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+The Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à
+l'histoire de l'empereur Napoléon, by Anne-Jean-Marie-René Savary, duc de Rovigo, 1774-1833
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon
+ Tome Sixième
+
+Author: Anne-Jean-Marie-René Savary, duc de Rovigo, 1774-1833
+
+Release Date: July 13, 2007 [EBook #22068]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO ***
+
+
+
+
+Produced by Mireille Harmelin, Valérie Auroy and the Online
+Distributed Proofreading Europe at http://dp.rastko.net.
+
+
+
+
+
+
+
+
+MÉMOIRES
+DU
+DUC DE ROVIGO,
+POUR SERVIR À L'HISTOIRE
+DE
+L'EMPEREUR NAPOLÉON.
+
+ * * * * *
+
+TOME SIXIÈME.
+
+ * * * * *
+
+PARIS,
+
+A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22.
+MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25.
+
+1828.
+
+DE L'IMPRIMERIE DE LACHEVARDIERE,
+RUE DU COLOMBIER, N° 30.
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+CONTENUES
+DANS LE SIXIÈME VOLUME.
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+
+Singulière coïncidence de date.--Les portes de mon appartement sont
+enfoncées.--Le général Lahorie.--Le sergent.--Colloque avec les
+troupes.--J'ai l'épée nue sur la poitrine.--Le général Guidal.--Mon
+secrétaire.
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+
+On me conduit à la Force.--Tentative d'évasion.--M. Pasquier et M.
+Desmaretz.--Ma détention ne dure qu'une demi-heure.--Le général Lahorie
+dans mon cabinet.--Il est arrêté.--Paris ne voit que le côté
+ridicule.--Considérations.
+
+
+CHAPITRE III.
+
+
+Le général Mallet.--Ses liaisons avec Lahorie et Guidal.--Pourquoi ces
+deux généraux étaient à la Force.--Plans de Mallet.--Il fait des décrets
+et des nominations.--Le colonel Soulier.--L'abbé Lafond.--Le général
+Mallet s'échappe de la maison de santé.
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+
+Le général Mallet à la caserne de Popincourt.--Il se fait passer pour le
+général Lamotte.--La 10e cohorte prend les armes.--Mallet délivre
+Lahorie et Guidal.--Le préfet de police me fait prévenir.--Dispositions
+que prend le général Mallet.--L'adjudant-général Doucet.--Mallet est
+arrêté.--Le général Hullin.
+
+
+CHAPITRE V.
+
+
+Mésintelligence entre le ministre de la guerre et moi.--Je prends la
+défense du général Lamotte.--Confrontations.--Ce qui eût pu arriver.--M.
+Frochot.--Conduite du ministre de la guerre.--Il envoie un exprès à
+l'empereur.--Je n'envoie personne.--On me croit perdu.--Belle occasion
+de connaître mes amis.
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+
+Les Russes ne veulent entendre à aucune proposition.--Anxiété de la
+capitale.--Retraite simultanée des armées russe et française à
+Mojaïsk.--Départ de l'empereur.--Considérations qui le
+déterminent.--Arrivée à Paris.--Audience des ministres.--Attitude des
+courtisans à mon égard.--L'empereur prend une idée juste de la tentative
+de Mallet.--Mon crédit est assuré.--Mes amis me reviennent.
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+
+Impôts.--Ressources à créer.--Nouvelle armée.--Mouvement
+national.--Députations des départements.--Murat retourne à
+Naples.--Défection de la Prusse.--Conseil privé.--Opinions qui y sont
+émises.--Négociations par l'intermédiaire de l'Autriche.--M. de Bubna.
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+
+Quelques mots sur les affaires d'Espagne.--Visite de l'empereur au
+pape.--La culotte du pape.--Générosité de l'empereur avec ses
+maréchaux.--M. de Narbonne nommé à l'ambassade de
+Vienne.--Gardes-d'honneur.--Motifs de cette institution.--Insurrection
+d'un de ces régiments à Tours.--Le colonel de Ségur.--M. de
+Nétumière.--L'impératrice est nommée régente.--Confiance de l'empereur
+dans M. de Menneval.--Vive apostrophe du ministre de la guerre.
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+
+L'affaire de la capitulation de Baylen devant un conseil de
+guerre.--Comment elle finit.--Vengeance que je tire du ministre de la
+guerre.--Quelques indices de troubles dans la Vendée.--Grand zèle du duc
+de Feltre.--La montagne accouche d'une souris.
+
+
+CHAPITRE X.
+
+
+L'empereur quitte Paris.--Position de l'armée.--Manoeuvres de
+l'empereur.--Bataille de Lützen.--Mort de Bessières.--Réflexions sur la
+conduite de l'Autriche.--Le général Thielmann.
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+
+Les ennemis se rapprochent des frontières de Bohême.--Armistice.--Duroc
+blessé à mort.--Il refuse les Secours de l'art.--Ses derniers
+moments.--Détails sur ce maréchal.--État des choses après la conclusion
+de l'armistice.
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+
+Congrès de Prague.--Politique de l'Autriche.--L'empereur après ses
+victoires.--M. de Metternich.--Résultat des conférences.
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+
+Prétentions des alliés.--Mesures que prend l'empereur.--Le roi de Naples
+revient à l'armée.--M. Fouché à Dresde.--Conduite de
+l'impératrice-régente.--Sa recommandation au sujet des cas non
+graciables.
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+
+Manoeuvres de l'armée anglaise.--Bataille de Vittoria.--Pertes immenses
+de matériel.--Retraite.--L'empereur reçoit cette nouvelle à Dresde.--Le
+général Moreau.--Bernadotte.--Madame de Staël.
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+
+Le maréchal Soult va prendre le commandement de l'armée
+d'Espagne.--L'impératrice se rend près de l'empereur à Mayence.--Je
+demande à l'accompagner.--Mes motifs.--Réponse de l'empereur.--M. de
+Cazes.--Reprise des hostilités.--Le général Jomini.
+
+
+CHAPITRE XVI.
+
+
+Bataille de Dresde.--Mort du général Moreau.--Retraite des
+alliés.--Échec du corps de Vandamme.--Ce général est fait
+prisonnier.--Revers.--L'empereur est forcé de changer ses premières
+combinaisons.--La fortune cesse de nous être favorable.
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+
+Marche du maréchal Augereau.--Défection de la Bavière.--Irruption des
+alliés en Saxe.--Mouvement de l'empereur.--Bataille de
+Leipzig.--Défection des Saxons.--Passage de l'Elster.--Mort du prince
+Poniatowski.
+
+
+CHAPITRE XVIII.
+
+
+Position du roi de Saxe.--Part que Bernadotte prend à la défection des
+Saxons.--État de l'opinion.--Mesures diverses.--Murat, ses intrigues et
+son départ.--Le général de Wrede.--Bataille de Hanau.--Irruption des
+cosaques à Cassel.--Arrivée de nos troupes à Mayence.--Déplorable état
+des choses et de l'opinion.
+
+
+CHAPITRE XIX.
+
+
+Mesures de défense.--L'impératrice au sénat.--Ouvertures des
+alliés.--Artifices de Metternich.--Le maréchal Soult--Beau
+mouvement.--Comment il échoue.
+
+
+CHAPITRE XX.
+
+
+Alexandre refuse de passer le Rhin.--Communication qui le
+décide.--Artifices des alliés.--Défaut de ressources.--Le corps
+législatif.--Disposition des esprits.--L'histoire jugera.--Insurrection
+de la Hollande.--Encore le roi de Naples.
+
+
+CHAPITRE XXI.
+
+
+Considérations que je présente à l'empereur.--Elles paraissent faire
+impression.--M. de Talleyrand est sur le point de rentrer au
+ministère.--Condition qu'y met l'empereur.--Wellington doit aspirer à la
+couronne d'Angleterre.--Il faut appuyer ses prétentions.--Réponse de
+l'empereur.--Changement de ministère.--Le duc de Vicence aux relations
+extérieures.
+
+
+CHAPITRE XXII.
+
+
+L'empereur ne désespère pas.--Activité avec laquelle il pousse ses
+préparatifs.--Manie de délations.--Les flatteurs.--L'empereur se décide
+à négocier avec Valencey.--Intrigues de ce château.--Passion subite de
+Ferdinand pour le cheval.--Comment je réussis à la calmer.
+
+
+CHAPITRE XXIII.
+
+
+Conventions de Valencey.--Elles ne s'exécutent pas.--Parti qu'il eût
+fallu prendre au sujet du pont de Bâle.--Je propose que les
+fonctionnaires restent à leurs postes.--Mes motifs.--Envoi de
+commissaires extraordinaires.--État de l'opinion.--Artifices des
+alliés.--Ouverture du corps législatif.
+
+
+CHAPITRE XXIV.
+
+
+Intrigues pour s'interposer entre le gouvernement et le corps
+législatif.--Préventions qu'on inspire à l'empereur.--Communications
+diplomatiques.--L'assemblée montre de l'indépendance dans le choix de la
+commission.--Inconvenance du rapport.--M. Lainé.--Conseil privé pour
+aviser aux moyens qu'exige la circonstance.--Avis divers.--Le corps
+législatif est ajourné.--Combien il eût été facile de tirer parti de
+cette assemblée.
+
+
+CHAPITRE XXV.
+
+
+Opinion de l'archi-chancelier sur le renvoi du corps législatif.--Ce que
+Fouché pensait des corps délibérants.--Violation du territoire
+helvétique.--Les armées alliées pénètrent en France.--Genève.--Marche
+générale de l'invasion.--Il manque deux mois à l'empereur.
+
+
+CHAPITRE XXVI.
+
+
+Le duc de Vicence est refusé aux avant-postes ennemis.--Des
+plénipotentiaires se réunissent à Châtillon-sur-Seine.--Murat.--Opinion
+de Napoléon sur ce prince; il ne peut croire à sa défection.--M. de La
+Vauguyon.--M. de Laharpe.--Conversation sur son élève.--Organisation de
+la garde nationale.
+
+
+CHAPITRE XXVII.
+
+
+M. de Talleyrand.--L'empereur refuse de le faire enfermer.--Propos qu'on
+lui attribue.--Présentation des officiers de la garde nationale.--Le roi
+de Rome.--Allocution de l'empereur aux officiers de la garde
+nationale.--Effet qu'elle produit.
+
+
+CHAPITRE XXVIII.
+
+
+Arrivée de l'empereur à l'armée.--Affaire de Brienne, de Champeaubert,
+etc.--Prise de La Fère, de Soissons.--Le maréchal Victor.--Conséquences
+de son inaction.--Nouvelle députation des traîtres à l'empereur
+Alexandre.--Situation de Paris.
+
+
+CHAPITRE XXIX.
+
+
+État de la capitale.--Contes divers.--Comités.--Complot contre la vie de
+l'empereur.--Le secrétaire de M. d'Albert.--M. de Vitrolle.--Calcul de
+M. Anglès.--L'empereur Alexandre et le général Raynier.
+
+
+CHAPITRE XXX.
+
+
+Le marquis de Rivière.--Comment on avait songé à lui.--Joseph, ses
+communications avec Bernadotte.--Folies qui remplissent la tête des
+frères de l'empereur.--Intrigue qui empêche l'armée d'Espagne
+d'accourir.--M. de la Besnardière.--M. de Talleyrand, ses menées, ses
+insinuations.
+
+
+CHAPITRE XXXI.
+
+
+Rupture des conférences de Lusigny.--Proclamation de Louis XVIII.--Les
+intrigues de l'époque n'avaient rien de royaliste.--M. Fouché, son
+expédient pour en finir.--Opérations de l'empereur.--Il se jette sur les
+derrières des alliés.--Sa lettre à l'impératrice est
+interceptée.--Angoisses de cette princesse.
+
+
+CHAPITRE XXXII.
+
+
+Conseil de régence.--L'impératrice doit-elle ou non quitter Paris?--M.
+Boulay de la Meurthe propose de l'installer à l'Hôtel-de-Ville.--Le
+conseil adopte cette opinion.--Le duc de Feltre.--Joseph se range à son
+avis.--Le départ est arrêté.--On me propose d'insurger Paris.--Motifs
+qui m'arrêtent.--Les intrigues dont j'étais l'objet m'inspirent de la
+circonspection.--Encore M. de Talleyrand.
+
+
+Pièces justificatives.
+
+
+FIN DE LA TABLE DU SIXIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER.
+
+Singulière coïncidence de date.--Les portes de mon appartement sont
+enfoncées.--Le général Lahorie.--Le sergent.--Colloque avec les
+troupes.--J'ai l'épée nue sur la poitrine.--Le général Guidal.--Mon
+secrétaire.
+
+
+Pendant que notre armée se disposait à revenir sur ses pas, il se
+préparait à Paris une scène qui faillit être suivie des plus fâcheuses
+conséquences; en la racontant, il me sera d'autant plus facile de le
+faire d'une manière exacte, que je suis à peu près le seul qui en ait
+bien connu les détails. Il est remarquable que ce soit le 23 octobre
+qu'elle ait eu lieu, le même jour et à la même heure que l'on évacuait
+Moscou.
+
+J'ai dit qu'en France tout était en plein repos. Je n'avais jamais rien
+de fâcheux à mettre dans le rapport que j'adressais régulièrement chaque
+jour à l'empereur.
+
+Les estafettes qu'on lui envoyait de Paris partaient ordinairement le
+matin à six ou sept heures; j'étais dans l'habitude de faire ma dépêche
+le matin, c'est-à-dire, de me lever de très-bonne heure, et de ne plus
+me recoucher après l'avoir fermée. Ce jour du 23 octobre est le seul, de
+toute l'absence de l'empereur, où m'étant trouvé obligé de me déranger
+de cette habitude, j'avais fait mes lettres toute la nuit, et m'étais
+recouché en défendant qu'on m'éveillât avant que j'eusse sonné, à moins
+que ce ne fût pour un cas de force majeure.
+
+Mon habitude était de fermer toutes mes portes au guichet, surtout
+celles de mon cabinet et de ma chambre à coucher.
+
+À sept heures du matin, je fus réveillé par un tumulte que j'entendais
+dans les appartements à côté de celui dans lequel je me trouvais.
+J'étais très fatigué et m'efforçais de rester endormi, lorsque
+j'entendis, de mon lit, les panneaux de boiserie des portes de mon
+cabinet qui tombaient sur le plancher. La première idée qui me vint, fut
+que le feu était dans la maison, et que m'étant enfermé, on faisait tout
+ce vacarme, pour m'éveiller; je me lève en toute hâte, et dans
+l'obscurité de ma chambre à coucher, je cherche la porte qui conduisait
+où j'entendais le bruit. En ouvrant la porte qui communiquait à mon
+cabinet, que les contrevents fermés tenaient dans l'obscurité, je ne
+voyais la lumière que par les fractures faites à la porte principale, à
+travers desquelles je distinguais des soldats en armes, qui non
+seulement remplissaient mes appartements, mais encore la cour de l'hôtel
+que j'occupais; ils poussaient avec force les débris des portes qui
+tenaient encore, assemblés par le verrou; j'ouvre moi-même, et entrant
+en chemise au milieu d'eux, je leur demande ce qui les a amenés chez
+moi.
+
+Mes appartements en étaient si remplis, que je ne pouvais pas distinguer
+autre chose. Une voix s'écria: _Appelez le général_. Et je vis
+effectivement approcher le général Lahorie, ancien chef d'état-major de
+l'armée du Rhin sous le général Moreau. Lahorie avait été mon camarade
+pendant les premières campagnes de la révolution; il y avait entre nous
+deux une familiarité de tutoiement, et malgré la différence de nos
+opinions politiques, je lui avais conservé de l'amitié.
+
+Il me dit en m'abordant: «Tu es arrêté; félicite-toi d'être tombé entre
+mes mains, au moins il ne t'arrivera point de mal.» Je ne comprenais
+rien à ce que je voyais. Lahorie me dit en quatre mots: «L'empereur a
+été tué sous les murs de Moscou le 8 octobre.--«Tu me fais des contes,
+lui dis-je; j'ai une lettre de lui de ce jour-là: je puis te la faire
+voir.» Lahorie, en me fixant, me répondit: «Cela ne se peut pas, cela
+serait-il possible?» Il était dans un état nerveux qui avait excité en
+lui un branlement de mâchoire, comme s'il avait été attaqué du tétanos,
+et il me répétait: «Cela n'est pas possible.»
+
+Voyant que je ne gagnais rien sur Lahorie, je m'adressai aux troupes,
+pendant qu'il était allé appeler un certain sergent auquel il avait
+parlé le long du chemin, en venant chez moi; mais ce sergent, qui était
+un honnête homme, n'était pas entré avec la troupe qui avait suivi
+Lahorie. Il l'avait appelé plusieurs fois à haute voix, mais il était
+probablement resté dans la cour ou sur le quai, où la troupe s'était
+placée. En voyant Lahorie chercher avec tant de soin le sergent, je
+soupçonnai que c'était un assassin aposté, d'autant plus que le général
+criait: «Faites approcher le sergent auquel j'ai parlé en chemin.»
+
+Je ne songeai qu'à ma défense. Pendant que Lahorie était dehors de mes
+appartements, je demandai au commandant de la troupe qui il était. Il me
+répondit: «Je suis capitaine adjudant-major de la 10e cohorte de la
+garde nationale.--Fort bien! lui dis-je. Ces soldats sont-ils votre
+troupe?--Oui, monsieur, me répondit-il.--Ainsi, ajoutai-je, vous n'êtes
+point des soldats révoltés?» Tous les soldats s'écrièrent: «Non, non;
+nous sommes avec nos officiers. C'est un général qui nous a amenés.--Eh
+bien! repris-je, connaissez-vous ce général?» Ils répondirent:
+«Non.»--Alors, dis-je, ce que je vois ne m'étonne pas. Moi, je le
+connais, et vais vous faire connaître la position dans laquelle il vous
+place.
+
+«C'est un ancien aide-de-camp du général Moreau, qui était en prison à
+la Force, d'où il ne devait pas sortir sans mon autorisation. C'est un
+conspirateur! Me connaissez-vous?» Ils répondirent:
+«Non....»--«Savez-vous chez qui vous êtes?» Ils répondirent: «Non.» Un
+seul officier répliqua: «Moi je vous connais, je sais que vous êtes le
+ministre de la police.--«En ce cas-là, lui répondis-je, je vous ordonne,
+et au besoin vous requiers d'arrêter sur-le-champ le général Lahorie,
+qui vous a amenés chez moi.»
+
+Le capitaine adjudant-major, qui me tenait par le bras droit, ainsi
+qu'un autre de ses officiers par le bras gauche, me semblaient d'assez
+braves gens; toute cette troupe me paraissait d'autant plus égarée, que
+je remarquais que les soldats n'avaient pas même de pierres à feu à
+leurs fusils. Je dis à cet adjudant-major, qui avait la croix de la
+Légion-d'Honneur: «Mon cher monsieur, vous jouez là un jeu auquel il ne
+faut pas perdre, et prenez garde d'être fusillé dans un quart d'heure,
+si je ne le suis pas moi-même; il ne faut que ce temps-là à la garde
+impériale pour être à cheval, et alors, gare à vous [1].»
+
+[1: La caserne de la garde était à trois cents pas de mon hôtel.]
+
+Je dois à sa mémoire de dire qu'il était ébranlé moins par la peur du
+danger que par la crainte de faire une mauvaise action, c'est-à-dire une
+action déshonorante.
+
+Le voyant chanceler, je saisis ce moment pour lui dire: «Si vous êtes
+homme d'honneur, ne vous laissez pas souiller d'un crime, et ne
+m'empêchez pas de vous sauver tous. Je ne vous demande que de me laisser
+faire. En achevant cela, j'avançai mon bras droit pour saisir la poignée
+de son épée qu'il avait été obligé de mettre sous le sien à cause de
+l'exiguïté de l'appartement qui était rempli de soldats armés. Il
+semblait près de se rendre, j'allais prendre son épée, lorsque le
+malheureux manqua de caractère, et en me repoussant la main qu'il saisit
+avec force, il me dit d'un ton dur: «Non, vous marcherez où l'on me dira
+de vous conduire.» «Allons, lui répondis-je, vous êtes un malheureux, et
+vous ne vous en prendrez qu'à vous-même lorsque vous serez à la fin de
+tout ceci.»
+
+Comme j'achevais, je vis, par la fenêtre, qui était en face de moi, le
+général Lahorie qui traversait ma cour d'un pas précipité; il venait de
+la rue, et amenait avec lui un homme d'une figure atroce, que je pris
+pour le sergent qu'il avait été quérir.
+
+Ils rentrèrent comme des furieux dans l'appartement où j'étais. Lahorie
+resta derrière les soldats, ce qui me parut d'un plus mauvais augure
+encore; mais son compagnon venait à moi tête baissée, ne voulant pas
+lever les yeux. Il avait à la main une épée nue qu'il venait de prendre
+à un officier; mais, en avançant sur moi, il trébucha violemment contre
+un meuble à la porte d'entrée, il en éprouva une douleur qui l'obligea
+de s'arrêter pour se frotter la jambe: cet accident l'ébranla et fit
+fléchir son courage. Il me posa la pointe de son épée sur la poitrine,
+en me demandant si je le connaissais. «Non, lui dis-je, je ne te connais
+pas.» Il me répondit: «Je suis le général Guidal que vous avez fait
+arrêter à Marseille et conduire à Paris.
+
+--«Ah! ah! dis-je, je sais cela; mais si on m'avait obéi, tu serais
+maintenant à Marseille, où, depuis près d'un mois, j'ai ordonné que l'on
+te reconduisît.» Le général Guidal se montait tant qu'il pouvait, et je
+n'avais d'armes que mon sang-froid; comme je voyais qu'il se battait les
+flancs pour s'échauffer, je lui criai: «Es-tu venu chez moi pour te
+déshonorer par un lâche assassinat?» Il me répliqua vivement: «Non, je
+ne vous tuerai pas, mais vous allez venir avec moi au sénat.»
+
+«Eh bien! dis-je, va pour le sénat, mais laisse-moi m'habiller; il
+répondit: «Oh! non, on va vous apporter vos habits.» Ce qu'on fit
+effectivement faire à mes gens, qu'on ne laissa pas approcher de moi.
+Pendant que je m'habillais le plus lentement que je pouvais, un de mes
+secrétaires, ancien officier des chasseurs, et qui venait d'être averti,
+descendit au milieu de cette foule qu'il voulait brusquer sans la
+marchander; je lui fis signe de ne pas se faire arrêter lui-même, et lui
+dis à haute voix: «Allez dire à mon voisin d'être sans inquiétude, que
+je n'ai point de mal.»--Il me comprit à demi mot, et courut chez M.
+Réal, conseiller d'État, chef du premier arrondissement du ministère,
+qui demeurait immédiatement à côté de moi près la rue des Saints-Pères:
+ce furent eux deux qui donnèrent l'alerte à l'archi-chancelier et au
+ministre de la guerre.
+
+Lahorie et Guidal me tenaient toujours chez moi avec cette troupe de
+soldats, qui était composée de trois compagnies de la dixième cohorte;
+ils décidèrent de m'envoyer à la Force, et Guidal se chargea de m'y
+conduire.
+
+
+
+
+CHAPITRE II.
+
+On me conduit à la Force.--Tentative d'évasion.--M. Pasquier et M.
+Desmaretz.--Ma détention ne dure qu'une demi-heure.--Le général Lahorie
+dans mon cabinet.--Il est arrêté.--Paris ne voit que le côté
+ridicule.--Considérations.
+
+
+J'avais chez moi un poste de la garde soldée de la ville de Paris, qui
+ne demanda même pas ce que signifiait le désordre, et cependant il
+n'était placé dans mon hôtel par l'état-major de la place que comme
+garde de sûreté.
+
+J'avais également un gendarme d'ordonnance qui se trouvait sorti pour
+aller porter mes dépêches à la poste au moment du départ de l'estafette.
+Il ne me fut donc ni nuisible ni utile, cependant le ministre de la
+guerre lui fit donner la croix de la Légion-d'Honneur pour les services
+qu'il rendit dans cette journée; à coup, sûr cela ne pouvait pas être à
+moi. Tout ce que je viens de raconter se passa en moins d'une heure,
+pendant laquelle je fus constamment saisi par les deux bras, et hors de
+la possibilité de m'emparer d'une arme, quand bien même il y en aurait
+eu là à ma disposition.
+
+Lahorie et Guidal envoyèrent chercher un cabriolet; je me plaçai dedans
+le premier et fis mettre Guidal, qui me conduisait, à ma gauche. Il fit
+marcher un détachement en avant et prit le chemin de la Force. Il passa
+le long du quai des Lunettes, cela me donna l'idée de m'échapper; je
+décrochai doucement la portière du cabriolet, et en arrivant près de la
+tour de l'horloge, je sautai en bas et pris la course vers le palais de
+justice, où il y a toujours du monde de grand matin; mais je n'avais pas
+vu une troupe de soldats qui suivaient le cabriolet: ils se mirent à
+courir après moi en criant: Arrête! arrête! A Paris, il n'en faut pas
+d'avantage pour que chacun arrête; aussi m'arrêta-t-on. Les soldats et
+Guidal, m'ayant rejoint me prirent bras-dessus, bras-dessous, et me
+menèrent à pied à la Force.
+
+Ce fut le concierge de cette prison qui m'apprit tout ce qui s'était
+passé le matin, à six heures, à la porte de la Force, où Lahorie et
+Guidal étaient renfermés.
+
+Il se conduisit en brave homme, me demanda mes ordres, et m'assura que,
+quoi qu'il pût arriver, il me sauverait; il se hâta de faire sortir de
+sa maison Guidal, ainsi que le demi-bataillon qui l'avait suivi en
+m'amenant. Pendant la demi-heure que je passai ainsi entre les mains de
+cette troupe, d'autres détachements du même corps amenèrent
+successivement à la Force M. Pasquier, préfet de police, et M.
+Desmarets, chef de la première division de mon ministère; mais ils
+n'entrèrent qu'au greffe, parce qu'aussitôt que les troupes, qui
+obstruaient la petite rue qui mène à la Force, furent retirées, mon
+secrétaire, ainsi que le secrétaire-général du ministère survinrent: ils
+avaient donné l'alerte partout, et avaient amené une voiture, dans
+laquelle je montai avec le préfet de police, et pris le chemin de mon
+hôtel. Je rencontrai sous l'arcade de l'hôtel-de-ville le bataillon qui
+m'avait arrêté.
+
+Il s'y rendait d'après les ordres qu'il avait reçus, et quoique je
+m'enfonçasse dans la voiture, autant que je pouvais, plusieurs soldats
+me reconnurent, et néanmoins ils ne dirent rien; j'arrivai chez moi en
+même temps que les troupes de la garde impériale, qui s'y rendaient pour
+apprendre où l'on m'avait transporté.
+
+Je trouvai tous les employés de mon administration à leurs postes, et je
+pouvais agir; j'étais revenu très vite, en sorte que je pus faire
+joindre, sur la place de Grève ce bataillon de la dixième cohorte, par
+un détachement de la gendarmerie d'élite, qui était arrivée chez moi la
+première, parce qu'étant casernée à l'Arsenal, elle avait appris
+presqu'aussitôt ce qui s'était passé à la Force, qui en est très près.
+Son attachement pour moi, aussi bien que son devoir, l'avait fait monter
+à cheval sans attendre d'ordre.
+
+Ce détachement m'amena tous les officiers du bataillon, ainsi que les
+sous-officiers. Ils étaient dans une consternation facile à comprendre.
+
+À peine avais-je été emmené de chez moi, que ma maison s'était remplie
+de tous les employés de mon administration qui y arrivaient: c'était à
+peu près l'heure de leur travail. Ils trouvèrent le général Lahorie
+maître de mon cabinet, la garde qui était à la porte de mon hôtel,
+n'ayant rien dit au moment de la violence qui avait été exercée contre
+moi; ils ne savaient que penser de tout cela.
+
+Lahorie, qui avait fait mettre mes chevaux à une de mes voitures, pour
+me faire conduire, avant d'avoir pris le parti de me faire emmener en
+cabriolet, s'était ensuite servi lui-même de ma voiture, pour aller à
+l'hôtel-de-ville, où son instruction lui apprenait qu'il devait se
+rendre après m'avoir enlevé ou tué.
+
+Il venait de rentrer lorsque les employés arrivèrent, et en même temps
+qu'eux, M. Laborde, adjudant de place de la garnison, qui venait de chez
+le général Hullin; il était déjà au courant de ce qui se passait, comme
+on va le voir. Il fit arrêter le général Lahorie par mes domestiques,
+qui le lièrent sur un des fauteuils du salon même, dans lequel s'était
+passée toute la scène du matin, et c'est dans cette situation que je le
+trouvai en arrivant chez moi.
+
+Laborde était venu de mon hôtel à la Force avec mon secrétaire-général,
+qui s'était fait suivre afin de pouvoir répondre aux troupes, si elles
+avaient voulu s'opposer à mon retour; je l'envoyai à la préfecture de
+police pour la faire évacuer par les troupes qui s'y tenaient encore, et
+qui non seulement ne voulurent point y laisser rentrer M. Pasquier, mais
+qui plus est, arrêtèrent M. Laborde lorsqu'il se présenta; à la vérité,
+cela ne dura qu'un moment. Paris eut à peine le temps d'être informé de
+tout cela, que déjà les choses étaient remises à leur place, et le mal
+se borna au ridicule qui fut jeté sur l'administration de la police, aux
+dépens de laquelle le public est toujours bien aise de s'amuser. Cette
+fois il avait beau jeu de se venger de toutes les petites tracasseries
+dont il croyait avoir à se plaindre, et l'administration militaire, de
+son côté, ne négligea rien pour rejeter le reproche loin d'elle.
+
+Je voyais tout si tranquille, que je ne pouvais douter que je ne m'étais
+point abusé en me persuadant que ce qui venait de se passer n'avait
+aucun antécédent qui m'eût échappé. Je voyais tout de monde se creuser
+la tête pour trouver les traces d'une conspiration; je laissai faire,
+mais ne voulant rien céder à qui que ce fût des attributions de mon
+emploi, je fis malgré tout ce qui s'y opposa, amener chez moi les
+individus militaires et civils qui avaient été arrêtés tant par mes
+ordres que par ceux de l'état-major de la place; je voulus faire faire
+sous mes yeux l'information de cette singulière affaire.
+
+Je vais en donner le détail exact et vrai; ceux qui le liront verront à
+quel point un État peut être troublé, en quelques heures, par un
+conspirateur audacieux qui marche droit à son but, et, combien un
+gouvernement est à plaindre lorsque des rivalités de pouvoirs divisent
+les autorités auxquelles il a confié le soin de l'administration
+publique.
+
+Cette question était entre le ministre de la guerre (M. de Feltre) et
+moi.
+
+On jugera lequel de nous deux a dit le plus courageusement la vérité, ou
+n'a cherché qu'à détourner sur son camarade une réprimande qu'il
+redoutait pour lui-même, et qui n'était cependant méritée ni par l'un ni
+par l'autre, parce qu'il n'y a personne qui soit hors de la merci d'une
+troupe qui se portera inopinément à son domicile; le souverain lui-même
+est à la disposition du simple officier qui commande le piquet de gardes
+à la porte de son palais. S'il y avait eu des antécédents à cette
+entreprise, et que les informations subséquentes les eussent fait
+apercevoir, j'aurais pu être blâmé de ne les avoir pas saisis, et on
+l'aurait probablement fait sans ménagement.
+
+Mais le plus habile homme du monde ne peut pas entrer dans une tête, il
+peut tout au plus se mettre entre deux têtes, quoique l'espace soit
+étroit.
+
+De même le ministre de la guerre n'était pas responsable de la conduite
+d'un régiment qui partait en ordre de sa caserne avec son colonel à sa
+tête; il n'y avait donc pour lui aucune raison de redouter le blâme, ni
+d'employer le mensonge et l'adulation pour égarer le jugement de
+l'empereur, qui se trouvait au fond de la Russie lorsque cet événement
+arriva.
+
+S'il le lui avait rapporté tel qu'il était, l'empereur eût peut-être
+pensé plus tôt au danger d'avoir une armée composée comme l'était la
+sienne, et surtout à celui d'aller aussi loin de la capitale.
+
+
+
+
+CHAPITRE III.
+
+Le général Mallet.--Ses liaisons avec Lahorie et Guidal.--Pourquoi ces
+deux généraux étaient à la Force.--Plans de Mallet.--Il fait des décrets
+et des nominations.--Le colonel Soulier.--L'abbé Lafond.--Le général
+Mallet s'échappe de la maison de santé.
+
+
+Le général Mallet était un ancien gentilhomme de la Franche-Comté. Avant
+la révolution, il avait servi dans les mousquetaires de la maison du
+roi. Il entra de bonne foi dans la révolution, et en professa les
+principes avec une grande ferveur. Il était républicain par conscience,
+et avait pour les conspirations un caractère semblable à ceux dont
+l'antiquité grecque et romaine nous a transmis les portraits.
+
+Il était devenu officier-général à la guerre, et longtemps avant
+l'avènement de l'empereur au trône, il avait obtenu un commandement dans
+l'intérieur. Il s'occupait continuellement d'idées de gouvernement, et
+toujours il était fidèle à ses principes politiques. Il serait trop long
+de rapporter ici les détails d'un projet à peu près semblable à celui
+dont il s'agit qu'il avait cherché à exécuter pendant que l'empereur
+était en Prusse en 1807. Cela fut taxé de folie, et néanmoins le
+ministre de la police crut devoir le faire arrêter; après l'avoir tenu
+en prison fort longtemps, il l'avait mis dans ce que l'on appelle à
+Paris une maison de santé, où il était encore à mon entrée au ministère,
+et dans laquelle je l'avais laissé. Cette maison était la dernière à
+gauche du faubourg Saint-Antoine, près de la barrière du Trône.
+
+Mallet avait été longtemps le camarade de Lahorie à l'armée du Rhin; il
+avait su qu'il était à la Force par d'autres prisonniers de cette maison
+qui avaient obtenu d'être placés dans la maison de santé où il était
+lui-même. Il avait su également que Guidal y était; il avait connu ce
+général dans le temps du directoire, chez le directeur Barras qui
+l'employait particulièrement. Avant de parler de Mallet, je dois dire
+par quelle fatalité ces deux hommes se trouvaient encore à la Force,
+d'où ils auraient dû être partis depuis quinze jours, d'après les ordres
+que j'avais donnés.
+
+Guidal avait été arrêté dans les environs de Marseille pour une affaire
+de jacobinisme, et il avait été amené à Paris, parce que l'on en
+espérait quelques renseignements d'après ce qu'avait mandé
+l'administration locale du département du Var, dont la tranquillité
+avait paru menacée, au point que le préfet de ce département avait eu
+besoin de recourir à l'emploi de moyens extraordinaires. Pendant que
+Guidal était à Paris, on éventa à Marseille une affaire semblable qui
+mena à la découverte d'un ancien espionnage exercé à la côte de Provence
+par des Français, au bénéfice de l'amiral anglais qui croisait devant
+Toulon. Guidal fut accusé d'avoir été lui-même à la flotte anglaise, et
+d'y avoir envoyé son fils. Cet espionnage durait depuis nombre d'années,
+sans qu'on s'en fût douté. Par suite des dépositions des personnes qui
+avaient été arrêtées on redemanda Guidal à Marseille, pour le juger, et
+il y avait plus de quinze jours que j'avais envoyé à la gendarmerie tout
+ce dont elle avait besoin pour le reconduire à cette destination; elle
+différa à exécuter l'ordre que j'avais donné, et Guidal se trouvait
+encore dans la prison de la Force le 23 octobre.
+
+Il en était de même de Lahorie. Depuis le procès du général Moreau, il
+était caché en France. L'empereur avait souvent réitéré l'ordre de le
+faire partir; M. Fouché l'avait laissé à Paris. Lahorie était Breton, et
+il avait facilement trouvé les protecteurs dont il avait besoin.
+L'empereur m'ordonna de le faire partir pour l'Amérique, et de l'arrêter
+d'abord; ce qui fut fait. J'avais également mis de la diligence à
+préparer son départ sur un vaisseau qui devait mettre à la voile de
+Nantes pour les États-Unis.
+
+J'avais, depuis plus de quinze jours, signé tous les ordres nécessaires
+pour le faire conduire dans cette ville, et il se trouvait comme Guidal
+à la Force par suite de la même négligence.
+
+Mallet, toujours occupé de son projet de changer le gouvernement, crut
+ne pouvoir saisir une meilleure circonstance que celle où le grand
+éloignement des armées et de l'empereur lui aplanissait les difficultés
+d'une entreprise aussi hardie, et dont le succès reposait sur une
+supposition qu'on n'aurait pu éclaircir assez tôt pour détruire la
+crédulité dont il avait besoin pour réussir.
+
+Après avoir beaucoup pensé aux divers moyens d'exécuter son projet, il
+s'arrêta à celui-ci. Il supposa l'empereur mort le 8 octobre sous les
+murs de Moscou, il ne pouvait pas prendre un autre jour sans se trouver
+contredit par l'estafette, qui pouvait arriver, comme cela avait lieu
+chaque jour. L'empereur mort, il concluait que le sénat devait être
+investi du suprême pouvoir; ce fut donc l'organe du sénat qu'il choisit
+pour parler à la nation et à l'armée. Il fit aux soldats une
+proclamation dans laquelle il déplorait la mort de l'empereur; après
+avoir annoncé l'abolition du régime impérial, et le retour du
+gouvernement populaire, il fit connaître la nouvelle organisation de ce
+gouvernement, en désigna les branches et en nomma les directeurs. Toutes
+les pièces étaient revêtues des signatures de plusieurs sénateurs dont
+il avait retenu les noms, mais avec lesquels il n'avait eu aucun rapport
+depuis un bon nombre d'années.--C'était lui-même qui avait signé le nom
+de tous ces sénateurs, il fit un décret au nom de ces mêmes sénateurs
+par lequel lui, Mallet, était nommé gouverneur de Paris, et commandant
+des troupes dans la première division militaire.
+
+Cela posé, il fit aussi des décrets semblables pour promouvoir à des
+grades plus élevés tous ceux qu'il comptait employer à l'exécution de
+son projet.
+
+C'était le général Hullin qui alors était commandant de Paris;
+l'adjudant commandant Doucet était son chef d'état-major. Il nommait
+celui-ci général de brigade, lui conservait sa place, et joignait à
+l'instruction qu'il lui donnait un bon de cent mille francs à vue sur le
+trésor public.
+
+Il y avait derrière la maison de santé où était Mallet une caserne dans
+laquelle était établie la 10e cohorte de garde nationale et un dépôt du
+32e régiment de ligne.
+
+Cette 10e cohorte était commandée par le colonel Soulier, un des braves
+et anciens officiers de l'armée d'Italie, mais en revanche aussi borné
+qu'il était brave. Il était venu depuis très peu de jours d'Espagne pour
+prendre le commandement de cette 10e cohorte.
+
+Mallet était marié, et sa femme demeurait fort loin de lui à Paris; elle
+allait le voir fréquemment, et ne s'apercevait pas qu'il roulait quelque
+projet dans son esprit.
+
+Il y avait peu de temps qu'un prêtre espagnol qui était détenu dans la
+même maison que Mallet, avait été mis en liberté et s'était retiré dans
+un appartement qu'il avait loué à la Place Royale. Mallet était dans sa
+maison de santé avec un certain abbé Lafond, qui avait été arrêté depuis
+longtemps pour des affaires de religion. Comme il était toute la journée
+avec cet abbé, il avait été obligé de lui confier ce qu'il allait
+entreprendre. L'abbé Lafond attira à lui, sans leur faire aucune
+confidence, deux jeunes gens de sa connaissance qui étaient à Paris;
+l'un était un jeune caporal de la garde de Paris, qui était de son pays,
+et le second était un jeune Vendéen qui étudiait le droit à Paris. Ce
+dernier, étant d'un caractère jésuitique, fut goûté par Mallet, qui, la
+veille du jour où il devait exécuter son projet, dit à ce jeune homme
+d'aller au Palais-Royal acheter une écharpe aux trois couleurs; il lui
+donna en même temps une lettre pour sa femme, à laquelle il mandait de
+mettre ses uniformes et ses armes dans sa malle, ainsi que ceux
+d'aide-de-camp qu'il avait chez lui (probablement à dessein) et de
+remettre sa malle avec la clef au porteur.
+
+Celui-ci, d'après les ordres de Mallet, la porta chez le prêtre espagnol
+qui était à la Place Royale. Le lendemain 22, Mallet invita à dîner,
+ainsi que l'abbé Lafond, les deux jeunes gens dont je viens de parler,
+et au moment de se séparer, il leur dit d'aller l'attendre chez le
+prêtre espagnol.
+
+À dix heures du soir, lorsque les portes de la maison de santé étaient
+fermées, il saute avec l'abbé Lafond par la fenêtre de sa chambre qui
+était un rez-de-chaussée sur le jardin, et au bout duquel était un mur
+de très peu d'élévation, après quoi l'on était sur la voie publique. Il
+fit tout cela sans bruit, et vint à pied à la Place Royale chez le
+prêtre espagnol. Il y fit apporter du punch, et lorsqu'il vit les têtes
+des jeunes gens un peu échauffées, il leur parla de son projet, comme
+d'une chose déjà convenue depuis longtemps entre lui et le sénat; mais
+il leur dit qu'elle ne devait être exécutée qu'après la mort de
+l'empereur, dont il n'avait été prévenu qu'hier: il abusait ainsi les
+deux jeunes gens, qui le savaient bien un homme mécontent du
+gouvernement impérial, mais qui ne se vantait pas de ce qu'il se
+proposait de faire.
+
+Mallet leur montra tous les ordres que venait de lui envoyer la
+commission du gouvernement établie au Luxembourg, sa nomination au
+gouvernement de Paris, un crédit considérable sur le trésor public, et
+enfin l'ordre d'installer de suite les nouvelles autorités à la place
+des anciennes. Toutes ces pièces étaient de sa fabrication. Sans donner
+à ces jeunes gens le temps de la réflexion, il ouvre sa malle, revêt son
+grand uniforme d'officier-général, fait prendre au jeune caporal qui
+était avec l'abbé Lafond l'habit d'aide-de-camp qu'il avait aussi fait
+venir, et donne au jeune Vendéen l'écharpe aux trois couleurs.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV.
+
+Le général Mallet à la caserne de Popincourt.--Il se fait
+passer pour le général Lamotte.--La 10e cohorte prend
+les armes.--Mallet délivre Lahorie et Guidal.--Le préfet
+de police me fait prévenir.--Dispositions que prend le
+général Mallet.--L'adjudant-général Doucet.--Mallet
+est arrêté.--Le général Hullin.
+
+
+Accompagné comme je viens de le dire, seulement de trois personnes, le
+général Mallet sort de chez le prêtre espagnol vers une heure du matin,
+et se rend à la caserne de Popincourt où était la 10e cohorte. On ne
+laisse pas entrer la nuit dans les casernes de Paris, aussi Mallet
+affecta-t-il de dire qu'il n'avait affaire qu'au commandant. On le
+conduisit chez le malheureux Soulier, qui demeurait hors du quartier; il
+était malade, et ne put se lever pour recevoir Mallet.
+
+C'est ici que fut joué le tour le plus adroit, et sur le succès duquel
+reposait tout celui de l'entreprise. Mallet entra chez le colonel
+Soulier, sans lui dire son nom; celui-ci, après s'être excusé de ne
+pouvoir se lever, demanda au général ce qu'il avait à lui dire.
+
+Mallet lui dit: «Je vois bien que vous n'êtes pas informé; nous avons eu
+le malheur de perdre l'empereur.» À ce mot, Soulier fond en larmes;
+Mallet a l'air de partager sa douleur, et lui dit: «Le gouvernement
+vient d'être changé, et voici l'ordre que le général Mallet m'a remis
+pour vous, il y a un instant.»
+
+Soulier lit: c'était un ordre du général Mallet, qui lui ordonnait de
+faire prendre les armes à la cohorte, de lui donner connaissance des
+événements nouvellement arrivés, et de suivre exactement tout ce que lui
+commanderait le général Lamotte, qu'il rendait porteur de sa lettre, et
+qui avait reçu les instructions de la commission du sénat investi du
+gouvernement.
+
+Voilà donc Mallet qui joue, près du colonel Soulier, le personnage de
+Lamotte; Soulier salue le général Lamotte, fait venir l'adjudant de sa
+cohorte, lui commande de l'assembler et de venir ensuite prendre le
+général Lamotte, auquel il fait des excuses de ne pouvoir l'accompagner.
+
+Lamotte (Mallet) se rend donc dans la cour de la caserne, où la troupe
+était assemblée, et lui fait lire aux flambeaux la nouvelle de la mort
+de l'empereur, la proclamation du sénat à l'armée, et lui donne
+connaissance des nouvelles formes du gouvernement. Il ne vint dans la
+tête de personne de chercher à vérifier si cela était vrai, assurément
+rien n'était plus clair que les termes dans lesquels Mallet
+s'expliquait.
+
+Lamotte (Mallet) emmène la cohorte, forte de douze cents hommes, sans
+lui faire prendre les dix milles cartouches à balles, qui étaient en
+réserve chez le colonel, ainsi que cela était d'usage dans la garnison
+de Paris, et même sans faire changer les pierres à bois, que les soldats
+sont dans la coutume de mettre à leurs fusils pour l'exercice.
+
+Mallet marcha à la tête de cette cohorte, dont il ne laissa qu'une seule
+compagnie au quartier, pour accompagner le colonel Soulier à
+l'hôtel-de-ville, où il lui avait ordonné d'aller l'attendre, et faire
+disposer le bureau nécessaire pour la commission de gouvernement. Il
+avait eu soin de donner à ce colonel sa nomination au grade de général
+de brigade, et un bon de cent mille francs sur le trésor public.
+
+Le 23 octobre tombait un vendredi, jour de parade pour la garnison de
+Paris, laquelle parade, depuis l'absence de l'empereur, avait lieu tous
+les vendredis sur la place Vendôme.
+
+Les troupes du faubourg Saint-Antoine étaient obligées de partir de
+bonne heure pour s'y rendre c'est ce qui fit que le spectacle de la 10e
+cohorte avec armes et bagages ne parut pas étonnant.
+
+Lamotte amène sa cohorte par la grande rue Saint-Antoine, jusqu'à la
+porte de la prison de la Force; il se la fait ouvrir, et, sans y entrer
+lui-même, il se fait amener les généraux Guidal et Lahorie, qui y
+étaient détenus; il ferme ensuite la porte de la prison d'où il défend
+de laisser sortir qui que ce soit; il embrasse Lahorie et Guidal, leur
+fait part de la mort de l'empereur et de tout ce qui en était la suite,
+et leur dit: «Il n'y a pas de temps à perdre; voilà vos instructions,
+prenez cette troupe pour les exécuter: je n'ai besoin que d'une
+demi-compagnie pour aller m'emparer du gouvernement, où j'attendrai de
+vos nouvelles. Ensuite nous nous réunirons à l'hôtel-de-ville.»
+
+Lahorie crut de bonne foi à la mort de l'empereur, et comme il avait été
+dans la confiance du général Moreau, il savait ce qu'il avait eu le
+projet de faire; il avait mémoire du 18 brumaire, auquel il avait
+assisté; ces idées-là revinrent à son esprit, surtout en voyant Mallet
+en habit brodé et suivi d'une troupe régulière. Il lut l'instruction que
+lui donnait Mallet, prit la cohorte dont celui-ci n'avait gardé que
+cinquante hommes, et courut s'emparer de la préfecture de police. Il
+trouva M. Pasquier, qui avait coutume de se lever de bonne heure, déjà à
+son cabinet; il l'arrêta et lui substitua le jeune Vendéen, ainsi que
+l'abbé Lafond. Le préfet de police, quoique dans cette situation, trouva
+le moyen de m'envoyer bien vite un de ses employés, pour me prévenir de
+ce qui se passait; cet employé, en arrivant chez moi, n'insistait que
+pour me voir et me parler au plus vite, sans rien dire de plus. Comme il
+était connu du portier de l'hôtel, il aurait pu commencer par faire
+fermer la porte; il ne le fit pas, et trouva la consigne que j'avais
+donnée à cinq heures du matin (en me couchant), pour qu'on me laissât en
+repos à moins de force majeure. Comme il était venu à pied, il ne
+devançait que de très peu la colonne du général Lahorie, qui était sur
+ses pas, et qui entra comme un trait, ainsi que je l'ai dit.
+
+Lahorie avait envoyé le général Guidal, qui était venu avec lui arrêter
+le ministre de la guerre; mais le sergent par lequel il voulait me faire
+assassiner lui ayant manqué de parole, il courut lui-même après ce
+général, qu'il atteignit dans la rue des Saints-Pères, et ramena chez
+moi avec son détachement. C'est à ce seul incident, que le ministre de
+la guerre doit de n'avoir pas eu la même aventure que moi.
+
+Mallet, en quittant Lahorie, à la porte de la Force, avait envoyé par
+des soldats de la 10e cohorte, aux deux commandants des régiments de la
+garde soldée de Paris, des paquets renfermant des pièces semblables à
+celles qu'il avait lues à sa troupe avant de l'emmener, et de plus une
+instruction que ces deux régiments devaient suivre de point en point.
+
+Il employa l'un à fermer toutes les barrières de Paris, avec défense
+d'en laisser sortir qui que ce fût; ce qui fut fait, en sorte que dans
+les villes du voisinage, d'où on aurait pu avoir des secours, si l'on en
+avait eu besoin, on n'aurait rien su de ce qui se passait à Paris. Il
+employa l'autre à occuper la banque, la trésorerie et autres points de
+l'administration publique. À la trésorerie, il éprouva de la résistance;
+le ministre s'y était rendu et sut se servir de la garde de sa maison,
+pour ne pas laisser méconnaître son autorité. Mais dans les deux
+régiments entiers de la garde soldée de Paris qui faisaient le service
+de la place, il n'y eut pas une objection opposée à l'exécution des
+ordres de Mallet.
+
+En même temps que Mallet faisait ainsi agir sur plusieurs points à la
+fois, il descendait la rue Saint-Honoré avec sa petite troupe. Il tourna
+le coin de la rue qui mène à la place Vendôme, et de là, il expédia un
+officier avec vingt-cinq soldats de sa troupe, auxquels il ordonna
+d'aller se mettre en bataille devant la porte du bureau de l'état-major,
+qui était dans la maison placée dans l'angle de la place Vendôme, à
+gauche, et de n'en laisser sortir personne.
+
+En même temps, il donna à l'officier un paquet pour l'adjudant-général
+Doucet; le paquet contenait les mêmes pièces que les autres, la mort de
+l'empereur, l'acte du sénat, les proclamations, la nomination de Mallet
+au gouvernement de Paris, une nomination de général de brigade, et un
+bon de 100,000 francs pour lui Doucet. À ce paquet il avait joint une
+instruction en forme de lettre confidentielle, dans laquelle il
+témoignait à Doucet le plaisir qu'il éprouvait à entrer en relation de
+service avec lui, et le priait d'envoyer tels et tels ordres aux troupes
+qui étaient à Saint-Denis, Saint-Germain et Versailles, et à celles qui
+étaient à Paris, il n'exceptait que la garde soldée, qu'il avait
+employée, et la 10e cohorte, qu'il avait chargée de l'arrestation du
+préfet et du ministre de la police, ainsi que de celle du général
+Hullin; il ajouta que, connaissant les relations d'amitié qui existaient
+entre lui et le général, il avait voulu lui éviter ce que cette
+commission aurait eu de pénible pour lui, et qu'il s'en était chargé;
+seulement il lui recommandait de ne pas s'y opposer, et de garder à sa
+porte, jusqu'à nouvel ordre, le piquet que commandait l'officier qui lui
+remettrait le paquet.
+
+L'adjudant-général Doucet était couché quand l'officier arriva chez lui.
+N'ayant pas voulu parler à d'autres, on le fit entrer chez
+l'adjudant-général, qui ne comprenait rien à tout ce que cette dépêche
+contenait. Il relut plusieurs fois toutes ces pièces, et demanda à
+l'officier de la 10e cohorte qui les lui avait apportées, et qui avait
+son détachement de garde à la porte, ce qui s'était passé à leur
+caserne. Ce jeune homme le lui raconta; il avait vu prendre les armes à
+son corps, avait suivi Mallet à la Force, en avait vu extraire Lahorie
+et Guidal, et avait suivi Mallet jusque sur la place Vendôme, d'où il
+avait continué son chemin pour aller chez le général Hullin, où il était
+encore. «Je vois d'ici, ajouta-t-il, notre détachement qui est devant la
+porte du général Hullin.» Et il le voyait effectivement par la fenêtre
+de l'appartement de M. Doucet.
+
+Doucet ne pouvait plus douter de l'existence d'un projet dont Mallet lui
+donnait les détails dans son instruction; à la vérité, cela pouvait
+s'appeler une folie, mais cependant cela s'exécutait. Il ne pouvait en
+douter, tant par ce qu'il voyait que par ce que lui disait le jeune
+officier de la cohorte, qui lui-même agissait. Non seulement il ne
+bougea point, mais perdit la tête au point d'avoir peur de sa
+responsabilité. Mallet lui avait ordonné de mettre M. Laborde aux
+arrêts, se méfiant sans doute de son activité. Doucet venait de faire
+appeler M. Laborde, qui demeurait dans le même hôtel; ils lisaient
+ensemble toutes les pièces, lorsque Mallet, de retour de chez le général
+Hullin, entra dans la pièce où ils se trouvaient; il demanda à
+l'adjudant-général Doucet, pourquoi M. Laborde n'était pas aux arrêts,
+ainsi qu'il l'avait ordonné, et lui dit de s'y rendre. Laborde résista,
+et il s'était engagé une petite discussion à la suite de laquelle
+Laborde sortit en disant: «Pour me rendre aux arrêts, il faut que je
+sorte; ce n'est point ici ma chambre.» Ce qu'il fit, et c'est en
+descendant l'escalier de l'adjudant-général Doucet, qu'il aperçut
+l'inspecteur-général du ministère de la police, qui se rendait au bureau
+de l'état-major de la place, pour prendre des renseignements dont il
+avait besoin. Ce piquet de la 10e cohorte lui en refusait l'entrée,
+d'après son instruction, et ce fut Laborde qui, du haut de l'escalier,
+cria aux soldats de le laisser monter, ce qu'ils firent, parce que tous
+étaient depuis longtemps dans l'habitude d'obéir à Laborde. Ce dernier
+lui apprend de quoi il est question, et le conduit dans la chambre de
+Doucet, qui causait avec Mallet.
+
+Dans le moment la scène changea. La présence de l'inspecteur fit perdre
+le sang-froid à Mallet. L'inspecteur dit tout haut: «Monsieur Mallet,
+vous n'avez pas la permission de sortir de votre maison sans que j'aille
+vous chercher;» et, s'adressant à l'adjudant-général Doucet, il lui dit:
+«Il y a là-dessous quelque chose; arrêtez-le d'abord, je vais aller au
+ministère pour savoir ce que cela signifie.» Mallet était adossé contre
+la cheminée de l'entresol dans lequel cela se passait. Se voyant perdu,
+il met la main à un pistolet qu'il avait dans la poche de son habit;
+ceux qui étaient en face de lui virent ce mouvement dans la glace, et
+tous les trois ensemble ils le saisirent et le désarmèrent.
+
+Pendant qu'il était arrêté, on apprit ce qui s'était passé chez le
+général Hullin, où Mallet avait été avant de venir chez Doucet.
+
+Il avait demandé à lui parler en particulier; il s'était fait
+accompagner par un capitaine de la compagnie qui le suivait.
+
+Le général Hullin vint le recevoir. Mallet lui dit qu'il est chargé
+d'une commission bien pénible à remplir, puisqu'il est chargé par le
+ministre de la police de l'arrêter, et de mettre les scellés sur ses
+papiers. Le général Hullin lui dit: Voyons votre ordre. Mallet lui
+répond: Entrons dans votre cabinet, je vous le montrerai. Hullin passe
+le premier; Mallet le suit, la main à un pistolet, qu'il tenait dans sa
+poche, et, accompagné du capitaine de la cohorte, au moment où Hullin se
+retourne pour voir ce que Mallet allait lui présenter, celui-ci lui tira
+son coup de pistolet dans la figure à bout portant, et l'étendit sur le
+carreau. Il ne le tua pas: la balle entra au milieu de la joue, et resta
+dans la tête du général Hullin, sans que l'on pût la faire sortir.
+Ensuite il sortit pour venir chez l'adjudant-général Doucet, sans que le
+capitaine trouvât rien d'extraordinaire à ce dont il était le témoin et
+devenait le complice.
+
+
+
+
+CHAPITRE V.
+
+Mésintelligence entre le ministre de la guerre et moi.--Je prends la
+défense du général Lamotte.--Confrontations.--Ce qui eût pu arriver.--M.
+Frochot.--Conduite du ministre de la guerre.--Il envoie un exprès à
+l'empereur.--Je n'envoie personne.--On me croit perdu.--Belle occasion
+de connaître mes amis.
+
+
+Le général Mallet arrêté, tout était fini. On put commencer les
+confrontations qui devenaient nécessaires à la suite de tous ces
+interrogatoires pour se faire une idée juste de l'affaire: les opinions
+variaient de tant de manières sur le parti dont on disait que Mallet
+n'était que l'agent, que je mis de l'amour-propre à les éclairer, bien
+convaincu que l'on gagne toujours à se pénétrer de la vérité, quelque
+tort qu'elle puisse faire, et que rien n'est si dangereux que de se
+livrer à des illusions, ou de se laisser aller à la passion. C'est à
+cette occasion qu'il s'éleva des nuages entre le ministre de la guerre
+et moi. Il me supposa le projet de lui nuire, et de nuire aux
+militaires. Il prêta l'oreille à une foule de bavardages dont il
+n'aurait pas dû se laisser atteindre, et qui le firent agir vis-à-vis de
+moi comme il me croyait capable de faire vis-à-vis de lui. Comme je ne
+le fis pas, il resta le maître du terrain. Il rechercha de l'importance
+pour lui dans cette affaire, et en la rattachant à plusieurs
+invraisemblances, il fit arrêter à tort et à travers les uns et les
+autres, en cherchant à les inculper dans cette conjuration de Mallet.
+Moi, au contraire, j'en détachai tout ce qui pouvait n'y pas être
+compris.
+
+Le ministre de la guerre me faisait un grand grief de défendre
+l'innocence du général Lamotte, qu'il avait fait arrêter, parce qu'il
+soutenait qu'il était le complice de Mallet, et que c'était lui qui
+avait été prendre la 10e cohorte dans son quartier.
+
+Il ne voulait pas croire que Mallet avait pris le nom et joué le rôle de
+Lamotte. Je fus obligé, après la déclaration du colonel Soulier, de
+faire entrer dans mon cabinet le véritable général Lamotte, qu'il ne
+reconnut point: Peu après, sans lui rien dire, je fis entrer le général
+Mallet, qu'il reconnut pour être celui qui était venu le prendre le
+matin à son quartier, où il s'était présenté sous le nom du général
+Lamotte.
+
+Après cette confrontation relative au général Mallet et au général
+Lamotte, le ministre de la guerre prétendit qu'il y avait eu connivence
+entre le général Mallet et le colonel Soulier, commandant de la 10e
+cohorte; sans quoi il n'aurait pas choisi cette cohorte préférablement à
+une autre troupe.
+
+C'était également deux opinions mal établies. La preuve qu'il n'y avait
+point de connivence entre Mallet et Soulier, c'est qu'il prit le nom de
+Lamotte pour entrer chez lui: à quoi cela lui aurait-il servi, s'ils
+avaient été d'accord auparavant?
+
+Quant au choix que Mallet avait fait de la 10e cohorte, c'est parce
+qu'elle se trouvait la mieux placée pour être employée loin des regards
+des autorités que l'on pouvait redouter; il y avait loin du faubourg
+Saint-Antoine à la place Vendôme et au ministère de la guerre.
+
+Mais s'il n'avait pas pris cette cohorte, il n'aurait pu en trouver une
+autre qu'à la rue Verte ou au faubourg Saint-Honoré, c'est-à-dire, sous
+les yeux de l'état-major de la place, qui aurait été averti avant qu'il
+eût été à la Force, à la préfecture de police et au ministère.
+
+Toutes ces observations avaient beau être raisonnables, on ne les
+écoutait pas, et la passion prenait le dessus.
+
+Cette folie de Mallet conduisit devant un conseil extraordinaire de
+guerre quatorze malheureux qui furent condamnés à la peine de mort. Ils
+étaient bien coupables assurément; mais au moins faut-il accorder à ces
+officiers la justice de convenir que ce qui les rendait inconsolables,
+c'était la pensée qu'on les crût capables d'avoir coopéré sciemment à ce
+que Mallet leur faisait faire. Ils disaient tous que, si l'empereur
+avait été là, ils n'auraient pas tous péri. Ils avaient bien raison, car
+je crois que si l'empereur avait été à Paris, hors Mallet, Lahorie et
+Guidal, il eût fait grâce à tout le reste; jamais il n'aurait permis une
+exécution comme celle qui a eu lieu.
+
+Je m'interposai tant que je pus pour repousser l'idée que le sénat avait
+la moindre part à tout ce dont Mallet se disait être muni de sa part.
+
+Sans le contre-temps qui lui fit manquer l'arrestation du ministre de la
+guerre, et qui me rendit aussitôt à mes fonctions, le général Mallet
+aurait été maître de beaucoup de choses en peu de moments, et dans un
+pays si susceptible de la contagion de l'exemple. Il aurait eu le
+trésor, qui était riche, dans ce temps-là, la poste et le télégraphe, et
+il y avait cent cohortes de gardes nationaux en France. Il aurait su par
+l'arrivée des estafettes de l'armée la triste situation où étaient alors
+les affaires, et rien ne l'aurait empêché de saisir l'empereur lui-même,
+s'il était arrivé seul, ou de marcher à sa rencontre, s'il était venu
+accompagné.
+
+Malgré cela, Mallet n'aurait pas joué longtemps le rôle d'un nouveau
+Cromwel, parce que la fourberie aurait été reconnue, et que tout le
+monde en France était las de mouvements; vraisemblablement, il aurait
+bientôt été seul pour consolider l'exécution de son projet.
+
+Mais le danger dont la tranquillité publique fut menacée était grand, et
+l'on reconnut, malgré soi, un côté faible dans notre position, que
+chacun croyait mieux affermie.
+
+On fut surtout frappé de la facilité avec laquelle on persuada les
+troupes de la mort de l'empereur, sans qu'il vint à la pensée d'un seul
+de leurs officiers de chercher à s'en assurer, et surtout sans penser à
+son fils. Ces mêmes soldats se portèrent sur les individus investis du
+pouvoir, trouvèrent cela naturel, et enfin virent tuer le commandant de
+Paris, leur général, sans faire un seul geste pour le défendre. Cette
+réflexion était affligeante, et à moins d'aimer les illusions, on était
+forcé de songer à tout ce que cela préparait de malheurs.
+
+Le préfet du département de Paris était à la campagne, lorsque le
+colonel de la 10e cohorte, Soulier, arriva à l'hôtel-de-ville; il y fit
+connaître la mort de l'empereur, et annonça qu'il venait prendre
+possession de l'appartement destiné à la commission du gouvernement, qui
+allait arriver à l'hôtel-de-ville.
+
+Un employé de la préfecture envoya bien vite chercher le préfet.
+L'exprès qu'on lui avait expédié le rencontra dans la rue du faubourg
+Saint-Antoine par laquelle il revenait lui-même à Paris, ignorant ce qui
+s'y passait. Le messager lui remit le billet dont l'employé de la
+préfecture l'avait rendu porteur, et dans lequel il marquait au préfet
+d'arriver au plus vite; il finissait par ces mots latins: _fuit
+imperator_. Le préfet accourt, il trouve l'hôtel-de-ville occupé par
+Soulier, qui lui montre tous les actes en vertu desquels il agissait, et
+qui lui apprend que le ministre de la police venait de sortir et avait
+recommandé que l'on hâtât les dispositions pour recevoir la commission
+du gouvernement.
+
+Le préfet croit d'abord que c'est moi, et ne peut rien comprendre à ce
+qu'il voit; il demande ses chevaux pour aller chez l'archi-chancelier,
+et dit à ses gens; «Faites ce que ces messieurs ordonnent,» mais avant
+que sa voiture fût avancée, la comédie avait cessé. On vint arrêter le
+colonel Soulier pendant qu'il exécutait les ordres de Mallet, ainsi que
+tout ce qui l'accompagnait. On fit un grand crime au préfet de la Seine
+d'avoir dit à ses gens: «Faites ce que ces messieurs ordonnent,» et on
+persuada à l'empereur de le déplacer. L'autorité militaire l'attaqua
+vivement, et il fut disgracié; cependant que pouvait faire le préfet
+contre un colonel et sa troupe, supposant même qu'il eût ordonné à ses
+domestiques le contraire de ce qu'il leur dit?
+
+Assurément le préfet de la Seine était un homme incapable d'une lâche
+trahison, et s'il avait été chez lui au moment où cette troupe s'y
+présenta, il ne l'eût reçue qu'après de bonnes informations; mais qui
+aurait pu croire que des troupes entières seraient sorties de leurs
+quartiers, leurs officiers en tête, sans l'ordre de leurs généraux, et
+surtout pour un objet comme celui-là?
+
+Le préfet de la Seine fut généralement plaint; il lui resta des amis, et
+l'empereur témoigna des regrets que cela lui fût arrivé. Il l'estimait
+particulièrement, et je suis sûr que, sans l'opiniâtreté du duc de
+Feltre, le préfet de la Seine n'eût pas succombé. S'il lit ces Mémoires,
+je suis bien aise de lui apprendre qu'à bord du _Bellérophon_,
+m'entretenant de cette affaire, l'empereur parlait de lui avec intérêt
+et presque avec amitié.
+
+C'est ainsi que finit cette singulière entreprise de Mallet. Rien
+n'égale la ruse et l'audace avec laquelle elle fut conduite; elle
+surprit la réflexion de tout le monde, comme aussi ce même monde
+reconnut sa faiblesse; on en fut honteux, mais on n'en devint pas plus
+sage. À Paris, on en fut effrayé, parce que l'on se voyait encore sur un
+volcan, lorsque, depuis longtemps, on se croyait sur un rocher.
+
+Le ministre de la guerre entreprit de justifier les troupes; pour le
+faire, il accusa la surveillance de la police; mais en supposant même
+que celle-ci eût eu un moyen de suivre un fil de cette conjuration, qui
+n'était que dans la tête d'un homme, rien ne pouvait excuser les troupes
+qui avaient marché contre l'autorité, quelle que soit la manière dont on
+s'y soit pris pour les y déterminer; l'intelligence la plus commune a
+toujours été obligée de reconnaître cette partie de ses devoirs.
+
+Le ministre de la guerre fit grand bruit, envoya la garde à cheval à
+Saint-Cloud, sous prétexte que le parti de Mallet voulait enlever le
+fils de l'empereur, tandis que Mallet et ses complices étaient déjà
+arrêtés: tout ce que faisait le ministre de la guerre était inutile, il
+le savait bien; mais il ne voulait que montrer du zèle, pour prendre
+place dans l'opinion et conjurer l'orage qu'il voyait arriver; Il fit le
+cheval de parade, lorsque le danger était passé, et cela lui réussit.
+
+Les détails du procès ne ramenèrent point la tranquillité dans son
+esprit, et il ne fut en repos qu'après qu'il eut envoyé un officier de
+son état-major à l'empereur pour surprendre son opinion sur cette
+affaire, et il l'égara complètement. L'empereur le reconnut après; mais
+il avait déjà prononcé, et il ne voulut point avoir l'air d'être trompé:
+néanmoins le ministre de la guerre n'y gagna rien.
+
+Moi, je n'envoyai personne à l'empereur, je ne voulais ni surprendre son
+jugement ni accuser qui que ce fût, je me mis même au-dessus de tout ce
+que je prévoyais qu'il allait m'en écrire. J'ai été bien souvent grondé
+par lui, mais je n'ai jamais pu m'accoutumer à une lettre dure: aussi
+calculai-je le jour où je devais recevoir de l'empereur une réponse au
+rapport de cet événement. Ce jour-là, je fis ouvrir par mon secrétaire
+les lettres que je reçus de lui (l'empereur), et lui donnai l'ordre de
+me remettre ce qui ne respirerait pas l'humeur, et de jeter la
+réprimande au feu, s'il en venait une, qui effectivement arriva comme je
+l'avais prévu, et il n'y manquait rien que de l'avoir méritée. Je ne
+m'en tourmentai point, parce que je prévoyais ce qui avait été pratiqué
+pour s'emparer de l'opinion de l'empereur. J'ai toujours eu confiance
+dans son jugement et cru à sa bonté, et je ne me serais pas mis dans le
+cas de la perdre, pour avoir manqué dans une circonstance semblable.
+
+Je souffris des suites de cette affaire. Bon nombre de personnes se
+détachèrent de moi, persuadées que je ne pouvais plus rester en place.
+On me chercha un successeur, tant cela paraissait probable. Les dames
+disaient: «Ah! on ferait bien mieux de s'occuper de ce qui se passe dans
+les casernes que dans nos boudoirs.»
+
+Dans tous les temps du monde, les battus ont toujours payé l'amende, il
+ne me fallait qu'un peu moins d'honneur pour en faire supporter les
+frais à un autre.
+
+Mais l'occasion était trop belle pour se venger de la découverte faite
+dans les bureaux de la guerre, de l'espionnage de la légation russe, et
+on la saisit. J'aurais pu, quelques mois après, en tirer une
+satisfaction éclatante, comme on le verra par la suite de ces Mémoires,
+et ne le fis pas. Je fus plaint, parce que l'opinion m'était redevenue
+favorable, et que je n'avais fait de mal à personne, mais qu'au
+contraire j'avais obligé beaucoup de monde. On fut fâché de ce qui
+m'était arrivé, mais on n'en crut pas moins que le premier courrier de
+l'empereur allait annoncer la nomination de mon successeur; on se
+conduisit donc en conséquence, et les intrigues s'agitèrent pour
+partager ma dépouille. Je n'eus pas l'air de m'en apercevoir, et je
+profitai de cette occasion pour apprendre à reconnaître mes amis.
+
+
+
+
+CHAPITRE VI.
+
+Les Russes ne veulent entendre à aucune proposition.--Anxiété de la
+capitale.--Retraite simultanée des armées russe et française à
+Mojaïsk.--Départ de l'empereur.--Considérations qui le
+déterminent.--Arrivée à Paris.--Audience des ministres.--Attitude des
+courtisans à mon égard.--L'empereur prend une idée juste de la tentative
+de Mallet.--Mon crédit est assuré.--Mes amis me reviennent.
+
+
+Pendant cette fin d'octobre, nous étions dans la persuasion que
+l'empereur passerait l'hiver à Moscou; mais nous reçûmes bientôt les
+bulletins qui annonçaient la retraite de l'armée, et les événements qui
+y avaient donné lieu.
+
+Les Russes, ayant fait le sacrifice de Moscou, n'écoutèrent aucune
+proposition d'armistice. Ils étaient bien placés à Kalouga. Nos
+communications étaient impossibles à entretenir; les troupes légères
+ennemies ne laissaient que des villages brûlés aux nôtres, elles
+enveloppaient Moscou; l'armée y aurait été enfermée et étrangère à tout
+ce qui aurait pu se passer derrière elle, où il y avait encore de quoi
+faire une puissante armée.
+
+Les privations avaient introduit le désordre dans tous les corps
+auxquels on ne pouvait point faire de distributions. L'empereur, par
+beaucoup d'autres considérations, s'était décidé à la retraite, bien
+mécontent que notre cavalerie n'eût pas su garder les traces des Russes.
+S'il eût connu leur marche, il aurait été les éparpiller après la
+bataille de la Moskowa, au lieu de pousser à Moscou.
+
+À Paris, tout le monde avait des cartes de Russie, sur lesquelles on
+pointait avec des épingles les lieux cités dans les bulletins; il n'y
+avait guère de salons, dans toutes les classes de la société, où l'on ne
+recherchât avec avidité des nouvelles d'une armée dans laquelle chacun
+avait un frère, un fils ou un ami. La distance qu'elle avait à parcourir
+pour retrouver des quartiers d'hiver à l'époque où l'on se trouvait,
+donnait de vives alarmes, qui n'étaient que trop fondées, ainsi que le
+désastreux vingt-neuvième bulletin ne tarda pas à l'apprendre.
+
+L'arrivée de l'empereur à Paris acheva de ruiner l'opinion publique. Une
+fois que l'on eut commencé à faire des calculs noirs, l'imagination ne
+s'arrêta plus, et on ne voyait plus dans l'armée qu'une immense caravane
+de gens transis de froid et épuisés de besoin, au lieu de cette masse de
+bouillantes cohortes qui, depuis tant d'années, étaient l'admiration des
+contemporains, et fournissaient une multitude de faits d'armes glorieux
+à l'histoire.
+
+L'on allait ainsi se tourmentant l'imagination, qui ne rencontrait pas
+de point d'arrêt, lorsque l'on apprit l'arrivée à Wilna des débris de
+notre armée, qui avait perdu tous ses chevaux, par conséquent toute son
+artillerie, et qui était revenue jusqu'à la Bérésina, successivement
+coupée et flanquée par les corps de l'armée russe, partie de Kalouga
+pour intercepter la route de Smolensk à Moscou. À la Bérésina, elle
+avait trouvé la rive droite de cette rivière occupée par l'armée russe
+qui était revenue de Moldavie après le traité de Jassy. Ce contre-temps
+acheva de détruire les espérances des débris de notre armée. L'empereur
+ne pouvait pas comprendre comment le prince Schwartzenberg et le général
+Reynier ne l'avaient pas garantie de la marche de cette armée russe. Il
+fallut bien la combattre, et il n'y avait pas beaucoup de moments
+accordés par la fortune pour ouvrir le passage de la Bérésina, ou pour
+voir arriver l'autre armée russe, qui suivait à la queue de la colonne.
+
+En partant de Moscou, l'empereur avait prévu tout ce que l'armée aurait
+à souffrir en traversant un pays que les passages successifs de deux
+armées aussi considérables avaient déjà dévasté. C'est pourquoi, en
+quittant Moscou, il prit la route de Kalouga, à travers un pays neuf
+dans lequel l'armée eût trouvé de quoi satisfaire ses besoins.
+
+Mais les Russes l'avaient devancé; il les attaqua, les battit, sans
+pouvoir les mettre en déroute. Ils se retiraient cependant sur
+Malojaroslavetz. Malheureusement l'empereur ne fut pas averti. Il crut
+ne pouvoir les débusquer qu'à l'aide de combinaisons que le temps ne lui
+permettait pas de faire. Il rétrograda sur Mojaïsk. Les Russes revinrent
+occuper les positions qu'ils avaient abandonnées; et nos malheurs
+commencèrent. Enfin l'armée atteignit la Bérésina. Les ponts de Borisow
+étaient détruits; l'ennemi nous attendait sur la rive opposée; notre
+perte semblait inévitable: mais l'empereur veillait sur nos débris.
+Wittgenstein fut enfoncé, et les lieux qui devaient être témoins de
+notre défaite virent fuir ceux qui devaient l'assurer. Nous franchîmes
+cette funeste rivière; mais le froid, les privations, la fatigue,
+continuaient leurs ravages. Il fallait courir au-devant des malheurs
+dont nous étions menacés. L'empereur les mesurait dans toute leur
+étendue. Il savait les sentiments que nous portait l'Allemagne, les
+espérances que nos revers allaient réveiller. Il résolut de les prévenir
+et de s'assurer du moins des moyens capables de les comprimer. Une autre
+considération contribua à le déterminer. Il venait d'apprendre les
+détails de l'affaire de Mallet, et malgré les contes divers que chacun
+lui adressait là-dessus, selon sa manière de voir, ses rivalités, où
+même son ambition [2], la vérité ne lui avait pas échappé. Il avait le
+tact si juste, qu'il la démêla lui-même, et jugea le danger mieux que
+personne, non pas par ce que Mallet avait fait, mais par ce que
+n'avaient pas fait ceux qu'il avait investis de sa confiance dans
+différentes parties de l'administration. Cette idée le frappa, et
+ramenait son esprit à de tristes réflexions sur ce qu'il croyait avoir
+déjà donné de solidité à son système. Cette considération ne contribua
+pas peu à lui faire hâter son retour à Paris où il supposait bien que la
+nouvelle du désastre de l'armée porterait la terreur.
+
+[2: Tout ce qui briguait le ministère et la préfecture de police lui
+écrivait pour le porter à changer ceux qui en étaient pourvus.]
+
+Il arriva le 19 décembre à huit heures du soir, et fit demander les
+ministres pour le lendemain à dix heures du matin.
+
+J'allai voir M. de Caulincourt le soir même du 19. Il m'apprit la ruine
+absolue de tout ce qui avait été à Moscou, et comme il venait de passer
+quinze jours en tête à tête avec l'empereur, qui avait lu vingt fois
+tout ce qu'on lui avait mandé sur l'affaire du 23 octobre, il ne me
+cacha point que, quoique l'empereur mît une grande partie de cela sur le
+compte de l'animosité, il avait encore passablement d'indisposition
+contre moi. Il avait trouvé ma défense faible, il supposait qu'il y
+avait quelque raison pour cela. Je ne pouvais pas désirer mieux que de
+voir l'empereur un peu indisposé, parce que, avec des rapports clairs et
+naturels, on le ramenait toujours à la vérité, et alors on était près de
+lui dans une meilleure position qu'avant qu'on eût cherché à vous y
+nuire. L'empereur avait causé avec l'aide-de-camp que le duc de Feltre
+lui avait envoyé; et il revenait avec l'opinion du ministre de la
+guerre. Caulincourt m'avait servi de son mieux, et je lui en dois
+obligation.
+
+Le lendemain, 20 décembre, les salons de l'empereur étaient remplis dès
+le matin; tous ceux qui s'y trouvaient n'y étaient pas venus aussi
+contents les uns que les autres.
+
+L'empereur reçut d'abord l'archi-chancelier et ensuite les ministres,
+l'un après l'autre, en suivant l'ordre de leur ancienneté d'exercice, en
+sorte que le grand-juge et tous les autres ministres, celui du commerce
+excepté, passèrent avant moi.
+
+De tous ceux qui étaient là, pas un n'eût voulu être à ma place: on
+avait l'air de ne pas oser me parler, pour ne pas me faire une doléance.
+L'empereur n'avait pas gardé chaque ministre longtemps, hormis celui de
+la guerre, en sorte que je ne tardai pas à être introduit. Lorsque je
+traversai la foule qui était à la porte du salon dans lequel était
+l'empereur, elle s'écarta comme pour laisser passer un convoi funèbre,
+qui allait prendre congé de la cour. Ce qui avait beaucoup contribué à
+établir cette opinion, c'était le retour à Paris du duc d'Otrante, que
+l'empereur avait rappelé d'Aix en Provence, où il se trouvait; tout le
+monde le regardait déjà comme mon successeur. Quelques amis de ma
+première prospérité ne m'ont rien laissé ignorer de tout ce qui s'était
+dit là pendant que j'étais chez l'empereur.
+
+J'y restai deux heures moins quelques minutes, qui furent bien
+exactement comptées par des observateurs, qui n'étaient pas aussi
+bienveillants pour moi que l'archi-chancelier, qui resta dans le salon
+jusqu'à ma sortie.
+
+L'empereur me demanda mille détails sur l'intérieur avant d'en venir à
+l'affaire de Mallet. Comme je n'avais que de bons rapports à lui faire,
+et que lui-même avait jugé de la vérité de ce que je lui disais par ce
+qu'il avait vu en venant de Mayence à Paris, il fut fort content, et
+particulièrement de ce que je ne lui disais de mal de personne. On n'a
+jamais connu en France combien on rendait l'empereur heureux en ne lui
+portant de plainte sur qui que ce fût. Lorsqu'il eut bien poussé à fond
+tout ce qu'il voulait savoir, il commença le chapitre de Mallet; il
+parla le premier, et d'après tout ce qu'il me disait, je jugeai par qui
+il avait été informé. On y avait mis de la méchanceté, car on savait
+toute la vérité sur des faits qu'on lui avait désignés; on n'avait
+cherché qu'à surprendre son opinion, et on y était parvenu.
+
+Il me disait: «Je conçois bien que vous ayez été arrêté par cinquante
+hommes: il eût été à désirer pour vous que vous eussiez pu vous
+défendre. Au reste, je suis moi-même à la merci du chef de bataillon qui
+est de garde à ma porte, mais je ne comprends pas que vous n'ayez pas su
+que Mallet et le colonel de la cohorte se voyaient depuis longtemps,
+ainsi que Lahorie.»
+
+Il était dans toutes ces idées que lui avait données la police
+militaire; je lui en montrai l'inexactitude en lui faisant les
+observations que j'ai rapportées plus haut.
+
+Il ne voulait d'abord pas y croire, et me répétait: «Comment, avec de
+l'esprit, pouvez-vous me faire un conte comme celui-là?» J'insistai, et
+commençai à le persuader, lorsque je lui appris que le colonel de la 10e
+cohorte n'était que depuis peu de jours à Paris, qu'il revenait de
+Barcelone, où il s'était distingué, ce qui lui avait valu d'être appelé
+au commandement de cette cohorte, et que non seulement il n'avait pas
+donné de cartouches à ses soldats, mais qu'il ne leur avait pas fait
+mettre de pierres à feu à leurs fusils; ce qu'il n'aurait pas omis de
+faire, s'il avait eu part au complot. La police militaire n'avait pas
+mis cela dans son rapport.
+
+L'empereur était toujours dans l'opinion que le général Lamotte avait eu
+part à l'entreprise de Mallet; il me désapprouvait de n'avoir pas été de
+l'opinion du ministre de la guerre, qui l'avait fait arrêter, et le
+tenait encore en prison. Je répondis à cette observation ce que j'ai dit
+quelques pages plus haut. L'empereur ne voulut pas admettre cette
+opinion sans en avoir parlé en conseil, et me dit: «Si cela est ainsi,
+ce sera vous qui aurez vu juste sur cette affaire.»
+
+Le ministre de la guerre ne lui avait pas parlé de l'adjudant-général
+Doucet, qui avait marchandé Mallet, au lieu de courir au secours du
+général Hullin: au contraire il le créa général de brigade; ce qui fit
+dire que Doucet ne pouvait manquer de le devenir, puisque Mallet de son
+côté, l'avait déjà nommé.
+
+L'empereur ne me parla jamais avec plus de bonté; il regrettait
+seulement que je n'eusse pu me défendre; il me disait: Cela est fâcheux;
+mais il n'y a pas de votre faute.
+
+Il me demanda aussi pourquoi l'on arrivait jusqu'à moi sans trouver
+vingt gardes dans mes antichambres. S'il y avait eu seulement, me
+disait-il, un coup de fusil de lâché, toute cette troupe se serait
+retirée. Il avait raison; mais il fallait d'abord avoir les bras libres,
+«et c'est bien, lui dis-je, parce que Lahorie me connaissait d'humeur à
+ne pas me laisser saisir, qu'il avait pris cette précaution.
+
+«Ensuite, lui observai-je, il y a toujours huit ou dix hommes chez moi
+la nuit uniquement comme guet; mais au jour, ils s'en vont; et lorsque
+les trois compagnies de la cohorte arrivèrent, ils venaient de sortir.»
+
+Il ne revenait pas de ce que la garde de ma porte eût vu mettre en
+pièces mon cabinet, m'eût laissé enlever sans faire la moindre
+résistance.
+
+Je voyais son opinion se redresser sur tout cela; il me congédia en me
+disant de lui envoyer le soir même M. Réal avec lequel il était bien
+aise de causer.
+
+Lorsque je sortis de chez l'empereur, il fallait voir la curiosité des
+courtisans qui cherchaient dans mes yeux s'ils devaient m'aborder.
+Cependant ils auguraient bien d'une conversation qui avait été aussi
+longue, et c'est de ce soir-là (car il était 4 ou 5 heures du soir) que
+cessèrent les bruits ridicules dont j'étais le sujet depuis un mois.
+J'ai eu depuis plusieurs belles occasions d'en faire repentir les
+auteurs; je ne l'ai pas fait.
+
+Avec la faveur reviennent les amis; je les reçus tous, et ne gardai de
+rancune à aucun.
+
+L'empereur m'avait paru indisposé contre M. Pasquier, préfet de police;
+je le défendis courageusement, et lui fis obtenir la justice qu'il
+méritait: je n'eus pas grand-peine, parce que l'empereur l'estimait
+particulièrement.
+
+L'empereur tint un conseil pour résoudre tout ce qui était relatif à
+l'affaire du général Mallet; il se fit présenter l'exposé exact de tout
+ce qui s'était passé, et prit la véritable opinion qu'il devait avoir de
+cette entreprise. Il ordonna la mise en liberté du général Lamotte,
+destitua cependant le préfet de la Seine, malgré tout ce que je pus dire
+en sa faveur; enfin il cassa la garde soldée à pied et à cheval de la
+ville de Paris.
+
+Il m'ordonna dans le même conseil de lui présenter un projet
+d'organisation d'un corps de gendarmerie pour Paris, et de le placer
+entre l'autorité civile et l'autorité militaire, de manière à n'avoir
+rien à redouter du mauvais emploi que l'une ou l'autre de ces autorités
+pourrait en faire.
+
+Le même jour, on avait reçu la nouvelle de la belle défense qu'avait
+faite le château de Burgos, qui avait soutenu plusieurs assauts de la
+part des Anglais, sans perdre un seul des ouvrages de la place. Il se
+trouvait dans la garnison qui le défendait un détachement de la garde
+soldée de Paris; le ministre de la guerre proposa à l'empereur de
+recréer sur ce détachement les corps que l'on licenciait à Paris;
+l'empereur ne le voulut pas, et me réitéra l'ordre de m'occuper sans
+délai du projet qu'il m'avait demandé.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII.
+
+Impôts.--Ressources à créer.--Nouvelle armée.--Mouvement
+national.--Députations des départements.--Murat retourne à
+Naples.--Défection de la Prusse.--Conseil privé.--Opinions qui y sont
+émises.--Négociations par l'intermédiaire de l'Autriche.--M. de Bubna.
+
+
+La malheureuse campagne de Russie était le premier événement fâcheux qui
+arrivait à l'empereur et à la France depuis qu'il la gouvernait; on le
+supporta avec courage, quoiqu'en en parlant beaucoup, et l'on fit avec
+générosité tous les sacrifices que le besoin de réunir une armée
+exigeait.
+
+C'est à cette époque qu'on commença à voir établir des impôts qui furent
+perçus par des moyens illégaux. C'est aussi de cette même époque que
+l'on vit l'application de quelques mesures qui n'étaient pas moins
+arbitraires; mais l'embarras de la situation du moment avait forcé à y
+avoir recours.
+
+Le mal était grand, et le temps pour le réparer était court; il fallait
+faire vite pour arriver à temps.
+
+Ce serait être sévère jusqu'à l'injustice, que de juger l'empereur par
+les deux dernières années de son gouvernement, elles ont fourni des
+armes à ses ennemis, mais nous ne devons pas les imiter. Ces deux
+dernières années ont été remplies d'événements hors de la prévoyance
+humaine, et l'on y employait des remèdes hors de toutes règles; on ne
+s'attachait qu'à ce qui pouvait être exécuté le plus rapidement. Sans
+les mesures arbitraires, on n'eût pas été en état de se remettre en
+campagne avec autant de moyens qu'on le fit au mois de mai suivant. Il
+n'y avait que l'empereur qui eût l'art de tirer parti des ressources
+qu'il possédait et de créer celles qui lui manquaient.
+
+Tous les convois d'armes et d'équipages militaires avaient été laissés
+dans les canaux de la Prusse, ainsi que dans les rivières de la Pologne,
+où ils étaient restés arrêtés par les glaces.
+
+L'empereur eut à recréer un matériel d'artillerie complet avec les
+attelages. Il eut toute la cavalerie à remonter et la moitié de son
+infanterie à renouveler.
+
+Cette situation aurait fait reculer un autre courage que le sien; mais
+lorsqu'il eut bien lu dans ses états de situation (c'était son
+expression), il mit la main à l'oeuvre, et en moins de quelques semaines
+il eut rassemblé les matériaux d'une nouvelle armée.
+
+L'artillerie existait dans les arsenaux; on n'eut à acheter que les
+chevaux et qu'à les équiper.
+
+On en trouva une suffisante quantité ainsi que pour remonter la
+cavalerie. On doubla partout les ateliers de confection d'effets
+militaires, et cette partie alla encore bien.
+
+On prit les cent cohortes de la garde nationale ainsi que tout ce qui se
+trouvait dans les dépôts des différends régiments. On joignit à cela une
+levée d'hommes, et on reconstruisit une armée aussi nombreuse que
+l'était la première, mais qui ne pouvait lui être comparée pour l'espèce
+des hommes, leur force et surtout leur expérience.
+
+L'empereur avait bien soin de faire placer dans chacun de ses nouveaux
+bataillons des officiers et des sous-officiers anciens que l'on tirait
+des corps de l'armée; mais comme cette opération avait déjà été faite
+plusieurs fois, ces sous-officiers n'étaient plus eux-mêmes que de bons
+soldats, parce que la classe des hommes de choix était épuisée. La
+cavalerie particulièrement n'était composée que d'enfants montés sur des
+chevaux aussi inexpérimentés que leurs cavaliers. La marine fut d'un
+très grand secours dans cette occasion; en ce qu'elle donna de suite son
+corps d'artillerie, qui était fort nombreux et compensa bien au-delà les
+pertes que l'on avait faites dans cette arme; il fournit de plus une
+belle division de bonne infanterie. Le mouvement national fut très beau
+en France. Le Piémont aussi se distingua par le zèle qu'il mit à aller
+au-devant de tout ce qu'on pouvait lui demander.
+
+Il y eut de tous les points de la France des députations qui vinrent
+présenter à l'empereur des assurances de dévouement. On semblait un peu
+consolé du malheur survenu, par la pensée de saisir une occasion de
+montrer le zèle dont on était animé. C'était à qui fournirait quelque
+chose. À aucune époque de la révolution on ne fit des dons patriotiques
+de meilleur coeur; on donna du mouvement à toutes les classes de la
+population, à toutes les corporations et professions, qui contribuèrent
+pour un nombre déterminé de chevaux et d'équipages de guerre.
+
+Pendant que l'empereur se donnait ainsi beaucoup de peine à Paris, on
+lui gâtait ses affaires à l'armée.
+
+Le roi de Naples, non seulement n'avait pu parvenir à rallier l'armée à
+Wilna, mais il avait évacué cette ville et ramené l'armée en troupeau
+vers la Vistule. Il acheva ainsi de la perdre. On était dans le mois de
+janvier, et le froid était des plus rigoureux. Arrivé à la Vistule, il
+la quitta lui-même pour retourner à Naples, en laissant le commandement
+au vice-roi d'Italie. L'empereur était bien mécontent de la conduite de
+ce prince qui fit bien de ne pas passer par la France, car il aurait pu
+y rencontrer une mauvaise réception: il se dirigea par la Saxe, la
+Bavière et le Tyrol.
+
+L'armée russe faisait suivre la nôtre par des nuées de Cosaques qui
+passaient les rivières sur la glace, en sorte que l'on ne pouvait
+prendre de position nulle part; aussi l'armée revint-elle successivement
+sur Posen, puis sur l'Oder et sur l'Elbe, qu'on ne put même pas garder.
+
+Le contingent prussien, sous les ordres du général Yorck, était à la
+gauche du corps du maréchal Macdonald. Le général prussien traita
+particulièrement pour son corps avec le général russe qui le suivait; il
+conclut avec lui un armistice par lequel il mit ses troupes hors de
+l'état d'hostilités, exposant ainsi le reste du corps d'armée à une
+perte certaine. Il compromit par contre-coup le roi de Prusse son
+maître, qui était dans sa capitale au milieu de notre armée.
+
+Ce fut lors de cette première défection que nous sentîmes le poids de
+l'ingratitude du maréchal Bernadotte, qui pouvait, en attaquant la
+Finlande, retenir le corps qu'il avait laissé venir en Courlande. La
+réunion des Suédois avec l'armée russe arriva fort mal à propos pour
+nous, et eut lieu pour ainsi dire, au moment où les autres souverains
+alliés s'empressaient de renouveler à l'empereur leurs sentiments pour
+lui, en chargeant des ambassadeurs extraordinaires de lui en porter
+l'assurance.
+
+Le roi de Prusse désavoua la conduite de son général; il envoya un
+ambassadeur à l'empereur au mois de janvier; il fit condamner le général
+Yorck par un conseil de guerre, mais telle était la rapidité de la
+marche des événements, que, moins de trente jours après, il était dans
+les rangs de nos ennemis.
+
+Le roi avait résisté longtemps aux instances dont il était obsédé en
+Prusse pour se joindre aux Russes. La droiture de son caractère le
+retenait encore dans notre alliance malgré les funestes résultats
+qu'elle ne pouvait manquer de lui amener. Il fut contraint au parti
+qu'il prit par les hommes de mouvement qui lui déclarèrent nettement,
+mais avec respect, qu'ils étaient prêts à agir avec lui comme sans lui.
+Le roi leur répondit alors: «Eh bien, messieurs, vous m'y forcez; mais
+souvenez-vous qu'il faut vaincre ou être anéanti.»
+
+Lorsque l'empereur apprit la défection du corps prussien, il assembla un
+conseil privé, auquel assistèrent l'archi-chancelier, M. de Talleyrand,
+les ministres, le président du sénat, des ministres d'État, ainsi que
+plusieurs grands officiers de sa maison. Il exposa lui-même la situation
+des choses, fit donner lecture des pièces relatives à cet événement, et
+posa la question suivante: «Dans cette conjoncture, qui complique encore
+notre mauvaise position, me conseillez-vous de négocier pour la paix ou
+de faire de nouveaux efforts pour la guerre?»
+
+J'étais en mon particulier très fâché de voir soumettre cette question
+au jugement de tant de monde; elle aurait du être traitée dans le
+cabinet de l'empereur, entre deux ou trois personnes qu'il y aurait
+appelées l'une après l'autre. Les conseils trop nombreux ont
+l'inconvénient de ne produire aucune résolution, parce que personne
+n'ose y émettre une opinion courageuse. Aussi à celui-là c'était à qui
+ne parlerait pas.
+
+L'empereur demanda à l'archi-chancelier son opinion. Elle fut pour la
+paix. Mais l'empereur était accoutumé à plaisanter avec Cambacérès
+toutes les fois qu'il n'était pas question de législation ou de
+jurisprudence; il s'adressa à M. de Talleyrand, il lui demanda son
+opinion. M. de Talleyrand ne répondit pas aussi franchement que je
+l'attendais. Soit qu'il ne voulût pas parler devant tant de monde, ou
+qu'il eût un autre motif pour se taire, il fut de l'opinion de négocier.
+L'empereur lui dit: «Voilà comme vous êtes toujours: vous allez disant
+partout qu'il faut faire la paix; mais comment la faire? M. de
+Talleyrand répliqua: «Votre majesté a encore entre les mains des effets
+négociables: si elle attend davantage, et qu'elle vienne à les perdre,
+elle ne pourra plus négocier.» L'empereur, s'impatientant un peu, lui
+dit: «Mais expliquez-vous.» Et comme M. de Talleyrand hésitait à le
+faire, il ajouta: «Vous n'avez pas changé.» Puis passant de suite au duc
+de Feltre, quoiqu'il y eût deux ou trois personnes avant lui, il lui
+demanda son opinion sur la question posée: s'il convenait de négocier,
+ou de faire de nouveaux efforts. M. de Feltre répondit d'une voix ferme,
+et après y avoir réfléchi: «Je regarderais votre majesté comme
+déshonorée si elle consentait à l'abandon d'un seul village réuni à
+l'empire français par un sénatus-consulte.» L'empereur reprit: «Voilà
+qui est clair. Alors que faut-il faire?» dit l'empereur. «Il faut armer,
+sire,» répondit M. de Feltre. L'empereur, continua à recueillir les
+opinions, mais personne ne s'avisa d'être d'un sentiment opposé à celui
+qui parut lui convenir.
+
+M. de Feltre crut avoir décidé l'opinion du conseil. Il était dans
+l'erreur; et dut voir comme moi, en sortant de ce conseil, combien
+chaque membre en particulier désapprouvait qu'on n'eût pas adopté
+l'opinion de Talleyrand. L'empereur avait bien raison de dire que
+lorsqu'il demandait l'avis de tout le monde, personne ne voulait parler,
+mais qu'à peine était-on sorti de chez lui tout le monde récusait ce
+qu'il avait dit.
+
+Il fut donc résolu à ce conseil que l'on armerait tout ce que l'on
+pourrait. La corde de l'arc était déjà bien tendue, et certainement elle
+se serait rompue en d'autres mains que dans celles de l'empereur. L'on
+apprit peu de temps après la part que les Suédois prenaient à la
+coalition, en même temps que l'entrevue de l'empereur de Russie et du
+roi de Prusse, qui avait été à sa rencontre depuis Berlin jusqu'à
+Breslaw.
+
+Là, il renouvela avec lui tous les traités qui l'attachaient à
+l'autocrate avant la guerre malheureuse qu'il nous avait faite en 1806
+et 1807. Cette défection de toute la Prusse nous fit un grand mal dans
+l'intérieur, surtout parce qu'on en entrevoyait d'autres, et qu'alors on
+ferait une bien mauvaise paix, à moins qu'on achevât de ruiner la nation
+en efforts qui devaient tous les jours devenir d'autant plus grands que
+le mal augmentait, et que notre moral perdait sensiblement. Napoléon, en
+passant à Dresde, avait réclamé l'exécution des promesses que lui avait
+faites l'empereur d'Autriche. Il lui avait demandé de mobiliser un corps
+de la Galice et de Transilvanie, de porter ce contingent à soixante
+mille hommes et d'envoyer près de lui quelqu'un qui remplaçât le prince
+Schwartzenberg, dont la présence était utile à l'armée. «L'alliance que
+nous avons contractée, avait-il ajouté, forme un système permanent dont
+nos peuples doivent retirer de si grands avantages, que je pense que V.
+M. fera tout ce qu'elle m'a promis à Dresde, pour assurer le triomphe de
+la cause commune, et nous conduire promptement à une paix convenable.»
+L'Autriche, dont la jubilation s'était déjà trahie, se hâta de revenir
+sur ses pas. Elle fit partir M. de Bubna en toute hâte, et le chargea de
+fortes protestations pour Paris. Il devait prendre les idées de
+l'empereur sur la réorganisation du contingent et s'entendre avec lui
+sur les mesures qu'exigeait la mobilisation des troupes stationnées dans
+les provinces qui touchaient au théâtre de la guerre. Quant à la paix
+que voulait l'empereur, l'Autriche la désirait plus encore. «Ce n'était
+pas néanmoins pour la France, elle savait que sa position était toujours
+la plus brillante, c'était pour l'Europe, c'était pour elle-même. Les
+progrès de la Russie, la prépondérance que cette puissance s'efforçait
+de saisir l'alarmaient, et son système politique l'attachait plus
+étroitement encore à l'alliance après nos revers. La France, de son
+côté, avait aussi besoin de repos, son bonheur intérieur, celui de
+l'impératrice altéré par les inquiétudes de la guerre, étaient des
+considérations qu'un même intérêt rendait communes aux deux souverains.
+L'Autriche désirait donc ardemment la paix qui la laisserait dans la
+seule position qu'elle enviait en Europe, et qui ne pouvait que
+consolider la puissance de son allié. Si on voulait qu'elle agît
+officieusement, elle était prête, non qu'elle prétendît influer par son
+importance propre, mais par la force que donne un esprit de
+conciliation, aussi _désintéressé que le sien_. L'empereur Napoléon
+n'avait qu'à faire connaître ses vues, elle les ferait valoir: lui seul
+était intact, lui seul était en mesure de dicter la paix. Tout ce qu'on
+lui demandait, c'était de _ne pas faire connaître les bases très
+généreuses qu'il proposait_, de laisser faire le cabinet autrichien, et
+de _presser les préparatifs pour une nouvelle campagne_.
+
+L'empereur n'était pas trop dupe de ces protestations; mais il n'avait
+rien de mieux à faire, il laissait dire et prenait ses mesures. Le
+général Bubna, de son côté, ne se prêtait qu'avec peine aux déceptions
+qu'il semait, et voyait semer parmi nous. Il répétait à tous ceux qui
+voulaient l'entendre, qu'il fallait faire la paix; il me l'a dit à
+moi-même sans doute pour que je le répétasse à l'empereur, et il
+ajoutait: «Ceux d'entre vous qui l'aiment doivent le lui conseiller.» M.
+de Bubna parlait comme un galant homme; il ne compromit rien de ce qu'il
+ne devait pas dire, mais ce qu'il conseillait n'était pas facile. Il
+était à Paris pendant que nous faisions tous les grands efforts qui ont
+recréé l'armée. Il en était étonné et concevait lui-même quelques
+espérances que l'on pourrait faire la paix.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII.
+
+Quelques mots sur les affaires d'Espagne.--Visite de l'empereur au
+pape.--La culotte du pape.--Générosité de l'empereur avec ses
+maréchaux.--M. de Narbonne nommé à l'ambassade de
+Vienne.--Gardes-d'honneur.--Motifs de cette institution.--Insurrection
+d'un de ces régiments à Tours.--Le colonel de Ségur.--M. de
+Nétumière.--L'impératrice est nommée régente.--Confiance de l'empereur
+dans M. de Menneval.--Vive apostrophe du ministre de la guerre.
+
+
+L'hiver se passa en armements de toutes parts; on espérait quelque chose
+des négociations de l'Autriche, mais pendant qu'elles marchaient, les
+événements avançaient aussi.
+
+L'empereur était encore à Paris, travaillant jour et nuit à tout ce qui
+pouvait augmenter ses moyens pour la campagne suivante. Avant d'en
+parler, je dois dire ce qui était arrivé en Espagne depuis la bataille
+des Aropiles.
+
+Le maréchal Soult avait rejoint, dans le royaume de Valence, l'armée
+sous les ordres du maréchal Suchet, à laquelle se trouvait le roi
+d'Espagne. Ils marchèrent tous deux sous les ordres du roi, d'abord par
+Madrid, puis par le Guadarrama et Arevalo jusqu'à Salamanque, où ils
+avaient atteint l'armée anglaise qui s'était retirée de Burgos au bruit
+de la marche de ces deux armées. On dit que le soir du jour même de leur
+arrivée, elles pouvaient attaquer l'armée anglaise avec succès, et
+qu'elles ne voulurent le faire que le lendemain, mais que l'on trouva
+l'armée ennemie partie.
+
+On raisonne toujours des événements après qu'ils sont arrivés. Il semble
+cependant que l'on ne peut adresser de grands reproches à des généraux
+qui ont eu la prudence de ne pas vouloir engager une action sérieuse à
+la fin du jour, et éviter un désordre dont ils n'auraient pas été les
+maîtres pendant la nuit.
+
+Quoique l'empereur fut revenu fort tard de Russie, il fit encore un
+voyage à Fontainebleau où il alla voir le pape. Ils furent
+réciproquement bien l'un envers l'autre; ils dînèrent ensemble, et
+convinrent d'une partie de ce qu'on n'avait pu obtenir dans les
+négociations de Savonne. Le pape céda en témoignant cependant des
+scrupules sur les conséquences que pouvaient avoir ses concessions sur
+les prétentions temporelles. L'empereur le rassura et lui adressa même,
+pour le tranquilliser, une lettre spéciale [3]. Le saint Père parut
+satisfait, mais le vieillard rusait. Il demanda son conseil,
+c'est-à-dire les cardinaux dont il prétendait avoir besoin. L'empereur
+ordonna qu'on les lui rendit; mais ils ne furent pas plutôt en liberté,
+qu'ils remplirent de terreur la tête du saint-père et le firent revenir
+sur le concordat qu'il avait consenti. Il protesta et adressa à
+l'empereur une longue lettre pleine de componction et de réserve.
+L'empereur, impatienté, prit de l'humeur et ordonna que, malgré ce
+ridicule désaveu, le concordat fût promulgué partout et devînt loi de
+l'état.
+
+[3: Voyez à la fin du volume.]
+
+Le pape était avare, et malgré que l'ont eût pourvu amplement à tous ses
+besoins, il comptait fort exactement quelques douzaines de pièces d'or
+qu'il avait dans son secrétaire.
+
+Il suivait le compte des moindres objets de sa toilette, depuis ses
+simarres jusqu'aux bas, et menu linge.
+
+Il n'ouvrait pas un livre dans toute la journée; il s'occupait à des
+choses que l'on aurait de la peine à croire, si on ne l'avait pas vu: il
+cousait et raccommodait lui-même quelques petites déchirures qui se
+faisaient à ses vêtements; par exemple, il remettait lui-même un bouton
+à sa culotte, il lavait le devant de ses simarres, sur lesquelles il
+avait l'habitude de laisser tomber beaucoup de tabac, dont il faisait un
+grand usage [4].
+
+[4: Voyez à la fin du volume.]
+
+Il fallait avoir une bonne dose d'illusion pour croire à
+l'infaillibilité d'un souverain pontife que l'on voyait si près des
+misères humaines.
+
+Il avait à Fontainebleau mille moyens d'employer son temps: il avait une
+bibliothèque superbe, il n'y toucha pas et ne voulut, pour ainsi dire,
+voir personne que les cardinaux qu'on lui avait rendus.
+
+L'empereur fut si pressé par les événements, qu'il n'eut pas le temps de
+terminer cette affaire avant d'être obligé de partir pour la campagne de
+1813.
+
+Il avait fait venir quelques maréchaux d'empire à Paris pour leur faire
+prendre un peu de repos.
+
+En les renvoyant prendre le commandement de leur corps, il fut, envers
+eux, généreux jusqu'à la magnificence. Il donna au maréchal Ney cent
+mille écus; au maréchal Oudinot cinq cent mille francs; celui-ci en eut
+deux cent mille de plus, parce que sa maison venait d'être brûlée à
+Bar-sur-Ornain.
+
+À cette époque, on dénonça à l'empereur le général Lecourbe, comme
+cherchant à vendre ses terres pour passer au service de Russie.
+
+Comme cela pouvait être vrai, l'empereur ordonna d'y prendre garde;
+c'est ce qui fit envoyer le général Lecourbe en surveillance en
+Auvergne, au lieu de le laisser en Franche-Comté où il était. Pour plus
+de précaution on mit entre les mains du général Dutailli une opposition
+au paiement de la terre qu'il venait d'acheter du général Lecourbe.
+
+Avant de commencer la campagne, l'empereur envoya M. de Narbonne à
+Vienne, en qualité d'ambassadeur, en place de M. Otto, qui s'était un
+peu trop laissé prendre aux protestations de M. Metternich.
+
+Malheureusement, lorsque M. de Narbonne arriva, l'Autriche avait déjà
+résolu de profiter de notre situation, pour revoir ses comptes avec
+nous. Les armées combinées des Russes et des Prussiens s'approchaient;
+nous venions de repasser l'Elbe; ils étaient entrés à Dresde, d'où le
+roi de Saxe avait été obligé de se retirer en toute hâte; il était venu,
+ainsi que ses troupes, en Bohême, sur les pressantes sollicitations de
+l'empereur d'Autriche, qui ne négligeait aucun moyen de le surprendre,
+pour le faire entrer dans la coalition contre la France.
+
+L'empereur le voyait bien, et ce fut, je crois, particulièrement pour
+retenir l'Autriche et la Saxe, qu'il se hâta de partir afin de ramener
+la fortune de son côté. Il ne regrettait que de n'avoir pas eu un mois
+de plus pour faire rejoindre tout ce qui était en chemin pour l'armée,
+particulièrement sa cavalerie; il en avait tiré une bonne partie de
+celle d'Espagne. C'est à cette époque que l'on créa les régiments des
+gardes d'honneur, mesure contre laquelle on a cherché à soulever
+l'opinion: il y avait, dans la levée de ces jeunes gens, deux buts que
+je vais expliquer.
+
+La nécessité d'avoir de la cavalerie était reconnue: on avait pris, pour
+l'infanterie, tout ce qu'offraient encore de disponible les états de la
+conscription; d'ailleurs les gens de la campagne ne pouvaient pas faire
+de suite des cavaliers. Ils ont d'ailleurs besoin du manège et de tout
+ce qui compose l'instruction du cavalier, que l'on n'avait pas le temps
+de leur donner; la classe des jeunes gens aisés, au contraire, était
+abondante en bons écuyers, auxquels il ne manquait que de la vocation
+pour être de très bons cavaliers de guerre. On observait bien que la
+plupart des familles auxquelles ces jeunes gens appartenaient les
+avaient déjà rachetés du service militaire, où qu'ils avaient satisfait
+entièrement à la conscription. Mais l'on révisait les listes de
+conscription elles-mêmes, on rappelait au tirage des hommes qui y
+avaient déjà satisfaits; pourquoi aurait-on ménagé la classe qui offrait
+le plus d'hommes propres au service militaire, lorsque l'embarras de la
+circonstance obligeait à être injuste envers celle qui avait moins de
+moyens de supporter cette charge, qui est toujours ruineuse pour les
+familles qui sont accoutumées à vivre du travail de leurs enfants.
+
+Il eût sans doute mieux valu que l'on ne fût pas dans le cas d'avoir
+recours à une telle mesure; mais puisqu'on ne pouvait pas sortir
+d'embarras autrement, on était suffisamment autorisé à l'employer; elle
+a beaucoup indisposé, parce que toute cette jeunesse avait une nombreuse
+clientèle de parents qui jetèrent les hauts cris, tandis que les gens de
+la campagne partaient sans mot dire. On eût pu demander aux
+gardes-d'honneur ce qu'ils étaient de plus que les autres pour prétendre
+rester chez eux, lorsque toute la France courait aux armes.
+
+Le second but était de sortir de l'état d'oisiveté des jeunes gens dont
+l'esprit ardent est toujours prêt aux entreprises hasardeuses, et qui
+pouvaient devenir dangereux dans la main d'un homme entreprenant auquel
+ils auraient accordé leur confiance.
+
+Cette jeunesse des gardes-d'honneur ne fit de façons que pour quitter le
+toit paternel; une fois enrégimentée elle prit l'esprit militaire au
+plus haut degré de perfection, et hormis quatre ou cinq récalcitrants,
+tout au plus, sur toute la quantité des jeunes gens appelés, il ne fut
+besoin d'aucune mesure extraordinaire pour les faire rejoindre. On eut
+beau crier à la tyrannie on leva au-delà de dix mille hommes de cette
+classe, dont on fit quatre beaux régiments de deux mille cinq cents
+hommes chacun.
+
+Celui de ces régiments, qui s'organisait à Tours, fut le seul qui devint
+l'objet d'une surveillance.
+
+J'avais été informé qu'on excitait les jeunes gens qui le composaient à
+l'insurrection, et qu'on leur donnait les plus coupables conseils.
+
+M. de la Rochejacquelain, qui avait servi autrefois dans la Vendée,
+allait et venait, paraissait souvent à Tours, dont cependant il
+demeurait assez loin. J'avais des informations assez précises pour me
+décider à prendre un parti.
+
+J'écrivis au colonel de ce régiment des gardes-d'honneur, qui était M.
+Philippe de Ségur, de faire arrêter un ou deux de ces jeunes gardes que
+je lui désignai, et de me les envoyer à Paris.
+
+Pendant qu'il se disposait à les faire partir, il éclata une petite
+insurrection parmi cette jeunesse; desquels un nommé M. de Nétumière
+vint chez M. de Ségur lui demander la liberté de son camarade; et sur le
+refus du colonel, il lui tira un coup de pistolet à bout portant. Les
+grains de poudre de la charge s'incrustèrent dans le visage de M. de
+Ségur, la balle, lui perça sa cravate, mais il n'eut pas d'autre mal.
+
+On m'envoya le jeune de Nétumière à Paris, ainsi que ceux des autres
+jeunes gens que j'avais demandés: la position du premier était claire,
+et il n'y avait aucun moyen de le sauver; au fond ce n'était qu'un
+étourdi, mais il était incapable de méditer un crime. Je donnai à mes
+recherches la suite que je voulais. M. le duc de Feltre m'écrivit
+plusieurs fois de lui remettre le jeune Nétumière, afin de le faire
+juger; je donne à penser ce qu'il serait devenu si j'y eusse consenti.
+Je fus obligé, pour le sauver, de le comprendre dans l'information que
+je faisais faire pour ses autres camarades; par ce moyen je le retins en
+prison où il resta, à ma seule disposition.
+
+Les événements de 1814 survinrent: le duc de Feltre lui eût alors plutôt
+donné le commandement d'un régiment qu'il ne l'eût fait rechercher par
+un conseil de guerre.
+
+L'empereur, avant de quitter Paris, voulut prévenir les suites d'une
+seconde entreprise comme celle de Mallet. Jusqu'alors, pendant ses
+absences, le gouvernement avait résidé dans le conseil des ministres,
+présidé par l'archi-chancelier, mais il pouvait arriver qu'un ministre
+vînt à mourir ou à tomber malade au point de ne pouvoir s'occuper; dans
+ce cas, personne n'était autorisé à prendre sa signature, à moins d'un
+décret de l'empereur; faute de l'avoir, tout ce qui se serait ordonné
+dans cette branche d'administration aurait couru risque de ne pas être
+exécuté.
+
+Pour obvier à cet inconvénient, il nomma l'impératrice régente, et lui
+composa un conseil; de cette manière il y eut un pouvoir toujours
+présent, qui pouvait déléguer celui dont on aurait besoin dans un cas
+extraordinaire. L'empereur confia cette autorité à l'impératrice avec
+beaucoup de grâce.
+
+Il fit travailler pendant plusieurs jours à la rédaction d'une
+organisation de régence; on compulsa tout ce qui avait été fait en
+France aux différentes époques de l'histoire où des régentes avaient
+gouverné l'état; lorsque tout fut prêt, il convoqua un conseil privé
+auquel l'impératrice se rendit en cérémonie, accompagnée des personnes
+de son service d'honneur: elle vint prendre place à côté de l'empereur.
+Après un instant de silence on donna lecture du décret d'organisation de
+la régence, et de l'étendue de son autorité; le même décret faisait
+connaître qu'elle était confiée par l'empereur à l'impératrice. En
+conséquence elle prêta serment d'administrer l'État selon les lois et la
+constitution, et de remettre le pouvoir aussitôt que la volonté de son
+époux lui serait notifiée.
+
+Après cette cérémonie, elle rentra dans ses appartements où l'empereur
+l'accompagna.
+
+On fut généralement satisfait de voir l'impératrice Marie-Louise revêtue
+de cette autorité; on la savait bonne et sensible, on l'aimait et on
+l'estimait beaucoup; il ne revenait que de bonnes choses pour tout ce
+qui avait des rapports avec son intérieur, et on pouvait avec raison
+dire qu'elle avait conquis l'estime de la nation, qui avait beaucoup de
+bienveillance pour elle. Cela provenait de ce que dans toutes les
+occasions où elle devait paraître, elle ne se montrait jamais
+qu'accompagnée de tout ce que la plus rigoureuse bienséance exigeait. En
+montrant beaucoup d'égards pour le public, elle l'avait capté plus
+sûrement que n'auraient pu le faire les soins administratifs. Pour
+faciliter à l'impératrice le travail qu'allait lui donner la régence,
+l'empereur plaça près d'elle l'homme dans la probité duquel il avait le
+plus de confiance, son secrétaire intime M. de Menneval. Il s'imposa
+cette privation et recommanda à ce dernier de lui écrire directement
+tous les jours.
+
+Avant de quitter Paris, l'empereur organisa définitivement la nouvelle
+garde soldée de la capitale, telle qu'elle l'est encore aujourd'hui; il
+fit un conseil des ministres lecture du projet d'organisation que je lui
+avais présenté à cette occasion, et auquel il avait fait quelques
+changements, puis il demanda au ministre de la guerre: «Que dites-vous
+de cela, monsieur le ministre de la guerre?» Celui-ci lui répondit,
+rouge de colère: «Sire, votre majesté est la maîtresse de faire ce
+qu'elle veut, mais avec un projet comme celui-là, il ne me reste plus
+aucun moyen d'empêcher M. le ministre de la police de se faire maire du
+palais, et de détrôner vous ou le fils de votre majesté.--Oh! oh!
+répliqua l'empereur, vous dites là une sottise, ce ne serait pas ce
+ministre-ci qui pourrait faire cela; et lui-même il faut bien qu'il ait
+des moyens contre vous, comme vous en demandez contre lui. Si vous
+n'avez que cette objection-là à faire au projet, je ne l'admets pas.» Et
+le projet passa.
+
+Je pris la parole; je répondis au ministre de la guerre, que le premier
+de nous deux qui abandonnerait l'empereur ou son fils, ne serait pas
+moi, je ne me doutais pas que j'en verrais l'expérience aussitôt. M. de
+Feltre ne pensait pas à ce qu'il disait, aussi ne lui en ai-je gardé
+qu'une très-petite rancune; on en verra la preuve dans le chapitre
+suivant.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX.
+
+L'affaire de la capitulation de Baylen devant un conseil de
+guerre.--Comment elle finit.--Vengeance que je tire du ministre de la
+guerre.--Quelques indices de troubles dans la Vendée.--Grand zèle du duc
+de Feltre.--La montagne accouche d'une souris.
+
+
+C'est vers cette époque que l'empereur fit mettre en jugement l'affaire
+du général Dupont (pour sa capitulation de Baylen), parce qu'il y avait
+plusieurs généraux qui y étaient impliqués, et qu'il les aurait employés
+si une fois ils avaient été hors de cette situation. D'ailleurs,
+l'information de toute cette longue affaire était faite depuis
+longtemps, et en tardant autant à la juger, on avait l'air de vouloir
+agir despotiquement, en refusant aux prévenus de les mettre en présence
+de la justice. Leur caractère ne les rendait justiciables que d'une
+haute cour nationale, et avant de former ce tribunal, l'empereur voulut
+savoir si les prévenus étaient véritablement coupables; il ne voulut pas
+émettre d'opinion qui eût servi de règle à ce que chacun aurait eu à
+dire. En conséquence il renvoya l'affaire devant le conseil-d'état pour
+y être examinée, et entendre les prévenus dans leurs moyens de défense.
+Il fit adjoindre (pour ce cas seulement), au conseil-d'état, tous les
+maréchaux d'empire, qui se trouvaient à Paris. Cette cause excita
+l'attention publique; les faits étaient clairs et positifs, et, malgré
+que des relations de société eussent rendu de grands services au général
+Dupont, en faisant supprimer, dans le dossier du procès-verbal,
+plusieurs pièces qui pouvaient être à sa charge; les conséquences de
+l'événement de Baylen avaient été si fatales, qu'il était difficile que
+le ressentiment n'en fût pas vif; et il n'y a nul doute que si le
+conseil-d'état avait émis l'opinion qui résultait de l'exposé des faits
+eux-mêmes, les prévenus eussent été déclarés coupables, et conséquemment
+exposés à toute la sévérité d'un jugement qui eût été un grand exemple.
+
+Puisque le conseil-d'état ne prononça pas nettement la culpabilité, ce
+ne pouvait être que parce qu'il avait reconnu l'impossibilité d'épargner
+des hommes qui avaient été les camarades de plusieurs de ses membres; et
+s'il les renvoya à la clémence de l'empereur, c'est qu'il était assuré
+de son indulgence: autrement c'eût été l'équivalent d'une condamnation.
+
+Effectivement l'empereur n'en envoya aucun devant les tribunaux; il se
+contenta de faire enfermer le général Dupont, et de lui ôter les
+honneurs qu'il avait obtenus par d'anciens services; il renvoya du
+service militaire les généraux qui avaient participé à cette
+capitulation de Baylen, regrettant toutefois le général Vedel, pour le
+courage duquel il avait une estime particulière, et qu'il avait le
+projet d'employer à la suite de ce procès. Ce ne fut que pour être
+impartial qu'il le sacrifia.
+
+Ainsi finit cette honteuse affaire de Baylen. Il faudrait être bien
+impudent calomniateur pour trouver tyrannique la conduite de l'empereur
+envers des généraux qui, hormis Vedel, avaient manqué aussi
+essentiellement. On pourrait, à plus juste titre, lui reprocher une
+bonté, qu'il a souvent poussée jusqu'à la faiblesse; il a toujours
+pardonné: c'était un besoin de son coeur que d'être généreux; je suis
+convaincu qu'il n'aurait jamais fait mourir un de ses ennemis. Et le
+vit-on jamais faire de la fortune de ses armes l'usage que ses ennemis
+ont fait de la leur contre lui? Je dois compte ici d'une anecdote qui
+concerne M. de Feltre.
+
+L'enlèvement des papiers du cabinet du général Dupont, avait porté à ma
+connaissance plusieurs lettres du général Clarck (duc de Feltre) au
+général Dupont. Elles étaient toutes d'une date fort ancienne et
+d'Italie: en les examinant je vis qu'elles étaient des rapports que le
+général Clarck adressait au général Dupont sur le général Bonaparte,
+après que celui-ci se fut expliqué avec lui sur la nature de la mission
+dont il était chargé en Italie.
+
+On se rappelle que Dupont était alors chef du dépôt de la guerre, sous
+le directeur Carnot, et que Clarck était sous le général Dupont, qui lui
+avait fait donner une commission (qui n'était elle-même qu'un masque),
+pour aller résider au quartier-général de l'armée d'Italie, et rendre
+compte des démarches et des projets ultérieurs du général Bonaparte,
+dans le cas sans doute où il aurait aspiré au suprême pouvoir. C'était
+pendant ce séjour qu'il avait écrit les lettres dont je parle. Il était
+encore observateur du directoire, près du général Bonaparte, lorsque le
+18 fructidor renversa la faction du directoire, à laquelle il était
+attaché, et lui fit perdre sa faveur avec son emploi. Ce fut cependant
+ce général Bonaparte qu'il espionnait, même après que celui-ci eut eu
+avec lui une explication sur la nature de sa mission, qui l'accueillit,
+vint à son secours et le couvrit de sa puissance, lorsqu'il n'avait qu'à
+retirer la main qui lui servait d'appui pour le perdre.
+
+J'étais le maître de ces lettres, qui déshonoraient le caractère que M.
+le duc de Feltre affectait de vouloir prendre exclusivement sur tout ce
+qui faisait profession d'être attaché à l'empereur.
+
+Je pouvais les communiquer, et lui nuire capitalement: non-seulement je
+n'en ai point parlé, mais je les lui ai fait rendre. Je ne voulus ni
+avoir l'air d'être dominé par des ressentiments, ni altérer la confiance
+que l'empereur paraissait mettre dans un ministre qui lui était utile,
+et qui professait tout haut un dévouement exclusif à sa personne.
+
+Il le témoigna dans une autre occasion qui se présenta avant le départ
+de l'empereur pour l'armée, et toujours en cherchant à prouver que sans
+lui la tranquillité intérieure serait troublée, qu'il n'y avait que son
+zèle pour le service de l'empereur dans lequel on pourrait avoir
+confiance. Les demandes successives d'hommes qui avaient été répétées en
+aussi peu de temps, avaient produit un très mauvais effet dans les
+campagnes; celles de l'Ouest ne se soulevèrent pas, mais il y eut de
+nouveau du brigandage, c'est-à-dire qu'une bande d'une quinzaine de
+mauvais sujets se mit à courir les chemins, tirant sur la gendarmerie et
+dépouillant tout ce qui possédait quelque chose. Ces misérables ayant
+besoin d'exciter en leur faveur une partie de la population, afin d'en
+être protégés, et d'en recevoir des informations sans lesquelles ils ne
+pouvaient pas se soutenir, ni éviter les poursuites dont ils étaient
+l'objet, imaginèrent de se dire royalistes, et envoyés par le roi pour
+organiser une armée dans la Vendée.
+
+Ils défendirent aux jeunes gens, appelés par la conscription, de
+marcher, sons peine de voir les maisons de leurs parents brûlées, et
+eux-mêmes fusillés si l'on parvenait à les prendre.
+
+L'apparition subite de cette petite bande fut un coup de tocsin pour
+toutes les branches de l'administration. On la signala de tous côtés,
+mais en même temps l'on était complètement rassuré sur l'état de
+tranquillité, que les campagnes étaient décidées à faire respecter. Il
+n'y eut que le ministre de la guerre qui cria tolle jusques sur les
+toits, disant que si on n'y prenait pas garde, les Bourbons viendraient
+à Paris pendant que l'empereur irait faire la campagne; il ne craignit
+pas de citer ce qu'un général qui commandait dans l'Ouest, lui avait
+mandé, qu'un gentilhomme du pays avait parcouru la contrée à cheval en
+cocarde blanche, cherchant, à enrôler, etc. Le bon sens suffisait pour
+apercevoir le ridicule de ce rapport, d'un homme qui court la campagne
+en cocarde blanche dans un temps où celui qui l'aurait portée n'aurait
+pu faire quatre pas sans être mis en pièces.
+
+L'empereur sans accorder beaucoup de confiance à cet avis, ne le méprisa
+pas: il m'ordonna d'approfondir la vérité. J'appris que ce prétendu
+gentilhomme était un fermier habitant sur la route d'Alençon au Mans;
+c'était un ancien officier de la révolution, acquéreur des domaines
+nationaux. L'empereur leva les épaules de pitié, en voyant avec quelle
+crédulité on venait lui faire des rapports, qui ne tendaient à rien
+moins qu'à lui faire prendre des mesures de sévérité envers des citoyens
+paisibles, qui redoutaient plus qu'ils ne désiraient le retour des
+divisions intestines; car enfin la conséquence de la délation du
+ministre de la guerre aurait été l'arrestation de la presque totalité de
+l'ancienne noblesse du Maine, de l'Anjou et du Perche.
+
+Si cette mesure ne fut pas prise, c'est que toutes les fois que
+l'empereur était exactement informé, il avait toujours la meilleure
+idée, et il était naturellement porté à l'indulgence. Que voulait donc
+le duc de Feltre, si lui-même n'était pas dupe du faux zèle de son
+informateur? rien sans doute que de manifester le sien à l'empereur en
+lui prouvant que, malgré l'excès de sa besogne, il portait ses regards
+sur tout ce qui intéressait personnellement l'empereur; et que, sans sa
+prodigieuse surveillance, l'empire serait à chaque moment bouleversé.
+
+Pendant que le ministre de la guerre faisait ainsi des histoires, je
+menais vivement la poursuite de cette bande, qui avait paru et commis
+des assassinats dans le département de la Sarthe. On lui prit plusieurs
+individus, et on amena le reste à la soumission, sous condition qu'ils
+quitteraient le département. Ils y consentirent, et vinrent se rendre à
+la préfecture du Mans, d'où ils furent conduits dans le département de
+l'Yonne, et distribués dans des communes où ils se livrèrent au travail
+de la campagne avec assiduité. Cette petite pacification prouva que
+j'avais deviné juste, et que ces prétendus royalistes n'étaient autre
+chose que des déserteurs qui fuyaient la poursuite de la gendarmerie,
+contre laquelle ils se défendaient à coups de fusil.
+
+La gendarmerie de ces contrées était excellente, et elle était commandée
+par le colonel Henry, qui était un homme brave et juste tel qu'on
+rencontre rarement. Il était propre à exécuter habilement tout ce qui
+était droit et honnête. On lui dut beaucoup de bien, que son caractère
+conciliant lui donnait le moyen de faire. Avant de partir pour l'armée,
+l'empereur avait appris l'évacuation de Hambourg, par le général Carra
+Saint-Cyr, le même qui fut malheureux à Wagram. Cet événement lui donna
+beaucoup d'humeur parce qu'il fut suivi d'une irruption des troupes
+légères ennemis qui vinrent jusque sur le Weser et l'Esler, qui les
+passèrent sur plusieurs points. Il envoya le maréchal Davout commander
+les troupes qui devaient reprendre Hambourg, et appela à l'armée le
+général Lauriston, qu'il avait primitivement envoyé à Hambourg, puis à
+Magdebourg. Les grandes armées russe et prussienne avaient passé l'Elbe
+à Dresde et s'avançaient vers Leipzig.
+
+
+
+
+CHAPITRE X.
+
+L'empereur quitte Paris.--Position de l'armée.--Manoeuvres de
+l'empereur.--Bataille de Lutzen.--Mort de Bessières.--Réflexions sur la
+conduite de l'Autriche.--Le général Thielmann.
+
+
+L'Autriche ne s'était point encore déclarée contre nous, mais elle avait
+fait connaître que le contingent qu'elle avait eu dans notre armée
+pendant la dernière campagne, ne prendrait aucune part aux hostilités,
+en sorte, qu'en même temps que cela nous ôtait des moyens, les ennemis
+pouvaient en réunir autant et plus contre nous.
+
+Le temps était court; les insurrections commençaient en Westphalie et
+dans le pays de Berg; les événements approchaient, lorsque l'empereur
+partit pour aller se mettre à la tête de l'armée. Il avait donné le
+commandement d'un corps au maréchal Marmont, et avait fait venir de
+Leybach en Illyrie le général Bertrand avec le reste des troupes
+françaises qui étaient dans son gouvernement: elles traversèrent par le
+Tyrol, la Bavière, et se formèrent en corps d'armée à Augsbourg, d'où
+elles se mirent en mouvement pour le pays de Bamberg et les bords de la
+Saale.
+
+Notre armée s'était successivement retirée jusque dans la Thuringe.
+L'empereur la rejoignit et lui eut bientôt rendu sa première audace.
+
+Il passa quelques jours à réunir ses différends corps d'armée, et
+observer les projets des ennemis. Il eut bientôt jugé les généraux qu'il
+avait en tête.
+
+Il était de beaucoup inférieur en nombre; ses troupes étaient médiocres;
+mais son génie compensait la supériorité du nombre: le succès n'était
+pas douteux.
+
+Il trouva son armée dans la position suivante:
+
+Le vice-roi, qui commandait les débris de l'armée de la campagne
+précédente, avait repassé l'Elbe à Magdebourg, et était venu se placer à
+Mersbourg. Il avait éprouvé une perte assez considérable à Halle où il
+repassa sur la rive gauche de la Saale. Il avait avec lui le maréchal
+Macdonald et le maréchal Victor. Les troupes qui venaient de France
+arrivaient par Weimar, et passaient la Saale sur le pont de Kësen près
+de Naumbourg.
+
+Celles qui venaient d'Italie arrivaient par la vallée du Mein, Cronach,
+Schleist, Nauma et Géra.
+
+L'empereur n'avait pas dix escadrons de cavalerie; les ennemis en
+comptaient plus de six cents. En revanche, nous avions une artillerie
+formidable.
+
+L'empereur commença son mouvement dès qu'il apprit que l'armée russe
+venait au-devant de lui. Il prit sa route par Leipzig, en faisant
+marcher le vice-roi de Maesbourg à Marck Ranstadt, pendant qu'il suivait
+lui-même le grand chemin de Weissenfels Leipzig à Lutzen.
+
+Il faut observer que la manoeuvre de l'empereur avait pour but de
+s'approcher des places de l'Elbe où il avait des ponts et des garnisons:
+c'était Torgau, Wittemberg et Magdebourg.
+
+Le 2 mai, toute l'armée était en marche entre Weissenfels et Leipzig; sa
+tête avait déjà dépassé Lutzen, lorsqu'elle fut attaquée à Kaya, sur la
+route de Lutzen à Pégan où avaient passé les deux armées russe et
+prussienne, qui marchaient pour intercepter notre ligne de
+communication, lorsqu'elles attaquèrent le maréchal Ney, qui se trouvait
+posté à Kaya.
+
+L'empereur forma sur-le-champ son armée en bataille dans l'ordre
+suivant: le vice-roi à la gauche, appuyant à Marck Ranstadt, avait le
+maréchal Macdonald avec lui. À la droite du prince, était le général
+Lauriston qui commandait un corps d'armée; en revenant vers la droite,
+se trouvaient le maréchal Marmont, puis le général Bertrand; le maréchal
+Mortier était en réserve avec l'infanterie de la jeune garde; le
+maréchal Oudinot n'était pas encore arrivé de France avec les troupes
+qu'il en amenait, enfin le maréchal Ney était à Kaya. L'armée avait le
+chemin de Weissenfels à Leipzig à dos, et le champ de bataille était
+traversé diagonalement par un gros ruisseau, appelé dans le pays le
+Flossgraben.
+
+La clef de la position était le village de Kaya, qu'occupait le maréchal
+Ney, par lequel passe le chemin qui vient de Pegau à Lutzen. Si les
+ennemis eussent réussi à l'enlever, ils seraient venus à Lutzen, et
+auraient ainsi coupé l'armée française en deux parties, qui n'auraient
+pu se réunir que par l'autre rive de la Saale. Aussi fit-on de grands
+efforts pour conserver le poste qui fut pris et repris plusieurs fois
+dans la journée.
+
+L'affaire avait commencé à onze heures du matin, le 2 mai 1813; à quatre
+heures du soir le maréchal Ney fut forcé au village de Kaya. L'empereur
+s'y porta lui-même, au milieu d'une grêle de mousqueterie; les troupes
+n'étaient point en déroute, mais elles avaient affaire à trop forte
+partie. Il les rallia, il se plaça à la droite du corps du maréchal Ney,
+d'où il découvrit les colonnes d'infanterie ennemie, dont la terre était
+noire. Elles marchaient de Pegau sur le chemin de Kaya, que les ennemis
+occupaient déjà, et par où ils allaient déboucher sur Lutzen; ce
+mouvement décidait de la victoire ou de la perte de la bataille:
+l'empereur ordonna à son aide-de-camp, le général d'artillerie Drouot,
+de réunir au plus vite soixante pièces de canon de la réserve, d'en
+prendre le commandement et de se porter le plus près possible des
+colonnes ennemies, de manière à les battre en écharpe par leur gauche
+[5]. Cette disposition fut exécutée à la lettre, et fit un tel ravage
+dans les colonnes ennemies, pendant une heure, qu'elles ne purent pas
+résister à l'attaque vigoureuse que l'empereur fit renouveler sur Kaya,
+par le corps du maréchal Mortier qu'il avait fait avancer de la réserve:
+le village fut emporté, et décida de la retraite des deux armées russe
+et prussienne, qui repassèrent l'Esler à Pégau et à Zwickau.
+
+[5: Le cours du Flossgraben offrait une position avantageuse.]
+
+Si l'empereur avait eu vingt mille hommes de cavalerie pour les faire
+donner vigoureusement après la canonnade de ces soixante pièces de
+canon, il n'y a nul doute qu'il aurait obtenu des succès qui eussent
+décidé de toute la campagne; mais il n'en avait pas, il fut obligé de
+suivre les armées ennemies en colonnes serrées.
+
+Il était trop faible pour détacher aucun corps de son armée, sans quoi
+il aurait fait marcher droit à Berlin; il fut donc obligé de subordonner
+ses projets à ce que les ennemis pouvaient eux-mêmes entreprendre s'ils
+avaient autant d'infanterie et d'artillerie que lui et de plus toute
+leur immense cavalerie.
+
+L'empereur fit à Lutzen, c'est-à-dire un jour auparavant, une perte qui
+lui fut très sensible; celle du maréchal Bessières qui fut tué d'un coup
+de canon à Posarna entre Weissenfels et Lutzen. Cette mort d'un aussi
+ancien et aussi fidèle serviteur fut un vide pour l'âme de l'empereur
+qui l'aimait; la fortune lui enlevait ses amis, comme si elle avait
+voulu l'avertir des coups qu'elle lui préparait.
+
+Le soir de la bataille de Lutzen on fit rester l'armée dans sa formation
+de colonnes serrées: tant on avait peur de la cavalerie ennemie qui en
+effet tenta plusieurs charges à travers l'obscurité, mais elle fut si
+bien accueillie qu'elle ne jugea pas à propos de réitérer ses attaques.
+La nuit était profondément obscure, l'on n'y voyait point à dix pas, et
+il y avait si peu d'hommes à cheval dans l'armée, que les carrés
+d'infanterie avaient ordre de faire feu sur tout ce qui paraîtrait à
+cheval; tant on était persuadé que ce ne pouvait être que des ennemis.
+
+Après cet événement, l'empereur renvoya de nouveau son aide-de-camp le
+général Flahaut près du roi de Saxe pour lui en faire part. Lorsque ce
+prince avait évacué Dresde, il s'était retiré à Prague et sur les
+instances de la cour de Vienne, il avait résolu de se retirer en
+Autriche, peut-être même à Vienne. L'empereur lui avait envoyé un de ses
+aides-de-camp avant la campagne, pour le prévenir de ce qu'il allait
+faire et l'engager à rester en Bohême, et y attendre les événements; cet
+aide-de-camp de l'empereur avait joint le roi de Saxe à Lintz en
+Autriche, et ce qu'il lui dit le détermina à revenir à Prague, où M. de
+Flahaut le retrouva.
+
+La bataille de Lutzen nous fit un bien incalculable; elle nous préserva
+de nouvelles défections en Allemagne [6], et par là nous rendit une
+confiance que l'on n'avait plus dans l'avenir. On chanta des _Te Deum_
+partout; l'impératrice en fit chanter un à Notre-Dame, où elle se rendit
+en grand cortège. Elle était accompagnée de sa cour et des troupes de la
+garde; elle fut accueillie du public avec un enthousiasme qui tenait du
+délire, et lorsqu'elle entra dans Notre-Dame, les applaudissements
+fendaient la voûte de ce majestueux édifice.
+
+[6: S. M. l'impératrice elle-même en témoignait une grande joie, parce
+que, disait-elle, cela retiendrait ses compatriotes, qu'elle soupçonnait
+d'être ébranlés.]
+
+On revient vite d'une grande extrémité en France! tout le monde se
+regardait comme perdu avant la bataille de Lutzen, et immédiatement
+après l'on crut à la paix, du moins on avait l'espérance qu'elle
+suivrait de près un aussi glorieux événement. Cette consolation donna du
+courage; de tous côtés on n'admirait plus que l'habileté avec laquelle
+l'empereur s'était relevé d'un péril aussi imminent, en sorte que
+l'attachement qu'on lui vouait depuis si longtemps n'avait rien perdu de
+sa force ni de sa sincérité.
+
+C'est ici le cas d'observer que si les Autrichiens, au lieu de
+tergiverser, nous eussent aidé du contingent qu'ils nous devaient,
+d'après nos traités avec eux, et qu'ils avaient exactement observés
+pendant notre prospérité, la paix se serait fait immédiatement après la
+bataille de Lutzen; car les alliés n'eussent pas couru les chances d'une
+nouvelle campagne, ou s'ils l'eussent faits, la cavalerie autrichienne
+nous aurait donné les moyens de profiter de la victoire; mais ils
+n'eussent eu garde de s'aventurer ainsi: s'ils n'eussent pas connu les
+dispositions de l'Autriche, ils n'eussent pas passé l'Elbe, peut-être
+même fussent-ils restés de l'autre côté de la Vistule. Ils recueillirent
+le fruit de la conduite qu'ils avaient eux-mêmes tenue en 1809, en ne
+prenant aucune part à la campagne; on appelle cela de la politique: il
+n'y avait pas un monarque qui aurait osé la mettre en pratique au
+quinzième siècle, il en aurait rougi; et il fallait arriver au
+dix-huitième siècle pour en voir l'exemple souvent réitéré, et
+perfectionné comme toutes les connaissances qui distingueront le siècle.
+
+Il eût été plus noble à l'Autriche de refuser de marcher en Russie; elle
+savait où on la menait, et pourquoi on l'y conduisait; certainement si
+elle avait refusé de coopérer à cette entreprise; on ne l'y aurait pas
+obligée.--Son refus eût été noble, et eût peut-être fait abandonner
+l'entreprise.
+
+Après la bataille de Lutzen, l'empereur fit marcher son armée sur
+Dresde, où se retirait l'armée combinée russe et prussienne. Lorsque son
+mouvement rétrograde fut bien prononcé, et qu'il devint évident qu'elle
+n'accepterait point la bataille en avant de l'Elbe, l'empereur commença
+à manoeuvrer pour approcher de ce fleuve sur plusieurs points. Le
+maréchal Ney alla le passer à Wittenberg; après quoi il vint, par sa
+droite, se placer à une marche en avant de Torgau. Il fut remplacé en
+avant de Wittenberg par le maréchal Victor.
+
+Le général Lauriston passa l'Elbe à Torgau. Il y avait dans cette place
+une garnison saxonne, commandée par le général Thielmann, de la même
+nation. Tout dévoué aux nouvelles doctrines qui couraient l'Allemagne,
+cet officier refusa de livrer la forteresse aux alliés, mais courut, de
+sa personne, se ranger sous leurs drapeaux, dès qu'il vit que son
+souverain l'ouvrait aux Français.
+
+L'empereur, avec le reste de l'armée, marcha sur Dresde, où il arriva le
+9 ou le 10 de mai. Il avait été rejoint par le maréchal Soult, qu'il
+avait rappelé d'Espagne depuis que l'armée d'Andalousie avait été
+dissoute après sa réunion avec les troupes que commandait le roi Joseph.
+
+Le pont de Dresde avait été coupé par nous dans la retraite de Varsovie
+sur l'Elbe en venant de Russie; les ennemis l'avaient rétabli pour
+passer le fleuve, et l'avaient ensuite rompu en se retirant. L'empereur
+le fit à son tour réparer pour y faire passer son armée. Il resta à
+Dresde une dizaine de jours, tant pour observer les ennemis que pour
+manoeuvrer et attendre les troupes qui étaient en marche pour le
+joindre. Le roi de Saxe revint de Prague, et entra dans sa capitale le
+12 ou le 13 juin. Celui-là du moins nous resta fidèle dans la mauvaise
+comme dans la bonne fortune.
+
+L'empereur fit porter l'armée vers les frontières de Silésie. La gauche,
+composée des corps du maréchal Ney et du général Lauriston, passa par
+Dobrilugk et Hoyersverda, pendant que ce qui avait passé à Dresde se
+portait sur Bischofsverda. Cette partie de l'armée était composée des
+corps du maréchal Oudinot, qui avait rejoint l'armée, du maréchal
+Marmont, du général Bertrand, de Macdonald, de la garde à pied et à
+cheval, des Saxons, et de la cavalerie venue d'Espagne et de France. Le
+vice-roi avait été envoyé de Dresde en Italie, où il devenait
+indispensable de se mettre en mesure contre les mauvaises dispositions
+qu'annonçait l'Autriche.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI.
+
+Les ennemis se rapprochent des frontières de Bohême.--Armistice.--Duroc
+blessé à mort.--Il refuse les Secours de l'art.--Ses derniers
+moments.--Détails sur ce maréchal.--État des choses après la conclusion
+de l'armistice.
+
+
+L'armée ennemie avait pris la route de Silésie, et s'était postée à
+Bautzen, qu'elle occupait ainsi qu'une double position en arrière,
+beaucoup plus forte que la première.
+
+L'empereur la fit reconnaître. Les officiers du génie la jugèrent
+abordable, et rapportèrent que c'était celle-là même qu'avait autrefois
+occupée le grand Frédéric. «Cela est vrai, répondit Napoléon, mais
+Frédéric n'y est plus.»
+
+L'armée se mit en mouvement par la gauche. L'action commença. Débordé
+sur la droite, rompu au centre, l'ennemi fut obligé de nous abandonner
+le champ de bataille.
+
+Cette affaire, qui eut lieu dans les journées du 20 et du 21 mai, avait
+été précédée d'une reconnaissance qui occasionna un engagement assez
+sérieux entre le général Bertrand, le général Lauriston, et les corps
+des généraux ennemis Kleist et Barclay de Tolli, qui étaient venus pour
+reconnaître notre armée.
+
+La bataille de Bautzen fut encore une action de guerre vigoureuse, en ce
+qu'elle mit l'armée française dans l'obligation de ne présenter que des
+masses d'infanterie au canon et à la mousqueterie des ennemis. Cependant
+ils se retirèrent, nous laissant le champ de bataille, mais rien de
+plus. En sorte que les affaires n'en étaient pas plus avancées.
+
+L'armée russe et prussienne se retira par Gorlitz, Bunslau, Hanau et
+Liegnitz, sur Schweidnitz. Cette singulière marche des ennemis vers la
+frontière de Bohême était la preuve évidente qu'ils étaient en
+intelligence avec les Autrichiens; autrement ils se seraient exposés à
+une destruction complète, parce que, en nous abandonnant ainsi Breslau,
+ils nous mettaient à même d'arriver ayant eux sur l'Oder, s'ils avaient
+voulu le repasser sur le pont de cette ville. S'ils avaient eu dessein
+de le franchir ailleurs, nous pouvions encore nous-mêmes les devancer
+sur le point qu'ils auraient choisi; soit qu'ils eussent voulu défendre
+la Prusse dont ils se trouvaient ainsi séparés; et où ils n'avaient
+laissé que le corps du général Bulow pour couvrir Berlin; soit qu'ils
+eussent voulu couvrir la Pologne; car il faut observer que nous avions
+dans la place de Glogau (sur l'Oder) une garnison qui la défendait
+toujours; en sorte que notre gauche, c'est-à-dire le maréchal Victor,
+pouvait, comme je l'ai dit, arriver sur le fleuve avant les ennemis. Il
+était donc facile de prévoir ce qui allait survenir, d'après la position
+qu'avaient prise les armées russe et prussienne qui s'étaient mises à la
+merci de l'Autriche, et avaient abandonné la Prusse à tout ce qui
+pouvait être entrepris contre elle.
+
+L'empereur ne s'abusait pas sur la position et la crise où était
+l'Europe; il avait proposé l'ouverture d'un congrès, où chaque puissance
+pût discuter ses intérêts, faire valoir ses prétentions. Ses
+propositions étaient restées sans réponse; mais la victoire avait
+tempéré les rêves de l'ambition. Les alliés acceptaient, après leur
+défaite, les propositions qu'ils avaient repoussées auparavant. Il se
+flatta qu'une trêve pourrait amener un rapprochement, et consentit à un
+armistice. Il était très-affecté de la perte du grand maréchal, tué le
+lendemain de la bataille de Bautzen. Duroc venait de le quitter pour
+donner un ordre relatif à son service; il causait avec le général
+Kirgener, lorsqu'un boulet perdu les atteignit l'un et l'autre. Il
+abattit roide Kirgener, et ouvrit le bas-ventre au grand maréchal, qui
+vécut encore trente heures, sans vouloir qu'on le pensât, disant que
+cela était inutile, et ne pouvait que le faire souffrir davantage. Il
+demandait avec instance qu'on lui donnât quelque chose pour l'aider à
+mourir. Et en vérité il y aurait eu de l'humanité à le faire; mais
+personne n'osa lui rendre ce triste service. L'empereur alla le voir et
+lui dire adieu. Duroc causa avec lui sans paraître occupé de sa
+situation. Il lui parla de la France, lui recommanda sa fille, ne
+témoigna aucun regret de quitter la vie, et répéta plusieurs fois qu'il
+n'avait rien à redouter du jugement de Dieu et des hommes; que l'on
+trouverait tous les comptes de son administration dans le plus grand
+ordre.
+
+La visite se prolongeait; il pria l'empereur de se retirer, en lui
+observant que le tableau qu'il avait sous les yeux était trop pénible,
+et rendit l'âme quelques heures après. Le sort priva ainsi l'empereur de
+l'homme qui lui était le plus nécessaire, dans une circonstance surtout
+où son zèle, son esprit d'ordre, l'austère franchise de ses rapports,
+pouvaient lui être si utiles. Cette perte fut grande, ainsi que celle du
+maréchal Bessières; l'empereur ne la répara jamais, aussi l'entendait-on
+souvent rendre hommage à la mémoire de cet officier; Duroc, Duroc,
+s'écriait-il toutes les fois qu'une chose était mal faite ou lui
+déplaisait. Duroc était un ancien élève de l'École-Militaire de Paris;
+passé dans celle de Pont-à-Mousson lorsque la première fut supprimée, il
+était rentré bientôt après dans l'artillerie; il commandait l'artillerie
+de la place de Monaco lorsque l'empereur fut nommé au commandement en
+chef de l'armée d'Italie. Le général eut occasion de voir le jeune
+officier; il apprécia son mérite, l'emmena comme son aide-de-camp, et ne
+s'en sépara plus. Peu de têtes étaient aussi bien organisées que celle
+du maréchal Duroc; il avait un esprit prompt, analytique; il saisissait
+avec une sagacité rare. Quelque mal arrangé que fût un rapport, il
+démêlait sans effort ce qu'il renfermait.
+
+Il avait tant d'ordre, qu'obligé de prescrire de l'armée diverses choses
+qui devaient se faire à Paris, il indiquait les papiers de son cabinet
+dans lesquels on trouverait les renseignements dont on aurait besoin
+pour l'exécution de ce qu'il commandait.
+
+C'était lui qui avait établi cet ordre admirable qui régnait dans les
+palais impériaux, à la réparation et à l'ameublement desquels il avait
+présidé. Le service économique de l'intérieur de la cour était réglé
+comme la dépense d'une administration publique, et cependant le luxe et
+la somptuosité étaient étalés partout.
+
+En offrant de suspendre le mouvement de ses troupes, l'empereur espérait
+se mettre en communication directe avec les Russes et se soustraire à
+l'intervention d'une puissance dont les projets ne lui échappaient pas.
+Il voulait la paix, mais il la voulait solide, honorable, fondée sur les
+intérêts des divers états, et non sur les convenances de ses ennemis.
+Aussi ne cessait-il, dans ses instructions comme dans sa correspondance,
+de recommander à son plénipotentiaire d'aviser aux moyens de _préparer
+quelque ouverture direct_. L'Autriche, à ses yeux, était déjà dans la
+coalition, il s'adressait au chef et se souciait peu de passer par
+l'intermédiaire d'un des membres de la ligue armée contre lui; mais tout
+était déjà convenu entre les souverains: ils avaient _déféré la question
+de paix au cabinet de Vienne_; c'était à lui qu'il fallait s'adresser.
+Ainsi déçu dans ses espérances, Napoléon se résigna et accepta la
+médiation. L'Autriche avait enfin obtenu ce qu'elle avait poursuivi à
+travers tant de ruses et d'artifices; mais quelle était notre position
+naturelle? Le traité de Paris subsistait-il? L'alliance était-elle
+rompue? Voilà ce qu'il s'agissait de déterminer. Le duc de Bassano
+demanda des explications à cet égard. Le comte de Metternich accourut et
+s'épuisa à le convaincre qu'il n'y avait pas opposition entre ces deux
+actes, qu'il s'agissait seulement de faire quelques réserves. Pressé de
+s'expliquer sur la nature de ces réserves, il déclara modestement
+qu'elles devaient s'étendre à toutes les stipulations qui pouvaient
+affecter l'impartialité du médiateur. Il abusait des mots, car placer
+toutes les stipulations dans les réserves, c'était annuler le traité.
+L'empereur, blessé de ces bas artifices, offrit de briser les liens qui
+paraissaient être à charge à l'Autriche. Metternich refusa; mais,
+passant au mode de discussion qui devait être adopté au congrès, il ne
+craignit pas d'afficher la prétention que la France n'y parût que par
+l'intermédiaire du cabinet de Vienne. L'empereur repoussa bien loin une
+inconvenance semblable et lui fit remettre un projet [7] où, cherchant à
+replacer sur ses bases l'Europe ébranlée par trente ans de guerre, et à
+substituer à la paix partielle une paix générale, négociée non dans le
+cabinet, mais à la face de l'Europe, il appelait tous les peuples, tous
+les partis, à débattre leurs intérêts respectifs, comme il en avait été
+usé à Munster, à Nimègue, à Riswich, à Utrecht, etc. Metternich n'avait
+pas d'objection bien plausible à opposer. Il élagua ce qu'il y avait de
+plus généreux dans le projet, signa le reste et se retira.
+
+[7: 1° S. M. l'empereur d'Autriche offre sa médiation pour la
+pacification générale.
+
+2° Sa dite majesté, en offrant sa médiation, n'entend pas se présenter
+comme arbitre, mais comme un médiateur animé du plus parfait
+désintéressement et de la plus entière impartialité, et ayant pour but
+de concilier tous les différends, et de faciliter, autant qu'il dépendra
+de lui, la pacification générale.
+
+3° La médiation s'étend à l'Angleterre, aux États-Unis, au roi
+d'Espagne, à la régence de Cadix et à toutes les puissances des deux
+masses belligérantes.
+
+S. M. l'empereur d'Autriche leur proposera les villes de Vienne ou de
+Prague pour le lieu du congrès.
+
+4° S. M. l'empereur des Français accepte pour lui et ses alliés la
+médiation de S. M. l'empereur d'Autriche, telle qu'elle est proposée par
+l'article ci-dessus.
+
+Elle accepte également pour le lieu des congrès celle des deux villes de
+Vienne ou de Prague qui sera le plus à la convenance des autres parties
+belligérantes.
+
+5° Les plénipotentiaires français, russes et prussiens se réuniront dans
+lesdites villes, dans les cinq premiers jours de juillet, sous la
+médiation de l'Autriche, afin de commencer les négociations, et soit par
+des préliminaires, soit par une convention, soit par un traité de paix
+particulier, de faire cesser l'effusion de sang qui afflige le
+continent.
+
+6° Si au 20 juillet l'une des deux parties belligérantes dénonce
+l'armistice conformément à la convention du 4 juin, les négociations des
+congrès n'éprouveront pour cela aucune interruption.]
+
+L'empereur d'Autriche était venu se placer à Prague, sous prétexte
+d'être plus près pour les communications qu'il avait à faire à l'un et à
+l'autre parti, comme médiateur.
+
+Le roi de Prusse et l'empereur de Russie avaient leurs quartiers à
+Schweidnitz, ils pouvaient par conséquent communiquer avec Prague autant
+que cela leur convenait. Cette époque aura une place si importante dans
+l'histoire, que l'on ne saurait entrer dans trop de détails et
+d'observations pour mettre le lecteur en état de juger comment sont
+arrivés coup sur coup les malheurs qui ont détruit le plus bel édifice
+de gloire qui ait été élevé par la puissance du génie.
+
+Il y avait armistice; cette mesure était au moins la preuve que
+l'empereur ne se refusait pas à faire la paix, puisqu'il était le maître
+de ne pas accorder une suspension d'armes qui lui faisait perdre les
+avantages qu'il avait pris sur les armées ennemies depuis l'ouverture
+des hostilités. On ne pouvait pas douter, dit-on, du désir des Russes de
+faire la paix; cependant elle ne s'est pas faite. Voyons comment.
+
+Les Autrichiens avaient été nos alliés dès la campagne de 1812; si elle
+eût réussi, elle aurait sans doute été suivie de quelques arrangements
+politiques préjudiciables à la Russie, et favorables à la Prusse et à
+l'Autriche.
+
+Dans la situation où les choses étaient arrivées, il ne pouvait plus
+être question de ce projet; la paix ne pouvait se faire que sur d'autres
+bases; aussi il n'a jamais été dans les intentions de l'empereur de
+reprendre les projets de la campagne précédente, les événements de
+Lutzen et de Bautzen ne l'avaient pas assez avancé pour cela.
+
+Mais si l'on croyait ne pas devoir demander de sacrifices aux Russes et
+aux Prussiens, il devait paraître tout au moins injuste de songer à
+demander à l'empereur d'en faire de son côté d'assez grands pour
+satisfaire tout le monde; c'était cependant ce qu'on lui proposait: et
+qui? des alliés qui non seulement avaient fui, et reconnu par des
+traités la cession des provinces qu'ils redemandaient, qui avaient
+marché sous ses drapeaux pour lui en acquérir de nouvelles, à la seule
+condition qu'il leur en reviendrait quelque part.
+
+Si les Autrichiens n'eussent voulu que faire faire la paix, ils
+n'avaient autre chose à faire qu'à ne pas se mêler de la guerre, même
+sans rester nos alliés, puisqu'ils avaient cru pouvoir honorablement
+nous abandonner dans les circonstances où nous étions.
+
+S'ils fussent restés neutres, la Prusse et la Russie étaient obligées de
+faire la paix. Elles étaient déjà au bout de leurs ressources, et
+avaient été obligées de prendre le parti de la retraite dès le début de
+la campagne. Elles auraient traité sur l'Oder, pour avoir des conditions
+plus raisonnables que celles qui leur auraient été imposées sur la
+Vistule ou le Niémen.
+
+Si donc elles n'ont pas traité pendant cet armistice, c'est qu'elles
+étaient, comme je l'ai dit, assurées de l'Autriche. Et pourquoi
+avaient-elles recherché l'Autriche? Ce n'était pas pour obtenir les
+conditions qu'elles savaient bien qu'on ne leur refuserait pas, ni pour
+rejeter celles qu'on ne pourrait plus leur proposer; mais parce que
+l'empereur de Russie ne voulait pas s'exposer de nouveau au danger
+auquel il avait échappé à Tilsit et dans la campagne d'hiver
+précédente.
+
+La meilleure preuve que la Russie et la Prusse étaient dans
+l'impuissance de refuser de traiter, c'est qu'ils s'adressaient tous
+deux à l'Autriche pour contre-balancer par son poids la prépondérance
+que l'empereur avait déjà reprise sur eux.
+
+On parlait sans cesse de cette prépondérance, et on ne permettait pas à
+la France de faire d'objections à tout ce que ces mêmes puissances
+avaient acquis pendant qu'elle faisait sa révolution.
+
+L'empereur de Russie, en faisant déclarer l'Autriche, a fait quelque
+chose de très-habile. S'il n'avait pas eu la fortune favorable, il
+aurait repris le chemin de ses états avec son armée, bien persuadé que
+les Français n'auraient pas la fantaisie de l'y suivre une autre fois,
+et prendraient de préférence la route de Vienne, que la même
+circonstance leur aurait ouverte.
+
+Il aurait ainsi laissé ses alliés dérouler la fusée, et se serait mis
+hors de cause. Si, au contraire, la fortune lui avait été favorable, il
+aurait, au moment de traiter, ajouté à ses prétentions celles de ses
+alliés, qui ne pouvaient plus alors être satisfaites qu'aux dépens de la
+France. C'est-à-dire que cela amenait sa ruine, ce que la Russie voulait
+pour n'avoir plus rien à en redouter, et que, devenant la plus forte des
+puissances qui restaient intactes, elle était naturellement l'arbitre
+des destinées du monde.
+
+C'est assurément une grande monstruosité que cette conduite de la part
+des gouvernements, qui n'eurent pour maximes d'État que la soumission
+envers la prospérité et la mauvaise foi envers l'adversité. Ces
+sentiments-là ne devraient jamais habiter sur les trônes, mais puisque
+le malheur des temps avait porté la corruption jusque-là, il fallait
+s'arranger de ce que l'on y rencontrait, sans chercher à triompher par
+de l'équité, qu'on n'écoutait plus, de ce qu'on ne pouvait pas empêcher
+par la force.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII.
+
+Congrès de Prague.--Politique de l'Autriche.--L'empereur après ses
+victoires.--M. de Metternich.--Résultat des conférences.
+
+
+L'empereur, après Lutzen, avait écrit à l'empereur d'Autriche pour
+proposer aux alliés la réunion d'un congrès à Prague.
+
+Le congrès eut lieu; la Russie y envoya, comme son négociateur, un
+Alsacien, que nos lois ne nous permettaient pas de reconnaître comme un
+agent des puissances étrangères. La Prusse y envoya M. Trardenberg, qui
+s'attacha à l'envoyé de Russie. La France y envoya M. de Caulaincourt et
+M. de Narbonne, le même qui était ambassadeur à Vienne. L'Autriche y
+envoya M. de Metternich. L'Angleterre fit mettre en route lord Aberdeen,
+pour assister à ces conférences comme son ministre plénipotentiaire;
+mais il n'arriva pas avant la rupture de l'armistice. Ce cas paraissait
+avoir été prévu, car il avait aussi une mission d'envoyé près l'empereur
+d'Autriche, dont il prit le caractère.
+
+Napoléon avait agréé la médiation dès le moment où, après la bataille de
+Lutzen, il proposa d'entrer en négociation pour la paix. Un mois s'était
+écoulé depuis que l'empereur avait demandé l'ouverture d'un congrès. Il
+faisait presser, le 15 juin, pour parvenir à la convention qui devait
+régler l'offre et l'acceptation de la médiation, et déclarait qu'il
+était prêt à la signer. Il faisait connaître en même temps, pour
+prévenir toutes difficultés, qu'_il ne pouvait négocier que dans les
+formes consacrées par l'usage, et par des plénipotentiaires qui, réunis
+à ceux des autres puissances, échangeraient leurs pleins pouvoirs, et
+entreraient en explication_, ce qui était une définition claire et
+précise d'une négociation par conférences.
+
+M. de Metternich adhéra assez exactement à ces dispositions par une note
+datée du 22, qu'il remit lui-même à Dresde le 26. La question y fut de
+nouveau traitée, comme tenant essentiellement à celle de la médiation.
+On fut parfaitement d'accord. Ces mots, «Les plénipotentiaires français,
+russes et prussiens se _réuniront_,» furent choisis d'un commun accord
+pour instituer une négociation par des conférences, et éloigner l'idée
+d'un arbitrage où chaque partie aurait plaidé séparément sa cause devant
+le plénipotentiaire du médiateur, arbitrage contre lequel l'empereur
+s'était justement et fortement prononcé, et dont M. de Metternich niait
+que sa cour eût jamais eu la prétention. Les formes ainsi convenues
+furent prescrites aux plénipotentiaires français dans leurs
+instructions. Le comte de Narbonne était depuis longtemps à Prague: ses
+pouvoirs lui avaient été expédiés le 16. Les procédés et les lenteurs
+des ennemis et de l'Autriche, au sujet de la prolongation de
+l'armistice, occasionnèrent un retard de quelques jours dans le départ
+du duc de Vicence, qui, de son côté, jugeant sans doute les dispositions
+de l'étranger, et prévoyant l'événement, ne se pressait pas de partir,
+et élevait des incidents sur des demandes d'argent et sur d'autres
+arrangements économiques. Il partit enfin le 27.
+
+L'empereur, qui avait reçu sous le sceau du secret des notions sur les
+engagements contractés à Trashenberg par l'Autriche avec les alliés,
+était parti le 25, à quatre heures du matin, pour Mayence, afin d'y
+régler les dispositions à faire en France, dans le cas, sinon certain,
+au moins probable, de la guerre, et de se _mettre en mesure_, même
+contre l'_Autriche_, comme il le dit, dans sa lettre du 29 juillet, au
+duc de Vicence. L'on voit en effet l'influence qu'exerçait sur son
+esprit l'aspect général des affaires.
+
+M. de Metternich, à l'arrivée de M. de Vicence, savait l'empereur
+absent, et n'ignorait pas que lui seul pouvait autoriser des
+modifications aux formes convenues pour les négociations. Il fit son
+plan en conséquence; au moment où il désespérait d'empêcher le congrès
+de s'ouvrir, et où les plénipotentiaires français demandaient que les
+pouvoirs fussent échangés en commun, il repoussa la forme convenue des
+conférences, et mit en avant celle des transactions par écrit,
+appliquant fort mal à propos l'exemple du congrès de Teschen, exception
+unique à l'usage général, où il y avait _deux médiateurs_, au lieu d'un,
+qui négociaient ensemble, chacun représentant l'intérêt de la partie qui
+l'avait choisi, et où il ne s'agissait pas, comme à Prague, d'une
+négociation générale des grands intérêts du droit public de l'Europe,
+mais de la succession de Bavière. M. de Metternich, douze jours avant la
+déclaration de l'armistice, arrêtait ainsi dans le premier pas la
+négociation, par une difficulté au moyen de laquelle il forçait les
+plénipotentiaires français à attendre les ordres de l'empereur, qui
+était en France. L'Autriche, dans son manifeste écrit par M. de Gentz,
+avoue en quelque sorte l'artifice de son cabinet. «La forme dans
+laquelle les pleins pouvoirs devaient être réunis, et les déclarations
+réciproques entamées, objets sur lesquels il y avait déjà eu des
+pourparlers de tous les côtés, devint la matière d'une discussion qui
+fit échouer tous les efforts du ministre médiateur.»
+
+Au reste la conduite que cette puissance tint à Prague était digne de
+celle qu'elle avait tenue depuis le commencement des négociations. Elle
+commença par mêler ses prétentions particulières à celles des autres
+alliés, puis elle voulut se constituer arbitre des contestations qui les
+divisaient, en sorte qu'il n'était plus question de terminer la première
+guerre, mais d'en commencer une nouvelle, en revenant sur tout ce qui
+avait été conclu dans les traités qui avaient suivi celui de Lunéville.
+Elle s'intitulait médiatrice, c'est-à-dire que, placée entre les deux
+parties, elle ne s'occupa des intérêts d'aucune, mais songea aux siens,
+se ménageant la faculté de prendre parti avec la puissance qui lui
+offrirait des facilités pour recouvrer à bon marché ce qui faisait
+l'objet de son ambition. Or, comme tout ce qu'elle avait perdu pendant
+les guerres qu'elle avait eues avec nous était, ou entre nos mains, ou
+dans celles de nos alliés, il n'en coûtait rien à l'empereur de Russie
+de lui en promettre le recouvrement, parce que, dans tous les cas, il
+n'aurait pas été forcé de le garantir, si les affaires militaires
+avaient mal tourné, ainsi que cela faillit arriver.
+
+L'Autriche savait bien qu'elle n'avait de droits à ce qu'elle demandait,
+que par l'impuissance dans laquelle nous jetait sa conduite. Elle était
+forte de cela d'une part; elle l'était, de l'autre, de ce que la Russie
+et la Prusse n'auraient pu faire qu'une mauvaise paix sans son concours.
+Elle eut cela de supérieur, qu'elle connut bien sa situation et en tira
+parti, parce que, faisant la guerre pour la guerre, il était raisonnable
+de suivre le parti où il y avait le plus à gagner. On devait connaître
+tout cela avant d'aller à Prague combattre des arguments, et réfuter des
+propositions qui, quoique déloyales et même peu raisonnables, étaient
+celles du plus fort. Ou il ne fallait pas y aller, ou bien il fallait y
+porter en habileté ce qu'on n'en avait plus de prestige pour triompher
+de l'astuce de M. de Metternich. Mais nous étions dans une position
+difficile; nous devions être accablés, et pourtant l'empereur, loin
+d'outrer la victoire, avait toujours refusé d'accabler les vaincus.
+Toujours il arrêta ses triomphes, ne voulant pas, comme il le disait
+lui-même, pousser une nation au désespoir. Ce fut lui qui fit en Italie
+la première démarche pour réconcilier la révolution française avec
+l'Europe, et qui jeta les bases de la paix qui fut signée à
+Campo-Formio. Ce fut lui qui s'arrêta après les batailles de Marengo et
+de Hohenlinden, qui pouvaient le rendre maître de Vienne, il s'arrêta de
+même après la bataille d'Austerlitz, où il avait confondu la plus
+honteuse des agressions. Il en fit autant après Friedland, à Tilsit, de
+douloureuse mémoire, où il renonça à tous les avantages d'une guerre
+plus heureuse encore que la première, et ne poursuivit pas ses succès
+contre une puissance qui n'avait plus d'armée, afin de rendre la paix
+moins difficile, et d'assurer enfin d'une manière stable le repos de
+toute l'Europe. Tant de magnanimité ne méritait pas qu'on l'oubliât.
+
+Une autre considération encore n'eût pas dû être perdue pour les
+souverains. Il avait calmé la fièvre révolutionnaire, et donné des lois
+à la démagogie qui les avait si longtemps menacés. On parlait de son
+insatiable ambition de gloire, de la fureur des batailles qui le
+tourmentait; mais il avait donné un gage de son désir de vivre en paix,
+en s'alliant avec la maison qui devait avoir contre lui le plus de
+ressentiments, et qui était celle dont il lui était le moins difficile
+de consommer la ruine.
+
+Une dernière chose qu'on n'eût pas dû perdre de vue, c'est que
+Metternich se trouvait dans une position toute particulière. Placé entre
+les reproches de l'empereur d'Autriche, pour lui avoir conseillé la
+guerre de 1809, que la France lui attribuait aussi, et ceux de sa
+nation, qui avait été victime des calamités qu'elle avait attirées sur
+elle, il ne pouvait se dissimuler que, tôt ou tard, il éprouverait le
+ressentiment de la France, si jamais elle reprenait de l'influence à
+Vienne. Ce qu'il venait de faire, et ce qu'il avait fait en 1809, lui
+avait été trop préjudiciable pour qu'elle l'oubliât jamais. Il refit sa
+position avec son maître, en menant chaudement la négociation qui avait
+été commencée sans son insinuation, pour faire conclure le mariage de
+l'archiduchesse avec l'empereur. Il fit par là croire à la France qu'il
+disposait de tout à Vienne; et à Vienne, qu'il était agréable à la
+France. Cela fini, il eut quittance de la France; mais comme cela
+n'avait rien fait sur l'opinion publique en Autriche, où l'on savait
+qu'il n'avait pas eu la pensée du mariage, il regagna celle-ci en
+saisissant l'occasion de faire recouvrer à l'Autriche tout ce qu'elle
+avait perdu depuis dix et vingt ans.
+
+Il ne devait pas compte des moyens qu'il employait pour y parvenir; il
+ne faut juger que du résultat, et il a été le plus habile.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII.
+
+Prétentions des alliés.--Mesures que prend l'empereur.--Le roi de Naples
+revient à l'armée.--M. Fouché à Dresde.--Conduite de
+l'impératrice-régente.--Sa recommandation au sujet des cas non
+graciables.
+
+
+Les ennemis de l'empereur se sont plu à répandre qu'il avait été le
+maître de faire la paix moyennant l'abandon de Dantzig et de Hambourg.
+Cette assertion est fausse; les alliés redemandaient à peu près tout ce
+qu'ils avaient perdu, les uns par le traité de Tilsit, et les autres par
+le traité de Vienne, sans compter ce qu'ils n'avaient point reconnu, tel
+que la réunion de la Hollande, des villes hanséatiques et autres objets.
+Aucun d'eux ne parlait des compensations qu'ils avaient reçues, car
+enfin tout n'avait pas été des pertes pour eux, puisqu'ils avaient reçu
+des indemnités dans les mêmes traités qui concernaient ces concessions.
+À la vérité, ils avaient fini par être obligés de les recéder par une
+conséquence des autres malheurs qu'ils avaient éprouvés à la suite de
+nouvelles agressions de leur part; mais puisqu'il était question de
+rétablir l'équilibre de puissance entre les différents États, ce n'était
+pas le moyen d'y parvenir, car les uns auraient non seulement recouvré
+ce qu'ils avaient, mais même ce qu'ils n'avaient pas avant le
+bouleversement général dont ils avaient été les moteurs.
+
+Je ne suis entré dans tous ces détails que pour prouver que l'empereur
+n'a pas eu pour faire la paix autant de facilité que ses ennemis se sont
+plu à le répandre et qu'on l'a forcé de faire la guerre, en ne lui
+offrant pas une paix complète et durable pour lui; aucune espèce de
+sacrifice ne lui eût coûté pour obtenir celle-là. Il avait d'ailleurs
+remis le soin des négociations à son ministre, et ne s'occupait
+principalement que de renforcer son armée, parce qu'il avait bien jugé
+que ses ennemis avaient résolu de miner sa puissance par la guerre. Il
+fortifiait Dresde, dont il avait fait sa capitale, et autour de laquelle
+il avait le projet de manoeuvrer, si une reprise d'hostilités suivait
+l'armistice; il pressurait tout ce qui pouvait lui donner un homme ou un
+cheval.
+
+Il faisait fortifier Hambourg, et en tirait à peu près toutes les
+troupes qu'il y avait, pour les approcher de Dresde; elles furent
+remplacées à Hambourg par les troupes danoises, dont le gouvernement
+était rentré dans notre alliance depuis les batailles de Lutzen et de
+Bautzen.
+
+L'empereur fit faire les plus grands efforts à tous les princes
+confédérés qui lui étaient encore attachés, et ne négligea rien de ce
+qui pouvait augmenter sa puissance physique pour qu'il en rejaillît
+quelque chose sur sa puissance morale.
+
+Il rappela le roi de Naples à l'armée. Ce prince avait cru l'empereur
+perdu sans ressource, lorsque les batailles de Lutzen et de Bautzen le
+ramenèrent à son devoir. Après la campagne de Russie, il avait abandonné
+l'armée dont l'empereur lui avait confié le commandement, pour courir en
+toute hâte à Naples s'occuper de ses propres affaires; il avait eu la
+bonne foi de croire qu'il pourrait rester roi sans l'appui de
+l'empereur: l'expérience a prouvé, comme on le verra, que déjà à ce
+voyage qu'il fit à Naples il avait eu des rapports avec les ennemis.
+
+La reine de Naples avait été déclarée régente du royaume avant le départ
+du roi pour la campagne de Russie. Elle aimait l'autorité, et avait eu
+besoin de celle de l'empereur pour prendre à Naples le titre qui était
+l'objet de son ambition. Elle faisait un bon usage du pouvoir, et eut le
+rare talent de l'employer à se faire aimer; elle avait la main ferme,
+mais le coeur si généreux, que son gouvernement n'était qu'une suite de
+bienfaits répandus autour d'elle; elle estimait et respectait son mari,
+mais elle aurait volontiers conservé son autorité sans partage, en sorte
+qu'elle ne nuisit point au retour du roi son époux, à un commandement
+qui rendait au sien toute l'étendue qu'il avait primitivement. Le roi de
+Naples rejoignit l'empereur à Dresde pendant l'armistice, et reprit le
+commandement du peu de cavalerie que nous y avions.
+
+L'empereur avait également appelé de Paris à Dresde le duc d'Otrante (M.
+Fouché): on augurait de là qu'il voulait l'employer aux négociations. Je
+savais le contraire, l'empereur n'avait appelé M. Fouché que pour être
+dispensé de s'occuper de lui encore une fois d'une manière désagréable,
+car il était informé qu'il commençait à intriguer à Paris, et qu'il y
+aurait infailliblement fait faire quelques sottises, pour faire dire
+ensuite que, durant son administration, pareille chose ne serait pas
+arrivée. M Fouché était d'une nature impatiente, avait toujours besoin
+d'être occupé de quelque chose, et le plus souvent contre quelqu'un. Il
+s'était déjà rapproché de l'intérieur de l'impératrice, où il cherchait
+à établir son crédit pour s'en servir lorsqu'il en serait temps.
+
+Je ne fus personnellement pas fâché de cet éloignement, qui me
+dispensait d'entendre davantage les condoléances des uns et des autres,
+qui regardaient comme impossible que M. le duc d'Otrante ne revînt pas à
+un poste auquel chacun le croyait exclusivement propre.
+
+Si l'empereur ne l'eût pas appelé à Dresde, il est vraisemblable que
+nous n'aurions pas vécu longtemps en bonne intelligence, car j'étais
+bien résolu de lui faire un mauvais parti au premier pas que je lui
+verrais faire dans une intrigue dont le but ne pouvait être que de jeter
+du ridicule sur moi: nous aurions vu lequel des deux aurait gagné
+l'autre de vitesse. J'étais bien éloigné de partager l'opinion de ceux
+qui lui prêtaient tant d'habileté. Nous verrons si l'expérience a
+justifié mon opinion.
+
+Le gouvernement de l'impératrice-régente était doux, et semblait fait
+pour la malheureuse circonstance dans laquelle nous nous trouvions. Elle
+présidait le conseil des ministres, guidée de l'archi-chancelier. Ce
+prince allait lui-même la prévenir dans son appartement, lorsque le
+conseil était réuni, et il la suivait jusque dans la pièce où il avait
+lieu.
+
+L'impératrice avait fait ordonner que, dans le ministère du grand-juge,
+qui rendait compte des opérations des tribunaux, on ne lui soumît pas de
+cas non graciable, parce qu'elle ne voulait pas mettre son nom au bas
+d'un jugement quelconque, si ce n'était pour faire grâce; effectivement,
+elle l'a faite bien des fois; elle n'y mettait point d'ostentation; on
+ne prenait aucun soin de lui en faire les honneurs en répandant partout
+le bruit de sa bonté; on le savait par ce qui l'entourait et qui
+l'aimait. Elle ne faisait point de frais pour conquérir; elle était
+simple et naturelle; elle recevait tout ce qui cherchait à se rapprocher
+d'elle, mais n'aurait jamais fait quoi que ce fût pour attirer ceux qui
+n'y étaient pas portés naturellement.
+
+Sans doute elle aurait eu aussi ses ennemis, comme toutes les
+souveraines, mais jusqu'alors elle n'était l'objet que du plus profond
+respect et de l'admiration générale. J'aime à répéter que, dans aucune
+circonstance, je n'ai été dans le cas d'avoir recours à des moyens
+particuliers pour la faire bien accueillir d'un public qui l'estimait
+particulièrement, et qui était naturellement porté à l'aimer.
+
+Tout allait fort bien en France; on s'y taisait sur les maux que l'on
+avait soufferts, on comptait sur une heureuse issue des conférences de
+Prague, qui étaient devenues le sujet de la sollicitude générale; on
+était plein de l'espérance d'une paix prochaine, parce que l'armistice,
+qui devait expirer le 8 juillet, avait été prolongé jusqu'au 17 août. Il
+y avait tout lieu d'espérer que ce temps serait bien employé, et
+suffisant pour régler et terminer des discussions sur lesquelles il
+fallait bien finir par s'entendre.
+
+C'est dans ces circonstances qu'il arriva en Espagne un désastre qui ne
+pouvait que nuire aux espérances de l'opinion publique en France, et
+embarrasser les négociations de Prague, en ce que les ennemis pouvaient
+tirer avantage d'une position que nous n'occupions plus en Espagne.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV.
+
+Manoeuvres de l'armée anglaise.--Bataille de Vittoria.--Pertes immenses
+de matériel.--Retraite.--L'empereur reçoit cette nouvelle à Dresde.--Le
+général Moreau.--Bernadotte.--Madame de Staël.
+
+
+Après la réunion des armées des maréchaux Soult et Suchet, l'armée
+anglaise était retournée dans ses positions au-delà de Salamanque.
+
+Après le départ du maréchal Soult pour Paris, son armée resta sous les
+ordres du roi.
+
+On retomba dans la même faute que l'année précédente, on ne s'occupa
+point de l'armée anglaise, devant laquelle on aurait dû être campé à
+vue, ou bien ne pas la combattre. Mais il y avait un mauvais génie qui
+avait soufflé sur la direction de nos armes dans ce pays-là; chacun alla
+reprendre sa petite vice-royauté, s'occupant peu de ce qui pourrait
+arriver.
+
+Le maréchal Suchet retourna en Catalogne. Le ministre de la guerre, le
+duc de Feltre, auquel l'empereur avait laissé en partant la direction
+des opérations en Biscaye et en Navarre, avait employé l'ancienne armée
+du maréchal Marmont à parcourir les deux provinces en colonnes mobiles
+pour poursuivre des guérillas qui ne méritaient assurément pas autant
+d'importance que l'armée anglaise, en sorte qu'il ne restait réuni en
+corps d'armée que ce qui était venu d'Andalousie. Le roi était, je
+crois, à Valladolid ou même à Madrid lorsque l'armée anglaise se porta
+en avant. Il suffira, pour donner une juste idée de la manière dont
+l'empereur était servi, de dire que ce fut de Paris qu'on fit partir
+l'ordre adressé au général Clausel, qui commandait l'armée qu'avait eue
+Marmont, de se réunir à l'armée du roi. Ses troupes étaient en colonnes
+mobiles dans la Navarre lorsqu'il le reçut. L'on peut juger du temps qui
+fut perdu pour la marche des troupes, par celui qui fut employé à faire
+parvenir depuis le point menacé, d'abord à Madrid ou à Valladolid,
+l'avis de l'approche des Anglais, ensuite à en faire part à Paris, et y
+demander l'emploi des troupes qui étaient en Navarre, enfin à faire
+recevoir à celles-ci l'ordre de marcher; il y avait en sus une ligne
+d'échelons très-forte pour maintenir la communication entre Bayonne et
+le quartier du roi.
+
+On avait accumulé à Vittoria un matériel immense d'artillerie, provenant
+de toutes les évacuations successives auxquelles on avait été forcé;
+tout ce matériel aurait dû être renvoyé, ou à Bayonne, ou au moins mis
+dans une autre place d'Espagne; mais faute de chevaux ou d'autre chose,
+il avait été laissé à Vittoria. La situation de notre armée était à peu
+près telle que je viens de le dire. Pendant que tout ce temps se perdait
+dans l'armée française, l'armée anglaise commençait un grand mouvement,
+qu'elle exécuta avec autant de tranquillité que si elle n'avait point eu
+d'ennemis devant elle.
+
+Le général anglais avait sans doute bien calculé tout ce qui était à
+l'avantage de ses projets, et une fois qu'il eut pris l'initiative des
+mouvements, il la conserva jusqu'au moment où la fortune couronna ses
+efforts dans les champs de Vittoria.
+
+La reddition d'Astorga et l'évacuation de tout le royaume de Léon lui
+donnèrent la possibilité de manoeuvrer avec toute son armée (après avoir
+rallié la division espagnole qui venait de la Galice), et de la conduire
+par le revers des montagnes en prolongeant la route de France, de
+manière à venir menacer la communication de Bayonne avec notre armée, en
+débouchant sur Biviesca, Miranda ou Vittoria, selon ce que la fortune
+lui offrirait de plus avantageux à faire.
+
+Ce mouvement, qu'il n'aurait osé entreprendre devant un ennemi actif et
+manoeuvrier, s'exécuta sans coup férir, comme une marche simple en
+pleine paix.
+
+Lorsque l'armée française en fut informée, il était déjà trop tard pour
+rallier toutes les troupes avec lesquelles on pouvait combattre le
+général anglais, qui, ne dépendant de personne, était absolu dans tout
+ce qu'il entreprenait.
+
+L'armée française prit le parti de se retirer successivement du Douro
+sur Burgos, puis sur l'Ebre, et enfin sur Vittoria, parce que l'armée
+anglaise, de beaucoup supérieure à elle, prolongeait notre droite, sur
+laquelle elle avait de l'avance. On arriva ainsi jusqu'à Vittoria, où
+l'on comptait attendre la réunion des troupes qui devaient venir joindre
+l'armée du roi; mais l'armée anglaise arriva avant nous, déboucha sur la
+droite de la nôtre, qui combattit ayant Vittoria en arrière de sa
+droite, et faisant face à l'ouest: le succès ne fut pas longtemps
+indécis.
+
+Des troupes que l'on ramenait ainsi en retraite depuis Cadix jusqu'aux
+frontières de France, voyaient, aussi bien que leurs généraux, qu'elles
+auraient beau faire des efforts, qu'elles n'empêcheraient pas l'armée
+anglaise de les repousser, parce qu'elle était éminemment plus forte.
+
+Pendant que l'action était engagée sur toute la ligne, l'armée anglaise
+fit déboucher un corps de cavalerie par sa gauche, et se porta jusque
+sur la route de Vittoria à Bayonne. Ce mouvement mit le désordre dans
+l'armée française, parce que cette troupe de cavalerie poussa jusqu'au
+parc d'artillerie et à celui des voitures de tous les réfugiés qui la
+suivaient. Chacun ne pensa plus qu'à son bagage, en un instant cette
+armée fut mise dans une déroute complète. Voilà comment des troupes qui,
+quelques années auparavant, étaient supérieures à ce que furent jamais
+les armées romaines, perdirent par la licence, et le peu de soin que
+l'on eut d'elles, cette discipline et cette élévation de courage sans
+laquelle les peuples les plus belliqueux ne parviendraient jamais à la
+supériorité qu'ils obtiennent sur les autres.
+
+La bataille de Vittoria fut une faute: elle ne devait être ni donnée, ni
+l'être où elle le fut, ni enfin engagée comme elle le fut, et par-dessus
+tout cela, elle ne fut qu'une fuite honteuse.
+
+On y perdit cent cinquante pièces de canon, et le triple ou le quadruple
+de voitures tant d'artillerie que d'équipages; les troupes revinrent par
+la route de Navarre, n'emmenant avec elles qu'une pièce de canon et pas
+une seule voiture. Elles se rallièrent, et prirent la route de France
+par Pampelune, sans même songer à ce qu'allait devenir le corps du
+général Clausel, qui avait reçu l'ordre de joindre l'armée du roi. Ce
+général était déjà arrivé en Aragon, et remontait le long des bords de
+l'Ebre par Tudela, pour gagner Miranda, d'où il aurait été en
+communication avec cette armée; heureusement une de ses reconnaissances
+ayant poussé jusque sur la grande route de Miranda à Vittoria, à un lieu
+nommé la Puebla, y fit quelques prisonniers anglais, qu'elle ramena au
+général Clausel, à qui ils apprirent l'événement arrivé la veille à
+notre armée, et à la suite duquel elle s'était retirée par la route de
+Pampelune, où l'armée anglaise la suivait.
+
+Le général Clausel fut en conséquence obligé de retourner sur ses pas,
+et de descendre le cours de l'Ebre pour aller se mettre en communication
+avec le maréchal Suchet en Catalogne, et lui faire part de ce qui était
+arrivé; il put ensuite exécuter l'ordre qu'il avait reçu, de rejoindre
+l'armée du roi, en passant par Jaca et Yverdun. Nous étions ainsi hors
+de toute l'Espagne de ce côté-là, et il semblait que l'on eût fait
+exprès de faire naître toutes les occasions de fonder la gloire de
+l'armée anglaise, qui, pour la troisième fois, remportait un succès
+complet sur la nôtre, laquelle, quoique composée des mêmes troupes qui
+avaient vaincu les Russes, les Prussiens, fut battue par celles des
+Anglais. Mais le général anglais doit convenir lui-même que ce n'était
+ni le nombre ni la qualité des troupes qui nous manquait en Espagne; il
+n'y fallait qu'un homme qui, sans même avoir une capacité
+extraordinaire, eût été actif, ferme, probe, sévère jusqu'à la rigueur
+et prudent.
+
+Personne n'eût osé piller, ni manquer à son devoir, et lorsqu'il aurait
+commandé à ses lieutenants de se réunir à lui, ils n'auraient été
+occupés que du soin d'obéir promptement, et non pas de chercher des
+prétextes pour éluder ses ordres, ou justifier des retards qui nous ont
+successivement conduits au bord de l'abîme.
+
+Cette affligeante nouvelle vint bouleverser toutes les têtes à Paris; il
+y en avait qui allaient jusqu'à en être bien aises, sous prétexte que
+cela hâterait le dénouement d'une guerre qui était insupportable à la
+nation.
+
+L'empereur reçut cette nouvelle à Dresde, lorsque l'armistice était déjà
+renouvelé, sans quoi les hostilités eussent peut-être recommencé de
+suite. On doit penser comment il accueillit cette nouvelle, et quelles
+tristes réflexions il dut faire.
+
+Ce fut à peu près à la même époque que le général Moreau parut en
+Prusse. Son arrivée au milieu de nos ennemis surprit tout le monde; car
+que venait-il faire dans le camp des Russes? pourquoi lui avaient-ils
+envoyé une frégate? à quoi le destinaient-ils? Ce n'était pas à
+commander ni diriger leurs armées. Sans faire tort aux talents du
+général Moreau, il n'en avait pas déployé de si extraordinaires à la
+tête des armées françaises, pour qu'ils allassent le chercher au fond de
+l'Amérique, et le prier de leur donner des leçons. Je rends plus de
+justice à l'armée russe, que j'ai connue. Elle a un bon nombre
+d'officiers-généraux auxquels il ne manque que des occasions pour égaler
+au moins le général Moreau. Ce n'était pas de sa réputation militaire
+que les Russes avaient besoin; ils ne voulaient que tirer parti de la
+célébrité que ses malheurs lui avaient donnée. C'était un moyen nouveau
+que l'empereur de Russie mettait en usage; il espérait, avec le général
+Moreau, mettre de la division dans notre armée. Et comment douter qu'il
+n'eût déjà alors des projets de bouleversement, et de substituer le
+général Moreau à l'empereur, en cas de succès? Que doit-on penser des
+sentiments dans lesquels on recherchait l'alliance de l'empereur
+d'Autriche, avec une arrière-pensée de flétrir sa fille, et enfin de ses
+ministres, qui lui firent contracter cette alliance sans demander ce que
+signifiait la présence du général Moreau à Prague, où il venait
+d'arriver? On devait le deviner à l'étiquette du sac. J'ai toujours cru
+particulièrement que cette idée d'envoyer chercher le général Moreau en
+Amérique avait été suggérée à l'empereur de Russie par le maréchal
+Bernadotte, à la conférence d'Abo, qui avait eu lieu l'année précédente.
+Je ne serais même pas surpris qu'Alexandre se fût servi de Bernadotte
+pour écrire au général Moreau, et le décider à accepter ce qu'il lui
+proposait.
+
+Je crois d'autant plus que l'idée première vient de Bernadotte, qu'il
+n'y avait guère que lui qui alors pouvait avoir démontré à l'empereur de
+Russie les facilités qu'offrait l'exécution d'un pareil projet, en le
+mettant au fait des antécédents qu'il y avait entre Moreau et Fouché,
+auxquels Bernadotte lui-même n'avait pas été étranger, et que l'empereur
+Alexandre ne connaissait pas, du moins aussi bien que lui. À son tour,
+Bernadotte n'avait pas trouvé cette idée tout seul, et je crois que ce
+fut madame de Staël qui la lui donna à son passage en Suède pour se
+rendre en Angleterre, lorsque, croyant devoir fuir la _tyrannie_, elle
+quitta Coppet vers le commencement de 1812.
+
+Puisque l'occasion s'en présente, qu'on me permette de dire quelques
+mots sur madame de Staël, qui a jugé convenable d'en dire tant de moi.
+
+Elle a cru bien faire en n'épargnant, dans un de ses ouvrages, ni
+l'injure ni la calomnie, et cependant un esprit éclairé comme le sien ne
+pouvait pas ignorer que ce sont des moyens faibles. Toutefois elle est
+peut-être excusable, parce que, vivant loin de la scène dont elle a
+voulu retracer le tableau, ses ombres ont pu la tromper, et d'après ce
+qu'elle ajoute elle-même, que, dans ces temps-là, «hors de Paris, elle
+ne voyait ni n'apprenait rien,» on peut penser que, faute d'avoir vu le
+grand jour à cette époque, il ne lui a pas été possible de mieux juger
+ce qu'elle ne pouvait pas pénétrer. Tout ce qu'elle dit à ce sujet est
+plein d'aigreur, et cette aigreur vient des mesures sévères qui furent
+prises contre elle. Peut-être bien aussi vient-elle d'une vanité
+offensée qui donne à sa vengeance tout l'éclat de sa célébrité.
+
+Toute injure qui porte sur un fait faux ne blesse pas; elle ne doit et
+ne peut nuire qu'à celui qui n'a pas rougi de la prononcer.
+
+Madame de Staël m'a fait l'honneur de me distinguer pour m'insulter
+exclusivement. Je suis sensible à cette bienveillance, et je suis
+seulement surpris qu'elle n'ait pas remarqué que cette préférence de sa
+part pouvait me sortir de l'obscurité qu'elle me reproche. C'est du
+reste le moindre des cas où son animosité ait égaré sa raison.
+
+Si j'aimais à me venger, j'aurais ici une belle occasion de le faire, et
+pour cela, plus heureux que madame de Staël, qui a été obligée d'avoir
+recours à son imagination, je n'aurais qu'à raconter. Son esprit fort
+s'oubliait parfois, Corinne avait ses faiblesses, et j'ai bonne mémoire.
+
+Je me renfermerai donc dans mon sujet, et je ne dirai que quelques mots
+sur son voyage dans le Nord. Suivant elle, c'était une fuite pour se
+soustraire à la _tyrannie_. Elle manifesta le désir de se rendre en
+Amérique; on n'y apporta aucun obstacle; de là elle eût pu se rendre en
+Angleterre, puisqu'elle ne voulait que respirer un _air libre_. Elle a
+cependant préféré aller à Coppet. Quelle _tyrannie_ pouvait-elle y
+craindre? De Coppet, qui pouvait l'empêcher d'aller au bout du monde?
+Coppet, d'ailleurs, était en Suisse alors comme aujourd'hui, et on y
+respirait un _air libre_. Mais ce n'était pas la tyrannie impériale que
+fuyait madame de Staël; ce n'était pas celle qu'elle redoutait le plus,
+et nous eussions pu même lui en faire trouver le poids léger. L'espèce
+humaine est si méchante et si imparfaite, qu'elle semble chercher à se
+venger de toute supériorité qu'elle est forcée de reconnaître; or, celle
+de madame de Staël était incontestable, aussi n'a-t-on pas manqué les
+occasions de s'égayer, et on n'a guère ménagé les défauts de la
+cuirasse. Le meilleur remède à de semblables positions, c'est un voyage;
+mais c'est le comble du bien joué dans une femme quand elle peut, d'un
+seul coup, sauver les apparences et se venger.
+
+C'est elle qui, en passant à Saint-Pétersbourg, se chargea d'amener
+Bernadotte à ce que désirait alors l'empereur Alexandre, qui, dans ce
+temps-là, avait bien autre chose à faire que de penser à des
+constitutions, comme veut le faire croire madame de Staël. Elle a été le
+chaînon de l'entrevue d'Abo où Bernadotte s'est livré à l'empereur
+Alexandre: ce fut elle qui donna l'idée d'envoyer chercher Moreau en
+Amérique.
+
+Voilà comment madame de Staël a servi la restauration; elle s'est bien
+gardée de dire un mot de cela dans son ouvrage; on le conçoit aisément,
+parce qu'elle aurait dû renoncer aux éloges qu'elle y répand sur un
+dénouement qu'elle n'avait pas prévu, et tout-à-fait opposé à la
+tournure qu'elle espérait faire prendre aux affaires. Il faut convenir
+qu'elle avait bien des droits à la restitution des deux millions qu'on
+lui a rendus, malgré la Charte, qui prononce l'irrévocabilité de la
+vente des biens nationaux. M. Necker (son père) n'avait pas été plus
+injustement saisi que tous ces malheureux paysans de la Vendée, que l'on
+enterrait dans leurs propres champs pour se donner le droit de les
+vendre au gré de convenances particulières, et M. Necker avait été une
+des premières causes de tous ces malheurs publics. Mais madame de Staël
+méritait à tous égards une préférence, et si le moment de la lui
+accorder n'était pas favorable, elle a bien saisi celui de la demander.
+
+Si j'avais connu madame de Staël, nous y aurions gagné tous deux; je
+vois maintenant la sorte d'ennemis qui la tourmentaient, c'étaient des
+rivaux qui craignaient qu'elle ne les surpassât en talent, ou d'anciens
+entrepreneurs politiques, qui, ayant renoncé à un métier devenu
+dangereux, redoutaient les moindres rapports avec elle.
+
+À l'époque où elle me sollicitait, je n'étais pas encore assez étayé
+pour me charger de ses ennemis réunis aux miens; elle ne m'aurait
+apporté de force que celle qu'elle aurait reçue de moi, et il m'aurait
+fallu la soutenir lorsque je me conduisais à peine seul: je ne pouvais
+donc faire qu'un mauvais marché; elle crut me pétrir comme un novice, et
+m'a su mauvais gré de m'en être méfié. Je vois maintenant que son fils
+avait raison en m'assurant que sa mère n'avait que du dépit contre
+l'empereur, et que rien n'aurait été si facile que de la mettre à ses
+pieds, parce qu'au fond elle en était l'admiratrice sincère. Je n'y ai
+pas cru, parce qu'il n'y avait qu'un cri contre elle, lancé même par
+ceux qu'elle croyait ses amis, et assurément il en est quelques-uns qui
+n'ont pas été étrangers à son exil.
+
+Je reconnais aujourd'hui qu'elle avait moins d'inconvénients que
+beaucoup d'hommes; je suis même sûr que c'est elle qui a fait faire dans
+le temps la paix entre la république et la Suède, uniquement pour rester
+à Paris et y établir sa puissance au milieu des ruines de la bonne
+compagnie.
+
+Madame de Staël traite mal l'empereur; mais elle ne l'atteint pas,
+tandis qu'elle prouve avoir été la plus malheureuse femme du monde de se
+voir dédaignée par celui qu'elle aurait voulu servir. Elle aurait
+effectivement tiré un bien meilleur parti pour sa gloire de tous les
+matériaux qu'une autre conduite de sa part eût pu mettre à sa
+disposition, que des basses calomnies auxquelles elle n'a pas craint de
+descendre.
+
+Puisque je viens de parler du général Moreau, c'est le cas de dire qu'en
+cette occasion l'empereur fut si mal servi par ses agents diplomatiques,
+que le général Moreau était déjà arrivé à Berlin sous un nom supposé,
+lorsqu'il m'écrivit de Dresde pour que je cherchasse à approfondir quel
+était ce personnage mystérieux qui était arrivé à Berlin.
+
+Je lui répondis courrier par courrier que c'était le général Moreau, et
+que je lui avais envoyé quelque temps auparavant l'avis de son départ
+d'Amérique, qui m'avait été apporté par un bâtiment américain entré dans
+les ports de France.
+
+L'empereur n'avait point lu mon rapport; et, lorsque le second lui
+parvint, l'armistice de Dresde était dénoncé. Ce qui me porte à croire
+que l'idée d'envoyer chercher Moreau avait le but que je suppose à
+l'empereur de Russie, c'est qu'en se reportant à la situation dans
+laquelle étaient alors les affaires des Russes (au moment de la
+conférence d'Abo), il n'est pas déraisonnable de penser que le réveil du
+trouble et de l'anarchie en France était le maximum des succès que
+l'empereur Alexandre pouvait se flatter d'obtenir pour opérer une
+diversion qui lui était si nécessaire dans ce moment-là. Il était bien
+loin encore, à cette époque, d'envisager comme possible tout ce qu'il
+vit depuis par lui-même après son entrée à Paris.
+
+On doit se rappeler qu'à l'époque où Moreau était à l'armée alliée, M.
+le comte d'Artois se rendit d'Angleterre, par mer, dans la Baltique, et
+que Bernadotte lui refusa de le laisser descendre à terre: il s'en
+retourna en Angleterre. Bernadotte ne lui avait refusé le passage que
+parce qu'il voulait être favorable au général Moreau. Jusqu'alors on
+n'avait pas osé admettre la supposition que les souverains alliés
+projetaient la chute de l'empire, en sorte qu'on n'avait pas de raison
+de s'expliquer le voyage du comte d'Artois, qui n'était
+vraisemblablement venu se présenter à l'armée alliée que parce qu'il
+savait que ce principe de subversion avait été adopté.
+
+Je dirai, en suivant l'ordre que je me suis prescrit, toutes les raisons
+que j'ai à l'appui de mon opinion. Je les ai prises dans la conversation
+qu'eut avec l'empereur de Russie feu le général Reynier, qui avait été
+fait prisonnier à Leipzig et échangé à Troyes, où l'empereur Alexandre
+lui donna son audience de congé.
+
+La bataille de Vittoria produisit partout l'effet le plus nuisible à nos
+intérêts; elle embarrassait notre position à Prague, et achevait
+d'ébranler la confiance de ceux de nos alliés qui nous étaient encore
+fidèles.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV.
+
+Le maréchal Soult va prendre le commandement de l'armée
+d'Espagne.--L'impératrice se rend près de l'empereur à Mayence.--Je
+demande à l'accompagner.--Mes motifs.--Réponse de l'empereur.--M. de
+Cazes.--Reprise des hostilités.--Le général Jomini.
+
+
+L'empereur envoya en toute hâte le maréchal Soult, qu'il avait près de
+lui, prendre le commandement des troupes qui revenaient avec le roi
+d'Espagne. À cette occasion, il chargea le duc de Feltre d'écrire à ce
+prince pour le prévenir de cette disposition, afin qu'il fît aucune
+difficulté de remettre le commandement de l'armée au maréchal contre
+lequel on le savait personnellement indisposé depuis l'occupation de
+l'Andalousie.
+
+Le maréchal Soult arriva à Paris avec la rapidité d'un trait, ne s'y
+arrêta que quelques heures pour prendre connaissance des ressources que
+le ministre de la guerre pouvait mettre à sa disposition, et courut
+prendre le commandement de l'armée, qui était à peu près sous les murs
+de Bayonne, où elle vint s'établir presque aussitôt. Le mois de juillet
+était écoulé, et on ne voyait pas encore les conférences de Prague
+suivies de quelque résultat; on n'osait plus se flatter de voir finir la
+guerre, et on aurait pu dire avec justesse que l'impatience publique
+s'était fait un calus qui la rendait insensible au mal.
+
+Les espérances de paix achevèrent de s'évanouir, lorsque l'on vit que
+l'empereur appelait l'impératrice à Mayence, au lieu d'annoncer qu'il
+allait lui-même revenir à Paris; elle partit effectivement pour cette
+ville, où elle ne resta que très peu de jours avec l'empereur, qui n'y
+fut accompagné que par le général Drouot.
+
+J'avais saisi cette occasion de donner à l'empereur une marque de
+dévouement à sa personne, en lui demandant la permission d'aller le voir
+à Mayence. Je voulais l'entretenir de tout ce que je remarquais, et qui
+n'était pas de nature à faire la matière de rapports écrits; j'insistai
+vivement pour obtenir ce que je désirais, en lui observant que je
+regardais cela comme si nécessaire, que j'avais pris des mesures pour
+que mon administration n'en souffrît point, et que mes dispositions
+étaient faites pour être en chemin une heure après avoir reçu sa
+permission, que je le priais de me faire transmettre par le télégraphe.
+
+Je n'avais pas d'autres projets que de l'entretenir de tous les dangers
+que je prévoyais, et du besoin que l'on avait de la paix; je ne voulais
+que lui parler de ce qu'il avait fait lui-même dans tant d'autres
+circonstances contre ces mêmes ennemis, en s'arrêtant à propos, et le
+supplier de ne pas leur fournir l'occasion de satisfaire tous leurs
+ressentiments à la fois. J'aurais été inépuisable dans toutes les
+raisons que j'aurais prises au dedans et au dehors pour faire conclure
+la paix, même à tout prix, parce que je sentais vivement le besoin que
+l'on en avait, et je ne me serais laissé rebuter par aucune
+considération, parce que je n'aurais été dirigé par aucun projet
+d'ambition; d'ailleurs je savais que l'empereur voulait la paix, il
+m'avait même fait l'honneur de me l'écrire; il n'y avait que sur les
+sacrifices qu'il était difficile, aussi n'était-ce que sur ce point que
+je m'attendais à le trouver déterminé à ne pas céder. Peu m'importaient
+ses répugnances, j'en aurais triomphé, parce que le besoin de la paix
+une fois reconnu, les sacrifices pour l'obtenir n'étaient rien; je lui
+aurais cité ses propres ennemis, qui recouvraient aujourd'hui tous ceux
+qu'ils avaient faits depuis quinze ans. L'habileté ne devait consister
+en ce moment qu'à céder, parce que la force physique que l'on pouvait
+perdre, n'était rien en comparaison de la puissance morale que l'on
+recouvrait en ramenant la tranquillité. Je n'aurais pas promené les
+regards de l'empereur sur un champ de bataille gagnée, mais j'eusse mis
+sans cesse devant ses yeux les détails et le tableau d'un revers, qui ne
+pouvait être que proportionné aux efforts qu'il ferait sans doute pour
+le prévenir. L'empereur me répondit qu'il m'aurait fait venir à Mayence,
+s'il avait eu un peu plus de temps à y rester; mais qu'il était trop
+tard, puisqu'il devait en partir le lendemain ou le surlendemain; il
+ajoutait des choses obligeantes à sa lettre, mais elles ne diminuèrent
+pas le chagrin que me fit éprouver la résolution que je ne voyais que
+trop que l'on avait prise.
+
+M. de Cazes, instruit que l'empereur devait venir jusqu'à Mayence,
+s'était hâté de s'y rendre pour le solliciter en faveur d'un
+fonctionnaire dont il était parent, et qui se trouvait gravement
+compromis. Avant de quitter Paris, il s'était muni de deux lettres,
+l'une de l'archi-chancelier, l'autre de moi pour appuyer sa demande.
+L'empereur le reçut et lui donna sur sa cassette 250,000 francs pour
+arranger des affaires qui, quoique étrangères à M. de Cazes, l'avaient
+déterminé à aller jusqu'à Mayence. L'empereur, toujours bon et généreux,
+ne s'en tint pas là, il m'écrivit d'employer toute mon influence à
+faciliter à M. de Cazes la conclusion des affaires désagréables dans
+lesquelles il allait s'engager. Je lui permis en conséquence de
+s'établir dans un de mes bureaux, d'où il envoyait lui-même mes propres
+agents chercher les personnes avec lesquelles il avait à traiter. Il fit
+tant et si bien, que la somme que l'empereur lui avait donnée suffit à
+tout. Je ne fus pas étranger au succès qu'il obtint, et j'aime à penser
+qu'il en a conservé le souvenir.
+
+L'impératrice revint à Paris à peu près en même temps que l'empereur
+rentrait à Dresde, et l'armistice fut rompu le 17 août, d'après les
+conditions sous lesquelles il avait été conclu, c'est-à-dire qu'il ne
+fut point renouvelé, et que les hostilités furent permises. La destinée
+n'avait pas voulu que l'on détournât les événements qui en peu de temps
+ont achevé notre destruction; la fin des grandes choses s'approchait, il
+n'y eut plus de moyens de conjurer l'orage qui était prêt à fondre sur
+nous.
+
+Voilà donc l'armistice dénoncé, et en même temps la notification de
+l'Autriche envoyée à l'empereur, par laquelle elle déclarait que, dans
+l'intention de hâter la fin de la guerre, elle portait le poids de ses
+armes du côté des alliés, qui reçurent par cette réunion un surcroît de
+forces de plus de deux cent mille hommes, tandis que l'empereur n'en
+recevait pas un. Malgré cette prodigieuse disproportion de troupes entre
+lui et ses ennemis, on verra combien peu il s'en est fallu qu'il ne
+sortît victorieux de sa position, et que, si, au lieu d'avoir une armée
+composée de soldats aussi jeunes, il en avait eu une de l'espèce de ceux
+d'Austerlitz, il aurait étonné les siècles à venir par ce qu'on lui
+aurait vu exécuter de prodigieux. Mais déjà les officiers-généraux de
+l'armée étaient atteints d'un dégoût qui ne se laissait que trop
+apercevoir.
+
+On a beaucoup comparé l'empereur à Louis XIV. Tous deux en effet ont eu
+leur temps de prospérité, tous deux ont eu leur temps de revers. Louis
+XIV n'a été trahi que par la fortune, et Napoléon l'a été par ceux sur
+lesquels il devait le plus compter.
+
+On pourrait répondre avec avantage à ceux qui s'obstinent à vanter les
+temps passés aux dépens des temps modernes, et le règne de Napoléon a
+effacé le siècle de Louis XIV.
+
+Si on parle d'hommes de lettres, de poètes, d'écrivains célèbres, sans
+doute que le règne de Louis XIV en a fourni en grand nombre; mais le
+règne de Napoléon a été remarquable par les progrès des sciences et des
+idées positives. C'est sous Napoléon que le savoir s'est répandu, que le
+peuple a connu sa dignité, et que les honneurs et la fortune ont été le
+prix du talent et des services rendus.
+
+Napoléon, qu'on dit avoir été si despote, l'a-t-il jamais été autant que
+Louis XIV, et a-t-on vu à sa cour des maîtresses titrées ou des princes
+légitimés?
+
+Je laisse à d'autres le soin de compléter le parallèle, je me borne à
+dire que dans mon opinion, et malgré les calomnies et les passions,
+Napoléon a surpassé Louis XIV et tous ceux qui pourraient lui être
+comparés.
+
+Sans doute aucun des lieutenants de l'empereur n'a pu l'égaler, et aucun
+sans doute n'a eu la prétention qu'on le pensât; aussi n'est-ce pas avec
+lui qu'il faudrait les mettre en parallèle. Mais qu'on les compare aux
+hommes de guerre de l'histoire, Ney, Masséna, Soult, Lannes, Davout,
+Suchet, Macdonald, et tant d'autres généraux que je pourrais citer,
+soutiendront la comparaison avec avantage.
+
+Pourquoi donc avec tant d'hommes habiles les revers se sont-ils succédé?
+ne s'était-il donc formé à la plus grande école de guerre qui fut
+jamais, aucun homme capable d'embrasser l'ensemble des opérations d'une
+armée dont les corps avaient à agir dans plusieurs directions? Néanmoins
+qu'on me permette de le dire, et en cela je ne crois point diminuer la
+juste renommée de nos généraux, mais avec l'empereur ils ont perdu leur
+éclat, comme ces diamants qui, loin de la lumière, ne jettent plus de
+feux.
+
+Les troupes commencèrent à se réunir; le corps du maréchal Ney était à
+Liegnitz, et il commençait son mouvement de concentration, lorsque le
+général Jomini, qui était chef de l'état-major de ce corps d'armée,
+passa à l'armée ennemie. Il justifia par cette désertion tous les
+soupçons que l'on avait eus de ses rapports avec l'aide-de-camp de
+l'empereur de Russie, rapports dont il a été question au commencement du
+volume précédent.
+
+Il est à présumer que le général Jomini, qui était Suisse, et au service
+de France, avait jugé l'empereur comme devant succomber contre autant
+d'ennemis, et qu'alors se trouvant sans état, il avait préféré saisir
+l'occasion d'une nouvelle fortune, qui lui semblait aussi assurée que la
+première lui avait paru l'être, au moment où il s'y était attaché.
+
+S'il a eu quelques motifs particuliers pour prendre ce parti, je ne les
+ai point connus.
+
+Le corps du maréchal Oudinot, qui était dans la direction de Glogau, se
+concentra et prit sa direction par Cotbus, Enbenau et Cossen; il avait
+avec lui le corps saxon commandé par le général Reynier, et celui du
+général Bertrand; le tout faisait un total de plus de quatre-vingt mille
+hommes, qui devaient marcher sur Berlin, et attaquer le corps ennemi qui
+était commandé par Bernadotte, arrivé depuis peu avec ses Suédois; il
+avait avec lui le corps du général prussien Bulow, et beaucoup de
+milices de cette nation avec quelques troupes russes.
+
+On évaluait ce corps à une centaine de mille hommes; il était posté à
+quelques lieues en avant de Potsdam.
+
+Le corps du maréchal Macdonald se concentra dans les environs du
+Loewemberg en Silésie, sur le Bober; il avait avec lui le corps du
+général Lauriston.
+
+Les corps des maréchaux Marmont et Mortier se concentrèrent dans les
+environs de Dresde, ainsi que le corps organisé avec des troupes
+nouvellement arrivées, et qui étaient commandées par le maréchal
+Gouvion-Saint-Cyr, aussi nouvellement arrivé à l'armée.
+
+Le maréchal Augereau avait été envoyé avec une seule division en Bavière
+pour soutenir le corps bavarois qui s'était organisé dans l'Inn-Firteld,
+après la déclaration de guerre des Autrichiens, à laquelle on s'était
+attendu [8].
+
+[8: Je prie le lecteur de considérer que je ne parle sommairement des
+évènements militaires, que parce qu'ils font partie de l'époque dont
+j'écris l'histoire. N'ayant plus été à l'armée depuis 1809, je ne puis
+prononcer sans appel sur tout ce qui est mouvement d'armée; je renvoie
+mes lecteurs que cela peut intéresser aux auteurs militaires qui ont
+traité avec la plus scrupuleuse exactitude des mouvements de nos troupes
+en 1812, 1813, 1814 et 1815. Placé comme je l'étais alors, je n'ai pu en
+apercevoir que les conséquences sur l'opinion publique.]
+
+Je ne me souviens pas où était le maréchal
+
+Victor, je crois qu'il était sur la rive gauche de l'Elbe, dans la
+direction de Vittenberg ou de Torgau, mais il se réunit aussi à Dresde.
+Le général Vandamme commandait le corps du maréchal Davout, qui avait
+été envoyé à Hambourg comme gouverneur général, et où l'empereur avait
+de grands projets; le maréchal Davout avait avec lui les troupes
+danoises, et de nombreux détachements de conscrits venus de France, dont
+il fit un magnifique corps d'armée.
+
+Depuis la nouvelle occupation de Hambourg par nos troupes, on avait mis
+cette portion de territoire hors du régime constitutionnel; on s'est
+beaucoup élevé contre cette mesure, mais l'on n'a pas considéré qu'elle
+ne fut prise que pour retenir les peuples de ces contrées dans
+l'obéissance, et arrêter des projets d'insurrection.
+
+L'empereur avait le projet d'ouvrir les hostilités en pénétrant par la
+Silésie en Bohême, où les trois armées combinées étaient amoncelées, et
+formaient une multitude si considérable, qu'il fallait un grand talent
+et une grande habitude du mécanisme des masses pour être en état de
+déployer tous les moyens qu'offraient celles de cette armée.
+
+Les militaires, de quelque nation qu'ils soient, qui ont fait la guerre
+d'Italie, ainsi que celles de 1805 et de 1807, doivent convenir que, si
+l'empereur avait eu en Saxe une armée composée de soldats aguerris et
+rompus à la marche, comme l'étaient ceux qui l'ont suivi dans ses
+immortelles campagnes, il eût dispersé toutes les armées autrichienne,
+russe et prussienne, en très peu de temps. Il les aurait obligées à
+manoeuvrer sans cesse, et à cette partie-là les Français auraient
+infailliblement été les plus forts; malheureusement il n'avait que des
+soldats peu exercés, et nullement formés à la marche, aussi la fortune
+l'abandonna-t-elle bien vite.
+
+Il ne laissa sur la rive gauche de l'Elbe que le corps du maréchal
+Saint-Cyr, qui se plaça à Pirna pour couvrir Dresde, que l'on avait
+fortifié par six bonnes redoutes.
+
+Pendant qu'il faisait marcher le corps du maréchal Oudinot sur Berlin,
+il se porta avec le reste de son armée, par Dresde et Bautzen, sur le
+Bober; mais à peine était-il arrivé à Loewemberg, qu'il eut connaissance
+du mouvement qu'avaient fait les armées ennemies, elles étaient passées
+de Silésie en Bohême, par Schweidnitz, et avaient pris la route de
+Teplitz et de Peterswald, pour se porter sur Dresde, par la rive gauche
+de l'Elbe. Le maréchal Saint-Cyr, qui était à Pirna, s'était retiré dans
+la ville, dont il garnissait l'enceinte. L'empereur ramena toute l'armée
+sur Dresde, à marches forcées, excepté le corps de Macdonald, qu'il
+laissa sur le Bober. Le 26 août, il parut à Dresde au moment même où les
+ennemis forçaient les redoutes dont il avait entouré la ville.
+
+Il était temps que l'armée arrivât. Elle déboucha, attaqua sur-le-champ,
+reprit les redoutes qui avaient été emportées, et se déploya en avant de
+Dresde. Ce fut la jeune garde qui frappa ce coup de vigueur. L'armée se
+plaça le soir, ainsi que pendant la nuit du 26 au 27 août, de la manière
+suivante: son aile droite, où se trouvaient les corps des maréchaux Ney
+et Victor, était à la droite de Dresde, adossée à l'Elbe, et ayant en
+réserve toute la garde ainsi que la cavalerie. Dresde formait le centre
+de la position. L'aile gauche avait la route de Pirna en avant de son
+front, appuyant la droite à Dresde. Cette aile gauche était composée des
+corps de Vandamme et de Saint-Cyr, et, je crois, du maréchal Marmont.
+
+L'armée ennemie formait la circonvallation parfaite; les Russes ainsi
+que les Prussiens composaient sa droite, la gauche était presque
+entièrement formée d'Autrichiens.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI.
+
+Bataille de Dresde.--Mort du général Moreau.--Retraite des
+alliés.--Échec du corps de Vandamme.--Ce général est fait
+prisonnier.--Revers.--L'empereur est forcé de changer ses premières
+combinaisons.--La fortune cesse de nous être favorable.
+
+
+Le 27 août, l'empereur fit commencer l'attaque par son aile droite, où
+j'ai dit qu'était placée toute sa cavalerie. Il fit déborder l'extrême
+gauche des Autrichiens, et en suivant la ligne de circonvallation que
+formait cette immense armée ennemie, il combattit avec des forces
+supérieures chacune de ses parties, sans que les masses énormes par
+lesquelles elles auraient pu être secourues, se missent en mouvement. Le
+bonheur voulut encore que le temps, qui était couvert, amenât un orage
+qui versa des torrents de pluies, au point que le feu de la mousqueterie
+ne prenait pas. On profita de cette circonstance pour faire charger
+toutes les masses ennemies par notre cavalerie, qui n'était presque
+composée que de très jeunes gens. Elle les rompit et fit autant de
+prisonniers que l'on en avait fait dans nos plus brillantes batailles.
+
+C'est dans cette journée que le général Moreau, qui suivait l'empereur
+Alexandre, eut les deux cuisses emportées d'un coup de canon. On a
+prétendu que cet accident lui était arrivé en portant un ordre de
+l'empereur de Russie, mais je n'ai pas entendu deux versions semblables
+à ce sujet.
+
+Ce n'est pas la mort du général Moreau qui mit du désordre dans l'armée
+ennemie, elle ne contraria qu'une partie des projets de l'empereur de
+Russie, qui substitua bientôt une autre idée à celle qu'il avait eue en
+appelant le général Moreau près de lui.
+
+Nous avions si bien profité du moment de l'orage pour nous étendre et
+prendre une position qui non seulement débordait la gauche des ennemis,
+mais qui de plus nous permettait de côtoyer toute leur ligne par
+derrière, qu'ils furent obligés de changer leur position; c'est alors
+que le désordre se mit parmi leurs innombrables colonnes. Elles prirent
+le mouvement qu'on leur faisait faire pour un mouvement de retraite qui,
+du reste, paraissait commandé par le revers qu'elles venaient d'essuyer.
+
+Les chemins, naturellement mauvais dans ce pays, étaient devenus
+impraticables; la pluie avait surtout gâté les traverses. Les
+différentes colonnes ennemies étaient trop éloignées du défilé de
+Peterswald dont nous étions maîtres, et notre cavalerie les suivait de
+si près qu'elle ne leur laissa pour rentrer en Bohême que des défilés
+pénibles et jusqu'alors peu pratiqués. Les alliés perdirent un matériel
+énorme en voitures de toute espèce, et un personnel considérable,
+puisque nous comptâmes trente-deux ou trente-trois mille prisonniers de
+guerre. Jusque-là tout allait à merveille.
+
+Lorsque l'armée ennemie fit son mouvement de retraite, les corps qui
+composaient sa droite étaient trop éloignés des défilés de la Bohême
+pour qu'ils pussent y arriver sans tomber dans les mains de notre
+cavalerie qui côtoyait déjà l'armée ennemie en la remontant derrière sa
+gauche; mais ils étaient assez près du défilé de Pirna pour qu'il ne fût
+pas déraisonnable, de la part du général ennemi, de leur ordonner de se
+retirer par ce point. Il n'y en eut que deux qui purent y arriver: le
+premier était composé de Russes sous les ordres du général
+Osterman-Tolstoi, qui tenait l'extrême droite de l'armée ennemie; le
+deuxième était composé de Prussiens sous les ordres du général Kleist,
+qui était à la gauche de celui du premier.
+
+L'empereur, en voyant le mouvement rétrograde des armées ennemies, avait
+bien pensé qu'une bonne partie de leurs troupes, c'est-à-dire leur
+droite, ne pouvait rentrer en Bohême que par Peterswald. Il avait en
+conséquence ordonné le mouvement suivant. Son extrême gauche était,
+comme l'on sait, composée du corps de Vandamme. Il avait à sa droite le
+maréchal Saint-Cyr, et celui-ci à la sienne le maréchal Marmont, qui
+s'appuyait sur Dresde. Ces trois corps avaient l'Elbe derrière, et la
+route de Pirna à Dresde devant eux.
+
+L'empereur ordonna à ces trois corps de marcher par leur gauche et de
+suivre la route de Pirna. Le général Vandamme se trouvait ainsi en tête;
+il était suivi par le maréchal Saint-Cyr, qui lui-même l'était par le
+maréchal Marmont.
+
+La tête de cette colonne ne put arriver au défilé de Peterswald, que
+lorsque le corps russe du général Tolstoi l'eut passé; mais le général
+Vandamme, ne pouvant se persuader qu'il ne serait pas suivi, ne balança
+pas à pénétrer dans le défilé, et à suivre le corps du général russe.
+Malheureusement, en descendant ainsi en Bohême, il ne fit pas garder le
+défilé de Peterswald, qu'il laissait derrière lui; à la vérité, il
+comptait sur la marche du maréchal Saint-Cyr et du maréchal Marmont
+qu'il dit avoir prévenus du mouvement qu'il faisait en avant. Mais
+n'importe qui a failli dans cette occasion, le fait est que Vandamme ne
+fut pas soutenu, et que le défilé étant ainsi resté libre, le corps du
+général Kleist qui suivait celui du général Osterman, passa, sans se
+douter de cette circonstance [9], entre le corps du maréchal Saint-Cyr
+et celui du général Vandamme, qui se trouvait ainsi en avant de lui. On
+entendit bientôt le bruit du canon; c'était le général Vandamme qui
+était aux prises avec le général Osterman, et qui, pendant le plus fort
+de l'action, vit déboucher derrière lui des troupes qu'il prit d'abord
+pour celles du maréchal Saint-Cyr, mais par lesquelles il ne tarda pas à
+être attaqué. Ne pouvant s'expliquer comment cela avait pu arriver, il
+fit ses dispositions pour se défendre en avant et en arrière, ce qui
+l'affaiblit sur tous les points à la fois. Le moral de ses jeunes
+soldats n'était pas à la hauteur d'une position aussi difficile; il les
+forma vainement en carré; il fut enfoncé, perdit son artillerie avec
+sept ou huit mille prisonniers parmi lesquels il était lui-même. Le
+reste s'éparpilla, gagna les bords de l'Elbe à la faveur des bois, et
+rejoignit l'armée.
+
+[9: Ce fait m'a été attesté par des officiers-généraux en 1822.]
+
+On marcha tant que l'on put au bruit du canon du général Vandamme; mais
+on ne put pas arriver avant sa défaite, et voilà comment le corps
+prussien du général Kleist, qui aurait dû être pris, décida la
+dispersion de celui de Vandamme; chose qui ne serait pas arrivée, si, au
+lieu de descendre en Bohême, ce général était resté au défilé de
+Peterswald, où il aurait intercepté les Prussiens, ou si, lorsqu'il eut
+fait son mouvement, le maréchal Saint-Cyr fût venu le remplacer.
+
+Lorsqu'on vint annoncer cet événement à l'empereur, il était à Dresde,
+tourmenté par des coliques violentes que lui avait occasionnées la pluie
+froide qu'il avait reçue sur le corps pendant toute la bataille du 27.
+Il en eut de l'humeur, mais le mal était sans remède; il ordonna à son
+aide-de-camp, le comte de Lobau, de prendre le commandement des débris
+du corps du général Vandamme. On rassembla quinze à vingt mille hommes;
+on les réarma, on les équipa, et en très peu, de temps, ce corps se
+trouva remis, au moral, de la perte qu'il avait éprouvée. Elle n'aurait
+eu qu'un bien faible effet sur le reste de la campagne sans deux
+événements qui la suivirent coup sur coup.
+
+La bataille de Dresde avait eu des effets si surprenants, que l'empereur
+avait songé à leur donner toute la suite que rendait possible le vaste
+plan sur lequel les opérations des alliés paraissaient basées. Les
+masses énormes de leurs troupes rentraient en Bohême par des chemins
+déjà difficiles, et gâtés par le mauvais temps.
+
+Elles ne pouvaient y arriver qu'en désordre, et, avant que toute cette
+multitude eût été ralliée et reformée d'après un nouveau plan,
+l'initiative des mouvements ne pouvait lui être contestée.
+
+Avant le malheur arrivé à Vandamme, il voulait marcher lui-même par la
+route de Pirna avec le corps de ce général, ceux de Saint-Cyr et de
+Marmont, qu'il aurait fait suivre par la garde; de cette manière, il
+serait arrivé, avec la plus grande partie de l'armée, sur n'importe quel
+point de l'intérieur de la Bohême, longtemps avant la réunion des
+colonnes ennemies. De plus, il entrait en communication naturelle avec
+le corps du maréchal Macdonald, qui était resté sur le Bober. Si ce
+mouvement eût réussi, il aurait été bientôt suivi d'un événement de
+guerre qui aurait surpassé tout ce que l'empereur avait fait
+jusqu'alors, et ses ennemis eussent éprouvé une défaite d'autant plus
+grande, que leur nombre les rendait moins mobiles. Mais le temps qu'il
+fallut pour réorganiser le corps du général Vandamme fit perdre des
+moments précieux que les ennemis mirent à profit.
+
+La fortune avait cessé de nous être favorable. Le maréchal Macdonald,
+qui avait reçu ordre de déboucher du Bober, et de passer cette rivière,
+éprouva un échec encore plus grave que celui de Vandamme; il fut obligé
+de se retirer en désordre, ayant perdu beaucoup de monde, ainsi qu'un
+matériel d'artillerie énorme.
+
+Le maréchal Oudinot avait reçu ordre de se porter sur Berlin, qui était
+couvert par le corps du général Bulow, lequel venait d'être rejoint par
+les Suédois, commandés par Bernadotte.
+
+Le maréchal Oudinot avait avec lui les corps du général Bertrand et du
+général Reynier, qui commandait les Saxons: il avait encore d'autres
+troupes; son corps dépassait quatre-vingt mille hommes; il marcha jusque
+près de Potsdam. Le général Reynier faisait tête de colonne; il
+rencontra les ennemis, et les attaqua, à ce que l'on dit, assez
+précipitamment, afin d'agir hors de l'influence de son général en chef,
+ce qui était devenu un peu trop ordinaire dans l'armée. Mais toujours
+est-il vrai que le maréchal Oudinot aurait pu et dû arriver plus tôt sur
+le champ de bataille. C'était à lui à empêcher le général Reynier de
+s'engager seul, ou à le faire soutenir par ses autres corps, une fois
+qu'il fut engagé. Au lieu de cela, il ne fit rien; Reynier combattit
+avec ses seuls Saxons contre tout le corps de Bulow. Ses troupes, voyant
+qu'elles étaient inhumainement sacrifiées sans qu'on s'occupât à les
+appuyer, plièrent bientôt, et prirent la fuite. On essaya de les
+rallier, on voulut faire donner les troupes du général Bertrand; mais le
+mouvement était imprimé, la confusion fut bientôt extrême. Le maréchal
+Oudinot éprouva des pertes considérables en tout genre, et fit à la hâte
+sa retraite sur l'Elbe, dans la direction de Torgau. Il vint jusque sous
+le canon de cette place.
+
+Ce funeste événement, arrivé en même temps que celui qu'avait éprouvé le
+maréchal Macdonald, dérangea totalement les projets de l'empereur. Au
+lieu de chercher à profiter des succès de la journée du 27, il fallut
+songer à défendre la rive droite de l'Elbe.
+
+L'empereur répara les pertes du maréchal Oudinot en le faisant joindre
+par des troupes que lui conduisit le maréchal Ney, qui était dans les
+environs de Wittemberg. Ce maréchal prit le commandement de tout ce
+corps, nouvellement réorganisé; il reporta en avant son armée, qui
+n'était pas encore remise du coup qu'elle avait essuyé: son mouvement
+coïncidait avec celui que l'empereur faisait lui-même sur le Bober, où
+il s'était porté avec la meilleure partie de l'armée pour réparer
+l'échec qu'y avait reçu le maréchal Macdonald.
+
+Si ces deux mouvements avaient réussi, la conséquence raisonnable qui
+aurait pu en résulter aurait été d'obliger la majeure partie des forces
+des alliés qui étaient en Bohême, de repasser en Silésie pour venir
+s'opposer à l'empereur; mais la fortune en ordonna autrement.
+
+Les choses allaient bien sur le Bober où l'empereur s'était porté de sa
+personne, lorsqu'un nouveau malheur, arrivé au maréchal Ney, vint encore
+lui faire abandonner ses premiers projets.
+
+Le maréchal, ne consultant que son ardeur, marcha droit devant lui sur
+une très grande profondeur; il fut attaqué pendant son mouvement, tant
+en tête que par son flanc gauche, sur lequel Bulow donna avec ses
+Prussiens. Il rompit ainsi la ligne d'opérations du maréchal Ney, et y
+mit un tel désordre, que toute cette armée revint à la hâte sur l'Elbe,
+d'où elle était à peine partie; elle éprouva une perte encore plus
+grande que la première fois. Cet événement ramena l'empereur sur Dresde,
+et l'obligea d'abandonner toute espèce de plan d'opérations sur la rive
+droite de l'Elbe pour concentrer ses troupes sur la rive gauche. Il
+avait toujours les places situées sur le cours de ce fleuve et espérait
+former quelque combinaison nouvelle pour améliorer une situation de
+choses que cette suite d'accidents avait successivement aggravée. Il se
+trouvait dans la même position que Frédéric dans sa dernière campagne;
+mais il était moins heureux que ce grand roi, en ce que là où il n'était
+pas en personne, on n'éprouvait que des revers, tandis que Frédéric
+avait quelques généraux qui savaient gagner des batailles.
+
+Le moral était rentré dans l'armée ennemie qui s'accroissait de tous les
+revers partiels de la nôtre. L'empereur n'avait plus de troupes à
+appeler à lui, et celles qu'il avait commençaient à souffrir des
+privations de vivres, qui devenaient plus rares à mesure que le cercle
+du terrain qu'elles occupaient se rétrécissait.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII.
+
+Marche du maréchal Augereau.--Défection de la Bavière.--Irruption des
+alliés en Saxe.--Mouvement de l'empereur.--Bataille de
+Leipzig.--Défection des Saxons.--Passage de l'Elster.--Mort du prince
+Poniatowski.
+
+
+Depuis la bataille du 27, l'empereur avait songé à appeler à lui le peu
+de troupes françaises qui, sous les ordres du maréchal Augereau, étaient
+réunies à l'armée bavaroise sur les bords de l'Inn. Ces troupes
+formaient deux petites divisions. Si les succès de la bataille gagnée à
+Dresde le 27 rendaient leur présence inutile sur l'Inn, les revers dont
+elle fut suivie rendaient impérieux l'appel de ces troupes à l'armée;
+sans ces revers, la réunion des deux divisions du maréchal Augereau à la
+grande armée eût été une imprévoyance, parce qu'indubitablement les
+ennemis auraient été obligés de se renforcer de tout le corps autrichien
+qui était commandé par le général Frimont dans les environs de Lintz et
+de Wels aux frontières de la Bavière. Alors l'armée française et
+bavaroise combinée sur l'Inn, devenait inutile. L'arrivée de cette
+petite armée fit beaucoup de bien, mais n'était pas, à beaucoup près,
+proportionnée au besoin que l'on éprouvait partout de voir paraître de
+quoi ranimer les espérances.
+
+Son départ livra la Bavière aux intrigues qui l'agitaient. Le général de
+Wrede se trouva affranchi de toute contrainte, jeta l'effroi partout, et
+bientôt la nouvelle de nos désastres, qui y arriva promptement,
+détermina ce pays à suivre le parti que lui commandait notre mauvaise
+fortune. Je reviendrai sur ce point tout à l'heure.
+
+L'empereur était avec toute son armée sur la rive gauche de l'Elbe,
+menaçant toujours de porter l'offensive sur la rive droite, lorsque
+toute la grande armée ennemie sortit une seconde fois de la Bohême, où
+on avait été obligé de la laisser se réorganiser, au lieu d'aller la
+disperser comme cela avait été le premier plan de l'empereur.
+
+Elle entra en Saxe, et vint, par l'intérieur de ce pays, occuper toutes
+les communications que l'empereur pouvait avoir avec la Saale et
+Leipzig; elle s'étendait beaucoup par sa gauche pour donner la main au
+corps de Bernadotte, qui, après avoir battu le maréchal Ney, avait passé
+l'Elbe un peu au-dessus de Magdebourg. La grande armée ennemie exécuta
+cette marche en évitant toute espèce d'action entre elle et l'armée que
+commandait l'empereur. Si ce prince était resté sur les bords de l'Elbe,
+l'armée ennemie eût effectué son mouvement sans coup férir, et l'eût
+infailliblement affamé dans son camp, en le resserrant successivement,
+et en évitant les batailles, ce qu'elle pouvait faire, puisque ses
+derrières étaient libres.
+
+L'empereur, pour déjouer ce projet, quitta les bords de l'Elbe et vint
+se placer en avant de Leipzig, ayant l'Elster à dos, et comme il ne
+cherchait qu'une bataille générale, à la suite de laquelle il voulait
+reprendre tous les projets qu'il avait après celle de Dresde, il laissa
+le corps du général Saint-Cyr à Dresde, ainsi que de bonnes garnisons
+dans Torgau et Wittemberg.
+
+À la guerre, les plus vastes combinaisons sont taxées d'extravagances,
+lorsqu'elles ne sont pas couronnées par le succès; il faut réussir,
+c'est là la condition indispensable. Mais quelle que soit la sévérité du
+jugement de l'histoire sur les événements de cette époque, il est juste
+de dire que, si cette célèbre bataille de Leipzig avait été gagnée par
+l'empereur comme l'avait été celle de Dresde, rien ne s'opposait à ce
+qu'il remarchât vivement sur cette place, ou sur un des autres points
+qu'il occupait sur l'Elbe, selon la direction que l'armée ennemie aurait
+donnée à sa retraite. Placé par cette manoeuvre sur la corde de l'arc
+que les ennemis auraient eu à parcourir pour arriver à un appui qui ne
+pouvait se trouver qu'en Bohême, rien, dis-je, ne s'opposait à ce que
+l'empereur y arrivât avant eux, et ne réparât par un coup d'éclat tous
+les malheurs de cette campagne. Si cela était arrivé ainsi, on aurait
+manqué d'expressions pour le louer, et il n'y a nul doute qu'avec
+l'armée d'Austerlitz et l'espèce de troupes qu'il eut jusqu'au fatal
+hiver de 1812, il eût vu son audacieuse conception couronnée du succès
+qu'elle méritait. Quant à moi qui l'ai servi dans les glorieuses années
+de sa carrière, je ne me permets de blâmer son entreprise à Leipzig que
+parce qu'il jouait sa dernière ressource; je voyais bien ce qu'il
+pouvait gagner, mais je ne le trouvais pas proportionné à ce qu'il
+courait le risque de perdre, surtout ayant des troupes médiocres, et
+ayant déjà appris la guerre à ses ennemis. Néanmoins beaucoup de
+considérations, étaient en sa faveur.
+
+En se retirant de Dresde à Leipzig, il avait emmené avec lui le roi de
+Saxe et sa famille. Les princes qui composaient la confédération du Rhin
+étaient ébranlés, mais aucun n'avait encore abandonné son alliance; il
+recevait au contraire de leur part des assurances d'un constant
+attachement dans sa mauvaise comme dans sa bonne fortune. En se retirant
+de la Saxe, il perdait d'abord l'armée de ce pays, et avec elle
+successivement les contingents de tous les autres, dont les armées
+alliées se seraient grossies, c'est-à-dire que le résultat de sa
+retraite eût égalé les pertes de la bataille sans en entraîner aucune
+pour l'ennemi.
+
+Bien plus, s'il s'était retiré, tout ce qu'il avait laissé sur l'Elbe
+était perdu. Un malheur de la situation de l'empereur, c'est que, parmi
+tant de guerriers éprouvés sur les champs de bataille dans mille
+occasions difficiles, pas un ne se fût élevé jusqu'aux hautes
+conceptions à l'exécution desquelles ils ont si noblement concouru.
+
+Pendant qu'après la perte de la bataille de Leipzig, l'empereur ramenait
+les débris de son armée vers le Rhin, il y avait dans Dresde trente
+mille hommes, dans Torgau et Wittemberg, vingt-cinq mille au moins, dix
+à douze mille dans Magdebourg, plus de trente mille dans Hambourg. Tout
+ce monde devint inutile, on n'en tira aucun parti.
+
+Malgré toutes les considérations qui semblaient porter l'empereur à
+risquer encore le sort des armes dans une bataille rangée, l'on ne peut
+penser, lorsqu'on l'a connu particulièrement, qu'il ne l'eût pas évitée,
+s'il avait été informé, comme il devait l'être, que tout ce qu'il
+pouvait craindre, soit après l'avoir perdue, soit en se retirant sans la
+livrer, était déjà arrivé d'un côté, et se préparait de l'autre.
+
+Assurément, s'il avait su qu'aussitôt le départ des divisions du
+maréchal Augereau des bords de l'Inn, l'armée bavaroise avait ouvert des
+communications avec l'armée autrichienne, et que, par suite des fâcheux
+effets que nos malheurs avaient produits sur les princes confédérés
+d'Allemagne, le gouvernement bavarois, oubliant tout ce qu'il devait à
+l'empereur, avait signé presque aussitôt un traité d'alliance avec
+l'Autriche; s'il avait su qu'en conséquence de ce traité, les trois
+divisions bavaroises, qui, quelques jours auparavant, étaient campées à
+côté de celles du maréchal Augereau, s'étaient aussitôt mises en
+mouvement avec l'armée autrichienne qui leur était opposée, pour venir à
+marches forcées lui couper la retraite par la rive gauche du Mein,
+qu'elles passèrent à Asschaffembourg, il eût sans doute regardé comme
+inutile de combattre pour prévenir ce qui était déjà effectué. Il fut on
+ne peut pas plus mal servi, sous ce rapport, pendant toute la campagne.
+
+Il y avait encore dans l'armée même une division bavaroise, sur laquelle
+il n'était plus permis de compter.
+
+Mais ce qui ne peut s'expliquer, c'est que ses agents diplomatiques lui
+aient laissé ignorer que toutes les cours des princes confédérés se
+communiquaient déjà leurs intentions réciproques, en sorte que le parti
+de chacune d'elles était pris; il ne leur fallait que l'occasion
+d'éclater sans trop se compromettre.
+
+L'armée saxonne, qui était campée avec la nôtre, était travaillée
+sourdement, et montrait les dispositions les plus hostiles; il n'y avait
+que les Polonais qui fussent inébranlables. Ils restaient ce qu'ils
+avaient constamment été, toujours prêts à verser leur sang pour celui
+auquel ils s'étaient attachés.
+
+Les fonctionnaires qui, par état, devaient avoir un oeil vigilant sur
+ces relations, sont bien à plaindre d'avoir été abusés, ou bien
+coupables de n'avoir pas tout bravé, pour découvrir ces pénibles
+vérités, et n'avoir pas averti du danger que l'on courait. On avait
+l'habitude de se retrancher derrière l'empereur, il était le remède et
+la consolation à tout; personne ne l'aidait, il fallait qu'il pensât,
+devinât et agît pour tous.
+
+Il vit cependant, quelques jours avant la bataille, toutes les chances
+défavorables qu'il avait à la livrer. Mais il n'était plus possible de
+l'éviter; d'une part, l'armée ennemie s'était tellement avancée, qu'une
+marche de retraite eût été bien difficile, quoiqu'elle n'eût jamais été
+comparable à la défaite qui suivit la fatale journée de Leipzig: on ne
+dérange pas aisément le plan d'opérations d'une armée entière, pour la
+faire agir dans un sens diamétralement opposé à ce que l'on avait
+projeté: il eût fallu pouvoir disposer de quelques jours, pour tenter de
+retirer au moins ce que l'on avait laissé sur l'Elbe; et déjà les heures
+que la fortune se lassait de nous accorder étaient comptées. Je n'étais
+pas à l'armée, et n'ai su que sommairement les incidents et les
+résultats de la bataille de Leipzig, dont les suites ont été immenses.
+L'empereur avait pris position en avant de la place, avec le projet de
+prendre l'offensive dans l'attaque, aussitôt que les armées ennemies se
+seraient assez approchées pour lui faciliter l'exécution de ses vues,
+qui demandaient une grande rapidité de mouvements décisifs. Mais
+indépendamment de ce que les incidents dont je viens de parler
+apportèrent une grande différence entre ce qu'il voulait entreprendre et
+ce qu'il lui fut possible d'exécuter, il eut encore le désavantage
+d'être prévenu dans l'attaque.
+
+La veille du jour décisif, il y eut un combat extrêmement meurtrier qui
+acheva la destruction du maréchal Ney. Les troupes y combattirent avec
+leur valeur accoutumée, mais elles épuisèrent cette dose de moral dont
+les courages les plus héroïques même ont toujours besoin. Enfin dans
+l'événement qui suivit, elles furent mises dans un état de décomposition
+complet. L'armée fit son devoir, mais elle fut écrasée par le nombre, et
+surtout par une quantité prodigieuse d'artillerie. Cette méthode avait
+été introduite dans les armées depuis la guerre de 1809, où l'espèce
+médiocre des troupes que nous avions avait obligé d'y suppléer par le
+nombre des pièces de canon. L'artillerie fut augmentée au point que, sur
+le champ de bataille de Wagram, nous eûmes jusqu'à sept cent
+cinquante-six bouches à feu, y comprenant les pièces de position qui
+avaient protégé le passage du Danube [10].
+
+[10: Je tiens ce détail du général Lariboissière, qui commandait
+l'artillerie de l'armée en 1809.]
+
+Les ennemis, qui, depuis plusieurs années, imitaient l'empereur en tout,
+avaient aussi accru leurs forces dans cette arme; comme lui, ils avaient
+pris l'habitude de réorganiser l'artillerie étrangère, et de la faire
+servir sur le champ de bataille, en sorte que celle que les trois
+puissances déployèrent à Leipzig surpasse l'imagination.
+
+Le grand usage de cette arme terrible rend en général les batailles peu
+décisives; mais lorsqu'elle est appuyée par une forte cavalerie, comme
+l'était celle que les puissances alliées déployèrent, elle devient un
+moyen de victoire assuré, surtout lorsqu'il est question de combattre en
+force double une armée qui a une rivière à dos, comme l'avait l'année
+française à Leipzig.
+
+Dans l'affaire qui avait eu lieu la veille ou l'avant-veille, on avait
+fait prisonnier le général autrichien Meerfeldt; l'empereur le reçut au
+bivouac, eut avec lui un long entretien, et le renvoya avec des
+propositions pacifiques. Il était trop tard, les ennemis avaient la
+conscience de leurs forces; ils voyaient que la fortune nous avait
+tout-à-fait abandonnés. Ils ne pouvaient plus craindre un revers,
+particulièrement les Russes, dans les bras desquels toutes les
+puissances d'Allemagne s'étaient jetées; une victoire leur livrait le
+monde, tandis qu'une bataille perdue n'entraînait que des résultats
+médiocres, attendu la disproportion du nombre qu'il y avait entre eux et
+nous.
+
+Il n'y a nul doute que si l'empereur avait eu avec lui les corps qu'il
+avait laissés sur l'Elbe, il aurait abandonné l'Allemagne. Il a fallu
+qu'une suite d'incidents fâcheux le missent dans la nécessité de jouer
+le tout pour le tout, ce qu'il n'a jamais fait depuis les belles époques
+de sa gloire.
+
+Les ennemis attaquèrent l'armée en avant de Leipzig, je crois, le 18
+octobre; le feu fut meurtrier. On fit de part et d'autre des prodiges de
+valeur. Ils devaient surprendre davantage de la part des troupes
+françaises, dont les plus vieux corps étaient les cohortes de gardes
+nationaux, qui avaient été mobilisées et mises en campagne depuis le
+mois de mars. La cavalerie n'était non plus composée que de recrues; les
+hommes et les chevaux étaient aussi neufs les uns que les autres; il n'y
+avait que l'artillerie qui fût en bon état. Quel que fût néanmoins
+l'appui qu'elle tirait de cette arme, l'armée n'eût pas résisté quelques
+heures à une attaque aussi vigoureuse sans la présence de l'empereur,
+qui se reproduisait partout.
+
+Les ennemis étaient si nombreux, qu'ils apercevaient à peine les pertes
+qu'ils essuyaient. Leurs masses nous pressaient dans tous les sens; la
+victoire ne pouvait leur échapper. Elle aurait cependant été plus
+indécise sans la défection des Saxons. Au milieu de la bataille, ces
+troupes s'ébranlèrent, marchèrent à l'ennemi, comme si elles eussent
+voulu l'attaquer, et, faisant tout à coup volte-face, elles ouvrirent un
+feu violent d'artillerie et de mousqueterie sur les colonnes à côté
+desquelles elles combattaient quelques instants auparavant. Je ne sais à
+quelle page de l'histoire il faudrait remonter pour trouver un semblable
+trait. Cet événement apporta tout à coup une grande différence dans nos
+affaires, qui déjà allaient mal. C'est ici le moment de rappeler
+qu'avant la bataille, l'empereur avait renvoyé la division bavaroise qui
+était avec lui; il parla aux officiers en des termes qui sortiront
+difficilement de leur mémoire. Il leur dit que «les lois de la guerre
+les rendaient ses prisonniers, puisque leur gouvernement avait pris
+parti contre lui, mais qu'il ne pouvait pas oublier les services qu'ils
+lui avaient rendus; qu'en conséquence ils étaient libres de retourner
+chez eux.» Ces troupes quittèrent l'armée, où on les aimait, et prirent
+la route de la Bavière.
+
+Le passage des Saxons dans l'armée ennemie obligea l'empereur à des
+mouvements qu'il n'aurait pas faits, surtout au milieu d'une action
+aussi chaude. Ces mouvements jetèrent le désordre parmi les troupes,
+dans un moment où on ne pouvait désirer trop de calme et de ce silence
+froid qui peut remédier à tout quand une bataille se décide. Il fallut
+bientôt songer à la retraite, qui s'exécutait déjà par suite de
+l'épuisement des forces physiques et morales des troupes, qui
+combattaient depuis le matin avec un désavantage marqué.
+
+Les ennemis s'en aperçurent bientôt. Leurs attaques n'en devinrent que
+plus vives; il n'y avait plus que par le pont de Leipzig que la retraite
+pouvait s'effectuer, et l'on ne conçoit pas que l'état-major de l'armée
+eût négligé de faire construire plusieurs ponts: la chose aurait été
+d'autant plus facile, qu'une ville comme Leipzig offrait plus de
+matériaux et d'ouvriers qu'il n'en fallait, si ceux de l'armée n'avaient
+pas été suffisants.
+
+Le prince de Neufchâtel dit avoir donné des ordres; l'artillerie et le
+génie soutiennent n'en avoir pas reçu. Oubli ou négligence, les
+conséquences n'en furent pas moins désastreuses.
+
+Presque toute la gauche et une partie du centre étaient déjà retirées,
+et avaient repassé l'Elster, lorsque l'empereur le repassa lui-même. Il
+recommanda à l'officier d'artillerie qui était de garde au pont, où l'on
+avait préparé des artifices pour le détruire, de ne pas s'absenter, et
+de ne mettre le feu que lorsque les dernières troupes seraient en
+sûreté.
+
+Les corps s'écoulèrent d'abord sans incident fâcheux; mais le désordre
+était tel que personne ne pouvait dire si sa colonne était ou n'était
+pas la dernière. Les tirailleurs ennemis avançaient; on se pressait sur
+le pont, la confusion était au comble.
+
+L'officier, ne sachant pas quel était l'état des choses sur la rive
+ennemie, court à un officier-général pour s'en assurer. La foule le
+porte au loin, il ne peut revenir sur ses pas; ses artilleurs, qui
+voient déboucher des Allemands, des cosaques, mettent le feu aux
+artifices; le pont s'écroule, et le corps de droite, qui contenait les
+masses ennemies, est coupé.
+
+Le bruit de ce malheureux événement lui arriva bientôt. Il se mit à son
+tour en désordre, et vint chercher un passage à travers champs et
+marais. Ce fut là le comble du désastre: les troupes furent prises en
+entier, et avec elles les généraux Lauriston et Reynier. Le prince
+Joseph Poniatowski, qui venait d'être fait maréchal de France, gagnait
+en ce moment les bords de l'Elster; il était blessé, mais ne consultant
+que son courage, il se jeta à cheval dans la rivière, où il périt
+malheureusement. On n'était pas plus brave que ce prince; impétueux,
+magnanime, plein d'aménité, il fut aussi regretté du parti qu'il servait
+qu'estimé de celui qu'il avait combattu.
+
+Ainsi finit cette fatale journée de Leipzig, qui fit perdre à la France
+une belle et nombreuse armée et tous ses alliés.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII.
+
+Position du roi de Saxe.--Part que Bernadotte prend à la défection des
+Saxons.--État de l'opinion.--Mesures diverses.--Murat, ses intrigues et
+son départ.--Le général de Wrede.--Bataille de Hanau.--Irruption des
+cosaques à Cassel.--Arrivée de nos troupes à Mayence.--Déplorable état
+des choses et de l'opinion.
+
+
+Le roi de Saxe était resté dans Leipzig; l'empereur alla lui dire adieu,
+et lui témoigna de sincères regrets de ce qu'il l'enveloppait dans sa
+mauvaise fortune. La position de ce prince était d'autant plus mauvaise,
+qu'il se trouvait exposé à tous les ressentiments des puissances qui
+avaient tenu une conduite moins estimable que la sienne. Son armée passa
+de nos rangs dans ceux des ennemis, mais ce ne fut ni par son ordre ni
+avec sa participation. On se servit cependant de son nom pour la
+séduire; on lui dit que le roi était entré dans l'alliance contre la
+France, et on l'enleva. Il n'y avait sorte de petits moyens de cette
+espèce que la Russie ne mît en jeu pour détruire l'influence de la
+France sur les armées des princes d'Allemagne. Mais celui de tous les
+coalisés qui abusa le plus de ces indignes moyens, fut Bernadotte. Il
+avait commandé les Saxons pendant qu'il combattait dans nos rangs, il se
+servit des relations que cette circonstance lui avait données parmi eux
+pour les égarer; correspondances, proclamations, séductions de toute
+espèce, rien ne fut épargné.
+
+Après l'affaire de Leipzig, qui fut une véritable destruction, il ne
+restait pas d'autre parti à prendre à l'empereur que de regagner les
+bords du Rhin. L'armée prit la route d'Erfurth, Gotha, Fulde et Hanau;
+mais les subsistances manquaient partout. Cette fâcheuse circonstance
+acheva de mettre le désordre dans les troupes; je ne sais comment cela
+arriva, mais tous les frais qui avaient été faits pour remonter les
+équipages des vivres furent en pure perte. L'armée, ne trouvant pas de
+quoi vivre dans les villages situés sur la route qu'elle suivait, se
+répandit dans les terres, où elle croyait trouver de quoi satisfaire ses
+besoins. Il résulta de là qu'elle ne présentait plus d'organisation;
+c'était une multitude harcelée par les troupes légères ennemies, et qui
+se rapprochait presque par instinct de la frontière.
+
+En passant à Erfurth, l'empereur laissa une garnison dans la place, afin
+de retarder la poursuite des ennemis, en les obligeant à aller prendre
+un détour pour venir rejoindre la route de Hanau, où se dirigeait notre
+armée.
+
+L'on sut bientôt à Paris la nouvelle de l'état déplorable dans lequel
+étaient nos affaires: ce fut pour l'opinion publique un coup de massue
+qui acheva de détruire ses espérances de repos et de bonheur. On avait
+su la défection de la Bavière avant même que l'empereur en fût informé,
+et, qui plus est, on avait appris la marche de l'armée combinée de
+Bavarois et d'Autrichiens sous les ordres du général bavarois de Wrede,
+que l'empereur avait tant affectionné dans les campagnes précédentes. Il
+arriva à marches forcées à Hanau avant nos colonnes, et se préparait à
+donner le coup de grâce à l'armée française, qui avait si généreusement
+combattu pour l'indépendance de son pays, et qui en même temps avait
+fondé sa gloire et sa fortune particulière. Quand on est ingrat, on ne
+l'est jamais à demi. Il ne lui suffisait pas d'avoir soulevé son pays
+contre la France, il voulait donner le coup de mort à nos débris. Les
+Bavarois devinrent en un jour nos ennemis les plus implacables. Au lieu
+de combattre pour leur indépendance, ils oublièrent que, si l'empereur
+eût voulu les sacrifier à l'Autriche, il aurait éteint tous les
+ressentiments de cette puissance, et aurait, une bonne fois pour toutes,
+terminé avec elle.
+
+Cette bataille de Leipzig augmentait prodigieusement la puissance morale
+des alliés; leurs forces physiques se grossirent encore des armées
+bavaroise, wurtembergeoise, enfin de tous les princes confédérés du
+Rhin.
+
+Le ministre de la guerre servait encore l'empereur avec beaucoup de
+zèle; il jugea le danger que courait l'armée, et fit fort sagement
+marcher sur Francfort tout ce qu'il put rassembler de troupes à Mayence:
+en même temps, il proposa à l'impératrice, qui présidait le conseil des
+ministres, de lever et d'organiser promptement la garde nationale de la
+Lorraine, de l'Alsace, des bords du Rhin et de la Franche-Comté. Cette
+proposition fut adoptée, mais elle présentait mille difficultés dans son
+exécution, en ce que les arsenaux étaient dépourvus d'armes, qui avaient
+été envoyées en Pologne, avant le désastreux hiver de 1812, où elles
+tombèrent au pouvoir des ennemis.
+
+On s'aperçut des embarras qu'on allait avoir pour subvenir aux besoins
+de l'armée. La position qu'avaient prise les Bavarois interceptait les
+communications de l'empereur avec la France, en sorte que l'on était
+livré aux conjectures; et lorsqu'une fois l'on pense en noir,
+l'imagination ne trouve plus de bornes qui l'arrêtent. La consternation
+était partout, on ne prévoyait plus que des malheurs, qui ne tardèrent
+pas à arriver.
+
+C'est ici le moment de parler d'une anecdote qui mérite une place dans
+l'histoire.
+
+Depuis quelque temps, la police de Rome avait rendu compte que, d'après
+des bruits publics, qui venaient de Naples, le gouvernement de ce pays
+avait prêté l'oreille aux propositions des Anglais, et se préparait à
+suivre le parti de la coalition. Quelque absurde que parût un semblable
+bruit, on le répandait avec tant de détails et de circonstances, qu'il
+était bien difficile de ne pas reconnaître qu'il y avait eu au moins
+quelques rapports entre le ministère napolitain et les agents du
+gouvernement britannique. Il fallait donc que le roi de Naples, qui
+était près de l'empereur à l'armée, où il commandait la cavalerie, eût
+donné des instructions particulières pour ouvrir ces négociations, ou
+qu'il ne se fût pas opposé à ce que la reine régente les ouvrît en son
+absence. De quelque manière que la chose se fût passée, le fait n'en
+était pas moins criminel, en ce qu'il donnait aux ennemis une idée de
+plus de l'état désespéré dans lequel étaient les affaires de l'empereur,
+que le roi de Naples lui-même abandonnait. On trouvait cela si coupable
+en France, que l'opinion en était soulevée; on se refusait à le croire,
+parce que le roi de Naples y avait la réputation d'un homme brave et
+loyal. Cependant rien n'était plus vrai, comme on va le voir.
+
+Pendant que ces bruits s'établissaient à Rome, où ils ruinaient la
+confiance publique, l'on me rendait compte de Florence du passage par
+cette ville d'un personnage napolitain de haute considération, le duc de
+Rocca-Romana, grand écuyer de la cour de Naples, qui allait rejoindre
+son souverain à l'armée.
+
+En comparant l'époque du passage de cet individu par les départements
+français au-delà des Alpes, avec la défection du gouvernement
+napolitain, on voit évidemment qu'il en était le messager, et qu'il
+n'avait pas d'autre mission que de prévenir le roi que tout était prêt,
+et qu'on n'attendait plus que lui.
+
+Il passa par Lyon, gagna de là Strasbourg et Mayence, d'où il rejoignit
+l'armée au-delà de Hanau qu'il traversa avant qu'il fût occupé par les
+Bavarois. Il trouva le roi de Naples à Eisnach, où était son
+quartier-général; et, sur le rapport qu'il reçut, le prince partit
+précipitamment. Avait-il eu l'ordre de se porter en avant pour éclairer
+la marche de l'armée, dont la retraite était déjà menacée d'assez près
+pour que l'on ne pût plus en douter, ou bien se tenait-il loin de
+l'empereur pour pouvoir lui échapper, soit qu'il craignît qu'on fût
+informé de ses projets, ou que le moment de se dérober à ses regards fût
+arrivé? Je n'en sais rien, mais j'appris presque en même temps le
+passage par Mayence de M. de la Romana, et le départ du roi de Naples.
+Il traversa Mayence, Strasbourg, et les Alpes, qu'il franchit par le
+Simplon.
+
+Il eut aussi le bonheur de passer par Hanau avant l'arrivée de
+l'avant-garde bavaroise, qui intercepta cette route presque aussitôt
+après, en sorte que l'empereur ne put lire tous les détails qu'on lui
+avait envoyés à ce sujet que lorsqu'il n'était plus temps.
+
+Le passage subit du roi de Naples par la France surprit tout le monde.
+La première pensée qui se présenta fut que l'empereur l'envoyait en
+toute hâte en Italie pour réunir son armée et la joindre à celle du
+vice-roi, afin de préserver l'Italie d'une invasion dont elle paraissait
+menacée; cela semblait d'autant plus vraisemblable, qu'on savait les
+troupes anglaises de Sicile en mouvement. On n'attribuait pas le voyage
+du roi de Naples à un autre but; on était bien loin de la vérité.
+
+Joachim passa par Turin, Florence et Rome, sans laisser échapper un mot
+qui trahît ses projets. Le prince Borghèse, qui gouvernait en Piémont,
+ni la princesse de Lucques, qui gouvernait la Toscane, n'en eurent le
+moindre soupçon. On s'en douta encore moins à Rome, où commandait le
+général Miolis. L'arrivée du roi de Naples fut bientôt suivie d'un
+nouveau danger pour l'Italie, où il ouvrit peu de temps après les
+hostilités contre les troupes françaises.
+
+Ce fut dans le même temps qu'arriva la défection de la Westphalie. Les
+malheurs qu'avait éprouvés l'armée la rendait inévitable; mais, hâtée
+comme elle le fut par une irruption subite de cosaques, elle produisit
+en France une impression fâcheuse en ce qu'elle portait le cachet d'un
+abandon général de tous les alliés de l'empereur. On y était bien
+préparé, mais l'on avait de la peine à se persuader qu'une simple
+apparition de troupes légères pût le consommer. Voici comment cet
+événement eut lieu.
+
+Pendant que l'armée de l'empereur était encore près de Leipzig, un corps
+de cosaques passa l'Elbe au-dessous de Magdebourg, marcha par le
+Hanovre, et vint avec une grande rapidité jusque près de Cassel, où le
+roi de Westphalie était encore.
+
+La sécurité y était telle que l'officier-général russe qui commandait
+les cosaques arriva jusqu'aux lieux où l'artillerie westphalienne
+faisait l'exercice du tir du canon. Il y trouva quelques pièces avec
+leurs munitions qu'on avait crues suffisamment gardées par le voisinage
+de la capitale; il les emmena et poussa sur Cassel, que les cosaques
+traversèrent au galop.
+
+Dans le premier moment, tout prit la fuite. Le roi fut obligé de se
+retirer, mais il fut fidèlement accompagné par les troupes de sa garde;
+il n'alla qu'à très peu de distance de sa capitale. Il apprit bientôt la
+force du corps qui l'attaquait.
+
+L'infanterie qui était en garnison dans la ville s'était renfermée dans
+la citadelle. Les ennemis furent obligés de se retirer presque aussitôt
+qu'ils furent entrés; mais cela n'avança pas beaucoup les affaires du
+roi de Westphalie, qui fut obligé de suivre le mouvement de la grande
+armée et de venir derrière le Rhin, qu'il passa à Bonne ou Cologne. Ses
+gardes le suivirent jusque sur les bords du fleuve, où il les congédia;
+la plus grande partie retourna à Cassel, et les autres se retirèrent
+chez eux. Le roi vint à Paris ainsi que la reine, avec les personnes qui
+suivaient leurs destinées.
+
+Il y avait déjà plusieurs jours que l'on était sans nouvelles de
+l'empereur. On n'en avait pas eu depuis que la communication était
+interceptée par la prise de Hanau. Ce prince était bien mécontent de la
+conduite du gouvernement bavarois, et cette mauvaise disposition de sa
+part était aigrie encore en reconnaissant combien il avait été mal servi
+sous le rapport des informations extérieures; il reçut presque en même
+temps l'avis de l'arrivée du corps du général de Wrede à Hanau, et un
+rapport de son ministre à Munich, qui lui rendait compte que la Bavière
+resterait dans son alliance, malgré les revers de sa fortune; et ce qui
+paraîtra plus extraordinaire encore, c'est que cette lettre du ministre
+de France à Munich était datée du jour même que fut signé le traité qui
+fut conclu à Ried [11], et d'après lequel les troupes bavaroises et
+autrichiennes réunies se mirent en marche pour les bords du Rhin.
+
+[11: Ried est un village d'Autriche à quatre lieues au-delà de Brannau,
+sur la frontière d'Autriche et de Bavière.]
+
+Il fallait ou que le ministre de France eût écrit bien précipitamment,
+ou qu'il eût été singulièrement trompé, car il était trop homme
+d'honneur pour être suspecté.
+
+La tête de l'armée qui revenait de Leipzig déboucha enfin par la route
+de Fulde à Hanau, où elle trouva les Bavarois en position depuis
+plusieurs jours. On ne les marchanda pas, on les attaqua avec furie, et
+les soldats firent un traitement impitoyable à tous ceux qui leur
+tombèrent dans les mains. Ils ne revenaient pas de voir que des troupes
+pour lesquelles ils avaient combattu en 1805 et 1809 eussent tourné
+aussi perfidement leurs armes contre eux.
+
+Le passage fut bientôt ouvert. L'armée bavaroise reprit la route du
+Mein, où on ne pouvait pas perdre à la poursuivre un temps trop précieux
+pour la retraite de la grande armée; on en hâta la marche autant qu'on
+le put, et on ramena enfin à Mayence cette grande multitude qui
+n'offrait que du désordre, et n'avait plus rien d'une armée. La
+dispersion des soldats des différends régiments était au comble, et pour
+surcroît de malheur, l'administration, accoutumée à compter sur des
+succès, n'avait aucun magasin à Mayence, ce qui obligea de disperser
+l'armée dans les villages, où on la fit vivre chez les habitants; cette
+mesure, qui aurait été bonne si les corps avaient été réorganises,
+devint désastreuse en ce qu'elle retarda la réunion des soldats épars.
+Les revers, les fatigues et la misère les avaient abattus au point
+qu'ils étaient devenus indifférents à tout. Ils s'arrêtaient dans les
+premiers lieux qu'ils rencontraient, et s'y établissaient. Combien l'on
+regretta de n'avoir pas fait des approvisionnements de tous genres à
+Mayence, où l'on aurait pu tenir l'armée réunie sur un terrain assez
+rétréci pour visiter souvent les troupes et les ravitailler! On serait
+alors indubitablement parvenu à les remettre en ordre, et à leur faire
+reprendre une attitude respectable. Au lieu de cela, leur dispersion
+rendit l'activité du chef presque inutile, les ordres restaient pour la
+plupart sans exécution, et l'état de l'armée, loin de s'améliorer,
+empira; les maladies contagieuses se mirent parmi les troupes et
+achevèrent de les ruiner. Jamais les armées françaises n'avaient offert
+un si triste tableau: on appelait la paix à grands cris, comme le seul
+remède qui pût donner le temps nécessaire pour réparer tant de maux;
+mais nous allons voir combien il était difficile de la faire.
+
+L'empereur était arrivé à Mayence; il avait le coeur déchiré de cet état
+de choses, mais il n'adressait de reproches à personne: sa situation
+était affreuse. Il avait une avant-garde à Hocheim, sur la rive droite
+du Rhin; une garnison dans Dantzick, à l'embouchure de la Vistule; une
+dans chacune des places de Stettin, de Custrin, et, je crois, de Glogau,
+sur l'Oder, et une à Spandau près Berlin.
+
+Sur l'Elbe, il avait, comme je l'ai déjà dit, trente mille hommes dans
+Dresde, environ dix-huit mille dans Torgau, cinq à six dans Wittemberg,
+environ dix mille dans Magdebourg, et trente mille dans Hambourg. Il en
+avait aussi laissé quatre ou cinq mille dans Erfurth en se retirant.
+
+Toutes ces garnisons lui auraient donné une armée fraîche s'il avait
+gagné la bataille de Leipzig; il la perdit, et non seulement ces troupes
+lui devinrent inutiles, mais leur absence acheva de ruiner ses affaires.
+Le système de guerre avait changé depuis que les armées que l'on mettait
+en campagne étaient devenues aussi considérables. On ne faisait plus de
+sièges, on bloquait une place avec des troupes légères, et l'on
+attendait paisiblement que la garnison eût mangé son dernier boisseau de
+farine. Pendant ce temps les grandes armées agissaient offensivement
+l'une contre l'autre, et celle des deux qui gagnait la dernière bataille
+faisait Charlemagne.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX.
+
+Mesures de défense.--L'impératrice au sénat.--Ouvertures des
+alliés.--Artifices de Metternich.--Le maréchal Soult--Beau
+mouvement.--Comment il échoue.
+
+
+Tels étaient les affligeants résultats de la bataille de Leipzig, dont
+les conséquences ne pouvaient jamais être pour les ennemis, s'ils
+l'avaient perdue, ce qu'elles devinrent pour nous.
+
+J'ai déjà dit qu'avant de la livrer, l'empereur avait eu des
+pressentiments de ce qui pouvait arriver. Il avait même prévu que, s'il
+la gagnait, il ne lui resterait pas des moyens suffisants pour donner à
+son succès des suites capables de faire conclure la paix. C'est pourquoi
+il voulut faire déployer à la France de nouvelles forces, proportionnées
+à la masse énorme d'ennemis que l'adversité avait réunis contre nous.
+Dans ce but, il envoya ordre à l'impératrice régente de convoquer
+extraordinairement le sénat, et d'aller y faire elle-même l'exposition
+des malheurs dont la France était menacée par toutes les défections de
+ses alliés. Elle parla à cette assemblée d'un ton digne et élevé, qui
+donnait à sa jeunesse un lustre encore plus grand que l'éclat de son
+rang et de sa naissance; elle partageait vivement les malheurs d'un pays
+qu'elle avait adopté franchement; elle croyait que chaque Français en
+particulier était intéressé à ne point compter des sacrifices qui
+devaient empêcher la ruine de l'édifice national.
+
+Elle fut attentivement écoutée et pénétra tout le monde du plus vif
+intérêt pour elle; elle sortit de la salle du sénat au milieu du plus
+respectueux enthousiasme de toute cette assemblée. M. Regnault de
+Saint-Jean-d'Angely, dont le zèle était infatigable comme le talent,
+développa les motifs de la démarche du gouvernement, qui demandait
+encore une levée d'hommes. Les dangers pressants ne permettaient aucune
+réflexion; elle fut approuvée, parce que l'on consulta moins
+l'impossibilité de l'effectuer, que la nécessité impérieuse où l'on
+était de ne rien refuser de tout ce qui pouvait préserver le territoire
+d'une invasion contre laquelle il se trouvait presque sans défense; il
+n'était d'ailleurs plus question de faire des conquêtes, mais d'empêcher
+d'être conquis à son tour.
+
+Cette démarche de l'impératrice régente au sénat eut lieu avant
+l'arrivée de l'armée à Mayence, et par conséquent avant qu'elle eût
+éprouvé les pertes qui l'avaient rendue nécessaire, de sorte que la
+première réflexion que fit faire cette levée d'hommes, c'est qu'elle ne
+suffirait pas, et qu'infailliblement il en faudrait une seconde avant
+peu pour mettre l'armée au point où on avait voulu la porter avant de
+tenter le sort des armes à Leipzig. Cette idée navrait tous les coeurs,
+la confiance s'éclipsa, on n'apercevait plus de consolation dans
+l'avenir, et les esprits se livrèrent à toutes sortes de conjectures sur
+des changements que l'on prévoyait devoir arriver par l'impuissance où
+l'on était tombé de les empêcher.
+
+Il n'y a nul doute que le voeu national ne demandait que la paix; telle
+qu'elle eût été, elle eût comblé tous les désirs, mais il n'était encore
+dans la pensée de personne de sacrifier celui dont l'amour et la
+reconnaissance nationale n'étaient pas complètement détachés.
+
+Des incidents qui survinrent firent successivement changer ces
+dispositions: je vais en rendre compte en suivant l'ordre dans lequel
+ils sont arrivés. Aussitôt que je sus l'empereur arrivé à Mayence, je
+lui écrivis pour lui faire connaître tout ce que j'apercevais de sombre,
+et je le pressai de venir lui-même à Paris pour imprimer le mouvement
+national, sans quoi on ne se sauverait pas.
+
+Le temps pressait, et la malveillance, jointe au découragement, aurait
+été plus puissante qu'une impulsion qui aurait été donnée de Mayence.
+L'empereur arriva à Paris dans les premiers jours de novembre, et fut
+suivi de tout ce qu'il avait emmené avec lui à l'armée.
+
+Un incident qui survint presque aussitôt fit un instant trêve aux
+sombres idées qui remplissaient les esprits. Le ministre de France près
+du duc de Saxe-Weimar avait été enlevé par un détachement ennemi, qui
+viola la résidence de ce prince. Il fut envoyé à Toeplitz, rappelé au
+quartier-général des alliés, et mandé par M. de Metternich, avec lequel
+il eut une longue conversation, dont il rendit compte lui-même à son
+retour.
+
+«Après avoir été, dit M. de Saint-Aignan dans son rapport, traité
+pendant deux jours comme prisonnier de guerre à Weimar, où se trouvait
+le quartier-général des empereurs d'Autriche et de Russie, je reçus
+l'ordre, le jour suivant, de partir pour la Bohême avec un convoi de
+prisonniers. Jusque-là je n'avais vu personne ni fait aucune
+réclamation, pensant que le titre dont j'étais revêtu était une
+réclamation suffisante. Outre cela, j'avais déjà protesté contre le
+traitement qu'on me faisait éprouver. Cependant je crus, dans ces
+circonstances, devoir écrire au prince de Schwartzenberg et au comte de
+Metternich, pour leur représenter l'inconvenance d'un pareil procédé. Le
+prince de Schwartzenberg m'envoya sur-le-champ le comte Paar, son
+premier aide-de-camp, pour excuser la méprise commise à mon égard, et
+m'inviter soit chez lui, soit chez le comte de Metternich. Je me rendis
+de suite chez ce dernier, parce que le prince de Schwartzenberg n'était
+pas chez lui. Le prince de Metternich me reçut avec des égards
+distingués; il me dit quelques mots sur ma position, dont il se chargea
+de me tirer, s'estimant heureux, me dit-il, de me rendre ce service, et
+de me témoigner, en même temps l'estime que l'empereur d'Autriche a pour
+le duc de Vicence. Ensuite il me parla du congrès, sans que je lui aie
+fourni matière à ce nouveau tour de conversation. «Nous désirons
+sincèrement la paix, me dit-il, et nous la conclurons. Il s'agit de
+saisir la chose ouvertement et sans détour. La coalition restera unie:
+les moyens indirects que l'empereur Napoléon pourrait employer pour
+parvenir à la paix ne peuvent plus avoir d'effet. Que toutes les parties
+s'expliquent clairement l'une envers l'autre, et la paix pourra être
+conclue.» Après cette conversation, le comte de Metternich me dit que je
+devais me rendre à Toeplitz, où j'aurais dans peu de ses nouvelles, et
+qu'il espérait me voir à mon retour. Je partis le 27 octobre pour
+Toeplitz, où j'arrivai le 30. Le 2 novembre, je reçus une lettre du
+comte de Metternich, d'après laquelle je quittai Toeplitz le 3, et me
+rendis au quartier-général de l'empereur d'Autriche, à Francfort, où
+j'arrivai le 8. Je fus le même jour chez le comte de Metternich. Il me
+parla de suite des succès des puissances alliées, de la révolution qui
+se passait en Allemagne, et de la nécessité de faire la paix. Il me dit
+que les alliés, longtemps avant la déclaration de l'Autriche, avaient
+salué l'empereur François du titre d'empereur d'Allemagne, mais qu'il
+n'avait point accepté ce titre insignifiant, et que l'_Allemagne, de
+cette manière, lui appartenait plus qu'auparavant_; qu'il désirait que
+l'empereur Napoléon se persuadât que la plus grande impartialité et la
+plus grande modération régnaient dans les conseils des alliés, mais
+qu'ils se sentaient d'autant plus forts qu'ils étaient plus modérés; que
+_personne n'avait des projets contre la dynastie de l'empereur
+Napoléon_; que l'Angleterre était bien plus modérée qu'on ne croyait;
+que jamais il n'y avait eu un moment plus favorable pour traiter avec
+cette puissance; que, si l'empereur Napoléon voulait réellement conclure
+une paix durable, il épargnerait de grands maux à l'humanité, et de
+grands dangers à la France, en ne retardant pas les négociations; qu'on
+était prêt à s'entendre; que les idées qu'on s'était formées de la paix
+étaient de nature à poser à l'Angleterre des bornes équitables, et
+assurer par mer à la France toutes les libertés auxquelles pouvaient
+prétendre les autres puissances de l'Europe; que l'Angleterre était
+prête à rendre à la Hollande, comme état indépendant, bien des choses
+qu'elle ne lui rendrait pas comme province de l'empire français; que ce
+que M. de Meerfeldt avait été chargé de dire de la part de l'empereur
+Napoléon pouvait donner lieu à plusieurs déclarations, qu'il me prierait
+de rapporter; qu'il ne demandait de moi que de les rendre exactement,
+sans y rien changer; que l'empereur Napoléon ne voulait pas concevoir
+l'idée d'un équilibre entre les puissances de l'Europe; que cet
+équilibre cependant était non seulement possible, mais nécessaire; que
+la proposition avait été faite à Dresde de prendre en compensation
+différends pays que l'empereur ne possédait plus, comme, par exemple, le
+duché de Varsovie, et que, dans le cas présent, on pouvait encore donner
+de semblables compensations. Le comte de Metternich me fit prier de me
+rendre chez lui le 9 au soir. Il venait du palais de l'empereur
+d'Autriche, et me remit la lettre de S. M. à l'impératrice. Le comte me
+dit que le comte de Nesselrode allait venir à l'instant chez lui, et
+qu'en sa présence il me chargerait de ce que je devais annoncer à
+l'empereur. Il me chargea de dire au duc de Vicence qu'il avait toujours
+pour lui les mêmes sentiments d'estime que lui avait en tout temps
+inspirés son caractère noble. Peu d'instants après, le comte de
+Nesselrode entra. Celui-ci me répéta en peu de mots ce que le comte de
+Metternich m'avait déjà dit sur la mission dont j'étais invité à me
+charger; il y ajouta qu'on pouvait considérer M. de Hardenberg comme
+présent et agréant tout ce qui avait été dit. Ici M. de Metternich
+développa les intentions des alliés, ainsi que je devais en rendre
+compte à l'empereur. Après que je l'eus entendu, je répliquai que,
+puisque mon rôle ici n'était que d'écouter sans parler, je n'avais rien
+à faire que de répéter mot à mot ses paroles, et que, pour en être plus
+sûr, je demandais la permission de les écrire, simplement pour mon
+usage, et de les lui mettre après sous les yeux. Le comte de Nesselrode
+proposa que j'écrivisse cette note sur-le-champ, et le comte de
+Metternich me conduisit seul dans un cabinet où j'écrivis la note qui
+suit [12]. Lorsque je l'eus terminée, je rentrai dans l'appartement. M.
+de Metternich dit: Vous voyez lord Aberdeen, l'ambassadeur anglais; nos
+intentions sont les mêmes, ainsi nous pouvons continuer à nous
+entretenir en sa présence. Alors il demanda que je lusse ce que j'avais
+écrit. Lorsque j'en vins à l'article concernant l'Angleterre, lord
+Aberdeen parut ne pas m'avoir bien compris; je le lus encore une fois,
+et alors il observa que les expressions _liberté du commerce et droit de
+navigation_ étaient très vagues. Je répondis que j'avais écrit ce que M.
+de Metternich m'avait chargé de dire. M. de Metternich ajouta que ces
+expressions pouvaient en effet embrouiller la question, et qu'il serait
+mieux d'en mettre d'autres à la place. Il prit la plume, et écrivit:
+_que l'Angleterre ferait les plus grands sacrifices pour une paix fondée
+sur ces bases_ (celles énoncées plus haut). Je fis l'observation que ces
+expressions étaient tout aussi vagues que celles qu'on avait
+retranchées. Lord Aberdeen fut de la même opinion, et dit qu'il serait
+mieux de rétablir ce que j'avais écrit d'abord: en même temps, il répéta
+l'assurance que l'Angleterre était prête aux plus grands sacrifices;
+qu'elle possédait beaucoup et rendrait à pleines mains. Le reste de la
+note ayant été trouvé conforme à ce que j'avais entendu, la conversation
+tomba sur des objets indifférents. Alors entra le prince de
+Schwartzenberg: tout ce qui avait été traité fut répété. Le comte de
+Nesselrode, qui s'était éloigné un instant pendant la conversation,
+revint, et me chargea, de la part de l'empereur Alexandre, de dire au
+duc de Vicence qu'il ne changerait jamais d'opinion sur son caractère et
+sa loyauté, et que tout serait bientôt arrangé, s'il était chargé d'une
+négociation. Je devais partir le lendemain, 10 novembre, au matin; mais
+le prince de Schwartzenberg me fit prier d'attendre jusqu'au soir,
+n'ayant pas encore eu le temps d'écrire au prince de Neufchâtel. Dans la
+nuit, il m'envoya le comte Woyna, son aide-de-camp, qui me remit cette
+lettre, et me conduisit aux avant-postes. J'arrivai le 11 au matin à
+Mayence.»
+
+[12: _Note de M. de Saint-Aignan._
+
+Le comte de Metternich me dit que la circonstance qui m'avait conduit au
+quartier-général pouvait être utilisée, en me chargeant de porter à S.
+M. l'empereur la réponse aux propositions qu'il avait fait faire par le
+comte de Meerfeldt. En conséquence, le comte de Metternich et le comte
+de Nesselrode m'ont invité d'annoncer à S. M. que les puissances alliées
+s'étaient unies par des liens indissolubles, par lesquels elles étaient
+puissantes, et auxquels elles ne renonceraient jamais. Que, d'après les
+engagements qu'elles avaient contractés, elles avaient pris la décision
+de ne point conclure d'autre paix qu'une paix générale. Qu'au temps du
+congrès de Prague, il était encore possible de penser à une paix
+continentale, parce que, d'après les circonstances, on n'avait pas
+encore eu le temps de s'entendre sur une autre négociation; mais que,
+depuis, les intentions des puissances et de l'Angleterre étaient
+connues, et qu'il serait en conséquence inutile de penser à un armistice
+ou à une négociation qui n'aurait pas pour but une paix générale. Que
+les souverains coalisés, sous le rapport de la puissance et de la
+prépondérance, sont unanimement d'accord _que la France doit être
+conservée dans son intégrité et dans ses limites naturelles, le Rhin,
+les Alpes et les Pyrénées_. Que l'indépendance de l'Allemagne était une
+condition _sine quâ non_, et qu'en conséquence la France devait
+renoncer, non pas à l'influence que tout grand État a nécessairement sur
+un État moins puissant, mais à toute espèce de souveraineté sur
+l'Allemagne; que S. M. avait elle-même posé en principe que les grands
+États doivent être séparés par de plus faibles. Que du côté des
+Pyrénées, l'indépendance de l'Espagne et le rétablissement de l'ancienne
+dynastie étaient également une condition _sine quâ non_. Qu'en Italie,
+l'Autriche devait obtenir une frontière qui serait un des objets de la
+négociation, et que le Piémont, ainsi que l'État italien, offrait
+plusieurs lignes qui pourraient être un objet de négociation, pourvu que
+l'Italie, ainsi que l'Allemagne, fût gouvernée dans l'indépendance de la
+France et de toute autre grande puissance. Que de même l'État de la
+Hollande serait un objet de négociation, toujours en partant du principe
+qu'elle doit être libre. Que l'Angleterre était disposée à faire les
+plus grands sacrifices pour une paix établie sur ces bases, et à
+reconnaître la liberté du commerce et de la navigation, que la France à
+le droit de demander. Que si S. M. _adopte ces bases d'une paix
+générale, on pourrait déclarer neutre une ville jugée convenable, sur la
+rive droite du Rhin, où les plénipotentiaires de toutes les puissances
+belligérantes se réuniraient, sans que le cours des événements de la
+guerre soit arrêté par ces négociations_.]
+
+Ainsi il fallait abandonner ce qui nous restait de nos conquêtes,
+sanctionner les conséquences que nos revers avaient entraînées, livrer
+l'Italie, évacuer la Hollande, et tout cela pour obtenir, non pas la
+paix, mais l'ouverture de négociations qui ne sauveraient pas la France
+des ravages dont elle était menacée. On ne pouvait faire de
+communications plus dures ni plus suspectes. On ne les repoussa pas
+néanmoins.
+
+Elles avaient été transmises le 15 novembre, le 16, M. de Bassano
+répondit qu'une _paix fondée sur l'indépendance de toutes les nations_,
+tant sous le point de vue continental que sous celui des relations
+maritimes, avait toujours été l'objet des voeux de l'empereur; que ce
+prince acceptait la réunion d'un congrès à Manheim. Mais l'horizon
+politique avait changé; la réponse ne parut ni assez claire, ni assez
+précise; le cabinet des Tuileries n'admettait pas assez nettement les
+bases qu'on lui proposait. C'était jouer sur les mots, mais les
+circonstances étaient trop graves pour le remarquer. Le duc de Vicence,
+qui avait succédé au duc de Bassano, réitéra l'adhésion dans les termes
+qu'exigeait Metternich. Ce furent alors d'autres difficultés. Les
+souverains n'étaient pas tous à Francfort; les négociations ne pouvaient
+s'ouvrir qu'ils ne se fussent entendus.
+
+L'empereur voyait la déception et la ressentait d'une manière cruelle.
+Mais tout se réunissait pour nous accabler. L'épidémie s'était mise
+parmi nos troupes. Les fatigues, les besoins, et, plus que tout cela,
+l'impression morale de nos désastres, avaient semé les maladies dans nos
+cantonnements. Les hôpitaux étaient encombrés, et nos soldats,
+habituellement si fiers devant l'ennemi, étaient sans force contre les
+dégoûts et les privations. Ils succombaient à leurs misères; chaque jour
+voyait affaiblir des rangs que le fer avait déjà tant éclaircis. Les
+affaires n'allaient pas mieux en Espagne. Le maréchal Soult avait été
+prendre le commandement de l'armée battue à Vittoria. Parvenu, à force
+de soins et de peine, à la réorganiser, il résolut de tenter un coup
+capable de rétablir les affaires au-delà des Pyrénées.
+
+L'armée anglaise et espagnole, qui s'était avancée sur la Bidassoa,
+bloquait Pampelune avec une division, en même temps qu'avec le gros de
+ses forces elle pressait le siège de Saint-Sébastien. Le maréchal Soult
+saisit avec beaucoup de sagacité le parti qu'il pouvait tirer de cette
+circonstance pour la couper. Il marcha par la gauche, et arriva devant
+Pampelune, que Wellington était encore sous les murs de Saint-Sébastien.
+L'attaque commençait, le succès allait couronner cette belle
+combinaison, lorsqu'une averse affreuse, versant des torrents de pluie
+sur les montagnes, le força à rappeler ses colonnes. Les Anglais ne
+furent pas arrêtés par les mêmes obstacles. Ils n'avaient ni cols, ni
+ravins à franchir; ils arrivèrent à la course et se trouvèrent en ligne
+lorsque nous fûmes en mesure de reprendre notre opération. Un autre
+contre-temps encore: le maréchal avait ordonné au général Drouet, qui
+occupait une position intermédiaire de laquelle il contenait un corps
+anglais aux ordres du général Picton, de marcher pour venir le joindre
+en dérobant son mouvement; ce fut justement le contraire qui arriva: le
+corps anglais aux ordres du général Picton rejoignit celui du général
+Wellington, devant Pampelune, au moment où le maréchal Soult
+l'attaquait, et le général Drouet ne parut que lorsque tout était fini.
+Le corps qu'il devait contenir avait pénétré dans le flanc droit du
+maréchal, et l'avait obligé à se mettre en retraite après avoir essuyé
+une perte notable. Le mal était désormais irréparable, les troupes que
+Drouet amenait se mirent même en désordre; il n'y eut d'autre parti à
+prendre que celui d'une prompte retraite pendant laquelle le soldat
+éprouva toute sorte de privations.
+
+L'armée anglaise une fois réunie sous les murs de Pampelune, il n'était
+plus possible d'intercepter sa ligne d'opérations; mais la concentration
+faite, le maréchal eût encore réussi à dégager la place, si le général
+Drouet était venu le joindre, ainsi qu'on devait l'espérer, au moins
+quand le corps du général Picton se présenta sur le champ de bataille.
+Cet effort n'ayant été suivi d'aucun succès, Pampelune capitula, et nous
+perdîmes la dernière place que nous occupassions sur cette partie du
+territoire espagnol.
+
+Ce triste événement ne pouvait arriver dans une circonstance plus
+fâcheuse; il acheva de détruire les faibles espérances qu'on nourrissait
+encore de sortir de la cruelle position où tant de revers nous avaient
+placés. Une autre conséquence non moins grave, c'est qu'il contribua
+beaucoup à changer les dispositions que les alliés avaient manifestées
+par l'organe de M. de Saint-Aignan. On blâma beaucoup le duc de Bassano
+de n'avoir pas accepté dans toute leur étendue les bases qu'ils avaient
+posées. L'accusation était injuste. Le projet de la lettre qu'il écrivit
+le 16 novembre à M. de Metternich renfermait, conformément à l'intention
+manifestée d'abord par Napoléon, l'acceptation explicite des bases de
+Francfort. Cette partie fut supprimée, et en lisant la lettre [13] avec
+attention, on voit bien qu'elle a été tronquée. Elle le fut à dessein.
+Napoléon, qui avait reconnu à Prague le degré de confiance que
+méritaient les alliés lorsqu'ils parlaient de paix, jugeait qu'il leur
+serait très facile de désavouer ce qui aurait été dit dans un entretien
+confidentiel à une personne sans mission et sans caractère spécial, et
+qu'il serait plus habile de les amener à donner à leurs propositions une
+consistance officielle. Son ministre lui proposait, à cet effet, de
+renvoyer à Francfort M. de Saint-Aignan, avec autorisation de faire et
+de signer en son nom une déclaration d'acceptation des bases, en
+présence des ministres qui les avaient dictées. Cette déclaration, si
+elle n'avait pas été éludée, aurait nécessairement été reçue par une
+note écrite, et le terrain de la négociation se serait ainsi trouvé
+établi diplomatiquement; mais Napoléon préféra le moyen d'une lettre par
+laquelle les bases de la négociation seraient acceptées implicitement
+par la nomination d'un plénipotentiaire pour négocier. Il connaissait
+assez le comte de Metternich, et sa politique, qui le portait à saisir
+toutes les occasions de se donner un vernis de bonne foi, pour ne pas
+douter qu'il ne répondît par la demande de l'acceptation formelle des
+bases proposées, lesquelles recevraient de cette réponse le caractère
+officiel et irrévocable qui leur manquait. «J'en suis si convaincu,
+disait Napoléon à son ministre, que je dicterais sa lettre dès
+aujourd'hui.» Il ne cherchait pas, comme on le répandit alors, à gagner
+du temps, puisqu'il était convenu que les négociations n'arrêteraient
+pas le cours des opérations militaires. La lettre attendue [14] combla
+les espérances qu'on en avait conçues; car elle engageait les _hautes
+puissances alliées_ de la manière la plus formelle: «Leurs Majestés,
+disait M. de Metternich, sont prêtes à entrer en négociation dès
+qu'elles auront la certitude que Sa Majesté l'empereur des Français
+admet les bases générales et sommaires que j'ai indiquées dans mon
+entretien avec le baron de Saint-Aignan.» Ce qui ne l'empêcha pas,
+lorsque cette certitude lui eut été donnée [15] de dire, dans une lettre
+tardive, que les puissances alliées n'étaient plus prêtes _à négocier
+les bases générales, et qu'il fallait les consulter_ [16].
+
+[13: _Au comte de Metternich._
+
+ Paris, le __ novembre 1813.
+
+Monsieur, le baron de Saint-Aignan est arrivé hier ici à midi, et il
+annonce que, d'après les communications faites par V. Exc., l'Angleterre
+accède à la proposition relative à l'ouverture d'un congrès pour la paix
+générale, et que les puissances sont portées à déclarer neutre une ville
+sur la rive droite du Rhin, pour la réunion des plénipotentiaires. S. M.
+désire que celle ville puisse être Manheim. Le duc de Vicence, qu'elle
+nomme son plénipotentiaire, s'y rendra aussitôt que V. Exc. me fera
+connaître le jour que les puissances fixent pour l'ouverture du congrès.
+Il paraît convenable, monsieur, et même conforme à l'usage, qu'il n'y
+ait point de troupes à Manheim, et que le service soit fait par la
+bourgeoisie, pendant que la police serait confiée à un employé du
+grand-duché de Baden. Si on jugeait convenable d'y avoir des piquets de
+cavalerie, leur force doit être égale de part et d'autre. À l'égard des
+communications du plénipotentiaire anglais avec son gouvernement, elles
+pourraient avoir lieu par la France et par Calais. _Une paix fondée sur
+l'indépendance de toutes les nations, tant sous le point de vue du
+continent que sous celui du commerce maritime_, a toujours été l'objet
+des voeux de l'empereur. S. M. conçoit un heureux présage du rapport que
+le baron de Saint-Aignan lui a fait sur les assurances du ministère
+anglais.
+
+J'ai l'honneur, etc.
+
+ Le duc de BASSANO.]
+
+
+[14: _Au duc de Bassano._
+
+ Francfort-sur-le-Mein, 25 novembre 1813.
+
+Monsieur le duc, le courrier que V. Exc. a expédié de Paris le 16 est
+arrivé ici hier. Je me suis empressé de mettre sous les yeux de LL. MM.
+II. et de S. M. le roi de Prusse la dépêche dont vous m'avez honoré. LL.
+MM. ont vu avec plaisir que l'entretien confidentiel avec M. de
+Saint-Aignan a été considéré par S. M. l'empereur des Français comme une
+preuve des intentions pacifiques des hautes puissances alliées. Animées
+des mêmes intentions, constantes dans leurs vues et inséparables dans
+leur alliance, elles sont prêtes à entrer en négociation, aussitôt
+qu'elles auront la certitude que S. M. l'empereur des Français reconnaît
+les bases générales et sommaires que j'ai indiquées dans ma conférence
+avec le baron de Saint-Aignan. Il n'est pas fait mention de ces bases
+dans la dépêche de V. Exc. Elle se borne à énoncer un principe auquel
+tous les gouvernements européens prennent part, et qui forme le premier
+objet de leurs voeux. Mais enfin ce principe, étant trop général, ne
+peut pas remplacer les bases énoncées. LL. MM. désirent donc que S. M.
+l'empereur Napoléon veuille se déclarer sur ces bases, afin d'empêcher
+que des difficultés insurmontables n'arrêtent les négociations dès leur
+ouverture. Les alliés n'ont aucune difficulté à admettre le choix de la
+ville de Manheim. Sa neutralisation, et les règles de la police, telles
+que V. Exc. les propose, sont parfaitement conformes à l'usage, et
+peuvent avoir lieu en tout cas.
+
+Agréez, etc.
+
+ METTERNICH.]
+
+
+[15: _Au prince de Metternich._
+
+ Paris, le 2 décembre 1813.
+
+Prince, j'ai mis sous les yeux de S. M. la lettre que V. Exc. a adressée
+au duc de Bassano. La France, en acceptant sans restriction comme bases
+de la paix, l'indépendance des nations, tant sous le point de vue du
+continent que sous celui des mers, a _déjà reconnu en principe ce que
+les alliés paraissent encore trouver manquant_; S. M. accédait par là à
+toutes les conséquences de ce principe, dont le résultat final doit être
+une paix basée sur l'équilibre de l'Europe, sur la reconnaissance de
+l'intégrité des nations dans leurs limites naturelles, et de
+l'indépendance totale des États, en sorte que personne ne puisse
+prétendre à une domination ou à une suprématie, sous quelque forme que
+ce soit, sur les autres. Cependant c'est avec la plus vive satisfaction
+que j'annonce à V. Exc. que je suis autorisé par l'empereur, mon auguste
+souverain, à déclarer que S. M. accepte les bases générales et sommaires
+qui ont été communiquées par M. de Saint-Aignan. Elles entraîneront de
+grands sacrifices du côté de la France; mais S. M. les fera sans peine,
+si après cela l'Angleterre fournit les moyens d'arriver à une paix
+générale et honorable pour chacun, qui, ainsi que V. Exc. l'assure, est
+le voeu non seulement des puissances coalisées, mais même de
+l'Angleterre.
+
+Agréez, etc.
+
+ Le duc de VICENCE.]
+
+
+[16: _Au duc de Vicence._
+
+ Francfort-sur-le-Mein, 10 décembre 1813.
+
+Monsieur le duc, la note officielle dont V. Exc. m'a honoré en date du 2
+décembre, m'est arrivée de Cassel par nos avant-postes. Je n'ai pas
+tardé à la mettre sous les yeux de LL. MM. Elles y ont vu avec plaisir
+que S. M. l'empereur des Français a adopté les bases essentielles pour
+le rétablissement d'un état d'équilibre, et pour la tranquillité future
+de l'Europe. Elles ont décidé de communiquer sans délai cette pièce
+officielle à leurs coalisés. LL. MM. II. et RR. sont convaincues
+qu'aussitôt après la réception de leurs réponses, les négociations
+pourront être ouvertes. Nous nous hâterons alors d'en prévenir V. Exc,
+et de concerter avec vous les mesures qui paraîtront les plus propres à
+atteindre le but qu'on se propose.
+
+Je vous prie, etc.
+
+ Le prince de METTERNICH.]
+
+
+L'empereur ne s'était pas laissé abuser par les artifices des alliés: il
+avait poussé ses préparatifs avec vigueur. Si les propositions qu'on lui
+transmettait étaient sincères, l'attitude qu'il cherchait à prendre ne
+pouvait nuire aux négociations. En conséquence, il fit un appel à la
+nation pour la déterminer à prendre les armes; quoique cette mesure fût
+commandée par une impérieuse nécessité, elle devint le prétexte que les
+ennemis saisirent pour revenir sur les dispositions qu'ils avaient
+manifestées dans les ouvertures dont ils avaient rendu porteur M. de
+Saint-Aignan. Ils firent paraître une déclaration imprimée [17] qui fut
+répandue avec profusion. Cette pièce, rédigée avec beaucoup d'art,
+présentait l'empereur comme un éternel artisan de troubles, comme un
+furieux qui ne répondait à des ouvertures de paix que par des levées de
+conscription. On cherchait à l'isoler; on annonçait que c'était à lui,
+et non à la nation, qu'on faisait la guerre. On la flattait de l'espoir
+de ne perdre aucune de ses conquêtes. On caressait son orgueil, on lui
+disait qu'une nation ne perd pas ses droits à l'estime de ses rivales,
+qu'elle ne doit pas cesser d'être grande pour avoir à son tour éprouvé
+des malheurs.
+
+[17: Le gouvernement français vient d'arrêter une nouvelle levée de
+trois cent mille conscrits; les motifs du sénatus-consulte renferment
+une provocation aux puissances alliées. Elles se trouvent appelées de
+nouveau à promulguer à la face du monde les vues qui les guident dans la
+présente guerre, les principes qui font la base de leur conduite, leurs
+voeux et leurs déterminations. Les puissances alliées ne font point la
+guerre à la France, mais à cette prépondérance hautement annoncée, à
+cette prépondérance que, pour le malheur de l'Europe et de la France,
+l'empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son
+empire.
+
+La victoire a conduit les armées alliées sur le Rhin. Le premier usage
+que LL. MM. II. et RR. ont fait de la victoire a été d'offrir la paix à
+S.M. l'empereur des Français. Une attitude renforcée par l'accession de
+tous les souverains et princes de l'Allemagne, n'a pas eu d'influence
+sur les conditions de la paix. Ces conditions sont fondées sur
+l'indépendance de l'empire français, comme sur l'indépendance des autres
+États de l'Europe. Les vues des puissances sont justes dans leur objet,
+généreuses et libérales dans leur application, rassurantes pour tous,
+honorables pour chacun.
+
+Les souverains alliés désirent que la France soit grande, forte et
+heureuse, parce que la puissance grande et forte est une des bases
+fondamentales de l'édifice social. Ils désirent que la France soit
+heureuse, que le commerce français renaisse, que les arts, ces bienfaits
+de la paix, refleurissent, parce qu'un grand peuple ne saurait être
+tranquille qu'autant qu'il est heureux. Les puissances confirment à
+l'empire français une étendue de territoire que n'a jamais connue la
+France sous ses rois, parce qu'une nation valeureuse ne déchoit pas pour
+avoir à son tour éprouvé des revers dans une lutte opiniâtre et
+sanglante, où elle a combattu avec son audace accoutumée.
+
+Mais les puissances aussi veulent être heureuses et tranquilles. Elles
+veulent un état de paix qui, par une sage répartition de forces, par un
+juste équilibre, préserve désormais leurs peuples des calamités sans
+nombre qui, depuis vingt ans, ont pesé sur l'Europe.
+
+Les puissances alliées ne poseront pas les armes sans avoir atteint ce
+grand et bienfaisant résultat, noble objet de leurs efforts. Elles ne
+poseront pas les armes avant que l'état politique de l'Europe ne soit de
+nouveau raffermi, avant que des principes immuables n'aient repris leurs
+droits sur de vaines prétentions, avant que la sainteté des traités
+n'ait enfin assuré une paix véritable à l'Europe.]
+
+
+
+
+CHAPITRE XX.
+
+Alexandre refuse de passer le Rhin.--Communication qui le
+décide.--Artifices des alliés.--Défaut de ressources.--Le corps
+législatif.--Disposition des esprits.--L'histoire jugera.--Insurrection
+de la Hollande.--Encore le roi de Naples.
+
+
+Le ton de bonne foi qui était adroitement répandu dans cette pièce
+artificieuse ne pouvait pas manquer de faire bien des dupes dans un pays
+où l'on n'apercevait plus de portes de salut.
+
+Cependant l'empereur de Russie refusait de passer outre. La France était
+humiliée, il avait atteint son but, il ne voulait pas courir de
+nouvelles chances qui ne devaient profiter qu'aux Anglais. Mais la
+conspiration de l'intérieur s'agitait déjà à Francfort. Un homme connu
+par les malheurs qu'il attira sur son pays, et l'inquiétude qu'il
+promena de Pétersbourg à Paris, la représentait dans cette place. Il
+avait inutilement usé un reste de crédit, et n'avait recueilli de ses
+instances que l'annonce bien positive qu'on ne passerait pas le Rhin.
+Mais un incident survint qui fit évanouir cette résolution. La Suisse
+correspondait avec un brouillon comme lui, qui, tout couvert des
+bienfaits de l'empereur, ne respirait que sa ruine. Celui-ci lui avait
+dépêché son secrétaire, il le conduisit chez Alexandre, livra son
+chiffre à ce prince avec les données que l'émissaire apportait. Elles
+étaient si détaillées, si précises, que l'autocrate n'hésita plus.
+
+Nous étions au mois de décembre, on venait de convoquer le corps
+législatif, et pour surcroît de malheur, on ajourna successivement de
+plusieurs semaines l'ouverture de la session, ce qui donna à tous les
+députés de cette assemblée le temps de se gâter l'opinion par les
+lamentations dont retentissait la capitale. Elles se répandaient dans
+les départements, abattaient le peu d'énergie qu'ils conservaient
+encore, et revenaient dans la capitale où elles achevaient de tout
+perdre, de tout troubler; de sorte que l'on vivait dans une atmosphère
+d'inquiétudes et de mauvais bruits qui anéantissaient les restes de
+l'esprit public. La déclaration de Francfort parvint à Paris; elle y
+trouva des hommes crédules qui eurent la simplicité d'ajouter foi à ses
+promesses. On se flatte aisément de ce que l'on espère, on s'accoutuma à
+croire à la sincérité des alliés; on ne les regarda plus comme des
+ennemis de la nation, on alla même jusqu'à admirer leur magnanimité, et
+à vanter une modération dont on reprochait à nos généraux d'avoir
+manqué.
+
+L'empereur luttait seul contre ce funeste aveuglement; il avait trop de
+connaissance des hommes pour être dupe de l'artifice: mais aussi on le
+croyait trop intéressé à le combattre, pour lui accorder la confiance
+qu'on n'aurait jamais dû cesser d'avoir en lui. Il s'en plaignait
+quelquefois dans son intérieur, et disait à ceux qui l'écoutaient: «Vous
+verrez, messieurs, ce qu'il en coûte pour croire à la foi punique,» et
+il citait la fable du traité des loups avec les brebis.
+
+Son courage et le calme de son esprit étaient intacts. Il travaillait à
+toute heure du jour et de la nuit à se créer une armée avec laquelle il
+pût défendre le territoire; mais les tableaux de la conscription ne
+présentaient plus d'hommes disponibles; les états des arsenaux
+n'offraient que des ressources insignifiantes: tout avait été épuisé
+pour la campagne de 1812 et pour celle de Saxe. L'on avait très peu
+travaillé dès-lors; les fusils, entre autres choses, manquaient
+totalement. Depuis plusieurs années, on avait suggéré à l'empereur de
+retirer ceux que l'on avait donnés à la garde nationale: c'était à peu
+près tout ce que contenaient les arsenaux; mais ces armes étaient dans
+un si mauvais état, que l'on dût établir partout des ateliers pour les
+réparer. Cette situation était cruelle. Aussi l'empereur répétait-il
+fréquemment: «Mais pourquoi ne m'a-t-on pas dit tout cela? pourquoi
+m'a-t-on caché l'état des arsenaux?»
+
+Les besoins de chevaux de toute espèce étaient immenses, et cette
+branche n'était pas moins épuisée que les autres. On se flattait d'y
+pourvoir avec de l'argent. L'empereur avait une forte épargne, fruit de
+ses économies. Il fit porter 30 millions au trésor; mais cette ressource
+était loin de suffire aux besoins. Le crédit du gouvernement était
+ébranlé, on ne pouvait sans argent comptant assurer aucun service; c'est
+ce qui fit recourir à la mesure de la vente des biens communaux. Cette
+ressource aurait été suffisante, mais quoiqu'elle fût exploitée de suite
+administrativement, elle n'en devint pas moins un des griefs dont le
+corps législatif se servit pour achever de priver le gouvernement du
+dernier appui qui lui restait.
+
+Le corps législatif était depuis longtemps à Paris, et on n'ouvrait pas
+la session. Quelle responsabilité ne pèse pas sur ceux qui en
+détournaient l'empereur, pour servir de petits intérêts particuliers!
+Déjà la malveillance et les brouillons s'occupaient de machinations. Ils
+s'attachaient aux députés, qui étaient déjà mécontents de leur oisiveté,
+et surtout d'un état de choses qu'ils s'exagéraient encore, parce qu'on
+ne le leur exposait pas. Il s'éleva bientôt parmi eux toute sorte de
+réflexions, entre autres, que si la constitution était plus forte, et
+que si les ressources, tant de la population que des finances, n'étaient
+pas livrées à l'arbitraire du gouvernement, de pareils malheurs
+n'arriveraient pas, et ne pourraient pas arriver. À ces réflexions
+vinrent se mêler des ressentiments particuliers. Le corps législatif
+renfermait quelques anciens fonctionnaires publics qui imaginaient avoir
+à se plaindre à l'empereur, ceux surtout qui n'avaient obtenu ni faveur,
+ni distinction; ils crurent le moment favorable pour compter
+rigoureusement avec lui. Ils se laissèrent aller à leurs passions
+particulières, au lieu d'envisager le danger où se trouvait l'État. Tous
+avaient encensé le gouvernement de l'empereur pendant sa prospérité; ils
+s'étaient répandus en éloges sur tous les actes de son administration,
+lorsqu'il n'avait que faire de leur assentiment; ils lui avaient fait
+mille protestations de fidélité et de dévouement, lorsqu'il était le
+maître du monde; et dans la seule circonstance peut-être où il eût
+besoin de leur concours pour tirer l'État d'un péril qui devait les
+engloutir eux-mêmes, ils se montrèrent difficiles, et choisirent ce
+moment pour régler les limites d'un pouvoir qui ne pouvait être trop
+absolu dans la circonstance où l'on se trouvait, et dont ils auraient
+eux-mêmes reculé les bornes dans un temps où l'on pouvait véritablement
+en abuser.
+
+Cette conduite du corps législatif mit le comble au mal, et il arrivera
+un jour où le temps, qui éclaire et analyse tout, donnera à l'histoire
+la force de reprocher à chacun de ces mauvais citoyens d'avoir prostitué
+le caractère dont la confiance de leurs compatriotes les avait investis,
+et d'avoir trahi le pays pour satisfaire des passions particulières.
+
+Les mois de novembre et de décembre de cette année furent féconds en
+événements. Le premier qui arriva fut la capitulation du corps qui était
+resté dans Dresde pendant la bataille de Leipzig. Il avait obtenu de
+sortir avec les honneurs de la guerre pour rentrer en France avec armes
+et bagages, mais après quelques jours de marche on le désarma, au mépris
+des conventions stipulées.
+
+Peu de temps après arriva l'insurrection de la Hollande; l'empereur
+avait été obligé d'en retirer les troupes pour les réunir à un corps
+d'armée qu'il organisait dans la Belgique. Le pays se trouvant sans
+autre défense que les garnisons du Helder et de Gorcum, un corps russe
+arriva des bords de l'Ems à ceux du Wall, passa ce fleuve, et vint
+offrir aux nombreux mécontents de la Hollande un appui dont ils
+profitèrent. L'insurrection éclata à Amsterdam et à Rotterdam presque en
+même temps; elle se fit, pour ainsi dire, sans effusion de sang; on mit
+en fuite les autorités françaises, et surtout les employés des douanes
+contre lesquels la haine était plus prononcée.
+
+On cria partout _vive Orange_, et les anciennes couleurs du stathouder
+furent arborées. Jamais un pays ne rentra avec si peu d'effort sous la
+domination de ses anciens chefs; le corps russe qui protégeait ce
+mouvement s'avança jusqu'à la frontière du côté de Gorcum. Le prince
+d'Orange arriva d'Angleterre presque aussitôt, et tout fut fini pour la
+Hollande, c'est-à-dire que nous en fûmes complètement expulsés. Si le
+corps du général Davout, qui était dans Hambourg, avait eu ordre de
+quitter les bords de l'Elbe, lorsque l'armée revenait sur le Rhin, et
+qu'on l'eût fait passer en Hollande, bien certainement l'insurrection
+n'eût pas éclaté, et la guerre eût peut-être eu une tout autre issue.
+
+La position de l'empereur était terrible, et cependant il ne faisait que
+préluder aux malheurs qui devaient l'accabler.
+
+Depuis son retour, le roi de Naples avait rassemblé son armée, et
+s'était mis en communication immédiate avec les agents anglais. Comme il
+était trop faible pour faire respecter son indépendance, et que sa
+coopération changeait totalement la position des Autrichiens en Italie,
+il était bien évident que la première condition qui lui serait imposée
+pour mériter les bonnes grâces des alliés serait d'abord d'abandonner
+l'empereur, puis enfin de tourner ses armes contre lui; ce qu'il fit,
+comme on le verra tout à l'heure.
+
+L'empereur, qui connaissait toute l'inconstance d'esprit de ce prince,
+prévit ce qu'il allait faire. Déjà l'armée autrichienne avait renforcé
+le corps qu'elle avait en Italie. Il était devenu si supérieur à celui
+que nous y avions, que la lutte ne pouvait être incertaine. Il pénétra
+d'abord en Illyrie, dont on se souvient que M. Fouché avait été nommé
+gouverneur pendant l'armistice de Neumarck.
+
+Le pays s'insurgea à l'approche des Autrichiens, et M. Fouché fut obligé
+de se retirer. L'empereur le chargea de se rendre à Naples pour diriger
+le roi, dont la position devenait délicate; mais au lieu de s'occuper
+des intérêts de la France, M. Fouché s'occupa des siens. Il négocia, usa
+le temps pour obtenir le paiement de quelques réclamations qu'il avait
+sur le duché d'Otrante. Si on l'en croit, il fit pis encore, puisqu'il
+se vantait d'avoir fixé les irrésolutions de Murat, et de l'avoir décidé
+en faveur de la coalition.
+
+Si, au lieu d'employer l'ascendant qu'il avait sur ce prince à vaincre
+la pudeur qui le retenait encore, il l'eût engagé à marcher contre ses
+ennemis et les nôtres, qui sait la tournure qu'eussent pris les
+affaires? Qui sait si les alliés eussent même osé franchir le Rhin?
+Cette détermination n'eût-elle d'ailleurs rien changé à la marche des
+affaires, ils eussent du moins fait l'un et l'autre ce qu'ils devaient
+faire, Murat surtout: car ce prince était du nombre de ceux auxquels
+leur position avait tellement tracé leur devoir, que toute conduite même
+équivoque était une lâche trahison.
+
+On ne garde pas plus un trône après la perte de l'honneur, qu'on ne
+reste sur un trône déshonoré.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI.
+
+Considérations que je présente à l'empereur.--Elles paraissent faire
+impression.--M. de Talleyrand est sur le point de rentrer au
+ministère.--Condition qu'y met l'empereur.--Wellington doit aspirer à la
+couronne d'Angleterre.--Il faut appuyer ses prétentions.--Réponse de
+l'empereur.--Changement de ministère.--Le duc de Vicence aux relations
+extérieures.
+
+
+Je voyais de tous côtés le danger si pressant, et en même temps, je
+voyais faire si peu d'efforts pour en triompher, que je me décidai à en
+parler à l'empereur.
+
+Il m'en fournit lui-même l'occasion après un lever à Saint-Cloud. Il me
+demanda mon opinion sur l'état des affaires; je lui répondis qu'elles ne
+pouvaient pas être plus mauvaises, et, qui plus est, que les intentions
+des alliés étaient visibles, qu'il n'y avait pas à s'y méprendre, que sa
+perte était résolue.--«Vous le croyez? me dit-il avec un regard
+animé.--Je le sais, sire, Votre Majesté est nécessaire au repos de
+l'Europe; mais les passions ne voient pas l'avenir, tout leur est bon;
+pourvu qu'elles se satisfassent, peu leur importe ce qui vient après.
+Assurément l'Autriche ne devrait pas tremper dans ces complots; mais
+Metternich sait à quelles conditions il a pactisé avec l'Angleterre, il
+sait que vous ne l'ignorez pas. C'est aussi son trône qu'il défend, pour
+son pouvoir qu'il combat; il poussera tout à l'extrême, si Votre Majesté
+ne se hâte de le prévenir.» L'empereur écoutait, avait l'air d'attendre
+les moyens que j'allais indiquer. J'ajoutai: «Il n'y en a qu'un, sire;
+ils sont là-bas un tripot de diplomates à traditions communes, il faut
+les mettre aux prises avec un des leurs.--M. de Talleyrand?--Oui, sire;
+mêmes antécédents, mêmes moeurs, même religion; vous ne pouvez mieux
+faire.--Mais le duc de Bassano?--Le duc de Bassano vous est tout dévoué,
+mais il appartient à une autre école.» Ici l'empereur m'interrompit pour
+faire l'éloge de toutes les bonnes qualités du duc. «Je sais, lui
+dis-je, tout ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire, et c'est
+parce que je le sais que je conseille à Votre Majesté le choix que je
+lai proposé.» Il me comprit alors, m'ordonna de partir pour Paris, et
+lui envoyer M. de Talleyrand. Je montai en voiture, je me rendis chez ce
+diplomate pour lui transmettre les ordres dont j'étais chargé, mais
+apparemment que ce que j'avais dit à l'empereur avait fait impression
+sur son esprit, car j'étais encore chez le prince de Bénévent, qu'un
+page lui apporta l'invitation de se rendre à Saint-Cloud.
+
+J'étais persuadé que M. de Talleyrand allait rentrer au ministère; mais,
+retourné au château le soir, j'appris par l'empereur lui-même, qui eut
+la bonté de me le dire, comment les choses s'étaient passées. Il avait
+assez goûté tout ce que M. de Talleyrand lui avait dit, et lui proposa,
+après une longue conversation, de reprendre la direction des affaires
+étrangères, à la condition cependant qu'il donnerait sa démission de la
+charge de vice-grand-électeur. M. de Talleyrand accepta la direction des
+affaires, mais ne voulut pas donner la démission qu'on lui demandait. Il
+observa que c'était le priver d'un moyen de bien servir, que de diminuer
+sa considération en le portant à une place à laquelle on le rappelait
+dans un moment où elle était plus difficile à faire que jamais; il
+hésita, et l'empereur ne conclut rien.
+
+La conversation continua; M. de Talleyrand, qui avait vu le but de
+toutes les coalitions précédentes, ne s'abusait point sur les vues de
+celle-ci. Il m'a rapporté avoir dit à l'empereur: «Voilà votre ouvrage
+détruit; vos alliés, en vous abandonnant successivement, ne vous ont
+laissé d'autre alternative que de traiter sans perdre de temps, de
+traiter à leurs dépens, et à tout prix. Une mauvaise paix ne pourra pas
+nous devenir aussi funeste que la suite d'une guerre qui ne peut plus
+nous être favorable; le temps et les moyens de ramener la fortune vous
+manquent, et vos ennemis ne vous laisseront pas respirer.
+
+«Il y a parmi eux des intérêts différends qu'il faudrait faire parler:
+les ambitions particulières sont les moyens que l'on peut saisir pour
+préparer une diversion.»
+
+Ici l'empereur le força de s'expliquer. M. de Talleyrand continua:
+«Voilà en Angleterre une famille qui acquiert une gloire favorable à
+tous les genres d'ambition; il est naturel de lui en supposer, ou du
+moins il est permis de penser qu'en lui montrant l'intention de la
+seconder, on ferait naître en elle le désir de s'élever, et qu'elle
+trouverait en Angleterre assez d'hommes aventureux pour courir les
+chances de sa fortune; en tout cas, cette proposition ne peut pas nous
+nuire. Bien plus, si elle est écoutée, elle peut amener des changements
+tels que nous n'ayons bientôt plus que peu de chose à réparer. Une autre
+considération: vos alliés vous ayant manqué, vous ne pourrez rien faire
+de solide qu'avec des hommes nouveaux, liés d'origine à la conservation
+de votre système.»
+
+L'empereur écoutait M. de Talleyrand et lui disait encore de
+s'expliquer, en lui reprochant qu'il était toujours le même, qu'on ne
+pouvait pas le deviner. Ainsi pressé, Talleyrand nomma la famille
+Wellesley, en ajoutant: «Voilà un Wellington qui doit avoir quelque
+arrière-pensée. S'il se résigne à vivre sur sa réputation, il ne peut
+pas ignorer qu'il ne sera bientôt plus question de lui; il a plusieurs
+modèles devant les yeux, et un talent comme le sien ne s'arrêtera pas
+tant qu'il y aura quelque chose à convoiter.»
+
+L'empereur n'adopta pas ces suggestions; il observa qu'avant de songer à
+favoriser l'ambition des autres, il fallait être en état de se faire
+respecter chez soi. Il ajouta même que, pour le moment, c'était la seule
+chose à laquelle il fallait penser. M. de Talleyrand me rapporta qu'il
+avait vu l'empereur fort pénétré de ce qu'il lui avait dit; il espérait
+qu'il lui en reparlerait.
+
+On a blâmé M. de Talleyrand de ne s'être pas sacrifié dans une
+circonstance comme celle-là. On a prétendu que c'était un crime de faire
+des conditions, lorsqu'on avait besoin du concours de son talent. Le
+blâme est facile à répandre, mais dans ce cas-là il n'était pas mérité.
+M. Talleyrand connaissait sa position; il craignait que les haines qui
+le poursuivaient depuis longtemps ne parvinssent encore à le faire
+éloigner. Démis alors de sa place de vice-grand-électeur, il se serait
+trouvé sans appui et même sans argent, car il avait éprouvé une faillite
+énorme l'année précédente.
+
+Il observait avec raison que, si l'empereur n'avait pas d'arrière-pensée
+en lui rendant sa confiance, il ne devait pas lui en refuser le
+témoignage, qu'il devait lui accorder tout ce qui pouvait lui donner de
+la sécurité.
+
+Dans le cas contraire, il devait prendre garde à lui, afin d'éviter de
+se trouver en spectacle d'une manière trop fâcheuse. Il ne voulut pas se
+dessaisir du titre qui était sa sauvegarde, et le projet de lui rendre
+le portefeuille en resta là. Le choix tomba sur le duc de Vicence, à qui
+l'on attribuait une sorte d'ascendant sur la cour de Russie.
+
+L'empereur retira aussi le ministère de la justice au duc de Massa (M.
+Régnier), et celui de l'administration de la guerre au comte de Cessac.
+
+Il n'était mécontent ni de l'un ni de l'autre; mais le premier était
+fort âgé, il avait déjà eu une attaque d'apoplexie sérieuse, et était
+menacé d'en avoir une seconde. L'empereur craignait qu'elle ne lui
+arrivât pendant qu'il serait absent; il le nomma président du corps
+législatif, et le fit remplacer dans son ministère par M. le comte Molé,
+qui était alors inspecteur-général des ponts-et-chaussées.
+
+L'empereur aimait M. Molé. Il y avait longtemps qu'il cherchait à le
+rapprocher de lui, et quoiqu'il fût étranger à la connaissance des lois,
+il le mit à la tête de la magistrature, parce qu'il y a des places qui
+semblent faites pour les noms, comme il y a des noms qui semblent
+convenir aux places; c'était le cas de M. Molé. Sa nomination fut le
+sujet de quelques réflexions, car la place avait plusieurs prétendants;
+lorsque les malheurs arrivèrent, M. Molé justifia l'opinion que
+l'empereur avait conçue de lui.
+
+L'empereur n'avait non plus aucun grief contre M. de Cessac; mais M. de
+Bassano était rentré à la secrétairerie d'État, il fallait pourvoir M.
+le comte Daru: il le fit ministre de l'administration de la guerre. M.
+Daru, qui s'était toute sa vie occupé d'administration militaire, était
+particulièrement propre à gérer ce ministère. Il avait suivi les armées,
+et connaissait parfaitement le mécanisme des troupes; il était
+d'ailleurs plus jeune que M. de Cessac, auquel l'empereur donna pour
+retraite le titre et les émoluments de ministre d'État.
+
+Ces trois changements eurent lieu le même jour à la fin de novembre; ils
+ne soutinrent pas longtemps l'espérance du public, qui vit cependant
+avec plaisir le choix de M. le duc de Vicence, qu'on lui présentait
+comme l'homme de la paix. Celui-ci se mit, comme je l'ai, dit, aussitôt
+en communication avec M. de Metternich; il donna aux bases transmises
+par M. de Saint-Aignan une adhésion aussi explicite que ce ministre le
+désirait; mais la réponse se faisait attendre, le temps coulait,
+l'avenir se présentait chaque jour sous un aspect plus menaçant.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXII.
+
+L'empereur ne désespère pas.--Activité avec laquelle il pousse ses
+préparatifs.--Manie de délations.--Les flatteurs.--L'empereur se décide
+à négocier avec Valencey.--Intrigues de ce château.--Passion subite de
+Ferdinand pour le cheval.--Comment je réussis à la calmer.
+
+
+L'empereur, qui n'avait pas pris le change sur les vues des alliés,
+employait à assembler des moyens de défense le temps qu'on perdait à
+espérer autour de lui. Il s'occupait sans relâche à réunir une armée, à
+l'équiper et à la mettre en état de prendre la campagne. Il faisait
+approvisionner les places de l'ancienne frontière auxquelles on ne
+pensait plus depuis 1795; mais ses ordres, ses mesures de prévoyance
+même ne servaient qu'à faire sentir la pénurie de nos moyens.
+
+Toute cette formidable ligne de forteresses qui faisaient une ceinture à
+la France était à peu près désarmée. L'artillerie dont elle était
+autrefois pourvue avait été transportée dans les places de la nouvelle
+frontière, et conduite de place en place jusqu'à l'embouchure de l'Elbe
+et de la Vistule. On se donna des peines incroyables pour créer ce qui
+n'existait pas, et pour porter ce que l'on avait sur les points où il
+était nécessaire. L'administration déploya une grande activité que la
+population seconda généralement de son mieux; mais son zèle se rebutait
+lorsque le tableau de nos dangers s'offrait à ses yeux. On demandait des
+armes d'un bout de la France à l'autre, et, au lieu d'en donner, l'on
+retirait des mains de la garde nationale le peu de fusils qu'elle avait
+encore, pour en faire un magasin, afin d'être en état de subvenir aux
+besoins de l'armée.
+
+Le manque de chevaux de traits pour l'artillerie se fit sentir, et
+apporta de nouveaux embarras. On fut obligé d'avoir recours à l'emploi
+de toute sorte de moyens vexatoires pour accélérer des fournitures qui
+ne pouvaient être faites assez tôt en suivant les formes prescrites par
+les règlements. Les plaintes se firent entendre de tous côtés, et l'on
+opposa partout la force d'inertie.
+
+L'empereur ne s'abusait pas sur les événements qui s'approchaient; je
+crois fermement que, dans ces instants pénibles, il jugea bien ces
+hommes qui, six mois auparavant, lui disaient en plein conseil «qu'ils
+le considéreraient comme déshonoré, s'il faisait la cession d'un seul
+village réuni à l'empire par un sénatus-consulte,» ainsi que ceux qui
+lui dissimulaient le véritable état des choses. Ces hommes savaient
+cependant dans quelle situation était la France. Si, au lieu d'écouter
+les inspirations d'un fol orgueil ou d'un zèle intéressé, ils eussent
+fait entendre les plaintes qui retentissaient à leurs oreilles, ils nous
+eussent épargné bien des maux.
+
+Mais ils n'ont jamais ambitionné que la faveur exclusive de l'empereur:
+ils avaient la fièvre lorsqu'ils le voyaient parler deux fois de suite
+avec une personne qui avait la réputation de leur être supérieure en
+talents. Aussitôt ils prenaient leurs mesures pour écarter l'importun,
+ils n'avaient pas de repos qu'ils ne l'eussent éconduit. Cette funeste
+tactique porta bientôt son fruit, la vérité fit place à la flatterie, et
+l'empire succomba. Il n'y eut plus alors ni zèle ni dévouement. Nos
+malheurs n'étaient pas l'ouvrage de ceux qui les avaient causés, mais
+les résultats d'une opiniâtreté qu'ils n'avaient pu vaincre. Ils se
+targuent d'une rudesse qu'ils n'ont jamais eue; ils se donnent un vernis
+d'opposition qu'on ne leur connut jamais; ils auront beau faire, leurs
+noms sont inséparables des calamités publiques, nos neveux sauront par
+quelles mains a péri un édifice de gloire que nous comptions avec
+orgueil leur transmettre en héritage.
+
+Ce sont toujours les hommes dont le métier n'est pas de se trouver sur
+le champ de bataille qui sont les plus avides de guerre; ils cherchent à
+s'attribuer les honneurs et la considération dont on récompense ceux qui
+courent les dangers.
+
+Entendez-les, ils tranchent sur le mérite des généraux, pèsent leurs
+talents et leur courage; s'ils ne peuvent en faire des hommes médiocres
+ou lâches, ils en font des hommes immoraux ou des spoliateurs. Combien
+j'en ai vu accuser près de l'empereur, parce qu'on lui savait de
+l'estime pour eux! et lorsqu'on était parvenu à leur nuire, on cherchait
+à leur persuader qu'on leur était favorable, mais que l'empereur avait
+sur eux des rapports dont on n'avait pu triompher. J'ai vu souvent
+l'empereur obligé d'imposer silence à la malveillance, et se plaindre
+avec amertume du besoin que l'on avait de se nuire les uns aux autres;
+je l'ai vu quelquefois entrer en fureur en lisant des rapports faits par
+des officiers-généraux qui croyaient lui donner des preuves de
+dévouement en calomniant leurs camarades. J'ai connu une grande partie
+de toutes ces infâmes délations, et le seul reproche qu'on puisse faire
+à l'empereur, c'est d'avoir été bon jusqu'à la faiblesse pour des hommes
+qui ne recherchaient que la faveur. Ils l'obsédaient pour faire leur
+fortune particulière, mais ils étaient sans affection pour lui, ou du
+moins ils n'avaient rien de cette exaltation, de ce dévouement dont ils
+ne cessaient de se targuer.
+
+J'ai dit que l'empereur, en voyant tant de difficultés, ne s'en faisait
+point accroire sur les résultats dont sa pénible situation pouvait être
+suivie; en voici la preuve.
+
+Il n'avait aucune confiance dans les sentiments manifestés par les
+déclarations des alliés. Il avait dit depuis longtemps, en parlant
+d'eux: «Ils se sont donné rendez-vous sur ma tombe, mais aucun d'eux
+n'ose y arriver le premier.» Il ajoutait dans cette circonstance: «Le
+moment de leur rendez-vous est arrivé; ils regardent le lion comme mort,
+c'est à qui lui donnera le coup de pied de l'âne: si la France
+m'abandonne, je ne puis rien; mais l'on ne tardera pas à se repentir de
+ce que l'on aura fait.»
+
+Il jugeait bien qu'il était impossible que les alliés ne sussent pas à
+peu près d'une manière exacte tous les embarras dans lesquels il était
+plongé. Il ne se dissimulait pas que cette circonstance, loin de leur
+donner des dispositions pacifiques, ne les rendrait que plus exigeants;
+mais au lieu de l'abattre, cette circonstance ne fit que redoubler son
+activité.
+
+On vit, dans cette occasion, ce que peut un génie comme le sien. On
+jugera de ce qu'il aurait fait, s'il avait été secondé: il semblait que
+l'infortune, en l'accablant de ses rigueurs, les eût proportionnées à la
+force de son âme; rien ne l'étonnait ni ne l'ébranlait.
+
+L'empereur résolut de terminer les affaires d'Espagne. S'il l'avait fait
+deux mois plus tôt, il n'y a nul doute qu'il était sauvé; car l'armée
+d'Espagne aurait pu se trouver en Bourgogne lorsque celle des alliés
+arrivait sur les frontières de Suisse. Il parla de ce projet à
+Cambacérès, qui l'approuva fortement. Le ministre des relations
+extérieures eut ordre de s'en occuper sur-le-champ. Celui-ci me demanda
+un permis d'entrée et de séjour à Valancey, tant que bon lui semblerait,
+pour M. de la Forest, qui était attaché aux relations extérieures, ainsi
+qu'un passeport pour le duc de San-Carlos, qui avait été séparé du
+prince des Asturies sous l'administration de M. Fouché, et résidait à
+Lons-le-Saulnier, en Franche-Comté.
+
+Les princes d'Espagne vivaient dans un isolement absolu à Valencey. On
+n'ignorait cependant rien de ce qui se passait dans leur intérieur, et
+il ne faut qu'avoir connu les moeurs espagnoles pour croire que l'on
+était dispensé de recourir à des moyens vexatoires pour être informé de
+ce que l'on désirait savoir. Il y avait autant d'intrigues à cette
+petite cour qu'il y en a jamais eu à celle de Madrid. On s'y disputait
+la confiance du prince comme la vice-royauté du Mexique; celui qui avait
+le plus d'ambition était toujours prêt à sacrifier son rival, comme
+celui-ci était disposé à éloigner celui qu'il redoutait.
+
+Les princes d'Espagne n'ont jamais été surveillés par moi que de cette
+manière, il suffisait d'ouvrir les yeux et de faire parler. J'ai
+toujours recommandé qu'on les laissât aller et venir. Je m'en suis bien
+trouvé, car cela m'a dispensé de recourir à l'emploi des moyens
+coercitifs, que l'embarras des affaires générales aurait peut-être
+excusé.
+
+Je n'eus d'inquiétude que dans une occasion. Le prince des Asturies se
+prit tout à coup de belle passion pour le cheval, tandis qu'auparavant
+il ne sortait presque pas, ou s'il le faisait, c'était en calèche.
+J'étais un peu embarrassé, parce que je ne voulais ni être sa dupe ni
+lui manquer d'égards, en le privant avec violence d'un amusement qui
+paraissait lui plaire. Je pris mes mesures en conséquence: ses chevaux
+de selle se trouvèrent tout à coup détestables; chaque fois qu'il
+voulait les monter, ils étaient encloués ou boiteux. Comme il n'était
+pas très bon écuyer, on mettait sur son compte une foule de petits
+accidents qui étaient le fait d'un homme stationné sur les lieux pour
+tenir ses chevaux dans un état de clopection continuel. Je fis si bien,
+que l'envie de l'équitation lui passa. J'avoue que j'en fus fort aise.
+
+Du reste, je ne laissais échapper aucune occasion de lui faire part de
+tout ce qui pouvait l'intéresser. Je veillais surtout à éloigner
+l'intrigue qui s'attache toujours au malheur, et qui aurait pu lui
+attirer quelques désagréments. L'empereur m'avait particulièrement
+recommandé d'agir, vis-à-vis de ce prince, avec beaucoup de respect et
+d'égards, en faisant cependant concorder le tout avec les devoirs qui
+m'étaient imposés.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIII.
+
+Conventions de Valencey.--Elles ne s'exécutent pas.--Parti qu'il eût
+fallu prendre au sujet du pont de Bâle.--Je propose que les
+fonctionnaires restent à leurs postes.--Mes motifs.--Envoi de
+commissaires extraordinaires.--État de l'opinion.--Artifices des
+alliés.--Ouverture du corps législatif.
+
+
+On disputait à Valancey sur des misères, et on était d'accord sur le
+point principal. On avait bien eu la pensée de demander au prince des
+Asturies l'abandon de la Catalogne; mais on jugea sagement qu'abuser de
+sa situation pour exiger des sacrifices contraires à sa dignité, et qui
+décèleraient la contrainte, ce serait lui fournir, une fois rentré chez
+lui, un prétexte pour annuler tout ce qu'il aurait fait. En conséquence,
+il fut arrêté que les princes de la maison de Bourbon d'Espagne
+retourneraient en Espagne, et que le roi Joseph, frère de l'empereur, se
+désisterait de toutes les prétentions qu'il pouvait avoir sur le
+royaume, en vertu des actes antérieurs qui avaient été reconnus par
+toutes les puissances de l'Europe, hormis l'Angleterre. Le prince des
+Asturies s'engagea, de son côté, à maintenir la paix entre la nation
+espagnole et la France, et à retirer par conséquent toutes les troupes
+espagnoles qui se trouvaient à l'armée anglaise; enfin à ne pas donner
+passage par ses États aux troupes étrangères pour attaquer la frontière
+de France.
+
+Cet arrangement fut signé, et l'on a toujours ignoré la bonne foi avec
+laquelle l'empereur le concluait: il ne faudrait, pour en être
+convaincu, qu'avoir connu ce qu'il lui en coûta de soins et d'instances
+près de son frère pour lui faire faire la pure et simple renonciation au
+trône d'Espagne. L'empereur, qui me fit l'honneur de me parler de cela,
+me disait que, dans une discussion pendant laquelle son frère lui
+résistait, il lui avait dit: «Mais en vérité, ne dirait-on pas que je
+vous enlève votre portion de l'héritage du feu roi notre père?» Il n'y
+avait que le maréchal Berthier qui connaissait tous ces détails, parce
+que c'était lui que l'empereur avait chargé de suivre les négociations
+avec Joseph. Ce que l'on ne peut pas comprendre, c'est que lorsque l'on
+fut d'accord sur tout, et qu'après avoir mis autant de chaleur à faire
+conclure un arrangement qui permettait de disposer de forces presque
+doubles de celles qu'avait l'empereur, on ait mis tout à coup de la
+lenteur dans son exécution, au point qu'il devint de nul effet dans nos
+affaires.
+
+M. de San-Carlos était venu de Valancey rapporter le traité, et voilà en
+quel état les choses se trouvaient tombées depuis l'ouverture de ces
+négociations.
+
+Jamais le temps ne fut aussi précieux qu'il l'était alors, ni le danger
+si pressant. Quelques mois auparavant, on n'avait pas craint de perdre
+la confédération du Rhin en retirant le corps du maréchal Augereau de la
+frontière de Bavière pour le réunir à l'armée; et dans cette occasion,
+où il y allait de la France, on négligea de faire faire le même
+mouvement à l'armée d'Espagne, qui pouvait encore arriver sur le théâtre
+des événements, où sa présence eût tout changé.
+
+On ne saurait trop regretter que les ordres de l'empereur aient été mal
+exécutés, ou même éludés dans un intérêt particulier. Je dirai à ce
+sujet ce que j'ai appris par mes canaux d'informations, afin de rendre
+cette énigme claire ou au moins compréhensible; l'on verra que
+l'intrigue marchait toujours, et que l'on était occupé de toute autre
+chose que du salut de l'État.
+
+L'empereur m'avait ordonné de ne rien négliger pour lui procurer des
+informations, certaines sur les projets des armées alliées. Je me
+trouvai avoir un moyen naturel de mettre une personne qui m'était
+attachée, en relation avec un de ses amis qui suivait le
+quartier-général de la coalition, et qui avait accès à la chancellerie
+du prince de Schwartzenberg. En conséquence, je l'envoyai par la Suisse
+jusqu'à l'armée ennemie, dont la réunion générale dans le Brisgaw
+décelait bien assez les projets.
+
+Cette personne m'écrivit de Bâle d'employer toute mon influence pour
+faire, sans délai, détruire le pont que cette ville possède sur le Rhin,
+soit en l'achetant aux Suisses, soit de toute autre manière. Le temps
+était trop court pour faire de cette idée l'objet d'une négociation,
+d'autant plus qu'elle se serait ressentie de l'influence des ennemis,
+qui ne l'auraient pas vue avec indifférence. Il aurait fallu acheter le
+pont immédiatement après la défection de la Bavière, et le faire
+détruire sur-le-champ.
+
+Cette même personne revint en poste à Paris m'apporter tout ce qu'elle
+avait appris à l'armée ennemie, qui commençait son mouvement offensif
+vers la frontière.
+
+Je crus alors de mon devoir de me rendre importun, jusqu'à ce que
+l'empereur eût pris des mesures et donné des instructions sur ce
+qu'auraient à faire les autorités locales en cas d'une invasion que je
+regardais comme imminente. Je mis tant d'instances à cette affaire,
+qu'enfin je fus écouté; il y eut un conseil à ce sujet. Indépendamment
+des ministres qui avaient des départements, l'empereur y fit appeler les
+ministres d'État et les grands dignitaires.
+
+Je rappelai le souvenir des dangers qu'avait courus le territoire aux
+premières époques de la révolution, et que ce n'était qu'aux mesures
+énergiques du gouvernement d'alors que l'on avait dû le déploiement des
+forces gigantesques qui avaient sauvé l'État.
+
+Je m'étendis beaucoup sur le danger, qui ne pouvait être plus grand, ni,
+je crois, le temps plus court, et j'insistai pour l'emploi prompt de
+tout ce qui pouvait exciter un mouvement national, sans lequel il
+fallait s'attendre aux plus grands malheurs.
+
+Je citai la conduite des Autrichiens, lorsque nous avions occupé leurs
+provinces; ils avaient eu la bonne politique de donner des instructions
+à tous leurs employés civils, et de les faire rester à leurs postes.
+Ceux-ci régularisaient tout; à la vérité, ils nous étaient utiles, mais
+ils préservaient le pays de plus grands maux, et surtout observaient
+leurs administrés, que leur présence et leur autorité contenaient dans
+le devoir.
+
+Ici je fus interrompu par une observation que me fit un membre du
+conseil: il me dit que les Autrichiens ne nous avaient jamais rendu
+l'occupation de leur pays plus facile qu'en laissant chaque
+administrateur à sa place, qu'il fallait bien se garder de les imiter,
+qu'ils seraient obligés de tout désorganiser, et seraient ainsi
+embarrassés, à chaque pas lorsqu'ils trouveraient les administrations
+parties.
+
+J'insistai, malgré cette observation, pour que les administrateurs
+restassent à leurs places et eussent des instructions pour faire de
+bonne grâce ce que l'on ne pouvait refuser de force. J'ajoutai que le
+pays y gagnerait, qu'il éviterait le pillage, et qu'en second lieu, si
+la fortune amenait une occasion favorable à un mouvement national, on
+pourrait le tenter, car on saurait à qui s'adresser. Aucun fonctionnaire
+n'oserait alors méconnaître l'autorité qui lui écrirait, quelle que fût
+la direction dans laquelle on voudrait le faire agir.
+
+J'observai que la position dans laquelle nous nous trouvions était bien
+différente de celle dans laquelle s'était trouvée l'Autriche; il était
+bien vrai que, si le gouvernement de ce pays avait retiré ses employés
+civils à notre approche, il nous aurait embarrassés pour pourvoir à leur
+remplacement, parce que sa population offrait moins de gens lettrés que
+la nôtre, mais c'était précisément une raison pour ne pas imiter sa
+conduite. En retirant nos autorités, nous nous priverions de beaucoup de
+moyens d'informations et de leviers pour mettre la population en
+mouvement, si l'occasion s'en présentait, tandis que nous n'arrêterions
+pas les progrès des ennemis, parce que le premier conseiller de
+préfecture, ou même le premier employé de bureaux qui se trouverait sur
+les lieux, serait suffisant pour faire marcher la machine autant que les
+ennemis auraient besoin de la faire aller. J'ajoutai que ces
+fonctionnaires provisoires ne s'exposeraient pas à perdre la vie pour
+nous servir, d'autant plus qu'ils auraient toujours une excuse à donner
+pour se refuser à ce qu'on serait dans le cas de leur demander, en
+supposant même que l'on parvînt à les connaître. Enfin je conclus à ce
+que le moindre désavantage pour nous était de laisser les
+administrations à leur place. Cette partie de mon opinion ne prévalut
+pas: on persista à croire que leur éloignement, au moment de l'approche
+des ennemis, embarrasserait leur marche; on leur donna l'ordre d'évacuer
+successivement leur résidence à mesure que les alliés s'avanceraient. Je
+fus particulièrement très fâché de cette disposition, parce que je ne
+m'abusais pas sur les projets des souverains, et que je voyais que cette
+mesure leur était moins nuisible que favorable.
+
+On résolut, dans le même conseil, d'envoyer un commissaire du
+gouvernement dans chaque division militaire, pour y exciter l'émulation
+et réchauffer, s'il était possible, l'ancienne énergie nationale, qui
+avait fait tant de prodiges. Ces commissaires trouvèrent partout de la
+bonne volonté, mais de l'espérance nulle part; or, sans elle, point
+d'enthousiasme: l'énergie était usée; on se résignait à ce que le sort
+déciderait. Il y eut cependant quelques parties de la France où l'on vit
+encore briller des étincelles du feu sacré; mais c'était le même cri
+d'un bout du territoire à l'autre: des armes! des armes! On entendait de
+tous côtés crier à la trahison; on accusait le ministre de la guerre, et
+il m'en coûta quelques soins pour lui rendre l'opinion de beaucoup de
+monde moins défavorable. À la vérité, les fabriques d'armes ne
+travaillaient pas, et tout le monde se demandait comment, dans un moment
+aussi pressant, on n'avait pas songé à faire monter une manufacture
+d'armes à Paris, ainsi que cela avait eu lieu dans la révolution;
+comment celles de Liège, de Charleville, de Maubeuge et d'Alsace
+n'avaient pas été dirigées sur Paris pour n'en faire qu'une générale. Si
+cette mesure avait été prise immédiatement après la perte de la bataille
+de Leipzig, la manufacture de Paris, aidée de la quantité d'ouvriers
+dont cette ville fourmille, aurait donné deux ou trois mille fusils par
+jour. Cela seul aurait sauvé la France; et puisque le ministre de la
+guerre s'était prononcé pour la continuation des hostilités, il devait
+au moins aviser au moyen de les pousser avec vigueur. Il faut dire
+cependant que le temps lui manquait plus que la besogne, et qu'il était
+difficile de prévoir que les événements marcheraient aussi vite. Je lui
+ai souvent entendu dire qu'il regardait comme une folie de ne pas faire
+la paix; il se repentait alors de l'avis qu'il avait ouvert au retour de
+la campagne de Russie.
+
+Les commissaires du gouvernement ne purent pas tous se rendre à leur
+destination, quelques-uns rencontrèrent l'ennemi en chemin.
+
+Quelque faibles qu'ils fussent, nos préparatifs n'avaient pas laissé de
+faire impression sur les alliés. Ils tremblaient que la nation ne prît
+fait et cause dans la querelle qui se débattait, et ne négligeaient
+aucun moyen de répandre partout la déception. Les mesures de défense qui
+avaient été prises furent taxées de projets de conquêtes. Ils
+affectaient de la modération, avec une armée sextuple de tout ce que
+l'empereur pouvait réunir; ils venaient au coeur de la France l'accuser
+d'ambition, et lui faire un crime d'avoir appelé les Français à la
+défense de leurs domiciles et de leurs familles.
+
+La tête avait tourné à tout le monde. On crut aux paroles artificieuses
+des ennemis, et on repoussa les prévisions de l'empereur.
+
+L'ouverture du corps législatif, qui avait été successivement ajournée,
+fut enfin fixée au 20 décembre; l'empereur voulait donner à cette
+assemblée une communication de la réponse des alliés; c'était un des
+motifs qui avaient tant retardé la session. Cette cérémonie eut lieu
+dans les formes accoutumées jusqu'alors; l'empereur prononça le discours
+d'usage. Je trouvai qu'il ne s'étendit pas assez sur les événements qui
+avaient amené la situation actuelle. On était trop occupé en France du
+passé et de l'avenir pour se contenter d'un exposé aussi simple que
+celui qui fut fait au corps législatif, et j'ai toujours pensé qu'il eût
+mieux valu ne lui en point faire du tout, que de lui cacher quelque
+chose, ou pour mieux dire de ne pas lui montrer une confiance entière;
+car le moindre des inconvénients qui pouvait résulter d'une telle
+réticence, c'était de s'en faire un ennemi qui saisirait la première
+occasion de restreindre un pouvoir qui lui portait ombrage, et de le
+soumettre à l'empire de l'opinion.
+
+Les membres du corps législatif étaient depuis un mois à Paris, où ils
+étaient rassasiés de tous les mauvais bruits qui y étaient répandus. Ils
+s'attendaient à une communication qui redresserait leur opinion formée
+sur tout ce qu'ils avaient entendu; faute de cela, ils restèrent dans
+leurs préventions. Ils furent toutefois flattés qu'on leur eût
+communiqué l'état de la négociation, mais ils surent qu'on leur avait
+caché quelques pièces; la chose était peu importante, et cependant elle
+devint le prétexte qu'ils saisirent pour rester dans leur état de
+méfiance. Il faut convenir qu'il n'y avait rien d'aussi facile que
+d'influencer cette assemblée, parce qu'elle n'était pas encore
+indisposée personnellement contre l'empereur, et encore moins disposée à
+refuser ce qui serait en son pouvoir de faire pour sortir de la crise où
+l'on se trouvait. Je le répète, le corps législatif n'était point
+mauvais; il renfermait bien quelques mécontents, mais la plupart étaient
+flattés de se trouver dans une session qui promettait aux uns des
+occasions de faveur, et aux autres celles de montrer leur patriotisme,
+ou de faire remarquer leurs talents. Il ne fallait que de l'habileté
+pour démêler ces dispositions-là. Ceci a besoin d'être expliqué.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIV.
+
+Intrigues pour s'interposer entre le gouvernement et le corps
+législatif.--Préventions qu'on inspire à l'empereur.--Communications
+diplomatiques.--L'assemblée montre de l'indépendance dans le choix de la
+commission.--Inconvenance du rapport.--M. Lainé.--Conseil privé pour
+aviser aux moyens qu'exige la circonstance.--Avis divers.--Le corps
+législatif est ajourné.--Combien il eût été facile de tirer parti de
+cette assemblée.
+
+
+L'empereur avait, comme je l'ai dit, nommé président du corps législatif
+M. le duc de Massa, auquel il avait depuis peu retiré le portefeuille de
+la justice.
+
+Les sessions du corps législatif ont toujours été des circonstances de
+crédit pour les intrigants; ils ont soin de semer à l'avance de
+l'inquiétude parmi les membres qui le composent, et, après avoir récolté
+les fruits de ce qu'ils ont semé, ils viennent sonner l'alarme auprès
+des personnes qui approchent du gouvernement. Celles-ci, qui sont
+immédiatement intéressées au succès des affaires, ne manquent pas d'en
+faire un rapport confidentiel, dans lequel elles nomment leurs auteurs.
+
+C'est une manière de faire parvenir au souverain une preuve du zèle dont
+on est animé pour son service, ou de se faire inscrire au bureau des
+grâces.
+
+Le séjour qu'avaient fait à Paris les députés du corps législatif avait
+fourni un vaste champ aux intrigants; et comme l'ordinaire de ces hommes
+est d'être jaloux de tout le monde, cette année-là ils eurent encore
+soin de faire rejeter sur l'influence des individus qu'ils redoutaient,
+ou qu'ils voulaient perdre, toutes les mauvaises dispositions qu'ils
+croyaient apercevoir parmi quelques membres du corps législatif.
+
+J'observais exactement la marche que prenaient les affaires sans
+chercher à donner une direction à qui que ce fût, parce qu'avant
+d'essayer de remettre les gens en bon chemin, il faut s'assurer qu'ils
+se trompent. Souvent, en voulant lui faire prendre une route, on rend
+méfiant celui que l'on prétend conduire; il en suit une autre par esprit
+d'opposition: c'est ce qui arriva dans la circonstance dont il s'agit.
+On avait peint à l'empereur le duc de Massa comme incapable de diriger
+l'assemblée dans une circonstance aussi difficile. On alléguait que les
+suites des deux attaques d'apoplexie dont il avait été frappé avaient
+affaibli ses facultés. S'il en avait été ainsi, on aurait au moins dû en
+faire l'observation avant sa nomination à la présidence; mais
+probablement on n'était pas prêt à saisir l'influence qu'on voulait
+avoir, ou bien on craignait qu'un autre président fût moins facile.
+
+Ils réussirent, à l'aide de quelques rapports, à se faire charger par
+l'empereur de se mêler des agitations qu'ils lui disaient exister dans
+le corps législatif.
+
+Ces messieurs avaient tellement pris la besogne à coeur, qu'ils
+redoutaient jusqu'à ce qui n'existait pas. Ils me firent donner l'ordre
+positif, qui me fut même exprimé sèchement, de m'abstenir de toute
+démarche vis-à-vis du corps législatif, dans lequel je n'avais aucune
+pratique que la surveillance ordinaire qu'il était dans mon devoir d'y
+exercer; et je dois dire à la louange de cette assemblée, que je n'y
+remarquais encore que des sentiments qu'il était bien facile de faire
+tourner à l'avantage du grand intérêt national.
+
+Les premières démarches des hommes qui voulaient ainsi diriger le corps
+législatif se firent apercevoir dans la formation du bureau, dans la
+nomination des questeurs et autres charges dont la nomination est
+soumise à l'élection. L'assemblée vit de suite qu'on voulait la mener,
+et aux mouvements que se donnaient certains individus dont la livrée
+était connue, elle aperçut sous quelle influence on voulait la ranger.
+
+Un mouvement naturel à l'homme est de repousser tout ce qui attaque sa
+dignité, et un corps principalement se trouve toujours blessé qu'on
+veuille le conduire dans un chemin qu'il connaît aussi bien que celui
+qui prétend être son mentor. Mais les hommes habitués au mouvement ont
+un besoin continuel d'être comme la mouche du coche, autrement ils
+n'auraient point de mérite, on ne leur tiendrait aucun compte d'efforts
+superflus, et pour lesquels ils se promettaient cependant de demander
+des récompenses. Ils auraient au moins dû ne pas se laisser apercevoir
+en se servant d'orateurs connus pour leur appartenir; leur maladresse
+gâta une assemblée qui pouvait faire tant de bien, et dont la
+dissolution combla les vues des alliés, qui cherchaient à séparer
+l'empereur de la nation.
+
+L'assemblée céda à l'influence qui pesait sur elle, et nomma pour
+questeurs les individus qui avaient été désignés à son choix; mais elle
+reprit son caractère, repoussa nettement tout ce qui sentait l'officiel,
+et nomma M. Lainé son vice-président [18]. Dès ce moment, les intrigants
+furent aux abois. Par suite des communications que l'empereur fit faire
+au corps législatif sur l'état des affaires, celui-ci nomma une
+commission pour examiner les pièces du portefeuille des relations
+extérieures que l'on portait à sa connaissance, et prouva par les choix
+qu'il fit qu'il voulait rester indépendant. On ne pouvait pas le blâmer
+en cela; il ne fallait pas l'assembler, ou lui faire connaître
+franchement la position dans laquelle on était, parce que d'abord on le
+devait, et qu'ensuite il était lui-même intéressé à ce qu'on sortît
+d'embarras; aurait-il même demandé des concessions injustes, il fallait
+encore les lui accorder: il ne pouvait rien y avoir de déshonorant à
+céder à la nation. D'ailleurs cette assemblée ne demandait rien de
+déraisonnable; il y avait très peu de distance entre ce qu'elle
+réclamait, et ce que l'empereur a toujours été dans l'intention
+d'accorder. On pouvait donc s'entendre, il n'y avait même au fond qu'à
+faire prendre au discours une forme moins choquante, ce que les
+ressources de notre langue donnaient mille moyens de faire, et tout
+était aplani. Au lieu de cela, on peignit à l'empereur le rapport de
+cette commission du corps législatif comme une attaque personnelle
+dirigée contre lui, en même temps comme un coup de cloche qui allait
+faire surgir de tous côtés des assemblées populaires. On lui dit que de
+cette manière on ruinerait insensiblement son pouvoir, qu'il n'y avait
+pas un moment à perdre pour se mettre en garde contre les suites de vues
+aussi hostiles. Je ne puis disconvenir qu'il y avait dans cette opinion
+quelque chose de vrai, mais ce n'était pas le moment de compter.
+
+[18: M. Lainé, alors avocat de Bordeaux, était considéré comme
+républicain de bonne foi; c'est ce qui décida le choix qu'on fit de
+lui.]
+
+L'empereur m'écrivit de me procurer le rapport de la commission du corps
+législatif, qui était imprimé et devait être distribué à la séance du
+lendemain.
+
+Il m'avait défendu de m'immiscer en rien dans ce qui concernait cette
+assemblée, je me l'étais tenu pour dit. Je n'avais voulu ni m'exposer à
+lui déplaire, ni contrarier ce qu'il voulait faire faire par d'autres
+voies. Cependant ces messieurs, qu'animait tant de zèle, auraient bien
+pu se procurer le rapport avant de laisser aller les choses aussi loin;
+mais ils n'en faisaient pas d'autres dans toutes les occasions.
+
+J'avais heureusement ce rapport; je l'envoyai à l'instant même aux
+Tuileries. Comme il devait paraître le lendemain, on convoqua le soir
+même un conseil privé extraordinaire auquel assistèrent le roi Joseph,
+les dignitaires de l'État, les ministres et les ministres d'état. Le
+président du corps législatif s'y trouva en cette dernière qualité.
+
+Il y avait dans la composition de ce conseil tout ce que l'on pouvait
+désirer, soit comme réunion des lumières, soit comme dévouement à
+l'empereur.
+
+M. de Bassano, en sa qualité de secrétaire d'État, donna lecture du
+rapport de la commission du corps législatif. Il est bon d'observer que
+les jours précédents, on avait mis toute sorte de moyens en oeuvre pour
+faire connaître à cette commission ce que l'on désirait qu'elle dît,
+tant dans son exposé que dans ses conclusions. On avait échoué, et son
+rapport était en ce moment l'objet de la délibération du conseil privé.
+Il faut convenir que cette pièce avait quelque chose de choquant pour le
+gouvernement, et pourtant ce n'était qu'une première attaque.
+
+L'empereur laissa parler tout le monde; on lui donna de fortes raisons
+en faveur du corps législatif, particulièrement l'archi-chancelier; mais
+personne ne voulait s'engager à lui répondre qu'il n'y avait pas quelque
+arrière-pensée de raviver des principes dont la profession avait causé
+tant de désordres [19]. Lorsque, dans le discours, on arrivait à ce
+point, chacun faisait un pas en arrière et témoignait de l'inquiétude,
+en disant qu'il ne répondait pas de ce qui pouvait être la suite de
+telle ou telle chose, etc.
+
+[19: On redoutait de la part du vice-président, M. Lainé, une direction
+révolutionnaire.]
+
+L'empereur s'était plaint souvent que toutes les discussions des
+conseils qu'il assemblait finissaient par prendre cette tournure; mais
+dans le cas dont il s'agit, la chose fut pire encore. Il semblait que
+l'on prévoyait une catastrophe, et que chacun cherchât autant à n'y
+point attacher son nom, qu'à se garantir de ses effets.
+
+L'empereur résuma la question, et demanda si, dans l'état des choses, la
+direction que prenait le corps législatif pouvait amener plus de mal que
+de bien. Il alla jusqu'à demander s'il pouvait être à craindre que, dans
+un cas de revers éprouvé à l'armée, ou de l'approche de la capitale par
+les ennemis, cette assemblée se déclarât permanente et s'emparât du
+gouvernement. Il demanda si on la croyait à l'abri d'une influence
+ennemie au dedans aussi bien qu'au dehors, et il ajouta ces paroles:
+«Parlez, messieurs, vous avez l'expérience de la révolution, vous avez
+vu où nous ont mené les bonnes intentions qu'avait l'Assemblée
+Constituante; celle-ci a-t-elle plus de moyens d'éviter de tomber dans
+des erreurs que n'en avait la première?»
+
+Personne n'osa l'affirmer, mais tout le monde la défendit contre la
+possibilité qu'elle cédât à une influence venant du dehors; que quant à
+une influence intérieure, elle existerait toujours; les événements seuls
+détermineraient la direction qu'elle prendrait.
+
+«Alors, repartit l'empereur, je n'ai aucun secours à en espérer,
+puisqu'elle-même attendra pour se décider que la fortune prononce.
+
+Qu'ai-je besoin de cette assemblée, si, au lieu de me donner de la
+force, elle ne me présente que des difficultés? C'est bien le moment,
+lorsque l'existence nationale est menacée, de venir me parler de
+constitutions et de droits du peuple. Dans un cas semblable à celui où
+se trouve l'État, les anciens étendaient le pouvoir du gouvernement, au
+lieu de le restreindre: ici au contraire on va perdre son temps en
+puérilités, pendant que l'ennemi s'approche. Je ne voulais pas m'en
+rapporter à mon opinion, mais puisque je vous vois pour la plupart du
+même avis que moi, mon parti est pris, et je vais ajourner une assemblée
+qui se montre si peu disposée à me seconder.»
+
+Il en signa le décret sur-le-champ, et me donna l'ordre de saisir tous
+les exemplaires du discours de la commission du corps législatif.
+
+Cette mesure fut prise un vendredi soir, et le lendemain samedi il en
+fut donné connaissance à chaque membre du corps législatif.
+
+D'après les ordres de l'empereur, je vis les membres de la commission.
+Ils vinrent sans doute chez moi avec de l'inquiétude, parce que l'on ne
+manqua sûrement pas de leur dire qu'ils allaient être victimes de
+quelques violences. J'avais un tout autre langage à leur tenir, et j'eus
+occasion de me convaincre que, si l'on en avait usé autrement qu'on
+avait fait, non seulement on aurait prévenu ce malheur, mais l'on aurait
+fait imprimer un grand mouvement à la nation au moyen d'un levier comme
+le corps législatif. On eût même découvert parmi ses membres beaucoup
+d'hommes à talents, dont l'administration publique commençait à éprouver
+le besoin, parce que la coterie qui disposait des places ne faisait de
+choix que dans le cercle de ses amis; ceux-ci amenaient les leurs, et
+ainsi de suite. J'étais déjà convaincu de cet abus depuis longtemps. Je
+fus particulièrement fort content des membres de la commission du corps
+législatif, il n'y avait pas de mauvaises intentions parmi eux. Il était
+bien déplorable qu'on eût manqué d'une aussi petite dose d'habileté que
+celle qu'il fallait pour rapprocher des idées, qui différaient si peu
+les unes des autres.
+
+L'ajournement du corps législatif produisit dans Paris autant d'effets
+divers qu'il y avait de cercles. Cet événement aurait paru inouï même
+dans des circonstances ordinaires, il le parut bien plus dans celles-ci.
+On avait rattaché quelques espérances à cette assemblée, on les voyait
+s'évanouir; tout le monde fut navré. On cherchait ce qui avait pu donner
+lieu à cette mesure, et comme on ne communiquait aucun détail qui en
+expliquât les motifs, les imaginations divaguèrent, ainsi que cela
+arrive toujours. On se disait: Il faut donc qu'il y ait quelque chose
+que nous ne savons pas, et que l'empereur ait eu avis de quelques
+projets semblables à celui du 23 octobre; autrement il n'aurait pas
+renoncé à tous les avantages qu'il pouvait retirer de cette assemblée.
+Cette opinion fut la plus commune; elle contribua à terrorifier les
+esprits qui avaient conservé quelque espoir.
+
+Le dimanche suivant, les membres du corps législatif vinrent prendre
+congé de l'empereur, dans les formes accoutumées, ainsi que cela était
+d'usage dans les cas ordinaires de session de clôtures.
+
+Ils furent introduits dans la pièce ou se trouvait l'empereur par M.
+l'archi-chancelier; l'on venait d'entendre la messe.
+
+L'empereur était descendu de l'estrade sur laquelle le trône était
+placé, pour s'approcher d'eux; il leur parla sans aigreur, et leur tint
+à peu près ce discours:
+
+«Messieurs les députés, vous allez retourner dans vos départements.
+C'est avec beaucoup de regret que j'ai reconnu que l'esprit d'agitation
+qui s'est manifesté parmi vous ne pouvait qu'aggraver les maux de
+l'État, au lieu de me donner les moyens d'en triompher. Je vous avais
+assemblés avec confiance, et comptais sur votre concours pour illustrer
+cette époque de notre histoire. Vous pouviez faire un grand bien en ne
+vous séparant pas de moi, et en me donnant toute la force dont j'ai
+besoin, au lieu de vous occuper de me disputer le pouvoir, ou de vouloir
+me renfermer dans des bornes que vous viendriez vous-mêmes me prier de
+reculer, lorsque vous auriez reconnu les funestes effets de vos
+discordes.
+
+«Le temps prouvera si les hommes qui vous ont poussés dans cette
+direction étaient mus par leur intérêt particulier ou par l'amour du
+bien général; je n'ai jamais été inaccessible à tout ce qui m'a été
+demandé en faveur de ce dernier, et si vous aviez des observations à me
+faire concernant les libertés publiques, ce n'était pas le moment d'en
+faire le sujet d'une question qui suspendait l'élan national dans une
+occasion où il était aussi essentiel de l'exciter.
+
+«D'ailleurs, qui vous a donné le droit de borner l'action du
+gouvernement dans un moment comme celui-ci? Avez-vous reçu de vos
+commettants le droit de mettre la légitimité du pouvoir en question?
+Est-ce de vous que je tiens celui dont je suis investi? Je ne tiens mon
+autorité que de Dieu et du peuple. Avez-vous oublié comment je suis
+monté sur ce trône que vous attaquez? Il y avait à cette époque-là une
+assemblée comme la vôtre; et si j'avais cru son autorité et son élection
+suffisante, pensez-vous que je manquasse de moyens pour réunir ses
+suffrages? Je n'ai jamais pensé qu'un souverain pût être légitimement
+élu de cette manière; c'est pourquoi j'ai voulu que le voeu qui m'était
+généralement exprimé, de revêtir l'autorité suprême, fût soumis à un
+vote national, donné par chaque individu; c'est comme cela que j'ai
+voulu monter au trône. Ce droit-là est bien autre chose que celui que je
+pourrais tenir de vous; et dans aucun cas il ne peut vous être permis
+d'en mettre l'authenticité en délibération; vos pouvoirs me sont
+subordonnés lorsque vous tendez à outrepasser ceux que vous avez reçus.
+Les droits du trône sont hors de vos atteintes, parce que le trône est
+indépendant de vous. Croyez-vous que j'appelle le trône un morceau de
+velours étendu sur des tréteaux? Vous êtes dans l'erreur: le trône
+consiste dans le voeu unanime de la nation. Je suis, comme empereur, le
+garant de son intégrité; je veux le conserver tel que je l'ai reçu,
+autrement il cesserait de me convenir, et ne serait plus fait pour moi.
+Si jamais il doit cesser d'en être ainsi, vous vous gouvernerez comme
+vous l'entendrez. Jugez-vous, et voyez quelles circonstances vous
+choisissez pour me susciter des embarras. N'aurait-on pas le droit de
+penser que vous servez nos ennemis? La position dans laquelle nous nous
+trouvons est difficile. Vous eussiez pu m'être d'un grand secours en ne
+vous séparant pas de moi. J'espère cependant qu'avec l'aide de Dieu et
+l'armée je m'en tirerai, si l'on me reste fidèle. Si je succombe, vous
+aurez de grands reproches à vous faire, et l'on ne pourra attribuer qu'à
+vous les malheurs qui désoleront la patrie. Vous verrez ce qu'il en
+coûte pour se fier à la foi punique: vous pourrez alors rappeler les
+Bourbons, il n'y a qu'eux qui pourront vous gouverner; puisque vous
+renoncez à défendre votre indépendance, ils ne seront pas obligés de la
+faire respecter.»
+
+Il y eut quelques députés qui répliquèrent à plusieurs parties du
+discours de l'empereur; il les écouta, mais ne reçut point leurs
+excuses, et persista dans ce qu'il leur avait dit.
+
+Cette audience dura un grand quart d'heure: ce fut la dernière qu'il
+donna au corps législatif.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXV.
+
+Opinion de l'archi-chancelier sur le renvoi du corps législatif.--Ce que
+Fouché pensait des corps délibérants.--Violation du territoire
+helvétique.--Les armées alliées pénètrent en France.--Genève.--Marche
+générale de l'invasion.--Il manque deux mois à l'empereur.
+
+
+L'empereur étant rentré dans ses appartements, fit appeler
+l'archi-chancelier, M. de Bassano et moi. Il n'était pas du tout animé
+contre le corps législatif; il se plaignait d'une manière générale que
+l'on ne pût parvenir à composer une assemblée qui marchât franchement
+dans le même sens que le gouvernement, qu'elle envisageait toujours
+comme ennemi, et il faisait remarquer que c'était en manifestant aussi
+les meilleures intentions au roi Louis XVI que petit à petit on l'avait
+conduit à l'échafaud. Il disait qu'il fallait que l'on eût perdu
+l'esprit, ou que l'on voulût amener les ennemis en France, pour se
+conduire ainsi; que, dans l'un comme dans l'autre cas, il était
+dangereux de laisser derrière soi un semblable état de choses, lorsqu'on
+était au moment de partir pour l'armée, où il y avait bien assez à faire
+sans se donner encore l'embarras de diriger une telle assemblée. Ayant
+demandé à l'archi-chancelier son avis, celui-ci lui répondit qu'il
+avait, depuis longtemps, manifesté son opinion sur les corps constitués,
+et qu'il persistait à croire qu'on aurait bien de la peine à s'en
+passer, mais qu'il n'approuvait pas l'opposition qu'avait montrée une
+partie du corps législatif; comme aussi il était d'avis que, si l'on s'y
+fût pris différemment, on aurait pu éviter une mésintelligence qui ne
+pouvait amener que des malheurs. Je n'avais pas la même expérience que
+M. l'archi-chancelier; l'empereur se souciait peu de mon opinion sur
+cette matière: aussi ne me la demanda-t-il point.
+
+Il répondit à l'archi-chancelier: «Que vouliez vous que je fisse avec un
+corps qui n'attend que le moment favorable pour troubler l'État? Il ne
+me laissait aucun côté par lequel je pusse éclairer les opinions; il ne
+m'offrait que de la mauvaise volonté. D'ailleurs, ajoutait-il, je me
+rappelle que M. Fouché, qui était lié avec tout ce monde-là, en avait
+cette opinion. Il m'a longtemps parlé de la nécessité de supprimer le
+corps législatif; il me disait que ses membres ne venaient à Paris que
+pour obtenir quelques faveurs pour lesquelles ils importunaient les
+ministres du matin au soir, se plaignant de n'être pas servis
+sur-le-champ; que, quand on les invitait à dîner, ils crevaient de
+jalousie en voyant l'opulence des maisons dans lesquelles ils étaient
+reçus, et qu'à la suite de tout cela, ils s'en retournaient dans leurs
+départements, persuadés que le gouvernement volait tout pour enrichir
+des favoris; que c'était là le langage qu'ils tenaient dans leurs
+sociétés, où ils étaient regardés comme des oracles au moment de leur
+retour.»
+
+L'empereur ajouta que M. Fouché ne pouvait pas être suspect lorsqu'il
+émettait une opinion comme celle-là, puisqu'il avait toujours professé
+des principes républicains. Néanmoins l'archi-chancelier persista dans
+son opinion.
+
+Le corps législatif avait ouvert la session le 21 décembre, et ce fut,
+je crois, le 1er janvier que son ajournement fut prononcé. Pendant ce
+court laps de temps, on avait appris la violation de la neutralité de la
+Suisse, et l'entrée des troupes de nos ennemis sur son territoire pour
+venir envahir le nôtre; la nouvelle en arriva vite à Paris par des
+courriers du commerce de Bâle. C'est le moment de rapporter que, lors de
+l'accumulation des troupes alliées dans le Brisgaw, les cantons suisses,
+auxquels la France avait demandé une explication sur la conduite qu'ils
+se proposaient de tenir dans le cas où les ennemis demanderaient le
+passage à travers le territoire helvétique, avaient répondu qu'ils
+feraient respecter leur neutralité, et avaient envoyé une députation
+pour assurer l'empereur de la fidélité de la Suisse, et de la résolution
+où elle était de ne pas souffrir qu'on violât son territoire. Cette
+députation était encore à Paris lorsqu'on y apprit ce qui s'était passé
+à Bâle.
+
+Les alliés avaient en effet donné au corps helvétique l'assurance qu'ils
+respecteraient ses frontières; mais l'intrigue était en mouvement là
+comme ailleurs. Elle tendit paisiblement ses réseaux; et, quand tout fut
+prêt, l'explosion eut lieu. La Suisse apprit tout à coup qu'elle n'était
+pas libre, mais que la coalition, jalouse de lui rendre son
+indépendance, allait la fouler avec un million de soldats [20]. Le
+général qui devait faire respecter le territoire des cantons, trouva que
+c'était peine superflue. «Les hautes puissances alliées avaient déclaré
+que la neutralité de la Suisse ne pouvait pas être reconnue dans les
+circonstances présentes, et que l'acte de médiation était annulé, avec
+toutes ses conséquences; des lors, l'objet par lequel l'armée fédérative
+avait été réunie n'existait plus. Il licencia ses troupes, et leur
+ordonna de rentrer dans leurs foyers.» L'acte était inouï, mais les
+contingents durent se retirer, et nous fûmes assaillis par la partie la
+plus vulnérable de nos frontières.
+
+[20: Les soussignés ont reçu l'ordre de leurs cours, de remettre à S.
+Exc. le landammann de la Suisse la déclaration suivante:
+
+La Suisse jouissait depuis plusieurs siècles d'une indépendance
+bienfaisante pour elle, utile à ses voisins, et nécessaire pour le
+maintien de l'équilibre politique. Le fléau de la révolution française,
+les guerres, qui depuis vingt ans ont détruit le bonheur de tous les
+états de l'Europe, n'ont pas épargné la Suisse. Ébranlée dans son
+intérieur, affaiblie par d'inutiles efforts pour s'opposer aux effets
+destructeurs du torrent, elle fut dépouillée par la France, qui se
+disait son amie, des plus importants boulevards de son indépendance.
+L'empereur Napoléon fonda enfin sur les ruines de la constitution
+fédérative helvétique, et sous un titre jusqu'alors inconnu, une
+puissance suprême formelle et permanente, incompatible avec la liberté
+de la confédération: avec cette antique liberté, respectée par toutes
+les puissances de l'Europe, le premier garant des relations amicales que
+la Suisse a entretenues jusqu'au jour de son oppression avec les autres
+puissances de l'Europe, la première condition d'une véritable
+neutralité. Les principes qui animent les souverains coalisés dans la
+guerre présente sont connus. Tout peuple qui n'a pas perdu le souvenir
+de son indépendance doit les reconnaître. Les souverains veulent que la
+Suisse participe de nouveau, avec l'Europe entière, à ce premier droit
+national, et obtienne, en recouvrant ses anciennes limites, le moyen de
+le soutenir. Mais ils ne peuvent reconnaître une neutralité qui, dans
+les relations actuelles de la Suisse, n'est que purement nominale. Les
+armées des puissances coalisées espèrent, en entrant sur le territoire
+suisse, ne rencontrer que des amis. LL. MM. s'engagent à ne pas poser
+les armes sans avoir assuré à la Suisse la restitution des pays arrachés
+par la France. Elles ne se mêleront pas de sa constitution intérieure,
+mais elles ne peuvent permettre qu'elle demeure soumise à une influence
+étrangère. Elles reconnaîtront sa liberté du jour où elle sera libre et
+indépendante; et elles attendent du patriotisme d'une nation
+respectable, que, fidèle aux principes qui, dans les siècles passés
+fondèrent sa gloire, elle ne refusera pas son accession aux nobles et
+généreuses entreprises, pour lesquelles les souverains et tous les
+peuples de l'Europe se sont réunis en cause commune. Les soussignés sont
+en même temps chargés de communiquer à S. Exc. le landammann, la
+proclamation et l'ordre du jour que le général commandant en chef la
+grande armée coalisée publiera, en entrant sur le territoire suisse. Ils
+se flattent que S. Exc. ne méconnaîtra pas, dans cette publication, les
+véritables intentions de LL. MM. II. envers la confédération helvétique.
+
+_Signé_, LEBZELTERN, Capo d'ISTRIA.
+
+20 décembre 1813.]
+
+Le prince Schwartzenberg commandait en chef les armées alliées; il avait
+amené avec lui la plus grande partie des troupes des ci-devant princes
+confédérés du Rhin, afin d'en tirer un meilleur parti; cette nombreuse
+armée arriva des plaines de Friedling en face de Huningue, à la tête du
+pont de Bâle, le 20 ou 21 décembre au matin, dans le moment même où
+l'empereur se rendait au corps législatif à Paris. Les Suisses n'avaient
+pas détruit le pont de Bâle, ils en avaient seulement enlevé les
+madriers, mais sans faire tomber les poutres dans le courant,
+c'est-à-dire, qu'en deux heures on pouvait tout rétablir; c'est ce qui
+arriva.
+
+Le prince Schwartzenberg se présenta lui-même à la tête du pont sur la
+rive droite, et demanda le passage au nom des souverains alliés.
+
+Il somma les Suisses de rétablir leur pont sous peine de voir incendier
+leur ville; il fut obéi: on replaça les madriers, on livra passage, et,
+pendant huit jours consécutifs, Bâle vit traverser son territoire par
+cette innombrable quantité de troupes qui venaient dévaster la France,
+tout en proclamant des principes de modération et d'humanité.
+
+Une partie de l'armée alliée, composée d'Autrichiens, traversa la Suisse
+pour venir déboucher par Genève; elle arriva devant cette place le jour
+même où le brave officier-général qui la commandait était attaqué
+d'apoplexie; la garnison n'était que de quinze cents hommes mal armés et
+la plupart vétérans. La population était nombreuse et une de celles qui
+accordaient le plus de confiance au langage des ennemis, en sorte qu'il
+fallait que la garnison contînt cette population, toute disposée à
+ouvrir ses portes.
+
+Les malveillants de Genève voyaient bien son impuissance; ils ne
+restèrent pas inactifs, et mirent tout en oeuvre pour déterminer
+l'officier qui commandait la garnison, à la place du général, à accepter
+une capitulation qui lui permettait de sortir avec les honneurs de la
+guerre; les autorités civiles étaient déjà retirées, l'officier céda, et
+la frontière se trouva de ce côté reculée jusqu'au fort de l'Écluse.
+
+L'empereur Alexandre, de son côté, établit d'abord son quartier-général
+à Bâle, et poussa un corps en Alsace; c'étaient les Bavarois qui nous
+témoignaient leur reconnaissance en venant rouvrir les blessures que
+nous avions reçues pour défendre leur indépendance.
+
+Ce corps bavarois était commandé par le même général Wrede, celui des
+officiers de toute l'armée bavaroise que l'empereur avait le plus
+affectionné. Il lui avait donné une terre de trente mille livres de
+rentes, qui se trouvait à sa disposition par suite du traité de paix de
+1809, et avait l'avantage d'être située dans la portion du territoire
+autrichien qu'acquit alors la Bavière.
+
+Wrede était un des hommes dont le caractère avait particulièrement plu à
+l'empereur; il aimait à le voir et à lui faire du bien. Le corps
+bavarois vint sommer Huningue, qui ne voulut entendre à aucune
+proposition; les ennemis en firent le blocus, et poussèrent une
+reconnaissance jusque vers Colmar, pendant que leur armée principale
+pénétrait en France par Alkirck, Béfort et Vesoul. Il y avait une
+garnison très faible dans Béfort, mais, en revanche, la population était
+très martiale: cette petite place fit une belle et vigoureuse défense.
+L'armée ennemie se porta de Vesoul à Langres, et attendit dans cette
+position que l'armée prussienne, qui avait passé le Rhin au-dessus et
+au-dessous de Mayence, c'est-à-dire à Oppenheim, à Worms et Manheim,
+pour la partie au-dessus, et depuis Bingen jusqu'à Coblentz, pour la
+partie au-dessous, fût réunie et arrivée sur la Moselle, et la
+communication établie entre elles pour se porter en avant.
+
+Cette armée prussienne, qui marchait sous les ordres du général Blucher,
+s'avança par Kaiserlautern, Saarbruck, Château-Salins, Saint-Avold; elle
+laissa Metz à sa droite, se porta par Vic sur Nancy, Pont-à-Mousson et
+Toul. Dans cette position, les armées ennemies étaient en ligne: elles
+n'auraient jamais osé faire un tel mouvement à travers tant de places,
+si l'empereur avait seulement eu le tiers de leurs forces, et que cette
+masse d'hommes eût été assez disponible pour qu'il pût de suite prendre
+l'offensive, en se jetant avec elle au milieu de ces mêmes places. Si la
+fortune lui avait laissé cette ressource, nous aurions vu bien des
+gloires anéanties, et ce triumvirat d'aigles qui venaient dévorer le
+nôtre, chassé par autant de routes qu'il était venu.
+
+Il faut convenir que l'empereur pouvait avoir cette armée, si l'on avait
+donné aux négociations d'Espagne l'activité qu'exigeait le danger qui
+avait déterminé à les ouvrir. On avait encore le temps de conclure et
+faire arriver les troupes; pourquoi ne saisit-on pas cette dernière
+planche de salut? on le verra tout à l'heure.
+
+L'empereur reçut la nouvelle de l'envahissement du territoire sur autant
+de points à la fois avec une fermeté imperturbable: «Il me manque deux
+mois, nous dit-il; si je les avais eus, ils ne l'auraient pas passé (le
+Rhin). Ceci peut devenir sérieux; mais je ne puis rien seul. Si l'on ne
+m'aide pas, je succomberai. L'on verra alors si c'est à moi que l'on en
+veut.»
+
+L'activité était grande partout; on travaillait de tous côtés; mais rien
+n'était achevé nulle part. L'envahissement vint glacer tous les
+courages. Ce ne fut pas tout; outre l'effet moral qu'il produisit, il
+eut encore l'inconvénient de diminuer nos moyens de toutes les
+ressources qu'offrent les populations belliqueuses de l'Alsace, de la
+Franche-Comté et de la Lorraine. C'était là le plus grand mal, et celui
+qui fut le plus vivement senti.
+
+La France entière était dans le plus grand calme; il n'y avait aucune
+étincelle d'agitation sur quelque point que ce fût: on souffrait, mais
+on était patient; on désirait la fin de tant de maux, sans que personne
+songeât aux désordres.
+
+L'empereur était satisfait de cet état de choses au dedans; mais il ne
+voyait pas les bataillons se grossir, et les ennemis s'avançaient.
+
+Il fit réunir sur Châlons-sur-Marne les troupes qui se retiraient par
+les deux routes de Metz et de Strasbourg, et en même temps il fit partir
+la garde impériale pour Arcis-sur-Aube.
+
+Le théâtre des opérations ne présentait pas encore d'autres points
+intéressants, comme cela eut lieu dans le courant de février et de mars.
+
+L'empereur était dans une position bien extraordinaire. Il avait de quoi
+former une bonne armée dans les places d'Allemagne qu'il occupait
+encore. Il avait des troupes dans quelques-unes de celles de la Hollande
+et de la Belgique, et depuis l'envahissement du territoire, on avait mis
+autant de garnisons que l'on avait pu dans les places de l'ancienne
+frontière. Indépendamment de huit mille hommes qui étaient dans Anvers,
+il y en avait dix mille dans Wesel, douze ou quinze dans Mayence. Il y
+avait en outre, en Italie, une armée qui était à peine assez forte pour
+se défendre; un petit corps occupait Rome, un autre défendait Florence;
+deux corps luttaient sur la frontière d'Espagne, l'un en Roussillon et
+l'autre sous Bayonne; enfin l'empereur, à la tête d'une petite armée,
+défendait Paris contre toute l'Europe, et faisait échec au roi presqu'à
+chacun de ses mouvements.
+
+Il n'y a que les premières puissances de l'Europe qui aient sous les
+armes autant de troupes que l'empereur en avait encore, éparses sur tous
+les points que je viens de nommer; s'il avait pu prendre l'offensive
+plus tôt, il se serait successivement fait joindre par toutes les
+garnisons, hormis celles qui se trouvaient si éloignées, qu'elles
+étaient devenues étrangères à la guerre.
+
+Il est triste qu'un héros qui luttait avec tant de force contre les
+revers n'ait pas été mieux secondé. J'ai déjà dit qu'on avait pris
+l'habitude de se reposer sur l'empereur du soin de tout faire et de
+penser à tout; il avait lui-même accoutumé tout le monde à cette manière
+de servir, de telle sorte que le plus souvent on agissait machinalement,
+parce qu'on ne faisait qu'exécuter à la lettre ce qu'il avait ordonné;
+cela plaisait d'autant plus que l'on était dispensé de travaux d'esprit
+et de combinaisons, et qu'il suffisait d'une prompte exactitude.
+
+Si l'empereur avait été aidé par un esprit capable de s'élever jusqu'à
+ses conceptions, toutes les troupes qu'il avait dans les places au-delà
+du Rhin auraient été mises en mouvement dès le mois de décembre, lorsque
+l'armée alliée s'approchait de la Suisse. Elles l'eussent été par une
+conséquence du principe qui a établi que les garnisons des places fortes
+sont destinées à tenir l'armée ennemie en échec, à la suite d'une
+bataille perdue, ou à favoriser un mouvement de l'armée qui agit pour
+elles. Il était raisonnable de supposer que les garnisons de toutes ces
+places auraient été réunies. Si cela eût été fait, elles eussent
+présenté une masse qui eût été suffisante pour attirer l'attention de
+l'armée ennemie et la rendre circonspecte, puisqu'elle n'avait accordé
+aucune considération à ces places prises isolément, et qu'elle les avait
+laissées derrière elle.
+
+Le ministre de la guerre n'ignorait pas que, depuis la perte de la
+bataille de Leipzig, il m'avait remis des lettres importantes pour les
+faire parvenir au maréchal Davout, à Hambourg, et que j'avais réussi en
+les faisant passer par l'Angleterre.
+
+Il n'était pas besoin d'un grand génie pour juger de ce qu'il y avait à
+faire dans cette circonstance pour servir l'empereur et la France; il ne
+fallait que se rappeler que ce prince avait mis moins de deux mois, en
+1806, pour se porter des bords du Mein sur l'Oder; qu'après avoir fait
+capituler en rase campagne l'armée prussienne entière, il était arrivé
+au-delà de la Vistule avant la fin du troisième mois de campagne, depuis
+son départ de Mayence.
+
+Il n'était donc pas impossible à ceux qui se trouvaient sur l'Oder et
+l'Elbe d'arriver sur le Rhin pendant les mois de décembre, janvier et
+février; la liberté des communications n'avait pas été assez gênée pour
+l'empêcher. Pourquoi ne le fit-on pas? c'est à ceux qui dirigeaient à
+répondre; quant à moi, je sais qu'il était tellement dans l'intention de
+l'empereur de faire faire ce mouvement, qu'il crut l'avoir ordonné, et
+qu'au mois de mars il me fit l'honneur de m'écrire et de me mander qu'on
+ne lui obéissait plus. C'est après avoir reçu cette lettre que le
+ministre de la guerre, M. le duc de Feltre, m'envoya des petites boules
+de papier à faire passer à tous les commandants des garnisons enfermées
+dans ces places. Ces ordres étaient écrits sur des bandelettes si
+petites, que, roulées, elles n'étaient pas plus grosses qu'une fève;
+j'eus l'indiscrétion d'en ouvrir une, elle ne contenait que ces mots:
+«Monsieur le général, l'empereur trouve que vous n'occupez pas assez les
+ennemis.» Je l'avoue, j'eus un chagrin mortel qu'on ne mandât que de
+pareilles choses à des généraux dont on eût pu tirer d'autres services.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVI.
+
+Le duc de Vicence est refusé aux avant-postes ennemis.--Des
+plénipotentiaires se réunissent à Châtillon-sur-Seine.--Murat.--Opinion
+de Napoléon sur ce prince; il ne peut croire à sa défection.--M. de La
+Vauguyon.--M. de Laharpe.--Conversation sur son élève.--Organisation de
+la garde nationale.
+
+
+Malgré toutes ces imprévoyances, l'armée alliée, à la tête de laquelle
+étaient les trois souverains principaux, ne s'approchait qu'avec une
+extrême circonspection, tant elle craignait que quelque manoeuvre
+imprévue ne vînt tout à coup porter la désorganisation dans ses
+colonnes. L'empereur resta encore un mois à Paris, où certainement il
+serait arrivé en quinze jours s'il avait été à la place des chefs de la
+coalition. Pendant ce temps, il acheva de réunir tous les moyens sur
+l'emploi desquels il pouvait compter; en même temps il fit partir M. le
+duc de Vicence pour le quartier-général de l'empereur Alexandre, plutôt
+pour satisfaire l'impatience de ceux qui étaient dans l'opinion qu'il ne
+tenait qu'à lui de faire la paix, que dans l'espérance que le duc
+parviendrait à ouvrir des négociations. Il lui donna des instructions
+qui peignent à la fois le désir qu'il avait de mettre fin à une guerre
+malheureuse, et la résolution bien arrêtée de descendre du trône plutôt
+que de souscrire une paix honteuse: «Monsieur le duc de Vicence, lui
+disait-il, je pense qu'il est douteux que les alliés soient de bonne
+foi, et que l'Angleterre veuille la paix; moi je la veux, mais solide et
+honorable. La France sans ses limites naturelles, sans Ostende, sans
+Anvers, ne serait plus en rapport avec les autres états de l'Europe.
+L'Angleterre et toutes les puissances ont reconnu ces limites à
+Francfort. Les conquêtes au-delà du Rhin et des Alpes, ne peuvent
+compenser ce que l'Autriche, la Russie, la Prusse ont acquis en Pologne,
+en Finlande, ce que l'Angleterre a envahi en Asie. La politique de
+l'Angleterre, la haine de l'empereur de Russie, entraîneront l'Autriche.
+J'ai accepté les bases de Francfort, mais il est plus que probable que
+les alliés ont d'autres idées. Leurs propositions n'ont été qu'un
+masque. Les négociations une fois placées sous l'influence des
+événements militaires, on ne peut prévoir les conséquences d'un tel
+système. Il faut tout écouter, tout observer. Il n'est pas certain qu'on
+vous reçoive au quartier-général: les Russes et les Anglais voudront
+écarter d'avance tous les moyens de conciliation et d'explication avec
+l'empereur d'Autriche. Il faut tâcher de connaître les vues des alliés
+et me faire connaître jour par jour ce que vous apprendrez, afin de me
+mettre dans le cas de vous donner des instructions que je ne saurais sur
+quoi baser aujourd'hui. Veut-on réduire la France à ses anciennes
+limites? C'est l'avilir.........
+
+«On se trompe si on croit que les malheurs de la guerre puissent faire
+désirer à la nation une telle paix. Il n'est pas un coeur français qui
+n'en sentît l'opprobre au bout de six mois, et qui ne la reprochât au
+gouvernement assez lâche pour la signer. L'Italie est intacte, le
+vice-roi a une belle armée; avant huit jours j'aurai réuni de quoi
+livrer plusieurs batailles, même avant l'arrivée de mes troupes
+d'Espagne. Les dévastations des cosaques armeront les habitants et
+doubleront nos forces. Si la nation me seconde, l'ennemi marche à sa
+perte; si la fortune me trahit, mon parti est pris, _je ne tiens pas au
+trône_. Je n'avilirai ni la nation, ni moi, en souscrivant à des
+conditions honteuses. Il faut savoir ce que veut Metternich. Il n'est
+pas dans l'intérêt de l'Autriche de pousser les choses à bout; encore un
+pas, et le premier rôle lui échappera. Dans cet état de choses, je ne
+puis rien vous prescrire. Bornez-vous pour le moment à tout entendre et
+à me rendre compte. Je pars pour l'armée. Nous serons si près, que vos
+premiers rapports ne seront pas un retard pour les affaires. Envoyez-moi
+fréquemment des courriers. Sur ce, etc.
+
+ NAPOLÉON.»
+
+ «Paris, le 4 janvier 1814»
+
+L'empereur avait deviné juste, les alliés ne voulaient qu'un simulacre
+de négociations. Le duc de Vicence ne put se faire admettre. Il s'arrêta
+à Lunéville, où étaient déjà les troupes ennemies, se mit en
+communication avec Metternich, et insista vainement pour obtenir d'aller
+plus loin. On allégua la marche que devaient suivre les affaires; on se
+retrancha sur la nécessité de s'entendre, de consulter, et on laissa le
+plénipotentiaire français se morfondre seize jours à Lunéville.
+
+Cependant l'empereur d'Autriche continuait de correspondre avec
+Marie-Louise, il l'assurait toujours de toute sa tendresse, et
+protestait que _quels que fussent les événement, il ne séparerait jamais
+la cause de sa fille et de son petit-fils, de celle de la France_. Comme
+cela pouvait avoir trait à des projets conçus par d'autres puissances en
+faveur des Bourbons, l'empereur chargea le duc de Vicence de faire une
+démarche confidentielle auprès de Metternich, et lui exposa de nouveau
+les vues, les considérations qui devaient le guider dans la discussion
+des grands intérêts qui lui étaient confiés. «La France devait conserver
+ses limites naturelles. C'était une condition _sine quâ non_. Toutes les
+puissances, l'Angleterre, continuait-il, avaient reconnu ces bases à
+Francfort. La France, réduite à ses anciennes limites, n'aurait pas
+aujourd'hui les deux tiers de la puissance relative qu'elle avait il y a
+vingt ans; ce qu'elle a acquis du côté des Alpes et du Rhin ne compense
+pas ce que la Russie, l'Autriche et la Prusse ont acquis par le seul
+démembrement de la Pologne; tous ces états se sont agrandis. Vouloir
+ramener la France à son ancien état, ce serait la faire déchoir et
+l'avilir. La France sans les départements du Rhin, sans la Belgique,
+sans Ostende, sans Anvers, ne serait rien. Le système de ramener la
+France à ses anciennes limites est inséparable du rétablissement des
+Bourbons, parce qu'eux seuls pourraient offrir une garantie du maintien
+de ce système, et l'Angleterre le sentait bien. Avec tout autre, la paix
+sur une telle base serait impossible, et ne pourrait durer. Ni
+l'empereur, ni la république, si des bouleversements la faisaient
+renaître, ne souscriraient jamais à une telle condition. Pour ce qui est
+de S. M., sa résolution est bien prise; elle est immuable. Elle ne
+laisserait pas la France aussi grande qu'elle l'avait reçue. Si donc les
+alliés voulaient changer les bases acceptées et proposer les anciennes
+limites, elle ne voyait que trois partis: ou combattre et vaincre, ou
+combattre et mourir glorieusement; ou enfin, si la nation ne le
+soutenait pas, abdiquer. Elle ne tenait pas aux grandeurs, elle n'en
+achèterait jamais la conservation par l'avilissement. Les Anglais
+pouvaient désirer de lui ôter Anvers, mais ce n'était pas l'intérêt du
+continent, car la paix ainsi faite ne durerait pas trois ans. Elle
+sentait que les circonstances étaient critiques, mais elle n'accepterait
+jamais une paix honteuse. En acceptant les bases proposées, elle avait
+fait tous les sacrifices absolus qu'elle pouvait faire; s'il en fallait
+d'autres, ils ne pouvaient porter que sur l'Italie et la Hollande. Elle
+désirait sûrement exclure le stathouder, mais la France conservant ses
+limites naturelles, tout pourrait s'arranger, rien ne ferait un obstacle
+insurmontable.»
+
+Les armées ennemies avaient continué leur mouvement, un tiers de la
+France était envahi, le duc de Vicence reçut du quartier-général ennemi
+l'autorisation de se rendre à Châtillon-sur-Seine, où s'acheminèrent
+aussi les ministres des souverains alliés, savoir: les lords Aberdeen,
+Cathcarsteward pour l'Angleterre, M. le comte Razoumowski pour la
+Russie, M. de Stadion pour l'Autriche, et M. de Humboldt pour la Prusse.
+
+L'empereur, comme je l'ai dit, s'attendait à la difficulté qui avait été
+opposée à M. de Caulaincourt; il hasarda cependant une démarche, et fit
+proposer une suspension d'armes. La coalition refusa, il ne fallut dès
+lors rien attendre que de son courage. L'empereur se disposa à prendre
+l'offensive avec une armée d'à peu près 60,000 hommes, contre environ 4
+à 500,000 qui agissaient sur le point où il se trouvait. Pour surcroît
+de malheur, le roi de Naples venait de jeter le masque. Cet événement
+fut accompagné de circonstances si pénibles qu'on ne peut se dispenser
+de les rapporter.
+
+Depuis le retour subit du roi de Naples dans ses États, la
+correspondance de ce pays, comme celle de Rome, ne parlait que des
+intelligences du gouvernement napolitain avec les agents du gouvernement
+anglais. L'empereur avait-il demandé des éclaircissements sur ces bruits
+étranges? je l'ignore, mais je le crois. Quant à moi, je ne lui laissai
+pas ignorer la moindre des particularités qui me venaient de tous côtés
+à ce sujet. Il répugnait à y croire; il me fit même un jour l'honneur de
+me dire qu'il ne pouvait pas ajouter foi à tout ce qu'on me rapportait,
+car M. Fouché, qu'il avait envoyé près du roi de Naples, non-seulement
+ne parlait pas dans ce sens, mais rendait au contraire témoignage des
+bons sentiments du roi, qu'il y ajoutait foi, d'autant plus que le
+prince lui écrivait et lui protestait de sa constance et de sa fidélité.
+
+L'empereur ajoutait: «Il n'a pas beaucoup d'esprit, mais il faudrait
+qu'il fût bien aveugle pour s'imaginer qu'il puisse rester là lorsque je
+ne serai plus, ou lorsqu'il m'aura manqué si je triomphe de tout ceci.»
+
+Néanmoins les lettres de Rome ne tardèrent pas à apprendre le passage
+par cette ville de M. Fouché, qui se rendait de Naples en Toscane, près
+de la princesse Éliza: très peu de jours après, elles annoncèrent
+l'entrée des troupes napolitaines à Rome, ayant à leur tête le général
+Carascosa, et le général La Vauguyon, qui commandait la garde du roi de
+Naples.
+
+Ce dernier signifia aux autorités françaises l'ordre de cesser leurs
+fonctions, qu'il prenait possession de la ville de Rome et de son
+territoire au nom du roi de Naples.
+
+Les autorités civiles évacuèrent Rome, et se retirèrent sur Florence; le
+général Miollis, qui gouvernait la place, se renferma dans le château
+Saint-Ange, avec une partie des troupes qui occupaient les états
+romains: le reste prit la route de Toscane.
+
+Le général La Vauguyon, qui figurait dans cette défection, est fils de
+l'ancien ambassadeur de France en Espagne sous Louis XVI.
+
+Le roi d'Espagne donna l'hospitalité à cette famille, et la combla de
+biens pendant les orages révolutionnaires. Il avait placé ce général La
+Vauguyon, encore enfant, dans ses armées. En 1807 celui-ci quitta le
+service d'Espagne; il vint joindre l'armée française après la bataille
+d'Eylau, et demanda du service. On ne lui devait rien assurément;
+cependant l'empereur le fit placer comme aide-de-camp à la suite du roi
+de Naples, qui était alors grand-duc de Berg; il lui rendit une portion
+des biens de sa famille qui n'avaient pas été vendus, et, qui plus est,
+fit des avantages pécuniaires considérables à M. de Carignan, parce
+qu'il épousait une demoiselle de La Vauguyon. L'année suivante, M. de La
+Vauguyon suivit le grand-duc de Berg à Naples, et témoigna enfin à
+l'empereur sa reconnaissance en se mettant à la tête des troupes qui
+marchaient contre nous.
+
+Le roi de Naples ne s'en tint pas à l'occupation de Rome; il poussa en
+Italie, joignit ses troupes à celles des Autrichiens qui attaquaient le
+prince Eugène, et n'eut pas honte de souiller, par cette conduite
+sacrilège, le territoire qui avait été le berceau de sa gloire.
+
+Ce prince voulait passer pour un Bayard; il affectait la loyauté,
+courait après le danger, prodiguait sa vie, et cherchait à fixer
+l'attention jusque par son costume. Jamais acteur tragique n'eut de mise
+semblable: les habits à la Henri IV, à la Tancrède, ne lui suffisaient
+pas; il fallait chaque jour qu'il imaginât quelque accoutrement nouveau.
+Il était malheureux qu'une soeur de l'empereur, belle, spirituelle, qui
+savait se faire aimer, eût voulu, presque malgré sa famille, unir sa
+destinée à celle d'un homme dont le mérite ni la réputation, à l'époque
+où elle l'épousa, n'avaient rien de bien transcendant. Cette alliance
+l'avait élevé à la couronne, et cependant il n'était pas satisfait. Que
+lui fallait-il donc? qu'espérait-il en s'armant contre son bienfaiteur?
+
+Les événements commençaient à se presser; l'empereur jugea qu'il ne
+pouvait plus longtemps rester à Paris. Avant son départ, j'eus à
+l'entretenir d'une demande de passeport qui m'avait été faite par M. de
+La Harpe, ancien instituteur de l'empereur Alexandre, puis membre du
+directoire de la république helvétique, qui désirait aller en Suisse. Je
+lui en rendis compte, et fus autorisé à le délivrer.
+
+M. de La Harpe vint me voir; nous causâmes beaucoup de la Russie et de
+son élève. Je ne lui cachai point que j'étais persuadé qu'il le verrait
+en passant par Troyes, où il serait probablement lorsqu'il y arriverait
+lui-même. Je lui dis que la guerre semblait avoir réservé un beau rôle à
+l'empereur Alexandre, et lui avait ménagé une occasion d'offrir une paix
+aussi généreuse que celle qu'il avait reçue à Tilsit, lorsque la
+position de ses affaires était désespérée; qu'il ne pouvait pas ignorer
+que c'était le voeu du pays qu'il avait inondé de ses soldats, et qu'à
+moins d'être insensé on ne pouvait pas croire que l'empereur Napoléon ne
+désirât pas mettre fin à la guerre; sans doute, il ne se fiait pas
+beaucoup au langage dont les armées ennemies se faisaient précéder; mais
+que moi qui connaissais particulièrement la sincérité de ses voeux pour
+la paix, je ne pouvais concevoir que le plus mauvais augure du peu de
+grâce avec laquelle on avait accueilli M. le duc de Vicence, lorsque
+l'Europe se souvenait encore de la manière dont l'empereur avait agi
+avec Alexandre, lorsque celui-ci, après avoir repassé le Niémen, à la
+suite de la bataille de Friedland, crut n'avoir eu rien de mieux à faire
+qu'à demander la paix.
+
+Je dis entre autres choses à M. de La Harpe que je souhaitais me
+tromper, mais que je ne pouvais me défendre de la pensée que l'empereur
+Alexandre avait banni de son coeur tout sentiment de générosité, qu'il
+avait épousé de nouveau tous les projets qu'il avait formés en 1805,
+lorsqu'il s'était fait le moteur de l'agression dont nous avions failli
+être les victimes, et que, quoi qu'il m'eût paru les avoir franchement
+abandonnés après Tilsit, il était à croire qu'il les avait repris.
+J'ajoutai qu'avant de faire la guerre de 1812, l'empereur Napoléon
+n'avait pas cessé de témoigner à l'empereur Alexandre son désir de ne
+pas rompre une harmonie qui avait été heureusement rétablie, et
+qu'assurément, dans la situation où les événements l'avaient jeté, ce ne
+serait pas lui qui apporterait des obstacles à la paix.
+
+M. de La Harpe défendait l'empereur Alexandre d'un soupçon aussi
+injurieux; il en disait sa manière de penser franchement, et a dû bien
+réfléchir à notre entretien depuis que les événements ont justifié mes
+conjectures.
+
+Avant de quitter la capitale, l'empereur voulut terminer l'organisation
+de la garde nationale de Paris, qu'il s'était décidé à appeler aux
+armes. Cette question était le sujet de fréquentes discussions et de
+beaucoup d'objections, en ce que tout le monde observait que la garde
+nationale de Paris avait été le moyen le plus puissant dont les
+agitateurs politiques n'avaient cessé de disposer pendant la révolution,
+et qu'il était dangereux de le leur remettre de nouveau entre les mains.
+À la vérité la situation n'était pas la même; de plus on se flattait que
+les temps étaient changés. Sous ce dernier rapport on était dans une
+trop grande sécurité; mais la nécessité où l'on était d'avoir recours à
+la population pour la défense de la capitale, faisait que l'on s'abusait
+sur quelques vérités dont au fond l'on était convaincu; d'ailleurs on
+était moins opposé à la levée de la garde nationale de Paris,
+qu'embarrassé de la composer d'hommes qui ne laissassent rien à craindre
+en cas d'agitation, et qui fussent disposés à la fois à défendre leurs
+murailles et à faire respecter leurs domiciles.
+
+Ces deux qualités étaient à peu près impossibles à réunir, parce que
+l'espèce d'hommes qui convenait à la défense de la ville, était celle
+qui est toujours généreuse, qui prodigue ses efforts et son sang; c'est
+la moins opulente, celle qui n'a rien à perdre, et chez laquelle
+l'honneur national parle toujours haut; mais on la considérait comme
+dangereuse pour la classe opulente et les propriétaires, et on était
+d'avis de l'éloigner de la formation des cadres.
+
+Les opinions étaient tellement partagées là-dessus que l'empereur ne
+voulut ni renoncer à l'emploi d'un moyen dont il avait besoin, ni le
+mettre en usage sans avoir entendu d'avance tous les avis et jugé
+lui-même les différences qu'il y avait entre toutes les opinions. Il
+réunit à ce sujet un conseil privé qui était composé comme ceux dont
+j'ai déjà eu occasion de parler; il était d'environ dix-huit ou vingt
+personnes [21]. L'empereur y posa la question de la nécessité de lever
+la garde nationale de Paris, et laissa un libre cours à toutes les
+observations qui furent développées sur les inconvénients qui pourraient
+résulter du réarmement de cette partie de la population. On parla
+beaucoup sur ce point; on rappela tout ce que la garde nationale de
+Paris avait fait aux époques marquantes de la révolution, et l'on était
+généralement de l'avis de ne la point armer, à quoi l'empereur répondait
+qu'il y avait nécessité absolue, que conséquemment les observations ne
+devaient porter que sur le choix à mettre dans sa composition, mais que
+sa réunion était urgente.
+
+[21: Les princes de la famille, les trois dignitaires, les ministres,
+les ministres d'État, les présidents des sections du conseil d'État, le
+président du sénat, le grand-maître de l'université, le premier
+inspecteur de la gendarmerie.]
+
+Il laissa encore parler une bonne heure, puis il mit la proposition aux
+voix; une chose remarquable, c'est que tous les membres du conseil, qui
+avaient acquis de la célébrité dans la révolution, furent d'abord d'avis
+de ne point lever la garde nationale de Paris, et qu'ensuite, obligés de
+se rendre sur ce point, ils conseillèrent de ne point mettre de choix
+dans la composition des cadres. Les autres membres du conseil opinèrent
+pour la levée de la garde nationale, en surveillant la nomination des
+chefs qui devaient commander cette milice urbaine. L'empereur adopta cet
+avis; il ordonna en conséquence la mise en activité de la garde
+nationale de Paris: je n'eus plus qu'à exécuter des dispositions qui
+avaient été prises à l'avance. Il était trois heures du matin lorsque le
+conseil se sépara.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVII.
+
+M. de Talleyrand.--L'empereur refuse de le faire enfermer.--Propos qu'on
+lui attribue.--Présentation des officiers de la garde nationale.--Le roi
+de Rome.--Allocution de l'empereur aux officiers de la garde
+nationale.--Effet qu'elle produit.
+
+
+On ne cessait d'entretenir l'empereur des menées de M. de Talleyrand; on
+précisait des faits, on indiquait des intrigues; on faisait remarquer
+les fatales conséquences que trop de longanimité pouvait avoir.
+L'empereur écoutait, s'indignait de l'audace du diplomate, sans pouvoir
+se décider à sévir. La question lui paraissait trop grave pour être
+résolue autrement que par la victoire, il crut sans doute pouvoir
+laisser aller des intrigues que la fortune étoufferait. Un homme qui lui
+était tout dévoué, essaya de le faire revenir de cette erreur. «Vous
+n'avez pas de faits, à la bonne heure; mais vous ne pouvez, lui dit-il,
+vous faire illusion sur les projets qui roulent dans sa tête. L'occasion
+est trop forte, il y succombera. Quand M. de Sartine voyait approcher
+une fête, une cérémonie qui devait attirer la foule, il mandait les
+personnages équivoques que contenait sa vigilance: «Je n'ai pas de
+reproche à vous faire, leur disait-il, mais demain peut-être vous en
+mériteriez. L'habitude pourrait reprendre son empire, vous succomberiez
+à la tentation; je serais obligé de sévir; pour vous et pour moi,
+prévenez une chute fâcheuse, et rendez-vous à telle maison d'arrêt.» Ils
+obéissaient, tout se passait avec calme, et personne n'était compromis.
+L'empereur applaudit à l'expédient sans vouloir l'employer. «Jamais,
+dit-il au dignitaire qui le lui insinuait, jamais je ne donnerai les
+mains à la perte d'un homme qui m'a longtemps servi.» En revanche, il ne
+lui épargna pas les reproches. Un jour, après la messe, M. de Talleyrand
+étant dans le salon où étaient aussi M. l'archi-chancelier, le prince de
+Neufchâtel et moi, l'empereur s'échauffa, et lui dit les choses les plus
+amères. M. de Talleyrand soutint cette pénible scène avec sang-froid;
+l'empereur fut sur le point d'adopter les mesures violentes qu'il avait
+repoussées jusque-là. «Nous allons voir, dit-il dans un mouvement de
+vivacité: faites entrer M. de Bassano.»
+
+Malheureusement le duc était sorti; on ne le trouva point, l'empereur se
+calma, et le prince de Bénévent en fut quitte pour l'orage qu'il venait
+d'essuyer. Mais le souverain avait laissé échapper des paroles de colère
+contre lui: les rapports ne s'arrêtèrent plus; chaque jour, il lui
+revenait quelque propos coupable. La chose en était venue au point que,
+le lendemain du jour où l'on avait tenu le conseil relatif à la mise en
+activité de la garde nationale, on lui rapporta un prétendu propos de
+bourse qui avait fait un moment baisser les fonds. On racontait
+qu'immédiatement après la sortie du conseil, il avait été dit chez M. de
+Talleyrand, qu'il n'y avait que les jacobins qui n'avaient pas voulu que
+l'on armât les citoyens de Paris, parce qu'ils se proposaient encore de
+faire des leurs. Ce propos pouvait bien être vrai; mais il n'avait
+certainement pas été tenu par M. de Talleyrand, dans la circonstance où
+on le lui attribuait. Je voulus m'assurer du fait, et il fut constaté
+que, lorsqu'il était rentré, c'est-à-dire à trois heures du matin, il
+n'y avait plus personne chez lui [22], qu'il se coucha en arrivant, et
+que le lendemain la bourse était fermée avant que l'on eût ouvert les
+rideaux de son lit.
+
+[22: Ce fut madame de Brignolet qui sortit la dernière du salon de M. de
+Talleyrand, plus d'une heure avant qu'il revînt des Tuileries.]
+
+Après la scène dont je viens de rendre compte, M. de Talleyrand ne fut
+plus autorisé à rien attendre de l'empereur. Il brûla ses papiers, fit
+disparaître tout ce qui pouvait le compromettre, et redoubla d'efforts
+pour échapper au sort que ses menées lui avaient fait.
+
+L'empereur resta encore dix ou douze jours à Paris pour recevoir le
+serment de fidélité des officiers de la garde nationale. La cérémonie
+eut lieu dans le salon dit des Maréchaux.
+
+Pendant la messe, madame de Montesquiou, gouvernante du roi de Rome,
+reçut ordre de porter ce jeune prince dans l'appartement de l'empereur.
+Elle le fit; l'office divin continua, et, quand il fut près de sortir de
+la chapelle, l'empereur l'envoya de nouveau avertir d'amener l'enfant
+jusqu'à la porte du salon qui communique immédiatement à celui des
+Maréchaux, et de faire en sorte d'entrer dans celui-ci en même temps
+qu'il y entrerait lui-même, en venant de la chapelle par la porte
+opposée.
+
+La messe achevée, l'empereur emmena l'impératrice, qui d'ordinaire
+marchait avant lui. Il entra dans le salon des Maréchaux; la porte
+opposée à celle par laquelle il arrivait s'ouvrit, et l'on vit entrer
+madame de Montesquiou, qui portait le jeune roi sur ses bras; personne
+n'était prévenu, et on ne devinait pas ce que cela voulait dire.
+
+L'empereur le fit poser à terre, et le prenant par une main, tandis que
+sa mère le tenait de l'autre, il s'avança au milieu du cercle des
+officiers de la garde nationale, qui garnissaient le pourtour du salon
+des Maréchaux; la singularité de ce spectacle, autant que le respect
+qu'il imprimait, avait établi un silence absolu.
+
+L'empereur parla en ces termes: «Messieurs les officiers de la garde
+nationale de la ville de Paris, j'ai du plaisir à vous voir réunis
+autour de moi. Je compte partir cette nuit pour aller me mettre à la
+tête de l'armée. En quittant la capitale, je laisse avec confiance au
+milieu de vous ma femme et mon fils, sur lesquels sont placés tant
+d'espérances. Je devais ce témoignage de confiance à tous ceux que vous
+n'avez cessé de me donner dans les époques principales de ma vie. Je
+partirai avec l'esprit dégagé d'inquiétudes, lorsqu'ils seront sous
+votre garde. Je vous laisse ce que j'ai au monde de plus cher après la
+France, et le remets à vos soins.
+
+«Il pourrait arriver toutefois que, par les manoeuvres que je vais être
+obligé de faire, les ennemis trouvassent le moment de s'approcher de vos
+murailles. Si la chose avait lieu, souvenez-vous que ce ne pourra être
+l'affaire que de quelques jours, et que j'arriverai bientôt à votre
+secours. Je vous recommande d'être unis entre vous, et de résister à
+toutes les insinuations qui tendraient à vous diviser. On ne manquera
+pas de chercher à ébranler votre fidélité à vos devoirs, mais je compte
+sur vous pour repousser toutes ces perfides instigations.»
+
+L'empereur était ému en parlant aux officiers de la garde nationale, et
+il était au moment de terminer son discours, lorsque, prenant lui-même
+son fils entre ses bras, il le promena ainsi devant le cercle des
+officiers de la garde nationale, qui ne purent résister à ce spectacle,
+et qui éclatèrent par des milliers de cris de _vive l'empereur! vive
+l'impératrice! vive le roi de Rome!_ Il resta longtemps au milieu d'eux
+après que l'impératrice et le roi de Rome furent rentrés dans leur
+appartement; il ne pouvait qu'être satisfait et plein d'espérances, en
+voyant tant d'élan; dans le fait, les idées de tout ce qui était là
+étaient bien éloignées de ce qu'on a vu arriver moins de deux mois et
+demi plus tard.
+
+Le soir, l'empereur avait chez lui les personnes qui jouissaient de la
+faveur des entrées particulières, c'était le 21 janvier 1814; il se
+retira de bonne heure, en disant à ceux qui étaient près de lui: «Au
+revoir, messieurs; nous nous reverrons peut-être.» J'avais l'honneur
+d'être chez lui ce soir-là: il m'accabla de tristesse, parce qu'il me
+fit l'effet de quelqu'un qui fait un dernier adieu.
+
+La régence et son conseil avaient été organisés dans la même forme que
+pendant la campagne précédente; l'empereur partit à minuit pour se
+rendre à Châlons-sur-Marne.
+
+À aucune époque de l'histoire, la France ne s'était trouvée dans une
+position aussi critique; il est inconcevable qu'avec une armée aussi peu
+considérable, l'empereur ait tenu en échec pendant autant de temps des
+forces ennemies qui n'avaient qu'à marcher franchement pour arriver à la
+capitale, et il faut croire que si elles ne l'ont pas fait d'abord,
+c'est parce qu'elles voulaient faire concorder les progrès de leurs
+opérations militaires avec quelques projets de désorganisation du
+système de gouvernement qui était établi en France. J'ai toujours cru
+particulièrement que l'empereur avait pénétré leurs desseins sous ce
+rapport, et que c'était là en grande partie la raison pour laquelle il
+n'avait jamais voulu croire à aucune disposition de paix de leur part,
+comme aussi j'ai cru m'apercevoir que c'était alors qu'il regrettait de
+ne l'avoir pas faite à Dresde avant que l'empereur de Russie eût acquis
+cette influence qui l'avait rendu l'arbitre des volontés de toutes les
+puissances de l'Europe.
+
+À peine le ministre anglais Castlereagh avait-il quitté l'Angleterre
+pour se rendre à l'armée alliée, que l'on vit les princes de la maison
+de Bourbon se mettre en mouvement. M. le comte d'Artois suivit la même
+route que M. Castlereagh, et vint jusqu'à Vesoul, en Franche-Comté; son
+fils aîné, M. le duc d'Angoulême, vint par mer au quartier-général du
+marquis de Wellington, qui était à Saint-Jean-de-Luz, près Bayonne; et
+son second fils, M. le duc de Berry, vint à l'île de Jersey sur la côte
+de Normandie et de Bretagne. La présence de ces princes sur le
+territoire donna à penser sérieusement sur les projets des ennemis,
+comme aussi elle fournit la preuve de la résolution où l'on était de ne
+point se prêter aux instances des ennemis pour un changement de
+gouvernement.
+
+Il y avait avec chacun des princes un ou deux Français émigrés, qui
+essayaient de leur faire des partisans, et de réchauffer dans les
+esprits l'ancien attachement des Français pour la maison de Bourbon;
+mais ils n'obtenaient aucun succès, comme on le verra par les détails
+que je vais donner.
+
+Ils avaient si peu de partisans en France, que tout le monde
+s'empressait de les desservir sous main. M. de Talleyrand lui-même était
+un de ceux qui étaient le plus assidus à m'envoyer tout ce qu'il
+apprenait des alentours de M. le comte d'Artois, et des mouvements que
+se donnait le marquis de Lasalle, qui était en exil à
+Châtillon-sur-Seine, d'où il courait toute la Bourgogne pour l'agiter.
+
+J'étais parvenu à avoir un agent très près du duc d'Angoulême, et
+j'avais connaissance de presque tous les rapports qu'il adressait au
+roi; assurément ils n'étaient pas satisfaisants, et ne présentaient pas
+grande espérance. L'empereur fut informé de cet état de choses, et il
+fit sans doute demander à Châtillon des explications sur une conduite
+qui devait faire suspecter les intentions où on lui disait être de
+vouloir la paix. Il paraît qu'il fut écouté, puisqu'on lui fit répondre
+que les alliés avaient signifié aux princes de la maison de Bourbon
+l'ordre de se retirer. Ces menées eurent un effet fâcheux pour les
+alliés; on entrevit leurs intentions, on perdit la confiance que l'on
+avait eue jusque-là dans leur langage, et vraisemblablement si l'on
+avait obtenu un succès, que l'on eût eu un peu de temps, on aurait
+réveillé la nation, qui commençait à s'apercevoir que les ennemis la
+trompaient.
+
+Schwartzenberg s'avançait sur Paris par la route de Bourgogne, Blucher
+arrivait par celle de la Champagne. J'eus peur pour le pape, qui était
+encore à Fontainebleau, et je me hâtai de demander à l'empereur la
+conduite que je devais tenir dans cette circonstance.
+
+L'empereur venait d'apprendre de nouveaux détails sur la conduite du roi
+de Naples, qui avait joint ses troupes à celles des Autrichiens, et qui
+marchait lui-même contre le vice-roi d'Italie. Il m'ordonna de faire de
+suite repartir le pape et les cardinaux pour Rome, en évitant de les
+faire passer par des contrées déjà occupées par les alliés, et d'écrire
+au vice-roi d'Italie, ainsi qu'au prince Borghèse, pour leur faire part
+de cette disposition. Le saint Père passa par le Berri et Toulouse, puis
+Avignon, Grenoble, Chambéry. Les cardinaux le suivirent. Tout ce cortège
+fut remis aux avant-postes autrichiens vers Parme, et arriva juste à
+Rome pour en expulser toutes les autorités napolitaines; l'opération
+était bonne, mais elle aurait dû être faite deux mois plus tôt.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXVIII.
+
+Arrivée de l'empereur à l'armée.--Affaire de Brienne, de Champeaubert,
+etc.--Prise de La Fère, de Soissons.--Le maréchal Victor.--Conséquences
+de son inaction.--Nouvelle députation des traîtres à l'empereur
+Alexandre.--Situation de Paris.
+
+
+L'empereur, en arrivant à Châlons, avait fait attaquer de suite l'armée
+prussienne, qui s'avançait par la route de Toul, et il l'avait menée
+battant jusqu'au-delà de Saint-Dizier; mais pendant ce mouvement,
+l'armée russe et autrichienne qui s'avançait par la route de Troyes,
+poussa jusqu'au confluent de l'Yonne et de la Seine, passa la première
+de ces rivières sur le pont de Montereau, et poussa un corps de huit à
+dix mille hommes jusqu'à Fontainebleau, où il entra.
+
+Les troupes que l'on avait tirées de l'armée d'Espagne se trouvaient
+heureusement au moment d'arriver. On leur envoya l'ordre de traverser
+Orléans et Étampes, pour passer sur la route de Paris à Fontainebleau;
+les ennemis ne les attendirent pas, ils se retirèrent par le même chemin
+qu'ils étaient venus.
+
+L'empereur, après avoir poussé au-delà de Saint-Dizier, fit une marche
+par sa droite pour venir tomber sur les derrières de tout ce qui s'était
+avancé sur Paris par la route de la Bourgogne; les ennemis avaient
+eux-mêmes fait un mouvement pour venir à sa rencontre, et il y eut un
+combat très sérieux à Brienne, qui fut emporté sur les ennemis, qui le
+reprirent presque aussitôt. Il y eut un désordre et un incendie presque
+total de Brienne, à la manière des Russes. La résistance que l'on trouva
+à Brienne fit perdre à l'empereur un temps qu'il espérait employer à
+d'autres opérations. Le corps du général Blucher s'était réorganisé; il
+n'avait pas été très maltraité, il se porta de nouveau sur Châlons, où
+il prit l'ancienne route de Paris, qui mène par Étoge et Montmirail.
+Cela obligea l'empereur à se rapprocher de la Seine, pour avoir au moins
+un de ses flancs à couvert. Dans cette position, il fut joint par les
+troupes qui venaient d'Espagne; c'est avec elles et sa garde qu'il
+partit à l'improviste, en laissant les maréchaux Macdonald et Oudinot
+pour imposer aux ennemis. Il passa par la traverse de Coulommiers à
+Sézanne, et vint prendre en flanc les corps russe et prussien qui
+étaient en pleine marche sur Paris. Ce fut ce mouvement qui donna lieu
+aux deux actions de Champeaubert et de Montmirail, où l'empereur mit en
+pièces le corps russe de Sacken, ainsi qu'un corps prussien, qui sans
+cela auraient pu être à Paris le 15 février. Il les poursuivit
+jusqu'au-delà de Château-Thierry. On fit, dans ces deux journées, dix à
+douze mille prisonniers, que l'on amena à Paris. La population des
+cantons sur lesquels on s'était battu se livra à toute sorte de fureurs
+et de vengeances sur les ennemis épars; elle en fit un grand massacre,
+et il n'y a nul doute que, si l'on avait eu des armes à donner, il en
+aurait été de même d'un bout de la France à l'autre.
+
+Les ennemis se retirèrent de Château-Thierry, partie sur Épernay, d'où
+ils gagnèrent Châlons, et partie sur Soissons, qui venait d'être enlevé.
+Les troupes ennemies qui avaient passé le Rhin vers Wesel et Cologne,
+après avoir traversé la Belgique, étaient entrées en France par Liège et
+Beaumont, s'avançaient par Rethel, Reims et Soissons. L'empereur avait
+ordonné qu'on armât cette dernière place, qui depuis plus de deux
+siècles n'était plus regardée comme un poste militaire. On y avait mis à
+la hâte quelques pièces de canon que l'on avait tirées de La Fère, et, à
+l'aide de quelques palissades, on avait organisé une défense passable;
+mais déjà le mauvais génie était dans nos armées: partout où l'empereur
+n'était pas, nous ressemblions aux armées que nous avions si souvent
+dissipées comme de la poussière.
+
+Les ennemis s'approchèrent de l'Aisne; ils sommèrent la place de La
+Fère, qui se rendit en effet, sous le prétexte inconcevable qu'elle
+n'était point une place de guerre, mais une école d'artillerie; qu'elle
+ne devait pas compromettre les habitants ni leurs propriétés par une
+défense que ne comportaient ni le rang ni l'état de la place. Les
+ennemis y trouvèrent de quoi venir réduire Soissons, qu'ils prirent de
+vive force et livrèrent au plus affreux pillage. Cet événement contraria
+beaucoup l'empereur; il y marcha sur-le-champ, parce qu'il était encore
+sur les lieux. Il y remit une garnison avec du canon, et partit de suite
+à marches forcées pour déborder le flanc droit de la grande armée
+ennemie, qui s'était portée en avant aussitôt qu'elle avait su
+l'empereur parti pour Montmirail. Les deux maréchaux chargés de la
+contenir avaient sagement pris le parti de se retirer sans se
+compromettre. L'empereur les joignit vers Provins; il fit attaquer
+Montereau-sur-Yonne, l'emporta de vive force, fit rétablir le pont et
+poursuivre l'ennemi avec vigueur sur la route de Sens. Pendant ce
+temps-là, le corps du maréchal Victor, qui, par la direction qu'on lui
+avait donnée, arrivait à Bray-sur-Seine, au-dessous de Nogent, avait
+ordre de passer la rivière tout en arrivant, et de se porter sur la
+grande route de Sens, déjà obstruée par les colonnes ennemies, qui se
+retiraient. Il n'y a nul doute que, si ce corps d'armée avait exécuté ce
+qui lui avait été ordonné, la grande armée ennemie aurait été mise dans
+un désordre affreux, et aurait perdu un nombre prodigieux de
+prisonniers. Les officiers d'état-major de l'armée ennemie en sont
+convenus eux-mêmes quelque temps après, et ont même ajouté qu'il y avait
+eu un moment d'hésitation si l'on n'ordonnerait pas de se rapprocher du
+Rhin; mais que, lorsqu'on vit que les troupes françaises qui devaient
+agir sur la haute Seine ne la passaient pas, on avait pris le parti de
+suspendre toute résolution de retraite, et que l'on était parvenu à
+remettre de l'ordre dans l'armée.
+
+On m'a rapporté depuis que ce fut à ce moment-là qu'il arriva au
+quartier-général de l'empereur Alexandre une nouvelle députation des
+traîtres dont une ville comme Paris a toujours le malheur d'être
+empoisonnée; on m'a dit que l'empereur Alexandre avait hésité à se
+prêter aux vues qu'on lui proposait, tant cela lui paraissait odieux.
+
+Pourquoi le corps du maréchal Victor n'a-t-il pas fait son devoir? Ce
+n'est pas sans doute par mauvaise intention, mais bien probablement, ou
+pour le dire sans contester aucune des bonnes qualités de ce général,
+parce qu'il n'était pas pénétré de la position des ennemis, ni de celle
+de l'empereur, ni par conséquent de l'importance du service qu'il
+pouvait rendre. En portant rapidement ses troupes au-delà de la Seine,
+sur la ligne de retraite des ennemis, il aurait décidé leur mouvement
+rétrograde: en suspendant le sien, il a arrêté celui des ennemis, et
+rendu celui de l'empereur sans effet.
+
+Il faut aussi compter pour quelque chose la lassitude universelle où
+chacun était, laquelle faisait que l'on était devenu insensible à tout;
+l'on ne jugeait plus de ce qu'on pouvait faire, on ne comptait plus que
+le temps que pouvait durer encore une agonie à laquelle on ne voyait
+aucun remède.
+
+Cette inactivité du corps du maréchal Victor donna de l'humeur à
+l'empereur, qui disait tout haut: «On ne m'obéit plus, on ne me craint
+plus, il faudrait que je fusse partout.»
+
+Elle eut encore une conséquence plus funeste, non seulement en ce
+qu'elle rendit de nul effet le mouvement offensif dans lequel ce corps
+jouait un rôle principal, mais encore parce qu'il restait à l'empereur
+si peu d'occasions pour combiner d'autres opérations décisives, qu'il
+était doublement à regretter que le corps d'armée n'eût pas été confié à
+des mains plus habiles dans la circonstance qui venait d'échapper. La
+non réussite de cette entreprise sur la haute Seine était le cachet de
+notre impuissance, parce que les derniers moyens qui nous restaient y
+avaient été employés. Aussi on se hâta de conclure un armistice qui ne
+devait durer que quelques jours, et, comme l'on n'apercevait pas du côté
+des ennemis la nécessité d'une mesure semblable, on se berça encore de
+nouvelles espérances de paix. On se flatte aisément de ce que l'on
+désire, et on ne voyait pas un individu qui ne la demandât à grands
+cris. J'ai ouï dire à l'officier-général français qui avait été chargé
+de régler les conditions de cet armistice, que, s'il avait eu là les
+pouvoirs de traiter la paix, il aurait encore obtenu la frontière du
+Rhin et les sommités des Alpes. Pendant cet armistice, on ramassait les
+jeunes soldats épars qui, pendant les mouvements perpétuels de ces
+marches forcées, avaient quitté les colonnes; on rassemblait tout ce qui
+se trouvait dans les dépôts, en un mot on réorganisait le mieux possible
+tout ce qui avait besoin de l'être.
+
+C'est le moment de parler de l'état politique dans lequel se trouvait
+Paris.
+
+Nous étions alors dans les premiers jours de mars; nos troupes étaient,
+à peu de chose près, sur l'Oise d'un côté, et sur l'Aube de l'autre.
+
+Cette occupation du territoire national par les troupes étrangères avait
+fait refluer sur Paris une quantité prodigieuse de monde: 1° tous les
+fonctionnaires et employés des administrations; 2° les familles
+françaises qui, ayant cru pouvoir s'établir dans des pays réunis à la
+France depuis près de quinze ans, en étaient parties à l'approche des
+ennemis, et s'étaient successivement retirées jusque sur la capitale; 3°
+les indigènes de ces mêmes pays qui, ayant épousé chaudement les
+intérêts de la France, pensaient avoir quelque chose à craindre de
+l'esprit de parti et de réaction, et avaient suivi les premiers.
+
+La terreur dont il n'était pas possible de guérir l'esprit de ceux qui
+en étaient atteints en avait aussi poussé un grand nombre d'autres sur
+leurs traces; tous les individus qui avaient été éloignés de Paris par
+des mesures administratives y étaient rentrés à la faveur de ce
+désordre, en alléguant avec raison qu'on aurait pu leur imputer à crime
+d'être restés dans un pays occupé par les ennemis, et saisir ce prétexte
+pour rendre leur position plus mauvaise encore. Ce fut là le motif dont
+se servit M. l'archevêque de Malines pour quitter son diocèse, et il
+avait raison, cela lui était d'ailleurs ordonné. En même temps que les
+individus qui avaient été éloignés de Paris y rentraient, ceux qui
+avaient reçu ordre de quitter la Belgique pour des motifs semblables
+profitaient de cette occasion pour y rentrer aussi; de manière qu'il en
+résultait un double mal. Les départements de l'est et du midi où les
+troupes ennemies avaient pénétré offraient les mêmes inconvénients.
+L'administration était à peu près sans force; on lui rendait compte de
+tout, mais on éludait ceux de ses ordres qui pouvaient engager une
+responsabilité que l'on craignait déjà de compromettre, tant l'on
+regardait la chute de l'empereur comme probable; les esprits
+s'occupaient moins de la position des affaires intérieures que de
+chercher à démêler leur avenir à la suite des progrès des ennemis,
+auxquels on ne voyait plus de moyens de résister.
+
+L'arrivée du comte d'Artois à Vesoul paraissait avec raison ne devoir
+pas être étrangère aux projets ultérieurs des alliés, et quoique l'on
+eût dit qu'il avait été invité par ces mêmes alliés à s'éloigner, l'on
+ne fut pas plus calme, parce que l'on apprit presque aussitôt son retour
+dans cette ville. L'on savait de même la présence du duc d'Angoulême au
+quartier-général de l'armée anglaise à Saint-Jean-de-Luz; mais le peu
+d'égards qu'avait pour lui le général en chef de cette armée, chose dont
+tous les habitants de ces contrées étaient témoins, suffisait pour
+empêcher que l'on crût qu'il entrait dans les projets des puissances
+étrangères de renverser le gouvernement établi en France, pour y
+replacer l'ancienne dynastie, dont on n'avait l'air de se servir que
+comme d'un moyen politique.
+
+Un hasard extraordinaire avait mis à ma disposition un agent français,
+que M. de Blacas, qui était à Londres, avait envoyé à travers la France
+à M. le duc d'Angoulême. J'avais eu avis de son voyage par Londres même,
+je l'avais fait arrêter; il avoua tout, et, pour se mieux sauver, il
+prit le parti de gagner de l'argent des deux côtés. Je le laissai aller
+et venir autant qu'il voulut, mettant beaucoup plus d'importance à
+savoir ce qui se rattachait au duc d'Angoulême, qu'à ce qu'il pouvait
+lui rapporter de l'intérieur de la France. Cela ne pouvait pas avoir un
+grand intérêt pour un prince qui n'avait de moyens que l'armée ennemie.
+C'est par cette voie que j'ai eu connaissance de la plupart des rapports
+que le duc d'Angoulême adressait au roi, à Londres, où ce prince était
+encore, et comme je ne pouvais pas supposer qu'il le trompait, je voyais
+par ces rapports combien le duc d'Angoulême avait peu d'espoir de
+réussir, et combien il se louait peu de l'accueil qu'il rencontrait
+partout, sans omettre même le général en chef Wellington. C'est par ces
+mêmes rapports que j'appris que MM. Ravez et Lainé n'osaient même pas
+aller chez M. le duc d'Angoulême pendant le jour, et que, si M. de la
+Rochejaquelein ne leur eût ménagé une entrée furtive la nuit, par une
+fenêtre, ils n'auraient osé le faire. Ce qui me faisait prendre
+confiance dans ces rapports, c'est que le général Wellington lui-même
+avait dit à Saint-Jean-de-Luz, en parlant du duc d'Angoulême, qu'il
+n'avait reçu aucune instruction de son gouvernement pour favoriser la
+guerre civile en France, qu'il ne prêterait jamais les mains à
+l'exécution d'un projet qui exposait particulièrement les citoyens aux
+plus grands malheurs, d'autant plus que l'on traitait toujours à
+Châtillon; mais que, si la paix ne suivait pas cet armistice, ce serait
+alors que l'on ferait bonne guerre à l'empereur.
+
+Je laissais parvenir très exactement à Londres les rapports qui étaient
+adressés de Saint-Jean-de-Luz au roi, après toutefois en avoir tiré des
+copies que j'envoyais à l'empereur. Par toute la France on gémissait,
+mais l'on était tranquille; on attendait tout des événements contre le
+cours desquels on ne pouvait rien.
+
+En Bretagne, et même dans les départements de l'ouest, il ne se passait
+rien contre l'ordre de choses sous lequel on vivait depuis la fin de la
+guerre civile, ni contre l'obéissance que l'on devait au gouvernement.
+Cependant M. le duc de Berri était à Jersey, près des côtes de Bretagne;
+et comme depuis longtemps il y avait un espionnage organisé entre les
+côtes de Saint-Malo et les îles soumises à l'Angleterre, on aurait connu
+d'une manière positive tout ce qui aurait pu se pratiquer autour de ce
+prince de la part des anciens chefs du parti royaliste dans cette
+province: mais, d'après ce que j'ai appris depuis, il y avait longtemps
+que le commissaire général de police trahissait son devoir, et néanmoins
+il ne sut point exciter de mouvement. Là, comme ailleurs, on attendait
+les événements, et on ne se souciait pas de s'exposer à des malheurs
+particuliers avant de savoir quelles seraient les probabilités du succès
+d'une nouvelle entreprise.
+
+La province même, dans laquelle se trouvait M. le comte d'Artois ne
+s'agitait point, et les hommages qu'on lui rendait n'étaient que ceux
+qu'on ne pouvait pas lui refuser sans se compromettre, parce que, dans
+cette province, où l'on avait vu défiler les armées ennemies, on pouvait
+juger bien mieux que partout ailleurs de leur supériorité; et si l'on ne
+se déclarait pas davantage en faveur de l'ancienne dynastie, c'est que
+les souverains alliés ne s'étaient pas encore prononcés. Paris était
+alors livré à des inquiétudes beaucoup plus grandes que celles qu'il
+avait jamais connues. Comment la politique n'aurait-elle pas été le
+sujet de toutes les conversations? Dans cette circonstance, pouvait-on
+cacher à cette nombreuse population ce dont elle était menacée? En
+s'entretenant de ce sujet, on exagérait les dangers de la mauvaise
+situation dans laquelle on se trouvait, et l'on ne s'arrêtait à rien de
+constant, parce que l'on n'entrevoyait point de moyen de salut.
+
+Il y avait des réunions partout, depuis les salons jusqu'aux boutiques
+et aux lieux publics; ce n'était qu'un colportage continuel de tout ce
+qui pouvait le plus détériorer le peu d'espoir qui restait peut-être
+encore. Toutes ces différentes classes dans lesquelles on a continué de
+diviser la population, en réagissant les unes sur les autres, avaient
+fait disparaître jusqu'aux traces de l'énergie dont on avait si grand
+besoin.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXIX.
+
+État de la capitale.--Contes divers.--Comités.--Complot contre la vie de
+l'empereur.--Le secrétaire de M. d'Albert.--M. de Vitrolle.--Calcul de
+M. Anglès.--L'empereur Alexandre et le général Raynier.
+
+
+La capitale, comme je l'ai dit, était devenue à peu près le seul point
+où on était encore à l'abri des irruptions des troupes légères et de
+tous les maux qui les accompagnent. Dans un rayon de plus de trente
+lieues autour de Paris, on était venu y mettre à couvert sa famille, son
+mobilier et tout ce que l'on avait de précieux, et enfin les habitants
+des campagnes les plus voisines avaient fait entrer en ville jusqu'à
+leur bétail; les faubourgs en étaient remplis. Les logements étaient
+devenus rares; dans toutes les maisons, on pratiquait des cachettes où
+l'on enfermait tout ce que l'on croyait exposé à une spoliation.
+
+Que l'on se figure les contes vrais et faux qui circulaient au milieu
+d'un tel état de choses, que l'on y ajoute les propos des halles et
+marchés, des rues, des places publiques et des oisifs, et l'on aura une
+juste idée de la situation dans laquelle était Paris. La surveillance
+était inutile, parce que l'action des surveillants ne pouvait être
+suivie d'aucun effet. Les mesures coercitives eussent fait éclater une
+insurrection; et c'était bien le moindre soulagement que l'on pouvait
+donner à tant de monde qui souffrait, que de lui laisser le droit de se
+plaindre. Il y avait plus de motifs qu'il n'en fallait pour justifier
+des arrestations; mais pour être juste, il aurait fallu arrêter tant de
+monde que les prisons, eussent-elles été doubles, n'auraient pas suffi
+pour contenir tout ce qui aurait plus ou moins mérité d'y être enfermé.
+
+D'ailleurs j'ai toujours été persuadé que la multitude n'est jamais à
+craindre tant qu'il reste une ombre d'autorité. Il y avait quelque chose
+qui occupait davantage mon attention.
+
+J'avais appris qu'à l'armée même, et après les succès de Champeaubert,
+il s'était manifesté de très mauvais desseins parmi des officiers
+supérieurs. Cela était parvenu jusqu'à Paris, où l'on n'espérait déjà
+presque plus; c'est seulement depuis ce moment que les hommes,
+accoutumés depuis vingt-cinq ans à fomenter des révolutions et à donner
+le mouvement dans tous les grands désordres, commencèrent à concevoir de
+l'espoir pour l'exécution de ce qu'ils rêvaient depuis nos désastres, et
+qu'enfin ils mirent de nouveau les fers au feu, comme ils l'avaient fait
+à différentes époques de la révolution, jusqu'au 18 brumaire. Ils
+s'occupèrent dès lors à rechercher les éléments de trouble; ils les
+échauffèrent; ils recueillaient les mauvaises nouvelles, les
+exagéraient, et les répandaient avec art sur les différends points de la
+capitale; tout cela était connu de l'administration de la police. Les
+mauvaises dispositions étaient trop générales pour qu'elles échappassent
+aux esprits les plus bornés, mais aussi elles offraient un champ si
+libre aux excitateurs, qu'elles les dispensaient de se faire remarquer
+par aucune démarche ou fait particulier qui aurait donné occasion de les
+saisir, et de commencer une information qui aurait pu produire un
+résultat.
+
+On voyait bien que l'on abandonnait l'empereur, mais on ne remarquait
+pas de quel côté ceux-là mêmes qui l'abandonnaient tournaient leurs
+regards; ils ne laissaient rien apercevoir parce que l'on traitait
+encore à Châtillon, et qu'un mot de là aurait pu détruire tous leurs
+projets et les jeter dans la plus fâcheuse des positions.
+
+Je n'ignorais pas l'existence de quelques petits comités dans lesquels
+se rendaient M. le duc d'Alberg ainsi que M. Anglès, qui était le chef
+du quatrième arrondissement de la police, et qui, au conseil de police,
+était celui qui poussait aux mesures extrêmes de répression. Il ne
+m'avait pas dit un mot de cette association, mais je n'eus pas besoin de
+lui pour être informé que l'on ne faisait qu'y parler, et que l'on
+n'agissait pas.
+
+Il n'y avait chez ces messieurs que de la bonne volonté, de laquelle
+bien certainement je leur aurais demandé compte, si les choses avaient
+pris une tournure différente. Le seul fait duquel ce comité se soit
+rendu coupable, c'est, je crois, l'envoi de M. de Vitrolle à l'armée
+alliée, pour connaître si, en travaillant pour les Bourbons, on pouvait
+espérer d'être appuyé, et ne pas être exposé à perdre la tête.
+
+Cette démarche était prudente, puisque tout ce que l'on pouvait faire
+était subordonné à ce que décideraient les alliés, et ce n'était
+qu'après s'être mis en communication avec eux, que l'on pouvait
+commencer à travailler avec quelque espoir de succès.
+
+J'ai pensé que M. Anglès n'était entré dans cette association qu'avec le
+projet de m'en rendre compte, si M. de Vitrolle avait apporté une
+réponse peu favorable, et avec celui de profiter de ce que cela aurait
+eu d'avantageux dans la supposition opposée. Avant cela M. d'Alberg
+avait déjà envoyé son secrétaire particulier à l'armée russe, pour y
+joindre M. *** et le général Jomini, avec qui ce secrétaire était lié.
+Il arriva au général russe, lorsqu'il était encore à
+Francfort-sur-le-Mein, et il marcha avec l'armée ennemie jusqu'au moment
+où elle passa le Rhin. Je fus avisé de son retour et je l'envoyai
+chercher; il me rapporta beaucoup de particularités qui, sans mériter
+une foi absolue, me laissaient suffisamment apercevoir que les ennemis
+allaient de nouveau organiser des communications régulières avec Paris.
+Mais en même temps je remarquai que ce secrétaire de M. d'Alberg, qui
+avait quitté le quartier-général russe, avant l'arrivée de lord
+Castlereagh, ne croyait nullement à des projets favorables à la maison
+de Bourbon, de laquelle on ne parlait point au quartier-général de
+l'empereur Alexandre.
+
+Ce n'était que depuis l'arrivée du ministre anglais que ce projet-là
+avait été adopté; c'était aussi pour s'en assurer que M. d'Alberg se
+décida à faire partir M. de Vitrolle. M. Anglès savait ce départ, et me
+le laissa ignorer. Je fus averti cependant le jour même de son départ,
+que l'on envoyait un émissaire au comte d'Artois, mais l'on ne me disait
+pas son nom [23]. Il était bien difficile de l'apprendre et de le saisir
+en aussi peu de temps. On m'a assuré que le rapport que fit M. de
+Vitrolle aux alliés ne fut pas sans influence sur la résolution que prit
+l'empereur Alexandre de précipiter du trône l'empereur Napoléon.
+
+[23: La personne qui me dénonçait le départ de Vitrolle, en s'exprimant
+ainsi, ne disait pas son nom; seulement elle rendait compte du fait;
+cependant elle avait vu M. de Vitrolle, et elle savait toute sa mission;
+mais cette personne, qui se disait mon amie, qui reconnaissait tout haut
+les obligations qu'elle m'avait, ne voulait pas en dire davantage, parce
+qu'elle voyait que l'édifice s'écroulait; et elle voulait se retirer de
+dessous, en se réservant les moyens de venir m'achever la dénonciation,
+si les affaires eussent mieux tourné.
+
+Ce faux ami a été un des plus acharnés à ma perte, après les événements
+du 22 juin 1815, et je l'avais protégé de mon pouvoir et aidé de ma
+bourse en 1812.]
+
+M. de Vitrolle était un agent des postes que M. de Lavalette avait placé
+par égard pour quelques-uns de ses amis. Depuis l'envahissement de la
+France il était devenu pour ainsi dire impossible de communiquer avec
+l'Italie, où était encore l'armée du vice-roi. M. de Lavalette avait
+imaginé de charger M. de Vitrolle, sur la reconnaissance duquel il
+comptait, d'aller organiser une communication régulière avec l'Italie,
+en passant par la Suisse et les derrières des armées ennemies.
+
+Vitrolle, qui avait été témoin de l'état d'anxiété de Paris, accepta la
+double commission que lui donnèrent Lavalette et le duc d'Alberg qu'il
+connaissait; en conséquence, il se chargea de passer d'abord au
+quartier-général ennemi, où on l'avait bien adressé, et d'y prendre des
+informations précises sur les intentions des souverains alliés, après
+quoi il devait, suivant les circonstances, aller exécuter les ordres de
+M. de Lavalette, ou se rendre au quartier de M. le comte d'Artois, qui
+était alors à Vesoul; dans tous les cas, c'était la route qu'il devait
+prendre. C'est en revenant de cette mission qu'il tomba entre les mains
+des troupes françaises, d'où il se tira par subterfuge, et fit bien;
+mais il ne put être utile à ses commettants, parce qu'il ne rentra à
+Paris que lorsque le sort avait déjà prononcé sur l'avenir. Il s'en
+fallut peu qu'il ne payât cher la démarche dont il s'était chargé; il
+fut arrêté sous le déguisement d'un domestique, que lui avait fait
+prendre le prince de Wurtemberg, commandant de l'avant-garde russe, à
+laquelle il s'était présenté pour être conduit près de l'empereur
+Alexandre. Le prince Paul le faisait conduire par un officier, dont il
+passait pour être le domestique, lorsqu'ils furent pris par le général
+Piré, qui commandait nos avant-postes; il ne connaissait pas Vitrolle,
+et il les envoya au grand quartier-général, où on ne les reconnut pas
+non plus d'abord; on n'y avait aucune idée d'une trame de cette espèce.
+On venait d'envoyer les prisonniers, lorsqu'arriva au grand
+quartier-général M. de Saint-Dizier, officier de la maison de
+l'empereur, qui connaissait Vitrolle. Si celui-ci était parti une heure
+plus tard, c'en était fait de lui.
+
+Les journaux anglais avaient rendu compte, dans les premiers jours de
+mars, de la mission d'un gentilhomme du Dauphiné, envoyé à M. le comte
+d'Artois; ils avaient tiré ces détails de la correspondance du
+quartier-général russe, où l'on exaltait cette circonstance comme le
+présage d'un heureux succès dans les projets ultérieurs, mais ils
+avaient mal rendu le nom de Vitrolle; ils l'avaient écrit Vitrieux ou
+Vitreux; je cherchai dans tous les cahiers de statistique du Dauphiné,
+je ne trouvai pas un nom semblable. Je ne doutais déjà plus que ce ne
+fût l'émissaire dont on m'avait annoncé le départ, mais ma pensée ne
+s'arrêta pas sur M. de Vitrolle, que je savais être employé aux postes,
+et en commerce de société assez habituel avec M. de Lavalette et M.
+Pasquier, qu'il voyait chez madame de Vaudemont.
+
+Dans tous les cas, la prise d'un tel homme n'aurait pas produit un bien
+grand résultat; sa mission ne pouvait être d'aucune utilité; elle ne
+tenait encore qu'à de l'obscure intrigue. J'ai toujours cru que M. de
+Talleyrand en avait été instruit, mais il ne l'avait pas vu avant son
+départ; j'expliquerai cela tout à l'heure.
+
+Au milieu de cet état de dissolution apparente et déjà réelle, le
+général Reynier rentra à Paris; il avait été, comme l'on sait, fait
+prisonnier à la bataille de Leipzig, et venait d'être échangé; il avait
+passé par le quartier-général des souverains alliés, auxquels il avait
+eu l'honneur d'être présenté avant d'être renvoyé au quartier-général de
+notre armée.
+
+L'empereur d'Autriche, en l'accueillant, lui avait dit de conseiller à
+l'empereur de profiter des leçons que lui-même avait reçues de lui; de
+suivre son exemple, en traitant à tout prix, qu'autrement lui, empereur
+d'Autriche, ne pourrait plus rien en faveur de sa fille et de son
+petit-fils.
+
+L'empereur Alexandre fit particulièrement beaucoup d'accueil au général
+Reynier. Celui-ci lui demanda, dans la conversation, s'il ne le
+chargerait pas de quelque chose pour l'empereur Napoléon, près de qui il
+allait se rendre, et qui saurait qu'il avait eu l'honneur de le voir.
+L'empereur Alexandre lui répondit que non, qu'il avait à se plaindre de
+lui personnellement, et qu'il ne se sentait aucunement disposé à un
+rapprochement de quelque nature qu'il fût.
+
+La conversation s'engagea plus avant, et sur les observations du général
+Reynier, que l'empereur était le chef de l'État, l'empereur Alexandre
+lui répliqua: Mais ce chef, c'est vous (l'armée) qui l'avez fait, et si
+l'on exige de vous que vous en preniez un autre, pourquoi ne le
+feriez-vous pas pour vivre en paix avec tout le monde? Le général
+Reynier répliqua qu'indépendamment de ce que l'on ne trouverait personne
+qui pût remplacer l'empereur, les souverains alliés seraient autorisés à
+concevoir bien peu d'estime pour une nation qui abandonnerait si
+légèrement un prince qu'elle avait si solennellement proclamé.
+L'empereur de Russie répondit qu'il n'y aurait aucun reproche à faire à
+la nation puisqu'elle aurait cédé à la force des circonstances; que
+quant au choix, il semblait déjà indiqué par le suffrage accordé par
+l'empereur à celui de l'armée qu'il considérait, sans doute, comme le
+plus capable de gouverner, et il désigna nominativement Bernadotte. Le
+général Reynier répondit comme il le devait, sans se permettre aucune
+réflexion défavorable au maréchal Bernadotte: il demanda congé, et
+revint à Paris, où il me raconta lui-même cette conversation:
+Assurément, d'après le rapport du général Reynier, on peut croire sans
+invraisemblance que l'empereur de Russie voulait abattre l'empereur
+Napoléon. Le langage pacifique qu'on prêtait aux alliés, à Châtillon
+n'était qu'une feinte, et il n'est pas juste de dire qu'il a été au
+pouvoir de l'empereur d'obtenir la paix à ces conférences. J'en rendis
+compte à l'empereur le jour même, et il me fit l'honneur de me répondre
+qu'il désirait voir le général Reynier. Ce général partit à franc-étrier
+pour arriver plus tôt près de l'empereur [24], mais à la deuxième poste,
+il fut attaqué d'un accès de fièvre si violent, qu'on fut obligé de le
+ramener à Paris dans un état de transpiration qui fut suivi d'un
+refroidissement, et enfin il eut une maladie inflammatoire qui l'emporta
+en très peu de jours, en sorte que l'empereur ne le vit pas.
+
+[24: Un autre individu, nommé Thurot, se rendit au quartier-général
+russe, et s'y fit passer pour un envoyé du parti ennemi de l'empereur;
+on l'y accueillit, et, comme cet homme joignait à la plus honteuse
+immoralité beaucoup de perfidie d'esprit, il se fit écouter. Ce Thurot
+avait été secrétaire général du ministère de la police, sous le
+directoire, jusqu'au 18 brumaire; M. Fouché le renvoya peu après cette
+époque: depuis lors, il vécut dans l'intrigue. En 1809, il fut condamné
+aux fers pour des affaires d'administration dans la grande armée; peu
+après avoir été relevé de ce jugement, il vint à Paris, où il s'était
+attaché à M. Anglès. De là il se mit à écrire au cabinet de l'empereur,
+sans y être autorisé, sur toutes sortes de matières et d'individus.
+L'empereur, révolté de son impudence, me demanda sur ce Thurot un
+rapport; pour le faire complet, je le fis arrêter et enlever ses
+papiers; ce qui s'y trouva était de nature à être soumis à un conseil
+privé, qui le condamna à être détenu dans une prison d'état, comme homme
+immoral et dangereux. On le conduisait au lieu de sa détention,
+lorsqu'il s'échappa en chemin, et alla au quartier-général ennemi se
+donner pour un envoyé du parti ennemi de l'empereur. En 1815, ce même
+homme resta à Paris, et s'attacha à un des chefs de l'administration,
+pendant que M. Anglès était à Gand. Quel parti servait-il ou
+trahissait-il? Je n'en sais rien; mais voilà l'espèce d'hommes qui a eu
+une influence sur nos destinées.]
+
+Les armées ennemies étaient si rapprochées de Paris qu'il était
+impossible d'empêcher les allées et venues continuelles qui ont lieu à
+la faveur des désordres qui accompagnent une armée; d'ailleurs les
+communications entre Londres et Châtillon passaient par Paris, d'après
+un accord qui avait été fait. On n'ignorait donc guère la supériorité
+des alliés ni leurs projets; tout cela rendait la malveillance active,
+et rejaillissait sur les provinces. Je n'avais pas attendu que le mal
+fût sans remède pour rendre compte à l'empereur de ce que je voyais, de
+ce que l'on me rapportait, et de ce que je pressentais, s'il ne faisait
+pas la paix à tout prix.
+
+L'armistice n'était point encore conclu, je pouvais craindre que mon
+rapport ne tombât entre les mains des ennemis et ne portât à leur
+connaissance un état de choses qu'il était du plus grand intérêt de leur
+cacher; aussi je n'écrivis point sur une matière aussi délicate, je me
+servis de l'occasion du retour à l'armée d'un officier du premier
+mérite, connu de l'empereur particulièrement, et je lui répétai jusqu'à
+satiété tout ce que je le priai de dire de ma part à ce prince; il
+remplit exactement sa commission, j'en ai la preuve.
+
+Enfin, voyant que cela ne produisait rien, je me décidai à écrire à
+l'empereur pour lui faire part de mes inquiétudes que je ne croyais que
+trop fondées, et je le priai de me permettre de lui donner la dernière
+marque de dévouement qu'il allait bientôt être en mon pouvoir de lui
+offrir, en le priant de me permettre de rester comme son commissaire à
+Paris pendant le séjour que les alliés allaient y faire.
+
+Je lui disais qu'il était inutile de s'abuser sur la suite de ce funeste
+événement, mais qu'un homme qui se dévouerait pourrait par son exemple
+encourager tous ceux qui ayant la possibilité de mettre leur
+responsabilité à couvert derrière son autorité, opposerait du moins de
+l'inertie à ce que l'on se proposait de faire, et qu'une première
+opposition courageuse dans une pareille circonstance retiendrait bien du
+monde dans la voie de l'honneur et ferait parler le devoir. Je fis voir
+ma lettre à M. l'archi-chancelier et je la fis aussi voir à M. Pasquier,
+qui vint chez moi au moment où je la fermais; j'avais causé avec lui de
+tout ce que je craignais, il était persuadé comme moi de tout ce qui
+allait arriver; l'empereur me fit l'honneur de me répondre d'une manière
+flatteuse sur la proposition que je lui avais faite, mais il ne
+partageait pas mes opinions sur ce que je me flattais de pouvoir faire.
+Il me disait même que dans mon intérêt il m'ordonnait de ne pas rester à
+Paris, et ajoutait que je m'exposerais au plus grand malheur personnel
+si je me mettais à la discrétion des ennemis. Je dus donc abandonner mon
+projet, parce que si je n'avais pas réussi je n'aurais eu aucune excuse
+à donner après avoir éludé un ordre qui m'avait été adressé directement.
+Je voyais de tout côté que chacun songeait à soi; on plaignait
+l'empereur, mais l'on prenait petit à petit congé de lui. Quelques-uns
+des commissaires qui avaient été envoyés dans les départements pour y
+réchauffer l'esprit public, ne correspondaient déjà plus, et ne disaient
+que ce qu'ils ne pouvaient plus faire. Il n'y avait plus d'énergie nulle
+part, l'agonie était complète, il y a même eu de ces messieurs qui ont
+cherché à se préparer une position nouvelle en se faisant un mérite
+d'avoir éludé les ordres qu'ils avaient reçus des ministres.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXX.
+
+Le marquis de Rivière.--Comment on avait songé à lui.--Joseph, ses
+communications avec Bernadotte.--Folies qui remplissent la tête des
+frères de l'empereur.--Intrigue qui empêche l'armée d'Espagne
+d'accourir.--M. de la Besnardière.--M. de Talleyrand, ses menées, ses
+insinuations.
+
+
+Pendant ces pénibles moments, je reçus l'ordre de mettre le marquis de
+Rivière en arrestation. Cette mesure était probablement la conséquence
+de quelques rapports qui avaient été adressés du Berry, où M. de
+Sémonville avait été envoyé comme commissaire. J'ai toujours cru que
+c'était lui qui avait provoqué cette mesure, en s'adressant directement
+au cabinet de l'empereur; car, en vérité, on avait bien autre chose à
+faire à l'armée, qu'à penser à ce que faisait M. de Rivière. Depuis
+longtemps on était attentif à saisir toutes les occasions de faire voir
+à l'empereur que la surveillance de son ministre de la police était en
+défaut, afin que, dans un moment favorable, que l'on guettait, on eût
+une masse de petites anecdotes qui déterminassent ce prince à le
+changer. J'avais cependant entendu parler de tout ce que faisait M. de
+Rivière en Berry, et j'en avais écrit à M. de Sémonville, et à M.
+Didelot, qui y était préfet. C'est, je crois, lorsque le premier vit que
+j'avais les yeux ouverts qu'il se décida à écrire, pour éviter un
+reproche; mais lorsqu'il reçut l'ordre qui en fut la suite, d'arrêter M.
+de Rivière, les choses étaient tout-à-fait désespérées: il ne l'exécuta
+pas. Je ne cite cette anecdote que parce qu'elle vient à l'appui de ce
+que j'ai dit plus haut, et que j'ai lu écrit de la main de M. de
+Rivière, «que M. de Sémonville aurait exécuté mon ordre s'il ne lui
+avait démontré qu'il servait la cause de Dieu et de la justice.»
+
+J'avoue aussi que je faisais peu d'attention à M. de Rivière, parce que
+m'ayant lui-même donné sa parole d'honneur qu'il ne vivrait qu'en
+paisible citoyen, je croyais qu'il la tiendrait. Je devais le croire
+d'autant plus que, dans le temps de ses plus grands malheurs, il m'avait
+dit ces propres paroles: «Monsieur, je me regarde comme tellement obligé
+envers l'empereur, que si M. le comte d'Artois lui-même arrivait demain
+dans la plaine de Grenelle, à la tête de cent mille hommes, je n'irais
+pas le joindre.»
+
+C'est cette réponse de M. de Rivière, que je rapportai à l'empereur, qui
+lui valut tous les adoucissements que sa malheureuse position reçut
+successivement; car l'empereur a toujours cru à l'honneur de ceux qui
+savaient en donner des preuves; il croyait à celui d'un homme qui, après
+avoir servi sa cause avec autant de dévouement, disait lui-même qu'il
+s'en détachait de bonne foi; dès lors toute espèce de mauvais traitement
+n'eût été que barbarie.
+
+Cependant M. de Rivière n'avait pas attendu que M. le comte d'Artois eût
+cent mille hommes, ni qu'il fût dans la plaine de Grenelle, puisqu'il
+avouait que s'il n'avait pas démontré à M. de Sémonville qu'il servait
+la cause de Dieu et de la justice, il aurait été arrêté.
+
+Vers les premiers jours de mars, le prince Joseph avait envoyé (avec la
+permission de l'empereur) un agent au prince de Suède, qui venait
+d'arriver avec son armée dans les environs de Maubeuge ou de Liège. Il
+l'avait envoyé, afin de savoir de lui par quel moyen on pourrait porter
+les alliés à accorder la paix à des conditions supportables. Cet agent
+était revenu avec une réponse qui ne confirmait que trop les mauvais
+pressentiments que l'on avait déjà. Bernadotte annonçait qu'il était
+question d'ôter le pouvoir à l'empereur; il engageait à traiter sur ces
+bases-là, parce que si les ennemis mettaient le pied à Paris, alors il
+n'y aurait plus rien à faire, parce que l'on rétablirait les Bourbons
+[25].
+
+[25: Il circula à cette époque des bruits étranges sur le prince Joseph.
+On prétendait lui avoir entendu dire que l'empereur ne pouvait plus
+faire la paix, mais que lui, Joseph, pouvait l'obtenir avec
+l'impératrice. Je n'y ajoutai foi que parce que ce n'était pas la
+première fois que je voyais les frères de l'empereur se persuader qu'ils
+pouvaient être quelque chose sans lui. Ce qui me surprenait dans la
+circonstance dont il s'agit, c'était de voir le prince Joseph donner
+dans des illusions de cette espèce; il était moins avantageux que les
+autres, et puis il aimait sincèrement son frère. Cependant l'intrigue
+s'agitait vivement autour de lui; il me parla lui-même d'un projet dont
+on l'avait entretenu. On voulait le faire proclamer régent par le sénat,
+qui aurait prononcé la déchéance de l'empereur. Joseph voyait bien que,
+si cela avait lieu, il serait à la merci des ennemis, après leur avoir
+ouvert le chemin de Paris, qu'un reste de prestige attaché au nom de
+l'empereur leur fermait encore; mais j'ai cru qu'en quittant la
+capitale, les meneurs ne l'avaient pas laissé partir sans lui donner des
+espérances.]
+
+Le message de cet homme resta secret; mais il fut transmis à l'empereur,
+qui déjà ne doutait plus du projet des souverains alliés. Il voyait que,
+tout en l'accusant de ne vouloir pas faire la paix, on lui présentait
+des conditions qui n'étaient que des sources de guerre, ou plutôt qui ne
+faisaient que donner aux ennemis le temps de reprendre haleine pour
+achever, la campagne suivante, ce qu'ils n'avaient pas la possibilité de
+terminer dans celle-ci.
+
+Toutefois l'empereur ne se décida pas seul, car je me rappelle qu'il
+envoya à son frère Joseph les conditions qu'on lui imposait. Il lui
+manda d'assembler un conseil (je ne me souviens pas si ce fut celui de
+la régence ou celui des ministres), de les lui communiquer, de
+recueillir ensuite les avis et de les lui envoyer. Je ne pus assister au
+conseil pour cause d'indisposition, mais M. Molé, qui vint me voir à la
+sortie de la séance, me dit sommairement de quoi il avait été question.
+Je ne puis que le rapporter de même: les ennemis, en proposant le
+démembrement de toutes les conquêtes achetées par la France au prix de
+tant de sang, demandaient encore des sûretés, comme Besançon, et je
+crois quelques autres places de première ligne qui ouvraient tout-à-fait
+la frontière; on ne pouvait pas appeler cela faire la paix, ce fut
+l'opinion du conseil.
+
+L'empereur ne se dissimulait pas que ces propositions n'étaient qu'un
+piège. Il était convaincu que les souverains alliés avaient déjà
+prononcé, et que tout ce qu'ils lui proposaient n'était que des
+subterfuges imaginés pour l'humilier aux yeux de la nation. Il aima
+mieux tomber que de se prêter à une transaction ignominieuse, qui
+peut-être, ne se consommerait pas. C'était vraisemblablement aussi parce
+qu'on lui connaissait un caractère incompatible avec l'idée d'un outrage
+qu'on lui proposait des conditions inadmissibles, mais propres à
+accréditer l'opinion qu'il ne voulait pas la paix. On s'apercevait bien
+que les ennemis eux-mêmes n'avaient pas une grande confiance dans
+l'exécution d'un plan qu'ils faisaient marcher si lentement; néanmoins
+ils n'avaient pas encore osé s'expliquer nettement sur leurs projets de
+changement de dynastie.
+
+Si dans ce moment-là l'empereur avait été bien servi, comme il devait
+l'être, il aurait dû avoir près de lui, ou du moins sur la haute Loire,
+les différends corps qui composaient l'armée d'Espagne. S'il les avait
+eus, il aurait pulvérisé les Russes, les Prussiens, ainsi que tous ses
+anciens confédérés; alors les Autrichiens auraient traité séparément
+pour eux, car l'on avait acquis la certitude que l'empereur d'Autriche
+ne voulait point que l'on allât à Paris; c'était vraisemblablement par
+intérêt pour sa fille. Le malheur voulut qu'à la suite du mouvement
+offensif de notre armée sur la haute Seine, il quittât le
+quartier-général des alliés pour se retirer en Bourgogne, et ne reparût
+plus à l'armée: en sorte que l'empereur Alexandre et le roi de Prusse
+restèrent les arbitres de l'avenir, et soumirent à leurs vues les
+ministres et les généraux de l'empereur d'Autriche. On a été fondé à
+croire que cette absence de l'empereur d'Autriche avait été calculée,
+car un reste d'affection pour l'impératrice se montrait encore dans les
+pièces qui émanaient de son cabinet. Il n'avait cessé de protester
+«qu'il ne séparerait pas la cause de sa fille et de son petit-fils de
+celle de la France.» Il avait confié au souverain qui régnait sur ce
+pays «son enfant de prédilection, il chérissait sa fille, il gémissait
+de la voir exposée à de nouvelles inquiétudes, il souffrait que Napoléon
+méconnût les intentions de son cabinet.» Ces expressions d'intérêt,
+cette tendre commisération avaient sûrement effrayé ceux qui avaient
+arrêté la perte de Napoléon; ils ne voulurent pas s'exposer aux retours
+d'un père prêt à immoler sa fille, ils trouvèrent plus prudent de
+l'éloigner.
+
+J'ai dit que l'empereur pouvait avoir l'armée d'Espagne; il me reste à
+raconter comment il ne l'eut pas.
+
+Le duc de Bassano avait, comme je l'ai rapporté, entamé des négociations
+avec Valencey; elles ne pouvaient réussir qu'à la faveur du secret,
+toutes les mesures avaient été prises pour que rien ne transpirât.
+Cependant la transaction n'avait pas été mise à fin, qu'elles étaient
+déjà divulguées. Le parti qui conspirait prit l'alarme, et tel était son
+ascendant, qu'il réussit à présenter cette mesure de salut comme le coup
+de grâce de nos institutions. Le ministre qui eût dû le surveiller
+épousa ses inspirations, et poussa l'aveuglement au point de se jeter
+aux pieds de l'empereur pour lui faire abandonner un projet qui,
+disait-il, allait achever de détruire le prestige qui nous protégeait.
+L'empereur le traita durement: mais il était la clef de la politique de
+l'État, les Anglais avaient pris l'éveil; il était difficile désormais
+de faire réussir une combinaison qui d'abord ne présentait pas
+d'obstacles. Les événements se pressaient, on ne doutait pas que tout ne
+fût disposé au-delà des Pyrénées pour paralyser une transaction qui
+devait être fatale aux alliés. On n'accorda pas assez d'importance à un
+acte dont on eût dû presser l'exécution.
+
+Le temps de l'expiration de l'armistice approchait, et l'on ne donnait
+aucune suite au traité. J'en écrivis à l'empereur; je lui marquai qu'en
+voyant commencer les négociations de Valencey, tout le monde avait conçu
+l'espoir qu'il en résulterait au moins l'avantage de pouvoir appeler à
+lui l'armée d'Espagne, mais que l'on avait abandonné cette espérance,
+puisque rien, pas même le départ des princes, ne s'effectuait.
+
+Je ne sais si ce fut ma lettre qui produisit cet effet, mais, courrier
+pour courrier, l'empereur donna ordre de faire partir Ferdinand; ce qui
+prouve combien ce départ entrait dans son projet, et que, si on l'avait
+entretenu de cette affaire comme on le devait, elle aurait été terminée
+de manière à ce qu'il pût disposer de son armée qui était à la frontière
+d'Espagne.
+
+Ce fut le 19 mars que les princes espagnols quittèrent Valencey pour se
+rendre en Espagne par Perpignan, et ce fut le 22 du même mois que
+l'armistice fut dénoncé. Jusqu'à ce moment, l'intrigue s'était tenue
+muette à Paris, ou du moins s'était beaucoup observée; elle avait pu
+toutefois se mettre en communication avec les alliés, peut-être les
+engagea-t-elle à rompre à Châtillon, et à marcher sur Paris. Plus je
+cherchais à la pénétrer, et plus je trouvais de preuves qu'elle
+attendait la certitude d'être appuyée pour développer ses projets, qui
+ne pouvaient qu'être subordonnés à la volonté des souverains alliés;
+tant que ceux-ci pouvaient traiter, elle ne s'était pas prononcée. Le
+moment arriva enfin; l'on vit rentrer à Paris tous les employés du
+ministre des relations extérieures qui avaient été appelés tant à
+Châtillon qu'au quartier-général de l'empereur pendant tout le temps
+qu'avaient duré ces conférences.
+
+Parmi eux se trouvait M. de La Besnardière, qui avait dirigé la
+négociation. Habitué comme il l'était aux affaires, il n'avait pu se
+méprendre sur les véritables intentions des alliés. Ce fut par lui que
+M. de Talleyrand eut connaissance de tout ce qui se fit à Châtillon.
+J'ai su plus tard que ce diplomate avait eu des communications directes
+avec quelqu'un de plus élevé, mais ce qu'il avait appris de M. de La
+Besnardière, la rupture de l'armistice, celle des conférences, lui
+prouvèrent que les paroles qu'il avait reçues n'étaient pas vaines.
+Dès-lors il prit plus d'assurance, et ne songea qu'à précipiter une
+révolution dont il avait longuement préparé les éléments, mais dont il
+n'avait pas arrêté la direction, quoique bien déterminé cependant à la
+faire servir à la chute de l'empire.
+
+Il n'y avait rien dans les provinces; tout se passait à Paris, et tout
+attendait le signal des alliés. S'ils ont été bien servis, on peut se
+demander avec raison comment ils n'y sont pas arrivés plus tôt.
+
+Quant à nous, nous avions déjà éprouvé les funestes effets de la mesure
+que nous avions prise à l'égard des administrations, auxquelles on avait
+ordonné de se retirer à l'approche des ennemis. Nous étions presque
+étrangers à la partie du territoire qui était envahie. La chose était au
+point que, lorsqu'il fallut faire parvenir aux places bloquées les
+ordres que le ministre de la guerre leur adressait le 19 mars, on fut
+obligé d'employer des transfuges; au reste, ces ordres ne signifiaient
+rien, car en supposant que le duc de Feltre eût pris sur lui d'indiquer
+un rendez-vous général aux troupes qui défendaient nos places, le temps
+dont elles avaient besoin pour y arriver n'existait pas [26]. C'était au
+moment du passage du Rhin par les armées ennemies qu'il fallait appeler
+ces garnisons, les réunir, les mettre en ligne, puisque les alliés ne
+s'occupaient pas de nos places.
+
+[26: Les ordres du ministre de la guerre, qui ne partirent de Paris que
+le 20 mars, n'avaient pas encore dépassé la frontière, que déjà le sort
+de Paris était décidé.]
+
+Je me mis à observer de plus près M. de Talleyrand, qui avait plusieurs
+langages, et qui était d'ailleurs le seul autour duquel pouvaient se
+grouper les hommes de mouvement. Sa position était déterminée par une
+suite d'intrigues sur lesquelles il ne pouvait se promettre de donner le
+change. On n'avait pas à la vérité de données assez précises pour sévir
+contre un homme qui avait le rang qu'il occupait dans l'État. Mais la
+paix eût fait éclore les révélations, et M. de Talleyrand était trop
+habile pour ne pas voir qu'il n'y avait désormais que péril à s'arrêter.
+Je le considérais donc comme celui qui allait devenir le chef d'un parti
+contre l'empereur, mais non pas contre la dynastie qui était le résultat
+de la révolution à laquelle il avait eu tant de part.
+
+Il était dispensé de s'envelopper de mystère, s'il avait eu besoin de se
+donner du mouvement, parce qu'il voyait bien que l'événement venait le
+trouver. Il connaissait la résolution des souverains alliés, il
+observait, attendait de quel côté s'écroulerait l'édifice. Il venait me
+voir quelquefois, m'attendait si j'étais sorti, et se répandait en
+conversations dans lesquelles il déplorait la situation où se trouvait
+la France. Il la comparait à celle de Tilsit, et s'écriait: «Et cela en
+six ans!» Puis il se déchaînait contre le duc de Bassano, parlait
+d'adulation, de flatterie, et arrivant enfin où il en voulait venir, il
+me disait: «Mais que faire dans des circonstances aussi fâcheuses? Il ne
+convient pas à tout le monde de rester dans une maison qui brûle; prenez
+garde à vous, il vous arrivera encore une scène comme celle du 23
+octobre. Vous le savez, il y a en Bourgogne un certain marquis de La
+Salle qui se donne beaucoup d'activité et qui fait des prosélytes: cet
+exemple gagnera d'autres provinces.»
+
+M. de Talleyrand avait raison en ce qui concernait le marquis de La
+Salle. J'étais informé de ses tentatives comme du peu de succès qu'il
+obtenait. Sans l'arrivée des ennemis à Paris, et ce qui en a été la
+suite, des moyens semblables à ceux du marquis de La Salle n'auraient
+pas fait broncher un homme de tant soit peu d'importance. M. de
+Talleyrand ne le désirait pas, il avait bien d'autres projets que celui
+à l'exécution duquel il a été obligé de concourir par une suite de
+circonstances que j'expliquerai.
+
+Je me doutais bien qu'il n'était si exactement informé des démarches du
+marquis que parce qu'il était en relation d'amitié avec quelqu'un qui en
+avait eu de très intimes avec M. de La Salle; et comme en révolution,
+lorsqu'on n'a plus à penser à soi, on s'occupe de ses amis, il ne
+voulait plus me laisser faire naufrage et me tendait la main. J'avais
+l'ordre positif de ne pas sévir, je ne pouvais que laisser dire.
+J'affectai de ne pas comprendre, et ne me montrai que plus curieux; mais
+il avait trop d'expérience pour se laisser prendre à l'amorce. Je ne pus
+rien obtenir de précis.
+
+Je savais exactement tout ce qu'il recevait, mais il avait tant d'art
+dans sa conduite, qu'il savait la rendre naturelle, en voyant
+successivement des hommes de toutes les opinions et de différends
+caractères. Je me gardai bien d'en faire aborder un seul; la position de
+nos affaires était trop désespérée pour qu'aucun d'eux renonçât aux
+faveurs qu'il entrevoyait déjà pouvoir obtenir. D'ailleurs que
+m'aurait-il dit? Une conversation dans laquelle on n'aurait pu trouver
+aucun fait, ou bien il m'eût donné son opinion particulière sur les
+dispositions de M. de Talleyrand, desquelles je me doutais bien.
+
+J'étais dans cette inquiétude, lorsque, me promenant à cheval,
+j'imaginai de passer près de l'hôtel de ce prince. Je vis la voiture de
+l'archevêque de Malines à sa porte; je l'avais aperçue d'assez loin: je
+pensai qu'ils étaient en conférence. Résolu de m'en assurer, au lieu de
+me faire ouvrir la porte cochère, je descendis dans la rue, et entrai
+rapidement à pied. Le portier, qui me reconnut, n'osa m'arrêter. Je
+montai lestement l'escalier, et j'arrivai au cabinet de M. de Talleyrand
+sans avoir rencontré âme qui vive à l'antichambre: il était en tête à
+tête avec l'archevêque. J'entrai si brusquement, que je produisis sur
+eux le même effet que si je me fusse introduit par la fenêtre.
+
+Leur conversation, qui était animée, s'arrêta net; l'un et l'autre
+semblaient avoir subitement perdu la parole. La figure de l'archevêque
+était néanmoins celle des deux qui était la plus décomposée. Je devinai
+à ce trouble le sujet de l'entretien, et ne pus m'empêcher de leur dire:
+«Pour cette fois, vous ne vous en défendrez pas; je vous prends à
+conspirer.» J'avais deviné juste, ils se mirent à rire, essayèrent de me
+donner le change; mais j'eus beau les prier de continuer leur
+conversation ils ne purent pas la ressaisir. Je me retirai, avec la
+conviction qu'ils tramaient quelque complot, mais sans savoir au juste
+en quoi il consistait.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXXI.
+
+Rupture des conférences de Lusigny.--Proclamation de Louis XVIII.--Les
+intrigues de l'époque n'avaient rien de royaliste.--M. Fouché, son
+expédient pour en finir.--Opérations de l'empereur.--Il se jette sur les
+derrières des alliés.--Sa lettre à l'impératrice est
+interceptée.--Angoisses de cette princesse.
+
+
+L'on se rappellera que ce ne fut que le 20 mars que les conférences
+furent rompues. On en reçut la nouvelle à Paris le 22 ou le 23, avant
+que l'on eût pu y être d'accord sur la démarche qu'il convenait de faire
+près des alliés. Il eût fallu quelques jours; on regardait sans doute la
+chose comme inutile, puisque l'on pouvait calculer le nombre de jours
+dont les ennemis avaient besoin pour être aux portes de la capitale. Je
+fus cependant averti de l'arrivée soudaine à Paris de M. Adrien de
+Montmorency, sur lequel j'avais les yeux, et qui habitait, depuis ces
+événements, chez M. de Chevreuse, à son château de Dampierre, dans les
+environs de Rambouillet; je l'envoyai chercher, mais il éluda le
+rendez-vous. On me rapporta qu'il avait vu M. de Talleyrand, après quoi
+il était, disait-on, reparti pour Dampierre. Il n'en était rien: il
+s'était mis en route pour se rendre, par un grand détour, auprès du
+comte d'Artois. Il était trop tard pour que le message pût amener
+quelque résultat; celui qui en était chargé était d'ailleurs d'un
+naturel trop prudent pour courir de nouveaux hasards, et s'aventurer
+sans avoir des chances à peu près sûres. Il n'y avait que son retour qui
+pouvait fournir la matière d'une observation sérieuse; or les événements
+amenèrent les ennemis à Paris avant qu'il y pût rentrer. Je restai ainsi
+dans l'opinion que tout était subordonné aux événements, et que le
+volcan ne ferait explosion qu'après la décision des souverains alliés.
+Les intrigues continuèrent: les uns y prenaient part pour les livrer à
+la police, si elles ne réussissaient pas; les autres pour se faire une
+position de faveur, si elles réussissaient. Tous ensemble n'avaient
+d'autres projets que d'adorer le chef nouveau qui leur serait présenté
+[27].
+
+[27: Les projets des intrigants étaient tellement circonscrits à
+eux-mêmes, qu'ils prenaient les plus grandes précautions pour se dérober
+aux recherches de la police. Ce ne fut qu'à la fin de février, et dans
+le courant de mars, qu'ils osèrent faire circuler la proclamation du roi
+aux Français. Elle était datée de Londres, et de l'époque à laquelle les
+princes de Bourbon en partirent pour venir sur le continent,
+c'est-à-dire de près d'un an. S'ils avaient eu un comité ou des
+intelligences avec les meneurs du jour, ils auraient reçu cette pièce
+presque aussitôt qu'elle eût paru en Angleterre. La vérité est cependant
+que ce fut l'empereur qui la reçut le premier pendant le dernier séjour
+qu'il fit à Trianon.
+
+Je m'étais tellement rendu maître de toutes les voies de communication
+avec l'Angleterre et les pays étrangers jusqu'au moment de
+l'envahissement de la France, que ce ne fut, comme je l'ai su depuis,
+que par l'un de mes subordonnés que l'archevêque de Malines se procura
+les gazettes anglaises où cette proclamation se trouvait. C'est aussi
+depuis ce moment que l'on commença à répandre dans Paris de petites
+copies imprimées de cette pièce; on les semait le soir dans les rues; on
+les glissait sous les portes, afin que les agents de police ne pussent
+pas les ramasser. On avait mis un tel mystère à les imprimer, que l'on
+ne s'était servi que d'une presse de cabinet; les caractères étaient en
+désordre au point que les mots d'une même ligne étaient plus hauts ou
+plus bas l'un que l'autre, ce qui dénotait une grande circonspection de
+la part de ceux qui répandaient cet imprimé. On n'osa pas en hasarder un
+seul écrit à la main; on aurait été bien plus hardi, si l'on avait été
+appuyé. Presque toutes les maisons où on les jetait les renvoyaient à la
+police.]
+
+Ce déplorable état de choses était la conséquence de celui où l'on était
+tombé, et qui était hors de la portée des intelligences ordinaires. Dans
+une circonstance comme celle-là, je me félicitais de n'avoir pas M.
+Fouché à Paris, parce qu'il n'aurait pas manqué d'entrer en
+accommodement avec celui qui lui aurait paru être le plus fort, et de
+lui livrer tout le reste pour se faire à lui-même un sort particulier.
+Le hasard avait voulu qu'à la suite des événements qui avaient eu lieu
+en Italie, il fût revenu avec la princesse Élisa dans les départements
+méridionaux, je crois à la sénatorerie d'Arles, où il attendait le
+dénouement de tout ce qui obscurcissait l'horizon politique [28].
+
+[28: Je tiens d'un témoin auriculaire qui se trouvait chez la princesse
+Élisa, avant que Paris fût occupé, que M. Fouché osa dire à la propre
+soeur de l'empereur: Madame, il n'y a qu'un moyen de nous sauver, c'est
+de tuer l'empereur sur-le-champ.]
+
+La rupture des conférences, en jetant l'épouvante dans les esprits,
+amena encore dans Paris une surabondance de population qui provenait de
+tout ce qui avait été atteint de la peur dans les campagnes. Chacun y
+débitait les contes qui pouvaient justifier sa frayeur, et il ne
+manquait pas de sots pour y croire. Il y aurait eu de la démence à
+vouloir empêcher cela: je laissai aller les propos, car comment les
+eussé-je arrêtés? Si les mécontents avaient entrepris quelque chose,
+j'étais sans moyens de leur résister, et la moindre mesure de rigueur
+qui aurait été déployée eût été le signal d'un soulèvement.
+
+Paris était devenu le seul point où l'on se croyait à couvert; partout
+ailleurs, l'on craignait de se trouver au milieu des ennemis extérieurs
+ou des troubles qui semblaient devoir être la conséquence de leur
+approche.
+
+Les premières opérations qui suivirent la reprise des hostilités
+commencèrent par un mouvement vers l'Oise.
+
+Les ennemis s'étaient renforcés dans cette partie par l'arrivée de
+différends corps de leurs troupes, qui avaient successivement passé le
+Rhin, depuis la Hollande jusque vers Coblentz.
+
+L'empereur fit un mouvement offensif sur Soissons; il poussa vivement
+les alliés, les culbuta en avant de Craonne, et les suivit jusque sous
+les murs de Laon, où il eut une affaire malheureuse. Après une marche et
+des engagements qui avaient duré toute la journée, nos troupes se
+remettaient de leurs fatigues, lorsque la cavalerie ennemie fondit sur
+elles à la faveur de l'obscurité. Elles ne purent résister au choc; le
+désordre gagna. Le corps du maréchal Marmont et celui du duc de Padoue
+éprouvèrent des pertes considérables: on hasarda néanmoins le combat, il
+ne réussit pas; il fallut se retirer. L'empereur marcha sur Reims, où il
+entra après avoir culbuté les Russes. Mais pendant ce temps-là la grande
+armée ennemie s'était remise en marche en descendant la Seine, pour nous
+resserrer sur Paris.
+
+L'empereur avait été rejoint, dans la première de ces villes, par
+quelques troupes qu'il avait tirées de la garnison de Mézières et de
+celles des places environnantes. Il se rapprocha de la Marne, pour être
+à même de se porter vers la rivière d'Aisne à sa gauche, et sur la Seine
+à sa droite. Comme je n'étais point à l'armée, je n'ai qu'imparfaitement
+connu la série des mouvements par lesquels l'empereur contenait, depuis
+le mois de janvier, une armée qui était plus du quintuple de la sienne.
+On comptait les jours qu'il pourrait résister encore; on plaignait un
+héros auquel il ne manquait que des forces physiques pour étonner le
+monde par de nouveaux prodiges.
+
+En quittant les bords de l'Aisne pour se porter sur la Marne, il laissa
+les deux corps des maréchaux Marmont et Mortier sur cette rivière, et il
+se dirigea par Meaux pour venir joindre la portion de son armée qui se
+retirait par la rive droite en descendant la Seine, et cela par suite du
+mouvement de la grande armée ennemie, à la tête de laquelle se
+trouvaient l'empereur Alexandre et le roi de Prusse. L'empereur
+d'Autriche était resté en Bourgogne, où on lui avait sans doute suggéré
+de se fixer, afin de lui épargner l'odieux des mesures qu'on allait
+prendre.
+
+Le mal était si pressant, que de tous côtés on sollicitait l'empereur de
+prévoir le moment où les ennemis entreraient à Paris. Chacun lui
+demandait des instructions pour ce qui le concernait; il répondait aux
+uns et aux autres de manière à leur persuader ce qu'il ne croyait pas
+lui-même. La sécurité qu'il affectait ne rassurait plus, et chaque jour
+amenait de nouvelles alarmes.
+
+Il paraît cependant qu'il avait été persuadé de tout ce qu'on lui avait
+écrit, et qu'il avait donné au prince Joseph des ordres précis pour le
+cas qu'il avait prévu lui-même, comme on le verra ci-après.
+
+Les maréchaux Mortier et Marmont, qui s'étaient retirés sur Meaux,
+venaient d'y être attaqués par des forces supérieures, et avaient été
+contraints de se retirer. Quelque fâcheuse que fût la situation où
+étaient les affaires, l'empereur conçut un plan d'opérations qui pouvait
+remédier à tout. Il aurait en effet déconcerté tous ses ennemis, et
+aurait probablement eu d'heureux résultats sans l'incident dont je vais
+rendre compte.
+
+L'empereur, reconnaissant l'inégalité de ses forces, imagina de
+concentrer son armée, et de faire une percée à travers les ennemis, de
+manière à se porter au milieu de ses places, dont il se proposait de
+rallier les garnisons; une fois arrivé à Verdun, il pouvait communiquer
+avec elles et tout ce qui était intermédiaire entre cette place, Metz et
+Strasbourg, qui n'étaient bloquées que par des troupes peu redoutables.
+
+Il marchait à l'exécution de ce projet dont il avait fait part à son
+frère Joseph, et en même temps il avait donné ordre aux deux corps des
+maréchaux Mortier et Marmont de le suivre en traversant la Champagne.
+Ceux-ci devaient le joindre, au-delà de Vitry, par la rive gauche de la
+Marne. En faisant ce mouvement, l'empereur avait donné des ordres à
+Paris pour que l'on y retînt toutes les troupes qu'on aurait pu lui
+envoyer, et il avait recommandé que l'on s'y préparât à une défense de
+quelques jours, parce que faisant son mouvement dans l'espoir que toute
+l'armée ennemie le suivrait, il croyait pouvoir revenir assez tôt à
+Paris; s'il en arrivait autrement, il était évident que l'on ne se
+battait plus que pour Paris, et que l'empereur ne s'en éloignerait pas
+trop, afin de pouvoir le secourir: nous allons voir ce qui arriva.
+
+L'empereur avait coutume d'écrire à l'impératrice, et depuis que les
+communications étaient devenues aussi difficiles, il se servait d'un
+chiffre. En commençant son mouvement, il voulut la rassurer sur les
+résultats dont il pourrait être suivi; il lui écrivit pour l'en
+prévenir, et lui dire en même temps de ne pas s'étonner si elle restait
+quelques jours sans recevoir de ses nouvelles. Le malheur voulut que
+cette lettre, au lieu d'être chiffrée, ne le fût point, et par une
+fatalité encore plus grande, le courrier qui en était porteur, croyant
+que les troupes françaises occupaient toujours Meaux, se dirigea sur
+cette ville, où il tomba avec ses dépêches au pouvoir des alliés.
+
+Le même jour, le maréchal Blucher envoya un parlementaire aux
+avant-postes avec une lettre pour l'impératrice, à laquelle il adressait
+celle de l'empereur, qui avait été décachetée. Il lui exprimait combien
+il s'estimait heureux que cette circonstance lui eût fourni l'occasion
+de mettre à ses pieds l'hommage de son profond respect, etc.; mais la
+lettre de l'empereur n'en avait pas été moins lue. Elle contenait la
+pensée de son mouvement et finissait par cette phrase: Cette manoeuvre
+me sauve ou me perd.
+
+L'impératrice, qui était très maîtresse d'elle-même, ne laissa pas
+apercevoir d'abord tout ce que la lecture de cette lettre lui avait fait
+éprouver; elle n'en parla pas aux personnes qui se trouvaient chez elle
+lorsqu'elle la reçut, mais le soir, quand je me présentai dans son
+salon, elle me fit l'honneur de me désigner pour sa partie. On s'était
+assis, et contre son habitude elle ne permit pas qu'on rompît
+l'enveloppe des cartes, ce qui était une preuve qu'elle n'était point
+disposée à jouer. Elle attendit un moment que le salon eût prit son
+assiette ordinaire, et lorsque l'attention ne fut plus uniquement fixée
+sur elle, elle commença la conversation. Elle parla d'abord de choses
+indifférentes, et revint petit à petit sur l'empereur, dont elle parlait
+toujours avec un vif intérêt. Elle cherchait, près de ceux qu'elle
+savait lui être attachés, à se rassurer contre des pressentiments qui
+chaque jour devenaient plus sinistres. Elle me demanda si j'avais reçu
+des lettres de l'empereur, je lui répondis que non. Eh bien! me
+dit-elle, je puis vous donner de ses nouvelles, j'en ai reçu ce matin.
+Je ne pus m'empêcher de témoigner ma surprise, et de lui observer qu'il
+n'était pas arrivé de courrier. «Cela est vrai, me dit-elle, il n'est
+pas arrivé de courrier, et je vous étonnerai encore davantage en vous
+disant que c'est le maréchal Blucher qui m'a envoyé une lettre de
+l'empereur, laquelle, à ce qu'il me dit, a été trouvée parmi plusieurs
+autres dont un courrier était porteur au moment où il a été pris par les
+ennemis. À vous dire vrai, je suis dans des inquiétudes très vives
+depuis que j'ai réfléchi aux conséquences qui peuvent résulter de cet
+accident; l'empereur m'a toujours écrit en chiffres; depuis son départ,
+toutes les lettres ainsi chiffrées sont arrivées à bon port, celle-ci,
+qui ne l'est point, est la seule dans laquelle il me parle de son
+projet, et il faut qu'elle tombe entre les mains des ennemis! Il y a là
+une fatalité qui m'attriste.»
+
+Le bon jugement de cette princesse lui avait fait saisir sur-le-champ
+les conséquences fâcheuses que pouvait avoir cet incident, et elle ne se
+faisait point illusion, tout en ayant l'air de se laisser persuader de
+ce qu'on lui disait pour la rassurer. Je crois que l'on peut trouver
+dans cet accident l'explication de ce qu'a voulu dire M. de Castlereagh,
+au parlement d'Angleterre, lorsqu'en rendant compte à cette assemblée
+des opérations des armées alliées en France, il dit que l'on était
+indécis si l'on marcherait sur Paris, lorsqu'on reçut au
+quartier-général des communications tellement précises et si
+importantes, que l'on se décida à s'approcher de cette capitale.
+
+Si ce n'est pas de la lettre de l'empereur à l'impératrice que parle le
+diplomate, ce ne peut être que des communications apportées par M. de
+Vitrolle, qui allait faire part aux ennemis, de l'état dans lequel était
+Paris, et du point où MM. de Talleyrand, Dalberg, etc., avaient amené
+les affaires. Paris, la France entière lui doivent une véritable
+reconnaissance.
+
+On eut pendant quelques jours à Paris l'espérance que les ennemis
+s'attacheraient uniquement au mouvement de l'empereur, parce qu'en effet
+ils agissaient lentement; mais l'on fut bientôt dissuadé en apprenant la
+marche de la grande armée ennemie à travers la Brie. On voulait encore
+espérer, lorsque l'on sut que l'empereur Alexandre et le roi de Prusse
+avaient couché à Coulommiers, à environ quatorze lieues de Paris, sur la
+route qui, après avoir traversé la Brie, vient joindre la Marne à Lagny.
+Il n'y avait plus moyen d'en douter, car des habitants de Coulommiers
+étaient partis, pour rentrer à Paris après l'arrivée de ces deux
+souverains dans leur commune.
+
+La foule des gens de la campagne fuyait de toutes parts à l'approche des
+ennemis, et revenait sur Paris, dont la nombreuse population était
+presque la seule sauvegarde qui restait. Le danger était imminent; le
+ministre de la guerre, que cela regardait plus particulièrement, demanda
+à la régente de convoquer un conseil pour y exposer la situation où l'on
+était, et mettre du moins sa responsabilité à couvert pour ce qui le
+regardait. Il se fit autoriser par la régente à rappeler sur Paris les
+corps des maréchaux Mortier et Marmont, qui étaient déjà en marche pour
+rejoindre l'empereur; l'ordre qu'on leur envoya put recevoir son
+exécution, et ces deux corps arrivèrent à Charenton le jour où la grande
+armée ennemie poussait en arrière de Claye sur la route de Meaux, à six
+lieues de Paris, le faible corps que nous avions dans cette direction.
+
+Le conseil dont le ministre de la guerre avait demandé la convocation
+fut assemblé le même soir au château des Tuileries. Comme cette séance
+est celle où l'on a pris la résolution qui a perdu la France, il est
+important de n'en omettre aucun détail.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXXII.
+
+Conseil de régence.--L'impératrice doit-elle ou non quitter Paris?--M.
+Boulay de la Meurthe propose de l'installer à l'Hôtel-de-Ville.--Le
+conseil adopte cette opinion.--Le duc de Feltre.--Joseph se range à son
+avis.--Le départ est arrêté.--On me propose d'insurger Paris.--Motifs
+qui m'arrêtent.--Les intrigues dont j'étais l'objet m'inspirent de la
+circonspection.--Encore M. de Talleyrand.
+
+
+Les ennemis, instruits par la lettre de l'empereur du danger qui les
+menaçait, assemblèrent un conseil où la situation des choses fut
+vivement discutée: les uns voulaient marcher sur Paris, les autres
+opinaient pour se retirer sur le Rhin; chacun faisait valoir des
+considérations qui lui étaient propres. On balançait, on ne savait que
+résoudre, lorsqu'un nouvel émissaire vint fixer toutes les indécisions.
+Alexandre annonça la résolution de tenter la fortune. Tout se mit
+aussitôt en mouvement, au lieu de se replier sur Chaumont, comme
+l'empereur se l'était promis. Schwartzenberg avait passé l'Aube, Blucher
+avait franchi l'Aisne, les armées alliées avaient opéré leur jonction,
+elles s'avancèrent en masse sur Paris; ce qu'elles n'auraient jamais osé
+faire, si l'armée d'Espagne avait été seulement en marche pour venir
+joindre l'empereur. Si, au lieu de disséminer nos troupes sur les
+différends points du territoire, on les eût serrées en masse, on eût
+rassemblé une armée plus formidable encore que celle des alliés, et qui
+eût été composée de troupes accoutumées depuis longtemps à les battre;
+c'est en cela que l'empereur fut mal servi. On devait lui réunir une
+armée, et l'on aurait vu comme les ennemis auraient été traités.
+
+Le conseil qui fut réuni ce soir-là aux Tuileries était composé de:
+
+L'impératrice.
+Le prince Joseph.
+Le prince de Bénévent.
+L'archi-chancelier.
+L'archi-trésorier.
+Le grand-juge, M. Molé.
+_Intérieur._--M. de Montalivet.
+_La guerre._--Le duc de Feltre.
+_Cultes._--Bigot de Préameneu.
+_Commerce._--M. de Sussy.
+Le duc de Cadore, comme secrétaire d'État.
+_Finances._--Le duc de Gaëte.
+_Trésor public._--M. Mollien.
+_Administration de la guerre._--M. Daru.
+_Police._--Le duc de Rovigo.
+_Marine._--Le duc Decrès.
+
+_Ministres d'État._
+
+Le duc de Massa.
+M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély.
+M. Boulay de la Meurthe.
+M. Merlin (de Douay).
+M. Muraire.
+Le comte de Cessac.
+M. de Fermont.
+Le président du sénat, M. de Lacépède.
+
+Je crois que les maréchaux Moncey et Serrurier assistèrent au conseil,
+mais je ne puis l'assurer.
+
+Il était huit heures et demie lorsque le conseil s'assembla. La régente
+occupait le fauteuil; le prince Joseph, après lui en avoir demandé
+l'autorisation, fit connaître au conseil le motif de sa convocation,
+puis donna la parole au duc de Feltre, ministre de la guerre. Celui-ci
+fit un exposé exact des dangers dont la capitale était menacée, et qui
+étaient si pressants, qu'il avait cru, comme je l'ai dit, de son devoir
+d'en rendre compte à la régente, ne voulant pas prendre sur lui la
+responsabilité des événements. En comparant le temps qu'il fallait à
+l'empereur pour arriver, et la proximité à laquelle se trouvaient les
+ennemis, il ne voyait aucun moyen de leur résister. Il fit l'énumération
+de ce qu'il y avait de troupes, tant à Paris que dans les environs, et
+exposa que les corps des maréchaux Mortier et Marmont n'étaient pas
+encore arrivés. S'il n'ajouta rien à ce qui pouvait augmenter les
+inquiétudes, il ne dit rien non plus de propre à rassurer. Il découvrait
+attentivement tout ce qui pouvait alarmer, mais il était muet sur ce
+qu'il nous restait de ressources, et ne trouva rien de ce qui pouvait
+consoler. Il ne dit pas un mot de plus de dix mille hommes de troupes
+qui occupaient la route de Versailles à Vendôme, où il les avait envoyés
+d'avance, ayant sans douta arrêté le départ de l'impératrice. Il ne dit
+pas, entre autres choses, un mot de la situation de l'arsenal de Paris,
+dans lequel il y avait cinquante-quatre mille fusils de munition réparés
+à neuf. Il garda le même silence sur un parc d'artillerie de deux cent
+cinquante pièces de canon de différends calibres qui étaient montées sur
+leurs affûts, et accompagnées de leurs caissons de munitions, chargés et
+rangés avec les pièces dans le Champ-de-Mars, et cela, indépendamment de
+l'artillerie qui se trouvait aux barrières; mais il prévint
+soigneusement que l'empereur n'avait pas laissé un seul cheval
+d'artillerie dont on pût disposer, qu'il avait successivement appelé à
+l'armée tous ceux que l'on était parvenu à réunir. En cela le ministre
+n'accusait pas vrai: les chevaux d'artillerie que l'empereur avait fait
+venir de Paris à l'armée avaient été réunis par les soins du préfet du
+département de la Seine pour le service de l'artillerie des barrières,
+si l'on avait eu besoin de la mouvoir; mais le ministre de la guerre, à
+qui aucun moyen de témoigner plus de zèle qu'un autre n'échappait, ne
+négligeait rien de tout ce qui pouvait faire croire à l'empereur que lui
+seul savait le servir, et enlevait d'autorité à la préfecture de la
+Seine les chevaux de trait qu'elle parvenait à réunir.
+
+En écoutant parler le ministre de la guerre, il était difficile de se
+défendre de mauvais pressentiments: c'était un mélange de loyauté, de
+prudence, d'adulation et d'indépendance auquel on ne comprenait rien; il
+semblait vouloir dire: Je vous ai prévenus de tout, je me lave les mains
+du reste.
+
+Un tel exposé n'était pas propre à inspirer de la confiance à ceux qui
+étaient étrangers aux opérations militaires. En voyant le duc de Feltre
+désespérer des ressources qui lui restaient, qui pouvait se rassurer? Je
+ne sais quelles considérations le portèrent à rembrunir un tableau par
+lui-même assez sombre. Il fallait cependant qu'il en eût, car la
+conséquence naturelle de son exposé était de mettre en discussion la
+nécessité du départ de l'impératrice et de son fils, qu'il venait de
+faire voir comme entourés de dangers.
+
+Effectivement, l'on se borna à ouvrir la discussion sur la question de
+savoir si l'impératrice devait rester à Paris, ou s'éloigner. Les débats
+s'ouvrirent; les membres du conseil parlèrent comme de bons Français et
+des hommes attachés à l'empereur et à son ouvrage. Ils développèrent
+tous le danger qu'il y avait d'abandonner la capitale à l'influence
+ennemie, en désintéressant les citoyens de Paris à sa défense; ce qui
+arriverait dès qu'ils verraient que l'on manquait de confiance en eux
+pour la conservation de l'impératrice et du petit roi de Rome, que
+l'empereur leur avait fait jurer de défendre, et au nom desquels on
+avait armé la garde nationale de Paris.
+
+On observa que la puissance qui nous restait était dans Paris, que la
+force de celle-ci consistait dans la présence de la souveraine au milieu
+de la population, qui se dévouerait lorsqu'elle verrait qu'on lui
+accordait de la confiance.
+
+On proposa d'emmener l'impératrice à l'Hôtel-de-Ville au moment du
+danger, et de la montrer au peuple dans les rues, dans les faubourgs et
+sur les boulevards. Cet avis courageux, ouvert par M. Boulay de la
+Meurthe, fut appuyé par tout le conseil. M. de Talleyrand lui-même opina
+dans ce sens; il développa les motifs de son opinion, et ne cacha point
+la possibilité d'un bouleversement que la présence seule de
+l'impératrice pouvait arrêter. Le duc de Massa prit la parole après lui;
+il présenta des considérations tout opposées, et fut très énergique dans
+son opinion. Je parlai à mon tour, et insistai fortement sur le danger
+que l'impératrice s'éloignât. Je motivai particulièrement mon opinion
+sur les bonnes dispositions dans lesquelles je savais être la portion de
+la population que l'on prise le moins, et qui est celle qui ne met
+jamais de bornes à ses sacrifices. Il se fit quelques minutes de
+silence, l'archi-chancelier recueillit les voix; toutes, hors celle du
+ministre de la guerre, furent pour que l'impératrice restât à Paris. M.
+le duc de Feltre demanda la parole; il commença un long discours qui ne
+peut être sorti de la mémoire d'aucun de ceux qui l'ont entendu; il a eu
+trop d'influence sur nos destinées pour ne pas en rapporter les
+principaux traits. Après un exorde assez long dans lequel il rappela
+quelques faits d'histoire, et cita des traits de fidélité tirés de la
+même source, il fit une application de la situation du moment à celle
+dans laquelle s'étaient trouvés les souverains que des événements de
+guerre avaient obligé de quitter leur capitale. Il dit que c'était une
+erreur de regarder Paris comme le centre de la puissance de l'empereur,
+que le pouvoir de ce prince le suivait partout, et que tant qu'il
+resterait un village où lui ou bien son fils seraient reconnus, c'était
+là que devaient se rallier tous les Français, là qu'était la capitale;
+qu'il ne fallait pas désespérer aussi vite du salut de l'État. Quant à
+lui, il ne concevait pas comment des hommes qui faisaient depuis si
+longtemps profession d'attachement à la personne de l'empereur pouvaient
+proposer d'exposer son fils à tomber entre les mains des ennemis; il n'y
+avait plus que ce lien qui intéressât l'Autriche; il ne resterait plus
+de ressource, lorsqu'on se serait laissé aller à la perfide insinuation
+de livrer le fils d'Hector aux Grecs.
+
+Le duc de Feltre était très échauffé; on voyait qu'il cherchait des
+tournures de phrases et des expressions pour marquer son dévouement à
+l'empereur, en présence de l'impératrice, devant laquelle il ne
+craignait pas d'être d'un avis opposé à tout le conseil; du reste, son
+discours ne resta pas sans réplique. On répondit aux différends tableaux
+qu'il avait faits, et, malgré le ton d'assurance avec lequel il s'était
+annoncé, le conseil, dont on recueillit de nouveau les suffrages, fut de
+l'avis que l'impératrice devait rester à Paris; il n'y eut pas une seule
+voix de moins que dans le vote précédent.
+
+Le prince Joseph opinait pour la retraite, mais on s'apercevait aisément
+qu'il combattait la résolution, moins parce qu'il l'improuvait que pour
+s'assurer de la franchise d'opinion de tous les membres du conseil.
+Obligé à la fin de voter à son tour, il appuya l'opinion du ministre de
+la guerre, en exhibant une lettre de l'empereur, qui lui avait marqué
+qu'il ne pouvait pas, à cause de la difficulté des communications, lui
+dire ce qu'il conviendrait de faire dans les cas qui pourraient
+survenir; que c'était à lui à prendre conseil des circonstances et à se
+conduire d'après les événements; mais que le plus grand malheur qui
+pourrait arriver, était que le roi de Rome tombât au pouvoir des
+ennemis; que, dans ce cas, il lui ordonnait positivement de faire partir
+l'impératrice et son fils pour Rambouillet, d'où il les dirigerait sur
+Tours. Je crois même que l'empereur ajoutait dans sa lettre que ce
+serait une trahison que d'exposer le roi de Rome à tomber entre les
+mains des ennemis. La communication de cette lettre atterra les membres
+du conseil, et expliqua l'opinion qu'avait émise le duc de Feltre, qui
+en avait sans doute eu connaissance; car depuis longtemps il sollicitait
+l'empereur de donner des instructions pour le cas qui était
+malheureusement arrivé. Il faut en convenir, l'empereur ne pouvait
+donner un ordre plus favorable à ceux qui aiment à recueillir des
+honneurs sans courir de dangers.
+
+Malgré les intentions formelles manifestées dans la lettre de
+l'empereur, le conseil ne changea point d'avis; le duc de Cadore proposa
+même de passer outre, et de faire rester l'impératrice à Paris. Tout le
+monde pensa que si l'opinion des membres du conseil devait décider la
+question qui était en délibération, l'impératrice ni le gouvernement ne
+devaient pas quitter la capitale; mais que, si l'on voulait donner à
+l'ordre de l'empereur son exécution, il était inutile de les assembler,
+car on ne devait pas penser qu'ils eussent l'intention de désobéir à
+l'empereur; c'était à ceux qu'il avait investis de son pouvoir à juger
+si le moment que ce prince avait indiqué pour la retraite du
+gouvernement était arrivé.
+
+M. de Talleyrand observa encore que tout était perdu si l'on quittait
+Paris; néanmoins on déclara, à une troisième épreuve, que, puisqu'il y
+avait un ordre de l'empereur, on devait y obtempérer, mais que cela
+était bien malheureux. M. l'archi-chancelier, après avoir recueilli
+toutes les voix, se déclara aussi pour le départ, en annonçant que S. M.
+partirait le lendemain, à huit heures du matin, pour Rambouillet, où
+elle emmènerait son fils.
+
+Cette décision prise, chaque ministre demanda des instructions pour son
+département, et il fut résolu, 1° que le prince Joseph resterait à
+Paris, et que l'archi-chancelier seul accompagnerait l'impératrice et le
+roi de Rome; 2° que les autres dignitaires, avec les ministres,
+resteraient à Paris jusqu'à ce que le prince Joseph leur eût signifié
+l'ordre de partir, que, pour éviter toute équivoque, il ferait parvenir
+à chacun d'eux par le grand-juge, M. Molé; 3° il fut arrêté que le
+président du sénat accompagnerait l'impératrice, et qu'avant de partir,
+il écrirait à tous les membres de ce corps de ne se rendre à aucune
+convocation illégale, c'est-à-dire qui ne serait pas faite dans les
+formes prescrites par les constitutions.
+
+Ces dispositions arrêtées, la séance fut levée: il était deux heures du
+matin.
+
+Les membres qui composaient le conseil s'arrêtèrent dans la pièce
+voisine, déplorant la résolution qui venait d'être prise. Plusieurs me
+disaient: «Si j'étais ministre de la police, Paris serait insurgé demain
+matin, et l'impératrice ne partirait pas.»
+
+Paris sans doute était [29] disposé à s'insurger; je n'avais pas été
+jusqu'à ce moment sans m'apercevoir qu'il était facile de le mettre en
+mouvement, et que cela dépendait de moi. «Mais, leur dis-je, quel est
+celui d'entre vous qui voudrait prendre la responsabilité des événements
+dont ce mouvement peut être suivi, surtout après ce dont vous venez
+d'être les témoins, c'est-à-dire, lorsque vous venez de décider qu'il
+fallait obéir aux ordres de l'empereur. Vous me conseillez de prendre
+sur moi ce que vous n'avez pas cru pouvoir faire. Mais connais-je les
+projets de l'empereur? Suis-je même assuré que ce mouvement ne les
+contrarierait pas? et si je venais à échouer, à quoi auraient servi le
+meurtre, le pillage, tous les désordres dont peut être suivi un appel à
+la multitude? Est-il sûr, est-il même probable que le souverain qui
+refusa de couvrir sa défaite par l'incendie de Leipzig, voulût régner au
+prix des malheurs qu'une telle résolution peut attirer sur la capitale?
+Que répondrais-je à ses reproches? Qu'opposerais-je aux plaintes de cent
+mille familles, dont l'une me demandera son chef, l'autre ses
+habitations, sa fortune, que je lui aurais ravis? Ce serait trop de
+victimes, trop de larmes; je ne puis prendre sur moi de lancer toute une
+population dans un abîme. D'ailleurs, quand j'en aurais la force,
+l'esprit de mes instructions le défend. Loin de vouloir que je
+compromette la population, l'empereur m'ordonne de quitter Paris si les
+alliés pénètrent dans la capitale. Je puis bien empêcher l'impératrice
+de partir; mais il n'y a qu'un fou qui osât se flatter de maîtriser les
+événements dont cette violence pourrait être suivie. En voulant servir
+l'empereur, je puis détruire les chances qui lui restent, et faire
+tourner au profit d'un parti les espérances qu'il peut conserver. Passe
+cependant si je n'avais pas d'ordres, que le cas fût fortuit; mais tout
+à été prévu: il ne me reste qu'à m'y conformer. Je déplore, comme tout
+le monde, la funeste résolution qui vient d'être arrêtée; mais je ne
+veux pas me charger seul de ce que vous n'avez pas osé faire tous
+ensemble.»
+
+[29: L'empereur avait été exactement instruit par moi des dispositions
+des citoyens de Paris, qui ne demandaient que des armes qu'on leur
+refusait.]
+
+J'avais plus d'un motif pour ne pas me rendre au conseil qu'on me
+donnait, et je vais les exposer. Je m'étais aperçu depuis longtemps que
+l'empereur, sans cesser de croire à mon dévouement pour lui, n'avait pas
+été inaccessible aux insinuations qui lui avaient été faites sur mon
+compte: que je ne travaillais pas; que j'étais mené par mes bureaux;
+qu'une intrigue me dirigeait; que j'avais les meilleures intentions
+possibles, mais que j'étais au-dessous de cette place, et étranger à la
+révolution qu'il importait éminemment de connaître pour la bien remplir.
+
+La cabale qui avait été contrariée de ma nomination au ministère,
+n'avait pas perdu l'espérance de m'en éloigner pour y porter un des
+siens, comme elle faisait depuis quinze ans dans les sept huitièmes des
+places administratives. Je n'avais pu méconnaître, à l'occasion de
+l'affaire du 23 octobre, que si l'empereur ne m'avait pas sacrifié après
+les calomnies du ministre de la guerre, c'est que la turpitude des
+rapports qui lui étaient parvenus lui avait été tellement démontrée,
+qu'il ne put disconvenir que je n'avais aucun tort dans cette affaire;
+mais comme il avait d'abord donné une sorte de sanction à ce qu'on lui
+dit, il ne voulut pas tout de suite en revenir. Le ministre de la guerre
+avait fait ses preuves dans les intrigues de la révolution; quelques
+frères et amis de l'époque s'étaient joints à lui, et tous ensemble
+tentaient tous les moyens imaginables pour me donner un successeur. Je
+voyais tout cela, on me le disait, je le croyais, et je n'en servais que
+mieux; mais aussi j'avais renoncé à compter jamais sur les effets de
+cette bienveillance que l'empereur avait pour moi, quand j'étais son
+aide-de-camp; j'étais persuadé au contraire qu'il compterait plus
+rigoureusement avec moi qu'avec tout autre, non pas qu'au fond il ne
+m'estimât, mais parce qu'on lui avait persuadé que j'étais disposé à me
+targuer d'une bienveillance particulière de sa part, et que je me
+permettais une foule de choses, parce que je me croyais sûr de
+l'impunité.
+
+Depuis son voyage en Hollande, pendant lequel la reine de Naples vint à
+Paris, et surtout depuis son retour de Russie, j'avais eu lieu de me
+convaincre que j'avais baissé dans son opinion.
+
+Je m'observai dès-lors, mais j'éprouvai constamment le chagrin d'un
+homme que l'on considère comme mal à sa place, et qui est obligé de se
+replier sur lui-même pour se consoler de l'injustice qu'il essuie. Je
+regrettais l'état militaire, et je sentais de l'aversion pour ces
+guerres continuelles qui n'étaient plus qu'un métier, au lieu d'être une
+carrière de gloire, comme dans les premières années du règne de
+l'empereur.
+
+Dans la position ou je me trouvais placé, sachant, comme je viens de le
+dire, toutes les intrigues dont j'étais l'objet, j'avais tout à craindre
+en traversant l'opinion du ministre de la guerre. En effet, il aurait
+sûrement rejeté sur moi toute la responsabilité de l'entreprise, et,
+pour, être conséquent avec lui-même, et mettre sa responsabilité, à
+couvert, autant que pour céder à un mouvement assez naturel au coeur
+humain, il n'aurait pas manqué de faire connaître aux troupes ce dont il
+aurait été question. Les généraux qui commandaient celles-ci m'eussent
+dès-lors abandonné, et je ne devenais plus qu'un chef de factieux. Or,
+qu'est un chef de parti au moment du danger, lorsque les troupes
+l'abandonnent? Les maréchaux Marmont et Mortier, instruits par le
+ministre de la guerre, eussent-ils voulu prendre part à une insurrection
+dans laquelle ils n'auraient pas même eu le premier rôle, tandis que
+leur responsabilité était à couvert en suivant la direction donnée par
+le ministre de la guerre.
+
+Que me serait-il resté alors pour parti? Les hommes qui venaient de
+reconnaître qu'il fallait obéir à l'ordre que le prince Joseph avait
+exhibé? Ils n'auraient pas manqué de m'abandonner, d'autant plus qu'ils
+voyaient bien que cet ordre de l'empereur n'avait été donné que sur les
+remontrances et les sollicitations réitérées du ministre de la guerre.
+
+En supposant que j'eusse mis en mouvement ce qu'on appelle vulgairement
+les hommes de la république, quels moyens me seraient restés pour
+prévenir leurs écarts? Ce parti était pour le moins aussi dangereux pour
+l'empereur que les ennemis. N'ayant aucun antécédent avec lui, je
+m'exposais à devenir sa victime dès qu'il serait réuni. Que n'aurait-on
+pas dit si les choses avaient pris cette tournure, comme cela pouvait
+arriver? On m'aurait couvert de ridicule; car, enfin, les alliés, qui ne
+voulaient que la chute de l'empereur, pouvaient s'arranger avec un parti
+auquel ils auraient fait accepter ce qu'ils auraient voulu; ils se
+seraient même fait remettre l'impératrice et son fils. Une fois qu'ils
+auraient traité sur des bases opposées, ils étaient les maîtres, et en
+promettant de ménager Paris, ils auraient obtenu tout ce qu'ils auraient
+proposé. Il ne faut que se reporter au temps et aux circonstances
+d'alors pour ne pas trouver ces observations déraisonnables.
+
+L'expérience des hommes que j'avais acquise m'avait assez pénétré de
+cette opinion, pour que je n'accordasse aucune confiance aux
+démonstrations que me faisaient ceux qui n'avaient pas l'ombre du
+courage indispensable pour ce qu'ils me proposaient.
+
+Je me décidai donc à obéir et à suivre l'opinion émise dans le conseil.
+Dès-lors je ne me considérai plus que comme un administrateur de la
+tranquillité publique. En sortant du château des Tuileries, M. de
+Talleyrand s'approcha de moi, et me parla en ces termes: «Eh bien! voilà
+donc la fin de tout ceci; n'est-ce pas aussi votre opinion? Ma foi,
+c'est perdre une partie à beau jeu. Voyez un peu où mène la sottise de
+quelques ignorants qui exercent avec persévérance une influence de
+chaque jour. Pardieu! l'empereur est bien à plaindre, et on ne le
+plaindra pas, parce que son obstination à garder son entourage n'a pas
+de motif raisonnable; ce n'est que de la faiblesse qui ne se comprend
+pas dans un homme tel que lui. Voyez, monsieur, quelle chute dans
+l'histoire! donner son nom à des aventures, au lieu de le donner à son
+siècle! Quand je pense à cela, je ne puis m'empêcher d'en gémir.
+Maintenant quel parti prendre? Il ne convient pas à tout le monde de se
+laisser engloutir sous les ruines de cet édifice; allons, nous verrons
+ce qui arrivera. L'empereur, au lieu de me dire des injures, aurait
+mieux fait de juger ceux qui lui inspiraient des préventions; il aurait
+vu que des amis comme cela sont plus à craindre que des ennemis. Que
+dirait-il d'un autre, s'il s'était laissé mettre dans cet état?»
+
+Il ajouta encore plusieurs autres phrases qui étaient à peu près la
+répétition des premières, et nous nous quittâmes [30].
+
+[30: J'expédiai un exprès à l'empereur à la sortie de ce conseil, et je
+lui détaillai dans ma lettre tout ce qui s'était passé, ainsi que tout
+ce que je prévoyais devoir en être la suite avant quarante-huit heures.
+Je fis partir successivement jusqu'à quatre copies de ma lettre dans la
+même journée; j'avais depuis longtemps fait usage des moyens usités dans
+les correspondances clandestines pour soustraire mes lettres aux
+événements de guerre, et cela m'avait réussi.]
+
+Il n'y eut presque aucun des membres de ce conseil qui, en sortant des
+Tuileries, ne dît un sincère adieu à son camarade, tant il était
+persuadé que c'était le dernier acte du gouvernement auquel il avait été
+associé.
+
+
+
+
+PIÈCES
+JUSTIFICATIVES.
+
+ * * * * *
+
+_Lettre de M. de Metternich à M. de Bassano._
+
+ Prague, le 22 juillet 1813.
+
+ MONSIEUR LE DUC,
+
+M. le comte de Narbonne m'a communiqué la dépêche que votre excellence
+lui a adressée, en date du 19 de ce mois, ainsi que les pièces y
+annexées, concernant les discussions qui ont eu lieu à Neumarck
+relativement à l'armistice.
+
+J'ai rendu compte à l'empereur du nouveau retard qu'éprouve l'arrivée de
+M. le duc de Vicence. C'est d'ordre de sa majesté impériale que j'écris
+directement à votre excellence pour la prier de porter à la connaissance
+de S. M. l'empereur des Français la pénible impression que ce retard a
+produite sur elle.
+
+L'empereur, en adressant l'offre de sa médiation aux puissances
+belligérantes, n'a pas été seulement mû par le désir de la paix; il y a
+été également déterminé par le besoin de faire cesser le plus tôt
+possible les charges qui, souvent plus que la guerre même,
+s'appesantissent sur les peuples pendant cet état intermédiaire qui
+n'est ni la guerre ni la paix.
+
+Sa majesté impériale n'a pas demandé la prolongation de l'armistice de
+Pleisswitz. Elle n'a cependant pas hésité à employer ses bons offices
+pour faire admettre par les puissances alliées un terme additionnel de
+vingt jours à ajouter au terme présumé des négociations, lesquels,
+attendu les distances des quartiers-généraux respectifs, et les
+pourparlers nécessaires pour faire agréer à ces mêmes puissances la
+prolongation de l'armistice, ne pouvaient guère s'ouvrir que le 12
+juillet.
+
+L'engagement que, par l'article 4 de la convention du 30 juin dernier,
+S. M. l'empereur des Français avait pris envers la puissance médiatrice,
+de ne pas dénoncer avant le 10 août l'armistice existant, fut transmis
+par nous aux puissances alliées. LL. MM. l'empereur de toutes les
+Russies et le roi de Prusse accédèrent à la proposition de l'Autriche,
+et nous n'avons pas tardé à faire parvenir à S. M. l'empereur des
+Français l'information officielle de leur engagement formel à ce sujet.
+Que pouvait-il rester à désirer aux puissances belligérantes pour entrer
+en négociation à Prague? Par quelle autre voie plus légale l'engagement
+de la France et de contr'engagement des alliés de ne pas dénoncer
+l'armistice avant le 10 août pouvaient-ils être même rendus obligatoires
+de part et d'autre? Quel surcroît d'assurances la France pouvait-elle
+attendre sur la détermination des puissances alliées? Quelle garantie
+plus certaine pouvait-elle enfin recevoir d'une sincérité entière et
+parfaitement réciproque jusqu'au terme convenu?
+
+Des ordres cependant furent expédiés au quartier-général français, aux
+commissaires à Neumarck. Une nouvelle discussion s'établit, de cette
+manière, à côté des garanties les plus formelles. Ce fait avait de quoi
+surprendre, mais nous étions loin de soupçonner qu'il entraînât les
+retards les plus précieux à la cause de la paix. Comment prévoir la
+possibilité que les plénipotentiaires de la puissance médiatrice et des
+puissances alliées, réunis à Prague dès le 12 juillet, jour convenu pour
+l'arrivée des plénipotentiaires de part et d'autre, s'y trouveraient le
+22 du mois, non seulement sans que le plénipotentiaire français y fût,
+mais même dans l'incertitude la plus complète sur l'époque de son
+arrivée?
+
+Un office que vient de m'adresser le baron d'Anstett ne me laisse point
+de doute qu'à Neumarck même le différent qui s'était élevé entre les
+commissaires doit y être aplani. Dix jours précieux ne sont pas moins
+perdus pour les négociations de Prague; ils ne pourront être mis ni sur
+le compte de la puissance médiatrice, qui a rempli dans la plus grande
+étendue les engagements qu'elle avait contractés envers la France, ni
+imputés aux alliés, qui ont accepté, dans les formes diplomatiques, la
+prolongation de l'armistice, et dont les négociateurs sont arrivés ici
+le jour convenu.
+
+La réunion des plénipotentiaires respectifs eût sans doute suffi pour ne
+pas laisser s'établir ailleurs des discussions sur des questions
+décidées d'avance entre les cabinets.
+
+Il me reste à prier votre excellence de vouloir bien me faire connaître,
+le plus tôt possible, le terme auquel seront rendus ici les
+plénipotentiaires français, sa majesté impériale désirant vivement de ne
+plus voir de nouveaux incidents servir de motif à une perte de temps
+irréparable.
+
+Je prie votre excellence, etc.
+
+ _Signé_ METTERNICH.
+
+ * * * * *
+
+_Réponse du duc de Bassano_.
+
+ MONSIEUR LE COMTE,
+
+M. le général de Bubna vient de me faire remettre la lettre de votre
+excellence, en date du 22 de ce mois. Ayant envoyé le même jour à M. de
+Narbonne ses pouvoirs et ses instructions, j'avais satisfait d'avance à
+la demande que vous me faites l'honneur de m'adresser par cette lettre.
+Elle se trouvait ainsi sans objet, et je n'ai point été dans le cas de
+la placer sous les yeux de sa majesté.
+
+Quant aux détails dans lesquels vous avez jugé à propos d'entrer,
+monsieur le comte, je prie votre excellence d'agréer que je me borne,
+pour y répondre, à lui rappeler les faits au moyen de la notice
+ci-joint.
+
+J'ai l'honneur de vous offrir, etc.
+
+ Dresde, le 24 juillet 1813, au soir.
+
+ _Signé_ le duc de BASSANO.
+
+
+1813
+
+30 juin. Convention qui fixe au 5 juillet le jour de la réunion des
+plénipotentiaires et la prolongation de l'armistice au 10 août.
+
+3 juillet. Lettre de M. le comte de Metternich. Son excellence propose
+que la réunion n'ait lieu que le 8.
+
+8 _id._ Lettre du même. Son excellence propose que la réunion n'ait lieu
+que le 12.
+
+9 _id._ Départ de M. le comte de Narbonne pour presser les réponses sur
+tout ce qui avait été convenu avec M. le comte de Metternich.
+
+9 _id._ Lettre du duc de Bassano à M. le comte de Metternich. Il annonce
+la démarche faite à Neumarck.
+
+12 juillet. Lettre de M. le comte de Metternich. Il donne avis de la
+nomination des plénipotentiaires russe et prussien, et de leur arrivée à
+Prague.
+
+12 _id._ Lettre du même à M. le général de Bubna. Il voit avec plaisir
+l'ordre donné à Neumarck.
+
+15 _id._ Envoi des déclarations des ministres russe et prussien, sur la
+prolongation de l'armistice.
+
+16 _id._ Lettre du duc de Bassano, annonçant à M. le comte de Metternich
+la nomination du duc de Vicence et du comte de Narbonne comme
+plénipotentiaires français.
+
+17 _id._ Correspondance de Neumarck. Les commissaires russe et prussien
+ne veulent prolonger l'armistice que jusqu'au 4 août.
+
+19 _id._ Lettre d'envoi de ces pièces à M. le comte de Narbonne, pour
+les communiquer à M. le comte de Metternich.
+
+22 _id._ Correspondance de Neumarck. Les commissaires russe et prussien
+annoncent qu'ils sont autorisés à convenir de la prolongation de
+l'armistice, aux termes de la convention du 30 juin. Ils élèvent des
+difficultés sur l'envoi d'officiers français aux gouverneurs des
+forteresses, et sur la fixation des quotités pour l'approvisionnement
+des places.
+
+22 juillet. Envoi des pouvoirs et des instructions de M. le comte de
+Narbonne.
+
+23 _id._ Envoi à M. le comte de Narbonne de la correspondance de
+Neumarck et des instructions du prince de Neufchâtel, pour lever les
+dernières difficultés existantes.
+
+25 _id._ Signature présumée des arrangements à Neumarck.
+
+26 _id._ Départ du duc de Vicence pour Prague, en conséquence de la
+conclusion desdits arrangements.
+
+ * * * * *
+
+_Note de M. de Metternich aux plénipotentiaires français._
+
+Le soussigné, ministre d'État et des affaires étrangères de sa majesté
+impériale et royale apostolique, désirant voir ouvrir dans le plus court
+délai les négociations qui, d'ici au terme très-rapproché de
+l'armistice, doivent conduire à la pacification des puissances
+belligérantes, a l'honneur de s'adresser à LL. EExc. MM. le duc de
+Vicence et le comte de Narbonne, plénipotentiaires de S. M. l'empereur
+des Français, roi d'Italie, en les invitant à se concerter avec lui sur
+le mode à adopter pour les négociations.
+
+Il ne s'en présente que deux: celui des conférences et celui des
+transactions par écrit. Le premier, où les négociateurs s'assemblent en
+séances réglées, retardent par les embarras d'étiquette, par les
+longueurs inséparables des discussions verbales, par la rédaction et la
+confrontation des procès verbaux, et autres difficultés, la conclusion
+bien au-delà du temps nécessaire; l'autre, qui a été suivi au congrès de
+Teschen, d'après lequel chacune des cours belligérantes adresse ses
+projets et propositions en forme de notes au plénipotentiaire de la
+puissance médiatrice, qui les communique à la partie adverse, et
+transmet de même et dans la même forme la réponse à ces projets et
+propositions, évite tous ces inconvénients. L'extrait ci-joint en copie
+fera connaître à LL. EExc. MM. le duc de Vicence et le comte de
+Narbonne, la marche qu'on a observée dans cette occasion.
+
+Sans préjuger les instructions que leurs excellences les
+plénipotentiaires de France peuvent avoir reçues sur un objet sur lequel
+l'Autriche a déjà d'avance fixé l'attention de leur cour, le soussigné a
+l'honneur de proposer de son côté ce mode, par le double motif de
+l'avantage énoncé plus haut, et de la brièveté du temps fixé pour la
+durée des négociations. La cour médiatrice se trouve surtout portée à
+préférer cette voie abrégée, par la considération que les hautes
+puissances actuellement en négociation sont les mêmes dont les
+plénipotentiaires ont été réunis pour le congrès de Teschen, et elle se
+plaît à voir dans l'heureuse issue des transactions d'alors, le gage
+d'un résultat satisfaisant des présentes.
+
+Le soussigné saisit avec empressement cette première occasion d'offrir à
+LL. EExc. MM. le duc de Vicence et le comte de Narbonne, les assurances
+de sa haute considération.
+
+ Prague, le 29 juillet 1813.
+
+ _Signé_ le comte de METTERNICH.
+
+À LL. EExc. le duc de Vicence et le comte de
+Narbonne, plénipotentiaires de France.
+
+ * * * * *
+
+_Note des plénipotentiaires français à M. de Metternich._
+
+Les soussignés, plénipotentiaires de S. M. l'empereur et roi, ont
+l'honneur de répondre aux notes qui leur ont été remises par S. Exc. M.
+le comte de Metternich, ministre d'État des affaires étrangères de S. M.
+I. l'empereur d'Autriche, plénipotentiaire de la puissance médiatrice.
+
+La convention du 30 juin, par laquelle la France accepte la médiation de
+l'Autriche, a été signée après que l'on fut convenu des deux points
+suivants:
+
+1° Que le médiateur serait impartial; qu'il n'avait conclu et ne
+conclurait aucune convention, même éventuelle, avec une puissance
+belligérante, pendant tout le temps que dureraient les négociations;
+
+2° Que le médiateur ne se présenterait pas comme arbitre, mais comme
+conciliateur, pour arranger les différends et rapprocher les parties.
+
+La forme des négociations fut en même temps l'objet d'une explication
+entre M. le comte de Metternich et M. le duc de Bassano. Il fut jugé
+convenable de s'entendre d'avance à cet égard, parce que, dès la
+négociation de l'armistice du 4 juin, la Russie avait manifesté ses
+intentions et donné à connaître qu'elle voulait ouvrir des négociations,
+non dans le but de la paix, mais dans la vue de compromettre l'Autriche
+et d'étendre les malheurs de la guerre. On s'arrêta à la forme des
+conférences.
+
+Les soussignés ne peuvent que témoigner leur étonnement et leurs regrets
+de ce que, depuis plusieurs jours qu'ils sont à Prague, ils n'ont pas
+encore vu les ministres russe et prussien, et que les conférences n'ont
+pas encore été ouvertes par l'échange des pouvoirs respectifs, et enfin
+de ce qu'un temps précieux a été employé à discuter des idées aussi
+imprévues qu'incompatibles avec le but de la réunion d'un congrès,
+puisqu'elles tendent à établir que les plénipotentiaires doivent
+négocier sans se connaître, sans se voir et sans se parler.
+
+La question posée par le plénipotentiaire du médiateur, dans sa note du
+29 juillet, lorsqu'il invite les soussignés à se concerter avec lui sur
+le mode à adopter pour la négociation, soit celui des conférences, soit
+celui des transactions par écrit, a été résolue d'avance par les
+explications qui ont accompagné la convocation du 30 juin.
+
+Toutefois voulant, autant que cela dépend d'eux, lever toutes les
+difficultés et concilier les prétentions, même les moins fondées, les
+soussignés proposent au plénipotentiaire du médiateur de n'exclure ni
+l'un ni l'autre mode de négociations, et de les adopter concurremment
+tous les deux.
+
+À cet effet, on traiterait dans des conférences régulières, qui auraient
+lieu une ou deux fois par jour, soit par notes remises en séance, soit
+par des explications verbales qui seraient ou ne seraient pas insérées
+au protocole, selon la demande ou la réquisition des plénipotentiaires
+respectifs. Par ce moyen, l'usage de tous les temps serait suivi, et si
+le plénipotentiaire russe persistait à vouloir négocier la paix sans
+parler, il en serait le maître et pourrait faire connaître par des notes
+les intentions de sa cour.
+
+Les soussignés se flattent que leur proposition conciliera tout, et que
+les conférences ne tarderont plus à s'ouvrir.
+
+ Prague, le 6 août 1813
+
+ _Signé_ CAULAINCOURT, duc de Vicence;
+ L. NARBONNE.
+
+ * * * * *
+
+_Réponse des plénipotentiaires français_.
+
+Les soussignés, plénipotentiaires de S. M. l'empereur des Français, ont
+reçu, avec les deux notes que S. Exc. M. le comte de Metternich,
+ministre d'État et des affaires étrangères, plénipotentiaire de la cour
+médiatrice, leur a fait l'honneur de leur adresser hier, les copies de
+celles de MM. les plénipotentiaires russe et prussien. Pénétrés de
+l'obligation sacrée que leur impose la nature même de leur mission,
+celle d'écarter toute discussion qui n'aurait pas pour but de réaliser
+les plus chères espérances des peuples, les soussignés ne considéreront,
+dans les notes qui leur ont été remises, que les points qui ont un
+rapport direct à l'oeuvre de la pacification. Ils éviteront également de
+s'étendre en protestations de leur désir de la paix, parce que, quelque
+naturel qu'il soit de s'en honorer, ce désir règle l'esprit des
+négociations, mais non la marche des affaires, qui doivent se traiter
+suivant les usages reçus, dans leur ordre, et en levant les difficultés
+à mesure qu'elles se rencontrent.
+
+C'est avec autant de surprise que de regret que les soussignés ont vu
+que ces notes avaient pour but de rejeter une proposition qui leur avait
+paru, et qui est en effet la seule propre à concilier la diversité
+d'opinion qui s'est élevée sur la forme des négociations.
+
+Dans cet état de choses, ils s'adressent avec confiance au médiateur
+pour lui représenter, ce qu'il est impossible de ne pas reconnaître, que
+la seule ouverture qui ait tendu réellement à entamer la négociation, a
+été faite par eux. En effet, les dissentiments des deux parties laissant
+la question indécise, et l'opinion du médiateur, quelque poids que lui
+donne sa sagesse et ses lumières, n'ayant pas pu la décider, les
+soussignés, autant par déférence pour le médiateur que par le désir
+d'aplanir toutes les difficultés, ont consenti à adopter entièrement le
+mode qu'il avait proposé, en demandant simplement qu'on admît aussi leur
+proposition.
+
+C'était donc un pas de fait; car il serait injuste de ne regarder comme
+tel, en négociation, que le sacrifice total de ses prétentions qu'une
+des parties ferait à l'autre. Ils devraient espérer qu'après cette
+démarche de leur part, faite dans la forme que le médiateur avait
+désirée, il se déciderait enfin à faire valoir les motifs, non moins
+fondés sur la raison que sur l'usage, dont ils ont appuyé leur
+proposition dans les fréquentes conférences officielles qu'ils ont eues
+à ce sujet avec M. le comte de Metternich. Cependant ils voient que les
+plénipotentiaires alliés, sans combattre cette proposition, sans
+répondre aux considérations qui l'ont dictée, sans alléguer même d'autre
+raison que leur seule volonté, persistent dans leur prétention, et que
+le plénipotentiaire de la cour médiatrice se range entièrement de leur
+avis, quoiqu'on ne puisse se dissimuler que le seul motif qu'il ait fait
+valoir pour justifier cette préférence ne se trouve plus fondé depuis
+que les soussignés ont admis la forme qu'il proposait.
+
+Toutes les objections que l'on peut faire contre le mode qu'ils ont
+indiqué dans leur note du 6, tombent d'elles-mêmes, si l'on réfléchit
+qu'il concilie toutes les prétentions, qu'il réunit tous les avantages
+des différentes formes, l'authenticité de la négociation par écrit, et
+la facilité et la célérité de la négociation verbale.
+
+Il serait superflu de s'attacher à relever l'étrange assertion que ce
+mode est inusité, puisque le plus simple examen des faits suffit pour la
+détruire. Personne n'ignore que dans les principaux congrès dont
+l'histoire fait mention, dans ceux où, comme à présent, on a eu à
+débattre des intérêts aussi compliqués que variés, à Munster, à Nimègue,
+à Ryswich, cette double forme a toujours été employée. S'y refuser
+aujourd'hui, n'est-ce pas évidemment montrer que le but pacifique qu'on
+met tant de soins à annoncer, n'est pas celui qu'on se propose
+réellement? On affecte de nommer Teschen, de prendre pour règle ce qui a
+été une exception, et d'invoquer à l'appui le résultat de cette
+négociation, comme si celles qui viennent d'être citées en avaient eu un
+moins heureux, comme si elles n'avaient pas également réglé les intérêts
+des souverains, et assuré la tranquillité des États. Quel peut être, on
+le demande encore, le motif qui fait préférer une forme qu'on a suivie
+seulement dans une circonstance où il n'y avait qu'un objet à traiter,
+et où les bases étaient même posées d'avance?
+
+Il est facile de juger par l'état actuel de la question, qui l'on doit
+accuser des retards apportés à la négociation, ou ceux qui, élevant une
+prétention opposée à l'usage, repoussent une proposition qui leur assure
+tous les avantages qu'ils réclament, ou ceux qui, ayant pour eux l'usage
+universellement suivi, consentent à adopter en entier la forme choisie
+par leur partie adverse, et se bornent à demander qu'on n'exclue pas une
+manière de traiter qui, malgré toutes les allégations contraires, peut
+seule amener de prompts résultats.
+
+Les soussignés se flattent que ces considérations seront d'autant mieux
+senties par S. Exc. M. le comte de Metternich, qu'il n'aura pu lui
+échapper que si la forme exclusive des négociations par écrit offre
+quelques avantages, ce n'est pas, à en juger du moins par les notes
+qu'il a communiquées aux soussignés, celui d'aider à concilier les
+esprits. Il remarquera sans doute aussi que les propositions des
+soussignés ont été, au contraire, une nouvelle preuve de leur constant
+désir d'aplanir toutes les difficultés pour arriver à la paix, lors même
+que leurs adversaires paraissent y avoir renoncé. Ils renouvellent donc
+la proposition qu'ils n'ont cessé de faire, d'échanger leurs pleins
+pouvoirs, afin d'ouvrir à l'instant les négociations selon la forme
+proposée par le médiateur, sans exclure, néanmoins la forme des
+conférences, pour conserver les moyens de s'expliquer de vive voix.
+
+Les soussignés ont l'honneur, etc.
+
+ Prague, le 9 août 1813.
+
+ _Signé_ CAULAINCOURT, duc de Vicence;
+ L. NARBONNE.
+
+ * * * * *
+
+_Déclaration de guerre de l'Autriche._
+
+Le soussigné, ministre d'État et des affaires étrangères, est chargé,
+par ordre exprès de son auguste maître, de faire la déclaration suivante
+à son excellence M. le comte de Narbonne, ambassadeur de S. M.
+l'empereur des Français, roi d'Italie.
+
+Depuis la dernière paix signée avec la France, en octobre 1809, S. M.
+impériale et royale apostolique a voué toute sa sollicitude, non
+seulement à établir des relations d'amitié et de confiance dont elle
+avait fait la base de son système politique, mais à faire servir ces
+relations au maintien de la paix et de l'ordre en Europe. Elle s'était
+flattée que ce rapprochement intime, cimenté par une alliance de famille
+contractée avec S. M. l'empereur des Français, contribuerait à lui
+donner, sur sa marche politique, la seule influence qu'elle soit jalouse
+d'acquérir, celle qui tend à communiquer aux cabinets de l'Europe
+l'esprit de modération, le respect pour les droits et les possessions
+des États indépendants, qui l'animent elle-même.
+
+S. M. impériale n'a pu se livrer longtemps à de si belles espérances; un
+an était à peine écoulé depuis l'époque qui semblait mettre le comble à
+la gloire militaire du souverain de la France, et rien ne paraissait
+plus manquer à sa prospérité, pour autant qu'elle dépendait de son
+attitude et de son influence au dehors, quand de nouvelles réunions au
+territoire français, d'États jusqu'alors indépendants, de nouveaux
+morcellements et déchirements de l'empire d'Allemagne [31], vinrent
+réveiller les inquiétudes des puissances, et préparer, par leur funeste
+réaction sur le nord de l'Europe, la guerre qui devait s'allumer en 1812
+entre la France et la Russie [32].
+
+
+[31: _Observations dictées par Napoléon_.
+
+L'Autriche a de plein gré renoncé à l'empire d'Allemagne. Elle a reconnu
+les princes de la confédération, elle a reconnu le protectorat de
+l'empereur. Si le cabinet autrichien a conçu le projet de rétablir
+l'empire d'Allemagne, de revenir sur tout ce que la victoire a fondé et
+que les traités ont consacré, il a formé une entreprise qui prouve mal
+_l'esprit de modération et le respect pour les droits des États
+indépendants_ dont il se dit animé.]
+
+[32: Le cabinet de Vienne met en oubli le traité d'alliance qu'il a
+conclu le 14 mars 1812. Il oublie que, par ce traité, la France et
+l'Autriche se sont garanti réciproquement l'intégrité de leurs
+territoires actuels; il oublie que, par ce traité, l'Autriche s'est
+engagée à défendre le territoire de la France tel qu'il existait alors,
+et qui n'a depuis reçu aucun agrandissement; il oublie que, par ce
+traité, il ne s'est pas borné à demander pour l'Autriche l'intégrité de
+son territoire, mais les agrandissements que les circonstances
+pourraient lui procurer; il oublie que, le 14 mars 1812, toutes les
+questions qui devaient amener la guerre étaient connues et posées, et
+que c'est volontairement et en connaissance de cause qu'il prit parti
+contre la Russie. Pourquoi, s'il avait alors les sentiments qu'il
+manifeste aujourd'hui, n'a-t-il pas fait alors cause commune avec la
+Russie? Pourquoi du moins, au lieu de s'unir à ce qu'il présente
+aujourd'hui comme une cause injuste, n'a-t-il pas adopté la neutralité?
+La Prusse fit à la même époque une alliance avec la France, qu'elle a
+violée depuis; mais ses forteresses et son territoire étaient occupés.
+Placée entre deux grandes puissances en armes, et théâtre de la guerre,
+la neutralité était de fait impossible. Elle se rangea du côté du plus
+fort. Lorsqu'ensuite la Russie occupa son territoire, elle reçut la loi
+et fut l'alliée de la Russie. Aucune des circonstances qui ont réglé les
+déterminations de la Prusse n'ont existé en 1812, et n'existent en 1813
+pour l'Autriche. Elle s'est engagée de plein gré en 1812 à la cause
+qu'elle croyait la plus juste, à celle dont le triomphe importait le
+plus à ses vues et aux intérêts de l'Europe dont elle se montre
+protecteur si inquiet et défenseur si généreux. Elle a versé son sang
+pour soutenir la cause de la France; en 1813, elle le prodigue pour
+soutenir le parti contraire. Que doivent penser les peuples? Quel
+jugement ne porteront-ils pas d'un gouvernement qui, attaquant
+aujourd'hui ce qu'il défendait hier, montre que ce n'est ni la justice
+ni la politique qui règlent les plus importantes déterminations de son
+cabinet.]
+
+Le cabinet français sait mieux qu'aucun autre combien S. M. l'empereur
+d'Autriche a eu à coeur d'en prévenir l'éclat par toutes les voies que
+lui dictait son intérêt pour les deux puissances, et pour celles qui
+devaient se trouver entraînées dans la grande lutte qui se préparait. Ce
+n'est pas elle que l'Europe accusera jamais des maux incalculables qui
+en ont été la suite [33].
+
+[33: Le cabinet français sait mieux qu'aucun autre que l'Autriche a
+offert son alliance, lorsqu'on n'avait pas même conçu l'espérance de
+l'obtenir; il sait que si quelque chose avait pu le porter à la guerre,
+c'était la certitude que non-seulement l'Autriche n'y prendrait aucune
+part contre lui, mais qu'elle y prendrait part pour lui. Il sait que,
+loin de déconseiller la guerre, l'Autriche l'a excitée; que, loin de la
+craindre, elle l'a désirée; que, loin de vouloir s'opposer à de nouveaux
+morcellements d'États, elle a conçu de nouveaux déchirements dont elle
+voulait faire son profit.]
+
+Dans cet état de choses, S. M. l'empereur ne pouvant conserver à ses
+peuples le bienfait de la paix, et maintenir une heureuse neutralité au
+milieu du vaste champ de bataille qui, de tous côtés, environnait ses
+états, ne consulta, dans le parti qu'elle adopta, que sa fidélité à des
+relations si récemment établies, et l'espoir qu'elle aimait à nourrir
+encore que son alliance avec la France, en lui offrant des moyens plus
+sûrs de faire écouter les conseils de la sagesse, mettrait des bornes à
+des maux inévitables, et servirait la causé du retour de la paix en
+Europe [34].
+
+[34: Le cabinet de Vienne ne pouvait, dit-il, maintenir une heureuse
+neutralité au milieu du vaste champ de bataille qui l'environnait de
+tous les côtés.--Les circonstances n'étaient-elles donc pas les mêmes
+qu'en 1806? De sanglants combats ne se livrèrent-ils pas en 1806 et en
+1807, près des limites de son territoire, et ne conserva-t-il pas aux
+peuples le bienfait de la paix, et ne se maintint-il pas dans une
+heureuse neutralité?--Mais le gouvernement de l'Autriche, en prenant le
+parti de la guerre, en combattant pour la cause de la France,
+_consulta_, dit-il, _sa fidélité à des relations nouvellement établies_;
+fidélité qui ne mérite plus d'être consultée lorsque ces relations sont
+devenues plus anciennes d'une année et plus étroites par une alliance
+formelle. S'il faut l'en croire aujourd'hui, ce n'était pas pour
+s'assurer des agrandissements qu'il s'alliait à la France en 1812, qu'il
+lui garantissait toutes ses possessions, et qu'il prenait part à la
+guerre: c'était pour servir la cause du retour de la paix, et pour faire
+écouter les conseils de la sagesse. Quelle logique! quelle modestie!]
+
+Il n'en a malheureusement pas été ainsi: ni les succès brillants de la
+campagne de 1812, ni les désastres sans exemple qui en ont marqué la fin
+n'ont pu ramener dans les conseils du gouvernement français l'esprit de
+modération qui aurait mis à profit les uns, et diminué l'effet des
+autres [35].
+
+[35: Comment le cabinet de Vienne a-t-il appris que les succès brillants
+de la campagne de 1812 n'ont pas ramené la modération dans les conseils
+du gouvernement français? S'il avait été bien informé, il aurait su que
+les conseils de la France, après la bataille de la Moscowa, ont été
+modérés et pacifiques, et que tout ce qui pouvait ramener la paix fut
+alors tenté.]
+
+S. M. n'en saisit pas moins le moment où l'épuisement réciproque avait
+ralenti les opérations actives de la guerre, pour porter aux puissances
+belligérantes des paroles de paix, qu'elle espérait encore voir
+accueillir de part et d'autre avec la sincérité qui les lui avait
+dictées.
+
+Persuadée toutefois qu'elle ne pourrait les faire écouter qu'en les
+soutenant de forces qui promettraient au parti avec lequel elle
+s'accorderait de vues et de principes l'appui de sa coopération active,
+pour terminer la grande lutte [36]; en offrant sa médiation aux
+puissances, elle se décida à l'effort, pénible pour son coeur, d'un
+appel au courage et au patriotisme de ses peuples. Le congrès, proposé
+par elle et accepté par les deux partis, s'assembla au milieu des
+préparatifs militaires que le succès des négociations devait rendre
+inutiles, si les voeux de l'empereur se réalisaient, mais qui devaient,
+dans le cas contraire, conduire par de nouveaux efforts au résultat
+pacifique que S. M. impériale eût préféré d'atteindre sans effusion de
+sang [37].
+
+[36: Le cabinet de Vienne met de la suite dans ses inconséquences. Il
+fait cause commune avec la France en 1812; et c'était, dit-il
+aujourd'hui, pour l'empêcher de faire la guerre à la Russie. Il arme en
+1813 pour la Prusse et la Russie, et c'est, dit-il, pour leur inspirer
+le désir de la paix. Ces puissances, d'abord exaltées par des progrès
+qu'elles devaient au hasard des circonstances, avaient été rendues à des
+sentiments plus calmes par les revers éclatants du premier mois de la
+campagne: affaiblies, vaincues, elles allaient revenir de leurs
+illusions. Le gouvernement autrichien leur déclare qu'il arme pour
+elles: il leur montre ses armées prêtes à prendre leur défense, et en
+leur offrant de nouvelles chances dans la continuation de la guerre, il
+prétend leur inspirer le désir de la paix! Qu'aurait-il fait, s'il avait
+voulu les encourager à la guerre? Il a offert à la Russie d'en prendre
+sur lui le fardeau; il a offert à la Prusse d'en changer le théâtre, il
+a appelé sur son propre territoire les troupes de ses alliés et toutes
+les calamités qui pesaient sur celui de la Prusse. Il a enfin offert au
+cabinet de Pétersbourg le spectacle le plus agréable pour un empereur de
+Russie, de l'Autriche, son ennemie naturelle, combattant la France, son
+ennemie actuelle. Si le cabinet de Vienne avait demandé les conseils de
+la sagesse, elle lui aurait dit qu'on n'arrête pas un incendie en lui
+donnant un nouvel aliment, qu'il n'est pas sage de s'y précipiter pour
+un peuple dont les intérêts sont contraires ou étrangers; enfin qu'il y
+a de la folie à exposer à toutes les chances de la guerre une nation
+qui, après de si longs malheurs, pouvait continuer à jouir des douceurs
+de la paix. Mais l'ambition n'est pas un conseiller qu'avoue la
+sagesse.]
+
+[37: L'auteur de cette déclaration ne sort pas du cercle vicieux dans
+lequel il s'est engagé. La Russie et la Prusse savaient fort bien que le
+gouvernement autrichien armait contre la France. Dès ce moment elles ne
+pouvaient pas vouloir la paix. Ce résultat des dispositions du cabinet
+de Vienne était trop évident pour qu'il n'y eût pas compté.]
+
+En obtenant, de la confiance qu'elles avaient vouée à S. M. impériale,
+le consentement des puissances à la prolongation de l'armistice que la
+France jugeait nécessaire pour les négociations, l'empereur acquit, avec
+cette preuve de leurs vues pacifiques, celle de la modération de leurs
+principes et de leurs intentions [38].
+
+[38: Le cabinet de Vienne avait fait perdre le mois de juin tout entier,
+en ne remplissant aucune des formalités préalables à l'ouverture du
+congrès. La France ne demanda point que l'armistice fût prolongé, mais
+elle y consentit. Ce qu'elle désirait, ce qu'elle demanda, c'est qu'il
+fût convenu que les négociations continueraient pendant les hostilités.
+Mais le cabinet de Vienne s'y refusa; l'Autriche aurait été liée, comme
+médiatrice, pendant les négociations; il préféra une prolongation
+d'armistice qui lui donnait le temps d'achever ses armements, et dont la
+durée limitée lui offrait un terme fatal pour rompre les négociations et
+pour se déclarer.]
+
+Il y reconnut les siens, et se persuada, de ce moment, que ce serait de
+leur côté qu'il rencontrerait des dispositions sincères à concourir au
+rétablissement d'une paix solide et durable. La France, loin de
+manifester des intentions analogues, n'avait donné que des assurances
+générales, trop souvent démenties par des déclarations publiques qui ne
+fondaient aucunement l'espoir qu'elle porterait à la paix les sacrifices
+qui pourraient la ramener en Europe [39].
+
+[39: Comment le cabinet de Vienne s'est-il assuré _que la France ne
+porterait pas à la paix les sacrifices qui pourraient la ramener en
+Europe_? Avant le moment qu'il avait fixé pour la guerre, a-t-il proposé
+un _ultimatum_ et fait connaître ce qu'il voulait?--Il a déclaré la
+guerre parce qu'il ne voulait que la guerre. Il l'a déclarée, sans
+s'assurer si elle pouvait être évitée, et avec une précipitation à
+laquelle il est difficile de reconnaître l'influence des conseils de la
+sagesse.]
+
+La marche du congrès ne pouvait laisser de doutes à cet égard; le retard
+de l'arrivée de MM. les plénipotentiaires français, sous des prétextes
+que le grand but de sa réunion aurait dû faire écarter [40],
+l'insuffisance de leurs instructions sur les objets de forme qui
+faisaient perdre un temps irréparable, lorsqu'il ne restait que peu de
+jours pour la plus importante des négociations [41]; toutes ces
+circonstances réunies ne démontraient que trop que la paix, telle que la
+désiraient l'Autriche et les souverains alliés, était étrangère aux
+voeux de la France [42]; et qu'ayant accepté pour la forme, et pour ne
+pas s'exposer aux reproches de la prolongation de la guerre, la
+proposition d'une négociation, elle voulait en éluder l'effet [43], ou
+s'en prévaloir peut-être uniquement pour séparer l'Autriche des
+puissances qui s'étaient déjà réunies avec elle de principe, avant même
+que les traités eussent consacré leur union pour la cause de la paix et
+du bonheur du monde [44].
+
+[40: C'est par le fait de l'Autriche et des alliés que l'arrivée des
+plénipotentiaires a été retardée; cependant des difficultés suscitées à
+dessein n'étaient pas levées, que M. le comte de Narbonne était déjà à
+Prague. Ses pouvoirs, communs aux deux plénipotentiaires, l'autorisaient
+à agir concurremment ou séparément. M. le duc de Vicence arriva plus
+tard, parce que de nouvelles difficultés, où la dignité de la France
+était compromise, furent élevées par les ennemis. Mais à quoi bon ces
+observations? Qu'aurait fait un retard de quelques jours à un médiateur
+qui n'aurait pas voulu la guerre, et quel motif de guerre qu'un retard
+de quelques jours?]
+
+[41: Les plénipotentiaires avaient pour instructions d'adhérer à toutes
+les formes de négociation consacrées par l'usage. Le médiateur proposa
+des formes inusitées, et qui tendaient à empêcher tout rapprochement des
+plénipotentiaires, tout rapport entre eux, toute négociation. Il
+introduisit une discussion qu'avec une volonté sincère de la paix le
+médiateur n'aurait jamais occasionnée. _Il ne restait_, dit-il, _que peu
+de jours pour la plus importante des négociations_. Eh! pourquoi ne
+restait-il que peu de jours? qu'avait de commun la négociation avec
+l'armistice? ne pouvait-on pas négocier en se battant? Qu'importe
+quelques jours de plus ou de moins quand il s'agit de la paix? Si le
+cabinet de Vienne ne voulait pas la négocier, mais la dicter, comme on
+dicte des conditions à une place assiégée, peu de jours à la vérité
+pouvaient suffire; mais alors pourquoi n'a-t-il pas même proposé une
+capitulation? _Il ne restait que peu de jours pour la plus importante
+des négociations!_ Quelle est donc la négociation qui a été faite en peu
+de jours? Le temps est l'élément le plus nécessaire quand il s'agit de
+s'entendre; le temps est un élément inutile pour un médiateur qui a pris
+d'avance son parti. Cependant lorsque c'est contre la France qu'il
+s'agit de se déclarer, une telle détermination n'est pas de si peu de
+conséquence qu'il soit indifférent d'employer quelques jours de plus ou
+de moins à y penser.]
+
+[42: Il faut rendre ici justice à la pénétration du cabinet de Vienne.
+Sans doute la paix telle que la voulaient les souverains alliés était
+étrangère aux voeux de la France, de même que la paix telle que la
+voulait la France devait être étrangère aux voeux des alliés. Toute
+puissance qui entre en négociation veut tout ce qu'elle peut obtenir.
+Lorsqu'il y a un médiateur, il s'interpose entre les volontés opposées,
+afin de les rapprocher. Telle est sa mission: sa gloire est d'y réussir.
+Mais tel n'était pas le rôle que le cabinet autrichien s'était donné; il
+n'a jamais été médiateur, il a été ennemi dès le moment où, selon son
+aveu, il n'a voulu d'autre paix que celle que voulait une seule des
+parties. Mais quelle était cette paix que voulait le cabinet de Vienne?
+S'il voulait en effet la paix, une paix quelconque, pourquoi ne s'est-il
+pas expliqué? Pourquoi? parce qu'il avait adopté toutes les prétentions
+de la Russie, de la Prusse et de l'Angleterre; parce qu'il avait de plus
+ses prétentions propres sur lesquelles il ne voulait pas céder; enfin
+parce qu'il était résolu à la guerre.]
+
+[43: La France a proposé l'ouverture d'un congrès, parce qu'elle voulait
+sincèrement la paix; parce qu'elle se flattait que ses
+plénipotentiaires, mis en présence de ceux de la Russie et de la Prusse,
+parviendraient à s'entendre avec eux, parce qu'un congrès, même sous la
+médiation de l'Autriche, était un moyen d'échapper aux dangers des
+insinuations que le cabinet de Vienne répandait.
+
+La France a accepté la médiation de l'Autriche, parce qu'en supposant au
+cabinet de Vienne les vues ambitieuses sur lesquelles nous n'avions pas
+de doutes, on devait croire qu'il se trouverait gêné par son rôle de
+médiateur, et qu'il n'oserait pas, dans une négociation publique et pour
+son seul intérêt, repousser nos vues modérées et les sacrifices que nous
+étions disposés à faire à la paix; parce qu'enfin, s'il en était
+autrement, et si le médiateur et nos ennemis étaient d'accord sur leurs
+prétentions réciproques, le cabinet de Vienne proposerait un _ultimatum_
+qui soulèverait l'indignation de la France et de ses alliés.]
+
+[44: Ainsi l'_Autriche était déjà réunie de principes avec les ennemis
+de la France!_ Qui lui demandait cet aveu?
+
+Le cabinet de Vienne craignait que la France ne se prévalût d'une
+négociation pour séparer l'Autriche des puissances ennemies! Sans doute,
+si l'Autriche s'était unie à elles pour les empêcher de faire la paix et
+avec la ferme résolution de nous faire la guerre, elle devait craindre
+une négociation où notre modération pouvait leur offrir des chances plus
+avantageuses dans la paix que dans la guerre; mais pourquoi donc le
+cabinet de Vienne a-t-il offert sa médiation et fait retentir l'Europe
+de ses voeux pour la paix?]
+
+L'Autriche sort de cette négociation, dont le résultat a trompé ses
+voeux les plus chers, avec la conscience de la bonne foi qu'elle y a
+portée. Plus zélée que jamais pour le noble but qu'elle s'était proposé,
+elle ne prend les armes que pour l'atteindre, de concert avec les
+puissances animées des mêmes sentiments. Toujours également disposée à
+prêter la main au rétablissement d'un ordre de choses qui, par une sage
+répartition de forces, place la garantie de la paix sous l'égide d'une
+association d'états indépendants, elle ne négligera aucune occasion de
+parvenir à ce résultat; et la connaissance qu'elle a acquise des
+dispositions des cours devenues désormais ses alliées lui donne la
+certitude qu'elles coopéreront avec sincérité à un but aussi salutaire
+[45].
+
+[45: L'Autriche veut _établir un ordre de choses qui, par une sage
+répartition de forces, place la garantie de la paix sous l'égide d'une
+association d'états indépendants_. Elle ne fera la paix que quand une
+égale répartition de forces garantira l'indépendance de chaque état.
+Pour y parvenir, elle doit d'abord agrandir à ses dépens la Bavière et
+la Saxe, car c'est aux grandes puissances à descendre pour que les
+puissances du second ordre deviennent leurs égales; lorsqu'elle aura
+donné l'exemple, elle sera en droit de demander qu'il soit imité. Ainsi
+le cabinet de Vienne veut combattre pour faire de toutes les puissances
+une république de souverains dont les éléments seront parfaitement
+égaux; et c'est à de telles rêveries qu'il faudrait sacrifier le repos
+du monde! Peut-on se jouer plus ouvertement de la raison publique, de
+l'opinion de l'Europe? En rédigeant des manifestes, comme en réglant sa
+conduite, le cabinet de Vienne n'a pas _écouté les conseils de la
+sagesse_.]
+
+En déclarant, d'ordre de l'empereur, à M. le comte de Narbonne, que ses
+fonctions d'ambassadeur viennent à cesser de ce moment, le soussigné met
+à la disposition de S. Exc. les passeports dont elle aura besoin pour
+elle et pour sa suite.
+
+Les mêmes passeports seront remis à M. de La Blanche, chargé d'affaires
+de France à Vienne, ainsi qu'aux autres individus de l'ambassade.
+
+Il a l'honneur d'offrir, etc.
+
+ Prague, le 12 août 1813.
+
+ _Signé_ METTERNICH.
+
+
+_Dernière note de M. de Bassano à M. de Metternich._
+
+Le soussigné, ministre des relations extérieures, a mis sous les yeux de
+S. M. l'empereur et roi la déclaration du 11 août, par laquelle
+l'Autriche dépose le rôle de médiateur dont elle avait couvert ses
+desseins.
+
+Depuis le mois de février, les dispositions hostiles du cabinet de
+Vienne envers la France étaient connues de toute l'Europe. Le Danemark,
+la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, Naples et la Westphalie ont dans
+leurs archives des pièces qui prouvent combien l'Autriche, sous les
+fausses apparences de l'intérêt qu'elle prenait à son allié et de
+l'amour de la paix, nourrissait de jalousie contre la France. Le
+soussigné se refuse à retracer le système de protestations prodiguées
+d'un côté, et d'insinuations répandues de l'autre, par lequel le cabinet
+de Vienne compromettait la dignité de son souverain, et qui, dans son
+développement, à prostitué ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes,
+un médiateur, un congrès et le nom de la paix.
+
+Si l'Autriche voulait faire la guerre, qu'avait-elle besoin de se parer
+d'un faux langage, et d'entourer la France de pièges mal tissus qui
+frappaient tous les regards?
+
+Si le médiateur voulait la paix, aurait-il prétendu que des transactions
+si compliquées s'accomplissent en quinze ou vingt jours? Était-ce une
+volonté pacifique celle qui consistait à dicter la paix à la France en
+moins de temps qu'il n'en faut pour conclure la capitulation d'une place
+assiégée? La paix de Teschen exigea plus de quatre mois de négociation.
+Plus de six semaines furent employées à Sistow avant que la discussion,
+même sur les formes, fût terminée. La négociation de la paix de Vienne,
+en 1809, lorsque la plus grande partie de la monarchie autrichienne
+était entre les mains de la France, à duré deux mois.
+
+Dans ces diverses transactions, les intérêts et le nombre des parties
+étaient circonscrits; et lorsqu'il s'agissait, à Prague, de poser, dans
+un congrès, les bases de la pacification générale, de concilier les
+intérêts de la France, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, du
+Danemark, de la Saxe et de tant d'autres puissances; lorsqu'aux
+complications qui naissent de la multiplicité et de la diversité des
+intérêts, se joignirent les difficultés résultant des prétentions
+ouvertes et cachées du médiateur, il était dérisoire de prétendre que
+tout fût terminé, montre en main, en quinze jours. Sans la funeste
+intervention de l'Autriche, la paix entre la Russie, la France et la
+Prusse serait faite aujourd'hui.
+
+L'Autriche, ennemie de la France, et couvrant son ambition du masque de
+médiatrice, compliquait tout, et rendait toute conciliation impossible.
+Mais l'Autriche s'étant déclarée en état de guerre est dans une position
+plus vraie et toute simple. L'Europe est ainsi plus près de la paix; il
+y a une complication de moins.
+
+Le soussigné a donc reçu l'ordre de proposer à l'Autriche de préparer
+dès aujourd'hui les moyens de parvenir à la paix, d'ouvrir un congrès où
+toutes les puissances, grandes et petites, seront appelées, où toutes
+les questions seront solennellement posées, où l'on n'exigera point que
+cette oeuvre, aussi difficile que salutaire, soit terminée ni dans une
+semaine ni dans un mois; où l'on procédera avec la lenteur inséparable
+de toute opération de cette nature, avec la gravité qui appartient à un
+si grand but et à de si grands intérêts. Les négociations pourront être
+longues: elles doivent l'être. Est-ce en peu de jours que les traités
+d'Utrecht, de Nimègue, de Ryswick, d'Aix-la-Chapelle ont été conclus?
+
+Dans la plupart des discussions mémorables, la question de la paix fut
+toujours indépendante de celle de la guerre: on négociait sans savoir si
+l'on se battait ou non; et puisque les alliés fondent tant d'espérances
+sur les chances du combat, rien n'empêche de négocier, aujourd'hui comme
+alors, en se battant.
+
+Le soussigné propose de neutraliser un point sur la frontière pour le
+lieu des conférences; de réunir les plénipotentiaires de la France, de
+l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, de la Saxe; de convoquer tous
+ceux des puissances belligérantes, et de commencer, dans cette auguste
+assemblée, l'oeuvre de la paix, si vivement désirée par toute l'Europe.
+Les peuples éprouveront une consolation véritable en voyant les
+souverains s'occuper à mettre un terme aux calamités de la guerre, et
+confier à des hommes éclairés et sincères le soin de concilier les
+intérêts, de compenser les sacrifices, et de rendre la paix avantageuse
+et honorable à toutes les nations.
+
+Le soussigné ne s'attache point à répondre au manifeste de l'Autriche et
+au seul grief sur lequel il repose. Sa réponse serait complète en un
+seul mot. Il citerait la date du traité d'alliance conclu le 14 mars
+1812 entre les deux puissances, et la garantie, stipulée par le traité,
+du territoire de l'empire tel qu'il était le 14 mars 1812.
+
+Le soussigné, etc.
+
+ Dresde, le 18 août 1813.
+
+ _Signé_ le duc de BASSANO.
+
+_Dernière note de M. de Metternich à M. de Bassano_
+
+Le soussigné, ministre secrétaire d'État et des affaires étrangères, a
+reçu hier l'office que S. Exc. M. le duc de Bassano lui a fait l'honneur
+de lui adresser le 18 août dernier.
+
+Ce n'est pas après que la guerre a éclaté entre l'Autriche et la France
+que le cabinet autrichien croit devoir relever les inculpations
+gratuites que renferme la note de M. le duc de Bassano. Forte de
+l'opinion générale, l'Autriche attend avec calme le jugement de l'Europe
+et celui de la postérité.
+
+La proposition de S. M. l'empereur des Français offrant encore à
+l'empereur une lueur d'espoir de parvenir à la pacification générale, sa
+majesté impériale a cru pouvoir la saisir. En conséquence, elle a
+ordonné au soussigné de porter à la connaissance des cabinets russe et
+prussien la demande de l'ouverture d'un congrès qui, pendant la guerre
+même, s'occuperait des moyens d'arriver à une pacification générale. LL.
+MM. l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, animés des mêmes
+sentiments que leur auguste allié, ont autorisé le soussigné à déclarer
+à S. Exc. M. le duc de Bassano que, _ne pouvant point décider sur un
+objet d'un intérêt tout-à-fait commun, sans en avoir préalablement
+conféré avec les autres alliés, les trois cours vont porter incessamment
+à leur connaissance la proposition de la France_.
+
+Le soussigné les a chargés de transmettre, dans le plus court délai
+possible, au cabinet français, les ouvertures de toutes les cours
+alliées, en réponse à la susdite proposition.
+
+Le soussigné a l'honneur, etc.
+
+ Prague, le 21 août 1813.
+
+ _Signé_ le prince de METTERNICH.
+
+
+
+FIN DU SIXIÈME VOLUME.
+
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir
+à l'histoire de l'empereur Napoléon, by Anne-Jean-Marie-René Savary, duc de Rovigo, 1774-1833
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+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
+access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
+that
+
+- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
+ the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
+ you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
+ owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
+ must be paid within 60 days following each date on which you
+ prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
+ returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
+ sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
+ address specified in Section 4, "Information about donations to
+ the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
+
+- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
+ you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
+ does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
+ License. You must require such a user to return or
+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
+ and discontinue all use of and all access to other copies of
+ Project Gutenberg-tm works.
+
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
+ of receipt of the work.
+
+- You comply with all other terms of this agreement for free
+ distribution of Project Gutenberg-tm works.
+
+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
+electronic work or group of works on different terms than are set
+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
+both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
+public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
+collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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+property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS' WITH NO OTHER
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+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at
+http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at
+809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
+business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact
+information can be found at the Foundation's web site and official
+page at http://pglaf.org
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit http://pglaf.org
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: http://pglaf.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ http://www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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