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diff --git a/.gitattributes b/.gitattributes new file mode 100644 index 0000000..6833f05 --- /dev/null +++ b/.gitattributes @@ -0,0 +1,3 @@ +* text=auto +*.txt text +*.md text diff --git a/22111-8.txt b/22111-8.txt new file mode 100644 index 0000000..a1ab54e --- /dev/null +++ b/22111-8.txt @@ -0,0 +1,5707 @@ +The Project Gutenberg EBook of Pour cause de fin de bail, by Alphonse Allais + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Pour cause de fin de bail + OEuvres anthumes + +Author: Alphonse Allais + +Release Date: July 20, 2007 [EBook #22111] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POUR CAUSE DE FIN DE BAIL *** + + + + +Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + + + + +ALPHONSE ALLAIS + +(OEUVRES ANTHUMES) + +POUR CAUSE DE FIN DE BAIL + +PARIS + +ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE + +23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23 + +1899 + + + +DU MÊME AUTEUR: + +Volumes in-18 jésus, à 3 fr. 50 + +OEUVRES ANTHUMES + + À SE TORDRE. + PAS DE BILE. + VIVE LA VIE! + LE PARAPLUIE DE L'ESCOUADE. + ROSE ET VERT POMME. + ON N'EST PAS DES BOEUFS. + AMOURS, DÉLICES ET ORGUES. + DEUX ET DEUX FONT CINQ. + LE BEC EN L'AIR. + + + + +CE LIVRE EST RESPECTUEUSEMENT DÉDIÉ À LA PATRONNE DU CAFÉ DE LA POSTE +À LUZARCHES[1] + +(ORNE) + +[Note 1: Luzarches n'est pas dans l'Orne mais bien en +Seine-et-Oise. Quand les Français se décideront-ils à apprendre la +géographie? + +(NOTE DE L'ÉDITEUR.)] + + + + +PRÉFACE + + +Beaucoup de personnes, lesquelles feraient, d'ailleurs, bien mieux de +se mêler de leurs propres affaires, m'ont souvent objecté: + +--Monsieur, vous donnez à vos ouvrages des titres qui n'ont aucun +rapport avec la matière qui constitue le livre, comme par exemple _On +n'est pas des Boeufs_, _Le Parapluie de l'Escouade_ ou _Amours, Délices et +Orgues_. Cette façon d'agir n'est point l'indice d'une mentalité bien +sérieuse. + +À la longue, ce reproche me piquait au vif et bientôt je m'efforçais à +ne plus l'encourir. + +Je n'y suis qu'à mi parvenu; pourtant il y a du progrès, jugez plutôt: + +J'ai intitulé ce livre _Pour cause de fin de bail_, non pas qu'il y +soit question de rien qui effleure ce sujet, mais simplement parce que +je vais déménager au terme d'avril prochain. + +Je devais cette explication au lecteur, je la lui ai donnée. + +Nous sommes quittes. + +L'AUTEUR. + + + + +UN POINT D'HISTOIRE RECTIFIÉ + + +À la prochaine réunion de l'Automobile Club, je me lèverai pour +proposer une timide motion qui ne manquera pas d'ahurir, tout d'abord, +les membres présents du comité. + +Je demanderai qu'on élève, dans le jardin de notre nouvel hôtel, une +statue, ou plutôt un _groupe_ à Diogène, le regretté philosophe. + +Vous aussi, graves lecteurs, vous aussi, frivoles lectrices, +vous écarquillez vos pupilles en gens qui ne _voient pas bien le +rapport_... + +Suit l'explication: + +De nos longs travaux sur la civilisation grecque au temps d'Alexandre +le Grand résulte ceci qu'on peut considérer à bon droit le vieux +Diogène comme père de l'automobilisme, ou, pour parler plus juste, de +_l'autonneaumobilisme_, ou encore du _tonneautomobilisme_. + +Le tonneau qui servait de demeure à Diogène peut être admis comme la +première roulotte connue, une roulotte sans chevaux, bien entendu[2]. + +[Note 2: N'existe-t-il pas de nos jours une voiture fort à la mode +qui répond au propre nom de _tonneau_.] + +Quant au mode de traction, ou, pour être tout à fait exact, de +_propulsion_, c'est là que j'apporte ce qu'il y a de plus fraîchement +débarqué en fait de documents. + +Dans tous les traités d'histoire, mesdames et messieurs, il est +question du _cynisme_ de Diogène. + +Ce mot _cynisme_, jusqu'à l'heure présente, fut interprété dans le +plus faux des sens. + +Un grand nombre de personnes et même de professeurs sont persuadés +que Diogène était surnommé le _Cynique_ parce que, n'ayant pas plus +de pudeur qu'un chien, il se conduisait comme un cochon, si j'ose +m'exprimer ainsi. + +Biffez, bonnes gens, cette erreur, de vos tablettes. + +Le mot _cynisme_, en ce qui regarde Diogène, doit être interprété +dans un esprit purement sportif, comme, par exemple, _hippisme_, +_cyclisme_, etc. + +Le vieux philosophe grec pratiquait le _cynisme_ comme le comte de +Dion la voiture à vapeur, et Jacquelin le vélo, c'est-à-dire que, +dans ses déplacements, il faisait rouler son tonneau par deux de ces +molosses de Rhodes si réputés pour: + + Leur vigueur à la fois et leur docilité. + +Les bons toutous prenaient, si j'en crois mes documents, un vif +plaisir à pousser de leurs pattes agiles la roulante demeure de leur +très sage patron, cependant que le philosophe cheminait derrière eux +avec, entre les dents, la pipe morale du mépris de l'humanité. + +Ce patriarchal appareil ne rappelle évidemment que de très loin les +moto-cars de chez Comiot, mais pour l'époque!... + +Dans une prochaine causerie, car je crains, aujourd'hui, d'abuser de +vos instants, je parlerai de la fameuse lanterne de Diogène, et je +vous démontrerai, clair comme le jour, que l'acétylène n'est pas de +création si récente qu'on le croit généralement. + + + + +GEORGETTE S'EST TUEE! + + +Le jour du Grand Prix, à Deauville, il fut convenu qu'on se rendrait +le lendemain aux courses de Pont-l'Évêque, dans l'_auto_ de Roseburn. + +On partirait de bonne heure, dix heures au plus tard, et on +déjeunerait en route, à la petite auberge du Douet de la Taille. + +Un mot, en passant, sur ce modeste établissement dans lequel on +savoure, soit dit sans reproche, la meilleure cuisine de tout le +Calvados. + +Située sur la route de Trouville à Caen, à l'intersection d'une autre +voie dont j'oublie la provenance et la destination, tenue par les +braves époux Morel, l'auberge du Douet de la Taille s'intitula +d'abord: «_Au rendez-vous des jockeys_», pour cette raison qu'il +existe, tout près de là, une vaste piste d'entraînement dont la +clientèle constituait aussi celle de ladite maison. + +Plus tard, beaucoup d'herbagers et de bouchers, qui se rendent +chaque jeudi au marché de Beaumont-en-Auge, ayant pris l'habitude de +s'arrêter chez Morel pour y boire un verre ou y déjeuner, l'enseigne +s'allongea et devint: «_Au rendez-vous des jockeys et des marchands de +bestiaux_.» + +Plus tard encore, l'enseigne subit l'adjonction de MM. les cyclistes +et, en ce moment, Constant Morel, grattant fièrement sa tête, se +demande s'il ne siérait point d'adopter cette formule définitive +alors: _Au rendez-vous des jockeys, des marchands de bestiaux, des +cyclistes, des automobilistes et autres_. + +Au rendez-vous de tout le monde, quoi! + +Brave Constant Morel! + +Nous dîmes à Roseburn: + +--Tu emmènes Georgette! + +--Jamais de la vie, par exemple! + +Roseburn adore Georgette et jamais il ne l'emmène avec lui, nulle +part! Expliquez cela. + +Georgette adore Roseburn et, alors, dam! elle rage de ce que Roseburn +ne l'emmène pas partout où va Roseburn. + +Les scènes qui résultent de cette situation, vous les contemplez +d'ici, n'est-ce pas? + +Roseburn n'allègue qu'un motif pour expliquer son attitude, mais c'est +un mauvais motif: + +--Je ne t'emmène pas, parce que là où nous allons, ça n'est pas la +place d'une femme. + +--Les courses de Pont-l'Évêque, pourtant? + +--Raison de plus! + +Allez donc raisonner avec un tel dialecticien! + +On avait pris rendez-vous chez Deschamps, au bar, et comme tout le +monde était en retard, chacun en attendant les autres s'était vu +contraint d'absorber plus de «John Collins» qu'il ne convenait +réellement. + +Et puis, il y avait aussi la chaleur! + +Bref, quand nous arrivâmes au Douet de la Taille, la bonne Mme +Morel ne put s'empêcher de remarquer: + +--Voilà des messieurs qui ont l'air de prendre la vie par le bon bout! + +On se mit à table. + +Le canard au sang (oh! ce canard!) ne fut qu'une bouchée pour nous, +qu'une bouchée de petit enfant. + +Nous allions passer à la suite quand, nageant dans sa sueur, un jeune +groom cycliste de l'Hôtel de Paris apporta une lettre à Roseburn, une +lettre de madame. + +--Oh! la raseuse! fit notre ami. Vous permettez... + +Décachetant la missive, Roseburn y jeta un regard distrait. + +Soudain, nous le vîmes se lever, pâlir, chanceler... + +--Ah! mon Dieu! + +--Quoi? Qu'y a-t-il? + +--Il y a que Georgette s'est tuée! Pauvre enfant! Et c'est moi qui +suis cause de sa mort!... Georgette s'est tuée! + +--Que racontes-tu là? + +--Lisez plutôt. + +Et du doigt, nous désignant un passage de la lettre, il lut «... +L'existence m'est devenue impossible, je me tue...» + +--Peut-être y a-t-il encore de l'espoir? (_Au jeune groom_.) Qui t'a +remis cette lettre? + +--Madame elle-même. + +--Comment était-elle habillée? + +--En mousseline blanche. + +--C'est bien cela! Romanesque comme elle est, la pauvre enfant a voulu +se vêtir de blanc pour attendre la mort! + +Cependant l'un de nous ramassait la lettre tombée à terre et en +prenait une connaissance plus complète. + +Voici ce qu'il lut: «... Dans ces conditions-là, mon cher ami, +l'existence m'est devenue impossible. Je me tue à te le répéter, je +finirai par te planter là, etc.» + +Nous poussâmes tous un vif soupir de soulagement et reprîmes notre +repas interrompu, non sans avoir dégusté un de ces vieux calvados, +comme dit l'autre, qui vous remettent le coeur en place. + + + + +TRISTE FIN D'UN TOUT PETIT GROOM + + +C'est un fait-divers à la fois banal et navrant. + +Beaucoup de Parisiens connaissaient le petit groom de Maxim's, le plus +petit des grooms de Maxim's, celui qui était de taille si menue qu'un +soir une horizontale des plus grises, abusée par l'uniforme écarlate +de l'enfant, le prit pour une écrevisse et voulait, à toute force, lui +arracher une patte. + +(Sans l'énergie du peintre Paul Robert, le jeune groom passait un +mauvais moment.) + +Eh bien, le pauvre petit n'est plus: il a mis lui-même fin à ses jours +vendredi matin à l'aube. + +Jeudi dernier--nos lecteurs s'en souviennent probablement +encore--c'était la Mi-Carême. + +Or, précisément, ce jour-là, plusieurs clubmen déjeunaient au célèbre +restaurant de la rue Royale. + +Au dessert, l'un de ces messieurs, ne trouvant pas dans +l'établissement les cigares qu'il désirait, pria le jeune groom +d'aller lui en quérir une boîte au _Tobacco-shop_ du Grand-Hôtel et +lui remit, en vue de cette acquisition, un billet de cent francs. + +L'enfant arriva sans encombres, mais le retour fut plus pénible. + +Déjà une foule compacte et tumultueuse encombrait le boulevard, +ardente au combat des confetti. + +Parmi les rares masques qui émaillaient cette tourbe, quatre jeunes +gens se faisaient particulièrement remarquer. + +Déguisés en famille anglaise, l'un représentait le père, flanqué, +naturellement, de longs favoris jaunes; le second était attifé en +vieille _milady_ à tire-bouchons; les deux autres portaient les +costumes d'un ridicule _boy_ et d'une burlesque _girl_. + +Apercevant soudain le petit groom de Maxim's fendant péniblement la +foule avec, sous son bras, sa précieuse boîte de cigares, le quatuor +se précipita sur le jeune infortuné. + +--Aôh! fit le vieux pseudo-Britishman affectant un dérisoire accent +anglais, môa aimer bâocoup les bonnes cigares! Et mon fame aussi les +bonnes cigares! Et ma baby aussi aimer les bonnes cigares! Et mon +petit miss aussi aimer les bonnes cigares! + +Malheureusement, les jeunes gens ne s'en tenaient pas à ce discours +de mascarade; en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, ils +avaient ouvert la boîte et saisi, chacun, un excellent spécimen de +cette coûteuse marchandise. + +Le pauvre petit avait beau se débattre, que faire contre une foule +absurde à qui l'infortune d'autrui jette un aliment de plus dans le +foyer des déchaînements et des folies! + +Rien de contagieux comme l'exemple! + +(J'ai stipulé dans mon testament une récompense de 100,000 fr. au +savant qui découvrira le microbe de l'exemple.) + +Encouragés par les mignonnes dimensions du petit groom, quelques +intrépides gaillards achevaient de piller la boîte de cigares. + +Comme de juste, le pauvre gosse n'osa point rentrer (ce en quoi il +eut bien tort, car les clubmen étaient tellement saouls qu'ils ne se +souvenaient plus de rien). + +Tout le reste de la journée et toute la nuit, il erra sur les +boulevards, dépensant les trois louis qu'on lui avait rendus sur son +billet de cent francs en confetti, en _rigolos_, en toutes sortes de +divertissements. + +Au petit matin, après un court sommeil dans un massif des +Champs-Élysées, le petit groom fut la proie pantelante du cruel +désespoir. + +Un long serpentin pendait de la branche d'un arbre presque jusqu'au +sol. + +L'enfant grimpa sur une chaise, fit un noeud coulant au ruban de +papier, y passa la tête et, d'un coup de pied, s'envoya dans le +paradis des tout petits grooms à qui les cohues stupides font de +vilaines blagues... + +Comme je le disais en commençant, c'est un fait-divers à la fois banal +et triste. + + + + +GAUDISSART S'AMUSE + + +Et il a bien raison de s'amuser Gaudissart, pendant qu'il est jeune! + +La vie est un pont, morne pont qui réunit les deux néants, celui +d'avant, celui d'après. + +Or, que faire sur un pont, à moins que l'on n'y danse tous en rond, +ainsi que cela se pratique notoirement sur le pont d'Avignon? + +_Gaudeamus igitur_, mes frères, et laissons les gens graves souffler +ridiculement dans de ridicules baudruches qu'ils considèrent ensuite +tels des blocs de Paros. + +Voilà pourquoi j'aime les voyageurs de commerce, gens gais, +philosophes et qui s'arrangent toujours pour _take a smile with life_, +comme disent les Anglais. + +Nous nous trouvions donc réunis, quelques-uns de ces messieurs, +plusieurs chasseurs et moi, un récent soir, dans l'estaminet de la +bonne auberge d'un voisin gros bourg. + +Le patron du lieu est un fort brave homme légèrement candide et d'une +indérapable complaisance. + +Chacun le surnomme--je n'ai jamais su pourquoi--le père Becquenfleur. + +Nul d'entre nous n'avait sommeil, et bien qu'on dût se lever de fort +bonne heure le lendemain, personne ne se souciait d'aller se coucher. + +Vite conclue, la connaissance entre les voyageurs et nous tourna plus +vite encore à la cordialité parfaite. + +Ces messieurs, d'ailleurs, étaient tous charmants. + +L'un deux proposa: + +--Voulez-vous qu'on fasse une bonne blague au père Becquenfleur? + +Assentiment unanime. + +Voilà notre farceur qui se pose juste en face de la vieille et +ancestrale horloge et qui, dodelinant de la tête, l'index tendu, +accompagne d'un balancement rythmique de tout son corps le mouvement +du balancier. + +Entre le père Becquenfleur? + +--Zut! s'écrie le fumiste, c'est trop difficile!... C'est même +impossible. + +--Quoi donc qu'est impossible? s'informe l'ingénu bonhomme. + +--Se mettre en face d'une horloge et suivre, le doigt tendu et en +balançant le corps, le mouvement du pendule, tout cela, pendant cinq +minutes, et sans ouvrir la bouche. + +--C'est si difficile que ça? + +--Je vous dis que c'est impossible. + +--Allons donc! + +--Voulez-vous parier?... Tenez, je vous parie du champagne pour toute +la compagnie que vous n'y arrivez pas. + +Le père Becquenfleur se gratte la tête, suppute et tient la gageure. + +Pas un spectacle au monde ne me semblera jamais d'un comique +comparable à celui que nous eûmes alors sous les yeux. + +Le père Becquenfleur, serrant les lèvres farouchement, pour ne pas +parler, avait contracté un mouvement qui rappelait celui de ces ours +assis sur leur derrière et qui se balancent en mesure. + +Pendant ce temps, l'un de ces messieurs courait à la cuisine et +prévenait la mère Becquenfleur. + +--Je ne sais pas ce qu'a votre mari... un coup de folie subite +probablement. Il vient de s'installer devant son horloge, et il se +balance comme cela, regardez, sans dire un mot... Vous devriez bien +venir, nous sommes tous inquiets! + +Un peu sceptique--elle en a tant vu, la pauvre femme!--la mère +Becquenfleur consent tout de même à se déranger, et quelle n'est point +son épouvante en constatant la parfaite véracité du récit du voyageur! + +Elle se précipite sur son mari: + +--Eh bien! quoi, mon bonhomme, qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qui te +prend? Mais parle donc! + +Tout à l'idée de gagner son pari, le père Becquenfleur continue son +dandinement et s'opiniâtre dans son mutisme. + +La mère Becquenfleur se démente alors et clame: + +--Maria! Augustine! Allez vite quérir le médecin! Mon pauvre bonhomme +qu'est devenu fou! + +Épouse dévouée, elle se jette en larmes sur son mari, le serre dans +ses bras! + +--Bougre de vieille g...! s'écrie alors le père Becquenfleur. Tu viens +de me faire perdre au moins six bouteilles de champagne! + +Et tous de rire. + + + + +DE L'INUTILITÉ DE LA MATIÈRE + + +Un fait des plus curieux et--je crois--sans précédent, vient de +s'accomplir à l'Hôtel des Invalides, non sans jeter une énorme stupeur +dans le petit monde de ces glorieux débris. + +Deux pensionnaires de l'établissement, le nommé A... et le nommé +B..., s'étaient pris, depuis longtemps, l'un pour l'autre, d'une vive +animosité. + +A... qui, au siège de Sébastopol, eut les deux cuisses gelées et, par +la suite, amputées, est bien entendu, cul-de-jatte. + +B..., lui, s'est vu, à Magenta, emporter les deux bras par un boulet +(d'origine que tout porte à croire autrichienne): il est donc manchot. + +Sempiternel motif de leurs discussions: la supériorité de la campagne +de Crimée sur la guerre d'Italie, et réciproquement. + +Dimanche dernier, vers le soir, les deux vieux braves, qui, des +boissons fermentées, avaient fait usage excessif, redoublèrent +d'acrimonie dans leurs propos. + +B..., le manchot, alla même jusqu'à insinuer que le siège de +Sébastopol n'était pas autre chose qu'une plaisanterie franco-russe +des plus anodines et que, d'ailleurs, les Russes, c'est bien connu, +aiment tant les Français qu'il leur répugnerait de tirer le moindre +coup de fusil sur leurs alliés. Et puis, ajoutait-il, avoir les +cuisses gelées, voilà-t-il pas une grande gloire! Un accident, tout au +plus, à peine digne d'un hôpital civil. + +A.... le cul-de-jatte, perdit patience: + +--Si tu répètes ça, s'écria-t-il, je te f... mon pied dans le c... + +B... le répéta. + +Il n'avait pas plutôt terminé sa phrase que A... oubliant ses deux +jambes restées là-bas, se levait, et avec une prestesse qu'on n'aurait +pas attendue de lui, faisait le tour de B... et lui flanquait _son +pied_ dans le derrière. + +Le manchot pâlit sous l'injure, puis, grinçant des dents, fou de rage, +gratifia par deux fois son insulteur de soufflets retentissants; après +quoi, se précipitant sur lui, il se disposait à l'étrangler de ses +_deux poings_ crispés. + +Les témoins de cette scène pénible intervinrent alors et mirent fin au +scandale. + +Hein! Qu'est-ce que vous pensez de ma petite histoire? + +Un cul-de-jatte qui flanque des coups de pieds dans le derrière d'un +manchot lequel riposte par des giffles!!! + +Vous haussez les épaules. + +Fort bien, c'est si facile de hausser les épaules! + +Mais de ces autres et suivantes histoires, que direz-vous? + +Je vous laisse la parole, mon colonel: + +«Je connais une jeune personne dont on avait amputé la cuisse; +plusieurs fois elle s'est tenue et a fait quelques pas _sur ses deux +jambes_, c'est-à-dire sur la jambe non amputée et sur la jambe de +fluide vital; c'était ordinairement en sortant de son lit. Sa mère, +témoin, était obligée de s'écrier: + +«_Ah! malheureuse! Tu n'as pas ta jambe de bois!_» + +» Un médecin de mes amis m'a assuré avoir vu un officier, dont la +cuisse avait été amputée, marcher jusqu'au milieu de sa chambre sans +s'apercevoir qu'il n'avait pas sa jambe de bois, et ne s'arrêter que +lorsqu'il en faisait la réflexion; alors la jambe de fluide vital +n'avait plus la force de supporter le poids de son corps.» + +Haussez-vous encore les épaules? + +Oui. + +Eh bien! vous n'êtes pas poli pour l'armée, car ces deux dernières +histoires de jambes de bois sont textuellement extraites du livre de +M. le lieutenant-colonel Albert de Rochas sur _l'Extériorisation de la +sensibilité_. + +Ah! ah! vous ne rigolez plus, mes drôles! + +Vive l'armée! + + + + +LA SÉCURITÉ DANS LE CHANTAGE + + +Je reçois d'un _fidèle lecteur_ la lettre suivante à laquelle je ne +veux pas changer le moindre _iota_, bien que j'en réprouve hautement +l'immorale tendance. + +Le sujet que recèle cette missive m'a semblé assez ingénieux pour +amuser, durant quelques minutes, la masse croissante et si fine de nos +lecteurs. + +«Cher monsieur Allais, + +» Malgré tous vos louables efforts pour imprimer à l'industrie +un mouvement ascensionnel, pour engrener la science sur des rails +inédits, pour,--en un mot--renouveler la face du monde actif, les +affaires--(il est lamentable de le constater)--marchent de mal en pis, +le commerce ne bat plus que d'une aile, le marché devient de plus en +plus lourd, comme disent les agioteurs. + +» Pour peu qu'ils soient probes, les trafiquants se voient destinés à +une ruine certaine doublée d'un déshonneur imminent. + +» C'est, pénétré de ces tristes remarques que je me suis décidé, dans +ma hâte de jouir des bienfaits de la vie, à me mettre voleur. + +» Tout aussi propre à exercer que n'importe quel commerce, le vol +possède l'avantage d'enrichir plus vite celui qui le pratique et +d'apporter à l'existence plus d'imprévu que ne saurait le faire le +métier le moins monotone. + +» Je me suis composé, monsieur, une moralité aussi haute que celle +émanant du Code Napoléon. + +(Napoléon! Ça lui allait bien, à celui-là, de codifier la protection +de la vie humaine et de la propriété!) + +» Je ne vole que les riches, et c'est du superflu de ces messieurs que +je forge mon nécessaire. + +» Jusqu'à présent, n'est-ce pas, mon cher Allais, rien +d'extraordinaire; mais voici éclater mon originalité: + +» Non seulement je me moque du Code, mais aussi je me ris de la +maréchaussée. + +» Je me suis rendu imprenable, ou à peu près (car, en ce bas-monde, on +ne peut répondre de rien). + +» Aidé d'une femme remarquablement intelligente, ma maîtresse, je +dérobe (et rien n'est plus facile) les enfants en bas âge appartenant +à des familles riches. + +» Le soir même de ce rapt, la famille riche du bébé reçoit, par +une voie mystérieuse, une lettre et un panier renfermant un pigeon +voyageur. + +» La lettre dit en substance: « Famille riche, si tu veux revoir ton +pauvre enfant, insère dans la pochette attachée au cou du présent +pigeon, dix jolis billets de mille francs, et demain matin, à la +première heure, ton pauvre sale gosse te sera rendu.» + +» Ce truc si simple ne rate jamais; allez donc suivre un pigeon +voyageur dans les hautains firmaments! + +» Mon pigeonnier est établi dans une nation voisine de la France, en +un petit endroit plutôt écarté dont vous m'excuserez de ne pas vous +indiquer l'adresse exacte. + +» Et puis, tout cela, entre nous, n'est-ce pas, car ce genre +d'industrie un peu spéciale ne gagne rien à une publicité, si +intelligente soit-elle. + +» Je serre, cher monsieur Allais, votre rude main caleuse de +travailleur opiniâtre. + + Signature illisible, + _Pas d'adresse_. + +Où s'arrêteront l'audace et l'ingéniosité des malfaiteurs? C'est +ce que se demandent les honnêtes gens, non sans une certaine +appréhension. + + + + +SENTINELLES, VEILLEZ! + + +Aux yeux de tous les personnages compétents, le chien est appelé à +jouer un rôle considérable dans les grandes guerres européennes. + +Chiens sentinelles, chiens éclaireurs, chiens anticyclistes, chiens +estafettes, on les met à toutes les sauces, les pauvres toutous. + +Dans ce curieux sport, l'Allemagne, sans contredit, marche à la tête +des autres nations militaires, et, chaque jour, c'est à qui de MM. les +officiers prussiens imaginera une nouvelle application du chien à un +emploi militaire. + +Me promenant récemment dans les environs les moins explorés de +Koenigsberg, j'ai été assez heureux pour assister (par le plus +grand des hasards, d'ailleurs, car je m'étais trompé de route) à des +exercices infiniment suggestifs et qu'il importe de dévoiler au plus +tôt. + +On jugera de la stupeur qui m'envahit quand, d'un petit bois où je me +trouvais égaré, j'aperçus la scène suivante: + +Des soldats français et des soldats russes (je crus rêver!) ou +plutôt--disons-le dès maintenant--des Allemands déguisés en Français +et en Russes, fantassins, cavaliers, artilleurs, etc., etc., donnaient +à manger à une forte meute de chiens, de ces gros chiens comme on en +rencontre dans les Flandres, qui traînent des voitures à lait. + +Et c'étaient des caresses, et c'étaient des bonnes paroles et de gros +morceaux de viande! + +Quand les chiens furent bien gavés, tous ces faux Français, tous ces +pseudo-Russes les attelèrent à de petits chariots, les attachèrent à +des piquets, grimpèrent à cheval et disparurent bientôt au loin. + +Quelques instants plus tard surgissaient d'autres soldats, d'uniforme +allemand ceux-là, qui se précipitèrent sur les chiens à coups de pied, +à coups de fouet, et arrachant aux pauvres animaux les quelques os +qu'ils rongeaient encore. + +Après quoi, ils les détachèrent au son de mille horribles clameurs. + +Comme bien vous le pensez, les infortunées bêtes n'attendirent point +leur reste: en quelques minutes, tous les chiens, au grand galop, +avaient rejoint leurs bienfaiteurs français et russes, là-bas, dans la +campagne. + +Qu'est-ce que cet étrange manège pouvait bien signifier? + +Je résolus d'en avoir le coeur net et, au risque de me faire coffrer, +je prolongeai mon séjour à Koenigsberg, poursuivant sans relâche et +avec une remarquable intelligence mes patriotiques investigations. + +La conversation d'un lieutenant pris de boisson me mit bientôt au +courant. + +Les chiens dont je viens de parler sont en cas de guerre, dressés +à fuir, eux et leurs attelages, les troupes allemandes, pour aller +rejoindre ces Français, ces Russes, dont ils n'ont jamais reçu que de +bons traitements. + +Les petites voitures qu'ils traînent derrière eux seront alors +chargées d'effroyables substances dont l'explosion mettra fin à des +milliers d'existences. + +Le moment de la détonation peut être déterminé à une seconde près, +grâce à un système d'horlogerie qu'on règle selon la distance qui +sépare de l'ennemi. + +Et ça n'est pas plus difficile que ça! + +J'ajouterai que, ces chiens étant rendus aphones par une opération +chirurgicale et les roulements des chariots se faisant sur caoutchouc, +pas un bruit ne saurait révéler l'approche de cette terrible et +ambulante machine infernale. + +Messieurs les Français, vous voilà avertis! + + + + +UN BIZARRE ACCIDENT + + +Voulez-vous, mes petits amis, pour nous délasser un instant de la +fixité de nos regards vers l'Est, jeter un léger coup d'oeil sur +le laps de ces trente derniers ans passés, et alors, nous serons +stupéfaits en considérant les progrès énormes accomplis par la +pratique du vélocipède. + +Avant les regrettables événements de 70-71, le vélocipède existait +bien, mais sous la forme de rares spécimens. (Vous êtes trop jeunes +pour vous rappeler cela.) + +Il n'avait pas, d'ailleurs, revêtu la forme que nous lui connaissons +actuellement, et même il prêtait au sourire de la grande majorité des +Français d'alors. + +Quelques rares originaux et qui ne craignaient point d'affronter les +ricanements de leurs contemporains faisaient, seuls, usage de bicycles +(comme on désignait les dites machines) et s'attiraient des piétons la +spirituelle appellation _d'imbéciles à roulettes_! + +Comme c'est loin, tout ça! + +Aujourd'hui, en dépit de quelques grincheux, le cyclisme semble être +entré définitivement en nos moeurs. + +Dans les bourgades les plus reculées, on rencontre de nombreux +vélocipédistes dont certains appartiennent parfois à d'humbles +conditions, car, ainsi que la démocratie, la bicyclette coule à pleins +bords. + +Je n'entreprendrai pas l'apologie de ce nouveau mode de locomotion: +des plumes autrement autorisées que la mienne l'ont déjà fait avec +un rare bonheur. (Avez-vous lu _Voici des ailes_, de Maurice Leblanc? +Non. Eh bien, lisez-le, et vous me remercierez du tuyau.) + +Ah! dame! la bécane procure quelquefois de petits ennuis. Cette +médaille a un côté pile, ou plutôt _pelle_, pas toujours drôle, sans +compter le passage du sportsman sous la roue de pesants camions, ou +le piquage de tête dans les gouffres embusqués au coin d'insidieux +tournants. + +Ou des accidents plus étranges encore, témoin celui que voici: + +Dimanche dernier, un groupe joyeux d'environ vingt vélocipédistes +de l'A. T. C. H. O. U. M. (_Association des Terrassiers Cyclistes du +Havre et des Organistes Unis de Montivilliers_) remontait, en peloton +compact, le chemin creux qui, partant de la route de Cabourg à +Étretat, aboutit au plateau de Notre-Dame de Grâce, près Honfleur. + +Tout à coup, pareillement au crépitus d'un canon à tir rapide, une +série de détonations déchira l'air. + +Les vingt pneux des camarades venaient d'éclater. + +(Accident? Malveillance? C'est ce que l'enquête ouverte par +l'A.T.C.H.O.U.M. établira.) + +Nos gaillards eurent bientôt fait de réparer le désastre, mais au +moment où, d'un énergique et simultané travail, ils regonflaient leurs +pneumatiques, voici qu'ils tombèrent tous sur le sol, en proie à des +mouvements spasmodiques, et comme asphyxiés, les pauvres! + +L'explication du phénomène est bien simple: les vingt-cinq pompes de +ces messieurs, absorbant l'air ambiant pour l'enfourner au sein +des caoutchoucs, avaient fait le vide dans le chemin creux et les +cyclistes subissaient les affres du petit oiseau que, dans les +laboratoires, on met sous la cloche de la machine pneumatique. + +L'accident, par bonheur, n'eut pas de suite, une forte brise +ayant ramené de l'air dans ces parages; mais tous les affiliés de +l'A.T.C.H.O.U.M. ont bien juré que cette mésaventure leur servirait de +leçon. + + + + +PÉNIBLES DÉBUTS + + +Une des premières visites que fit ce jeune homme, débarquant à Paris, +fut pour moi, moi son vieux concitoyen. + +--Une place? lui répondis-je, une belle place? Vous cherchez une belle +place? + +--Dam! aussi belle que possible. + +--Eh bien, mon cher ami, je puis vous en indiquer une superbe! + +--Ah! vraiment. Laquelle? + +--La place de la Concorde. + +Cette facile plaisanterie, vieille déjà de pas mal d'années, continue +à m'enchanter comme aux premiers jours (ainsi certains vieillards +conservent jusqu'au seuil du sépulcre la plus réjouissante +allégresse). + +Le jeune homme consentit à sourire, mais je vis bien qu'il ne goûtait +pas intégralement ma petite facétie. + +Pour le remettre en joie, je l'entraînai vers un bar voisin que je +connais et où l'on rencontre le seul gin buvable de Paris. + +Un vieux camarade, étrange type et fertile en avatars, s'y trouvait +déjà. + +--Comment va? + +--Et toi?... Rien de neuf? + +Je présentai mon jeune ami au personnage. + +Justement cela tombait bien, le personnage venant d'acquérir un +journal du soir et recrutant pour son organe une rédaction jeune, +ardente et pas encore compromise. C'était touchant d'entendre le +monsieur parler de la sorte. + +Il fut convenu que mon protégé ferait partie du vespéral canard en +question et qu'il écrirait chaque jour un _Croquis de Paris_ de vingt +ou trente lignes. + +--Mais, protestait mollement le jouvenceau, je ne sais pas si je +saurai, moi d'hier à Paris, écrire des choses bien parisiennes. + +--Au contraire, mon garçon! affirmait l'autre. Ce sera bien mieux +ainsi. Vous verrez Paris sous l'angle charmant de vos yeux ingénus +et vous le décrirez d'une plume non encore souillée des mille +compromissions de la capitale! + +(Mon vieux camarade use parfois de ces termes grandiloquents.) + +--Alors, entendu. + +--Quant aux appointements,--je vous avoue que je suis pour l'instant +un peu serré,--je ne saurais donc vous gorger d'or. Je vous offre +150 fr. par mois--somme dérisoire, je le sais... Ce sera pour vos +cigares... + +--Je ne fume pas. + +--Tous mes compliments, jeune homme; je voudrais pouvoir en dire +autant. + +Ce fut donc convenu. + +Dès le lendemain, le jeune homme entrait en fonctions. + +Chaque jour, il abattit son petit _Croquis de Paris_, pas plus mal +qu'un autre, ma foi, et même souvent de fort gentille tournure. + +À la fin du mois, un peu ému, il se présentait à la caisse. + +--Vous désirez? fit l'argentier. + +--Je suis M. Un Tel, j'appartiens depuis un mois à la rédaction du +journal, à raison de 150 fr. par mois, lesquels cent cinquante francs +j'aimerais bien toucher à cette heure. + +--Je n'ai pas d'ordre, monsieur. Voyez le directeur. + +D'un bond, le jeune homme était chez le directeur. + +--On refuse à la caisse de me régler mon traitement de ce mois. + +--Quel traitement? + +--Les 150 fr. que vous m'avez promis. + +--Pardon, jeune homme, je vous ai, en effet, promis 150 fr.; mais, +avais-je ajouté, c'était pour vos cigares. Or, vous m'avez déclaré +vous-même que vous ne fumiez pas. + +--!!!!! + + + + +LA SCIENCE ET LA RELIGION--ENFIN--MARCHENT LA MAIN DANS LA MAIN + + +(_Panneau allégorique_) + +Vous souvient-il de cette amusante scène d'une vieille opérette +d'Hervé, dans laquelle, un homme venant d'avoir l'oeil crevé par +accident, arrive le médecin mandé à la hâte? + +Au lieu de se ruer vers le plus immédiat des pansements, l'homme de +l'art s'assied dans un fauteuil, et, doctoralement, s'informe des +antécédents, et surtout des ascendances du blessé. + +--N'auriez-vous pas eu, s'enquiert-il, dans vos parents, quelqu'un qui +fût sujet aux affections des yeux? + +Aux temps héroïques de l'admirable Hervé, les microbes n'existaient +pas, ou plutôt ils existaient mais n'avaient pas encore essuyé +l'effroyable publicité qui sévit sur eux depuis quelques années et +dont ils se passeraient si bien, d'ailleurs. + +Sans cela, Hervé eût complété sa plaisanterie et, sur des rythmes +loufoques, expliqué que l'accident du bonhomme provenait, non point +d'un cruel traumatisme comme on aurait pu se l'imaginer, mais bien +de l'existence préalable d'un virulent microbe, le microbe de l'oeil +crevé. + +Ne riez pas, frivoles lecteurs! + +Si nous n'avons pas encore le microbe de l'oeil crevé, nous détenons, +au moins, celui du coup de soleil! + +Ne continuez pas à rire, captivantes lectrices! + +Le microbe de l'insolation vient d'être découvert et isolé par un +médecin autrichien, si j'en crois (et j'en crois) la docte Causerie +scientifique de notre savant et pittoresque confrère Henry de Varigny +(le _Temps_, de samedi dernier). + +Oui, mesdames et messieurs, l'insolation n'est plus un accident dû +à la chaleur, il devient l'effet d'une infection microbienne que--le +savant autrichien consent à admettre ce léger détail--favorisent les +hautes températures. + +«Cette méchante bestiole--je copie mon auteur--se tient avec +prédilection dans la poussière du sol; elle hante surtout les routes +un peu encaissées où elle guette le passant pour se précipiter dans +ses poumons, tandis qu'il halète, et l'infecter. + +» Il est vrai que le nombre et la variété des microbes qui se peuvent +rencontrer dans la poussière de nos routes sont grands, et, dès lors, +le signalement manque de précision. Apprenez alors que ce microbe +présente encore ce caractère de ressembler beaucoup au microbe de la +petite vérole.» + +Suivent quelques lignes sceptiques de notre chroniqueur physiologiste. + +Je ne partage pas, moi, l'affreux doute de M. de Varigny, et je me +rallie à cette doctrine panmicrobiste qui rassemble déjà tant de +passionnés adhérents. + +Et celui qui tient en moi ce langage, ce n'est pas tant le savant +austère que le catholique fervent. + +La prescience de Dieu, l'intégrale prescience de Dieu, n'est-ce point +le dogme indiscutable, fondamental et sacré? + +Alors quoi d'étonnant à ce que Dieu, lequel a créé les microbes, comme +il a créé toutes choses et tous êtres, quoi d'étonnant à ce que +Dieu opère d'avance une sage distribution, bien raisonnée, de ces +bestioles? À qui doit mourir du choléra, Dieu dépêche les microbes du +choléra, de même qu'il décerne le microbe du coup de pied dans le cul +à celui qui doit recevoir un coup de pied dans le cul. + +Et maintenant, tas de francs-maçons, ne me parlez plus des conflits de +la Science et de la Religion! + + + + +LE DROIT DE BOUCHON + + +Selon l'usage et comme tous mes confrères, j'ai fermé Vendredi-Saint +dernier, ma boutique de charcuterie, et suis parti vers la banlieue, +du côté de Saint-Ouen, hameau réputé pour sa riche floraison en +tessons de bouteilles. + +Il faisait un temps superbe, et même un peu trop chaud pour la saison; +mais qu'importe la haute température, si l'on est libre! + +Être libre, tout est là! + +Il vaut mieux rôtir au soleil de l'indépendance que de goûter la +fraîcheur au sein des cachots du despotisme et de la tyrannie. + +Du moins, c'est mon avis. + +Donc, nous voilà partis, toute ma famille et moi, la joie au coeur, +la chanson aux lèvres, en bras de chemise (les messieurs), en léger +corsage d'indienne (les dames et les demoiselles). + +Une guinguette attira soudain nos regards, et surtout nos gosiers, car +il commençait à faire une soif terrible. + +Imaginez une de ces guinguettes à tonnelles, à balançoires, à toutes +sortes de jeux et divertissements, une de ces guinguettes dont la +seule vue vous fait pousser aux pieds des ailes de pigeon. + +Une grosse enseigne: _Au rendez-vous des Rigolos_ se complétait de +cette condescendance: _On peut apporter son manger_. + +Ayant déjeuné à la maison avant le départ, nous n'avions pas cru +devoir emporter d'aliments avec nous, et nous le regrettâmes, car, +grâce au manger dont il nous eût été si facile de nous lotir, nous +aurions accompli une collation à la fois économique et réconfortante. + +C'est le patron lui-même de l'établissement qui nous servit. + +Pour dire quelque chose: + +--Alors, on peut apporter son manger? dis-je. + +--Parfaitement, monsieur, le monde sont libre d'apporter leur manger. + +--Et leur _boire_? + +--Ah! ça non, par exemple! Si le monde apportaient leur manger et leur +boire, alors, moi, avec quoi que je me les calerais? Avec des briques? + +--C'est trop juste. + +--Il y a bien, parbleu, des gens qui ont le culot d'apporter leur vin, +leur saint-galmier, leur cognac et tout le tremblement. Mais, moi, +je n'entends pas de cette oreille-là; je leur fais payer un droit de +bouchon de dix sous par bouteille introduite dans mon établissement. + +--C'est un peu cher. + +--Si ils ne sont pas contents, ils n'ont qu'à ne pas revenir. + +À ce moment, un homme et une femme, cette dernière chargée d'un bébé, +s'installèrent à une table du _Rendez-vous des Rigolos_. + +L'homme demanda une chopine à cinquante et deux verres. + +Pendant qu'ils buvaient, la femme allaita l'enfant. + +--Patron, cria l'homme désaltéré, payez-vous! + +Et il jeta une pièce d'un franc sur la table. + +--Ça fait le compte, répondit le patron. + +--Comment, ça fait le compte? Mais je vous donne vingt sous! + +--Eh bien! justement, une chopine cinquante, plus cinquante pour le +bouchon de votre petit jeune homme! + +Le prolétaire fit une tête! + + + + +UNE ÉTRANGE COMPLEXION + + +PROLOGUE + +Ayant perdu, fort jeune, son père et sa mère, Georges vivait avec sa +vieille grand'-maman dont il était la dernière consolation, l'unique +souci, la seule joie. + + +I + +Or, un matin, Georges rencontra dans la rue le type même du charme +féminin et de l'irrésistible séduction. + +Georges ne songea même pas à résister: abandonnant son itinéraire, il +suivit la jeune personne jusqu'au moment où elle s'engouffra dans un +établissement dit de bouillon. + +Une minute ne s'écoula certainement point avant que Georges ne +pénétrât lui-même dans le restaurant. + +Déjà, la jeune personne ne s'y trouvait plus mais, bientôt, elle +réapparaissait, affublée d'un joli petit bonnet blanc et d'un tablier +de même couleur. + +Georges (qui n'est pas une bête) conclut que la jeune femme servait +comme bonne dans la maison. + +S'asseyant à l'une des tables dont le service semblait dévolu à la +petite, il commanda, quoi donc! un bouillon, naturellement. + +... Abrégeons. + +Dès lors, le coeur de notre pauvre Georges fut pris dans le pire des +engrenages. + +Vingt fois par jour, il revenait s'asseoir à l'une des tables +d'Eugénie (car vous avez deviné, n'est-ce pas, qu'elle s'appelait +Eugénie) pour absorber mille aliments divers qu'il s'appliquait à +choisir aussi légers que possible, mais dont l'ensemble ne laissait +point que de le gaver tout de même, et solidement. + +Ce qu'on peut appeler _se nourrir de prétextes_. + +Aussi, c'était, à chaque repas familial, des désolations sans trêve: + +--Tu ne manges pas, mon pauvre petit! + +--Je n'ai pas faim, bonne maman. + +--Il faut se forcer, mon chéri. + +--Ça me ferait mal. + +--Le plus drôle, c'est que tu ne maigris pas, depuis le temps que tu +ne manges plus... Tu n'as pas mal quelque part? + +--Mais non, bonne maman. + +--Tu dors bien? + +--Comme le peintre Luigi Loir lui-même. + +--Ah! tu as une étrange complexion! + +Et comme, en somme, Georges conservait sa bonne mine et sa belle +humeur, la vieille grand'maman ne s'inquiétait pas outre mesure de cet +inexplicable manque d'appétit. + + +II + +Un jour, la petite bonne du restaurant dit à Georges: + +--Il y a du nouveau. + +--Ah! + +--Je quitte la boîte. + +--Ah! + +--Oui, on m'a offert une place dans un magasin du boulevard où l'on +vend un apéritif grec, le Kina Passonrigolo. C'est moi qui tiendrai le +comptoir de dégustation. Vous me viendrez voir? + +Le reste, vous le devinez! (Vous avez bien deviné que la petite +s'appelait Eugénie.) + +Georges remplaça son absorption d'aliments solides par une égale +consommation d'apéritif breuvage. + +Et sa bonne vieille grand'mère fut radieuse de lui voir tant d'appétit +revenu! + +Oui, mais voilà! + +(Ou plutôt voici:) + +Eugénie, en changeant de fonction, également changea d'âme. De +vertueuse qu'elle était, elle devint la plus lubrique des maîtresses, +et le pauvre Georges en vit de dures! + +(Eugénie aussi, comme de juste, mais n'insistons pas, rapport à notre +clientèle de jeunes filles.) + +Georges maigrit, maigrit, maigrit! + +Et la bonne vieille maman disait tout éplorée: + +--Je n'y comprends rien, mon pauvre Georges! Tant que tu ne mangeais +pas, tu avais une mine superbe, et maintenant que tu dévores, tu as +l'air d'un déterré! Quelle drôle de complexion! + + +ÉPILOGUE + +(_Pour rassurer les familles_) + +Un beau jour, Georges s'aperçut qu'Eugénie le trompait avec le Grec +commanditaire du Kina Passonrigolo. Il plaqua froidement l'infâme +et se maria avec une jeune fille qui ne le poussa ni à la +suralimentation, ni à l'extrême apéritivité, ni à autre chose itou, +comme disent les villageois. + +Et la pauvre vieille grand'maman fut joliment contente. + +Maintenant, elle peut mourir en paix, dit-elle. + +Sans empressement, d'ailleurs. + + + + +SCEPTIQUE ENFANCE + + +--Eh bien! mon vieux Georges? + +--Eh bien! mon vieux Fifi? + +L'appellation de «vieux Georges» désigne un jeune gentleman, mon +filleul, lequel cingle allègrement vers son huitième printemps. + +Le «vieux Fifi» n'est autre que l'honorable signataire de ces propres +lignes. + +--Et le niveau des études? + +--Ça se maintient à peu près... Ça ne casse rien, mais ça se +maintient. + +--À quelle branche de la science te voues-tu plus particulièrement? + +--Je n'ai pas de préférence, tu sais. C'est bien le même rasoir, tout +ça... Pourtant, il y a un truc qui m'a vraiment fait rigoler, l'autre +jour. Imagine-toi que nous avons commencé l'Histoire Sainte. + +--Et c'est l'Histoire Sainte... + +--Qui m'a gondolé? Oui, c'est ça. + +--Il n'y a pourtant pas de quoi. + +--Tu crois ça, toi? Eh bien, moi je dis qu'il faut que les curés nous +prennent sérieusement pour des poires, de nous envoyer des boniments +comme ça! + +--Mon cher Georges, ton âge ne t'autorise pas à tenir un tel langage! + +--Qu'est-ce que tu veux, c'est mon caractère, à moi!... Ainsi, la +création du monde, crois-tu que ça s'est passé comme on le raconte +dans l'Histoire Sainte? + +--Évidemment. + +--Tiens, voilà l'effet que tu me fais. (_Il hausse les épaules_). +Mais, mon pauvre vieux, ça ne tient pas debout, tout ça!--Par exemple, +les lions, les tigres, les jaguars, de quoi qu'ils se sont nourris, un +coup que le bon Dieu les a eu créés? + +--Ma foi, je t'avouerai... + +--Tu ne vas pas me dire qu'ils ont brouté de l'herbe, et mangé du +pissenlit. + +--Je ne dis pas cela. + +--Alors quoi! Ils se sont donc mis à boulotter les pauvres moutons, +les pauvres antilopes que le Seigneur venait de créer. En voilà une +administration! + +--Il y a évidemment là... + +--Et les asticots qu'on trouve dans le fromage, et les espèces de +petites anguilles que tu m'as montrées avec ton microscope dans le +vinaigre! Où qu'ils étaient, tous ces petits animaux ridicules, avant +qu'on ait inventé le fromage, le vinaigre et tout le reste? + +--Bien sûr que... + +--Et tous les sales microbes qui vous fichent un tas de maladies, ça a +beau être tout petit, c'est des bêtes comme les autres, créées par le +bon Dieu en même temps que tous les animaux. Eh bien! qu'est-ce qu'ils +faisaient, où nichaient-ils quand Adam et Ève étaient bien portants, +car sûr qu'ils en avaient, une santé, ces deux-là! + +--Je ne sais pas. + +--Et puis, il y a encore quelque chose qui me chiffonne dans toute +cette histoire-là... Seulement, promets-moi de ne pas dire à maman que +je t'ai causé de ça. + +--Je te le jure. + +--Abel et Caïn, ils n'avaient pas de femmes, dis? + +--Je ne crois pas. + +--Alors, dis-moi comment qu'ils ont fait pour avoir des gosses? + + + + +AU PAYS DE L'OR + + +(_Extrait d'une lettre que je reçois à l'instant même d'un de mes amis +qui est au Klondyke_.) + + * * * * * + +«Mais c'est surtout dans les industries à côté qu'on réalise +d'incroyables et rapides fortunes. + +» Tel trafiquant de marchandises rares, tel tenancier de music-hall ou +de maison de jeu et même tel porteur de colis, gagne plus d'argent que +certains détenteurs d'excellents _claims_. + +» Une bonne idée qui vous vient, et vous voilà une fortune parfois! + +» C'est le cas d'un joyeux luron de Canadien français, installé ici +depuis deux ou trois ans, un nommé Antoine Lescarbille, dont tu as +peut-être connu jadis le père qui était charretier[3] à Cap-à-l'Aigle. + +[Note 3: Au Canada, on appelle _charretier_ les cochers de fiacre, +et les fiacres, on les appelle des calèches.] + +» Ce Lescarbille, après avoir gratté pendant quelques mois le rude +terrain de Klondyke, s'était vite dégoûté de cette besogne: se +rappelant son ancienne profession, il se construisit une hutte sur le +bord du Greenpig Lake et s'établit pêcheur et marchand de poisson. + +» Ses affaires prospéraient assez bien, quand un véritable coup de +génie qu'il eut mit sa fortune au pinacle. + +» Il faut te dire que, dans ce damné Klondyke, l'éclairage est une des +plus fantastiques dépenses auxquelles on ait à faire face. + +» Dawson-City est onéreusement éclairé à l'électricité et à +l'acétylène; mais, en d'autres agglomérations moins importantes, ces +moyens font défaut, et quand tu sauras qu'on a quatre bougies pour +un dollar et que le pétrole ne se paye pas moins de cinq dollars le +gallon, tu ne manqueras pas de reculer d'horreur. + +» Notre ami Lescarbille roulait probablement ces pénibles réflexions +dans sa tête quand, triant son poisson, ses yeux tombèrent sur une +sorte d'anguille qui, jusqu'à présent, avait causé son désespoir. + +» Ce poisson dont je ne saurais préciser le nom ni la classification +(l'Alaska n'est pas fertile en Lacépèdes) est tellement gras, en +effet, tellement saturé d'huile qu'il échappe à toute comestibilité, +et, par conséquent, à tout trafic. + +» Mais un éclair de génie venait de fulgurer le crâne de Lescarbille. + +»--Ah! cochon, s'écria-t-il, tu ne veux pas nous nourrir! eh bien, tu +serviras à nous éclairer. + +» Antoine Lescarbille avait son idée. + +Il fuma, il _boucana_, comme on dit ici, un certain nombre de ces +anguilles, et puis, quand elles furent bien sèches, certain d'avance +du résultat, il fit sa petite expérience. + +» Allumée à la queue, l'anguille brûla, se consumant lentement, +produisant la lumière d'une excellente carcel et ne dégageant que peu +d'odeur et une très légère fumée. + +» À cette constatation, Lescarbille bondit de joie si prodigieusement +qu'il en défonça le rustique plafond de sa hutte, mais les Canadiens +français ont, Dieu merci, le crâne dur. + +» Peu de jours après sa découverte et sans en parler à personne, +Lescarbille avait obtenu du gouvernement la _charte_ qui lui donnait +le monopole exclusif de la pêche dans le Greenpig Lake, seul endroit +où se trouve l'anguille-chandelle. + +» Un an après, la vogue de ce nouvel éclairage avait été telle que +Lescarbille possédait un capital de cent mille piastres qui ne devait +rien à personne. + +» Aujourd'hui, il songe à aller retrouver son joli pays de +Cap-à-l'Aigle; mais toujours pratique, il est en pourparlers avec une +maison de banque de Vancouver pour mettre son affaire en actions. + +» Je t'envoie ci-inclus un prospectus de _The natural fish candle +light C° Limited_, si le coeur t'en dit. + +» Prétendre qu'introduite à Paris, l'anguille-chandelle deviendrait +l'éclairage des salons, je ne vais pas jusque-là; mais, tout de même, +l'affaire me paraît excellente, et si le coeur t'en dit... + +» Etc., etc., etc.» + + + + +L'INCORRIGIBLE SNOB + + +Un poète a dit excellemment (en termes plus choisis que les ci-joints, +mais j'en oubliai la teneur exacte) que, si l'on désire se modeler sur +un grand homme, c'est par ses bons côtés qu'il faut surtout chercher à +l'imiter. + +Réflexion fort sensée, car concevez-vous un monsieur qui s'imaginerait +égaler Napoléon Ier parce qu'il prise du tabac ou Benjamin Franklin +parce qu'il parle du nez? + +Ce serait grotesque, et rien de plus! + +Mon ami Leveau-Sauvage vient pourtant d'être la proie d'une erreur +aussi stupide. + +Mon ami Leveau-Sauvage est un brave garçon d'une trentaine d'années +dont la laborieuse jeunesse se passa surtout à l'étude approfondie +des cravates, des chapeaux, des cannes, des chemises et autres pièces +d'habillement ou d'ornement. + +Ayant hérité de sa famille d'une fortune assez considérable, il +dissipa son patrimoine en moins de temps qu'il n'en faut pour +l'écrire. + +Pendant un an, ce fut le garçon le mieux vêtu de Paris, poussant le +snobisme jusqu'à faire blanchir à Londres non seulement son linge, +mais encore le jeune nègre qui lui servait de groom. + +Ajoutons que diverses demoiselles haut cotées lui donnèrent un joyeux +coup de main en vue d'activer l'immanquable déconfiture. + +Voilà donc, un matin, mon pauvre ami Leveau-Sauvage sans un sou, +presque. + +Très courageusement, il s'embarqua pour la Nouvelle-Zélande où l'on +venait de découvrir des champs d'émeraudes. + +La fortune lui sourit; toute sa vieille réserve d'énergie, jusqu'à +ce jour inutilisée, lui vint en aide: bref, en trois ans, il avait +reconstitué quelques millions. + +Le mois dernier, il débarquait au Havre où j'avais l'occasion de le +rencontrer en je ne sais plus quel music-hall. + +Grande joie mutuelle à se revoir! + +Le croiriez-vous? depuis son départ de Paris, il n'avait pas lu un +seul journal français, et je le trouvai barbotant dans l'inconcevable +marécage de l'ignorance de tous événements modernes, même +sensationnels. + +D'ailleurs, n'est-ce pas, il s'en fichait: un vieux Parisien comme +lui, on est pas long à reprendre pied dans la vie du boulevard. + +(La vie du boulevard!). + +--Tu retournes à Paris? + +--Pas immédiatement. La traversée m'a beaucoup fatigué; le médecin du +bord, un charmant garçon très bien élevé, m'a conseillé de passer une +huitaine de jours en Normandie avant de regagner Paris. + +--Où? + +--Dans une auberge rustique, située non loin de Trouville, sur le +bord de la mer. On déjeune sous les pommiers... Viens me voir, c'est +exquis. + +Et il me donna son adresse champêtre. + +Quelques jours après, j'arrivai, j'arrivai même légèrement en retard. + +Et qu'est-ce que je vis? + +Leveau-Sauvage attablé seul, en train de déjeuner, les jambes +enveloppées d'une couverture, les pieds reposant sur deux autres +couvertures, dont l'une, celle de dessus, marquée à ses initiales. + +Près de lui, debout, se tenait une femme d'un certain âge, qui +recevait les plats des bonnes de l'auberge, les posait sur la table et +coupait la nourriture de mon ami en petits morceaux. + +--Quoi donc! m'écriai-je, cela ne va donc pas mieux? + +--Au contraire, cela va très bien! Je suis entièrement retapé et je +file, demain, sur Paris. + +--Ah! + +--Oui, oui... Je vois ce qui t'étonne: ces couvertures, cette femme +qui me coupe ma viande... mais, mon ami, tu ne sais donc pas que c'est +le grand chic, aujourd'hui? + +--??? + +--Oui, un tuyau que j'ai eu la veine de piger avant-hier. Le Prince de +S.... est venu ici même où il a déjeuné exactement dans ce cérémonial +qui semble te paraître si bizarre! + + * * * * * + +Ainsi, mon ami Leveau-Sauvage croyait toujours au _Prince_! + +Il ignorait la maladie qui avait frappé le pauvre ex-arbitre des +élégances parisiennes, et ce qu'il prenait pour une mode nouvelle, +c'était tout simplement, hélas! la fâcheuse hémiplégie. + + + + +FÂCHEUSE ERREUR + + +Appuyée par le mot pressant d'un ami commun, je reçois la supplique +suivante trop légitime pour que je ne lui offre point l'intégrale +hospitalité de nos colonnes. + +«Cher et bon maître, + +» Vous excuserez, j'en suis sûr, la liberté que je prends de vous +arracher à vos importants travaux quand vous connaîtrez le mobile qui +me fait agir. + +» Vous êtes le défenseur né des nobles causes et vous détenez la +tribune du haut de laquelle on s'adresse à l'humanité, certain d'être +entendu. + +» Accordez-moi pour quelques instants, s'il vous plaît, un strapontin +dans cette tribune. + +» Peut-être, au cas où vos chères études vous en ont laissé le loisir, +avez-vous lu dans les journaux de ce matin le fait-divers suivant, +relatant une scène dont je fus le témoin: + +» _Un fou à la gare Saint-Lazare_.--Hier, vers quatre heures de +l'après-midi, dans un compartiment de seconde classe d'un train de +Ceinture, un monsieur correctement vêtu, portant à la boutonnière la +rosette d'officier du Mérite Piscicole, racontait à ses compagnons +de voyage qu'il venait de se brûler les doigts en déplaçant l'une des +bouillottes destinées à faire croire au chauffage du compartiment. +Devant une affirmation aussi invraisemblable, faite sur le ton du plus +grand sang-froid, les compagnons de voyage du malheureux, devinant +à qui ils avaient affaire, remirent le pauvre fou aux mains du +commissaire spécial qui, après un sommaire interrogatoire, le fit +conduire à l'infirmerie du Dépôt. + +» J'assistai, comme je l'ai dit plus haut, à cette pénible scène. + +» Dans le premier moment, personne ne songea, démarche pourtant bien +naturelle, à vérifier le dire du monsieur décoré. Ce n'est que lorsque +le train eut quitté la gare que l'idée me vint de tâter la bouillotte, +cause première de l'incident. + +» Phénomène étrange et pourtant véridique--je le jure!--_ma main +s'échauffa à ce contact_. + +» Le malheureux que nous avions fait arrêter n'était pas fou. Tout au +plus s'il avait légèrement exagéré. + +» Ma conscience d'honnête homme m'obligeant à réparer, dans la mesure +du possible, l'erreur que j'ai contribué à commettre, je viens vous +demander, cher et bon maître, de mettre votre plume si autorisée au +service de cette petite cause; mais en matière de justice est-il de +petites causes? + +» Par la même occasion, vous pourrez prémunir vos lecteurs contre +cette nouvelle sorte d'accidents de chemins de fer non prévue chez les +Compagnies d'assurances: _la brûlure par bouillottes_. + +» Veuillez agréez, etc., etc. + + » Eleuthère Melon, herboriste, + » 69, rue Malthus.» + +Mon honorable correspondant s'est trop éloquemment exprimé pour que +j'éprouve le besoin d'ajouter un mot. + +L'éprouverais-je, d'ailleurs, que le temps matériel m'en ferait +défaut. + +Alors!... + + + + +MORALES RELATIVES + + +La scène se passe au tribunal correctionnel d'Andouilly-sur-Tourte: + +LE PRÉSIDENT.--Noms et prénoms? + +LE PRÉVENU.--Duculot (Georges-Adrien). + +LE PRÉSIDENT.--Votre âge? + +LE PRÉVENU.--Vingt-six ans. + +LE PRÉSIDENT.--Profession? + +LE PRÉVENU.--Marchand de journaux. + +LE PRÉSIDENT, _méprisant_.--Si nous disions _camelot_, plutôt? + +LE PRÉVENU, _non offusqué_.--Disons _camelot_, si ça peut vous faire +plaisir, mon président. Le métier de camelot est une profession +d'homme libre de laquelle il n'y a pas à rougir. + +LE PRÉSIDENT.--Vous êtes accusé d'avoir volé un lapin au préjudice +du sieur Lapoire (Placide), fermier à Coquinville. Qu'avez-vous à +répondre? + +LE PRÉVENU.--Rien de bien intéressant. J'ai, en effet, dérobé le dit +lapin audit Lapoire. + +LE PRÉSIDENT.--Les renseignements recueillis sur vous sont favorables. +Vous n'avez jamais subi de condamnation. Votre passage dans l'armée +s'est accompli sans punitions graves et même vous avez eu la médaille +militaire à la suite de plusieurs campagnes au Sénégal. + +LE PRÉVENU.--Je ne cherche pas à le nier. + +LE PRÉSIDENT.--Et c'est un bon soldat comme vous qui va se déshonorer, +qui va traîner sa médaille dans la boue en volant le lapin d'un +honnête cultivateur! Vous ne rougissez pas, Duculot? + +LE PRÉVENU.--Je ne rougis pas, monsieur le président, ou si je rougis, +c'est au souvenir du peu d'importance de ma _razzia_. + +LE PRÉSIDENT.--Votre _razzia_! Ce que vous appelez votre _razzia_ +n'est autre chose qu'un excellent vol. + +LE PRÉVENU.--En Europe, je ne dis pas; mais en Afrique, nous appelons +ça une _razzia_. Quand un poste avancé manque de provisions: à cheval, +messieurs! on s'en va à la recherche d'une centaine de boeufs qu'on +trouve dans les villages noirs des environs. Si les nègres font de +la rouspétance, on leur envoie quelques pruneaux Lebel qui leur +inculquent vite la notion du silence. Les messieurs qui commandent ces +_razzias_ sont couverts de galons et d'honneurs. Plus ils ont tué de +nègres et raflé de bestiaux, plus ils sont galonnés et décorés. + +LE PRÉSIDENT.--Où voulez-vous en venir? + +LE PRÉVENU.--À ceci, monsieur le président, qu'à force d'avoir +pratiqué ce métier pendant trois ans en Afrique, je suis arrivé à me +créer une _mentalité_ nouvelle et à voir mes idées sur la propriété +tant soi peu embrumées. Quand j'ai volé le lapin du petzouille en +question, je me croyais encore dans la boucle du Niger.......... +Heureusement que je n'avais pas de flingot, j'aurais été fichu de le +dégringoler, l'honnête cultivateur... L'habitude, vous savez! + +Le tribunal, après avoir délibéré quelques instants, décerne à +notre ami Duculot une jolie pièce de trois mois de prison, en +regrettant--étant donné le cynisme et le mauvais esprit dont l'inculpé +a fait preuve au cours de son interrogatoire--de ne pas le faire +bénéficier de la loi Bérenger. + +Duculot se retire entre ses deux gendarmes et murmure joyeusement: + +--Trois mois pour un lapin, ça n'est pas fichtre donné!... Alors, si +j'avais volé un éléphant, qu'est-ce que je prendrais!... + + + + +NOUVELLES ET GRAVES COMPLICATIONS DIPLOMATIQUES + + +Le conflit égypto-anglo-français, loin d'entrer dans la voie +d'apaisement si souhaitée par tous les bons esprits, vient, au +contraire, de s'aviver cruellement d'un élément nouveau. + +Laissant aux diplomates des deux côtés de la Manche le soin d'arranger +cette regrettable et cuisante affaire, contentons-nous de relater les +faits, sans y ajouter la moindre passion personnelle. + +Le sirdar Kitchener, débarqué, hier, à Paris, en vue d'y passer +quelques jours, fit, au débotté, une visite à l'ambassade britannique. + +Les propos qui s'échangèrent entre lord Kitchener et sir Edmund +Monson, nous les ignorons: ils n'ont, très probablement d'ailleurs, +aucun rapport avec ce qui se passa ensuite. + +Le Sirdar sortit, vers quatre heures, de l'ambassade et gagna l'avenue +des Champs-Élysées qu'il descendit jusqu'à la place de la Concorde. + +Dès qu'il fut arrivé là, les regards de notre gentleman furent attirés +par ce monolithe si connu des Parisiens et qu'on désigne sous le nom +un peu arbitraire, d'ailleurs, d'Obélisque de Louqsor. + +D'un coup d'oeil, l'Anglais devina l'origine du monument. + +Il s'en approcha, en fit le tour, remarqua la présence, en dedans de +la grille, d'un homme entre deux ou trois âges, vêtu de l'uniforme +classique de nos gardiens de monuments. + +Le chapeau à la main, et sur le ton de la plus exquise politesse: + +--Pardon, monsieur, s'enquit le sirdar, comment nommez-vous ce bloc de +granit? + +--C'est l'Obélisque de Louqsor, monsieur. + +--Et vous, monsieur, s'il vous plaît, qui êtes-vous? + +--Moi?... Je suis le concierge de l'Obélisque. + +--Pour le compte de quel gouvernement gardez-vous l'Obélisque? + +--C'te question!... Pour le compte du gouvernement français, pardi! + +--Alors, cher monsieur, je vous prierai de déguerpir au plus vite. + +--Déguerpir! Et pourquoi déguerpir? + +--Parce que, cher monsieur, l'Obélisque de Louqsor ayant appartenu +jadis à l'Égypte, appartient maintenant et désormais à l'Angleterre. + +--Allons donc! + +--C'est comme j'ai l'honneur de vous le dire. + +--Je ne prétends pas le contraire, cher monsieur, mais je ne quitterai +mon poste que lorsque j'en aurai reçu l'ordre de ceux qui me l'ont +confié, de mes chefs hiérarchiques. + +--Rassurez-vous, je ne vous ferai pas violence, mais je vais aviser +immédiatement de cette situation les grosses légumes anglaises (_the +big british vegetables_). Cet incident se videra, sans nul doute, +diplomatiquement; mais, en attendant, vous ne trouverez pas offensant, +j'espère, que je vous juxtapose deux autres concierges, l'un égyptien, +l'autre anglais. + +--Faites comme vous voudrez, cher monsieur. + +Les deux hommes se quittèrent le plus cordialement du monde et, même, +on observa que le concierge de l'Obélisque, remarquant l'extinction +du cigare de lord Kitchener, offrit à ce dernier une allumette, +gracieuseté à laquelle l'Anglais répondit par le cadeau d'une +cigarette... turque, naturellement. + +Les choses en sont là. + +Rien n'a transpiré du quai d'Orsay; on sait seulement que ces +messieurs n'en semblent pas mener large. + + + + +LES HOTES DE CASTELFÊLÉ + + +Tout de suite, ce jeune homme rencontré chez des amis communs m'avait +énormément plu. + +Son évident bon coeur, sa soif un peu candide de justice, et surtout +la ravissante simplicité de son esprit, m'inculquèrent le désir de +faire sa connaissance plus ample, comme on dit. + +À l'instar, peut-être, des animaux qui aiment qui les aime, le jeune +homme, de son côté, me manifesta une prompte sympathie. + +--Venez, dit-il, passer une journée chez moi, ou plutôt chez nous, +car je vis avec ma vieille bonne-maman qui m'a élevé, une femme de +beaucoup d'esprit qui vous plaira, j'en suis sûr. + +--Vous n'avez plus vos parents? + +--Non. Mon père, je ne l'ai jamais connu; c'était, paraît-il, le +cocher de mes grands-parents. Quant à ma mère, elle mourut de honte, +je crois, peu de temps après ma naissance. + +Quelques jours après cet entretien, je sonnais à la grille de +Castelfêlé. + +Ce fut le jeune homme lui-même qui, m'ayant aperçu du perron, accourut +m'ouvrir. + +--Bonne-maman! Bonne-maman! Voilà le monsieur dont je t'ai parlé +l'autre jour... Ah! que c'est gentil à vous!... Justement, hier, j'ai +tué un beau lièvre... + +La vieille dame appartenait à cette race de vieilles dames qui +parlent, parlent sans interruption, comme un moulin tourne, tourne. + +Dès les premières paroles qu'elle dit, je crus n'avoir pas bien +saisi et attribuai tout d'abord à ma propre incompréhension l'espèce +d'ahurissement en lequel me plongeaient ses propos. + +Mais non, c'était bien sa faute à elle, et ses dires respiraient, à +n'en pas douter, la plus formelle incohérence. + +En voici un échantillon: + +«... Ce jour-là, mon enfant, comme le Vendredi-Saint tombait +précisément un jeudi, nous en profitâmes pour aller manger la galette +des Rois chez la vieille filleule de notre petite grand'mère qui se +trouvait en nourrice chez la femme d'un bûcheron veuf dont j'ai oublié +le nom. + +» La pluie ne cessait pas de tomber, une de ces pluies d'orage, tièdes +qu'on a souvent, dans ces pays-là, quand le temps est sec et froid. + +» Nous partîmes dès le tout petit jour et nous arrivâmes à la nuit +tombante, car il faut vous dire que la maison était à l'autre bout du +village. + +» La bonne femme nous reçut d'un air revêche: Entrez, mes petits +enfants, nous disait-elle, entrez, et mettez-vous bien à l'abri au +milieu du champ d'orge. + +» Mais bientôt, sa figure s'adoucit. Un bon sourire éclaira ses yeux +et elle nous mit tous à la porte à grands coups de serpe. + +» Cinq minutes après, nous étions tous rentrés à la maison, tassés +autour d'un grand feu de sarment devant lequel rôtissait un petit +morceau de veau froid qu'on préparait pour le réveillon de la +Toussaint. + +» Oh! cette nuit-là, je ne l'oublierai jamais tant on s'est amusé! + +» Seulement on avait tant bu à la santé du petit Jésus qu'on faillit +manquer la grand'-messe. + +» Et, à cette époque-là, manquer la grand'-messe le jour de Pâques, +c'était péché mortel! + +» Nous eûmes juste le temps d'arriver; toute la paroisse était +déjà là, et je crois même que la première partie de quilles était +commencée...» + + * * * * * + +La bonne vieille dame continua longtemps à causer de la sorte. + +Elle aurait pu continuer davantage encore: la macédoine impétueuse de +ses discours incohérents m'avait jeté dans une telle stupeur, que je +ne percevais plus qu'une sorte de bourdonnement lointain. + +Le déjeuner par bonheur, se composait de mets copieux et succulents; +les vins surtout me plurent, jouissant d'une vieillesse qui touchait à +la sénilité. + +--Ce sont, en effet, de très vieux vins, me fit observer le jeune +homme, car ils datent de mon grand-père, et ni bonne-maman, ni moi, ne +faisons grand tort à notre cave,--n'est-ce pas, bonne-maman?--car nous +ne buvons que de l'eau. Voici, entre autres, du malvoisie qui pourrait +bien avoir un siècle d'existence. + +La vieille dame s'écria: + +--Ah! le malvoisie! Dire que s'est dans un tonneau de ce vin-là +que s'est noyé le duc d'Orléans. Vous n'avez pas connu le duc +d'Orléans?... Non, vous êtes trop jeune. Dieu! quel beau garçon +c'était! Je l'ai vu, la première fois que je suis allée à Paris +avec mes parents. Il était à cheval, à côté de Charles X qui passait +l'armée en revue. Tout le monde criait: _Vive l'empereur!..._ C'était +très beau!... + +Après déjeuner, nous allâmes, le jeune homme et moi, faire un tour +dans le parc. + +--Comment trouvez-vous bonne-maman? + +--Charmante, charmante... Une grande dame, pour tout dire. + +--Je savais bien qu'elle vous plairait. N'avez-vous pas remarqué +parfois de légères confusions dans ses souvenirs. + +--Ma foi, non! La mémoire de Madame votre aïeule m'a semblé, au +contraire, d'une précision remarquable et fort rare chez une personne +de son âge. + +--Ah! tant mieux!... j'avais cru remarquer... + +Nous nous approchions d'une volière, d'une immense volière, en très +bon état, mais complètement vide. + +--Tiens, observai-je, vous ne mettez pas d'oiseaux dans cette si +magnifique volière? + +Je vis alors les yeux du jeune homme, lesquels n'avaient reflété +jusqu'ici qu'une ingénuité céleste, se voiler d'une mélancolie +intense: + +--Cette volière? Oui... C'est toute une histoire. Je vais vous la +dire, parce que je vous aime beaucoup et que j'ai grande confiance en +vous, mais je n'aime pas qu'on me rappelle cette horrible chose. + +Il essuya ses yeux. + +--L'an passé, elle était pleine d'oiseaux, cette volière, d'oiseaux +venus de tous les pays du monde et jolis comme on n'en peut pas +rêver... Il a fait très froid, l'année dernière. Les pauvres oiseaux +sauvages ne trouvant plus rien à manger par cette neige qui tombait +si fort--vous vous souvenez?--tournaient autour de la volière, quêtant +les vagues bribes de nourriture qui pouvaient s'en échapper. Un jour, +j'assistai à cette scène: un petit bouvreuil s'en venant picorer dans +une branche de millet, accrochée à l'intérieur du treillage, reçut +d'un gros canari un si violent coup de bec au crâne qu'il en fut tué +du coup... Vous dire la colère que je ressentis à cette vue serait +impossible. Alors, furieux, j'ouvris les portes de la volière et en +chassai tous ces mauvais hôtes. Puis, avec des pièges posés dans +tout le parc, je capturai les pauvres petits oiseaux sauvages que +j'enfermai à la place des égoïstes... Quelques jours après cette +opération, ils étaient tous morts, les oiseaux privés, inhabitués à +trouver pitance et abri, trépassèrent de faim et de froid; les autres, +les petits oiseaux, fiers et libres, moururent d'ennui et peut-être +même d'indigestion... Et voilà comment, dans la vie, avec les +meilleures intentions, on cause du dommage à tout le monde... Vous +nous restez à dîner, bon ami? + +--Volontiers, mon cher. + + + + +LE PETIT GARÇON ET L'ANGUILLE + + +Les imaginations exorbitantes des mélodramaturges les plus en +délire, de même que les irrésistibles cocasseries de nos meilleurs +vaudevillistes, tout cela n'est rien auprès de l'imprévu, de l'inouï +que la vie, la vie toute nue, nous apporte quelquefois dans les plis +de son fruste tablier. + +Comme le dit fort bien M. Francisque Sarcey, chaque fois qu'il lui +arrive un événement tant soit peu étrange: _On mettrait ça dans les +journaux, que personne ne le croirait._ + +..... Ce petit préambule est placé là pour préparer mon honorable +clientèle au récit d'un fait que beaucoup de nos lecteurs et +lectrices accueilleront avec un sourire d'incrédulité coupé de quelque +haussement d'épaules (une interjection désobligeante, peut-être même, +brochant sur le tout). + +Je ne saurais en vouloir à ces sceptiques, vu le bizarre des +circonstances, et j'avoue que moi-même, si je ne connaissais les gens +à qui advint l'histoire, je me refuserais franchement à y apporter la +moindre foi. + +Vendredi dernier, vers dix heures et quart du matin (je tiens à +préciser), la femme de mon jardinier dit à son petit garçon: + +--Tiens, Julien, voilà cinq francs, tu vas aller à la poissonnerie +me chercher une anguille... Il paraît qu'il y en a de superbes, +aujourd'hui, à ce que vient de me dire la veuve Pointu... Une anguille +dans les vingt sous, et tâche de ne pas te faire voler! + +Fort intelligent, Julien, dès son plus tendre âge, fut habitué par sa +mère à faire les mille petites commissions du modeste ménage. + +Ajoutons que l'enfant s'en tirait à merveille, dirait Coppée dans un +vers immortel. + +Voilà donc mon bambin parti dans la direction de la poissonnerie, tout +fier de la confiance qu'on lui témoigne, car c'est la première fois +qu'il a mission d'acquérir une anguille. + +Chemin faisant, il s'amuse avec sa pièce de cinq francs, la faisant +sauteler dans sa main, la jetant en l'air et la rattrapant, non sans +une certaine prestesse. + +Malheureusement, à un moment, il manqua son coup: la pièce, après +avoir roulé sur le quai, s'en vint choir dans l'eau du bassin dit du +Nord, par sept ou huit mètres de fond. + +Voyez-vous d'ici la détresse du pauvre petit bougre? + +Comble de malheur: comme il se penchait, hébété, sur le parapet, +contemplant l'endroit fatal de la disparition de son argent, un coup +de vent lui enlève son béret! + +Crac, voilà sa coiffure à l'eau! + +Sauter dans un canot et godiller vers le béret fut, pour l'enfant, +l'affaire d'une minute. + +Il était temps: complètement humecté, l'objet était sur le point de +sombrer à jamais. + +Quelle ne fut point la stupeur de notre jeune ami en constatant qu'au +fond du béret grouillait une anguille, une magnifique anguille qui +pouvait bien peser--je n'exagère pas--dans les une livre et demie, une +livre trois quarts. + +Cette pêche aussi miraculeuse qu'inattendue consola légèrement Julien +de sa mésaventure. + +Mais voici où la chose se corse. + +En écorchant l'anguille, en lui ouvrant l'estomac, que pensez-vous que +trouva la femme de mon jardinier? + +Une pièce de cinq francs? + +Non. + +L'anguille, un poisson plutôt en longueur, n'est nullement outillée +pour avaler de gros écus: ni son orifice buccal, ni son estomac, ne se +prêteraient à pareille prouesse. + +Ce que la femme du jardinier rencontra dans l'intérieur de l'anguille, +c'est, ou plutôt ce sont huit pièces de cinquante centimes, soit un +total de quatre francs, représentant exactement ce que la brave femme +comptait voir revenir sur sa pièce de cent sous. + +Comme coïncidence (car il ne faut voir dans tout cela qu'une simple +coïncidence), avouez que c'est assez coquet! + +Et cette aventure ne vous rappelle-t-elle pas certaines légendes +génoises et vénitiennes où des jeunes filles (à Venise, c'était +souvent la demoiselle du doge qui se livrait à ce sport, par esprit +d'imitation sans doute) où des jeunes filles, dis-je, après avoir jeté +leur anneau dans la mer, le retrouvaient dans le ventre des poissons +qu'on leur servait à table? + +À Florence, pareils faits ne se produisirent point, sans doute à cause +de la distance qui sépare cette magnifique cité de la mer. + + + + +LE THÉATRE DE M. BIGFUN + + +Fidèle à mon engagement, je n'ai pas soufflé mot de cette entreprise +tant que tout n'a pas été conclu, signé, paraphé, enregistré. + +Aujourd'hui, je puis parler et ma satisfaction n'est point mince +d'être le premier à donner la sensationnelle nouvelle. + +Il s'agit, vous le devinez, d'un nouveau clou pour l'Exposition de +1900... + +Après mille démarches, mille refus, M. Bigfun, le grand imprésario +australien si connu, vient enfin d'obtenir l'autorisation d'ouvrir +et... d'exploiter son théâtre, ce théâtre dont les débuts soulevèrent +aux antipodes tant d'indignations, tant de colères. + +Contrairement à cette Compagnie d'assurances qui s'appelle _The +Mutual Life_, le théâtre de M. Bigfun pourrait s'intituler _The Mutual +Death_. + +Comme dans les autres théâtres, on y joue des drames humains et des +mélos surhumains. Mais, détail qui corse l'intérêt du spectacle, les +victimes sont de vraies victimes, et il ne se passe pas une seule +représentation, chez M. Bigfun, sans, au moins, un réel meurtre ou un +suicide véritable. + +Le plus étrange, dans cette étrange entreprise, c'est que, depuis +l'ouverture de son théâtre, M. Bigfun ne s'est jamais trouvé à court +de victimes volontaires. + +Tout d'abord ce furent de pauvres diables qui, pour laisser quelque +argent à leur famille indigente, n'hésitèrent pas à faire le sacrifice +de leur vie. + +Puis, vinrent des désespérés des deux sexes, amants malheureux, jeunes +filles délaissées, que tentèrent ce cabotinage et cette mise en scène +dans le trépas. + +Enfin, le snobisme s'en mêla et beaucoup de personnes, sans raison +apparente, s'offrirent au rôle de victimes, simplement pour épater la +galerie. + +Les gageures se mirent aussi à sévir, et il n'est pas rare de voir, +dans les bars de Melbourne et de Sydney, d'excellents pochards tenir +des paris dont l'enjeu est, tout bêtement, leur mort violente, mais +décorative, sur la scène du bon Bigfun. + +Malgré ses frais énormes (certains de ces macabres protagonistes +touchant un millier de livres), notre imprésario a fait une fortune +considérable. + +Quand la victime volontaire possède quelque talent et surtout une +jolie voix, le prix des places ne connaît plus de limites. + +Ainsi, lorsque miss Th. K... consentit à jouer Juliette dans _Roméo_, +représentation qui se termina par son vrai suicide, les places les +plus modestes atteignirent des prix de vertige. (Un strapontin de +quatrième galerie fut payé par notre sympathique confrère de la presse +française M. Brandinbourg, pas loin de douze mille francs.) + +Reste à savoir si le théâtre de M. Bigfun rencontrera à Paris sa vogue +de là-bas. + +Je le crois, pour ma part, à moins qu'une campagne de sentimentalerie +niaise ne soit menée contre lui dans une certaine presse. + + + + +CLARA OU LE BON ACCUEIL PRINCIÈREMENT RÉCOMPENSÉ + + +(_Drame lyrique en deux actes_) + + +PREMIER ACTE + +_La scène représente la grand'place d'un modeste village. Un vieillard +péniblement appuyé sur un bâton vient d'y arriver. Des enfants, les +uns goguenards, les autres pitoyables, contemplent le bonhomme et +l'entourent._ + +LES ENFANTS, _animés de sentiments divers_ + + Où vas-tu, blanc vieillard, par ces tristes novembres? + Cherches-tu quelque endroit où reposer tes membres? + Vas-tu chez l'Espagnol ou bien chez le Kroumir? + +LE VIEILLARD, _bien las, si las_... + + L'épave choisit-elle un lieu pour y dormir? + Que sais-je? Ah! mes enfants, voici la nuit qui tombe, + Peut-être, au lieu d'un toit, trouverai-je une tombe! + +PREMIER ENFANT, _hypocrite_ + + Pourquoi ne viens-tu pas, alors, chez mes parents? + (Demande à mes amis qui s'en portent garants) + Ils te réserveront une place à leur table. + +DEUXIÈME ENFANT, _rageur, au premier_ + + Dis plutôt, camarade, une place à l'étable; + Car ton père fort dur et ta mère sans coeur + Recevront ce pauvre homme avec un air moqueur. + +TROISIÈME ENFANT, _fier_ + + Vieillard viens chez mon oncle. Il est garde champêtre. + Vois ces riches troupeaux qui s'en vont aux champs paître: + À leurs maîtres, il peut dresser procès-verbal. + +QUATRIÈME ENFANT, _cossu_ + + Papa tient cabaret, épicerie et bal. + Chez lui, sans crainte, avant de reprendre ta route; + O pâle voyageur, viens-t'en boire une goutte. + +CINQUIÈME ENFANT, _une petite fille_ + + Vivant d'une pension de veuve de sergent, + Ma mère, cher Monsieur, n'a pas beaucoup d'argent. + Mais, ce qui vaut bien mieux, elle est jeune et jolie. + +LE VIEILLARD, _enthousiaste, à la petite fille_ + + De tous ces galopins, c'est toi la plus polie, + Blonde enfant! Conduis-moi jusques à ta maman + Car (je le sens déjà) je l'aime énormément. + +_Le vieillard, tenant l'enfant par la main, s'éloigne dans la +direction de la maison de la petite.--Rideau._ + +FIN DU PREMIER ACTE + + +DEUXIÈME ACTE + +_La scène représente un perron orné d'une vigne vierge rouge, devant +une maison rustique. Au lever du rideau, ils sont rangés là, tous les +trois, le vieillard tenant dans sa main gauche la main de l'enfant +et, du bras droit, enlaçant la taille de la jeune femme qui (la petite +fille n'a nullement exagéré) est en effet fort jolie._ + +LE VIEILLARD, _véhément_ + + Accourez tous, enfants, vieillards et hommes mûrs! + Celui que vous voyez aujourd'hui dans vos murs + N'est pas--et tant s'en faut!--ce qu'un vain peuple pense. + La bonté, tôt ou tard, trouve sa récompense. + +_Désignant la jeune femme._ + + J'épouse cette dame au si charmant accueil. + Pour elle, ils sont finis, les sombres jours de deuil! + +_Il l'embrasse._ + + Du bonheur mérité, Clara, voici l'aurore! + +_Il la rembrasse._ + + Qu'un beau soleil d'amour te caresse et nous dore! + +_Il l'embrasse de nouveau; puis, comme devenu la proie subite d'une +inconcevable frénésie, il arrache sa perruque, sa fausse barbe et +les guenilles dont il était revêtu. Il apparaît alors en joli homme, +sanglé dans une tunique de la meilleure coupe avec, sur la poitrine, +les palmes d'officier d'Académie, et au côté, une épée administrative. +Puis, il s'écrie:_ + + Si haut placé qu'il soit, honte à celui qui ment! + Je suis le sous-préfet de l'arrondissement. + +_Tableau--Rideau_ + +FIN + + + + +DE QUELQUES RÉFORMES COSMIQUES + + +Dans un article récent de M. Sarcey, je relève le passage suivant: + +«...Du reste, on ne saurait s'imaginer à quel point d'ingénuité, de +superstition, pour ne pas dire plus, en sont restés les gens de mer. + +» N'ai-je point entendu, cet été, entendu de mes propres oreilles, à +Concarneau où je passai quinze jours avec ma famille, un brave homme +de pêcheur m'affirmer sans rire que le va-et-vient des marées n'était +dû qu'à l'influence de la lune, de la lune, oui, vous avez bien lu! + +» Tous les efforts que je fis pour détromper ce naïf furent en pure +perte. + +» Qu'est-ce que la lune venait faire là-dedans? m'acharnais-je à lui +demander. On ne s'attendait guère à voir la lune en cette affaire. + +» Je ne sais pas si cette bizarre croyance, qui doit remonter aux +vieux Druides, est répandue chez tous les marins français, mais en +Bretagne et en particulier à Concarneau, elle est admise comme parole +d'évangile, et si d'aventure vous essayez de démontrer leur erreur à +ces nigauds, ils vous feront comme à moi, ils vous traiteront de vieil +imbécile...» + + * * * * * + +Mon cher oncle, je suis au désespoir de prendre parti contre vous, +mais ils avaient raison, les gens du Concarneau et d'ailleurs: c'est +vous qui avez tort. + +Le mécanisme des marées ne connaît point d'autre ressort que +l'attraction lunaire. + +Et ce sujet fut même, au cours de l'été passé, la thèse d'une fort +belle conférence que proféra M. Tristan Bernard au casino d'Étretat, +sous ce titre: _La terre aux terriens_. + +M. Tristan Bernard y déplorait qu'une planète de l'importance de la +terre eût à compter pour la réglementation de ses marées avec--je ne +veux froisser personne, mais enfin!--avec ce pâle satellite qu'est la +lune. + +Le savant cosmographe étudia les différents moyens proposés pour +échapper à cette influence et pour devenir maîtres chez nous, que +diable! + +Un système de barrages fut celui qui me parut le plus pratique, mais +voici où je diffère d'avis avec M. Bernard: cette question qui n'est, +en somme, qu'affaire de vanité assez mesquine, mérite-t-elle tant +d'efforts et de si fortes dépenses? + +Une autre entreprise, autrement intéressante celle-là et combien plus +pratique, pourrait se réaliser presque sans bourse délier. + +Ne serait nécessaire que la parfaite entente d'un Congrès +international, composé de savants, de géographes, de calculateurs, +etc. + +Suivez-moi bien. + +Les deux pôles jouissent d'une basse température, chacun sait ça, +comme dit la chanson. + +À quoi tient ce frigide état de choses? + +Tout le monde vous le dira: à leur éloignement de l'équateur. + +Si les pôles étaient près de l'équateur, on n'y verrait plus +d'icebergs, et les ours blancs se transformeraient en lamas. + +Or, voulez-vous avoir l'obligeance de me dire ce que c'est que +l'équateur? + +C'est une ligne _fictive_ (n'oubliez pas ce détail), _fictive_ et +périmétrique d'un grand cercle perpendiculaire à l'axe des pôles. + +Qui nous empêcherait--je vous le demande un peu,--qui nous empêcherait +de la déplacer, cette ligne, puisqu'elle est fictive? + +Car s'il y a quelque chose de facile à déplacer au monde, c'est bien +une ligne fictive, nom d'un chien! + +On la ferait alors passer par les pôles qui dégèleraient bientôt et +offriraient plus de confortable aux navigateurs. + +Voilà un projet pratique, simple, peu coûteux; mais les régions +équatoriales consentiront-elles? + +Au nom de l'humanité, on saura les y contraindre à coups de canon. + + + + +LA QUESTION DES CHAPEAUX FÉMININS AU THÉÂTRE + + +Je possède une cousine, jeune encore, mais que le ciel a gratifiée du +plus exorbitant des sang-froids et d'un peu commun esprit de répartie. + +Ajoutons qu'elle est veuve et qu'elle jouit d'une vingtaine de mille +livres de rente, ce qui n'a jamais rien gâté, n'est-ce pas? (Rien des +agences.) + +La petite histoire qui vient de lui arriver n'est pas de nature, pour +vrai dire, à déranger l'ordre établi du firmament; mais comme elle +relève du tapis de l'actualité, je vais me permettre de vous la +narrer, si toutefois vous voulez bien m'y autoriser. Vous en mourez +d'envie, dites-vous. + +Allons-y. + +Il y a peu de jours, ou plutôt peu de soirs, ma cousine se trouvait au +théâtre en société de l'une de ses amies. + +Ces deux dames occupaient chacune un fauteuil d'orchestre. + +Tout à coup, elles se retournèrent, attirées par du vacarme. + +Un gros monsieur, placé juste derrière ma cousine, menait un tapage +d'enfer. + +--Y a-t-il du bon sens, hurlait-il, y a-t-il du bon sens, je vous le +demande, messieurs, à venir au théâtre avec un chapeau pareil! + +(Ma cousine--elle est, d'ailleurs, la première à le reconnaître--était +affublée, ce soir-là, d'un chapeau un peu excessif pour assister à la +comédie.) + +--Mais, madame, insistait le monsieur de plus en plus furibond, quand +on a un chapeau comme cela, on le laisse au vestiaire. + +Et autres aménités semblables. + +Ma cousine, laquelle se sentait légèrement dans son tort, ne répliqua +rien et, pour avoir la paix, se contenta de changer de place. + +À quelques jours de là, ces deux mêmes dames se trouvèrent dans un +autre théâtre, toujours aux fauteuils d'orchestre. + +Soudain, qui ma cousine aperçut-elle, installé juste dans le fauteuil +devant elle? + +Vous l'avez deviné, astucieuses lectrices, c'était le gros et +tumultueux monsieur de l'autre soir. + +Ce gros monsieur, non satisfait d'être de corps énorme, aggravait son +cas par une tête plus énorme encore, une tête énorme, énorme, qu'une +toison crépue hissait au fantastique dans l'énorme! + +Et cela n'était encore rien, si on n'avait pas vu ses oreilles! + +Oh! ses oreilles! + +Imaginez-vous deux éventails plantés dans cette tête et plantés bien +perpendiculairement au plan des joues. + +C'est alors que ma cousine sentit éclater au meilleur creux de son +coeur l'allègre fanfare des justes revanches. + +--Y a-t-il du bon sens, s'écria-t-elle, empruntant au monsieur les +propres termes de son trivial répertoire, y a-t-il du bon sens, je +vous le demande, messieurs et mesdames, à venir au théâtre avec une +tête pareille et de telles _esgourdes_! + +Ce fut au tour du monsieur à en mener beaucoup moins large que ses +oreilles. + +--Madame, balbutia-t-il, madame. + +--Mais, monsieur, insista ma cousine! quand on a une tête et des +oreilles comme cela, on les laisse au vestiaire. Madame l'ouvreuse, +veuillez débarrasser monsieur de sa tête et de ses oreilles, car, +interposés entre la scène et moi, ces appendices me prohibent en +totalité la vue du spectacle. + +Le monsieur passa par toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, sans +oublier les fameux rayons ultra-violets. + +Après le premier acte, il prit son air de rien, et disparut sans qu'on +le revit par la suite. + +Encore un, je le parie, qui n'osera plus hurler contre les chapeaux +féminins au théâtre, ou s'il hurle, ce sera tout bas. + + + + +LE PAUVRE GENDRE[4] + +[Note 4: Cette histoire fut, bien entendu, écrite avant le trépas +du regretté M. Félix Faure.] + + +--Oui, monsieur, si le Président de la République savait ce que j'ai +été malheureux grâce à lui, il n'hésiterait pas à me décorer. + +--Grâce à lui? + +--C'est une façon de parler; je ne lui en veux pas, d'ailleurs, car, +à vraiment dire, Félix Faure n'a jamais rien fait contre moi; mais si +notre Président n'avait jamais existé ou si, seulement, il n'était pas +parvenu aux honneurs, moi, je serais le plus heureux des hommes. + +--Daignez vous expliquer. + +--Oh! mon Dieu, c'est bien simple: Je suis marié à une charmante +femme que j'aime beaucoup et qui me le rend bien. Malheureusement, mon +épouse a une mère... + +--Et cette mère est votre belle-mère? + +--On ne peut rien vous cacher à vous!....... + +Ce détail n'aurait, à la rigueur, que peu d'importance; mais voici le +terrible de la chose: jadis, alors qu'elle n'était qu'une simple jeune +fille comme vous et moi, ma belle-mère fut demandée en mariage, par un +jeune homme qui s'en trouvait, paraît-il, éperdument amoureux et qui +ne lui était pas du tout indifférent. Les parents de ma belle-mère, +jugeant la situation du jeune homme pas en rapport avec la fortune de +leur demoiselle, s'opposèrent au mariage. + +--Jusqu'à présent, je ne vois pas bien... + +--Vous comprendrez tout, monsieur, quand j'aurai ajouté que le jeune +homme en question n'était autre qu'un nommé Félix Faure, employé dans +une grande maison de cuirs du faubourg Saint-Martin. + +--L'histoire est, en effet, des plus piquantes. + +--Mon supplice commença peu de temps après mon mariage. Les débuts +de notre union avaient été des plus cordiaux, des plus paisibles, des +plus patriarcaux, oserai-je dire. Un beau jour, un lundi, lendemain +d'élections générales, nous lûmes dans le journal qu'un nommé Félix +Faure, négociant, venait d'être élu député du Havre.--«Tiens! s'écria +ma belle-mère, Félix Faure, ce doit être mon ancien amoureux. J'ai dû, +dans le temps, épouser un garçon qui portait ce nom-là.» + +--Et alors? + +--Elle s'informa et acquit bientôt la certitude que le nouveau député +ne faisait qu'un avec son ancienne passion. + +L'humeur de ma belle-mère s'altéra légèrement à cette découverte: «Si +mes parents, répétait-elle, ne s'étaient point opposés à ce mariage, +je serais, aujourd'hui, la femme d'un député!...» Quelques années +plus tard, Félix Faure devenait ministre de la marine. Cette fois, +le caractère de la bonne femme tourna franchement à l'aigre, et comme +elle n'avait plus ses parents à qui adresser de sanglants reproches, +ce fut moi qui écopai: «Si, tout de même, j'avais épousé cet homme-là, +quel beau mariage tu aurais pu faire, ma pauvre fille!» + +--Et quand Félix Faure fut nommé Président de la République? + +--Oh! alors, mon pauvre monsieur!... De telles scènes ne sauraient +se raconter... Et quand il a reçu le tsar et la tsarine, donc!... Et +quand il a été en Russie!... Et encore l'autre jour, quand il a reçu +la Toison d'or!... Ma vie n'est plus tenable!... Quelquefois je perds +patience et j'eng... la pauvre femme comme un pied! + +--Que dit-elle? + +--Elle tombe sur une chaise d'un air accablé et gémit: «Ce n'est pas +M. Berge qui se conduirait comme ça avec moi!» + + + + +LA DOULEUR MARCHE, BRAS DESSUS BRAS DESSOUS, AVEC L'ÉCONOMIE (PANNEAU +DÉCORATIF) + + +Les personnes qui m'ont conté l'anecdote ci-dessous m'en garantissent +la rigide authenticité: ces gens se trouvant être d'honorables +commerçants prospères et jouissant, dans leur quartier, de la +considération générale, je n'hésite pas à nantir cette aventure d'une +flatteuse publicité. + +..... Le charbonnier qui occupe la petite boutique au coin de la +rue Legendre et de l'avenue de l'Observatoire vint à mourir d'une +bronchite aiguë qui l'enleva sans qu'il eût le temps de dire _bougri_! + +La veuve désolée télégraphia au frère du défunt qui arriva aussi +rapidement que le permet le train omnibus qui va de Saint-Flour à +Paris. + +Ce fut une scène déchirante quand le voyageur fut mis en présence du +pauvre défunt, une scène véritablement déchirante! (Car ce serait un +grand tort de croire que les instincts du lucre, si fertiles en l'âme +de certains Auvergnats, abolissent chez eux tout sentiment du coeur.) + +--Avez-vous au moins un portrait de lui? fit-il à sa belle-soeur. + +--_Hélache_, non! je n'en ai _poigne_. + +(Pour le restant du dialogue, prière au lecteur d'apporter lui-même +l'accent auvergnat duquel la notation exacte me coûterait trop de +peine et deviendrait, à la longue, monotone.) + +--Pauvre frère! je vais aller chercher un photographe pour qu'il nous +tire un souvenir de Pierre... + +Le photographe manifesta de terribles exigences: il ne parlait de +pas moins de trente francs pour se transporter à domicile, lui et son +matériel. + +--Mais, disait l'autre, il y a sur votre tableau en bas: _Portraits +depuis 10 francs la douzaine_. + +--Les portraits que je fais ici, dans mon atelier, oui! Mais à +domicile, c'est forcément plus cher. + +Notre homme se gratte la tête, ainsi que font les Auvergnats pour +exprimer leurs sentiments perplexes. + +(Cette coutume ne date pas d'hier, car César, dans ses _Commentaires_, +raconte que Vercingétorix n'arrêta pas de se gratter la tête pendant +tout le siège d'Alésia.) + +Trente francs, dame, c'est une somme, pour de pauvres charbonniers! + +Puis, brusquement: + +--Bon, fit-il. + +Et le voilà, revenu au domicile funéraire, qui raconte la chose à sa +belle-soeur. + +--Donnez-moi un grand sac à braise, dit-il en matière de conclusion. + +Quelques minutes après, le médecin des morts s'amène et très +désinvolte, demande le défunt. + +--Le défunt! répond tranquillement la femme. Il faut que vous +l'attendiez un petit instant; il est chez le photographe avec son +frère. + + + + +BOTTONS NOS ANIMAUX DOMESTIQUES, MAIS BOTTONS-LES BIEN + + +Pour peu qu'on soit affublé de la moindre fille, ou de la moindre +jeune soeur, ou de la moindre pas très âgée cousine ou de toute autre +gracieuse et analogue parente, on connaît la _Revue pour les jeunes +filles_. + +Chaque fois qu'il m'arrive de feuilleter cet aimable périodique--bien +que n'étant point jouvencelle--je suis certain d'y enrichir mon esprit +de quelque connaissance nouvelle. + +C'est ainsi que, ayant lu _Sur les routes de Russie_, une relation +des plus intéressantes, signée Mme Stanislas Meunier, j'ai appris +l'existence, du côté de Bakou, des _oies bottées_. + +Je laisse la parole à la charmante et littéraire femme du savant +géologiste bien connu: + + + LES OIES BOTTÉES + + Ces oies sont très abondantes dans le steppe: tout comme les + chameaux, les chevaux, les moutons, elles y font des bandes + nombreuses; et quelquefois toutes ces bêtes disparates de + forme, mais également végétariennes et paisibles, sont réunies + en un troupeau commun. + + Les oies ne sont pas créées pour pâturer éternellement, toutes + blanches sur des terres noires. Elles doivent achever leur + destinée, dorées dans un plat. Mais pour arriver du steppe + dans le plat, il faut faire bien des étapes, car les distances + sont longues, et cinq cents kilomètres séparent quelquefois le + nid du four. Transporter les oies en chemin de fer, vous n'y + songez pas! On ne voiture là-bas que les chrétiens, ou tout + au plus les musulmans, quand ils sont riches. Les oies vont à + pied. Mais comme elles ont les pattes tendres, on les botte. + + On les botte!... Ne vous récriez pas. Les fausses nouvelles du + Congrès, rarement absurdes, s'appuient ordinairement sur de la + vraisemblance. Les bottes des oies ne sont pas de celles + qu'on fabrique dans les cordonneries; elles sont une invention + simple et sublime, comme celle des tuyaux à pétrole et des + wagons-citernes. Donc, on chasse les oies, à coup de trique, + sur une aire résineuse, puis sur une aire de petits cailloux; + les pattes poissées se recouvrent de gravier; l'enduit + s'agglutine et sèche. Comprenez-vous?... Les oies ayant + la palmature protégée par des brodequins pierreux à double + semelle, peuvent hardiment aller de l'avant, ce qu'elles + font à grand bruit, comme autant de statues du Commandeur en + marche. + + Je crois que le journaliste scientifique bien connu, _M. + Alphonse Allais_, était membre du Congrès. + + * * * * * + +Non, madame Stanislas Meunier, je ne faisais pas partie du Congrès +de Bakou, ces messieurs organisateurs ayant totalement négligé de +m'inviter, et moi n'ayant pas coutume de me rendre aux endroits où je +ne suis pas mandé. + +Je le regrette, car sur ces questions des _oies bottées_, j'aurais pu +émettre quelques idées tant personnelles qu'acquises et singulièrement +perfectionner le système russe. + +Écoutez plutôt: + + En Nouvelle-Zélande un procédé analogue est appliqué aux + pattes des autruches, mais combien plus scientifique et plus + ingénieux! Suivez-moi bien. + + On fait barboter les volatiles dans une auge contenant une + solution de caoutchouc mélangée à du carbonate de magnésie. + + Au bout de quelques séances successives de trempages et de + dessications, les pattes des autruches se trouvent enfermées + dans une grosse boule de substance élastique. + + Mais ce n'est pas tout! + + Pour rendre cette substance plus élastique encore, on promène + nos autruches sur du sable surchauffé. + + Qu'arrive-t-il? + + Le carbonate de magnésie se décompose sous l'influence de la + chaleur: de grosses bulles d'acide carbonique se forment dans + la masse de caoutchouc, produisant autant de petits pneux et + augmentant incroyablement l'élasticité de la matière. + + D'autre part, la magnésie devenue libre n'a plus qu'une + ressource, c'est de vulcaniser notre caoutchouc, mission dont + elle s'acquitte à la satisfaction générale. + + Les autruches se trouvent ainsi bottées pour la vie et bottées + d'admirables pneux qui donnent à leur allure une légèreté, + une grâce inexprimables, sans compter que la vitesse des bêtes + s'en trouve presque doublée et la fatigue pour ainsi dire + abolie. + + Voilà du progrès ou je ne m'y connais pas! + + + + +LE TALENT FINIT TOUJOURS PAR TROUVER SON EMPLOI + + +Bien entendu, il s'appelait Legrand. + +Et même Alexandre Legrand. + +Enfant, il était déjà tout petit et en grandissant, il devint plus +petit encore. + +Je m'explique: dès le jeune âge, sa taille était fort exiguë; mais à +mesure que vinrent les années, le torse seul et la tête consentirent à +croître normalement, cependant que les bras et les jambes conservaient +leurs menues dimensions longitudinales, de sorte que l'ensemble de +notre ami Legrand à l'âge viril constitue le corps d'un excessivement +petit bonhomme. + +Ce qui désole le plus Alexandre dans cette disgrâce, c'est qu'elle +lui interdit toute apparition sur la plus quelconque de nos scènes +lyriques. + +Et cela est fort dommage, mes pauvres amis, car Legrand possède +un organe comme on en souhaiterait à plus d'un pensionnaire de M. +Gailhard. + +Une voix de basse taille, bien entendu. + +Et même une superbe voix de basse taille. + +À quoi diable a pu penser le bon Dieu le jour où il enferma un tant +merveilleux instrument au sein d'une si piètre enveloppe? + +Voulut-il s'amuser un brin, le Maître de toute chose? + +Peut-être... Est-ce qu'on sait! + +Notre pauvre Alexandre, tout en déplorant chaque jour sa triste +situation, n'a point cessé de cultiver l'art lyrique comme s'il devait +un jour en être l'une des étoiles. + +L'Opéra, l'Opéra-Comique et tous les concerts sérieux ne pourraient +compter de plus fidèle spectateur et les partitions des maîtres +s'entassent sur son piano. + +Quelques rares occasions s'offrent à notre ami de faire sonner le +splendide métal de son beau creux: fêtes de famille (de la sienne, +comme de juste), banquets entre camarades (les siens) et surtout +les concerts dans les établissements de jeunes aveugles (public peu +préoccupé de la plastique des protagonistes). + +À part ces chauves circonstances, Legrand en est réduit à chanter pour +lui, chez lui, sans gloire. + +Ne pouvant charmer les abonnés de l'Opéra, Legrand gagne sa vie comme +employé dans une banque de la place Vendôme. + +Il occupe une table installée près d'une fenêtre, situation qui lui +permet, avec une bonne jumelle, de voir le prince de Galles entrer +à l'hôtel Bristol et en sortir, les jours naturellement où ce blond +présomptif est à Paris. + +Maigre dédommagement! + + * * * * * + +Aussi, quelle ne fut point ma légitime stupeur en apercevant, hier, au +café de Suède, mon ami Alexandre Legrand! + +Mais quel Legrand! + +La face entièrement rasée à la façon des acteurs, un chapeau à bords +plats légèrement incliné sur l'oreille, une cravate dite Lavallière, +un mac-ferlane, bref tout à fait l'aspect de ces artistes lyriques de +provenance souvent toulousaine. + +En plus, il appelait, non sans affectation, les garçons du café par +leur petit nom, et deux un peu trop grosses bagues étincelaient à ses +doigts. + +Il tint à m'offrir un quinquina Dubonnet et m'expliqua: + +--Oui, mon cher, j'ai balancé la finance! À bas les bureaux! Vive le +Répertoire! + +--Tu as un engagement? + +--Superbe! + +--Ah bah! Et où ça? + +--Tu peux m'entendre partout, mon vieux, à Paris, en province, à +l'étranger!... + +J'ai cru qu'il devenait fou. + +--Parfaitement, mon ami, je chante des morceaux d'opéra dans les +phonographes de la maison Lioret! + + + + +DOMESTIQUONS + + +Mon vieux camarade Bourdarie ne se contente pas, comme voudrait +l'insinuer l'oncle Francisque, à collectionner des chaussettes pour +nos joyeux Congolais, mais il applique encore toute son énergie au +salut et à la conservation de l'éléphant d'Afrique. Il en démontre +la facile domesticabilité et décrit les mille services que ce robuste +animal pourrait rendre à la grande cause de la colonisation. + +La voix de Bourdarie sera-t-elle écoutée? + +J'en doute: les gens sont si bêtes! + +Comme c'est intelligent, n'est-ce pas? d'avoir sous la main des +serviteurs gratuits, vigoureux, et de les tuer au lieu de s'en servir. + +Et pourtant, que serait l'humanité sans les bêtes, je vous le demande +un peu? + +Voyez-vous d'ici les bénéfices du pari mutuel, si les chevaux ne +consentaient parfois à donner un petit coup de main à cette entreprise +(un petit coup de pied plutôt). + +Et la charcuterie? Dites-moi un peu à quoi se réduirait cette +florissante industrie sans le concours infatigable que n'a cessé de +lui apporter--avec quel désintéressement!--le cochon, depuis tant de +siècles[5]. + +[Note 5: Je m'aperçois un peu tardivement que cet exemple marche +à l'encontre de ma thèse. Il sera supprimé dans les prochaines +éditions.] + +Je pourrais multiplier les exemples, mais le temps me manque (le train +qui emporte ce papier part à 10 h. 41 et il est en ce moment, 10 h. +30, sans compter que je suis à cinq bonnes minutes de la gare). + +Je voulais en arriver à la baleine. + +La baleine n'est pas ce qu'un vain peuple pense: un gros poisson qui +sert à fabriquer des baleines de parapluie ou de corset. + +La baleine est un mammifère des plus avisés doublé d'un cétacé qui, +mieux employé et utilisé vivant, rendrait à l'homme d'ineffables +services, lui traînerait ses esquifs à des vitesses inconnues jusqu'à +ce jour et à des tarifs parfaitement rémunérateurs. + +L'expérience en a été faite il y a deux ans par M. Adrien de Gerlache, +le hardi marin belge qui explore actuellement les rives enchanteresses +du Pôle Sud. + +Il y a deux ans, M. de Gerlache fit un voyage vers ces régions, à bord +de son trois-mâts le _Jules Renard_. + +Un jour qu'il se promenait sur une banquise de _Moeterlinckland_, il +aperçut une pauvre baleine qui venait de s'y échouer, à bout de force +et portant à son flanc une large blessure déterminée par le contact un +peu vif de quelque harpon. + +Bref, elle avait sur elle tout ce qu'il faut pour injustifier +l'expression si connue: rigoler comme une baleine. + +Loin d'achever l'infortunée, M. de Gerlache, n'écoutant en lui qu'une +clameur de pitié, pansa la pauvre bête et parvint à la guérir. + +Mais, auparavant, elle avait mis bas deux petits baleineaux, ou +plutôt un petit baleineau et une petite baleinelle, deux amours, que +l'équipage baptisa gaiement Léopold et Cléo. + + * * * * * + +Les personnes qui n'ont jamais connu de baleine en bas âge ne +peuvent point se faire une idée de la douceur, de l'espièglerie et de +l'intelligence de ces jeunes êtres. + +La baleine, même parvenue à l'âge adulte, n'a qu'un défaut, son +extrême timidité. + +Connaissant par expérience la grossièreté et la trivialité des +matelots de tout pavillon, les baleines ne voient pas plutôt surgir +près d'elles quelque pirogue chargée de ces personnages sans retenue, +que, le rouge au front, elles plongent immédiatement au plus profond +des eaux. + +Grosses bêtes! + +Les animaux qui nous occupent en ce moment, la mère et ses deux petits +n'échappaient point à la loi commune. + +D'une timidité de jouvencelle, ils eurent beaucoup de peine à prendre +un contact sérieux avec l'équipage du _Jules Renard_. + +Et Dieu sait pourtant si les braves marins y mirent de la +complaisance! + +Très éprouvée par sa blessure et sa double maternité, la mère baleine +n'arrivait pas à allaiter suffisamment ses rejetons. + +Ce fut alors un spectacle touchant. + +Les rudes hommes de mer, touchés de tant d'infortune, n'hésitèrent pas +à prélever sur leur nécessaire de quoi alimenter l'intéressant trio. + +Tout le lait concentré du bord y passa. + +On essaya bien de procurer aux bébés quelques nourrices sous forme de +vaches marines, mais ces dernières y mirent si peu d'entrain qu'on dut +bientôt renoncer à l'entreprise. + +Cependant, les baleineaux croissaient et prenaient de la force. + +Tout effarouchement de leur part disparut, et, même, ils accouraient +au moindre appel de leur nom. + +Le capitaine Adrien de Gerlache eut un jour l'idée d'utiliser ses +élèves au remorquage de ses canots et de faire ainsi concurrence à ses +propres _bear-boats_. + +(Le _bear-boat_ est un léger bâtiment fort en usage dans les contrées +arctiques et même antarctiques. Imaginez une barque propulsée par une +hélice qu'actionne la rotation d'une cage circulaire mue par un ours +blanc qui se trouve à l'intérieur, dispositif analogue aux engins de +nos climats actionnés par des écureuils.) + +En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, un ingénieux matelot +avait taillé, dans la peau des morses, deux superbes harnais qui +allèrent, tel un gant, à Léopold et à Cléo. + +Et les voilà partis au large avec une vitesse de quinze à vingt noeuds +à l'heure, pendant des cinq ou six heures sans dételer. + +Malheureusement, la campagne prit fin et le _Jules Renard_ dut +regagner Anvers, son port d'attache. + +Les adieux furent littéralement déchirants, mais il fallait se +quitter, car on apercevait déjà l'embouchure de l'Escaut, rivière +universellement connue pour son manque d'hospitalité à l'égard de la +baleine. + +Mais qu'importe! L'expérience était faite et le premier jalon posé. + +M. de Gerlache est retourné au Pôle Sud, il s'y trouve actuellement +pour encore deux ans. + +Quand il reviendra, nul doute que la question ne soit définitivement +résolue. + +La civilisation en général, et la navigation en particulier, auront +fait un grand pas. + + + + +AUTRE MODE D'UTILISATION DE LA BALEINE + + +N'est-ce point inconcevable que l'homme si habile à faire des animaux +ses utiles auxiliaires n'ait jamais songé à utiliser, autrement que +pour ses parapluies, cet énorme et vigoureux cétacé qui a nom baleine? + +Ce n'est pas seulement par ses fortes dimensions et par sa vélocité +peu commune que se recommande la baleine; les navigateurs sont +d'accord pour proclamer sa vive intelligence et son attachement +sincère à tout être humain non pourvu de harpon. + +Donc, messieurs, de grâce, ne tuons plus la baleine, faisons-en plutôt +notre alliée fidèle, notre grosse amie. + +Comment utiliser la baleine? + +1° En l'attelant à des navires comme on attelle un cheval à une +voiture. + +L'expérience en a été faite avec la plus complète réussite au Pôle Sud +par le capitaine Adrien de Gerlache, avec ses deux baleineaux +Léopold et Cléo (j'ai raconté cette piquante aventure, en de récentes +colonnes). + +2° En se servant de la baleine elle-même comme bateau. + +Tout de suite, vous pensez à Jonas, n'est-ce pas, mes amis, et vous +vous imaginez que je vais vous raconter des histoires de l'Ancien +Testament. + +Détrompez-vous, je n'eus jamais la prétention d'enfourner des marins +dans les estomacs méphitiques des baleines. La position y serait +malpropre et dénuée de confort. Non, le procédé dont je vais avoir +l'honneur d'entretenir ma riche clientèle est infiniment plus moderne. + +Il est dû à l'heureuse initiative, couronnée de succès, du capitaine +américain Moonson, un brave garçon dont le nom est bien connu de tous +nos lecteurs. + +Voici de quelle façon manoeuvre l'ami Moonson. + +Dès qu'il a capturé une baleine, il l'enferme dans un bassin assez +étroit pour qu'elle ne puisse prendre aucun exercice, et il la gorge +de nourriture. + +À ce régime, la pauvre bête a bientôt fait d'engraisser terriblement. + +Quand elle se trouve au mieux de sa forme (quelques baleines arrivent +ainsi à doubler de volume), le capitaine Moonson la délarde en prenant +toutefois la précaution de l'endormir au chloroforme. + +Il la délarde, comprenez-vous bien? + +C'est-à-dire qu'il lui enlève les énormes paquets de graisse qu'elle a +sous la peau, aux deux flancs. + +Moonson obtient de la sorte des espaces vides dans lesquels il +introduit deux vastes coffres en ébonite épousant la forme exacte de +la cavité produite. + +Au bout de quelques jours, notre baleine, soigneusement pansée, est +guérie de sa petite opération et ne demande qu'à reprendre la mer. + +Moonson prend place alors dans un des coffres, son matelot dans +l'autre, et adieu va! Vogue la galère. + +La direction se fait électriquement, les deux nageoires pouvant être +immobilisées par un courant. + +Une supposition: Vous voulez virer tribord, vous n'avez qu'à faire +passer votre courant dans la nageoire gauche et réciproquement. Rien +n'est plus simple, comme vous voyez. + +La baleine est mise dans l'impossibilité de plonger, grâce à des +flotteurs adaptés de chaque côté. + +D'ailleurs, les plus petits détails sont prévus, et nul doute que ce +nouveau mode de navigation ne se généralise bientôt. + +Moonson se propose de venir prochainement de New-York à Paris sur son +curieux appareil. Je lui prédis un vif succès de curiosité. + + + + +BLACK AND WHITE + + +Mon Dieu! qu'elle était jolie, la première fois que je la rencontrai +dans je ne sais plus quelle rue des Batignolles! + +Oh! ses grands yeux d'un noir si profond! + +Oh! la copieuse torsade de sa chevelure d'un noir également si +profond! + +Oh! sa toilette toute noire de grand, grand deuil! + +Une supposition que cette jeune fille eût été négresse: alors, elle +eût été toute noire, toute noire. + +Heureusement que non. + +Sa peau, au contraire--oh! sa peau!--était d'un blanc!... + +Imaginez-vous du lait dans lequel, un tout petit moment, on aurait +fait macérer un menu fragment d'ambre clair. + +C'est ainsi qu'elle m'apparut, blanche et noire, évoquant l'idée d'une +magnifique épreuve de gravure à l'eau-forte, due au burin de quelque +maître génial et charmant. + +Elle me plut beaucoup. + +Je ne le lui envoyai point dire, et, peu de semaines après cette +rencontre, je devenais l'heureux époux de celle que j'avais +baptisée, déjà en l'ignorance provisoire de son état civil, miss +Black-and-White. + +Tout le temps que dura son deuil[6], ma vie s'étira en extase +incessée. + +[Note 6: Elle était en deuil d'un sien oncle, colonel belge, +lequel mourut héroïquement d'une pneumonie aiguë, après avoir eu un +cheval tué sous lui d'un chaud et froid.] + +Au bout de l'époque indiquée par le code des convenances, son grand +deuil subit un déchet de cinquante pour cent. + +(Je veux ainsi dire qu'elle prit le demi-deuil, et je ne suis pas +fâché de protester, en passant, contre cette anomalie. On ne devrait, +selon moi, porter le demi-deuil que pour les parents qui sont à moitié +morts, ne vous semble-t-il pas?) + +Puis vint le jour où ce dernier demi-deuil tomba de lui-même. + +Alors, ce fut l'innommable torture. + +L'ex-miss Black-and-White révéla des goûts de la plus criarde +polychromie. + +Véritablement, certaines pièces de sa toilette se réclamaient de +couleurs inconnues chez les pires aras des forêts brésiliennes. + +Le tout assorti avec un parti pris d'inharmonie et de mauvais goût +fort agressifs. + +Mes observations, douces ou rageuses, obtinrent le même résultat, +à savoir celui que récolterait un tout petit enfant décochant des +chiquenaudes sur le pilier N.-O. de la Tour Eiffel. + +Parfois, je m'indignais: + +--C'est dégoûtant! j'ai épousé une eau-forte et voici qu'aujourd'hui +j'ai pour femme une image d'Épinal! + +Mais ma petite compagne était butée. + +--Je ne reprendrai du noir, se plaisait-elle à répéter, que le jour où +je serai veuve. + +--J'eus la très forte envie de me tuer... pour voir. + +Une courte réflexion me fit revenir à une attitude plus sensée. + +Et puis, sacrifier une existence humaine uniquement pour la simple +couleur d'une toilette de dame, me parut excessif. + +Je me contentai alors de tuer sa mère, démarche qui produisit, +d'ailleurs, le même effet, à ce point de vue un peu spécial. + +Depuis ce jour, j'ai retrouvé ma petite Black-and-White de l'année +dernière, et je suis bien heureux. + + + + +RÉSULTAT INESPÉRÉ + + +Je reçois de ma très gracieuse amie miss Sarah Vigott, fille du +major Vigott, actuellement en garnison à Malte, la lettre suivante de +laquelle je me ferais scrupule de changer la plus pâle intonation. + +«Bien cher camarade, + +» Il faut que je vous raconte une chose qui va vous émerveiller +excessivement fort. + +» Quinze jours passés environ, après souper, la nuit paraissait +splendid avec une claire de lune si belle que nous pensions tous à +faire un léger promenade dans le jardin, avant le lit. + +» Alors, combien forte était notre stupéfaction quand nous voyons +notre jardin tout noir, tout plein de ténèbres obscures, tant que nous +cognons contre nous-mêmes! + +» Pourtant, partout ailleurs, le temps était tout à fait lumineux et +si bien nous apercevions dans la mer les bateaux pêchants que nous +pouvions compter leurs plus petites cordages. + +» Alors, voilà que la frayeur de cette mystère refroidit notre sang et +frissonne notre peau. + +» Le petit Fred pleurait, car il disait que c'était la fin du monde. + +» Oh! si noir, ça était partout dans notre parc, si noir! + +» Notre parc, c'est une terrasse située en haut qui voit sur la mer et +qui n'a pas des murs autour pour faire l'ombre. + +» Papa aussi devenait très ennuyé, quand nous entendions subit Jim (le +plus vieux de mes frères) qui riait avec grands éclats. + +»--Quelle matière avez vous, Jim, disait papa, de rier si fort en +cette instant? + +»--Je ris, répondait Jim, parce que, en cette instant, c'est la plus +comique chose de tout l'univers. + +» Et comme il nous voyait chacun si inquiète, il expliquait nous la +terrible mystère. + + * * * * * + +» Vous savez, bien cher camarade, quelle attention nous payons à tous +vos travaux scientifiques, à vos si intéressantes découvertes. + +» Chaque fois que vous publiez une nouvelle idée, immédiatement nous +la pratiquons à la maison. + +» Quelquefois, ça ne réussit pas, d'autres fois, le résultat dépasse +l'espérance. + +» Pour cette chose de vers-luisants que vous vous êtes occupé cet été, +l'affaire était tout à fait bonne. + +» Nous suivions attentivement votre recommandation et nous obtiennons +maintenant de magnifiques bêtes avec une lumière très forte et très +durante. + +» Quand vous disiez que les vers-luisants éclairent vert parce qu'ils +nourrissent avec la verdure et qu'ils pouvaient éclairer rouge +quand ils mangent la rougure ou mauve quand c'est la mauvure, cette +observation est positivement exacte. + +» Plus de cent fois nous faisions cette amusante expérience et +toujours le résultat n'était jamais contraire. + +» Ainsi cette fameuse nuit que vous disais que notre pauvre jardin +était si ténébreux malgré cette magnifique claire de lune, eh bien! +c'est mon frère Jim qui avait amusé à donner aux vers-luisants toute +la journée avant, à manger des tulipes noires que nous avons dans +notre jardin, des tulipes si noires! + +» Tout le monde dans notre maison vous embrasse et moi aussi deux +fois, et même si vous voulez, un peu plus. + +» Heartly yours, + +» SARAH VIGOTT.» + +Toute la question maintenant est de savoir si miss Sarah Vigott ne +s'aurait pas payé ma fiole, comme disent les gens. + +Oh! ces Anglaises! + + + + +NOUVEAU TRAITEMENT DU VER SOLITAIRE + + +Au risque de passer pour un cosmopolite de bas étage, pour un +sans-patrie, pour un Gannelon, je vais publier ici la lettre d'un +Allemand. + +En certains cas, la voix de l'humanité doit couvrir toute autre +clameur, même celle de notre chère nation. N'est-ce point votre avis? + +Et puis, il s'agit de médecine, question qui, tel l'art, ne comporte +point de frontières. + +Voici le principal fragment de la lettre en question de mon Bavarois. +(On voudra bien en excuser les légères incorrections grammaticales). + + * * * * * + +«Je voulais vous voir à mon passage dans Paris, mais le temps manque +et je vous écris ce billet pour vous faire savoir le moyen qu'un +de mes amis, qui est un médecin à Anspach, vient de trouver pour +débarrasser ses malades du ver solitaire, si ils l'ont. + +» Mon intention avait été de l'envoyer à ma revue de médecine de +Paris, si j'aurais écrit français mieux et comme un médecin ici. + +» Comme on m'a dit que vous êtes très influent, peut-être vous +pourriez le publier, ce serait un bon service à rendre pour +l'humanité. + +» Donc, Herr Professor Ruhlmann, mon ami, a chez lui un gros ver +solitaire qu'il nourrit richement et qu'il est en train d'habituer. + +» Si un malade en a un dans le corps, il ordonne une sévère diète +pendant quatorze jours. + +» Le ver du malade dépérit, il n'a plus bientôt aucune force. + +» Alors H. Prof. Ruhlmann, fait avaler au malade le gros sien, la tête +en avant, mais pas tout entier, car il garde la queue dans sa main. + +» Le gros rencontre l'autre qui est très faible, il se bat avec lui et +le mange. + +» Puis, H. Prof. Ruhlmann le retire doucement en arrière et le malade +est débarrassé. + +» À la vérité, ce système a réussi mal au premier essai, parce que le +gros s'est fixé dans l'intestin du malade et il n'a pas voulu sortir, +le pauvre homme a fallu le garder complètement, de sorte que il en a +deux maintenant. + +» Mais c'était sans doute que le gros n'avait encore aucune habitude +de ce qu'il devait faire et H. Prof. Ruhlmann fera un nouveau essai +bientôt. + +» Je vous ferai connaître le résultat.» + + * * * * * + +Je ne sais pas au juste ce que pensera l'Académie de Médecine de ce +bien curieux procédé, mais je crois être l'interprète de tous nos +lecteurs en remerciant Herr Professor Ruhlmann (de Munich) de son +intéressante communication. + + + + +LA GRAPHOLOGIE MISE EN DÉFAUT PAR UNE SIMPLE JEUNE FILLE AMOUREUSE, IL +EST VRAI + + +La graphologie, longtemps considérée comme une science à côté, prend +aujourd'hui une éclatante revanche. + +Ça durera ce que ça durera, mais, pour le moment, les graphologues +sont bien contents. + +La cause de cette agitation? Inutile, n'est-ce pas d'y insister; +d'autres que moi s'en chargent, et j'ai juré de ne, tant que je serai +vivant, écrire plus jamais le mot _bordereau_. + + * * * * * + +Ah! la graphologie! + +J'ai raconté jadis qu'un graphologue fut poussé, par la conscience +qu'il mettait à son art, jusqu'aux extrémités les plus regrettables. + +Ayant un beau jour découvert dans sa propre écriture les signes +indéniables auxquels on reconnaît l'assassin, le voilà qui s'en va +vers le commissaire de police le plus voisin et le prie de le mettre +en état d'arrestation. + +--Vous arrêter, fait le magistrat, pourquoi? + +--Parce que je suis un meurtrier. + +--Vous avez tué quelqu'un? + +--Pas encore, mais je tuerai. + +--Qui? + +--Je n'en sais rien, mais je tuerai. Je tuerai puisque je suis, +graphologiquement et, à n'en point douter, un terrible assassin. + +Le commissaire envoya coucher le maniaque. + +Qu'arriva-t-il? + +Il arriva que notre graphologue, irrité de n'être pas pris au sérieux, +tua, en rentrant, son concierge, avec un fort couteau à découper et +revint, couvert de sang, vers l'incrédule magistrat: + +--Me croirez-vous une autre fois? disait-il d'un air triomphant. + +Les histoires arrivées aux graphologues ne sont pas toutes d'aussi +funèbre ton. + +J'en connais une, entre autres, en laquelle il apparaît clair comme +le jour que le plus subtil devin en écritures peut être roulé par une +innocente fillette à peine ornée de vingt et un printemps. + +Un vieux graphologue était le père de la délicieuse jeune fille en +question. + +À plusieurs reprises, la pauvre enfant avait éperdument adoré +différents fiancés, mais, chaque fois, son vieux maboul de père lui +avait fait le coup de l'écriture. + +--Tu n'épouseras pas ce garçon-là, ma fille! + +--Pourquoi, papa? + +--Parce que, ma chérie, à sa façon de mettre les points sur les i, je +devine qu'il ne tarderait pas à te mettre les siens sur la figure. + +--Il a l'air si doux, pourtant! + +--L'air n'est rien, l'écriture est tout. + +La pauvre petite commençait à se désespérer sombrement, car douze +fiancés avaient été balancés déjà. + +Un treizième soupirant se déclara. + +--Celui-là, décida la jouvencelle, celui-là, il n'y a pas de tonnerre +de Dieu qui m'empêchera de l'épouser! + +Et elle fit comme elle l'avait dit. + +Un soir, le vieux têtu était à dîner en compagnie de sa charmante +fille, quand la bonne apporta une lettre. + +--Je n'ai pas mes lunettes, dit le bonhomme, lis-moi cette missive. + +--Tiens!... C'est un mot de Monsieur Albert. + +(Monsieur Albert était le nouveau fiancé.) + +--Monsieur Albert, continua la jeune fille, s'excuse de ne pouvoir +venir ce soir, comme il l'avait promis. + +--Attends un instant, fifille, je vais quérir mes bésicles et étudier +de près l'écriture de ce gaillard. + +Fifille pâlissait. + +Ce qui d'abord sautait aux yeux dans l'écriture de Monsieur Albert, +c'en était l'extraordinaire déclivité. + +Signe de dépression, de faiblesse, de manque d'énergie. + + * * * * * + +... De même que l'amour donne des ailes, il procure du génie. + +Les trois ou quatre lignes de Monsieur Albert étaient tracées non +point sur du papier à lettres, mais sur un de ces cartons dont se +servent les personnes qui n'ont que quelques mots à écrire. + +En quatre coups de ciseaux, pendant que le bonhomme cherchait ses +toujours égarées lunettes, la jeune fille avait modifié la forme du +carton de telle sorte que l'écriture du fiancé, au lieu de tomber au +bas de la page, se relevait, au contraire, conquérante, luronne... + +--À la bonne heure! fit le vieux papa. Voilà enfin l'écriture d'un +lascar! Qui est-ce qui aurait dit ça, à le voir! + +Ajoutons, pour rassurer toute la partie saine de nos lecteurs, que le +mariage eut lieu peu après et que les deux jeunes gens, parfaitement +heureux, rigolent beaucoup quand on parle chez eux de la graphologie +infaillible. + + + + +SOURIS MYOPHAGES + + +Consultez nos excellentes ménagères, elles seront unanimes à vous +affirmer que les souris sont la plaie des maisons et _plaie_ ne me +semble pas trop fort. + +Mille procédés sont en usage en vue de supprimer ces intolérables +parasites. + +Quelques personnes arrivent à ce résultat en infligeant subrepticement +aux souris une alimentation des plus toxiques, tord-boyaux, +mort-aux-rats ou autres. + +D'autres attirent insidieusement la gent trotte-menue en des pièges +d'où elle ne sort que pour être livrée au trépas. + +Le chat est également fort employé, son instinct le poussant à la +destruction de nos petits ennemis. + +Certains inventeurs ont préconisé différents systèmes qui se signalent +surtout par leur originalité. + +Rappellerai-je brièvement le procédé de M. de Gautier de la +Hulinière, le célèbre créateur de _l'air factice des montagnes_ (dont +j'entretiendrai prochainement mes lecteurs)? + +M. Gautier de la Hulinière fait périr ses souris, rats, cancrelats, +punaises et autres nuisances au moyen d'un simple chaud et froid. + +De grands feux allumés durant quelques jours par toute sa maison sont +brusquement éteints un beau soir, les portes et fenêtres sont alors +ouvertes à tous ballants et la pleurésie fait son oeuvre. + +Quelle bête résisterait à ce régime? + +(Inutile d'ajouter que ces messieurs et dames habitent, pendant cette +expérience, un autre séjour.) + +Évidemment, l'idée est ingénieuse, mais la pratique en est-elle bien +commode? Je ne le crois pas. + +Je travaille la question de la destruction des souris depuis bientôt +un an, je la travaille sans relâche, et je puis affirmer que mon âme +ignore le découragement autant que s'il était encore à naître. + +Je crois modestement avoir réussi. + +Le fruit de mes veilles, je vous le livre, sans espoir d'autre +récompense que ma conscience satisfaite et la joie de nos ménagères +enfin rassurées sur leurs provisions. + +Le système consiste à capturer quelques souris qu'on enferme dans une +boîte de fer blanc (autant que possible) et auxquelles on fait suivre +un traitement spécial. + +Pas de pain, pas de grain, en un mot rien de végétal dans leur +alimentation. + +De la viande, rien que de la viande. + +La souris, qui, à l'état libre, est éminemment panphage, devient +carnivore avec une facilité surprenante. + +Non seulement carnivore, mais carnassière, dois-je dire, et +cruellement carnassière. + +Au bout d'un mois, toute souris soumise au régime exclusif de la +viande s'est transformée en une sorte de petit animal féroce qui +n'hésite pas à tuer ses congénères pour s'abreuver de leur sang et se +repaître de leur chair. + +C'est à ce moment qu'on remet en liberté ces inexorables barbares. + +Alors, se produit un indicible carnage, un massacre général qui +rappelle les plus tristes pages de notre histoire. + +Puis, soudain, un grand silence. + +Les vainqueurs repus s'endorment sur les cadavres mi-rongés des +victimes: l'ordre règne à Varsovie. + +Recommandation importante: Pour arriver à créer une race de ces souris +fratricides il faut, bien entendu, se servir d'animaux des deux sexes, +mais pour accomplir l'oeuvre de la destruction, ne lâcher que des +femelles, beaucoup plus féroces que les autres et incapables ensuite +de procréer des lignées de rongeurs qui se retourneraient un jour +contre nous. + +Si l'année prochaine, il subsiste une seule souris en France, avouez +que ce ne sera pas de ma faute. + + + + +UTILISATION MILITARO-VÉHICULAIRE DU MOUVEMENT OSCILLATOIRE DU BRAS +GAUCHE CHEZ LES TROUPES EN MARCHE. + +Ce titre seul, à la rigueur, me dispenserait d'en dire plus long, si +mon contrat avec mon éditeur ne stipulait point, de ma part, un +nombre minimum de lignes, et si, d'ailleurs et surtout, ma conscience +exigeuse ne m'incitait à pousser davantage une aussi pâle ébauche. + +La vérité, c'est que j'arrive de Montargis, bourgade dont le nom seul +nous dispense d'en dire plus long sur le sublime dévouement de sa race +canine. + +Pour ce qui est de la Fidélité poussée jusqu'au Sacrifice, le chien de +Montargis tient, sur l'échelle de l'estime générale, le même rang que +l'oie du Capitole dans le domaine de la Vigilance. + +(Et même--pourquoi ne le dirait-on pas puisque voici justement une +parenthèse?--quels admirables résultats ne donnerait-il pas, le +croisement de ces deux sortes de bestiaux pour la création d'une race +spécialement applicable à la garde et à la défense des habitations +isolées!) + +Mais toutes ces considérations nous entraînent loin de notre sentier. +Ainsi que l'a dit notre digne maître Franc-Nohain: + + _Revenons + À nos moutons_. + +Or donc, pour employer la forte expression de Chincholle, j'assistai +récemment, _comme par une sorte de hasard prémédité_, à une expérience +des plus intéressantes accomplie au 89° d'infanterie sous les ordres +et d'après l'inspiration du bien connu lieutenant Th. Machin. + +... Les personnes qui habitent une ville de garnison ne sont point +sans avoir remarqué le mouvement oscillatoire et même _pendulaire_, +dirait l'ami Serpollet, qu'imprime la marche au bras gauche du +vaillant petit pioupiou français. + +Il va sans dire que si ces messieurs portaient l'arme sur l'épaule +gauche, ce serait le bras droit qui profiterait de ce balancement. + +Après une dizaine d'années d'un labeur opiniâtre, le lieutenant +Th. Machin est arrivé à utiliser ce phénomène, et cela le plus +ingénieusement du monde. + +Des cordes tendues que les hommes tiennent de la main gauche, cordes +qui correspondent à un treuil placé sur une voiture, lequel treuil met +en mouvement des bielles, lesquelles bielles, finalement, actionnent +les roues de la dite voiture. + +C'est désormais la suppression des chevaux et mulets attelés aux +voitures régimentaires: et voilà, du coup, une énorme économie +réalisée sans que les hommes en aient le moins du monde à pâtir, car +il est démontré qu'ainsi employé, le travail d'une trentaine d'hommes +correspond, sans trace de fatigue pour ces derniers, à l'effort d'un +cheval. + +Pour plus de détails, consulter le numéro de _l'Illustration_ de la +semaine prochaine qui publiera, sur ce sujet, d'intéressants croquis +et dessins avec le portrait du lieutenant Th. Machin. + + + + +SUPPRESSION DE LA BOUE PAR UN PROCÉDÉ FORT SIMPLE, MAIS AUQUEL IL NE +FALLAIT PAS MOINS SONGER. + + +J'ai raconté, dans le temps, à quelques centimètres de la place où +vous lisez ces lignes, le curieux accident dont je fus témoin et +auquel beaucoup de personnes ne crurent point devoir fournir la +moindre foi. + +Un immense chaland, relatais-je, chargé de papier buvard, s'étant +heurté contre une des piles du Pont-au-Change, une voie d'eau se +déclarait et aussitôt le chaland coulait, lui et sa marchandise, au +fond de la Seine. + +En moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire, le chargement de +papier buvard absorbait l'eau de la rivière, d'où brusque et énorme +abaissement du niveau de la Seine, abaissement qui faillit un instant +friser la dessication complète. + +Mais bientôt arrivèrent les pompiers, et la Seine ne fut pas longue à +reprendre son étiage normal. + +Tel est le fait divers que j'avais fidèlement raconté à mon million et +demi de lecteurs. + +Beaucoup de ces messieurs et dames protestèrent. + +Les uns m'accusèrent formellement d'être un «blagueur» (sic), et +de relater à plaisir des désastres qui n'avaient lieu que dans mon +imagination. + +D'autres se refusèrent à croire que le papier buvard fut d'un +emploi assez considérable pour provoquer à lui seul d'aussi fortes +cargaisons. + +L'épithète de «blagueur», je la renvoie à ceux qui m'en affublèrent. + +Quant aux personnes qui m'accusèrent d'exagérer les transactions +en matière de papier buvard, je les prie seulement d'assister aux +expériences qui vont avoir lieu sur la chaussée des boulevards, à +partir de lundi prochain. + +Elles y verront de gigantesques rouleaux semblables, en plus grand, +à ceux dont se servent les bureaucrates pour sécher l'encre de leur +écriture. + +Ces rouleaux, de 1m 80 de diamètre, traînés par des chevaux, seront +promenés sur nos principales artères à seule fin d'éponger la boue qui +les souille. + +Dire qu'il a fallu quatre-vingt-trois ans (ce papier a été inventé en +1804 par le vénérable abbé Buvard qui lui donna son nom), pour penser +à une application si simple et pourtant si avantageuse d'un produit +tellement connu! + +Ne récriminons pas trop, mais félicitons-nous au contraire d'en finir +avec la boue, cet humide fléau qui souille nos souliers, le bas de nos +pantalons et celui des jupes de nos compagnes. + +Et pourquoi n'élèverait-on point une statue à feu Buvard, à ce modeste +et utile citoyen? + + + + +LE CAMBRIOLAGE DE L'OBÉLISQUE + +(Fait-Divers) + + +Dans la nuit de mercredi à jeudi, deux gardiens de la paix, opérant +leur ronde, place de la Concorde, ne furent pas peu surpris en +apercevant de la lumière qui filtrait à travers l'une des crevasses de +l'Obélisque de Louqsor. + +Tout d'abord, ils se crurent le jouet d'une illusion. + +Mais, en s'approchant, aucun doute ne leur fut permis et les braves +agents se virent forcés de se rendre à l'évidence: une lueur filtrait +par la crevasse. + +Positivement, une lueur filtrait. + +Un peu ahuris, les agents firent le tour du monument et ne purent que +se convaincre de cette étrange réalité: il y avait de la lumière dans +l'Obélisque. + +À grands pas, ils rentrèrent au poste, signalèrent le fait au +brigadier qui n'hésita pas à envoyer quérir le commissaire de police. + +Ce magistrat crut d'abord à une mystification. + +--C'est probablement, dit-il en ricanant, le concierge de l'Obélisque +qui aura oublié de souffler sa chandelle. + +Sur l'insistance du brigadier, le commissaire se décida à se porter +sur les lieux, et force lui fut bien de constater que les agents +n'avaient point la berlue. + +D'un bond, ces messieurs franchirent la grille et vinrent appuyer leur +oreille contre la paroi extérieure de l'édifice. + +Dans l'intérieur du vieux monument égyptien, résonnaient des +bruits d'orgie, des chocs de verres, des propos sacrilèges et +blasphématoires, des refrains populaciers, d'obcènes poésies. + +Un rapide examen permit à ces messieurs de constater qu'aucune porte, +dissimulée ou non, ne permettait l'accès dans l'Obélisque. + +Les malfaiteurs avaient donc dû pénétrer par en dessous. + + * * * * * + +Ce n'est pas une petite affaire que de réveiller les agents du Service +des Égouts à trois heures du matin. + +Il le fallut bien, pourtant. + +Ajoutons que ces braves fonctionnaires ne regrettèrent point leur +repos interrompu, car le spectacle qu'ils eurent à contempler sortait +véritablement du banal. + +Partant d'une petite branche d'égout (rarement explorée), des +malfaiteurs avaient pratiqué un long trou qui venait aboutir juste +au-dessous de l'Obélisque. + +De là, et verticalement, grâce à des instruments _ad hoc_, une +patience inaltérable et une énergie qui, mieux appliquée, aurait +produit de grandes choses, ces bizarres cambrioleurs avaient réussi +à évider l'antique bloc de granit, ne lui réservant qu'une épaisseur +d'un centimètre à peine. + + * * * * * + +Quand, précédés du commissaire ceint du son écharpe, les braves agents +pénétrèrent dans l'Obélisque, quatre individus, deux hommes à +face patibulaire et deux filles dites de barrière, s'y trouvaient, +s'adonnant à la plus crapuleuse orgie. + +Pour ne point mentir, ces personnages n'étaient point rangés autour +d'une table circulaire. + +L'exiguïté du local les avait contraints à s'espacer sur une échelle +verticale en fer creux, dérobée dans un grand magasin non loin du pont +Notre-Dame. + +Pour se communiquer aliments ou breuvages, ces indélicats personnages +employaient le système américain dit _up and down_, c'est-à-dire +que celui d'en bas passait litre ou charcuterie variée à son voisin +d'au-dessus, lequel en faisait autant, et ainsi de suite. + + * * * * * + +Tout ce joli monde a été envoyé au Dépôt. + + + + +GRANDE INTELLIGENCE D'UNE TOUTE PETITE CHIENNE + + +J'ai dit assez de mal des chiens, j'ai assez blâmé leur platitude et +leur servilité, j'ai assez souvent bafoué ces pauvres cabots pour leur +rendre, aujourd'hui, un semblant de tardive justice. + +Je proclame donc que les chiens sont très intelligents et même plus +intelligents qu'on ne croit. + +Les exemples de chiens malicieux foisonnent dans les traités spéciaux +où il est question de l'esprit des bêtes, mais je ne crois point qu'un +cas pareil à celui qui suit ait jamais figuré dans un de ces recueils. + +L'histoire m'en a été contée par une jeune femme dont l'excessive +frivolité n'enlève rien au charme de son commerce. + +Je laisse la parole à cette évaporée: + +--Imaginez-vous, mon pauvre monsieur, que j'ai failli perdre Jip, ma +petite Jijip, la petite Jijip à sa mémère (_baisers répétés sur +le noir et frais museau de Jip, dérisoire échantillon de la race +canine_). + +Oui, monsieur, Jip avait pris la clef des champs. Oh la vilaine qui a +fait de la peine à sa mémère! Jip s'était tiré des papattes, un beau +matin, et sans son collier, encore! + +Ah! mon pauvre monsieur, si vous m'aviez vue! Une folle, monsieur, une +vraie folle! + +Immédiatement, j'envoie tout mon monde dans les environs. Jip! Jip! +Jip! + +Pendant toute la journée, on n'entendit que ce cri dans le quartier! + +La nuit vient: pas de Jip! + +Ah! mon pauvre monsieur, la nuit que j'ai passée! Je n'en souhaiterais +pas une semblable à mes pires ennemis. + +Dès le lendemain, on va chez l'imprimeur et on lui commande des tas +d'affiches: «Il a été perdu une petite chienne, etc., etc., répondant +au nom de Jip, etc., etc., le signalement, etc., etc., l'adresse, +etc., etc., récompense, etc., etc.,» enfin, tout ce qu'il fallait +pour retrouver cette petite horreur. (_Baisers frénétiques comme plus +haut._) + +En deux heures, toutes ces affiches étaient collées sur les murs de +Paris (je croyais même que c'était plus long à exécuter, ce travail). + +La journée se passe, nulle Jip! Le soir tombe, nulle Jip! Sur nous la +nuit se prépare à étendre ses voiles, pas plus de Jip que sur la main! + +Tout à coup, je pousse un cri d'horreur! + +Mes yeux venaient de se fixer sur un spécimen de l'affiche en +question: _Il a été perdu_... etc... + +Cet imbécile d'imprimeur n'avait-il pas écrit Gyp au lieu de Jip, vous +savez bien Gyp, comme le nom de cette dame qui écrit des choses si +amusantes! + +Tout était à refaire. + +J'allais me jeter sur un canapé eu poussant des sanglots inarticulés +quand voilà ma femme de chambre qui entre en criant: «Jip! Jip! Jip +est retrouvée!» + +Et cette abomination de Jip qui se jette à moi, folle de joie! + +Dans l'antichambre, il y avait un homme mal mis, un individu, je +crois, qui me dit avoir trouvé Jip dans un quartier perdu, du côté de +la rue de Rivoli. Il l'avait reconnue d'après le signalement donné par +l'affiche, l'avait appelée Gyp! Gyp! et rapportée docile à sa pauvre +mémère en pleurs. Et voilà! + +Ainsi, cette petite bête avait parfaitement compris, quand on +l'appelait _Gyp_, qu'il se commettait une erreur, et que c'est bien +d'elle, _Jip_, qu'il s'agissait. + +Combien d'hommes qui s'appellent Durand ne se retourneraient pas si on +les appelait Martin, même s'il s'agissait de leur salut! + + + + +CONTE DE NOËL + +_A Georges Darien, auteur de cet admirable_ Voleur _qu'on devrait voir +dans toutes les mains vraiment dignes de ce nom._ + + +Notre meilleur jour, à nous autres cambrioleurs, ou, pour parler plus +exactement notre meilleure nuit, c'est la nuit de Noël. + +Surtout dans les départements. + +Principalement dans certains. + +Dans ceux (vous l'avez deviné) où la foi subsiste, fervente, candide, +au coeur de ces bons vieux vrais Français, comme les aime Drumont +(Édouard). + +En ces naïfs districts, c'est encore plus par allégresse que par +devoir religieux que les fidèles accourent à la messe de minuit, +et, dans cette assemblée, c'est plus des poètes qui rêvent que des +chrétiens qui prient. + +L'étoile... les rois mages... l'étable... le Bébé-Dieu sur son dodo +de fins copeaux... la jolie petite Maman-Vierge rose d'émoi et un peu +pâle, tout de même, et fatiguée de recevoir tant de monde qui n'en +finit pas d'arriver, d'entrer, de sortir, de bavarder... et dans un +coin, le menuisier Josef, quelque peu effaré, un tantinet ridicule +(d'ailleurs, amplement dédommagé depuis par un fort joli poste fixe au +Séjour des Bienheureux). + + * * * * * + +C'était le mille-huit-cent-nonante-troisième anniversaire de cette +date bénie. + +Et cela se passait à A. sur B. (département de C. et D.). + +Une sale nuit! + +Un ciel gorgé d'étoiles. + +Pas un nuage. + +Une pleine lune, toute ronde, aveuglante, bête comme elle-même. + +On se croirait dans quelque hall monstrueux éclairé par une +électricité en délire. + +Ah! oui, ça va être commode tout à l'heure de travailler, dans ces +conditions-là! + +Un joli coup, pourtant: + +Rien que des bijoux, de l'argent, des valeurs au porteur, dont--les +imbéciles!--ils ont noté les numéros sur un petit carnet enfermé dans +le même tiroir que les valeurs. + +Je vais être forcé d'entrer par le jardin, derrière. + +Il y a un chien. + +Heureusement, les boulettes à la strychnine n'ont pas été inventées +pour les... je suis bête... elles ont été justement inventées pour les +chiens. + +En attendant que la messe sonne, je pioche mon plan. + +Une merveille de plan, dressé par un camarade, lieutenant de génie +fraîchement démissionné pour raisons qui ne regardent que lui. + +Oh! le joli plan, si précis! + +Un aveugle s'y reconnaîtrait. + +Et il y a des gens qui veulent supprimer l'École Polytechnique! + +Enfin, minuit! + +Voici la messe qui sonne. + +Un silence. + +Tout le monde est à l'église. + + * * * * * + +Ouah! ouah! ouah! + +Te tairas-tu, sale cabot! + +Tu as faim? Tiens, boulotte cette boulette, boulette cette boulotte! + +Pattes en l'air, le fidèle chien de garde bientôt contracte un silence +religieux. + +Me voilà dans la place! + + * * * * * + +Me voilà dans la place! + +Mais, plus vite encore, me voilà sur le toit! + +Car a surgi, revolver au poing, un homme sur lequel je n'étais pas +en droit de compter, un homme qui faisait des réussites au lieu +d'acclamer la venue du Sauveur! + +Cet homme gueule comme un putois. + +Je me trotte! + +--Par ici! par ici! crie l'homme. + +Des sergots, des pompiers me pourchassent. + +... La balade sur les toits n'est généralement pas d'un irrésistible +attrait; mais, par la neige, ce sport revêt je ne sais quelle +mélancolie. + +Tout à coup, des cris de triomphe: «Nous le tenons! Nous le tenons! +Ah! vieille fripouille, ton compte est bon!» + +Ce n'est pas moi qu'ils tiennent. + +Alors qui? + +Je risque un oeil derrière la cheminée où je me cramponne. + +Les hommes de police étreignent les bras, la tête, la torse d'un +pauvre vieux qui se débat. + +Et une grande pitié me saisit. + +Celui qu'ils ont pris pour moi, pour le cambrioleur, c'est le Bonhomme +Noël, en train d'apporter dans les cheminées des cadeaux pour les +gosses, de la part du petit Jésus. + + + + +LA MAISON VRAIMENT MODERNE + + +--Eh bien, mon vieux Cap, que pensez-vous de cela? + +--De quoi? + +Je tendis au Captain le numéro du _Journal_ en lequel Marcel Prévost +traitait, avec son autorité et son charme coutumiers, la question de +la maison moderne. + +D'un rapide coup d'oeil, d'un de ces coups d'oeil que l'aigle le plus +perspicace n'hésiterait pas à signer, notre vaillant camarade eut +bientôt fait de dévorer la dite chronique. + +Puis il haussa les épaules, et d'une attitude qui lui est familière: + +--Votre ami Prévost, dit-il, me semble bien ingénu de tant s'effarer +pour un monte-charge à ordures ménagères et pour le chauffage des +W.-C. + +--Vous avez vu mieux que cela, Cap? + +--Enfant! + +--Dans les Nouvelles-Galles du Sud, sans doute? + +--Pas si loin, dans la région Nord du Canada, à Winnipeg; j'ai vu la +maison idéalement construite pour ce climat, glacial l'hiver, torride +l'été. + +--Calorifères? Ventilateurs? + +--Mieux que cela! J'habitai l'immeuble qui, durant la rude saison, se +trouve toujours du côté du soleil... + +--Ah! mon vieux Cap!... On ne me la fait plus, celle-là! je la +connais! + +--Qu'est-ce que vous connaissez? + +--Il y a à San-Remo un hôtel qui, entre autres alléchances, met sur +son prospectus cette curieuse indication: «_Grâce à une ingénieuse +combinaison, toutes les chambres de l'hôtel sont exposées au Midi._» +Or, l'ingénieuse combinaison, la voici: L'hôtel, fort mince, ne +comporte qu'une épaisseur de chambres, lesquelles, naturellement, ont +toute la même orientation, celle du Midi. Si c'est ça que vous appelez +la maison idéale! + +--Quand vous aurez fini de parler, je causerai. + +--Allez. + +--Semblable à votre hôtel de San-Remo, ma maison de Winnipeg est assez +étroite, puisqu'elle ne comporte que l'épaisseur de deux pièces; mais +ce qui fait sa singularité, c'est qu'elle est posée sur un immense +chariot qui tourne sur des rails circulaires. + +--Je commence à comprendre. + +--Ma maison est une maison tournante. Sur le devant, sont placées +chambres de maîtres, salles à manger, salons, etc.; sur le derrière, +cuisines, chambres de domestiques, niches à belles-mères, etc. Pendant +l'hiver, saison où le moindre rayon de soleil est ardemment béni, ma +maison, dès le matin exposée au ponent, tourne, tourne, jusqu'au soir, +où elle se trouve virée vers le plein couchant, pour recommencer le +lendemain. + +--Très ingénieux. + +--Pendant l'été, l'été torride de ces parages, on opère le manège +contraire et l'on peut ainsi fuir l'horreur des calcinants midis. + +--Admirable! + +--Nous voilà loin, n'est-ce pas, mon cher, de la maison moderne et +Marcel Prévost, aux tuyaux émaillés qui empêchent les microbes de +remonter dans l'appartement! + + * * * * * + +--Un petit _corpse reviver_, Captain? + +--Volontiers! fit Cap. + + + + +SUPPRESSION DES OCÉANS, MERS, FLEUVES ET, EN GÉNÉRAL, DES DIFFÉRENTES +PIÈCES D'EAU QUI GARNISSENT LA SURFACE DU GLOBE. + + +--Moi, dit une dame, avec un accent anglais, je l'ai visité le +_Hohenzollern_. C'est un magnifique bateau. + +Suit la description détaillée de l'impérial bâtiment. + +Tous, dans le wagon, nous écoutions la dame, n'épargnant aucun effort +pour donner à nos physionomies l'apparence de l'intérêt le plus +passionné. + +Seul, dans un coin, un monsieur âgé ne semblait goûter aucun plaisir +au détail de cette tudesque et flottante splendeur. + +Bientôt, même, il perdit patience, haussa les épaules et grommela: + +--Des bateaux! Ah! oui, parlons-en! Quelque chose de propre, les +bateaux! Et à quoi ça sert-il, je vous le demande un peu? + +--Pardon, monsieur, l'interrompis-je poliment: les bateaux, c'est +encore ce qu'on a trouvé de mieux pour aller sur l'eau. + +--Pardon vous-même! répliqua le vieux monsieur. J'ai trouvé mieux que +cela, moi qui vous parle! + +--Mieux que des bateaux?... pour aller sur l'eau? + +--Oui, monsieur, pour aller sur l'eau! + +--Ah! par exemple!... Je ne suis pas curieux, mais je voudrais bien +savoir... + +--Il ne tient qu'à vous, monsieur. Si vous voulez me faire l'honneur +de venir chez moi, je vous ferai assister à de curieuses expériences. + +Et il me tendit sa carte: _Duc de Pauvrelieu, château de Pauvrelieu, +près Salbec-en-Auge_. + +J'avais beaucoup entendu signaler ce vieux gentilhomme comme un +fier original, mais c'est la première fois que je me trouvais en sa +présence. + +Je n'eus garde, comme vous pensez bien, de manquer à son alléchante +invitation. + +Le domaine de Pauvrelieu, comme tous les domaines qui appartiennent à +des gens lotis d'une idée fixe, est un domaine fort négligé. + +De l'herbe pousse emmy les allées, et les vieux arbres séculaires ne +perdraient rien à être ébranchés en de plus fréquents laps. + +.... Nous étions arrivés au fond du parc devant une assez grande +surface plane dont je ne m'expliquai pas, tout d'abord, la nature. + +Un immense manège, eût-on dit, un manège à air libre et couvert d'une +forte couche de sciure de bois. + +--Qu'est-ce que c'est que ça, d'après vous, me demanda brusquement mon +hôte.... Ne cherchez pas, vous ne trouveriez pas: c'est un étang. + +--Un étang?... Un étang sans eau, alors. + +--Un étang plein d'eau, au contraire mais dont l'eau est recouverte +d'une couche de liège grossièrement pulvérisé. + +--Je commence à comprendre. + +--Cette couche de liège pulvérisé a une épaisseur de trente +centimètres, épaisseur suffisante pour supporter, non seulement le +passage des gens, mais encore la circulation des voitures. + +--C'est à peine croyable. + +--L'expérience en est à votre portée. + +En effet, nous nous acheminâmes sur le liège du bonhomme et je +constatai que nous n'enfoncions nullement. + +On avait la sensation de marcher sur un tapis élastique, sur un +matelas de caoutchouc, et _on n'enfonçait pas_. + +Le duc de Pauvrelieu enfourcha un vieux tricycle et fit plusieurs +tours sur la pièce d'eau. + +Même résultat. + +--Eh bien! triompha le bonhomme, êtes-vous convaincu, maintenant?... +Car, ce qu'on fait sur un étang, rien n'empêche de le réaliser en +grand sur la mer. + +--Oh! permettez... + +--Je prévois vos objections et je vais les démolir l'une après +l'autre, ainsi que le ferait un tireur habile pour les pipes d'un +établissement forain. + +Et, en effet, ce diable d'inventeur me convainquit totalement. + +Seulement, dame, il eu faudrait du liège, pour couvrir toute la +surface liquide du globe, il en faudrait! + +Le duc a calculé qu'en mettant de la bonne volonté dans tous les pays +civilisés de la terre, en contraignant tous les citoyens du monde +entier à cultiver du liège dans leurs propriétés, sur le bord des +routes, partout enfin où peut pousser le liège, il suffirait d'une +vingtaine d'années pour arriver à un résultat définitif. + +Mais aussi, quel résultat! + +Plus de marine! Plus de ces coûteux et fragiles bateaux à la merci +d'un coup de vent ou d'une collision! + +Et le railway direct entre Paris et New-York (trois jours et demi de +voyage). + +Je n'insiste pas sur tous les progrès, sur tous les avantages +qu'apporterait à l'humanité la réussite de cette magnifique +entreprise. + +Malheureusement, l'Angleterre est là, l'Angleterre moins disposée que +jamais à négliger sa toute-puissance maritime, l'Angleterre égoïste et +mercantile, l'Angleterre, en un mot, toute prête à étrangler dans son +oeuf l'idée splendide et civilisatrice du duc de Pauvrelieu! + +POST-SCRIPTUM + +Un monsieur qui s'intitule ingénieur international m'adresse une +lettre en laquelle il reproche aigrement au duc de Pauvrelieu, +l'auteur de ce projet, de s'être inspiré d'une idée à lui, idée qu'il +développa jadis dans les journaux spéciaux. + +Il s'agit des _routes flottantes_, dont le souvenir est encore vivace +(c'est l'ingénieur international qui l'affirme) chez toutes les +personnes qui s'occupent sérieusement (_sérieusement_ est souligné) +des progrès de l'humanité. + +Comme son nom l'indique, la _route flottante est une longue queue de +solides radeaux mis bout à bout, mouillés en mer au moyen d'ancres et +de chaînes à ressort. + +Ces chaînes à ressort permettent à nos radeaux de se disjoindre +momentanément pour donner passage aux bateaux; après quoi lesdits +radeaux n'ont plus qu'à se rabouter[7]. + +[Note 7: Le vrai mot français est _raboutir_; mais, je ne sais pas +pourquoi, ce mot-là me dégoûte.] + +De forts bourrelets _ad hoc_ atténuent les inconvénients du heurt et +du frottage. + +L'ingénieur international affirme que rien n'est plus pratique que son +idée et, dans un post-scriptum véritablement touchant, il m'offre, si +je veux préconiser son entreprise et lui procurer, par moi (!) ou mes +amis, la dizaine de millions nécessaire à établir une route flottante +Calais-Douvres, il m'offre, dis-je, une forte part dans les bénéfices. + +Avis aux amateurs. + +En plus des énormes profits que rapportera l'affaire, MM. les +actionnaires auront droit à une carte de circulation sur les routes +flottantes, pour eux et leur famille. + +Avouez que c'est tentant. + +D'autres communications me sont parvenues sur le même sujet. + +J'y reviendrai, la chose en vaut la peine. + + + + +SAUVEGARDE DES BICYCLETTES + + +De même que, sous la blouse d'un humble campagnard ou d'un modeste +artisan, peuvent se percevoir les battements d'un coeur d'homme, de +même aussi, sous la casquette élimée d'un simple contremaître, peut-on +constater le grouillement sourd d'un cerveau de génie. + +Si ces messieurs et dames veulent bien m'accorder une petite minute +d'attention, on s'apercevra que mes paroles ne sont nullement +mensongères, ni même exagératoires. + +... Un des gros ennuis de la bicyclette réside en l'étrange facilité +de son larcin. + +Le cycle, en effet, a ceci de particulier qu'il sert à favoriser la +fuite rapide de qui vient de le dérober, ce qui n'arrive point dans +mille autres cas, comme, par exemple, le vol d'un sac de farine ou +d'un lot d'escargots. + +Frappés de cet inconvénient, les bécaniciens les plus en vogue +cherchent depuis longtemps le moyen d'en pallier les funestes effets. + +Ayons le courage de reconnaître que rien de sérieux ne fut encore +accompli dans cette voie. + +Il fallut qu'arrivât le simple contremaître à qui j'ai fait allusion +un peu plus haut. + +Le temps de se frapper le front, cet homme avait résolu la question, +grâce à son petit appareil qu'il a baptisé le _Pique-Cul_. + +... Pourquoi, mesdames, cacher vos pudiques roseurs derrière vos +éventails? + +Et en quoi le mot de _Pique-Cul_ vous effarouche-t-il tant? + +Si élevées aux Oiseaux que vous puissiez avoir été, n'avez-vous donc +jamais prononcé les mots _gratte-cul_, _cul-blanc_, _cul-de-sac_, +etc., etc? + +Eh bien! alors? + + * * * * * + +Je continue: + +Sans entrer dans des détails de construction trop techniques, qu'il +vous suffise de savoir que le nouvel appareil se compose d'une forte +aiguille longue d'environ 5 centimètres et dissimulée sous la selle +de telle façon qu'elle peut prendre, grâce à un ressort, la position +verticale ou horizontale. + +Une légère ouverture circulaire, pratiquée dans le pégamoïd de la +selle, permet le passage à pointe. + +L'engin est complété par une bobine d'induction, dont un pôle +correspond au guidon et l'autre à l'aiguille. + +Et voilà! + +Dès que vous êtes contraint d'abandonner votre machine, vous faites +prendre à votre aiguille la position verticale, et vous vaquez +tranquillement à vos occupations ou à vos besoins (cela ne regarde que +vous). + +Survient le voleur qui, d'un bond, saute sur votre machine avec +l'agilité du sapajou lancé d'une main sûre. + +Sous son poids, la selle fléchit et l'aiguille pénètre dans les +parties les plus charnues de l'indélicat personnage. + +Un courant électrique s'établit à travers son corps... + +Ah! le pauvre, il ne va guère loin, car une pelle prochaine a bientôt +fait de le livrer à la justice de son pays! + +Alors, vous, après avoir remis en état inoffensif votre cruel petit +instrument, vous continuez votre route par les campagnes embaumées. + +Est-ce pas simple à la fois et charmant? + +Présentez-vous de ma part chez notre vieux Comiot, représentant du +_Pique-Cul_ pour toute la France. + +Amenez, sans le prévenir, un de vos amis auquel vous ferez jouer le +rôle de voleur, et vous vous amuserez bien. + + + + +ASTUCES D'UN PÊCHEUR + + +La pêche, c'est-à-dire la capture des poissons de mer et d'eau +douce, est un de ces sports qui n'ont accompli aucun progrès depuis +l'antiquité. + +Du temps de Pline le Jeune et même de Pline l'Ancien (ce qui ne nous +rajeunit pas) les pêcheurs employaient des procédés identiques à ceux +d'au jour d'aujourd'hui. + +Pourquoi ce croupissement dans les vieux stratagèmes? + +Je ne saurais dire, n'ayant point encore approfondi la question. + +Mais ce que je crois pouvoir affirmer, c'est que ce déplorable état de +choses pourrait bien cesser prochainement. + +Et cela, grâce aux efforts incessants et à l'imagination toujours en +éveil d'un modeste et brave homme qui m'a prié de taire son nom (à +cause de la police, je crois, car il a une bonne tête vénérable de +forçat évadé). + +Cet excellent gentleman habite une petite propriété sise au bord d'une +rivière coquette, frais asile de toutes sortes de poissons. + +Comme mon bonhomme est paresseux, tel défunt Fainéant lui-même, et +que le lançage de l'épervier le fatigue, et que la ligne le rase très +vite, et que patati, et que patata, et que tout de même, il adore le +poisson, tant pour le déguster personnellement que pour en tirer un +mercenaire profit, ce type a imaginé un certain nombre de trucs forts +ingénieux, ma foi, desquels je vais avoir l'honneur de vous citer +quelques-uns. + +_Le coup de la poêle à frire_: + +Sur une manière de petit radeau de bois, notre industriel installe une +poêle à frire à moitié remplie d'huile d'olive laquelle est aromatisée +d'une goutte d'huile d'aspic. + +Très friands de ce parfum, les poissons accourent (si j'ose m'exprimer +ainsi) autour de la poêle, s'enhardissent bientôt et, finalement, +bondissent dans l'huile où ils trouvent la mort, trépas d'autant plus +rapide que le bonhomme n'hésite pas à transporter son récipient sur un +feu relativement assez vif. + +_La pêche à la montre_: + +Ce sport se pratique la nuit. + +Vous prenez une de ces montres si fort à la mode depuis quelque temps +et dont le cadran (grâce au sulfure de zinc) est lumineux par les plus +épaisses ténèbres. + +Cette montre, vous la mettez au fond d'un grand sac et vous immergez +le tout dans votre rivière, en ayant soin de tenir à la main la corde +qui s'attache au sac. + +Les poissons, fort curieux de leur nature, ne tardent point à +s'approcher et à pénétrer dans le sac pour voir l'heure qu'il est. + +Quand le sac est à peu près plein, ce que vous sentez à la traction +de la ficelle, vous tirez à vous et vous allez chez les riches +particulières leur demander si elles n'auraient pas besoin de beau +poisson aujourd'hui, et pas cher, ma bonne dame. + +Recommandation importante: essuyez immédiatement votre montre, dont +les rouages sont bien connus pour s'accommoder mal des fluviaux +séjours. + +Le faible espace qui m'est départi dans cette publication me contraint +à écourter mon récit. + +Je terminerai par une révélation dont l'importance n'échappera à nul +de ceux dans la poitrine desquels bat un coeur de vrai pêcheur. + +Mon bonhomme a réussi à apprivoiser le brochet et à le dresser aussi +bien que n'importe quel chien de chasse. + +Grâce à lui, le brochet va devenir le faucon des rivières, de même que +le faucon sauvage est le brochet des airs. + +C'est ainsi, qu'à force de patience, l'homme arrive à asservir +la nature entière et, de ses anciens ennemis, faire de fidèles +serviteurs. + + + + +CHARCUTAGE ESTHÉTIQUE + + +La chirurgie, dont le seul mot effrayait tant naguère la pauvre +humanité, tend à devenir d'un emploi courant, aimable et recherché. + +Avec les anesthésiques nouveaux, plus de souffrance; avec les +pansements antiseptiques, plus de suites dangereuses. + +Alors, on serait bien bête de se gêner, n'est-ce pas? + +C'est ainsi que les chirurgiens modernes enlèvent aux dames, et cela +sans la moindre urgence, des organes indispensables à la génération +(je ne sais pas si je me fais bien comprendre). + +L'ovariotomie est aujourd'hui pratiquée sur une vaste échelle, dans +les meilleures familles de France. + +(La vaste échelle est spécialement indiquée pour ce genre d'opération. +L'aération y est plus aisée que dans les salles de nos antiques +hôpitaux.) + +Et il n'est point rare d'entendre, entre chères madames, ce dialogue: + +--Qu'est-ce que votre mari vous a donné pour vos étrennes? + +--Oh! il a été très chic! Il m'a fait enlever les ovaires. + +La désinvolture de certains chirurgiens apparaît aux esprits lucides +comme un facteur important du dépeuplement français. + +Beaucoup de maris, heureusement, opposent à ce _dilettantisme de la +chirurgie_, comme dit Mirbeau, la digue du bon sens et la barrière de +la saine indignation. + +L'un de ces derniers, perdant patience un jour, interpella, dans ces +termes, un célèbre praticien qui voulait absolument enlever quelques +organes dans le ventre de sa bien portante épouse: + +--Dites donc, si vous continuez à vouloir ainsi charcuter ma femme, +savez-vous ce que je vais vous enlever, à vous? + +--Non. + +--Eh bien! je vais vous enlever le c..., et sans chloroforme, encore! + +Le prince de la science n'insista point. + +... Les chirurgiens allemands se sont, le mois dernier, réunis en +congrès, à Berlin. + +Les propos tenus dans cette assemblée relèvent, en grande partie, de +l'affreux cauchemar. + +Et ce qui ajoute encore à la stupeur qu'on éprouve à lire le récit +de ces terrifiantes opérations, c'est le ton naturel et si tranquille +qu'emploient ces messieurs! + +Quelquefois même, on se demande si tous ces gens ne se moquent pas +de nous; témoin, ce petit extrait du compte rendu que j'emprunte à la +_Revue de chirurgie_: + +CZERNY (d'Heidelberg), SUBSTITUTION D'UN LIPOME À UNE GLANDE MAMMAIRE. + +_» Une dame portait une mammite intersticielle avec noyaux +d'adénofibrome. Comme elle présentait des seins très développés et +avait dans la région lombaire, un lipome du volume du poing, Czerny +transplanta celui-ci dans la loge qu'occupait la mamelle extirpée. + +» Réunion par première intention au bout de huit jours. Résultat +esthétique excellent.»_ + +Et allez donc! Ça n'est pas plus malin que ça! + +Moi, je connais une jeune fille légèrement bossue et qui n'a pas plus +de seins que sur ma main. + +J'ai bien envie de la conduire à Heidelberg, chez Czerny. + +Nul doute que ce type extraordinaire ne réussisse à transformer la +fâcheuse gibbosité de la jeune fille en deux agréables petits nichons, +et que l'opérée, sortant de chez lui, n'aille tout de suite poser chez +Chaplin. + +Le seul empêchement à ce rêve, c'est que Chaplin est mort depuis +quelques années. + +Hein! mon vieux Brunetière, parleras-tu encore de la banqueroute de la +chirurgie? + + + + +CHACUN SON MÉTIER + + +Quelle ne fut point la stupéfaction des ingénieurs du pont Alexandre +III lorsque, arrivant mardi matin sur les chantiers, ils s'aperçurent +que les constructions jusqu'à présent accomplies étaient la proie de +la déformation, du gauchissement et du gondolage! + +C'est eux qui ne se gondolaient pas! + +Non loin de ces messieurs, un vieux contremaître ricanait: + +--Je l'avais bien dit, moi, je l'avais bien dit! + +--Quoi? fit un ingénieur d'un ton vif. Qu'est-ce que vous aviez bien +dit? Expliquez-vous! + +Le contremaître s'expliqua, et, dame! on fut bientôt forcé de convenir +que cet homme avait pronostiqué juste. + +... Si nos lecteurs veulent bien s'en souvenir, le commencement des +travaux du pont Alexandre III coïncidait avec le passage à Paris de +Leurs Majestés Impériales Russes. + +On pria le tsar--idée touchante--de poser la première pierre de ce +pont qui devait porter le nom de son regretté père. + +Malheureusement (émotion bien légitime, manque d'entraînement +technique, maladresse personnelle? on ne sait), l'empereur posa tout +de travers cet important moellon. + +Par révérence, personne n'osa rectifier l'auguste ouvrage, et les +travaux commencèrent sur ce fâcheux début. + +Ce fut une lourde faute, car aujourd'hui tout est à refaire, et voilà +quelques millions de francs à la rivière, c'est le cas de le dire. + +Mais aussi quelle fichue idée de confier à un empereur, excellent +politique (nous n'en doutons pas), mais fort peu au courant du génie +civil, une tâche aussi délicate! + +Si encore, au lieu de la première pierre, on l'avait prié de poser la +première ferme en bois, peut-être,--si l'atavisme n'est pas un vain +mot,--s'en serait-il mieux tiré, ce brave Nicolas, en digne neveu de +l'impérial charpentier Pierre le Grand? + +Mais on ne pense pas à tout. + +Qu'au moins cette leçon nous serve d'exemple, et, puisqu'il est +question de reconstruire l'édifice social, confions cette entreprise, +depuis a jusqu'à z, à des gens du métier, et non pas à certains +monarques, lesquels, d'ailleurs, n'apporteraient à cette tâche qu'un +entrain bien pâlot, je pense. + +«... L'exemple du pont Alexandre III est loin d'être un cas isolé. +Croiriez-vous, entre autres, cher monsieur, que, contrairement à +l'opinion publique qui s'accorde à croire la Tour Eiffel toute en fer, +ce monument est composé, au moins pour les trois quarts, de lattes en +simple sapin? + +» C'est incroyable, mais c'est ainsi! + +» Comment le fait a-t-il pu se produire? je l'ignore. + +» Fut-ce erreur de calcul de la part des ingénieurs qui ne prévirent +pas l'énorme quantité de pièces nécessaire à la construction d'une +tour de trois cents mètres? + +» N'y eut-il point cambriolage dans les chantiers où les dites pièces +se trouvaient réunies en attendant l'heure de l'édification? + +» Je ne sais pas, mais ce que je puis garantir, c'est que, en cours +de construction on s'aperçut bientôt qu'on n'aurait jamais assez de +matériaux pour aller jusqu'au bout. + +» Que faire? Il était trop tard pour se mettre à confectionner tant de +métallurgie: + +»--Ma foi, tant pis, dit M. Eiffel, remplaçons provisoirement les +croisillons de fer par de bonnes lattes en excellent sapin. + +» Malheureusement, en France, a dit si bien le jeune et intelligent +Paul Leroy-Beaulieu, c'est le provisoire qui dure le plus, et +aujourd'hui, à l'heure où je griffonne ces lignes (10 h. 20), la Tour +Eiffel est toujours en bois, et en quel bois, grand Dieu, en bois +pourri, en bois vermoulu, en bois qui va s'effondrer un de ces quatre +matins.» + + * * * * * + +Lecteur, s'il t'arrive un malheur, tu ne diras pas qu'on ne t'a pas +prévenu! + + + + +L'EDEN-BOAT + + + * * * * * + +Le matin du 17, au petit jour, nous fûmes réveillés par un événement +si extraordinaire que tout le monde, à bord, se crut le jouet d'une +hallucination. + +En un clin d'oeil, couchettes et hamacs étaient vides. Jamais on +n'avait vu pareil branle-bas. + +Alors chacun, équipage ou passager, de s'interroger pour être bien sûr +qu'on ne rêvait pas: + +--Vous entendez? + +--Parbleu, si j'entends!... Faudrait être sourd! + +--On dirait un orgue. + +--Un orchestre, plutôt, un immense orchestre! + +--D'où ça peut-il venir? + +Oui, d'où pouvait-elle bien venir, cette mystérieuse musique qui +charmait nos oreilles, cette harmonie lointaine, singulièrement +intense et pourtant si douce qu'elle semblait un chant du ciel. + +D'où pouvait-elle bien venir? Pas de la terre, bien sûr, puisque nous +étions du moindre îlot loin d'une vingtaine de milles, au bas mot. +D'un bateau voisin, alors? + +Sans doute. + +Malheureusement, une forte brume du matin nous masquait tout objet à +plus d'une encâblure. + +Et la musique continuait, divinement énervante et déchaînant dans nos +coeurs je ne sais quelle folle angoisse. + +--Que pensez-vous de cela, docteur? fis-je au médecin du bord. + +--Ça, répondit-il, c'est le plus curieux cas d'hallucination +collective que j'aie jamais constaté. + +À ce moment, le soleil se mit à briller, la brume eut une violente +déchirure et brusquement se volatilisa dégageant une mer de miroir. + +C'était féerique. + +Alors, sur tout le pont, ce fut une grande clameur. + +À un mille, environ, par bâbord, un grand vapeur naviguait sur nous. + +Un beau bateau, ma foi, mais étrangement peinturluré; la coque toute +bariolée de vives couleurs, les mâts et les cheminées pareils à des +mirlitons. + +Un immense pavois de fantaisie complétait le tout. + +Bientôt, on put lire son nom à l'avant: _Eden-Boat_. + +J'avais souvent entendu parler de l'_Eden-Boat_, mais, je l'avoue, +jamais je n'avais cru à son existence, pas plus qu'à celle du vaisseau +fantôme. (Ceux qui naviguent dans les mers du Sud sont connus pour +leur grande imagination et leur éternel bluffage.) + +Cependant, l'_Eden-Boat_ arrivait sur nous. + +On distinguait facilement des gens installés sur les passerelles, et +parmi ces personnes des dames vêtues de toilettes claires. + +La grande musique mystérieuse s'était tue et maintenant nous +entendions un bizarre orchestre qui jouait, diablement, _Tararaboum de +hay_. + +On distinguait de tout dans cet orchestre, des binious, des +castagnettes, des banjos, des instruments de cuivre, des mandolines, +etc. + +Une chaloupe à vapeur aussi drôlement accoutrée que l'_Eden-Boat_ nous +accosta. + +Un monsieur sauta à notre bord et après avoir présenté ses hommages +au commandant, nous adressa un boniment extraordinaire sur le ton +qu'emploient les managers de cirques forains pour faire valoir leurs +«numéros exceptionnels». + +L'_Eden-Boat_ était bien ce qu'on nous avait raconté déjà: un endroit +de plaisir flottant où toutes les _rigolades_ (comme disent les +Parisiens) se trouvent réunies: comédie, serio-comic concert, +pantomime et bars servis par de fort jolies filles volontiers peu +farouches. + +Pas un homme dans cet équipage, d'ailleurs cosmopolite, qui ne joue +supérieurement d'un instrument de son pays: des nègres du banjo, des +Espagnols de la guitare, etc., etc. + +Ce qui me toucha le plus, ce fut de voir deux pauvres Bretons +(déserteurs de la flotte française, disait-on), qui soufflaient du +biniou avec, parfois, des larmes dans les yeux. + +Quant à la grande et étrange musique qui nous avait si fort affolés le +matin, c'était un orgue, mais un orgue tel qu'il nous émerveilla tous. + +L'air comprimé, qui sert ordinairement à ces instruments, se trouve +remplacé, dans celui-là, par de la vapeur à très haute pression. + +Selon la forme et la dimension des trous par lesquels s'échappe +cette vapeur, on obtient tous les sons de la gamme, depuis les plus +suraiguës stridences jusqu'à des contrebasses inconnues dans n'importe +quel orchestre. + +L'_Eden-Boat_ est, en somme, une institution d'une moralité +contestable, mais offrant néanmoins de grandes ressources pour la +distraction de ces pauvres longs courriers qui restent souvent des +mois sans toucher terre. + +Pour ma part, je ne regrettai point les vingt-cinq dollars que me +coûtèrent mes deux heures de séjour à bord de ce curieux bâtiment. + + * * * * * + +_(Passage supprimé pour faire plaisir à M. Bérenger.)_ + + + + +LE NOUVEAU RECRUTEMENT + + +Tous les journaux ont récemment parlé du projet qu'on avait, au +ministère de la guerre, d'abaisser de quelques centimètres la taille +des conscrits bons pour le service. + +La nouvelle est exacte, mais incomplète, et les travaux qui agitent en +ce moment les bureaux de la guerre sont d'une telle envergure, que nos +bons ronds-de-cuir ne peuvent se défendre de quelque vertige. + +Et il y a quoi! + +Je tiens de M. Bertillon, fonctionnaire dont l'indiscrétion est +généralement reconnue (surtout de ceux qu'il a mensurés), de curieux +détails sur cette réforme militaire dans laquelle il joue un important +rôle consultatif. + +... Vous savez qu'actuellement le classement par rang de taille se +fait dans les compagnies, de sorte que chaque compagnie de l'armée +française se compose de petits hommes, de moyens hommes et de grands +hommes. + +Cet état de choses n'est pas sans causer mille difficultés dans +l'habillement des militaires, chaque magasin de compagnie devant +recéler des effets de toutes les tailles et de toutes les pointures, +d'où encombrement, fouillis, et perte énorme de temps dans +l'équipement des troupes en cas de mobilisation. + +C'est à ces multiples inconvénients que va obvier le nouveau système. + +Dorénavant, le classement se fera sur l'ensemble des régiments. + +Un certain nombre de _types_ d'hommes, correspondant au nombre des +régiments, sera établi _anthropométriquement_, de telle façon que +_tous_ les hommes du même régiment auront _tous_ l'ensemble des mêmes +pointures, depuis les godillots jusqu'au képi. + +Les voyez-vous d'ici, les avantages du nouveau système. + +La guerre éclate, les hommes rallient leur dépôt: cinq minutes après, +voilà tout mon monde habillé, équipé, armé, prêt à marcher. Vive la +France! + +Je vois sur vos lèvres s'épanouir la fleur de l'objection grincheuse: + +--Oui, me dites-vous, cela est fort joli; mais le temps gagné à ce +rapide équipement ne sera-t-il pas compensé par celui perdu à courir +après des régiments forcément éparpillés? + +Si le soldat dunkerquois jouit d'une pointure qui le désigne pour la +garnison de Biarritz, par exemple? le trajet ne le rapprochera pas +sensiblement de la frontière, dites-vous. + +Cela est prévu, bonnes gens, et des dépôts seront organisés, pour le +cas de mobilisation tout le long d'une frontière que je crois inutile +de désigner plus clairement. + +Tout est prévu, d'ailleurs, même le cas où le réserviste grandit, +grossit, maigrit, etc., etc. + +Chaque année, une revue _anthropométrique_ aura lieu dans les +chefs-lieux de canton, et, selon les modifications survenues dans la +pointure de l'homme, ce dernier sera affecté dans un régiment adéquat. + +Avais-je point raison de dire, en commençant, que nous allions +assister à une des plus importantes réformes militaires que nous ayons +vues depuis la suppression du service de sept ans? + +Ne quittons pas le ministère de la guerre sans signaler le bruit qui +court de la suppression du sabre pour les officiers d'infanterie. + +Cet ustensile serait remplacé par une forte canne à épée, beaucoup +moins encombrante que le sabre et rendant, pendant la marche, de réels +services. + +Très appuyée par certains, cette modification rencontre également +beaucoup de détracteurs. + + + + +LÉGÈRE MODIFICATION À APPORTER DANS LE COURS DE LA SEINE + + +L'hygiène de notre capitale au cours des hautes températures, +provoquées par l'été, est, au dire des meilleurs connaisseurs, +déplorable en tous points, déplorable, déplorable... + +Un des facteurs les plus importants de cet affligeant état de choses +consiste en la traversée de Paris par la Seine (la _malseine_, comme +dit notre vaillant maître Aurélien Scholl). + +Contaminée par les égouts, dès son entrée dans Paris, la rivière +charrie les miasmes les plus putrides, les brouillards les plus +pernicieux avec, brochant sur le tout, un petit fumet de bouillon de +culture peu piqué des hannetons. + +Il y a longtemps que j'ai proposé la suppression radicale de cet +inconvénient, et combien simple! + +1° Établir à Charenton un barrage qui prohibe à la Seine son entrée +dans Paris; + +2° Diviser le fleuve en deux courants qu'on canalisera dans les fossés +des fortifications (élargis au besoin); + +3° Réunir au Point-du-Jour ces deux courants qui, à partir de ce +moment, reprendront en commun leur ancien cours. + +Les avantages que présenterait la réalisation de ce projet sont +innombrables et, peut-être même, incalculables. + +D'abord, assainissement de Paris. + +Ensuite, importance énorme et plus-value données à toute cette zone +inutile, ridicule et périphérique qui enserre les fortifs. + +Et puis (c'est là le clou charmant de l'entreprise), quel parc +miraculeux, unique au monde, ce serait pour Paris que celui qu'on +pourrait ainsi créer dans le lit abandonné de la Seine, depuis +Charenton jusqu'à Auteuil! + +Sans compter qu'en cas de siège, ce parc servirait à la culture de +mille céréales et autres légumes nutritifs, ainsi qu'à la pâture de +toutes sortes de bestiaux alimentaires. + +Je vous entends d'ici, les gros malins, ricaner et me foudroyer de +votre objection: + +--Et les égouts? Les ferez-vous couler dans votre magnifique parc, +cher monsieur Allais? Eh bien, alors, il sera chouette, votre +magnifique parc, et parfumé! + +Calmez-vous, bonnes gens, calmez-vous. + +Rien de ce qui est humain ne saurait me demeurer étranger, même la +question des égouts. + +Loin d'être une nuisance, les égouts de Paris, dans mon nouveau +projet, joueront un rôle décoratif, d'agrément et de charme. + +Connaissez-vous ces filtres au charbon qui transforment le barbotage +le plus nauséeux en onde cristalline? + +Voilà ce que j'utiliserai (en plus grand, naturellement). + +Je filtrerai les égouts et j'amènerai l'eau claire ainsi obtenue +dans de gracieux ruisselets au doux murmure, émaillés de coquettes +rocailles. + +Si ces messieurs des ponts et chaussées veulent se mettre, dès lundi +prochain, à l'ouvrage, le travail pourra se trouver terminé au jour de +l'ouverture de l'Exposition, en 1900. + +Oui, mais voilà, la routine, les bureaux!... + + + + +RÉFORMES IMPORTANTES DANS LE RÉGIME POSTAL + + +Nous fûmes assez fréquemment sévères à l'égard de l'Administration +des postes et télégraphes pour ne pas lui marchander, aujourd'hui, +les félicitations que lui méritent ses récentes et heureuses +modifications. + +Citons d'abord les perfectionnements apportés dans la confection de la +colle des timbres-poste. + +Jusqu'à présent, cette colle était constituée par de la gomme +arabique, substance insipide et quelque peu ridicule. + +Dorénavant, la gomme arabique sera additionnée d'une légère quantité +de sucre et aromatisée à des parfums divers, vanille, fraise, citron, +etc., selon le prix du timbre; ainsi le timbre d'un centime sera +simplement édulcoré avec de la réglisse, de l'économique réglisse. + +Mieux encore: + +Diverses substances hygiéniques et même pharmaceutiques seront +incorporées dans la colle du timbre et permettront à maint employé de +grande administration de suivre un traitement sans manquer son bureau. + +La liste de ces drogues vient d'être définitivement arrêtée par un +commission spéciale de médecins présidée par un praticien dont nul +ne songera, je crois, à discuter la haute compétence: j'ai nommé le +docteur Pelet. + +Nous aurons des timbres au baume de tolu pour ceux qui toussent, +d'autres au bicarbonate de soude pour les gastralgiques, à la digitale +pour les cardiaques, etc., etc. + +Messieurs les pharmaciens ne seront pas contents. Je le regrette pour +eux; mais citez-moi, je vous prie, un progrès quelconque qui ne fasse +pas des victimes. + +La dépense entraînée par toute cette droguerie philatéliste sera +amplement compensée par un accroissement notable dans le chiffre des +affaires. + +Quels parents,--pour ne citer que cet exemple,--hésiteront à pousser +leur jeune fille chlorotique dans la voie d'une correspondance +effrénée, quand ils sauront que, grâce aux timbres ferrugineux, la +santé est au bout et que, bientôt, la chère enfant verra refleurir sur +ses pauvres petites joues pâles les vives couleurs d'antan? + +Une autre réforme dont il convient de féliciter M. le ministre des +postes et télégraphes, c'est le remplacement de la _Caisse d'Épargne +Postale_ par la _Caisse d'Epargne Télégraphique_. + +Avec l'ancien système, un capital exigeait environ quinze ans pour se +doubler. + +Télégraphiquement, la même somme sera doublée en cinq ou six mois +(selon la saison). + +Une bonne nouvelle, pour terminer: + +L'administration se voyant à la tête d'un énorme stock de timbres de +vingt centimes, dont la mévente a été particulièrement accentuée cette +année, prend le parti de le liquider à perte. + +Donc les 1er, 2, 3 et 4 juillet, Grande Liquidation de timbres de +_vingt centimes_, un peu défraîchis, au prix véritablement incroyable +de..................... 0 fr. 05 + +Pas une ménagère soucieuse de ses intérêts ne voudra manquer une telle +aubaine. + + + + +LA FABLE «LE SINGE ET LE PERROQUET» + + +À propos de perroquets, connaissez-vous la fable persane «le Singe +et le Perroquet», fiction si ingénieuse à la fois et si fertile en +enseignements de toutes sortes? + +Vous ne la connaissez pas, dites-vous; je l'aurais parié. + +Malheureusement, pour la bien dire, c'est la plume du vieux La +Fontaine qu'il faudrait ou celle du jeune Franc-Nohain, et je n'ai à +ma disposition aucun de ces deux ustensiles. + +Contentons-nous donc pour cette fois d'une excellente prose à la +Fléchier, si j'ose m'exprimer ainsi: + +Il y avait une fois dans le même palais un singe et un perroquet. + +Et c'étaient, entre ces deux bêtes, d'éternelles discussions sur leurs +mérites personnels. + +--Moi, disait le singe, je fais des grimaces comme l'homme. Comme +l'homme, je gesticule. Mes pattes de derrière sont des jambes et des +pieds, celles de devant des bras terminés par des mains. D'un peu +loin, on me prendrait pour un homme, un homme petit, mais un homme. + +--Moi, disait le perroquet, je n'ai jamais eu la sotte prétention de +me faire passer pour un homme, mais de l'homme je possède le plus bel +apanage, la parole! Je puis dire de beaux vers et chanter d'ineffables +musiques. + +--Je puis jouer la pantomime, ripostait le singe. + +--La pantomime? ricanait le perroquet en haussant les épaules. La +pantomime, art inférieur, suprême ressource pour cabots aphones! + +--Art inférieur! s'indignait le singe. Vous n'avez donc par lu la +dernière chronique de Mendès sur la pantomime? + +--Non! répliquait le perroquet d'un ton sec. + +Bref, le singe en tenait pour le Geste, le perroquet pour le Verbe. + +Lequel était supérieur et plus près de l'humanité, du Geste ou du +Verbe? _That was the question._ + +Un jour, la querelle prit des proportions démesurées et nos deux +animaux furent bien près d'en venir aux... pattes! + +Par bonheur, ce scandale fut évité grâce à un trait d'esprit de notre +singe, lequel eut le dernier mot: + +--Vous grimacez, moi je parle! répétait le perroquet pour la millième +fois. + +--Tu parles, tu parles, s'impatienta le singe; eh bien, et moi, +qu'est-ce que je fais, espèce d'imbécile, depuis une heure que nous +sommes là à discuter bêtement? + +C'est pour le coup que le perroquet eut le bec cloué. + + + + +INGÉNIEUX TOURING + + +--Et vous, où allez-vous, cet été? + +--En Afrique. + +--En Afrique??? + +--En Afrique, oui. Nous allons, de part en part, traverser l'Afrique, +la très sombre Afrique, comme dit Stanley. + +--Et ta famille, pendant ce temps-là? + +--Ma famille m'accompagne. + +--Ta femme? + +--Ma femme. + +--Tes petits garçons? Tes petites filles? + +--Mes petits garçons, mes petites filles. + +--Allons, tu es fou? + +--Je suis sage. + +--Tu es fou à lier. + +--Chef-lieu Moulins... En quoi donc suis-je tant fou? + +--Mais les fatigues d'une telle entreprise!... les dangers!... + +--Tout prévu, mon ami. Ni dangers, ni fatigues... Simple balade en +voiture. + +--En voiture? + +--Une confortable et solide roulotte. + +--Automobile? + +--Non, à cause du difficile ravitaillement en combustibles. + +--Traînée par des chevaux? + +--Serin! Les tigres n'auraient bientôt fait qu'une bouchée de mes doux +solipèdes. + +--Alors? + +--Suis bien mon raisonnement: les chevaux connus sont pour être +volontiers dévorés par les tigres; mais le cas d'un tigre boulotté par +un cheval est infiniment plus rare. + +--Je te l'accorde. + +--Partant de ce principe, je fais remorquer ma roulotte par de braves +et vigoureux tigres. + +--Admirable! + +--Et pratique, mon vieux! La grosse affaire, c'était l'attelage, +c'était le harnais, quoiqu'en somme les vieux Romains aient déjà +résolu la question depuis des mille et des mille ans. Pour nous +autres, gentilshommes des temps modernes, fiers détenteurs des aciers +trempés et des pégamoïds, ce fut un jeu d'enfant que d'atteler ces +douze tigres à notre char. + +--C'est égal, je ne serais pas rassuré. + +--L'électricité est là pour un coup. Au moindre écart, au plus simple +bond, une solide décharge vient inculquer au turbulent camarade des +sentiments meilleurs. Nos tigres, d'ailleurs, comprennent vite la +haute noblesse de leur mission et la parfaite inutilité de leur +résistance. + +--Pauvres bêtes! + +--Pourquoi _pauvres bêtes_? Le travail qu'on exige d'eux est +insignifiant, leur nourriture régulière, grâce à la justesse +impeccable et à la longue portée de nos armes. + +--Vous ne craignez pas d'être attaqués par d'autres fauves? + +--À ses vertus d'infatigable tracteur, le tigre joint l'inconsciente, +mais réelle qualité de chien de garde. Dans un campement de tigres, on +n'a qu'à dormir sur les deux oreilles. + +--Tous mes compliments! Peut-on jeter un coup d'oeil sur +l'installation? + +--Les tigres nous attendent à Trieste, mais la roulotte est là, dans +la cour. + +Très élégante, très bien comprise, garnie de ces meubles en bambou +si solides et légers à la fois qu'on trouve chez Perret et Vibert, +la roulotte de mon ami n'attendait plus pour filer que son étrange +attelage. + +Tant il est vrai qu'au jour d'aujourd'hui, les conceptions les plus +paradoxales sont le plus près de la réalisation! + + + + +VENGEANCE FUNÈBRE + + +Après une torpeur de cinquante et des années, la petite ville de +Salbec se décida, par un beau matin d'été, à se réveiller, enfin. + +Salbec, cité jadis florissante, douée par la nature d'une admirable +situation et de mille agréments divers, possède un grave inconvénient: +c'est d'être habitée par des Salbecquois, répugnante et morne +peuplade. + +Aussi, Salbec, en ces derniers temps, connut-il les affres de la +dégringolade industrielle, commerciale et financière. + +L'esprit de la population y est mesquin, incompréhensif, haineux. + +Tout verbe initial, tout geste nouveau, toute idée un peu fraîche +trouvent en le Salbecquois un ennemi farouche et résolu. + +Soyez seulement vêtu pas tout à fait comme lui, le Salbecquois dira de +vous: _Ça ne doit pas être grand'chose de propre, ces gens-là!_ + +Si vous vous occupez d'art ou de littérature, oh! alors, vous êtes +réputé du coup dangereuse canaille et faiseur de dupes! + +Sorti de ces accès de méchanceté bête, et d'une fâcheuse tendance à se +mêler des affaires des autres, le Salbecquois retombe dans sa torpeur. + +Et pourtant, par une belle journée d'été, Salbec se réveilla. + +Quelques habitants grouillèrent, se réunirent dans les cafés, +nommèrent des présidents d'honneur et décrétèrent qu'il fallait faire +quelque chose. + +Quelque chose! Oui, mais quoi? + +Organiser des fêtes! Oui, mais quelles fêtes? + +Les uns voulaient un concours d'orphéons, les autres des régates; +certains parlaient de courses de vélocipèdes, et chacun n'entendait +pas démordre de son idée. + +Pour en finir, on décida de convoquer dans une salle de la mairie +toutes les personnes que la question intéressait, et de nommer un +comité des fêtes chargé de ramener dans Salbec l'animation, la gaieté +et les affaires. + +Parmi les candidats aux fonctions de comitard, se trouvait un monsieur +fort riche et récemment installé dans le pays. + +Pour une raison ou pour une autre, ce gros rentier ne fut point élu, +déboire qui lui causa une irritation plus vive que ne le comportait un +aussi mince sujet. + +--Ah! c'est comme ça, vitupéra le monsieur riche. Eh bien! je me +vengerai. + +Et le monsieur riche se vengea. + +--Les Salbecquois, raisonna-t-il, ne veulent pas de moi pour organiser +des divertissements; alors, je vais leur organiser des enterrements. + +N'allez pas croire trop vite qu'il tua des citoyens de sa main: le +procédé eût été excessif. + +Il se contente de payer aux plus humbles trépassés de riches +et décoratives obsèques avec les grosses cloches qui ne vibrent +d'habitude que pour les opulents trépas. + +À chaque décès, avisé par un employé de la mairie, il se présente dans +la famille du mort et, sous un fallacieux prétexte, lui fait cadeau +d'un enterrement de première classe avec tout le tralala de prêtres, +de chantres, d'enfant de choeur clamant par les rues de Salbec leurs +funèbres psaumes. + +Et _bing, bang, beng!_ on n'entend plus que le gros bourdon désolant +de la paroisse. + +Complètement démoralisé, le comité des fêtes a donné sa démission. + +Ce n'est pas encore cette année que les affaires reprendront à Salbec. + + + + +TABLE DES MATIÈRES + + * * * * * + + Pages + + Un point d'histoire rectifié 1 + + Georgette s'est tuée! 5 + + Triste fin d'un tout petit groom 11 + + Gaudissart s'amuse 17 + + De l'inutilité de la matière 23 + + La sécurité dans le chantage 29 + + Sentinelles, veillez! 35 + + Un bizarre accident 41 + + Pénibles débuts 47 + + La science et la religion--enfin--marchant la + main dans la main 53 + + Le droit de bouchon 59 + + Une étrange complexion 63 + + Sceptique enfance 69 + + Au pays de l'or 73 + + L'incorrigible Snob 79 + + Fâcheuse erreur 85 + + Morales relatives 89 + + Nouvelles et graves complications diplomatiques 95 + + Les hôtes de Castelfêlé 101 + + Le petit garçon et l'anguille 111 + + Le théâtre de Bigfun 117 + + Clara ou le bon accueil princièrement récompensé 121 + + De quelques réformes cosmiques 127 + + La question des chapeaux féminins au théâtre 133 + + Le pauvre gendre 139 + + La douleur marche, bras dessus bras dessous, avec + l'économie (panneau décoratif) 145 + + Bottons nos animaux domestiques, mais bottons-les + bien 149 + + Le talent finit toujours par trouver son emploi 155 + + Domestiquons 161 + + Autre mode d'utilisation de la baleine 169 + + Black and White 175 + + Résultat inespéré 179 + + Nouveau traitement du ver solitaire 185 + + La graphologie mise en défaut par une simple jeune + fille amoureuse, il est vrai 189 + + Souris myophages 195 + + Utilisation militaro-véhiculaire du mouvement oscillatoire + du bras gauche chez les troupes en marche 201 + + Suppression de la boue par un procédé fort simple, + mais auquel il ne fallait pas moins songer 205 + + Le cambriolage de l'obélisque (fait-divers) 209 + + Grande intelligence d'une toute petite chienne 215 + + Conte de Noël 221 + + La maison vraiment moderne 227 + + Suppression des océans, mers, fleuves et en général + des différentes pièces d'eau qui garnissent la surface + du globe 231 + + Sauvegarde des bicyclettes 241 + + Astuces d'un pêcheur 247 + + Charcutage esthétique 253 + + Chacun son métier 259 + + L'Éden-Boat 265 + + Le nouveau recrutement 273 + + Légère modification à apporter dans le cours de la + Seine 279 + + Réformes importantes dans le régime postal 283 + + La fable «le singe et le perroquet» 287 + + Ingénieux Touring 291 + + Vengeance funèbre 297 + + + + + + +End of Project Gutenberg's Pour cause de fin de bail, by Alphonse Allais + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK POUR CAUSE DE FIN DE BAIL *** + +***** This file should be named 22111-8.txt or 22111-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/2/2/1/1/22111/ + +Produced by Laurent Vogel, Pierre Lacaze and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at +http://gallica.bnf.fr) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at +http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at +809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email +business@pglaf.org. 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