diff options
| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 01:46:55 -0700 |
|---|---|---|
| committer | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 01:46:55 -0700 |
| commit | 41ba696225093e35587f2104c597ff0d55a3043a (patch) | |
| tree | 28acb28c054cd0d919d78cb81bcf3c3a867c72f8 | |
| -rw-r--r-- | .gitattributes | 3 | ||||
| -rw-r--r-- | 22054-8.txt | 7654 | ||||
| -rw-r--r-- | 22054-8.zip | bin | 0 -> 112720 bytes | |||
| -rw-r--r-- | LICENSE.txt | 11 | ||||
| -rw-r--r-- | README.md | 2 |
5 files changed, 7670 insertions, 0 deletions
diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/22054-8.txt b/22054-8.txt new file mode 100644 index 0000000..d75aa3c --- /dev/null +++ b/22054-8.txt @@ -0,0 +1,7654 @@ +The Project Gutenberg EBook of Les vivants et les morts, by Anna de Noailles + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les vivants et les morts + +Author: Anna de Noailles + +Release Date: July 12, 2007 [EBook #22054] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VIVANTS ET LES MORTS *** + + + + +Produced by Pierre Lacaze, Laurent Vogel, Hugo Voisard and +the Online Distributed Proofreading Team at +https://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + + + + + + + + + +COMTESSE DE NOAILLES + +LES VIVANTS ET LES MORTS + + «L'âme des poètes lyriques fait réellement ce qu'ils se + vantent de faire.» + + Platon. + + + + + +PARIS + + + +DU MÊME AUTEUR + +POESIES + +LE COEUR INNOMBRABLE (Ouvrage couronné par +l'Académie française.) 1 vol. + +L'OMBRE DES JOURS 1 vol. + +LES EBLOUISSEMENTS 1 Vol. + +ROMANS + +LA NOUVELLE ESPERANCE 1 vol. + +LE VISAGE EMERVEILLE 1 vol. + +LA DOMINATION 1 vol. + + + + +COMTESSE DE NOAILLES + +LES VIVANTS +ET LES MORTS + +«L'âme des poètes lyriques fait réellement ce qu'ils se vantent +de faire.» + +PLATON. + +PARIS + +ARTHÈME FAYARD & Cie, EDITEURS +18-20, rue du Saint-Gothard, 18-20 + + + +_A MA MÈRE_ + + + + +I + +LES PASSIONS + +EUPHORION.--Je ne veux pas plus longtemps tenir à terre; laissez +mes mains, laissez mes boucles, laissez donc mes vêtements, ils +sont à moi... + +HELÈNE ET FAUST.--O pétulance! ô délire! On dirait un cor qui +sonne sur la vallée et sur le bois. A peine un jour serein donné +tu tends à t'élancer, du point où le vertige t'a pris, dans un +espace plein de douleurs... + +Goethe. + + +TU VIS, JE BOIS L'AZUR... + +Tu vis, je bois l'azur qu'épanche ton visage, +Ton rire me nourrit comme d'un blé plus fin, +Je ne sais pas le jour, où, moins sûr et moins sage, + Tu me feras mourir de faim. + +Solitaire, nomade et toujours étonnée, +Je n'ai pas d'avenir et je n'ai pas de toit, +J'ai peur de la maison, de l'heure et de l'année + Où je devrai souffrir de toi. + +Même quand je te vois dans l'air qui m'environne, +Quand tu sembles meilleur que mon coeur ne rêva, +Quelque chose de toi sans cesse m'abandonne, + Car rien qu'en vivant tu t'en vas. + +Tu t'en vas, et je suis comme ces chiens farouches +Qui, le front sur le sable où luit un soleil blanc, +Cherchent à retenir dans leur errante bouche + L'ombre d'un papillon volant. + +Tu t'en vas, cher navire, et la mer qui te berce +Te vante de lointains et plus brûlants transports. +Pourtant, la cargaison du monde se déverse + Dans mon vaste et tranquille port. + +Ne bouge plus, ton souffle impatient, tes gestes +Ressemblent à la source écartant les roseaux. +Tout est aride et nu hors de mon âme, reste + Dans l'ouragan de mon repos! + +Quel voyage vaudrait ce que mes yeux t'apprennent, +Quand mes regards joyeux font jaillir dans les tiens +Les soirs de Galata, les forêts des Ardennes, + Les lotus des fleuves indiens? + +Hélas! quand ton élan, quand ton départ m'oppresse, +Quand je ne peux t'avoir dans l'espace où tu cours, +Je songe à la terrible et funèbre paresse + Qui viendra t'engourdir un jour. + +Toi si gai, si content, si rapide et si brave, +Qui règnes sur l'espoir ainsi qu'un conquérant, +Tu rejoindras aussi ce grand peuple d'esclaves + Qui gît, muet et tolérant. + +Je le vois comme un point délicat et solide +Par delà les instants, les horizons, les eaux, +Isolé, fascinant comme les Pyramides, + Ton étroit et fixe tombeau; + +Et je regarde avec une affreuse tristesse, +Au bout d'un avenir que je ne verrai pas, +Ce mur qui te résiste et ce lieu où tu cesses, + Ce lit où s'arrêtent tes pas! + +Tu seras mort, ainsi que David, qu'Alexandre, +Mort comme le Thébain lançant ses javelots, +Comme ce danseur grec dont j'ai pesé la cendre + Dans un musée, au bord des flots. + +--J'ai vu sous le soleil d'un antique rivage +Qui subit la chaleur comme un céleste affront, +Des squelettes légers au fond des sarcophages, + Et j'ai touché leurs faibles fronts. + +Et je savais que moi, qui contemplais ces restes, +J'étais déjà ce mort, mais encor palpitant, +Car de ces ossements à mon corps tendre et preste + Il faut le cours d'un peu de temps... + +Je l'accepte pour moi ce sort si noir, si rude, +Je veux être ces yeux que l'infini creusait; +Mais, palmier de ma joie et de ma solitude, + Vous avec qui je me taisais, + +Vous à qui j'ai donné, sans même vous le dire, +Comme un prince remet son épée au vainqueur, +La grâce de régner sur le mystique empire + Où, comme un Nil, s'épand mon coeur, + +Vous en qui, flot mouvant, j'ai brisé tout ensemble, +Mes rêves, mes défauts, ma peine et ma gaîté, +Comme un palais debout qui se défait et tremble + Au miroir d'un lac agité, + +Faut-il que vous aussi, le Destin vous enrôle +Dans cette armée en proie aux livides torpeurs, +Et que, réduit, le cou rentré dans les épaules, + Vous ayez l'aspect de la peur? + +Que plus froid que le froid, sans regard, sans oreille, +Germe qui se rendort dans l'oeuf universel, +Vous soyez cette cire âcre, dont les abeilles + Ecartent leur vol fraternel! + +N'est-il pas suffisant que déjà moi je parte, +Que j'aille me mêler aux fantômes hagards, +Moi qui, plus qu'Andromaque et qu'Hélène de Sparte, + Ai vu guerroyer des regards? + +Mon enfant, je me hais, je méprise mon âme, +Ce détestable orgueil qu'ont les filles des rois, +Puisque je ne peux pas être un rempart de flamme + Entre la triste mort et toi! + +Mais puisque tout survit, que rien de nous ne passe, +Je songe, sous les cieux où la nuit va venir, +A cette éternité du temps et de l'espace + Dont tu ne pourras pas sortir. + +--O beauté des printemps, alacrité des neiges, +Rassurantes parois du vase immense et clos +Où, comme de joyeux et fidèles arpèges, + Tout monte et chante sans repos!... + + +J'AI TANT RÊVE PAR VOUS... + +J'ai tant rêvé par vous, et d'un coeur si prodigue, +Qu'il m'a fallu vous vaincre ainsi qu'en un combat; +J'ai construit ma raison comme on fait une digue, +Pour que l'eau de la mer ne m'envahisse pas. + +J'avais tant confondu votre aspect et le monde, +Les senteurs que l'espace échangeait avec vous, +Que, dans ma solitude éparse et vagabonde, +J'ai partout retrouvé vos mains et vos genoux. + +Je vous voyais pareil à la neuve campagne, +Réticente et gonflée au mois de mars; pareil +Au lis, dans le sermon divin sur la montagne; +Pareil à ces soirs clairs qui tombent du soleil; + +Pareil au groupe étroit de l'agneau et du pâtre, +Et vos yeux, où le temps flâne et semble en retard, +M'enveloppaient ainsi que ces vapeurs bleuâtres +Qui s'échappent des bois comme un plus long regard. + +Si j'avais, chaque fois que la douleur s'exhale, +Ajouté quelque pierre à quelque monument, +Mon amour monterait comme une cathédrale +Compacte, transparente, où Dieu luit par moment. + +Aussi, quand vous viendrez, je serai triste et sage, +Je me tairai, je veux, les yeux larges ouverts, +Regarder quel éclat a votre vrai visage, +Et si vous ressemblez à ce que j'ai souffert... + + +L'AMITIE + + «Je t'apporte le prix de ton bienfait...» + +Mon ami, vous mourrez, votre pensive tête + Dispersera son feu, +Mais vous serez encor vivant comme vous êtes + Si je survis un peu. + +Un autre coeur au vôtre a pris tant de lumière + Et de si beaux contours, +Que si ce n'est pas moi qui m'en vais la première, + Je prolonge vos jours. + +Le souffle de la vie entre deux coeurs peut être + Si dûment mélangé, +Que l'un peut demeurer et l'autre disparaître + Sans que rien soit changé; + +Le jour où l'un se lève et devant l'autre passe + Dans le noir paradis, +Vous ne serez plus jeune, et moi je serai lasse + D'avoir beaucoup senti; + +Je ne chercherai pas à retarder encore + L'instant de n'être plus; +Ayant tout honoré, les couchants et l'aurore, + La mort aussi m'a plu. + +Bien des fronts sont glacés qui doivent nous attendre, + Nous serons bien reçus, +La terre sera moins pesante à mon corps tendre + Que quand j'étais dessus. + +Sans remuer la lèvre et sans troubler personne, + L'on poursuit ses débats; +Il règne un calme immense où le rêve résonne, + Au royaume d'en-bas. + +Le temps n'existe point, il n'est plus de distance + Sous le sol noir et brun; +Un long couloir, uni, parcourt toute la France, + Le monde ne fait qu'un; + +C'est là, dans cette paix immuable et divine + Où tout est éternel, +Que nous partagerons, âmes toujours voisines, + Le froment et le sel. + +Vous me direz: «Voyez, le printemps clair, immense, + C'est ici qu'il naissait; +La vie est dans la mort, tout est, rien ne commence.» + Je répondrai: «Je sais.» + +Et puis, nous nous tairons; par habitude ancienne + Vous direz: «A demain.» +Vous me tendrez votre âme et j'y mettrai la mienne, + Puis, tenant votre main + +Je verrai, déchirant les limbes et leurs portes, + S'élançant de mes os, +Un rosier diriger sa marche sûre et forte + Vers le soleil si beau... + + +TU T'ELOIGNES, CHER ÊTRE... + +Tu t'éloignes, cher être, et mon coeur assidu +Surveille ta présence, au lointain scintillante; +Te souviens-tu du temps où, les regards tendus +Vers l'espace, ma main entre tes mains gisante, +J'exigeai de régner sur la mer de Lépante, +Dans quelque baie heureuse, aux parfums suspendus, +Où l'orgueil et l'amour halettent confondus? + +A présent, épuisée, immobile ou errante, +J'abdique sans effort le destin qui m'est dû. +Quel faste comblerait une âme indifférente? + +Je n'ai besoin de rien, puisque je t'ai perdu... + + +J'ESPÈRE DE MOURIR... + +J'espère de mourir d'une mort lente et forte, +Que mon esprit verra doucement approcher +Comme on voit une soeur entrebâiller la porte, +Qui sourit simplement et qui vient vous chercher. + +Je lui dirai: Venez, chère mort, je vous aime, +Après mes longs travaux, voici vos nobles jeux. +J'ai longtemps refusé votre secours suprême, +Car si le corps est las, l'esprit est courageux. + +Mais venez, délivrez un courage qui s'use, +Abrégez le combat, rendez à l'univers +L'immense poésie embuée et confuse +Dont mon âme et mon corps ont si longtemps souffert! + +Les torrents des rochers, le sable blond des rives, +Les vaisseaux balancés, l'Automne dans les bois, +Les bêtes des forêts, surprises et captives, +Méditaient dans mon coeur et gémissaient en moi! + +O mort, laissez-les fuir vers la forêt puissante, +Ces fauves compagnons de mon silence ardent! +Que leur native ardeur, féroce et caressante, +Peuple la chaude nuit d'un murmure obsédant. + +Ce n'était pas mon droit de garder dans mon être +Un aspect plus divin de la création; +De savoir tout aimer, de pouvoir tout connaître +Par les secrets chemins de l'inspiration! + +Ce n'était pas mon droit, aussi la destinée, +Comme un guerrier sournois, chaque jour, chaque nuit, +Attaquait de sa main habile et forcenée +Le sublime butin qui me comble et me nuit. + +Mais venez, chère mort; mon âme vous appelle, +Asseyez-vous ici et donnez-moi la main. +Que votre bras soutienne un front longtemps rebelle, +Et recueille la voix du plus las des humains: + +--Prenez ces yeux, emplis de vastes paysages, +Qui n'ont jamais bien vu l'exact et le réel, +Et qui, toujours troublés par de changeants visages, +Ont versé plus de pleurs que la mer n'a de sel. + +Prenez ce coeur puissant qu'un faible corps opprime, +Et qui, heurtant sans fin ses étroites parois, +Eut l'attrait du divin et le pouvoir des cimes, +Et s'élevait aux cieux comme la pierre choit. + +Ah! vraiment le tombeau qui dévore et qui ronge, +Le sol, tout composé d'étranges corrosifs, +L'ombre fade et mouillée où les racines plongent, +Le nid de la corneille au noir sommet des ifs, + +Pourront-ils m'accorder cette paix sans seconde, +Sommeil que mon labeur tenace a mérité, +Et saurai-je, en mourant, restituer au monde +Ce grand abus d'amour, de rêve et de clarté? + +Hélas! je voudrais bien ne plus être orgueilleuse, +Mais ce que j'ai souffert m'arrache un cri vainqueur. +Pour élancer encor ma voix tempétueuse +Il faudrait une foule, et qui n'aurait qu'un coeur! + + +QUE M'IMPORTE AUJOURD'HUI... + +Que m'importe aujourd'hui qu'un monde disparaisse! +Puisque tu vis, le temps peut glacer les étés, +Rien ne peut me frustrer de la sainte allégresse + Que ton corps ait été! + +Même lorsque la mort finira mon extase, +Quand toi-même seras dans l'ombre disparu, +Je bénirai le sol qui fut le flanc du vase + Où tes pieds ont couru! + +--Tu viens, l'air retentit, ta main ouvre la porte, +Je vois que tout l'espace est orné de tes yeux, +Tu te tais avec moi, que veux-tu qu'on m'apporte, + A moi qui suis le feu? + +La nuit, je me réveille, et comme une blessure, +Mon rêve déchiré te cherche aux alentours, +Et je suis cet avare éperdu, qui s'assure + Que son or luit toujours. + +Je constate ta vie en respirant, mon souffle +N'est que la certitude et le reflet du tien, +Déjà je m'enfuyais de ce monde où je souffre, + C'est toi qui me retiens. + +Parfois je t'aime avec un silence de tombe, +Avec un vaste esprit, calme, tiède, terni, +Et mon coeur pend sur toi comme une pierre tombe + Dans le vide infini! + +J'habite un lieu secret, ardent, mystique et vague +Où tout agit pour toi, où mon être est néant; +Mais le vaisseau alerte est porté par la vague, + Je suis ton Océan! + +Autrefois, étendue au bord joyeux des mondes, +Déployée et chantant ainsi que les forêts, +J'écoutais la Nature, insondable et féconde, + Me livrer des secrets. + +Je me sentais le coeur qu'un Dieu puissant préfère, +L'anneau toujours intact et toujours traversé +Qui joint le cri terrestre aux musiques des sphères, + L'avenir au passé. + +A présent je ne vois, ne sens que ta venue, +Je suis le matelot par l'orage assailli +Qui ne regarde plus que le point de la nue + Où la foudre a jailli! + +--Je te donne un amour qu'aucun amour n'imite, +Des jardins pleins du vent et des oiseaux des bois, +Et tout l'azur qui luit dans mon coeur sans limites, + Mais resserré sur toi. + +Je compte l'âge immense et pesant de la terre +Par l'escalier des nuits qui monte à tes aïeux, +Et par le temps sans fin où ton corps solitaire + Dormira sous les cieux. + +C'est toi l'ordre, la loi, la clarté, le symbole, +Le signe exact et bref par qui tout est certain, +Qui dans mon triste esprit tinte comme une obole, + Au retour du matin. + +--J'ai longtemps repoussé l'approche de l'ivresse, +L'encens, la myrrhe et l'or que portaient les trois rois; +Je disais: «Ce bonheur, s'il se peut, ô Sagesse, + Qu'il passe loin de moi! + +Qu'il passe loin de moi cet odorant calice; +Même en mourant de soif, je peux le refuser, +Si la consomption, les orgueils, le cilice + Protègent du baiser.» + +--Mais le Destin, pensif, alourdi, plein de songes, +M'indiquait en riant mon martyre ébloui. +L'avenir aimanté déjà vers nous s'allonge, + Tout ce qui vit dit oui. + +Tout ce qui vit dit: Prends, goûte, possède, espère, +Ta conscience aussi trouvera bien son lot, +Car l'amour, radieux comme un verger prospère, + Est gonflé de sanglots: + +De sanglots, de soupirs, de regrets et de rage +Dont il faut tout subir. Quelque chose se meurt +Dans l'empire implacable et sacré du courage, + Quand on fuit le bonheur! + +Et je disais: «Seigneur, ce bien, ce mal suprême, +Ma chaste volonté ne veut pas le saisir, +Mais mon être infini est autour de moi-même + Un cercle de désir; + +Des générations, des siècles, des mémoires +Ont mis leur espérance et leur attente en moi; +Je suis le lieu choisi où leur mystique histoire + Veut périr sur la croix.» + +Une âpre, une divine, une ineffable étreinte, +Un baiser que le temps n'a pas encor donné +Attendait, pour jaillir hors de la vaste enceinte, + Que mon désir fût né. + +Dans les puissants matins des émeutes d'Athènes +Ainsi courait un peuple ivre, agile, enflammé, +Que la Minerve d'or, debout sur les fontaines, + Ne pouvait pas calmer... + +--J'accepte le bonheur comme une austère joie, +Comme un danger robuste, actif et surhumain; +J'obéis en soldat que la Victoire emploie + A mourir en chemin: + +Le bonheur, si criblé de balles et d'entailles, +Que ceux qui l'ont connu dans leur chair et leurs os +Viennent rêver le soir sur les champs de bataille + Où gisent les héros... + + +JE DORMAIS, JE M'EVEILLE... + +Je dormais, je m'éveille, et je sens mon malheur. +--Comme un coup de canon qu'on tire dans le coeur, +Vous éclatez en moi, douleur retentissante! + +Un instant de sommeil est un faible rempart +Contre la Destinée, assurée et puissante. + +Ne verrai-je jamais vos fraternels regards, +N'entendrai-je jamais votre voix rassurante? +Quoi! Même avant la mort, il est de tels départs? +Qui parle en moi? Mon corps, mes pensers sont épars. +Je ne distingue plus ma chambre familière; +Peut-être ma raison a perdu sa lumière? +Un aussi grand chagrin n'est pas net aussitôt; +J'essaierai, mais pourrai-je accepter ce fardeau? + +Que seront mes repos, que seront mes voyages +Si je ne vois jamais l'air de votre visage? +Mon esprit, comme une âpre et morne éternité, +Embrasse un monde mort, des astres dévastés. +Je ne peux plus savoir, tant ma vie est exsangue, +Si c'est vous, ou si c'est l'univers qui me manque. +Et même en songe, dans la pensive clarté, +Je me débats encor pour ne pas vous quitter... + + +ON NE PEUT RIEN VOULOIR... + +On ne peut rien vouloir, mais toute chose arrive, +Je ne vous aime pas aujourd'hui tant qu'hier, +Mon coeur n'est plus une eau courant vers votre rive, +Mes pensers sont en moi moins divins, mais plus fiers. + +Je sais que l'air est beau, que c'est le temps qui brille, +Que la clarté du jour ne me vient pas de vous, +Et j'entends mon orgueil qui me dit: «Chère fille, +Je suis votre refuge éternel et jaloux. + +«Quoi, vous vouliez trahir le désir et l'attente? +Vous vouliez étancher votre soif d'infini? +Vous, reine du désert, qui dormez sous la tente, +Et dont le coeur vorace est toujours impuni? + +«Vous qui rêviez la nuit comme un palmier d'Afrique +A qui le vaste ciel arrache des parfums, +Vous avez souhaité cet humble amour unique +Où les pleurs consolés tarissent un à un! + +«Vous avez souhaité la tendresse peureuse, +L'élan et la stupeur de l'antique animal; +On n'est pas à la fois enivrée et heureuse, +L'univers dans vos bras n'aura pas de rival; + +«Comme le Sahara suffoqué par le sable +Vous brûlerez en vain, sans qu'un limpide amour +Verse à votre chaleur son torrent respirable, +Et vous donne la paix que vous fuiriez toujours...» + +--Et, tandis que j'entends cette voix forte et brève, +Je regarde vos mains, en qui j'ai fait tenir +Le flambeau, la moisson, l'évangile et le glaive, +Tout ce qui peut tuer, tout ce qui peut bénir. + +Je regarde votre humble et délicat visage +Par qui j'ai voyagé, vogué, chanté, souffert, +Car tous les continents et tous les paysages +Faisaient de votre front mon sensible univers. + +--Vous n'êtes plus pour moi ces jardins de Vérone +Où le verdâtre ciel, gisant dans les cyprès, +Semble un pan du manteau que la Vierge abandonne +A quelque ange éperdu qui le baise en secret. + +Vous n'êtes plus la France et le doux soir d'Hendaye, +La cloche, les passants, le vent salé, le sol, +Toute cette vigueur d'un rocher qui tressaille +Au son du fifre basque et du luth espagnol; + +Vous n'êtes plus l'Espagne, où, comme un couteau courbe +Le croissant de la lune est planté dans le ciel, +Où tout a la fureur prompte, funèbre et fourbe +Du désir satanique et providentiel. + +Vous n'êtes plus ces bois sacrés des bords de l'Oise, +Ce silence épuré, studieux, musical, +Ce sublime préau monastique, où l'on croise +Le songe d'Héloïse et les yeux de Pascal. + +Vous n'êtes plus pour moi les faubourgs du Bosphore +Où le veilleur de nuit, compagnon des voleurs, +Annonce que le temps coule de son amphore +Pesant comme le sang et chaud comme les pleurs. + +--Ces soleils exaltés, ces oeillets, ces cantiques, +Ces accablants bonheurs, ces éclairs dans la nuit, +Désormais dormiront dans mon coeur léthargique +Qui veut se repentir autant qu'il vous a nui; + +Allez vers votre simple et calme destinée; +Et comme la lueur d'un phare diligent +Suit longtemps sur la mer les barques étonnées, +Je verserai sur vous ma lumière d'argent... + + +UN JOUR, ON AVAIT TANT SOUFFERT... + +Un jour, on avait tant souffert, que le coeur même, +Qui toujours rebondit comme un bouclier d'or, +Avait dit: «Je consens, pauvre âme et pauvre corps, +A ce que vous viviez désormais comme on dort, +A l'abri de l'angoisse et de l'ardeur suprême...» + +Et l'on vivait; les yeux ne reconnaissaient pas +Les matins, la cité, l'azur natal, le fleuve; +Toute chose semblait à la fois vieille et neuve; +Sans que le pain nourrisse et sans que l'eau abreuve +On respirait pourtant, comme un feu mince et bas. +Et l'on songeait: du moins, si rien n'a plus sa grâce, +Si ma vie arrachée a rejoint dans l'espace +Le morne labyrinthe où sont les Pharaons; +Si je suis étrangère à ma voix, à mon nom; +Si je suis, au milieu des raisins de l'automne, +Un arbre foudroyé que la récolte étonne, +Je ne connaîtrai plus ces supplices charnels +Qui sont, de l'homme au sort, un reproche éternel. +Calme, lasse, le coeur rompu comme une cible, +J'entrerai dans la mort comme un hôte insensible... + +--Mais les fureurs, les pleurs, les cris, le sang versé, +Les sublimes amours qui nous ont harassés, +Les fauves bondissants, témoins de nos délires, +Ont suivi lentement le doux chant de la lyre +Jusque sur la montagne où nous nous consolions; +Les voici remuants, les chacals, les lions +Dont la soif et la faim nous font un long cortège... +--J'avais cru, mon enfant, que le passé protège, +Que l'esprit est plus sage et le coeur plus étroit, +Que la main garde un peu de cette altière neige +Que l'on a recueillie aux sommets purs et froids +Où plane un calme oiseau plus léger que le liège. +Mais hélas! quel orage étincelant m'assiège? +Lourde comme l'Asie et ses palais de rois, +Je suis pleine de force et de douleur pour toi! + + +JE ME DEFENDS DE TOI... + +Je me défends de toi chaque fois que je veille, +J'interdis à mon vif regard, à mon oreille, +De visiter avec leur tumulte empressé +Ce coeur désordonné où tes yeux sont fixés. +J'erre hors de moi-même en négligeant la place +Où ton clair souvenir m'exalte et me terrasse. +Je refuse à ma vie un baume essentiel. +Je peux, pendant le jour, ne pas goûter au miel +Que ton rire et ta voix ont laissé dans mon âme, +Où la plaintive faim brusquement me réclame... +--Mais la nuit je n'ai pas de force contre toi, +Mon sommeil est ouvert, sans portes et sans toit. +Tu m'envahis ainsi que le vent prend la plaine. +Tu viens par mon regard, ma bouche, mon haleine +Par tout l'intérieur et par tout le dehors. +Tu entres sans débats dans mon esprit qui dort. +Comme Ulysse, pieds nus, débarquait sur la grève; +Et nous sommes tout seuls, enfermés dans mon rêve. +Nous avançons furtifs, confiants, hasardeux, +Dans un monde infini où l'on ne tient que deux. +Un mur prudent et fort nous sépare des hommes, +Rien d'humain ne pénètre aux doux lieux où nous sommes. +Les bonheurs, les malheurs n'ont plus de sens pour nous; +Je recherche la mort en pressant tes genoux, +Tant mon amour a hâte et soif d'un sort extrême, +Et tu n'existes plus pour mon coeur, tant je t'aime! +Mon vertige est scellé sur nous comme un tombeau. +--Ce terrible moment est si brûlant, si beau, +Que lorsque lentement l'aube teint ma fenêtre, +C'est en me réveillant que je crois cesser d'être... + + +LA DOULEUR + + «Lion, supporte avec courage ton sort intolérable!» + HERODOTE. + +Quand la douleur est vaste, ardente, sans mélange, +Quand elle aveugle ainsi qu'un ténébreux soleil, +Elle est dans l'eau qu'on boit et dans le pain qu'on mange, + Et dans les rideaux du sommeil! + +Comme l'odeur du sel sur les routes marines, +Comme les chauds parfums de Corse ou d'Orient, +Elle emplit le poumon, étourdit la narine, + Et griffe ainsi qu'un diamant! + +Les arceaux de l'azur, le fier tranchant des cimes, +La longueur des cités et leurs hauts monuments, +Ne sont qu'une eau rampante et qu'un grisâtre abîme + Auprès de son envolement! + +--Douleur qui me comblez, chantez, voix infinie! +Attachez à mon cou vos froids colliers de fer; +Qu'importent l'esclavage et la dure agonie, + Je vois les mondes entr'ouverts! + +J'ai vu l'immensité moins vaste que mon être; +L'espace est un noyau que mon coeur contenait; +Je sais ce qu'est avoir, je sais ce qu'est connaître, + J'englobe ce qui meurt et naît! + +L'ange qui fit rêver Jésus sur la montagne, +Qui lui montra le monde et tenta son esprit, +M'a, dans les calmes soirs des verdâtres campagnes, + Tout soupiré et tout appris! + +Serai-je désormais l'ermite magnanime +Qui vit de son secret, par-delà les humains? +Pourrai-je conserver, dédaigneuse victime, + La solitude de mes mains? + +Pourrai-je, quand résonne, ô Printemps, ta cadence, +Ivre du seul orgueil et des seules pitiés, +Ecouter la secrète et chaste confidence + Qui va des soleils à mes pieds? + +O Douleur! je comprends, arrêtez vos batailles: +Au travers de mes pleurs j'entrevois vos projets; +Un chaud pressentiment m'éblouit et m'assaille; + C'est dans ce feu que je plongeais! + +Je sais,--moi qui vous tiens, vous respire, vous touche, +Moi qui vis contre vous et qui bois votre vin +Dans un dur gobelet collé contre ma bouche,-- + Quel est votre dessein divin; + +Vous préparez la vie avec vos sombres armes, +Le corps que vous brisez rêve d'éternité, +Hélas! les purs sanglots, les tremblements, les larmes + Aspirent à la volupté! + + +SEIGNEUR, POURQUOI L'AMOUR... + +Seigneur, pourquoi l'amour et son divin supplice +Sont-ils, entre deux coeurs noblement rapprochés, +Comme un glaive qui rend une inique justice, +Et qui toujours châtie un mystique péché? + +Tour à tour l'un des deux est votre humble victime, +Il doute, il est brûlant, bondissant, abattu; +Les regards hébétés il mesure l'abîme +Où le buisson ardent parlait, et puis s'est tu... + +--Mon Dieu, dans ces amours, la douleur est si forte +Que, malgré le courage, on ne peut pas vouloir +Être celui des deux qui chancelle, et qui porte +Tout le poids d'un si lourd et cuisant désespoir; + +Faut-il que l'un des deux seulement reste libre, +Que tour à tour l'on ait le calme ou le désir, +Et que l'amour ne soit que l'instable équilibre +D'être celui des deux qui ne va pas mourir? + +Faut-il que l'un des deux brusquement se repose +Dans le bonheur amer et puissant d'aimer moins, +Et d'être, à la faveur de cette froide pause, +Non plus le combattant vaincu, mais le témoin; + +D'être celui des deux qui n'est pas l'humble esclave +Dont on voit panteler la muette terreur, +Et dont les yeux, pareils à des torrents de lave, +Font un don infini de soupirs et de pleurs. + +--On a besoin parfois de la douleur de l'autre, +De ses bras suppliants, de son front inquiet +Penché comme celui du plus doux des apôtres +Sur son céleste ami, qui songe et qui se tait. + +On a besoin de voir sourdre au bord de la vie +Cet ineffable sang des larmes de cristal, +Offrande qui toujours répond à notre envie +D'épier la douleur et son puissant signal; + +--Et moi, qui me revêts de vos grâces précoces, +Comme un brûlant frelon dans un lis engouffré, +Cher être par qui j'ai, plus qu'à mon tour, pleuré, +Pourrai-je pardonner à mon âme féroce +La paix qui m'envahit quand c'est vous qui souffrez? + + +LE CHANT DU PRINTEMPS + + «O Moires infinies, déesses aériennes, dispensatrices + universelles, nécessairement infligées aux mortels!» + (_Hymnes Orphiques._) + +Le silence et les bruits, soudain, dans l'air humide +Ont ce soir un accent plus vaste et plus ardent; +Sur le vent aminci Février fuit, rapide, +Quelqu'un revient, je sens qu'il vient, c'est le Printemps! + +Hôte mystérieux, il est là sous la terre, +Il est près du branchage éploré des forêts, +Il monte, il s'est risqué, il ne peut pas se taire, +Et son premier frisson répand tous ses secrets! + +--Il passe, mais personne encore sur la route +Ne peut le soupçonner, je regarde, j'écoute: + +--Oui, je t'ai reconnu, sublime Dépouillé! +Sordide vagabond sans fleurs et sans feuillage, +Qui rampes, et répands sur les chemins mouillés +Cette clarté pensive et ces poignants présages! + +Oui, je t'ai reconnu, ton souffle est devant toi +Comme un tiède horizon où flotteront les graines; +Le silence attentif et fourmillant des bois +S'emplit furtivement de ta languide haleine. + +Oui, je t'ai reconnu à ce trouble du coeur +Qui arrête ma vie et la rend palpitante, +Je suis la chasseresse ayant surpris l'odeur +De la jeune antilope étourdie et courante! + +--Ah! qui me tromperait, Printemps terrible et doux, +Sur ton subtil arome et sur ta ressemblance, +Je sais ton nom secret que les lis et les loups +Proclameront la nuit dans le puissant silence! + +Je sais ton nom profond, chuchoté, recouvert, +Mystérieux, sournois, débordant, formidable, +Qui fait tressaillir l'eau, les écorces, les airs, +Et germer jusqu'aux cieux la cendre impérissable! + +C'est toi l'Eros des Grecs, au rire frémissant, +Le jeune homme à qui Pan, sonore et frénétique, +Enseigne un chant par qui le flot phosphorescent +Répond au long appel des astres pathétiques! + +C'est toi le renouveau, toi par qui l'aujourd'hui +Est différent d'hier comme le jour de l'ombre; +Toi qui, d'un autre bord où ton royaume luit, +Fais retentir vers nous des fanfares sans nombre. + +Un ordre plus formel que la soif, que la faim, +Commande par ta voix rapide, active, urgente, +Et du fond des taillis et des gouffres marins +Monte le chaud soupir des bêtes émergeantes! + +--Je te suivrai, Printemps, malgré les maux constants, +Je te suivrai, j'irai sans défense et sans armes +Vers ce vague bonheur qui brille au fond du temps +Comme un fixe regard irrité par les larmes! + +Je te suivrai, malgré le souvenir des morts, +Malgré tous les vivants engloutis dans mon âme, +Malgré mon coeur qui n'est qu'un gémissant effort, +Malgré mon fier esprit qui résiste et me blâme. + +--Mais quoi! ce n'est donc pas le neuf et frais bonheur +Qui ce soir me tentait par son doux sortilège? +Ces espoirs, ces souhaits, ces regrets, ces langueurs, +Hélas! c'est le passé, beau comme un long arpège; + +Hélas! c'est le passé, ce courage ingénu, +Ce sublime désir de mourir et de vivre +Que ma jeunesse avait quand je vous ai connu, +Vous, qui fûtes la page insigne dans le livre! + +Hélas! c'est le passé, ce parfum dans le vent, +Cet émoi dans les airs, ces grelots des voitures, +Cet orgueilleux besoin d'être encor plus vivant, +Et de recommencer, puisqu'hélas! rien ne dure! + +Ainsi je me croyais mêlée au renouveau, +Je ne suis que l'ardente et grave prisonnière +Qui sur ses poignets las sent le poids des anneaux, +Qui pleure sur la route et regarde en arrière! + +Hélas! c'est le passé que je cherche toujours, +C'est vers lui que j'allais! Comme s'il est possible +De retrouver le sacre unique de l'amour, +Et d'aborder encore à cette île sensible +Qui, désormais, n'a plus de barques alentour, +Et luit sur l'onde comme un roc inaccessible +Où des archers courants nous ont choisis pour cible... + + +JE VOUS AVAIS DONNE... + +Je vous avais donné tous les rayons du temps, + Les senteurs que l'azur épanche, +Et la lueur que fait, dans le Sud éclatant, + Le soleil sur les maisons blanches! + +Je n'ai jamais repris ce que je vous donnais, + Si bien que dans ces jours funestes +Je suis un étranger que nul ne reconnaît, + A qui rien du monde ne reste. + +Je vous avais donné les Chevaux du Matin + Qu'un dieu fait boire aux eaux d'Athènes, +Et le sanglot qui naît, sur le mont Palatin, + Du bruit des plaintives fontaines. + +Parfois, quand j'apportais entre mes faibles doigts + Le printemps qui luit et frissonne, +Vous me disiez: «Je n'ai de désir que de toi, + Coupe tes mains et me les donne.» + +Mais ces dons exaltés n'étaient pas suffisants, + La rose manque à la guirlande, +Je conservais encor la pourpre de mon sang, + Ce soir je vous en fais l'offrande. + +--O mon ami, prenez ce sang si gai, si beau, + Si fier, si rapide et si sage, +Qui, dans ses bonds légers, reflétait les coteaux, + Et la nuée à son passage! + +Que de mon coeur fervent à vos timides mains + Il coule, abondant et sans lie, +Afin que vous ayez, dans le désert humain, + Une coupe toujours emplie. + +Déjà mon front plaintif est moins brillant qu'hier, + Mais la douleur ne rend pas laide, +Le visage est sacré quand il est âpre et fier + Comme les sables de Tolède; + +Un visage est sacré quand il s'épuise et meurt + Comme un sol que l'été dévaste, +Sur qui les lourds pigeons et les ombres des fleurs + Font des taches sombres et vastes. + +Un destin est sacré quand il a contre lui + Toute une foule qui s'élance, +Et que, sous cet affront, il s'enivre, et qu'il luit + Comme l'olivier et la lance! + +Un destin est sacré quand il est ce soldat + Qu'un guerrier somme de se rendre, +Et qui, pressant toujours son fer entre ses bras, + S'écrie en riant: «Viens le prendre!» + +--Je ne rendrai qu'à vous les armes de mon coeur. +Mes dieux qui sont en Crète et dans l'île d'Egine, +Permettent que l'extrême et fidèle langueur +A cet excès de grâce et de douceur s'incline, +Mais nul autre que vous, sur les plus durs chemins, +Ne me verra pliant sous l'angoisse divine, +Laissant tomber mon front, laissant pendre mes mains, +Emmêlant mes genoux, telle qu'on imagine +Cléopâtre enchaînée au triomphe romain... + + +O MON AMI, SOUFFREZ... + +O mon ami, souffrez, je saurai par vos larmes, +Par vos regards éteints, par votre anxiété, +Par mes yeux plus puissants contre vous que des armes, +Par mon souffle, qui fait bouger vos volontés, + +Par votre ardente voix qui s'élève et retombe, +Par votre égarement, par votre air démuni, +Que ma vie a sur vous cet empire infini +Qui vous attache à moi comme un mort à sa tombe! + +O mon ami, souffrons, puisque jamais le coeur +Ne convainc qu'en ouvrant plus large sa blessure; +Puisque l'âme est féroce, et puisqu'on ne s'assure +De l'amour que par la douleur! + + +NOUS N'AVIONS PLUS BESOIN DE PARLER + +Nous n'avions plus besoin de parler, j'écoutais +Le rêve sillonner votre pensif visage; +Vous étiez mon départ, mes haltes, mes voyages, +Et tout ce que l'esprit conçoit quand il se tait. + +L'emmêlement des blés courbés, des ronciers même, +N'était pas plus serré ni plus inextricable +Que notre coeur uni, qui, comme le doux sable +Joignant le grain au grain, ne semble que lui-même. + +--Je me souviens surtout de ces soirs de Savoie +Où nos regards, pareils à ces vases poreux, +A ces alcarazas qu'un halo d'onde noie, +Scintillaient de plaisir, et se livraient entre eux +L'ineffable secret du rêve et de la joie. + +Soirs d'Aix! Soirs d'Annecy, ô villes renommées, +Qui mêlez aux senteurs des îles Borromées +Je ne sais quel plus franc et plus candide espoir, +Que j'aimais vos toits bleus, d'où montait la fumée, +Les cloches des couvents, qui tissaient dans le soir +De longs hamacs d'argent où l'âme inanimée +S'abandonnait, tandis que flottait, chaud, précis, +Le subjuguant parfum du café qu'on roussit. + +Je revois les soirs d'Aix, l'auberge et ses tonnelles, +La montagne si proche, accostant le ciel pur, +Les frais pétunias entassés sur le mur, +Le char rustique, avec le cheval qu'on dételle. + +Et les lacs! Soif des coeurs vous buvez à cette eau +Où passe comme un ange une barque à deux voiles! +Nous répétions tous deux, sans proférer de mots, +L'hymne éternel que dit le silence aux étoiles. + +Mon ami, votre esprit et ses nobles soupirs +Semblait plus que le mien altéré de sublime; +Mais déjà vos pensers recherchaient leurs loisirs; +Et la paix, mollement, a comblé vos abîmes... + +--C'est en moi seulement que rien ne peut finir. + + +J'AI VU A TA CONFUSE... + +J'ai vu à ta confuse et lente rêverie, +A ton front détourné, douloureux et prudent, +Que mon visage en pleurs, qui s'irrite et qui prie, + Te semble un masque ardent. + +En vain ta voix m'enchante et ton regard m'abreuve, +Et mon coeur éclatant se brise dans ta main; +Tu cherches vers le ciel quelque invisible preuve + De mon désir humain. + +Tu cherches quel étroit, quel oppressant symbole, +Mêlé de calme espoir, de silence et de Dieu, +Joindrait mieux que ne font les pleurs ou la parole, + Ton esprit et mes yeux. + +Et tandis que ton coeur, craintif et solitaire, +A mon immense amour n'est pas habitué, +Moi je suis devant toi comme du sang par terre + Quand un homme est tué... + + +JE MARCHAIS PRÈS DE VOUS... + +Je marchais près de vous, dans mon jardin d'enfance. +Le soir uni luisait; une calme innocence +Emanait des chemins, dépliés sous les cieux +Ainsi qu'un long secret franc et silencieux... +On entendait le lac, sur l'escalier de pierre, +Murmurer sa liquide et rêveuse prière +Qui, mollement, se heurte au languissant refus +Qu'oppose au coeur actif la nuit qui se repose... +Nous marchions lentement dans le verger touffu, +Où fraîchissait l'odeur des poiriers et des roses. +J'écoutais votre voix aux sons plaisants et doux. +Hélas! je vous aimais déjà pour quelque chose +De vague, d'infini, d'antérieur à vous... +Un peuple de silence environnait ma vie. +Les fleurs au front baissé, par la nuit asservies, +Exhalaient je ne sais quel confiant repos +Entre la calme nue et les miroirs de l'eau. +J'étais bonne pour vous, soigneuse, maternelle, +Je souffrais de sentir votre voix comme une aile +Battre votre gosier et haleter vers moi; +Ma main aux doigts muets s'irritait dans vos doigts; +L'aspect fidèle et sûr de la nuit renaissante +Me rendait ma jeunesse, attentive et pensante. +Quelle limpidité dans l'éther blanc et noir! +J'entendais s'échapper, des roses amollies, +L'éloge de l'altière et mystique folie +Qui brise le réel pour augmenter l'espoir... + +--O sublime vaisseau de la mélancolie, +Nul amour ne s'égale aux promesses du soir! + +Le lac, les secs soupirs des grillons dans les plaines, +Les pleurs minutieux de l'étroite fontaine, +L'espace recueilli et cependant pâmé, +Libéraient tout à coup, de ses rêveuses chaines, +Le désir éternel en mon coeur enfermé; +Je songeais, par delà les présences humaines; +Votre voix me devint inutile et lointaine: + +Je n'avais plus besoin de vous pour vous aimer... + + +TEL L'ARBRE DE CORAIL... + +Tel l'arbre de corail dans les mers pacifiques, +Le rose crépuscule, en l'azur transparent +Jette un feu vaporeux, et mes regards errants +Boivent ce vin rêveur des soirs mélancoliques! + +Un oiseau printanier, comme un fifre enchanté +Gaspille de gais cris, acides, brefs, suaves. +L'univers vit en lui, son ardeur sans entrave +Hèle, et semble attirer le vaisseau de l'été! + +--Qui veux-tu fasciner, oiseau de douce augure? +Les morts restent des morts, et les vivants sont las +D'avoir tant de fois vu, sur de froides figures, +Le destin qui les guette et qui les accabla! + +Je sens bien que le ciel est tiède; l'étendue +Balance sur son lac la promesse et l'espoir. +Une étoile, incitant l'hirondelle éperdue, +Fait briller son céleste et liquide abreuvoir. + +Et tout est orageux, furtif, païen, mystique; +Les rêves des humains, aussi vieux que le temps, +Groupent leur frénésie, hésitante ou panique, +Dans la vasque odorante et moite du printemps! + +Les nuages pourprés traînent comme un orage +Dont on a dispersé la foudre et le chaos; +Tout se dilue et luit. Ciel au calme visage, +Tu viens séduire l'homme et les yeux des oiseaux! + +--Pauvre oiseau, est-ce donc ces trompeuses coutumes, +Renaissant chaque fois que s'étend la tiédeur, +Qui te font oublier l'incessante amertume +D'un monde qui transmet la ciguë et les pleurs? + +Ton délire est le mien; je sais qu'on recommence +A rêver, à vouloir, d'un coeur naïf et plein, +Chaque fois qu'apparaît le ciel d'un bleu de lin; +Et que le courage est une longue espérance... + +Oui, l'espace est joyeux, le vent, dans l'arbrisseau, +D'un doigt aérien creuse une flûte antique. +L'univers est plus vif qu'un bondissant cantique; +Les fleuves, mollement, gonflent sous les vaisseaux; +Les torrents, les brebis viennent d'un même saut +Ecumer dans la plaine, où l'hiver léthargique +Fond, et suspend sa brume aux hampes des roseaux. + +L'eau s'arrache du gel, le lait emplit la cruche, +Les abeilles, ainsi que des fuseaux pansus, +Vont composer le miel au liquide tissu, +Blond soleil familier de l'écorce et des ruches! + +C'est cet allègre éveil que tes yeux ont perçu: +Oiseau plein de grelots, ô hochet des Ménades, +Héros bardé d'azur, calice rugissant, +Je t'entends divaguer! Tes montantes roulades +Ont l'invincible élan des jets d'eau bondissants. + +Matelot enivré dans la vergue des arbres, +Tu mens en désignant de tes cris éblouis +Des terres de délice et des golfes de marbre, +Et tout ce que l'espoir a de plus inouï; + +Mais c'est par ce sublime et candide mensonge, +Par ce goût de vanter ce qu'on ne peut saisir, +Que l'esclavage humain peut tirer sur sa longe, +Et que parfois nos jours ressemblent au désir! + + +T'AIMER. ET QUAND LE JOUR TIMIDE... + +T'aimer. Et quand le jour timide va renaître, +Entendre, en s'éveillant, derrière les fenêtres, +Les doux cris jaillissants, dispersés, des oiseaux, +Eclater et glisser sur la brise champêtre +Comme des grains légers de grenades sur l'eau... +--T'espérer! Et sentir que le golfe halette +En bleuâtres soupirs vers le ciel libre et clair; +Et voir l'eucalyptus, dans la liqueur de l'air, +Agiter son feuillage ainsi que des ablettes! +--Voir la fête éblouie et profonde des cieux +Recommencer, et luire ainsi qu'au temps d'Homère, +Et, bondissant d'amour dans la sainte lumière, +La montagne acérée incisant le ciel bleu! +--Et t'attendre! Goûter cette impudique ivresse +De songer, sans encor les avoir bien connus, +A ton regard voilé d'amour, à tes bras nus, +Au doux vol hésitant de ta jeune caresse +Qui semble un chaud frelon par des fleurs retenu! +--Et puis te voir enfin venir entre les palmes, +Innocent, assuré, sans crainte, les yeux calmes, +Vers mes bras enivrés où le destin fatal +Te pliera durement et te fera du mal; +Alors saisir tes mains, comme la brusque chèvre +Mord la fleur de cassie et rompt le myrte étroit; +Et, les yeux clos, avoir, pour la première fois, +Bu l'humide tiédeur qui dort entre tes lèvres... +--O cher pâtre, inquiet et désormais terni. +J'ai vécu pour cela, qui est déjà fini! + + +CANTIQUE + + «Amphore de Cécrops, verse ta rosée bachique!» + (Anthologie grecque.) + +Mon amour, je ne puis t'aimer: le jour éclate +Comme un blanc incendie, au mont des aromates! +Le gazon, telle une eau, fraîchit au fond des bois: +Un délire sacré m'entraîne loin de toi. +--Cette odeur de soleil étreignant la prairie, +Ce doux hameau, cuisant comme une poterie, +Avec ses toits de brique, ardents, pourpres, poreux, +Et le calme palmier de Bethléem près d'eux, +Cette abeille qui danse, ivre, imprudente et brave, +Dans les bleus diamants de la chaleur suave, +Me font un corps céleste, aux dieux appareillé! +--L'aigu soleil extrait des fentes du laurier, +Des étangs sommeillants où le serpent vient boire, +Une opaque senteur qui semble verte et noire. +L'été, de tous côtés sur le temps refermé, +Noie de lueurs l'azur, étale et parfumé; +La montagne bleuâtre a l'aspect héroïque +Du bouclier d'Achille et des guerriers puniques, +Et je me sens pareille à quelque aigle hardi +Dont le vol palpitant touche des paradis! +Mais je ne puis t'aimer! + --Etincelants atomes, +Jardins voluptueux, confitures d'aromes, +Baisers dissous, coulant dans les airs qui défaillent, +Chaude ivresse en suspens, lumière qui tressaille, +Navires au lointain se détachant du port, +Promettant plus d'espoir que la gloire et que l'or, +Dont le pont clair est comme un pays sans rivage, +Ressemblant au désir, ressemblant au nuage, +Et dont les sifflements et la sourde vapeur +Dispensent un diffus et sensuel bonheur!... +--O sifflets des vaisseaux, mugissements languides, +Nostalgiques appels vers les îles torrides, +Sourde voix du taureau, plein d'ardeur et d'ennui, +A qui Pasiphaé répondait dans la nuit!... +--Non, je ne puis t'aimer, tu le sens; les dieux mêmes +Sont venus vers mon coeur afin que je les aime; +Laisse-moi diriger mes pas dansants et sûrs +Vers mes frères divins qui règnent dans l'azur! +--Mais toi, lorsque le soir répandra de son urne +L'ardeur mélancolique et les cendres nocturnes, +Lorsqu'on verra languir l'air et l'arbre étonnés, +Lorsque tout l'Univers viendra se confiner +Au cercle étroit du coeur; quand, dans l'ombre qui mouille, +On entendra le chant acharné des grenouilles +Quand tout sera furtif, secret, mystérieux, +O mon ami, rends-moi le soleil de tes yeux! +Plus beaux que la clarté, plus sûrs, plus saisissables, +Nous goûterons ensemble un bonheur misérable. +Tes deux bras s'ouvriront comme des routes d'or +Où mes rêves courront sans halte et sans effort; +La douce ombre que fait ton menton sur ta gorge +Sera comme un pigeon traversant un champ d'orge; +Je verrai dans tes yeux profonds et fortunés +Tout ce que l'Univers n'a pas pu me donner: +O grain d'encens par qui l'on goûte l'Arabie! +Etroit sachet humain où je touche et déplie +Des parfums, des pays, des temps, des avenirs, +Plus que mon vaste coeur ne peut en contenir!... + +--Ainsi, qu'avais-je fait pendant cette journée? +J'étais ivre, j'étais éblouie! Etonnée, +Je parlais à travers les siècles transparents +Aux bergers grecs, chantant sur le bord des torrents. +La jeunesse, l'immense, aveuglante jeunesse +Me leurrait de sa longue, expectante paresse, +Et je ne pensais pas qu'il faut, pour être heureux, +Être comme un troupeau attendri et peureux +Qui, lorsque naît la nuit provocante et bleuâtre, +Se range sous la main et sous la voix du pâtre. +--Mais le jour chancelant a quitté l'horizon. +Un doux soupir entr'ouvre et creuse les maisons, +Voici la nuit: l'air fuit, pressé, glissant, agile, +Esclave libéré qui rejoint son asile. +Deux ormeaux délicats, sous les brises penchants, +Sont deux syrinx feuillues d'où s'élancent des chants. +La lune plie au poids des nuages de jade, +Comme un rocher poli sent bondir les dorades. +Nous sommes seuls; le soir semble nous engloutir. +J'ai besoin d'un vivant, d'un constant avenir! +Retiens par ta multiple et claire exubérance +Mon âme qu'attiraient l'espace et le silence; +J'ai besoin de ton souffle humain, qui dit: «Je suis +Le compagnon sensible et mortel qui te suit +Sur la route incertaine, et, plus tard, dans la terre +Où tu seras poussière, oubli, ombre et poussière. +Je suis ton âme ailée, et ce qui restera +De toi, lorsque tes yeux, tes lèvres et tes bras, +Dont tu fis une aurore, une lyre, une épée, +Seront aussi oisifs que des branches coupées...» + +Ainsi me parlera la voix de cet ami. +Alors, malgré l'élan de mon coeur insoumis, +Portant dans mon esprit plus d'éclairs, de vertige +Que la fougère n'a de pollen sur sa tige, +Que dans sa profondeur et sa nappe la mer +N'a de scintillements argentés et amers, +Je fermerai sur toi, créé à mon image, +Le cercle de mon rêve, où l'étoile des Mages +Vers quelque nouveau dieu me conduisait toujours. +J'étais comme un prophète éveillé sur les tours, +Et qui, s'émerveillant d'avoir compris les causes +Que l'obscur Univers à son esprit propose, +Appelle avec une ivre et sacrilège ardeur +Plus d'astres, de secrets, d'orage et de douleur! +--Mais ces ambitions d'une âme insatiable, +Sont un désert, gonflé de tempête et de sable. +Je préfère à ce faste, à ces âpres transports, +La douceur de ton âme alliée à ton corps, +Ces moments infinis, concentrés, chauds et tristes +Où mon coeur, par le tien, reconnaît qu'il existe, +Où, lorsque le désir avide et violent +Se dilue en un rêve harassé, grave et lent +Par qui l'âme est soudain comblée et raffermie, +Je sens,--ô mon ami ailé, suave, humain,-- +Ton visage pensif enfoncer dans ma main +Son odeur de nuée et de rose endormie... + + +AVOIR TOUT ACCUEILLI... + +Avoir tout accueilli et cesser de connaître! +J'avais le poids du temps, la chaleur de l'été, +Quoi donc? Je fus la vie, et je vais cesser d'être + Pendant toute l'éternité! + +J'ai voulu vivre afin d'épuiser mon courage, +Afin d'avoir pitié, afin d'aimer toujours, +Afin de secourir les humains d'âge en âge, +Puisque l'ambition n'est qu'un plus long amour... + +--Un bondissant désir comme un torrent me gagne, +Ah! que je hante encor le sommet des montagnes, +Que je livre mes bras aux vents de l'Occident; +Le vert genévrier de ses senteurs me grise, +Un frein couvert d'écume éclate entre mes dents, +Se pourrait-il vraiment que l'univers détruise + Ce qu'il a fait de plus ardent! + + +LA MUSIQUE DE CHOPIN + + Tandis que ma mère jouait un prélude de Chopin. + +Le vent d'automne, usant sa rude passion, +Elague le jardin et disperse les fleurs, +Et les arbres, emplis de force et de fureur, +Avec des mouvements de dénégation +Refusent d'écouter ce sombre séducteur... + +Une humidité terne, éplorée, abattue, +Enveloppe l'étang, se suspend aux statues, +Rôde ainsi qu'une lente et romanesque amante. +La nue est alourdie et pourtant plus distante. +Le vent, comme un torrent déversé dans l'allée, +Roule avec une voix cristalline et fêlée +Des graviers reluisants et des pommes de pin... +Et, dans la maison froide où je rentre soudain, +Un prélude houleux et grave de Chopin, +Profond comme la mer immense et remuée, +Pousse jusqu'en mon coeur ses sonores nuées! +--O sanglots de Chopin, ô brisements du coeur, +Pathétiques sommets saignant au crépuscule, +Cris humains des oiseaux traqués par les chasseurs +Dans les roseaux altiers de la froide Vistule! +Soupirs! Gémissements! Paysages du pôle +Qu'entr'ouvre le boulet d'un soleil rouge et rond, +Noir cachet de la foudre au coeur chenu des saules, +Tristesse de la plaine et des cris du héron! +O Chopin, votre voix, qui reproche et réclame, +Comme un peuple affamé se répand dans nos âmes; +Vous êtes le martyr sur le gibet divin; +Votre bouche a goûté le fiel au lieu du vin; +Toute offense a meurtri votre coeur adorable; +La mer se plaint en vous et arrache les sables, +Chopin! Et nous pleurons les bonheurs refusés, +Tandis que votre sombre et musicale rage +S'étend, sur l'horizon chargé de lourds nuages, +Comme un grand crucifix de cris entre-croisés! + + +TU RESSEMBLES A LA MUSIQUE... + +Tu ressembles à la musique +Par la détresse du regard, +Par l'égarement nostalgique +De ton sourire humble et hagard; + +Les plus avides mélodies +Qui me boivent le sang du coeur, +N'ont pas de forces plus hardies +Que ta faiblesse et ta pâleur. + +Les lumières dans les églises +Ont le même rayonnement +Que ton visage, où je me grise +Du goût d'un nouveau sacrement. + +--Tu n'es qu'un enfant qui défaille, +Mais, par les rêves de mon coeur, +Tu ressembles à la bataille, +A Jésus parmi les docteurs, +Aux héros morts sous les murailles, +A tout ce qui lutte et tressaille, +Au Cid sur un cheval dansant, +Au martyr dans le Colisée. +Sur qui la bête, harassée, +Passe, comme un linge apaisant +Tout trempé d'amour et de sang, +Sa langue calme et reposée... + + +JE T'AIME ET CEPENDANT... + + Si vous m'aimez, dites combien vous m'aimez... + SHAKESPEARE (Antoine et Cléopâtre). + +Je t'aime, et cependant, jamais tes ennemis +Contre ton doux esprit ne se seraient permis +La lucide, subtile et lâche violence +Que mon amour pour toi exerçait en silence. +Je t'aime et, dans mon coeur, je t'ai fait tant de tort +Que tu fus un instant devant moi comme un mort, +Comme un supplicié que la foule abandonne, +A qui sa mère, enfin, ne veut pas qu'on pardonne... +J'ai méprisé ta joie, ta peine, ton labeur, +Ta tristesse, ta paix, ton courage et ta peur, +Et jusqu'au sang charmant dont je vis par tes veines. +Mes yeux ne voyaient pas où finirait ma haine; +Mais j'ai fait tout ce mal pour ne pas défaillir +Du seul enchantement de ton clair souvenir; +Pour pouvoir vivre encor, sans gémir dans l'extase +Que tu sois ce parfum et que tu sois ce vase; +Pour respirer un peu, sans que le jour et l'air +M'assaillent de tes yeux plus brisants que la mer; +J'ai fait ce mal pour mieux pouvoir, dans mon refuge, +Scruter le fond soumis de mon coeur qui te juge, +Car moi qui te voulais enchaîné dans les rangs, +Courbé comme un captif sous les yeux du tyran, +Je presse dans mes mains, si hautaines, si graves, +Tes pieds humbles et doux qui sont tes deux esclaves... + + +EN ECOUTANT SCHUMANN + +Quand l'automne attristé, qui suspend dans les airs +Des cris d'oiseaux transis et des parfums amers, +Et penche un blanc visage aux branches décharnées, +Reviendra, mon amour, dans la prochaine année, +Quels seront tes souhaits, quels seront mes espoirs? +Rêverons-nous encor tous deux comme ce soir, +Dans la calme maison qu'assaille la rafale, +Où l'humble cheminée, en rougeoyant, exhale +Une humide senteur de fumée et de bois? +Entendrons-nous, mes mains se reposant sur toi, +Ces grands chants de Schumann, exaltés, héroïques, +Où le désir est fier comme un sublime exploit, +Où passe tout à coup la chasse romantique +Précipitant ses bonds, ses rires, ses secrets +Dans le gouffre accueillant des puissantes forêts? + +--O Schumann, ciel d'octobre où volent des cigognes! +Beffroi dont les appels ont des sanglots d'airain: +Jeunes gens enivrés, dans les nuits de Cologne, +Qui contemplez la lune éparse sur le Rhin! +Carnaval en hiver, quand la froide bourrasque +Jette au détour des ponts les bouquets et les masques, +--Minuit sonne à la sombre horloge d'un couvent,-- +Un falot qui brillait est éteint par le vent... +--Et puis, douleur profonde, inépuisable, avide, +Qui monte tout à coup comme une pyramide, +Comme un reproche ardent que ne peut arrêter +La trompeuse, chétive, amère volupté! +--O musique, par qui les coeurs, les corps gémissent, +Musique! intuition du plaisir, des supplices, +Ange qui contenez dans vos chants oppressés +La somme des regards de tous les angoissés, +Vous êtes le vaisseau dansant dans la tempête! +Avec la voix des morts, des héros, des prophètes, +Dans les plus mornes jours vous faites pressentir +Qu'il existe un bonheur qui ressemble au désir! +--Pourtant je vois, là-bas, dans l'ombre dépouillée +Du jardin où le vent d'automne vient gémir, +Les trahisons, les pleurs, les âmes tenaillées, +La vieillesse, la mort, la terre entre-baillée... + + +QU'AI-JE A FAIRE DE VOUS... + +Qu'ai-je à faire de vous qui êtes éphémère, +Trop douce matinée, éther bleuâtre et chaud, +O jubilation insensée et légère +D'un moment que le temps engloutira si tôt? + +Je vois que le lac tiède est comme une corbeille, +Immobile et rêvant, et si chargé d'azur +Qu'il cherche à déverser son poids luisant et pur, +Et que le vert feuillage a des bouquets d'abeilles! + +Je vois de blancs oiseaux, comme des nénuphars +Se poser sur les flots que l'air croise et décroise, +Et les parfums monter, tranchants comme des dards, +Dans l'azur frais, couleur de gel et de turquoise! + +Les jardins ont l'aspect calme des paradis, +Partout c'est le repos, le bourdonnant silence; +Un matinal parfum de joie et d'abondance +Exhale tendrement l'attente de midi. + +Qu'est-ce donc qui m'empêche, ô terre complaisante, +Doux éther caressant, sourire bleu des flots, +Nature sans mémoire et toujours renaissante, +De rentrer dans votre ample et sinueux complot? + +Ma jeunesse est en vous, les arbres, le rivage, +Le temps qui se balance et ne s'écoule pas, +Les matins toujours gais, les soirs pensants et sages +Ont gardé mes regards, mes rêves et mes pas; + +Mais moi j'ai poursuivi la route, je dépasse +Votre extase alanguie et votre enchantement, +J'habite un continent dispersé dans l'espace, +Où l'âme a son domaine et son déchaînement. + +Pays sans arbre, et plus dévasté que la lune, +Où sont les souvenirs, les morts, les passions, +Et, brûlante douleur parmi les infortunes, +Les tragiques matins de nos déceptions. + +Mais aujourd'hui, ayant goûté toute amertume, +Je suis sans volonté; les mouvements du sort, +Amenant à mes pieds la vague et son écume, +Font un long bercement qui me lasse et m'endort. + +Les brouillards ont glacé la Sibylle de Cumes! + +--O désir! J'ai connu votre soif, votre faim, +Vos passions de l'âme et vos brûlants théâtres; +Mais l'incendie altier et mortel s'est éteint; +Nous sommes à présent, mon coeur et le destin, +Comme deux ennemis qui, s'estimant enfin, + Cessent de se combattre... + + +BENISSEZ CETTE NUIT... + +Bénissez cette nuit alanguie et biblique, +Prêtresse du coteau, palme mélancolique! +Car voici le berger dont mon rêve est hanté... + +--Cher pâtre, accepte enfin la douce volupté. +Quelle frayeur déjà te pâlit et t'oppresse? +Mon amour, montre-toi doux envers la caresse. +Si tu veux, sois absent, étranger, endormi; +Ferme tes calmes yeux, davantage, à demi; +Ferme tes yeux, afin que cette neuve aurore, +Que les tendres baisers dans l'esprit font éclore, +Se lève lentement sous tes cils abaissés, +Sans que ton innocent orgueil en soit blessé! +Qu'aimais-tu dans ta vie adolescente et fraîche? +La course dans les prés, le mol parfum des pêches, +Le transparent sommeil à l'ombre du bouleau, +Le rire des flots bleus dans les vives calanques? +Mais l'amour est un fruit plus vivant et plus beau, +Tout composé de pulpe et d'âme, où rien ne manque... + +Quitte cet air craintif, ce regard dédaigneux, +C'est l'immortel plaisir qui rira dans tes yeux, +Ainsi que l'aloès brise sa sombre écorce, +Quand tu seras pareil, perdant ta faible force, +A ces jeunes guerriers, orgueilleux et mourants, +Qui gagnaient la bataille ardente en succombant... +Hélas! ta douce main dans mes mains se débat; +Ecoute, rien ne peut s'expliquer ici-bas. +Pourquoi ce ciel d'été, ces calmes rêveries +Du peuplier, debout sur la fraîche prairie, +Qui semble étudier, mage silencieux, +Les nuages qui sont le mouvement des cieux? +Pourquoi cet abondant murmure des fontaines, +Ces sureaux engourdis par leur suave haleine, +Ces carillons légers, s'envolant des couvents, +Comme un pommier mystique effeuillé par le vent?... + +Ah! ces nobles langueurs que jamais rien n'exprime, +Ces silences, comblés de promesses sublimes, +Le soir, cette fumée aux toits bleus des hameaux, +Ces rêves des bergers, jouant du chalumeau +Tandis que les brebis, dans la vallée herbeuse, +Ont le robuste éclat d'une plante laineuse, +Ces bonheurs du matin juvénile, où le corps +Rejoint l'éternité en dépassant la mort, +Ces besoins éperdus de pitié ou de rage, +Ces soleils, embrasant de muets paysages, +Tu les posséderas comme un raisin qu'on mord, +Dans le bonheur gisant qui ressemble à la mort! +Ainsi sois bienveillant, doux envers la caresse; +Console, et, si tu peux, abolis ma tendresse. +Je meurs d'une suave et vaste vision: +J'aime en toi l'infini avec précision; +Pour cacher mon ardeur aux regards des étoiles, +Cher pâtre, étends sur moi tes deux mains comme un voile. +Vois, je serai, mes bras pressés à tes côtés, +Comme un fleuve immortel enserrant la cité. +Mais ton front est sévère et ta voix est confuse; +Va-t'en, déjà le jour élance ses clartés. +J'entends dans les taillis tourner le vol des buses; +Les marchands, au lointain, jettent leurs cris flûtés. +Voici l'âne, porteur de fruits; craignons la ruse +Du maître qui le suit. Va-t'en de ce côté... + +Ah! faut-il que mon coeur en vain s'élance et s'use, +Et que ce bonheur soit en toi, qui le refuses! + +Je t'aime et je voulais en t'aimant m'appauvrir. +Ah! comme le désir souhaite de mourir!... + + +TOUT SEMBLE LIBERE... + +Je regarde la nuit. Tout semble libéré, +L'esclavage du jour a détendu ses chaines. +Au bas d'un noir coteau, par la lune nacré, +Un train lance des jets de sanglots effarés; +Les parfums, emmêlés l'un à l'autre, s'entrainent. +Malgré l'infinité des temps incorporés, +Chaque nuit est intacte, hospitalière et neuve. +J'entends le sifflement d'un bateau sur le fleuve. +L'horloge d'un couvent, dans l'espace attentif, +Fait tinter douze coups insistants et plaintifs; +Les parfums, dilatés, sur les brises tressaillent; +D'un exaltant départ l'air est soudain empli. +De secrètes rumeurs circulent et m'assaillent... + +--Hélas! tendres appels, où voulez-vous que j'aille? +Où mène le désir? Quel rêve s'accomplit? +Cessez de me héler, voix des divins minuits! +Je reste; j'ai tout vu défaillir: je n'espère +Que la paix de ne plus rien vouloir sur la terre. +Je suis un compagnon harassé par le sort, +Et qui descend, courbé, la pente de la mort... + + +LES SOLDATS SUR LA ROUTE... + +Les soldats sur la route avaient passé: les cuivres +Résonnaient, semblait-il, contre l'or du soleil. +C'était l'heure où le jour est à l'adieu pareil, +Et quitte un monde en pleurs qui ne peut pas le suivre. + +Nous écoutions le chant emporté des clairons, +Cet appel à la mort exaltait mieux que vivre; +Et nous étions tous deux demi-las, demi-ivres +Du bruit d'ailes que fait la guerre sur les fronts! + +Que voulais-tu? Quel mont, quel sommet, quelle tombe +T'attirait? Quel souhait de mourir avais-tu? +Je vis bien ton effort douloureux et têtu +Pour fuir l'amour humain où toute âme retombe. + +Et je sentis alors les forces de mon coeur +Te rejoindre en un lieu plus grave que la joie, +Plein de vent, de fumée et d'éclairs, où s'éploie +L'archange des combats, sans fatigue et sans peur. + +Mon amour transformé délaissait ton visage +Par qui tout est pour moi raison, paix, vérité; +Et comme un fin rayon mêlé à ma clarté +Je t'emportais dans un mystique paysage... + +--Mais la tiédeur du soir, les doux champs inclinés, +La splendide et rêveuse impuissance des âmes +Dans mon coeur exalté faisaient plier les flammes, +Comme un feu champêtre est par le vent réfréné. + +Un pâle étang dormait au cercle étroit des saules, +Les collines versaient le blé mûr comme un lait: +Tes yeux où le désir naissait et se voilait +Avaient l'azur aigu et condensé des pôles. + +Nous écoutions bruire, au bord des bois sans fond, +Les cris épars, confus des geais, des pies-grièches, +Le murmure inquiet et suspendu que font +Les pas ronds des chevreuils froissant des feuilles sèches. + +La tristesse d'aimer sous les cieux s'étalait, +Non faible, mais robuste, apaisée, acceptante; +Et je posais sur toi, chère âme humble et tentante, +Mes yeux où le pouvoir humain s'accumulait. + +Et lentement je vis dans tes yeux apparaître +Le poison de mon rêve, en ton âme injecté. +Les clairons s'éloignaient dans la brume champêtre, +De tout l'or du soir, seul mon coeur t'était resté. +Je consolais en toi ton destin, irrité +De n'être pas la cible où tout frappe et pénètre +Pour quelque vague, immense, âpre immortalité... + +--Mais que peut-on, hélas! un être pour l'autre être, + En dehors de la volupté? + + +LA TEMPÊTE + + «La passion n'est que le pressentiment de la volupté.» + LUCRÈCE. + +A qui m'adresserai-je en ces jours misérables +Où, le coeur submergé par un puissant dégoût, +J'entends autour de moi l'hallucinant remous +D'une énergique voix qu'on sent infatigable? + +Elle dit, cette voix: «Je suis la volupté; +Comme fit le passé, l'avenir me consulte; +Aux heures de repos pensif ou de tumulte +C'est par moi que le coeur croit à l'éternité! + +«Un homme est orgueilleux quand il a du courage, +Mais on ne peut pas être héroïque avec moi. +Les vaisseaux, les chemins, les rêves, les voyages +Amènent l'univers suppliant sous ma loi. + +«Je règne sur l'active et chancelante vie +Comme un tigre onduleux, aux prunelles ravies; +L'Orient dilaté, engourdi, haletant, +Tressaille dans mes bras, cadavre palpitant! + +«Parfois, sous le climat brumeux des cathédrales, +Je semble m'assoupir pendant vos longs hivers, +Mais je jaillis soudain, éparse et triomphale, +Du cri d'un maigre oiseau sur un églantier vert! + +«En vain les repentants, les rêveurs, les ascètes +S'enferment au désert comme des emmurés, +Je m'attache à leur plaie ardente et satisfaite, +Car je suis la douleur, plaisir transfiguré! + +«Lorsque devant l'autel flamboyant, les mystiques +Essayent d'écarter mon fantôme jaloux, +Je fais pleuvoir sur eux l'orage des musiques +Qui trompe leur prudence, et dit: «Je vous absous.» + +«Je mens quand je me tais, je mens quand je protège, +Partout où sont des corps, partout où sont des coeurs +J'élance hardiment mon fourmillant cortège, +Et le monde est empli de ma suave odeur. + +«Quand les adolescents ou les amants austères +Espèrent me bannir de leurs sublimes voeux, +J'attaque lentement leur citadelle altière, +Et comme un chaud venin je me répands en eux; + +«Ceux qui me sont voués ont de vagues prunelles +Où le danger projette un invincible attrait. +Comme un ciel enfiévré, sillonné par des ailes, +Ces vacillants regards ont de mouvants secrets...» + +Alors, moi qui sais bien que cette voix funeste +Proclame la puissante et triste vérité, +Je demande, mon Dieu, quel combat et quel geste +Eloignent des humains l'âpre fatalité. + +--Seigneur, si la pitié, la charité, l'extase, +Si le stoïque effort, si l'entrain à mourir, +Si la Nature, enfin, n'est jamais que ce vase +D'où toujours le désir ténébreux peut jaillir, + +Si c'est toujours l'amour anxieux qui s'exhale +Des actives cités, des mers et de l'azur, +Si les astres ne sont, délirantes vestales, +Que des lampes d'amour au bord d'un temple impur, + +Si vous n'avez toujours, invincible Nature, +Que le cruel souhait de vous perpétuer, +Si vous n'aimez en nous que la race future +Qui fait naître sans fin les vivants des tués, + +Si la guerre, la paix, le grand élan des foules, +La ronde agreste avec les chansons du hautbois, +Les arbres et leurs nids, l'océan et ses houles, +Et la tranquille odeur de l'hiver dans les bois, + +Ne sont toujours que vous, ténébreuse tempête, +Solitaire torture ou frisson propagé, +Obstacle que rencontre une âme qui halette +Vers l'amour absolu, innocent et léger, + +Si l'héroïsme même, et son ardeur secrète, +Ne sont pour les humains pudiques et hardis +Que l'espoir d'être exclus de votre impure fête, +Et l'honneur d'échapper à votre joug maudit, + +Laissez-moi m'en aller vers les froides ténèbres +Où l'accueillante mort nous laisse reposer, +Et qu'enfin je me mêle à ces restes funèbres +Qu'une sublime horreur préserve du baiser! + + +LA NUE EST RADIEUSE... + +La nue est radieuse, et sa splendeur inerte +Etale un mol azur plein de fraîche langueur. +On voit glisser sur l'eau une péniche verte + Où traîne un filet de pêcheur. + +La lumière d'argent assaille le feuillage +Avec une fureur de foudre et de frelons; +Et puis midi s'enfuit, et le doux paysage +Médite dans la paix d'un soir limpide et long. + +De blancs oiseaux, posés comme une ronde écume, +Dévalent mollement sur le lac aplani. +Septembre est un volcan qui flamboie et qui fume + Dans un ondoiement infini! + +Les abeilles, tournant parmi d'épais aromes, +Font un remous de chants et de suavité. +On voit, sur les chemins, s'éloigner le fantôme + De l'été lourd de volupté... + +Et pourtant, ô mon coeur, cette paix onctueuse +Qui t'environne et veut tendrement t'envahir, +S'étend comme un désert aux vagues sablonneuses, + Autour de ton triste désir! + +Tu te sens étranger parmi cette indolence, +Tu ne reconnais rien dans ce calme sommeil; +Et ton sort fait un poids obscur dans la balance + Où monte un placide soleil... + +Les feuillages, les flots, la rive romanesque, +La barque qui descend comme un bouquet sur l'eau, +Les montagnes, au loin peintes comme des fresques, + La fumée aux toits des hameaux, + +Ne te captivent plus, car la vie irritée +A, depuis ton enfance, arraché tes abris, +Et ton passé tragique est une eau démontée + Où des navires ont péri. + +--Hélas, ô triste coeur, ô marin des rafales, +Vous si brave parmi la nuit et l'océan, +Comment goûteriez-vous la douceur qui s'exhale +De ce soir sans douleur, qui ressemble au néant? + + +LA PASSION + +Lorsque, semblable au vent qui flagelle les monts, +Notre esprit plein d'ardeur indomptable et sublime, +Bondit soudain plus haut que d'invisibles cimes, +Et descend jusqu'aux pieds de ceux que nous aimons; + +Quand un front nous paraît si chaud dans les ténèbres, +Qu'enivrés des rayons qui nous viennent de lui, +Nous pourrions à jamais, loin du jour qui reluit, +Vivre contents parmi des tentures funèbres, + +Nous ne pouvons pas croire à ces calmes moments, +A ces froids lendemains, monotones, paisibles, +Qui reviennent toujours, d'une marche insensible, +Recouvrir la douleur et les emportements. + +Non, nous ne voulons pas, ayant été la flamme +Dont le sommet s'arrache et vole vers le ciel, +Cesser d'être le lieu du sacre essentiel +Qui, d'un corps foudroyé, fait une plus grande âme. + +Nous voulons demeurer ce Dieu crucifié, +A qui, sous un ciel bas, les avenirs répondent, +Et qui, les pieds saignants et pendants sur les mondes, +A quelque immense espoir s'est pourtant confié! + +Non, nous ne voulons pas renoncer à ces heures +Où, chargés de transmettre et goûter l'infini, +Nous sommes l'inconnu, transfiguré, béni, +Par qui la race éparse et future demeure... + +--Que tout vous soit soumis, divine passion, +Prenez les dieux, les morts, les vertus, les victoires, +Les instants radieux ou blessés de l'histoire, +Pour bâtir jusqu'aux cieux vos réclamations! + +Passion qu'un orchestre invisible accompagne, +Où, fondu comme l'or bouillant dans les enfers, +Le coeur liquide et chaud dans un autre se perd, +Comme l'eau du printemps s'arrache des montagnes. + +Candide passion, dont l'unique remords +Est de ne pas tuer ceux que tu favorises, +Quand l'immobile ardeur et les yeux qui se brisent +Ont fait se ressembler le désir et la mort... + +Mais l'antique Nature, indolente et lassée, +Rêveuse sans vigueur dont nous sommes issus, +A chaque instant défait l'étincelant tissu +Que nos mains suspendaient à sa gorge glacée. + +Et l'on vit résistant, révolté, gravissant +L'échelle imaginaire où frémissent les anges, +Et toujours la Nature, indécise, mélange +Sa brume hostile et froide à la splendeur du sang. + +Et l'on s'efforce en vain, jusqu'à ce que, malade, +Redoutant sa rançon, craintif, irrésolu, +Le pauvre espoir humain, enfin, ne puisse plus +Tenter fidèlement l'intrépide escalade! + +Et c'est sans doute ainsi qu'un jour plus morne encor, +A l'heure où dans la nuit l'aube terne se lève, +Sans désir, sans amour, sans révolte et sans rêve, +Les corps désabusés consentent à la mort... + + +JE NE PUIS PAS COMPRENDRE... + +Je ne puis pas comprendre encor que tu sois né, +Tous les jours je contemple, avec les sens de l'âme, +Dans l'infini des mois, cet instant fortuné +Où ta vie à la vie a rattaché sa flamme! + +Mon coeur est plus brûlant que l'air sous l'Equateur; +Je quitte un froid désert où j'errai dans les sables; +Je ne sais pas comment ce passé lamentable +Est devenu lumière, est devenu chaleur! + +L'huile d'or du soleil sur les mers levantines, +Les astres fourmillant dans les grottes des cieux, +La fougue des vaisseaux sur les vagues marines +Sont réfléchis pour moi dans chacun de tes yeux. + +Je respire, mon front contre tes genoux frêles, +A l'ombre de ta bouche aux rivages vermeils; +Et mon coeur se dissout vers tes chaudes prunelles, +Comme un pâtre étendu, humé par le soleil! + +L'amour que le matin a pour toutes les choses +Lorsqu'il comble d'azur le torrent, les glaïeuls, +Le chanvre, les osiers, les goyaves, les roses, +Mon coeur plus chaud que lui le répand sur toi seul! + +Quand je te vois, quand tu me parles ou me touches, +Je suis comme un mourant de soif dans le désert, +Qui verrait l'eau du puits monter jusqu'à sa bouche, +Et le fruit du manguier s'incliner sur les airs. + +Je suis ton centre exact, immuable et mobile, +Tes deux pieds, nuit et jour, sont posés sur mon coeur, +Comme le clair soleil pend au-dessus des villes +Et décoche aux toits bleus ses flèches de chaleur. + +Toute bonté du monde est en toi déposée; +Je n'imagine rien que ne puisse guérir +Le rire de ta bouche et sa tiède rosée, +O visage par qui je peux vivre et mourir! + + +TENDRESSE + +J'écoute près de toi la musique, et je vois +Ta bouche et ton regard respirer à la fois; +Nous sentons notre vie abonder côte à côte: +Ce que la destinée apporte ou ce qu'elle ôte +Ne peut plus nous toucher; nous sommes accomplis +Comme deux morts anciens dans l'ombre ensevelis, +Et qui, rigides, font un infini voyage... +Il me suffit de voir scintiller ton visage +Pour déguster la paix du milieu de l'été. +--Désir immaculé, passion innocente: +T'absorber par le coeur, sans que le corps ressente + Aucune humaine volupté! + + +LE MONDE INTERIEUR + + «Car l'exceptionnel, voilà ta tâche...» + NIETZSCHE. + +Il est des jours encor, où, malgré la sagesse, +Malgré le voeu prudent de rétrécir mon coeur, +Je m'élance, l'esprit gonflé de hardiesse, +Dans l'attirant espace inondé de bonheur! + +Je regarde au lointain les arbres, les verdures +Retenir le soleil ou le laisser couler, +Et former ces aspects de calme ou d'aventures +Qui bercent le désir sur un branchage ailé! + +Mais quand je tente encor ces célestes conquêtes, +Cette ivre invasion dans le divin azur, +J'entends de toutes parts la nature inquiète, +Me dire: «Tu n'as plus ton vol puissant et sûr. + +«Tu es sans foi; va-t'en vers les corps, vers les âmes, +Rien de nous ne peut plus se mêler à ton coeur. +Tu n'es plus cette enfant, libre comme la flamme, +Qui montait comme un jet de bourgeons et d'odeurs! + +«Nous fûmes ta maison, ta paix et ton refuge, +Tu n'avais pas, alors, connu le mal humain, +Mais tes pleurs effrénés, plus forts que le déluge, +Ont détruit nos moissons et troublé nos chemins. + +«Nous ne serions pour toi qu'un décor taciturne +Qui te fut sans secours dans d'insignes douleurs; +Fuis l'aube vaporeuse et l'étoile nocturne, +Ton désir s'est voué au monde intérieur! + +«L'aurore, les matins, les brises, les feuillages, +Les cieux, frais et bombés comme un cloître vivant, +Les cieux qui, même alors que l'été les ravage, +Contiennent la splendeur immobile des vents, + +«Tu les verras au bord des visages qui rêvent, +Où la pâleur ressemble à des soleils couchants, +Au fond des yeux, tremblants comme un lac où se lève +L'orchestre des flots bleus, des rames et des chants! + +«Tu les recueilleras au creux des mains ouvertes +Où coule en fusion l'or de la volupté, +Il n'est pas d'autre azur, ni d'autres forêts vertes +Que ces embrasements plus fauves que l'été! + +«L'amour qui me ressemble et qui n'a pas de rives +Te rendra ces transports, ces transes, ces clartés, +Ces changeantes saisons, riantes ou plaintives, +Qui t'avaient attachée à notre immensité.» + +--Et je me sens alors hors du monde, infidèle, +Etrangère aux splendeurs des prés délicieux, +Où le feuillage uni et nuancé rappelle +La multiplicité du regard dans les yeux. + +Et je reviens à vous, ardente et monastique, +O Méditation, Archange audacieux, +Ville haute et sans borne, éparse et sans portique, +Où mon coeur violent a le pouvoir de Dieu!... + + +JE NE ME REJOUIS DE RIEN... + +Je ne me réjouis de rien, j'ai trop longtemps +Attendu le bonheur qu'enfin ton coeur me donne; +Je ne sais, quand la joie enfin sur moi s'étend, +Si je te remercie ou si je te pardonne... + +J'ai gardé la fatigue et la stoïque peur +Du messager antique, entreprenant sa course +Sans savoir s'il mourra de soif ou de chaleur +Avant de rencontrer le platane ou la source. + +--Et maintenant ton coeur s'est entr'ouvert au mien, +Tu m'aimes! Mais il n'est plus temps qu'on me délivre. +Je porte un vague amour, plus grave et plus ancien, +Qui t'avait précédé, et ne peut pas te suivre... + + +DESTIN IMPREVISIBLE + +Destin imprévisible, obscur dispensateur, +Qui répandez l'amour et les maux dans l'espace, +J'étais comme un chevreuil épuisé par la chasse, +Et pourtant je voulais goûter à ce bonheur! + +Sachant ce qu'il en coûte et ce qu'il faut qu'on souffre +Quand la pauvre âme à peine effleure le plaisir, +Je rôdais cependant sur le bord de ce gouffre, +L'esprit bouleversé par l'immortel désir. + +Plus chaud qu'une forêt où l'incendie avance, +L'Eros impitoyable appuyait sur mes yeux +Ses regards débordants, fermes, audacieux, +Qui semblent révéler le monde et la science. + +Mais, ô Destin profond, maître des fronts brûlants, +Vous n'avez pas permis l'ineffable aventure, +Peut-être vouliez-vous m'épargner la torture +Dont tout humaine joie est le commencement. + +Je vous entends, Destin, j'irai, paisible et lasse, +Sans le fol tremblement qui soulevait mon coeur. +Et c'est un témoignage infini de vos grâces +Que déjà vous m'ayez refusé le bonheur... + + +COMME LE TEMPS EST COURT... + +Comme le temps est court qu'on passe sur la terre + Si peu de matins vifs, +Si peu de rêverie heureuse et solitaire + Dans des jardins naïfs; + +Si peu de la jeunesse, et si peu de surprise, + De beaux jeux excitants, +Comme le premier soir où l'on a vu Venise, + Où l'on entend Tristan! + +Hélas! ne pouvoir dire au temps fougueux d'attendre, + «Ne me détruisez pas! +Les autres qui viendront ne seront pas plus tendres, + N'ont pas de plus doux bras. + +«Elles ne diront rien que ma voix, avant elles, + N'ait chaudement tracé; +Qu'importent leurs chansons de douces tourterelles, + Leur coeur est dépassé!» + +Ah! qu'encor, que toujours je m'unisse à mon rêve + Ailé, brusque et brûlant, +Comme l'ivre Léda s'abat et se soulève + Près de son cygne blanc! + +--Mais vous serez dissous, coeur éclatant et sombre, + Vous serez l'herbe et l'eau, +Et vos humains chéris n'entendront plus dans l'ombre + Votre éternel sanglot... + + +VOUS EMPLISSEZ MA VIE + + Nous ne serons jamais une seule momie + Sous l'antique désert et les palmiers heureux... + MALLARME. + +Vous emplissez ma vie et vous êtes ailleurs, +Votre esprit loin du mien voit se lever l'aurore; +Vous êtes tout mêlé au monde extérieur, +Quand je ne l'entends plus, votre voix parle encore. + +Mon coeur à votre coeur toujours communicant, +Se représente avec un dévorant délice +Le pain qui vous nourrit, l'eau vous désaltérant, +L'air que vous respirez, et qui seul m'est propice. + +Mon coeur toujours tendu et prolongé vers vous +Ressemble par l'effort à ces rades marines +Qui jettent sur les flots un bras triste et jaloux +Vers les dansants vaisseaux qu'entraînent les ondines. + +--Tu vis, et c'est cela ton radieux péché! +Je le sens bien, ta vie est la cible éclatante +Que vise mon angoisse avide et haletante; +Je rêve d'un désert où ton doux front, penché, +Souffrirait avec moi la soif et la famine... +--O mon cher diamant, je suis la sombre mine +Qui souhaite garder ton noble éclat caché! + +Est-ce donc pour mourir que je t'ai recherché? + + +AINSI LES JOURS ONT FUI... + +Ainsi les jours ont fui sans que mes yeux les comptent; +Je n'ai pas vu passer les mois et les saisons; +Je cherchais seulement si l'année assez prompte +Apporterait un peu de calme à ma raison. + +J'ai, sous le ciel sans joie, attendu sans faiblesse +Qu'un océan d'amour se desséchât sur moi; +Je ne pouvais prévoir à quelle heure s'abaisse +Le soleil effrayant des douloureux émois. + +Enfant, j'avais lutté contre les destinées +Avec l'élan du flux et du reflux des mers; +Mais une âme trop lasse est surtout étonnée: +Je ne m'évadais pas de cet anneau de fer. + +--J'ai su que rien ici n'est donné à nous-même, +Qu'on est un mendiant du jour où l'on est né, +Que la soif se guérit sur les lèvres qu'on aime, +Que notre coeur ne bat qu'en un corps éloigné. + +J'ai construit jusqu'aux cieux la tour de ma détresse, +N'interrompant jamais cet épuisant labeur; +Il reluit de désirs, il brûle de caresses, +Et les vitraux sont faits du cristal de mes pleurs; + +Et maintenant, debout sous l'azur qui m'écoute, +Je vois, dans un triomphe à l'aurore pareil, +Ma féconde douleur se dresser sur ma route +Comme un haut monument baigné par le soleil. + +Et je suis aujourd'hui, au centre de ma tâche, +Une contrée où luit un éternel été; +Et pour ceux qui sont las, désespérés ou lâches, +Une eau pleine d'amour, de force et de gaîté; + +Seul le dôme des nuits, funèbre comme un temple, +Que j'ai pris à témoin dans des deuils enflammés, +N'ignore pas mon coeur héroïque, et contemple +La morte que je suis, qui vous a tant aimé... + + +SOIR SUR LA TERRASSE + +Nous sommes seuls; puisque tu m'aimes, +J'aurai peur si je vois tes yeux; +Evitons la douceur suprême: +Ne restons pas silencieux. + +La terrasse est comme un navire; +Qu'il fait chaud sur la mer, ce soir! +On meurt de soif, et l'on respire +L'ombre noire du jardin noir. + +Les aloès fleuris s'élancent. +Ecarte de moi, si tu peux, +Tous ces parfums, tous ces silences, +Qui s'accumulent peu à peu; + +On entend rire sur la place. +Je sens, à tes yeux, que tu crois +Que ce sont des corps qui s'enlacent: +Ce soir, tout est désir pour toi. + +L'âcre odeur des filets de pêche +Pénètre l'humble nuit qui dort. +Sur ma main pose ta main fraîche +Pour que je puisse vivre encor... + + +O MON AMI, SOIS MON TOMBEAU + +O mon ami, sois mon tombeau, +La jeune terre étincelante +Et les jours d'été sont trop beaux +Pour une âme à jamais dolente! + +Je crains les regrets et l'espoir; +Laisse-moi rentrer dans ton ombre, +Comme les collines du soir +Rejoignent la nuit ferme et sombre. + +Avec un coeur si lourd, si lent, +Que veux-tu qu'aujourd'hui je fasse +Du parfum des marronniers blancs, +Et des promesses de l'espace? + +Je sais ce qu'un soir lisse et pur +A bu de plaisirs et de peines! +Les corbeaux flottent sur l'azur +Comme un mol feuillage d'ébène. + +Partout quel opulent loisir, +Quelle orgueilleuse confiance +Qui joint les appels du désir +Aux sécurités du silence! + +Les oiseaux, dans le doux embrun +De l'éther rose et des ramées, +Sont légers comme des parfums +Et glissent comme des fumées; + +On entend leurs limpides voix +Incruster de cris et de rires +Le ciel qui passe sur les bois +Comme un lent et pompeux navire. + +--Mais je sais bien que vous mourrez, +Et que moi, si riche d'envie, +Je dormirai, le coeur serré, +Loin de la dure et sainte vie; + +Toutes les musiques des airs, +Tous ces effluves qui s'enlacent +Fuiront le souterrain désert +Où le temps ne luit ni ne passe; + +Et nous serons ce bois des morts, +Ces branches sèches et cassées +Pour qui les jours n'ont plus de sort, +Pour qui toute chose est cessée! + +Et pourtant mon coeur éternel, +Et sa tendresse inépuisable, +Plus que l'Océan n'a de sel, +Plus que l'Egypte n'a de sable, + +Contenait les mille rayons +De toutes les aubes futures... +--Être un jour ce mince haillon +Qui gît sous toute la Nature! + + +UN ABONDANT AMOUR... + +Un abondant amour est pareil au silence, +Rien de lui ne s'échappe et ne s'ajoute à lui. +Il agit dans sa calme et splendide substance, +Plus vaste que l'espace et plus haut que la nuit. + +Les siècles révolus et les saisons futures +L'élisent comme un lieu d'attente et de repos. +Il a tout absorbé de l'immense nature, +Au point d'être l'éther, les cimes et les eaux. + +J'examine ce soir ma vie âpre et compacte; +J'ai fait ce que j'ai pu, d'un haut et triste coeur, +Sachant que mes pensers et beaucoup de mes actes +Ont sombré à jamais, sans bruit et sans lueur. + +Je n'ai pas pu sauver le meilleur de moi-même, +Ces larmes, ces efforts, ces courages, ces freins, +Dont j'ai su tour à tour rompre mon coeur extrême, +Ou le fermer avec des lanières d'airain. + +Ample comme les flots, et comme eux volontaire, +J'ai fait plus que lutter, j'ai contredit le sort, +Et détournant mes yeux de la vie étrangère, +Délaissant les vivants, j'ai voulu plaire aux morts. + +Je m'arrête à présent, et me laisse conduire +Par les jours entraînants qui mènent au tombeau; +Que m'importe le temps qui me reste à voir luire +Un monde qui me fut trop cruel et trop beau. + +Je m'arrête, et me livre à ta bonté nouvelle, +Cher être, où je m'achève enfin. Je t'ai choisi +Pour le point de départ de ma vie éternelle; +Déjà mon coeur en toi jette un cri adouci. +Je me lie à ton âme où se meuvent des ailes, +Et mon esprit, qui fut l'immense fantaisie, +Veut languir, les yeux clos, dans ta haute nacelle, +Délivré de l'espace et de la poésie... + + +LA MUSIQUE ET LA NUIT + +La Musique et la Nuit sont deux sombres déesses +Dont la ruse surprend les secrets des humains, +Confidentes, ou bien sorcières ou traîtresses, +Elles puisent le sang des coeurs entre leurs mains. + +Je regarde ce soir les cieux hauts et paisibles +Où deux étoiles ont un frénétique éclat, +L'une semble plus fière et l'autre plus sensible, +Tristes lèvres d'argent qu'un Dieu jaloux scella! + +Et tandis que les doux violons des terrasses +Blottissent dans la nuit leur sanglot musical, +Je sens se préparer dans le profond espace +Un véhément complot pour le bien et le mal: + +Complot pour que tout coeur rejette son cilice, +Pour qu'il ose affronter le dangereux bonheur, +Car le torrent des sons et la nuit protectrice +Incitent à la vie avec une âpre ardeur: + +Hélas! tout est amour ou cendres; la nature +Par l'éternel retour et le long devenir +Ne peut qu'éterniser la puissante torture +Qui meut dans l'infini la mort et le désir. + +Chaque humain, à son tour, servira de pâture... + +Et l'âme, fourvoyée entre les grands instincts, +Répand sur leur fureur son anxiété rêveuse, +Et, toujours innocente épouse du Destin, +Accompagne en pleurant la bataille amoureuse. + +--Hélas! âme héroïque, oubliez-vous encor +Que les parfums, les ciels, le verbe, les musiques +Sont ligués contre vous, et que les faibles corps +Sont la barque où périt votre grandeur tragique? + +--Montez, âme orgueilleuse, élevez-vous toujours, +Allez, allez rêver sur les hauts promontoires +Où, triste comme vous, la muse de l'Histoire +Contemple,--par delà les siècles et les jours, + +A travers les combats, les flots, les incendies, +Au-dessus des palais, des dômes et des tours +Où la Religion médite et psalmodie,-- +La victoire sans fin du redoutable amour!... + + +LA CONSTANCE + +Ce qu'il a commencé, le coeur doit le poursuivre, +Toute tendresse a droit à son éternité, +La nature est constante, et son désir de vivre +Endurant tous les maux, luit d'été en été. + +L'Automne au pourpre éclat, si puissante et si digne, +Qui maintient la nature au moment qu'elle meurt, +Par son pressant effort défend qu'on se résigne +A goûter sans sursauts la paix lasse du coeur. + +Nul n'aura plus que moi prolongé la douleur... + + + + + +II + + +LES CLIMATS + + Tu viens de trop gonfler mon coeur pour l'espace qui le + contient... + SHAKESPEARE. + + +SYRACUSE + + Excite maintenant tes compagnons du choeur à célébrer + l'illustre Syracuse!... + PINDARE. + +Je me souviens d'un chant du coq, à Syracuse! +Le matin s'éveillait, tempétueux et chaud; +La mer, que parcourait un vent large et dispos, +Dansait, ivre de force et de lumière infuse! + +Sur le port, assailli par les flots aveuglants, +Des matelots clouaient des tonneaux et des caisses, +Et le bruit des marteaux montait dans la fournaise +Du jour, de tous ces jours glorieux, vains et lents; + +J'étais triste. La ville illustre et misérable +Semblait un Prométhée sur le roc attaché; +Dans le grésillement marmoréen du sable +Piétinaient les troupeaux qui sortaient des étables; +Et, comme un crissement de métal ébréché, +Des cigales mordaient un blé blanc et séché. + +Les persiennes semblaient à jamais retombées +Sur le large vitrail des palais somnolents; +Les balcons espagnols accrochaient aux murs blancs +Broyés par le soleil, leurs ferrures bombées: +Noirs cadenas scellés au granit pantelant... + +Dans le musée, mordu ainsi qu'un coquillage +Par la ruse marine et la clarté de l'air, +Des bustes sommeillaient,--dolents, calmes visages, +Qui s'imprègnent encor, par l'éclatant vitrage, +De la vigueur saline et du limpide éther. + +Une craie enflammée enveloppait les arbres; +Les torrents secs n'étaient que des ravins épars, +De vifs géraniums, déchirant le regard, +Roulaient leurs pourpres flots dans ces blancheurs de marbre +--Je sentais s'insérer et brûler dans mes yeux +Cet éclat forcené, inhumain et pierreux. + +Une suture en feu joignait l'onde au rivage. +J'étais triste, le jour passait. La jaune fleur +Des grenadiers flambait, lampe dans le feuillage. +Une source, fuyant l'étreignante chaleur, +Désertait en chantant l'aride paysage. + +Parfois sur les gazons brûlés, le pourpre épi +Des trèfles incarnats, le lin, les scabieuses, +Jonchaient par écheveaux la plaine soleilleuse, +Et l'herbage luisait comme un vivant tapis +Que n'ont pas achevé les frivoles tisseuses. + +Le théâtre des Grecs, cirque torride et blond, +Gisait. Sous un mûrier, une auberge voisine +Vendait de l'eau: je vis, dans l'étroite cuisine, +Les olives s'ouvrir sous les coups du pilon +Tandis qu'on recueillait l'huile odorante et fine. + +Et puis vint le doux soir. Les feuilles des figuiers +Caressaient, doigts légers, les murailles bleuâtres. +D'humbles, graves passants s'interpellaient; les pieds +Des chevreaux au poil blanc, serrés autour du pâtre, +Faisaient monter du sol une poudre d'albâtre. + +Un calme inattendu, comme un plus pur climat, +Ne laissait percevoir que le chant des colombes. +Au port, de verts fanaux s'allumaient sur les mâts. +Et l'instant semblait fier, comme après les combats +Un nom chargé d'honneur sur une jeune tombe. + +C'était l'heure où tout luit et murmure plus bas... + +La fontaine Aréthuse, enclose d'un grillage, +Et portant sans orgueil un renom fabuleux, +Faisait un bruit léger de pleurs et de feuillage +Dans les frais papyrus, élancés et moelleux... + +Enfin ce fut la nuit, nuit qui toujours étonne +Par l'insistante angoisse et la muette ardeur. +La lune plongeait, telle une blanche colonne, +Dans la rade aux flots noirs, sa brillante liqueur. + +Un solitaire ennui aux astres se raconte; +Je contemplais le globe au front mystérieux, +Et qui, ruine auguste et calme dans les cieux, +Semble un fragment divin, retiré, radieux, +De vos temples, Géla, Ségeste, Sélinonte! + +--O nuit de Syracuse: Urne aux flancs arrondis! +Logique de Platon! Ame de Pythagore! +Ancien Testament des Hellènes; amphore +Qui verses dans les coeurs un vin sombre et hardi, +Je sais bien les secrets que ton ombre m'a dits. + +Je sais que tout l'espace est empli du courage +Qu'exhalèrent les Grecs aux genoux bondissants; +Les chauds rayons des nuits, la vapeur des nuages +Sont faits avec leur voix, leurs regards et leur sang. + +Je sais que des soldats, du haut des promontoires, +Chantant des vers sacrés et saluant le sort, +Se jetaient en riant aux gouffres de la mort +Pour retomber vivants dans la sublime Histoire! + +Ainsi ma nuit passait. L'ache, l'anet crépu +Répandaient leurs senteurs. Je regardais la rade; +La paix régnait partout où courut Alcibiade, +Mais,--noble obsession des âges révolus,-- +L'éther semblait empli de ce qui n'était plus... + +J'entendis sonner l'heure au noir couvent des Carmes. +L'espace regorgeait d'un parfum d'orangers, +J'écoutais dans les airs un vague appel aux armes... +--Et le pouvoir des nuits se mit à propager +L'amoureuse espérance et ses divins dangers: + +O désir du désir, du hasard et des larmes! + + +LES SOIRS DU MONDE + +O soirs que tant d'amour oppresse, +Nul oeil n'a jamais regardé +Avec plus de tendre tristesse +Vos beaux ciels pâles et fardés! +J'ai délaissé dès mon enfance +Tous les jeux et tous les regards, +Pour voguer sans peur, sans défense, +Sur vos étangs qui veillent tard. +Par vos langueurs à la dérive, +Par votre tiède oisiveté, +Vous attirez l'âme plaintive +Dans les abîmes de l'été... + +--O soir naïf de la Zélande, +Qui, timide, ingénu, riant, +Semblez raconter la légende +Des pourpres étés d'Orient! + +Soir romain, aride malaise, +Et ce cri d'un oiseau perdu +Au-dessus du palais Farnèse, +Dans le ciel si sec, si tendu! + +Soir bleu de Palerme embaumée, +Où les parfums épais, fumants, +S'ajoutent à la nuit pâmée +Comme un plus fougueux élément! + +Sur la vague tyrrhénienne +Dans une vapeur indigo, +Un voilier fend l'onde païenne +Et dit: «Je suis la nef Argo!» + +Par des ruisseaux couleur de jade, +Dans des senteurs de mimosa, +La fontaine arabe s'évade, +Au palais roux de la Ziza. + +Dans le chaud bassin du Musée, +Les verts papyrus, s'effilant, +Suspendent leur fraîche fusée +A l'azur sourd et pantelant: + +O douceur de rêver, d'attendre +Dans ce cloître aux loisirs altiers +Où la vie est inerte et tendre +Comme un repos sous les dattiers! + +--Catane où la lune d'albâtre +Fait bondir la chèvre angora, +Compagne indocile du pâtre +Sur la montagne des cédrats! + +Derrière des rideaux de perles, +Chez les beaux marchands indolents, +Des monceaux de fraises déferlent +Au bord luisant des vases blancs. + +Quels soupirs, quand le soir dépose +Dans l'ombre un surcroît de chaleur! +L'oeillet, comme une pomme rose, +Laisse pendre sa lourde fleur. + +L'emportement de l'azur brise +Le chaud vitrail des cabarets +Où le sorbet, comme une brise, +Circule, aromatique et frais. + +La foule adolescente rôde +Dans ces nuits de soufre et de feu; +Les éventails, dans les mains chaudes, +Battent comme un coeur langoureux. + +--Blanc sommeil que l'été surmonte: +Des fleurs, la mer calme, un berger; +O silence de Sélinonte +Dans l'espace immense et léger! + +Un soir, lorsque la lune argente +Les temples dans les amandiers, +J'ai ramassé près d'Agrigente +L'amphore noire des potiers; + +Et sur la route pastorale, +Dans la cage où luisait l'air bleu, +Une enfant portait sa cigale, +Arrachée au pin résineux... + +--J'ai vu les nuits de Syracuse, +Où, dans les rocs roses et secs, +On entend s'irriter la Muse +Qui pleure sur dix mille Grecs; + +J'ai, parmi les gradins bleuâtres, +Vu le soleil et ses lions +Mourir sur l'antique théâtre, +Ainsi qu'un sublime histrion; + +Et comme j'ai du sang d'Athènes, +A l'heure où la clarté s'enfuit, +J'ai vu l'ombre de Démosthène +Auprès de la mer au doux bruit... + +--Mais ces mystérieux visages, +Ces parfums des jardins divins, +Ces miracles des paysages +N'enivrent pas d'un plus fort vin +Que mes soirs de France, sans bornes, +Où tout est si doux, sans choisir; +Où sur les toits pliants et mornes +L'azur semble fait de désir; +Où, là-bas, autour des murailles, +Près des étangs tassés et ronds, +S'éloigne, dans l'air qui tressaille, +L'appel embué des clairons... + + +DANS L'AZUR ANTIQUE + + Espérances des humains, légères déesses... + DIOTIME D'ATHÈNES. + + +Sous un ciel haletant, qui grésille et qui dort, +Où chaque fragment d'air fascine comme un disque, +Rome, lourde d'été, avec ses obélisques +Dressés dans les agrès luisants du soleil d'or, +Tremblait comme un vaisseau qui va quitter le port +Pour voguer, pavoisé de ses mâts à ses cryptes, +Vers l'amour fabuleux de la reine d'Egypte. + +Les buis des vieux jardins, comme un terne miroir +Tendaient au pur éther leur cristal vert et noir. +Un cyprès balançait mollement sous la brise +Sa cime délicate, entr'ouverte au vent lent, +Et un jet d'eau montait dans l'azur jubilant +Comme un cyprès neigeux qu'un vent léger divise... + +J'errais dans les villas, où l'air est imprégné +Du solennel silence où rêve Polymnie: +Je voyais refleurir les temps que remanie +La vie ingénieuse, incessante, infinie; +Et, comme un messager antique et printanier, +De frais ruisseaux couraient sous les mandariniers. + +Dans un jardin romain, un vieux masque de pierre +M'attirait: à travers ses lèvres, ses paupières +On voyait fuir, jaillir l'azur torrentiel; +Et ce masque semblait, avec la voix du ciel, +Héler l'amour, l'espoir, les avenirs farouches. +Une même clameur s'élançait de ma bouche, +Et, pleine de détresse et de félicité, +Je m'en allais, les bras jetés vers la beauté!... + +--J'ai vu les lieux sacrés et sanglants de l'Histoire, +Les Forums écroulés sous le poids clair des cieux, +La nostalgique paix des Arches des Victoires +Où l'azur fait rouler son char silencieux. + +J'ai vu ces grands jardins où le palmier qui rêve, +Elancé dans l'éther et tordu de plaisir, +Semble un ardent serpent qui veut tendre vers Ève +Le fruit délicieux du douloureux désir. + +Les soirs de Sybaris et la mer africaine +Prolongeaient devant moi les baumes de mon coeur; +L'Arabie en chantant me jetait ses fontaines, +Les âmes me suivaient à ma suave odeur. + +Comme l'âpre Sicile, épique et sulfureuse, +Je contenais les Grecs, les Latins et les Francs, +Et ce triangle auguste, en ma pensée heureuse, +Brillait comme un fronton de marbre et de safran! + +Un jour l'été flambait, le temple de Ségeste +Portait la gloire d'être éternel sans effort, +Et l'on voyait monter, comme un arpège agreste, +Le coteau jaune et vert dans sa cithare d'or! + +Le blanc soleil giclait au creux d'un torrent vide; +Des chevaux libres, fiers, près des hampes de fleurs +S'ébrouaient; les parfums épais, gluants, torrides +Mettaient dans l'air comblé des obstacles d'odeurs. + +Des lézards bleus couraient sur les piliers antiques +Avec un soin si gai, si chaud, si diligent, +Que l'imposant destin des pierres léthargiques +Semblait ressuscité par des veines d'argent! + +Des insectes brûlants voilaient mes deux mains nues: +Je contemplais le sort, la paix, l'azur si long, +Et parfois je croyais voir surgir dans la nue +La lance de Minerve et le front d'Apollon. + +Devant cette splendeur sereine, ample, équitable, +Où rien n'est déchirant, impétueux ou vil, +Je songeais lentement au bonheur misérable +De retrouver tes yeux où finit mon exil... + + * * * * * + +Je jette sous tes pieds les noirs pipeaux d'Euterpe, +Dont j'ai fait retentir l'azur universel +Quand mes beaux cieux luisaient comme des coups de serpe, +Quand mon blanc Orient brillait comme du sel! + +Je quitte les regrets, la volonté, le doute, +Et cette immensité que mon coeur emplissait, +Je n'entends que les voix que ton oreille écoute, +Je ne réciterai que les chants que tu sais! + +Je puiserai l'été dans ta main faible et chaude, +Mes yeux seront sur toi si vifs et si pressants +Que tu croiras sentir, dans ton ombre où je rôde, +Des frelons enivrés qui goûtent à ton sang! + +Car, quels que soient l'instant, le jour, le paysage, +Pourquoi, doux être humain, rien ne me manque-t-il +Quand je tiens dans mes doigts ton lumineux visage +Comme un tissu divin dont je compte les fils?... + + +PALERME S'ENDORMAIT... + +Palerme s'endormait; la mer Tyrrhénienne +Répandait une odeur d'âcre et marin bétail: +Odeur d'algues, d'oursins, de sel et de corail, +Arome de la vague où meurent les sirènes; +Et cette odeur, nageant dans les tièdes embruns, +Avait tant de hardie et vaste violence, +Qu'elle semblait une âpre et pénétrante offense +A la terre endormie et presque sans parfums... + +Le geste de bénir semblait tomber des palmes; +Des barques s'éloignaient pour la pêche du thon; +Je contemplais, le front baigné de vapeurs calmes, +La figure des cieux que regardait Platon. +On entendait, au bord des obscures terrasses, +Se soulever des voix que la chaleur harasse: +Tous les mots murmurés semblaient confidentiels; +C'était un long soupir envahissant l'espace; +Et le vent, haletant comme un oiseau qu'on chasse, +En gerbes de fraîcheur s'enfuyait vers le ciel... + +--Creusant l'ombre, écrasant la route caillouteuse, +L'indolente voiture où nous étions assis +S'enfonçait dans la nuit opaque et sinueuse, +Sous le ciel nonchalant, immuable et précis; +C'était l'heure où l'air frais subtilement pénètre +La pierre au grain serré des calmes monuments; +Je n'étais pas heureuse en ces divins moments +Que l'ombre enveloppait, mais j'espérais de l'être, +Car toujours le bonheur n'est qu'un pressentiment: +On le goûte avant lui, sans jamais le connaître... +Dans un profond jardin qui longeait le chemin, +Des chats, l'esprit troublé par la saison suave, +Jetaient leurs cris brûlants de vainqueurs et d'esclaves. +Sur les ployants massifs d'oeillets et de jasmins, +On entendait gémir leur ardente querelle +Comme un mordant combat de colombes cruelles... +--Puis revint le silence, indolent et puissant; +La voiture avançait dans l'ombre perméable. +Je songeais au passé; les vagues sur le sable +Avec un calme effort, toujours recommençant, +Déposaient leur fardeau de rumeurs et d'aromes... +Les astres, attachés à leur sublime dôme, +De leur secret regard, fourmillant et pressant, +Attiraient les soupirs des yeux qui se soulèvent... +--Et l'espace des nuits devint retentissant +Du cri silencieux qui montait de mes rêves! + + +LE DESERT DES SOIRS + +Dans la chaleur compacte et blanche ainsi qu'un marbre, +Le miroir du soleil étale un bleu cerceau. +Comme un troupeau secret d'aériens chevreaux +La rapace chaleur a dévoré les arbres. +Palerme est un désert au blanc scintillement, +Sur qui le parfum met un dais pesant et calme... +Les stores des villas, comme de jaunes palmes, +Aux vérandas, qui n'ont ni portes ni vitrail, +Sont suspendus ainsi que de frais éventails. +La mer a laissé choir entre les roses roches +Son immense fardeau de plat et chaud métal. +Un mur qu'on démolit vibre au contact des pioches; +Une voiture flâne au pas d'un lent cheval, +Tandis que, sous l'ombrelle ouverte sur le siège, +Un cocher sarrasin mange des citrons mous. +La chaleur duveteuse est faible comme un liège; +Sa molle densité a d'argentins remous. +--Je suis là; je regarde et respire; que fais-je? +Puisque cet horizon que mon regard contient +Et que je sens en moi plus aigu qu'une lame, +Mon esprit ne peut plus l'enfoncer dans le tien... + +Je dédaigne l'espace en dehors de ton âme... + + +LE PORT DE PALERME + +Je regardais souvent, de ma chambre si chaude, +Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit +Que faisaient les marchands, divisés par la fraude, +Autour des sacs de grains, de farine et de fruits, +Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d'ennui... + +J'aimais la rade noire et sa pauvre marine, +Les vaisseaux délabrés d'où j'entendais jaillir +Cet éternel souhait du coeur humain: partir! +--Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d'usine +Dans ces cieux où le soir est si lent à venir... + +C'était l'heure où le vent, en hésitant, se lève +Sur la ville et le port que son aile assainit. +Mon coeur fondait d'amour, comme un nuage crève. +J'avais soif d'un breuvage ineffable et béni, +Et je sentais s'ouvrir, en cercles infinis, +Dans le désert d'azur les citernes du rêve. + +Qu'est-ce donc qui troublait cet horizon comblé? +La beauté n'a donc pas sa guérison en elle? +Par leurs puissants parfums les soirs sont accablés; +La palme au large coeur souffre d'être si belle; +Tout triomphe, et pourtant veut être consolé! + +Que signifient ces cieux sensuels des soirs tendres? +Ces jardins exhalant des parfums sanglotants? +Ces lacets que les cris des oiseaux semblent tendre +Dans l'espace intrigué, qui se tait, qui attend? + +--A ces heures du soir où les mondes se plaignent, +O mortels, quel amour pourrait vous rassurer? +C'est pour mieux sangloter que les êtres s'étreignent; +Les baisers sont des pleurs, mais plus désespérés. + +La race des vivants, qui ne veut pas finir, +Vous a transmis un coeur que l'espace tourmente, +Vous poursuivez en vain l'incessant avenir... +C'est pourquoi, ô forçats d'une éternelle attente, +Jamais la volupté n'achève le désir! + + +LES SOIRS DE CATANE + +Catane languissait, éclatante et maussade; +Le laurier-rose en fleurs du jardin Bellini +Portait un poids semblable à de pourpres grenades; +C'était l'heure où le jour a lentement fini +De harceler l'azur qu'il flagelle et poignarde. +Les voitures tournaient en molle promenade +Sous le moite branchage aux parfums infinis... + +On voyait dans la ville étroite et sulfureuse +Les étudiants quitter les Universités; +Leur figure foncée, active et curieuse, +Rayonnait de hardie et fraîche liberté +Sous le fléau splendide et morne de l'été... + +Bousculant les marchands de fruits et de tomates, +Encombrant les trottoirs comme un torrent hâtif, +Les chèvres au poil brun, uni comme l'agate, +Dans ce soir oppressant et significatif, +Fixaient sur moi leurs yeux directs, où se dilate +Un exultant entrain satanique et lascif. + +Comme un tiède ouragan presse et distend les roses, +Le soir faisait s'ouvrir les maisons, les rideaux; +Des balcons de fer noir emprisonnaient les poses +Des nostalgiques corps, penchés hors du repos, +Comme on voit s'incliner des rameuses sur l'eau... + +Des visages, des mains pendaient par les fenêtres, +Tant les femmes, ployant sous le poids du désir, +S'avançaient pour chercher, attirer, reconnaître, +Parmi les bruns garçons qui flânaient à loisir, +Le porteur éternel du rêve et du plaisir... + +Tout glissait vers l'amour comme l'eau sur la pente. +Le ciel, languide et long, tel un soupir d'azur, +Etalait sa douceur langoureuse et constante +Où gisaient, comme l'or dans un fleuve ample et pur, +Les jasmins safranés mêlés aux citrons mûrs. + +L'espace suffoquait d'une imprécise attente... + +Elégants, débouchant de la rue en haillons, +Des jeunes gens montaient vers le bruyant théâtre +Que d'électriques feux teintaient de bleus rayons. +Leur hâte ressemblait à des effusions, +Chacun semblait courir aux nuits de Cléopâtre. +Des mendiants furtifs, quand nous les regardions, +Nous offraient des gâteaux couleur d'ambre et de plâtre. + +Sur la place, où brillaient des palais d'apparat, +La foule vers minuit s'entassait, sinueuse: +Les pauvres, les seigneurs glissaient bras contre bras; +Un orchestre opulent jouait des opéras, +L'air se chargeait de sons comme une conque creuse; +Enfin tout se taisait; la foule restait tard. +On voyait les serments qu'échangeaient les regards, +Et c'était une paix limpide et populeuse... + +Au lointain, par delà les façades, les gens, +La mer de l'Ionie, éployée et sereine, +Sous l'éclat morcelé de la lune d'argent +Comme une aube mouillée élançait son haleine... + +Les bateaux des pêcheurs, qu'un feu rouge éclairait, +Suivaient nonchalamment les vagues poissonneuses. +Le parfum du bétail marin, piquant et frais, +Ensemençait l'espace ainsi qu'un rude engrais. +Le ciel, ruche d'ébène aux étoiles fiévreuses, +A force de clarté semblait vivre et frémir... +--Et je vis s'enfoncer sur la route rocheuse +Un couple adolescent, qui semblait obéir +A cette loi qui rend muets et solitaires +Ceux que la volupté vient brusquement d'unir, +Et qui vont,--n'ayant plus qu'à songer et se taire,-- +Comme des étrangers qu'on chasse de la terre... + + +A PALERME, AU JARDIN TASCA... + +J'ai connu la beauté plénière, +Le pacifique et noble éclat +De la vaste et pure lumière, +A Palerme, au jardin Tasca. + +Je me souviens du matin calme +Où j'entrais, fendant la chaleur, +Dans ce paradis, sous les palmes, +Où l'ombre est faite par des fleurs. + +L'heure ne marquait pas sa course +Sur le lisse cadran des cieux, +Où le lourd soleil spacieux +Fait bouillonner ses blanches sources. + +J'avançais dans ces beaux jardins +Dont l'opulence nonchalante +Semble descendre avec dédain +Sur les passantes indolentes. + +L'ardeur des arbres à parfums +Flamboyait, dense et clandestine; +Je cherchais parmi les collines +Naxos, au nom doux et défunt. + +Comme des ruches dans les plaines, +Des entassements de citrons +Sous leurs arbres sombres et ronds +Formaient des tours de porcelaine. + +Les parfums suaves, amers, +De ces citronniers aux fleurs blanches +Flottaient sur les vivaces branches +Comme la fraîcheur sur la mer. + +Creusant la terre purpurine, +D'alertes ruisseaux ombragés +Semblaient les pieds aux bonds légers +De jeunes filles sarrasines! + +Je me taisais, j'étais sans voeux, +Sans mémoire et sans espérance; +Je languissais dans l'abondance. +--O pays secrets et fameux, + +J'ai vu vos grâces accomplies, +Vos blancs torrents, vos temples roux, +Vos flots glissants vers l'Ionie, +Mais mon but n'était pas en vous; + +Vos nuits flambantes et précises, +Vos maisons qu'un pliant rideau +Livre au chaud caprice des brises; +Les pas sonores des chevreaux +Sur les pavés près des églises; + +Vos monuments tumultueux, +Beaux comme des tiares de pierre, +Les hauts cyprès des cimetières, +Et le soir, la calme lumière +Sur les tombeaux voluptueux, + +Les quais crayeux, où les boutiques, +Regorgeant de fruits noirs et secs, +Affichent la noblesse antique +Du splendide alphabet des Grecs; + +L'étincelante ardeur du sol, +Où passent, riches caravanes, +Des mules vêtues en sultanes +Trottant sous de blancs parasols, + +Toutes ces beautés étrangères +Que le coeur obtient sans effort, +N'ont que des promesses de mort +Pour une âme intrépide et fière, + +Et j'ai su par ces chauds loisirs, +Par ce goût des saveurs réelles, +Qu'on était, parmi vos plaisirs, +Plus loin des choses éternelles +Qu'on ne l'était par le désir!... + + +AGRIGENTE + + O nymphe d'Agrigente aux élégantes parures, qui règnes + sur la plus belle des cités mortelles, nous implorons ta + bienveillance! + PINDARE. + +Le ciel est chaud, le vent est mou; +Quel silence dans Agrigente! +Un temple roux, sur le sol roux +Met son reflet comme une tente... + +Les oiseaux chantent dans les airs; +Le soleil ravage la plaine; +Je vois, au bout de ce désert, +L'indolente mer africaine. + +Brusquement un cri triste et fort +Perce l'air intact et sans vie; +La voix qui dit que Pan est mort +M'a-t-elle jusqu'ici suivie? + +Et puis l'air retombe; la mer +Frappe la rive comme un socle; +Tout dort. Un fanal rouge et vert +S'allume au vieux port Empédocle. + +L'ombre vient, par calmes remous. +Dans l'éther pur et pathétique +Les astres installent d'un coup +Leur brasillante arithmétique! + +--Soudain, sous mon balcon branlant, +J'entends des moissonneurs, des filles +Défricher un champ de blé blanc, +Qui gicle au contact des faucilles; + +Et leur fièvre, leur sèche ardeur, +Leur clameur nocturne et païenne +Imitent, dans l'air plein d'odeurs, +Le cri des nuits éleusiennes! + +Un pâtre, sur un lourd mulet, +Monte la côte tortueuse; +Sa chanson lascive accolait +La noble nuit silencieuse; + +Dans les lis, lourds de pollen brun, +Le bêlement mélancolique +D'une chèvre, ivre de parfums, +Semble une flûte bucolique. + +--Donc, je vous vois, cité des dieux, +Lampe d'argile consumée, +Agrigente au nom spacieux, +Vous que Pindare a tant aimée! + +Porteuse d'un songe éternel, +O compagne de Pythagore! +C'est vous cette ruche sans miel, +Cette éparse et gisante amphore! + +C'est vous ces enclos d'amandiers, +Ce sol dur que les boeufs gravissent, +Ce désert de sèches mélisses, +Où mon âme vient mendier. + +Ah! quelle indigente agonie! +Et l'on comprendrait mon émoi, +Si l'on savait ce qu'est pour moi +Un peu de l'Hellade infinie; + +Car, sur ce rivage humble et long, +Dans ce calme et morne désastre, +Le vent des flûtes d'Apollon +Passe entre mon coeur et les astres! + + +L'AUBERGE D'AGRIGENTE + + Rien ne vient à souhait aux mortels... + PAUL LE SILENTIAIRE. + +Dans un de ces beaux soirs où le puissant silence +Répond soudain, dans l'ombre, à l'esprit, interdit +D'écouter cet élan venant des Paradis +Contenter le désir qu'on a depuis l'enfance; + +Dans un de ces soirs chauds qui nous fendent le coeur, +Et, comme d'une mine où gisent des turquoises, +Viennent extraire en nous de secrètes lueurs, +Et guident vers les cieux notre pensive emphase; + +Dans ces languides soirs qui font monter du sol +Des soupirs de parfums, j'étais seule, en Sicile; +Une cloche au son grave, ébranlant l'air docile, +Sonnait dans un couvent de moines espagnols. + +Je songeais à la paix rigide de ces moines +Pour qui les nuits n'ont plus de déchirants appels. + +--Sur le seuil échaudé du misérable hôtel +Où l'air piquant cuisait des touffes de pivoines, +Deux chevaux dételés, mystiques, solennels, +Rêvaient l'un contre l'autre, auprès d'un sac d'avoine. + +La mer, à l'infini, balançait mollement +L'impondérable excès de la clarté lunaire. +Les chèvres au pas fin, comme un peuple d'amants +Se cherchaient à travers le sec et blanc froment: +L'impérieux besoin de dompter et de plaire +Rencontrait un secret et long assentiment... + +La nuit, la calme nuit, déesse agitatrice, +Regardait s'amasser l'amour sur les chemins. +Une palme éployait son pompeux artifice +Près des maigres chevaux qui, songeant à demain, +Aux incessants travaux de leur race indigente, +Se baisaient doucement. + Dans le moite jardin, +Vous méditiez sans fin, ô palme nonchalante! +Que j'étais triste alors, que mon coeur étouffait! +Un rêve catholique et sa force exigeante +M'empêchait d'écouter les bachiques souhaits +De la puissante nuit qui brille et qui fermente... + +Et j'aimais ta douceur pudique et négligente, +Palmier de Bethléem sur le ciel d'Agrigente! + + +L'ENCHANTEMENT DE LA SICILE + + Je suis ému comme le dauphin des mers qui, au milieu des + flots paisibles, se plaît au doux son de la flûte. + PINDARE. + +Célestes horizons où mollement oscille +La bleuâtre chaleur qui baigne la Sicile, +Malgré nos froids hivers et mes longs désespoirs +Je n'ai rien oublié de la douceur des soirs: +Ni le dattier debout sur son ombre étoilée, +Ni la fontaine arabe, au marbre soufre et noir, +Qui fait gicler son eau rigide et fuselée, +Ni l'hôtel du rivage aux teintes de safran, +Ni la jaune mosquée ombrageant ses glycines, +Ni les vaisseaux, taillés dans un bois odorant, +Et qui passent, le soir, sur la mer de Messine... +--Ah! comme je connais, Palerme, ta splendeur, +Le tropical jardin, les caféiers en fleurs, +Les sonores villas par la chaleur usées, +Et le bruit de satin des pigeons du musée! +Musée où je voyais l'Arabie et ses ors, +Ses pots de blanc mica, ses légers miradors +Imprégner de santal l'air où sa paix infuse, +Tandis que, tel un dieu embrasé, fascinant, +Qui darde sur les coeurs son désir et sa ruse, +Le grand bélier d'argent du port de Syracuse +Avait je ne sais quoi d'avide et de tonnant... + +Mettant sur mon regard mes deux mains comme un masque, +J'abordais la chaleur de midi. Dans les vasques, +Le pompeux papyrus condensait sa fraîcheur. +Une voiture avec un baldaquin de toile +Menait à Baïra, dormant sur la hauteur +Parmi des ronciers blancs et des chants de cigales, +Comme un mauresque hospice enduit d'un lait de chaux... +Montréal et son cloître ouvrait à l'azur chaud +Sa cuve où grésillaient les bananiers d'Afrique. +L'église, ruisselant de fières mosaïques, +Elançant ses piliers, minces comme des mâts, +Où l'or se suspendait en lumineuses grappes, +Ressemblait, par l'ardent et monastique éclat, +A vous, sainte brûlante, ô Rose de Lima, +Que l'on voit alanguie auprès d'un jeune pape... + +Des muletiers passaient en bonnet espagnol; +La fleur de l'aloès reflétait sur le sol +Le miracle étonné d'un calice de braise. +Des enfants transportaient des paniers, où les fraises +Bondissaient, retombaient, se mouvaient, rouge essaim, +Comme un jet d'eau pourpré qui pique le bassin. + +Un marchand grec, coiffé de noire cotonnade, +Repoussait de ses cris et de ses sombres mains +L'assourdissant troupeau de hargneuses pintades +Qui mordait son fardeau et barrait le chemin; +Effronté, laissant voir son torse nu qu'il cambre, +Un jeune homme, allongé sur le jaune talus, +Regardait de ses yeux scintillants et velus +Le sublime soleil abonder sur ses membres +Comme un flot de liqueur coule d'un flacon d'ambre... +L'horizon tressaillait d'un vertige or et bleu. + +--Et puis toujours, là-bas, je voyais, pure et vaste, +La mer au grand renom, qui touche dans ses jeux +Les Cyclades, dormant sur des vagues de feu, +Le rivage d'Ulysse et celui de Jocaste, +L'herbe où des bergers grecs préludaient deux par deux... +--Et je songeais,--puissante, éparse, solitaire,-- +Mêlée au temps sans bord ainsi qu'aux éléments, +Attirant vers mon coeur, comme un étrange aimant, +Tous les rêves flottant sur l'amoureuse terre; +J'attendais je ne sais quel grave et sûr plaisir... + +Mais déçue aujourd'hui par tout ce qu'on espère, +Ayant tout vu sombrer, ayant tout vu fléchir, +O mon coeur sans repos ni peur, je vous vénère +D'avoir tant désiré, sachant qu'il faut mourir! + + +L'AIR BRULE, LA CHAUDE MAGIE... + + Que tu es heureuse, cigale, quand, du sommet des arbres, + abreuvée d'une goutte de rosée, tu dors comme une reine. + ANACREON. + +L'air brûle, la chaude magie +De l'Orient pèse sur nous, +Nous périssons de nostalgie +Dans l'éther trop riche et trop doux. + +On entrevoit un jardin vide +Que la paix du soir inclina, +Et là-bas, la mosquée aride +Couleur de sable et de grenat. + +La dure splendeur étrangère +Nous étourdit et nous déçoit: +Je me sens triste et mensongère: +On n'est pas bon loin de chez soi. + +Ce ciel, ces poivriers, ces palmes, +Ces balcons d'un rose de fard, +Comme un vaisseau dans un port calme, +Rêvent aux transports du départ. + +Ah! comme un jour brûlant est vide! +Que faudrait-il de volupté +Pour combler l'abîme torride +De ce continuel été! + +Des oeillets, lourds comme des pommes, +Epanchent leur puissante odeur; +L'air, autour de mon demi-somme, +Tisse un blanc cocon de chaleur... + +Dans la chambre en faïence rouge +Où je meurs sous un éventail, +J'entends le bruit, qui heurte et bouge, +Des chèvres rompant le portail. + +--Ainsi, c'est aujourd'hui dimanche, +Mais, dans cet exil haletant, +Au coeur de la cité trop blanche, +On ne sent plus passer le temps; + +Il n'est des saisons et des heures +Qu'au frais pays où l'on est né, +Quand sur le bord de nos demeures +Chaque mois bondit, étonné. + +Cette pesante somnolence, +Ce chaud éclat palermitain +Repoussent avec indolence +Mon coeur plaintif et mon destin; + +Si je meurs ici, qu'on m'emporte +Près de la Seine au ciel léger, +J'aurai peur de n'être pas morte +Si je dors sous des orangers... + + +LES JOURNEES ROMAINES + +L'éther pris de vertige et de fureur tournoie, +Un luisant diamant de tant d'azur s'extrait. +Virant, psalmodiant, le vent divise et ploie + La pointe faible des cyprès. + +C'est en vain que les eaux écumeuses et blanches, +Captives tout en pleurs des lourds bassins romains, +S'élèvent bruyamment, s'ébattent et s'épanchent: + Neptune les tient dans sa main. + +Je contemple la rage impuissante des ondes; +Dans cette vague éparse en la jaune cité, +C'est vous qu'on voit jaillir, conductrice des mondes, + Amère et douce Aphrodité! + +L'odeur de la chaleur, languissante et créole, +Stagne entre les maisons qui gonflent de soleil; +Comme un coureur ailé le ciel bifurque et vole + Au bord tranchant des toits vermeils; + +Et là-bas, sous l'azur qui toujours se dévide, +Un jet d'eau, turbulent et lassé tour à tour, +Semble un flambeau d'argent, une torche liquide + Qu'agite le poing de l'Amour. + +Rome ploie, accablé de grappes odorantes, +La surhumaine vie envahit l'air ancien, +Les chapiteaux brisés font fleurir leurs acanthes + Aux thermes de Dioclétien! + +Dans ce cloître pâmé, des bacchantes blêmies +Gisent; silence, azur, léthargiques dédains! +Le soleil tombe en feu sur la gorge endormie + De ces Danaés des jardins... + +Ils dorment là, liés par les roses païennes, +Ces corps de marbre blond, las et voluptueux: +O mes soeurs du ciel grec, chères Milésiennes, + Que de siècles sont sur vos yeux! + +L'une d'elles voudrait se dégager; sa hanche +Soulève le sommeil ainsi qu'un flot trop lourd, +Mais tout le poids des temps et de l'azur la penche: + Elle rêve là pour toujours. + +De vifs coquelicots, comme un sang gai, s'élancent +Parmi les verts fenouils, à Saint-Paul-hors-les-Murs; +Un dôme en or suspend des colliers de Byzance + Au cou flamboyant de l'azur. + +Ce matin, dans le vent qui vient puiser les cendres, +Pour les mêler au jour ivre d'air et d'éclat, +Je respire ton coeur voluptueux et tendre, + Pauvre Cécile Métella! + +Tu n'es pas à l'écart des saisons immortelles, +Un tourbillon d'azur te recueille sans fin; +Je n'ai pas plus de part que tes mânes fidèles + A l'univers vague et divin! + +Les blancs eucalyptus et le cyprès qui chante, +Où viennent aboutir les longs soupirs des morts, +Racontent, chers défunts, vos détresses penchantes, + Votre sort pareil à nos sorts. + +Quels familiers discours sur la voie Appienne! +Tissés dans le soleil, les morts vont jusqu'aux cieux; +Vous renaissez en moi, ombres aériennes, + Vous entrez dans mes tristes yeux! + +Là-bas, sur la colline, un jeune cimetière +Etale sa langueur d'Anglais sentimental, +Les délicats tombeaux, dans les lis et le lierre, + Font monter un sang de cristal. + +Midi luit: la villa des chevaliers de Malte +Choit comme une danseuse aux pieds brûlants et las. +Comme un fauve tigré l'air jaunit et s'exalte; + Une nymphe en pierre vit là. + +Elle a les bras cassés, mais sa force éternelle +Empourpre de plaisir ses genoux triomphants; +Le néflier embaume, un jet d'eau est, près d'elle, + Secoué d'un rire d'enfant. + +Les dieux n'ont pas quitté la campagne romaine, +Euterpe aux blonds pipeaux, Erato qui sourit, +Dansent dans le jardin Mattei, où se promène + Le saint Philippe de Néri. + +--Mais c'est vous qui, ce soir, partagez mon malaise, +Dans l'église sans voix, au mur pâle et glacé, +Déesse catholique, ô ma sainte Thérèse, + Qui soupirez, les yeux baissés! + +Malgré vos airs royaux, et la fierté divine +Dont s'enveloppe encor votre coeur emporté, +L'angoisse de vos traits permet que l'on devine + Votre douce mendicité. + +O visage altéré par l'ardente torture +D'attendre le bonheur qui descend lentement, +Appel mystérieux, hymne de la nature, + Désir de l'immortel amant! + +Je vous offre aujourd'hui, parmi l'encens des prêtres, +Comme un grain plus brûlant mis dans vos encensoirs, +Le rire que j'entends au bas de la fenêtre + Où je rêve seule, le soir; + +C'est le rire joyeux, épouvanté, timide +De deux enfants heureux, éperdus, inquiets, +Qui joignent leurs regards et leurs lèvres avides, + --Et dont tout le sanglot riait! + +Ils riaient, ils étaient effrayés l'un de l'autre; +Un jet d'eau s'effritait dans le lointain bassin; +La lune blanchissait, de sa clarté d'apôtre, + La terrasse des Capucins. + +Une palme portait le poids mélancolique +De l'éther sans zéphyr, sans rosée et sans bruit; +Rien ne venait briser son attente pudique, + Que ce rire aigu dans la nuit! + +Et je n'entendis plus que ce rire nocturne, +Plus fort que les senteurs des terrasses de miel, +Plus vif que le sursaut des sources dans leur urne, + Plus clair que les astres au ciel. + +--Je le prends dans mes mains, chaudes comme la lave, +Je le mêle aux élans de mon éternité, +Ce rire des humains, si farouche et si grave, + Qui prélude à la volupté! + + +MUSIQUE POUR LES JARDINS DE LOMBARDIE + +Les îles ont surgi des bleuâtres embruns... +O terrasses! balcons rouillés par les parfums! +Paysages figés dans de languides poses; +Plis satinés des flots contre les lauriers-roses; +Nostalgiques palmiers, ardents comme un sanglot, +Où des volubilis d'un velours indigo +Suspendent mollement leurs fragiles haleines!... +--Un papillon, volant sur les fleurs africaines, +Faiblit, tombe, écrasé par le poids des odeurs. +Hélas! on ne peut pas s'élever! La langueur +Coule comme un serpent de ce feuillage étrange, +Le thé, les camphriers se mêlent aux oranges. +Forêts d'Océanie où la sève, le bois +Ont des frissons secrets et de plaintives voix... +O vert étouffement, enroulement, luxure, +Crépitement de mort, ardente moisissure +Des arbres exilés, qu'usent en cet îlot +La caresse des vents et les baisers de l'eau... +--Et Pallanza, là-bas, sur qui le soleil flambe, +Semble un corps demi-nu, languissant, vaporeux, +Qui montre ses flancs d'or, mais dont les douces jambes +Se voilent des soupirs du lac voluptueux... +--O tristesse, plus tard, dans les nuits parfumées, +Quand les chauds souvenirs ont la moiteur du sang, +De revoir en son coeur, les paupières fermées, +Et tandis que la mort déjà sur nous descend, +Les suaves matins des îles Borromées!... + +Je goûte vos parfums que les vents chauds inclinent, +Profonds magnolias, lauriers des Carolines... +--Les rames, sur les flots palpitants comme un coeur, +Imitent les sanglots langoureux du bonheur. +O promesse de joie, ô torpeur juvénile! +Une cloche se berce au rose campanile +Qui, délicat et fier, semble un cyprès vermeil; +Partout la volupté, la mélodie errante... +--O matin de Stresa, turquoise respirante, +Sublime agilité du coeur vers le soleil! + +O soirs italiens, terrasses parfumées, +Jardins de mosaïque où traînent des paons blancs, +Colombes au col noir, toujours toutes pâmées, +Espaliers de citrons qu'oppresse un vent trop lent, +Iles qui sur Vénus semblent s'être fermées, +Où l'air est affligeant comme un mortel soupir, +Ah! pourquoi donnez-vous, douceurs inanimées, +Le sens de l'éternel au corps qui doit mourir! + +Ah! dans les bleus étés, quand les vagues entre elles +Ont le charmant frisson du cou des tourterelles, +Quand l'Isola Bella, comme une verte tour, +Semble Vénus nouant des myrtes à l'Amour, +Quand le rêve, entraîné au bercement de l'onde, +Semble glisser, couler vers le plaisir du monde, +Quand le soir étendu sur ces miroirs gisants +Est une joue ardente où s'exalte le sang, +J'ai cherché en quel lieu le désir se repose... +--Douces îles, pâmant sur des miroirs d'eau rose, +Vous déchirez le coeur que l'extase engourdit. +Pourquoi suis-je enfermée en un tel paradis! + +Ah! que lassée enfin de toute jouissance, +Dans ces jardins meurtris, dans ces tombeaux d'essence, +Je m'endorme, momie aux membres épuisés! +Que cet embaumement soit un dernier baiser, +Tandis que, sous les noirs bambous qui vous abritent, +Sous les cèdres, pesants comme un ciel sombre et bas, +Blancs oiseaux de sérail que le parfum abat, +Vous gémirez d'amour, colombes d'Aphrodite! + +Des parfums assoupis aux rebords des terrasses, +L'azur en feu, des fleurs que la chaleur harasse, +Sur quel rocher d'amour tant d'ardeur me lia!... +--Colombes sommeillant dans les camélias, +Dans les verts camphriers et les saules de Chine, +Laissez dormir mes mains sur vos douces échines. +Consolez ma langueur, vous êtes, ce matin, +Le rose Saint-Esprit des tableaux florentins. +--Tourterelles en deuil, si faibles, si lassées, +Fruits palpitants et chauds des branches épicées, +Hélas! cet anneau noir qui cercle votre cou +Semble enfermer aussi mon âpre destinée, +Et vos gémissements m'annoncent tout à coup +Les enivrants malheurs pour lesquels je suis née... + + +UN SOIR A VERONE + +Le soir baigne d'argent les places de Vérone; +Les cieux roses et ronds, rayés d'ifs, de cyprès, + Font à la ville une couronne + De tristes et verts minarets. + +Sur les ors languissants du palais du Concile, +On voit luire, ondoyer un manteau duveté: + Les pigeons amoureux, dociles, + Frémissent là de volupté. + +L'Adige, entre les murs de brique qu'il reflète, +Roule son rouge flot, large, brusque, puissant. + Dans la ville de Juliette + Un fleuve a la couleur du sang! + +--O tragique douceur de la cité sanglante, +Rue où le passé vit sous les vents endormis: + Un masque court, ombre galante, + Au bal des amants ennemis. + +Je m'élance, et je vois ta maison, Juliette! +Si plaintive, si noire, ainsi qu'un froid charbon. + C'est là que la fraîche alouette + T'épouvantait de sa chanson! + +Que tu fus consumée, ô nymphe des supplices! +Que ton mortel désir était fervent et beau + Lorsque tu t'écriais: «Nourrice, + Que l'on prépare mon tombeau! + +«Qu'on prépare ma tombe et mon funèbre somme, +Que mon lit nuptial soit violet et noir, + Si je n'enlace le jeune homme + Qui brillait au verger ce soir!...» + +--Auprès de ta fureur héroïque et plaintive, +Auprès de tes appels, de ton brûlant tourment, + La soif est une source vive, + La faim est un rassasiement. + +Hélas! tu le savais, qu'il n'est rien sur la terre +Que l'invincible amour, par les pleurs ennobli; + Le feu, la musique, la guerre, + N'en sont que le reflet pâli! + +--Ma soeur, ton sein charmant, ton visage d'aurore, +Où sont-ils, cette nuit où je porte ton coeur? + La colombe du sycomore + Soupire à mourir de langueur... + +Là-bas un lourd palais, couleur de pourpre ardente, +Ferme ses volets verts sous le ciel rose et gris; + Je pense au soir d'automne où Dante + Ecrivit là le Paradis; + +La céleste douceur des tournantes collines +Emplissait son regard, à l'heure où las, pensifs, + Les anges d'Italie inclinent + Le ciel délicat sur les ifs. + +Mais que tu m'es plus chère, ô maison de l'ivresse, +Balcon où frémissait le chant du rossignol, + Où Juliette qui caresse + Suspend Roméo à son col! + +Ah! que tu m'es plus cher, sombre balcon des fièvres, +Où l'échelle de soie en chantant tournoyait, + Où les amants, joignant leurs lèvres, + Sanglotaient entre eux: «Je vous ai!» + +--Que l'amour soit béni parmi toutes les choses, +Que son nom soit sacré, son règne ample et complet; + Je n'offre les lauriers, les roses, + Qu'à la fille des Capulet! + + +UN AUTOMNE A VENISE + +Ah! la douceur d'ouvrir, dans un matin d'automne, +Sur le feuillage vert, rougeoyant et jauni, +Que la chaleur d'argent éclabousse et sillonne, +Les volets peints en noir du palais Manzoni! + +Des citronniers en pots, le thym, le laurier-rose +Font un cercle odorant au puits vénitien, +Et sur les blancs balcons indolemment repose +Le frais, le calme azur, juvénile, ancien! + +Ah! quelle paix ici, dans ce jardin de pierre, +Sous la terrasse où traîne un damas orangé! +On n'entend pas frémir Venise aventurière, +On ne voit pas languir son marbre submergé... + +--Qu'importe si là-bas Torcello des lagunes +Communique aux flots bleus sa pâmoison d'argent, +Si Murano, rêveuse ainsi qu'un clair de lune, +Semble un vase irisé d'où monte un tendre chant! + +Qu'importe si là-bas le rose cimetière, +Levant comme des bras ses cyprès verts et noirs, +Semble implorer encor la divine lumière +Pour le mort oublié qui ne doit plus la voir; + +Si, vers la Giudecca où nul vent ne soupire, +Où l'air est suspendu comme un plus doux climat, +Dans une gloire d'or les langoureux navires +Bercent la nostalgie aux branches de leurs mâts; + +Si, plein de jeunes gens, le couvent d'Arménie +Couleur de frais piment, de pourpre, de corail, +Semble exhaler au soir une plainte infinie +Vers quelque asiatique et savoureux sérail; + +Si, brûlant de plaisir et de mélancolie, +Une fille, vendant des oeillets, va, mêlant +Le poivre de l'Espagne au sucre d'Italie, +Tandis que sur Saint-Marc tombe un soir rose et lent! + +--Je ne quitterai pas ce petit puits paisible, +Cet espalier par qui mon coeur est abrité; +Qu'Eros pour ces poignards retrouve une autre cible, +Mon céleste désir n'a pas de volupté!... + + +VA PRIER DANS SAINT-MARC... + +Va prier dans Saint-Marc pour ta peine amoureuse; +Le temple de Byzance est sensible au péché; +Un parfum de benjoin, d'ambre, de tubéreuse, +Glisse des frais arceaux et des balcons penchés. + +Va prier dans Saint-Marc pour ta douce folie; +Les pigeons assemblés sur la façade en or +Protègent les transports de la mélancolie, +Et les anges des cieux sont plus cléments encor. + +Va prier dans Saint-Marc; les dalles, les rosaces +Ont l'éclat des bijoux et des tapis persans; +Depuis plus de mille ans dans ce palais s'entassent +Les profanes souhaits parfumés par l'encens. + +Vois, sous leurs châles noirs, les tendres suppliantes +Joindre des doigts brûlants et songer doucement. +Divine pauvreté! cet Alhambra les tente +Moins que les cabarets où boivent leurs amants! + +Va prier dans Saint-Marc. Le Dieu des Evangiles +Marche, les bras ouverts, dans de blonds paradis. +On entend les bateaux qui partent pour les îles, +Et les pigeons frémir au canon de midi. + +Des mosaïques d'or, limpides alvéoles, +Glisse un mystique miel, lumineux, épicé; +Et vers la Piazzetta, de penchantes gondoles +Entraînent mollement les couples exaucés... + +--Beau temple, que ta grâce est chaude, complaisante! +O jardin des langueurs, ô porte d'Orient! +Courtisane des Grecs, sultane agonisante, +Turban d'or et d'émail sous l'azur défaillant! + +Tu joins l'odeur de l'ambre aux fastes exotiques, +Et tu meurs, des pigeons à ton sein agrafés, +Comme aux rives en feu des mers asiatiques, +La Basilique où dort sainte Pasiphaé!... + + +LA MESSE DE L'AURORE A VENISE + +Des femmes de Venise, au lever du soleil, +Répandent dans Saint-Marc leur hésitante extase; +Leurs châles ténébreux sous les arceaux vermeils +Semblent de noirs pavots dans un sublime vase. + +--Crucifix somptueux, Jésus des Byzantins, +Quel miel verserez-vous à ces pauvres ardentes, +Qui, pour vous adorer, désertent ce matin +Les ronds paniers de fruits étagés sous les tentes? + +Si leur coeur délicat souffre de volupté, +Si leur amour est triste, inquiet ou coupable, +Si leurs vagues esprits, enflammés par l'été, +Rêvent du frais torrent des baisers délectables, + +Que leur répondrez-vous, vous, leur maître et leur Dieu? +Tout en vous implorant, elles n'entendent qu'elles, +Et pensent que l'éclat allongé de vos yeux +Sourit à leurs naïfs sanglots de tourterelles. + +--Ah! quel que soit le mal qu'elles portent vers vous, +Quel que soit le désir qui les brûle et les ploie, +Comblez d'enchantement leurs bras et leurs genoux, +Puisque l'on ne guérit jamais que par la joie... + + +NUIT VENITIENNE + +Deux étoiles d'argent éclairent l'ombre et l'eau, +On entend le léger clapotement du flot +Qui baise les degrés du palais Barbaro; + +Une vague, en glissant, répond à l'autre vague: +Enlaçante tristesse, appel dolent et vague. +Un vert fanal, sur l'eau, tombe comme une bague. + +Des gondoles s'en vont, paisible glissement. +Deux hommes sont debout et parlent en ramant; +On n'entend que la vague et leur voix seulement... + +La nuit est comme un bloc d'agate monotone. +Un volet qu'on rabat, subitement détonne +Dans le silence. Où donc est morte Desdémone? + +Un navire de guerre est amarré là-bas. +Le vent est si couché, si nonchalant, si bas, +Que le sel de la mer, ce soir, ne se sent pas. + +Venise a la couleur dormante des gravures. +Sous le masque des nuits et sa noire guipure, +Deux mains, dans un jardin, ouvrent une clôture. + +Les hauts palais dormants, aux marbres effrités, +Luisent sur le canal, somnolent, arrêté, +Qui semble une liquide et molle éternité... + +--Belle eau d'un pâle enfer qui m'attire et me touche, +Puisque la mort, ce soir, n'a rien qui m'effarouche, +Montez jusqu'à mon coeur, montez jusqu'à ma bouche... + + +CLOCHES VENITIENNES + +La pauvreté, la faim, le fardeau du soleil, +Le meurtrissant travail de cette enfant vieillie, +Qui respire, tressant l'osier jaune et vermeil, +L'odeur du basilic et de l'huile bouillie, + +Les fétides langueurs des somnolents canaux, +La maison délabrée où pend une lessive, +Les fièvres et la soif, je les choisis plutôt +Que de ne pas tenir votre main chaude et vive + +A l'heure où, s'exhalant comme un ardent soupir, +Les cloches de Venise épandent dans l'espace +Ce cri voluptueux d'alarme et de désir: +«Jouir, jouir du temps qui passe!» + + +SIROCO A VENISE + + Le siroco, brusque, hardi, + Sur la ville en pierre frissonne; + C'est la fin de l'après-midi; + Ecoute les cloches qui sonnent + A Saint-Agnès, au Gesuati... + + L'ouragan arrache la toile + D'un marché, où, des paniers ronds, + Débordent de brillants citrons + Que polit encor la rafale. + +Un oiseau chante au haut du cyprès d'un couvent; +Et dans le courant d'air des ruelles marines, +Un abbé vénitien, étourdi, gai, mouvant, +Qui retient son manteau, volant sur sa poitrine, +Semble un charmant Satan flagellé par le vent! + + +L'ILE DES FOLLES A VENISE + +La lagune a le dense éclat du jade vert. +Le noir allongement incliné des gondoles +Passe sur cette eau glauque, et sous le ciel couvert. +--Ce rose bâtiment, c'est la maison des folles. + +Fleur de la passion, île de Saint-Clément, +Que de secrets bûchers dans votre enceinte ardente! +La terre desséchée exhale un fier tourment, +Et l'eau se fige autour comme un cercle du Dante. + +--Ce soir mélancolique où les cieux sont troublés, +Où l'air appesanti couve son noir orage, +J'entends ces voix d'amour et ces coeurs exilés +Secouer la fureur de leurs mille mirages! + +Le vent qui fait tourner les algues dans les flots +Et m'apporte l'odeur des nuits de Dalmatie, +Guide jusqu'à mon coeur ces suprêmes sanglots, +--O folie, ô sublime et sombre poésie! + +Le rire, les torrents, la tempête, les cris +S'échappent de ces corps que trouble un noir mystère. +Quelle huile adoucirait vos torrides esprits, +Bacchantes de l'étroite et démente Cythère? + +Cet automne, où l'angoisse, où la langueur m'étreint, +Un secret désespoir à tant d'ardeur me lie; +Déesse sans repos, sans limites, sans frein, +Je vous vénère, active et divine Folie! + +--Pleureuses des beaux soirs voisins de l'Orient, +Déchirez vos cheveux, égratignez vos joues, +Pour tous les insensés qui marchent en riant, +Pour l'amante qui chante, et pour l'enfant qui joue. + +O folles! aux judas de votre âpre maison +Posez vos yeux sanglants, contemplez le rivage: +C'est l'effroi, la stupeur, l'appel, la déraison, +Partout où sont des mains, des yeux et des visages. + +Folles, dont les soupirs comme de larges flots +Harcèlent les flancs noirs des sombres Destinées, +Vous sanglotez du moins sur votre morne îlot; +Mais nous, les coeurs mourants, nous, les assassinées, + +Nous rôdons, nous vivons; seuls nos profonds regards, +Qui d'un vin ténébreux et mortel semblent ivres, +Dénoncent par l'éclat de leurs rêves hagards +L'effroyable épouvante où nous sommes de vivre. + +--Par quelle extravagante et morne pauvreté, +Par quel abaissement du courage et du rêve +L'esprit conserve-t-il sa chétive clarté +Quand tout l'être éperdu dans l'abîme s'achève? + +--O folles, que vos fronts inclinés soient bénis! +Sur l'épuisant parcours de la vie à la tombe +Qui va des cris d'espoir au silence infini, +Se pourrait-il vraiment qu'on marche sans qu'on tombe? + +Se pourrait-il vraiment que le courage humain, +Sans se rompre, accueillît l'ouragan des supplices? +Douleur, coupe d'amour plus large que les mains, +Avoir un faible coeur, et qu'un Dieu le remplisse! + +--Amazones en deuil, qui ne pouvez saisir +L'ineffable langueur éparse sur les mondes, +Sanglotez! A vos cris de l'éternel désir, +Des bords de l'infini les amants vous répondent... + + +MIDI SONNE AU CLOCHER DE LA TOUR SARRASINE + + «Ne recherche pas la cause de la turbulence: c'est + l'affaire de la mystérieuse nature...» + +Midi sonne au clocher de la tour sarrasine. +Un calme épanoui pèse sur les collines; +Les palmes des jardins font insensiblement +Un geste de furtif et doux assentiment. +Le vent a rejeté ses claires arbalètes +Sur la montagne, entre la neige et les violettes! +Les rumeurs des hameaux ont le charme brouillé +D'une vague, glissant sur de blancs escaliers... +--O calme fixité, que ceint un clair rivage, +L'Amour rayonne au centre indéfini des âges!-- +Un noir cyprès, creusé par la foudre et le vent, +Ondulant dans l'air tiède, officiant, rêvant, +Semble, par sa débile et céleste prière, +Un prophète expirant, entr'ouvert de lumière! +--Aérienne idylle, envolement d'airain, +La cloche au chant naïf du couvent franciscain +Répond au tendre appel de la cloche des Carmes. +L'olivier, argenté comme un torrent de larmes, +Imite, en se courbant sous les placides cieux, +L'humble adoration des coeurs minutieux... +--Quel voeu déposerai-je en vos mains éternelles, +Sainte antiquité grecque, ô Moires maternelles? +Déjà bien des printemps se sont ouverts pour moi. +Au pilier résineux de chacun de leurs mois +J'ai souffert ce martyre enivrant et terrible, +Près de qui le bonheur n'est qu'un ennui paisible... +Je ne verrai plus rien que je n'aie déjà vu. +Je meurs à la fontaine où mon désir a bu: +Les battements du coeur et les beaux paysages, +L'ouragan et l'éclair baisés sur un visage, +L'oubli de tout, l'espoir invincible, et plus haut +L'extase d'être un dieu qui marche sur les flots; +La gloire d'écouter, seule, dans la nature +L'universelle Voix, dont la céleste enflure +Proclame dans l'azur, dans les blés, dans les bois, +«Ame, je te choisis et je me donne à toi,» +Tout cela qui frissonne et qui me fit divine, +Je ne le goûterai que comme un front s'incline +Sur le miroir, voilé par l'ombre qui descend, +Où déjà s'est penché son rire adolescent... +--Mais la fougueuse vie en mon coeur se déchaîne: +O son des Angelus dans les faubourgs de Gênes, +Tandis qu'au bord des quais, où règne un lourd climat, +Les vaisseaux entassés, les cordages, les mâts, +Semblent, dans le ciel pâle où la chaleur s'énerve, +De noirs fuseaux, tissant la robe de Minerve! +Vieille fontaine arabe, au jet d'eau mince et long, +Exilée en Sicile, en de secrets vallons. +Soirs du lac de Némi, soirs des villas romaines, +Où la noble cascade en déroulant sa traîne +Sur un funèbre marbre, imite la pudeur +De la Mélancolie, errante dans ses pleurs, +Et qu'un faune poursuit sur la rapide pente... +--Muet accablement d'un square d'Agrigente: +Jardin tout excédé de ses fleurs, où j'étais +La Mémoire en éveil d'un monde qui se tait. +Dans ce dormant Dimanche amolli et tenace, +Mêlée à l'étendue, éparse dans l'espace, +Etrangère à mon coeur, à mes pesants tourments, +Je n'étais plus qu'un vaste et pur pressentiment +De tous les avenirs, dont les heures fécondes +S'accompliront sans nous jusqu'à la fin des mondes... +--Chaud silence; et l'élan que donne la torpeur! +L'air luit; le sifflement d'un bateau à vapeur +Jette son rauque appel à la rive marchande. +Une glu argentée entr'ouvre les amandes; +De lourds pigeons, heurtés aux arceaux d'un couvent, +Font un bruit éclatant de satin et de vent, +Comme un large éventail dans les nuits sévillanes... +Sur l'aride sentier, un pâtre sur un âne +Chantonne, avec l'habile et perfide langueur +D'une main qui se glisse et qui cherche le coeur... + +--Par ce cristal des jours, par ces splendeurs païennes, +Seigneur, préservez-nous de la paix quotidienne +Qui stagne sans désir, comme de glauques eaux! +Nous avons faim d'un chant et d'un bonheur nouveau! +Je sais que l'âpre joie en blessures abonde, +Je ne demande pas le repos en ce monde; +Vous m'appelez, je vais; votre but est secret; +Vous m'égarez toujours dans la sombre forêt; +Mais quand vous m'assignez quelque nouvel orage, +Merci pour le danger, merci pour le courage! +A travers les rameaux serrés, je vois soudain +La mer, comme un voyage exaltant et serein! +Je sais ce que l'on souffre, et si je suis vivante, +C'est qu'au fond de la morne ou poignante épouvante, +Lorsque parfois ma force extrême se lassait, +Un ange, au coeur cerclé de fer, me remplaçait... +--Et pourtant, je ne veux pas amoindrir ma chance +D'être le lingot d'or qui brise la balance; +D'être, parmi les coeurs défaillants, incertains, +L'esprit multiplié qui répond au Destin! +Je n'ai pas peur des jours, du feu, du soir qui tombe; +Dans le désert, je suis nourrie par les colombes. +Je sais bien qu'il faudra connaître en vous un jour +La fin de tout effort, l'oubli de tout amour, +Nature! dont la paix guette notre agonie. + +Mais avant cet instant de faiblesse infinie, +Traversant les plateaux, les torrents hauts ou secs, +Chantant comme faisaient les marins d'Ionie +Dans l'odeur du corail, du sel et du varech, +J'irai jusqu'aux confins de ces rochers des Grecs, +Où les flots démontés des colonnes d'Hercule +Engloutissaient les nefs, au vent du crépuscule!... + + +JE N'AI VU QU'UN INSTANT... + +Je n'ai vu qu'un instant les pays beaux et clairs, +Sorrente, qui descend, fasciné par la mer, +Tarente, délaissé, qui fixe d'un oeil vague +Le silence entassé entre l'air et les vagues; +Salerne, au coeur d'ébène, au front blanc et salé, +Où la chaleur palpite ainsi qu'un peuple ailé; +Amalfi, où j'ai vu de pourpres funérailles +Qu'accompagnaient des jeux, des danses et des chants, +Surprises tout à coup, sous le soleil couchant, +Par les parfums, croisés ainsi que des broussailles... +Foggia, ravagé de soleil, étonné +De luire en moisissant comme un lis piétiné; +Pompéi, pavoisé de murs peints qui s'écaillent; +Paestum qu'on sent toujours visité par les dieux, +Où le souffle marin tord l'églantier fragile, +Où, le soir, on entend dans l'herbage fiévreux +Ce long hennissement qui montrait à Virgile, +Ebloui par son rêve immense et ténébreux, +Apollon consolant les noirs chevaux d'Achille... + +--Ces rivages de marbre embrassés par les flots, +Où les mânes des Grecs ensevelis m'attirent, +Je ne les ai connus que comme un matelot +Voit glisser l'étendue au bord de son navire; +Ce n'était pas mon sort, ce n'était pas mon lot +D'habiter ces doux lieux où la sirène expire +Dans un sursaut d'azur, d'écume et de sanglot! +Loin des trop mols climats où les étés s'enlizent, +C'est vous mon seul destin, vous, ma nécessité, +Rivage de la Seine, âpre et sombre cité, +Paris, ville de pierre et d'ombre, aride et grise, +Où toujours le nuage est poussé par la brise, +Où les feuillages sont tourmentés par le vent, +Mais où, parfois, l'été, du côté du levant, +On voit poindre un azur si délicat, si tendre, +Que, par la nostalgie, il nous aide à comprendre +La clarté des jardins où Platon devisait, +La cour blanche où Roxane attendait Bajazet, +La gravité brûlante et roide des Vestales +Qu'écrasait le fardeau des nuits monumentales; +La mer syracusaine où soudain se répand +--Soupir lugubre et vain que la nature exhale, +Le cri du batelier qui vit expirer Pan... +--Oui, c'est vous mon destin, Paris, cité des âmes, +Forge mystérieuse où les yeux sont la flamme, +Où les coeurs font un sombre et vaste rougeoiment, +Où l'esprit, le labeur, l'amour, l'emportement, +Elèvent vers les cieux, qu'ils ont choisis pour cible, +Une Babel immense, éparse, intelligible, +Cependant que le sol, où tout entre à son tour, +En mêlant tous ses morts fait un immense amour! + + +AINSI LES JOURS S'EN VONT... + +Ainsi les jours s'en vont, rapides et sans but, +Nous les appelons doux quand ils sont monotones, +Et l'âme, habituée à combattre, s'étonne +De ne plus espérer et de ne souffrir plus. + +Qu'est-ce donc que l'on veut, qu'on espère et prépare, +Que souhaitons-nous donc, quand, l'esprit plus dispos +Qu'un bleu matin qui luit dans le vitrail des gares, +Nous sommes harassés de calme et de repos? + +Les délices, la paix ne sont pas suffisantes, +Un courageux élan veut aller jusqu'aux pleurs. +La passion convie à des fêtes sanglantes: +Tout est déception qui n'est pas la douleur! + +Souffrir, c'est tout l'espoir, toute la diligence +Que nous mettons à fuir le paisible présent, +Lorsque ignorants du but et tentés par la chance +Nous rêvons au départ, brutal et complaisant. + +Je le sais et je songe à mes brûlants voyages, +Au sol oriental, crayeux, sombre et vermeil, +Au campanile aigu, brillant sur le rivage +Comme un blanc diamant lancé vers le soleil! + +Je songe au frais palais de Naples, à ses musées +Où règne un blanc climat, nonchalant, engourdi, +Où, dans l'albâtre grec, amplement s'arrondit +La face de Junon, éclatante et rusée! + +Je songe à cette salle illustre, où je voyais +Des danseuses d'argent, dans leurs gaines de lave, +Fixer sur mon destin,--fortes, riantes, braves,-- +Leurs yeux d'émail, pareils à de sombres oeillets. + +Je vois le vieil Homère et ses yeux sans prunelle, +Où mon triste regard s'enfonçait pas à pas, +Comme ces voiliers qui, sur la mer éternelle, +Se perdent dans la brume et ne reviennent pas... + +Je me souviens de vous, jeune Milésienne, +Beau torse mutilé qui demeurez debout, +Comme on voit, en été, les gerbes de blé roux +Noblement se dresser dans l'onde aérienne; + +Et de vous, Amazone à cheval, et pliant +Sous le choc d'une flèche impétueuse et fourbe, +Et qui semblez mourir d'amour, en suppliant +Le vague meurtrier qui vous blesse et vous courbe. + +--Aigle maigre et divin convoitant un enfant, +Je vous vois, Jupiter, auprès de Ganymède; +Votre oeil de proie, où brille un amour sans remède, +Mêle un rêve soumis à vos airs triomphants. + +Je me souviens de vous, jeune guerrier de marbre, +Agile Harmodius auprès de votre ami, +Qui figurez, levant vos deux bras à demi, +L'élan de l'épervier et du vent dans les arbres! + +Qu'il fut beau le voyage anxieux que je fis +Sur des rives qu'assaille un été frénétique! +Et je songe ce soir, avec un coeur surpris, +A ces temps où ma vie, errante et nostalgique, +Ressemblait par ses pleurs, ses rêves, ses défis, +Son ardeur à mourir et ses sursauts lyriques, +Aux groupes des héros dans les musées antiques... + + +LE RETOUR AU LAC LEMAN + +Je retrouve le calme et vaste paysage: +C'est toujours sur les monts, les routes, les rivages, +Vos gais bondissements, chaleur aux pieds d'argent! +Le monde luit au sein de l'azur submergeant +Comme une pêcherie aux mailles d'une nasse; +Je vois, comme autrefois, sur le bord des terrasses, +Des jeunes gens; l'un rêve, un autre fume et lit; +Un balcon, languissant comme un soir au Chili, +Couve d'épais parfums à l'ombre de ses stores. +Le lac, tout embué d'avoir noyé l'aurore, +Encense de vapeurs le paresseux été; +Et le jour traîne ainsi sa parfaite beauté +Dans une griserie indolente et muette. +Soudain l'azur fraîchit, le soir vient; des mouettes +S'abattent sur les flots; leur vol compact et lourd +Qui semble harceler la faiblesse du jour +Donne l'effroi subit des mauvaises nouvelles... +Il semble, tant l'éther est comblé par des ailes, +Que quelque arbre géant, par le vent agité, +Laisse choir ce feuillage agile et duveté. +Et le soleil s'abaisse, et comme un doux désastre, +Frappé par les rayons du soleil vertical +Tout s'attriste, languit; le lac oriental +A le liquide éclat des métaux dans les astres; +Et le coeur est soudain par le soir attaqué... + +Et tous deux nous marchons sur les dalles du quai. +Nous sommes un instant des vivants sur la terre; +Ces montagnes, ces prés, ces rives solitaires +Sont à nous; et pourtant je ne regarde plus +Avec la même ardeur un monde qui m'a plu. +Je laisse s'écouler aux deux bords de mon âme +Les ailes, les aspects, les effluves, les flammes; +Je ne répondrai pas à leur frivole appel: +Mon esprit tient captifs des oiseaux éternels. +Je ne regarde plus que la cime croissante +Des arbres, qui toujours s'efforçant vers le ciel, +Détachant leur regard des plaines nourrissantes, +Ecoutent la douceur du soir confidentiel +Et montent lentement vers la lune ancienne... +Je songe au noble éclat des nuits platoniciennes, +A la flotte détruite un soir syracusain, +A Eschyle, inhumé à l'ombre des raisins, +Dans Géla, sous la terre heureuse de Sicile. +Je songe à ces déserts où florissaient des villes; +A cet entassement de siècles et d'ardeur +Que le soleil toujours, comme un divin voleur, +Va puiser dans la tombe et redonne à la nue. +Je songe à la vie ample, antique, continue; +Et à vous, qui marchez près de moi, et portez +Avec moi la moitié du rêve et de l'été; +A vous, qui comme moi, témoin de tous les âges, +Tenez l'engagement, plein d'un grave courage, +De bien vous souvenir, en tout temps, en tout lieu, +Que l'homme en insistant réalise son Dieu, +Et qu'il a pour devoir, dans la Nature obscure, +De la doter d'une âme intelligible et pure, +De guider l'Univers avec un coeur si fort +Que toujours soit plus beau chaque instant qui se lève; +Et d'écouter avec un mystique transport +Les sublimes leçons que donnent à nos rêves +L'infatigable voix de l'amour et des morts... + + +OCTOBRE ET SON ODEUR... + +Octobre, et son odeur de vent, de brou de noix, +D'herbage, de fumée et de froides châtaignes, +Répand comme un torrent l'alerte désarroi +Du feuillage arraché et des fleurs qui s'éteignent. + +Dans l'éther frais et pur, et clair comme un couteau, +Le soleil romanesque en hésitant arrive, +Et sa paille dorée est comme un clair chapeau +Dont les bords lumineux s'inclinent sur la rive... + +--Automne, quelle est donc votre séduction? +Pourquoi, plus que l'été, engagez-vous à vivre? +Bacchante aux froides mains, de quelle région +Rapportez-vous la pomme au goût d'ambre et de givre? + +Dans votre air épuré, argentin, élagué, +On entend bourdonner une dernière abeille. +Le soleil, étourdi et déjà fatigué, +Ne s'assied qu'un instant à l'ombre de la treille; + +Les rosiers, emmêlés aux rayons blancs du jour, +Les dahlias, voilés de gouttes d'eau pesantes, +Sont encore encerclés de guêpes bruissantes, +Mais la rouille du temps les gagne tour à tour. + +La fontaine sanglote une froide prière; +Dans le saule, un oiseau semble faire le guet, +Tant son cri est prudent, défiant, inquiet. +Mais les cieux, les doux cieux, ont des lacs de lumière! + +--Ces glauques flamboiements, cette poussière d'or, +Cet azur, embué comme une pensée ivre, +Ces soleils oscillant comme un vaisseau qui sort +De la rade, chargé de baumes et de vivres, +Flotteront-ils au toit d'un couvent florentin, +Sur les verts bananiers des Iles Canaries, +Dans un vallon d'Espagne, où jamais ne s'éteint +L'écarlate lampion des grenades mûries, +Tandis que nous entrons dans l'hiver obsédant, +Dans l'étroite saison, où, seule, la musique +Fait un espace immense, et semble un confident +Qui, saturé des pleurs de nos soirs nostalgiques, + +Les porte jusqu'aux cieux, avec un cri strident! + + +LES RIVES ROMANESQUES + +Soir paresseux des lacs, douceur lente des rames, +Qui, sur l'eau susceptible, élancez des frissons, +Romanesque blancheur des terrasses, chansons +Que des nomades font retentir, où se pâme +Le vocable éternel du triste amour, quelle âme +Tromperez-vous ce soir par votre déraison? + +L'absorbante chaleur voile les monts d'albâtre, +Un généreux feuillage abrite les chemins, +Les hameaux ont l'odeur du laitage et de l'âtre; +Et les montagnes sont, dans l'espace bleuâtre, +Hautes et torturées comme un courage humain. + +Au loin les voiliers las ont l'air de tourterelles, +Qui, dans ce paradis liquide et sommeillant, +Renonçant à l'éther, laissent flotter leurs ailes +Et gisent, transpercés par le flot scintillant. + +Et la nuit vient, serrant ses mailles d'argent sombre +Sur l'Alpe bondissante où le jour ruisselait, +Et c'est comme un subit, sournois coup de filet, +Capturant l'horizon, qui palpite dans l'ombre +Comme un peuple d'oiseaux aux voûtes d'un palais... + +Un vert fanal au port tremble dans l'eau tranquille; +Tout a la calme paix des astres arrêtés; +Il semble qu'on soit loin des champs comme des villes; +L'air est ample et profond dans l'immobilité; +Et l'on croit voir jaillir de sensibles idylles +De toute la douceur de cette nuit d'été! + +--Pourquoi nous trompez-vous, beauté des paysages, +Aspect fidèle et pur des romanesques nuits, +Engageante splendeur, vent courant comme un page, +Secrète expansion des odeurs, calme bruit, +Silencieux désirs montant du fond des âges? + +Pourquoi nous faites-vous espérer le bonheur +Quand, par delà les lois, l'esprit, la conscience, +Vous ressemblez au but qu'entrevoit le coureur? +Dans un séjour où rien n'est péché ni douleur, +Sous l'arbre désormais béni de la science, +Vous convoquez les corps et les coeurs pleins d'ardeur! + +Mais, hélas! les humains et la grande Nature +N'échangent plus leur sombre et différente humeur; +Entre eux tout est mensonge, épouvante, imposture; +Les souhaits infinis, les peines, les blessures +Ne trouvent pas en elle un remède à leurs pleurs. +La terre indifférente, exhalant ses senteurs, +N'a d'accueil maternel que pour celui qui meurt. + +--Terre, prenez les morts, soyez douce à leur rêve; +Serrez-les contre vous, rendez-les éternels, +Donnez-leur des matins de rosée et de sève, +Mêlez-les à vos fruits, vos métaux et vos sels. + +Qu'ils soient participants à vos soins innombrables, +Que, depuis le sol noir jusqu'au divin éther, +Plus légers, plus nombreux que les vents du désert, +Ils aillent, légion furtive, impondérable! + +Mais nous, nous ne pouvons qu'être des coeurs humains: +Nous habitons l'esprit, les passions, la foule; +Nous sommes la moisson, et nous sommes la houle; +Nous bâtissons un monde avec nos tristes mains; +Et tandis que le jour insouciant se lève +Sans jamais secourir ou protéger nos rêves, +La force de nos coeurs construit les lendemains... + + +AU PAYS DE ROUSSEAU + +Le lac, plus lent qu'une huile azurée, se repose, +Et le doux ciel, couleur d'abricot et de rose, +Penche sur lui sa calme et pensive langueur. +Les grillons, dans les prés, ont commencé leurs choeurs: +Scintillement sonore, et qui semble un cantique +Vers la première étoile, humble et mélancolique, +Qui fait trembler aux cieux sa liquide lueur... + +L'automne épand déjà ses fumeuses odeurs. + +Un voilier las, avec ses deux voiles dressées, +Rêve comme un clocher d'église délaissée. +Touffus et frémissants dans le soir spacieux, +Les peupliers ont l'air de hauts cyprès joyeux; +Au bord des champs où flotte une vapeur d'albâtre +Les cloches des troupeaux semblent fêter le pâtre. + +Teinté de sombre argent, un cèdre contourné +A le tumulte obscur d'un nuage enchaîné +Qui roule sur l'éther sa foudre ténébreuse... +Et l'ombre vient, luisante, épandue, onctueuse. +Les montagnes sur l'eau pèsent légèrement; +Tout semble délicat, plein de détachement, +On ne sait quelle éparse et vague quiétude +Médite. Un clair fanal, douce sollicitude, +Egoutte dans les flots son rubis scintillant. +--O nuits de Lamartine et de Chateaubriand! +Vent dans les peupliers, sources sur les collines, +Tintement des grelots aux coursiers des berlines, +Villages traversés, secrète humidité +Des vallons où le frais silence est abrité! +Calme lampe aux carreaux d'une humble hôtellerie, +Bruit pressé des torrents, travaux des bûcherons, +Vieux hêtres abattus dont les écorces font +Flotter un parfum d'eau et de menuiserie, +Quoi! j'avais délaissé vos poignantes douceurs? +Retirée en un grave et mystique labeur, +Le regard détourné, l'âme puissante et rude, +Je montais vers ma paix et vers ma solitude! + +--Nature, accordez-moi le plus d'amour humain, +Le plus de ses clartés, le plus de ses ténèbres, +Et la grâce d'errer sur les communs chemins, +Loin de toute grandeur isolée et funèbre; + +Accordez-moi de vivre encor chez les vivants, +D'entendre les moulins, le bruit de la scierie, +Le rire des pays égayés par le vent, +Et de tout recevoir avec un coeur qui prie, + +Un coeur toujours empli, toujours communicant, +Qui ne veut que sa part de la tâche des autres, +Et qui ne rêve pas à l'écart, évoquant +L'auréole orgueilleuse et triste des apôtres! + +Que tout me soit amour, douceur, humanité: +La vigne, le village et les feux de septembre, +Les maisons rapprochées de si bonne amitié, +L'universel labeur dans le secret des chambres; + +Et que je ne sois plus,--au-dessus des abîmes +Où mon farouche esprit se tenait asservi,-- +Comme un aigle blessé en atteignant les cimes, +Qui ne peut redescendre, et qu'on n'a pas suivi! + + +UN SOIR EN FLANDRE + +Ah! si d'ardeur ton coeur expire, +Si tu meurs d'un rêve hautain, +Descends dans le calme jardin, +Ne dis rien, regarde, respire; + +Le parfum des pois de senteur +Ouvre ses ailes et se pâme; +Le ciel d'azur, le ciel de flamme, +Est sombre à force de chaleur! + +Demeure là, les mains croisées, +Les yeux perdus à l'horizon, +A voir luire sur les maisons +Les toits aux pentes ardoisées. + +Des coqs, chantant dans le lointain, +Soupirent comme des colombes, +Sous la chaleur qui les surplombe. +Le soir semble un brumeux matin. + +Douceur du soir! le hameau fume, +La rue est vive comme un quai +Où le poisson est débarqué; +Un pigeon flotte, blanche écume. + +Vois, il n'y a pas que l'amour +Sur la profonde et douce terre; +Sache aimer cet autre mystère: +L'effort, le travail, le labour; + +Des corps, que la vie exténue, +S'en viennent sur les pavés bleus; +Les bras, les visages caleux +Sont emplis de joie ingénue. + +Un homme tient un arrosoir; +Ce plumage d'eau se balance +Sur les choux qui, dans le silence, +Goûtent aussi la paix du soir. + +Il se forme au ciel un nuage; +Regarde les bonds, les sursauts, +De quatre tout petits oiseaux, +Qui volent sur le ciel d'orage! + +Un oeillet tremble, secoué +D'un coup vif de petite trique, +Quand le lourd frelon électrique +A sa tige reste cloué. + +Par la vapeur d'eau des rivières +Les prés verts semblent enlacés; +Le soir vient, les bruits ont cessé; +--Etranger, mon ami, mon frère, + +Il n'est pas que la passion, +Que le désir et que l'ivresse, +La nature aussi te caresse +D'une paisible pression; + +Les rêves que ton coeur exhale +Te font gémir et défaillir; +Eteins ces feux et viens cueillir +Le jasmin aux quatre pétales. + +Abdique le sublime orgueil +De la langueur où tu t'abîmes, +Et vois, flambeau des vertes cimes, +Bondir le sauvage écureuil! + + +BONTE DE L'UNIVERS QUE JE CROYAIS ETEINTE... + +Bonté de l'univers que je croyais éteinte, +Tant vous aviez déçu la plus fidèle ardeur, +Je ressens aujourd'hui vos suaves atteintes; +Ma main touche, au jardin succulent de moiteur, + Le sucre indigo des jacinthes! + +Les oiseaux étourdis, au vol brusque ou glissant, +Dans le bleuâtre éther qu'emplit un chaud vertige, +D'un gosier tout enduit du suc laiteux des tiges +Font jaillir, comme un lis, leurs cris rafraîchissants! + +--Et, bien que le beau jour soit loin de la soirée, +Bien qu'encor le soleil étende sur les murs +Sa nappe de safran éclatante et moirée, +Déjà la molle lune, au contour pâle et pur, +Comme un soupir figé rêve au fond de l'azur... + + +AUTOMNE + +Puisque le souvenir du noble été s'endort, +Automne, par quel âpre et lumineux effort, +--Déjà toute fanée, abattue et moisie,-- +Jetez-vous ce brûlant accent de poésie? +Votre feuillage est las, meurtri, presque envolé. +C'est fini, la beauté des vignes et du blé; +Le doux corps des étés en vous se décompose; +Mais vous donnez ce soir une suprême rose. + +--Ah! comme l'ample éclat de ce dernier beau jour +Soudain réveille en moi le plus poignant amour! +Comme l'âme est par vous blessée et parfumée, +Triste Automne, couleur de nèfle et de fumée!... + + +CHALEUR DES NUITS D'ETE... + + O nuit d'été, maladie inconnue, combien tu me fais mal! + Jules LAFORGUE. + +Chaleur des nuits d'été, comme une confidence +Dans l'espace épandue, et semblant aspirer +Le grand soupir des coeurs qui songent en silence, +Je vous contemple avec un désespoir sacré! + +Les passants, enroulés dans la moiteur paisible +De cette nuit bleuâtre au souffle végétal, +Se meuvent comme au fond d'un parc oriental +L'ombre des rossignols furtifs et susceptibles. + +Une femme, un enfant, des hommes vont sans bruit +Dans la rue amollie où le lourd pavé luit; +C'est l'heure où les Destins plus aisément s'acceptent: +Tout effort est dans l'ombre oisive relégué. +Les parfums engourdis et compacts, interceptent +La circulation des zéphyrs fatigués. + +Il semble que mon coeur soit plus soumis, plus sage; +Je regarde la terre où s'entassent les âges +Et la voûte du ciel, pur, métallique et doux. +Se peut-il que le temps ait, malgré mes courroux, +Apaisé mon délire et son brûlant courage, +Et qu'enfin mon espoir se soit guéri de tout? + +La lune éblouissante appuie au fond des nues +Son sublime débris ténébreux et luisant, +Et la nuit gît, distraite, insondable, ingénue; +Son chaud torrent sur moi abondamment descend +Comme un triste baiser négligent et pesant. + +Deux étoiles, ainsi que deux âmes plaintives, +Semblent accélérer leur implorant regard. +L'univers est posé sur mes deux mains chétives; +Je songe aux morts, pour qui il n'est ni tôt, ni tard, +Qui n'ont plus de souhaits, de départs, ni de rives. + +Que de jours ont passé sur ce qui fut mon coeur, +Sur l'enfant que j'étais, sur cette adolescente +Qui, fière comme l'onde et comme elle puissante, +Luttait par son amour contre tout ce qui meurt! + +Pourtant, rien n'a pâli dans ma chaude mémoire, +Mon rêve est plus constant que le roc sur la mer; +Mais un besoin vivant, fougueux, aride, amer, +Veut que mon coeur poursuive une éternelle histoire, +Et cherche en vain la source au milieu du désert. +--Et je regarde, avec une tristesse immense, +Dans le ciel glauque et lourd comme un auguste pleur, +L'étoile qui palpite ainsi que l'espérance, +Et la lune immobile au-dessus de mon coeur... + + +ARLES + +Mes souvenirs, ce soir, me séparent de toi; +Au-dessus de tes yeux, de ta voix qui me parle, +De ce frais horizon d'églises et de toits, +J'écoute, dans mon rêve où frémit leur émoi, + Les hirondelles sur le ciel d'Arles! + +La nuit était torride à l'heure du couchant. +Les doux cieux languissaient comme une barcarolle; +Deux colonnes des Grecs, levant leurs bras touchants, +Semblaient une Andromaque éplorée, et cherchant + A fléchir une ombre qui s'envole! + +Ce qu'un beau soir contient de perfide langueur +Ployait dans un silence empli de bruits infimes; +Je regardais, les mains retombant sur mon coeur, +Briller ainsi qu'un vase où coule la chaleur, + Le pâle cloître de Saint-Trophime! + +Une brise amollie et lourde de parfums, +Glissait, silencieuse, au bord gisant du Rhône. +Tout ce que l'on obtient me semblait importun, +Mes pensers, mes désirs, s'éloignaient un à un + Pour monter vers d'invisibles zones! + +O soleil, engourdi par les senteurs du thym, +Parfums de poivre et d'huile épandus sur la plaine, +Rochers blancs, éventés, où, dans l'air argentin, +On croit voir, se gorgeant des flots du ciel latin, + Les rapides Victoires d'Athènes! + +Soir torturé d'amour et de pesants tourments, +Grands songes accablés des roseaux d'Aigues-Mortes, +Musicale torpeur où volent des flamants, +Couleur du soir divin, qui promets et qui ments, + C'est ta détresse qui me transporte! + +Ah! les amants unis, qui dorment, oubliés, +Dans les doux Alyscamps bercés du clair de lune, +Connaissent, sous le vent léger des peupliers, +Le bonheur de languir, assouvis et liés, + Dans la même amoureuse infortune; + +Mais les corps des vivants, aspirés par l'été, +Sont des sanglots secrets que tout l'azur élance. +Je songeais sans parler, lointaine à vos côtés; +Qui jamais avouera l'âpre infidélité + D'un coeur sensible dans le silence!... + + +LA NUIT FLOTTE... + +La nuit flotte, amollie, austère, taciturne, +Impérieuse; elle est funèbre comme une urne +Qui se clôt sur un vague et sensible trésor. +Un oiseau, intrigué, dans un arbre qui dort, +Paraît interroger l'ombre vertigineuse. +La lune au sec éclat semble une île pierreuse: +Cythère aride et froide où tout désir est mort. + +Une vague rumeur émane du silence. +Un train passe au lointain, et son essoufflement +Semble la palpitante et paisible cadence +Du coteau qui respire et songe doucement... + +Un parfum délicat, abondant, faible et dense, +Mouvant et spontané comme des bras ouverts, +Révèle la secrète et nocturne existence +Du monde végétal au souffle humide et vert. + +Et je suis là. Je n'ai ni souhait, ni rancune; +Mon coeur s'en est allé de moi, puisque ce soir +Je n'ai plus le pouvoir de mes grands désespoirs, +Et que, paisiblement, je regarde la lune. + +Je suis la maison vide où tout est flottement. +Mon coeur est comme un mort qu'on a mis dans la tombe; +J'ai longuement suivi ce bel enterrement, +Avec des cris, des deuils, du sang, des tremblements, +Et des égorgements d'agneaux et de colombes. + +Mais le temps a séché l'eau des pleurs et le sel. +D'un oeil indifférent, sans regret, sans appel, +Eclairé par la calme et triste intelligence, +Je regarde la voûte immense, où les mortels +Ont suspendu les voeux de leur vaine espérance. + +Et je ne vois qu'abîme, épouvante, silence; +Car, ô nuit! vous gardez le deuil continuel +De ce que rien d'humain ne peut être éternel... + + +L'EVASION + +Libre! comprends-tu bien! être libre, être libre! +Ne plus porter le poids déchirant du bonheur, +Ne plus sentir l'amère et suave langueur, +Envahir chaque veine, amollir chaque fibre! + +Libre, comme une biche avant le chaud printemps! +Bondir sans rechercher l'ardeur de la poursuite, +Et, dans une ineffable et pétulante fuite, +Disperser la nuée et les vents éclatants! + +Se vêtir de fraîcheur, de feuillage, de prismes, +S'éclabousser d'azur comme d'un flot léger; +Goûter, sous les parfums compacts de l'oranger, +Un jeune, solitaire et joyeux héroïsme! + +--A peine l'aube naît, chaque maison sommeille; +L'atmosphère, flexible et prudente corbeille, +Porte le monde ainsi que des fruits nébuleux. +On croit voir s'envoler le coteau mol et bleu. +Tout à coup, le soleil, ramassé dans l'espace, +Eclate, et vient viser toute chose qui passe; +La brise, étincelante et forte comme l'eau, +Jette l'odeur des fleurs sur le coeur des oiseaux, +Mêle les flots marins, dont la cime moelleuse +Fond dans une douceur murmurante, écumeuse... +Que mon front est joyeux, que mes pas sont dansants! +Je m'élance, je marche au bord des cieux glissants: +Dans mes songes, mes mains se sont habituées +A dénouer le voile odorant des nuées! +L'étendue argentée est un tapis mouvant +Où court la verte odeur des figuiers et du vent; +Dans les jardins bombés, qu'habite un feu bleuâtre, +Les épais bananiers, au feuillage en haillons, +Elancent de leurs flancs, crépitants de rayons, +Le fougueux bataillon des fruits opiniâtres. +Je regarde fumer l'Etna rose et neigeux; +Les enfants, sur les quais, ont commencé leurs jeux. +Chaque boutique, avec ses câpres, ses pastèques, +Baisse sa toile; on voit briller l'enseigne grecque +Sur la porte, qu'un jet de tranchante clarté +Fait scintiller ainsi qu'un thon que le flot noie; +Tout est délassement, espoir, activité; +Mais quel désir d'amour et de fécondité, +Hélas! s'éveille au fond de toute grande joie! + +Et pour un nouveau joug, ô mortels! Eros ploie +La branche fructueuse et forte de l'été... + + +CEUX QUI N'ONT RESPIRE... + +Ceux qui n'ont respiré que les nuits de Hollande, +Les tulipes des champs, les graines des bouleaux, +Le vent rapide et court qui chante sur la lande, +Les quais du Nord jetant leur goudron sur les flots, + +Ceux qui n'ont contemplé que les blés et les vignes +Croissant tardivement sous des cieux incertains, +Qui n'ont vu que la blanche indolence des cygnes +Que Bruges fait flotter dans ses brumeux matins, + +Ceux pour qui le soleil, au travers du mélèze, +Pendant les plus longs jours d'avril ou de juillet, +Remplace la splendeur des campagnes malaises, +Et les soirs sévillans enivrés par l'oeillet, + +Ceux-là, vivant enclos dans leurs frais béguinages, +Souhaitent le futur et vague paradis, +Qui leur promet un large et flamboyant voyage +Où s'embarquent les coeurs confiants et hardis. + +Mais ceux qui, plus heureux, ont connu votre audace, +O bleuâtre Orient! Incendie azuré, +Prince arrogant et fier, favori de l'espace, +Monstre énorme, alangui, dévorant et doré; + +Ceux qui, sur le devant de leur ronde demeure, +Coupole incandescente, opacité de chaux, +Ont vu la haute palme éparpiller les heures, +Qui passent sans marquer leurs pieds sur les cieux chauds, + +Ceux qui rêvent le soir dans le grand clair de lune, +--Aurore qui soudain met sa robe d'argent +Et trempe de clarté la rue étroite et brune, +Et le divin détail des choses et des gens,-- + +Ceux qui, pendant les nuits d'ardente poésie, +Egrénant un collier fait de bois de cyprès, +Contemplent, aux doux sons des guitares d'Asie, +Le long scintillement d'un jet d'eau mince et frais, + +Ceux-là n'ont pas besoin des infinis célestes; +Nul immortel jardin ne surpasse le leur; +Ils épuisent le temps, pendant ces longues siestes +Où leur corps étendu porte l'ombre des fleurs. + +Leur âme nonchalante, et d'azur suffoquée, +Cherche la Mort, pareille à l'ombrage attiédi +Que font le vert platane et la jaune mosquée +Sur le col des pigeons, attristés par midi... + + +LE CIEL BLEU DU MILIEU DU JOUR... + +Le ciel bleu du milieu du jour vibre, travaille, +Encourage les champs, les vignes, les semailles, +Comme un maître exalté au milieu des colons! +Tout bouge; sous les frais marronniers du vallon, +L'abeille noire, avec ses bonds soyeux et brusques, +Semble un éclat volant de quelque amphore étrusque. +Sur les murs villageois, le vert abricotier +S'écartèle, danseur de feuillage habillé. +Les parfums des jardins font aussi du sable +Une zone qui semble au coeur infranchissable. +L'air fraîchit. On dirait que de secrets jets d'eau +Sous les noirs châtaigniers suspendent leurs arceaux. +L'hirondelle, toujours par une autre suivie, +Tourne, et semble obéir à des milliers d'aimants: +L'espace est sillonné par ces rapprochements... +--Et parfois, à côté de cette immense vie +On voit, protégé par un mur maussade et bas, +Le cimetière où sont, sans regard et sans pas, +Ceux pour qui ne luit plus l'étincelante fête, +Qui fait d'un jour d'été une heureuse tempête! +Hélas! dans le profond et noir pays du sol, +Malgré les cris du geai, le chant du rossignol, +Ils dorment. Une enfant, sans frayeur, près des tombes, +Traîne un jouet brisé qui ricoche et retombe. +Ils sont là, épandus dans les lis nés sur eux, +Ces doux indifférents, ces grands silencieux; +Et la route qui longe et contourne leur pierre, +Eclate, rebondit d'un torrent de poussière +Que soulève, en passant, le véhément parcours +Des êtres que la mort prête encor à l'amour... +--Et moi qui vous avais délaissée, humble terre, +Pour contempler la nue où l'âme est solitaire, +Je sais bien qu'en dépit d'un rêve habituel, +Nul ne saurait quitter vos chemins maternels. +En vain, l'intelligence, agile et sans limite, +Avide d'infini, vous repousse et vous quitte; +En vain, dans les cieux clairs, de beaux oiseaux pensants +Peuplent l'azur soumis d'héroïques passants, +Ils seront ramenés et liés à vos rives, +Par le poids du désir, par les moissons actives, +Par l'odeur des étés, par la chaleur des mains... + +--Vaste Amour, conducteur des éternels demains, +Je reconnais en vous l'inlassable merveille, +L'inexpugnable vie, innombrable et pareille: +O croissance des blés! ô baisers des humains! + + +LA LANGUEUR DES VOYAGES + +Le matinal plaisir du soleil dans l'herbage, +Dessinant des ruisseaux d'intangible cristal; +Les cieux d'été, plus chauds qu'un sensuel visage +Opprimé de désir, altéré d'idéal; +Le hameau romantique au creux d'un roc stérile; +Des jardins de dattiers, épais ainsi qu'un toit; +L'arrivée, au matin, dans d'étrangères villes, +Où, soudain, l'on se sent libéré comme une île +Que bat de tout côté un flot distrait et coi; +Le bitumeux parfum d'une rade en Hollande, +Le bruit de forge en feu des vaisseaux roux et noirs +Que la noble denrée exotique achalande; +Enfin, surtout, l'odeur et la couleur des soirs, +Ont, pour le voyageur que le désir oppresse +Et que guide un mystique et rêveur désespoir, +L'insistante langueur qui prélude aux caresses... + + +LA TERRE + +Je me suis mariée à vous +Terre fidèle, active et tendre, +Et chaque soir je viens surprendre +Votre arome secret et doux. + +Ah! puisque le divin Saturne +Porte un anneau qui luit encore, +Je vous donne ma bague d'or, +Petite terre taciturne! + +Elle est comme un soleil étroit, +Elle est couleur de moisson jaune, +Aussi chaude qu'un jeune faune +Puisqu'elle a tenu sur mon doigt! + +--Et qu'un jour, dans l'espace immense, +Brille, ceinte d'un lien doré, +La Terre où j'aurai respiré +Avec tant d'âpre véhémence! + + +RIVAGES CONTEMPLES + +Rivages contemplés au travers de l'amour, +Horizon familier comme une salle ronde, +Où nos yeux enivrés s'interrogeaient toujours, +Dans quel sensible atlas, sur quelle mappemonde +Reverrai-je vos soirs précis et colorés, +Les suaves chemins où nos pas ont erré, +Et que nos coeurs, emplis d'ardeur triste et profonde, +Avaient rendus plus beaux que la beauté du monde? + + +UN SOIR A LONDRES + +..... + +Les parfums vont en promenade + Sur l'air brumeux, +Une âme ennuyée et malade + Flotte comme eux. + +Les rhododendrons des pelouses, + D'un lourd éclat, +Semblent des collines d'arbouses + Et d'ananas. + +Un temple grec dans le feuillage + Semble un secret, +Où Vénus voile son visage + Dans ses doigts frais. + +O petit fronton d'Ionie, + Que tu me plais, +Dans la langoureuse agonie + D'un soir anglais! + +Je t'enlace, je veux suspendre + A ta beauté, +Mon coeur, ce rosier le plus tendre + De tout l'été. + +--Mais sur tant de langueur divine + Quel souffle prompt? +Je respire l'odeur saline, + Et le goudron! + +C'est le parfum qui vient d'Irlande, + C'est le vent, c'est +L'odeur des Indes, qu'enguirlande + L'air écossais! + +--O toi qui romps, écartes, creuses + Le ciel d'airain, +Rapide odeur aventureuse + Du vent marin, + +Va consoler, dans le Musée + Au beau renom, +La divine frise offensée + Du Parthénon! + +Va porter l'odeur des jonquilles, + Du raisin sec, +Aux vierges tenant les faucilles + Et le vin grec. + +--Cavalerie athénienne, + O jeunes gens! +Guirlande héroïque et païenne + Du ciel d'argent; + +Miel condensé de la nature, + O cire d'or, +Gestes joyeux, sainte Ecriture, + Céleste accord! + +Phalange altière et sans seconde, + O rire ailé, +Bandeau royal au front du monde, + Coeur déroulé, + +Prenez votre place éternelle, + Votre splendeur, +Dans l'infini de ma prunelle + Et de mon coeur... + +--Une maison de brique rouge + Tremble sur l'eau, +On entend un oiseau qui bouge + Dans le sureau. + +Quelle céleste main fait fondre + La brume et l'or +Des nébuleux matins de Londres + Et de Windsor? + +Des chevreuils, des biches, en bande, + D'un pied dressé +Semblent rôder dans la légende + Et le passé. + +La pluie attache sa guirlande + Au bois en fleur: +--Ecoute, il semble qu'on entende + Battre le coeur + +De l'intrépide Juliette, + Ivre d'été, +Qui bondit, sanglote, halette + De volupté; + +De Juliette qui s'étonne + D'être, en ces lieux, +Plus amoureuse qu'à Vérone + Près des ifs bleus. + +--Tout tremble, s'exalte, soupire; + Ardent émoi. +O Juliette de Shakspeare, + Comprenez-moi!... + + +LE PRINTEMPS DU RHIN + +(STRASBOURG) + +Le vent file ce soir, sous un mol ciel d'airain, + Comme un voilier sur l'Atlantique. +On entend s'éveiller le Printemps souverain, + A la fois plaintif et bachique: + +Un abondant parfum, puissant, traînant et las + Triomphe et pourtant se lamente. +Le saule a de soyeux bourgeons de chinchilla + Epars sur la plaine dormante. + +Un bouleversement hardi, calme et serein + A rompu et soumis l'espace; +Les messages des bois et l'effluve marin + S'accostent dans le vent qui passe! + +Comment s'est-il si vite engouffré dans les bois, + Ce dieu des sèves véhémentes? +Tout encore est si sec, si nu, si mort de froid! + --C'est l'invisible qui fermente! + +Là-bas, comme un orage aigu, accumulé, + La flèche de la cathédrale +Ajoute le fardeau de son sapin ailé + A ce ciel qui défaille et râle. + +--Et moi qui, d'un amour si grave et si puissant, + Contenais la rive et le fleuve, +Je sens qu'un mal divin veut détourner mon sang + De la tristesse où je m'abreuve; + +Je sens qu'une fureur rôde aux franges des cieux, + Se suspend, pèse et se balance. +Le printemps vient ravir nos rêves anxieux; + C'est la fougueuse insouciance! + +C'est un désordre ardent, téméraire, et si sûr + De sa tâche auguste et joyeuse, +Que, comme une ivre armée en fuite vers l'azur, + Nous courons vers la nue heureuse. + +Nous sommes entraînés par toutes les vapeurs + Qui tressaillent et qui consentent, +Par les sonorités, les secrets, les torpeurs, + Par les odeurs réjouissantes! + +--Mais non, vous n'êtes pas l'universel Printemps, + O saison humide et ployée +Que j'aspire ce soir, que je touche et j'entends, + Qui m'avez brisée et noyée! + +Vous êtes le parfum que j'ai toujours connu, + Depuis ma stupeur enfantine; +La présence aux beaux pieds, le regard ingénu + De ma chaude Vénus latine! + +Vous êtes ce subit joueur de tambourin + A qui les montagnes répondent, +Et dont le chant nombreux anime sur le Rhin + La vive effusion de l'onde! + +Vous êtes le pollen des hêtres et des lis, + L'amoureuse et vaste espérance, +Et les brûlants soupirs que les nuits d'Eleusis + Ont légués à l'Ile-de-France! + +C'est à moi que ce soir vous livrez le secret + De votre grâce turbulente; +Les autres ne verront que l'essor calme et frais + De votre croissance si lente. + +Les autres ne verront,--Alsace aux molles eaux + Qu'un zéphyr moite endort et creuse,-- +Que vos étangs gisants, qui frappent de roseaux + Votre dignité langoureuse! + +Les autres ne verront que vos remparts brisés, + Que vos portes toujours ouvertes, +Où passe sans répit, sous un masque apaisé, + Le tumulte des brises vertes! + +Les autres ne verront, ô ma belle cité, + Que la grave et sombre paupière +De tes toits inclinés, qui font à ta fierté + Un voile d'ombre et de prière. + +Ils ne verront, ceux-là, de ton songe éternel, + Que ta plaine qui rêve et fume, +Que tes châteaux du soir, endormis dans le ciel. + --J'ai vu ton frein couvert d'écume! + +Ceux-là ne sauront voir, à ton balcon fameux, + Que la Marseillaise endormie; +--Moi j'ai vu le soleil, de son égide en feu, + Empourprer ta feinte accalmie. + +Les autres ne verront que ce grand champ des morts, + Où le Destin s'assied, hésite, +Et contemple le temps assoupi sur les corps... + --Moi j'ai vu ce qui ressuscite! + + +CE MATIN CLAIR ET VIF... + +Ce matin clair et vif comme un midi du pôle, +Où le vent vient filer le blanc coton des saules, +Où sur le pré touffu, de guêpes entr'ouvert, +On croit voir crépiter un large soleil vert, +Où glissent, sur le Rhin que franchit la cigogne, +Les chalands engourdis qui montent vers Cologne, +Où le village, avec ses lumineux sursauts, +Semble un cercle d'enfants jouant avec de l'eau, +Où j'entends dans les airs les pliantes musiques +Que font en se croisant les brises élastiques, +Je songe, ô mon ami dont je presse la main, +Aux forces du silence et du désir humain, +Puisque le plus profond et plus lourd paysage +Ne vient que de mon coeur et de ton doux visage... + + +LES NUITS DE BADEN + +Dans le pays de Bade, où les soirs sont si lourds, +Où les noires forêts font glisser vers la ville, +Comme un acide fleuve, invisible et tranquille, +L'amère exhalaison du végétal amour, + +Que de fois j'ai rêvé sur la terrasse, inerte, +Ecoutant les volets s'ouvrir sur la fraîcheur, +Dans ces secrets instants où les fleurs se concertent +Pour donner à la nuit sa surprenante odeur... + +Des voitures passaient, calèches romantiques, +Où l'on voyait deux fronts s'unir pour contempler +Le coup de dés divin des astres, assemblés +Dans l'espace alangui, distrait et fatidique. + +O Destin suspendu, que vous m'êtes suspect! +--Sous les rameaux courbés des tilleuls centenaires +Un puéril torrent roulait son clair tonnerre; +Des orchestres jouaient dans les bosquets épais, +Mêlant au frais parfum dilaté de la terre, +Cet élément des sons, dont la force éphémère +Distend à l'infini la détresse ou la paix... + +--O pays de la valse et des larmes sans peines, +Pays où la musique est un vin plus hardi, +Qui, sans blâme et sans heurts, furtivement amène +Les coeurs penchants et las vers le sûr paradis +Des regards emmêlés et des chaleurs humaines, + +Combien vous m'avez fait souffrir, lorsque, rêvant +Seule, sur les jardins où les parfums insistent, +J'écoutais haleter le désarroi du vent, +Tandis qu'au noir beffroi, l'horloge, noble et triste, +Transmettait de sa voix lugubre de trappiste +Le menaçant appel des morts vers les vivants! + +Oui, je songe à ces soirs d'un mois de mai trop tiède, +Où tous les rossignols se liguaient contre moi, +Où la lente asphyxie amoureuse des bois +Me désolait d'espoir sans me venir en aide; + +Les sureaux soupiraient leurs chancelants parfums; +La ville aux toits baissés, comme une jeune abbesse, +Paraissait écarter ses vantaux importuns, +Pour savourer l'espace et pleurer de tendresse! + +Tout souffrait, languissait, désirait, sans moyen, +Les voluptés de l'âme et la joie inconnue. +--Quand serez-vous formé, ineffable lien +Qui saurez rattacher les désirs à la nue? + +Je pleurais lentement, pour je ne sais quel deuil +Qui, dans les nuits d'été, secrètement m'oppresse; +Et je sentais couler, sur mes mains en détresse, +Du haut d'un noir sapin qui se balance au seuil +Du romanesque hôtel que la lune caresse, +De mols bourgeons, hachés par des dents d'écureuil... + + +HENRI HEINE + + Quand je respire, des milliers d'échos me répondent... + H. HEINE. + +Henri Heine, j'ai fait avec vous un voyage, +C'était un soir d'automne, encor tiède, encor clair; +Heidelberg fraîchissait sous ses rouges feuillages, +Nous cherchions, dans la rue aux portails entr'ouverts, +L'humble hôtel, romantique et vieux, du Chasseur Vert. + +Je reposais sur vous, compagnon invisible, +Ma tête languissante et mes cheveux défaits; +Un souriant vieillard marchait, lisant la Bible, +Sur la place où le jour, lumineux et sensible, +Jetait un long appel de désir et de paix... + +C'était l'heure engourdie où le soleil s'incline; +Par un mortel besoin de pleurer et de fuir, +J'ai souhaité monter sur la verte colline; +Nous nous sommes ensemble assis dans la berline +Où flottait un parfum de soierie et de cuir, +Et nous vîmes jaillir les romanesques ruines. + +Sur la terrasse, auprès de la tour en lambeaux, +Des étudiants riaient avec vos bien-aimées. +Je regardais bondir les délicats coteaux +Qui frisent sous le poids des vignes renommées, +Et l'espace semblait à la fois vaste et clos. + +Le Neckar, au courant scintillant et rapide, +Entraînait le soleil parmi ses fins rochers. +Nous étions tout ensemble assouvis et avides; +L'insidieux automne avait sur nous lâché +Ses tourbillons de songe et ses buis arrachés... + +--O sublime, languide, âpre mélancolie +Des beaux soirs où l'esprit, indomptable et captif, +Veut s'enfuir et ne peut, et rêve à la folie +D'enfermer l'univers dans un amour plaintif! + +Tout à coup, dans le parc public, humide et triste, +L'orchestre qui jouait sur les bords de l'étang, +Près d'un groupe attentif de studieux touristes, +Lança le son du cor qui chante dans Tristan... + +Henri Heine, j'ai su alors pourquoi vos livres +Regorgent de buée et de soudains sanglots, +Pourquoi, riant, pleurant, vous voulez qu'on vous livre +La coupe de Thulé qui dort au fond des flots; + +L'amour de la légende et la vaine espérance +Vous hantaient d'un appel sourdement répété: +Hélas! vous aviez trop écouté, dès l'enfance, +Les sirènes du Rhin, à Cologne et Mayence, +Quand l'odeur des tilleuls grise les nuits d'été! + +Voyageur égaré dans la forêt des fables, +Moqueur désespéré qu'un mirage appelait, +Ni le chant de la mer d'Amalfi sur les sables, +Ni la Sicile, avec l'olivier et le lait, +Ne pouvait retenir votre vol inlassable, +Pour qui l'espace même est un trop lourd filet! + +--O soirs de Düsseldorf, quand les toits et leur neige +Font un scintillement de cristal et de sel, +Et que, petit garçon qui rentrait du collège, +Vous évoquiez déjà, rêveur universel, +L'oriental aspect de la nuit de Noël! + +Pourtant vous goûtiez bien la sensible Allemagne, +Les muguets jaillissant dans ses bois ingénus, +L'horloge des beffrois, dont les coups accompagnent +Les rondes et les chants des filles aux bras nus; + +Vous connaissiez le poids sentimental des heures +Qui semblent fasciner l'errante volupté, +Quand l'or des calmes soirs recouvre les demeures, +Les gais marchés, le Dôme et l'Université; + +Mais, fougueux inspiré, fier ami des naïades, +Les humaines amours vous berçaient tristement, +Et vous trouviez, auprès d'une enfant tendre et fade, +La double solitude où sont tous les amants! + +Accablé par la voix des forêts mugissantes, +Vous inventiez Cordoue, ses palais et ses bains, +La fille de l'alcade, altière et rougissante, +Qui, trahissant son âme offerte aux chérubins, +Soupire auprès d'un jeune et dédaigneux rabbin... + +Les frais torrents du Hartz et la mauresque Espagne +Tour à tour enivraient votre insondable esprit. +Que de pleurs près des flots! de cris sur la montagne! +Que de lâches soupirs, ô Heine! que surprit +La gloire au front baissé, votre sombre compagne! + +Parfois, vers votre coeur, que brisaient les démons, +Et qui laissait couler sa détresse infinie, +Vous sentiez accourir, par la brèche des monts, +Les grands vents de Bohême et de Lithuanie; + +Les cloches, les chorals, les forêts, l'ouragan, +Qui composent le ciel musical d'Allemagne, +Emplissaient d'un tumulte orageux, où se joignent +Les résineux parfums des arbres éloquents, +Vos Lieder, à la fois déchirés et fringants. + +--Mais quand le vent se tait, quand l'étendue est calme, +Vous repoussez le verre où luit le vin du Rhin; +Le Gange, les cyprès, la paresse des palmes +Vous font de longs signaux, secrets et souverains; +Et votre oeil fend l'azur et les sables marins, +Immobile, extatique et vague pèlerin! + +Vous riez, et tandis que tinte votre rire, +Vos poèmes en pleurs invectivent le sort; +Vous chantez, justement, de ne pas pouvoir dire +Les sources et le but d'un multiple délire, +Rossignol florentin, Grèbe des mers du Nord, +Qui mélangez au thym du verger de Tityre +Les gais myosotis des matins de Francfort. + +--J'ai vu, un soir d'automne, au bord d'un chaud rivage, +Un grand voilier, chargé de grappes de cassis, +Ne plus pouvoir voguer, tant le faible équipage, +Captif sous un réseau d'effluves épaissis, +Gisait, transfiguré par le philtre imprécis +D'un arome, grisant plus encor qu'un breuvage. + +O Heine! ce parfum languissant et fatal, +Cette vigne éthérée et qui pourtant accable, +N'est-ce pas le lointain et pressant idéal +Qui vous persécutait, quand de son blanc fanal +La lune illuminait, dans les forêts d'érables, +Vos soupirs envolés vers sa joue de cristal! + +--Vous me l'avez transmis, ce désir des conquêtes, +Cet enfantin bonheur dans les matins d'été, +Ce besoin de mourir et de ressusciter +Pour le mal que nous fait l'espoir et sa tempête; +Vous me l'avez transmis, ô mon brûlant prophète, +Ce céleste appétit des nobles voluptés! + +O mon cher compagnon, dès mes jeunes années +J'ai posé dans vos mains mes doigts puissants et doux; +Bien des yeux m'ont déçue et m'ont abandonnée, +Mais toujours vos regards s'enroulent à mon cou, +Sur le chemin du rêve où je marche avec vous... + + + + +III + +LES ELEVATIONS + + Nous avons l'expérience de notre éternité. + SPINOZA. + + +LA PRIÈRE + +Comment vous aborder, redoutable prière? +Ce qu'il faudrait, mon Dieu, c'est ne rien demander +Qui n'ait votre impalpable et pensive lumière, +Et qui ne nous combatte au lieu de nous aider. + +Qu'est-ce qui prie en moi, qu'est-ce qui vous implore, +N'est-ce pas ce désir qui ne s'est jamais tu, +Et qui, ayant lassé tous les échos sonores, +Vient à vous, plus secret, plus vaste et plus têtu? + +J'ai peur qu'on vous offense au fond des calmes sphères +Par le besoin que l'homme a d'être contenté, +Par cette pesanteur vers ce que l'on préfère, +Par l'exaltation de toute faculté! + +Il faudrait le formel et morne sacrifice, +Le désert refusant la rosée et le vent, +L'extase aux yeux noyés, renonçant au délice +De toucher à la mort avec un coeur vivant. + +Aussi je n'ose rien demander à l'espace, +Je sais que la prière est un pressant amour +Qui, comme l'épervier sur le troupeau qui passe, +Tombe du haut du ciel, plus rapide et plus lourd! + +Rien n'est pur, rien n'est bon dans le souhait des êtres, +Puisque tout est besoin de calme ou de sanglot, +Ivresse d'absorber, de croître et de connaître, +Inguérissable attrait de la soif et de l'eau! + +Les puissants animaux, désolés et sublimes, +Qui dardent dans mon coeur leurs voeux déchus, divins, +Ne me laisseront pas monter jusqu'à vos cimes +Sans que mon être entier ait apaisé leur faim! + +Et puis, avec quels yeux et quelles mains humaines +Concevoir votre esprit, vos aspects, vos séjours? +Parfois, en suffoquant, je pressens vos domaines +Quand il faut plus de place à mon extrême amour; + +Mais je n'offre jamais qu'une âme inassouvie +Qui vous exige ainsi qu'un plus vaste pouvoir, +Et qui, dépassant l'air, les formes et la vie, +Poursuit jusqu'en vous-même un éclatant savoir. + +Pourtant, regardez-nous, sur les routes réelles +Où nous luttons, mêlés de constance et d'exil, +Accoutumés au sol et tentés par les ailes, +Absents de nous déjà, et vers vous en péril... + +--Être toujours vaincu et ne pouvoir l'admettre, +Ne pas donner au sort notre consentement, +Et, quand de toute part la mort monte et pénètre, +Rire comme la mer en son blanc flamboiement! + +Persévérer en soi malgré l'ardeur nouvelle, +Malgré l'arrachement et la mobilité, +Et sentir je ne sais quelle vie éternelle +Jaillir du seul effort humain d'avoir été. + +Avoir toujours cherché, pressenti l'impossible +Comme un sûr continent épandu et dissous; +Et partout exigé un amour réversible, +Qui fait que l'onde aussi aurait eu soif de nous; + +Errer dans les matins soulevés et bachiques +Qui semblent pleins de temps, d'espoir, de chauds conseils +Et ne plus leur livrer son âme nostalgique +Puisqu'aucun coeur ne bat derrière le soleil; + +Avoir vu peu à peu s'assombrir la nature +Sans pouvoir discerner, au long des frais matins, +Si c'est dans le regard ou les vastes verdures +Que le flambeau vivace et prudent s'est éteint; + +N'avoir jamais voulu mettre aucune défense +Entre sa libre vie et votre volonté, +Afin que votre active et confuse présence +Y jette son tumulte et son infinité; + +Avoir vraiment connu, dans des lieux héroïques, +L'appétit matinal et joyeux de la mort, +Et senti que la vie allégée et mystique +Fuyait vers quelque appel venu d'un autre bord, + +Enfin, avoir porté la douleur exemplaire, +L'amour par qui l'on voit, l'on comprend et l'on sait, +Et vivre désormais dans le regret austère +De n'avoir pu mourir quand on se surpassait, + +Voyez si ce n'est pas la plus pesante image +De l'âme se traînant jusqu'à votre inconnu, +Et, soulevant déjà l'éboulement des âges, +Vous présentant l'esprit comme un diamant nu. + +--Être un tigre blessé, qui s'allonge et qui saigne +Dans vos forêts, mon Dieu, peu sûr d'être sauvé... +J'ai vu trop de repos chez ceux qui vous atteignent: +La sainteté n'est pas de vous avoir trouvé!... + + +O MONDE! NOUS PASSONS... + + Non par sa propre force, mais par celle que lui communiquait + le dieu... + EURIPIDE. + +O monde! nous passons sous ta voûte infinie, +Ayant tout rabaissé jusqu'à notre raison. +Les calmes lois, l'espoir paisible, les maisons +Sont une forteresse endormante et bénie. + +Nous allons sans jamais trouver l'essentiel +De la terrible énigme à nos yeux suspendue; +Et détournant leurs yeux prudents de l'étendue, +Les hommes au front bas ont oublié le ciel. + +--Mais quelques-uns n'ont pas cette humble conscience; +Ils n'ont pas accepté de leur commun destin +Ces résignations, cet oubli, ce dédain, +Qui leur permet d'errer avec indifférence. + +Toujours interrogeant l'espace et les chemins, +Cherchant leur mission ou bien leur jouissance, +Ils se sentent, avec une sombre puissance, +Humbles parmi les dieux, rois parmi les humains! + +Ils connaissent la paix alors qu'ils accomplissent +Ces tâches du désir qu'ils savent assumer; +Le danger d'espérer, le courage d'aimer +Leur imposent un grave et glorieux supplice. + +Ceux-là n'ont pas de frein, ils ont reçu des dieux +Un ordre séculaire, excessif, unanime; +Par delà les torrents, par delà les abîmes, +Ils poursuivent sans peur leur sort aventureux. + +Ils vont. L'air, les printemps, les vents les encouragent. +Toute force et tout bien agit et bout en eux, +Leur coeur est clair alors qu'il est tempétueux, +Et, comme un haut sommet, dépasse les orages. + +--Seigneur, vous m'avez dit d'être ce pèlerin +Qui s'épuise et pourtant que jamais rien n'entrave; +Vous m'avez infusé le chant du tambourin, +L'éclat de la cymbale et l'écume des gaves; + +Pour prix de ma fatigue et d'un cri sans écho, +Vous m'avez accordé plus de peines qu'aux autres; +Je sentais vos faveurs au poids de mon fardeau, +Et je suis le plus las parmi tous vos apôtres! + +Mais quelquefois le soir, quand l'univers s'est tu, +Quand, rompu par l'effort, le peuple humain sommeille, +Vous m'ouvrez dans l'espace un chemin revêtu +Du blanc scintillement des stellaires abeilles. +J'assemble sous mes mains les paradis perdus; +Un musical silence éclate à mon oreille; +Mon âme ressent tout sans en être étonnée, +Le serpent sous mon pied a sa tête inclinée. +Je touche un fruit secret que plus rien ne défend, +Et vous êtes mon Dieu, et je suis votre enfant... + + +MON DIEU, JE NE SAIS RIEN... + +Mon Dieu, je ne sais rien, mais je sais que je souffre +Au delà de l'appui et du secours humain, +Et, puisque tous les ponts sont rompus sur le gouffre, +Je vous nommerai Dieu, et je vous tends la main. + +Mon esprit est sans foi, je ne puis vous connaître, +Mais mon courage est vif et mon corps fatigué, +Un grand désir suffit à vous faire renaître, +Je vous possède enfin puisque vous me manquez! + +Les lumineux climats d'où sont venus mes pères +Ne me préparaient pas à m'approcher de vous, +Mais on est votre enfant dès que l'on désespère +Et quand l'intelligence à plier se résout. + +J'ai longtemps recherché le somptueux prodige +D'un tout-puissant bonheur sans fond et sans parois: +La profondeur est close au prix de mon vertige, +Et mon torrent toujours rejaillissait vers moi. + +Ni les eaux, ni le feu, ni l'air ne vous célèbrent +Autant que mon inerte, actif et vaste amour; +La lumière est en moi, j'erre dans les ténèbres +Quand mes yeux sont voilés par la clarté du jour! + +Jamais un être humain avec plus de constance +N'a tenté de vous joindre et d'échapper à soi. +Au travers des désirs et de leur turbulence, +J'ai cherché le moment où l'on vous aperçoit. + +--Je vous ai vu au bord de ces païens rivages +Où les temples ouverts, envahis par l'été, +Maintiennent dans le temps, avec un long courage, +De votre aspect changeant la multiple unité. + +Je vous vois, dieu guerrier, quand la foule unanime, +Effaçant ses contours, arrachant ses liens, +Semble un compact éther aspiré par les cimes +Et gagne le sommet de monts cornéliens. + +Je vous vois, quand ma ville, ainsi qu'un pâle orage, +Etend à l'infini le désert de ses toits, +Et que mes yeux, mêlés aux langueurs des nuages, +Se traînent sans trouver vos véritables lois. + +Je vous vois, sur les fronts ternis comme des cibles, +De ceux-là qui jamais ne déposent leur faix, +Qui, s'efforçant toujours au delà du possible +Ont le zèle offensé d'un héros contrefait. + +Je vous vois, quand un corps craintif va se résoudre +A saisir le bonheur suave et malfaisant; +Quand le plaisir au coeur roule comme la foudre +Et semble un meurtrier qui console en tuant! + +C'est vous qui rayonnez avec les douze apôtres +Dans les gémissements, les appels et les cris, +Dans un être éperdu qu'on sépare de l'autre, +Dans ces lambeaux de chair où se mouvait l'esprit; + +Dans ces regards accrus que la douleur tenaille: +Athlètes enchaînés où vient perler le sang, +Terribles yeux, frappés ainsi que des médailles +Où l'on voit la beauté d'un mort ou d'un absent! + +--Seigneur, vous l'entendez, je n'ai pas d'autre offrande +Que ces pourpres charbons retirés des enfers, +Depuis longtemps l'eau vive et l'agreste guirlande +S'échappaient de mes bras, épars comme un désert. + +Mais ce que je vous donne est le soupir des âges; +L'orgueil désabusé porte la corde au cou; +Et ma simple présence est comme un clair présage +Qu'un siècle plus gonflé veut s'écouler en vous. + +Ce n'est pas la langueur, ce n'est pas la faiblesse +Qui me fait vous louer et vers vous me conduit, +Mais l'exaltant soleil, comblé de mes caresses, +Quand mon esprit souffrait l'a laissé dans la nuit. + +--J'ai vu que tout priait, le désir et la plainte, +Que les regards priaient en se cherchant entre eux, +Que les emportements, le délire et l'étreinte +Sont la tentation que nous avons de Dieu. + +Je ne puis l'expliquer, mais votre éclat suprême +Semble être mon reflet au lac d'un paradis, +Un soir je vous ai vu ressembler à moi-même, +Sur la route où mon corps par l'ombre était grandi; + +C'est toujours soi qu'on cherche en croyant qu'on s'évade, +On voudrait reposer entre ses bras bénis; +Votre amour et le mien jamais ne rétrogradent, +Et je m'entoure enfin de mon coeur infini... + +Je le sais, mes pas sont enlizés dans le sable, +Tout le poids de la vie est retenu au sol, +Mais la flèche du coeur va vers l'inconnaissable +Et l'esprit ébloui accompagne ce vol; + +Je ne veux plus revoir ce trop humain désastre +Qui m'avait assourdie et me crevait les yeux; +Ces nuits où la douleur m'apparentait aux astres, +Par l'effort éloigné, vain et silencieux; + +La détresse a besoin d'une immense étendue, +D'une voûte où l'amour coule jusqu'aux deux bords; +Une ardeur sans espoir n'est plus interrompue, +Et l'espace est moins haut que son plaintif essor. + +C'est pourquoi, les yeux clos aux lueurs de la terre, +Délaissant ma raison comme un trop faible ami, +Je vous bois, ô torrent dont le feu désaltère, +Dieu brûlant, vous en qui tout excès est permis... + + +LA SOLITUDE + +Quoi! vais-je m'attrister d'un long jour solitaire? +Reprocherai-je au sort son indigent éclat? +Plus poignant est l'ennui, plus il est salutaire; +Aidons le doux réseau du temps à se défaire; +N'est-il pas juste, ô cieux! que l'on se sente las, +Et que déjà pour nous tout commence à se taire, +Puisqu'il faudra, pourtant, être un mort dans la terre... + + +SI VOUS PARLIEZ, SEIGNEUR... + +Si vous parliez, Seigneur, je vous entendrais bien, +Car toute humaine voix pour mon âme s'est tue, +Je reste seule auprès de ma force abattue, +J'ai quitté tout appui, j'ai rompu tout lien. + +Mon coeur méditatif et qui boit la lumière +Vous aurait absorbé, si, transgressant les lois, +Comme le vent des nuits qui pénètre les pierres +Votre verbe enflammé fût descendu sur moi! + +Nul ne vous souhaitait avec tant d'indigence: +Je vous aurais fêté au son du tympanon +Si j'avais, dans mon triste et studieux silence, +Entendu votre voix et connu votre nom. + +Si forte qu'eût été l'ombre sur vos visages, +Sublime Trinité! j'eusse écarté la nuit, +Mon esprit vous aurait poursuivie sans ennui, +Et j'aurais abordé à votre clair rivage... + +Mais jamais rien à moi ne vous a révélé +Seigneur! ni le ciel lourd comme une eau suspendue, +Ni l'exaltation de l'été sur les blés, +Ni le temple ionien sur la montagne ardue; + +Ni les cloches qui sont un encens cadencé, +Ni le courage humain, toujours sans récompense, +Ni les morts, dont l'hostile et pénétrant silence +Semble un renoncement invincible et lassé; + +Ni ces nuits où l'esprit retient comme une preuve +Son aspiration au bien universel; +Ni la lune qui rêve, et voit passer le fleuve +Des baisers fugitifs sous les cieux éternels. + +Hélas! ni ces matins de ma brûlante enfance, +Où, dans les prés gonflés d'un nuage d'odeur, +Je sentais, tant l'extase en moi jetait sa lance, +Un ange dans les cieux qui m'arrachait le coeur! + +Pourtant, ayez pitié! Que votre main penchante +Vienne guider mon sort douloureux et terni; +J'aspire à vous, Splendeur, Raison éblouissante! +Mais je ne vous vois pas, ô mon Dieu! et je chante + A cause du vide infini! + + +MON DIEU, JE SAIS QU'IL FAUT... + +Mon Dieu, je sais qu'il faut accepter la détresse, +Qu'il faut, dans la douleur, descendre jusqu'en bas, +Mais, dans ce labyrinthe où votre main nous presse, +Puisque vous êtes bon, ne se pourrait-il pas +Que nous entrevoyions du moins la claire issue +Que déjà votre main prépare doucement, +Et qu'un peu de lumière, au lointain aperçue, +Nous aide à supporter ce ténébreux moment? + +Pourquoi nos maux sont-ils si compacts et si denses +Qu'on semble enseveli dans un obscur caveau? +D'où vient cette funèbre et perfide abondance +Qui submerge le coeur et trouble le cerveau? + +Pourtant, les lendemains sont quelquefois si tendres, +On revoit les regards que l'on n'espérait plus. +Mais le bonheur fait mal quand il faut trop l'attendre, +Être sauvés enfin, ce n'est plus être élus. + +Consolez-nous parfois dans cette forteresse +Dont vous tenez les clefs et fermez le vitrail; +Laissez-nous pressentir les futures caresses +Et leur fraîche beauté d'eau bleue et de corail! + +C'est trop d'être privé de la douce espérance, +D'être comme un forçat serré le long du mur, +Qui ne peut pas prévoir sa juste délivrance, +Car la fenêtre est haute et les verrous sont durs. + +Pourquoi ce faste affreux de l'angoisse où nous sommes, +Pourquoi ce deuil royal et ces chagrins pompeux, +Puisqu'il vous plaît parfois d'avoir pitié des hommes +Et de remettre encor le bonheur auprès d'eux? + +Faut-il donc au Destin ces heures pantelantes, +L'émeut-on par un corps qui tremble et qui gémit? +Nos pleurs sont-ils un peu de cette huile brûlante +Que Psyché répandit sur l'Amour endormi? + +S'il se peut, écartez ces moments de la vie +Où nous sommes broyés sous un joug trop étroit, +Et, pareils aux mineurs dans la noire asphyxie, +Nous tentons d'écarter le roc avec nos doigts. + +--Déjà, loin du plaisir, du monde, des parades, +Mon coeur ardent n'est plus, dans son éclat voilé, +Qu'un feu de bohémiens sur la pauvre esplanade, +Où l'enfant nu console un cheval dételé. + +--Mais s'il faut que ces jours de supplice reviennent, +S'il faut vivre sans eau, sans soleil et sans air, +Que du moins votre main s'empare de la mienne +Et m'aide à traverser l'effroyable désert... + + +COMME VOUS ACCABLEZ VOS PREFERES... + +--Comme vous accablez vos préférés, Seigneur! + +Comme l'éclair, comme le vent, comme un voleur, +Vous vous jetez sur eux, dans un désordre étrange; +Vous les frappez, avec l'essaim des mauvais anges; +Vous faites rage, ainsi qu'un typhon sur la mer. +Ni les cris ni les pleurs dans les regards amers +Ne vous arrêtent. Vous secouez jusqu'aux moelles +Le pauvre cèdre humain qui louait vos étoiles! +Vous dispersez, avec votre bras forcené, +L'amour, qui consolait depuis que l'on est né. +Par la douleur physique et la douleur du rêve +Vous nous faites ployer; on se courbe, on se lève, +Comme un rameau rompu qui lutte dans le vent. +On implore, et vos coups vont encor s'aggravant. + +Il semble que votre ample et salubre courage +Veuille assainir en nous quelque obscur marécage, +Tant vous nous arrachez, par des sueurs de sang, +L'âcre ferment vivant, orgueilleux et puissant. +On pense qu'on mourra du mal que vous nous faites... +--Et puis, c'est tout à coup la fin de la tempête; +On est comme les bois légers, silencieux, +D'où le vent se retire et monte vers les cieux. +Et l'on est abattu, mais clair, calme, sans tache; +Bercé comme un vaisseau sous une molle attache; +Purifié, prudent, entouré de remparts, +Protégé comme un roi parmi ses étendards... + +--Mais s'il fallait connaître encor cette furie, +Ah! Seigneur, laissez-moi mourir sur la prairie, +Près de l'arbre du bien et du mal, dont mes mains +Dès l'enfance ont cueilli les délices humains. +Défendez-moi de vous, Seigneur, je vous en prie; +Laissez-moi défaillir, et ne m'arrachez pas +Le perfide serpent qui dort entre mes bras... + + +JE SUIS FIÈRE DE TOUT... + +Je suis fière de tout ce que je vous fis faire, +Pauvre âme et pauvre esprit au faible corps liés. +J'ai veillé, dans la morne ou brûlante atmosphère, +A ce que rien de vous ne fût humilié. + +Ah! s'il n'avait tenu qu'à mon penchant délire, +Qu'à mon rêve incliné vers le plaintif amour, +J'aurais suivi la route où tout effort expire, +Mais je vous ai sauvés en m'immolant toujours! + +Ma part fut abondante, aride, ténébreuse; +J'ai combattu l'orage et divisé le vent, +Et j'ai su m'enivrer, dans les jours éprouvants, +Du sombre enchantement des larmes courageuses. + +Déjà mon temps décline, et le vent dans les palmes +Ne répand plus pour moi son parfum vaste, amer. +Peut-être vais-je atteindre, ayant de tout souffert, +La région sereine où la douleur est calme; + +Et je vous remercie, orage, ardeur, souffrance, +Et vous, déception au jeu continuel, +De m'avoir accordé la sombre indifférence +Qui prépare le corps au repos éternel... + + +J'AI REVU LA NATURE... + +J'ai revu la Nature en son commencement. +J'entends comme en naissant, comme en ouvrant l'oreille, +Un bruit de branches, d'eau, de brises et d'abeilles +Passer avec un vague et frais étonnement. +On voit partout jaillir de la terre âpre et dure +La vapeur balancée et molle des verdures... +--Nature, je connais votre piège éternel: +Forte par la beauté, humble par le silence, +Vous attendez qu'en nous sans cesse recommence +L'immense adhésion au but universel. +L'indiscernable Amour tente un furtif appel... +Je suis là; l'églantier enlace un banc de marbre +Qu'entoure la senteur fourmillante des buis. +Tout gonfle et se fendille avec un léger bruit +De résine au soleil; le vent, au haut des arbres, +A les grands mouvements de l'inspiration. +Hélas! cette salubre et chaste passion, +Ce grand nid des vivants qui croît et se prépare, +Sera-t-il donc toujours l'ennemi des humains? +Parmi ce tourbillon de graines et d'essaims, +Nature, vous faut-il une âme qui s'égare, +Et qui mêle à votre âcre et printanier levain +L'inutile désir d'un amour plus divin, +Que vous désabusez et que rien ne répare?... + + +ON ETOUFFAIT D'ANGOISSE ATROCE... + +On étouffait d'angoisse atroce, et l'on respire. +Il semble que l'on ait désormais vu le pire, +Qu'on est sorti vivant du cercle de l'enfer, +Que c'est fini! Le jour remonte, calme et clair; +On entend les rumeurs des routes, des villages, +Le chant des coqs, le doux roulis des engrenages: +Halettement de fer que font dans le lointain +Les usines, fumant sur le léger matin... +Une haleine de fleurs épaissit les prairies; +On voit, sur le torrent, écumer la scierie. +Les calmes oliviers, immobiles, songeant, +Reçoivent tout l'azur dans leurs tamis d'argent; +Et les abeilles, par leurs danses chaleureuses, +Font un voile doré aux collines pierreuses; +Et l'on est sauf! + Mais quand reviendront les effrois, +Quand ce sera vraiment pour la dernière fois; +Quand ce sera le terme exact de toute chose, +Le mal sans guérison, la mort de ceux qu'on ose +A peine regarder, tant ils sont beaux et chers; +Quand l'esprit ne pourra plus réjouir la chair; +Quand on sera usé, délaissé, terne, comme +Un jardin d'hôpital où flânent de vieux hommes; +Quand, ni les prés gonflés qui montent aux genoux, +Ni l'orgueil ni l'amour ne seront faits pour nous; +Quand tout ce qui voyage, agit, hêle, circule, +S'éloignera de l'ombre où notre front recule, +Et qu'on sera déjà un cadavre vivant, +Dont le timide effort, derrière un contrevent, +Regarde encore un peu le soleil et l'orage +Verser aux coeurs humains les robustes courages +Et la témérité, par qui Dieu vient en aide; +Quand le malheur sera formel, net, sans remède, +Et qu'on sera poussé, morne, les bras liés, +Contre le mur, où sont tombés les fusillés: +Quel baume, quel secours subit, quelle allégeance +Me mêlera, Nature, à votre calme essence? + + +L'ESPACE NOCTURNE + + «Zeus lui-même considérait la nuit avec une crainte respectueuse.» + +Qui pourrait déchiffrer la nuit silencieuse? +Les Nombres sont en elle éclatants et secrets, +Comme un jour plus subtil, sa blanchâtre veilleuse +Dispense la clarté jusqu'aux sombres forêts... + +Sa douceur monotone et sa couleur unique +Font une lueur vaste, absolue et sans bords. +Comme un haut monument éternel et mystique, +Elle semble arrêtée entre l'air et la mort. + +--Que j'aime votre exacte, uniforme lumière, +Sans saillie et sans heurts, sans flèche et sans élan, +Où les noirs peupliers, recueillis, indolents, +Semblent, dans l'éther blanc, de visibles prières! + +--Nuit paisible, pareille aux rochers des torrents +Vous laissez émaner des parfums froids et tristes, +Et dans votre caveau, pâle et grave, persiste +L'âme des premiers temps, et les esprits errants. + +Est-ce un lointain rappel des heures primitives +Où l'inquiet désir se défiait du jour, +Qui fait que nous aimons votre lampe plaintive, +Et qu'on se croit la nuit plus proche de l'amour? + +--Vous êtes aujourd'hui songeuse et solennelle, +Nuit tombale où se meut l'odeur d'un oranger; +Je veux tracer mon nom sur votre blanche stèle, +Et méditer en vous avec un coeur figé. + +Mais, hélas! je ne peux diminuer ma plainte, +Je suis votre jet d'eau murmurant, exalté, +Mon coeur jaillit en vous, épars et sans contrainte, +Vaste comme un parfum propagé par l'été! + +Pourquoi donc, douce nuit aux humains étrangère, +M'avez-vous attirée au seuil de vos secrets? +Votre muette paix, massive et mensongère, +N'entr'ouvre pas pour moi ses brumeuses forêts. + +Qu'y a-t-il de commun, ô grande Sulamite +Noire et belle, et toujours buveuse de l'amour, +Entre votre splendeur étroite et sans limite, +Et nous, que le temps presse et quitte chaque jour? + +Pourquoi nous tentez-vous, dormeuse de l'espace, +Par votre calme main apaisant notre sort? +Jamais l'homme ne peut rester sur vos terrasses +Bien longtemps, à l'abri du rêve et de l'effort, +Puisque vivre c'est être alarmé, plein d'angoisse, +Menacé dans l'esprit, menacé dans le corps, +Luttant comme un soldat sans arme et sans cuirasse, +Puisqu'on naviguera sans atteindre le port, +Puisque après les transports il faut d'autres transports, +Puisque jamais le coeur ne rompt ni ne se lasse, +Et que, si l'on était paisible, on serait mort... + + +JE VIS, JE PENSE, ET L'OMBRE... + +Je vis, je pense, et l'ombre insensible et divine +Dans le vallon obscur m'entoure de splendeur; +Le romanesque vent, en s'ébattant, incline +Sur le noir oranger le sureau lourd d'odeur. + +Et je suis le témoin vigilant, perspicace, +De cette heure fougueuse où tout tressaille et boit; +Et rien qu'en respirant, je retrouve la trace +Des passants glorieux engloutis avant moi. + +Et pourtant quel silence! Immobile présage, +Les étoiles aux cieux maintiennent fixement +Leur calme groupement, irrégulier et sage, +Vestige ténébreux d'un vaste événement. + +Rien, je ne saurai rien de l'énigme du monde! +Je m'y suis insérée avec autant d'amour +Que l'arbre dans le roc, que la rive dans l'onde, +Que le dard du soleil dans la pulpe du jour. + +Mais je ne saurai rien; j'interroge, et j'écoute +Mon rêve qui répond à mon âme; et j'entends +La foule des secrets, des désirs et du doute +Agir en moi depuis la naissance du temps... + +Parfois, dans un sursaut de connaissance épique, +J'enveloppe l'espace et ses sombres lueurs, +Depuis la lune morte au sein des cieux mystiques, +Jusqu'aux chats d'Orient, sanglotant dans les fleurs. + +Mais je ne saurai rien de ma tâche éphémère! +--Insondable Univers que j'ai cru posséder, +Je n'interromprai pas ma pensive prière +Vers ton muet orgueil, qui ne peut pas céder. + +--Beau soir, tout envolé de parfums et de brises, +Remuante ténèbre, agile et fraîche ardeur, +C'est en vain que ma voix vous suit et vous attise, +Comme la flûte grecque accompagne un danseur! + +--Je suis mortelle, et tout ce que je loue est stable! +Mon être se dissout, mon passé est errant; +Vous brûlerez sans moi, ô monde délectable! +La lune luit; le vent se baigne dans le sable, +Et j'écoute monter vers les cieux odorants, +Mon esprit dilaté, clairvoyant, secourable, +Qui, tout imprégné d'eux, leur est indifférent! + + +JE SAIS QUE RIEN N'EST PLUS... + +Je sais que rien n'est plus pour moi, et cependant +Je regarde parfois les choses de l'espace, +Je vois l'ombre de l'if qui divise l'étang, +Et l'azur s'entr'ouvrir pour un oiseau qui passe. + +La cloche d'un couvent disperse dans les airs +Son rêve débordant et son Credo candide: +Douce cloche, oasis d'argent du bleu désert, +C'est vous la palme et l'eau des soirs tendres et vides!... + +Dans la rue, un enfant, un marchand, un tonneau +Rendent le calme éther et le pavé sonores; +Je rêve d'un jardin tropical, sur les flots +Où gonflent mollement les pompeuses Comores. + +Et je regarde luire, entre les toits serrés +Où mes tristes regards lentement aboutissent, +Ces cieux du soir qui sont si doux et si propices +Aux âmes qui n'ont pas encor désespéré... + + +LE DESTIN DU POÈTE + + «O Perséphone donne-nous un courage invincible.» + ESCHYLE. + +C'était un matin chaud, serein, religieux, +Dans cette ombre bleuâtre où l'homme naît; les dieux +Tenaient entre leurs mains une âme qui tressaille, +Qui s'éveille et s'émeut. Les dieux disaient: «Qu'elle aille, +Luttant contre les vents et le nuage obscur, +Dans l'azur et toujours plus avant dans l'azur! +Qu'errante, mais encore à nos cieux retenue, +Elle vive les bras étendus vers la nue, +Ne pouvant oublier et ne pouvant saisir +Le souvenir épars de l'immortel plaisir; +Qu'elle aille, épi de blé que l'univers va moudre, +S'attachant au soleil, s'attachant à la foudre; +Qu'innocente, et croyant à la bonté du jour, +Elle répande en vain son ineffable amour, +Et que toute sa joie, enivrée, abattue, +Retombe sur son coeur comme un fardeau qui tue! +Qu'aucun baiser ne soit assez âpre et puissant +Pour celle dont le sang veut rejoindre du sang; +Ivre d'effusion et d'ardeur fraternelle, +Que les mots qu'elle dit ne soient compris que d'elle. +Quand la clarté des nuits étend l'ombre des ifs, +Que tous ses désirs soient allongés, excessifs, +Et qu'elle porte alors, comme un poids qui l'écrase, +Les souhaits, le plaisir, le regret et l'extase! +Qu'un matin, dédaignant les douceurs de l'été, +N'aimant plus que l'orgueil et que l'éternité, +Elle aille, se blessant d'un véhément coup d'aile; +Qu'elle soit morte enfin, et qu'il ne reste d'elle +Que quelques chants plaintifs, dont le tremblant éclat +Touche moins que l'odeur vivante des lilas, +Que les cris des oiseaux dans les nuits sanglotantes, +Que les pleurs des jets d'eau, que les brises errantes, +Et qu'ainsi les humains, dont le coeur faible et dur, +Ignore nos desseins enfermés dans l'azur, +Qui croient que leur bonheur est notre complaisance, +Voyant cette âme lasse et lourde de souffrance, +Ne puissent pas savoir,--secret profond des dieux,-- +Que c'était celle-là que nous aimions le mieux... + + +ELEVATION + +Je n'ai rien accepté du séjour sur la terre, +Jamais le sort humain n'eut mon consentement; +J'ai langui, j'ai bondi, nomade et solitaire, +Des paradis de joie aux enfers du tourment. + +La vie en me touchant a décuplé sa force: +Pour mieux combler mon âme et creuser mon émoi, +L'espace, les soleils, les pays, les écorces +Se joignaient à mon corps et brûlaient avec moi! + +Enfant, j'ai désiré le sort, l'amour, la vie +Avec l'arrachement des fleuves vers la mer; +Je me retourne encor, étonnée et ravie, +Vers l'image que j'eus d'un si tendre univers: + +Que les jours se levaient splendides dans ma joie! +Quel torrent ascendant de mon coeur vers les cieux! +Mais l'orchestre s'est tu; la brume qui me noie +M'entraîne mollement aux lieux silencieux. + +J'ai la sérénité d'être sans espérance, +Je ne souhaite rien, j'ai pris congé de moi; +Ma force, mes désirs, mes regrets, ma souffrance +Ont fui comme le temps laisse tomber les mois. + +Mon coeur libre est ouvert à tout écho sublime, +Les fiers chevaux du Cid y font sonner leurs pas; +J'étends, les yeux penchés au-dessus des abîmes, +Une main qui pardonne et l'autre qui combat. + +Je sais que l'héroïsme est la suprême ivresse, +Le mont où retentit la trompette d'argent, +Mais plus le bond est haut, plus sûrement il blesse: +Les esprits éblouis sont les plus indigents. + +Je vois bien que tout fleuve orgueilleux a sa rive, +Que tout a sa mesure et son empêchement, +La chance aux yeux divins, rapidement nous prive, +Et quand le sombre amour a pitié, c'est qu'il ment. + +Je ne demande pas à l'énigme du monde +Quel dieu favorisait puis délaissait mon coeur, +Ni quel fleuve d'amour, en détournant ses ondes, +A déposé chez moi ce limon de langueur! + +Hélas! que tout nous fuit! Comme tout nous rejette! +Comme tout aboutit à ce hideux repos +Qui de la terre fait un immense squelette +Où les foules sans nombre ont aligné leurs os! + +--Et maintenant, debout comme les astronomes +Dans les limpides nuits d'Agra et de Philæ, +Je contemple, au-dessus des mondes et des hommes, +Les signes infinis de mon coeur étoilé!... + + +EN CES JOURS DECHIRANTS... + +En ces jours déchirants où le Destin me brave +Et lentement me vainc, Seigneur, soutenez-moi, +Jusqu'au mystique instant que mon coeur entrevoit, +Où je confesserai que la douleur est suave; + +Déjà son huile sainte a pénétré mes os; +Je renonce à vouloir, à désirer, à vivre; +Quand l'instinct est rompu, les âmes volent haut... +Douleur, c'est votre poids sacré qui me délivre; +C'est par votre grandeur qu'on atteint au repos... + + +A MISTRAL + +O Mistral, la Mireille antique, +--Chloé qui dansait dans le thym-- +Suspend sa flûte bucolique +Au vert laurier de ton jardin! + +Elle s'approche et te contemple; +Et, dans le vent rapide et pur, +C'est toi la colonne du temple, +C'est toi l'olivier sur l'azur! + +Tu étincelles dans l'espace +Par tes airs de pâtre et de roi; +Ton coeur enveloppe ta race +Et ton pays descend de toi! + +Sous le soleil et les étoiles +Tu tiens ta lyre au son hautain, +Comme un vaisseau gonfle sa voile +Et bondit sur les flots latins! + +Le vent bleu, sur la pierre blanche, +De ses beaux bras audacieux +Trempés dans le parfum des branches, +Etale ton nom sous les cieux! + +La musique glissante ou vive +Baigne et soulève tes pipeaux +Comme un fleuve franchit sa rive +Et s'étend parmi les roseaux... + +--Ainsi nous recherchions l'Histoire, +L'Hellade avec ses temples roux, +Quand c'est toi, la Nef, la Victoire, +Et le Grec béni de chez nous! + +Et Chloé, fille de Sicile, +Retrouve en toi le sol natal; +Son miroir, sa lampe d'argile, +Elle les consacre à Mistral, + +Heureuse, après un si long somme, +De voir, dans l'azur et le vent, +Que Daphnis, le plus beau des hommes, +A pris l'éclat d'un dieu vivant... + + +VERS ECRITS SUR LES CHAMPS DE BATAILLE +D'ALSACE-LORRAINE + + O morts pour mon pays, je suis votre envieux... + V. HUGO. + +Ce matin de brouillard, d'orage et de langueur, +Devant un glorieux et triste paysage, +Je ressens, avec plus de fièvre et de vigueur, +L'amour et la fierté qui divisent le coeur +Elancer vers les cieux leur différent courage! + +Hélas! les grands sanglots de l'orgueil menacé +Ne sont souvent qu'un bruit de vagues, que domine, +De ses bras éperdus, de ses cris insensés, +Le désir des humains, qui rôde, convulsé, +Dans son empire d'or, de soif et de famine! + +--Quel mortel n'a connu vos somptueux élans, +Passion de l'amour, unique multitude, +Danger des jours aigus et des jours indolents, +Orchestre dispersé sur les vents turbulents, +Rossignol du désir et de la servitude! + +Mais pour que soient domptés ces iniques transports, +Nous irons aujourd'hui parmi les tombes vertes +Où les croix ont l'éclat des mâts blancs dans les ports; +Et nous suivrons, le coeur incliné vers les morts, +La route de l'orgueil qu'ils ont laissée ouverte. + +Voix des champs de bataille, âpre religion! +Insistance des morts unis à la nature! +Ils flottent, épandus, subtile légion, +Mêlés au blé, au pain, au vin des régions, +Hors des funèbres murs et des humbles clôtures. + +--Un jour, ils étaient là, vivants, graves, joyeux. +Les brumes du matin glissaient dans les branchages, +Les chevaux hennissaient, indomptés, anxieux, +L'automne secouait son vent clair dans les cieux, +Les casques de l'Iliade ombrageaient les visages! + +On leur disait: «Afin qu'une minute encor +Le sol que vous couvrez soit la terre latine, +Il faut dans les ravins précipiter vos corps.» +Et comme un formidable et musical accord +Ces cavaliers d'argent s'arrachaient des collines! + +Ivre de quelque ardente et mystique liqueur, +Leur âme, en s'élançant, les lâchait dans l'abîme. +Ils croyaient que mourir c'était être vainqueurs, +Et les armées semblaient les battements de coeur +De quelque immense dieu palpitant et sublime. + +Ils tombaient au milieu des vergers, des houblons, +Avec une fureur rugissante et jalouse; +Leurs bras sur leur pays se posaient tout du long, +Afin que, dans les bois, les plaines, les vallons, +On ne sépare plus l'époux d'avec l'épouse... + +--O terre mariée au sang de vos héros, +Ceux qui vous aimaient tant sont une forteresse +Ténébreuse, cachée, où le fer et les os +Font entendre des chocs de sabre et des sanglots +Quand l'esprit inquiet vers vos sillons se baisse. + +Plus encor que ceux-là, qui, vivants et joyeux, +Tiendront les épées d'or des guerres triomphales, +Ces morts gardent le sol qu'ils ramènent sur eux; +Leur pays et leur coeur s'endorment deux à deux, +Et leur rêve est entré dans la nuit nuptiale... + +Le Rhin, paisible et sûr comme un large avenir +Où s'avancent les pas de la France éternelle, +Verse à ces endormis un puissant élixir, +Qui, dans toute saison, les fait s'épanouir +Comme un rose matin sur la molle Moselle! + +--Les blés roux et liés sont aux ruches pareils, +De tous les chauds vallons monte un parfum d'enfance, +Mais, embusqué le soir sur le coteau vermeil, +Comme un pourpre boulet le rapide soleil +Semble prêt à venger quelque indicible offense. + +Ni le doux ciel coulant sur les fruits verts et bleus, +Ni l'eau pâle qui dort dans le cercle des saules, +En ces graves pays ne nous penchent vers eux, +En vain l'été répand ses baumes vaporeux, +Un plus fort compagnon s'appuie à notre épaule: + +C'est vous, ange irrité, taciturne, anxieux, +Par qui le sang jaillit et l'ardeur se délivre, +Honneur secret et fier, qui marchez dans les cieux, +Par qui l'agonie est un vin délicieux, +Quand, pour vous obtenir, il faut cesser de vivre! + +Exaltants souvenirs! O splendeur de l'affront +Par qui chaque être, ainsi qu'une foule qui prie, +Se délaisse soi-même, et, la lumière au front, +Vif comme le soleil qu'un fleuve ardent charrie, +Préfère aux voluptés, qui toujours se défont, +Le grand embrassement du mort à sa patrie! + + +LES MANES DE NAPOLEON + +On voit un blanc jardin et des pelouses vertes. +Le jour d'été nous suit par les portes ouvertes, +Et visite avec nous le dôme nébuleux. +Le vitrage répand des flots de rayons bleus +Pareils à la lueur des campagnes d'Egypte. +Des étrangers, autour de la muette crypte, +Contemplent, le visage appuyé sur leurs mains, +Cette cendre d'un dieu resté chez les humains. +Lourd comme un noir canon d'où s'envole la poudre +On voit luire l'autel, couleur d'encre et de foudre, +Où l'on peut méditer, toucher, goûter l'honneur, +Vif comme l'onde, et chaud comme sous l'Equateur! +Pour un esprit qui songe un tel lieu doit suffire. + +--O héros endormi dans le bloc de porphyre, +En vain, dans l'univers, nous recherchions vos pas: +Vous embrassez le monde, il ne vous contient pas. +Sous les palmiers du Nil, sur l'or mouillé des sables, +Vos pas victorieux restaient insaisissables. +Dans les bleuâtres soirs du parc de Malmaison, +Votre ombre erre toujours par delà l'horizon. +Mais la mort déférente, assoupie et sans borne +Est assez vaste, enfin, pour votre face morne. +On contemple, effrayé: ce lit pourpre et puissant +Enferme ce qui fut votre âme et votre sang. +Et vous êtes là, vous à qui l'on ne peut croire +Tant vous êtes encore au-dessus de la gloire! +De quel esprit serein, de quel orgueil content, +Je songe qu'à jamais vous emplissez le temps, +Et que l'orgueil sacré peut laisser choir à terre, +Dans ce temple français de la Victoire Aptère, +Ces ailes que l'on vit sur toutes les cités, +Epandre leur tempête et leur témérité! + +Je pense à votre grand retour de l'île d'Elbe; +Les blancs oiseaux des mers, les alcyons, les grèbes, +Chauds de soleils, pareils à des aigles d'argent +Vous suivaient sur la mer où vous alliez, songeant. +Quand vous êtes venu, seul, et jetant vos armes, +Les faces des soldats se couvrirent de larmes. +Ainsi vit-on, un jour, jaillir et s'épancher +L'eau vive que Moïse arrachait du rocher! +Avançant lentement par Cannes, par Grenoble, +Vous marchiez tout le jour; prévoyant, calme, noble; +Invincible, isolé, sûr comme le destin, +Vous reposant le soir, repartant le matin, +Distribuant déjà vos faveurs et vos ordres, +Recevant les baisers de ceux qui voulaient mordre +Et trouvant, ô miracle éclatant en un jour, +Une immense contrée avec un seul amour! +Et Paris enivré autour de vous se presse. +Vous êtes soulevé par sa sainte caresse: +Vous avancez debout, porté de main en main, +Blanche idole, pesant sur tout l'amour humain. +Vous passiez, entr'ouvrant la foule opaque et lisse, +Comme un vaisseau bombé sur une mer propice; +Vous alliez, les deux bras étendus, les yeux clos, +Statue au front doré qu'on soulève des flots; +Héros dont on célèbre un vivant centenaire! +Votre nom sous l'azur roulait comme un tonnerre +Qui tranche les sommets et remplit les vallons. +Un de vos maréchaux, marchant à reculons +Devant les Tuileries flambantes comme une arche, +Gravissant l'escalier devant vous, marche à marche, +Joyeux, vague, extatique, éperdu, sombre et doux, +Répétait tendrement: «C'est vous! c'est vous! c'est vous!» +Mais vous, seul, au-dessus du flot qui vous assaille, +N'ayant pas de témoin qui fût à votre taille, +Contemplant l'horizon d'où les dieux sont absents, +De quel aride coeur goûtiez-vous cet encens? +Le temps passa, lugubre. Un soir on vint descendre, +Dans cette arène vaste et basse, votre cendre. +On mit un grand soleil autour de ce repos. +Comme un bouquet de lis déchirés, les drapeaux +Chez les rois arrachés, dans vos rudes conquêtes, +Fleurirent saintement le silence où vous êtes. + +Et depuis, chaque jour, courbés, baissant le front, +Les hommes étonnés, muets, errent en rond, +Ainsi qu'une pensive et vague sentinelle, +Autour du puits où dort votre cendre éternelle. +--Quand meurent des héros, la piété des humains +Leur élève au sommet fascinant des chemins +Un tombeau clair, altier, imposant, qui s'érige, +Et marque hautement la gloire du prodige; +Et le passant alors, surpris, levant les yeux, +Honore le front haut cet esprit radieux. +Mais vous, plus grand qu'eux tous dans la sublime histoire, +Vous avez cette étrange et solennelle gloire +Par qui tous les orgueils sont brisés tout à coup, +Qu'il faille se pencher pour regarder sur vous... + + +O DIEU MYSTERIEUX... + +O Dieu mystérieux qui n'aimez pas les êtres, +Qui les avez jetés, pleins d'amour et d'espoir, +Dans un monde où jamais rien de vous ne pénètre +Pour rassurer leurs jours, pour éclairer leurs soirs, + +Peut-être n'avez-vous de soucis paternels +Que pour les verdoyants et calmes paysages, +Qui sont comblés d'azur, d'allégresse, de miel, +Et d'un apaisement que n'ont pas les visages? + +--Les jeux des papillons, des oiseaux, des zéphirs, +Une branche qu'un flot de soleil ploie et marque, +Font bouger l'horizon, que l'on croit voir frémir +Comme une frêle tente au-dessus d'une barque. + +Se joignant dans un net et décisif amour, +Le cristal bleu de l'air et la lente colline +Allongent leur unique et mutuel contour +Dans la molle atmosphère, assoupie et câline. + +Les rameaux délicats et gommeux des sapins, +S'offrant, se refusant aux brises qui les pressent, +Et grésillant ainsi qu'un tison argentin, +Emplissent l'air de leurs parcelles de caresses: + +Caresse étincelante, hésitante et sans fin, +Qui ne se lasse pas, et, toute une journée, +Imite sur l'azur éblouissant et fin +L'élan d'une âme active et toujours enchaînée. + +Des papillons s'en vont comme des messagers +De la pelouse à l'arbre et de l'arbre à la nue, +Et leur vol oscillant tâche de s'alléger +De l'importune ardeur à leurs flancs retenue. + +Tout est heureux parmi ce ploiement des rameaux; +Dans le lointain, un chien impétueux aboie; +Un train coule, rapide et lisse comme une eau; +Et partout c'est la joie: antique et neuve joie! + +--Ah! puisque vous n'étiez, Dieu des cieux enivrés, +Qu'un Sultan amoureux des jardins et des arbres, +Qui, la nuit, contemplez les bleus poissons nacrés +Que la lune nourrit dans son bassin de marbre, + +Puisque, Dieu d'Orient, opulent et cruel, +Vous n'aimiez du sol noir où les hommes expirent +Que ces tapis de fleurs, ces châles sensuels +Bariolés ainsi que de lourds cachemires, + +Pourquoi nous avez-vous placés dans ces jardins +Où, l'esprit enfiévré de naïve puissance, +Ignorant votre immense et nonchalant dédain +Nous cherchons à goûter votre invisible essence? + +--Pauvres gladiateurs qui n'ont droit qu'à la mort, +La splendeur de l'espoir nous entraîne et nous broie; +Quel but assignez-vous au courage, à l'effort, +Puisque l'homme n'est pas désigné pour la joie? + +Du haut de vos balcons, sur les divans des cieux, +Le bras traînant au bord des pompeuses nuées, +Vous regardez, Sultan d'Asie aux cheveux bleus, +La sombre armée humaine, avide et dénuée. + +Vous savez que l'homme est l'esclave révolté, +Celui dont le désir a dépassé vos règles, +Et dont l'esprit, plus haut que la sérénité, +A le frémissement des prunelles de l'aigle. + +Et vous vous détournez de son sublime orgueil: +Qu'il souffre, qu'il s'obstine ou défaille, qu'importe? +Son passage ne fait pas d'ombre sur votre oeil +Qu'enchantent des jets d'eau sous les arceaux des portes. + +Vous dites: «Que me veut ce lutteur irrité, +Qui, par moi introduit dans la royale arène +Pour servir de spectacle à mon oisiveté, +Pense pouvoir fléchir ma langueur souveraine? + +Que les chaleurs, les eaux, les tigres des forêts +Le détruisent, qu'il aille en ces métamorphoses +Où toujours ma puissance invincible apparaît; +Je ne distingue pas l'homme d'avec les choses...» + +--Que vos jardins sont beaux, que vos vergers sont clairs, +Seigneur! Père des flots, des saisons, des contrées; +Des cymbales d'argent semblent frapper les airs, +Et soulèvent aux cieux des trombes azurées! + +Non, nous n'avions pas droit à vos soins vigilants, +Notre grandeur n'est pas le fruit d'or de votre oeuvre; +Vous nous aviez créés d'un coeur indifférent, +Comme le rossignol et la verte couleuvre. + +Vous ne pouviez savoir que de vos frais matins, +De vos nuits, que les vents transportent d'allégresse, +Nous ferions, nous, rêveurs exigeants et hautains, +Le temple de notre âpre et frénétique ivresse; + +Que toujours désirant et jamais satisfaits, +Aux flèches du désir ajoutant le reproche, +Nous emplirions l'éther insensible et parfait, +D'un chant plus remuant que l'orage et les cloches; + +Que l'amour et la mort, dont vous aviez lié +Les mains, dans une sage et suave harmonie, +Seraient pour nous, héros toujours à l'agonie, +Le mystique portail avec ses deux piliers; + +Que nous appellerions amour, splendeur, désastre, +Ce qui n'est à vos yeux que la pente du sort. +Et qu'avec nos orgueils, nos défis, nos transports, +Nous viendrions,--Bouddha qui rêvez dans les astres, +Près de la lune, blanc lotus mort à demi, +Ecoutant la musique éparse et frémissante +Que font les sphères d'or en leur course dansante,-- +Troubler par nos sanglots votre rire endormi... + + + + +IV + +LES TOMBEAUX + + Grandeur, gloire, ô néant! calme de la nature! + V. HUGO. + + +LES MORTS + + «Si belle qu'ait été la Comédie en tout le reste...» + PASCAL. + +Seigneur, j'ai vu la face inerte de vos morts, +J'ai vu leur blanc visage et leurs mains engourdies; +J'ai cherché, le front bas devant ces calmes corps, +Ce qui reste autour d'eux d'une âme ivre et hardie. + +Leur triste bouche, hélas! hors du bien et du mal +A conquis la suprême et vaine sauvegarde; +Comme un remous secret, hésitant, inégal, +Un flottant inconnu sous leurs traits se hasarde. + +Rien en leurs membres las n'a gardé la tiédeur +De la haute aventure, humaine, ample et vivace; +Ils sont emplis d'oubli, d'abîme, de lourdeur; +On sent s'éloigner d'eux l'atmosphère et l'espace. + +Barques à la dérive, ils ont quitté nos ports; +Ainsi qu'une momie au fil d'un flot funèbre, +Ils vont, fardeau traîné vers d'étranges ténèbres +Par la complicité du temps rapide et fort. + +Nos déférents regards humblement les contemplent: +Soldats anéantis, victimes sans splendeur! +--J'écoute s'écrouler les colonnes du temple +Que mon orgueil avait élevé sur mon coeur. + +Hélas! nul Dieu, nul Dieu ne parle par leur ombre; +Aucun tragique jet de flamme et de fierté +N'émane de ces corps, qui, détachés des nombres, +Sont tombés dans le gouffre où rien n'est plus compté... + +Ainsi je m'en irai, cendre parmi les cendres; +Mon regard qui marquait son sceau sur le soleil, +Mes pas qui, s'élevant, voyaient les monts descendre, +Subiront ce destin singulier et pareil. + +Je serai ce néant sans volonté, sans geste, +Ce dormeur incliné qui, si on l'insultait, +Garderait le silence absorbé qui lui reste, +N'opposerait qu'un front qui consent et se tait. + +--Ah! quand j'étais si jeune et que j'aimais les heures +Par besoin d'épuiser mon courage infini, +Je songeais en tremblant à la sombre demeure +Qu'on creuse dans le sol granuleux et bruni; + +Mais rien n'irritera l'épave solitaire; +La peur est aux vivants, mais les morts sont exclus. +Quoi! rien n'est donc pour eux? Quoi! pas même la terre +Ne se fera connaître à leurs sens révolus? + +Rien! voilà donc ton sort, âme altière et régnante; +Voilà ton sort, coeur ivre et brûlant de désir; +Regard! voilà ton sort. Douleur retentissante, +Voilà votre tonnerre et votre long loisir! + +Rien! oui, j'ai bien compris, mon esprit s'agenouille; +Je jette mon amour sur cette humanité +Qui, toujours encerclée et prise par la rouille, +Transmet l'ardent flambeau de son inanité... + +Ainsi, je sais, je sais! Accordez-moi la grâce +De souffrir à l'écart, de laisser à mon coeur +Le temps de regarder les univers en face +Et de ne pas faiblir de honte et de stupeur: + +--Ainsi je n'étais rien, et mon esprit qui songe +Avait bien parcouru les espaces, les temps; +Comme l'aigle qui monte et le dauphin qui plonge +Je revenais portant les riants éléments! + +La fierté, la pitié, les pardons, le courage, +En possédant mon coeur se l'étaient partagé; +Sans répit, sans repos, je luttais dans l'orage +Comme un vaisseau qu'un flot fougueux rend plus léger! + +C'est bien, j'accepte cet écroulement du rêve, +Ce suprême répons à mon esprit dressé +Comme une tour puissante et guerrière où se lèvent +L'Attente impétueuse et l'Espoir offensé! + +Mais avant d'accepter, sans plus jamais me plaindre, +Ce lot où vont périr l'espérance et la foi, +Hélas! avant d'aller m'apaiser et m'éteindre, +Amour, je vous bénis une dernière fois: + +Je vous bénis, Amour, archange pathétique, +Sublime combattant contre l'ombre et la mort, +Lucide conducteur d'un monde énigmatique, +Exigeant conseiller que consulte le sort; + +Par vos terribles soins, comme de grandes fresques, +L'Histoire des humains suspend au long des jours +Des figures en feu, pourpres et romanesques, +Dont la flamme et le sang ont tracé les contours. + +--Seigneur, l'âme est l'élan, la dépense infinie, +Seigneur, tout ce qui est, est amour ou n'est rien. +Au centre d'une ardente et plaintive agonie +J'ai possédé les jours futurs, les temps anciens; + +Vienne à présent la mort et son atroce calme, +Mer où les vaisseaux n'ont ni voiles ni hauban, +Contrée où nul zéphyr ne fait bouger les palmes, +Arène où nul couteau ne trouve un coeur sanglant! + +Vienne la mort, mon âme a dépassé les bornes, +Mon esprit, comme un astre, aux cieux s'est projeté, +J'ignorerai l'abîme humiliant et morne, +Mon coeur dans la douleur eut son éternité! + + +AINSI LES JOURS LEGERS... + +Ainsi les jours légers, et qui te ressemblaient +Par la coloration chaleureuse des heures, +Ont de toi fait un mort, la nuit, dans ta demeure, +Et l'aube, lentement, a blanchi tes volets... + +Et tu fus là, dormant, à jamais insensible, +Laissant monter sur ceux que tu privais de toi +Ces grands fardeaux du temps aux contours inflexibles; +J'ai l'âge de ce jour où je t'ai vu sans voix: + +Sans regard et sans voix, achevant ma jeunesse +Par ce spectacle affreux de faiblesse et de paix, +Que mes yeux arrêtés puisaient avec détresse +Sur ton front assombri, si pauvre et si parfait. + +Les fleurs, entre tes mains et contre ton doux être, +Parfumaient froidement ton éternel répit; +Jamais je ne verrai l'été sans reconnaître +Ce jardin qui mourait sur ton coeur assoupi! + +Et tu n'étais plus là, malgré ton fin visage, +Le dernier de toi-même et qui me plaît le plus; +O visage accablé, suprême paysage +D'un jour de fin du monde, et qu'on ne verra plus! + +Les vivants ont repris leurs errantes coutumes; +Ils sont un autre peuple, et tu ne peux toujours +Hanter de ta suave et poétique brume +Ces malheureux, guidés par d'alertes amours. + +Mais leur vague existence est par l'ombre absorbée, +Ils meurent chaque jour, sans enfoncer en nous +Ces pointes du malheur, que ta main dérobée +Fixe encor dans mon coeur comme de sombres clous... + + +L'ABIME + +Je vais partir, mon coeur se brise, puisque toi +Tu ne peux plus choisir l'arrêt ou le voyage, +Et que la sombre mort me cache ton visage +Sous le bois et le plomb de ton infime toit. + +Je viens, dans la cité pierreuse du silence, +Rêver près de ta tombe, interroger encor +La place aride et creuse où l'on a mis ton corps, +Et connaître par toi ta triste indifférence. + +Ainsi je vois les cieux, limpides, arrondis; +Le feuillage léger des tombeaux est vivace; +Lampe exaltante et gaie, à l'heure de midi +Le soleil vient chauffer ton étroite terrasse. + +Et tu dors à jamais! Le passé, l'avenir +De leurs fortes parois te pressent et t'enclavent, +Tu ne te défends plus, ô mon timide esclave, +Et tu n'as pas été, puisque tu peux finir. + +Tu vivais. Et, moi qui, dès ma pensive enfance, +N'avais pas accepté les durs défis du sort, +J'ai dû te voir entrer, craintif et sans défense, +Dans le sombre accident quotidien de la mort; + +Tu dors, mon emmuré, et mon regard qui plonge +Jusqu'à ton front détruit, à jamais cher pour moi, +Ne peut plus t'apporter cette part de mes songes +Qui te plaisait ainsi qu'un mutuel exploit. + +--Puisque je n'ai pas pu empêcher ces désastres, +Nature! moi qui fus leur conseil et leur soeur, +Puisque je ne peux pas réveiller la torpeur +Des jeunes corps dormant dans l'étrange moiteur +De vos froids souterrains aux ténébreux pilastres, +Que du moins ma tristesse et son étonnement, +Comme un reproche ardent, flotte éternellement + Entre les tombeaux et les astres! + + +HELAS, IL PLEUT SUR TOI... + +Hélas, il pleut sur toi par delà les faubourgs, +Où ceux qui t'aimaient t'ont laissé, la mort venue, +Dans le froid cimetière où languit tout amour... +Et le fleuve effilé qui coule de la nue +Abat sur toi son bruit tambourinant et sourd! + +Il pleut; moi je suis là, sous un abri de toile, +Dans mon jardin d'été, auprès de ma maison; +Je ne t'aperçois plus au bout de l'horizon, +O jeune mort dormant sous de funèbres voiles! +--Le bruit que fait la pluie en touchant les gazons +Semble, dans cette verte et sereine saison, +Un frais fourmillement qui tombe des étoiles... + +Et le dédain que j'ai pour la vie usuelle, +Alors que ton esprit lumineux s'est enfui, +M'emplit d'un si lucide et pathétique ennui, +Que le monde mystique à mes sens se révèle, +Avec un évident et ténébreux coup d'aile, +Comme par ses parfums un jardin dans la nuit... + + +PUISQUE J'AI SU PAR TOI... + +Puisque j'ai su par toi que vraiment on mourait, +Visage étroit et froid, ô toi qui fus la vie, +Je suivrai d'un regard sans peur et sans envie, +Ce qui commence ainsi que ce qui disparaît. + +C'est toi le premier front que j'ai vu sombre et pâle, +Après avoir connu ton rire illuminé, +Et tu m'as révélé l'inanité finale +Qu'on rejoint et qu'on fuit depuis que l'on est né. + +Quels que soient désormais tous les deuils qui m'accablent, +Ces fantômes nouveaux n'enfonceront leurs pas +Que dans tes pas légers imprimés sur le sable, +Et leur cruel départ ne me surprendra pas. + +Mais je meurs en songeant à ces futurs trépas, +Tout mon être est lié à des souffles instables, +C'est par vous, mes humains, que je suis périssable! + + +IL PARAIT QUE LA MORT... + +Il paraît que la mort est naturelle et juste, +Que l'esprit s'y soumet, que des êtres, heureux, +Rient après avoir vu ces pâleurs auprès d'eux, +Et qu'ils ont accepté la loi sombre et vétuste. + +Mais moi, portant la vie infinie en mon corps, +Je n'ai pas vraiment cru à cet inévitable, +J'ignorais que l'on pût subir l'inacceptable, +Je ne le saurais pas si vous n'étiez pas mort. + +Ainsi ce soir est doux, l'ombre s'étend, respire, +Les arbres humectés savourent qu'il ait plu; +Un train siffle, on entend des persiennes qu'on tire, +Tout l'air est bruissant, et tu ne l'entends plus! + +Ai-je vraiment bien su, dès ma sensible enfance, +Que tout est vie et mort, échange fraternel? +Je me sens tout à coup atteinte d'une offense +Dont je demande compte au destin éternel. + +L'espace est bienveillant, les astres brillent, l'air +Répand de frais parfums que les arbres échangent; +Mais je n'accepte pas cet horrible mélange +D'un soir épanoui et des morts recouverts. +--O mes jeunes amis, qui faisiez mes jours clairs, +Pourquoi sont-ce vos mains inertes qui dérangent + L'ordre imposant de l'univers? + + +LES VIVANTS SE SONT TUS... + +Les vivants se sont tus, mais les morts m'ont parlé, +Leur silence infini m'enseigne le durable. +Loin du coeur des humains, vaniteux et troublé, +J'ai bâti ma maison pensive sur leur sable. + +--Votre sommeil, ô morts déçus et sérieux, +Me jette, les yeux clos, un long regard farouche; +Le vent de la parole emplit encor ma bouche, +L'univers fugitif s'insère dans mes yeux. + +Morts austères, légers, vous ne sauriez prétendre +A toujours occuper, par vos muets soupirs, +La race des vivants, qui cherche à se défendre +Contre le temps, qu'on voit déjà se rétrécir; + +Mais mon coeur, chaque soir, vient contempler vos cendres. +Je ressemble au passé et vous à l'avenir. +On ne possède bien que ce qu'on peut attendre: +Je suis morte déjà, puisque je dois mourir... + + +LE SOUVENIR DES MORTS + +Des nuages, du froid, de la pluie et du vent +Le printemps est sorti sur toute la nature; +Les arbres ont repris leur verdoyante enflure, +Et semblent protéger les rapides vivants. + +Ils vont, ces affranchis, à qui la Destinée +Accorde encor un jour de délice ou de paix, +Et leur aveuglement candide se repaît +De ce sursis de vie, humble et momentanée. + +Ainsi vont les humains tolérés par le Temps! +--Tel un chaînon léger à la chaîne des âges, +Il tinte clair et frais, le vaniteux printemps, +Et comme un vif grelot excite leur courage! + +Mais je ne louerai pas le hardi renouveau: +Le printemps vient des morts, et je le leur dédie. +Tout est vaine, bruyante ou morne comédie, +Puisque tout est détresse accédant au repos. + +--Multitude endormie en la cité des pierres +Ils ont l'éternité que nous n'obtenons pas, +L'espace est concentré sous leur faible paupière, +L'obsédant mouvement s'arrête sous leurs pas. + +Alignés côte à côte, austère compagnie, +Ils sont des étrangers, que seul dérangera +Le convive nouveau, en funèbre apparat, +Qu'on descend au séjour de la monotonie. + +En vain les yeux vivants, penchés sur leur néant, +Tentent de réveiller ces puissantes paresses, +Et d'absorber les corps à force de caresses +Ainsi que le soleil aspire l'océan! + +Anéantis, fermés et froids comme les astres, +Ils restent. Ni les voix, ni le chant des clairons, +Ni le sublime amour flamboyant n'interrompt +Le silence infini de leur calme désastre. + +Ah! les rires, l'espoir, les projets, les étés +Sont d'incertains signaux à qui mon coeur résiste; +La vie est sans aspects puisque la mort existe. +Je vous salue, ô Morts! Constance, Fixité! + +--On bâtit: des maçons debout sur les tranchées +Font vibrer dans l'azur le bruit vaillant du fer, +Mais mes yeux vont, emplis d'un songe âpre et désert, +De nos maisons debout à vos maisons couchées. + +Je laisse les oiseaux, dans le laiteux azur, +Acclamer la saison insinuante et tendre; +Je pense aux froids jardins enfermés dans les murs +Où les morts patients rêvent à nous attendre. + +Je m'éloigne de tout ce qui vit et qui sert; +Je pense à vous: mon but, mes frères, mon exemple. +La Mort vous a groupés dans son grave concert, +Et sa sombre unité, nous la chantons ensemble!... + + +TON ABSENCE EST PARTOUT... + +Ton absence est partout une obscure évidence, +Vaste comme la foule, et comme elle encombrant +La route où je m'avance, errante, et respirant +Le souvenir diffus de ta sainte présence... +Partout où tu étais, coeur à jamais enfui, +Tu te dresses pour moi, fantôme tendre et triste, +Et ta compassion inefficace assiste +A tout l'étonnement qui porte mon ennui... + +Puissé-je demeurer toujours grave, inquiète, +Et n'accueillir jamais, au calme instant du soir, +Cette paix sans bonheur qui lentement nous guette +Quand l'âme est délivrée, enfin, de tout espoir... + + +LA NUIT RAPPROCHE MIEUX... + + Et nous nous regardons tous les deux fixement, + Elle qui brille et moi qui souffre. + V. HUGO. + +La nuit rapproche mieux les vivants et les morts; +Dans l'ombre unie et calme où la fraîcheur s'élance +Voici l'heure du rêve épars et du silence. +A l'horizon s'installe, exacte et sans effort, +La lune demi-ronde, amenant autour d'elle +Son cortège glacé, scintillant et fidèle, +Semblable aux feux légers dispersés dans les ports. +Comme une blanche algèbre, énigmatique et triste, +Cette géométrie insondable persiste, +Et fait des cieux du soir un problème éternel... +Mais rien ne vient répondre à nos pressants appels; +Tout trompe nos regards assurés et débiles, +Les cieux précipités qui semblent immobiles, +L'ombre qui, sur nos fronts, met sa protection, +Le silence propice aux nobles passions. +--O lune aux flancs brisés, mélancolique amphore +D'où ne coule aucun vin pour les coeurs altérés, +Sur Tarente, Amalfi, sur les rochers sacrés, +Baignant l'oeillet marin, les vertes ellébores, +Vous sembliez parfois, d'un regard éthéré, +Secourir notre amère et plaintive indigence, +Mais ce soir je ne sens que votre froid dédain. +--Excitant du désir et de l'intelligence, +O lune, accueillez-vous dans vos pâles jardins +L'immense poésie ailée et taciturne +Qui mène les esprits par delà les instincts, +Et que nous confions aux espaces nocturnes, +A l'heure où, quand tout bruit et tout éclat s'éteint, +Notre coeur vous choisit comme un appui lointain?... +Mais en vain mon esprit qui souffre et qui réclame +Interroge.--La brise, alerte et tiède, trame +Un tissu délié où les parfums se pâment. +Et je respire avec un coeur exténué +La douce odeur des nuits, qui vient atténuer +Le vide sans espoir où ne sont pas les âmes... + + +PUISQU'IL FAUT QUE L'ON VIVE... + +Puisqu'il faut que l'on vive, ayant de tout souffert: +Puisqu'on est, sous les coups du muet univers, +Le stoïque marin d'un persistant naufrage; +Puisque c'est à la fois l'instinct et le courage +D'avancer, en laissant tomber à ses côtés +Tous les lambeaux du rêve et de la volupté, +Et, qu'ayant moins de force, on se prétend plus sage; +Puisque, sans accepter, il faut pourtant subir, +Et que, songeur aveugle, on dépasse l'obstacle +Comme des morts vivants glissant vers l'avenir; +Puisqu'on est tout à coup surpris par le miracle +Du printemps qui revient comme un apaisement: +Arc-en-ciel jaillissant des sombres fondements; +Puisqu'on sent circuler de la terre à la nue +L'entrain mystérieux par qui tout continue, +Et qu'on voit, sur l'azur, les lilas lourds d'odeur +Balancer mollement des archipels de fleurs, +Je pourrais croire encor que la vie est auguste, +Qu'un sûr pressentiment, obscur et solennel, +Fixe au coeur des humains le sens de l'éternel, +Que le labeur est bon, que la souffrance est juste, +Malgré l'essor sans but des méditations, +Malgré l'inerte espace où les soleils fourmillent, +Malgré les calmes nuits où froidement scintille +Le blanc squelette épars des constellations, +Malgré les mornes jours, dont chaque instant ajoute +A la somme des pleurs, des regrets et des doutes +Rués contre nos coeurs comme des ennemis, + +Si je n'avais pas vu leur visage endormi... + + +JE NE VEUX PAS SAVOIR S'IL FAIT CLAIR... + +Je ne veux pas savoir s'il fait clair, s'il fait triste, +Si le printemps, exact, va reverdir encor, +Si l'orgueilleux soleil jette son cerceau d'or +Sur les chemins légers de la bleuâtre piste, +Ni si le vif matin a son joyeux ressort, +Et le soir ses couleurs de lin et d'améthyste, +Je sais que pour les morts plus aucun temps n'existe: + Je suis jalouse pour les morts. + + +JE RESPIRE ET TU DORS, A PRESENT... + +Je respire et tu dors, à présent sans limite, +Ayant l'âge du monde et de l'éternité, +Et moi, mêlée encore à l'incessante fuite, +Je vais regarder luire un éphémère été. + +--Je vous verrai, montagne où le jour bleu ruisselle, +Villas au bord des lacs, qui font croire au bonheur, +Rivages où la barque en forme de tonnelle +Berce un couple alangui entre l'onde et les fleurs. + +Je vous verrai, mouvante et rieuse prairie +Où l'herbage léger, par les frelons pressé, +Ondoie et luit ainsi qu'une cendre fleurie, +Mêlant ce qui renaît à ce qui a cessé, + +Et vous, molle fumée au-dessus des villages, +De tout ce qui finit éphémère contour, +Qui, sur l'air de cristal, déployez vos sillages, +Pesante et calme ainsi qu'un confiant amour. + +--Mais je n'écoute plus vos voix élyséennes +O liquides tyrans des prés verts et des flots, +Sirènes! taisez-vous, mensongères sirènes! +Je déjoue à jamais vos attrayants complots! + +Moi qui suis la vigie ardente du voyage, +Je sais que tout est vain et sombre atterrissage; +Que pourrais-je espérer ou désirer encor, +Puisque tout l'univers est posé sur des morts?... + + +MALGRE MES BRAS TENDUS... + + Il est humiliant d'expirer... + V. HUGO. + +Malgré mes bras tendus, malgré mon coeur tenace, +Vous entrez avant moi, compagnons de mes jours, +Dans l'attirante terre, exclusive et vorace, +Qui resserre sur vous ses humides contours. + +Voilà donc l'avenir, c'est donc cela qui dure: +La tombe, le caveau, le cloître souterrain! +Et nous, vantant toujours la trompeuse Nature, +Avec les yeux ravis du pâtre et du marin +Nous bénissions le jour luisant, le soir serein; +--Vous seule êtes fidèle, ô secrète ossature! + +Autrefois, je voyais se dérouler le temps +Comme une route blanche entourant la montagne, +Et que gravit, dans l'ombre où l'aigle l'accompagne, +Une foule au coeur gai, aux espoirs exultants; + +Mais cette sinueuse et noble perspective, +Ce haut pèlerinage au but ambitieux +Etaient un enfantin mirage de mes yeux. +L'humanité chantante, héroïque et pensive +Retombe dans la terre ayant rêvé des cieux! + +--Hélas, mes disparus, mes archanges sans ailes, +Vous marchez devant moi pour m'éviter la peur; +Et par vous je sens croître et brûler dans mon coeur, +Au milieu d'une calme et stupéfaite horreur, +Le sombre amour qu'on doit à la mort éternelle! + +Déjà combien de mains ont délaissé mes mains... + +--Du moins, battez plus fort, coeur empli de courage! +Entraînez avec vous vos morts sur les chemins. +Que leurs regards nombreux brûlent dans mon visage, +Que mon âme abondante abreuve les humains, +Et que je meure enfin comme on vit davantage!... + + +PUISQU'IL FAUT QUE LA MORT... + +Puisqu'il faut que la mort sépare enfin les êtres, +Quel que soit le constant et volontaire amour, +O toi qui vis encor, je bénirai le jour +Où le destin, murant ma porte et mes fenêtres, +M'enferma brusquement dans son austère tour +Où jamais l'Espérance au doux chant ne pénètre. + +J'ai souffert, mais du moins n'aurai-je point par toi +Connu cette rusée et lugubre victoire +De demeurer vivante, alors qu'un brick étroit +Entraîne un passager vers les rives sans gloire... + +--Vivre quand ils sont morts! Respirer les saisons! +Voir que le temps sur eux s'épaissit et s'étire! +Commettre chaque jour cette ample trahison, +Ne pouvoir échanger nos maux contre leur pire, +Et, relayant parfois leur inerte martyre, +Nous étendre le soir en leur froide prison, +Tandis que leurs doux corps rentrent dans les maisons... + + +JE VIVAIS. MON REGARD, COMME UN PEUPLE... + +Je vivais. Mon regard, comme un peuple d'abeilles, +Amenait à mon coeur le miel de l'univers. +Anxieuse, la nuit, quand toute âme sommeille, + Je dormais, l'esprit entr'ouvert! + +La joie et le tourment, l'effort et l'agonie, +De leur même tumulte étourdissaient mes jours. +J'abordais sans vertige aux choses infinies, + Franchissant la mort par l'amour! + +Vivante, et toujours plus vivante au sein des larmes, +Faisant de tous mes maux un exaltant emploi, +J'étais comme un guerrier transpercé par des armes, + Qui s'enivre du sang qu'il voit! + +La justice, la paix, les moissons, les batailles, +Toute l'activité fougueuse des humains, +Contractait avec moi d'augustes fiançailles, + Et mettait son feu dans ma main. + +Comme le prêtre en proie à de sublimes transes, +J'apercevais le monde à travers des flambeaux; +Je possédais l'ardente et féconde ignorance, + Parfois, je parlais des tombeaux. + +Je parlais des tombeaux, et ma voix abusée +Chantait le sol fécond, l'arbuste renaissant, +La nature immortelle, et sa force puisée + Au fond des gouffres languissants! + +J'ignorais, je niais les robustes attaques +Que livrent aux humains le destin et le temps; +Et quand le ciel du soir a la douceur opaque + Et triste des étangs, + +Je cherchais à poursuivre à travers les espaces +Ces routes de l'esprit que prennent les regards, +Et, dans cet infini, mon âme, jamais lasse, + Traçait son sillon comme un char. + +Tout m'était turbulence ou tristesse attentive; +La mort faisait partie heureuse des vivants, +Dans ces sphères du rêve où mon âme inventive + S'enivrait d'azur et de vent! + +Ainsi, sans rien connaître, ainsi, sans rien comprendre, +Maintenant l'univers comme sur un brasier, +Je contemplais la flamme et j'ignorais les cendres, + O nature! que vous faisiez. + +Je vivais, je disais les choses éphémères; +Les siècles renaissaient dans mon verbe assuré, +Et, vaillante, en dépit d'un coeur désespéré, +Je marchais, en dansant, au bord des eaux amères. + +A présent, sans détour, s'est présentée à moi +La vérité certaine, achevée, immobile; +J'ai vu tes yeux fermés et tes lèvres stériles. +Ce jour est arrivé, je n'ai rien dit, je vois. + +Je m'emplis d'une vaste et rude connaissance, +Que j'acquiers d'heure en heure, ainsi qu'un noir trésor +Qui me dispense une âpre et totale science: + Je sais que tu es mort... + + _1907-1913._ + + + + +TABLE + +I--LES PASSIONS + + Pages + +Tu vis, je bois l'azur 9 +J'ai tant rêvé par vous 14 +L'Amitié 16 +Tu t'éloignes, cher être 19 +J'espère de mourir 20 +Que m'importe aujourd'hui 23 +Je dormais, je m'éveille 29 +On ne peut rien vouloir 31 +Un jour, on avait tant souffert 35 +Je me défends de toi 37 +La Douleur 39 +Seigneur, pourquoi l'amour 42 +Le Chant du Printemps 45 +Je vous avais donné 49 +O mon ami, souffrez 52 +Nous n'avions plus besoin de parler 53 +J'ai vu à ta confuse 55 +Je marchais près de vous 56 +Tel l'arbre de corail 58 +T'aimer. Et quand le jour timide 61 +Cantique 63 +Avoir tout accueilli 68 +La Musique de Chopin 69 +Tu ressembles à la musique 71 +Je t'aime et cependant 73 +En écoutant Schumann 75 +Qu'ai-je à faire de vous 77 +Bénissez cette nuit 80 +Tout semble libéré 83 +Les soldats sur la route 84 +La Tempête 87 +La Nue est radieuse 91 +La Passion 94 +Je ne puis pas comprendre 97 +Tendresse 99 +Le Monde intérieur 100 +Je ne me réjouis de rien 103 +Destin imprévisible 104 +Comme le temps est court 106 +Vous emplissez ma vie 108 +Ainsi les jours ont fui 110 +Soir sur la terrasse 112 +O mon ami, sois mon tombeau 114 +Un abondant amour 117 +La Musique et la Nuit 119 +La Constance 122 + + +II--LES CLIMATS + +Syracuse 125 +Les Soirs du Monde 130 +Dans l'Azur antique 135 +Palerme s'endormait 140 +Le Désert des Soirs 142 +Le Port de Palerme 143 +Les Soirs de Catane 145 +A Palerme, au Jardin Tasca 148 +Agrigente 152 +L'Auberge d'Agrigente 156 +L'Enchantement de la Sicile 158 +L'air brûle, la chaude magie 161 +Les Journées Romaines 164 +Musique pour les jardins de Lombardie 170 +Un Soir à Vérone 174 +Un Automne à Venise 178 +Va prier dans Saint-Marc 180 +La Messe de L'Aurore à Venise 182 +Nuit Vénitienne 184 +Cloches Vénitiennes 186 +Siroco à Venise 187 +L'Ile des Folles à Venise 188 +Midi sonne au Clocher de la Tour Sarrasine 192 +Je n'ai vu qu'un instant 197 +Ainsi les jours s'en vont 200 +Le Retour au Lac Léman 203 +Octobre et son odeur 206 +Les Rives romanesques 208 +Au pays de Rousseau 211 +Un Soir en Flandre 214 +Bonté de l'Univers que je croyais éteinte 218 +Automne 219 +Chaleur des Nuits d'été 220 +Arles 223 +La Nuit flotte 225 +L'Evasion 227 +Ceux qui n'ont respiré 229 +Le Ciel bleu du milieu du jour 232 +La Langueur des voyages 234 +La Terre 235 +Rivages contemplés 236 +Un Soir à Londres 237 +Le Printemps du Rhin 242 +Ce Matin clair et vif 247 +Les Nuits de Baden 248 +Henri Heine 251 + + +III--LES ELEVATIONS + +La Prière 259 +O Monde! Nous passons 264 +Mon Dieu, je ne sais rien 267 +La Solitude 272 +Si vous parliez, Seigneur 273 +Mon Dieu, je sais qu'il faut 276 +Comme vous accablez vos préférés 279 +Je suis fière de tout 281 +J'ai revu la nature 283 +On étouffait d'angoisse atroce 285 +L'Espace nocturne 287 +Je vis, je pense, et l'ombre 290 +Je sais que rien n'est plus 293 +Le Destin du Poète 294 +Elévation 296 +En ces jours déchirants 299 +A Mistral 300 +Vers écrits sur les Champs de bataille d'Alsace-Lorraine 302 +Les Mânes de Napoléon 306 +O Dieu mystérieux 310 + + +IV--LES TOMBEAUX + +Les Morts 317 +Ainsi les jours légers 322 +L'Abîme 324 +Hélas, il pleut sur toi 326 +Puisque j'ai su par toi 327 +Il paraît que la mort 328 +Les vivants se sont tus 330 +Le Souvenir des Morts 331 +Ton absence est partout 334 +La nuit rapproche mieux 335 +Puisqu'il faut que l'on vive 337 +Je ne veux pas savoir s'il fait clair 339 +Je respire et tu dors, à présent 340 +Malgré mes bras tendus 342 +Puisqu'il faut que la mort 344 +Je vivais. Mon regard, comme un peuple 345 + + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Les vivants et les morts, by Anna de Noailles + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VIVANTS ET LES MORTS *** + +***** This file should be named 22054-8.txt or 22054-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + https://www.gutenberg.org/2/2/0/5/22054/ + +Produced by Pierre Lacaze, Laurent Vogel, Hugo Voisard and +the Online Distributed Proofreading Team at +https://www.pgdp.net (This file was produced from images +generously made available by the Bibliothèque nationale +de France (BnF/Gallica) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. They may be modified and printed and given away--you may do +practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License (available with this file or online at +https://gutenberg.org/license). + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. Of course, we hope that you will support the Project +Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by +freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of +this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with +the work. You can easily comply with the terms of this agreement by +keeping this work in the same format with its attached full Project +Gutenberg-tm License when you share it without charge with others. + +1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern +what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in +a constant state of change. If you are outside the United States, check +the laws of your country in addition to the terms of this agreement +before downloading, copying, displaying, performing, distributing or +creating derivative works based on this work or any other Project +Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning +the copyright status of any work in any country outside the United +States. + +1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg: + +1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate +access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently +whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the +phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project +Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed, +copied or distributed: + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + +1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. However, if you provide access to or +distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than +"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version +posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org), +you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a +copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon +request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other +form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm +License as specified in paragraph 1.E.1. + +1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying, +performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works +unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9. + +1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing +access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided +that + +- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from + the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method + you already use to calculate your applicable taxes. The fee is + owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he + has agreed to donate royalties under this paragraph to the + Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments + must be paid within 60 days following each date on which you + prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax + returns. Royalty payments should be clearly marked as such and + sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the + address specified in Section 4, "Information about donations to + the Project Gutenberg Literary Archive Foundation." + +- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies + you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he + does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm + License. You must require such a user to return or + destroy all copies of the works possessed in a physical medium + and discontinue all use of and all access to other copies of + Project Gutenberg-tm works. + +- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any + money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the + electronic work is discovered and reported to you within 90 days + of receipt of the work. + +- You comply with all other terms of this agreement for free + distribution of Project Gutenberg-tm works. + +1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm +electronic work or group of works on different terms than are set +forth in this agreement, you must obtain permission in writing from +both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael +Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the +Foundation as set forth in Section 3 below. + +1.F. + +1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable +effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread +public domain works in creating the Project Gutenberg-tm +collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic +works, and the medium on which they may be stored, may contain +"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or +corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual +property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a +computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by +your equipment. + +1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right +of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project +Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project +Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all +liability to you for damages, costs and expenses, including legal +fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT +LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE +PROVIDED IN PARAGRAPH F3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE +TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE +LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR +INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH +DAMAGE. + +1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a +defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can +receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a +written explanation to the person you received the work from. If you +received the work on a physical medium, you must return the medium with +your written explanation. The person or entity that provided you with +the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a +refund. If you received the work electronically, the person or entity +providing it to you may choose to give you a second opportunity to +receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy +is also defective, you may demand a refund in writing without further +opportunities to fix the problem. + +1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth +in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER +WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO +WARRANTIES OF MERCHANTIBILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE. + +1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied +warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages. +If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the +law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be +interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by +the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any +provision of this agreement shall not void the remaining provisions. + +1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the +trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone +providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance +with this agreement, and any volunteers associated with the production, +promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works, +harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees, +that arise directly or indirectly from any of the following which you do +or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm +work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any +Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause. + + +Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm + +Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of +electronic works in formats readable by the widest variety of computers +including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact +information can be found at the Foundation's web site and official +page at https://pglaf.org + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. To +SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any +particular state visit https://pglaf.org + +While we cannot and do not solicit contributions from states where we +have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition +against accepting unsolicited donations from donors in such states who +approach us with offers to donate. + +International donations are gratefully accepted, but we cannot make +any statements concerning tax treatment of donations received from +outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff. + +Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation +methods and addresses. Donations are accepted in a number of other +ways including including checks, online payments and credit card +donations. To donate, please visit: https://pglaf.org/donate + + +Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic +works. + +Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + https://www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. diff --git a/22054-8.zip b/22054-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..04cb438 --- /dev/null +++ b/22054-8.zip diff --git a/LICENSE.txt b/LICENSE.txt new file mode 100644 index 0000000..6312041 --- /dev/null +++ b/LICENSE.txt @@ -0,0 +1,11 @@ +This eBook, including all associated images, markup, improvements, +metadata, and any other content or labor, has been confirmed to be +in the PUBLIC DOMAIN IN THE UNITED STATES. + +Procedures for determining public domain status are described in +the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org. + +No investigation has been made concerning possible copyrights in +jurisdictions other than the United States. Anyone seeking to utilize +this eBook outside of the United States should confirm copyright +status under the laws that apply to them. diff --git a/README.md b/README.md new file mode 100644 index 0000000..e0fd1d9 --- /dev/null +++ b/README.md @@ -0,0 +1,2 @@ +Project Gutenberg (https://www.gutenberg.org) public repository for +eBook #22054 (https://www.gutenberg.org/ebooks/22054) |
