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+The Project Gutenberg EBook of Les vivants et les morts, by Anna de Noailles
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Les vivants et les morts
+
+Author: Anna de Noailles
+
+Release Date: July 12, 2007 [EBook #22054]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES VIVANTS ET LES MORTS ***
+
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+
+Produced by Pierre Lacaze, Laurent Vogel, Hugo Voisard and
+the Online Distributed Proofreading Team at
+https://www.pgdp.net (This file was produced from images
+generously made available by the Bibliothèque nationale
+de France (BnF/Gallica)
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+COMTESSE DE NOAILLES
+
+LES VIVANTS ET LES MORTS
+
+ «L'âme des poètes lyriques fait réellement ce qu'ils se
+ vantent de faire.»
+
+ Platon.
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+
+PARIS
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+POESIES
+
+LE COEUR INNOMBRABLE (Ouvrage couronné par
+l'Académie française.) 1 vol.
+
+L'OMBRE DES JOURS 1 vol.
+
+LES EBLOUISSEMENTS 1 Vol.
+
+ROMANS
+
+LA NOUVELLE ESPERANCE 1 vol.
+
+LE VISAGE EMERVEILLE 1 vol.
+
+LA DOMINATION 1 vol.
+
+
+
+
+COMTESSE DE NOAILLES
+
+LES VIVANTS
+ET LES MORTS
+
+«L'âme des poètes lyriques fait réellement ce qu'ils se vantent
+de faire.»
+
+PLATON.
+
+PARIS
+
+ARTHÈME FAYARD & Cie, EDITEURS
+18-20, rue du Saint-Gothard, 18-20
+
+
+
+_A MA MÈRE_
+
+
+
+
+I
+
+LES PASSIONS
+
+EUPHORION.--Je ne veux pas plus longtemps tenir à terre; laissez
+mes mains, laissez mes boucles, laissez donc mes vêtements, ils
+sont à moi...
+
+HELÈNE ET FAUST.--O pétulance! ô délire! On dirait un cor qui
+sonne sur la vallée et sur le bois. A peine un jour serein donné
+tu tends à t'élancer, du point où le vertige t'a pris, dans un
+espace plein de douleurs...
+
+Goethe.
+
+
+TU VIS, JE BOIS L'AZUR...
+
+Tu vis, je bois l'azur qu'épanche ton visage,
+Ton rire me nourrit comme d'un blé plus fin,
+Je ne sais pas le jour, où, moins sûr et moins sage,
+ Tu me feras mourir de faim.
+
+Solitaire, nomade et toujours étonnée,
+Je n'ai pas d'avenir et je n'ai pas de toit,
+J'ai peur de la maison, de l'heure et de l'année
+ Où je devrai souffrir de toi.
+
+Même quand je te vois dans l'air qui m'environne,
+Quand tu sembles meilleur que mon coeur ne rêva,
+Quelque chose de toi sans cesse m'abandonne,
+ Car rien qu'en vivant tu t'en vas.
+
+Tu t'en vas, et je suis comme ces chiens farouches
+Qui, le front sur le sable où luit un soleil blanc,
+Cherchent à retenir dans leur errante bouche
+ L'ombre d'un papillon volant.
+
+Tu t'en vas, cher navire, et la mer qui te berce
+Te vante de lointains et plus brûlants transports.
+Pourtant, la cargaison du monde se déverse
+ Dans mon vaste et tranquille port.
+
+Ne bouge plus, ton souffle impatient, tes gestes
+Ressemblent à la source écartant les roseaux.
+Tout est aride et nu hors de mon âme, reste
+ Dans l'ouragan de mon repos!
+
+Quel voyage vaudrait ce que mes yeux t'apprennent,
+Quand mes regards joyeux font jaillir dans les tiens
+Les soirs de Galata, les forêts des Ardennes,
+ Les lotus des fleuves indiens?
+
+Hélas! quand ton élan, quand ton départ m'oppresse,
+Quand je ne peux t'avoir dans l'espace où tu cours,
+Je songe à la terrible et funèbre paresse
+ Qui viendra t'engourdir un jour.
+
+Toi si gai, si content, si rapide et si brave,
+Qui règnes sur l'espoir ainsi qu'un conquérant,
+Tu rejoindras aussi ce grand peuple d'esclaves
+ Qui gît, muet et tolérant.
+
+Je le vois comme un point délicat et solide
+Par delà les instants, les horizons, les eaux,
+Isolé, fascinant comme les Pyramides,
+ Ton étroit et fixe tombeau;
+
+Et je regarde avec une affreuse tristesse,
+Au bout d'un avenir que je ne verrai pas,
+Ce mur qui te résiste et ce lieu où tu cesses,
+ Ce lit où s'arrêtent tes pas!
+
+Tu seras mort, ainsi que David, qu'Alexandre,
+Mort comme le Thébain lançant ses javelots,
+Comme ce danseur grec dont j'ai pesé la cendre
+ Dans un musée, au bord des flots.
+
+--J'ai vu sous le soleil d'un antique rivage
+Qui subit la chaleur comme un céleste affront,
+Des squelettes légers au fond des sarcophages,
+ Et j'ai touché leurs faibles fronts.
+
+Et je savais que moi, qui contemplais ces restes,
+J'étais déjà ce mort, mais encor palpitant,
+Car de ces ossements à mon corps tendre et preste
+ Il faut le cours d'un peu de temps...
+
+Je l'accepte pour moi ce sort si noir, si rude,
+Je veux être ces yeux que l'infini creusait;
+Mais, palmier de ma joie et de ma solitude,
+ Vous avec qui je me taisais,
+
+Vous à qui j'ai donné, sans même vous le dire,
+Comme un prince remet son épée au vainqueur,
+La grâce de régner sur le mystique empire
+ Où, comme un Nil, s'épand mon coeur,
+
+Vous en qui, flot mouvant, j'ai brisé tout ensemble,
+Mes rêves, mes défauts, ma peine et ma gaîté,
+Comme un palais debout qui se défait et tremble
+ Au miroir d'un lac agité,
+
+Faut-il que vous aussi, le Destin vous enrôle
+Dans cette armée en proie aux livides torpeurs,
+Et que, réduit, le cou rentré dans les épaules,
+ Vous ayez l'aspect de la peur?
+
+Que plus froid que le froid, sans regard, sans oreille,
+Germe qui se rendort dans l'oeuf universel,
+Vous soyez cette cire âcre, dont les abeilles
+ Ecartent leur vol fraternel!
+
+N'est-il pas suffisant que déjà moi je parte,
+Que j'aille me mêler aux fantômes hagards,
+Moi qui, plus qu'Andromaque et qu'Hélène de Sparte,
+ Ai vu guerroyer des regards?
+
+Mon enfant, je me hais, je méprise mon âme,
+Ce détestable orgueil qu'ont les filles des rois,
+Puisque je ne peux pas être un rempart de flamme
+ Entre la triste mort et toi!
+
+Mais puisque tout survit, que rien de nous ne passe,
+Je songe, sous les cieux où la nuit va venir,
+A cette éternité du temps et de l'espace
+ Dont tu ne pourras pas sortir.
+
+--O beauté des printemps, alacrité des neiges,
+Rassurantes parois du vase immense et clos
+Où, comme de joyeux et fidèles arpèges,
+ Tout monte et chante sans repos!...
+
+
+J'AI TANT RÊVE PAR VOUS...
+
+J'ai tant rêvé par vous, et d'un coeur si prodigue,
+Qu'il m'a fallu vous vaincre ainsi qu'en un combat;
+J'ai construit ma raison comme on fait une digue,
+Pour que l'eau de la mer ne m'envahisse pas.
+
+J'avais tant confondu votre aspect et le monde,
+Les senteurs que l'espace échangeait avec vous,
+Que, dans ma solitude éparse et vagabonde,
+J'ai partout retrouvé vos mains et vos genoux.
+
+Je vous voyais pareil à la neuve campagne,
+Réticente et gonflée au mois de mars; pareil
+Au lis, dans le sermon divin sur la montagne;
+Pareil à ces soirs clairs qui tombent du soleil;
+
+Pareil au groupe étroit de l'agneau et du pâtre,
+Et vos yeux, où le temps flâne et semble en retard,
+M'enveloppaient ainsi que ces vapeurs bleuâtres
+Qui s'échappent des bois comme un plus long regard.
+
+Si j'avais, chaque fois que la douleur s'exhale,
+Ajouté quelque pierre à quelque monument,
+Mon amour monterait comme une cathédrale
+Compacte, transparente, où Dieu luit par moment.
+
+Aussi, quand vous viendrez, je serai triste et sage,
+Je me tairai, je veux, les yeux larges ouverts,
+Regarder quel éclat a votre vrai visage,
+Et si vous ressemblez à ce que j'ai souffert...
+
+
+L'AMITIE
+
+ «Je t'apporte le prix de ton bienfait...»
+
+Mon ami, vous mourrez, votre pensive tête
+ Dispersera son feu,
+Mais vous serez encor vivant comme vous êtes
+ Si je survis un peu.
+
+Un autre coeur au vôtre a pris tant de lumière
+ Et de si beaux contours,
+Que si ce n'est pas moi qui m'en vais la première,
+ Je prolonge vos jours.
+
+Le souffle de la vie entre deux coeurs peut être
+ Si dûment mélangé,
+Que l'un peut demeurer et l'autre disparaître
+ Sans que rien soit changé;
+
+Le jour où l'un se lève et devant l'autre passe
+ Dans le noir paradis,
+Vous ne serez plus jeune, et moi je serai lasse
+ D'avoir beaucoup senti;
+
+Je ne chercherai pas à retarder encore
+ L'instant de n'être plus;
+Ayant tout honoré, les couchants et l'aurore,
+ La mort aussi m'a plu.
+
+Bien des fronts sont glacés qui doivent nous attendre,
+ Nous serons bien reçus,
+La terre sera moins pesante à mon corps tendre
+ Que quand j'étais dessus.
+
+Sans remuer la lèvre et sans troubler personne,
+ L'on poursuit ses débats;
+Il règne un calme immense où le rêve résonne,
+ Au royaume d'en-bas.
+
+Le temps n'existe point, il n'est plus de distance
+ Sous le sol noir et brun;
+Un long couloir, uni, parcourt toute la France,
+ Le monde ne fait qu'un;
+
+C'est là, dans cette paix immuable et divine
+ Où tout est éternel,
+Que nous partagerons, âmes toujours voisines,
+ Le froment et le sel.
+
+Vous me direz: «Voyez, le printemps clair, immense,
+ C'est ici qu'il naissait;
+La vie est dans la mort, tout est, rien ne commence.»
+ Je répondrai: «Je sais.»
+
+Et puis, nous nous tairons; par habitude ancienne
+ Vous direz: «A demain.»
+Vous me tendrez votre âme et j'y mettrai la mienne,
+ Puis, tenant votre main
+
+Je verrai, déchirant les limbes et leurs portes,
+ S'élançant de mes os,
+Un rosier diriger sa marche sûre et forte
+ Vers le soleil si beau...
+
+
+TU T'ELOIGNES, CHER ÊTRE...
+
+Tu t'éloignes, cher être, et mon coeur assidu
+Surveille ta présence, au lointain scintillante;
+Te souviens-tu du temps où, les regards tendus
+Vers l'espace, ma main entre tes mains gisante,
+J'exigeai de régner sur la mer de Lépante,
+Dans quelque baie heureuse, aux parfums suspendus,
+Où l'orgueil et l'amour halettent confondus?
+
+A présent, épuisée, immobile ou errante,
+J'abdique sans effort le destin qui m'est dû.
+Quel faste comblerait une âme indifférente?
+
+Je n'ai besoin de rien, puisque je t'ai perdu...
+
+
+J'ESPÈRE DE MOURIR...
+
+J'espère de mourir d'une mort lente et forte,
+Que mon esprit verra doucement approcher
+Comme on voit une soeur entrebâiller la porte,
+Qui sourit simplement et qui vient vous chercher.
+
+Je lui dirai: Venez, chère mort, je vous aime,
+Après mes longs travaux, voici vos nobles jeux.
+J'ai longtemps refusé votre secours suprême,
+Car si le corps est las, l'esprit est courageux.
+
+Mais venez, délivrez un courage qui s'use,
+Abrégez le combat, rendez à l'univers
+L'immense poésie embuée et confuse
+Dont mon âme et mon corps ont si longtemps souffert!
+
+Les torrents des rochers, le sable blond des rives,
+Les vaisseaux balancés, l'Automne dans les bois,
+Les bêtes des forêts, surprises et captives,
+Méditaient dans mon coeur et gémissaient en moi!
+
+O mort, laissez-les fuir vers la forêt puissante,
+Ces fauves compagnons de mon silence ardent!
+Que leur native ardeur, féroce et caressante,
+Peuple la chaude nuit d'un murmure obsédant.
+
+Ce n'était pas mon droit de garder dans mon être
+Un aspect plus divin de la création;
+De savoir tout aimer, de pouvoir tout connaître
+Par les secrets chemins de l'inspiration!
+
+Ce n'était pas mon droit, aussi la destinée,
+Comme un guerrier sournois, chaque jour, chaque nuit,
+Attaquait de sa main habile et forcenée
+Le sublime butin qui me comble et me nuit.
+
+Mais venez, chère mort; mon âme vous appelle,
+Asseyez-vous ici et donnez-moi la main.
+Que votre bras soutienne un front longtemps rebelle,
+Et recueille la voix du plus las des humains:
+
+--Prenez ces yeux, emplis de vastes paysages,
+Qui n'ont jamais bien vu l'exact et le réel,
+Et qui, toujours troublés par de changeants visages,
+Ont versé plus de pleurs que la mer n'a de sel.
+
+Prenez ce coeur puissant qu'un faible corps opprime,
+Et qui, heurtant sans fin ses étroites parois,
+Eut l'attrait du divin et le pouvoir des cimes,
+Et s'élevait aux cieux comme la pierre choit.
+
+Ah! vraiment le tombeau qui dévore et qui ronge,
+Le sol, tout composé d'étranges corrosifs,
+L'ombre fade et mouillée où les racines plongent,
+Le nid de la corneille au noir sommet des ifs,
+
+Pourront-ils m'accorder cette paix sans seconde,
+Sommeil que mon labeur tenace a mérité,
+Et saurai-je, en mourant, restituer au monde
+Ce grand abus d'amour, de rêve et de clarté?
+
+Hélas! je voudrais bien ne plus être orgueilleuse,
+Mais ce que j'ai souffert m'arrache un cri vainqueur.
+Pour élancer encor ma voix tempétueuse
+Il faudrait une foule, et qui n'aurait qu'un coeur!
+
+
+QUE M'IMPORTE AUJOURD'HUI...
+
+Que m'importe aujourd'hui qu'un monde disparaisse!
+Puisque tu vis, le temps peut glacer les étés,
+Rien ne peut me frustrer de la sainte allégresse
+ Que ton corps ait été!
+
+Même lorsque la mort finira mon extase,
+Quand toi-même seras dans l'ombre disparu,
+Je bénirai le sol qui fut le flanc du vase
+ Où tes pieds ont couru!
+
+--Tu viens, l'air retentit, ta main ouvre la porte,
+Je vois que tout l'espace est orné de tes yeux,
+Tu te tais avec moi, que veux-tu qu'on m'apporte,
+ A moi qui suis le feu?
+
+La nuit, je me réveille, et comme une blessure,
+Mon rêve déchiré te cherche aux alentours,
+Et je suis cet avare éperdu, qui s'assure
+ Que son or luit toujours.
+
+Je constate ta vie en respirant, mon souffle
+N'est que la certitude et le reflet du tien,
+Déjà je m'enfuyais de ce monde où je souffre,
+ C'est toi qui me retiens.
+
+Parfois je t'aime avec un silence de tombe,
+Avec un vaste esprit, calme, tiède, terni,
+Et mon coeur pend sur toi comme une pierre tombe
+ Dans le vide infini!
+
+J'habite un lieu secret, ardent, mystique et vague
+Où tout agit pour toi, où mon être est néant;
+Mais le vaisseau alerte est porté par la vague,
+ Je suis ton Océan!
+
+Autrefois, étendue au bord joyeux des mondes,
+Déployée et chantant ainsi que les forêts,
+J'écoutais la Nature, insondable et féconde,
+ Me livrer des secrets.
+
+Je me sentais le coeur qu'un Dieu puissant préfère,
+L'anneau toujours intact et toujours traversé
+Qui joint le cri terrestre aux musiques des sphères,
+ L'avenir au passé.
+
+A présent je ne vois, ne sens que ta venue,
+Je suis le matelot par l'orage assailli
+Qui ne regarde plus que le point de la nue
+ Où la foudre a jailli!
+
+--Je te donne un amour qu'aucun amour n'imite,
+Des jardins pleins du vent et des oiseaux des bois,
+Et tout l'azur qui luit dans mon coeur sans limites,
+ Mais resserré sur toi.
+
+Je compte l'âge immense et pesant de la terre
+Par l'escalier des nuits qui monte à tes aïeux,
+Et par le temps sans fin où ton corps solitaire
+ Dormira sous les cieux.
+
+C'est toi l'ordre, la loi, la clarté, le symbole,
+Le signe exact et bref par qui tout est certain,
+Qui dans mon triste esprit tinte comme une obole,
+ Au retour du matin.
+
+--J'ai longtemps repoussé l'approche de l'ivresse,
+L'encens, la myrrhe et l'or que portaient les trois rois;
+Je disais: «Ce bonheur, s'il se peut, ô Sagesse,
+ Qu'il passe loin de moi!
+
+Qu'il passe loin de moi cet odorant calice;
+Même en mourant de soif, je peux le refuser,
+Si la consomption, les orgueils, le cilice
+ Protègent du baiser.»
+
+--Mais le Destin, pensif, alourdi, plein de songes,
+M'indiquait en riant mon martyre ébloui.
+L'avenir aimanté déjà vers nous s'allonge,
+ Tout ce qui vit dit oui.
+
+Tout ce qui vit dit: Prends, goûte, possède, espère,
+Ta conscience aussi trouvera bien son lot,
+Car l'amour, radieux comme un verger prospère,
+ Est gonflé de sanglots:
+
+De sanglots, de soupirs, de regrets et de rage
+Dont il faut tout subir. Quelque chose se meurt
+Dans l'empire implacable et sacré du courage,
+ Quand on fuit le bonheur!
+
+Et je disais: «Seigneur, ce bien, ce mal suprême,
+Ma chaste volonté ne veut pas le saisir,
+Mais mon être infini est autour de moi-même
+ Un cercle de désir;
+
+Des générations, des siècles, des mémoires
+Ont mis leur espérance et leur attente en moi;
+Je suis le lieu choisi où leur mystique histoire
+ Veut périr sur la croix.»
+
+Une âpre, une divine, une ineffable étreinte,
+Un baiser que le temps n'a pas encor donné
+Attendait, pour jaillir hors de la vaste enceinte,
+ Que mon désir fût né.
+
+Dans les puissants matins des émeutes d'Athènes
+Ainsi courait un peuple ivre, agile, enflammé,
+Que la Minerve d'or, debout sur les fontaines,
+ Ne pouvait pas calmer...
+
+--J'accepte le bonheur comme une austère joie,
+Comme un danger robuste, actif et surhumain;
+J'obéis en soldat que la Victoire emploie
+ A mourir en chemin:
+
+Le bonheur, si criblé de balles et d'entailles,
+Que ceux qui l'ont connu dans leur chair et leurs os
+Viennent rêver le soir sur les champs de bataille
+ Où gisent les héros...
+
+
+JE DORMAIS, JE M'EVEILLE...
+
+Je dormais, je m'éveille, et je sens mon malheur.
+--Comme un coup de canon qu'on tire dans le coeur,
+Vous éclatez en moi, douleur retentissante!
+
+Un instant de sommeil est un faible rempart
+Contre la Destinée, assurée et puissante.
+
+Ne verrai-je jamais vos fraternels regards,
+N'entendrai-je jamais votre voix rassurante?
+Quoi! Même avant la mort, il est de tels départs?
+Qui parle en moi? Mon corps, mes pensers sont épars.
+Je ne distingue plus ma chambre familière;
+Peut-être ma raison a perdu sa lumière?
+Un aussi grand chagrin n'est pas net aussitôt;
+J'essaierai, mais pourrai-je accepter ce fardeau?
+
+Que seront mes repos, que seront mes voyages
+Si je ne vois jamais l'air de votre visage?
+Mon esprit, comme une âpre et morne éternité,
+Embrasse un monde mort, des astres dévastés.
+Je ne peux plus savoir, tant ma vie est exsangue,
+Si c'est vous, ou si c'est l'univers qui me manque.
+Et même en songe, dans la pensive clarté,
+Je me débats encor pour ne pas vous quitter...
+
+
+ON NE PEUT RIEN VOULOIR...
+
+On ne peut rien vouloir, mais toute chose arrive,
+Je ne vous aime pas aujourd'hui tant qu'hier,
+Mon coeur n'est plus une eau courant vers votre rive,
+Mes pensers sont en moi moins divins, mais plus fiers.
+
+Je sais que l'air est beau, que c'est le temps qui brille,
+Que la clarté du jour ne me vient pas de vous,
+Et j'entends mon orgueil qui me dit: «Chère fille,
+Je suis votre refuge éternel et jaloux.
+
+«Quoi, vous vouliez trahir le désir et l'attente?
+Vous vouliez étancher votre soif d'infini?
+Vous, reine du désert, qui dormez sous la tente,
+Et dont le coeur vorace est toujours impuni?
+
+«Vous qui rêviez la nuit comme un palmier d'Afrique
+A qui le vaste ciel arrache des parfums,
+Vous avez souhaité cet humble amour unique
+Où les pleurs consolés tarissent un à un!
+
+«Vous avez souhaité la tendresse peureuse,
+L'élan et la stupeur de l'antique animal;
+On n'est pas à la fois enivrée et heureuse,
+L'univers dans vos bras n'aura pas de rival;
+
+«Comme le Sahara suffoqué par le sable
+Vous brûlerez en vain, sans qu'un limpide amour
+Verse à votre chaleur son torrent respirable,
+Et vous donne la paix que vous fuiriez toujours...»
+
+--Et, tandis que j'entends cette voix forte et brève,
+Je regarde vos mains, en qui j'ai fait tenir
+Le flambeau, la moisson, l'évangile et le glaive,
+Tout ce qui peut tuer, tout ce qui peut bénir.
+
+Je regarde votre humble et délicat visage
+Par qui j'ai voyagé, vogué, chanté, souffert,
+Car tous les continents et tous les paysages
+Faisaient de votre front mon sensible univers.
+
+--Vous n'êtes plus pour moi ces jardins de Vérone
+Où le verdâtre ciel, gisant dans les cyprès,
+Semble un pan du manteau que la Vierge abandonne
+A quelque ange éperdu qui le baise en secret.
+
+Vous n'êtes plus la France et le doux soir d'Hendaye,
+La cloche, les passants, le vent salé, le sol,
+Toute cette vigueur d'un rocher qui tressaille
+Au son du fifre basque et du luth espagnol;
+
+Vous n'êtes plus l'Espagne, où, comme un couteau courbe
+Le croissant de la lune est planté dans le ciel,
+Où tout a la fureur prompte, funèbre et fourbe
+Du désir satanique et providentiel.
+
+Vous n'êtes plus ces bois sacrés des bords de l'Oise,
+Ce silence épuré, studieux, musical,
+Ce sublime préau monastique, où l'on croise
+Le songe d'Héloïse et les yeux de Pascal.
+
+Vous n'êtes plus pour moi les faubourgs du Bosphore
+Où le veilleur de nuit, compagnon des voleurs,
+Annonce que le temps coule de son amphore
+Pesant comme le sang et chaud comme les pleurs.
+
+--Ces soleils exaltés, ces oeillets, ces cantiques,
+Ces accablants bonheurs, ces éclairs dans la nuit,
+Désormais dormiront dans mon coeur léthargique
+Qui veut se repentir autant qu'il vous a nui;
+
+Allez vers votre simple et calme destinée;
+Et comme la lueur d'un phare diligent
+Suit longtemps sur la mer les barques étonnées,
+Je verserai sur vous ma lumière d'argent...
+
+
+UN JOUR, ON AVAIT TANT SOUFFERT...
+
+Un jour, on avait tant souffert, que le coeur même,
+Qui toujours rebondit comme un bouclier d'or,
+Avait dit: «Je consens, pauvre âme et pauvre corps,
+A ce que vous viviez désormais comme on dort,
+A l'abri de l'angoisse et de l'ardeur suprême...»
+
+Et l'on vivait; les yeux ne reconnaissaient pas
+Les matins, la cité, l'azur natal, le fleuve;
+Toute chose semblait à la fois vieille et neuve;
+Sans que le pain nourrisse et sans que l'eau abreuve
+On respirait pourtant, comme un feu mince et bas.
+Et l'on songeait: du moins, si rien n'a plus sa grâce,
+Si ma vie arrachée a rejoint dans l'espace
+Le morne labyrinthe où sont les Pharaons;
+Si je suis étrangère à ma voix, à mon nom;
+Si je suis, au milieu des raisins de l'automne,
+Un arbre foudroyé que la récolte étonne,
+Je ne connaîtrai plus ces supplices charnels
+Qui sont, de l'homme au sort, un reproche éternel.
+Calme, lasse, le coeur rompu comme une cible,
+J'entrerai dans la mort comme un hôte insensible...
+
+--Mais les fureurs, les pleurs, les cris, le sang versé,
+Les sublimes amours qui nous ont harassés,
+Les fauves bondissants, témoins de nos délires,
+Ont suivi lentement le doux chant de la lyre
+Jusque sur la montagne où nous nous consolions;
+Les voici remuants, les chacals, les lions
+Dont la soif et la faim nous font un long cortège...
+--J'avais cru, mon enfant, que le passé protège,
+Que l'esprit est plus sage et le coeur plus étroit,
+Que la main garde un peu de cette altière neige
+Que l'on a recueillie aux sommets purs et froids
+Où plane un calme oiseau plus léger que le liège.
+Mais hélas! quel orage étincelant m'assiège?
+Lourde comme l'Asie et ses palais de rois,
+Je suis pleine de force et de douleur pour toi!
+
+
+JE ME DEFENDS DE TOI...
+
+Je me défends de toi chaque fois que je veille,
+J'interdis à mon vif regard, à mon oreille,
+De visiter avec leur tumulte empressé
+Ce coeur désordonné où tes yeux sont fixés.
+J'erre hors de moi-même en négligeant la place
+Où ton clair souvenir m'exalte et me terrasse.
+Je refuse à ma vie un baume essentiel.
+Je peux, pendant le jour, ne pas goûter au miel
+Que ton rire et ta voix ont laissé dans mon âme,
+Où la plaintive faim brusquement me réclame...
+--Mais la nuit je n'ai pas de force contre toi,
+Mon sommeil est ouvert, sans portes et sans toit.
+Tu m'envahis ainsi que le vent prend la plaine.
+Tu viens par mon regard, ma bouche, mon haleine
+Par tout l'intérieur et par tout le dehors.
+Tu entres sans débats dans mon esprit qui dort.
+Comme Ulysse, pieds nus, débarquait sur la grève;
+Et nous sommes tout seuls, enfermés dans mon rêve.
+Nous avançons furtifs, confiants, hasardeux,
+Dans un monde infini où l'on ne tient que deux.
+Un mur prudent et fort nous sépare des hommes,
+Rien d'humain ne pénètre aux doux lieux où nous sommes.
+Les bonheurs, les malheurs n'ont plus de sens pour nous;
+Je recherche la mort en pressant tes genoux,
+Tant mon amour a hâte et soif d'un sort extrême,
+Et tu n'existes plus pour mon coeur, tant je t'aime!
+Mon vertige est scellé sur nous comme un tombeau.
+--Ce terrible moment est si brûlant, si beau,
+Que lorsque lentement l'aube teint ma fenêtre,
+C'est en me réveillant que je crois cesser d'être...
+
+
+LA DOULEUR
+
+ «Lion, supporte avec courage ton sort intolérable!»
+ HERODOTE.
+
+Quand la douleur est vaste, ardente, sans mélange,
+Quand elle aveugle ainsi qu'un ténébreux soleil,
+Elle est dans l'eau qu'on boit et dans le pain qu'on mange,
+ Et dans les rideaux du sommeil!
+
+Comme l'odeur du sel sur les routes marines,
+Comme les chauds parfums de Corse ou d'Orient,
+Elle emplit le poumon, étourdit la narine,
+ Et griffe ainsi qu'un diamant!
+
+Les arceaux de l'azur, le fier tranchant des cimes,
+La longueur des cités et leurs hauts monuments,
+Ne sont qu'une eau rampante et qu'un grisâtre abîme
+ Auprès de son envolement!
+
+--Douleur qui me comblez, chantez, voix infinie!
+Attachez à mon cou vos froids colliers de fer;
+Qu'importent l'esclavage et la dure agonie,
+ Je vois les mondes entr'ouverts!
+
+J'ai vu l'immensité moins vaste que mon être;
+L'espace est un noyau que mon coeur contenait;
+Je sais ce qu'est avoir, je sais ce qu'est connaître,
+ J'englobe ce qui meurt et naît!
+
+L'ange qui fit rêver Jésus sur la montagne,
+Qui lui montra le monde et tenta son esprit,
+M'a, dans les calmes soirs des verdâtres campagnes,
+ Tout soupiré et tout appris!
+
+Serai-je désormais l'ermite magnanime
+Qui vit de son secret, par-delà les humains?
+Pourrai-je conserver, dédaigneuse victime,
+ La solitude de mes mains?
+
+Pourrai-je, quand résonne, ô Printemps, ta cadence,
+Ivre du seul orgueil et des seules pitiés,
+Ecouter la secrète et chaste confidence
+ Qui va des soleils à mes pieds?
+
+O Douleur! je comprends, arrêtez vos batailles:
+Au travers de mes pleurs j'entrevois vos projets;
+Un chaud pressentiment m'éblouit et m'assaille;
+ C'est dans ce feu que je plongeais!
+
+Je sais,--moi qui vous tiens, vous respire, vous touche,
+Moi qui vis contre vous et qui bois votre vin
+Dans un dur gobelet collé contre ma bouche,--
+ Quel est votre dessein divin;
+
+Vous préparez la vie avec vos sombres armes,
+Le corps que vous brisez rêve d'éternité,
+Hélas! les purs sanglots, les tremblements, les larmes
+ Aspirent à la volupté!
+
+
+SEIGNEUR, POURQUOI L'AMOUR...
+
+Seigneur, pourquoi l'amour et son divin supplice
+Sont-ils, entre deux coeurs noblement rapprochés,
+Comme un glaive qui rend une inique justice,
+Et qui toujours châtie un mystique péché?
+
+Tour à tour l'un des deux est votre humble victime,
+Il doute, il est brûlant, bondissant, abattu;
+Les regards hébétés il mesure l'abîme
+Où le buisson ardent parlait, et puis s'est tu...
+
+--Mon Dieu, dans ces amours, la douleur est si forte
+Que, malgré le courage, on ne peut pas vouloir
+Être celui des deux qui chancelle, et qui porte
+Tout le poids d'un si lourd et cuisant désespoir;
+
+Faut-il que l'un des deux seulement reste libre,
+Que tour à tour l'on ait le calme ou le désir,
+Et que l'amour ne soit que l'instable équilibre
+D'être celui des deux qui ne va pas mourir?
+
+Faut-il que l'un des deux brusquement se repose
+Dans le bonheur amer et puissant d'aimer moins,
+Et d'être, à la faveur de cette froide pause,
+Non plus le combattant vaincu, mais le témoin;
+
+D'être celui des deux qui n'est pas l'humble esclave
+Dont on voit panteler la muette terreur,
+Et dont les yeux, pareils à des torrents de lave,
+Font un don infini de soupirs et de pleurs.
+
+--On a besoin parfois de la douleur de l'autre,
+De ses bras suppliants, de son front inquiet
+Penché comme celui du plus doux des apôtres
+Sur son céleste ami, qui songe et qui se tait.
+
+On a besoin de voir sourdre au bord de la vie
+Cet ineffable sang des larmes de cristal,
+Offrande qui toujours répond à notre envie
+D'épier la douleur et son puissant signal;
+
+--Et moi, qui me revêts de vos grâces précoces,
+Comme un brûlant frelon dans un lis engouffré,
+Cher être par qui j'ai, plus qu'à mon tour, pleuré,
+Pourrai-je pardonner à mon âme féroce
+La paix qui m'envahit quand c'est vous qui souffrez?
+
+
+LE CHANT DU PRINTEMPS
+
+ «O Moires infinies, déesses aériennes, dispensatrices
+ universelles, nécessairement infligées aux mortels!»
+ (_Hymnes Orphiques._)
+
+Le silence et les bruits, soudain, dans l'air humide
+Ont ce soir un accent plus vaste et plus ardent;
+Sur le vent aminci Février fuit, rapide,
+Quelqu'un revient, je sens qu'il vient, c'est le Printemps!
+
+Hôte mystérieux, il est là sous la terre,
+Il est près du branchage éploré des forêts,
+Il monte, il s'est risqué, il ne peut pas se taire,
+Et son premier frisson répand tous ses secrets!
+
+--Il passe, mais personne encore sur la route
+Ne peut le soupçonner, je regarde, j'écoute:
+
+--Oui, je t'ai reconnu, sublime Dépouillé!
+Sordide vagabond sans fleurs et sans feuillage,
+Qui rampes, et répands sur les chemins mouillés
+Cette clarté pensive et ces poignants présages!
+
+Oui, je t'ai reconnu, ton souffle est devant toi
+Comme un tiède horizon où flotteront les graines;
+Le silence attentif et fourmillant des bois
+S'emplit furtivement de ta languide haleine.
+
+Oui, je t'ai reconnu à ce trouble du coeur
+Qui arrête ma vie et la rend palpitante,
+Je suis la chasseresse ayant surpris l'odeur
+De la jeune antilope étourdie et courante!
+
+--Ah! qui me tromperait, Printemps terrible et doux,
+Sur ton subtil arome et sur ta ressemblance,
+Je sais ton nom secret que les lis et les loups
+Proclameront la nuit dans le puissant silence!
+
+Je sais ton nom profond, chuchoté, recouvert,
+Mystérieux, sournois, débordant, formidable,
+Qui fait tressaillir l'eau, les écorces, les airs,
+Et germer jusqu'aux cieux la cendre impérissable!
+
+C'est toi l'Eros des Grecs, au rire frémissant,
+Le jeune homme à qui Pan, sonore et frénétique,
+Enseigne un chant par qui le flot phosphorescent
+Répond au long appel des astres pathétiques!
+
+C'est toi le renouveau, toi par qui l'aujourd'hui
+Est différent d'hier comme le jour de l'ombre;
+Toi qui, d'un autre bord où ton royaume luit,
+Fais retentir vers nous des fanfares sans nombre.
+
+Un ordre plus formel que la soif, que la faim,
+Commande par ta voix rapide, active, urgente,
+Et du fond des taillis et des gouffres marins
+Monte le chaud soupir des bêtes émergeantes!
+
+--Je te suivrai, Printemps, malgré les maux constants,
+Je te suivrai, j'irai sans défense et sans armes
+Vers ce vague bonheur qui brille au fond du temps
+Comme un fixe regard irrité par les larmes!
+
+Je te suivrai, malgré le souvenir des morts,
+Malgré tous les vivants engloutis dans mon âme,
+Malgré mon coeur qui n'est qu'un gémissant effort,
+Malgré mon fier esprit qui résiste et me blâme.
+
+--Mais quoi! ce n'est donc pas le neuf et frais bonheur
+Qui ce soir me tentait par son doux sortilège?
+Ces espoirs, ces souhaits, ces regrets, ces langueurs,
+Hélas! c'est le passé, beau comme un long arpège;
+
+Hélas! c'est le passé, ce courage ingénu,
+Ce sublime désir de mourir et de vivre
+Que ma jeunesse avait quand je vous ai connu,
+Vous, qui fûtes la page insigne dans le livre!
+
+Hélas! c'est le passé, ce parfum dans le vent,
+Cet émoi dans les airs, ces grelots des voitures,
+Cet orgueilleux besoin d'être encor plus vivant,
+Et de recommencer, puisqu'hélas! rien ne dure!
+
+Ainsi je me croyais mêlée au renouveau,
+Je ne suis que l'ardente et grave prisonnière
+Qui sur ses poignets las sent le poids des anneaux,
+Qui pleure sur la route et regarde en arrière!
+
+Hélas! c'est le passé que je cherche toujours,
+C'est vers lui que j'allais! Comme s'il est possible
+De retrouver le sacre unique de l'amour,
+Et d'aborder encore à cette île sensible
+Qui, désormais, n'a plus de barques alentour,
+Et luit sur l'onde comme un roc inaccessible
+Où des archers courants nous ont choisis pour cible...
+
+
+JE VOUS AVAIS DONNE...
+
+Je vous avais donné tous les rayons du temps,
+ Les senteurs que l'azur épanche,
+Et la lueur que fait, dans le Sud éclatant,
+ Le soleil sur les maisons blanches!
+
+Je n'ai jamais repris ce que je vous donnais,
+ Si bien que dans ces jours funestes
+Je suis un étranger que nul ne reconnaît,
+ A qui rien du monde ne reste.
+
+Je vous avais donné les Chevaux du Matin
+ Qu'un dieu fait boire aux eaux d'Athènes,
+Et le sanglot qui naît, sur le mont Palatin,
+ Du bruit des plaintives fontaines.
+
+Parfois, quand j'apportais entre mes faibles doigts
+ Le printemps qui luit et frissonne,
+Vous me disiez: «Je n'ai de désir que de toi,
+ Coupe tes mains et me les donne.»
+
+Mais ces dons exaltés n'étaient pas suffisants,
+ La rose manque à la guirlande,
+Je conservais encor la pourpre de mon sang,
+ Ce soir je vous en fais l'offrande.
+
+--O mon ami, prenez ce sang si gai, si beau,
+ Si fier, si rapide et si sage,
+Qui, dans ses bonds légers, reflétait les coteaux,
+ Et la nuée à son passage!
+
+Que de mon coeur fervent à vos timides mains
+ Il coule, abondant et sans lie,
+Afin que vous ayez, dans le désert humain,
+ Une coupe toujours emplie.
+
+Déjà mon front plaintif est moins brillant qu'hier,
+ Mais la douleur ne rend pas laide,
+Le visage est sacré quand il est âpre et fier
+ Comme les sables de Tolède;
+
+Un visage est sacré quand il s'épuise et meurt
+ Comme un sol que l'été dévaste,
+Sur qui les lourds pigeons et les ombres des fleurs
+ Font des taches sombres et vastes.
+
+Un destin est sacré quand il a contre lui
+ Toute une foule qui s'élance,
+Et que, sous cet affront, il s'enivre, et qu'il luit
+ Comme l'olivier et la lance!
+
+Un destin est sacré quand il est ce soldat
+ Qu'un guerrier somme de se rendre,
+Et qui, pressant toujours son fer entre ses bras,
+ S'écrie en riant: «Viens le prendre!»
+
+--Je ne rendrai qu'à vous les armes de mon coeur.
+Mes dieux qui sont en Crète et dans l'île d'Egine,
+Permettent que l'extrême et fidèle langueur
+A cet excès de grâce et de douceur s'incline,
+Mais nul autre que vous, sur les plus durs chemins,
+Ne me verra pliant sous l'angoisse divine,
+Laissant tomber mon front, laissant pendre mes mains,
+Emmêlant mes genoux, telle qu'on imagine
+Cléopâtre enchaînée au triomphe romain...
+
+
+O MON AMI, SOUFFREZ...
+
+O mon ami, souffrez, je saurai par vos larmes,
+Par vos regards éteints, par votre anxiété,
+Par mes yeux plus puissants contre vous que des armes,
+Par mon souffle, qui fait bouger vos volontés,
+
+Par votre ardente voix qui s'élève et retombe,
+Par votre égarement, par votre air démuni,
+Que ma vie a sur vous cet empire infini
+Qui vous attache à moi comme un mort à sa tombe!
+
+O mon ami, souffrons, puisque jamais le coeur
+Ne convainc qu'en ouvrant plus large sa blessure;
+Puisque l'âme est féroce, et puisqu'on ne s'assure
+De l'amour que par la douleur!
+
+
+NOUS N'AVIONS PLUS BESOIN DE PARLER
+
+Nous n'avions plus besoin de parler, j'écoutais
+Le rêve sillonner votre pensif visage;
+Vous étiez mon départ, mes haltes, mes voyages,
+Et tout ce que l'esprit conçoit quand il se tait.
+
+L'emmêlement des blés courbés, des ronciers même,
+N'était pas plus serré ni plus inextricable
+Que notre coeur uni, qui, comme le doux sable
+Joignant le grain au grain, ne semble que lui-même.
+
+--Je me souviens surtout de ces soirs de Savoie
+Où nos regards, pareils à ces vases poreux,
+A ces alcarazas qu'un halo d'onde noie,
+Scintillaient de plaisir, et se livraient entre eux
+L'ineffable secret du rêve et de la joie.
+
+Soirs d'Aix! Soirs d'Annecy, ô villes renommées,
+Qui mêlez aux senteurs des îles Borromées
+Je ne sais quel plus franc et plus candide espoir,
+Que j'aimais vos toits bleus, d'où montait la fumée,
+Les cloches des couvents, qui tissaient dans le soir
+De longs hamacs d'argent où l'âme inanimée
+S'abandonnait, tandis que flottait, chaud, précis,
+Le subjuguant parfum du café qu'on roussit.
+
+Je revois les soirs d'Aix, l'auberge et ses tonnelles,
+La montagne si proche, accostant le ciel pur,
+Les frais pétunias entassés sur le mur,
+Le char rustique, avec le cheval qu'on dételle.
+
+Et les lacs! Soif des coeurs vous buvez à cette eau
+Où passe comme un ange une barque à deux voiles!
+Nous répétions tous deux, sans proférer de mots,
+L'hymne éternel que dit le silence aux étoiles.
+
+Mon ami, votre esprit et ses nobles soupirs
+Semblait plus que le mien altéré de sublime;
+Mais déjà vos pensers recherchaient leurs loisirs;
+Et la paix, mollement, a comblé vos abîmes...
+
+--C'est en moi seulement que rien ne peut finir.
+
+
+J'AI VU A TA CONFUSE...
+
+J'ai vu à ta confuse et lente rêverie,
+A ton front détourné, douloureux et prudent,
+Que mon visage en pleurs, qui s'irrite et qui prie,
+ Te semble un masque ardent.
+
+En vain ta voix m'enchante et ton regard m'abreuve,
+Et mon coeur éclatant se brise dans ta main;
+Tu cherches vers le ciel quelque invisible preuve
+ De mon désir humain.
+
+Tu cherches quel étroit, quel oppressant symbole,
+Mêlé de calme espoir, de silence et de Dieu,
+Joindrait mieux que ne font les pleurs ou la parole,
+ Ton esprit et mes yeux.
+
+Et tandis que ton coeur, craintif et solitaire,
+A mon immense amour n'est pas habitué,
+Moi je suis devant toi comme du sang par terre
+ Quand un homme est tué...
+
+
+JE MARCHAIS PRÈS DE VOUS...
+
+Je marchais près de vous, dans mon jardin d'enfance.
+Le soir uni luisait; une calme innocence
+Emanait des chemins, dépliés sous les cieux
+Ainsi qu'un long secret franc et silencieux...
+On entendait le lac, sur l'escalier de pierre,
+Murmurer sa liquide et rêveuse prière
+Qui, mollement, se heurte au languissant refus
+Qu'oppose au coeur actif la nuit qui se repose...
+Nous marchions lentement dans le verger touffu,
+Où fraîchissait l'odeur des poiriers et des roses.
+J'écoutais votre voix aux sons plaisants et doux.
+Hélas! je vous aimais déjà pour quelque chose
+De vague, d'infini, d'antérieur à vous...
+Un peuple de silence environnait ma vie.
+Les fleurs au front baissé, par la nuit asservies,
+Exhalaient je ne sais quel confiant repos
+Entre la calme nue et les miroirs de l'eau.
+J'étais bonne pour vous, soigneuse, maternelle,
+Je souffrais de sentir votre voix comme une aile
+Battre votre gosier et haleter vers moi;
+Ma main aux doigts muets s'irritait dans vos doigts;
+L'aspect fidèle et sûr de la nuit renaissante
+Me rendait ma jeunesse, attentive et pensante.
+Quelle limpidité dans l'éther blanc et noir!
+J'entendais s'échapper, des roses amollies,
+L'éloge de l'altière et mystique folie
+Qui brise le réel pour augmenter l'espoir...
+
+--O sublime vaisseau de la mélancolie,
+Nul amour ne s'égale aux promesses du soir!
+
+Le lac, les secs soupirs des grillons dans les plaines,
+Les pleurs minutieux de l'étroite fontaine,
+L'espace recueilli et cependant pâmé,
+Libéraient tout à coup, de ses rêveuses chaines,
+Le désir éternel en mon coeur enfermé;
+Je songeais, par delà les présences humaines;
+Votre voix me devint inutile et lointaine:
+
+Je n'avais plus besoin de vous pour vous aimer...
+
+
+TEL L'ARBRE DE CORAIL...
+
+Tel l'arbre de corail dans les mers pacifiques,
+Le rose crépuscule, en l'azur transparent
+Jette un feu vaporeux, et mes regards errants
+Boivent ce vin rêveur des soirs mélancoliques!
+
+Un oiseau printanier, comme un fifre enchanté
+Gaspille de gais cris, acides, brefs, suaves.
+L'univers vit en lui, son ardeur sans entrave
+Hèle, et semble attirer le vaisseau de l'été!
+
+--Qui veux-tu fasciner, oiseau de douce augure?
+Les morts restent des morts, et les vivants sont las
+D'avoir tant de fois vu, sur de froides figures,
+Le destin qui les guette et qui les accabla!
+
+Je sens bien que le ciel est tiède; l'étendue
+Balance sur son lac la promesse et l'espoir.
+Une étoile, incitant l'hirondelle éperdue,
+Fait briller son céleste et liquide abreuvoir.
+
+Et tout est orageux, furtif, païen, mystique;
+Les rêves des humains, aussi vieux que le temps,
+Groupent leur frénésie, hésitante ou panique,
+Dans la vasque odorante et moite du printemps!
+
+Les nuages pourprés traînent comme un orage
+Dont on a dispersé la foudre et le chaos;
+Tout se dilue et luit. Ciel au calme visage,
+Tu viens séduire l'homme et les yeux des oiseaux!
+
+--Pauvre oiseau, est-ce donc ces trompeuses coutumes,
+Renaissant chaque fois que s'étend la tiédeur,
+Qui te font oublier l'incessante amertume
+D'un monde qui transmet la ciguë et les pleurs?
+
+Ton délire est le mien; je sais qu'on recommence
+A rêver, à vouloir, d'un coeur naïf et plein,
+Chaque fois qu'apparaît le ciel d'un bleu de lin;
+Et que le courage est une longue espérance...
+
+Oui, l'espace est joyeux, le vent, dans l'arbrisseau,
+D'un doigt aérien creuse une flûte antique.
+L'univers est plus vif qu'un bondissant cantique;
+Les fleuves, mollement, gonflent sous les vaisseaux;
+Les torrents, les brebis viennent d'un même saut
+Ecumer dans la plaine, où l'hiver léthargique
+Fond, et suspend sa brume aux hampes des roseaux.
+
+L'eau s'arrache du gel, le lait emplit la cruche,
+Les abeilles, ainsi que des fuseaux pansus,
+Vont composer le miel au liquide tissu,
+Blond soleil familier de l'écorce et des ruches!
+
+C'est cet allègre éveil que tes yeux ont perçu:
+Oiseau plein de grelots, ô hochet des Ménades,
+Héros bardé d'azur, calice rugissant,
+Je t'entends divaguer! Tes montantes roulades
+Ont l'invincible élan des jets d'eau bondissants.
+
+Matelot enivré dans la vergue des arbres,
+Tu mens en désignant de tes cris éblouis
+Des terres de délice et des golfes de marbre,
+Et tout ce que l'espoir a de plus inouï;
+
+Mais c'est par ce sublime et candide mensonge,
+Par ce goût de vanter ce qu'on ne peut saisir,
+Que l'esclavage humain peut tirer sur sa longe,
+Et que parfois nos jours ressemblent au désir!
+
+
+T'AIMER. ET QUAND LE JOUR TIMIDE...
+
+T'aimer. Et quand le jour timide va renaître,
+Entendre, en s'éveillant, derrière les fenêtres,
+Les doux cris jaillissants, dispersés, des oiseaux,
+Eclater et glisser sur la brise champêtre
+Comme des grains légers de grenades sur l'eau...
+--T'espérer! Et sentir que le golfe halette
+En bleuâtres soupirs vers le ciel libre et clair;
+Et voir l'eucalyptus, dans la liqueur de l'air,
+Agiter son feuillage ainsi que des ablettes!
+--Voir la fête éblouie et profonde des cieux
+Recommencer, et luire ainsi qu'au temps d'Homère,
+Et, bondissant d'amour dans la sainte lumière,
+La montagne acérée incisant le ciel bleu!
+--Et t'attendre! Goûter cette impudique ivresse
+De songer, sans encor les avoir bien connus,
+A ton regard voilé d'amour, à tes bras nus,
+Au doux vol hésitant de ta jeune caresse
+Qui semble un chaud frelon par des fleurs retenu!
+--Et puis te voir enfin venir entre les palmes,
+Innocent, assuré, sans crainte, les yeux calmes,
+Vers mes bras enivrés où le destin fatal
+Te pliera durement et te fera du mal;
+Alors saisir tes mains, comme la brusque chèvre
+Mord la fleur de cassie et rompt le myrte étroit;
+Et, les yeux clos, avoir, pour la première fois,
+Bu l'humide tiédeur qui dort entre tes lèvres...
+--O cher pâtre, inquiet et désormais terni.
+J'ai vécu pour cela, qui est déjà fini!
+
+
+CANTIQUE
+
+ «Amphore de Cécrops, verse ta rosée bachique!»
+ (Anthologie grecque.)
+
+Mon amour, je ne puis t'aimer: le jour éclate
+Comme un blanc incendie, au mont des aromates!
+Le gazon, telle une eau, fraîchit au fond des bois:
+Un délire sacré m'entraîne loin de toi.
+--Cette odeur de soleil étreignant la prairie,
+Ce doux hameau, cuisant comme une poterie,
+Avec ses toits de brique, ardents, pourpres, poreux,
+Et le calme palmier de Bethléem près d'eux,
+Cette abeille qui danse, ivre, imprudente et brave,
+Dans les bleus diamants de la chaleur suave,
+Me font un corps céleste, aux dieux appareillé!
+--L'aigu soleil extrait des fentes du laurier,
+Des étangs sommeillants où le serpent vient boire,
+Une opaque senteur qui semble verte et noire.
+L'été, de tous côtés sur le temps refermé,
+Noie de lueurs l'azur, étale et parfumé;
+La montagne bleuâtre a l'aspect héroïque
+Du bouclier d'Achille et des guerriers puniques,
+Et je me sens pareille à quelque aigle hardi
+Dont le vol palpitant touche des paradis!
+Mais je ne puis t'aimer!
+ --Etincelants atomes,
+Jardins voluptueux, confitures d'aromes,
+Baisers dissous, coulant dans les airs qui défaillent,
+Chaude ivresse en suspens, lumière qui tressaille,
+Navires au lointain se détachant du port,
+Promettant plus d'espoir que la gloire et que l'or,
+Dont le pont clair est comme un pays sans rivage,
+Ressemblant au désir, ressemblant au nuage,
+Et dont les sifflements et la sourde vapeur
+Dispensent un diffus et sensuel bonheur!...
+--O sifflets des vaisseaux, mugissements languides,
+Nostalgiques appels vers les îles torrides,
+Sourde voix du taureau, plein d'ardeur et d'ennui,
+A qui Pasiphaé répondait dans la nuit!...
+--Non, je ne puis t'aimer, tu le sens; les dieux mêmes
+Sont venus vers mon coeur afin que je les aime;
+Laisse-moi diriger mes pas dansants et sûrs
+Vers mes frères divins qui règnent dans l'azur!
+--Mais toi, lorsque le soir répandra de son urne
+L'ardeur mélancolique et les cendres nocturnes,
+Lorsqu'on verra languir l'air et l'arbre étonnés,
+Lorsque tout l'Univers viendra se confiner
+Au cercle étroit du coeur; quand, dans l'ombre qui mouille,
+On entendra le chant acharné des grenouilles
+Quand tout sera furtif, secret, mystérieux,
+O mon ami, rends-moi le soleil de tes yeux!
+Plus beaux que la clarté, plus sûrs, plus saisissables,
+Nous goûterons ensemble un bonheur misérable.
+Tes deux bras s'ouvriront comme des routes d'or
+Où mes rêves courront sans halte et sans effort;
+La douce ombre que fait ton menton sur ta gorge
+Sera comme un pigeon traversant un champ d'orge;
+Je verrai dans tes yeux profonds et fortunés
+Tout ce que l'Univers n'a pas pu me donner:
+O grain d'encens par qui l'on goûte l'Arabie!
+Etroit sachet humain où je touche et déplie
+Des parfums, des pays, des temps, des avenirs,
+Plus que mon vaste coeur ne peut en contenir!...
+
+--Ainsi, qu'avais-je fait pendant cette journée?
+J'étais ivre, j'étais éblouie! Etonnée,
+Je parlais à travers les siècles transparents
+Aux bergers grecs, chantant sur le bord des torrents.
+La jeunesse, l'immense, aveuglante jeunesse
+Me leurrait de sa longue, expectante paresse,
+Et je ne pensais pas qu'il faut, pour être heureux,
+Être comme un troupeau attendri et peureux
+Qui, lorsque naît la nuit provocante et bleuâtre,
+Se range sous la main et sous la voix du pâtre.
+--Mais le jour chancelant a quitté l'horizon.
+Un doux soupir entr'ouvre et creuse les maisons,
+Voici la nuit: l'air fuit, pressé, glissant, agile,
+Esclave libéré qui rejoint son asile.
+Deux ormeaux délicats, sous les brises penchants,
+Sont deux syrinx feuillues d'où s'élancent des chants.
+La lune plie au poids des nuages de jade,
+Comme un rocher poli sent bondir les dorades.
+Nous sommes seuls; le soir semble nous engloutir.
+J'ai besoin d'un vivant, d'un constant avenir!
+Retiens par ta multiple et claire exubérance
+Mon âme qu'attiraient l'espace et le silence;
+J'ai besoin de ton souffle humain, qui dit: «Je suis
+Le compagnon sensible et mortel qui te suit
+Sur la route incertaine, et, plus tard, dans la terre
+Où tu seras poussière, oubli, ombre et poussière.
+Je suis ton âme ailée, et ce qui restera
+De toi, lorsque tes yeux, tes lèvres et tes bras,
+Dont tu fis une aurore, une lyre, une épée,
+Seront aussi oisifs que des branches coupées...»
+
+Ainsi me parlera la voix de cet ami.
+Alors, malgré l'élan de mon coeur insoumis,
+Portant dans mon esprit plus d'éclairs, de vertige
+Que la fougère n'a de pollen sur sa tige,
+Que dans sa profondeur et sa nappe la mer
+N'a de scintillements argentés et amers,
+Je fermerai sur toi, créé à mon image,
+Le cercle de mon rêve, où l'étoile des Mages
+Vers quelque nouveau dieu me conduisait toujours.
+J'étais comme un prophète éveillé sur les tours,
+Et qui, s'émerveillant d'avoir compris les causes
+Que l'obscur Univers à son esprit propose,
+Appelle avec une ivre et sacrilège ardeur
+Plus d'astres, de secrets, d'orage et de douleur!
+--Mais ces ambitions d'une âme insatiable,
+Sont un désert, gonflé de tempête et de sable.
+Je préfère à ce faste, à ces âpres transports,
+La douceur de ton âme alliée à ton corps,
+Ces moments infinis, concentrés, chauds et tristes
+Où mon coeur, par le tien, reconnaît qu'il existe,
+Où, lorsque le désir avide et violent
+Se dilue en un rêve harassé, grave et lent
+Par qui l'âme est soudain comblée et raffermie,
+Je sens,--ô mon ami ailé, suave, humain,--
+Ton visage pensif enfoncer dans ma main
+Son odeur de nuée et de rose endormie...
+
+
+AVOIR TOUT ACCUEILLI...
+
+Avoir tout accueilli et cesser de connaître!
+J'avais le poids du temps, la chaleur de l'été,
+Quoi donc? Je fus la vie, et je vais cesser d'être
+ Pendant toute l'éternité!
+
+J'ai voulu vivre afin d'épuiser mon courage,
+Afin d'avoir pitié, afin d'aimer toujours,
+Afin de secourir les humains d'âge en âge,
+Puisque l'ambition n'est qu'un plus long amour...
+
+--Un bondissant désir comme un torrent me gagne,
+Ah! que je hante encor le sommet des montagnes,
+Que je livre mes bras aux vents de l'Occident;
+Le vert genévrier de ses senteurs me grise,
+Un frein couvert d'écume éclate entre mes dents,
+Se pourrait-il vraiment que l'univers détruise
+ Ce qu'il a fait de plus ardent!
+
+
+LA MUSIQUE DE CHOPIN
+
+ Tandis que ma mère jouait un prélude de Chopin.
+
+Le vent d'automne, usant sa rude passion,
+Elague le jardin et disperse les fleurs,
+Et les arbres, emplis de force et de fureur,
+Avec des mouvements de dénégation
+Refusent d'écouter ce sombre séducteur...
+
+Une humidité terne, éplorée, abattue,
+Enveloppe l'étang, se suspend aux statues,
+Rôde ainsi qu'une lente et romanesque amante.
+La nue est alourdie et pourtant plus distante.
+Le vent, comme un torrent déversé dans l'allée,
+Roule avec une voix cristalline et fêlée
+Des graviers reluisants et des pommes de pin...
+Et, dans la maison froide où je rentre soudain,
+Un prélude houleux et grave de Chopin,
+Profond comme la mer immense et remuée,
+Pousse jusqu'en mon coeur ses sonores nuées!
+--O sanglots de Chopin, ô brisements du coeur,
+Pathétiques sommets saignant au crépuscule,
+Cris humains des oiseaux traqués par les chasseurs
+Dans les roseaux altiers de la froide Vistule!
+Soupirs! Gémissements! Paysages du pôle
+Qu'entr'ouvre le boulet d'un soleil rouge et rond,
+Noir cachet de la foudre au coeur chenu des saules,
+Tristesse de la plaine et des cris du héron!
+O Chopin, votre voix, qui reproche et réclame,
+Comme un peuple affamé se répand dans nos âmes;
+Vous êtes le martyr sur le gibet divin;
+Votre bouche a goûté le fiel au lieu du vin;
+Toute offense a meurtri votre coeur adorable;
+La mer se plaint en vous et arrache les sables,
+Chopin! Et nous pleurons les bonheurs refusés,
+Tandis que votre sombre et musicale rage
+S'étend, sur l'horizon chargé de lourds nuages,
+Comme un grand crucifix de cris entre-croisés!
+
+
+TU RESSEMBLES A LA MUSIQUE...
+
+Tu ressembles à la musique
+Par la détresse du regard,
+Par l'égarement nostalgique
+De ton sourire humble et hagard;
+
+Les plus avides mélodies
+Qui me boivent le sang du coeur,
+N'ont pas de forces plus hardies
+Que ta faiblesse et ta pâleur.
+
+Les lumières dans les églises
+Ont le même rayonnement
+Que ton visage, où je me grise
+Du goût d'un nouveau sacrement.
+
+--Tu n'es qu'un enfant qui défaille,
+Mais, par les rêves de mon coeur,
+Tu ressembles à la bataille,
+A Jésus parmi les docteurs,
+Aux héros morts sous les murailles,
+A tout ce qui lutte et tressaille,
+Au Cid sur un cheval dansant,
+Au martyr dans le Colisée.
+Sur qui la bête, harassée,
+Passe, comme un linge apaisant
+Tout trempé d'amour et de sang,
+Sa langue calme et reposée...
+
+
+JE T'AIME ET CEPENDANT...
+
+ Si vous m'aimez, dites combien vous m'aimez...
+ SHAKESPEARE (Antoine et Cléopâtre).
+
+Je t'aime, et cependant, jamais tes ennemis
+Contre ton doux esprit ne se seraient permis
+La lucide, subtile et lâche violence
+Que mon amour pour toi exerçait en silence.
+Je t'aime et, dans mon coeur, je t'ai fait tant de tort
+Que tu fus un instant devant moi comme un mort,
+Comme un supplicié que la foule abandonne,
+A qui sa mère, enfin, ne veut pas qu'on pardonne...
+J'ai méprisé ta joie, ta peine, ton labeur,
+Ta tristesse, ta paix, ton courage et ta peur,
+Et jusqu'au sang charmant dont je vis par tes veines.
+Mes yeux ne voyaient pas où finirait ma haine;
+Mais j'ai fait tout ce mal pour ne pas défaillir
+Du seul enchantement de ton clair souvenir;
+Pour pouvoir vivre encor, sans gémir dans l'extase
+Que tu sois ce parfum et que tu sois ce vase;
+Pour respirer un peu, sans que le jour et l'air
+M'assaillent de tes yeux plus brisants que la mer;
+J'ai fait ce mal pour mieux pouvoir, dans mon refuge,
+Scruter le fond soumis de mon coeur qui te juge,
+Car moi qui te voulais enchaîné dans les rangs,
+Courbé comme un captif sous les yeux du tyran,
+Je presse dans mes mains, si hautaines, si graves,
+Tes pieds humbles et doux qui sont tes deux esclaves...
+
+
+EN ECOUTANT SCHUMANN
+
+Quand l'automne attristé, qui suspend dans les airs
+Des cris d'oiseaux transis et des parfums amers,
+Et penche un blanc visage aux branches décharnées,
+Reviendra, mon amour, dans la prochaine année,
+Quels seront tes souhaits, quels seront mes espoirs?
+Rêverons-nous encor tous deux comme ce soir,
+Dans la calme maison qu'assaille la rafale,
+Où l'humble cheminée, en rougeoyant, exhale
+Une humide senteur de fumée et de bois?
+Entendrons-nous, mes mains se reposant sur toi,
+Ces grands chants de Schumann, exaltés, héroïques,
+Où le désir est fier comme un sublime exploit,
+Où passe tout à coup la chasse romantique
+Précipitant ses bonds, ses rires, ses secrets
+Dans le gouffre accueillant des puissantes forêts?
+
+--O Schumann, ciel d'octobre où volent des cigognes!
+Beffroi dont les appels ont des sanglots d'airain:
+Jeunes gens enivrés, dans les nuits de Cologne,
+Qui contemplez la lune éparse sur le Rhin!
+Carnaval en hiver, quand la froide bourrasque
+Jette au détour des ponts les bouquets et les masques,
+--Minuit sonne à la sombre horloge d'un couvent,--
+Un falot qui brillait est éteint par le vent...
+--Et puis, douleur profonde, inépuisable, avide,
+Qui monte tout à coup comme une pyramide,
+Comme un reproche ardent que ne peut arrêter
+La trompeuse, chétive, amère volupté!
+--O musique, par qui les coeurs, les corps gémissent,
+Musique! intuition du plaisir, des supplices,
+Ange qui contenez dans vos chants oppressés
+La somme des regards de tous les angoissés,
+Vous êtes le vaisseau dansant dans la tempête!
+Avec la voix des morts, des héros, des prophètes,
+Dans les plus mornes jours vous faites pressentir
+Qu'il existe un bonheur qui ressemble au désir!
+--Pourtant je vois, là-bas, dans l'ombre dépouillée
+Du jardin où le vent d'automne vient gémir,
+Les trahisons, les pleurs, les âmes tenaillées,
+La vieillesse, la mort, la terre entre-baillée...
+
+
+QU'AI-JE A FAIRE DE VOUS...
+
+Qu'ai-je à faire de vous qui êtes éphémère,
+Trop douce matinée, éther bleuâtre et chaud,
+O jubilation insensée et légère
+D'un moment que le temps engloutira si tôt?
+
+Je vois que le lac tiède est comme une corbeille,
+Immobile et rêvant, et si chargé d'azur
+Qu'il cherche à déverser son poids luisant et pur,
+Et que le vert feuillage a des bouquets d'abeilles!
+
+Je vois de blancs oiseaux, comme des nénuphars
+Se poser sur les flots que l'air croise et décroise,
+Et les parfums monter, tranchants comme des dards,
+Dans l'azur frais, couleur de gel et de turquoise!
+
+Les jardins ont l'aspect calme des paradis,
+Partout c'est le repos, le bourdonnant silence;
+Un matinal parfum de joie et d'abondance
+Exhale tendrement l'attente de midi.
+
+Qu'est-ce donc qui m'empêche, ô terre complaisante,
+Doux éther caressant, sourire bleu des flots,
+Nature sans mémoire et toujours renaissante,
+De rentrer dans votre ample et sinueux complot?
+
+Ma jeunesse est en vous, les arbres, le rivage,
+Le temps qui se balance et ne s'écoule pas,
+Les matins toujours gais, les soirs pensants et sages
+Ont gardé mes regards, mes rêves et mes pas;
+
+Mais moi j'ai poursuivi la route, je dépasse
+Votre extase alanguie et votre enchantement,
+J'habite un continent dispersé dans l'espace,
+Où l'âme a son domaine et son déchaînement.
+
+Pays sans arbre, et plus dévasté que la lune,
+Où sont les souvenirs, les morts, les passions,
+Et, brûlante douleur parmi les infortunes,
+Les tragiques matins de nos déceptions.
+
+Mais aujourd'hui, ayant goûté toute amertume,
+Je suis sans volonté; les mouvements du sort,
+Amenant à mes pieds la vague et son écume,
+Font un long bercement qui me lasse et m'endort.
+
+Les brouillards ont glacé la Sibylle de Cumes!
+
+--O désir! J'ai connu votre soif, votre faim,
+Vos passions de l'âme et vos brûlants théâtres;
+Mais l'incendie altier et mortel s'est éteint;
+Nous sommes à présent, mon coeur et le destin,
+Comme deux ennemis qui, s'estimant enfin,
+ Cessent de se combattre...
+
+
+BENISSEZ CETTE NUIT...
+
+Bénissez cette nuit alanguie et biblique,
+Prêtresse du coteau, palme mélancolique!
+Car voici le berger dont mon rêve est hanté...
+
+--Cher pâtre, accepte enfin la douce volupté.
+Quelle frayeur déjà te pâlit et t'oppresse?
+Mon amour, montre-toi doux envers la caresse.
+Si tu veux, sois absent, étranger, endormi;
+Ferme tes calmes yeux, davantage, à demi;
+Ferme tes yeux, afin que cette neuve aurore,
+Que les tendres baisers dans l'esprit font éclore,
+Se lève lentement sous tes cils abaissés,
+Sans que ton innocent orgueil en soit blessé!
+Qu'aimais-tu dans ta vie adolescente et fraîche?
+La course dans les prés, le mol parfum des pêches,
+Le transparent sommeil à l'ombre du bouleau,
+Le rire des flots bleus dans les vives calanques?
+Mais l'amour est un fruit plus vivant et plus beau,
+Tout composé de pulpe et d'âme, où rien ne manque...
+
+Quitte cet air craintif, ce regard dédaigneux,
+C'est l'immortel plaisir qui rira dans tes yeux,
+Ainsi que l'aloès brise sa sombre écorce,
+Quand tu seras pareil, perdant ta faible force,
+A ces jeunes guerriers, orgueilleux et mourants,
+Qui gagnaient la bataille ardente en succombant...
+Hélas! ta douce main dans mes mains se débat;
+Ecoute, rien ne peut s'expliquer ici-bas.
+Pourquoi ce ciel d'été, ces calmes rêveries
+Du peuplier, debout sur la fraîche prairie,
+Qui semble étudier, mage silencieux,
+Les nuages qui sont le mouvement des cieux?
+Pourquoi cet abondant murmure des fontaines,
+Ces sureaux engourdis par leur suave haleine,
+Ces carillons légers, s'envolant des couvents,
+Comme un pommier mystique effeuillé par le vent?...
+
+Ah! ces nobles langueurs que jamais rien n'exprime,
+Ces silences, comblés de promesses sublimes,
+Le soir, cette fumée aux toits bleus des hameaux,
+Ces rêves des bergers, jouant du chalumeau
+Tandis que les brebis, dans la vallée herbeuse,
+Ont le robuste éclat d'une plante laineuse,
+Ces bonheurs du matin juvénile, où le corps
+Rejoint l'éternité en dépassant la mort,
+Ces besoins éperdus de pitié ou de rage,
+Ces soleils, embrasant de muets paysages,
+Tu les posséderas comme un raisin qu'on mord,
+Dans le bonheur gisant qui ressemble à la mort!
+Ainsi sois bienveillant, doux envers la caresse;
+Console, et, si tu peux, abolis ma tendresse.
+Je meurs d'une suave et vaste vision:
+J'aime en toi l'infini avec précision;
+Pour cacher mon ardeur aux regards des étoiles,
+Cher pâtre, étends sur moi tes deux mains comme un voile.
+Vois, je serai, mes bras pressés à tes côtés,
+Comme un fleuve immortel enserrant la cité.
+Mais ton front est sévère et ta voix est confuse;
+Va-t'en, déjà le jour élance ses clartés.
+J'entends dans les taillis tourner le vol des buses;
+Les marchands, au lointain, jettent leurs cris flûtés.
+Voici l'âne, porteur de fruits; craignons la ruse
+Du maître qui le suit. Va-t'en de ce côté...
+
+Ah! faut-il que mon coeur en vain s'élance et s'use,
+Et que ce bonheur soit en toi, qui le refuses!
+
+Je t'aime et je voulais en t'aimant m'appauvrir.
+Ah! comme le désir souhaite de mourir!...
+
+
+TOUT SEMBLE LIBERE...
+
+Je regarde la nuit. Tout semble libéré,
+L'esclavage du jour a détendu ses chaines.
+Au bas d'un noir coteau, par la lune nacré,
+Un train lance des jets de sanglots effarés;
+Les parfums, emmêlés l'un à l'autre, s'entrainent.
+Malgré l'infinité des temps incorporés,
+Chaque nuit est intacte, hospitalière et neuve.
+J'entends le sifflement d'un bateau sur le fleuve.
+L'horloge d'un couvent, dans l'espace attentif,
+Fait tinter douze coups insistants et plaintifs;
+Les parfums, dilatés, sur les brises tressaillent;
+D'un exaltant départ l'air est soudain empli.
+De secrètes rumeurs circulent et m'assaillent...
+
+--Hélas! tendres appels, où voulez-vous que j'aille?
+Où mène le désir? Quel rêve s'accomplit?
+Cessez de me héler, voix des divins minuits!
+Je reste; j'ai tout vu défaillir: je n'espère
+Que la paix de ne plus rien vouloir sur la terre.
+Je suis un compagnon harassé par le sort,
+Et qui descend, courbé, la pente de la mort...
+
+
+LES SOLDATS SUR LA ROUTE...
+
+Les soldats sur la route avaient passé: les cuivres
+Résonnaient, semblait-il, contre l'or du soleil.
+C'était l'heure où le jour est à l'adieu pareil,
+Et quitte un monde en pleurs qui ne peut pas le suivre.
+
+Nous écoutions le chant emporté des clairons,
+Cet appel à la mort exaltait mieux que vivre;
+Et nous étions tous deux demi-las, demi-ivres
+Du bruit d'ailes que fait la guerre sur les fronts!
+
+Que voulais-tu? Quel mont, quel sommet, quelle tombe
+T'attirait? Quel souhait de mourir avais-tu?
+Je vis bien ton effort douloureux et têtu
+Pour fuir l'amour humain où toute âme retombe.
+
+Et je sentis alors les forces de mon coeur
+Te rejoindre en un lieu plus grave que la joie,
+Plein de vent, de fumée et d'éclairs, où s'éploie
+L'archange des combats, sans fatigue et sans peur.
+
+Mon amour transformé délaissait ton visage
+Par qui tout est pour moi raison, paix, vérité;
+Et comme un fin rayon mêlé à ma clarté
+Je t'emportais dans un mystique paysage...
+
+--Mais la tiédeur du soir, les doux champs inclinés,
+La splendide et rêveuse impuissance des âmes
+Dans mon coeur exalté faisaient plier les flammes,
+Comme un feu champêtre est par le vent réfréné.
+
+Un pâle étang dormait au cercle étroit des saules,
+Les collines versaient le blé mûr comme un lait:
+Tes yeux où le désir naissait et se voilait
+Avaient l'azur aigu et condensé des pôles.
+
+Nous écoutions bruire, au bord des bois sans fond,
+Les cris épars, confus des geais, des pies-grièches,
+Le murmure inquiet et suspendu que font
+Les pas ronds des chevreuils froissant des feuilles sèches.
+
+La tristesse d'aimer sous les cieux s'étalait,
+Non faible, mais robuste, apaisée, acceptante;
+Et je posais sur toi, chère âme humble et tentante,
+Mes yeux où le pouvoir humain s'accumulait.
+
+Et lentement je vis dans tes yeux apparaître
+Le poison de mon rêve, en ton âme injecté.
+Les clairons s'éloignaient dans la brume champêtre,
+De tout l'or du soir, seul mon coeur t'était resté.
+Je consolais en toi ton destin, irrité
+De n'être pas la cible où tout frappe et pénètre
+Pour quelque vague, immense, âpre immortalité...
+
+--Mais que peut-on, hélas! un être pour l'autre être,
+ En dehors de la volupté?
+
+
+LA TEMPÊTE
+
+ «La passion n'est que le pressentiment de la volupté.»
+ LUCRÈCE.
+
+A qui m'adresserai-je en ces jours misérables
+Où, le coeur submergé par un puissant dégoût,
+J'entends autour de moi l'hallucinant remous
+D'une énergique voix qu'on sent infatigable?
+
+Elle dit, cette voix: «Je suis la volupté;
+Comme fit le passé, l'avenir me consulte;
+Aux heures de repos pensif ou de tumulte
+C'est par moi que le coeur croit à l'éternité!
+
+«Un homme est orgueilleux quand il a du courage,
+Mais on ne peut pas être héroïque avec moi.
+Les vaisseaux, les chemins, les rêves, les voyages
+Amènent l'univers suppliant sous ma loi.
+
+«Je règne sur l'active et chancelante vie
+Comme un tigre onduleux, aux prunelles ravies;
+L'Orient dilaté, engourdi, haletant,
+Tressaille dans mes bras, cadavre palpitant!
+
+«Parfois, sous le climat brumeux des cathédrales,
+Je semble m'assoupir pendant vos longs hivers,
+Mais je jaillis soudain, éparse et triomphale,
+Du cri d'un maigre oiseau sur un églantier vert!
+
+«En vain les repentants, les rêveurs, les ascètes
+S'enferment au désert comme des emmurés,
+Je m'attache à leur plaie ardente et satisfaite,
+Car je suis la douleur, plaisir transfiguré!
+
+«Lorsque devant l'autel flamboyant, les mystiques
+Essayent d'écarter mon fantôme jaloux,
+Je fais pleuvoir sur eux l'orage des musiques
+Qui trompe leur prudence, et dit: «Je vous absous.»
+
+«Je mens quand je me tais, je mens quand je protège,
+Partout où sont des corps, partout où sont des coeurs
+J'élance hardiment mon fourmillant cortège,
+Et le monde est empli de ma suave odeur.
+
+«Quand les adolescents ou les amants austères
+Espèrent me bannir de leurs sublimes voeux,
+J'attaque lentement leur citadelle altière,
+Et comme un chaud venin je me répands en eux;
+
+«Ceux qui me sont voués ont de vagues prunelles
+Où le danger projette un invincible attrait.
+Comme un ciel enfiévré, sillonné par des ailes,
+Ces vacillants regards ont de mouvants secrets...»
+
+Alors, moi qui sais bien que cette voix funeste
+Proclame la puissante et triste vérité,
+Je demande, mon Dieu, quel combat et quel geste
+Eloignent des humains l'âpre fatalité.
+
+--Seigneur, si la pitié, la charité, l'extase,
+Si le stoïque effort, si l'entrain à mourir,
+Si la Nature, enfin, n'est jamais que ce vase
+D'où toujours le désir ténébreux peut jaillir,
+
+Si c'est toujours l'amour anxieux qui s'exhale
+Des actives cités, des mers et de l'azur,
+Si les astres ne sont, délirantes vestales,
+Que des lampes d'amour au bord d'un temple impur,
+
+Si vous n'avez toujours, invincible Nature,
+Que le cruel souhait de vous perpétuer,
+Si vous n'aimez en nous que la race future
+Qui fait naître sans fin les vivants des tués,
+
+Si la guerre, la paix, le grand élan des foules,
+La ronde agreste avec les chansons du hautbois,
+Les arbres et leurs nids, l'océan et ses houles,
+Et la tranquille odeur de l'hiver dans les bois,
+
+Ne sont toujours que vous, ténébreuse tempête,
+Solitaire torture ou frisson propagé,
+Obstacle que rencontre une âme qui halette
+Vers l'amour absolu, innocent et léger,
+
+Si l'héroïsme même, et son ardeur secrète,
+Ne sont pour les humains pudiques et hardis
+Que l'espoir d'être exclus de votre impure fête,
+Et l'honneur d'échapper à votre joug maudit,
+
+Laissez-moi m'en aller vers les froides ténèbres
+Où l'accueillante mort nous laisse reposer,
+Et qu'enfin je me mêle à ces restes funèbres
+Qu'une sublime horreur préserve du baiser!
+
+
+LA NUE EST RADIEUSE...
+
+La nue est radieuse, et sa splendeur inerte
+Etale un mol azur plein de fraîche langueur.
+On voit glisser sur l'eau une péniche verte
+ Où traîne un filet de pêcheur.
+
+La lumière d'argent assaille le feuillage
+Avec une fureur de foudre et de frelons;
+Et puis midi s'enfuit, et le doux paysage
+Médite dans la paix d'un soir limpide et long.
+
+De blancs oiseaux, posés comme une ronde écume,
+Dévalent mollement sur le lac aplani.
+Septembre est un volcan qui flamboie et qui fume
+ Dans un ondoiement infini!
+
+Les abeilles, tournant parmi d'épais aromes,
+Font un remous de chants et de suavité.
+On voit, sur les chemins, s'éloigner le fantôme
+ De l'été lourd de volupté...
+
+Et pourtant, ô mon coeur, cette paix onctueuse
+Qui t'environne et veut tendrement t'envahir,
+S'étend comme un désert aux vagues sablonneuses,
+ Autour de ton triste désir!
+
+Tu te sens étranger parmi cette indolence,
+Tu ne reconnais rien dans ce calme sommeil;
+Et ton sort fait un poids obscur dans la balance
+ Où monte un placide soleil...
+
+Les feuillages, les flots, la rive romanesque,
+La barque qui descend comme un bouquet sur l'eau,
+Les montagnes, au loin peintes comme des fresques,
+ La fumée aux toits des hameaux,
+
+Ne te captivent plus, car la vie irritée
+A, depuis ton enfance, arraché tes abris,
+Et ton passé tragique est une eau démontée
+ Où des navires ont péri.
+
+--Hélas, ô triste coeur, ô marin des rafales,
+Vous si brave parmi la nuit et l'océan,
+Comment goûteriez-vous la douceur qui s'exhale
+De ce soir sans douleur, qui ressemble au néant?
+
+
+LA PASSION
+
+Lorsque, semblable au vent qui flagelle les monts,
+Notre esprit plein d'ardeur indomptable et sublime,
+Bondit soudain plus haut que d'invisibles cimes,
+Et descend jusqu'aux pieds de ceux que nous aimons;
+
+Quand un front nous paraît si chaud dans les ténèbres,
+Qu'enivrés des rayons qui nous viennent de lui,
+Nous pourrions à jamais, loin du jour qui reluit,
+Vivre contents parmi des tentures funèbres,
+
+Nous ne pouvons pas croire à ces calmes moments,
+A ces froids lendemains, monotones, paisibles,
+Qui reviennent toujours, d'une marche insensible,
+Recouvrir la douleur et les emportements.
+
+Non, nous ne voulons pas, ayant été la flamme
+Dont le sommet s'arrache et vole vers le ciel,
+Cesser d'être le lieu du sacre essentiel
+Qui, d'un corps foudroyé, fait une plus grande âme.
+
+Nous voulons demeurer ce Dieu crucifié,
+A qui, sous un ciel bas, les avenirs répondent,
+Et qui, les pieds saignants et pendants sur les mondes,
+A quelque immense espoir s'est pourtant confié!
+
+Non, nous ne voulons pas renoncer à ces heures
+Où, chargés de transmettre et goûter l'infini,
+Nous sommes l'inconnu, transfiguré, béni,
+Par qui la race éparse et future demeure...
+
+--Que tout vous soit soumis, divine passion,
+Prenez les dieux, les morts, les vertus, les victoires,
+Les instants radieux ou blessés de l'histoire,
+Pour bâtir jusqu'aux cieux vos réclamations!
+
+Passion qu'un orchestre invisible accompagne,
+Où, fondu comme l'or bouillant dans les enfers,
+Le coeur liquide et chaud dans un autre se perd,
+Comme l'eau du printemps s'arrache des montagnes.
+
+Candide passion, dont l'unique remords
+Est de ne pas tuer ceux que tu favorises,
+Quand l'immobile ardeur et les yeux qui se brisent
+Ont fait se ressembler le désir et la mort...
+
+Mais l'antique Nature, indolente et lassée,
+Rêveuse sans vigueur dont nous sommes issus,
+A chaque instant défait l'étincelant tissu
+Que nos mains suspendaient à sa gorge glacée.
+
+Et l'on vit résistant, révolté, gravissant
+L'échelle imaginaire où frémissent les anges,
+Et toujours la Nature, indécise, mélange
+Sa brume hostile et froide à la splendeur du sang.
+
+Et l'on s'efforce en vain, jusqu'à ce que, malade,
+Redoutant sa rançon, craintif, irrésolu,
+Le pauvre espoir humain, enfin, ne puisse plus
+Tenter fidèlement l'intrépide escalade!
+
+Et c'est sans doute ainsi qu'un jour plus morne encor,
+A l'heure où dans la nuit l'aube terne se lève,
+Sans désir, sans amour, sans révolte et sans rêve,
+Les corps désabusés consentent à la mort...
+
+
+JE NE PUIS PAS COMPRENDRE...
+
+Je ne puis pas comprendre encor que tu sois né,
+Tous les jours je contemple, avec les sens de l'âme,
+Dans l'infini des mois, cet instant fortuné
+Où ta vie à la vie a rattaché sa flamme!
+
+Mon coeur est plus brûlant que l'air sous l'Equateur;
+Je quitte un froid désert où j'errai dans les sables;
+Je ne sais pas comment ce passé lamentable
+Est devenu lumière, est devenu chaleur!
+
+L'huile d'or du soleil sur les mers levantines,
+Les astres fourmillant dans les grottes des cieux,
+La fougue des vaisseaux sur les vagues marines
+Sont réfléchis pour moi dans chacun de tes yeux.
+
+Je respire, mon front contre tes genoux frêles,
+A l'ombre de ta bouche aux rivages vermeils;
+Et mon coeur se dissout vers tes chaudes prunelles,
+Comme un pâtre étendu, humé par le soleil!
+
+L'amour que le matin a pour toutes les choses
+Lorsqu'il comble d'azur le torrent, les glaïeuls,
+Le chanvre, les osiers, les goyaves, les roses,
+Mon coeur plus chaud que lui le répand sur toi seul!
+
+Quand je te vois, quand tu me parles ou me touches,
+Je suis comme un mourant de soif dans le désert,
+Qui verrait l'eau du puits monter jusqu'à sa bouche,
+Et le fruit du manguier s'incliner sur les airs.
+
+Je suis ton centre exact, immuable et mobile,
+Tes deux pieds, nuit et jour, sont posés sur mon coeur,
+Comme le clair soleil pend au-dessus des villes
+Et décoche aux toits bleus ses flèches de chaleur.
+
+Toute bonté du monde est en toi déposée;
+Je n'imagine rien que ne puisse guérir
+Le rire de ta bouche et sa tiède rosée,
+O visage par qui je peux vivre et mourir!
+
+
+TENDRESSE
+
+J'écoute près de toi la musique, et je vois
+Ta bouche et ton regard respirer à la fois;
+Nous sentons notre vie abonder côte à côte:
+Ce que la destinée apporte ou ce qu'elle ôte
+Ne peut plus nous toucher; nous sommes accomplis
+Comme deux morts anciens dans l'ombre ensevelis,
+Et qui, rigides, font un infini voyage...
+Il me suffit de voir scintiller ton visage
+Pour déguster la paix du milieu de l'été.
+--Désir immaculé, passion innocente:
+T'absorber par le coeur, sans que le corps ressente
+ Aucune humaine volupté!
+
+
+LE MONDE INTERIEUR
+
+ «Car l'exceptionnel, voilà ta tâche...»
+ NIETZSCHE.
+
+Il est des jours encor, où, malgré la sagesse,
+Malgré le voeu prudent de rétrécir mon coeur,
+Je m'élance, l'esprit gonflé de hardiesse,
+Dans l'attirant espace inondé de bonheur!
+
+Je regarde au lointain les arbres, les verdures
+Retenir le soleil ou le laisser couler,
+Et former ces aspects de calme ou d'aventures
+Qui bercent le désir sur un branchage ailé!
+
+Mais quand je tente encor ces célestes conquêtes,
+Cette ivre invasion dans le divin azur,
+J'entends de toutes parts la nature inquiète,
+Me dire: «Tu n'as plus ton vol puissant et sûr.
+
+«Tu es sans foi; va-t'en vers les corps, vers les âmes,
+Rien de nous ne peut plus se mêler à ton coeur.
+Tu n'es plus cette enfant, libre comme la flamme,
+Qui montait comme un jet de bourgeons et d'odeurs!
+
+«Nous fûmes ta maison, ta paix et ton refuge,
+Tu n'avais pas, alors, connu le mal humain,
+Mais tes pleurs effrénés, plus forts que le déluge,
+Ont détruit nos moissons et troublé nos chemins.
+
+«Nous ne serions pour toi qu'un décor taciturne
+Qui te fut sans secours dans d'insignes douleurs;
+Fuis l'aube vaporeuse et l'étoile nocturne,
+Ton désir s'est voué au monde intérieur!
+
+«L'aurore, les matins, les brises, les feuillages,
+Les cieux, frais et bombés comme un cloître vivant,
+Les cieux qui, même alors que l'été les ravage,
+Contiennent la splendeur immobile des vents,
+
+«Tu les verras au bord des visages qui rêvent,
+Où la pâleur ressemble à des soleils couchants,
+Au fond des yeux, tremblants comme un lac où se lève
+L'orchestre des flots bleus, des rames et des chants!
+
+«Tu les recueilleras au creux des mains ouvertes
+Où coule en fusion l'or de la volupté,
+Il n'est pas d'autre azur, ni d'autres forêts vertes
+Que ces embrasements plus fauves que l'été!
+
+«L'amour qui me ressemble et qui n'a pas de rives
+Te rendra ces transports, ces transes, ces clartés,
+Ces changeantes saisons, riantes ou plaintives,
+Qui t'avaient attachée à notre immensité.»
+
+--Et je me sens alors hors du monde, infidèle,
+Etrangère aux splendeurs des prés délicieux,
+Où le feuillage uni et nuancé rappelle
+La multiplicité du regard dans les yeux.
+
+Et je reviens à vous, ardente et monastique,
+O Méditation, Archange audacieux,
+Ville haute et sans borne, éparse et sans portique,
+Où mon coeur violent a le pouvoir de Dieu!...
+
+
+JE NE ME REJOUIS DE RIEN...
+
+Je ne me réjouis de rien, j'ai trop longtemps
+Attendu le bonheur qu'enfin ton coeur me donne;
+Je ne sais, quand la joie enfin sur moi s'étend,
+Si je te remercie ou si je te pardonne...
+
+J'ai gardé la fatigue et la stoïque peur
+Du messager antique, entreprenant sa course
+Sans savoir s'il mourra de soif ou de chaleur
+Avant de rencontrer le platane ou la source.
+
+--Et maintenant ton coeur s'est entr'ouvert au mien,
+Tu m'aimes! Mais il n'est plus temps qu'on me délivre.
+Je porte un vague amour, plus grave et plus ancien,
+Qui t'avait précédé, et ne peut pas te suivre...
+
+
+DESTIN IMPREVISIBLE
+
+Destin imprévisible, obscur dispensateur,
+Qui répandez l'amour et les maux dans l'espace,
+J'étais comme un chevreuil épuisé par la chasse,
+Et pourtant je voulais goûter à ce bonheur!
+
+Sachant ce qu'il en coûte et ce qu'il faut qu'on souffre
+Quand la pauvre âme à peine effleure le plaisir,
+Je rôdais cependant sur le bord de ce gouffre,
+L'esprit bouleversé par l'immortel désir.
+
+Plus chaud qu'une forêt où l'incendie avance,
+L'Eros impitoyable appuyait sur mes yeux
+Ses regards débordants, fermes, audacieux,
+Qui semblent révéler le monde et la science.
+
+Mais, ô Destin profond, maître des fronts brûlants,
+Vous n'avez pas permis l'ineffable aventure,
+Peut-être vouliez-vous m'épargner la torture
+Dont tout humaine joie est le commencement.
+
+Je vous entends, Destin, j'irai, paisible et lasse,
+Sans le fol tremblement qui soulevait mon coeur.
+Et c'est un témoignage infini de vos grâces
+Que déjà vous m'ayez refusé le bonheur...
+
+
+COMME LE TEMPS EST COURT...
+
+Comme le temps est court qu'on passe sur la terre
+ Si peu de matins vifs,
+Si peu de rêverie heureuse et solitaire
+ Dans des jardins naïfs;
+
+Si peu de la jeunesse, et si peu de surprise,
+ De beaux jeux excitants,
+Comme le premier soir où l'on a vu Venise,
+ Où l'on entend Tristan!
+
+Hélas! ne pouvoir dire au temps fougueux d'attendre,
+ «Ne me détruisez pas!
+Les autres qui viendront ne seront pas plus tendres,
+ N'ont pas de plus doux bras.
+
+«Elles ne diront rien que ma voix, avant elles,
+ N'ait chaudement tracé;
+Qu'importent leurs chansons de douces tourterelles,
+ Leur coeur est dépassé!»
+
+Ah! qu'encor, que toujours je m'unisse à mon rêve
+ Ailé, brusque et brûlant,
+Comme l'ivre Léda s'abat et se soulève
+ Près de son cygne blanc!
+
+--Mais vous serez dissous, coeur éclatant et sombre,
+ Vous serez l'herbe et l'eau,
+Et vos humains chéris n'entendront plus dans l'ombre
+ Votre éternel sanglot...
+
+
+VOUS EMPLISSEZ MA VIE
+
+ Nous ne serons jamais une seule momie
+ Sous l'antique désert et les palmiers heureux...
+ MALLARME.
+
+Vous emplissez ma vie et vous êtes ailleurs,
+Votre esprit loin du mien voit se lever l'aurore;
+Vous êtes tout mêlé au monde extérieur,
+Quand je ne l'entends plus, votre voix parle encore.
+
+Mon coeur à votre coeur toujours communicant,
+Se représente avec un dévorant délice
+Le pain qui vous nourrit, l'eau vous désaltérant,
+L'air que vous respirez, et qui seul m'est propice.
+
+Mon coeur toujours tendu et prolongé vers vous
+Ressemble par l'effort à ces rades marines
+Qui jettent sur les flots un bras triste et jaloux
+Vers les dansants vaisseaux qu'entraînent les ondines.
+
+--Tu vis, et c'est cela ton radieux péché!
+Je le sens bien, ta vie est la cible éclatante
+Que vise mon angoisse avide et haletante;
+Je rêve d'un désert où ton doux front, penché,
+Souffrirait avec moi la soif et la famine...
+--O mon cher diamant, je suis la sombre mine
+Qui souhaite garder ton noble éclat caché!
+
+Est-ce donc pour mourir que je t'ai recherché?
+
+
+AINSI LES JOURS ONT FUI...
+
+Ainsi les jours ont fui sans que mes yeux les comptent;
+Je n'ai pas vu passer les mois et les saisons;
+Je cherchais seulement si l'année assez prompte
+Apporterait un peu de calme à ma raison.
+
+J'ai, sous le ciel sans joie, attendu sans faiblesse
+Qu'un océan d'amour se desséchât sur moi;
+Je ne pouvais prévoir à quelle heure s'abaisse
+Le soleil effrayant des douloureux émois.
+
+Enfant, j'avais lutté contre les destinées
+Avec l'élan du flux et du reflux des mers;
+Mais une âme trop lasse est surtout étonnée:
+Je ne m'évadais pas de cet anneau de fer.
+
+--J'ai su que rien ici n'est donné à nous-même,
+Qu'on est un mendiant du jour où l'on est né,
+Que la soif se guérit sur les lèvres qu'on aime,
+Que notre coeur ne bat qu'en un corps éloigné.
+
+J'ai construit jusqu'aux cieux la tour de ma détresse,
+N'interrompant jamais cet épuisant labeur;
+Il reluit de désirs, il brûle de caresses,
+Et les vitraux sont faits du cristal de mes pleurs;
+
+Et maintenant, debout sous l'azur qui m'écoute,
+Je vois, dans un triomphe à l'aurore pareil,
+Ma féconde douleur se dresser sur ma route
+Comme un haut monument baigné par le soleil.
+
+Et je suis aujourd'hui, au centre de ma tâche,
+Une contrée où luit un éternel été;
+Et pour ceux qui sont las, désespérés ou lâches,
+Une eau pleine d'amour, de force et de gaîté;
+
+Seul le dôme des nuits, funèbre comme un temple,
+Que j'ai pris à témoin dans des deuils enflammés,
+N'ignore pas mon coeur héroïque, et contemple
+La morte que je suis, qui vous a tant aimé...
+
+
+SOIR SUR LA TERRASSE
+
+Nous sommes seuls; puisque tu m'aimes,
+J'aurai peur si je vois tes yeux;
+Evitons la douceur suprême:
+Ne restons pas silencieux.
+
+La terrasse est comme un navire;
+Qu'il fait chaud sur la mer, ce soir!
+On meurt de soif, et l'on respire
+L'ombre noire du jardin noir.
+
+Les aloès fleuris s'élancent.
+Ecarte de moi, si tu peux,
+Tous ces parfums, tous ces silences,
+Qui s'accumulent peu à peu;
+
+On entend rire sur la place.
+Je sens, à tes yeux, que tu crois
+Que ce sont des corps qui s'enlacent:
+Ce soir, tout est désir pour toi.
+
+L'âcre odeur des filets de pêche
+Pénètre l'humble nuit qui dort.
+Sur ma main pose ta main fraîche
+Pour que je puisse vivre encor...
+
+
+O MON AMI, SOIS MON TOMBEAU
+
+O mon ami, sois mon tombeau,
+La jeune terre étincelante
+Et les jours d'été sont trop beaux
+Pour une âme à jamais dolente!
+
+Je crains les regrets et l'espoir;
+Laisse-moi rentrer dans ton ombre,
+Comme les collines du soir
+Rejoignent la nuit ferme et sombre.
+
+Avec un coeur si lourd, si lent,
+Que veux-tu qu'aujourd'hui je fasse
+Du parfum des marronniers blancs,
+Et des promesses de l'espace?
+
+Je sais ce qu'un soir lisse et pur
+A bu de plaisirs et de peines!
+Les corbeaux flottent sur l'azur
+Comme un mol feuillage d'ébène.
+
+Partout quel opulent loisir,
+Quelle orgueilleuse confiance
+Qui joint les appels du désir
+Aux sécurités du silence!
+
+Les oiseaux, dans le doux embrun
+De l'éther rose et des ramées,
+Sont légers comme des parfums
+Et glissent comme des fumées;
+
+On entend leurs limpides voix
+Incruster de cris et de rires
+Le ciel qui passe sur les bois
+Comme un lent et pompeux navire.
+
+--Mais je sais bien que vous mourrez,
+Et que moi, si riche d'envie,
+Je dormirai, le coeur serré,
+Loin de la dure et sainte vie;
+
+Toutes les musiques des airs,
+Tous ces effluves qui s'enlacent
+Fuiront le souterrain désert
+Où le temps ne luit ni ne passe;
+
+Et nous serons ce bois des morts,
+Ces branches sèches et cassées
+Pour qui les jours n'ont plus de sort,
+Pour qui toute chose est cessée!
+
+Et pourtant mon coeur éternel,
+Et sa tendresse inépuisable,
+Plus que l'Océan n'a de sel,
+Plus que l'Egypte n'a de sable,
+
+Contenait les mille rayons
+De toutes les aubes futures...
+--Être un jour ce mince haillon
+Qui gît sous toute la Nature!
+
+
+UN ABONDANT AMOUR...
+
+Un abondant amour est pareil au silence,
+Rien de lui ne s'échappe et ne s'ajoute à lui.
+Il agit dans sa calme et splendide substance,
+Plus vaste que l'espace et plus haut que la nuit.
+
+Les siècles révolus et les saisons futures
+L'élisent comme un lieu d'attente et de repos.
+Il a tout absorbé de l'immense nature,
+Au point d'être l'éther, les cimes et les eaux.
+
+J'examine ce soir ma vie âpre et compacte;
+J'ai fait ce que j'ai pu, d'un haut et triste coeur,
+Sachant que mes pensers et beaucoup de mes actes
+Ont sombré à jamais, sans bruit et sans lueur.
+
+Je n'ai pas pu sauver le meilleur de moi-même,
+Ces larmes, ces efforts, ces courages, ces freins,
+Dont j'ai su tour à tour rompre mon coeur extrême,
+Ou le fermer avec des lanières d'airain.
+
+Ample comme les flots, et comme eux volontaire,
+J'ai fait plus que lutter, j'ai contredit le sort,
+Et détournant mes yeux de la vie étrangère,
+Délaissant les vivants, j'ai voulu plaire aux morts.
+
+Je m'arrête à présent, et me laisse conduire
+Par les jours entraînants qui mènent au tombeau;
+Que m'importe le temps qui me reste à voir luire
+Un monde qui me fut trop cruel et trop beau.
+
+Je m'arrête, et me livre à ta bonté nouvelle,
+Cher être, où je m'achève enfin. Je t'ai choisi
+Pour le point de départ de ma vie éternelle;
+Déjà mon coeur en toi jette un cri adouci.
+Je me lie à ton âme où se meuvent des ailes,
+Et mon esprit, qui fut l'immense fantaisie,
+Veut languir, les yeux clos, dans ta haute nacelle,
+Délivré de l'espace et de la poésie...
+
+
+LA MUSIQUE ET LA NUIT
+
+La Musique et la Nuit sont deux sombres déesses
+Dont la ruse surprend les secrets des humains,
+Confidentes, ou bien sorcières ou traîtresses,
+Elles puisent le sang des coeurs entre leurs mains.
+
+Je regarde ce soir les cieux hauts et paisibles
+Où deux étoiles ont un frénétique éclat,
+L'une semble plus fière et l'autre plus sensible,
+Tristes lèvres d'argent qu'un Dieu jaloux scella!
+
+Et tandis que les doux violons des terrasses
+Blottissent dans la nuit leur sanglot musical,
+Je sens se préparer dans le profond espace
+Un véhément complot pour le bien et le mal:
+
+Complot pour que tout coeur rejette son cilice,
+Pour qu'il ose affronter le dangereux bonheur,
+Car le torrent des sons et la nuit protectrice
+Incitent à la vie avec une âpre ardeur:
+
+Hélas! tout est amour ou cendres; la nature
+Par l'éternel retour et le long devenir
+Ne peut qu'éterniser la puissante torture
+Qui meut dans l'infini la mort et le désir.
+
+Chaque humain, à son tour, servira de pâture...
+
+Et l'âme, fourvoyée entre les grands instincts,
+Répand sur leur fureur son anxiété rêveuse,
+Et, toujours innocente épouse du Destin,
+Accompagne en pleurant la bataille amoureuse.
+
+--Hélas! âme héroïque, oubliez-vous encor
+Que les parfums, les ciels, le verbe, les musiques
+Sont ligués contre vous, et que les faibles corps
+Sont la barque où périt votre grandeur tragique?
+
+--Montez, âme orgueilleuse, élevez-vous toujours,
+Allez, allez rêver sur les hauts promontoires
+Où, triste comme vous, la muse de l'Histoire
+Contemple,--par delà les siècles et les jours,
+
+A travers les combats, les flots, les incendies,
+Au-dessus des palais, des dômes et des tours
+Où la Religion médite et psalmodie,--
+La victoire sans fin du redoutable amour!...
+
+
+LA CONSTANCE
+
+Ce qu'il a commencé, le coeur doit le poursuivre,
+Toute tendresse a droit à son éternité,
+La nature est constante, et son désir de vivre
+Endurant tous les maux, luit d'été en été.
+
+L'Automne au pourpre éclat, si puissante et si digne,
+Qui maintient la nature au moment qu'elle meurt,
+Par son pressant effort défend qu'on se résigne
+A goûter sans sursauts la paix lasse du coeur.
+
+Nul n'aura plus que moi prolongé la douleur...
+
+
+
+
+
+II
+
+
+LES CLIMATS
+
+ Tu viens de trop gonfler mon coeur pour l'espace qui le
+ contient...
+ SHAKESPEARE.
+
+
+SYRACUSE
+
+ Excite maintenant tes compagnons du choeur à célébrer
+ l'illustre Syracuse!...
+ PINDARE.
+
+Je me souviens d'un chant du coq, à Syracuse!
+Le matin s'éveillait, tempétueux et chaud;
+La mer, que parcourait un vent large et dispos,
+Dansait, ivre de force et de lumière infuse!
+
+Sur le port, assailli par les flots aveuglants,
+Des matelots clouaient des tonneaux et des caisses,
+Et le bruit des marteaux montait dans la fournaise
+Du jour, de tous ces jours glorieux, vains et lents;
+
+J'étais triste. La ville illustre et misérable
+Semblait un Prométhée sur le roc attaché;
+Dans le grésillement marmoréen du sable
+Piétinaient les troupeaux qui sortaient des étables;
+Et, comme un crissement de métal ébréché,
+Des cigales mordaient un blé blanc et séché.
+
+Les persiennes semblaient à jamais retombées
+Sur le large vitrail des palais somnolents;
+Les balcons espagnols accrochaient aux murs blancs
+Broyés par le soleil, leurs ferrures bombées:
+Noirs cadenas scellés au granit pantelant...
+
+Dans le musée, mordu ainsi qu'un coquillage
+Par la ruse marine et la clarté de l'air,
+Des bustes sommeillaient,--dolents, calmes visages,
+Qui s'imprègnent encor, par l'éclatant vitrage,
+De la vigueur saline et du limpide éther.
+
+Une craie enflammée enveloppait les arbres;
+Les torrents secs n'étaient que des ravins épars,
+De vifs géraniums, déchirant le regard,
+Roulaient leurs pourpres flots dans ces blancheurs de marbre
+--Je sentais s'insérer et brûler dans mes yeux
+Cet éclat forcené, inhumain et pierreux.
+
+Une suture en feu joignait l'onde au rivage.
+J'étais triste, le jour passait. La jaune fleur
+Des grenadiers flambait, lampe dans le feuillage.
+Une source, fuyant l'étreignante chaleur,
+Désertait en chantant l'aride paysage.
+
+Parfois sur les gazons brûlés, le pourpre épi
+Des trèfles incarnats, le lin, les scabieuses,
+Jonchaient par écheveaux la plaine soleilleuse,
+Et l'herbage luisait comme un vivant tapis
+Que n'ont pas achevé les frivoles tisseuses.
+
+Le théâtre des Grecs, cirque torride et blond,
+Gisait. Sous un mûrier, une auberge voisine
+Vendait de l'eau: je vis, dans l'étroite cuisine,
+Les olives s'ouvrir sous les coups du pilon
+Tandis qu'on recueillait l'huile odorante et fine.
+
+Et puis vint le doux soir. Les feuilles des figuiers
+Caressaient, doigts légers, les murailles bleuâtres.
+D'humbles, graves passants s'interpellaient; les pieds
+Des chevreaux au poil blanc, serrés autour du pâtre,
+Faisaient monter du sol une poudre d'albâtre.
+
+Un calme inattendu, comme un plus pur climat,
+Ne laissait percevoir que le chant des colombes.
+Au port, de verts fanaux s'allumaient sur les mâts.
+Et l'instant semblait fier, comme après les combats
+Un nom chargé d'honneur sur une jeune tombe.
+
+C'était l'heure où tout luit et murmure plus bas...
+
+La fontaine Aréthuse, enclose d'un grillage,
+Et portant sans orgueil un renom fabuleux,
+Faisait un bruit léger de pleurs et de feuillage
+Dans les frais papyrus, élancés et moelleux...
+
+Enfin ce fut la nuit, nuit qui toujours étonne
+Par l'insistante angoisse et la muette ardeur.
+La lune plongeait, telle une blanche colonne,
+Dans la rade aux flots noirs, sa brillante liqueur.
+
+Un solitaire ennui aux astres se raconte;
+Je contemplais le globe au front mystérieux,
+Et qui, ruine auguste et calme dans les cieux,
+Semble un fragment divin, retiré, radieux,
+De vos temples, Géla, Ségeste, Sélinonte!
+
+--O nuit de Syracuse: Urne aux flancs arrondis!
+Logique de Platon! Ame de Pythagore!
+Ancien Testament des Hellènes; amphore
+Qui verses dans les coeurs un vin sombre et hardi,
+Je sais bien les secrets que ton ombre m'a dits.
+
+Je sais que tout l'espace est empli du courage
+Qu'exhalèrent les Grecs aux genoux bondissants;
+Les chauds rayons des nuits, la vapeur des nuages
+Sont faits avec leur voix, leurs regards et leur sang.
+
+Je sais que des soldats, du haut des promontoires,
+Chantant des vers sacrés et saluant le sort,
+Se jetaient en riant aux gouffres de la mort
+Pour retomber vivants dans la sublime Histoire!
+
+Ainsi ma nuit passait. L'ache, l'anet crépu
+Répandaient leurs senteurs. Je regardais la rade;
+La paix régnait partout où courut Alcibiade,
+Mais,--noble obsession des âges révolus,--
+L'éther semblait empli de ce qui n'était plus...
+
+J'entendis sonner l'heure au noir couvent des Carmes.
+L'espace regorgeait d'un parfum d'orangers,
+J'écoutais dans les airs un vague appel aux armes...
+--Et le pouvoir des nuits se mit à propager
+L'amoureuse espérance et ses divins dangers:
+
+O désir du désir, du hasard et des larmes!
+
+
+LES SOIRS DU MONDE
+
+O soirs que tant d'amour oppresse,
+Nul oeil n'a jamais regardé
+Avec plus de tendre tristesse
+Vos beaux ciels pâles et fardés!
+J'ai délaissé dès mon enfance
+Tous les jeux et tous les regards,
+Pour voguer sans peur, sans défense,
+Sur vos étangs qui veillent tard.
+Par vos langueurs à la dérive,
+Par votre tiède oisiveté,
+Vous attirez l'âme plaintive
+Dans les abîmes de l'été...
+
+--O soir naïf de la Zélande,
+Qui, timide, ingénu, riant,
+Semblez raconter la légende
+Des pourpres étés d'Orient!
+
+Soir romain, aride malaise,
+Et ce cri d'un oiseau perdu
+Au-dessus du palais Farnèse,
+Dans le ciel si sec, si tendu!
+
+Soir bleu de Palerme embaumée,
+Où les parfums épais, fumants,
+S'ajoutent à la nuit pâmée
+Comme un plus fougueux élément!
+
+Sur la vague tyrrhénienne
+Dans une vapeur indigo,
+Un voilier fend l'onde païenne
+Et dit: «Je suis la nef Argo!»
+
+Par des ruisseaux couleur de jade,
+Dans des senteurs de mimosa,
+La fontaine arabe s'évade,
+Au palais roux de la Ziza.
+
+Dans le chaud bassin du Musée,
+Les verts papyrus, s'effilant,
+Suspendent leur fraîche fusée
+A l'azur sourd et pantelant:
+
+O douceur de rêver, d'attendre
+Dans ce cloître aux loisirs altiers
+Où la vie est inerte et tendre
+Comme un repos sous les dattiers!
+
+--Catane où la lune d'albâtre
+Fait bondir la chèvre angora,
+Compagne indocile du pâtre
+Sur la montagne des cédrats!
+
+Derrière des rideaux de perles,
+Chez les beaux marchands indolents,
+Des monceaux de fraises déferlent
+Au bord luisant des vases blancs.
+
+Quels soupirs, quand le soir dépose
+Dans l'ombre un surcroît de chaleur!
+L'oeillet, comme une pomme rose,
+Laisse pendre sa lourde fleur.
+
+L'emportement de l'azur brise
+Le chaud vitrail des cabarets
+Où le sorbet, comme une brise,
+Circule, aromatique et frais.
+
+La foule adolescente rôde
+Dans ces nuits de soufre et de feu;
+Les éventails, dans les mains chaudes,
+Battent comme un coeur langoureux.
+
+--Blanc sommeil que l'été surmonte:
+Des fleurs, la mer calme, un berger;
+O silence de Sélinonte
+Dans l'espace immense et léger!
+
+Un soir, lorsque la lune argente
+Les temples dans les amandiers,
+J'ai ramassé près d'Agrigente
+L'amphore noire des potiers;
+
+Et sur la route pastorale,
+Dans la cage où luisait l'air bleu,
+Une enfant portait sa cigale,
+Arrachée au pin résineux...
+
+--J'ai vu les nuits de Syracuse,
+Où, dans les rocs roses et secs,
+On entend s'irriter la Muse
+Qui pleure sur dix mille Grecs;
+
+J'ai, parmi les gradins bleuâtres,
+Vu le soleil et ses lions
+Mourir sur l'antique théâtre,
+Ainsi qu'un sublime histrion;
+
+Et comme j'ai du sang d'Athènes,
+A l'heure où la clarté s'enfuit,
+J'ai vu l'ombre de Démosthène
+Auprès de la mer au doux bruit...
+
+--Mais ces mystérieux visages,
+Ces parfums des jardins divins,
+Ces miracles des paysages
+N'enivrent pas d'un plus fort vin
+Que mes soirs de France, sans bornes,
+Où tout est si doux, sans choisir;
+Où sur les toits pliants et mornes
+L'azur semble fait de désir;
+Où, là-bas, autour des murailles,
+Près des étangs tassés et ronds,
+S'éloigne, dans l'air qui tressaille,
+L'appel embué des clairons...
+
+
+DANS L'AZUR ANTIQUE
+
+ Espérances des humains, légères déesses...
+ DIOTIME D'ATHÈNES.
+
+
+Sous un ciel haletant, qui grésille et qui dort,
+Où chaque fragment d'air fascine comme un disque,
+Rome, lourde d'été, avec ses obélisques
+Dressés dans les agrès luisants du soleil d'or,
+Tremblait comme un vaisseau qui va quitter le port
+Pour voguer, pavoisé de ses mâts à ses cryptes,
+Vers l'amour fabuleux de la reine d'Egypte.
+
+Les buis des vieux jardins, comme un terne miroir
+Tendaient au pur éther leur cristal vert et noir.
+Un cyprès balançait mollement sous la brise
+Sa cime délicate, entr'ouverte au vent lent,
+Et un jet d'eau montait dans l'azur jubilant
+Comme un cyprès neigeux qu'un vent léger divise...
+
+J'errais dans les villas, où l'air est imprégné
+Du solennel silence où rêve Polymnie:
+Je voyais refleurir les temps que remanie
+La vie ingénieuse, incessante, infinie;
+Et, comme un messager antique et printanier,
+De frais ruisseaux couraient sous les mandariniers.
+
+Dans un jardin romain, un vieux masque de pierre
+M'attirait: à travers ses lèvres, ses paupières
+On voyait fuir, jaillir l'azur torrentiel;
+Et ce masque semblait, avec la voix du ciel,
+Héler l'amour, l'espoir, les avenirs farouches.
+Une même clameur s'élançait de ma bouche,
+Et, pleine de détresse et de félicité,
+Je m'en allais, les bras jetés vers la beauté!...
+
+--J'ai vu les lieux sacrés et sanglants de l'Histoire,
+Les Forums écroulés sous le poids clair des cieux,
+La nostalgique paix des Arches des Victoires
+Où l'azur fait rouler son char silencieux.
+
+J'ai vu ces grands jardins où le palmier qui rêve,
+Elancé dans l'éther et tordu de plaisir,
+Semble un ardent serpent qui veut tendre vers Ève
+Le fruit délicieux du douloureux désir.
+
+Les soirs de Sybaris et la mer africaine
+Prolongeaient devant moi les baumes de mon coeur;
+L'Arabie en chantant me jetait ses fontaines,
+Les âmes me suivaient à ma suave odeur.
+
+Comme l'âpre Sicile, épique et sulfureuse,
+Je contenais les Grecs, les Latins et les Francs,
+Et ce triangle auguste, en ma pensée heureuse,
+Brillait comme un fronton de marbre et de safran!
+
+Un jour l'été flambait, le temple de Ségeste
+Portait la gloire d'être éternel sans effort,
+Et l'on voyait monter, comme un arpège agreste,
+Le coteau jaune et vert dans sa cithare d'or!
+
+Le blanc soleil giclait au creux d'un torrent vide;
+Des chevaux libres, fiers, près des hampes de fleurs
+S'ébrouaient; les parfums épais, gluants, torrides
+Mettaient dans l'air comblé des obstacles d'odeurs.
+
+Des lézards bleus couraient sur les piliers antiques
+Avec un soin si gai, si chaud, si diligent,
+Que l'imposant destin des pierres léthargiques
+Semblait ressuscité par des veines d'argent!
+
+Des insectes brûlants voilaient mes deux mains nues:
+Je contemplais le sort, la paix, l'azur si long,
+Et parfois je croyais voir surgir dans la nue
+La lance de Minerve et le front d'Apollon.
+
+Devant cette splendeur sereine, ample, équitable,
+Où rien n'est déchirant, impétueux ou vil,
+Je songeais lentement au bonheur misérable
+De retrouver tes yeux où finit mon exil...
+
+ * * * * *
+
+Je jette sous tes pieds les noirs pipeaux d'Euterpe,
+Dont j'ai fait retentir l'azur universel
+Quand mes beaux cieux luisaient comme des coups de serpe,
+Quand mon blanc Orient brillait comme du sel!
+
+Je quitte les regrets, la volonté, le doute,
+Et cette immensité que mon coeur emplissait,
+Je n'entends que les voix que ton oreille écoute,
+Je ne réciterai que les chants que tu sais!
+
+Je puiserai l'été dans ta main faible et chaude,
+Mes yeux seront sur toi si vifs et si pressants
+Que tu croiras sentir, dans ton ombre où je rôde,
+Des frelons enivrés qui goûtent à ton sang!
+
+Car, quels que soient l'instant, le jour, le paysage,
+Pourquoi, doux être humain, rien ne me manque-t-il
+Quand je tiens dans mes doigts ton lumineux visage
+Comme un tissu divin dont je compte les fils?...
+
+
+PALERME S'ENDORMAIT...
+
+Palerme s'endormait; la mer Tyrrhénienne
+Répandait une odeur d'âcre et marin bétail:
+Odeur d'algues, d'oursins, de sel et de corail,
+Arome de la vague où meurent les sirènes;
+Et cette odeur, nageant dans les tièdes embruns,
+Avait tant de hardie et vaste violence,
+Qu'elle semblait une âpre et pénétrante offense
+A la terre endormie et presque sans parfums...
+
+Le geste de bénir semblait tomber des palmes;
+Des barques s'éloignaient pour la pêche du thon;
+Je contemplais, le front baigné de vapeurs calmes,
+La figure des cieux que regardait Platon.
+On entendait, au bord des obscures terrasses,
+Se soulever des voix que la chaleur harasse:
+Tous les mots murmurés semblaient confidentiels;
+C'était un long soupir envahissant l'espace;
+Et le vent, haletant comme un oiseau qu'on chasse,
+En gerbes de fraîcheur s'enfuyait vers le ciel...
+
+--Creusant l'ombre, écrasant la route caillouteuse,
+L'indolente voiture où nous étions assis
+S'enfonçait dans la nuit opaque et sinueuse,
+Sous le ciel nonchalant, immuable et précis;
+C'était l'heure où l'air frais subtilement pénètre
+La pierre au grain serré des calmes monuments;
+Je n'étais pas heureuse en ces divins moments
+Que l'ombre enveloppait, mais j'espérais de l'être,
+Car toujours le bonheur n'est qu'un pressentiment:
+On le goûte avant lui, sans jamais le connaître...
+Dans un profond jardin qui longeait le chemin,
+Des chats, l'esprit troublé par la saison suave,
+Jetaient leurs cris brûlants de vainqueurs et d'esclaves.
+Sur les ployants massifs d'oeillets et de jasmins,
+On entendait gémir leur ardente querelle
+Comme un mordant combat de colombes cruelles...
+--Puis revint le silence, indolent et puissant;
+La voiture avançait dans l'ombre perméable.
+Je songeais au passé; les vagues sur le sable
+Avec un calme effort, toujours recommençant,
+Déposaient leur fardeau de rumeurs et d'aromes...
+Les astres, attachés à leur sublime dôme,
+De leur secret regard, fourmillant et pressant,
+Attiraient les soupirs des yeux qui se soulèvent...
+--Et l'espace des nuits devint retentissant
+Du cri silencieux qui montait de mes rêves!
+
+
+LE DESERT DES SOIRS
+
+Dans la chaleur compacte et blanche ainsi qu'un marbre,
+Le miroir du soleil étale un bleu cerceau.
+Comme un troupeau secret d'aériens chevreaux
+La rapace chaleur a dévoré les arbres.
+Palerme est un désert au blanc scintillement,
+Sur qui le parfum met un dais pesant et calme...
+Les stores des villas, comme de jaunes palmes,
+Aux vérandas, qui n'ont ni portes ni vitrail,
+Sont suspendus ainsi que de frais éventails.
+La mer a laissé choir entre les roses roches
+Son immense fardeau de plat et chaud métal.
+Un mur qu'on démolit vibre au contact des pioches;
+Une voiture flâne au pas d'un lent cheval,
+Tandis que, sous l'ombrelle ouverte sur le siège,
+Un cocher sarrasin mange des citrons mous.
+La chaleur duveteuse est faible comme un liège;
+Sa molle densité a d'argentins remous.
+--Je suis là; je regarde et respire; que fais-je?
+Puisque cet horizon que mon regard contient
+Et que je sens en moi plus aigu qu'une lame,
+Mon esprit ne peut plus l'enfoncer dans le tien...
+
+Je dédaigne l'espace en dehors de ton âme...
+
+
+LE PORT DE PALERME
+
+Je regardais souvent, de ma chambre si chaude,
+Le vieux port goudronné de Palerme, le bruit
+Que faisaient les marchands, divisés par la fraude,
+Autour des sacs de grains, de farine et de fruits,
+Sous un beau ciel, teinté de splendeur et d'ennui...
+
+J'aimais la rade noire et sa pauvre marine,
+Les vaisseaux délabrés d'où j'entendais jaillir
+Cet éternel souhait du coeur humain: partir!
+--Les vapeurs, les sifflets faisaient un bruit d'usine
+Dans ces cieux où le soir est si lent à venir...
+
+C'était l'heure où le vent, en hésitant, se lève
+Sur la ville et le port que son aile assainit.
+Mon coeur fondait d'amour, comme un nuage crève.
+J'avais soif d'un breuvage ineffable et béni,
+Et je sentais s'ouvrir, en cercles infinis,
+Dans le désert d'azur les citernes du rêve.
+
+Qu'est-ce donc qui troublait cet horizon comblé?
+La beauté n'a donc pas sa guérison en elle?
+Par leurs puissants parfums les soirs sont accablés;
+La palme au large coeur souffre d'être si belle;
+Tout triomphe, et pourtant veut être consolé!
+
+Que signifient ces cieux sensuels des soirs tendres?
+Ces jardins exhalant des parfums sanglotants?
+Ces lacets que les cris des oiseaux semblent tendre
+Dans l'espace intrigué, qui se tait, qui attend?
+
+--A ces heures du soir où les mondes se plaignent,
+O mortels, quel amour pourrait vous rassurer?
+C'est pour mieux sangloter que les êtres s'étreignent;
+Les baisers sont des pleurs, mais plus désespérés.
+
+La race des vivants, qui ne veut pas finir,
+Vous a transmis un coeur que l'espace tourmente,
+Vous poursuivez en vain l'incessant avenir...
+C'est pourquoi, ô forçats d'une éternelle attente,
+Jamais la volupté n'achève le désir!
+
+
+LES SOIRS DE CATANE
+
+Catane languissait, éclatante et maussade;
+Le laurier-rose en fleurs du jardin Bellini
+Portait un poids semblable à de pourpres grenades;
+C'était l'heure où le jour a lentement fini
+De harceler l'azur qu'il flagelle et poignarde.
+Les voitures tournaient en molle promenade
+Sous le moite branchage aux parfums infinis...
+
+On voyait dans la ville étroite et sulfureuse
+Les étudiants quitter les Universités;
+Leur figure foncée, active et curieuse,
+Rayonnait de hardie et fraîche liberté
+Sous le fléau splendide et morne de l'été...
+
+Bousculant les marchands de fruits et de tomates,
+Encombrant les trottoirs comme un torrent hâtif,
+Les chèvres au poil brun, uni comme l'agate,
+Dans ce soir oppressant et significatif,
+Fixaient sur moi leurs yeux directs, où se dilate
+Un exultant entrain satanique et lascif.
+
+Comme un tiède ouragan presse et distend les roses,
+Le soir faisait s'ouvrir les maisons, les rideaux;
+Des balcons de fer noir emprisonnaient les poses
+Des nostalgiques corps, penchés hors du repos,
+Comme on voit s'incliner des rameuses sur l'eau...
+
+Des visages, des mains pendaient par les fenêtres,
+Tant les femmes, ployant sous le poids du désir,
+S'avançaient pour chercher, attirer, reconnaître,
+Parmi les bruns garçons qui flânaient à loisir,
+Le porteur éternel du rêve et du plaisir...
+
+Tout glissait vers l'amour comme l'eau sur la pente.
+Le ciel, languide et long, tel un soupir d'azur,
+Etalait sa douceur langoureuse et constante
+Où gisaient, comme l'or dans un fleuve ample et pur,
+Les jasmins safranés mêlés aux citrons mûrs.
+
+L'espace suffoquait d'une imprécise attente...
+
+Elégants, débouchant de la rue en haillons,
+Des jeunes gens montaient vers le bruyant théâtre
+Que d'électriques feux teintaient de bleus rayons.
+Leur hâte ressemblait à des effusions,
+Chacun semblait courir aux nuits de Cléopâtre.
+Des mendiants furtifs, quand nous les regardions,
+Nous offraient des gâteaux couleur d'ambre et de plâtre.
+
+Sur la place, où brillaient des palais d'apparat,
+La foule vers minuit s'entassait, sinueuse:
+Les pauvres, les seigneurs glissaient bras contre bras;
+Un orchestre opulent jouait des opéras,
+L'air se chargeait de sons comme une conque creuse;
+Enfin tout se taisait; la foule restait tard.
+On voyait les serments qu'échangeaient les regards,
+Et c'était une paix limpide et populeuse...
+
+Au lointain, par delà les façades, les gens,
+La mer de l'Ionie, éployée et sereine,
+Sous l'éclat morcelé de la lune d'argent
+Comme une aube mouillée élançait son haleine...
+
+Les bateaux des pêcheurs, qu'un feu rouge éclairait,
+Suivaient nonchalamment les vagues poissonneuses.
+Le parfum du bétail marin, piquant et frais,
+Ensemençait l'espace ainsi qu'un rude engrais.
+Le ciel, ruche d'ébène aux étoiles fiévreuses,
+A force de clarté semblait vivre et frémir...
+--Et je vis s'enfoncer sur la route rocheuse
+Un couple adolescent, qui semblait obéir
+A cette loi qui rend muets et solitaires
+Ceux que la volupté vient brusquement d'unir,
+Et qui vont,--n'ayant plus qu'à songer et se taire,--
+Comme des étrangers qu'on chasse de la terre...
+
+
+A PALERME, AU JARDIN TASCA...
+
+J'ai connu la beauté plénière,
+Le pacifique et noble éclat
+De la vaste et pure lumière,
+A Palerme, au jardin Tasca.
+
+Je me souviens du matin calme
+Où j'entrais, fendant la chaleur,
+Dans ce paradis, sous les palmes,
+Où l'ombre est faite par des fleurs.
+
+L'heure ne marquait pas sa course
+Sur le lisse cadran des cieux,
+Où le lourd soleil spacieux
+Fait bouillonner ses blanches sources.
+
+J'avançais dans ces beaux jardins
+Dont l'opulence nonchalante
+Semble descendre avec dédain
+Sur les passantes indolentes.
+
+L'ardeur des arbres à parfums
+Flamboyait, dense et clandestine;
+Je cherchais parmi les collines
+Naxos, au nom doux et défunt.
+
+Comme des ruches dans les plaines,
+Des entassements de citrons
+Sous leurs arbres sombres et ronds
+Formaient des tours de porcelaine.
+
+Les parfums suaves, amers,
+De ces citronniers aux fleurs blanches
+Flottaient sur les vivaces branches
+Comme la fraîcheur sur la mer.
+
+Creusant la terre purpurine,
+D'alertes ruisseaux ombragés
+Semblaient les pieds aux bonds légers
+De jeunes filles sarrasines!
+
+Je me taisais, j'étais sans voeux,
+Sans mémoire et sans espérance;
+Je languissais dans l'abondance.
+--O pays secrets et fameux,
+
+J'ai vu vos grâces accomplies,
+Vos blancs torrents, vos temples roux,
+Vos flots glissants vers l'Ionie,
+Mais mon but n'était pas en vous;
+
+Vos nuits flambantes et précises,
+Vos maisons qu'un pliant rideau
+Livre au chaud caprice des brises;
+Les pas sonores des chevreaux
+Sur les pavés près des églises;
+
+Vos monuments tumultueux,
+Beaux comme des tiares de pierre,
+Les hauts cyprès des cimetières,
+Et le soir, la calme lumière
+Sur les tombeaux voluptueux,
+
+Les quais crayeux, où les boutiques,
+Regorgeant de fruits noirs et secs,
+Affichent la noblesse antique
+Du splendide alphabet des Grecs;
+
+L'étincelante ardeur du sol,
+Où passent, riches caravanes,
+Des mules vêtues en sultanes
+Trottant sous de blancs parasols,
+
+Toutes ces beautés étrangères
+Que le coeur obtient sans effort,
+N'ont que des promesses de mort
+Pour une âme intrépide et fière,
+
+Et j'ai su par ces chauds loisirs,
+Par ce goût des saveurs réelles,
+Qu'on était, parmi vos plaisirs,
+Plus loin des choses éternelles
+Qu'on ne l'était par le désir!...
+
+
+AGRIGENTE
+
+ O nymphe d'Agrigente aux élégantes parures, qui règnes
+ sur la plus belle des cités mortelles, nous implorons ta
+ bienveillance!
+ PINDARE.
+
+Le ciel est chaud, le vent est mou;
+Quel silence dans Agrigente!
+Un temple roux, sur le sol roux
+Met son reflet comme une tente...
+
+Les oiseaux chantent dans les airs;
+Le soleil ravage la plaine;
+Je vois, au bout de ce désert,
+L'indolente mer africaine.
+
+Brusquement un cri triste et fort
+Perce l'air intact et sans vie;
+La voix qui dit que Pan est mort
+M'a-t-elle jusqu'ici suivie?
+
+Et puis l'air retombe; la mer
+Frappe la rive comme un socle;
+Tout dort. Un fanal rouge et vert
+S'allume au vieux port Empédocle.
+
+L'ombre vient, par calmes remous.
+Dans l'éther pur et pathétique
+Les astres installent d'un coup
+Leur brasillante arithmétique!
+
+--Soudain, sous mon balcon branlant,
+J'entends des moissonneurs, des filles
+Défricher un champ de blé blanc,
+Qui gicle au contact des faucilles;
+
+Et leur fièvre, leur sèche ardeur,
+Leur clameur nocturne et païenne
+Imitent, dans l'air plein d'odeurs,
+Le cri des nuits éleusiennes!
+
+Un pâtre, sur un lourd mulet,
+Monte la côte tortueuse;
+Sa chanson lascive accolait
+La noble nuit silencieuse;
+
+Dans les lis, lourds de pollen brun,
+Le bêlement mélancolique
+D'une chèvre, ivre de parfums,
+Semble une flûte bucolique.
+
+--Donc, je vous vois, cité des dieux,
+Lampe d'argile consumée,
+Agrigente au nom spacieux,
+Vous que Pindare a tant aimée!
+
+Porteuse d'un songe éternel,
+O compagne de Pythagore!
+C'est vous cette ruche sans miel,
+Cette éparse et gisante amphore!
+
+C'est vous ces enclos d'amandiers,
+Ce sol dur que les boeufs gravissent,
+Ce désert de sèches mélisses,
+Où mon âme vient mendier.
+
+Ah! quelle indigente agonie!
+Et l'on comprendrait mon émoi,
+Si l'on savait ce qu'est pour moi
+Un peu de l'Hellade infinie;
+
+Car, sur ce rivage humble et long,
+Dans ce calme et morne désastre,
+Le vent des flûtes d'Apollon
+Passe entre mon coeur et les astres!
+
+
+L'AUBERGE D'AGRIGENTE
+
+ Rien ne vient à souhait aux mortels...
+ PAUL LE SILENTIAIRE.
+
+Dans un de ces beaux soirs où le puissant silence
+Répond soudain, dans l'ombre, à l'esprit, interdit
+D'écouter cet élan venant des Paradis
+Contenter le désir qu'on a depuis l'enfance;
+
+Dans un de ces soirs chauds qui nous fendent le coeur,
+Et, comme d'une mine où gisent des turquoises,
+Viennent extraire en nous de secrètes lueurs,
+Et guident vers les cieux notre pensive emphase;
+
+Dans ces languides soirs qui font monter du sol
+Des soupirs de parfums, j'étais seule, en Sicile;
+Une cloche au son grave, ébranlant l'air docile,
+Sonnait dans un couvent de moines espagnols.
+
+Je songeais à la paix rigide de ces moines
+Pour qui les nuits n'ont plus de déchirants appels.
+
+--Sur le seuil échaudé du misérable hôtel
+Où l'air piquant cuisait des touffes de pivoines,
+Deux chevaux dételés, mystiques, solennels,
+Rêvaient l'un contre l'autre, auprès d'un sac d'avoine.
+
+La mer, à l'infini, balançait mollement
+L'impondérable excès de la clarté lunaire.
+Les chèvres au pas fin, comme un peuple d'amants
+Se cherchaient à travers le sec et blanc froment:
+L'impérieux besoin de dompter et de plaire
+Rencontrait un secret et long assentiment...
+
+La nuit, la calme nuit, déesse agitatrice,
+Regardait s'amasser l'amour sur les chemins.
+Une palme éployait son pompeux artifice
+Près des maigres chevaux qui, songeant à demain,
+Aux incessants travaux de leur race indigente,
+Se baisaient doucement.
+ Dans le moite jardin,
+Vous méditiez sans fin, ô palme nonchalante!
+Que j'étais triste alors, que mon coeur étouffait!
+Un rêve catholique et sa force exigeante
+M'empêchait d'écouter les bachiques souhaits
+De la puissante nuit qui brille et qui fermente...
+
+Et j'aimais ta douceur pudique et négligente,
+Palmier de Bethléem sur le ciel d'Agrigente!
+
+
+L'ENCHANTEMENT DE LA SICILE
+
+ Je suis ému comme le dauphin des mers qui, au milieu des
+ flots paisibles, se plaît au doux son de la flûte.
+ PINDARE.
+
+Célestes horizons où mollement oscille
+La bleuâtre chaleur qui baigne la Sicile,
+Malgré nos froids hivers et mes longs désespoirs
+Je n'ai rien oublié de la douceur des soirs:
+Ni le dattier debout sur son ombre étoilée,
+Ni la fontaine arabe, au marbre soufre et noir,
+Qui fait gicler son eau rigide et fuselée,
+Ni l'hôtel du rivage aux teintes de safran,
+Ni la jaune mosquée ombrageant ses glycines,
+Ni les vaisseaux, taillés dans un bois odorant,
+Et qui passent, le soir, sur la mer de Messine...
+--Ah! comme je connais, Palerme, ta splendeur,
+Le tropical jardin, les caféiers en fleurs,
+Les sonores villas par la chaleur usées,
+Et le bruit de satin des pigeons du musée!
+Musée où je voyais l'Arabie et ses ors,
+Ses pots de blanc mica, ses légers miradors
+Imprégner de santal l'air où sa paix infuse,
+Tandis que, tel un dieu embrasé, fascinant,
+Qui darde sur les coeurs son désir et sa ruse,
+Le grand bélier d'argent du port de Syracuse
+Avait je ne sais quoi d'avide et de tonnant...
+
+Mettant sur mon regard mes deux mains comme un masque,
+J'abordais la chaleur de midi. Dans les vasques,
+Le pompeux papyrus condensait sa fraîcheur.
+Une voiture avec un baldaquin de toile
+Menait à Baïra, dormant sur la hauteur
+Parmi des ronciers blancs et des chants de cigales,
+Comme un mauresque hospice enduit d'un lait de chaux...
+Montréal et son cloître ouvrait à l'azur chaud
+Sa cuve où grésillaient les bananiers d'Afrique.
+L'église, ruisselant de fières mosaïques,
+Elançant ses piliers, minces comme des mâts,
+Où l'or se suspendait en lumineuses grappes,
+Ressemblait, par l'ardent et monastique éclat,
+A vous, sainte brûlante, ô Rose de Lima,
+Que l'on voit alanguie auprès d'un jeune pape...
+
+Des muletiers passaient en bonnet espagnol;
+La fleur de l'aloès reflétait sur le sol
+Le miracle étonné d'un calice de braise.
+Des enfants transportaient des paniers, où les fraises
+Bondissaient, retombaient, se mouvaient, rouge essaim,
+Comme un jet d'eau pourpré qui pique le bassin.
+
+Un marchand grec, coiffé de noire cotonnade,
+Repoussait de ses cris et de ses sombres mains
+L'assourdissant troupeau de hargneuses pintades
+Qui mordait son fardeau et barrait le chemin;
+Effronté, laissant voir son torse nu qu'il cambre,
+Un jeune homme, allongé sur le jaune talus,
+Regardait de ses yeux scintillants et velus
+Le sublime soleil abonder sur ses membres
+Comme un flot de liqueur coule d'un flacon d'ambre...
+L'horizon tressaillait d'un vertige or et bleu.
+
+--Et puis toujours, là-bas, je voyais, pure et vaste,
+La mer au grand renom, qui touche dans ses jeux
+Les Cyclades, dormant sur des vagues de feu,
+Le rivage d'Ulysse et celui de Jocaste,
+L'herbe où des bergers grecs préludaient deux par deux...
+--Et je songeais,--puissante, éparse, solitaire,--
+Mêlée au temps sans bord ainsi qu'aux éléments,
+Attirant vers mon coeur, comme un étrange aimant,
+Tous les rêves flottant sur l'amoureuse terre;
+J'attendais je ne sais quel grave et sûr plaisir...
+
+Mais déçue aujourd'hui par tout ce qu'on espère,
+Ayant tout vu sombrer, ayant tout vu fléchir,
+O mon coeur sans repos ni peur, je vous vénère
+D'avoir tant désiré, sachant qu'il faut mourir!
+
+
+L'AIR BRULE, LA CHAUDE MAGIE...
+
+ Que tu es heureuse, cigale, quand, du sommet des arbres,
+ abreuvée d'une goutte de rosée, tu dors comme une reine.
+ ANACREON.
+
+L'air brûle, la chaude magie
+De l'Orient pèse sur nous,
+Nous périssons de nostalgie
+Dans l'éther trop riche et trop doux.
+
+On entrevoit un jardin vide
+Que la paix du soir inclina,
+Et là-bas, la mosquée aride
+Couleur de sable et de grenat.
+
+La dure splendeur étrangère
+Nous étourdit et nous déçoit:
+Je me sens triste et mensongère:
+On n'est pas bon loin de chez soi.
+
+Ce ciel, ces poivriers, ces palmes,
+Ces balcons d'un rose de fard,
+Comme un vaisseau dans un port calme,
+Rêvent aux transports du départ.
+
+Ah! comme un jour brûlant est vide!
+Que faudrait-il de volupté
+Pour combler l'abîme torride
+De ce continuel été!
+
+Des oeillets, lourds comme des pommes,
+Epanchent leur puissante odeur;
+L'air, autour de mon demi-somme,
+Tisse un blanc cocon de chaleur...
+
+Dans la chambre en faïence rouge
+Où je meurs sous un éventail,
+J'entends le bruit, qui heurte et bouge,
+Des chèvres rompant le portail.
+
+--Ainsi, c'est aujourd'hui dimanche,
+Mais, dans cet exil haletant,
+Au coeur de la cité trop blanche,
+On ne sent plus passer le temps;
+
+Il n'est des saisons et des heures
+Qu'au frais pays où l'on est né,
+Quand sur le bord de nos demeures
+Chaque mois bondit, étonné.
+
+Cette pesante somnolence,
+Ce chaud éclat palermitain
+Repoussent avec indolence
+Mon coeur plaintif et mon destin;
+
+Si je meurs ici, qu'on m'emporte
+Près de la Seine au ciel léger,
+J'aurai peur de n'être pas morte
+Si je dors sous des orangers...
+
+
+LES JOURNEES ROMAINES
+
+L'éther pris de vertige et de fureur tournoie,
+Un luisant diamant de tant d'azur s'extrait.
+Virant, psalmodiant, le vent divise et ploie
+ La pointe faible des cyprès.
+
+C'est en vain que les eaux écumeuses et blanches,
+Captives tout en pleurs des lourds bassins romains,
+S'élèvent bruyamment, s'ébattent et s'épanchent:
+ Neptune les tient dans sa main.
+
+Je contemple la rage impuissante des ondes;
+Dans cette vague éparse en la jaune cité,
+C'est vous qu'on voit jaillir, conductrice des mondes,
+ Amère et douce Aphrodité!
+
+L'odeur de la chaleur, languissante et créole,
+Stagne entre les maisons qui gonflent de soleil;
+Comme un coureur ailé le ciel bifurque et vole
+ Au bord tranchant des toits vermeils;
+
+Et là-bas, sous l'azur qui toujours se dévide,
+Un jet d'eau, turbulent et lassé tour à tour,
+Semble un flambeau d'argent, une torche liquide
+ Qu'agite le poing de l'Amour.
+
+Rome ploie, accablé de grappes odorantes,
+La surhumaine vie envahit l'air ancien,
+Les chapiteaux brisés font fleurir leurs acanthes
+ Aux thermes de Dioclétien!
+
+Dans ce cloître pâmé, des bacchantes blêmies
+Gisent; silence, azur, léthargiques dédains!
+Le soleil tombe en feu sur la gorge endormie
+ De ces Danaés des jardins...
+
+Ils dorment là, liés par les roses païennes,
+Ces corps de marbre blond, las et voluptueux:
+O mes soeurs du ciel grec, chères Milésiennes,
+ Que de siècles sont sur vos yeux!
+
+L'une d'elles voudrait se dégager; sa hanche
+Soulève le sommeil ainsi qu'un flot trop lourd,
+Mais tout le poids des temps et de l'azur la penche:
+ Elle rêve là pour toujours.
+
+De vifs coquelicots, comme un sang gai, s'élancent
+Parmi les verts fenouils, à Saint-Paul-hors-les-Murs;
+Un dôme en or suspend des colliers de Byzance
+ Au cou flamboyant de l'azur.
+
+Ce matin, dans le vent qui vient puiser les cendres,
+Pour les mêler au jour ivre d'air et d'éclat,
+Je respire ton coeur voluptueux et tendre,
+ Pauvre Cécile Métella!
+
+Tu n'es pas à l'écart des saisons immortelles,
+Un tourbillon d'azur te recueille sans fin;
+Je n'ai pas plus de part que tes mânes fidèles
+ A l'univers vague et divin!
+
+Les blancs eucalyptus et le cyprès qui chante,
+Où viennent aboutir les longs soupirs des morts,
+Racontent, chers défunts, vos détresses penchantes,
+ Votre sort pareil à nos sorts.
+
+Quels familiers discours sur la voie Appienne!
+Tissés dans le soleil, les morts vont jusqu'aux cieux;
+Vous renaissez en moi, ombres aériennes,
+ Vous entrez dans mes tristes yeux!
+
+Là-bas, sur la colline, un jeune cimetière
+Etale sa langueur d'Anglais sentimental,
+Les délicats tombeaux, dans les lis et le lierre,
+ Font monter un sang de cristal.
+
+Midi luit: la villa des chevaliers de Malte
+Choit comme une danseuse aux pieds brûlants et las.
+Comme un fauve tigré l'air jaunit et s'exalte;
+ Une nymphe en pierre vit là.
+
+Elle a les bras cassés, mais sa force éternelle
+Empourpre de plaisir ses genoux triomphants;
+Le néflier embaume, un jet d'eau est, près d'elle,
+ Secoué d'un rire d'enfant.
+
+Les dieux n'ont pas quitté la campagne romaine,
+Euterpe aux blonds pipeaux, Erato qui sourit,
+Dansent dans le jardin Mattei, où se promène
+ Le saint Philippe de Néri.
+
+--Mais c'est vous qui, ce soir, partagez mon malaise,
+Dans l'église sans voix, au mur pâle et glacé,
+Déesse catholique, ô ma sainte Thérèse,
+ Qui soupirez, les yeux baissés!
+
+Malgré vos airs royaux, et la fierté divine
+Dont s'enveloppe encor votre coeur emporté,
+L'angoisse de vos traits permet que l'on devine
+ Votre douce mendicité.
+
+O visage altéré par l'ardente torture
+D'attendre le bonheur qui descend lentement,
+Appel mystérieux, hymne de la nature,
+ Désir de l'immortel amant!
+
+Je vous offre aujourd'hui, parmi l'encens des prêtres,
+Comme un grain plus brûlant mis dans vos encensoirs,
+Le rire que j'entends au bas de la fenêtre
+ Où je rêve seule, le soir;
+
+C'est le rire joyeux, épouvanté, timide
+De deux enfants heureux, éperdus, inquiets,
+Qui joignent leurs regards et leurs lèvres avides,
+ --Et dont tout le sanglot riait!
+
+Ils riaient, ils étaient effrayés l'un de l'autre;
+Un jet d'eau s'effritait dans le lointain bassin;
+La lune blanchissait, de sa clarté d'apôtre,
+ La terrasse des Capucins.
+
+Une palme portait le poids mélancolique
+De l'éther sans zéphyr, sans rosée et sans bruit;
+Rien ne venait briser son attente pudique,
+ Que ce rire aigu dans la nuit!
+
+Et je n'entendis plus que ce rire nocturne,
+Plus fort que les senteurs des terrasses de miel,
+Plus vif que le sursaut des sources dans leur urne,
+ Plus clair que les astres au ciel.
+
+--Je le prends dans mes mains, chaudes comme la lave,
+Je le mêle aux élans de mon éternité,
+Ce rire des humains, si farouche et si grave,
+ Qui prélude à la volupté!
+
+
+MUSIQUE POUR LES JARDINS DE LOMBARDIE
+
+Les îles ont surgi des bleuâtres embruns...
+O terrasses! balcons rouillés par les parfums!
+Paysages figés dans de languides poses;
+Plis satinés des flots contre les lauriers-roses;
+Nostalgiques palmiers, ardents comme un sanglot,
+Où des volubilis d'un velours indigo
+Suspendent mollement leurs fragiles haleines!...
+--Un papillon, volant sur les fleurs africaines,
+Faiblit, tombe, écrasé par le poids des odeurs.
+Hélas! on ne peut pas s'élever! La langueur
+Coule comme un serpent de ce feuillage étrange,
+Le thé, les camphriers se mêlent aux oranges.
+Forêts d'Océanie où la sève, le bois
+Ont des frissons secrets et de plaintives voix...
+O vert étouffement, enroulement, luxure,
+Crépitement de mort, ardente moisissure
+Des arbres exilés, qu'usent en cet îlot
+La caresse des vents et les baisers de l'eau...
+--Et Pallanza, là-bas, sur qui le soleil flambe,
+Semble un corps demi-nu, languissant, vaporeux,
+Qui montre ses flancs d'or, mais dont les douces jambes
+Se voilent des soupirs du lac voluptueux...
+--O tristesse, plus tard, dans les nuits parfumées,
+Quand les chauds souvenirs ont la moiteur du sang,
+De revoir en son coeur, les paupières fermées,
+Et tandis que la mort déjà sur nous descend,
+Les suaves matins des îles Borromées!...
+
+Je goûte vos parfums que les vents chauds inclinent,
+Profonds magnolias, lauriers des Carolines...
+--Les rames, sur les flots palpitants comme un coeur,
+Imitent les sanglots langoureux du bonheur.
+O promesse de joie, ô torpeur juvénile!
+Une cloche se berce au rose campanile
+Qui, délicat et fier, semble un cyprès vermeil;
+Partout la volupté, la mélodie errante...
+--O matin de Stresa, turquoise respirante,
+Sublime agilité du coeur vers le soleil!
+
+O soirs italiens, terrasses parfumées,
+Jardins de mosaïque où traînent des paons blancs,
+Colombes au col noir, toujours toutes pâmées,
+Espaliers de citrons qu'oppresse un vent trop lent,
+Iles qui sur Vénus semblent s'être fermées,
+Où l'air est affligeant comme un mortel soupir,
+Ah! pourquoi donnez-vous, douceurs inanimées,
+Le sens de l'éternel au corps qui doit mourir!
+
+Ah! dans les bleus étés, quand les vagues entre elles
+Ont le charmant frisson du cou des tourterelles,
+Quand l'Isola Bella, comme une verte tour,
+Semble Vénus nouant des myrtes à l'Amour,
+Quand le rêve, entraîné au bercement de l'onde,
+Semble glisser, couler vers le plaisir du monde,
+Quand le soir étendu sur ces miroirs gisants
+Est une joue ardente où s'exalte le sang,
+J'ai cherché en quel lieu le désir se repose...
+--Douces îles, pâmant sur des miroirs d'eau rose,
+Vous déchirez le coeur que l'extase engourdit.
+Pourquoi suis-je enfermée en un tel paradis!
+
+Ah! que lassée enfin de toute jouissance,
+Dans ces jardins meurtris, dans ces tombeaux d'essence,
+Je m'endorme, momie aux membres épuisés!
+Que cet embaumement soit un dernier baiser,
+Tandis que, sous les noirs bambous qui vous abritent,
+Sous les cèdres, pesants comme un ciel sombre et bas,
+Blancs oiseaux de sérail que le parfum abat,
+Vous gémirez d'amour, colombes d'Aphrodite!
+
+Des parfums assoupis aux rebords des terrasses,
+L'azur en feu, des fleurs que la chaleur harasse,
+Sur quel rocher d'amour tant d'ardeur me lia!...
+--Colombes sommeillant dans les camélias,
+Dans les verts camphriers et les saules de Chine,
+Laissez dormir mes mains sur vos douces échines.
+Consolez ma langueur, vous êtes, ce matin,
+Le rose Saint-Esprit des tableaux florentins.
+--Tourterelles en deuil, si faibles, si lassées,
+Fruits palpitants et chauds des branches épicées,
+Hélas! cet anneau noir qui cercle votre cou
+Semble enfermer aussi mon âpre destinée,
+Et vos gémissements m'annoncent tout à coup
+Les enivrants malheurs pour lesquels je suis née...
+
+
+UN SOIR A VERONE
+
+Le soir baigne d'argent les places de Vérone;
+Les cieux roses et ronds, rayés d'ifs, de cyprès,
+ Font à la ville une couronne
+ De tristes et verts minarets.
+
+Sur les ors languissants du palais du Concile,
+On voit luire, ondoyer un manteau duveté:
+ Les pigeons amoureux, dociles,
+ Frémissent là de volupté.
+
+L'Adige, entre les murs de brique qu'il reflète,
+Roule son rouge flot, large, brusque, puissant.
+ Dans la ville de Juliette
+ Un fleuve a la couleur du sang!
+
+--O tragique douceur de la cité sanglante,
+Rue où le passé vit sous les vents endormis:
+ Un masque court, ombre galante,
+ Au bal des amants ennemis.
+
+Je m'élance, et je vois ta maison, Juliette!
+Si plaintive, si noire, ainsi qu'un froid charbon.
+ C'est là que la fraîche alouette
+ T'épouvantait de sa chanson!
+
+Que tu fus consumée, ô nymphe des supplices!
+Que ton mortel désir était fervent et beau
+ Lorsque tu t'écriais: «Nourrice,
+ Que l'on prépare mon tombeau!
+
+«Qu'on prépare ma tombe et mon funèbre somme,
+Que mon lit nuptial soit violet et noir,
+ Si je n'enlace le jeune homme
+ Qui brillait au verger ce soir!...»
+
+--Auprès de ta fureur héroïque et plaintive,
+Auprès de tes appels, de ton brûlant tourment,
+ La soif est une source vive,
+ La faim est un rassasiement.
+
+Hélas! tu le savais, qu'il n'est rien sur la terre
+Que l'invincible amour, par les pleurs ennobli;
+ Le feu, la musique, la guerre,
+ N'en sont que le reflet pâli!
+
+--Ma soeur, ton sein charmant, ton visage d'aurore,
+Où sont-ils, cette nuit où je porte ton coeur?
+ La colombe du sycomore
+ Soupire à mourir de langueur...
+
+Là-bas un lourd palais, couleur de pourpre ardente,
+Ferme ses volets verts sous le ciel rose et gris;
+ Je pense au soir d'automne où Dante
+ Ecrivit là le Paradis;
+
+La céleste douceur des tournantes collines
+Emplissait son regard, à l'heure où las, pensifs,
+ Les anges d'Italie inclinent
+ Le ciel délicat sur les ifs.
+
+Mais que tu m'es plus chère, ô maison de l'ivresse,
+Balcon où frémissait le chant du rossignol,
+ Où Juliette qui caresse
+ Suspend Roméo à son col!
+
+Ah! que tu m'es plus cher, sombre balcon des fièvres,
+Où l'échelle de soie en chantant tournoyait,
+ Où les amants, joignant leurs lèvres,
+ Sanglotaient entre eux: «Je vous ai!»
+
+--Que l'amour soit béni parmi toutes les choses,
+Que son nom soit sacré, son règne ample et complet;
+ Je n'offre les lauriers, les roses,
+ Qu'à la fille des Capulet!
+
+
+UN AUTOMNE A VENISE
+
+Ah! la douceur d'ouvrir, dans un matin d'automne,
+Sur le feuillage vert, rougeoyant et jauni,
+Que la chaleur d'argent éclabousse et sillonne,
+Les volets peints en noir du palais Manzoni!
+
+Des citronniers en pots, le thym, le laurier-rose
+Font un cercle odorant au puits vénitien,
+Et sur les blancs balcons indolemment repose
+Le frais, le calme azur, juvénile, ancien!
+
+Ah! quelle paix ici, dans ce jardin de pierre,
+Sous la terrasse où traîne un damas orangé!
+On n'entend pas frémir Venise aventurière,
+On ne voit pas languir son marbre submergé...
+
+--Qu'importe si là-bas Torcello des lagunes
+Communique aux flots bleus sa pâmoison d'argent,
+Si Murano, rêveuse ainsi qu'un clair de lune,
+Semble un vase irisé d'où monte un tendre chant!
+
+Qu'importe si là-bas le rose cimetière,
+Levant comme des bras ses cyprès verts et noirs,
+Semble implorer encor la divine lumière
+Pour le mort oublié qui ne doit plus la voir;
+
+Si, vers la Giudecca où nul vent ne soupire,
+Où l'air est suspendu comme un plus doux climat,
+Dans une gloire d'or les langoureux navires
+Bercent la nostalgie aux branches de leurs mâts;
+
+Si, plein de jeunes gens, le couvent d'Arménie
+Couleur de frais piment, de pourpre, de corail,
+Semble exhaler au soir une plainte infinie
+Vers quelque asiatique et savoureux sérail;
+
+Si, brûlant de plaisir et de mélancolie,
+Une fille, vendant des oeillets, va, mêlant
+Le poivre de l'Espagne au sucre d'Italie,
+Tandis que sur Saint-Marc tombe un soir rose et lent!
+
+--Je ne quitterai pas ce petit puits paisible,
+Cet espalier par qui mon coeur est abrité;
+Qu'Eros pour ces poignards retrouve une autre cible,
+Mon céleste désir n'a pas de volupté!...
+
+
+VA PRIER DANS SAINT-MARC...
+
+Va prier dans Saint-Marc pour ta peine amoureuse;
+Le temple de Byzance est sensible au péché;
+Un parfum de benjoin, d'ambre, de tubéreuse,
+Glisse des frais arceaux et des balcons penchés.
+
+Va prier dans Saint-Marc pour ta douce folie;
+Les pigeons assemblés sur la façade en or
+Protègent les transports de la mélancolie,
+Et les anges des cieux sont plus cléments encor.
+
+Va prier dans Saint-Marc; les dalles, les rosaces
+Ont l'éclat des bijoux et des tapis persans;
+Depuis plus de mille ans dans ce palais s'entassent
+Les profanes souhaits parfumés par l'encens.
+
+Vois, sous leurs châles noirs, les tendres suppliantes
+Joindre des doigts brûlants et songer doucement.
+Divine pauvreté! cet Alhambra les tente
+Moins que les cabarets où boivent leurs amants!
+
+Va prier dans Saint-Marc. Le Dieu des Evangiles
+Marche, les bras ouverts, dans de blonds paradis.
+On entend les bateaux qui partent pour les îles,
+Et les pigeons frémir au canon de midi.
+
+Des mosaïques d'or, limpides alvéoles,
+Glisse un mystique miel, lumineux, épicé;
+Et vers la Piazzetta, de penchantes gondoles
+Entraînent mollement les couples exaucés...
+
+--Beau temple, que ta grâce est chaude, complaisante!
+O jardin des langueurs, ô porte d'Orient!
+Courtisane des Grecs, sultane agonisante,
+Turban d'or et d'émail sous l'azur défaillant!
+
+Tu joins l'odeur de l'ambre aux fastes exotiques,
+Et tu meurs, des pigeons à ton sein agrafés,
+Comme aux rives en feu des mers asiatiques,
+La Basilique où dort sainte Pasiphaé!...
+
+
+LA MESSE DE L'AURORE A VENISE
+
+Des femmes de Venise, au lever du soleil,
+Répandent dans Saint-Marc leur hésitante extase;
+Leurs châles ténébreux sous les arceaux vermeils
+Semblent de noirs pavots dans un sublime vase.
+
+--Crucifix somptueux, Jésus des Byzantins,
+Quel miel verserez-vous à ces pauvres ardentes,
+Qui, pour vous adorer, désertent ce matin
+Les ronds paniers de fruits étagés sous les tentes?
+
+Si leur coeur délicat souffre de volupté,
+Si leur amour est triste, inquiet ou coupable,
+Si leurs vagues esprits, enflammés par l'été,
+Rêvent du frais torrent des baisers délectables,
+
+Que leur répondrez-vous, vous, leur maître et leur Dieu?
+Tout en vous implorant, elles n'entendent qu'elles,
+Et pensent que l'éclat allongé de vos yeux
+Sourit à leurs naïfs sanglots de tourterelles.
+
+--Ah! quel que soit le mal qu'elles portent vers vous,
+Quel que soit le désir qui les brûle et les ploie,
+Comblez d'enchantement leurs bras et leurs genoux,
+Puisque l'on ne guérit jamais que par la joie...
+
+
+NUIT VENITIENNE
+
+Deux étoiles d'argent éclairent l'ombre et l'eau,
+On entend le léger clapotement du flot
+Qui baise les degrés du palais Barbaro;
+
+Une vague, en glissant, répond à l'autre vague:
+Enlaçante tristesse, appel dolent et vague.
+Un vert fanal, sur l'eau, tombe comme une bague.
+
+Des gondoles s'en vont, paisible glissement.
+Deux hommes sont debout et parlent en ramant;
+On n'entend que la vague et leur voix seulement...
+
+La nuit est comme un bloc d'agate monotone.
+Un volet qu'on rabat, subitement détonne
+Dans le silence. Où donc est morte Desdémone?
+
+Un navire de guerre est amarré là-bas.
+Le vent est si couché, si nonchalant, si bas,
+Que le sel de la mer, ce soir, ne se sent pas.
+
+Venise a la couleur dormante des gravures.
+Sous le masque des nuits et sa noire guipure,
+Deux mains, dans un jardin, ouvrent une clôture.
+
+Les hauts palais dormants, aux marbres effrités,
+Luisent sur le canal, somnolent, arrêté,
+Qui semble une liquide et molle éternité...
+
+--Belle eau d'un pâle enfer qui m'attire et me touche,
+Puisque la mort, ce soir, n'a rien qui m'effarouche,
+Montez jusqu'à mon coeur, montez jusqu'à ma bouche...
+
+
+CLOCHES VENITIENNES
+
+La pauvreté, la faim, le fardeau du soleil,
+Le meurtrissant travail de cette enfant vieillie,
+Qui respire, tressant l'osier jaune et vermeil,
+L'odeur du basilic et de l'huile bouillie,
+
+Les fétides langueurs des somnolents canaux,
+La maison délabrée où pend une lessive,
+Les fièvres et la soif, je les choisis plutôt
+Que de ne pas tenir votre main chaude et vive
+
+A l'heure où, s'exhalant comme un ardent soupir,
+Les cloches de Venise épandent dans l'espace
+Ce cri voluptueux d'alarme et de désir:
+«Jouir, jouir du temps qui passe!»
+
+
+SIROCO A VENISE
+
+ Le siroco, brusque, hardi,
+ Sur la ville en pierre frissonne;
+ C'est la fin de l'après-midi;
+ Ecoute les cloches qui sonnent
+ A Saint-Agnès, au Gesuati...
+
+ L'ouragan arrache la toile
+ D'un marché, où, des paniers ronds,
+ Débordent de brillants citrons
+ Que polit encor la rafale.
+
+Un oiseau chante au haut du cyprès d'un couvent;
+Et dans le courant d'air des ruelles marines,
+Un abbé vénitien, étourdi, gai, mouvant,
+Qui retient son manteau, volant sur sa poitrine,
+Semble un charmant Satan flagellé par le vent!
+
+
+L'ILE DES FOLLES A VENISE
+
+La lagune a le dense éclat du jade vert.
+Le noir allongement incliné des gondoles
+Passe sur cette eau glauque, et sous le ciel couvert.
+--Ce rose bâtiment, c'est la maison des folles.
+
+Fleur de la passion, île de Saint-Clément,
+Que de secrets bûchers dans votre enceinte ardente!
+La terre desséchée exhale un fier tourment,
+Et l'eau se fige autour comme un cercle du Dante.
+
+--Ce soir mélancolique où les cieux sont troublés,
+Où l'air appesanti couve son noir orage,
+J'entends ces voix d'amour et ces coeurs exilés
+Secouer la fureur de leurs mille mirages!
+
+Le vent qui fait tourner les algues dans les flots
+Et m'apporte l'odeur des nuits de Dalmatie,
+Guide jusqu'à mon coeur ces suprêmes sanglots,
+--O folie, ô sublime et sombre poésie!
+
+Le rire, les torrents, la tempête, les cris
+S'échappent de ces corps que trouble un noir mystère.
+Quelle huile adoucirait vos torrides esprits,
+Bacchantes de l'étroite et démente Cythère?
+
+Cet automne, où l'angoisse, où la langueur m'étreint,
+Un secret désespoir à tant d'ardeur me lie;
+Déesse sans repos, sans limites, sans frein,
+Je vous vénère, active et divine Folie!
+
+--Pleureuses des beaux soirs voisins de l'Orient,
+Déchirez vos cheveux, égratignez vos joues,
+Pour tous les insensés qui marchent en riant,
+Pour l'amante qui chante, et pour l'enfant qui joue.
+
+O folles! aux judas de votre âpre maison
+Posez vos yeux sanglants, contemplez le rivage:
+C'est l'effroi, la stupeur, l'appel, la déraison,
+Partout où sont des mains, des yeux et des visages.
+
+Folles, dont les soupirs comme de larges flots
+Harcèlent les flancs noirs des sombres Destinées,
+Vous sanglotez du moins sur votre morne îlot;
+Mais nous, les coeurs mourants, nous, les assassinées,
+
+Nous rôdons, nous vivons; seuls nos profonds regards,
+Qui d'un vin ténébreux et mortel semblent ivres,
+Dénoncent par l'éclat de leurs rêves hagards
+L'effroyable épouvante où nous sommes de vivre.
+
+--Par quelle extravagante et morne pauvreté,
+Par quel abaissement du courage et du rêve
+L'esprit conserve-t-il sa chétive clarté
+Quand tout l'être éperdu dans l'abîme s'achève?
+
+--O folles, que vos fronts inclinés soient bénis!
+Sur l'épuisant parcours de la vie à la tombe
+Qui va des cris d'espoir au silence infini,
+Se pourrait-il vraiment qu'on marche sans qu'on tombe?
+
+Se pourrait-il vraiment que le courage humain,
+Sans se rompre, accueillît l'ouragan des supplices?
+Douleur, coupe d'amour plus large que les mains,
+Avoir un faible coeur, et qu'un Dieu le remplisse!
+
+--Amazones en deuil, qui ne pouvez saisir
+L'ineffable langueur éparse sur les mondes,
+Sanglotez! A vos cris de l'éternel désir,
+Des bords de l'infini les amants vous répondent...
+
+
+MIDI SONNE AU CLOCHER DE LA TOUR SARRASINE
+
+ «Ne recherche pas la cause de la turbulence: c'est
+ l'affaire de la mystérieuse nature...»
+
+Midi sonne au clocher de la tour sarrasine.
+Un calme épanoui pèse sur les collines;
+Les palmes des jardins font insensiblement
+Un geste de furtif et doux assentiment.
+Le vent a rejeté ses claires arbalètes
+Sur la montagne, entre la neige et les violettes!
+Les rumeurs des hameaux ont le charme brouillé
+D'une vague, glissant sur de blancs escaliers...
+--O calme fixité, que ceint un clair rivage,
+L'Amour rayonne au centre indéfini des âges!--
+Un noir cyprès, creusé par la foudre et le vent,
+Ondulant dans l'air tiède, officiant, rêvant,
+Semble, par sa débile et céleste prière,
+Un prophète expirant, entr'ouvert de lumière!
+--Aérienne idylle, envolement d'airain,
+La cloche au chant naïf du couvent franciscain
+Répond au tendre appel de la cloche des Carmes.
+L'olivier, argenté comme un torrent de larmes,
+Imite, en se courbant sous les placides cieux,
+L'humble adoration des coeurs minutieux...
+--Quel voeu déposerai-je en vos mains éternelles,
+Sainte antiquité grecque, ô Moires maternelles?
+Déjà bien des printemps se sont ouverts pour moi.
+Au pilier résineux de chacun de leurs mois
+J'ai souffert ce martyre enivrant et terrible,
+Près de qui le bonheur n'est qu'un ennui paisible...
+Je ne verrai plus rien que je n'aie déjà vu.
+Je meurs à la fontaine où mon désir a bu:
+Les battements du coeur et les beaux paysages,
+L'ouragan et l'éclair baisés sur un visage,
+L'oubli de tout, l'espoir invincible, et plus haut
+L'extase d'être un dieu qui marche sur les flots;
+La gloire d'écouter, seule, dans la nature
+L'universelle Voix, dont la céleste enflure
+Proclame dans l'azur, dans les blés, dans les bois,
+«Ame, je te choisis et je me donne à toi,»
+Tout cela qui frissonne et qui me fit divine,
+Je ne le goûterai que comme un front s'incline
+Sur le miroir, voilé par l'ombre qui descend,
+Où déjà s'est penché son rire adolescent...
+--Mais la fougueuse vie en mon coeur se déchaîne:
+O son des Angelus dans les faubourgs de Gênes,
+Tandis qu'au bord des quais, où règne un lourd climat,
+Les vaisseaux entassés, les cordages, les mâts,
+Semblent, dans le ciel pâle où la chaleur s'énerve,
+De noirs fuseaux, tissant la robe de Minerve!
+Vieille fontaine arabe, au jet d'eau mince et long,
+Exilée en Sicile, en de secrets vallons.
+Soirs du lac de Némi, soirs des villas romaines,
+Où la noble cascade en déroulant sa traîne
+Sur un funèbre marbre, imite la pudeur
+De la Mélancolie, errante dans ses pleurs,
+Et qu'un faune poursuit sur la rapide pente...
+--Muet accablement d'un square d'Agrigente:
+Jardin tout excédé de ses fleurs, où j'étais
+La Mémoire en éveil d'un monde qui se tait.
+Dans ce dormant Dimanche amolli et tenace,
+Mêlée à l'étendue, éparse dans l'espace,
+Etrangère à mon coeur, à mes pesants tourments,
+Je n'étais plus qu'un vaste et pur pressentiment
+De tous les avenirs, dont les heures fécondes
+S'accompliront sans nous jusqu'à la fin des mondes...
+--Chaud silence; et l'élan que donne la torpeur!
+L'air luit; le sifflement d'un bateau à vapeur
+Jette son rauque appel à la rive marchande.
+Une glu argentée entr'ouvre les amandes;
+De lourds pigeons, heurtés aux arceaux d'un couvent,
+Font un bruit éclatant de satin et de vent,
+Comme un large éventail dans les nuits sévillanes...
+Sur l'aride sentier, un pâtre sur un âne
+Chantonne, avec l'habile et perfide langueur
+D'une main qui se glisse et qui cherche le coeur...
+
+--Par ce cristal des jours, par ces splendeurs païennes,
+Seigneur, préservez-nous de la paix quotidienne
+Qui stagne sans désir, comme de glauques eaux!
+Nous avons faim d'un chant et d'un bonheur nouveau!
+Je sais que l'âpre joie en blessures abonde,
+Je ne demande pas le repos en ce monde;
+Vous m'appelez, je vais; votre but est secret;
+Vous m'égarez toujours dans la sombre forêt;
+Mais quand vous m'assignez quelque nouvel orage,
+Merci pour le danger, merci pour le courage!
+A travers les rameaux serrés, je vois soudain
+La mer, comme un voyage exaltant et serein!
+Je sais ce que l'on souffre, et si je suis vivante,
+C'est qu'au fond de la morne ou poignante épouvante,
+Lorsque parfois ma force extrême se lassait,
+Un ange, au coeur cerclé de fer, me remplaçait...
+--Et pourtant, je ne veux pas amoindrir ma chance
+D'être le lingot d'or qui brise la balance;
+D'être, parmi les coeurs défaillants, incertains,
+L'esprit multiplié qui répond au Destin!
+Je n'ai pas peur des jours, du feu, du soir qui tombe;
+Dans le désert, je suis nourrie par les colombes.
+Je sais bien qu'il faudra connaître en vous un jour
+La fin de tout effort, l'oubli de tout amour,
+Nature! dont la paix guette notre agonie.
+
+Mais avant cet instant de faiblesse infinie,
+Traversant les plateaux, les torrents hauts ou secs,
+Chantant comme faisaient les marins d'Ionie
+Dans l'odeur du corail, du sel et du varech,
+J'irai jusqu'aux confins de ces rochers des Grecs,
+Où les flots démontés des colonnes d'Hercule
+Engloutissaient les nefs, au vent du crépuscule!...
+
+
+JE N'AI VU QU'UN INSTANT...
+
+Je n'ai vu qu'un instant les pays beaux et clairs,
+Sorrente, qui descend, fasciné par la mer,
+Tarente, délaissé, qui fixe d'un oeil vague
+Le silence entassé entre l'air et les vagues;
+Salerne, au coeur d'ébène, au front blanc et salé,
+Où la chaleur palpite ainsi qu'un peuple ailé;
+Amalfi, où j'ai vu de pourpres funérailles
+Qu'accompagnaient des jeux, des danses et des chants,
+Surprises tout à coup, sous le soleil couchant,
+Par les parfums, croisés ainsi que des broussailles...
+Foggia, ravagé de soleil, étonné
+De luire en moisissant comme un lis piétiné;
+Pompéi, pavoisé de murs peints qui s'écaillent;
+Paestum qu'on sent toujours visité par les dieux,
+Où le souffle marin tord l'églantier fragile,
+Où, le soir, on entend dans l'herbage fiévreux
+Ce long hennissement qui montrait à Virgile,
+Ebloui par son rêve immense et ténébreux,
+Apollon consolant les noirs chevaux d'Achille...
+
+--Ces rivages de marbre embrassés par les flots,
+Où les mânes des Grecs ensevelis m'attirent,
+Je ne les ai connus que comme un matelot
+Voit glisser l'étendue au bord de son navire;
+Ce n'était pas mon sort, ce n'était pas mon lot
+D'habiter ces doux lieux où la sirène expire
+Dans un sursaut d'azur, d'écume et de sanglot!
+Loin des trop mols climats où les étés s'enlizent,
+C'est vous mon seul destin, vous, ma nécessité,
+Rivage de la Seine, âpre et sombre cité,
+Paris, ville de pierre et d'ombre, aride et grise,
+Où toujours le nuage est poussé par la brise,
+Où les feuillages sont tourmentés par le vent,
+Mais où, parfois, l'été, du côté du levant,
+On voit poindre un azur si délicat, si tendre,
+Que, par la nostalgie, il nous aide à comprendre
+La clarté des jardins où Platon devisait,
+La cour blanche où Roxane attendait Bajazet,
+La gravité brûlante et roide des Vestales
+Qu'écrasait le fardeau des nuits monumentales;
+La mer syracusaine où soudain se répand
+--Soupir lugubre et vain que la nature exhale,
+Le cri du batelier qui vit expirer Pan...
+--Oui, c'est vous mon destin, Paris, cité des âmes,
+Forge mystérieuse où les yeux sont la flamme,
+Où les coeurs font un sombre et vaste rougeoiment,
+Où l'esprit, le labeur, l'amour, l'emportement,
+Elèvent vers les cieux, qu'ils ont choisis pour cible,
+Une Babel immense, éparse, intelligible,
+Cependant que le sol, où tout entre à son tour,
+En mêlant tous ses morts fait un immense amour!
+
+
+AINSI LES JOURS S'EN VONT...
+
+Ainsi les jours s'en vont, rapides et sans but,
+Nous les appelons doux quand ils sont monotones,
+Et l'âme, habituée à combattre, s'étonne
+De ne plus espérer et de ne souffrir plus.
+
+Qu'est-ce donc que l'on veut, qu'on espère et prépare,
+Que souhaitons-nous donc, quand, l'esprit plus dispos
+Qu'un bleu matin qui luit dans le vitrail des gares,
+Nous sommes harassés de calme et de repos?
+
+Les délices, la paix ne sont pas suffisantes,
+Un courageux élan veut aller jusqu'aux pleurs.
+La passion convie à des fêtes sanglantes:
+Tout est déception qui n'est pas la douleur!
+
+Souffrir, c'est tout l'espoir, toute la diligence
+Que nous mettons à fuir le paisible présent,
+Lorsque ignorants du but et tentés par la chance
+Nous rêvons au départ, brutal et complaisant.
+
+Je le sais et je songe à mes brûlants voyages,
+Au sol oriental, crayeux, sombre et vermeil,
+Au campanile aigu, brillant sur le rivage
+Comme un blanc diamant lancé vers le soleil!
+
+Je songe au frais palais de Naples, à ses musées
+Où règne un blanc climat, nonchalant, engourdi,
+Où, dans l'albâtre grec, amplement s'arrondit
+La face de Junon, éclatante et rusée!
+
+Je songe à cette salle illustre, où je voyais
+Des danseuses d'argent, dans leurs gaines de lave,
+Fixer sur mon destin,--fortes, riantes, braves,--
+Leurs yeux d'émail, pareils à de sombres oeillets.
+
+Je vois le vieil Homère et ses yeux sans prunelle,
+Où mon triste regard s'enfonçait pas à pas,
+Comme ces voiliers qui, sur la mer éternelle,
+Se perdent dans la brume et ne reviennent pas...
+
+Je me souviens de vous, jeune Milésienne,
+Beau torse mutilé qui demeurez debout,
+Comme on voit, en été, les gerbes de blé roux
+Noblement se dresser dans l'onde aérienne;
+
+Et de vous, Amazone à cheval, et pliant
+Sous le choc d'une flèche impétueuse et fourbe,
+Et qui semblez mourir d'amour, en suppliant
+Le vague meurtrier qui vous blesse et vous courbe.
+
+--Aigle maigre et divin convoitant un enfant,
+Je vous vois, Jupiter, auprès de Ganymède;
+Votre oeil de proie, où brille un amour sans remède,
+Mêle un rêve soumis à vos airs triomphants.
+
+Je me souviens de vous, jeune guerrier de marbre,
+Agile Harmodius auprès de votre ami,
+Qui figurez, levant vos deux bras à demi,
+L'élan de l'épervier et du vent dans les arbres!
+
+Qu'il fut beau le voyage anxieux que je fis
+Sur des rives qu'assaille un été frénétique!
+Et je songe ce soir, avec un coeur surpris,
+A ces temps où ma vie, errante et nostalgique,
+Ressemblait par ses pleurs, ses rêves, ses défis,
+Son ardeur à mourir et ses sursauts lyriques,
+Aux groupes des héros dans les musées antiques...
+
+
+LE RETOUR AU LAC LEMAN
+
+Je retrouve le calme et vaste paysage:
+C'est toujours sur les monts, les routes, les rivages,
+Vos gais bondissements, chaleur aux pieds d'argent!
+Le monde luit au sein de l'azur submergeant
+Comme une pêcherie aux mailles d'une nasse;
+Je vois, comme autrefois, sur le bord des terrasses,
+Des jeunes gens; l'un rêve, un autre fume et lit;
+Un balcon, languissant comme un soir au Chili,
+Couve d'épais parfums à l'ombre de ses stores.
+Le lac, tout embué d'avoir noyé l'aurore,
+Encense de vapeurs le paresseux été;
+Et le jour traîne ainsi sa parfaite beauté
+Dans une griserie indolente et muette.
+Soudain l'azur fraîchit, le soir vient; des mouettes
+S'abattent sur les flots; leur vol compact et lourd
+Qui semble harceler la faiblesse du jour
+Donne l'effroi subit des mauvaises nouvelles...
+Il semble, tant l'éther est comblé par des ailes,
+Que quelque arbre géant, par le vent agité,
+Laisse choir ce feuillage agile et duveté.
+Et le soleil s'abaisse, et comme un doux désastre,
+Frappé par les rayons du soleil vertical
+Tout s'attriste, languit; le lac oriental
+A le liquide éclat des métaux dans les astres;
+Et le coeur est soudain par le soir attaqué...
+
+Et tous deux nous marchons sur les dalles du quai.
+Nous sommes un instant des vivants sur la terre;
+Ces montagnes, ces prés, ces rives solitaires
+Sont à nous; et pourtant je ne regarde plus
+Avec la même ardeur un monde qui m'a plu.
+Je laisse s'écouler aux deux bords de mon âme
+Les ailes, les aspects, les effluves, les flammes;
+Je ne répondrai pas à leur frivole appel:
+Mon esprit tient captifs des oiseaux éternels.
+Je ne regarde plus que la cime croissante
+Des arbres, qui toujours s'efforçant vers le ciel,
+Détachant leur regard des plaines nourrissantes,
+Ecoutent la douceur du soir confidentiel
+Et montent lentement vers la lune ancienne...
+Je songe au noble éclat des nuits platoniciennes,
+A la flotte détruite un soir syracusain,
+A Eschyle, inhumé à l'ombre des raisins,
+Dans Géla, sous la terre heureuse de Sicile.
+Je songe à ces déserts où florissaient des villes;
+A cet entassement de siècles et d'ardeur
+Que le soleil toujours, comme un divin voleur,
+Va puiser dans la tombe et redonne à la nue.
+Je songe à la vie ample, antique, continue;
+Et à vous, qui marchez près de moi, et portez
+Avec moi la moitié du rêve et de l'été;
+A vous, qui comme moi, témoin de tous les âges,
+Tenez l'engagement, plein d'un grave courage,
+De bien vous souvenir, en tout temps, en tout lieu,
+Que l'homme en insistant réalise son Dieu,
+Et qu'il a pour devoir, dans la Nature obscure,
+De la doter d'une âme intelligible et pure,
+De guider l'Univers avec un coeur si fort
+Que toujours soit plus beau chaque instant qui se lève;
+Et d'écouter avec un mystique transport
+Les sublimes leçons que donnent à nos rêves
+L'infatigable voix de l'amour et des morts...
+
+
+OCTOBRE ET SON ODEUR...
+
+Octobre, et son odeur de vent, de brou de noix,
+D'herbage, de fumée et de froides châtaignes,
+Répand comme un torrent l'alerte désarroi
+Du feuillage arraché et des fleurs qui s'éteignent.
+
+Dans l'éther frais et pur, et clair comme un couteau,
+Le soleil romanesque en hésitant arrive,
+Et sa paille dorée est comme un clair chapeau
+Dont les bords lumineux s'inclinent sur la rive...
+
+--Automne, quelle est donc votre séduction?
+Pourquoi, plus que l'été, engagez-vous à vivre?
+Bacchante aux froides mains, de quelle région
+Rapportez-vous la pomme au goût d'ambre et de givre?
+
+Dans votre air épuré, argentin, élagué,
+On entend bourdonner une dernière abeille.
+Le soleil, étourdi et déjà fatigué,
+Ne s'assied qu'un instant à l'ombre de la treille;
+
+Les rosiers, emmêlés aux rayons blancs du jour,
+Les dahlias, voilés de gouttes d'eau pesantes,
+Sont encore encerclés de guêpes bruissantes,
+Mais la rouille du temps les gagne tour à tour.
+
+La fontaine sanglote une froide prière;
+Dans le saule, un oiseau semble faire le guet,
+Tant son cri est prudent, défiant, inquiet.
+Mais les cieux, les doux cieux, ont des lacs de lumière!
+
+--Ces glauques flamboiements, cette poussière d'or,
+Cet azur, embué comme une pensée ivre,
+Ces soleils oscillant comme un vaisseau qui sort
+De la rade, chargé de baumes et de vivres,
+Flotteront-ils au toit d'un couvent florentin,
+Sur les verts bananiers des Iles Canaries,
+Dans un vallon d'Espagne, où jamais ne s'éteint
+L'écarlate lampion des grenades mûries,
+Tandis que nous entrons dans l'hiver obsédant,
+Dans l'étroite saison, où, seule, la musique
+Fait un espace immense, et semble un confident
+Qui, saturé des pleurs de nos soirs nostalgiques,
+
+Les porte jusqu'aux cieux, avec un cri strident!
+
+
+LES RIVES ROMANESQUES
+
+Soir paresseux des lacs, douceur lente des rames,
+Qui, sur l'eau susceptible, élancez des frissons,
+Romanesque blancheur des terrasses, chansons
+Que des nomades font retentir, où se pâme
+Le vocable éternel du triste amour, quelle âme
+Tromperez-vous ce soir par votre déraison?
+
+L'absorbante chaleur voile les monts d'albâtre,
+Un généreux feuillage abrite les chemins,
+Les hameaux ont l'odeur du laitage et de l'âtre;
+Et les montagnes sont, dans l'espace bleuâtre,
+Hautes et torturées comme un courage humain.
+
+Au loin les voiliers las ont l'air de tourterelles,
+Qui, dans ce paradis liquide et sommeillant,
+Renonçant à l'éther, laissent flotter leurs ailes
+Et gisent, transpercés par le flot scintillant.
+
+Et la nuit vient, serrant ses mailles d'argent sombre
+Sur l'Alpe bondissante où le jour ruisselait,
+Et c'est comme un subit, sournois coup de filet,
+Capturant l'horizon, qui palpite dans l'ombre
+Comme un peuple d'oiseaux aux voûtes d'un palais...
+
+Un vert fanal au port tremble dans l'eau tranquille;
+Tout a la calme paix des astres arrêtés;
+Il semble qu'on soit loin des champs comme des villes;
+L'air est ample et profond dans l'immobilité;
+Et l'on croit voir jaillir de sensibles idylles
+De toute la douceur de cette nuit d'été!
+
+--Pourquoi nous trompez-vous, beauté des paysages,
+Aspect fidèle et pur des romanesques nuits,
+Engageante splendeur, vent courant comme un page,
+Secrète expansion des odeurs, calme bruit,
+Silencieux désirs montant du fond des âges?
+
+Pourquoi nous faites-vous espérer le bonheur
+Quand, par delà les lois, l'esprit, la conscience,
+Vous ressemblez au but qu'entrevoit le coureur?
+Dans un séjour où rien n'est péché ni douleur,
+Sous l'arbre désormais béni de la science,
+Vous convoquez les corps et les coeurs pleins d'ardeur!
+
+Mais, hélas! les humains et la grande Nature
+N'échangent plus leur sombre et différente humeur;
+Entre eux tout est mensonge, épouvante, imposture;
+Les souhaits infinis, les peines, les blessures
+Ne trouvent pas en elle un remède à leurs pleurs.
+La terre indifférente, exhalant ses senteurs,
+N'a d'accueil maternel que pour celui qui meurt.
+
+--Terre, prenez les morts, soyez douce à leur rêve;
+Serrez-les contre vous, rendez-les éternels,
+Donnez-leur des matins de rosée et de sève,
+Mêlez-les à vos fruits, vos métaux et vos sels.
+
+Qu'ils soient participants à vos soins innombrables,
+Que, depuis le sol noir jusqu'au divin éther,
+Plus légers, plus nombreux que les vents du désert,
+Ils aillent, légion furtive, impondérable!
+
+Mais nous, nous ne pouvons qu'être des coeurs humains:
+Nous habitons l'esprit, les passions, la foule;
+Nous sommes la moisson, et nous sommes la houle;
+Nous bâtissons un monde avec nos tristes mains;
+Et tandis que le jour insouciant se lève
+Sans jamais secourir ou protéger nos rêves,
+La force de nos coeurs construit les lendemains...
+
+
+AU PAYS DE ROUSSEAU
+
+Le lac, plus lent qu'une huile azurée, se repose,
+Et le doux ciel, couleur d'abricot et de rose,
+Penche sur lui sa calme et pensive langueur.
+Les grillons, dans les prés, ont commencé leurs choeurs:
+Scintillement sonore, et qui semble un cantique
+Vers la première étoile, humble et mélancolique,
+Qui fait trembler aux cieux sa liquide lueur...
+
+L'automne épand déjà ses fumeuses odeurs.
+
+Un voilier las, avec ses deux voiles dressées,
+Rêve comme un clocher d'église délaissée.
+Touffus et frémissants dans le soir spacieux,
+Les peupliers ont l'air de hauts cyprès joyeux;
+Au bord des champs où flotte une vapeur d'albâtre
+Les cloches des troupeaux semblent fêter le pâtre.
+
+Teinté de sombre argent, un cèdre contourné
+A le tumulte obscur d'un nuage enchaîné
+Qui roule sur l'éther sa foudre ténébreuse...
+Et l'ombre vient, luisante, épandue, onctueuse.
+Les montagnes sur l'eau pèsent légèrement;
+Tout semble délicat, plein de détachement,
+On ne sait quelle éparse et vague quiétude
+Médite. Un clair fanal, douce sollicitude,
+Egoutte dans les flots son rubis scintillant.
+--O nuits de Lamartine et de Chateaubriand!
+Vent dans les peupliers, sources sur les collines,
+Tintement des grelots aux coursiers des berlines,
+Villages traversés, secrète humidité
+Des vallons où le frais silence est abrité!
+Calme lampe aux carreaux d'une humble hôtellerie,
+Bruit pressé des torrents, travaux des bûcherons,
+Vieux hêtres abattus dont les écorces font
+Flotter un parfum d'eau et de menuiserie,
+Quoi! j'avais délaissé vos poignantes douceurs?
+Retirée en un grave et mystique labeur,
+Le regard détourné, l'âme puissante et rude,
+Je montais vers ma paix et vers ma solitude!
+
+--Nature, accordez-moi le plus d'amour humain,
+Le plus de ses clartés, le plus de ses ténèbres,
+Et la grâce d'errer sur les communs chemins,
+Loin de toute grandeur isolée et funèbre;
+
+Accordez-moi de vivre encor chez les vivants,
+D'entendre les moulins, le bruit de la scierie,
+Le rire des pays égayés par le vent,
+Et de tout recevoir avec un coeur qui prie,
+
+Un coeur toujours empli, toujours communicant,
+Qui ne veut que sa part de la tâche des autres,
+Et qui ne rêve pas à l'écart, évoquant
+L'auréole orgueilleuse et triste des apôtres!
+
+Que tout me soit amour, douceur, humanité:
+La vigne, le village et les feux de septembre,
+Les maisons rapprochées de si bonne amitié,
+L'universel labeur dans le secret des chambres;
+
+Et que je ne sois plus,--au-dessus des abîmes
+Où mon farouche esprit se tenait asservi,--
+Comme un aigle blessé en atteignant les cimes,
+Qui ne peut redescendre, et qu'on n'a pas suivi!
+
+
+UN SOIR EN FLANDRE
+
+Ah! si d'ardeur ton coeur expire,
+Si tu meurs d'un rêve hautain,
+Descends dans le calme jardin,
+Ne dis rien, regarde, respire;
+
+Le parfum des pois de senteur
+Ouvre ses ailes et se pâme;
+Le ciel d'azur, le ciel de flamme,
+Est sombre à force de chaleur!
+
+Demeure là, les mains croisées,
+Les yeux perdus à l'horizon,
+A voir luire sur les maisons
+Les toits aux pentes ardoisées.
+
+Des coqs, chantant dans le lointain,
+Soupirent comme des colombes,
+Sous la chaleur qui les surplombe.
+Le soir semble un brumeux matin.
+
+Douceur du soir! le hameau fume,
+La rue est vive comme un quai
+Où le poisson est débarqué;
+Un pigeon flotte, blanche écume.
+
+Vois, il n'y a pas que l'amour
+Sur la profonde et douce terre;
+Sache aimer cet autre mystère:
+L'effort, le travail, le labour;
+
+Des corps, que la vie exténue,
+S'en viennent sur les pavés bleus;
+Les bras, les visages caleux
+Sont emplis de joie ingénue.
+
+Un homme tient un arrosoir;
+Ce plumage d'eau se balance
+Sur les choux qui, dans le silence,
+Goûtent aussi la paix du soir.
+
+Il se forme au ciel un nuage;
+Regarde les bonds, les sursauts,
+De quatre tout petits oiseaux,
+Qui volent sur le ciel d'orage!
+
+Un oeillet tremble, secoué
+D'un coup vif de petite trique,
+Quand le lourd frelon électrique
+A sa tige reste cloué.
+
+Par la vapeur d'eau des rivières
+Les prés verts semblent enlacés;
+Le soir vient, les bruits ont cessé;
+--Etranger, mon ami, mon frère,
+
+Il n'est pas que la passion,
+Que le désir et que l'ivresse,
+La nature aussi te caresse
+D'une paisible pression;
+
+Les rêves que ton coeur exhale
+Te font gémir et défaillir;
+Eteins ces feux et viens cueillir
+Le jasmin aux quatre pétales.
+
+Abdique le sublime orgueil
+De la langueur où tu t'abîmes,
+Et vois, flambeau des vertes cimes,
+Bondir le sauvage écureuil!
+
+
+BONTE DE L'UNIVERS QUE JE CROYAIS ETEINTE...
+
+Bonté de l'univers que je croyais éteinte,
+Tant vous aviez déçu la plus fidèle ardeur,
+Je ressens aujourd'hui vos suaves atteintes;
+Ma main touche, au jardin succulent de moiteur,
+ Le sucre indigo des jacinthes!
+
+Les oiseaux étourdis, au vol brusque ou glissant,
+Dans le bleuâtre éther qu'emplit un chaud vertige,
+D'un gosier tout enduit du suc laiteux des tiges
+Font jaillir, comme un lis, leurs cris rafraîchissants!
+
+--Et, bien que le beau jour soit loin de la soirée,
+Bien qu'encor le soleil étende sur les murs
+Sa nappe de safran éclatante et moirée,
+Déjà la molle lune, au contour pâle et pur,
+Comme un soupir figé rêve au fond de l'azur...
+
+
+AUTOMNE
+
+Puisque le souvenir du noble été s'endort,
+Automne, par quel âpre et lumineux effort,
+--Déjà toute fanée, abattue et moisie,--
+Jetez-vous ce brûlant accent de poésie?
+Votre feuillage est las, meurtri, presque envolé.
+C'est fini, la beauté des vignes et du blé;
+Le doux corps des étés en vous se décompose;
+Mais vous donnez ce soir une suprême rose.
+
+--Ah! comme l'ample éclat de ce dernier beau jour
+Soudain réveille en moi le plus poignant amour!
+Comme l'âme est par vous blessée et parfumée,
+Triste Automne, couleur de nèfle et de fumée!...
+
+
+CHALEUR DES NUITS D'ETE...
+
+ O nuit d'été, maladie inconnue, combien tu me fais mal!
+ Jules LAFORGUE.
+
+Chaleur des nuits d'été, comme une confidence
+Dans l'espace épandue, et semblant aspirer
+Le grand soupir des coeurs qui songent en silence,
+Je vous contemple avec un désespoir sacré!
+
+Les passants, enroulés dans la moiteur paisible
+De cette nuit bleuâtre au souffle végétal,
+Se meuvent comme au fond d'un parc oriental
+L'ombre des rossignols furtifs et susceptibles.
+
+Une femme, un enfant, des hommes vont sans bruit
+Dans la rue amollie où le lourd pavé luit;
+C'est l'heure où les Destins plus aisément s'acceptent:
+Tout effort est dans l'ombre oisive relégué.
+Les parfums engourdis et compacts, interceptent
+La circulation des zéphyrs fatigués.
+
+Il semble que mon coeur soit plus soumis, plus sage;
+Je regarde la terre où s'entassent les âges
+Et la voûte du ciel, pur, métallique et doux.
+Se peut-il que le temps ait, malgré mes courroux,
+Apaisé mon délire et son brûlant courage,
+Et qu'enfin mon espoir se soit guéri de tout?
+
+La lune éblouissante appuie au fond des nues
+Son sublime débris ténébreux et luisant,
+Et la nuit gît, distraite, insondable, ingénue;
+Son chaud torrent sur moi abondamment descend
+Comme un triste baiser négligent et pesant.
+
+Deux étoiles, ainsi que deux âmes plaintives,
+Semblent accélérer leur implorant regard.
+L'univers est posé sur mes deux mains chétives;
+Je songe aux morts, pour qui il n'est ni tôt, ni tard,
+Qui n'ont plus de souhaits, de départs, ni de rives.
+
+Que de jours ont passé sur ce qui fut mon coeur,
+Sur l'enfant que j'étais, sur cette adolescente
+Qui, fière comme l'onde et comme elle puissante,
+Luttait par son amour contre tout ce qui meurt!
+
+Pourtant, rien n'a pâli dans ma chaude mémoire,
+Mon rêve est plus constant que le roc sur la mer;
+Mais un besoin vivant, fougueux, aride, amer,
+Veut que mon coeur poursuive une éternelle histoire,
+Et cherche en vain la source au milieu du désert.
+--Et je regarde, avec une tristesse immense,
+Dans le ciel glauque et lourd comme un auguste pleur,
+L'étoile qui palpite ainsi que l'espérance,
+Et la lune immobile au-dessus de mon coeur...
+
+
+ARLES
+
+Mes souvenirs, ce soir, me séparent de toi;
+Au-dessus de tes yeux, de ta voix qui me parle,
+De ce frais horizon d'églises et de toits,
+J'écoute, dans mon rêve où frémit leur émoi,
+ Les hirondelles sur le ciel d'Arles!
+
+La nuit était torride à l'heure du couchant.
+Les doux cieux languissaient comme une barcarolle;
+Deux colonnes des Grecs, levant leurs bras touchants,
+Semblaient une Andromaque éplorée, et cherchant
+ A fléchir une ombre qui s'envole!
+
+Ce qu'un beau soir contient de perfide langueur
+Ployait dans un silence empli de bruits infimes;
+Je regardais, les mains retombant sur mon coeur,
+Briller ainsi qu'un vase où coule la chaleur,
+ Le pâle cloître de Saint-Trophime!
+
+Une brise amollie et lourde de parfums,
+Glissait, silencieuse, au bord gisant du Rhône.
+Tout ce que l'on obtient me semblait importun,
+Mes pensers, mes désirs, s'éloignaient un à un
+ Pour monter vers d'invisibles zones!
+
+O soleil, engourdi par les senteurs du thym,
+Parfums de poivre et d'huile épandus sur la plaine,
+Rochers blancs, éventés, où, dans l'air argentin,
+On croit voir, se gorgeant des flots du ciel latin,
+ Les rapides Victoires d'Athènes!
+
+Soir torturé d'amour et de pesants tourments,
+Grands songes accablés des roseaux d'Aigues-Mortes,
+Musicale torpeur où volent des flamants,
+Couleur du soir divin, qui promets et qui ments,
+ C'est ta détresse qui me transporte!
+
+Ah! les amants unis, qui dorment, oubliés,
+Dans les doux Alyscamps bercés du clair de lune,
+Connaissent, sous le vent léger des peupliers,
+Le bonheur de languir, assouvis et liés,
+ Dans la même amoureuse infortune;
+
+Mais les corps des vivants, aspirés par l'été,
+Sont des sanglots secrets que tout l'azur élance.
+Je songeais sans parler, lointaine à vos côtés;
+Qui jamais avouera l'âpre infidélité
+ D'un coeur sensible dans le silence!...
+
+
+LA NUIT FLOTTE...
+
+La nuit flotte, amollie, austère, taciturne,
+Impérieuse; elle est funèbre comme une urne
+Qui se clôt sur un vague et sensible trésor.
+Un oiseau, intrigué, dans un arbre qui dort,
+Paraît interroger l'ombre vertigineuse.
+La lune au sec éclat semble une île pierreuse:
+Cythère aride et froide où tout désir est mort.
+
+Une vague rumeur émane du silence.
+Un train passe au lointain, et son essoufflement
+Semble la palpitante et paisible cadence
+Du coteau qui respire et songe doucement...
+
+Un parfum délicat, abondant, faible et dense,
+Mouvant et spontané comme des bras ouverts,
+Révèle la secrète et nocturne existence
+Du monde végétal au souffle humide et vert.
+
+Et je suis là. Je n'ai ni souhait, ni rancune;
+Mon coeur s'en est allé de moi, puisque ce soir
+Je n'ai plus le pouvoir de mes grands désespoirs,
+Et que, paisiblement, je regarde la lune.
+
+Je suis la maison vide où tout est flottement.
+Mon coeur est comme un mort qu'on a mis dans la tombe;
+J'ai longuement suivi ce bel enterrement,
+Avec des cris, des deuils, du sang, des tremblements,
+Et des égorgements d'agneaux et de colombes.
+
+Mais le temps a séché l'eau des pleurs et le sel.
+D'un oeil indifférent, sans regret, sans appel,
+Eclairé par la calme et triste intelligence,
+Je regarde la voûte immense, où les mortels
+Ont suspendu les voeux de leur vaine espérance.
+
+Et je ne vois qu'abîme, épouvante, silence;
+Car, ô nuit! vous gardez le deuil continuel
+De ce que rien d'humain ne peut être éternel...
+
+
+L'EVASION
+
+Libre! comprends-tu bien! être libre, être libre!
+Ne plus porter le poids déchirant du bonheur,
+Ne plus sentir l'amère et suave langueur,
+Envahir chaque veine, amollir chaque fibre!
+
+Libre, comme une biche avant le chaud printemps!
+Bondir sans rechercher l'ardeur de la poursuite,
+Et, dans une ineffable et pétulante fuite,
+Disperser la nuée et les vents éclatants!
+
+Se vêtir de fraîcheur, de feuillage, de prismes,
+S'éclabousser d'azur comme d'un flot léger;
+Goûter, sous les parfums compacts de l'oranger,
+Un jeune, solitaire et joyeux héroïsme!
+
+--A peine l'aube naît, chaque maison sommeille;
+L'atmosphère, flexible et prudente corbeille,
+Porte le monde ainsi que des fruits nébuleux.
+On croit voir s'envoler le coteau mol et bleu.
+Tout à coup, le soleil, ramassé dans l'espace,
+Eclate, et vient viser toute chose qui passe;
+La brise, étincelante et forte comme l'eau,
+Jette l'odeur des fleurs sur le coeur des oiseaux,
+Mêle les flots marins, dont la cime moelleuse
+Fond dans une douceur murmurante, écumeuse...
+Que mon front est joyeux, que mes pas sont dansants!
+Je m'élance, je marche au bord des cieux glissants:
+Dans mes songes, mes mains se sont habituées
+A dénouer le voile odorant des nuées!
+L'étendue argentée est un tapis mouvant
+Où court la verte odeur des figuiers et du vent;
+Dans les jardins bombés, qu'habite un feu bleuâtre,
+Les épais bananiers, au feuillage en haillons,
+Elancent de leurs flancs, crépitants de rayons,
+Le fougueux bataillon des fruits opiniâtres.
+Je regarde fumer l'Etna rose et neigeux;
+Les enfants, sur les quais, ont commencé leurs jeux.
+Chaque boutique, avec ses câpres, ses pastèques,
+Baisse sa toile; on voit briller l'enseigne grecque
+Sur la porte, qu'un jet de tranchante clarté
+Fait scintiller ainsi qu'un thon que le flot noie;
+Tout est délassement, espoir, activité;
+Mais quel désir d'amour et de fécondité,
+Hélas! s'éveille au fond de toute grande joie!
+
+Et pour un nouveau joug, ô mortels! Eros ploie
+La branche fructueuse et forte de l'été...
+
+
+CEUX QUI N'ONT RESPIRE...
+
+Ceux qui n'ont respiré que les nuits de Hollande,
+Les tulipes des champs, les graines des bouleaux,
+Le vent rapide et court qui chante sur la lande,
+Les quais du Nord jetant leur goudron sur les flots,
+
+Ceux qui n'ont contemplé que les blés et les vignes
+Croissant tardivement sous des cieux incertains,
+Qui n'ont vu que la blanche indolence des cygnes
+Que Bruges fait flotter dans ses brumeux matins,
+
+Ceux pour qui le soleil, au travers du mélèze,
+Pendant les plus longs jours d'avril ou de juillet,
+Remplace la splendeur des campagnes malaises,
+Et les soirs sévillans enivrés par l'oeillet,
+
+Ceux-là, vivant enclos dans leurs frais béguinages,
+Souhaitent le futur et vague paradis,
+Qui leur promet un large et flamboyant voyage
+Où s'embarquent les coeurs confiants et hardis.
+
+Mais ceux qui, plus heureux, ont connu votre audace,
+O bleuâtre Orient! Incendie azuré,
+Prince arrogant et fier, favori de l'espace,
+Monstre énorme, alangui, dévorant et doré;
+
+Ceux qui, sur le devant de leur ronde demeure,
+Coupole incandescente, opacité de chaux,
+Ont vu la haute palme éparpiller les heures,
+Qui passent sans marquer leurs pieds sur les cieux chauds,
+
+Ceux qui rêvent le soir dans le grand clair de lune,
+--Aurore qui soudain met sa robe d'argent
+Et trempe de clarté la rue étroite et brune,
+Et le divin détail des choses et des gens,--
+
+Ceux qui, pendant les nuits d'ardente poésie,
+Egrénant un collier fait de bois de cyprès,
+Contemplent, aux doux sons des guitares d'Asie,
+Le long scintillement d'un jet d'eau mince et frais,
+
+Ceux-là n'ont pas besoin des infinis célestes;
+Nul immortel jardin ne surpasse le leur;
+Ils épuisent le temps, pendant ces longues siestes
+Où leur corps étendu porte l'ombre des fleurs.
+
+Leur âme nonchalante, et d'azur suffoquée,
+Cherche la Mort, pareille à l'ombrage attiédi
+Que font le vert platane et la jaune mosquée
+Sur le col des pigeons, attristés par midi...
+
+
+LE CIEL BLEU DU MILIEU DU JOUR...
+
+Le ciel bleu du milieu du jour vibre, travaille,
+Encourage les champs, les vignes, les semailles,
+Comme un maître exalté au milieu des colons!
+Tout bouge; sous les frais marronniers du vallon,
+L'abeille noire, avec ses bonds soyeux et brusques,
+Semble un éclat volant de quelque amphore étrusque.
+Sur les murs villageois, le vert abricotier
+S'écartèle, danseur de feuillage habillé.
+Les parfums des jardins font aussi du sable
+Une zone qui semble au coeur infranchissable.
+L'air fraîchit. On dirait que de secrets jets d'eau
+Sous les noirs châtaigniers suspendent leurs arceaux.
+L'hirondelle, toujours par une autre suivie,
+Tourne, et semble obéir à des milliers d'aimants:
+L'espace est sillonné par ces rapprochements...
+--Et parfois, à côté de cette immense vie
+On voit, protégé par un mur maussade et bas,
+Le cimetière où sont, sans regard et sans pas,
+Ceux pour qui ne luit plus l'étincelante fête,
+Qui fait d'un jour d'été une heureuse tempête!
+Hélas! dans le profond et noir pays du sol,
+Malgré les cris du geai, le chant du rossignol,
+Ils dorment. Une enfant, sans frayeur, près des tombes,
+Traîne un jouet brisé qui ricoche et retombe.
+Ils sont là, épandus dans les lis nés sur eux,
+Ces doux indifférents, ces grands silencieux;
+Et la route qui longe et contourne leur pierre,
+Eclate, rebondit d'un torrent de poussière
+Que soulève, en passant, le véhément parcours
+Des êtres que la mort prête encor à l'amour...
+--Et moi qui vous avais délaissée, humble terre,
+Pour contempler la nue où l'âme est solitaire,
+Je sais bien qu'en dépit d'un rêve habituel,
+Nul ne saurait quitter vos chemins maternels.
+En vain, l'intelligence, agile et sans limite,
+Avide d'infini, vous repousse et vous quitte;
+En vain, dans les cieux clairs, de beaux oiseaux pensants
+Peuplent l'azur soumis d'héroïques passants,
+Ils seront ramenés et liés à vos rives,
+Par le poids du désir, par les moissons actives,
+Par l'odeur des étés, par la chaleur des mains...
+
+--Vaste Amour, conducteur des éternels demains,
+Je reconnais en vous l'inlassable merveille,
+L'inexpugnable vie, innombrable et pareille:
+O croissance des blés! ô baisers des humains!
+
+
+LA LANGUEUR DES VOYAGES
+
+Le matinal plaisir du soleil dans l'herbage,
+Dessinant des ruisseaux d'intangible cristal;
+Les cieux d'été, plus chauds qu'un sensuel visage
+Opprimé de désir, altéré d'idéal;
+Le hameau romantique au creux d'un roc stérile;
+Des jardins de dattiers, épais ainsi qu'un toit;
+L'arrivée, au matin, dans d'étrangères villes,
+Où, soudain, l'on se sent libéré comme une île
+Que bat de tout côté un flot distrait et coi;
+Le bitumeux parfum d'une rade en Hollande,
+Le bruit de forge en feu des vaisseaux roux et noirs
+Que la noble denrée exotique achalande;
+Enfin, surtout, l'odeur et la couleur des soirs,
+Ont, pour le voyageur que le désir oppresse
+Et que guide un mystique et rêveur désespoir,
+L'insistante langueur qui prélude aux caresses...
+
+
+LA TERRE
+
+Je me suis mariée à vous
+Terre fidèle, active et tendre,
+Et chaque soir je viens surprendre
+Votre arome secret et doux.
+
+Ah! puisque le divin Saturne
+Porte un anneau qui luit encore,
+Je vous donne ma bague d'or,
+Petite terre taciturne!
+
+Elle est comme un soleil étroit,
+Elle est couleur de moisson jaune,
+Aussi chaude qu'un jeune faune
+Puisqu'elle a tenu sur mon doigt!
+
+--Et qu'un jour, dans l'espace immense,
+Brille, ceinte d'un lien doré,
+La Terre où j'aurai respiré
+Avec tant d'âpre véhémence!
+
+
+RIVAGES CONTEMPLES
+
+Rivages contemplés au travers de l'amour,
+Horizon familier comme une salle ronde,
+Où nos yeux enivrés s'interrogeaient toujours,
+Dans quel sensible atlas, sur quelle mappemonde
+Reverrai-je vos soirs précis et colorés,
+Les suaves chemins où nos pas ont erré,
+Et que nos coeurs, emplis d'ardeur triste et profonde,
+Avaient rendus plus beaux que la beauté du monde?
+
+
+UN SOIR A LONDRES
+
+.....
+
+Les parfums vont en promenade
+ Sur l'air brumeux,
+Une âme ennuyée et malade
+ Flotte comme eux.
+
+Les rhododendrons des pelouses,
+ D'un lourd éclat,
+Semblent des collines d'arbouses
+ Et d'ananas.
+
+Un temple grec dans le feuillage
+ Semble un secret,
+Où Vénus voile son visage
+ Dans ses doigts frais.
+
+O petit fronton d'Ionie,
+ Que tu me plais,
+Dans la langoureuse agonie
+ D'un soir anglais!
+
+Je t'enlace, je veux suspendre
+ A ta beauté,
+Mon coeur, ce rosier le plus tendre
+ De tout l'été.
+
+--Mais sur tant de langueur divine
+ Quel souffle prompt?
+Je respire l'odeur saline,
+ Et le goudron!
+
+C'est le parfum qui vient d'Irlande,
+ C'est le vent, c'est
+L'odeur des Indes, qu'enguirlande
+ L'air écossais!
+
+--O toi qui romps, écartes, creuses
+ Le ciel d'airain,
+Rapide odeur aventureuse
+ Du vent marin,
+
+Va consoler, dans le Musée
+ Au beau renom,
+La divine frise offensée
+ Du Parthénon!
+
+Va porter l'odeur des jonquilles,
+ Du raisin sec,
+Aux vierges tenant les faucilles
+ Et le vin grec.
+
+--Cavalerie athénienne,
+ O jeunes gens!
+Guirlande héroïque et païenne
+ Du ciel d'argent;
+
+Miel condensé de la nature,
+ O cire d'or,
+Gestes joyeux, sainte Ecriture,
+ Céleste accord!
+
+Phalange altière et sans seconde,
+ O rire ailé,
+Bandeau royal au front du monde,
+ Coeur déroulé,
+
+Prenez votre place éternelle,
+ Votre splendeur,
+Dans l'infini de ma prunelle
+ Et de mon coeur...
+
+--Une maison de brique rouge
+ Tremble sur l'eau,
+On entend un oiseau qui bouge
+ Dans le sureau.
+
+Quelle céleste main fait fondre
+ La brume et l'or
+Des nébuleux matins de Londres
+ Et de Windsor?
+
+Des chevreuils, des biches, en bande,
+ D'un pied dressé
+Semblent rôder dans la légende
+ Et le passé.
+
+La pluie attache sa guirlande
+ Au bois en fleur:
+--Ecoute, il semble qu'on entende
+ Battre le coeur
+
+De l'intrépide Juliette,
+ Ivre d'été,
+Qui bondit, sanglote, halette
+ De volupté;
+
+De Juliette qui s'étonne
+ D'être, en ces lieux,
+Plus amoureuse qu'à Vérone
+ Près des ifs bleus.
+
+--Tout tremble, s'exalte, soupire;
+ Ardent émoi.
+O Juliette de Shakspeare,
+ Comprenez-moi!...
+
+
+LE PRINTEMPS DU RHIN
+
+(STRASBOURG)
+
+Le vent file ce soir, sous un mol ciel d'airain,
+ Comme un voilier sur l'Atlantique.
+On entend s'éveiller le Printemps souverain,
+ A la fois plaintif et bachique:
+
+Un abondant parfum, puissant, traînant et las
+ Triomphe et pourtant se lamente.
+Le saule a de soyeux bourgeons de chinchilla
+ Epars sur la plaine dormante.
+
+Un bouleversement hardi, calme et serein
+ A rompu et soumis l'espace;
+Les messages des bois et l'effluve marin
+ S'accostent dans le vent qui passe!
+
+Comment s'est-il si vite engouffré dans les bois,
+ Ce dieu des sèves véhémentes?
+Tout encore est si sec, si nu, si mort de froid!
+ --C'est l'invisible qui fermente!
+
+Là-bas, comme un orage aigu, accumulé,
+ La flèche de la cathédrale
+Ajoute le fardeau de son sapin ailé
+ A ce ciel qui défaille et râle.
+
+--Et moi qui, d'un amour si grave et si puissant,
+ Contenais la rive et le fleuve,
+Je sens qu'un mal divin veut détourner mon sang
+ De la tristesse où je m'abreuve;
+
+Je sens qu'une fureur rôde aux franges des cieux,
+ Se suspend, pèse et se balance.
+Le printemps vient ravir nos rêves anxieux;
+ C'est la fougueuse insouciance!
+
+C'est un désordre ardent, téméraire, et si sûr
+ De sa tâche auguste et joyeuse,
+Que, comme une ivre armée en fuite vers l'azur,
+ Nous courons vers la nue heureuse.
+
+Nous sommes entraînés par toutes les vapeurs
+ Qui tressaillent et qui consentent,
+Par les sonorités, les secrets, les torpeurs,
+ Par les odeurs réjouissantes!
+
+--Mais non, vous n'êtes pas l'universel Printemps,
+ O saison humide et ployée
+Que j'aspire ce soir, que je touche et j'entends,
+ Qui m'avez brisée et noyée!
+
+Vous êtes le parfum que j'ai toujours connu,
+ Depuis ma stupeur enfantine;
+La présence aux beaux pieds, le regard ingénu
+ De ma chaude Vénus latine!
+
+Vous êtes ce subit joueur de tambourin
+ A qui les montagnes répondent,
+Et dont le chant nombreux anime sur le Rhin
+ La vive effusion de l'onde!
+
+Vous êtes le pollen des hêtres et des lis,
+ L'amoureuse et vaste espérance,
+Et les brûlants soupirs que les nuits d'Eleusis
+ Ont légués à l'Ile-de-France!
+
+C'est à moi que ce soir vous livrez le secret
+ De votre grâce turbulente;
+Les autres ne verront que l'essor calme et frais
+ De votre croissance si lente.
+
+Les autres ne verront,--Alsace aux molles eaux
+ Qu'un zéphyr moite endort et creuse,--
+Que vos étangs gisants, qui frappent de roseaux
+ Votre dignité langoureuse!
+
+Les autres ne verront que vos remparts brisés,
+ Que vos portes toujours ouvertes,
+Où passe sans répit, sous un masque apaisé,
+ Le tumulte des brises vertes!
+
+Les autres ne verront, ô ma belle cité,
+ Que la grave et sombre paupière
+De tes toits inclinés, qui font à ta fierté
+ Un voile d'ombre et de prière.
+
+Ils ne verront, ceux-là, de ton songe éternel,
+ Que ta plaine qui rêve et fume,
+Que tes châteaux du soir, endormis dans le ciel.
+ --J'ai vu ton frein couvert d'écume!
+
+Ceux-là ne sauront voir, à ton balcon fameux,
+ Que la Marseillaise endormie;
+--Moi j'ai vu le soleil, de son égide en feu,
+ Empourprer ta feinte accalmie.
+
+Les autres ne verront que ce grand champ des morts,
+ Où le Destin s'assied, hésite,
+Et contemple le temps assoupi sur les corps...
+ --Moi j'ai vu ce qui ressuscite!
+
+
+CE MATIN CLAIR ET VIF...
+
+Ce matin clair et vif comme un midi du pôle,
+Où le vent vient filer le blanc coton des saules,
+Où sur le pré touffu, de guêpes entr'ouvert,
+On croit voir crépiter un large soleil vert,
+Où glissent, sur le Rhin que franchit la cigogne,
+Les chalands engourdis qui montent vers Cologne,
+Où le village, avec ses lumineux sursauts,
+Semble un cercle d'enfants jouant avec de l'eau,
+Où j'entends dans les airs les pliantes musiques
+Que font en se croisant les brises élastiques,
+Je songe, ô mon ami dont je presse la main,
+Aux forces du silence et du désir humain,
+Puisque le plus profond et plus lourd paysage
+Ne vient que de mon coeur et de ton doux visage...
+
+
+LES NUITS DE BADEN
+
+Dans le pays de Bade, où les soirs sont si lourds,
+Où les noires forêts font glisser vers la ville,
+Comme un acide fleuve, invisible et tranquille,
+L'amère exhalaison du végétal amour,
+
+Que de fois j'ai rêvé sur la terrasse, inerte,
+Ecoutant les volets s'ouvrir sur la fraîcheur,
+Dans ces secrets instants où les fleurs se concertent
+Pour donner à la nuit sa surprenante odeur...
+
+Des voitures passaient, calèches romantiques,
+Où l'on voyait deux fronts s'unir pour contempler
+Le coup de dés divin des astres, assemblés
+Dans l'espace alangui, distrait et fatidique.
+
+O Destin suspendu, que vous m'êtes suspect!
+--Sous les rameaux courbés des tilleuls centenaires
+Un puéril torrent roulait son clair tonnerre;
+Des orchestres jouaient dans les bosquets épais,
+Mêlant au frais parfum dilaté de la terre,
+Cet élément des sons, dont la force éphémère
+Distend à l'infini la détresse ou la paix...
+
+--O pays de la valse et des larmes sans peines,
+Pays où la musique est un vin plus hardi,
+Qui, sans blâme et sans heurts, furtivement amène
+Les coeurs penchants et las vers le sûr paradis
+Des regards emmêlés et des chaleurs humaines,
+
+Combien vous m'avez fait souffrir, lorsque, rêvant
+Seule, sur les jardins où les parfums insistent,
+J'écoutais haleter le désarroi du vent,
+Tandis qu'au noir beffroi, l'horloge, noble et triste,
+Transmettait de sa voix lugubre de trappiste
+Le menaçant appel des morts vers les vivants!
+
+Oui, je songe à ces soirs d'un mois de mai trop tiède,
+Où tous les rossignols se liguaient contre moi,
+Où la lente asphyxie amoureuse des bois
+Me désolait d'espoir sans me venir en aide;
+
+Les sureaux soupiraient leurs chancelants parfums;
+La ville aux toits baissés, comme une jeune abbesse,
+Paraissait écarter ses vantaux importuns,
+Pour savourer l'espace et pleurer de tendresse!
+
+Tout souffrait, languissait, désirait, sans moyen,
+Les voluptés de l'âme et la joie inconnue.
+--Quand serez-vous formé, ineffable lien
+Qui saurez rattacher les désirs à la nue?
+
+Je pleurais lentement, pour je ne sais quel deuil
+Qui, dans les nuits d'été, secrètement m'oppresse;
+Et je sentais couler, sur mes mains en détresse,
+Du haut d'un noir sapin qui se balance au seuil
+Du romanesque hôtel que la lune caresse,
+De mols bourgeons, hachés par des dents d'écureuil...
+
+
+HENRI HEINE
+
+ Quand je respire, des milliers d'échos me répondent...
+ H. HEINE.
+
+Henri Heine, j'ai fait avec vous un voyage,
+C'était un soir d'automne, encor tiède, encor clair;
+Heidelberg fraîchissait sous ses rouges feuillages,
+Nous cherchions, dans la rue aux portails entr'ouverts,
+L'humble hôtel, romantique et vieux, du Chasseur Vert.
+
+Je reposais sur vous, compagnon invisible,
+Ma tête languissante et mes cheveux défaits;
+Un souriant vieillard marchait, lisant la Bible,
+Sur la place où le jour, lumineux et sensible,
+Jetait un long appel de désir et de paix...
+
+C'était l'heure engourdie où le soleil s'incline;
+Par un mortel besoin de pleurer et de fuir,
+J'ai souhaité monter sur la verte colline;
+Nous nous sommes ensemble assis dans la berline
+Où flottait un parfum de soierie et de cuir,
+Et nous vîmes jaillir les romanesques ruines.
+
+Sur la terrasse, auprès de la tour en lambeaux,
+Des étudiants riaient avec vos bien-aimées.
+Je regardais bondir les délicats coteaux
+Qui frisent sous le poids des vignes renommées,
+Et l'espace semblait à la fois vaste et clos.
+
+Le Neckar, au courant scintillant et rapide,
+Entraînait le soleil parmi ses fins rochers.
+Nous étions tout ensemble assouvis et avides;
+L'insidieux automne avait sur nous lâché
+Ses tourbillons de songe et ses buis arrachés...
+
+--O sublime, languide, âpre mélancolie
+Des beaux soirs où l'esprit, indomptable et captif,
+Veut s'enfuir et ne peut, et rêve à la folie
+D'enfermer l'univers dans un amour plaintif!
+
+Tout à coup, dans le parc public, humide et triste,
+L'orchestre qui jouait sur les bords de l'étang,
+Près d'un groupe attentif de studieux touristes,
+Lança le son du cor qui chante dans Tristan...
+
+Henri Heine, j'ai su alors pourquoi vos livres
+Regorgent de buée et de soudains sanglots,
+Pourquoi, riant, pleurant, vous voulez qu'on vous livre
+La coupe de Thulé qui dort au fond des flots;
+
+L'amour de la légende et la vaine espérance
+Vous hantaient d'un appel sourdement répété:
+Hélas! vous aviez trop écouté, dès l'enfance,
+Les sirènes du Rhin, à Cologne et Mayence,
+Quand l'odeur des tilleuls grise les nuits d'été!
+
+Voyageur égaré dans la forêt des fables,
+Moqueur désespéré qu'un mirage appelait,
+Ni le chant de la mer d'Amalfi sur les sables,
+Ni la Sicile, avec l'olivier et le lait,
+Ne pouvait retenir votre vol inlassable,
+Pour qui l'espace même est un trop lourd filet!
+
+--O soirs de Düsseldorf, quand les toits et leur neige
+Font un scintillement de cristal et de sel,
+Et que, petit garçon qui rentrait du collège,
+Vous évoquiez déjà, rêveur universel,
+L'oriental aspect de la nuit de Noël!
+
+Pourtant vous goûtiez bien la sensible Allemagne,
+Les muguets jaillissant dans ses bois ingénus,
+L'horloge des beffrois, dont les coups accompagnent
+Les rondes et les chants des filles aux bras nus;
+
+Vous connaissiez le poids sentimental des heures
+Qui semblent fasciner l'errante volupté,
+Quand l'or des calmes soirs recouvre les demeures,
+Les gais marchés, le Dôme et l'Université;
+
+Mais, fougueux inspiré, fier ami des naïades,
+Les humaines amours vous berçaient tristement,
+Et vous trouviez, auprès d'une enfant tendre et fade,
+La double solitude où sont tous les amants!
+
+Accablé par la voix des forêts mugissantes,
+Vous inventiez Cordoue, ses palais et ses bains,
+La fille de l'alcade, altière et rougissante,
+Qui, trahissant son âme offerte aux chérubins,
+Soupire auprès d'un jeune et dédaigneux rabbin...
+
+Les frais torrents du Hartz et la mauresque Espagne
+Tour à tour enivraient votre insondable esprit.
+Que de pleurs près des flots! de cris sur la montagne!
+Que de lâches soupirs, ô Heine! que surprit
+La gloire au front baissé, votre sombre compagne!
+
+Parfois, vers votre coeur, que brisaient les démons,
+Et qui laissait couler sa détresse infinie,
+Vous sentiez accourir, par la brèche des monts,
+Les grands vents de Bohême et de Lithuanie;
+
+Les cloches, les chorals, les forêts, l'ouragan,
+Qui composent le ciel musical d'Allemagne,
+Emplissaient d'un tumulte orageux, où se joignent
+Les résineux parfums des arbres éloquents,
+Vos Lieder, à la fois déchirés et fringants.
+
+--Mais quand le vent se tait, quand l'étendue est calme,
+Vous repoussez le verre où luit le vin du Rhin;
+Le Gange, les cyprès, la paresse des palmes
+Vous font de longs signaux, secrets et souverains;
+Et votre oeil fend l'azur et les sables marins,
+Immobile, extatique et vague pèlerin!
+
+Vous riez, et tandis que tinte votre rire,
+Vos poèmes en pleurs invectivent le sort;
+Vous chantez, justement, de ne pas pouvoir dire
+Les sources et le but d'un multiple délire,
+Rossignol florentin, Grèbe des mers du Nord,
+Qui mélangez au thym du verger de Tityre
+Les gais myosotis des matins de Francfort.
+
+--J'ai vu, un soir d'automne, au bord d'un chaud rivage,
+Un grand voilier, chargé de grappes de cassis,
+Ne plus pouvoir voguer, tant le faible équipage,
+Captif sous un réseau d'effluves épaissis,
+Gisait, transfiguré par le philtre imprécis
+D'un arome, grisant plus encor qu'un breuvage.
+
+O Heine! ce parfum languissant et fatal,
+Cette vigne éthérée et qui pourtant accable,
+N'est-ce pas le lointain et pressant idéal
+Qui vous persécutait, quand de son blanc fanal
+La lune illuminait, dans les forêts d'érables,
+Vos soupirs envolés vers sa joue de cristal!
+
+--Vous me l'avez transmis, ce désir des conquêtes,
+Cet enfantin bonheur dans les matins d'été,
+Ce besoin de mourir et de ressusciter
+Pour le mal que nous fait l'espoir et sa tempête;
+Vous me l'avez transmis, ô mon brûlant prophète,
+Ce céleste appétit des nobles voluptés!
+
+O mon cher compagnon, dès mes jeunes années
+J'ai posé dans vos mains mes doigts puissants et doux;
+Bien des yeux m'ont déçue et m'ont abandonnée,
+Mais toujours vos regards s'enroulent à mon cou,
+Sur le chemin du rêve où je marche avec vous...
+
+
+
+
+III
+
+LES ELEVATIONS
+
+ Nous avons l'expérience de notre éternité.
+ SPINOZA.
+
+
+LA PRIÈRE
+
+Comment vous aborder, redoutable prière?
+Ce qu'il faudrait, mon Dieu, c'est ne rien demander
+Qui n'ait votre impalpable et pensive lumière,
+Et qui ne nous combatte au lieu de nous aider.
+
+Qu'est-ce qui prie en moi, qu'est-ce qui vous implore,
+N'est-ce pas ce désir qui ne s'est jamais tu,
+Et qui, ayant lassé tous les échos sonores,
+Vient à vous, plus secret, plus vaste et plus têtu?
+
+J'ai peur qu'on vous offense au fond des calmes sphères
+Par le besoin que l'homme a d'être contenté,
+Par cette pesanteur vers ce que l'on préfère,
+Par l'exaltation de toute faculté!
+
+Il faudrait le formel et morne sacrifice,
+Le désert refusant la rosée et le vent,
+L'extase aux yeux noyés, renonçant au délice
+De toucher à la mort avec un coeur vivant.
+
+Aussi je n'ose rien demander à l'espace,
+Je sais que la prière est un pressant amour
+Qui, comme l'épervier sur le troupeau qui passe,
+Tombe du haut du ciel, plus rapide et plus lourd!
+
+Rien n'est pur, rien n'est bon dans le souhait des êtres,
+Puisque tout est besoin de calme ou de sanglot,
+Ivresse d'absorber, de croître et de connaître,
+Inguérissable attrait de la soif et de l'eau!
+
+Les puissants animaux, désolés et sublimes,
+Qui dardent dans mon coeur leurs voeux déchus, divins,
+Ne me laisseront pas monter jusqu'à vos cimes
+Sans que mon être entier ait apaisé leur faim!
+
+Et puis, avec quels yeux et quelles mains humaines
+Concevoir votre esprit, vos aspects, vos séjours?
+Parfois, en suffoquant, je pressens vos domaines
+Quand il faut plus de place à mon extrême amour;
+
+Mais je n'offre jamais qu'une âme inassouvie
+Qui vous exige ainsi qu'un plus vaste pouvoir,
+Et qui, dépassant l'air, les formes et la vie,
+Poursuit jusqu'en vous-même un éclatant savoir.
+
+Pourtant, regardez-nous, sur les routes réelles
+Où nous luttons, mêlés de constance et d'exil,
+Accoutumés au sol et tentés par les ailes,
+Absents de nous déjà, et vers vous en péril...
+
+--Être toujours vaincu et ne pouvoir l'admettre,
+Ne pas donner au sort notre consentement,
+Et, quand de toute part la mort monte et pénètre,
+Rire comme la mer en son blanc flamboiement!
+
+Persévérer en soi malgré l'ardeur nouvelle,
+Malgré l'arrachement et la mobilité,
+Et sentir je ne sais quelle vie éternelle
+Jaillir du seul effort humain d'avoir été.
+
+Avoir toujours cherché, pressenti l'impossible
+Comme un sûr continent épandu et dissous;
+Et partout exigé un amour réversible,
+Qui fait que l'onde aussi aurait eu soif de nous;
+
+Errer dans les matins soulevés et bachiques
+Qui semblent pleins de temps, d'espoir, de chauds conseils
+Et ne plus leur livrer son âme nostalgique
+Puisqu'aucun coeur ne bat derrière le soleil;
+
+Avoir vu peu à peu s'assombrir la nature
+Sans pouvoir discerner, au long des frais matins,
+Si c'est dans le regard ou les vastes verdures
+Que le flambeau vivace et prudent s'est éteint;
+
+N'avoir jamais voulu mettre aucune défense
+Entre sa libre vie et votre volonté,
+Afin que votre active et confuse présence
+Y jette son tumulte et son infinité;
+
+Avoir vraiment connu, dans des lieux héroïques,
+L'appétit matinal et joyeux de la mort,
+Et senti que la vie allégée et mystique
+Fuyait vers quelque appel venu d'un autre bord,
+
+Enfin, avoir porté la douleur exemplaire,
+L'amour par qui l'on voit, l'on comprend et l'on sait,
+Et vivre désormais dans le regret austère
+De n'avoir pu mourir quand on se surpassait,
+
+Voyez si ce n'est pas la plus pesante image
+De l'âme se traînant jusqu'à votre inconnu,
+Et, soulevant déjà l'éboulement des âges,
+Vous présentant l'esprit comme un diamant nu.
+
+--Être un tigre blessé, qui s'allonge et qui saigne
+Dans vos forêts, mon Dieu, peu sûr d'être sauvé...
+J'ai vu trop de repos chez ceux qui vous atteignent:
+La sainteté n'est pas de vous avoir trouvé!...
+
+
+O MONDE! NOUS PASSONS...
+
+ Non par sa propre force, mais par celle que lui communiquait
+ le dieu...
+ EURIPIDE.
+
+O monde! nous passons sous ta voûte infinie,
+Ayant tout rabaissé jusqu'à notre raison.
+Les calmes lois, l'espoir paisible, les maisons
+Sont une forteresse endormante et bénie.
+
+Nous allons sans jamais trouver l'essentiel
+De la terrible énigme à nos yeux suspendue;
+Et détournant leurs yeux prudents de l'étendue,
+Les hommes au front bas ont oublié le ciel.
+
+--Mais quelques-uns n'ont pas cette humble conscience;
+Ils n'ont pas accepté de leur commun destin
+Ces résignations, cet oubli, ce dédain,
+Qui leur permet d'errer avec indifférence.
+
+Toujours interrogeant l'espace et les chemins,
+Cherchant leur mission ou bien leur jouissance,
+Ils se sentent, avec une sombre puissance,
+Humbles parmi les dieux, rois parmi les humains!
+
+Ils connaissent la paix alors qu'ils accomplissent
+Ces tâches du désir qu'ils savent assumer;
+Le danger d'espérer, le courage d'aimer
+Leur imposent un grave et glorieux supplice.
+
+Ceux-là n'ont pas de frein, ils ont reçu des dieux
+Un ordre séculaire, excessif, unanime;
+Par delà les torrents, par delà les abîmes,
+Ils poursuivent sans peur leur sort aventureux.
+
+Ils vont. L'air, les printemps, les vents les encouragent.
+Toute force et tout bien agit et bout en eux,
+Leur coeur est clair alors qu'il est tempétueux,
+Et, comme un haut sommet, dépasse les orages.
+
+--Seigneur, vous m'avez dit d'être ce pèlerin
+Qui s'épuise et pourtant que jamais rien n'entrave;
+Vous m'avez infusé le chant du tambourin,
+L'éclat de la cymbale et l'écume des gaves;
+
+Pour prix de ma fatigue et d'un cri sans écho,
+Vous m'avez accordé plus de peines qu'aux autres;
+Je sentais vos faveurs au poids de mon fardeau,
+Et je suis le plus las parmi tous vos apôtres!
+
+Mais quelquefois le soir, quand l'univers s'est tu,
+Quand, rompu par l'effort, le peuple humain sommeille,
+Vous m'ouvrez dans l'espace un chemin revêtu
+Du blanc scintillement des stellaires abeilles.
+J'assemble sous mes mains les paradis perdus;
+Un musical silence éclate à mon oreille;
+Mon âme ressent tout sans en être étonnée,
+Le serpent sous mon pied a sa tête inclinée.
+Je touche un fruit secret que plus rien ne défend,
+Et vous êtes mon Dieu, et je suis votre enfant...
+
+
+MON DIEU, JE NE SAIS RIEN...
+
+Mon Dieu, je ne sais rien, mais je sais que je souffre
+Au delà de l'appui et du secours humain,
+Et, puisque tous les ponts sont rompus sur le gouffre,
+Je vous nommerai Dieu, et je vous tends la main.
+
+Mon esprit est sans foi, je ne puis vous connaître,
+Mais mon courage est vif et mon corps fatigué,
+Un grand désir suffit à vous faire renaître,
+Je vous possède enfin puisque vous me manquez!
+
+Les lumineux climats d'où sont venus mes pères
+Ne me préparaient pas à m'approcher de vous,
+Mais on est votre enfant dès que l'on désespère
+Et quand l'intelligence à plier se résout.
+
+J'ai longtemps recherché le somptueux prodige
+D'un tout-puissant bonheur sans fond et sans parois:
+La profondeur est close au prix de mon vertige,
+Et mon torrent toujours rejaillissait vers moi.
+
+Ni les eaux, ni le feu, ni l'air ne vous célèbrent
+Autant que mon inerte, actif et vaste amour;
+La lumière est en moi, j'erre dans les ténèbres
+Quand mes yeux sont voilés par la clarté du jour!
+
+Jamais un être humain avec plus de constance
+N'a tenté de vous joindre et d'échapper à soi.
+Au travers des désirs et de leur turbulence,
+J'ai cherché le moment où l'on vous aperçoit.
+
+--Je vous ai vu au bord de ces païens rivages
+Où les temples ouverts, envahis par l'été,
+Maintiennent dans le temps, avec un long courage,
+De votre aspect changeant la multiple unité.
+
+Je vous vois, dieu guerrier, quand la foule unanime,
+Effaçant ses contours, arrachant ses liens,
+Semble un compact éther aspiré par les cimes
+Et gagne le sommet de monts cornéliens.
+
+Je vous vois, quand ma ville, ainsi qu'un pâle orage,
+Etend à l'infini le désert de ses toits,
+Et que mes yeux, mêlés aux langueurs des nuages,
+Se traînent sans trouver vos véritables lois.
+
+Je vous vois, sur les fronts ternis comme des cibles,
+De ceux-là qui jamais ne déposent leur faix,
+Qui, s'efforçant toujours au delà du possible
+Ont le zèle offensé d'un héros contrefait.
+
+Je vous vois, quand un corps craintif va se résoudre
+A saisir le bonheur suave et malfaisant;
+Quand le plaisir au coeur roule comme la foudre
+Et semble un meurtrier qui console en tuant!
+
+C'est vous qui rayonnez avec les douze apôtres
+Dans les gémissements, les appels et les cris,
+Dans un être éperdu qu'on sépare de l'autre,
+Dans ces lambeaux de chair où se mouvait l'esprit;
+
+Dans ces regards accrus que la douleur tenaille:
+Athlètes enchaînés où vient perler le sang,
+Terribles yeux, frappés ainsi que des médailles
+Où l'on voit la beauté d'un mort ou d'un absent!
+
+--Seigneur, vous l'entendez, je n'ai pas d'autre offrande
+Que ces pourpres charbons retirés des enfers,
+Depuis longtemps l'eau vive et l'agreste guirlande
+S'échappaient de mes bras, épars comme un désert.
+
+Mais ce que je vous donne est le soupir des âges;
+L'orgueil désabusé porte la corde au cou;
+Et ma simple présence est comme un clair présage
+Qu'un siècle plus gonflé veut s'écouler en vous.
+
+Ce n'est pas la langueur, ce n'est pas la faiblesse
+Qui me fait vous louer et vers vous me conduit,
+Mais l'exaltant soleil, comblé de mes caresses,
+Quand mon esprit souffrait l'a laissé dans la nuit.
+
+--J'ai vu que tout priait, le désir et la plainte,
+Que les regards priaient en se cherchant entre eux,
+Que les emportements, le délire et l'étreinte
+Sont la tentation que nous avons de Dieu.
+
+Je ne puis l'expliquer, mais votre éclat suprême
+Semble être mon reflet au lac d'un paradis,
+Un soir je vous ai vu ressembler à moi-même,
+Sur la route où mon corps par l'ombre était grandi;
+
+C'est toujours soi qu'on cherche en croyant qu'on s'évade,
+On voudrait reposer entre ses bras bénis;
+Votre amour et le mien jamais ne rétrogradent,
+Et je m'entoure enfin de mon coeur infini...
+
+Je le sais, mes pas sont enlizés dans le sable,
+Tout le poids de la vie est retenu au sol,
+Mais la flèche du coeur va vers l'inconnaissable
+Et l'esprit ébloui accompagne ce vol;
+
+Je ne veux plus revoir ce trop humain désastre
+Qui m'avait assourdie et me crevait les yeux;
+Ces nuits où la douleur m'apparentait aux astres,
+Par l'effort éloigné, vain et silencieux;
+
+La détresse a besoin d'une immense étendue,
+D'une voûte où l'amour coule jusqu'aux deux bords;
+Une ardeur sans espoir n'est plus interrompue,
+Et l'espace est moins haut que son plaintif essor.
+
+C'est pourquoi, les yeux clos aux lueurs de la terre,
+Délaissant ma raison comme un trop faible ami,
+Je vous bois, ô torrent dont le feu désaltère,
+Dieu brûlant, vous en qui tout excès est permis...
+
+
+LA SOLITUDE
+
+Quoi! vais-je m'attrister d'un long jour solitaire?
+Reprocherai-je au sort son indigent éclat?
+Plus poignant est l'ennui, plus il est salutaire;
+Aidons le doux réseau du temps à se défaire;
+N'est-il pas juste, ô cieux! que l'on se sente las,
+Et que déjà pour nous tout commence à se taire,
+Puisqu'il faudra, pourtant, être un mort dans la terre...
+
+
+SI VOUS PARLIEZ, SEIGNEUR...
+
+Si vous parliez, Seigneur, je vous entendrais bien,
+Car toute humaine voix pour mon âme s'est tue,
+Je reste seule auprès de ma force abattue,
+J'ai quitté tout appui, j'ai rompu tout lien.
+
+Mon coeur méditatif et qui boit la lumière
+Vous aurait absorbé, si, transgressant les lois,
+Comme le vent des nuits qui pénètre les pierres
+Votre verbe enflammé fût descendu sur moi!
+
+Nul ne vous souhaitait avec tant d'indigence:
+Je vous aurais fêté au son du tympanon
+Si j'avais, dans mon triste et studieux silence,
+Entendu votre voix et connu votre nom.
+
+Si forte qu'eût été l'ombre sur vos visages,
+Sublime Trinité! j'eusse écarté la nuit,
+Mon esprit vous aurait poursuivie sans ennui,
+Et j'aurais abordé à votre clair rivage...
+
+Mais jamais rien à moi ne vous a révélé
+Seigneur! ni le ciel lourd comme une eau suspendue,
+Ni l'exaltation de l'été sur les blés,
+Ni le temple ionien sur la montagne ardue;
+
+Ni les cloches qui sont un encens cadencé,
+Ni le courage humain, toujours sans récompense,
+Ni les morts, dont l'hostile et pénétrant silence
+Semble un renoncement invincible et lassé;
+
+Ni ces nuits où l'esprit retient comme une preuve
+Son aspiration au bien universel;
+Ni la lune qui rêve, et voit passer le fleuve
+Des baisers fugitifs sous les cieux éternels.
+
+Hélas! ni ces matins de ma brûlante enfance,
+Où, dans les prés gonflés d'un nuage d'odeur,
+Je sentais, tant l'extase en moi jetait sa lance,
+Un ange dans les cieux qui m'arrachait le coeur!
+
+Pourtant, ayez pitié! Que votre main penchante
+Vienne guider mon sort douloureux et terni;
+J'aspire à vous, Splendeur, Raison éblouissante!
+Mais je ne vous vois pas, ô mon Dieu! et je chante
+ A cause du vide infini!
+
+
+MON DIEU, JE SAIS QU'IL FAUT...
+
+Mon Dieu, je sais qu'il faut accepter la détresse,
+Qu'il faut, dans la douleur, descendre jusqu'en bas,
+Mais, dans ce labyrinthe où votre main nous presse,
+Puisque vous êtes bon, ne se pourrait-il pas
+Que nous entrevoyions du moins la claire issue
+Que déjà votre main prépare doucement,
+Et qu'un peu de lumière, au lointain aperçue,
+Nous aide à supporter ce ténébreux moment?
+
+Pourquoi nos maux sont-ils si compacts et si denses
+Qu'on semble enseveli dans un obscur caveau?
+D'où vient cette funèbre et perfide abondance
+Qui submerge le coeur et trouble le cerveau?
+
+Pourtant, les lendemains sont quelquefois si tendres,
+On revoit les regards que l'on n'espérait plus.
+Mais le bonheur fait mal quand il faut trop l'attendre,
+Être sauvés enfin, ce n'est plus être élus.
+
+Consolez-nous parfois dans cette forteresse
+Dont vous tenez les clefs et fermez le vitrail;
+Laissez-nous pressentir les futures caresses
+Et leur fraîche beauté d'eau bleue et de corail!
+
+C'est trop d'être privé de la douce espérance,
+D'être comme un forçat serré le long du mur,
+Qui ne peut pas prévoir sa juste délivrance,
+Car la fenêtre est haute et les verrous sont durs.
+
+Pourquoi ce faste affreux de l'angoisse où nous sommes,
+Pourquoi ce deuil royal et ces chagrins pompeux,
+Puisqu'il vous plaît parfois d'avoir pitié des hommes
+Et de remettre encor le bonheur auprès d'eux?
+
+Faut-il donc au Destin ces heures pantelantes,
+L'émeut-on par un corps qui tremble et qui gémit?
+Nos pleurs sont-ils un peu de cette huile brûlante
+Que Psyché répandit sur l'Amour endormi?
+
+S'il se peut, écartez ces moments de la vie
+Où nous sommes broyés sous un joug trop étroit,
+Et, pareils aux mineurs dans la noire asphyxie,
+Nous tentons d'écarter le roc avec nos doigts.
+
+--Déjà, loin du plaisir, du monde, des parades,
+Mon coeur ardent n'est plus, dans son éclat voilé,
+Qu'un feu de bohémiens sur la pauvre esplanade,
+Où l'enfant nu console un cheval dételé.
+
+--Mais s'il faut que ces jours de supplice reviennent,
+S'il faut vivre sans eau, sans soleil et sans air,
+Que du moins votre main s'empare de la mienne
+Et m'aide à traverser l'effroyable désert...
+
+
+COMME VOUS ACCABLEZ VOS PREFERES...
+
+--Comme vous accablez vos préférés, Seigneur!
+
+Comme l'éclair, comme le vent, comme un voleur,
+Vous vous jetez sur eux, dans un désordre étrange;
+Vous les frappez, avec l'essaim des mauvais anges;
+Vous faites rage, ainsi qu'un typhon sur la mer.
+Ni les cris ni les pleurs dans les regards amers
+Ne vous arrêtent. Vous secouez jusqu'aux moelles
+Le pauvre cèdre humain qui louait vos étoiles!
+Vous dispersez, avec votre bras forcené,
+L'amour, qui consolait depuis que l'on est né.
+Par la douleur physique et la douleur du rêve
+Vous nous faites ployer; on se courbe, on se lève,
+Comme un rameau rompu qui lutte dans le vent.
+On implore, et vos coups vont encor s'aggravant.
+
+Il semble que votre ample et salubre courage
+Veuille assainir en nous quelque obscur marécage,
+Tant vous nous arrachez, par des sueurs de sang,
+L'âcre ferment vivant, orgueilleux et puissant.
+On pense qu'on mourra du mal que vous nous faites...
+--Et puis, c'est tout à coup la fin de la tempête;
+On est comme les bois légers, silencieux,
+D'où le vent se retire et monte vers les cieux.
+Et l'on est abattu, mais clair, calme, sans tache;
+Bercé comme un vaisseau sous une molle attache;
+Purifié, prudent, entouré de remparts,
+Protégé comme un roi parmi ses étendards...
+
+--Mais s'il fallait connaître encor cette furie,
+Ah! Seigneur, laissez-moi mourir sur la prairie,
+Près de l'arbre du bien et du mal, dont mes mains
+Dès l'enfance ont cueilli les délices humains.
+Défendez-moi de vous, Seigneur, je vous en prie;
+Laissez-moi défaillir, et ne m'arrachez pas
+Le perfide serpent qui dort entre mes bras...
+
+
+JE SUIS FIÈRE DE TOUT...
+
+Je suis fière de tout ce que je vous fis faire,
+Pauvre âme et pauvre esprit au faible corps liés.
+J'ai veillé, dans la morne ou brûlante atmosphère,
+A ce que rien de vous ne fût humilié.
+
+Ah! s'il n'avait tenu qu'à mon penchant délire,
+Qu'à mon rêve incliné vers le plaintif amour,
+J'aurais suivi la route où tout effort expire,
+Mais je vous ai sauvés en m'immolant toujours!
+
+Ma part fut abondante, aride, ténébreuse;
+J'ai combattu l'orage et divisé le vent,
+Et j'ai su m'enivrer, dans les jours éprouvants,
+Du sombre enchantement des larmes courageuses.
+
+Déjà mon temps décline, et le vent dans les palmes
+Ne répand plus pour moi son parfum vaste, amer.
+Peut-être vais-je atteindre, ayant de tout souffert,
+La région sereine où la douleur est calme;
+
+Et je vous remercie, orage, ardeur, souffrance,
+Et vous, déception au jeu continuel,
+De m'avoir accordé la sombre indifférence
+Qui prépare le corps au repos éternel...
+
+
+J'AI REVU LA NATURE...
+
+J'ai revu la Nature en son commencement.
+J'entends comme en naissant, comme en ouvrant l'oreille,
+Un bruit de branches, d'eau, de brises et d'abeilles
+Passer avec un vague et frais étonnement.
+On voit partout jaillir de la terre âpre et dure
+La vapeur balancée et molle des verdures...
+--Nature, je connais votre piège éternel:
+Forte par la beauté, humble par le silence,
+Vous attendez qu'en nous sans cesse recommence
+L'immense adhésion au but universel.
+L'indiscernable Amour tente un furtif appel...
+Je suis là; l'églantier enlace un banc de marbre
+Qu'entoure la senteur fourmillante des buis.
+Tout gonfle et se fendille avec un léger bruit
+De résine au soleil; le vent, au haut des arbres,
+A les grands mouvements de l'inspiration.
+Hélas! cette salubre et chaste passion,
+Ce grand nid des vivants qui croît et se prépare,
+Sera-t-il donc toujours l'ennemi des humains?
+Parmi ce tourbillon de graines et d'essaims,
+Nature, vous faut-il une âme qui s'égare,
+Et qui mêle à votre âcre et printanier levain
+L'inutile désir d'un amour plus divin,
+Que vous désabusez et que rien ne répare?...
+
+
+ON ETOUFFAIT D'ANGOISSE ATROCE...
+
+On étouffait d'angoisse atroce, et l'on respire.
+Il semble que l'on ait désormais vu le pire,
+Qu'on est sorti vivant du cercle de l'enfer,
+Que c'est fini! Le jour remonte, calme et clair;
+On entend les rumeurs des routes, des villages,
+Le chant des coqs, le doux roulis des engrenages:
+Halettement de fer que font dans le lointain
+Les usines, fumant sur le léger matin...
+Une haleine de fleurs épaissit les prairies;
+On voit, sur le torrent, écumer la scierie.
+Les calmes oliviers, immobiles, songeant,
+Reçoivent tout l'azur dans leurs tamis d'argent;
+Et les abeilles, par leurs danses chaleureuses,
+Font un voile doré aux collines pierreuses;
+Et l'on est sauf!
+ Mais quand reviendront les effrois,
+Quand ce sera vraiment pour la dernière fois;
+Quand ce sera le terme exact de toute chose,
+Le mal sans guérison, la mort de ceux qu'on ose
+A peine regarder, tant ils sont beaux et chers;
+Quand l'esprit ne pourra plus réjouir la chair;
+Quand on sera usé, délaissé, terne, comme
+Un jardin d'hôpital où flânent de vieux hommes;
+Quand, ni les prés gonflés qui montent aux genoux,
+Ni l'orgueil ni l'amour ne seront faits pour nous;
+Quand tout ce qui voyage, agit, hêle, circule,
+S'éloignera de l'ombre où notre front recule,
+Et qu'on sera déjà un cadavre vivant,
+Dont le timide effort, derrière un contrevent,
+Regarde encore un peu le soleil et l'orage
+Verser aux coeurs humains les robustes courages
+Et la témérité, par qui Dieu vient en aide;
+Quand le malheur sera formel, net, sans remède,
+Et qu'on sera poussé, morne, les bras liés,
+Contre le mur, où sont tombés les fusillés:
+Quel baume, quel secours subit, quelle allégeance
+Me mêlera, Nature, à votre calme essence?
+
+
+L'ESPACE NOCTURNE
+
+ «Zeus lui-même considérait la nuit avec une crainte respectueuse.»
+
+Qui pourrait déchiffrer la nuit silencieuse?
+Les Nombres sont en elle éclatants et secrets,
+Comme un jour plus subtil, sa blanchâtre veilleuse
+Dispense la clarté jusqu'aux sombres forêts...
+
+Sa douceur monotone et sa couleur unique
+Font une lueur vaste, absolue et sans bords.
+Comme un haut monument éternel et mystique,
+Elle semble arrêtée entre l'air et la mort.
+
+--Que j'aime votre exacte, uniforme lumière,
+Sans saillie et sans heurts, sans flèche et sans élan,
+Où les noirs peupliers, recueillis, indolents,
+Semblent, dans l'éther blanc, de visibles prières!
+
+--Nuit paisible, pareille aux rochers des torrents
+Vous laissez émaner des parfums froids et tristes,
+Et dans votre caveau, pâle et grave, persiste
+L'âme des premiers temps, et les esprits errants.
+
+Est-ce un lointain rappel des heures primitives
+Où l'inquiet désir se défiait du jour,
+Qui fait que nous aimons votre lampe plaintive,
+Et qu'on se croit la nuit plus proche de l'amour?
+
+--Vous êtes aujourd'hui songeuse et solennelle,
+Nuit tombale où se meut l'odeur d'un oranger;
+Je veux tracer mon nom sur votre blanche stèle,
+Et méditer en vous avec un coeur figé.
+
+Mais, hélas! je ne peux diminuer ma plainte,
+Je suis votre jet d'eau murmurant, exalté,
+Mon coeur jaillit en vous, épars et sans contrainte,
+Vaste comme un parfum propagé par l'été!
+
+Pourquoi donc, douce nuit aux humains étrangère,
+M'avez-vous attirée au seuil de vos secrets?
+Votre muette paix, massive et mensongère,
+N'entr'ouvre pas pour moi ses brumeuses forêts.
+
+Qu'y a-t-il de commun, ô grande Sulamite
+Noire et belle, et toujours buveuse de l'amour,
+Entre votre splendeur étroite et sans limite,
+Et nous, que le temps presse et quitte chaque jour?
+
+Pourquoi nous tentez-vous, dormeuse de l'espace,
+Par votre calme main apaisant notre sort?
+Jamais l'homme ne peut rester sur vos terrasses
+Bien longtemps, à l'abri du rêve et de l'effort,
+Puisque vivre c'est être alarmé, plein d'angoisse,
+Menacé dans l'esprit, menacé dans le corps,
+Luttant comme un soldat sans arme et sans cuirasse,
+Puisqu'on naviguera sans atteindre le port,
+Puisque après les transports il faut d'autres transports,
+Puisque jamais le coeur ne rompt ni ne se lasse,
+Et que, si l'on était paisible, on serait mort...
+
+
+JE VIS, JE PENSE, ET L'OMBRE...
+
+Je vis, je pense, et l'ombre insensible et divine
+Dans le vallon obscur m'entoure de splendeur;
+Le romanesque vent, en s'ébattant, incline
+Sur le noir oranger le sureau lourd d'odeur.
+
+Et je suis le témoin vigilant, perspicace,
+De cette heure fougueuse où tout tressaille et boit;
+Et rien qu'en respirant, je retrouve la trace
+Des passants glorieux engloutis avant moi.
+
+Et pourtant quel silence! Immobile présage,
+Les étoiles aux cieux maintiennent fixement
+Leur calme groupement, irrégulier et sage,
+Vestige ténébreux d'un vaste événement.
+
+Rien, je ne saurai rien de l'énigme du monde!
+Je m'y suis insérée avec autant d'amour
+Que l'arbre dans le roc, que la rive dans l'onde,
+Que le dard du soleil dans la pulpe du jour.
+
+Mais je ne saurai rien; j'interroge, et j'écoute
+Mon rêve qui répond à mon âme; et j'entends
+La foule des secrets, des désirs et du doute
+Agir en moi depuis la naissance du temps...
+
+Parfois, dans un sursaut de connaissance épique,
+J'enveloppe l'espace et ses sombres lueurs,
+Depuis la lune morte au sein des cieux mystiques,
+Jusqu'aux chats d'Orient, sanglotant dans les fleurs.
+
+Mais je ne saurai rien de ma tâche éphémère!
+--Insondable Univers que j'ai cru posséder,
+Je n'interromprai pas ma pensive prière
+Vers ton muet orgueil, qui ne peut pas céder.
+
+--Beau soir, tout envolé de parfums et de brises,
+Remuante ténèbre, agile et fraîche ardeur,
+C'est en vain que ma voix vous suit et vous attise,
+Comme la flûte grecque accompagne un danseur!
+
+--Je suis mortelle, et tout ce que je loue est stable!
+Mon être se dissout, mon passé est errant;
+Vous brûlerez sans moi, ô monde délectable!
+La lune luit; le vent se baigne dans le sable,
+Et j'écoute monter vers les cieux odorants,
+Mon esprit dilaté, clairvoyant, secourable,
+Qui, tout imprégné d'eux, leur est indifférent!
+
+
+JE SAIS QUE RIEN N'EST PLUS...
+
+Je sais que rien n'est plus pour moi, et cependant
+Je regarde parfois les choses de l'espace,
+Je vois l'ombre de l'if qui divise l'étang,
+Et l'azur s'entr'ouvrir pour un oiseau qui passe.
+
+La cloche d'un couvent disperse dans les airs
+Son rêve débordant et son Credo candide:
+Douce cloche, oasis d'argent du bleu désert,
+C'est vous la palme et l'eau des soirs tendres et vides!...
+
+Dans la rue, un enfant, un marchand, un tonneau
+Rendent le calme éther et le pavé sonores;
+Je rêve d'un jardin tropical, sur les flots
+Où gonflent mollement les pompeuses Comores.
+
+Et je regarde luire, entre les toits serrés
+Où mes tristes regards lentement aboutissent,
+Ces cieux du soir qui sont si doux et si propices
+Aux âmes qui n'ont pas encor désespéré...
+
+
+LE DESTIN DU POÈTE
+
+ «O Perséphone donne-nous un courage invincible.»
+ ESCHYLE.
+
+C'était un matin chaud, serein, religieux,
+Dans cette ombre bleuâtre où l'homme naît; les dieux
+Tenaient entre leurs mains une âme qui tressaille,
+Qui s'éveille et s'émeut. Les dieux disaient: «Qu'elle aille,
+Luttant contre les vents et le nuage obscur,
+Dans l'azur et toujours plus avant dans l'azur!
+Qu'errante, mais encore à nos cieux retenue,
+Elle vive les bras étendus vers la nue,
+Ne pouvant oublier et ne pouvant saisir
+Le souvenir épars de l'immortel plaisir;
+Qu'elle aille, épi de blé que l'univers va moudre,
+S'attachant au soleil, s'attachant à la foudre;
+Qu'innocente, et croyant à la bonté du jour,
+Elle répande en vain son ineffable amour,
+Et que toute sa joie, enivrée, abattue,
+Retombe sur son coeur comme un fardeau qui tue!
+Qu'aucun baiser ne soit assez âpre et puissant
+Pour celle dont le sang veut rejoindre du sang;
+Ivre d'effusion et d'ardeur fraternelle,
+Que les mots qu'elle dit ne soient compris que d'elle.
+Quand la clarté des nuits étend l'ombre des ifs,
+Que tous ses désirs soient allongés, excessifs,
+Et qu'elle porte alors, comme un poids qui l'écrase,
+Les souhaits, le plaisir, le regret et l'extase!
+Qu'un matin, dédaignant les douceurs de l'été,
+N'aimant plus que l'orgueil et que l'éternité,
+Elle aille, se blessant d'un véhément coup d'aile;
+Qu'elle soit morte enfin, et qu'il ne reste d'elle
+Que quelques chants plaintifs, dont le tremblant éclat
+Touche moins que l'odeur vivante des lilas,
+Que les cris des oiseaux dans les nuits sanglotantes,
+Que les pleurs des jets d'eau, que les brises errantes,
+Et qu'ainsi les humains, dont le coeur faible et dur,
+Ignore nos desseins enfermés dans l'azur,
+Qui croient que leur bonheur est notre complaisance,
+Voyant cette âme lasse et lourde de souffrance,
+Ne puissent pas savoir,--secret profond des dieux,--
+Que c'était celle-là que nous aimions le mieux...
+
+
+ELEVATION
+
+Je n'ai rien accepté du séjour sur la terre,
+Jamais le sort humain n'eut mon consentement;
+J'ai langui, j'ai bondi, nomade et solitaire,
+Des paradis de joie aux enfers du tourment.
+
+La vie en me touchant a décuplé sa force:
+Pour mieux combler mon âme et creuser mon émoi,
+L'espace, les soleils, les pays, les écorces
+Se joignaient à mon corps et brûlaient avec moi!
+
+Enfant, j'ai désiré le sort, l'amour, la vie
+Avec l'arrachement des fleuves vers la mer;
+Je me retourne encor, étonnée et ravie,
+Vers l'image que j'eus d'un si tendre univers:
+
+Que les jours se levaient splendides dans ma joie!
+Quel torrent ascendant de mon coeur vers les cieux!
+Mais l'orchestre s'est tu; la brume qui me noie
+M'entraîne mollement aux lieux silencieux.
+
+J'ai la sérénité d'être sans espérance,
+Je ne souhaite rien, j'ai pris congé de moi;
+Ma force, mes désirs, mes regrets, ma souffrance
+Ont fui comme le temps laisse tomber les mois.
+
+Mon coeur libre est ouvert à tout écho sublime,
+Les fiers chevaux du Cid y font sonner leurs pas;
+J'étends, les yeux penchés au-dessus des abîmes,
+Une main qui pardonne et l'autre qui combat.
+
+Je sais que l'héroïsme est la suprême ivresse,
+Le mont où retentit la trompette d'argent,
+Mais plus le bond est haut, plus sûrement il blesse:
+Les esprits éblouis sont les plus indigents.
+
+Je vois bien que tout fleuve orgueilleux a sa rive,
+Que tout a sa mesure et son empêchement,
+La chance aux yeux divins, rapidement nous prive,
+Et quand le sombre amour a pitié, c'est qu'il ment.
+
+Je ne demande pas à l'énigme du monde
+Quel dieu favorisait puis délaissait mon coeur,
+Ni quel fleuve d'amour, en détournant ses ondes,
+A déposé chez moi ce limon de langueur!
+
+Hélas! que tout nous fuit! Comme tout nous rejette!
+Comme tout aboutit à ce hideux repos
+Qui de la terre fait un immense squelette
+Où les foules sans nombre ont aligné leurs os!
+
+--Et maintenant, debout comme les astronomes
+Dans les limpides nuits d'Agra et de Philæ,
+Je contemple, au-dessus des mondes et des hommes,
+Les signes infinis de mon coeur étoilé!...
+
+
+EN CES JOURS DECHIRANTS...
+
+En ces jours déchirants où le Destin me brave
+Et lentement me vainc, Seigneur, soutenez-moi,
+Jusqu'au mystique instant que mon coeur entrevoit,
+Où je confesserai que la douleur est suave;
+
+Déjà son huile sainte a pénétré mes os;
+Je renonce à vouloir, à désirer, à vivre;
+Quand l'instinct est rompu, les âmes volent haut...
+Douleur, c'est votre poids sacré qui me délivre;
+C'est par votre grandeur qu'on atteint au repos...
+
+
+A MISTRAL
+
+O Mistral, la Mireille antique,
+--Chloé qui dansait dans le thym--
+Suspend sa flûte bucolique
+Au vert laurier de ton jardin!
+
+Elle s'approche et te contemple;
+Et, dans le vent rapide et pur,
+C'est toi la colonne du temple,
+C'est toi l'olivier sur l'azur!
+
+Tu étincelles dans l'espace
+Par tes airs de pâtre et de roi;
+Ton coeur enveloppe ta race
+Et ton pays descend de toi!
+
+Sous le soleil et les étoiles
+Tu tiens ta lyre au son hautain,
+Comme un vaisseau gonfle sa voile
+Et bondit sur les flots latins!
+
+Le vent bleu, sur la pierre blanche,
+De ses beaux bras audacieux
+Trempés dans le parfum des branches,
+Etale ton nom sous les cieux!
+
+La musique glissante ou vive
+Baigne et soulève tes pipeaux
+Comme un fleuve franchit sa rive
+Et s'étend parmi les roseaux...
+
+--Ainsi nous recherchions l'Histoire,
+L'Hellade avec ses temples roux,
+Quand c'est toi, la Nef, la Victoire,
+Et le Grec béni de chez nous!
+
+Et Chloé, fille de Sicile,
+Retrouve en toi le sol natal;
+Son miroir, sa lampe d'argile,
+Elle les consacre à Mistral,
+
+Heureuse, après un si long somme,
+De voir, dans l'azur et le vent,
+Que Daphnis, le plus beau des hommes,
+A pris l'éclat d'un dieu vivant...
+
+
+VERS ECRITS SUR LES CHAMPS DE BATAILLE
+D'ALSACE-LORRAINE
+
+ O morts pour mon pays, je suis votre envieux...
+ V. HUGO.
+
+Ce matin de brouillard, d'orage et de langueur,
+Devant un glorieux et triste paysage,
+Je ressens, avec plus de fièvre et de vigueur,
+L'amour et la fierté qui divisent le coeur
+Elancer vers les cieux leur différent courage!
+
+Hélas! les grands sanglots de l'orgueil menacé
+Ne sont souvent qu'un bruit de vagues, que domine,
+De ses bras éperdus, de ses cris insensés,
+Le désir des humains, qui rôde, convulsé,
+Dans son empire d'or, de soif et de famine!
+
+--Quel mortel n'a connu vos somptueux élans,
+Passion de l'amour, unique multitude,
+Danger des jours aigus et des jours indolents,
+Orchestre dispersé sur les vents turbulents,
+Rossignol du désir et de la servitude!
+
+Mais pour que soient domptés ces iniques transports,
+Nous irons aujourd'hui parmi les tombes vertes
+Où les croix ont l'éclat des mâts blancs dans les ports;
+Et nous suivrons, le coeur incliné vers les morts,
+La route de l'orgueil qu'ils ont laissée ouverte.
+
+Voix des champs de bataille, âpre religion!
+Insistance des morts unis à la nature!
+Ils flottent, épandus, subtile légion,
+Mêlés au blé, au pain, au vin des régions,
+Hors des funèbres murs et des humbles clôtures.
+
+--Un jour, ils étaient là, vivants, graves, joyeux.
+Les brumes du matin glissaient dans les branchages,
+Les chevaux hennissaient, indomptés, anxieux,
+L'automne secouait son vent clair dans les cieux,
+Les casques de l'Iliade ombrageaient les visages!
+
+On leur disait: «Afin qu'une minute encor
+Le sol que vous couvrez soit la terre latine,
+Il faut dans les ravins précipiter vos corps.»
+Et comme un formidable et musical accord
+Ces cavaliers d'argent s'arrachaient des collines!
+
+Ivre de quelque ardente et mystique liqueur,
+Leur âme, en s'élançant, les lâchait dans l'abîme.
+Ils croyaient que mourir c'était être vainqueurs,
+Et les armées semblaient les battements de coeur
+De quelque immense dieu palpitant et sublime.
+
+Ils tombaient au milieu des vergers, des houblons,
+Avec une fureur rugissante et jalouse;
+Leurs bras sur leur pays se posaient tout du long,
+Afin que, dans les bois, les plaines, les vallons,
+On ne sépare plus l'époux d'avec l'épouse...
+
+--O terre mariée au sang de vos héros,
+Ceux qui vous aimaient tant sont une forteresse
+Ténébreuse, cachée, où le fer et les os
+Font entendre des chocs de sabre et des sanglots
+Quand l'esprit inquiet vers vos sillons se baisse.
+
+Plus encor que ceux-là, qui, vivants et joyeux,
+Tiendront les épées d'or des guerres triomphales,
+Ces morts gardent le sol qu'ils ramènent sur eux;
+Leur pays et leur coeur s'endorment deux à deux,
+Et leur rêve est entré dans la nuit nuptiale...
+
+Le Rhin, paisible et sûr comme un large avenir
+Où s'avancent les pas de la France éternelle,
+Verse à ces endormis un puissant élixir,
+Qui, dans toute saison, les fait s'épanouir
+Comme un rose matin sur la molle Moselle!
+
+--Les blés roux et liés sont aux ruches pareils,
+De tous les chauds vallons monte un parfum d'enfance,
+Mais, embusqué le soir sur le coteau vermeil,
+Comme un pourpre boulet le rapide soleil
+Semble prêt à venger quelque indicible offense.
+
+Ni le doux ciel coulant sur les fruits verts et bleus,
+Ni l'eau pâle qui dort dans le cercle des saules,
+En ces graves pays ne nous penchent vers eux,
+En vain l'été répand ses baumes vaporeux,
+Un plus fort compagnon s'appuie à notre épaule:
+
+C'est vous, ange irrité, taciturne, anxieux,
+Par qui le sang jaillit et l'ardeur se délivre,
+Honneur secret et fier, qui marchez dans les cieux,
+Par qui l'agonie est un vin délicieux,
+Quand, pour vous obtenir, il faut cesser de vivre!
+
+Exaltants souvenirs! O splendeur de l'affront
+Par qui chaque être, ainsi qu'une foule qui prie,
+Se délaisse soi-même, et, la lumière au front,
+Vif comme le soleil qu'un fleuve ardent charrie,
+Préfère aux voluptés, qui toujours se défont,
+Le grand embrassement du mort à sa patrie!
+
+
+LES MANES DE NAPOLEON
+
+On voit un blanc jardin et des pelouses vertes.
+Le jour d'été nous suit par les portes ouvertes,
+Et visite avec nous le dôme nébuleux.
+Le vitrage répand des flots de rayons bleus
+Pareils à la lueur des campagnes d'Egypte.
+Des étrangers, autour de la muette crypte,
+Contemplent, le visage appuyé sur leurs mains,
+Cette cendre d'un dieu resté chez les humains.
+Lourd comme un noir canon d'où s'envole la poudre
+On voit luire l'autel, couleur d'encre et de foudre,
+Où l'on peut méditer, toucher, goûter l'honneur,
+Vif comme l'onde, et chaud comme sous l'Equateur!
+Pour un esprit qui songe un tel lieu doit suffire.
+
+--O héros endormi dans le bloc de porphyre,
+En vain, dans l'univers, nous recherchions vos pas:
+Vous embrassez le monde, il ne vous contient pas.
+Sous les palmiers du Nil, sur l'or mouillé des sables,
+Vos pas victorieux restaient insaisissables.
+Dans les bleuâtres soirs du parc de Malmaison,
+Votre ombre erre toujours par delà l'horizon.
+Mais la mort déférente, assoupie et sans borne
+Est assez vaste, enfin, pour votre face morne.
+On contemple, effrayé: ce lit pourpre et puissant
+Enferme ce qui fut votre âme et votre sang.
+Et vous êtes là, vous à qui l'on ne peut croire
+Tant vous êtes encore au-dessus de la gloire!
+De quel esprit serein, de quel orgueil content,
+Je songe qu'à jamais vous emplissez le temps,
+Et que l'orgueil sacré peut laisser choir à terre,
+Dans ce temple français de la Victoire Aptère,
+Ces ailes que l'on vit sur toutes les cités,
+Epandre leur tempête et leur témérité!
+
+Je pense à votre grand retour de l'île d'Elbe;
+Les blancs oiseaux des mers, les alcyons, les grèbes,
+Chauds de soleils, pareils à des aigles d'argent
+Vous suivaient sur la mer où vous alliez, songeant.
+Quand vous êtes venu, seul, et jetant vos armes,
+Les faces des soldats se couvrirent de larmes.
+Ainsi vit-on, un jour, jaillir et s'épancher
+L'eau vive que Moïse arrachait du rocher!
+Avançant lentement par Cannes, par Grenoble,
+Vous marchiez tout le jour; prévoyant, calme, noble;
+Invincible, isolé, sûr comme le destin,
+Vous reposant le soir, repartant le matin,
+Distribuant déjà vos faveurs et vos ordres,
+Recevant les baisers de ceux qui voulaient mordre
+Et trouvant, ô miracle éclatant en un jour,
+Une immense contrée avec un seul amour!
+Et Paris enivré autour de vous se presse.
+Vous êtes soulevé par sa sainte caresse:
+Vous avancez debout, porté de main en main,
+Blanche idole, pesant sur tout l'amour humain.
+Vous passiez, entr'ouvrant la foule opaque et lisse,
+Comme un vaisseau bombé sur une mer propice;
+Vous alliez, les deux bras étendus, les yeux clos,
+Statue au front doré qu'on soulève des flots;
+Héros dont on célèbre un vivant centenaire!
+Votre nom sous l'azur roulait comme un tonnerre
+Qui tranche les sommets et remplit les vallons.
+Un de vos maréchaux, marchant à reculons
+Devant les Tuileries flambantes comme une arche,
+Gravissant l'escalier devant vous, marche à marche,
+Joyeux, vague, extatique, éperdu, sombre et doux,
+Répétait tendrement: «C'est vous! c'est vous! c'est vous!»
+Mais vous, seul, au-dessus du flot qui vous assaille,
+N'ayant pas de témoin qui fût à votre taille,
+Contemplant l'horizon d'où les dieux sont absents,
+De quel aride coeur goûtiez-vous cet encens?
+Le temps passa, lugubre. Un soir on vint descendre,
+Dans cette arène vaste et basse, votre cendre.
+On mit un grand soleil autour de ce repos.
+Comme un bouquet de lis déchirés, les drapeaux
+Chez les rois arrachés, dans vos rudes conquêtes,
+Fleurirent saintement le silence où vous êtes.
+
+Et depuis, chaque jour, courbés, baissant le front,
+Les hommes étonnés, muets, errent en rond,
+Ainsi qu'une pensive et vague sentinelle,
+Autour du puits où dort votre cendre éternelle.
+--Quand meurent des héros, la piété des humains
+Leur élève au sommet fascinant des chemins
+Un tombeau clair, altier, imposant, qui s'érige,
+Et marque hautement la gloire du prodige;
+Et le passant alors, surpris, levant les yeux,
+Honore le front haut cet esprit radieux.
+Mais vous, plus grand qu'eux tous dans la sublime histoire,
+Vous avez cette étrange et solennelle gloire
+Par qui tous les orgueils sont brisés tout à coup,
+Qu'il faille se pencher pour regarder sur vous...
+
+
+O DIEU MYSTERIEUX...
+
+O Dieu mystérieux qui n'aimez pas les êtres,
+Qui les avez jetés, pleins d'amour et d'espoir,
+Dans un monde où jamais rien de vous ne pénètre
+Pour rassurer leurs jours, pour éclairer leurs soirs,
+
+Peut-être n'avez-vous de soucis paternels
+Que pour les verdoyants et calmes paysages,
+Qui sont comblés d'azur, d'allégresse, de miel,
+Et d'un apaisement que n'ont pas les visages?
+
+--Les jeux des papillons, des oiseaux, des zéphirs,
+Une branche qu'un flot de soleil ploie et marque,
+Font bouger l'horizon, que l'on croit voir frémir
+Comme une frêle tente au-dessus d'une barque.
+
+Se joignant dans un net et décisif amour,
+Le cristal bleu de l'air et la lente colline
+Allongent leur unique et mutuel contour
+Dans la molle atmosphère, assoupie et câline.
+
+Les rameaux délicats et gommeux des sapins,
+S'offrant, se refusant aux brises qui les pressent,
+Et grésillant ainsi qu'un tison argentin,
+Emplissent l'air de leurs parcelles de caresses:
+
+Caresse étincelante, hésitante et sans fin,
+Qui ne se lasse pas, et, toute une journée,
+Imite sur l'azur éblouissant et fin
+L'élan d'une âme active et toujours enchaînée.
+
+Des papillons s'en vont comme des messagers
+De la pelouse à l'arbre et de l'arbre à la nue,
+Et leur vol oscillant tâche de s'alléger
+De l'importune ardeur à leurs flancs retenue.
+
+Tout est heureux parmi ce ploiement des rameaux;
+Dans le lointain, un chien impétueux aboie;
+Un train coule, rapide et lisse comme une eau;
+Et partout c'est la joie: antique et neuve joie!
+
+--Ah! puisque vous n'étiez, Dieu des cieux enivrés,
+Qu'un Sultan amoureux des jardins et des arbres,
+Qui, la nuit, contemplez les bleus poissons nacrés
+Que la lune nourrit dans son bassin de marbre,
+
+Puisque, Dieu d'Orient, opulent et cruel,
+Vous n'aimiez du sol noir où les hommes expirent
+Que ces tapis de fleurs, ces châles sensuels
+Bariolés ainsi que de lourds cachemires,
+
+Pourquoi nous avez-vous placés dans ces jardins
+Où, l'esprit enfiévré de naïve puissance,
+Ignorant votre immense et nonchalant dédain
+Nous cherchons à goûter votre invisible essence?
+
+--Pauvres gladiateurs qui n'ont droit qu'à la mort,
+La splendeur de l'espoir nous entraîne et nous broie;
+Quel but assignez-vous au courage, à l'effort,
+Puisque l'homme n'est pas désigné pour la joie?
+
+Du haut de vos balcons, sur les divans des cieux,
+Le bras traînant au bord des pompeuses nuées,
+Vous regardez, Sultan d'Asie aux cheveux bleus,
+La sombre armée humaine, avide et dénuée.
+
+Vous savez que l'homme est l'esclave révolté,
+Celui dont le désir a dépassé vos règles,
+Et dont l'esprit, plus haut que la sérénité,
+A le frémissement des prunelles de l'aigle.
+
+Et vous vous détournez de son sublime orgueil:
+Qu'il souffre, qu'il s'obstine ou défaille, qu'importe?
+Son passage ne fait pas d'ombre sur votre oeil
+Qu'enchantent des jets d'eau sous les arceaux des portes.
+
+Vous dites: «Que me veut ce lutteur irrité,
+Qui, par moi introduit dans la royale arène
+Pour servir de spectacle à mon oisiveté,
+Pense pouvoir fléchir ma langueur souveraine?
+
+Que les chaleurs, les eaux, les tigres des forêts
+Le détruisent, qu'il aille en ces métamorphoses
+Où toujours ma puissance invincible apparaît;
+Je ne distingue pas l'homme d'avec les choses...»
+
+--Que vos jardins sont beaux, que vos vergers sont clairs,
+Seigneur! Père des flots, des saisons, des contrées;
+Des cymbales d'argent semblent frapper les airs,
+Et soulèvent aux cieux des trombes azurées!
+
+Non, nous n'avions pas droit à vos soins vigilants,
+Notre grandeur n'est pas le fruit d'or de votre oeuvre;
+Vous nous aviez créés d'un coeur indifférent,
+Comme le rossignol et la verte couleuvre.
+
+Vous ne pouviez savoir que de vos frais matins,
+De vos nuits, que les vents transportent d'allégresse,
+Nous ferions, nous, rêveurs exigeants et hautains,
+Le temple de notre âpre et frénétique ivresse;
+
+Que toujours désirant et jamais satisfaits,
+Aux flèches du désir ajoutant le reproche,
+Nous emplirions l'éther insensible et parfait,
+D'un chant plus remuant que l'orage et les cloches;
+
+Que l'amour et la mort, dont vous aviez lié
+Les mains, dans une sage et suave harmonie,
+Seraient pour nous, héros toujours à l'agonie,
+Le mystique portail avec ses deux piliers;
+
+Que nous appellerions amour, splendeur, désastre,
+Ce qui n'est à vos yeux que la pente du sort.
+Et qu'avec nos orgueils, nos défis, nos transports,
+Nous viendrions,--Bouddha qui rêvez dans les astres,
+Près de la lune, blanc lotus mort à demi,
+Ecoutant la musique éparse et frémissante
+Que font les sphères d'or en leur course dansante,--
+Troubler par nos sanglots votre rire endormi...
+
+
+
+
+IV
+
+LES TOMBEAUX
+
+ Grandeur, gloire, ô néant! calme de la nature!
+ V. HUGO.
+
+
+LES MORTS
+
+ «Si belle qu'ait été la Comédie en tout le reste...»
+ PASCAL.
+
+Seigneur, j'ai vu la face inerte de vos morts,
+J'ai vu leur blanc visage et leurs mains engourdies;
+J'ai cherché, le front bas devant ces calmes corps,
+Ce qui reste autour d'eux d'une âme ivre et hardie.
+
+Leur triste bouche, hélas! hors du bien et du mal
+A conquis la suprême et vaine sauvegarde;
+Comme un remous secret, hésitant, inégal,
+Un flottant inconnu sous leurs traits se hasarde.
+
+Rien en leurs membres las n'a gardé la tiédeur
+De la haute aventure, humaine, ample et vivace;
+Ils sont emplis d'oubli, d'abîme, de lourdeur;
+On sent s'éloigner d'eux l'atmosphère et l'espace.
+
+Barques à la dérive, ils ont quitté nos ports;
+Ainsi qu'une momie au fil d'un flot funèbre,
+Ils vont, fardeau traîné vers d'étranges ténèbres
+Par la complicité du temps rapide et fort.
+
+Nos déférents regards humblement les contemplent:
+Soldats anéantis, victimes sans splendeur!
+--J'écoute s'écrouler les colonnes du temple
+Que mon orgueil avait élevé sur mon coeur.
+
+Hélas! nul Dieu, nul Dieu ne parle par leur ombre;
+Aucun tragique jet de flamme et de fierté
+N'émane de ces corps, qui, détachés des nombres,
+Sont tombés dans le gouffre où rien n'est plus compté...
+
+Ainsi je m'en irai, cendre parmi les cendres;
+Mon regard qui marquait son sceau sur le soleil,
+Mes pas qui, s'élevant, voyaient les monts descendre,
+Subiront ce destin singulier et pareil.
+
+Je serai ce néant sans volonté, sans geste,
+Ce dormeur incliné qui, si on l'insultait,
+Garderait le silence absorbé qui lui reste,
+N'opposerait qu'un front qui consent et se tait.
+
+--Ah! quand j'étais si jeune et que j'aimais les heures
+Par besoin d'épuiser mon courage infini,
+Je songeais en tremblant à la sombre demeure
+Qu'on creuse dans le sol granuleux et bruni;
+
+Mais rien n'irritera l'épave solitaire;
+La peur est aux vivants, mais les morts sont exclus.
+Quoi! rien n'est donc pour eux? Quoi! pas même la terre
+Ne se fera connaître à leurs sens révolus?
+
+Rien! voilà donc ton sort, âme altière et régnante;
+Voilà ton sort, coeur ivre et brûlant de désir;
+Regard! voilà ton sort. Douleur retentissante,
+Voilà votre tonnerre et votre long loisir!
+
+Rien! oui, j'ai bien compris, mon esprit s'agenouille;
+Je jette mon amour sur cette humanité
+Qui, toujours encerclée et prise par la rouille,
+Transmet l'ardent flambeau de son inanité...
+
+Ainsi, je sais, je sais! Accordez-moi la grâce
+De souffrir à l'écart, de laisser à mon coeur
+Le temps de regarder les univers en face
+Et de ne pas faiblir de honte et de stupeur:
+
+--Ainsi je n'étais rien, et mon esprit qui songe
+Avait bien parcouru les espaces, les temps;
+Comme l'aigle qui monte et le dauphin qui plonge
+Je revenais portant les riants éléments!
+
+La fierté, la pitié, les pardons, le courage,
+En possédant mon coeur se l'étaient partagé;
+Sans répit, sans repos, je luttais dans l'orage
+Comme un vaisseau qu'un flot fougueux rend plus léger!
+
+C'est bien, j'accepte cet écroulement du rêve,
+Ce suprême répons à mon esprit dressé
+Comme une tour puissante et guerrière où se lèvent
+L'Attente impétueuse et l'Espoir offensé!
+
+Mais avant d'accepter, sans plus jamais me plaindre,
+Ce lot où vont périr l'espérance et la foi,
+Hélas! avant d'aller m'apaiser et m'éteindre,
+Amour, je vous bénis une dernière fois:
+
+Je vous bénis, Amour, archange pathétique,
+Sublime combattant contre l'ombre et la mort,
+Lucide conducteur d'un monde énigmatique,
+Exigeant conseiller que consulte le sort;
+
+Par vos terribles soins, comme de grandes fresques,
+L'Histoire des humains suspend au long des jours
+Des figures en feu, pourpres et romanesques,
+Dont la flamme et le sang ont tracé les contours.
+
+--Seigneur, l'âme est l'élan, la dépense infinie,
+Seigneur, tout ce qui est, est amour ou n'est rien.
+Au centre d'une ardente et plaintive agonie
+J'ai possédé les jours futurs, les temps anciens;
+
+Vienne à présent la mort et son atroce calme,
+Mer où les vaisseaux n'ont ni voiles ni hauban,
+Contrée où nul zéphyr ne fait bouger les palmes,
+Arène où nul couteau ne trouve un coeur sanglant!
+
+Vienne la mort, mon âme a dépassé les bornes,
+Mon esprit, comme un astre, aux cieux s'est projeté,
+J'ignorerai l'abîme humiliant et morne,
+Mon coeur dans la douleur eut son éternité!
+
+
+AINSI LES JOURS LEGERS...
+
+Ainsi les jours légers, et qui te ressemblaient
+Par la coloration chaleureuse des heures,
+Ont de toi fait un mort, la nuit, dans ta demeure,
+Et l'aube, lentement, a blanchi tes volets...
+
+Et tu fus là, dormant, à jamais insensible,
+Laissant monter sur ceux que tu privais de toi
+Ces grands fardeaux du temps aux contours inflexibles;
+J'ai l'âge de ce jour où je t'ai vu sans voix:
+
+Sans regard et sans voix, achevant ma jeunesse
+Par ce spectacle affreux de faiblesse et de paix,
+Que mes yeux arrêtés puisaient avec détresse
+Sur ton front assombri, si pauvre et si parfait.
+
+Les fleurs, entre tes mains et contre ton doux être,
+Parfumaient froidement ton éternel répit;
+Jamais je ne verrai l'été sans reconnaître
+Ce jardin qui mourait sur ton coeur assoupi!
+
+Et tu n'étais plus là, malgré ton fin visage,
+Le dernier de toi-même et qui me plaît le plus;
+O visage accablé, suprême paysage
+D'un jour de fin du monde, et qu'on ne verra plus!
+
+Les vivants ont repris leurs errantes coutumes;
+Ils sont un autre peuple, et tu ne peux toujours
+Hanter de ta suave et poétique brume
+Ces malheureux, guidés par d'alertes amours.
+
+Mais leur vague existence est par l'ombre absorbée,
+Ils meurent chaque jour, sans enfoncer en nous
+Ces pointes du malheur, que ta main dérobée
+Fixe encor dans mon coeur comme de sombres clous...
+
+
+L'ABIME
+
+Je vais partir, mon coeur se brise, puisque toi
+Tu ne peux plus choisir l'arrêt ou le voyage,
+Et que la sombre mort me cache ton visage
+Sous le bois et le plomb de ton infime toit.
+
+Je viens, dans la cité pierreuse du silence,
+Rêver près de ta tombe, interroger encor
+La place aride et creuse où l'on a mis ton corps,
+Et connaître par toi ta triste indifférence.
+
+Ainsi je vois les cieux, limpides, arrondis;
+Le feuillage léger des tombeaux est vivace;
+Lampe exaltante et gaie, à l'heure de midi
+Le soleil vient chauffer ton étroite terrasse.
+
+Et tu dors à jamais! Le passé, l'avenir
+De leurs fortes parois te pressent et t'enclavent,
+Tu ne te défends plus, ô mon timide esclave,
+Et tu n'as pas été, puisque tu peux finir.
+
+Tu vivais. Et, moi qui, dès ma pensive enfance,
+N'avais pas accepté les durs défis du sort,
+J'ai dû te voir entrer, craintif et sans défense,
+Dans le sombre accident quotidien de la mort;
+
+Tu dors, mon emmuré, et mon regard qui plonge
+Jusqu'à ton front détruit, à jamais cher pour moi,
+Ne peut plus t'apporter cette part de mes songes
+Qui te plaisait ainsi qu'un mutuel exploit.
+
+--Puisque je n'ai pas pu empêcher ces désastres,
+Nature! moi qui fus leur conseil et leur soeur,
+Puisque je ne peux pas réveiller la torpeur
+Des jeunes corps dormant dans l'étrange moiteur
+De vos froids souterrains aux ténébreux pilastres,
+Que du moins ma tristesse et son étonnement,
+Comme un reproche ardent, flotte éternellement
+ Entre les tombeaux et les astres!
+
+
+HELAS, IL PLEUT SUR TOI...
+
+Hélas, il pleut sur toi par delà les faubourgs,
+Où ceux qui t'aimaient t'ont laissé, la mort venue,
+Dans le froid cimetière où languit tout amour...
+Et le fleuve effilé qui coule de la nue
+Abat sur toi son bruit tambourinant et sourd!
+
+Il pleut; moi je suis là, sous un abri de toile,
+Dans mon jardin d'été, auprès de ma maison;
+Je ne t'aperçois plus au bout de l'horizon,
+O jeune mort dormant sous de funèbres voiles!
+--Le bruit que fait la pluie en touchant les gazons
+Semble, dans cette verte et sereine saison,
+Un frais fourmillement qui tombe des étoiles...
+
+Et le dédain que j'ai pour la vie usuelle,
+Alors que ton esprit lumineux s'est enfui,
+M'emplit d'un si lucide et pathétique ennui,
+Que le monde mystique à mes sens se révèle,
+Avec un évident et ténébreux coup d'aile,
+Comme par ses parfums un jardin dans la nuit...
+
+
+PUISQUE J'AI SU PAR TOI...
+
+Puisque j'ai su par toi que vraiment on mourait,
+Visage étroit et froid, ô toi qui fus la vie,
+Je suivrai d'un regard sans peur et sans envie,
+Ce qui commence ainsi que ce qui disparaît.
+
+C'est toi le premier front que j'ai vu sombre et pâle,
+Après avoir connu ton rire illuminé,
+Et tu m'as révélé l'inanité finale
+Qu'on rejoint et qu'on fuit depuis que l'on est né.
+
+Quels que soient désormais tous les deuils qui m'accablent,
+Ces fantômes nouveaux n'enfonceront leurs pas
+Que dans tes pas légers imprimés sur le sable,
+Et leur cruel départ ne me surprendra pas.
+
+Mais je meurs en songeant à ces futurs trépas,
+Tout mon être est lié à des souffles instables,
+C'est par vous, mes humains, que je suis périssable!
+
+
+IL PARAIT QUE LA MORT...
+
+Il paraît que la mort est naturelle et juste,
+Que l'esprit s'y soumet, que des êtres, heureux,
+Rient après avoir vu ces pâleurs auprès d'eux,
+Et qu'ils ont accepté la loi sombre et vétuste.
+
+Mais moi, portant la vie infinie en mon corps,
+Je n'ai pas vraiment cru à cet inévitable,
+J'ignorais que l'on pût subir l'inacceptable,
+Je ne le saurais pas si vous n'étiez pas mort.
+
+Ainsi ce soir est doux, l'ombre s'étend, respire,
+Les arbres humectés savourent qu'il ait plu;
+Un train siffle, on entend des persiennes qu'on tire,
+Tout l'air est bruissant, et tu ne l'entends plus!
+
+Ai-je vraiment bien su, dès ma sensible enfance,
+Que tout est vie et mort, échange fraternel?
+Je me sens tout à coup atteinte d'une offense
+Dont je demande compte au destin éternel.
+
+L'espace est bienveillant, les astres brillent, l'air
+Répand de frais parfums que les arbres échangent;
+Mais je n'accepte pas cet horrible mélange
+D'un soir épanoui et des morts recouverts.
+--O mes jeunes amis, qui faisiez mes jours clairs,
+Pourquoi sont-ce vos mains inertes qui dérangent
+ L'ordre imposant de l'univers?
+
+
+LES VIVANTS SE SONT TUS...
+
+Les vivants se sont tus, mais les morts m'ont parlé,
+Leur silence infini m'enseigne le durable.
+Loin du coeur des humains, vaniteux et troublé,
+J'ai bâti ma maison pensive sur leur sable.
+
+--Votre sommeil, ô morts déçus et sérieux,
+Me jette, les yeux clos, un long regard farouche;
+Le vent de la parole emplit encor ma bouche,
+L'univers fugitif s'insère dans mes yeux.
+
+Morts austères, légers, vous ne sauriez prétendre
+A toujours occuper, par vos muets soupirs,
+La race des vivants, qui cherche à se défendre
+Contre le temps, qu'on voit déjà se rétrécir;
+
+Mais mon coeur, chaque soir, vient contempler vos cendres.
+Je ressemble au passé et vous à l'avenir.
+On ne possède bien que ce qu'on peut attendre:
+Je suis morte déjà, puisque je dois mourir...
+
+
+LE SOUVENIR DES MORTS
+
+Des nuages, du froid, de la pluie et du vent
+Le printemps est sorti sur toute la nature;
+Les arbres ont repris leur verdoyante enflure,
+Et semblent protéger les rapides vivants.
+
+Ils vont, ces affranchis, à qui la Destinée
+Accorde encor un jour de délice ou de paix,
+Et leur aveuglement candide se repaît
+De ce sursis de vie, humble et momentanée.
+
+Ainsi vont les humains tolérés par le Temps!
+--Tel un chaînon léger à la chaîne des âges,
+Il tinte clair et frais, le vaniteux printemps,
+Et comme un vif grelot excite leur courage!
+
+Mais je ne louerai pas le hardi renouveau:
+Le printemps vient des morts, et je le leur dédie.
+Tout est vaine, bruyante ou morne comédie,
+Puisque tout est détresse accédant au repos.
+
+--Multitude endormie en la cité des pierres
+Ils ont l'éternité que nous n'obtenons pas,
+L'espace est concentré sous leur faible paupière,
+L'obsédant mouvement s'arrête sous leurs pas.
+
+Alignés côte à côte, austère compagnie,
+Ils sont des étrangers, que seul dérangera
+Le convive nouveau, en funèbre apparat,
+Qu'on descend au séjour de la monotonie.
+
+En vain les yeux vivants, penchés sur leur néant,
+Tentent de réveiller ces puissantes paresses,
+Et d'absorber les corps à force de caresses
+Ainsi que le soleil aspire l'océan!
+
+Anéantis, fermés et froids comme les astres,
+Ils restent. Ni les voix, ni le chant des clairons,
+Ni le sublime amour flamboyant n'interrompt
+Le silence infini de leur calme désastre.
+
+Ah! les rires, l'espoir, les projets, les étés
+Sont d'incertains signaux à qui mon coeur résiste;
+La vie est sans aspects puisque la mort existe.
+Je vous salue, ô Morts! Constance, Fixité!
+
+--On bâtit: des maçons debout sur les tranchées
+Font vibrer dans l'azur le bruit vaillant du fer,
+Mais mes yeux vont, emplis d'un songe âpre et désert,
+De nos maisons debout à vos maisons couchées.
+
+Je laisse les oiseaux, dans le laiteux azur,
+Acclamer la saison insinuante et tendre;
+Je pense aux froids jardins enfermés dans les murs
+Où les morts patients rêvent à nous attendre.
+
+Je m'éloigne de tout ce qui vit et qui sert;
+Je pense à vous: mon but, mes frères, mon exemple.
+La Mort vous a groupés dans son grave concert,
+Et sa sombre unité, nous la chantons ensemble!...
+
+
+TON ABSENCE EST PARTOUT...
+
+Ton absence est partout une obscure évidence,
+Vaste comme la foule, et comme elle encombrant
+La route où je m'avance, errante, et respirant
+Le souvenir diffus de ta sainte présence...
+Partout où tu étais, coeur à jamais enfui,
+Tu te dresses pour moi, fantôme tendre et triste,
+Et ta compassion inefficace assiste
+A tout l'étonnement qui porte mon ennui...
+
+Puissé-je demeurer toujours grave, inquiète,
+Et n'accueillir jamais, au calme instant du soir,
+Cette paix sans bonheur qui lentement nous guette
+Quand l'âme est délivrée, enfin, de tout espoir...
+
+
+LA NUIT RAPPROCHE MIEUX...
+
+ Et nous nous regardons tous les deux fixement,
+ Elle qui brille et moi qui souffre.
+ V. HUGO.
+
+La nuit rapproche mieux les vivants et les morts;
+Dans l'ombre unie et calme où la fraîcheur s'élance
+Voici l'heure du rêve épars et du silence.
+A l'horizon s'installe, exacte et sans effort,
+La lune demi-ronde, amenant autour d'elle
+Son cortège glacé, scintillant et fidèle,
+Semblable aux feux légers dispersés dans les ports.
+Comme une blanche algèbre, énigmatique et triste,
+Cette géométrie insondable persiste,
+Et fait des cieux du soir un problème éternel...
+Mais rien ne vient répondre à nos pressants appels;
+Tout trompe nos regards assurés et débiles,
+Les cieux précipités qui semblent immobiles,
+L'ombre qui, sur nos fronts, met sa protection,
+Le silence propice aux nobles passions.
+--O lune aux flancs brisés, mélancolique amphore
+D'où ne coule aucun vin pour les coeurs altérés,
+Sur Tarente, Amalfi, sur les rochers sacrés,
+Baignant l'oeillet marin, les vertes ellébores,
+Vous sembliez parfois, d'un regard éthéré,
+Secourir notre amère et plaintive indigence,
+Mais ce soir je ne sens que votre froid dédain.
+--Excitant du désir et de l'intelligence,
+O lune, accueillez-vous dans vos pâles jardins
+L'immense poésie ailée et taciturne
+Qui mène les esprits par delà les instincts,
+Et que nous confions aux espaces nocturnes,
+A l'heure où, quand tout bruit et tout éclat s'éteint,
+Notre coeur vous choisit comme un appui lointain?...
+Mais en vain mon esprit qui souffre et qui réclame
+Interroge.--La brise, alerte et tiède, trame
+Un tissu délié où les parfums se pâment.
+Et je respire avec un coeur exténué
+La douce odeur des nuits, qui vient atténuer
+Le vide sans espoir où ne sont pas les âmes...
+
+
+PUISQU'IL FAUT QUE L'ON VIVE...
+
+Puisqu'il faut que l'on vive, ayant de tout souffert:
+Puisqu'on est, sous les coups du muet univers,
+Le stoïque marin d'un persistant naufrage;
+Puisque c'est à la fois l'instinct et le courage
+D'avancer, en laissant tomber à ses côtés
+Tous les lambeaux du rêve et de la volupté,
+Et, qu'ayant moins de force, on se prétend plus sage;
+Puisque, sans accepter, il faut pourtant subir,
+Et que, songeur aveugle, on dépasse l'obstacle
+Comme des morts vivants glissant vers l'avenir;
+Puisqu'on est tout à coup surpris par le miracle
+Du printemps qui revient comme un apaisement:
+Arc-en-ciel jaillissant des sombres fondements;
+Puisqu'on sent circuler de la terre à la nue
+L'entrain mystérieux par qui tout continue,
+Et qu'on voit, sur l'azur, les lilas lourds d'odeur
+Balancer mollement des archipels de fleurs,
+Je pourrais croire encor que la vie est auguste,
+Qu'un sûr pressentiment, obscur et solennel,
+Fixe au coeur des humains le sens de l'éternel,
+Que le labeur est bon, que la souffrance est juste,
+Malgré l'essor sans but des méditations,
+Malgré l'inerte espace où les soleils fourmillent,
+Malgré les calmes nuits où froidement scintille
+Le blanc squelette épars des constellations,
+Malgré les mornes jours, dont chaque instant ajoute
+A la somme des pleurs, des regrets et des doutes
+Rués contre nos coeurs comme des ennemis,
+
+Si je n'avais pas vu leur visage endormi...
+
+
+JE NE VEUX PAS SAVOIR S'IL FAIT CLAIR...
+
+Je ne veux pas savoir s'il fait clair, s'il fait triste,
+Si le printemps, exact, va reverdir encor,
+Si l'orgueilleux soleil jette son cerceau d'or
+Sur les chemins légers de la bleuâtre piste,
+Ni si le vif matin a son joyeux ressort,
+Et le soir ses couleurs de lin et d'améthyste,
+Je sais que pour les morts plus aucun temps n'existe:
+ Je suis jalouse pour les morts.
+
+
+JE RESPIRE ET TU DORS, A PRESENT...
+
+Je respire et tu dors, à présent sans limite,
+Ayant l'âge du monde et de l'éternité,
+Et moi, mêlée encore à l'incessante fuite,
+Je vais regarder luire un éphémère été.
+
+--Je vous verrai, montagne où le jour bleu ruisselle,
+Villas au bord des lacs, qui font croire au bonheur,
+Rivages où la barque en forme de tonnelle
+Berce un couple alangui entre l'onde et les fleurs.
+
+Je vous verrai, mouvante et rieuse prairie
+Où l'herbage léger, par les frelons pressé,
+Ondoie et luit ainsi qu'une cendre fleurie,
+Mêlant ce qui renaît à ce qui a cessé,
+
+Et vous, molle fumée au-dessus des villages,
+De tout ce qui finit éphémère contour,
+Qui, sur l'air de cristal, déployez vos sillages,
+Pesante et calme ainsi qu'un confiant amour.
+
+--Mais je n'écoute plus vos voix élyséennes
+O liquides tyrans des prés verts et des flots,
+Sirènes! taisez-vous, mensongères sirènes!
+Je déjoue à jamais vos attrayants complots!
+
+Moi qui suis la vigie ardente du voyage,
+Je sais que tout est vain et sombre atterrissage;
+Que pourrais-je espérer ou désirer encor,
+Puisque tout l'univers est posé sur des morts?...
+
+
+MALGRE MES BRAS TENDUS...
+
+ Il est humiliant d'expirer...
+ V. HUGO.
+
+Malgré mes bras tendus, malgré mon coeur tenace,
+Vous entrez avant moi, compagnons de mes jours,
+Dans l'attirante terre, exclusive et vorace,
+Qui resserre sur vous ses humides contours.
+
+Voilà donc l'avenir, c'est donc cela qui dure:
+La tombe, le caveau, le cloître souterrain!
+Et nous, vantant toujours la trompeuse Nature,
+Avec les yeux ravis du pâtre et du marin
+Nous bénissions le jour luisant, le soir serein;
+--Vous seule êtes fidèle, ô secrète ossature!
+
+Autrefois, je voyais se dérouler le temps
+Comme une route blanche entourant la montagne,
+Et que gravit, dans l'ombre où l'aigle l'accompagne,
+Une foule au coeur gai, aux espoirs exultants;
+
+Mais cette sinueuse et noble perspective,
+Ce haut pèlerinage au but ambitieux
+Etaient un enfantin mirage de mes yeux.
+L'humanité chantante, héroïque et pensive
+Retombe dans la terre ayant rêvé des cieux!
+
+--Hélas, mes disparus, mes archanges sans ailes,
+Vous marchez devant moi pour m'éviter la peur;
+Et par vous je sens croître et brûler dans mon coeur,
+Au milieu d'une calme et stupéfaite horreur,
+Le sombre amour qu'on doit à la mort éternelle!
+
+Déjà combien de mains ont délaissé mes mains...
+
+--Du moins, battez plus fort, coeur empli de courage!
+Entraînez avec vous vos morts sur les chemins.
+Que leurs regards nombreux brûlent dans mon visage,
+Que mon âme abondante abreuve les humains,
+Et que je meure enfin comme on vit davantage!...
+
+
+PUISQU'IL FAUT QUE LA MORT...
+
+Puisqu'il faut que la mort sépare enfin les êtres,
+Quel que soit le constant et volontaire amour,
+O toi qui vis encor, je bénirai le jour
+Où le destin, murant ma porte et mes fenêtres,
+M'enferma brusquement dans son austère tour
+Où jamais l'Espérance au doux chant ne pénètre.
+
+J'ai souffert, mais du moins n'aurai-je point par toi
+Connu cette rusée et lugubre victoire
+De demeurer vivante, alors qu'un brick étroit
+Entraîne un passager vers les rives sans gloire...
+
+--Vivre quand ils sont morts! Respirer les saisons!
+Voir que le temps sur eux s'épaissit et s'étire!
+Commettre chaque jour cette ample trahison,
+Ne pouvoir échanger nos maux contre leur pire,
+Et, relayant parfois leur inerte martyre,
+Nous étendre le soir en leur froide prison,
+Tandis que leurs doux corps rentrent dans les maisons...
+
+
+JE VIVAIS. MON REGARD, COMME UN PEUPLE...
+
+Je vivais. Mon regard, comme un peuple d'abeilles,
+Amenait à mon coeur le miel de l'univers.
+Anxieuse, la nuit, quand toute âme sommeille,
+ Je dormais, l'esprit entr'ouvert!
+
+La joie et le tourment, l'effort et l'agonie,
+De leur même tumulte étourdissaient mes jours.
+J'abordais sans vertige aux choses infinies,
+ Franchissant la mort par l'amour!
+
+Vivante, et toujours plus vivante au sein des larmes,
+Faisant de tous mes maux un exaltant emploi,
+J'étais comme un guerrier transpercé par des armes,
+ Qui s'enivre du sang qu'il voit!
+
+La justice, la paix, les moissons, les batailles,
+Toute l'activité fougueuse des humains,
+Contractait avec moi d'augustes fiançailles,
+ Et mettait son feu dans ma main.
+
+Comme le prêtre en proie à de sublimes transes,
+J'apercevais le monde à travers des flambeaux;
+Je possédais l'ardente et féconde ignorance,
+ Parfois, je parlais des tombeaux.
+
+Je parlais des tombeaux, et ma voix abusée
+Chantait le sol fécond, l'arbuste renaissant,
+La nature immortelle, et sa force puisée
+ Au fond des gouffres languissants!
+
+J'ignorais, je niais les robustes attaques
+Que livrent aux humains le destin et le temps;
+Et quand le ciel du soir a la douceur opaque
+ Et triste des étangs,
+
+Je cherchais à poursuivre à travers les espaces
+Ces routes de l'esprit que prennent les regards,
+Et, dans cet infini, mon âme, jamais lasse,
+ Traçait son sillon comme un char.
+
+Tout m'était turbulence ou tristesse attentive;
+La mort faisait partie heureuse des vivants,
+Dans ces sphères du rêve où mon âme inventive
+ S'enivrait d'azur et de vent!
+
+Ainsi, sans rien connaître, ainsi, sans rien comprendre,
+Maintenant l'univers comme sur un brasier,
+Je contemplais la flamme et j'ignorais les cendres,
+ O nature! que vous faisiez.
+
+Je vivais, je disais les choses éphémères;
+Les siècles renaissaient dans mon verbe assuré,
+Et, vaillante, en dépit d'un coeur désespéré,
+Je marchais, en dansant, au bord des eaux amères.
+
+A présent, sans détour, s'est présentée à moi
+La vérité certaine, achevée, immobile;
+J'ai vu tes yeux fermés et tes lèvres stériles.
+Ce jour est arrivé, je n'ai rien dit, je vois.
+
+Je m'emplis d'une vaste et rude connaissance,
+Que j'acquiers d'heure en heure, ainsi qu'un noir trésor
+Qui me dispense une âpre et totale science:
+ Je sais que tu es mort...
+
+ _1907-1913._
+
+
+
+
+TABLE
+
+I--LES PASSIONS
+
+ Pages
+
+Tu vis, je bois l'azur 9
+J'ai tant rêvé par vous 14
+L'Amitié 16
+Tu t'éloignes, cher être 19
+J'espère de mourir 20
+Que m'importe aujourd'hui 23
+Je dormais, je m'éveille 29
+On ne peut rien vouloir 31
+Un jour, on avait tant souffert 35
+Je me défends de toi 37
+La Douleur 39
+Seigneur, pourquoi l'amour 42
+Le Chant du Printemps 45
+Je vous avais donné 49
+O mon ami, souffrez 52
+Nous n'avions plus besoin de parler 53
+J'ai vu à ta confuse 55
+Je marchais près de vous 56
+Tel l'arbre de corail 58
+T'aimer. Et quand le jour timide 61
+Cantique 63
+Avoir tout accueilli 68
+La Musique de Chopin 69
+Tu ressembles à la musique 71
+Je t'aime et cependant 73
+En écoutant Schumann 75
+Qu'ai-je à faire de vous 77
+Bénissez cette nuit 80
+Tout semble libéré 83
+Les soldats sur la route 84
+La Tempête 87
+La Nue est radieuse 91
+La Passion 94
+Je ne puis pas comprendre 97
+Tendresse 99
+Le Monde intérieur 100
+Je ne me réjouis de rien 103
+Destin imprévisible 104
+Comme le temps est court 106
+Vous emplissez ma vie 108
+Ainsi les jours ont fui 110
+Soir sur la terrasse 112
+O mon ami, sois mon tombeau 114
+Un abondant amour 117
+La Musique et la Nuit 119
+La Constance 122
+
+
+II--LES CLIMATS
+
+Syracuse 125
+Les Soirs du Monde 130
+Dans l'Azur antique 135
+Palerme s'endormait 140
+Le Désert des Soirs 142
+Le Port de Palerme 143
+Les Soirs de Catane 145
+A Palerme, au Jardin Tasca 148
+Agrigente 152
+L'Auberge d'Agrigente 156
+L'Enchantement de la Sicile 158
+L'air brûle, la chaude magie 161
+Les Journées Romaines 164
+Musique pour les jardins de Lombardie 170
+Un Soir à Vérone 174
+Un Automne à Venise 178
+Va prier dans Saint-Marc 180
+La Messe de L'Aurore à Venise 182
+Nuit Vénitienne 184
+Cloches Vénitiennes 186
+Siroco à Venise 187
+L'Ile des Folles à Venise 188
+Midi sonne au Clocher de la Tour Sarrasine 192
+Je n'ai vu qu'un instant 197
+Ainsi les jours s'en vont 200
+Le Retour au Lac Léman 203
+Octobre et son odeur 206
+Les Rives romanesques 208
+Au pays de Rousseau 211
+Un Soir en Flandre 214
+Bonté de l'Univers que je croyais éteinte 218
+Automne 219
+Chaleur des Nuits d'été 220
+Arles 223
+La Nuit flotte 225
+L'Evasion 227
+Ceux qui n'ont respiré 229
+Le Ciel bleu du milieu du jour 232
+La Langueur des voyages 234
+La Terre 235
+Rivages contemplés 236
+Un Soir à Londres 237
+Le Printemps du Rhin 242
+Ce Matin clair et vif 247
+Les Nuits de Baden 248
+Henri Heine 251
+
+
+III--LES ELEVATIONS
+
+La Prière 259
+O Monde! Nous passons 264
+Mon Dieu, je ne sais rien 267
+La Solitude 272
+Si vous parliez, Seigneur 273
+Mon Dieu, je sais qu'il faut 276
+Comme vous accablez vos préférés 279
+Je suis fière de tout 281
+J'ai revu la nature 283
+On étouffait d'angoisse atroce 285
+L'Espace nocturne 287
+Je vis, je pense, et l'ombre 290
+Je sais que rien n'est plus 293
+Le Destin du Poète 294
+Elévation 296
+En ces jours déchirants 299
+A Mistral 300
+Vers écrits sur les Champs de bataille d'Alsace-Lorraine 302
+Les Mânes de Napoléon 306
+O Dieu mystérieux 310
+
+
+IV--LES TOMBEAUX
+
+Les Morts 317
+Ainsi les jours légers 322
+L'Abîme 324
+Hélas, il pleut sur toi 326
+Puisque j'ai su par toi 327
+Il paraît que la mort 328
+Les vivants se sont tus 330
+Le Souvenir des Morts 331
+Ton absence est partout 334
+La nuit rapproche mieux 335
+Puisqu'il faut que l'on vive 337
+Je ne veux pas savoir s'il fait clair 339
+Je respire et tu dors, à présent 340
+Malgré mes bras tendus 342
+Puisqu'il faut que la mort 344
+Je vivais. Mon regard, comme un peuple 345
+
+
+
+
+
+
+
+
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+
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+
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+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at https://www.pglaf.org.
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at
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+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
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+Literary Archive Foundation
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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