crédules, la terreur
+pour ceux-ci, la peur pour ceux-là, comme nous l'expliquerons tout à
+l'heure, tout le succès et tout le secret du vote du 20 décembre est là;
+d'autre part, donner prétexte aux proscriptions.
+
+1852 ne contenait donc en soi-même aucun danger réel. La loi du 31 mai,
+tuée moralement, était morte avant le 2 décembre. Une assemblée
+nouvelle, un président nouveau, la constitution purement et simplement
+mise en pratique, des élections, rien de plus. Ôtez M. Bonaparte, voilà
+1852.
+
+Mais il fallait que M. Bonaparte s'en allât. Là était l'obstacle. De là
+est venue la catastrophe.
+
+ * * * * *
+
+Ainsi cet homme, un beau matin a pris à la gorge la constitution, la
+république, la loi, la France; il a donné à l'avenir un coup de poignard
+par derrière; il a foulé aux pieds le droit, le bon sens, la justice, la
+raison, la liberté; il a arrêté des hommes inviolables, il a séquestré
+des hommes innocents, il a banni des hommes illustres; il a empoigné le
+peuple dans la personne de ses représentants; il a mitraillé les
+boulevards de Paris; il a fait patauger sa cavalerie dans le sang des
+vieillards et des femmes; il a arquebusé sans sommation, il a fusillé
+sans jugement; il a empli Mazas, la Conciergerie, Sainte-Pélagie,
+Vincennes; les forts, les cellules, les casemates, les cachots de
+prisonniers, et de cadavres les cimetières; il a fait mettre à
+Saint-Lazare la femme qui portait du pain à son mari caché, il a envoyé
+aux galères pour vingt ans l'homme qui donnait asile à un proscrit; il a
+déchiré tous les codes et violé tous les mandats; il a fait pourrir les
+déportés par milliers dans la cale horrible des pontons; il a envoyé à
+Lambessa et à Cayenne cent cinquante enfants de douze à quinze ans; lui
+qui était plus grotesque que Falstaff, il est devenu plus terrible que
+Richard III; et tout cela pourquoi? Parce qu'il y avait, il l'a dit,
+«contre son pouvoir un complot»; parce que l'année qui finissait
+s'entendait traîtreusement avec l'année qui commençait, pour le
+renverser; parce que l'article 45 se concertait perfidement avec le
+calendrier pour le mettre dehors; parce que le deuxième dimanche de mai
+voulait le «déposer»; parce que son serment avait l'audace de tramer sa
+chute; parce que sa parole d'honneur conspirait contre lui!
+
+Le lendemain du triomphe, on le raconte, il a dit: Le deuxième dimanche
+de mai est mort. Non! c'est la probité qui est morte, c'est l'honneur
+qui est mort, c'est le nom de l'empereur qui est mort!
+
+Comme l'homme qui est dans la chapelle Saint-Jérôme doit tressaillir, et
+quel désespoir! Voici l'impopularité qui monte autour de la grande
+figure, et c'est ce fatal neveu qui a posé l'échelle! Voici les grands
+souvenirs qui s'effacent et les mauvais souvenirs qui reviennent. On
+n'ose déjà plus parler d'Iéna, de Marengo, de Wagram. De quoi
+parle-t-on? du duc d'Enghien, de Jaffa, du 18 brumaire. On oublie le
+héros, et l'on ne voit plus que le despote. La caricature commence à
+tourmenter le profil de César. Et puis quel personnage à côté de lui! Il
+y a des gens déjà qui confondent l'oncle avec le neveu, à la joie de
+l'Élysée et à la honte de la France! le parodiste prend des airs de chef
+d'emploi. Hélas! sur cette immense splendeur il ne fallait pas moins que
+cette immense souillure! Oui! pire que Hudson Lowe! Hudson Lowe n'était
+qu'un geôlier, Hudson Lowe n'était qu'un bourreau. L'homme qui assassine
+véritablement Napoléon, c'est Louis Bonaparte; Hudson Lowe n'avait tué
+que sa vie, Louis Bonaparte tue sa gloire.
+
+Ah! le malheureux! il prend tout, il use tout, il salit tout, il
+déshonore tout. Il choisit pour son guet-apens le mois, le jour
+d'Austerlitz. Il revient de Satory comme on revient d'Aboukir. Il fait
+sortir du 2 décembre je ne sais quel oiseau de nuit, et il le perche sur
+le drapeau de France, et il dit: Soldats, voici l'aigle. Il emprunte à
+Napoléon le chapeau et à Murat le plumet. Il a son étiquette impériale,
+ses chambellans, ses aides de camp, ses courtisans. Sous l'empereur
+c'étaient des rois, sous lui ce sont des laquais. Il a sa politique à
+lui; il a son treize vendémiaire à lui; il a son dix-huit brumaire à
+lui. Il se compare. À l'Élysée, Napoléon le Grand a disparu; on dit:
+_l'oncle Napoléon_. L'homme du destin est passé Géronte. Le complet, ce
+n'est pas le premier, c'est celui-ci. Il est évident que le premier
+n'est venu que pour faire le lit du second. Louis Bonaparte, entouré de
+valets et de filles, accommode pour les besoins de sa table et de son
+alcôve le couronnement, le sacre, la légion d'honneur, le camp de
+Boulogne, la colonne Vendôme, Lodi, Arcole, Saint-Jean d'Acre, Eylau,
+Friedland, Champaubert...--Ah! français! regardez le pourceau couvert de
+fange qui se vautre sur cette peau de lion!
+
+
+
+
+LIVRE CINQUIÈME
+
+LE PARLEMENTARISME
+
+
+
+
+I
+
+
+Un jour, il y a soixante-trois ans de cela, le peuple français, possédé
+par une famille depuis huit cents années, opprimé par les barons jusqu'à
+Louis XI, et depuis Louis XI par les parlements, c'est-à-dire, pour
+employer la sincère expression d'un grand seigneur du dix-huitième
+siècle, «mangé d'abord par les loups et ensuite par les poux»; parqué en
+provinces, en châtellenies, en bailliages et en sénéchaussées; exploité,
+pressuré, taxé, taillé, pelé, tondu, rasé, rogné et vilipendé à merci;
+mis à l'amende indéfiniment pour le bon plaisir des maîtres; gouverné,
+conduit, mené, surmené, traîné, torturé; battu de verges et marqué d'un
+fer chaud pour un jurement; envoyé aux galères pour un lapin tué sur les
+terres du roi; pendu pour cinq sous; fournissant ses millions à
+Versailles et son squelette à Montfaucon; chargé de prohibitions,
+d'ordonnances, de patentes, de lettres royaux, d'édits bursaux et
+ruraux, de lois, de codes, de coutumes; écrasé de gabelles, d'aides, de
+censives, de mainmortes, d'accises et d'excises, de redevances, de
+dîmes, de péages, de corvées, de banqueroutes; bâtonné d'un bâton qu'on
+appelait sceptre; suant, soufflant, geignant, marchant toujours,
+couronné, mais aux genoux, plus bête de somme que nation, se redressa
+tout à coup, voulut devenir homme, et se mit en tête de demander des
+comptes à la monarchie, de demander des comptes à la providence, et de
+liquider ses huit siècles de misères. Ce fut un grand effort.
+
+
+
+
+II
+
+
+On choisit une vaste salle qu'on entoura de gradins, puis on prit des
+planches, et avec ces planches on construisit au milieu de la salle une
+espèce d'estrade. Quand l'estrade fut faite, ce qu'en ce temps-là on
+appelait la nation, c'est-à-dire le clergé en soutanes rouges et
+violettes, la noblesse empanachée de blanc et l'épée au côté, et la
+bourgeoisie vêtue de noir, vinrent s'asseoir sur les gradins. À peine
+fut-on assis, qu'on vit monter à l'estrade et s'y dresser une figure
+extraordinaire.--Quel est ce monstre? dirent les uns; quel est ce géant?
+dirent les autres. C'était un être singulier, inattendu, inconnu,
+brusquement sorti de l'ombre, qui faisait peur et qui fascinait; une
+maladie hideuse lui avait fait une sorte de tête de tigre; toutes les
+laideurs semblaient avoir été déposées sur ce masque par tous les vices;
+il était, comme la bourgeoisie, vêtu de noir, c'est-à-dire de deuil. Son
+oeil fauve jetait sur l'assemblée des éblouissements; il ressemblait au
+reproche et à la menace; tous le considéraient avec une sorte de
+curiosité où se mêlait l'horreur. Il éleva la main, on fit silence.
+
+Alors on entendit sortir de cette face difforme une parole sublime.
+C'était la voix du monde nouveau qui parlait par la bouche du vieux
+monde; c'était 89 qui se levait debout et qui interpellait, et qui
+accusait, et qui dénonçait à Dieu et aux hommes toutes les dates fatales
+de la monarchie; c'était le passé, spectacle auguste, le passé meurtri
+de liens, marqué à l'épaule, vieil esclave, vieux forçat, le passé
+infortuné, qui appelait à grands cris l'avenir, l'avenir libérateur!
+voilà ce que c'était que cet inconnu, voilà ce qu'il faisait sur cette
+estrade. À sa parole, qui par moments était un tonnerre, préjugés,
+fictions, abus, superstitions, erreurs, intolérance, ignorance,
+fiscalités infâmes, pénalités barbares, autorités caduques,
+magistratures vermoulues, codes décrépits, lois pourries, tout ce qui
+devait périr eut un tremblement, et l'écroulement de ces choses
+commença. Cette apparition formidable a laissé un nom dans la mémoire
+des hommes; on devrait l'appeler la Révolution, on l'appelle Mirabeau.
+
+
+
+
+III
+
+
+Du jour où cet homme mit le pied sur cette estrade, cette estrade se
+transfigura, la tribune française fut fondée.
+
+La tribune française! Il faudrait un livre pour dire ce que contient ce
+mot. La tribune française, c'est, depuis soixante ans, la bouche ouverte
+de l'esprit humain. De l'esprit humain disant tout, mêlant tout,
+combinant tout, fécondant tout, le bien, le mal, le vrai, le faux, le
+juste, l'injuste, le haut, le bas, l'horrible, le beau, le rêve, le
+fait, la passion, la raison, l'amour, la haine, la matière, l'idéal;
+mais en somme, car c'est là son travail sublime et éternel, faisant la
+nuit pour en tirer le jour, faisant le chaos pour en tirer la vie,
+faisant la révolution pour en tirer la république.
+
+Ce qui a passé sur cette tribune, ce qu'elle a vu, ce qu'elle a fait,
+quelles tempêtes l'ont assaillie, quels événements elle a enfantés,
+quels hommes l'ont ébranlée de leurs clameurs, quels hommes l'ont sacrée
+de leurs paroles, comment le raconter? Après Mirabeau,--Vergniaud,
+Camille Desmoulins, Saint-Just, ce jeune homme sévère, Danton, ce tribun
+énorme, Robespierre, cette incarnation de l'année immense et terrible.
+Là on a entendu de ces interruptions farouches:--Ah çà! vous, s'écrie un
+orateur de la Convention, est-ce que vous allez me couper la parole
+aujourd'hui?--Oui, répond une voix, et le cou demain!--Et de ces
+apostrophes superbes:--Ministre de la justice, dit le général Foy à un
+garde des sceaux inique, je vous condamne en sortant de cette enceinte à
+regarder la statue de l'Hôpital!--Là, tout a été plaidé, nous venons de
+le dire, les mauvaises causes comme les bonnes; les bonnes seulement ont
+été gagnées définitivement; là, en présence des résistances, des
+négations, des obstacles, ceux qui veulent l'avenir comme ceux qui
+veulent le passé ont perdu patience; là il est arrivé à la vérité de
+devenir violente et au mensonge de devenir furieux; là tous les extrêmes
+ont surgi. À cette tribune, la guillotine a eu son orateur, Marat, et
+l'inquisition, le sien, Montalembert. Terrorisme au nom du salut public,
+terrorisme au nom de Rome; fiel dans les deux bouches, angoisse dans
+l'auditoire; quand l'un parlait, on croyait voir glisser le couteau;
+quand l'autre parlait, on croyait entendre pétiller le bûcher. Là ont
+combattu les partis, tous avec acharnement, quelques-uns avec gloire.
+Là, le pouvoir royal a violé le droit populaire dans la personne de
+Manuel, devenue auguste pour l'histoire par cette violation; là ont
+apparu, dédaignant le passé qu'ils servaient, deux vieillards
+mélancoliques, Royer-Collard, la probité hautaine, Chateaubriand, le
+génie amer; là, Thiers, l'adresse, a lutté contre Guizot, la force; là
+on s'est mêlé, on s'est abordé, on s'est combattu, on a agité l'évidence
+comme une épée. Là, pendant plus d'un quart de siècle, les haines, les
+rages, les superstitions, les égoïsmes, les impostures, hurlant,
+sifflant, aboyant, se dressant, se tordant, criant toujours les mêmes
+calomnies, montrant toujours le même poing fermé, crachant depuis le
+Christ les mêmes salives, ont tourbillonné comme une nuée d'orage autour
+de ta face sereine, ô Vérité!
+
+
+
+
+IV
+
+
+Tout cela était vivant, ardent, fécond, tumultueux, grand. Et quand tout
+avait été plaidé, débattu, scruté, fouillé, approfondi, dit, contredit,
+que sortait-il du chaos? toujours l'étincelle; que sortait-il du nuage?
+toujours la clarté. Tout ce que pouvait faire la tempête, c'était
+d'agiter le rayon et de le changer en éclair. Là, à cette tribune, on a
+posé, analysé, éclairé et presque toujours résolu toutes les questions,
+questions de finances, questions de crédit, questions de travail,
+questions de circulation, questions de salaire, questions d'état,
+questions de territoire, questions de paix, questions de guerre. Là on a
+prononcé, pour la première fois, ce mot qui contenait toute une société
+nouvelle: les Droits de l'Homme. Là on a entendu sonner pendant
+cinquante ans l'enclume sur laquelle des forgerons surhumains forgeaient
+des idées pures; les idées, ces glaives du peuple, ces lances de la
+justice, ces armures du droit. Là, pénétrés subitement d'effluves
+sympathiques, comme des braises qui rougissent au vent, tous ceux qui
+avaient un foyer en eux-mêmes, les puissants avocats, comme Ledru-Rollin
+et Berryer, les grands historiens, comme Guizot, les grands poëtes,
+comme Lamartine, se trouvaient tout de suite et naturellement grands
+orateurs.
+
+Cette tribune était un lieu de force et de vertu. Elle vit, elle
+inspira, car on croirait volontiers que ces émanations sortaient
+d'elles, tous les dévouements, toutes les abnégations, toutes les
+énergies, toutes les intrépidités. Quant à nous, nous honorons tous les
+courages, même dans les rangs qui nous sont opposés. Un jour la tribune
+fut enveloppée d'ombre; il sembla que l'abîme s'était fait autour
+d'elle; on entendait dans cette ombre comme le mugissement d'une mer, et
+tout à coup, dans cette nuit livide, à ce rebord de marbre où s'était
+cramponnée la forte main de Danton, on vit apparaître une pique portant
+une tête coupée. Boissy d'Anglas salua.
+
+Ce jour-là fut un jour menaçant. Mais le peuple ne renverse pas les
+tribunes. Les tribunes sont à lui, et il le sait. Placez une tribune au
+centre du monde, et avant peu, aux quatre coins de la terre, la
+république se lèvera. La tribune rayonne pour le peuple, il ne l'ignore
+pas. Quelquefois la tribune le courrouce et le fait écumer; il la bat de
+son flot, il la couvre même ainsi qu'au 15 mai, puis il se retire
+majestueusement comme l'océan et la laisse debout comme le phare.
+Renverser les tribunes, quand on est le peuple, c'est une sottise; ce
+n'est une bonne besogne que pour les tyrans.
+
+Le peuple se soulevait, s'irritait, s'indignait; quelque erreur
+généreuse l'avait saisi, quelque illusion l'égarait; il se méprenait sur
+un fait, sur un acte, sur une mesure, sur une loi; il entrait en colère,
+il sortait de ce superbe calme où se repose sa force, il accourait sur
+les places publiques avec des grondements sourds et des bonds
+formidables; c'était une émeute, une insurrection, la guerre civile, une
+révolution peut-être. La tribune était là. Une voix aimée s'élevait et
+disait au peuple: arrête, regarde, écoute, juge! _Si forte virum quem
+conspexere, silent_; ceci était vrai dans Rome et vrai à Paris; le
+peuple s'arrêtait. Ô tribune! piédestal des hommes forts! de là
+sortaient l'éloquence, la loi, l'autorité, le patriotisme, le
+dévouement, et les grandes pensées, freins des peuples, muselières de
+lions.
+
+En soixante ans toutes les natures d'esprit, toutes les sortes
+d'intelligence, toutes les espèces de génie ont successivement pris la
+parole dans ce lieu le plus sonore du monde. Depuis la première
+constituante jusqu'à la dernière, depuis la première législative jusqu'à
+la dernière, à travers la convention, les conseils et les chambres,
+comptez les hommes si vous pouvez! C'est un dénombrement d'Homère.
+Suivez la série. Que de figures qui contrastent depuis Danton jusqu'à
+Thiers! Que de figures qui se ressemblent depuis Barrère jusqu'à
+Baroche, depuis Lafayette jusqu'à Cavaignac! Aux noms que nous avons
+déjà nommés, Mirabeau, Vergniaud, Danton, Saint-Just, Robespierre,
+Camille Desmoulins, Manuel, Foy, Royer-Collard, Chateaubriand, Thiers,
+Guizot, Ledru-Rollin, Berryer, Lamartine, ajoutez ces autres noms,
+divers, parfois ennemis, savants, artistes, hommes d'état, hommes de
+guerre, hommes de loi, démocrates, monarchistes, libéraux, socialistes,
+républicains, tous fameux, quelques-uns illustres, ayant chacun
+l'auréole qui lui est propre, Barnave, Cazalès, Maury, Mounier, Thouret,
+Chapelier, Pétion, Buzot, Brissot, Sieyès, Condorcet, Chénier, Carnot,
+Lanjuinais, Pontécoulant, Cambacérès, Talleyrand, Fontanes, Benjamin
+Constant, Casimir Périer, Chauvelin, Voyer d'Argenson, Laffitte, Dupont
+(de l'Eure), Camille Jordan, Lainé, Fitz-James, Bonald, Villèle,
+Martignac, Cuvier, Villemain, les deux Lameth, les deux David, le
+peintre en 93, le sculpteur en 48, Lamarque, Mauguin, Odilon Barrot,
+Arago, Garnier-Pagès, Louis Blanc, Marc Dufraisse, Lamennais, Émile de
+Girardin, Lamoricière, Dufaure, Crémieux, Michel (de Bourges), Jules
+Favre...--Que de talents, que d'aptitudes variées! que de services
+rendus! quelle lutte de toutes les réalités contre toutes les erreurs!
+que de cerveaux en travail! quelle dépense, au profit du progrès, de
+savoir, de philosophie, de passion, de conviction, d'expérience, de
+sympathie, d'éloquence! que de chaleur fécondante répandue! quelle
+immense traînée de lumière!
+
+Et nous ne les nommons pas tous. Pour nous servir d'une expression qu'on
+emprunte quelquefois à l'auteur de ce livre, «nous en passons et des
+meilleurs». Nous n'avons même pas signalé cette vaillante légion de
+jeunes orateurs qui surgissait à gauche dans ces dernières années,
+Arnauld (de l'Ariège), Bancel, Chauffour, Pascal Duprat, Esquiros, de
+Flotte, Farcounet, Victor Hennequin, Madier de Montjau, Morellet, Noël
+Parfait, Pelletier, Sain, Versigny.
+
+Insistons-y, à partir de Mirabeau, il y a eu dans le monde, dans la
+sociabilité humaine, dans la civilisation, un point culminant, un lieu
+central, un foyer, un sommet. Ce sommet, ce fut la tribune de France;
+admirable point de repère pour les générations en marche, cime
+éblouissante dans les temps paisibles, fanal dans l'obscurité des
+catastrophes. Des extrémités de l'univers intelligent, les peuples
+fixaient leur regard sur ce faîte où rayonnait l'esprit humain; quand
+quelque brusque nuit les enveloppait, ils entendaient venir de là une
+grande voix qui leur parlait dans l'ombre. _Admonet et magna testatur
+voce per umbras._; Voix qui tout à coup, quand l'heure était venue,
+chant du coq annonçant l'aube, cri de l'aigle appelant le soleil,
+sonnait comme un clairon de guerre ou comme une trompette de jugement,
+et faisait dresser debout, terribles, agitant leurs linceuls, cherchant
+des glaives dans leurs sépulcres, toutes ces héroïques nations mortes,
+la Pologne, la Hongrie, l'Italie! Alors, à cette voix de la France, le
+ciel splendide de l'avenir s'entr'ouvrait, les vieux despotismes
+aveuglés et épouvantés courbaient le front dans les ténèbres d'en bas,
+et l'on voyait, les pieds sur la nuée, le front dans les étoiles, l'épée
+flamboyante à la main, apparaître, ses grandes ailes ouvertes dans
+l'azur, la Liberté, l'archange des peuples!
+
+
+
+
+V
+
+
+Cette tribune, c'était la terreur de toutes les tyrannies et de tous les
+fanatismes, c'était l'espoir de tout ce qui est opprimé sous le ciel.
+Quiconque mettait le pied sur ce sommet sentait distinctement les
+pulsations du grand coeur de l'humanité; là, pourvu qu'il fût un homme de
+bonne volonté, son âme grandissait en lui et rayonnait au dehors;
+quelque chose d'universel s'emparait de lui et emplissait son esprit
+comme le souffle emplit la voile; tant qu'il était sur ces quatre
+planches, il était plus fort et meilleur; il se sentait, dans cette
+minute sacrée, vivre de la vie collective des nations; il lui venait des
+paroles bonnes pour tous les hommes; il apercevait, au delà de
+l'assemblée groupée à ses pieds et souvent pleine de tumulte, le peuple
+attentif, sérieux, l'oreille tendue et le doigt sur la bouche, et, au
+delà du peuple, le genre humain pensif, assis en cercle et écoutant.
+Telle était cette grande tribune du haut de laquelle un homme parlait au
+monde.
+
+De cette tribune sans, cesse en vibration, partaient perpétuellement des
+sortes d'ondes sonores, d'immenses oscillations de sentiments et d'idées
+qui, de flot en flot et de peuple en peuple, allaient aux confins de la
+terre remuer ces vagues intelligentes qu'on appelle des âmes. Souvent on
+ne savait pourquoi telle loi, telle construction, telle institution
+chancelait là-bas, plus loin que les frontières, plus loin que les mers;
+la papauté au delà des Alpes, le trône du czar à l'extrémité de
+l'Europe, l'esclavage en Amérique, la peine de mort partout. C'est que
+la tribune de France avait tressailli. À de certaines heures un
+tressaillement de cette tribune, c'était un tremblement de terre. La
+tribune de France parlait, tout ce qui pense ici-bas entrait en
+recueillement; les paroles dites s'en allaient dans l'obscurité, à
+travers l'espace, au hasard, n'importe où;--ce n'est que du vent, ce
+n'est que du bruit, disaient les esprits stériles qui vivent
+d'ironie,--et le lendemain, ou trois mois après, ou un an plus tard,
+quelque chose tombait sur la surface du globe, ou quelque chose
+surgissait. Qui avait fait cela? Ce bruit qui s'était évanoui, ce vent
+qui avait passé. Ce bruit, ce vent, c'était le verbe. Force sacrée. Du
+verbe de Dieu est sortie la création des êtres; du verbe de l'homme
+sortira la société des peuples.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Une fois monté sur cette tribune, l'homme qui y était n'était plus un
+homme; c'était cet ouvrier mystérieux qu'on voit le soir, au crépuscule,
+marchant à grands pas dans les sillons et lançant dans l'espace, avec un
+geste d'empire, les germes, les semences, la moisson future, la richesse
+de l'été prochain, le pain, la vie.
+
+Il va, il vient, il revient; sa main s'ouvre et se vide, et s'emplit et
+se vide encore; la plaine sombre s'émeut, la profonde nature
+s'entr'ouvre, l'abîme inconnu de la création commence son travail, les
+rosées en suspens descendent, le brin de folle avoine frissonne et songe
+que l'épi de blé lui succédera; le soleil caché derrière l'horizon aime
+ce que fait cet homme et sait que ses rayons ne seront pas perdus.
+Oeuvre sainte et merveilleuse!
+
+L'orateur, c'est le semeur. Il prend dans son coeur ses instincts, ses
+passions, ses croyances, ses souffrances, ses rêves, ses idées, et les
+jette à poignées au milieu des hommes. Tout cerveau lui est sillon. Un
+mot tombé de la tribune prend toujours racine quelque part et devient
+une chose. Vous dites: ce n'est rien, c'est un homme qui parle; et vous
+haussez les épaules. Esprits à courte vue! c'est un avenir qui germe;
+c'est un monde qui éclôt.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Deux grands problèmes pendent sur le monde: la guerre doit disparaître
+et la conquête doit continuer. Ces deux nécessités de la civilisation en
+croissance semblaient s'exclure. Comment satisfaire à l'une sans manquer
+à l'autre? Qui pouvait résoudre les deux problèmes à la fois, qui les
+résolvait? La tribune. La tribune, c'est la paix, et la tribune, c'est
+la conquête. Les conquêtes par l'épée, qui en veut? Personne; Les
+peuples sont des patries. Les conquêtes par l'idée, qui en veut? Tout le
+monde. Les peuples sont l'humanité. Or deux tribunes éclatantes
+dominaient les nations, la tribune anglaise, faisant les affaires, et la
+tribune française, créant les idées. La tribune française avait élaboré
+dès 89 tous les principes qui sont l'absolu politique, et elle avait
+commencé à élaborer depuis 1848 tous les principes qui sont l'absolu
+social. Une fois un principe tiré des limbes et mis au jour, elle le
+jetait dans le monde armé de toutes pièces et lui disait: va! Le
+principe conquérant entrait en campagne, rencontrait les douaniers à la
+frontière et passait malgré les chiens de garde; rencontrait les
+sentinelles aux portes de villes et passait malgré les consignes;
+prenait le chemin de fer, montait sur le paquebot, parcourait les
+continents, traversait les mers, abordait les passants sur les chemins,
+s'asseyait au foyer des familles, se glissait entre l'ami et l'ami,
+entre le frère et le frère, entre l'homme et la femme, entre le maître
+et l'esclave, entre le peuple et le roi, et à ceux qui lui demandaient:
+qui es-tu? il répondait: je suis la vérité; et à ceux qui lui
+demandaient: d'où viens-tu? il répondait: je viens de France. Alors,
+celui qui l'avait questionné lui tendait la main, et c'était mieux
+qu'une province, c'était une intelligence annexée. Désormais entre
+Paris, métropole, et cet homme isolé dans sa solitude, et cette ville
+perdue au fond des bois ou des steppes, et ce peuple courbé sous le
+joug, un courant de pensée et d'amour s'établissait. Sous l'influence de
+ces courants, certaines nationalités s'affaiblissaient, certaines se
+fortifiaient et se relevaient. Le sauvage se sentait moins sauvage, le
+turc moins turc, le russe moins russe, le hongrois plus hongrois,
+l'italien plus italien. Lentement et par degrés, l'esprit français, pour
+le progrès universel, s'assimilait les nations. Grâce à cette admirable
+langue française, composée par la providence avec un merveilleux
+équilibre d'assez de consonnes pour être prononcée par les peuples du
+nord, et d'assez de voyelles pour être prononcée par les peuples du
+midi, grâce à cette langue qui est une puissance de la civilisation et
+de l'humanité, peu à peu, et par son seul rayonnement, cette haute
+tribune centrale de Paris conquérait les peuples et les faisait France.
+La frontière matérielle de la France était ce qu'elle pouvait; mais il
+n'y avait pas de traités de 1815 pour la frontière morale. La frontière
+morale reculait sans cesse et allait s'élargissant de jour en jour, et
+avant un quart de siècle peut-être on eût dit le monde français comme on
+a dit le monde romain.
+
+Voilà ce qu'était, voilà ce que faisait pour la France la tribune,
+prodigieuse turbine d'idées, gigantesque appareil de civilisation,
+élevant perpétuellement le niveau des intelligences dans l'univers
+entier, et dégageant, au milieu de l'humanité, une quantité énorme de
+lumière.
+
+C'est là ce que M. Bonaparte a supprimé.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Oui, cette tribune, M. Louis Bonaparte l'a renversée. Cette puissance
+créée par nos grands enfantements révolutionnaires, il l'a brisée,
+broyée, écrasée, déchirée à la pointe des bayonnettes, foulée aux pieds
+des chevaux. Son oncle avait émis un aphorisme: Le trône, c'est une
+planche recouverte de velours; lui a émis le sien: La tribune, c'est une
+planche recouverte d'une toile sur laquelle on lit: _Liberté, égalité,
+fraternité_ Il a jeté la planche et la toile, et la liberté, et
+l'égalité, et la fraternité, au feu d'un bivouac. Un éclat de rire des
+soldats, un peu de fumée, et tout a été dit.
+
+Est-ce vrai? Est-ce possible? Cela s'est-il passé ainsi? Une telle chose
+a-t-elle pu se voir? Mon Dieu, oui; c'est même fort simple. Pour couper
+la tête de Cicéron et clouer ses deux mains sur les rostres, il suffit
+d'une brute qui ait un couperet et d'une autre brute qui ait des clous
+et un marteau.
+
+La tribune était pour, la France trois choses: un moyen d'initiation
+extérieure, un procédé de gouvernement intérieur, une gloire. Louis
+Bonaparte a supprimé l'initiation. La France enseignait les peuples, et
+les conquérait par l'amour; à quoi bon? Il a supprimé le mode de
+gouvernement, le sien vaut mieux. Il a soufflé sur la gloire, et l'a
+éteinte. De certains souffles ont cette propriété.
+
+Du reste, attenter à la tribune, c'est un crime de famille. Le premier
+Bonaparte l'avait déjà commis, mais du moins ce qu'il avait apporté à la
+France pour remplacer cette gloire, c'était de la gloire, non de
+l'ignominie.
+
+Louis Bonaparte ne s'est pas contenté de renverser la tribune. Il a
+voulu la ridiculiser. C'est un effort comme un autre. C'est bien le
+moins, quand on ne peut pas dire deux mots de suite, quand on ne
+harangue que le cahier à la main, quand on est bègue de parole et
+d'intelligence, qu'on se moque un peu de Mirabeau! Le général Ratapoil
+dit au général Foy: tais-toi, bavard! Qu'est-ce que c'est que ça, la
+tribune? s'écrie M. Bonaparte Louis; c'est du «parlementarisme»! Que
+dites-vous de parlementarisme? Parlementarisme me plaît. Parlementarisme
+est une perle. Voilà le dictionnaire enrichi. Cet académicien de coups
+d'état fait des mots. Au fait, on n'est pas un barbare pour ne pas semer
+de temps en temps un barbarisme. Lui aussi est un semeur; cela germe
+dans la cervelle des niais. L'oncle avait «les idéologues»; le neveu a
+«les parlementaristes». Parlementarisme, messieurs, parlementarisme,
+mesdames. Cela répond à tout. Vous hasardez cette timide
+observation:--Il est peut-être fâcheux qu'on ait ruiné tant de familles,
+déporté tant d'hommes, proscrit tant de citoyens, empli tant de
+civières, creusé tant de fosses, versé tant de sang...--Ah çà! réplique
+une grosse voix qui a l'accent hollandais, vous regrettez donc le
+«parlementarisme»? Tirez-vous de là. Parlementarisme est une trouvaille.
+Je donne ma voix à M. Louis Bonaparte pour le premier fauteuil vacant à
+l'institut. Comment donc! mais il faut encourager la néologie! Cet homme
+sort du charnier, cet homme sort de la morgue, cet homme a les mains
+fumantes comme un boucher, il se gratte l'oreille, sourit, et invente
+des vocables comme Julie d'Angennes. Il marie l'esprit de l'hôtel de
+Rambouillet à l'odeur de Montfaucon. C'est rare. Nous voterons pour lui
+tous les deux, n'est-ce pas, monsieur de Montalembert?
+
+
+
+
+IX
+
+
+Donc «le parlementarisme», c'est-à-dire la garantie des citoyens, la
+liberté de discussion, la liberté de la presse, la liberté individuelle,
+le contrôle de l'impôt, la clarté dans les recettes et dans les
+dépenses, la serrure de sûreté du coffre-fort public, le droit de savoir
+ce qu'on fait de votre argent, la solidité du crédit, la liberté de
+conscience, la liberté des cultes, le point d'appui de la propriété, le
+recours contre les confiscations et les spoliations, la sécurité de
+chacun, le contrepoids à l'arbitraire, la dignité de la nation, l'éclat
+de la France, les fortes moeurs des peuples libres, l'initiative
+publique, le mouvement, la vie, tout cela n'est plus. Effacé, anéanti,
+disparu, évanoui! Et cette «délivrance» n'a coûté à la France que
+quelque chose comme vingt-cinq millions partagés entre douze ou quinze
+sauveurs et quarante mille francs d'eau-de-vie par brigade! Vraiment, ce
+n'est pas cher; ces messieurs du coup d'état ont fait la chose au
+rabais.
+
+Aujourd'hui c'est fait, c'est parfait, c'est complet. L'herbe pousse au
+palais Bourbon. Une forêt vierge commence à croître entre le pont de la
+Concorde et la place Bourgogne. On distingue dans la broussaille la
+guérite d'un factionnaire. Le corps législatif épanche son urne dans les
+roseaux et coule au pied de cette guérite avec un doux murmure.
+
+Aujourd'hui c'est terminé. Le grand oeuvre est accompli. Et les résultats
+de la chose! Savez-vous bien que messieurs tels et tels ont gagné des
+maisons de ville et des maisons des champs rien que sur le chemin de fer
+de ceinture? Faites des affaires, gobergez-vous, prenez du ventre; il
+n'est plus question d'être un grand peuple, d'être un puissant peuple,
+d'être une nation libre, d'être un foyer lumineux; la France n'y voit
+plus clair. Voilà un succès. La France vote Louis-Napoléon, porte
+Louis-Napoléon, engraisse Louis-Napoléon, contemple Louis-Napoléon,
+admire Louis-Napoléon, et en demeure stupide. Le but de la civilisation
+est atteint.
+
+Aujourd'hui plus de tapage, plus de vacarme, plus de parlage, de
+parlement et de parlementarisme. Le corps législatif, le sénat, le
+conseil d'état sont des bouches cousues. On n'a plus à craindre de lire
+un beau discours le matin en s'éveillant. C'en est fait de ce qui
+pensait, de ce qui méditait, de ce qui créait, de ce qui parlait, de ce
+qui brillait, de ce qui rayonnait dans ce grand peuple. Soyez fiers,
+français! Levez la tête, français! Vous n'êtes plus rien, et cet homme
+est tout. Il tient dans sa main votre intelligence comme un enfant tient
+un oiseau. Le jour où il lui plaira, il donnera le coup de pouce au
+génie de la France. Ce sera encore un vacarme de moins. En attendant,
+répétons-le en choeur: plus de parlementarisme, plus de tribune. Au lieu
+de toutes ces grandes voix qui dialoguaient pour l'enseignement du
+monde, qui étaient l'une l'idée, l'autre le fait, l'autre le droit,
+l'autre la justice, l'autre la gloire, l'autre la foi, l'autre
+l'espérance, l'autre la science, l'autre le génie, qui instruisaient,
+qui charmaient, qui rassuraient, qui consolaient, qui encourageaient,
+qui fécondaient, au lieu de toutes ces voix sublimes, qu'est-ce qu'on
+entend dans cette nuit noire qui couvre la France? Le bruit d'un éperon
+qui sonne et d'un sabre qui traîne sur le pavé.
+
+Alléluia! dit M. Sibour. Hosanna! répond M. Parisis.
+
+
+
+
+LIVRE SIXIÈME
+
+L'ABSOLUTION
+
+(PREMIÈRE FORME. LES 7,500,000 VOIX.)
+
+
+
+
+LES 7,500,000 VOIX
+
+
+
+
+I
+
+
+On nous dit: Vous n'y songez pas! tous ces faits que vous appelez crimes
+sont désormais des «faits accomplis», et par conséquent respectables;
+tout cela est accepté, tout cela est adopté, tout cela est légitimé,
+tout cela est couvert, tout cela est absous.
+
+--Accepté! adopté! légitimé! couvert! absous! par quoi?
+
+--Par un vote.
+
+--Quel vote?
+
+--Les sept millions cinq cent mille voix!
+
+--En effet. Il y a eu plébiscite, et vote, et 7,500,000 oui. Parlons-en.
+
+
+
+
+II
+
+
+Un brigand arrête une diligence au coin d'un bois.
+
+Il est à la tête d'une bande déterminée.
+
+Les voyageurs sont plus nombreux, mais ils sont séparés, désunis,
+parqués dans des compartiments, à moitié endormis, surpris au milieu de
+la nuit, saisis à l'improviste et sans armes.
+
+Le brigand leur ordonne de descendre, de ne pas jeter un cri, de ne pas
+souffler mot et de se coucher la face contre terre.
+
+Quelques-uns résistent, il leur brûle la cervelle.
+
+Les autres obéissent et se couchent sur le pavé, muets, immobiles,
+terrifiés, pêle-mêle avec les morts et pareils aux morts.
+
+Le brigand, pendant que ses complices leur tiennent le pied sur les
+reins et le pistolet sur la tempe, fouille leurs poches, force leurs
+malles et leur prend tout ce qu'ils ont de précieux.
+
+Les poches vidées, les malles pillées, le coup d'état fini, il leur dit:
+
+«--Maintenant, afin de me mettre en règle avec la justice, j'ai écrit
+sur un papier que vous reconnaissez que tout ce que je vous ai pris
+m'appartenait et que vous me le concédez de votre plein gré. J'entends
+que ceci soit votre avis. On va vous mettre à chacun une plume dans la
+main, et, sans dire un mot, sans faire un geste, sans quitter l'attitude
+où vous êtes...»
+
+Le ventre contre terre, la face dans la boue...
+
+«... Vous étendrez le bras droit et vous signerez tous ce papier. Si
+quelqu'un bouge ou parle, voici la gueule de mon pistolet. Du reste,
+vous êtes libres.»
+
+Les voyageurs étendent le bras et signent.
+
+Cela fait, le brigand relève la tête et dit:
+
+--J'ai sept millions cinq cent mille voix.
+
+
+
+
+III
+
+
+M. Louis Bonaparte est président de cette diligence.
+
+Rappelons quelques principes.
+
+Pour qu'un scrutin politique soit valable, il faut trois conditions
+absolues: premièrement, que le vote soit libre; deuxièmement, que le
+vote soit éclairé; troisièmement, que le chiffre soit sincère. Si l'une
+de ces trois conditions manque, le scrutin est nul. Qu'est-il, si les
+trois à la fois font défaut?
+
+Appliquons ces règles.
+
+Premièrement. _Que le vote soit libre._
+
+Quelle a été la liberté du vote du 20 décembre, nous venons de le dire;
+nous avons exprimé cette liberté par une image frappante d'évidence.
+Nous pouvons nous dispenser d'y rien ajouter. Que chacun de ceux qui ont
+voté se recueille et se demande sous quelle violence morale et
+matérielle il a déposé son bulletin dans la boîte. Nous pourrions citer
+telle commune de l'Yonne où, sur cinq cents chefs de famille, quatre
+cent trente ont été arrêtés; le reste a voté oui; telle commune du
+Loiret où, sur six cent trente-neuf chefs de famille, quatre cent
+quatrevingt-dix-sept ont été arrêtés ou expulsés; les cent quarante-deux
+échappés ont voté oui; et ce que nous disons du Loiret et de l'Yonne, il
+faudrait le dire de tous les départements. Depuis le 2 décembre, chaque
+ville a sa nuée d'espions; chaque bourg, chaque village, chaque hameau a
+son dénonciateur. Voter non, c'était la prison, c'était l'exil, c'était
+Lambessa. Dans les villages de tel département on apportait à la porte
+des mairies, nous disait un témoin oculaire, «des charges d'âne de
+bulletins oui». Les maires, flanqués des gardes champêtres, les
+remettaient aux paysans. Il fallait voter. À Savigny, près Saint-Maur,
+le matin du vote, des gendarmes enthousiastes déclaraient que celui qui
+voterait non ne coucherait pas dans son lit. La gendarmerie a écroué à
+la maison d'arrêt de Valenciennes M. Parent fils, suppléant du juge de
+paix du canton de Bouchain, pour avoir engagé des habitants
+d'Avesne-le-Sec à voter non. Le neveu du représentant Aubry (du Nord)
+ayant vu distribuer par les agents du préfet des bulletins oui, dans la
+grande place de Lille, descendit sur cette place le lendemain et y
+distribua des bulletins non; il fût arrêté et mis à la citadelle.
+
+Pour ce qui est du vote de l'armée, une partie a voté dans sa propre
+cause. Le reste a suivi.
+
+Quant à la liberté même de ce vote des soldats, écoutons l'armée parler
+elle-même. Voici ce qu'écrit un soldat du 6e de ligne commandé par le
+colonel Garderens de Boisse:
+
+«Pour la troupe, le vote fut un appel. Les sous-officiers, les caporaux,
+les tambours et les soldats, placés par rang de contrôle, étaient
+appelés par le fourrier, en présence du colonel, du lieutenant-colonel,
+du chef de bataillon et des officiers de la compagnie, et, au fur et à
+mesure que chaque homme appelé répondait: _Présent_, son nom était
+inscrit par le sergent-major. Le colonel disait, en se frottant les
+mains:--«Ma foi, messieurs, cela va comme sur des roulettes», quand un
+caporal de la compagnie à laquelle j'appartiens s'approche de la table
+où était le sergent-major et le prie de lui céder la plume, afin qu'il
+puisse inscrire lui-même son nom sur le registre Non qui devait rester
+en blanc.
+
+«--Comment! s'écrie le colonel, vous qui êtes porté pour fourrier et qui
+allez être nommé à la première vacance, vous désobéissez formellement à
+votre colonel, et cela en présence de votre compagnie! Encore si ce
+refus que vous faites en ce moment n'était qu'un acte d'insubordination.
+Mais vous ne savez donc pas, malheureux, que par votre vote vous
+réclamez la destruction de l'armée, l'incendie de la maison de votre
+père, l'anéantissement de la société tout entière! Vous tendez la main à
+la crapule! Comment! X..., vous que je voulais pousser, vous venez
+aujourd'hui m'avouer tout cela?»
+
+«Le pauvre diable, on le pense bien, se laissa inscrire comme tous les
+autres.»
+
+Multipliez ce colonel par six cent mille, vous avez la pression des
+fonctionnaires de tout ordre, militaires, politiques, civils,
+administratifs, ecclésiastiques, judiciaires, douaniers, municipaux,
+scolaires, commerciaux, consulaires, par toute la France, sur le soldat,
+le bourgeois et le paysan. Ajoutez, comme nous l'avons déjà indiqué plus
+haut, la fausse jacquerie communiste et le réel terrorisme bonapartiste,
+le gouvernement pesant par la fantasmagorie sur les faibles et par la
+dictature sur les récalcitrants, et agitant deux épouvantes à la fois.
+Il faudrait un volume spécial pour raconter, exposer et approfondir les
+innombrables détails de cette immense extorsion de signatures qu'on
+appelle le vote du 20 décembre.
+
+Le vote du 20 décembre a terrassé l'honneur, l'initiative,
+l'intelligence et la vie morale de la nation. La France a été à ce vote
+comme le troupeau va à l'abattoir.
+
+Passons.
+
+Deuxièmement. _Que le vote soit éclairé._
+
+Voici qui est élémentaire: là où il n'y a pas de liberté de la presse,
+il n'y a pas de vote. La liberté de la presse est la condition _sine qua
+non_ du suffrage universel. Nullité radicale de tout scrutin fait en
+l'absence de la liberté de la presse. La liberté de la presse entraîne
+comme corollaires nécessaires la liberté de réunion, la liberté
+d'affichage, la liberté de colportage, toutes les libertés qu'engendre
+le droit, préexistant à tout, de s'éclairer avant de voter. Voter, c'est
+gouverner; voter, c'est juger. Se figure-t-on un pilote aveugle au
+gouvernail? Se figure-t-on le juge les oreilles bouchées et les yeux
+crevés? Liberté donc, liberté de s'éclairer par tous les moyens, par
+l'enquête, par la presse, par la parole, par la discussion. Ceci est la
+garantie expresse et la condition d'être du suffrage universel. Pour
+qu'une chose soit faite valablement, il faut qu'elle soit faite
+sciemment. Où il n'y a pas de flambeau, il n'y pas d'acte.
+
+Ce sont là des axiomes. Hors de ces axiomes, tout est nul de soi.
+
+Maintenant, voyons. M. Bonaparte, dans son scrutin du 20 décembre,
+a-t-il obéi à ces axiomes? A-t-il rempli ces conditions de presse libre,
+de réunions libres, de tribune libre, d'affichage libre, de colportage
+libre, d'enquête libre? Un immense éclat de rire répond, même à
+l'Élysée.
+
+Ainsi vous êtes forcé vous-même d'en convenir; c'est comme cela qu'on a
+usé du «suffrage universel»!
+
+Quoi! je ne sais rien de ce qui s'est passé! On a tué, égorgé,
+mitraillé, assassiné, et je l'ignore! On a séquestré, torturé, expulsé,
+exilé, déporté, et je l'entrevois à peine! Mon maire et mon curé me
+disent: Ces gens-là qu'on emmène liés de cordes, ce sont des repris de
+justice! Je suis un paysan, je cultive un coin de terre au fond d'une
+province, vous supprimez le journal, vous étouffez les révélations, vous
+empêchez la vérité de m'arriver, et vous me faites voter! Quoi! dans la
+nuit la plus profonde! Quoi! à tâtons! Quoi! vous sortez brusquement de
+l'ombre un sabre à la main, et vous me dites: vote! et vous appelez cela
+un scrutin!
+
+Certes! un scrutin «libre et spontané», disent les feuilles du coup
+d'état.
+
+Toutes les roueries ont travaillé à ce vote. Un maire de village, espèce
+d'Escobar sauvageon poussé en plein champ, disait à ses paysans: _Si
+vous votez oui, c'est pour la république; si vous votez non, c'est
+contre la république_. Les paysans ont voté oui.
+
+Et puis éclairons une autre face de cette turpitude qu'on nomme «le
+plébiscite du 20 décembre». Comment la question a-t-elle été posée? y
+a-t-il eu choix possible? a-t-on, et c'était bien le moins que dût faire
+un homme de coup d'état dans un si étrange scrutin que celui où il
+remettait tout en question, a-t-on ouvert à chaque parti la porte par où
+son principe pouvait entrer? a-t-il été permis aux légitimistes de se
+tourner vers leur prince exilé et vers l'antique honneur des fleurs de
+lys? a-t-il été permis aux orléanistes de se tourner vers cette famille
+proscrite qu'honorent les vaillants services de deux soldats, MM. de
+Joinville et d'Aumale, et qu'illustre cette grande âme, Mme la duchesse
+d'Orléans? a-t-on offert au peuple,--qui n'est pas un parti, lui, qui
+est le peuple, c'est-à-dire le souverain,--lui a-t-on offert cette
+république vraie devant laquelle s'évanouit toute monarchie comme la
+nuit devant le jour, cette république qui est l'avenir évident et
+irrésistible du monde civilisé; la république sans dictature; la
+république de concorde, de science et de liberté; la république du
+suffrage universel, de la paix universelle et du bien-être universel; la
+république initiatrice des peuples et libératrice des nationalités;
+cette république qui, après tout et quoi qu'on fasse, «aura», comme l'a
+dit ailleurs[41] l'auteur de ce livre, «la France demain et après-demain
+l'Europe»? A-t-on offert cela? Non. Voici comment M. Bonaparte a
+présenté la chose: il y a eu à ce scrutin deux candidats: premier
+candidat, M. Bonaparte; deuxième candidat, l'abîme. La France a eu le
+choix. Admirez l'adresse de l'homme et un peu son humilité. M. Bonaparte
+s'est donné pour vis-à-vis dans cette affaire, qui? M. de Chambord? Non.
+M. de Joinville? Non. La république? Encore moins. M. Bonaparte, comme
+ces jolies créoles qui font ressortir leur beauté au moyen de quelque
+effroyable hottentote, s'est donné pour concurrent dans cette élection
+un fantôme, une vision, un socialisme de Nuremberg avec des dents et des
+griffes et une braise dans les yeux, l'ogre du Petit Poucet, le vampire
+de la Porte-Saint-Martin, l'hydre de Théramène, le grand serpent de mer
+du _Constitutionnel_ que les actionnaires ont eu la bonne grâce de lui
+prêter, le dragon de l'Apocalypse, la Tarasque, la Drée, le Gra-ouilli,
+un épouvantail. Aidé d'un Ruggieri quelconque, M. Bonaparte a fait sur
+ce monstre en carton un effet de feu de Bengale rouge, et a dit au
+votant effaré: Il n'y a de possible que ceci ou moi; Choisis! Il a dit:
+Choisis entre la belle et la bête; la bête, c'est le communisme; la
+belle, c'est ma dictature. Choisis!--Pas de milieu! La société par
+terre, ta maison brûlée, ta grange pillée, ta vache volée, ton champ
+confisqué, ta femme violée, tes enfants massacrés, ton vin bu par
+autrui, toi-même mangé tout vif par cette grande gueule béante que tu
+vois là, ou moi empereur! Choisis. Moi ou Croquemitaine.
+
+Le bourgeois, effrayé et par conséquent enfant, le paysan, ignorant et
+par conséquent enfant, ont préféré M. Bonaparte à Croquemitaine. C'est
+là son triomphe.
+
+Disons pourtant que, sur dix millions de votants, il paraît que cinq
+cent mille auraient encore mieux aimé Croquemitaine.
+
+Après tout, M. Bonaparte n'a eu que sept millions cinq cent mille voix.
+
+Donc, et de cette façon, librement, comme on voit, sciemment, comme on
+voit, ce que M. Bonaparte a la bonté d'appeler le suffrage universel a
+voté. Voté quoi?
+
+La dictature, l'autocratie, la servitude, la république despotat, la
+France pachalik, les chaînes sur toutes les mains, le scellé sur toutes
+les bouches, le silence, l'abaissement, la peur, l'espion âme de tout!
+On a donné à un homme,--à vous!--l'omnipotence et l'omniscience! On a
+fait de cet homme le constituant suprême, le législateur unique, l'alpha
+du droit, l'oméga du pouvoir! On a décrété qu'il est Minos, qu'il est
+Numa, qu'il est Solon, qu'il est Lycurgue! On a incarné en lui le
+peuple, la nation, l'état, la loi! et pour dix ans! Quoi! voter, moi
+citoyen, non-seulement mon dessaisissement, ma déchéance et mon
+abdication, mais l'abdication pour dix années des générations nouvelles
+du suffrage universel sur lesquelles je n'ai aucun droit, sur
+lesquelles, vous usurpateur, vous me forcez d'usurper, ce qui, du reste,
+soit dit en passant, suffirait pour frapper de nullité ce scrutin
+monstrueux si toutes les nullités n'y étaient pas déjà amoncelées,
+entassées et amalgamées! Quoi! c'est cela ce que vous me faites faire!
+Vous me faites voter que tout est fini, qu'il n'y a plus rien, que le
+peuple est un nègre! Quoi! vous me dites: Attendu que tu es souverain,
+tu vas te donner un maître; attendu que tu es la France, tu vas devenir
+Haïti! Quelle abominable dérision!
+
+Voilà le vote du 20 décembre, cette sanction, comme dit M. de Morny,
+cette absolution, comme dit M. Bonaparte.
+
+Vraiment, dans peu de temps d'ici, dans un an, dans un mois, dans une
+semaine peut-être, quand tout ce que nous voyons en ce moment se sera
+évanoui, on aura quelque honte d'avoir fait, ne fût-ce qu'une minute, à
+cet infâme semblant de vote qu'on appelle le scrutin des sept millions
+cinq cent mille voix, l'honneur de le discuter. C'est là pourtant la
+base unique, l'unique point d'appui, l'unique rempart de ce pouvoir
+prodigieux de M. Bonaparte. Ce vote est l'excuse des lâches; ce vote est
+le bouclier des consciences déshonorées. Généraux, magistrats, évêques,
+toutes les forfaitures, toutes les prévarications, toutes les
+complicités, réfugient derrière ce vote leur ignominie. La France a
+parlé, disent-ils; _vox populi, vox Dei_, le suffrage universel a voté;
+tout est couvert par un scrutin.--Ça un vote! ça un scrutin! on crache
+dessus, et l'on passe.
+
+Troisièmement. Que le chiffre soit sincère.
+
+J'admire ce chiffre: 7,500,000. Il a dû faire bon effet, à travers le
+brouillard du 1er janvier, en lettres d'or de trois pieds de haut, sur
+le portail de Notre-Dame.
+
+J'admire ce chiffre. Savez-vous pourquoi? Parce que je le trouve humble.
+7,500,000! Pourquoi 7,500,000? C'est peu. Personne ne refusait à M.
+Bonaparte la bonne mesure. Après ce qu'il avait fait le 2 décembre, il
+avait droit à mieux que cela. Vraiment, qui l'eût chicané? Qui
+l'empêchait de mettre huit millions, dix millions, un chiffre rond?
+Quant à moi, j'ai été trompé dans mes espérances. Je comptais sur
+l'unanimité. Coup d'état, vous êtes modeste.
+
+Quoi! on a fait tout ce que nous venons de rappeler ou de raconter, on a
+prêté un serment et l'on s'est parjuré, on était le gardien d'une
+constitution et on l'a détruite, on était le serviteur d'une république
+et on l'a trahie, on était l'agent d'une assemblée souveraine et on l'a
+violemment brisée, on a fait de la consigne militaire un poignard pour
+tuer l'honneur militaire, on s'est servi du drapeau de la France pour
+essuyer de la boue et de la honte, on a mis les poucettes aux généraux
+d'Afrique, on a fait voyager les représentants du peuple dans les
+voitures cellulaires, on a empli Mazas, Vincennes, le mont Valérien et
+Sainte-Pélagie d'hommes inviolables; on a arquebusé à bout portant sur
+la barricade du droit le législateur revêtu de cette écharpe, signe
+sacré et vénérable de la loi; on a donné à tel colonel que nous
+pourrions nommer cent mille francs pour fouler aux pieds le devoir, et à
+chaque soldat dix francs par jour; on a dépensé en quatre journées
+quarante mille francs d'eau-de-vie par brigade; on a couvert de l'or de
+la Banque le tapis franc de l'Élysée, et on a dit aux amis: prenez! on a
+tué M. Adde chez lui, M. Belval chez lui, M. Debaecque chez lui, M.
+Labilte chez lui, M. de Couvercelle chez lui, M. Monpelas chez lui, M.
+Thirion de Montauban chez lui; on a massacré sur les boulevards et
+ailleurs, fusillé on ne sait où on ne sait qui, commis force meurtres
+dont on a la modestie de n'avouer que cent quatrevingt-onze, quoi! on a
+changé les fossés des arbres du boulevard en cuvettes pleines de sang,
+on a répandu le sang de l'enfant avec le sang de la mère, et mêlé à tout
+cela le vin de Champagne des gendarmes, on a fait toutes ces choses, on
+s'est donné toutes ces peines, et quand on demande à la nation:
+êtes-vous contente? on n'obtient que sept millions cinq cent mille
+oui!--Vraiment, ce n'est pas payé.
+
+Dévouez-vous donc à «sauver une société»! Ô ingratitude des peuples!
+
+En vérité, trois millions de bouches ont répondu non! Qui est-ce qui
+disait donc que les sauvages de la mer du Sud appelaient les français
+les _oui-oui_?
+
+Parlons sérieusement. Car l'ironie pèse dans ces matières tragiques.
+
+Gens du coup d'état, personne ne croit à vos sept millions cinq cent
+mille voix.
+
+Tenez, un accès de franchise, avouez-le, vous êtes tous un peu grecs,
+vous trichez. Dans votre bilan du 2 décembre, vous comptez trop de
+votes,--et pas assez de cadavres.
+
+7,500,000! Qu'est-ce que c'est que ce chiffre-là? D'où vient-il? D'où
+sort-il? Que voulez-vous que nous en fassions?
+
+Sept millions, huit millions, dix millions, qu'importe! nous vous
+accordons tout et nous vous contestons tout.
+
+Les sept millions, vous les avez, plus les cinq cent mille; la somme
+plus l'appoint, vous le dites, prince, vous l'affirmez, vous le jurez,
+mais qui le prouve?
+
+Qui a compté? Baroche. Qui a scruté? Rouher. Qui a contrôlé? Piétri. Qui
+a additionné? Maupas. Qui a vérifié? Troplong. Qui a proclamé? vous.
+
+C'est-à-dire que la bassesse a compté, la platitude a scruté, la rouerie
+a contrôlé, le faux a additionné, la vénalité a vérifié, le mensonge a
+proclamé.
+
+Bien.
+
+Sur ce, M. Bonaparte monte au Capitole, ordonne à M. Sibour de remercier
+Jupiter, fait endosser une livrée bleu et or au sénat, bleu et argent au
+corps législatif, vert et or à son cocher, met la main sur son coeur,
+déclare qu'il est le produit du «suffrage universel», et que sa
+«légitimité» est sortie de l'urne du scrutin. Cette urne est un gobelet.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Nous le déclarons donc, nous le déclarons purement et simplement, le 20
+décembre 1851, dix-huit jours après le 2, M. Bonaparte a fourré la main
+dans la conscience de chacun, et a volé à chacun son vote. D'autres font
+le mouchoir, lui fait l'empire. Tous les jours, pour des espiègleries de
+ce genre, un sergent de ville prend un homme au collet, et le mène au
+poste.
+
+Entendons-nous pourtant.
+
+Est-ce à dire que nous prétendions que personne n'a réellement voté pour
+M. Bonaparte? Que personne n'a volontairement dit oui? Que personne n'a
+librement et sciemment accepté cet homme?
+
+Loin de là.
+
+M. Bonaparte a eu pour lui la tourbe des fonctionnaires, les douze cent
+mille parasites du budget, et leurs tenants et aboutissants; les
+corrompus, les compromis, les habiles; et à leur suite, les crétins,
+masse notable.
+
+Il a eu pour lui MM. les cardinaux, MM. les évêques, MM. les chanoines,
+MM. les curés, MM. les vicaires, L'ABSOLUTION.--LES 7,500,000 VOIX.
+
+MM. les archidiacres, diacres et sous-diacres, MM. les prébendiers, MM.
+les marguilliers, MM. les sacristains, MM. les bedeaux, MM. les suisses
+de paroisse, et les hommes «religieux», comme on dit. Oui, nous ne
+faisons nulle difficulté d'en convenir, M. Bonaparte a eu pour lui tous
+ces évêques qui se signent en Veuillot et en Montalembert, et tous ces
+hommes religieux, race précieuse, ancienne, mais fort accrue et recrutée
+depuis les terreurs propriétaires de 1848, lesquels prient en ces
+termes: Ô mon Dieu! faites hausser les actions de Lyon! Doux seigneur
+Jésus, faites-moi gagner vingt-cinq pour cent sur mon
+Naples-certificats-Rothschild! Saints apôtres, vendez mes vins!
+Bien-heureux martyrs, doublez mes loyers! Sainte Marie, mère de Dieu,
+vierge immaculée, étoile de la mer, jardin fermé, _hortus conclusus_,
+daignez jeter un oeil favorable sur mon petit commerce situé au coin de
+la rue Tirechappe et de la rue Quincampoix! tour d'ivoire, faites que la
+boutique d'en face aille mal!
+
+Ont voté réellement et incontestablement pour M. Bonaparte: première
+catégorie, le fonctionnaire; deuxième catégorie, le niais; troisième
+catégorie, le voltairien-propriétaire-industriel religieux.
+
+Disons-le, l'intelligence humaine, et l'intellect bourgeois en
+particulier, ont de singulières énigmes. Nous le savons et nous n'avons
+nul désir de le cacher; depuis le boutiquier jusqu'au banquier, depuis
+le petit marchand jusqu'à l'agent de change, bon nombre d'hommes de
+commerce et d'industrie en France, c'est-à-dire bon nombre de ces hommes
+qui savent ce que c'est qu'une confiance bien placée, qu'un dépôt
+fidèlement gardé, qu'une clef mise en mains sûres, ont voté, après le 2
+décembre, pour M. Bonaparte. Le vote consommé, vous auriez accosté un de
+ces hommes de négoce, le premier venu, au hasard, et voici le dialogue
+que vous auriez pu échanger avec lui:
+
+--Vous avez nommé Louis Bonaparte président de la république?
+
+--Oui.
+
+--Le prendriez-vous pour garçon de caisse?
+
+--Non, certes!
+
+
+
+
+V
+
+
+Et c'est là le scrutin,--répétons-le, insistons-y, ne nous lassons pas;
+_je crie cent fois les mêmes choses_, dit Isaïe, _pour qu'on les entende
+une fois_;--c'est là le scrutin, c'est là le plébiscite, c'est là le
+vote, c'est là le décret souverain du «suffrage universel», à l'ombre
+duquel s'abritent, dont se font un titre d'autorité et un diplôme de
+gouvernement ces hommes qui tiennent la France aujourd'hui, qui
+commandent, qui dominent, qui administrent, qui jugent, qui règnent, les
+mains dans l'or jusqu'aux coudes, les pieds dans le sang jusqu'aux
+genoux!
+
+Maintenant, et pour en finir, faisons une concession à M. Bonaparte.
+Plus de chicanes. Son scrutin du 20 décembre a été libre, il a été
+éclairé; tous les journaux ont imprimé ce qui leur a plu; qui a dit le
+contraire? des calomniateurs; on a ouvert les réunions électorales, les
+murs ont disparu sous les affiches, les passants de Paris ont balayé du
+pied, sur les boulevards et dans les rues, une neige de bulletins
+blancs, bleus, jaunes, rouges; a parlé qui a voulu, a écrit qui a voulu;
+le chiffre est sincère; ce n'est pas Baroche qui a compté, c'est Barème;
+Louis Blanc, Guinard, Félix Pyat, Raspail, Caussidière, Thoré,
+Ledru-Rollin, Étienne Arago, Albert, Barbès, Blanqui et Gent ont été
+scrutateurs; ce sont eux-mêmes qui ont proclamé les sept millions cinq
+cent mille voix. Soit. Nous accordons tout cela. Après? Qu'est-ce que le
+coup d'état en conclut?
+
+Ce qu'il en conclut? il se frotte les mains, il n'en demande pas
+davantage, cela lui suffit, il conclut que c'est bien, que tout est
+clos, que tout est fini, qu'on n'a plus rien à dire, qu'il est «absous».
+
+Halte-là!
+
+Le vote libre, le chiffre sincère, ce n'est que le côté matériel de la
+question, il reste le côté moral. Il y a donc un côté moral? Mais oui,
+prince, et c'est là précisément le vrai côté, le grand côté de cette
+question du 2 décembre. Examinons-le.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Il faut d'abord, monsieur Bonaparte, que vous sachiez un peu ce que
+c'est que la conscience humaine.
+
+Il y a deux choses dans ce monde, apprenez cette nouveauté, qu'on
+appelle le bien et le mal. Il faut qu'on vous le révèle, mentir n'est
+pas bien, trahir est mal, assassiner est pire. Cela a beau être utile,
+cela est défendu. Par qui? me direz-vous. Nous vous l'expliquerons plus
+loin; mais poursuivons. L'homme, sachez encore cette particularité, est
+un être pensant, libre dans ce monde, responsable dans l'autre. Chose
+étrange et qui vous surprendra, il n'est pas fait uniquement pour jouir,
+pour satisfaire toutes ses fantaisies, pour se mouvoir au hasard de ses
+appétits, pour écraser ce qui est là devant lui quand il marche, brin
+d'herbe ou parole jurée, pour dévorer ce qui se présente quand il a
+faim. La vie n'est pas sa proie. Par exemple, pour passer de zéro par an
+à douze cent mille francs il n'est pas permis de faire un serment qu'on
+n'a pas l'intention de tenir, et, pour passer de douze cent mille francs
+à douze millions, il n'est pas permis de briser la constitution et les
+lois de son pays, de se ruer par guet-apens sur une assemblée
+souveraine, de mitrailler Paris, de déporter dix mille personnes et d'en
+proscrire quarante mille. Je continue de vous faire pénétrer dans ce
+mystère singulier. Certes, il est agréable de faire mettre des bas de
+soie blancs à ses laquais, mais, pour arriver à ce grand résultat, il
+n'est pas permis de supprimer la gloire et la pensée d'un peuple, de
+renverser la tribune centrale du monde civilisé, d'entraver le progrès
+du genre humain et de verser des flots de sang. Cela est défendu. Par
+qui? me répéterez-vous, vous qui ne voyez devant vous personne qui vous
+défende rien. Patience. Vous le saurez tout à l'heure.
+
+Quoi!--ici vous vous révoltez, et je le comprends,--lorsqu'on a d'un
+côté son intérêt, son ambition, sa fortune, son plaisir, un beau palais
+à conserver faubourg Saint-Honoré, et de l'autre côté les jérémiades et
+les criailleries des femmes auxquelles on prend leurs fils, des familles
+auxquelles on arrache leur père, des enfants auxquels on ôte leur pain,
+du peuple auquel on confisque sa liberté, de la société à laquelle on
+retire son point d'appui, les lois; quoi! lorsque ces criailleries sont
+d'un côté et l'intérêt de l'autre, il ne serait pas permis de dédaigner
+ces vacarmes, de laisser «vociférer» tous ces gens-là, de marcher sur
+l'obstacle, et d'aller tout naturellement là où l'on voit sa fortune,
+son plaisir et le beau palais du faubourg Saint-Honoré! Voilà qui est
+fort! Quoi! il faudrait se préoccuper de ce que, il y a trois ou quatre
+ans, on ne sait plus quand, on ne sait plus où, un jour de décembre,
+qu'il faisait très froid, qu'il pleuvait, qu'on avait besoin de quitter
+une chambre d'auberge pour se loger mieux, on a prononcé, on ne sait
+plus à propos de quoi, dans une salle mal éclairée, devant huit ou neuf
+cents imbéciles qui vous ont cru, ces huit lettres: Je le jure! Quoi!
+quand on médite «un grand acte» il faudrait passer son temps à
+s'interroger sur ce qui pourra résulter du parti qu'on prend! se faire
+un souci de ce que celui-ci sera mangé de vermine dans les casemates, de
+ce que celui-là pourrira dans les pontons, de ce que cet autre crèvera à
+Cayenne, de ce que cet autre aura été tué à coups de bayonnette, de ce
+que cet autre aura été écrasé à coups de pavés, de ce que cet autre aura
+été assez bête pour se faire fusiller, de ce que ceux-ci seront ruinés,
+de ce que ceux-là seront exilés, et de ce que tous ces hommes qu'on
+ruine, qu'on exile, qu'on fusille, qu'on massacre, qui pourrissent dans
+les cales et qui crèvent en Afrique, seront d'honnêtes gens qui auront
+fait leur devoir! c'est à ces choses-là qu'on s'arrêtera! Comment! on a
+des besoins, on n'a pas d'argent, on est prince, le hasard vous met le
+pouvoir dans les mains, on en use, on autorise des loteries, on fait
+exposer des lingots d'or dans le passage Jouffroy, la poche de tout le
+monde s'ouvre, on en tire ce qu'on peut, on en donne à ses amis, à des
+compagnons dévoués auxquels on doit de la reconnaissance, et comme il
+arrive un moment où l'indiscrétion publique se mêle de la chose, où
+cette infâme liberté de la presse veut percer le mystère et où la
+justice s'imagine que cela la regarde, il faudrait quitter l'Élysée,
+sortir du pouvoir, et aller stupidement s'asseoir entre deux gendarmes
+sur le banc de la sixième chambre! Allons donc! est-ce qu'il n'est pas
+plus simple de s'asseoir sur le trône de l'empereur? est-ce qu'il n'est
+pas plus simple de briser la liberté de la presse? est-ce qu'il n'est
+pas plus simple de briser la justice? est-ce qu'il n'est pas plus court
+de mettre les juges sous ses pieds? ils ne demandent pas mieux,
+d'ailleurs! ils sont tout prêts! Et cela ne serait pas permis! Et cela
+serait défendu!
+
+Oui, monseigneur, cela est défendu.
+
+Qui est-ce qui s'y oppose? Qui est-ce qui ne permet pas? Qui est-ce qui
+défend?
+
+Monsieur Bonaparte, on est le maître, on a huit millions de voix pour
+ses crimes et douze millions de francs pour ses menus plaisirs, on a un
+sénat et M. Sibour dedans, on a des armées, des canons, des forteresses,
+des Troplongs à plat ventre, des Baroche; quelqu'un qui est perdu dans
+l'obscurité, un passant, un inconnu se dresse devant vous et vous dit:
+Tu ne feras pas cela.
+
+Ce quelqu'un, cette bouche qui parle dans l'ombre, qu'on ne voit pas,
+mais qu'on entend, ce passant, cet inconnu, cet insolent, c'est la
+conscience humaine.
+
+Voilà ce que c'est que la conscience humaine. C'est quelqu'un, je le
+répète, qu'on ne voit pas, et qui est plus fort qu'une armée, plus
+nombreux que sept millions cinq cent mille voix, plus haut qu'un sénat,
+plus religieux qu'un archevêque, plus savant en droit que M. Troplong,
+plus prompt à devancer n'importe quelle justice que M. Baroche, et qui
+tutoie votre majesté.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Approfondissons un peu toutes ces nouveautés.
+
+Apprenez donc encore ceci, monsieur Bonaparte: ce qui distingue l'homme
+de la brute, c'est la notion du bien et du mal, de ce bien et de ce mal
+dont je vous parlais tout à l'heure.
+
+Là est l'abîme.
+
+L'animal est un être complet. Ce qui fait la grandeur de l'homme, c'est
+d'être incomplet; c'est de se sentir par une foule de points hors du
+fini; c'est de percevoir quelque chose au delà de soi, quelque chose en
+deçà. Ce quelque chose qui est au delà et en deçà de l'homme, c'est le
+mystère; c'est,--pour employer ces faibles expressions humaines qui sont
+toujours successives et qui n'expriment jamais qu'un côté des
+choses,--le monde moral. Ce monde moral, l'homme y baigne autant, plus
+encore que dans le monde matériel. Il vit dans ce qu'il sent plus que
+dans ce qu'il voit. La création a beau l'obséder, le besoin a beau
+l'assaillir, la jouissance a beau le tenter, la bête qui est en lui a
+beau le tourmenter, une sorte d'aspiration perpétuelle à une région
+autre le jette irrésistiblement hors de la création, hors du besoin,
+hors de la jouissance, hors de la bête. Il entrevoit toujours, partout,
+à chaque instant, à toute minute, le monde supérieur, et il remplit son
+âme de cette vision, et il en règle ses actions. Il ne se sent pas
+achevé dans cette vie d'en bas. Il porte en lui, pour ainsi dire, un
+exemplaire mystérieux du monde antérieur et ultérieur, du monde parfait,
+auquel il compare sans cesse et malgré lui le monde imparfait, et
+lui-même, et ses infirmités, et ses appétits, et ses passions et ses
+actions. Quand il reconnaît qu'il s'approche de ce modèle idéal, il est
+joyeux; quand il reconnaît qu'il s'en éloigne, il est triste. Il
+comprend profondément qu'il n'y a rien d'inutile et d'admissible dans ce
+monde, rien qui ne vienne de quelque chose et qui ne conduise à quelque
+chose. Le juste, l'injuste, le bien, le mal, les bonnes oeuvres, les
+actions mauvaises tombent dans le gouffre, mais ne se perdent pas, s'en
+vont dans l'infini à la charge ou au bénéfice de ceux qui les
+accomplissent. Après la mort on les retrouve, et le total se fait. Se
+perdre, s'évanouir, s'anéantir, cesser d'être, n'est pas plus possible
+pour l'atome moral que pour l'atome matériel. De là, en l'homme, ce
+grand et double sentiment de sa liberté et de sa responsabilité. Il lui
+est donné d'être bon ou d'être méchant. Ce sera un compte à régler. Il
+peut être coupable; et, chose frappante et sur laquelle j'insiste, c'est
+là sa grandeur. Rien de pareil pour la brute. Pour elle, rien que
+l'instinct, boire à la soif, manger à la faim, procréer à la saison,
+dormir quand le soleil se couche, s'éveiller quand il se lève, faire le
+contraire si c'est une bête de nuit. L'animal n'a qu'une espèce de moi
+obscur que n'éclaire aucune lueur morale. Toute sa loi, je le répète,
+c'est l'instinct. L'instinct, sorte de rail où la nature fatale entraîne
+la brute. Pas de liberté, donc pas de responsabilité; pas d'autre vie
+par conséquent. La brute ne fait ni bien ni mal; elle ignore. Le tigre
+est innocent.
+
+Si vous étiez par hasard innocent comme le tigre?
+
+À de certains moments on est tenté de croire que, n'ayant pas plus
+d'avertissement intérieur que lui, vous n'avez pas plus de
+responsabilité.
+
+Vraiment, il y a des heures où je vous plains. Qui sait? vous n'êtes
+peut-être qu'une malheureuse force aveugle.
+
+Monsieur Louis Bonaparte, la notion du bien et du mal, vous ne l'avez
+pas. Vous êtes le seul homme peut-être dans l'humanité tout entière qui
+n'ait pas cette notion. Cela vous donne barre sur le genre humain. Oui,
+vous êtes redoutable. C'est là ce qui fait votre génie, dit-on; je
+conviens que, dans tous les cas, c'est ce qui fait en ce moment votre
+puissance.
+
+Mais savez-vous ce qui sort de ce genre de puissance? le fait, oui; le
+droit, non.
+
+Le crime essaye de tromper l'histoire sur son vrai nom; il vient et dit:
+je suis le succès.--Tu es le crime!
+
+Vous êtes couronné et masqué. À bas le masque! À bas la couronne!
+
+Ah! vous perdez votre peine, vous perdez vos appels au peuple, vos
+plébiscites, vos scrutins, vos bulletins, vos additions, vos commissions
+exécutives proclamant le total, vos banderoles rouges ou vertes avec ce
+chiffre en papier doré: 7,500,000! Vous ne tirerez rien de cette mise en
+scène. Il y a des choses sur lesquelles on ne donne pas le change au
+sentiment universel. Le genre humain, pris en masse, est un honnête
+homme.
+
+Même autour de vous, on vous juge. Il n'est personne dans votre
+domesticité, dans la galonnée comme dans la brodée, valet d'écurie ou
+valet de sénat, qui ne dise tout bas ce que je dis tout haut. Ce que je
+proclame, on le chuchote, voilà toute la différence. Vous êtes
+omnipotent, on s'incline, rien de plus. On vous salue, la rougeur au
+front.
+
+On se sent vil, mais on vous sait infâme.
+
+Tenez, puisque vous êtes en train de donner la chasse à ce que vous
+appelez «les révoltés de décembre», puisque c'est là-dessus que vous
+lâchez vos meutes, puisque vous avez institué un Maupas et créé un
+ministère de la police spécialement pour cela, je vous dénonce cette
+rebelle, cette réfractaire, cette insurgée, la conscience de chacun.
+
+Vous donnez de l'argent, mais c'est la main qui le reçoit, ce n'est pas
+la conscience. La conscience! pendant que vous y êtes, inscrivez-la sur
+vos listes d'exil. C'est là une opposante obstinée, opiniâtre, tenace,
+inflexible, et qui met le trouble partout. Chassez-moi cela de France.
+Vous serez tranquille après.
+
+Voulez-vous savoir comment elle vous traite, même chez vos amis?
+Voulez-vous savoir en quels termes un honorable chevalier de Saint-Louis
+de quatrevingts ans, grand adversaire «des démagogues» et votre
+partisan, votait pour vous le 2 décembre?--«C'est un misérable,
+disait-il, mais _un misérable nécessaire_.»
+
+Non! il n'y a pas de misérables nécessaires! Non! le crime n'est jamais
+utile! Non! le crime n'est jamais bon! La société sauvée par trahison!
+blasphème! Il faut laisser dire ces choses-là aux archevêques. Rien de
+bon n'a pour base le mal. Le Dieu juste n'impose pas à l'humanité la
+nécessité des misérables. Il n'y a de nécessaire en ce monde que la
+justice et la vérité. Si ce vieillard eût regardé moins la vie et plus
+la tombe, il eût vu cela. Cette parole est surprenante de la part d'un
+vieillard, car il y a une lumière de Dieu qui éclaire les âmes proches
+du tombeau et qui leur montre le vrai.
+
+Jamais le droit et le crime ne se rencontrent. Le jour où ils
+s'accoupleraient, les mots de la langue humaine changeraient de sens,
+toute certitude s'évanouirait, l'ombre sociale se ferait. Quand par
+hasard--cela s'est vu parfois dans l'histoire,--il arrive que, pour un
+moment, le crime a force de loi, quelque chose tremble dans les
+fondements mêmes de l'humanité. _Jusque datum sceleri!_ s'écrie Lucain,
+et ce vers traverse l'histoire comme un cri d'horreur.
+
+Donc, et de l'aveu de vos votants, vous êtes un misérable. J'ôte
+nécessaire. Prenez votre parti de cette situation.
+
+Eh bien! soit, direz-vous. Mais c'est là le cas précisément; on se fait
+«absoudre» par le suffrage universel.
+
+Impossible,
+
+Comment! impossible?
+
+Oui, impossible. Je vais vous faire toucher du doigt la chose.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Vous êtes capitaine d'artillerie à Berne, monsieur Louis Bonaparte. Vous
+avez nécessairement une teinture d'algèbre et de géométrie. Voici des
+axiomes dont vous avez probablement quelque idée:
+
+--2 et 2 font 4.
+
+--Entre deux points donnés, la ligne droite est le chemin le plus court.
+
+--La partie est moins grande que le tout.
+
+Maintenant faites déclarer par sept millions cinq cent mille voix que 2
+et 2 font 5, que la ligne droite est le chemin le plus long, que le tout
+est moins grand que la partie; faites-le déclarer par huit millions, par
+dix millions, par cent millions de voix, vous n'aurez pas avancé d'un
+pas.
+
+Eh bien, ceci va vous surprendre, il y a des axiomes en probité, en
+honnêteté, en justice, comme il y a des axiomes en géométrie, et la
+vérité morale n'est pas plus à la merci d'un vote que la vérité
+algébrique.
+
+La notion du bien et du mal est insoluble au suffrage universel. Il
+n'est pas donné à un scrutin de faire que le faux soit le vrai et que
+l'injuste soit le juste. On ne met pas la conscience humaine aux voix.
+
+Comprenez-vous maintenant?
+
+Voyez cette lampe, cette petite lumière obscure oubliée dans un coin,
+perdue dans l'ombre. Regardez-la, admirez-la. Elle est à peine visible;
+elle brûle solitairement. Faites souffler dessus sept millions cinq cent
+mille bouches à la fois, vous ne l'éteindrez pas. Vous ne ferez pas même
+broncher la flamme. Faites souffler l'ouragan. La flamme continuera de
+monter droite et pure vers le ciel.
+
+Cette lampe, c'est la conscience.
+
+Cette flamme, c'est elle qui éclaire dans la nuit de l'exil le papier
+sur lequel j'écris en ce moment.
+
+
+
+
+
+IX
+
+
+Ainsi donc, quels que soient vos chiffres, controuvés ou non, extorqués
+ou non, vrais ou faux, peu importe, ceux qui vivent l'oeil fixé sur la
+justice disent et continueront de dire que le crime est le crime, que le
+parjure est le parjure, que la trahison est la trahison, que le meurtre
+est le meurtre, que le sang est le sang, que la boue est la boue, qu'un
+scélérat est un scélérat, et que tel qui croit copier en petit Napoléon
+copie en grand Lacenaire; ils disent cela et ils le répéteront, malgré
+vos chiffres, attendu que sept millions cinq cent mille voix ne pèsent
+rien contre la conscience de l'honnête homme; attendu que dix millions,
+que cent millions de voix, que l'unanimité même du genre humain
+scrutinant en masse ne compte pas devant cet atome, devant cette
+parcelle de Dieu, l'âme du juste; attendu que le suffrage universel, qui
+a toute souveraineté sur les questions politiques, n'a pas de
+juridiction sur les questions morales.
+
+J'écarte pour le moment, comme je le disais tout à l'heure, vos procédés
+du scrutin, les bandeaux sur les yeux, les bâillons dans les bouches,
+les canons sur les places publiques, les sabres tirés, les mouchards
+pullulant, le silence et la terreur conduisant le vote à l'urne comme le
+malfaiteur au poste, j'écarte cela; je suppose, je vous le répète, le
+suffrage universel vrai, libre, pur, réel, le suffrage universel
+souverain de lui-même, comme il doit être, les journaux dans toutes les
+mains, les hommes et les faits questionnés et approfondis, les affiches
+couvrant les murailles, la parole partout, la lumière partout! Eh bien,
+à ce suffrage universel là, soumettez-lui la paix et la guerre,
+l'effectif de l'armée, le crédit, le budget, l'assistance publique, la
+peine de mort, l'inamovibilité des juges, l'indissolubilité du mariage,
+le divorce, l'état civil et politique de la femme, la gratuité de
+l'enseignement, la constitution de la commune, les droits du travail, le
+salaire du clergé, le libre échange, les chemins de fer, la circulation,
+la colonisation, la fiscalité, tous les problèmes dont la solution
+n'entraîne pas son abdication, car le suffrage universel peut tout,
+hormis abdiquer; soumettez-les-lui, il les résoudra, sans doute avec
+l'erreur possible, mais avec toute la somme de certitude que contient la
+souveraineté humaine; il les résoudra magistralement. Maintenant essayez
+de lui faire trancher la question de savoir si Jean ou Pierre a bien ou
+mal fait de voler une pomme dans une métairie. Là il s'arrête. Là il
+avorte. Pourquoi? Est-ce que cette question est plus basse? Non, c'est
+qu'elle est plus haute. Tout ce qui constitue l'organisation propre des
+sociétés, que vous les considériez comme territoire, comme commune,
+comme état ou comme patrie, toute matière politique, financière,
+sociale, dépend du suffrage universel et lui obéit; le plus petit atome
+de la moindre question morale le brave.
+
+Le navire est à la merci de l'océan, l'étoile non.
+
+On a dit de M. Leverrier et de vous, monsieur Bonaparte, que vous étiez
+les deux seuls hommes qui crussiez à votre étoile. Vous croyez à votre
+étoile, en effet; vous la cherchez au-dessus de votre tête. Eh bien,
+cette étoile que vous cherchez en dehors de vous, les autres hommes
+l'ont en eux-mêmes. Elle rayonne sous la voûte de leur crâne, elle les
+éclaire et les guide, elle leur fait voir les vrais contours de la vie,
+elle leur montre dans l'obscurité de la destinée humaine le bien et le
+mal, le juste et l'injuste, le réel et le faux, l'ignominie et
+l'honneur, la droiture et la félonie, la vertu et le crime. Cette
+étoile, sans laquelle l'âme humaine n'est que nuit, c'est la vérité
+morale.
+
+Cette lumière vous manquant, vous vous êtes trompé. Votre scrutin du 20
+décembre n'est pour le penseur qu'une sorte de naïveté monstrueuse. Vous
+avez appliqué ce que vous appelez le «suffrage universel» à une question
+qui ne comportait pas le suffrage universel. Vous n'êtes pas un homme
+politique, vous êtes un malfaiteur. Ce qu'il y a à faire de vous ne
+regarde pas le suffrage universel.
+
+Oui, naïveté. J'y insiste. Le bandit des Abruzzes, les mains à peine
+lavées et ayant encore du sang dans les ongles, va demander l'absolution
+au prêtre; vous, vous avez demandé l'absolution au vote; seulement vous
+avez oublié de vous confesser. Et en disant au vote: absous-moi, vous
+lui avez mis sur la tempe le canon de votre pistolet.
+
+Ah! malheureux désespéré! Vous «absoudre», comme vous dites, cela est en
+dehors du pouvoir populaire, cela est en dehors du pouvoir humain.
+
+Écoutez:
+
+Néron, qui avait inventé la société du Dix-Décembre, et qui, comme vous,
+l'employait à applaudir ses comédies et même, comme vous encore, ses
+tragédies, Néron, après avoir troué à coups de couteau le ventre de sa
+mère, aurait pu, lui aussi, convoquer son suffrage universel à lui,
+Néron, lequel ressemblait encore au vôtre en ce qu'il n'était pas non
+plus gêné par la licence de la presse; Néron, pontife et empereur,
+entouré des juges et des prêtres prosternés devant lui, aurait pu,
+posant une de ses mains sanglantes sur le cadavre chaud de l'impératrice
+et levant l'autre vers le ciel, prendre tout l'olympe à témoin qu'il
+n'avait pas versé ce sang, et adjurer son suffrage universel de déclarer
+à la face des dieux et des hommes que lui, Néron, n'avait pas tué cette
+femme; son suffrage universel, fonctionnant à peu près comme le vôtre,
+dans la même lumière et dans la même liberté, aurait pu affirmer par
+sept millions cinq cent mille voix que le divin césar Néron, pontife et
+empereur, n'avait fait aucun mal à cette femme qui était morte; sachez
+cela, monsieur, Néron n'aurait pas été «absous»; il eût suffi qu'une
+voix, une seule voix sur la terre, la plus humble et la plus obscure,
+s'élevât au milieu de cette nuit profonde de l'empire romain et criât
+dans les ténèbres: Néron est un parricide! pour que l'écho, l'éternel
+écho de la conscience humaine, répétât à jamais, de peuple en peuple et
+de siècle en siècle: Néron a tué sa mère!
+
+Eh bien! cette voix qui proteste dans l'ombre, c'est la mienne. Je crie
+aujourd'hui, et, n'en doutez pas, la conscience universelle de
+l'humanité redit avec moi: Louis Bonaparte a assassiné la France! Louis
+Bonaparte a tué sa mère!
+
+
+
+LIVRE SEPTIÈME
+
+L'ABSOLUTION
+
+
+
+
+DEUXIÈME FORME. LE SERMENT.
+
+
+
+
+LE SERMENT
+
+
+
+
+I
+
+À SERMENT, SERMENT ET DEMI
+
+
+Qu'est-ce que c'est que Louis Bonaparte? c'est le parjure vivant, c'est
+la restriction mentale incarnée, c'est la félonie en chair et en os,
+c'est le faux serment coiffé d'un chapeau de général et se faisant
+appeler monseigneur.
+
+Eh bien! qu'est-ce qu'il demande à la France, cet homme guet-apens? Un
+serment.
+
+Un serment!
+
+Certes, après la journée du 20 décembre 1848 et la journée du 2 décembre
+1851, après les représentants inviolables arrêtés et traqués, après la
+république confisquée, après le coup d'état, on devait s'attendre de la
+part de ce malfaiteur à un éclat de rire cynique et honnête à l'endroit
+du serment, et que ce Sbrigani dirait à la France: Tiens! c'est vrai!
+j'avais donné ma parole d'honneur. C'est très drôle. Ne parlons plus de
+ces bêtises-là.
+
+Non pas, il veut un serment.
+
+Ainsi, maires, gendarmes, juges, espions, préfets, généraux, sergents de
+ville, gardes champêtres, commissaires de police, magistrats,
+fonctionnaires, sénateurs, conseillers d'état, législateurs, commis,
+troupeau, c'est dit, il le veut, cette idée lui a passé par la tête, il
+l'entend ainsi, c'est son plaisir; venez, hâtez-vous, défilez, vous dans
+un greffe, vous dans un prétoire, vous sous l'oeil de votre brigadier,
+vous chez le ministre; vous, sénateurs, aux Tuileries, dans le salon des
+maréchaux; vous, mouchards à la préfecture de police; vous, premiers
+présidents et procureurs généraux, dans son antichambre; accourez en
+carrosse, à pied, à cheval, en robe, en écharpe, en costume, en
+uniforme, drapés, dorés, pailletés, brodés, emplumés, l'épée au côté, la
+toque au front, le rabat au cou, la ceinture au ventre; arrivez, les uns
+devant le buste de plâtre, les autres devant l'homme même; c'est bien,
+vous voilà, vous y êtes tous, personne ne manque, regardez-le bien en
+face, recueillez-vous, fouillez dans votre conscience, dans votre
+loyauté, dans votre pudeur, dans votre religion; ôtez votre gant, levez
+la main, et prêtez serment à son parjure, et jurez fidélité à sa
+trahison.
+
+Est-ce fait? Oui. Ah! quelle farce infâme! Donc Louis Bonaparte prend le
+serment au sérieux. Vrai, il croit à ma parole, à la tienne, à la vôtre,
+à la nôtre, à la leur; il croit à la parole de tout le monde, excepté à
+la sienne. Il exige qu'autour de lui on jure et il ordonne qu'on soit
+loyal. Il plaît à Messaline de s'entourer de pucelles. À merveille!
+
+Il veut qu'on ait de l'honneur; vous l'aurez pour entendu, Saint-Arnaud,
+et vous vous le tiendrez pour dit, Maupas.
+
+Allons au fond des choses pourtant; il y a serment et serment. Le
+serment que librement, solennellement, à la face de Dieu et des hommes,
+après avoir reçu un mandat de confiance de six millions de citoyens, on
+prête, en pleine assemblée nationale, à la constitution de son pays, à
+la loi, au droit, à la nation, au peuple, à la France, ce n'est rien,
+cela n'engage pas, on peut s'en jouer et en rire et le déchirer un beau
+matin du talon de sa botte; mais le serment qu'on prête sous le canon,
+sous le sabre, sous l'oeil de la police, pour garder l'emploi qui vous
+fait vivre, pour conserver le grade qui est votre propriété, le serment
+que pour sauver son pain et le pain de ses enfants on prête à un fourbe,
+à un rebelle, au violateur des lois, au meurtrier de la république, à un
+relaps de toutes les justices, à l'homme qui lui-même a brisé son
+serment, oh! ce serment-là est sacré! ne plaisantons pas.
+
+Le serment qu'on prête au deux décembre, neveu du dix-huit brumaire, est
+sacro-saint!
+
+Ce que j'en admire, c'est l'ineptie. Recevoir comme argent comptant et
+espèces sonnantes tous ces _juro_ de la plèbe officielle; ne pas même
+songer qu'on a défait tous les scrupules et qu'il ne saurait y avoir là
+une seule parole de bon aloi! On est prince et on est traître. Donner
+l'exemple au sommet de l'état et s'imaginer qu'il ne sera pas suivi!
+Semer le plomb et se figurer qu'on récoltera de l'or! Ne pas même
+s'apercevoir que toutes les consciences se modèlent en pareil cas sur la
+conscience d'en haut, et que le faux serment du prince fait tous les
+serments fausse monnaie!
+
+
+
+
+II
+
+DIFFÉRENCE DES PRIX
+
+
+Et puis, à qui demande-t-on des serments? À ce préfet? il a trahi
+l'état. À ce général? il a trahi le drapeau. À ce magistrat? il a trahi
+la loi. À tous ces fonctionnaires? ils ont trahi la république. Chose
+curieuse et qui fait rêver le philosophe, que ce tas de traîtres d'où
+sort ce tas de serments!
+
+Donc, insistons sur cette beauté du 2 décembre:
+
+M. Bonaparte Louis croit aux serments des gens! il croit aux serments
+qu'on lui prête à lui! Quand M. Rouher ôte son gant et dit: je le jure;
+quand M. Suin ôte son gant et dit: je le jure; quand M. Troplong met la
+main sur la poitrine a l'endroit où est le troisième bouton des
+sénateurs et le coeur des autres hommes, et dit: je le jure; M. Bonaparte
+se sent les larmes aux yeux, additionne, ému, toutes ces loyautés et
+contemple ces êtres avec attendrissement. Il se confie! il croit! Ô
+abîme de candeur! En vérité, l'innocence des coquins cause parfois des
+éblouissements à l'honnête homme.
+
+Une chose toutefois étonne l'observateur bienveillant et le fâche un
+peu, c'est la façon capricieuse et disproportionnée dont les serments
+sont payés, c'est l'inégalité des prix que M. Bonaparte met à cette
+marchandise. Par exemple M. Vidocq, s'il était encore chef du service de
+sûreté, aurait six mille francs de gages par an, M. Baroche en a quatre
+vingt mille. Il suit de là que le serment de M. Vidocq ne lui
+rapporterait par jour que seize francs soixante-six centimes, tandis que
+le serment de M. Baroche rapporte par jour à M. Baroche deux cent
+vingt-deux francs vingt-deux centimes. Ceci est évidemment injuste.
+Pourquoi cette différence? Un serment est un serment; un serment se
+compose d'un gant ôté et de huit lettres. Qu'est-ce que le serment de M.
+Baroche a de plus que le serment de M. Vidocq?
+
+Vous me direz que cela tient à la diversité des fonctions; que M.
+Baroche préside le conseil d'état et que M. Vidocq ne serait que chef du
+service de sûreté. Je réponds que ce sont là des hasards que M. Baroche
+excellerait probablement à diriger le service de sûreté, et que M.
+Vidocq pourrait fort bien être président du conseil d'état. Ce n'est pas
+là une raison.
+
+Y a-t-il donc des qualités diverses de serment? Est-ce comme pour les
+messes? Y a-t-il, là aussi, les messes à quarante sous et les messes à
+dix sous, lesquelles, comme disait ce curé, ne sont que «de la
+gnognotte»? A-t-on du serment pour son argent? Y a-t-il, dans cette
+denrée du serment, du superfin, de l'extra-fin, du fin et du demi-fin?
+Les uns sont-ils mieux conditionnés que les autres? Sont-ils plus
+solides, moins mêlés d'étoupe et de coton, meilleur teint? Y a-t-il les
+serments tout neufs et qui n'ont pas servi, les serments usés aux
+genoux, les serments rapiécés, les serments éculés? Y a-t-il du choix
+enfin? qu'on nous le dise. La chose en vaut la peine. C'est nous qui
+payons. Cette observation faite dans l'intérêt des contribuables, je
+demande pardon à M. Vidocq de m'être servi de son nom. Je reconnais que
+je n'en avais pas le droit. Au fait, M. Vidocq eût peut-être refusé le
+serment.
+
+
+
+
+III
+
+SERMENT DES LETTRÉS ET DES SAVANTS
+
+
+Détail précieux, M. Bonaparte voulait qu'Arago jurât. Sachez cela,
+l'astronomie doit prêter serment. Dans un état bien réglé, comme la
+France ou la Chine, tout est fonction, même la science. Le mandarin de
+l'institut relève du mandarin de la police. La grande lunette à pied
+parallactique doit hommage lige à M. Bonaparte. Un astronome est une
+espèce de sergent de ville du ciel. L'observatoire est une guérite comme
+une autre. Il faut surveiller le bon Dieu qui est là-haut et qui semble
+parfois ne pas se soumettre complètement à la constitution du 14
+janvier. Le ciel est plein d'allusions désagréables et a besoin d'être
+bien tenu. La découverte d'une nouvelle tache au soleil constitue
+évidemment un cas de censure. La prédiction d'une haute marée peut être
+séditieuse. L'annonce d'une éclipse de lune peut être une trahison. Nous
+sommes un peu lune à l'Élysée. L'astronomie libre est presque aussi
+dangereuse que la presse libre. Sait-on ce qui se passe dans ces
+tête-à-tête nocturnes entre Arago et Jupiter? Si c'était M. Leverrier,
+bien! mais un membre du gouvernement provisoire! Prenez garde, monsieur
+de Maupas! il faut que le bureau des longitudes jure de ne pas conspirer
+avec les astres, et surtout avec ces folles faiseuses de coups d'état
+célestes qu'on appelle les comètes.
+
+Et puis, nous l'avons dit déjà, on est fataliste quand on est Bonaparte.
+Le grand Napoléon avait une étoile, le petit doit bien avoir une
+nébuleuse; les astronomes sont certainement un peu astrologues. Prêtez
+serment, messieurs.
+
+Il va sans dire qu'Arago a refusé.
+
+Une des vertus du serment à Louis Bonaparte, c'est que, selon qu'on le
+refuse ou qu'on l'accorde, ce serment vous ôte ou vous rend les talents,
+les mérites, les aptitudes. Vous êtes professeur de grec et de latin,
+prêtez serment, sinon on vous chasse de votre chaire, vous ne savez plus
+le latin ni le grec. Vous êtes professeur de rhétorique, prêtez serment,
+autrement, tremblez! le récit de Théramène et le songe d'Athalie vous
+sont interdits; vous errerez alentour le reste de vos jours sans pouvoir
+y rentrer jamais. Vous êtes professeur de philosophie, prêtez serment à
+M. Bonaparte, sinon vous devenez incapable de comprendre les mystères de
+la conscience humaine et de les expliquer aux jeunes gens. Vous êtes
+professeur de médecine, prêtez serment, sans quoi, vous ne savez plus
+tâter le pouls à un fiévreux.--Mais si les bons professeurs s'en vont,
+il n'y aura plus de bons élèves? En médecine particulièrement, ceci est
+grave. Que deviendront les malades? Qui, les malades? il s'agit bien des
+malades! L'important est que la médecine prête serment à M. Bonaparte.
+D'ailleurs, ou les sept millions cinq cent mille voix n'ont aucun sens,
+ou il est évident qu'il vaut mieux avoir la cuisse coupée par un âne
+assermenté que par Dupuytren réfractaire.
+
+Ah! on veut en rire, mais tout ceci serre le coeur. Êtes-vous un jeune et
+rare et généreux esprit comme Deschanel, une ferme et droite
+intelligence comme Despois, une raison sérieuse et énergique comme
+Jacques, un éminent écrivain, un historien populaire comme Michelet,
+prêtez serment ou mourez de faim.
+
+Ils refusent. Le silence et l'ombre où ils rentrent stoïquement savent
+le reste.
+
+
+
+
+IV
+
+CURIOSITÉS DE LA CHOSE
+
+
+Toute morale est niée par un tel serment, toute honte bue, toute pudeur
+affrontée. Aucune raison pour qu'on ne voie pas des choses inouïes, on
+les voit. Dans telle ville, à Évreux[42], par exemple, les juges qui ont
+prêté le serment jugent les juges qui l'ont refusé; l'ignominie assise
+sur le tribunal fait asseoir l'honneur sur la sellette; la conscience
+vendue «blâme» la conscience honnête; la fille publique fouette la
+vierge.
+
+Avec ce serment-là on marche de surprise en surprise. Nicolet n'est
+qu'un maroufle près de M. Bonaparte. Quand M. Bonaparte a eu fait le
+tour de ses valets, de ses complices et de ses victimes, et empoché le
+serment de chacun, il s'est tourné avec bonhomie vers les vaillants
+chefs de l'armée d'Afrique et leur a «tenu à peu près ce langage»:--À
+propos, vous savez, je vous ai fait arrêter la nuit dans vos lits par
+mes gens; mes mouchards sont entrés chez vous l'épée haute; je les ai
+même décorés depuis pour ce fait d'armes; je vous ai fait menacer du
+bâillon, si vous jetiez un cri; je vous ai fait prendre au collet par
+mes argousins; je vous ai fait mettre à Mazas dans la cellule des
+voleurs et à Ham dans ma cellule à moi; vous avez encore aux poignets
+les marques de la corde dont je vous ai liés; bonjour, messieurs, Dieu
+vous ait en sa sainte garde, jurez-moi fidélité.--Changarnier l'a
+regardé fixement et lui a répondu: Non, traître! Bedeau lui a répondu:
+Non, faussaire! Lamoricière lui a répondu: Non, parjure! Leflo lui a
+répondu: Non, bandit! Charras lui a donné un soufflet.
+
+À l'heure qu'il est, la face de M. Bonaparte est rouge, non de la honte,
+mais du soufflet.
+
+Autre variété du serment. Dans les casemates, dans les bastilles, dans
+les pontons, dans les présides d'Afrique, il y a des prisonniers par
+milliers. Qui sont ces prisonniers? Nous l'avons dit, des républicains,
+des patriotes, des soldats de la loi, des innocents, des martyrs. Ce
+qu'ils souffrent, des voix généreuses l'ont déjà dénoncé, on
+l'entrevoit; nous-même, dans le livre spécial sur le 2 décembre, nous
+achèverons de déchirer ce voile. Eh bien, veut-on savoir ce qui
+arrive?--Quelquefois, à bout de souffrances, épuisés de forces, ployant
+sous tant de misères, sans chaussures, sans pain, sans vêtements, sans
+chemise, brûlés de fièvre, rongés de vermine, pauvres ouvriers arrachés
+à leurs ateliers, pauvres paysans arrachés à leur charrue, pleurant une
+femme, une mère, des enfants, une famille veuve ou orpheline sans pain
+de son côté et peut-être sans asile, accablés, malades, mourants,
+désespérés, quelques-uns de ces malheureux faiblissent et consentent à
+«demander grâce». Alors on leur apporte à signer une lettre toute faite
+et adressée à «monseigneur le prince-président». Cette lettre, nous la
+publions telle que le sieur Quentin-Bauchart l'avoue:
+
+«Je, soussigné, déclare sur l'honneur accepter _avec reconnaissance_ la
+grâce qui: m'est faite par le prince Louis-Napoléon, et m'engage à ne
+plus faire partie des sociétés secrètes, à respecter les lois, et à être
+_fidèle_ au gouvernement que le pays s'est donné parle vote des 20 et 21
+décembre 1851.»
+
+Qu'on ne se méprenne pas sur le sens de ce fait grave. Ceci n'est pas de
+la clémence octroyée, c'est de la clémence implorée. Cette formule:
+demandez-nous votre grâce, signifie: accordez-nous notre grâce.
+L'assassin, penché sur l'assassiné et le couteau levé, lui crie: Je t'ai
+arrêté, saisi, terrassé, dépouillé, volé, percé de coups, te voilà sous
+mes pieds; ton sang coule par vingt plaies; dis-moi que tu TE REPENS, et
+je n'achèverai pas de te tuer.--Ce _repentir_ des innocents, exigé par
+le criminel, n'est autre chose que la forme que prend au dehors son
+remords intérieur. Il s'imagine être de cette façon rassuré contre son
+propre crime. À quelques expédients qu'il ait recours pour s'étourdir,
+quoiqu'il fasse sonner perpétuellement à ses oreilles les sept millions
+cinq cent mille grelots de son «plébiscite», l'homme du coup d'état
+songe par instants; il entrevoit vaguement un lendemain et se débat
+contre l'avenir inévitable. Il lui faut purge légale, décharge,
+mainlevée, quittance. Il la demande aux vaincus et au besoin il les met
+à la torture pour l'obtenir. Au fond de la conscience de chaque
+prisonnier, de chaque déporté, de chaque proscrit, Louis Bonaparte sent
+qu'il y a un tribunal et que ce tribunal instruit son procès; il
+tremble, le bourreau a une secrète peur de la victime, et, sous figure
+d'une grâce accordée par lui à cette victime, il fait signer par ce juge
+son acquittement.
+
+Il espère ainsi donner le change à la France qui, elle aussi, est une
+conscience vivante et un tribunal attentif, et que, le jour de la
+sentence venu, le voyant absous par ses victimes, elle lui fera grâce.
+Il se trompe. Qu'il perce le mur d'un autre côté, ce n'est pas par là
+qu'il échappera.
+
+
+
+
+V
+
+LE 5 AVRIL 1852
+
+
+Le 5 avril 1852, voici ce qu'on a vu aux Tuileries. Vers huit heures du
+soir l'antichambre s'est remplie d'hommes en robes rouges, graves,
+majestueux, parlant bas, tenant à la main des toques de velours noir à
+galons d'or, la plupart en cheveux blancs. C'étaient les présidents et
+conseillers de la cour de cassation, les premiers présidents des cours
+d'appel et les procureurs généraux; toute la haute magistrature de
+France. Ces hommes restèrent dans cette antichambre. Un aide de camp les
+introduisit et les laissa là. Un quart d'heure passa, puis une
+demi-heure, puis une heure; ils allaient et venaient de long en large,
+causant entre eux, tirant leurs montres, attendant un coup de sonnette.
+Au bout d'une heure ils s'aperçurent qu'ils n'avaient pas même de
+fauteuils pour s'asseoir. L'un d'eux, M. Troplong, alla dans une autre
+antichambre où étaient les valets et se plaignit. On lui apporta une
+chaise. Enfin une porte à deux battants s'ouvrit; ils entrèrent
+pêle-mêle dans un salon. Là un homme en frac noir se tenait debout
+adossé à une cheminée. Que venaient faire ces hommes en robes rouges
+chez cet homme en habit noir? Ils venaient lui prêter serment. C'était
+M. Bonaparte. Il leur fit un signe de tête, eux se courbèrent jusqu'à
+terre, comme il convient. En avant de M. Bonaparte, à quelques pas, se
+tenait son chancelier, M. Abbattucci, ancien député libéral, ministre de
+la justice du coup d'état. On commença. M. Abbattucci fit un discours et
+M. Bonaparte un speech. Le prince prononça, en regardant le tapis,
+quelques mots traînants et dédaigneux; il parla de sa «légitimité»;
+après quoi les magistrats jurèrent. Chacun leva la main à son tour.
+Pendant qu'ils juraient, M. Bonaparte, le dos à demi tourné, causait
+avec des aides de camp groupés derrière lui. Quand ce fut fini, il
+tourna le dos tout à fait, et eux s'en allèrent, branlant la tête,
+honteux et humiliés, non d'avoir fait une bassesse, mais de n'avoir pas
+eu de chaises dans l'antichambre.
+
+Comme ils sortaient, ce dialogue fut entendu:--Voilà, disait l'un d'eux,
+un serment qu'il a fallu prêter.--Et qu'il faudra tenir, reprit un
+second.--Comme le maître de la maison, ajouta un troisième.
+
+Tout ceci est de l'abjection, passons. Parmi ces premiers présidents qui
+juraient fidélité à Louis Bonaparte, il y avait un certain nombre
+d'anciens pairs de France qui, comme pairs, avaient condamné Louis
+Bonaparte à la prison perpétuelle. Mais pourquoi regarder si loin en
+arrière? Passons encore; voici qui est mieux. Parmi ces magistrats, il y
+avait sept hommes ainsi nommés: Hardouin, Moreau, Pataille, Cauchy,
+Delapalme, Grandet, Quesnault. Ces sept hommes composaient avant le 2
+décembre la haute cour de justice; le premier, Hardouin, président; les
+deux derniers, suppléants; les quatre autres, juges. Ces hommes avaient
+reçu et accepté de la constitution de 1848 un mandat conçu en ces
+termes:
+
+«ART. 68. Toute mesure par laquelle le président de la république
+dissout l'assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l'exercice
+de son mandat, est un crime de haute trahison.
+
+«Les juges de la haute cour se réunissent immédiatement à peine de
+forfaiture; ils convoquent les jurés dans le lieu qu'ils désignent pour
+procéder au jugement du président et de ses complices; ils nomment
+eux-mêmes les magistrats chargés de remplir les fonctions de ministère
+public.»
+
+Le 2 décembre, en présence de l'attentat flagrant, ils avaient commencé
+le procès et nommé un procureur général, M. Renouard, qui avait accepté,
+pour suivre contre Louis Bonaparte sur le fait du crime de haute
+trahison. Joignons ce nom, Renouard, aux sept autres. Le 5 avril ils
+étaient tous les huit dans l'antichambre de Louis Bonaparte. Ce qu'ils y
+firent, on vient de le voir.
+
+Ici il est impossible de ne pas s'arrêter.
+
+Il y a des idées tristes sur lesquelles il faut avoir la force
+d'insister; il y a des cloaques d'ignominie qu'il faut avoir le courage
+de sonder.
+
+Voyez cet homme; il est né par hasard, par malheur, dans un taudis, dans
+un bouge, dans un antre, on ne sait où, on ne sait de qui. Il est sorti
+de la poussière pour tomber dans la boue. Il n'a eu de père et de mère
+que juste ce qu'il en faut pour naître. Après quoi tout s'est retiré de
+lui. Il a rampé comme il a pu. Il a grandi pieds nus, tête nue, en
+haillons, sans savoir pour quoi faire il vivait; il ne sait pas lire. Il
+ne sait pas qu'il y a des lois au-dessus de sa tête; à peine sait-il
+qu'il y a un ciel. Il n'a pas de foyer, pas de toit, pas de famille, pas
+de croyance, pas de livre. C'est une âme aveugle. Son intelligence ne
+s'est jamais ouverte, car l'intelligence ne s'ouvre qu'à la lumière
+comme les fleurs ne s'ouvrent qu'au jour, et il est dans la nuit.
+Cependant il faut qu'il mange. La société en a fait une bête brute, la
+faim en fait une bête fauve. Il attend les passants au coin d'un bois et
+leur arrache leur bourse. On le prend et on l'envoie au bagne. C'est
+bien.
+
+Maintenant voyez cet autre homme; ce n'est plus la casaque rouge, c'est
+la robe rouge. Celui-ci croit en Dieu, lit Nicole, est janséniste et
+dévot, va à confesse, rend le pain bénit. Il est bien né, comme on dit;
+rien ne lui manque, rien ne lui a jamais manqué; sa famille a tout
+prodigué à son enfance, les soins, les leçons, les conseils, les lettres
+grecques et latines, les maîtres. C'est un personnage grave et
+scrupuleux. Aussi en a-t-on fait un magistrat. Voyant cet homme passer
+ses jours dans la méditation de tous les grands textes, sacrés et
+profanes, dans l'étude du droit, dans la pratique de la religion, clans
+la contemplation du juste et de l'injuste, la société a remis à sa garde
+ce qu'elle a de plus auguste et de plus vénérable, le livre de la loi.
+Elle l'a fait juge et punisseur de la trahison. Elle lui a dit:--Un jour
+peut venir, une heure peut sonner où le chef de la force matérielle
+foulera aux pieds la loi et le droit; alors, toi, homme de la justice,
+tu te lèveras, et tu frapperas de ta verge l'homme du pouvoir.--Pour
+cela, et dans l'attente de ce jour périlleux et suprême, elle le comble
+de biens, et l'habille de pourpre et d'hermine. Ce jour vient en effet,
+cette heure unique, sévère, solennelle, cette grande heure du devoir;
+l'homme à la robe rouge commence à bégayer les paroles de la loi; tout à
+coup il s'aperçoit que ce n'est pas la justice qui prévaut, que c'est la
+trahison qui l'emporte; et alors, lui, cet homme qui a passé sa vie à se
+pénétrer de la pure et sainte lumière du droit, cet homme qui n'est rien
+s'il n'est pas le contempteur du succès injuste, cet homme lettré, cet
+homme scrupuleux, cet homme religieux, ce juge auquel on a confié la
+garde de la loi et en quelque sorte de la conscience universelle, il se
+tourne vers le parjure triomphant, et de la même bouche, de la même voix
+dont, si le traître eût été vaincu, il eût dit: criminel, je vous
+condamne aux galères, il dit: monseigneur, je vous jure fidélité!
+
+Prenez une balance, mettez dans un plateau ce juge et dans l'autre ce
+forçat, et dites-moi de quel côté cela penche.
+
+
+
+
+VI
+
+SERMENT PARTOUT
+
+
+Telles sont les choses qui ont été vues en France à l'occasion du
+serment à M. Bonaparte. On a juré ici, là, partout; à Paris, en
+province, au levant, au couchant, au septentrion, au midi. Ç'a été en
+France, pendant tout un grand mois un tableau de bras tendus et de mains
+levées; choeur final: Jurons, etc. Les ministres ont juré entre les mains
+du président; les préfets entre les mains du ministre; la cohue entre
+les mains des préfets. Qu'est-ce que M. Bonaparte fait de tous ces
+serments-là? en fait-il la collection? où les met-il? On a remarqué que
+le serment n'a guère été refusé que par des fonctionnaires non
+rétribués, les conseillers généraux, par exemple. En réalité, c'est au
+budget qu'on a prêté serment. On a entendu le 29 mars tel sénateur
+réclamer à haute voix contre l'oubli de son nom qui était en quelque
+sorte une pudeur du hasard. M. Sibour[43], archevêque de Paris, a juré;
+M. Franck-Carré[44], procureur général près la cour des pairs dans
+l'affaire de Boulogne, a juré; M. Dupin[45], président de l'assemblée
+nationale le 2 décembre, a juré...--Ô mon Dieu! c'est à se tordre les
+mains de honte! C'est pourtant une chose sainte, le serment!
+
+L'homme qui fait un serment n'est plus un homme, c'est un autel; Dieu y
+descend. L'homme, cette infirmité, cette ombre, cet atome, ce grain de
+sable, cette goutte d'eau, cette larme tombée des yeux du destin;
+l'homme si petit, si débile, si incertain, si ignorant, si inquiet;
+l'homme qui va dans le trouble et dans le doute, sachant d'hier peu de
+chose et de demain rien, voyant sa route juste assez pour poser le pied
+devant lui, le reste ténèbres; tremblant s'il regarde en avant, triste
+s'il regarde en arrière; l'homme enveloppé dans ces immensités et dans
+ces obscurités, le temps, l'espace, l'être, et perdu en elles; ayant un
+gouffre en lui, son âme, et un gouffre hors de lui, le ciel; l'homme qui
+à de certaines heures se courbe avec une sorte d'horreur sacrée sous
+toutes les forces de la nature, sous le bruit de la mer, sous le
+frémissement des arbres, sous l'ombre des montagnes, sous le rayonnement
+des étoiles; l'homme qui ne peut lever la tête le jour sans être aveuglé
+par la clarté, la nuit sans être écrasé par l'infini; l'homme qui ne
+connaît rien, qui ne voit rien, qui n'entend rien; qui peut être emporté
+demain, aujourd'hui, tout de suite, par le flot qui passe, par le vent
+qui souffle, par le caillou qui tombe, par l'heure qui sonne; l'homme, à
+un jour donné, cet être frissonnant, chancelant, misérable, hochet du
+hasard, jouet de la minute qui s'écoule, se redresse tout à coup devant
+l'énigme qu'on nomme vie humaine, sent qu'il y a en lui quelque chose de
+plus grand que l'abîme, l'honneur; de plus fort que la fatalité, la
+vertu; de plus profond que l'inconnu, la foi; et, seul, faible et nu, il
+dit à tout ce formidable mystère qui le tient et qui l'enveloppe: fais
+de moi ce que tu voudras, mais moi je ferai ceci et je ne ferai pas
+cela; et fier, serein, tranquille, créant avec un mot un point fixe dans
+cette sombre instabilité qui emplit l'horizon, comme le matelot jette
+une ancre dans l'océan, il jette dans l'avenir son serment.
+
+Ô serment! confiance admirable du juste en lui-même! Sublime permission
+d'affirmer donnée par Dieu à l'homme! C'est fini. Il n'y en a plus.
+Encore une splendeur de l'âme qui s'évanouit!
+
+
+
+
+LIVRE HUITIÈME
+
+LE PROGRÈS INCLUS DANS LE COUP D'ÉTAT
+
+
+
+
+I
+
+
+Parmi nous, démocrates, l'événement du 2 décembre a frappé de stupeur
+beaucoup d'esprits sincères. Il a déconcerté ceux-ci, découragé ceux-là,
+consterné plusieurs. J'en ai vu qui s'écriaient: _Finis Poloniæ!_ Quant
+à moi, puisque à de certains moments il faut dire _Je_, et parler devant
+l'histoire comme un témoin, je le proclame, j'ai vu cet événement sans
+trouble. Je dis plus, il y a des moments où, en présence du
+Deux-Décembre, je me déclare satisfait:
+
+Quand je parviens à m'abstraire du présent, quand il m'arrive de pouvoir
+détourner mes yeux un instant de tous ces crimes, de tout ce sang versé,
+de toutes ces victimes, de tous ces proscrits, de ces pontons où l'on
+râle, de ces affreux bagnes de Lambessa et de Cayenne où l'on meurt
+vite, de cet exil où l'on meurt lentement, de ce vote, de ce serment, de
+cette immense tache de honte faite à la France et qui va s'élargissant
+tous les jours; quand, oubliant pour quelques minutes ces douloureuses
+pensées, obsession habituelle de mon esprit, je parviens à me renfermer
+dans la froideur sévère de l'homme politique, et à ne plus considérer le
+fait, mais les conséquences du fait; alors, parmi beaucoup de résultats
+désastreux sans doute, des progrès réels, considérables, énormes,
+m'apparaissent, et dans ce moment-là, si je suis toujours de ceux que le
+Deux-Décembre indigne, je ne suis plus de ceux qu'il afflige.
+
+L'oeil fixé sur de certains côtés de l'avenir, j'en viens à me dire:
+L'acte est infâme, mais le fait est bon.
+
+On a essayé d'expliquer l'inexplicable victoire du coup d'état de cent
+façons:--l'équilibre s'est fait entre les diverses résistances possibles
+et elles se sont neutralisées les unes par les autres;--le peuple a eu
+peur de la bourgeoisie; la bourgeoisie a eu peur du peuple;--les
+faubourgs ont hésité devant la restauration de la majorité, craignant, à
+tort du reste, que leur victoire, ne ramenât au pouvoir cette droite si
+profondément impopulaire; les boutiquiers ont reculé devant la
+république rouge;--le peuple n'a pas compris; les classes moyennes ont
+tergiversé;--les uns ont dit: qui allons-nous faire entrer dans le
+palais législatif? les autres ont dit: qui allons-nous voir à l'hôtel de
+ville?--enfin la rude répression de juin 1848, l'insurrection écrasée à
+coups de canon, les carrières, les casemates, les transportations,
+souvenir vivant et terrible;--et puis:--Si l'on avait pu battre le
+rappel!--Si une seule légion était sortie!--Si M. Sibour avait été M.
+Affre et s'était jeté au-devant des balles des prétoriens!--Si la haute
+cour ne s'était pas laissé chasser par un caporal!--Si les juges avaient
+fait comme les représentants, et si l'on avait vu les robes rouges dans
+les barricades comme on y a vu les écharpes!--Si une seule arrestation
+avait manqué!--Si un régiment avait hésité!--Si le massacre du boulevard
+n'avait pas eu lieu ou avait mal tourné pour Louis Bonaparte! etc.,
+etc.--Tout cela est vrai, et pourtant c'est ce qui a été qui devait
+être. Redisons-le, sous cette victoire monstrueuse et à son ombre, un
+immense et définitif progrès s'accomplit. Le 2 décembre a réussi, parce
+qu'à plus d'un point de vue, je le répète, il était bon, peut-être,
+qu'il réussît. Toutes les explications sont justes, et toutes les
+explications sont vaines. La main invisible est mêlée à tout cela. Louis
+Bonaparte a commis le crime; la providence a fait l'événement.
+
+Il était nécessaire en effet que l'_ordre_ arrivât au bout de sa
+logique. Il était nécessaire qu'on sût bien, et qu'on sût à jamais, que,
+dans la bouche des hommes du passé, ce mot, ordre, signifie, faux
+serment, parjure, pillage des deniers publics, guerre civile, conseils
+de guerre, confiscation, séquestration, déportation, transportation,
+proscription, fusillades, police, censure, déshonneur de l'armée,
+négation du peuple, abaissement de la France, sénat muet, tribune à
+terre, presse supprimée, guillotine politique, égorgement de la liberté,
+étranglement du droit, viol des lois, souveraineté du sabre, massacre,
+trahison, guet-apens. Le spectacle qu'on a sous les yeux est un
+spectacle utile. Ce qu'on voit en France depuis le 2 décembre, c'est
+l'orgie de l'ordre.
+
+Oui, la providence est dans cet événement. Songez encore à ceci: depuis
+cinquante ans la république et l'empire emplissaient les imaginations,
+l'une de son reflet de terreur, l'autre de son reflet de gloire. De la
+république on ne voyait que 1793, c'est-à-dire les formidables
+nécessités révolutionnaires, la fournaise; de l'empire on ne voyait
+qu'Austerlitz. De là un préjugé contre la république et un prestige pour
+l'empire. Or, quel est l'avenir de la France? est-ce l'empire? Non,
+c'est la république.
+
+Il fallait renverser cette situation, supprimer le prestige pour ce qui
+ne peut revivre et supprimer le préjugé contre ce qui doit être; la
+providence l'a fait. Elle a détruit ces deux mirages. Février est venu
+et a ôté à la république la terreur; Louis Bonaparte est venu et a ôté à
+l'empire le prestige. Désormais 1848, la fraternité, se superpose à
+1793, la terreur; Napoléon le Petit se superpose à Napoléon le Grand.
+Les deux grandes choses, dont l'une effrayait et dont l'autre
+éblouissait, reculent d'un plan. On n'aperçoit plus 93 qu'à travers sa
+justification, et Napoléon qu'à travers sa caricature; la folle peur de
+guillotine se dissipe, la vaine popularité impériale s'évanouit. Grâce à
+1848, la république n'épouvante plus; grâce à Louis Bonaparte, l'empire
+ne fascine plus. L'avenir est devenu possible. Ce sont là les secrets de
+Dieu.
+
+Et puis, le mot république ne suffit pas; c'est la chose république
+qu'il faut. Eh bien! nous aurons la chose avec le mot. Développons ceci.
+
+
+
+
+II
+
+
+En attendant les simplifications merveilleuses, mais ultérieures,
+qu'amènera un jour l'union de l'Europe et la fédération démocratique du
+continent, quelle sera en France la forme de l'édifice social dont le
+penseur entrevoit dès à présent, à travers les ténèbres des dictatures,
+les vagues et lumineux linéaments?
+
+Cette forme, la voici:
+
+La commune souveraine, régie par un maire élu; le suffrage universel
+partout, subordonné, seulement en ce qui touche les actes généraux, à
+l'unité nationale; voilà pour l'administration. Les syndicats et les
+prud'hommes réglant les différends privés des associations et des
+industries; le juré, magistrat du fait, éclairant le juge, magistrat du
+droit; le juge élu; voilà pour la justice. Le prêtre hors de tout,
+excepté de l'église, vivant l'oeil fixé sur son livre et sur le ciel,
+étranger au budget, ignoré de l'état, connu seulement de ses croyants,
+n'ayant plus l'autorité, mais ayant la liberté; voilà pour la religion.
+La guerre bornée à la défense du territoire; la nation garde nationale,
+divisée en trois bans, et pouvant se lever comme un seul homme; voilà
+pour la puissance. La loi toujours, le droit toujours, le vote toujours;
+le sabre nulle part.
+
+Or, à cet avenir, à cette magnifique réalisation de l'idéal
+démocratique, quels étaient les obstacles?
+
+Il y avait quatre obstacles matériels, les voici:
+
+L'armée permanente,
+L'administration centralisée,
+Le clergé fonctionnaire,
+La magistrature inamovible.
+
+
+
+
+III
+
+
+Ce que sont, ce qu'étaient ces quatre obstacles, même sous la république
+de Février, même sous la constitution de 1848, le mal qu'ils
+produisaient, le bien qu'ils empêchaient, quel passé ils éternisaient,
+quel excellent ordre social ils ajournaient, le publiciste
+l'entrevoyait, le philosophe le savait, la nation l'ignorait.
+
+Ces quatre institutions énormes, antiques, solides, arc-boutées les unes
+sur les autres, mêlées à leur base et à leur sommet, croisant comme une
+futaie de grands vieux arbres leurs racines sous nos pieds et leurs
+branches sur nos têtes, étouffaient et écrasaient partout les germes
+épars de la France nouvelle. Là où il y aurait eu la vie, le mouvement,
+l'association, la liberté locale, la spontanéité communale, il y avait
+le despotisme administratif; là où il y aurait eu la vigilance
+intelligente, au besoin armée, du patriote et du citoyen, il y avait
+l'obéissance passive du soldat; là où la vive foi chrétienne eût voulu
+jaillir, il y avait le prêtre catholique; là où il y aurait eu la
+justice, il y avait le juge. Et l'avenir était, là, sous les pieds des
+générations souffrantes, qui ne pouvait sortir de terre et qui
+attendait.
+
+Savait-on cela dans le peuple? S'en doutait-on? Le devinait-on?
+
+Non.
+
+Loin de là. Aux yeux du plus grand nombre, et des classes moyennes en
+particulier, ces quatre obstacles étaient quatre supports. Magistrature,
+armée, administration, clergé, c'étaient les quatre vertus de l'ordre,
+les quatre forces sociales, les quatre colonnes saintes de l'antique
+formation française.
+
+Attaquez cela, si vous l'osez!
+
+Je n'hésite pas à le dire, dans l'état d'aveuglement des meilleurs
+esprits, avec la marche méthodique du progrès normal, avec nos
+assemblées, dont on ne me soupçonnera pas d'être le détracteur, mais
+qui, lorsqu'elles sont à la fois honnêtes et timides, ce qui arrive
+souvent, ne se laissent volontiers gouverner que par leur moyenne,
+c'est-à-dire par la médiocrité; avec les commissions d'initiative, les
+lenteurs et les scrutins, si le 2 décembre n'était pas venu apporter sa
+démonstration foudroyante, si la providence ne s'en était pas mêlée, la
+France restait condamnée indéfiniment à la magistrature inamovible, à la
+centralisation administrative, à l'armée permanente et au clergé
+fonctionnaire.
+
+Certes, la puissance de la tribune et la puissance de la presse
+combinées, ces deux grandes forces de la civilisation, ce n'est pas moi
+qui cherche à les contester et à les amoindrir; mais, voyez pourtant,
+combien eût-il fallu d'efforts de tout genre, en tout sens et sous
+toutes les formes, par la tribune et par le journal, par le livre et par
+la parole, pour en venir à ébranler seulement l'universel préjugé
+favorable à ces quatre institutions fatales? Combien pour arriver à les
+renverser? pour faire luire l'évidence à tous les yeux, pour vaincre les
+résistances intéressées, passionnées ou inintelligentes, pour éclairer à
+fond l'opinion publique, les consciences, les pouvoirs officiels, pour
+faire pénétrer cette quadruple réforme d'abord dans les idées, puis dans
+les lois? Comptez les discours, les écrits, les articles de journaux,
+les projets de loi, les contre-projets, les amendements, les
+sous-amendements, les rapports, les contre-rapports, les faits, les
+incidents, les polémiques, les discussions, les affirmations, les
+démentis, les orages, les pas en avant, les pas en arrière, les jours,
+les semaines, les mois, les années, le quart de siècle, le demi-siècle!
+
+
+
+
+IV
+
+
+Je suppose sur les bancs d'une assemblée le plus intrépide des penseurs,
+un éclatant esprit, un de ces hommes qui, lorsqu'ils se dressent debout
+sur la tribune, la sentent sous eux trépied, y grandissent brusquement,
+y deviennent colosses, dépassent de toute la tête les apparences
+massives qui masquent les réalités, et voient distinctement l'avenir
+par-dessus la haute et sombre muraille du présent. Cet homme, cet
+orateur, ce voyant veut avertir son pays; ce prophète veut éclairer les
+hommes d'état; il sait où sont les écueils; il sait que la société
+croulera précisément par ces quatre faux points d'appui, la
+centralisation administrative, l'armée permanente, le juge inamovible,
+le prêtre salarié; il le sait, il veut que tous le sachent, il monte à
+la tribune, il dit:
+
+--Je vous dénonce quatre grands périls publics. Votre ordre politique
+porte en lui-même ce qui le tuera. Il faut transformer de fond en comble
+l'administration, l'armée, le clergé et la magistrature; supprimer ici,
+retrancher là, refaire tout, ou périr par ces quatre institutions que
+vous prenez pour des éléments de durée et qui sont des éléments de
+dissolution.
+
+On murmure. Il s'écrie:
+
+--Votre administration centralisée, savez-vous ce qu'elle peut devenir
+aux mains d'un pouvoir exécutif parjure? Une immense trahison exécutée à
+la fois sur toute la surface de la France par tous les fonctionnaires
+sans exception.
+
+Les murmures éclatent de nouveau et avec plus de violence; on crie: à
+l'ordre! l'orateur continue:--Savez-vous ce que peut devenir à un jour
+donné votre armée permanente? Un instrument de crime. L'obéissance
+passive, c'est la bayonnette éternellement posée sur le coeur de la loi.
+Oui, ici même, dans cette France qui est l'initiatrice du monde, dans
+cette terre de la tribune et de la presse, dans cette patrie de la
+pensée humaine, oui, telle heure peut sonner où le sabre régnera, où
+vous, législateurs inviolables, vous serez saisis au collet par des
+caporaux, où nos glorieux régiments se transformeront, pour le profit
+d'un homme et la honte d'un peuple, en hordes dorées et en bandes
+prétoriennes, où l'épée de la France sera quelque chose qui frappe par
+derrière comme, le poignard d'un sbire, où le sang de la première ville
+du monde assassinée éclaboussera l'épaulette d'or de vos généraux!
+
+La rumeur devient tumulte; on crie: à l'ordre! de toutes parts.--On
+interpelle l'orateur:--Vous venez d'insulter l'administration,
+maintenant vous outragez l'armée!--Le président rappelle l'orateur à
+l'ordre.
+
+L'orateur reprend:
+
+--Et s'il arrivait un jour qu'un homme ayant dans sa main les cinq cent
+mille fonctionnaires qui constituent l'administration et les quatre cent
+mille soldats qui composent l'armée, s'il arrivait que cet homme
+déchirât la constitution, violât toutes les lois, enfreignît tous les
+serments, brisât tous les droits, commît tous les crimes, savez-vous ce
+que ferait votre magistrature inamovible, tutrice du droit, gardienne
+des lois; savez-vous ce qu'elle ferait? Elle se tairait!
+
+Les clameurs empêchent l'orateur d'achever sa phrase. Le tumulte devient
+tempête.--Cet homme ne respecte rien! Après l'administration et l'armée,
+il traîne dans la boue la magistrature! La censure! la
+censure!--L'orateur est censuré avec inscription au procès-verbal. Le
+président lui déclare que s'il continue, l'assemblée sera consultée et
+la parole lui sera retirée.
+
+L'orateur poursuit:
+
+--Et votre clergé salarié! et vos évêques fonctionnaires! Le jour où un
+prétendant quelconque aura employé à tous ces attentats
+l'administration, la magistrature et l'armée, le jour où toutes ces
+institutions dégoutteront du sang versé par le traître et pour le
+traître, placés entre l'homme qui aura commis les crimes et le Dieu qui
+ordonne de jeter l'anathème au criminel, savez-vous ce qu'ils feront,
+vos évêques? Ils se prosterneront, non devant le Dieu, mais devant
+l'homme!
+
+Se figure-t-on la furie des huées, la mêlée d'imprécations qui
+accueilleraient de telles paroles! Se figure-t-on les cris, les
+apostrophes, les menaces, l'assemblée entière se levant en masse, la
+tribune escaladée et à peine protégée par les huissiers!--L'orateur a
+successivement profané toutes les arches saintes, et il a fini par
+toucher au saint des saints, au clergé! Et puis que suppose-t-il là?
+Quel amas d'hypothèses impossibles et infâmes?--Entend-on d'ici gronder
+le Baroche et tonner le Dupin? L'orateur serait rappelé à l'ordre,
+censuré, mis à l'amende, exclu de la chambre pour trois jours comme
+Pierre Leroux et Émile de Girardin; qui sait même? peut-être expulsé
+comme Manuel.
+
+Et le lendemain le bourgeois indigné dirait: c'est bien fait!--Et de
+toutes parts les journaux de l'ordre montreraient le poing au
+calomniateur. Et dans son propre parti, sur son propre banc à
+l'assemblée, ses meilleurs amis l'abandonneraient et diraient: c'est sa
+faute; il a été trop loin; il a supposé des chimères et des absurdités!
+
+Et après ce généreux et héroïque effort, il se trouverait que les quatre
+institutions attaquées seraient choses plus vénérables et plus
+impeccables que jamais, et que la question, au lieu d'avancer, aurait
+reculé.
+
+
+
+
+V
+
+
+Mais la providence, elle, s'y prend autrement. Elle met splendidement la
+chose sous vos yeux et vous dit: Voyez.
+
+Un homme vient un beau matin,--et quel homme! le premier venu, le
+dernier venu, sans passé, sans avenir, sans génie, sans gloire, sans
+prestige; est-ce un aventurier? est-ce un prince? cet homme a tout
+bonnement les mains pleines d'argent, de billets de banque, d'actions de
+chemins de fer, de places, de décorations, de sinécures; cet homme se
+baisse vers les fonctionnaires et leur dit: Fonctionnaires, trahissez.
+
+Les fonctionnaires trahissent.
+
+Tous? Sans exception?
+
+Oui, tous.
+
+Il s'adresse aux généraux et leur dit: Généraux, massacrez.
+
+Les généraux massacrent.
+
+Il se tourne vers les juges inamovibles, et leur dit:
+
+--Magistrature, je brise la constitution, je me parjure, je dissous
+l'assemblée souveraine, j'arrête les représentants sentants inviolables,
+je pille les caisses publiques, je séquestre, je confisque, je bannis
+qui me déplaît, je déporte à ma fantaisie, je mitraille sans sommation,
+je fusille sans jugement, je commets tout ce qu'on est convenu d'appeler
+crime, je viole tout ce qu'on est convenu d'appeler droit; regardez les
+lois, elles sont sous mes pieds.
+
+--Nous ferons semblant de ne pas voir, disent les magistrats.
+
+--Vous êtes des insolents, réplique l'homme providentiel. Détourner les
+yeux, c'est m'outrager. J'entends que vous m'aidiez. Juges, vous allez
+aujourd'hui me féliciter, moi qui suis la force et le crime, et demain
+ceux qui m'ont résisté, ceux qui sont l'honneur, le droit, la loi, vous
+les jugerez--et vous les condamnerez.
+
+Les juges inamovibles baisent sa botte et se mettent à instruire
+_l'affaire des troubles_.
+
+Par-dessus le marché, ils lui prêtent serment.
+
+Alors il aperçoit dans un coin le clergé doté, doré, crossé, chapé,
+mitré, et il lui dit:--Ah! tu es là, toi, archevêque! Viens ici. Tu vas
+me bénir tout cela.
+
+Et l'archevêque entonne son magnificat.
+
+
+
+
+VI
+
+
+Ah! quelle chose frappante et quel enseignement! _Erudimini_, dirait
+Bossuet.
+
+Les ministres se sont figuré qu'ils dissolvaient l'assemblée; ils ont
+dissous l'administration.
+
+Les soldats ont tiré sur l'armée et l'ont tuée.
+
+Les juges ont cru juger et condamner des innocents; ils ont jugé et
+condamné à mort la magistrature inamovible.
+
+Les prêtres ont cru chanter un hosanna sur Louis Bonaparte; ils ont
+chanté un De profundis sur le clergé.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Quand Dieu veut détruire une chose, il en charge la chose elle-même.
+
+Toutes les institutions mauvaises de ce monde finissent par le suicide.
+
+Lorsqu'elles ont assez longtemps pesé sur les hommes, la providence,
+comme le sultan à ses visirs, leur envoie le cordon par un muet; elles
+s'exécutent.
+
+Louis Bonaparte est le muet de la providence.
+
+
+
+
+CONCLUSION
+
+
+
+
+PREMIERE PARTIE
+
+PETITESSE DU MAÎTRE, ABJECTION DE LA SITUATION
+
+
+
+
+I
+
+
+Soyez tranquilles, l'histoire le tient.
+
+Du reste, si ceci flatte l'amour-propre de M. Bonaparte d'être saisi par
+l'histoire, s'il a par hasard, et vraiment on le croirait, sur sa valeur
+comme scélérat politique, une illusion dans l'esprit, qu'il se l'ôte.
+
+Qu'il n'aille pas s'imaginer, parce qu'il a entassé horreurs sur
+horreurs, qu'il se hissera jamais à la hauteur des grands bandits
+historiques. Nous avons eu tort peut-être, dans quelques pages de ce
+livre, çà et là, de le rapprocher de ces hommes. Non, quoiqu'il ait
+commis des crimes énormes, il restera mesquin. Il ne sera jamais que
+l'étrangleur nocturne de la liberté; il ne sera jamais que l'homme qui a
+soûlé les soldats, non avec de la gloire, comme le premier Napoléon,
+mais avec du vin; il ne sera jamais que le tyran pygmée d'un grand
+peuple. L'acabit de l'individu se refuse de fond en comble à la
+grandeur, même dans l'infamie. Dictateur, il est bouffon; qu'il se fasse
+empereur, il sera grotesque. Ceci l'achèvera. Faire hausser les épaules
+au genre humain, ce sera sa destinée. Sera-t-il moins rudement corrigé
+pour cela? Point. Le dédain n'ôte rien à la colère; il sera hideux, et
+il restera ridicule. Voilà tout. L'histoire rit et foudroie.
+
+Les plus indignés même ne le tireront point de là. Les grands penseurs
+se plaisent à châtier les grands despotes, et quelquefois même les
+grandissent un peu pour les rendre dignes de leur furie; mais que
+voulez-vous que l'historien fasse de ce personnage?
+
+L'historien ne pourra que le mener à la postérité par l'oreille.
+
+L'homme une fois déshabillé du succès, le piédestal ôté, la poussière
+tombée, le clinquant et l'oripeau et le grand sabre détachés, le pauvre
+petit squelette mis à nu et grelottant, peut-on s'imaginer rien de plus
+chétif et de plus piteux?
+
+L'histoire a ses tigres. Les historiens, gardiens immortels d'animaux
+féroces, montrent aux nations cette ménagerie impériale. Tacite à lui
+seul, ce grand belluaire, a pris et enfermé huit ou dix de ces tigres
+dans les cages de fer de son style. Regardez-les, ils sont épouvantables
+et superbes; leurs taches font partie de leur beauté. Celui-ci, c'est
+Nemrod, le chasseur d'hommes; celui-ci, c'est Busiris, le tyran
+d'Égypte; celui-ci, c'est Phalaris, qui faisait cuire des hommes vivants
+dans un taureau d'airain, afin de faire mugir le taureau; celui-ci,
+c'est Assuérus qui arracha la peau de la tête aux sept Macchabées et les
+fit rôtir vifs; celui-ci, c'est Néron, le brûleur de Rome, qui enduisait
+les chrétiens de cire et de bitume et les allumait comme des flambeaux;
+celui-ci, c'est Tibère, l'homme de Caprée; celui-ci, c'est Domitien;
+celui-ci, c'est Caracalla; celui-ci, c'est Héliogabale; cet autre, c'est
+Commode, qui a ce mérite de plus dans l'horreur qu'il était le fils de
+Marc-Aurèle; ceux-ci sont des czars; ceux-ci sont des sultans; ceux-ci
+sont des papes; remarquez parmi eux le tigre Borgia; voici Philippe dit
+le Bon, comme les furies étaient dites euménides; voici Richard III,
+sinistre et difforme; voici, avec sa large face et son gros ventre,
+Henri VIII, qui sur cinq femmes qu'il eut en tua trois dont il éventra
+une; voici Christiern II, le Néron du nord; voici Philippe II, le Démon
+du midi. Ils sont effrayants; écoutez-les rugir, considérez-les l'un
+après l'autre; l'historien vous les amène, l'historien les traîne,
+furieux et terribles, au bord de la cage, vous ouvre les gueules, vous
+fait voir les dents, vous montre les griffes; vous pouvez dire de chacun
+d'eux: c'est un tigre royal. En effet, ils ont été pris sur tous les
+trônes. L'histoire les promène à travers les siècles. Elle empêche
+qu'ils ne meurent; elle en a soin. Ce sont ses tigres.
+
+Elle ne mêle pas avec eux les chacals.
+
+Elle met et garde à part les bêtes immondes. M. Bonaparte sera, avec
+Claude, avec Ferdinand VII d'Espagne, avec Ferdinand II de Naples, dans
+la cage des hyènes.
+
+C'est un peu un brigand et beaucoup un coquin. On sent toujours en lui
+le pauvre prince d'industrie qui vivait d'expédients en Angleterre; sa
+prospérité actuelle, son triomphe et son empire et son gonflement n'y
+font rien; ce manteau de pourpre traîne sur des bottes éculées. Napoléon
+le Petit; rien de plus, rien de moins. Le titre de ce livre est bon.
+
+La bassesse de ses vices nuit à la grandeur de ses crimes. Que
+voulez-vous? Pierre le Cruel massacrait, mais ne volait pas; Henri III
+assassinait, mais n'escroquait pas. Timour écrasait les enfants aux
+pieds des chevaux, à peu près comme M. Bonaparte a exterminé les femmes
+et les vieillards sur le boulevard, mais il ne mentait pas. Écoutez
+l'historien arabe: «Timour-Beig, sahebkeran (maître du monde et du
+siècle, maître des conjonctions planétaires), naquit à Kesch en 1336; il
+égorgea cent mille captifs; comme il assiégeait Siwas, les habitants,
+pour le fléchir, lui envoyèrent mille petits enfants portant chacun un
+koran sur leur tête et criant: Allah! Allah! Il fit enlever les livres
+sacrés avec respect et écraser les enfants sous les pieds des chevaux;
+il employa soixante-dix mille têtes humaines, avec du ciment, de la
+pierre et de la brique, à bâtir des tours à Hérat, à Sebzvar, à Tékrit,
+à Alep, à Bagdad; il détestait le mensonge; quand il avait donné sa
+parole, on pouvait s'y fier.»
+
+M. Bonaparte n'est point de cette stature. Il n'a pas cette dignité que
+les grands despotes d'orient et d'occident mêlent à la férocité.
+L'ampleur césarienne lui manque. Pour faire bonne contenance et avoir
+mine convenable parmi tous ces bourreaux illustres qui ont torturé
+l'humanité depuis quatre mille ans, il ne faut pas faire hésiter
+l'esprit entre un général de division et un batteur de grosse caisse des
+Champs-Élysées; il ne faut pas avoir été policeman à Londres; il ne faut
+pas avoir essuyé, les yeux baissés, en pleine cour des pairs, les mépris
+hautains de M. Magnan; il ne faut pas être appelé pick-pocket par les
+journaux anglais; il ne faut pas être menacé de Clichy; il ne faut pas,
+en un mot, qu'il y ait du faquin dans l'homme.
+
+Monsieur Louis-Napoléon, vous êtes ambitieux, vous visez haut, mais il
+faut bien vous dire la vérité. Eh bien, que voulez-vous que nous y
+fassions? Vous avez eu beau, en renversant la tribune de France,
+réaliser à votre manière le voeu de Caligula: je voudrais que le genre
+humain n'eût qu'une tête pour le pouvoir décapiter d'un coup; vous avez
+eu beau bannir par milliers les républicains, comme Philippe III
+expulsait les maures et comme Torquemada chassait les juifs; vous avez
+beau avoir des casemates comme Pierre le Cruel, des pontons comme
+Hariadan, des dragonnades comme le père Letellier, et des oubliettes
+comme Ezzelin III; vous avez beau vous être parjuré comme Ludovic
+Sforce; vous avez beau avoir massacré et assassiné en masse comme
+Charles IX; vous avez beau avoir fait tout cela; vous avez beau faire
+venir tous ces noms à l'esprit quand on songe à votre nom, vous n'êtes
+qu'un drôle. N'est pas un monstre qui veut.
+
+
+
+
+II
+
+
+De toute agglomération d'hommes, de toute cité, de toute nation, il se
+dégage fatalement une force collective.
+
+Mettez cette force collective au service de la liberté, faites-la régir
+par le suffrage universel, la cité devient commune, la nation devient
+république.
+
+Cette force collective n'est pas, de sa nature, intelligente. Étant à
+tous, elle n'est à personne; elle flotte pour ainsi dire en dehors du
+peuple.
+
+Jusqu'au jour où, selon la vraie formule sociale qui est:--_le moins de
+gouvernement possible_,--cette force pourra être réduite à ne plus être
+qu'une police de la rue et du chemin, pavant les routes, allumant les
+réverbères et surveillant les malfaiteurs, jusqu'à ce jour-là, cette
+force collective, étant à la merci de beaucoup de hasards et
+d'ambitions, a besoin d'être gardée et défendue par des institutions
+jalouses, clairvoyantes, bien armées.
+
+Elle peut être asservie par la tradition; elle peut être surprise par la
+ruse.
+
+Un homme peut se jeter dessus, la saisir, la brider, la dompter et la
+faire marcher sur les citoyens.
+
+Le tyran est cet homme qui, sorti de la tradition comme Nicolas de
+Russie, ou de la ruse comme Louis Bonaparte, s'empare à son profit et
+dispose à son gré de la force collective d'un peuple.
+
+Cet homme-là, s'il est de naissance ce qu'est Nicolas, c'est l'ennemi
+social; s'il a fait ce qu'a fait Louis Bonaparte, c'est le voleur
+public.
+
+Le premier n'a rien à démêler avec la justice régulière et légale, avec
+les articles des codes. Il a derrière lui, l'épiant et le guettant, la
+haine au coeur et la vengeance à la main, dans son palais Orloff et dans
+son peuple Mouravieff, il peut être assassiné par quelqu'un de son armée
+ou empoisonné par quelqu'un de sa famille; il court la chance des
+conspirations de casernes, des révoltes de régiments, des sociétés
+militaires secrètes, des complots domestiques, des maladies brusques et
+obscures, des coups terribles, des grandes catastrophes. Le second doit
+tout simplement aller à Poissy.
+
+Le premier a ce qu'il faut pour mourir dans la pourpre et pour finir
+pompeusement et royalement comme finissent les monarchies et les
+tragédies. Le second doit vivre; vivre entre quatre murs derrière des
+grilles qui le laissent voir au peuple, balayant des cours, faisant des
+brosses de crin ou des chaussons de lisière, vidant des baquets, avec un
+bonnet vert sur la tête, et des sabots aux pieds, et de la paille dans
+ses sabots.
+
+Ah! meneurs de vieux partis, hommes de l'absolutisme, en France vous
+avez voté en masse dans les 7,500,000 voix, hors de France vous avez
+applaudi, et vous avez pris ce Cartouche pour le héros de l'ordre. Il
+est assez féroce pour cela, j'en conviens; mais regardez la taille. Ne
+soyez pas ingrats pour vos vrais colosses. Vous avez destitué trop vite
+vos Haynau et vos Radetzky. Méditez surtout ce rapprochement qui s'offre
+si naturellement à l'esprit. Qu'est-ce que c'est que ce Mandrin de
+Lilliput près de Nicolas, czar et césar, empereur et pape, pouvoir
+mi-parti bible et knout, qui damne et condamne, commande l'exercice à
+huit cent mille soldats et à deux cent mille prêtres, tient dans sa main
+droite les clefs du paradis et dans sa main gauche les clefs de la
+Sibérie, et possède comme sa chose soixante millions d'hommes, les âmes
+comme s'il était Dieu, les corps comme s'il était la tombe!
+
+
+
+
+III
+
+
+S'il n'y avait pas avant peu un dénouement brusque, imposant et
+éclatant, si la situation actuelle de la nation française se prolongeait
+et durait, le grand dommage, l'effrayant dommage, ce serait le dommage
+moral.
+
+Les boulevards de Paris, les rues de Paris, les champs et les villes de
+vingt départements en France ont été jonchés au 2 décembre de citoyens
+tués et gisants; on a vu devant les seuils des pères et des mères
+égorgés, des enfants sabrés, des femmes échevelées dans le sang et
+éventrées par la mitraille; on a vu dans les maisons des suppliants
+massacrés, les uns fusillés en tas dans leur cave, les autres dépêchés à
+coups de bayonnette sous leurs lits, les autres renversés par une balle
+sur la dalle de leur foyer; toutes sortes de mains sanglantes sont
+encore empreintes à l'heure qu'il est, ici sur un mur, là sur une porte,
+là dans une alcôve; après la victoire de Louis Bonaparte, Paris a
+piétiné trois jours dans une boue rougeâtre; une casquette pleine de
+cervelle humaine a été accrochée à un arbre du boulevard des Italiens;
+moi qui écris ces lignes, j'ai vu, entre autres victimes, j'ai vu dans
+la nuit du 4, près la barricade Mauconseil, un vieillard en cheveux
+blancs étendu sur le pavé, la poitrine traversée d'un biscaïen et la
+clavicule cassée; le ruisseau de la rue qui coulait sous lui entraînait
+son sang; j'ai vu, j'ai touché de mes mains, j'ai aidé à déshabiller un
+pauvre enfant de sept ans, tué, m'a-t-on dit, rue Tiquetonne; il était
+pâle, sa tête allait et venait d'une épaule à l'autre pendant qu'on lui
+ôtait ses vêtements, ses yeux à demi fermés étaient fixes, et en se
+penchant près de sa bouche entr'ouverte il semblait qu'on l'entendit
+encore murmurer faiblement: ma mère!
+
+Eh bien! il y a quelque chose qui est plus poignant que cet enfant tué,
+plus lamentable que ce vieillard mitraillé, plus horrible que cette
+loque tachée de cervelle humaine, plus effrayant que ces pavés rougis de
+carnage, plus irréparable que ces hommes et ces femmes, que ces pères et
+ces mères égorgés et assassinés, c'est l'honneur d'un grand peuple qui
+s'évanouit.
+
+Certes, ces pyramides de morts qu'on voyait dans les cimetières après
+que les fourgons qui venaient du Champ de Mars s'y étaient déchargés,
+ces immenses fosses ouvertes qu'on emplissait le matin avec des corps
+humains en se hâtant à cause des clartés grandissantes du crépuscule,
+c'était affreux; mais ce qui est plus affreux encore, c'est de songer
+qu'à l'heure où nous sommes les peuples doutent, et que pour eux la
+France, cette grande splendeur morale, a disparu!
+
+Ce qui est plus navrant que les crânes fendus par le sabre, que les
+poitrines défoncées par les boulets, plus désastreux que les maisons
+violées, que le meurtre emplissant les rues, que le sang versé à
+ruisseaux, c'est de penser que maintenant on se dit parmi tous les
+peuples de la terre: Vous savez bien, cette nation des nations, ce
+peuple du 14 juillet, ce peuple du 10 août, ce peuple de 1830, ce peuple
+de 1848, cette race de géants qui écrasait les bastilles, cette race
+d'hommes dont le visage éclairait, cette patrie du genre humain qui
+produisait les héros et les penseurs, ces autres héros, qui faisait
+toutes les révolutions et enfantait tous les enfantements, cette France
+dont le nom voulait dire liberté, cette espèce d'âme du monde qui
+rayonnait en Europe, cette lumière, eh bien! quelqu'un a marché dessus,
+et l'a éteinte. Il n'y a plus de France. C'est fini. Regardez, ténèbres
+partout. Le monde est à tâtons.
+
+Ah! c'était si grand! Où sont ces temps, ces beaux temps mêlés d'orages,
+mais splendides, où tout était vie, où tout était liberté, où tout était
+gloire? ces temps où le peuple français, réveillé avant tous et debout
+dans l'ombre, le front blanchi par l'aube de l'avenir déjà levé pour
+lui, disait aux autres peuples, encore assoupis et accablés et remuant à
+peine leurs chaînes dans leur sommeil: Soyez tranquilles, je fais la
+besogne de tous, je bêche la terre pour tous, je suis l'ouvrier de Dieu?
+
+Quelle douleur profonde! regardez cette torpeur où il y avait cette
+puissance! regardez cette honte où il y avait cet orgueil! regardez ce
+superbe peuple qui levait la tête, et qui la baisse!
+
+Hélas! Louis Bonaparte a fait plus que tuer les personnes, il a amoindri
+les âmes; il a rapetissé le coeur du citoyen. Il faut être de la race des
+indomptables et des invincibles pour persévérer à cette heure dans
+l'âpre voie du renoncement et du devoir. Je ne sais quelle gangrène de
+prospérité matérielle menace de faire tomber l'honnêteté publique en
+pourriture. Oh! quel bonheur d'être banni, d'être tombé, d'être ruiné,
+n'est-ce pas, braves ouvriers? n'est-ce pas, dignes paysans, chassés de
+France, et qui n'avez pas d'asile, et qui n'avez pas de souliers? Quel
+bonheur de manger du pain noir, de coucher sur un matelas jeté à terre,
+d'avoir les coudes percés, d'être hors de tout cela, et à ceux qui vous
+disent: vous êtes français! de répondre: je suis proscrit!
+
+Quelle misère que cette joie des intérêts et des cupidités
+s'assouvissant dans l'auge du 2 décembre! Ma foi! vivons, faisons des
+affaires, tripotons dans les actions de zinc ou de chemin de fer,
+gagnons de l'argent; c'est ignoble, mais c'est excellent; un scrupule de
+moins, un louis de plus; vendons toute notre âme à ce taux! On court, on
+se rue, on fait antichambre, on boit toute honte, et si l'on ne peut
+avoir une concession de chemins en France ou de terrains en Afrique, on
+demande une place. Une foule de dévouements intrépides assiègent
+l'Élysée et se groupent autour de l'homme. Junot, près du premier
+Bonaparte, bravait les éclaboussures d'obus, ceux-ci, près du second,
+bravent les éclaboussures de boue. Partager son ignominie, qu'est-ce que
+cela leur fait, pourvu qu'ils partagent sa fortune! C'est à qui fera ce
+trafic de soi-même le plus cyniquement, et parmi ces êtres il y a des
+jeunes gens qui ont l'oeil pur et limpide et toute l'apparence de l'âge
+généreux, et il y a des vieillards qui n'ont qu'une peur, c'est que la
+place sollicitée ne leur arrive pas à temps et qu'ils ne parviennent pas
+à se déshonorer avant de mourir. L'un se donnerait pour une préfecture,
+l'autre pour une recette, l'autre pour un consulat; l'autre veut un
+bureau de tabac, l'autre veut une ambassade. Tous veulent de l'argent,
+ceux-ci moins, ceux-ci plus, car c'est au traitement qu'on songe, non à
+la fonction. Chacun tend la main. Tous s'offrent. Un de ces jours on
+établira un essayeur de consciences à la monnaie.
+
+Quoi! c'est là qu'on en est! Quoi! ceux mêmes qui ont soutenu le coup
+d'état, ceux mêmes qui avaient peur du croquemitaine rouge et des
+balivernes de jacquerie en 1852; ceux mêmes qui ont trouvé ce crime bon,
+parce que, selon eux, il a tiré du péril leur rente, leur bordereau,
+leur caisse, leur portefeuille, ceux-là mêmes ne comprennent pas que
+l'intérêt matériel surnageant seul ne serait après tout qu'une triste
+épave au milieu d'un immense naufrage moral, et que c'est une situation
+effrayante et monstrueuse qu'on dise: tout est sauvé, fors l'honneur!
+
+Les mots indépendance, affranchissement, progrès, orgueil populaire,
+fierté nationale, grandeur française, on ne peut plus les prononcer en
+France. Chut! ces mots-là font trop de bruit; marchons sur la pointe du
+pied et parlons bas. Nous sommes dans la chambre d'un malade.
+
+--Qu'est-ce que c'est que cet homme?--C'est le chef, c'est le maître.
+Tout le monde lui obéit.--Ah! tout le monde le respecte alors?--Non,
+tout le monde le méprise.--Ô situation!
+
+Et l'honneur militaire, où est-il? Ne parlons plus, si vous le voulez,
+de ce que l'armée a fait en décembre, mais de ce qu'elle subit en ce
+moment, de ce qui est à sa tête, de ce qui est sur sa tête. Y
+songez-vous? y songe-t-elle? Ô armée de la république! armée qui as eu
+pour capitaines des généraux payés quatre francs par jour, armée qui as
+eu pour chefs, Carnot, l'austérité, Marceau, le désintéressement, Hoche,
+l'honneur, Kléber, le dévouement, Joubert, la probité, Desaix, la vertu,
+Bonaparte, le génie! ô armée française, pauvre malheureuse armée
+héroïque fourvoyée à la suite de ces hommes-ci! Qu'en feront-ils? où la
+mèneront-ils? de quelle façon l'occuperont-ils? quelles parodies
+sommes-nous destinés à voir et à entendre? Hélas! qu'est-ce que c'est
+que ces hommes qui commandent à nos régiments et qui gouvernent?--Le
+maître, on le connaît. Celui-ci, qui a été ministre, allait être «saisi»
+le 3 décembre, c'est pour cela qu'il a fait le 2. Cet autre est
+«l'emprunteur» des vingt-cinq millions à la Banque. Cet autre est
+l'homme des lingots d'or. À cet autre, avant qu'il fût ministre, «un
+ami» disait:--_Ah çà! vous nous flouez avec vos actions de l'affaire en
+question; ça me fatigue. S'il y a des escroqueries, que j'en sois au
+moins!_ Cet autre, qui a des épaulettes, vient d'être convaincu de
+quasi-stellionat. Cet autre, qui a aussi des épaulettes, a reçu le matin
+du 2 décembre cent mille francs «pour les éventualités». Il n'était que
+colonel; s'il eût été général, il eût eu davantage. Celui-ci, qui est
+général, étant garde du corps de Louis XVIII et de faction derrière le
+fauteuil du roi pendant la messe, a coupé un gland d'or du trône et l'a
+mis dans sa poche; on l'a chassé des gardes pour cela. Certes, à ces
+hommes aussi on pourrait élever une colonne _ex oere capto_, avec
+l'argent pris. Cet autre, qui est général de division, a «détourné»
+cinquante-deux mille francs, à la connaissance du colonel Charras, dans
+la construction des villages Saint-André et Saint-Hippolyte, près
+Mascara. Celui-ci, qui est général en chef, était surnommé à Gand, où on
+le connaît, _le général Cinq-cents-francs_. Celui-ci, qui est ministre
+de la guerre, n'a dû qu'à la clémence du général Rulhière de ne point
+passer devant un conseil de guerre. Tels sont les hommes. C'est égal, en
+avant; battez, tambours; sonnez, clairons; flottez, drapeaux! Soldats!
+du haut de ces pyramides, les quarante voleurs vous contemplent!
+
+Avançons dans ce douloureux sujet, et voyons-en toutes les faces.
+
+Rien que le spectacle d'une fortune comme celle de M. Bonaparte placé au
+sommet de l'état suffirait pour démoraliser un peuple.
+
+Il y a toujours, et par la faute des institutions sociales, qui
+devraient, avant tout, éclairer et civiliser, il y a toujours dans une
+population nombreuse comme la population de la France une classe qui
+ignore, qui souffre, qui convoite, qui lutte, placée entre l'instinct
+bestial qui pousse à prendre et la loi morale qui invite à travailler.
+Dans la condition douloureuse et accablée où elle est encore, cette
+classe, pour se maintenir dans la droiture et dans le bien, elle a
+besoin de toutes les pures et saintes clartés qui se dégagent de
+l'évangile; elle a besoin que l'esprit de Jésus d'une part, et d'autre
+part l'esprit de la Révolution française, lui adressent les mêmes mâles
+paroles, et lui montrent sans cesse, comme les seules lumières dignes
+des yeux de l'homme, les hautes et mystérieuses lois de la destinée
+humaine, l'abnégation, le dévouement, le sacrifice, le travail qui mène
+au bien-être matériel, la probité qui mène au bien-être intérieur; même
+avec ce perpétuel enseignement, à la fois divin et humain, cette classe
+si digne de sympathie et de fraternité succombe souvent. La souffrance
+et la tentation sont plus fortes que la vertu. Maintenant comprenez-vous
+les infâmes conseils que le succès de M. Bonaparte lui donne? Un homme
+pauvre, déguenillé, sans ressources, sans travail, est là dans l'ombre
+au coin d'une rue, assis sur une borne; il médite et en même temps
+repousse une mauvaise action; par moments il chancelle, par moments il
+se redresse; il a faim et il a envie de voler; pour voler, il faut faire
+une fausse clef, il faut escalader un mur; puis, la fausse clef faite et
+le mur escaladé, il sera devant le coffre-fort; si quelqu'un se
+réveille, si on lui résiste, il faudra tuer; ses cheveux se hérissent,
+ses yeux deviennent hagards, sa conscience, voix de Dieu, se révolte en
+lui et lui crie: arrête! c'est mal! ce sont des crimes! En ce moment, le
+chef de l'état passe; l'homme voit M. Bonaparte en habit de général,
+avec le cordon rouge, et des laquais en livrée galonnée d'or, galopant
+vers son palais dans une voiture à quatre chevaux; le malheureux,
+incertain devant son crime, regarde avidement cette vision splendide; et
+la sérénité de M. Bonaparte, et ses épaulettes d'or, et le cordon rouge,
+et la livrée, et le palais, et la voiture à quatre chevaux, lui disent:
+Réussis!
+
+Il s'attache à cette apparition, il la suit, il court à l'Élysée; une
+foule dorée s'y précipite à la suite du prince. Toutes sortes de
+voitures passent sous cette porte, et il y entrevoit des hommes heureux
+et rayonnants. Celui-ci, c'est un ambassadeur; l'ambassadeur le regarde
+et lui dit: Réussis. Celui-ci, c'est un évêque; l'évêque le regarde et
+lui dit: Réussis. Celui-ci, c'est un juge; le juge le regarde et lui
+sourit, et lui dit: Réussis.
+
+Ainsi, échapper aux gendarmes, voilà désormais toute la loi morale.
+Voler, piller, poignarder, assassiner, ce n'est mal que si on a la
+bêtise de se laisser prendre. Tout homme qui médite un crime a une
+constitution à violer, un serment à enfreindre, un obstacle à détruire.
+En un mot, prenez bien vos mesures. Soyez habiles. Réussissez. Il n'y a
+d'actions coupables que les coups manqués.
+
+Vous mettez la main dans la poche d'un passant, le soir, à la nuit
+tombante, dans un lieu désert; il vous saisit; vous lâchez prise; il
+vous arrête et vous mène au poste. Vous êtes coupable; aux galères! Vous
+ne lâchez pas prise, vous avez un couteau sur vous, vous l'enfoncez dans
+la gorge de l'homme; il tombe; le voilà mort; maintenant prenez-lui sa
+bourse et allez-vous-en. Bravo! c'est une chose bien faite. Vous avez
+fermé la bouche à la victime, au seul témoin qui pouvait parler. On n'a
+rien à vous dire.
+
+Si vous n'aviez fait que voler l'homme, vous auriez tort; tuez-le, vous
+avez raison.
+
+Réussissez, tout est là.
+
+Ah! ceci est redoutable.
+
+Le jour où la conscience humaine se déconcerterait, le jour où le succès
+aurait raison devant elle, tout serait dit. La dernière lueur morale
+remonterait au ciel. Il ferait nuit dans l'intérieur de l'homme. Vous
+n'auriez plus qu'à vous dévorer entre vous, bêtes féroces!
+
+À la dégradation morale se joint la dégradation politique. M. Bonaparte
+traite les gens de France en pays conquis. Il efface les inscriptions
+républicaines; il coupe les arbres de la liberté et en fait des fagots.
+Il y avait, place Bourgogne, une statue de la République; il y met la
+pioche; il y avait sur les monnaies une figure de la République
+couronnée d'épis; M. Bonaparte la remplace par le profil de M.
+Bonaparte. Il fait couronner et haranguer son buste dans les marchés
+comme le bailli Gessler faisait saluer son bonnet. Ces manants des
+faubourgs avaient l'habitude de chanter en choeur, le soir, en revenant
+du travail; ils chantaient les grands chants républicains, la
+Marseillaise, le Chant du départ; injonction de se taire, le faubourien
+ne chantera plus, il y a amnistie seulement pour les obscénités et les
+chansons d'ivrogne. Le triomphe est tel qu'on ne se gêne plus. Hier on
+se cachait encore, on fusillait la nuit; c'était de l'horreur, mais
+c'était aussi de la pudeur; c'était un reste de respect pour le peuple;
+on semblait supposer qu'il était encore assez vivant pour se révolter
+s'il voyait de telles choses. Aujourd'hui on se montre, on ne craint
+plus rien, on guillotine en plein jour. Qui guillotine-t-on? Qui? Les
+hommes de la loi, et la justice est là. Qui? Les hommes du peuple, et le
+peuple est là! Ce n'est pas tout. Il y a un homme en Europe qui fait
+horreur à l'Europe; cet homme a mis à sac la Lombardie, il a dressé les
+potences de la Hongrie, il a fait fouetter une femme sous le gibet où
+pendaient, étranglés, son fils et son mari; on se rappelle encore la
+lettre terrible où cette femme raconte le fait et dit: _Mon coeur est
+devenu de pierre_. L'an dernier cet homme eut l'idée de visiter
+l'Angleterre en touriste, et, étant à Londres, il lui prit la fantaisie
+d'entrer dans une brasserie, la brasserie Barclay et Perkins. Là il fut
+reconnu; une voix murmura: C'est Haynau!--C'est Haynau! répétèrent les
+ouvriers.--Ce fut un cri effrayant; la foule se rua sur le misérable,
+lui arracha à poignée ses infâmes cheveux blancs, lui cracha au visage,
+et le jeta dehors. Eh bien, ce vieux bandit à épaulettes, ce Haynau, cet
+homme qui porte encore sur sa joue l'immense soufflet du peuple anglais,
+on annonce que «monseigneur le prince-président l'invite à visiter la
+France». C'est juste; Londres lui a fait une avanie, Paris lui doit une
+ovation. C'est une réparation. Soit. Nous assisterons à cela. Haynau a
+recueilli des malédictions et des huées à la brasserie Perkins; il ira
+chercher des fleurs à la brasserie Saint-Antoine. Le faubourg
+Saint-Antoine recevra l'ordre d'être sage. Le faubourg Saint-Antoine,
+muet, immobile, impassible, verra passer, triomphants et causant comme
+deux amis, dans ces vieilles rues révolutionnaires, l'un en uniforme
+français, l'autre en uniforme autrichien, Louis Bonaparte, le tueur du
+boulevard, donnant le bras à Haynau, le fouetteur de femmes...--Va,
+continue, affront sur affront, défigure cette France tombée à la
+renverse sur le pavé! rends-la méconnaissable! écrase la face du peuple
+à coups de talon!
+
+Oh! inspirez-moi, cherchez-moi, donnez-moi, inventez-moi un moyen, quel
+qu'il soit, au poignard près, dont je ne veux pas,--un Brutus à cet
+homme! fi donc! il ne mérite même pas Louvel!--trouvez-moi un moyen
+quelconque de jeter bas cet homme et de délivrer ma patrie! de jeter bas
+cet homme! cet homme de ruse, cet homme de mensonge, cet homme de
+succès, cet homme de malheur! Un moyen, le premier venu, plume, épée,
+pavé, émeute, par le peuple, par le soldat; oui, quel qu'il soit, pourvu
+qu'il soit loyal et au grand jour, je le prends, nous le prenons tous,
+nous, proscrits, s'il peut rétablir la liberté, délivrer la république,
+relever notre pays de la honte, et faire rentrer dans sa poussière, dans
+son oubli, dans son cloaque, ce ruffian impérial, ce prince
+vide-gousset, ce bohémien des rois, ce traître, ce maître, cet écuyer de
+Franconi! ce gouvernant radieux, inébranlable, satisfait, couronné de
+son crime heureux, qui va et vient et se promène paisiblement à travers
+Paris frémissant, et qui a tout pour lui, tout, la Bourse, la boutique,
+la magistrature, toutes les influences, toutes les cautions, toutes les
+invocations, depuis le Nom de Dieu du soldat jusqu'au Te Deum du prêtre!
+
+Vraiment, quand on a fixé trop longtemps son regard sur de certains
+côtés de ce spectacle, il y a des heures où une sorte de vertige
+prendrait les plus fermes esprits.
+
+Mais au moins se rend-il justice, ce Bonaparte? A-t-il une lueur, une
+idée, un soupçon, une perception quelconque de son infamie? Réellement,
+on est réduit à en douter.
+
+Oui, quelquefois, aux paroles superbes qui lui échappent, à le voir
+adresser d'incroyables appels à la postérité, à cette postérité qui
+frémira d'horreur et de colère devant lui, à l'entendre parler avec
+aplomb de sa «légitimité» et de sa «mission», on serait presque tenté de
+croire qu'il en est venu à se prendre lui-même en haute considération et
+que la tête lui a tourné au point qu'il ne s'aperçoit plus de ce qu'il
+est ni de ce qu'il fait.
+
+Il croit à l'adhésion des prolétaires, il croit à la bonne volonté des
+rois, il croit à la fête des aigles, il croit aux harangues du conseil
+d'état, il croit aux bénédictions des évêques, il croit au serment qu'il
+s'est fait jurer, il croit aux sept millions cinq cent mille voix!
+
+Il parle à cette heure, se sentant en humeur d'Auguste, d'_amnistier_
+les proscrits. L'usurpation amnistiant le droit! la trahison amnistiant
+l'honneur! la lâcheté amnistiant le courage! le crime amnistiant la
+vertu! Il est à ce point abruti par son succès, qu'il trouve cela tout
+simple.
+
+Bizarre effet d'enivrement! illusion d'optique! il voit dorée, splendide
+et rayonnante cette chose du 14 janvier, cette constitution souillée de
+boue, tachée de sang, ornée de chaînes, traînée au milieu des huées de
+l'Europe par la police, le sénat, le corps législatif, et le conseil
+d'état ferrés à neuf! Il prend pour un char de triomphe et veut faire
+passer sous l'arc de l'Étoile cette claie sur laquelle, debout, hideux,
+et le fouet à la main, il promène le cadavre sanglant de la république!
+
+
+
+
+DEUXIÈME PARTIE
+
+DEUIL ET FOI
+
+
+
+
+I
+
+
+La providence amène à maturité, par le seul fait de la vie universelle,
+les hommes, les choses, les événements. Il suffit, pour qu'un ancien
+monde s'évanouisse, que la civilisation, montant majestueusement vers
+son solstice, rayonne sur les vieilles institutions, sur les vieux
+préjugés, sur les vieilles lois, sur les vieilles moeurs. Ce rayonnement
+brûle le passé et le dévore. La civilisation éclaire, ceci est le fait
+visible, et en même temps elle consume, ceci est le fait mystérieux. À
+son influence, lentement et sans secousse, ce qui doit décliner décline,
+ce qui doit vieillir vieillit; les rides viennent aux choses condamnées,
+aux castes, aux codes, aux institutions, aux religions. Ce travail de
+décrépitude se fait en quelque sorte de lui-même. Décrépitude féconde,
+sous laquelle germe la vie nouvelle. Peu à peu la ruine se prépare; de
+profondes lézardes qu'on ne voit pas se ramifient dans l'ombre et
+mettent en poudre au dedans cette formation séculaire qui fait encore
+masse au dehors; et voilà qu'un beau jour, tout à coup, cet antique
+ensemble de faits vermoulus dont se composent les sociétés caduques
+devient difforme; l'édifice se disjoint, se décloue, surplombe. Alors
+tout ne tient plus à rien. Qu'il survienne un de ces géants propres aux
+révolutions, que ce géant lève la main, et tout est dit. Il y a telle
+heure dans l'histoire où un coup de coude de Danton ferait crouler
+l'Europe.
+
+1848 fut une de ces heures. La vieille Europe féodale, monarchique et
+papale, replâtrée si fatalement pour la France en 1815, chancela. Mais
+Danton manquait.
+
+L'écroulement n'eut pas lieu.
+
+On a beaucoup dit, dans la phraséologie banale qui s'emploie en pareil
+cas, que 1848 avait ouvert un gouffre. Point. Le cadavre du passé était
+sur l'Europe; il y est encore à l'heure qu'il est. 1848 ouvrit une fosse
+pour y jeter ce cadavre. C'est cette fosse qu'on a prise pour un
+gouffre.
+
+En 1848, tout ce qui tenait au passé, tout ce qui vivait du cadavre, vit
+de près cette fosse. Non-seulement les rois sur leurs trônes, les
+cardinaux sous leurs barrettes, les juges à l'ombre de leur guillotine,
+les capitaines sur leurs chevaux de guerre, s'émurent; mais quiconque
+avait un intérêt quelconque dans ce qui allait disparaître; quiconque
+cultivait à son profit une fiction sociale et avait à bail et à loyer un
+abus; quiconque était gardien d'un mensonge, portier d'un préjugé ou
+fermier d'une superstition; quiconque exploitait, usurait, pressurait,
+mentait; quiconque vendait à faux poids, depuis ceux qui altèrent une
+balance jusqu'à ceux qui falsifient la bible, depuis le mauvais marchand
+jusqu'au mauvais prêtre, depuis ceux qui manipulent les chiffres jusqu'à
+ceux qui monnoient les miracles; tous, depuis tel banquier juif qui se
+sentit un peu catholique jusqu'à tel évêque qui en devint un peu juif,
+tous les hommes du passé penchèrent leur tête les uns vers les autres et
+tremblèrent.
+
+Cette fosse qui était béante, et où avaient failli tomber toutes les
+fictions, leur trésor, qui pèsent sur l'homme depuis tant de siècles,
+ils résolurent de la combler. Ils résolurent de la murer, d'y entasser
+la pierre et la roche, et de dresser sur cet entassement un gibet, et
+d'accrocher à ce gibet, morne et sanglante, cette grande coupable, la
+Vérité.
+
+Ils résolurent d'en finir une fois pour toutes avec l'esprit
+d'affranchissement et d'émancipation, et de refouler et de comprimer à
+jamais la force ascensionnelle de l'humanité.
+
+L'entreprise était rude. Ce que c'était que cette entreprise, nous
+l'avons indiqué déjà, plus d'une fois, dans ce livre et ailleurs.
+
+Défaire le travail de vingt générations; tuer dans le dix-neuvième
+siècle, en le saisissant à la gorge, trois siècles, le seizième, le
+dix-septième et le dix-huitième, c'est-à-dire Luther, Descartes et
+Voltaire, l'examen religieux, l'examen philosophique, l'examen
+universel; écraser dans toute l'Europe cette immense végétation de la
+libre pensée, grand chêne ici, brin d'herbe là; marier le knout et
+l'aspersoir; mettre plus d'Espagne dans le midi et plus de Russie dans
+le nord; ressusciter tout ce qu'on pourrait de l'inquisition et étouffer
+tout ce qu'on pourrait de l'intelligence; abêtir la jeunesse, en
+d'autres termes, abrutir l'avenir; faire assister le monde à
+l'auto-da-fé des idées; renverser les tribunes, supprimer le journal,
+l'affiche, le livre, la parole, le cri, le murmure, le souffle; faire le
+silence; poursuivre la pensée dans la casse d'imprimerie, dans le
+composteur, dans la lettre de plomb, dans le cliché, dans la
+lithographie, dans l'image, sur le théâtre, sur le tréteau, dans la
+bouche du comédien, dans le cahier du maître d'école, dans la balle du
+colporteur; donner à chacun pour foi, pour loi, pour but et pour dieu,
+l'intérêt matériel; dire au peuple: mangez et ne pensez plus; ôter
+l'homme du cerveau et le mettre dans le ventre; éteindre l'initiative
+individuelle, la vie locale, l'élan national, tous les instincts
+profonds qui poussent l'homme vers le droit; anéantir ce moi des nations
+qu'on nomme patrie; détruire la nationalité chez les peuples partagés et
+démembrés, les constitutions dans les états constitutionnels, la
+république en France, la liberté partout; mettre partout le pied sur
+l'effort humain.
+
+En un mot, fermer cet abîme qui s'appelle le progrès.
+
+Tel fut le plan vaste, énorme, européen, que personne ne conçut, car pas
+un de ces hommes du vieux monde n'en eût eu le génie, mais que tous
+suivirent. Quant au plan en lui-même, quant à cette immense idée de
+compression universelle, d'où venait-elle? qui pourrait le dire? On la
+vit dans l'air. Elle apparut du côté du passé. Elle éclaira certaines
+âmes, elle montra certaines routes. Ce fut comme une lueur sortie de la
+tombe de Machiavel.
+
+À de certains moments de l'histoire humaine, aux choses qui se trament,
+aux choses qui se font, il semble que tous les vieux démons de
+l'humanité, Louis XI, Philippe II, Catherine de Médicis, le duc d'Albe,
+Torquemada, sont quelque part là, dans un coin, assis autour d'une table
+et tenant conseil.
+
+On regarde, on cherche, et au lieu des colosses on voit des avortons. Où
+l'on supposait le duc d'Albe, on trouve Schwartzenberg; où l'on
+supposait Torquemada, on trouve Veuillot. L'antique despotisme européen
+continue sa marche avec ces petits hommes et va toujours; il ressemble
+au czar Pierre en voyage.--_On relaye avec ce qu'on trouve,_
+écrivait-il; _quand nous n'eûmes plus de chevaux tartares, nous prîmes
+des ânes._ Pour atteindre à ce but, la compression de tout et de tous,
+il fallait s'engager dans une voie obscure, tortueuse, âpre, difficile;
+on s'y engagea. Quelques-uns de ceux qui y entrèrent savaient ce qu'ils
+faisaient.
+
+Les partis vivent de mots; ces hommes, ces meneurs que 1848 effraya et
+rallia, avaient, nous l'avons dit plus haut, trouvé leurs mots:
+religion, famille, propriété. Ils exploitaient, avec cette vulgaire
+adresse qui suffit lorsqu'on parle à la peur, certains côtés obscurs de
+ce qu'on appelait socialisme. Il s'agissait de «sauver la religion, la
+propriété et la famille». Sauvez le drapeau! disaient-ils. La tourbe des
+intérêts effarouchés s'y rua.
+
+On se coalisa, on fit front, on fit bloc. On eut de la foule autour de
+soi. Cette foule était composée d'éléments divers. Le propriétaire y
+entra, parce que ses loyers avaient baissé; le paysan, parce qu'il avait
+payé les 45 centimes; tel qui ne croyait pas en Dieu crut nécessaire de
+sauver la religion parce qu'il avait été forcé de vendre ses chevaux. On
+dégagea de cette foule la force qu'elle contenait et l'on s'en servit.
+On fit de la compression avec tout, avec la loi, avec l'arbitraire, avec
+les assemblées, avec la tribune, avec le jury, avec la magistrature,
+avec la police, en Lombardie avec le sabre, à Naples avec le bagne, en
+Hongrie avec le gibet. Pour remuseler les intelligences, pour remettre à
+la chaîne les esprits, esclaves échappés, pour empêcher le passé de
+disparaître, pour empêcher l'avenir de naître, pour rester les rois, les
+puissants, les privilégiés, les heureux, tout devint bon, tout devint
+juste, tout fut légitime. On fabriqua pour les besoins de la lutte et on
+répandit dans le monde une morale de guet-apens contre la liberté, que
+mirent en action Ferdinand à Palerme, Antonelli à Rome, Schwartzenberg à
+Milan et à Pesth, et plus tard à Paris les hommes de décembre, ces loups
+d'état.
+
+Il y avait un peuple parmi les peuples qui était une sorte d'aîné dans
+cette famille d'opprimés, qui était comme un prophète dans la tribu
+humaine. Ce peuple avait l'initiative de tout le mouvement humain. Il
+allait, il disait: venez, et on le suivait. Comme complément à la
+fraternité des hommes qui est dans l'évangile, il enseignait la
+fraternité des nations. Il parlait par la voix de ses écrivains, de ses
+poëtes, de ses philosophes, de ses orateurs comme par une seule bouche,
+et ses paroles s'en allaient aux extrémités du monde se poser comme des
+langues de feu sur le front de tous les peuples. Il présidait la cène
+des intelligences. Il multipliait le pain de vie à ceux qui erraient
+dans le désert. Un jour une tempête l'avait enveloppé; il marcha sur
+l'abîme et dit aux peuples effrayés: pourquoi craignez-vous? Le flot des
+révolutions soulevé par lui s'apaisa sous ses pieds, et, loin de
+l'engloutir, le glorifia. Les nations malades, souffrantes, infirmes, se
+pressaient autour de lui; celle-ci boitait, la chaîne de l'inquisition
+rivée à son pied pendant trois siècles l'avait estropiée; il lui disait:
+marche! et elle marchait; cette autre était aveugle, le vieux papisme
+romain lui avait rempli les prunelles de brume et de nuit; il lui
+disait: vois, elle ouvrait les yeux et voyait. Jetez vos béquilles,
+c'est-à-dire vos préjugés, disait-il; jetez vos bandeaux, c'est-à-dire
+vos superstitions, tenez-vous droits, levez la tête, regardez le ciel,
+contemplez Dieu. L'avenir est à vous. Ô peuples! vous avez une lèpre,
+l'ignorance; vous avez une peste, le fanatisme; il n'est pas un de vous
+qui n'ait et qui ne porte une de ces affreuses maladies qu'on appelle un
+despote; allez, marchez, brisez les liens du mal, je vous délivre, je
+vous guéris! C'était par toute la terre une clameur reconnaissante des
+peuples que cette parole faisait sains et forts. Un jour il s'approcha
+de la Pologne morte, il leva le doigt et lui cria: lève-toi! la Pologne
+morte se leva.
+
+Ce peuple, les hommes du passé, dont il annonçait la chute, le
+redoutaient et le haïssaient. À force de ruse et de patience tortueuse
+et d'audace, ils finirent par le saisir et vinrent à bout de le
+garrotter.
+
+Depuis plus de trois années, le monde assiste à un immense supplice, à
+un effrayant spectacle. Depuis plus de trois ans, les hommes du passé,
+les scribes, les pharisiens, les publicains, les princes des prêtres,
+crucifient, en présence du genre humain, le Christ des peuples, le
+peuple français. Les uns ont fourni la croix, les autres les clous, les
+autres le marteau. Falloux lui a mis au front la couronne d'épines.
+Montalembert lui a appuyé sur la bouche l'éponge de vinaigre et de fiel.
+Louis Bonaparte est le misérable soldat qui lui a donné le coup de lance
+au flanc et lui a fait jeter le cri suprême: _Eli! Eli! Lamma
+Sabacthani!_
+
+Maintenant c'est fini. Le peuple français est mort. La grande tombe va
+s'ouvrir.
+
+Pour trois jours.
+
+
+
+
+II
+
+
+Ayons foi.
+
+Non, ne nous laissons pas abattre. Désespérer, c'est déserter.
+
+Regardons l'avenir.
+
+L'avenir,--on ne sait pas quelles tempêtes nous séparent du port, mais
+le port lointain et radieux, on l'aperçoit,--l'avenir, répétons-le,
+c'est la république pour tous; ajoutons: l'avenir, c'est la paix avec
+tous.
+
+Ne tombons pas dans le travers vulgaire qui est de maudire et de
+déshonorer le siècle où l'on vit. Érasme a appelé le seizième siècle
+«l'excrément des temps», _fex temporum_; Bossuet a qualifié ainsi le
+dix-septième siècle: «temps mauvais et petit»; Rousseau a flétri le
+dix-huitième siècle en ces termes: «cette grande pourriture où nous
+vivons». La postérité a donné tort à ces esprits illustres. Elle a dit à
+Érasme: le seizième siècle est grand; elle a dit à Bossuet: le
+dix-septième siècle est grand; elle a dit à Rousseau: le dix-huitième
+siècle est grand.
+
+L'infamie de ces siècles eût été réelle, d'ailleurs, que ces hommes
+forts auraient eu tort de se plaindre. Le penseur doit accepter avec
+simplicité et calme le milieu où la providence le place. La splendeur de
+l'intelligence humaine, la hauteur du génie n'éclate pas moins par le
+contraste que par l'harmonie avec les temps. L'homme stoïque et profond
+n'est pas diminué par l'abjection extérieure. Virgile, Pétrarque,
+Racine, sont grands dans leur pourpre; Job est plus grand sur son
+fumier.
+
+Mais nous pouvons le dire, nous hommes du dix-neuvième siècle, le
+dix-neuvième siècle n'est pas le fumier. Quelles que soient les hontes
+de l'instant présent, quels que soient les coups dont le va-et-vient des
+événements nous frappe, quelle que soit l'apparente désertion ou la
+léthargie momentanée des esprits, aucun de nous, démocrates, ne reniera
+cette magnifique époque où nous sommes, âge viril de l'humanité.
+
+Proclamons-le hautement, proclamons-le dans la chute et dans la défaite,
+ce siècle est le plus grand des siècles; et savez-vous pourquoi? parce
+qu'il est le plus doux. Ce siècle, immédiatement issu de la Révolution
+française et son premier-né, affranchit l'esclave en Amérique, relève le
+paria en Asie, éteint le suttee dans l'Inde, et écrase en Europe les
+derniers tisons du bûcher, civilise la Turquie, fait pénétrer de
+l'évangile jusque dans le koran, dignifie la femme, subordonne le droit
+du plus fort au droit du plus juste, supprime les pirates, amoindrit les
+pénalités, assainit les bagnes, jette le fer rouge à l'égout, condamne
+la peine de mort, ôte le boulet du pied des forçats, abolit les
+supplices, dégrade et flétrit la guerre, émousse les ducs d'Albe et les
+Charles IX, arrache les griffes aux tyrans.
+
+Ce siècle proclame la souveraineté du citoyen et l'inviolabilité de la
+vie; il couronne le peuple et sacre l'homme.
+
+Dans l'art il a tous les génies, écrivains, orateurs, poëtes,
+historiens, publicistes, philosophes, peintres, statuaires, musiciens;
+la majesté, la grâce, la puissance, la force, l'éclat, la profondeur, la
+couleur, la forme, le style; il se retrempe à la fois dans le réel et
+dans l'idéal, et porte à la main les deux foudres, le vrai et le beau.
+Dans la science, il accomplit tous les miracles; il fait du coton un
+salpêtre, de la vapeur un cheval, de la pile de Volta un ouvrier, du
+fluide électrique un messager, du soleil un peintre; il s'arrose avec
+l'eau souterraine en attendant qu'il se chauffe avec le feu central; il
+ouvre sur les deux infinis ces deux fenêtres, le télescope sur
+l'infiniment grand, le microscope sur l'infiniment petit, et il trouve
+dans le premier abîme des astres et dans le second abîme des insectes
+qui lui prouvent Dieu. Il supprime la durée, il supprime la distance, il
+supprime la souffrance; il écrit une lettre de Paris à Londres, et il a
+la réponse en dix minutes; il coupe une cuisse à un homme, l'homme
+chante et sourit.
+
+Il n'a plus qu'à réaliser--et il y touche--un progrès qui n'est rien à
+côté des autres miracles qu'il a déjà faits, il n'a qu'à trouver le
+moyen de diriger dans une masse d'air une bulle d'air plus léger; il a
+déjà la bulle d'air, il la tient emprisonnée; il n'a plus qu'à trouver
+la force impulsive, qu'à faire le vide devant le ballon, par exemple,
+qu'à brûler l'air devant l'aérostat comme fait la fusée devant elle; il
+n'a plus qu'à résoudre d'une façon quelconque ce problème, et il le
+résoudra, et savez-vous ce qui arrivera alors? à l'instant même les
+frontières s'évanouissent, les barrières s'effacent, tout ce qui est
+muraille de la Chine autour de la pensée, autour du commerce, autour de
+l'industrie, autour des nationalités, autour du progrès s'écroule; en
+dépit des censures, en dépit des index, il pleut des livres et des
+journaux partout; Voltaire, Diderot, Rousseau, tombent en grêle sur
+Rome, sur Naples, sur Vienne, sur Pétersbourg; le verbe humain est manne
+et le serf le ramasse dans le sillon; les fanatismes meurent,
+l'oppression est impossible; l'homme se traînait à terre, il échappe; la
+civilisation se fait nuée d'oiseaux, et s'envole, et tourbillonne, et
+s'abat joyeuse sur tous les points du globe à la fois; tenez, la voilà,
+elle passe, braquez vos canons, vieux despotismes, elle vous dédaigne;
+vous n'êtes que le boulet, elle est l'éclair; plus de haines, plus
+d'intérêts s'entre-dévorant, plus de guerres; une sorte de vie nouvelle,
+faite de concorde et de lumière, emporte et apaise le monde; la
+fraternité des peuples traverse les espaces et communie dans l'éternel
+azur, les hommes se mêlent dans les cieux.
+
+En attendant ce dernier progrès, voyez le point où ce siècle avait amené
+la civilisation.
+
+Autrefois il y avait un monde où l'on marchait à pas lents, le dos
+courbé, le front baissé; où le comte de Gouvon se faisait servir à table
+par Jean-Jacques; où le chevalier de Rohan donnait des coups de bâton à
+Voltaire; où l'on tournait Daniel de Foë au pilori; où une ville comme
+Dijon était séparée d'une ville comme Paris par un testament à faire,
+des voleurs à tous les coins de bois et dix jours de coche; où un livre
+était une espèce d'infamie et d'ordure que le bourreau brûlait sur les
+marches du palais de justice; où superstition et férocité se donnaient
+la main; où le pape disait à l'empereur: _Jungamus dexteras, gladium
+gladio copulemus_; où l'on rencontrait à chaque pas des croix auxquelles
+pendaient des amulettes, et des gibets auxquels pendaient des hommes; où
+il y avait des hérétiques, des juifs, des lépreux; où les maisons
+avaient des créneaux et des meurtrières; où l'on fermait les rues avec
+une chaîne, les fleuves avec une chaîne, les camps mêmes avec une
+chaîne, comme à la bataille de Tolosa, les villes avec des murailles,
+les royaumes avec des prohibitions et des pénalités; où, excepté
+l'autorité et la force qui adhéraient étroitement, tout était parqué,
+réparti, coupé, divisé, tronçonné, haï et haïssant, épars et mort; les
+hommes poussière; le pouvoir bloc. Aujourd'hui il y a un monde où tout
+est vivant, uni, combiné, accouplé, confondu; un monde où règnent la
+pensée, le commerce et l'industrie; où la politique, de plus en plus
+fixée, tend à se confondre avec la science; un monde où les derniers
+échafauds et les derniers canons se hâtent de couper leurs dernières
+têtes et de vomir leurs derniers obus; un monde où le jour croît à
+chaque minute; un monde où la distance a disparu, où Constantinople est
+plus près de Paris que n'était Lyon il y a cent ans, où l'Amérique et
+l'Europe palpitent du même battement de coeur; un monde tout circulation
+et tout amour, dont la France est le cerveau, dont les chemins de fer
+sont les artères et dont les fils électriques sont les fibres. Est-ce
+que vous ne voyez pas qu'exposer seulement une telle situation, c'est
+tout expliquer, tout démontrer et tout résoudre? Est-ce que vous ne
+sentez pas que le vieux monde avait fatalement une vieille âme, la
+tyrannie, et que dans le monde nouveau va descendre nécessairement,
+irrésistiblement, divinement, une jeune âme, la liberté?
+
+C'est là l'oeuvre qu'avait faite parmi les hommes et que continuait
+splendidement le dix-neuvième siècle, ce siècle de stérilité, ce siècle
+de décroissance, ce siècle de décadence, ce siècle d'abaissement, comme
+disent les pédants, les rhéteurs, les imbéciles, et toute cette immonde
+engeance de cagots, de fripons et de fourbes qui bave béatement du fiel
+sur la gloire, qui déclare que Pascal est un fou, Voltaire un fat, et
+Rousseau une brute, et dont le triomphe serait de mettre un bonnet d'âne
+au genre humain.
+
+Vous parlez de bas-empire? Est-ce sérieusement? Est-ce que le bas-empire
+avait derrière lui Jean Huss, Luther, Cervantes, Shakespeare, Pascal,
+Molière, Voltaire, Montesquieu, Rousseau et Mirabeau? Est-ce que le
+bas-empire avait derrière lui la prise de la Bastille, la fédération,
+Danton, Robespierre, la Convention? Est-ce que le bas-empire avait
+l'Amérique? Est-ce que le bas-empire avait le suffrage universel? Est-ce
+que le bas-empire avait ces deux idées, patrie et humanité; patrie,
+l'idée qui grandit le coeur; humanité, l'idée qui élargit l'horizon?
+Savez-vous que sous le bas-empire Constantinople tombait en ruine et
+avait fini par n'avoir plus que trente mille habitants? Paris en est-il
+là? Parce que vous avez vu réussir un coup de main prétorien, vous vous
+déclarez bas-empire! C'est vite dit, et lâchement pensé. Mais
+réfléchissez donc, si vous pouvez. Est-ce que le bas-empire avait la
+boussole, la pile, l'imprimerie, le journal, la locomotive, le
+télégraphe électrique? Autant d'ailes qui emportent l'homme, et que le
+bas-empire n'avait pas! Où le bas-empire rampait, le dix-neuvième siècle
+plane. Y songez-vous? Quoi! nous reverrions l'impératrice Zoé, Romain
+Argyre, Nicéphore Logothète, Michel Calafate! Allons donc! Est-ce que
+vous vous imaginez que la providence se répète platement? Est-ce que
+vous croyez que Dieu rabâche?
+
+Ayons foi! affirmons! l'ironie de soi-même est le commencement de la
+bassesse. C'est en affirmant qu'on devient bon, c'est en affirmant qu'on
+devient grand. Oui, l'affranchissement des intelligences, et par suite
+l'affranchissement des peuples, c'était là la tâche sublime que le
+dix-neuvième siècle accomplissait en collaboration avec la France, car
+le double travail providentiel du temps et des hommes, de la maturation
+et de l'action, se confondait dans l'oeuvre commune, et la grande époque
+avait pour foyer la grande nation.
+
+Ô patrie! c'est à cette heure où te voilà sanglante, inanimée, la tête
+pendante, les yeux fermés, la bouche ouverte et ne parlant plus, les
+marques du fouet sur les épaules, les clous de la semelle des bourreaux
+imprimés sur tout le corps, nue et souillée, et pareille à une chose
+morte, objet de haine, objet de risée, hélas! c'est à cette heure,
+patrie, que le coeur du proscrit déborde d'amour et de respect pour toi!
+
+Te voilà sans mouvement. Les hommes de despotisme et d'oppression rient
+et savourent l'illusion orgueilleuse de ne plus te craindre. Rapides
+joies. Les peuples qui sont dans les ténèbres oublient le passé et ne
+voient que le présent et te méprisent. Pardonne-leur; ils ne savent ce
+qu'ils font. Te mépriser! grand Dieu, mépriser la France? Et qui
+sont-ils? Quelle langue parlent-ils? Quels livres ont-ils dans les
+mains? Quels noms savent-ils par coeur? Quelle est l'affiche collée sur
+le mur de leurs théâtres? Quelle forme ont leurs arts, leurs lois, leurs
+moeurs, leurs vêtements, leurs plaisirs, leurs modes? Quelle est la
+grande date pour eux comme pour nous? 89! S'ils ôtent la France de leur
+âme, que leur reste-t-il? Ô peuple! fût-elle tombée et tombée à jamais,
+est-ce qu'on méprise la Grèce? est-ce qu'on méprise l'Italie? est-ce
+qu'on méprise la France? Regardez ces mamelles, c'est votre nourrice.
+Regardez ce ventre, c'est votre mère.
+
+Si elle dort, si elle est en léthargie, silence et chapeau bas. Si elle
+est morte, à genoux!
+
+Les exilés sont épars; la destinée a des souffles qui dispersent les
+hommes comme une poignée de cendres. Les uns sont en Belgique, en
+Piémont, en Suisse, où ils n'ont pas la liberté; les autres sont à
+Londres, où ils n'ont pas de toit. Celui-ci, paysan, a été arraché à son
+clos natal; celui-ci, soldat, n'a plus que le tronçon de son épée qu'on
+a brisée dans sa main; celui-ci, ouvrier, ignore la langue du pays, il
+est sans vêtements et sans souliers, il ne sait pas s'il mangera demain;
+celui-ci a quitté une femme et des enfants, groupe bien-aimé, but de son
+labeur, joie de sa vie; celui-ci a une vieille mère en cheveux blancs
+qui le pleure; celui-là a un vieux père qui mourra sans l'avoir revu;
+cet autre aimait, il a laissé derrière lui quelque être adoré qui
+l'oubliera; ils lèvent la tête, ils se tendent la main les uns aux
+autres, ils sourient; il n'est pas de peuple qui ne se range sur leur
+passage avec respect et qui ne contemple avec un attendrissement
+profond, comme un des plus beaux spectacles que le sort puisse donner
+aux hommes, toutes ces consciences sereines, tous ces coeurs brisés.
+
+Ils souffrent, ils se taisent; en eux le citoyen a immolé l'homme; ils
+regardent fixement l'adversité, ils ne crient même pas sous la verge
+impitoyable du malheur: _Civis romanus sum!_ Mais le soir, quand on
+rêve,--quand tout dans la ville étrangère se revêt de tristesse, car ce
+qui semble froid le jour devient funèbre au crépuscule,--mais la nuit,
+quand on ne dort pas, les âmes les plus stoïques s'ouvrent au deuil et à
+l'accablement. Où sont les petits enfants? qui leur donnera du pain? qui
+leur donnera le baiser de leur père? où est la femme? où est la mère? où
+est le frère? où sont-ils tous? Et ces chansons qu'on entendait le soir
+dans sa langue natale, où sont-elles? où est le bois, l'arbre, le
+sentier, le toit plein de nids, le clocher entouré de tombes? où est la
+rue, où est le faubourg, le réverbère allumé devant votre porte, les
+amis, l'atelier, le métier, le travail accoutumé? Et les meubles vendus
+à la criée, l'encan envahissant le sanctuaire domestique! Oh! que
+d'adieux éternels! Détruit, mort, jeté aux quatre vents, cet être moral
+qu'on appelle le foyer de famille et qui ne se compose pas seulement des
+causeries, des tendresses et des embrassements, qui se compose aussi des
+heures, des habitudes, de la visite des amis, du rire de celui-ci, du
+serrement de main de celui-là, de la vue qu'on voyait de telle fenêtre,
+de la place où était tel meuble, du fauteuil où l'aïeul s'était assis,
+du tapis où les premiers-nés ont joué! Envolés, ces objets auxquels
+s'était empreinte votre vie! évanouie, la forme visible des souvenirs!
+Il y a dans la douleur des côtés intimes et obscurs où les plus fiers
+courages fléchissent. L'orateur de Rome tendit sa tête sans pâlir au
+couteau du centurion Lenas, mais il pleura en songeant à sa maison
+démolie par Clodius.
+
+Les proscrits se taisent, ou, s'ils se plaignent, ce n'est qu'entre eux.
+Comme ils se connaissent, et qu'ils sont doublement frères, ayant la
+même patrie et ayant la même proscription, ils se racontent leurs
+misères. Celui qui a de l'argent le partage avec ceux qui n'en ont pas,
+celui qui a de la fermeté en donne à ceux qui en manquent. On échange
+les souvenirs, les aspirations, les espérances. On se tourne, les bras
+tendus dans l'ombre, vers ce qu'on a laissé derrière soi. Oh! qu'ils
+soient heureux là-bas, ceux qui ne pensent plus à nous! Chacun souffre
+et par moments s'irrite. On grave dans toutes les mémoires les noms de
+tous les bourreaux. Chacun a quelque chose qu'il maudit, Mazas, le
+ponton, la casemate, le dénonciateur qui a trahi, l'espion qui a guetté,
+le gendarme qui a arrêté, Lambessa où l'on a un ami, Cayenne où l'on a
+un frère; mais il y a une chose qu'ils bénissent tous, c'est toi,
+France!
+
+Oh! une plainte, un mot contre toi, France! non, non! on n'a jamais plus
+de patrie dans le coeur que lorsqu'on est saisi par l'exil.
+
+Ils feront leur devoir entier avec un front tranquille et une
+persévérance inébranlable. Ne pas te revoir, c est là leur tristesse; ne
+pas t'oublier, c'est là leur joie.
+
+Ah! quel deuil! et après huit mois on a beau se dire que cela est, on a
+beau regarder autour de soi et voir la flèche de Saint-Michel au lieu du
+Panthéon, et voir Sainte-Gudule au lieu de Notre-Dame, on n'y croit pas!
+
+Ainsi cela est vrai, on ne peut le nier, il faut en convenir, il faut le
+reconnaître, dût-on expirer d'humiliation et de désespoir, ce qui est
+là, à terre, c'est le dix-neuvième siècle, c'est la France!
+
+Quoi! c'est ce Bonaparte qui a fait cette ruine!
+
+Quoi! c'est au centre du plus grand peuple de la terre; quoi! c'est au
+milieu du plus grand siècle de l'histoire que ce personnage s'est dressé
+debout et a triomphé! Se faire de la France une proie, grand Dieu! ce
+que le lion n'eût pas osé, le singe l'a fait! ce que l'aigle eût redouté
+de saisir dans ses serres, le perroquet l'a pris dans sa patte! Quoi!
+Louis XI y eût échoué! quoi! Richelieu s'y fût brisé! quoi! Napoléon n'y
+eût pas suffi! En un jour, du soir au matin, l'absurde a été le
+possible. Tout ce qui était axiome est devenu chimère. Tout ce qui était
+mensonge est devenu fait vivant. Quoi! le plus éclatant concours
+d'hommes! quoi! le plus magnifique mouvement d'idées! quoi! le plus
+formidable enchaînement d'événements! quoi! ce qu'aucun Titan n'eût
+contenu, ce qu'aucun Hercule n'eût détourné, le fleuve humain en marche,
+la vague française en avant, la civilisation, le progrès,
+l'intelligence, la révolution, la liberté, il a arrêté cela un beau
+matin, purement et simplement, tout net, ce masque, ce nain, ce Tibère
+avorton, ce néant!
+
+Dieu marchait, et allait devant lui. Louis Bonaparte, panache en tête,
+s'est mis en travers et a dit à Dieu: Tu n'iras pas plus loin!
+
+Dieu s'est arrêté.
+
+Et vous vous figurez que cela est! et vous vous imaginez que ce
+plébiscite existe, que cette constitution de je ne sais plus quel jour
+de janvier existe, que ce sénat existe, que ce conseil d'état et ce
+corps législatif existent! Vous vous imaginez qu'il y a un laquais qui
+s'appelle Rouher, un valet qui s'appelle Troplong, un eunuque qui
+s'appelle Baroche, et un sultan, un pacha, un maître qui se nomme Louis
+Bonaparte! Vous ne voyez donc pas que c'est tout cela qui est chimère!
+vous ne voyez donc pas que le Deux-Décembre n'est qu'une immense
+illusion, une pause, un temps d'arrêt, une sorte de toile de manoeuvre
+derrière laquelle Dieu, ce machiniste merveilleux, prépare et construit
+le dernier acte, l'acte suprême et triomphal de la Révolution française!
+Vous regardez stupidement la toile, les choses peintes sur ce canevas
+grossier, le nez de celui-ci, les épaulettes de celui-là, le grand sabre
+de cet autre, ces marchands d'eau de Cologne galonnés que vous appelez
+des généraux, ces poussahs que vous appelez des magistrats, ces
+bonshommes que vous appelez des sénateurs, ce mélange de caricatures et
+de spectres, et vous prenez cela pour des réalités! Et vous n'entendez
+pas au delà, dans l'ombre, ce bruit sourd! vous n'entendez pas quelqu'un
+qui va et vient! vous ne voyez pas trembler cette toile au souffle de ce
+qui est derrière!
+
+
+
+
+NOTES
+
+[1: (Très bien! très bien!) _Moniteur_.]
+
+[2: (Marques d'adhésion.) _Moniteur._]
+
+[3: (Nouvelles marques d'assentiment.) _Moniteur._]
+
+[4: Lettre lue à la cour d'assises par l'avocat Parquin qui, après
+l'avoir lue, s'écria: «Parmi les nombreux défauts de Louis-Napoléon, il
+ne faut pas du moins compter l'ingratitude.»]
+
+[5: _Cour des pairs_. Attentat du 6 août 1840, page 140; témoin,
+Geoffroy, grenadier.]
+
+[6: Le capitaine Col-Puygellier, qui lui avait dit: Vous êtes un
+conspirateur et un traître.]
+
+[7: _Cour des pairs_. Témoin Adam, maire de Boulogne.]
+
+[8: Le premier rapport adressé à M. Bonaparte, et où M. Bonaparte est
+qualifié _Monseigneur_, est signé FORTOUL.]
+
+[9: _Fragments historiques._]
+
+[10: _Cour des pairs_. Dépositions des témoins, p. 94.]
+
+[11: _Cour des pairs_. Dépositions des témoins, p. 75; voir aussi 81, 88
+à 94.]
+
+[12: _Cour des pairs_. Interrogatoire des inculpés, p. 13.]
+
+[13: _Cour des pairs_. Dépositions des témoins, p. 103, 185.]
+
+[14: «Le président:
+
+--Prévenu Querelles, ces enfants qui criaient ne sont-ils pas ces trois
+cents gueulards que vous demandiez dans une lettre?»
+
+(Procès de Strasbourg.)]
+
+[15: _Cour des pairs_. Dépositions des témoins, p. 143, 155,156 et 158.]
+
+[16: _Cour des pairs_. Dépositions des témoins, témoin Febvre,
+voltigeur, p. 142.]
+
+[17: Thibaudeau. _Histoire du Consulat et de l'Empire._]
+
+[18: «Toutes les illustrations du pays.» LOUIS BONAPARTE, _Appel au
+peuple_, 2 décembre 1851.]
+
+[19: «Le sénat a été manqué. On n'aime pas on France à voir des gens
+bien payés pour ne faire que quelques mauvais choix.»--Paroles de
+Napoléon. _Mémorial de Sainte-Hélène._]
+
+[20: _Rapport de la commission du budget du corps législatif_, juin
+1852.]
+
+[21: _Préambule de la constitution_.]
+
+[22: Crûment. Voyez les _Fourberies de Scapin_.]
+
+[23: _Extinction du paupérisme,_ p. 10.]
+
+[24: Lib. VII, cap. 31.]
+
+[25: De Republica, lib. I, cap. 40.]
+
+[26: Ep. 108.]
+
+[27: Lib. 111, cap. 5.]
+
+[28: Lib. VI, cap. 1.]
+
+[29: Ces trois colonels sont MM. Cailhassou, Dubarry et Policarpe.]
+
+[30: On lit dans une correspondance bonapartiste:
+
+«La commission nommée par les employés de la préfecture de police a
+estimé que le bronze n'était pas digne de reproduire l'image du Prince;
+c'est en marbre qu'elle sera taillée; c'est sur le marbre qu'on la
+superposera. L'inscription suivante sera incrustée dans le luxe et la
+magnificence de la pierre: «Souvenir du serment de fidélité au
+prince-président, prêté par les employés de la préfecture de police, le
+20 mai 1852, entre les mains de M. Piétri, préfet de police.»
+
+«Les souscriptions entre les employés, dont il a fallu modérer le zèle
+seront ainsi réparties: chef de division, 10 fr.; chef de bureau, 6 fr.;
+employés à 1,800 fr. d'appointements, 3 fr.; à 1,500 francs
+d'appointements, 2 fr. 50;--enfin à 1,200 fr. d'appointements, 2 fr. On
+calcule que cette souscription s'élèvera à plus de 6,000 francs.»]
+
+[31: L'auteur a voulu réserver uniquement au livre _Napoléon le Petit_
+ce chapitre, qui en fait partie intégrante. Il a donc récrit, pour
+l'_Histoire d'un Crime_ le récit de la Journée du 4 Décembre, avec de
+nouveaux faits, et à un autre point de vue.]
+
+[32: Un comité de résistance, chargé de centraliser l'action et de
+diriger le combat, avait été nommé le 2 décembre au soir par les membres
+de la gauche réunis en assemblée chez le représentant Lafou, quai
+Jemmapes, n° 2. Ce comité, qui dut changer vingt-sept fois d'asile en
+quatre jours, et qui, siégeant en quelque sorte jour et nuit, ne cessa
+pas un seul instant d'agir pendant les crises diverses du coup d'état,
+était composé des représentants Carnot, de Flotte, Jules Favre, Madier
+de Montjau, Michel de Bourges, Schoelcher et Victor Hugo.]
+
+[33: Le capitaine Mauduit. _Révolution militaire du 2 décembre_, p.
+217.]
+
+[34: Le témoin veut dire incalculable. Nous n'avons voulu rien changer
+au texte.]
+
+[35: On peut nommer le témoin qui a vu ce fait. Il est proscrit. C'est
+le représentant du peuple Versigny. Il dit:
+
+«Je vois encore, à la hauteur de la rue du Croissant, un malheureux
+limonadier ambulant, sa fontaine en fer-blanc sur le dos, chanceler,
+puis s'affaisser sur lui-même et tomber mort contre une devanture de
+boutique. Lui seul, ayant pour toute arme sa sonnette, avait eu les
+honneurs d'un feu de peloton.»
+
+Le même témoin ajoute: «Les soldats balayaient à coups de fusil des rues
+où il n'y avait pas un pavé remué, pas un combattant.»]
+
+[36: L'employé qui a dressé cette liste, est, nous le savons, un
+statisticien savant et exact, il a dressé cet état de bonne foi, nous
+n'en doutons pas. Il a constaté ce qu'on lui a montré et ce qu'on lui a
+laissé voir, mais il n'a rien pu sur ce qu'on lui a caché. Le champ
+reste aux conjectures.]
+
+[37: Le _Bulletin des lois_ publie le décret suivant, en date du 27
+mars:
+
+«Vu la loi du 10 mai 1838, qui classe les dépenses ordinaires des
+prisons départementales parmi celles qui doivent être inscrites aux
+budgets départementaux;
+
+«Considérant que tel n'est pas le caractère des dépenses occasionnées
+par les arrestations qui ont eu lieu à la suite des événements de
+décembre;
+
+«Considérant que les faits en raison desquels ces arrestations se sont
+multipliées se rattachaient à un _complot contre la sûreté de l'état_,
+dont la répression importait à la société tout entière, et que dès lors
+il est juste de faire acquitter par le trésor public l'excédant de
+dépenses qui est résulté de l'_accroissement extraordinaire_ de la
+population des prisons;
+
+«Décrète:
+
+«Il est ouvert au ministère de l'intérieur, sur les fonds de l'exercice
+1851, un crédit extraordinaire de 250,000 francs, applicable au payement
+des dépenses résultant des arrestations opérées à la suite des
+événements de décembre.»]
+
+[38: «Digne, le 5 janvier 1852:
+
+«Le colonel commandant l'état de siége dans le département des
+Basses-Alpes,
+
+«Arrête:
+
+«Dans le délai de dix jours, les biens des inculpés en fuite _seront
+séquestrés_ et administrés par le directeur des domaines du département
+des Basses-Alpes, conformément aux lois civiles et militaires, etc.
+
+ «FRIRION.»
+
+On pourrait citer dix arrêtés semblables des commandants d'état de
+siége. Le premier de ces malfaiteurs qui a commis ce crime de
+confiscation des biens et qui a donné l'exemple de ce genre d'arrêtés
+s'appelle Eynard. Il est général. Dès le 18 décembre il mettait sous le
+séquestre les biens d'un certain nombre de citoyens de Moulins; «parce
+que, dit-il avec cynisme, _l'instruction commencée ne laisse aucun
+doute_ sur la part qu'ils ont prise _à l'insurrection_ et aux pillages
+du département de l'Allier».]
+
+[39: Le chiffre des _condamnations_ intégralement maintenues (il s'agit
+en majeure partie de transportations) se trouvait, à la date des
+rapports, arrêté de la manière suivante:
+
+Par M. Canrobert 3,876
+Par M. Espinasse 3,625
+Par M. Quentin-Bauchard 1,634
+ -----
+ Total 9,135
+
+]
+
+[40: Voici, telle qu'elle est au _Moniteur_, cette dépêche odieuse:
+
+«Toute insurrection armée a cessé à Paris par une répression vigoureuse.
+La même énergie aura les mêmes effets partout.
+
+«Des bandes qui apportent le pillage, le viol et l'incendie se mettent
+hors des lois. Avec elles on ne parlemente pas, on ne fait pas de
+sommation, on les attaque, on les disperse.
+
+«Tout ce qui résiste doit être FUSILLÉ au nom de la société en légitime
+défense.»]
+
+[41: _Littérature et Philosophie mêlées_, 1830.]
+
+[42: Le président du tribunal de commerce, à Évreux refuse le serment.
+Laissons parler le _Moniteur_:
+
+«M. Verney, ancien président du tribunal de commerce d'Évreux, était
+cité à comparaître jeudi dernier devant MM. les juges correctionnels
+d'Évreux, en raison des faits qui ont dû se passer, le 29 avril dernier,
+dans l'enceinte de l'audience consulaire.
+
+«M. Verney est prévenu du délit d'excitation à la haine et au mépris du
+gouvernement.»
+
+Les juges de première instance renvoient M. Verney et le _blâment_ par
+jugement. Appel _a minima_. du procureur de la république». Arrêt de la
+cour d'appel de Rouen.
+
+La cour,
+
+«Attendu que les poursuites ont pour unique objet la répression du délit
+d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement;
+
+«Attendu que ce délit résulterait, d'après la prévention, du dernier
+paragraphe de la lettre écrite par Verney au procureur de la république
+à Évreux, le 26 avril dernier, et qui est ainsi conçue: «Mais il serait
+trop grave de revendiquer plus longtemps ce que nous croyons être le
+droit. La magistrature elle-même nous saura gré de ne pas exposer la
+robe du juge à succomber sous la force que nous annonce votre dépêche.»
+
+«Attendu que, _quelque blâmable qu'ait été la conduite de Verney dans
+cette affaire_, la cour ne peut voir dans les termes de cette partie de
+sa lettre le délit d'excitation à la haine et au mépris du gouvernement,
+puisque l'ordre en vertu duquel la force devait être employée pour
+empêcher de siéger les juges qui avaient refusé de prêter serment
+n'émanait pas du gouvernement;
+
+«Qu'il n'y a pas lieu dès lors de lui faire l'application de la loi
+pénale;
+
+«Par ces motifs,
+
+«Confirme le jugement dont est appel, sans dépens.»
+
+La cour d'appel de Rouen a pour premier président M. Franck-Carré,
+ancien procureur général près la cour des pairs dans le procès de
+Boulogne, le même qui adressait à M. Louis Bonaparte ces paroles: «Vous
+avez fait pratiquer l'embauchage et distribuer l'argent pour acheter la
+trahison.»]
+
+[43: Comme sénateur.]
+
+[44: Comme premier président de la cour d'appel de Rouen.]
+
+[45: Comme membre de son conseil municipal.]
+
+
+
+
+
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+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
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+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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