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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 01:46:59 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Mémoires du duc de Rovigo, pour servir à l'histoire de l'empereur Napoléon + Tome Sixième + +Author: Anne-Jean-Marie-René Savary, duc de Rovigo, 1774-1833 + +Release Date: July 13, 2007 [EBook #22068] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO *** + + + + +Produced by Mireille Harmelin, Valérie Auroy and the Online +Distributed Proofreading Europe at http://dp.rastko.net. + + + + + + + + +MÉMOIRES +DU +DUC DE ROVIGO, +POUR SERVIR À L'HISTOIRE +DE +L'EMPEREUR NAPOLÉON. + + * * * * * + +TOME SIXIÈME. + + * * * * * + +PARIS, + +A. BOSSANGE, RUE CASSETTE, N° 22. +MAME ET DELAUNAY-VALLÉE, RUE GUÉNÉGAUD, N° 25. + +1828. + +DE L'IMPRIMERIE DE LACHEVARDIERE, +RUE DU COLOMBIER, N° 30. + + + +TABLE DES MATIÈRES +CONTENUES +DANS LE SIXIÈME VOLUME. + + + +CHAPITRE PREMIER. + + +Singulière coïncidence de date.--Les portes de mon appartement sont +enfoncées.--Le général Lahorie.--Le sergent.--Colloque avec les +troupes.--J'ai l'épée nue sur la poitrine.--Le général Guidal.--Mon +secrétaire. + + + +CHAPITRE II. + + +On me conduit à la Force.--Tentative d'évasion.--M. Pasquier et M. +Desmaretz.--Ma détention ne dure qu'une demi-heure.--Le général Lahorie +dans mon cabinet.--Il est arrêté.--Paris ne voit que le côté +ridicule.--Considérations. + + +CHAPITRE III. + + +Le général Mallet.--Ses liaisons avec Lahorie et Guidal.--Pourquoi ces +deux généraux étaient à la Force.--Plans de Mallet.--Il fait des décrets +et des nominations.--Le colonel Soulier.--L'abbé Lafond.--Le général +Mallet s'échappe de la maison de santé. + + +CHAPITRE IV. + + +Le général Mallet à la caserne de Popincourt.--Il se fait passer pour le +général Lamotte.--La 10e cohorte prend les armes.--Mallet délivre +Lahorie et Guidal.--Le préfet de police me fait prévenir.--Dispositions +que prend le général Mallet.--L'adjudant-général Doucet.--Mallet est +arrêté.--Le général Hullin. + + +CHAPITRE V. + + +Mésintelligence entre le ministre de la guerre et moi.--Je prends la +défense du général Lamotte.--Confrontations.--Ce qui eût pu arriver.--M. +Frochot.--Conduite du ministre de la guerre.--Il envoie un exprès à +l'empereur.--Je n'envoie personne.--On me croit perdu.--Belle occasion +de connaître mes amis. + + +CHAPITRE VI. + + +Les Russes ne veulent entendre à aucune proposition.--Anxiété de la +capitale.--Retraite simultanée des armées russe et française à +Mojaïsk.--Départ de l'empereur.--Considérations qui le +déterminent.--Arrivée à Paris.--Audience des ministres.--Attitude des +courtisans à mon égard.--L'empereur prend une idée juste de la tentative +de Mallet.--Mon crédit est assuré.--Mes amis me reviennent. + + +CHAPITRE VII. + + +Impôts.--Ressources à créer.--Nouvelle armée.--Mouvement +national.--Députations des départements.--Murat retourne à +Naples.--Défection de la Prusse.--Conseil privé.--Opinions qui y sont +émises.--Négociations par l'intermédiaire de l'Autriche.--M. de Bubna. + + +CHAPITRE VIII. + + +Quelques mots sur les affaires d'Espagne.--Visite de l'empereur au +pape.--La culotte du pape.--Générosité de l'empereur avec ses +maréchaux.--M. de Narbonne nommé à l'ambassade de +Vienne.--Gardes-d'honneur.--Motifs de cette institution.--Insurrection +d'un de ces régiments à Tours.--Le colonel de Ségur.--M. de +Nétumière.--L'impératrice est nommée régente.--Confiance de l'empereur +dans M. de Menneval.--Vive apostrophe du ministre de la guerre. + + +CHAPITRE IX. + + +L'affaire de la capitulation de Baylen devant un conseil de +guerre.--Comment elle finit.--Vengeance que je tire du ministre de la +guerre.--Quelques indices de troubles dans la Vendée.--Grand zèle du duc +de Feltre.--La montagne accouche d'une souris. + + +CHAPITRE X. + + +L'empereur quitte Paris.--Position de l'armée.--Manoeuvres de +l'empereur.--Bataille de Lützen.--Mort de Bessières.--Réflexions sur la +conduite de l'Autriche.--Le général Thielmann. + + +CHAPITRE XI. + + +Les ennemis se rapprochent des frontières de Bohême.--Armistice.--Duroc +blessé à mort.--Il refuse les Secours de l'art.--Ses derniers +moments.--Détails sur ce maréchal.--État des choses après la conclusion +de l'armistice. + + +CHAPITRE XII. + + +Congrès de Prague.--Politique de l'Autriche.--L'empereur après ses +victoires.--M. de Metternich.--Résultat des conférences. + + +CHAPITRE XIII. + + +Prétentions des alliés.--Mesures que prend l'empereur.--Le roi de Naples +revient à l'armée.--M. Fouché à Dresde.--Conduite de +l'impératrice-régente.--Sa recommandation au sujet des cas non +graciables. + + +CHAPITRE XIV. + + +Manoeuvres de l'armée anglaise.--Bataille de Vittoria.--Pertes immenses +de matériel.--Retraite.--L'empereur reçoit cette nouvelle à Dresde.--Le +général Moreau.--Bernadotte.--Madame de Staël. + + +CHAPITRE XV. + + +Le maréchal Soult va prendre le commandement de l'armée +d'Espagne.--L'impératrice se rend près de l'empereur à Mayence.--Je +demande à l'accompagner.--Mes motifs.--Réponse de l'empereur.--M. de +Cazes.--Reprise des hostilités.--Le général Jomini. + + +CHAPITRE XVI. + + +Bataille de Dresde.--Mort du général Moreau.--Retraite des +alliés.--Échec du corps de Vandamme.--Ce général est fait +prisonnier.--Revers.--L'empereur est forcé de changer ses premières +combinaisons.--La fortune cesse de nous être favorable. + + +CHAPITRE XVII. + + +Marche du maréchal Augereau.--Défection de la Bavière.--Irruption des +alliés en Saxe.--Mouvement de l'empereur.--Bataille de +Leipzig.--Défection des Saxons.--Passage de l'Elster.--Mort du prince +Poniatowski. + + +CHAPITRE XVIII. + + +Position du roi de Saxe.--Part que Bernadotte prend à la défection des +Saxons.--État de l'opinion.--Mesures diverses.--Murat, ses intrigues et +son départ.--Le général de Wrede.--Bataille de Hanau.--Irruption des +cosaques à Cassel.--Arrivée de nos troupes à Mayence.--Déplorable état +des choses et de l'opinion. + + +CHAPITRE XIX. + + +Mesures de défense.--L'impératrice au sénat.--Ouvertures des +alliés.--Artifices de Metternich.--Le maréchal Soult--Beau +mouvement.--Comment il échoue. + + +CHAPITRE XX. + + +Alexandre refuse de passer le Rhin.--Communication qui le +décide.--Artifices des alliés.--Défaut de ressources.--Le corps +législatif.--Disposition des esprits.--L'histoire jugera.--Insurrection +de la Hollande.--Encore le roi de Naples. + + +CHAPITRE XXI. + + +Considérations que je présente à l'empereur.--Elles paraissent faire +impression.--M. de Talleyrand est sur le point de rentrer au +ministère.--Condition qu'y met l'empereur.--Wellington doit aspirer à la +couronne d'Angleterre.--Il faut appuyer ses prétentions.--Réponse de +l'empereur.--Changement de ministère.--Le duc de Vicence aux relations +extérieures. + + +CHAPITRE XXII. + + +L'empereur ne désespère pas.--Activité avec laquelle il pousse ses +préparatifs.--Manie de délations.--Les flatteurs.--L'empereur se décide +à négocier avec Valencey.--Intrigues de ce château.--Passion subite de +Ferdinand pour le cheval.--Comment je réussis à la calmer. + + +CHAPITRE XXIII. + + +Conventions de Valencey.--Elles ne s'exécutent pas.--Parti qu'il eût +fallu prendre au sujet du pont de Bâle.--Je propose que les +fonctionnaires restent à leurs postes.--Mes motifs.--Envoi de +commissaires extraordinaires.--État de l'opinion.--Artifices des +alliés.--Ouverture du corps législatif. + + +CHAPITRE XXIV. + + +Intrigues pour s'interposer entre le gouvernement et le corps +législatif.--Préventions qu'on inspire à l'empereur.--Communications +diplomatiques.--L'assemblée montre de l'indépendance dans le choix de la +commission.--Inconvenance du rapport.--M. Lainé.--Conseil privé pour +aviser aux moyens qu'exige la circonstance.--Avis divers.--Le corps +législatif est ajourné.--Combien il eût été facile de tirer parti de +cette assemblée. + + +CHAPITRE XXV. + + +Opinion de l'archi-chancelier sur le renvoi du corps législatif.--Ce que +Fouché pensait des corps délibérants.--Violation du territoire +helvétique.--Les armées alliées pénètrent en France.--Genève.--Marche +générale de l'invasion.--Il manque deux mois à l'empereur. + + +CHAPITRE XXVI. + + +Le duc de Vicence est refusé aux avant-postes ennemis.--Des +plénipotentiaires se réunissent à Châtillon-sur-Seine.--Murat.--Opinion +de Napoléon sur ce prince; il ne peut croire à sa défection.--M. de La +Vauguyon.--M. de Laharpe.--Conversation sur son élève.--Organisation de +la garde nationale. + + +CHAPITRE XXVII. + + +M. de Talleyrand.--L'empereur refuse de le faire enfermer.--Propos qu'on +lui attribue.--Présentation des officiers de la garde nationale.--Le roi +de Rome.--Allocution de l'empereur aux officiers de la garde +nationale.--Effet qu'elle produit. + + +CHAPITRE XXVIII. + + +Arrivée de l'empereur à l'armée.--Affaire de Brienne, de Champeaubert, +etc.--Prise de La Fère, de Soissons.--Le maréchal Victor.--Conséquences +de son inaction.--Nouvelle députation des traîtres à l'empereur +Alexandre.--Situation de Paris. + + +CHAPITRE XXIX. + + +État de la capitale.--Contes divers.--Comités.--Complot contre la vie de +l'empereur.--Le secrétaire de M. d'Albert.--M. de Vitrolle.--Calcul de +M. Anglès.--L'empereur Alexandre et le général Raynier. + + +CHAPITRE XXX. + + +Le marquis de Rivière.--Comment on avait songé à lui.--Joseph, ses +communications avec Bernadotte.--Folies qui remplissent la tête des +frères de l'empereur.--Intrigue qui empêche l'armée d'Espagne +d'accourir.--M. de la Besnardière.--M. de Talleyrand, ses menées, ses +insinuations. + + +CHAPITRE XXXI. + + +Rupture des conférences de Lusigny.--Proclamation de Louis XVIII.--Les +intrigues de l'époque n'avaient rien de royaliste.--M. Fouché, son +expédient pour en finir.--Opérations de l'empereur.--Il se jette sur les +derrières des alliés.--Sa lettre à l'impératrice est +interceptée.--Angoisses de cette princesse. + + +CHAPITRE XXXII. + + +Conseil de régence.--L'impératrice doit-elle ou non quitter Paris?--M. +Boulay de la Meurthe propose de l'installer à l'Hôtel-de-Ville.--Le +conseil adopte cette opinion.--Le duc de Feltre.--Joseph se range à son +avis.--Le départ est arrêté.--On me propose d'insurger Paris.--Motifs +qui m'arrêtent.--Les intrigues dont j'étais l'objet m'inspirent de la +circonspection.--Encore M. de Talleyrand. + + +Pièces justificatives. + + +FIN DE LA TABLE DU SIXIÈME VOLUME. + + + + +CHAPITRE PREMIER. + +Singulière coïncidence de date.--Les portes de mon appartement sont +enfoncées.--Le général Lahorie.--Le sergent.--Colloque avec les +troupes.--J'ai l'épée nue sur la poitrine.--Le général Guidal.--Mon +secrétaire. + + +Pendant que notre armée se disposait à revenir sur ses pas, il se +préparait à Paris une scène qui faillit être suivie des plus fâcheuses +conséquences; en la racontant, il me sera d'autant plus facile de le +faire d'une manière exacte, que je suis à peu près le seul qui en ait +bien connu les détails. Il est remarquable que ce soit le 23 octobre +qu'elle ait eu lieu, le même jour et à la même heure que l'on évacuait +Moscou. + +J'ai dit qu'en France tout était en plein repos. Je n'avais jamais rien +de fâcheux à mettre dans le rapport que j'adressais régulièrement chaque +jour à l'empereur. + +Les estafettes qu'on lui envoyait de Paris partaient ordinairement le +matin à six ou sept heures; j'étais dans l'habitude de faire ma dépêche +le matin, c'est-à-dire, de me lever de très-bonne heure, et de ne plus +me recoucher après l'avoir fermée. Ce jour du 23 octobre est le seul, de +toute l'absence de l'empereur, où m'étant trouvé obligé de me déranger +de cette habitude, j'avais fait mes lettres toute la nuit, et m'étais +recouché en défendant qu'on m'éveillât avant que j'eusse sonné, à moins +que ce ne fût pour un cas de force majeure. + +Mon habitude était de fermer toutes mes portes au guichet, surtout +celles de mon cabinet et de ma chambre à coucher. + +À sept heures du matin, je fus réveillé par un tumulte que j'entendais +dans les appartements à côté de celui dans lequel je me trouvais. +J'étais très fatigué et m'efforçais de rester endormi, lorsque +j'entendis, de mon lit, les panneaux de boiserie des portes de mon +cabinet qui tombaient sur le plancher. La première idée qui me vint, fut +que le feu était dans la maison, et que m'étant enfermé, on faisait tout +ce vacarme, pour m'éveiller; je me lève en toute hâte, et dans +l'obscurité de ma chambre à coucher, je cherche la porte qui conduisait +où j'entendais le bruit. En ouvrant la porte qui communiquait à mon +cabinet, que les contrevents fermés tenaient dans l'obscurité, je ne +voyais la lumière que par les fractures faites à la porte principale, à +travers desquelles je distinguais des soldats en armes, qui non +seulement remplissaient mes appartements, mais encore la cour de l'hôtel +que j'occupais; ils poussaient avec force les débris des portes qui +tenaient encore, assemblés par le verrou; j'ouvre moi-même, et entrant +en chemise au milieu d'eux, je leur demande ce qui les a amenés chez +moi. + +Mes appartements en étaient si remplis, que je ne pouvais pas distinguer +autre chose. Une voix s'écria: _Appelez le général_. Et je vis +effectivement approcher le général Lahorie, ancien chef d'état-major de +l'armée du Rhin sous le général Moreau. Lahorie avait été mon camarade +pendant les premières campagnes de la révolution; il y avait entre nous +deux une familiarité de tutoiement, et malgré la différence de nos +opinions politiques, je lui avais conservé de l'amitié. + +Il me dit en m'abordant: «Tu es arrêté; félicite-toi d'être tombé entre +mes mains, au moins il ne t'arrivera point de mal.» Je ne comprenais +rien à ce que je voyais. Lahorie me dit en quatre mots: «L'empereur a +été tué sous les murs de Moscou le 8 octobre.--«Tu me fais des contes, +lui dis-je; j'ai une lettre de lui de ce jour-là: je puis te la faire +voir.» Lahorie, en me fixant, me répondit: «Cela ne se peut pas, cela +serait-il possible?» Il était dans un état nerveux qui avait excité en +lui un branlement de mâchoire, comme s'il avait été attaqué du tétanos, +et il me répétait: «Cela n'est pas possible.» + +Voyant que je ne gagnais rien sur Lahorie, je m'adressai aux troupes, +pendant qu'il était allé appeler un certain sergent auquel il avait +parlé le long du chemin, en venant chez moi; mais ce sergent, qui était +un honnête homme, n'était pas entré avec la troupe qui avait suivi +Lahorie. Il l'avait appelé plusieurs fois à haute voix, mais il était +probablement resté dans la cour ou sur le quai, où la troupe s'était +placée. En voyant Lahorie chercher avec tant de soin le sergent, je +soupçonnai que c'était un assassin aposté, d'autant plus que le général +criait: «Faites approcher le sergent auquel j'ai parlé en chemin.» + +Je ne songeai qu'à ma défense. Pendant que Lahorie était dehors de mes +appartements, je demandai au commandant de la troupe qui il était. Il me +répondit: «Je suis capitaine adjudant-major de la 10e cohorte de la +garde nationale.--Fort bien! lui dis-je. Ces soldats sont-ils votre +troupe?--Oui, monsieur, me répondit-il.--Ainsi, ajoutai-je, vous n'êtes +point des soldats révoltés?» Tous les soldats s'écrièrent: «Non, non; +nous sommes avec nos officiers. C'est un général qui nous a amenés.--Eh +bien! repris-je, connaissez-vous ce général?» Ils répondirent: +«Non.»--Alors, dis-je, ce que je vois ne m'étonne pas. Moi, je le +connais, et vais vous faire connaître la position dans laquelle il vous +place. + +«C'est un ancien aide-de-camp du général Moreau, qui était en prison à +la Force, d'où il ne devait pas sortir sans mon autorisation. C'est un +conspirateur! Me connaissez-vous?» Ils répondirent: +«Non....»--«Savez-vous chez qui vous êtes?» Ils répondirent: «Non.» Un +seul officier répliqua: «Moi je vous connais, je sais que vous êtes le +ministre de la police.--«En ce cas-là, lui répondis-je, je vous ordonne, +et au besoin vous requiers d'arrêter sur-le-champ le général Lahorie, +qui vous a amenés chez moi.» + +Le capitaine adjudant-major, qui me tenait par le bras droit, ainsi +qu'un autre de ses officiers par le bras gauche, me semblaient d'assez +braves gens; toute cette troupe me paraissait d'autant plus égarée, que +je remarquais que les soldats n'avaient pas même de pierres à feu à +leurs fusils. Je dis à cet adjudant-major, qui avait la croix de la +Légion-d'Honneur: «Mon cher monsieur, vous jouez là un jeu auquel il ne +faut pas perdre, et prenez garde d'être fusillé dans un quart d'heure, +si je ne le suis pas moi-même; il ne faut que ce temps-là à la garde +impériale pour être à cheval, et alors, gare à vous [1].» + +[1: La caserne de la garde était à trois cents pas de mon hôtel.] + +Je dois à sa mémoire de dire qu'il était ébranlé moins par la peur du +danger que par la crainte de faire une mauvaise action, c'est-à-dire une +action déshonorante. + +Le voyant chanceler, je saisis ce moment pour lui dire: «Si vous êtes +homme d'honneur, ne vous laissez pas souiller d'un crime, et ne +m'empêchez pas de vous sauver tous. Je ne vous demande que de me laisser +faire. En achevant cela, j'avançai mon bras droit pour saisir la poignée +de son épée qu'il avait été obligé de mettre sous le sien à cause de +l'exiguïté de l'appartement qui était rempli de soldats armés. Il +semblait près de se rendre, j'allais prendre son épée, lorsque le +malheureux manqua de caractère, et en me repoussant la main qu'il saisit +avec force, il me dit d'un ton dur: «Non, vous marcherez où l'on me dira +de vous conduire.» «Allons, lui répondis-je, vous êtes un malheureux, et +vous ne vous en prendrez qu'à vous-même lorsque vous serez à la fin de +tout ceci.» + +Comme j'achevais, je vis, par la fenêtre, qui était en face de moi, le +général Lahorie qui traversait ma cour d'un pas précipité; il venait de +la rue, et amenait avec lui un homme d'une figure atroce, que je pris +pour le sergent qu'il avait été quérir. + +Ils rentrèrent comme des furieux dans l'appartement où j'étais. Lahorie +resta derrière les soldats, ce qui me parut d'un plus mauvais augure +encore; mais son compagnon venait à moi tête baissée, ne voulant pas +lever les yeux. Il avait à la main une épée nue qu'il venait de prendre +à un officier; mais, en avançant sur moi, il trébucha violemment contre +un meuble à la porte d'entrée, il en éprouva une douleur qui l'obligea +de s'arrêter pour se frotter la jambe: cet accident l'ébranla et fit +fléchir son courage. Il me posa la pointe de son épée sur la poitrine, +en me demandant si je le connaissais. «Non, lui dis-je, je ne te connais +pas.» Il me répondit: «Je suis le général Guidal que vous avez fait +arrêter à Marseille et conduire à Paris. + +--«Ah! ah! dis-je, je sais cela; mais si on m'avait obéi, tu serais +maintenant à Marseille, où, depuis près d'un mois, j'ai ordonné que l'on +te reconduisît.» Le général Guidal se montait tant qu'il pouvait, et je +n'avais d'armes que mon sang-froid; comme je voyais qu'il se battait les +flancs pour s'échauffer, je lui criai: «Es-tu venu chez moi pour te +déshonorer par un lâche assassinat?» Il me répliqua vivement: «Non, je +ne vous tuerai pas, mais vous allez venir avec moi au sénat.» + +«Eh bien! dis-je, va pour le sénat, mais laisse-moi m'habiller; il +répondit: «Oh! non, on va vous apporter vos habits.» Ce qu'on fit +effectivement faire à mes gens, qu'on ne laissa pas approcher de moi. +Pendant que je m'habillais le plus lentement que je pouvais, un de mes +secrétaires, ancien officier des chasseurs, et qui venait d'être averti, +descendit au milieu de cette foule qu'il voulait brusquer sans la +marchander; je lui fis signe de ne pas se faire arrêter lui-même, et lui +dis à haute voix: «Allez dire à mon voisin d'être sans inquiétude, que +je n'ai point de mal.»--Il me comprit à demi mot, et courut chez M. +Réal, conseiller d'État, chef du premier arrondissement du ministère, +qui demeurait immédiatement à côté de moi près la rue des Saints-Pères: +ce furent eux deux qui donnèrent l'alerte à l'archi-chancelier et au +ministre de la guerre. + +Lahorie et Guidal me tenaient toujours chez moi avec cette troupe de +soldats, qui était composée de trois compagnies de la dixième cohorte; +ils décidèrent de m'envoyer à la Force, et Guidal se chargea de m'y +conduire. + + + + +CHAPITRE II. + +On me conduit à la Force.--Tentative d'évasion.--M. Pasquier et M. +Desmaretz.--Ma détention ne dure qu'une demi-heure.--Le général Lahorie +dans mon cabinet.--Il est arrêté.--Paris ne voit que le côté +ridicule.--Considérations. + + +J'avais chez moi un poste de la garde soldée de la ville de Paris, qui +ne demanda même pas ce que signifiait le désordre, et cependant il +n'était placé dans mon hôtel par l'état-major de la place que comme +garde de sûreté. + +J'avais également un gendarme d'ordonnance qui se trouvait sorti pour +aller porter mes dépêches à la poste au moment du départ de l'estafette. +Il ne me fut donc ni nuisible ni utile, cependant le ministre de la +guerre lui fit donner la croix de la Légion-d'Honneur pour les services +qu'il rendit dans cette journée; à coup, sûr cela ne pouvait pas être à +moi. Tout ce que je viens de raconter se passa en moins d'une heure, +pendant laquelle je fus constamment saisi par les deux bras, et hors de +la possibilité de m'emparer d'une arme, quand bien même il y en aurait +eu là à ma disposition. + +Lahorie et Guidal envoyèrent chercher un cabriolet; je me plaçai dedans +le premier et fis mettre Guidal, qui me conduisait, à ma gauche. Il fit +marcher un détachement en avant et prit le chemin de la Force. Il passa +le long du quai des Lunettes, cela me donna l'idée de m'échapper; je +décrochai doucement la portière du cabriolet, et en arrivant près de la +tour de l'horloge, je sautai en bas et pris la course vers le palais de +justice, où il y a toujours du monde de grand matin; mais je n'avais pas +vu une troupe de soldats qui suivaient le cabriolet: ils se mirent à +courir après moi en criant: Arrête! arrête! A Paris, il n'en faut pas +d'avantage pour que chacun arrête; aussi m'arrêta-t-on. Les soldats et +Guidal, m'ayant rejoint me prirent bras-dessus, bras-dessous, et me +menèrent à pied à la Force. + +Ce fut le concierge de cette prison qui m'apprit tout ce qui s'était +passé le matin, à six heures, à la porte de la Force, où Lahorie et +Guidal étaient renfermés. + +Il se conduisit en brave homme, me demanda mes ordres, et m'assura que, +quoi qu'il pût arriver, il me sauverait; il se hâta de faire sortir de +sa maison Guidal, ainsi que le demi-bataillon qui l'avait suivi en +m'amenant. Pendant la demi-heure que je passai ainsi entre les mains de +cette troupe, d'autres détachements du même corps amenèrent +successivement à la Force M. Pasquier, préfet de police, et M. +Desmarets, chef de la première division de mon ministère; mais ils +n'entrèrent qu'au greffe, parce qu'aussitôt que les troupes, qui +obstruaient la petite rue qui mène à la Force, furent retirées, mon +secrétaire, ainsi que le secrétaire-général du ministère survinrent: ils +avaient donné l'alerte partout, et avaient amené une voiture, dans +laquelle je montai avec le préfet de police, et pris le chemin de mon +hôtel. Je rencontrai sous l'arcade de l'hôtel-de-ville le bataillon qui +m'avait arrêté. + +Il s'y rendait d'après les ordres qu'il avait reçus, et quoique je +m'enfonçasse dans la voiture, autant que je pouvais, plusieurs soldats +me reconnurent, et néanmoins ils ne dirent rien; j'arrivai chez moi en +même temps que les troupes de la garde impériale, qui s'y rendaient pour +apprendre où l'on m'avait transporté. + +Je trouvai tous les employés de mon administration à leurs postes, et je +pouvais agir; j'étais revenu très vite, en sorte que je pus faire +joindre, sur la place de Grève ce bataillon de la dixième cohorte, par +un détachement de la gendarmerie d'élite, qui était arrivée chez moi la +première, parce qu'étant casernée à l'Arsenal, elle avait appris +presqu'aussitôt ce qui s'était passé à la Force, qui en est très près. +Son attachement pour moi, aussi bien que son devoir, l'avait fait monter +à cheval sans attendre d'ordre. + +Ce détachement m'amena tous les officiers du bataillon, ainsi que les +sous-officiers. Ils étaient dans une consternation facile à comprendre. + +À peine avais-je été emmené de chez moi, que ma maison s'était remplie +de tous les employés de mon administration qui y arrivaient: c'était à +peu près l'heure de leur travail. Ils trouvèrent le général Lahorie +maître de mon cabinet, la garde qui était à la porte de mon hôtel, +n'ayant rien dit au moment de la violence qui avait été exercée contre +moi; ils ne savaient que penser de tout cela. + +Lahorie, qui avait fait mettre mes chevaux à une de mes voitures, pour +me faire conduire, avant d'avoir pris le parti de me faire emmener en +cabriolet, s'était ensuite servi lui-même de ma voiture, pour aller à +l'hôtel-de-ville, où son instruction lui apprenait qu'il devait se +rendre après m'avoir enlevé ou tué. + +Il venait de rentrer lorsque les employés arrivèrent, et en même temps +qu'eux, M. Laborde, adjudant de place de la garnison, qui venait de chez +le général Hullin; il était déjà au courant de ce qui se passait, comme +on va le voir. Il fit arrêter le général Lahorie par mes domestiques, +qui le lièrent sur un des fauteuils du salon même, dans lequel s'était +passée toute la scène du matin, et c'est dans cette situation que je le +trouvai en arrivant chez moi. + +Laborde était venu de mon hôtel à la Force avec mon secrétaire-général, +qui s'était fait suivre afin de pouvoir répondre aux troupes, si elles +avaient voulu s'opposer à mon retour; je l'envoyai à la préfecture de +police pour la faire évacuer par les troupes qui s'y tenaient encore, et +qui non seulement ne voulurent point y laisser rentrer M. Pasquier, mais +qui plus est, arrêtèrent M. Laborde lorsqu'il se présenta; à la vérité, +cela ne dura qu'un moment. Paris eut à peine le temps d'être informé de +tout cela, que déjà les choses étaient remises à leur place, et le mal +se borna au ridicule qui fut jeté sur l'administration de la police, aux +dépens de laquelle le public est toujours bien aise de s'amuser. Cette +fois il avait beau jeu de se venger de toutes les petites tracasseries +dont il croyait avoir à se plaindre, et l'administration militaire, de +son côté, ne négligea rien pour rejeter le reproche loin d'elle. + +Je voyais tout si tranquille, que je ne pouvais douter que je ne m'étais +point abusé en me persuadant que ce qui venait de se passer n'avait +aucun antécédent qui m'eût échappé. Je voyais tout de monde se creuser +la tête pour trouver les traces d'une conspiration; je laissai faire, +mais ne voulant rien céder à qui que ce fût des attributions de mon +emploi, je fis malgré tout ce qui s'y opposa, amener chez moi les +individus militaires et civils qui avaient été arrêtés tant par mes +ordres que par ceux de l'état-major de la place; je voulus faire faire +sous mes yeux l'information de cette singulière affaire. + +Je vais en donner le détail exact et vrai; ceux qui le liront verront à +quel point un État peut être troublé, en quelques heures, par un +conspirateur audacieux qui marche droit à son but, et, combien un +gouvernement est à plaindre lorsque des rivalités de pouvoirs divisent +les autorités auxquelles il a confié le soin de l'administration +publique. + +Cette question était entre le ministre de la guerre (M. de Feltre) et +moi. + +On jugera lequel de nous deux a dit le plus courageusement la vérité, ou +n'a cherché qu'à détourner sur son camarade une réprimande qu'il +redoutait pour lui-même, et qui n'était cependant méritée ni par l'un ni +par l'autre, parce qu'il n'y a personne qui soit hors de la merci d'une +troupe qui se portera inopinément à son domicile; le souverain lui-même +est à la disposition du simple officier qui commande le piquet de gardes +à la porte de son palais. S'il y avait eu des antécédents à cette +entreprise, et que les informations subséquentes les eussent fait +apercevoir, j'aurais pu être blâmé de ne les avoir pas saisis, et on +l'aurait probablement fait sans ménagement. + +Mais le plus habile homme du monde ne peut pas entrer dans une tête, il +peut tout au plus se mettre entre deux têtes, quoique l'espace soit +étroit. + +De même le ministre de la guerre n'était pas responsable de la conduite +d'un régiment qui partait en ordre de sa caserne avec son colonel à sa +tête; il n'y avait donc pour lui aucune raison de redouter le blâme, ni +d'employer le mensonge et l'adulation pour égarer le jugement de +l'empereur, qui se trouvait au fond de la Russie lorsque cet événement +arriva. + +S'il le lui avait rapporté tel qu'il était, l'empereur eût peut-être +pensé plus tôt au danger d'avoir une armée composée comme l'était la +sienne, et surtout à celui d'aller aussi loin de la capitale. + + + + +CHAPITRE III. + +Le général Mallet.--Ses liaisons avec Lahorie et Guidal.--Pourquoi ces +deux généraux étaient à la Force.--Plans de Mallet.--Il fait des décrets +et des nominations.--Le colonel Soulier.--L'abbé Lafond.--Le général +Mallet s'échappe de la maison de santé. + + +Le général Mallet était un ancien gentilhomme de la Franche-Comté. Avant +la révolution, il avait servi dans les mousquetaires de la maison du +roi. Il entra de bonne foi dans la révolution, et en professa les +principes avec une grande ferveur. Il était républicain par conscience, +et avait pour les conspirations un caractère semblable à ceux dont +l'antiquité grecque et romaine nous a transmis les portraits. + +Il était devenu officier-général à la guerre, et longtemps avant +l'avènement de l'empereur au trône, il avait obtenu un commandement dans +l'intérieur. Il s'occupait continuellement d'idées de gouvernement, et +toujours il était fidèle à ses principes politiques. Il serait trop long +de rapporter ici les détails d'un projet à peu près semblable à celui +dont il s'agit qu'il avait cherché à exécuter pendant que l'empereur +était en Prusse en 1807. Cela fut taxé de folie, et néanmoins le +ministre de la police crut devoir le faire arrêter; après l'avoir tenu +en prison fort longtemps, il l'avait mis dans ce que l'on appelle à +Paris une maison de santé, où il était encore à mon entrée au ministère, +et dans laquelle je l'avais laissé. Cette maison était la dernière à +gauche du faubourg Saint-Antoine, près de la barrière du Trône. + +Mallet avait été longtemps le camarade de Lahorie à l'armée du Rhin; il +avait su qu'il était à la Force par d'autres prisonniers de cette maison +qui avaient obtenu d'être placés dans la maison de santé où il était +lui-même. Il avait su également que Guidal y était; il avait connu ce +général dans le temps du directoire, chez le directeur Barras qui +l'employait particulièrement. Avant de parler de Mallet, je dois dire +par quelle fatalité ces deux hommes se trouvaient encore à la Force, +d'où ils auraient dû être partis depuis quinze jours, d'après les ordres +que j'avais donnés. + +Guidal avait été arrêté dans les environs de Marseille pour une affaire +de jacobinisme, et il avait été amené à Paris, parce que l'on en +espérait quelques renseignements d'après ce qu'avait mandé +l'administration locale du département du Var, dont la tranquillité +avait paru menacée, au point que le préfet de ce département avait eu +besoin de recourir à l'emploi de moyens extraordinaires. Pendant que +Guidal était à Paris, on éventa à Marseille une affaire semblable qui +mena à la découverte d'un ancien espionnage exercé à la côte de Provence +par des Français, au bénéfice de l'amiral anglais qui croisait devant +Toulon. Guidal fut accusé d'avoir été lui-même à la flotte anglaise, et +d'y avoir envoyé son fils. Cet espionnage durait depuis nombre d'années, +sans qu'on s'en fût douté. Par suite des dépositions des personnes qui +avaient été arrêtées on redemanda Guidal à Marseille, pour le juger, et +il y avait plus de quinze jours que j'avais envoyé à la gendarmerie tout +ce dont elle avait besoin pour le reconduire à cette destination; elle +différa à exécuter l'ordre que j'avais donné, et Guidal se trouvait +encore dans la prison de la Force le 23 octobre. + +Il en était de même de Lahorie. Depuis le procès du général Moreau, il +était caché en France. L'empereur avait souvent réitéré l'ordre de le +faire partir; M. Fouché l'avait laissé à Paris. Lahorie était Breton, et +il avait facilement trouvé les protecteurs dont il avait besoin. +L'empereur m'ordonna de le faire partir pour l'Amérique, et de l'arrêter +d'abord; ce qui fut fait. J'avais également mis de la diligence à +préparer son départ sur un vaisseau qui devait mettre à la voile de +Nantes pour les États-Unis. + +J'avais, depuis plus de quinze jours, signé tous les ordres nécessaires +pour le faire conduire dans cette ville, et il se trouvait comme Guidal +à la Force par suite de la même négligence. + +Mallet, toujours occupé de son projet de changer le gouvernement, crut +ne pouvoir saisir une meilleure circonstance que celle où le grand +éloignement des armées et de l'empereur lui aplanissait les difficultés +d'une entreprise aussi hardie, et dont le succès reposait sur une +supposition qu'on n'aurait pu éclaircir assez tôt pour détruire la +crédulité dont il avait besoin pour réussir. + +Après avoir beaucoup pensé aux divers moyens d'exécuter son projet, il +s'arrêta à celui-ci. Il supposa l'empereur mort le 8 octobre sous les +murs de Moscou, il ne pouvait pas prendre un autre jour sans se trouver +contredit par l'estafette, qui pouvait arriver, comme cela avait lieu +chaque jour. L'empereur mort, il concluait que le sénat devait être +investi du suprême pouvoir; ce fut donc l'organe du sénat qu'il choisit +pour parler à la nation et à l'armée. Il fit aux soldats une +proclamation dans laquelle il déplorait la mort de l'empereur; après +avoir annoncé l'abolition du régime impérial, et le retour du +gouvernement populaire, il fit connaître la nouvelle organisation de ce +gouvernement, en désigna les branches et en nomma les directeurs. Toutes +les pièces étaient revêtues des signatures de plusieurs sénateurs dont +il avait retenu les noms, mais avec lesquels il n'avait eu aucun rapport +depuis un bon nombre d'années.--C'était lui-même qui avait signé le nom +de tous ces sénateurs, il fit un décret au nom de ces mêmes sénateurs +par lequel lui, Mallet, était nommé gouverneur de Paris, et commandant +des troupes dans la première division militaire. + +Cela posé, il fit aussi des décrets semblables pour promouvoir à des +grades plus élevés tous ceux qu'il comptait employer à l'exécution de +son projet. + +C'était le général Hullin qui alors était commandant de Paris; +l'adjudant commandant Doucet était son chef d'état-major. Il nommait +celui-ci général de brigade, lui conservait sa place, et joignait à +l'instruction qu'il lui donnait un bon de cent mille francs à vue sur le +trésor public. + +Il y avait derrière la maison de santé où était Mallet une caserne dans +laquelle était établie la 10e cohorte de garde nationale et un dépôt du +32e régiment de ligne. + +Cette 10e cohorte était commandée par le colonel Soulier, un des braves +et anciens officiers de l'armée d'Italie, mais en revanche aussi borné +qu'il était brave. Il était venu depuis très peu de jours d'Espagne pour +prendre le commandement de cette 10e cohorte. + +Mallet était marié, et sa femme demeurait fort loin de lui à Paris; elle +allait le voir fréquemment, et ne s'apercevait pas qu'il roulait quelque +projet dans son esprit. + +Il y avait peu de temps qu'un prêtre espagnol qui était détenu dans la +même maison que Mallet, avait été mis en liberté et s'était retiré dans +un appartement qu'il avait loué à la Place Royale. Mallet était dans sa +maison de santé avec un certain abbé Lafond, qui avait été arrêté depuis +longtemps pour des affaires de religion. Comme il était toute la journée +avec cet abbé, il avait été obligé de lui confier ce qu'il allait +entreprendre. L'abbé Lafond attira à lui, sans leur faire aucune +confidence, deux jeunes gens de sa connaissance qui étaient à Paris; +l'un était un jeune caporal de la garde de Paris, qui était de son pays, +et le second était un jeune Vendéen qui étudiait le droit à Paris. Ce +dernier, étant d'un caractère jésuitique, fut goûté par Mallet, qui, la +veille du jour où il devait exécuter son projet, dit à ce jeune homme +d'aller au Palais-Royal acheter une écharpe aux trois couleurs; il lui +donna en même temps une lettre pour sa femme, à laquelle il mandait de +mettre ses uniformes et ses armes dans sa malle, ainsi que ceux +d'aide-de-camp qu'il avait chez lui (probablement à dessein) et de +remettre sa malle avec la clef au porteur. + +Celui-ci, d'après les ordres de Mallet, la porta chez le prêtre espagnol +qui était à la Place Royale. Le lendemain 22, Mallet invita à dîner, +ainsi que l'abbé Lafond, les deux jeunes gens dont je viens de parler, +et au moment de se séparer, il leur dit d'aller l'attendre chez le +prêtre espagnol. + +À dix heures du soir, lorsque les portes de la maison de santé étaient +fermées, il saute avec l'abbé Lafond par la fenêtre de sa chambre qui +était un rez-de-chaussée sur le jardin, et au bout duquel était un mur +de très peu d'élévation, après quoi l'on était sur la voie publique. Il +fit tout cela sans bruit, et vint à pied à la Place Royale chez le +prêtre espagnol. Il y fit apporter du punch, et lorsqu'il vit les têtes +des jeunes gens un peu échauffées, il leur parla de son projet, comme +d'une chose déjà convenue depuis longtemps entre lui et le sénat; mais +il leur dit qu'elle ne devait être exécutée qu'après la mort de +l'empereur, dont il n'avait été prévenu qu'hier: il abusait ainsi les +deux jeunes gens, qui le savaient bien un homme mécontent du +gouvernement impérial, mais qui ne se vantait pas de ce qu'il se +proposait de faire. + +Mallet leur montra tous les ordres que venait de lui envoyer la +commission du gouvernement établie au Luxembourg, sa nomination au +gouvernement de Paris, un crédit considérable sur le trésor public, et +enfin l'ordre d'installer de suite les nouvelles autorités à la place +des anciennes. Toutes ces pièces étaient de sa fabrication. Sans donner +à ces jeunes gens le temps de la réflexion, il ouvre sa malle, revêt son +grand uniforme d'officier-général, fait prendre au jeune caporal qui +était avec l'abbé Lafond l'habit d'aide-de-camp qu'il avait aussi fait +venir, et donne au jeune Vendéen l'écharpe aux trois couleurs. + + + + +CHAPITRE IV. + +Le général Mallet à la caserne de Popincourt.--Il se fait +passer pour le général Lamotte.--La 10e cohorte prend +les armes.--Mallet délivre Lahorie et Guidal.--Le préfet +de police me fait prévenir.--Dispositions que prend le +général Mallet.--L'adjudant-général Doucet.--Mallet +est arrêté.--Le général Hullin. + + +Accompagné comme je viens de le dire, seulement de trois personnes, le +général Mallet sort de chez le prêtre espagnol vers une heure du matin, +et se rend à la caserne de Popincourt où était la 10e cohorte. On ne +laisse pas entrer la nuit dans les casernes de Paris, aussi Mallet +affecta-t-il de dire qu'il n'avait affaire qu'au commandant. On le +conduisit chez le malheureux Soulier, qui demeurait hors du quartier; il +était malade, et ne put se lever pour recevoir Mallet. + +C'est ici que fut joué le tour le plus adroit, et sur le succès duquel +reposait tout celui de l'entreprise. Mallet entra chez le colonel +Soulier, sans lui dire son nom; celui-ci, après s'être excusé de ne +pouvoir se lever, demanda au général ce qu'il avait à lui dire. + +Mallet lui dit: «Je vois bien que vous n'êtes pas informé; nous avons eu +le malheur de perdre l'empereur.» À ce mot, Soulier fond en larmes; +Mallet a l'air de partager sa douleur, et lui dit: «Le gouvernement +vient d'être changé, et voici l'ordre que le général Mallet m'a remis +pour vous, il y a un instant.» + +Soulier lit: c'était un ordre du général Mallet, qui lui ordonnait de +faire prendre les armes à la cohorte, de lui donner connaissance des +événements nouvellement arrivés, et de suivre exactement tout ce que lui +commanderait le général Lamotte, qu'il rendait porteur de sa lettre, et +qui avait reçu les instructions de la commission du sénat investi du +gouvernement. + +Voilà donc Mallet qui joue, près du colonel Soulier, le personnage de +Lamotte; Soulier salue le général Lamotte, fait venir l'adjudant de sa +cohorte, lui commande de l'assembler et de venir ensuite prendre le +général Lamotte, auquel il fait des excuses de ne pouvoir l'accompagner. + +Lamotte (Mallet) se rend donc dans la cour de la caserne, où la troupe +était assemblée, et lui fait lire aux flambeaux la nouvelle de la mort +de l'empereur, la proclamation du sénat à l'armée, et lui donne +connaissance des nouvelles formes du gouvernement. Il ne vint dans la +tête de personne de chercher à vérifier si cela était vrai, assurément +rien n'était plus clair que les termes dans lesquels Mallet +s'expliquait. + +Lamotte (Mallet) emmène la cohorte, forte de douze cents hommes, sans +lui faire prendre les dix milles cartouches à balles, qui étaient en +réserve chez le colonel, ainsi que cela était d'usage dans la garnison +de Paris, et même sans faire changer les pierres à bois, que les soldats +sont dans la coutume de mettre à leurs fusils pour l'exercice. + +Mallet marcha à la tête de cette cohorte, dont il ne laissa qu'une seule +compagnie au quartier, pour accompagner le colonel Soulier à +l'hôtel-de-ville, où il lui avait ordonné d'aller l'attendre, et faire +disposer le bureau nécessaire pour la commission de gouvernement. Il +avait eu soin de donner à ce colonel sa nomination au grade de général +de brigade, et un bon de cent mille francs sur le trésor public. + +Le 23 octobre tombait un vendredi, jour de parade pour la garnison de +Paris, laquelle parade, depuis l'absence de l'empereur, avait lieu tous +les vendredis sur la place Vendôme. + +Les troupes du faubourg Saint-Antoine étaient obligées de partir de +bonne heure pour s'y rendre c'est ce qui fit que le spectacle de la 10e +cohorte avec armes et bagages ne parut pas étonnant. + +Lamotte amène sa cohorte par la grande rue Saint-Antoine, jusqu'à la +porte de la prison de la Force; il se la fait ouvrir, et, sans y entrer +lui-même, il se fait amener les généraux Guidal et Lahorie, qui y +étaient détenus; il ferme ensuite la porte de la prison d'où il défend +de laisser sortir qui que ce soit; il embrasse Lahorie et Guidal, leur +fait part de la mort de l'empereur et de tout ce qui en était la suite, +et leur dit: «Il n'y a pas de temps à perdre; voilà vos instructions, +prenez cette troupe pour les exécuter: je n'ai besoin que d'une +demi-compagnie pour aller m'emparer du gouvernement, où j'attendrai de +vos nouvelles. Ensuite nous nous réunirons à l'hôtel-de-ville.» + +Lahorie crut de bonne foi à la mort de l'empereur, et comme il avait été +dans la confiance du général Moreau, il savait ce qu'il avait eu le +projet de faire; il avait mémoire du 18 brumaire, auquel il avait +assisté; ces idées-là revinrent à son esprit, surtout en voyant Mallet +en habit brodé et suivi d'une troupe régulière. Il lut l'instruction que +lui donnait Mallet, prit la cohorte dont celui-ci n'avait gardé que +cinquante hommes, et courut s'emparer de la préfecture de police. Il +trouva M. Pasquier, qui avait coutume de se lever de bonne heure, déjà à +son cabinet; il l'arrêta et lui substitua le jeune Vendéen, ainsi que +l'abbé Lafond. Le préfet de police, quoique dans cette situation, trouva +le moyen de m'envoyer bien vite un de ses employés, pour me prévenir de +ce qui se passait; cet employé, en arrivant chez moi, n'insistait que +pour me voir et me parler au plus vite, sans rien dire de plus. Comme il +était connu du portier de l'hôtel, il aurait pu commencer par faire +fermer la porte; il ne le fit pas, et trouva la consigne que j'avais +donnée à cinq heures du matin (en me couchant), pour qu'on me laissât en +repos à moins de force majeure. Comme il était venu à pied, il ne +devançait que de très peu la colonne du général Lahorie, qui était sur +ses pas, et qui entra comme un trait, ainsi que je l'ai dit. + +Lahorie avait envoyé le général Guidal, qui était venu avec lui arrêter +le ministre de la guerre; mais le sergent par lequel il voulait me faire +assassiner lui ayant manqué de parole, il courut lui-même après ce +général, qu'il atteignit dans la rue des Saints-Pères, et ramena chez +moi avec son détachement. C'est à ce seul incident, que le ministre de +la guerre doit de n'avoir pas eu la même aventure que moi. + +Mallet, en quittant Lahorie, à la porte de la Force, avait envoyé par +des soldats de la 10e cohorte, aux deux commandants des régiments de la +garde soldée de Paris, des paquets renfermant des pièces semblables à +celles qu'il avait lues à sa troupe avant de l'emmener, et de plus une +instruction que ces deux régiments devaient suivre de point en point. + +Il employa l'un à fermer toutes les barrières de Paris, avec défense +d'en laisser sortir qui que ce fût; ce qui fut fait, en sorte que dans +les villes du voisinage, d'où on aurait pu avoir des secours, si l'on en +avait eu besoin, on n'aurait rien su de ce qui se passait à Paris. Il +employa l'autre à occuper la banque, la trésorerie et autres points de +l'administration publique. À la trésorerie, il éprouva de la résistance; +le ministre s'y était rendu et sut se servir de la garde de sa maison, +pour ne pas laisser méconnaître son autorité. Mais dans les deux +régiments entiers de la garde soldée de Paris qui faisaient le service +de la place, il n'y eut pas une objection opposée à l'exécution des +ordres de Mallet. + +En même temps que Mallet faisait ainsi agir sur plusieurs points à la +fois, il descendait la rue Saint-Honoré avec sa petite troupe. Il tourna +le coin de la rue qui mène à la place Vendôme, et de là, il expédia un +officier avec vingt-cinq soldats de sa troupe, auxquels il ordonna +d'aller se mettre en bataille devant la porte du bureau de l'état-major, +qui était dans la maison placée dans l'angle de la place Vendôme, à +gauche, et de n'en laisser sortir personne. + +En même temps, il donna à l'officier un paquet pour l'adjudant-général +Doucet; le paquet contenait les mêmes pièces que les autres, la mort de +l'empereur, l'acte du sénat, les proclamations, la nomination de Mallet +au gouvernement de Paris, une nomination de général de brigade, et un +bon de 100,000 francs pour lui Doucet. À ce paquet il avait joint une +instruction en forme de lettre confidentielle, dans laquelle il +témoignait à Doucet le plaisir qu'il éprouvait à entrer en relation de +service avec lui, et le priait d'envoyer tels et tels ordres aux troupes +qui étaient à Saint-Denis, Saint-Germain et Versailles, et à celles qui +étaient à Paris, il n'exceptait que la garde soldée, qu'il avait +employée, et la 10e cohorte, qu'il avait chargée de l'arrestation du +préfet et du ministre de la police, ainsi que de celle du général +Hullin; il ajouta que, connaissant les relations d'amitié qui existaient +entre lui et le général, il avait voulu lui éviter ce que cette +commission aurait eu de pénible pour lui, et qu'il s'en était chargé; +seulement il lui recommandait de ne pas s'y opposer, et de garder à sa +porte, jusqu'à nouvel ordre, le piquet que commandait l'officier qui lui +remettrait le paquet. + +L'adjudant-général Doucet était couché quand l'officier arriva chez lui. +N'ayant pas voulu parler à d'autres, on le fit entrer chez +l'adjudant-général, qui ne comprenait rien à tout ce que cette dépêche +contenait. Il relut plusieurs fois toutes ces pièces, et demanda à +l'officier de la 10e cohorte qui les lui avait apportées, et qui avait +son détachement de garde à la porte, ce qui s'était passé à leur +caserne. Ce jeune homme le lui raconta; il avait vu prendre les armes à +son corps, avait suivi Mallet à la Force, en avait vu extraire Lahorie +et Guidal, et avait suivi Mallet jusque sur la place Vendôme, d'où il +avait continué son chemin pour aller chez le général Hullin, où il était +encore. «Je vois d'ici, ajouta-t-il, notre détachement qui est devant la +porte du général Hullin.» Et il le voyait effectivement par la fenêtre +de l'appartement de M. Doucet. + +Doucet ne pouvait plus douter de l'existence d'un projet dont Mallet lui +donnait les détails dans son instruction; à la vérité, cela pouvait +s'appeler une folie, mais cependant cela s'exécutait. Il ne pouvait en +douter, tant par ce qu'il voyait que par ce que lui disait le jeune +officier de la cohorte, qui lui-même agissait. Non seulement il ne +bougea point, mais perdit la tête au point d'avoir peur de sa +responsabilité. Mallet lui avait ordonné de mettre M. Laborde aux +arrêts, se méfiant sans doute de son activité. Doucet venait de faire +appeler M. Laborde, qui demeurait dans le même hôtel; ils lisaient +ensemble toutes les pièces, lorsque Mallet, de retour de chez le général +Hullin, entra dans la pièce où ils se trouvaient; il demanda à +l'adjudant-général Doucet, pourquoi M. Laborde n'était pas aux arrêts, +ainsi qu'il l'avait ordonné, et lui dit de s'y rendre. Laborde résista, +et il s'était engagé une petite discussion à la suite de laquelle +Laborde sortit en disant: «Pour me rendre aux arrêts, il faut que je +sorte; ce n'est point ici ma chambre.» Ce qu'il fit, et c'est en +descendant l'escalier de l'adjudant-général Doucet, qu'il aperçut +l'inspecteur-général du ministère de la police, qui se rendait au bureau +de l'état-major de la place, pour prendre des renseignements dont il +avait besoin. Ce piquet de la 10e cohorte lui en refusait l'entrée, +d'après son instruction, et ce fut Laborde qui, du haut de l'escalier, +cria aux soldats de le laisser monter, ce qu'ils firent, parce que tous +étaient depuis longtemps dans l'habitude d'obéir à Laborde. Ce dernier +lui apprend de quoi il est question, et le conduit dans la chambre de +Doucet, qui causait avec Mallet. + +Dans le moment la scène changea. La présence de l'inspecteur fit perdre +le sang-froid à Mallet. L'inspecteur dit tout haut: «Monsieur Mallet, +vous n'avez pas la permission de sortir de votre maison sans que j'aille +vous chercher;» et, s'adressant à l'adjudant-général Doucet, il lui dit: +«Il y a là-dessous quelque chose; arrêtez-le d'abord, je vais aller au +ministère pour savoir ce que cela signifie.» Mallet était adossé contre +la cheminée de l'entresol dans lequel cela se passait. Se voyant perdu, +il met la main à un pistolet qu'il avait dans la poche de son habit; +ceux qui étaient en face de lui virent ce mouvement dans la glace, et +tous les trois ensemble ils le saisirent et le désarmèrent. + +Pendant qu'il était arrêté, on apprit ce qui s'était passé chez le +général Hullin, où Mallet avait été avant de venir chez Doucet. + +Il avait demandé à lui parler en particulier; il s'était fait +accompagner par un capitaine de la compagnie qui le suivait. + +Le général Hullin vint le recevoir. Mallet lui dit qu'il est chargé +d'une commission bien pénible à remplir, puisqu'il est chargé par le +ministre de la police de l'arrêter, et de mettre les scellés sur ses +papiers. Le général Hullin lui dit: Voyons votre ordre. Mallet lui +répond: Entrons dans votre cabinet, je vous le montrerai. Hullin passe +le premier; Mallet le suit, la main à un pistolet, qu'il tenait dans sa +poche, et, accompagné du capitaine de la cohorte, au moment où Hullin se +retourne pour voir ce que Mallet allait lui présenter, celui-ci lui tira +son coup de pistolet dans la figure à bout portant, et l'étendit sur le +carreau. Il ne le tua pas: la balle entra au milieu de la joue, et resta +dans la tête du général Hullin, sans que l'on pût la faire sortir. +Ensuite il sortit pour venir chez l'adjudant-général Doucet, sans que le +capitaine trouvât rien d'extraordinaire à ce dont il était le témoin et +devenait le complice. + + + + +CHAPITRE V. + +Mésintelligence entre le ministre de la guerre et moi.--Je prends la +défense du général Lamotte.--Confrontations.--Ce qui eût pu arriver.--M. +Frochot.--Conduite du ministre de la guerre.--Il envoie un exprès à +l'empereur.--Je n'envoie personne.--On me croit perdu.--Belle occasion +de connaître mes amis. + + +Le général Mallet arrêté, tout était fini. On put commencer les +confrontations qui devenaient nécessaires à la suite de tous ces +interrogatoires pour se faire une idée juste de l'affaire: les opinions +variaient de tant de manières sur le parti dont on disait que Mallet +n'était que l'agent, que je mis de l'amour-propre à les éclairer, bien +convaincu que l'on gagne toujours à se pénétrer de la vérité, quelque +tort qu'elle puisse faire, et que rien n'est si dangereux que de se +livrer à des illusions, ou de se laisser aller à la passion. C'est à +cette occasion qu'il s'éleva des nuages entre le ministre de la guerre +et moi. Il me supposa le projet de lui nuire, et de nuire aux +militaires. Il prêta l'oreille à une foule de bavardages dont il +n'aurait pas dû se laisser atteindre, et qui le firent agir vis-à-vis de +moi comme il me croyait capable de faire vis-à-vis de lui. Comme je ne +le fis pas, il resta le maître du terrain. Il rechercha de l'importance +pour lui dans cette affaire, et en la rattachant à plusieurs +invraisemblances, il fit arrêter à tort et à travers les uns et les +autres, en cherchant à les inculper dans cette conjuration de Mallet. +Moi, au contraire, j'en détachai tout ce qui pouvait n'y pas être +compris. + +Le ministre de la guerre me faisait un grand grief de défendre +l'innocence du général Lamotte, qu'il avait fait arrêter, parce qu'il +soutenait qu'il était le complice de Mallet, et que c'était lui qui +avait été prendre la 10e cohorte dans son quartier. + +Il ne voulait pas croire que Mallet avait pris le nom et joué le rôle de +Lamotte. Je fus obligé, après la déclaration du colonel Soulier, de +faire entrer dans mon cabinet le véritable général Lamotte, qu'il ne +reconnut point: Peu après, sans lui rien dire, je fis entrer le général +Mallet, qu'il reconnut pour être celui qui était venu le prendre le +matin à son quartier, où il s'était présenté sous le nom du général +Lamotte. + +Après cette confrontation relative au général Mallet et au général +Lamotte, le ministre de la guerre prétendit qu'il y avait eu connivence +entre le général Mallet et le colonel Soulier, commandant de la 10e +cohorte; sans quoi il n'aurait pas choisi cette cohorte préférablement à +une autre troupe. + +C'était également deux opinions mal établies. La preuve qu'il n'y avait +point de connivence entre Mallet et Soulier, c'est qu'il prit le nom de +Lamotte pour entrer chez lui: à quoi cela lui aurait-il servi, s'ils +avaient été d'accord auparavant? + +Quant au choix que Mallet avait fait de la 10e cohorte, c'est parce +qu'elle se trouvait la mieux placée pour être employée loin des regards +des autorités que l'on pouvait redouter; il y avait loin du faubourg +Saint-Antoine à la place Vendôme et au ministère de la guerre. + +Mais s'il n'avait pas pris cette cohorte, il n'aurait pu en trouver une +autre qu'à la rue Verte ou au faubourg Saint-Honoré, c'est-à-dire, sous +les yeux de l'état-major de la place, qui aurait été averti avant qu'il +eût été à la Force, à la préfecture de police et au ministère. + +Toutes ces observations avaient beau être raisonnables, on ne les +écoutait pas, et la passion prenait le dessus. + +Cette folie de Mallet conduisit devant un conseil extraordinaire de +guerre quatorze malheureux qui furent condamnés à la peine de mort. Ils +étaient bien coupables assurément; mais au moins faut-il accorder à ces +officiers la justice de convenir que ce qui les rendait inconsolables, +c'était la pensée qu'on les crût capables d'avoir coopéré sciemment à ce +que Mallet leur faisait faire. Ils disaient tous que, si l'empereur +avait été là, ils n'auraient pas tous péri. Ils avaient bien raison, car +je crois que si l'empereur avait été à Paris, hors Mallet, Lahorie et +Guidal, il eût fait grâce à tout le reste; jamais il n'aurait permis une +exécution comme celle qui a eu lieu. + +Je m'interposai tant que je pus pour repousser l'idée que le sénat avait +la moindre part à tout ce dont Mallet se disait être muni de sa part. + +Sans le contre-temps qui lui fit manquer l'arrestation du ministre de la +guerre, et qui me rendit aussitôt à mes fonctions, le général Mallet +aurait été maître de beaucoup de choses en peu de moments, et dans un +pays si susceptible de la contagion de l'exemple. Il aurait eu le +trésor, qui était riche, dans ce temps-là, la poste et le télégraphe, et +il y avait cent cohortes de gardes nationaux en France. Il aurait su par +l'arrivée des estafettes de l'armée la triste situation où étaient alors +les affaires, et rien ne l'aurait empêché de saisir l'empereur lui-même, +s'il était arrivé seul, ou de marcher à sa rencontre, s'il était venu +accompagné. + +Malgré cela, Mallet n'aurait pas joué longtemps le rôle d'un nouveau +Cromwel, parce que la fourberie aurait été reconnue, et que tout le +monde en France était las de mouvements; vraisemblablement, il aurait +bientôt été seul pour consolider l'exécution de son projet. + +Mais le danger dont la tranquillité publique fut menacée était grand, et +l'on reconnut, malgré soi, un côté faible dans notre position, que +chacun croyait mieux affermie. + +On fut surtout frappé de la facilité avec laquelle on persuada les +troupes de la mort de l'empereur, sans qu'il vint à la pensée d'un seul +de leurs officiers de chercher à s'en assurer, et surtout sans penser à +son fils. Ces mêmes soldats se portèrent sur les individus investis du +pouvoir, trouvèrent cela naturel, et enfin virent tuer le commandant de +Paris, leur général, sans faire un seul geste pour le défendre. Cette +réflexion était affligeante, et à moins d'aimer les illusions, on était +forcé de songer à tout ce que cela préparait de malheurs. + +Le préfet du département de Paris était à la campagne, lorsque le +colonel de la 10e cohorte, Soulier, arriva à l'hôtel-de-ville; il y fit +connaître la mort de l'empereur, et annonça qu'il venait prendre +possession de l'appartement destiné à la commission du gouvernement, qui +allait arriver à l'hôtel-de-ville. + +Un employé de la préfecture envoya bien vite chercher le préfet. +L'exprès qu'on lui avait expédié le rencontra dans la rue du faubourg +Saint-Antoine par laquelle il revenait lui-même à Paris, ignorant ce qui +s'y passait. Le messager lui remit le billet dont l'employé de la +préfecture l'avait rendu porteur, et dans lequel il marquait au préfet +d'arriver au plus vite; il finissait par ces mots latins: _fuit +imperator_. Le préfet accourt, il trouve l'hôtel-de-ville occupé par +Soulier, qui lui montre tous les actes en vertu desquels il agissait, et +qui lui apprend que le ministre de la police venait de sortir et avait +recommandé que l'on hâtât les dispositions pour recevoir la commission +du gouvernement. + +Le préfet croit d'abord que c'est moi, et ne peut rien comprendre à ce +qu'il voit; il demande ses chevaux pour aller chez l'archi-chancelier, +et dit à ses gens; «Faites ce que ces messieurs ordonnent,» mais avant +que sa voiture fût avancée, la comédie avait cessé. On vint arrêter le +colonel Soulier pendant qu'il exécutait les ordres de Mallet, ainsi que +tout ce qui l'accompagnait. On fit un grand crime au préfet de la Seine +d'avoir dit à ses gens: «Faites ce que ces messieurs ordonnent,» et on +persuada à l'empereur de le déplacer. L'autorité militaire l'attaqua +vivement, et il fut disgracié; cependant que pouvait faire le préfet +contre un colonel et sa troupe, supposant même qu'il eût ordonné à ses +domestiques le contraire de ce qu'il leur dit? + +Assurément le préfet de la Seine était un homme incapable d'une lâche +trahison, et s'il avait été chez lui au moment où cette troupe s'y +présenta, il ne l'eût reçue qu'après de bonnes informations; mais qui +aurait pu croire que des troupes entières seraient sorties de leurs +quartiers, leurs officiers en tête, sans l'ordre de leurs généraux, et +surtout pour un objet comme celui-là? + +Le préfet de la Seine fut généralement plaint; il lui resta des amis, et +l'empereur témoigna des regrets que cela lui fût arrivé. Il l'estimait +particulièrement, et je suis sûr que, sans l'opiniâtreté du duc de +Feltre, le préfet de la Seine n'eût pas succombé. S'il lit ces Mémoires, +je suis bien aise de lui apprendre qu'à bord du _Bellérophon_, +m'entretenant de cette affaire, l'empereur parlait de lui avec intérêt +et presque avec amitié. + +C'est ainsi que finit cette singulière entreprise de Mallet. Rien +n'égale la ruse et l'audace avec laquelle elle fut conduite; elle +surprit la réflexion de tout le monde, comme aussi ce même monde +reconnut sa faiblesse; on en fut honteux, mais on n'en devint pas plus +sage. À Paris, on en fut effrayé, parce que l'on se voyait encore sur un +volcan, lorsque, depuis longtemps, on se croyait sur un rocher. + +Le ministre de la guerre entreprit de justifier les troupes; pour le +faire, il accusa la surveillance de la police; mais en supposant même +que celle-ci eût eu un moyen de suivre un fil de cette conjuration, qui +n'était que dans la tête d'un homme, rien ne pouvait excuser les troupes +qui avaient marché contre l'autorité, quelle que soit la manière dont on +s'y soit pris pour les y déterminer; l'intelligence la plus commune a +toujours été obligée de reconnaître cette partie de ses devoirs. + +Le ministre de la guerre fit grand bruit, envoya la garde à cheval à +Saint-Cloud, sous prétexte que le parti de Mallet voulait enlever le +fils de l'empereur, tandis que Mallet et ses complices étaient déjà +arrêtés: tout ce que faisait le ministre de la guerre était inutile, il +le savait bien; mais il ne voulait que montrer du zèle, pour prendre +place dans l'opinion et conjurer l'orage qu'il voyait arriver; Il fit le +cheval de parade, lorsque le danger était passé, et cela lui réussit. + +Les détails du procès ne ramenèrent point la tranquillité dans son +esprit, et il ne fut en repos qu'après qu'il eut envoyé un officier de +son état-major à l'empereur pour surprendre son opinion sur cette +affaire, et il l'égara complètement. L'empereur le reconnut après; mais +il avait déjà prononcé, et il ne voulut point avoir l'air d'être trompé: +néanmoins le ministre de la guerre n'y gagna rien. + +Moi, je n'envoyai personne à l'empereur, je ne voulais ni surprendre son +jugement ni accuser qui que ce fût, je me mis même au-dessus de tout ce +que je prévoyais qu'il allait m'en écrire. J'ai été bien souvent grondé +par lui, mais je n'ai jamais pu m'accoutumer à une lettre dure: aussi +calculai-je le jour où je devais recevoir de l'empereur une réponse au +rapport de cet événement. Ce jour-là, je fis ouvrir par mon secrétaire +les lettres que je reçus de lui (l'empereur), et lui donnai l'ordre de +me remettre ce qui ne respirerait pas l'humeur, et de jeter la +réprimande au feu, s'il en venait une, qui effectivement arriva comme je +l'avais prévu, et il n'y manquait rien que de l'avoir méritée. Je ne +m'en tourmentai point, parce que je prévoyais ce qui avait été pratiqué +pour s'emparer de l'opinion de l'empereur. J'ai toujours eu confiance +dans son jugement et cru à sa bonté, et je ne me serais pas mis dans le +cas de la perdre, pour avoir manqué dans une circonstance semblable. + +Je souffris des suites de cette affaire. Bon nombre de personnes se +détachèrent de moi, persuadées que je ne pouvais plus rester en place. +On me chercha un successeur, tant cela paraissait probable. Les dames +disaient: «Ah! on ferait bien mieux de s'occuper de ce qui se passe dans +les casernes que dans nos boudoirs.» + +Dans tous les temps du monde, les battus ont toujours payé l'amende, il +ne me fallait qu'un peu moins d'honneur pour en faire supporter les +frais à un autre. + +Mais l'occasion était trop belle pour se venger de la découverte faite +dans les bureaux de la guerre, de l'espionnage de la légation russe, et +on la saisit. J'aurais pu, quelques mois après, en tirer une +satisfaction éclatante, comme on le verra par la suite de ces Mémoires, +et ne le fis pas. Je fus plaint, parce que l'opinion m'était redevenue +favorable, et que je n'avais fait de mal à personne, mais qu'au +contraire j'avais obligé beaucoup de monde. On fut fâché de ce qui +m'était arrivé, mais on n'en crut pas moins que le premier courrier de +l'empereur allait annoncer la nomination de mon successeur; on se +conduisit donc en conséquence, et les intrigues s'agitèrent pour +partager ma dépouille. Je n'eus pas l'air de m'en apercevoir, et je +profitai de cette occasion pour apprendre à reconnaître mes amis. + + + + +CHAPITRE VI. + +Les Russes ne veulent entendre à aucune proposition.--Anxiété de la +capitale.--Retraite simultanée des armées russe et française à +Mojaïsk.--Départ de l'empereur.--Considérations qui le +déterminent.--Arrivée à Paris.--Audience des ministres.--Attitude des +courtisans à mon égard.--L'empereur prend une idée juste de la tentative +de Mallet.--Mon crédit est assuré.--Mes amis me reviennent. + + +Pendant cette fin d'octobre, nous étions dans la persuasion que +l'empereur passerait l'hiver à Moscou; mais nous reçûmes bientôt les +bulletins qui annonçaient la retraite de l'armée, et les événements qui +y avaient donné lieu. + +Les Russes, ayant fait le sacrifice de Moscou, n'écoutèrent aucune +proposition d'armistice. Ils étaient bien placés à Kalouga. Nos +communications étaient impossibles à entretenir; les troupes légères +ennemies ne laissaient que des villages brûlés aux nôtres, elles +enveloppaient Moscou; l'armée y aurait été enfermée et étrangère à tout +ce qui aurait pu se passer derrière elle, où il y avait encore de quoi +faire une puissante armée. + +Les privations avaient introduit le désordre dans tous les corps +auxquels on ne pouvait point faire de distributions. L'empereur, par +beaucoup d'autres considérations, s'était décidé à la retraite, bien +mécontent que notre cavalerie n'eût pas su garder les traces des Russes. +S'il eût connu leur marche, il aurait été les éparpiller après la +bataille de la Moskowa, au lieu de pousser à Moscou. + +À Paris, tout le monde avait des cartes de Russie, sur lesquelles on +pointait avec des épingles les lieux cités dans les bulletins; il n'y +avait guère de salons, dans toutes les classes de la société, où l'on ne +recherchât avec avidité des nouvelles d'une armée dans laquelle chacun +avait un frère, un fils ou un ami. La distance qu'elle avait à parcourir +pour retrouver des quartiers d'hiver à l'époque où l'on se trouvait, +donnait de vives alarmes, qui n'étaient que trop fondées, ainsi que le +désastreux vingt-neuvième bulletin ne tarda pas à l'apprendre. + +L'arrivée de l'empereur à Paris acheva de ruiner l'opinion publique. Une +fois que l'on eut commencé à faire des calculs noirs, l'imagination ne +s'arrêta plus, et on ne voyait plus dans l'armée qu'une immense caravane +de gens transis de froid et épuisés de besoin, au lieu de cette masse de +bouillantes cohortes qui, depuis tant d'années, étaient l'admiration des +contemporains, et fournissaient une multitude de faits d'armes glorieux +à l'histoire. + +L'on allait ainsi se tourmentant l'imagination, qui ne rencontrait pas +de point d'arrêt, lorsque l'on apprit l'arrivée à Wilna des débris de +notre armée, qui avait perdu tous ses chevaux, par conséquent toute son +artillerie, et qui était revenue jusqu'à la Bérésina, successivement +coupée et flanquée par les corps de l'armée russe, partie de Kalouga +pour intercepter la route de Smolensk à Moscou. À la Bérésina, elle +avait trouvé la rive droite de cette rivière occupée par l'armée russe +qui était revenue de Moldavie après le traité de Jassy. Ce contre-temps +acheva de détruire les espérances des débris de notre armée. L'empereur +ne pouvait pas comprendre comment le prince Schwartzenberg et le général +Reynier ne l'avaient pas garantie de la marche de cette armée russe. Il +fallut bien la combattre, et il n'y avait pas beaucoup de moments +accordés par la fortune pour ouvrir le passage de la Bérésina, ou pour +voir arriver l'autre armée russe, qui suivait à la queue de la colonne. + +En partant de Moscou, l'empereur avait prévu tout ce que l'armée aurait +à souffrir en traversant un pays que les passages successifs de deux +armées aussi considérables avaient déjà dévasté. C'est pourquoi, en +quittant Moscou, il prit la route de Kalouga, à travers un pays neuf +dans lequel l'armée eût trouvé de quoi satisfaire ses besoins. + +Mais les Russes l'avaient devancé; il les attaqua, les battit, sans +pouvoir les mettre en déroute. Ils se retiraient cependant sur +Malojaroslavetz. Malheureusement l'empereur ne fut pas averti. Il crut +ne pouvoir les débusquer qu'à l'aide de combinaisons que le temps ne lui +permettait pas de faire. Il rétrograda sur Mojaïsk. Les Russes revinrent +occuper les positions qu'ils avaient abandonnées; et nos malheurs +commencèrent. Enfin l'armée atteignit la Bérésina. Les ponts de Borisow +étaient détruits; l'ennemi nous attendait sur la rive opposée; notre +perte semblait inévitable: mais l'empereur veillait sur nos débris. +Wittgenstein fut enfoncé, et les lieux qui devaient être témoins de +notre défaite virent fuir ceux qui devaient l'assurer. Nous franchîmes +cette funeste rivière; mais le froid, les privations, la fatigue, +continuaient leurs ravages. Il fallait courir au-devant des malheurs +dont nous étions menacés. L'empereur les mesurait dans toute leur +étendue. Il savait les sentiments que nous portait l'Allemagne, les +espérances que nos revers allaient réveiller. Il résolut de les prévenir +et de s'assurer du moins des moyens capables de les comprimer. Une autre +considération contribua à le déterminer. Il venait d'apprendre les +détails de l'affaire de Mallet, et malgré les contes divers que chacun +lui adressait là-dessus, selon sa manière de voir, ses rivalités, où +même son ambition [2], la vérité ne lui avait pas échappé. Il avait le +tact si juste, qu'il la démêla lui-même, et jugea le danger mieux que +personne, non pas par ce que Mallet avait fait, mais par ce que +n'avaient pas fait ceux qu'il avait investis de sa confiance dans +différentes parties de l'administration. Cette idée le frappa, et +ramenait son esprit à de tristes réflexions sur ce qu'il croyait avoir +déjà donné de solidité à son système. Cette considération ne contribua +pas peu à lui faire hâter son retour à Paris où il supposait bien que la +nouvelle du désastre de l'armée porterait la terreur. + +[2: Tout ce qui briguait le ministère et la préfecture de police lui +écrivait pour le porter à changer ceux qui en étaient pourvus.] + +Il arriva le 19 décembre à huit heures du soir, et fit demander les +ministres pour le lendemain à dix heures du matin. + +J'allai voir M. de Caulincourt le soir même du 19. Il m'apprit la ruine +absolue de tout ce qui avait été à Moscou, et comme il venait de passer +quinze jours en tête à tête avec l'empereur, qui avait lu vingt fois +tout ce qu'on lui avait mandé sur l'affaire du 23 octobre, il ne me +cacha point que, quoique l'empereur mît une grande partie de cela sur le +compte de l'animosité, il avait encore passablement d'indisposition +contre moi. Il avait trouvé ma défense faible, il supposait qu'il y +avait quelque raison pour cela. Je ne pouvais pas désirer mieux que de +voir l'empereur un peu indisposé, parce que, avec des rapports clairs et +naturels, on le ramenait toujours à la vérité, et alors on était près de +lui dans une meilleure position qu'avant qu'on eût cherché à vous y +nuire. L'empereur avait causé avec l'aide-de-camp que le duc de Feltre +lui avait envoyé; et il revenait avec l'opinion du ministre de la +guerre. Caulincourt m'avait servi de son mieux, et je lui en dois +obligation. + +Le lendemain, 20 décembre, les salons de l'empereur étaient remplis dès +le matin; tous ceux qui s'y trouvaient n'y étaient pas venus aussi +contents les uns que les autres. + +L'empereur reçut d'abord l'archi-chancelier et ensuite les ministres, +l'un après l'autre, en suivant l'ordre de leur ancienneté d'exercice, en +sorte que le grand-juge et tous les autres ministres, celui du commerce +excepté, passèrent avant moi. + +De tous ceux qui étaient là, pas un n'eût voulu être à ma place: on +avait l'air de ne pas oser me parler, pour ne pas me faire une doléance. +L'empereur n'avait pas gardé chaque ministre longtemps, hormis celui de +la guerre, en sorte que je ne tardai pas à être introduit. Lorsque je +traversai la foule qui était à la porte du salon dans lequel était +l'empereur, elle s'écarta comme pour laisser passer un convoi funèbre, +qui allait prendre congé de la cour. Ce qui avait beaucoup contribué à +établir cette opinion, c'était le retour à Paris du duc d'Otrante, que +l'empereur avait rappelé d'Aix en Provence, où il se trouvait; tout le +monde le regardait déjà comme mon successeur. Quelques amis de ma +première prospérité ne m'ont rien laissé ignorer de tout ce qui s'était +dit là pendant que j'étais chez l'empereur. + +J'y restai deux heures moins quelques minutes, qui furent bien +exactement comptées par des observateurs, qui n'étaient pas aussi +bienveillants pour moi que l'archi-chancelier, qui resta dans le salon +jusqu'à ma sortie. + +L'empereur me demanda mille détails sur l'intérieur avant d'en venir à +l'affaire de Mallet. Comme je n'avais que de bons rapports à lui faire, +et que lui-même avait jugé de la vérité de ce que je lui disais par ce +qu'il avait vu en venant de Mayence à Paris, il fut fort content, et +particulièrement de ce que je ne lui disais de mal de personne. On n'a +jamais connu en France combien on rendait l'empereur heureux en ne lui +portant de plainte sur qui que ce fût. Lorsqu'il eut bien poussé à fond +tout ce qu'il voulait savoir, il commença le chapitre de Mallet; il +parla le premier, et d'après tout ce qu'il me disait, je jugeai par qui +il avait été informé. On y avait mis de la méchanceté, car on savait +toute la vérité sur des faits qu'on lui avait désignés; on n'avait +cherché qu'à surprendre son opinion, et on y était parvenu. + +Il me disait: «Je conçois bien que vous ayez été arrêté par cinquante +hommes: il eût été à désirer pour vous que vous eussiez pu vous +défendre. Au reste, je suis moi-même à la merci du chef de bataillon qui +est de garde à ma porte, mais je ne comprends pas que vous n'ayez pas su +que Mallet et le colonel de la cohorte se voyaient depuis longtemps, +ainsi que Lahorie.» + +Il était dans toutes ces idées que lui avait données la police +militaire; je lui en montrai l'inexactitude en lui faisant les +observations que j'ai rapportées plus haut. + +Il ne voulait d'abord pas y croire, et me répétait: «Comment, avec de +l'esprit, pouvez-vous me faire un conte comme celui-là?» J'insistai, et +commençai à le persuader, lorsque je lui appris que le colonel de la 10e +cohorte n'était que depuis peu de jours à Paris, qu'il revenait de +Barcelone, où il s'était distingué, ce qui lui avait valu d'être appelé +au commandement de cette cohorte, et que non seulement il n'avait pas +donné de cartouches à ses soldats, mais qu'il ne leur avait pas fait +mettre de pierres à feu à leurs fusils; ce qu'il n'aurait pas omis de +faire, s'il avait eu part au complot. La police militaire n'avait pas +mis cela dans son rapport. + +L'empereur était toujours dans l'opinion que le général Lamotte avait eu +part à l'entreprise de Mallet; il me désapprouvait de n'avoir pas été de +l'opinion du ministre de la guerre, qui l'avait fait arrêter, et le +tenait encore en prison. Je répondis à cette observation ce que j'ai dit +quelques pages plus haut. L'empereur ne voulut pas admettre cette +opinion sans en avoir parlé en conseil, et me dit: «Si cela est ainsi, +ce sera vous qui aurez vu juste sur cette affaire.» + +Le ministre de la guerre ne lui avait pas parlé de l'adjudant-général +Doucet, qui avait marchandé Mallet, au lieu de courir au secours du +général Hullin: au contraire il le créa général de brigade; ce qui fit +dire que Doucet ne pouvait manquer de le devenir, puisque Mallet de son +côté, l'avait déjà nommé. + +L'empereur ne me parla jamais avec plus de bonté; il regrettait +seulement que je n'eusse pu me défendre; il me disait: Cela est fâcheux; +mais il n'y a pas de votre faute. + +Il me demanda aussi pourquoi l'on arrivait jusqu'à moi sans trouver +vingt gardes dans mes antichambres. S'il y avait eu seulement, me +disait-il, un coup de fusil de lâché, toute cette troupe se serait +retirée. Il avait raison; mais il fallait d'abord avoir les bras libres, +«et c'est bien, lui dis-je, parce que Lahorie me connaissait d'humeur à +ne pas me laisser saisir, qu'il avait pris cette précaution. + +«Ensuite, lui observai-je, il y a toujours huit ou dix hommes chez moi +la nuit uniquement comme guet; mais au jour, ils s'en vont; et lorsque +les trois compagnies de la cohorte arrivèrent, ils venaient de sortir.» + +Il ne revenait pas de ce que la garde de ma porte eût vu mettre en +pièces mon cabinet, m'eût laissé enlever sans faire la moindre +résistance. + +Je voyais son opinion se redresser sur tout cela; il me congédia en me +disant de lui envoyer le soir même M. Réal avec lequel il était bien +aise de causer. + +Lorsque je sortis de chez l'empereur, il fallait voir la curiosité des +courtisans qui cherchaient dans mes yeux s'ils devaient m'aborder. +Cependant ils auguraient bien d'une conversation qui avait été aussi +longue, et c'est de ce soir-là (car il était 4 ou 5 heures du soir) que +cessèrent les bruits ridicules dont j'étais le sujet depuis un mois. +J'ai eu depuis plusieurs belles occasions d'en faire repentir les +auteurs; je ne l'ai pas fait. + +Avec la faveur reviennent les amis; je les reçus tous, et ne gardai de +rancune à aucun. + +L'empereur m'avait paru indisposé contre M. Pasquier, préfet de police; +je le défendis courageusement, et lui fis obtenir la justice qu'il +méritait: je n'eus pas grand-peine, parce que l'empereur l'estimait +particulièrement. + +L'empereur tint un conseil pour résoudre tout ce qui était relatif à +l'affaire du général Mallet; il se fit présenter l'exposé exact de tout +ce qui s'était passé, et prit la véritable opinion qu'il devait avoir de +cette entreprise. Il ordonna la mise en liberté du général Lamotte, +destitua cependant le préfet de la Seine, malgré tout ce que je pus dire +en sa faveur; enfin il cassa la garde soldée à pied et à cheval de la +ville de Paris. + +Il m'ordonna dans le même conseil de lui présenter un projet +d'organisation d'un corps de gendarmerie pour Paris, et de le placer +entre l'autorité civile et l'autorité militaire, de manière à n'avoir +rien à redouter du mauvais emploi que l'une ou l'autre de ces autorités +pourrait en faire. + +Le même jour, on avait reçu la nouvelle de la belle défense qu'avait +faite le château de Burgos, qui avait soutenu plusieurs assauts de la +part des Anglais, sans perdre un seul des ouvrages de la place. Il se +trouvait dans la garnison qui le défendait un détachement de la garde +soldée de Paris; le ministre de la guerre proposa à l'empereur de +recréer sur ce détachement les corps que l'on licenciait à Paris; +l'empereur ne le voulut pas, et me réitéra l'ordre de m'occuper sans +délai du projet qu'il m'avait demandé. + + + + +CHAPITRE VII. + +Impôts.--Ressources à créer.--Nouvelle armée.--Mouvement +national.--Députations des départements.--Murat retourne à +Naples.--Défection de la Prusse.--Conseil privé.--Opinions qui y sont +émises.--Négociations par l'intermédiaire de l'Autriche.--M. de Bubna. + + +La malheureuse campagne de Russie était le premier événement fâcheux qui +arrivait à l'empereur et à la France depuis qu'il la gouvernait; on le +supporta avec courage, quoiqu'en en parlant beaucoup, et l'on fit avec +générosité tous les sacrifices que le besoin de réunir une armée +exigeait. + +C'est à cette époque qu'on commença à voir établir des impôts qui furent +perçus par des moyens illégaux. C'est aussi de cette même époque que +l'on vit l'application de quelques mesures qui n'étaient pas moins +arbitraires; mais l'embarras de la situation du moment avait forcé à y +avoir recours. + +Le mal était grand, et le temps pour le réparer était court; il fallait +faire vite pour arriver à temps. + +Ce serait être sévère jusqu'à l'injustice, que de juger l'empereur par +les deux dernières années de son gouvernement, elles ont fourni des +armes à ses ennemis, mais nous ne devons pas les imiter. Ces deux +dernières années ont été remplies d'événements hors de la prévoyance +humaine, et l'on y employait des remèdes hors de toutes règles; on ne +s'attachait qu'à ce qui pouvait être exécuté le plus rapidement. Sans +les mesures arbitraires, on n'eût pas été en état de se remettre en +campagne avec autant de moyens qu'on le fit au mois de mai suivant. Il +n'y avait que l'empereur qui eût l'art de tirer parti des ressources +qu'il possédait et de créer celles qui lui manquaient. + +Tous les convois d'armes et d'équipages militaires avaient été laissés +dans les canaux de la Prusse, ainsi que dans les rivières de la Pologne, +où ils étaient restés arrêtés par les glaces. + +L'empereur eut à recréer un matériel d'artillerie complet avec les +attelages. Il eut toute la cavalerie à remonter et la moitié de son +infanterie à renouveler. + +Cette situation aurait fait reculer un autre courage que le sien; mais +lorsqu'il eut bien lu dans ses états de situation (c'était son +expression), il mit la main à l'oeuvre, et en moins de quelques semaines +il eut rassemblé les matériaux d'une nouvelle armée. + +L'artillerie existait dans les arsenaux; on n'eut à acheter que les +chevaux et qu'à les équiper. + +On en trouva une suffisante quantité ainsi que pour remonter la +cavalerie. On doubla partout les ateliers de confection d'effets +militaires, et cette partie alla encore bien. + +On prit les cent cohortes de la garde nationale ainsi que tout ce qui se +trouvait dans les dépôts des différends régiments. On joignit à cela une +levée d'hommes, et on reconstruisit une armée aussi nombreuse que +l'était la première, mais qui ne pouvait lui être comparée pour l'espèce +des hommes, leur force et surtout leur expérience. + +L'empereur avait bien soin de faire placer dans chacun de ses nouveaux +bataillons des officiers et des sous-officiers anciens que l'on tirait +des corps de l'armée; mais comme cette opération avait déjà été faite +plusieurs fois, ces sous-officiers n'étaient plus eux-mêmes que de bons +soldats, parce que la classe des hommes de choix était épuisée. La +cavalerie particulièrement n'était composée que d'enfants montés sur des +chevaux aussi inexpérimentés que leurs cavaliers. La marine fut d'un +très grand secours dans cette occasion; en ce qu'elle donna de suite son +corps d'artillerie, qui était fort nombreux et compensa bien au-delà les +pertes que l'on avait faites dans cette arme; il fournit de plus une +belle division de bonne infanterie. Le mouvement national fut très beau +en France. Le Piémont aussi se distingua par le zèle qu'il mit à aller +au-devant de tout ce qu'on pouvait lui demander. + +Il y eut de tous les points de la France des députations qui vinrent +présenter à l'empereur des assurances de dévouement. On semblait un peu +consolé du malheur survenu, par la pensée de saisir une occasion de +montrer le zèle dont on était animé. C'était à qui fournirait quelque +chose. À aucune époque de la révolution on ne fit des dons patriotiques +de meilleur coeur; on donna du mouvement à toutes les classes de la +population, à toutes les corporations et professions, qui contribuèrent +pour un nombre déterminé de chevaux et d'équipages de guerre. + +Pendant que l'empereur se donnait ainsi beaucoup de peine à Paris, on +lui gâtait ses affaires à l'armée. + +Le roi de Naples, non seulement n'avait pu parvenir à rallier l'armée à +Wilna, mais il avait évacué cette ville et ramené l'armée en troupeau +vers la Vistule. Il acheva ainsi de la perdre. On était dans le mois de +janvier, et le froid était des plus rigoureux. Arrivé à la Vistule, il +la quitta lui-même pour retourner à Naples, en laissant le commandement +au vice-roi d'Italie. L'empereur était bien mécontent de la conduite de +ce prince qui fit bien de ne pas passer par la France, car il aurait pu +y rencontrer une mauvaise réception: il se dirigea par la Saxe, la +Bavière et le Tyrol. + +L'armée russe faisait suivre la nôtre par des nuées de Cosaques qui +passaient les rivières sur la glace, en sorte que l'on ne pouvait +prendre de position nulle part; aussi l'armée revint-elle successivement +sur Posen, puis sur l'Oder et sur l'Elbe, qu'on ne put même pas garder. + +Le contingent prussien, sous les ordres du général Yorck, était à la +gauche du corps du maréchal Macdonald. Le général prussien traita +particulièrement pour son corps avec le général russe qui le suivait; il +conclut avec lui un armistice par lequel il mit ses troupes hors de +l'état d'hostilités, exposant ainsi le reste du corps d'armée à une +perte certaine. Il compromit par contre-coup le roi de Prusse son +maître, qui était dans sa capitale au milieu de notre armée. + +Ce fut lors de cette première défection que nous sentîmes le poids de +l'ingratitude du maréchal Bernadotte, qui pouvait, en attaquant la +Finlande, retenir le corps qu'il avait laissé venir en Courlande. La +réunion des Suédois avec l'armée russe arriva fort mal à propos pour +nous, et eut lieu pour ainsi dire, au moment où les autres souverains +alliés s'empressaient de renouveler à l'empereur leurs sentiments pour +lui, en chargeant des ambassadeurs extraordinaires de lui en porter +l'assurance. + +Le roi de Prusse désavoua la conduite de son général; il envoya un +ambassadeur à l'empereur au mois de janvier; il fit condamner le général +Yorck par un conseil de guerre, mais telle était la rapidité de la +marche des événements, que, moins de trente jours après, il était dans +les rangs de nos ennemis. + +Le roi avait résisté longtemps aux instances dont il était obsédé en +Prusse pour se joindre aux Russes. La droiture de son caractère le +retenait encore dans notre alliance malgré les funestes résultats +qu'elle ne pouvait manquer de lui amener. Il fut contraint au parti +qu'il prit par les hommes de mouvement qui lui déclarèrent nettement, +mais avec respect, qu'ils étaient prêts à agir avec lui comme sans lui. +Le roi leur répondit alors: «Eh bien, messieurs, vous m'y forcez; mais +souvenez-vous qu'il faut vaincre ou être anéanti.» + +Lorsque l'empereur apprit la défection du corps prussien, il assembla un +conseil privé, auquel assistèrent l'archi-chancelier, M. de Talleyrand, +les ministres, le président du sénat, des ministres d'État, ainsi que +plusieurs grands officiers de sa maison. Il exposa lui-même la situation +des choses, fit donner lecture des pièces relatives à cet événement, et +posa la question suivante: «Dans cette conjoncture, qui complique encore +notre mauvaise position, me conseillez-vous de négocier pour la paix ou +de faire de nouveaux efforts pour la guerre?» + +J'étais en mon particulier très fâché de voir soumettre cette question +au jugement de tant de monde; elle aurait du être traitée dans le +cabinet de l'empereur, entre deux ou trois personnes qu'il y aurait +appelées l'une après l'autre. Les conseils trop nombreux ont +l'inconvénient de ne produire aucune résolution, parce que personne +n'ose y émettre une opinion courageuse. Aussi à celui-là c'était à qui +ne parlerait pas. + +L'empereur demanda à l'archi-chancelier son opinion. Elle fut pour la +paix. Mais l'empereur était accoutumé à plaisanter avec Cambacérès +toutes les fois qu'il n'était pas question de législation ou de +jurisprudence; il s'adressa à M. de Talleyrand, il lui demanda son +opinion. M. de Talleyrand ne répondit pas aussi franchement que je +l'attendais. Soit qu'il ne voulût pas parler devant tant de monde, ou +qu'il eût un autre motif pour se taire, il fut de l'opinion de négocier. +L'empereur lui dit: «Voilà comme vous êtes toujours: vous allez disant +partout qu'il faut faire la paix; mais comment la faire? M. de +Talleyrand répliqua: «Votre majesté a encore entre les mains des effets +négociables: si elle attend davantage, et qu'elle vienne à les perdre, +elle ne pourra plus négocier.» L'empereur, s'impatientant un peu, lui +dit: «Mais expliquez-vous.» Et comme M. de Talleyrand hésitait à le +faire, il ajouta: «Vous n'avez pas changé.» Puis passant de suite au duc +de Feltre, quoiqu'il y eût deux ou trois personnes avant lui, il lui +demanda son opinion sur la question posée: s'il convenait de négocier, +ou de faire de nouveaux efforts. M. de Feltre répondit d'une voix ferme, +et après y avoir réfléchi: «Je regarderais votre majesté comme +déshonorée si elle consentait à l'abandon d'un seul village réuni à +l'empire français par un sénatus-consulte.» L'empereur reprit: «Voilà +qui est clair. Alors que faut-il faire?» dit l'empereur. «Il faut armer, +sire,» répondit M. de Feltre. L'empereur, continua à recueillir les +opinions, mais personne ne s'avisa d'être d'un sentiment opposé à celui +qui parut lui convenir. + +M. de Feltre crut avoir décidé l'opinion du conseil. Il était dans +l'erreur; et dut voir comme moi, en sortant de ce conseil, combien +chaque membre en particulier désapprouvait qu'on n'eût pas adopté +l'opinion de Talleyrand. L'empereur avait bien raison de dire que +lorsqu'il demandait l'avis de tout le monde, personne ne voulait parler, +mais qu'à peine était-on sorti de chez lui tout le monde récusait ce +qu'il avait dit. + +Il fut donc résolu à ce conseil que l'on armerait tout ce que l'on +pourrait. La corde de l'arc était déjà bien tendue, et certainement elle +se serait rompue en d'autres mains que dans celles de l'empereur. L'on +apprit peu de temps après la part que les Suédois prenaient à la +coalition, en même temps que l'entrevue de l'empereur de Russie et du +roi de Prusse, qui avait été à sa rencontre depuis Berlin jusqu'à +Breslaw. + +Là, il renouvela avec lui tous les traités qui l'attachaient à +l'autocrate avant la guerre malheureuse qu'il nous avait faite en 1806 +et 1807. Cette défection de toute la Prusse nous fit un grand mal dans +l'intérieur, surtout parce qu'on en entrevoyait d'autres, et qu'alors on +ferait une bien mauvaise paix, à moins qu'on achevât de ruiner la nation +en efforts qui devaient tous les jours devenir d'autant plus grands que +le mal augmentait, et que notre moral perdait sensiblement. Napoléon, en +passant à Dresde, avait réclamé l'exécution des promesses que lui avait +faites l'empereur d'Autriche. Il lui avait demandé de mobiliser un corps +de la Galice et de Transilvanie, de porter ce contingent à soixante +mille hommes et d'envoyer près de lui quelqu'un qui remplaçât le prince +Schwartzenberg, dont la présence était utile à l'armée. «L'alliance que +nous avons contractée, avait-il ajouté, forme un système permanent dont +nos peuples doivent retirer de si grands avantages, que je pense que V. +M. fera tout ce qu'elle m'a promis à Dresde, pour assurer le triomphe de +la cause commune, et nous conduire promptement à une paix convenable.» +L'Autriche, dont la jubilation s'était déjà trahie, se hâta de revenir +sur ses pas. Elle fit partir M. de Bubna en toute hâte, et le chargea de +fortes protestations pour Paris. Il devait prendre les idées de +l'empereur sur la réorganisation du contingent et s'entendre avec lui +sur les mesures qu'exigeait la mobilisation des troupes stationnées dans +les provinces qui touchaient au théâtre de la guerre. Quant à la paix +que voulait l'empereur, l'Autriche la désirait plus encore. «Ce n'était +pas néanmoins pour la France, elle savait que sa position était toujours +la plus brillante, c'était pour l'Europe, c'était pour elle-même. Les +progrès de la Russie, la prépondérance que cette puissance s'efforçait +de saisir l'alarmaient, et son système politique l'attachait plus +étroitement encore à l'alliance après nos revers. La France, de son +côté, avait aussi besoin de repos, son bonheur intérieur, celui de +l'impératrice altéré par les inquiétudes de la guerre, étaient des +considérations qu'un même intérêt rendait communes aux deux souverains. +L'Autriche désirait donc ardemment la paix qui la laisserait dans la +seule position qu'elle enviait en Europe, et qui ne pouvait que +consolider la puissance de son allié. Si on voulait qu'elle agît +officieusement, elle était prête, non qu'elle prétendît influer par son +importance propre, mais par la force que donne un esprit de +conciliation, aussi _désintéressé que le sien_. L'empereur Napoléon +n'avait qu'à faire connaître ses vues, elle les ferait valoir: lui seul +était intact, lui seul était en mesure de dicter la paix. Tout ce qu'on +lui demandait, c'était de _ne pas faire connaître les bases très +généreuses qu'il proposait_, de laisser faire le cabinet autrichien, et +de _presser les préparatifs pour une nouvelle campagne_. + +L'empereur n'était pas trop dupe de ces protestations; mais il n'avait +rien de mieux à faire, il laissait dire et prenait ses mesures. Le +général Bubna, de son côté, ne se prêtait qu'avec peine aux déceptions +qu'il semait, et voyait semer parmi nous. Il répétait à tous ceux qui +voulaient l'entendre, qu'il fallait faire la paix; il me l'a dit à +moi-même sans doute pour que je le répétasse à l'empereur, et il +ajoutait: «Ceux d'entre vous qui l'aiment doivent le lui conseiller.» M. +de Bubna parlait comme un galant homme; il ne compromit rien de ce qu'il +ne devait pas dire, mais ce qu'il conseillait n'était pas facile. Il +était à Paris pendant que nous faisions tous les grands efforts qui ont +recréé l'armée. Il en était étonné et concevait lui-même quelques +espérances que l'on pourrait faire la paix. + + + + +CHAPITRE VIII. + +Quelques mots sur les affaires d'Espagne.--Visite de l'empereur au +pape.--La culotte du pape.--Générosité de l'empereur avec ses +maréchaux.--M. de Narbonne nommé à l'ambassade de +Vienne.--Gardes-d'honneur.--Motifs de cette institution.--Insurrection +d'un de ces régiments à Tours.--Le colonel de Ségur.--M. de +Nétumière.--L'impératrice est nommée régente.--Confiance de l'empereur +dans M. de Menneval.--Vive apostrophe du ministre de la guerre. + + +L'hiver se passa en armements de toutes parts; on espérait quelque chose +des négociations de l'Autriche, mais pendant qu'elles marchaient, les +événements avançaient aussi. + +L'empereur était encore à Paris, travaillant jour et nuit à tout ce qui +pouvait augmenter ses moyens pour la campagne suivante. Avant d'en +parler, je dois dire ce qui était arrivé en Espagne depuis la bataille +des Aropiles. + +Le maréchal Soult avait rejoint, dans le royaume de Valence, l'armée +sous les ordres du maréchal Suchet, à laquelle se trouvait le roi +d'Espagne. Ils marchèrent tous deux sous les ordres du roi, d'abord par +Madrid, puis par le Guadarrama et Arevalo jusqu'à Salamanque, où ils +avaient atteint l'armée anglaise qui s'était retirée de Burgos au bruit +de la marche de ces deux armées. On dit que le soir du jour même de leur +arrivée, elles pouvaient attaquer l'armée anglaise avec succès, et +qu'elles ne voulurent le faire que le lendemain, mais que l'on trouva +l'armée ennemie partie. + +On raisonne toujours des événements après qu'ils sont arrivés. Il semble +cependant que l'on ne peut adresser de grands reproches à des généraux +qui ont eu la prudence de ne pas vouloir engager une action sérieuse à +la fin du jour, et éviter un désordre dont ils n'auraient pas été les +maîtres pendant la nuit. + +Quoique l'empereur fut revenu fort tard de Russie, il fit encore un +voyage à Fontainebleau où il alla voir le pape. Ils furent +réciproquement bien l'un envers l'autre; ils dînèrent ensemble, et +convinrent d'une partie de ce qu'on n'avait pu obtenir dans les +négociations de Savonne. Le pape céda en témoignant cependant des +scrupules sur les conséquences que pouvaient avoir ses concessions sur +les prétentions temporelles. L'empereur le rassura et lui adressa même, +pour le tranquilliser, une lettre spéciale [3]. Le saint Père parut +satisfait, mais le vieillard rusait. Il demanda son conseil, +c'est-à-dire les cardinaux dont il prétendait avoir besoin. L'empereur +ordonna qu'on les lui rendit; mais ils ne furent pas plutôt en liberté, +qu'ils remplirent de terreur la tête du saint-père et le firent revenir +sur le concordat qu'il avait consenti. Il protesta et adressa à +l'empereur une longue lettre pleine de componction et de réserve. +L'empereur, impatienté, prit de l'humeur et ordonna que, malgré ce +ridicule désaveu, le concordat fût promulgué partout et devînt loi de +l'état. + +[3: Voyez à la fin du volume.] + +Le pape était avare, et malgré que l'ont eût pourvu amplement à tous ses +besoins, il comptait fort exactement quelques douzaines de pièces d'or +qu'il avait dans son secrétaire. + +Il suivait le compte des moindres objets de sa toilette, depuis ses +simarres jusqu'aux bas, et menu linge. + +Il n'ouvrait pas un livre dans toute la journée; il s'occupait à des +choses que l'on aurait de la peine à croire, si on ne l'avait pas vu: il +cousait et raccommodait lui-même quelques petites déchirures qui se +faisaient à ses vêtements; par exemple, il remettait lui-même un bouton +à sa culotte, il lavait le devant de ses simarres, sur lesquelles il +avait l'habitude de laisser tomber beaucoup de tabac, dont il faisait un +grand usage [4]. + +[4: Voyez à la fin du volume.] + +Il fallait avoir une bonne dose d'illusion pour croire à +l'infaillibilité d'un souverain pontife que l'on voyait si près des +misères humaines. + +Il avait à Fontainebleau mille moyens d'employer son temps: il avait une +bibliothèque superbe, il n'y toucha pas et ne voulut, pour ainsi dire, +voir personne que les cardinaux qu'on lui avait rendus. + +L'empereur fut si pressé par les événements, qu'il n'eut pas le temps de +terminer cette affaire avant d'être obligé de partir pour la campagne de +1813. + +Il avait fait venir quelques maréchaux d'empire à Paris pour leur faire +prendre un peu de repos. + +En les renvoyant prendre le commandement de leur corps, il fut, envers +eux, généreux jusqu'à la magnificence. Il donna au maréchal Ney cent +mille écus; au maréchal Oudinot cinq cent mille francs; celui-ci en eut +deux cent mille de plus, parce que sa maison venait d'être brûlée à +Bar-sur-Ornain. + +À cette époque, on dénonça à l'empereur le général Lecourbe, comme +cherchant à vendre ses terres pour passer au service de Russie. + +Comme cela pouvait être vrai, l'empereur ordonna d'y prendre garde; +c'est ce qui fit envoyer le général Lecourbe en surveillance en +Auvergne, au lieu de le laisser en Franche-Comté où il était. Pour plus +de précaution on mit entre les mains du général Dutailli une opposition +au paiement de la terre qu'il venait d'acheter du général Lecourbe. + +Avant de commencer la campagne, l'empereur envoya M. de Narbonne à +Vienne, en qualité d'ambassadeur, en place de M. Otto, qui s'était un +peu trop laissé prendre aux protestations de M. Metternich. + +Malheureusement, lorsque M. de Narbonne arriva, l'Autriche avait déjà +résolu de profiter de notre situation, pour revoir ses comptes avec +nous. Les armées combinées des Russes et des Prussiens s'approchaient; +nous venions de repasser l'Elbe; ils étaient entrés à Dresde, d'où le +roi de Saxe avait été obligé de se retirer en toute hâte; il était venu, +ainsi que ses troupes, en Bohême, sur les pressantes sollicitations de +l'empereur d'Autriche, qui ne négligeait aucun moyen de le surprendre, +pour le faire entrer dans la coalition contre la France. + +L'empereur le voyait bien, et ce fut, je crois, particulièrement pour +retenir l'Autriche et la Saxe, qu'il se hâta de partir afin de ramener +la fortune de son côté. Il ne regrettait que de n'avoir pas eu un mois +de plus pour faire rejoindre tout ce qui était en chemin pour l'armée, +particulièrement sa cavalerie; il en avait tiré une bonne partie de +celle d'Espagne. C'est à cette époque que l'on créa les régiments des +gardes d'honneur, mesure contre laquelle on a cherché à soulever +l'opinion: il y avait, dans la levée de ces jeunes gens, deux buts que +je vais expliquer. + +La nécessité d'avoir de la cavalerie était reconnue: on avait pris, pour +l'infanterie, tout ce qu'offraient encore de disponible les états de la +conscription; d'ailleurs les gens de la campagne ne pouvaient pas faire +de suite des cavaliers. Ils ont d'ailleurs besoin du manège et de tout +ce qui compose l'instruction du cavalier, que l'on n'avait pas le temps +de leur donner; la classe des jeunes gens aisés, au contraire, était +abondante en bons écuyers, auxquels il ne manquait que de la vocation +pour être de très bons cavaliers de guerre. On observait bien que la +plupart des familles auxquelles ces jeunes gens appartenaient les +avaient déjà rachetés du service militaire, où qu'ils avaient satisfait +entièrement à la conscription. Mais l'on révisait les listes de +conscription elles-mêmes, on rappelait au tirage des hommes qui y +avaient déjà satisfaits; pourquoi aurait-on ménagé la classe qui offrait +le plus d'hommes propres au service militaire, lorsque l'embarras de la +circonstance obligeait à être injuste envers celle qui avait moins de +moyens de supporter cette charge, qui est toujours ruineuse pour les +familles qui sont accoutumées à vivre du travail de leurs enfants. + +Il eût sans doute mieux valu que l'on ne fût pas dans le cas d'avoir +recours à une telle mesure; mais puisqu'on ne pouvait pas sortir +d'embarras autrement, on était suffisamment autorisé à l'employer; elle +a beaucoup indisposé, parce que toute cette jeunesse avait une nombreuse +clientèle de parents qui jetèrent les hauts cris, tandis que les gens de +la campagne partaient sans mot dire. On eût pu demander aux +gardes-d'honneur ce qu'ils étaient de plus que les autres pour prétendre +rester chez eux, lorsque toute la France courait aux armes. + +Le second but était de sortir de l'état d'oisiveté des jeunes gens dont +l'esprit ardent est toujours prêt aux entreprises hasardeuses, et qui +pouvaient devenir dangereux dans la main d'un homme entreprenant auquel +ils auraient accordé leur confiance. + +Cette jeunesse des gardes-d'honneur ne fit de façons que pour quitter le +toit paternel; une fois enrégimentée elle prit l'esprit militaire au +plus haut degré de perfection, et hormis quatre ou cinq récalcitrants, +tout au plus, sur toute la quantité des jeunes gens appelés, il ne fut +besoin d'aucune mesure extraordinaire pour les faire rejoindre. On eut +beau crier à la tyrannie on leva au-delà de dix mille hommes de cette +classe, dont on fit quatre beaux régiments de deux mille cinq cents +hommes chacun. + +Celui de ces régiments, qui s'organisait à Tours, fut le seul qui devint +l'objet d'une surveillance. + +J'avais été informé qu'on excitait les jeunes gens qui le composaient à +l'insurrection, et qu'on leur donnait les plus coupables conseils. + +M. de la Rochejacquelain, qui avait servi autrefois dans la Vendée, +allait et venait, paraissait souvent à Tours, dont cependant il +demeurait assez loin. J'avais des informations assez précises pour me +décider à prendre un parti. + +J'écrivis au colonel de ce régiment des gardes-d'honneur, qui était M. +Philippe de Ségur, de faire arrêter un ou deux de ces jeunes gardes que +je lui désignai, et de me les envoyer à Paris. + +Pendant qu'il se disposait à les faire partir, il éclata une petite +insurrection parmi cette jeunesse; desquels un nommé M. de Nétumière +vint chez M. de Ségur lui demander la liberté de son camarade; et sur le +refus du colonel, il lui tira un coup de pistolet à bout portant. Les +grains de poudre de la charge s'incrustèrent dans le visage de M. de +Ségur, la balle, lui perça sa cravate, mais il n'eut pas d'autre mal. + +On m'envoya le jeune de Nétumière à Paris, ainsi que ceux des autres +jeunes gens que j'avais demandés: la position du premier était claire, +et il n'y avait aucun moyen de le sauver; au fond ce n'était qu'un +étourdi, mais il était incapable de méditer un crime. Je donnai à mes +recherches la suite que je voulais. M. le duc de Feltre m'écrivit +plusieurs fois de lui remettre le jeune Nétumière, afin de le faire +juger; je donne à penser ce qu'il serait devenu si j'y eusse consenti. +Je fus obligé, pour le sauver, de le comprendre dans l'information que +je faisais faire pour ses autres camarades; par ce moyen je le retins en +prison où il resta, à ma seule disposition. + +Les événements de 1814 survinrent: le duc de Feltre lui eût alors plutôt +donné le commandement d'un régiment qu'il ne l'eût fait rechercher par +un conseil de guerre. + +L'empereur, avant de quitter Paris, voulut prévenir les suites d'une +seconde entreprise comme celle de Mallet. Jusqu'alors, pendant ses +absences, le gouvernement avait résidé dans le conseil des ministres, +présidé par l'archi-chancelier, mais il pouvait arriver qu'un ministre +vînt à mourir ou à tomber malade au point de ne pouvoir s'occuper; dans +ce cas, personne n'était autorisé à prendre sa signature, à moins d'un +décret de l'empereur; faute de l'avoir, tout ce qui se serait ordonné +dans cette branche d'administration aurait couru risque de ne pas être +exécuté. + +Pour obvier à cet inconvénient, il nomma l'impératrice régente, et lui +composa un conseil; de cette manière il y eut un pouvoir toujours +présent, qui pouvait déléguer celui dont on aurait besoin dans un cas +extraordinaire. L'empereur confia cette autorité à l'impératrice avec +beaucoup de grâce. + +Il fit travailler pendant plusieurs jours à la rédaction d'une +organisation de régence; on compulsa tout ce qui avait été fait en +France aux différentes époques de l'histoire où des régentes avaient +gouverné l'état; lorsque tout fut prêt, il convoqua un conseil privé +auquel l'impératrice se rendit en cérémonie, accompagnée des personnes +de son service d'honneur: elle vint prendre place à côté de l'empereur. +Après un instant de silence on donna lecture du décret d'organisation de +la régence, et de l'étendue de son autorité; le même décret faisait +connaître qu'elle était confiée par l'empereur à l'impératrice. En +conséquence elle prêta serment d'administrer l'État selon les lois et la +constitution, et de remettre le pouvoir aussitôt que la volonté de son +époux lui serait notifiée. + +Après cette cérémonie, elle rentra dans ses appartements où l'empereur +l'accompagna. + +On fut généralement satisfait de voir l'impératrice Marie-Louise revêtue +de cette autorité; on la savait bonne et sensible, on l'aimait et on +l'estimait beaucoup; il ne revenait que de bonnes choses pour tout ce +qui avait des rapports avec son intérieur, et on pouvait avec raison +dire qu'elle avait conquis l'estime de la nation, qui avait beaucoup de +bienveillance pour elle. Cela provenait de ce que dans toutes les +occasions où elle devait paraître, elle ne se montrait jamais +qu'accompagnée de tout ce que la plus rigoureuse bienséance exigeait. En +montrant beaucoup d'égards pour le public, elle l'avait capté plus +sûrement que n'auraient pu le faire les soins administratifs. Pour +faciliter à l'impératrice le travail qu'allait lui donner la régence, +l'empereur plaça près d'elle l'homme dans la probité duquel il avait le +plus de confiance, son secrétaire intime M. de Menneval. Il s'imposa +cette privation et recommanda à ce dernier de lui écrire directement +tous les jours. + +Avant de quitter Paris, l'empereur organisa définitivement la nouvelle +garde soldée de la capitale, telle qu'elle l'est encore aujourd'hui; il +fit un conseil des ministres lecture du projet d'organisation que je lui +avais présenté à cette occasion, et auquel il avait fait quelques +changements, puis il demanda au ministre de la guerre: «Que dites-vous +de cela, monsieur le ministre de la guerre?» Celui-ci lui répondit, +rouge de colère: «Sire, votre majesté est la maîtresse de faire ce +qu'elle veut, mais avec un projet comme celui-là, il ne me reste plus +aucun moyen d'empêcher M. le ministre de la police de se faire maire du +palais, et de détrôner vous ou le fils de votre majesté.--Oh! oh! +répliqua l'empereur, vous dites là une sottise, ce ne serait pas ce +ministre-ci qui pourrait faire cela; et lui-même il faut bien qu'il ait +des moyens contre vous, comme vous en demandez contre lui. Si vous +n'avez que cette objection-là à faire au projet, je ne l'admets pas.» Et +le projet passa. + +Je pris la parole; je répondis au ministre de la guerre, que le premier +de nous deux qui abandonnerait l'empereur ou son fils, ne serait pas +moi, je ne me doutais pas que j'en verrais l'expérience aussitôt. M. de +Feltre ne pensait pas à ce qu'il disait, aussi ne lui en ai-je gardé +qu'une très-petite rancune; on en verra la preuve dans le chapitre +suivant. + + + + +CHAPITRE IX. + +L'affaire de la capitulation de Baylen devant un conseil de +guerre.--Comment elle finit.--Vengeance que je tire du ministre de la +guerre.--Quelques indices de troubles dans la Vendée.--Grand zèle du duc +de Feltre.--La montagne accouche d'une souris. + + +C'est vers cette époque que l'empereur fit mettre en jugement l'affaire +du général Dupont (pour sa capitulation de Baylen), parce qu'il y avait +plusieurs généraux qui y étaient impliqués, et qu'il les aurait employés +si une fois ils avaient été hors de cette situation. D'ailleurs, +l'information de toute cette longue affaire était faite depuis +longtemps, et en tardant autant à la juger, on avait l'air de vouloir +agir despotiquement, en refusant aux prévenus de les mettre en présence +de la justice. Leur caractère ne les rendait justiciables que d'une +haute cour nationale, et avant de former ce tribunal, l'empereur voulut +savoir si les prévenus étaient véritablement coupables; il ne voulut pas +émettre d'opinion qui eût servi de règle à ce que chacun aurait eu à +dire. En conséquence il renvoya l'affaire devant le conseil-d'état pour +y être examinée, et entendre les prévenus dans leurs moyens de défense. +Il fit adjoindre (pour ce cas seulement), au conseil-d'état, tous les +maréchaux d'empire, qui se trouvaient à Paris. Cette cause excita +l'attention publique; les faits étaient clairs et positifs, et, malgré +que des relations de société eussent rendu de grands services au général +Dupont, en faisant supprimer, dans le dossier du procès-verbal, +plusieurs pièces qui pouvaient être à sa charge; les conséquences de +l'événement de Baylen avaient été si fatales, qu'il était difficile que +le ressentiment n'en fût pas vif; et il n'y a nul doute que si le +conseil-d'état avait émis l'opinion qui résultait de l'exposé des faits +eux-mêmes, les prévenus eussent été déclarés coupables, et conséquemment +exposés à toute la sévérité d'un jugement qui eût été un grand exemple. + +Puisque le conseil-d'état ne prononça pas nettement la culpabilité, ce +ne pouvait être que parce qu'il avait reconnu l'impossibilité d'épargner +des hommes qui avaient été les camarades de plusieurs de ses membres; et +s'il les renvoya à la clémence de l'empereur, c'est qu'il était assuré +de son indulgence: autrement c'eût été l'équivalent d'une condamnation. + +Effectivement l'empereur n'en envoya aucun devant les tribunaux; il se +contenta de faire enfermer le général Dupont, et de lui ôter les +honneurs qu'il avait obtenus par d'anciens services; il renvoya du +service militaire les généraux qui avaient participé à cette +capitulation de Baylen, regrettant toutefois le général Vedel, pour le +courage duquel il avait une estime particulière, et qu'il avait le +projet d'employer à la suite de ce procès. Ce ne fut que pour être +impartial qu'il le sacrifia. + +Ainsi finit cette honteuse affaire de Baylen. Il faudrait être bien +impudent calomniateur pour trouver tyrannique la conduite de l'empereur +envers des généraux qui, hormis Vedel, avaient manqué aussi +essentiellement. On pourrait, à plus juste titre, lui reprocher une +bonté, qu'il a souvent poussée jusqu'à la faiblesse; il a toujours +pardonné: c'était un besoin de son coeur que d'être généreux; je suis +convaincu qu'il n'aurait jamais fait mourir un de ses ennemis. Et le +vit-on jamais faire de la fortune de ses armes l'usage que ses ennemis +ont fait de la leur contre lui? Je dois compte ici d'une anecdote qui +concerne M. de Feltre. + +L'enlèvement des papiers du cabinet du général Dupont, avait porté à ma +connaissance plusieurs lettres du général Clarck (duc de Feltre) au +général Dupont. Elles étaient toutes d'une date fort ancienne et +d'Italie: en les examinant je vis qu'elles étaient des rapports que le +général Clarck adressait au général Dupont sur le général Bonaparte, +après que celui-ci se fut expliqué avec lui sur la nature de la mission +dont il était chargé en Italie. + +On se rappelle que Dupont était alors chef du dépôt de la guerre, sous +le directeur Carnot, et que Clarck était sous le général Dupont, qui lui +avait fait donner une commission (qui n'était elle-même qu'un masque), +pour aller résider au quartier-général de l'armée d'Italie, et rendre +compte des démarches et des projets ultérieurs du général Bonaparte, +dans le cas sans doute où il aurait aspiré au suprême pouvoir. C'était +pendant ce séjour qu'il avait écrit les lettres dont je parle. Il était +encore observateur du directoire, près du général Bonaparte, lorsque le +18 fructidor renversa la faction du directoire, à laquelle il était +attaché, et lui fit perdre sa faveur avec son emploi. Ce fut cependant +ce général Bonaparte qu'il espionnait, même après que celui-ci eut eu +avec lui une explication sur la nature de sa mission, qui l'accueillit, +vint à son secours et le couvrit de sa puissance, lorsqu'il n'avait qu'à +retirer la main qui lui servait d'appui pour le perdre. + +J'étais le maître de ces lettres, qui déshonoraient le caractère que M. +le duc de Feltre affectait de vouloir prendre exclusivement sur tout ce +qui faisait profession d'être attaché à l'empereur. + +Je pouvais les communiquer, et lui nuire capitalement: non-seulement je +n'en ai point parlé, mais je les lui ai fait rendre. Je ne voulus ni +avoir l'air d'être dominé par des ressentiments, ni altérer la confiance +que l'empereur paraissait mettre dans un ministre qui lui était utile, +et qui professait tout haut un dévouement exclusif à sa personne. + +Il le témoigna dans une autre occasion qui se présenta avant le départ +de l'empereur pour l'armée, et toujours en cherchant à prouver que sans +lui la tranquillité intérieure serait troublée, qu'il n'y avait que son +zèle pour le service de l'empereur dans lequel on pourrait avoir +confiance. Les demandes successives d'hommes qui avaient été répétées en +aussi peu de temps, avaient produit un très mauvais effet dans les +campagnes; celles de l'Ouest ne se soulevèrent pas, mais il y eut de +nouveau du brigandage, c'est-à-dire qu'une bande d'une quinzaine de +mauvais sujets se mit à courir les chemins, tirant sur la gendarmerie et +dépouillant tout ce qui possédait quelque chose. Ces misérables ayant +besoin d'exciter en leur faveur une partie de la population, afin d'en +être protégés, et d'en recevoir des informations sans lesquelles ils ne +pouvaient pas se soutenir, ni éviter les poursuites dont ils étaient +l'objet, imaginèrent de se dire royalistes, et envoyés par le roi pour +organiser une armée dans la Vendée. + +Ils défendirent aux jeunes gens, appelés par la conscription, de +marcher, sons peine de voir les maisons de leurs parents brûlées, et +eux-mêmes fusillés si l'on parvenait à les prendre. + +L'apparition subite de cette petite bande fut un coup de tocsin pour +toutes les branches de l'administration. On la signala de tous côtés, +mais en même temps l'on était complètement rassuré sur l'état de +tranquillité, que les campagnes étaient décidées à faire respecter. Il +n'y eut que le ministre de la guerre qui cria tolle jusques sur les +toits, disant que si on n'y prenait pas garde, les Bourbons viendraient +à Paris pendant que l'empereur irait faire la campagne; il ne craignit +pas de citer ce qu'un général qui commandait dans l'Ouest, lui avait +mandé, qu'un gentilhomme du pays avait parcouru la contrée à cheval en +cocarde blanche, cherchant, à enrôler, etc. Le bon sens suffisait pour +apercevoir le ridicule de ce rapport, d'un homme qui court la campagne +en cocarde blanche dans un temps où celui qui l'aurait portée n'aurait +pu faire quatre pas sans être mis en pièces. + +L'empereur sans accorder beaucoup de confiance à cet avis, ne le méprisa +pas: il m'ordonna d'approfondir la vérité. J'appris que ce prétendu +gentilhomme était un fermier habitant sur la route d'Alençon au Mans; +c'était un ancien officier de la révolution, acquéreur des domaines +nationaux. L'empereur leva les épaules de pitié, en voyant avec quelle +crédulité on venait lui faire des rapports, qui ne tendaient à rien +moins qu'à lui faire prendre des mesures de sévérité envers des citoyens +paisibles, qui redoutaient plus qu'ils ne désiraient le retour des +divisions intestines; car enfin la conséquence de la délation du +ministre de la guerre aurait été l'arrestation de la presque totalité de +l'ancienne noblesse du Maine, de l'Anjou et du Perche. + +Si cette mesure ne fut pas prise, c'est que toutes les fois que +l'empereur était exactement informé, il avait toujours la meilleure +idée, et il était naturellement porté à l'indulgence. Que voulait donc +le duc de Feltre, si lui-même n'était pas dupe du faux zèle de son +informateur? rien sans doute que de manifester le sien à l'empereur en +lui prouvant que, malgré l'excès de sa besogne, il portait ses regards +sur tout ce qui intéressait personnellement l'empereur; et que, sans sa +prodigieuse surveillance, l'empire serait à chaque moment bouleversé. + +Pendant que le ministre de la guerre faisait ainsi des histoires, je +menais vivement la poursuite de cette bande, qui avait paru et commis +des assassinats dans le département de la Sarthe. On lui prit plusieurs +individus, et on amena le reste à la soumission, sous condition qu'ils +quitteraient le département. Ils y consentirent, et vinrent se rendre à +la préfecture du Mans, d'où ils furent conduits dans le département de +l'Yonne, et distribués dans des communes où ils se livrèrent au travail +de la campagne avec assiduité. Cette petite pacification prouva que +j'avais deviné juste, et que ces prétendus royalistes n'étaient autre +chose que des déserteurs qui fuyaient la poursuite de la gendarmerie, +contre laquelle ils se défendaient à coups de fusil. + +La gendarmerie de ces contrées était excellente, et elle était commandée +par le colonel Henry, qui était un homme brave et juste tel qu'on +rencontre rarement. Il était propre à exécuter habilement tout ce qui +était droit et honnête. On lui dut beaucoup de bien, que son caractère +conciliant lui donnait le moyen de faire. Avant de partir pour l'armée, +l'empereur avait appris l'évacuation de Hambourg, par le général Carra +Saint-Cyr, le même qui fut malheureux à Wagram. Cet événement lui donna +beaucoup d'humeur parce qu'il fut suivi d'une irruption des troupes +légères ennemis qui vinrent jusque sur le Weser et l'Esler, qui les +passèrent sur plusieurs points. Il envoya le maréchal Davout commander +les troupes qui devaient reprendre Hambourg, et appela à l'armée le +général Lauriston, qu'il avait primitivement envoyé à Hambourg, puis à +Magdebourg. Les grandes armées russe et prussienne avaient passé l'Elbe +à Dresde et s'avançaient vers Leipzig. + + + + +CHAPITRE X. + +L'empereur quitte Paris.--Position de l'armée.--Manoeuvres de +l'empereur.--Bataille de Lutzen.--Mort de Bessières.--Réflexions sur la +conduite de l'Autriche.--Le général Thielmann. + + +L'Autriche ne s'était point encore déclarée contre nous, mais elle avait +fait connaître que le contingent qu'elle avait eu dans notre armée +pendant la dernière campagne, ne prendrait aucune part aux hostilités, +en sorte, qu'en même temps que cela nous ôtait des moyens, les ennemis +pouvaient en réunir autant et plus contre nous. + +Le temps était court; les insurrections commençaient en Westphalie et +dans le pays de Berg; les événements approchaient, lorsque l'empereur +partit pour aller se mettre à la tête de l'armée. Il avait donné le +commandement d'un corps au maréchal Marmont, et avait fait venir de +Leybach en Illyrie le général Bertrand avec le reste des troupes +françaises qui étaient dans son gouvernement: elles traversèrent par le +Tyrol, la Bavière, et se formèrent en corps d'armée à Augsbourg, d'où +elles se mirent en mouvement pour le pays de Bamberg et les bords de la +Saale. + +Notre armée s'était successivement retirée jusque dans la Thuringe. +L'empereur la rejoignit et lui eut bientôt rendu sa première audace. + +Il passa quelques jours à réunir ses différends corps d'armée, et +observer les projets des ennemis. Il eut bientôt jugé les généraux qu'il +avait en tête. + +Il était de beaucoup inférieur en nombre; ses troupes étaient médiocres; +mais son génie compensait la supériorité du nombre: le succès n'était +pas douteux. + +Il trouva son armée dans la position suivante: + +Le vice-roi, qui commandait les débris de l'armée de la campagne +précédente, avait repassé l'Elbe à Magdebourg, et était venu se placer à +Mersbourg. Il avait éprouvé une perte assez considérable à Halle où il +repassa sur la rive gauche de la Saale. Il avait avec lui le maréchal +Macdonald et le maréchal Victor. Les troupes qui venaient de France +arrivaient par Weimar, et passaient la Saale sur le pont de Kësen près +de Naumbourg. + +Celles qui venaient d'Italie arrivaient par la vallée du Mein, Cronach, +Schleist, Nauma et Géra. + +L'empereur n'avait pas dix escadrons de cavalerie; les ennemis en +comptaient plus de six cents. En revanche, nous avions une artillerie +formidable. + +L'empereur commença son mouvement dès qu'il apprit que l'armée russe +venait au-devant de lui. Il prit sa route par Leipzig, en faisant +marcher le vice-roi de Maesbourg à Marck Ranstadt, pendant qu'il suivait +lui-même le grand chemin de Weissenfels Leipzig à Lutzen. + +Il faut observer que la manoeuvre de l'empereur avait pour but de +s'approcher des places de l'Elbe où il avait des ponts et des garnisons: +c'était Torgau, Wittemberg et Magdebourg. + +Le 2 mai, toute l'armée était en marche entre Weissenfels et Leipzig; sa +tête avait déjà dépassé Lutzen, lorsqu'elle fut attaquée à Kaya, sur la +route de Lutzen à Pégan où avaient passé les deux armées russe et +prussienne, qui marchaient pour intercepter notre ligne de +communication, lorsqu'elles attaquèrent le maréchal Ney, qui se trouvait +posté à Kaya. + +L'empereur forma sur-le-champ son armée en bataille dans l'ordre +suivant: le vice-roi à la gauche, appuyant à Marck Ranstadt, avait le +maréchal Macdonald avec lui. À la droite du prince, était le général +Lauriston qui commandait un corps d'armée; en revenant vers la droite, +se trouvaient le maréchal Marmont, puis le général Bertrand; le maréchal +Mortier était en réserve avec l'infanterie de la jeune garde; le +maréchal Oudinot n'était pas encore arrivé de France avec les troupes +qu'il en amenait, enfin le maréchal Ney était à Kaya. L'armée avait le +chemin de Weissenfels à Leipzig à dos, et le champ de bataille était +traversé diagonalement par un gros ruisseau, appelé dans le pays le +Flossgraben. + +La clef de la position était le village de Kaya, qu'occupait le maréchal +Ney, par lequel passe le chemin qui vient de Pegau à Lutzen. Si les +ennemis eussent réussi à l'enlever, ils seraient venus à Lutzen, et +auraient ainsi coupé l'armée française en deux parties, qui n'auraient +pu se réunir que par l'autre rive de la Saale. Aussi fit-on de grands +efforts pour conserver le poste qui fut pris et repris plusieurs fois +dans la journée. + +L'affaire avait commencé à onze heures du matin, le 2 mai 1813; à quatre +heures du soir le maréchal Ney fut forcé au village de Kaya. L'empereur +s'y porta lui-même, au milieu d'une grêle de mousqueterie; les troupes +n'étaient point en déroute, mais elles avaient affaire à trop forte +partie. Il les rallia, il se plaça à la droite du corps du maréchal Ney, +d'où il découvrit les colonnes d'infanterie ennemie, dont la terre était +noire. Elles marchaient de Pegau sur le chemin de Kaya, que les ennemis +occupaient déjà, et par où ils allaient déboucher sur Lutzen; ce +mouvement décidait de la victoire ou de la perte de la bataille: +l'empereur ordonna à son aide-de-camp, le général d'artillerie Drouot, +de réunir au plus vite soixante pièces de canon de la réserve, d'en +prendre le commandement et de se porter le plus près possible des +colonnes ennemies, de manière à les battre en écharpe par leur gauche +[5]. Cette disposition fut exécutée à la lettre, et fit un tel ravage +dans les colonnes ennemies, pendant une heure, qu'elles ne purent pas +résister à l'attaque vigoureuse que l'empereur fit renouveler sur Kaya, +par le corps du maréchal Mortier qu'il avait fait avancer de la réserve: +le village fut emporté, et décida de la retraite des deux armées russe +et prussienne, qui repassèrent l'Esler à Pégau et à Zwickau. + +[5: Le cours du Flossgraben offrait une position avantageuse.] + +Si l'empereur avait eu vingt mille hommes de cavalerie pour les faire +donner vigoureusement après la canonnade de ces soixante pièces de +canon, il n'y a nul doute qu'il aurait obtenu des succès qui eussent +décidé de toute la campagne; mais il n'en avait pas, il fut obligé de +suivre les armées ennemies en colonnes serrées. + +Il était trop faible pour détacher aucun corps de son armée, sans quoi +il aurait fait marcher droit à Berlin; il fut donc obligé de subordonner +ses projets à ce que les ennemis pouvaient eux-mêmes entreprendre s'ils +avaient autant d'infanterie et d'artillerie que lui et de plus toute +leur immense cavalerie. + +L'empereur fit à Lutzen, c'est-à-dire un jour auparavant, une perte qui +lui fut très sensible; celle du maréchal Bessières qui fut tué d'un coup +de canon à Posarna entre Weissenfels et Lutzen. Cette mort d'un aussi +ancien et aussi fidèle serviteur fut un vide pour l'âme de l'empereur +qui l'aimait; la fortune lui enlevait ses amis, comme si elle avait +voulu l'avertir des coups qu'elle lui préparait. + +Le soir de la bataille de Lutzen on fit rester l'armée dans sa formation +de colonnes serrées: tant on avait peur de la cavalerie ennemie qui en +effet tenta plusieurs charges à travers l'obscurité, mais elle fut si +bien accueillie qu'elle ne jugea pas à propos de réitérer ses attaques. +La nuit était profondément obscure, l'on n'y voyait point à dix pas, et +il y avait si peu d'hommes à cheval dans l'armée, que les carrés +d'infanterie avaient ordre de faire feu sur tout ce qui paraîtrait à +cheval; tant on était persuadé que ce ne pouvait être que des ennemis. + +Après cet événement, l'empereur renvoya de nouveau son aide-de-camp le +général Flahaut près du roi de Saxe pour lui en faire part. Lorsque ce +prince avait évacué Dresde, il s'était retiré à Prague et sur les +instances de la cour de Vienne, il avait résolu de se retirer en +Autriche, peut-être même à Vienne. L'empereur lui avait envoyé un de ses +aides-de-camp avant la campagne, pour le prévenir de ce qu'il allait +faire et l'engager à rester en Bohême, et y attendre les événements; cet +aide-de-camp de l'empereur avait joint le roi de Saxe à Lintz en +Autriche, et ce qu'il lui dit le détermina à revenir à Prague, où M. de +Flahaut le retrouva. + +La bataille de Lutzen nous fit un bien incalculable; elle nous préserva +de nouvelles défections en Allemagne [6], et par là nous rendit une +confiance que l'on n'avait plus dans l'avenir. On chanta des _Te Deum_ +partout; l'impératrice en fit chanter un à Notre-Dame, où elle se rendit +en grand cortège. Elle était accompagnée de sa cour et des troupes de la +garde; elle fut accueillie du public avec un enthousiasme qui tenait du +délire, et lorsqu'elle entra dans Notre-Dame, les applaudissements +fendaient la voûte de ce majestueux édifice. + +[6: S. M. l'impératrice elle-même en témoignait une grande joie, parce +que, disait-elle, cela retiendrait ses compatriotes, qu'elle soupçonnait +d'être ébranlés.] + +On revient vite d'une grande extrémité en France! tout le monde se +regardait comme perdu avant la bataille de Lutzen, et immédiatement +après l'on crut à la paix, du moins on avait l'espérance qu'elle +suivrait de près un aussi glorieux événement. Cette consolation donna du +courage; de tous côtés on n'admirait plus que l'habileté avec laquelle +l'empereur s'était relevé d'un péril aussi imminent, en sorte que +l'attachement qu'on lui vouait depuis si longtemps n'avait rien perdu de +sa force ni de sa sincérité. + +C'est ici le cas d'observer que si les Autrichiens, au lieu de +tergiverser, nous eussent aidé du contingent qu'ils nous devaient, +d'après nos traités avec eux, et qu'ils avaient exactement observés +pendant notre prospérité, la paix se serait fait immédiatement après la +bataille de Lutzen; car les alliés n'eussent pas couru les chances d'une +nouvelle campagne, ou s'ils l'eussent faits, la cavalerie autrichienne +nous aurait donné les moyens de profiter de la victoire; mais ils +n'eussent eu garde de s'aventurer ainsi: s'ils n'eussent pas connu les +dispositions de l'Autriche, ils n'eussent pas passé l'Elbe, peut-être +même fussent-ils restés de l'autre côté de la Vistule. Ils recueillirent +le fruit de la conduite qu'ils avaient eux-mêmes tenue en 1809, en ne +prenant aucune part à la campagne; on appelle cela de la politique: il +n'y avait pas un monarque qui aurait osé la mettre en pratique au +quinzième siècle, il en aurait rougi; et il fallait arriver au +dix-huitième siècle pour en voir l'exemple souvent réitéré, et +perfectionné comme toutes les connaissances qui distingueront le siècle. + +Il eût été plus noble à l'Autriche de refuser de marcher en Russie; elle +savait où on la menait, et pourquoi on l'y conduisait; certainement si +elle avait refusé de coopérer à cette entreprise; on ne l'y aurait pas +obligée.--Son refus eût été noble, et eût peut-être fait abandonner +l'entreprise. + +Après la bataille de Lutzen, l'empereur fit marcher son armée sur +Dresde, où se retirait l'armée combinée russe et prussienne. Lorsque son +mouvement rétrograde fut bien prononcé, et qu'il devint évident qu'elle +n'accepterait point la bataille en avant de l'Elbe, l'empereur commença +à manoeuvrer pour approcher de ce fleuve sur plusieurs points. Le +maréchal Ney alla le passer à Wittenberg; après quoi il vint, par sa +droite, se placer à une marche en avant de Torgau. Il fut remplacé en +avant de Wittenberg par le maréchal Victor. + +Le général Lauriston passa l'Elbe à Torgau. Il y avait dans cette place +une garnison saxonne, commandée par le général Thielmann, de la même +nation. Tout dévoué aux nouvelles doctrines qui couraient l'Allemagne, +cet officier refusa de livrer la forteresse aux alliés, mais courut, de +sa personne, se ranger sous leurs drapeaux, dès qu'il vit que son +souverain l'ouvrait aux Français. + +L'empereur, avec le reste de l'armée, marcha sur Dresde, où il arriva le +9 ou le 10 de mai. Il avait été rejoint par le maréchal Soult, qu'il +avait rappelé d'Espagne depuis que l'armée d'Andalousie avait été +dissoute après sa réunion avec les troupes que commandait le roi Joseph. + +Le pont de Dresde avait été coupé par nous dans la retraite de Varsovie +sur l'Elbe en venant de Russie; les ennemis l'avaient rétabli pour +passer le fleuve, et l'avaient ensuite rompu en se retirant. L'empereur +le fit à son tour réparer pour y faire passer son armée. Il resta à +Dresde une dizaine de jours, tant pour observer les ennemis que pour +manoeuvrer et attendre les troupes qui étaient en marche pour le +joindre. Le roi de Saxe revint de Prague, et entra dans sa capitale le +12 ou le 13 juin. Celui-là du moins nous resta fidèle dans la mauvaise +comme dans la bonne fortune. + +L'empereur fit porter l'armée vers les frontières de Silésie. La gauche, +composée des corps du maréchal Ney et du général Lauriston, passa par +Dobrilugk et Hoyersverda, pendant que ce qui avait passé à Dresde se +portait sur Bischofsverda. Cette partie de l'armée était composée des +corps du maréchal Oudinot, qui avait rejoint l'armée, du maréchal +Marmont, du général Bertrand, de Macdonald, de la garde à pied et à +cheval, des Saxons, et de la cavalerie venue d'Espagne et de France. Le +vice-roi avait été envoyé de Dresde en Italie, où il devenait +indispensable de se mettre en mesure contre les mauvaises dispositions +qu'annonçait l'Autriche. + + + + +CHAPITRE XI. + +Les ennemis se rapprochent des frontières de Bohême.--Armistice.--Duroc +blessé à mort.--Il refuse les Secours de l'art.--Ses derniers +moments.--Détails sur ce maréchal.--État des choses après la conclusion +de l'armistice. + + +L'armée ennemie avait pris la route de Silésie, et s'était postée à +Bautzen, qu'elle occupait ainsi qu'une double position en arrière, +beaucoup plus forte que la première. + +L'empereur la fit reconnaître. Les officiers du génie la jugèrent +abordable, et rapportèrent que c'était celle-là même qu'avait autrefois +occupée le grand Frédéric. «Cela est vrai, répondit Napoléon, mais +Frédéric n'y est plus.» + +L'armée se mit en mouvement par la gauche. L'action commença. Débordé +sur la droite, rompu au centre, l'ennemi fut obligé de nous abandonner +le champ de bataille. + +Cette affaire, qui eut lieu dans les journées du 20 et du 21 mai, avait +été précédée d'une reconnaissance qui occasionna un engagement assez +sérieux entre le général Bertrand, le général Lauriston, et les corps +des généraux ennemis Kleist et Barclay de Tolli, qui étaient venus pour +reconnaître notre armée. + +La bataille de Bautzen fut encore une action de guerre vigoureuse, en ce +qu'elle mit l'armée française dans l'obligation de ne présenter que des +masses d'infanterie au canon et à la mousqueterie des ennemis. Cependant +ils se retirèrent, nous laissant le champ de bataille, mais rien de +plus. En sorte que les affaires n'en étaient pas plus avancées. + +L'armée russe et prussienne se retira par Gorlitz, Bunslau, Hanau et +Liegnitz, sur Schweidnitz. Cette singulière marche des ennemis vers la +frontière de Bohême était la preuve évidente qu'ils étaient en +intelligence avec les Autrichiens; autrement ils se seraient exposés à +une destruction complète, parce que, en nous abandonnant ainsi Breslau, +ils nous mettaient à même d'arriver ayant eux sur l'Oder, s'ils avaient +voulu le repasser sur le pont de cette ville. S'ils avaient eu dessein +de le franchir ailleurs, nous pouvions encore nous-mêmes les devancer +sur le point qu'ils auraient choisi; soit qu'ils eussent voulu défendre +la Prusse dont ils se trouvaient ainsi séparés; et où ils n'avaient +laissé que le corps du général Bulow pour couvrir Berlin; soit qu'ils +eussent voulu couvrir la Pologne; car il faut observer que nous avions +dans la place de Glogau (sur l'Oder) une garnison qui la défendait +toujours; en sorte que notre gauche, c'est-à-dire le maréchal Victor, +pouvait, comme je l'ai dit, arriver sur le fleuve avant les ennemis. Il +était donc facile de prévoir ce qui allait survenir, d'après la position +qu'avaient prise les armées russe et prussienne qui s'étaient mises à la +merci de l'Autriche, et avaient abandonné la Prusse à tout ce qui +pouvait être entrepris contre elle. + +L'empereur ne s'abusait pas sur la position et la crise où était +l'Europe; il avait proposé l'ouverture d'un congrès, où chaque puissance +pût discuter ses intérêts, faire valoir ses prétentions. Ses +propositions étaient restées sans réponse; mais la victoire avait +tempéré les rêves de l'ambition. Les alliés acceptaient, après leur +défaite, les propositions qu'ils avaient repoussées auparavant. Il se +flatta qu'une trêve pourrait amener un rapprochement, et consentit à un +armistice. Il était très-affecté de la perte du grand maréchal, tué le +lendemain de la bataille de Bautzen. Duroc venait de le quitter pour +donner un ordre relatif à son service; il causait avec le général +Kirgener, lorsqu'un boulet perdu les atteignit l'un et l'autre. Il +abattit roide Kirgener, et ouvrit le bas-ventre au grand maréchal, qui +vécut encore trente heures, sans vouloir qu'on le pensât, disant que +cela était inutile, et ne pouvait que le faire souffrir davantage. Il +demandait avec instance qu'on lui donnât quelque chose pour l'aider à +mourir. Et en vérité il y aurait eu de l'humanité à le faire; mais +personne n'osa lui rendre ce triste service. L'empereur alla le voir et +lui dire adieu. Duroc causa avec lui sans paraître occupé de sa +situation. Il lui parla de la France, lui recommanda sa fille, ne +témoigna aucun regret de quitter la vie, et répéta plusieurs fois qu'il +n'avait rien à redouter du jugement de Dieu et des hommes; que l'on +trouverait tous les comptes de son administration dans le plus grand +ordre. + +La visite se prolongeait; il pria l'empereur de se retirer, en lui +observant que le tableau qu'il avait sous les yeux était trop pénible, +et rendit l'âme quelques heures après. Le sort priva ainsi l'empereur de +l'homme qui lui était le plus nécessaire, dans une circonstance surtout +où son zèle, son esprit d'ordre, l'austère franchise de ses rapports, +pouvaient lui être si utiles. Cette perte fut grande, ainsi que celle du +maréchal Bessières; l'empereur ne la répara jamais, aussi l'entendait-on +souvent rendre hommage à la mémoire de cet officier; Duroc, Duroc, +s'écriait-il toutes les fois qu'une chose était mal faite ou lui +déplaisait. Duroc était un ancien élève de l'École-Militaire de Paris; +passé dans celle de Pont-à-Mousson lorsque la première fut supprimée, il +était rentré bientôt après dans l'artillerie; il commandait l'artillerie +de la place de Monaco lorsque l'empereur fut nommé au commandement en +chef de l'armée d'Italie. Le général eut occasion de voir le jeune +officier; il apprécia son mérite, l'emmena comme son aide-de-camp, et ne +s'en sépara plus. Peu de têtes étaient aussi bien organisées que celle +du maréchal Duroc; il avait un esprit prompt, analytique; il saisissait +avec une sagacité rare. Quelque mal arrangé que fût un rapport, il +démêlait sans effort ce qu'il renfermait. + +Il avait tant d'ordre, qu'obligé de prescrire de l'armée diverses choses +qui devaient se faire à Paris, il indiquait les papiers de son cabinet +dans lesquels on trouverait les renseignements dont on aurait besoin +pour l'exécution de ce qu'il commandait. + +C'était lui qui avait établi cet ordre admirable qui régnait dans les +palais impériaux, à la réparation et à l'ameublement desquels il avait +présidé. Le service économique de l'intérieur de la cour était réglé +comme la dépense d'une administration publique, et cependant le luxe et +la somptuosité étaient étalés partout. + +En offrant de suspendre le mouvement de ses troupes, l'empereur espérait +se mettre en communication directe avec les Russes et se soustraire à +l'intervention d'une puissance dont les projets ne lui échappaient pas. +Il voulait la paix, mais il la voulait solide, honorable, fondée sur les +intérêts des divers états, et non sur les convenances de ses ennemis. +Aussi ne cessait-il, dans ses instructions comme dans sa correspondance, +de recommander à son plénipotentiaire d'aviser aux moyens de _préparer +quelque ouverture direct_. L'Autriche, à ses yeux, était déjà dans la +coalition, il s'adressait au chef et se souciait peu de passer par +l'intermédiaire d'un des membres de la ligue armée contre lui; mais tout +était déjà convenu entre les souverains: ils avaient _déféré la question +de paix au cabinet de Vienne_; c'était à lui qu'il fallait s'adresser. +Ainsi déçu dans ses espérances, Napoléon se résigna et accepta la +médiation. L'Autriche avait enfin obtenu ce qu'elle avait poursuivi à +travers tant de ruses et d'artifices; mais quelle était notre position +naturelle? Le traité de Paris subsistait-il? L'alliance était-elle +rompue? Voilà ce qu'il s'agissait de déterminer. Le duc de Bassano +demanda des explications à cet égard. Le comte de Metternich accourut et +s'épuisa à le convaincre qu'il n'y avait pas opposition entre ces deux +actes, qu'il s'agissait seulement de faire quelques réserves. Pressé de +s'expliquer sur la nature de ces réserves, il déclara modestement +qu'elles devaient s'étendre à toutes les stipulations qui pouvaient +affecter l'impartialité du médiateur. Il abusait des mots, car placer +toutes les stipulations dans les réserves, c'était annuler le traité. +L'empereur, blessé de ces bas artifices, offrit de briser les liens qui +paraissaient être à charge à l'Autriche. Metternich refusa; mais, +passant au mode de discussion qui devait être adopté au congrès, il ne +craignit pas d'afficher la prétention que la France n'y parût que par +l'intermédiaire du cabinet de Vienne. L'empereur repoussa bien loin une +inconvenance semblable et lui fit remettre un projet [7] où, cherchant à +replacer sur ses bases l'Europe ébranlée par trente ans de guerre, et à +substituer à la paix partielle une paix générale, négociée non dans le +cabinet, mais à la face de l'Europe, il appelait tous les peuples, tous +les partis, à débattre leurs intérêts respectifs, comme il en avait été +usé à Munster, à Nimègue, à Riswich, à Utrecht, etc. Metternich n'avait +pas d'objection bien plausible à opposer. Il élagua ce qu'il y avait de +plus généreux dans le projet, signa le reste et se retira. + +[7: 1° S. M. l'empereur d'Autriche offre sa médiation pour la +pacification générale. + +2° Sa dite majesté, en offrant sa médiation, n'entend pas se présenter +comme arbitre, mais comme un médiateur animé du plus parfait +désintéressement et de la plus entière impartialité, et ayant pour but +de concilier tous les différends, et de faciliter, autant qu'il dépendra +de lui, la pacification générale. + +3° La médiation s'étend à l'Angleterre, aux États-Unis, au roi +d'Espagne, à la régence de Cadix et à toutes les puissances des deux +masses belligérantes. + +S. M. l'empereur d'Autriche leur proposera les villes de Vienne ou de +Prague pour le lieu du congrès. + +4° S. M. l'empereur des Français accepte pour lui et ses alliés la +médiation de S. M. l'empereur d'Autriche, telle qu'elle est proposée par +l'article ci-dessus. + +Elle accepte également pour le lieu des congrès celle des deux villes de +Vienne ou de Prague qui sera le plus à la convenance des autres parties +belligérantes. + +5° Les plénipotentiaires français, russes et prussiens se réuniront dans +lesdites villes, dans les cinq premiers jours de juillet, sous la +médiation de l'Autriche, afin de commencer les négociations, et soit par +des préliminaires, soit par une convention, soit par un traité de paix +particulier, de faire cesser l'effusion de sang qui afflige le +continent. + +6° Si au 20 juillet l'une des deux parties belligérantes dénonce +l'armistice conformément à la convention du 4 juin, les négociations des +congrès n'éprouveront pour cela aucune interruption.] + +L'empereur d'Autriche était venu se placer à Prague, sous prétexte +d'être plus près pour les communications qu'il avait à faire à l'un et à +l'autre parti, comme médiateur. + +Le roi de Prusse et l'empereur de Russie avaient leurs quartiers à +Schweidnitz, ils pouvaient par conséquent communiquer avec Prague autant +que cela leur convenait. Cette époque aura une place si importante dans +l'histoire, que l'on ne saurait entrer dans trop de détails et +d'observations pour mettre le lecteur en état de juger comment sont +arrivés coup sur coup les malheurs qui ont détruit le plus bel édifice +de gloire qui ait été élevé par la puissance du génie. + +Il y avait armistice; cette mesure était au moins la preuve que +l'empereur ne se refusait pas à faire la paix, puisqu'il était le maître +de ne pas accorder une suspension d'armes qui lui faisait perdre les +avantages qu'il avait pris sur les armées ennemies depuis l'ouverture +des hostilités. On ne pouvait pas douter, dit-on, du désir des Russes de +faire la paix; cependant elle ne s'est pas faite. Voyons comment. + +Les Autrichiens avaient été nos alliés dès la campagne de 1812; si elle +eût réussi, elle aurait sans doute été suivie de quelques arrangements +politiques préjudiciables à la Russie, et favorables à la Prusse et à +l'Autriche. + +Dans la situation où les choses étaient arrivées, il ne pouvait plus +être question de ce projet; la paix ne pouvait se faire que sur d'autres +bases; aussi il n'a jamais été dans les intentions de l'empereur de +reprendre les projets de la campagne précédente, les événements de +Lutzen et de Bautzen ne l'avaient pas assez avancé pour cela. + +Mais si l'on croyait ne pas devoir demander de sacrifices aux Russes et +aux Prussiens, il devait paraître tout au moins injuste de songer à +demander à l'empereur d'en faire de son côté d'assez grands pour +satisfaire tout le monde; c'était cependant ce qu'on lui proposait: et +qui? des alliés qui non seulement avaient fui, et reconnu par des +traités la cession des provinces qu'ils redemandaient, qui avaient +marché sous ses drapeaux pour lui en acquérir de nouvelles, à la seule +condition qu'il leur en reviendrait quelque part. + +Si les Autrichiens n'eussent voulu que faire faire la paix, ils +n'avaient autre chose à faire qu'à ne pas se mêler de la guerre, même +sans rester nos alliés, puisqu'ils avaient cru pouvoir honorablement +nous abandonner dans les circonstances où nous étions. + +S'ils fussent restés neutres, la Prusse et la Russie étaient obligées de +faire la paix. Elles étaient déjà au bout de leurs ressources, et +avaient été obligées de prendre le parti de la retraite dès le début de +la campagne. Elles auraient traité sur l'Oder, pour avoir des conditions +plus raisonnables que celles qui leur auraient été imposées sur la +Vistule ou le Niémen. + +Si donc elles n'ont pas traité pendant cet armistice, c'est qu'elles +étaient, comme je l'ai dit, assurées de l'Autriche. Et pourquoi +avaient-elles recherché l'Autriche? Ce n'était pas pour obtenir les +conditions qu'elles savaient bien qu'on ne leur refuserait pas, ni pour +rejeter celles qu'on ne pourrait plus leur proposer; mais parce que +l'empereur de Russie ne voulait pas s'exposer de nouveau au danger +auquel il avait échappé à Tilsit et dans la campagne d'hiver +précédente. + +La meilleure preuve que la Russie et la Prusse étaient dans +l'impuissance de refuser de traiter, c'est qu'ils s'adressaient tous +deux à l'Autriche pour contre-balancer par son poids la prépondérance +que l'empereur avait déjà reprise sur eux. + +On parlait sans cesse de cette prépondérance, et on ne permettait pas à +la France de faire d'objections à tout ce que ces mêmes puissances +avaient acquis pendant qu'elle faisait sa révolution. + +L'empereur de Russie, en faisant déclarer l'Autriche, a fait quelque +chose de très-habile. S'il n'avait pas eu la fortune favorable, il +aurait repris le chemin de ses états avec son armée, bien persuadé que +les Français n'auraient pas la fantaisie de l'y suivre une autre fois, +et prendraient de préférence la route de Vienne, que la même +circonstance leur aurait ouverte. + +Il aurait ainsi laissé ses alliés dérouler la fusée, et se serait mis +hors de cause. Si, au contraire, la fortune lui avait été favorable, il +aurait, au moment de traiter, ajouté à ses prétentions celles de ses +alliés, qui ne pouvaient plus alors être satisfaites qu'aux dépens de la +France. C'est-à-dire que cela amenait sa ruine, ce que la Russie voulait +pour n'avoir plus rien à en redouter, et que, devenant la plus forte des +puissances qui restaient intactes, elle était naturellement l'arbitre +des destinées du monde. + +C'est assurément une grande monstruosité que cette conduite de la part +des gouvernements, qui n'eurent pour maximes d'État que la soumission +envers la prospérité et la mauvaise foi envers l'adversité. Ces +sentiments-là ne devraient jamais habiter sur les trônes, mais puisque +le malheur des temps avait porté la corruption jusque-là, il fallait +s'arranger de ce que l'on y rencontrait, sans chercher à triompher par +de l'équité, qu'on n'écoutait plus, de ce qu'on ne pouvait pas empêcher +par la force. + + + + +CHAPITRE XII. + +Congrès de Prague.--Politique de l'Autriche.--L'empereur après ses +victoires.--M. de Metternich.--Résultat des conférences. + + +L'empereur, après Lutzen, avait écrit à l'empereur d'Autriche pour +proposer aux alliés la réunion d'un congrès à Prague. + +Le congrès eut lieu; la Russie y envoya, comme son négociateur, un +Alsacien, que nos lois ne nous permettaient pas de reconnaître comme un +agent des puissances étrangères. La Prusse y envoya M. Trardenberg, qui +s'attacha à l'envoyé de Russie. La France y envoya M. de Caulaincourt et +M. de Narbonne, le même qui était ambassadeur à Vienne. L'Autriche y +envoya M. de Metternich. L'Angleterre fit mettre en route lord Aberdeen, +pour assister à ces conférences comme son ministre plénipotentiaire; +mais il n'arriva pas avant la rupture de l'armistice. Ce cas paraissait +avoir été prévu, car il avait aussi une mission d'envoyé près l'empereur +d'Autriche, dont il prit le caractère. + +Napoléon avait agréé la médiation dès le moment où, après la bataille de +Lutzen, il proposa d'entrer en négociation pour la paix. Un mois s'était +écoulé depuis que l'empereur avait demandé l'ouverture d'un congrès. Il +faisait presser, le 15 juin, pour parvenir à la convention qui devait +régler l'offre et l'acceptation de la médiation, et déclarait qu'il +était prêt à la signer. Il faisait connaître en même temps, pour +prévenir toutes difficultés, qu'_il ne pouvait négocier que dans les +formes consacrées par l'usage, et par des plénipotentiaires qui, réunis +à ceux des autres puissances, échangeraient leurs pleins pouvoirs, et +entreraient en explication_, ce qui était une définition claire et +précise d'une négociation par conférences. + +M. de Metternich adhéra assez exactement à ces dispositions par une note +datée du 22, qu'il remit lui-même à Dresde le 26. La question y fut de +nouveau traitée, comme tenant essentiellement à celle de la médiation. +On fut parfaitement d'accord. Ces mots, «Les plénipotentiaires français, +russes et prussiens se _réuniront_,» furent choisis d'un commun accord +pour instituer une négociation par des conférences, et éloigner l'idée +d'un arbitrage où chaque partie aurait plaidé séparément sa cause devant +le plénipotentiaire du médiateur, arbitrage contre lequel l'empereur +s'était justement et fortement prononcé, et dont M. de Metternich niait +que sa cour eût jamais eu la prétention. Les formes ainsi convenues +furent prescrites aux plénipotentiaires français dans leurs +instructions. Le comte de Narbonne était depuis longtemps à Prague: ses +pouvoirs lui avaient été expédiés le 16. Les procédés et les lenteurs +des ennemis et de l'Autriche, au sujet de la prolongation de +l'armistice, occasionnèrent un retard de quelques jours dans le départ +du duc de Vicence, qui, de son côté, jugeant sans doute les dispositions +de l'étranger, et prévoyant l'événement, ne se pressait pas de partir, +et élevait des incidents sur des demandes d'argent et sur d'autres +arrangements économiques. Il partit enfin le 27. + +L'empereur, qui avait reçu sous le sceau du secret des notions sur les +engagements contractés à Trashenberg par l'Autriche avec les alliés, +était parti le 25, à quatre heures du matin, pour Mayence, afin d'y +régler les dispositions à faire en France, dans le cas, sinon certain, +au moins probable, de la guerre, et de se _mettre en mesure_, même +contre l'_Autriche_, comme il le dit, dans sa lettre du 29 juillet, au +duc de Vicence. L'on voit en effet l'influence qu'exerçait sur son +esprit l'aspect général des affaires. + +M. de Metternich, à l'arrivée de M. de Vicence, savait l'empereur +absent, et n'ignorait pas que lui seul pouvait autoriser des +modifications aux formes convenues pour les négociations. Il fit son +plan en conséquence; au moment où il désespérait d'empêcher le congrès +de s'ouvrir, et où les plénipotentiaires français demandaient que les +pouvoirs fussent échangés en commun, il repoussa la forme convenue des +conférences, et mit en avant celle des transactions par écrit, +appliquant fort mal à propos l'exemple du congrès de Teschen, exception +unique à l'usage général, où il y avait _deux médiateurs_, au lieu d'un, +qui négociaient ensemble, chacun représentant l'intérêt de la partie qui +l'avait choisi, et où il ne s'agissait pas, comme à Prague, d'une +négociation générale des grands intérêts du droit public de l'Europe, +mais de la succession de Bavière. M. de Metternich, douze jours avant la +déclaration de l'armistice, arrêtait ainsi dans le premier pas la +négociation, par une difficulté au moyen de laquelle il forçait les +plénipotentiaires français à attendre les ordres de l'empereur, qui +était en France. L'Autriche, dans son manifeste écrit par M. de Gentz, +avoue en quelque sorte l'artifice de son cabinet. «La forme dans +laquelle les pleins pouvoirs devaient être réunis, et les déclarations +réciproques entamées, objets sur lesquels il y avait déjà eu des +pourparlers de tous les côtés, devint la matière d'une discussion qui +fit échouer tous les efforts du ministre médiateur.» + +Au reste la conduite que cette puissance tint à Prague était digne de +celle qu'elle avait tenue depuis le commencement des négociations. Elle +commença par mêler ses prétentions particulières à celles des autres +alliés, puis elle voulut se constituer arbitre des contestations qui les +divisaient, en sorte qu'il n'était plus question de terminer la première +guerre, mais d'en commencer une nouvelle, en revenant sur tout ce qui +avait été conclu dans les traités qui avaient suivi celui de Lunéville. +Elle s'intitulait médiatrice, c'est-à-dire que, placée entre les deux +parties, elle ne s'occupa des intérêts d'aucune, mais songea aux siens, +se ménageant la faculté de prendre parti avec la puissance qui lui +offrirait des facilités pour recouvrer à bon marché ce qui faisait +l'objet de son ambition. Or, comme tout ce qu'elle avait perdu pendant +les guerres qu'elle avait eues avec nous était, ou entre nos mains, ou +dans celles de nos alliés, il n'en coûtait rien à l'empereur de Russie +de lui en promettre le recouvrement, parce que, dans tous les cas, il +n'aurait pas été forcé de le garantir, si les affaires militaires +avaient mal tourné, ainsi que cela faillit arriver. + +L'Autriche savait bien qu'elle n'avait de droits à ce qu'elle demandait, +que par l'impuissance dans laquelle nous jetait sa conduite. Elle était +forte de cela d'une part; elle l'était, de l'autre, de ce que la Russie +et la Prusse n'auraient pu faire qu'une mauvaise paix sans son concours. +Elle eut cela de supérieur, qu'elle connut bien sa situation et en tira +parti, parce que, faisant la guerre pour la guerre, il était raisonnable +de suivre le parti où il y avait le plus à gagner. On devait connaître +tout cela avant d'aller à Prague combattre des arguments, et réfuter des +propositions qui, quoique déloyales et même peu raisonnables, étaient +celles du plus fort. Ou il ne fallait pas y aller, ou bien il fallait y +porter en habileté ce qu'on n'en avait plus de prestige pour triompher +de l'astuce de M. de Metternich. Mais nous étions dans une position +difficile; nous devions être accablés, et pourtant l'empereur, loin +d'outrer la victoire, avait toujours refusé d'accabler les vaincus. +Toujours il arrêta ses triomphes, ne voulant pas, comme il le disait +lui-même, pousser une nation au désespoir. Ce fut lui qui fit en Italie +la première démarche pour réconcilier la révolution française avec +l'Europe, et qui jeta les bases de la paix qui fut signée à +Campo-Formio. Ce fut lui qui s'arrêta après les batailles de Marengo et +de Hohenlinden, qui pouvaient le rendre maître de Vienne, il s'arrêta de +même après la bataille d'Austerlitz, où il avait confondu la plus +honteuse des agressions. Il en fit autant après Friedland, à Tilsit, de +douloureuse mémoire, où il renonça à tous les avantages d'une guerre +plus heureuse encore que la première, et ne poursuivit pas ses succès +contre une puissance qui n'avait plus d'armée, afin de rendre la paix +moins difficile, et d'assurer enfin d'une manière stable le repos de +toute l'Europe. Tant de magnanimité ne méritait pas qu'on l'oubliât. + +Une autre considération encore n'eût pas dû être perdue pour les +souverains. Il avait calmé la fièvre révolutionnaire, et donné des lois +à la démagogie qui les avait si longtemps menacés. On parlait de son +insatiable ambition de gloire, de la fureur des batailles qui le +tourmentait; mais il avait donné un gage de son désir de vivre en paix, +en s'alliant avec la maison qui devait avoir contre lui le plus de +ressentiments, et qui était celle dont il lui était le moins difficile +de consommer la ruine. + +Une dernière chose qu'on n'eût pas dû perdre de vue, c'est que +Metternich se trouvait dans une position toute particulière. Placé entre +les reproches de l'empereur d'Autriche, pour lui avoir conseillé la +guerre de 1809, que la France lui attribuait aussi, et ceux de sa +nation, qui avait été victime des calamités qu'elle avait attirées sur +elle, il ne pouvait se dissimuler que, tôt ou tard, il éprouverait le +ressentiment de la France, si jamais elle reprenait de l'influence à +Vienne. Ce qu'il venait de faire, et ce qu'il avait fait en 1809, lui +avait été trop préjudiciable pour qu'elle l'oubliât jamais. Il refit sa +position avec son maître, en menant chaudement la négociation qui avait +été commencée sans son insinuation, pour faire conclure le mariage de +l'archiduchesse avec l'empereur. Il fit par là croire à la France qu'il +disposait de tout à Vienne; et à Vienne, qu'il était agréable à la +France. Cela fini, il eut quittance de la France; mais comme cela +n'avait rien fait sur l'opinion publique en Autriche, où l'on savait +qu'il n'avait pas eu la pensée du mariage, il regagna celle-ci en +saisissant l'occasion de faire recouvrer à l'Autriche tout ce qu'elle +avait perdu depuis dix et vingt ans. + +Il ne devait pas compte des moyens qu'il employait pour y parvenir; il +ne faut juger que du résultat, et il a été le plus habile. + + + + +CHAPITRE XIII. + +Prétentions des alliés.--Mesures que prend l'empereur.--Le roi de Naples +revient à l'armée.--M. Fouché à Dresde.--Conduite de +l'impératrice-régente.--Sa recommandation au sujet des cas non +graciables. + + +Les ennemis de l'empereur se sont plu à répandre qu'il avait été le +maître de faire la paix moyennant l'abandon de Dantzig et de Hambourg. +Cette assertion est fausse; les alliés redemandaient à peu près tout ce +qu'ils avaient perdu, les uns par le traité de Tilsit, et les autres par +le traité de Vienne, sans compter ce qu'ils n'avaient point reconnu, tel +que la réunion de la Hollande, des villes hanséatiques et autres objets. +Aucun d'eux ne parlait des compensations qu'ils avaient reçues, car +enfin tout n'avait pas été des pertes pour eux, puisqu'ils avaient reçu +des indemnités dans les mêmes traités qui concernaient ces concessions. +À la vérité, ils avaient fini par être obligés de les recéder par une +conséquence des autres malheurs qu'ils avaient éprouvés à la suite de +nouvelles agressions de leur part; mais puisqu'il était question de +rétablir l'équilibre de puissance entre les différents États, ce n'était +pas le moyen d'y parvenir, car les uns auraient non seulement recouvré +ce qu'ils avaient, mais même ce qu'ils n'avaient pas avant le +bouleversement général dont ils avaient été les moteurs. + +Je ne suis entré dans tous ces détails que pour prouver que l'empereur +n'a pas eu pour faire la paix autant de facilité que ses ennemis se sont +plu à le répandre et qu'on l'a forcé de faire la guerre, en ne lui +offrant pas une paix complète et durable pour lui; aucune espèce de +sacrifice ne lui eût coûté pour obtenir celle-là. Il avait d'ailleurs +remis le soin des négociations à son ministre, et ne s'occupait +principalement que de renforcer son armée, parce qu'il avait bien jugé +que ses ennemis avaient résolu de miner sa puissance par la guerre. Il +fortifiait Dresde, dont il avait fait sa capitale, et autour de laquelle +il avait le projet de manoeuvrer, si une reprise d'hostilités suivait +l'armistice; il pressurait tout ce qui pouvait lui donner un homme ou un +cheval. + +Il faisait fortifier Hambourg, et en tirait à peu près toutes les +troupes qu'il y avait, pour les approcher de Dresde; elles furent +remplacées à Hambourg par les troupes danoises, dont le gouvernement +était rentré dans notre alliance depuis les batailles de Lutzen et de +Bautzen. + +L'empereur fit faire les plus grands efforts à tous les princes +confédérés qui lui étaient encore attachés, et ne négligea rien de ce +qui pouvait augmenter sa puissance physique pour qu'il en rejaillît +quelque chose sur sa puissance morale. + +Il rappela le roi de Naples à l'armée. Ce prince avait cru l'empereur +perdu sans ressource, lorsque les batailles de Lutzen et de Bautzen le +ramenèrent à son devoir. Après la campagne de Russie, il avait abandonné +l'armée dont l'empereur lui avait confié le commandement, pour courir en +toute hâte à Naples s'occuper de ses propres affaires; il avait eu la +bonne foi de croire qu'il pourrait rester roi sans l'appui de +l'empereur: l'expérience a prouvé, comme on le verra, que déjà à ce +voyage qu'il fit à Naples il avait eu des rapports avec les ennemis. + +La reine de Naples avait été déclarée régente du royaume avant le départ +du roi pour la campagne de Russie. Elle aimait l'autorité, et avait eu +besoin de celle de l'empereur pour prendre à Naples le titre qui était +l'objet de son ambition. Elle faisait un bon usage du pouvoir, et eut le +rare talent de l'employer à se faire aimer; elle avait la main ferme, +mais le coeur si généreux, que son gouvernement n'était qu'une suite de +bienfaits répandus autour d'elle; elle estimait et respectait son mari, +mais elle aurait volontiers conservé son autorité sans partage, en sorte +qu'elle ne nuisit point au retour du roi son époux, à un commandement +qui rendait au sien toute l'étendue qu'il avait primitivement. Le roi de +Naples rejoignit l'empereur à Dresde pendant l'armistice, et reprit le +commandement du peu de cavalerie que nous y avions. + +L'empereur avait également appelé de Paris à Dresde le duc d'Otrante (M. +Fouché): on augurait de là qu'il voulait l'employer aux négociations. Je +savais le contraire, l'empereur n'avait appelé M. Fouché que pour être +dispensé de s'occuper de lui encore une fois d'une manière désagréable, +car il était informé qu'il commençait à intriguer à Paris, et qu'il y +aurait infailliblement fait faire quelques sottises, pour faire dire +ensuite que, durant son administration, pareille chose ne serait pas +arrivée. M Fouché était d'une nature impatiente, avait toujours besoin +d'être occupé de quelque chose, et le plus souvent contre quelqu'un. Il +s'était déjà rapproché de l'intérieur de l'impératrice, où il cherchait +à établir son crédit pour s'en servir lorsqu'il en serait temps. + +Je ne fus personnellement pas fâché de cet éloignement, qui me +dispensait d'entendre davantage les condoléances des uns et des autres, +qui regardaient comme impossible que M. le duc d'Otrante ne revînt pas à +un poste auquel chacun le croyait exclusivement propre. + +Si l'empereur ne l'eût pas appelé à Dresde, il est vraisemblable que +nous n'aurions pas vécu longtemps en bonne intelligence, car j'étais +bien résolu de lui faire un mauvais parti au premier pas que je lui +verrais faire dans une intrigue dont le but ne pouvait être que de jeter +du ridicule sur moi: nous aurions vu lequel des deux aurait gagné +l'autre de vitesse. J'étais bien éloigné de partager l'opinion de ceux +qui lui prêtaient tant d'habileté. Nous verrons si l'expérience a +justifié mon opinion. + +Le gouvernement de l'impératrice-régente était doux, et semblait fait +pour la malheureuse circonstance dans laquelle nous nous trouvions. Elle +présidait le conseil des ministres, guidée de l'archi-chancelier. Ce +prince allait lui-même la prévenir dans son appartement, lorsque le +conseil était réuni, et il la suivait jusque dans la pièce où il avait +lieu. + +L'impératrice avait fait ordonner que, dans le ministère du grand-juge, +qui rendait compte des opérations des tribunaux, on ne lui soumît pas de +cas non graciable, parce qu'elle ne voulait pas mettre son nom au bas +d'un jugement quelconque, si ce n'était pour faire grâce; effectivement, +elle l'a faite bien des fois; elle n'y mettait point d'ostentation; on +ne prenait aucun soin de lui en faire les honneurs en répandant partout +le bruit de sa bonté; on le savait par ce qui l'entourait et qui +l'aimait. Elle ne faisait point de frais pour conquérir; elle était +simple et naturelle; elle recevait tout ce qui cherchait à se rapprocher +d'elle, mais n'aurait jamais fait quoi que ce fût pour attirer ceux qui +n'y étaient pas portés naturellement. + +Sans doute elle aurait eu aussi ses ennemis, comme toutes les +souveraines, mais jusqu'alors elle n'était l'objet que du plus profond +respect et de l'admiration générale. J'aime à répéter que, dans aucune +circonstance, je n'ai été dans le cas d'avoir recours à des moyens +particuliers pour la faire bien accueillir d'un public qui l'estimait +particulièrement, et qui était naturellement porté à l'aimer. + +Tout allait fort bien en France; on s'y taisait sur les maux que l'on +avait soufferts, on comptait sur une heureuse issue des conférences de +Prague, qui étaient devenues le sujet de la sollicitude générale; on +était plein de l'espérance d'une paix prochaine, parce que l'armistice, +qui devait expirer le 8 juillet, avait été prolongé jusqu'au 17 août. Il +y avait tout lieu d'espérer que ce temps serait bien employé, et +suffisant pour régler et terminer des discussions sur lesquelles il +fallait bien finir par s'entendre. + +C'est dans ces circonstances qu'il arriva en Espagne un désastre qui ne +pouvait que nuire aux espérances de l'opinion publique en France, et +embarrasser les négociations de Prague, en ce que les ennemis pouvaient +tirer avantage d'une position que nous n'occupions plus en Espagne. + + + + +CHAPITRE XIV. + +Manoeuvres de l'armée anglaise.--Bataille de Vittoria.--Pertes immenses +de matériel.--Retraite.--L'empereur reçoit cette nouvelle à Dresde.--Le +général Moreau.--Bernadotte.--Madame de Staël. + + +Après la réunion des armées des maréchaux Soult et Suchet, l'armée +anglaise était retournée dans ses positions au-delà de Salamanque. + +Après le départ du maréchal Soult pour Paris, son armée resta sous les +ordres du roi. + +On retomba dans la même faute que l'année précédente, on ne s'occupa +point de l'armée anglaise, devant laquelle on aurait dû être campé à +vue, ou bien ne pas la combattre. Mais il y avait un mauvais génie qui +avait soufflé sur la direction de nos armes dans ce pays-là; chacun alla +reprendre sa petite vice-royauté, s'occupant peu de ce qui pourrait +arriver. + +Le maréchal Suchet retourna en Catalogne. Le ministre de la guerre, le +duc de Feltre, auquel l'empereur avait laissé en partant la direction +des opérations en Biscaye et en Navarre, avait employé l'ancienne armée +du maréchal Marmont à parcourir les deux provinces en colonnes mobiles +pour poursuivre des guérillas qui ne méritaient assurément pas autant +d'importance que l'armée anglaise, en sorte qu'il ne restait réuni en +corps d'armée que ce qui était venu d'Andalousie. Le roi était, je +crois, à Valladolid ou même à Madrid lorsque l'armée anglaise se porta +en avant. Il suffira, pour donner une juste idée de la manière dont +l'empereur était servi, de dire que ce fut de Paris qu'on fit partir +l'ordre adressé au général Clausel, qui commandait l'armée qu'avait eue +Marmont, de se réunir à l'armée du roi. Ses troupes étaient en colonnes +mobiles dans la Navarre lorsqu'il le reçut. L'on peut juger du temps qui +fut perdu pour la marche des troupes, par celui qui fut employé à faire +parvenir depuis le point menacé, d'abord à Madrid ou à Valladolid, +l'avis de l'approche des Anglais, ensuite à en faire part à Paris, et y +demander l'emploi des troupes qui étaient en Navarre, enfin à faire +recevoir à celles-ci l'ordre de marcher; il y avait en sus une ligne +d'échelons très-forte pour maintenir la communication entre Bayonne et +le quartier du roi. + +On avait accumulé à Vittoria un matériel immense d'artillerie, provenant +de toutes les évacuations successives auxquelles on avait été forcé; +tout ce matériel aurait dû être renvoyé, ou à Bayonne, ou au moins mis +dans une autre place d'Espagne; mais faute de chevaux ou d'autre chose, +il avait été laissé à Vittoria. La situation de notre armée était à peu +près telle que je viens de le dire. Pendant que tout ce temps se perdait +dans l'armée française, l'armée anglaise commençait un grand mouvement, +qu'elle exécuta avec autant de tranquillité que si elle n'avait point eu +d'ennemis devant elle. + +Le général anglais avait sans doute bien calculé tout ce qui était à +l'avantage de ses projets, et une fois qu'il eut pris l'initiative des +mouvements, il la conserva jusqu'au moment où la fortune couronna ses +efforts dans les champs de Vittoria. + +La reddition d'Astorga et l'évacuation de tout le royaume de Léon lui +donnèrent la possibilité de manoeuvrer avec toute son armée (après avoir +rallié la division espagnole qui venait de la Galice), et de la conduire +par le revers des montagnes en prolongeant la route de France, de +manière à venir menacer la communication de Bayonne avec notre armée, en +débouchant sur Biviesca, Miranda ou Vittoria, selon ce que la fortune +lui offrirait de plus avantageux à faire. + +Ce mouvement, qu'il n'aurait osé entreprendre devant un ennemi actif et +manoeuvrier, s'exécuta sans coup férir, comme une marche simple en +pleine paix. + +Lorsque l'armée française en fut informée, il était déjà trop tard pour +rallier toutes les troupes avec lesquelles on pouvait combattre le +général anglais, qui, ne dépendant de personne, était absolu dans tout +ce qu'il entreprenait. + +L'armée française prit le parti de se retirer successivement du Douro +sur Burgos, puis sur l'Ebre, et enfin sur Vittoria, parce que l'armée +anglaise, de beaucoup supérieure à elle, prolongeait notre droite, sur +laquelle elle avait de l'avance. On arriva ainsi jusqu'à Vittoria, où +l'on comptait attendre la réunion des troupes qui devaient venir joindre +l'armée du roi; mais l'armée anglaise arriva avant nous, déboucha sur la +droite de la nôtre, qui combattit ayant Vittoria en arrière de sa +droite, et faisant face à l'ouest: le succès ne fut pas longtemps +indécis. + +Des troupes que l'on ramenait ainsi en retraite depuis Cadix jusqu'aux +frontières de France, voyaient, aussi bien que leurs généraux, qu'elles +auraient beau faire des efforts, qu'elles n'empêcheraient pas l'armée +anglaise de les repousser, parce qu'elle était éminemment plus forte. + +Pendant que l'action était engagée sur toute la ligne, l'armée anglaise +fit déboucher un corps de cavalerie par sa gauche, et se porta jusque +sur la route de Vittoria à Bayonne. Ce mouvement mit le désordre dans +l'armée française, parce que cette troupe de cavalerie poussa jusqu'au +parc d'artillerie et à celui des voitures de tous les réfugiés qui la +suivaient. Chacun ne pensa plus qu'à son bagage, en un instant cette +armée fut mise dans une déroute complète. Voilà comment des troupes qui, +quelques années auparavant, étaient supérieures à ce que furent jamais +les armées romaines, perdirent par la licence, et le peu de soin que +l'on eut d'elles, cette discipline et cette élévation de courage sans +laquelle les peuples les plus belliqueux ne parviendraient jamais à la +supériorité qu'ils obtiennent sur les autres. + +La bataille de Vittoria fut une faute: elle ne devait être ni donnée, ni +l'être où elle le fut, ni enfin engagée comme elle le fut, et par-dessus +tout cela, elle ne fut qu'une fuite honteuse. + +On y perdit cent cinquante pièces de canon, et le triple ou le quadruple +de voitures tant d'artillerie que d'équipages; les troupes revinrent par +la route de Navarre, n'emmenant avec elles qu'une pièce de canon et pas +une seule voiture. Elles se rallièrent, et prirent la route de France +par Pampelune, sans même songer à ce qu'allait devenir le corps du +général Clausel, qui avait reçu l'ordre de joindre l'armée du roi. Ce +général était déjà arrivé en Aragon, et remontait le long des bords de +l'Ebre par Tudela, pour gagner Miranda, d'où il aurait été en +communication avec cette armée; heureusement une de ses reconnaissances +ayant poussé jusque sur la grande route de Miranda à Vittoria, à un lieu +nommé la Puebla, y fit quelques prisonniers anglais, qu'elle ramena au +général Clausel, à qui ils apprirent l'événement arrivé la veille à +notre armée, et à la suite duquel elle s'était retirée par la route de +Pampelune, où l'armée anglaise la suivait. + +Le général Clausel fut en conséquence obligé de retourner sur ses pas, +et de descendre le cours de l'Ebre pour aller se mettre en communication +avec le maréchal Suchet en Catalogne, et lui faire part de ce qui était +arrivé; il put ensuite exécuter l'ordre qu'il avait reçu, de rejoindre +l'armée du roi, en passant par Jaca et Yverdun. Nous étions ainsi hors +de toute l'Espagne de ce côté-là, et il semblait que l'on eût fait +exprès de faire naître toutes les occasions de fonder la gloire de +l'armée anglaise, qui, pour la troisième fois, remportait un succès +complet sur la nôtre, laquelle, quoique composée des mêmes troupes qui +avaient vaincu les Russes, les Prussiens, fut battue par celles des +Anglais. Mais le général anglais doit convenir lui-même que ce n'était +ni le nombre ni la qualité des troupes qui nous manquait en Espagne; il +n'y fallait qu'un homme qui, sans même avoir une capacité +extraordinaire, eût été actif, ferme, probe, sévère jusqu'à la rigueur +et prudent. + +Personne n'eût osé piller, ni manquer à son devoir, et lorsqu'il aurait +commandé à ses lieutenants de se réunir à lui, ils n'auraient été +occupés que du soin d'obéir promptement, et non pas de chercher des +prétextes pour éluder ses ordres, ou justifier des retards qui nous ont +successivement conduits au bord de l'abîme. + +Cette affligeante nouvelle vint bouleverser toutes les têtes à Paris; il +y en avait qui allaient jusqu'à en être bien aises, sous prétexte que +cela hâterait le dénouement d'une guerre qui était insupportable à la +nation. + +L'empereur reçut cette nouvelle à Dresde, lorsque l'armistice était déjà +renouvelé, sans quoi les hostilités eussent peut-être recommencé de +suite. On doit penser comment il accueillit cette nouvelle, et quelles +tristes réflexions il dut faire. + +Ce fut à peu près à la même époque que le général Moreau parut en +Prusse. Son arrivée au milieu de nos ennemis surprit tout le monde; car +que venait-il faire dans le camp des Russes? pourquoi lui avaient-ils +envoyé une frégate? à quoi le destinaient-ils? Ce n'était pas à +commander ni diriger leurs armées. Sans faire tort aux talents du +général Moreau, il n'en avait pas déployé de si extraordinaires à la +tête des armées françaises, pour qu'ils allassent le chercher au fond de +l'Amérique, et le prier de leur donner des leçons. Je rends plus de +justice à l'armée russe, que j'ai connue. Elle a un bon nombre +d'officiers-généraux auxquels il ne manque que des occasions pour égaler +au moins le général Moreau. Ce n'était pas de sa réputation militaire +que les Russes avaient besoin; ils ne voulaient que tirer parti de la +célébrité que ses malheurs lui avaient donnée. C'était un moyen nouveau +que l'empereur de Russie mettait en usage; il espérait, avec le général +Moreau, mettre de la division dans notre armée. Et comment douter qu'il +n'eût déjà alors des projets de bouleversement, et de substituer le +général Moreau à l'empereur, en cas de succès? Que doit-on penser des +sentiments dans lesquels on recherchait l'alliance de l'empereur +d'Autriche, avec une arrière-pensée de flétrir sa fille, et enfin de ses +ministres, qui lui firent contracter cette alliance sans demander ce que +signifiait la présence du général Moreau à Prague, où il venait +d'arriver? On devait le deviner à l'étiquette du sac. J'ai toujours cru +particulièrement que cette idée d'envoyer chercher le général Moreau en +Amérique avait été suggérée à l'empereur de Russie par le maréchal +Bernadotte, à la conférence d'Abo, qui avait eu lieu l'année précédente. +Je ne serais même pas surpris qu'Alexandre se fût servi de Bernadotte +pour écrire au général Moreau, et le décider à accepter ce qu'il lui +proposait. + +Je crois d'autant plus que l'idée première vient de Bernadotte, qu'il +n'y avait guère que lui qui alors pouvait avoir démontré à l'empereur de +Russie les facilités qu'offrait l'exécution d'un pareil projet, en le +mettant au fait des antécédents qu'il y avait entre Moreau et Fouché, +auxquels Bernadotte lui-même n'avait pas été étranger, et que l'empereur +Alexandre ne connaissait pas, du moins aussi bien que lui. À son tour, +Bernadotte n'avait pas trouvé cette idée tout seul, et je crois que ce +fut madame de Staël qui la lui donna à son passage en Suède pour se +rendre en Angleterre, lorsque, croyant devoir fuir la _tyrannie_, elle +quitta Coppet vers le commencement de 1812. + +Puisque l'occasion s'en présente, qu'on me permette de dire quelques +mots sur madame de Staël, qui a jugé convenable d'en dire tant de moi. + +Elle a cru bien faire en n'épargnant, dans un de ses ouvrages, ni +l'injure ni la calomnie, et cependant un esprit éclairé comme le sien ne +pouvait pas ignorer que ce sont des moyens faibles. Toutefois elle est +peut-être excusable, parce que, vivant loin de la scène dont elle a +voulu retracer le tableau, ses ombres ont pu la tromper, et d'après ce +qu'elle ajoute elle-même, que, dans ces temps-là, «hors de Paris, elle +ne voyait ni n'apprenait rien,» on peut penser que, faute d'avoir vu le +grand jour à cette époque, il ne lui a pas été possible de mieux juger +ce qu'elle ne pouvait pas pénétrer. Tout ce qu'elle dit à ce sujet est +plein d'aigreur, et cette aigreur vient des mesures sévères qui furent +prises contre elle. Peut-être bien aussi vient-elle d'une vanité +offensée qui donne à sa vengeance tout l'éclat de sa célébrité. + +Toute injure qui porte sur un fait faux ne blesse pas; elle ne doit et +ne peut nuire qu'à celui qui n'a pas rougi de la prononcer. + +Madame de Staël m'a fait l'honneur de me distinguer pour m'insulter +exclusivement. Je suis sensible à cette bienveillance, et je suis +seulement surpris qu'elle n'ait pas remarqué que cette préférence de sa +part pouvait me sortir de l'obscurité qu'elle me reproche. C'est du +reste le moindre des cas où son animosité ait égaré sa raison. + +Si j'aimais à me venger, j'aurais ici une belle occasion de le faire, et +pour cela, plus heureux que madame de Staël, qui a été obligée d'avoir +recours à son imagination, je n'aurais qu'à raconter. Son esprit fort +s'oubliait parfois, Corinne avait ses faiblesses, et j'ai bonne mémoire. + +Je me renfermerai donc dans mon sujet, et je ne dirai que quelques mots +sur son voyage dans le Nord. Suivant elle, c'était une fuite pour se +soustraire à la _tyrannie_. Elle manifesta le désir de se rendre en +Amérique; on n'y apporta aucun obstacle; de là elle eût pu se rendre en +Angleterre, puisqu'elle ne voulait que respirer un _air libre_. Elle a +cependant préféré aller à Coppet. Quelle _tyrannie_ pouvait-elle y +craindre? De Coppet, qui pouvait l'empêcher d'aller au bout du monde? +Coppet, d'ailleurs, était en Suisse alors comme aujourd'hui, et on y +respirait un _air libre_. Mais ce n'était pas la tyrannie impériale que +fuyait madame de Staël; ce n'était pas celle qu'elle redoutait le plus, +et nous eussions pu même lui en faire trouver le poids léger. L'espèce +humaine est si méchante et si imparfaite, qu'elle semble chercher à se +venger de toute supériorité qu'elle est forcée de reconnaître; or, celle +de madame de Staël était incontestable, aussi n'a-t-on pas manqué les +occasions de s'égayer, et on n'a guère ménagé les défauts de la +cuirasse. Le meilleur remède à de semblables positions, c'est un voyage; +mais c'est le comble du bien joué dans une femme quand elle peut, d'un +seul coup, sauver les apparences et se venger. + +C'est elle qui, en passant à Saint-Pétersbourg, se chargea d'amener +Bernadotte à ce que désirait alors l'empereur Alexandre, qui, dans ce +temps-là, avait bien autre chose à faire que de penser à des +constitutions, comme veut le faire croire madame de Staël. Elle a été le +chaînon de l'entrevue d'Abo où Bernadotte s'est livré à l'empereur +Alexandre: ce fut elle qui donna l'idée d'envoyer chercher Moreau en +Amérique. + +Voilà comment madame de Staël a servi la restauration; elle s'est bien +gardée de dire un mot de cela dans son ouvrage; on le conçoit aisément, +parce qu'elle aurait dû renoncer aux éloges qu'elle y répand sur un +dénouement qu'elle n'avait pas prévu, et tout-à-fait opposé à la +tournure qu'elle espérait faire prendre aux affaires. Il faut convenir +qu'elle avait bien des droits à la restitution des deux millions qu'on +lui a rendus, malgré la Charte, qui prononce l'irrévocabilité de la +vente des biens nationaux. M. Necker (son père) n'avait pas été plus +injustement saisi que tous ces malheureux paysans de la Vendée, que l'on +enterrait dans leurs propres champs pour se donner le droit de les +vendre au gré de convenances particulières, et M. Necker avait été une +des premières causes de tous ces malheurs publics. Mais madame de Staël +méritait à tous égards une préférence, et si le moment de la lui +accorder n'était pas favorable, elle a bien saisi celui de la demander. + +Si j'avais connu madame de Staël, nous y aurions gagné tous deux; je +vois maintenant la sorte d'ennemis qui la tourmentaient, c'étaient des +rivaux qui craignaient qu'elle ne les surpassât en talent, ou d'anciens +entrepreneurs politiques, qui, ayant renoncé à un métier devenu +dangereux, redoutaient les moindres rapports avec elle. + +À l'époque où elle me sollicitait, je n'étais pas encore assez étayé +pour me charger de ses ennemis réunis aux miens; elle ne m'aurait +apporté de force que celle qu'elle aurait reçue de moi, et il m'aurait +fallu la soutenir lorsque je me conduisais à peine seul: je ne pouvais +donc faire qu'un mauvais marché; elle crut me pétrir comme un novice, et +m'a su mauvais gré de m'en être méfié. Je vois maintenant que son fils +avait raison en m'assurant que sa mère n'avait que du dépit contre +l'empereur, et que rien n'aurait été si facile que de la mettre à ses +pieds, parce qu'au fond elle en était l'admiratrice sincère. Je n'y ai +pas cru, parce qu'il n'y avait qu'un cri contre elle, lancé même par +ceux qu'elle croyait ses amis, et assurément il en est quelques-uns qui +n'ont pas été étrangers à son exil. + +Je reconnais aujourd'hui qu'elle avait moins d'inconvénients que +beaucoup d'hommes; je suis même sûr que c'est elle qui a fait faire dans +le temps la paix entre la république et la Suède, uniquement pour rester +à Paris et y établir sa puissance au milieu des ruines de la bonne +compagnie. + +Madame de Staël traite mal l'empereur; mais elle ne l'atteint pas, +tandis qu'elle prouve avoir été la plus malheureuse femme du monde de se +voir dédaignée par celui qu'elle aurait voulu servir. Elle aurait +effectivement tiré un bien meilleur parti pour sa gloire de tous les +matériaux qu'une autre conduite de sa part eût pu mettre à sa +disposition, que des basses calomnies auxquelles elle n'a pas craint de +descendre. + +Puisque je viens de parler du général Moreau, c'est le cas de dire qu'en +cette occasion l'empereur fut si mal servi par ses agents diplomatiques, +que le général Moreau était déjà arrivé à Berlin sous un nom supposé, +lorsqu'il m'écrivit de Dresde pour que je cherchasse à approfondir quel +était ce personnage mystérieux qui était arrivé à Berlin. + +Je lui répondis courrier par courrier que c'était le général Moreau, et +que je lui avais envoyé quelque temps auparavant l'avis de son départ +d'Amérique, qui m'avait été apporté par un bâtiment américain entré dans +les ports de France. + +L'empereur n'avait point lu mon rapport; et, lorsque le second lui +parvint, l'armistice de Dresde était dénoncé. Ce qui me porte à croire +que l'idée d'envoyer chercher Moreau avait le but que je suppose à +l'empereur de Russie, c'est qu'en se reportant à la situation dans +laquelle étaient alors les affaires des Russes (au moment de la +conférence d'Abo), il n'est pas déraisonnable de penser que le réveil du +trouble et de l'anarchie en France était le maximum des succès que +l'empereur Alexandre pouvait se flatter d'obtenir pour opérer une +diversion qui lui était si nécessaire dans ce moment-là. Il était bien +loin encore, à cette époque, d'envisager comme possible tout ce qu'il +vit depuis par lui-même après son entrée à Paris. + +On doit se rappeler qu'à l'époque où Moreau était à l'armée alliée, M. +le comte d'Artois se rendit d'Angleterre, par mer, dans la Baltique, et +que Bernadotte lui refusa de le laisser descendre à terre: il s'en +retourna en Angleterre. Bernadotte ne lui avait refusé le passage que +parce qu'il voulait être favorable au général Moreau. Jusqu'alors on +n'avait pas osé admettre la supposition que les souverains alliés +projetaient la chute de l'empire, en sorte qu'on n'avait pas de raison +de s'expliquer le voyage du comte d'Artois, qui n'était +vraisemblablement venu se présenter à l'armée alliée que parce qu'il +savait que ce principe de subversion avait été adopté. + +Je dirai, en suivant l'ordre que je me suis prescrit, toutes les raisons +que j'ai à l'appui de mon opinion. Je les ai prises dans la conversation +qu'eut avec l'empereur de Russie feu le général Reynier, qui avait été +fait prisonnier à Leipzig et échangé à Troyes, où l'empereur Alexandre +lui donna son audience de congé. + +La bataille de Vittoria produisit partout l'effet le plus nuisible à nos +intérêts; elle embarrassait notre position à Prague, et achevait +d'ébranler la confiance de ceux de nos alliés qui nous étaient encore +fidèles. + + + + +CHAPITRE XV. + +Le maréchal Soult va prendre le commandement de l'armée +d'Espagne.--L'impératrice se rend près de l'empereur à Mayence.--Je +demande à l'accompagner.--Mes motifs.--Réponse de l'empereur.--M. de +Cazes.--Reprise des hostilités.--Le général Jomini. + + +L'empereur envoya en toute hâte le maréchal Soult, qu'il avait près de +lui, prendre le commandement des troupes qui revenaient avec le roi +d'Espagne. À cette occasion, il chargea le duc de Feltre d'écrire à ce +prince pour le prévenir de cette disposition, afin qu'il fît aucune +difficulté de remettre le commandement de l'armée au maréchal contre +lequel on le savait personnellement indisposé depuis l'occupation de +l'Andalousie. + +Le maréchal Soult arriva à Paris avec la rapidité d'un trait, ne s'y +arrêta que quelques heures pour prendre connaissance des ressources que +le ministre de la guerre pouvait mettre à sa disposition, et courut +prendre le commandement de l'armée, qui était à peu près sous les murs +de Bayonne, où elle vint s'établir presque aussitôt. Le mois de juillet +était écoulé, et on ne voyait pas encore les conférences de Prague +suivies de quelque résultat; on n'osait plus se flatter de voir finir la +guerre, et on aurait pu dire avec justesse que l'impatience publique +s'était fait un calus qui la rendait insensible au mal. + +Les espérances de paix achevèrent de s'évanouir, lorsque l'on vit que +l'empereur appelait l'impératrice à Mayence, au lieu d'annoncer qu'il +allait lui-même revenir à Paris; elle partit effectivement pour cette +ville, où elle ne resta que très peu de jours avec l'empereur, qui n'y +fut accompagné que par le général Drouot. + +J'avais saisi cette occasion de donner à l'empereur une marque de +dévouement à sa personne, en lui demandant la permission d'aller le voir +à Mayence. Je voulais l'entretenir de tout ce que je remarquais, et qui +n'était pas de nature à faire la matière de rapports écrits; j'insistai +vivement pour obtenir ce que je désirais, en lui observant que je +regardais cela comme si nécessaire, que j'avais pris des mesures pour +que mon administration n'en souffrît point, et que mes dispositions +étaient faites pour être en chemin une heure après avoir reçu sa +permission, que je le priais de me faire transmettre par le télégraphe. + +Je n'avais pas d'autres projets que de l'entretenir de tous les dangers +que je prévoyais, et du besoin que l'on avait de la paix; je ne voulais +que lui parler de ce qu'il avait fait lui-même dans tant d'autres +circonstances contre ces mêmes ennemis, en s'arrêtant à propos, et le +supplier de ne pas leur fournir l'occasion de satisfaire tous leurs +ressentiments à la fois. J'aurais été inépuisable dans toutes les +raisons que j'aurais prises au dedans et au dehors pour faire conclure +la paix, même à tout prix, parce que je sentais vivement le besoin que +l'on en avait, et je ne me serais laissé rebuter par aucune +considération, parce que je n'aurais été dirigé par aucun projet +d'ambition; d'ailleurs je savais que l'empereur voulait la paix, il +m'avait même fait l'honneur de me l'écrire; il n'y avait que sur les +sacrifices qu'il était difficile, aussi n'était-ce que sur ce point que +je m'attendais à le trouver déterminé à ne pas céder. Peu m'importaient +ses répugnances, j'en aurais triomphé, parce que le besoin de la paix +une fois reconnu, les sacrifices pour l'obtenir n'étaient rien; je lui +aurais cité ses propres ennemis, qui recouvraient aujourd'hui tous ceux +qu'ils avaient faits depuis quinze ans. L'habileté ne devait consister +en ce moment qu'à céder, parce que la force physique que l'on pouvait +perdre, n'était rien en comparaison de la puissance morale que l'on +recouvrait en ramenant la tranquillité. Je n'aurais pas promené les +regards de l'empereur sur un champ de bataille gagnée, mais j'eusse mis +sans cesse devant ses yeux les détails et le tableau d'un revers, qui ne +pouvait être que proportionné aux efforts qu'il ferait sans doute pour +le prévenir. L'empereur me répondit qu'il m'aurait fait venir à Mayence, +s'il avait eu un peu plus de temps à y rester; mais qu'il était trop +tard, puisqu'il devait en partir le lendemain ou le surlendemain; il +ajoutait des choses obligeantes à sa lettre, mais elles ne diminuèrent +pas le chagrin que me fit éprouver la résolution que je ne voyais que +trop que l'on avait prise. + +M. de Cazes, instruit que l'empereur devait venir jusqu'à Mayence, +s'était hâté de s'y rendre pour le solliciter en faveur d'un +fonctionnaire dont il était parent, et qui se trouvait gravement +compromis. Avant de quitter Paris, il s'était muni de deux lettres, +l'une de l'archi-chancelier, l'autre de moi pour appuyer sa demande. +L'empereur le reçut et lui donna sur sa cassette 250,000 francs pour +arranger des affaires qui, quoique étrangères à M. de Cazes, l'avaient +déterminé à aller jusqu'à Mayence. L'empereur, toujours bon et généreux, +ne s'en tint pas là, il m'écrivit d'employer toute mon influence à +faciliter à M. de Cazes la conclusion des affaires désagréables dans +lesquelles il allait s'engager. Je lui permis en conséquence de +s'établir dans un de mes bureaux, d'où il envoyait lui-même mes propres +agents chercher les personnes avec lesquelles il avait à traiter. Il fit +tant et si bien, que la somme que l'empereur lui avait donnée suffit à +tout. Je ne fus pas étranger au succès qu'il obtint, et j'aime à penser +qu'il en a conservé le souvenir. + +L'impératrice revint à Paris à peu près en même temps que l'empereur +rentrait à Dresde, et l'armistice fut rompu le 17 août, d'après les +conditions sous lesquelles il avait été conclu, c'est-à-dire qu'il ne +fut point renouvelé, et que les hostilités furent permises. La destinée +n'avait pas voulu que l'on détournât les événements qui en peu de temps +ont achevé notre destruction; la fin des grandes choses s'approchait, il +n'y eut plus de moyens de conjurer l'orage qui était prêt à fondre sur +nous. + +Voilà donc l'armistice dénoncé, et en même temps la notification de +l'Autriche envoyée à l'empereur, par laquelle elle déclarait que, dans +l'intention de hâter la fin de la guerre, elle portait le poids de ses +armes du côté des alliés, qui reçurent par cette réunion un surcroît de +forces de plus de deux cent mille hommes, tandis que l'empereur n'en +recevait pas un. Malgré cette prodigieuse disproportion de troupes entre +lui et ses ennemis, on verra combien peu il s'en est fallu qu'il ne +sortît victorieux de sa position, et que, si, au lieu d'avoir une armée +composée de soldats aussi jeunes, il en avait eu une de l'espèce de ceux +d'Austerlitz, il aurait étonné les siècles à venir par ce qu'on lui +aurait vu exécuter de prodigieux. Mais déjà les officiers-généraux de +l'armée étaient atteints d'un dégoût qui ne se laissait que trop +apercevoir. + +On a beaucoup comparé l'empereur à Louis XIV. Tous deux en effet ont eu +leur temps de prospérité, tous deux ont eu leur temps de revers. Louis +XIV n'a été trahi que par la fortune, et Napoléon l'a été par ceux sur +lesquels il devait le plus compter. + +On pourrait répondre avec avantage à ceux qui s'obstinent à vanter les +temps passés aux dépens des temps modernes, et le règne de Napoléon a +effacé le siècle de Louis XIV. + +Si on parle d'hommes de lettres, de poètes, d'écrivains célèbres, sans +doute que le règne de Louis XIV en a fourni en grand nombre; mais le +règne de Napoléon a été remarquable par les progrès des sciences et des +idées positives. C'est sous Napoléon que le savoir s'est répandu, que le +peuple a connu sa dignité, et que les honneurs et la fortune ont été le +prix du talent et des services rendus. + +Napoléon, qu'on dit avoir été si despote, l'a-t-il jamais été autant que +Louis XIV, et a-t-on vu à sa cour des maîtresses titrées ou des princes +légitimés? + +Je laisse à d'autres le soin de compléter le parallèle, je me borne à +dire que dans mon opinion, et malgré les calomnies et les passions, +Napoléon a surpassé Louis XIV et tous ceux qui pourraient lui être +comparés. + +Sans doute aucun des lieutenants de l'empereur n'a pu l'égaler, et aucun +sans doute n'a eu la prétention qu'on le pensât; aussi n'est-ce pas avec +lui qu'il faudrait les mettre en parallèle. Mais qu'on les compare aux +hommes de guerre de l'histoire, Ney, Masséna, Soult, Lannes, Davout, +Suchet, Macdonald, et tant d'autres généraux que je pourrais citer, +soutiendront la comparaison avec avantage. + +Pourquoi donc avec tant d'hommes habiles les revers se sont-ils succédé? +ne s'était-il donc formé à la plus grande école de guerre qui fut +jamais, aucun homme capable d'embrasser l'ensemble des opérations d'une +armée dont les corps avaient à agir dans plusieurs directions? Néanmoins +qu'on me permette de le dire, et en cela je ne crois point diminuer la +juste renommée de nos généraux, mais avec l'empereur ils ont perdu leur +éclat, comme ces diamants qui, loin de la lumière, ne jettent plus de +feux. + +Les troupes commencèrent à se réunir; le corps du maréchal Ney était à +Liegnitz, et il commençait son mouvement de concentration, lorsque le +général Jomini, qui était chef de l'état-major de ce corps d'armée, +passa à l'armée ennemie. Il justifia par cette désertion tous les +soupçons que l'on avait eus de ses rapports avec l'aide-de-camp de +l'empereur de Russie, rapports dont il a été question au commencement du +volume précédent. + +Il est à présumer que le général Jomini, qui était Suisse, et au service +de France, avait jugé l'empereur comme devant succomber contre autant +d'ennemis, et qu'alors se trouvant sans état, il avait préféré saisir +l'occasion d'une nouvelle fortune, qui lui semblait aussi assurée que la +première lui avait paru l'être, au moment où il s'y était attaché. + +S'il a eu quelques motifs particuliers pour prendre ce parti, je ne les +ai point connus. + +Le corps du maréchal Oudinot, qui était dans la direction de Glogau, se +concentra et prit sa direction par Cotbus, Enbenau et Cossen; il avait +avec lui le corps saxon commandé par le général Reynier, et celui du +général Bertrand; le tout faisait un total de plus de quatre-vingt mille +hommes, qui devaient marcher sur Berlin, et attaquer le corps ennemi qui +était commandé par Bernadotte, arrivé depuis peu avec ses Suédois; il +avait avec lui le corps du général prussien Bulow, et beaucoup de +milices de cette nation avec quelques troupes russes. + +On évaluait ce corps à une centaine de mille hommes; il était posté à +quelques lieues en avant de Potsdam. + +Le corps du maréchal Macdonald se concentra dans les environs du +Loewemberg en Silésie, sur le Bober; il avait avec lui le corps du +général Lauriston. + +Les corps des maréchaux Marmont et Mortier se concentrèrent dans les +environs de Dresde, ainsi que le corps organisé avec des troupes +nouvellement arrivées, et qui étaient commandées par le maréchal +Gouvion-Saint-Cyr, aussi nouvellement arrivé à l'armée. + +Le maréchal Augereau avait été envoyé avec une seule division en Bavière +pour soutenir le corps bavarois qui s'était organisé dans l'Inn-Firteld, +après la déclaration de guerre des Autrichiens, à laquelle on s'était +attendu [8]. + +[8: Je prie le lecteur de considérer que je ne parle sommairement des +évènements militaires, que parce qu'ils font partie de l'époque dont +j'écris l'histoire. N'ayant plus été à l'armée depuis 1809, je ne puis +prononcer sans appel sur tout ce qui est mouvement d'armée; je renvoie +mes lecteurs que cela peut intéresser aux auteurs militaires qui ont +traité avec la plus scrupuleuse exactitude des mouvements de nos troupes +en 1812, 1813, 1814 et 1815. Placé comme je l'étais alors, je n'ai pu en +apercevoir que les conséquences sur l'opinion publique.] + +Je ne me souviens pas où était le maréchal + +Victor, je crois qu'il était sur la rive gauche de l'Elbe, dans la +direction de Vittenberg ou de Torgau, mais il se réunit aussi à Dresde. +Le général Vandamme commandait le corps du maréchal Davout, qui avait +été envoyé à Hambourg comme gouverneur général, et où l'empereur avait +de grands projets; le maréchal Davout avait avec lui les troupes +danoises, et de nombreux détachements de conscrits venus de France, dont +il fit un magnifique corps d'armée. + +Depuis la nouvelle occupation de Hambourg par nos troupes, on avait mis +cette portion de territoire hors du régime constitutionnel; on s'est +beaucoup élevé contre cette mesure, mais l'on n'a pas considéré qu'elle +ne fut prise que pour retenir les peuples de ces contrées dans +l'obéissance, et arrêter des projets d'insurrection. + +L'empereur avait le projet d'ouvrir les hostilités en pénétrant par la +Silésie en Bohême, où les trois armées combinées étaient amoncelées, et +formaient une multitude si considérable, qu'il fallait un grand talent +et une grande habitude du mécanisme des masses pour être en état de +déployer tous les moyens qu'offraient celles de cette armée. + +Les militaires, de quelque nation qu'ils soient, qui ont fait la guerre +d'Italie, ainsi que celles de 1805 et de 1807, doivent convenir que, si +l'empereur avait eu en Saxe une armée composée de soldats aguerris et +rompus à la marche, comme l'étaient ceux qui l'ont suivi dans ses +immortelles campagnes, il eût dispersé toutes les armées autrichienne, +russe et prussienne, en très peu de temps. Il les aurait obligées à +manoeuvrer sans cesse, et à cette partie-là les Français auraient +infailliblement été les plus forts; malheureusement il n'avait que des +soldats peu exercés, et nullement formés à la marche, aussi la fortune +l'abandonna-t-elle bien vite. + +Il ne laissa sur la rive gauche de l'Elbe que le corps du maréchal +Saint-Cyr, qui se plaça à Pirna pour couvrir Dresde, que l'on avait +fortifié par six bonnes redoutes. + +Pendant qu'il faisait marcher le corps du maréchal Oudinot sur Berlin, +il se porta avec le reste de son armée, par Dresde et Bautzen, sur le +Bober; mais à peine était-il arrivé à Loewemberg, qu'il eut connaissance +du mouvement qu'avaient fait les armées ennemies, elles étaient passées +de Silésie en Bohême, par Schweidnitz, et avaient pris la route de +Teplitz et de Peterswald, pour se porter sur Dresde, par la rive gauche +de l'Elbe. Le maréchal Saint-Cyr, qui était à Pirna, s'était retiré dans +la ville, dont il garnissait l'enceinte. L'empereur ramena toute l'armée +sur Dresde, à marches forcées, excepté le corps de Macdonald, qu'il +laissa sur le Bober. Le 26 août, il parut à Dresde au moment même où les +ennemis forçaient les redoutes dont il avait entouré la ville. + +Il était temps que l'armée arrivât. Elle déboucha, attaqua sur-le-champ, +reprit les redoutes qui avaient été emportées, et se déploya en avant de +Dresde. Ce fut la jeune garde qui frappa ce coup de vigueur. L'armée se +plaça le soir, ainsi que pendant la nuit du 26 au 27 août, de la manière +suivante: son aile droite, où se trouvaient les corps des maréchaux Ney +et Victor, était à la droite de Dresde, adossée à l'Elbe, et ayant en +réserve toute la garde ainsi que la cavalerie. Dresde formait le centre +de la position. L'aile gauche avait la route de Pirna en avant de son +front, appuyant la droite à Dresde. Cette aile gauche était composée des +corps de Vandamme et de Saint-Cyr, et, je crois, du maréchal Marmont. + +L'armée ennemie formait la circonvallation parfaite; les Russes ainsi +que les Prussiens composaient sa droite, la gauche était presque +entièrement formée d'Autrichiens. + + + + +CHAPITRE XVI. + +Bataille de Dresde.--Mort du général Moreau.--Retraite des +alliés.--Échec du corps de Vandamme.--Ce général est fait +prisonnier.--Revers.--L'empereur est forcé de changer ses premières +combinaisons.--La fortune cesse de nous être favorable. + + +Le 27 août, l'empereur fit commencer l'attaque par son aile droite, où +j'ai dit qu'était placée toute sa cavalerie. Il fit déborder l'extrême +gauche des Autrichiens, et en suivant la ligne de circonvallation que +formait cette immense armée ennemie, il combattit avec des forces +supérieures chacune de ses parties, sans que les masses énormes par +lesquelles elles auraient pu être secourues, se missent en mouvement. Le +bonheur voulut encore que le temps, qui était couvert, amenât un orage +qui versa des torrents de pluies, au point que le feu de la mousqueterie +ne prenait pas. On profita de cette circonstance pour faire charger +toutes les masses ennemies par notre cavalerie, qui n'était presque +composée que de très jeunes gens. Elle les rompit et fit autant de +prisonniers que l'on en avait fait dans nos plus brillantes batailles. + +C'est dans cette journée que le général Moreau, qui suivait l'empereur +Alexandre, eut les deux cuisses emportées d'un coup de canon. On a +prétendu que cet accident lui était arrivé en portant un ordre de +l'empereur de Russie, mais je n'ai pas entendu deux versions semblables +à ce sujet. + +Ce n'est pas la mort du général Moreau qui mit du désordre dans l'armée +ennemie, elle ne contraria qu'une partie des projets de l'empereur de +Russie, qui substitua bientôt une autre idée à celle qu'il avait eue en +appelant le général Moreau près de lui. + +Nous avions si bien profité du moment de l'orage pour nous étendre et +prendre une position qui non seulement débordait la gauche des ennemis, +mais qui de plus nous permettait de côtoyer toute leur ligne par +derrière, qu'ils furent obligés de changer leur position; c'est alors +que le désordre se mit parmi leurs innombrables colonnes. Elles prirent +le mouvement qu'on leur faisait faire pour un mouvement de retraite qui, +du reste, paraissait commandé par le revers qu'elles venaient d'essuyer. + +Les chemins, naturellement mauvais dans ce pays, étaient devenus +impraticables; la pluie avait surtout gâté les traverses. Les +différentes colonnes ennemies étaient trop éloignées du défilé de +Peterswald dont nous étions maîtres, et notre cavalerie les suivait de +si près qu'elle ne leur laissa pour rentrer en Bohême que des défilés +pénibles et jusqu'alors peu pratiqués. Les alliés perdirent un matériel +énorme en voitures de toute espèce, et un personnel considérable, +puisque nous comptâmes trente-deux ou trente-trois mille prisonniers de +guerre. Jusque-là tout allait à merveille. + +Lorsque l'armée ennemie fit son mouvement de retraite, les corps qui +composaient sa droite étaient trop éloignés des défilés de la Bohême +pour qu'ils pussent y arriver sans tomber dans les mains de notre +cavalerie qui côtoyait déjà l'armée ennemie en la remontant derrière sa +gauche; mais ils étaient assez près du défilé de Pirna pour qu'il ne fût +pas déraisonnable, de la part du général ennemi, de leur ordonner de se +retirer par ce point. Il n'y en eut que deux qui purent y arriver: le +premier était composé de Russes sous les ordres du général +Osterman-Tolstoi, qui tenait l'extrême droite de l'armée ennemie; le +deuxième était composé de Prussiens sous les ordres du général Kleist, +qui était à la gauche de celui du premier. + +L'empereur, en voyant le mouvement rétrograde des armées ennemies, avait +bien pensé qu'une bonne partie de leurs troupes, c'est-à-dire leur +droite, ne pouvait rentrer en Bohême que par Peterswald. Il avait en +conséquence ordonné le mouvement suivant. Son extrême gauche était, +comme l'on sait, composée du corps de Vandamme. Il avait à sa droite le +maréchal Saint-Cyr, et celui-ci à la sienne le maréchal Marmont, qui +s'appuyait sur Dresde. Ces trois corps avaient l'Elbe derrière, et la +route de Pirna à Dresde devant eux. + +L'empereur ordonna à ces trois corps de marcher par leur gauche et de +suivre la route de Pirna. Le général Vandamme se trouvait ainsi en tête; +il était suivi par le maréchal Saint-Cyr, qui lui-même l'était par le +maréchal Marmont. + +La tête de cette colonne ne put arriver au défilé de Peterswald, que +lorsque le corps russe du général Tolstoi l'eut passé; mais le général +Vandamme, ne pouvant se persuader qu'il ne serait pas suivi, ne balança +pas à pénétrer dans le défilé, et à suivre le corps du général russe. +Malheureusement, en descendant ainsi en Bohême, il ne fit pas garder le +défilé de Peterswald, qu'il laissait derrière lui; à la vérité, il +comptait sur la marche du maréchal Saint-Cyr et du maréchal Marmont +qu'il dit avoir prévenus du mouvement qu'il faisait en avant. Mais +n'importe qui a failli dans cette occasion, le fait est que Vandamme ne +fut pas soutenu, et que le défilé étant ainsi resté libre, le corps du +général Kleist qui suivait celui du général Osterman, passa, sans se +douter de cette circonstance [9], entre le corps du maréchal Saint-Cyr +et celui du général Vandamme, qui se trouvait ainsi en avant de lui. On +entendit bientôt le bruit du canon; c'était le général Vandamme qui +était aux prises avec le général Osterman, et qui, pendant le plus fort +de l'action, vit déboucher derrière lui des troupes qu'il prit d'abord +pour celles du maréchal Saint-Cyr, mais par lesquelles il ne tarda pas à +être attaqué. Ne pouvant s'expliquer comment cela avait pu arriver, il +fit ses dispositions pour se défendre en avant et en arrière, ce qui +l'affaiblit sur tous les points à la fois. Le moral de ses jeunes +soldats n'était pas à la hauteur d'une position aussi difficile; il les +forma vainement en carré; il fut enfoncé, perdit son artillerie avec +sept ou huit mille prisonniers parmi lesquels il était lui-même. Le +reste s'éparpilla, gagna les bords de l'Elbe à la faveur des bois, et +rejoignit l'armée. + +[9: Ce fait m'a été attesté par des officiers-généraux en 1822.] + +On marcha tant que l'on put au bruit du canon du général Vandamme; mais +on ne put pas arriver avant sa défaite, et voilà comment le corps +prussien du général Kleist, qui aurait dû être pris, décida la +dispersion de celui de Vandamme; chose qui ne serait pas arrivée, si, au +lieu de descendre en Bohême, ce général était resté au défilé de +Peterswald, où il aurait intercepté les Prussiens, ou si, lorsqu'il eut +fait son mouvement, le maréchal Saint-Cyr fût venu le remplacer. + +Lorsqu'on vint annoncer cet événement à l'empereur, il était à Dresde, +tourmenté par des coliques violentes que lui avait occasionnées la pluie +froide qu'il avait reçue sur le corps pendant toute la bataille du 27. +Il en eut de l'humeur, mais le mal était sans remède; il ordonna à son +aide-de-camp, le comte de Lobau, de prendre le commandement des débris +du corps du général Vandamme. On rassembla quinze à vingt mille hommes; +on les réarma, on les équipa, et en très peu, de temps, ce corps se +trouva remis, au moral, de la perte qu'il avait éprouvée. Elle n'aurait +eu qu'un bien faible effet sur le reste de la campagne sans deux +événements qui la suivirent coup sur coup. + +La bataille de Dresde avait eu des effets si surprenants, que l'empereur +avait songé à leur donner toute la suite que rendait possible le vaste +plan sur lequel les opérations des alliés paraissaient basées. Les +masses énormes de leurs troupes rentraient en Bohême par des chemins +déjà difficiles, et gâtés par le mauvais temps. + +Elles ne pouvaient y arriver qu'en désordre, et, avant que toute cette +multitude eût été ralliée et reformée d'après un nouveau plan, +l'initiative des mouvements ne pouvait lui être contestée. + +Avant le malheur arrivé à Vandamme, il voulait marcher lui-même par la +route de Pirna avec le corps de ce général, ceux de Saint-Cyr et de +Marmont, qu'il aurait fait suivre par la garde; de cette manière, il +serait arrivé, avec la plus grande partie de l'armée, sur n'importe quel +point de l'intérieur de la Bohême, longtemps avant la réunion des +colonnes ennemies. De plus, il entrait en communication naturelle avec +le corps du maréchal Macdonald, qui était resté sur le Bober. Si ce +mouvement eût réussi, il aurait été bientôt suivi d'un événement de +guerre qui aurait surpassé tout ce que l'empereur avait fait +jusqu'alors, et ses ennemis eussent éprouvé une défaite d'autant plus +grande, que leur nombre les rendait moins mobiles. Mais le temps qu'il +fallut pour réorganiser le corps du général Vandamme fit perdre des +moments précieux que les ennemis mirent à profit. + +La fortune avait cessé de nous être favorable. Le maréchal Macdonald, +qui avait reçu ordre de déboucher du Bober, et de passer cette rivière, +éprouva un échec encore plus grave que celui de Vandamme; il fut obligé +de se retirer en désordre, ayant perdu beaucoup de monde, ainsi qu'un +matériel d'artillerie énorme. + +Le maréchal Oudinot avait reçu ordre de se porter sur Berlin, qui était +couvert par le corps du général Bulow, lequel venait d'être rejoint par +les Suédois, commandés par Bernadotte. + +Le maréchal Oudinot avait avec lui les corps du général Bertrand et du +général Reynier, qui commandait les Saxons: il avait encore d'autres +troupes; son corps dépassait quatre-vingt mille hommes; il marcha jusque +près de Potsdam. Le général Reynier faisait tête de colonne; il +rencontra les ennemis, et les attaqua, à ce que l'on dit, assez +précipitamment, afin d'agir hors de l'influence de son général en chef, +ce qui était devenu un peu trop ordinaire dans l'armée. Mais toujours +est-il vrai que le maréchal Oudinot aurait pu et dû arriver plus tôt sur +le champ de bataille. C'était à lui à empêcher le général Reynier de +s'engager seul, ou à le faire soutenir par ses autres corps, une fois +qu'il fut engagé. Au lieu de cela, il ne fit rien; Reynier combattit +avec ses seuls Saxons contre tout le corps de Bulow. Ses troupes, voyant +qu'elles étaient inhumainement sacrifiées sans qu'on s'occupât à les +appuyer, plièrent bientôt, et prirent la fuite. On essaya de les +rallier, on voulut faire donner les troupes du général Bertrand; mais le +mouvement était imprimé, la confusion fut bientôt extrême. Le maréchal +Oudinot éprouva des pertes considérables en tout genre, et fit à la hâte +sa retraite sur l'Elbe, dans la direction de Torgau. Il vint jusque sous +le canon de cette place. + +Ce funeste événement, arrivé en même temps que celui qu'avait éprouvé le +maréchal Macdonald, dérangea totalement les projets de l'empereur. Au +lieu de chercher à profiter des succès de la journée du 27, il fallut +songer à défendre la rive droite de l'Elbe. + +L'empereur répara les pertes du maréchal Oudinot en le faisant joindre +par des troupes que lui conduisit le maréchal Ney, qui était dans les +environs de Wittemberg. Ce maréchal prit le commandement de tout ce +corps, nouvellement réorganisé; il reporta en avant son armée, qui +n'était pas encore remise du coup qu'elle avait essuyé: son mouvement +coïncidait avec celui que l'empereur faisait lui-même sur le Bober, où +il s'était porté avec la meilleure partie de l'armée pour réparer +l'échec qu'y avait reçu le maréchal Macdonald. + +Si ces deux mouvements avaient réussi, la conséquence raisonnable qui +aurait pu en résulter aurait été d'obliger la majeure partie des forces +des alliés qui étaient en Bohême, de repasser en Silésie pour venir +s'opposer à l'empereur; mais la fortune en ordonna autrement. + +Les choses allaient bien sur le Bober où l'empereur s'était porté de sa +personne, lorsqu'un nouveau malheur, arrivé au maréchal Ney, vint encore +lui faire abandonner ses premiers projets. + +Le maréchal, ne consultant que son ardeur, marcha droit devant lui sur +une très grande profondeur; il fut attaqué pendant son mouvement, tant +en tête que par son flanc gauche, sur lequel Bulow donna avec ses +Prussiens. Il rompit ainsi la ligne d'opérations du maréchal Ney, et y +mit un tel désordre, que toute cette armée revint à la hâte sur l'Elbe, +d'où elle était à peine partie; elle éprouva une perte encore plus +grande que la première fois. Cet événement ramena l'empereur sur Dresde, +et l'obligea d'abandonner toute espèce de plan d'opérations sur la rive +droite de l'Elbe pour concentrer ses troupes sur la rive gauche. Il +avait toujours les places situées sur le cours de ce fleuve et espérait +former quelque combinaison nouvelle pour améliorer une situation de +choses que cette suite d'accidents avait successivement aggravée. Il se +trouvait dans la même position que Frédéric dans sa dernière campagne; +mais il était moins heureux que ce grand roi, en ce que là où il n'était +pas en personne, on n'éprouvait que des revers, tandis que Frédéric +avait quelques généraux qui savaient gagner des batailles. + +Le moral était rentré dans l'armée ennemie qui s'accroissait de tous les +revers partiels de la nôtre. L'empereur n'avait plus de troupes à +appeler à lui, et celles qu'il avait commençaient à souffrir des +privations de vivres, qui devenaient plus rares à mesure que le cercle +du terrain qu'elles occupaient se rétrécissait. + + + + +CHAPITRE XVII. + +Marche du maréchal Augereau.--Défection de la Bavière.--Irruption des +alliés en Saxe.--Mouvement de l'empereur.--Bataille de +Leipzig.--Défection des Saxons.--Passage de l'Elster.--Mort du prince +Poniatowski. + + +Depuis la bataille du 27, l'empereur avait songé à appeler à lui le peu +de troupes françaises qui, sous les ordres du maréchal Augereau, étaient +réunies à l'armée bavaroise sur les bords de l'Inn. Ces troupes +formaient deux petites divisions. Si les succès de la bataille gagnée à +Dresde le 27 rendaient leur présence inutile sur l'Inn, les revers dont +elle fut suivie rendaient impérieux l'appel de ces troupes à l'armée; +sans ces revers, la réunion des deux divisions du maréchal Augereau à la +grande armée eût été une imprévoyance, parce qu'indubitablement les +ennemis auraient été obligés de se renforcer de tout le corps autrichien +qui était commandé par le général Frimont dans les environs de Lintz et +de Wels aux frontières de la Bavière. Alors l'armée française et +bavaroise combinée sur l'Inn, devenait inutile. L'arrivée de cette +petite armée fit beaucoup de bien, mais n'était pas, à beaucoup près, +proportionnée au besoin que l'on éprouvait partout de voir paraître de +quoi ranimer les espérances. + +Son départ livra la Bavière aux intrigues qui l'agitaient. Le général de +Wrede se trouva affranchi de toute contrainte, jeta l'effroi partout, et +bientôt la nouvelle de nos désastres, qui y arriva promptement, +détermina ce pays à suivre le parti que lui commandait notre mauvaise +fortune. Je reviendrai sur ce point tout à l'heure. + +L'empereur était avec toute son armée sur la rive gauche de l'Elbe, +menaçant toujours de porter l'offensive sur la rive droite, lorsque +toute la grande armée ennemie sortit une seconde fois de la Bohême, où +on avait été obligé de la laisser se réorganiser, au lieu d'aller la +disperser comme cela avait été le premier plan de l'empereur. + +Elle entra en Saxe, et vint, par l'intérieur de ce pays, occuper toutes +les communications que l'empereur pouvait avoir avec la Saale et +Leipzig; elle s'étendait beaucoup par sa gauche pour donner la main au +corps de Bernadotte, qui, après avoir battu le maréchal Ney, avait passé +l'Elbe un peu au-dessus de Magdebourg. La grande armée ennemie exécuta +cette marche en évitant toute espèce d'action entre elle et l'armée que +commandait l'empereur. Si ce prince était resté sur les bords de l'Elbe, +l'armée ennemie eût effectué son mouvement sans coup férir, et l'eût +infailliblement affamé dans son camp, en le resserrant successivement, +et en évitant les batailles, ce qu'elle pouvait faire, puisque ses +derrières étaient libres. + +L'empereur, pour déjouer ce projet, quitta les bords de l'Elbe et vint +se placer en avant de Leipzig, ayant l'Elster à dos, et comme il ne +cherchait qu'une bataille générale, à la suite de laquelle il voulait +reprendre tous les projets qu'il avait après celle de Dresde, il laissa +le corps du général Saint-Cyr à Dresde, ainsi que de bonnes garnisons +dans Torgau et Wittemberg. + +À la guerre, les plus vastes combinaisons sont taxées d'extravagances, +lorsqu'elles ne sont pas couronnées par le succès; il faut réussir, +c'est là la condition indispensable. Mais quelle que soit la sévérité du +jugement de l'histoire sur les événements de cette époque, il est juste +de dire que, si cette célèbre bataille de Leipzig avait été gagnée par +l'empereur comme l'avait été celle de Dresde, rien ne s'opposait à ce +qu'il remarchât vivement sur cette place, ou sur un des autres points +qu'il occupait sur l'Elbe, selon la direction que l'armée ennemie aurait +donnée à sa retraite. Placé par cette manoeuvre sur la corde de l'arc +que les ennemis auraient eu à parcourir pour arriver à un appui qui ne +pouvait se trouver qu'en Bohême, rien, dis-je, ne s'opposait à ce que +l'empereur y arrivât avant eux, et ne réparât par un coup d'éclat tous +les malheurs de cette campagne. Si cela était arrivé ainsi, on aurait +manqué d'expressions pour le louer, et il n'y a nul doute qu'avec +l'armée d'Austerlitz et l'espèce de troupes qu'il eut jusqu'au fatal +hiver de 1812, il eût vu son audacieuse conception couronnée du succès +qu'elle méritait. Quant à moi qui l'ai servi dans les glorieuses années +de sa carrière, je ne me permets de blâmer son entreprise à Leipzig que +parce qu'il jouait sa dernière ressource; je voyais bien ce qu'il +pouvait gagner, mais je ne le trouvais pas proportionné à ce qu'il +courait le risque de perdre, surtout ayant des troupes médiocres, et +ayant déjà appris la guerre à ses ennemis. Néanmoins beaucoup de +considérations, étaient en sa faveur. + +En se retirant de Dresde à Leipzig, il avait emmené avec lui le roi de +Saxe et sa famille. Les princes qui composaient la confédération du Rhin +étaient ébranlés, mais aucun n'avait encore abandonné son alliance; il +recevait au contraire de leur part des assurances d'un constant +attachement dans sa mauvaise comme dans sa bonne fortune. En se retirant +de la Saxe, il perdait d'abord l'armée de ce pays, et avec elle +successivement les contingents de tous les autres, dont les armées +alliées se seraient grossies, c'est-à-dire que le résultat de sa +retraite eût égalé les pertes de la bataille sans en entraîner aucune +pour l'ennemi. + +Bien plus, s'il s'était retiré, tout ce qu'il avait laissé sur l'Elbe +était perdu. Un malheur de la situation de l'empereur, c'est que, parmi +tant de guerriers éprouvés sur les champs de bataille dans mille +occasions difficiles, pas un ne se fût élevé jusqu'aux hautes +conceptions à l'exécution desquelles ils ont si noblement concouru. + +Pendant qu'après la perte de la bataille de Leipzig, l'empereur ramenait +les débris de son armée vers le Rhin, il y avait dans Dresde trente +mille hommes, dans Torgau et Wittemberg, vingt-cinq mille au moins, dix +à douze mille dans Magdebourg, plus de trente mille dans Hambourg. Tout +ce monde devint inutile, on n'en tira aucun parti. + +Malgré toutes les considérations qui semblaient porter l'empereur à +risquer encore le sort des armes dans une bataille rangée, l'on ne peut +penser, lorsqu'on l'a connu particulièrement, qu'il ne l'eût pas évitée, +s'il avait été informé, comme il devait l'être, que tout ce qu'il +pouvait craindre, soit après l'avoir perdue, soit en se retirant sans la +livrer, était déjà arrivé d'un côté, et se préparait de l'autre. + +Assurément, s'il avait su qu'aussitôt le départ des divisions du +maréchal Augereau des bords de l'Inn, l'armée bavaroise avait ouvert des +communications avec l'armée autrichienne, et que, par suite des fâcheux +effets que nos malheurs avaient produits sur les princes confédérés +d'Allemagne, le gouvernement bavarois, oubliant tout ce qu'il devait à +l'empereur, avait signé presque aussitôt un traité d'alliance avec +l'Autriche; s'il avait su qu'en conséquence de ce traité, les trois +divisions bavaroises, qui, quelques jours auparavant, étaient campées à +côté de celles du maréchal Augereau, s'étaient aussitôt mises en +mouvement avec l'armée autrichienne qui leur était opposée, pour venir à +marches forcées lui couper la retraite par la rive gauche du Mein, +qu'elles passèrent à Asschaffembourg, il eût sans doute regardé comme +inutile de combattre pour prévenir ce qui était déjà effectué. Il fut on +ne peut pas plus mal servi, sous ce rapport, pendant toute la campagne. + +Il y avait encore dans l'armée même une division bavaroise, sur laquelle +il n'était plus permis de compter. + +Mais ce qui ne peut s'expliquer, c'est que ses agents diplomatiques lui +aient laissé ignorer que toutes les cours des princes confédérés se +communiquaient déjà leurs intentions réciproques, en sorte que le parti +de chacune d'elles était pris; il ne leur fallait que l'occasion +d'éclater sans trop se compromettre. + +L'armée saxonne, qui était campée avec la nôtre, était travaillée +sourdement, et montrait les dispositions les plus hostiles; il n'y avait +que les Polonais qui fussent inébranlables. Ils restaient ce qu'ils +avaient constamment été, toujours prêts à verser leur sang pour celui +auquel ils s'étaient attachés. + +Les fonctionnaires qui, par état, devaient avoir un oeil vigilant sur +ces relations, sont bien à plaindre d'avoir été abusés, ou bien +coupables de n'avoir pas tout bravé, pour découvrir ces pénibles +vérités, et n'avoir pas averti du danger que l'on courait. On avait +l'habitude de se retrancher derrière l'empereur, il était le remède et +la consolation à tout; personne ne l'aidait, il fallait qu'il pensât, +devinât et agît pour tous. + +Il vit cependant, quelques jours avant la bataille, toutes les chances +défavorables qu'il avait à la livrer. Mais il n'était plus possible de +l'éviter; d'une part, l'armée ennemie s'était tellement avancée, qu'une +marche de retraite eût été bien difficile, quoiqu'elle n'eût jamais été +comparable à la défaite qui suivit la fatale journée de Leipzig: on ne +dérange pas aisément le plan d'opérations d'une armée entière, pour la +faire agir dans un sens diamétralement opposé à ce que l'on avait +projeté: il eût fallu pouvoir disposer de quelques jours, pour tenter de +retirer au moins ce que l'on avait laissé sur l'Elbe; et déjà les heures +que la fortune se lassait de nous accorder étaient comptées. Je n'étais +pas à l'armée, et n'ai su que sommairement les incidents et les +résultats de la bataille de Leipzig, dont les suites ont été immenses. +L'empereur avait pris position en avant de la place, avec le projet de +prendre l'offensive dans l'attaque, aussitôt que les armées ennemies se +seraient assez approchées pour lui faciliter l'exécution de ses vues, +qui demandaient une grande rapidité de mouvements décisifs. Mais +indépendamment de ce que les incidents dont je viens de parler +apportèrent une grande différence entre ce qu'il voulait entreprendre et +ce qu'il lui fut possible d'exécuter, il eut encore le désavantage +d'être prévenu dans l'attaque. + +La veille du jour décisif, il y eut un combat extrêmement meurtrier qui +acheva la destruction du maréchal Ney. Les troupes y combattirent avec +leur valeur accoutumée, mais elles épuisèrent cette dose de moral dont +les courages les plus héroïques même ont toujours besoin. Enfin dans +l'événement qui suivit, elles furent mises dans un état de décomposition +complet. L'armée fit son devoir, mais elle fut écrasée par le nombre, et +surtout par une quantité prodigieuse d'artillerie. Cette méthode avait +été introduite dans les armées depuis la guerre de 1809, où l'espèce +médiocre des troupes que nous avions avait obligé d'y suppléer par le +nombre des pièces de canon. L'artillerie fut augmentée au point que, sur +le champ de bataille de Wagram, nous eûmes jusqu'à sept cent +cinquante-six bouches à feu, y comprenant les pièces de position qui +avaient protégé le passage du Danube [10]. + +[10: Je tiens ce détail du général Lariboissière, qui commandait +l'artillerie de l'armée en 1809.] + +Les ennemis, qui, depuis plusieurs années, imitaient l'empereur en tout, +avaient aussi accru leurs forces dans cette arme; comme lui, ils avaient +pris l'habitude de réorganiser l'artillerie étrangère, et de la faire +servir sur le champ de bataille, en sorte que celle que les trois +puissances déployèrent à Leipzig surpasse l'imagination. + +Le grand usage de cette arme terrible rend en général les batailles peu +décisives; mais lorsqu'elle est appuyée par une forte cavalerie, comme +l'était celle que les puissances alliées déployèrent, elle devient un +moyen de victoire assuré, surtout lorsqu'il est question de combattre en +force double une armée qui a une rivière à dos, comme l'avait l'année +française à Leipzig. + +Dans l'affaire qui avait eu lieu la veille ou l'avant-veille, on avait +fait prisonnier le général autrichien Meerfeldt; l'empereur le reçut au +bivouac, eut avec lui un long entretien, et le renvoya avec des +propositions pacifiques. Il était trop tard, les ennemis avaient la +conscience de leurs forces; ils voyaient que la fortune nous avait +tout-à-fait abandonnés. Ils ne pouvaient plus craindre un revers, +particulièrement les Russes, dans les bras desquels toutes les +puissances d'Allemagne s'étaient jetées; une victoire leur livrait le +monde, tandis qu'une bataille perdue n'entraînait que des résultats +médiocres, attendu la disproportion du nombre qu'il y avait entre eux et +nous. + +Il n'y a nul doute que si l'empereur avait eu avec lui les corps qu'il +avait laissés sur l'Elbe, il aurait abandonné l'Allemagne. Il a fallu +qu'une suite d'incidents fâcheux le missent dans la nécessité de jouer +le tout pour le tout, ce qu'il n'a jamais fait depuis les belles époques +de sa gloire. + +Les ennemis attaquèrent l'armée en avant de Leipzig, je crois, le 18 +octobre; le feu fut meurtrier. On fit de part et d'autre des prodiges de +valeur. Ils devaient surprendre davantage de la part des troupes +françaises, dont les plus vieux corps étaient les cohortes de gardes +nationaux, qui avaient été mobilisées et mises en campagne depuis le +mois de mars. La cavalerie n'était non plus composée que de recrues; les +hommes et les chevaux étaient aussi neufs les uns que les autres; il n'y +avait que l'artillerie qui fût en bon état. Quel que fût néanmoins +l'appui qu'elle tirait de cette arme, l'armée n'eût pas résisté quelques +heures à une attaque aussi vigoureuse sans la présence de l'empereur, +qui se reproduisait partout. + +Les ennemis étaient si nombreux, qu'ils apercevaient à peine les pertes +qu'ils essuyaient. Leurs masses nous pressaient dans tous les sens; la +victoire ne pouvait leur échapper. Elle aurait cependant été plus +indécise sans la défection des Saxons. Au milieu de la bataille, ces +troupes s'ébranlèrent, marchèrent à l'ennemi, comme si elles eussent +voulu l'attaquer, et, faisant tout à coup volte-face, elles ouvrirent un +feu violent d'artillerie et de mousqueterie sur les colonnes à côté +desquelles elles combattaient quelques instants auparavant. Je ne sais à +quelle page de l'histoire il faudrait remonter pour trouver un semblable +trait. Cet événement apporta tout à coup une grande différence dans nos +affaires, qui déjà allaient mal. C'est ici le moment de rappeler +qu'avant la bataille, l'empereur avait renvoyé la division bavaroise qui +était avec lui; il parla aux officiers en des termes qui sortiront +difficilement de leur mémoire. Il leur dit que «les lois de la guerre +les rendaient ses prisonniers, puisque leur gouvernement avait pris +parti contre lui, mais qu'il ne pouvait pas oublier les services qu'ils +lui avaient rendus; qu'en conséquence ils étaient libres de retourner +chez eux.» Ces troupes quittèrent l'armée, où on les aimait, et prirent +la route de la Bavière. + +Le passage des Saxons dans l'armée ennemie obligea l'empereur à des +mouvements qu'il n'aurait pas faits, surtout au milieu d'une action +aussi chaude. Ces mouvements jetèrent le désordre parmi les troupes, +dans un moment où on ne pouvait désirer trop de calme et de ce silence +froid qui peut remédier à tout quand une bataille se décide. Il fallut +bientôt songer à la retraite, qui s'exécutait déjà par suite de +l'épuisement des forces physiques et morales des troupes, qui +combattaient depuis le matin avec un désavantage marqué. + +Les ennemis s'en aperçurent bientôt. Leurs attaques n'en devinrent que +plus vives; il n'y avait plus que par le pont de Leipzig que la retraite +pouvait s'effectuer, et l'on ne conçoit pas que l'état-major de l'armée +eût négligé de faire construire plusieurs ponts: la chose aurait été +d'autant plus facile, qu'une ville comme Leipzig offrait plus de +matériaux et d'ouvriers qu'il n'en fallait, si ceux de l'armée n'avaient +pas été suffisants. + +Le prince de Neufchâtel dit avoir donné des ordres; l'artillerie et le +génie soutiennent n'en avoir pas reçu. Oubli ou négligence, les +conséquences n'en furent pas moins désastreuses. + +Presque toute la gauche et une partie du centre étaient déjà retirées, +et avaient repassé l'Elster, lorsque l'empereur le repassa lui-même. Il +recommanda à l'officier d'artillerie qui était de garde au pont, où l'on +avait préparé des artifices pour le détruire, de ne pas s'absenter, et +de ne mettre le feu que lorsque les dernières troupes seraient en +sûreté. + +Les corps s'écoulèrent d'abord sans incident fâcheux; mais le désordre +était tel que personne ne pouvait dire si sa colonne était ou n'était +pas la dernière. Les tirailleurs ennemis avançaient; on se pressait sur +le pont, la confusion était au comble. + +L'officier, ne sachant pas quel était l'état des choses sur la rive +ennemie, court à un officier-général pour s'en assurer. La foule le +porte au loin, il ne peut revenir sur ses pas; ses artilleurs, qui +voient déboucher des Allemands, des cosaques, mettent le feu aux +artifices; le pont s'écroule, et le corps de droite, qui contenait les +masses ennemies, est coupé. + +Le bruit de ce malheureux événement lui arriva bientôt. Il se mit à son +tour en désordre, et vint chercher un passage à travers champs et +marais. Ce fut là le comble du désastre: les troupes furent prises en +entier, et avec elles les généraux Lauriston et Reynier. Le prince +Joseph Poniatowski, qui venait d'être fait maréchal de France, gagnait +en ce moment les bords de l'Elster; il était blessé, mais ne consultant +que son courage, il se jeta à cheval dans la rivière, où il périt +malheureusement. On n'était pas plus brave que ce prince; impétueux, +magnanime, plein d'aménité, il fut aussi regretté du parti qu'il servait +qu'estimé de celui qu'il avait combattu. + +Ainsi finit cette fatale journée de Leipzig, qui fit perdre à la France +une belle et nombreuse armée et tous ses alliés. + + + + +CHAPITRE XVIII. + +Position du roi de Saxe.--Part que Bernadotte prend à la défection des +Saxons.--État de l'opinion.--Mesures diverses.--Murat, ses intrigues et +son départ.--Le général de Wrede.--Bataille de Hanau.--Irruption des +cosaques à Cassel.--Arrivée de nos troupes à Mayence.--Déplorable état +des choses et de l'opinion. + + +Le roi de Saxe était resté dans Leipzig; l'empereur alla lui dire adieu, +et lui témoigna de sincères regrets de ce qu'il l'enveloppait dans sa +mauvaise fortune. La position de ce prince était d'autant plus mauvaise, +qu'il se trouvait exposé à tous les ressentiments des puissances qui +avaient tenu une conduite moins estimable que la sienne. Son armée passa +de nos rangs dans ceux des ennemis, mais ce ne fut ni par son ordre ni +avec sa participation. On se servit cependant de son nom pour la +séduire; on lui dit que le roi était entré dans l'alliance contre la +France, et on l'enleva. Il n'y avait sorte de petits moyens de cette +espèce que la Russie ne mît en jeu pour détruire l'influence de la +France sur les armées des princes d'Allemagne. Mais celui de tous les +coalisés qui abusa le plus de ces indignes moyens, fut Bernadotte. Il +avait commandé les Saxons pendant qu'il combattait dans nos rangs, il se +servit des relations que cette circonstance lui avait données parmi eux +pour les égarer; correspondances, proclamations, séductions de toute +espèce, rien ne fut épargné. + +Après l'affaire de Leipzig, qui fut une véritable destruction, il ne +restait pas d'autre parti à prendre à l'empereur que de regagner les +bords du Rhin. L'armée prit la route d'Erfurth, Gotha, Fulde et Hanau; +mais les subsistances manquaient partout. Cette fâcheuse circonstance +acheva de mettre le désordre dans les troupes; je ne sais comment cela +arriva, mais tous les frais qui avaient été faits pour remonter les +équipages des vivres furent en pure perte. L'armée, ne trouvant pas de +quoi vivre dans les villages situés sur la route qu'elle suivait, se +répandit dans les terres, où elle croyait trouver de quoi satisfaire ses +besoins. Il résulta de là qu'elle ne présentait plus d'organisation; +c'était une multitude harcelée par les troupes légères ennemies, et qui +se rapprochait presque par instinct de la frontière. + +En passant à Erfurth, l'empereur laissa une garnison dans la place, afin +de retarder la poursuite des ennemis, en les obligeant à aller prendre +un détour pour venir rejoindre la route de Hanau, où se dirigeait notre +armée. + +L'on sut bientôt à Paris la nouvelle de l'état déplorable dans lequel +étaient nos affaires: ce fut pour l'opinion publique un coup de massue +qui acheva de détruire ses espérances de repos et de bonheur. On avait +su la défection de la Bavière avant même que l'empereur en fût informé, +et, qui plus est, on avait appris la marche de l'armée combinée de +Bavarois et d'Autrichiens sous les ordres du général bavarois de Wrede, +que l'empereur avait tant affectionné dans les campagnes précédentes. Il +arriva à marches forcées à Hanau avant nos colonnes, et se préparait à +donner le coup de grâce à l'armée française, qui avait si généreusement +combattu pour l'indépendance de son pays, et qui en même temps avait +fondé sa gloire et sa fortune particulière. Quand on est ingrat, on ne +l'est jamais à demi. Il ne lui suffisait pas d'avoir soulevé son pays +contre la France, il voulait donner le coup de mort à nos débris. Les +Bavarois devinrent en un jour nos ennemis les plus implacables. Au lieu +de combattre pour leur indépendance, ils oublièrent que, si l'empereur +eût voulu les sacrifier à l'Autriche, il aurait éteint tous les +ressentiments de cette puissance, et aurait, une bonne fois pour toutes, +terminé avec elle. + +Cette bataille de Leipzig augmentait prodigieusement la puissance morale +des alliés; leurs forces physiques se grossirent encore des armées +bavaroise, wurtembergeoise, enfin de tous les princes confédérés du +Rhin. + +Le ministre de la guerre servait encore l'empereur avec beaucoup de +zèle; il jugea le danger que courait l'armée, et fit fort sagement +marcher sur Francfort tout ce qu'il put rassembler de troupes à Mayence: +en même temps, il proposa à l'impératrice, qui présidait le conseil des +ministres, de lever et d'organiser promptement la garde nationale de la +Lorraine, de l'Alsace, des bords du Rhin et de la Franche-Comté. Cette +proposition fut adoptée, mais elle présentait mille difficultés dans son +exécution, en ce que les arsenaux étaient dépourvus d'armes, qui avaient +été envoyées en Pologne, avant le désastreux hiver de 1812, où elles +tombèrent au pouvoir des ennemis. + +On s'aperçut des embarras qu'on allait avoir pour subvenir aux besoins +de l'armée. La position qu'avaient prise les Bavarois interceptait les +communications de l'empereur avec la France, en sorte que l'on était +livré aux conjectures; et lorsqu'une fois l'on pense en noir, +l'imagination ne trouve plus de bornes qui l'arrêtent. La consternation +était partout, on ne prévoyait plus que des malheurs, qui ne tardèrent +pas à arriver. + +C'est ici le moment de parler d'une anecdote qui mérite une place dans +l'histoire. + +Depuis quelque temps, la police de Rome avait rendu compte que, d'après +des bruits publics, qui venaient de Naples, le gouvernement de ce pays +avait prêté l'oreille aux propositions des Anglais, et se préparait à +suivre le parti de la coalition. Quelque absurde que parût un semblable +bruit, on le répandait avec tant de détails et de circonstances, qu'il +était bien difficile de ne pas reconnaître qu'il y avait eu au moins +quelques rapports entre le ministère napolitain et les agents du +gouvernement britannique. Il fallait donc que le roi de Naples, qui +était près de l'empereur à l'armée, où il commandait la cavalerie, eût +donné des instructions particulières pour ouvrir ces négociations, ou +qu'il ne se fût pas opposé à ce que la reine régente les ouvrît en son +absence. De quelque manière que la chose se fût passée, le fait n'en +était pas moins criminel, en ce qu'il donnait aux ennemis une idée de +plus de l'état désespéré dans lequel étaient les affaires de l'empereur, +que le roi de Naples lui-même abandonnait. On trouvait cela si coupable +en France, que l'opinion en était soulevée; on se refusait à le croire, +parce que le roi de Naples y avait la réputation d'un homme brave et +loyal. Cependant rien n'était plus vrai, comme on va le voir. + +Pendant que ces bruits s'établissaient à Rome, où ils ruinaient la +confiance publique, l'on me rendait compte de Florence du passage par +cette ville d'un personnage napolitain de haute considération, le duc de +Rocca-Romana, grand écuyer de la cour de Naples, qui allait rejoindre +son souverain à l'armée. + +En comparant l'époque du passage de cet individu par les départements +français au-delà des Alpes, avec la défection du gouvernement +napolitain, on voit évidemment qu'il en était le messager, et qu'il +n'avait pas d'autre mission que de prévenir le roi que tout était prêt, +et qu'on n'attendait plus que lui. + +Il passa par Lyon, gagna de là Strasbourg et Mayence, d'où il rejoignit +l'armée au-delà de Hanau qu'il traversa avant qu'il fût occupé par les +Bavarois. Il trouva le roi de Naples à Eisnach, où était son +quartier-général; et, sur le rapport qu'il reçut, le prince partit +précipitamment. Avait-il eu l'ordre de se porter en avant pour éclairer +la marche de l'armée, dont la retraite était déjà menacée d'assez près +pour que l'on ne pût plus en douter, ou bien se tenait-il loin de +l'empereur pour pouvoir lui échapper, soit qu'il craignît qu'on fût +informé de ses projets, ou que le moment de se dérober à ses regards fût +arrivé? Je n'en sais rien, mais j'appris presque en même temps le +passage par Mayence de M. de la Romana, et le départ du roi de Naples. +Il traversa Mayence, Strasbourg, et les Alpes, qu'il franchit par le +Simplon. + +Il eut aussi le bonheur de passer par Hanau avant l'arrivée de +l'avant-garde bavaroise, qui intercepta cette route presque aussitôt +après, en sorte que l'empereur ne put lire tous les détails qu'on lui +avait envoyés à ce sujet que lorsqu'il n'était plus temps. + +Le passage subit du roi de Naples par la France surprit tout le monde. +La première pensée qui se présenta fut que l'empereur l'envoyait en +toute hâte en Italie pour réunir son armée et la joindre à celle du +vice-roi, afin de préserver l'Italie d'une invasion dont elle paraissait +menacée; cela semblait d'autant plus vraisemblable, qu'on savait les +troupes anglaises de Sicile en mouvement. On n'attribuait pas le voyage +du roi de Naples à un autre but; on était bien loin de la vérité. + +Joachim passa par Turin, Florence et Rome, sans laisser échapper un mot +qui trahît ses projets. Le prince Borghèse, qui gouvernait en Piémont, +ni la princesse de Lucques, qui gouvernait la Toscane, n'en eurent le +moindre soupçon. On s'en douta encore moins à Rome, où commandait le +général Miolis. L'arrivée du roi de Naples fut bientôt suivie d'un +nouveau danger pour l'Italie, où il ouvrit peu de temps après les +hostilités contre les troupes françaises. + +Ce fut dans le même temps qu'arriva la défection de la Westphalie. Les +malheurs qu'avait éprouvés l'armée la rendait inévitable; mais, hâtée +comme elle le fut par une irruption subite de cosaques, elle produisit +en France une impression fâcheuse en ce qu'elle portait le cachet d'un +abandon général de tous les alliés de l'empereur. On y était bien +préparé, mais l'on avait de la peine à se persuader qu'une simple +apparition de troupes légères pût le consommer. Voici comment cet +événement eut lieu. + +Pendant que l'armée de l'empereur était encore près de Leipzig, un corps +de cosaques passa l'Elbe au-dessous de Magdebourg, marcha par le +Hanovre, et vint avec une grande rapidité jusque près de Cassel, où le +roi de Westphalie était encore. + +La sécurité y était telle que l'officier-général russe qui commandait +les cosaques arriva jusqu'aux lieux où l'artillerie westphalienne +faisait l'exercice du tir du canon. Il y trouva quelques pièces avec +leurs munitions qu'on avait crues suffisamment gardées par le voisinage +de la capitale; il les emmena et poussa sur Cassel, que les cosaques +traversèrent au galop. + +Dans le premier moment, tout prit la fuite. Le roi fut obligé de se +retirer, mais il fut fidèlement accompagné par les troupes de sa garde; +il n'alla qu'à très peu de distance de sa capitale. Il apprit bientôt la +force du corps qui l'attaquait. + +L'infanterie qui était en garnison dans la ville s'était renfermée dans +la citadelle. Les ennemis furent obligés de se retirer presque aussitôt +qu'ils furent entrés; mais cela n'avança pas beaucoup les affaires du +roi de Westphalie, qui fut obligé de suivre le mouvement de la grande +armée et de venir derrière le Rhin, qu'il passa à Bonne ou Cologne. Ses +gardes le suivirent jusque sur les bords du fleuve, où il les congédia; +la plus grande partie retourna à Cassel, et les autres se retirèrent +chez eux. Le roi vint à Paris ainsi que la reine, avec les personnes qui +suivaient leurs destinées. + +Il y avait déjà plusieurs jours que l'on était sans nouvelles de +l'empereur. On n'en avait pas eu depuis que la communication était +interceptée par la prise de Hanau. Ce prince était bien mécontent de la +conduite du gouvernement bavarois, et cette mauvaise disposition de sa +part était aigrie encore en reconnaissant combien il avait été mal servi +sous le rapport des informations extérieures; il reçut presque en même +temps l'avis de l'arrivée du corps du général de Wrede à Hanau, et un +rapport de son ministre à Munich, qui lui rendait compte que la Bavière +resterait dans son alliance, malgré les revers de sa fortune; et ce qui +paraîtra plus extraordinaire encore, c'est que cette lettre du ministre +de France à Munich était datée du jour même que fut signé le traité qui +fut conclu à Ried [11], et d'après lequel les troupes bavaroises et +autrichiennes réunies se mirent en marche pour les bords du Rhin. + +[11: Ried est un village d'Autriche à quatre lieues au-delà de Brannau, +sur la frontière d'Autriche et de Bavière.] + +Il fallait ou que le ministre de France eût écrit bien précipitamment, +ou qu'il eût été singulièrement trompé, car il était trop homme +d'honneur pour être suspecté. + +La tête de l'armée qui revenait de Leipzig déboucha enfin par la route +de Fulde à Hanau, où elle trouva les Bavarois en position depuis +plusieurs jours. On ne les marchanda pas, on les attaqua avec furie, et +les soldats firent un traitement impitoyable à tous ceux qui leur +tombèrent dans les mains. Ils ne revenaient pas de voir que des troupes +pour lesquelles ils avaient combattu en 1805 et 1809 eussent tourné +aussi perfidement leurs armes contre eux. + +Le passage fut bientôt ouvert. L'armée bavaroise reprit la route du +Mein, où on ne pouvait pas perdre à la poursuivre un temps trop précieux +pour la retraite de la grande armée; on en hâta la marche autant qu'on +le put, et on ramena enfin à Mayence cette grande multitude qui +n'offrait que du désordre, et n'avait plus rien d'une armée. La +dispersion des soldats des différends régiments était au comble, et pour +surcroît de malheur, l'administration, accoutumée à compter sur des +succès, n'avait aucun magasin à Mayence, ce qui obligea de disperser +l'armée dans les villages, où on la fit vivre chez les habitants; cette +mesure, qui aurait été bonne si les corps avaient été réorganises, +devint désastreuse en ce qu'elle retarda la réunion des soldats épars. +Les revers, les fatigues et la misère les avaient abattus au point +qu'ils étaient devenus indifférents à tout. Ils s'arrêtaient dans les +premiers lieux qu'ils rencontraient, et s'y établissaient. Combien l'on +regretta de n'avoir pas fait des approvisionnements de tous genres à +Mayence, où l'on aurait pu tenir l'armée réunie sur un terrain assez +rétréci pour visiter souvent les troupes et les ravitailler! On serait +alors indubitablement parvenu à les remettre en ordre, et à leur faire +reprendre une attitude respectable. Au lieu de cela, leur dispersion +rendit l'activité du chef presque inutile, les ordres restaient pour la +plupart sans exécution, et l'état de l'armée, loin de s'améliorer, +empira; les maladies contagieuses se mirent parmi les troupes et +achevèrent de les ruiner. Jamais les armées françaises n'avaient offert +un si triste tableau: on appelait la paix à grands cris, comme le seul +remède qui pût donner le temps nécessaire pour réparer tant de maux; +mais nous allons voir combien il était difficile de la faire. + +L'empereur était arrivé à Mayence; il avait le coeur déchiré de cet état +de choses, mais il n'adressait de reproches à personne: sa situation +était affreuse. Il avait une avant-garde à Hocheim, sur la rive droite +du Rhin; une garnison dans Dantzick, à l'embouchure de la Vistule; une +dans chacune des places de Stettin, de Custrin, et, je crois, de Glogau, +sur l'Oder, et une à Spandau près Berlin. + +Sur l'Elbe, il avait, comme je l'ai déjà dit, trente mille hommes dans +Dresde, environ dix-huit mille dans Torgau, cinq à six dans Wittemberg, +environ dix mille dans Magdebourg, et trente mille dans Hambourg. Il en +avait aussi laissé quatre ou cinq mille dans Erfurth en se retirant. + +Toutes ces garnisons lui auraient donné une armée fraîche s'il avait +gagné la bataille de Leipzig; il la perdit, et non seulement ces troupes +lui devinrent inutiles, mais leur absence acheva de ruiner ses affaires. +Le système de guerre avait changé depuis que les armées que l'on mettait +en campagne étaient devenues aussi considérables. On ne faisait plus de +sièges, on bloquait une place avec des troupes légères, et l'on +attendait paisiblement que la garnison eût mangé son dernier boisseau de +farine. Pendant ce temps les grandes armées agissaient offensivement +l'une contre l'autre, et celle des deux qui gagnait la dernière bataille +faisait Charlemagne. + + + + +CHAPITRE XIX. + +Mesures de défense.--L'impératrice au sénat.--Ouvertures des +alliés.--Artifices de Metternich.--Le maréchal Soult--Beau +mouvement.--Comment il échoue. + + +Tels étaient les affligeants résultats de la bataille de Leipzig, dont +les conséquences ne pouvaient jamais être pour les ennemis, s'ils +l'avaient perdue, ce qu'elles devinrent pour nous. + +J'ai déjà dit qu'avant de la livrer, l'empereur avait eu des +pressentiments de ce qui pouvait arriver. Il avait même prévu que, s'il +la gagnait, il ne lui resterait pas des moyens suffisants pour donner à +son succès des suites capables de faire conclure la paix. C'est pourquoi +il voulut faire déployer à la France de nouvelles forces, proportionnées +à la masse énorme d'ennemis que l'adversité avait réunis contre nous. +Dans ce but, il envoya ordre à l'impératrice régente de convoquer +extraordinairement le sénat, et d'aller y faire elle-même l'exposition +des malheurs dont la France était menacée par toutes les défections de +ses alliés. Elle parla à cette assemblée d'un ton digne et élevé, qui +donnait à sa jeunesse un lustre encore plus grand que l'éclat de son +rang et de sa naissance; elle partageait vivement les malheurs d'un pays +qu'elle avait adopté franchement; elle croyait que chaque Français en +particulier était intéressé à ne point compter des sacrifices qui +devaient empêcher la ruine de l'édifice national. + +Elle fut attentivement écoutée et pénétra tout le monde du plus vif +intérêt pour elle; elle sortit de la salle du sénat au milieu du plus +respectueux enthousiasme de toute cette assemblée. M. Regnault de +Saint-Jean-d'Angely, dont le zèle était infatigable comme le talent, +développa les motifs de la démarche du gouvernement, qui demandait +encore une levée d'hommes. Les dangers pressants ne permettaient aucune +réflexion; elle fut approuvée, parce que l'on consulta moins +l'impossibilité de l'effectuer, que la nécessité impérieuse où l'on +était de ne rien refuser de tout ce qui pouvait préserver le territoire +d'une invasion contre laquelle il se trouvait presque sans défense; il +n'était d'ailleurs plus question de faire des conquêtes, mais d'empêcher +d'être conquis à son tour. + +Cette démarche de l'impératrice régente au sénat eut lieu avant +l'arrivée de l'armée à Mayence, et par conséquent avant qu'elle eût +éprouvé les pertes qui l'avaient rendue nécessaire, de sorte que la +première réflexion que fit faire cette levée d'hommes, c'est qu'elle ne +suffirait pas, et qu'infailliblement il en faudrait une seconde avant +peu pour mettre l'armée au point où on avait voulu la porter avant de +tenter le sort des armes à Leipzig. Cette idée navrait tous les coeurs, +la confiance s'éclipsa, on n'apercevait plus de consolation dans +l'avenir, et les esprits se livrèrent à toutes sortes de conjectures sur +des changements que l'on prévoyait devoir arriver par l'impuissance où +l'on était tombé de les empêcher. + +Il n'y a nul doute que le voeu national ne demandait que la paix; telle +qu'elle eût été, elle eût comblé tous les désirs, mais il n'était encore +dans la pensée de personne de sacrifier celui dont l'amour et la +reconnaissance nationale n'étaient pas complètement détachés. + +Des incidents qui survinrent firent successivement changer ces +dispositions: je vais en rendre compte en suivant l'ordre dans lequel +ils sont arrivés. Aussitôt que je sus l'empereur arrivé à Mayence, je +lui écrivis pour lui faire connaître tout ce que j'apercevais de sombre, +et je le pressai de venir lui-même à Paris pour imprimer le mouvement +national, sans quoi on ne se sauverait pas. + +Le temps pressait, et la malveillance, jointe au découragement, aurait +été plus puissante qu'une impulsion qui aurait été donnée de Mayence. +L'empereur arriva à Paris dans les premiers jours de novembre, et fut +suivi de tout ce qu'il avait emmené avec lui à l'armée. + +Un incident qui survint presque aussitôt fit un instant trêve aux +sombres idées qui remplissaient les esprits. Le ministre de France près +du duc de Saxe-Weimar avait été enlevé par un détachement ennemi, qui +viola la résidence de ce prince. Il fut envoyé à Toeplitz, rappelé au +quartier-général des alliés, et mandé par M. de Metternich, avec lequel +il eut une longue conversation, dont il rendit compte lui-même à son +retour. + +«Après avoir été, dit M. de Saint-Aignan dans son rapport, traité +pendant deux jours comme prisonnier de guerre à Weimar, où se trouvait +le quartier-général des empereurs d'Autriche et de Russie, je reçus +l'ordre, le jour suivant, de partir pour la Bohême avec un convoi de +prisonniers. Jusque-là je n'avais vu personne ni fait aucune +réclamation, pensant que le titre dont j'étais revêtu était une +réclamation suffisante. Outre cela, j'avais déjà protesté contre le +traitement qu'on me faisait éprouver. Cependant je crus, dans ces +circonstances, devoir écrire au prince de Schwartzenberg et au comte de +Metternich, pour leur représenter l'inconvenance d'un pareil procédé. Le +prince de Schwartzenberg m'envoya sur-le-champ le comte Paar, son +premier aide-de-camp, pour excuser la méprise commise à mon égard, et +m'inviter soit chez lui, soit chez le comte de Metternich. Je me rendis +de suite chez ce dernier, parce que le prince de Schwartzenberg n'était +pas chez lui. Le prince de Metternich me reçut avec des égards +distingués; il me dit quelques mots sur ma position, dont il se chargea +de me tirer, s'estimant heureux, me dit-il, de me rendre ce service, et +de me témoigner, en même temps l'estime que l'empereur d'Autriche a pour +le duc de Vicence. Ensuite il me parla du congrès, sans que je lui aie +fourni matière à ce nouveau tour de conversation. «Nous désirons +sincèrement la paix, me dit-il, et nous la conclurons. Il s'agit de +saisir la chose ouvertement et sans détour. La coalition restera unie: +les moyens indirects que l'empereur Napoléon pourrait employer pour +parvenir à la paix ne peuvent plus avoir d'effet. Que toutes les parties +s'expliquent clairement l'une envers l'autre, et la paix pourra être +conclue.» Après cette conversation, le comte de Metternich me dit que je +devais me rendre à Toeplitz, où j'aurais dans peu de ses nouvelles, et +qu'il espérait me voir à mon retour. Je partis le 27 octobre pour +Toeplitz, où j'arrivai le 30. Le 2 novembre, je reçus une lettre du +comte de Metternich, d'après laquelle je quittai Toeplitz le 3, et me +rendis au quartier-général de l'empereur d'Autriche, à Francfort, où +j'arrivai le 8. Je fus le même jour chez le comte de Metternich. Il me +parla de suite des succès des puissances alliées, de la révolution qui +se passait en Allemagne, et de la nécessité de faire la paix. Il me dit +que les alliés, longtemps avant la déclaration de l'Autriche, avaient +salué l'empereur François du titre d'empereur d'Allemagne, mais qu'il +n'avait point accepté ce titre insignifiant, et que l'_Allemagne, de +cette manière, lui appartenait plus qu'auparavant_; qu'il désirait que +l'empereur Napoléon se persuadât que la plus grande impartialité et la +plus grande modération régnaient dans les conseils des alliés, mais +qu'ils se sentaient d'autant plus forts qu'ils étaient plus modérés; que +_personne n'avait des projets contre la dynastie de l'empereur +Napoléon_; que l'Angleterre était bien plus modérée qu'on ne croyait; +que jamais il n'y avait eu un moment plus favorable pour traiter avec +cette puissance; que, si l'empereur Napoléon voulait réellement conclure +une paix durable, il épargnerait de grands maux à l'humanité, et de +grands dangers à la France, en ne retardant pas les négociations; qu'on +était prêt à s'entendre; que les idées qu'on s'était formées de la paix +étaient de nature à poser à l'Angleterre des bornes équitables, et +assurer par mer à la France toutes les libertés auxquelles pouvaient +prétendre les autres puissances de l'Europe; que l'Angleterre était +prête à rendre à la Hollande, comme état indépendant, bien des choses +qu'elle ne lui rendrait pas comme province de l'empire français; que ce +que M. de Meerfeldt avait été chargé de dire de la part de l'empereur +Napoléon pouvait donner lieu à plusieurs déclarations, qu'il me prierait +de rapporter; qu'il ne demandait de moi que de les rendre exactement, +sans y rien changer; que l'empereur Napoléon ne voulait pas concevoir +l'idée d'un équilibre entre les puissances de l'Europe; que cet +équilibre cependant était non seulement possible, mais nécessaire; que +la proposition avait été faite à Dresde de prendre en compensation +différends pays que l'empereur ne possédait plus, comme, par exemple, le +duché de Varsovie, et que, dans le cas présent, on pouvait encore donner +de semblables compensations. Le comte de Metternich me fit prier de me +rendre chez lui le 9 au soir. Il venait du palais de l'empereur +d'Autriche, et me remit la lettre de S. M. à l'impératrice. Le comte me +dit que le comte de Nesselrode allait venir à l'instant chez lui, et +qu'en sa présence il me chargerait de ce que je devais annoncer à +l'empereur. Il me chargea de dire au duc de Vicence qu'il avait toujours +pour lui les mêmes sentiments d'estime que lui avait en tout temps +inspirés son caractère noble. Peu d'instants après, le comte de +Nesselrode entra. Celui-ci me répéta en peu de mots ce que le comte de +Metternich m'avait déjà dit sur la mission dont j'étais invité à me +charger; il y ajouta qu'on pouvait considérer M. de Hardenberg comme +présent et agréant tout ce qui avait été dit. Ici M. de Metternich +développa les intentions des alliés, ainsi que je devais en rendre +compte à l'empereur. Après que je l'eus entendu, je répliquai que, +puisque mon rôle ici n'était que d'écouter sans parler, je n'avais rien +à faire que de répéter mot à mot ses paroles, et que, pour en être plus +sûr, je demandais la permission de les écrire, simplement pour mon +usage, et de les lui mettre après sous les yeux. Le comte de Nesselrode +proposa que j'écrivisse cette note sur-le-champ, et le comte de +Metternich me conduisit seul dans un cabinet où j'écrivis la note qui +suit [12]. Lorsque je l'eus terminée, je rentrai dans l'appartement. M. +de Metternich dit: Vous voyez lord Aberdeen, l'ambassadeur anglais; nos +intentions sont les mêmes, ainsi nous pouvons continuer à nous +entretenir en sa présence. Alors il demanda que je lusse ce que j'avais +écrit. Lorsque j'en vins à l'article concernant l'Angleterre, lord +Aberdeen parut ne pas m'avoir bien compris; je le lus encore une fois, +et alors il observa que les expressions _liberté du commerce et droit de +navigation_ étaient très vagues. Je répondis que j'avais écrit ce que M. +de Metternich m'avait chargé de dire. M. de Metternich ajouta que ces +expressions pouvaient en effet embrouiller la question, et qu'il serait +mieux d'en mettre d'autres à la place. Il prit la plume, et écrivit: +_que l'Angleterre ferait les plus grands sacrifices pour une paix fondée +sur ces bases_ (celles énoncées plus haut). Je fis l'observation que ces +expressions étaient tout aussi vagues que celles qu'on avait +retranchées. Lord Aberdeen fut de la même opinion, et dit qu'il serait +mieux de rétablir ce que j'avais écrit d'abord: en même temps, il répéta +l'assurance que l'Angleterre était prête aux plus grands sacrifices; +qu'elle possédait beaucoup et rendrait à pleines mains. Le reste de la +note ayant été trouvé conforme à ce que j'avais entendu, la conversation +tomba sur des objets indifférents. Alors entra le prince de +Schwartzenberg: tout ce qui avait été traité fut répété. Le comte de +Nesselrode, qui s'était éloigné un instant pendant la conversation, +revint, et me chargea, de la part de l'empereur Alexandre, de dire au +duc de Vicence qu'il ne changerait jamais d'opinion sur son caractère et +sa loyauté, et que tout serait bientôt arrangé, s'il était chargé d'une +négociation. Je devais partir le lendemain, 10 novembre, au matin; mais +le prince de Schwartzenberg me fit prier d'attendre jusqu'au soir, +n'ayant pas encore eu le temps d'écrire au prince de Neufchâtel. Dans la +nuit, il m'envoya le comte Woyna, son aide-de-camp, qui me remit cette +lettre, et me conduisit aux avant-postes. J'arrivai le 11 au matin à +Mayence.» + +[12: _Note de M. de Saint-Aignan._ + +Le comte de Metternich me dit que la circonstance qui m'avait conduit au +quartier-général pouvait être utilisée, en me chargeant de porter à S. +M. l'empereur la réponse aux propositions qu'il avait fait faire par le +comte de Meerfeldt. En conséquence, le comte de Metternich et le comte +de Nesselrode m'ont invité d'annoncer à S. M. que les puissances alliées +s'étaient unies par des liens indissolubles, par lesquels elles étaient +puissantes, et auxquels elles ne renonceraient jamais. Que, d'après les +engagements qu'elles avaient contractés, elles avaient pris la décision +de ne point conclure d'autre paix qu'une paix générale. Qu'au temps du +congrès de Prague, il était encore possible de penser à une paix +continentale, parce que, d'après les circonstances, on n'avait pas +encore eu le temps de s'entendre sur une autre négociation; mais que, +depuis, les intentions des puissances et de l'Angleterre étaient +connues, et qu'il serait en conséquence inutile de penser à un armistice +ou à une négociation qui n'aurait pas pour but une paix générale. Que +les souverains coalisés, sous le rapport de la puissance et de la +prépondérance, sont unanimement d'accord _que la France doit être +conservée dans son intégrité et dans ses limites naturelles, le Rhin, +les Alpes et les Pyrénées_. Que l'indépendance de l'Allemagne était une +condition _sine quâ non_, et qu'en conséquence la France devait +renoncer, non pas à l'influence que tout grand État a nécessairement sur +un État moins puissant, mais à toute espèce de souveraineté sur +l'Allemagne; que S. M. avait elle-même posé en principe que les grands +États doivent être séparés par de plus faibles. Que du côté des +Pyrénées, l'indépendance de l'Espagne et le rétablissement de l'ancienne +dynastie étaient également une condition _sine quâ non_. Qu'en Italie, +l'Autriche devait obtenir une frontière qui serait un des objets de la +négociation, et que le Piémont, ainsi que l'État italien, offrait +plusieurs lignes qui pourraient être un objet de négociation, pourvu que +l'Italie, ainsi que l'Allemagne, fût gouvernée dans l'indépendance de la +France et de toute autre grande puissance. Que de même l'État de la +Hollande serait un objet de négociation, toujours en partant du principe +qu'elle doit être libre. Que l'Angleterre était disposée à faire les +plus grands sacrifices pour une paix établie sur ces bases, et à +reconnaître la liberté du commerce et de la navigation, que la France à +le droit de demander. Que si S. M. _adopte ces bases d'une paix +générale, on pourrait déclarer neutre une ville jugée convenable, sur la +rive droite du Rhin, où les plénipotentiaires de toutes les puissances +belligérantes se réuniraient, sans que le cours des événements de la +guerre soit arrêté par ces négociations_.] + +Ainsi il fallait abandonner ce qui nous restait de nos conquêtes, +sanctionner les conséquences que nos revers avaient entraînées, livrer +l'Italie, évacuer la Hollande, et tout cela pour obtenir, non pas la +paix, mais l'ouverture de négociations qui ne sauveraient pas la France +des ravages dont elle était menacée. On ne pouvait faire de +communications plus dures ni plus suspectes. On ne les repoussa pas +néanmoins. + +Elles avaient été transmises le 15 novembre, le 16, M. de Bassano +répondit qu'une _paix fondée sur l'indépendance de toutes les nations_, +tant sous le point de vue continental que sous celui des relations +maritimes, avait toujours été l'objet des voeux de l'empereur; que ce +prince acceptait la réunion d'un congrès à Manheim. Mais l'horizon +politique avait changé; la réponse ne parut ni assez claire, ni assez +précise; le cabinet des Tuileries n'admettait pas assez nettement les +bases qu'on lui proposait. C'était jouer sur les mots, mais les +circonstances étaient trop graves pour le remarquer. Le duc de Vicence, +qui avait succédé au duc de Bassano, réitéra l'adhésion dans les termes +qu'exigeait Metternich. Ce furent alors d'autres difficultés. Les +souverains n'étaient pas tous à Francfort; les négociations ne pouvaient +s'ouvrir qu'ils ne se fussent entendus. + +L'empereur voyait la déception et la ressentait d'une manière cruelle. +Mais tout se réunissait pour nous accabler. L'épidémie s'était mise +parmi nos troupes. Les fatigues, les besoins, et, plus que tout cela, +l'impression morale de nos désastres, avaient semé les maladies dans nos +cantonnements. Les hôpitaux étaient encombrés, et nos soldats, +habituellement si fiers devant l'ennemi, étaient sans force contre les +dégoûts et les privations. Ils succombaient à leurs misères; chaque jour +voyait affaiblir des rangs que le fer avait déjà tant éclaircis. Les +affaires n'allaient pas mieux en Espagne. Le maréchal Soult avait été +prendre le commandement de l'armée battue à Vittoria. Parvenu, à force +de soins et de peine, à la réorganiser, il résolut de tenter un coup +capable de rétablir les affaires au-delà des Pyrénées. + +L'armée anglaise et espagnole, qui s'était avancée sur la Bidassoa, +bloquait Pampelune avec une division, en même temps qu'avec le gros de +ses forces elle pressait le siège de Saint-Sébastien. Le maréchal Soult +saisit avec beaucoup de sagacité le parti qu'il pouvait tirer de cette +circonstance pour la couper. Il marcha par la gauche, et arriva devant +Pampelune, que Wellington était encore sous les murs de Saint-Sébastien. +L'attaque commençait, le succès allait couronner cette belle +combinaison, lorsqu'une averse affreuse, versant des torrents de pluie +sur les montagnes, le força à rappeler ses colonnes. Les Anglais ne +furent pas arrêtés par les mêmes obstacles. Ils n'avaient ni cols, ni +ravins à franchir; ils arrivèrent à la course et se trouvèrent en ligne +lorsque nous fûmes en mesure de reprendre notre opération. Un autre +contre-temps encore: le maréchal avait ordonné au général Drouet, qui +occupait une position intermédiaire de laquelle il contenait un corps +anglais aux ordres du général Picton, de marcher pour venir le joindre +en dérobant son mouvement; ce fut justement le contraire qui arriva: le +corps anglais aux ordres du général Picton rejoignit celui du général +Wellington, devant Pampelune, au moment où le maréchal Soult +l'attaquait, et le général Drouet ne parut que lorsque tout était fini. +Le corps qu'il devait contenir avait pénétré dans le flanc droit du +maréchal, et l'avait obligé à se mettre en retraite après avoir essuyé +une perte notable. Le mal était désormais irréparable, les troupes que +Drouet amenait se mirent même en désordre; il n'y eut d'autre parti à +prendre que celui d'une prompte retraite pendant laquelle le soldat +éprouva toute sorte de privations. + +L'armée anglaise une fois réunie sous les murs de Pampelune, il n'était +plus possible d'intercepter sa ligne d'opérations; mais la concentration +faite, le maréchal eût encore réussi à dégager la place, si le général +Drouet était venu le joindre, ainsi qu'on devait l'espérer, au moins +quand le corps du général Picton se présenta sur le champ de bataille. +Cet effort n'ayant été suivi d'aucun succès, Pampelune capitula, et nous +perdîmes la dernière place que nous occupassions sur cette partie du +territoire espagnol. + +Ce triste événement ne pouvait arriver dans une circonstance plus +fâcheuse; il acheva de détruire les faibles espérances qu'on nourrissait +encore de sortir de la cruelle position où tant de revers nous avaient +placés. Une autre conséquence non moins grave, c'est qu'il contribua +beaucoup à changer les dispositions que les alliés avaient manifestées +par l'organe de M. de Saint-Aignan. On blâma beaucoup le duc de Bassano +de n'avoir pas accepté dans toute leur étendue les bases qu'ils avaient +posées. L'accusation était injuste. Le projet de la lettre qu'il écrivit +le 16 novembre à M. de Metternich renfermait, conformément à l'intention +manifestée d'abord par Napoléon, l'acceptation explicite des bases de +Francfort. Cette partie fut supprimée, et en lisant la lettre [13] avec +attention, on voit bien qu'elle a été tronquée. Elle le fut à dessein. +Napoléon, qui avait reconnu à Prague le degré de confiance que +méritaient les alliés lorsqu'ils parlaient de paix, jugeait qu'il leur +serait très facile de désavouer ce qui aurait été dit dans un entretien +confidentiel à une personne sans mission et sans caractère spécial, et +qu'il serait plus habile de les amener à donner à leurs propositions une +consistance officielle. Son ministre lui proposait, à cet effet, de +renvoyer à Francfort M. de Saint-Aignan, avec autorisation de faire et +de signer en son nom une déclaration d'acceptation des bases, en +présence des ministres qui les avaient dictées. Cette déclaration, si +elle n'avait pas été éludée, aurait nécessairement été reçue par une +note écrite, et le terrain de la négociation se serait ainsi trouvé +établi diplomatiquement; mais Napoléon préféra le moyen d'une lettre par +laquelle les bases de la négociation seraient acceptées implicitement +par la nomination d'un plénipotentiaire pour négocier. Il connaissait +assez le comte de Metternich, et sa politique, qui le portait à saisir +toutes les occasions de se donner un vernis de bonne foi, pour ne pas +douter qu'il ne répondît par la demande de l'acceptation formelle des +bases proposées, lesquelles recevraient de cette réponse le caractère +officiel et irrévocable qui leur manquait. «J'en suis si convaincu, +disait Napoléon à son ministre, que je dicterais sa lettre dès +aujourd'hui.» Il ne cherchait pas, comme on le répandit alors, à gagner +du temps, puisqu'il était convenu que les négociations n'arrêteraient +pas le cours des opérations militaires. La lettre attendue [14] combla +les espérances qu'on en avait conçues; car elle engageait les _hautes +puissances alliées_ de la manière la plus formelle: «Leurs Majestés, +disait M. de Metternich, sont prêtes à entrer en négociation dès +qu'elles auront la certitude que Sa Majesté l'empereur des Français +admet les bases générales et sommaires que j'ai indiquées dans mon +entretien avec le baron de Saint-Aignan.» Ce qui ne l'empêcha pas, +lorsque cette certitude lui eut été donnée [15] de dire, dans une lettre +tardive, que les puissances alliées n'étaient plus prêtes _à négocier +les bases générales, et qu'il fallait les consulter_ [16]. + +[13: _Au comte de Metternich._ + + Paris, le __ novembre 1813. + +Monsieur, le baron de Saint-Aignan est arrivé hier ici à midi, et il +annonce que, d'après les communications faites par V. Exc., l'Angleterre +accède à la proposition relative à l'ouverture d'un congrès pour la paix +générale, et que les puissances sont portées à déclarer neutre une ville +sur la rive droite du Rhin, pour la réunion des plénipotentiaires. S. M. +désire que celle ville puisse être Manheim. Le duc de Vicence, qu'elle +nomme son plénipotentiaire, s'y rendra aussitôt que V. Exc. me fera +connaître le jour que les puissances fixent pour l'ouverture du congrès. +Il paraît convenable, monsieur, et même conforme à l'usage, qu'il n'y +ait point de troupes à Manheim, et que le service soit fait par la +bourgeoisie, pendant que la police serait confiée à un employé du +grand-duché de Baden. Si on jugeait convenable d'y avoir des piquets de +cavalerie, leur force doit être égale de part et d'autre. À l'égard des +communications du plénipotentiaire anglais avec son gouvernement, elles +pourraient avoir lieu par la France et par Calais. _Une paix fondée sur +l'indépendance de toutes les nations, tant sous le point de vue du +continent que sous celui du commerce maritime_, a toujours été l'objet +des voeux de l'empereur. S. M. conçoit un heureux présage du rapport que +le baron de Saint-Aignan lui a fait sur les assurances du ministère +anglais. + +J'ai l'honneur, etc. + + Le duc de BASSANO.] + + +[14: _Au duc de Bassano._ + + Francfort-sur-le-Mein, 25 novembre 1813. + +Monsieur le duc, le courrier que V. Exc. a expédié de Paris le 16 est +arrivé ici hier. Je me suis empressé de mettre sous les yeux de LL. MM. +II. et de S. M. le roi de Prusse la dépêche dont vous m'avez honoré. LL. +MM. ont vu avec plaisir que l'entretien confidentiel avec M. de +Saint-Aignan a été considéré par S. M. l'empereur des Français comme une +preuve des intentions pacifiques des hautes puissances alliées. Animées +des mêmes intentions, constantes dans leurs vues et inséparables dans +leur alliance, elles sont prêtes à entrer en négociation, aussitôt +qu'elles auront la certitude que S. M. l'empereur des Français reconnaît +les bases générales et sommaires que j'ai indiquées dans ma conférence +avec le baron de Saint-Aignan. Il n'est pas fait mention de ces bases +dans la dépêche de V. Exc. Elle se borne à énoncer un principe auquel +tous les gouvernements européens prennent part, et qui forme le premier +objet de leurs voeux. Mais enfin ce principe, étant trop général, ne +peut pas remplacer les bases énoncées. LL. MM. désirent donc que S. M. +l'empereur Napoléon veuille se déclarer sur ces bases, afin d'empêcher +que des difficultés insurmontables n'arrêtent les négociations dès leur +ouverture. Les alliés n'ont aucune difficulté à admettre le choix de la +ville de Manheim. Sa neutralisation, et les règles de la police, telles +que V. Exc. les propose, sont parfaitement conformes à l'usage, et +peuvent avoir lieu en tout cas. + +Agréez, etc. + + METTERNICH.] + + +[15: _Au prince de Metternich._ + + Paris, le 2 décembre 1813. + +Prince, j'ai mis sous les yeux de S. M. la lettre que V. Exc. a adressée +au duc de Bassano. La France, en acceptant sans restriction comme bases +de la paix, l'indépendance des nations, tant sous le point de vue du +continent que sous celui des mers, a _déjà reconnu en principe ce que +les alliés paraissent encore trouver manquant_; S. M. accédait par là à +toutes les conséquences de ce principe, dont le résultat final doit être +une paix basée sur l'équilibre de l'Europe, sur la reconnaissance de +l'intégrité des nations dans leurs limites naturelles, et de +l'indépendance totale des États, en sorte que personne ne puisse +prétendre à une domination ou à une suprématie, sous quelque forme que +ce soit, sur les autres. Cependant c'est avec la plus vive satisfaction +que j'annonce à V. Exc. que je suis autorisé par l'empereur, mon auguste +souverain, à déclarer que S. M. accepte les bases générales et sommaires +qui ont été communiquées par M. de Saint-Aignan. Elles entraîneront de +grands sacrifices du côté de la France; mais S. M. les fera sans peine, +si après cela l'Angleterre fournit les moyens d'arriver à une paix +générale et honorable pour chacun, qui, ainsi que V. Exc. l'assure, est +le voeu non seulement des puissances coalisées, mais même de +l'Angleterre. + +Agréez, etc. + + Le duc de VICENCE.] + + +[16: _Au duc de Vicence._ + + Francfort-sur-le-Mein, 10 décembre 1813. + +Monsieur le duc, la note officielle dont V. Exc. m'a honoré en date du 2 +décembre, m'est arrivée de Cassel par nos avant-postes. Je n'ai pas +tardé à la mettre sous les yeux de LL. MM. Elles y ont vu avec plaisir +que S. M. l'empereur des Français a adopté les bases essentielles pour +le rétablissement d'un état d'équilibre, et pour la tranquillité future +de l'Europe. Elles ont décidé de communiquer sans délai cette pièce +officielle à leurs coalisés. LL. MM. II. et RR. sont convaincues +qu'aussitôt après la réception de leurs réponses, les négociations +pourront être ouvertes. Nous nous hâterons alors d'en prévenir V. Exc, +et de concerter avec vous les mesures qui paraîtront les plus propres à +atteindre le but qu'on se propose. + +Je vous prie, etc. + + Le prince de METTERNICH.] + + +L'empereur ne s'était pas laissé abuser par les artifices des alliés: il +avait poussé ses préparatifs avec vigueur. Si les propositions qu'on lui +transmettait étaient sincères, l'attitude qu'il cherchait à prendre ne +pouvait nuire aux négociations. En conséquence, il fit un appel à la +nation pour la déterminer à prendre les armes; quoique cette mesure fût +commandée par une impérieuse nécessité, elle devint le prétexte que les +ennemis saisirent pour revenir sur les dispositions qu'ils avaient +manifestées dans les ouvertures dont ils avaient rendu porteur M. de +Saint-Aignan. Ils firent paraître une déclaration imprimée [17] qui fut +répandue avec profusion. Cette pièce, rédigée avec beaucoup d'art, +présentait l'empereur comme un éternel artisan de troubles, comme un +furieux qui ne répondait à des ouvertures de paix que par des levées de +conscription. On cherchait à l'isoler; on annonçait que c'était à lui, +et non à la nation, qu'on faisait la guerre. On la flattait de l'espoir +de ne perdre aucune de ses conquêtes. On caressait son orgueil, on lui +disait qu'une nation ne perd pas ses droits à l'estime de ses rivales, +qu'elle ne doit pas cesser d'être grande pour avoir à son tour éprouvé +des malheurs. + +[17: Le gouvernement français vient d'arrêter une nouvelle levée de +trois cent mille conscrits; les motifs du sénatus-consulte renferment +une provocation aux puissances alliées. Elles se trouvent appelées de +nouveau à promulguer à la face du monde les vues qui les guident dans la +présente guerre, les principes qui font la base de leur conduite, leurs +voeux et leurs déterminations. Les puissances alliées ne font point la +guerre à la France, mais à cette prépondérance hautement annoncée, à +cette prépondérance que, pour le malheur de l'Europe et de la France, +l'empereur Napoléon a trop longtemps exercée hors des limites de son +empire. + +La victoire a conduit les armées alliées sur le Rhin. Le premier usage +que LL. MM. II. et RR. ont fait de la victoire a été d'offrir la paix à +S.M. l'empereur des Français. Une attitude renforcée par l'accession de +tous les souverains et princes de l'Allemagne, n'a pas eu d'influence +sur les conditions de la paix. Ces conditions sont fondées sur +l'indépendance de l'empire français, comme sur l'indépendance des autres +États de l'Europe. Les vues des puissances sont justes dans leur objet, +généreuses et libérales dans leur application, rassurantes pour tous, +honorables pour chacun. + +Les souverains alliés désirent que la France soit grande, forte et +heureuse, parce que la puissance grande et forte est une des bases +fondamentales de l'édifice social. Ils désirent que la France soit +heureuse, que le commerce français renaisse, que les arts, ces bienfaits +de la paix, refleurissent, parce qu'un grand peuple ne saurait être +tranquille qu'autant qu'il est heureux. Les puissances confirment à +l'empire français une étendue de territoire que n'a jamais connue la +France sous ses rois, parce qu'une nation valeureuse ne déchoit pas pour +avoir à son tour éprouvé des revers dans une lutte opiniâtre et +sanglante, où elle a combattu avec son audace accoutumée. + +Mais les puissances aussi veulent être heureuses et tranquilles. Elles +veulent un état de paix qui, par une sage répartition de forces, par un +juste équilibre, préserve désormais leurs peuples des calamités sans +nombre qui, depuis vingt ans, ont pesé sur l'Europe. + +Les puissances alliées ne poseront pas les armes sans avoir atteint ce +grand et bienfaisant résultat, noble objet de leurs efforts. Elles ne +poseront pas les armes avant que l'état politique de l'Europe ne soit de +nouveau raffermi, avant que des principes immuables n'aient repris leurs +droits sur de vaines prétentions, avant que la sainteté des traités +n'ait enfin assuré une paix véritable à l'Europe.] + + + + +CHAPITRE XX. + +Alexandre refuse de passer le Rhin.--Communication qui le +décide.--Artifices des alliés.--Défaut de ressources.--Le corps +législatif.--Disposition des esprits.--L'histoire jugera.--Insurrection +de la Hollande.--Encore le roi de Naples. + + +Le ton de bonne foi qui était adroitement répandu dans cette pièce +artificieuse ne pouvait pas manquer de faire bien des dupes dans un pays +où l'on n'apercevait plus de portes de salut. + +Cependant l'empereur de Russie refusait de passer outre. La France était +humiliée, il avait atteint son but, il ne voulait pas courir de +nouvelles chances qui ne devaient profiter qu'aux Anglais. Mais la +conspiration de l'intérieur s'agitait déjà à Francfort. Un homme connu +par les malheurs qu'il attira sur son pays, et l'inquiétude qu'il +promena de Pétersbourg à Paris, la représentait dans cette place. Il +avait inutilement usé un reste de crédit, et n'avait recueilli de ses +instances que l'annonce bien positive qu'on ne passerait pas le Rhin. +Mais un incident survint qui fit évanouir cette résolution. La Suisse +correspondait avec un brouillon comme lui, qui, tout couvert des +bienfaits de l'empereur, ne respirait que sa ruine. Celui-ci lui avait +dépêché son secrétaire, il le conduisit chez Alexandre, livra son +chiffre à ce prince avec les données que l'émissaire apportait. Elles +étaient si détaillées, si précises, que l'autocrate n'hésita plus. + +Nous étions au mois de décembre, on venait de convoquer le corps +législatif, et pour surcroît de malheur, on ajourna successivement de +plusieurs semaines l'ouverture de la session, ce qui donna à tous les +députés de cette assemblée le temps de se gâter l'opinion par les +lamentations dont retentissait la capitale. Elles se répandaient dans +les départements, abattaient le peu d'énergie qu'ils conservaient +encore, et revenaient dans la capitale où elles achevaient de tout +perdre, de tout troubler; de sorte que l'on vivait dans une atmosphère +d'inquiétudes et de mauvais bruits qui anéantissaient les restes de +l'esprit public. La déclaration de Francfort parvint à Paris; elle y +trouva des hommes crédules qui eurent la simplicité d'ajouter foi à ses +promesses. On se flatte aisément de ce que l'on espère, on s'accoutuma à +croire à la sincérité des alliés; on ne les regarda plus comme des +ennemis de la nation, on alla même jusqu'à admirer leur magnanimité, et +à vanter une modération dont on reprochait à nos généraux d'avoir +manqué. + +L'empereur luttait seul contre ce funeste aveuglement; il avait trop de +connaissance des hommes pour être dupe de l'artifice: mais aussi on le +croyait trop intéressé à le combattre, pour lui accorder la confiance +qu'on n'aurait jamais dû cesser d'avoir en lui. Il s'en plaignait +quelquefois dans son intérieur, et disait à ceux qui l'écoutaient: «Vous +verrez, messieurs, ce qu'il en coûte pour croire à la foi punique,» et +il citait la fable du traité des loups avec les brebis. + +Son courage et le calme de son esprit étaient intacts. Il travaillait à +toute heure du jour et de la nuit à se créer une armée avec laquelle il +pût défendre le territoire; mais les tableaux de la conscription ne +présentaient plus d'hommes disponibles; les états des arsenaux +n'offraient que des ressources insignifiantes: tout avait été épuisé +pour la campagne de 1812 et pour celle de Saxe. L'on avait très peu +travaillé dès-lors; les fusils, entre autres choses, manquaient +totalement. Depuis plusieurs années, on avait suggéré à l'empereur de +retirer ceux que l'on avait donnés à la garde nationale: c'était à peu +près tout ce que contenaient les arsenaux; mais ces armes étaient dans +un si mauvais état, que l'on dût établir partout des ateliers pour les +réparer. Cette situation était cruelle. Aussi l'empereur répétait-il +fréquemment: «Mais pourquoi ne m'a-t-on pas dit tout cela? pourquoi +m'a-t-on caché l'état des arsenaux?» + +Les besoins de chevaux de toute espèce étaient immenses, et cette +branche n'était pas moins épuisée que les autres. On se flattait d'y +pourvoir avec de l'argent. L'empereur avait une forte épargne, fruit de +ses économies. Il fit porter 30 millions au trésor; mais cette ressource +était loin de suffire aux besoins. Le crédit du gouvernement était +ébranlé, on ne pouvait sans argent comptant assurer aucun service; c'est +ce qui fit recourir à la mesure de la vente des biens communaux. Cette +ressource aurait été suffisante, mais quoiqu'elle fût exploitée de suite +administrativement, elle n'en devint pas moins un des griefs dont le +corps législatif se servit pour achever de priver le gouvernement du +dernier appui qui lui restait. + +Le corps législatif était depuis longtemps à Paris, et on n'ouvrait pas +la session. Quelle responsabilité ne pèse pas sur ceux qui en +détournaient l'empereur, pour servir de petits intérêts particuliers! +Déjà la malveillance et les brouillons s'occupaient de machinations. Ils +s'attachaient aux députés, qui étaient déjà mécontents de leur oisiveté, +et surtout d'un état de choses qu'ils s'exagéraient encore, parce qu'on +ne le leur exposait pas. Il s'éleva bientôt parmi eux toute sorte de +réflexions, entre autres, que si la constitution était plus forte, et +que si les ressources, tant de la population que des finances, n'étaient +pas livrées à l'arbitraire du gouvernement, de pareils malheurs +n'arriveraient pas, et ne pourraient pas arriver. À ces réflexions +vinrent se mêler des ressentiments particuliers. Le corps législatif +renfermait quelques anciens fonctionnaires publics qui imaginaient avoir +à se plaindre à l'empereur, ceux surtout qui n'avaient obtenu ni faveur, +ni distinction; ils crurent le moment favorable pour compter +rigoureusement avec lui. Ils se laissèrent aller à leurs passions +particulières, au lieu d'envisager le danger où se trouvait l'État. Tous +avaient encensé le gouvernement de l'empereur pendant sa prospérité; ils +s'étaient répandus en éloges sur tous les actes de son administration, +lorsqu'il n'avait que faire de leur assentiment; ils lui avaient fait +mille protestations de fidélité et de dévouement, lorsqu'il était le +maître du monde; et dans la seule circonstance peut-être où il eût +besoin de leur concours pour tirer l'État d'un péril qui devait les +engloutir eux-mêmes, ils se montrèrent difficiles, et choisirent ce +moment pour régler les limites d'un pouvoir qui ne pouvait être trop +absolu dans la circonstance où l'on se trouvait, et dont ils auraient +eux-mêmes reculé les bornes dans un temps où l'on pouvait véritablement +en abuser. + +Cette conduite du corps législatif mit le comble au mal, et il arrivera +un jour où le temps, qui éclaire et analyse tout, donnera à l'histoire +la force de reprocher à chacun de ces mauvais citoyens d'avoir prostitué +le caractère dont la confiance de leurs compatriotes les avait investis, +et d'avoir trahi le pays pour satisfaire des passions particulières. + +Les mois de novembre et de décembre de cette année furent féconds en +événements. Le premier qui arriva fut la capitulation du corps qui était +resté dans Dresde pendant la bataille de Leipzig. Il avait obtenu de +sortir avec les honneurs de la guerre pour rentrer en France avec armes +et bagages, mais après quelques jours de marche on le désarma, au mépris +des conventions stipulées. + +Peu de temps après arriva l'insurrection de la Hollande; l'empereur +avait été obligé d'en retirer les troupes pour les réunir à un corps +d'armée qu'il organisait dans la Belgique. Le pays se trouvant sans +autre défense que les garnisons du Helder et de Gorcum, un corps russe +arriva des bords de l'Ems à ceux du Wall, passa ce fleuve, et vint +offrir aux nombreux mécontents de la Hollande un appui dont ils +profitèrent. L'insurrection éclata à Amsterdam et à Rotterdam presque en +même temps; elle se fit, pour ainsi dire, sans effusion de sang; on mit +en fuite les autorités françaises, et surtout les employés des douanes +contre lesquels la haine était plus prononcée. + +On cria partout _vive Orange_, et les anciennes couleurs du stathouder +furent arborées. Jamais un pays ne rentra avec si peu d'effort sous la +domination de ses anciens chefs; le corps russe qui protégeait ce +mouvement s'avança jusqu'à la frontière du côté de Gorcum. Le prince +d'Orange arriva d'Angleterre presque aussitôt, et tout fut fini pour la +Hollande, c'est-à-dire que nous en fûmes complètement expulsés. Si le +corps du général Davout, qui était dans Hambourg, avait eu ordre de +quitter les bords de l'Elbe, lorsque l'armée revenait sur le Rhin, et +qu'on l'eût fait passer en Hollande, bien certainement l'insurrection +n'eût pas éclaté, et la guerre eût peut-être eu une tout autre issue. + +La position de l'empereur était terrible, et cependant il ne faisait que +préluder aux malheurs qui devaient l'accabler. + +Depuis son retour, le roi de Naples avait rassemblé son armée, et +s'était mis en communication immédiate avec les agents anglais. Comme il +était trop faible pour faire respecter son indépendance, et que sa +coopération changeait totalement la position des Autrichiens en Italie, +il était bien évident que la première condition qui lui serait imposée +pour mériter les bonnes grâces des alliés serait d'abord d'abandonner +l'empereur, puis enfin de tourner ses armes contre lui; ce qu'il fit, +comme on le verra tout à l'heure. + +L'empereur, qui connaissait toute l'inconstance d'esprit de ce prince, +prévit ce qu'il allait faire. Déjà l'armée autrichienne avait renforcé +le corps qu'elle avait en Italie. Il était devenu si supérieur à celui +que nous y avions, que la lutte ne pouvait être incertaine. Il pénétra +d'abord en Illyrie, dont on se souvient que M. Fouché avait été nommé +gouverneur pendant l'armistice de Neumarck. + +Le pays s'insurgea à l'approche des Autrichiens, et M. Fouché fut obligé +de se retirer. L'empereur le chargea de se rendre à Naples pour diriger +le roi, dont la position devenait délicate; mais au lieu de s'occuper +des intérêts de la France, M. Fouché s'occupa des siens. Il négocia, usa +le temps pour obtenir le paiement de quelques réclamations qu'il avait +sur le duché d'Otrante. Si on l'en croit, il fit pis encore, puisqu'il +se vantait d'avoir fixé les irrésolutions de Murat, et de l'avoir décidé +en faveur de la coalition. + +Si, au lieu d'employer l'ascendant qu'il avait sur ce prince à vaincre +la pudeur qui le retenait encore, il l'eût engagé à marcher contre ses +ennemis et les nôtres, qui sait la tournure qu'eussent pris les +affaires? Qui sait si les alliés eussent même osé franchir le Rhin? +Cette détermination n'eût-elle d'ailleurs rien changé à la marche des +affaires, ils eussent du moins fait l'un et l'autre ce qu'ils devaient +faire, Murat surtout: car ce prince était du nombre de ceux auxquels +leur position avait tellement tracé leur devoir, que toute conduite même +équivoque était une lâche trahison. + +On ne garde pas plus un trône après la perte de l'honneur, qu'on ne +reste sur un trône déshonoré. + + + + +CHAPITRE XXI. + +Considérations que je présente à l'empereur.--Elles paraissent faire +impression.--M. de Talleyrand est sur le point de rentrer au +ministère.--Condition qu'y met l'empereur.--Wellington doit aspirer à la +couronne d'Angleterre.--Il faut appuyer ses prétentions.--Réponse de +l'empereur.--Changement de ministère.--Le duc de Vicence aux relations +extérieures. + + +Je voyais de tous côtés le danger si pressant, et en même temps, je +voyais faire si peu d'efforts pour en triompher, que je me décidai à en +parler à l'empereur. + +Il m'en fournit lui-même l'occasion après un lever à Saint-Cloud. Il me +demanda mon opinion sur l'état des affaires; je lui répondis qu'elles ne +pouvaient pas être plus mauvaises, et, qui plus est, que les intentions +des alliés étaient visibles, qu'il n'y avait pas à s'y méprendre, que sa +perte était résolue.--«Vous le croyez? me dit-il avec un regard +animé.--Je le sais, sire, Votre Majesté est nécessaire au repos de +l'Europe; mais les passions ne voient pas l'avenir, tout leur est bon; +pourvu qu'elles se satisfassent, peu leur importe ce qui vient après. +Assurément l'Autriche ne devrait pas tremper dans ces complots; mais +Metternich sait à quelles conditions il a pactisé avec l'Angleterre, il +sait que vous ne l'ignorez pas. C'est aussi son trône qu'il défend, pour +son pouvoir qu'il combat; il poussera tout à l'extrême, si Votre Majesté +ne se hâte de le prévenir.» L'empereur écoutait, avait l'air d'attendre +les moyens que j'allais indiquer. J'ajoutai: «Il n'y en a qu'un, sire; +ils sont là-bas un tripot de diplomates à traditions communes, il faut +les mettre aux prises avec un des leurs.--M. de Talleyrand?--Oui, sire; +mêmes antécédents, mêmes moeurs, même religion; vous ne pouvez mieux +faire.--Mais le duc de Bassano?--Le duc de Bassano vous est tout dévoué, +mais il appartient à une autre école.» Ici l'empereur m'interrompit pour +faire l'éloge de toutes les bonnes qualités du duc. «Je sais, lui +dis-je, tout ce que Votre Majesté me fait l'honneur de me dire, et c'est +parce que je le sais que je conseille à Votre Majesté le choix que je +lai proposé.» Il me comprit alors, m'ordonna de partir pour Paris, et +lui envoyer M. de Talleyrand. Je montai en voiture, je me rendis chez ce +diplomate pour lui transmettre les ordres dont j'étais chargé, mais +apparemment que ce que j'avais dit à l'empereur avait fait impression +sur son esprit, car j'étais encore chez le prince de Bénévent, qu'un +page lui apporta l'invitation de se rendre à Saint-Cloud. + +J'étais persuadé que M. de Talleyrand allait rentrer au ministère; mais, +retourné au château le soir, j'appris par l'empereur lui-même, qui eut +la bonté de me le dire, comment les choses s'étaient passées. Il avait +assez goûté tout ce que M. de Talleyrand lui avait dit, et lui proposa, +après une longue conversation, de reprendre la direction des affaires +étrangères, à la condition cependant qu'il donnerait sa démission de la +charge de vice-grand-électeur. M. de Talleyrand accepta la direction des +affaires, mais ne voulut pas donner la démission qu'on lui demandait. Il +observa que c'était le priver d'un moyen de bien servir, que de diminuer +sa considération en le portant à une place à laquelle on le rappelait +dans un moment où elle était plus difficile à faire que jamais; il +hésita, et l'empereur ne conclut rien. + +La conversation continua; M. de Talleyrand, qui avait vu le but de +toutes les coalitions précédentes, ne s'abusait point sur les vues de +celle-ci. Il m'a rapporté avoir dit à l'empereur: «Voilà votre ouvrage +détruit; vos alliés, en vous abandonnant successivement, ne vous ont +laissé d'autre alternative que de traiter sans perdre de temps, de +traiter à leurs dépens, et à tout prix. Une mauvaise paix ne pourra pas +nous devenir aussi funeste que la suite d'une guerre qui ne peut plus +nous être favorable; le temps et les moyens de ramener la fortune vous +manquent, et vos ennemis ne vous laisseront pas respirer. + +«Il y a parmi eux des intérêts différends qu'il faudrait faire parler: +les ambitions particulières sont les moyens que l'on peut saisir pour +préparer une diversion.» + +Ici l'empereur le força de s'expliquer. M. de Talleyrand continua: +«Voilà en Angleterre une famille qui acquiert une gloire favorable à +tous les genres d'ambition; il est naturel de lui en supposer, ou du +moins il est permis de penser qu'en lui montrant l'intention de la +seconder, on ferait naître en elle le désir de s'élever, et qu'elle +trouverait en Angleterre assez d'hommes aventureux pour courir les +chances de sa fortune; en tout cas, cette proposition ne peut pas nous +nuire. Bien plus, si elle est écoutée, elle peut amener des changements +tels que nous n'ayons bientôt plus que peu de chose à réparer. Une autre +considération: vos alliés vous ayant manqué, vous ne pourrez rien faire +de solide qu'avec des hommes nouveaux, liés d'origine à la conservation +de votre système.» + +L'empereur écoutait M. de Talleyrand et lui disait encore de +s'expliquer, en lui reprochant qu'il était toujours le même, qu'on ne +pouvait pas le deviner. Ainsi pressé, Talleyrand nomma la famille +Wellesley, en ajoutant: «Voilà un Wellington qui doit avoir quelque +arrière-pensée. S'il se résigne à vivre sur sa réputation, il ne peut +pas ignorer qu'il ne sera bientôt plus question de lui; il a plusieurs +modèles devant les yeux, et un talent comme le sien ne s'arrêtera pas +tant qu'il y aura quelque chose à convoiter.» + +L'empereur n'adopta pas ces suggestions; il observa qu'avant de songer à +favoriser l'ambition des autres, il fallait être en état de se faire +respecter chez soi. Il ajouta même que, pour le moment, c'était la seule +chose à laquelle il fallait penser. M. de Talleyrand me rapporta qu'il +avait vu l'empereur fort pénétré de ce qu'il lui avait dit; il espérait +qu'il lui en reparlerait. + +On a blâmé M. de Talleyrand de ne s'être pas sacrifié dans une +circonstance comme celle-là. On a prétendu que c'était un crime de faire +des conditions, lorsqu'on avait besoin du concours de son talent. Le +blâme est facile à répandre, mais dans ce cas-là il n'était pas mérité. +M. Talleyrand connaissait sa position; il craignait que les haines qui +le poursuivaient depuis longtemps ne parvinssent encore à le faire +éloigner. Démis alors de sa place de vice-grand-électeur, il se serait +trouvé sans appui et même sans argent, car il avait éprouvé une faillite +énorme l'année précédente. + +Il observait avec raison que, si l'empereur n'avait pas d'arrière-pensée +en lui rendant sa confiance, il ne devait pas lui en refuser le +témoignage, qu'il devait lui accorder tout ce qui pouvait lui donner de +la sécurité. + +Dans le cas contraire, il devait prendre garde à lui, afin d'éviter de +se trouver en spectacle d'une manière trop fâcheuse. Il ne voulut pas se +dessaisir du titre qui était sa sauvegarde, et le projet de lui rendre +le portefeuille en resta là. Le choix tomba sur le duc de Vicence, à qui +l'on attribuait une sorte d'ascendant sur la cour de Russie. + +L'empereur retira aussi le ministère de la justice au duc de Massa (M. +Régnier), et celui de l'administration de la guerre au comte de Cessac. + +Il n'était mécontent ni de l'un ni de l'autre; mais le premier était +fort âgé, il avait déjà eu une attaque d'apoplexie sérieuse, et était +menacé d'en avoir une seconde. L'empereur craignait qu'elle ne lui +arrivât pendant qu'il serait absent; il le nomma président du corps +législatif, et le fit remplacer dans son ministère par M. le comte Molé, +qui était alors inspecteur-général des ponts-et-chaussées. + +L'empereur aimait M. Molé. Il y avait longtemps qu'il cherchait à le +rapprocher de lui, et quoiqu'il fût étranger à la connaissance des lois, +il le mit à la tête de la magistrature, parce qu'il y a des places qui +semblent faites pour les noms, comme il y a des noms qui semblent +convenir aux places; c'était le cas de M. Molé. Sa nomination fut le +sujet de quelques réflexions, car la place avait plusieurs prétendants; +lorsque les malheurs arrivèrent, M. Molé justifia l'opinion que +l'empereur avait conçue de lui. + +L'empereur n'avait non plus aucun grief contre M. de Cessac; mais M. de +Bassano était rentré à la secrétairerie d'État, il fallait pourvoir M. +le comte Daru: il le fit ministre de l'administration de la guerre. M. +Daru, qui s'était toute sa vie occupé d'administration militaire, était +particulièrement propre à gérer ce ministère. Il avait suivi les armées, +et connaissait parfaitement le mécanisme des troupes; il était +d'ailleurs plus jeune que M. de Cessac, auquel l'empereur donna pour +retraite le titre et les émoluments de ministre d'État. + +Ces trois changements eurent lieu le même jour à la fin de novembre; ils +ne soutinrent pas longtemps l'espérance du public, qui vit cependant +avec plaisir le choix de M. le duc de Vicence, qu'on lui présentait +comme l'homme de la paix. Celui-ci se mit, comme je l'ai, dit, aussitôt +en communication avec M. de Metternich; il donna aux bases transmises +par M. de Saint-Aignan une adhésion aussi explicite que ce ministre le +désirait; mais la réponse se faisait attendre, le temps coulait, +l'avenir se présentait chaque jour sous un aspect plus menaçant. + + + + +CHAPITRE XXII. + +L'empereur ne désespère pas.--Activité avec laquelle il pousse ses +préparatifs.--Manie de délations.--Les flatteurs.--L'empereur se décide +à négocier avec Valencey.--Intrigues de ce château.--Passion subite de +Ferdinand pour le cheval.--Comment je réussis à la calmer. + + +L'empereur, qui n'avait pas pris le change sur les vues des alliés, +employait à assembler des moyens de défense le temps qu'on perdait à +espérer autour de lui. Il s'occupait sans relâche à réunir une armée, à +l'équiper et à la mettre en état de prendre la campagne. Il faisait +approvisionner les places de l'ancienne frontière auxquelles on ne +pensait plus depuis 1795; mais ses ordres, ses mesures de prévoyance +même ne servaient qu'à faire sentir la pénurie de nos moyens. + +Toute cette formidable ligne de forteresses qui faisaient une ceinture à +la France était à peu près désarmée. L'artillerie dont elle était +autrefois pourvue avait été transportée dans les places de la nouvelle +frontière, et conduite de place en place jusqu'à l'embouchure de l'Elbe +et de la Vistule. On se donna des peines incroyables pour créer ce qui +n'existait pas, et pour porter ce que l'on avait sur les points où il +était nécessaire. L'administration déploya une grande activité que la +population seconda généralement de son mieux; mais son zèle se rebutait +lorsque le tableau de nos dangers s'offrait à ses yeux. On demandait des +armes d'un bout de la France à l'autre, et, au lieu d'en donner, l'on +retirait des mains de la garde nationale le peu de fusils qu'elle avait +encore, pour en faire un magasin, afin d'être en état de subvenir aux +besoins de l'armée. + +Le manque de chevaux de traits pour l'artillerie se fit sentir, et +apporta de nouveaux embarras. On fut obligé d'avoir recours à l'emploi +de toute sorte de moyens vexatoires pour accélérer des fournitures qui +ne pouvaient être faites assez tôt en suivant les formes prescrites par +les règlements. Les plaintes se firent entendre de tous côtés, et l'on +opposa partout la force d'inertie. + +L'empereur ne s'abusait pas sur les événements qui s'approchaient; je +crois fermement que, dans ces instants pénibles, il jugea bien ces +hommes qui, six mois auparavant, lui disaient en plein conseil «qu'ils +le considéreraient comme déshonoré, s'il faisait la cession d'un seul +village réuni à l'empire par un sénatus-consulte,» ainsi que ceux qui +lui dissimulaient le véritable état des choses. Ces hommes savaient +cependant dans quelle situation était la France. Si, au lieu d'écouter +les inspirations d'un fol orgueil ou d'un zèle intéressé, ils eussent +fait entendre les plaintes qui retentissaient à leurs oreilles, ils nous +eussent épargné bien des maux. + +Mais ils n'ont jamais ambitionné que la faveur exclusive de l'empereur: +ils avaient la fièvre lorsqu'ils le voyaient parler deux fois de suite +avec une personne qui avait la réputation de leur être supérieure en +talents. Aussitôt ils prenaient leurs mesures pour écarter l'importun, +ils n'avaient pas de repos qu'ils ne l'eussent éconduit. Cette funeste +tactique porta bientôt son fruit, la vérité fit place à la flatterie, et +l'empire succomba. Il n'y eut plus alors ni zèle ni dévouement. Nos +malheurs n'étaient pas l'ouvrage de ceux qui les avaient causés, mais +les résultats d'une opiniâtreté qu'ils n'avaient pu vaincre. Ils se +targuent d'une rudesse qu'ils n'ont jamais eue; ils se donnent un vernis +d'opposition qu'on ne leur connut jamais; ils auront beau faire, leurs +noms sont inséparables des calamités publiques, nos neveux sauront par +quelles mains a péri un édifice de gloire que nous comptions avec +orgueil leur transmettre en héritage. + +Ce sont toujours les hommes dont le métier n'est pas de se trouver sur +le champ de bataille qui sont les plus avides de guerre; ils cherchent à +s'attribuer les honneurs et la considération dont on récompense ceux qui +courent les dangers. + +Entendez-les, ils tranchent sur le mérite des généraux, pèsent leurs +talents et leur courage; s'ils ne peuvent en faire des hommes médiocres +ou lâches, ils en font des hommes immoraux ou des spoliateurs. Combien +j'en ai vu accuser près de l'empereur, parce qu'on lui savait de +l'estime pour eux! et lorsqu'on était parvenu à leur nuire, on cherchait +à leur persuader qu'on leur était favorable, mais que l'empereur avait +sur eux des rapports dont on n'avait pu triompher. J'ai vu souvent +l'empereur obligé d'imposer silence à la malveillance, et se plaindre +avec amertume du besoin que l'on avait de se nuire les uns aux autres; +je l'ai vu quelquefois entrer en fureur en lisant des rapports faits par +des officiers-généraux qui croyaient lui donner des preuves de +dévouement en calomniant leurs camarades. J'ai connu une grande partie +de toutes ces infâmes délations, et le seul reproche qu'on puisse faire +à l'empereur, c'est d'avoir été bon jusqu'à la faiblesse pour des hommes +qui ne recherchaient que la faveur. Ils l'obsédaient pour faire leur +fortune particulière, mais ils étaient sans affection pour lui, ou du +moins ils n'avaient rien de cette exaltation, de ce dévouement dont ils +ne cessaient de se targuer. + +J'ai dit que l'empereur, en voyant tant de difficultés, ne s'en faisait +point accroire sur les résultats dont sa pénible situation pouvait être +suivie; en voici la preuve. + +Il n'avait aucune confiance dans les sentiments manifestés par les +déclarations des alliés. Il avait dit depuis longtemps, en parlant +d'eux: «Ils se sont donné rendez-vous sur ma tombe, mais aucun d'eux +n'ose y arriver le premier.» Il ajoutait dans cette circonstance: «Le +moment de leur rendez-vous est arrivé; ils regardent le lion comme mort, +c'est à qui lui donnera le coup de pied de l'âne: si la France +m'abandonne, je ne puis rien; mais l'on ne tardera pas à se repentir de +ce que l'on aura fait.» + +Il jugeait bien qu'il était impossible que les alliés ne sussent pas à +peu près d'une manière exacte tous les embarras dans lesquels il était +plongé. Il ne se dissimulait pas que cette circonstance, loin de leur +donner des dispositions pacifiques, ne les rendrait que plus exigeants; +mais au lieu de l'abattre, cette circonstance ne fit que redoubler son +activité. + +On vit, dans cette occasion, ce que peut un génie comme le sien. On +jugera de ce qu'il aurait fait, s'il avait été secondé: il semblait que +l'infortune, en l'accablant de ses rigueurs, les eût proportionnées à la +force de son âme; rien ne l'étonnait ni ne l'ébranlait. + +L'empereur résolut de terminer les affaires d'Espagne. S'il l'avait fait +deux mois plus tôt, il n'y a nul doute qu'il était sauvé; car l'armée +d'Espagne aurait pu se trouver en Bourgogne lorsque celle des alliés +arrivait sur les frontières de Suisse. Il parla de ce projet à +Cambacérès, qui l'approuva fortement. Le ministre des relations +extérieures eut ordre de s'en occuper sur-le-champ. Celui-ci me demanda +un permis d'entrée et de séjour à Valancey, tant que bon lui semblerait, +pour M. de la Forest, qui était attaché aux relations extérieures, ainsi +qu'un passeport pour le duc de San-Carlos, qui avait été séparé du +prince des Asturies sous l'administration de M. Fouché, et résidait à +Lons-le-Saulnier, en Franche-Comté. + +Les princes d'Espagne vivaient dans un isolement absolu à Valencey. On +n'ignorait cependant rien de ce qui se passait dans leur intérieur, et +il ne faut qu'avoir connu les moeurs espagnoles pour croire que l'on +était dispensé de recourir à des moyens vexatoires pour être informé de +ce que l'on désirait savoir. Il y avait autant d'intrigues à cette +petite cour qu'il y en a jamais eu à celle de Madrid. On s'y disputait +la confiance du prince comme la vice-royauté du Mexique; celui qui avait +le plus d'ambition était toujours prêt à sacrifier son rival, comme +celui-ci était disposé à éloigner celui qu'il redoutait. + +Les princes d'Espagne n'ont jamais été surveillés par moi que de cette +manière, il suffisait d'ouvrir les yeux et de faire parler. J'ai +toujours recommandé qu'on les laissât aller et venir. Je m'en suis bien +trouvé, car cela m'a dispensé de recourir à l'emploi des moyens +coercitifs, que l'embarras des affaires générales aurait peut-être +excusé. + +Je n'eus d'inquiétude que dans une occasion. Le prince des Asturies se +prit tout à coup de belle passion pour le cheval, tandis qu'auparavant +il ne sortait presque pas, ou s'il le faisait, c'était en calèche. +J'étais un peu embarrassé, parce que je ne voulais ni être sa dupe ni +lui manquer d'égards, en le privant avec violence d'un amusement qui +paraissait lui plaire. Je pris mes mesures en conséquence: ses chevaux +de selle se trouvèrent tout à coup détestables; chaque fois qu'il +voulait les monter, ils étaient encloués ou boiteux. Comme il n'était +pas très bon écuyer, on mettait sur son compte une foule de petits +accidents qui étaient le fait d'un homme stationné sur les lieux pour +tenir ses chevaux dans un état de clopection continuel. Je fis si bien, +que l'envie de l'équitation lui passa. J'avoue que j'en fus fort aise. + +Du reste, je ne laissais échapper aucune occasion de lui faire part de +tout ce qui pouvait l'intéresser. Je veillais surtout à éloigner +l'intrigue qui s'attache toujours au malheur, et qui aurait pu lui +attirer quelques désagréments. L'empereur m'avait particulièrement +recommandé d'agir, vis-à-vis de ce prince, avec beaucoup de respect et +d'égards, en faisant cependant concorder le tout avec les devoirs qui +m'étaient imposés. + + + + +CHAPITRE XXIII. + +Conventions de Valencey.--Elles ne s'exécutent pas.--Parti qu'il eût +fallu prendre au sujet du pont de Bâle.--Je propose que les +fonctionnaires restent à leurs postes.--Mes motifs.--Envoi de +commissaires extraordinaires.--État de l'opinion.--Artifices des +alliés.--Ouverture du corps législatif. + + +On disputait à Valancey sur des misères, et on était d'accord sur le +point principal. On avait bien eu la pensée de demander au prince des +Asturies l'abandon de la Catalogne; mais on jugea sagement qu'abuser de +sa situation pour exiger des sacrifices contraires à sa dignité, et qui +décèleraient la contrainte, ce serait lui fournir, une fois rentré chez +lui, un prétexte pour annuler tout ce qu'il aurait fait. En conséquence, +il fut arrêté que les princes de la maison de Bourbon d'Espagne +retourneraient en Espagne, et que le roi Joseph, frère de l'empereur, se +désisterait de toutes les prétentions qu'il pouvait avoir sur le +royaume, en vertu des actes antérieurs qui avaient été reconnus par +toutes les puissances de l'Europe, hormis l'Angleterre. Le prince des +Asturies s'engagea, de son côté, à maintenir la paix entre la nation +espagnole et la France, et à retirer par conséquent toutes les troupes +espagnoles qui se trouvaient à l'armée anglaise; enfin à ne pas donner +passage par ses États aux troupes étrangères pour attaquer la frontière +de France. + +Cet arrangement fut signé, et l'on a toujours ignoré la bonne foi avec +laquelle l'empereur le concluait: il ne faudrait, pour en être +convaincu, qu'avoir connu ce qu'il lui en coûta de soins et d'instances +près de son frère pour lui faire faire la pure et simple renonciation au +trône d'Espagne. L'empereur, qui me fit l'honneur de me parler de cela, +me disait que, dans une discussion pendant laquelle son frère lui +résistait, il lui avait dit: «Mais en vérité, ne dirait-on pas que je +vous enlève votre portion de l'héritage du feu roi notre père?» Il n'y +avait que le maréchal Berthier qui connaissait tous ces détails, parce +que c'était lui que l'empereur avait chargé de suivre les négociations +avec Joseph. Ce que l'on ne peut pas comprendre, c'est que lorsque l'on +fut d'accord sur tout, et qu'après avoir mis autant de chaleur à faire +conclure un arrangement qui permettait de disposer de forces presque +doubles de celles qu'avait l'empereur, on ait mis tout à coup de la +lenteur dans son exécution, au point qu'il devint de nul effet dans nos +affaires. + +M. de San-Carlos était venu de Valancey rapporter le traité, et voilà en +quel état les choses se trouvaient tombées depuis l'ouverture de ces +négociations. + +Jamais le temps ne fut aussi précieux qu'il l'était alors, ni le danger +si pressant. Quelques mois auparavant, on n'avait pas craint de perdre +la confédération du Rhin en retirant le corps du maréchal Augereau de la +frontière de Bavière pour le réunir à l'armée; et dans cette occasion, +où il y allait de la France, on négligea de faire faire le même +mouvement à l'armée d'Espagne, qui pouvait encore arriver sur le théâtre +des événements, où sa présence eût tout changé. + +On ne saurait trop regretter que les ordres de l'empereur aient été mal +exécutés, ou même éludés dans un intérêt particulier. Je dirai à ce +sujet ce que j'ai appris par mes canaux d'informations, afin de rendre +cette énigme claire ou au moins compréhensible; l'on verra que +l'intrigue marchait toujours, et que l'on était occupé de toute autre +chose que du salut de l'État. + +L'empereur m'avait ordonné de ne rien négliger pour lui procurer des +informations, certaines sur les projets des armées alliées. Je me +trouvai avoir un moyen naturel de mettre une personne qui m'était +attachée, en relation avec un de ses amis qui suivait le +quartier-général de la coalition, et qui avait accès à la chancellerie +du prince de Schwartzenberg. En conséquence, je l'envoyai par la Suisse +jusqu'à l'armée ennemie, dont la réunion générale dans le Brisgaw +décelait bien assez les projets. + +Cette personne m'écrivit de Bâle d'employer toute mon influence pour +faire, sans délai, détruire le pont que cette ville possède sur le Rhin, +soit en l'achetant aux Suisses, soit de toute autre manière. Le temps +était trop court pour faire de cette idée l'objet d'une négociation, +d'autant plus qu'elle se serait ressentie de l'influence des ennemis, +qui ne l'auraient pas vue avec indifférence. Il aurait fallu acheter le +pont immédiatement après la défection de la Bavière, et le faire +détruire sur-le-champ. + +Cette même personne revint en poste à Paris m'apporter tout ce qu'elle +avait appris à l'armée ennemie, qui commençait son mouvement offensif +vers la frontière. + +Je crus alors de mon devoir de me rendre importun, jusqu'à ce que +l'empereur eût pris des mesures et donné des instructions sur ce +qu'auraient à faire les autorités locales en cas d'une invasion que je +regardais comme imminente. Je mis tant d'instances à cette affaire, +qu'enfin je fus écouté; il y eut un conseil à ce sujet. Indépendamment +des ministres qui avaient des départements, l'empereur y fit appeler les +ministres d'État et les grands dignitaires. + +Je rappelai le souvenir des dangers qu'avait courus le territoire aux +premières époques de la révolution, et que ce n'était qu'aux mesures +énergiques du gouvernement d'alors que l'on avait dû le déploiement des +forces gigantesques qui avaient sauvé l'État. + +Je m'étendis beaucoup sur le danger, qui ne pouvait être plus grand, ni, +je crois, le temps plus court, et j'insistai pour l'emploi prompt de +tout ce qui pouvait exciter un mouvement national, sans lequel il +fallait s'attendre aux plus grands malheurs. + +Je citai la conduite des Autrichiens, lorsque nous avions occupé leurs +provinces; ils avaient eu la bonne politique de donner des instructions +à tous leurs employés civils, et de les faire rester à leurs postes. +Ceux-ci régularisaient tout; à la vérité, ils nous étaient utiles, mais +ils préservaient le pays de plus grands maux, et surtout observaient +leurs administrés, que leur présence et leur autorité contenaient dans +le devoir. + +Ici je fus interrompu par une observation que me fit un membre du +conseil: il me dit que les Autrichiens ne nous avaient jamais rendu +l'occupation de leur pays plus facile qu'en laissant chaque +administrateur à sa place, qu'il fallait bien se garder de les imiter, +qu'ils seraient obligés de tout désorganiser, et seraient ainsi +embarrassés, à chaque pas lorsqu'ils trouveraient les administrations +parties. + +J'insistai, malgré cette observation, pour que les administrateurs +restassent à leurs places et eussent des instructions pour faire de +bonne grâce ce que l'on ne pouvait refuser de force. J'ajoutai que le +pays y gagnerait, qu'il éviterait le pillage, et qu'en second lieu, si +la fortune amenait une occasion favorable à un mouvement national, on +pourrait le tenter, car on saurait à qui s'adresser. Aucun fonctionnaire +n'oserait alors méconnaître l'autorité qui lui écrirait, quelle que fût +la direction dans laquelle on voudrait le faire agir. + +J'observai que la position dans laquelle nous nous trouvions était bien +différente de celle dans laquelle s'était trouvée l'Autriche; il était +bien vrai que, si le gouvernement de ce pays avait retiré ses employés +civils à notre approche, il nous aurait embarrassés pour pourvoir à leur +remplacement, parce que sa population offrait moins de gens lettrés que +la nôtre, mais c'était précisément une raison pour ne pas imiter sa +conduite. En retirant nos autorités, nous nous priverions de beaucoup de +moyens d'informations et de leviers pour mettre la population en +mouvement, si l'occasion s'en présentait, tandis que nous n'arrêterions +pas les progrès des ennemis, parce que le premier conseiller de +préfecture, ou même le premier employé de bureaux qui se trouverait sur +les lieux, serait suffisant pour faire marcher la machine autant que les +ennemis auraient besoin de la faire aller. J'ajoutai que ces +fonctionnaires provisoires ne s'exposeraient pas à perdre la vie pour +nous servir, d'autant plus qu'ils auraient toujours une excuse à donner +pour se refuser à ce qu'on serait dans le cas de leur demander, en +supposant même que l'on parvînt à les connaître. Enfin je conclus à ce +que le moindre désavantage pour nous était de laisser les +administrations à leur place. Cette partie de mon opinion ne prévalut +pas: on persista à croire que leur éloignement, au moment de l'approche +des ennemis, embarrasserait leur marche; on leur donna l'ordre d'évacuer +successivement leur résidence à mesure que les alliés s'avanceraient. Je +fus particulièrement très fâché de cette disposition, parce que je ne +m'abusais pas sur les projets des souverains, et que je voyais que cette +mesure leur était moins nuisible que favorable. + +On résolut, dans le même conseil, d'envoyer un commissaire du +gouvernement dans chaque division militaire, pour y exciter l'émulation +et réchauffer, s'il était possible, l'ancienne énergie nationale, qui +avait fait tant de prodiges. Ces commissaires trouvèrent partout de la +bonne volonté, mais de l'espérance nulle part; or, sans elle, point +d'enthousiasme: l'énergie était usée; on se résignait à ce que le sort +déciderait. Il y eut cependant quelques parties de la France où l'on vit +encore briller des étincelles du feu sacré; mais c'était le même cri +d'un bout du territoire à l'autre: des armes! des armes! On entendait de +tous côtés crier à la trahison; on accusait le ministre de la guerre, et +il m'en coûta quelques soins pour lui rendre l'opinion de beaucoup de +monde moins défavorable. À la vérité, les fabriques d'armes ne +travaillaient pas, et tout le monde se demandait comment, dans un moment +aussi pressant, on n'avait pas songé à faire monter une manufacture +d'armes à Paris, ainsi que cela avait eu lieu dans la révolution; +comment celles de Liège, de Charleville, de Maubeuge et d'Alsace +n'avaient pas été dirigées sur Paris pour n'en faire qu'une générale. Si +cette mesure avait été prise immédiatement après la perte de la bataille +de Leipzig, la manufacture de Paris, aidée de la quantité d'ouvriers +dont cette ville fourmille, aurait donné deux ou trois mille fusils par +jour. Cela seul aurait sauvé la France; et puisque le ministre de la +guerre s'était prononcé pour la continuation des hostilités, il devait +au moins aviser au moyen de les pousser avec vigueur. Il faut dire +cependant que le temps lui manquait plus que la besogne, et qu'il était +difficile de prévoir que les événements marcheraient aussi vite. Je lui +ai souvent entendu dire qu'il regardait comme une folie de ne pas faire +la paix; il se repentait alors de l'avis qu'il avait ouvert au retour de +la campagne de Russie. + +Les commissaires du gouvernement ne purent pas tous se rendre à leur +destination, quelques-uns rencontrèrent l'ennemi en chemin. + +Quelque faibles qu'ils fussent, nos préparatifs n'avaient pas laissé de +faire impression sur les alliés. Ils tremblaient que la nation ne prît +fait et cause dans la querelle qui se débattait, et ne négligeaient +aucun moyen de répandre partout la déception. Les mesures de défense qui +avaient été prises furent taxées de projets de conquêtes. Ils +affectaient de la modération, avec une armée sextuple de tout ce que +l'empereur pouvait réunir; ils venaient au coeur de la France l'accuser +d'ambition, et lui faire un crime d'avoir appelé les Français à la +défense de leurs domiciles et de leurs familles. + +La tête avait tourné à tout le monde. On crut aux paroles artificieuses +des ennemis, et on repoussa les prévisions de l'empereur. + +L'ouverture du corps législatif, qui avait été successivement ajournée, +fut enfin fixée au 20 décembre; l'empereur voulait donner à cette +assemblée une communication de la réponse des alliés; c'était un des +motifs qui avaient tant retardé la session. Cette cérémonie eut lieu +dans les formes accoutumées jusqu'alors; l'empereur prononça le discours +d'usage. Je trouvai qu'il ne s'étendit pas assez sur les événements qui +avaient amené la situation actuelle. On était trop occupé en France du +passé et de l'avenir pour se contenter d'un exposé aussi simple que +celui qui fut fait au corps législatif, et j'ai toujours pensé qu'il eût +mieux valu ne lui en point faire du tout, que de lui cacher quelque +chose, ou pour mieux dire de ne pas lui montrer une confiance entière; +car le moindre des inconvénients qui pouvait résulter d'une telle +réticence, c'était de s'en faire un ennemi qui saisirait la première +occasion de restreindre un pouvoir qui lui portait ombrage, et de le +soumettre à l'empire de l'opinion. + +Les membres du corps législatif étaient depuis un mois à Paris, où ils +étaient rassasiés de tous les mauvais bruits qui y étaient répandus. Ils +s'attendaient à une communication qui redresserait leur opinion formée +sur tout ce qu'ils avaient entendu; faute de cela, ils restèrent dans +leurs préventions. Ils furent toutefois flattés qu'on leur eût +communiqué l'état de la négociation, mais ils surent qu'on leur avait +caché quelques pièces; la chose était peu importante, et cependant elle +devint le prétexte qu'ils saisirent pour rester dans leur état de +méfiance. Il faut convenir qu'il n'y avait rien d'aussi facile que +d'influencer cette assemblée, parce qu'elle n'était pas encore +indisposée personnellement contre l'empereur, et encore moins disposée à +refuser ce qui serait en son pouvoir de faire pour sortir de la crise où +l'on se trouvait. Je le répète, le corps législatif n'était point +mauvais; il renfermait bien quelques mécontents, mais la plupart étaient +flattés de se trouver dans une session qui promettait aux uns des +occasions de faveur, et aux autres celles de montrer leur patriotisme, +ou de faire remarquer leurs talents. Il ne fallait que de l'habileté +pour démêler ces dispositions-là. Ceci a besoin d'être expliqué. + + + + +CHAPITRE XXIV. + +Intrigues pour s'interposer entre le gouvernement et le corps +législatif.--Préventions qu'on inspire à l'empereur.--Communications +diplomatiques.--L'assemblée montre de l'indépendance dans le choix de la +commission.--Inconvenance du rapport.--M. Lainé.--Conseil privé pour +aviser aux moyens qu'exige la circonstance.--Avis divers.--Le corps +législatif est ajourné.--Combien il eût été facile de tirer parti de +cette assemblée. + + +L'empereur avait, comme je l'ai dit, nommé président du corps législatif +M. le duc de Massa, auquel il avait depuis peu retiré le portefeuille de +la justice. + +Les sessions du corps législatif ont toujours été des circonstances de +crédit pour les intrigants; ils ont soin de semer à l'avance de +l'inquiétude parmi les membres qui le composent, et, après avoir récolté +les fruits de ce qu'ils ont semé, ils viennent sonner l'alarme auprès +des personnes qui approchent du gouvernement. Celles-ci, qui sont +immédiatement intéressées au succès des affaires, ne manquent pas d'en +faire un rapport confidentiel, dans lequel elles nomment leurs auteurs. + +C'est une manière de faire parvenir au souverain une preuve du zèle dont +on est animé pour son service, ou de se faire inscrire au bureau des +grâces. + +Le séjour qu'avaient fait à Paris les députés du corps législatif avait +fourni un vaste champ aux intrigants; et comme l'ordinaire de ces hommes +est d'être jaloux de tout le monde, cette année-là ils eurent encore +soin de faire rejeter sur l'influence des individus qu'ils redoutaient, +ou qu'ils voulaient perdre, toutes les mauvaises dispositions qu'ils +croyaient apercevoir parmi quelques membres du corps législatif. + +J'observais exactement la marche que prenaient les affaires sans +chercher à donner une direction à qui que ce fût, parce qu'avant +d'essayer de remettre les gens en bon chemin, il faut s'assurer qu'ils +se trompent. Souvent, en voulant lui faire prendre une route, on rend +méfiant celui que l'on prétend conduire; il en suit une autre par esprit +d'opposition: c'est ce qui arriva dans la circonstance dont il s'agit. +On avait peint à l'empereur le duc de Massa comme incapable de diriger +l'assemblée dans une circonstance aussi difficile. On alléguait que les +suites des deux attaques d'apoplexie dont il avait été frappé avaient +affaibli ses facultés. S'il en avait été ainsi, on aurait au moins dû en +faire l'observation avant sa nomination à la présidence; mais +probablement on n'était pas prêt à saisir l'influence qu'on voulait +avoir, ou bien on craignait qu'un autre président fût moins facile. + +Ils réussirent, à l'aide de quelques rapports, à se faire charger par +l'empereur de se mêler des agitations qu'ils lui disaient exister dans +le corps législatif. + +Ces messieurs avaient tellement pris la besogne à coeur, qu'ils +redoutaient jusqu'à ce qui n'existait pas. Ils me firent donner l'ordre +positif, qui me fut même exprimé sèchement, de m'abstenir de toute +démarche vis-à-vis du corps législatif, dans lequel je n'avais aucune +pratique que la surveillance ordinaire qu'il était dans mon devoir d'y +exercer; et je dois dire à la louange de cette assemblée, que je n'y +remarquais encore que des sentiments qu'il était bien facile de faire +tourner à l'avantage du grand intérêt national. + +Les premières démarches des hommes qui voulaient ainsi diriger le corps +législatif se firent apercevoir dans la formation du bureau, dans la +nomination des questeurs et autres charges dont la nomination est +soumise à l'élection. L'assemblée vit de suite qu'on voulait la mener, +et aux mouvements que se donnaient certains individus dont la livrée +était connue, elle aperçut sous quelle influence on voulait la ranger. + +Un mouvement naturel à l'homme est de repousser tout ce qui attaque sa +dignité, et un corps principalement se trouve toujours blessé qu'on +veuille le conduire dans un chemin qu'il connaît aussi bien que celui +qui prétend être son mentor. Mais les hommes habitués au mouvement ont +un besoin continuel d'être comme la mouche du coche, autrement ils +n'auraient point de mérite, on ne leur tiendrait aucun compte d'efforts +superflus, et pour lesquels ils se promettaient cependant de demander +des récompenses. Ils auraient au moins dû ne pas se laisser apercevoir +en se servant d'orateurs connus pour leur appartenir; leur maladresse +gâta une assemblée qui pouvait faire tant de bien, et dont la +dissolution combla les vues des alliés, qui cherchaient à séparer +l'empereur de la nation. + +L'assemblée céda à l'influence qui pesait sur elle, et nomma pour +questeurs les individus qui avaient été désignés à son choix; mais elle +reprit son caractère, repoussa nettement tout ce qui sentait l'officiel, +et nomma M. Lainé son vice-président [18]. Dès ce moment, les intrigants +furent aux abois. Par suite des communications que l'empereur fit faire +au corps législatif sur l'état des affaires, celui-ci nomma une +commission pour examiner les pièces du portefeuille des relations +extérieures que l'on portait à sa connaissance, et prouva par les choix +qu'il fit qu'il voulait rester indépendant. On ne pouvait pas le blâmer +en cela; il ne fallait pas l'assembler, ou lui faire connaître +franchement la position dans laquelle on était, parce que d'abord on le +devait, et qu'ensuite il était lui-même intéressé à ce qu'on sortît +d'embarras; aurait-il même demandé des concessions injustes, il fallait +encore les lui accorder: il ne pouvait rien y avoir de déshonorant à +céder à la nation. D'ailleurs cette assemblée ne demandait rien de +déraisonnable; il y avait très peu de distance entre ce qu'elle +réclamait, et ce que l'empereur a toujours été dans l'intention +d'accorder. On pouvait donc s'entendre, il n'y avait même au fond qu'à +faire prendre au discours une forme moins choquante, ce que les +ressources de notre langue donnaient mille moyens de faire, et tout +était aplani. Au lieu de cela, on peignit à l'empereur le rapport de +cette commission du corps législatif comme une attaque personnelle +dirigée contre lui, en même temps comme un coup de cloche qui allait +faire surgir de tous côtés des assemblées populaires. On lui dit que de +cette manière on ruinerait insensiblement son pouvoir, qu'il n'y avait +pas un moment à perdre pour se mettre en garde contre les suites de vues +aussi hostiles. Je ne puis disconvenir qu'il y avait dans cette opinion +quelque chose de vrai, mais ce n'était pas le moment de compter. + +[18: M. Lainé, alors avocat de Bordeaux, était considéré comme +républicain de bonne foi; c'est ce qui décida le choix qu'on fit de +lui.] + +L'empereur m'écrivit de me procurer le rapport de la commission du corps +législatif, qui était imprimé et devait être distribué à la séance du +lendemain. + +Il m'avait défendu de m'immiscer en rien dans ce qui concernait cette +assemblée, je me l'étais tenu pour dit. Je n'avais voulu ni m'exposer à +lui déplaire, ni contrarier ce qu'il voulait faire faire par d'autres +voies. Cependant ces messieurs, qu'animait tant de zèle, auraient bien +pu se procurer le rapport avant de laisser aller les choses aussi loin; +mais ils n'en faisaient pas d'autres dans toutes les occasions. + +J'avais heureusement ce rapport; je l'envoyai à l'instant même aux +Tuileries. Comme il devait paraître le lendemain, on convoqua le soir +même un conseil privé extraordinaire auquel assistèrent le roi Joseph, +les dignitaires de l'État, les ministres et les ministres d'état. Le +président du corps législatif s'y trouva en cette dernière qualité. + +Il y avait dans la composition de ce conseil tout ce que l'on pouvait +désirer, soit comme réunion des lumières, soit comme dévouement à +l'empereur. + +M. de Bassano, en sa qualité de secrétaire d'État, donna lecture du +rapport de la commission du corps législatif. Il est bon d'observer que +les jours précédents, on avait mis toute sorte de moyens en oeuvre pour +faire connaître à cette commission ce que l'on désirait qu'elle dît, +tant dans son exposé que dans ses conclusions. On avait échoué, et son +rapport était en ce moment l'objet de la délibération du conseil privé. +Il faut convenir que cette pièce avait quelque chose de choquant pour le +gouvernement, et pourtant ce n'était qu'une première attaque. + +L'empereur laissa parler tout le monde; on lui donna de fortes raisons +en faveur du corps législatif, particulièrement l'archi-chancelier; mais +personne ne voulait s'engager à lui répondre qu'il n'y avait pas quelque +arrière-pensée de raviver des principes dont la profession avait causé +tant de désordres [19]. Lorsque, dans le discours, on arrivait à ce +point, chacun faisait un pas en arrière et témoignait de l'inquiétude, +en disant qu'il ne répondait pas de ce qui pouvait être la suite de +telle ou telle chose, etc. + +[19: On redoutait de la part du vice-président, M. Lainé, une direction +révolutionnaire.] + +L'empereur s'était plaint souvent que toutes les discussions des +conseils qu'il assemblait finissaient par prendre cette tournure; mais +dans le cas dont il s'agit, la chose fut pire encore. Il semblait que +l'on prévoyait une catastrophe, et que chacun cherchât autant à n'y +point attacher son nom, qu'à se garantir de ses effets. + +L'empereur résuma la question, et demanda si, dans l'état des choses, la +direction que prenait le corps législatif pouvait amener plus de mal que +de bien. Il alla jusqu'à demander s'il pouvait être à craindre que, dans +un cas de revers éprouvé à l'armée, ou de l'approche de la capitale par +les ennemis, cette assemblée se déclarât permanente et s'emparât du +gouvernement. Il demanda si on la croyait à l'abri d'une influence +ennemie au dedans aussi bien qu'au dehors, et il ajouta ces paroles: +«Parlez, messieurs, vous avez l'expérience de la révolution, vous avez +vu où nous ont mené les bonnes intentions qu'avait l'Assemblée +Constituante; celle-ci a-t-elle plus de moyens d'éviter de tomber dans +des erreurs que n'en avait la première?» + +Personne n'osa l'affirmer, mais tout le monde la défendit contre la +possibilité qu'elle cédât à une influence venant du dehors; que quant à +une influence intérieure, elle existerait toujours; les événements seuls +détermineraient la direction qu'elle prendrait. + +«Alors, repartit l'empereur, je n'ai aucun secours à en espérer, +puisqu'elle-même attendra pour se décider que la fortune prononce. + +Qu'ai-je besoin de cette assemblée, si, au lieu de me donner de la +force, elle ne me présente que des difficultés? C'est bien le moment, +lorsque l'existence nationale est menacée, de venir me parler de +constitutions et de droits du peuple. Dans un cas semblable à celui où +se trouve l'État, les anciens étendaient le pouvoir du gouvernement, au +lieu de le restreindre: ici au contraire on va perdre son temps en +puérilités, pendant que l'ennemi s'approche. Je ne voulais pas m'en +rapporter à mon opinion, mais puisque je vous vois pour la plupart du +même avis que moi, mon parti est pris, et je vais ajourner une assemblée +qui se montre si peu disposée à me seconder.» + +Il en signa le décret sur-le-champ, et me donna l'ordre de saisir tous +les exemplaires du discours de la commission du corps législatif. + +Cette mesure fut prise un vendredi soir, et le lendemain samedi il en +fut donné connaissance à chaque membre du corps législatif. + +D'après les ordres de l'empereur, je vis les membres de la commission. +Ils vinrent sans doute chez moi avec de l'inquiétude, parce que l'on ne +manqua sûrement pas de leur dire qu'ils allaient être victimes de +quelques violences. J'avais un tout autre langage à leur tenir, et j'eus +occasion de me convaincre que, si l'on en avait usé autrement qu'on +avait fait, non seulement on aurait prévenu ce malheur, mais l'on aurait +fait imprimer un grand mouvement à la nation au moyen d'un levier comme +le corps législatif. On eût même découvert parmi ses membres beaucoup +d'hommes à talents, dont l'administration publique commençait à éprouver +le besoin, parce que la coterie qui disposait des places ne faisait de +choix que dans le cercle de ses amis; ceux-ci amenaient les leurs, et +ainsi de suite. J'étais déjà convaincu de cet abus depuis longtemps. Je +fus particulièrement fort content des membres de la commission du corps +législatif, il n'y avait pas de mauvaises intentions parmi eux. Il était +bien déplorable qu'on eût manqué d'une aussi petite dose d'habileté que +celle qu'il fallait pour rapprocher des idées, qui différaient si peu +les unes des autres. + +L'ajournement du corps législatif produisit dans Paris autant d'effets +divers qu'il y avait de cercles. Cet événement aurait paru inouï même +dans des circonstances ordinaires, il le parut bien plus dans celles-ci. +On avait rattaché quelques espérances à cette assemblée, on les voyait +s'évanouir; tout le monde fut navré. On cherchait ce qui avait pu donner +lieu à cette mesure, et comme on ne communiquait aucun détail qui en +expliquât les motifs, les imaginations divaguèrent, ainsi que cela +arrive toujours. On se disait: Il faut donc qu'il y ait quelque chose +que nous ne savons pas, et que l'empereur ait eu avis de quelques +projets semblables à celui du 23 octobre; autrement il n'aurait pas +renoncé à tous les avantages qu'il pouvait retirer de cette assemblée. +Cette opinion fut la plus commune; elle contribua à terrorifier les +esprits qui avaient conservé quelque espoir. + +Le dimanche suivant, les membres du corps législatif vinrent prendre +congé de l'empereur, dans les formes accoutumées, ainsi que cela était +d'usage dans les cas ordinaires de session de clôtures. + +Ils furent introduits dans la pièce ou se trouvait l'empereur par M. +l'archi-chancelier; l'on venait d'entendre la messe. + +L'empereur était descendu de l'estrade sur laquelle le trône était +placé, pour s'approcher d'eux; il leur parla sans aigreur, et leur tint +à peu près ce discours: + +«Messieurs les députés, vous allez retourner dans vos départements. +C'est avec beaucoup de regret que j'ai reconnu que l'esprit d'agitation +qui s'est manifesté parmi vous ne pouvait qu'aggraver les maux de +l'État, au lieu de me donner les moyens d'en triompher. Je vous avais +assemblés avec confiance, et comptais sur votre concours pour illustrer +cette époque de notre histoire. Vous pouviez faire un grand bien en ne +vous séparant pas de moi, et en me donnant toute la force dont j'ai +besoin, au lieu de vous occuper de me disputer le pouvoir, ou de vouloir +me renfermer dans des bornes que vous viendriez vous-mêmes me prier de +reculer, lorsque vous auriez reconnu les funestes effets de vos +discordes. + +«Le temps prouvera si les hommes qui vous ont poussés dans cette +direction étaient mus par leur intérêt particulier ou par l'amour du +bien général; je n'ai jamais été inaccessible à tout ce qui m'a été +demandé en faveur de ce dernier, et si vous aviez des observations à me +faire concernant les libertés publiques, ce n'était pas le moment d'en +faire le sujet d'une question qui suspendait l'élan national dans une +occasion où il était aussi essentiel de l'exciter. + +«D'ailleurs, qui vous a donné le droit de borner l'action du +gouvernement dans un moment comme celui-ci? Avez-vous reçu de vos +commettants le droit de mettre la légitimité du pouvoir en question? +Est-ce de vous que je tiens celui dont je suis investi? Je ne tiens mon +autorité que de Dieu et du peuple. Avez-vous oublié comment je suis +monté sur ce trône que vous attaquez? Il y avait à cette époque-là une +assemblée comme la vôtre; et si j'avais cru son autorité et son élection +suffisante, pensez-vous que je manquasse de moyens pour réunir ses +suffrages? Je n'ai jamais pensé qu'un souverain pût être légitimement +élu de cette manière; c'est pourquoi j'ai voulu que le voeu qui m'était +généralement exprimé, de revêtir l'autorité suprême, fût soumis à un +vote national, donné par chaque individu; c'est comme cela que j'ai +voulu monter au trône. Ce droit-là est bien autre chose que celui que je +pourrais tenir de vous; et dans aucun cas il ne peut vous être permis +d'en mettre l'authenticité en délibération; vos pouvoirs me sont +subordonnés lorsque vous tendez à outrepasser ceux que vous avez reçus. +Les droits du trône sont hors de vos atteintes, parce que le trône est +indépendant de vous. Croyez-vous que j'appelle le trône un morceau de +velours étendu sur des tréteaux? Vous êtes dans l'erreur: le trône +consiste dans le voeu unanime de la nation. Je suis, comme empereur, le +garant de son intégrité; je veux le conserver tel que je l'ai reçu, +autrement il cesserait de me convenir, et ne serait plus fait pour moi. +Si jamais il doit cesser d'en être ainsi, vous vous gouvernerez comme +vous l'entendrez. Jugez-vous, et voyez quelles circonstances vous +choisissez pour me susciter des embarras. N'aurait-on pas le droit de +penser que vous servez nos ennemis? La position dans laquelle nous nous +trouvons est difficile. Vous eussiez pu m'être d'un grand secours en ne +vous séparant pas de moi. J'espère cependant qu'avec l'aide de Dieu et +l'armée je m'en tirerai, si l'on me reste fidèle. Si je succombe, vous +aurez de grands reproches à vous faire, et l'on ne pourra attribuer qu'à +vous les malheurs qui désoleront la patrie. Vous verrez ce qu'il en +coûte pour se fier à la foi punique: vous pourrez alors rappeler les +Bourbons, il n'y a qu'eux qui pourront vous gouverner; puisque vous +renoncez à défendre votre indépendance, ils ne seront pas obligés de la +faire respecter.» + +Il y eut quelques députés qui répliquèrent à plusieurs parties du +discours de l'empereur; il les écouta, mais ne reçut point leurs +excuses, et persista dans ce qu'il leur avait dit. + +Cette audience dura un grand quart d'heure: ce fut la dernière qu'il +donna au corps législatif. + + + + +CHAPITRE XXV. + +Opinion de l'archi-chancelier sur le renvoi du corps législatif.--Ce que +Fouché pensait des corps délibérants.--Violation du territoire +helvétique.--Les armées alliées pénètrent en France.--Genève.--Marche +générale de l'invasion.--Il manque deux mois à l'empereur. + + +L'empereur étant rentré dans ses appartements, fit appeler +l'archi-chancelier, M. de Bassano et moi. Il n'était pas du tout animé +contre le corps législatif; il se plaignait d'une manière générale que +l'on ne pût parvenir à composer une assemblée qui marchât franchement +dans le même sens que le gouvernement, qu'elle envisageait toujours +comme ennemi, et il faisait remarquer que c'était en manifestant aussi +les meilleures intentions au roi Louis XVI que petit à petit on l'avait +conduit à l'échafaud. Il disait qu'il fallait que l'on eût perdu +l'esprit, ou que l'on voulût amener les ennemis en France, pour se +conduire ainsi; que, dans l'un comme dans l'autre cas, il était +dangereux de laisser derrière soi un semblable état de choses, lorsqu'on +était au moment de partir pour l'armée, où il y avait bien assez à faire +sans se donner encore l'embarras de diriger une telle assemblée. Ayant +demandé à l'archi-chancelier son avis, celui-ci lui répondit qu'il +avait, depuis longtemps, manifesté son opinion sur les corps constitués, +et qu'il persistait à croire qu'on aurait bien de la peine à s'en +passer, mais qu'il n'approuvait pas l'opposition qu'avait montrée une +partie du corps législatif; comme aussi il était d'avis que, si l'on s'y +fût pris différemment, on aurait pu éviter une mésintelligence qui ne +pouvait amener que des malheurs. Je n'avais pas la même expérience que +M. l'archi-chancelier; l'empereur se souciait peu de mon opinion sur +cette matière: aussi ne me la demanda-t-il point. + +Il répondit à l'archi-chancelier: «Que vouliez vous que je fisse avec un +corps qui n'attend que le moment favorable pour troubler l'État? Il ne +me laissait aucun côté par lequel je pusse éclairer les opinions; il ne +m'offrait que de la mauvaise volonté. D'ailleurs, ajoutait-il, je me +rappelle que M. Fouché, qui était lié avec tout ce monde-là, en avait +cette opinion. Il m'a longtemps parlé de la nécessité de supprimer le +corps législatif; il me disait que ses membres ne venaient à Paris que +pour obtenir quelques faveurs pour lesquelles ils importunaient les +ministres du matin au soir, se plaignant de n'être pas servis +sur-le-champ; que, quand on les invitait à dîner, ils crevaient de +jalousie en voyant l'opulence des maisons dans lesquelles ils étaient +reçus, et qu'à la suite de tout cela, ils s'en retournaient dans leurs +départements, persuadés que le gouvernement volait tout pour enrichir +des favoris; que c'était là le langage qu'ils tenaient dans leurs +sociétés, où ils étaient regardés comme des oracles au moment de leur +retour.» + +L'empereur ajouta que M. Fouché ne pouvait pas être suspect lorsqu'il +émettait une opinion comme celle-là, puisqu'il avait toujours professé +des principes républicains. Néanmoins l'archi-chancelier persista dans +son opinion. + +Le corps législatif avait ouvert la session le 21 décembre, et ce fut, +je crois, le 1er janvier que son ajournement fut prononcé. Pendant ce +court laps de temps, on avait appris la violation de la neutralité de la +Suisse, et l'entrée des troupes de nos ennemis sur son territoire pour +venir envahir le nôtre; la nouvelle en arriva vite à Paris par des +courriers du commerce de Bâle. C'est le moment de rapporter que, lors de +l'accumulation des troupes alliées dans le Brisgaw, les cantons suisses, +auxquels la France avait demandé une explication sur la conduite qu'ils +se proposaient de tenir dans le cas où les ennemis demanderaient le +passage à travers le territoire helvétique, avaient répondu qu'ils +feraient respecter leur neutralité, et avaient envoyé une députation +pour assurer l'empereur de la fidélité de la Suisse, et de la résolution +où elle était de ne pas souffrir qu'on violât son territoire. Cette +députation était encore à Paris lorsqu'on y apprit ce qui s'était passé +à Bâle. + +Les alliés avaient en effet donné au corps helvétique l'assurance qu'ils +respecteraient ses frontières; mais l'intrigue était en mouvement là +comme ailleurs. Elle tendit paisiblement ses réseaux; et, quand tout fut +prêt, l'explosion eut lieu. La Suisse apprit tout à coup qu'elle n'était +pas libre, mais que la coalition, jalouse de lui rendre son +indépendance, allait la fouler avec un million de soldats [20]. Le +général qui devait faire respecter le territoire des cantons, trouva que +c'était peine superflue. «Les hautes puissances alliées avaient déclaré +que la neutralité de la Suisse ne pouvait pas être reconnue dans les +circonstances présentes, et que l'acte de médiation était annulé, avec +toutes ses conséquences; des lors, l'objet par lequel l'armée fédérative +avait été réunie n'existait plus. Il licencia ses troupes, et leur +ordonna de rentrer dans leurs foyers.» L'acte était inouï, mais les +contingents durent se retirer, et nous fûmes assaillis par la partie la +plus vulnérable de nos frontières. + +[20: Les soussignés ont reçu l'ordre de leurs cours, de remettre à S. +Exc. le landammann de la Suisse la déclaration suivante: + +La Suisse jouissait depuis plusieurs siècles d'une indépendance +bienfaisante pour elle, utile à ses voisins, et nécessaire pour le +maintien de l'équilibre politique. Le fléau de la révolution française, +les guerres, qui depuis vingt ans ont détruit le bonheur de tous les +états de l'Europe, n'ont pas épargné la Suisse. Ébranlée dans son +intérieur, affaiblie par d'inutiles efforts pour s'opposer aux effets +destructeurs du torrent, elle fut dépouillée par la France, qui se +disait son amie, des plus importants boulevards de son indépendance. +L'empereur Napoléon fonda enfin sur les ruines de la constitution +fédérative helvétique, et sous un titre jusqu'alors inconnu, une +puissance suprême formelle et permanente, incompatible avec la liberté +de la confédération: avec cette antique liberté, respectée par toutes +les puissances de l'Europe, le premier garant des relations amicales que +la Suisse a entretenues jusqu'au jour de son oppression avec les autres +puissances de l'Europe, la première condition d'une véritable +neutralité. Les principes qui animent les souverains coalisés dans la +guerre présente sont connus. Tout peuple qui n'a pas perdu le souvenir +de son indépendance doit les reconnaître. Les souverains veulent que la +Suisse participe de nouveau, avec l'Europe entière, à ce premier droit +national, et obtienne, en recouvrant ses anciennes limites, le moyen de +le soutenir. Mais ils ne peuvent reconnaître une neutralité qui, dans +les relations actuelles de la Suisse, n'est que purement nominale. Les +armées des puissances coalisées espèrent, en entrant sur le territoire +suisse, ne rencontrer que des amis. LL. MM. s'engagent à ne pas poser +les armes sans avoir assuré à la Suisse la restitution des pays arrachés +par la France. Elles ne se mêleront pas de sa constitution intérieure, +mais elles ne peuvent permettre qu'elle demeure soumise à une influence +étrangère. Elles reconnaîtront sa liberté du jour où elle sera libre et +indépendante; et elles attendent du patriotisme d'une nation +respectable, que, fidèle aux principes qui, dans les siècles passés +fondèrent sa gloire, elle ne refusera pas son accession aux nobles et +généreuses entreprises, pour lesquelles les souverains et tous les +peuples de l'Europe se sont réunis en cause commune. Les soussignés sont +en même temps chargés de communiquer à S. Exc. le landammann, la +proclamation et l'ordre du jour que le général commandant en chef la +grande armée coalisée publiera, en entrant sur le territoire suisse. Ils +se flattent que S. Exc. ne méconnaîtra pas, dans cette publication, les +véritables intentions de LL. MM. II. envers la confédération helvétique. + +_Signé_, LEBZELTERN, Capo d'ISTRIA. + +20 décembre 1813.] + +Le prince Schwartzenberg commandait en chef les armées alliées; il avait +amené avec lui la plus grande partie des troupes des ci-devant princes +confédérés du Rhin, afin d'en tirer un meilleur parti; cette nombreuse +armée arriva des plaines de Friedling en face de Huningue, à la tête du +pont de Bâle, le 20 ou 21 décembre au matin, dans le moment même où +l'empereur se rendait au corps législatif à Paris. Les Suisses n'avaient +pas détruit le pont de Bâle, ils en avaient seulement enlevé les +madriers, mais sans faire tomber les poutres dans le courant, +c'est-à-dire, qu'en deux heures on pouvait tout rétablir; c'est ce qui +arriva. + +Le prince Schwartzenberg se présenta lui-même à la tête du pont sur la +rive droite, et demanda le passage au nom des souverains alliés. + +Il somma les Suisses de rétablir leur pont sous peine de voir incendier +leur ville; il fut obéi: on replaça les madriers, on livra passage, et, +pendant huit jours consécutifs, Bâle vit traverser son territoire par +cette innombrable quantité de troupes qui venaient dévaster la France, +tout en proclamant des principes de modération et d'humanité. + +Une partie de l'armée alliée, composée d'Autrichiens, traversa la Suisse +pour venir déboucher par Genève; elle arriva devant cette place le jour +même où le brave officier-général qui la commandait était attaqué +d'apoplexie; la garnison n'était que de quinze cents hommes mal armés et +la plupart vétérans. La population était nombreuse et une de celles qui +accordaient le plus de confiance au langage des ennemis, en sorte qu'il +fallait que la garnison contînt cette population, toute disposée à +ouvrir ses portes. + +Les malveillants de Genève voyaient bien son impuissance; ils ne +restèrent pas inactifs, et mirent tout en oeuvre pour déterminer +l'officier qui commandait la garnison, à la place du général, à accepter +une capitulation qui lui permettait de sortir avec les honneurs de la +guerre; les autorités civiles étaient déjà retirées, l'officier céda, et +la frontière se trouva de ce côté reculée jusqu'au fort de l'Écluse. + +L'empereur Alexandre, de son côté, établit d'abord son quartier-général +à Bâle, et poussa un corps en Alsace; c'étaient les Bavarois qui nous +témoignaient leur reconnaissance en venant rouvrir les blessures que +nous avions reçues pour défendre leur indépendance. + +Ce corps bavarois était commandé par le même général Wrede, celui des +officiers de toute l'armée bavaroise que l'empereur avait le plus +affectionné. Il lui avait donné une terre de trente mille livres de +rentes, qui se trouvait à sa disposition par suite du traité de paix de +1809, et avait l'avantage d'être située dans la portion du territoire +autrichien qu'acquit alors la Bavière. + +Wrede était un des hommes dont le caractère avait particulièrement plu à +l'empereur; il aimait à le voir et à lui faire du bien. Le corps +bavarois vint sommer Huningue, qui ne voulut entendre à aucune +proposition; les ennemis en firent le blocus, et poussèrent une +reconnaissance jusque vers Colmar, pendant que leur armée principale +pénétrait en France par Alkirck, Béfort et Vesoul. Il y avait une +garnison très faible dans Béfort, mais, en revanche, la population était +très martiale: cette petite place fit une belle et vigoureuse défense. +L'armée ennemie se porta de Vesoul à Langres, et attendit dans cette +position que l'armée prussienne, qui avait passé le Rhin au-dessus et +au-dessous de Mayence, c'est-à-dire à Oppenheim, à Worms et Manheim, +pour la partie au-dessus, et depuis Bingen jusqu'à Coblentz, pour la +partie au-dessous, fût réunie et arrivée sur la Moselle, et la +communication établie entre elles pour se porter en avant. + +Cette armée prussienne, qui marchait sous les ordres du général Blucher, +s'avança par Kaiserlautern, Saarbruck, Château-Salins, Saint-Avold; elle +laissa Metz à sa droite, se porta par Vic sur Nancy, Pont-à-Mousson et +Toul. Dans cette position, les armées ennemies étaient en ligne: elles +n'auraient jamais osé faire un tel mouvement à travers tant de places, +si l'empereur avait seulement eu le tiers de leurs forces, et que cette +masse d'hommes eût été assez disponible pour qu'il pût de suite prendre +l'offensive, en se jetant avec elle au milieu de ces mêmes places. Si la +fortune lui avait laissé cette ressource, nous aurions vu bien des +gloires anéanties, et ce triumvirat d'aigles qui venaient dévorer le +nôtre, chassé par autant de routes qu'il était venu. + +Il faut convenir que l'empereur pouvait avoir cette armée, si l'on avait +donné aux négociations d'Espagne l'activité qu'exigeait le danger qui +avait déterminé à les ouvrir. On avait encore le temps de conclure et +faire arriver les troupes; pourquoi ne saisit-on pas cette dernière +planche de salut? on le verra tout à l'heure. + +L'empereur reçut la nouvelle de l'envahissement du territoire sur autant +de points à la fois avec une fermeté imperturbable: «Il me manque deux +mois, nous dit-il; si je les avais eus, ils ne l'auraient pas passé (le +Rhin). Ceci peut devenir sérieux; mais je ne puis rien seul. Si l'on ne +m'aide pas, je succomberai. L'on verra alors si c'est à moi que l'on en +veut.» + +L'activité était grande partout; on travaillait de tous côtés; mais rien +n'était achevé nulle part. L'envahissement vint glacer tous les +courages. Ce ne fut pas tout; outre l'effet moral qu'il produisit, il +eut encore l'inconvénient de diminuer nos moyens de toutes les +ressources qu'offrent les populations belliqueuses de l'Alsace, de la +Franche-Comté et de la Lorraine. C'était là le plus grand mal, et celui +qui fut le plus vivement senti. + +La France entière était dans le plus grand calme; il n'y avait aucune +étincelle d'agitation sur quelque point que ce fût: on souffrait, mais +on était patient; on désirait la fin de tant de maux, sans que personne +songeât aux désordres. + +L'empereur était satisfait de cet état de choses au dedans; mais il ne +voyait pas les bataillons se grossir, et les ennemis s'avançaient. + +Il fit réunir sur Châlons-sur-Marne les troupes qui se retiraient par +les deux routes de Metz et de Strasbourg, et en même temps il fit partir +la garde impériale pour Arcis-sur-Aube. + +Le théâtre des opérations ne présentait pas encore d'autres points +intéressants, comme cela eut lieu dans le courant de février et de mars. + +L'empereur était dans une position bien extraordinaire. Il avait de quoi +former une bonne armée dans les places d'Allemagne qu'il occupait +encore. Il avait des troupes dans quelques-unes de celles de la Hollande +et de la Belgique, et depuis l'envahissement du territoire, on avait mis +autant de garnisons que l'on avait pu dans les places de l'ancienne +frontière. Indépendamment de huit mille hommes qui étaient dans Anvers, +il y en avait dix mille dans Wesel, douze ou quinze dans Mayence. Il y +avait en outre, en Italie, une armée qui était à peine assez forte pour +se défendre; un petit corps occupait Rome, un autre défendait Florence; +deux corps luttaient sur la frontière d'Espagne, l'un en Roussillon et +l'autre sous Bayonne; enfin l'empereur, à la tête d'une petite armée, +défendait Paris contre toute l'Europe, et faisait échec au roi presqu'à +chacun de ses mouvements. + +Il n'y a que les premières puissances de l'Europe qui aient sous les +armes autant de troupes que l'empereur en avait encore, éparses sur tous +les points que je viens de nommer; s'il avait pu prendre l'offensive +plus tôt, il se serait successivement fait joindre par toutes les +garnisons, hormis celles qui se trouvaient si éloignées, qu'elles +étaient devenues étrangères à la guerre. + +Il est triste qu'un héros qui luttait avec tant de force contre les +revers n'ait pas été mieux secondé. J'ai déjà dit qu'on avait pris +l'habitude de se reposer sur l'empereur du soin de tout faire et de +penser à tout; il avait lui-même accoutumé tout le monde à cette manière +de servir, de telle sorte que le plus souvent on agissait machinalement, +parce qu'on ne faisait qu'exécuter à la lettre ce qu'il avait ordonné; +cela plaisait d'autant plus que l'on était dispensé de travaux d'esprit +et de combinaisons, et qu'il suffisait d'une prompte exactitude. + +Si l'empereur avait été aidé par un esprit capable de s'élever jusqu'à +ses conceptions, toutes les troupes qu'il avait dans les places au-delà +du Rhin auraient été mises en mouvement dès le mois de décembre, lorsque +l'armée alliée s'approchait de la Suisse. Elles l'eussent été par une +conséquence du principe qui a établi que les garnisons des places fortes +sont destinées à tenir l'armée ennemie en échec, à la suite d'une +bataille perdue, ou à favoriser un mouvement de l'armée qui agit pour +elles. Il était raisonnable de supposer que les garnisons de toutes ces +places auraient été réunies. Si cela eût été fait, elles eussent +présenté une masse qui eût été suffisante pour attirer l'attention de +l'armée ennemie et la rendre circonspecte, puisqu'elle n'avait accordé +aucune considération à ces places prises isolément, et qu'elle les avait +laissées derrière elle. + +Le ministre de la guerre n'ignorait pas que, depuis la perte de la +bataille de Leipzig, il m'avait remis des lettres importantes pour les +faire parvenir au maréchal Davout, à Hambourg, et que j'avais réussi en +les faisant passer par l'Angleterre. + +Il n'était pas besoin d'un grand génie pour juger de ce qu'il y avait à +faire dans cette circonstance pour servir l'empereur et la France; il ne +fallait que se rappeler que ce prince avait mis moins de deux mois, en +1806, pour se porter des bords du Mein sur l'Oder; qu'après avoir fait +capituler en rase campagne l'armée prussienne entière, il était arrivé +au-delà de la Vistule avant la fin du troisième mois de campagne, depuis +son départ de Mayence. + +Il n'était donc pas impossible à ceux qui se trouvaient sur l'Oder et +l'Elbe d'arriver sur le Rhin pendant les mois de décembre, janvier et +février; la liberté des communications n'avait pas été assez gênée pour +l'empêcher. Pourquoi ne le fit-on pas? c'est à ceux qui dirigeaient à +répondre; quant à moi, je sais qu'il était tellement dans l'intention de +l'empereur de faire faire ce mouvement, qu'il crut l'avoir ordonné, et +qu'au mois de mars il me fit l'honneur de m'écrire et de me mander qu'on +ne lui obéissait plus. C'est après avoir reçu cette lettre que le +ministre de la guerre, M. le duc de Feltre, m'envoya des petites boules +de papier à faire passer à tous les commandants des garnisons enfermées +dans ces places. Ces ordres étaient écrits sur des bandelettes si +petites, que, roulées, elles n'étaient pas plus grosses qu'une fève; +j'eus l'indiscrétion d'en ouvrir une, elle ne contenait que ces mots: +«Monsieur le général, l'empereur trouve que vous n'occupez pas assez les +ennemis.» Je l'avoue, j'eus un chagrin mortel qu'on ne mandât que de +pareilles choses à des généraux dont on eût pu tirer d'autres services. + + + + +CHAPITRE XXVI. + +Le duc de Vicence est refusé aux avant-postes ennemis.--Des +plénipotentiaires se réunissent à Châtillon-sur-Seine.--Murat.--Opinion +de Napoléon sur ce prince; il ne peut croire à sa défection.--M. de La +Vauguyon.--M. de Laharpe.--Conversation sur son élève.--Organisation de +la garde nationale. + + +Malgré toutes ces imprévoyances, l'armée alliée, à la tête de laquelle +étaient les trois souverains principaux, ne s'approchait qu'avec une +extrême circonspection, tant elle craignait que quelque manoeuvre +imprévue ne vînt tout à coup porter la désorganisation dans ses +colonnes. L'empereur resta encore un mois à Paris, où certainement il +serait arrivé en quinze jours s'il avait été à la place des chefs de la +coalition. Pendant ce temps, il acheva de réunir tous les moyens sur +l'emploi desquels il pouvait compter; en même temps il fit partir M. le +duc de Vicence pour le quartier-général de l'empereur Alexandre, plutôt +pour satisfaire l'impatience de ceux qui étaient dans l'opinion qu'il ne +tenait qu'à lui de faire la paix, que dans l'espérance que le duc +parviendrait à ouvrir des négociations. Il lui donna des instructions +qui peignent à la fois le désir qu'il avait de mettre fin à une guerre +malheureuse, et la résolution bien arrêtée de descendre du trône plutôt +que de souscrire une paix honteuse: «Monsieur le duc de Vicence, lui +disait-il, je pense qu'il est douteux que les alliés soient de bonne +foi, et que l'Angleterre veuille la paix; moi je la veux, mais solide et +honorable. La France sans ses limites naturelles, sans Ostende, sans +Anvers, ne serait plus en rapport avec les autres états de l'Europe. +L'Angleterre et toutes les puissances ont reconnu ces limites à +Francfort. Les conquêtes au-delà du Rhin et des Alpes, ne peuvent +compenser ce que l'Autriche, la Russie, la Prusse ont acquis en Pologne, +en Finlande, ce que l'Angleterre a envahi en Asie. La politique de +l'Angleterre, la haine de l'empereur de Russie, entraîneront l'Autriche. +J'ai accepté les bases de Francfort, mais il est plus que probable que +les alliés ont d'autres idées. Leurs propositions n'ont été qu'un +masque. Les négociations une fois placées sous l'influence des +événements militaires, on ne peut prévoir les conséquences d'un tel +système. Il faut tout écouter, tout observer. Il n'est pas certain qu'on +vous reçoive au quartier-général: les Russes et les Anglais voudront +écarter d'avance tous les moyens de conciliation et d'explication avec +l'empereur d'Autriche. Il faut tâcher de connaître les vues des alliés +et me faire connaître jour par jour ce que vous apprendrez, afin de me +mettre dans le cas de vous donner des instructions que je ne saurais sur +quoi baser aujourd'hui. Veut-on réduire la France à ses anciennes +limites? C'est l'avilir......... + +«On se trompe si on croit que les malheurs de la guerre puissent faire +désirer à la nation une telle paix. Il n'est pas un coeur français qui +n'en sentît l'opprobre au bout de six mois, et qui ne la reprochât au +gouvernement assez lâche pour la signer. L'Italie est intacte, le +vice-roi a une belle armée; avant huit jours j'aurai réuni de quoi +livrer plusieurs batailles, même avant l'arrivée de mes troupes +d'Espagne. Les dévastations des cosaques armeront les habitants et +doubleront nos forces. Si la nation me seconde, l'ennemi marche à sa +perte; si la fortune me trahit, mon parti est pris, _je ne tiens pas au +trône_. Je n'avilirai ni la nation, ni moi, en souscrivant à des +conditions honteuses. Il faut savoir ce que veut Metternich. Il n'est +pas dans l'intérêt de l'Autriche de pousser les choses à bout; encore un +pas, et le premier rôle lui échappera. Dans cet état de choses, je ne +puis rien vous prescrire. Bornez-vous pour le moment à tout entendre et +à me rendre compte. Je pars pour l'armée. Nous serons si près, que vos +premiers rapports ne seront pas un retard pour les affaires. Envoyez-moi +fréquemment des courriers. Sur ce, etc. + + NAPOLÉON.» + + «Paris, le 4 janvier 1814» + +L'empereur avait deviné juste, les alliés ne voulaient qu'un simulacre +de négociations. Le duc de Vicence ne put se faire admettre. Il s'arrêta +à Lunéville, où étaient déjà les troupes ennemies, se mit en +communication avec Metternich, et insista vainement pour obtenir d'aller +plus loin. On allégua la marche que devaient suivre les affaires; on se +retrancha sur la nécessité de s'entendre, de consulter, et on laissa le +plénipotentiaire français se morfondre seize jours à Lunéville. + +Cependant l'empereur d'Autriche continuait de correspondre avec +Marie-Louise, il l'assurait toujours de toute sa tendresse, et +protestait que _quels que fussent les événement, il ne séparerait jamais +la cause de sa fille et de son petit-fils, de celle de la France_. Comme +cela pouvait avoir trait à des projets conçus par d'autres puissances en +faveur des Bourbons, l'empereur chargea le duc de Vicence de faire une +démarche confidentielle auprès de Metternich, et lui exposa de nouveau +les vues, les considérations qui devaient le guider dans la discussion +des grands intérêts qui lui étaient confiés. «La France devait conserver +ses limites naturelles. C'était une condition _sine quâ non_. Toutes les +puissances, l'Angleterre, continuait-il, avaient reconnu ces bases à +Francfort. La France, réduite à ses anciennes limites, n'aurait pas +aujourd'hui les deux tiers de la puissance relative qu'elle avait il y a +vingt ans; ce qu'elle a acquis du côté des Alpes et du Rhin ne compense +pas ce que la Russie, l'Autriche et la Prusse ont acquis par le seul +démembrement de la Pologne; tous ces états se sont agrandis. Vouloir +ramener la France à son ancien état, ce serait la faire déchoir et +l'avilir. La France sans les départements du Rhin, sans la Belgique, +sans Ostende, sans Anvers, ne serait rien. Le système de ramener la +France à ses anciennes limites est inséparable du rétablissement des +Bourbons, parce qu'eux seuls pourraient offrir une garantie du maintien +de ce système, et l'Angleterre le sentait bien. Avec tout autre, la paix +sur une telle base serait impossible, et ne pourrait durer. Ni +l'empereur, ni la république, si des bouleversements la faisaient +renaître, ne souscriraient jamais à une telle condition. Pour ce qui est +de S. M., sa résolution est bien prise; elle est immuable. Elle ne +laisserait pas la France aussi grande qu'elle l'avait reçue. Si donc les +alliés voulaient changer les bases acceptées et proposer les anciennes +limites, elle ne voyait que trois partis: ou combattre et vaincre, ou +combattre et mourir glorieusement; ou enfin, si la nation ne le +soutenait pas, abdiquer. Elle ne tenait pas aux grandeurs, elle n'en +achèterait jamais la conservation par l'avilissement. Les Anglais +pouvaient désirer de lui ôter Anvers, mais ce n'était pas l'intérêt du +continent, car la paix ainsi faite ne durerait pas trois ans. Elle +sentait que les circonstances étaient critiques, mais elle n'accepterait +jamais une paix honteuse. En acceptant les bases proposées, elle avait +fait tous les sacrifices absolus qu'elle pouvait faire; s'il en fallait +d'autres, ils ne pouvaient porter que sur l'Italie et la Hollande. Elle +désirait sûrement exclure le stathouder, mais la France conservant ses +limites naturelles, tout pourrait s'arranger, rien ne ferait un obstacle +insurmontable.» + +Les armées ennemies avaient continué leur mouvement, un tiers de la +France était envahi, le duc de Vicence reçut du quartier-général ennemi +l'autorisation de se rendre à Châtillon-sur-Seine, où s'acheminèrent +aussi les ministres des souverains alliés, savoir: les lords Aberdeen, +Cathcarsteward pour l'Angleterre, M. le comte Razoumowski pour la +Russie, M. de Stadion pour l'Autriche, et M. de Humboldt pour la Prusse. + +L'empereur, comme je l'ai dit, s'attendait à la difficulté qui avait été +opposée à M. de Caulaincourt; il hasarda cependant une démarche, et fit +proposer une suspension d'armes. La coalition refusa, il ne fallut dès +lors rien attendre que de son courage. L'empereur se disposa à prendre +l'offensive avec une armée d'à peu près 60,000 hommes, contre environ 4 +à 500,000 qui agissaient sur le point où il se trouvait. Pour surcroît +de malheur, le roi de Naples venait de jeter le masque. Cet événement +fut accompagné de circonstances si pénibles qu'on ne peut se dispenser +de les rapporter. + +Depuis le retour subit du roi de Naples dans ses États, la +correspondance de ce pays, comme celle de Rome, ne parlait que des +intelligences du gouvernement napolitain avec les agents du gouvernement +anglais. L'empereur avait-il demandé des éclaircissements sur ces bruits +étranges? je l'ignore, mais je le crois. Quant à moi, je ne lui laissai +pas ignorer la moindre des particularités qui me venaient de tous côtés +à ce sujet. Il répugnait à y croire; il me fit même un jour l'honneur de +me dire qu'il ne pouvait pas ajouter foi à tout ce qu'on me rapportait, +car M. Fouché, qu'il avait envoyé près du roi de Naples, non-seulement +ne parlait pas dans ce sens, mais rendait au contraire témoignage des +bons sentiments du roi, qu'il y ajoutait foi, d'autant plus que le +prince lui écrivait et lui protestait de sa constance et de sa fidélité. + +L'empereur ajoutait: «Il n'a pas beaucoup d'esprit, mais il faudrait +qu'il fût bien aveugle pour s'imaginer qu'il puisse rester là lorsque je +ne serai plus, ou lorsqu'il m'aura manqué si je triomphe de tout ceci.» + +Néanmoins les lettres de Rome ne tardèrent pas à apprendre le passage +par cette ville de M. Fouché, qui se rendait de Naples en Toscane, près +de la princesse Éliza: très peu de jours après, elles annoncèrent +l'entrée des troupes napolitaines à Rome, ayant à leur tête le général +Carascosa, et le général La Vauguyon, qui commandait la garde du roi de +Naples. + +Ce dernier signifia aux autorités françaises l'ordre de cesser leurs +fonctions, qu'il prenait possession de la ville de Rome et de son +territoire au nom du roi de Naples. + +Les autorités civiles évacuèrent Rome, et se retirèrent sur Florence; le +général Miollis, qui gouvernait la place, se renferma dans le château +Saint-Ange, avec une partie des troupes qui occupaient les états +romains: le reste prit la route de Toscane. + +Le général La Vauguyon, qui figurait dans cette défection, est fils de +l'ancien ambassadeur de France en Espagne sous Louis XVI. + +Le roi d'Espagne donna l'hospitalité à cette famille, et la combla de +biens pendant les orages révolutionnaires. Il avait placé ce général La +Vauguyon, encore enfant, dans ses armées. En 1807 celui-ci quitta le +service d'Espagne; il vint joindre l'armée française après la bataille +d'Eylau, et demanda du service. On ne lui devait rien assurément; +cependant l'empereur le fit placer comme aide-de-camp à la suite du roi +de Naples, qui était alors grand-duc de Berg; il lui rendit une portion +des biens de sa famille qui n'avaient pas été vendus, et, qui plus est, +fit des avantages pécuniaires considérables à M. de Carignan, parce +qu'il épousait une demoiselle de La Vauguyon. L'année suivante, M. de La +Vauguyon suivit le grand-duc de Berg à Naples, et témoigna enfin à +l'empereur sa reconnaissance en se mettant à la tête des troupes qui +marchaient contre nous. + +Le roi de Naples ne s'en tint pas à l'occupation de Rome; il poussa en +Italie, joignit ses troupes à celles des Autrichiens qui attaquaient le +prince Eugène, et n'eut pas honte de souiller, par cette conduite +sacrilège, le territoire qui avait été le berceau de sa gloire. + +Ce prince voulait passer pour un Bayard; il affectait la loyauté, +courait après le danger, prodiguait sa vie, et cherchait à fixer +l'attention jusque par son costume. Jamais acteur tragique n'eut de mise +semblable: les habits à la Henri IV, à la Tancrède, ne lui suffisaient +pas; il fallait chaque jour qu'il imaginât quelque accoutrement nouveau. +Il était malheureux qu'une soeur de l'empereur, belle, spirituelle, qui +savait se faire aimer, eût voulu, presque malgré sa famille, unir sa +destinée à celle d'un homme dont le mérite ni la réputation, à l'époque +où elle l'épousa, n'avaient rien de bien transcendant. Cette alliance +l'avait élevé à la couronne, et cependant il n'était pas satisfait. Que +lui fallait-il donc? qu'espérait-il en s'armant contre son bienfaiteur? + +Les événements commençaient à se presser; l'empereur jugea qu'il ne +pouvait plus longtemps rester à Paris. Avant son départ, j'eus à +l'entretenir d'une demande de passeport qui m'avait été faite par M. de +La Harpe, ancien instituteur de l'empereur Alexandre, puis membre du +directoire de la république helvétique, qui désirait aller en Suisse. Je +lui en rendis compte, et fus autorisé à le délivrer. + +M. de La Harpe vint me voir; nous causâmes beaucoup de la Russie et de +son élève. Je ne lui cachai point que j'étais persuadé qu'il le verrait +en passant par Troyes, où il serait probablement lorsqu'il y arriverait +lui-même. Je lui dis que la guerre semblait avoir réservé un beau rôle à +l'empereur Alexandre, et lui avait ménagé une occasion d'offrir une paix +aussi généreuse que celle qu'il avait reçue à Tilsit, lorsque la +position de ses affaires était désespérée; qu'il ne pouvait pas ignorer +que c'était le voeu du pays qu'il avait inondé de ses soldats, et qu'à +moins d'être insensé on ne pouvait pas croire que l'empereur Napoléon ne +désirât pas mettre fin à la guerre; sans doute, il ne se fiait pas +beaucoup au langage dont les armées ennemies se faisaient précéder; mais +que moi qui connaissais particulièrement la sincérité de ses voeux pour +la paix, je ne pouvais concevoir que le plus mauvais augure du peu de +grâce avec laquelle on avait accueilli M. le duc de Vicence, lorsque +l'Europe se souvenait encore de la manière dont l'empereur avait agi +avec Alexandre, lorsque celui-ci, après avoir repassé le Niémen, à la +suite de la bataille de Friedland, crut n'avoir eu rien de mieux à faire +qu'à demander la paix. + +Je dis entre autres choses à M. de La Harpe que je souhaitais me +tromper, mais que je ne pouvais me défendre de la pensée que l'empereur +Alexandre avait banni de son coeur tout sentiment de générosité, qu'il +avait épousé de nouveau tous les projets qu'il avait formés en 1805, +lorsqu'il s'était fait le moteur de l'agression dont nous avions failli +être les victimes, et que, quoi qu'il m'eût paru les avoir franchement +abandonnés après Tilsit, il était à croire qu'il les avait repris. +J'ajoutai qu'avant de faire la guerre de 1812, l'empereur Napoléon +n'avait pas cessé de témoigner à l'empereur Alexandre son désir de ne +pas rompre une harmonie qui avait été heureusement rétablie, et +qu'assurément, dans la situation où les événements l'avaient jeté, ce ne +serait pas lui qui apporterait des obstacles à la paix. + +M. de La Harpe défendait l'empereur Alexandre d'un soupçon aussi +injurieux; il en disait sa manière de penser franchement, et a dû bien +réfléchir à notre entretien depuis que les événements ont justifié mes +conjectures. + +Avant de quitter la capitale, l'empereur voulut terminer l'organisation +de la garde nationale de Paris, qu'il s'était décidé à appeler aux +armes. Cette question était le sujet de fréquentes discussions et de +beaucoup d'objections, en ce que tout le monde observait que la garde +nationale de Paris avait été le moyen le plus puissant dont les +agitateurs politiques n'avaient cessé de disposer pendant la révolution, +et qu'il était dangereux de le leur remettre de nouveau entre les mains. +À la vérité la situation n'était pas la même; de plus on se flattait que +les temps étaient changés. Sous ce dernier rapport on était dans une +trop grande sécurité; mais la nécessité où l'on était d'avoir recours à +la population pour la défense de la capitale, faisait que l'on s'abusait +sur quelques vérités dont au fond l'on était convaincu; d'ailleurs on +était moins opposé à la levée de la garde nationale de Paris, +qu'embarrassé de la composer d'hommes qui ne laissassent rien à craindre +en cas d'agitation, et qui fussent disposés à la fois à défendre leurs +murailles et à faire respecter leurs domiciles. + +Ces deux qualités étaient à peu près impossibles à réunir, parce que +l'espèce d'hommes qui convenait à la défense de la ville, était celle +qui est toujours généreuse, qui prodigue ses efforts et son sang; c'est +la moins opulente, celle qui n'a rien à perdre, et chez laquelle +l'honneur national parle toujours haut; mais on la considérait comme +dangereuse pour la classe opulente et les propriétaires, et on était +d'avis de l'éloigner de la formation des cadres. + +Les opinions étaient tellement partagées là-dessus que l'empereur ne +voulut ni renoncer à l'emploi d'un moyen dont il avait besoin, ni le +mettre en usage sans avoir entendu d'avance tous les avis et jugé +lui-même les différences qu'il y avait entre toutes les opinions. Il +réunit à ce sujet un conseil privé qui était composé comme ceux dont +j'ai déjà eu occasion de parler; il était d'environ dix-huit ou vingt +personnes [21]. L'empereur y posa la question de la nécessité de lever +la garde nationale de Paris, et laissa un libre cours à toutes les +observations qui furent développées sur les inconvénients qui pourraient +résulter du réarmement de cette partie de la population. On parla +beaucoup sur ce point; on rappela tout ce que la garde nationale de +Paris avait fait aux époques marquantes de la révolution, et l'on était +généralement de l'avis de ne la point armer, à quoi l'empereur répondait +qu'il y avait nécessité absolue, que conséquemment les observations ne +devaient porter que sur le choix à mettre dans sa composition, mais que +sa réunion était urgente. + +[21: Les princes de la famille, les trois dignitaires, les ministres, +les ministres d'État, les présidents des sections du conseil d'État, le +président du sénat, le grand-maître de l'université, le premier +inspecteur de la gendarmerie.] + +Il laissa encore parler une bonne heure, puis il mit la proposition aux +voix; une chose remarquable, c'est que tous les membres du conseil, qui +avaient acquis de la célébrité dans la révolution, furent d'abord d'avis +de ne point lever la garde nationale de Paris, et qu'ensuite, obligés de +se rendre sur ce point, ils conseillèrent de ne point mettre de choix +dans la composition des cadres. Les autres membres du conseil opinèrent +pour la levée de la garde nationale, en surveillant la nomination des +chefs qui devaient commander cette milice urbaine. L'empereur adopta cet +avis; il ordonna en conséquence la mise en activité de la garde +nationale de Paris: je n'eus plus qu'à exécuter des dispositions qui +avaient été prises à l'avance. Il était trois heures du matin lorsque le +conseil se sépara. + + + + +CHAPITRE XXVII. + +M. de Talleyrand.--L'empereur refuse de le faire enfermer.--Propos qu'on +lui attribue.--Présentation des officiers de la garde nationale.--Le roi +de Rome.--Allocution de l'empereur aux officiers de la garde +nationale.--Effet qu'elle produit. + + +On ne cessait d'entretenir l'empereur des menées de M. de Talleyrand; on +précisait des faits, on indiquait des intrigues; on faisait remarquer +les fatales conséquences que trop de longanimité pouvait avoir. +L'empereur écoutait, s'indignait de l'audace du diplomate, sans pouvoir +se décider à sévir. La question lui paraissait trop grave pour être +résolue autrement que par la victoire, il crut sans doute pouvoir +laisser aller des intrigues que la fortune étoufferait. Un homme qui lui +était tout dévoué, essaya de le faire revenir de cette erreur. «Vous +n'avez pas de faits, à la bonne heure; mais vous ne pouvez, lui dit-il, +vous faire illusion sur les projets qui roulent dans sa tête. L'occasion +est trop forte, il y succombera. Quand M. de Sartine voyait approcher +une fête, une cérémonie qui devait attirer la foule, il mandait les +personnages équivoques que contenait sa vigilance: «Je n'ai pas de +reproche à vous faire, leur disait-il, mais demain peut-être vous en +mériteriez. L'habitude pourrait reprendre son empire, vous succomberiez +à la tentation; je serais obligé de sévir; pour vous et pour moi, +prévenez une chute fâcheuse, et rendez-vous à telle maison d'arrêt.» Ils +obéissaient, tout se passait avec calme, et personne n'était compromis. +L'empereur applaudit à l'expédient sans vouloir l'employer. «Jamais, +dit-il au dignitaire qui le lui insinuait, jamais je ne donnerai les +mains à la perte d'un homme qui m'a longtemps servi.» En revanche, il ne +lui épargna pas les reproches. Un jour, après la messe, M. de Talleyrand +étant dans le salon où étaient aussi M. l'archi-chancelier, le prince de +Neufchâtel et moi, l'empereur s'échauffa, et lui dit les choses les plus +amères. M. de Talleyrand soutint cette pénible scène avec sang-froid; +l'empereur fut sur le point d'adopter les mesures violentes qu'il avait +repoussées jusque-là. «Nous allons voir, dit-il dans un mouvement de +vivacité: faites entrer M. de Bassano.» + +Malheureusement le duc était sorti; on ne le trouva point, l'empereur se +calma, et le prince de Bénévent en fut quitte pour l'orage qu'il venait +d'essuyer. Mais le souverain avait laissé échapper des paroles de colère +contre lui: les rapports ne s'arrêtèrent plus; chaque jour, il lui +revenait quelque propos coupable. La chose en était venue au point que, +le lendemain du jour où l'on avait tenu le conseil relatif à la mise en +activité de la garde nationale, on lui rapporta un prétendu propos de +bourse qui avait fait un moment baisser les fonds. On racontait +qu'immédiatement après la sortie du conseil, il avait été dit chez M. de +Talleyrand, qu'il n'y avait que les jacobins qui n'avaient pas voulu que +l'on armât les citoyens de Paris, parce qu'ils se proposaient encore de +faire des leurs. Ce propos pouvait bien être vrai; mais il n'avait +certainement pas été tenu par M. de Talleyrand, dans la circonstance où +on le lui attribuait. Je voulus m'assurer du fait, et il fut constaté +que, lorsqu'il était rentré, c'est-à-dire à trois heures du matin, il +n'y avait plus personne chez lui [22], qu'il se coucha en arrivant, et +que le lendemain la bourse était fermée avant que l'on eût ouvert les +rideaux de son lit. + +[22: Ce fut madame de Brignolet qui sortit la dernière du salon de M. de +Talleyrand, plus d'une heure avant qu'il revînt des Tuileries.] + +Après la scène dont je viens de rendre compte, M. de Talleyrand ne fut +plus autorisé à rien attendre de l'empereur. Il brûla ses papiers, fit +disparaître tout ce qui pouvait le compromettre, et redoubla d'efforts +pour échapper au sort que ses menées lui avaient fait. + +L'empereur resta encore dix ou douze jours à Paris pour recevoir le +serment de fidélité des officiers de la garde nationale. La cérémonie +eut lieu dans le salon dit des Maréchaux. + +Pendant la messe, madame de Montesquiou, gouvernante du roi de Rome, +reçut ordre de porter ce jeune prince dans l'appartement de l'empereur. +Elle le fit; l'office divin continua, et, quand il fut près de sortir de +la chapelle, l'empereur l'envoya de nouveau avertir d'amener l'enfant +jusqu'à la porte du salon qui communique immédiatement à celui des +Maréchaux, et de faire en sorte d'entrer dans celui-ci en même temps +qu'il y entrerait lui-même, en venant de la chapelle par la porte +opposée. + +La messe achevée, l'empereur emmena l'impératrice, qui d'ordinaire +marchait avant lui. Il entra dans le salon des Maréchaux; la porte +opposée à celle par laquelle il arrivait s'ouvrit, et l'on vit entrer +madame de Montesquiou, qui portait le jeune roi sur ses bras; personne +n'était prévenu, et on ne devinait pas ce que cela voulait dire. + +L'empereur le fit poser à terre, et le prenant par une main, tandis que +sa mère le tenait de l'autre, il s'avança au milieu du cercle des +officiers de la garde nationale, qui garnissaient le pourtour du salon +des Maréchaux; la singularité de ce spectacle, autant que le respect +qu'il imprimait, avait établi un silence absolu. + +L'empereur parla en ces termes: «Messieurs les officiers de la garde +nationale de la ville de Paris, j'ai du plaisir à vous voir réunis +autour de moi. Je compte partir cette nuit pour aller me mettre à la +tête de l'armée. En quittant la capitale, je laisse avec confiance au +milieu de vous ma femme et mon fils, sur lesquels sont placés tant +d'espérances. Je devais ce témoignage de confiance à tous ceux que vous +n'avez cessé de me donner dans les époques principales de ma vie. Je +partirai avec l'esprit dégagé d'inquiétudes, lorsqu'ils seront sous +votre garde. Je vous laisse ce que j'ai au monde de plus cher après la +France, et le remets à vos soins. + +«Il pourrait arriver toutefois que, par les manoeuvres que je vais être +obligé de faire, les ennemis trouvassent le moment de s'approcher de vos +murailles. Si la chose avait lieu, souvenez-vous que ce ne pourra être +l'affaire que de quelques jours, et que j'arriverai bientôt à votre +secours. Je vous recommande d'être unis entre vous, et de résister à +toutes les insinuations qui tendraient à vous diviser. On ne manquera +pas de chercher à ébranler votre fidélité à vos devoirs, mais je compte +sur vous pour repousser toutes ces perfides instigations.» + +L'empereur était ému en parlant aux officiers de la garde nationale, et +il était au moment de terminer son discours, lorsque, prenant lui-même +son fils entre ses bras, il le promena ainsi devant le cercle des +officiers de la garde nationale, qui ne purent résister à ce spectacle, +et qui éclatèrent par des milliers de cris de _vive l'empereur! vive +l'impératrice! vive le roi de Rome!_ Il resta longtemps au milieu d'eux +après que l'impératrice et le roi de Rome furent rentrés dans leur +appartement; il ne pouvait qu'être satisfait et plein d'espérances, en +voyant tant d'élan; dans le fait, les idées de tout ce qui était là +étaient bien éloignées de ce qu'on a vu arriver moins de deux mois et +demi plus tard. + +Le soir, l'empereur avait chez lui les personnes qui jouissaient de la +faveur des entrées particulières, c'était le 21 janvier 1814; il se +retira de bonne heure, en disant à ceux qui étaient près de lui: «Au +revoir, messieurs; nous nous reverrons peut-être.» J'avais l'honneur +d'être chez lui ce soir-là: il m'accabla de tristesse, parce qu'il me +fit l'effet de quelqu'un qui fait un dernier adieu. + +La régence et son conseil avaient été organisés dans la même forme que +pendant la campagne précédente; l'empereur partit à minuit pour se +rendre à Châlons-sur-Marne. + +À aucune époque de l'histoire, la France ne s'était trouvée dans une +position aussi critique; il est inconcevable qu'avec une armée aussi peu +considérable, l'empereur ait tenu en échec pendant autant de temps des +forces ennemies qui n'avaient qu'à marcher franchement pour arriver à la +capitale, et il faut croire que si elles ne l'ont pas fait d'abord, +c'est parce qu'elles voulaient faire concorder les progrès de leurs +opérations militaires avec quelques projets de désorganisation du +système de gouvernement qui était établi en France. J'ai toujours cru +particulièrement que l'empereur avait pénétré leurs desseins sous ce +rapport, et que c'était là en grande partie la raison pour laquelle il +n'avait jamais voulu croire à aucune disposition de paix de leur part, +comme aussi j'ai cru m'apercevoir que c'était alors qu'il regrettait de +ne l'avoir pas faite à Dresde avant que l'empereur de Russie eût acquis +cette influence qui l'avait rendu l'arbitre des volontés de toutes les +puissances de l'Europe. + +À peine le ministre anglais Castlereagh avait-il quitté l'Angleterre +pour se rendre à l'armée alliée, que l'on vit les princes de la maison +de Bourbon se mettre en mouvement. M. le comte d'Artois suivit la même +route que M. Castlereagh, et vint jusqu'à Vesoul, en Franche-Comté; son +fils aîné, M. le duc d'Angoulême, vint par mer au quartier-général du +marquis de Wellington, qui était à Saint-Jean-de-Luz, près Bayonne; et +son second fils, M. le duc de Berry, vint à l'île de Jersey sur la côte +de Normandie et de Bretagne. La présence de ces princes sur le +territoire donna à penser sérieusement sur les projets des ennemis, +comme aussi elle fournit la preuve de la résolution où l'on était de ne +point se prêter aux instances des ennemis pour un changement de +gouvernement. + +Il y avait avec chacun des princes un ou deux Français émigrés, qui +essayaient de leur faire des partisans, et de réchauffer dans les +esprits l'ancien attachement des Français pour la maison de Bourbon; +mais ils n'obtenaient aucun succès, comme on le verra par les détails +que je vais donner. + +Ils avaient si peu de partisans en France, que tout le monde +s'empressait de les desservir sous main. M. de Talleyrand lui-même était +un de ceux qui étaient le plus assidus à m'envoyer tout ce qu'il +apprenait des alentours de M. le comte d'Artois, et des mouvements que +se donnait le marquis de Lasalle, qui était en exil à +Châtillon-sur-Seine, d'où il courait toute la Bourgogne pour l'agiter. + +J'étais parvenu à avoir un agent très près du duc d'Angoulême, et +j'avais connaissance de presque tous les rapports qu'il adressait au +roi; assurément ils n'étaient pas satisfaisants, et ne présentaient pas +grande espérance. L'empereur fut informé de cet état de choses, et il +fit sans doute demander à Châtillon des explications sur une conduite +qui devait faire suspecter les intentions où on lui disait être de +vouloir la paix. Il paraît qu'il fut écouté, puisqu'on lui fit répondre +que les alliés avaient signifié aux princes de la maison de Bourbon +l'ordre de se retirer. Ces menées eurent un effet fâcheux pour les +alliés; on entrevit leurs intentions, on perdit la confiance que l'on +avait eue jusque-là dans leur langage, et vraisemblablement si l'on +avait obtenu un succès, que l'on eût eu un peu de temps, on aurait +réveillé la nation, qui commençait à s'apercevoir que les ennemis la +trompaient. + +Schwartzenberg s'avançait sur Paris par la route de Bourgogne, Blucher +arrivait par celle de la Champagne. J'eus peur pour le pape, qui était +encore à Fontainebleau, et je me hâtai de demander à l'empereur la +conduite que je devais tenir dans cette circonstance. + +L'empereur venait d'apprendre de nouveaux détails sur la conduite du roi +de Naples, qui avait joint ses troupes à celles des Autrichiens, et qui +marchait lui-même contre le vice-roi d'Italie. Il m'ordonna de faire de +suite repartir le pape et les cardinaux pour Rome, en évitant de les +faire passer par des contrées déjà occupées par les alliés, et d'écrire +au vice-roi d'Italie, ainsi qu'au prince Borghèse, pour leur faire part +de cette disposition. Le saint Père passa par le Berri et Toulouse, puis +Avignon, Grenoble, Chambéry. Les cardinaux le suivirent. Tout ce cortège +fut remis aux avant-postes autrichiens vers Parme, et arriva juste à +Rome pour en expulser toutes les autorités napolitaines; l'opération +était bonne, mais elle aurait dû être faite deux mois plus tôt. + + + + +CHAPITRE XXVIII. + +Arrivée de l'empereur à l'armée.--Affaire de Brienne, de Champeaubert, +etc.--Prise de La Fère, de Soissons.--Le maréchal Victor.--Conséquences +de son inaction.--Nouvelle députation des traîtres à l'empereur +Alexandre.--Situation de Paris. + + +L'empereur, en arrivant à Châlons, avait fait attaquer de suite l'armée +prussienne, qui s'avançait par la route de Toul, et il l'avait menée +battant jusqu'au-delà de Saint-Dizier; mais pendant ce mouvement, +l'armée russe et autrichienne qui s'avançait par la route de Troyes, +poussa jusqu'au confluent de l'Yonne et de la Seine, passa la première +de ces rivières sur le pont de Montereau, et poussa un corps de huit à +dix mille hommes jusqu'à Fontainebleau, où il entra. + +Les troupes que l'on avait tirées de l'armée d'Espagne se trouvaient +heureusement au moment d'arriver. On leur envoya l'ordre de traverser +Orléans et Étampes, pour passer sur la route de Paris à Fontainebleau; +les ennemis ne les attendirent pas, ils se retirèrent par le même chemin +qu'ils étaient venus. + +L'empereur, après avoir poussé au-delà de Saint-Dizier, fit une marche +par sa droite pour venir tomber sur les derrières de tout ce qui s'était +avancé sur Paris par la route de la Bourgogne; les ennemis avaient +eux-mêmes fait un mouvement pour venir à sa rencontre, et il y eut un +combat très sérieux à Brienne, qui fut emporté sur les ennemis, qui le +reprirent presque aussitôt. Il y eut un désordre et un incendie presque +total de Brienne, à la manière des Russes. La résistance que l'on trouva +à Brienne fit perdre à l'empereur un temps qu'il espérait employer à +d'autres opérations. Le corps du général Blucher s'était réorganisé; il +n'avait pas été très maltraité, il se porta de nouveau sur Châlons, où +il prit l'ancienne route de Paris, qui mène par Étoge et Montmirail. +Cela obligea l'empereur à se rapprocher de la Seine, pour avoir au moins +un de ses flancs à couvert. Dans cette position, il fut joint par les +troupes qui venaient d'Espagne; c'est avec elles et sa garde qu'il +partit à l'improviste, en laissant les maréchaux Macdonald et Oudinot +pour imposer aux ennemis. Il passa par la traverse de Coulommiers à +Sézanne, et vint prendre en flanc les corps russe et prussien qui +étaient en pleine marche sur Paris. Ce fut ce mouvement qui donna lieu +aux deux actions de Champeaubert et de Montmirail, où l'empereur mit en +pièces le corps russe de Sacken, ainsi qu'un corps prussien, qui sans +cela auraient pu être à Paris le 15 février. Il les poursuivit +jusqu'au-delà de Château-Thierry. On fit, dans ces deux journées, dix à +douze mille prisonniers, que l'on amena à Paris. La population des +cantons sur lesquels on s'était battu se livra à toute sorte de fureurs +et de vengeances sur les ennemis épars; elle en fit un grand massacre, +et il n'y a nul doute que, si l'on avait eu des armes à donner, il en +aurait été de même d'un bout de la France à l'autre. + +Les ennemis se retirèrent de Château-Thierry, partie sur Épernay, d'où +ils gagnèrent Châlons, et partie sur Soissons, qui venait d'être enlevé. +Les troupes ennemies qui avaient passé le Rhin vers Wesel et Cologne, +après avoir traversé la Belgique, étaient entrées en France par Liège et +Beaumont, s'avançaient par Rethel, Reims et Soissons. L'empereur avait +ordonné qu'on armât cette dernière place, qui depuis plus de deux +siècles n'était plus regardée comme un poste militaire. On y avait mis à +la hâte quelques pièces de canon que l'on avait tirées de La Fère, et, à +l'aide de quelques palissades, on avait organisé une défense passable; +mais déjà le mauvais génie était dans nos armées: partout où l'empereur +n'était pas, nous ressemblions aux armées que nous avions si souvent +dissipées comme de la poussière. + +Les ennemis s'approchèrent de l'Aisne; ils sommèrent la place de La +Fère, qui se rendit en effet, sous le prétexte inconcevable qu'elle +n'était point une place de guerre, mais une école d'artillerie; qu'elle +ne devait pas compromettre les habitants ni leurs propriétés par une +défense que ne comportaient ni le rang ni l'état de la place. Les +ennemis y trouvèrent de quoi venir réduire Soissons, qu'ils prirent de +vive force et livrèrent au plus affreux pillage. Cet événement contraria +beaucoup l'empereur; il y marcha sur-le-champ, parce qu'il était encore +sur les lieux. Il y remit une garnison avec du canon, et partit de suite +à marches forcées pour déborder le flanc droit de la grande armée +ennemie, qui s'était portée en avant aussitôt qu'elle avait su +l'empereur parti pour Montmirail. Les deux maréchaux chargés de la +contenir avaient sagement pris le parti de se retirer sans se +compromettre. L'empereur les joignit vers Provins; il fit attaquer +Montereau-sur-Yonne, l'emporta de vive force, fit rétablir le pont et +poursuivre l'ennemi avec vigueur sur la route de Sens. Pendant ce +temps-là, le corps du maréchal Victor, qui, par la direction qu'on lui +avait donnée, arrivait à Bray-sur-Seine, au-dessous de Nogent, avait +ordre de passer la rivière tout en arrivant, et de se porter sur la +grande route de Sens, déjà obstruée par les colonnes ennemies, qui se +retiraient. Il n'y a nul doute que, si ce corps d'armée avait exécuté ce +qui lui avait été ordonné, la grande armée ennemie aurait été mise dans +un désordre affreux, et aurait perdu un nombre prodigieux de +prisonniers. Les officiers d'état-major de l'armée ennemie en sont +convenus eux-mêmes quelque temps après, et ont même ajouté qu'il y avait +eu un moment d'hésitation si l'on n'ordonnerait pas de se rapprocher du +Rhin; mais que, lorsqu'on vit que les troupes françaises qui devaient +agir sur la haute Seine ne la passaient pas, on avait pris le parti de +suspendre toute résolution de retraite, et que l'on était parvenu à +remettre de l'ordre dans l'armée. + +On m'a rapporté depuis que ce fut à ce moment-là qu'il arriva au +quartier-général de l'empereur Alexandre une nouvelle députation des +traîtres dont une ville comme Paris a toujours le malheur d'être +empoisonnée; on m'a dit que l'empereur Alexandre avait hésité à se +prêter aux vues qu'on lui proposait, tant cela lui paraissait odieux. + +Pourquoi le corps du maréchal Victor n'a-t-il pas fait son devoir? Ce +n'est pas sans doute par mauvaise intention, mais bien probablement, ou +pour le dire sans contester aucune des bonnes qualités de ce général, +parce qu'il n'était pas pénétré de la position des ennemis, ni de celle +de l'empereur, ni par conséquent de l'importance du service qu'il +pouvait rendre. En portant rapidement ses troupes au-delà de la Seine, +sur la ligne de retraite des ennemis, il aurait décidé leur mouvement +rétrograde: en suspendant le sien, il a arrêté celui des ennemis, et +rendu celui de l'empereur sans effet. + +Il faut aussi compter pour quelque chose la lassitude universelle où +chacun était, laquelle faisait que l'on était devenu insensible à tout; +l'on ne jugeait plus de ce qu'on pouvait faire, on ne comptait plus que +le temps que pouvait durer encore une agonie à laquelle on ne voyait +aucun remède. + +Cette inactivité du corps du maréchal Victor donna de l'humeur à +l'empereur, qui disait tout haut: «On ne m'obéit plus, on ne me craint +plus, il faudrait que je fusse partout.» + +Elle eut encore une conséquence plus funeste, non seulement en ce +qu'elle rendit de nul effet le mouvement offensif dans lequel ce corps +jouait un rôle principal, mais encore parce qu'il restait à l'empereur +si peu d'occasions pour combiner d'autres opérations décisives, qu'il +était doublement à regretter que le corps d'armée n'eût pas été confié à +des mains plus habiles dans la circonstance qui venait d'échapper. La +non réussite de cette entreprise sur la haute Seine était le cachet de +notre impuissance, parce que les derniers moyens qui nous restaient y +avaient été employés. Aussi on se hâta de conclure un armistice qui ne +devait durer que quelques jours, et, comme l'on n'apercevait pas du côté +des ennemis la nécessité d'une mesure semblable, on se berça encore de +nouvelles espérances de paix. On se flatte aisément de ce que l'on +désire, et on ne voyait pas un individu qui ne la demandât à grands +cris. J'ai ouï dire à l'officier-général français qui avait été chargé +de régler les conditions de cet armistice, que, s'il avait eu là les +pouvoirs de traiter la paix, il aurait encore obtenu la frontière du +Rhin et les sommités des Alpes. Pendant cet armistice, on ramassait les +jeunes soldats épars qui, pendant les mouvements perpétuels de ces +marches forcées, avaient quitté les colonnes; on rassemblait tout ce qui +se trouvait dans les dépôts, en un mot on réorganisait le mieux possible +tout ce qui avait besoin de l'être. + +C'est le moment de parler de l'état politique dans lequel se trouvait +Paris. + +Nous étions alors dans les premiers jours de mars; nos troupes étaient, +à peu de chose près, sur l'Oise d'un côté, et sur l'Aube de l'autre. + +Cette occupation du territoire national par les troupes étrangères avait +fait refluer sur Paris une quantité prodigieuse de monde: 1° tous les +fonctionnaires et employés des administrations; 2° les familles +françaises qui, ayant cru pouvoir s'établir dans des pays réunis à la +France depuis près de quinze ans, en étaient parties à l'approche des +ennemis, et s'étaient successivement retirées jusque sur la capitale; 3° +les indigènes de ces mêmes pays qui, ayant épousé chaudement les +intérêts de la France, pensaient avoir quelque chose à craindre de +l'esprit de parti et de réaction, et avaient suivi les premiers. + +La terreur dont il n'était pas possible de guérir l'esprit de ceux qui +en étaient atteints en avait aussi poussé un grand nombre d'autres sur +leurs traces; tous les individus qui avaient été éloignés de Paris par +des mesures administratives y étaient rentrés à la faveur de ce +désordre, en alléguant avec raison qu'on aurait pu leur imputer à crime +d'être restés dans un pays occupé par les ennemis, et saisir ce prétexte +pour rendre leur position plus mauvaise encore. Ce fut là le motif dont +se servit M. l'archevêque de Malines pour quitter son diocèse, et il +avait raison, cela lui était d'ailleurs ordonné. En même temps que les +individus qui avaient été éloignés de Paris y rentraient, ceux qui +avaient reçu ordre de quitter la Belgique pour des motifs semblables +profitaient de cette occasion pour y rentrer aussi; de manière qu'il en +résultait un double mal. Les départements de l'est et du midi où les +troupes ennemies avaient pénétré offraient les mêmes inconvénients. +L'administration était à peu près sans force; on lui rendait compte de +tout, mais on éludait ceux de ses ordres qui pouvaient engager une +responsabilité que l'on craignait déjà de compromettre, tant l'on +regardait la chute de l'empereur comme probable; les esprits +s'occupaient moins de la position des affaires intérieures que de +chercher à démêler leur avenir à la suite des progrès des ennemis, +auxquels on ne voyait plus de moyens de résister. + +L'arrivée du comte d'Artois à Vesoul paraissait avec raison ne devoir +pas être étrangère aux projets ultérieurs des alliés, et quoique l'on +eût dit qu'il avait été invité par ces mêmes alliés à s'éloigner, l'on +ne fut pas plus calme, parce que l'on apprit presque aussitôt son retour +dans cette ville. L'on savait de même la présence du duc d'Angoulême au +quartier-général de l'armée anglaise à Saint-Jean-de-Luz; mais le peu +d'égards qu'avait pour lui le général en chef de cette armée, chose dont +tous les habitants de ces contrées étaient témoins, suffisait pour +empêcher que l'on crût qu'il entrait dans les projets des puissances +étrangères de renverser le gouvernement établi en France, pour y +replacer l'ancienne dynastie, dont on n'avait l'air de se servir que +comme d'un moyen politique. + +Un hasard extraordinaire avait mis à ma disposition un agent français, +que M. de Blacas, qui était à Londres, avait envoyé à travers la France +à M. le duc d'Angoulême. J'avais eu avis de son voyage par Londres même, +je l'avais fait arrêter; il avoua tout, et, pour se mieux sauver, il +prit le parti de gagner de l'argent des deux côtés. Je le laissai aller +et venir autant qu'il voulut, mettant beaucoup plus d'importance à +savoir ce qui se rattachait au duc d'Angoulême, qu'à ce qu'il pouvait +lui rapporter de l'intérieur de la France. Cela ne pouvait pas avoir un +grand intérêt pour un prince qui n'avait de moyens que l'armée ennemie. +C'est par cette voie que j'ai eu connaissance de la plupart des rapports +que le duc d'Angoulême adressait au roi, à Londres, où ce prince était +encore, et comme je ne pouvais pas supposer qu'il le trompait, je voyais +par ces rapports combien le duc d'Angoulême avait peu d'espoir de +réussir, et combien il se louait peu de l'accueil qu'il rencontrait +partout, sans omettre même le général en chef Wellington. C'est par ces +mêmes rapports que j'appris que MM. Ravez et Lainé n'osaient même pas +aller chez M. le duc d'Angoulême pendant le jour, et que, si M. de la +Rochejaquelein ne leur eût ménagé une entrée furtive la nuit, par une +fenêtre, ils n'auraient osé le faire. Ce qui me faisait prendre +confiance dans ces rapports, c'est que le général Wellington lui-même +avait dit à Saint-Jean-de-Luz, en parlant du duc d'Angoulême, qu'il +n'avait reçu aucune instruction de son gouvernement pour favoriser la +guerre civile en France, qu'il ne prêterait jamais les mains à +l'exécution d'un projet qui exposait particulièrement les citoyens aux +plus grands malheurs, d'autant plus que l'on traitait toujours à +Châtillon; mais que, si la paix ne suivait pas cet armistice, ce serait +alors que l'on ferait bonne guerre à l'empereur. + +Je laissais parvenir très exactement à Londres les rapports qui étaient +adressés de Saint-Jean-de-Luz au roi, après toutefois en avoir tiré des +copies que j'envoyais à l'empereur. Par toute la France on gémissait, +mais l'on était tranquille; on attendait tout des événements contre le +cours desquels on ne pouvait rien. + +En Bretagne, et même dans les départements de l'ouest, il ne se passait +rien contre l'ordre de choses sous lequel on vivait depuis la fin de la +guerre civile, ni contre l'obéissance que l'on devait au gouvernement. +Cependant M. le duc de Berri était à Jersey, près des côtes de Bretagne; +et comme depuis longtemps il y avait un espionnage organisé entre les +côtes de Saint-Malo et les îles soumises à l'Angleterre, on aurait connu +d'une manière positive tout ce qui aurait pu se pratiquer autour de ce +prince de la part des anciens chefs du parti royaliste dans cette +province: mais, d'après ce que j'ai appris depuis, il y avait longtemps +que le commissaire général de police trahissait son devoir, et néanmoins +il ne sut point exciter de mouvement. Là, comme ailleurs, on attendait +les événements, et on ne se souciait pas de s'exposer à des malheurs +particuliers avant de savoir quelles seraient les probabilités du succès +d'une nouvelle entreprise. + +La province même, dans laquelle se trouvait M. le comte d'Artois ne +s'agitait point, et les hommages qu'on lui rendait n'étaient que ceux +qu'on ne pouvait pas lui refuser sans se compromettre, parce que, dans +cette province, où l'on avait vu défiler les armées ennemies, on pouvait +juger bien mieux que partout ailleurs de leur supériorité; et si l'on ne +se déclarait pas davantage en faveur de l'ancienne dynastie, c'est que +les souverains alliés ne s'étaient pas encore prononcés. Paris était +alors livré à des inquiétudes beaucoup plus grandes que celles qu'il +avait jamais connues. Comment la politique n'aurait-elle pas été le +sujet de toutes les conversations? Dans cette circonstance, pouvait-on +cacher à cette nombreuse population ce dont elle était menacée? En +s'entretenant de ce sujet, on exagérait les dangers de la mauvaise +situation dans laquelle on se trouvait, et l'on ne s'arrêtait à rien de +constant, parce que l'on n'entrevoyait point de moyen de salut. + +Il y avait des réunions partout, depuis les salons jusqu'aux boutiques +et aux lieux publics; ce n'était qu'un colportage continuel de tout ce +qui pouvait le plus détériorer le peu d'espoir qui restait peut-être +encore. Toutes ces différentes classes dans lesquelles on a continué de +diviser la population, en réagissant les unes sur les autres, avaient +fait disparaître jusqu'aux traces de l'énergie dont on avait si grand +besoin. + + + + +CHAPITRE XXIX. + +État de la capitale.--Contes divers.--Comités.--Complot contre la vie de +l'empereur.--Le secrétaire de M. d'Albert.--M. de Vitrolle.--Calcul de +M. Anglès.--L'empereur Alexandre et le général Raynier. + + +La capitale, comme je l'ai dit, était devenue à peu près le seul point +où on était encore à l'abri des irruptions des troupes légères et de +tous les maux qui les accompagnent. Dans un rayon de plus de trente +lieues autour de Paris, on était venu y mettre à couvert sa famille, son +mobilier et tout ce que l'on avait de précieux, et enfin les habitants +des campagnes les plus voisines avaient fait entrer en ville jusqu'à +leur bétail; les faubourgs en étaient remplis. Les logements étaient +devenus rares; dans toutes les maisons, on pratiquait des cachettes où +l'on enfermait tout ce que l'on croyait exposé à une spoliation. + +Que l'on se figure les contes vrais et faux qui circulaient au milieu +d'un tel état de choses, que l'on y ajoute les propos des halles et +marchés, des rues, des places publiques et des oisifs, et l'on aura une +juste idée de la situation dans laquelle était Paris. La surveillance +était inutile, parce que l'action des surveillants ne pouvait être +suivie d'aucun effet. Les mesures coercitives eussent fait éclater une +insurrection; et c'était bien le moindre soulagement que l'on pouvait +donner à tant de monde qui souffrait, que de lui laisser le droit de se +plaindre. Il y avait plus de motifs qu'il n'en fallait pour justifier +des arrestations; mais pour être juste, il aurait fallu arrêter tant de +monde que les prisons, eussent-elles été doubles, n'auraient pas suffi +pour contenir tout ce qui aurait plus ou moins mérité d'y être enfermé. + +D'ailleurs j'ai toujours été persuadé que la multitude n'est jamais à +craindre tant qu'il reste une ombre d'autorité. Il y avait quelque chose +qui occupait davantage mon attention. + +J'avais appris qu'à l'armée même, et après les succès de Champeaubert, +il s'était manifesté de très mauvais desseins parmi des officiers +supérieurs. Cela était parvenu jusqu'à Paris, où l'on n'espérait déjà +presque plus; c'est seulement depuis ce moment que les hommes, +accoutumés depuis vingt-cinq ans à fomenter des révolutions et à donner +le mouvement dans tous les grands désordres, commencèrent à concevoir de +l'espoir pour l'exécution de ce qu'ils rêvaient depuis nos désastres, et +qu'enfin ils mirent de nouveau les fers au feu, comme ils l'avaient fait +à différentes époques de la révolution, jusqu'au 18 brumaire. Ils +s'occupèrent dès lors à rechercher les éléments de trouble; ils les +échauffèrent; ils recueillaient les mauvaises nouvelles, les +exagéraient, et les répandaient avec art sur les différends points de la +capitale; tout cela était connu de l'administration de la police. Les +mauvaises dispositions étaient trop générales pour qu'elles échappassent +aux esprits les plus bornés, mais aussi elles offraient un champ si +libre aux excitateurs, qu'elles les dispensaient de se faire remarquer +par aucune démarche ou fait particulier qui aurait donné occasion de les +saisir, et de commencer une information qui aurait pu produire un +résultat. + +On voyait bien que l'on abandonnait l'empereur, mais on ne remarquait +pas de quel côté ceux-là mêmes qui l'abandonnaient tournaient leurs +regards; ils ne laissaient rien apercevoir parce que l'on traitait +encore à Châtillon, et qu'un mot de là aurait pu détruire tous leurs +projets et les jeter dans la plus fâcheuse des positions. + +Je n'ignorais pas l'existence de quelques petits comités dans lesquels +se rendaient M. le duc d'Alberg ainsi que M. Anglès, qui était le chef +du quatrième arrondissement de la police, et qui, au conseil de police, +était celui qui poussait aux mesures extrêmes de répression. Il ne +m'avait pas dit un mot de cette association, mais je n'eus pas besoin de +lui pour être informé que l'on ne faisait qu'y parler, et que l'on +n'agissait pas. + +Il n'y avait chez ces messieurs que de la bonne volonté, de laquelle +bien certainement je leur aurais demandé compte, si les choses avaient +pris une tournure différente. Le seul fait duquel ce comité se soit +rendu coupable, c'est, je crois, l'envoi de M. de Vitrolle à l'armée +alliée, pour connaître si, en travaillant pour les Bourbons, on pouvait +espérer d'être appuyé, et ne pas être exposé à perdre la tête. + +Cette démarche était prudente, puisque tout ce que l'on pouvait faire +était subordonné à ce que décideraient les alliés, et ce n'était +qu'après s'être mis en communication avec eux, que l'on pouvait +commencer à travailler avec quelque espoir de succès. + +J'ai pensé que M. Anglès n'était entré dans cette association qu'avec le +projet de m'en rendre compte, si M. de Vitrolle avait apporté une +réponse peu favorable, et avec celui de profiter de ce que cela aurait +eu d'avantageux dans la supposition opposée. Avant cela M. d'Alberg +avait déjà envoyé son secrétaire particulier à l'armée russe, pour y +joindre M. *** et le général Jomini, avec qui ce secrétaire était lié. +Il arriva au général russe, lorsqu'il était encore à +Francfort-sur-le-Mein, et il marcha avec l'armée ennemie jusqu'au moment +où elle passa le Rhin. Je fus avisé de son retour et je l'envoyai +chercher; il me rapporta beaucoup de particularités qui, sans mériter +une foi absolue, me laissaient suffisamment apercevoir que les ennemis +allaient de nouveau organiser des communications régulières avec Paris. +Mais en même temps je remarquai que ce secrétaire de M. d'Alberg, qui +avait quitté le quartier-général russe, avant l'arrivée de lord +Castlereagh, ne croyait nullement à des projets favorables à la maison +de Bourbon, de laquelle on ne parlait point au quartier-général de +l'empereur Alexandre. + +Ce n'était que depuis l'arrivée du ministre anglais que ce projet-là +avait été adopté; c'était aussi pour s'en assurer que M. d'Alberg se +décida à faire partir M. de Vitrolle. M. Anglès savait ce départ, et me +le laissa ignorer. Je fus averti cependant le jour même de son départ, +que l'on envoyait un émissaire au comte d'Artois, mais l'on ne me disait +pas son nom [23]. Il était bien difficile de l'apprendre et de le saisir +en aussi peu de temps. On m'a assuré que le rapport que fit M. de +Vitrolle aux alliés ne fut pas sans influence sur la résolution que prit +l'empereur Alexandre de précipiter du trône l'empereur Napoléon. + +[23: La personne qui me dénonçait le départ de Vitrolle, en s'exprimant +ainsi, ne disait pas son nom; seulement elle rendait compte du fait; +cependant elle avait vu M. de Vitrolle, et elle savait toute sa mission; +mais cette personne, qui se disait mon amie, qui reconnaissait tout haut +les obligations qu'elle m'avait, ne voulait pas en dire davantage, parce +qu'elle voyait que l'édifice s'écroulait; et elle voulait se retirer de +dessous, en se réservant les moyens de venir m'achever la dénonciation, +si les affaires eussent mieux tourné. + +Ce faux ami a été un des plus acharnés à ma perte, après les événements +du 22 juin 1815, et je l'avais protégé de mon pouvoir et aidé de ma +bourse en 1812.] + +M. de Vitrolle était un agent des postes que M. de Lavalette avait placé +par égard pour quelques-uns de ses amis. Depuis l'envahissement de la +France il était devenu pour ainsi dire impossible de communiquer avec +l'Italie, où était encore l'armée du vice-roi. M. de Lavalette avait +imaginé de charger M. de Vitrolle, sur la reconnaissance duquel il +comptait, d'aller organiser une communication régulière avec l'Italie, +en passant par la Suisse et les derrières des armées ennemies. + +Vitrolle, qui avait été témoin de l'état d'anxiété de Paris, accepta la +double commission que lui donnèrent Lavalette et le duc d'Alberg qu'il +connaissait; en conséquence, il se chargea de passer d'abord au +quartier-général ennemi, où on l'avait bien adressé, et d'y prendre des +informations précises sur les intentions des souverains alliés, après +quoi il devait, suivant les circonstances, aller exécuter les ordres de +M. de Lavalette, ou se rendre au quartier de M. le comte d'Artois, qui +était alors à Vesoul; dans tous les cas, c'était la route qu'il devait +prendre. C'est en revenant de cette mission qu'il tomba entre les mains +des troupes françaises, d'où il se tira par subterfuge, et fit bien; +mais il ne put être utile à ses commettants, parce qu'il ne rentra à +Paris que lorsque le sort avait déjà prononcé sur l'avenir. Il s'en +fallut peu qu'il ne payât cher la démarche dont il s'était chargé; il +fut arrêté sous le déguisement d'un domestique, que lui avait fait +prendre le prince de Wurtemberg, commandant de l'avant-garde russe, à +laquelle il s'était présenté pour être conduit près de l'empereur +Alexandre. Le prince Paul le faisait conduire par un officier, dont il +passait pour être le domestique, lorsqu'ils furent pris par le général +Piré, qui commandait nos avant-postes; il ne connaissait pas Vitrolle, +et il les envoya au grand quartier-général, où on ne les reconnut pas +non plus d'abord; on n'y avait aucune idée d'une trame de cette espèce. +On venait d'envoyer les prisonniers, lorsqu'arriva au grand +quartier-général M. de Saint-Dizier, officier de la maison de +l'empereur, qui connaissait Vitrolle. Si celui-ci était parti une heure +plus tard, c'en était fait de lui. + +Les journaux anglais avaient rendu compte, dans les premiers jours de +mars, de la mission d'un gentilhomme du Dauphiné, envoyé à M. le comte +d'Artois; ils avaient tiré ces détails de la correspondance du +quartier-général russe, où l'on exaltait cette circonstance comme le +présage d'un heureux succès dans les projets ultérieurs, mais ils +avaient mal rendu le nom de Vitrolle; ils l'avaient écrit Vitrieux ou +Vitreux; je cherchai dans tous les cahiers de statistique du Dauphiné, +je ne trouvai pas un nom semblable. Je ne doutais déjà plus que ce ne +fût l'émissaire dont on m'avait annoncé le départ, mais ma pensée ne +s'arrêta pas sur M. de Vitrolle, que je savais être employé aux postes, +et en commerce de société assez habituel avec M. de Lavalette et M. +Pasquier, qu'il voyait chez madame de Vaudemont. + +Dans tous les cas, la prise d'un tel homme n'aurait pas produit un bien +grand résultat; sa mission ne pouvait être d'aucune utilité; elle ne +tenait encore qu'à de l'obscure intrigue. J'ai toujours cru que M. de +Talleyrand en avait été instruit, mais il ne l'avait pas vu avant son +départ; j'expliquerai cela tout à l'heure. + +Au milieu de cet état de dissolution apparente et déjà réelle, le +général Reynier rentra à Paris; il avait été, comme l'on sait, fait +prisonnier à la bataille de Leipzig, et venait d'être échangé; il avait +passé par le quartier-général des souverains alliés, auxquels il avait +eu l'honneur d'être présenté avant d'être renvoyé au quartier-général de +notre armée. + +L'empereur d'Autriche, en l'accueillant, lui avait dit de conseiller à +l'empereur de profiter des leçons que lui-même avait reçues de lui; de +suivre son exemple, en traitant à tout prix, qu'autrement lui, empereur +d'Autriche, ne pourrait plus rien en faveur de sa fille et de son +petit-fils. + +L'empereur Alexandre fit particulièrement beaucoup d'accueil au général +Reynier. Celui-ci lui demanda, dans la conversation, s'il ne le +chargerait pas de quelque chose pour l'empereur Napoléon, près de qui il +allait se rendre, et qui saurait qu'il avait eu l'honneur de le voir. +L'empereur Alexandre lui répondit que non, qu'il avait à se plaindre de +lui personnellement, et qu'il ne se sentait aucunement disposé à un +rapprochement de quelque nature qu'il fût. + +La conversation s'engagea plus avant, et sur les observations du général +Reynier, que l'empereur était le chef de l'État, l'empereur Alexandre +lui répliqua: Mais ce chef, c'est vous (l'armée) qui l'avez fait, et si +l'on exige de vous que vous en preniez un autre, pourquoi ne le +feriez-vous pas pour vivre en paix avec tout le monde? Le général +Reynier répliqua qu'indépendamment de ce que l'on ne trouverait personne +qui pût remplacer l'empereur, les souverains alliés seraient autorisés à +concevoir bien peu d'estime pour une nation qui abandonnerait si +légèrement un prince qu'elle avait si solennellement proclamé. +L'empereur de Russie répondit qu'il n'y aurait aucun reproche à faire à +la nation puisqu'elle aurait cédé à la force des circonstances; que +quant au choix, il semblait déjà indiqué par le suffrage accordé par +l'empereur à celui de l'armée qu'il considérait, sans doute, comme le +plus capable de gouverner, et il désigna nominativement Bernadotte. Le +général Reynier répondit comme il le devait, sans se permettre aucune +réflexion défavorable au maréchal Bernadotte: il demanda congé, et +revint à Paris, où il me raconta lui-même cette conversation: +Assurément, d'après le rapport du général Reynier, on peut croire sans +invraisemblance que l'empereur de Russie voulait abattre l'empereur +Napoléon. Le langage pacifique qu'on prêtait aux alliés, à Châtillon +n'était qu'une feinte, et il n'est pas juste de dire qu'il a été au +pouvoir de l'empereur d'obtenir la paix à ces conférences. J'en rendis +compte à l'empereur le jour même, et il me fit l'honneur de me répondre +qu'il désirait voir le général Reynier. Ce général partit à franc-étrier +pour arriver plus tôt près de l'empereur [24], mais à la deuxième poste, +il fut attaqué d'un accès de fièvre si violent, qu'on fut obligé de le +ramener à Paris dans un état de transpiration qui fut suivi d'un +refroidissement, et enfin il eut une maladie inflammatoire qui l'emporta +en très peu de jours, en sorte que l'empereur ne le vit pas. + +[24: Un autre individu, nommé Thurot, se rendit au quartier-général +russe, et s'y fit passer pour un envoyé du parti ennemi de l'empereur; +on l'y accueillit, et, comme cet homme joignait à la plus honteuse +immoralité beaucoup de perfidie d'esprit, il se fit écouter. Ce Thurot +avait été secrétaire général du ministère de la police, sous le +directoire, jusqu'au 18 brumaire; M. Fouché le renvoya peu après cette +époque: depuis lors, il vécut dans l'intrigue. En 1809, il fut condamné +aux fers pour des affaires d'administration dans la grande armée; peu +après avoir été relevé de ce jugement, il vint à Paris, où il s'était +attaché à M. Anglès. De là il se mit à écrire au cabinet de l'empereur, +sans y être autorisé, sur toutes sortes de matières et d'individus. +L'empereur, révolté de son impudence, me demanda sur ce Thurot un +rapport; pour le faire complet, je le fis arrêter et enlever ses +papiers; ce qui s'y trouva était de nature à être soumis à un conseil +privé, qui le condamna à être détenu dans une prison d'état, comme homme +immoral et dangereux. On le conduisait au lieu de sa détention, +lorsqu'il s'échappa en chemin, et alla au quartier-général ennemi se +donner pour un envoyé du parti ennemi de l'empereur. En 1815, ce même +homme resta à Paris, et s'attacha à un des chefs de l'administration, +pendant que M. Anglès était à Gand. Quel parti servait-il ou +trahissait-il? Je n'en sais rien; mais voilà l'espèce d'hommes qui a eu +une influence sur nos destinées.] + +Les armées ennemies étaient si rapprochées de Paris qu'il était +impossible d'empêcher les allées et venues continuelles qui ont lieu à +la faveur des désordres qui accompagnent une armée; d'ailleurs les +communications entre Londres et Châtillon passaient par Paris, d'après +un accord qui avait été fait. On n'ignorait donc guère la supériorité +des alliés ni leurs projets; tout cela rendait la malveillance active, +et rejaillissait sur les provinces. Je n'avais pas attendu que le mal +fût sans remède pour rendre compte à l'empereur de ce que je voyais, de +ce que l'on me rapportait, et de ce que je pressentais, s'il ne faisait +pas la paix à tout prix. + +L'armistice n'était point encore conclu, je pouvais craindre que mon +rapport ne tombât entre les mains des ennemis et ne portât à leur +connaissance un état de choses qu'il était du plus grand intérêt de leur +cacher; aussi je n'écrivis point sur une matière aussi délicate, je me +servis de l'occasion du retour à l'armée d'un officier du premier +mérite, connu de l'empereur particulièrement, et je lui répétai jusqu'à +satiété tout ce que je le priai de dire de ma part à ce prince; il +remplit exactement sa commission, j'en ai la preuve. + +Enfin, voyant que cela ne produisait rien, je me décidai à écrire à +l'empereur pour lui faire part de mes inquiétudes que je ne croyais que +trop fondées, et je le priai de me permettre de lui donner la dernière +marque de dévouement qu'il allait bientôt être en mon pouvoir de lui +offrir, en le priant de me permettre de rester comme son commissaire à +Paris pendant le séjour que les alliés allaient y faire. + +Je lui disais qu'il était inutile de s'abuser sur la suite de ce funeste +événement, mais qu'un homme qui se dévouerait pourrait par son exemple +encourager tous ceux qui ayant la possibilité de mettre leur +responsabilité à couvert derrière son autorité, opposerait du moins de +l'inertie à ce que l'on se proposait de faire, et qu'une première +opposition courageuse dans une pareille circonstance retiendrait bien du +monde dans la voie de l'honneur et ferait parler le devoir. Je fis voir +ma lettre à M. l'archi-chancelier et je la fis aussi voir à M. Pasquier, +qui vint chez moi au moment où je la fermais; j'avais causé avec lui de +tout ce que je craignais, il était persuadé comme moi de tout ce qui +allait arriver; l'empereur me fit l'honneur de me répondre d'une manière +flatteuse sur la proposition que je lui avais faite, mais il ne +partageait pas mes opinions sur ce que je me flattais de pouvoir faire. +Il me disait même que dans mon intérêt il m'ordonnait de ne pas rester à +Paris, et ajoutait que je m'exposerais au plus grand malheur personnel +si je me mettais à la discrétion des ennemis. Je dus donc abandonner mon +projet, parce que si je n'avais pas réussi je n'aurais eu aucune excuse +à donner après avoir éludé un ordre qui m'avait été adressé directement. +Je voyais de tout côté que chacun songeait à soi; on plaignait +l'empereur, mais l'on prenait petit à petit congé de lui. Quelques-uns +des commissaires qui avaient été envoyés dans les départements pour y +réchauffer l'esprit public, ne correspondaient déjà plus, et ne disaient +que ce qu'ils ne pouvaient plus faire. Il n'y avait plus d'énergie nulle +part, l'agonie était complète, il y a même eu de ces messieurs qui ont +cherché à se préparer une position nouvelle en se faisant un mérite +d'avoir éludé les ordres qu'ils avaient reçus des ministres. + + + + +CHAPITRE XXX. + +Le marquis de Rivière.--Comment on avait songé à lui.--Joseph, ses +communications avec Bernadotte.--Folies qui remplissent la tête des +frères de l'empereur.--Intrigue qui empêche l'armée d'Espagne +d'accourir.--M. de la Besnardière.--M. de Talleyrand, ses menées, ses +insinuations. + + +Pendant ces pénibles moments, je reçus l'ordre de mettre le marquis de +Rivière en arrestation. Cette mesure était probablement la conséquence +de quelques rapports qui avaient été adressés du Berry, où M. de +Sémonville avait été envoyé comme commissaire. J'ai toujours cru que +c'était lui qui avait provoqué cette mesure, en s'adressant directement +au cabinet de l'empereur; car, en vérité, on avait bien autre chose à +faire à l'armée, qu'à penser à ce que faisait M. de Rivière. Depuis +longtemps on était attentif à saisir toutes les occasions de faire voir +à l'empereur que la surveillance de son ministre de la police était en +défaut, afin que, dans un moment favorable, que l'on guettait, on eût +une masse de petites anecdotes qui déterminassent ce prince à le +changer. J'avais cependant entendu parler de tout ce que faisait M. de +Rivière en Berry, et j'en avais écrit à M. de Sémonville, et à M. +Didelot, qui y était préfet. C'est, je crois, lorsque le premier vit que +j'avais les yeux ouverts qu'il se décida à écrire, pour éviter un +reproche; mais lorsqu'il reçut l'ordre qui en fut la suite, d'arrêter M. +de Rivière, les choses étaient tout-à-fait désespérées: il ne l'exécuta +pas. Je ne cite cette anecdote que parce qu'elle vient à l'appui de ce +que j'ai dit plus haut, et que j'ai lu écrit de la main de M. de +Rivière, «que M. de Sémonville aurait exécuté mon ordre s'il ne lui +avait démontré qu'il servait la cause de Dieu et de la justice.» + +J'avoue aussi que je faisais peu d'attention à M. de Rivière, parce que +m'ayant lui-même donné sa parole d'honneur qu'il ne vivrait qu'en +paisible citoyen, je croyais qu'il la tiendrait. Je devais le croire +d'autant plus que, dans le temps de ses plus grands malheurs, il m'avait +dit ces propres paroles: «Monsieur, je me regarde comme tellement obligé +envers l'empereur, que si M. le comte d'Artois lui-même arrivait demain +dans la plaine de Grenelle, à la tête de cent mille hommes, je n'irais +pas le joindre.» + +C'est cette réponse de M. de Rivière, que je rapportai à l'empereur, qui +lui valut tous les adoucissements que sa malheureuse position reçut +successivement; car l'empereur a toujours cru à l'honneur de ceux qui +savaient en donner des preuves; il croyait à celui d'un homme qui, après +avoir servi sa cause avec autant de dévouement, disait lui-même qu'il +s'en détachait de bonne foi; dès lors toute espèce de mauvais traitement +n'eût été que barbarie. + +Cependant M. de Rivière n'avait pas attendu que M. le comte d'Artois eût +cent mille hommes, ni qu'il fût dans la plaine de Grenelle, puisqu'il +avouait que s'il n'avait pas démontré à M. de Sémonville qu'il servait +la cause de Dieu et de la justice, il aurait été arrêté. + +Vers les premiers jours de mars, le prince Joseph avait envoyé (avec la +permission de l'empereur) un agent au prince de Suède, qui venait +d'arriver avec son armée dans les environs de Maubeuge ou de Liège. Il +l'avait envoyé, afin de savoir de lui par quel moyen on pourrait porter +les alliés à accorder la paix à des conditions supportables. Cet agent +était revenu avec une réponse qui ne confirmait que trop les mauvais +pressentiments que l'on avait déjà. Bernadotte annonçait qu'il était +question d'ôter le pouvoir à l'empereur; il engageait à traiter sur ces +bases-là, parce que si les ennemis mettaient le pied à Paris, alors il +n'y aurait plus rien à faire, parce que l'on rétablirait les Bourbons +[25]. + +[25: Il circula à cette époque des bruits étranges sur le prince Joseph. +On prétendait lui avoir entendu dire que l'empereur ne pouvait plus +faire la paix, mais que lui, Joseph, pouvait l'obtenir avec +l'impératrice. Je n'y ajoutai foi que parce que ce n'était pas la +première fois que je voyais les frères de l'empereur se persuader qu'ils +pouvaient être quelque chose sans lui. Ce qui me surprenait dans la +circonstance dont il s'agit, c'était de voir le prince Joseph donner +dans des illusions de cette espèce; il était moins avantageux que les +autres, et puis il aimait sincèrement son frère. Cependant l'intrigue +s'agitait vivement autour de lui; il me parla lui-même d'un projet dont +on l'avait entretenu. On voulait le faire proclamer régent par le sénat, +qui aurait prononcé la déchéance de l'empereur. Joseph voyait bien que, +si cela avait lieu, il serait à la merci des ennemis, après leur avoir +ouvert le chemin de Paris, qu'un reste de prestige attaché au nom de +l'empereur leur fermait encore; mais j'ai cru qu'en quittant la +capitale, les meneurs ne l'avaient pas laissé partir sans lui donner des +espérances.] + +Le message de cet homme resta secret; mais il fut transmis à l'empereur, +qui déjà ne doutait plus du projet des souverains alliés. Il voyait que, +tout en l'accusant de ne vouloir pas faire la paix, on lui présentait +des conditions qui n'étaient que des sources de guerre, ou plutôt qui ne +faisaient que donner aux ennemis le temps de reprendre haleine pour +achever, la campagne suivante, ce qu'ils n'avaient pas la possibilité de +terminer dans celle-ci. + +Toutefois l'empereur ne se décida pas seul, car je me rappelle qu'il +envoya à son frère Joseph les conditions qu'on lui imposait. Il lui +manda d'assembler un conseil (je ne me souviens pas si ce fut celui de +la régence ou celui des ministres), de les lui communiquer, de +recueillir ensuite les avis et de les lui envoyer. Je ne pus assister au +conseil pour cause d'indisposition, mais M. Molé, qui vint me voir à la +sortie de la séance, me dit sommairement de quoi il avait été question. +Je ne puis que le rapporter de même: les ennemis, en proposant le +démembrement de toutes les conquêtes achetées par la France au prix de +tant de sang, demandaient encore des sûretés, comme Besançon, et je +crois quelques autres places de première ligne qui ouvraient tout-à-fait +la frontière; on ne pouvait pas appeler cela faire la paix, ce fut +l'opinion du conseil. + +L'empereur ne se dissimulait pas que ces propositions n'étaient qu'un +piège. Il était convaincu que les souverains alliés avaient déjà +prononcé, et que tout ce qu'ils lui proposaient n'était que des +subterfuges imaginés pour l'humilier aux yeux de la nation. Il aima +mieux tomber que de se prêter à une transaction ignominieuse, qui +peut-être, ne se consommerait pas. C'était vraisemblablement aussi parce +qu'on lui connaissait un caractère incompatible avec l'idée d'un outrage +qu'on lui proposait des conditions inadmissibles, mais propres à +accréditer l'opinion qu'il ne voulait pas la paix. On s'apercevait bien +que les ennemis eux-mêmes n'avaient pas une grande confiance dans +l'exécution d'un plan qu'ils faisaient marcher si lentement; néanmoins +ils n'avaient pas encore osé s'expliquer nettement sur leurs projets de +changement de dynastie. + +Si dans ce moment-là l'empereur avait été bien servi, comme il devait +l'être, il aurait dû avoir près de lui, ou du moins sur la haute Loire, +les différends corps qui composaient l'armée d'Espagne. S'il les avait +eus, il aurait pulvérisé les Russes, les Prussiens, ainsi que tous ses +anciens confédérés; alors les Autrichiens auraient traité séparément +pour eux, car l'on avait acquis la certitude que l'empereur d'Autriche +ne voulait point que l'on allât à Paris; c'était vraisemblablement par +intérêt pour sa fille. Le malheur voulut qu'à la suite du mouvement +offensif de notre armée sur la haute Seine, il quittât le +quartier-général des alliés pour se retirer en Bourgogne, et ne reparût +plus à l'armée: en sorte que l'empereur Alexandre et le roi de Prusse +restèrent les arbitres de l'avenir, et soumirent à leurs vues les +ministres et les généraux de l'empereur d'Autriche. On a été fondé à +croire que cette absence de l'empereur d'Autriche avait été calculée, +car un reste d'affection pour l'impératrice se montrait encore dans les +pièces qui émanaient de son cabinet. Il n'avait cessé de protester +«qu'il ne séparerait pas la cause de sa fille et de son petit-fils de +celle de la France.» Il avait confié au souverain qui régnait sur ce +pays «son enfant de prédilection, il chérissait sa fille, il gémissait +de la voir exposée à de nouvelles inquiétudes, il souffrait que Napoléon +méconnût les intentions de son cabinet.» Ces expressions d'intérêt, +cette tendre commisération avaient sûrement effrayé ceux qui avaient +arrêté la perte de Napoléon; ils ne voulurent pas s'exposer aux retours +d'un père prêt à immoler sa fille, ils trouvèrent plus prudent de +l'éloigner. + +J'ai dit que l'empereur pouvait avoir l'armée d'Espagne; il me reste à +raconter comment il ne l'eut pas. + +Le duc de Bassano avait, comme je l'ai rapporté, entamé des négociations +avec Valencey; elles ne pouvaient réussir qu'à la faveur du secret, +toutes les mesures avaient été prises pour que rien ne transpirât. +Cependant la transaction n'avait pas été mise à fin, qu'elles étaient +déjà divulguées. Le parti qui conspirait prit l'alarme, et tel était son +ascendant, qu'il réussit à présenter cette mesure de salut comme le coup +de grâce de nos institutions. Le ministre qui eût dû le surveiller +épousa ses inspirations, et poussa l'aveuglement au point de se jeter +aux pieds de l'empereur pour lui faire abandonner un projet qui, +disait-il, allait achever de détruire le prestige qui nous protégeait. +L'empereur le traita durement: mais il était la clef de la politique de +l'État, les Anglais avaient pris l'éveil; il était difficile désormais +de faire réussir une combinaison qui d'abord ne présentait pas +d'obstacles. Les événements se pressaient, on ne doutait pas que tout ne +fût disposé au-delà des Pyrénées pour paralyser une transaction qui +devait être fatale aux alliés. On n'accorda pas assez d'importance à un +acte dont on eût dû presser l'exécution. + +Le temps de l'expiration de l'armistice approchait, et l'on ne donnait +aucune suite au traité. J'en écrivis à l'empereur; je lui marquai qu'en +voyant commencer les négociations de Valencey, tout le monde avait conçu +l'espoir qu'il en résulterait au moins l'avantage de pouvoir appeler à +lui l'armée d'Espagne, mais que l'on avait abandonné cette espérance, +puisque rien, pas même le départ des princes, ne s'effectuait. + +Je ne sais si ce fut ma lettre qui produisit cet effet, mais, courrier +pour courrier, l'empereur donna ordre de faire partir Ferdinand; ce qui +prouve combien ce départ entrait dans son projet, et que, si on l'avait +entretenu de cette affaire comme on le devait, elle aurait été terminée +de manière à ce qu'il pût disposer de son armée qui était à la frontière +d'Espagne. + +Ce fut le 19 mars que les princes espagnols quittèrent Valencey pour se +rendre en Espagne par Perpignan, et ce fut le 22 du même mois que +l'armistice fut dénoncé. Jusqu'à ce moment, l'intrigue s'était tenue +muette à Paris, ou du moins s'était beaucoup observée; elle avait pu +toutefois se mettre en communication avec les alliés, peut-être les +engagea-t-elle à rompre à Châtillon, et à marcher sur Paris. Plus je +cherchais à la pénétrer, et plus je trouvais de preuves qu'elle +attendait la certitude d'être appuyée pour développer ses projets, qui +ne pouvaient qu'être subordonnés à la volonté des souverains alliés; +tant que ceux-ci pouvaient traiter, elle ne s'était pas prononcée. Le +moment arriva enfin; l'on vit rentrer à Paris tous les employés du +ministre des relations extérieures qui avaient été appelés tant à +Châtillon qu'au quartier-général de l'empereur pendant tout le temps +qu'avaient duré ces conférences. + +Parmi eux se trouvait M. de La Besnardière, qui avait dirigé la +négociation. Habitué comme il l'était aux affaires, il n'avait pu se +méprendre sur les véritables intentions des alliés. Ce fut par lui que +M. de Talleyrand eut connaissance de tout ce qui se fit à Châtillon. +J'ai su plus tard que ce diplomate avait eu des communications directes +avec quelqu'un de plus élevé, mais ce qu'il avait appris de M. de La +Besnardière, la rupture de l'armistice, celle des conférences, lui +prouvèrent que les paroles qu'il avait reçues n'étaient pas vaines. +Dès-lors il prit plus d'assurance, et ne songea qu'à précipiter une +révolution dont il avait longuement préparé les éléments, mais dont il +n'avait pas arrêté la direction, quoique bien déterminé cependant à la +faire servir à la chute de l'empire. + +Il n'y avait rien dans les provinces; tout se passait à Paris, et tout +attendait le signal des alliés. S'ils ont été bien servis, on peut se +demander avec raison comment ils n'y sont pas arrivés plus tôt. + +Quant à nous, nous avions déjà éprouvé les funestes effets de la mesure +que nous avions prise à l'égard des administrations, auxquelles on avait +ordonné de se retirer à l'approche des ennemis. Nous étions presque +étrangers à la partie du territoire qui était envahie. La chose était au +point que, lorsqu'il fallut faire parvenir aux places bloquées les +ordres que le ministre de la guerre leur adressait le 19 mars, on fut +obligé d'employer des transfuges; au reste, ces ordres ne signifiaient +rien, car en supposant que le duc de Feltre eût pris sur lui d'indiquer +un rendez-vous général aux troupes qui défendaient nos places, le temps +dont elles avaient besoin pour y arriver n'existait pas [26]. C'était au +moment du passage du Rhin par les armées ennemies qu'il fallait appeler +ces garnisons, les réunir, les mettre en ligne, puisque les alliés ne +s'occupaient pas de nos places. + +[26: Les ordres du ministre de la guerre, qui ne partirent de Paris que +le 20 mars, n'avaient pas encore dépassé la frontière, que déjà le sort +de Paris était décidé.] + +Je me mis à observer de plus près M. de Talleyrand, qui avait plusieurs +langages, et qui était d'ailleurs le seul autour duquel pouvaient se +grouper les hommes de mouvement. Sa position était déterminée par une +suite d'intrigues sur lesquelles il ne pouvait se promettre de donner le +change. On n'avait pas à la vérité de données assez précises pour sévir +contre un homme qui avait le rang qu'il occupait dans l'État. Mais la +paix eût fait éclore les révélations, et M. de Talleyrand était trop +habile pour ne pas voir qu'il n'y avait désormais que péril à s'arrêter. +Je le considérais donc comme celui qui allait devenir le chef d'un parti +contre l'empereur, mais non pas contre la dynastie qui était le résultat +de la révolution à laquelle il avait eu tant de part. + +Il était dispensé de s'envelopper de mystère, s'il avait eu besoin de se +donner du mouvement, parce qu'il voyait bien que l'événement venait le +trouver. Il connaissait la résolution des souverains alliés, il +observait, attendait de quel côté s'écroulerait l'édifice. Il venait me +voir quelquefois, m'attendait si j'étais sorti, et se répandait en +conversations dans lesquelles il déplorait la situation où se trouvait +la France. Il la comparait à celle de Tilsit, et s'écriait: «Et cela en +six ans!» Puis il se déchaînait contre le duc de Bassano, parlait +d'adulation, de flatterie, et arrivant enfin où il en voulait venir, il +me disait: «Mais que faire dans des circonstances aussi fâcheuses? Il ne +convient pas à tout le monde de rester dans une maison qui brûle; prenez +garde à vous, il vous arrivera encore une scène comme celle du 23 +octobre. Vous le savez, il y a en Bourgogne un certain marquis de La +Salle qui se donne beaucoup d'activité et qui fait des prosélytes: cet +exemple gagnera d'autres provinces.» + +M. de Talleyrand avait raison en ce qui concernait le marquis de La +Salle. J'étais informé de ses tentatives comme du peu de succès qu'il +obtenait. Sans l'arrivée des ennemis à Paris, et ce qui en a été la +suite, des moyens semblables à ceux du marquis de La Salle n'auraient +pas fait broncher un homme de tant soit peu d'importance. M. de +Talleyrand ne le désirait pas, il avait bien d'autres projets que celui +à l'exécution duquel il a été obligé de concourir par une suite de +circonstances que j'expliquerai. + +Je me doutais bien qu'il n'était si exactement informé des démarches du +marquis que parce qu'il était en relation d'amitié avec quelqu'un qui en +avait eu de très intimes avec M. de La Salle; et comme en révolution, +lorsqu'on n'a plus à penser à soi, on s'occupe de ses amis, il ne +voulait plus me laisser faire naufrage et me tendait la main. J'avais +l'ordre positif de ne pas sévir, je ne pouvais que laisser dire. +J'affectai de ne pas comprendre, et ne me montrai que plus curieux; mais +il avait trop d'expérience pour se laisser prendre à l'amorce. Je ne pus +rien obtenir de précis. + +Je savais exactement tout ce qu'il recevait, mais il avait tant d'art +dans sa conduite, qu'il savait la rendre naturelle, en voyant +successivement des hommes de toutes les opinions et de différends +caractères. Je me gardai bien d'en faire aborder un seul; la position de +nos affaires était trop désespérée pour qu'aucun d'eux renonçât aux +faveurs qu'il entrevoyait déjà pouvoir obtenir. D'ailleurs que +m'aurait-il dit? Une conversation dans laquelle on n'aurait pu trouver +aucun fait, ou bien il m'eût donné son opinion particulière sur les +dispositions de M. de Talleyrand, desquelles je me doutais bien. + +J'étais dans cette inquiétude, lorsque, me promenant à cheval, +j'imaginai de passer près de l'hôtel de ce prince. Je vis la voiture de +l'archevêque de Malines à sa porte; je l'avais aperçue d'assez loin: je +pensai qu'ils étaient en conférence. Résolu de m'en assurer, au lieu de +me faire ouvrir la porte cochère, je descendis dans la rue, et entrai +rapidement à pied. Le portier, qui me reconnut, n'osa m'arrêter. Je +montai lestement l'escalier, et j'arrivai au cabinet de M. de Talleyrand +sans avoir rencontré âme qui vive à l'antichambre: il était en tête à +tête avec l'archevêque. J'entrai si brusquement, que je produisis sur +eux le même effet que si je me fusse introduit par la fenêtre. + +Leur conversation, qui était animée, s'arrêta net; l'un et l'autre +semblaient avoir subitement perdu la parole. La figure de l'archevêque +était néanmoins celle des deux qui était la plus décomposée. Je devinai +à ce trouble le sujet de l'entretien, et ne pus m'empêcher de leur dire: +«Pour cette fois, vous ne vous en défendrez pas; je vous prends à +conspirer.» J'avais deviné juste, ils se mirent à rire, essayèrent de me +donner le change; mais j'eus beau les prier de continuer leur +conversation ils ne purent pas la ressaisir. Je me retirai, avec la +conviction qu'ils tramaient quelque complot, mais sans savoir au juste +en quoi il consistait. + + + + +CHAPITRE XXXI. + +Rupture des conférences de Lusigny.--Proclamation de Louis XVIII.--Les +intrigues de l'époque n'avaient rien de royaliste.--M. Fouché, son +expédient pour en finir.--Opérations de l'empereur.--Il se jette sur les +derrières des alliés.--Sa lettre à l'impératrice est +interceptée.--Angoisses de cette princesse. + + +L'on se rappellera que ce ne fut que le 20 mars que les conférences +furent rompues. On en reçut la nouvelle à Paris le 22 ou le 23, avant +que l'on eût pu y être d'accord sur la démarche qu'il convenait de faire +près des alliés. Il eût fallu quelques jours; on regardait sans doute la +chose comme inutile, puisque l'on pouvait calculer le nombre de jours +dont les ennemis avaient besoin pour être aux portes de la capitale. Je +fus cependant averti de l'arrivée soudaine à Paris de M. Adrien de +Montmorency, sur lequel j'avais les yeux, et qui habitait, depuis ces +événements, chez M. de Chevreuse, à son château de Dampierre, dans les +environs de Rambouillet; je l'envoyai chercher, mais il éluda le +rendez-vous. On me rapporta qu'il avait vu M. de Talleyrand, après quoi +il était, disait-on, reparti pour Dampierre. Il n'en était rien: il +s'était mis en route pour se rendre, par un grand détour, auprès du +comte d'Artois. Il était trop tard pour que le message pût amener +quelque résultat; celui qui en était chargé était d'ailleurs d'un +naturel trop prudent pour courir de nouveaux hasards, et s'aventurer +sans avoir des chances à peu près sûres. Il n'y avait que son retour qui +pouvait fournir la matière d'une observation sérieuse; or les événements +amenèrent les ennemis à Paris avant qu'il y pût rentrer. Je restai ainsi +dans l'opinion que tout était subordonné aux événements, et que le +volcan ne ferait explosion qu'après la décision des souverains alliés. +Les intrigues continuèrent: les uns y prenaient part pour les livrer à +la police, si elles ne réussissaient pas; les autres pour se faire une +position de faveur, si elles réussissaient. Tous ensemble n'avaient +d'autres projets que d'adorer le chef nouveau qui leur serait présenté +[27]. + +[27: Les projets des intrigants étaient tellement circonscrits à +eux-mêmes, qu'ils prenaient les plus grandes précautions pour se dérober +aux recherches de la police. Ce ne fut qu'à la fin de février, et dans +le courant de mars, qu'ils osèrent faire circuler la proclamation du roi +aux Français. Elle était datée de Londres, et de l'époque à laquelle les +princes de Bourbon en partirent pour venir sur le continent, +c'est-à-dire de près d'un an. S'ils avaient eu un comité ou des +intelligences avec les meneurs du jour, ils auraient reçu cette pièce +presque aussitôt qu'elle eût paru en Angleterre. La vérité est cependant +que ce fut l'empereur qui la reçut le premier pendant le dernier séjour +qu'il fit à Trianon. + +Je m'étais tellement rendu maître de toutes les voies de communication +avec l'Angleterre et les pays étrangers jusqu'au moment de +l'envahissement de la France, que ce ne fut, comme je l'ai su depuis, +que par l'un de mes subordonnés que l'archevêque de Malines se procura +les gazettes anglaises où cette proclamation se trouvait. C'est aussi +depuis ce moment que l'on commença à répandre dans Paris de petites +copies imprimées de cette pièce; on les semait le soir dans les rues; on +les glissait sous les portes, afin que les agents de police ne pussent +pas les ramasser. On avait mis un tel mystère à les imprimer, que l'on +ne s'était servi que d'une presse de cabinet; les caractères étaient en +désordre au point que les mots d'une même ligne étaient plus hauts ou +plus bas l'un que l'autre, ce qui dénotait une grande circonspection de +la part de ceux qui répandaient cet imprimé. On n'osa pas en hasarder un +seul écrit à la main; on aurait été bien plus hardi, si l'on avait été +appuyé. Presque toutes les maisons où on les jetait les renvoyaient à la +police.] + +Ce déplorable état de choses était la conséquence de celui où l'on était +tombé, et qui était hors de la portée des intelligences ordinaires. Dans +une circonstance comme celle-là, je me félicitais de n'avoir pas M. +Fouché à Paris, parce qu'il n'aurait pas manqué d'entrer en +accommodement avec celui qui lui aurait paru être le plus fort, et de +lui livrer tout le reste pour se faire à lui-même un sort particulier. +Le hasard avait voulu qu'à la suite des événements qui avaient eu lieu +en Italie, il fût revenu avec la princesse Élisa dans les départements +méridionaux, je crois à la sénatorerie d'Arles, où il attendait le +dénouement de tout ce qui obscurcissait l'horizon politique [28]. + +[28: Je tiens d'un témoin auriculaire qui se trouvait chez la princesse +Élisa, avant que Paris fût occupé, que M. Fouché osa dire à la propre +soeur de l'empereur: Madame, il n'y a qu'un moyen de nous sauver, c'est +de tuer l'empereur sur-le-champ.] + +La rupture des conférences, en jetant l'épouvante dans les esprits, +amena encore dans Paris une surabondance de population qui provenait de +tout ce qui avait été atteint de la peur dans les campagnes. Chacun y +débitait les contes qui pouvaient justifier sa frayeur, et il ne +manquait pas de sots pour y croire. Il y aurait eu de la démence à +vouloir empêcher cela: je laissai aller les propos, car comment les +eussé-je arrêtés? Si les mécontents avaient entrepris quelque chose, +j'étais sans moyens de leur résister, et la moindre mesure de rigueur +qui aurait été déployée eût été le signal d'un soulèvement. + +Paris était devenu le seul point où l'on se croyait à couvert; partout +ailleurs, l'on craignait de se trouver au milieu des ennemis extérieurs +ou des troubles qui semblaient devoir être la conséquence de leur +approche. + +Les premières opérations qui suivirent la reprise des hostilités +commencèrent par un mouvement vers l'Oise. + +Les ennemis s'étaient renforcés dans cette partie par l'arrivée de +différends corps de leurs troupes, qui avaient successivement passé le +Rhin, depuis la Hollande jusque vers Coblentz. + +L'empereur fit un mouvement offensif sur Soissons; il poussa vivement +les alliés, les culbuta en avant de Craonne, et les suivit jusque sous +les murs de Laon, où il eut une affaire malheureuse. Après une marche et +des engagements qui avaient duré toute la journée, nos troupes se +remettaient de leurs fatigues, lorsque la cavalerie ennemie fondit sur +elles à la faveur de l'obscurité. Elles ne purent résister au choc; le +désordre gagna. Le corps du maréchal Marmont et celui du duc de Padoue +éprouvèrent des pertes considérables: on hasarda néanmoins le combat, il +ne réussit pas; il fallut se retirer. L'empereur marcha sur Reims, où il +entra après avoir culbuté les Russes. Mais pendant ce temps-là la grande +armée ennemie s'était remise en marche en descendant la Seine, pour nous +resserrer sur Paris. + +L'empereur avait été rejoint, dans la première de ces villes, par +quelques troupes qu'il avait tirées de la garnison de Mézières et de +celles des places environnantes. Il se rapprocha de la Marne, pour être +à même de se porter vers la rivière d'Aisne à sa gauche, et sur la Seine +à sa droite. Comme je n'étais point à l'armée, je n'ai qu'imparfaitement +connu la série des mouvements par lesquels l'empereur contenait, depuis +le mois de janvier, une armée qui était plus du quintuple de la sienne. +On comptait les jours qu'il pourrait résister encore; on plaignait un +héros auquel il ne manquait que des forces physiques pour étonner le +monde par de nouveaux prodiges. + +En quittant les bords de l'Aisne pour se porter sur la Marne, il laissa +les deux corps des maréchaux Marmont et Mortier sur cette rivière, et il +se dirigea par Meaux pour venir joindre la portion de son armée qui se +retirait par la rive droite en descendant la Seine, et cela par suite du +mouvement de la grande armée ennemie, à la tête de laquelle se +trouvaient l'empereur Alexandre et le roi de Prusse. L'empereur +d'Autriche était resté en Bourgogne, où on lui avait sans doute suggéré +de se fixer, afin de lui épargner l'odieux des mesures qu'on allait +prendre. + +Le mal était si pressant, que de tous côtés on sollicitait l'empereur de +prévoir le moment où les ennemis entreraient à Paris. Chacun lui +demandait des instructions pour ce qui le concernait; il répondait aux +uns et aux autres de manière à leur persuader ce qu'il ne croyait pas +lui-même. La sécurité qu'il affectait ne rassurait plus, et chaque jour +amenait de nouvelles alarmes. + +Il paraît cependant qu'il avait été persuadé de tout ce qu'on lui avait +écrit, et qu'il avait donné au prince Joseph des ordres précis pour le +cas qu'il avait prévu lui-même, comme on le verra ci-après. + +Les maréchaux Mortier et Marmont, qui s'étaient retirés sur Meaux, +venaient d'y être attaqués par des forces supérieures, et avaient été +contraints de se retirer. Quelque fâcheuse que fût la situation où +étaient les affaires, l'empereur conçut un plan d'opérations qui pouvait +remédier à tout. Il aurait en effet déconcerté tous ses ennemis, et +aurait probablement eu d'heureux résultats sans l'incident dont je vais +rendre compte. + +L'empereur, reconnaissant l'inégalité de ses forces, imagina de +concentrer son armée, et de faire une percée à travers les ennemis, de +manière à se porter au milieu de ses places, dont il se proposait de +rallier les garnisons; une fois arrivé à Verdun, il pouvait communiquer +avec elles et tout ce qui était intermédiaire entre cette place, Metz et +Strasbourg, qui n'étaient bloquées que par des troupes peu redoutables. + +Il marchait à l'exécution de ce projet dont il avait fait part à son +frère Joseph, et en même temps il avait donné ordre aux deux corps des +maréchaux Mortier et Marmont de le suivre en traversant la Champagne. +Ceux-ci devaient le joindre, au-delà de Vitry, par la rive gauche de la +Marne. En faisant ce mouvement, l'empereur avait donné des ordres à +Paris pour que l'on y retînt toutes les troupes qu'on aurait pu lui +envoyer, et il avait recommandé que l'on s'y préparât à une défense de +quelques jours, parce que faisant son mouvement dans l'espoir que toute +l'armée ennemie le suivrait, il croyait pouvoir revenir assez tôt à +Paris; s'il en arrivait autrement, il était évident que l'on ne se +battait plus que pour Paris, et que l'empereur ne s'en éloignerait pas +trop, afin de pouvoir le secourir: nous allons voir ce qui arriva. + +L'empereur avait coutume d'écrire à l'impératrice, et depuis que les +communications étaient devenues aussi difficiles, il se servait d'un +chiffre. En commençant son mouvement, il voulut la rassurer sur les +résultats dont il pourrait être suivi; il lui écrivit pour l'en +prévenir, et lui dire en même temps de ne pas s'étonner si elle restait +quelques jours sans recevoir de ses nouvelles. Le malheur voulut que +cette lettre, au lieu d'être chiffrée, ne le fût point, et par une +fatalité encore plus grande, le courrier qui en était porteur, croyant +que les troupes françaises occupaient toujours Meaux, se dirigea sur +cette ville, où il tomba avec ses dépêches au pouvoir des alliés. + +Le même jour, le maréchal Blucher envoya un parlementaire aux +avant-postes avec une lettre pour l'impératrice, à laquelle il adressait +celle de l'empereur, qui avait été décachetée. Il lui exprimait combien +il s'estimait heureux que cette circonstance lui eût fourni l'occasion +de mettre à ses pieds l'hommage de son profond respect, etc.; mais la +lettre de l'empereur n'en avait pas été moins lue. Elle contenait la +pensée de son mouvement et finissait par cette phrase: Cette manoeuvre +me sauve ou me perd. + +L'impératrice, qui était très maîtresse d'elle-même, ne laissa pas +apercevoir d'abord tout ce que la lecture de cette lettre lui avait fait +éprouver; elle n'en parla pas aux personnes qui se trouvaient chez elle +lorsqu'elle la reçut, mais le soir, quand je me présentai dans son +salon, elle me fit l'honneur de me désigner pour sa partie. On s'était +assis, et contre son habitude elle ne permit pas qu'on rompît +l'enveloppe des cartes, ce qui était une preuve qu'elle n'était point +disposée à jouer. Elle attendit un moment que le salon eût prit son +assiette ordinaire, et lorsque l'attention ne fut plus uniquement fixée +sur elle, elle commença la conversation. Elle parla d'abord de choses +indifférentes, et revint petit à petit sur l'empereur, dont elle parlait +toujours avec un vif intérêt. Elle cherchait, près de ceux qu'elle +savait lui être attachés, à se rassurer contre des pressentiments qui +chaque jour devenaient plus sinistres. Elle me demanda si j'avais reçu +des lettres de l'empereur, je lui répondis que non. Eh bien! me +dit-elle, je puis vous donner de ses nouvelles, j'en ai reçu ce matin. +Je ne pus m'empêcher de témoigner ma surprise, et de lui observer qu'il +n'était pas arrivé de courrier. «Cela est vrai, me dit-elle, il n'est +pas arrivé de courrier, et je vous étonnerai encore davantage en vous +disant que c'est le maréchal Blucher qui m'a envoyé une lettre de +l'empereur, laquelle, à ce qu'il me dit, a été trouvée parmi plusieurs +autres dont un courrier était porteur au moment où il a été pris par les +ennemis. À vous dire vrai, je suis dans des inquiétudes très vives +depuis que j'ai réfléchi aux conséquences qui peuvent résulter de cet +accident; l'empereur m'a toujours écrit en chiffres; depuis son départ, +toutes les lettres ainsi chiffrées sont arrivées à bon port, celle-ci, +qui ne l'est point, est la seule dans laquelle il me parle de son +projet, et il faut qu'elle tombe entre les mains des ennemis! Il y a là +une fatalité qui m'attriste.» + +Le bon jugement de cette princesse lui avait fait saisir sur-le-champ +les conséquences fâcheuses que pouvait avoir cet incident, et elle ne se +faisait point illusion, tout en ayant l'air de se laisser persuader de +ce qu'on lui disait pour la rassurer. Je crois que l'on peut trouver +dans cet accident l'explication de ce qu'a voulu dire M. de Castlereagh, +au parlement d'Angleterre, lorsqu'en rendant compte à cette assemblée +des opérations des armées alliées en France, il dit que l'on était +indécis si l'on marcherait sur Paris, lorsqu'on reçut au +quartier-général des communications tellement précises et si +importantes, que l'on se décida à s'approcher de cette capitale. + +Si ce n'est pas de la lettre de l'empereur à l'impératrice que parle le +diplomate, ce ne peut être que des communications apportées par M. de +Vitrolle, qui allait faire part aux ennemis, de l'état dans lequel était +Paris, et du point où MM. de Talleyrand, Dalberg, etc., avaient amené +les affaires. Paris, la France entière lui doivent une véritable +reconnaissance. + +On eut pendant quelques jours à Paris l'espérance que les ennemis +s'attacheraient uniquement au mouvement de l'empereur, parce qu'en effet +ils agissaient lentement; mais l'on fut bientôt dissuadé en apprenant la +marche de la grande armée ennemie à travers la Brie. On voulait encore +espérer, lorsque l'on sut que l'empereur Alexandre et le roi de Prusse +avaient couché à Coulommiers, à environ quatorze lieues de Paris, sur la +route qui, après avoir traversé la Brie, vient joindre la Marne à Lagny. +Il n'y avait plus moyen d'en douter, car des habitants de Coulommiers +étaient partis, pour rentrer à Paris après l'arrivée de ces deux +souverains dans leur commune. + +La foule des gens de la campagne fuyait de toutes parts à l'approche des +ennemis, et revenait sur Paris, dont la nombreuse population était +presque la seule sauvegarde qui restait. Le danger était imminent; le +ministre de la guerre, que cela regardait plus particulièrement, demanda +à la régente de convoquer un conseil pour y exposer la situation où l'on +était, et mettre du moins sa responsabilité à couvert pour ce qui le +regardait. Il se fit autoriser par la régente à rappeler sur Paris les +corps des maréchaux Mortier et Marmont, qui étaient déjà en marche pour +rejoindre l'empereur; l'ordre qu'on leur envoya put recevoir son +exécution, et ces deux corps arrivèrent à Charenton le jour où la grande +armée ennemie poussait en arrière de Claye sur la route de Meaux, à six +lieues de Paris, le faible corps que nous avions dans cette direction. + +Le conseil dont le ministre de la guerre avait demandé la convocation +fut assemblé le même soir au château des Tuileries. Comme cette séance +est celle où l'on a pris la résolution qui a perdu la France, il est +important de n'en omettre aucun détail. + + + + +CHAPITRE XXXII. + +Conseil de régence.--L'impératrice doit-elle ou non quitter Paris?--M. +Boulay de la Meurthe propose de l'installer à l'Hôtel-de-Ville.--Le +conseil adopte cette opinion.--Le duc de Feltre.--Joseph se range à son +avis.--Le départ est arrêté.--On me propose d'insurger Paris.--Motifs +qui m'arrêtent.--Les intrigues dont j'étais l'objet m'inspirent de la +circonspection.--Encore M. de Talleyrand. + + +Les ennemis, instruits par la lettre de l'empereur du danger qui les +menaçait, assemblèrent un conseil où la situation des choses fut +vivement discutée: les uns voulaient marcher sur Paris, les autres +opinaient pour se retirer sur le Rhin; chacun faisait valoir des +considérations qui lui étaient propres. On balançait, on ne savait que +résoudre, lorsqu'un nouvel émissaire vint fixer toutes les indécisions. +Alexandre annonça la résolution de tenter la fortune. Tout se mit +aussitôt en mouvement, au lieu de se replier sur Chaumont, comme +l'empereur se l'était promis. Schwartzenberg avait passé l'Aube, Blucher +avait franchi l'Aisne, les armées alliées avaient opéré leur jonction, +elles s'avancèrent en masse sur Paris; ce qu'elles n'auraient jamais osé +faire, si l'armée d'Espagne avait été seulement en marche pour venir +joindre l'empereur. Si, au lieu de disséminer nos troupes sur les +différends points du territoire, on les eût serrées en masse, on eût +rassemblé une armée plus formidable encore que celle des alliés, et qui +eût été composée de troupes accoutumées depuis longtemps à les battre; +c'est en cela que l'empereur fut mal servi. On devait lui réunir une +armée, et l'on aurait vu comme les ennemis auraient été traités. + +Le conseil qui fut réuni ce soir-là aux Tuileries était composé de: + +L'impératrice. +Le prince Joseph. +Le prince de Bénévent. +L'archi-chancelier. +L'archi-trésorier. +Le grand-juge, M. Molé. +_Intérieur._--M. de Montalivet. +_La guerre._--Le duc de Feltre. +_Cultes._--Bigot de Préameneu. +_Commerce._--M. de Sussy. +Le duc de Cadore, comme secrétaire d'État. +_Finances._--Le duc de Gaëte. +_Trésor public._--M. Mollien. +_Administration de la guerre._--M. Daru. +_Police._--Le duc de Rovigo. +_Marine._--Le duc Decrès. + +_Ministres d'État._ + +Le duc de Massa. +M. Regnault de Saint-Jean-d'Angély. +M. Boulay de la Meurthe. +M. Merlin (de Douay). +M. Muraire. +Le comte de Cessac. +M. de Fermont. +Le président du sénat, M. de Lacépède. + +Je crois que les maréchaux Moncey et Serrurier assistèrent au conseil, +mais je ne puis l'assurer. + +Il était huit heures et demie lorsque le conseil s'assembla. La régente +occupait le fauteuil; le prince Joseph, après lui en avoir demandé +l'autorisation, fit connaître au conseil le motif de sa convocation, +puis donna la parole au duc de Feltre, ministre de la guerre. Celui-ci +fit un exposé exact des dangers dont la capitale était menacée, et qui +étaient si pressants, qu'il avait cru, comme je l'ai dit, de son devoir +d'en rendre compte à la régente, ne voulant pas prendre sur lui la +responsabilité des événements. En comparant le temps qu'il fallait à +l'empereur pour arriver, et la proximité à laquelle se trouvaient les +ennemis, il ne voyait aucun moyen de leur résister. Il fit l'énumération +de ce qu'il y avait de troupes, tant à Paris que dans les environs, et +exposa que les corps des maréchaux Mortier et Marmont n'étaient pas +encore arrivés. S'il n'ajouta rien à ce qui pouvait augmenter les +inquiétudes, il ne dit rien non plus de propre à rassurer. Il découvrait +attentivement tout ce qui pouvait alarmer, mais il était muet sur ce +qu'il nous restait de ressources, et ne trouva rien de ce qui pouvait +consoler. Il ne dit pas un mot de plus de dix mille hommes de troupes +qui occupaient la route de Versailles à Vendôme, où il les avait envoyés +d'avance, ayant sans douta arrêté le départ de l'impératrice. Il ne dit +pas, entre autres choses, un mot de la situation de l'arsenal de Paris, +dans lequel il y avait cinquante-quatre mille fusils de munition réparés +à neuf. Il garda le même silence sur un parc d'artillerie de deux cent +cinquante pièces de canon de différends calibres qui étaient montées sur +leurs affûts, et accompagnées de leurs caissons de munitions, chargés et +rangés avec les pièces dans le Champ-de-Mars, et cela, indépendamment de +l'artillerie qui se trouvait aux barrières; mais il prévint +soigneusement que l'empereur n'avait pas laissé un seul cheval +d'artillerie dont on pût disposer, qu'il avait successivement appelé à +l'armée tous ceux que l'on était parvenu à réunir. En cela le ministre +n'accusait pas vrai: les chevaux d'artillerie que l'empereur avait fait +venir de Paris à l'armée avaient été réunis par les soins du préfet du +département de la Seine pour le service de l'artillerie des barrières, +si l'on avait eu besoin de la mouvoir; mais le ministre de la guerre, à +qui aucun moyen de témoigner plus de zèle qu'un autre n'échappait, ne +négligeait rien de tout ce qui pouvait faire croire à l'empereur que lui +seul savait le servir, et enlevait d'autorité à la préfecture de la +Seine les chevaux de trait qu'elle parvenait à réunir. + +En écoutant parler le ministre de la guerre, il était difficile de se +défendre de mauvais pressentiments: c'était un mélange de loyauté, de +prudence, d'adulation et d'indépendance auquel on ne comprenait rien; il +semblait vouloir dire: Je vous ai prévenus de tout, je me lave les mains +du reste. + +Un tel exposé n'était pas propre à inspirer de la confiance à ceux qui +étaient étrangers aux opérations militaires. En voyant le duc de Feltre +désespérer des ressources qui lui restaient, qui pouvait se rassurer? Je +ne sais quelles considérations le portèrent à rembrunir un tableau par +lui-même assez sombre. Il fallait cependant qu'il en eût, car la +conséquence naturelle de son exposé était de mettre en discussion la +nécessité du départ de l'impératrice et de son fils, qu'il venait de +faire voir comme entourés de dangers. + +Effectivement, l'on se borna à ouvrir la discussion sur la question de +savoir si l'impératrice devait rester à Paris, ou s'éloigner. Les débats +s'ouvrirent; les membres du conseil parlèrent comme de bons Français et +des hommes attachés à l'empereur et à son ouvrage. Ils développèrent +tous le danger qu'il y avait d'abandonner la capitale à l'influence +ennemie, en désintéressant les citoyens de Paris à sa défense; ce qui +arriverait dès qu'ils verraient que l'on manquait de confiance en eux +pour la conservation de l'impératrice et du petit roi de Rome, que +l'empereur leur avait fait jurer de défendre, et au nom desquels on +avait armé la garde nationale de Paris. + +On observa que la puissance qui nous restait était dans Paris, que la +force de celle-ci consistait dans la présence de la souveraine au milieu +de la population, qui se dévouerait lorsqu'elle verrait qu'on lui +accordait de la confiance. + +On proposa d'emmener l'impératrice à l'Hôtel-de-Ville au moment du +danger, et de la montrer au peuple dans les rues, dans les faubourgs et +sur les boulevards. Cet avis courageux, ouvert par M. Boulay de la +Meurthe, fut appuyé par tout le conseil. M. de Talleyrand lui-même opina +dans ce sens; il développa les motifs de son opinion, et ne cacha point +la possibilité d'un bouleversement que la présence seule de +l'impératrice pouvait arrêter. Le duc de Massa prit la parole après lui; +il présenta des considérations tout opposées, et fut très énergique dans +son opinion. Je parlai à mon tour, et insistai fortement sur le danger +que l'impératrice s'éloignât. Je motivai particulièrement mon opinion +sur les bonnes dispositions dans lesquelles je savais être la portion de +la population que l'on prise le moins, et qui est celle qui ne met +jamais de bornes à ses sacrifices. Il se fit quelques minutes de +silence, l'archi-chancelier recueillit les voix; toutes, hors celle du +ministre de la guerre, furent pour que l'impératrice restât à Paris. M. +le duc de Feltre demanda la parole; il commença un long discours qui ne +peut être sorti de la mémoire d'aucun de ceux qui l'ont entendu; il a eu +trop d'influence sur nos destinées pour ne pas en rapporter les +principaux traits. Après un exorde assez long dans lequel il rappela +quelques faits d'histoire, et cita des traits de fidélité tirés de la +même source, il fit une application de la situation du moment à celle +dans laquelle s'étaient trouvés les souverains que des événements de +guerre avaient obligé de quitter leur capitale. Il dit que c'était une +erreur de regarder Paris comme le centre de la puissance de l'empereur, +que le pouvoir de ce prince le suivait partout, et que tant qu'il +resterait un village où lui ou bien son fils seraient reconnus, c'était +là que devaient se rallier tous les Français, là qu'était la capitale; +qu'il ne fallait pas désespérer aussi vite du salut de l'État. Quant à +lui, il ne concevait pas comment des hommes qui faisaient depuis si +longtemps profession d'attachement à la personne de l'empereur pouvaient +proposer d'exposer son fils à tomber entre les mains des ennemis; il n'y +avait plus que ce lien qui intéressât l'Autriche; il ne resterait plus +de ressource, lorsqu'on se serait laissé aller à la perfide insinuation +de livrer le fils d'Hector aux Grecs. + +Le duc de Feltre était très échauffé; on voyait qu'il cherchait des +tournures de phrases et des expressions pour marquer son dévouement à +l'empereur, en présence de l'impératrice, devant laquelle il ne +craignait pas d'être d'un avis opposé à tout le conseil; du reste, son +discours ne resta pas sans réplique. On répondit aux différends tableaux +qu'il avait faits, et, malgré le ton d'assurance avec lequel il s'était +annoncé, le conseil, dont on recueillit de nouveau les suffrages, fut de +l'avis que l'impératrice devait rester à Paris; il n'y eut pas une seule +voix de moins que dans le vote précédent. + +Le prince Joseph opinait pour la retraite, mais on s'apercevait aisément +qu'il combattait la résolution, moins parce qu'il l'improuvait que pour +s'assurer de la franchise d'opinion de tous les membres du conseil. +Obligé à la fin de voter à son tour, il appuya l'opinion du ministre de +la guerre, en exhibant une lettre de l'empereur, qui lui avait marqué +qu'il ne pouvait pas, à cause de la difficulté des communications, lui +dire ce qu'il conviendrait de faire dans les cas qui pourraient +survenir; que c'était à lui à prendre conseil des circonstances et à se +conduire d'après les événements; mais que le plus grand malheur qui +pourrait arriver, était que le roi de Rome tombât au pouvoir des +ennemis; que, dans ce cas, il lui ordonnait positivement de faire partir +l'impératrice et son fils pour Rambouillet, d'où il les dirigerait sur +Tours. Je crois même que l'empereur ajoutait dans sa lettre que ce +serait une trahison que d'exposer le roi de Rome à tomber entre les +mains des ennemis. La communication de cette lettre atterra les membres +du conseil, et expliqua l'opinion qu'avait émise le duc de Feltre, qui +en avait sans doute eu connaissance; car depuis longtemps il sollicitait +l'empereur de donner des instructions pour le cas qui était +malheureusement arrivé. Il faut en convenir, l'empereur ne pouvait +donner un ordre plus favorable à ceux qui aiment à recueillir des +honneurs sans courir de dangers. + +Malgré les intentions formelles manifestées dans la lettre de +l'empereur, le conseil ne changea point d'avis; le duc de Cadore proposa +même de passer outre, et de faire rester l'impératrice à Paris. Tout le +monde pensa que si l'opinion des membres du conseil devait décider la +question qui était en délibération, l'impératrice ni le gouvernement ne +devaient pas quitter la capitale; mais que, si l'on voulait donner à +l'ordre de l'empereur son exécution, il était inutile de les assembler, +car on ne devait pas penser qu'ils eussent l'intention de désobéir à +l'empereur; c'était à ceux qu'il avait investis de son pouvoir à juger +si le moment que ce prince avait indiqué pour la retraite du +gouvernement était arrivé. + +M. de Talleyrand observa encore que tout était perdu si l'on quittait +Paris; néanmoins on déclara, à une troisième épreuve, que, puisqu'il y +avait un ordre de l'empereur, on devait y obtempérer, mais que cela +était bien malheureux. M. l'archi-chancelier, après avoir recueilli +toutes les voix, se déclara aussi pour le départ, en annonçant que S. M. +partirait le lendemain, à huit heures du matin, pour Rambouillet, où +elle emmènerait son fils. + +Cette décision prise, chaque ministre demanda des instructions pour son +département, et il fut résolu, 1° que le prince Joseph resterait à +Paris, et que l'archi-chancelier seul accompagnerait l'impératrice et le +roi de Rome; 2° que les autres dignitaires, avec les ministres, +resteraient à Paris jusqu'à ce que le prince Joseph leur eût signifié +l'ordre de partir, que, pour éviter toute équivoque, il ferait parvenir +à chacun d'eux par le grand-juge, M. Molé; 3° il fut arrêté que le +président du sénat accompagnerait l'impératrice, et qu'avant de partir, +il écrirait à tous les membres de ce corps de ne se rendre à aucune +convocation illégale, c'est-à-dire qui ne serait pas faite dans les +formes prescrites par les constitutions. + +Ces dispositions arrêtées, la séance fut levée: il était deux heures du +matin. + +Les membres qui composaient le conseil s'arrêtèrent dans la pièce +voisine, déplorant la résolution qui venait d'être prise. Plusieurs me +disaient: «Si j'étais ministre de la police, Paris serait insurgé demain +matin, et l'impératrice ne partirait pas.» + +Paris sans doute était [29] disposé à s'insurger; je n'avais pas été +jusqu'à ce moment sans m'apercevoir qu'il était facile de le mettre en +mouvement, et que cela dépendait de moi. «Mais, leur dis-je, quel est +celui d'entre vous qui voudrait prendre la responsabilité des événements +dont ce mouvement peut être suivi, surtout après ce dont vous venez +d'être les témoins, c'est-à-dire, lorsque vous venez de décider qu'il +fallait obéir aux ordres de l'empereur. Vous me conseillez de prendre +sur moi ce que vous n'avez pas cru pouvoir faire. Mais connais-je les +projets de l'empereur? Suis-je même assuré que ce mouvement ne les +contrarierait pas? et si je venais à échouer, à quoi auraient servi le +meurtre, le pillage, tous les désordres dont peut être suivi un appel à +la multitude? Est-il sûr, est-il même probable que le souverain qui +refusa de couvrir sa défaite par l'incendie de Leipzig, voulût régner au +prix des malheurs qu'une telle résolution peut attirer sur la capitale? +Que répondrais-je à ses reproches? Qu'opposerais-je aux plaintes de cent +mille familles, dont l'une me demandera son chef, l'autre ses +habitations, sa fortune, que je lui aurais ravis? Ce serait trop de +victimes, trop de larmes; je ne puis prendre sur moi de lancer toute une +population dans un abîme. D'ailleurs, quand j'en aurais la force, +l'esprit de mes instructions le défend. Loin de vouloir que je +compromette la population, l'empereur m'ordonne de quitter Paris si les +alliés pénètrent dans la capitale. Je puis bien empêcher l'impératrice +de partir; mais il n'y a qu'un fou qui osât se flatter de maîtriser les +événements dont cette violence pourrait être suivie. En voulant servir +l'empereur, je puis détruire les chances qui lui restent, et faire +tourner au profit d'un parti les espérances qu'il peut conserver. Passe +cependant si je n'avais pas d'ordres, que le cas fût fortuit; mais tout +à été prévu: il ne me reste qu'à m'y conformer. Je déplore, comme tout +le monde, la funeste résolution qui vient d'être arrêtée; mais je ne +veux pas me charger seul de ce que vous n'avez pas osé faire tous +ensemble.» + +[29: L'empereur avait été exactement instruit par moi des dispositions +des citoyens de Paris, qui ne demandaient que des armes qu'on leur +refusait.] + +J'avais plus d'un motif pour ne pas me rendre au conseil qu'on me +donnait, et je vais les exposer. Je m'étais aperçu depuis longtemps que +l'empereur, sans cesser de croire à mon dévouement pour lui, n'avait pas +été inaccessible aux insinuations qui lui avaient été faites sur mon +compte: que je ne travaillais pas; que j'étais mené par mes bureaux; +qu'une intrigue me dirigeait; que j'avais les meilleures intentions +possibles, mais que j'étais au-dessous de cette place, et étranger à la +révolution qu'il importait éminemment de connaître pour la bien remplir. + +La cabale qui avait été contrariée de ma nomination au ministère, +n'avait pas perdu l'espérance de m'en éloigner pour y porter un des +siens, comme elle faisait depuis quinze ans dans les sept huitièmes des +places administratives. Je n'avais pu méconnaître, à l'occasion de +l'affaire du 23 octobre, que si l'empereur ne m'avait pas sacrifié après +les calomnies du ministre de la guerre, c'est que la turpitude des +rapports qui lui étaient parvenus lui avait été tellement démontrée, +qu'il ne put disconvenir que je n'avais aucun tort dans cette affaire; +mais comme il avait d'abord donné une sorte de sanction à ce qu'on lui +dit, il ne voulut pas tout de suite en revenir. Le ministre de la guerre +avait fait ses preuves dans les intrigues de la révolution; quelques +frères et amis de l'époque s'étaient joints à lui, et tous ensemble +tentaient tous les moyens imaginables pour me donner un successeur. Je +voyais tout cela, on me le disait, je le croyais, et je n'en servais que +mieux; mais aussi j'avais renoncé à compter jamais sur les effets de +cette bienveillance que l'empereur avait pour moi, quand j'étais son +aide-de-camp; j'étais persuadé au contraire qu'il compterait plus +rigoureusement avec moi qu'avec tout autre, non pas qu'au fond il ne +m'estimât, mais parce qu'on lui avait persuadé que j'étais disposé à me +targuer d'une bienveillance particulière de sa part, et que je me +permettais une foule de choses, parce que je me croyais sûr de +l'impunité. + +Depuis son voyage en Hollande, pendant lequel la reine de Naples vint à +Paris, et surtout depuis son retour de Russie, j'avais eu lieu de me +convaincre que j'avais baissé dans son opinion. + +Je m'observai dès-lors, mais j'éprouvai constamment le chagrin d'un +homme que l'on considère comme mal à sa place, et qui est obligé de se +replier sur lui-même pour se consoler de l'injustice qu'il essuie. Je +regrettais l'état militaire, et je sentais de l'aversion pour ces +guerres continuelles qui n'étaient plus qu'un métier, au lieu d'être une +carrière de gloire, comme dans les premières années du règne de +l'empereur. + +Dans la position ou je me trouvais placé, sachant, comme je viens de le +dire, toutes les intrigues dont j'étais l'objet, j'avais tout à craindre +en traversant l'opinion du ministre de la guerre. En effet, il aurait +sûrement rejeté sur moi toute la responsabilité de l'entreprise, et, +pour, être conséquent avec lui-même, et mettre sa responsabilité, à +couvert, autant que pour céder à un mouvement assez naturel au coeur +humain, il n'aurait pas manqué de faire connaître aux troupes ce dont il +aurait été question. Les généraux qui commandaient celles-ci m'eussent +dès-lors abandonné, et je ne devenais plus qu'un chef de factieux. Or, +qu'est un chef de parti au moment du danger, lorsque les troupes +l'abandonnent? Les maréchaux Marmont et Mortier, instruits par le +ministre de la guerre, eussent-ils voulu prendre part à une insurrection +dans laquelle ils n'auraient pas même eu le premier rôle, tandis que +leur responsabilité était à couvert en suivant la direction donnée par +le ministre de la guerre. + +Que me serait-il resté alors pour parti? Les hommes qui venaient de +reconnaître qu'il fallait obéir à l'ordre que le prince Joseph avait +exhibé? Ils n'auraient pas manqué de m'abandonner, d'autant plus qu'ils +voyaient bien que cet ordre de l'empereur n'avait été donné que sur les +remontrances et les sollicitations réitérées du ministre de la guerre. + +En supposant que j'eusse mis en mouvement ce qu'on appelle vulgairement +les hommes de la république, quels moyens me seraient restés pour +prévenir leurs écarts? Ce parti était pour le moins aussi dangereux pour +l'empereur que les ennemis. N'ayant aucun antécédent avec lui, je +m'exposais à devenir sa victime dès qu'il serait réuni. Que n'aurait-on +pas dit si les choses avaient pris cette tournure, comme cela pouvait +arriver? On m'aurait couvert de ridicule; car, enfin, les alliés, qui ne +voulaient que la chute de l'empereur, pouvaient s'arranger avec un parti +auquel ils auraient fait accepter ce qu'ils auraient voulu; ils se +seraient même fait remettre l'impératrice et son fils. Une fois qu'ils +auraient traité sur des bases opposées, ils étaient les maîtres, et en +promettant de ménager Paris, ils auraient obtenu tout ce qu'ils auraient +proposé. Il ne faut que se reporter au temps et aux circonstances +d'alors pour ne pas trouver ces observations déraisonnables. + +L'expérience des hommes que j'avais acquise m'avait assez pénétré de +cette opinion, pour que je n'accordasse aucune confiance aux +démonstrations que me faisaient ceux qui n'avaient pas l'ombre du +courage indispensable pour ce qu'ils me proposaient. + +Je me décidai donc à obéir et à suivre l'opinion émise dans le conseil. +Dès-lors je ne me considérai plus que comme un administrateur de la +tranquillité publique. En sortant du château des Tuileries, M. de +Talleyrand s'approcha de moi, et me parla en ces termes: «Eh bien! voilà +donc la fin de tout ceci; n'est-ce pas aussi votre opinion? Ma foi, +c'est perdre une partie à beau jeu. Voyez un peu où mène la sottise de +quelques ignorants qui exercent avec persévérance une influence de +chaque jour. Pardieu! l'empereur est bien à plaindre, et on ne le +plaindra pas, parce que son obstination à garder son entourage n'a pas +de motif raisonnable; ce n'est que de la faiblesse qui ne se comprend +pas dans un homme tel que lui. Voyez, monsieur, quelle chute dans +l'histoire! donner son nom à des aventures, au lieu de le donner à son +siècle! Quand je pense à cela, je ne puis m'empêcher d'en gémir. +Maintenant quel parti prendre? Il ne convient pas à tout le monde de se +laisser engloutir sous les ruines de cet édifice; allons, nous verrons +ce qui arrivera. L'empereur, au lieu de me dire des injures, aurait +mieux fait de juger ceux qui lui inspiraient des préventions; il aurait +vu que des amis comme cela sont plus à craindre que des ennemis. Que +dirait-il d'un autre, s'il s'était laissé mettre dans cet état?» + +Il ajouta encore plusieurs autres phrases qui étaient à peu près la +répétition des premières, et nous nous quittâmes [30]. + +[30: J'expédiai un exprès à l'empereur à la sortie de ce conseil, et je +lui détaillai dans ma lettre tout ce qui s'était passé, ainsi que tout +ce que je prévoyais devoir en être la suite avant quarante-huit heures. +Je fis partir successivement jusqu'à quatre copies de ma lettre dans la +même journée; j'avais depuis longtemps fait usage des moyens usités dans +les correspondances clandestines pour soustraire mes lettres aux +événements de guerre, et cela m'avait réussi.] + +Il n'y eut presque aucun des membres de ce conseil qui, en sortant des +Tuileries, ne dît un sincère adieu à son camarade, tant il était +persuadé que c'était le dernier acte du gouvernement auquel il avait été +associé. + + + + +PIÈCES +JUSTIFICATIVES. + + * * * * * + +_Lettre de M. de Metternich à M. de Bassano._ + + Prague, le 22 juillet 1813. + + MONSIEUR LE DUC, + +M. le comte de Narbonne m'a communiqué la dépêche que votre excellence +lui a adressée, en date du 19 de ce mois, ainsi que les pièces y +annexées, concernant les discussions qui ont eu lieu à Neumarck +relativement à l'armistice. + +J'ai rendu compte à l'empereur du nouveau retard qu'éprouve l'arrivée de +M. le duc de Vicence. C'est d'ordre de sa majesté impériale que j'écris +directement à votre excellence pour la prier de porter à la connaissance +de S. M. l'empereur des Français la pénible impression que ce retard a +produite sur elle. + +L'empereur, en adressant l'offre de sa médiation aux puissances +belligérantes, n'a pas été seulement mû par le désir de la paix; il y a +été également déterminé par le besoin de faire cesser le plus tôt +possible les charges qui, souvent plus que la guerre même, +s'appesantissent sur les peuples pendant cet état intermédiaire qui +n'est ni la guerre ni la paix. + +Sa majesté impériale n'a pas demandé la prolongation de l'armistice de +Pleisswitz. Elle n'a cependant pas hésité à employer ses bons offices +pour faire admettre par les puissances alliées un terme additionnel de +vingt jours à ajouter au terme présumé des négociations, lesquels, +attendu les distances des quartiers-généraux respectifs, et les +pourparlers nécessaires pour faire agréer à ces mêmes puissances la +prolongation de l'armistice, ne pouvaient guère s'ouvrir que le 12 +juillet. + +L'engagement que, par l'article 4 de la convention du 30 juin dernier, +S. M. l'empereur des Français avait pris envers la puissance médiatrice, +de ne pas dénoncer avant le 10 août l'armistice existant, fut transmis +par nous aux puissances alliées. LL. MM. l'empereur de toutes les +Russies et le roi de Prusse accédèrent à la proposition de l'Autriche, +et nous n'avons pas tardé à faire parvenir à S. M. l'empereur des +Français l'information officielle de leur engagement formel à ce sujet. +Que pouvait-il rester à désirer aux puissances belligérantes pour entrer +en négociation à Prague? Par quelle autre voie plus légale l'engagement +de la France et de contr'engagement des alliés de ne pas dénoncer +l'armistice avant le 10 août pouvaient-ils être même rendus obligatoires +de part et d'autre? Quel surcroît d'assurances la France pouvait-elle +attendre sur la détermination des puissances alliées? Quelle garantie +plus certaine pouvait-elle enfin recevoir d'une sincérité entière et +parfaitement réciproque jusqu'au terme convenu? + +Des ordres cependant furent expédiés au quartier-général français, aux +commissaires à Neumarck. Une nouvelle discussion s'établit, de cette +manière, à côté des garanties les plus formelles. Ce fait avait de quoi +surprendre, mais nous étions loin de soupçonner qu'il entraînât les +retards les plus précieux à la cause de la paix. Comment prévoir la +possibilité que les plénipotentiaires de la puissance médiatrice et des +puissances alliées, réunis à Prague dès le 12 juillet, jour convenu pour +l'arrivée des plénipotentiaires de part et d'autre, s'y trouveraient le +22 du mois, non seulement sans que le plénipotentiaire français y fût, +mais même dans l'incertitude la plus complète sur l'époque de son +arrivée? + +Un office que vient de m'adresser le baron d'Anstett ne me laisse point +de doute qu'à Neumarck même le différent qui s'était élevé entre les +commissaires doit y être aplani. Dix jours précieux ne sont pas moins +perdus pour les négociations de Prague; ils ne pourront être mis ni sur +le compte de la puissance médiatrice, qui a rempli dans la plus grande +étendue les engagements qu'elle avait contractés envers la France, ni +imputés aux alliés, qui ont accepté, dans les formes diplomatiques, la +prolongation de l'armistice, et dont les négociateurs sont arrivés ici +le jour convenu. + +La réunion des plénipotentiaires respectifs eût sans doute suffi pour ne +pas laisser s'établir ailleurs des discussions sur des questions +décidées d'avance entre les cabinets. + +Il me reste à prier votre excellence de vouloir bien me faire connaître, +le plus tôt possible, le terme auquel seront rendus ici les +plénipotentiaires français, sa majesté impériale désirant vivement de ne +plus voir de nouveaux incidents servir de motif à une perte de temps +irréparable. + +Je prie votre excellence, etc. + + _Signé_ METTERNICH. + + * * * * * + +_Réponse du duc de Bassano_. + + MONSIEUR LE COMTE, + +M. le général de Bubna vient de me faire remettre la lettre de votre +excellence, en date du 22 de ce mois. Ayant envoyé le même jour à M. de +Narbonne ses pouvoirs et ses instructions, j'avais satisfait d'avance à +la demande que vous me faites l'honneur de m'adresser par cette lettre. +Elle se trouvait ainsi sans objet, et je n'ai point été dans le cas de +la placer sous les yeux de sa majesté. + +Quant aux détails dans lesquels vous avez jugé à propos d'entrer, +monsieur le comte, je prie votre excellence d'agréer que je me borne, +pour y répondre, à lui rappeler les faits au moyen de la notice +ci-joint. + +J'ai l'honneur de vous offrir, etc. + + Dresde, le 24 juillet 1813, au soir. + + _Signé_ le duc de BASSANO. + + +1813 + +30 juin. Convention qui fixe au 5 juillet le jour de la réunion des +plénipotentiaires et la prolongation de l'armistice au 10 août. + +3 juillet. Lettre de M. le comte de Metternich. Son excellence propose +que la réunion n'ait lieu que le 8. + +8 _id._ Lettre du même. Son excellence propose que la réunion n'ait lieu +que le 12. + +9 _id._ Départ de M. le comte de Narbonne pour presser les réponses sur +tout ce qui avait été convenu avec M. le comte de Metternich. + +9 _id._ Lettre du duc de Bassano à M. le comte de Metternich. Il annonce +la démarche faite à Neumarck. + +12 juillet. Lettre de M. le comte de Metternich. Il donne avis de la +nomination des plénipotentiaires russe et prussien, et de leur arrivée à +Prague. + +12 _id._ Lettre du même à M. le général de Bubna. Il voit avec plaisir +l'ordre donné à Neumarck. + +15 _id._ Envoi des déclarations des ministres russe et prussien, sur la +prolongation de l'armistice. + +16 _id._ Lettre du duc de Bassano, annonçant à M. le comte de Metternich +la nomination du duc de Vicence et du comte de Narbonne comme +plénipotentiaires français. + +17 _id._ Correspondance de Neumarck. Les commissaires russe et prussien +ne veulent prolonger l'armistice que jusqu'au 4 août. + +19 _id._ Lettre d'envoi de ces pièces à M. le comte de Narbonne, pour +les communiquer à M. le comte de Metternich. + +22 _id._ Correspondance de Neumarck. Les commissaires russe et prussien +annoncent qu'ils sont autorisés à convenir de la prolongation de +l'armistice, aux termes de la convention du 30 juin. Ils élèvent des +difficultés sur l'envoi d'officiers français aux gouverneurs des +forteresses, et sur la fixation des quotités pour l'approvisionnement +des places. + +22 juillet. Envoi des pouvoirs et des instructions de M. le comte de +Narbonne. + +23 _id._ Envoi à M. le comte de Narbonne de la correspondance de +Neumarck et des instructions du prince de Neufchâtel, pour lever les +dernières difficultés existantes. + +25 _id._ Signature présumée des arrangements à Neumarck. + +26 _id._ Départ du duc de Vicence pour Prague, en conséquence de la +conclusion desdits arrangements. + + * * * * * + +_Note de M. de Metternich aux plénipotentiaires français._ + +Le soussigné, ministre d'État et des affaires étrangères de sa majesté +impériale et royale apostolique, désirant voir ouvrir dans le plus court +délai les négociations qui, d'ici au terme très-rapproché de +l'armistice, doivent conduire à la pacification des puissances +belligérantes, a l'honneur de s'adresser à LL. EExc. MM. le duc de +Vicence et le comte de Narbonne, plénipotentiaires de S. M. l'empereur +des Français, roi d'Italie, en les invitant à se concerter avec lui sur +le mode à adopter pour les négociations. + +Il ne s'en présente que deux: celui des conférences et celui des +transactions par écrit. Le premier, où les négociateurs s'assemblent en +séances réglées, retardent par les embarras d'étiquette, par les +longueurs inséparables des discussions verbales, par la rédaction et la +confrontation des procès verbaux, et autres difficultés, la conclusion +bien au-delà du temps nécessaire; l'autre, qui a été suivi au congrès de +Teschen, d'après lequel chacune des cours belligérantes adresse ses +projets et propositions en forme de notes au plénipotentiaire de la +puissance médiatrice, qui les communique à la partie adverse, et +transmet de même et dans la même forme la réponse à ces projets et +propositions, évite tous ces inconvénients. L'extrait ci-joint en copie +fera connaître à LL. EExc. MM. le duc de Vicence et le comte de +Narbonne, la marche qu'on a observée dans cette occasion. + +Sans préjuger les instructions que leurs excellences les +plénipotentiaires de France peuvent avoir reçues sur un objet sur lequel +l'Autriche a déjà d'avance fixé l'attention de leur cour, le soussigné a +l'honneur de proposer de son côté ce mode, par le double motif de +l'avantage énoncé plus haut, et de la brièveté du temps fixé pour la +durée des négociations. La cour médiatrice se trouve surtout portée à +préférer cette voie abrégée, par la considération que les hautes +puissances actuellement en négociation sont les mêmes dont les +plénipotentiaires ont été réunis pour le congrès de Teschen, et elle se +plaît à voir dans l'heureuse issue des transactions d'alors, le gage +d'un résultat satisfaisant des présentes. + +Le soussigné saisit avec empressement cette première occasion d'offrir à +LL. EExc. MM. le duc de Vicence et le comte de Narbonne, les assurances +de sa haute considération. + + Prague, le 29 juillet 1813. + + _Signé_ le comte de METTERNICH. + +À LL. EExc. le duc de Vicence et le comte de +Narbonne, plénipotentiaires de France. + + * * * * * + +_Note des plénipotentiaires français à M. de Metternich._ + +Les soussignés, plénipotentiaires de S. M. l'empereur et roi, ont +l'honneur de répondre aux notes qui leur ont été remises par S. Exc. M. +le comte de Metternich, ministre d'État des affaires étrangères de S. M. +I. l'empereur d'Autriche, plénipotentiaire de la puissance médiatrice. + +La convention du 30 juin, par laquelle la France accepte la médiation de +l'Autriche, a été signée après que l'on fut convenu des deux points +suivants: + +1° Que le médiateur serait impartial; qu'il n'avait conclu et ne +conclurait aucune convention, même éventuelle, avec une puissance +belligérante, pendant tout le temps que dureraient les négociations; + +2° Que le médiateur ne se présenterait pas comme arbitre, mais comme +conciliateur, pour arranger les différends et rapprocher les parties. + +La forme des négociations fut en même temps l'objet d'une explication +entre M. le comte de Metternich et M. le duc de Bassano. Il fut jugé +convenable de s'entendre d'avance à cet égard, parce que, dès la +négociation de l'armistice du 4 juin, la Russie avait manifesté ses +intentions et donné à connaître qu'elle voulait ouvrir des négociations, +non dans le but de la paix, mais dans la vue de compromettre l'Autriche +et d'étendre les malheurs de la guerre. On s'arrêta à la forme des +conférences. + +Les soussignés ne peuvent que témoigner leur étonnement et leurs regrets +de ce que, depuis plusieurs jours qu'ils sont à Prague, ils n'ont pas +encore vu les ministres russe et prussien, et que les conférences n'ont +pas encore été ouvertes par l'échange des pouvoirs respectifs, et enfin +de ce qu'un temps précieux a été employé à discuter des idées aussi +imprévues qu'incompatibles avec le but de la réunion d'un congrès, +puisqu'elles tendent à établir que les plénipotentiaires doivent +négocier sans se connaître, sans se voir et sans se parler. + +La question posée par le plénipotentiaire du médiateur, dans sa note du +29 juillet, lorsqu'il invite les soussignés à se concerter avec lui sur +le mode à adopter pour la négociation, soit celui des conférences, soit +celui des transactions par écrit, a été résolue d'avance par les +explications qui ont accompagné la convocation du 30 juin. + +Toutefois voulant, autant que cela dépend d'eux, lever toutes les +difficultés et concilier les prétentions, même les moins fondées, les +soussignés proposent au plénipotentiaire du médiateur de n'exclure ni +l'un ni l'autre mode de négociations, et de les adopter concurremment +tous les deux. + +À cet effet, on traiterait dans des conférences régulières, qui auraient +lieu une ou deux fois par jour, soit par notes remises en séance, soit +par des explications verbales qui seraient ou ne seraient pas insérées +au protocole, selon la demande ou la réquisition des plénipotentiaires +respectifs. Par ce moyen, l'usage de tous les temps serait suivi, et si +le plénipotentiaire russe persistait à vouloir négocier la paix sans +parler, il en serait le maître et pourrait faire connaître par des notes +les intentions de sa cour. + +Les soussignés se flattent que leur proposition conciliera tout, et que +les conférences ne tarderont plus à s'ouvrir. + + Prague, le 6 août 1813 + + _Signé_ CAULAINCOURT, duc de Vicence; + L. NARBONNE. + + * * * * * + +_Réponse des plénipotentiaires français_. + +Les soussignés, plénipotentiaires de S. M. l'empereur des Français, ont +reçu, avec les deux notes que S. Exc. M. le comte de Metternich, +ministre d'État et des affaires étrangères, plénipotentiaire de la cour +médiatrice, leur a fait l'honneur de leur adresser hier, les copies de +celles de MM. les plénipotentiaires russe et prussien. Pénétrés de +l'obligation sacrée que leur impose la nature même de leur mission, +celle d'écarter toute discussion qui n'aurait pas pour but de réaliser +les plus chères espérances des peuples, les soussignés ne considéreront, +dans les notes qui leur ont été remises, que les points qui ont un +rapport direct à l'oeuvre de la pacification. Ils éviteront également de +s'étendre en protestations de leur désir de la paix, parce que, quelque +naturel qu'il soit de s'en honorer, ce désir règle l'esprit des +négociations, mais non la marche des affaires, qui doivent se traiter +suivant les usages reçus, dans leur ordre, et en levant les difficultés +à mesure qu'elles se rencontrent. + +C'est avec autant de surprise que de regret que les soussignés ont vu +que ces notes avaient pour but de rejeter une proposition qui leur avait +paru, et qui est en effet la seule propre à concilier la diversité +d'opinion qui s'est élevée sur la forme des négociations. + +Dans cet état de choses, ils s'adressent avec confiance au médiateur +pour lui représenter, ce qu'il est impossible de ne pas reconnaître, que +la seule ouverture qui ait tendu réellement à entamer la négociation, a +été faite par eux. En effet, les dissentiments des deux parties laissant +la question indécise, et l'opinion du médiateur, quelque poids que lui +donne sa sagesse et ses lumières, n'ayant pas pu la décider, les +soussignés, autant par déférence pour le médiateur que par le désir +d'aplanir toutes les difficultés, ont consenti à adopter entièrement le +mode qu'il avait proposé, en demandant simplement qu'on admît aussi leur +proposition. + +C'était donc un pas de fait; car il serait injuste de ne regarder comme +tel, en négociation, que le sacrifice total de ses prétentions qu'une +des parties ferait à l'autre. Ils devraient espérer qu'après cette +démarche de leur part, faite dans la forme que le médiateur avait +désirée, il se déciderait enfin à faire valoir les motifs, non moins +fondés sur la raison que sur l'usage, dont ils ont appuyé leur +proposition dans les fréquentes conférences officielles qu'ils ont eues +à ce sujet avec M. le comte de Metternich. Cependant ils voient que les +plénipotentiaires alliés, sans combattre cette proposition, sans +répondre aux considérations qui l'ont dictée, sans alléguer même d'autre +raison que leur seule volonté, persistent dans leur prétention, et que +le plénipotentiaire de la cour médiatrice se range entièrement de leur +avis, quoiqu'on ne puisse se dissimuler que le seul motif qu'il ait fait +valoir pour justifier cette préférence ne se trouve plus fondé depuis +que les soussignés ont admis la forme qu'il proposait. + +Toutes les objections que l'on peut faire contre le mode qu'ils ont +indiqué dans leur note du 6, tombent d'elles-mêmes, si l'on réfléchit +qu'il concilie toutes les prétentions, qu'il réunit tous les avantages +des différentes formes, l'authenticité de la négociation par écrit, et +la facilité et la célérité de la négociation verbale. + +Il serait superflu de s'attacher à relever l'étrange assertion que ce +mode est inusité, puisque le plus simple examen des faits suffit pour la +détruire. Personne n'ignore que dans les principaux congrès dont +l'histoire fait mention, dans ceux où, comme à présent, on a eu à +débattre des intérêts aussi compliqués que variés, à Munster, à Nimègue, +à Ryswich, cette double forme a toujours été employée. S'y refuser +aujourd'hui, n'est-ce pas évidemment montrer que le but pacifique qu'on +met tant de soins à annoncer, n'est pas celui qu'on se propose +réellement? On affecte de nommer Teschen, de prendre pour règle ce qui a +été une exception, et d'invoquer à l'appui le résultat de cette +négociation, comme si celles qui viennent d'être citées en avaient eu un +moins heureux, comme si elles n'avaient pas également réglé les intérêts +des souverains, et assuré la tranquillité des États. Quel peut être, on +le demande encore, le motif qui fait préférer une forme qu'on a suivie +seulement dans une circonstance où il n'y avait qu'un objet à traiter, +et où les bases étaient même posées d'avance? + +Il est facile de juger par l'état actuel de la question, qui l'on doit +accuser des retards apportés à la négociation, ou ceux qui, élevant une +prétention opposée à l'usage, repoussent une proposition qui leur assure +tous les avantages qu'ils réclament, ou ceux qui, ayant pour eux l'usage +universellement suivi, consentent à adopter en entier la forme choisie +par leur partie adverse, et se bornent à demander qu'on n'exclue pas une +manière de traiter qui, malgré toutes les allégations contraires, peut +seule amener de prompts résultats. + +Les soussignés se flattent que ces considérations seront d'autant mieux +senties par S. Exc. M. le comte de Metternich, qu'il n'aura pu lui +échapper que si la forme exclusive des négociations par écrit offre +quelques avantages, ce n'est pas, à en juger du moins par les notes +qu'il a communiquées aux soussignés, celui d'aider à concilier les +esprits. Il remarquera sans doute aussi que les propositions des +soussignés ont été, au contraire, une nouvelle preuve de leur constant +désir d'aplanir toutes les difficultés pour arriver à la paix, lors même +que leurs adversaires paraissent y avoir renoncé. Ils renouvellent donc +la proposition qu'ils n'ont cessé de faire, d'échanger leurs pleins +pouvoirs, afin d'ouvrir à l'instant les négociations selon la forme +proposée par le médiateur, sans exclure, néanmoins la forme des +conférences, pour conserver les moyens de s'expliquer de vive voix. + +Les soussignés ont l'honneur, etc. + + Prague, le 9 août 1813. + + _Signé_ CAULAINCOURT, duc de Vicence; + L. NARBONNE. + + * * * * * + +_Déclaration de guerre de l'Autriche._ + +Le soussigné, ministre d'État et des affaires étrangères, est chargé, +par ordre exprès de son auguste maître, de faire la déclaration suivante +à son excellence M. le comte de Narbonne, ambassadeur de S. M. +l'empereur des Français, roi d'Italie. + +Depuis la dernière paix signée avec la France, en octobre 1809, S. M. +impériale et royale apostolique a voué toute sa sollicitude, non +seulement à établir des relations d'amitié et de confiance dont elle +avait fait la base de son système politique, mais à faire servir ces +relations au maintien de la paix et de l'ordre en Europe. Elle s'était +flattée que ce rapprochement intime, cimenté par une alliance de famille +contractée avec S. M. l'empereur des Français, contribuerait à lui +donner, sur sa marche politique, la seule influence qu'elle soit jalouse +d'acquérir, celle qui tend à communiquer aux cabinets de l'Europe +l'esprit de modération, le respect pour les droits et les possessions +des États indépendants, qui l'animent elle-même. + +S. M. impériale n'a pu se livrer longtemps à de si belles espérances; un +an était à peine écoulé depuis l'époque qui semblait mettre le comble à +la gloire militaire du souverain de la France, et rien ne paraissait +plus manquer à sa prospérité, pour autant qu'elle dépendait de son +attitude et de son influence au dehors, quand de nouvelles réunions au +territoire français, d'États jusqu'alors indépendants, de nouveaux +morcellements et déchirements de l'empire d'Allemagne [31], vinrent +réveiller les inquiétudes des puissances, et préparer, par leur funeste +réaction sur le nord de l'Europe, la guerre qui devait s'allumer en 1812 +entre la France et la Russie [32]. + + +[31: _Observations dictées par Napoléon_. + +L'Autriche a de plein gré renoncé à l'empire d'Allemagne. Elle a reconnu +les princes de la confédération, elle a reconnu le protectorat de +l'empereur. Si le cabinet autrichien a conçu le projet de rétablir +l'empire d'Allemagne, de revenir sur tout ce que la victoire a fondé et +que les traités ont consacré, il a formé une entreprise qui prouve mal +_l'esprit de modération et le respect pour les droits des États +indépendants_ dont il se dit animé.] + +[32: Le cabinet de Vienne met en oubli le traité d'alliance qu'il a +conclu le 14 mars 1812. Il oublie que, par ce traité, la France et +l'Autriche se sont garanti réciproquement l'intégrité de leurs +territoires actuels; il oublie que, par ce traité, l'Autriche s'est +engagée à défendre le territoire de la France tel qu'il existait alors, +et qui n'a depuis reçu aucun agrandissement; il oublie que, par ce +traité, il ne s'est pas borné à demander pour l'Autriche l'intégrité de +son territoire, mais les agrandissements que les circonstances +pourraient lui procurer; il oublie que, le 14 mars 1812, toutes les +questions qui devaient amener la guerre étaient connues et posées, et +que c'est volontairement et en connaissance de cause qu'il prit parti +contre la Russie. Pourquoi, s'il avait alors les sentiments qu'il +manifeste aujourd'hui, n'a-t-il pas fait alors cause commune avec la +Russie? Pourquoi du moins, au lieu de s'unir à ce qu'il présente +aujourd'hui comme une cause injuste, n'a-t-il pas adopté la neutralité? +La Prusse fit à la même époque une alliance avec la France, qu'elle a +violée depuis; mais ses forteresses et son territoire étaient occupés. +Placée entre deux grandes puissances en armes, et théâtre de la guerre, +la neutralité était de fait impossible. Elle se rangea du côté du plus +fort. Lorsqu'ensuite la Russie occupa son territoire, elle reçut la loi +et fut l'alliée de la Russie. Aucune des circonstances qui ont réglé les +déterminations de la Prusse n'ont existé en 1812, et n'existent en 1813 +pour l'Autriche. Elle s'est engagée de plein gré en 1812 à la cause +qu'elle croyait la plus juste, à celle dont le triomphe importait le +plus à ses vues et aux intérêts de l'Europe dont elle se montre +protecteur si inquiet et défenseur si généreux. Elle a versé son sang +pour soutenir la cause de la France; en 1813, elle le prodigue pour +soutenir le parti contraire. Que doivent penser les peuples? Quel +jugement ne porteront-ils pas d'un gouvernement qui, attaquant +aujourd'hui ce qu'il défendait hier, montre que ce n'est ni la justice +ni la politique qui règlent les plus importantes déterminations de son +cabinet.] + +Le cabinet français sait mieux qu'aucun autre combien S. M. l'empereur +d'Autriche a eu à coeur d'en prévenir l'éclat par toutes les voies que +lui dictait son intérêt pour les deux puissances, et pour celles qui +devaient se trouver entraînées dans la grande lutte qui se préparait. Ce +n'est pas elle que l'Europe accusera jamais des maux incalculables qui +en ont été la suite [33]. + +[33: Le cabinet français sait mieux qu'aucun autre que l'Autriche a +offert son alliance, lorsqu'on n'avait pas même conçu l'espérance de +l'obtenir; il sait que si quelque chose avait pu le porter à la guerre, +c'était la certitude que non-seulement l'Autriche n'y prendrait aucune +part contre lui, mais qu'elle y prendrait part pour lui. Il sait que, +loin de déconseiller la guerre, l'Autriche l'a excitée; que, loin de la +craindre, elle l'a désirée; que, loin de vouloir s'opposer à de nouveaux +morcellements d'États, elle a conçu de nouveaux déchirements dont elle +voulait faire son profit.] + +Dans cet état de choses, S. M. l'empereur ne pouvant conserver à ses +peuples le bienfait de la paix, et maintenir une heureuse neutralité au +milieu du vaste champ de bataille qui, de tous côtés, environnait ses +états, ne consulta, dans le parti qu'elle adopta, que sa fidélité à des +relations si récemment établies, et l'espoir qu'elle aimait à nourrir +encore que son alliance avec la France, en lui offrant des moyens plus +sûrs de faire écouter les conseils de la sagesse, mettrait des bornes à +des maux inévitables, et servirait la causé du retour de la paix en +Europe [34]. + +[34: Le cabinet de Vienne ne pouvait, dit-il, maintenir une heureuse +neutralité au milieu du vaste champ de bataille qui l'environnait de +tous les côtés.--Les circonstances n'étaient-elles donc pas les mêmes +qu'en 1806? De sanglants combats ne se livrèrent-ils pas en 1806 et en +1807, près des limites de son territoire, et ne conserva-t-il pas aux +peuples le bienfait de la paix, et ne se maintint-il pas dans une +heureuse neutralité?--Mais le gouvernement de l'Autriche, en prenant le +parti de la guerre, en combattant pour la cause de la France, +_consulta_, dit-il, _sa fidélité à des relations nouvellement établies_; +fidélité qui ne mérite plus d'être consultée lorsque ces relations sont +devenues plus anciennes d'une année et plus étroites par une alliance +formelle. S'il faut l'en croire aujourd'hui, ce n'était pas pour +s'assurer des agrandissements qu'il s'alliait à la France en 1812, qu'il +lui garantissait toutes ses possessions, et qu'il prenait part à la +guerre: c'était pour servir la cause du retour de la paix, et pour faire +écouter les conseils de la sagesse. Quelle logique! quelle modestie!] + +Il n'en a malheureusement pas été ainsi: ni les succès brillants de la +campagne de 1812, ni les désastres sans exemple qui en ont marqué la fin +n'ont pu ramener dans les conseils du gouvernement français l'esprit de +modération qui aurait mis à profit les uns, et diminué l'effet des +autres [35]. + +[35: Comment le cabinet de Vienne a-t-il appris que les succès brillants +de la campagne de 1812 n'ont pas ramené la modération dans les conseils +du gouvernement français? S'il avait été bien informé, il aurait su que +les conseils de la France, après la bataille de la Moscowa, ont été +modérés et pacifiques, et que tout ce qui pouvait ramener la paix fut +alors tenté.] + +S. M. n'en saisit pas moins le moment où l'épuisement réciproque avait +ralenti les opérations actives de la guerre, pour porter aux puissances +belligérantes des paroles de paix, qu'elle espérait encore voir +accueillir de part et d'autre avec la sincérité qui les lui avait +dictées. + +Persuadée toutefois qu'elle ne pourrait les faire écouter qu'en les +soutenant de forces qui promettraient au parti avec lequel elle +s'accorderait de vues et de principes l'appui de sa coopération active, +pour terminer la grande lutte [36]; en offrant sa médiation aux +puissances, elle se décida à l'effort, pénible pour son coeur, d'un +appel au courage et au patriotisme de ses peuples. Le congrès, proposé +par elle et accepté par les deux partis, s'assembla au milieu des +préparatifs militaires que le succès des négociations devait rendre +inutiles, si les voeux de l'empereur se réalisaient, mais qui devaient, +dans le cas contraire, conduire par de nouveaux efforts au résultat +pacifique que S. M. impériale eût préféré d'atteindre sans effusion de +sang [37]. + +[36: Le cabinet de Vienne met de la suite dans ses inconséquences. Il +fait cause commune avec la France en 1812; et c'était, dit-il +aujourd'hui, pour l'empêcher de faire la guerre à la Russie. Il arme en +1813 pour la Prusse et la Russie, et c'est, dit-il, pour leur inspirer +le désir de la paix. Ces puissances, d'abord exaltées par des progrès +qu'elles devaient au hasard des circonstances, avaient été rendues à des +sentiments plus calmes par les revers éclatants du premier mois de la +campagne: affaiblies, vaincues, elles allaient revenir de leurs +illusions. Le gouvernement autrichien leur déclare qu'il arme pour +elles: il leur montre ses armées prêtes à prendre leur défense, et en +leur offrant de nouvelles chances dans la continuation de la guerre, il +prétend leur inspirer le désir de la paix! Qu'aurait-il fait, s'il avait +voulu les encourager à la guerre? Il a offert à la Russie d'en prendre +sur lui le fardeau; il a offert à la Prusse d'en changer le théâtre, il +a appelé sur son propre territoire les troupes de ses alliés et toutes +les calamités qui pesaient sur celui de la Prusse. Il a enfin offert au +cabinet de Pétersbourg le spectacle le plus agréable pour un empereur de +Russie, de l'Autriche, son ennemie naturelle, combattant la France, son +ennemie actuelle. Si le cabinet de Vienne avait demandé les conseils de +la sagesse, elle lui aurait dit qu'on n'arrête pas un incendie en lui +donnant un nouvel aliment, qu'il n'est pas sage de s'y précipiter pour +un peuple dont les intérêts sont contraires ou étrangers; enfin qu'il y +a de la folie à exposer à toutes les chances de la guerre une nation +qui, après de si longs malheurs, pouvait continuer à jouir des douceurs +de la paix. Mais l'ambition n'est pas un conseiller qu'avoue la +sagesse.] + +[37: L'auteur de cette déclaration ne sort pas du cercle vicieux dans +lequel il s'est engagé. La Russie et la Prusse savaient fort bien que le +gouvernement autrichien armait contre la France. Dès ce moment elles ne +pouvaient pas vouloir la paix. Ce résultat des dispositions du cabinet +de Vienne était trop évident pour qu'il n'y eût pas compté.] + +En obtenant, de la confiance qu'elles avaient vouée à S. M. impériale, +le consentement des puissances à la prolongation de l'armistice que la +France jugeait nécessaire pour les négociations, l'empereur acquit, avec +cette preuve de leurs vues pacifiques, celle de la modération de leurs +principes et de leurs intentions [38]. + +[38: Le cabinet de Vienne avait fait perdre le mois de juin tout entier, +en ne remplissant aucune des formalités préalables à l'ouverture du +congrès. La France ne demanda point que l'armistice fût prolongé, mais +elle y consentit. Ce qu'elle désirait, ce qu'elle demanda, c'est qu'il +fût convenu que les négociations continueraient pendant les hostilités. +Mais le cabinet de Vienne s'y refusa; l'Autriche aurait été liée, comme +médiatrice, pendant les négociations; il préféra une prolongation +d'armistice qui lui donnait le temps d'achever ses armements, et dont la +durée limitée lui offrait un terme fatal pour rompre les négociations et +pour se déclarer.] + +Il y reconnut les siens, et se persuada, de ce moment, que ce serait de +leur côté qu'il rencontrerait des dispositions sincères à concourir au +rétablissement d'une paix solide et durable. La France, loin de +manifester des intentions analogues, n'avait donné que des assurances +générales, trop souvent démenties par des déclarations publiques qui ne +fondaient aucunement l'espoir qu'elle porterait à la paix les sacrifices +qui pourraient la ramener en Europe [39]. + +[39: Comment le cabinet de Vienne s'est-il assuré _que la France ne +porterait pas à la paix les sacrifices qui pourraient la ramener en +Europe_? Avant le moment qu'il avait fixé pour la guerre, a-t-il proposé +un _ultimatum_ et fait connaître ce qu'il voulait?--Il a déclaré la +guerre parce qu'il ne voulait que la guerre. Il l'a déclarée, sans +s'assurer si elle pouvait être évitée, et avec une précipitation à +laquelle il est difficile de reconnaître l'influence des conseils de la +sagesse.] + +La marche du congrès ne pouvait laisser de doutes à cet égard; le retard +de l'arrivée de MM. les plénipotentiaires français, sous des prétextes +que le grand but de sa réunion aurait dû faire écarter [40], +l'insuffisance de leurs instructions sur les objets de forme qui +faisaient perdre un temps irréparable, lorsqu'il ne restait que peu de +jours pour la plus importante des négociations [41]; toutes ces +circonstances réunies ne démontraient que trop que la paix, telle que la +désiraient l'Autriche et les souverains alliés, était étrangère aux +voeux de la France [42]; et qu'ayant accepté pour la forme, et pour ne +pas s'exposer aux reproches de la prolongation de la guerre, la +proposition d'une négociation, elle voulait en éluder l'effet [43], ou +s'en prévaloir peut-être uniquement pour séparer l'Autriche des +puissances qui s'étaient déjà réunies avec elle de principe, avant même +que les traités eussent consacré leur union pour la cause de la paix et +du bonheur du monde [44]. + +[40: C'est par le fait de l'Autriche et des alliés que l'arrivée des +plénipotentiaires a été retardée; cependant des difficultés suscitées à +dessein n'étaient pas levées, que M. le comte de Narbonne était déjà à +Prague. Ses pouvoirs, communs aux deux plénipotentiaires, l'autorisaient +à agir concurremment ou séparément. M. le duc de Vicence arriva plus +tard, parce que de nouvelles difficultés, où la dignité de la France +était compromise, furent élevées par les ennemis. Mais à quoi bon ces +observations? Qu'aurait fait un retard de quelques jours à un médiateur +qui n'aurait pas voulu la guerre, et quel motif de guerre qu'un retard +de quelques jours?] + +[41: Les plénipotentiaires avaient pour instructions d'adhérer à toutes +les formes de négociation consacrées par l'usage. Le médiateur proposa +des formes inusitées, et qui tendaient à empêcher tout rapprochement des +plénipotentiaires, tout rapport entre eux, toute négociation. Il +introduisit une discussion qu'avec une volonté sincère de la paix le +médiateur n'aurait jamais occasionnée. _Il ne restait_, dit-il, _que peu +de jours pour la plus importante des négociations_. Eh! pourquoi ne +restait-il que peu de jours? qu'avait de commun la négociation avec +l'armistice? ne pouvait-on pas négocier en se battant? Qu'importe +quelques jours de plus ou de moins quand il s'agit de la paix? Si le +cabinet de Vienne ne voulait pas la négocier, mais la dicter, comme on +dicte des conditions à une place assiégée, peu de jours à la vérité +pouvaient suffire; mais alors pourquoi n'a-t-il pas même proposé une +capitulation? _Il ne restait que peu de jours pour la plus importante +des négociations!_ Quelle est donc la négociation qui a été faite en peu +de jours? Le temps est l'élément le plus nécessaire quand il s'agit de +s'entendre; le temps est un élément inutile pour un médiateur qui a pris +d'avance son parti. Cependant lorsque c'est contre la France qu'il +s'agit de se déclarer, une telle détermination n'est pas de si peu de +conséquence qu'il soit indifférent d'employer quelques jours de plus ou +de moins à y penser.] + +[42: Il faut rendre ici justice à la pénétration du cabinet de Vienne. +Sans doute la paix telle que la voulaient les souverains alliés était +étrangère aux voeux de la France, de même que la paix telle que la +voulait la France devait être étrangère aux voeux des alliés. Toute +puissance qui entre en négociation veut tout ce qu'elle peut obtenir. +Lorsqu'il y a un médiateur, il s'interpose entre les volontés opposées, +afin de les rapprocher. Telle est sa mission: sa gloire est d'y réussir. +Mais tel n'était pas le rôle que le cabinet autrichien s'était donné; il +n'a jamais été médiateur, il a été ennemi dès le moment où, selon son +aveu, il n'a voulu d'autre paix que celle que voulait une seule des +parties. Mais quelle était cette paix que voulait le cabinet de Vienne? +S'il voulait en effet la paix, une paix quelconque, pourquoi ne s'est-il +pas expliqué? Pourquoi? parce qu'il avait adopté toutes les prétentions +de la Russie, de la Prusse et de l'Angleterre; parce qu'il avait de plus +ses prétentions propres sur lesquelles il ne voulait pas céder; enfin +parce qu'il était résolu à la guerre.] + +[43: La France a proposé l'ouverture d'un congrès, parce qu'elle voulait +sincèrement la paix; parce qu'elle se flattait que ses +plénipotentiaires, mis en présence de ceux de la Russie et de la Prusse, +parviendraient à s'entendre avec eux, parce qu'un congrès, même sous la +médiation de l'Autriche, était un moyen d'échapper aux dangers des +insinuations que le cabinet de Vienne répandait. + +La France a accepté la médiation de l'Autriche, parce qu'en supposant au +cabinet de Vienne les vues ambitieuses sur lesquelles nous n'avions pas +de doutes, on devait croire qu'il se trouverait gêné par son rôle de +médiateur, et qu'il n'oserait pas, dans une négociation publique et pour +son seul intérêt, repousser nos vues modérées et les sacrifices que nous +étions disposés à faire à la paix; parce qu'enfin, s'il en était +autrement, et si le médiateur et nos ennemis étaient d'accord sur leurs +prétentions réciproques, le cabinet de Vienne proposerait un _ultimatum_ +qui soulèverait l'indignation de la France et de ses alliés.] + +[44: Ainsi l'_Autriche était déjà réunie de principes avec les ennemis +de la France!_ Qui lui demandait cet aveu? + +Le cabinet de Vienne craignait que la France ne se prévalût d'une +négociation pour séparer l'Autriche des puissances ennemies! Sans doute, +si l'Autriche s'était unie à elles pour les empêcher de faire la paix et +avec la ferme résolution de nous faire la guerre, elle devait craindre +une négociation où notre modération pouvait leur offrir des chances plus +avantageuses dans la paix que dans la guerre; mais pourquoi donc le +cabinet de Vienne a-t-il offert sa médiation et fait retentir l'Europe +de ses voeux pour la paix?] + +L'Autriche sort de cette négociation, dont le résultat a trompé ses +voeux les plus chers, avec la conscience de la bonne foi qu'elle y a +portée. Plus zélée que jamais pour le noble but qu'elle s'était proposé, +elle ne prend les armes que pour l'atteindre, de concert avec les +puissances animées des mêmes sentiments. Toujours également disposée à +prêter la main au rétablissement d'un ordre de choses qui, par une sage +répartition de forces, place la garantie de la paix sous l'égide d'une +association d'états indépendants, elle ne négligera aucune occasion de +parvenir à ce résultat; et la connaissance qu'elle a acquise des +dispositions des cours devenues désormais ses alliées lui donne la +certitude qu'elles coopéreront avec sincérité à un but aussi salutaire +[45]. + +[45: L'Autriche veut _établir un ordre de choses qui, par une sage +répartition de forces, place la garantie de la paix sous l'égide d'une +association d'états indépendants_. Elle ne fera la paix que quand une +égale répartition de forces garantira l'indépendance de chaque état. +Pour y parvenir, elle doit d'abord agrandir à ses dépens la Bavière et +la Saxe, car c'est aux grandes puissances à descendre pour que les +puissances du second ordre deviennent leurs égales; lorsqu'elle aura +donné l'exemple, elle sera en droit de demander qu'il soit imité. Ainsi +le cabinet de Vienne veut combattre pour faire de toutes les puissances +une république de souverains dont les éléments seront parfaitement +égaux; et c'est à de telles rêveries qu'il faudrait sacrifier le repos +du monde! Peut-on se jouer plus ouvertement de la raison publique, de +l'opinion de l'Europe? En rédigeant des manifestes, comme en réglant sa +conduite, le cabinet de Vienne n'a pas _écouté les conseils de la +sagesse_.] + +En déclarant, d'ordre de l'empereur, à M. le comte de Narbonne, que ses +fonctions d'ambassadeur viennent à cesser de ce moment, le soussigné met +à la disposition de S. Exc. les passeports dont elle aura besoin pour +elle et pour sa suite. + +Les mêmes passeports seront remis à M. de La Blanche, chargé d'affaires +de France à Vienne, ainsi qu'aux autres individus de l'ambassade. + +Il a l'honneur d'offrir, etc. + + Prague, le 12 août 1813. + + _Signé_ METTERNICH. + + +_Dernière note de M. de Bassano à M. de Metternich._ + +Le soussigné, ministre des relations extérieures, a mis sous les yeux de +S. M. l'empereur et roi la déclaration du 11 août, par laquelle +l'Autriche dépose le rôle de médiateur dont elle avait couvert ses +desseins. + +Depuis le mois de février, les dispositions hostiles du cabinet de +Vienne envers la France étaient connues de toute l'Europe. Le Danemark, +la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, Naples et la Westphalie ont dans +leurs archives des pièces qui prouvent combien l'Autriche, sous les +fausses apparences de l'intérêt qu'elle prenait à son allié et de +l'amour de la paix, nourrissait de jalousie contre la France. Le +soussigné se refuse à retracer le système de protestations prodiguées +d'un côté, et d'insinuations répandues de l'autre, par lequel le cabinet +de Vienne compromettait la dignité de son souverain, et qui, dans son +développement, à prostitué ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes, +un médiateur, un congrès et le nom de la paix. + +Si l'Autriche voulait faire la guerre, qu'avait-elle besoin de se parer +d'un faux langage, et d'entourer la France de pièges mal tissus qui +frappaient tous les regards? + +Si le médiateur voulait la paix, aurait-il prétendu que des transactions +si compliquées s'accomplissent en quinze ou vingt jours? Était-ce une +volonté pacifique celle qui consistait à dicter la paix à la France en +moins de temps qu'il n'en faut pour conclure la capitulation d'une place +assiégée? La paix de Teschen exigea plus de quatre mois de négociation. +Plus de six semaines furent employées à Sistow avant que la discussion, +même sur les formes, fût terminée. La négociation de la paix de Vienne, +en 1809, lorsque la plus grande partie de la monarchie autrichienne +était entre les mains de la France, à duré deux mois. + +Dans ces diverses transactions, les intérêts et le nombre des parties +étaient circonscrits; et lorsqu'il s'agissait, à Prague, de poser, dans +un congrès, les bases de la pacification générale, de concilier les +intérêts de la France, de l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, du +Danemark, de la Saxe et de tant d'autres puissances; lorsqu'aux +complications qui naissent de la multiplicité et de la diversité des +intérêts, se joignirent les difficultés résultant des prétentions +ouvertes et cachées du médiateur, il était dérisoire de prétendre que +tout fût terminé, montre en main, en quinze jours. Sans la funeste +intervention de l'Autriche, la paix entre la Russie, la France et la +Prusse serait faite aujourd'hui. + +L'Autriche, ennemie de la France, et couvrant son ambition du masque de +médiatrice, compliquait tout, et rendait toute conciliation impossible. +Mais l'Autriche s'étant déclarée en état de guerre est dans une position +plus vraie et toute simple. L'Europe est ainsi plus près de la paix; il +y a une complication de moins. + +Le soussigné a donc reçu l'ordre de proposer à l'Autriche de préparer +dès aujourd'hui les moyens de parvenir à la paix, d'ouvrir un congrès où +toutes les puissances, grandes et petites, seront appelées, où toutes +les questions seront solennellement posées, où l'on n'exigera point que +cette oeuvre, aussi difficile que salutaire, soit terminée ni dans une +semaine ni dans un mois; où l'on procédera avec la lenteur inséparable +de toute opération de cette nature, avec la gravité qui appartient à un +si grand but et à de si grands intérêts. Les négociations pourront être +longues: elles doivent l'être. Est-ce en peu de jours que les traités +d'Utrecht, de Nimègue, de Ryswick, d'Aix-la-Chapelle ont été conclus? + +Dans la plupart des discussions mémorables, la question de la paix fut +toujours indépendante de celle de la guerre: on négociait sans savoir si +l'on se battait ou non; et puisque les alliés fondent tant d'espérances +sur les chances du combat, rien n'empêche de négocier, aujourd'hui comme +alors, en se battant. + +Le soussigné propose de neutraliser un point sur la frontière pour le +lieu des conférences; de réunir les plénipotentiaires de la France, de +l'Autriche, de la Russie, de la Prusse, de la Saxe; de convoquer tous +ceux des puissances belligérantes, et de commencer, dans cette auguste +assemblée, l'oeuvre de la paix, si vivement désirée par toute l'Europe. +Les peuples éprouveront une consolation véritable en voyant les +souverains s'occuper à mettre un terme aux calamités de la guerre, et +confier à des hommes éclairés et sincères le soin de concilier les +intérêts, de compenser les sacrifices, et de rendre la paix avantageuse +et honorable à toutes les nations. + +Le soussigné ne s'attache point à répondre au manifeste de l'Autriche et +au seul grief sur lequel il repose. Sa réponse serait complète en un +seul mot. Il citerait la date du traité d'alliance conclu le 14 mars +1812 entre les deux puissances, et la garantie, stipulée par le traité, +du territoire de l'empire tel qu'il était le 14 mars 1812. + +Le soussigné, etc. + + Dresde, le 18 août 1813. + + _Signé_ le duc de BASSANO. + +_Dernière note de M. de Metternich à M. de Bassano_ + +Le soussigné, ministre secrétaire d'État et des affaires étrangères, a +reçu hier l'office que S. Exc. M. le duc de Bassano lui a fait l'honneur +de lui adresser le 18 août dernier. + +Ce n'est pas après que la guerre a éclaté entre l'Autriche et la France +que le cabinet autrichien croit devoir relever les inculpations +gratuites que renferme la note de M. le duc de Bassano. Forte de +l'opinion générale, l'Autriche attend avec calme le jugement de l'Europe +et celui de la postérité. + +La proposition de S. M. l'empereur des Français offrant encore à +l'empereur une lueur d'espoir de parvenir à la pacification générale, sa +majesté impériale a cru pouvoir la saisir. En conséquence, elle a +ordonné au soussigné de porter à la connaissance des cabinets russe et +prussien la demande de l'ouverture d'un congrès qui, pendant la guerre +même, s'occuperait des moyens d'arriver à une pacification générale. LL. +MM. l'empereur Alexandre et le roi de Prusse, animés des mêmes +sentiments que leur auguste allié, ont autorisé le soussigné à déclarer +à S. Exc. M. le duc de Bassano que, _ne pouvant point décider sur un +objet d'un intérêt tout-à-fait commun, sans en avoir préalablement +conféré avec les autres alliés, les trois cours vont porter incessamment +à leur connaissance la proposition de la France_. + +Le soussigné les a chargés de transmettre, dans le plus court délai +possible, au cabinet français, les ouvertures de toutes les cours +alliées, en réponse à la susdite proposition. + +Le soussigné a l'honneur, etc. + + Prague, le 21 août 1813. + + _Signé_ le prince de METTERNICH. + + + +FIN DU SIXIÈME VOLUME. + + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Mémoires du duc de Rovigo, pour servir +à l'histoire de l'empereur Napoléon, by Anne-Jean-Marie-René Savary, duc de Rovigo, 1774-1833 + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK MÉMOIRES DU DUC DE ROVIGO *** + +***** This file should be named 22068-8.txt or 22068-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/2/0/6/22068/ + +Produced by Mireille Harmelin, Valérie Auroy and the Online +Distributed Proofreading Europe at http://dp.rastko.net. + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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